Vous êtes sur la page 1sur 179

Mia Couto

La confession de la lionne

Lorsque le chasseur Arcanjo Baleiro arrive à Kulumani pour tuer les lions mangeurs
d’hommes qui ravagent la région, il se trouve pris dans des relations complexes et
énigmatiques, où se mêlent faits, légendes et mythes. Une jeune femme du village,
Mariamar, a sa théorie sur l’origine et la nature des attaques des bêtes. Sa sœur, Silência,
en a été la dernière victime. L’aventure est racontée par ces deux voix, le chasseur et la
jeune fille, au fil des pages on découvre leurs histoires respectives.
La rencontre avec les bêtes sauvages amène tous les personnages à se confronter avec
eux-mêmes, avec leurs fantasmes et leurs fautes. La crise met à nu les contradictions de la
communauté, les rapports de pouvoir, tout autant que la force, parfois libératrice, parfois
oppressive, de leurs traditions et de leurs croyances.
L’auteur a vécu cette situation de très près lors d’un de ses chantiers. Ses fréquentes
visites sur le théâtre du drame lui ont suggéré l’histoire inspirée de faits et de personnages
réels qu’il rapporte ici.
Clair, rapide, déconcertant, Mia Couto montre à travers ses personnages forts et
complexes la domination impitoyable sur les femmes, la misère des hommes, la dureté de
la pénurie et des paysages.
Un grand roman dans la lignée de L’Accordeur de silences.

Mia COUTO est né au Mozambique en 1955. Après avoir étudié la médecine et la biologie
à Maputo, il devient journaliste en 1974. Actuellement il vit à Maputo où il est biologiste,
spécialiste des zones côtières, il enseigne l’écologie à l’université. Il a reçu le prix Camões
en 2013.
Mia COUTO

LA CONFESSION
DE LA LIONNE
Traduit du portugais (Mozambique)
par Elisabeth Monteiro Rodrigues

Éditions Métailié
20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris
www.editions-metailie.com
COUVERTURE
Design VPC
Photo © Freudenthal Verhagen/ Getty Images

Titre original : A confissão da leoa

www.centrenationaldulivre.fr

© Mia Couto, 2012


By arrangement with Literarische Agentur Mertin Inh. Nicole Witt
e.K., Frankfurt am Main, Germany
Traduction française © Éditions Métailié, Paris, 2015
ISBN : 979-10-226-0296-9
ISSN : 0757-9276
EXPLICATION LIMINAIRE

En 2008, l’entreprise dans laquelle je travaille dépêcha quinze jeunes pour


servir d’agents environnementaux lors de l’ouverture des lignes de prospection
sismique à Cabo Delgado, au nord du Mozambique. Les attaques de lions
contre les personnes débutèrent au même moment dans la même région. En
quelques semaines, le nombre d’attaques fatales atteignit plus d’une dizaine et
passa à vingt en quatre mois environ.
Nos jeunes collègues travaillaient dans la brousse, ils dormaient dans des
tentes et circulaient à pied entre les villages. Ils constituaient une proie facile
pour les félins. Il était urgent d’envoyer des chasseurs pour les protéger. Cette
urgence s’ajoutait bien sûr au besoin de protection des paysans de la région.
Nous suggérâmes à la compagnie pétrolière de prendre en main le règlement
définitif de cette menace : la liquidation des lions mangeurs d’hommes. Deux
chasseurs expérimentés furent engagés, ils se rendirent de Maputo à Palma,
agglomération où se concentraient les attaques de lions. En ville, on recruta
d’autres chasseurs locaux pour prendre part à l’opération. Entre-temps, le
nombre de victimes mortelles était passé à vingt-six.
Les chasseurs subirent deux mois de frustration et de terreur, accourant à
des appels au secours quotidiens, jusqu’à ce qu’ils réussissent à tuer les lions
assassins. Mais ce ne furent pas les seules difficultés qu’ils eurent à affronter. Il
leur était en permanence suggéré que les véritables coupables étaient les
habitants du monde invisible, là où le fusil et la balle perdent toute efficacité.
Peu à peu, les chasseurs comprirent que les mystères qu’ils affrontaient n’étaient
que les symptômes de conflits sociaux qui dépassaient largement leur capacité
de réponse.
J’ai vécu cette situation de très près. Mes fréquentes visites sur le théâtre du
drame m’ont suggéré l’histoire que je rapporte ici, inspirée de faits et de
personnages réels.
Jusqu’à ce que les lions inventent leurs propres histoires,
les chasseurs seront toujours les héros des récits de chasse.
Proverbe africain
Version de Mariamar
(1)

LA NOUVELLE

Béni soit le lion que l’homme mangera et le lion


deviendra humain ; et maudit soit l’homme que le lion
mangera et le lion deviendra humain.

Évangile selon omas


Dieu a déjà été femme. Avant de s’exiler loin de sa création et quand il ne
s’appelait pas encore Nungu, l’actuel Seigneur de l’Univers ressemblait à toutes
les mères de ce monde. En ce temps-là, nous parlions la même langue des
mers, de la terre et des cieux. Mon grand-père dit que ce royaume est mort
depuis longtemps. Mais il subsiste, quelque part en nous, le souvenir de cette
époque lointaine. Survivent les illusions et les certitudes qui, dans notre village
de Kulumani, sont transmises de génération en génération. On sait tous, par
exemple, que le ciel n’est pas encore achevé. Ce sont les femmes qui, depuis des
millénaires, tissent pas à pas ce voile infini. Quand leurs ventres s’arrondissent,
une part de ciel se surajoute. À l’inverse, quand elles perdent un enfant, ce
morceau de firmament dépérit à nouveau.
Sans doute pour cette raison ma mère, Hanifa Assulua, n’a-t-elle pas cessé
de contempler les nuages pendant l’enterrement de sa fille aînée. Ma sœur,
Silência, a été la dernière victime des lions qui, depuis quelques semaines,
tourmentent notre communauté.
Parce qu’elle est morte défigurée, on a placé ce qui restait de son corps sur
le côté gauche, la tête tournée vers le levant et les pieds vers le sud. Pendant la
cérémonie, maman avait l’air de danser : d’innombrables fois, elle s’est inclinée
sur une cruche faite de ses propres mains. Elle a aspergé d’eau la terre alentour
qu’elle a ensuite tassée de ses pieds, avec le même balancement que celui qui
sème.
Au retour de l’enterrement, il y avait trop de ciel dans les yeux de ma
pauvre mère. Le chemin jusqu’à la maison n’était que de quelques pas : le
cimetière familial se trouvait aux environs du village. Hanifa a fait un bref
passage par le fleuve Lideia pour les bains purificateurs tandis que, légèrement
en retrait, j’effaçais les traces qui menaient à la tombe.
– Secouez les pieds, les poussières aiment voyager.
Sur le sol sacré de notre cimetière figurait une croix en plus pour montrer
que nous étions distincts, parmi les musulmans et les païens. Aujourd’hui je
sais : on place une stèle sur les morts, non par respect mais par peur. Nous
avons peur qu’ils reviennent. Avec le temps, cette peur devient plus grande que
la saudade.
Tous les parents respectèrent le commandement : le sentier du retour fut
bien différent de celui utilisé à l’aller. Cependant l’image poisseuse ne me
sortait pas de la tête : le corps de Silência hissé sur les épaules, enveloppé de
tissus blancs qui ondoyaient comme des ailes brisées.
Sur le seuil de notre porte, maman a regardé la maison comme si elle
l’accusait : tellement vivante, tellement ancienne, tellement éternelle. Notre
maison différait des autres paillotes. Elle était en ciment, avec des toits en zinc,
équipée de chambres, d’un salon et d’une cuisine intérieure. Des tapis
jonchaient le sol et des rideaux poussiéreux pendaient aux fenêtres. Nous aussi,
nous étions différents des autres habitants de Kulumani. Ma mère surtout,
Hanifa Assulua, était différente, assimilée et fille d’assimilée. Au retour de
l’enterrement, je remarquai comme elle était belle : même avec les cheveux
rasés, en obédience au deuil, son visage surmontait la tristesse. L’espace d’un
instant, elle me fixa comme si elle mesurait combien je lui étais précieuse. Je
crus qu’il y avait une tendresse maternelle dans ce regard. Il n’en était rien. Un
autre sentiment dessina ses mots.
– Tu n’auras jamais à passer par des tristesses de mère.
– S’il vous plaît, maman, je viens juste de perdre ma sœur, dis-je.
– Tu ne perdras jamais une fille. C’est Dieu qui l’a voulu ainsi.
Et elle tourna les talons. Une fois pieds nus, elle franchit la porte et se
plongea dans son lit. On peut enterrer une fille, oui. Elle l’avait déjà fait
auparavant. Mais on ne revient jamais de cet adieu. Nul ne requiert davantage
l’attention d’une mère qu’un enfant mort.
Mon père pria alors les pleureuses de se retirer de notre cour. Il pénétra
dans la pénombre de la maison et se pencha sur sa femme pour lui demander :
– Pourquoi est-ce que tu t’es rasé les cheveux ? On n’est pas chrétiens ?
Hanifa haussa les épaules. Là précisément, elle n’était rien du tout. La
lamentation des pleureuses avait pris fin et elle ne savait pas faire avec un aussi
vaste silence.
– Et qu’est-ce qu’on fait maintenant, ntwangu ?
Comme toutes les femmes de Kulumani, elle appelait son mari ntwangu.
Son mari s’appelait Genito Serafim Mpepe. Mais, par respect, sa femme ne
s’adressait jamais à lui par son nom. Nous étions assimilés certes, mais nous
appartenions trop à Kulumani. Tout notre présent était constitué de passé. À ce
moment-là, se blottissant contre elle, son mari lui parla avec une douceur dont
elle n’avait pas l’habitude, chaque mot un nuage réparant les cieux.
– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Bon, maintenant… maintenant, on
vit.
– Je ne sais plus vivre, ntwangu.
– Personne ne sait. Mais c’est ça que notre fille nous demande : qu’on vive.
– Ne me parle pas de ce que notre fille a demandé. Tu ne m’as jamais
écoutée.
– Pas maintenant ! Pas maintenant, ma femme.
– Tu n’as pas compris ma question : qu’est-ce qu’on fait avec la partie de
notre fille qu’on n’a pas enterrée ?
– Je ne veux pas parler de ça. Dormons.
Elle se redressa, en appui sur un coude. Ses yeux étaient déchirés comme
ceux d’un noyé.
– Mais notre Silência…
– Chut, tais-toi ! Tu as oublié qu’on ne peut plus jamais prononcer le nom
de notre fille ?
– Il faut que je sache : quelles parties du corps a-t-on enterrées ?
– Je t’ai déjà dit de te taire, ma femme.
Un bruissement de feuille dans sa voix : mon père luttait avec des démons
intérieurs. Le sac ensanglanté contenant les restes de sa fille dégoulinait encore
dans sa mémoire. Et, à nouveau, le souvenir inensevelissable l’assaillit : le
tumulte des voix et des cris d’émoi qui l’avaient réveillé à l’aube précédente.
Genito Mpepe avait traversé la cour, devinant la tragédie. Quelques instants
auparavant, il avait entendu les lions rôder autour de la maison. Brusquement,
des rugissements, des cris et des lamentations s’étaient fondus dans le vide, le
monde s’écroulant en lambeaux : plus rien ne restait en son sein. Il faut n’avoir
jamais vécu pour oublier autant.
– Le cœur ? s’enquit à nouveau Hanifa.
– Tu recommences ? Je ne t’ai pas dit de te taire ?
– On a enterré le cœur ? Tu sais bien ce qu’on fait avec le cœur…
Mon père respira profondément, il contempla les vieux vêtements
accrochés à l’intérieur du toit. Il ne se sentit pas différent de ces habits,
tombant informes et sans âme dans le vide. Il reprit d’une voix douce à
présent :
– Pense ainsi : il n’y a pas de tombe pour un enfant.
– Je ne veux pas écouter, je vais sortir.
– Sortir ?
– Je pars chercher ce qui reste de notre fille par là dans la brousse.
– Tu n’iras pas. Tu ne sortiras pas de cette maison.
– Personne ne m’en empêchera.
Elle allait sortir de chez elle, oui, emprunter les chemins où les humains ne
s’aventurent plus, ses pieds saigneraient, ses yeux brûleraient à la rencontre du
Soleil, mais elle irait chercher ce qui restait de Silência, son enfant éternelle.
Lui barrant le passage, son mari menaça :
– Je vais t’attacher avec une corde, comme on fait aux bêtes.
– Oui, attache-moi. Ça fait longtemps que je suis une bête. Ça fait
longtemps que tu dors avec une bête dans ton lit…
Le sujet était clos : en silence, Hanifa passa ses bras autour de ses jambes
comme si elle voulait s’abandonner au sommeil.
– Tu vas dormir par terre ? questionna Genito.
Elle allongea son corps sur le sol, la tête posée sur la pierre. Son intention
était d’écouter les entrailles du monde. Les femmes de Kulumani connaissent
des secrets. Elles savent, par exemple, qu’à l’intérieur du ventre maternel, les
bébés changent de position à un certain moment. Partout dans le monde, ils
tournent sur eux-mêmes, obéissant à une voix unique et tellurique. Il se
produit la même chose avec les morts : au cours d’une même nuit – et cela ne
peut se produire que cette nuit-là – ils reçoivent l’ordre de se retourner dans le
ventre de la terre. Des lumières, un tourbillon de poussières argentées se
dégagent alors à la surface des tombes. Celui qui dort l’oreille contre le sol
entend cette circonvolution des trépassés. Pour cette raison que Genito
ignorait, Hanifa refusa lit et oreiller. Allongée sur le sol, elle resta à écouter la
terre. Sa fille ne tarderait pas à se faire sentir. Peut-être même les jumelles,
Uminha et Igualita, les anciennes défuntes, lui remettraient des messages de
l’autre côté du monde, qui sait ?
Son mari ne se coucha pas : il savait qu’une longue nuit l’attendait. Le
souvenir du corps dilacéré de sa fille chasserait son sommeil. Le rugissement du
lion résonnerait en lui, déchirant le temps. Il resta un moment sur la terrasse à
scruter le noir. Cette quiétude lui apporterait peut-être du repos. Mais le
silence est un œuf à l’envers : la coquille appartient aux autres, mais c’est nous
qui nous brisons.
Un doute le tourmentait : comment cette tragédie était-elle arrivée ? Sa fille
avait-elle quitté la maison au milieu de la nuit ? Et si tel était le cas, avait-elle
l’intention de mettre fin à sa vie ? Ou au contraire, le lion avait-il envahi
l’espace domestique, plus à la manière d’un voleur que d’une bête sauvage ?
Soudain, le monde entier vola en éclats : des pas furtifs biffèrent la
tranquillité de la brousse. Le cœur de Genito bondit dans sa poitrine. Il se
produisait ce qui arrive toujours : les lions venaient manger les restes du jour
précédent.
Brusquement, comme s’il était possédé, l’homme se mit à hurler en
courant en rond :
– Je sais que vous êtes là, fils du démon ! Montrez-vous, je veux vous voir
sortir de la brousse, vous êtes vantumi va vanu !
Depuis la fenêtre, je le vis dans ce délire agité, vociférant contre les
hommes-lions, les vantumi va vanu. Soudain, il tomba désemparé comme si on
lui avait brisé les genoux. Il releva lentement le visage et vit des ailes noires de
chauve-souris l’embrasser. On n’entendait aucun bruit, pas une feuille ni une
aile ne crépitaient au-dessus de sa tête. Genito Mpepe était pisteur, il
connaissait les signes imperceptibles de la savane. Très souvent, il m’avait dit :
seuls les humains connaissent le silence. Pour les autres bêtes, le monde ne se
tait jamais et les herbes qui poussent comme les pétales qui éclosent font un
énorme bruit. Dans la brousse, les bêtes vivent à l’oreille. Être une bête : c’était
ce que mon père désirait à cette heure. Et, loin des humains, retourner dans sa
tanière, s’endormir sans peine ni culpabilité.
– Je sais que vous êtes là !
Cette fois, ses paroles ne charriaient plus de colère. L’enrouement seul
altérait sa voix. Répétant les insultes, il retourna chez lui pour se réfugier dans
la chambre. Sa femme était toujours recroquevillée par terre, telle qu’il l’avait
laissée. Quand il rajusta sa couverture, Hanifa Assulua, ensommeillée, serra
fougueusement le corps de son mari et cria :
– Faisons l’amour !
– Maintenant ?
– Oui, maintenant !
– Tu délires complètement, Hanifa. Tu ne sais pas ce que tu dis.
– Tu me refuses, mon mari ? Tu ne veux pas le faire tout de suite là avec
moi ?
– Tu sais qu’on ne peut pas. On est en deuil, le village en serait sali.
– C’est ça que je veux : salir le village, salir le monde.
– Hanifa, écoute bien : le temps va passer, on oubliera. Les gens oublient
même qu’ils sont vivants.
– Ça fait longtemps que je ne vis plus. Maintenant, j’ai cessé d’être une
personne.
Mon père la regarda, sans la reconnaître. Sa femme n’avait jamais parlé
ainsi. D’ailleurs, elle ne parlait presque pas. Elle avait toujours été contenue,
maintenue dans l’ombre. Après la mort des jumelles, elle n’avait plus prononcé
un mot. De sorte que son mari lui demandait de temps en temps :
– Tu es vivante, Hanifa Assulua ?
Pourtant, ce n’était pas la parole qui était rare. La vie était devenue pour
elle une langue étrangère. Une fois encore, son épouse se prédisposait à cette
absence, pensa Genito sans remarquer qu’Hanifa se déshabillait dans le noir.
Une fois nue, elle l’enlaça par-derrière et Genito Mpepe succomba à cette
étreinte de serpent. Il semblait vaincu, quand brusquement, secouant sa
femme, il sortit précipitamment dans la cour extérieure. Et il disparut aussitôt
dans le noir.
Dans le vide de la chambre, ma mère se livra à des caresses osées comme si
son mari était réellement devant elle. Cette fois, elle commandait, chevauchant
sa propre croupe, dansant sur le feu. Elle transpirait et gémissait :
– Ne t’arrête pas, Genito ! Ne t’arrête pas !
Ce fut alors qu’elle sentit l’odeur de la sueur. Acide et intense, comme celle
des bêtes. Puis elle entendit le rugissement. Ma mère s’aperçut alors que ce
n’était pas son mari qui était sur elle, mais une bête sauvage, assoiffée de son
sang. Pendant l’acte amoureux, Genito Mpepe s’était transformé en un fauve
qui la dévorait littéralement. Dissoute dans l’avidité de l’autre, elle demeurait
paralysée à la merci de ses appétits félins.
Je suis folle, pensa-t-elle, tandis qu’elle fermait les yeux et inspirait
profondément. Mais lorsqu’elle sentit la griffe déchirer son cou, Hanifa
s’époumona tellement que, l’espace d’un instant, elle ne sut pas si c’était de
douleur ou de plaisir. Mon père se précipita, sans soupçonner ce qui se passait.
Son épouse passa la porte en sens contraire et Genito fut incapable d’éviter
qu’elle ne débarque dans la cour en une course démente.
Si elle avait été maîtresse de sa volonté, notre mère se serait enfuie au loin,
en une course sans fin. Mais Kulumani était un endroit fermé, cerné par la
géographie et atrophié par la peur. Une fois encore, Hanifa Assulua s’arrêta à
l’entrée du terrain, près de la clôture d’épineux qui nous protégeaient de la
brousse. Elle porta les mains à sa tête, les fit glisser sur son visage comme si elle
écartait une toile d’araignée :
– J’ai tué cet endroit ! J’ai tué Kulumani !
Voici ce que le village dirait : la femme de Genito Serafim Mpepe n’avait
pas laissé le sol refroidir. Du sexe un jour de deuil, quand le village était encore
chaud : il n’y avait pas de pire contamination. En faisant l’amour ce jour-là – et
qui plus est en faisant l’amour avec elle-même –, Hanifa Assulua avait offensé
tous nos ancêtres.
De retour dans son lit, ma pauvre mère endura la nuit, voguant entre le
sommeil et la veille. À l’aube, elle sentit les pas endormis de Genito Mpepe.
– Tu t’es levé tôt, mon mari ?
Tous les matins notre mère devançait le Soleil : elle ramassait du bois, allait
chercher de l’eau, allumait le feu, préparait à manger, travaillait à la machamba
1
, ravivait l’argile, elle faisait tout ça toute seule. Maintenant, sans raison
apparente, son mari partageait-il avec elle le poids de la réalité ?
– J’ai une nouvelle, annonça gravement Genito Mpepe.
– Une nouvelle ? Tu sais, ntwangu : à Kulumani, toute nouvelle est un
hululement d’hibou.
– Des gens vont arriver. Des étrangers.
– Des gens ? De vrais gens ?
– Ils viennent de la capitale.
Ma mère se tut, revenant sur son étonnement. Son mari inventait. Des
siècles que n’arrivaient plus là ni nouvelles ni étrangers…
– Depuis combien de temps tu sais ?
– Quelques jours.
– Tu sais que c’est un péché.
– Quoi ?
– C’est dangereux de connaître des nouvelles, c’est un péché de répandre
des nouvelles. Tu crois que Dieu nous pardonnera ?
Sans attendre la réponse, Hanifa agita les bras comme si elle repoussait les
fantômes, s’enchevêtrant dans les feuillages qui l’entouraient. Elle porta la main
à son épaule et confirma que le sang coulait.
– Qu’est-ce qui s’est passé, ntwangu ? Qui m’a griffée ?
– Personne. Les épines, ce sont les épines de l’acacia. Je dois élaguer cet
arbre.
– Ce n’est pas l’arbre. Quelqu’un m’a griffée. Regarde mon épaule : ce sont
des griffures, quelqu’un m’a égratignée.
Et ils se disputèrent. Mais ils avaient tous les deux raison. Dans le village,
même les plantes avaient des griffes. À Kulumani, tout ce qui est vivant est
entraîné à mordre. Les oiseaux dévorent le ciel, les branches déchirent les
nuages, la pluie mord la terre, les morts utilisent leurs dents pour se venger du
destin. Hagards, les yeux d’Hanifa patrouillèrent dans le bois. Une peur de
gazelle se refléta sur son visage.
– Il y a quelqu’un dans le noir, ntwangu.
– Calme-toi, ma femme.
– Il y a quelqu’un qui nous écoute. Rentrons.
Les premières lueurs du jour commençaient à poindre : on pourrait bientôt
circuler dans la maison sans l’aide de la veilleuse. Sur l’armoire, la lampe à
pétrole, le xipefo, tremblotait encore. Soudain, Hanifa ressentit la douce
illusion d’avoir une lune dans sa cuisine. Puisqu’elle n’avait pas eu droit au
soleil, il lui restait un toit baigné de lune. Elle prit confiance et pensa à défier
son mari, en proclamant haut et fort :
– Je ne veux plus aucun de tes parents ici. Aujourd’hui, ils accourent pour
les condoléances. Demain, quand je serai veuve, ils courront encore plus vite
pour tout me voler.
Elle ne dit rien, pourtant. Elle se considérait déjà veuve. Il ne restait plus à
Genito Mpepe qu’à se convaincre de sa propre absence.
– Mon mari : ce sont vraiment des personnes, ceux qui vont arriver ?
– Oui, ça en est.
– Tu en es sûr ?
– Des personnes authentifiées, des personnes de naissance. Il y aura parmi
elles un chasseur.
Le seau qu’elle avait à la main gauche tomba, l’eau déferla dans la cour. Le
balai dans la main d’Hanifa était maintenant une épée repoussant des démons.
– Un chasseur ? demanda-t-elle dans un murmure.
– C’est lui, c’est celui-là même auquel tu penses : le chasseur mulâtre.
Tout d’abord, sa femme demeura immobile. Subitement, la décision
s’empara d’elle-même : elle arrangea ses savates aux pieds, se couvrit la tête avec
un foulard et proclama ses adieux.
– Où vas-tu, ma femme ?
– Je ne sais pas, je vais faire ce que tu n’as jamais fait. Je vais sur la route, je
vais l’embusquer, je vais tuer ce chasseur. Cet homme ne doit pas arriver à
Kulumani.
– Ne sois pas folle, ma femme. On a besoin que ces maudits lions soient
tués.
– Tu ne comprends pas, ntwangu ? Cet homme va emmener Mariamar, il
va emmener ma dernière fille en ville.
– Tu préfères que Mariamar soit tuée par des lions ?
Sa femme ne répondit pas. Préférer n’était pas un verbe fait pour elle.
Comment peut-on préférer quand on n’a jamais appris à vouloir ?
– Si tu ne me laisses par sortir maintenant, je jure que je vais m’enfuir.
Son mari la prit par les poignets et la poussa contre la vieille armoire,
renversant la veilleuse. Hanifa vit sa petite lune se défaire en flammes bleutées,
disséminées sur le sol de la cuisine.
– Il faut que j’arrête ce mulâtre, soupira-t-elle, vaincue.
Je décidai alors d’intervenir, pour défendre ma mère. En me voyant sortir
de la pénombre, les furies redoublèrent chez mon père : il leva le bras prêt à
imposer son royaume.
– Vous allez me frapper, père ?
Il me fixa perplexe : chaque fois que la colère se manifeste, mes yeux
s’éclaircissent, incandescents. Genito Mpepe baissa la tête, incapable de me
regarder en face.
– Vous savez qui a appelé le chasseur ? demandai-je.
– Tout le monde sait : ceux du projet, ceux de l’entreprise, répondit mon
père.
– Ce n’est pas vrai. Ce sont les lions qui ont appelé le chasseur. Et vous
savez qui a appelé les lions ?
– Je ne répondrai pas.
– C’est moi. C’est moi qui ai appelé les lions.
– Je vais te dire une chose, écoute bien, déclara notre père fâché. Ne me
regarde pas quand je parle. Ou tu n’as plus de respect ?
Je baissai les yeux, comme font les femmes de Kulumani. Et je fus à
nouveau sa fille tandis que Genito recouvrait l’autorité qui lui avait échappé
pour quelques instants.
– Je veux que tu sois enfermée ici quand ce chasseur arrivera. Tu entends ?
– Oui.
– Tant que ces gens seront à Kulumani, tu ne montres pas le bout de ton
nez dehors.
Le silence se réinstalla dans la chambre. Maman et moi, nous nous sommes
assises par terre comme si c’était le dernier endroit au monde. J’ai touché son
épaule, esquissant un geste de réconfort. Elle s’est écartée. En un instant,
l’ordre de l’univers était recomposé : nous, les femmes, par terre ; notre père
rentrant et sortant de la cuisine, montrant que toute la maison lui appartenait.
À nouveau, nous nous gouvernions par ces lois que ni Dieu n’enseigne ni
l’Homme n’explique. Soudain, Genito Mpepe s’arrêta au milieu de la cour,
ouvrit les bras et proclama :
– Je sais quelle est la solution : on laisse ce mulâtre entrer, on le laisse tuer
les lions. Mais après on ne le laisse pas partir.
– Vous allez le tuer ? demandai-je craintivement.
– Je suis homme à tuer des gens ? C’est toi qui vas le tuer.
– Moi ?
– Ce sont les lions que tu as appelés qui vont le tuer.
Journal du chasseur
(1)

L’ANNONCE

La seule façon de s’échapper d’un endroit : c’est de sortir


de nous. La seule façon de sortir de nous : c’est d’aimer
quelqu’un.

Extrait volé aux cahiers de l’écrivain


Il est deux heures du matin et je ne trouve pas le sommeil. D’ici quelques
heures, ils annonceront le résultat du concours. Je saurai alors si j’ai été
sélectionné pour donner la chasse aux lions de Kulumani. Je n’aurais jamais cru
que ce choix me perturbe autant. J’ai tellement besoin de dormir ! Ce n’est pas
le repos que je cherche. Je veux plutôt m’absenter de moi-même. Dormir pour
ne pas exister.

C’est presque le matin et je lutte toujours avec les draps. Je n’ai pas d’autre
maladie : l’insomnie entrecoupée des rêves courts et agités. En fin de compte,
je dors comme les animaux que je traque de métier : la veille saccadée de celui
qui sait que trop d’absence peut être fatale.
Pour convoquer le sommeil, je recours au même expédient dont ma mère
se servait pour nous endormir. Je me souviens de son historiette préférée, une
légende de sa terre natale. C’était comme ça qu’elle racontait :

Autrefois, il n’existait que la nuit. Et Dieu faisait paître les étoiles dans le ciel.
Quand Il les alimentait davantage, elles grossissaient et leurs panses regorgeaient de
lumière. En ce temps-là, toutes les étoiles mangeaient, elles luisaient toutes de la
même joie. Les jours n’étaient pas encore nés, aussi le Temps marchait d’une seule
jambe. Et tout était si lent dans l’infini firmament ! Jusqu’à ce que, dans le
troupeau du berger, naisse une étoile désireuse d’être plus grande que toutes les
autres. Cette étoile s’appelait Soleil et elle s’appropria prématurément les pâturages
célestes, chassant au loin les autres étoiles qui se mirent à dépérir. Pour la première
fois, il y eut des étoiles qui souffrirent et, très maigres, elles furent englouties par le
noir. Par-dessus le marché, le Soleil exhibait sa grandeur, fier de ses possessions et de
son nom si masculin. Il s’intitula alors patron de tous les astres, s’arrogeant des
présomptions de centre de l’Univers. Il ne tarda pas à proclamer que c’était lui qui
avait créé Dieu. Ce qui se produisit, en vérité, c’est qu’avec le Soleil, ainsi souverain
et immense, le Jour était né. La nuit n’osait s’approcher que lorsque le Soleil, déjà
fatigué, allait se coucher. Avec le Jour, les hommes oublièrent les temps infinis où
toutes les étoiles brillaient d’une même liesse. Et ils oublièrent la leçon de la Nuit
qui avait toujours été reine sans jamais avoir à régner.

C’était celle-là la légende. Quarante ans plus tard ce bercement maternel


ne produit pas d’effet. Je saurai bientôt si je retourne dans la brousse, là où les
hommes ont oublié toutes les leçons. Ce sera ma dernière chasse. Et, à
nouveau, résonne en moi la première de toutes les voix : “Et tout était si lent
dans l’infini firmament !”

Tôt le matin, mal dormi, je me prépare pour me rendre au siège du


journal, à deux pâtés de maisons de chez moi. Avant de sortir, je retire de
l’armoire mon vieux fusil. Je le pose sur mes jambes et mes mains le palpent
avec la tendresse d’un violoniste. Mon nom est gravé sur la culasse : Arcanjo
Baleiro – chasseur. Mon vieux père doit être fier de la manière dont la vieille
tradition familiale s’est perpétuée en moi. C’est cette tradition qui a façonné
notre nom : nous sommes ceux des balles, les Baleiro.

Je suis chasseur, je sais ce que c’est de traquer une proie. Pourtant toute ma
vie, c’est moi qui ai été traqué. Un coup de fusil me poursuit depuis l’enfance.
Ce tir m’a définitivement jeté hors du sommeil, il y a quarante ans. J’étais
enfant et je dormais avec ce savoir-faire que seuls les enfants atteignent. La
détonation a déchiré la nuit et le monde. Je ne sais plus comment, à ce
moment-là, j’ai traversé le long couloir : mes petits pieds étaient collés au
revêtement du sol. J’ai trouvé mon père dans le salon, la poitrine défaite, les
bras grattant le sol dans une mer de sang, comme s’il nageait vers une rive que
lui seul voyait. Au milieu de ce monde dévasté, mon frère Rolando demeurait
assis dans sa chambre, l’arme posée sur ses genoux.
– Ne me touche pas, avait-il ordonné avec un calme étrange. Ne me
touche plus jamais. Tu te brûleras.
Il était resté ainsi, immobile, jusqu’à ce que des parents et des voisins
envahissent la maison de leur stupéfaction et de leurs cris. Depuis la fenêtre,
j’ai vu mon frère être emmené par la police. Il n’y avait pas de doute : il avait
tiré sur notre père, le chasseur réputé Henrique Baleiro. Un accident prévu par
notre mère :
– Des armes à feu à la maison sont source de tragédie.
C’était comme ça que parlait Martina Baleiro. Le jour de la mort de mon
père, notre mère n’était plus là pour vérifier sa prémonition. Elle était morte
quelques semaines auparavant. Une maladie étrange l’avait consumée en un
clin d’œil. À seulement dix ans – et en l’espace d’un mois – je devins orphelin
de père et de mère. Et on me sépara pour toujours de mon frère Rolando. Parce
qu’il était adolescent, on lui épargna toute enquête policière. Il nettoyait
l’arme, comme il le faisait régulièrement sur instruction paternelle. On décida
plutôt de le conduire dans un hôpital psychiatrique. On dit qu’il n’a plus
jamais parlé, qu’il n’a plus jamais été humain. Rolando était la bonté en
personne : son âme succomba, dévorée par la mauvaise conscience. Dans le ciel
nocturne de la légende de notre mère, mon frère se joignait aux étoiles
englouties par le noir.

Mon père était un homme qui emplissait le monde, son pied pénétrait
dans la maison et on sentait l’oscillation de son poids comme si on était
soudain sur un petit bateau. Ce qu’il faisait était bien plus qu’un travail : notre
père, le célèbre Henrique Baleiro, était un chasseur très demandé et ses
absences remplissaient la maison de soupirs et de mystères. Homme grand et
austère, il était peu porté sur la conversation. Si j’avais uniquement grandi avec
lui, je n’aurais peut-être jamais appris à parler. Ma mère adoucissait ce côté
distant de notre père : il était un émigré des montagnes de Manica, où il avait
grandi au milieu des escarpements et des rochers. On entendait de lui le regret
répété :
– Là où je suis né, il y a plus de terre que de ciel.
Peut-être parce qu’il était d’une autre tribu, Henrique Baleiro choisit une
mulâtresse pour épouse. À cette époque-là, il n’était pas courant qu’un Noir se
marie avec quelqu’un d’une autre race. Le mariage le rendit encore plus
solitaire, tenu à distance par les Noirs et exclu par les mulâtres et les Blancs. En
fait, je n’ai compris mon petit vieux que lorsque je suis devenu moi-même
chasseur. Mon père était étranger au monde lui-même.

L’hôtesse d’accueil du journal est une femme grosse, voix et gestes


traînants. On dirait qu’elle est née comme ça, assise, son derrière ressemblant à
un astre en compétition avec la Terre.
– Je viens connaître le résultat du concours.
J’agite l’article de l’annonce devant la vitre. La voix stridente de l’hôtesse
d’accueil a été faite pour se glisser entre les interstices de la vitre cassée.
– Vous êtes le chasseur en personne ?
– Je suis le dernier chasseur. Et c’est celle-là ma dernière chasse.
L’employée regarde le plafond comme un astronome contemple le ciel à
midi. Elle ouvre une enveloppe devant moi tandis que je me remets à parler,
euphorique, certainement pour retarder le moment de la révélation :
– Je ne sais pas pourquoi on a publié l’annonce. Il n’y a plus de chasseurs.
Il y en a qui tirent dans les parages. Ce ne sont pas des chasseurs. Ce sont des
tueurs, tous. Et moi je suis l’unique chasseur qui reste.
– Arcanjo Baleiro ? C’est ça votre nom ?
Je suis l’unique qui reste, répété-je sans répondre à la question. Et je
poursuis mon discours délirant. Bientôt, j’affirme, il n’y aura plus d’animaux.
Parce que ces faux chasseurs n’épargnent ni les petits, ni les femelles gravides,
ils ne respectent pas les périodes de fermeture de la chasse, ils envahissent les
parcs et les réserves. Des gens puissants leur fournissent les armes et, pour ces
tueurs, tout se résume à la trilogie sacrée : arme, argent, pouvoir.
– Tout est de la viande, tout est nhama, dis-je dans un soupir, découragé.
Alors seulement je reviens au regard terne de la grosse femme qui attend la
fin de ma démonstration.
– Votre nom est Arcanjo Baleiro ? Bon, vous allez pouvoir chasser comme
vous voulez, c’est vous qui avez gagné le concours.
– Je peux entrer dans votre bureau ? Je veux vous embrasser.
Avec une légèreté inattendue, la femme se dresse au-dessus du comptoir et
attend les yeux fermés, comme si mon baiser était l’unique récompense de
toute sa vie.

D’un pas pressé je m’éloigne du journal, me faufilant au milieu d’une foule


de vendeurs ambulants. Je vais rendre visite à mon frère Rolando, à l’hôpital
psychiatrique d’Infulene. Il est interné depuis l’accident dans lequel notre père
a perdu la vie. Voilà un an que je ne suis pas allé le voir. Maintenant, j’ai hâte
de lui annoncer pour le concours. Rolando mérite d’être le premier à savoir.
À vrai dire, je n’ai personne d’autre avec qui partager des joies.
Le voyage en bus est long. L’hôpital se trouve bien au-delà des banlieues de
bois et de tôle. La tête appuyée contre la vitre, je vois passer des foules qui
s’entassent dans les rues et sur les trottoirs. Existe-t-il un sol pour autant de
gens ? Et j’entends la lamentation nostalgique de mon petit vieux : “Là où je
suis né, il y a plus de terre que de ciel !” Je ferme les yeux et, l’espace d’un
instant, je fais comme si je viens d’un autre endroit, rempli de terre et de ciel.
Parfois, je me demande si je ne devrais pas aussi être interné. La fiancée de
mon frère qui s’appelle Luzilia et est infirmière est sûre de ma folie. Peut-être
suis-je devenu fou, je ne discute pas. Mais je pose la question : celui qui n’a
plus de vie peut-il garder la raison ? À vrai dire, c’est elle, cette Luzilia, qui m’a
éloigné de mon âme elle-même. C’est à cause d’elle que j’écris ce journal, dans
le vain espoir qu’un jour, cette femme lise mes manuscrits confus. Et ce n’est
pas la première fois que je fais des fioritures pour Luzilia. Je lui avais déjà écrit
auparavant des lignes brèves mais fatales. Ce que j’ai écrit, à l’époque, était une
invitation. Ce que je griffonne, à présent, est un adieu. Un faux adieu, comme
tout chez le chasseur, est une illusion inventée. Là où chez les autres il y a des
souvenirs, en moi il n’y a que des mensonges et des mirages.
Luzilia a raison : ma folie est née le jour où un coup de feu a déchiré mon
sommeil et où j’ai découvert mon père dans le salon aux prises avec son propre
sang. Avant de devenir orphelin, tout était intact en moi : la maison, le temps,
le ciel où l’on me disait que ma mère se trouvait à garder les étoiles. Mais
brusquement j’ai regardé la Vie et j’ai eu peur : elle était tellement infinie et
moi tellement petit et tellement seul. Subitement, j’ai foulé la Terre et je me
suis recroquevillé : mes pieds étaient si dérisoires. Soudain, seul le passé
existait : la mort était une lagune plus noire et plus lente que le firmament.
Maman était sur l’autre rive, à écrire des lettres, et mon père nageait sans
jamais traverser le lac infini.

Rien n’a changé dans le vieil hôpital. C’est Luzilia qui vient à ma rencontre
dans la grande salle d’attente. Elle est toujours belle, le regard séducteur, le
même tic de sa langue humectant ses lèvres. Luzilia a été infirmière dans cet
hôpital, rien dans cet endroit ne lui est étranger.
– Tu es parti tellement longtemps…
– Je fais des choses à droite et à gauche, je suis occupé, dis-je, en mentant.
– Moi et ton frère, nous nous sommes mariés.
Je fais semblant d’être content. Luzilia parle et sa voix s’éloigne peu à peu.
Elle m’explique que Rolando a été autorisé à sortir la veille du mariage et qu’ils
ont tenté de vivre chez elle. Mais sans résultat. Rolando ne savait pas exister en
dehors de la maladie. Et il a été hospitalisé de nouveau.

Bientôt je n’écoute plus ma nouvelle parente. Je ne sais sans doute pas être
le beau-frère de celle que je voudrais comme maîtresse. Je m’écarte du présent,
je reviens aux événements d’un an en arrière. C’est dans cette même enceinte
que j’ai avoué à Luzilia la grande passion que je nourrissais pour elle. C’était un
après-midi vide, de ceux qui se traînent comme une maladie contagieuse. Sans
regarder son visage, inspirant profondément, j’ai déclaré mon amour à Luzilia
effrayée. Comme elle ne disait rien, j’ai continué :
– Il y a une chose que je dois dire, Luzilia : chaque fois que je viens ici,
dans cet hôpital, c’est à toi que je viens rendre visite.
– Ce n’est pas vrai. Et ton frère ?
– C’est pour toi que je viens.
C’est alors que je lui ai remis la lettre. Ses petits doigts immobiles,
retardant la lecture. Sa main tergiversait. Puis elle lut à mi-voix :

Depuis que je t’aime, le monde entier t’appartient. Aussi ne t’ai-je jamais rien
donné. Je n’ai fait que rendre. Je n’attends pas de récompense. Ce message appelle
néanmoins une réponse. À l’ancienne : si tu m’aimes, si c’est réciproque, plie le coin
de cette lettre et rends-la-moi demain.

Le lendemain, Luzilia ne mentionna pas le sujet. Elle ne rapporta pas la


lettre, il n’y eut pas de mots. Elle ne pouvait pas imaginer combien cette
indifférence me blessait. J’aurais dû me retenir, mais je n’ai pas pu :
– Il n’y a pas de pli à la lettre ?
Elle hocha la tête en signe de négation. Je dissimulai la douleur du rejet.
Comme il y a de la place en nous pour enterrer nos petites morts ! Nous avons
traversé les couloirs, côte à côte, dans un silence aussi froid que l’asile lui-
même. À la sortie, Luzilia me pria :
– Continue de venir à l’hôpital, s’il te plaît. Ton frère n’a personne d’autre.
– Tu dois jeter ma lettre.
– C’est ce que je ferai.
– C’est une grande erreur de t’avoir avoué mon sentiment. Je n’aurais pas
dû le faire. Maintenant, rends-moi la lettre.
– Elle est à moi. Ce n’est pas à moi que tout appartient ?

Un an après, Luzilia marche devant moi, confirmant son statut de


possesseur de mon âme, propriétaire du monde.
Mon frère Rolando est assis sur le balcon de l’infirmerie à regarder comme
toujours ses propres mains immobiles. Et c’est comme si le temps ne s’était pas
écoulé : il est là, dans la même capitulation devant le destin.
– Demain, je vais partir en brousse, j’annonce.
Il reste imperturbable. Il continue de regarder ses mains comme si elles
étaient mortes.
– Ce sera ma dernière partie de chasse, j’ajoute.
À cet instant, tout son corps s’agite, en une frénésie abrupte. Subitement,
mon frère émerge de sa longue léthargie. Avec le désespoir d’un noyé, il prend
appui sur le bras de Luzilia pour s’approcher de moi. Il a l’air de parler, mais il
ne prononce pas de mot, il ne fait qu’émettre une sorte de soupir inquiet,
comme s’il avalait l’air en portions plus grandes que sa poitrine. Sa femme
comprend ce qu’il veut dire, elle acquiesce en signe d’approbation. Ils se
comprennent. Puis, il retourne à sa vieille chaise, s’enfonçant en lui-même.
N’ayant plus rien qui puisse être dit, Luzilia m’accompagne jusqu’au portail.
C’est moi qui romps un silence embarrassé.
– Qu’est-ce que Rolando a dit ?
– Il m’a demandé d’aller avec toi à cette chasse.
– Ce n’est pas vrai ! ?
Les yeux baissés, Luzilia fait un geste vague, comme si tout cela était un
cauchemar.
– Il est au courant de quelque chose ? je demande.
– De quelle chose ?
– De ce que je ressens pour toi.
– Il sait depuis longtemps. Rolando a lu ta lettre pour moi. Il l’a trouvée
dans mon sac.
– Comment c’est possible ?
– Je ne l’ai jamais jetée.
Rolando soupçonnait : ma dernière chasse était un adieu à la vie. Même si
je revenais en ville sain et sauf, je ne reviendrais jamais à moi-même. La folie
n’était pas une simple infirmité, mais une condamnation familiale. Et seule la
chasse me sauvait de ce destin maladif.
Telle était la crainte dont Rolando avait fait part à Luzilia. Par désespoir,
mon frère me donnait une raison de demeurer attaché à la vie. Cette raison
était la seule femme qu’il ait un jour aimée. Je tournai le dos, me hâtant de
m’éloigner de cet endroit, quand Luzilia m’arrêta :
– Arcanjo ? Tu ne veux pas savoir ce que j’ai envie de faire ?
– Non. Maintenant ça n’a plus d’intérêt. Simplement, je ne veux pas que
tu viennes. Ta place est ici, aux côtés de Rolando. Ce n’est pas ce que tu as
choisi ?
Version de Mariamar
(2)

LE RETOUR DU FLEUVE

Le vrai nom de la femme est “Oui”. Quelqu’un


demande : “Tu n’iras pas.” Et elle dit : “Je reste.” Quelqu’un
ordonne : “Ne parle pas.” Et elle se tait. Quelqu’un
commande : “Ne fais pas.” Et elle répond : “Je renonce.”

Proverbe du Sénégal
Chez nous, la nuit précédente, l’ordre avait été dicté : les femmes
resteraient cloîtrées, loin de ceux qui arriveraient bientôt. Une fois de plus nous
étions exclues, écartées, effacées.
Le lendemain matin, je m’avançai dans les travaux domestiques. Je voulais
épargner ma mère qui était prostrée à l’entrée de la cour depuis l’aube. À un
certain moment, je vins m’épancher à ses côtés, décidée à partager avec elle la
pesanteur de celui qui éprouve son âme. Elle m’ignora au début. Puis, elle
bougonna entre ses dents :
– Ce village a tué ta sœur. Il m’a tuée moi. Maintenant, il ne tuera plus
personne.
– S’il vous plaît, maman. On vient d’enterrer l’une de nous.
– Nous toutes, femmes, ça fait longtemps qu’on a été enterrées. Ton père
m’a enterrée ; ta grand-mère, ton arrière-grand-mère, elles ont toutes été
ensevelies vivantes.
Hanifa Assulua avait raison : peut-être moi, sans savoir, étais-je déjà
enterrée. De tant méconnaître l’amour, j’étais ensevelie. Notre village était un
cimetière vivant, avec ses propres habitants pour uniques visiteurs. Je regardai
l’ensemble de maisons qui s’étendait dans la vallée. Les maisons décolorées,
ternes, comme si elles regrettaient d’avoir émergé du sol. Pauvre Kulumani qui
n’a jamais désiré être un village. Pauvre de moi qui n’ai jamais rien désiré être.
D’innombrables fois notre mère avait supplié qu’on aille en ville.
– Je t’en prie, mon mari, par tout ce qu’il y a de sacré : allons-nous-en.
– Tu veux, tu pars.
– On laissera quelqu’un pour s’occuper des tombes.
– C’est le contraire, ma femme : si on part, ce sont les tombes qui ne
s’occuperont plus de nous.
Je secouai les souvenirs. À quoi bon amasser maintenant ces vieilles
aigreurs ? Si on restait attachés au passé, comment Silência pourrait-elle, encore
mourante, pleurer en nos yeux ?
– Papa se plaint de ce qu’hier vous avez défié les commandements du deuil.
C’est vrai que vous avez offensé les esprits ?
– Je te donne un conseil, ma fille : quand tu feras l’amour, fais-le dans le
fleuve, dans l’eau, comme les poissons.
– Pour l’amour du Ciel : ce ne sont pas des paroles de mère !
– Eh bien je te le dis : faire l’amour dans l’eau c’est mieux qu’au lit.
– Comment vous savez ?
– Je vois la voisine.
– La voisine ? Elle ne peut pas, elle est complètement veuve.
Elle sourit malicieusement et avoua : cachée sur la rive, elle épiait la voisine
qui se baignait toute seule. Les mains de cette femme se muaient peu à peu en
mains d’autres créatures et semaient dans son corps des frissons jamais ressentis
auparavant.
– La voisine m’a appris une vengeance contre les hommes…
Est-ce que je comprenais ce que cette confession cachait ? La voisine ne
faisait l’amour qu’avec les morts. Voilà ce qu’Hanifa me disait. Des générations
et des générations de défunts ont défilé dans les bras de notre voisine. Des gens
de loin, des gens de race, des gens qui n’en ont jamais été : tous se sont ravivés
dans sa couche liquide. De tous ces amours, chacun choisi par elle, cette
femme ne tirait que des avantages : pas de maladie, de trahison, de risque de
tomber enceinte. Il restait de simples souvenirs sans cendre ni semence. Loin
des vivants seulement, les femmes de Kulumani trouvent des amours qui leur
correspondent : voilà ce que ma mère m’enseignait.
– L’ordre de ton père est exact. À partir d’aujourd’hui, tu ne sors plus de la
maison.
Que cette réclusion fût la volonté de mon père ne me surprenait en rien. Je
trouvai étrange, oui, l’enthousiasme avec lequel ma mère soutenait maintenant
la décision de son mari.
– C’est bien ça, Mariamar : tu resteras ici, bien cloîtrée !
Puis, je pensai : peut-être cet acharnement à m’éloigner de celui qui arrivait
n’était-il pas aussi bizarre. Maman ignorait l’amour. La voisine avait un
avantage : dans le lit du fleuve, elle avait aimé et avait été aimée. En
contrepartie, Hanifa Assulua appréhendait la route, le voyage, la ville. Ce
n’était pas mon départ qui la chagrinait. Mais le dépit que personne ne veuille
l’emmener elle. D’autres mères, en d’autres lieux, auraient désiré que leurs filles
s’épanouissent par le monde. Mais ma famille avait été contaminée par la
mesquinerie qui dominait notre village.
Celui qui viendrait d’ailleurs, comme ceux qui arrivaient maintenant,
croirait que les habitants du village sont purs et bons. Pure erreur. Ceux de
Kulumani sont hospitaliers pour qui vient de loin et est étranger. Mais entre
eux règnent l’envie et la médisance. Aussi notre grand-père rappelait-il
toujours :
– Nous n’avons même pas besoin d’ennemis. Nous nous suffisons toujours
à nous-mêmes pour nous anéantir.

Plus la vie est vide, plus elle est peuplée par ceux qui sont déjà partis : les
exilés, les fous, les défunts. À Kulumani, on idolâtre tous nos morts, on garde
tous en eux les racines de nos rêves. Mon mort le plus important est Adjiru
Kapitamoro. Stricto sensu, c’est le frère plus âgé de ma mère. Dans notre pays,
on désigne par “grand-père” tous les oncles maternels. Adjiru est d’ailleurs le
seul “grand-père” que j’ai connu. À la maison, on l’appelle anakulu, “notre plus
ancien”. Nul n’a jamais su son âge, lui-même n’avait pas idée de sa date de
naissance. À vrai dire il se prétendait si éternel qu’il s’attribuait l’origine du
fleuve qui traversait le village.
– C’est moi qui ai fait ce fleuve, le Lundi Lideia, plaidait-il avec arrogance.
La liste de ses fabrications fabuleuses était longue : en plus du fleuve,
grand-père avait déjà confectionné des rochers, des abîmes et des pluies. Tout
cela grâce aux puissantes mintela, les potions et les amulettes des sorciers.
Cependant, il refusait le grave statut :
– Je ne suis pas sorcier, je suis uniquement vieux.
À l’époque coloniale, son père, le vénéré Muarimi, avait exercé les
fonctions de capitão-mor, capitaine général. Il percevait les impôts et résolvait
les conflits locaux en faveur des colons. Cette charge avait coûté à mon arrière-
grand-père accusations, jalousies et inimitiés durables. Mais notre famille y
avait gagné le nom qu’elle arbore aujourd’hui : les Kapitamoro. Dans un pays
sans drapeau, nous dressions cette enseigne empruntée comme si c’était un
droit naturel et millénaire.
Contre la tradition familiale, grand-père Adjiru se livra à une occupation
distincte : la chasse. C’était cela qu’il était, par vocation et serment : un
chasseur. “L’arme c’est mon âme”, disait-il. Par accident, il tua un homme lors
de l’encerclement d’un léopard, du côté de Quionga. Pour se purifier de ce
sang, il devrait se frotter à des cendres d’arbres. Il refusa le rituel : pour lui, un
assimilé, c’était une humiliation insupportable. On lui interdit de chasser, le
cantonnant à l’office de pisteur. Avec la dignité d’un roi, il accepta cette
déchéance. Jusqu’au jour de sa mort, il ne perdit rien de son port altier.
Exerçant un travail terrestre, ce fut lui qui continua de répandre son ombre sur
tout Kulumani. Et maintenant que le village tremblait devant la menace des
lions, ils éprouvaient tous la nostalgie de cette divine protection.
Mon père, Genito Serafim Mpepe, aurait aussi pu être chasseur de plein
droit. Il préféra cependant être pisteur par solidarité avec son défunt mentor.
L’un déchu, l’autre déchu. En tout, finalement, Genito ambitionnait de suivre
les traces du chasseur détrôné. Toutefois, le statut du grand-père était
inaccessible. Adjiru avait été davantage qu’un mweniekaya, un chef de famille.
Son autorité s’est toujours étendue à tout le voisinage. C’était un
commandement silencieux, sans proclamation, de celui qui exerce sa grandeur
sans nécessiter de mots. Mais moi, Mariamar, j’étais une personne spéciale
pour lui. Notre “plus ancien” avait réservé pour moi le plus énigmatique
présage :
– Toi, Mariamar, tu es venue du fleuve. Et tu les étonneras tous : un jour,
tu iras où va le fleuve, avait-il prédit.
Je suis femme, mon destin ne sera jamais le voyage. Mais Adjiru
Kapitamoro avait raison. Car seulement deux jours se sont écoulés depuis
l’enterrement de Silência et je pars en voyage en pirogue, au gré du courant. Je
fuis l’ordre carcéral de mon geôlier congénital, Genito Mpepe. Pour s’échapper
de Kulumani, il n’y a pas de route, il n’y a pas de brousse. Sur la route se trouve
mon père. Dans la brousse les lions tueurs. Chaque issue est une embuscade.
Le fleuve est le seul chemin qui me reste. Ce filet d’eau a été baptisé Lideia, du
nom des tourterelles qui nous rendent visite à la saison des pluies. Il aurait pu
passer pour un ru anonyme, mais nous craignions qu’il ne s’éteigne pour
toujours s’il demeurait innomé. Celui qui lui a donné son nom, dit-on, c’est
mon grand-père Adjiru Kapitamoro. Et nous faisions semblant d’y croire.
Ainsi avançons-nous maintenant progressant tous les deux : le fleuve Lideia
avec son nom d’oiseau ; et moi, Mariamar, au nom d’eau. Je voyage contre le
destin, mais à la faveur du courant. Pendant tout le temps la pirogue va
simulant l’obéissance. Ce ne sont pas mes bras qui la conduisent. Ce sont des
forces que je préfère ignorer. Novembre est le mois des prières pour faire
descendre la pluie. Et moi je prie pour une terre où je puisse me coucher
comme la pluie, sans pesanteur et sans corps.

On dit que ce fleuve traverse la ville plus loin. J’en doute. Ce fleuve, mon
fleuve, qui ne parle même pas portugais, ce fleuve rempli de poissons qui ne
connaissent leurs noms qu’en shimakonde, je ne crois pas qu’on permette à ce
fleuve d’entrer en ville. À moi aussi, on m’interdira le passage, si je frappe un
jour à la porte de la capitale.

“Obéis à tout, sauf à l’amour”, me disait ainsi Silência, ma pauvre sœur. Ce


sont des motifs amoureux qui me font quitter Kulumani, m’éloignant de moi-
même, des craintes présentes, des cauchemars à venir. Ce n’est pas tant l’envie
de rompre les amarres qui me porte à désobéir. La véritable raison est ailleurs :
je commets cette folie à cause de l’arrivée annoncée des visiteurs. À cause de
l’un d’eux, finalement : Arcanjo Baleiro, le chasseur. Cet homme m’a chassée
moi dans le temps. Depuis lors, je n’ai plus jamais connu le repos. Fuir un
amour est la manière la plus parfaite de lui obéir. Plus je suis maître de moi,
plus je suis esclave de cet amour. Il n’y a pas de fleuve en ce monde qui me
libère de ce piège.

Arcanjo Baleiro m’est arrivé, il y a seize ans. J’avais également seize ans
quand il m’a croisée. Je n’étais guère plus qu’une enfant, pourtant mes rêves
avaient vieilli davantage que mon corps. Être loin de Kulumani était l’unique
horizon qui me restait. Les dimanches après-midi, je cambriolais la basse-cour
de la Mission catholique pour vendre des poules sur le bord de la route. Mon
intention était de mettre de côté un peu d’argent pour m’enfuir en ville. Mais
la route était presque déserte, avec de rarissimes voyageurs. La guerre avait pris
fin cette même année de 1992, mais un invisible garrot asphyxiait toujours
notre village.
Je n’ai jamais compris pourquoi autant de vendeurs se rassemblaient près
de la route morte. Peut-être était-ce une sorte de prière, une manière de nous
agenouiller devant le destin. Ou parce que de furtifs camions de négociants en
bois faisaient leur apparition occasionnellement. Ces affaires-là appartenaient à
des gens puissants qu’on appelle “maîtres de la terre”. Quel que soit le passant,
je levais les gallinacés dans les airs et leurs ailes s’agitaient en un vol bref et
aveugle. Personne ne s’est jamais arrêté, personne n’a jamais acheté. Dans un
stupide caquètement, les volatiles retombaient dans ma main, comme si la
qualité d’oiseau dont ils avaient usé pour quelques instants leur pesait.
Un jour, le policier Maliqueto Próprio – l’unique agent de l’ordre à
Kulumani – s’approcha, tout imbu de lui-même, et m’aborda, il voulait
connaître la provenance des marchandises. Il désigna les poules comme preuve
du crime. Je les avais volées, accusa-t-il. Et d’ordonner que je l’accompagne.
– Au poste de police ? demandai-je, en tremblant.
– Tu sais bien qu’il n’y a pas de poste à Kulumani. J’ai mes propres cachots.
Les abus de Maliqueto n’étaient que trop connus. À ce moment-là, son
regard louche ne faisait que confirmer ses intentions malveillantes. La lumière
me manqua, mes jambes faiblirent. Le canon du fusil appuyé contre mon dos
ne me permettait pas de tergiverser.
– S’il vous plaît, ne me faites pas de mal.
Ce fut alors que surgit Arcanjo Baleiro comme un chevalier surgi du néant.
Il s’arrêta devant moi, juché sur une moto, empereur superbe et souverain
ordonnateur du monde. Le policier affronta l’intrus, le jaugeant de la tête aux
pieds. Après un silence étudié, il décida de se retirer. Je ne sais pas si le chasseur
perçut l’opportunité de son apparition, mais il souriait quand il m’interpella :
– Je peux emporter une poule ?
C’était moi que je voulais qu’il emmène. L’homme me fixa, apparemment
surpris. Soudain, je ressentis le poids de la honte : jamais auparavant on ne
m’avait regardée. C’était comme si mon corps, à ce moment-là, venait de naître
en moi.
– Vos yeux, soupira-t-il. Ah, vos yeux !
Je baissai le visage et me vis suspendue, oiseau sans vol et sans voix.
– Ce corps vous va très bien, murmura le visiteur.
Sa parole déshabillait mon corps et mon âme. Pour échapper à ce vertige,
je me retirai à l’ombre près du fleuve. L’homme me suivit, en poussant sa moto.
– Vous voulez venir avec moi à Palma ?
– En ville ? Je ne peux pas.
– Je vous emmène et vous ramènerai en moto. On prend un raccourci près
du fleuve, personne ne nous verra.
– Je ne peux pas, je vous l’ai déjà dit.
– On regardera la télévision, vous ne voulez pas ?
Je regardai lentement le paysage alentour. Comme il était grand,
infiniment grand le monde ! L’univers était immense et le visiteur attendait une
réponse. Tellement de choses me passèrent par la tête ! Il me vint par exemple à
l’idée de demander au chasseur, puisqu’il avait une moto, qu’il aide ma mère à
porter l’eau. Qu’il aide les femmes de Kulumani à aller chercher du bois, à
réunir de l’argile, à transporter les récoltes des machambas. Et surtout qu’il ne
me demande rien à moi.
En silence, mon regard s’attarda sur les eaux du Lideia. Fatigué d’attendre,
Arcanjo demanda le nom du fleuve. Il venait là chasser un crocodile féroce qui
semait la terreur. Il ne ferait pas ça sans savoir comment s’appelait le fleuve.
Je soupirai. Le visiteur ne voulait pas savoir mon nom. Seul le paysage
semblait l’intéresser.
– Lundi Lideia de son nom complet, répondis-je, du bout des lèvres. Mais
on l’appelle simplement Lideia.
– Et qu’est-ce que ça signifie ?
– Lideia est le nom qu’on donne à une espèce de tourterelle.
– Une tourterelle ? s’interrogea Arcanjo.
Puis il rit, trouvant drôle quelque chose qui m’échappait.
– C’est juste, il y a des fleuves qui nous font voler.
Ce fut ainsi que parla le chasseur. Nous nous sommes dit au revoir en
regardant le fleuve, ce même fleuve qui me sert à présent de chemin pour
m’éloigner de Kulumani, pour échapper à la famille et quitter ma propre vie.

Quand, encore à l’aube, je me suis lancée dans ce voyage, mon intention


était d’avertir le chasseur de l’embuscade qui se préparait contre lui. Mon plan
était simple : je sauterais de la pirogue près du pont, je courrais vers la route et
là, j’attendrais les visiteurs. Il y a seize ans, Arcanjo m’avait sauvée de la menace
du policier violeur. Cette fois, c’était moi qui le sauverais. Et je me voyais déjà
au milieu de la route, agitant les bras comme d’infatigables drapeaux. Le
chasseur m’embrasserait et m’élèverait dans le ciel en un vol étourdissant, qui
sait ?
Cependant, à mesure que je descends le fleuve, un autre sentiment me
gagne peu à peu. Je ne vais pas à la rencontre du chasseur. Je suis plutôt en
train de le fuir. Pourquoi je me sauve de l’unique être qui m’aura aimée ? Je ne
sais pas répondre. Ma mère a l’habitude de dire que l’eau arrondit les pierres
comme la femme façonne l’âme des hommes. Il aurait pu en être ainsi avec
moi. Mais non. Il n’y a ni amour, ni homme, ni âme. Ce qui s’est passé, c’est
qu’avec le temps, j’ai cessé d’avoir des attentes. Et celui qui n’a plus d’attentes,
c’est qu’il a déjà cessé de vivre. Voilà pourquoi je m’enfuis : j’ai peur d’être
dévorée. Non par l’angoisse qui m’habite. Dévorée par le vide de ne pas aimer.
Dévorée par le désir d’être aimée.
La pirogue arrive enfin à une étendue aux fonds limpides. On tient cette
étendue pour un lieu sacré, seuls les sorciers osent y aborder. Dans le village, on
dit que c’est là que l’eau fait son nid. Les anciens appellent cet endroit lyali
wakati, l’“œuf du temps”. Ce calme digne du paradis devrait me tranquilliser,
mais non. Car je m’aperçois que la pirogue s’est arrêtée, et j’ai beau faire, je
reste sur place. Il n’y a pas de courant, il n’y a pas de remous. Mais la pirogue
est paralysée dans le lit du Lideia. La règle ancienne ne fait que s’accomplir :
chaque petit pays a de grands bras. Nous avons beau en partir, nous n’en
sortons jamais. “Maudite terre tellement dépourvue de ciel qu’il faut même
déterrer les nuages”, c’était comme ça que maugréait grand-père Adjiru. Ainsi
je maudis à présent ma terre natale.
Un tremblement me secoue, l’angoisse me saisit à la gorge lorsque debout
sur le fond oscillant de la pirogue, je devine une présence dissimulée sur la rive.
Même si je suis une femme, j’ai hérité de l’instinct chasseur qui court dans
notre famille. Je connais les ombres qui se meuvent parmi les ombres, je
connais les odeurs et les signes que personne d’autre ne connaît. Et
maintenant, j’en suis sûre : il y a un animal sur la rive ! Il y a une bête furtive
qui va se faufilant entre les feuillages sur la berge.
Et, soudain, elle est là : la lionne ! Elle vient boire à cette douce rive du
fleuve. Elle me contemple sans peur ni trouble. Comme si elle m’attendait
depuis longtemps, elle redresse la tête et son regard inquisiteur me transperce.
Il n’y a pas de tension dans son attitude. On dirait qu’elle me reconnaît. Plus
encore : la lionne me salue avec un respect de sœur. Nous nous dévisageons
toutes les deux longuement et, peu à peu, un sentiment religieux d’harmonie
s’installe en moi.
La soif assouvie, la lionne s’étire comme si elle voulait qu’un autre corps
sorte de son corps. Puis, elle se retire lentement, sa queue balançant comme un
pendule velu, chaque pas une caresse sur la surface de la terre. Je souris avec
une irrépressible fierté. Tout le monde croit que ce sont des lions mâles qui
menacent le village. Mais non. C’est cette lionne, délicate et féminine comme
une danseuse, majestueuse et sublime comme une déesse, c’est cette lionne qui
a semé autant de terreur dans tous les alentours. Hommes puissants, guerriers
munis d’armes sophistiquées : tous se sont prostrés, esclaves de la peur, vaincus
par leur propre impuissance.
Encore une fois, le regard de la lionne s’attarde sur moi, puis elle décrit un
cercle avant de disparaître. Quelque chose, que je ne parviendrai jamais à
décrire, m’ôte subitement le discernement et le cri jaillit de ma poitrine :
– Mana ! Ma sœur !
Mes poings se cramponnent désespérément aux rames, pressant la pirogue
contre la rive :
– Silência ! Uminha ! Igualita !
Les noms de mes sœurs défuntes se réverbèrent dans ce décor de brume. Je
tremble de la tête aux pieds ; je venais de défier les préceptes sacrés : ne jamais
prononcer le nom des morts. Attirés par l’appel de leurs noms, les défunts
peuvent réapparaître dans le monde. Peut-être était-ce celle-là ma prétention
secrète. Un élan désespéré me fait désobéir à nouveau :
– C’est moi, ma sœur, c’est moi, Mariamar !
Je suis convaincue alors de ma condition absurde : moi qui n’avais jamais
élevé la voix, je criais maintenant à quelqu’un qui ne pouvait pas entendre.
Ceux qui m’accusent ont raison : je suis folle, j’ai perdu le contrôle de moi-
même. Et j’éclate en sanglots, comme si je réparais tout ce que je n’ai pas
pleuré à ma naissance. Adjiru avait raison : la tristesse ce n’est pas pleurer. La
tristesse c’est ne pas avoir devant qui pleurer.
– Ne me laissez pas, s’il vous plaît, emmenez-moi avec vous.
L’appel résonne dans la forêt et, l’espace d’une seconde, il me semble que
d’autres voix hurlent après Silência. Mais la végétation se referme, épaisse et
immobile. À l’endroit où la lionne vient de boire, il y a maintenant une tache
rouge qui se répand rapidement à la surface de l’eau. Soudain, le fleuve entier
s’empourpre, et je navigue dans du sang. Ce même sang que j’ai toujours rêvé
de mettre au monde s’est échappé d’entre mes cuisses, ce même sang coule
dans le courant. Adjiru Kapitamoro, mon grand-père, avait raison : ce fleuve
est né de ses mains, de la même manière que je suis née de son affection. Et
alors, je comprends : ma prison était davantage grand-père Adjiru que ma
terre. C’était lui qui avait immobilisé la pirogue et m’avait attachée dans
l’étendue sacrée du fleuve Lideia.
– S’il vous plaît, grand-père, j’implore. Laissez-moi naviguer le long du
fleuve.
Je me blottis dans le ventre de la pirogue, je me couche en quête du
sommeil de ceux qui ne sont pas encore nés. Soudainement, une autre pirogue
traverse le silence et, à mon grand effroi, s’approche peu à peu comme un
crocodile subreptice. Ce ne peut être qu’Adjiru venu me sauver. La gorge
nouée, j’appelle :
– Grand-père ?
Les embarcations sont maintenant réunies et une silhouette se dresse au-
dessus de moi pour attacher une corde au tolet des rames. L’intrus est à contre-
jour, je ne vois que sa silhouette sombre. Je ne veux pas perdre un instant,
j’indique la rive et annonce :
– Elle était là ! La lionne était là. Allons-y, grand-père, elle doit être encore
tout près.
– Assieds-toi, Mariamar.
Je prends peur : ce n’est pas Adjiru. C’est Maliqueto Próprio qui est là, le
bourreau solitaire du village.
Sans dire un mot, il me ramène de force à Kulumani. À mi-chemin il pose
les rames et me dévisage fixement jusqu’à ce que l’embarcation abandonnée
redescende le fleuve au gré du courant.
– Tu me dois quelque chose, Mariamar. Tu ne te souviens pas ? Ici, c’est
l’endroit idéal pour empocher ce que tu me dois.
Il se libère de ses vêtements, tandis qu’il s’approche rampant et baveux.
Étrangement, je ne le crains pas. À mon étonnement, toute hérissée, j’avance
sur Maliqueto en criant, en crachant et en griffant. Entre la peur et la surprise,
le policier recule et constate horrifié les déchirures profondes que je lui ai faites
aux bras.
– Sale pute, tu voulais me tuer ?
Il enroule sa chemise autour de ses épaules pour cacher ses blessures et
reprend hâtivement la route pour Kulumani. Tandis qu’il rame, il répète en
sourdine :
– Elle est folle, cette nana est complètement folle.
Sur la rive, Florindo Makwala, l’administrateur, et mon père Genito
Mpepe m’attendent. Je prends les devants, la tension brouillant ma voix :
– J’ai vu, j’ai vu ! C’était la lionne, père ! Et elle était vraie. Elle n’était pas
fabriquée.
– Mensonge. Inutile de me raconter des histoires, parce que je vais te
punir.
– Je l’ai vue, père. Dans le bras du fleuve, une lionne. J’en suis absolument
sûre.
Pour me contredire, Maliqueto argue : il n’y avait rien à voir. Et même si je
l’avais vue, comment pouvais-je être sûre qu’il s’agissait d’une femelle ? Dans
cette région, les lions mâles sont petits et n’ont presque pas de crinière.
Le chef du poste avance avec précaution afin de ne pas se mouiller les pieds
et, gardant soigneusement ses distances, il ordonne à mon père :
– Je ne veux pas que cette petite soit en contact avec la délégation.
– Elle restera à la maison, soyez tranquille, camarade chef. Je vais l’attacher
dehors.
– Je la veux loin des visiteurs. Et toi Maliqueto, qu’est-ce qui se passe ? Tu
saignes ?
– Je me suis blessé sur les cordes, chef. Et, tant qu’on y est, si vous
permettez, je peux dire quelque chose, chef ?
– Parle.
– La tête de votre fille, camarade Mpepe, ne fonctionnait déjà pas, mais
maintenant elle fait carrément peur. Comment peut-elle s’aventurer toute seule
à visiter ce lieu sacré ?
– Tu as raison, Maliqueto. Tu ne sais pas ce qu’on a fait à Tandi qui s’est
promenée là où elle ne devait pas ?
Les trois hommes se chargent des manœuvres d’accostage. Assise sur la
rive, je réalise à quel point une pirogue ressemble à un cercueil. Le même
ventre renflé, le même itinéraire en dehors du temps. Le fleuve ne m’a pas
menée à destination. Mais le voyage m’a conduite à celle qui était séparée de
moi : la lionne, ma sœur attendue.
Journal du chasseur
(2)

LE VOYAGE

Mon filet de chasse aux papillons est aux aguets, j’espère


uniquement que le papillon me provoquera par ses replis, ses
hésitations. Comme je serais heureux si je pouvais me
dissoudre en lumière et en air, à seule fin de m’approcher et
d’être capable de le dominer. Entre moi et la proie,
maintenant, la vieille loi de la chasse s’installe : plus j’essaie
de tout mon être d’obéir à l’animal, plus je me convertis
corps et âme en papillon. Plus je suis proche d’accomplir le
désir du chasseur, plus ce papillon prend la forme de la
volonté humaine. À la fin, c’est comme si la capture était le
prix à payer pour recouvrer mon existence humaine. […]
Au retour de la chasse, l’esprit de la créature condamnée
prend possession du chasseur.

Adaptation libre de Mia Couto d’un extrait de la Chasse


au papillon de Walter Benjamin
Je n’ai jamais aimé les aéroports. Tellement bondés, tellement vides. Je
préfère les gares où il reste du temps pour les larmes et agiter des mouchoirs.
Les trains démarrent lentement, en soupirant, en regrettant de partir. L’avion a
des hâtes qui ne sont pas humaines. Et la légende de ma mère perd sa raison
d’être quand je contemple les avions qui s’élancent dans les airs. En définitive,
tout n’est pas si lent dans l’infini firmament. Je suis à l’aéroport de Maputo
certain de n’être nulle part. Quelqu’un parlant en anglais me ramène en terrain
réel.
– C’est l’écrivain. Il sera votre compagnon de voyage.
L’écrivain est un homme blanc, petit, avec une barbe et des lunettes. C’est
un intellectuel célèbre, plusieurs personnes s’arrêtent pour lui demander des
autographes. Il se redresse pour me serrer la main :
– Je suis Gustavo. Gustavo Regalo.
Il semble se régaler de son propre nom. Il s’attend à ce que je le
reconnaisse. Cependant, je fais comme s’il m’était complètement inconnu.
– Je vais faire le reportage sur la chasse, j’ai été embauché par la même
entreprise que vous.
– Je suis sûr que vous aimerez. Et les lions aimeront savoir que leur mort
mérite un reportage.
– C’est la première fois que je vais participer à une chasse. Je dois dire, sans
vous offenser, que je suis contre.
– Contre quoi ?
– Contre les chasses. Par-dessus le marché s’agissant de lions.
– Le problème, cher écrivain, c’est que vous n’avez jamais vu un lion.
– Comment ça, je n’en ai jamais vu ?
– Vous avez vu des lions dans des safaris-photos, mais vous ne savez pas ce
qu’est un lion. En réalité, le lion ne se révèle que sur un territoire où il règne en
roi. Venez à pied avec moi dans la brousse et vous saurez ce qu’est un lion.

Quatre heures d’avion assis aux côtés de l’écrivain ont été suffisantes pour
mesurer le fossé qui nous sépare. Avec ses airs d’intellectuel, son bloc-note à
portée de la main, son incapacité à se taire : en somme, l’écrivain m’énerve.
À sa façon de me regarder, j’ai compris que la réciproque était aussi vraie.
Quelque chose en lui me rappelle Rolando et la manière dont mon frère me
fixait. Comme s’il m’accusait.

La plume pèse ; l’oiseau pèse aussi. Le plus léger est celui qui sait voler. Tel
était le proverbe de dona Martina, ma défunte mère. Moi, les deux légèretés me
pèsent et mes rêves ne se muent jamais en vols nocturnes. Un état d’alerte me
plonge et me tire du sommeil comme un ivrogne, me fait aller et venir comme
un naufragé. Héritage de cette nuit fatidique où Rolando a tiré sur mon père.
L’insomnie charrie des souvenirs dont je ne veux pas ; dormir lave des
souvenirs que je voudrais garder. Le sommeil est ma maladie, ma folie.

Au cours du voyage, je suis vaincu par la somnolence. Je fais comme si je


dormais, feignant ensuite d’être réveillé par une feuille déchirée. Sourire
timide, Gustavo s’excuse :
– Je vais écrire une lettre à ma fiancée. À l’ancienne. Une fausse lettre,
seulement pour m’occuper, pour tromper son absence.
Une fausse lettre ? Y a-t-il une lettre qui ne soit pas fausse ? Et je me
souviens des lettres d’amour que mon père dictait à ma mère. C’était un rituel,
aux dernières heures de l’après-midi, quand on entendait le coassement des
crapauds dans les étangs alentour. Nous étions Noirs et mulâtres déchus au
rang de Noirs. Il nous restait les périphéries du quartier, où s’accumulaient les
pluies et les maladies. Martina Baleiro, ma mère, se faisait belle pour ses
rédactions. C’était le seul moment où elle recevait de belles paroles de la part
de son mari. Là seulement, il lui apparaissait doux, presque soumis, comme s’il
demandait pardon. Immobile et penchée sur la feuille, maman ressemblait à
une toile vieillie. À ses côtés, Rolando griffonnait d’interminables devoirs.
Dans ce moment-là, il était plus âgé que notre mère elle-même. Aujourd’hui
encore la voix de mon père égrenant sa dictée résonne :
– Mon Henrique chéri, mon mari bien-aimé, le seul amour de ma vie… tu
écris, Martina ?
Et il commandait de longues missives, toujours pareilles, enroulant les
mots comme s’il était ivre. Quelle relation difficile mon père avait avec les
mots ! J’ai hérité de cette mauvaise relation à l’écrit, contrairement à Rolando
pour qui les lettres étaient un jeu d’enfant. Voilà sans doute pourquoi l’aisance
avec laquelle mon compagnon de voyage griffonne des lignes abondantes
m’énerve. Ou qui sait, ce qui me trouble est de n’avoir personne à qui écrire
une lettre d’amour ?

L’écrivain a terminé sa lettre imaginaire, il plie judicieusement la feuille


pour la glisser dans une enveloppe. Il ouvre la fermeture éclair de sa mallette et
la range au milieu de plusieurs autres enveloppes. La lettre est peut-être
imaginaire mais la mise en scène convaincante. Et, de nouveau, le souvenir
m’assaille. Loin de nous, Henrique Baleiro accomplissait la suite du rituel :
invariablement, il mettait la lettre dans une enveloppe qu’il humidifiait de ses
lèvres et qu’il gardait ensuite dans sa valise. Il transportait ces lettres dans ses
longues chasses. Il emportait également une photographie floue de Martina.
– Elle est comme ça, sans mise au point, pour que les autres voient sans
trop voir.
Jaloux, le vieux Henrique ! Ces jalousies furent d’ailleurs source de sang et
de deuil.
Par la fenêtre de l’avion, je vois la dernière lumière disparaître dans les
nuages. Je me souviens de la légende de ma mère, condamnant l’arrogance du
Soleil et la manière dont moi-même, sans doute à cause de cette légende, je
sens que je me réveille le crépuscule venu. Je ne suis ni du jour ni de la nuit. Je
rentrais à la maison à l’heure du couchant, épuisé de mes jeux infinis dans ces
cours qui s’ouvraient comme une immense savane où je m’imaginais chassant.
Rolando me regardait, jaloux de cette intimité, de mon intimité avec le monde.
Rolando était casanier. J’étais de la rue.
– Maman, s’il te plaît, ne m’envoie pas tout de suite prendre un bain.
Laisse-moi rester sale encore un tout petit peu.
La sueur et la poussière prolongeaient en moi l’ivresse des courses
poursuites que j’inventais dehors. Mon père presque toujours absent, Martina
Baleiro pouvait autoriser, exerçant libre et souveraine sa complaisance
maternelle. Ce qui était pour nous un soulagement semblait pour elle une
douloureuse nostalgie. Au cours de ces longues périodes de solitude, maman
accomplissait toujours le rituel des rédactions sur commande : elle mettait sa
robe la plus élégante – en réalité, la seule qu’elle possédait – et faisait semblant
d’écouter les dictées de l’absent Henrique Baleiro. Elle se représentait écrivant
avec une telle dévotion que nous entendions résonner dans les couloirs de la
maison la voix traînante de notre père.

– Pourquoi va-t-on si vite ?


L’écrivain ne répond pas. Depuis que l’avion a atterri à Pemba, on a
entamé un long voyage par la route jusqu’au district de Palma. Neuf heures de
piste en sale état nous attendent.
Dans la voiture tout-terrain suivent quatre occupants : devant, moi et
l’écrivain Gustavo ; sur le siège arrière, Florindo Makwala, l’administrateur du
district, et son épouse grassouillette, dona Naftalinda. La première dame,
comme l’administrateur tient à l’appeler, mérite son nom : elle est tellement
lourde que la voiture penche dangereusement du côté où elle s’est installée.
Gustavo est le conducteur. J’ai préféré rester libre de surveiller la brousse
qui longe la piste. Depuis plus de deux heures, le paysage n’est rien d’autre
qu’un défilé monotone d’arbres squelettiques, fugitifs et sans feuilles.
– Pourquoi cette vitesse ? je demande à nouveau.
La question est un ordre en fin de compte. Il faut que Gustavo comprenne
qui commande dans cette expédition. Lui et moi sommes deux opposés.
L’écrivain est blanc et petit. Je suis mulâtre et grand. L’écrivain parle à tort et à
travers et regarde les gens droit dans les yeux. À l’inverse, les yeux humains me
volent mon âme, plus le regard est humain plus je me convertis en animal.
– C’est encore loin ? demande Gustavo, d’une voix si étouffée que
personne n’entend.
Enfin, l’homme finit par céder : la voiture ralentit devant mon sourire de
dédain non dissimulé. Je jette un œil au siège arrière :
– Vous dormez, dona Naftalinda ?
Son silence fait chœur avec le paysage autour : le monde semble encore à
étrenner. Dans la voiture, le calme est encore plus solennel. Je connais ce
silence, la manière dont il s’enracine en nous les jours de chaleur. La simple
envie de parler commence à nous peser. Ensuite, on ne se souvient plus de ce
qu’on voulait dire. Bientôt la respiration même est un gaspillage d’énergie.
– Arcanjo a raison, roulez plus lentement, proteste dona Naftalinda. La
route est mauvaise, ici derrière on fait des bonds.
Le ton de la voix de Naftalinda s’accorde à son statut : il a cette douceur de
celui qui sait tellement ce qu’il veut qu’il n’a même pas besoin de demander.
Mon regard parcourt le paysage comme un feu léchant les hautes herbes. Là où
l’écrivain voit des arbres, je vois des refuges faits d’ombres. Dans l’une de ces
ombres doivent se reposer les fameux lions, mangeurs d’hommes et de rêves.

Absorbé à passer les ombres en revue, je ne me rends pas compte qu’un


dialogue animé avait débuté sur le siège arrière. L’administrateur pérore sur les
voitures, les marques, les modèles, les pays et les années de fabrication de ses
voitures préférées. Et comme une voiture comme celle mise à notre disposition
par la compagnie qui nous a recrutés lui serait utile.
– C’est encore loin ? je demande seulement pour changer de conversation.
L’administrateur répète ce qu’il a déjà dit une dizaine de fois : on y est
presque. On est “pratiquement” arrivés. L’écrivain dit :
– C’est étrange, on ne voit personne. Il n’y a pas de gens qui vivent ici ?
Florindo Makwala bombe le torse, offensé. Le visiteur insinuait-il qu’il ne
gouvernait que des pierres et de la poussière ?
– Vous les verrez bientôt. Les gens. Ils sont tellement.

– Arrêtez, arrêtez la voiture ! j’ordonne, la portière déjà ouverte et à moitié


à l’extérieur de la voiture. Juste après, à pas de loup, je vais jeter un œil à des
arbustes sur le bord de la route. Des vautours volent en cercle, là dans le ciel.
Peut-être une carcasse se décompose-t-elle dans ces parages. Fausse alerte. Je
fais signe aux autres de quitter la voiture.
– On va faire une pause.
On descend Dona Naftalinda de la voiture. La suspension de la jeep gémit,
douloureuse. L’administrateur, atterré, commande :
– Aidez là en bas. Ne la laissez pas tomber, pour l’amour de Dieu, ne la
laissez pas tomber.
– Toi, mon mari, ne te risque pas à me toucher. N’oublie pas que tu es
interdit.
Plusieurs bras se lèvent pour aider à l’opération de déchargement de la
première dame. J’hésite, ne sachant pas où appuyer mes mains. Je crains que
mes bras ne se perdent entre pulpes et bourrelets. Devant moi, un énorme
derrière obscurcit le jour, comme une subite éclipse du soleil.
– Si j’avais su, j’aurais apporté une grue, me murmure l’écrivain.
Une fois à terre, Naftalinda chuchote quelque chose à son mari.
Embarrassé, l’administrateur marmonne entre ses dents :
– Mon épouse a besoin d’aller dans la brousse.
– Elle peut y aller, dis-je d’un ton sec.
– Elle a peur.
– Accompagnez-la.
– Elle préfère que ce soit vous qui veilliez sur elle.
– Dans ces choses, comme dans d’autres, il vaut mieux que ce soit le mari.
– Ce n’est pas que j’ai peur, déclare Naftalinda avec des airs d’impératrice.
Mais j’ai entendu dire que les lions ne tuent que des femmes. Je ne sais pas si
moi, en tant que première dame, je suis aussi comprise au menu des bêtes
sauvages.
– Vous pouvez être certaine de l’être, commente l’écrivain.
– Là-bas, c’est sûr, je garantis, en désignant des rochers plus loin. Vous
pouvez y aller, dona Naftalinda, on reste ici pour surveiller.
Pour tromper l’attente embarrassante, l’écrivain feint de s’intéresser à mon
fusil et avoue :
– Il y a eu une époque où je rêvais d’utiliser une arme, je voulais être
guérillero. À cette époque, on disait que la liberté naîtrait du canon d’un fusil.
– Et c’est arrivé ?
– La liberté ?
– Non. Vous avez été guérillero, finalement ?
– Plus ou moins.
– Ça n’existe pas plus ou moins quand il s’agit d’armes et de liberté. Avez-
vous jamais vu quelqu’un être tué ?
– Jamais. Et vous ? Vous avez tué quelqu’un ou uniquement des bêtes ?
Aussitôt, le souvenir de mon père sillonnant le sang qui n’était pas
seulement le sien, mais celui de tous les Baleiro, m’assaille. Une intonation
grave assombrit ma voix. Ceux que nous tuons, aussi étrangers et ennemis
qu’ils soient, deviennent nos parents pour toujours. Ils ne partent plus jamais,
ils demeurent plus présents que les vivants.

Revenue parmi nous, dona Naftalinda sourit, amusée par la façon dont
l’écrivain secoue la poussière comme s’il s’autoflagellait.
– Vous voyez l’avantage du lion ? Un lion ne se salit jamais, affirme Dona
Naftalinda.
– Je n’aurais envie que d’un bain. J’ai plus de poussière que de vêtements,
grommelle Gustavo, en s’époussetant vigoureusement.
– Il vaut mieux rester comme ça, je conseille, sarcastique. Il vaut mieux
rester comme ça pour que votre corps commence à s’habituer à la terre.
S’habituer à être à la terre, à être de cette terre.
– Je suis de cette terre.
– Ça, seule la terre peut le confirmer.
Je tourne les talons et je m’éloigne non sans entendre, derrière moi, la
colère murmurée de l’écrivain :
– Arrogant de merde !

De retour à la voiture, l’administrateur court inspecter le chargement : une


dizaine de chevreaux compressés à l’arrière. Les bêtes ont l’air calmes, avec cette
stupide bonhomie des ruminants.
– Il ne vaut pas mieux les attacher ? demande dona Naftalinda.
Les caprins étaient restés debout pendant tout le voyage, se tenant en
équilibre avec un professionnalisme de danseur. Florindo commente avec
orgueil : le chevreau a été fait pour la voiture, il se tient en équilibre même
dans les abîmes où le sol manque. Puis, l’administrateur ouvre les bras dans un
geste de sympathie :
– N’oubliez pas, camarade chasseur : un de ces animaux est un appât pour
le lion. Choisissez celui que vous voulez.
– Il y a un malentendu, cher administrateur. Plusieurs malentendus,
d’ailleurs. D’abord, je ne suis pas votre camarade. Et ensuite, plus important
encore, je ne chasse pas avec un appât. Je suis un chasseur, pas un pêcheur.
– Eh bien, faites comme vous voulez. Mais il n’y a qu’une vérité : que ce
soit en pêchant ou en chassant, vous devez éliminer ces lions. Ça fait partie de
mes objectifs politiques.
Les mangeurs d’hommes sont pour lui un sujet politique.
– Mes supérieurs, rappelle-t-il avec grandiloquence, ont donné des
instructions bien claires : le peuple vote, les bêtes non. Il faut éliminer
rapidement les doléances des communautés.
Et il répète l’ordre lapidaire :
– Vous devez les tuer.
– Je ne les tuerai pas. Vous pouvez en être sûr, réponds-je.
– Comment dites-vous ?
– Je suis un chasseur. Je ne tue pas, je chasse.
– Ce n’est pas la même chose ?
– Pour vous, peut-être. Pour moi c’est complètement différent. Et laissez-
moi ajouter une chose avant qu’on arrive au village. Je n’ai pas été contracté par
l’administration. Je ne dois obéissance qu’à celui qui me paye.

Nous reprenons le voyage et, en un clin d’œil, un nuage de poussière


trouble à nouveau la quiétude millénaire de la savane. L’administrateur
comprend qu’il ne doit pas aller plus avant dans sa confrontation avec moi. La
présence de l’écrivain de renom est une occasion suprême pour rehausser son
image. Détaché, il affirme comme s’il pensait à voix haute :
– Tuer ou chasser, ce qui compte c’est que les gens puissent retourner à
leurs activités quotidiennes. Pour lutter contre la pauvreté absolue.
L’homme ne parle plus. Il discourt. Et il annonce que l’expédition,
conduite par son parti, sauverait les gens de la misère à laquelle ils étaient
condamnés. Il utilise le grand verbe : sauver. Dans le rétroviseur, je regarde la
poussière s’envoler et une douce somnolence m’envahit : comme j’aimerais être
sauvé ! Me laisser sombrer, comme un noyé, dans les bras d’un sauveur. Je
rectifie, d’une sauveuse, Luzilia.

– Quand vous irez chasser, j’irai avec vous, camarade Arcanjo, déclare
l’administrateur.
– À la chasse personne n’accompagne personne, réponds-je. À la chasse, il
n’y a que deux créatures : celui qui chasse et celui qui meurt.
– Il faut que mon peuple me voie, qu’ils me voient rapporter le trophée au
village.
Finalement, on aperçoit les maisons.
– Bientôt, dit Naftalinda à l’écrivain, les gens vont sortir sur la route en
attroupements.
– Ce ne sont pas des gens qui habitent dans ces maisons, rectifie
l’administrateur.
– Ce ne sont pas des gens ? demande Gustavo. Qui y habite, alors ?
– Qui habite ici maintenant c’est la peur, répond-il.

Neuf heures après avoir quitté Pemba, la capitale de la province, notre


cortège arrive au village. L’administrateur avait raison. Ce n’est pas seulement la
peur qui habite Kulumani. La terreur se dessine sur la foule qui nous entoure.
– N’arrêtez pas la voiture au milieu de la route, ordonne Makwala.
Je souris. La route est tellement étroite qu’elle n’a pas de centre. Et pas de
bords non plus : tout, autour, a pris la couleur de la poussière. Je suis moi-
même tellement recouvert de poussière que mon corps semble n’avoir ni
dedans ni dehors. Je m’époussette, mes mains sont des nuages qui ont l’air
d’avoir émigré de mon corps. Une quinte de toux secoue ma poitrine. Une
entité nébuleuse s’empare peu à peu de moi.

Sans qu’on s’en rende compte, une marée humaine nous entoure. L’épouse
de l’administrateur explique, chuchotant à mon oreille : on a mobilisé des
paysans d’autres villages pour nous souhaiter la bienvenue. Contre toutes les
règles de sécurité, ces villageois marcheront de nuit, sans défense, pour
retourner à leurs foyers. Mais cela paraît inévitable : la puissance d’un chef se
mesure à l’aune de la cérémonie d’accueil. Et Florindo Makwala ne voulait pas
manquer l’occasion de nous impressionner. Il tient à faire son propre éloge, et
encourage Gustavo Regalo :
– Vous voyez, cher écrivain ? Le peuple m’aime. Moi et mon parti. Écrivez
ça, photographiez tout ça.
Au milieu de la foule quelqu’un me prend le bras. Je réponds, dans un
serrement de mains confus. Je remarque alors qu’il s’agit d’un aveugle. C’est
son geste désorienté qui m’a percuté et a stoppé ma marche. Il arbore une
tenue militaire qui contraste avec ses pieds nus.
– Vous êtes arrivés ! clame l’aveugle, comme si on réalisait un sort.
Et après il prédit :
– Vous êtes venus pour laisser votre sang à Kulumani.
En un instant, cédant à une étrange impulsion, je me mets à faire signe à la
foule. Je me souviens des autres fois où l’on m’a accueilli en sauveur. Ces gens
pourtant me regardent de travers. La main collante de l’aveugle me saisit à
nouveau le bras :
– Vous apportez un fusil ? Pourquoi ? Ces lions ne se tuent pas avec une
balle.
La vigueur avec laquelle il me poursuit me fait douter de l’authenticité de
sa cécité. Ce soupçon s’aggrave quand il m’attrape avec le désespoir d’un noyé
et me demande :
– Vous me voyez ?
– Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Nous, ceux de Kulumani, personne ne nous voit, seuls les muwawi, les
sorciers, nous prêtent attention.
L’administrateur m’aide à me libérer de l’aveugle impertinent. Il me pousse
devant la voiture où les phares ouvrent un halo de lumière et me confie :
– On arrive de nuit. Certains pensent qu’on est des vashilo.
– Qui ?
– Vashilo, ceux de la nuit. On est les seuls à rendre visite aux villages à cette
heure.
Ensuite, l’administrateur ordonne à voix haute :
– Laissez passer ! On vient vous sauver, on amène celui qui vient tuer les
lions.
L’aveugle fait une révérence et s’appuie à nouveau sur mon bras pour
conclure :
– Il n’y a pas de mourir, pas de tuer. Vous tous venez mourir chez nous.
Je regarde alentour. Il y a deux nuits une jeune femme est morte ici. Avant
elle, vingt autres ont été dévorées par les bêtes sauvages. Non loin, au milieu de
la prairie, se trouveraient encore des traces de sang, des restes indélébiles
d’indicibles crimes. Je pense à la douleur et à la peur de ces gens. Je pense au
désarroi de ce village, si loin du monde et de Dieu. Kulumani était plus
orpheline que moi.
Il fait nuit, il n’y a déjà plus d’ombres au monde.
Version de Mariamar
(3)

UNE MÉMOIRE ILLISIBLE

Tous les matins la gazelle se réveille en sachant qu’elle


doit courir plus vite que le lion ou elle sera tuée. Tous les
matins le lion se réveille en sachant qu’il doit courir plus
vite que la gazelle ou il mourra de faim. Peu importe que tu
sois un lion ou une gazelle : quand le Soleil point, il vaut
mieux que tu commences à courir.

Proverbe africain
La nuit dernière, quand les étrangers sont arrivés à Kulumani je n’ai pas
fait mine de guetter leur accueil devant l’administration. J’aurais pu échapper
quelque temps à mon enfermement. Mais je ne l’ai même pas fait. Pendant des
années, c’est le rêve de revoir Arcanjo Baleiro qui m’a fait vivre. Maintenant il
était là, à portée de quelques pas, et je demeurais à l’écart et distante, épiant la
foule qui tournait autour du cortège. On aurait dit des vautours. Ils
s’alimentaient de restes. De restes de nous-mêmes. Et c’est ce que j’ai dit à ma
mère : “On dirait des vautours.” Et les rapaces, comme dit la sagesse locale, ne
deviennent jamais aveugles même une fois morts.
La voix autoritaire d’Hanifa Assulua me ramène à la réalité :
– Ne dors pas à l’ombre des cils, Mariamar ! Va égorgiller une poule.
Un grand repas est en cours de préparation en l’honneur des visiteurs.
Nous, les femmes, nous resterons dans la pénombre. Nous lavons, balayons,
cuisinons, mais aucune de nous ne s’assiéra à table. Maman et moi savons ce
que nous avons à faire, presque sans échanger un mot. Moi, je suis chargée de
capturer, tuer et plumer une poule de notre poulailler. Tandis que je la
poursuis, dans une course bruyante, j’entends derrière moi les pas de quelqu’un
qui se joint à la chasse. J’interromps ma course et, la respiration retenue, mon
regard balaie le sol dans une recherche inquiète. Je ne vois personne, un souffle
d’angoisse s’échappe de ma poitrine :
– C’est toi, ma sœur ?
Pour finir, je me résigne, seule, assise sur l’escalier accroché sur le perchoir
où les poules passent la nuit à l’abri des petits prédateurs.
Quelque part, tout près, est logé Arcanjo Baleiro. Et moi, dans la solitude
de la cour, je plume une poule prisonnière entre mes genoux. Les plumes
volent bercées par la brise errante. Subitement, je vois Silência, à contre-jour,
recueillant dans ses mains les plumes flottantes. Elle réunit ses mains en conque
pour que rien ne s’échappe entre ses doigts et m’offre cette douce pelote. Je
recueille son don et écoute la voix familière :
– Regarde, ma sœur : ceci est mon cœur. Les lions ne l’ont pas emporté.
Tu sais à qui le remettre.
Je remarque que du sang coule le long de mes bras, de mon pagne, de mes
jambes. Serait-ce du sang de poule, on dirait, mais un étourdissement me
brouille la vue. De ma poitrine jaillit une colère incontrôlée, un
bouillonnement de volcan. Et la voix maternelle, provenant de la maison :
– Alors, Mariamar, tu n’as pas encore tué la poule ? Ou tu es, comme
toujours, à muser les ombres ?
Je veux répondre, les mots ne me viennent pas. J’ai brusquement perdu la
parole, seul un bruissement rauque secoue ma poitrine. Effrayée je me lève,
porte mes deux mains à ma gorge, ma bouche, mon visage. Je crie à l’aide, mais
seul un rugissement caverneux s’échappe de moi. La sensation attendue
apparaît alors : une aspérité sableuse dans le palais comme si on m’avait greffé
une langue de chat. Hanifa Assulua surgit à la porte, les mains sur les hanches,
réclamant le travail :
– Encore une fois ces attaques, Mariamar ?
L’apparition de sa mère effraie Silência. J’entends ses pas véloces s’éloigner
tandis qu’un caquètement inquiet me donne la certitude que les volatiles ont
également senti sa présence. Ils ne se sont pas rendu compte que l’un d’eux
gisait mort sur mes genoux. Mais ils ont reconnu le mouvement farouche de la
défunte visiteuse. S’il est vrai que je suis folle, alors je partage ma folie avec les
volatiles.
Maman s’approche, intriguée. Lentement, ses mains remontent sur son
visage comme à la recherche de secours. À deux pas de moi, elle s’arrête,
stupéfaite :
– Qu’est-ce que tu as fait avec la poule ? Ma fille, tu n’as pas utilisé de
couteau ?
Échevelée, Hanifa tourne les talons pour se réfugier dans la maison. Je
regarde la poule mise en pièces éparpillée par terre. Je vois alors un vautour se
poser à mes pieds.
À ce moment-là, un épisode me revient en mémoire : en pleine guerre,
quand les prêtres se retirèrent de Kulumani, plus personne ne s’occupa de
l’élevage des poules de la Mission. Les poules furent abandonnées dans les
poulaillers qui tombaient en pièces. Peu à peu, les volatiles devinrent sauvages,
grattant assidûment la terre dans les friches et ne revenant que le soir. Les
poulaillers tombèrent en ruine et les vieilles planches disparurent dévorées par
les termites. C’était un avertissement : la frontière entre l’ordre et le chaos
s’effaçait. La savane primitive venait récupérer ce qui lui avait été volé.
Et il en fut ainsi : les poules furent dévorées une à une par des vautours.
Les rapaces occupèrent l’espace auparavant réservé aux volatiles domestiques et
devinrent à ce point familiers qu’ils cessèrent de craindre notre présence.
Quelques-uns finirent par obéir à l’appel de grand-père Adjiru qui, en
récompense, leur jetait un peu de graisse.
Un jour, chez nous, le dîner s’annonça fastueux.
– Il y a du poulet aujourd’hui, qu’est-ce qu’on fête ? demanda Silência.
On trouva étrange la taille de la grillade. Moi seule eus le courage de
douter :
– On mange du vautour ?
– Et si c’en est un ? répliqua mon père. Tu n’as jamais entendu dire que
nous, les chasseurs, mangeons des yeux de vautour pour acquérir leur vision
précise ?
Je n’ai jamais su ce que j’ai mangé. Mais la vérité c’est qu’après ce repas, je
n’ai plus jamais connu l’apaisement d’un sommeil profond. Des cauchemars
m’arrachaient du lit et je me réveillais avec un appétit inhabituel, une voracité
qui me volait mon être. La façon dont cette faim me possédait n’était pas
humaine. À vrai dire, je ne ressentais pas seulement la faim. J’étais la faim des
pieds aux cheveux et une salive visqueuse coulait le long de mon menton.
– C’est l’aube et tu manges encore les restes du dîner ? Qu’est-ce que c’est
que ces faims ? trouvait étrange mon grand-père, toujours matinal.
On m’emmena à Palma, pour des examens à l’hôpital. Ça peut être du
diabète, suggéra encore l’infirmier. Soupçon infondé. Aucun examen ne révéla
une quelconque maladie et je revins à Kulumani sans soulagement pour les
mystérieuses crises.

À l’aube, grand-père continua de me croiser sur la terrasse pendant que je


picorais des restes de nchemba, en quête d’os de poule parmi la farine de
manioc. Adjiru profitait du noir pour exercer son autre activité : celle de
sculpteur de masques. Obéissant à des préceptes ancestraux, cette tâche était
clandestine, nul ne pouvait soupçonner que les masques jaillissaient de ses
mains. Ces sculptures représentaient invariablement des femmes : les déesses
que nous avons été ne voulaient pas être oubliées. Les mains des hommes
disaient ce que leurs bouches n’osaient prononcer.
– Je peux faire un masque ? demandai-je.
Le masque, dit-il, n’est pas uniquement ce qui recouvre le visage de celui
qui danse. Le danseur, la chorégraphie, la musique ondulant dans son corps :
c’est tout cela le masque.
– Alors, quand vous aurez terminé l’œuvre, je pourrai la porter ?
– Ceci n’est pas un masque. C’est une ntela, une amulette, si tu préfères.
– Pour l’amour du Ciel, grand-père ! Vous y croyez vraiment ?
– Peu importe ce que je pense. Ce qui compte, c’est ce que pensent les
morts. Sans ça – et il fit tourner le bois entre ses mains –, sans ça les ancêtres
resteront loin de Kulumani. Et tu resteras loin du monde.
– Pardonnez-moi, grand-père : mais vous, un assimilé de naissance, devriez
déjà être très loin de ces croyances…
Un sourire vague et bienveillant : c’était sa réponse. Ensuite, il me
réprimandait. Je ne devais pas jeter les restes de nourriture dehors.
– Cela appelle les bêtes…
Peut-être était-ce ce que je voulais : convoquer les bêtes auprès de la
maison, réinstaurer le désordre de la jungle, transformer les poulaillers en nids
de vautours.
Avec le temps, les crises nocturnes empirèrent : les draps se réveillaient
déchirés, les objets éparpillés sur le sol de la chambre.
– Ce n’est plus de la faim, je suis malade. Grand-père, qu’est-ce qui
m’arrive ? je demandais en larmes.
La raison de ce mal était un secret, répondit un jour Adjiru. Un secret si
profondément gardé que lui-même finissait par oublier.
– Je ne comprends pas, grand-père. Vous me faites peur.
J’étais malade, oui. Mais cette maladie était la seule chose qui me
protégeait de mon passé.
– Ce n’est pas toi le problème, ma petite-fille. Le problème est dans cette
maison, ce village. Kulumani n’est plus un lieu, c’est une maladie.
Kulumani et moi étions malades. Et quand, il y a seize ans, j’ai été charmée
par le chasseur, cette passion n’était rien d’autre qu’une supplication. Je ne
faisais qu’appeler au secours, je priais en silence qu’il me sauvât de cette
maladie. Comme l’écriture m’avait auparavant sauvée de la folie. Les livres me
restituaient des voix telles des ombres en plein désert.

Après le départ d’Arcanjo, il y a tant d’années, lui écrire m’est passé par la
tête. J’aurais écris des lettres infinies, pour obéir à ce désir profond. Je ne l’ai
pas fait. Personne plus que moi n’aimait les mots. Pourtant, en même temps,
j’avais peur de l’écrit, j’avais peur d’être autre et d’être ensuite trop à l’étroit en
moi-même. De la même manière que grand-père sculptait des bois en cachette,
je gardais une mission secrète. Le mot dessiné sur le papier était mon masque,
mon amulette, ma potion.

Aujourd’hui je sais combien j’ai eu raison d’avoir gardé ces lettres pour
moi. En réalité, Arcanjo Baleiro aurait eu des soupçons, s’il avait reçu des
lettres écrites par moi. À Kulumani, beaucoup s’étonnent de ma capacité à
écrire. Dans une terre où la majorité est analphabète, il est étrange que ce soit
justement une femme qui maîtrise l’écrit. Et ils pensent que j’ai appris à la
Mission, avec les prêtres portugais. Mon école, de fait, est née avant : c’est avec
les animaux que j’ai appris à lire. Les premières histoires que j’ai entendues
parlaient de bêtes sauvages. Toute ma vie, les fables m’ont appris à distinguer le
vrai du faux, à démêler le bien du mal. En un mot, ce sont les animaux qui ont
commencé à me faire humaine.
Cet apprentissage s’est fait sans plan mais avec préméditation. Mon grand-
père et mon père rapportaient de la chasse la viande qu’on mangeait et les
peaux qu’on vendait. Toutefois, mon grand-père rapportait quelque chose en
plus. Il transportait de la brousse des petits trophées qu’il m’offrait : ongles,
sabots, plumes. Il laissait ces butins sur une table, à l’entrée de la maison. Sous
chacun de ces ornements, Adjiru écrivait une lettre sur une vieille feuille de
papier. Un a pour la plume de l’aigle, un c pour un sabot de chevreau, un m
pour munda, qui est le nom qu’on donne à la flèche dans la langue de notre
pays. Et l’alphabet défilait devant mes yeux. Chaque lettre était une nouvelle
couleur avec laquelle je regardais le monde.
Un jour, sur la feuille de papier reposait une griffe de lion. Accroupi à côté
de moi, mon grand-père roula sa langue sur son palais et, avec un petit fouet,
fit claquer un l sonore. Son énorme main guida la mienne et je dessinai la lettre
sur le papier. À la fin, je souris, victorieuse. Je me confrontais pour la première
fois à un lion. Et là, calligraphiée sur le papier, la bête sauvage s’agenouillait à
mes pieds.
– Attention, ma petite-fille. Écrire est une vanité dangereuse. Ça fait peur
aux autres…
Dans un monde d’hommes et de chasseurs, les mots furent ma première
arme.

Du haut du goyavier du jardin, j’épie la place du village. Je n’ai jamais vu le


shitala aussi rempli. Ils ont déjà déjeuné, bu, la clameur s’est accrue. Je ne
parviens pas à voir les invités qui sont de l’autre côté du préau. Je m’installe sur
le tronc doux, je hume le parfum des goyaves mûres pour contrarier l’attente.
Et voilà que je vois Arcanjo sortir sur la place pour prendre l’air. Il n’a pas
beaucoup changé : il est plus trapu mais il conserve son allure de prince. Mon
cœur bondit dans ma poitrine. Au sommet de l’arbre, j’ai l’impression d’être
au-dessus du monde et du temps.
Subitement, je vois Naftalinda traverser la place d’un pas ferme. Que fait-
elle dans ce lieu interdit aux femmes ? Je la connais depuis toute petite, j’ai
partagé avec elle la solitude de l’église à la Mission. Certains disent que son
poids l’a rendue folle. J’ai foi en sa démence. Seules les petites folies peuvent
nous sauver de la grande folie.

La vision de la place remplie de gens me fait reculer dans le temps. Je me


souviens des fois où grand-père Adjiru venait me chercher pour une
promenade dans le village. Il me tenait par la main et me conduisait au shitala,
le préau des Anciens. Ma simple présence dans ce lieu était une hérésie que lui
seul s’autorisait. Les hommes interrogeaient grand-père Adjiru sur ses aventures
de chasse. Au début, il hésitait. Parfois il me poussait au centre et proclamait :
– C’est toi, Mariamar, qui vas raconter des histoires.
– Mais je suis une petite fille, je n’ai jamais chassé, je ne chasserai jamais…
– On a tous déjà chassé, on a tous déjà été chassés, arguait-il.
Il gagnait du temps pour devenir le centre du monde. Car, ensuite, il se
levait prodigieux, dépourvu d’âge, et sa parole vaniteuse tourbillonnait dans la
pièce. À un certain point, Adjiru s’arrêtait, soupirait, les yeux en quête d’une
cible, suggérant que la narration serait longue. Il s’asseyait, complètement en
sueur. Mais ce n’était pas un appui qu’il cherchait. C’était un trône. Car
désormais Adjiru Kapitamoro régnerait. En vérité, il ne racontait pas la chasse :
il chassait à nouveau. Dans cette enceinte, à ce moment précis, devant le regard
stupéfait des auditeurs, grand-père tendait un piège à sa proie. Et l’assemblée,
dans un silence suspendu, redoutait de faire fuir non les souvenirs du chasseur
mais les animaux qu’il poursuivait.
– Racontez une autre histoire, Adjiru. Racontez cette fois…
En réprobation, grand-père levait le bras. Il refusait l’invitation : dans le
récit du chasseur, “il était une fois” n’existe pas. Car tout naît là, dans le temps
de sa voix. Raconter une histoire c’est jeter des ombres sur le feu. Tout ce que
révèle le mot est au même instant consumé par le silence. Seul celui qui prie,
dans un abandon total de son âme, connaît cette illumination et cette chute du
mot dans les abîmes.

Une nuit, le récit était déjà bien avancé, les boissons avaient bien tourné,
Genito Mpepe l’interrompit d’une voix embrouillée :
– Mais toi, Adjiru ! Comme tu mens bien !
Ce fut un pavé sans mare. Le regard atone d’Adjiru était celui de la
blessure restant à ouvrir. Affecté, le doigt levé, il proféra :
– Toi, Genito, tu viens de te tirer une balle dans le pied.
Brisé, grand-père se retira du shitala et se dissipa dans la nuit. Moi seule
l’accompagnai. Je m’assis dans le noir et attendis qu’il parle. Enfin, après une
longue pause, pleine de soupirs, il se lamenta :
– Pourquoi ? Pourquoi Genito m’a fait ça ?
– Mon père est soûl.
– Ingrat. Tous des ingrats. Ce qu’ils appellent mensonges, j’appelle ça des
dons.
Son regard se perdit dans l’infini. Mille pensées, mille souvenirs
traversaient Adjiru. Peu à peu, sa colère fut mise en déroute.
– Tu sais, Mariamar ? Le plus triste c’est que Genito est peut-être soûl,
mais il a raison. Toutes ces gloires dans mes récits : tout ça, c’est de la fumée
sans feu.
On se méfie du chasseur, admit-il. Non pas qu’il fût un menteur. Mais la
chasse possède la vérité d’une danse : des corps fuyant leur propre réalité.
C’était ainsi qu’Adjiru la voyait.
En fait, expliqua-t-il, la carrière du chasseur est constituée d’échecs et
d’oublis. Aussi parfaite que soit sa façon de viser, tout homme qui chasse est un
perdant. Pour chaque victoire, mille défaites. C’est pour ça que le chasseur est
un inventeur de prouesses : car il se discrédite lui-même, redoutant davantage
sa fragilité que la plus féroce des proies.
– Mieux vaut être un menteur. Car, au fond, je ne suis rien. Je n’ai jamais
rien fait.
– Ne dites pas ça, grand-père. Vous avez déjà fait tellement de chasses.
– Tu veux savoir, ma petite-fille ? À la chasse, la proie travaille plus que le
prédateur.
Ce n’était pas une plainte. Au fond, il aspirait à n’avoir aucune obligation.
Le bonheur, avait-il l’habitude de dire, consiste à ne rien faire : être heureux
c’est seulement laisser Dieu advenir. Puis il se tut, les mains tournant,
nerveuses, sur ses genoux. Soudain il se leva, déterminé, comme si une âme
nouvelle lui avait rendu visite. D’un pas assuré, il se dirigea à nouveau vers le
préau, se jucha sur une chaise, bomba le torse et affronta la foule.
– Vous voulez des histoires ? Eh bien, je vais vous en raconter une. Votre
histoire.
– Ça y est, c’est reparti, grommelèrent certains.
– Vous avez déjà oublié que vous avez été esclaves ? poursuivit Adjiru.
– On est foutus, commentèrent les autres.
– Ou vous avez déjà oublié qu’on nous a emmenés au-delà de la mer ?
Aucun de nous n’est revenu. Ou avez-vous déjà oublié mon père, Muarimi
Kapitamoro ? Il a été emmené à São Tomé, vous ne vous rappelez pas ?
– On s’en va tout de suite, dirent les hommes en chœur.
Et, s’adressant à moi, ils ajoutèrent :
– Viens avec nous, car maintenant il va pleuvoir des mots.
Ils se retirèrent un à un, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que moi sous l’abri,
fixant franchement la chaise branlante sur laquelle grand-père poursuivait son
allocution enflammée. Presque sans voix, j’ai encore osé l’appeler de retour sur
terre. Cependant, à ce moment-là, j’étais invisible pour lui. Un prophète
enflammé s’était emparé de mon vieux parent.
– Les esclaves ne laissent pas de souvenir, vous savez pourquoi ? Parce qu’ils
n’ont pas de tombe. Un jour viendra à Kulumani où plus personne n’aura de
tombe. Et il n’y aura plus jamais de souvenir qu’ici il y a eu des gens…
– Grand-père, rentrons à la maison.
– Maintenant, nous n’avons même plus besoin qu’on nous mette sur des
bateaux. São Tomé c’est ici, à Kulumani. Ici, nous vivons tous ensemble,
esclaves et propriétaires d’esclaves, pauvres et maîtres de la pauvreté.
À ce moment-là, dans le préau déjà vide, j’ai regardé grand-père Adjiru
comme s’il était un enfant, plus solitaire et désemparé que moi. Je me suis
approchée de la chaise qui lui servait de scène, j’ai levé mon bras bien haut
pour toucher sa main.
– Rentrons, grand-père. Rentrons à la maison.
Bras dessous bras dessus, nous sommes descendus par le sentier près du
fleuve.
Journal du chasseur
(3)

UNE LETTRE LONGUE ET INACHEVÉE

L’homme voit la bruine ; la femme voit la pluie.

Proverbe de Kulumani
Cette nuit même, faisant preuve de la plus grande des hospitalités, on nous
a installés dans le bâtiment de l’administration. On nous a conseillé d’écarter
les piles de dossiers d’archives et d’utiliser des canapés élimés qui pourrissaient
là. On improviserait ainsi tables et lits.
Prodiguant sa sympathie, l’administrateur prend congé, large sourire, déjà
sur le pas de la porte :
– Demain, une dame du village viendra faire le ménage et préparer le
repas.
– Ce devait être Tandi, notre employée, reprend la première dame.
Toutefois, il se passe qu’elle a été…
– Elle est indisposée, interrompt rapidement Florindo.
– Indisposée ? Qu’est-ce que c’est que ce mot, mon mari ? Indisposée ?
Makwala pousse son épouse à l’extérieur avec une ferme gentillesse.
Dehors, ils discutent encore. Peu à peu, les voix s’évanouissent. On dirait qu’ils
se sont éloignés, mais les pas nerveux de Naftalinda confirment qu’elle revient,
tenant à nous laisser avec son dernier mot :
– Simplement pour que ce soit clair : indisposée veut dire attaquée,
presque morte. Et ce ne sont pas les lions. La plus grande menace à Kulumani,
ce ne sont pas les bêtes de la jungle. Faites attention, mes amis, faites très
attention.
La femme ressort et je pense au miracle qu’il existe une porte pour autant
de corps. Je passe les doigts sur le plateau du bureau et je souris : est-ce au
milieu de la poussière du temps et des piles de lettres mortes que j’écrirai ce
journal ? Ce manuscrit n’est simplement qu’une longue lettre inachevée pour
Luzilia.
Je réveille l’écrivain avec une violence inutile. L’homme s’était endormi peu
de temps auparavant, il devait émerger d’un puits profond.
– J’ai besoin de votre aide. Suivez-moi en voiture, pour m’éclairer la
route…
– Que se passe-t-il ?
– Ces types ont rempli les routes de pièges.
– Et alors ?
– Je suis un chasseur, je n’utilise pas de pièges.
J’avance à pied, l’écrivain ensommeillé conduit la voiture lentement sur ma
trace. Ici et là, je ramasse les pièges et les lance à l’arrière de la camionnette.
Plus loin, je tombe sur une construction faite de troncs qui dépassent la taille
d’un homme, soutenant au sommet un toit en paille.
– On dirait une maison, avertit l’écrivain.
– C’est un utegu, un piège pour attraper les lions.
Je passe une corde entre les troncs et l’attache à la voiture, ordonnant à
Gustavo d’entraîner le toit et la palissade en marche arrière.
– Allez, foncez, le pied sur la pédale !
L’effort du moteur conjugué à mes cris impatients me fait remonter au
temps de mon enfance. Je me remémore le jour où mon père avait décidé que
je l’accompagnerais dans la brousse. Ma vieille s’y était vigoureusement
opposée : en plus des dangers de la chasse, nous étions en pleine guerre. Ils
s’étaient disputés à la porte de la maison, c’était l’aube et les cris de ma mère
avaient alerté les voisins. Le vieux Baleiro avait décidé de mettre un terme à la
dispute : il m’avait poussé dans la jeep et s’était enfermé avec moi dans la
cabine. La voiture avait reculé avec une précipitation si folle qu’un choc violent
m’avait brusquement jeté contre la vitre qui s’était brisée. Le sang avait coulé,
chaud, sur mon visage. Je me souviens comment ma mère m’avait porté dans
ses bras en pleurant en silence. En me déposant dans mon lit, mon sang
colorant ses bras, elle avait proclamé avec une mystérieuse sérénité :
– Te voilà prévenu : cet enfant ne sera jamais un chasseur.
Les pièges ramassés, je retourne dans la maison et, à la lumière d’une
lampe à pétrole, j’ouvre mon cahier de notes. Je revois indifférent les souvenirs
de la journée.
– En fin de compte, vous êtes gaucher ? demande l’écrivain en
s’approchant.
– Oui. Mais pour tirer, je suis droitier.
Et d’expliquer avec une inspiration soudaine que c’est la main gauche qui
tient les enfants dans les bras. Elle ne peut donc pas être celle qui tue.
– Étrange, réagit Gustavo. Dans la plupart des cultures, la main gauche est
maudite. Dans quelle tribu avez-vous été dégoter ce précepte ?
– Dans la tribu de chez moi, la tribu des Baleiro. Aujourd’hui, cette tribu
se résume à moi.
– Et qu’écrivez-vous, si ce n’est pas indiscret ?
– J’écris cette histoire.
– Quelle histoire ?
– L’histoire de cette chasse. Je vais publier un livre.
Gustavo ne cache pas son sourire nerveux. La révélation a fonctionné
comme un coup à l’estomac. Les questions se succèdent, sans interruption : un
livre ?… et quel éditeur me publierait ?… Quel genre adopterais-je, le roman,
le témoignage ? Je ne le laisse pas terminer son cortège de doutes et
d’interrogations. Je lui dis comme pour l’apaiser :
– Je crois que je n’y arriverai pas.
– Et pourquoi n’en seriez-vous pas capable ?
– Écrire ce n’est pas comme chasser. Il faut beaucoup plus de courage.
Ouvrir son cœur comme ça, m’exposer sans arme, sans défense…
Gustavo perçoit l’ironie de mes paroles. Il tente alors de m’attaquer sur
mon propre territoire.
– Je vous ai déjà dit que je hais la chasse.
– Pourquoi êtes-vous ici, alors ?
– Dans ce cas, il n’y a pas d’alternative pour protéger les vies humaines.
– Savez-vous ce que je vous réponds ? Peur.
– Comment ?
– Vous avez peur.
– Moi ?
– Vous avez peur de vous-même. Vous avez peur d’être chassé par l’animal
qui vit en vous.
Gustavo tourne le dos, mais je n’abandonne pas : il avait beau vivre dans
un monde urbain et moderne, la brousse primitive demeurait vivante en lui.
Une partie de son âme serait toujours sauvage, remplie de monstres
indomptables.
– Venez avec moi dans la brousse et vous verrez : vous êtes un sauvage, cher
écrivain.
– Traitez-moi de ce que vous voulez, mais je ne vois pas grand héroïsme à
tirer sur des animaux sans défense. Il n’y a pas de gloire dans un affrontement
aussi inégal.
En silence, je retire de mon sac et dépose sur la table une griffe et une dent
de lion.
– De quoi croyez-vous qu’il s’agit ?
– Des parties d’un lion.
– Des parties ? Ce sont des armes. Ce sont les fusils du lion. Comme vous
pouvez voir, la bête est plus équipée que moi. Qui est le chasseur, finalement ?
Lui ou moi ?
– Cette conversation ne mène nulle part.
– Laissez-moi vous dire que, comme reporter, vous avez très mal
commencé.
– Et pourquoi ?
– Vous n’avez pas compris la raison pour laquelle j’ai détruit les pièges.
– Et vous, vous avez encore plus mal commencé : vous n’avez même pas
daigné parler avec les gens avant de détruire ce qu’ils ont construit avec autant
d’ardeur.
– Vous savez une chose, écrivain : ce serait mieux, si au lieu des lions, je
venais chasser des vampires. Les vampires vendent bien, vous auriez un best-
seller assuré.
Je souffle sur la bougie et le noir envahit la chambre. Dehors, la pleine lune
éveille en moi une inquiétude féline. Sous le rideau des paupières, je me
souviens à nouveau de Luzilia. Soudain, un autre mirage m’apparaît cependant.
C’est une jeune Noire, belle. C’est une fille du coin qui sourit près d’un fleuve.
Elle demeure sans visage, cela pourrait être n’importe quelle femme du village.
Ce soir, je dors avec toutes les femmes de Kulumani.

Je ne m’étais pas endormi depuis longtemps quand j’entends des


rugissements. Le monde reste suspendu. Le silence n’existe pas après le
grognement du lion.
– Vous entendez ? demande l’écrivain, inquiet.
– C’est une lionne. Elle est encore loin.
Peu à peu les rugissements s’évanouissent. L’obscurité se tait. Enfin, je
commence ma guerre avec la nuit.

Depuis tôt le matin, une femme nommée Hanifa Assuala balaie, lave,
nettoie, chauffe de l’eau sans jamais prononcer un mot. Sa présence a la
discrétion d’une ombre. Ce n’est qu’en sortant qu’elle m’adresse la parole sans
jamais quitter le sol des yeux.
– Vous vous souvenez de moi ? demande-t-elle.
Je ne me rappelle pas. Je lui explique la circonstance éphémère de ma
visite. Tant de temps était passé depuis que j’étais venu ici chasser un crocodile.
Cela avait duré très peu de jours et j’étais parti sans plus jamais revenir. Je
voulais m’excuser d’une éventuelle indélicatesse. Mais mon manque de
souvenirs semble la soulager.
– Dites la vérité : vous ne venez que chasser ? Ou vous venez chercher
quelqu’un à Kulumani ?
– Quelqu’un ? Je ne connais personne.
– C’est bien qu’il en soit ainsi. Ici non plus, il n’y a personne.
Et elle ne m’en dit pas davantage ce jour-là, ni les jours suivants. Elle allait
et venait là sans corps, sans voix, sans présence. L’écrivain a compris que cette
femme était un pont pour toucher la communauté du village. Et qui plus est :
elle était la mère de la dernière victime des lions. Aussi, Gustavo suit comme
une ombre les pas de la domestique. Hanifa remplit un bidon d’eau quand
l’écrivain l’interroge sur les circonstances qui ont entouré la mort de sa fille.
– Qu’est-ce qui est arrivé cette nuit-là ? Elle était dehors, à cette heure ?
– Le lion était à l’intérieur.
– À l’intérieur de la maison ?
– À l’intérieur, répète-t-elle dans un souffle presque inaudible. Elle désigne
sa poitrine comme si elle suggérait une autre intériorité. Puis, elle passe ses bras
autour du bidon d’eau, refusant l’aide pour le placer sur la tête.
– Je dois rentrer, je vais encore cuisiner, préparer votre fête de réception.
Elle se dresse altière, comme si le bidon d’eau faisait partie de son corps,
comme si c’était l’eau qui la transportait elle.

L’administrateur se manifeste au milieu de la matinée pour nous présenter


le pisteur qui nous accompagnera pendant les chasses. Il s’appelle Genito
Mpepe, c’est le mari d’Hanifa, la femme qui nettoie notre maison. C’est ainsi
que Florindo le présente. Puis, d’une voix étouffée, il ajoute :
– La jeune fille qui a été tuée… était la fille de ce monsieur…
Je déplie une carte sur la table et prie l’homme de me fournir des
indications sur les lieux où les victimes ont été attaquées.
– Je ne lis que la terre. Les cartes sont une langue que je ne connais pas.
C’est ainsi que le pisteur me répond. Ses manières sont brusques, presque
grossières. Je connais ce type de personne. Rudes en apparence mais excellentes
dans l’art de la chasse. Quelque chose me fait cependant penser que Genito
nourrit un ressentiment, une douleur dirigée contre moi.
– J’aurai droit à une arme ?
Non. Je réponds dans les mêmes termes laconiques. L’administrateur tente
de briser la glace en clamant avec un enthousiasme déplacé :
– Notre chasseur a une explication pour les attaques des lions. Expliquez
donc au camarade Genito, il faut qu’il sache…
Pour moi, c’était évident : les paysans avaient exterminé les petits animaux
qui constituent l’alimentation des grands carnivores. Désespérés, ils se sont mis
à attaquer les villages. Les gens sont des proies faciles pour les lions. Cette
rupture dans la chaîne alimentaire – ce fut le terme que j’utilisai avec une
certaine arrogance – était la raison du comportement inhabituel des lions.
– Porcs, affirme le pisteur, nous faisant face.
Dans un premier temps, je crus qu’il nous insultait.
– C’est la faute des porcs ! répète-t-il.
L’écrivain relève le visage pour dire qu’il ne comprenait pas. Mais il
renonce aussitôt : ne pas comprendre est devenu son activité la plus réussie
depuis son arrivée à Kulumani. Genito Mpepe conclut alors :
– Ce sont les porcs qui ont montré le chemin aux lions.
Les porcs sauvages visitaient les enclos, attirés par les cultures autour des
maisons. Les lions avaient suivi leur trace et envahi ainsi un espace qu’ils
n’avaient jamais osé franchir auparavant.

Plus tard, tandis que je range mes affaires, je surprends l’écrivain à regarder
mon journal. Je n’interviens pas. Je laisse ses doigts voraces feuilleter le petit
cahier. Au lieu de m’énerver, cet intérêt me remplit d’une fierté inattendue.
Finalement, l’artiste en personne reconnaissait une valeur à mes arts ?
Je ne sais pas – je ne saurai même jamais – ce que Gustavo pense de ce
qu’il lit. Je sais qu’à un certain moment, ses mains tremblent et un éclat
s’allume dans son regard.

Les papiers tremblant dans les mains de Gustavo me transportent vers mon
enfance. Je revois le jour où Rolando fut obligé de vérifier le véritable contenu
des lettres que maman rédigeait éternellement. Et mon père, les bras croisés sur
sa poitrine, attendant tel un juge suprême. En réalité, je me demandais moi
aussi : les lettres que Martina rédigeait étaient-elles fidèles à ce que mon père
dictait ?
Cela arriva cette fois-là : mon père interrompit sa dictée et se tut pendant
un temps.
– Alors ? demanda sa femme, le voyant absorbé.
– Je ne crois pas que tu obéisses à ce que je te demande d’écrire, dit-il, en
avançant résolument sur son épouse.
Avec brusquerie, Henrique Baleiro arracha la lettre des mains de sa femme.
Il tourna et retourna la feuille à proximité du visage de sa femme comme s’il
regardait à travers le papier. Pour moi, c’était la preuve d’un vieux soupçon :
mon père ne savait pas lire.
– Rolando, mon fils, viens ici.
Mon frère se leva, tremblant de l’âme aux pieds. Notre vieux lui tendit le
cahier, les yeux rivés sur son fils aîné.
– Lis à voix haute ce qui est écrit ici.
Écarquillés, les yeux de Rolando semblaient ne fixer aucun point. Les
lignes dansaient entre ses mains tremblantes. La voix prise dans un écheveau,
sans bout par lequel le délier.
– Lis !
– Où, papa ?
– Lis. Lis n’importe quelle partie.
Le regard de ma mère était une prière. Rolando me fixa avec stupéfaction
et terreur. Puis, il inspira profondément et je ne le reconnus même pas lorsque
sa voix plana dans le salon :
– Mon Henrique chéri, mon mari bien-aimé…
– Allez, continue.
– … mon unique amour de ma vie.
Je fixai le visage de ma mère et vis la tristesse, la tristesse de toute
l’humanité.

La fête de réception prévue au centre du village débutera bientôt. L’écrivain


veut gagner du temps et profiter de l’heure qui reste pour parler avec des
témoins, recueillir des preuves. Je l’accompagne. Nous avançons à la dérive au
milieu des sentiers de Kulumani. Pas militaire, je marche devant, le fusil en
bandoulière. L’écrivain m’interroge une fois de plus sur l’utilité de mon arme
en plein jour, en plein village.
– Les bêtes distinguent autrement jour et nuit, brousse et village.
Je mesure à présent la taille de l’agglomération. Les paillotes s’étendent au-
delà du fleuve et tapissent le versant sur l’autre rive. Le village s’est agrandi
depuis ma dernière venue. Ce sont certainement des réfugiés de guerre, ceux
qui se sont installés sur la rive du Lideia.
Les villageois nous saluent, nous cédant le passage dans les chemins étroits.
Certains ont l’air de se rappeler de moi. Je prodigue des amabilités :
– Umumi ?
– Nimumi, me répondent-ils joyeusement, étonnés de me voir les saluer en
langue locale.
Ils sourient. Mais leur rire se noie aussitôt dans un regard inquiet. Ces
hommes sont unis par une même fragilité. Pendant des siècles, ils ont existé en
marge du monde. Aussi jugent-ils suspect le soudain intérêt pour leur
souffrance. Ce soupçon explique la réaction d’un paysan quand Gustavo
expose le but de l’entretien :
– Vous voulez savoir comment on meurt ? Mais personne n’est jamais venu
voir comment on vit.
Des chiens squelettiques traversent les chemins comme des ombres
errantes. Pourtant, ces chiens, farouches au prime abord, cèdent devant la
moindre caresse et se blottissent tout près de nous comme s’ils avaient la
nostalgie d’êtres humains. L’écrivain les appelle, il veut les flatter. Les gens le
regardent avec étrangeté : on ne s’attend pas à ce qu’il caresse les chiens, encore
moins à ce qu’il parle avec eux. Ces animaux domestiques ne reçoivent ni
parole ni restes de nourriture : ils mangent uniquement ce qu’ils chassent, pour
qu’ils n’aient pas de familiarités existentielles.

Des dizaines de curieux se sont rassemblés en un clin d’œil sous le


manguier. Incroyable comme un endroit désert se remplit subitement de gens
qui ont l’air d’émerger du sable. Je regarde avec cynisme vers ce commerce
d’intérêts. L’écrivain est un rapace : il réclame des récits de guerre. Les villageois
espèrent un certain bénéfice. Un don, dans le parler local. Comment peut-on
me critiquer pour mon activité professionnelle ? Je suis un pratiquant de la
chasse ? Or, l’écrivain est un nécrophage. Il a embarqué dans ce voyage pour
grappiller des malheurs parmi les survivants dont le deuil est le silence.
Gratter les blessures du passé : c’est ce que fait Gustavo en remuant les
souvenirs de la guerre civile.
– De quoi vous souvenez-vous le plus de l’époque de la guerre ?
– Il n’y a rien à rappeler, monsieur, dit un paysan.
– Comment ça ?
– On est tous revenus morts de la guerre.
Je détourne le visage. Je ne veux pas qu’on voie la vengeance s’épanouir
dans mon sourire. Aucune guerre ne se raconte. Là où il y a du sang, il n’y a
pas de mots. L’écrivain est en train de demander aux morts de montrer leurs
cicatrices.
Sur le moment, il me vient à l’esprit que c’est ça qui me plaît dans la
chasse : retourner au-delà de la vie, délivré de mon humanité.

L’aveugle qui nous a poursuivis le soir de notre arrivée est aussi dans le
cercle des interviewés. À un moment, il s’appuie sur les épaules de celui qui se
trouve devant lui et nous salue avec une sobriété solennelle. Il est toujours
pieds nus, portant la même tenue militaire.
– Dans quelle armée avez-vous servi ? demande l’écrivain.
– Toutes, répond-il illico.
Pointant dans ma direction, il ajoute :
– Et je me rappelle bien de la voix de ce monsieur.
– Ce n’est pas possible, ma voix ?
– Pardonnez-moi, je ne veux pas vous offenser, mais je voudrais
demander : pour quelle raison a-t-on appelé un chasseur ? On aurait dû faire
appel à moi qui suis soldat.
– Je ne comprends pas, argumente l’écrivain. Qu’est-ce que ça a à voir avec
les soldats ?
– Vous ne voyez pas ? Ça, monsieur, ce n’est pas une chasse. C’est une
guerre.
C’est la guerre qui expliquait la tragédie de Kulumani. Ces lions ne
surgissaient pas de la brousse. Ils étaient nés du dernier conflit armé. Le même
désordre de toutes les guerres se répétait à présent : les gens sont devenus des
animaux et les animaux des humains. Pendant les combats, on a laissé les
cadavres dans la campagne, sur les routes. Les lions les ont mangés. À ce
moment précis, les bêtes ont brisé le tabou : elles se sont mises à regarder les
gens comme des proies. L’aveugle conclut enfin son long discours :
– Nous ne sommes plus maîtres, nous les hommes. Maintenant, ils
commandent notre peur.
Ensuite il discourut avec éloquence et sans interruption :
– Il est arrivé la même chose à l’époque coloniale. Les lions me rappellent
les soldats de l’armée portugaise. On a tellement fantasmé ces Portugais qu’ils
sont devenus puissants. Les Portugais n’avaient pas de force pour nous vaincre.
Aussi, ils ont fait en sorte que leurs victimes se tuent elles-mêmes. Et nous,
Noirs, avons appris à nous haïr nous-mêmes.
Le vieux parlait comme s’il dissertait, rempli de certitude. À cet instant-là,
il était un soldat. Un uniforme imaginaire étreignait son âme.

L’écrivain sait : le véritable entretien aura lieu pendant la rencontre de


réception prévue au déjeuner dans le shitala, le préau au centre du village. C’est
sous cette ombre que les hommes se réunissent habituellement. Les femmes en
sont exclues. Elles n’osent même pas passer à côté de cet espace couvert.
Florindo Makwala aurait préféré un autre endroit, plus moderne, moins sous
l’emprise de la tradition. Mais l’écrivain a insisté : d’un seul coup, il mettrait en
confrontation les interprétations les plus variées sur les attaques des félins.
Quand nous avons enfin débarqué sous le préau, l’administrateur n’était
pas encore arrivé. Il accomplissait les protocoles du pouvoir : c’était lui
l’attendu. Les plus vieux se lèvent pour nous souhaiter la bienvenue. Quand ils
me saluent, ils font en sorte que leur main gauche tienne mon coude droit.
C’est une déférence, un signe de respect. Ils veulent me dire que mon bras est
“lourd”.
Enfin arrive Florindo Makwala, accompagné de son garde du corps et d’un
secrétaire qui tient une pochette. Un paysan âgé se lève, avec un respect réservé,
et accueille l’administrateur avec les paroles suivantes :
– On ne vous a jamais vu ici, dans ce shitala. Bienvenue au nombril du
village. Asseyez-vous, mais sachez qu’ici nous parlons en premier…
– Très bien, admet l’administrateur. Après, à la fin, je clôturerai la
réunion…
Le vieux attend que Florindo s’installe et, aussitôt, les mains sur les
hanches, il nous affronte Gustavo et moi :
– Pourquoi nous rendez-vous visite ?
– On ne vous a pas informés ? s’étonne l’écrivain.
– On veut savoir pourquoi on nous a choisis nous.
– Et quel est le problème ?
– Les autres, des autres villages, qui n’ont pas été visités, se plaindront.
Nous serons victimes de cette jalousie, et nous, qui sommes déjà en train de
mourir, nous mourrons encore plus par votre faute.
– On ne peut pas aller voir tout le monde, j’argumente, m’associant aux
efforts de Gustavo Regalo. Et qu’est-ce que vous racontez ? Des gens meurent,
toutes les semaines il y a une victime de plus.
– Le temps n’a pas de cours. Les jambes du temps sont en nous-mêmes. En
plus, maintenant encore plus de gens vont mourir. En rendant visite à
Kulumani, vous appelez les lions tueurs.
– Si vous ne voulez pas de moi, je m’en vais, j’affirme en me levant de ma
chaise. Aujourd’hui même je retourne à la capitale.
L’administrateur affolé lève les bras et ordonne à tout le monde de s’asseoir.
Il parle à l’assemblée, puis en shimakonde. On comprend qu’il veut corriger
d’éventuels malentendus. On fait silence. Le vieil agité finit par sourire et
s’adresse à nous en portugais :
– Bon. On va manger d’abord. Après, on parlera, on parle mieux le ventre
plein.
On nous offre une assiette de farine de maïs cuit, qu’on appelle ici shima.
Une énorme marmite remplie de morceaux de chevreau est placée au centre.
Les morceaux de la bête sont là : la tête, les pattes, la viande, les cornes. Je m’en
tiens à la farine arrosée d’une sauce dont je préfère ignorer la nature.
– Ne faites pas de manières, m’encourage Makwala, ce chevreau c’est vous
qui l’avez offert à la population.
On nous sert de la lipa et de l’ugwalwa, des boissons fermentées, je ne
commets pas l’indélicatesse de refuser, même si je ne mouille que les lèvres.
Avant le repas, ils ont fait circuler une bassine d’eau tiède pour se laver les
mains. En l’absence de torchon, j’ai laissé l’eau couler le long de mes bras
baissés. Nous mangeons en silence. On entend la mastication fébrile de la
viande. Ce n’est que lorsque les os une fois nettoyés retournent dans la
marmite que quelqu’un nous adresse la parole. Le vieux avait raison :
l’atmosphère est devenue plus détendue, il y a des rires et on raconte des
blagues. On nous demande, à Gustavo et moi, si nous avons une femme.
Devant la réponse négative, tout le monde s’entre-regarde.
– Aucun des deux n’est marié ?
Subitement, le soupçon se réinstalle : tellement hommes et tellement
célibataires ? On ne pouvait être que sorciers, eux seuls restent solitaires toute
leur vie.
– Pardonnez de douter, mais vous vivez dans l’idéologie de Dieu ?
Le vieux revient à la charge. Il commente le fait que nous ayons refusé de
nous servir dans la grande marmite. Qui, en ce monde, refuse pareille
invitation ?
– Vous vous trompez, frères. Ces Blancs mangent de la viande tous les
jours. Et c’est ce goinfre qui va en finir avec le monde.
– Le problème, rectifie un autre paysan, ce n’est pas ce qu’ils mangent,
mais comment ils mangent.
– Que voulez-vous dire ? demande Gustavo.
– Vous mangez tout seuls. Ce sont les sorciers qui font ça.
Et l’homme pétrit avec sa main un bout de shima, le passe longuement
dans la purée de choux et le laisse goutter avant de le porter à sa bouche.
– Ceux qui mangent tout seuls cachent quelque chose. Vous pouvez en être
sûr, monsieur le fusil de chasse, ce n’est pas nous qui vous recevons mal. C’est
vous qui êtes mal arrivés.
– Oublions tout ça, proclame conciliant l’écrivain. Voilà ce que je veux
vous demander : ces lions qui sont apparus sont vrais ?
– Comment vrais ? demandent en chœur les présents.
Ils expliquent leur étonnement : il y a le lion de la brousse qu’on appelle ici
ntumi va kuvapila ; il y a le lion-fabriqué qu’on surnomme ntumi ku
lambidyanga ; et il y a les hommes-lions, appelés ntumi va vanu.
– Et ils sont tous vrais, concluent-ils à l’unanimité.
Sans crier gare, une voix féminine se fait entendre, hérétique et imprévue :
– La chasse devrait être différente. Les ennemis de Kulumani sont ici, ils
sont dans cette assemblée !
L’intervention inquiète tous les présents. Surpris, les hommes dévisagent
l’intruse. C’est Naftalinda l’épouse de l’administrateur. Et elle défie la plus
ancienne des interdictions : les femmes n’entrent pas dans le shitala. Et sont
encore moins autorisées à émettre des avis sur des sujets de cette gravité.
L’administrateur accourt pour rectifier le tir :
– Camarade première dame, s’il te plaît, c’est une rencontre privée…
– Privée ? Je ne vois rien de privé ici. Et ne me regardez pas comme ça, je
n’ai pas peur. Je suis comme les lions qui nous attaquent : je n’ai plus peur des
hommes.
– Naftalinda, s’il te plaît, nous sommes réunis ici selon la tradition
ancienne, prie Makwala.
– Une femme a été violée et presque tuée dans ce village. Et ce ne sont pas
les lions qui l’ont fait. Il n’y a plus d’endroit interdit pour moi.
Elle évolue avec arrogance parmi les anciens, elle sourit avec dédain à
l’administrateur et pour finir se poste devant moi :
– Vous êtes revenu à Kulumani, Arcanjo Baleiro ? Eh bien, faites la chasse à
ces violeurs de femmes.
– Maman, il faut demander la parole, avertit Florindo Makwala.
– La parole est à moi, je n’ai besoin de la demander à personne. C’est à
vous que je parle, Arcanjo Baleiro. Pointez votre arme sur d’autres cibles.
– Qu’est-ce que tu racontes, ma femme ?
– Vous faites semblant d’être inquiets des lions qui nous ôtent la vie. Moi,
en tant que femme, je demande : mais quelle vie peut-on encore nous ôter ?
– Maman Naftalinda, pour l’amour de Dieu. Nous avons un agenda pour
cet événement.
– Vous savez pourquoi on ne laisse pas les femmes parler ? Parce qu’elles
sont déjà mortes. Ceux-là, les puissants du gouvernement, ces riches
d’aujourd’hui, les utilisent pour travailler dans leurs machambas.
– Maliqueto, s’il vous plaît, emmenez la première dame. Elle perturbe
notre workshop.
– Quelques-uns deviennent riches. Il y a des morts qui travaillent de nuit
pour que quelques-uns deviennent riches.
Une dispute s’empare du lieu. Soudain, plus personne ne parle en
portugais. Cette dispute se produit dans un autre monde. Dans un monde où,
pour se comprendre, les morts et les vivants ont besoin de traduction.
Version de Mariamar
(4)

LA ROUTE AVEUGLE

Un mot qui ne peut sortir de la bouche finit par se


convertir en bave venimeuse.

Proverbe africain
Aujourd’hui, ma mère m’a appris qu’elle travaille comme domestique chez
l’administrateur où loge Arcanjo Baleiro. Elle croise mon chasseur tous les
jours. Peut-être le fait-elle exprès pour m’humilier. Sans que je ne lui demande
rien, maman avance :
– Cet Arcanjo est arrivé malade, la maladie des chasseurs a déjà pénétré son
corps.
Si son intention est de me blesser, je réponds en feignant le désintérêt. Je
ne veux pas savoir. Ma nation n’est plus uniquement le village, ni même ma
maison : c’est ce recoin solitaire. L’enclos où je suis confinée.
Je contemple mes jambes et pense combien elles sont superflues désormais.
Je regrette presque l’époque où j’ai été paralysée comme si mes membres
inférieurs ne parlaient pas la même langue que le restant de mon corps. C’est
ce à quoi j’aspire aujourd’hui : une langue que le corps ne comprenne pas et
que je ne puisse parler qu’en rêve.

Les jambes naissent dans la tête, le corps entier commence dans la tête de
même que les fleuves descendent du ciel. Ainsi disait Adjiru Kapitamoro, mon
très cher grand-père, et aujourd’hui encore je trouve qu’il avait raison. Mes
jambes se sont endormies au réveil de ma tête. Un jour, j’avais douze ans, je
tombai comme un sac vide au pied du lit. La famille se réunit, Adjiru tira mon
père par la veste :
– C’est toi, Genito ?
Je me précipitai pour répondre, défendant mon vieux. Il n’y avait pas de
faute ni besoin d’explication. J’avais seulement eu des cauchemars cette nuit-là,
avec des visions que je n’osais pas rappeler. Ils me levèrent à la force du poignet
et je m’effondrai à nouveau, sans force intérieure.
– Il faut que ça tombe maintenant, au milieu de toute cette guerre, se
plaignit mon père. Elle sera un poids de plus, maintenant.
– Depuis quand un enfant est un poids ? interrogea Adjiru.
Dans l’enfance, le corps ne sert qu’à une chose : jouer. Mais pas à
Kulumani. Les enfants de notre village demandaient à leurs jambes de les faire
fuir devant le feu, plus rapides que les balles. C’était l’époque où les armes
balayaient nos habitations. En fin d’après-midi, le rituel était toujours le
même : on empaquetait nos affaires et on se cachait dans la brousse. Pour moi
cette façon de procéder était un jeu, une diversion partagée avec les autres
enfants. Dans un monde de poudre et de sang, on inventait des amusements
silencieux. Dans ce refuge nocturne, j’appris à rire intérieurement, à crier sans
voix, à rêver sans rêve. Jusqu’au jour où la moitié inférieure de moi-même cessa
d’être mienne. Et je tombai au pied du lit.

Après la paralysie, c’était grand-père Adjiru qui venait me chercher en fin


d’après-midi et me portait dans ses bras vers la cachette dans la forêt. Tous les
autres étaient déjà partis, il ne restait plus que moi et les objets sans valeur
éparpillés sur le sol de la maison. Tandis que j’attendais les bras salvateurs de
grand-père dans la solitude de la chambre, une certitude se renforçait en moi :
j’étais une chose et je serais enterrée comme un objet dans la poussière de
Kulumani.
Moi, Mariamar Mpepe, j’étais doublement condamnée : à n’avoir qu’une
seule place et à n’être qu’une seule vie. À Kulumani, une femme stérile est
moins qu’une chose. C’est une simple inexistence. Si j’étais comme ça, c’était la
faute de ma mère, disait-on. Hanifa Assulua avait été maudite. Sous la pression
des prêtres catholiques, sa famille avait refusé qu’elle soit soumise aux rituels
d’initiation. Ma mère était une namaku, une jeune fille qui n’avait pas transité
vers la femme. Elle avait été baptisée à l’église, mais elle n’était pas passée par la
cérémonie des ingoma, le rituel qui nous permet d’avoir un âge. Hanifa était
condamnée à être une éternelle enfant.
Mon père avait raison : après l’engourdissement de mes membres, j’étais
devenue une gêne. Mais il ignorait que quelque chose de plus grave que la
paralysie était en train de m’arriver. C’est vrai que les fringales avaient diminué.
En échange, je me suis mise à souffrir de crises insolites. Elles avaient lieu en
fin d’après-midi, avant qu’on vienne nous chercher pour se cacher dans les
bois. Silência seule savait ce qui se passait dans notre chambre. Lors de ces
crises, aux dires de ma sœur, je m’éloignais de tout ce qui était connu : je
marchais à quatre pattes avec une dextérité de quadrupède, mes ongles
grattaient les murs et mes yeux roulaient sans arrêt. Faim et soif me faisaient
rugir et écumer. Pour calmer mes colères, Silência disséminait par terre des
assiettes avec de la nourriture et des bols d’eau. Réfugiée dans un coin, ma
sœur, terrorisée et en pleurs, priait pour ne plus me voir laper l’eau et mordre
les assiettes.
– C’est un sort, ce ne peut être qu’un sort, soupirait-elle.
En désespoir de cause, Silência reproduisit sur le seuil de notre porte le
mythe de fondation de notre tribu : elle enterra dans notre terrain une statuette
sculptée en secret par mon grand-père. La légende disait qu’une sculpture en
bois, enterrée par le premier homme dans le sable de la savane, était devenue la
première femme. Ce miracle avait eu lieu au commencement du monde, mais
Silência pria plusieurs nuits de suite pour que dans notre terrain le petit bout
de bois reçût le souffle de vie.
La statuette ne contracterait jamais d’âme, mais chaque fois qu’elle sentait
une crise approcher, Silência courait m’apporter cette petite gardienne en bois.
Alors, je berçais la sculpture comme si c’était ma fille et, dans ce balancement,
des sérénités de mère grandissaient en moi. Puis, à quatre pattes, je transportais
dans ma gueule, à la façon des chattes, la poupée que j’imaginais comme fille
légitime.
Mes jambes étaient peut-être mortes, mais je n’ai jamais été prisonnière de
moi-même. Tous les matins, les voix de la marmaille fusaient à travers le
terrain.
– Grimpe, Mariamar, grimpe-nous dessus !
Les jeunes se relayaient pour me porter sur leurs dos et m’emmenaient loin
de la maison en courses joyeuses. Sur leurs épaules, comme un bébé, il n’y avait
pas de jeu que je n’essayais pas. Aujourd’hui je peux dire : j’ai exercé mon
enfance par délégation d’autres enfants. Accrochée à n’importe quel cou, à
califourchon sur un dos anonyme, je ne me suis même pas rendu compte de
combien ma poitrine s’aplatissait contre la transpiration des garçons.
– De cette manière, tes seins ne pousseront jamais, avertissait ma sœur
Silência.
Les seins sont un signe à Kulumani : par leur taille, les mères savent quand
elles doivent soumettre leurs filles aux rituels d’initiation. Ce qui était pour
moi un jeu innocent était un affront pour le village. Les femmes me voyaient
sur le dos des garçons et, contrariées, elles détournaient le visage. C’est dans
cette position, à califourchon, que les marraines, lesdites “mbwanas”,
transportent aux cérémonies les petites filles qui vont se transmuer en femmes.
C’était cela que les femmes ne me pardonnaient pas : je devançais et
bouleversait un moment qui se voulait discret et sacré. Fille et petite-fille
d’assimilés, je ne rentrais pas dans un monde guidé par des commandements
archaïques. Mon péché redoublait à cause des temps de crise que nous vivions.
Plus la guerre nous volait de certitudes, plus nous avions besoin de l’assurance
d’un passé constitué d’ordre et d’obéissance.

Un jour, un groupe de garçons se rendit à la ville de Palma et vola un


cercueil inutilisé. Ils le rapportèrent de nuit et me dirent :
– C’est ton brancard.
À partir de là, ils m’emmenèrent partout à l’intérieur de ce cercueil. Assise
sur cet autel ambulant, je voyais les gens s’arrêter pour m’adresser les
hommages que personne ne m’avait jamais présentés auparavant. Bercée par
cette vénération unanime, je déclarai :
– Maman, je veux vivre pour toujours dans un cercueil.
Toute cette déférence finit cependant par m’empêcher de comprendre que
tout cela n’était qu’une vanité triste finalement : il fallait cesser d’exister pour
qu’on remarque mon existence. J’aurais dû regretter cet autre abri vivant où
j’avais joué : le dos des autres enfants. Mais non. Balançant sur mon trône
improvisé, des vanités de reine remplissaient ma poitrine :
– C’est maintenant que mes seins vont pousser !
– Ne désire pas grandir, ma sœur, ne désire pas être femme, me mit en
garde Silência.

Un jour, le cercueil apparut complètement fracassé au lever du jour. C’était


grand-père Adjiru Kapitamoro qui l’avait brisé. Sans qu’on s’y attende, notre
ancien avait fait irruption dans la cour et avait saccagé la boîte en bois. Je
l’entends encore hurler contre mes parents :
– Comment autorisez-vous une plaisanterie pareille ? Pour l’amour du
Ciel, c’est une enfant…
Je me souviens d’avoir pleuré devant les planches cassées. En me voyant
creuser furieusement dans le sable, Silência crut encore que je cherchais la
statuette qu’elle avait enfouie dans le terrain. Mais la fosse avait une autre
finalité :
– J’enterre mon cercueil.

Tout cela eut lieu avant ce matin inoubliable où, mes chaussures mises et
mes cheveux bien coiffés, mon grand-père m’emmena pour sortir. Il ne
s’expliqua pas beaucoup. En tout et pour tout les paroles énigmatiques : “Tu
vas recevoir les eaux de Dieu.”
J’étais habituée à ses extravagances. C’était lui qui m’avait attribué ce nom,
mon nom définitif, alors que j’en étais au stade artisanal : Mariamar.
– Je ne te donne pas seulement un nom, dit-il. Je te donne un bateau entre
mer et aimer.
Telles furent ses paroles lors de mon deuxième baptême. Puis il avait ajouté
que je n’avais besoin d’aucun rituel pour être femme. La femme que je serais
était déjà en moi.

Ce matin où Adjiru vint me chercher, ce matin inaugurait un jour où le


monde advient. Les préparatifs de départ furent expédiés en un instant : un
peigne en bois sillonna mes cheveux broussailleux et mes pieds se serrèrent
contre un chausse-pied improvisé.
– Tu as déjà mis tes chaussures ? vérifia mon grand-père.
Les mettre, pour quoi ? Depuis longtemps, les chaussures étaient chez moi
une simple décoration.
– Mes parents savent où on va ?
– N’aie pas peur, je suis ton premier grand-père.
Et il débita des paroles tandis qu’il arrangeait mes cheveux.
– Consacre-toi à la bénédiction, ma petite-fille. Tu vas recevoir le miracle.
– Quel miracle, grand-père ?
– Tu marcheras de nouveau.
Que ce fût une maladie ou une malédiction, il ne pouvait se résigner à me
voir ravalée au rang de bête. Il respira profondément avant de proclamer :
– Un de nos proverbes dit ainsi : “Si tu es capable de parler, tu es capable
de chanter ; si tu es capable de marcher, tu peux danser.” Eh bien tu chanteras,
tu danseras, ma petite-fille.
Je regardai son bras comme si c’était la continuation de moi-même. Et, de
fait, il l’était. Comment pourrais-je un jour couper mon deuxième cordon
ombilical ? Étranger à mes pensées, me transportant dans une brouette, Adjiru
Kapitamoro traversa le village avec la fierté de celui qui serait en train
d’inaugurer la place.
Debout bien droit à la porte de l’église, le prêtre Manuel Amoroso
attendait. Le missionnaire portugais était l’unique Blanc qu’on connaissait.
L’homme ne se distinguait ni par la couleur de sa peau, ni par la langue qu’il
parlait ou les tenues qu’il portait. Ce qui le différenciait, c’était de ne pas avoir
de femme qu’on lui vît. Ni d’enfants à ses basques.
– Adjiru Kapitamoro ! annonça le prêtre, enjolivant chaque syllabe,
comme s’il fredonnait une chanson joyeuse.
– C’est moi, mon père.
Pour la première fois, la voix de grand-père me sembla fragile, en quête
d’un soutien. Je le regardai à contre-jour comme pour confirmer sa stature. Et
je respirai : à nouveau, derrière son image la tour de l’église se dressait
souveraine. Les chemins verticaux vers le firmament commençaient là. Rester
auprès de Dieu me parut alors un effort d’alpinisme. L’église n’invitait pas à
entrer mais à grimper.
Je mis du temps à m’accoutumer à la luminosité de l’intérieur. Puis je m’y
fis peu à peu : je n’avais jamais vu de maison avec autant de murs. La même
croix qui pendait sur la poitrine d’Amoroso régnait, amplifiée, au centre du
bâtiment. Sur le bois du crucifix reposait le deuxième Blanc de ce monde :
barbu, à demi-nu et couvert de blessures.
– Agenouille-toi devant le Christ, ordonna Amoroso.
– Elle ne peut pas, mon père. Vous avez oublié pourquoi elle est venue ici,
à la Mission ?
– Aidons-la. Elle doit le faire.
Les deux hommes me soulevèrent par les bras pour ensuite me lâcher. Je
m’écroulai comme un chiffon mouillé. Je restai étalée sur le sol de pierre et,
depuis cet angle, je contemplai Amoroso et le Christ. Les deux Blancs se
ressemblaient : tristes et éteints comme si la vie se déroulait toujours ailleurs,
un endroit inaccessible. Le Christ exposait ses blessures, Amoroso exhibait son
regard veuf. Ils nous appelaient tous les deux dans la grande famille des
souffrants. Dans la famille de ceux qui ne se sentent proches de Dieu que dans
la souffrance.

– Alors, vous avez décidé pour ma fille ? interrogea le prêtre.


Le pronom possessif irrita mon grand-père. Ma fille ?
– Cette petite-fille, ma petite-fille, sera toujours à moi, je la laisse ici un
temps, uniquement jusqu’à ce qu’elle marche à nouveau. – Tels furent ses mots
irrités, à la sortie de l’église. – Je viendrai moi-même la chercher pour la
ramener chez nous sur ses propres jambes, promit mon grand-père
grandiloquent.
Le prêtre portugais eut l’air de ne pas entendre. Il contemplait subjugué le
toit le l’église comme s’il regardait au-delà de ce qu’il voyait. Il resta ainsi
immobile sans remarquer qu’Adjiru s’était déjà retiré. Il était satisfait : dans une
région majoritairement musulmane, l’étalage d’un miracle pourrait rapporter
des croyants et des bénéfices. Souriant, il me dit :
– Ton grand-père chéri ira directement au ciel quand il mourra.
– Mon grand-père ne mourra jamais !
Pour moi, Adjiru Kapitamoro avait la vie de l’arbre : étant sol, il
appartenait déjà au ciel.

Pendant les deux années que je passai à la Mission, les visites de mon
grand-père étaient mon soleil. En certaines occasions, il gardait le silence en
regardant l’horizon. D’autres fois, il voulait savoir si Dieu me prêtait attention.
– Et comment vont les lettres ? demandait-il.
– J’écris toujours, grand-père. Vous voulez lire ?
– Non, ma fille. Si je lis, tu sais ce qui se passe ? Je cesse de voir le monde.
Lis-moi l’histoire de la reine d’Égypte.
C’était son texte préféré. Je le connaissais par cœur et sur le bout des
doigts. Grand-père fermait les yeux et je récitais, toujours sur le même ton :

On raconte que Râ, le dieu du soleil de l’Égypte ancienne, fatigué des


péchés des hommes, créa la déesse Sekhmet pour punir ceux qui devaient être
punis. Et ce fut ce que fit la déesse, avec même dit-on un zèle excessif. La
vengeance de Sekhmet retomba également sur des gens innocents. Désespérés,
les adeptes de Râ demandèrent de l’aide au dieu, mais celui-ci ne put rien faire.
Alors, les Egyptiens eurent l’idée de fabriquer une boisson de la couleur du
sang et enivrèrent la déesse. Ceci étant, elle s’endormit et fut à nouveau
recueillie par Râ.
La narration terminée, grand-père gardait les yeux fermés. Ensuite, il
embrassait mes mains, en disant : tu es ma déesse, ma petite-fille.

La présence constante d’Adjiru à la Mission me rassérénait, mais redoublait


d’autres absences. Un jour, je dominai ma peur :
– Grand-père, dites-moi : mes parents sont fâchés contre moi ?
– Maintenant, c’est la guerre à temps complet. C’est pour ça qu’ils ne
viennent pas te voir. Tout le monde est parti, il ne reste plus que moi et
quelques-uns comme moi, de ceux qui ne comptent pas.
– Vous n’avez pas peur d’être tué ?
– Je suis tellement maigrelet qu’aucun coup de feu ne m’atteindra.
En réalité, dehors les tirs et les explosions allaient grandissant. Le père
Amoroso était sollicité pour des enterrements de plus en plus fréquents, de plus
en plus lointains. La population de Kulumani, mes parents y compris, s’était
déplacée à Palma voilà des mois. Seuls Adjiru et ses cinq frères étaient restés.
Parce qu’ils étaient vieux, ils étaient convaincus qu’ils seraient épargnés. Mais
ce n’était pas l’âge qui les sauvait : ils payaient pour leur sécurité. Ils donnaient
ce qu’ils chassaient aux soldats de l’une et l’autre armée.
– C’est comme ça, Mariamar, rappelait Adjiru. Dans la guerre, les pauvres
sont tués. Dans la paix, les pauvres meurent.

Un jour, le clan des Kapitamoro ramena à l’église l’aîné des frères. Son
nom était Vicente et il arrivait blessé, sans connaissance, ses pieds inertes
labourant le sol. Soutenu à bout de bras, Vicente entra dans l’enceinte sacrée
sans y voir à deux pas dans la pénombre régnante. Il était aveugle. Ce fut
pourtant lui qui guida ses frères. Il connaissait l’église comme sa poche. Il avait
construit ces murs qui lui donnaient à présent l’hospitalité.
Ils l’assirent sur le long banc en bois, ils l’adossèrent contre leurs épaules.
Adjiru s’approcha du prêtre et lui dit entre prière et menace :
– C’est la maison de Dieu, ici personne ne peut mourir. Vous avez bien
entendu, père Amoroso ?
– Prions, mon fils, prions.
Les Kapitamoro prièrent en gueulant et jamais personne n’avait dû prier
avec autant d’aberration devant un autel. La clameur des frères devenus fous
était intimidatoire : que les divins prennent garde s’il n’y avait pas de miracle.
Au début, on entendait encore le balbutiement du parent blessé. Il
demandait cependant exactement le contraire de ses frères : que le Créateur le
laisse partir, fatigué qu’il était de souffrir. Ce qui se produisit juste après fut la
preuve que Dieu n’écoute pas ceux qui crient le plus. Vicente Kapitamoro
expira sans que personne ne s’en rende compte, ses doigts dévots entrelacés, sa
tête retombant sur ses genoux.
Cet incident porta un coup à la foi d’Adjiru. À partir de là, il ne fréquenta
plus la messe. Il restait sur le seuil de l’église et demandait à ses frères d’entrer
et de prier en son nom. Qu’ils se fassent passer pour lui, qu’ils empruntent son
nom et son âme, ainsi les sollicitait-il.
– On se ressemble, Dieu ne remarquera pas.
Mécontent, le père Amoroso fit les comptes justes. Il était déçu par
l’attitude de Kapitamoro. Mais il ne pouvait pas se confronter à une
personnalité du village aussi éminente. Il laissa les temps lui apporter
l’inspiration. Et les temps apportèrent la Paix. Peu à peu, Kulumani retrouva
l’animation qui semblait perdue pour toujours. Les blessures de l’Histoire se
cicatrisaient, les harmonies perdues se refaisaient. Le missionnaire jugea bon de
profiter de la vague de réconciliation et demanda à rencontrer Adjiru dans la
cour de l’église, pour qu’il se souvienne de ses obligations sacrées.
– Demain je dirai la messe pour l’âme de votre frère Vicente.
– Mon cher monsieur, avec tout le respect dû : je n’irai pas.
– Et pourquoi ne viendrez-vous pas ?
– J’irai à la matanga, notre cérémonie des morts.
– Et comment vous expliquerez-vous devant Dieu ?
– Je m’explique devant Nungu, notre Dieu. Avec tout le respect dû.
Pendant des années, on l’avait critiqué pour s’être rapproché de la Mission
et converti au catholicisme et, dans les mots de ceux de Kulumani, d’être
devenu un vamissau. Pour sa propre défense, il avait argué : “Les autres ont le
batuque 2, j’ai la bible.” Au début, Adjiru gardait encore un objectif dans cette
apparente conversion : remettre les tambours entre les mains de Dieu, faire
danser le livre sacré. Aussi avait-il appris à Mariamar les arts de la danse. Mais
maintenant, il n’y avait plus le moindre objectif.
Faisant appel à l’inspiration divine, Amoroso égrena un long chapelet
d’arguments. La main de Dieu, dit-il, est celle d’un guide aveugle. Cette main
entend que nous soyons maîtres des chemins. Mais les chemins ont la durée
d’une étoile : quand on les voit, ils n’existent plus depuis longtemps.
– Tout ça, ce sont des mots. Quelle main de Dieu désigne le chemin de la
guerre, monsieur Amoroso ?
– Pourquoi m’appelez-vous “monsieur” ? Pourquoi ne m’appelez-vous plus
“père” ?
– Vous vivez enfermé. Regardez ce qui se passe dehors. Et vous verrez que
parfois les dieux meurent dans les guerres…
– Comment osez-vous parler ainsi en pleine maison de Dieu ?
– Cette église c’est moi qui l’ai faite. Moi et mes frères. On a commencé sa
construction quand on était encore esclaves.
Il fit une pause, mesura ses paroles et finit par vider son sac, sans peine,
comme s’il était entre amis :
– À cette époque, on aurait dû jeter l’église dans le fleuve.
– Dieu m’en garde, oh là là !
Sur la pointe des pieds, la voix tremblant d’émotion, tout chez le prêtre
contrastait avec le calme de grand-père :
– Vous vouliez voir un miracle, Adjiru ? Eh bien, regardez votre petite-fille.
Et s’adressant à moi, il ordonna :
– Montre-lui, Mariamar, montre-lui…
Je me levai et marchai dans la direction d’Adjiru. Les jambes flageolantes,
mais les pas fermes. Grand-père n’eut pas l’air surpris.
– Mariamar marche, je suis très content. Mais je demande, monsieur le
prêtre, lui avez-vous appris à donner des coups de pied ?
– Des coups de pied ? Apprend-on ça à une fille ?
– Justement, mon père. Justement parce que c’est une fille, elle doit
apprendre à donner des coups de poing, des coups de pied, à mordre…
– Ce ne sont pas les paroles d’un croyant. Ici on apprend à aimer son
prochain.
– C’est de ceux qui nous sont plus proches que nous devons nous
défendre.
Il se leva et tourna autour de moi, ses mains frappèrent sa poitrine, imitant
un tambour, et il fit tournoyer ses bras. Grand-père savait que le prêtre nous
interdisait de danser.
– Tu danses encore, Mariamar ? Montre-moi donc que tu sais encore
soulever la poussière.
Le regard vigilant d’Amoroso ne m’autorisait pas à balancer. J’esquissai des
pas maladroits à travers la pièce et, sans plus attendre, grand-père leva le bras,
suspendant le spectacle pathétique. D’un ton sec, il ordonna :
– Va faire ta valise, demain je viendrai te chercher.
Il revint le lendemain, apportant une brouette. Je lui rappelai encore que je
pouvais marcher par moi-même. Péremptoire, il désigna le véhicule
rudimentaire et demanda :
– Ma fille, tu sais quel jour c’est, aujourd’hui ?
– Aujourd’hui ?
– Tu as seize ans aujourd’hui. Tu as le droit d’être portée.
Juchée sur cette voiture, je parcourus le village, entendant derrière moi les
cris désespérés du missionnaire :
– Mariamar marche, c’est un miracle de Dieu, c’est un miracle ! Elle est
dans la brouette, mais elle marche parfaitement. Venez voir, c’est un miracle !
Étonnée, je laissai errer mon regard autour de moi. Voilà des mois que je
ne quittais pas la Mission. Kulumani était méconnaissable. Avec la fin de la
guerre, les gens étaient revenus au village. Ma famille s’était elle aussi réinstallée
dans notre vieille maison. Et les habitants semblaient s’être multipliés. Une
foule de vendeurs remplissait la route qui nous reliait à Palma.
À la maison, seule Silência fêta mon retour. Ma mère était en train de
tamiser du riz et releva le visage, sans enthousiasme. C’est moi qui parlai après
un long silence :
– Grand-père dit que c’est mon anniversaire aujourd’hui.
– Grand-père invente des calendriers. C’est pour ça qu’il n’est pas encore
mort.
– Peu importe le jour, c’est bon de revenir. Revenir, maintenant que nous
avons la paix…
Sans détourner les yeux du tamis, Hanifa Assulua protesta en sourdine. Je
parlais de la paix ? Quelle paix ?
– Peut-être pour eux, les hommes, dit-elle. Parce que nous, les femmes,
nous continuons de nous réveiller tous les matins pour une ancienne et
interminable guerre.
Hanifa Assulua n’avait pas de doutes sur la condition des femmes de
Kulumani. On se réveillait à l’aube comme des soldats ensommeillés et on
traversait le jour comme si la Vie était notre ennemie. On rentrait le soir sans
que rien ni personne ne nous réconforte des batailles auxquelles on faisait face.
Maman égrena d’un seul trait ce chapelet de doléances, comme si c’était
quelque chose qu’elle voulait dire depuis longtemps.
– Aussi, ma fille : laisse cette histoire de paix à la Mission. Pendant ce
temps, tu as vécu là-bas, nous ici avons dû survivre.
Elle m’accusait. Comme si j’étais non seulement coupable de sa solitude
mais du malheur de toutes les femmes. Je traversai le couloir avec le pas contrit
de la prisonnière qui retourne à sa cellule.
Journal du chasseur
(4)

RITUELS ET EMBUSCADES

Là où les hommes peuvent être des dieux, les animaux


peuvent être des hommes.

Cahiers de l’écrivain
Hanifa vient m’appeler tard dans la nuit. Elle est tellement inquiète que je
la suis sans même changer de vêtements. Avec un tee-shirt large cachant mes
genoux, je ressemble à un fantôme incompétent.
– Les lions sont arrivés chez moi.
Depuis la nuit tombée, ils rôdent autour du village. Hanifa les avait
entendus de loin.
– Je n’ai rien entendu, avoué-je.
La femme n’a pas de doute. Ils sont trois environ et marchent en direction
du village. On ne les entendrait plus. À mesure qu’ils s’approchent, ils
deviennent plus prudents. Je charge mon arme et sors dans l’enclos, mesurant
le noir et le silence. Hanifa avance derrière moi. L’écrivain, ratatiné par la peur,
ferme le cortège. En un instant, on est dans la cour de la maison du couple
Mpepe.
– N’allumez pas la lampe, monsieur l’écrivain, prie la femme, en sourdine.
– Et comment est-ce que je vois où je marche ? demande Gustavo.
– Taisez-vous, tous les deux ! Et vous, Hanifa, appelez-moi immédiatement
Genito ! j’ordonne.
– Il dort.
Soudain, Hanifa désigne des arbustes qui s’agitent et exhorte :
– Tirez, ce sont les lions ! Tirez !
L’index sur la gâchette se raidit. Dans cet arc d’os et de nerf réside la
décision des dieux : effacer une vie en une détonation d’éclair. Pourtant, dans
ce cas, le doigt, tremblant, hésite. Ce retard est providentiel : une silhouette
émerge de la pénombre, les mains levées comme un épouvantail soûl.
– Ne tirez pas, c’est moi, Genito !
Le pisteur était allé acheter de l’eau-de-vie dans le patelin voisin. Il brandit
une bouteille en guise de preuve.
– Maintenant rentre, Hanifa. Tu sais que je ne veux pas que tu sois ici, la
nuit.
– Votre épouse nous a alertés, dit l’écrivain pour justifier, car il lui semblait
que les lions étaient par ici.
Le pisteur regarde la brousse d’où il venait juste de sortir. Il secoue le tête,
porte la bouteille à sa bouche et se sert généreusement. Il vérifie que sa femme
est rentrée dans la maison. S’assoit par terre et nous invite à boire avec lui.
Aucun de nous n’accepte. On reste là à regarder les étoiles jusqu’à ce que
Genito brise le silence.
– Hanifa savait que c’était moi. Elle savait que c’était moi qui arrivais.
– Je ne comprends pas, dit Gustavo.
– Ce qui s’est passé ici, vous savez ce que c’est ? Une embuscade, Hanifa
veut me tuer.
– Oh là, quelle blague…
– Elle pense que je suis coupable de choses terribles.
– Quelles choses ?
– Ce sont nos affaires. Vous savez : ici, il n’y a pas de police, pas de
gouvernement, et même Dieu seulement parfois.

À la maison, je retire les balles du chargeur du fusil et, à plusieurs reprises,


je presse le doigt sur la gâchette. Un tremblement intermittent subsiste, mais
mon corps obéit rapidement en général. Comme toujours, je tarde à
m’accorder avec le sommeil. Les yeux rivés au plafond, je revois ma dernière
visite à l’asile psychiatrique. L’adieu de Rolando ne quitte pas ma mémoire, ses
longues mains gagnent des ailes et tourbillonnent aveugles dans la chambre. Je
m’attarde ainsi un temps. Comme on dit à Kulumani, la nuit ne s’achève que
lorsque les chouettes se taisent. Sans la présence de ces oiseaux, la nuit n’a pas
de toit. Et sans qu’ils le sachent eux-mêmes, ceux qui font fuir les oiseaux de
mauvais augure existent. À ces chasseurs de chouettes nous devons le lever de
nouveaux jours. Les mains de Rolando fabriquent, au-delà de la distance,
chacune de mes insomnies.

Tôt le matin, l’administrateur entre dans nos chambres, pressé et furtif,


comme s’il était poursuivi par des lions. Il jette un œil à la rue avant de
refermer la porte, essuie son front à l’aide d’un mouchoir puis s’écroule sur le
canapé en skaï noir.
– Mon épouse ne doit pas me voir ici. Cette femme est impossible !
L’homme explique précipitamment ses raisons. Il craignait qu’on ait une
idée fausse de ce qui s’était dégagé lors de la rencontre du shitala. C’est la
jalousie qui s’y était manifestée. Le cancer de notre société, selon ses termes.
C’est justement ce cancer qui avait provoqué la récente destitution d’un de ses
adjoints dans l’administration. La carrière d’un vétéran, cadre du parti, nommé
Simão Mutapa, avait été sommairement détruite.
– Vous ne voulez pas brancher le ventilateur ? Le générateur est branché, la
compagnie a envoyé plus d’essence…
Un ventilateur bruyant est pointé dans notre direction. On reste un temps
à s’entre-regarder, silencieux, attendant que l’administrateur retrouve son
souffle. Il reprend à nouveau la parole pour expliquer qu’avant notre arrivée, le
peuple avait déjà inventé des coupables pour les tristes événements.
– Ils ont accusé Simão Mutapa de cette malédiction.
Il s’était répandu dans le village la rumeur selon laquelle la famille Mutapa
avait des pouvoirs invisibles. C’était dans la maison de Simão, disait-on, que les
lions étaient fabriqués. L’explication ou l’envoi d’une commission d’enquête
par les autorités de la province ne servirent pas à grand-chose. Mutapa ouvrit sa
maison et exposa son intimité pour prouver son innocence. Ils fouillèrent
l’habitation, le terrain, le lieu de travail. Ils ne trouvèrent aucune mintela,
aucun de ces matériaux avec lesquels on fabrique les lions. Mais il était écrit
qu’il était un faiseur de lions.
– Et en quoi consistent ces mintela ? veut savoir l’écrivain.
Autrefois, les mintela se résumaient à des racines, des écorces et des os.
Maintenant, les artefacts magiques incluent des déchets de la modernité
urbaine : acide de batterie de voiture, vieux boîtiers de téléphones portables,
claviers d’ordinateurs.
– Il y a dû y avoir une raison à autant de soupçons, insiste Gustavo.
Le soupçon ne reposait que sur un seul fondement : les Mutapa
accumulaient des biens. Pour n’importe lequel d’entre nous, les biens de ces
fonctionnaires étaient maigres, presque invisibles. Quelques rares pieds de
canne à sucre, quelques bananiers et un alambic où ses filles produisaient de la
lipa. Mais, aux yeux du village, cette richesse était immense et inexplicable.
Dans un endroit où nul ne peut être quelqu’un, Simão Mutapa finit par attirer
l’attention. Le voisinage fut attisé. Et le voisinage c’est comme les
médicaments : il est très bon, mais il ne se montre qu’en cas de maladie. Accusé
de “faire” des lions, Simão fut passé à tabac et menacé de mort. Le lendemain,
lui et sa famille disparurent sur la route.

Naftalinda Makwala vient nous voir en fin d’après-midi, pour nous avertir


que quelque chose se prépare dans le village. On devait être attentifs, mais ne
pas sortir de la maison et ne pas s’exposer. On devait guetter, sans être vus.
– Si vous sortez, vous courrez un danger de mort !
– Que se passe-t-il ? s’inquiète l’écrivain, en soulevant le rideau de la
fenêtre.
– Écrivain Gustavo ? Sortez de là ! Vous ne pouvez pas y assister.
La première dame m’appelle dans un coin et se met devant moi, pressant
ses fesses généreuses contre mon corps. De cette fenêtre, on verrait la place
devant nous.
– Les hommes arrivent. Restez ici, auprès de moi, dit-elle.
Le rituel qui précède la chasse collective, le kuyola liu, est sur le point de
commencer. La place s’apprête à recevoir les deux dizaines d’hommes qui, à
l’aube, se lanceront à la poursuite des lions. Comme j’aimerais être davantage
présent, ah si je pouvais participer au rituel ! Naftalinda comprend ma
déconvenue :
– Vous êtes comme moi, qui suis femme : on reste en dehors. Tenons-nous
compagnie. On est pas bien ici, dans cette ombre ?
Ombre ? À l’intérieur de la maison l’obscurité règne. Dehors les derniers
vestiges du jour s’éteignent. Le rituel a été convoqué d’urgence. Les chefs de
familles souhaitent que ce soit à eux, ceux du pays, d’éloigner la menace qui
pèse sur le village. Ils ne souhaitent pas me remettre à moi, un étranger, les
lauriers de cette bataille contre les plus puissantes forces invisibles.
Les hommes de Kulumani et quelques-uns des autres hameaux voisins se
sont rassemblés. Chacun a apporté un arc, un fusil, une machette, un filet. Ils
ont collecté de la nourriture et de l’eau qu’ils chargent dans des gourdes et des
besaces. Ils se concentrent dans la cour autour du shitala et on dirait qu’il
n’existe aucun étendard pour l’événement, aucune hiérarchie entre eux. Ils
chassent les chiens que l’agitation commence à exciter. Un jeune veut se
joindre au groupe, il est promptement écarté. Il n’a pas accompli les rituels
d’initiation. Peu à peu, comme s’il y avait un maître de cérémonies caché, ils
entament des chants et de timides pas de danse s’esquissent. Le corps de
Naftalinda ne résiste pas et elle se met à balancer les fesses, se serrant de plus en
plus contre moi. Un vertige me déséquilibre. Et si l’administrateur me
surprenait dans ce tiède balancement avec son épouse ? Soudain, un des
danseurs clame :
– Tuke kulumba !
C’est le cri d’encouragement. Alors, comme poussés par une vague
invisible, les hommes frappent leurs pieds sur le sol en mesure, un nuage de
poussière enveloppe leurs corps.
– Bon, la poussière s’est levée ! chuchote la première dame, le visage collé
au mien. Maintenant, dit-elle, seule une colère me vient, je ne peux plus voir
ce spectacle.
Et elle se retire à l’arrière de la maison, se joignant à Hanifa qui prépare un
repas.

Brusquement, l’administrateur Makwala traverse la place. Il arrive


accompagné d’un agent de police. Il crie tandis qu’il secoue la poussière :
– Qu’est-ce qui se passe ici ? C’est une manifestation ? A-t-elle été dûment
autorisée ?
Je profite de l’absence de la première dame et m’échappe subrepticement
de la maison, désobéissant aux instructions rigoureuses de rester caché et à
l’écart. L’écrivain marche derrière moi, l’appareil photo en bandoulière. Nous
nous joignons à Florindo Makwala au milieu de la place. Les villageois
interrompent la cérémonie et nous observent en silence avec animosité. Le
regard qu’ils nous jettent est clair : nous sommes des intrus, nous contaminons
le moment. L’écrivain comprend immédiatement qu’il est hors de question de
prendre des photos. Et il suffit d’une parole en shimakonde pour que
l’administrateur perde son autorité, incapable de poser davantage de questions.
L’un des chasseurs s’écarte du groupe et s’approche de moi pour retirer une
balle de la cartouchière que je porte en bandoulière. Il examine le projectile en
le retournant entre ses doigts. Puis il demande :
– Vous savez qui l’a faite ?
– Qui a fait la balle ?
– Oui.
– On ne peut pas savoir…
Arrogant, l’homme sourit. Puis il brandit sa lance à hauteur de son visage,
me regarde droit dans les yeux et proclame :
– Je sais qui a fait mon arme.
Juste après, il tourne sur lui-même en pirouettes acrobatiques, en touchant
le sol du bout des doigts à chaque tour. Il ramasse une pierre de la taille d’un
poing et la lève au-dessus de sa tête, défiant cette fois l’administrateur
Makwala. Il lui parle en shimakonde. Le policier me traduit :
– Vous pouvez vendre tout ça, le ciel, la terre, les eaux. Vous pouvez nous
vendre, nous. Mais les esprits ne parlent pas avec de l’argent.
Encore quelques sauts et le chasseur de discourir à nouveau :
– Parmi toutes les pierres du monde, il y en a une qui n’est pas terrestre.
C’est la pierre volante.
De tout son élan, il jette la pierre en l’air, l’élan est tel qu’elle se perd au-
delà de la cime des arbres. Tout le monde sait, ce caillou ne tombera plus
jamais sur le sol. Transmuée en oiseau, la pierre guidera les villageois dans la
recherche de la proie. Après une pause, ils recommencent les danses. Le policier
avertit :
– Je ne sais pas si ça vaut le coup qu’on reste ici…
Les hommes entreprennent de se défaire de leurs vêtements. Ensuite, sur
leurs corps nus est versée une infusion faite d’écorces d’arbres. Cette potion les
immunisera contre n’importe quel accident.
Je jette un œil à l’arrière de la maison. De dos, Hanifa est occupée à
éteindre le feu dans la cuisine. Aucun feu ne peut être allumé tant que ces bains
ont lieu. À la fin des lavages uniquement, Hanifa et toutes les femmes
rallumeront le feu.
Pendant un temps les hommes dansent et, à mesure qu’ils tournent et
sautent, ils perdent peu à peu leur discernement et se mettent bientôt à rugir, à
grogner et à souiller leurs mentons de bave et d’écume. Alors je comprends :
ces chasseurs ne sont plus des gens. Ce sont des lions. Ces hommes sont les
animaux mêmes qu’ils prétendent chasser. Cette place ne fait que confirmer : la
chasse est une sorcellerie, la dernière des sorcelleries autorisées.
Pour finir, les hommes partent en silence et ainsi, muets comme une
formation militaire, ils passeront la brousse au peigne fin pendant des jours,
sans réclamer de nourriture, d’eau ou d’abri. Une étrange quiétude règne
maintenant à Kulumani. Un à un, les feux se rallument dans les paillotes.

Transporté, l’écrivain commente :


– Un spectacle inoubliable ! Une démonstration tellurique, quel dommage
de ne pas avoir pu prendre de photo !
– Vous avez aimé ? demande Naftalinda.
Son sourire est énigmatique, presque accablé. Puis elle demande à
nouveau :
– Combien d’hommes étaient à la cérémonie ?
– Peut-être une vingtaine.
– Les autres étaient douze.
– Les autres ? Quels autres ?
– Ceux qui ont tué Tandi, mon employée. Ils étaient douze. Certains
d’entre eux étaient ici à danser devant vous.
– Ils l’ont tuée ?
– Ils ont tué son âme, seul son corps est resté. Un corps blessé, un reste de
personne.
Elle retraça ce qui était arrivé : par mégarde l’employée avait traversé le
mvera, le campement des rites d’initiation pour jeunes hommes. L’endroit est
sacré et il est expressément interdit à une femme de pénétrer dans ce territoire.
Tandi a désobéi et a été punie : tous les hommes ont abusé d’elle. Tous ont usé
d’elle. La fille a été conduite au centre de santé local, mais l’infirmier a refusé
de la soigner. Il avait peur de représailles. Les autorités du district ont reçu une
plainte, ils n’ont rien fait. Qui à Kulumani a le courage de se dresser contre la
tradition ?
– Mon mari s’est tu. Même quand je l’ai menacé, il n’a rien fait…
Je ne sais quoi répondre. Dona Naftalinda se lève et regarde le chemin
emprunté par les chasseurs. Sans cesser d’attiser le feu, elle murmure :
– Je ne sais pas ce qu’ils vont chercher dans la brousse. Ce lion est à
l’intérieur du village.

La nuit déjà tombée, l’administrateur passe par chez nous. Il est inquiet,
quelque chose lui a fait peur dans la cérémonie des chasseurs. Il veut qu’on
organise une expédition sur-le-champ. Il est urgent de prendre les devants, c’est
à nous de tuer les lions.
– Ce ne doit pas être ces gens, ces traditionnels, qui prennent le dessus.
Florindo Makwala attend ma déclaration, un rendez-vous d’urgence.
Toutefois, je ne me décide qu’après son départ. À la lumière tremblante du
pétromax3, j’inspecte mon équipement tandis qu’à ma demande, l’écrivain se
charge de la voiture, de l’essence et des projecteurs. Mes instructions à Gustavo
sont sommaires, sur un ton presque militaire. En nous couchant, j’explique
comme pour atténuer les ordres autoritaires :
– On doit résoudre ça rapidement. Je n’aime pas l’ambiance qui est en
train de se créer.
Tôt le matin, la lumière à peine naissante, je conduis la voiture sur des
ébauches de pistes.
– Pourquoi n’emmène-t-on pas le pisteur ? demande l’écrivain, craintif.
– Genito a bu. En plus, je veux que vous ayez une idée du paysage. C’est
un voyage exploratoire.
– On saura revenir ? demande à nouveau Gustavo.
Sur le siège arrière, l’administrateur n’a pas de doutes : on reviendra sans
difficulté. Car lui, n’étant pas de Kulumani, connaissait déjà les alentours. Son
épouse, Naftalinda, l’accusait de gouverner enfermé dans son administration.
Mais ce n’était pas vrai.
Je n’écoute presque pas, occupé à flairer des traces.
– Hanifa avait raison, les lions sont passés par ici.
À quelques kilomètres, on débouche dans l’une de ces trouées ouvertes
pour surveiller les machambas. Au milieu de la clairière se dresse un arbre
feuillu et, sur le tronc volumineux, deux jeunes sont attachés, à demi nus, avec
des marques de maltraitance. On s’arrête et on sort de la voiture pour se
renseigner sur ce qui se passe là.
– Qu’est-ce qui se passe ? demande Florindo Makwala, s’exprimant en
portugais.
Les jeunes nous regardent comme s’il leur était interdit de parler.
L’administrateur tente de dialoguer, cette fois en shimakonde. En vain. Ils
demeurent muets. Patient, Florindo insiste. Ils répondent d’un signe de tête,
sans jamais utiliser de mots. Makwala conclut en s’adressant à nous :
– On a accusé ces malheureux d’être des fabricants de lions. Les chasseurs
les ont attachés en passant par ici cette nuit. Plus tard, en revenant, ils feront
justice.
Quand on détache leurs poignets, les jeunes demeurent immobiles, collés
au tronc de l’arbre.
– Vous pouvez y aller, les encourageons-nous.
– Où ça ? demande enfin l’un deux.
– Où vous voulez, maintenant vous êtes libres.
Ils ne bougent pas. Moi, il me semble qu’ils s’incorporent à la matière
végétale de l’arbre. On sort de là et les condamnés restent plantés à l’ombre de
la peur. Ils resteront là à attendre le retour de leurs bourreaux.
Je conduis de nouveau sur des pistes couvertes de hautes herbes. J’ai
l’impression de voyager sur une pirogue, parmi des vagues vertes qui ondoient
jusqu’à la limite de l’horizon. La jeep avance tellement lentement que nous
irions plus vite si nous marchions.
Au sommet d’une colline, j’arrête la voiture, j’ôte mon chapeau et je fais
semblant de scruter le ciel.
– On est perdus ? demande Gustavo craintivement.
– C’est bien d’être perdu. Cela signifie qu’il y a des chemins. C’est quand il
n’y a plus de chemins que c’est grave.
– Je demande si vous êtes encore capable de trouver des chemins ?
– Ici, dans la brousse, ce sont les chemins qui nous trouvent.
Derrière moi j’entends l’éclat de rire de Florindo Makwala. L’humiliation
est gravée sur le visage de l’écrivain. Ma parole entière, mon silence entier sert à
l’accuser : il est urbain, il ne sait même pas comment aborder le sol qu’il foule.
Il n’y a qu’une vérité : dans cet univers, Gustavo a besoin de m’avoir pour
maître même pour marcher.

De retour à la voiture, le soleil est maintenant à son zénith et la chaleur fait


naître des mirages dans la prairie.
– Il nous manque un whisky glace, plaisante Florindo.
Les deux échangent des blagues de mauvais goût. Brusquement, je les fais
taire. Je feins d’écouter quelque chose qui leur a échappé. Le ton grave les
effraie :
– Tenez-vous tranquilles, ne sortez pas de la voiture. Sous aucun prétexte,
vous avez entendu ?
Penché, l’arme prête à tirer, je fais comme si j’étudiais le pas le plus
silencieux et je disparais peu à peu entre les arbustes. Ensuite on n’entend plus
que le silence, une monstrueuse solitude entoure ceux qui m’attendent dans la
voiture, paralysés par la peur. Je les entends parler à voix basse.
– Il en a encore pour longtemps ? demande Florindo.
La conversation à mi-voix servant uniquement à tromper l’appréhension
est brusquement interrompue. Parce que je décide de tirer en l’air. Pour créer
davantage de terreur, j’entre en scène en courant, en bondissant par-dessus
les arbustes, en criant de filer de là. L’écrivain bondit sur le volant et la jeep
démarre aussitôt dans une vitesse hallucinante.
– Qu’est-ce qui s’est passé, Arcanjo ? demande, tremblant, l’écrivain.
– Je ne peux pas raconter.
L’administrateur se tait. Si je ne peux pas nommer le motif de la frayeur,
alors ce qui vient de se passer échappe à la raison humaine. Arrivés au village, je
me retire sans un mot. De la chambre, j’écoute la conversation entre Florindo
et Gustavo :
– Que diable a-t-il bien pu se passer ?
– Comment est-ce que je peux savoir ?
– Je commence à souffrir des croyances de ces pauvres gens. Il a peut-être
vu une de ces choses, qui sait…
– Une de ces choses ?…
– Oui, le serpent boiteux, par exemple.
L’administrateur est plus explicite : il y a dans le village un serpent qui
circule dans le silence des toits et le long des chemins. Cette créature
venimeuse cherche les gens heureux pour les mordre et les empoisonner, sans
qu’ils ne s’en aperçoivent jamais. Voilà pourquoi à Kulumani, tout le monde
souffre du même malheur. Tout le monde a peur, peur de la vie, peur des
amours, même peur des amis. Les uns appellent ce monstre “diable”. D’autres
shetani. Cependant la plupart l’appellent “serpent boiteux”. L’écrivain
interrompt ce long récit :
– Pardonnez-moi, mon cher administrateur, mais pour moi, ce serpent
c’est nous-mêmes.
Version de Mariamar
(5)

DES YEUX DE MIEL

Le murmure d’une jolie fille s’entend mieux que le


rugissement d’un lion.

Proverbe arabe
Mes yeux de miel : ce sont eux qui ont captivé Arcanjo Baleiro quand, il y
a seize ans, il nous a rendu visite pour la première fois. Le chasseur m’a
rencontrée au bord de la route et sans savoir, m’a sauvée des griffes de
Maliqueto Próprio, l’agent de police. J’en ai déjà parlé. Mais je n’ai pas dit
qu’Arcanjo était revenu quelques jours plus tard pour me faire des propositions
et des promesses. Il allait m’emmener en ville. Et on serait tellement heureux
qu’on ne se souviendrait plus de tout ce qu’on avait vécu auparavant.
– Viens avec moi, avait insisté le chasseur. On sera heureux ensemble.
Atterrée, je refusai. Ce qu’il promettait était bien au-delà de ce que je savais
rêver. Je jetai un œil alentour pour savoir si on nous écoutait. On parlait dans
la cour de la cuisine, dans ce recoin où les femmes oublient le plus de vivre. Je
regardai le feu éternellement allumé, le bois empilé, les casseroles retournées.
J’observai tout cela comme si ce n’était l’œuvre de personne. Comme si on ne
recueillait pas les braises de notre cuisine pour allumer un autre feu chez le
voisin. Comme si ce n’étaient pas des mains féminines qui éternisaient ce feu.
– Tu ne dis rien, Mariamar ?
Écouter c’est déjà parler. Le chasseur parlait de choses que je ne connaissais
pas : la ville, le bonheur, l’amour. Comme sa parole me plaisait, comme ses
mots me faisaient mal ! Cependant, je ne cédai pas à ces invitations.
Finalement, le bonheur et l’amour se ressemblent. On n’essaie pas d’être
heureux, on ne décide pas d’aimer. On est heureux, on aime.
– On sera heureux, Mariamar.
– Qui t’a dit que je veux être heureuse ?
Il me regarda comme si je parlais une langue qu’il ne comprenait pas.
Cette nuit-là, il y eut des batuques et des danses. Au début, je restai
immobile, regardant les autres remuer leurs corps avec sensualité, le sol
tremblant comme si les tambours résonnaient dans les profondeurs. Je me
retins jusqu’à ce que mes pieds s’embrasent. Pour me sauver de ce feu, je m’en
remis peu à peu à la mesure de la musique, tourbillonnant dans la cour
illuminée. En me voyant danser, Arcanjo s’approcha et m’enlaça par la taille,
m’invitant à tourner avec lui.
– Lâche-moi, chasseur, ici les danseurs ne se touchent pas.
– Je m’en moque, je danse comme je sais.
Je me rappelai de ce que disaient les hommes de Kulumani : personne ne
chasse avec personne. Eh bien, danser c’est comme chasser. Chaque danseur
s’empare de l’univers tout entier. Je tournai sur moi-même avant de lui faire
face :
– Je ne danse pas avec toi. Je danse pour toi. Reste assis et regarde comme
je deviens une reine.
Soumis, il obéit. La réalité, celle-là, cessa de m’obéir. Parce que je me vis
dansant nue dans la cour, me trémoussant par terre, perdant peu à peu la
contenance humaine. Arcanjo tomba vaincu, sans voix, sans geste. Le voir
ainsi, fragile et sans défense, me rendit davantage femme. Je murmurai des
mots doux à son oreille et il s’est dissous en mon giron. On ne remarqua même
pas que le feu s’était éteint : un autre feu s’était allumé en nous.
Tandis que je m’habillais, j’annonçai ce qu’Arcanjo attendait tant :
– Demain matin tôt viens me chercher. Je m’enfuis avec toi.
– Je viendrai, oui. Avant que le village ne se réveille, je passerai te prendre.
Tous les rêves existant pour rêver me visitèrent cette nuit-là. Jusqu’au petit
matin, je restai sur le seuil de ma chambre, les mains croisées sur la valise posée
sur mes genoux. Dans cette valise était abrité mon avenir. Pliés et rangés
comme si c’était du linge attendaient toutes mes rêveries et mes espoirs.

Je n’ai jamais défait cette valise. Car, le lendemain matin, le chasseur n’est
pas venu me chercher. Un oubli, ai-je pensé, pour atténuer les souffrances. Une
petite erreur qu’Arcanjo corrigerait plus tard : il reviendrait à Kulumani où,
pour écourter les attentes, ma valise de voyage demeurait intacte.
Peu à peu, comme celui qui meurt sans maladie, je succombai devant
l’évidence : Arcanjo m’avait abandonnée. Un à un, mes rêves se transformèrent
en un cauchemar récurrent : du fin fond du sommeil émergeaient des voix
distinctes :
– Dombe ! Dombe !
Au loin, au-delà de la brume, des gens criaient. On nous prenait pour des
créatures de race blanche. Voilà pourquoi on nous appelle dombe, qui est le
nom qu’on donne aux poissons. Depuis des siècles qu’ils ont jeté l’ancre ici, on
désigne ainsi les Portugais. Échoués sur les plages, venus de l’horizon liquide,
ils ne pouvaient être nés que dans l’océan. Dont nous provenions, Arcanjo et
moi.
Étendu à mes côtés, inconscient, le chasseur avait l’air mort. C’était mon
cauchemar : Arcanjo et moi faisions naufrage sur une plage en fuyant dans une
pirogue, en descendant le fleuve. Le courant nous jetait au-delà de l’estuaire
jusqu’à nous déposer sur la grève, parmi les débris éparpillés sur le sable.
Peu à peu, des ombres émergeaient des dunes, des silhouettes étincelantes
accouraient dans notre direction. Ils venaient nous sauver, pensais-je. Mais
quand ils se penchaient sur nous, ils ne faisaient rien d’autre que de nous voler
nos vêtements et nos affaires. La horde en furie haussait le ton, en
encouragements rythmés :
– Dombe, dombe !
– Ne nous tuez pas, s’il vous plaît, ne nous tuez pas, suppliais-je en pleurs.
– Vous êtes des poissons, on va vous éventrer.
– Je suis une personne ! Je suis noire, regardez-moi !
Je constatais alors le ridicule de la situation. Comment quelqu’un peut-il
faire la preuve de sa propre race ? Je voulais parler en shimakonde, pas le
moindre mot ne me venait. À nouveau, les cris rythmés, comme dans un rituel
d’exécution. Soudain, une vision surgit de la profondeur nébuleuse : Genito
Mpepe, la machette à la main, commandant à la tourbe hurlante :
– Dombe ! Dombe !
C’était la fin. Mon père s’apprête à dépecer mon amant. À mes côtés,
inanimé, Arcanjo ne se rend pas compte du danger imminent. Rapide comme
l’éclair, la machette fend l’air mais ne parvient pas à atteindre la victime.
Contre toute attente, le corps du chasseur se liquéfie, vague après vague,
jusqu’à être mer, rien de plus que la mer. Arcanjo se sauvait, au dernier
moment, transmué en eau. Dans mon rêve, je me livrais moi aussi à cet ultime
abandon, rejoignant la destinée de mon bien-aimé. Puisque personne ne venait
me sauver, je préférais me dissoudre dans une autre substance.
Le rêve instruisit ma résolution : je voulais mourir noyée. Je n’ai jamais rien
désiré autant. Mourir dans l’eau est un retour. C’est cela que j’ai ressenti en
voyant pour la première fois la mer : nostalgie de ce ventre où je retournais à ce
moment-là. Nostalgie de cette mort douce, de ce battement de cœur à
l’unisson, de cette eau qui, en définitive, est notre corps tout entier.
Ma mère, Hanifa Assulua, se plaignait qu’à Kulumani nous étions enterrés.
C’était le contraire. Noyés, oui. Nous avons tous auparavant été noyés avant de
naître. La lumière qui nous a accueillis lors de l’accouchement fut la première
plage où nous avons été jetés.

Cette nuit, mon père a frappé à la porte de ma chambre. Intriguée, j’ai


entrouvert la porte :
– Je vais avec les visiteurs dans la brousse. Demain nous allons chasser les
lions.
Jamais auparavant mon père ne m’avait dit au revoir. Il partait à l’aube,
personne ne remarquait son départ. Cependant, cette fois, il m’a regardée de
ses yeux vides, a touché mon cou comme il faisait quand j’étais enfant.
– Ne me touchez pas ! ai-je réagi violemment.
– Je suis seulement venu dire au revoir, a-t-il murmuré, soumis.
J’étais surprise de mériter cet adieu. À Kulumani, les pères n’accordent pas
d’attention à leurs filles, ils ne leur parlent pas souvent et ne leur prodiguent
jamais de caresses, encore moins en public. La tendresse est l’affaire de la mère.
Pourquoi Genito Mpepe me consacrait-il alors cette attention soudaine et
inattendue ? Ce qui se passait là n’était pas simplement un adieu, me suis-je
dit. C’était une demande de pardon. Genito Mpepe savait qu’il ne reviendrait
pas de l’expédition. Il se présentait là pour demander pardon. Il demandait
l’absolution pour n’avoir jamais été mon père. Ou plus grave : de n’avoir été
père que pour m’empêcher d’être une personne, libre et heureuse.
C’est étrange combien le cœur habite notre tête. Pendant des années, j’ai
souhaité et échafaudé sa fin. J’ai prié avec ferveur pour qu’une bête sauvage le
dévore, comme c’est arrivé avec Silência. Maintenant pourtant, devant cette
subite manifestation d’humilité, je capitulais, assaillie de remords.
– Père, s’il vous plaît, n’allez pas à cette chasse.
Il m’a regardée par-dessus son épaule avec un effroi qui s’est mué peu à peu
en tristesse désemparée :
– Pourquoi est-ce que tu me demandes ça, Mariamar ?
– C’est que j’ai rêvé, père. J’ai rêvé de la mer.
Genito Mpepe était expert en pressentiments. Cette capacité de prévision
faisait de lui un excellent pisteur. L’avenir se glissait dans ses rêves et, le
lendemain, rien ne pouvait l’attaquer au dépourvu. Comment, cette fois-ci,
laissait-il échapper ce qui était pour moi un présage évident ?
– Tu me demandes ça, Mariamar, uniquement parce que tu as peur que je
tue ton petit chasseur. Ce n’est pas moi que tu veux protéger.
– N’y allez pas, je vous en prie.
– Je dois y aller. Je ne peux pas revenir en arrière. Ces hommes m’ont déjà
payé.
Il a tourné les talons et traîné les pieds, en une marche contrariée. Il a
longuement regardé le tronc du tamarinier. C’est moi qui ai brisé le silence :
– J’ai été tellement triste quand cet arbre est mort.
Mon père alors a révélé : quand j’ai été malade des jambes, c’est maman
qui m’a guérie. Ce n’est pas la Mission, ce n’est pas le père Amoroso. Maman a
fait takatuka avec moi. Elle a transféré sa douleur sur cet arbre qui, après, n’en
a pas supporté le fardeau et a dépéri. C’est en cela que consiste le takatuka :
déplacer le mal de quelqu’un sur une chose. C’est ce qui s’est passé avec moi :
Hanifa Assulua a échangé les blessures de mon âme contre la vie du tamarinier.
C’est cela que m’a révélé mon père, en partant.
Journal du chasseur
(5)

L’OS VIVANT DE LA HYÈNE MORTE

Une armée de brebis dirigée par un lion est capable de


vaincre une armée de lions dirigée par une brebis.

Proverbe africain
L’administrateur est impatient. L’“Opération Lion”, comme il s’est mis à
désigner la partie de chasse, tarde à produire des résultats. Dans l’intervalle, il a
reçu un ultimatum de ses supérieurs du parti. L’investissement extérieur dans la
région pouvait être menacé si ce foyer de tension n’était pas résolu.
– J’ai aussi pensé à inventer un rapport disant que tout va bien.
– Un faux rapport ?
– C’est ce que nous faisons, nous les subordonnés. On ne dit jamais qu’il y
a un problème. Admettre qu’il y a un problème n’apporte que des problèmes
avec les chefs. Mais Naftalinda a lu ce rapport et a menacé de dénoncer le faux
publiquement. Aussi, mon cher chasseur, il n’y a qu’une solution : dépêchez-
vous, tuez-moi ces lions.
Peu après que Florindo s’est retiré, son épouse en personne frappe à notre
porte, la volumineuse Naftalinda. Elle s’assure que l’administrateur était passé.
Puis elle m’appelle à l’écart et me chuchote à l’oreille :
– Florindo est pressé. Il veut présenter des résultats. Il a déjà commandé
des armes pour les distribuer aux autres. Faites attention, mon ami. Il y a ici
des gens qui veulent vous tuer.
Cet après-midi-là, je pars tout seul. Je me dirige vers les forêts qui bordent
la route menant à Palma. Un pressentiment me dit que cette marche sera
productive.

Le pressentiment se confirme. À une demi-heure de route, à contre-jour, la


lionne surgit sur l’autre rive d’un ru à sec. L’animal n’a pas l’air effrayé, comme
s’il attendait cette rencontre. Sans préavis, il se jette à l’attaque et franchit en
un clin d’œil la distance qui nous sépare. Mon propre cri est plus inattendu
que la charge de la lionne :
– Que Dieu me vienne en aide !
Cette invocation désespérée est ce qu’il me reste quand la gâchette du fusil
reste suspendue dans l’attente de la contraction de mon doigt. Quelle
malédiction pèse sur moi, si au lieu de tirer, je me mets à recommander mon
âme ? En mon for intérieur luttent la prophétie de ma mère et l’héritage de
mon père.
Mais voilà que, soudain, la lionne interrompt la charge. Ne pas me voir
courir épouvanté la surprend peut-être, qui sait. Elle est face à moi, ses yeux
prisonniers des miens. Je lui suis étranger. Je ne suis pas celui qu’elle attend. Au
même instant elle cesse d’être lionne. Quand elle se retire, elle a déjà mué
d’existence. Elle n’est même plus une créature.

Je suis tellement accablé et vide en arrivant au campement que je m’allonge


sur la terrasse, disposé à dormir à la belle étoile. J’ai eu la lionne à portée de
balle et j’ai échoué comme si j’étais un novice, saisi par l’anxiété. Je ne mérite
pas un toit. Les dieux me pardonneront peut-être plus facilement, ainsi
humble et exposé.
Je ne suis pas de ceux qui, lorsqu’ils souffrent, appellent les cieux au
secours. Prier, je ne prie qu’en dormant. Les rêves sont mes uniques prières.
Que Dieu ne le prenne pas mal. Mais il ne me reste qu’une âme petite et
temporaire. Cet esprit ne s’allume que le soir, dans un murmure délicat pour
que personne d’autre n’entende. Je demande pardon pour cette dégradation au
rang de bête. Mais avoir une âme est un poids que je ne suis capable de
supporter que mort. C’est pour ça que j’ai tellement aimé, en tellement
d’amours tronquées. C’est pour ça que je chasse. Pour être vide. Exempté d’être
homme.
L’occasion sublime ratée par ma faute me reste obsessionnellement en
mémoire. La lionne continue de m’affronter, jaugeant mon âme. Il y a une
lumière divine dans ses yeux. La plus étrange des pensées me vient à l’esprit :
j’avais déjà contemplé quelque part ces yeux capables d’hypnotiser un aveugle.
Une douce fatigue amollit mon corps, je suis assailli par la même dolence
qui fait tourbillonner les papillons étourdis autour du pétromax. Je m’endors et
je rêve. Je suis l’opposé du chasseur traditionnel qui, la veille, rêve de l’animal
qu’il va tuer. Dans mon cas, je me rêve moi-même, ne prenant vie qu’après
avoir été tué par des créatures hostiles. Ces bêtes sauvages sont à présent mes
monstres privés, ma création favorite. Elles ne cesseront plus jamais d’être à
moi, elles ne cesseront plus jamais d’arpenter mes nuits. Car, en définitive, c’est
moi leur prisonnier domestiqué.

La vieille église de Kulumani m’apparaît en rêve. En ouvrant les portails


rouillés, je tombe sur un prêtre blanc. Il est portugais, son visage me semble
familier. Difficile d’imaginer que c’est un prêtre. Les cheveux hirsutes, la
soutane trouée et sale lui prêtent l’apparence d’un mendiant.
– Entre, mon fils, invite-t-il. Mon troupeau t’attend avec ferveur depuis
longtemps. Ton nom est Arcanjo et c’est Dieu qui t’a envoyé.
Mon regard s’adapte à la pénombre : ceux que le prêtre a appelé “troupeau
de croyants” sont en définitive des lions et des lionnes. Les félins sont assis avec
déférence et écoutent avec une dévotion humaine le message que le prêtre
propage depuis sa chaire. Et, ensemble, croyants et prêtre prient pour que je
mène ma mission à bon terme : que j’en finisse avec les hommes brutaux qui
donnent la chasse à des lions innocents. Le prêtre lève son calice : “Ceci est ton
sang”, proclame-t-il. Luttant pour se contenir, les lions inondent de salive les
bancs de l’église. Les bras tendus, la voix luttant afin de ne pas être noyée
parmi les rugissements des fauves, le missionnaire clame :
– Tu n’es pas du tout venu pour tuer des lions. Tu es venu pour tuer une
personne !
Foutu rêve, je pense au réveil. Je mets l’écrivain au courant des fantômes
qui ont tourmenté ma nuit. Gustavo sourit et commente :
– C’est curieux qu’on rêve toujours des mêmes bêtes : lions, tigres, aigles,
serpents. Au fond, nous voulons être ceux qui peuvent nous dévorer.

Tôt le matin, accompagné par l’écrivain et par le pisteur Mpepe, je pars


dans les plaines arides qui s’étendent au nord du village. Les lions étaient dans
les parages la nuit dernière. J’ai bon espoir que la traque soit facile : les
empreintes des lions se dessineront parfaites dans l’étendue déserte. On appelle
ce territoire Kuva Vila. Et c’est juste, le terme en shimakonde veut dire vide.
L’endroit est désert, maudit. On dit que la pluie n’est jamais tombée là, pas
même une goutte par inadvertance.
On n’avait pas beaucoup marché quand on tombe sur une hyène solitaire
au loin. Elle marche comme un mirage sur le fond indistinct de l’étendue
sablonneuse. L’écrivain a du mal à détecter l’animal. Puis, quand il aperçoit la
proie, la fulgurance d’un instant apparaît sur son visage : le foudroiement des
sens. Je lui explique ensuite : voilà le vice. Ce n’est pas tuer qui me fascine.
C’est cette rencontre avec le miracle fugitif, le moment fugace qui ne se
répétera pas. Brusquement, je suis secoué par l’ordre ferme de Genito Mpepe :
– Tirez, tuez-la !
– Tuer une hyène ?
– Vous ne voyez pas ? Elle a quelque chose dans sa gueule, on dirait un
bout de jambe.
Je redoute que mes doigts ne me désobéissent une fois de plus. Cette fois,
cependant, le fusil remplit sa nature mortifère. Je tire avec précision et la bête
tombe, rayée de la vie. Tout cela cause tout d’un coup en moi une sensation
d’étrangeté. Pour quelle raison ai-je eu accès à mes propres doigts, cette fois-ci ?
Le souvenir de ma mère, souillée de mon sang, comme si elle m’expulsait pour
la deuxième fois, ressurgit en moi. J’entends de nouveau sa prophétie : mon
destin n’était pas d’être chasseur. Mais pourquoi cette prémonition se
manifestait-elle seulement maintenant ?
– Grand tir, elle est tombée raide ! applaudit le pisteur.
Pourtant, la vérité c’est que pour la première fois j’ai tiré sans nerf, sans
âme : le coup de feu a déchiré le silence sans que je me rende compte d’avoir
appuyé sur la gâchette.
En me penchant sur la proie je confirme qu’elle a un os dans la gueule. Ce
n’est pas facile de le libérer des puissantes mâchoires. Pas de doute : il s’agit
d’un fémur humain. La bête l’avait déterré en remuant les sables funestes.
– Vous savez ce que ça veut dire ? interroge Genito. Ça veut dire que les
lions ont tué quelqu’un d’autre.
Quand on arrive à Kulumani, une foule s’agglutine devant
l’administration. Ils avaient entendu le coup de feu et espéraient de bonnes
nouvelles. Ils sont aussitôt déçus quand ils identifient la charge déposée à
l’arrière de la camionnette.
– Cette hyène est à quelqu’un, souffle à mon oreille l’aveugle à la grosse
veste militaire.
Un consensus s’installe aussitôt : cet animal ne répondait pas à l’instinct. Il
avait plutôt accompli un travail de commande. Personne, pas même une bête,
ne fourre sa gueule dans le sol interdit de Kuva Vila. On savait que là, depuis
des temps immémoriaux, on n’enterrait rien mis à part les restes immortels
d’anciens guerriers. Des luttes épiques qui s’additionnèrent dans le temps : les
guerres contre les Ngunis 4, les guerres des Allemands, la guerre contre l’armée
portugaise, la guerre civile et les autres guerres domestiques qui n’ont mérité
aucun titre.

Il est décidé qu’on apporterait l’os fatidique à une vieille sorcière appelée
Apia Nwapa. Un os ne surgit pas du néant. Plus grave encore lorsque, comme
dans ce cas, l’os surgit précisément du néant. Je refuse la consultation des
esprits. Je n’ai pas de temps pour ces divertissements. Mais l’écrivain insiste :
cette visite est vitale et impossible de me dérober à accompagner les
participants de la cérémonie. De cette manière, j’obtiendrais d’autres
bénédictions pour le bon succès de ma mission.
– Je vais demander la permission au fleuve.
La sorcière penche l’ombrelle sur son visage et, à cet instant, elle-même
devient ombre. Apia Nwapa est gonflée de vanité : des gens d’ailleurs (y
compris un représentant de l’administrateur en personne) sont assis dans sa
cour.
La femme se cale lourdement contre le tronc du baobab. Jambes serrées
tendues, elle s’installe comme si c’était son église privée. Elle regarde
longuement l’écrivain, Maliqueto Próprio et moi. Puis, elle annonce à
nouveau :
– Pour vous donner l’autorisation de chasser, je dois d’abord demander la
permission au fleuve.
– Au fleuve ? je demande, impatient.
– Le fleuve a ses commandements. Le ngwena plus grand vit dans le Lideia.
Vous connaissez bien ce crocodile…
– Je le connais ?
– C’est le même crocodile que vous avez tué il y a très longtemps.
Je ne peux que sourire. Ngwena, le crocodile ? J’avais déjà le permis de port
d’armes, j’étais autorisé à tuer les lions assassins. Fallait-il maintenant que
j’attende la sentence d’un crocodile imaginaire ? C’est ce que je demande entre
timidité et scepticisme. La voix d’Apia est contenue, mais elle ne choisit plus
ses mots :
– Imaginaire ? Vous doutez du crocodile ? Quelle sorte d’Africain vous
êtes ?
– Laissons tomber mon cas. Nous sommes venus ici pour que vous
identifiiez un os trouvé dans la gueule de la hyène.
Ils déposent l’ossement à ses pieds. Elle ne bouge pas, se limite à
contempler à distance le reste de squelette. Elle ferme les yeux et inspire
profondément comme si elle évaluait l’odeur.
– Cet os est encore extrêmement vivant. Cette mort a été commandée.
Les ossements sont notre unique éternité. Le corps s’évapore, les souvenirs
s’évanouissent. Restent les os pour toujours. Ce sont les arguments d’Apia
Nwapa : ce qui se présentait là ne se réduisait pas à un fémur. Au contraire,
c’était la preuve vivante d’une vie de quelqu’un.
– Oui, mais de qui ?
– Ma bouche ne désigne personne. Vous savez de qui.
– On est venu ici pour entendre ça ? je demande par défi.
– Alors je vais avancer quelque chose, vous êtes chasseur, vous découvrirez
ce qui se trouve sous mes mots.
Elle fit une pause et, les yeux fermés, ajouta :
– Une femme jetée à terre est tombée plus bas que la poussière. À la fin,
quelqu’un sera enceinte d’un squelette.
Le message semble indéchiffrable, mais Maliqueto semble clairement
comprendre son sens. Une fois loin de la maison de la sorcière, il nous appelle
sur le bord de la route et clarifie :
– Cet os est à Tandi, l’employée de l’administrateur, celle qui a été violée…

Les cris dans le village serinent le deuil : la nouvelle d’une autre victime des
lions assassins s’est déjà répandue. Qu’il s’agisse de Tandi ne surprend
personne. Après avoir été violée, la fille était devenue un vashilo, un de ces êtres
somnambules qui traversent les nuits. Ainsi, exposée et solitaire, elle s’est livrée
à la voracité des lions. Tandi s’était suicidée.
Quand je me couche, on entend toujours les pleurs des femmes dans les
rues. Elles pleurent celle qui est morte. Davantage que sa mort, elles plaignent
sa vie brève, plombée et restreinte. Les derniers mots de la sorcière résonnent
en moi :
– Souvenez-vous, chasseur, ce n’est pas vous qui pressez la gâchette : le
coup de feu advient par la volonté d’un autre qui, à cet instant, occupe votre
être.
Ce fut pour moi la seule fois où Apia Nwapa dit la vérité.
Le lendemain matin, je vais rendre visite à Genito Mpepe. Je frappe dans
mes mains à l’entrée du terrain. C’est son épouse, Hanifa, qui vient à la porte.
Le pisteur, dit-elle, a la gueule de bois.
– Mon mari est un kwambalwa, affirme-t-elle. Je pourrais dire que c’est un
ivrogne. Mais ce qu’est cet homme ne peut-être dit que dans ma langue : un
kwambalwa.
– Ce qu’on voit par là, disséminées sur le terrain, ce sont des bonbonnes de
boisson…
– Ne soyez pas étonné, monsieur : c’est moi qui prépare ces bonbonnes,
c’est moi qui lui donne à boire.
Pour les femmes de Kulumani, mieux vaut un ivrogne qu’un mari.
Néanmoins, dans son cas, le choix se situe entre le crachat du serpent et
l’haleine du démon. La violence de Genito, quand il est sobre, finit par être
plus douloureuse que sa cruauté dans les moments d’ivresse.
– Venez, me demande-t-elle en me guidant par des petits chemins, venez
voir comment cet homme dort encore.
Genito est recroquevillé sur une natte près du puits.
– On dirait une bête, commente Hanifa. Parfois, je demande à Dieu qu’il
ne se réveille plus jamais, confie-t-elle.
Je souris, embarrassé. Je secoue la tête comme pour atténuer la gravité de
ses déclarations. Toutefois, l’hôtesse reprend la parole avec une amertume
redoublée :
– S’il ne se réveillait pas, je n’aurais pas à le tuer.
– Qu’est-ce que c’est que ça, Hanifa ?
– Cet homme m’a donné quatre filles mais il me les a toutes prises.
– On m’a dit que l’aînée a été tuée par les lions.
– C’est Genito qui l’a tuée…
Cette matinée fatidique, Silência se sauvait de Kulumani, fuyant le régime
despotique de Genito Mpepe.
– Venez avec moi voir sa tombe. C’est ici même, à quelques pas.
Nous passons par une clairière jusqu’à une forêt proche. La tombe est
marquée d’une croix en bois et d’une grande pierre en granit. Sur la dalle
improvisée, on a déposé des fleurs des bois. Certaines sont encore fraîches.
– Jolies fleurs. C’est vous qui les apportez ?
– Nous ? C’est vous qui apportez les fleurs.
– Moi ?
– Tous les matins, vous vous agenouillez ici et vous discutez avec la
défunte.

Hanifa me ramène chez elle, un doute tourmente ma pensée : comment a-


t-elle été capable d’inventer que j’apporte des fleurs à Silência ? Je pense : cette
femme est folle.
Dans la cour, j’entends quelqu’un tousser derrière la palissade en roseau.
Quand je m’apprête à regarder, Hanifa me tire par le bras et me fait asseoir sur
l’unique chaise disponible.
– Ce n’est personne, seulement les chiens. Ceux qui n’ont pas encore été
mangés par les lions.
La maîtresse de maison rapporte de la cuisine une marmite avec de la
patate douce bouillie et la sert dans une assiette en terre cuite. Je n’ai pas faim,
mais je ne peux pas refuser. En silence, nous partageons la nourriture.
– Je parle de tuer Genito, mais c’est Kulumani tout entier que je voudrais
éliminer.
– Qu’est-ce que c’est que cette colère, Hanifa ?
– Nous sommes tous les deux ici à manger ensemble. À Kulumani c’est
interdit. Un homme manger auprès d’une femme ? Uniquement si l’homme
est ensorcelé.
– Je suis peut-être vraiment ensorcelé, qui sait ?
Brusquement, j’entends tomber la vaisselle mise à sécher sur le hangar. Et
je vois une silhouette de femme courir se cacher derrière la maison.
– Qui est-ce ?
– Ce n’est personne.
– Mais j’ai vu, j’ai vu une femme se cacher.
– C’est ce que je vous disais : une femme, ici, ce n’est personne…
Elle se lève et me conduit sans cérémonie dans la cour de devant. C’est une
façon de me dire que la durée de la visite est sur le point de s’achever. Elle veut
m’offrir des pieds de manioc. Gentiment, je refuse. Avant de partir, elle prend
mes mains et demande :
– Je vois une tristesse si profonde en vous. Qu’est-ce qui se passe ?
– Rien. Il ne se passe rien. Et pourquoi demandez-vous ?
– Pour quelle raison perdez-vous du temps à parler avec une vieille noire et
solitaire comme moi ?
Version de Mariamar
(6)

UN FLEUVE SANS MER

Sage est la luciole qui utilise le noir pour s’allumer.

Proverbe de Kulumani
La nuit où Arcanjo est arrivé, j’ai rêvé que j’étais une poule dépérissant
dans le poulailler de Genito Mpepe. Les autres poules étaient mes sœurs. On
vivait dans le quotidien sans histoire des oiseaux dépourvus de vol. Entre-
temps, les nouvelles étaient parvenues à nos oreilles que les poules étaient
devenues des vautours dans d’autres poulaillers. Et nous avons prié que la
même métamorphose se produise avec nous. Comme les vautours nous nous
élèverions à la liberté des cieux et aux vols étourdissants dans les hauteurs.
Cependant, le miracle tardait.
Un jour, tandis qu’il nous donnait du maïs, grand-père Adjiru expliqua : ce
n’étaient pas les grilles du poulailler qui nous séparaient de la liberté. Le secret
de notre soumission était autre et habitait en nous : tous les matins Genito
Mpepe nous hypnotisait. Il suffisait d’un doigt, oscillant comme un pendule
devant le bec, pour nous plonger dans l’immobilité, étrangères au monde. Et
quand l’une de nous semblait s’éveiller à la vie, notre maître lui plaçait la tête
sous son aile et elle retournait aussitôt à la léthargie éternelle.

Ce rêve fut récurrent toutes les nuits suivantes. C’était comme si les rêves
désiraient m’alerter de quelque chose. Cette chose, je le sais à présent, c’est la
peur. Et tout devient clair : ce n’est pas à cause d’une quelconque désinvolture
qu’Arcanjo m’a abandonnée. Son éloignement s’explique par la peur. Ce dont il
souffrait, c’était de la terreur archaïque que des monstres ne se cachent sous la
surface du lac. Le soupçon de ce que, dissimulée sous ma douce apparence,
habite la bête sauvage qui le dévorerait. La crainte d’Arcanjo était celle-là.
La vérité est qu’Arcanjo n’a pas été fait pour partager sa vie. La grandeur
du chasseur est dans la solitude. Ses paniques, ses lâchetés n’ont pas de
témoins. La victime seule connaît ces faiblesses. D’où l’urgence du chasseur à
se défaire de sa proie.

Il y a seize ans, quand Arcanjo Baleiro m’a regardée danser à la fête du


village, l’incertitude habitait déjà en lui. Le chasseur avait peur de ce que mon
corps disait, il avait peur de celle qui parlait par mon corps tandis que les
batuques résonnaient. Pour lui qui ne connaissait pas cette langue, ce ne
pouvaient être que des forces obscures. Les démons parlent ainsi, sans mots,
exprimant tout dans la volupté des corps. Sa crainte était celle-là. Pourtant ce
n’étaient pas les démons qui faisaient trembler mon corps. C’étaient des dieux
qui parlent et écoutent à l’intérieur de nous, les femmes. La crainte d’Arcanjo
était la même que celle de tous les hommes. Que revienne le temps où nous,
les femmes, étions des divinités. En s’enlaçant à moi, avec la douceur d’une
brise, Arcanjo désirait la protection et la grâce de ces entités. Cependant, nos
dieux n’étaient pas les mêmes. Les siens dormaient dans des livres. Les miens se
réveillaient dans la musique. C’est ça que le chasseur n’a pas compris. Je ne
dansais pas. Je faisais autre chose : j’effaçais le temps et le poids, comme un
serpent qui se dépouille de son ancienne peau.

Ce qui m’arrivait à présent dans cette réclusion imposée m’était déjà arrivé
auparavant. Il y a seize ans, quand Arcanjo Baleiro est parti du village, je me
suis prostrée sur la terrasse à regarder les jours défiler. Le même enfermement,
qui touche les papillons à un certain moment, se produisait en moi. Je migrais
dans un cocon, enveloppée dans le temps, dans l’attente qu’une autre créature
sorte de moi. En me voyant vaincue et abattue, sous l’auvent de notre maison,
tout le monde croyait que j’étais retournée à mes anciennes paralysies. Mais je
n’étais vide qu’en apparence. Car je savais que, bien qu’éphémère, l’amour
d’Arcanjo avait engendré un fruit. J’attendis que mon ventre s’arrondisse et, le
jour exact de mes dix-sept ans, je me présentai devant ma mère dans un affront
triomphal :
– Vous croyiez que je n’étais pas femme ? Mettez votre main ici, sentez ce
que je porte en moi.
Inerte dans ma main, son bras retomba avant même de toucher mon
ventre.
– Tu as entendu le tonnerre et tu penses déjà qu’il pleut, Mariamar ? Eh
bien, il y a encore beaucoup de nœuds dans la corde du temps.
– Je ne comprends pas, maman.
Je mentais. Je savais ce qu’elle suggérait. Les femmes de Kulumani, à
chaque mois de grossesse, faisaient un nœud dans une corde qui est transmise
de génération en génération.
– Nous sommes femmes, dit-elle. Nous avons été faites pour dépasser la
souffrance.
Après, plus un seul mot : qu’un sourire énigmatique, frôlant presque le
dédain. Sans rien dire, ma mère ravivait la vieille blessure : j’étais sèche, mon
aridité était incurable.
– Ne me regarde pas comme ça, ma fille. Tu sais bien de qui c’est la faute.
Il n’y avait pas de doute : je ne pouvais pas être mère à cause du coup que
j’avais reçu de mon père. Même l’infirmier avait confirmé les graves
conséquences des coups de pied.
– Il y a des enfants qui naissent et meurent en notre sein, affirma Hanifa,
mettant un terme au dialogue.
Des mots écrits dans le destin. Car cette même nuit un cauchemar déborda
de mon sommeil : à l’intérieur de moi, un fauve carnivore dévorait mon
enfant. Mon bébé mulâtre, mon enfant impur, enfant naturel de la route,
s’éteignait comme un rêve dans l’obscurité. Je me réveillai ensommeillée, le
drap humide : le sang me rendait visite, ensanglantant mes cuisses. Je criai,
insultant ma mère, hurlant que j’accouchais. Ce sang sur mon lit était lui-
même une créature, un caillot vivant, un sang-humain.
– C’est mon fils, c’est votre petit-fils, criai-je, les mains ouvertes
dégoulinant d’un rouge épais, sur le seuil de la chambre d’Hanifa Assulua.
Aujourd’hui, je sais : l’histoire de mon enfance n’est qu’une demi-vérité.
Pour démentir une demi-vérité, il faut bien davantage que la vérité entière.
Cette vérité immense, tellement vaste qu’elle m’échappait, n’était qu’une : ce ne
sont pas les châtiments corporels qui m’ont rendue stérile. Celle-là, c’était la
version édulcorée inventée par ma mère. Le crime fut autre : des années durant,
mon père, Genito Mpepe, abusa de ses filles. D’abord, cela arriva à Silência.
Ma sœur souffrit en se taisant, sans partager ce terrible secret. Dès l’apparition
de mes seins, ce fut moi la victime. Les fins d’après-midi, Genito migrait de
lui-même au moyen de la lipa, l’eau-de-vie de palmier. Déjà complètement
ivre, il entrait dans notre chambre et le cauchemar commençait. L’incroyable
était qu’au moment du viol, je m’exilais de moi, incapable d’être celle qui était
là sous le corps en sueur de mon père. Un étrange processus me faisait oublier
tout de suite après ce que je venais de subir. Cette subite amnésie avait une
finalité : j’évitais de devenir orpheline. En définitive tout cela se produisait sans
jamais advenir. Genito Mpepe désertait vers une autre existence et moi je
devenais une autre créature, inaccessible, inexistante.
Hanifa Assulua, ma mère, a toujours fait semblant de ne rien savoir. Que
c’était une invention des voisins, un délire de celui qui voulait dissimuler ses
propres taches. Quand les évidences la broyèrent, elle me fit appeler pour me
demander la voix tremblante :
– C’est vrai ?
Je ne répondis pas, les yeux cloués au sol. Mon silence fut pour elle la
confirmation.
– Maudite !
Sans la moindre réaction, je la regardai se jeter sur moi, m’assaillir de coups
de poing et de coups de pied, m’insulter dans sa langue maternelle. Au milieu
des baves et des crachats, elle disait que c’était de ma faute. Uniquement de ma
faute. Bien que Silência l’eût déjà avertie : c’était moi qui provoquait son
homme. Elle ne se référait pas à Genito comme “mon père”. Il était
maintenant “son homme”.
– Sors de cette maison. Je ne veux plus jamais de toi ici.
Je ne suis pas partie en définitive. Au contraire, je me suis cloîtrée entre des
murs et jamais personne ne s’est autant enfermé dans une maison. Hanifa
Assulua fit venir un sorcier et ce uwavi me fit boire une potion amère. Pendant
toute une journée, je me suis servie dans une petite cruche en terre. Le
lendemain, le venin avait déjà produit son effet. J’avais été muée en un corps
sans âme. De la sève empoisonnée, au lieu de sang : c’était ce qu’il restait dans
mes veines.
Ma mère se vengeait : autrefois elle avait transféré ma maladie vers l’arbre
de notre cour. Maintenant elle faisait takatuka à l’envers : elle déplaçait la vie
de moi vers l’arbre mort. En un instant, le tamarinier renaquit vert et hautain.
En échange, je devins une créature inanimée. Un seul sens me restait : l’ouïe.
Pour le reste, une noirceur ancienne et congénitale m’entourait.
Hanifa Assulua aspirait à bien plus que de m’éliminer physiquement.
Mourir était peu. Il fallait gommer ma naissance. Les morts ne sont pas
absents : ils demeurent vivants, nous parlent dans nos rêves, nous pèsent sur la
conscience. La punition qui m’était réservée était l’exil absolu. Non pas de
Kulumani, mais l’exil de la raison et du langage. Je fus déclarée folle. La folie
était la seule absence parfaite. Dans la démence j’étais visible, mais fermée ;
malade, mais sans blessure ; blessée, mais sans douleur.
Grand-père Adjiru tenta de me sauver, il essaya ses propres mintela. Rien
n’y fit. On convoqua le père Amoroso. Mais, cette fois, le prêtre portugais ne
tenta même pas de miracle. Emmenez-la tout de suite à l’hôpital, fut la seule
chose qu’il dit. On me conduisit à Palma et l’infirmier diagnostiqua sans
sourciller : cela, ce sont des choses sans causes.
– Avec de la chance, elle marchera à nouveau.
Je restai hospitalisée un temps à l’infirmerie sans signe d’amélioration. La
médecine m’abandonna, mais on ne me ramena pas pour autant à Kulumani.
Je restai à l’hôpital de Palma avec moins de vie et encore moins de compagnie.
Je compris seulement plus tard pourquoi on avait remis mon retour. Grand-
père Adjiru est mort au cours de ces jours-là. Ils n’ont pas voulu que je sois
présente. Non pas pour m’épargner l’adieu. Mais pour que cet adieu dure toute
ma vie.
Au premier anniversaire de la mort de grand-père, on m’emmena visiter sa
tombe. Le défunt avait exprimé le désir de me voir à la cérémonie. J’étais
revenue à la maison, mais ma condition n’avait pas changé. Personne ne voulut
me transporter dans cet état sur la route. Je pouvais contaminer les voitures. Ils
choisirent de m’y conduire dans une embarcation, le long du fleuve, jusqu’au
bois sacré où reposaient Adjiru et l’arrière-grand-père Muarimi.
À la force des bras, on me passa sur la coque de l’embarcation. À ce
moment-là, je glissai et tombai, abandonnée, dans les eaux du fleuve Lideia.
On dit que j’ai disparu dans le lit profond et que je suis restée immergée des
temps infinis. Quand finalement on m’en retira, j’avais dans le regard
l’éblouissement de celui qui vient de naître. Peu à peu, je comparus devant le
monde. Je fis quelques pas ivres alentour, secouai les épaules comme si je me
libérais d’un invisible fardeau. Il n’y avait pas de doute, comme témoignaient
en chœur les voix des parents :
– Mariamar est revenue ! Mariamar est revenue !
Ébahis, les regards se focalisaient sur moi. J’étais le centre de l’univers. Le
silence se fit, les parents immobiles, attendant ce qui allait suivre.
– Où sont mes sœurs ? furent mes premiers mots.
On fit venir Silência, ma sœur aînée, et les jeunes jumelles, Uminha et
Igualita. En silence j’embrassai Silência et m’agenouillai pour regarder en face
mes plus jeunes sœurs. Seuls quelques mois étaient passés. Pourtant, les petites
étaient tristement vieillies. Je me suis toujours demandé si à Kulumani les
enfants existaient. Peut-on appeler enfant une créature qui laboure la terre,
coupe le bois, porte l’eau et, à la fin de la journée, n’a plus le cœur à jouer ?
Soudain, mon père interrompit le silence, suspendit les embrassades et
proclama :
– Allons voir la mer.
– La mer ? s’étonna ma mère.
– Toute la famille y va, s’exclama Genito Mpepe, catégorique. C’est ce que
j’ai promis à grand-père.
Ce n’était pas à la mer que je voulais qu’ils m’emmènent. Je désirais
simplement retourner dans les bras de ma mère, qu’elle me berce et que je
redevienne enfant. C’était l’unique mer que je voulais. Je compris alors
pourquoi le père Amoroso parlait tant du déluge final. C’était ce à quoi
j’aspirais : une inondation qui balayât ce monde. Ce monde qui obligeait une
femme comme Hanifa à avoir des enfants, mais qui ne la laissait pas être mère,
qui l’obligeait à avoir un mari, mais ne permettait pas qu’elle connût l’amour.

Toute la famille s’extasia devant l’immensité de l’océan, l’infini vivant, cet


horizon sans contour qui semblait naître en nous. Mes sœurs paralysées par
l’étonnement perdirent le verbe, enivrées devant cette immensité. Je fus la seule
à marcher en direction des vagues qui venaient se briser sur la grève. Ce ne fut
pas cette absence de limites qui me fascina. Ce fut l’écume qui m’enchanta, les
chiffons d’écume qui s’échappaient de la crête des vagues. Comme des oiseaux
blancs, sans corps et sans ailes, ces lambeaux s’échappaient en un vol aveugle
pour se dissoudre dans l’air. Sur mes lèvres, j’enroulai et lâchai mille fois le mot
“écume”. Si un jour j’avais une fille, je l’appellerais ainsi : Écume.
Le nom que j’ai choisi pour cet enfant impossible est juste en fin de
compte. Car ma descendance se fera avec la même matière qui s’échappe des
vagues et s’envole jusqu’à n’être rien d’autre que l’absence. Je n’aurai jamais
d’enfants, il n’y aura personne à qui je pourrai donner un nom.
Et, pourtant, à chaque nouvelle lune je suis prise de spasmes et, dans la
solitude de mon lit, je donne le jour. Des dizaines d’enfants, j’ai déjà eu des
dizaines d’enfants, aucune femme n’a accouché autant de fois. Un nombre
infini de bébés sont nés et tous se sont éteints dans la minute suivante comme
des étoiles filantes rayant les cieux. Mes enfants impossibles se sont évanouis,
mais les vraies douleurs de ces accouchements imaginaires me poursuivront
toute la vie.
Ma mère, Hanifa Assulua, qui connaît la souffrance, m’a bien prévenue :
les douleurs passent, mais ne disparaissent pas. Elles migrent à l’intérieur de
nous, se logent quelque part dans notre être, submergées au fond d’un lac.
Journal du chasseur
(6)

LES RETROUVAILLES

Je ne suis heureux qu’avant de vivre. Je ne me souviens


que de ce que je rêve. Pour cela, j’écris.

Extrait volé aux cahiers de l’écrivain


On a enterré Tandi, tôt le matin. Il y a peu de gens à l’enterrement. Des
femmes surtout. L’administrateur est présent, accompagné de son épouse. La
défunte avait tout de même toujours été son employée. L’absence du patron
eût été suspecte aux yeux du village. Contrastant avec son mari, Naftalinda est
défaite. À un certain moment, elle veut prendre la parole. Mais les pleurs
l’empêchent de parler. Elle se reprend, essuie ses larmes et adopte peu à peu la
glorieuse pose de l’exaltation :
– Les lions cernent le village et les hommes continuent d’envoyer les
femmes surveiller les machambas, d’envoyer leurs filles et leurs épouses ramasser
du bois et de l’eau à l’aube. Quand est-ce qu’on dira non ? Quand il ne restera
plus aucune d’entre nous ?
Elle attendait que les autres femmes la suivent dans cette invitation à la
révolte. Mais elles haussent les épaules et s’éloignent, une à une. La première
dame est la dernière des femmes à quitter la cérémonie. En son for intérieur,
elle se sent la dernière des femmes. Comme moi le dernier des chasseurs.

À la fin de la cérémonie, Florindo s’approche de moi pour m’annoncer que


les fusils arriveront le lendemain.
– Vous allez avoir des renforts.
– Pas besoin. J’ai seulement besoin de moi. Gardez ces armes pour d’autres
choses. Pour combattre les braconniers, par exemple.
– Maliqueto et Genito vont recevoir des armes et seront sous vos ordres.
– Je ne commanderai personne. Si vous voulez former une autre équipe,
parfait. Mais ce que j’ai à faire, je le ferai tout seul.
La discussion devient pesante. Les présents s’éloignent en signe de
réprobation. Ce n’est certainement ni le bon endroit ni le bon moment. Mais
l’administrateur est trop énervé :
– Vous savez ce que je risque politiquement ? Moi qui comptais tellement
sur cette chasse pour ma promotion ? Qu’est-ce que vous voulez, que je
m’implique dans d’autres méthodes ?
L’écrivain nous pousse loin de l’église. C’est lui qui reprend le dialogue :
– Je ne comprends pas, cher Makwala. Que voulez-vous dire par “d’autres
méthodes” ?
– À vrai dire, répond le gouvernant, je commence à me méfier de
l’authenticité de ces lions. Car ils pénètrent dans le village, même de jour, avec
une intention quasi humaine…
L’écrivain rit, mais Florindo ne désarme pas : ces bêtes cherchent
quelqu’un en flairant les portes, ce sont les auteurs d’une mort commandée. Ce
ne peuvent être que des lions fabriqués : autrement, pourquoi ne mangent-ils
pas la viande empoisonnée laissée comme appât ? Et pourquoi déchirent-ils les
vêtements laissés sur les cordes à linge ?
– Soyez-en sûr : aucun vrai lion ne se comporte ainsi, conclut
l’administrateur grandiloquent.

Une fois à la maison, je prépare le déjeuner. L’écrivain est dans la salle à


manger, à travailler. Je remarque qu’il continue d’espionner mes papiers
chaotiques. À présent je m’en moque. Je lis aussi ses cahiers et je lui vole même
quelques phrases. En échange, je commence à prendre tardivement goût à
écrire. Quelque chose dans l’écriture m’évoque le plaisir de la chasse : dans la
page vide se cachent des rebondissements et des surprises infinis.
Je sers son assiette à Gustavo, remplis son verre. L’écrivain se sent
légèrement gêné par ces attentions. Pendant le repas, aucun de nous ne
prononce un mot. Pour finir, je vais dans la chambre et en reviens pour lui jeter
brutalement le fusil dans les bras.
– Qu’est-ce que c’est que ça, Arcanjo ?
– Il est à vous. Le fusil est tout à vous.
– S’il vous plaît, Arcanjo, pourquoi diable voudrais-je cette saloperie
d’arme ?
Je lève la paume de la main pour lui suggérer de m’écouter sans
interruption.
– Vous vous souvenez de ce qui s’est passé la nuit où Hanifa nous a
appelés ? Vous vous souvenez comme j’ai mis longtemps à tirer un coup de
feu ?
Avec mille précautions, l’écrivain place l’arme par terre, comme s’il
manipulait une charge explosive. J’attends qu’il termine l’opération délicate et
je poursuis :
– Il y a plusieurs jours, vous avez voulu savoir avec quelle main j’avais tiré.
Eh bien, ni la droite ni la gauche. Je ne tire plus.
– Je ne comprends pas.
– Mes doigts ne m’obéissent plus, mes doigts sont morts. Voici la vérité : je
ne peux plus chasser.
Je lève les bras bien haut, en montrant mes doigts arqués comme de vieux
crochets. L’écrivain ne sait pas quoi dire. Je me montre tellement sincère,
tellement vaincu, qu’il lui est difficile de voir s’écrouler l’image qu’il s’est peu à
peu construite de moi.
– Je n’ai plus de mains, dis-je pour conclure, vaincu.
J’observe mes mains comme si je ne les avais jamais vues, comme si elles
m’étaient totalement étrangères. Exactement comme à l’hôpital mon frère
Rolando contemple l’inutilité de son corps.
– Ne le dites à personne, je supplie dans un souffle.
– Personne ne saura, me tranquillise Gustavo.
Puis, il demande :
– Excusez-moi, mais il ne vaudrait pas mieux accepter l’offre de
l’administrateur et chasser avec l’aide de Genito et Maliqueto ?
– Jamais.
– Je ne comprends pas. Qui est-ce qui va tuer les lions en fin de compte ?
– Vous.
– Comment ?
– C’est vous qui allez les tuer.
– Vous êtes dingue !
– Je supervise tout, pas d’inquiétude. Au moment précis, vous n’aurez qu’à
appuyer sur la gâchette.
Je m’attendais à ce que l’homme fût plus emphatique, dans un refus
absolu. Cependant, Gustavo Regalo semble peser le pour et le contre.
L’écrivain est peut-être sur le point de céder à une envie refoulée. Il soulève
l’arme à nouveau, la soupèse et la pointe vers une cible imaginaire.
– Vous croyez que je toucherai la bête ? demande-t-il.
Un sentiment nouveau naît dans l’âme de l’écrivain. Un enthousiasme
presque puéril affleure en lui. Et je pense : tout ce que nous avons construit si
soigneusement pendant des siècles pour nous écarter de notre animalité, tout
ce que le langage a recouvert de métaphores et d’euphémismes (la poitrine, le
visage, la taille) se transforme en un instant en sa substance nue et crue : la
chair, le sang, l’os. Le lion ne dévore pas uniquement des gens. Il dévore notre
humanité même.
– Et si je rate ? veut savoir Gustavo.
– Ne vous inquiétez pas, écrivain. Ce n’est pas tant pour tuer le lion que je
vous donne le fusil. C’est pour me défendre moi.

J’espère que l’écrivain me défendra. À ce qu’il semble, il s’est déjà aventuré


à défendre quelqu’un : il a envoyé un rapport au gouvernement central
dénonçant l’inertie de Florindo face au viol de Tandi.
– Vous avez parlé avec Naftalinda ? je demande.
– C’est elle-même qui m’a demandé de dénoncer ce crime. Et Hanifa,
l’employée, m’a aussi abordé : elle a déclaré que son mari, Genito Mpepe, est
celui qui était à la tête du groupe de violeurs.
– Vous avez confiance dans ce que dit Hanifa, après l’épisode de cette nuit-
là ?
– Genito Mpepe lui-même a avoué qu’il était dans le mvera commandant
les énergumènes.
Le rêve des lions dans l’église me vient à l’esprit. Et je me remémore
l’étrange prophétie du père Amoroso : “Tu n’es pas venu pour tuer des lions.
Tu es venu pour tuer une personne !”
L’enterrement de Tandi, tellement dépeuplé et modeste, m’a davantage
perturbé que je ne l’imaginais. On ne m’a pas laissé participer aux enterrements
de ma mère et de mon père. Je n’avais pas l’âge adéquat. J’ignore s’il y a un âge
adéquat pour contempler la mort. La disparition de Tandi m’a touché comme
si on m’arrachait une partie de moi. Un os de cette femme s’était retrouvé entre
mes mains. Comment puis-je m’endormir sans que ne me visitent les
fantômes ?
Le plafond s’appesantit et je sombre peu à peu dans une rare et douce
somnolence. Dans cette frontière entre veille et sommeil, voilà que je vois ma
belle-sœur dans ma chambre, avec la légèreté d’une ombre. Je suis en train de
rêver, je ne veux pas sortir du rêve. Luzilia surgit dans la brume, Luzilia
s’insinue dans la maison, Luzilia se glisse dans ma chambre. Belle, parfumée,
attirante. Elle s’accroche au fusil et se met à danser avec lui. Elle caresse l’arme
comme si sa vie venait d’elle. Assis, immobile, je suis ses sinueuses insinuations.
La femme effleure de son visage le canon de fusil tandis qu’elle me fixe, me
dévisage.
– Attention, il est chargé ! j’avertis.
– Je sais, c’est pour ça que je danse avec lui.
L’infirmière ajoute :
– Il n’y a pas de danse qui ne soit ainsi, dangereuse, presque fatale. On
commence dans les bras de la vie, on finit en dansant avec la mort.
Ses lèvres embrassent la gâchette, puis sucent lascivement le canon. Ses
yeux sont toujours cloués aux miens. Cependant, je reste froid et distant. C’est
bien connu : il y a un temps pour aimer, il y a un temps pour chasser. Ils ne se
mêlent jamais. Si je cédais, je trahirais une vieille tradition : en temps de
chasse, il ne peut y avoir de sexe.
– Tu ne vois pas, Arcanjo ? Je suis le serpent boiteux…
Je comprends alors : la femme prétendait s’approprier mon âme. À ma
stupéfaction, Luzilia se met à se déshabiller, son corps émergeant dans une
longue volupté. La lumière qui retombe sur elle lui confère une irréalité
lunaire. Elle s’approche, se tourne de dos et se presse contre moi, dessinant en
moi les courbes de son corps. Dans ma poitrine on procède à la fonte des
glaces : je me déroule, écarquillé jusqu’à la moelle, la voix hors d’usage, flamme
enflammée.
– Tu ne dis rien, Arcanjinho ? demande-t-elle.
Ce qu’elle me demande est une tâche trop difficile : la tentation me
séquestre, quand je veux parler ma gorge me fait défaut, quand je veux la
toucher mes doigts me font défaut. Exactement comme dans la chasse, je ne
suis plus maître de mon corps aussi dans l’amour. Je ne laisse échapper guère
plus qu’un souffle inarticulé :
– Parler, moi ?
Brusquement, elle me fait face. La bouche, les dents, la langue, tout en elle
se conjugue pour extraire mon âme. Et je meurs presque une fois pour toutes,
tombé dans l’abîme du sommeil.

Je me réveille en sursaut et j’avance dans le couloir tandis que, dehors, les


premiers vestiges du matin s’annoncent. Je croise l’écrivain qui dit à brûle-
pourpoint :
– Une femme vient de sortir d’ici.
– Une femme ? Quelle femme ?
– Je ne sais pas, je ne la connais pas. Elle est arrivée de Maputo, elle vous
cherche. Elle dit qu’elle s’appelle Luzilia.
– Luzilia ?
Au-dehors impassible, au-dedans un volcan : me voilà pris par surprise
comme un animal embusqué. En apparence immobile, mais courant
intérieurement, impétueux, adolescent, succombant à la tentation. Et déjà je
sentais le corps de Luzilia contre le mien, déjà gémissements et soupirs
m’extasiaient. Je ne recherchais pas seulement la consommation d’un rêve, mais
la cicatrisation de la blessure d’avoir été rejeté.
Une heure plus tard, Luzilia revient. Elle m’embrasse pour me saluer,
frôlant presque mes lèvres. Elle atténue sur son visage l’effleurement râpeux de
ma barbe mal rasée. Je sens ses seins contre ma poitrine et nous restons ainsi
quelque temps.
– Je savais que tu viendrais.
– Ce n’est pas vrai. Je ne le savais pas moi-même.
– Et comment va mon frère ?
– C’est à cause de lui que je suis ici. Ton frère… je ne sais pas comment
dire ça…
– Il est mort ?
– Non, pas encore.
– Pas encore ?
– Rolando veut que tu reviennes à Maputo de toute urgence. Il y a des
choses qu’il veut te dire avant de mourir.
– J’ai besoin d’un jour de plus. Après on rentrera ensemble.
– Alors je retourne à Palma, je suis là-bas dans une pension. Tu me
rejoindras demain.
– Ne pars pas tout de suite, Luzilia. Je veux te montrer le fleuve. Après je
t’emmènerai en voiture à Palma.

De la rive la plus haute du Lideia, nous contemplons la vallée dans un


silence absolu. Ce n’est qu’une fois assise sur les pierres de granit que
l’infirmière se dispose à parler :
– Il y a des choses que je dois te révéler. D’abord, sur ta mère, sur sa mort.
– Je sais ce qui s’est passé. Elle était malade.
– Ta mère est morte de kusungabanga.
– C’est le nom d’une maladie ?
– Disons que oui. Une maladie qui tue les autres, ceux qui ne sont pas
malades.
Sur le moment je n’ai pas compris. Mais, après, Luzilia explique : dans la
langue de Manica, le terme Kusungabanga signifie “fermer au couteau”. Avant
d’émigrer pour travailler, il y a des hommes qui cousent le vagin de leur femme
avec une aiguille et du fil. Beaucoup de femmes contractent des infections.
Dans le cas de Martina Baleiro, cette infection fut fatale.
– Rolando savait. C’est pour ça qu’il a tué son père. Ce n’était pas un
accident. Il a vengé la mort de sa mère.
La colère inonde ma poitrine : mon frère avait tué mon père ! Et je répète
pour moi-même “mon père”, comme s’il était davantage le mien que celui de
Rolando. L’accusation cède peu à peu la place à un autre sentiment semblable à
la jalousie.
– Dis-moi, Luzilia : mon frère arrive à dormir ?
Rolando dort, confirme son épouse. Comment aurais-je pu rester
indifférent ? Mon frère avait réussi l’exil total que j’avais toujours ardemment
désiré. J’enviais chez Rolando la folie et le sommeil. Je lui enviais sa femme,
l’amour réciproque que je n’ai jamais eu.
Je m’éloigne de Luzilia, je m’approche de la pente raide pour mieux
distinguer la vallée. Depuis mon arrivée à Kulumani, les eaux du fleuve ont
gagné en volume. Dans les lointaines montagnes de la source, il doit déjà
pleuvoir. Le fleuve ne dort jamais. En cela il me ressemble.
– Ici, près de ce fleuve, j’ai flirté avec une fille…
Je manie le souvenir estompé comme une arme, mû par une envie absurde
de blesser Luzilia. Et je continue :
– Il y avait deux sœurs, oui, je ne me rappelle ni les noms ni les visages. J’ai
même embrassé l’une d’elles. Mais je ne me souviens d’aucune. Peut-être, si je
les revois…
– Ah, les hommes, les hommes ! Cet oubli n’arriverait jamais à une femme.
Je parie qu’elles se souviennent de toi.
– J’avoue qu’à cette époque je buvais beaucoup et j’ai même consommé ces
eaux-de-vie qu’on fabrique par ici.
– Et que venais-tu faire ici, dans ce coin perdu ?
– J’étais venu tuer un dangereux crocodile.
– Et tu as réussi ?
– Tu doutes de mes dons de chasseur ?
– Tu n’as pas toujours chassé qui tu voulais.
Je fais comme si je n’entendais pas. Je suis l’exemple des félins qui feignent
de se distraire avant de se jeter sur la proie. Je ne sais plus comment agir avec
Luzilia, si ce n’est en chasseur.
– Il y a une chose que je ne comprends pas. C’est vrai que tu comprends ce
que dit Rolando, son langage ?
Soudain, je me sens proche de la méfiance de mon père vis-à-vis de la
fidélité des lettres de ma mère. Mon Dieu, comme je ressemble à Henrique
Baleiro ! Luzilia est bien loin de mes pensées quand elle répond :
– N’oublie pas que je suis infirmière. Et puis, je m’occupe de lui depuis
tellement longtemps ! J’écoute ton frère comme on lit les lignes de la main.
Et que je n’oublie pas que Rolando savait faire usage de l’écrit. Cela avait
toujours été son arme, son refuge. De la poche de son pantalon, Luzilia retire
deux bouts de papier. Elle choisit le plus froissé et me le remet. C’est une lettre
de Rolando, je reconnais son écriture d’éternel enfant bien sage. Je n’aime pas
lire à voix haute. Je me sens fragile, ridicule, mis à nu. Donc, je lis en sourdine.

Mon cher frère : j’imagine que mon sort te fait mal. Je veux te dire que je ne
souffre pas. Au contraire, je suis heureux car je ne pourrai plus jamais être un
Baleiro. Je me suis dépouillé de mon nom hérité avec le même plaisir que certaines
veuves brûlent les vêtements du mari qui les a tyrannisées. Après ce coup de feu, j’ai
cessé d’avoir peur, j’ai cessé d’avoir peur de celui que j’ai été. Plus aucun crime ne
m’attend. Je suis vide, comme seul peut l’être un saint. Tu te souviens comment
maman nous appelait ? Mes anges, c’était comme ça qu’elle disait. Ici où je suis,
dans cet asile, on n’a besoin ni de démons ni d’anges. Nous nous suffisons à nous-
mêmes. Oui, c’est moi qui ai tué notre père. Je l’ai tué et le tuerai à nouveau chaque
fois qu’il renaîtra. J’obéis aux ordres. Ces ordres m’ont été donnés sans mots. Le
regard triste de ma mère a suffi. N’aie pas de peine pour moi, mon frère. La folie a
d’abord été un alibi. Elle est devenue ensuite mon absolution. Notre mère a
toujours mis en garde : la balle tue dans les deux sens. En tuant le vieux Baleiro, je
me suis moi-même suicidé. Un jour, après le décès de notre mère, tu as dit : ah, si je
pouvais mourir ! Eh bien je te le dis, maintenant. Ce n’est pas la mort qui confère
l’absence. Le mort est encore présent : tout le passé lui appartient. L’unique manière
de ne plus exister est la folie. Seul le fou est absent.

Ces lignes confirmaient mon vieux soupçon : mon frère se faisait passer
pour fou. L’unique créature réellement malade c’était moi, avec mes nuits
tourmentées, les cruels souvenirs d’un passé mal vécu.
– Je peux poser une autre question ? Toi et mon frère avez-vous jamais fait
l’amour ?
Luzilia ne répond pas. Elle sourit seulement, triste. Elle déplie lentement le
deuxième papier et l’agite devant moi.
– Tu reconnais ceci ?
C’est ma vieille lettre, cette infortunée missive où il y a très longtemps je
me suis déclaré amoureux. Sans rien dire de plus, Luzilia avance vers moi, son
sourire triste prend maintenant une nature énigmatique. Elle m’embrasse.
– Allons à Kulumani, allons dans ta chambre.
– On ne peut pas. L’écrivain partage l’espace avec moi.
– Allons à Palma, on sera plus tranquilles là-bas.
Nous entrons dans la voiture. Sa main retarde mon geste d’allumer le
moteur. Et elle chuchote à mon oreille :
– Tu avais raison, c’est ta dernière chasse. Parce que je viens te chercher…
Nous partons en silence, la main de Luzilia toujours posée sur mon bras.
– Cette nuit…
Et elle suspend sa phrase, cherchant le mot.
– Oui ?
– Cette nuit fais-moi avoir peur de moi-même.
Je regarde la route de sable qui s’ouvre devant nous plus sinueuse que
longue, et je pense : la vie est l’attente de ce qui peut être vécu.
Version de Mariamar
(7)

L’EMBUSCADE

Fais attention aux lions. Mais fais encore plus attention à


la chèvre qui vit dans la tanière des lions.

Proverbe africain
Depuis l’arrivée du chasseur, les jours se sont écoulés épais mais vides
comme les nuages d’hiver. Durant tout ce temps, je suis restée emprisonnée
dans ma propre maison, à épier les préparatifs frustrés des expéditions de
chasse. Je sentais les pas de mon père couler dans l’aube et le bruit de la jeep
me poussait à la fenêtre pour guetter Arcanjo Baleiro.
Mais, peu à peu, mon intérêt pour mon bien-aimé s’est évanoui. Pour
quelle raison ne se manifestait-il pas pour me revoir ? La vérité n’était qu’une :
j’étais morte pour lui. Il n’y avait pas d’illusion à prolonger. C’est cette
déception profonde qui m’a fait renoncer. Je ne voulais plus me sauver de la
maison, je me passais des retrouvailles avec le chasseur. Je m’abstenais du
fleuve, du voyage et du rêve.

Je n’étais pas la seule à être déçue par Arcanjo Baleiro. Impatients, les
anciens du village se mirent à se réunir dans le shitala et une ambiance de
conspiration domina Kulumani. On commença à voir Florindo Makwala,
l’administrateur, dans les réunions des anciens. Cette présence était chose
inédite dans le village. Makwala s’était toujours démarqué de ce monde qu’il
surnommait “traditionnel”, il s’était toujours distancié de la gestion des choses
invisibles. Aussi trouvait-on étrange cette subite proximité.

Cet après-midi-là, quelque chose d’inattendu se produit. L’administrateur


Florindo Makwala vient chez nous. Traditionnellement, les chefs ne se
déplacent pas de leur résidence pour s’occuper d’affaires de gouvernance. Mais
cette fois Makwala venait demander des faveurs. Enfermés dans le salon, mon
père et lui négocient pendant un temps. Je commence à craindre que ce ne soit
moi la cause de l’affaire. Cette crainte se confirme quand, plus tard, je suis
convoquée pour recevoir l’ordre perturbant :
– Ce soir tu iras avec l’administrateur ! assène Genito Mpepe.
– Mais je ne suis pas en prison ? je demande.
– Tu iras dormir chez lui, affirme mon père, mal à l’aise.
En présence du visiteur, je me retiens, ruinée intérieurement. Néanmoins,
aussitôt que Florindo se retire, ma supplique jaillit :
– Papa, ne me faites pas ça. Pour l’amour du Ciel, je ne veux pas…
– Tu n’as pas à vouloir.
– Mais, ntwangu, s’il te plaît, réfléchis bien, déclare ma mère, agissant en
ma défense, contre toute attente. Ce Florindo, ce ver de terre…
Mpepe n’autorise pas d’argument. Qu’on se taise. Savions-nous que dans le
silence de la nuit on conspirait contre sa personne ? Comprenions-nous
comme il était isolé et fragile ? Faire des faveurs à l’administrateur était son
occasion souveraine pour regagner protection et respect.
En silence, ma mère prépare mes bains, m’habille et me coiffe. Le couchant
guette quand elle m’accompagne à la résidence de Florindo Makwala. Elle
demeure immobile sur la route en me regardant entrer dans l’enceinte, elle me
rappelle :
– Le foulard, ma fille…
Et elle passe sa main sur mon visage, faisant mine de rectifier ma coiffure.
Elle reste ainsi, prisonnière de son propre geste. Elle me regarde longuement
avant de dire :
– Ne t’inquiète pas, ma fille, tu es très jolie.
Et elle part, s’en retournant à la maison. Je reste seule, indécise, à l’entrée
de ce que l’administrateur a toujours insisté ne pas être une “maison” mais une
“résidence”. Mon hésitation est de courte durée : l’administrateur vient
m’accueillir à la porte et m’invite à entrer dans son bureau. Il y a un grand
canapé sur lequel il prend place rapidement tandis que je jette un œil sur les
murs où se détache un énorme calendrier avec une femme chinoise lascivement
allongée sur le toit d’une voiture.
– Il manque la photo de Son Excellence, votre mère Hanifa a fini par
casser la vitre en la nettoyant. J’attends des fonds pour un nouveau cadre…
J’attends debout tandis qu’il s’enfonce en lui-même, sa tête retombant sur
ses genoux.
– Je suis tellement désespéré, Mariamar !
Il ne va pas tarder à s’écrouler en pleurs, je pense. Dans une impulsion
maternelle, je m’assieds à ses côtés, puis je reste immobile, comme on l’attend
de quelqu’un de mon statut.
– Donnez-moi votre main, demande Florindo.
Maladroite et prise de vertiges, je tends le bras et entrouvre les doigts. Je
reste ainsi un temps sans qu’il réponde à mon geste.
– Vous savez pourquoi vous êtes là ?
Je mens, secouant la tête en une négation timide. Une odeur âcre me
dérobe l’air. Florindo Makwala me tient par la main et me conduit le long du
salon comme font les vieux couples quand ils se retirent dans leur chambre. Il
traverse un couloir sombre et, devant la porte du fond, approche son visage du
mien. Je me détourne sans ménagement, mais il insiste à nouveau et chuchote
à mon oreille :
– Il y a un problème avec mon épouse, Naftalinda.
Pour finir, il s’explique. La raison de ma présence était finalement très loin
de ce que j’avais soupçonné. En vérité, les désespoirs de Florindo étaient
différents. Son épouse s’était offerte comme appât pour les lions. Il avait tenté
de l’en dissuader. En vain. La première dame persévérait, elle dormirait nue à la
belle étoile des nuits d’affilée jusqu’à ce que les lions soient attirés et la
dévorent. C’était là son intention affichée. À moins que lui, Florindo, ne fût
complètement un homme et assumât une position ferme au sujet de Tandi et
de tant d’autres sujets.
– Mon épouse, mon épouse si unique…
Naftalinda ne lui prêtait ni yeux ni oreilles. L’administrateur était paniqué.
Il était impérieux de détourner Naftalinda de ce dessein suicidaire. La première
dame n’écouterait que quelqu’un comme moi, vivant dans la même solitude,
parlant dans la même langue.
– Êtes-vous sûr que je suis la bonne personne, monsieur l’administrateur ?
À la maison, tout le monde dit que je ne suis même pas une personne…
L’administrateur est plus que convaincu. Naftalinda et moi avions tant de
choses en commun : on était née la même année, on avait étudié ensemble à la
Mission, on était toutes les deux condamnées à ne pas avoir d’enfants et, ainsi,
vouées à ne jamais être femmes.
– Entrez dans cette chambre et parlez avec elle. Mais une chose, ne
l’appelez jamais par son ancien nom. À présent, elle n’aime plus…
À Kulumani, on contracte des noms selon les époques et les âges. Oceanita
a été le premier nom de Naftalinda quand elle était encore bébé, à cause du
volume de ses pleurs. Quand elle pleurait, c’était une marée montante. Chaque
larme était un œuf d’eau qui tombait avec fracas sur le plancher.
La petite fille devint une adolescente et son corps se multiplia en volume.
La famille, inquiète, la remit aux soins du père Amoroso : pour autant de
corps, elle aurait besoin de beaucoup d’âmes. À la Mission, nous nous sommes
retrouvées toutes les deux. Mon dessein était de guérir de la paralysie. Le sien
de gagner en légèreté. J’ai recommencé à marcher. Elle n’a plus jamais perdu de
poids. Malgré son changement de nom, la fille ne cessa jamais d’être grosse.
Quand nous nous sommes dit au revoir à la porte de la Mission, j’ai observé
pour la première fois une aigreur dans son regard et une dureté dans sa voix :
– Ne m’appelle plus jamais Oceanita. Maintenant je suis Naftalinda.
On l’envoya en ville et je ne sus plus rien d’elle si ce n’est quand, il y a
quelques jours, elle est revenue à Kulumani, accompagnant son mari et mon
chasseur de lions. Depuis ce jour, je ne l’avais pas revue, si ce n’est de loin,
quand elle avait envahi triomphalement le shitala des hommes. Pour moi, elle
était encore Oceanita. Mais pour tous les autres, elle n’avait pas besoin d’un
quelconque nom. Elle n’était qu’une épouse, une épouse bien particulière. Elle
était la première dame d’un village sans dames.

À présent, la volumineuse épouse du chef ne désirait rien, excepté mourir.


Il me passe par la tête que sa volonté suicidaire résulte en définitive de la plus
pure générosité. Elle était tellement charnue que les bêtes seraient rassasiées et
laisseraient le village tranquille pour de nombreuses lunes. Ou peut-être les
chasseurs profiteraient-ils de l’occasion et embusqueraient les monstres
maléfiques, qui sait ?
L’administrateur ouvre la porte avec mille précautions et me fait signe
d’entrer toute seule. J’avance dans la pénombre, guidée par le bruit d’une
respiration haletante. On dirait que les airs expirés s’affaissent, fatigués, de sa
large poitrine comme des oiseaux blessés tombant des falaises.
Pas à pas, je déchiffre les ombres jusqu’à détecter enfin la présence de la
première dame. Elle est assise dans un vieux fauteuil, toute boudhéifiée, les
doigts plongés dans deux coupelles de vinaigre.
– C’est pour ramollir les ongles, annonce-t-elle sans me saluer.
La voix stridente était l’ongle sur du verre. Mon frisson lui passe inaperçu.
Ses yeux ne quittent pas ses mains.
– J’adore mes ongles, affirme-t-elle en soufflant sur ses doigts.
Et elle ajoute :
– Ils sont la seule partie maigre de mon corps.
L’odeur de vinaigre assaisonne une crainte irrationnelle qui m’assaille dès
mon entrée dans cette maison. C’est un piège, je pense, en tremblant. Ce n’est
pas le lion, c’est moi qu’elle veut capturer. Le regard inquisiteur de la maîtresse
de maison se pose enfin sur moi.
– Je t’ai déjà pardonné, mon amie.
Elle avouait maintenant, tant d’années après : elle avait toujours été jalouse
de moi, de ma silhouette svelte, de mes yeux fendus. Cette jalousie devenait
insupportable chaque fois que je grimpais sur le dos des garçons, qu’ils
couraient, tombaient avec moi en ne faisant qu’un et riaient avec moi dans un
unique éclat de rire.
– Comme je te détestais, Mariamar ! J’ai tellement demandé à Dieu de
t’emporter.
Plus habituée à la lumière, je la contemple aussi longuement que le docker
sur le quai inspecte sa charge. Mon regard est le tâtonnement d’un aveugle. Je
fixe Oceanita sans jamais parvenir à la voir. Les coudes invisibles, les fossettes
lunaires, les plis et les replis : la fille était une plantation de chairs. Je
comprends alors : elle est irritée que je l’observe. Quand elle tente de se lever,
elle fait penser à un astre se décollant de l’univers.
– Je t’aide, dis-je en m’offrant.
– Pas la peine, rejette-t-elle énergiquement.
Mais elle s’écroule aussitôt, comme si ses genoux se dérobaient. Et elle
s’appuie sur moi, comme un navire s’adaptant au quai. Elle a l’air de prendre
plaisir à ce contact prolongé. Je l’éloigne soigneusement, fais quelques pas en
arrière pour la contempler à nouveau. Quand je l’ai observée de loin, il y a
quelques jours auparavant, je n’ai pas mesuré sa taille. Maintenant je
comprends : Naftalinda est tellement grosse que, même debout, elle est
toujours couchée.
Soudain, la femme soulève sa jupe, exhibe ses parties interdites et, moi, je
détourne aussitôt le regard. La première dame demeure néanmoins immobile
comme une statue, s’exposant sans pudeur.
– Regarde-moi bien ! Regarde sans peur, on est toutes les deux femmes.
Comment un homme peut-il me désirer ? Comment puis-je séduire Florindo,
dis-moi ?
– Ne fais pas ça avec moi, je supplie.
– Qu’est-ce que Florindo t’a dit ? Il t’a dit que je me suis offerte pour le
repas du lion ? Alors, il n’a pas compris. Je veux être mangée, je veux être
mangée au sens sexuel. Je veux être enceinte d’un lion.
Un lion creuserait comme un mineur jusqu’à parvenir à son centre. C’était
celui-là son plan secret. Je la regarde. Son visage est joli, ses yeux profonds,
rêveurs.
– Tu sais, Mariamar ? J’ai la nostalgie de nous, à la Mission. La Mission
n’était pas seulement une maison religieuse : c’était un pays. Tu comprends ?
Nous deux vivions à l’étranger. Nous sommes plus blanches que cet Arcanjo.
Je l’aide à se réinstaller dans le fauteuil et j’annonce que je vais passer la
nuit avec elle, partageant sa chambre comme on faisait à la Mission.
– Naftalinda ?
– Appelle-moi Oceanita…
– Je peux me coucher dans ce coin ?
– Où tu veux, mais d’abord aide-moi à sortir, je veux accomplir mon rêve.
– Je ne peux pas. J’ai promis de ne pas te laisser sortir.
– Juste sortir et rentrer.
– Allons-y, mais pas longtemps. C’est juste ici, près de la maison.
Elle me prend par la main et m’emmène dans le champ devant
l’administration. Dans le village, tout le monde dort, dans la brousse, on
entend seulement le triste piaillement des engoulevents. Naftalinda contemple
le sombre bloc de maisons et se plaint :
– Florindo me fait de la peine. C’est un clown. Il pense que les gens le
vénèrent. Personne ne le respecte, personne ne l’aime.
Elle fait quelques pas en direction des arbustes qui entourent le terrain,
choisit un vieux tronc, s’y assoit et reste ainsi comme si elle priait. Naftalinda
s’endort tandis que je demeure vigilante, à distance. Peu à peu, je cède
également au sommeil jusqu’à ce qu’en une seconde, tout arrive en un mélange
confus et précipité : un craquement dans l’herbe, un grognement étouffé, une
ombre projetée comme une balle de feu sur Naftalinda. Comme un éclair, je
vois une lionne s’enrouler sur son large corps et toutes deux, presque
indistinctes, s’embrasser dans une danse fatale.
– Au secours, la lionne ! Aidez-nous !
Hurlant, je cours aider la fille. La lionne s’étonne devant mon attaque.
Avec une impulsion que je n’avais jamais imaginée en moi auparavant, je
grandis en force et en taille et j’oblige la lionne à s’éloigner. Ce serait le bon
moment pour que Naftalinda s’échappe. Mais elle rejette mon aide et court, à
nouveau, se livrer à l’agresseur. En un clin d’œil, nous tournons toutes les trois,
ongles et griffes, baves et soupirs, rugissements et cris se confondent. La rage
dédouble mon corps : je mords, j’égratigne, je donne des coups de pied.
Surprise, la lionne finit par céder. Vaincue, elle se retire avec la dignité d’une
reine détrônée. Et elle disparaît dans le noir, au-delà de la route.
Pendant quelques secondes, je reste allongée sur Naftalinda quand,
brusquement, le firmament s’écroule sur mon dos. La douleur est immense, je
crie désespérée, je tourne sur moi-même et, d’un coup d’œil, j’aperçois
Florindo avec une matraque levée au-dessus de sa tête, prêt à m’asséner le coup
final.
– C’est moi ! C’est moi, Mariamar !
Un chœur de voix éclot : “Tuez-la, Florindo !” Cette femme est la lionne
en personne ! Autour de nous se rassemble le village entier, réclamant justice.
À mes côtés, Naftalinda est couverte de sang. Elle se redresse à genoux, ouvre
les bras pour protéger mon corps et proclame dans une sorte de glapissement :
– Personne ne touche à cette femme. Personne !
Empoignant toujours sa matraque, Florindo Makwala, confus, ordonne à
la foule de s’éloigner. Il s’agenouille à mes côtés pour connaître mon état. Sa
voix aussi est à genoux quand il murmure :
– Pardonne-moi, Mariamar, dans le noir je n’ai pas vu que c’était toi.
Dans un premier temps, les gens reculent. Puis, d’une seule voix, ils
reprennent l’exaltation initiale et réclament mon exécution immédiate. Et la
folle attaque se reproduit. Je suis assaillie par mon vieux rêve, je vais mourir
comme j’ai toujours rêvé, tombée sur l’étendue de la plage, des silhouettes
suspendues comme des vautours pour dévorer mon âme. Et les coups, les
coups de pied ne me font plus mal, je ne distingue plus les insultes et je ne me
rends même pas compte que, comme une vague de la mer, la foule se défait.
C’est Florindo Makwala qui fait disparaître la horde hallucinée, devenu
gigantesque de corps et de voix. Ainsi vu du sol, il a l’air d’une montagne et
son commandement est celui d’une divinité en colère :
– Arrière ! Arrière ou je vous tue de mes propres mains.
Stupéfaite, Naftalinda contemple son époux comme si elle ne le
reconnaissait pas. Puis, elle soupire :
– Mon mari, mon mari est revenu.
L’administrateur se tient comme une statue menaçante jusqu’à ce que,
soudain, on entende des coups de feu. D’abord, au loin. Pendant de longs
instants, les gens restent immobiles, entre attente et crainte. Puis surviennent
d’autres coups de feu, plus près cette fois. Les curieux courent en direction de
la route. Une clameur se répand bientôt, vibrante mais imperceptible. C’est
Arcanjo qui est arrivé, je pense. Le chasseur est venu me sauver, finalement il
s’est manifesté devant mon cœur épuisé. Les cris sont clairs à présent :
– Ils ont tué les lions ! Ils ont tué les lions !
Je me lève avec difficulté et, chancelante, je me dirige également vers la
route. Et il est là, mon sauveur ! L’arme à l’épaule, il se détache dans le noir et
marche dans ma direction. Mais peu à peu sa silhouette devient plus précise et
je constate qu’il ne s’agit pas d’Arcanjo Baleiro. C’est Maliqueto, le policier.
Entouré par la foule qui l’accueille glorieusement, il brandit dans sa main
droite l’oreille sanglante du lion abattu.
– J’ai tué ce lion là-bas dans la brousse.
– Mais on a entendu des tirs près d’ici…
– L’autre, la lionne, a été tuée ici même, sur la route.
Une acclamation euphorique le salue. Nul ne remarque que Florindo
soutient, seul, son épouse blessée pour rentrer à la maison. Moi seule n’ai pas
de maison où retourner. Seule, je pleure sur le sol noir de Kulumani.
Journal du chasseur
(7)

LE DÉMON SAINT

D’os et de Soleil, non de vie, se fait le Temps. Car la Vie


est faite contre le Temps. Sans mesure, tissée d’infimes
infinis.

Extrait dérobé aux cahiers de l’écrivain


J’entends des coups de feu au milieu de la nuit. J’ai envie de quitter Palma,
de partir sur la route et de chercher l’origine des coups de feu qui semblent
venir du côté de Kulumani. Mais je suis prisonnier, amarré au sol où je viens
d’aimer comme je n’ai jamais aimé. Auprès de moi dort l’unique femme de
l’univers. Luzilia repose à demi nue sur le lit comme si cette pension moisie
était son palais.

– Comme me réveiller me manquait !


Luzilia s’étire comme si elle était en train de naître. Voilà des heures que je
l’observe, dans la pénombre de la chambre de la pension de Palma.
– Tu me regardes depuis longtemps ?
– Depuis toujours.
– Eh bien je me suis réveillée comme si j’avais dormi depuis toujours. Et
toi ?
– J’ai entendu des coups de feu tout à l’heure. Ils provenaient du côté de
Kulumani. Je dois y aller.
Luzilia semble ne pas avoir entendu. Elle s’habille avec cette lenteur que
seul le bonheur confère. Puis, elle se rassoit et parle, l’oreiller serré dans ses
bras.
– J’ai rêvé d’une folle, une que j’ai connue, internée dans mon hôpital. Tu
sais ce qu’elle faisait ?
La femme ramassait des papillons, elle grattait leurs ailes et les mettait dans
un flacon. Que faisait-elle de ce pollen ? Elle remplissait son propre oreiller.
Elle disait qu’ainsi elle volait pendant son sommeil.
– Cet oreiller doit être rempli de pollen.
La clé de la voiture va et vient dans ma main. Luzilia comprend le message.
Et suggère que je retourne à Kulumani et revienne la chercher après. Elle veut
dormir davantage, se prolonger en papillon en quête de nouvelles ailes.

Palma est une petite ville. Deux voitures ne peuvent pas ne pas se croiser
dans ses rues. Il s’en faut de peu que je ne heurte la voiture qui transporte
Florindo Makwala. Il ouvre la vitre et, sans descendre de la jeep, veut savoir ce
que je fais là, loin du village.
– Je chassais dans ces parages. Mais j’ai entendu des coups de feu dans le
village.
– Ils ont tué les lions. Mes hommes ont tué les lions.
– Et que fait ici l’administrateur de Kulumani ? Ne devriez-vous pas faire la
fête avec vos hommes, avec votre peuple fidèle ?
– Naftalinda a été blessée, je l’ai emmenée à l’hôpital. Rien de très grave,
mais elle a été hospitalisée.
– Quelqu’un d’autre a été blessé ?
– Genito a été tué.
Genito a tué la lionne, Maliqueto a tué le lion. Pour moi, le dernier
chasseur du monde, il ne me restait plus rien si ce n’est de constater le succès
des infâmes tueurs. Pour moi, Arcanjo Baleiro, qui connaissait la balle et non
l’écrit, il ne me restait qu’à élaborer le rapport des faits.
Cependant, l’administrateur ne veut pas que je parte tout de suite au
village. Il me demande de m’arrêter quelques minutes au centre de santé.
Naftalinda serait très heureuse de me voir. Après, on rentrerait ensemble à
Kulumani.

La première dame occupe une chambre individuelle. Les draps recouvrent


très parcimonieusement son vaste corps. L’épaule de Naftalinda est entourée
d’un large bandage qui ressemble sur elle à un petit chiffon. La femme prend
ma main et me regarde de façon maternelle :
– J’ai une demande à vous faire. Emmenez Mariamar avec vous à Maputo.
– Mariamar ?
– C’est la fille cadette d’Hanifa. La semaine prochaine j’y serai aussi et je
m’occuperai d’elle.
– Soyez tranquille, je le ferai.
– Vous êtes un homme bon, vous me rappelez Raimundo, l’aveugle du
village. Il y a quelque chose de semblable chez vous deux, quelque chose
d’étrange…
– Étrange ?
– Cet aveugle marche et tourne dans la nuit, dort à la belle étoile et a
toujours été épargné par les lions. Savez-vous pourquoi il n’a jamais été
attaqué ?
– Ne me dites pas que c’est un des fameux hommes-lions ?
– Au contraire. C’est parce que, parmi tous ceux du village, il est le seul à
être complètement une personne, complètement humain. Exactement comme
vous, notre chasseur…
– Et puisqu’on y est… interrompt Makwala.
– Oui, toi aussi. Tu es à nouveau mon mari, mon Florindo.
Puis, elle s’adresse de nouveau à moi :
– Si vous l’aviez vu hier soir…
– Je dois y aller, dona Naftalinda, pressé-je avec délicatesse.
– Laissez-moi vous regarder. Vous avez l’air si heureux, si jeune.
– Cette nuit j’ai dormi en bonne compagnie.
– Eh bien moi aussi. Cette nuit, après si longtemps, j’ai été heureuse.
Malgré les douleurs, j’ai bien aimé, bien dormi et bien rêvé.
Naftalinda a rêvé que sa mère la berçait à nouveau dans ses bras. Mais elle
lui chantait en portugais, ce qui dans la vie réelle ne s’était jamais produit.
Toutes les berceuses se passaient en shimakonde.
– Jusqu’à hier, dit-elle, mes rêves ne savaient pas parler avec mes souvenirs.
Cette nuit, oui. Cette nuit j’ai été bercée par le temps.
Sur le chemin du retour, Florindo avoue qu’il va démissionner de son
poste. Il sera à nouveau professeur. Ce n’est pas un choix, c’est un
renoncement.
– À préférer, je préfère la politique. Mais avec Naftalinda ça ne marche pas.
Après une pause, il ajoute :
– Vous ferez le rapport de la chasse, je dénoncerai ceux qui ont violé Tandi.
– Racontez-moi ce qui est arrivé à Genito.
L’histoire était simple mais énigmatique, comme tout ce qui se passe à
Kulumani. L’homme avait succombé en tuant la lionne, près de la route. La
même lionne qui avait attaqué Naftalinda et Mariamar.
– Genito a été pris par surprise ?
L’administrateur ne connaissait pas les détails. Il savait, oui, que le pisteur
et la lionne étaient morts dans les bras l’un de l’autre, comme s’ils se
reconnaissaient tous deux, intimes parents.
– On a dû séparer les corps, très difficilement. On aurait dit un
accouchement à l’envers. On raconte que l’écrivain a même pleuré. Il n’a pas
pu prendre de photos.

J’imagine l’écrivain et sa larme. Certainement une larme inventée, de la


même façon que le mot créé par lui. Et je pense que finalement le voyage lui a
été utile. Gustavo Regalo sait maintenant ce qu’est un lion. Et il sait mieux ce
qu’est un homme. Il ne posera jamais plus de questions sur le pourquoi de la
chasse. Car il n’existe pas de réponse. La chasse se passe en dépit du bon sens :
c’est une passion, un vertige halluciné.
– Vous êtes triste de ne pas avoir tué les lions ? me demande Gustavo de
but en blanc.
– Triste, moi ?
– Je sais ce que vous allez me répondre. Que vous ne tuez pas, vous
chassez.
J’ai passé cette nuit avec la femme de mes rêves. Comment puis-je être
triste ? Oui, peut-être, voudrais-je désormais toutes les nuits existant dans le
temps. Le chasseur est un homme féru de miracles. Le chasseur est le démon
saint.
Version de Mariamar
(8)

SANG DE FAUVE, LARME DE FEMME

Quand les toiles d’araignée se joignent elles peuvent


attacher un lion.

Proverbe africain
J’avoue maintenant ce que j’aurais dû annoncer dès le début : je ne suis
jamais née. Ou mieux : je suis née morte. Aujourd’hui encore ma mère attend
mon cri natal. Seules les femmes savent combien on meurt et on naît au
moment de l’accouchement. Car ce ne sont pas deux corps qui se séparent :
c’est la déchirure d’un seul corps, d’un corps qui désirait garder deux vies. Ce
n’est pas la douleur physique qui accable le plus la femme à ce moment-là.
C’est une autre douleur. C’est une partie de soi qui se détache, la déchirure
d’une route qui, peu à peu, dévore nos enfants, un à un.
Voilà pourquoi il n’y a pas de souffrance plus grande que de donner le jour
à un corps sans vie. Ils ont déposé cette créature inanimée dans les bras de ma
mère et se sont retirés de la chambre. On raconte qu’elle a chanté pour me
bercer, égrenant la même litanie avec laquelle elle avait célébré ses précédents
accouchements. Des heures plus tard, mon père a pris dans ses bras mon corps
sans poids et a dit :
– On va la mettre sur la rive du fleuve.
On enterre au bord de l’eau ceux qui n’ont pas de nom. Ils m’ont laissée là,
afin que je me souvienne toujours que je ne suis jamais née. La terre humide
m’a embrassée avec la tendresse que ma mère m’avait dédiée dans ses bras
vaincus. Je garde le souvenir de cet obscur giron et j’avoue, j’ai la même
nostalgie que l’on a d’une grand-mère lointaine.
Cependant, le lendemain, ils ont remarqué que la terre se retournait sur
ma tombe récente. Une bête souterraine s’occupait de mes restes ? Mon père
s’est muni de la machette pour se défendre de la créature qui sortait du sol. Il
n’a pas eu le temps d’utiliser son arme. Une petite jambe s’est élevée de la
poussière et a virevolté comme un mât aveugle. Puis, sont apparues les côtes,
les épaules et la tête. J’étais en train de naître. Le même tremblement convulsif,
le même cri désemparé des nouveaux-nés. Je naissais du ventre duquel les
pierres, les collines et les fleuves voyaient le jour.
On raconte qu’à ce moment-là, ma mère a vieilli tout son soûl. Être vieux
c’est attendre des maladies. À cet instant, Hanifa Assulua était elle tout entière
une infirmité. Mon père a observé le visage grave de ma mère et a demandé :
– Je suis le père d’une taupe, moi ?
C’est alors qu’une lumière étrange s’est posée sur mon petit visage. Et à ce
moment-là on a vu comme mes yeux étaient profonds, aussi profonds que le
calme des eaux du fleuve. Les présents contemplaient mon visage et ne
supportaient pas l’incendie de mon regard. Mon vieux, craintif, titubait :
– Ses yeux, ces yeux…
Un soupçon s’est fait jour chez tous : j’étais une personne non humaine.
Nul n’a osé parler. Mais ma mère n’a pas tardé à s’en rendre compte : il y avait
dans mes yeux clairs la clarté d’une autre, âme éloignée. Elle se demandait,
dans un cri solitaire, pourquoi mes yeux étaient aussi jaunes, presque solaires.
Avait-on jamais vu des yeux pareils chez une personne noire ? Mes yeux étaient
peut-être devenus lumineux de tant chercher dans les sombres souterrains.
Les ténèbres, dit-on, sont le royaume des morts. Ce n’est pas vrai. De
même que la lumière, le noir n’existe que pour les vivants. C’est dans le
crépuscule qu’habitent les morts, dans cet interstice entre jour et nuit, où le
temps se recroqueville en lui-même.
Celui qui vit dans le noir invente des lumières. Ces lumières sont des
personnes, des voix plus anciennes que le temps. Ma lumière a toujours eu un
nom : Adjiru Kapitamoro. Mon grand-père m’a appris à ne pas craindre les
ténèbres. En elles, je découvrirais mon âme nocturne. En réalité, c’est le noir
qui m’a révélé ce que j’ai toujours été : une lionne. C’est cela que je suis : une
lionne dans un corps de personne. Mon apparence était humaine, mais ma vie
serait toujours une lente métamorphose : la jambe se transformant en patte,
l’ongle en griffe, les cheveux en crinière, le menton en mâchoires. Cette
transmutation a pris tout ce temps. Elle aurait pu être plus rapide. Mais j’étais
attachée à mon commencement. Et j’ai eu une mère qui n’a chanté que pour
moi. Ce bercement a abrité mon enfance et retardé l’animal qu’il y avait en
moi.
Peu à peu, cependant, quelque chose a changé chez nous. À l’exemple de
ce que font les lionnes, j’ai été laissée à mon sort. Peu à peu, Hanifa Assulua
m’a abandonnée, sans faute, sans parole de réconfort. Comme si elle avait
compris que je n’avais occupé son ventre et vécu dans sa vie
qu’accidentellement.

Je retourne à la maison, après la lutte avec la lionne, le dos endolori et les


bras dilacérés. Je ne me présente pas devant ma mère. Elle ne me répondra pas.
L’unique refuge qu’il me reste est à l’intérieur de moi-même. Je procède comme
les bêtes blessées, je me recroqueville comme un fœtus. Quand je flotte déjà
entre sommeil et veille, grand-père Adjiru apparaît devant moi. Ce n’est pas
une vision. C’est lui, mon grand-père. Il est sur la terrasse, assis sur une natte.
C’était là son plus vieux trône.
– Vous ne voulez pas entrer ? je demande.
– C’est ici, sur la terrasse, qu’on attend, répond-il.
Je veux prendre sa main, il refuse. D’autres mains le soutenaient déjà,
explique-t-il. Il me demande alors de l’écouter. Que j’avais besoin de connaître
des vérités sur mon existence. Il inspire profondément, comme s’il savait que le
temps lui était compté, puis il parle d’un trait. Voici ce que dit Adjiru
Kapitamoro :

Peut-être crois-tu, ma petite fille, ne pas être une personne. Il y a des


visions qui t’assaillent, des délires qui te poursuivront pour toujours. Mais ne
crois pas en ces voix. C’est la vie qui t’a volé l’humanité : on t’a tellement
traitée comme une bête que tu as cru être un animal. Mais tu es une femme,
Mariamar. Une femme d’âme et de corps. Et plus que cela : toi, Mariamar, tu
peux être mère. C’est moi qui ai inventé que tu étais une femme sèche,
infertile. J’ai inventé ce mensonge pour qu’aucun homme de Kulumani ne
s’intéresse à toi. Tu serais ainsi célibataire, disponible pour partir et créer de
nouvelles racines loin d’ici, libre d’avoir des enfants avec quelqu’un qui te
traiterait comme une femme. Cet homme tu l’as déjà rencontré. Cet homme
est revenu. Je l’ai moi-même rappelé à Kulumani. Comment est-ce que je l’ai
appelé ? Bon, comment convoque-t-on un chasseur ? J’ai fabriqué des lions, et
la réputation de ces lions s’est étendue à toute la nation. C’est là mon secret : je
ne suis pas un sculpteur de masques, comme on le croyait. Je suis un faiseur de
lions. Non pas parce que je suis un sorcier, mais parce que, depuis ma mort, je
suis un dieu. C’est pour cela que je connais les mensonges du passé et les
illusions de l’avenir. Bientôt, ma petite-fille, tu seras à nouveau ma Mariamar
Mpepe. Loin de Kulumani, loin du passé, loin de la peur. Loin de toi-même.

Les yeux fermés, j’écoute la longue narration d’Adjiru et je comprends son


dessein. Il ne veut pas perdre ma compagnie. L’unique dieu qui me reste a
davantage besoin de moi que je n’ai besoin de lui. Aussi insiste-t-il que tout a
toujours été correct dans mon existence. J’étais humaine, fille d’humains.
J’étais ainsi solitaire et secrète, doutant de ma nature, à cause des mauvais
traitements dans mon enfance.
Je rouvre les yeux simplement pour confirmer qu’Adjiru n’est plus là.
J’inspire profondément et j’entends une autre voix à l’intérieur de moi. Cette
voix remplit à nouveau ma tête : il n’y a pas d’Adjiru, il n’y a pas de lions
fabriqués, il n’y a pas de dieux reprisant le passé. La vérité est bien différente :
ce n’est pas la vie qui m’a déformée. J’étais déjà niée comme femme à la
naissance. J’ai visité le monde des hommes à seule fin de leur donner la chasse.
Ce n’est pas par hasard que mes jambes ont été paralysées. La bête qu’il y avait
en moi réclamait une autre position, plus rampante, plus près du sol, des
odeurs. Ce n’est pas non plus par hasard que je suis infertile. Mon ventre est
fait d’une autre chair, je suis composée d’âmes échangées.

L’apparition d’Adjiru est déjà loin de moi, lorsque ce matin je vais voir la
lionne morte. À proximité de la route vers Palma, sur le bord de sable rouge, la
lionne gît comme qui ne fait que reposer. C’est la même qui a attaqué
Naftalinda, la même avec qui j’ai lutté. Sans la tache de sang sous son épaule,
personne ne dirait qu’elle était morte. Ils ont laissé le policier Maliqueto pour
garder le trophée. Pour éviter que les sorciers ne viennent voler la viande. Les
sorciers, les hyènes et les vautours sont les seuls qui mangent de la viande de
lion. Tous les curieux se sont lassés et il ne reste que Maliqueto pour surveiller
les dépouilles.
Ignorant la présence du policier, je m’agenouille devant la féline. Je
contemple ses yeux ouverts, sa langue pendante comme si elle n’était
qu’assoiffée et fatiguée. Je me libère de mes vêtements et, entièrement
déshabillée, je me couche aux côtés de la lionne, posant ma tête sur son corps
immobilisé. Peut-être entendrait-on encore son cœur battre, qui sait ? Trop
tard : je n’entends que ma propre poitrine.
Maliqueto me regarde avec un mélange de peur et d’étrangeté. Il fixe à
nouveau le sol et affirme :
– On a emmené le corps de ton père, il y a très peu de temps.
– De mon père ?
– Oui. Genito Mpepe est mort. La lionne l’a tué. Tu ne savais pas ?
Je ne réponds pas. Je ne sais pas mesurer ce que j’éprouve. Peut-être que je
n’éprouve rien. Ou peut-être cette mort avait-elle déjà eu lieu depuis
longtemps en moi.
– C’était très étrange, poursuit le policier. Ton père a eu l’air de ne pas
reconnaître le danger. Il a avancé vers la lionne, sans arme, on dit qu’il parlait
même avec elle.
Genito parlait avec la lionne ? Quelque chose sonnait faux dans ce récit.
Toutefois, j’avais renoncé depuis longtemps à chercher une quelconque vérité
dans ce monde. Je veux parler. Une voix caverneuse et incompréhensible sort
de ma gorge. Maliqueto interroge, stupéfait :
– Qu’est-ce que tu as dit ?
Je n’avais rien dit. Quand j’essaie de répéter plus clairement, je confirme
une fois de plus que j’avais perdu la faculté de parler. Pourtant cette fois, c’est
différent : dorénavant il n’y aura plus de mot. C’est ma dernière voix, ce sont
mes derniers papiers. Et je laisse ici écrit avec du sang de bête et une larme de
femme : c’est moi qui ai tué ces femmes, une par une. C’est moi la lionne
vindicative. Mon serment demeurera sans relâche et sans trêve : j’éliminerai
toutes les femmes qui resteront, jusqu’à ce que, dans ce monde fatigué, il ne
reste que des hommes, un désert de mâles solitaires. Sans femmes, sans enfants,
ainsi s’achèvera la race humaine.
Une allumette dévorée par le feu, ainsi je vois l’avenir. Le ciel suivra
l’exemple de l’humanité : il périra aussi infertile que moi. Et aucun fleuve ne
recevra sur ses rives les corps défunts des enfants. Car plus personne ne naîtra.
Jusqu’à ce que les dieux redeviennent des femmes, plus personne ne naîtra sous
la lumière du Soleil.
Cette nuit, je partirai avec les lions. À partir d’aujourd’hui, les villages
trembleront sous ma plainte rauque et, de peur, les chouettes se transformeront
en oiseaux diurnes.
Cette prophétie sera pour ceux de Kulumani une confirmation de mon
état de folie. Que je suis devenue comme ça pour m’être tellement distanciée
de mes dieux, ceux qui apportent les nuages et leur font déverser de la pluie.
Que j’ai perdu la raison pour avoir tourné le dos aux traditions et aux ancêtres
qui gardent le calme de notre village. Mais je n’obéis qu’au destin : je vais me
joindre à mon autre âme. Et la culpabilité ne me pèsera plus jamais comme
c’est arrivé la première fois où j’ai tué quelqu’un. À cette époque, j’étais encore
trop une personne. Je souffrais de cette maladie humaine appelée conscience.
Maintenant, il n’y a plus de remords. Car, à y voir de plus près, je n’ai jamais
tué personne finalement. Toutes ces femmes étaient déjà mortes. Elles ne
parlaient pas, ne pensaient pas, n’aimaient pas, ne rêvaient pas. À quoi bon
vivre, si elles ne pouvaient pas être heureuses ?
Pour la même raison, des années auparavant, j’ai tué mes petites sœurs.
C’est moi qui ai noyé les jumelles. Tout le monde croit que c’est un accident de
bateau, mais c’est moi qui ai saboté l’embarcation et qui l’ai lancée voguant sur
les vagues de la mer. C’est mieux que ces petites n’aient jamais grandi. Car elles
ne se seraient senties vivantes que dans la douleur, le sang, les larmes. Jusqu’à ce
qu’un jour elles demandent pardon à genoux à leurs propres bourreaux.
Comme j’ai fait toutes ces années avec Genito Mpepe.
C’est moi qui ai conduit Silência jusque dans la gueule de la mort, ce
matin fatal. Elle était ma sœur, mon amie. Plus encore, elle était mon autre
personne. Mais de son côté, la jalousie était un obstacle profond. Silência a
toujours voulu être moi, vivre ce que je vivais, aimer qui j’aimais. Ma sœur s’est
toujours approprié mes rêves. Il en a été ainsi avec le chasseur Baleiro. J’ai tout
de suite regretté de lui avoir raconté mes rencontres avec le visiteur. Car elle
m’a accusée de renverser la situation comme si cette histoire lui appartenait à
elle. Au fond, c’était la jalousie qui la torturait. Car elle n’avait pas d’âme en
elle pour inventer une autre vie. La peur l’avait tuée. C’est pourquoi, quand
elle a fini de vivre, il n’y a pas eu de décès.

J’arrive à la fin. Toute fin est un commencement, disait Adjiru


Kapitamoro. Mais pas cette fin. Celle-là est la conclusion de tout,
l’effondrement des derniers cieux. Il n’y a qu’un seul souhait que je n’ai pas
accompli : revoir la mer. C’est pourquoi peut-être, alors que je sens que je
m’endors, dans mon dernier sommeil humain, le même rêve m’envahit. La mer
qui s’étend, des oiseaux d’écume qui traversent les airs et Arcanjo Baleiro qui
ressuscite cette fois du sommeil des noyés et me conduit loin de Kulumani,
dans cet endroit où vivent les mirages et naissent les voyages.
Journal du chasseur
(8)

FLEURS POUR LES VIVANTS

J’ai parcouru de vastes abris. Mais n’ai pas trouvé


d’ombre si ce n’est dans les mots.

Cahiers de l’écrivain
Florindo Makwala me conduit au lion mort, comme si c’était une
excursion à mon propre échec. Je n’ai chassé aucun des lions. Mon frère
Rolando peut être tranquille : ce ne fut pas ma dernière partie de chasse. Ce ne
fut même pas une chasse. Et, où qu’elle se trouve, ma mère peut être fière de sa
prophétie : la chasse et moi avons bifurqué de destin.

Sur la route, on passe prendre Gustavo Regalo. Je le retrouve plongé dans


ses papiers habituels.
– Laissez votre travail, on va voir le lion abattu.
– Ce n’est pas mon travail, je revois votre journal.
– Il vaut le coup ?
– Écoutez, je suis écrivain, je sais évaluer : celui qui écrit ainsi n’a pas
besoin de chasser.
Ma gorge se noue. Gustavo n’imagine pas la valeur de cette récompense.
C’est un petit mot qui a inauguré mon histoire avec Luzilia. C’étaient les
lettres qui faisaient s’agenouiller mon père devant son épouse mal aimée.
C’était de la jalousie que je nourrissais envers Rolando quand il restait à la
maison, assis comme un souverain en compagnie de livres. J’ai toujours été
celui de la rue, de la brousse. Ce que Gustavo me donnait à présent, c’était une
maison. C’est peut-être pour cela que je lui offre mon vieux fusil. Gustavo
refuse. Et je demande :
– Finalement, on n’échange pas ? Vous chassez et moi j’écris ?
– Vous m’avez donné ce qui dans la chasse se trouve avant le fusil.
Et nous partons pour aller voir le lion, le trophée d’une guerre si difficile.
La voiture parcourt lentement une petite distance et s’arrête près d’une colline.
Sans dire un mot, nous descendons de la jeep et parcourons à pied un
raccourci près du fleuve. C’est le matin tôt, la rosée perle brillante sur les
hautes herbes et les toiles d’araignée. L’appareil photo allant et venant sur sa
poitrine, l’écrivain avance derrière moi. Les ronces frôlent mes jambes et mes
bras. Une trace de sang est mon héritage. Je suis un chasseur qui saigne
davantage que la victime.
– Qui a tué ce lion ? veut savoir Gustavo.
– C’est Maliqueto, répond Florindo Makwala qui ouvre la marche. C’est
Genito Mpepe qui a tué la lionne, celle qui a attaqué Naftalinda.
La lionne avait été tuée à proximité de la route. À cette heure, on l’avait
déjà conduite au village où elle serait exhibée comme preuve du succès de la
chasse. Il restait le mâle qui apparaissait imposant. C’est pourquoi
l’administrateur demanda qu’on prenne en photo le lion et pas la lionne :
l’image rapporterait davantage dans les journaux télévisés de la nation.

L’animal est là, plus loin, à proximité d’un fourré d’arbustes. Allongé
comme seul un félin peut l’être. Il avait perdu sa dignité royale. Ce sont les
tiques suçant sa gueule qui sont le plus impressionnantes. À mesure qu’elles
sentent le goût amer de la mort, elles se laissent tomber comme des pois gris
filants. Je suis venu voir le lion, le roi de la jungle et je suis absorbé par
d’insignifiants parasites. J’imagine qu’une de ces tiques grandit de plus en plus
et explose comme une grenade de sang tachant de rouge tout le décor.
– Prenez-moi en photo avec le trophée, insiste l’administrateur, se postant
fringant avec un pied sur l’animal. Chimère que je ne dissipe pas : ce n’était
plus un lion qui était là. C’était une dépouille vide. Il n’était plus qu’une écorce
rejetée, une peau lardée de néant.
Je vais rendre visite à Hanifa Assulua. Je ne resterai pas pour l’enterrement
de Genito. Je veux au moins présenter mes condoléances. En plus, j’ai la
mission d’emmener sa fille avec moi, la seule survivante.
Avant d’entrer dans l’enclos, je ramasse quelques fleurs des champs. Je ne
veux pas arriver les mains vides. À genoux, fouillant parmi les herbes, la voix
d’Hanifa me fait sursauter :
– Encore, les fleurs ?
Je veux expliquer que mon geste est destiné à Genito. Mais la veuve avance
devant moi, d’un pas rapide, sans envie d’écouter. Une fois à l’ombre dans la
cour, elle m’offre une chaise et s’assoit sur une natte. En silence, elle se laisse
entourer de voisines vêtues de noir. Il n’y a pas de mot pour parler de celui qui
est mort. Aussi, en silence je lui remets les fleurs avec l’explication qui
convient.
– Elles sont pour Genito. Des fleurs quand il n’y a pas de mots.
– Qu’est-ce qu’on peut faire ? On vit sans le demander et on meurt sans
avoir la permission.
– J’ai de la peine que ce soit fini comme ça.
– Ce n’est pas le veuvage qui me blesse. J’étais déjà veuve depuis
longtemps, dédramatise-t-elle lorsque nous nous saluons.
C’était sa fille Mariamar qui la préoccupait. Elle était malade et à
Kulumani personne ne pouvait la soigner.
– J’ai les papiers de l’hôpital qui confirment qu’elle doit être internée. Ma
fille est devenue folle.
– J’ai parlé avec l’administrateur. Je l’emmène avec moi. Mais vous allez
rester ici toute seule ?
– J’ai des tombes dont je dois m’occuper.
– Votre fille viendra vous rendre visite.
– Mariamar ne doit pas revenir. Plus jamais. Elle serait morte par les
vivants, poursuivie par les morts.
Hanifa rentre dans la maison et revient quelques minutes plus tard en
tirant une jeune fille par le bras.
– C’est ma fille.
La jeune fille est enveloppée dans un pagne qui couvre partiellement son
visage. Elle marche d’un pas accablé comme un épouvantail. Elle tient à la
main un cahier dont on peut lire sur la couverture Journal de Mariamar.
Lorsque son regard croise le mien, un vertige me foudroie. Ces yeux de miel
me transportent soudain vers un passé que je croyais évanoui. Je détourne le
visage, je suis chasseur, je sais fuir les pièges. Ces yeux, aussi lumineux,
noircissent le monde. Mais c’est une noirceur agréable, une douce torpeur de
l’enfance. De par leur intense clarté, les yeux de Mariamar me restituaient
quelque chose que, sans savoir, j’avais perdu depuis longtemps. Maintenant, je
m’adresse à elle comme si je reprenais une conversation interrompue et la voix
me manque presque quand je lui demande :
– Tu n’emportes que ce cahier, tu n’emportes pas une valise de vêtements ?
– Elle ne parle pas, intervient sa mère. Elle a cessé de parler depuis hier.
Mariamar gesticule en désignant le cahier. Ce balbutiement me rappelle
Rolando, mon pauvre frère, toute sa vie tellement intime avec les mots et
maintenant sans accès aux vocables les plus élémentaires. La fille aux yeux de
miel agite les bras, son pagne se déploie en ailes et sa mère traduit :
– Elle dit que ce cahier est son unique vêtement.

Je leur laisse du temps, je m’écarte afin que les deux, Hanifa et Mariamar,
se disent au revoir. Mais il n’y a pas d’adieu. La main qui s’attarde dans la main
est l’unique parole entre mère et fille. Cet atermoiement a une fin qui manque
de m’échapper : il y a une sorte de collier que la mère passe discrètement dans
la main de sa fille.
– J’aime aussi offrir des colliers, dis-je.
– Ce n’est pas un collier, corrige Hanifa. C’est l’ancienne corde du temps
que je donne à Mariamar. Toutes les femmes de la famille ont compté les mois
de grossesse sur cette longue corde.
Le cadeau a ému Mariamar. Une ombre a assombri ses yeux et elle laisse
tomber le cahier. Ainsi entrouvert par terre, je peux lire la première des pages.
Il est écrit : “Dieu a déjà été femme…” Je souris. À ce moment-là, je suis
entouré de déesses. De part et d’autre de l’adieu, dans ce déchirement de
mondes, ce sont les femmes qui cousent mon histoire déchirée. Je contemple
les nuages qui marchent du pas lourd et incertain de la grossesse. Il ne tardera
pas à pleuvoir. À Palma m’attend la femme que j’ai attendue toute ma vie.

Déjà installé dans la voiture avec Mariamar assise à mes côtés, je prends
congé maladroitement.
– Adieu, Hanifa.
– Vous avez compté les lions ?
– Depuis le premier jour je sais combien ils sont.
– Vous savez combien. Mais vous ne savez pas qui ils sont.
– Vous avez raison. Je n’apprendrai jamais cet art.
– Vous savez parfaitement : les lions étaient trois. Il en manque encore un.
Je regarde alentour comme si je surveillais le paysage. C’est la dernière fois
que je contemplerai Kulumani. Ce sera la dernière fois que j’entendrai cette
femme. Avec le respect des dernières choses, Hanifa Assulua chuchote :
– Je suis la lionne qui reste. Vous êtes le seul à connaître ce secret, Arcanjo
Baleiro.
– Pourquoi me racontez-vous cela, dona Hanifa ?
– C’est ma confession. C’est la corde du temps que je laisse dans vos
mains.
Notes

1. Petit terrain agricole. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

2. Prononcer “batouque”. Fête accompagnée de musique rythmée par des


tambours.

3. La marque Pétromax utilisée ici comme nom commun désigne une


lampe-tempête à pétrole.

4. Dans les premières décennies du XIXe siècle, les Ngunis, peuple


provenant de l’Afrique du Sud, mènent des incursions armées au Mozambique.
DU MÊME AUTEUR
(entre autres)

Les Baleines de Quissico, Albin Michel, 1996


La Véranda du frangipanier, Albin Michel, 2000
Chronique des jours de cendre, Albin Michel, 2003
Le Chat et le Noir, Chandeigne, 2003
Tombe, tombe au fond de l’eau, Chandeigne, 2005
Un fleuve appelé temps, une maison appelée terre,
Albin Michel, 2008
Le Dernier Vol du flamant, Chandeigne, 2009
Et si Obama était africain…, Chandeigne, 2010
Le Fil des Missangas, Chandeigne, 2010
L’Accordeur de silences, Métailié, 2011
Poisons de Dieu, remèdes du Diable, Métailié, 2013
La Pluie ébahie, Chandeigne, 2014

Vous aimerez peut-être aussi