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La confession de la lionne
Lorsque le chasseur Arcanjo Baleiro arrive à Kulumani pour tuer les lions mangeurs
d’hommes qui ravagent la région, il se trouve pris dans des relations complexes et
énigmatiques, où se mêlent faits, légendes et mythes. Une jeune femme du village,
Mariamar, a sa théorie sur l’origine et la nature des attaques des bêtes. Sa sœur, Silência,
en a été la dernière victime. L’aventure est racontée par ces deux voix, le chasseur et la
jeune fille, au fil des pages on découvre leurs histoires respectives.
La rencontre avec les bêtes sauvages amène tous les personnages à se confronter avec
eux-mêmes, avec leurs fantasmes et leurs fautes. La crise met à nu les contradictions de la
communauté, les rapports de pouvoir, tout autant que la force, parfois libératrice, parfois
oppressive, de leurs traditions et de leurs croyances.
L’auteur a vécu cette situation de très près lors d’un de ses chantiers. Ses fréquentes
visites sur le théâtre du drame lui ont suggéré l’histoire inspirée de faits et de personnages
réels qu’il rapporte ici.
Clair, rapide, déconcertant, Mia Couto montre à travers ses personnages forts et
complexes la domination impitoyable sur les femmes, la misère des hommes, la dureté de
la pénurie et des paysages.
Un grand roman dans la lignée de L’Accordeur de silences.
Mia COUTO est né au Mozambique en 1955. Après avoir étudié la médecine et la biologie
à Maputo, il devient journaliste en 1974. Actuellement il vit à Maputo où il est biologiste,
spécialiste des zones côtières, il enseigne l’écologie à l’université. Il a reçu le prix Camões
en 2013.
Mia COUTO
LA CONFESSION
DE LA LIONNE
Traduit du portugais (Mozambique)
par Elisabeth Monteiro Rodrigues
Éditions Métailié
20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris
www.editions-metailie.com
COUVERTURE
Design VPC
Photo © Freudenthal Verhagen/ Getty Images
www.centrenationaldulivre.fr
LA NOUVELLE
L’ANNONCE
C’est presque le matin et je lutte toujours avec les draps. Je n’ai pas d’autre
maladie : l’insomnie entrecoupée des rêves courts et agités. En fin de compte,
je dors comme les animaux que je traque de métier : la veille saccadée de celui
qui sait que trop d’absence peut être fatale.
Pour convoquer le sommeil, je recours au même expédient dont ma mère
se servait pour nous endormir. Je me souviens de son historiette préférée, une
légende de sa terre natale. C’était comme ça qu’elle racontait :
Autrefois, il n’existait que la nuit. Et Dieu faisait paître les étoiles dans le ciel.
Quand Il les alimentait davantage, elles grossissaient et leurs panses regorgeaient de
lumière. En ce temps-là, toutes les étoiles mangeaient, elles luisaient toutes de la
même joie. Les jours n’étaient pas encore nés, aussi le Temps marchait d’une seule
jambe. Et tout était si lent dans l’infini firmament ! Jusqu’à ce que, dans le
troupeau du berger, naisse une étoile désireuse d’être plus grande que toutes les
autres. Cette étoile s’appelait Soleil et elle s’appropria prématurément les pâturages
célestes, chassant au loin les autres étoiles qui se mirent à dépérir. Pour la première
fois, il y eut des étoiles qui souffrirent et, très maigres, elles furent englouties par le
noir. Par-dessus le marché, le Soleil exhibait sa grandeur, fier de ses possessions et de
son nom si masculin. Il s’intitula alors patron de tous les astres, s’arrogeant des
présomptions de centre de l’Univers. Il ne tarda pas à proclamer que c’était lui qui
avait créé Dieu. Ce qui se produisit, en vérité, c’est qu’avec le Soleil, ainsi souverain
et immense, le Jour était né. La nuit n’osait s’approcher que lorsque le Soleil, déjà
fatigué, allait se coucher. Avec le Jour, les hommes oublièrent les temps infinis où
toutes les étoiles brillaient d’une même liesse. Et ils oublièrent la leçon de la Nuit
qui avait toujours été reine sans jamais avoir à régner.
Je suis chasseur, je sais ce que c’est de traquer une proie. Pourtant toute ma
vie, c’est moi qui ai été traqué. Un coup de fusil me poursuit depuis l’enfance.
Ce tir m’a définitivement jeté hors du sommeil, il y a quarante ans. J’étais
enfant et je dormais avec ce savoir-faire que seuls les enfants atteignent. La
détonation a déchiré la nuit et le monde. Je ne sais plus comment, à ce
moment-là, j’ai traversé le long couloir : mes petits pieds étaient collés au
revêtement du sol. J’ai trouvé mon père dans le salon, la poitrine défaite, les
bras grattant le sol dans une mer de sang, comme s’il nageait vers une rive que
lui seul voyait. Au milieu de ce monde dévasté, mon frère Rolando demeurait
assis dans sa chambre, l’arme posée sur ses genoux.
– Ne me touche pas, avait-il ordonné avec un calme étrange. Ne me
touche plus jamais. Tu te brûleras.
Il était resté ainsi, immobile, jusqu’à ce que des parents et des voisins
envahissent la maison de leur stupéfaction et de leurs cris. Depuis la fenêtre,
j’ai vu mon frère être emmené par la police. Il n’y avait pas de doute : il avait
tiré sur notre père, le chasseur réputé Henrique Baleiro. Un accident prévu par
notre mère :
– Des armes à feu à la maison sont source de tragédie.
C’était comme ça que parlait Martina Baleiro. Le jour de la mort de mon
père, notre mère n’était plus là pour vérifier sa prémonition. Elle était morte
quelques semaines auparavant. Une maladie étrange l’avait consumée en un
clin d’œil. À seulement dix ans – et en l’espace d’un mois – je devins orphelin
de père et de mère. Et on me sépara pour toujours de mon frère Rolando. Parce
qu’il était adolescent, on lui épargna toute enquête policière. Il nettoyait
l’arme, comme il le faisait régulièrement sur instruction paternelle. On décida
plutôt de le conduire dans un hôpital psychiatrique. On dit qu’il n’a plus
jamais parlé, qu’il n’a plus jamais été humain. Rolando était la bonté en
personne : son âme succomba, dévorée par la mauvaise conscience. Dans le ciel
nocturne de la légende de notre mère, mon frère se joignait aux étoiles
englouties par le noir.
Mon père était un homme qui emplissait le monde, son pied pénétrait
dans la maison et on sentait l’oscillation de son poids comme si on était
soudain sur un petit bateau. Ce qu’il faisait était bien plus qu’un travail : notre
père, le célèbre Henrique Baleiro, était un chasseur très demandé et ses
absences remplissaient la maison de soupirs et de mystères. Homme grand et
austère, il était peu porté sur la conversation. Si j’avais uniquement grandi avec
lui, je n’aurais peut-être jamais appris à parler. Ma mère adoucissait ce côté
distant de notre père : il était un émigré des montagnes de Manica, où il avait
grandi au milieu des escarpements et des rochers. On entendait de lui le regret
répété :
– Là où je suis né, il y a plus de terre que de ciel.
Peut-être parce qu’il était d’une autre tribu, Henrique Baleiro choisit une
mulâtresse pour épouse. À cette époque-là, il n’était pas courant qu’un Noir se
marie avec quelqu’un d’une autre race. Le mariage le rendit encore plus
solitaire, tenu à distance par les Noirs et exclu par les mulâtres et les Blancs. En
fait, je n’ai compris mon petit vieux que lorsque je suis devenu moi-même
chasseur. Mon père était étranger au monde lui-même.
Rien n’a changé dans le vieil hôpital. C’est Luzilia qui vient à ma rencontre
dans la grande salle d’attente. Elle est toujours belle, le regard séducteur, le
même tic de sa langue humectant ses lèvres. Luzilia a été infirmière dans cet
hôpital, rien dans cet endroit ne lui est étranger.
– Tu es parti tellement longtemps…
– Je fais des choses à droite et à gauche, je suis occupé, dis-je, en mentant.
– Moi et ton frère, nous nous sommes mariés.
Je fais semblant d’être content. Luzilia parle et sa voix s’éloigne peu à peu.
Elle m’explique que Rolando a été autorisé à sortir la veille du mariage et qu’ils
ont tenté de vivre chez elle. Mais sans résultat. Rolando ne savait pas exister en
dehors de la maladie. Et il a été hospitalisé de nouveau.
Bientôt je n’écoute plus ma nouvelle parente. Je ne sais sans doute pas être
le beau-frère de celle que je voudrais comme maîtresse. Je m’écarte du présent,
je reviens aux événements d’un an en arrière. C’est dans cette même enceinte
que j’ai avoué à Luzilia la grande passion que je nourrissais pour elle. C’était un
après-midi vide, de ceux qui se traînent comme une maladie contagieuse. Sans
regarder son visage, inspirant profondément, j’ai déclaré mon amour à Luzilia
effrayée. Comme elle ne disait rien, j’ai continué :
– Il y a une chose que je dois dire, Luzilia : chaque fois que je viens ici,
dans cet hôpital, c’est à toi que je viens rendre visite.
– Ce n’est pas vrai. Et ton frère ?
– C’est pour toi que je viens.
C’est alors que je lui ai remis la lettre. Ses petits doigts immobiles,
retardant la lecture. Sa main tergiversait. Puis elle lut à mi-voix :
Depuis que je t’aime, le monde entier t’appartient. Aussi ne t’ai-je jamais rien
donné. Je n’ai fait que rendre. Je n’attends pas de récompense. Ce message appelle
néanmoins une réponse. À l’ancienne : si tu m’aimes, si c’est réciproque, plie le coin
de cette lettre et rends-la-moi demain.
LE RETOUR DU FLEUVE
Proverbe du Sénégal
Chez nous, la nuit précédente, l’ordre avait été dicté : les femmes
resteraient cloîtrées, loin de ceux qui arriveraient bientôt. Une fois de plus nous
étions exclues, écartées, effacées.
Le lendemain matin, je m’avançai dans les travaux domestiques. Je voulais
épargner ma mère qui était prostrée à l’entrée de la cour depuis l’aube. À un
certain moment, je vins m’épancher à ses côtés, décidée à partager avec elle la
pesanteur de celui qui éprouve son âme. Elle m’ignora au début. Puis, elle
bougonna entre ses dents :
– Ce village a tué ta sœur. Il m’a tuée moi. Maintenant, il ne tuera plus
personne.
– S’il vous plaît, maman. On vient d’enterrer l’une de nous.
– Nous toutes, femmes, ça fait longtemps qu’on a été enterrées. Ton père
m’a enterrée ; ta grand-mère, ton arrière-grand-mère, elles ont toutes été
ensevelies vivantes.
Hanifa Assulua avait raison : peut-être moi, sans savoir, étais-je déjà
enterrée. De tant méconnaître l’amour, j’étais ensevelie. Notre village était un
cimetière vivant, avec ses propres habitants pour uniques visiteurs. Je regardai
l’ensemble de maisons qui s’étendait dans la vallée. Les maisons décolorées,
ternes, comme si elles regrettaient d’avoir émergé du sol. Pauvre Kulumani qui
n’a jamais désiré être un village. Pauvre de moi qui n’ai jamais rien désiré être.
D’innombrables fois notre mère avait supplié qu’on aille en ville.
– Je t’en prie, mon mari, par tout ce qu’il y a de sacré : allons-nous-en.
– Tu veux, tu pars.
– On laissera quelqu’un pour s’occuper des tombes.
– C’est le contraire, ma femme : si on part, ce sont les tombes qui ne
s’occuperont plus de nous.
Je secouai les souvenirs. À quoi bon amasser maintenant ces vieilles
aigreurs ? Si on restait attachés au passé, comment Silência pourrait-elle, encore
mourante, pleurer en nos yeux ?
– Papa se plaint de ce qu’hier vous avez défié les commandements du deuil.
C’est vrai que vous avez offensé les esprits ?
– Je te donne un conseil, ma fille : quand tu feras l’amour, fais-le dans le
fleuve, dans l’eau, comme les poissons.
– Pour l’amour du Ciel : ce ne sont pas des paroles de mère !
– Eh bien je te le dis : faire l’amour dans l’eau c’est mieux qu’au lit.
– Comment vous savez ?
– Je vois la voisine.
– La voisine ? Elle ne peut pas, elle est complètement veuve.
Elle sourit malicieusement et avoua : cachée sur la rive, elle épiait la voisine
qui se baignait toute seule. Les mains de cette femme se muaient peu à peu en
mains d’autres créatures et semaient dans son corps des frissons jamais ressentis
auparavant.
– La voisine m’a appris une vengeance contre les hommes…
Est-ce que je comprenais ce que cette confession cachait ? La voisine ne
faisait l’amour qu’avec les morts. Voilà ce qu’Hanifa me disait. Des générations
et des générations de défunts ont défilé dans les bras de notre voisine. Des gens
de loin, des gens de race, des gens qui n’en ont jamais été : tous se sont ravivés
dans sa couche liquide. De tous ces amours, chacun choisi par elle, cette
femme ne tirait que des avantages : pas de maladie, de trahison, de risque de
tomber enceinte. Il restait de simples souvenirs sans cendre ni semence. Loin
des vivants seulement, les femmes de Kulumani trouvent des amours qui leur
correspondent : voilà ce que ma mère m’enseignait.
– L’ordre de ton père est exact. À partir d’aujourd’hui, tu ne sors plus de la
maison.
Que cette réclusion fût la volonté de mon père ne me surprenait en rien. Je
trouvai étrange, oui, l’enthousiasme avec lequel ma mère soutenait maintenant
la décision de son mari.
– C’est bien ça, Mariamar : tu resteras ici, bien cloîtrée !
Puis, je pensai : peut-être cet acharnement à m’éloigner de celui qui arrivait
n’était-il pas aussi bizarre. Maman ignorait l’amour. La voisine avait un
avantage : dans le lit du fleuve, elle avait aimé et avait été aimée. En
contrepartie, Hanifa Assulua appréhendait la route, le voyage, la ville. Ce
n’était pas mon départ qui la chagrinait. Mais le dépit que personne ne veuille
l’emmener elle. D’autres mères, en d’autres lieux, auraient désiré que leurs filles
s’épanouissent par le monde. Mais ma famille avait été contaminée par la
mesquinerie qui dominait notre village.
Celui qui viendrait d’ailleurs, comme ceux qui arrivaient maintenant,
croirait que les habitants du village sont purs et bons. Pure erreur. Ceux de
Kulumani sont hospitaliers pour qui vient de loin et est étranger. Mais entre
eux règnent l’envie et la médisance. Aussi notre grand-père rappelait-il
toujours :
– Nous n’avons même pas besoin d’ennemis. Nous nous suffisons toujours
à nous-mêmes pour nous anéantir.
Plus la vie est vide, plus elle est peuplée par ceux qui sont déjà partis : les
exilés, les fous, les défunts. À Kulumani, on idolâtre tous nos morts, on garde
tous en eux les racines de nos rêves. Mon mort le plus important est Adjiru
Kapitamoro. Stricto sensu, c’est le frère plus âgé de ma mère. Dans notre pays,
on désigne par “grand-père” tous les oncles maternels. Adjiru est d’ailleurs le
seul “grand-père” que j’ai connu. À la maison, on l’appelle anakulu, “notre plus
ancien”. Nul n’a jamais su son âge, lui-même n’avait pas idée de sa date de
naissance. À vrai dire il se prétendait si éternel qu’il s’attribuait l’origine du
fleuve qui traversait le village.
– C’est moi qui ai fait ce fleuve, le Lundi Lideia, plaidait-il avec arrogance.
La liste de ses fabrications fabuleuses était longue : en plus du fleuve,
grand-père avait déjà confectionné des rochers, des abîmes et des pluies. Tout
cela grâce aux puissantes mintela, les potions et les amulettes des sorciers.
Cependant, il refusait le grave statut :
– Je ne suis pas sorcier, je suis uniquement vieux.
À l’époque coloniale, son père, le vénéré Muarimi, avait exercé les
fonctions de capitão-mor, capitaine général. Il percevait les impôts et résolvait
les conflits locaux en faveur des colons. Cette charge avait coûté à mon arrière-
grand-père accusations, jalousies et inimitiés durables. Mais notre famille y
avait gagné le nom qu’elle arbore aujourd’hui : les Kapitamoro. Dans un pays
sans drapeau, nous dressions cette enseigne empruntée comme si c’était un
droit naturel et millénaire.
Contre la tradition familiale, grand-père Adjiru se livra à une occupation
distincte : la chasse. C’était cela qu’il était, par vocation et serment : un
chasseur. “L’arme c’est mon âme”, disait-il. Par accident, il tua un homme lors
de l’encerclement d’un léopard, du côté de Quionga. Pour se purifier de ce
sang, il devrait se frotter à des cendres d’arbres. Il refusa le rituel : pour lui, un
assimilé, c’était une humiliation insupportable. On lui interdit de chasser, le
cantonnant à l’office de pisteur. Avec la dignité d’un roi, il accepta cette
déchéance. Jusqu’au jour de sa mort, il ne perdit rien de son port altier.
Exerçant un travail terrestre, ce fut lui qui continua de répandre son ombre sur
tout Kulumani. Et maintenant que le village tremblait devant la menace des
lions, ils éprouvaient tous la nostalgie de cette divine protection.
Mon père, Genito Serafim Mpepe, aurait aussi pu être chasseur de plein
droit. Il préféra cependant être pisteur par solidarité avec son défunt mentor.
L’un déchu, l’autre déchu. En tout, finalement, Genito ambitionnait de suivre
les traces du chasseur détrôné. Toutefois, le statut du grand-père était
inaccessible. Adjiru avait été davantage qu’un mweniekaya, un chef de famille.
Son autorité s’est toujours étendue à tout le voisinage. C’était un
commandement silencieux, sans proclamation, de celui qui exerce sa grandeur
sans nécessiter de mots. Mais moi, Mariamar, j’étais une personne spéciale
pour lui. Notre “plus ancien” avait réservé pour moi le plus énigmatique
présage :
– Toi, Mariamar, tu es venue du fleuve. Et tu les étonneras tous : un jour,
tu iras où va le fleuve, avait-il prédit.
Je suis femme, mon destin ne sera jamais le voyage. Mais Adjiru
Kapitamoro avait raison. Car seulement deux jours se sont écoulés depuis
l’enterrement de Silência et je pars en voyage en pirogue, au gré du courant. Je
fuis l’ordre carcéral de mon geôlier congénital, Genito Mpepe. Pour s’échapper
de Kulumani, il n’y a pas de route, il n’y a pas de brousse. Sur la route se trouve
mon père. Dans la brousse les lions tueurs. Chaque issue est une embuscade.
Le fleuve est le seul chemin qui me reste. Ce filet d’eau a été baptisé Lideia, du
nom des tourterelles qui nous rendent visite à la saison des pluies. Il aurait pu
passer pour un ru anonyme, mais nous craignions qu’il ne s’éteigne pour
toujours s’il demeurait innomé. Celui qui lui a donné son nom, dit-on, c’est
mon grand-père Adjiru Kapitamoro. Et nous faisions semblant d’y croire.
Ainsi avançons-nous maintenant progressant tous les deux : le fleuve Lideia
avec son nom d’oiseau ; et moi, Mariamar, au nom d’eau. Je voyage contre le
destin, mais à la faveur du courant. Pendant tout le temps la pirogue va
simulant l’obéissance. Ce ne sont pas mes bras qui la conduisent. Ce sont des
forces que je préfère ignorer. Novembre est le mois des prières pour faire
descendre la pluie. Et moi je prie pour une terre où je puisse me coucher
comme la pluie, sans pesanteur et sans corps.
On dit que ce fleuve traverse la ville plus loin. J’en doute. Ce fleuve, mon
fleuve, qui ne parle même pas portugais, ce fleuve rempli de poissons qui ne
connaissent leurs noms qu’en shimakonde, je ne crois pas qu’on permette à ce
fleuve d’entrer en ville. À moi aussi, on m’interdira le passage, si je frappe un
jour à la porte de la capitale.
Arcanjo Baleiro m’est arrivé, il y a seize ans. J’avais également seize ans
quand il m’a croisée. Je n’étais guère plus qu’une enfant, pourtant mes rêves
avaient vieilli davantage que mon corps. Être loin de Kulumani était l’unique
horizon qui me restait. Les dimanches après-midi, je cambriolais la basse-cour
de la Mission catholique pour vendre des poules sur le bord de la route. Mon
intention était de mettre de côté un peu d’argent pour m’enfuir en ville. Mais
la route était presque déserte, avec de rarissimes voyageurs. La guerre avait pris
fin cette même année de 1992, mais un invisible garrot asphyxiait toujours
notre village.
Je n’ai jamais compris pourquoi autant de vendeurs se rassemblaient près
de la route morte. Peut-être était-ce une sorte de prière, une manière de nous
agenouiller devant le destin. Ou parce que de furtifs camions de négociants en
bois faisaient leur apparition occasionnellement. Ces affaires-là appartenaient à
des gens puissants qu’on appelle “maîtres de la terre”. Quel que soit le passant,
je levais les gallinacés dans les airs et leurs ailes s’agitaient en un vol bref et
aveugle. Personne ne s’est jamais arrêté, personne n’a jamais acheté. Dans un
stupide caquètement, les volatiles retombaient dans ma main, comme si la
qualité d’oiseau dont ils avaient usé pour quelques instants leur pesait.
Un jour, le policier Maliqueto Próprio – l’unique agent de l’ordre à
Kulumani – s’approcha, tout imbu de lui-même, et m’aborda, il voulait
connaître la provenance des marchandises. Il désigna les poules comme preuve
du crime. Je les avais volées, accusa-t-il. Et d’ordonner que je l’accompagne.
– Au poste de police ? demandai-je, en tremblant.
– Tu sais bien qu’il n’y a pas de poste à Kulumani. J’ai mes propres cachots.
Les abus de Maliqueto n’étaient que trop connus. À ce moment-là, son
regard louche ne faisait que confirmer ses intentions malveillantes. La lumière
me manqua, mes jambes faiblirent. Le canon du fusil appuyé contre mon dos
ne me permettait pas de tergiverser.
– S’il vous plaît, ne me faites pas de mal.
Ce fut alors que surgit Arcanjo Baleiro comme un chevalier surgi du néant.
Il s’arrêta devant moi, juché sur une moto, empereur superbe et souverain
ordonnateur du monde. Le policier affronta l’intrus, le jaugeant de la tête aux
pieds. Après un silence étudié, il décida de se retirer. Je ne sais pas si le chasseur
perçut l’opportunité de son apparition, mais il souriait quand il m’interpella :
– Je peux emporter une poule ?
C’était moi que je voulais qu’il emmène. L’homme me fixa, apparemment
surpris. Soudain, je ressentis le poids de la honte : jamais auparavant on ne
m’avait regardée. C’était comme si mon corps, à ce moment-là, venait de naître
en moi.
– Vos yeux, soupira-t-il. Ah, vos yeux !
Je baissai le visage et me vis suspendue, oiseau sans vol et sans voix.
– Ce corps vous va très bien, murmura le visiteur.
Sa parole déshabillait mon corps et mon âme. Pour échapper à ce vertige,
je me retirai à l’ombre près du fleuve. L’homme me suivit, en poussant sa moto.
– Vous voulez venir avec moi à Palma ?
– En ville ? Je ne peux pas.
– Je vous emmène et vous ramènerai en moto. On prend un raccourci près
du fleuve, personne ne nous verra.
– Je ne peux pas, je vous l’ai déjà dit.
– On regardera la télévision, vous ne voulez pas ?
Je regardai lentement le paysage alentour. Comme il était grand,
infiniment grand le monde ! L’univers était immense et le visiteur attendait une
réponse. Tellement de choses me passèrent par la tête ! Il me vint par exemple à
l’idée de demander au chasseur, puisqu’il avait une moto, qu’il aide ma mère à
porter l’eau. Qu’il aide les femmes de Kulumani à aller chercher du bois, à
réunir de l’argile, à transporter les récoltes des machambas. Et surtout qu’il ne
me demande rien à moi.
En silence, mon regard s’attarda sur les eaux du Lideia. Fatigué d’attendre,
Arcanjo demanda le nom du fleuve. Il venait là chasser un crocodile féroce qui
semait la terreur. Il ne ferait pas ça sans savoir comment s’appelait le fleuve.
Je soupirai. Le visiteur ne voulait pas savoir mon nom. Seul le paysage
semblait l’intéresser.
– Lundi Lideia de son nom complet, répondis-je, du bout des lèvres. Mais
on l’appelle simplement Lideia.
– Et qu’est-ce que ça signifie ?
– Lideia est le nom qu’on donne à une espèce de tourterelle.
– Une tourterelle ? s’interrogea Arcanjo.
Puis il rit, trouvant drôle quelque chose qui m’échappait.
– C’est juste, il y a des fleuves qui nous font voler.
Ce fut ainsi que parla le chasseur. Nous nous sommes dit au revoir en
regardant le fleuve, ce même fleuve qui me sert à présent de chemin pour
m’éloigner de Kulumani, pour échapper à la famille et quitter ma propre vie.
LE VOYAGE
Quatre heures d’avion assis aux côtés de l’écrivain ont été suffisantes pour
mesurer le fossé qui nous sépare. Avec ses airs d’intellectuel, son bloc-note à
portée de la main, son incapacité à se taire : en somme, l’écrivain m’énerve.
À sa façon de me regarder, j’ai compris que la réciproque était aussi vraie.
Quelque chose en lui me rappelle Rolando et la manière dont mon frère me
fixait. Comme s’il m’accusait.
La plume pèse ; l’oiseau pèse aussi. Le plus léger est celui qui sait voler. Tel
était le proverbe de dona Martina, ma défunte mère. Moi, les deux légèretés me
pèsent et mes rêves ne se muent jamais en vols nocturnes. Un état d’alerte me
plonge et me tire du sommeil comme un ivrogne, me fait aller et venir comme
un naufragé. Héritage de cette nuit fatidique où Rolando a tiré sur mon père.
L’insomnie charrie des souvenirs dont je ne veux pas ; dormir lave des
souvenirs que je voudrais garder. Le sommeil est ma maladie, ma folie.
Revenue parmi nous, dona Naftalinda sourit, amusée par la façon dont
l’écrivain secoue la poussière comme s’il s’autoflagellait.
– Vous voyez l’avantage du lion ? Un lion ne se salit jamais, affirme Dona
Naftalinda.
– Je n’aurais envie que d’un bain. J’ai plus de poussière que de vêtements,
grommelle Gustavo, en s’époussetant vigoureusement.
– Il vaut mieux rester comme ça, je conseille, sarcastique. Il vaut mieux
rester comme ça pour que votre corps commence à s’habituer à la terre.
S’habituer à être à la terre, à être de cette terre.
– Je suis de cette terre.
– Ça, seule la terre peut le confirmer.
Je tourne les talons et je m’éloigne non sans entendre, derrière moi, la
colère murmurée de l’écrivain :
– Arrogant de merde !
– Quand vous irez chasser, j’irai avec vous, camarade Arcanjo, déclare
l’administrateur.
– À la chasse personne n’accompagne personne, réponds-je. À la chasse, il
n’y a que deux créatures : celui qui chasse et celui qui meurt.
– Il faut que mon peuple me voie, qu’ils me voient rapporter le trophée au
village.
Finalement, on aperçoit les maisons.
– Bientôt, dit Naftalinda à l’écrivain, les gens vont sortir sur la route en
attroupements.
– Ce ne sont pas des gens qui habitent dans ces maisons, rectifie
l’administrateur.
– Ce ne sont pas des gens ? demande Gustavo. Qui y habite, alors ?
– Qui habite ici maintenant c’est la peur, répond-il.
Sans qu’on s’en rende compte, une marée humaine nous entoure. L’épouse
de l’administrateur explique, chuchotant à mon oreille : on a mobilisé des
paysans d’autres villages pour nous souhaiter la bienvenue. Contre toutes les
règles de sécurité, ces villageois marcheront de nuit, sans défense, pour
retourner à leurs foyers. Mais cela paraît inévitable : la puissance d’un chef se
mesure à l’aune de la cérémonie d’accueil. Et Florindo Makwala ne voulait pas
manquer l’occasion de nous impressionner. Il tient à faire son propre éloge, et
encourage Gustavo Regalo :
– Vous voyez, cher écrivain ? Le peuple m’aime. Moi et mon parti. Écrivez
ça, photographiez tout ça.
Au milieu de la foule quelqu’un me prend le bras. Je réponds, dans un
serrement de mains confus. Je remarque alors qu’il s’agit d’un aveugle. C’est
son geste désorienté qui m’a percuté et a stoppé ma marche. Il arbore une
tenue militaire qui contraste avec ses pieds nus.
– Vous êtes arrivés ! clame l’aveugle, comme si on réalisait un sort.
Et après il prédit :
– Vous êtes venus pour laisser votre sang à Kulumani.
En un instant, cédant à une étrange impulsion, je me mets à faire signe à la
foule. Je me souviens des autres fois où l’on m’a accueilli en sauveur. Ces gens
pourtant me regardent de travers. La main collante de l’aveugle me saisit à
nouveau le bras :
– Vous apportez un fusil ? Pourquoi ? Ces lions ne se tuent pas avec une
balle.
La vigueur avec laquelle il me poursuit me fait douter de l’authenticité de
sa cécité. Ce soupçon s’aggrave quand il m’attrape avec le désespoir d’un noyé
et me demande :
– Vous me voyez ?
– Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Nous, ceux de Kulumani, personne ne nous voit, seuls les muwawi, les
sorciers, nous prêtent attention.
L’administrateur m’aide à me libérer de l’aveugle impertinent. Il me pousse
devant la voiture où les phares ouvrent un halo de lumière et me confie :
– On arrive de nuit. Certains pensent qu’on est des vashilo.
– Qui ?
– Vashilo, ceux de la nuit. On est les seuls à rendre visite aux villages à cette
heure.
Ensuite, l’administrateur ordonne à voix haute :
– Laissez passer ! On vient vous sauver, on amène celui qui vient tuer les
lions.
L’aveugle fait une révérence et s’appuie à nouveau sur mon bras pour
conclure :
– Il n’y a pas de mourir, pas de tuer. Vous tous venez mourir chez nous.
Je regarde alentour. Il y a deux nuits une jeune femme est morte ici. Avant
elle, vingt autres ont été dévorées par les bêtes sauvages. Non loin, au milieu de
la prairie, se trouveraient encore des traces de sang, des restes indélébiles
d’indicibles crimes. Je pense à la douleur et à la peur de ces gens. Je pense au
désarroi de ce village, si loin du monde et de Dieu. Kulumani était plus
orpheline que moi.
Il fait nuit, il n’y a déjà plus d’ombres au monde.
Version de Mariamar
(3)
Proverbe africain
La nuit dernière, quand les étrangers sont arrivés à Kulumani je n’ai pas
fait mine de guetter leur accueil devant l’administration. J’aurais pu échapper
quelque temps à mon enfermement. Mais je ne l’ai même pas fait. Pendant des
années, c’est le rêve de revoir Arcanjo Baleiro qui m’a fait vivre. Maintenant il
était là, à portée de quelques pas, et je demeurais à l’écart et distante, épiant la
foule qui tournait autour du cortège. On aurait dit des vautours. Ils
s’alimentaient de restes. De restes de nous-mêmes. Et c’est ce que j’ai dit à ma
mère : “On dirait des vautours.” Et les rapaces, comme dit la sagesse locale, ne
deviennent jamais aveugles même une fois morts.
La voix autoritaire d’Hanifa Assulua me ramène à la réalité :
– Ne dors pas à l’ombre des cils, Mariamar ! Va égorgiller une poule.
Un grand repas est en cours de préparation en l’honneur des visiteurs.
Nous, les femmes, nous resterons dans la pénombre. Nous lavons, balayons,
cuisinons, mais aucune de nous ne s’assiéra à table. Maman et moi savons ce
que nous avons à faire, presque sans échanger un mot. Moi, je suis chargée de
capturer, tuer et plumer une poule de notre poulailler. Tandis que je la
poursuis, dans une course bruyante, j’entends derrière moi les pas de quelqu’un
qui se joint à la chasse. J’interromps ma course et, la respiration retenue, mon
regard balaie le sol dans une recherche inquiète. Je ne vois personne, un souffle
d’angoisse s’échappe de ma poitrine :
– C’est toi, ma sœur ?
Pour finir, je me résigne, seule, assise sur l’escalier accroché sur le perchoir
où les poules passent la nuit à l’abri des petits prédateurs.
Quelque part, tout près, est logé Arcanjo Baleiro. Et moi, dans la solitude
de la cour, je plume une poule prisonnière entre mes genoux. Les plumes
volent bercées par la brise errante. Subitement, je vois Silência, à contre-jour,
recueillant dans ses mains les plumes flottantes. Elle réunit ses mains en conque
pour que rien ne s’échappe entre ses doigts et m’offre cette douce pelote. Je
recueille son don et écoute la voix familière :
– Regarde, ma sœur : ceci est mon cœur. Les lions ne l’ont pas emporté.
Tu sais à qui le remettre.
Je remarque que du sang coule le long de mes bras, de mon pagne, de mes
jambes. Serait-ce du sang de poule, on dirait, mais un étourdissement me
brouille la vue. De ma poitrine jaillit une colère incontrôlée, un
bouillonnement de volcan. Et la voix maternelle, provenant de la maison :
– Alors, Mariamar, tu n’as pas encore tué la poule ? Ou tu es, comme
toujours, à muser les ombres ?
Je veux répondre, les mots ne me viennent pas. J’ai brusquement perdu la
parole, seul un bruissement rauque secoue ma poitrine. Effrayée je me lève,
porte mes deux mains à ma gorge, ma bouche, mon visage. Je crie à l’aide, mais
seul un rugissement caverneux s’échappe de moi. La sensation attendue
apparaît alors : une aspérité sableuse dans le palais comme si on m’avait greffé
une langue de chat. Hanifa Assulua surgit à la porte, les mains sur les hanches,
réclamant le travail :
– Encore une fois ces attaques, Mariamar ?
L’apparition de sa mère effraie Silência. J’entends ses pas véloces s’éloigner
tandis qu’un caquètement inquiet me donne la certitude que les volatiles ont
également senti sa présence. Ils ne se sont pas rendu compte que l’un d’eux
gisait mort sur mes genoux. Mais ils ont reconnu le mouvement farouche de la
défunte visiteuse. S’il est vrai que je suis folle, alors je partage ma folie avec les
volatiles.
Maman s’approche, intriguée. Lentement, ses mains remontent sur son
visage comme à la recherche de secours. À deux pas de moi, elle s’arrête,
stupéfaite :
– Qu’est-ce que tu as fait avec la poule ? Ma fille, tu n’as pas utilisé de
couteau ?
Échevelée, Hanifa tourne les talons pour se réfugier dans la maison. Je
regarde la poule mise en pièces éparpillée par terre. Je vois alors un vautour se
poser à mes pieds.
À ce moment-là, un épisode me revient en mémoire : en pleine guerre,
quand les prêtres se retirèrent de Kulumani, plus personne ne s’occupa de
l’élevage des poules de la Mission. Les poules furent abandonnées dans les
poulaillers qui tombaient en pièces. Peu à peu, les volatiles devinrent sauvages,
grattant assidûment la terre dans les friches et ne revenant que le soir. Les
poulaillers tombèrent en ruine et les vieilles planches disparurent dévorées par
les termites. C’était un avertissement : la frontière entre l’ordre et le chaos
s’effaçait. La savane primitive venait récupérer ce qui lui avait été volé.
Et il en fut ainsi : les poules furent dévorées une à une par des vautours.
Les rapaces occupèrent l’espace auparavant réservé aux volatiles domestiques et
devinrent à ce point familiers qu’ils cessèrent de craindre notre présence.
Quelques-uns finirent par obéir à l’appel de grand-père Adjiru qui, en
récompense, leur jetait un peu de graisse.
Un jour, chez nous, le dîner s’annonça fastueux.
– Il y a du poulet aujourd’hui, qu’est-ce qu’on fête ? demanda Silência.
On trouva étrange la taille de la grillade. Moi seule eus le courage de
douter :
– On mange du vautour ?
– Et si c’en est un ? répliqua mon père. Tu n’as jamais entendu dire que
nous, les chasseurs, mangeons des yeux de vautour pour acquérir leur vision
précise ?
Je n’ai jamais su ce que j’ai mangé. Mais la vérité c’est qu’après ce repas, je
n’ai plus jamais connu l’apaisement d’un sommeil profond. Des cauchemars
m’arrachaient du lit et je me réveillais avec un appétit inhabituel, une voracité
qui me volait mon être. La façon dont cette faim me possédait n’était pas
humaine. À vrai dire, je ne ressentais pas seulement la faim. J’étais la faim des
pieds aux cheveux et une salive visqueuse coulait le long de mon menton.
– C’est l’aube et tu manges encore les restes du dîner ? Qu’est-ce que c’est
que ces faims ? trouvait étrange mon grand-père, toujours matinal.
On m’emmena à Palma, pour des examens à l’hôpital. Ça peut être du
diabète, suggéra encore l’infirmier. Soupçon infondé. Aucun examen ne révéla
une quelconque maladie et je revins à Kulumani sans soulagement pour les
mystérieuses crises.
Après le départ d’Arcanjo, il y a tant d’années, lui écrire m’est passé par la
tête. J’aurais écris des lettres infinies, pour obéir à ce désir profond. Je ne l’ai
pas fait. Personne plus que moi n’aimait les mots. Pourtant, en même temps,
j’avais peur de l’écrit, j’avais peur d’être autre et d’être ensuite trop à l’étroit en
moi-même. De la même manière que grand-père sculptait des bois en cachette,
je gardais une mission secrète. Le mot dessiné sur le papier était mon masque,
mon amulette, ma potion.
Aujourd’hui je sais combien j’ai eu raison d’avoir gardé ces lettres pour
moi. En réalité, Arcanjo Baleiro aurait eu des soupçons, s’il avait reçu des
lettres écrites par moi. À Kulumani, beaucoup s’étonnent de ma capacité à
écrire. Dans une terre où la majorité est analphabète, il est étrange que ce soit
justement une femme qui maîtrise l’écrit. Et ils pensent que j’ai appris à la
Mission, avec les prêtres portugais. Mon école, de fait, est née avant : c’est avec
les animaux que j’ai appris à lire. Les premières histoires que j’ai entendues
parlaient de bêtes sauvages. Toute ma vie, les fables m’ont appris à distinguer le
vrai du faux, à démêler le bien du mal. En un mot, ce sont les animaux qui ont
commencé à me faire humaine.
Cet apprentissage s’est fait sans plan mais avec préméditation. Mon grand-
père et mon père rapportaient de la chasse la viande qu’on mangeait et les
peaux qu’on vendait. Toutefois, mon grand-père rapportait quelque chose en
plus. Il transportait de la brousse des petits trophées qu’il m’offrait : ongles,
sabots, plumes. Il laissait ces butins sur une table, à l’entrée de la maison. Sous
chacun de ces ornements, Adjiru écrivait une lettre sur une vieille feuille de
papier. Un a pour la plume de l’aigle, un c pour un sabot de chevreau, un m
pour munda, qui est le nom qu’on donne à la flèche dans la langue de notre
pays. Et l’alphabet défilait devant mes yeux. Chaque lettre était une nouvelle
couleur avec laquelle je regardais le monde.
Un jour, sur la feuille de papier reposait une griffe de lion. Accroupi à côté
de moi, mon grand-père roula sa langue sur son palais et, avec un petit fouet,
fit claquer un l sonore. Son énorme main guida la mienne et je dessinai la lettre
sur le papier. À la fin, je souris, victorieuse. Je me confrontais pour la première
fois à un lion. Et là, calligraphiée sur le papier, la bête sauvage s’agenouillait à
mes pieds.
– Attention, ma petite-fille. Écrire est une vanité dangereuse. Ça fait peur
aux autres…
Dans un monde d’hommes et de chasseurs, les mots furent ma première
arme.
Une nuit, le récit était déjà bien avancé, les boissons avaient bien tourné,
Genito Mpepe l’interrompit d’une voix embrouillée :
– Mais toi, Adjiru ! Comme tu mens bien !
Ce fut un pavé sans mare. Le regard atone d’Adjiru était celui de la
blessure restant à ouvrir. Affecté, le doigt levé, il proféra :
– Toi, Genito, tu viens de te tirer une balle dans le pied.
Brisé, grand-père se retira du shitala et se dissipa dans la nuit. Moi seule
l’accompagnai. Je m’assis dans le noir et attendis qu’il parle. Enfin, après une
longue pause, pleine de soupirs, il se lamenta :
– Pourquoi ? Pourquoi Genito m’a fait ça ?
– Mon père est soûl.
– Ingrat. Tous des ingrats. Ce qu’ils appellent mensonges, j’appelle ça des
dons.
Son regard se perdit dans l’infini. Mille pensées, mille souvenirs
traversaient Adjiru. Peu à peu, sa colère fut mise en déroute.
– Tu sais, Mariamar ? Le plus triste c’est que Genito est peut-être soûl,
mais il a raison. Toutes ces gloires dans mes récits : tout ça, c’est de la fumée
sans feu.
On se méfie du chasseur, admit-il. Non pas qu’il fût un menteur. Mais la
chasse possède la vérité d’une danse : des corps fuyant leur propre réalité.
C’était ainsi qu’Adjiru la voyait.
En fait, expliqua-t-il, la carrière du chasseur est constituée d’échecs et
d’oublis. Aussi parfaite que soit sa façon de viser, tout homme qui chasse est un
perdant. Pour chaque victoire, mille défaites. C’est pour ça que le chasseur est
un inventeur de prouesses : car il se discrédite lui-même, redoutant davantage
sa fragilité que la plus féroce des proies.
– Mieux vaut être un menteur. Car, au fond, je ne suis rien. Je n’ai jamais
rien fait.
– Ne dites pas ça, grand-père. Vous avez déjà fait tellement de chasses.
– Tu veux savoir, ma petite-fille ? À la chasse, la proie travaille plus que le
prédateur.
Ce n’était pas une plainte. Au fond, il aspirait à n’avoir aucune obligation.
Le bonheur, avait-il l’habitude de dire, consiste à ne rien faire : être heureux
c’est seulement laisser Dieu advenir. Puis il se tut, les mains tournant,
nerveuses, sur ses genoux. Soudain il se leva, déterminé, comme si une âme
nouvelle lui avait rendu visite. D’un pas assuré, il se dirigea à nouveau vers le
préau, se jucha sur une chaise, bomba le torse et affronta la foule.
– Vous voulez des histoires ? Eh bien, je vais vous en raconter une. Votre
histoire.
– Ça y est, c’est reparti, grommelèrent certains.
– Vous avez déjà oublié que vous avez été esclaves ? poursuivit Adjiru.
– On est foutus, commentèrent les autres.
– Ou vous avez déjà oublié qu’on nous a emmenés au-delà de la mer ?
Aucun de nous n’est revenu. Ou avez-vous déjà oublié mon père, Muarimi
Kapitamoro ? Il a été emmené à São Tomé, vous ne vous rappelez pas ?
– On s’en va tout de suite, dirent les hommes en chœur.
Et, s’adressant à moi, ils ajoutèrent :
– Viens avec nous, car maintenant il va pleuvoir des mots.
Ils se retirèrent un à un, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que moi sous l’abri,
fixant franchement la chaise branlante sur laquelle grand-père poursuivait son
allocution enflammée. Presque sans voix, j’ai encore osé l’appeler de retour sur
terre. Cependant, à ce moment-là, j’étais invisible pour lui. Un prophète
enflammé s’était emparé de mon vieux parent.
– Les esclaves ne laissent pas de souvenir, vous savez pourquoi ? Parce qu’ils
n’ont pas de tombe. Un jour viendra à Kulumani où plus personne n’aura de
tombe. Et il n’y aura plus jamais de souvenir qu’ici il y a eu des gens…
– Grand-père, rentrons à la maison.
– Maintenant, nous n’avons même plus besoin qu’on nous mette sur des
bateaux. São Tomé c’est ici, à Kulumani. Ici, nous vivons tous ensemble,
esclaves et propriétaires d’esclaves, pauvres et maîtres de la pauvreté.
À ce moment-là, dans le préau déjà vide, j’ai regardé grand-père Adjiru
comme s’il était un enfant, plus solitaire et désemparé que moi. Je me suis
approchée de la chaise qui lui servait de scène, j’ai levé mon bras bien haut
pour toucher sa main.
– Rentrons, grand-père. Rentrons à la maison.
Bras dessous bras dessus, nous sommes descendus par le sentier près du
fleuve.
Journal du chasseur
(3)
Proverbe de Kulumani
Cette nuit même, faisant preuve de la plus grande des hospitalités, on nous
a installés dans le bâtiment de l’administration. On nous a conseillé d’écarter
les piles de dossiers d’archives et d’utiliser des canapés élimés qui pourrissaient
là. On improviserait ainsi tables et lits.
Prodiguant sa sympathie, l’administrateur prend congé, large sourire, déjà
sur le pas de la porte :
– Demain, une dame du village viendra faire le ménage et préparer le
repas.
– Ce devait être Tandi, notre employée, reprend la première dame.
Toutefois, il se passe qu’elle a été…
– Elle est indisposée, interrompt rapidement Florindo.
– Indisposée ? Qu’est-ce que c’est que ce mot, mon mari ? Indisposée ?
Makwala pousse son épouse à l’extérieur avec une ferme gentillesse.
Dehors, ils discutent encore. Peu à peu, les voix s’évanouissent. On dirait qu’ils
se sont éloignés, mais les pas nerveux de Naftalinda confirment qu’elle revient,
tenant à nous laisser avec son dernier mot :
– Simplement pour que ce soit clair : indisposée veut dire attaquée,
presque morte. Et ce ne sont pas les lions. La plus grande menace à Kulumani,
ce ne sont pas les bêtes de la jungle. Faites attention, mes amis, faites très
attention.
La femme ressort et je pense au miracle qu’il existe une porte pour autant
de corps. Je passe les doigts sur le plateau du bureau et je souris : est-ce au
milieu de la poussière du temps et des piles de lettres mortes que j’écrirai ce
journal ? Ce manuscrit n’est simplement qu’une longue lettre inachevée pour
Luzilia.
Je réveille l’écrivain avec une violence inutile. L’homme s’était endormi peu
de temps auparavant, il devait émerger d’un puits profond.
– J’ai besoin de votre aide. Suivez-moi en voiture, pour m’éclairer la
route…
– Que se passe-t-il ?
– Ces types ont rempli les routes de pièges.
– Et alors ?
– Je suis un chasseur, je n’utilise pas de pièges.
J’avance à pied, l’écrivain ensommeillé conduit la voiture lentement sur ma
trace. Ici et là, je ramasse les pièges et les lance à l’arrière de la camionnette.
Plus loin, je tombe sur une construction faite de troncs qui dépassent la taille
d’un homme, soutenant au sommet un toit en paille.
– On dirait une maison, avertit l’écrivain.
– C’est un utegu, un piège pour attraper les lions.
Je passe une corde entre les troncs et l’attache à la voiture, ordonnant à
Gustavo d’entraîner le toit et la palissade en marche arrière.
– Allez, foncez, le pied sur la pédale !
L’effort du moteur conjugué à mes cris impatients me fait remonter au
temps de mon enfance. Je me remémore le jour où mon père avait décidé que
je l’accompagnerais dans la brousse. Ma vieille s’y était vigoureusement
opposée : en plus des dangers de la chasse, nous étions en pleine guerre. Ils
s’étaient disputés à la porte de la maison, c’était l’aube et les cris de ma mère
avaient alerté les voisins. Le vieux Baleiro avait décidé de mettre un terme à la
dispute : il m’avait poussé dans la jeep et s’était enfermé avec moi dans la
cabine. La voiture avait reculé avec une précipitation si folle qu’un choc violent
m’avait brusquement jeté contre la vitre qui s’était brisée. Le sang avait coulé,
chaud, sur mon visage. Je me souviens comment ma mère m’avait porté dans
ses bras en pleurant en silence. En me déposant dans mon lit, mon sang
colorant ses bras, elle avait proclamé avec une mystérieuse sérénité :
– Te voilà prévenu : cet enfant ne sera jamais un chasseur.
Les pièges ramassés, je retourne dans la maison et, à la lumière d’une
lampe à pétrole, j’ouvre mon cahier de notes. Je revois indifférent les souvenirs
de la journée.
– En fin de compte, vous êtes gaucher ? demande l’écrivain en
s’approchant.
– Oui. Mais pour tirer, je suis droitier.
Et d’expliquer avec une inspiration soudaine que c’est la main gauche qui
tient les enfants dans les bras. Elle ne peut donc pas être celle qui tue.
– Étrange, réagit Gustavo. Dans la plupart des cultures, la main gauche est
maudite. Dans quelle tribu avez-vous été dégoter ce précepte ?
– Dans la tribu de chez moi, la tribu des Baleiro. Aujourd’hui, cette tribu
se résume à moi.
– Et qu’écrivez-vous, si ce n’est pas indiscret ?
– J’écris cette histoire.
– Quelle histoire ?
– L’histoire de cette chasse. Je vais publier un livre.
Gustavo ne cache pas son sourire nerveux. La révélation a fonctionné
comme un coup à l’estomac. Les questions se succèdent, sans interruption : un
livre ?… et quel éditeur me publierait ?… Quel genre adopterais-je, le roman,
le témoignage ? Je ne le laisse pas terminer son cortège de doutes et
d’interrogations. Je lui dis comme pour l’apaiser :
– Je crois que je n’y arriverai pas.
– Et pourquoi n’en seriez-vous pas capable ?
– Écrire ce n’est pas comme chasser. Il faut beaucoup plus de courage.
Ouvrir son cœur comme ça, m’exposer sans arme, sans défense…
Gustavo perçoit l’ironie de mes paroles. Il tente alors de m’attaquer sur
mon propre territoire.
– Je vous ai déjà dit que je hais la chasse.
– Pourquoi êtes-vous ici, alors ?
– Dans ce cas, il n’y a pas d’alternative pour protéger les vies humaines.
– Savez-vous ce que je vous réponds ? Peur.
– Comment ?
– Vous avez peur.
– Moi ?
– Vous avez peur de vous-même. Vous avez peur d’être chassé par l’animal
qui vit en vous.
Gustavo tourne le dos, mais je n’abandonne pas : il avait beau vivre dans
un monde urbain et moderne, la brousse primitive demeurait vivante en lui.
Une partie de son âme serait toujours sauvage, remplie de monstres
indomptables.
– Venez avec moi dans la brousse et vous verrez : vous êtes un sauvage, cher
écrivain.
– Traitez-moi de ce que vous voulez, mais je ne vois pas grand héroïsme à
tirer sur des animaux sans défense. Il n’y a pas de gloire dans un affrontement
aussi inégal.
En silence, je retire de mon sac et dépose sur la table une griffe et une dent
de lion.
– De quoi croyez-vous qu’il s’agit ?
– Des parties d’un lion.
– Des parties ? Ce sont des armes. Ce sont les fusils du lion. Comme vous
pouvez voir, la bête est plus équipée que moi. Qui est le chasseur, finalement ?
Lui ou moi ?
– Cette conversation ne mène nulle part.
– Laissez-moi vous dire que, comme reporter, vous avez très mal
commencé.
– Et pourquoi ?
– Vous n’avez pas compris la raison pour laquelle j’ai détruit les pièges.
– Et vous, vous avez encore plus mal commencé : vous n’avez même pas
daigné parler avec les gens avant de détruire ce qu’ils ont construit avec autant
d’ardeur.
– Vous savez une chose, écrivain : ce serait mieux, si au lieu des lions, je
venais chasser des vampires. Les vampires vendent bien, vous auriez un best-
seller assuré.
Je souffle sur la bougie et le noir envahit la chambre. Dehors, la pleine lune
éveille en moi une inquiétude féline. Sous le rideau des paupières, je me
souviens à nouveau de Luzilia. Soudain, un autre mirage m’apparaît cependant.
C’est une jeune Noire, belle. C’est une fille du coin qui sourit près d’un fleuve.
Elle demeure sans visage, cela pourrait être n’importe quelle femme du village.
Ce soir, je dors avec toutes les femmes de Kulumani.
Depuis tôt le matin, une femme nommée Hanifa Assuala balaie, lave,
nettoie, chauffe de l’eau sans jamais prononcer un mot. Sa présence a la
discrétion d’une ombre. Ce n’est qu’en sortant qu’elle m’adresse la parole sans
jamais quitter le sol des yeux.
– Vous vous souvenez de moi ? demande-t-elle.
Je ne me rappelle pas. Je lui explique la circonstance éphémère de ma
visite. Tant de temps était passé depuis que j’étais venu ici chasser un crocodile.
Cela avait duré très peu de jours et j’étais parti sans plus jamais revenir. Je
voulais m’excuser d’une éventuelle indélicatesse. Mais mon manque de
souvenirs semble la soulager.
– Dites la vérité : vous ne venez que chasser ? Ou vous venez chercher
quelqu’un à Kulumani ?
– Quelqu’un ? Je ne connais personne.
– C’est bien qu’il en soit ainsi. Ici non plus, il n’y a personne.
Et elle ne m’en dit pas davantage ce jour-là, ni les jours suivants. Elle allait
et venait là sans corps, sans voix, sans présence. L’écrivain a compris que cette
femme était un pont pour toucher la communauté du village. Et qui plus est :
elle était la mère de la dernière victime des lions. Aussi, Gustavo suit comme
une ombre les pas de la domestique. Hanifa remplit un bidon d’eau quand
l’écrivain l’interroge sur les circonstances qui ont entouré la mort de sa fille.
– Qu’est-ce qui est arrivé cette nuit-là ? Elle était dehors, à cette heure ?
– Le lion était à l’intérieur.
– À l’intérieur de la maison ?
– À l’intérieur, répète-t-elle dans un souffle presque inaudible. Elle désigne
sa poitrine comme si elle suggérait une autre intériorité. Puis, elle passe ses bras
autour du bidon d’eau, refusant l’aide pour le placer sur la tête.
– Je dois rentrer, je vais encore cuisiner, préparer votre fête de réception.
Elle se dresse altière, comme si le bidon d’eau faisait partie de son corps,
comme si c’était l’eau qui la transportait elle.
Plus tard, tandis que je range mes affaires, je surprends l’écrivain à regarder
mon journal. Je n’interviens pas. Je laisse ses doigts voraces feuilleter le petit
cahier. Au lieu de m’énerver, cet intérêt me remplit d’une fierté inattendue.
Finalement, l’artiste en personne reconnaissait une valeur à mes arts ?
Je ne sais pas – je ne saurai même jamais – ce que Gustavo pense de ce
qu’il lit. Je sais qu’à un certain moment, ses mains tremblent et un éclat
s’allume dans son regard.
Les papiers tremblant dans les mains de Gustavo me transportent vers mon
enfance. Je revois le jour où Rolando fut obligé de vérifier le véritable contenu
des lettres que maman rédigeait éternellement. Et mon père, les bras croisés sur
sa poitrine, attendant tel un juge suprême. En réalité, je me demandais moi
aussi : les lettres que Martina rédigeait étaient-elles fidèles à ce que mon père
dictait ?
Cela arriva cette fois-là : mon père interrompit sa dictée et se tut pendant
un temps.
– Alors ? demanda sa femme, le voyant absorbé.
– Je ne crois pas que tu obéisses à ce que je te demande d’écrire, dit-il, en
avançant résolument sur son épouse.
Avec brusquerie, Henrique Baleiro arracha la lettre des mains de sa femme.
Il tourna et retourna la feuille à proximité du visage de sa femme comme s’il
regardait à travers le papier. Pour moi, c’était la preuve d’un vieux soupçon :
mon père ne savait pas lire.
– Rolando, mon fils, viens ici.
Mon frère se leva, tremblant de l’âme aux pieds. Notre vieux lui tendit le
cahier, les yeux rivés sur son fils aîné.
– Lis à voix haute ce qui est écrit ici.
Écarquillés, les yeux de Rolando semblaient ne fixer aucun point. Les
lignes dansaient entre ses mains tremblantes. La voix prise dans un écheveau,
sans bout par lequel le délier.
– Lis !
– Où, papa ?
– Lis. Lis n’importe quelle partie.
Le regard de ma mère était une prière. Rolando me fixa avec stupéfaction
et terreur. Puis, il inspira profondément et je ne le reconnus même pas lorsque
sa voix plana dans le salon :
– Mon Henrique chéri, mon mari bien-aimé…
– Allez, continue.
– … mon unique amour de ma vie.
Je fixai le visage de ma mère et vis la tristesse, la tristesse de toute
l’humanité.
L’aveugle qui nous a poursuivis le soir de notre arrivée est aussi dans le
cercle des interviewés. À un moment, il s’appuie sur les épaules de celui qui se
trouve devant lui et nous salue avec une sobriété solennelle. Il est toujours
pieds nus, portant la même tenue militaire.
– Dans quelle armée avez-vous servi ? demande l’écrivain.
– Toutes, répond-il illico.
Pointant dans ma direction, il ajoute :
– Et je me rappelle bien de la voix de ce monsieur.
– Ce n’est pas possible, ma voix ?
– Pardonnez-moi, je ne veux pas vous offenser, mais je voudrais
demander : pour quelle raison a-t-on appelé un chasseur ? On aurait dû faire
appel à moi qui suis soldat.
– Je ne comprends pas, argumente l’écrivain. Qu’est-ce que ça a à voir avec
les soldats ?
– Vous ne voyez pas ? Ça, monsieur, ce n’est pas une chasse. C’est une
guerre.
C’est la guerre qui expliquait la tragédie de Kulumani. Ces lions ne
surgissaient pas de la brousse. Ils étaient nés du dernier conflit armé. Le même
désordre de toutes les guerres se répétait à présent : les gens sont devenus des
animaux et les animaux des humains. Pendant les combats, on a laissé les
cadavres dans la campagne, sur les routes. Les lions les ont mangés. À ce
moment précis, les bêtes ont brisé le tabou : elles se sont mises à regarder les
gens comme des proies. L’aveugle conclut enfin son long discours :
– Nous ne sommes plus maîtres, nous les hommes. Maintenant, ils
commandent notre peur.
Ensuite il discourut avec éloquence et sans interruption :
– Il est arrivé la même chose à l’époque coloniale. Les lions me rappellent
les soldats de l’armée portugaise. On a tellement fantasmé ces Portugais qu’ils
sont devenus puissants. Les Portugais n’avaient pas de force pour nous vaincre.
Aussi, ils ont fait en sorte que leurs victimes se tuent elles-mêmes. Et nous,
Noirs, avons appris à nous haïr nous-mêmes.
Le vieux parlait comme s’il dissertait, rempli de certitude. À cet instant-là,
il était un soldat. Un uniforme imaginaire étreignait son âme.
LA ROUTE AVEUGLE
Proverbe africain
Aujourd’hui, ma mère m’a appris qu’elle travaille comme domestique chez
l’administrateur où loge Arcanjo Baleiro. Elle croise mon chasseur tous les
jours. Peut-être le fait-elle exprès pour m’humilier. Sans que je ne lui demande
rien, maman avance :
– Cet Arcanjo est arrivé malade, la maladie des chasseurs a déjà pénétré son
corps.
Si son intention est de me blesser, je réponds en feignant le désintérêt. Je
ne veux pas savoir. Ma nation n’est plus uniquement le village, ni même ma
maison : c’est ce recoin solitaire. L’enclos où je suis confinée.
Je contemple mes jambes et pense combien elles sont superflues désormais.
Je regrette presque l’époque où j’ai été paralysée comme si mes membres
inférieurs ne parlaient pas la même langue que le restant de mon corps. C’est
ce à quoi j’aspire aujourd’hui : une langue que le corps ne comprenne pas et
que je ne puisse parler qu’en rêve.
Les jambes naissent dans la tête, le corps entier commence dans la tête de
même que les fleuves descendent du ciel. Ainsi disait Adjiru Kapitamoro, mon
très cher grand-père, et aujourd’hui encore je trouve qu’il avait raison. Mes
jambes se sont endormies au réveil de ma tête. Un jour, j’avais douze ans, je
tombai comme un sac vide au pied du lit. La famille se réunit, Adjiru tira mon
père par la veste :
– C’est toi, Genito ?
Je me précipitai pour répondre, défendant mon vieux. Il n’y avait pas de
faute ni besoin d’explication. J’avais seulement eu des cauchemars cette nuit-là,
avec des visions que je n’osais pas rappeler. Ils me levèrent à la force du poignet
et je m’effondrai à nouveau, sans force intérieure.
– Il faut que ça tombe maintenant, au milieu de toute cette guerre, se
plaignit mon père. Elle sera un poids de plus, maintenant.
– Depuis quand un enfant est un poids ? interrogea Adjiru.
Dans l’enfance, le corps ne sert qu’à une chose : jouer. Mais pas à
Kulumani. Les enfants de notre village demandaient à leurs jambes de les faire
fuir devant le feu, plus rapides que les balles. C’était l’époque où les armes
balayaient nos habitations. En fin d’après-midi, le rituel était toujours le
même : on empaquetait nos affaires et on se cachait dans la brousse. Pour moi
cette façon de procéder était un jeu, une diversion partagée avec les autres
enfants. Dans un monde de poudre et de sang, on inventait des amusements
silencieux. Dans ce refuge nocturne, j’appris à rire intérieurement, à crier sans
voix, à rêver sans rêve. Jusqu’au jour où la moitié inférieure de moi-même cessa
d’être mienne. Et je tombai au pied du lit.
Tout cela eut lieu avant ce matin inoubliable où, mes chaussures mises et
mes cheveux bien coiffés, mon grand-père m’emmena pour sortir. Il ne
s’expliqua pas beaucoup. En tout et pour tout les paroles énigmatiques : “Tu
vas recevoir les eaux de Dieu.”
J’étais habituée à ses extravagances. C’était lui qui m’avait attribué ce nom,
mon nom définitif, alors que j’en étais au stade artisanal : Mariamar.
– Je ne te donne pas seulement un nom, dit-il. Je te donne un bateau entre
mer et aimer.
Telles furent ses paroles lors de mon deuxième baptême. Puis il avait ajouté
que je n’avais besoin d’aucun rituel pour être femme. La femme que je serais
était déjà en moi.
Pendant les deux années que je passai à la Mission, les visites de mon
grand-père étaient mon soleil. En certaines occasions, il gardait le silence en
regardant l’horizon. D’autres fois, il voulait savoir si Dieu me prêtait attention.
– Et comment vont les lettres ? demandait-il.
– J’écris toujours, grand-père. Vous voulez lire ?
– Non, ma fille. Si je lis, tu sais ce qui se passe ? Je cesse de voir le monde.
Lis-moi l’histoire de la reine d’Égypte.
C’était son texte préféré. Je le connaissais par cœur et sur le bout des
doigts. Grand-père fermait les yeux et je récitais, toujours sur le même ton :
Un jour, le clan des Kapitamoro ramena à l’église l’aîné des frères. Son
nom était Vicente et il arrivait blessé, sans connaissance, ses pieds inertes
labourant le sol. Soutenu à bout de bras, Vicente entra dans l’enceinte sacrée
sans y voir à deux pas dans la pénombre régnante. Il était aveugle. Ce fut
pourtant lui qui guida ses frères. Il connaissait l’église comme sa poche. Il avait
construit ces murs qui lui donnaient à présent l’hospitalité.
Ils l’assirent sur le long banc en bois, ils l’adossèrent contre leurs épaules.
Adjiru s’approcha du prêtre et lui dit entre prière et menace :
– C’est la maison de Dieu, ici personne ne peut mourir. Vous avez bien
entendu, père Amoroso ?
– Prions, mon fils, prions.
Les Kapitamoro prièrent en gueulant et jamais personne n’avait dû prier
avec autant d’aberration devant un autel. La clameur des frères devenus fous
était intimidatoire : que les divins prennent garde s’il n’y avait pas de miracle.
Au début, on entendait encore le balbutiement du parent blessé. Il
demandait cependant exactement le contraire de ses frères : que le Créateur le
laisse partir, fatigué qu’il était de souffrir. Ce qui se produisit juste après fut la
preuve que Dieu n’écoute pas ceux qui crient le plus. Vicente Kapitamoro
expira sans que personne ne s’en rende compte, ses doigts dévots entrelacés, sa
tête retombant sur ses genoux.
Cet incident porta un coup à la foi d’Adjiru. À partir de là, il ne fréquenta
plus la messe. Il restait sur le seuil de l’église et demandait à ses frères d’entrer
et de prier en son nom. Qu’ils se fassent passer pour lui, qu’ils empruntent son
nom et son âme, ainsi les sollicitait-il.
– On se ressemble, Dieu ne remarquera pas.
Mécontent, le père Amoroso fit les comptes justes. Il était déçu par
l’attitude de Kapitamoro. Mais il ne pouvait pas se confronter à une
personnalité du village aussi éminente. Il laissa les temps lui apporter
l’inspiration. Et les temps apportèrent la Paix. Peu à peu, Kulumani retrouva
l’animation qui semblait perdue pour toujours. Les blessures de l’Histoire se
cicatrisaient, les harmonies perdues se refaisaient. Le missionnaire jugea bon de
profiter de la vague de réconciliation et demanda à rencontrer Adjiru dans la
cour de l’église, pour qu’il se souvienne de ses obligations sacrées.
– Demain je dirai la messe pour l’âme de votre frère Vicente.
– Mon cher monsieur, avec tout le respect dû : je n’irai pas.
– Et pourquoi ne viendrez-vous pas ?
– J’irai à la matanga, notre cérémonie des morts.
– Et comment vous expliquerez-vous devant Dieu ?
– Je m’explique devant Nungu, notre Dieu. Avec tout le respect dû.
Pendant des années, on l’avait critiqué pour s’être rapproché de la Mission
et converti au catholicisme et, dans les mots de ceux de Kulumani, d’être
devenu un vamissau. Pour sa propre défense, il avait argué : “Les autres ont le
batuque 2, j’ai la bible.” Au début, Adjiru gardait encore un objectif dans cette
apparente conversion : remettre les tambours entre les mains de Dieu, faire
danser le livre sacré. Aussi avait-il appris à Mariamar les arts de la danse. Mais
maintenant, il n’y avait plus le moindre objectif.
Faisant appel à l’inspiration divine, Amoroso égrena un long chapelet
d’arguments. La main de Dieu, dit-il, est celle d’un guide aveugle. Cette main
entend que nous soyons maîtres des chemins. Mais les chemins ont la durée
d’une étoile : quand on les voit, ils n’existent plus depuis longtemps.
– Tout ça, ce sont des mots. Quelle main de Dieu désigne le chemin de la
guerre, monsieur Amoroso ?
– Pourquoi m’appelez-vous “monsieur” ? Pourquoi ne m’appelez-vous plus
“père” ?
– Vous vivez enfermé. Regardez ce qui se passe dehors. Et vous verrez que
parfois les dieux meurent dans les guerres…
– Comment osez-vous parler ainsi en pleine maison de Dieu ?
– Cette église c’est moi qui l’ai faite. Moi et mes frères. On a commencé sa
construction quand on était encore esclaves.
Il fit une pause, mesura ses paroles et finit par vider son sac, sans peine,
comme s’il était entre amis :
– À cette époque, on aurait dû jeter l’église dans le fleuve.
– Dieu m’en garde, oh là là !
Sur la pointe des pieds, la voix tremblant d’émotion, tout chez le prêtre
contrastait avec le calme de grand-père :
– Vous vouliez voir un miracle, Adjiru ? Eh bien, regardez votre petite-fille.
Et s’adressant à moi, il ordonna :
– Montre-lui, Mariamar, montre-lui…
Je me levai et marchai dans la direction d’Adjiru. Les jambes flageolantes,
mais les pas fermes. Grand-père n’eut pas l’air surpris.
– Mariamar marche, je suis très content. Mais je demande, monsieur le
prêtre, lui avez-vous appris à donner des coups de pied ?
– Des coups de pied ? Apprend-on ça à une fille ?
– Justement, mon père. Justement parce que c’est une fille, elle doit
apprendre à donner des coups de poing, des coups de pied, à mordre…
– Ce ne sont pas les paroles d’un croyant. Ici on apprend à aimer son
prochain.
– C’est de ceux qui nous sont plus proches que nous devons nous
défendre.
Il se leva et tourna autour de moi, ses mains frappèrent sa poitrine, imitant
un tambour, et il fit tournoyer ses bras. Grand-père savait que le prêtre nous
interdisait de danser.
– Tu danses encore, Mariamar ? Montre-moi donc que tu sais encore
soulever la poussière.
Le regard vigilant d’Amoroso ne m’autorisait pas à balancer. J’esquissai des
pas maladroits à travers la pièce et, sans plus attendre, grand-père leva le bras,
suspendant le spectacle pathétique. D’un ton sec, il ordonna :
– Va faire ta valise, demain je viendrai te chercher.
Il revint le lendemain, apportant une brouette. Je lui rappelai encore que je
pouvais marcher par moi-même. Péremptoire, il désigna le véhicule
rudimentaire et demanda :
– Ma fille, tu sais quel jour c’est, aujourd’hui ?
– Aujourd’hui ?
– Tu as seize ans aujourd’hui. Tu as le droit d’être portée.
Juchée sur cette voiture, je parcourus le village, entendant derrière moi les
cris désespérés du missionnaire :
– Mariamar marche, c’est un miracle de Dieu, c’est un miracle ! Elle est
dans la brouette, mais elle marche parfaitement. Venez voir, c’est un miracle !
Étonnée, je laissai errer mon regard autour de moi. Voilà des mois que je
ne quittais pas la Mission. Kulumani était méconnaissable. Avec la fin de la
guerre, les gens étaient revenus au village. Ma famille s’était elle aussi réinstallée
dans notre vieille maison. Et les habitants semblaient s’être multipliés. Une
foule de vendeurs remplissait la route qui nous reliait à Palma.
À la maison, seule Silência fêta mon retour. Ma mère était en train de
tamiser du riz et releva le visage, sans enthousiasme. C’est moi qui parlai après
un long silence :
– Grand-père dit que c’est mon anniversaire aujourd’hui.
– Grand-père invente des calendriers. C’est pour ça qu’il n’est pas encore
mort.
– Peu importe le jour, c’est bon de revenir. Revenir, maintenant que nous
avons la paix…
Sans détourner les yeux du tamis, Hanifa Assulua protesta en sourdine. Je
parlais de la paix ? Quelle paix ?
– Peut-être pour eux, les hommes, dit-elle. Parce que nous, les femmes,
nous continuons de nous réveiller tous les matins pour une ancienne et
interminable guerre.
Hanifa Assulua n’avait pas de doutes sur la condition des femmes de
Kulumani. On se réveillait à l’aube comme des soldats ensommeillés et on
traversait le jour comme si la Vie était notre ennemie. On rentrait le soir sans
que rien ni personne ne nous réconforte des batailles auxquelles on faisait face.
Maman égrena d’un seul trait ce chapelet de doléances, comme si c’était
quelque chose qu’elle voulait dire depuis longtemps.
– Aussi, ma fille : laisse cette histoire de paix à la Mission. Pendant ce
temps, tu as vécu là-bas, nous ici avons dû survivre.
Elle m’accusait. Comme si j’étais non seulement coupable de sa solitude
mais du malheur de toutes les femmes. Je traversai le couloir avec le pas contrit
de la prisonnière qui retourne à sa cellule.
Journal du chasseur
(4)
RITUELS ET EMBUSCADES
Cahiers de l’écrivain
Hanifa vient m’appeler tard dans la nuit. Elle est tellement inquiète que je
la suis sans même changer de vêtements. Avec un tee-shirt large cachant mes
genoux, je ressemble à un fantôme incompétent.
– Les lions sont arrivés chez moi.
Depuis la nuit tombée, ils rôdent autour du village. Hanifa les avait
entendus de loin.
– Je n’ai rien entendu, avoué-je.
La femme n’a pas de doute. Ils sont trois environ et marchent en direction
du village. On ne les entendrait plus. À mesure qu’ils s’approchent, ils
deviennent plus prudents. Je charge mon arme et sors dans l’enclos, mesurant
le noir et le silence. Hanifa avance derrière moi. L’écrivain, ratatiné par la peur,
ferme le cortège. En un instant, on est dans la cour de la maison du couple
Mpepe.
– N’allumez pas la lampe, monsieur l’écrivain, prie la femme, en sourdine.
– Et comment est-ce que je vois où je marche ? demande Gustavo.
– Taisez-vous, tous les deux ! Et vous, Hanifa, appelez-moi immédiatement
Genito ! j’ordonne.
– Il dort.
Soudain, Hanifa désigne des arbustes qui s’agitent et exhorte :
– Tirez, ce sont les lions ! Tirez !
L’index sur la gâchette se raidit. Dans cet arc d’os et de nerf réside la
décision des dieux : effacer une vie en une détonation d’éclair. Pourtant, dans
ce cas, le doigt, tremblant, hésite. Ce retard est providentiel : une silhouette
émerge de la pénombre, les mains levées comme un épouvantail soûl.
– Ne tirez pas, c’est moi, Genito !
Le pisteur était allé acheter de l’eau-de-vie dans le patelin voisin. Il brandit
une bouteille en guise de preuve.
– Maintenant rentre, Hanifa. Tu sais que je ne veux pas que tu sois ici, la
nuit.
– Votre épouse nous a alertés, dit l’écrivain pour justifier, car il lui semblait
que les lions étaient par ici.
Le pisteur regarde la brousse d’où il venait juste de sortir. Il secoue le tête,
porte la bouteille à sa bouche et se sert généreusement. Il vérifie que sa femme
est rentrée dans la maison. S’assoit par terre et nous invite à boire avec lui.
Aucun de nous n’accepte. On reste là à regarder les étoiles jusqu’à ce que
Genito brise le silence.
– Hanifa savait que c’était moi. Elle savait que c’était moi qui arrivais.
– Je ne comprends pas, dit Gustavo.
– Ce qui s’est passé ici, vous savez ce que c’est ? Une embuscade, Hanifa
veut me tuer.
– Oh là, quelle blague…
– Elle pense que je suis coupable de choses terribles.
– Quelles choses ?
– Ce sont nos affaires. Vous savez : ici, il n’y a pas de police, pas de
gouvernement, et même Dieu seulement parfois.
La nuit déjà tombée, l’administrateur passe par chez nous. Il est inquiet,
quelque chose lui a fait peur dans la cérémonie des chasseurs. Il veut qu’on
organise une expédition sur-le-champ. Il est urgent de prendre les devants, c’est
à nous de tuer les lions.
– Ce ne doit pas être ces gens, ces traditionnels, qui prennent le dessus.
Florindo Makwala attend ma déclaration, un rendez-vous d’urgence.
Toutefois, je ne me décide qu’après son départ. À la lumière tremblante du
pétromax3, j’inspecte mon équipement tandis qu’à ma demande, l’écrivain se
charge de la voiture, de l’essence et des projecteurs. Mes instructions à Gustavo
sont sommaires, sur un ton presque militaire. En nous couchant, j’explique
comme pour atténuer les ordres autoritaires :
– On doit résoudre ça rapidement. Je n’aime pas l’ambiance qui est en
train de se créer.
Tôt le matin, la lumière à peine naissante, je conduis la voiture sur des
ébauches de pistes.
– Pourquoi n’emmène-t-on pas le pisteur ? demande l’écrivain, craintif.
– Genito a bu. En plus, je veux que vous ayez une idée du paysage. C’est
un voyage exploratoire.
– On saura revenir ? demande à nouveau Gustavo.
Sur le siège arrière, l’administrateur n’a pas de doutes : on reviendra sans
difficulté. Car lui, n’étant pas de Kulumani, connaissait déjà les alentours. Son
épouse, Naftalinda, l’accusait de gouverner enfermé dans son administration.
Mais ce n’était pas vrai.
Je n’écoute presque pas, occupé à flairer des traces.
– Hanifa avait raison, les lions sont passés par ici.
À quelques kilomètres, on débouche dans l’une de ces trouées ouvertes
pour surveiller les machambas. Au milieu de la clairière se dresse un arbre
feuillu et, sur le tronc volumineux, deux jeunes sont attachés, à demi nus, avec
des marques de maltraitance. On s’arrête et on sort de la voiture pour se
renseigner sur ce qui se passe là.
– Qu’est-ce qui se passe ? demande Florindo Makwala, s’exprimant en
portugais.
Les jeunes nous regardent comme s’il leur était interdit de parler.
L’administrateur tente de dialoguer, cette fois en shimakonde. En vain. Ils
demeurent muets. Patient, Florindo insiste. Ils répondent d’un signe de tête,
sans jamais utiliser de mots. Makwala conclut en s’adressant à nous :
– On a accusé ces malheureux d’être des fabricants de lions. Les chasseurs
les ont attachés en passant par ici cette nuit. Plus tard, en revenant, ils feront
justice.
Quand on détache leurs poignets, les jeunes demeurent immobiles, collés
au tronc de l’arbre.
– Vous pouvez y aller, les encourageons-nous.
– Où ça ? demande enfin l’un deux.
– Où vous voulez, maintenant vous êtes libres.
Ils ne bougent pas. Moi, il me semble qu’ils s’incorporent à la matière
végétale de l’arbre. On sort de là et les condamnés restent plantés à l’ombre de
la peur. Ils resteront là à attendre le retour de leurs bourreaux.
Je conduis de nouveau sur des pistes couvertes de hautes herbes. J’ai
l’impression de voyager sur une pirogue, parmi des vagues vertes qui ondoient
jusqu’à la limite de l’horizon. La jeep avance tellement lentement que nous
irions plus vite si nous marchions.
Au sommet d’une colline, j’arrête la voiture, j’ôte mon chapeau et je fais
semblant de scruter le ciel.
– On est perdus ? demande Gustavo craintivement.
– C’est bien d’être perdu. Cela signifie qu’il y a des chemins. C’est quand il
n’y a plus de chemins que c’est grave.
– Je demande si vous êtes encore capable de trouver des chemins ?
– Ici, dans la brousse, ce sont les chemins qui nous trouvent.
Derrière moi j’entends l’éclat de rire de Florindo Makwala. L’humiliation
est gravée sur le visage de l’écrivain. Ma parole entière, mon silence entier sert à
l’accuser : il est urbain, il ne sait même pas comment aborder le sol qu’il foule.
Il n’y a qu’une vérité : dans cet univers, Gustavo a besoin de m’avoir pour
maître même pour marcher.
Proverbe arabe
Mes yeux de miel : ce sont eux qui ont captivé Arcanjo Baleiro quand, il y
a seize ans, il nous a rendu visite pour la première fois. Le chasseur m’a
rencontrée au bord de la route et sans savoir, m’a sauvée des griffes de
Maliqueto Próprio, l’agent de police. J’en ai déjà parlé. Mais je n’ai pas dit
qu’Arcanjo était revenu quelques jours plus tard pour me faire des propositions
et des promesses. Il allait m’emmener en ville. Et on serait tellement heureux
qu’on ne se souviendrait plus de tout ce qu’on avait vécu auparavant.
– Viens avec moi, avait insisté le chasseur. On sera heureux ensemble.
Atterrée, je refusai. Ce qu’il promettait était bien au-delà de ce que je savais
rêver. Je jetai un œil alentour pour savoir si on nous écoutait. On parlait dans
la cour de la cuisine, dans ce recoin où les femmes oublient le plus de vivre. Je
regardai le feu éternellement allumé, le bois empilé, les casseroles retournées.
J’observai tout cela comme si ce n’était l’œuvre de personne. Comme si on ne
recueillait pas les braises de notre cuisine pour allumer un autre feu chez le
voisin. Comme si ce n’étaient pas des mains féminines qui éternisaient ce feu.
– Tu ne dis rien, Mariamar ?
Écouter c’est déjà parler. Le chasseur parlait de choses que je ne connaissais
pas : la ville, le bonheur, l’amour. Comme sa parole me plaisait, comme ses
mots me faisaient mal ! Cependant, je ne cédai pas à ces invitations.
Finalement, le bonheur et l’amour se ressemblent. On n’essaie pas d’être
heureux, on ne décide pas d’aimer. On est heureux, on aime.
– On sera heureux, Mariamar.
– Qui t’a dit que je veux être heureuse ?
Il me regarda comme si je parlais une langue qu’il ne comprenait pas.
Cette nuit-là, il y eut des batuques et des danses. Au début, je restai
immobile, regardant les autres remuer leurs corps avec sensualité, le sol
tremblant comme si les tambours résonnaient dans les profondeurs. Je me
retins jusqu’à ce que mes pieds s’embrasent. Pour me sauver de ce feu, je m’en
remis peu à peu à la mesure de la musique, tourbillonnant dans la cour
illuminée. En me voyant danser, Arcanjo s’approcha et m’enlaça par la taille,
m’invitant à tourner avec lui.
– Lâche-moi, chasseur, ici les danseurs ne se touchent pas.
– Je m’en moque, je danse comme je sais.
Je me rappelai de ce que disaient les hommes de Kulumani : personne ne
chasse avec personne. Eh bien, danser c’est comme chasser. Chaque danseur
s’empare de l’univers tout entier. Je tournai sur moi-même avant de lui faire
face :
– Je ne danse pas avec toi. Je danse pour toi. Reste assis et regarde comme
je deviens une reine.
Soumis, il obéit. La réalité, celle-là, cessa de m’obéir. Parce que je me vis
dansant nue dans la cour, me trémoussant par terre, perdant peu à peu la
contenance humaine. Arcanjo tomba vaincu, sans voix, sans geste. Le voir
ainsi, fragile et sans défense, me rendit davantage femme. Je murmurai des
mots doux à son oreille et il s’est dissous en mon giron. On ne remarqua même
pas que le feu s’était éteint : un autre feu s’était allumé en nous.
Tandis que je m’habillais, j’annonçai ce qu’Arcanjo attendait tant :
– Demain matin tôt viens me chercher. Je m’enfuis avec toi.
– Je viendrai, oui. Avant que le village ne se réveille, je passerai te prendre.
Tous les rêves existant pour rêver me visitèrent cette nuit-là. Jusqu’au petit
matin, je restai sur le seuil de ma chambre, les mains croisées sur la valise posée
sur mes genoux. Dans cette valise était abrité mon avenir. Pliés et rangés
comme si c’était du linge attendaient toutes mes rêveries et mes espoirs.
Je n’ai jamais défait cette valise. Car, le lendemain matin, le chasseur n’est
pas venu me chercher. Un oubli, ai-je pensé, pour atténuer les souffrances. Une
petite erreur qu’Arcanjo corrigerait plus tard : il reviendrait à Kulumani où,
pour écourter les attentes, ma valise de voyage demeurait intacte.
Peu à peu, comme celui qui meurt sans maladie, je succombai devant
l’évidence : Arcanjo m’avait abandonnée. Un à un, mes rêves se transformèrent
en un cauchemar récurrent : du fin fond du sommeil émergeaient des voix
distinctes :
– Dombe ! Dombe !
Au loin, au-delà de la brume, des gens criaient. On nous prenait pour des
créatures de race blanche. Voilà pourquoi on nous appelle dombe, qui est le
nom qu’on donne aux poissons. Depuis des siècles qu’ils ont jeté l’ancre ici, on
désigne ainsi les Portugais. Échoués sur les plages, venus de l’horizon liquide,
ils ne pouvaient être nés que dans l’océan. Dont nous provenions, Arcanjo et
moi.
Étendu à mes côtés, inconscient, le chasseur avait l’air mort. C’était mon
cauchemar : Arcanjo et moi faisions naufrage sur une plage en fuyant dans une
pirogue, en descendant le fleuve. Le courant nous jetait au-delà de l’estuaire
jusqu’à nous déposer sur la grève, parmi les débris éparpillés sur le sable.
Peu à peu, des ombres émergeaient des dunes, des silhouettes étincelantes
accouraient dans notre direction. Ils venaient nous sauver, pensais-je. Mais
quand ils se penchaient sur nous, ils ne faisaient rien d’autre que de nous voler
nos vêtements et nos affaires. La horde en furie haussait le ton, en
encouragements rythmés :
– Dombe, dombe !
– Ne nous tuez pas, s’il vous plaît, ne nous tuez pas, suppliais-je en pleurs.
– Vous êtes des poissons, on va vous éventrer.
– Je suis une personne ! Je suis noire, regardez-moi !
Je constatais alors le ridicule de la situation. Comment quelqu’un peut-il
faire la preuve de sa propre race ? Je voulais parler en shimakonde, pas le
moindre mot ne me venait. À nouveau, les cris rythmés, comme dans un rituel
d’exécution. Soudain, une vision surgit de la profondeur nébuleuse : Genito
Mpepe, la machette à la main, commandant à la tourbe hurlante :
– Dombe ! Dombe !
C’était la fin. Mon père s’apprête à dépecer mon amant. À mes côtés,
inanimé, Arcanjo ne se rend pas compte du danger imminent. Rapide comme
l’éclair, la machette fend l’air mais ne parvient pas à atteindre la victime.
Contre toute attente, le corps du chasseur se liquéfie, vague après vague,
jusqu’à être mer, rien de plus que la mer. Arcanjo se sauvait, au dernier
moment, transmué en eau. Dans mon rêve, je me livrais moi aussi à cet ultime
abandon, rejoignant la destinée de mon bien-aimé. Puisque personne ne venait
me sauver, je préférais me dissoudre dans une autre substance.
Le rêve instruisit ma résolution : je voulais mourir noyée. Je n’ai jamais rien
désiré autant. Mourir dans l’eau est un retour. C’est cela que j’ai ressenti en
voyant pour la première fois la mer : nostalgie de ce ventre où je retournais à ce
moment-là. Nostalgie de cette mort douce, de ce battement de cœur à
l’unisson, de cette eau qui, en définitive, est notre corps tout entier.
Ma mère, Hanifa Assulua, se plaignait qu’à Kulumani nous étions enterrés.
C’était le contraire. Noyés, oui. Nous avons tous auparavant été noyés avant de
naître. La lumière qui nous a accueillis lors de l’accouchement fut la première
plage où nous avons été jetés.
Proverbe africain
L’administrateur est impatient. L’“Opération Lion”, comme il s’est mis à
désigner la partie de chasse, tarde à produire des résultats. Dans l’intervalle, il a
reçu un ultimatum de ses supérieurs du parti. L’investissement extérieur dans la
région pouvait être menacé si ce foyer de tension n’était pas résolu.
– J’ai aussi pensé à inventer un rapport disant que tout va bien.
– Un faux rapport ?
– C’est ce que nous faisons, nous les subordonnés. On ne dit jamais qu’il y
a un problème. Admettre qu’il y a un problème n’apporte que des problèmes
avec les chefs. Mais Naftalinda a lu ce rapport et a menacé de dénoncer le faux
publiquement. Aussi, mon cher chasseur, il n’y a qu’une solution : dépêchez-
vous, tuez-moi ces lions.
Peu après que Florindo s’est retiré, son épouse en personne frappe à notre
porte, la volumineuse Naftalinda. Elle s’assure que l’administrateur était passé.
Puis elle m’appelle à l’écart et me chuchote à l’oreille :
– Florindo est pressé. Il veut présenter des résultats. Il a déjà commandé
des armes pour les distribuer aux autres. Faites attention, mon ami. Il y a ici
des gens qui veulent vous tuer.
Cet après-midi-là, je pars tout seul. Je me dirige vers les forêts qui bordent
la route menant à Palma. Un pressentiment me dit que cette marche sera
productive.
Il est décidé qu’on apporterait l’os fatidique à une vieille sorcière appelée
Apia Nwapa. Un os ne surgit pas du néant. Plus grave encore lorsque, comme
dans ce cas, l’os surgit précisément du néant. Je refuse la consultation des
esprits. Je n’ai pas de temps pour ces divertissements. Mais l’écrivain insiste :
cette visite est vitale et impossible de me dérober à accompagner les
participants de la cérémonie. De cette manière, j’obtiendrais d’autres
bénédictions pour le bon succès de ma mission.
– Je vais demander la permission au fleuve.
La sorcière penche l’ombrelle sur son visage et, à cet instant, elle-même
devient ombre. Apia Nwapa est gonflée de vanité : des gens d’ailleurs (y
compris un représentant de l’administrateur en personne) sont assis dans sa
cour.
La femme se cale lourdement contre le tronc du baobab. Jambes serrées
tendues, elle s’installe comme si c’était son église privée. Elle regarde
longuement l’écrivain, Maliqueto Próprio et moi. Puis, elle annonce à
nouveau :
– Pour vous donner l’autorisation de chasser, je dois d’abord demander la
permission au fleuve.
– Au fleuve ? je demande, impatient.
– Le fleuve a ses commandements. Le ngwena plus grand vit dans le Lideia.
Vous connaissez bien ce crocodile…
– Je le connais ?
– C’est le même crocodile que vous avez tué il y a très longtemps.
Je ne peux que sourire. Ngwena, le crocodile ? J’avais déjà le permis de port
d’armes, j’étais autorisé à tuer les lions assassins. Fallait-il maintenant que
j’attende la sentence d’un crocodile imaginaire ? C’est ce que je demande entre
timidité et scepticisme. La voix d’Apia est contenue, mais elle ne choisit plus
ses mots :
– Imaginaire ? Vous doutez du crocodile ? Quelle sorte d’Africain vous
êtes ?
– Laissons tomber mon cas. Nous sommes venus ici pour que vous
identifiiez un os trouvé dans la gueule de la hyène.
Ils déposent l’ossement à ses pieds. Elle ne bouge pas, se limite à
contempler à distance le reste de squelette. Elle ferme les yeux et inspire
profondément comme si elle évaluait l’odeur.
– Cet os est encore extrêmement vivant. Cette mort a été commandée.
Les ossements sont notre unique éternité. Le corps s’évapore, les souvenirs
s’évanouissent. Restent les os pour toujours. Ce sont les arguments d’Apia
Nwapa : ce qui se présentait là ne se réduisait pas à un fémur. Au contraire,
c’était la preuve vivante d’une vie de quelqu’un.
– Oui, mais de qui ?
– Ma bouche ne désigne personne. Vous savez de qui.
– On est venu ici pour entendre ça ? je demande par défi.
– Alors je vais avancer quelque chose, vous êtes chasseur, vous découvrirez
ce qui se trouve sous mes mots.
Elle fit une pause et, les yeux fermés, ajouta :
– Une femme jetée à terre est tombée plus bas que la poussière. À la fin,
quelqu’un sera enceinte d’un squelette.
Le message semble indéchiffrable, mais Maliqueto semble clairement
comprendre son sens. Une fois loin de la maison de la sorcière, il nous appelle
sur le bord de la route et clarifie :
– Cet os est à Tandi, l’employée de l’administrateur, celle qui a été violée…
Les cris dans le village serinent le deuil : la nouvelle d’une autre victime des
lions assassins s’est déjà répandue. Qu’il s’agisse de Tandi ne surprend
personne. Après avoir été violée, la fille était devenue un vashilo, un de ces êtres
somnambules qui traversent les nuits. Ainsi, exposée et solitaire, elle s’est livrée
à la voracité des lions. Tandi s’était suicidée.
Quand je me couche, on entend toujours les pleurs des femmes dans les
rues. Elles pleurent celle qui est morte. Davantage que sa mort, elles plaignent
sa vie brève, plombée et restreinte. Les derniers mots de la sorcière résonnent
en moi :
– Souvenez-vous, chasseur, ce n’est pas vous qui pressez la gâchette : le
coup de feu advient par la volonté d’un autre qui, à cet instant, occupe votre
être.
Ce fut pour moi la seule fois où Apia Nwapa dit la vérité.
Le lendemain matin, je vais rendre visite à Genito Mpepe. Je frappe dans
mes mains à l’entrée du terrain. C’est son épouse, Hanifa, qui vient à la porte.
Le pisteur, dit-elle, a la gueule de bois.
– Mon mari est un kwambalwa, affirme-t-elle. Je pourrais dire que c’est un
ivrogne. Mais ce qu’est cet homme ne peut-être dit que dans ma langue : un
kwambalwa.
– Ce qu’on voit par là, disséminées sur le terrain, ce sont des bonbonnes de
boisson…
– Ne soyez pas étonné, monsieur : c’est moi qui prépare ces bonbonnes,
c’est moi qui lui donne à boire.
Pour les femmes de Kulumani, mieux vaut un ivrogne qu’un mari.
Néanmoins, dans son cas, le choix se situe entre le crachat du serpent et
l’haleine du démon. La violence de Genito, quand il est sobre, finit par être
plus douloureuse que sa cruauté dans les moments d’ivresse.
– Venez, me demande-t-elle en me guidant par des petits chemins, venez
voir comment cet homme dort encore.
Genito est recroquevillé sur une natte près du puits.
– On dirait une bête, commente Hanifa. Parfois, je demande à Dieu qu’il
ne se réveille plus jamais, confie-t-elle.
Je souris, embarrassé. Je secoue la tête comme pour atténuer la gravité de
ses déclarations. Toutefois, l’hôtesse reprend la parole avec une amertume
redoublée :
– S’il ne se réveillait pas, je n’aurais pas à le tuer.
– Qu’est-ce que c’est que ça, Hanifa ?
– Cet homme m’a donné quatre filles mais il me les a toutes prises.
– On m’a dit que l’aînée a été tuée par les lions.
– C’est Genito qui l’a tuée…
Cette matinée fatidique, Silência se sauvait de Kulumani, fuyant le régime
despotique de Genito Mpepe.
– Venez avec moi voir sa tombe. C’est ici même, à quelques pas.
Nous passons par une clairière jusqu’à une forêt proche. La tombe est
marquée d’une croix en bois et d’une grande pierre en granit. Sur la dalle
improvisée, on a déposé des fleurs des bois. Certaines sont encore fraîches.
– Jolies fleurs. C’est vous qui les apportez ?
– Nous ? C’est vous qui apportez les fleurs.
– Moi ?
– Tous les matins, vous vous agenouillez ici et vous discutez avec la
défunte.
Proverbe de Kulumani
La nuit où Arcanjo est arrivé, j’ai rêvé que j’étais une poule dépérissant
dans le poulailler de Genito Mpepe. Les autres poules étaient mes sœurs. On
vivait dans le quotidien sans histoire des oiseaux dépourvus de vol. Entre-
temps, les nouvelles étaient parvenues à nos oreilles que les poules étaient
devenues des vautours dans d’autres poulaillers. Et nous avons prié que la
même métamorphose se produise avec nous. Comme les vautours nous nous
élèverions à la liberté des cieux et aux vols étourdissants dans les hauteurs.
Cependant, le miracle tardait.
Un jour, tandis qu’il nous donnait du maïs, grand-père Adjiru expliqua : ce
n’étaient pas les grilles du poulailler qui nous séparaient de la liberté. Le secret
de notre soumission était autre et habitait en nous : tous les matins Genito
Mpepe nous hypnotisait. Il suffisait d’un doigt, oscillant comme un pendule
devant le bec, pour nous plonger dans l’immobilité, étrangères au monde. Et
quand l’une de nous semblait s’éveiller à la vie, notre maître lui plaçait la tête
sous son aile et elle retournait aussitôt à la léthargie éternelle.
Ce rêve fut récurrent toutes les nuits suivantes. C’était comme si les rêves
désiraient m’alerter de quelque chose. Cette chose, je le sais à présent, c’est la
peur. Et tout devient clair : ce n’est pas à cause d’une quelconque désinvolture
qu’Arcanjo m’a abandonnée. Son éloignement s’explique par la peur. Ce dont il
souffrait, c’était de la terreur archaïque que des monstres ne se cachent sous la
surface du lac. Le soupçon de ce que, dissimulée sous ma douce apparence,
habite la bête sauvage qui le dévorerait. La crainte d’Arcanjo était celle-là.
La vérité est qu’Arcanjo n’a pas été fait pour partager sa vie. La grandeur
du chasseur est dans la solitude. Ses paniques, ses lâchetés n’ont pas de
témoins. La victime seule connaît ces faiblesses. D’où l’urgence du chasseur à
se défaire de sa proie.
Ce qui m’arrivait à présent dans cette réclusion imposée m’était déjà arrivé
auparavant. Il y a seize ans, quand Arcanjo Baleiro est parti du village, je me
suis prostrée sur la terrasse à regarder les jours défiler. Le même enfermement,
qui touche les papillons à un certain moment, se produisait en moi. Je migrais
dans un cocon, enveloppée dans le temps, dans l’attente qu’une autre créature
sorte de moi. En me voyant vaincue et abattue, sous l’auvent de notre maison,
tout le monde croyait que j’étais retournée à mes anciennes paralysies. Mais je
n’étais vide qu’en apparence. Car je savais que, bien qu’éphémère, l’amour
d’Arcanjo avait engendré un fruit. J’attendis que mon ventre s’arrondisse et, le
jour exact de mes dix-sept ans, je me présentai devant ma mère dans un affront
triomphal :
– Vous croyiez que je n’étais pas femme ? Mettez votre main ici, sentez ce
que je porte en moi.
Inerte dans ma main, son bras retomba avant même de toucher mon
ventre.
– Tu as entendu le tonnerre et tu penses déjà qu’il pleut, Mariamar ? Eh
bien, il y a encore beaucoup de nœuds dans la corde du temps.
– Je ne comprends pas, maman.
Je mentais. Je savais ce qu’elle suggérait. Les femmes de Kulumani, à
chaque mois de grossesse, faisaient un nœud dans une corde qui est transmise
de génération en génération.
– Nous sommes femmes, dit-elle. Nous avons été faites pour dépasser la
souffrance.
Après, plus un seul mot : qu’un sourire énigmatique, frôlant presque le
dédain. Sans rien dire, ma mère ravivait la vieille blessure : j’étais sèche, mon
aridité était incurable.
– Ne me regarde pas comme ça, ma fille. Tu sais bien de qui c’est la faute.
Il n’y avait pas de doute : je ne pouvais pas être mère à cause du coup que
j’avais reçu de mon père. Même l’infirmier avait confirmé les graves
conséquences des coups de pied.
– Il y a des enfants qui naissent et meurent en notre sein, affirma Hanifa,
mettant un terme au dialogue.
Des mots écrits dans le destin. Car cette même nuit un cauchemar déborda
de mon sommeil : à l’intérieur de moi, un fauve carnivore dévorait mon
enfant. Mon bébé mulâtre, mon enfant impur, enfant naturel de la route,
s’éteignait comme un rêve dans l’obscurité. Je me réveillai ensommeillée, le
drap humide : le sang me rendait visite, ensanglantant mes cuisses. Je criai,
insultant ma mère, hurlant que j’accouchais. Ce sang sur mon lit était lui-
même une créature, un caillot vivant, un sang-humain.
– C’est mon fils, c’est votre petit-fils, criai-je, les mains ouvertes
dégoulinant d’un rouge épais, sur le seuil de la chambre d’Hanifa Assulua.
Aujourd’hui, je sais : l’histoire de mon enfance n’est qu’une demi-vérité.
Pour démentir une demi-vérité, il faut bien davantage que la vérité entière.
Cette vérité immense, tellement vaste qu’elle m’échappait, n’était qu’une : ce ne
sont pas les châtiments corporels qui m’ont rendue stérile. Celle-là, c’était la
version édulcorée inventée par ma mère. Le crime fut autre : des années durant,
mon père, Genito Mpepe, abusa de ses filles. D’abord, cela arriva à Silência.
Ma sœur souffrit en se taisant, sans partager ce terrible secret. Dès l’apparition
de mes seins, ce fut moi la victime. Les fins d’après-midi, Genito migrait de
lui-même au moyen de la lipa, l’eau-de-vie de palmier. Déjà complètement
ivre, il entrait dans notre chambre et le cauchemar commençait. L’incroyable
était qu’au moment du viol, je m’exilais de moi, incapable d’être celle qui était
là sous le corps en sueur de mon père. Un étrange processus me faisait oublier
tout de suite après ce que je venais de subir. Cette subite amnésie avait une
finalité : j’évitais de devenir orpheline. En définitive tout cela se produisait sans
jamais advenir. Genito Mpepe désertait vers une autre existence et moi je
devenais une autre créature, inaccessible, inexistante.
Hanifa Assulua, ma mère, a toujours fait semblant de ne rien savoir. Que
c’était une invention des voisins, un délire de celui qui voulait dissimuler ses
propres taches. Quand les évidences la broyèrent, elle me fit appeler pour me
demander la voix tremblante :
– C’est vrai ?
Je ne répondis pas, les yeux cloués au sol. Mon silence fut pour elle la
confirmation.
– Maudite !
Sans la moindre réaction, je la regardai se jeter sur moi, m’assaillir de coups
de poing et de coups de pied, m’insulter dans sa langue maternelle. Au milieu
des baves et des crachats, elle disait que c’était de ma faute. Uniquement de ma
faute. Bien que Silência l’eût déjà avertie : c’était moi qui provoquait son
homme. Elle ne se référait pas à Genito comme “mon père”. Il était
maintenant “son homme”.
– Sors de cette maison. Je ne veux plus jamais de toi ici.
Je ne suis pas partie en définitive. Au contraire, je me suis cloîtrée entre des
murs et jamais personne ne s’est autant enfermé dans une maison. Hanifa
Assulua fit venir un sorcier et ce uwavi me fit boire une potion amère. Pendant
toute une journée, je me suis servie dans une petite cruche en terre. Le
lendemain, le venin avait déjà produit son effet. J’avais été muée en un corps
sans âme. De la sève empoisonnée, au lieu de sang : c’était ce qu’il restait dans
mes veines.
Ma mère se vengeait : autrefois elle avait transféré ma maladie vers l’arbre
de notre cour. Maintenant elle faisait takatuka à l’envers : elle déplaçait la vie
de moi vers l’arbre mort. En un instant, le tamarinier renaquit vert et hautain.
En échange, je devins une créature inanimée. Un seul sens me restait : l’ouïe.
Pour le reste, une noirceur ancienne et congénitale m’entourait.
Hanifa Assulua aspirait à bien plus que de m’éliminer physiquement.
Mourir était peu. Il fallait gommer ma naissance. Les morts ne sont pas
absents : ils demeurent vivants, nous parlent dans nos rêves, nous pèsent sur la
conscience. La punition qui m’était réservée était l’exil absolu. Non pas de
Kulumani, mais l’exil de la raison et du langage. Je fus déclarée folle. La folie
était la seule absence parfaite. Dans la démence j’étais visible, mais fermée ;
malade, mais sans blessure ; blessée, mais sans douleur.
Grand-père Adjiru tenta de me sauver, il essaya ses propres mintela. Rien
n’y fit. On convoqua le père Amoroso. Mais, cette fois, le prêtre portugais ne
tenta même pas de miracle. Emmenez-la tout de suite à l’hôpital, fut la seule
chose qu’il dit. On me conduisit à Palma et l’infirmier diagnostiqua sans
sourciller : cela, ce sont des choses sans causes.
– Avec de la chance, elle marchera à nouveau.
Je restai hospitalisée un temps à l’infirmerie sans signe d’amélioration. La
médecine m’abandonna, mais on ne me ramena pas pour autant à Kulumani.
Je restai à l’hôpital de Palma avec moins de vie et encore moins de compagnie.
Je compris seulement plus tard pourquoi on avait remis mon retour. Grand-
père Adjiru est mort au cours de ces jours-là. Ils n’ont pas voulu que je sois
présente. Non pas pour m’épargner l’adieu. Mais pour que cet adieu dure toute
ma vie.
Au premier anniversaire de la mort de grand-père, on m’emmena visiter sa
tombe. Le défunt avait exprimé le désir de me voir à la cérémonie. J’étais
revenue à la maison, mais ma condition n’avait pas changé. Personne ne voulut
me transporter dans cet état sur la route. Je pouvais contaminer les voitures. Ils
choisirent de m’y conduire dans une embarcation, le long du fleuve, jusqu’au
bois sacré où reposaient Adjiru et l’arrière-grand-père Muarimi.
À la force des bras, on me passa sur la coque de l’embarcation. À ce
moment-là, je glissai et tombai, abandonnée, dans les eaux du fleuve Lideia.
On dit que j’ai disparu dans le lit profond et que je suis restée immergée des
temps infinis. Quand finalement on m’en retira, j’avais dans le regard
l’éblouissement de celui qui vient de naître. Peu à peu, je comparus devant le
monde. Je fis quelques pas ivres alentour, secouai les épaules comme si je me
libérais d’un invisible fardeau. Il n’y avait pas de doute, comme témoignaient
en chœur les voix des parents :
– Mariamar est revenue ! Mariamar est revenue !
Ébahis, les regards se focalisaient sur moi. J’étais le centre de l’univers. Le
silence se fit, les parents immobiles, attendant ce qui allait suivre.
– Où sont mes sœurs ? furent mes premiers mots.
On fit venir Silência, ma sœur aînée, et les jeunes jumelles, Uminha et
Igualita. En silence j’embrassai Silência et m’agenouillai pour regarder en face
mes plus jeunes sœurs. Seuls quelques mois étaient passés. Pourtant, les petites
étaient tristement vieillies. Je me suis toujours demandé si à Kulumani les
enfants existaient. Peut-on appeler enfant une créature qui laboure la terre,
coupe le bois, porte l’eau et, à la fin de la journée, n’a plus le cœur à jouer ?
Soudain, mon père interrompit le silence, suspendit les embrassades et
proclama :
– Allons voir la mer.
– La mer ? s’étonna ma mère.
– Toute la famille y va, s’exclama Genito Mpepe, catégorique. C’est ce que
j’ai promis à grand-père.
Ce n’était pas à la mer que je voulais qu’ils m’emmènent. Je désirais
simplement retourner dans les bras de ma mère, qu’elle me berce et que je
redevienne enfant. C’était l’unique mer que je voulais. Je compris alors
pourquoi le père Amoroso parlait tant du déluge final. C’était ce à quoi
j’aspirais : une inondation qui balayât ce monde. Ce monde qui obligeait une
femme comme Hanifa à avoir des enfants, mais qui ne la laissait pas être mère,
qui l’obligeait à avoir un mari, mais ne permettait pas qu’elle connût l’amour.
LES RETROUVAILLES
Mon cher frère : j’imagine que mon sort te fait mal. Je veux te dire que je ne
souffre pas. Au contraire, je suis heureux car je ne pourrai plus jamais être un
Baleiro. Je me suis dépouillé de mon nom hérité avec le même plaisir que certaines
veuves brûlent les vêtements du mari qui les a tyrannisées. Après ce coup de feu, j’ai
cessé d’avoir peur, j’ai cessé d’avoir peur de celui que j’ai été. Plus aucun crime ne
m’attend. Je suis vide, comme seul peut l’être un saint. Tu te souviens comment
maman nous appelait ? Mes anges, c’était comme ça qu’elle disait. Ici où je suis,
dans cet asile, on n’a besoin ni de démons ni d’anges. Nous nous suffisons à nous-
mêmes. Oui, c’est moi qui ai tué notre père. Je l’ai tué et le tuerai à nouveau chaque
fois qu’il renaîtra. J’obéis aux ordres. Ces ordres m’ont été donnés sans mots. Le
regard triste de ma mère a suffi. N’aie pas de peine pour moi, mon frère. La folie a
d’abord été un alibi. Elle est devenue ensuite mon absolution. Notre mère a
toujours mis en garde : la balle tue dans les deux sens. En tuant le vieux Baleiro, je
me suis moi-même suicidé. Un jour, après le décès de notre mère, tu as dit : ah, si je
pouvais mourir ! Eh bien je te le dis, maintenant. Ce n’est pas la mort qui confère
l’absence. Le mort est encore présent : tout le passé lui appartient. L’unique manière
de ne plus exister est la folie. Seul le fou est absent.
Ces lignes confirmaient mon vieux soupçon : mon frère se faisait passer
pour fou. L’unique créature réellement malade c’était moi, avec mes nuits
tourmentées, les cruels souvenirs d’un passé mal vécu.
– Je peux poser une autre question ? Toi et mon frère avez-vous jamais fait
l’amour ?
Luzilia ne répond pas. Elle sourit seulement, triste. Elle déplie lentement le
deuxième papier et l’agite devant moi.
– Tu reconnais ceci ?
C’est ma vieille lettre, cette infortunée missive où il y a très longtemps je
me suis déclaré amoureux. Sans rien dire de plus, Luzilia avance vers moi, son
sourire triste prend maintenant une nature énigmatique. Elle m’embrasse.
– Allons à Kulumani, allons dans ta chambre.
– On ne peut pas. L’écrivain partage l’espace avec moi.
– Allons à Palma, on sera plus tranquilles là-bas.
Nous entrons dans la voiture. Sa main retarde mon geste d’allumer le
moteur. Et elle chuchote à mon oreille :
– Tu avais raison, c’est ta dernière chasse. Parce que je viens te chercher…
Nous partons en silence, la main de Luzilia toujours posée sur mon bras.
– Cette nuit…
Et elle suspend sa phrase, cherchant le mot.
– Oui ?
– Cette nuit fais-moi avoir peur de moi-même.
Je regarde la route de sable qui s’ouvre devant nous plus sinueuse que
longue, et je pense : la vie est l’attente de ce qui peut être vécu.
Version de Mariamar
(7)
L’EMBUSCADE
Proverbe africain
Depuis l’arrivée du chasseur, les jours se sont écoulés épais mais vides
comme les nuages d’hiver. Durant tout ce temps, je suis restée emprisonnée
dans ma propre maison, à épier les préparatifs frustrés des expéditions de
chasse. Je sentais les pas de mon père couler dans l’aube et le bruit de la jeep
me poussait à la fenêtre pour guetter Arcanjo Baleiro.
Mais, peu à peu, mon intérêt pour mon bien-aimé s’est évanoui. Pour
quelle raison ne se manifestait-il pas pour me revoir ? La vérité n’était qu’une :
j’étais morte pour lui. Il n’y avait pas d’illusion à prolonger. C’est cette
déception profonde qui m’a fait renoncer. Je ne voulais plus me sauver de la
maison, je me passais des retrouvailles avec le chasseur. Je m’abstenais du
fleuve, du voyage et du rêve.
Je n’étais pas la seule à être déçue par Arcanjo Baleiro. Impatients, les
anciens du village se mirent à se réunir dans le shitala et une ambiance de
conspiration domina Kulumani. On commença à voir Florindo Makwala,
l’administrateur, dans les réunions des anciens. Cette présence était chose
inédite dans le village. Makwala s’était toujours démarqué de ce monde qu’il
surnommait “traditionnel”, il s’était toujours distancié de la gestion des choses
invisibles. Aussi trouvait-on étrange cette subite proximité.
LE DÉMON SAINT
Palma est une petite ville. Deux voitures ne peuvent pas ne pas se croiser
dans ses rues. Il s’en faut de peu que je ne heurte la voiture qui transporte
Florindo Makwala. Il ouvre la vitre et, sans descendre de la jeep, veut savoir ce
que je fais là, loin du village.
– Je chassais dans ces parages. Mais j’ai entendu des coups de feu dans le
village.
– Ils ont tué les lions. Mes hommes ont tué les lions.
– Et que fait ici l’administrateur de Kulumani ? Ne devriez-vous pas faire la
fête avec vos hommes, avec votre peuple fidèle ?
– Naftalinda a été blessée, je l’ai emmenée à l’hôpital. Rien de très grave,
mais elle a été hospitalisée.
– Quelqu’un d’autre a été blessé ?
– Genito a été tué.
Genito a tué la lionne, Maliqueto a tué le lion. Pour moi, le dernier
chasseur du monde, il ne me restait plus rien si ce n’est de constater le succès
des infâmes tueurs. Pour moi, Arcanjo Baleiro, qui connaissait la balle et non
l’écrit, il ne me restait qu’à élaborer le rapport des faits.
Cependant, l’administrateur ne veut pas que je parte tout de suite au
village. Il me demande de m’arrêter quelques minutes au centre de santé.
Naftalinda serait très heureuse de me voir. Après, on rentrerait ensemble à
Kulumani.
Proverbe africain
J’avoue maintenant ce que j’aurais dû annoncer dès le début : je ne suis
jamais née. Ou mieux : je suis née morte. Aujourd’hui encore ma mère attend
mon cri natal. Seules les femmes savent combien on meurt et on naît au
moment de l’accouchement. Car ce ne sont pas deux corps qui se séparent :
c’est la déchirure d’un seul corps, d’un corps qui désirait garder deux vies. Ce
n’est pas la douleur physique qui accable le plus la femme à ce moment-là.
C’est une autre douleur. C’est une partie de soi qui se détache, la déchirure
d’une route qui, peu à peu, dévore nos enfants, un à un.
Voilà pourquoi il n’y a pas de souffrance plus grande que de donner le jour
à un corps sans vie. Ils ont déposé cette créature inanimée dans les bras de ma
mère et se sont retirés de la chambre. On raconte qu’elle a chanté pour me
bercer, égrenant la même litanie avec laquelle elle avait célébré ses précédents
accouchements. Des heures plus tard, mon père a pris dans ses bras mon corps
sans poids et a dit :
– On va la mettre sur la rive du fleuve.
On enterre au bord de l’eau ceux qui n’ont pas de nom. Ils m’ont laissée là,
afin que je me souvienne toujours que je ne suis jamais née. La terre humide
m’a embrassée avec la tendresse que ma mère m’avait dédiée dans ses bras
vaincus. Je garde le souvenir de cet obscur giron et j’avoue, j’ai la même
nostalgie que l’on a d’une grand-mère lointaine.
Cependant, le lendemain, ils ont remarqué que la terre se retournait sur
ma tombe récente. Une bête souterraine s’occupait de mes restes ? Mon père
s’est muni de la machette pour se défendre de la créature qui sortait du sol. Il
n’a pas eu le temps d’utiliser son arme. Une petite jambe s’est élevée de la
poussière et a virevolté comme un mât aveugle. Puis, sont apparues les côtes,
les épaules et la tête. J’étais en train de naître. Le même tremblement convulsif,
le même cri désemparé des nouveaux-nés. Je naissais du ventre duquel les
pierres, les collines et les fleuves voyaient le jour.
On raconte qu’à ce moment-là, ma mère a vieilli tout son soûl. Être vieux
c’est attendre des maladies. À cet instant, Hanifa Assulua était elle tout entière
une infirmité. Mon père a observé le visage grave de ma mère et a demandé :
– Je suis le père d’une taupe, moi ?
C’est alors qu’une lumière étrange s’est posée sur mon petit visage. Et à ce
moment-là on a vu comme mes yeux étaient profonds, aussi profonds que le
calme des eaux du fleuve. Les présents contemplaient mon visage et ne
supportaient pas l’incendie de mon regard. Mon vieux, craintif, titubait :
– Ses yeux, ces yeux…
Un soupçon s’est fait jour chez tous : j’étais une personne non humaine.
Nul n’a osé parler. Mais ma mère n’a pas tardé à s’en rendre compte : il y avait
dans mes yeux clairs la clarté d’une autre, âme éloignée. Elle se demandait,
dans un cri solitaire, pourquoi mes yeux étaient aussi jaunes, presque solaires.
Avait-on jamais vu des yeux pareils chez une personne noire ? Mes yeux étaient
peut-être devenus lumineux de tant chercher dans les sombres souterrains.
Les ténèbres, dit-on, sont le royaume des morts. Ce n’est pas vrai. De
même que la lumière, le noir n’existe que pour les vivants. C’est dans le
crépuscule qu’habitent les morts, dans cet interstice entre jour et nuit, où le
temps se recroqueville en lui-même.
Celui qui vit dans le noir invente des lumières. Ces lumières sont des
personnes, des voix plus anciennes que le temps. Ma lumière a toujours eu un
nom : Adjiru Kapitamoro. Mon grand-père m’a appris à ne pas craindre les
ténèbres. En elles, je découvrirais mon âme nocturne. En réalité, c’est le noir
qui m’a révélé ce que j’ai toujours été : une lionne. C’est cela que je suis : une
lionne dans un corps de personne. Mon apparence était humaine, mais ma vie
serait toujours une lente métamorphose : la jambe se transformant en patte,
l’ongle en griffe, les cheveux en crinière, le menton en mâchoires. Cette
transmutation a pris tout ce temps. Elle aurait pu être plus rapide. Mais j’étais
attachée à mon commencement. Et j’ai eu une mère qui n’a chanté que pour
moi. Ce bercement a abrité mon enfance et retardé l’animal qu’il y avait en
moi.
Peu à peu, cependant, quelque chose a changé chez nous. À l’exemple de
ce que font les lionnes, j’ai été laissée à mon sort. Peu à peu, Hanifa Assulua
m’a abandonnée, sans faute, sans parole de réconfort. Comme si elle avait
compris que je n’avais occupé son ventre et vécu dans sa vie
qu’accidentellement.
L’apparition d’Adjiru est déjà loin de moi, lorsque ce matin je vais voir la
lionne morte. À proximité de la route vers Palma, sur le bord de sable rouge, la
lionne gît comme qui ne fait que reposer. C’est la même qui a attaqué
Naftalinda, la même avec qui j’ai lutté. Sans la tache de sang sous son épaule,
personne ne dirait qu’elle était morte. Ils ont laissé le policier Maliqueto pour
garder le trophée. Pour éviter que les sorciers ne viennent voler la viande. Les
sorciers, les hyènes et les vautours sont les seuls qui mangent de la viande de
lion. Tous les curieux se sont lassés et il ne reste que Maliqueto pour surveiller
les dépouilles.
Ignorant la présence du policier, je m’agenouille devant la féline. Je
contemple ses yeux ouverts, sa langue pendante comme si elle n’était
qu’assoiffée et fatiguée. Je me libère de mes vêtements et, entièrement
déshabillée, je me couche aux côtés de la lionne, posant ma tête sur son corps
immobilisé. Peut-être entendrait-on encore son cœur battre, qui sait ? Trop
tard : je n’entends que ma propre poitrine.
Maliqueto me regarde avec un mélange de peur et d’étrangeté. Il fixe à
nouveau le sol et affirme :
– On a emmené le corps de ton père, il y a très peu de temps.
– De mon père ?
– Oui. Genito Mpepe est mort. La lionne l’a tué. Tu ne savais pas ?
Je ne réponds pas. Je ne sais pas mesurer ce que j’éprouve. Peut-être que je
n’éprouve rien. Ou peut-être cette mort avait-elle déjà eu lieu depuis
longtemps en moi.
– C’était très étrange, poursuit le policier. Ton père a eu l’air de ne pas
reconnaître le danger. Il a avancé vers la lionne, sans arme, on dit qu’il parlait
même avec elle.
Genito parlait avec la lionne ? Quelque chose sonnait faux dans ce récit.
Toutefois, j’avais renoncé depuis longtemps à chercher une quelconque vérité
dans ce monde. Je veux parler. Une voix caverneuse et incompréhensible sort
de ma gorge. Maliqueto interroge, stupéfait :
– Qu’est-ce que tu as dit ?
Je n’avais rien dit. Quand j’essaie de répéter plus clairement, je confirme
une fois de plus que j’avais perdu la faculté de parler. Pourtant cette fois, c’est
différent : dorénavant il n’y aura plus de mot. C’est ma dernière voix, ce sont
mes derniers papiers. Et je laisse ici écrit avec du sang de bête et une larme de
femme : c’est moi qui ai tué ces femmes, une par une. C’est moi la lionne
vindicative. Mon serment demeurera sans relâche et sans trêve : j’éliminerai
toutes les femmes qui resteront, jusqu’à ce que, dans ce monde fatigué, il ne
reste que des hommes, un désert de mâles solitaires. Sans femmes, sans enfants,
ainsi s’achèvera la race humaine.
Une allumette dévorée par le feu, ainsi je vois l’avenir. Le ciel suivra
l’exemple de l’humanité : il périra aussi infertile que moi. Et aucun fleuve ne
recevra sur ses rives les corps défunts des enfants. Car plus personne ne naîtra.
Jusqu’à ce que les dieux redeviennent des femmes, plus personne ne naîtra sous
la lumière du Soleil.
Cette nuit, je partirai avec les lions. À partir d’aujourd’hui, les villages
trembleront sous ma plainte rauque et, de peur, les chouettes se transformeront
en oiseaux diurnes.
Cette prophétie sera pour ceux de Kulumani une confirmation de mon
état de folie. Que je suis devenue comme ça pour m’être tellement distanciée
de mes dieux, ceux qui apportent les nuages et leur font déverser de la pluie.
Que j’ai perdu la raison pour avoir tourné le dos aux traditions et aux ancêtres
qui gardent le calme de notre village. Mais je n’obéis qu’au destin : je vais me
joindre à mon autre âme. Et la culpabilité ne me pèsera plus jamais comme
c’est arrivé la première fois où j’ai tué quelqu’un. À cette époque, j’étais encore
trop une personne. Je souffrais de cette maladie humaine appelée conscience.
Maintenant, il n’y a plus de remords. Car, à y voir de plus près, je n’ai jamais
tué personne finalement. Toutes ces femmes étaient déjà mortes. Elles ne
parlaient pas, ne pensaient pas, n’aimaient pas, ne rêvaient pas. À quoi bon
vivre, si elles ne pouvaient pas être heureuses ?
Pour la même raison, des années auparavant, j’ai tué mes petites sœurs.
C’est moi qui ai noyé les jumelles. Tout le monde croit que c’est un accident de
bateau, mais c’est moi qui ai saboté l’embarcation et qui l’ai lancée voguant sur
les vagues de la mer. C’est mieux que ces petites n’aient jamais grandi. Car elles
ne se seraient senties vivantes que dans la douleur, le sang, les larmes. Jusqu’à ce
qu’un jour elles demandent pardon à genoux à leurs propres bourreaux.
Comme j’ai fait toutes ces années avec Genito Mpepe.
C’est moi qui ai conduit Silência jusque dans la gueule de la mort, ce
matin fatal. Elle était ma sœur, mon amie. Plus encore, elle était mon autre
personne. Mais de son côté, la jalousie était un obstacle profond. Silência a
toujours voulu être moi, vivre ce que je vivais, aimer qui j’aimais. Ma sœur s’est
toujours approprié mes rêves. Il en a été ainsi avec le chasseur Baleiro. J’ai tout
de suite regretté de lui avoir raconté mes rencontres avec le visiteur. Car elle
m’a accusée de renverser la situation comme si cette histoire lui appartenait à
elle. Au fond, c’était la jalousie qui la torturait. Car elle n’avait pas d’âme en
elle pour inventer une autre vie. La peur l’avait tuée. C’est pourquoi, quand
elle a fini de vivre, il n’y a pas eu de décès.
Cahiers de l’écrivain
Florindo Makwala me conduit au lion mort, comme si c’était une
excursion à mon propre échec. Je n’ai chassé aucun des lions. Mon frère
Rolando peut être tranquille : ce ne fut pas ma dernière partie de chasse. Ce ne
fut même pas une chasse. Et, où qu’elle se trouve, ma mère peut être fière de sa
prophétie : la chasse et moi avons bifurqué de destin.
L’animal est là, plus loin, à proximité d’un fourré d’arbustes. Allongé
comme seul un félin peut l’être. Il avait perdu sa dignité royale. Ce sont les
tiques suçant sa gueule qui sont le plus impressionnantes. À mesure qu’elles
sentent le goût amer de la mort, elles se laissent tomber comme des pois gris
filants. Je suis venu voir le lion, le roi de la jungle et je suis absorbé par
d’insignifiants parasites. J’imagine qu’une de ces tiques grandit de plus en plus
et explose comme une grenade de sang tachant de rouge tout le décor.
– Prenez-moi en photo avec le trophée, insiste l’administrateur, se postant
fringant avec un pied sur l’animal. Chimère que je ne dissipe pas : ce n’était
plus un lion qui était là. C’était une dépouille vide. Il n’était plus qu’une écorce
rejetée, une peau lardée de néant.
Je vais rendre visite à Hanifa Assulua. Je ne resterai pas pour l’enterrement
de Genito. Je veux au moins présenter mes condoléances. En plus, j’ai la
mission d’emmener sa fille avec moi, la seule survivante.
Avant d’entrer dans l’enclos, je ramasse quelques fleurs des champs. Je ne
veux pas arriver les mains vides. À genoux, fouillant parmi les herbes, la voix
d’Hanifa me fait sursauter :
– Encore, les fleurs ?
Je veux expliquer que mon geste est destiné à Genito. Mais la veuve avance
devant moi, d’un pas rapide, sans envie d’écouter. Une fois à l’ombre dans la
cour, elle m’offre une chaise et s’assoit sur une natte. En silence, elle se laisse
entourer de voisines vêtues de noir. Il n’y a pas de mot pour parler de celui qui
est mort. Aussi, en silence je lui remets les fleurs avec l’explication qui
convient.
– Elles sont pour Genito. Des fleurs quand il n’y a pas de mots.
– Qu’est-ce qu’on peut faire ? On vit sans le demander et on meurt sans
avoir la permission.
– J’ai de la peine que ce soit fini comme ça.
– Ce n’est pas le veuvage qui me blesse. J’étais déjà veuve depuis
longtemps, dédramatise-t-elle lorsque nous nous saluons.
C’était sa fille Mariamar qui la préoccupait. Elle était malade et à
Kulumani personne ne pouvait la soigner.
– J’ai les papiers de l’hôpital qui confirment qu’elle doit être internée. Ma
fille est devenue folle.
– J’ai parlé avec l’administrateur. Je l’emmène avec moi. Mais vous allez
rester ici toute seule ?
– J’ai des tombes dont je dois m’occuper.
– Votre fille viendra vous rendre visite.
– Mariamar ne doit pas revenir. Plus jamais. Elle serait morte par les
vivants, poursuivie par les morts.
Hanifa rentre dans la maison et revient quelques minutes plus tard en
tirant une jeune fille par le bras.
– C’est ma fille.
La jeune fille est enveloppée dans un pagne qui couvre partiellement son
visage. Elle marche d’un pas accablé comme un épouvantail. Elle tient à la
main un cahier dont on peut lire sur la couverture Journal de Mariamar.
Lorsque son regard croise le mien, un vertige me foudroie. Ces yeux de miel
me transportent soudain vers un passé que je croyais évanoui. Je détourne le
visage, je suis chasseur, je sais fuir les pièges. Ces yeux, aussi lumineux,
noircissent le monde. Mais c’est une noirceur agréable, une douce torpeur de
l’enfance. De par leur intense clarté, les yeux de Mariamar me restituaient
quelque chose que, sans savoir, j’avais perdu depuis longtemps. Maintenant, je
m’adresse à elle comme si je reprenais une conversation interrompue et la voix
me manque presque quand je lui demande :
– Tu n’emportes que ce cahier, tu n’emportes pas une valise de vêtements ?
– Elle ne parle pas, intervient sa mère. Elle a cessé de parler depuis hier.
Mariamar gesticule en désignant le cahier. Ce balbutiement me rappelle
Rolando, mon pauvre frère, toute sa vie tellement intime avec les mots et
maintenant sans accès aux vocables les plus élémentaires. La fille aux yeux de
miel agite les bras, son pagne se déploie en ailes et sa mère traduit :
– Elle dit que ce cahier est son unique vêtement.
Je leur laisse du temps, je m’écarte afin que les deux, Hanifa et Mariamar,
se disent au revoir. Mais il n’y a pas d’adieu. La main qui s’attarde dans la main
est l’unique parole entre mère et fille. Cet atermoiement a une fin qui manque
de m’échapper : il y a une sorte de collier que la mère passe discrètement dans
la main de sa fille.
– J’aime aussi offrir des colliers, dis-je.
– Ce n’est pas un collier, corrige Hanifa. C’est l’ancienne corde du temps
que je donne à Mariamar. Toutes les femmes de la famille ont compté les mois
de grossesse sur cette longue corde.
Le cadeau a ému Mariamar. Une ombre a assombri ses yeux et elle laisse
tomber le cahier. Ainsi entrouvert par terre, je peux lire la première des pages.
Il est écrit : “Dieu a déjà été femme…” Je souris. À ce moment-là, je suis
entouré de déesses. De part et d’autre de l’adieu, dans ce déchirement de
mondes, ce sont les femmes qui cousent mon histoire déchirée. Je contemple
les nuages qui marchent du pas lourd et incertain de la grossesse. Il ne tardera
pas à pleuvoir. À Palma m’attend la femme que j’ai attendue toute ma vie.
Déjà installé dans la voiture avec Mariamar assise à mes côtés, je prends
congé maladroitement.
– Adieu, Hanifa.
– Vous avez compté les lions ?
– Depuis le premier jour je sais combien ils sont.
– Vous savez combien. Mais vous ne savez pas qui ils sont.
– Vous avez raison. Je n’apprendrai jamais cet art.
– Vous savez parfaitement : les lions étaient trois. Il en manque encore un.
Je regarde alentour comme si je surveillais le paysage. C’est la dernière fois
que je contemplerai Kulumani. Ce sera la dernière fois que j’entendrai cette
femme. Avec le respect des dernières choses, Hanifa Assulua chuchote :
– Je suis la lionne qui reste. Vous êtes le seul à connaître ce secret, Arcanjo
Baleiro.
– Pourquoi me racontez-vous cela, dona Hanifa ?
– C’est ma confession. C’est la corde du temps que je laisse dans vos
mains.
Notes