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Jennifer L.
Lux - 1.5
Oubli Partie 1
Collection : Semi-poche sentimental
Maison d’édition : J’ai lu
© Jennifer L. Armentrout
© Éditions J’ai lu, 2017
Dépôt légal : Mai 2017
Biographie de l’auteur :
Jennifer L. Armentrout est l’auteure de plusieurs séries de romance, de fantasy et de science-fiction,
dont les droits ont été vendus dans de nombreux pays. Jeu de patience, son best-seller international,
est également disponible aux Éditions J’ai lu.
Titre original
OBLIVION
A LUX NOVEL
Éditeur original
Entangled Publishing, LLC.
JEU DE PATIENCE
JEU D’INNOCENCE
JEU D’INDULGENCE
JEU D’IMPRUDENCE
JEU D’ATTIRANCE
LUX
1 – Obsidienne
2 – Onyx
3 – Opale
4 – Origine
5 – Opposition
OBSESSION
Ce livre est dédié à tous les fans de
Daemon Black qui voulaient le garder
encore un peu.
Régalez-vous.
Remerciements
Quand on m’a demandé d’écrire Oubli, j’ai tout de suite pensé que
c’était une merveilleuse occasion d’offrir aux fans de Lux un peu plus de
Daemon. Je n’avais pas l’intention d’écrire Onyx et Opale par la suite,
mais c’est pourtant ce qui s’est produit. À présent, vous avez plus qu’un
avant-goût de ce qui se passe dans la tête de Daemon. Vous réfléchissez
carrément avec lui.
Il faut vraiment beaucoup de gens pour publier un livre. Un énorme
merci aux personnes suivantes pour avoir rendu cette aventure
possible : Kevan Lyon, Liz Pelletier, Meredith Johnson, Rebecca
Mancini, Stacy Abrams et l’équipe d’Entangled Publishing. Merci à K.P.
Simmon et à mon assistante/meilleure amie, Stacey Morgan. Un merci
tout particulier à Vilma Gonzalez pour m’avoir aidée tout au long de
mon travail sur Oubli.
Rien de tout cela n’aurait été possible sans vous, mes lecteurs. Ce
livre existe grâce à vous. Je ne pourrais jamais assez vous remercier.
CHAPITRE PREMIER
Il ne fallut pas plus de quelques heures à Dee pour jeter toutes mes
recommandations par la fenêtre et rouler soigneusement dessus avec sa
Volkswagen. Elle était revenue du supermarché avec des sacs remplis
de cochonneries et un grand sourire accroché aux lèvres. Je sus
immédiatement qu’elle y avait trouvé notre voisine.
Quand je lui demandai de me raconter, elle passa devant moi
comme une flèche, refusant de répondre à mon interrogatoire.
Quelques instants plus tard, je la vis ressortir. En tant que frère aîné –
de quelques minutes –, je m’étais posté à la fenêtre pour m’assurer
qu’elle ne faisait pas de bêtises. Mais Dee ne se dirigea pas vers sa
voiture, oh non, elle fonça droit vers la maison des voisins. Je n’étais
pas vraiment surpris. Je n’arrivais pas à voir si elle était encore sur le
porche ou si elle était entrée. J’enrageai. C’était déjà assez difficile de la
surveiller pendant l’année scolaire !
À son retour, Dee prit bien soin de m’éviter, ce qui m’allait
parfaitement. J’avais trop envie de lui hurler dessus et, même si j’étais
un connard de première classe, je n’aimais pas m’énerver sur ma sœur.
En prenant la voiture ce matin, j’avais réussi à ne pas jeter un seul
coup d’œil à cette fichue maison d’à côté. Juste avant d’arriver en ville,
j’appelai Andrew, le frère jumeau d’Adam. Des deux Thompson, c’était
celui avec qui je m’entendais le mieux. Nous avions des tempéraments
et des personnalités assez proches. En d’autres termes, on aimait bien
rigoler.
Je lui proposai de me retrouver au Smoke Hole, un petit restaurant
proche des rochers de Seneca, la chaîne montagneuse où l’on trouvait
du bêta-quartz, un cristal qui avait la propriété d’empêcher les Arums
de nous détecter. Mais dès qu’un Arum repérait une trace de Luxen sur
un humain, il savait où nous chercher.
Je m’assis près de la cheminée où un feu crépitait toujours durant
les mois d’hiver. La salle avait de l’allure, avec des rochers qui
émergeaient entre les tables. Je kiffais les ondes telluriques qu’elle
dégageait.
Andrew était grand et blond. De nombreux regards féminins
s’arrêtèrent sur lui lorsqu’il fit son entrée. Il en avait été de même pour
moi à peine deux minutes plus tôt.
Je pouvais paraître prétentieux – et en réalité je l’étais –, mais
j’énonçais une simple vérité. Nous étions constitués d’un mélange
d’ADN Luxen et humain et le fait de pouvoir ainsi choisir notre
apparence nous conférait un avantage certain. Après tout, si on vous
demandait de désigner quelqu’un à qui ressembler, vous ne choisiriez
pas la personne que vous trouvez la plus sexy au monde ? Mes yeux
verts étaient un trait de famille et mes cheveux avaient tendance à
boucler aux extrémités, que je le veuille ou non. Quant à ma carrure
d’athlète et à mon physique de star de cinéma, ils correspondaient
parfaitement à mon irrésistible personnalité.
Andrew s’assit face à moi. Comme Adam et Ash, il avait les yeux
d’un bleu profond. Il me salua d’un coup de menton.
— Je te préviens, Ash sait que je suis avec toi. Ne t’étonne pas si elle
débarque.
Génial.
Je gardai une expression neutre par respect pour Ash et Andrew,
mais la dernière chose dont j’avais besoin, c’était certainement de la
revoir.
— Ça m’étonnerait qu’elle vienne, il paraît qu’elle est en colère
contre moi.
— Ça t’étonnerait ? Vraiment ? Tu connais Ash depuis toujours, tu
sais qu’elle adore le conflit.
C’était une vérité absolue.
— Toi aussi, du reste, ajouta Andrew en souriant. C’est quoi le
problème entre vous deux ?
— Pas très envie d’en discuter avec toi, Oprah.
En plus du fait qu’Ash était sa sœur, j’avais du mal à mettre des
mots sur ma relation avec elle. Je l’aimais beaucoup. Non, vraiment, je
tenais beaucoup à elle, mais l’attente de mon peuple, l’idée que de
toute façon nous finirions ensemble m’ennuyait profondément. Je
préférais l’imprévisible.
Andrew n’était manifestement pas au courant.
— Tu sais ce qu’ils attendent de nous.
Il avait baissé la voix. Une des serveuses était Luxen, mais 99 % des
gens qui nous entouraient étaient humains.
— Nous sommes peu nombreux de notre génération, poursuivit
Andrew, et tu sais ce qu’Ethan…
— Je me fous de ce que veut Ethan, l’interrompis-je.
J’avais parlé d’une voix calme, mais Andrew s’est raidi. Rien ne
m’énervait plus vite que d’avoir à me préoccuper de l’Ancien qui portait
le nom d’Ethan.
— Je me fous aussi de ce que veulent les autres, ajoutai-je.
Andrew esquissa un sourire.
— On dirait que quelqu’un t’a mis les nerfs en pelote aujourd’hui.
Pas faux. Et ce quelqu’un avait un prénom qui me faisait penser à
un petit animal plein de poils.
— Raconte, insista Andrew. Je n’arrive pas à savoir si tu fais cette
tête parce que tu es affamé ou parce que tu as envie de tuer quelqu’un.
Je secouai la tête et j’étendis mon bras sur le haut de la banquette.
Apparemment, les Thompson n’étaient pas au courant de l’arrivée de
nos nouveaux voisins. Allez savoir pourquoi, je trouvais que c’était
mieux comme ça. Pourvu que ça dure. Dès qu’ils apprendraient qu’on
avait des humains pour voisins, ce serait le début des commérages.
Pendant le repas, les sarcasmes d’Andrew réussirent à me détendre,
mais lorsque je me garai dans mon allée, je retrouvai toute ma
morosité.
C’était au tour des Thompson de patrouiller ce soir, mais j’étais bien
trop agité pour rester assis sans rien faire. Nos deux familles étaient les
plus fortes de la colonie, c’est la raison pour laquelle mes noces avec
Ash étaient si importantes pour les Anciens. C’est aussi pour cela que
nous nous chargions de la grande majorité des missions de surveillance.
Je passai la nuit dehors sans réussir à apaiser ma frustration. Ma
frustration ? Ah, c’était risible. Disons plutôt la colère que je ressentais
depuis que Dawson… depuis qu’il était mort. J’avais du mal à penser à
autre chose. Sauf parfois, quand j’étais avec Ash, mais ma rage n’était
jamais loin et je n’avais la plupart du temps même pas envie de la
repousser.
Je finis par m’endormir vers trois heures du matin et me réveillai
bien trop tard. Il était presque onze heures. Je n’étais même pas calmé.
Je me levai, me lavai les dents et j’enfilai un survêtement et des baskets.
Dee était déjà partie, pourtant sa voiture n’avait pas quitté l’allée.
En revanche, celle de la fille n’était pas garée devant chez elle.
Évidemment, elles étaient ensemble. Mon thermomètre intérieur était
sur le point d’exploser.
Je descendis l’escalier du perron dans la chaleur étouffante et
traversai la rue à petites foulées en direction des arbres. Je me forçai à
courir à une vitesse humaine, afin de brûler le moins d’énergie possible.
J’essayai de me vider la tête. Quand je courais, j’essayais de ne penser à
rien. Ni aux Arums, ni à la Défense, ni à ce que les Anciens attendaient
de moi, ni à Dee, ni à Dawson.
Ni à la fille d’à côté.
La sueur coulait sur mon torse et me trempait les cheveux. Je
courus longtemps avant de sentir une douleur dans mes muscles. Je fis
alors demi-tour pour rentrer chez moi. Quand j’arrivai dans ma rue,
j’étais si affamé que j’aurais pu dévorer une vache tout entière.
La voiture de la fille était là.
Je ralentis. Il y avait un tas de sacs empilés dans le coffre. Qu’est-ce
que c’était que ça ?
Des sacs de terreau et de morceaux d’écorce. Énormes.
Je regardai vers la maison en plissant les paupières. Sur le parterre
devant la maison, les fleurs semblaient sortir d’un film d’horreur.
J’entendis un rire. Est-ce que Dee allait vraiment aider cette fille à faire
du jardinage ? C’était franchement hilarant. Elle qui était incapable de
faire la différence entre des fleurs et des mauvaises herbes. Et en plus,
elle détestait se salir les ongles.
Je fis le tour de la berline et m’arrêtai. Levant les yeux au ciel, je
m’esclaffai de bon cœur. J’étais pathétique. Je pensais être un gros dur,
mais j’étais apparemment incapable de passer devant un carton ou un
sac sans donner un coup de main à la fille qui le portait. Je déchargeai
la voiture à toute vitesse et j’empilai les sacs près de l’immonde plate-
bande. Puis je partis prendre une douche.
Une fois sous le réconfortant jet d’eau tiède, je me rendis compte
qu’il y avait bien longtemps que je n’avais pas ri d’aussi bon cœur.
Juste au moment où je sortais de la salle de bains, mon portable se
mit à sonner. Je me dirigeai vers la table de chevet où je l’avais posé.
C’était Matthew.
Matthew n’était pas beaucoup plus âgé que nous tous, mais,
puisque nos parents ne nous avaient pas suivis jusque sur Terre, il
jouait le rôle d’un père de substitution. Il vivait comme nous à
l’extérieur de la colonie et enseignait au lycée. Je savais sans l’ombre
d’un doute qu’il était prêt à tout pour nous. Mais il n’était pas du genre
à téléphoner.
— Allô ? répondis-je en enfilant mon jean.
Je l’avais pris par terre, dans l’une des piles, en espérant qu’il était
propre.
Il y eut un silence.
— Vaughn vient de passer me voir. Sans Lane.
— Oui, et ?
Je jetai ma serviette dans la salle de bains.
— Et il m’a prévenu qu’ils avaient détecté des mouvements de
Luxens non autorisés près d’ici. Tu sais ce que ça signifie ?
— Merde ! (Je finis de boutonner mon jean.) Des Arums…
Après tout ce temps, la Défense était toujours incapable de
différencier les Luxens des Arums. Pourtant, nos deux espèces n’avaient
vraiment rien en commun. C’était probablement parce qu’ils n’avaient
jamais réussi à capturer un de ces salauds vivants. On s’était toujours
débrouillés pour se débarrasser d’eux avant que la Défense daigne
pointer le bout de son nez. Ainsi, le gouvernement n’avait aucune idée
de tout ce dont nous étions capables. Et il ne fallait surtout pas que ça
change. Or, si leurs agents réalisaient que les Arums et nous étions des
espèces entièrement différentes, ça ne durerait pas.
— Combien ? demandai-je.
— Un petit groupe, apparemment. Mais tu sais qu’il y en a toujours
d’autres qui suivent.
Génial ! Super nouvelle ! Mon estomac gronda, me rappelant que
j’avais faim.
Je descendis les marches quatre à quatre et me dirigeai vers la
cuisine. Changeant d’avis au dernier moment, je sortis sur le porche.
C’est à ce moment-là que je les vis.
Elles étaient toutes les deux concentrées sur leur parterre de fleurs
et je dus bien admettre que, de là où je me trouvais, il avait déjà bien
meilleure allure. Elles l’avaient désherbé et il y avait sur les marches un
grand sac noir rempli de déchets végétaux.
Dee était ridicule. Elle tirait sur les feuilles d’une plante qui venait
d’être mise en terre comme si elle avait voulu la faire tourner sur elle-
même. J’imagine qu’elle essayait d’éviter de se mettre de la terre sous
les ongles. Je posai les yeux sur l’autre fille. Elle était à genoux, une
main enfoncée dans la terre meuble, le dos courbé, les fesses en l’air.
Mes lèvres s’écartèrent et aussitôt des images salaces envahirent mon
esprit. Je l’imaginais à peu près dans la même position, mais vêtue,
disons… plus légèrement.
Je me sermonnai en me disant que c’était le genre de réflexe qu’il
fallait à tout prix que j’évite. Je ne la trouvais même pas attirante !
Non, vraiment pas !
Elle se redressa sur ses talons et se tourna vers Dee qui lui parlait.
Puis elle regarda dans ma direction.
— Hé ! me cria Matthew dans l’oreille.
Je détournai les yeux en fronçant les sourcils et en me passant la
main sur la poitrine. Merde, j’étais encore torse nu.
— Quoi ?
— Tu m’écoutes ?
— Oui, oui, bien sûr.
La fille était de nouveau concentrée sur ses fleurs. Elle creusait
énergiquement la terre à l’aide d’une truelle.
— Dee a une nouvelle amie, lâchai-je. Une humaine.
Matthew soupira.
— On est un peu entourés d’humains, Daemon.
Sans blague. Je n’avais pas remarqué.
— Ouais, mais celle-ci vient d’emménager dans la maison voisine.
— Quoi ?
— Je ne comprends pas comment ils ont pu autoriser un truc pareil.
Je ne quittais pas la fille des yeux. Dee lui tendait une plante qui
semblait en parfaite santé.
— Dee ne la lâche pas d’une semelle. Tu la connais. Depuis ce qui
est arrivé à Dawson et Bethany, elle cherche désespérément…
Elle cherchait désespérément à retrouver ce que Dawson avait été
pour elle et que moi, je n’étais pas.
— Au lycée, c’est une chose, fit Matthew en laissant les mots que je
n’avais pas prononcés en suspens entre nous, mais aussi près de chez
vous et de la colonie… Comment la Défense a-t-elle pu laisser faire ça ?
— Ils n’ont pas dû réfléchir longtemps à la question, rétorquai-je.
Sauf que je savais pertinemment que toutes leurs décisions étaient
mûrement réfléchies.
— Tu dois te montrer prudent.
— Je le suis toujours.
— Je suis sérieux, Daemon.
Il était exaspéré.
— Ne t’inquiète pas, je garde Dee à l’œil, tentai-je de le rassurer.
N’en parle pas aux Thompson, d’accord ? Je n’ai pas besoin d’avoir à
gérer leurs fichues réactions en plus de tout le reste.
Matthew acquiesça et continua ensuite de râler pendant au moins
trente minutes, alternativement à propos de mes voisines et des Arums.
Je ne l’écoutais que d’une oreille, tout en observant les filles depuis le
porche. Je n’avais pas besoin que Matthew m’explique que la menace
Arum devait être prise au sérieux, ni qu’il m’énumère toutes les
précautions que nous devions prendre. Il le savait d’ailleurs très bien.
Mais c’était Matthew, le prophète des catastrophes.
Quoi qu’il en soit, cette histoire entre Dee et cette fille devait se
terminer au plus vite avant que quelque chose n’arrive et ne mène ces
salopards droit sur nous.
Je raccrochai et rentrai enfiler un tee-shirt, avant de ressortir
malgré la faim qui me tenaillait. J’étais affamé et énervé. Ça faisait
beaucoup à la fois.
Au moment où je me décidai à traverser la rue, Dee se redressait.
Elle s’essuya les mains l’une contre l’autre, mais la fille resta au sol à
tasser la terre. Je m’approchai de ma sœur et lui passai un bras autour
des épaules en la maintenant pour l’empêcher de se dégager.
— Salut sœurette.
Elle m’adressa un sourire admiratif. Je ne sais pas ce qu’elle
s’imaginait, mais elle allait probablement être très déçue.
— Merci d’avoir déplacé les sacs pour nous.
— Moi ? Je n’ai rien fait.
Elle leva les yeux au ciel.
— Si tu le dis, tête de mule.
— Ce n’est pas très gentil.
Je la serrai un peu plus fort en souriant pendant qu’elle fronçait le
nez. Je sentis le regard de la fille posé sur nous. Le soleil lui avait rosi
les pommettes – à moins que ce ne soit autre chose. Elle avait coiffé ses
cheveux en arrière, mais les petites mèches frisées sur sa nuque étaient
trempées de sueur. Mon sourire s’effaça. Cette fille était décidément un
problème ambulant.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je m’occupe du…
Je l’interrompis et me tournai vers ma sœur.
— Je ne m’adressais pas à toi. Qu’est-ce que tu fais ?
Elle haussa les épaules et ramassa une plante comme si ma
rebuffade ne l’atteignait pas. Je lui jetai un regard noir, mais elle
m’ignora ! C’était inacceptable.
Dee me donna un coup de poing dans le ventre pour se libérer.
Sachant qu’elle pouvait frapper beaucoup plus fort, je la lâchai.
— Je l’aide avec son parterre de fleurs. Alors, sois gentil. Regarde ce
qu’on a fait ! Je crois que j’ai un talent caché.
Je contemplai leur œuvre. C’est vrai qu’elles avaient bien travaillé,
mais bon, ce ne devait pas être bien difficile d’arracher quelques
mauvaises herbes et de planter de nouvelles fleurs. Je haussai un
sourcil.
— Quoi ?
Je secouai la tête. Je me fichais de son parterre de fleurs.
— C’est pas mal, je suppose.
— Pas mal ? s’écria Dee d’une voix aiguë. C’est mieux que ça. On a
cassé la baraque. Enfin, Katy surtout. Moi, je lui ai juste tendu le
matériel.
Ignorant ma sœur, j’accordai toute mon attention à la fille.
— C’est ce que tu fais quand tu as du temps libre ?
— Pardon ? sourit-elle. Tu as décidé de me parler, maintenant ?
Je crispai la mâchoire en la regardant ramasser une poignée de
terre.
— Oui, on peut appeler ça un hobby, reprit-elle. C’est quoi le tien ?
Martyriser les bébés chiens ?
Je fus d’abord surpris. En général, personne n’était assez fou pour
oser me tenir tête.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir le révéler devant ma sœur.
— Je ne veux pas le savoir, s’exclama Dee.
Les joues de la fille s’empourprèrent un peu plus et j’eus du mal à
ne pas sourire. À quoi pensait-elle ?
— C’est moins ennuyeux que ça, ajoutai-je en désignant ses fleurs.
Elle s’immobilisa. Des morceaux d’écorce rouge tombèrent à ses
pieds.
— Pourquoi est-ce que ce serait ennuyeux ?
J’arquai les sourcils. Cette fois, la fille eut la sagesse de ne pas
insister, mais elle se renfrogna et recommença à aplanir la terre. Je
voyais bien qu’elle avait du mal à ne pas répondre et je me sentais
comme un requin qui vient de sentir l’odeur du sang. Je pense que Dee
le perçut, car elle m’interpella :
— Ne sois pas désagréable, s’il te plaît.
— Je n’ai rien fait.
Je ne quittai pas la fille des yeux. Elle leva la tête vers moi. Elle
avait une façon de me défier que je ne supportais pas mais qui, en
même temps, m’excitait.
— Quoi ? Tu as quelque chose à dire, Kitten ?
— À part que j’aimerais que tu arrêtes de m’appeler Kitten ? Non.
Elle passa doucement ses mains sur la terre, puis se leva et adressa
un sourire à Dee.
— Je crois qu’on s’est bien débrouillées.
Elle m’ignorait. Je pouvais la comprendre.
— Oui.
Dee me poussa en direction de la maison.
— Ennuyeux ou pas, on a fait du bon boulot, déclara-t-elle. Alors,
tu sais quoi ? Ça me plaît d’être ennuyeuse.
Je n’arrivais toujours pas à croire que cette fille faisait comme si je
n’étais pas là. C’était comme si je ne l’intimidais pas du tout. Ça me
clouait le bec. Je devais me tromper à son sujet. Évidemment, la
plupart des humaines ne cherchaient pas à m’éviter, au contraire. Elles
avaient plutôt tendance à me sauter dessus. Mais il me suffisait en
général d’un regard pour leur faire tourner les talons. Cette fille, en
revanche, réagissait comme… Oh, et merde !
— Et je crois qu’il faut que j’étende cet ennui jusqu’au parterre
devant chez nous, continua Dee déjà tout excitée par son nouveau
projet. On pourrait retourner au magasin acheter du matériel et tu…
— Elle n’est pas la bienvenue chez nous. Je ne rigole pas.
Je savais trop bien comment cette histoire finirait. Dee serra les
poings.
— Je parlais de s’occuper du massif de fleurs qui est devant la
maison, pas dedans. Du moins, la dernière fois que j’ai vérifié.
— Je m’en moque, la rembarrai-je sèchement. Je ne veux pas qu’elle
vienne.
— Daemon, ne fais pas ça. Je t’en prie. Je l’aime bien.
Elle avait baissé la voix et ses yeux brillaient.
— Dee… Soufflai-je.
Je détestais la tristesse que je lisais dans son regard.
— S’il te plaît !
Je jurai dans ma barbe et croisai les bras. Hors de question que je
lâche. Sa sécurité était en jeu. Sa vie, même.
— Dee, tu as déjà des amis.
— Ce n’est pas la même chose et tu le sais parfaitement. C’est
différent.
— Ce sont tes amis, Dee. Ils sont comme toi. Tu n’as pas besoin de
te lier d’amitié avec… quelqu’un comme elle.
Je toisai la fille d’un air méprisant.
— Qu’est-ce que ça veut dire, quelqu’un comme moi ? demanda
Katy, manifestement vexée.
— Il ne voulait rien dire de particulier, se hâta de répondre Dee à
ma place.
— N’importe quoi.
Oui, n’importe quoi. Cette fille n’avait aucune idée de ce qui se
passait sous ses yeux. Elle bomba le torse et si je n’avais pas été aussi
énervé, j’aurais presque trouvé ça mignon.
— C’est quoi ton problème, au juste ?
J’en restai bouche bée. Elle était… plus que juste jolie quand ses
yeux jetaient des éclairs comme ça. Mais je décidai de ne pas me laisser
déconcentrer.
— Toi.
— Je suis ton problème ? Je ne te connais même pas. Tu ne sais
rien de moi.
Elle avait avancé d’un pas, décidément prête au combat.
— Vous êtes tous les mêmes.
Rien n’était plus vrai.
— Je n’ai pas besoin d’apprendre à te connaître, terminai-je. Et je
n’en ai pas la moindre envie.
Pendant un quart de seconde, elle sembla perdue. Puis elle leva les
mains au ciel.
— Alors c’est parfait, mon gros, parce que je n’ai pas envie d’en
apprendre plus sur toi non plus.
Dee me prit le bras.
— Daemon, ça suffit.
Je ne quittai pas Katy des yeux.
— Je n’aime pas l’idée que tu sois amie avec ma sœur.
— Et moi, je me fous complètement de ce que tu aimes, cracha-t-
elle.
Bordel de merde ! Je ne m’étais pas trompé. Cette fille n’avait pas
du tout peur de moi. Et le pire de tout, c’était que ça me plaisait.
Mais je ne pouvais pas la laisser faire.
Je m’approchai d’elle plus vite que je n’aurais dû. En un clin d’œil,
j’étais devant elle et je la foudroyai du regard. Elle recula, les yeux
écarquillés, et frissonna.
— Comment… as-tu bougé… ?
Enfin, j’avais réussi à lui inspirer de la crainte. Et j’en étais
satisfait… C’était vraiment une réaction d’imbécile, mais dans mon
monde, dominer par la peur c’était le bon sens même. J’avançai,
l’obligeant à reculer contre un tronc d’arbre. Pas un instant elle ne
baissa les yeux.
— Écoute-moi bien, je ne me répéterai pas. S’il arrive quoi que ce
soit à ma sœur…
Ses lèvres s’étaient entrouvertes. Je n’avais pas remarqué à quel
point elles étaient pulpeuses. Quand je la regardai de nouveau dans les
yeux, je me rendis compte que si son cerveau lui soufflait de prendre
ses jambes à son cou, son corps lui tenait un tout autre discours.
Je l’attirais, même en cet instant, alors que je bloquais ses
mouvements. De mon côté, une réaction naturelle se produisit, mais je
ne voulais pas m’y intéresser de trop près. Je murmurai d’une voix
rauque :
— Tu es une petite cochonne, Kitten.
Elle cligna lentement des paupières, comme si elle se réveillait
d’une transe.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Une cochonne. (Je laissai le mot en suspens entre nous un
moment.) Tu es couverte de terre, ajoutai-je. Qu’est-ce que tu croyais
que je voulais dire ?
Elle était rouge comme une tomate.
— Rien. Je suis en train de jardiner. On se salit forcément quand on
fait ça.
Je me retins d’éclater de rire en entendant son piètre argument.
Mais elle ne tremblait toujours pas devant moi et ça m’excitait de plus
en plus.
— Il y a des manières beaucoup plus agréables de… se salir. (J’étais
allé trop loin.) Enfin, ce n’est pas comme si je comptais te les montrer
un jour, m’empressai-je d’ajouter.
Le rouge de ses joues s’étendit à son cou. Intéressant.
— Je préférerais me rouler dans le purin plutôt que de coucher
avec toi.
Mais bien sûr… Une partie de moi voulait vérifier l’honnêteté de son
affirmation, en posant ma bouche sur la sienne et en goûtant ses lèvres.
J’étais prêt à parier ma main droite qu’elle ne me repousserait pas. Mais
ce petit moment de satisfaction n’en valait pas la peine. Je lui jetai un
dernier regard et fis volte-face vers ma sœur.
— Il faut que tu rappelles Matthew. Tout de suite. Ça ne peut pas
attendre.
C’était un mensonge, mais il me permettait de m’en sortir sans trop
de dommages.
CHAPITRE 4
Envie de compagnie ?
J’enfilai mon jean par-dessus mon short de bain en jetant un coup
d’œil à mon téléphone. Bonne surprise : Ash avait compris que je
n’appréciais pas qu’elle se pointe chez moi sans prévenir. Si elle m’avait
trouvé sur le départ pour le lac avec Katy, elle aurait pété un plomb.
Non pas parce que Katy était humaine, mais parce que je ne l’avais
jamais emmenée au lac quand nous sortions ensemble. À partir du jour
où nous avions emménagé, cet endroit était devenu un sanctuaire
réservé à Dee, Dawson et moi. J’avais encore du mal à croire que j’avais
proposé à Katy de passer la journée avec elle là-bas. J’avais
manifestement pensé avec autre chose que ma tête.
Je répondis rapidement à Ash.
Pas possible.
Je reçus sa réponse immédiatement.
Tu fais quoi ?
Des trucs.
Je pris un tee-shirt dans mon placard sans lâcher mon téléphone.
Un nouveau message apparut sur mon écran.
Je m’ennuie. Occupe-toi de moi.
Pas possible.
J’étais au bas de l’escalier avant qu’elle ait fini de taper sa réponse.
T’es chiant.
On a au moins un point commun, alors.
Crétin. Va faire tes trucs. Je m’en fous.
Je posai mon portable sur le comptoir de la cuisine, pris une
serviette et sortis pour retrouver… Kat.
Waouh.
Quand je pensais à elle, elle n’était plus « la fille ». Je n’aimais pas
son prénom. Ça ne lui allait pas. Kat, c’était mieux. Ou Kitten. Je savais
qu’elle détestait ce surnom et c’est sans doute une des raisons pour
lesquelles il me plaisait.
La veille, j’avais informé Dee de mes plans par texto. Elle m’avait
envoyé une série de points d’exclamations et d’émoticônes choqués. Je
n’avais pas hâte de répondre à l’inévitable questionnaire qu’elle me
ferait subir en rentrant à la maison.
Je n’étais pas sûr de la manière dont allait se dérouler la journée.
Différents scénarios étaient possibles. Avec un peu de chance, je
découvrirais un aspect de la personnalité de Kat qui rebuterait Dee. Je
ne savais pas quoi, mais ça ne m’empêchait pas d’espérer.
Je frappai à sa porte. J’étais en avance, mais ça m’amusait de la
déstabiliser. Quelques minutes s’écoulèrent avant que la porte s’ouvre.
Je souris.
— Je suis un peu en avance.
— Je vois ça.
Elle avait l’air aussi enthousiaste que pour un rendez-vous chez le
dentiste.
— Tu n’as pas changé d’avis ? ajouta-t-elle. Il n’est pas encore trop
tard pour inventer un bobard.
— Je ne suis pas un menteur.
C’était en soi un gros mensonge.
— Accorde-moi une seconde. Je vais chercher mes affaires.
Elle me claqua la porte au nez. J’étouffai un rire. Elle ressemblait
vraiment à un petit chat en colère. Une partie de moi avait envie de lui
prouver que je pouvais être gentil. Si je m’étais montré aussi agressif, ça
n’avait rien de personnel. Outre le fait qu’elle était humaine, bien sûr.
Cela dit, même si je l’avais blessée, elle avait rendu coup pour coup.
Toute cette situation était complètement stupide. En étant gentil avec
elle, je nous mettais en danger, mais ça commençait à me mettre mal à
l’aise de lui balancer des méchancetés. Je perdais à tous les coups.
Elle réapparut enfin et sortit en prenant soin de ne pas m’effleurer.
Alors qu’elle refermait la porte, je me demandai ce qu’elle avait sous
son tee-shirt et son short.
— Bon. Où est-ce que tu m’emmènes ? me demanda-t-elle sans me
regarder.
— Si je te le dis, ce n’est pas drôle. Ça gâchera la surprise.
Je descendis les marches à sa suite et la dépassai.
— Je viens d’arriver en ville, tu sais ? Tout sera nouveau pour moi.
— Alors pourquoi est-ce que tu me poses la question ?
Elle tressaillit en voyant que je ne m’arrêtais pas à la voiture.
— On n’y va pas en voiture ?
Je m’imaginais en train d’essayer de conduire entre les arbres et je
ris.
— Non, on ne peut pas y accéder en voiture. Ce n’est pas un
endroit très connu. Peu de gens du coin y sont déjà allés.
— Oh, je suis spéciale, alors.
Je me tournai vers elle et j’étudiai son profil. J’eus du mal à
détourner les yeux.
— Tu sais ce que je crois, Kat ?
Elle me regarda. Voyant que je la dévisageais, elle rougit. Nous
arrivions au bout de la route.
— Je ne suis pas certaine de vouloir le savoir.
— Je crois que ma sœur, elle, te trouve spéciale. Je commence
sérieusement à me demander si elle ne se drogue pas.
J’avais prononcé les derniers mots sans vraiment y réfléchir, mais en
réalité, je me posais vraiment la question. Kat m’adressa un sourire
ironique.
— « Spéciale », ça veut dire beaucoup de choses, pas vrai,
Daemon ?
Je sursautai en entendant mon prénom dans sa bouche. Je crois
que c’était la première fois qu’elle le prononçait. C’était… agréable. Je
m’engageai entre les arbres.
— Tu essaies de me perdre dans les bois ?
Elle semblait presque inquiète.
— Et qu’est-ce que je pourrais bien te faire ici, Kitten ?
Elle ne répondit pas tout de suite.
— Les possibilités sont infinies.
— N’est-ce pas ? répliquai-je avec un clin d’œil.
En essayant d’éviter le lierre qui courait au sol, elle manqua
trébucher sur une racine.
— On ne peut pas faire semblant d’y être allés ?
Faire semblant ? Je clignai des yeux, à court de repartie pour la
première fois depuis… toujours. Je me comportais bien, pourtant. Elle
n’aimait pas Daemon le connard, mais elle ne semblait pas aimer
beaucoup plus Daemon le gentil garçon. Bon sang. Cette fille me faisait
tourner en bourrique, je ne savais plus quoi penser. Est-ce que j’avais
sincèrement envie d’être gentil avec elle ? Ou est-ce que je faisais tout
ça uniquement dans le but de l’éloigner de ma sœur ? Toutes ces
questions et tous ces revirements allaient finir par me rendre dingue.
— Crois-moi. Je préférerais être ailleurs, moi aussi. Mais se plaindre
ne rendra pas les choses plus faciles.
— C’est toujours un plaisir de discuter avec toi.
Je sautai par-dessus un tronc d’arbre mort, puis me retournai pour
lui tendre la main. Elle la regarda en se mordant la lèvre. J’eus
soudainement très chaud et ça n’avait rien à voir avec la température
extérieure. Elle n’allait pas prendre ma main. Il ne fallait pas qu’elle la
prenne.
Pourtant, elle posa sa paume sur la mienne. Par ce geste, elle
m’accordait sa confiance. Il y eut une décharge d’électricité statique. Ça
arrivait parfois quand les humains nous touchaient. Je fis comme si je
ne l’avais pas sentie et serrai sa minuscule menotte dans ma grosse
paluche pour l’aider.
— Merci, murmura-t-elle quand je la lâchai.
Ma poitrine se contracta brièvement. Je me sentais héroïque.
— Tu as hâte de reprendre les cours ?
— Ce n’est jamais agréable d’être la petite nouvelle. Tu sais, celle
que tout le monde remarque. Ça devient fatigant au bout d’un
moment.
— Je comprends.
— Ah bon ? s’étonna-t-elle.
Si elle savait à quel point je la comprenais.
— Oui. On est bientôt arrivés.
— Bientôt ? On marche depuis combien de temps ?
— Une vingtaine de minutes. Peut-être un peu plus. Je t’ai dit que
c’était un endroit caché.
Nous escaladâmes un autre tronc d’arbre et je m’effaçai pour qu’elle
puisse profiter de la vue sur la clairière. J’étais encore surpris de l’avoir
amenée ici.
— Bienvenue dans notre petit coin de paradis.
Elle passa devant moi en silence, émerveillée. Je sentis une tension
dans mes épaules.
La clairière était séparée en deux par un ruisseau qui se jetait dans
un petit lac naturel. Une légère brise en faisait onduler la surface. De
gros rochers plats émergeaient de l’eau. Des fleurs sauvages, bleues et
mauves, entouraient le lac. Voyait-elle la même chose que moi ? Je sais
que c’était le cas de Dee. Si j’étais venu avec Ash, elle aurait sans doute
trouvé l’endroit ennuyeux. Dawson était sensible à la paix qui émanait
de ce lieu. Matthew l’aurait peut-être éprouvée également.
— Waouh. Cet endroit est vraiment magnifique.
— Oui, c’est vrai.
Je mis ma main en visière pour ne pas être ébloui par les reflets du
soleil dans l’eau. Cet endroit était un véritable havre de paix. Ici, je
pouvais fuir tous mes soucis, même si ce n’était que pour quelques
heures. Je baissai la main. Elle m’effleura doucement le bras pour
attirer mon attention. Je plongeai mon regard dans le sien.
— Merci de m’avoir amenée ici.
Elle retira sa main et détourna les yeux. Je ne sus quoi lui répondre
et la drôle de sensation que j’avais éprouvée plus tôt s’épanouit un peu
plus. Elle se dirigea vers le bord du lac.
— C’est profond ? demanda-t-elle.
— Environ trois mètres, mais ça tombe à six de l’autre côté des
rochers.
— Dee adore venir ici. Avant ton arrivée, elle passait presque tout
son temps ici.
Je l’avais rejointe en un clin d’œil. Elle fronça les sourcils avant de
prendre une courte inspiration.
— Tu sais, je ne compte pas causer d’ennuis à ta sœur.
— On verra bien.
— Je ne suis pas une mauvaise fréquentation, insista-t-elle. Je n’ai
jamais trempé dans des trucs louches.
Je la contournai. Je voyais bien qu’elle essayait de repartir de zéro
avec moi, mais je savais que Bethany n’avait jamais voulu la perte de
Dawson, et pourtant… on pouvait être nuisible sans le savoir.
— Elle n’a pas besoin d’une amie comme toi.
— Je ne vois pas ce qui cloche chez moi, me rembarra-t-elle. Tu sais
quoi ? Oublie ce que je viens de te dire.
Elle voulut s’éloigner, mais je la retins avec la première phrase qui
me traversa l’esprit.
— Pourquoi est-ce que tu jardines ?
Elle serra les poings.
— Quoi ?
— Pourquoi est-ce que tu jardines ?
Je me demandais pour quelle raison je lui posais une question aussi
personnelle. Mieux la connaître ne m’avancerait pas à grand-chose.
— Dee m’a expliqué que ça te permettait de te vider la tête, repris-
je. À quoi est-ce que tu ne veux pas penser ?
— Ça ne te regarde pas, lâcha-t-elle sèchement.
Bon, d’accord.
— Alors, on n’a qu’à aller se baigner.
Elle avait l’air d’avoir envie de m’étrangler. Je baissai la tête pour
ne pas qu’elle devine mon sourire. Ça ne ferait que la mettre encore
plus en colère. J’enlevai mes tennis et déboutonnai mon jean. Je savais
qu’elle me dévorait des yeux. Et quand je me retrouvai en maillot, son
regard se transforma en Super Glue. Comme si de rien n’était, je me
plaçai sur le bord du lac et plongeai. Le froid m’éclaircit aussitôt les
idées. Je nageai sous l’eau un moment. J’adorais ça. Pour moi, nager,
c’était un peu comme voler. Et comme j’allais vite, les sensations étaient
vraiment très proches. Quand je réapparus à la surface, elle n’avait pas
bougé. Le soleil avait commencé à lui rougir le visage. J’avais envie de
la taquiner, mais l’idée d’avoir à lui courir après si elle décidait de
partir me fatiguait.
— Tu viens ?
Elle se trémoussa en se mordant la lèvre inférieure. Elle leva les
yeux vers moi pour les baisser presque aussitôt. C’était… mignon.
— Tu es vraiment timide, hein, Kitten ?
Elle grimaça.
— Pourquoi est-ce que tu m’appelles comme ça ?
— Parce que ça te hérisse le poil, comme les chats.
Je nageai un peu plus loin.
— Alors, tu viens ?
Elle ne bougea pas. Il fallait que je trouve un moyen de la motiver.
— Je te donne une minute pour me rejoindre.
Elle pinça les lèvres.
— Sinon, quoi ?
Je me rapprochai du bord.
— Sinon, je viens te chercher.
— Tu peux toujours essayer.
— Quarante secondes.
Est-ce qu’elle ne m’en croyait pas capable ?
— Trente secondes.
Je commençais à espérer qu’elle me forcerait à m’occuper de son
cas. J’étais sûr de prendre un grand plaisir à la balancer dans l’eau.
Elle dut le sentir, car, tout en marmonnant, elle souleva le bas de son
tee-shirt. Elle l’ôta et se débarrassa de son jean. Puis elle posa les mains
sur les hanches.
— Content ?
Bordel de merde ! Elle ne portait pas un maillot une pièce, mais un
bikini rouge absolument… waouh ! Je ne sais pas à quoi je m’attendais,
mais certainement pas à ça.
Sous son short et son tee-shirt informe, Katy cachait un corps
magnifique avec des courbes qui me donnaient envie de… faire des
trucs vraiment stupides. Des trucs très agréables, mais vraiment
stupides.
Je ne voulais pas la fixer, je ne voulais pas remarquer combien ses
seins tendaient le tissu rouge en forme de cœur. Je fis mine de ne pas
voir la réaction de son corps sous mon regard inquisiteur. Nous étions
parfaitement immobiles et il se passa quelque chose entre nous, comme
une caresse. Je ne voulais pas non plus, surtout pas, compter le
nombre de centimètres – au moins deux – entre son nombril et
l’élastique de son maillot.
Merde de merde.
C’était le moment de me noyer.
Au fond de moi, je savais que je la dévorais des yeux.
Elle était petite, mais ses jambes semblaient incroyablement
longues. L’échancrure de son maillot y était sans doute pour quelque
chose. Elle mettait aussi en valeur la rondeur de ses hanches et la
surprenante étroitesse de sa taille. Mes abdos se contractèrent. Je
laissai mes yeux se promener sur son ventre, puis plus haut. Le haut de
son maillot tenait par miracle. Je me demandais si je devais m’en
réjouir ou le regretter.
Moyenne ? Banale ? Comment avais-je pu utiliser ces termes pour la
décrire ? Cette fille était…
Prends garde à tes désirs. Le vieil adage jaillit dans mon cerveau.
Oui, jamais je n’aurais désiré la voir en maillot de bain si j’avais su
comment mon corps réagirait.
Mon plan était complètement nul. Mon sourire s’effaça de mon
visage.
— Je ne suis jamais content de te voir.
Elle plissa les paupières.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Rien. Tu ferais mieux d’entrer dans l’eau avant de rougir
jusqu’aux orteils.
Et avant que je sorte de l’eau et que je me comporte comme un
animal. Elle rougit un peu plus et s’avança. Elle trempa un pied dans le
lac, m’offrant une vue sur son dos et ses fesses. Ce qui n’arrangea pas
mon problème.
— C’est vraiment joli dans les parages.
Oh oui, très joli, même. Et excitant. Elle plia un genou. Ma gorge se
serra et d’autres parties de mon anatomie réagirent… à leur façon.
Bordel.
Je m’immergeai complètement, mais quand je ressortis la tête de
l’eau, c’était bien pire : maintenant, elle était toute mouillée. Nous
étions à moins d’un mètre de distance.
— Quoi ? fit-elle.
— Pourquoi tu ne viens pas plus près ?
Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine. Si elle était un
peu maligne, elle se garderait bien de répondre à ma suggestion. Si
j’avais été un peu malin, je ne l’aurais jamais énoncée.
Elle ne bougea pas. Au lieu de ça, elle plongea et nagea vers les
rochers. Quand elle se hissa au sec, j’émis un grondement sourd. J’avais
envie de…
— On dirait que tu es déçu, dit-elle.
Oh oui, j’étais déçu. Et je ne savais plus quoi faire maintenant. Je
décidai de prendre sur moi. Ses pieds effleuraient l’eau.
— Voilà qui est étonnant…
— Qu’est-ce que tu racontes, encore ?
— Rien du tout.
Je m’approchai.
— Tu as dit quelque chose ?
— Oui, sûrement.
— Tu es bizarre.
— Tu n’es pas celle que j’avais imaginée, avouai-je.
Je tendis la main pour lui attraper le pied, mais elle l’enleva juste à
temps. Dommage.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Que je ne suis pas assez bien
pour être l’amie de ta sœur ?
— Tu n’as rien en commun avec elle.
— Comment tu le sais ? demanda-t-elle en éloignant son autre
pied.
— Je le sais, c’est tout.
— On a beaucoup de choses en commun. Et je l’aime bien. Elle est
gentille. Je m’amuse énormément avec elle. Tu devrais arrêter de te
conduire comme ça et de faire fuir tous ses amis.
Elle avait plié les jambes et remonté les pieds. Ils étaient
maintenant hors d’atteinte. Je ris.
— Tu n’es vraiment pas comme eux.
— Comme qui ?
Comme aucune des personnes que j’avais rencontrées dans ma vie.
Jusqu’à présent, les filles humaines ou luxens me traitaient toutes de la
même façon. Seules Dee et Ash osaient me tenir tête, mais nous avions
grandi ensemble. Les autres ? Elles ne voulaient qu’une seule chose. La
plupart du temps, ça me convenait parfaitement. Il me suffisait de leur
jeter un regard noir pour qu’elles s’enfuient en courant. Ce n’était ni
sexy ni excitant. Kat était différente. Elle n’avait pas peur de moi et je
ne l’impressionnais pas. J’étais peut-être tordu, mais ça me faisait
beaucoup d’effet.
Ça la rendait dangereuse.
Je m’éloignai du rocher et plongeai. Je nageai de l’autre côté et
restai sous l’eau en espérant que le froid me remettrait les idées en
place.
Cette fille n’est pas du tout ton genre, pensai-je en essayant de me
convaincre.
Elle était amusante, divertissante, c’est vrai. C’est vrai aussi que
j’avais envie de poser mes doigts et mes lèvres sur ses courbes. Peut-être
même ma langue… oui, clairement ma langue. Mais elle avait aussi le
don de me mettre en rage.
D’ailleurs, elle ne m’appréciait même pas. Elle aimait me regarder,
comme tout le monde, mais notre aversion l’un pour l’autre était
réciproque.
Je restai sous l’eau le temps qu’il fallait pour être sûr que mes sens
étaient calmés.
— Daemon !
La panique dans sa voix me prit par surprise. Je me jetai contre le
rocher et scrutai la forêt, m’attendant à voir apparaître un Arum. Ces
salopards n’hésiteraient pas à sacrifier une humaine innocente.
Mais il n’y avait que Kat, à genoux, dans son foutu bikini.
Tout le self-control que j’avais retrouvé grâce à l’eau froide était
réduit à néant. Elle tendit les bras vers moi et m’agrippa les épaules.
Elle était incroyablement pâle.
— Tu vas bien ? Que s’est-il passé ?
Elle me lâcha soudainement pour m’asséner un coup violent sur le
bras.
— Ne me fais plus jamais ça.
Je levai les mains en signe de reddition.
— Hé ! C’est quoi ton problème ?
— Tu es resté sous l’eau tellement longtemps que j’ai cru que tu
t’étais noyé ! Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Pourquoi est-ce que tu
m’as fait peur ? Ça m’a paru une éternité.
Elle s’était levée. Sa poitrine palpitait. Merde, j’avais dû rester sous
l’eau un peu plus longtemps que je ne le pensais. Mon corps ne
fonctionnait pas comme le sien et je n’avais pas songé que je pourrais
l’effrayer. Les Luxens n’avaient pas besoin d’oxygène, mais cette
humaine n’en savait rien. Quel idiot !
— Je ne suis pas resté là-dessous très longtemps. Je nageais.
Ses mains tremblaient.
— Si, Daemon. Ça a duré au moins dix minutes. Je t’ai cherché. Je
t’ai appelé. J’ai cru… J’ai cru que tu étais mort.
Je me levai à mon tour en me maudissant silencieusement.
— Dix minutes ? Ce n’est pas possible. Personne ne peut retenir sa
respiration aussi longtemps.
— Toi si, apparemment, s’étrangla-t-elle.
Bon sang. Je m’approchai d’elle et essayai de croiser son regard.
— Tu étais vraiment inquiète.
— Non, tu crois ? Qu’est-ce que tu n’as pas compris quand je t’ai dit
que j’avais cru que tu t’étais noyé ?
Elle frissonna. Waouh. Elle était vraiment bouleversée. Moi qui
pensais qu’elle aurait dansé sur ma tombe. En bikini. Et merde, arrête
de penser à ce bikini, Daemon.
— Kat, je suis remonté à la surface. Tu n’as pas dû me voir. Je suis
redescendu aussitôt.
Elle secoua la tête. Elle ne me croyait pas. Je m’inquiétais que Dee
ne nous mette en danger en nous faisant repérer et c’est moi qui me
comportais comme le dernier des crétins. Lâche l’affaire, Kat, lâche
l’affaire. Je pris une profonde inspiration et décidai d’attaquer. Peut-
être qu’une fois en colère, elle oublierait ce qu’elle venait de vivre. Ça se
tentait.
— Est-ce que ça t’arrive souvent ? lui demandai-je.
Elle me fusilla du regard.
— Quoi ?
Je désignai le lac.
— D’imaginer des choses. Ou est-ce que tu as un problème avec les
durées ?
— Je n’ai rien imaginé du tout ! Et je sais lire l’heure, abruti.
— Alors je ne sais pas quoi te dire.
Je m’étais approché tout près d’elle.
— Ce n’est pas moi qui prétends être resté sous l’eau dix minutes
alors que ça n’a pas pu durer plus de deux. Tu sais quoi ? Je t’achèterai
une montre la prochaine fois que j’irai en ville, quand j’aurai récupéré
mes clés.
Elle se raidit et dans ses yeux gris acier, la colère prit la place du
doute.
— Ne t’inquiète pas, je dirai à Dee qu’on a passé un merveilleux
après-midi et elle te rendra tes satanées clés. Comme ça, on ne sera pas
obligés de réitérer l’expérience.
Je me payai le luxe d’un sourire.
— La balle est dans ton camp, Kitten. Je suis sûr qu’elle t’appellera
tout à l’heure pour t’interroger.
— Tu les auras, tes clés. On peut…
Son pied glissa sur le rocher, elle agita les bras… Je ne réfléchis
pas. Je lui pris la main juste au moment où elle allait tomber et l’attirai
contre moi. Nous étions poitrine contre poitrine. Sa peau était chaude
et sèche, la mienne humide. Je serrai la mâchoire. Une puissante
sensation s’empara de chaque cellule de mon corps. Je la désirais
comme un fou. Elle était si douce…
— Attention Kitten, murmurai-je. Dee m’en voudrait si tu t’ouvrais
le crâne et que tu te noyais.
Elle leva la tête et plongea ses yeux gris dans les miens. Ses lèvres
s’écartèrent, mais elle ne dit rien. Tant mieux. Les mots étaient
parfaitement inutiles, nos corps communiquaient entre eux. Une
décharge électrique me traversa.
J’ignorais si elle l’avait sentie elle aussi. Si c’était le cas, peut-être
penserait-elle l’avoir seulement imaginée. Une brise légère souffla sur
nos peaux et je laissai échapper un grognement. Sa poitrine se
soulevait contre la mienne et il fallait que je la lâche.
Oui, je n’avais pas le choix.
Je la libérai non sans frôler ses fesses de ma main, juste pour me
torturer un peu plus. Mais elle était si séduisante et si douce que ça en
valait le coup.
— Je crois qu’on ferait mieux de rentrer.
C’était la décision la plus intelligente que j’avais prise depuis que je
l’avais rencontrée.
J’étais pathétique.
Kat acquiesça et on retourna vers la rive en silence. On se sécha et
on se rhabilla. C’était un soulagement de ne plus voir son bikini.
Le trajet du retour fut pénible. Pour une raison que j’ignore, j’étais
d’une humeur massacrante et il y avait comme un malaise entre nous.
Quand je vis la voiture devant chez moi, j’eus la soudaine envie de
frapper quelqu’un. Ce n’était vraiment pas ma journée. Kat me lança
un regard curieux.
— Kat, je…
Ma porte d’entrée s’ouvrit sur Matthew qui me toisa comme si c’était
moi qui faisais irruption chez lui. Il avança sur le porche sans accorder
un regard à Kat.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-il d’une voix sèche.
J’aimais Matthew comme un frère, mais je ne lui reconnaissais pas le
droit d’entrer chez moi sans me demander la permission. Je croisai les
bras.
— Absolument rien. Puisque ma sœur n’est pas là, je suis curieux de
savoir ce que tu fous chez moi.
— Je me suis permis d’entrer, rétorqua-t-il. Je ne pensais pas que ça
te dérangerait.
— Eh bien si, Matthew.
Je sentais la gêne de Kat à côté de moi. Matthew dut également la
percevoir. Il l’inspecta avec un sourire narquois.
— Étant donné la situation, j’aurais cru que tu te montrerais plus
prudent que n’importe qui, Daemon.
— Matthew, si tu tiens à partir d’ici sur tes deux jambes, je te
déconseille d’aborder le sujet.
— Je crois que je ferais mieux de rentrer, tenta Kat.
Je ne sais ce qui me passa par la tête, mais je me plaçai devant elle.
— Et moi, je pense que c’est à Matthew de partir. Sauf s’il est là
pour autre chose que pour mettre son nez dans ce qui ne le regarde
pas.
— Je suis désolée, murmura-t-elle d’une voix tremblante. Mais je ne
comprends pas ce qui se passe ici. On s’est baignés, c’est tout.
Je carrai les épaules.
— Ce n’est pas ce que tu crois. Je ne suis pas aussi stupide que ça.
Dee a caché mes clés pour me forcer à l’emmener quelque part.
Kat inspira brièvement par le nez. Matthew la dévisagea avec un
regard nouveau.
— Alors, c’est elle, l’amie de Dee.
— Oui, c’est moi, acquiesça Kat derrière moi.
— Je croyais que tu avais la situation sous contrôle ! s’exclama
Matthew en la montrant du doigt. Que tu allais faire entendre raison à
ta sœur.
J’arrivais au bout de ma patience.
— Pourquoi est-ce que tu n’essaies pas toi-même ? Pour l’instant, je
n’ai pas encore réussi.
Matthew pinça les lèvres.
— Vous êtes pourtant mieux placés que n’importe qui pour savoir
que ça ne marche pas comme ça.
Il était allé trop loin. J’étais fatigué et j’avais très mal quelque part
entre les jambes. Je n’avais certainement pas besoin d’un sermon en
plus de tout le reste. De l’énergie crépita sur ma peau, invisible aux
yeux des humains. L’atmosphère devint électrique. Le tonnerre se mit à
gronder et un éclair zébra le ciel au-dessus de nos têtes. Matthew
écarquilla les yeux avant de tourner les talons et de rentrer dans la
maison. Il avait bien reçu mon avertissement.
Je me tournai vers Kat, mais me ravisai. Que lui dire ? Je rentrai
chez moi. Je crus l’entendre parler, mais ne lui accordai aucune
attention. Ça n’avait aucune importance.
Rien de ce qui se passait avec elle n’avait la moindre importance.
CHAPITRE 6
Parfois, Kat était un livre ouvert. Toutes ses pensées s’affichaient sur
son visage. Je vis sa colère s’estomper, remplacée par une forte
empathie qui me mit étrangement mal à l’aise.
— Que s’est-il passé ? me demanda-t-elle d’une voix douce.
Je n’avais pas vraiment envie de lui répondre. J’aurais préféré
lancer une vanne pour la distraire, mais au fond de moi, j’avais besoin
de partager ce que je ressentais.
— Dawson a rencontré Bethany. Je te jure : c’était un vrai coup de
foudre. Toute sa vie s’est mise à tourner autour d’elle. Matthew…
M. Garrison lui avait pourtant dit que ça ne pouvait pas marcher. Moi
aussi. On ne peut pas avoir une vraie relation avec une humaine, c’est
impossible.
Je fixai les arbres derrière elle.
— Tu ne sais pas à quel point c’est dur, Kat, repris-je. On doit tout
le temps se cacher. Même quand on est entre nous, on est obligés de
faire attention. On doit suivre de nombreuses règles. La Défense n’aime
pas qu’on fricote avec les humains. Comme si on était des animaux,
comme s’ils étaient au-dessus de nous.
— Mais vous n’êtes pas des animaux, déclara-t-elle sur un ton
presque féroce.
C’était adorable de la voir prendre ma défense, pour une fois. Même
si je ne le méritais pas vraiment.
— Tu sais qu’ils sont au courant de nos moindres faits et gestes ?
poursuivis-je, dégoûté. Quand tu passes le permis ? Ils le savent. Si on
s’inscrit dans une université ? Ils le voient tout de suite. Un mariage
avec un humain ? Oublie. On doit même leur demander la permission
de déménager.
— Ils ont le droit de faire ça ? s’exclama-t-elle, choquée.
Je lui répondis par un rire sans joie.
— C’est votre planète, pas la nôtre. Tu l’as dit toi-même. Ils nous
contrôlent en nous donnant de l’argent. On est obligés de se présenter
à eux régulièrement, donc on est incapables de se cacher. Dès qu’ils ont
vent de notre existence, on est foutus. Et ce n’est pas tout. On attend
de nous qu’on trouve un autre Luxen et qu’on reste ici.
— Ce n’est pas très juste, fit-elle rageusement.
Je serrai mes genoux contre ma poitrine.
— Non. C’est facile de se sentir humain. Je sais que je ne le suis pas,
mais je veux exactement les mêmes choses que vous.
Qu’est-ce qu’il me prenait ? Je n’avais jamais avoué ça à personne.
Je m’éclaircis la voix.
— Bref. Dans tous les cas, quelque chose s’est produit entre Dawson
et Bethany. J’ignore quoi. Il ne me l’a jamais dit. Ils sont partis en
randonnée un samedi et il est rentré très tard. Ses vêtements étaient
déchirés et couverts de sang. Ils se sont encore plus rapprochés. Si Matt
et les Thompson ne s’étaient pas doutés de quelque chose, ils auraient
compris à ce moment-là. Le week-end suivant, Dawson et Bethany sont
allés au cinéma. Ils ne sont jamais revenus.
Kat ferma les yeux.
— Les agents de la Défense l’ont retrouvé le lendemain à
Moorefield. Son corps avait été abandonné dans un champ comme un
vulgaire déchet. Je n’ai pas pu lui dire adieu. Ils ont emmené son corps
avant que je puisse le voir, de peur que quelqu’un d’autre ne le
découvre. Quand on meurt ou qu’on est blessés, on retrouve notre
forme originelle.
— Tu es sûr qu’il est… mort, puisque tu n’as jamais vu son corps ?
demanda-t-elle d’une petite voix hésitante.
— Je sais qu’un Arum l’a attaqué. Il a absorbé ses pouvoirs et l’a
tué. S’il était encore en vie, il aurait trouvé un moyen de nous
contacter. Ils ont fait disparaître son corps et celui de Bethany avant
que quiconque les remarque. Ses parents ne sauront jamais ce qui lui
est arrivé. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il a sûrement laissé une
trace sur elle qui a permis à un Arum de le retrouver de cette façon.
C’est la seule explication possible. Ils ne peuvent pas sentir notre
présence ici. Il avait sûrement fait quelque chose de grave.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Je sais que rien de ce que je
pourrai dire ne te le ramènera, mais je suis sincèrement désolée.
Je levai le visage vers le soleil. La mort de Dawson pesait comme un
poids de mille tonnes sur ma poitrine. Ça faisait mal. Ça faisait toujours
aussi mal, comme si c’était arrivé hier. Il m’arrivait encore de me
réveiller en sursaut au milieu de la nuit et d’aller dans sa chambre en
regrettant de ne pas pouvoir le voir une dernière fois.
— Il… Il me manque cet idiot, lâchai-je avec force.
Sans un mot, Kat se pencha vers moi et me prit dans ses bras.
Surpris, je ne pus retenir un mouvement de recul. Mais elle ne sembla
pas le remarquer, car elle me serra contre elle un long moment avant
de s’écarter.
J’étais stupéfait. Après tout ce que je lui avais fait, tout ce que je lui
avais dit, ne serait-ce qu’une minute plus tôt, comment pouvait-elle
avoir envie de me consoler ?
Elle baissa les yeux sur ses mains.
— Mon père me manque aussi. Ça ne s’arrange pas avec le temps.
Je secouai la tête.
— Dee m’a dit qu’il avait été malade, mais elle n’est pas rentrée
dans les détails. Je suis navré… toutes mes condoléances. La maladie
n’est pas quelque chose qui nous est familier. Comment ça s’est passé ?
— Il a eu un cancer du cerveau. Ça a commencé avec des maux de
tête. Juste des maux de tête. Ils étaient de plus en plus forts et puis il a
commencé à avoir des problèmes de vue. C’est à ce moment qu’il a fait
les examens qui ont permis de le diagnostiquer.
Elle soupira.
— Après, tout est allé très vite. Enfin, peut-être pas tant que ça. J’ai
pu passer du temps avec lui avant que…
— Avant quoi ?
J’étais incapable du moindre mouvement. Elle eut un sourire triste.
— Vers la fin, il a commencé à changer. Sa maladie affectait son
humeur. C’était… difficile.
Elle secoua la tête.
— Mais j’ai des milliers de bons souvenirs, comme quand on
jardinait ensemble ou qu’il m’emmenait à la librairie. On passait tous
nos samedis matin dans le jardin et tous les samedis après-midi, du
plus loin que je me souvienne, on allait acheter des livres.
Je comprenais maintenant pourquoi elle aimait tant jardiner et lire.
Ça lui permettait de se sentir proche de son père. Nous avions tous
deux enduré des pertes extrêmement douloureuses.
— Dawson et moi faisions beaucoup de rando ensemble. Dee n’a
jamais beaucoup aimé marcher.
— J’ai du mal à l’imaginer escalader une montagne, sourit Kat.
Je ris.
— Ça, c’est sûr.
Le soleil s’était couché et les étoiles commençaient à apparaître
dans le ciel. Nous avons continué à parler. Je lui racontai la première
fois où Dawson avait pris l’apparence de quelqu’un d’autre et n’arrivait
plus à la quitter. Elle me décrivit comment ses amis l’avaient
abandonnée un à un quand son père était tombé malade.
Étrangement, elle s’en voulait pour ça. On resta là, à échanger sur nos
vies, jusqu’à ce qu’il fasse trop froid.
À vrai dire, je n’avais aucune envie de retourner dans le vrai
monde. Kat et moi, au milieu de nulle part, c’était tellement bien.
On rentra au village dans un silence complice. Chez Kat, les
fenêtres du salon étaient éclairées. Elle se tourna vers moi et chuchota :
— Et maintenant ?
Je ne répondis pas.
Je ne savais pas quoi dire.
Je passai la majeure partie de mon dimanche à écouter Dee et Kat
discuter de bouquins. D’après elles, les mecs dans les romans étaient
beaucoup mieux que dans la réalité. En tant que garçon, même si je
n’étais pas humain, j’étais en total désaccord avec elles. Mais quand
elles commencèrent à énumérer les caractéristiques de ces types dans
les livres que lisait Kat, je décidai de fermer ma grande bouche. Aucune
chance que je leur arrive à la cheville.
Il faudrait sans doute que je prévienne Adam.
Matthew avait organisé un barbecue. Kat avait ri pendant dix
minutes en apprenant que les extraterrestres célébraient la fête du
Travail. Et puis, Dee lui avait appris qu’elle était invitée. Pour tout un
tas de raisons évidentes, Kat ne pouvait pas l’accompagner. Elle essaya
de ne pas le montrer, mais sa déception se lisait sur son visage.
— Je ne suis pas obligée d’y aller, fit Dee. Je peux…
Kat ouvrit la bouche, mais j’intervins avant qu’elle puisse dire quoi
que ce soit.
— Tu y vas tous les ans. Si tu n’es pas là cette année, tout le monde
se demandera pourquoi.
Dee grimaça.
— Ça va aller pour toi ? demanda-t-elle à Kat.
— Bien sûr que oui, ça va aller pour elle, affirmai-je. Pourquoi ça
n’irait pas ?
Kat me lança un regard noir.
— Sa mère travaille aujourd’hui, m’informa Dee. Elle va passer la
journée seule.
— Comme tous les jours, quoi, lâchai-je.
Kat ouvrit de nouveau la bouche.
— C’est juste un jour férié, repris-je sèchement. Ce n’est ni
Thanksgiving ni Noël. Je ne suis même pas sûr que ce soit un vrai jour
de fête.
— Oh, mais si ! s’exclama Dee. C’est sur le calendrier.
Je levai les yeux au ciel.
— C’est une fête sans importance. Kat est…
— … juste devant vous, au cas où vous l’auriez oublié,
m’interrompit-elle en se levant.
Elle épousseta son jean et me regarda avec colère avant de se
tourner vers Dee.
— Ça va aller, ne t’inquiète pas. Et même si je déteste le
reconnaître, Daemon a raison, ce n’est qu’un jour férié parmi d’autres.
Ça n’a aucune importance. Et puis tu vas retrouver Adam là-bas, non ?
Dee acquiesça.
— Alors va t’amuser avec lui, dit Kat en souriant.
Il fallut tellement de temps à ma sœur pour monter dans sa voiture
et partir que l’envie me prit de la propulser moi-même jusque chez
Matthew.
Alors que Dee faisait crisser ses pneus sur le gravier, Kat passa
devant moi dans un déhanchement pour le moins charmant. Est-ce
qu’elle avait conscience de l’effet qu’elle me faisait quand elle marchait
comme ça ? Bon sang !
— Tu vas où ? lui demandai-je.
Elle s’immobilisa.
— Chez moi, répondit-elle.
— Ah.
Elle sourit.
— Tu ne vas pas au barbecue ?
Je secouai la tête.
— Je ne suis pas fan de ce genre de cérémonie.
— Ah oui ? Un barbecue est une cérémonie ? ironisa-t-elle.
— Peu importe. De toute façon, il faut bien que quelqu’un reste
avec toi.
Elle plissa les paupières.
— Je t’ai déjà dit que je n’ai pas besoin de baby-sitter.
— Oh que si.
Elle prit une profonde inspiration. Elle était prête pour la bagarre.
Ne pas sourire exigea de moi un effort herculéen. Depuis notre
discussion au lac, la veille, quelque chose avait changé entre nous. Un
nouveau lien s’était créé et je ne savais pas trop comment réagir.
— Je n’ai vraiment pas besoin de baby-sitter, Daemon, insista-t-elle.
Je vais aller chez moi et…
— … lire un livre ?
Si ses yeux avaient été des revolvers, elle m’aurait tué sur place.
— Et alors ? Il n’y a rien de mal à lire !
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Pense ce que tu veux, soupira-t-elle en descendant les marches.
J’aurais dû la laisser partir. Tant qu’elle ne bougeait pas de chez
elle et que je restais dans les parages, elle ne risquait rien. Que Dee ne
soit pas avec elle était un bonus. Mais en la regardant marcher en
direction de sa maison vide, je marmonnai un juron et me levai.
— Hé !
Elle ne s’arrêta pas.
Je sautai par-dessus la rambarde. Elle ne me remarqua pas avant
que j’apparaisse devant elle. Elle recula brusquement et se protégea de
ses bras.
— Putain ! Daemon ! s’écria-t-elle. Tu pourrais prévenir !
Je glissai les mains dans mes poches.
— Je t’ai appelée.
— Et moi, je t’ai ignoré, répliqua-t-elle. Qu’est-ce que tu veux ?
— Je ne veux pas que tu m’ignores.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Vraiment ?
— Oui.
Une brise souffla des mèches de cheveux qui cachèrent son visage.
— Eh bien, je ne sais pas pourquoi, fit-elle, mais il semblerait que je
ne veuille pas t’ignorer non plus.
— Ah oui ?
J’avançai vers elle. Lentement, cette fois.
— J’ai de la viande hachée au frigo. On pourrait se faire des
hamburgers.
— De la viande de vache ?
Elle repoussa les cheveux qui dansaient devant ses yeux.
— Tu veux parler de steaks. De la viande de vache, ce n’est pas très
appétissant, comme expression.
— Ouais, je sais.
Je passai à côté d’elle en lui donnant un petit coup d’épaule.
— Allez, viens, on va se faire un petit barbecue. J’ai un gril.
Kat me regarda m’éloigner.
— Tu me suis ou pas ?
Pendant un moment, je crus qu’elle allait continuer de marcher
jusque chez elle. Ce qui aurait été assez ennuyeux, parce que ça
m’aurait obligé à la jeter sur mon épaule et à la forcer à manger ma
viande de vache grillée. Je n’aurais pas hésité. Je venais de décréter
qu’il était interdit de manger de la vache sans être accompagné. Et
puis, je n’avais pas envie de l’imaginer en train de passer cette journée
sans compagnie.
Mais elle se tourna vers moi, glissant une nouvelle fois sa mèche
rebelle derrière son oreille.
— Tu as du fromage ?
Je haussai les sourcils.
— Oui.
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Du gruyère ?
— Euh… je crois.
Une seconde s’écoula, puis elle sourit de toutes ses dents.
— OK, alors, mais seulement à condition que tu me prépares un
hamburger avec du gruyère et que tu ne parles plus de viande de
vache.
Je souris.
— Ça marche.
Dee prit toute la responsabilité de la nouvelle luminescence de Kat.
C’est elle qui en avait décidé ainsi et c’était mieux comme ça. De toute
façon, les autres n’auraient jamais cru que j’avais fait deux fois la même
connerie.
Évidemment, Matt avait un peu tiré la gueule. Les autres n’étaient
pas super contents non plus. C’était compréhensible.
Quand j’annonçai à Kat ce soir-là qu’elle devait rester chez elle, elle
me répondit qu’elle avait d’autres plans de prévus. Tout le monde
savait que c’était faux, même le lampadaire en face de chez moi.
Elle était juste têtue comme une mule.
Mais je ne lui laissai pas le choix.
Mardi, après les cours, je la suivis jusque chez elle. Elle s’arrêta
d’abord à la poste, ce qui m’agaça. Elle brillait autant qu’un casino de
Las Vegas et elle le savait. Malgré tout, il fallut quand même qu’elle
aille récupérer ses colis.
Qui, comme d’habitude, contenaient des livres.
Comme si elle avait besoin de plus de livres.
Quand je lui en fis la remarque sur le parking, elle me regarda
comme si je venais de pousser un môme sous les roues d’un bus.
— On n’a jamais assez de livres ! déclara-t-elle.
Pendant le reste du trajet, elle s’amusa à freiner pour m’obliger à ne
pas coller son pare-chocs de trop près. Mais elle roulait à une allure
d’escargot ! Est-ce qu’elle comprenait que plus on mettait de temps,
plus elle était exposée ? Chaque jour, je ne cessais d’être inquiet qu’une
fois qu’elle se trouvait chez elle avec moi à proximité, pour pouvoir la
protéger.
Je klaxonnai plusieurs fois. C’était ça ou lui foncer dedans.
Il nous avait fallu une éternité pour arriver et, après avoir garé ma
camionnette, je me précipitai jusqu’à elle. Apparemment, je m’étais
déplacé très vite.
— Putain ! s’exclama-t-elle. Tu veux bien arrêter de faire ça ?
J’appuyai mes coudes sur sa vitre ouverte.
— Pourquoi ? Tu es au courant maintenant.
— Peut-être, mais ça ne veut pas dire que tu ne peux pas marcher
comme un être humain, gronda-t-elle. Et si ma mère t’avait vu ?
Je souris et papillotai des paupières.
— J’aurais usé de mes charmes pour la convaincre qu’elle s’était
trompée.
Kat ouvrit sa portière, me bouscula et passa devant moi.
— Je mange avec elle, ce soir.
Je filai pour lui barrer le passage. Elle poussa un petit cri et essaya
de me donner un coup sur l’épaule, que j’esquivai.
— Putain ! Tu fais ça pour m’énerver, c’est ça ?
J’écarquillai les yeux, faussement choqué.
— Qui ? Moi ?
Je ris et ajoutai :
— À quelle heure est-ce que vous dînez ?
— Dix-huit heures, répondit-elle en montant les marches. Mais tu
n’es pas invité.
— Comme si je voulais manger avec toi.
Elle m’adressa un doigt d’honneur sans prendre la peine de se
retourner.
— Je te laisse jusqu’à 18 h 30 pour arriver chez nous. Après, je
viens te chercher, lançai-je dans son dos.
— OK. OK.
Je tournai les talons et rentrai chez moi, le sourire aux lèvres. Je me
demandais à quel moment elle allait se rendre compte qu’elle avait
oublié ses précieux livres dans sa voiture.
Dee rentra vers 16 heures. Ce n’est que peu de temps avant l’arrivée
prévue de Kat qu’elle ouvrit la porte du freezer et fut prise de panique.
— Où est la glace ?
Sa voix était tendue.
— Quelle glace ?
— Quelle glace ? répéta-t-elle lentement en secouant la tête. Le
litre de glace au caramel et pépites de chocolat que j’ai acheté hier !
— Euh…
— Je n’arrive pas à croire que tu aies mangé toute la glace,
Daemon !
— Je n’ai pas tout mangé, protestai-je.
— Oh, alors elle a disparu par magie ? Ou peut-être est-ce la faute
de la cuillère ? Oh, attends, je sais : c’est le carton qui l’a mangée.
— Pour tout te dire, je pense que c’est le frigo.
Dee se retourna pour me jeter le carton de glace vide au visage. De
toutes ses forces. Il heurta violemment mon bras. Je le rattrapai avant
qu’il ne tombe par terre.
— Aïe. C’est pas cool.
Elle me fusilla du regard et je jetai le carton à la poubelle. C’est à ce
moment que j’entendis du bruit dans le salon. C’était Kat. Je jetai un
coup d’œil à l’horloge. Il était 18 h 30 passée. Je m’appuyai au cadre de
la porte, croisai les bras et attendis qu’elle me remarque.
Quand elle me vit, elle ne frémit pas. Elle se contenta de me
contempler. Ses yeux me parcouraient comme si elle ne m’avait jamais
vu. Intéressant.
— Kat ?
Elle détourna rapidement le regard.
— Tu t’es fait frapper par un bac de glace ?
— Oui.
— Mince, j’ai raté ça.
— Je suis sûr que Dee se fera un plaisir de recommencer pour toi.
Elle eut un sourire en coin.
— Tu trouves ça drôle, en plus ? s’écria Dee en faisant irruption
dans le salon, ses clés de voiture à la main. Je devrais t’obliger à aller
au supermarché pour m’en acheter, mais comme j’aime bien Katy et que
je me soucie de sa sécurité, je vais y retourner toute seule.
— Daemon ne peut pas s’en charger ? s’empressa de demander Kat.
Je lui adressai un sourire diabolique.
— Non, répondit ma sœur. Si l’Arum revient, il verra ta trace. Tu
dois rester avec lui. Il est plus puissant que moi.
Elle attrapa son sac à main. Kat soupira bruyamment. Si j’avais eu
des sentiments humains, j’aurais été vexé.
— Je peux rentrer chez moi, proposa-t-elle.
— Tu as conscience que la marque se voit à travers les murs ? lui
lançai-je. Enfin, c’est toi qui décides si tu veux mourir ou non.
— Daemon ! me sermonna Dee. Tout est ta faute. C’était ma glace,
pas la tienne.
— Ce problème de glace a l’air super important, murmura Kat.
Dee me balança son sac sur le nez, mais rata son coup.
— C’est toute ma vie. Et tu me l’as prise.
Je levai les yeux au ciel.
— Vas-y et reviens vite.
Elle fit une espèce de salut militaire.
— Oui, chef ! Tu veux quelque chose ?
Kat secoua la tête et avant que Dee ne sorte, je la serrai dans mes
bras.
— Sois prudente.
— Comme d’habitude.
Elle agita la main et fila dehors.
— Waouh, fit Kat. Fais-moi penser à ne jamais manger sa glace.
— Si ça t’arrive un jour, même moi, je ne serais pas capable de te
sauver, dis-je en riant. Bon, Kitten, si je dois jouer les baby-sitters pour
la soirée, qu’est-ce que j’ai en échange ?
Elle plissa les paupières.
— D’une, je ne t’ai rien demandé. C’est toi qui m’as forcée à venir
ici. Et de deux : arrête de m’appeler Kitten.
— Tu es en forme ce soir ! m’exclamai-je gaiement.
— Tu n’as encore rien vu.
— Ça ne m’étonne pas, opinai-je en allant vers la cuisine. Je ne
m’ennuie jamais quand tu es là.
Réalisant qu’elle ne me suivait pas, je m’arrêtai.
— Tu viens ?
— Où ça ?
— J’ai faim.
— Tu ne viens pas de manger de la glace ?
— Si, mais j’ai encore faim.
— Mon Dieu, les extraterrestres sont des ventres sur pattes !
Elle ne bougea toujours pas.
— Je me sens obligé de garder un œil sur toi. Alors, tu me suis.
J’attendis un moment avant d’ajouter :
— À moins que tu ne préfères que je te déplace de force.
Elle poussa un soupir agacé et m’emboîta le pas en faisant claquer
ses talons.
— D’accord, on y va.
Je sortis des restes de poulet du réfrigérateur.
— Tu en veux ?
Elle secoua la tête et, le menton dans la main, elle me regarda me
déplacer dans la cuisine. Chaque fois que je la regardais, elle avait une
mine pensive. Je posai mon assiette sur la table et m’assis face à elle. La
veille, pendant notre barbecue improvisé, nous n’avions pas vraiment
discuté. Pourtant, il n’y avait pas eu de silence embrassant, non…
seulement reposant.
— Tu tiens le choc ?
— Ça va, répondit-elle en baissant les yeux.
Je mâchai une bouchée de poulet.
— Tu as l’air. Tu as accepté la situation. Je suis surpris.
— Comment croyais-tu que j’allais réagir ?
Je haussai les épaules.
— Avec les humains, les possibilités sont infinies.
Elle fit la moue.
— Tu penses qu’on est plus faibles que vous parce qu’on est
humains ?
Je l’observai derrière mon verre de lait.
— Je ne le pense pas, je le sais. Je n’essaie pas d’être prétentieux.
C’est un fait, c’est tout.
— Physiquement, peut-être. Mais mentalement ou… moralement,
c’est une autre affaire, argumenta-t-elle.
— Moralement ?
— Oui. Par exemple, je ne révélerais jamais votre existence pour de
l’argent. Et si un Arum me capturait, je ne le mènerais pas jusqu’à vous.
— C’est vrai ?
Une émotion indéchiffrable passa sur son visage. Elle s’appuya
contre le dossier de sa chaise.
— Bien sûr que oui.
— Même si ta vie était menacée ?
J’avais du mal à la croire. Kat secoua la tête en riant.
— Ce n’est pas parce que je suis humaine que je suis lâche ou que je
n’ai pas le sens de l’éthique. Je ne ferais jamais rien qui mettrait Dee en
danger. Pourquoi ma vie serait-elle plus importante que la sienne ? La
tienne… c’est discutable. Mais pas celle de Dee.
J’avais vraiment du mal à la croire, pourtant… ce qu’elle disait était
sûrement vrai. Je poursuivis mon repas.
— Combien de temps ça va prendre pour que la trace s’estompe ?
Nos regards se croisèrent. Je bus une longue gorgée de lait. Ses
joues s’empourprèrent.
— Peut-être une semaine ou deux, peut-être moins, estimai-je. Elle
commence déjà à se dissiper.
— De quoi j’ai l’air ? D’une ampoule géante ?
C’était un peu ça.
— C’est une lueur blanche autour de ton corps. Un peu comme un
halo.
— Ah, ce n’est pas si terrible que ça, alors. Tu as fini ?
J’acquiesçai et à ma grande surprise, elle se leva et débarrassa mon
assiette qu’elle posa dans l’évier.
— Au moins, je ne ressemble pas à un sapin de Noël, conclut-elle.
— Non, tu es comme l’étoile au sommet, murmurai-je à son oreille
en la rejoignant en un clin d’œil.
Elle sursauta. Évidemment, elle ne m’avait pas entendu approcher.
Elle se pencha légèrement en arrière, les doigts agrippés au bord du
plan de travail.
— Je déteste quand tu te sers de ta vitesse extraterrestre.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Ses joues étaient encore joliment
rouges. Pas besoin d’être un génie pour comprendre que lorsque nous
étions si proches, elle perdait ses moyens. J’aimais ça.
— Dans quoi est-ce qu’on s’embarque, Kitten ?
Elle me fixa un moment, puis me demanda de but en blanc :
— Pourquoi est-ce que tu ne me livres pas à la Défense ?
Surpris, je reculai.
— Quoi ?
— Ça ne serait pas plus simple pour toi, si tu me dénonçais ? Tu
n’aurais plus à te soucier de Dee ou du reste.
Putain, ça c’était une bonne question. Que je m’étais posée un
milliard de fois. Et que tous les autres se poseraient s’ils apprenaient
que Kat avait découvert ce que nous étions réellement.
— Je ne sais pas, Kitten.
— Tu ne sais pas ? Tu risques tout ce que tu as sans savoir
pourquoi ?
Je commençais à me sentir agacé.
— C’est ce que je viens de dire.
Elle fit des yeux ronds dans lesquels je lus toute son incrédulité.
Mais c’était vrai, je n’avais pas de bonnes raisons de ne pas la dénoncer.
La Défense me porterait aux nues et, même si je les haïssais, il fallait
bien avouer qu’on avait tout intérêt à les avoir dans sa poche. Pourtant,
il y avait forcément… Je m’interdis de réfléchir plus avant dans ce sens.
Cette conversation devenait beaucoup trop sérieuse. Je n’avais pas le
temps pour ça. Je me penchai vers Kat et appuyai mes mains de chaque
côté de ses hanches.
— Bon, d’accord. Je sais pourquoi, ronronnai-je.
Elle retint sa respiration.
— Ah oui ?
J’acquiesçai.
— Tu ne survivrais pas une seule journée sans nous, affirmai-je
— Tu ne peux pas en être sûr, répliqua-t-elle.
Je penchai la tête sur le côté. Même si je la taquinais, je n’énonçais
que la stricte vérité.
— Oh, si. D’après toi, combien d’Arums ai-je combattus ? Des
centaines. Parfois, j’ai même réussi à m’enfuir in extremis. Un humain
n’a aucune chance contre eux ou la Défense.
— D’accord. Si tu le dis. Tu peux te pousser, maintenant ?
Je souris, mais ne bougeai pas. Kat perdit aussitôt patience. Les
deux mains sur ma poitrine, elle me repoussa de toutes ses forces.
Je restai parfaitement immobile.
— Connard, marmonna-t-elle.
J’éclatai de rire. J’aurais dû m’écarter, mais c’était tellement drôle
de la mettre en colère et je n’avais pas ri autant depuis trop longtemps.
J’étais sûr qu’elle non plus.
— Quel vocabulaire ! murmurai-je. Tu embrasses vraiment des
garçons avec cette bouche ?
Elle devint rouge comme une tomate.
— Et toi, tu embrasses Ash avec la tienne ? répliqua-t-elle
sèchement.
Mon sourire s’effaça.
— Ash ? Tu aimerais bien le savoir, hein ?
Elle eut un sourire ironique.
— Non, merci.
Je ne la crus pas une seconde. Je me penchai un peu plus vers elle.
Nos corps n’étaient séparés que de quelques centimètres. Son odeur de
pêche et de vanille m’enveloppa.
— Tu ne sais pas mentir, Kitten. Tes joues rougissent quand tu
mens.
Elle s’empourpra un peu plus. Je saisis son bras presque
instinctivement.
Pourtant, je ne la retenais pas, c’était juste un moyen de la garder
contre moi et sa peau était tiède. Je ne pouvais plus détacher mon
regard du sien.
Une énergie brute parcourut mes veines, faisant vibrer mon corps.
L’atmosphère crépita autour de nous. C’était difficile de faire comme
si de rien n’était. Et au fond, je n’en avais pas envie.
— J’ai l’étrange idée que je devrais essayer, susurrai-je.
— Essayer quoi ? articula-t-elle.
— Je crois que tu aimerais le savoir.
Je lui caressai le bras et dus étouffer un grognement de plaisir
quand elle frissonna. Je m’arrêtai au niveau de sa nuque, juste sous le
lourd voile de ses cheveux. Ils étaient châtain foncé, mais je savais
qu’au soleil, ils avaient des reflets roux.
— Tes cheveux sont magnifiques.
— Quoi ?
Je ne savais pas ce qui m’avait pris de lui dire ça. Je devenais fou.
— Rien.
J’entremêlai mes doigts dans ses mèches. Elles étaient aussi douces
que je l’avais imaginé. Oui, j’avais déjà imaginé caresser ses cheveux.
Une douleur me transperça la poitrine. Ses lèvres roses s’écartèrent.
Elles semblaient attendre un baiser. Kat. Elle était si…
Si belle !
Et moi, j’étais le roi des crétins !
Il me fallut toute mon énergie pour résister à mon envie de
l’embrasser. Mais ça aurait été une très mauvaise idée, à tout point de
vue.
J’enlevai mes doigts de ses cheveux et tendis la main pour attraper
une bouteille d’eau sur le plan de travail derrière elle. Elle se laissa
tomber contre l’évier.
Puis je me tournai vers la table avant qu’elle puisse me voir sourire.
— Qu’est-ce que tu me demandais, Kitten ?
— Arrête de m’appeler comme ça.
Je bus une longue gorgée à la bouteille.
— Dee a loué un film, ou quelque chose ?
Kat se frotta le bras.
— Oui, elle m’en a parlé au lycée, tout à l’heure.
— Alors, viens, on va le regarder.
Elle me suivit dans le salon sans protester. Elle s’arrêta dans
l’encadrement de la porte pendant que je cherchais le DVD. Je le
trouvai près du sac de Dee. Quand je vis le titre, je grimaçai.
— Qui a eu l’idée de prendre ça ?
Elle haussa les épaules. Je lus le résumé.
— Et puis merde, marmonnai-je.
Elle s’éclaircit la gorge.
— Écoute, Daemon. Tu n’es pas obligé de rester ici et de regarder
des films avec moi. Si tu as d’autres choses à faire, je peux très bien me
débrouiller.
— Je n’ai rien de mieux à faire, répondis-je.
— OK.
Elle hésita un moment, puis alla s’asseoir sur le canapé. Je glissai le
DVD dans le lecteur et pris place à l’autre bout du canapé. Le regard
furtif et acéré de Kat me fit sourire. Et mon sourire s’élargit encore
quand je découvris, quelques secondes plus tard, qu’elle me
contemplait encore.
— Si tu t’endors pendant le film, tu me seras redevable.
Elle fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— Contente-toi de regarder.
Elle posa les yeux sur l’écran et je finis par me détendre contre les
coussins. C’était difficile, parce que sa présence me distrayait sans cesse.
Quand le film commença, j’avais déjà oublié de quoi il parlait.
À la fin de la première scène, j’avais de nouveau les yeux posés sur
Kat.
CHAPITRE 17
J’avais enfin réussi à éloigner Kat de Dee. Mais au lieu d’en ressentir
de la satisfaction, je m’en voulais à mort.
Une nouvelle fois, je m’étais comporté comme un gros connard.
Kat ne m’avait pas adressé la parole depuis dimanche. Je commis
l’erreur de l’agacer avec mon crayon en cours de maths et elle me jeta
un regard qui ratatina instantanément certaines parties intimes de mon
anatomie. Elle me reprocha d’avoir grillé son ordinateur. Elle ne vint
pas passer de temps avec Dee à la maison et le mercredi, ma sœur
commençait à se demander ce qui s’était passé.
D’ailleurs, tous les autres se posaient aussi la question. Comment la
trace sur Kat s’était-elle atténuée aussi vite ? Mais personne ne me le
demanda directement.
Sauf Andrew.
Je lui avais répondu par un coup de poing assez violent pour lui
casser le nez. Il avait ricané et, bien sûr, son nez s’était aussitôt réparé.
Eh bien voilà : tu ne brilles presque plus.
Comme si effacer cette putain de trace était la seule raison pour
laquelle je l’avais embrassée, caressée, allongée sur ce canapé, la seule
raison pour laquelle j’avais admiré son buste magnifique. « Tous les
moyens nécessaires », avait dit Matthew. Je ne pense pas qu’il avait
songé à celui-là. Moi non plus. J’étais allé chez elle pour l’emmener
courir ou faire de la gymnastique. Je n’avais pas prévu de l’embrasser.
Je n’avais rien prévu de tout ce qui s’était passé entre nous.
J’étais un connard, mais quand même pas à ce point.
Je la désirais et elle me désirait. Voilà pourquoi nous en étions
arrivés là. Ça n’avait rien à voir avec la trace. Pendant que nous nous
embrassions, que nous nous embrasions, rien ne comptait plus. Rien
d’autre que sa peau, ses lèvres, sa voix murmurant mon prénom.
Pourtant, rien de tout cela n’aurait dû arriver.
Du moins je devais m’en persuader.
J’étais d’une humeur massacrante. Les préparations pour
Halloween n’arrangeaient pas mon état d’esprit. J’avais entendu Kat
parler d’aller chez Lesa pour donner des bonbons aux enfants qui
passeraient. Même si la trace était presque invisible, je n’aimais pas
l’idée de la savoir dehors alors que Baruck traînait toujours dans les
parages.
Baruck l’avait vue, il était capable de la reconnaître. Je décidai de
la suivre jusque chez Lesa et de surveiller la maison depuis la rue.
Quand elle sortit et remonta dans sa voiture, je filai comme une flèche
jusque chez moi, sûr d’arriver avant elle.
Dee avait décoré le porche de citrouilles creuses dans lesquelles elle
avait placé une petite lumière. J’étais étonné qu’elle n’ait pas accroché
des guirlandes de chauves-souris et de fantômes, comme elle faisait
chaque année.
En rentrant, je sentis une odeur de brûlé. Dans la cuisine, Dee était
affairée devant une plaque de cuisson. Une autre était posée sur le
comptoir. Des petites formes noires s’alignaient dessus.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? lui demandai-je.
— Je grille des pépins de citrouille, répondit-elle en posant ses
mains au-dessus de la plaque.
— Tu sais que c’est plus simple de faire ça au four ?
Elle haussa les épaules.
— Oui, mais c’est pas drôle.
Elle se tourna vers moi.
— Tu ne peux pas rester.
— Quoi ?
— Tu ne peux pas rester, répéta-t-elle. Kat vient passer la soirée
avec moi. On va regarder des films d’horreur.
Je m’appuyai contre le plan de travail et tripotai ses graines de
citrouille brûlées.
— Cool.
— Oui, très cool, repartit Dee, mais toi, tu t’en vas. Je ne sais pas ce
qui s’est passé entre vous, mais je ne veux pas que tu restes.
— Il ne s’est rien passé, marmonnai-je en jetant un coup d’œil vers
la fenêtre.
— Oui, c’est aussi ce qu’elle prétend, ricana Dee. Mais je ne la crois
pas et je ne te crois pas non plus. Et par ta faute, elle m’a évitée
pendant des jours. Alors tu t’en vas, parce que tu vas encore tout
gâcher.
Je posai la main sur mon cœur et grimaçai comme si elle m’avait
blessé.
— Ouch !
Elle me poussa.
— Allez, va-t’en. Tu n’as qu’à passer la soirée avec Adam.
C’est ce que j’avais prévu, en réalité. Adam et Andrew voulaient
essayer de faire sortir Baruck de sa tanière pour qu’on en finisse une
bonne fois pour toutes. Pourtant, mon côté irresponsable avait envie de
rester jusqu’à l’arrivée de Kat. Je voulais la voir, même si je savais
qu’elle ne ferait que m’ignorer.
Je soupirai et déposai un baiser sur le haut du crâne de Dee.
— J’y vais. On va essayer de pister l’Arum.
Une lueur d’inquiétude traversa son visage, mais elle se reprit
rapidement.
— Soyez prudents.
Je lançai un dernier regard aux graines de citrouille, en espérant
qu’elle n’obligerait pas Kat à en manger. Beurk. Puis je pris mes clés et
partis retrouver Andrew et Adam sur le parking du Smoke Hole.
— C’est quoi le plan ? demanda Andrew en descendant de la
voiture. Comme hier et avant-hier ?
Je jetai un coup d’œil à Adam, qui se trouvait juste derrière son
frère.
— Ouais. Vous dirigez les phares vers les bois le plus près possible
de la route et vous voyez si vous arrivez à l’attirer. Moi, je patrouille
dans les environs et j’essaie de le repérer.
C’était ce qu’on faisait sans aucun résultat depuis dimanche dernier.
On se relayait pour conduire, ce qui était évidemment la partie la plus
ennuyeuse de la mission. Je préférais mille fois chasser sous ma
véritable apparence, plutôt que d’attendre derrière un volant.
— Je prends la direction de la ville, annonça Adam.
— Et moi dans l’autre sens, lança son frère.
Je secouai la tête en souriant et quittai le parking. Il y avait encore
pas mal de monde dans les rues. Des parents qui ramenaient leurs
enfants à la maison, des ados qui se rendaient à des fêtes. À un feu
rouge, j’aperçus une tortue ninja sur le siège passager de la voiture à
côté de moi.
Je remontai et redescendis l’autoroute deux ou trois fois, faisant le
tour de la ville pendant les deux heures qui suivirent avant que mon
téléphone ne sonne. C’était Adam.
— Ouais ?
— On l’a repéré, s’écria-t-il, essoufflé. Baruck. Il se dirige vers la
colonie, mais je l’ai perdu de vue. Andrew ne doit pas être loin.
— Merde.
Je jetai un coup d’œil dans le rétro. La route était vide. Je braquai
le volant et le 4 × 4 fit demi-tour. Les pneus crissèrent sur le macadam
tandis que j’écrasais l’accélérateur.
— J’arrive.
— Ça marche.
Je raccrochai et appelai Dee aussitôt. Elle répondit à la troisième
sonnerie.
— J’espère que tu as une bonne excuse, Daemon, attaqua-t-elle,
parce que…
— On a repéré Baruck. Il se dirige vers la colonie.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Mes doigts se crispèrent sur mon téléphone.
— Il se dirige vers la colonie et il va passer juste à côté de la
maison. Je suis en route. Est-ce que Kat est avec toi ?
— Katy est avec moi, mais sa trace n’est pratiquement pas visible.
— Il peut la voir quand même. Reste à l’intérieur, Dee. Restez
toutes les deux à l’intérieur.
— OK, murmura-t-elle. Sois prudent. Je t’aime.
La rage m’envahit. Ce salopard ne savait sans doute pas qu’il allait
passer près de Dee et Kat. Le bêta-quartz l’empêchait de les détecter,
mais je m’inquiétais quand même. Je ferais sans doute mieux de garer
la voiture sur le bas-côté et d’aller sur place en courant, mais à
l’approche de la ville, je croisai de nouveau beaucoup de voitures et je
ne pouvais pas prendre le risque de me faire remarquer. Andrew et
Adam étaient rapides. Ils seraient sur place avant…
Mon téléphone sonna de nouveau. Dee. Un nœud se forma dans
mon estomac.
— C’est Katy, cria-t-elle d’une voix tremblante. Elle m’a demandé de
laisser une trace sur elle.
— Quoi ?
Je freinai brusquement et la camionnette derrière moi faillit me
rentrer dedans.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Elle m’a demandé de laisser une trace sur elle et elle est partie
dans les bois pour essayer d’attirer l’Arum loin d’ici. Elle est partie vers
le champ qui nous sert pour les fêtes. Elle brille comme un sapin de
Noël.
Je m’étranglai. J’avais envie de démolir ma sœur. Comment avait-
elle pu laisser Kat faire un truc pareil ? Mais ce n’était pas le moment
de lui crier dessus. Je réfléchis à toute vitesse.
— Contacte Adam et Andrew, lui ordonnai-je. Mais envoie-moi le
numéro de Kat par texto.
— Daemon.
— Tout de suite, Dee, explosai-je.
Pourquoi Kat avait-elle fait ça ? C’était du suicide. Une seconde
s’écoula avant que je reçoive le SMS de Dee. J’appelai Kat aussitôt.
— Allô ?
Sa voix me fit l’effet d’un coup de poing dans la poitrine. Je pétai un
câble.
— Non, mais ça ne va pas la tête ? C’est sûrement la chose la plus
stupide…
— La ferme, Daemon ! rétorqua-t-elle. Ce qui est fait est fait, OK ?
Dee va bien ?
Elle me demandait des nouvelles de Dee. Est-ce qu’elle avait
conscience ce qu’elle venait de faire ?
Cette fille était complètement folle !
— Oui, elle est en sécurité. Mais pas toi ! On a perdu Baruck de vue
et d’après Dee, tu brilles comme une putain de pleine lune. Je crois
qu’il t’a prise en chasse.
— C’était le but, fit-elle après un court silence.
— Je le jure sur toutes les étoiles dans le ciel : dès que je te
retrouve, je t’étrangle.
Pas très crédible, mais bon.
— Où es-tu ? lui demandai-je.
— Je suis presque arrivée au champ. Je ne le vois pas.
— Évidemment que tu ne le vois pas.
Bon Dieu !
— Il est composé d’obscurité, de nuit, Kat. Tu ne le verras pas tant
qu’il ne l’aura pas décidé. Je n’arrive pas à croire que tu aies fait ça.
— Ne commence pas ! s’énerva-t-elle. C’est toi qui m’as dit que
j’étais une faiblesse et que je mettais Dee en danger. Et s’il était venu
chez vous ? Tu m’as dit qu’il se servirait de moi pour l’atteindre. Je n’ai
pas pu faire mieux. Alors, arrête ton char !
Non.
Oh non.
Pendant un moment, je ne vis même plus la route devant moi.
L’horreur me consumait.
— Je ne voulais pas te pousser à faire ça, Kat. Ce n’était pas mon
intention.
Elle prit une profonde inspiration.
— Ce n’est pas ta faute.
Je pinçai les lèvres.
— Si.
— Daemon…
— Je suis désolé. Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, Kat. Je
ne peux pas… Je ne peux pas vivre avec ça.
J’avais prononcé ces mots et je ne pouvais plus revenir en arrière.
C’était la vérité.
— Reste en ligne. Je vais trouver un endroit où me garer et je viens
te rejoindre. ça ne me prendra que quelques instants. Ne sors pas de la
voiture.
— Bon, d’accord, soupira-t-elle avant d’ajouter : ce n’était peut-être
pas l’idée du siècle.
J’émis un rire rauque et bref.
— Pas vraiment.
Je tournai le volant et me garai sur le bas-côté.
— Alors, reprit-elle, tu disais que tu ne pouvais pas vivre avec…
Elle s’interrompit brusquement. Je coupai le contact et sortis de ma
voiture.
— Daemon ?
— Oui ?
— Je crois…
Elle ne termina pas sa phrase. Un cri me perça les tympans. Je me
figeai, pétrifié.
— Kat ?
Rien.
— Katy ?
Pas de réponse.
Non, non, non.
Je jetai mon téléphone à l’intérieur de ma voiture et claquai la
portière avant de m’élancer vers la forêt sous ma véritable apparence.
Je n’avais jamais couru aussi vite de ma vie, je touchais à peine le sol.
Toutes sortes de scénarios envahissaient mon cerveau. Kat battue à
mort, sur le sol, brisée, sans vie.
Une minute avait passé depuis son cri. Deux tout au plus. Mais
c’était largement suffisant pour que Baruck lui ait fait du mal. Je passai
devant les restes du feu de camp. C’est alors qu’au milieu des arbres, je
distinguai une lueur bien trop haut dans les airs pour qu’il s’agisse de
Kat. À moins que…
Je me précipitai.
Il était là.
Il tenait Kat au-dessus de sa tête, une main autour de sa gorge et
l’autre… dans sa poitrine. Il… se nourrissait d’elle. La fureur au fond de
ma gorge avait un goût métallique. Je repris ma forme humaine et la
laissai éclater en poussant un rugissement.
La silhouette sombre de l’Arum se tourna vers moi quelques
secondes avant que je ne lui rentre dedans. Sous le choc, il lâcha Kat
qui tomba lourdement sur le sol. Elle ne se releva pas. Je bondis et
atterris accroupi devant elle.
Je me redressai devant l’Arum, qui me dévisageait avec un sourire
triomphant.
— Tu es venu mourir avec elle ? Parfait. (Il avait pris sa forme
humaine.) Tu tombes à pic. Je crois que je l’ai cassée. Elle était
délicieuse. Différente. Rien à voir avec un Luxen, mais ça valait le coup.
Je me jetai sur lui et, d’une secousse d’énergie puisée à la Source, le
projetai à plusieurs mètres. Puis je m’approchai de lui.
— Je vais te tuer.
Il roula sur le côté, plié de rire. Puis il se redressa.
— Tu crois que tu fais le poids, Luxen ? J’en ai dévoré de bien plus
forts que toi.
Je lui assénai une nouvelle volée d’énergie. Le sol trembla sous
l’impact. Baruck était sonné, mais je savais qu’il se reprendrait très vite.
Je fonçai sur lui. On entra en collision, provoquant un éclair, avant de
tomber par terre en hurlant comme des humains. Pourtant, un seul de
nos coups aurait suffi à réduire un humain en bouillie.
J’avais le dessus. J’enfonçai mon poing dans sa gorge, mais il réussit
à se dégager et me repoussa de ses deux pieds. Je roulai et me
redressai en un seul mouvement. Juste à cet instant, j’aperçus Dee qui
fonçait vers Kat à toute vitesse. Peu importait. Je n’avais pas le temps
de réfléchir à la présence de ma sœur.
Des boules de feu se formèrent au bout de mes doigts et filèrent vers
Baruck, qui les esquiva. Elles atteignirent les arbres et le monde autour
de nous ne fut plus qu’ambre et or. Il y eut un retour de flamme qui fit
voler une nuée de charbons ardents dans le ciel.
Une braise retomba sur l’épaule de l’Arum, puis une seconde. Il les
esquiva, enflammant au passage l’arbre derrière lui. Au milieu du
chaos, j’entendis Dee supplier :
— Katy, parle-moi, s’il te plaît.
Puis elle hurla :
— Daemon !
Mon cœur s’arrêta.
Je me retournai en même temps que l’Arum. Dee portait Kat dans
ses bras. L’Arum projeta la matière dont il était composé. Un éclair
d’ombre frappa Dee, qui lâcha Kat. Je criai. Dee, les yeux étincelants de
colère, s’élança vers Baruck.
Je lui lançai une nouvelle boule de feu. Puis une autre. Mais Baruck
les évita toutes et se jeta sur Dee. Je voulus l’en empêcher, mais je ne
fus pas assez rapide. L’obscurité enveloppa ma sœur. Elle s’écroula.
Je chargeai Baruck et le déséquilibrai. Les branches de l’arbre au-
dessus de nous tremblèrent et des feuilles tombèrent à nos pieds. Je
roulai sur Baruck, invoquant la Source. Je levai la main juste au
moment où Dee se relevait. La seconde de distraction me fut fatale.
Tout se passa si vite.
Dee tituba, sa lumière s’alluma et s’éteignit. Du sang coulait de son
nez. Baruck leva le bras et projeta une autre masse d’ombre. Elle
atteignit Dee et Kat. La nuit les avala et un hurlement s’éleva.
Impossible de savoir s’il venait de Dee ou de Kat.
J’avais perdu le contrôle de la situation.
Quand l’ombre s’estompa, le tee-shirt de Kat était couvert d’une
substance sombre et visqueuse. Une odeur métallique flottait dans l’air.
Du sang. Dee, sous son apparence humaine, était allongée près d’elle.
Inconsciente.
Ne jamais quitter son ennemi des yeux.
L’Arum me repoussa et je volai dans les airs. La douleur
m’empêchait de garder aucune de mes apparences et je me sentais
passer de l’une à l’autre. Je ne pensais qu’à ma sœur et à Kat.
Kat qui n’avait eu aucune chance contre l’Arum.
J’atterris violemment sur le sol. La voix de l’Arum résonna dans ma
tête.
Trois pour le prix d’un.
Je m’aperçus que j’étais près de Kat. Si près que j’aurais pu la
toucher. Elle était en vie. Sa poitrine se soulevait de façon saccadée.
Elle me fixait et ses lèvres bougeaient, mais aucun son ne sortait de sa
bouche. J’essayai de m’asseoir sans y parvenir. Mes muscles
convulsèrent. C’était comme si j’avais reçu la décharge d’un Taser super
puissant.
C’est fini. Vous allez mourir.
Baruck s’avança.
Les yeux de Kat étaient emplis de larmes. Non. Elle ne méritait pas
de mourir maintenant, ni de cette façon. Elle n’était là que par ma
faute.
Nous nous regardions droit dans les yeux. Je voulais lui dire
combien j’étais désolé. Désolé qu’elle ait emménagé ici et qu’elle nous
ait rencontrés. Lui dire que tout ça n’était pas sa faute, qu’elle n’avait
eu aucune idée de là où elle avait mis les pieds. J’aurais voulu revenir
en arrière. L’empêcher d’aller à la bibliothèque ce soir-là et effacer
l’incident des spaghettis. Parce que, sans ça, on n’aurait jamais eu cette
discussion dans les bois ce soir-là et elle n’aurait jamais couru sous les
roues de ce camion.
J’avais commis tant d’erreurs.
Elle serait en sécurité en ce moment, en train de regarder des films
d’horreur pour Halloween, peut-être dans les bras d’un garçon qui ne
l’aurait jamais mise en danger.
Elle serait en sécurité. Loin de moi, mais en sécurité.
Plus que tout, j’aurais voulu changer la manière dont je m’étais
comporté avec elle. À cet instant, alors qu’elle frissonnait, que la mort
était si proche de nous, j’étais enfin prêt à reconnaître ce que je m’étais
caché pendant si longtemps. La seule chose qui me terrifiait.
Je n’avais jamais eu envie de la repousser.
Égoïstement, j’étais heureux qu’elle soit arrivée dans ma vie. Il était
trop tard pour nous, mais… elle comptait pour moi, bien plus qu’elle
ne l’aurait dû.
Il était trop tard.
Trop tard pour lui avouer ce que je ressentais quand je la touchais,
quand elle était contre moi, trop tard pour m’excuser de toutes les
horreurs que je lui avais dites.
Il était trop tard pour moi, mais je ferais en sorte qu’elle sorte de ces
bois saine et sauve.
Je la sauverais, même si c’était la dernière chose que je ferais sur
cette Terre.
J’abandonnai ma forme humaine. J’allais avoir besoin de toute mon
énergie. Je tendis la main vers elle et elle tendit la main vers moi. Nos
doigts disparurent dans ma lumière.
Je concentrai toute ma force dans ce contact et fis passer le plus
d’énergie possible dans son corps. Elle serait guérie et pourrait fuir.
Avec un peu de chance, Baruck préférerait s’occuper de moi.
Un sanglot secoua Kat et je serrai sa main. Ses yeux s’écarquillèrent.
Elle avait compris ce que je faisais.
— Non !
Sa voix était rauque, à peine audible.
Elle essaya de retirer sa main, mais je la retins, ignorant la panique
dans ses yeux. Je ne la lâcherais pas. Je ne la lâcherais plus jamais.
Soudain, elle s’assit et, sans me lâcher, posa son autre main sur le
bras de ma sœur. Une impulsion lumineuse nous éclaira tous trois si
fort que Baruck, qui s’était approché de moi, sembla disparaître. Le
halo décrivit une courbe dans les airs en crépitant, jusqu’à entrer en
contact avec la forme de Dee.
L’ombre de Baruck se figea.
L’arc d’énergie se concentra sur la poitrine de Kat, qui s’éleva dans
les airs, ses cheveux flottant autour de son visage. La puissance qui
nous liait se fit de plus en plus forte. Je repris ma forme humaine le
premier, puis ce fut au tour de Dee.
Stupéfait, je m’agenouillai et tendis la main vers Kat.
Que faisait-elle ?
Je la sentais attirer à elle toutes les particules de matière : c’était
impossible, mais elle collectait l’énergie comme je le faisais grâce à la
Source.
C’était… impossible.
Puis, en poussant un hurlement, elle la libéra.
Je me redressai et la vis frapper Baruck. L’atmosphère crépita. Une
lumière intense éclata et je dus me couvrir les yeux. Quand elle
s’atténua, Baruck avait disparu et Kat…
Mon Dieu.
— Kat ?
Elle était retombée au sol et sa poitrine se soulevait à peine. L’odeur
de la mort flottait au-dessus d’elle. Je m’agenouillai à ses côtés. Elle
laissa échapper un souffle douloureux et je paniquai.
Tout ce chemin parcouru… J’avais voulu la sauver et elle avait
utilisé toute l’énergie que je lui avais donnée pour nous sortir de là, Dee
et moi.
Elle s’était sacrifiée pour nous.
Je ne le méritais pas. Je ne méritais rien de ce qu’elle avait fait pour
moi.
Je la pris dans mes bras. Elle était aussi légère qu’une plume,
comme si une partie d’elle-même nous avait déjà quittés.
— Kat, insulte-moi. Je t’en prie.
Dee reprit connaissance et se leva doucement. Je ne quittai pas Kat
des yeux. Je caressai son visage, essayant d’effacer les traces de sang,
mais il y en avait tant. Sous son nez, au coin de sa bouche, dans ses
oreilles et même sous ses yeux, comme des larmes.
C’était injuste.
Je savais ce que je devais faire.
— Dee, retourne à la maison. Retrouve Adam. Il est quelque part
dans le coin.
— Je ne veux pas partir, protesta ma sœur en titubant vers nous.
Elle saigne ! Il faut qu’on aille à l’hôpital.
Les yeux de Kat étaient fixés sur moi, mais elle ne bougeait pas.
J’étais terrifié.
— Rentre à la maison tout de suite ! criai-je avant de me forcer à
parler plus calmement. S’il te plaît. Laisse-nous. Pars. Elle va bien. Elle
a… juste besoin d’une minute.
Je tournai le dos à ma sœur et écartai les mèches emmêlées sur le
front de Kat. Quand je fus certain que Dee était partie, je poussai un
profond soupir.
— Kat, tu ne vas pas mourir. Ne bouge pas. Détends-toi. Fais-moi
confiance. Ne te débats pas.
J’ignorais si elle m’entendait, mais il était hors de question que
j’abandonne. Je posai mon front sur le sien et pris ma véritable forme.
Une chaleur intense nous parcourut et unit nos deux corps.
Tiens bon. Ne pars pas. Tiens bon.
Je la serrai contre moi, la berçai contre moi.
Je me sentis glisser en elle et je pris la mesure des dégâts : ses os
cassés, ses plaies, ses muscles déchirés et le sang qui coulait si
lentement dans ses veines. Elle avait tellement souffert, enduré tant de
douleurs.
Je sentis un déclic en moi, suivi d’un frémissement dans ma poitrine.
Nos cœurs battaient à l’unisson. À cet instant, quelque chose d’autre se
produisit. Comme un déchirement en moi, comme si je me séparais en
deux.
Ses lèvres effleurèrent les miennes. Des langues de couleurs vives,
rouges et blanches, tournoyèrent autour de moi. Nos corps ne
formaient plus qu’un. Il n’y avait plus elle d’un côté, moi de l’autre. Il
n’y avait plus que nous.
Ce que je faisais était formellement interdit. Je n’avais pas le droit
de la guérir de cette façon. Je l’avais fait à plusieurs reprises, mais cette
fois, c’était différent, parce qu’elle avait frôlé la mort et failli chanceler
dans l’oubli. Et je l’avais ramenée à la vie.
Qu’est-ce que je fabrique ? S’ils découvrent ce que j’ai fait… Mais je ne
peux pas la perdre. C’est plus fort que moi. Je t’en prie. Pitié. Je ne peux pas
te perdre. S’il te plaît, ouvre les yeux. Ne m’abandonne pas.
Je suis là, répondit-elle dans mes pensées, je suis là.
Elle ouvrit les paupières.
Abasourdi, je sursautai. Ma lumière la quitta mais… pas
entièrement. Je sentais que j’avais laissé quelque chose en elle. Je ne
savais pas quoi exactement et à cet instant ça m’était parfaitement égal.
Elle était en vie. Nous étions tous en vie et c’était tout ce qui comptait.
— Kat, murmurai-je.
Elle frissonna dans mes bras. Ses yeux étaient émerveillés et
perplexes.
— Daemon, qu’est-ce que tu as fait ?
— Tu as besoin de repos.
Je me tus un instant, épuisé. J’avais moi aussi mes limites physiques
et je les avais largement dépassées ce soir.
— Tu n’es pas à cent pour cent de tes capacités. Il va te falloir
quelques minutes pour te remettre, je pense. C’est la première fois que
je soigne de cette façon.
— Tu m’as soignée à la bibliothèque, chuchota-t-elle en frôlant mon
bras du bout de ses doigts comme si c’était la première fois qu’elle me
touchait. Et à la voiture…
Je lui souris malgré ma fatigue.
— Ce n’étaient que des égratignures. Rien à voir avec ça.
Elle regarda par-dessus mon épaule. Sa joue effleura la mienne. Sa
peau était douce comme de la soie. Je la sentis se raidir dans mes bras.
— Comment est-ce que j’ai fait ça ? souffla-t-elle. Je ne comprends
pas.
Bonne question. J’enfouis mon visage dans son cou et je humai son
parfum de pêche et de vanille.
— Je t’ai sûrement changée en te guérissant. Je ne sais pas. Ça n’a
aucun sens, mais il s’est passé quelque chose quand nos énergies se
sont unies. Ça n’aurait pas dû t’affecter étant donné que tu es humaine.
Mes mots ne semblèrent pas la rassurer. Rien d’étonnant à ça. Ils ne
me rassuraient pas beaucoup non plus. J’écartai une mèche de devant
ses yeux.
— Comment tu te sens ?
— Ça va. Fatiguée. Et toi ?
— Pareil.
Mais en même temps, je me sentais merveilleusement bien. Je passai
mon pouce sur son menton et sa lèvre inférieure. J’étais comme un
gamin devant un dessin animé pour la première fois de sa vie. C’était
bizarre, parce que je n’aimais même pas les dessins animés.
— Je pense qu’il serait judicieux de garder tout ça pour nous : cette
histoire de guérison et ce que tu as fait tout à l’heure. D’accord ?
Elle acquiesça et resta immobile pendant que je continuais à
parcourir son visage de mes mains, effaçant les traces de boue et de
poussière. Nos regards se croisèrent et je souris. Je n’avais pas souri
comme ça depuis longtemps.
Je cessai de réfléchir.
Je serrai son visage dans mes mains et l’embrassai doucement.
Tendrement. Je n’avais jamais embrassé personne de cette façon, mais
avec elle, j’en avais envie. Des sentiments profondément enfouis en moi
firent surface. Je renversai sa tête en arrière et ce fut comme une
première fois. C’est tout ce que j’avais désiré. Tout ce dont j’avais
toujours eu besoin. Ce contact innocent et pur me coupa le souffle.
Je me redressai et j’éclatai de rire.
— J’avais peur de t’avoir brisée.
— Pas encore. Et toi ? ajouta-t-elle, inquiète.
— Presque, avouai-je.
Elle esquissa un sourire.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Tandis que nos lèvres se répondaient, j’inspirai l’odeur d’herbe
mouillée et de terre exhalée par la forêt à ce stade avancé de la nuit.
— On rentre à la maison.
CHAPITRE 24