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Armentrout

Jennifer L.

Lux - 1.5
Oubli Partie 1
Collection : Semi-poche sentimental
Maison d’édition : J’ai lu

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Amélie Sarn

© Jennifer L. Armentrout
© Éditions J’ai lu, 2017
Dépôt légal : Mai 2017

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :
Daemon Black a su que Katy lui attirerait des ennuis à la seconde où il a posé les yeux sur elle. Agacé
(troublé) par sa présence nouvelle dans la maison voisine, il rêve de la voir disparaître pour de bon (de
l’observer H24) et souhaite éviter (ou pas) à tout prix qu’elle se rapproche de sa sœur, Dee.
En effet, Luxens et humains ne font pas bon ménage, et Daemon a des intérêts bien plus précieux que
les siens à protéger…
Après Obsidienne, serez-vous prêtes à pénétrer dans les pensées de Daemon Black ?

d’après © Sandrine Pic / Plainpicture et © Pinkomelet / Shutterstock

Biographie de l’auteur :
Jennifer L. Armentrout est l’auteure de plusieurs séries de romance, de fantasy et de science-fiction,
dont les droits ont été vendus dans de nombreux pays. Jeu de patience, son best-seller international,
est également disponible aux Éditions J’ai lu.

Titre original
OBLIVION
A LUX NOVEL

Éditeur original
Entangled Publishing, LLC.

© Jennifer L. Armentrout, 2015


Tous droits réservés

Pour la traduction française


© Éditions J’ai lu, 2017
Retrouvez Obsidienne du point de vue de Daemon Black…
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu

JEU DE PATIENCE

JEU D’INNOCENCE

JEU D’INDULGENCE

JEU D’IMPRUDENCE

JEU D’ATTIRANCE

LUX
1 – Obsidienne
2 – Onyx
3 – Opale
4 – Origine
5 – Opposition

OBSESSION
Ce livre est dédié à tous les fans de
Daemon Black qui voulaient le garder
encore un peu.
Régalez-vous.
Remerciements

Quand on m’a demandé d’écrire Oubli, j’ai tout de suite pensé que
c’était une merveilleuse occasion d’offrir aux fans de Lux un peu plus de
Daemon. Je n’avais pas l’intention d’écrire Onyx et Opale par la suite,
mais c’est pourtant ce qui s’est produit. À présent, vous avez plus qu’un
avant-goût de ce qui se passe dans la tête de Daemon. Vous réfléchissez
carrément avec lui.
Il faut vraiment beaucoup de gens pour publier un livre. Un énorme
merci aux personnes suivantes pour avoir rendu cette aventure
possible : Kevan Lyon, Liz Pelletier, Meredith Johnson, Rebecca
Mancini, Stacy Abrams et l’équipe d’Entangled Publishing. Merci à K.P.
Simmon et à mon assistante/meilleure amie, Stacey Morgan. Un merci
tout particulier à Vilma Gonzalez pour m’avoir aidée tout au long de
mon travail sur Oubli.
Rien de tout cela n’aurait été possible sans vous, mes lecteurs. Ce
livre existe grâce à vous. Je ne pourrais jamais assez vous remercier.
CHAPITRE PREMIER

Sous mon apparence réelle, je courais en silence entre les arbres,


sur l’herbe épaisse et les pierres couvertes de mousse. J’étais si rapide
qu’un œil humain ne pouvait distinguer qu’une vague forme mouvante.
Venir d’une planète située à plus de treize milliards d’années-
lumière était parfois assez génial.
Je doublai sans peine une voiture électrique qui remontait la route
vers chez moi.
Je ne comprenais toujours pas comment ces engins fonctionnaient.
Et celui-là tirait derrière lui une remorque !
Enfin, bref.
Je ralentis et repris ma forme humaine tout en restant dans l’ombre
des chênes. La voiture s’arrêta devant la maison vide qui se trouvait
juste à côté de la mienne.
— Merde ! Des voisins !
Une femme sortit du côté conducteur. Elle avait sans doute la
quarantaine. Elle se pencha pour s’adresser à quelqu’un assis à
l’intérieur. Elle rit et lança :
— Allez, viens.
Sans attendre, la femme referma la portière et gravit d’un pas léger
les marches du perron.
Ce n’était pas normal. Cette maison était censée rester vide. Toutes
les maisons du lotissement étaient censées rester vides. Vides
d’humains, en tout cas. Cette route était le portail d’entrée et de sortie
de la colonie Luxen au pied des rochers de Seneca et il était
inconcevable que cette maison ait pu être mise en vente sans que ces
crétins en costume de la Défense ne soient au courant.
C’était tout simplement impossible.
Des étincelles d’énergie pure parcoururent ma peau et le désir de
reprendre ma forme originelle m’envahit. J’étais très agacé. Notre
maison était le seul endroit où nous pouvions être nous-mêmes sans
craindre à chaque instant d’être démasqués. Les connards du
département de la Défense le savaient pertinemment.
Je serrai les poings.
Vaughn et Lane, mes deux baby-sitters personnels appointés par le
gouvernement, avaient forcément été informés de cette invasion. Ils
avaient dû oublier de me prévenir.
La portière côté passager de la Prius s’entrouvrit. Une silhouette
s’extirpa du véhicule. Au départ, je ne distinguais pas ses traits, mais
elle dépassa l’avant de la voiture.
— Merde !
C’était une fille.
Elle devait avoir à peu près mon âge, peut-être un an de moins.
Elle tourna lentement sur elle-même pour observer la forêt qui bordait
les pelouses des deux maisons. On aurait dit qu’elle craignait qu’un
puma enragé ne lui saute dessus.
Elle se dirigea vers le porche d’un pas hésitant, comme si elle n’était
pas encore tout à fait sûre de vouloir entrer. La femme – sans doute sa
mère, car elles avaient toutes deux la même chevelure sombre – avait
laissé la porte ouverte. La fille s’arrêta sur le seuil.
Je m’avançai sans m’éloigner de la lisière de la forêt et sans la
quitter des yeux. Elle était de taille moyenne et d’allure extrêmement
banale avec ses cheveux châtain foncé noués en un chignon
désordonné sur la nuque, son visage rond et pâle, ses formes ni trop
généreuses ni trop longilignes – rien à voir avec ces filles maigrichonnes
que je détestais – et ses… Bon, tout compte fait, elle n’était pas si
banale que ça. Je ne pus m’empêcher de bloquer sur ses jambes, entre
autres…
Bon sang, elles étaient incroyables !
Elle fit volte-face vers la forêt et croisa les bras juste au-dessous de
sa poitrine.
Tiens, encore une partie de son corps qui ne passait pas inaperçue.
Elle scruta la ligne des arbres et son regard s’arrêta… juste là où je
me tenais. Je desserrai les poings tout en restant parfaitement
immobile. Elle me fixait.
Sauf qu’il était impossible qu’elle me voie. L’obscurité de la forêt me
dissimulait parfaitement.
Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne décroise les bras et
se retourne vers la maison. Elle y entra, laissant la porte ouverte
derrière elle.
— Maman ?
Au son de sa voix, je penchai la tête sur le côté. Elle n’avait pas
d’accent qui aurait pu m’indiquer d’où elle venait.
En tout cas, elles n’étaient pas très prudentes, car ni l’une ni l’autre
ne pensa à refermer la porte. Cela dit, dans cette région, la plupart des
humains se sentaient en sécurité. Après tout, la ville de Ketterman,
située près de Petersburg, en Virginie-Occidentale, était hors des
sentiers battus. La police passait plus de temps à rattraper les
troupeaux de vaches qui s’échappaient ou à s’inviter aux fêtes de village
qu’à traquer le crime.
Pourtant, les humains avaient la sale habitude de disparaître sans
laisser de traces par ici.
Pas seulement les humains, d’ailleurs. Dawson…
Quand je songeais à mon frère, la colère bouillonnait en moi comme
la lave d’un volcan prêt à entrer en éruption. Il n’était plus là. Il était
mort. Par la faute d’une humaine. Et voilà qu’une autre humaine
s’installait juste à côté de chez moi.
Nous devions prendre l’apparence des humains, nous fondre parmi
eux et agir comme eux, mais lorsque l’un d’entre nous s’approchait trop
près d’eux, cela se terminait toujours en tragédie, par une mort ou une
disparition.
J’ignore combien de temps je restai là, à fixer la maison. La fille finit
par réapparaître. Tiré de mes sombres pensées, je la vis marcher vers la
remorque. Elle sortit une clé de sa poche et ouvrit le hayon.
Du moins, elle essaya.
Pendant une éternité, elle se battit avec la serrure, puis avec le
levier d’ouverture. Elle était écarlate et pinçait les lèvres : on aurait dit
qu’elle allait réduire le tout en miettes. Bon sang, il ne fallait quand
même pas si longtemps pour ouvrir une remorque… Ça devenait un
véritable marathon. J’étais presque tenté d’aller l’aider.
Enfin, après un temps infini, elle réussit et déploya la rampe. Elle
disparut à l’intérieur et réapparut avec un carton. Je la regardai le
porter dans la maison. Puis elle revint pour en chercher un autre. À son
visage, on aurait juré qu’il était plus lourd qu’elle.
Même d’où j’étais, je voyais ses bras trembler. Je fermai les yeux,
agacé par… je ne sais pas ! Tout m’agaçait. Elle était maintenant au
pied des marches et je savais déjà qu’elle serait incapable de les gravir
sans tomber et se rompre le cou.
Je haussai les sourcils.
Voilà qui résoudrait une bonne partie de mes problèmes de
voisinage.
Elle posa un pied sur la première marche et vacilla légèrement. Elle
leva l’autre pied qui se cala sur la deuxième marche. Mon estomac
gargouilla. J’avais faim, malgré les dix pancakes avalés à peine une
heure plus tôt.
Elle était presque sur le palier. Elle ne s’en sortait pas si mal. Si elle
tombait, elle ne se casserait sans doute qu’un bras. J’étais malgré moi
assez impressionné par sa détermination. Alors qu’elle chancelait
dangereusement, je marmonnai une série de jurons particulièrement
vulgaires et levai la main.
Tout en visant le carton, je puisai dans la Source. Je me concentrai
et la soulageai d’une partie du poids dans ses bras. Elle s’immobilisa
comme si elle avait remarqué le changement, puis elle entra dans la
maison en secouant la tête.
Je baissai lentement la main, choqué par ce que je venais de faire.
Certes, elle ne risquait pas de deviner ce qui s’était passé, mais bon
sang, c’était complètement stupide de ma part.
Il y avait toujours un risque d’être découvert lorsqu’on utilisait la
Source, même pour un acte aussi insignifiant.
La fille revint sur le perron, le rose aux joues, et repartit vers la
remorque en s’essuyant les mains sur son short en jean. Une nouvelle
fois, elle en sortit avec un carton de la mort dans les bras. Où était sa
mère ?
La fille trébucha et en tombant le carton émit un son cristallin. Aïe,
de la verrerie !
Il faut croire que je participais au concours du plus gros crétin de
l’univers, car je restai là, affamé, à l’aider à porter ses cartons les uns
après les autres sans qu’elle le sache.
Quand (elle) nous avons eu fini de transporter tout le contenu de la
remorque dans la maison, j’étais épuisé, mort de faim et sûr et certain
d’avoir suffisamment tapé dans la Source pour avoir gagné un aller
simple pour un laboratoire d’expérimentation où des chercheurs
humains passeraient des jours à me disséquer le cerveau. Je me suis
traîné jusque chez moi et je suis rentré sans bruit. J’étais seul ce soir-là
et trop fatigué pour préparer à manger. Je me suis contenté d’avaler un
demi-litre de lait directement au carton avant de me laisser tomber sur
le canapé.
Ma dernière pensée a été pour cette voisine encombrante et j’ai
imaginé un plan génial pour ne jamais la revoir.

La nuit était tombée et d’épais nuages noirs bloquaient la lueur des
étoiles et de la lune. J’étais invisible. Ce qui était probablement une
bonne chose.
En effet, je me tenais devant la maison voisine et une fois de plus on
aurait dit un cinglé dans un thriller. Mon plan génial pour ne jamais
revoir la fille aux cartons ne risquait pas de fonctionner.
Ça devenait une sale habitude. J’avais essayé de me convaincre que
cette surveillance était nécessaire. Je devais en savoir plus sur elle
avant que Dee, ma sœur jumelle, ne la croise et ne décide de devenir sa
meilleure amie. Dee était ma seule famille à présent et j’étais prêt à tout
pour la protéger.
Je jetai un coup d’œil vers chez moi en poussant un soupir agacé.
Est-ce que ce serait si terrible si, je ne sais pas, si je brûlais la maison
des voisins ? Promis, je ne laisserais pas mourir les humains à
l’intérieur. Ce ne serait pas si grave. Et du coup, plus de maison, plus
de problème.
Ça me semblait assez simple.
Je ne voulais pas de problèmes supplémentaires. Ni moi ni aucun
d’entre nous.
Malgré l’heure tardive, une lumière était allumée dans l’une des
chambres à l’étage. Je savais que c’était sa chambre parce que quelques
minutes plus tôt, j’avais vu sa silhouette passer devant la fenêtre.
Malheureusement, elle était habillée.
J’étais déçu et je ressemblais encore plus à un cinglé.
Pas de doute, cette fille posait un problème, mais toutes mes
fonctions viriles étaient activées et parfois elles me faisaient oublier
l’essentiel.
Avoir quelqu’un à côté de chez nous, une fille du même âge que
nous, était tout simplement trop risqué. Elle n’était arrivée que deux
jours plus tôt et il ne faudrait pas longtemps à Dee pour la repérer. Elle
m’avait déjà demandé une ou deux fois si j’avais croisé les nouveaux
voisins, si je savais à quoi ils ressemblaient. Je m’étais contenté de
répondre avec un haussement d’épaules que c’étaient sans doute des
retraités venus s’installer à la campagne, mais je savais que je ne
pourrais pas contenir beaucoup plus longtemps la sociabilité naturelle
de ma sœur.
En parlant du loup…
— Daemon… murmura une voix depuis l’ombre de mon porche.
Qu’est-ce que tu fabriques ?
J’hésite à réduire la maison des voisins en cendres la prochaine fois
qu’ils s’absenteront pour faire des courses, qu’est-ce que tu en penses ?
Non, il valait mieux que je garde ces considérations pour moi.
Je me retournai en soupirant et rejoignis Dee sur le perron. Les
graviers crissaient sous mes chaussures. Ma sœur était appuyée contre
la rambarde, les yeux fixés sur la maison d’à côté. Elle plissait le nez
pendant qu’une brise soulevait ses longs cheveux noirs.
Je fis un gros effort pour marcher à une allure normale.
Habituellement, je ne prenais pas cette peine. Quand j’étais chez moi, je
me déplaçai à la vitesse de la lumière. Mais avec les nouveaux voisins, il
était préférable de faire attention. Je devais reprendre l’habitude de me
comporter comme un être humain.
Je m’appuyai à la rambarde, face à ma sœur et dos à la maison des
voisins, comme si elle n’existait pas.
— Je faisais juste ma ronde.
Dee haussa un sourcil. Son regard émeraude – nous avions tous les
deux les yeux de la même couleur – était sceptique.
— Ah oui ? On ne dirait pas.
Je croisai les bras sur ma poitrine.
— Comment ça ?
— On aurait plutôt dit que tu surveillais la fenêtre de la maison d’à
côté.
— Tu crois ça ?
Dee fronça les sourcils.
— Alors, tu les as vus ?
Dee avait passé les deux derniers jours chez les Thompson, ce qui
était une bonne chose, même si la savoir là-bas avec Adam, un
extraterrestre de notre âge, ne me rendait pas super serein. Quoi qu’il
en soit, elle n’avait pas encore rencontré nos nouveaux voisins. La
connaissant, quand elle allait découvrir qu’il s’agissait d’une jeune fille
humaine, elle réagirait comme si elle avait trouvé un chaton
abandonné.
Mon silence la fit soupirer.
— D’accord, il faut que je devine ?
Je haussai les épaules.
Elle s’appuya contre la rambarde, le cou tendu, les yeux écarquillés,
comme si elle pouvait voir à travers les murs. On possédait quelques
pouvoirs plutôt sympas, mais pas la vision à rayon X.
— Ce ne sont pas des Luxens, s’exclama-t-elle soudain. Ce sont des
humains !
Évidemment, elle l’aurait senti s’ils avaient été de la même espèce
que nous.
— Oui, dis-je, ce sont des humains.
Elle secoua la tête.
— Comment c’est possible ? Ils savent qui nous sommes ?
Je repensai à la fille qui se débattait avec ses cartons deux jours
plus tôt.
— Je dirais que non.
— C’est trop bizarre, pourquoi la Défense les laisserait s’installer
ici ?
Mais elle ajouta immédiatement :
— Peu importe. J’espère qu’ils sont gentils.
Je fermai les paupières. Évidemment, Dee n’était pas inquiète,
même après ce qui était arrivé à Dawson. Tout ce qui comptait pour
elle, c’était qu’ils soient gentils. Le danger que représentait pour nous
la proximité de ces humains ne lui traversait même pas l’esprit. Ma
sœur était du genre à adorer les licornes qui vomissent des arcs-en-ciel.
— Comment sont-ils ? demanda-t-elle, déjà tout excitée.
— Je ne sais pas, mentis-je en rouvrant les yeux.
Elle se détacha de la rambarde en pinçant les lèvres. Puis, frappant
dans ses mains, elle me dévisagea. Nous faisions presque la même taille
et ses yeux verts pétillaient d’enthousiasme.
— J’espère que c’est un garçon !
Je serrai la mâchoire. Elle rit.
— Oh ! Peut-être que c’est une fille de mon âge ! Ce serait génial !
Et merde !
— Ça rattraperait notre été, surtout que tu sais comment Ash se
comporte en ce moment…
— Non, je ne sais pas.
Elle leva les yeux au ciel.
— Ne fais pas l’innocent. Tu sais très bien pourquoi elle est aussi
câline qu’un grizzly. Elle espérait que vous passeriez l’été ensemble à…
— … baiser ? l’interrompis-je pour la faire râler.
— Ah ! Mais tu es dégoûtant ! Ce n’est pas du tout ce que je voulais
dire.
Elle frissonna et je dissimulai à peine mon sourire en me demandant
si Ash lui avait raconté nos parties de jambes en l’air. Même si ce n’était
pas arrivé depuis un moment. Ni même très souvent. Mais quand
même.
— Non, elle se plaint que tu ne l’emmènes pas là où tu avais
promis.
Je n’avais aucune idée de ce dont elle parlait.
— En tout cas, reprit-elle, j’espère que les nouveaux voisins sont
cool.
Comme un hamster sur sa roue, le cerveau de Dee ne cessait jamais
de tourner.
— Je pourrais peut-être aller les v…
— Ne termine pas cette phrase, Dee. Tu ne sais ni qui ils sont ni
pourquoi ils sont là. Tu gardes tes distances.
Les mains sur les hanches, elle plissa les paupières.
— Comment veux-tu qu’on en apprenne plus sur eux si on garde
nos distances ?
— Je les surveillerai et je te dirai si tu peux leur parler.
— Je n’ai aucune confiance en ton jugement concernant les
humains, Daemon.
Elle me jeta un regard noir.
— Et moi, je n’ai aucune confiance en ton jugement, rétorquai-je.
Pas plus que je n’avais confiance en celui de Dawson.
Dee recula d’un pas et prit une profonde inspiration. La colère
disparut de son visage.
— D’accord, je comprends pourquoi…
— Ne parlons pas de ça. Pas ce soir.
Je me passai la main dans les cheveux. J’avais besoin d’aller chez le
coiffeur.
— Il est tard et je dois encore faire une ronde avant d’aller me
coucher.
— Encore une ? Tu crois que… qu’il y a des Arums dans le coin ?
murmura-t-elle.
Je secouai la tête. Je ne voulais pas qu’elle s’inquiète, mais en vérité,
il y avait toujours des Arums pas loin. Ils étaient nos seuls prédateurs
naturels et déjà nos ennemis à l’époque où notre planète existait
encore. Comme nous, ils n’étaient pas terriens et sur de nombreux
aspects, ils étaient nos exacts opposés, en termes d’apparence, mais
aussi de pouvoirs. Contrairement à eux, nous n’étions pas des tueurs.
Pour puiser dans la Source, ils se nourrissaient des Luxens dont ils
prenaient la vie. Un peu comme des parasites sous stéroïdes.
Les Anciens nous racontaient souvent que lorsque l’univers s’est
formé, notre planète était faite de lumière pure. Les Arums, qui vivaient
dans l’ombre, en sont devenus jaloux et c’est ainsi que la guerre entre
nos peuples a débuté. Elle a pris la vie de nos parents et détruit
l’endroit où nous vivions.
Les Arums nous ont suivis jusqu’ici, en utilisant des vaisseaux
atmosphériques pour voyager sans se faire repérer.
À chaque pluie de météorites ou d’étoiles filantes, j’étais à cran. Les
Arums profitaient souvent de ces phénomènes.
Les combats étaient rudes. On pouvait les éliminer en puisant
directement dans la Source ou en utilisant une lame d’obsidienne. Cette
pierre leur était fatale particulièrement après qu’ils s’étaient nourris, car
elle fractionnait la lumière. Pour en trouver, ce n’était pas simple, mais
j’essayais d’en avoir toujours une sur moi, généralement attachée à ma
cheville. C’était aussi le cas pour Dee.
On ne savait jamais quand on allait en avoir besoin.
— C’est juste histoire de rester vigilant, dis-je en essayant de la
rassurer.
— Tu es toujours vigilant, répliqua-t-elle.
Je lui adressai un sourire un peu crispé. Elle hésita avant de se
mettre sur la pointe des pieds pour m’embrasser sur la joue.
— Tu as beau être un emmerdeur et un tyran, je t’aime quand
même. Ne l’oublie pas.
Je ris en l’enveloppant dans mes bras pour une brève étreinte.
— Tu as beau être une pipelette assommante, moi aussi je t’aime.
Dee recula en me frappant sur le bras.
— Ne rentre pas trop tard, me lança-t-elle.
J’acquiesçai et la regardai rentrer à toute vitesse dans la maison.
Dee ne faisait jamais rien lentement. Dans notre fratrie, elle avait
toujours été la volontaire, l’énergique. Dawson était le décontracté,
celui qui trouvait toujours tout cool. Et moi… je ne pus réprimer un
sourire… moi, j’étais l’emmerdeur.
Nous avions tous les trois le même âge.
Maintenant, il n’y avait plus que Dee et moi.
Je restai un long moment à fixer la porte derrière laquelle ma sœur
avait disparu. Elle était la seule personne sur cette planète qui comptait
pour moi. Je me retournai vers la maison voisine. Inutile de me voiler la
face : dès que Dee saurait qu’une fille de son âge vivait à côté, elle se
mettrait à la suivre partout comme un petit chien. Et personne ne
pouvait résister à ma petite sœur. Dee était un rayon de soleil.
Nous vivions parmi les humains, mais pour tout un tas de raisons
nous devions éviter de nous mêler à eux. Il était hors de question que je
laisse Dee commettre la même erreur que Dawson. Je l’avais laissé
tomber. Ce ne serait pas le cas avec Dee. Je ferais tout ce qui était en
mon pouvoir pour la protéger. Tout.
CHAPITRE 2

Le front appuyé contre la vitre, je jurai à voix basse. J’étais encore


en train de fixer cette foutue baraque. J’attendais. J’aurais pu faire des
trucs beaucoup plus constructifs, comme me taper la tête contre le mur,
ou écouter Dee me décrire en détail – dans les moindres détails,
même – chaque musicien de ce groupe qu’elle adorait.
Me forçant à me détacher de la fenêtre, je bâillai en me frottant la
joue. Cela faisait trois jours et je n’arrivais toujours pas à me faire à
l’idée que des humains avaient emménagé dans la maison d’à côté. Ça
pourrait être pire, décidai-je. Si cette nouvelle voisine avait été un
voisin, j’aurais été obligé d’enfermer Dee à double tour dans sa
chambre.
Elle aurait aussi pu avoir des allures de garçon manqué. Mais ce
n’était pas le cas, loin de là. Elle était banale, c’est ce que je
m’appliquais à me répéter, mais elle n’avait rien d’un mec.
J’allumai la télé d’un geste de la main et je commençai à zapper
jusqu’à ce que je tombe sur une rediffusion du film Ghost Investigators.
Je l’avais déjà vu, mais c’était toujours drôle de voir des humains se
mettre à courir dans tous les sens parce qu’ils croyaient avoir aperçu
une lueur paranormale. Je m’allongeai sur le canapé en essayant de ne
pas penser à la fille banale aux jambes de folie et au cul de déesse.
Je ne l’avais vue que deux fois.
Le jour où elle avait emménagé, quand je l’avais aidée comme un
crétin. Je méritais un bon gros coup de pied dans les testicules pour ça.
Bien sûr, elle ne savait pas que je l’avais soulagée d’une grande partie
du poids de ses cartons pour éviter qu’elle ne tombe dans l’escalier,
mais j’aurais mieux fait de m’abstenir.
Je l’avais vue une seconde fois hier. Elle sortait une pile de livres de
la voiture de sa mère. Elle avait un tel sourire qu’on aurait dit qu’elle
tenait des lingots d’or dans ses bras. J’avais trouvé ça super mignon…
Hein ?! Qu’est-ce que je raconte ? Ça n’avait rien de mignon du tout !
Bon sang, il faisait chaud dans la maison. Je retirai mon tee-shirt
pour être plus à l’aise et je le jetai plus loin avant de me frotter le torse.
Je passais mon temps torse nu depuis qu’elle était dans les parages.
D’ailleurs, je ne l’avais pas vue deux fois, mais trois en comptant
hier soir, par la fenêtre.
Bordel ! Il fallait que je fasse quelque chose pour m’occuper. Un
truc physique, pour éviter de gamberger.
Sans même m’en rendre compte, je m’étais levé et dirigé vers la
fenêtre. Encore. Pourquoi ? Je ne voulais pas y penser.
J’écartai le rideau. Je n’avais jamais adressé la parole à cette fille et
j’étais encore en train de me comporter comme un gros voyeur, à
attendre… quoi ? De l’apercevoir ? Ou alors c’était une façon de mieux
me préparer à l’inévitable rencontre.
Si Dee m’avait vu, elle se serait roulée par terre en hurlant de rire.
Et si Ash m’avait vu, elle m’aurait arraché les yeux avant de
propulser la nouvelle voisine dans l’espace. Ash et ses frères étaient
arrivés de Lux à peu près en même temps que nous. Notre relation
reposait plus sur la proximité que sur de véritables sentiments. Même si
cela faisait des mois qu’on ne sortait plus ensemble avec Ash, je savais
qu’elle pensait qu’on finirait par faire notre vie ensemble. Non pas
parce qu’elle en avait réellement envie, mais parce que… c’est ce qu’on
attendait de nous… alors, ça ne lui plairait certainement pas de me
voir avec quelqu’un d’autre. Quoi qu’il en soit, j’avais beaucoup
d’affection pour elle. Elle et ses frères avaient toujours été là.
Un mouvement attira mon attention. Le portail de la maison voisine
se refermait.
Merde.
Elle descendait les marches d’un pas vif.
Où pouvait-elle aller ? Il n’y avait rien à faire par ici et elle ne
connaissait personne. Aucune voiture n’était passée ces trois derniers
jours, à part celle de sa mère, qui semblait se balader à n’importe
quelle heure du jour et de la nuit.
Elle s’arrêta devant sa voiture et s’essuya les mains sur son jean. Un
léger sourire se dessina sur mes lèvres.
Et soudain, elle opéra un quart de tour. Je me raidis et serrai le
rideau dans mon poing. Non, elle ne venait pas ici. Elle n’avait aucune
raison de venir ici. Dee ne savait même pas qu’elle existait. Aucune
raison…
Bon sang ! Elle venait ici !
Je lâchai le rideau et m’éloignai de la fenêtre avant de me tourner
vers notre porte d’entrée. Je fermai les yeux et comptai les secondes en
essayant de me rappeler les leçons importantes apprises aux dépens de
Dawson. Les humains étaient des êtres dangereux. En les fréquentant,
nous courions un risque et nous laissions inévitablement sur eux des
traces de la Source. Et comme Dee tenait à tout prix à devenir amie
avec tout ce qui respirait, cette fille en premier lieu était un danger. Je
n’aurais aucun moyen de contrôler le temps qu’elles passeraient
ensemble.
Et puis, il y avait aussi ce que j’éprouvais… Ça pourrait devenir un
problème.
Je serrai de nouveau les poings.
Ma sœur ne connaîtrait pas le même sort que Dawson. Je ne
supporterais pas de la perdre et c’était une humaine qui avait été la
cause de la mort de mon frère. Elle avait mené un Arum droit sur lui.
Ces accidents arrivaient parfois. Ce n’était pas la faute des humains,
mais le résultat était toujours le même. Je refusais de laisser qui que ce
soit mettre Dee en danger. Inconsciemment ou non. J’attrapai la table
basse et la jetai en travers de la pièce. Mais je me repris juste à temps et
la rattrapai avant qu’elle ne s’écrase contre le mur. Après une profonde
inspiration, je la reposai délicatement à sa place.
Un coup léger et hésitant retentit à la porte. Merde de merde.
J’expirai lentement par la bouche. N’y va pas. Tout ce que j’avais à
faire, c’était rester à ma place et ignorer la présence de la fille à
quelques mètres à peine. Je me retrouvai la main sur la poignée avant
même d’avoir eu le temps de terminer de penser.
J’ouvris la porte. Une bouffée d’air tiède aux effluves discrets de
pêche et de vanille me caressa le visage.
J’adorais les pêches. Sucrées et collantes.
Je baissai les yeux. Elle était plus petite que je ne l’avais cru en la
regardant de loin. Elle m’arrivait tout juste au niveau de la poitrine.
C’est peut-être pour ça qu’elle fixait mon torse. Ou alors, c’était parce
que je n’avais pas eu la présence d’esprit de remettre mon tee-shirt.
Je savais qu’elle appréciait le spectacle. C’était le cas de toutes les
filles. Ash m’avait dit une fois que c’était la combinaison de mes cheveux
noirs ondulés, de mes yeux verts, de ma mâchoire carrée et de ma
bouche charnue qui me rendait si beau. Elle avait employé le terme
sexy. J’étais un mec attirant, c’était comme ça.
Étant donné qu’elle était en train de me reluquer sans même
prendre la peine de le faire discrètement, je me suis dit que je pouvais
en faire autant. Pourquoi pas ? C’est elle qui était venue frapper à ma
porte !
Ce n’était pas un canon. Des mèches ni blondes ni châtaines
s’échappaient de son chignon ; elle était petite, à peine un petit mètre
soixante-dix, pourtant ses jambes paraissaient interminables. Je luttais
pour ne pas les fixer du regard.
Je finis par poser les yeux sur son tee-shirt. « Mon blog est mieux
que ton vlog », proclamait l’inscription. Qu’est-ce que ça pouvait bien
vouloir dire ? Les mots « blog » et « mieux » pointaient sacrément en
avant…
Il me fallut lutter encore davantage pour détacher mes yeux de sa
poitrine.
Elle avait un visage rond, un joli petit nez retroussé et la peau
parfaitement lisse. J’étais prêt à parier un million de dollars que ses
yeux étaient du marron le plus commun du monde.
C’était complètement fou, mais je sentais ses yeux remonter
doucement de la taille de mon jean à mon visage, en passant par mes
hanches, mon ventre et mon torse. Elle prit une brève inspiration qui
masqua la mienne.
Ses yeux n’étaient pas marron, mais gris. Grands et ronds, vifs et
clairs. Très beaux. Je fus bien obligé de le reconnaître.
Et ça m’agaçait. Toute cette histoire me prenait la tête, de toute
façon. Pourquoi est-ce que je la matais ? Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Je
fronçai les sourcils :
— Je peux t’aider ?
Pas de réponse. Elle continuait de me fixer avec ce regard qui
semblait me supplier de l’embrasser. Une chaleur inopportune me brûla
le creux de l’estomac.
— Allô ? lâchai-je.
Ma voix reflétait ma colère, mon agacement, mais aussi mon désir.
Les humains sont faibles, ils nous mettent en danger. Dawson est mort à
cause d’une humaine. Une humaine exactement comme celle-là. Voilà ce
que je me répétais encore et encore.
Je posai une main sur l’encadrement de la porte et je me penchai
en avant.
— Tu sais parler ?
J’avais réussi à la tirer de sa contemplation. Ses joues prirent une
teinte rose vif et elle recula d’un pas. Bien. Qu’elle s’en aille. C’est
exactement ce que je voulais. Qu’elle tourne les talons et parte en
courant. Je me passai la main dans les cheveux avant de brièvement
regarder par-dessus son épaule. Elle ne bougea pas d’un centimètre.
Il devenait urgent qu’elle dégage le plancher avant que je fasse un
truc idiot. Comme lui sourire parce qu’elle rougissait. C’était sexy.
Finalement, cette fille n’avait rien de banal.
— À trois, je referme. Un…
Le rouge de ses joues s’est intensifié. Bon sang !
— Je… je me demandais si tu savais où se trouvait le supermarché
le plus proche. Je m’appelle Katy.
Katy. Elle s’appelait Katy. Pour moi, c’était un nom de chaton. De
chaton tout mignon. J’étais en train de délirer grave.
— Je viens d’emménager à côté.
Elle fit un geste vers sa maison.
— Je sais.
Ça fait trois jours que je te surveille comme un tueur en série.
— Donc, j’espérais que quelqu’un connaîtrait le chemin le plus court
jusqu’au supermarché et aussi un magasin où on vend des plantes.
— Des plantes ?
Elle plissa légèrement les paupières pendant que je m’efforçais de
garder une expression neutre. Elle tripota le bord de son short.
— Oui, tu vois, il y a un parterre de fleurs juste devant chez moi…
Je haussai un sourcil.
— OK.
À présent, elle était clairement en colère. Même son cou s’était
empourpré. Je fus pris d’une envie de rire. Je savais que je me
comportais comme un connard, mais je m’amusais comme un petit fou
à la voir s’énerver. Elle retenta courageusement sa chance.
— Donc, il faut que j’aille acheter des plantes…
— Pour tes plates-bandes. J’ai bien compris.
J’appuyai ma hanche contre l’encadrement de la porte et je croisai
les bras. La situation était décidément de plus en plus amusante. Elle
prit une profonde inspiration.
— J’aimerais trouver un magasin où je peux acheter à manger et
des plantes.
Elle avait pris ce ton faussement patient que j’utilisais avec Dee
vingt fois par jour. Elle était adorable.
— Tu as conscience que cette ville n’a qu’un feu rouge, pas vrai ?
Touché. L’étincelle dans ses yeux s’était transformée en incendie.
J’avais de plus en plus de mal à ne pas sourire. Elle n’était plus
simplement mignonne, désormais elle était bien plus que cela. Mon
estomac se noua. Elle me fixa, incrédule.
— Tu sais, je demandais juste mon chemin. Mais je tombe sûrement
à un mauvais moment.
Je songeai soudain à Dawson et l’envie de rire me passa. Fini de
jouer. Je devais étouffer cette histoire dans l’œuf. Pour la sécurité de
Dee.
— Si c’est toi qui frappes à ma porte, ce ne sera jamais le bon
moment, gamine.
— Gamine ? répéta-t-elle, les yeux écarquillés. Je ne suis pas une
gamine, j’ai dix-sept ans.
— Ah oui ?
Comme si je n’avais pas remarqué qu’elle était loin d’avoir le corps
d’une gamine ! Mais comme le soulignait régulièrement Dee, je n’étais
vraiment pas quelqu’un de très sociable.
— Tu as l’air d’en avoir douze. Non, peut-être treize. Ma sœur a
une poupée qui te ressemble un peu. Avec de grands yeux vides.
Elle en resta bouche bée et je réalisai que j’étais peut-être allé un
peu loin. Mais ce n’était pas plus mal. Si elle me détestait, elle ne
s’approcherait pas de Dee. Ça marchait avec la plupart des filles. Oui,
la grande majorité, même.
— Waouh. Excuse-moi de t’avoir dérangé. Je ne viendrai plus
jamais frapper à ta porte, promis.
Elle tourna les talons, mais pas assez vite. J’eus le temps
d’apercevoir que ses yeux gris étaient brillants de larmes. Tout en
m’insultant mentalement, je ne pus m’empêcher de l’appeler.
— Hé !
Elle s’immobilisa sur la dernière marche, mais ne se retourna pas.
— Quoi ?
— Prends la route numéro 2 et tourne sur l’U.S.220 vers le nord,
pas le sud. Elle te mènera jusqu’à Petersburg. Le supermarché est au
centre-ville. Tu ne peux pas le rater. Enfin si, tu en es peut-être
capable. Je crois qu’il y a un magasin de bricolage juste à côté. Tu
pourras sans doute y trouver des choses à mettre en terre.
— Merci, marmonna-t-elle avant d’ajouter à voix basse : crétin.
Sans blague, elle venait vraiment de me traiter de crétin ? Pas de
connard, non, de crétin. En plus, elle était polie.
— Ce n’est pas très distingué, Kittycat.
Cette fois, elle fit volte-face.
— Ne m’appelle pas comme ça.
J’avais touché un point sensible.
— C’est mieux que de traiter quelqu’un de crétin, non ? C’était une
visite intéressante. J’en garderai un bon souvenir.
Elle serra les poings comme si elle avait l’intention de me frapper.
Peut-être que ça m’aurait plu. Il fallait vraiment que je me fasse
soigner.
— Tu sais quoi ? Tu as raison. Je n’aurais jamais dû t’appeler
comme ça. « Crétin », c’est encore trop gentil pour toi.
Elle sourit.
— Tu es un connard.
— Un connard ?
Ah, quand même. Cette fille avait décidément tout pour elle.
— Comme c’est charmant !
Elle me montra son majeur dressé. Je m’esclaffai.
— Quelle politesse, Kitten ! Je suis sûr que tu as toute une panoplie
de surnoms et de gestes en réserve, mais ça ne m’intéresse pas.
J’étais bien certain qu’elle aurait pu m’abreuver de noms d’oiseaux
pendant un moment et une partie de moi fut déçue quand elle
s’éloigna à grands pas. J’attendis qu’elle ouvre sa portière et, comme
j’étais vraiment un connard, je lui lançai :
— À plus, Kitten !
Pendant une seconde, je crus qu’elle allait se jeter sur moi et me
rouer de coups. Je claquai la porte et mon rire s’éteignit dans un
grognement. Derrière l’incompréhension et la colère que j’avais fait
naître chez elle, j’avais vu de la tristesse. J’avais le cœur serré de lui
avoir fait de la peine.
Ce qui était complètement idiot, étant donné que la veille, j’avais
songé à mettre le feu à sa maison sans ressentir la moindre once de
culpabilité. C’était avant que je lui parle. Avant de savoir que son
regard était magnifique et qu’elle respirait l’intelligence.
Quand je me retournai, ma sœur était campée dans le salon devant
la télé, les bras croisés. Ses yeux projetaient des éclairs. On aurait dit
qu’elle mourait d’envie de me frapper dans les parties intimes. Je lui
souris avant de me laisser tomber sur le canapé. J’eus l’impression
d’être redevenu un gamin de douze ans.
— Pousse-toi, je ne vois pas l’écran.
— Pourquoi ? lâcha-t-elle.
— C’est un super épisode. (Je savais pertinemment qu’elle ne
parlait pas de la série.) Le mec est possédé par une sorte d’ombre ou
de…
— Je me fous de ce qui se passe dans ton fichu film, Daemon !
Elle tapa du pied si fort que la table basse trembla. Dee était une
spécialiste dans ce domaine.
— Pourquoi t’es-tu comporté de cette façon ?
Appuyé nonchalamment contre le dossier, je décidai de jouer les
imbéciles.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
Dee plissa les paupières. Ses pupilles jetaient mille feux. On aurait
dit des pierres précieuses.
— Tu n’avais aucune raison de la traiter de cette façon. Aucune.
Elle est venue pour te demander un renseignement et tu t’es comporté
comme le dernier des salauds.
Les yeux pleins de larmes de Katy m’apparurent. Je chassai cette
image.
— Je me comporte toujours comme un salaud.
— Oui, c’est vrai ! acquiesça Dee. Mais pas toujours à ce point-là.
— Qu’est-ce que tu as entendu ?
— Tout !
Dee frappa une nouvelle fois du pied. Ce fut au tour de la télé de
vaciller.
— Je n’ai pas de poupée avec des yeux vides. Je n’ai pas de poupée
tout court, imbécile.
Mes lèvres esquissèrent un sourire, mais il disparut rapidement, car
la vision des yeux gris de Katy refaisait surface.
— C’est mieux comme ça, Dee. Tu le sais.
— Non. Je ne le sais pas et toi non plus.
— Dee…
— En revanche, toi tu sais ce que je pense, m’interrompit-elle. À
savoir que c’est une jeune fille tout à fait normale qui est venue nous
poser une question tout à fait normale. Et toi, tu as été horrible avec
elle.
Je n’avais certainement pas besoin qu’elle me le rappelle.
— Et tu l’as fait totalement gratuitement.
Gratuitement ? Elle était folle, ou quoi ? À la vitesse de l’éclair, je
me levai du canapé pour me placer face à elle.
— Dois-je te rappeler ce qui est arrivé à Dawson ?
Dee ne flancha pas. Au lieu de ça, elle leva le menton.
— Non, je n’ai pas oublié. Mes souvenirs sont même très vifs, merci.
— Dans ce cas, pourquoi avons-nous cette conversation stupide ?
Tu sais parfaitement pourquoi nous devons à tout prix éviter cette
humaine.
— Ce n’est qu’une fille, rétorqua Dee en levant les bras au ciel.
Juste une fille, Daemon, elle ne peut…
— Une fille qui vit juste à côté de nous. Juste là ! (Je pointai du
doigt à travers la fenêtre pour bien me faire comprendre.) Et c’est
beaucoup trop près. De nous et de la colonie. Tu sais ce qui arrivera si
tu essaies de devenir son amie.
Dee recula en secouant la tête.
— Tu ne la connais même pas et tu n’as pas de boule de cristal, je
te rappelle. Et qu’est-ce qui te fait croire que nous pourrions devenir
amies ?
Je haussai les sourcils.
— Je suis prêt à parier que dès que tu auras mis le pied dehors, tu
vas essayer de l’attirer dans tes filets. (Ma sœur pinça les lèvres.) Tu ne
lui as encore jamais parlé, poursuivis-je, mais je suis sûr que tu te
demandes déjà si on trouve des bracelets « meilleure copine pour la
vie » sur Amazon.
— On trouve de tout sur Amazon, marmonna-t-elle.
Je levai les yeux au ciel. J’en avais assez de cette conversation.
Assez aussi de la nouvelle voisine.
— Ne t’approche pas d’elle, lâchai-je en retournant vers le canapé.
Quand je m’assis, Dee n’avait toujours pas bougé.
— Je ne suis pas Dawson, fit-elle. Tu es au courant, j’espère.
— Oui, je suis au courant. (Et pour faire bonne mesure, j’ajoutai :)
Tu es encore plus inconsciente que lui.
Elle prit une brève inspiration et se raidit.
— Ça, c’était un coup bas.
Elle avait raison. Je me passai la main sur le visage. Un coup très
bas, même. Dee soupira.
— Tu es vraiment un sale con, parfois.
Je restai dans la même position.
— Ce n’est pas un scoop, lâchai-je.
Dee alla dans la cuisine et revint quelques secondes plus tard,
armée de son sac et de ses clés. Elle passa devant moi sans même me
regarder.
— Où vas-tu ? lui demandai-je.
— Faire des courses.
— Oh, putain !
Je me demandai si enfermer sa sœur dans un placard constituait un
délit aux yeux de la justice.
— On n’a presque plus rien à manger, tu passes ton temps à
t’empiffrer !
Sur ces mots, elle sortit en claquant la porte. Je me laissai basculer
la tête la première dans les coussins du canapé et j’émis un grognement
sourd. J’étais ravi de constater que tout ce que j’avais pu répéter des
milliers de fois à ma sœur était entré par une oreille et sorti par l’autre.
Pourquoi est-ce que je me donnais tant de mal ? Dee n’en faisait
toujours qu’à sa tête. Je fermai les yeux.
Immédiatement, je me repassai l’échange musclé que j’avais eu avec
Katy. Oui, je m’étais vraiment comporté comme un salaud.
Mais je n’avais pas eu le choix. Elle pouvait me détester, j’espérais
même que ce soit le cas, comme ça, elle ne viendrait plus par ici. Je
sentais que cette fille ne pouvait nous attirer que des ennuis. Des ennuis
dans un bel emballage avec un joli nœud sur le dessus.
Le pire, c’est qu’elle était exactement le genre d’ennuis que
j’adorais.
CHAPITRE 3

Il ne fallut pas plus de quelques heures à Dee pour jeter toutes mes
recommandations par la fenêtre et rouler soigneusement dessus avec sa
Volkswagen. Elle était revenue du supermarché avec des sacs remplis
de cochonneries et un grand sourire accroché aux lèvres. Je sus
immédiatement qu’elle y avait trouvé notre voisine.
Quand je lui demandai de me raconter, elle passa devant moi
comme une flèche, refusant de répondre à mon interrogatoire.
Quelques instants plus tard, je la vis ressortir. En tant que frère aîné –
de quelques minutes –, je m’étais posté à la fenêtre pour m’assurer
qu’elle ne faisait pas de bêtises. Mais Dee ne se dirigea pas vers sa
voiture, oh non, elle fonça droit vers la maison des voisins. Je n’étais
pas vraiment surpris. Je n’arrivais pas à voir si elle était encore sur le
porche ou si elle était entrée. J’enrageai. C’était déjà assez difficile de la
surveiller pendant l’année scolaire !
À son retour, Dee prit bien soin de m’éviter, ce qui m’allait
parfaitement. J’avais trop envie de lui hurler dessus et, même si j’étais
un connard de première classe, je n’aimais pas m’énerver sur ma sœur.
En prenant la voiture ce matin, j’avais réussi à ne pas jeter un seul
coup d’œil à cette fichue maison d’à côté. Juste avant d’arriver en ville,
j’appelai Andrew, le frère jumeau d’Adam. Des deux Thompson, c’était
celui avec qui je m’entendais le mieux. Nous avions des tempéraments
et des personnalités assez proches. En d’autres termes, on aimait bien
rigoler.
Je lui proposai de me retrouver au Smoke Hole, un petit restaurant
proche des rochers de Seneca, la chaîne montagneuse où l’on trouvait
du bêta-quartz, un cristal qui avait la propriété d’empêcher les Arums
de nous détecter. Mais dès qu’un Arum repérait une trace de Luxen sur
un humain, il savait où nous chercher.
Je m’assis près de la cheminée où un feu crépitait toujours durant
les mois d’hiver. La salle avait de l’allure, avec des rochers qui
émergeaient entre les tables. Je kiffais les ondes telluriques qu’elle
dégageait.
Andrew était grand et blond. De nombreux regards féminins
s’arrêtèrent sur lui lorsqu’il fit son entrée. Il en avait été de même pour
moi à peine deux minutes plus tôt.
Je pouvais paraître prétentieux – et en réalité je l’étais –, mais
j’énonçais une simple vérité. Nous étions constitués d’un mélange
d’ADN Luxen et humain et le fait de pouvoir ainsi choisir notre
apparence nous conférait un avantage certain. Après tout, si on vous
demandait de désigner quelqu’un à qui ressembler, vous ne choisiriez
pas la personne que vous trouvez la plus sexy au monde ? Mes yeux
verts étaient un trait de famille et mes cheveux avaient tendance à
boucler aux extrémités, que je le veuille ou non. Quant à ma carrure
d’athlète et à mon physique de star de cinéma, ils correspondaient
parfaitement à mon irrésistible personnalité.
Andrew s’assit face à moi. Comme Adam et Ash, il avait les yeux
d’un bleu profond. Il me salua d’un coup de menton.
— Je te préviens, Ash sait que je suis avec toi. Ne t’étonne pas si elle
débarque.
Génial.
Je gardai une expression neutre par respect pour Ash et Andrew,
mais la dernière chose dont j’avais besoin, c’était certainement de la
revoir.
— Ça m’étonnerait qu’elle vienne, il paraît qu’elle est en colère
contre moi.
— Ça t’étonnerait ? Vraiment ? Tu connais Ash depuis toujours, tu
sais qu’elle adore le conflit.
C’était une vérité absolue.
— Toi aussi, du reste, ajouta Andrew en souriant. C’est quoi le
problème entre vous deux ?
— Pas très envie d’en discuter avec toi, Oprah.
En plus du fait qu’Ash était sa sœur, j’avais du mal à mettre des
mots sur ma relation avec elle. Je l’aimais beaucoup. Non, vraiment, je
tenais beaucoup à elle, mais l’attente de mon peuple, l’idée que de
toute façon nous finirions ensemble m’ennuyait profondément. Je
préférais l’imprévisible.
Andrew n’était manifestement pas au courant.
— Tu sais ce qu’ils attendent de nous.
Il avait baissé la voix. Une des serveuses était Luxen, mais 99 % des
gens qui nous entouraient étaient humains.
— Nous sommes peu nombreux de notre génération, poursuivit
Andrew, et tu sais ce qu’Ethan…
— Je me fous de ce que veut Ethan, l’interrompis-je.
J’avais parlé d’une voix calme, mais Andrew s’est raidi. Rien ne
m’énervait plus vite que d’avoir à me préoccuper de l’Ancien qui portait
le nom d’Ethan.
— Je me fous aussi de ce que veulent les autres, ajoutai-je.
Andrew esquissa un sourire.
— On dirait que quelqu’un t’a mis les nerfs en pelote aujourd’hui.
Pas faux. Et ce quelqu’un avait un prénom qui me faisait penser à
un petit animal plein de poils.
— Raconte, insista Andrew. Je n’arrive pas à savoir si tu fais cette
tête parce que tu es affamé ou parce que tu as envie de tuer quelqu’un.
Je secouai la tête et j’étendis mon bras sur le haut de la banquette.
Apparemment, les Thompson n’étaient pas au courant de l’arrivée de
nos nouveaux voisins. Allez savoir pourquoi, je trouvais que c’était
mieux comme ça. Pourvu que ça dure. Dès qu’ils apprendraient qu’on
avait des humains pour voisins, ce serait le début des commérages.
Pendant le repas, les sarcasmes d’Andrew réussirent à me détendre,
mais lorsque je me garai dans mon allée, je retrouvai toute ma
morosité.
C’était au tour des Thompson de patrouiller ce soir, mais j’étais bien
trop agité pour rester assis sans rien faire. Nos deux familles étaient les
plus fortes de la colonie, c’est la raison pour laquelle mes noces avec
Ash étaient si importantes pour les Anciens. C’est aussi pour cela que
nous nous chargions de la grande majorité des missions de surveillance.
Je passai la nuit dehors sans réussir à apaiser ma frustration. Ma
frustration ? Ah, c’était risible. Disons plutôt la colère que je ressentais
depuis que Dawson… depuis qu’il était mort. J’avais du mal à penser à
autre chose. Sauf parfois, quand j’étais avec Ash, mais ma rage n’était
jamais loin et je n’avais la plupart du temps même pas envie de la
repousser.
Je finis par m’endormir vers trois heures du matin et me réveillai
bien trop tard. Il était presque onze heures. Je n’étais même pas calmé.
Je me levai, me lavai les dents et j’enfilai un survêtement et des baskets.
Dee était déjà partie, pourtant sa voiture n’avait pas quitté l’allée.
En revanche, celle de la fille n’était pas garée devant chez elle.
Évidemment, elles étaient ensemble. Mon thermomètre intérieur était
sur le point d’exploser.
Je descendis l’escalier du perron dans la chaleur étouffante et
traversai la rue à petites foulées en direction des arbres. Je me forçai à
courir à une vitesse humaine, afin de brûler le moins d’énergie possible.
J’essayai de me vider la tête. Quand je courais, j’essayais de ne penser à
rien. Ni aux Arums, ni à la Défense, ni à ce que les Anciens attendaient
de moi, ni à Dee, ni à Dawson.
Ni à la fille d’à côté.
La sueur coulait sur mon torse et me trempait les cheveux. Je
courus longtemps avant de sentir une douleur dans mes muscles. Je fis
alors demi-tour pour rentrer chez moi. Quand j’arrivai dans ma rue,
j’étais si affamé que j’aurais pu dévorer une vache tout entière.
La voiture de la fille était là.
Je ralentis. Il y avait un tas de sacs empilés dans le coffre. Qu’est-ce
que c’était que ça ?
Des sacs de terreau et de morceaux d’écorce. Énormes.
Je regardai vers la maison en plissant les paupières. Sur le parterre
devant la maison, les fleurs semblaient sortir d’un film d’horreur.
J’entendis un rire. Est-ce que Dee allait vraiment aider cette fille à faire
du jardinage ? C’était franchement hilarant. Elle qui était incapable de
faire la différence entre des fleurs et des mauvaises herbes. Et en plus,
elle détestait se salir les ongles.
Je fis le tour de la berline et m’arrêtai. Levant les yeux au ciel, je
m’esclaffai de bon cœur. J’étais pathétique. Je pensais être un gros dur,
mais j’étais apparemment incapable de passer devant un carton ou un
sac sans donner un coup de main à la fille qui le portait. Je déchargeai
la voiture à toute vitesse et j’empilai les sacs près de l’immonde plate-
bande. Puis je partis prendre une douche.
Une fois sous le réconfortant jet d’eau tiède, je me rendis compte
qu’il y avait bien longtemps que je n’avais pas ri d’aussi bon cœur.


Juste au moment où je sortais de la salle de bains, mon portable se
mit à sonner. Je me dirigeai vers la table de chevet où je l’avais posé.
C’était Matthew.
Matthew n’était pas beaucoup plus âgé que nous tous, mais,
puisque nos parents ne nous avaient pas suivis jusque sur Terre, il
jouait le rôle d’un père de substitution. Il vivait comme nous à
l’extérieur de la colonie et enseignait au lycée. Je savais sans l’ombre
d’un doute qu’il était prêt à tout pour nous. Mais il n’était pas du genre
à téléphoner.
— Allô ? répondis-je en enfilant mon jean.
Je l’avais pris par terre, dans l’une des piles, en espérant qu’il était
propre.
Il y eut un silence.
— Vaughn vient de passer me voir. Sans Lane.
— Oui, et ?
Je jetai ma serviette dans la salle de bains.
— Et il m’a prévenu qu’ils avaient détecté des mouvements de
Luxens non autorisés près d’ici. Tu sais ce que ça signifie ?
— Merde ! (Je finis de boutonner mon jean.) Des Arums…
Après tout ce temps, la Défense était toujours incapable de
différencier les Luxens des Arums. Pourtant, nos deux espèces n’avaient
vraiment rien en commun. C’était probablement parce qu’ils n’avaient
jamais réussi à capturer un de ces salauds vivants. On s’était toujours
débrouillés pour se débarrasser d’eux avant que la Défense daigne
pointer le bout de son nez. Ainsi, le gouvernement n’avait aucune idée
de tout ce dont nous étions capables. Et il ne fallait surtout pas que ça
change. Or, si leurs agents réalisaient que les Arums et nous étions des
espèces entièrement différentes, ça ne durerait pas.
— Combien ? demandai-je.
— Un petit groupe, apparemment. Mais tu sais qu’il y en a toujours
d’autres qui suivent.
Génial ! Super nouvelle ! Mon estomac gronda, me rappelant que
j’avais faim.
Je descendis les marches quatre à quatre et me dirigeai vers la
cuisine. Changeant d’avis au dernier moment, je sortis sur le porche.
C’est à ce moment-là que je les vis.
Elles étaient toutes les deux concentrées sur leur parterre de fleurs
et je dus bien admettre que, de là où je me trouvais, il avait déjà bien
meilleure allure. Elles l’avaient désherbé et il y avait sur les marches un
grand sac noir rempli de déchets végétaux.
Dee était ridicule. Elle tirait sur les feuilles d’une plante qui venait
d’être mise en terre comme si elle avait voulu la faire tourner sur elle-
même. J’imagine qu’elle essayait d’éviter de se mettre de la terre sous
les ongles. Je posai les yeux sur l’autre fille. Elle était à genoux, une
main enfoncée dans la terre meuble, le dos courbé, les fesses en l’air.
Mes lèvres s’écartèrent et aussitôt des images salaces envahirent mon
esprit. Je l’imaginais à peu près dans la même position, mais vêtue,
disons… plus légèrement.
Je me sermonnai en me disant que c’était le genre de réflexe qu’il
fallait à tout prix que j’évite. Je ne la trouvais même pas attirante !
Non, vraiment pas !
Elle se redressa sur ses talons et se tourna vers Dee qui lui parlait.
Puis elle regarda dans ma direction.
— Hé ! me cria Matthew dans l’oreille.
Je détournai les yeux en fronçant les sourcils et en me passant la
main sur la poitrine. Merde, j’étais encore torse nu.
— Quoi ?
— Tu m’écoutes ?
— Oui, oui, bien sûr.
La fille était de nouveau concentrée sur ses fleurs. Elle creusait
énergiquement la terre à l’aide d’une truelle.
— Dee a une nouvelle amie, lâchai-je. Une humaine.
Matthew soupira.
— On est un peu entourés d’humains, Daemon.
Sans blague. Je n’avais pas remarqué.
— Ouais, mais celle-ci vient d’emménager dans la maison voisine.
— Quoi ?
— Je ne comprends pas comment ils ont pu autoriser un truc pareil.
Je ne quittais pas la fille des yeux. Dee lui tendait une plante qui
semblait en parfaite santé.
— Dee ne la lâche pas d’une semelle. Tu la connais. Depuis ce qui
est arrivé à Dawson et Bethany, elle cherche désespérément…
Elle cherchait désespérément à retrouver ce que Dawson avait été
pour elle et que moi, je n’étais pas.
— Au lycée, c’est une chose, fit Matthew en laissant les mots que je
n’avais pas prononcés en suspens entre nous, mais aussi près de chez
vous et de la colonie… Comment la Défense a-t-elle pu laisser faire ça ?
— Ils n’ont pas dû réfléchir longtemps à la question, rétorquai-je.
Sauf que je savais pertinemment que toutes leurs décisions étaient
mûrement réfléchies.
— Tu dois te montrer prudent.
— Je le suis toujours.
— Je suis sérieux, Daemon.
Il était exaspéré.
— Ne t’inquiète pas, je garde Dee à l’œil, tentai-je de le rassurer.
N’en parle pas aux Thompson, d’accord ? Je n’ai pas besoin d’avoir à
gérer leurs fichues réactions en plus de tout le reste.
Matthew acquiesça et continua ensuite de râler pendant au moins
trente minutes, alternativement à propos de mes voisines et des Arums.
Je ne l’écoutais que d’une oreille, tout en observant les filles depuis le
porche. Je n’avais pas besoin que Matthew m’explique que la menace
Arum devait être prise au sérieux, ni qu’il m’énumère toutes les
précautions que nous devions prendre. Il le savait d’ailleurs très bien.
Mais c’était Matthew, le prophète des catastrophes.
Quoi qu’il en soit, cette histoire entre Dee et cette fille devait se
terminer au plus vite avant que quelque chose n’arrive et ne mène ces
salopards droit sur nous.
Je raccrochai et rentrai enfiler un tee-shirt, avant de ressortir
malgré la faim qui me tenaillait. J’étais affamé et énervé. Ça faisait
beaucoup à la fois.
Au moment où je me décidai à traverser la rue, Dee se redressait.
Elle s’essuya les mains l’une contre l’autre, mais la fille resta au sol à
tasser la terre. Je m’approchai de ma sœur et lui passai un bras autour
des épaules en la maintenant pour l’empêcher de se dégager.
— Salut sœurette.
Elle m’adressa un sourire admiratif. Je ne sais pas ce qu’elle
s’imaginait, mais elle allait probablement être très déçue.
— Merci d’avoir déplacé les sacs pour nous.
— Moi ? Je n’ai rien fait.
Elle leva les yeux au ciel.
— Si tu le dis, tête de mule.
— Ce n’est pas très gentil.
Je la serrai un peu plus fort en souriant pendant qu’elle fronçait le
nez. Je sentis le regard de la fille posé sur nous. Le soleil lui avait rosi
les pommettes – à moins que ce ne soit autre chose. Elle avait coiffé ses
cheveux en arrière, mais les petites mèches frisées sur sa nuque étaient
trempées de sueur. Mon sourire s’effaça. Cette fille était décidément un
problème ambulant.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je m’occupe du…
Je l’interrompis et me tournai vers ma sœur.
— Je ne m’adressais pas à toi. Qu’est-ce que tu fais ?
Elle haussa les épaules et ramassa une plante comme si ma
rebuffade ne l’atteignait pas. Je lui jetai un regard noir, mais elle
m’ignora ! C’était inacceptable.
Dee me donna un coup de poing dans le ventre pour se libérer.
Sachant qu’elle pouvait frapper beaucoup plus fort, je la lâchai.
— Je l’aide avec son parterre de fleurs. Alors, sois gentil. Regarde ce
qu’on a fait ! Je crois que j’ai un talent caché.
Je contemplai leur œuvre. C’est vrai qu’elles avaient bien travaillé,
mais bon, ce ne devait pas être bien difficile d’arracher quelques
mauvaises herbes et de planter de nouvelles fleurs. Je haussai un
sourcil.
— Quoi ?
Je secouai la tête. Je me fichais de son parterre de fleurs.
— C’est pas mal, je suppose.
— Pas mal ? s’écria Dee d’une voix aiguë. C’est mieux que ça. On a
cassé la baraque. Enfin, Katy surtout. Moi, je lui ai juste tendu le
matériel.
Ignorant ma sœur, j’accordai toute mon attention à la fille.
— C’est ce que tu fais quand tu as du temps libre ?
— Pardon ? sourit-elle. Tu as décidé de me parler, maintenant ?
Je crispai la mâchoire en la regardant ramasser une poignée de
terre.
— Oui, on peut appeler ça un hobby, reprit-elle. C’est quoi le tien ?
Martyriser les bébés chiens ?
Je fus d’abord surpris. En général, personne n’était assez fou pour
oser me tenir tête.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir le révéler devant ma sœur.
— Je ne veux pas le savoir, s’exclama Dee.
Les joues de la fille s’empourprèrent un peu plus et j’eus du mal à
ne pas sourire. À quoi pensait-elle ?
— C’est moins ennuyeux que ça, ajoutai-je en désignant ses fleurs.
Elle s’immobilisa. Des morceaux d’écorce rouge tombèrent à ses
pieds.
— Pourquoi est-ce que ce serait ennuyeux ?
J’arquai les sourcils. Cette fois, la fille eut la sagesse de ne pas
insister, mais elle se renfrogna et recommença à aplanir la terre. Je
voyais bien qu’elle avait du mal à ne pas répondre et je me sentais
comme un requin qui vient de sentir l’odeur du sang. Je pense que Dee
le perçut, car elle m’interpella :
— Ne sois pas désagréable, s’il te plaît.
— Je n’ai rien fait.
Je ne quittai pas la fille des yeux. Elle leva la tête vers moi. Elle
avait une façon de me défier que je ne supportais pas mais qui, en
même temps, m’excitait.
— Quoi ? Tu as quelque chose à dire, Kitten ?
— À part que j’aimerais que tu arrêtes de m’appeler Kitten ? Non.
Elle passa doucement ses mains sur la terre, puis se leva et adressa
un sourire à Dee.
— Je crois qu’on s’est bien débrouillées.
Elle m’ignorait. Je pouvais la comprendre.
— Oui.
Dee me poussa en direction de la maison.
— Ennuyeux ou pas, on a fait du bon boulot, déclara-t-elle. Alors,
tu sais quoi ? Ça me plaît d’être ennuyeuse.
Je n’arrivais toujours pas à croire que cette fille faisait comme si je
n’étais pas là. C’était comme si je ne l’intimidais pas du tout. Ça me
clouait le bec. Je devais me tromper à son sujet. Évidemment, la
plupart des humaines ne cherchaient pas à m’éviter, au contraire. Elles
avaient plutôt tendance à me sauter dessus. Mais il me suffisait en
général d’un regard pour leur faire tourner les talons. Cette fille, en
revanche, réagissait comme… Oh, et merde !
— Et je crois qu’il faut que j’étende cet ennui jusqu’au parterre
devant chez nous, continua Dee déjà tout excitée par son nouveau
projet. On pourrait retourner au magasin acheter du matériel et tu…
— Elle n’est pas la bienvenue chez nous. Je ne rigole pas.
Je savais trop bien comment cette histoire finirait. Dee serra les
poings.
— Je parlais de s’occuper du massif de fleurs qui est devant la
maison, pas dedans. Du moins, la dernière fois que j’ai vérifié.
— Je m’en moque, la rembarrai-je sèchement. Je ne veux pas qu’elle
vienne.
— Daemon, ne fais pas ça. Je t’en prie. Je l’aime bien.
Elle avait baissé la voix et ses yeux brillaient.
— Dee… Soufflai-je.
Je détestais la tristesse que je lisais dans son regard.
— S’il te plaît !
Je jurai dans ma barbe et croisai les bras. Hors de question que je
lâche. Sa sécurité était en jeu. Sa vie, même.
— Dee, tu as déjà des amis.
— Ce n’est pas la même chose et tu le sais parfaitement. C’est
différent.
— Ce sont tes amis, Dee. Ils sont comme toi. Tu n’as pas besoin de
te lier d’amitié avec… quelqu’un comme elle.
Je toisai la fille d’un air méprisant.
— Qu’est-ce que ça veut dire, quelqu’un comme moi ? demanda
Katy, manifestement vexée.
— Il ne voulait rien dire de particulier, se hâta de répondre Dee à
ma place.
— N’importe quoi.
Oui, n’importe quoi. Cette fille n’avait aucune idée de ce qui se
passait sous ses yeux. Elle bomba le torse et si je n’avais pas été aussi
énervé, j’aurais presque trouvé ça mignon.
— C’est quoi ton problème, au juste ?
J’en restai bouche bée. Elle était… plus que juste jolie quand ses
yeux jetaient des éclairs comme ça. Mais je décidai de ne pas me laisser
déconcentrer.
— Toi.
— Je suis ton problème ? Je ne te connais même pas. Tu ne sais
rien de moi.
Elle avait avancé d’un pas, décidément prête au combat.
— Vous êtes tous les mêmes.
Rien n’était plus vrai.
— Je n’ai pas besoin d’apprendre à te connaître, terminai-je. Et je
n’en ai pas la moindre envie.
Pendant un quart de seconde, elle sembla perdue. Puis elle leva les
mains au ciel.
— Alors c’est parfait, mon gros, parce que je n’ai pas envie d’en
apprendre plus sur toi non plus.
Dee me prit le bras.
— Daemon, ça suffit.
Je ne quittai pas Katy des yeux.
— Je n’aime pas l’idée que tu sois amie avec ma sœur.
— Et moi, je me fous complètement de ce que tu aimes, cracha-t-
elle.
Bordel de merde ! Je ne m’étais pas trompé. Cette fille n’avait pas
du tout peur de moi. Et le pire de tout, c’était que ça me plaisait.
Mais je ne pouvais pas la laisser faire.
Je m’approchai d’elle plus vite que je n’aurais dû. En un clin d’œil,
j’étais devant elle et je la foudroyai du regard. Elle recula, les yeux
écarquillés, et frissonna.
— Comment… as-tu bougé… ?
Enfin, j’avais réussi à lui inspirer de la crainte. Et j’en étais
satisfait… C’était vraiment une réaction d’imbécile, mais dans mon
monde, dominer par la peur c’était le bon sens même. J’avançai,
l’obligeant à reculer contre un tronc d’arbre. Pas un instant elle ne
baissa les yeux.
— Écoute-moi bien, je ne me répéterai pas. S’il arrive quoi que ce
soit à ma sœur…
Ses lèvres s’étaient entrouvertes. Je n’avais pas remarqué à quel
point elles étaient pulpeuses. Quand je la regardai de nouveau dans les
yeux, je me rendis compte que si son cerveau lui soufflait de prendre
ses jambes à son cou, son corps lui tenait un tout autre discours.
Je l’attirais, même en cet instant, alors que je bloquais ses
mouvements. De mon côté, une réaction naturelle se produisit, mais je
ne voulais pas m’y intéresser de trop près. Je murmurai d’une voix
rauque :
— Tu es une petite cochonne, Kitten.
Elle cligna lentement des paupières, comme si elle se réveillait
d’une transe.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Une cochonne. (Je laissai le mot en suspens entre nous un
moment.) Tu es couverte de terre, ajoutai-je. Qu’est-ce que tu croyais
que je voulais dire ?
Elle était rouge comme une tomate.
— Rien. Je suis en train de jardiner. On se salit forcément quand on
fait ça.
Je me retins d’éclater de rire en entendant son piètre argument.
Mais elle ne tremblait toujours pas devant moi et ça m’excitait de plus
en plus.
— Il y a des manières beaucoup plus agréables de… se salir. (J’étais
allé trop loin.) Enfin, ce n’est pas comme si je comptais te les montrer
un jour, m’empressai-je d’ajouter.
Le rouge de ses joues s’étendit à son cou. Intéressant.
— Je préférerais me rouler dans le purin plutôt que de coucher
avec toi.
Mais bien sûr… Une partie de moi voulait vérifier l’honnêteté de son
affirmation, en posant ma bouche sur la sienne et en goûtant ses lèvres.
J’étais prêt à parier ma main droite qu’elle ne me repousserait pas. Mais
ce petit moment de satisfaction n’en valait pas la peine. Je lui jetai un
dernier regard et fis volte-face vers ma sœur.
— Il faut que tu rappelles Matthew. Tout de suite. Ça ne peut pas
attendre.
C’était un mensonge, mais il me permettait de m’en sortir sans trop
de dommages.
CHAPITRE 4

Durant les jours qui suivirent, la maison se transforma littéralement


en zone de guerre.
Je me disputais non-stop avec Dee au sujet de la fille d’à côté. Une
bataille totalement inutile, du moins pour moi, car, bien que je
n’hésitasse pas à lui décrire crûment les risques qu’elle encourait à
fréquenter cette humaine, je finis évidemment par céder à tous ses
caprices.
Si je gardais autant que possible mon sang-froid, c’était pour une
simple et bonne raison : je savais que Dee avait prévu de passer la
semaine suivante à la colonie. Les Anciens nous l’imposaient au moins
une fois par an, « pour nous rappeler nos origines », disaient-ils. Le
genre de motif complètement débile. Mais peut-être que ce séjour lui
ouvrirait les yeux.
J’en doutais.
Le vendredi, plusieurs de mes tee-shirts préférés – dont l’un de ma
collection de Ghost Investigators – disparurent. Quand je découvris un
petit tas de cendres dans l’évier de la cuisine, je suspectai un lien entre
les deux événements.
Putain, Dee !
Exaspéré, je décidai d’aller chez les Thompson. Ash accepta avec la
meilleure volonté du monde de m’aider à digérer ma frustration.
J’espérais me changer les idées. Ce fut un échec total. De retour chez
moi le samedi à l’aube, je me retrouvai assis sur le capot de ma
camionnette à fixer les étoiles et à écouter le bourdonnement des
insectes qui s’éveillaient.
La seule idée de passer du temps avec Ash ne m’avait inspiré que de
l’ennui. D’ailleurs, il ne s’était rien passé. Nous ne nous étions même
pas effleurés. Elle était habituée et je ne lui laissais pas le choix de
toute façon. Mais quand même, à ce point, c’était grave.
Je me passai la main sur la nuque. Je pouvais toujours repartir en
patrouille, mais Matthew et Adam étaient déjà en poste et n’avaient
repéré aucun Arum. Pour le moment.
Au moins, je pouvais profiter d’un instant de répit. Sauf que mon
cerveau commença à mouliner. Qu’allions-nous tous devenir ? À la fin
de l’été, nous entrerions tous en terminale, Dee, les Thompson et moi.
Que ferions-nous une fois diplômés ?
Dee n’en parlait presque jamais, en tout cas pas avec moi, mais
j’avais le sentiment qu’elle avait envie de partir, de s’inscrire dans une
fac loin d’ici et je pouvais la comprendre. J’avais moi aussi une putain
d’envie de me tirer, mais ce n’était pas aussi facile pour nous que pour
les autres ados.
Nous devions d’abord obtenir une autorisation de la Défense, qui
devait approuver notre nouveau lieu de vie. Et même s’ils donnaient
leur accord, nous devions trouver un endroit sûr et près d’un site de
bêta-quartz. Ça ne laissait pas un choix immense.
Quant à Ethan, il ne voulait pas nous laisser nous éloigner. Il
préférait que nous vivions tous au même endroit. Ce serait un problème
de le convaincre. Les Anciens étaient obsédés par l’idée que les jeunes
de la nouvelle génération devaient coucher ensemble et se reproduire,
afin de mettre au monde des bébés Luxens nés et élevés sur Terre.
Ce n’était pas dans mes projets.
— Et merde, marmonnai-je en soupirant.
Je me mis alors à penser à Dawson. Je ne comprenais toujours pas
comment il avait pu tomber amoureux d’une humaine, en sachant ce
qu’il risquait. Plus j’y réfléchissais, plus je trouvais ça totalement stupide
et absurde. J’avais passé des nuits entières à retourner ces questions
dans ma tête. Dawson n’en avait rien eu à foutre du danger dans lequel
il mettait sa famille, mais s’il aimait vraiment cette fille – Bethany –,
n’aurait-il pas dû éviter de l’approcher ? Ni les Anciens ni le
gouvernement ne voyaient d’un bon œil le rapprochement entre
humains et Luxens. Et puis, il y avait aussi le problème des Arums.
Est-ce que l’amour l’avait rendu égoïste ? Est-ce qu’il n’avait pas
réalisé que sans lui, je serais perdu ?
Je contemplai les étoiles, mais elles n’avaient pas de réponse à
m’apporter. Je baissai les yeux et me retrouvai à fixer la fenêtre de la
chambre de ma voisine. Mon nouveau problème. J’avais en partie
accepté mon impuissance. Je savais que je ne parviendrais pas à
empêcher Dee de se rapprocher d’elle. Pourtant, je ne pouvais pas
abandonner.
C’est exactement ce que j’avais fait quand Dawson me l’avait
demandé.
Il était plus que probable qu’il arrive la même chose à Dee qu’à
notre frère et cette fois, je ne la lâcherai pas des yeux. Avant tout, c’est
la fille d’à côté que je devais surveiller.


Lundi matin, je me réveillai avant Dee et lui préparai son petit
déjeuner préféré : gaufres, œufs et bacon. Je n’aimais pas l’idée de la
laisser partir une semaine en étant en colère contre moi.
Et personne, pas même ma sœur, ne pouvait résister à mes talents
de cuisinier.
Au départ, elle se montra méfiante et me jeta des regards en coin,
mais voyant que je ne faisais pas allusion à sa nouvelle amie, elle se
détendit et se mit à me sourire et à me câliner. Je l’accompagnai jusqu’à
sa voiture et lui portai sa valise, même si elle aurait pu la soulever elle-
même avec son petit doigt. La colonie était accessible par les bois, mais
Dee la rejoindrait en passant par l’une des minuscules routes qui y
menaient. Les humains qui vivaient dans le coin pensaient que le petit
village était peuplé d’ermites écolos farfelus qui avaient choisi de fuir la
civilisation.
Les hommes ne voyaient jamais que ce qu’ils avaient envie de voir.
— Tu es sûre que tu ne veux pas que je vienne avec toi ?
Elle ouvrit sa portière en secouant la tête.
— Ça fait au moins cinq fois que tu me poses la question.
— Trois.
— N’empêche, dit-elle en riant. Tu sais que si tu m’accompagnais,
Ethan ne te laisserait probablement pas repartir. Tout va bien se
passer.
Je me forçai à acquiescer.
— Envoie-moi un SMS quand tu arriveras.
— Ils n’ont pas intérêt à me confisquer mon téléphone comme la
dernière fois. Je ne me laisserai pas faire, déclara Dee en s’asseyant. Tu
peux me rendre un service ?
— Quoi ?
Elle prit un air grave.
— Essaie de parler avec Katy si tu la croises. (Je haussai un sourcil.)
Et même, continua Dee, tu pourrais aller la voir et te comporter
gentiment avec elle pour ne pas gâcher mes chances d’avoir une
véritable amie. Ça me changerait de ceux que je fréquente par
obligation. Je l’apprécie réellement et ce serait vraiment cool que mon
amie ne déteste pas mon frère.
La fille me détestait. Je ne savais pas quoi en penser.
Surtout que j’avais tout fait pour qu’il en soit ainsi.
— Tu peux faire ça pour moi ? insista Dee. Sois gentil avec elle. S’il
te plaît.
Son regard était si sérieux que j’acquiesçai.
— Tu promets, hein ?
Je soupirai et levai les yeux au ciel.
— Oui, je promets.
Un sourire éclaira le visage de ma sœur. C’était le genre de sourire
qui faisait tourner la tête de tous les mecs du lycée. J’eus un peu honte
de lui avoir menti.
Mais quand je lui mentais, au moins, j’avais la paix.
Je la regardai partir avant de retourner dans la maison pour
prendre une douche. J’enfilai un jean et un tee-shirt, qui avait échappé
au massacre, puis je me mis à ranger un peu la maison. C’était en soi
un petit miracle.
Sois gentil avec elle.
Je me dirigeai vers la fenêtre qui était devenue mon poste de
surveillance et soulevai le rideau en me demandant si… Eh, mais
qu’est-ce qu’elle fichait ?
Paupières plissées, j’observai la fille en train de sauter pour essayer
d’atteindre le toit de sa voiture avec une éponge. Je souris malgré moi.
Elle était complètement ridicule.
Sans l’avoir réellement décidé, je sortis par la porte de derrière et
me glissai entre nos deux maisons. Quand j’arrivai devant chez elle, elle
était penchée en avant pour ramasser l’éponge qu’elle avait laissée
tomber.
Je m’immobilisai afin de profiter de la vue magnifique qui s’offrait à
moi. Extraterrestres ou humains, il semble que les garçons soient
universellement prévisibles.
Elle se redressa et je m’approchai. Je l’entendis marmonner un gros
mot et elle jeta son éponge dans le seau.
— On dirait que tu as besoin d’aide, lançai-je, les mains dans les
poches.
Elle sursauta et se retourna vers moi, ses grands yeux gris
écarquillés. La surprise sur son visage ne laissait aucun doute : elle se
demandait ce que je faisais là.
Je me posais la même question.
Sois gentil avec elle.
J’étouffai un soupir et désignai le seau à ses pieds.
— Tu avais l’air d’avoir envie de la balancer encore une fois. Alors,
je me suis dit que j’allais faire ma BA de la journée et intervenir avant
qu’une innocente éponge y perde la vie.
Elle ôta une mèche de cheveux mouillée de son front sans me
quitter des yeux. Elle était tendue. Comme elle ne répondait pas, je pris
l’éponge dans le seau et l’essorai.
— C’est toi qui as pris un bain ou ta voiture ? Je n’aurais jamais cru
que nettoyer une bagnole pouvait être aussi laborieux. Mais après
t’avoir observée pendant un quart d’heure, je suis convaincu qu’on
devrait en faire une discipline olympique.
— Tu m’observais ?
Je n’aurais pas dû dire ça. Et puis, merde. Je haussai les épaules.
— Tu aurais très bien pu l’emmener au lavage automatique. Ça
aurait été plus simple.
— C’est une perte d’argent.
— Je suis d’accord.
Je fis le tour de la voiture et m’agenouillai pour nettoyer une tache
qu’elle avait manquée. J’en profitai pour vérifier ses pneus. Bon sang.
Ils étaient dans un sale état.
— Il faut que tu changes tes pneus. Ils sont presque lisses et on a
des hivers de dingues, ici.
Elle resta silencieuse.
Je me levai en la regardant à travers mes cils. Elle me fixait, les bras
ballants, comme si j’étais une hallucination. Le devant de son tee-shirt
était trempé et collait à sa poitrine. J’avais du mal à en détourner les
yeux. Je m’obligeai à me concentrer sur la voiture. Je lavai le toit et
quand j’eus terminé, elle était toujours là, parfaitement immobile, ce
qui m’arracha un sourire.
— En tout cas, je suis content de t’avoir vue dehors. (Je saisis le
tuyau d’arrosage et rinçai la voiture.) Je crois que je suis censé
m’excuser.
— Tu crois ?
Tiens, elle parle ?
Je me retournai lentement vers elle, manquant l’arroser en
m’attaquant à l’autre côté de la voiture. Je fus curieusement satisfait de
la voir plisser les paupières.
— Ouais. Dee m’a demandé de venir te voir pour faire la paix.
Apparemment, je serais en train de gâcher ses chances de se faire une
amie « normale ».
— Une amie normale ? Comment sont ses autres amis, au juste ?
— Pas normaux.
— Demander pardon sans vraiment le penser va à l’encontre même
du principe de l’excuse, tu sais ?
— C’est vrai, m’esclaffai-je.
Elle changea de jambe d’appui.
— Tu es sérieux ?
— Ouais.
Je continuai de m’occuper de sa voiture et j’eus une idée géniale.
Je n’arriverais pas à me débarrasser de cette fille et il était peu
probable que Dee se lasse d’elle. J’avais décidé samedi matin de la
garder à l’œil et il me fallait une excuse pour y parvenir. Impossible de
lui faire croire que j’avais envie de passer du temps avec elle et
d’ailleurs, je n’en avais pas envie, mais si elle était la nouvelle meilleure
amie de Dee, je devais en apprendre un maximum sur elle. Et pas
seulement si je pouvais lui faire confiance au cas où les choses
tourneraient mal.
— Pour tout te dire, je n’ai pas le choix. Je suis obligé de faire la
paix avec toi.
Elle secoua la tête.
— Tu n’as pas l’air d’être le genre de mec qui se laisse commander,
pourtant.
— Non, pas en règle générale, c’est vrai. Mais ma sœur refuse de
me rendre mes clés de voiture tant que je n’aurai pas arrangé les choses
avec toi. Et je n’ai pas envie de m’embêter à faire refaire des doubles.
C’est le premier truc qui m’était passé par la tête. C’était ridicule.
Déjà parce que je n’avais pas besoin de voiture pour aller où je voulais.
Mais cette fille ne le savait pas. En revanche, j’allais devoir envoyer un
texto à Dee dès que possible.
— Elle t’a confisqué tes clés ? s’esclaffa la fille.
Mon esquisse de sourire s’effaça.
— Ce n’est pas drôle.
— Non, tu as raison.
Elle avait un joli rire. Un peu rauque. Sexy.
— C’est hilarant, ajouta-t-elle.
Je lui jetai un regard noir. Bien sûr, mes clés étaient sur le comptoir
de la cuisine, mais elle aurait pu montrer un peu plus d’empathie à
mon égard.
— Désolée, déclara-t-elle, les bras croisés sur la poitrine. Je
n’accepte pas tes excuses. Elles ne sont pas sincères.
Je haussai les sourcils.
— Je viens de laver ta voiture, je te signale.
— Eh oui. Tu ne reverras peut-être jamais la couleur de tes clés.
Son sourire éclairait son visage d’une façon magnifique. Elle n’avait
soudain plus rien de banal.
— Mince, mon plan tombe à l’eau.
Je souris. Sa réaction était intéressante. Divertissante.
— Je m’étais dit que même si le cœur n’y était pas, je pouvais au
moins essayer de me racheter.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Tu es toujours aussi agréable avec les gens ?
Je passai devant elle pour aller fermer le robinet.
— Toujours. Et toi, tu reluques toujours les mecs à qui tu demandes
ton chemin ?
— Tu ouvres toujours ta porte à moitié nu ?
— Toujours. Et tu n’as pas répondu à ma question. Tu reluques
toujours les mecs comme ça ?
Elle rougit.
— Je ne t’ai pas reluqué.
— Ah bon ?
Je la fixai un moment avant de reprendre :
— Si tu veux tout savoir, tu m’as réveillé. Je ne suis pas du tout du
matin.
— Il n’était pas si tôt que ça.
— Je faisais la grasse matinée. C’est les vacances d’été. Ça ne
t’arrive jamais ?
Une mèche s’était encore échappée de son chignon et lui barrait le
visage.
— Non. J’ai l’habitude de me lever tôt.
Pourquoi ça ne m’étonnait pas ?
— On dirait ma sœur. Ça ne m’étonne pas qu’elle se soit aussi vite
attachée à toi.
— Dee a bon goût… contrairement à d’autres. C’est une fille super.
Je l’aime beaucoup. Alors, si tu es venu pour jouer au méchant grand
frère, je t’arrête tout de suite.
Elle avait repris son attitude de défi. Il suffisait à peine d’une
étincelle pour allumer la mèche.
— Je ne suis pas là pour ça.
Je ramassai le seau et les différents produits de nettoyage. Quand je
levai la tête, je la surpris les yeux posés sur mes lèvres. Tiens donc.
— Alors pourquoi tu es là, si ce n’est pas pour me faire des excuses
bidon ?
Je posai ce que j’avais dans les mains sur les marches du porche et
m’étirai.
— Peut-être parce que je me demande pourquoi elle s’est aussi vite
attachée à toi. Dee se méfie des étrangers, d’habitude. Comme nous
tous.
— Je vois. J’avais un chien qui n’aimait pas les inconnus, lui non
plus, grinça-t-elle.
Je restai bouche bée une seconde avant d’éclater de rire. Un rire
authentique qui sonnait étrangement à mes propres oreilles. Waouh.
Elle avait de la repartie. Elle s’éclaircit la gorge.
— Eh bien, merci pour la voiture.
Elle aurait aussi bien pu me balancer : « Tu peux t’en aller
maintenant, je t’ai assez vu. » Je m’approchai d’elle. Je n’avais pas eu
l’impression de bouger si rapidement que ça, mais je vis que je l’avais
décontenancée. Elle dégageait cette odeur de pêche que j’avais déjà
remarquée.
— Comment tu fais pour te déplacer aussi vite ? demanda-t-elle.
J’ignorai sa question et la dévisageai. Qu’est-ce qui attirait tellement
ma sœur chez elle ? Elle avait la langue plus acérée qu’un rasoir et elle
était intelligente, ça se voyait. Mais des humains comme elle, il y en
avait des millions. Je ne comprenais pas.
— Ma petite sœur semble t’apprécier.
Elle ouvrit la bouche et la referma. Puis elle lâcha :
— Ta petite sœur ? Vous êtes jumeaux !
— Sache que je suis né exactement quatre minutes et trente
secondes avant elle. Alors techniquement, c’est ma petite sœur.
Je la regardai droit dans les yeux et elle baissa les paupières.
— C’est le bébé de la famille ?
— Exactement. C’est pour ça que je cherche à tout prix à me faire
remarquer.
— Ça explique ton sale caractère, rétorqua-t-elle.
— Peut-être, mais la plupart des gens me trouvent charmant.
Cette fois, elle soutint mon regard.
— J’ai… du mal à le croire.
— Tu ne devrais pas, Kat.
Je saisis entre mes doigts une de ses mèches rebelles.
— C’est quelle couleur ? Ce n’est ni brun ni blond.
Elle recula pour se libérer.
— On appelle ça châtain.
— Si tu le dis. (Je haussai les épaules.) Il faut qu’on se mette
d’accord tous les deux, repris-je.
Elle fit un nouveau pas en arrière.
— D’accord sur quoi ?
Je m’assis sur les marches, j’étendis les jambes et m’appuyai sur les
coudes. Il me fallait un plan. Ma bouche était plus rapide que mon
cerveau ce matin.
— Ça va ? Tu es à l’aise ?
— Très.
Son tee-shirt avait séché. Une idée géniale me traversa l’esprit.
— Donc, je disais… tu te souviens quand je t’ai dit que j’étais venu
ici pour faire la paix ? Et pour récupérer mes clés de voiture ? Je
compte bien y arriver.
Je croisai les chevilles et regardai vers les arbres. Je mentais comme
je respirais.
— Il va falloir que tu m’expliques un peu mieux parce que je ne
comprends rien.
— Bien sûr, soupirai-je. Dee a caché mes clés. Elle est très douée
pour ce genre de choses. J’ai déjà mis la maison sens dessus dessous,
sans succès.
— Alors, demande-lui de te dire où elles sont.
— C’est ce que je ferais si elle était là, mais elle a quitté la ville et ne
sera pas de retour avant dimanche.
— Quoi ? Je ne le savais pas.
— Ça s’est décidé à la dernière minute, expliquai-je en décroisant
les jambes.
Je me mis à taper du pied en rythme tout en poursuivant :
— Et pour qu’elle me dise où les clés sont cachées, il va falloir que
je gagne des bons points. Ma sœur adore ça. Elle fait une fixation là-
dessus depuis l’école primaire.
Le pire, c’est que c’était vrai.
— OK… ?
— Il faut donc que je gagne des points. Et la seule façon d’y arriver,
c’est de faire quelque chose de gentil pour toi.
Elle se mit à rire.
— Je suis désolée, mais avoue que c’est hilarant.
— Ouais, très drôle.
J’étais vexé.
— Qu’est-ce que tu dois faire, alors ?
— Je suis censé t’emmener nager demain. Si je m’exécute, ma sœur
me dira où sont cachées mes clés. Bien sûr, il faut que je me montre
sympa avec toi.
C’était exactement le genre de trucs que Dee aurait pu faire. J’étais
assez fier de ma petite histoire. Katy me dévisagea, dépitée.
— Si je comprends bien, la seule façon pour toi de récupérer tes clés
est de m’emmener me baigner et de te montrer gentil avec moi ?
— Waouh ! Tu piges vite.
Son rire cette fois était presque méchant.
— Tu peux dire adieu à tes clés.
Quoi ? Elle plaisantait, là…
— Pourquoi ?
— Parce que je n’irai nulle part en ta compagnie.
— On n’a pas vraiment le choix.
Elle lança un coup d’œil à sa porte d’entrée par-dessus mon épaule.
— Faux. Tu n’as pas le choix. Moi si. Ce ne sont pas mes clés qui ont
disparu.
Waouh ! J’avais peut-être été un peu trop odieux lors de nos deux
premières rencontres. Heureusement qu’elle ne savait pas que j’avais
brièvement envisagé de brûler sa maison.
— Tu ne veux pas te retrouver seule avec moi, c’est ça ?
— Euh. Non.
— Pourquoi pas ?
Elle leva les yeux au ciel.
— Pour commencer, tu es un crétin.
J’acquiesçai. Je ne pouvais pas la contredire.
— Ça m’arrive.
— Et je refuse de passer du temps avec un mec parce que sa sœur
l’y force. Je ne suis pas si désespérée que ça.
— Ah bon ?
La colère lui empourpra le visage.
— Dégage de chez moi.
Totalement dans mon rôle, je fis semblant d’y réfléchir.
— Non.
— Quoi ? Comment ça, « non » ?
— Je ne partirai pas avant que tu aies accepté de venir te baigner
avec moi.
Elle semblait au bord de l’explosion.
— Comme tu veux, mais je te préviens : tu risques d’attendre
longtemps. Je préférerais avaler des éclats de verre plutôt que de
passer du temps avec toi.
Rien que ça.
— C’est plutôt radical.
— Je ne trouve pas.
Elle commença à monter les marches pour rentrer chez elle. Je
l’attrapai par une cheville. Sa peau était d’une douceur ! Et elle
semblait si fragile. Elle me toisa et je lui offris le regard qui m’avait plus
d’une fois tiré d’affaire au collège et au lycée.
— Je resterai ici toute la journée et toute la nuit. Je camperai sous
ton porche, s’il le faut, mais je ne partirai pas. J’ai toute la semaine,
Kitten. Si tu n’acceptes pas de faire ça demain, je ne te lâcherai pas tant
que tu n’auras pas accepté. Et tu ne pourras plus sortir de chez toi.
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout.
— Dis-lui qu’on y est allés et qu’on s’est bien amusés. Mens.
Elle essaya de libérer sa jambe sans y parvenir.
— Elle s’en rendra tout de suite compte. On est jumeaux. On ne
peut rien se cacher. À moins que tu ne sois trop timide pour venir nager
avec moi ? L’idée de te retrouver à moitié nue devant moi te met mal à
l’aise, c’est ça ?
Je m’amusais comme un petit fou à la provoquer.
— J’ai grandi en Floride, idiot. J’ai passé la moitié de ma vie en
maillot de bain.
Elle s’agrippa à la rampe pour se dégager. En vain.
— Alors quel est le problème ?
Sa peau était chaude sous ma main.
— Je ne t’aime pas.
Elle prit une profonde inspiration qui lui gonfla la poitrine.
— Lâche-moi.
Soutenant son regard, je levai chaque doigt très lentement. Je me
fichais à présent de mon plan initial, qui consistait à la surveiller.
C’était désormais une question de principe. Un défi.
— Je ne partirai pas, Kitten. Que tu le veuilles ou non, on ira.
Sa lèvre supérieure se retroussa. Je savais qu’elle était sur le point
de se jeter sur moi pour me frapper, mais la porte s’ouvrit. Je me
retournai. C’était sa mère. Elle portait un pyjama avec… des petits
lapins.
— Tu es le voisin d’à côté ? me demanda-t-elle.
Je vis aussitôt l’avantage que je pouvais tirer de la situation.
— Je m’appelle Daemon Black.
Elle me sourit chaleureusement.
— Kellie Swartz. Ravie de te rencontrer.
Elle jeta un coup d’œil à sa fille.
— Vous pouvez entrer si vous voulez. Vous n’êtes pas obligés de
rester en plein soleil.
Je me levai et donnai un coup d’épaule à Katy.
— C’est très gentil à vous de me le proposer. On devrait rentrer
pour terminer de planifier notre petite sortie.
— Non. Ce n’est pas la peine, se hâta-t-elle de répondre.
— Quelle sortie ? voulut savoir sa mère. Je suis pour les sorties.
J’aimais déjà beaucoup sa mère.
— J’essaie de convaincre votre charmante fille de venir se baigner
avec moi demain, mais je crois qu’elle a peur que vous n’approuviez
pas. Je pense qu’elle fait sa timide.
Je donnai une tape sur l’épaule de Katy. Elle faillit en tomber à la
renverse. Je dus me mordre la langue pour ne pas rire.
— Quoi ? Ça ne me dérange pas qu’elle aille nager avec toi. Au
contraire, c’est une très bonne idée. Je n’arrête pas de lui répéter qu’il
faut qu’elle s’amuse. Sortir avec ta sœur, c’est bien, mais…
— Maman. Ce n’est pas…
Incapable de me retenir, je passai mon bras autour de son épaule.
— C’est exactement ce que j’étais en train de dire à Katy ! Ma sœur
est partie pour une semaine, alors je me suis dit qu’on pouvait aller se
promener tous les deux.
— Comme c’est gentil de ta part ! sourit Mme Swartz.
Elle avait l’air vraiment ravie. À ma grande surprise, Katy étreignit
ma taille. Mais ce n’était que pour mieux me pincer.
— Oui, c’est vraiment très gentil de ta part, Daemon.
Et elle avait des ongles super pointus.
— Oh, vous savez, entre voisins…
— Je sais surtout que Katy n’a rien de prévu demain. Elle est libre
d’aller se baigner.
Katy récupéra son bras et s’éloigna de moi.
— Maman…
— Ça ne me dérange pas, ma chérie. C’était un plaisir de te
rencontrer enfin, ajouta sa mère en m’adressant un clin d’œil.
— Pareillement.
Mme Swartz avait à peine refermé la porte que Katy posait ses deux
mains sur mon torse pour me pousser. Je ne bougeai pas d’un pouce.
— Tu es vraiment un connard.
Il était temps de sonner la retraite.
— Je te vois demain à midi, Kitten.
— Je te déteste, cracha-t-elle.
— Idem.
Je m’arrêtai et lançai par-dessus mon épaule :
— Je te parie vingt dollars que tu portes un maillot une pièce.
Elle poussa un cri de rage et je partis en espérant bien perdre mes
vingt dollars.
CHAPITRE 5

Envie de compagnie ?
J’enfilai mon jean par-dessus mon short de bain en jetant un coup
d’œil à mon téléphone. Bonne surprise : Ash avait compris que je
n’appréciais pas qu’elle se pointe chez moi sans prévenir. Si elle m’avait
trouvé sur le départ pour le lac avec Katy, elle aurait pété un plomb.
Non pas parce que Katy était humaine, mais parce que je ne l’avais
jamais emmenée au lac quand nous sortions ensemble. À partir du jour
où nous avions emménagé, cet endroit était devenu un sanctuaire
réservé à Dee, Dawson et moi. J’avais encore du mal à croire que j’avais
proposé à Katy de passer la journée avec elle là-bas. J’avais
manifestement pensé avec autre chose que ma tête.
Je répondis rapidement à Ash.

Pas possible.

Je reçus sa réponse immédiatement.

Tu fais quoi ?

Des trucs.

Je pris un tee-shirt dans mon placard sans lâcher mon téléphone.
Un nouveau message apparut sur mon écran.

Je m’ennuie. Occupe-toi de moi.

Pas possible.

J’étais au bas de l’escalier avant qu’elle ait fini de taper sa réponse.

T’es chiant.

On a au moins un point commun, alors.

Crétin. Va faire tes trucs. Je m’en fous.

Je posai mon portable sur le comptoir de la cuisine, pris une
serviette et sortis pour retrouver… Kat.
Waouh.
Quand je pensais à elle, elle n’était plus « la fille ». Je n’aimais pas
son prénom. Ça ne lui allait pas. Kat, c’était mieux. Ou Kitten. Je savais
qu’elle détestait ce surnom et c’est sans doute une des raisons pour
lesquelles il me plaisait.
La veille, j’avais informé Dee de mes plans par texto. Elle m’avait
envoyé une série de points d’exclamations et d’émoticônes choqués. Je
n’avais pas hâte de répondre à l’inévitable questionnaire qu’elle me
ferait subir en rentrant à la maison.
Je n’étais pas sûr de la manière dont allait se dérouler la journée.
Différents scénarios étaient possibles. Avec un peu de chance, je
découvrirais un aspect de la personnalité de Kat qui rebuterait Dee. Je
ne savais pas quoi, mais ça ne m’empêchait pas d’espérer.
Je frappai à sa porte. J’étais en avance, mais ça m’amusait de la
déstabiliser. Quelques minutes s’écoulèrent avant que la porte s’ouvre.
Je souris.
— Je suis un peu en avance.
— Je vois ça.
Elle avait l’air aussi enthousiaste que pour un rendez-vous chez le
dentiste.
— Tu n’as pas changé d’avis ? ajouta-t-elle. Il n’est pas encore trop
tard pour inventer un bobard.
— Je ne suis pas un menteur.
C’était en soi un gros mensonge.
— Accorde-moi une seconde. Je vais chercher mes affaires.
Elle me claqua la porte au nez. J’étouffai un rire. Elle ressemblait
vraiment à un petit chat en colère. Une partie de moi avait envie de lui
prouver que je pouvais être gentil. Si je m’étais montré aussi agressif, ça
n’avait rien de personnel. Outre le fait qu’elle était humaine, bien sûr.
Cela dit, même si je l’avais blessée, elle avait rendu coup pour coup.
Toute cette situation était complètement stupide. En étant gentil avec
elle, je nous mettais en danger, mais ça commençait à me mettre mal à
l’aise de lui balancer des méchancetés. Je perdais à tous les coups.
Elle réapparut enfin et sortit en prenant soin de ne pas m’effleurer.
Alors qu’elle refermait la porte, je me demandai ce qu’elle avait sous
son tee-shirt et son short.
— Bon. Où est-ce que tu m’emmènes ? me demanda-t-elle sans me
regarder.
— Si je te le dis, ce n’est pas drôle. Ça gâchera la surprise.
Je descendis les marches à sa suite et la dépassai.
— Je viens d’arriver en ville, tu sais ? Tout sera nouveau pour moi.
— Alors pourquoi est-ce que tu me poses la question ?
Elle tressaillit en voyant que je ne m’arrêtais pas à la voiture.
— On n’y va pas en voiture ?
Je m’imaginais en train d’essayer de conduire entre les arbres et je
ris.
— Non, on ne peut pas y accéder en voiture. Ce n’est pas un
endroit très connu. Peu de gens du coin y sont déjà allés.
— Oh, je suis spéciale, alors.
Je me tournai vers elle et j’étudiai son profil. J’eus du mal à
détourner les yeux.
— Tu sais ce que je crois, Kat ?
Elle me regarda. Voyant que je la dévisageais, elle rougit. Nous
arrivions au bout de la route.
— Je ne suis pas certaine de vouloir le savoir.
— Je crois que ma sœur, elle, te trouve spéciale. Je commence
sérieusement à me demander si elle ne se drogue pas.
J’avais prononcé les derniers mots sans vraiment y réfléchir, mais en
réalité, je me posais vraiment la question. Kat m’adressa un sourire
ironique.
— « Spéciale », ça veut dire beaucoup de choses, pas vrai,
Daemon ?
Je sursautai en entendant mon prénom dans sa bouche. Je crois
que c’était la première fois qu’elle le prononçait. C’était… agréable. Je
m’engageai entre les arbres.
— Tu essaies de me perdre dans les bois ?
Elle semblait presque inquiète.
— Et qu’est-ce que je pourrais bien te faire ici, Kitten ?
Elle ne répondit pas tout de suite.
— Les possibilités sont infinies.
— N’est-ce pas ? répliquai-je avec un clin d’œil.
En essayant d’éviter le lierre qui courait au sol, elle manqua
trébucher sur une racine.
— On ne peut pas faire semblant d’y être allés ?
Faire semblant ? Je clignai des yeux, à court de repartie pour la
première fois depuis… toujours. Je me comportais bien, pourtant. Elle
n’aimait pas Daemon le connard, mais elle ne semblait pas aimer
beaucoup plus Daemon le gentil garçon. Bon sang. Cette fille me faisait
tourner en bourrique, je ne savais plus quoi penser. Est-ce que j’avais
sincèrement envie d’être gentil avec elle ? Ou est-ce que je faisais tout
ça uniquement dans le but de l’éloigner de ma sœur ? Toutes ces
questions et tous ces revirements allaient finir par me rendre dingue.
— Crois-moi. Je préférerais être ailleurs, moi aussi. Mais se plaindre
ne rendra pas les choses plus faciles.
— C’est toujours un plaisir de discuter avec toi.
Je sautai par-dessus un tronc d’arbre mort, puis me retournai pour
lui tendre la main. Elle la regarda en se mordant la lèvre. J’eus
soudainement très chaud et ça n’avait rien à voir avec la température
extérieure. Elle n’allait pas prendre ma main. Il ne fallait pas qu’elle la
prenne.
Pourtant, elle posa sa paume sur la mienne. Par ce geste, elle
m’accordait sa confiance. Il y eut une décharge d’électricité statique. Ça
arrivait parfois quand les humains nous touchaient. Je fis comme si je
ne l’avais pas sentie et serrai sa minuscule menotte dans ma grosse
paluche pour l’aider.
— Merci, murmura-t-elle quand je la lâchai.
Ma poitrine se contracta brièvement. Je me sentais héroïque.
— Tu as hâte de reprendre les cours ?
— Ce n’est jamais agréable d’être la petite nouvelle. Tu sais, celle
que tout le monde remarque. Ça devient fatigant au bout d’un
moment.
— Je comprends.
— Ah bon ? s’étonna-t-elle.
Si elle savait à quel point je la comprenais.
— Oui. On est bientôt arrivés.
— Bientôt ? On marche depuis combien de temps ?
— Une vingtaine de minutes. Peut-être un peu plus. Je t’ai dit que
c’était un endroit caché.
Nous escaladâmes un autre tronc d’arbre et je m’effaçai pour qu’elle
puisse profiter de la vue sur la clairière. J’étais encore surpris de l’avoir
amenée ici.
— Bienvenue dans notre petit coin de paradis.
Elle passa devant moi en silence, émerveillée. Je sentis une tension
dans mes épaules.
La clairière était séparée en deux par un ruisseau qui se jetait dans
un petit lac naturel. Une légère brise en faisait onduler la surface. De
gros rochers plats émergeaient de l’eau. Des fleurs sauvages, bleues et
mauves, entouraient le lac. Voyait-elle la même chose que moi ? Je sais
que c’était le cas de Dee. Si j’étais venu avec Ash, elle aurait sans doute
trouvé l’endroit ennuyeux. Dawson était sensible à la paix qui émanait
de ce lieu. Matthew l’aurait peut-être éprouvée également.
— Waouh. Cet endroit est vraiment magnifique.
— Oui, c’est vrai.
Je mis ma main en visière pour ne pas être ébloui par les reflets du
soleil dans l’eau. Cet endroit était un véritable havre de paix. Ici, je
pouvais fuir tous mes soucis, même si ce n’était que pour quelques
heures. Je baissai la main. Elle m’effleura doucement le bras pour
attirer mon attention. Je plongeai mon regard dans le sien.
— Merci de m’avoir amenée ici.
Elle retira sa main et détourna les yeux. Je ne sus quoi lui répondre
et la drôle de sensation que j’avais éprouvée plus tôt s’épanouit un peu
plus. Elle se dirigea vers le bord du lac.
— C’est profond ? demanda-t-elle.
— Environ trois mètres, mais ça tombe à six de l’autre côté des
rochers.
— Dee adore venir ici. Avant ton arrivée, elle passait presque tout
son temps ici.
Je l’avais rejointe en un clin d’œil. Elle fronça les sourcils avant de
prendre une courte inspiration.
— Tu sais, je ne compte pas causer d’ennuis à ta sœur.
— On verra bien.
— Je ne suis pas une mauvaise fréquentation, insista-t-elle. Je n’ai
jamais trempé dans des trucs louches.
Je la contournai. Je voyais bien qu’elle essayait de repartir de zéro
avec moi, mais je savais que Bethany n’avait jamais voulu la perte de
Dawson, et pourtant… on pouvait être nuisible sans le savoir.
— Elle n’a pas besoin d’une amie comme toi.
— Je ne vois pas ce qui cloche chez moi, me rembarra-t-elle. Tu sais
quoi ? Oublie ce que je viens de te dire.
Elle voulut s’éloigner, mais je la retins avec la première phrase qui
me traversa l’esprit.
— Pourquoi est-ce que tu jardines ?
Elle serra les poings.
— Quoi ?
— Pourquoi est-ce que tu jardines ?
Je me demandais pour quelle raison je lui posais une question aussi
personnelle. Mieux la connaître ne m’avancerait pas à grand-chose.
— Dee m’a expliqué que ça te permettait de te vider la tête, repris-
je. À quoi est-ce que tu ne veux pas penser ?
— Ça ne te regarde pas, lâcha-t-elle sèchement.
Bon, d’accord.
— Alors, on n’a qu’à aller se baigner.
Elle avait l’air d’avoir envie de m’étrangler. Je baissai la tête pour
ne pas qu’elle devine mon sourire. Ça ne ferait que la mettre encore
plus en colère. J’enlevai mes tennis et déboutonnai mon jean. Je savais
qu’elle me dévorait des yeux. Et quand je me retrouvai en maillot, son
regard se transforma en Super Glue. Comme si de rien n’était, je me
plaçai sur le bord du lac et plongeai. Le froid m’éclaircit aussitôt les
idées. Je nageai sous l’eau un moment. J’adorais ça. Pour moi, nager,
c’était un peu comme voler. Et comme j’allais vite, les sensations étaient
vraiment très proches. Quand je réapparus à la surface, elle n’avait pas
bougé. Le soleil avait commencé à lui rougir le visage. J’avais envie de
la taquiner, mais l’idée d’avoir à lui courir après si elle décidait de
partir me fatiguait.
— Tu viens ?
Elle se trémoussa en se mordant la lèvre inférieure. Elle leva les
yeux vers moi pour les baisser presque aussitôt. C’était… mignon.
— Tu es vraiment timide, hein, Kitten ?
Elle grimaça.
— Pourquoi est-ce que tu m’appelles comme ça ?
— Parce que ça te hérisse le poil, comme les chats.
Je nageai un peu plus loin.
— Alors, tu viens ?
Elle ne bougea pas. Il fallait que je trouve un moyen de la motiver.
— Je te donne une minute pour me rejoindre.
Elle pinça les lèvres.
— Sinon, quoi ?
Je me rapprochai du bord.
— Sinon, je viens te chercher.
— Tu peux toujours essayer.
— Quarante secondes.
Est-ce qu’elle ne m’en croyait pas capable ?
— Trente secondes.
Je commençais à espérer qu’elle me forcerait à m’occuper de son
cas. J’étais sûr de prendre un grand plaisir à la balancer dans l’eau.
Elle dut le sentir, car, tout en marmonnant, elle souleva le bas de son
tee-shirt. Elle l’ôta et se débarrassa de son jean. Puis elle posa les mains
sur les hanches.
— Content ?
Bordel de merde ! Elle ne portait pas un maillot une pièce, mais un
bikini rouge absolument… waouh ! Je ne sais pas à quoi je m’attendais,
mais certainement pas à ça.
Sous son short et son tee-shirt informe, Katy cachait un corps
magnifique avec des courbes qui me donnaient envie de… faire des
trucs vraiment stupides. Des trucs très agréables, mais vraiment
stupides.
Je ne voulais pas la fixer, je ne voulais pas remarquer combien ses
seins tendaient le tissu rouge en forme de cœur. Je fis mine de ne pas
voir la réaction de son corps sous mon regard inquisiteur. Nous étions
parfaitement immobiles et il se passa quelque chose entre nous, comme
une caresse. Je ne voulais pas non plus, surtout pas, compter le
nombre de centimètres – au moins deux – entre son nombril et
l’élastique de son maillot.
Merde de merde.
C’était le moment de me noyer.
Au fond de moi, je savais que je la dévorais des yeux.
Elle était petite, mais ses jambes semblaient incroyablement
longues. L’échancrure de son maillot y était sans doute pour quelque
chose. Elle mettait aussi en valeur la rondeur de ses hanches et la
surprenante étroitesse de sa taille. Mes abdos se contractèrent. Je
laissai mes yeux se promener sur son ventre, puis plus haut. Le haut de
son maillot tenait par miracle. Je me demandais si je devais m’en
réjouir ou le regretter.
Moyenne ? Banale ? Comment avais-je pu utiliser ces termes pour la
décrire ? Cette fille était…
Prends garde à tes désirs. Le vieil adage jaillit dans mon cerveau.
Oui, jamais je n’aurais désiré la voir en maillot de bain si j’avais su
comment mon corps réagirait.
Mon plan était complètement nul. Mon sourire s’effaça de mon
visage.
— Je ne suis jamais content de te voir.
Elle plissa les paupières.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Rien. Tu ferais mieux d’entrer dans l’eau avant de rougir
jusqu’aux orteils.
Et avant que je sorte de l’eau et que je me comporte comme un
animal. Elle rougit un peu plus et s’avança. Elle trempa un pied dans le
lac, m’offrant une vue sur son dos et ses fesses. Ce qui n’arrangea pas
mon problème.
— C’est vraiment joli dans les parages.
Oh oui, très joli, même. Et excitant. Elle plia un genou. Ma gorge se
serra et d’autres parties de mon anatomie réagirent… à leur façon.
Bordel.
Je m’immergeai complètement, mais quand je ressortis la tête de
l’eau, c’était bien pire : maintenant, elle était toute mouillée. Nous
étions à moins d’un mètre de distance.
— Quoi ? fit-elle.
— Pourquoi tu ne viens pas plus près ?
Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine. Si elle était un
peu maligne, elle se garderait bien de répondre à ma suggestion. Si
j’avais été un peu malin, je ne l’aurais jamais énoncée.
Elle ne bougea pas. Au lieu de ça, elle plongea et nagea vers les
rochers. Quand elle se hissa au sec, j’émis un grondement sourd. J’avais
envie de…
— On dirait que tu es déçu, dit-elle.
Oh oui, j’étais déçu. Et je ne savais plus quoi faire maintenant. Je
décidai de prendre sur moi. Ses pieds effleuraient l’eau.
— Voilà qui est étonnant…
— Qu’est-ce que tu racontes, encore ?
— Rien du tout.
Je m’approchai.
— Tu as dit quelque chose ?
— Oui, sûrement.
— Tu es bizarre.
— Tu n’es pas celle que j’avais imaginée, avouai-je.
Je tendis la main pour lui attraper le pied, mais elle l’enleva juste à
temps. Dommage.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Que je ne suis pas assez bien
pour être l’amie de ta sœur ?
— Tu n’as rien en commun avec elle.
— Comment tu le sais ? demanda-t-elle en éloignant son autre
pied.
— Je le sais, c’est tout.
— On a beaucoup de choses en commun. Et je l’aime bien. Elle est
gentille. Je m’amuse énormément avec elle. Tu devrais arrêter de te
conduire comme ça et de faire fuir tous ses amis.
Elle avait plié les jambes et remonté les pieds. Ils étaient
maintenant hors d’atteinte. Je ris.
— Tu n’es vraiment pas comme eux.
— Comme qui ?
Comme aucune des personnes que j’avais rencontrées dans ma vie.
Jusqu’à présent, les filles humaines ou luxens me traitaient toutes de la
même façon. Seules Dee et Ash osaient me tenir tête, mais nous avions
grandi ensemble. Les autres ? Elles ne voulaient qu’une seule chose. La
plupart du temps, ça me convenait parfaitement. Il me suffisait de leur
jeter un regard noir pour qu’elles s’enfuient en courant. Ce n’était ni
sexy ni excitant. Kat était différente. Elle n’avait pas peur de moi et je
ne l’impressionnais pas. J’étais peut-être tordu, mais ça me faisait
beaucoup d’effet.
Ça la rendait dangereuse.
Je m’éloignai du rocher et plongeai. Je nageai de l’autre côté et
restai sous l’eau en espérant que le froid me remettrait les idées en
place.
Cette fille n’est pas du tout ton genre, pensai-je en essayant de me
convaincre.
Elle était amusante, divertissante, c’est vrai. C’est vrai aussi que
j’avais envie de poser mes doigts et mes lèvres sur ses courbes. Peut-être
même ma langue… oui, clairement ma langue. Mais elle avait aussi le
don de me mettre en rage.
D’ailleurs, elle ne m’appréciait même pas. Elle aimait me regarder,
comme tout le monde, mais notre aversion l’un pour l’autre était
réciproque.
Je restai sous l’eau le temps qu’il fallait pour être sûr que mes sens
étaient calmés.
— Daemon !
La panique dans sa voix me prit par surprise. Je me jetai contre le
rocher et scrutai la forêt, m’attendant à voir apparaître un Arum. Ces
salopards n’hésiteraient pas à sacrifier une humaine innocente.
Mais il n’y avait que Kat, à genoux, dans son foutu bikini.
Tout le self-control que j’avais retrouvé grâce à l’eau froide était
réduit à néant. Elle tendit les bras vers moi et m’agrippa les épaules.
Elle était incroyablement pâle.
— Tu vas bien ? Que s’est-il passé ?
Elle me lâcha soudainement pour m’asséner un coup violent sur le
bras.
— Ne me fais plus jamais ça.
Je levai les mains en signe de reddition.
— Hé ! C’est quoi ton problème ?
— Tu es resté sous l’eau tellement longtemps que j’ai cru que tu
t’étais noyé ! Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Pourquoi est-ce que tu
m’as fait peur ? Ça m’a paru une éternité.
Elle s’était levée. Sa poitrine palpitait. Merde, j’avais dû rester sous
l’eau un peu plus longtemps que je ne le pensais. Mon corps ne
fonctionnait pas comme le sien et je n’avais pas songé que je pourrais
l’effrayer. Les Luxens n’avaient pas besoin d’oxygène, mais cette
humaine n’en savait rien. Quel idiot !
— Je ne suis pas resté là-dessous très longtemps. Je nageais.
Ses mains tremblaient.
— Si, Daemon. Ça a duré au moins dix minutes. Je t’ai cherché. Je
t’ai appelé. J’ai cru… J’ai cru que tu étais mort.
Je me levai à mon tour en me maudissant silencieusement.
— Dix minutes ? Ce n’est pas possible. Personne ne peut retenir sa
respiration aussi longtemps.
— Toi si, apparemment, s’étrangla-t-elle.
Bon sang. Je m’approchai d’elle et essayai de croiser son regard.
— Tu étais vraiment inquiète.
— Non, tu crois ? Qu’est-ce que tu n’as pas compris quand je t’ai dit
que j’avais cru que tu t’étais noyé ?
Elle frissonna. Waouh. Elle était vraiment bouleversée. Moi qui
pensais qu’elle aurait dansé sur ma tombe. En bikini. Et merde, arrête
de penser à ce bikini, Daemon.
— Kat, je suis remonté à la surface. Tu n’as pas dû me voir. Je suis
redescendu aussitôt.
Elle secoua la tête. Elle ne me croyait pas. Je m’inquiétais que Dee
ne nous mette en danger en nous faisant repérer et c’est moi qui me
comportais comme le dernier des crétins. Lâche l’affaire, Kat, lâche
l’affaire. Je pris une profonde inspiration et décidai d’attaquer. Peut-
être qu’une fois en colère, elle oublierait ce qu’elle venait de vivre. Ça se
tentait.
— Est-ce que ça t’arrive souvent ? lui demandai-je.
Elle me fusilla du regard.
— Quoi ?
Je désignai le lac.
— D’imaginer des choses. Ou est-ce que tu as un problème avec les
durées ?
— Je n’ai rien imaginé du tout ! Et je sais lire l’heure, abruti.
— Alors je ne sais pas quoi te dire.
Je m’étais approché tout près d’elle.
— Ce n’est pas moi qui prétends être resté sous l’eau dix minutes
alors que ça n’a pas pu durer plus de deux. Tu sais quoi ? Je t’achèterai
une montre la prochaine fois que j’irai en ville, quand j’aurai récupéré
mes clés.
Elle se raidit et dans ses yeux gris acier, la colère prit la place du
doute.
— Ne t’inquiète pas, je dirai à Dee qu’on a passé un merveilleux
après-midi et elle te rendra tes satanées clés. Comme ça, on ne sera pas
obligés de réitérer l’expérience.
Je me payai le luxe d’un sourire.
— La balle est dans ton camp, Kitten. Je suis sûr qu’elle t’appellera
tout à l’heure pour t’interroger.
— Tu les auras, tes clés. On peut…
Son pied glissa sur le rocher, elle agita les bras… Je ne réfléchis
pas. Je lui pris la main juste au moment où elle allait tomber et l’attirai
contre moi. Nous étions poitrine contre poitrine. Sa peau était chaude
et sèche, la mienne humide. Je serrai la mâchoire. Une puissante
sensation s’empara de chaque cellule de mon corps. Je la désirais
comme un fou. Elle était si douce…
— Attention Kitten, murmurai-je. Dee m’en voudrait si tu t’ouvrais
le crâne et que tu te noyais.
Elle leva la tête et plongea ses yeux gris dans les miens. Ses lèvres
s’écartèrent, mais elle ne dit rien. Tant mieux. Les mots étaient
parfaitement inutiles, nos corps communiquaient entre eux. Une
décharge électrique me traversa.
J’ignorais si elle l’avait sentie elle aussi. Si c’était le cas, peut-être
penserait-elle l’avoir seulement imaginée. Une brise légère souffla sur
nos peaux et je laissai échapper un grognement. Sa poitrine se
soulevait contre la mienne et il fallait que je la lâche.
Oui, je n’avais pas le choix.
Je la libérai non sans frôler ses fesses de ma main, juste pour me
torturer un peu plus. Mais elle était si séduisante et si douce que ça en
valait le coup.
— Je crois qu’on ferait mieux de rentrer.
C’était la décision la plus intelligente que j’avais prise depuis que je
l’avais rencontrée.
J’étais pathétique.
Kat acquiesça et on retourna vers la rive en silence. On se sécha et
on se rhabilla. C’était un soulagement de ne plus voir son bikini.
Le trajet du retour fut pénible. Pour une raison que j’ignore, j’étais
d’une humeur massacrante et il y avait comme un malaise entre nous.
Quand je vis la voiture devant chez moi, j’eus la soudaine envie de
frapper quelqu’un. Ce n’était vraiment pas ma journée. Kat me lança
un regard curieux.
— Kat, je…
Ma porte d’entrée s’ouvrit sur Matthew qui me toisa comme si c’était
moi qui faisais irruption chez lui. Il avança sur le porche sans accorder
un regard à Kat.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-il d’une voix sèche.
J’aimais Matthew comme un frère, mais je ne lui reconnaissais pas le
droit d’entrer chez moi sans me demander la permission. Je croisai les
bras.
— Absolument rien. Puisque ma sœur n’est pas là, je suis curieux de
savoir ce que tu fous chez moi.
— Je me suis permis d’entrer, rétorqua-t-il. Je ne pensais pas que ça
te dérangerait.
— Eh bien si, Matthew.
Je sentais la gêne de Kat à côté de moi. Matthew dut également la
percevoir. Il l’inspecta avec un sourire narquois.
— Étant donné la situation, j’aurais cru que tu te montrerais plus
prudent que n’importe qui, Daemon.
— Matthew, si tu tiens à partir d’ici sur tes deux jambes, je te
déconseille d’aborder le sujet.
— Je crois que je ferais mieux de rentrer, tenta Kat.
Je ne sais ce qui me passa par la tête, mais je me plaçai devant elle.
— Et moi, je pense que c’est à Matthew de partir. Sauf s’il est là
pour autre chose que pour mettre son nez dans ce qui ne le regarde
pas.
— Je suis désolée, murmura-t-elle d’une voix tremblante. Mais je ne
comprends pas ce qui se passe ici. On s’est baignés, c’est tout.
Je carrai les épaules.
— Ce n’est pas ce que tu crois. Je ne suis pas aussi stupide que ça.
Dee a caché mes clés pour me forcer à l’emmener quelque part.
Kat inspira brièvement par le nez. Matthew la dévisagea avec un
regard nouveau.
— Alors, c’est elle, l’amie de Dee.
— Oui, c’est moi, acquiesça Kat derrière moi.
— Je croyais que tu avais la situation sous contrôle ! s’exclama
Matthew en la montrant du doigt. Que tu allais faire entendre raison à
ta sœur.
J’arrivais au bout de ma patience.
— Pourquoi est-ce que tu n’essaies pas toi-même ? Pour l’instant, je
n’ai pas encore réussi.
Matthew pinça les lèvres.
— Vous êtes pourtant mieux placés que n’importe qui pour savoir
que ça ne marche pas comme ça.
Il était allé trop loin. J’étais fatigué et j’avais très mal quelque part
entre les jambes. Je n’avais certainement pas besoin d’un sermon en
plus de tout le reste. De l’énergie crépita sur ma peau, invisible aux
yeux des humains. L’atmosphère devint électrique. Le tonnerre se mit à
gronder et un éclair zébra le ciel au-dessus de nos têtes. Matthew
écarquilla les yeux avant de tourner les talons et de rentrer dans la
maison. Il avait bien reçu mon avertissement.
Je me tournai vers Kat, mais me ravisai. Que lui dire ? Je rentrai
chez moi. Je crus l’entendre parler, mais ne lui accordai aucune
attention. Ça n’avait aucune importance.
Rien de ce qui se passait avec elle n’avait la moindre importance.
CHAPITRE 6

J’avais à peine mis le pied dans la cuisine que Matthew attaqua.


— Qu’est-ce qui se passe avec cette fille, Daemon ? Tu ne t’es jamais
comporté de cette manière.
Je me dirigeai vers le réfrigérateur. J’étais affamé et en colère.
— Comporté comment ?
— Tu sais très bien ce que je veux dire.
J’ouvris la porte du frigo et repérai ce dont j’avais besoin pour me
faire un énorme sandwich. Je posai le tout sur le comptoir.
— T’as faim ? lui demandai-je.
— J’ai déjà mangé, soupira Matthew.
Je pris une assiette.
— Tant mieux, ça en fera plus pour moi.
— Daemon, on doit parler de ce qui vient de se passer.
Je me saisis d’un couteau et du pot de mayonnaise.
— Non, je n’ai rien de plus à dire que ce que je t’ai déjà dit dehors.
Il n’y a rien d’autre à savoir.
— Tu t’assures que Dee ne s’attache pas trop à elle en passant tes
après-midi en sa compagnie ? En allant nager avec elle ? C’est une
nouvelle stratégie ?
Je posai une tranche de pain sur l’assiette en lui jetant un regard
noir.
— Laisse tomber, Matthew.
Ma voix était en même temps calme et menaçante.
— Non, je ne laisserai pas tomber.
— Tu devrais pourtant.
Il se passa la main dans les cheveux.
— Je n’ai aucune envie de me disputer avec toi, Daemon.
J’étouffai un rire désabusé en posant le jambon sur le pain. Pour
quelqu’un qui ne voulait pas se disputer, il s’y prenait mal. Les muscles
de mon dos et de mon cou étaient tendus comme des cordes. Matthew
avait raison au moins sur un point : je ne m’étais jamais comporté de
cette façon. Encore moins avec une humaine et contre quelqu’un de ma
propre espèce. Je ne comprenais pas pourquoi la présence de cette fille
me faisait cet effet.
Peut-être parce que, au fond de moi, je savais que j’avais échoué à
trouver chez Kat quelque chose qui détournerait Dee ; je n’avais pas
non plus réussi à l’effrayer suffisamment pour qu’elle ne s’approche
plus de ma sœur. Au lieu de ça, nous avions discuté de jardinage et du
lycée comme si nous étions… normaux.
— Nous vivons peut-être au milieu des humains, reprit doucement
Matthew, mais nous ne pouvons les fréquenter pendant trop
longtemps. Tu le sais mieux que personne. Chaque fois que nous ne
respectons pas cette règle, ça se termine en catastrophe. Soit ils
découvrent qui nous sommes parce que nous baissons notre garde, soit
nous laissons sur eux des traces qui permettent aux Arums de nous
trouver. Ça finit toujours mal. Toujours.
— Tu crois que je ne le sais pas ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse
avec cette fille ? Que je la fasse dégager manu militari ?
Les yeux bleu océan de Matthew prirent la teinte d’un ciel assombri
par la nuit.
— Je ne veux pas qu’une jeune humaine soit blessée ; et si on en
arrivait là, je ne veux pas que ce soit toi qui règles le problème. S’il
s’avère qu’elle devient une menace, je m’en occuperai moi-même. Je ne
laisserai pas la situation nous échapper comme avec Bethany. Pas cette
fois.
Je le fixai. Je sentis l’énergie courir sur ma peau.
— Elle s’appelle Kat, dis-je d’une voix grave. Je vais m’occuper d’elle
moi-même.
Matthew posa les mains sur la table et prit une courte inspiration.
— Tu sais que je suis prêt à tout pour vous protéger. Vous êtes…
ma famille.
Je me passai la main dans les cheveux. J’étais à bout de patience.
— Je le sais. Nous ressentons la même chose à ton égard, mais je
n’ai pas besoin de toi. Je m’assurerai qu’elle ne nous met pas en
danger.
Il y eut un moment de silence.
— Tu es l’un des plus forts d’entre nous. Le plus fort, peut-être. Les
Anciens le savent, la Défense également, ce qui signifie que tu es
surveillé en permanence. Tu dois être plus prudent encore que nous
tous.
Le poids de ma responsabilité pesait sur mes épaules. Que répondre
à ça ? J’étais plus fort et plus rapide que la plupart des Luxens, je
pouvais aussi manipuler plus de Source que les autres. Ce n’était pas
un don. J’avais travaillé dur, patrouillé sans cesse et j’étais déterminé à
rester concentré sur ma tâche. Je refusais de devenir vulnérable comme
mon frère…
Matthew dut lire ma pensée dans mon regard.
— Ton frère n’était pas un faible.
— Il…
— Il n’était pas faible, m’interrompit Matthew. Il était plus doux et
plus insouciant, mais il était tout aussi fort que toi. Ne l’oublie jamais. Il
était loin d’être stupide, et pourtant, il a perdu la vie pour une fille. Ne
marche pas dans les pas de ton frère.
Message reçu cinq sur cinq.


Ne marche pas dans les pas de ton frère.
C’était drôle. Hilarant même.
Comme si le fait de ne pas chasser cette fille hors de la ville me
condamnait à finir comme Dawson. Pour commencer, Kat et moi, on ne
s’aimait pas. Il y avait bien une attirance physique, mais rien de plus
que ça. Dawson, lui, était amoureux de Bethany. Ça faisait une grosse
différence.
Et contrairement à ce que pensait Matthew, mon frère était plus
faible que moi.
En tout cas, mentalement.
L’après-midi touchait à sa fin quand je vis la mère de Kat partir en
voiture. Elle était donc seule et moi aussi. Dee rentrait le lendemain et
je savais pertinemment que je m’apprêtais à commettre une erreur.
À savoir lui rendre visite chez elle.
Je frappai à la porte et m’appuyai contre la rambarde du porche.
Le soleil ne se coucherait pas avant une heure ou deux, mais déjà
quelques étoiles avaient fait leur apparition. Les mains dans les poches
de mon jean, j’attendis en me demandant si elle se donnerait la peine
de venir ouvrir. À sa place, je ne voudrais sûrement pas revoir mon
visage. Je ne parvenais pas à m’expliquer mes sautes d’humeur en sa
compagnie. Je savais qu’elle était dangereuse pour Dee, pour la colonie
et pour moi, mais son effronterie et son courage me plaisaient malgré
moi.
Je fus surpris quand elle ouvrit la porte.
— Qu’est-ce que tu fais ? me demanda-t-elle.
Je ne sus pas quoi répondre. Je pris le temps de m’éclaircir la gorge
pour réfléchir.
— J’adore observer le ciel. C’est fascinant. C’est le symbole de
l’infini, tu sais ?
Lamentable. Elle s’avança vers moi d’un pas hésitant.
— Est-ce qu’un dingue va encore sortir de chez toi et te crier dessus
parce que tu es en train de me parler ?
Je souris.
— Pas pour l’instant, mais le risque existe.
— Je préférerais éviter, grimaça-t-elle.
— Je comprends. Tu es occupée ?
— Pas vraiment. Je m’amuse sur mon blog.
— Tu as un blog ?
Je m’efforçai de ne pas éclater de rire. Pour moi, les blogs, c’était un
truc pour les femmes au foyer qui cherchaient un moyen d’occuper
leurs journées, mais sûrement pas un hobby de lycéenne. Elle croisa les
bras sur sa poitrine, comme pour se préparer au combat.
— Oui, j’ai un blog.
— Il s’appelle comment ?
— Ça ne te regarde pas.
Mais son sourire démentait ses propos.
— C’est marrant comme nom. Alors de quoi est-ce que tu parles ?
De tricot ? De puzzles ? De ce que ça fait de ne pas avoir d’amis ?
Voilà, j’avais réussi à l’agacer. C’était vraiment trop facile.
— Ha ha, trop drôle, soupira-t-elle. Je critique des livres.
Des livres ? Évidemment, j’aurais dû m’en douter.
— Et tu es payée pour ça ?
Elle éclata de rire.
— Non. Pas du tout.
— Si je comprends bien, tu conseilles des livres aux gens, mais s’ils
les achètent, tu ne touches rien ?
Elle décroisa les bras et se détendit.
— Je ne fais pas ça pour l’argent, m’expliqua-t-elle. J’adore ça, c’est
tout. J’aime lire et parler lectures.
— Quel genre est-ce que tu préfères ?
Face à moi, elle s’appuya à la rambarde du porche.
— Peu importe. Mais j’aime bien tout ce qui a trait au paranormal.
— Les vampires et les loups-garous ? supposai-je.
— C’est ça.
— Les fantômes et les extraterrestres ?
— Les histoires de fantômes sont plutôt cool, par contre, je ne sais
pas trop pour les extraterrestres. E.T. ne me fait pas beaucoup d’effet,
ni aux autres lecteurs, d’ailleurs.
Je haussai un sourcil.
— Et qu’est-ce qui te fait de l’effet, au juste ?
— Je ne sais pas. Pas des créatures vertes et gluantes de l’espace,
en tout cas, rit-elle. Sinon, j’aime aussi les bandes dessinées, les
bouquins d’histoire…
— Tu lis des BD ? Tu es sérieuse ?
Je n’en croyais pas mes oreilles. Elle acquiesça.
— Et alors ? Les filles ne sont pas censées aimer les BD et les
comics, c’est ça ?
Je ne crois pas qu’elle avait envie d’entendre ma réponse sur le
sujet. Bon sang, elle était décidément pleine de surprises.
— Ça te dit d’aller faire de la rando ?
— Euh, tu sais que je ne suis pas très douée pour ça.
Elle repoussa derrière son oreille une mèche de cheveux échappée
de sa queue de cheval. Lui arrivait-il de détacher ses cheveux ?
Qu’est-ce qui me prenait de me poser des questions sur ses
cheveux ? Je suivis son mouvement des yeux.
— Je ne compte pas t’emmener en pleine montagne, juste sur une
piste sans danger. Je suis sûr que tu en es capable.
Elle me dévisagea, incrédule.
— Dee ne t’a pas dit où elle avait caché tes clés ?
Merde, j’avais oublié cette histoire.
— Si.
— Alors qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Comment répondre alors que je ne le savais pas moi-même ? Je
cherchai une excuse plausible, mais finis par me rendre à l’évidence. Je
n’avais pas autant d’imagination que je le croyais. Je ferais sans doute
mieux de rentrer chez moi.
— Aucune raison en particulier. J’avais simplement envie de passer,
mais si tu commences à remettre en question tous mes faits et gestes, je
peux partir.
Je pivotai et commençai à descendre les marches. Une nouvelle fois,
je me comportais comme un connard. Que dire ? Il faut croire que
j’étais doué pour ça.
— D’accord, allons-y, lâcha-t-elle brusquement.
Surpris, je m’immobilisai.
— Tu es sûre ? lui demandai-je en la dévisageant par-dessus mon
épaule.
À vrai dire, elle n’en avait pas l’air. Pourtant, elle descendit les
marches à ma suite.
— Pourquoi est-ce qu’on va derrière chez moi ? demanda-t-elle en
désignant les montagnes de grès qui scintillaient dans les derniers
rayons de soleil. Seneca Rocks, c’est de l’autre côté. Je croyais que
toutes les pistes commençaient là-bas.
— C’est vrai, mais il y en a d’autres de ce côté et elles sont plus
rapides, lui expliquai-je. La plupart des gens connaissent les chemins
principaux qui sont toujours noirs de monde. J’ai passé beaucoup de
temps à m’ennuyer ici, du coup j’en ai découvert quelques-uns en
dehors des sentiers battus.
Elle écarquilla les yeux.
— En dehors à quel point ?
Trop mignonne.
— Pas tant que ça, la rassurai-je en souriant.
— Alors c’est une randonnée pour débutants ? Tu vas t’ennuyer.
— Du moment que je marche, ça me va.
C’était tout à fait vrai. Les Luxens ont plus d’énergie que les
humains et n’importe quelle activité physique était la bienvenue.
— Et puis, ce n’est pas comme si on allait jusqu’à Smoke Hole
Canyon, ajoutai-je. C’est bien trop loin. Ne t’inquiète pas.
Elle se détendit un peu.
— D’accord, je te suis.
Elle m’attendit dehors pendant que j’allais chercher deux bouteilles
d’eau chez moi, puis on traversa le jardin derrière la maison en
direction de la forêt. J’étais surpris qu’elle ait eu envie de
m’accompagner. Je n’avais pas été particulièrement gentil avec elle,
c’était le moins qu’on puisse dire. Aurait-elle réagi de la même façon si
Andrew était venu lui proposer une balade ?
J’espérais que non.
De toute façon, quand il apprendrait son existence, Andrew serait
évidemment du côté de Matthew et il n’aurait aucun problème à
« s’occuper d’elle ».
— Tu n’es pas très farouche, Kitten, fis-je remarquer d’une voix
douce.
— Arrête de m’appeler comme ça.
Je me tournai vers elle. Elle marchait quelques pas derrière moi.
— Personne ne t’a jamais appelée comme ça ?
Contournant un buisson épineux, elle haussa les épaules.
— Si, ça m’arrive souvent. Mais dans ta bouche, ça a l’air…
Je la dévisageai.
— L’air de quoi ?
J’avais ralenti et elle était maintenant à côté de moi.
— Je ne sais pas. On dirait une insulte. Ou un truc sexuel.
J’éclatai de rire et je sentis la tension dans mes épaules et ma nuque
se relâcher.
— Pourquoi est-ce que tu te moques toujours de moi ?
Je secouai la tête.
— Je ne sais pas. Tu me fais rire, c’est tout.
Elle donna un coup de pied dans un caillou. Manifestement, ça ne
lui plaisait pas.
— Si tu le dis. Qu’est-ce qu’il voulait, ce Matthew, au fait ? J’ai
l’impression qu’il me déteste.
— Il ne te déteste pas. Il ne te fait pas confiance, c’est différent,
marmonnai-je.
Elle hocha la tête, faisant rebondir sa queue de cheval.
— Il a peur de quoi ? Que je te vole ta vertu ?
Une nouvelle fois, je ne pus m’empêcher de rire.
— Ouais. Il n’est pas très fan des jolies filles qui me tournent
autour.
— Quoi ?
Elle leva la tête vers moi et trébucha.
— Tu plaisantes, pas vrai ?
Je la rattrapai en passant ma main autour de sa taille, mais la
relâchai aussitôt. Pas assez vite, toutefois, pour ne pas sentir une
nouvelle décharge électrique. Son incapacité à éviter les obstacles au
sol m’amusait.
— À propos de quoi ?
— De tout !
— Pitié, ne me dis pas que tu ne sais pas que tu es jolie.
Comme elle ne répondait pas, je soupirai :
— Aucun garçon ne te l’a jamais dit ?
Elle haussa les épaules.
— Si, bien sûr.
Ah.
— À moins que tu n’en sois pas consciente ?
Elle haussa de nouveau les épaules. Je n’arrivais pas à croire qu’elle
ne s’en rendait pas compte… En même temps, depuis quand est-ce que
je la trouvais jolie ? Ne l’avais-je pas décrite comme banale ? Ou à
peine mieux parfois, quand elle était en colère, ou en train de sourire,
ou de rougir ?
Voyant ses joues s’empourprer, je sus définitivement que ma
première impression avait été fausse. Elle était loin d’être banale. Peut-
être au premier coup d’œil, mais si on s’attardait un peu, on était obligé
de remarquer que ses yeux gris, ses lèvres pulpeuses et les traits de son
visage avaient quelque chose d’exceptionnel. Sa beauté était loin d’être
superficielle. Je m’arrêtai au milieu du chemin.
— Tu sais ce que je pense ?
Elle leva les yeux vers moi.
— Non ?
Je restai silencieux un moment ; on n’entendait plus que le
gazouillis d’oiseaux dans un arbre tout proche.
— Je suis persuadé que les personnes les plus belles, aussi bien à
l’extérieur qu’à l’intérieur, sont celles qui n’ont pas la moindre idée de
leur charme. Ceux qui montrent leur beauté à tout le monde, qui
gâchent ce qu’ils ont… leur beauté est superficielle. Ce n’est qu’une
enveloppe vide.
Elle entrouvrit la bouche puis… éclata de rire.
Qu’est-ce que j’avais dit de si drôle ?
— Excuse-moi, fit-elle en essuyant une larme qui coulait sur sa joue,
mais c’est la réflexion la plus philosophique que je t’aie entendu
prononcer. Où est le vaisseau extraterrestre qui a enlevé le Daemon
que je connais ? Je peux leur demander de le garder ?
Vexé, je lui jetai un regard noir.
— J’étais sincère.
— Je sais. Mais c’était… waouh.
Je me remis à marcher sans lui accorder d’attention.
— On ne va pas aller trop loin, déclarai-je.
Puis, après un moment, je lui demandai :
— Alors comme ça, tu t’intéresses à l’histoire ?
Elle me rattrapa d’un pas leste.
— Oui. Je sais, ça fait de moi une intello.
— Tu savais qu’autrefois, ces terres étaient traversées par les
Senecas ?
— Pitié, ne me dis pas qu’on est en train de marcher sur un
cimetière indien !
— Eh bien… Il doit effectivement y avoir des gens enterrés quelque
part. Ils n’ont fait que passer ici, mais il n’est pas impossible que
certains d’entre eux soient morts en chemin…
— Daemon, je n’ai pas besoin de savoir tout ça, gronda-t-elle en me
poussant doucement le bras.
Le naturel avec lequel elle m’avait touché me troubla. Il me fallut
un moment avant de pouvoir continuer.
— D’accord, je vais te raconter l’histoire, sans les faits naturels les
plus effrayants.
Je soulevai une branche pour qu’elle puisse passer dessous. Son
épaule frôla ma poitrine. Je retins mon souffle.
— Quelle histoire ? me demanda-t-elle.
Je n’avais jamais remarqué que ses cils étaient aussi épais.
— Tu verras. Maintenant, écoute-moi bien… Il y a très longtemps,
ce territoire n’était constitué que de forêts et de montagnes. Ça n’a pas
beaucoup changé aujourd’hui. Il y a très peu de villes et elles sont
petites. Imagine donc un endroit beaucoup moins peuplé que
maintenant, où tu pouvais avancer des jours, voire des semaines sans
rencontrer âme qui vive.
Elle frissonna.
— On devait se sentir seul.
— Il faut que tu comprennes que c’était comme ça qu’on vivait il y a
des centaines d’années. Les fermiers et les hommes des montagnes
habitaient à des kilomètres les uns des autres, et ils ne voyageaient qu’à
pied ou à cheval. Ce n’était pas un moyen de transport très sûr.
— J’imagine bien.
Elle avait parlé à mi-voix.
— La tribu des Senecas se déplaçait dans l’est des États-Unis. À un
moment donné, ils ont emprunté ce chemin où nous nous trouvons
pour se rendre à Seneca Rocks. Tu savais que ce petit sentier derrière
chez toi menait au pied des montagnes ?
— Non. Elles paraissent tellement éloignées que je n’ai jamais cru
qu’elles pouvaient être si proches, en réalité.
— Si tu suis ce chemin pendant trois ou quatre kilomètres, tu
arrives juste en dessous. C’est un terrain rocailleux que même les
alpinistes les plus expérimentés s’efforcent d’éviter. Seneca Rocks
s’étend du comté de Grant à celui de Pendleton. Ses sommets les plus
hauts sont Spruce Knob et un affleurement près de Seneca appelé
Champe Rocks. Ils sont difficiles à atteindre étant donné que, pour y
accéder, il faut traverser des propriétés privées, mais rien que pour la
vue qu’on a de là-haut, ça vaut le coup.
J’adorais y grimper. Je ne l’avais pas fait depuis trop longtemps.
— Ça a l’air sympa, commenta-t-elle dans une grimace.
Je ris.
— Ça l’est, si tu n’as pas peur de glisser. Bref. Seneca Rocks est
constitué de quartzite et de grès. C’est pour ça que ses pierres ont
parfois une teinte rosée. Le quartzite est considéré comme un bêta-
quartz. Les gens qui croient aux… (Je devais choisir mes mots avec
précaution.)… pouvoirs paranormaux ou aux pouvoirs de… la nature,
comme de nombreuses tribus indiennes de l’époque, pensent que toutes
les formes de bêta-quartz permettaient de stocker l’énergie, de la
transformer et même de la manipuler. Il peut dérégler les systèmes
électroniques ou cacher certaines choses.
— OK…
Je la fis taire d’un regard.
— C’est donc peut-être le bêta-quartz qui a attiré la tribu des
Senecas ici. Personne ne le sait réellement puisqu’ils n’étaient pas natifs
de Virginie-Occidentale. On ignore également combien de temps ils sont
restés ici, pour faire du commerce ou livrer bataille. Mais ils nous ont
laissé une légende très romantique.
J’avais ralenti. Nous approchions d’un ruisseau.
— Romantique ?
Elle m’écoutait avec attention. Avec sa queue de cheval qui
rebondissait à chacun de ses pas, j’avais pour ma part du mal à me
concentrer.
— Il y avait une très belle princesse indienne appelée Oiseau des
Neiges. Elle a demandé à sept des guerriers les plus forts de sa tribu de
prouver leur amour pour elle en accomplissant un exploit dont elle
seule avait jusqu’alors été capable. De nombreux hommes désiraient
être à ses côtés pour sa beauté et son rang. Mais elle cherchait son
égal.
D’habitude, j’étais loin d’être aussi bavard. La plupart des gens de
mon entourage se seraient probablement inquiétés de mon état de
santé s’ils m’avaient entendu aligner autant de phrases d’affilée. Mais
Kat était captivée et ça me plaisait.
— Lorsque vint le jour où elle dut choisir un mari, elle imagina une
épreuve pour que seul le guerrier le plus courageux et le plus dévoué
gagne sa main. Elle demanda à ses prétendants d’escalader le sommet
le plus haut avec elle.
Le chemin se rétrécissant, je fus obligé de ralentir.
— Ils partirent tous ensemble, mais, à mesure que les difficultés
apparurent, trois rebroussèrent chemin. Un quatrième se lassa et un
cinquième s’évanouit d’épuisement. Seuls deux restèrent en
compétition. La belle Oiseau des Neiges continuait d’avancer. Quand
elle atteignit enfin le sommet le plus haut, elle se retourna pour voir
qui était le plus brave et le plus fort de tous les guerriers. Un seul avait
réussi à la suivre et se trouvait à quelques mètres derrière elle. Mais
sous ses yeux, il se mit à glisser.
J’attendis que Kat ait enjambé un petit monticule de pierres avant
de poursuivre.
— Oiseau des Neiges réfléchit un instant. Ce guerrier était
visiblement le plus fort mais il n’était pas son égal. Elle avait le choix
entre le sauver ou le regarder glisser. Même s’il était courageux, il
n’avait pas réussi à atteindre le point le plus élevé, comme elle.
— Mais il était juste derrière elle ! Pourquoi est-ce qu’elle l’aurait
laissé tomber ?
Elle avait presque l’air paniquée. Et une nouvelle fois, je la trouvai
adorablement mignonne.
— Qu’est-ce que tu aurais fait à sa place ?
Ma curiosité était sincère.
— Je n’aurais jamais demandé à un groupe d’hommes de me
prouver leur amour en faisant quelque chose d’aussi dangereux et
stupide, mais si je me trouvais dans cette situation… même si ça ne
risque pas d’arriver…
— Kat…
Elle plissa le nez.
— J’aurais tendu la main et je l’aurais sauvé, bien sûr. Je n’aurais
pas pu le laisser mourir.
— Il n’a pas prouvé qu’il était le plus fort, pourtant, raisonnai-je.
Son regard était devenu féroce.
— Ça n’a aucune importance. Il était juste derrière elle. Comment
peut-on être belle si on condamne un homme parce qu’il a simplement
glissé ? Comment peut-on être capable de ressentir de l’amour et le
mériter ?
J’opinai lentement.
— Oiseau des Neiges a pensé la même chose que toi.
Un sourire lui éclaira le visage et chassa les nuages de ses yeux gris.
— C’est bien.
— Oiseau des Neiges a considéré que le guerrier était son égal et,
grâce à ça, elle a pu prendre une décision. Elle a rattrapé l’homme
avant qu’il tombe. Quand ils rejoignirent le chef, celui-ci fut satisfait du
choix de sa fille. Il bénit leur mariage et fit du guerrier son successeur.
— Alors, c’est pour ça que ces montagnes s’appellent Seneca
Rocks ? À cause des Indiens et d’Oiseau des Neiges ?
— C’est ce que dit la légende.
— C’est une très belle histoire, mais je trouve qu’escalader plusieurs
centaines de mètres juste pour prouver son amour est un peu excessif.
Je ricanai.
— Je te rejoins là-dessus.
— J’espère bien parce que sinon, de nos jours, tu te retrouverais à
faire des rodéos sur l’autoroute.
Ses traits se crispèrent et elle rougit.
— Je ne pense pas que ça arrivera, répondis-je d’une voix douce.
— Est-ce qu’on peut rejoindre l’endroit où les Indiens ont commencé
leur ascension d’ici ? demanda-t-elle.
— On peut aller jusqu’au canyon, mais c’est une randonnée difficile.
Je ne te conseille pas d’y aller seule.
Kat émit un rire clair et léger.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Ça ne risque pas. Je me demande
pourquoi les Indiens sont venus ici. Est-ce qu’ils cherchaient quelque
chose ? J’ai du mal à croire que c’est de la vulgaire pierre qui les a
attirés ici.
— Tu n’en sais rien. On a tendance à considérer les croyances des
anciens peuples comme primitives ou stupides, mais plus le temps passe
et plus on se rend compte qu’ils avaient raison sur beaucoup de points.
Elle m’observa attentivement.
— Rappelle-moi pourquoi les rochers étaient importants ?
— C’est à cause de la pierre… (Je me tournai vers elle et ce que je
vis derrière son épaule me fit écarquiller les yeux.) Kitten ?
— Tu veux bien arrêter de m’appeler comme ça ?
— Chut, murmurai-je en posant la main sur son épaule. Promets-
moi de ne pas paniquer.
À vrai dire, tout le monde paniquerait à la vue d’un ours de deux
cents kilos à seulement quelques pas. Mon énergie se rassemblait déjà.
— Pourquoi est-ce que je paniquerais ? chuchota-t-elle.
Je la serrai contre moi et ses mains se posèrent sur mon torse, sur
mon cœur.
— Tu as déjà vu un ours ?
— Quoi ? Il y a un ours ?
Elle s’écarta de moi et se retourna. Puis elle se raidit. L’ours inclina
une oreille. Je priai pour que Kat reste immobile. Avec un peu de
chance, l’animal passerait son chemin sans nous prêter attention. S’il
décidait de nous attaquer, je serais alors obligé de faire quelque chose
pour l’effrayer.
Quelque chose qu’il ne serait pas facile à expliquer ensuite.
— Ne cours pas, lui ordonnai-je.
Elle acquiesça nerveusement. Je reposai mes mains sur ses épaules,
mais elle était si tendue qu’elle ne le sentit probablement pas. L’ours se
dressa sur ses pattes arrière et poussa un grognement en ouvrant son
énorme mâchoire.
Et merde.
Je lâchai Kat et m’éloignai d’elle. Puis j’agitai les bras en criant pour
attirer l’attention de l’ours. Il reposa ses pattes avant au sol et chargea.
Droit sur Kat.
Je me précipitai vers elle en jurant. Elle était pétrifiée, blanche
comme un linge. Je ne pris pas le temps de réfléchir. Je levai la main et
une lumière blanche légèrement teintée de rouge s’enroula autour de
mon bras. Un éclair frappa le sol à moins d’un mètre devant Kat. L’ours
s’immobilisa.
Tout se déroula très vite.
Effrayé, l’ours fit demi-tour pour s’enfuir dans la direction opposée.
Le jet d’énergie rebondit et les genoux de Kat se dérobèrent sous elle.
Je la rattrapai avant qu’elle ne heurte le sol.
Elle s’était évanouie.
Je la portai dans mes bras sans quitter des yeux la direction dans
laquelle l’ours s’était enfui. Ce n’est pas la peur qui lui avait fait perdre
connaissance. Elle avait été trop proche de la Source. La charge avait
pu endommager son cœur ou son système nerveux.
— Merde, merde, merde, murmurai-je.
Mais son cœur battait.
Quand je fus certain que l’ours ne réapparaîtrait pas, je pris le
temps de l’examiner.
Mais… Oh non !
Une faible lumière blanche se dégageait de son corps, comme une
aura. Elle était invisible pour des yeux humains. Mais par pour des
Luxens. Ni des Arums.
Kat portait désormais ma trace.
CHAPITRE 7

Kat était incroyablement petite et fragile dans mes bras. Elle ne


pesait presque rien. Je la serrai plus fort contre moi. Sa tête s’était
parfaitement calée sur mon épaule, comme si elle n’était pas évanouie,
mais seulement endormie.
Je n’arrivais pas à croire que je l’avais blessée.
Malgré tout, c’était un bien pour un mal. Cela m’éviterait
certainement d’avoir à inventer une histoire bancale pour expliquer ce
qui s’était passé.
De gros nuages noirs s’amoncelaient dans le ciel. Une tempête
menaçait – conséquence d’une utilisation excessive de l’énergie en
relation avec les champs magnétiques et tout le pataquès.
Mais même si Kat, en se réveillant, pouvait penser que c’était l’orage
qui avait effrayé l’ours, elle portait maintenant la marque des Luxens.
C’était comme si j’avais accroché une cible dans son dos.
Bordel de merde.
J’avais passé la dernière semaine à m’en prendre à Dee, à lui
répéter combien il était dangereux de passer du temps avec Kat et
c’était moi qui, par ennui, l’avais convaincue de m’accompagner pour
une promenade.
Heureusement, la trace devrait disparaître d’ici quelques jours. Tant
qu’elle resterait chez elle et que Dee serait la seule Luxen à la voir, il ne
devrait pas y avoir de problème.
Je lâchai un rire désabusé. Pas de problème, hein ? Je venais de
donner à Dee une arme chargée.
Je marchais en essayant de rester concentré sur le paysage et non
sur mon fardeau. Des arbres, beaucoup d’arbres ; au sol, des feuilles
d’érable, des aiguilles de pin, quelques buissons… sur les branches, des
oiseaux qui s’ébrouaient. Un écureuil grimpa sur un tronc.
Je ne pus m’empêcher de baisser les yeux vers elle.
Ses cils épais reposaient sur ses joues trop blanches. Elle ressemblait
à Blanche-Neige. Bon sang, j’étais de plus en plus ridicule. Blanche-
Neige ? Ses lèvres légèrement entrouvertes étaient parfaites, roses
même sans aucun maquillage.
Un coup de tonnerre retentit et une odeur de pluie monta du sol.
M’assurant qu’elle dormait toujours comme un petit chat, j’accélérai le
pas. Je me déplaçais vite, mais la pluie d’orage était toujours
imprévisible et l’averse s’abattit soudainement sur nous.
Nous étions trempés. Kat ne se réveilla pas.
Elle me faisait penser à Dawson. Une bombe atomique n’aurait pas
suffi à le sortir de son sommeil.
Je ralentis en atteignant le porche de sa maison et secouai la tête,
projetant des gouttes tout autour de moi. Devant la porte, je m’arrêtai.
Avait-elle fermé à clé en partant ? Je ne m’en souvenais pas. Si c’était le
cas, elle avait sans doute la clé dans sa poche, mais je n’avais pas envie
de fouiller.
Mon regard se posa sur ses jambes. Des jambes incroyablement
longues pour une fille aussi petite… et son short était très court. Avec
de toutes petites poches.
Hors de question que je cherche sa clé sur elle.
Il était temps de l’allonger sur la balancelle et de rentrer chez moi.
Je venais de la déposer délicatement, mais elle se blottit contre moi.
Je m’immobilisai. Était-elle réveillée ? Non. Je me penchai de nouveau
et je m’arrêtai. Que penserait-elle en se réveillant seule ?
Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire ?
— Bon sang ! marmonnai-je.
Je scrutai le porche comme si les réponses à mes questions s’y
trouvaient. Le mieux était que je reste auprès d’elle. Je devais savoir si
elle m’avait vu lancer cette boule d’énergie. Je continuai de l’entourer
de mes bras, parce que avec la chance que j’avais, elle était capable de
tomber et de se briser le crâne. Dee me tuerait, c’est sûr.
Je m’adossai à la balancelle et fermai les yeux. Pourquoi étais-je
venu frapper à sa porte ce soir ? Par ennui, vraiment ? J’aurais pu
regarder les épisodes de Ghost Investigators que j’avais enregistrés. Je
n’avais pas réfléchi et quand je m’étais retrouvé devant sa porte, il était
trop tard.
J’étais un imbécile.
Kat murmura quelque chose et se pelotonna un peu plus contre
moi, sa joue contre ma poitrine. Elle était collée à moi. Cuisse contre
cuisse, sa main posée sur ma hanche. Je me mis à compter à rebours à
partir de cent. À peine arrivé à soixante-dix, je me rendis compte que je
fixais sa bouche.
Il fallait que j’arrête ça.
Elle fronça les sourcils et ses paupières tremblèrent comme si elle
était en train de faire un cauchemar. Je réagis malgré moi à
l’inquiétude qui marquait son visage et tendait son corps. Je traçai des
cercles dans son dos avec mon pouce. Elle se détendit et sa respiration
redevint régulière.
Mais combien de temps allait-elle rester plongée dans le sommeil ?
Ça ne me gênait pas vraiment de rester comme ça pendant les
prochaines heures. Étrangement, la tenir contre moi me détendait.
Pourtant, en même temps, toutes les parties de mon corps étaient en
état d’alerte maximale. Je sentais avec une acuité inhabituelle les
endroits où sa peau touchait la mienne, où sa main était posée et la
manière dont sa poitrine se soulevait.
C’était à la fois paisible et douloureux.
Après un long moment, qui m’avait semblé une éternité
paradoxalement beaucoup trop courte, Kat commença à s’éveiller
lentement. Ses muscles se tendaient, se détendaient, se tendaient de
nouveau, puis elle se rendit compte… qu’elle était allongée sur moi.
Je n’ôtai pas ma main. Je savais qu’elle ne risquait plus de tomber,
mais… je n’arrivais pas à me détacher d’elle. Je ne comprenais pas
pourquoi et ma réaction m’agaçait.
Kat leva la tête.
— Que… s’est-il passé ?
Oh, rien de bien important. Une décharge d’énergie envoyée sur un
ours t’a fait t’effondrer dans mes bras comme une fleur délicate.
Ensuite, je t’ai portée comme un véritable gentleman et je suis resté à te
regarder pendant une éternité.
Non. Hors de question que je donne cette réponse.
Je dégageai mon bras.
— Tu t’es évanouie.
— C’est vrai ?
Elle se redressa et repoussa les cheveux de son visage. Je n’avais
même pas remarqué que sa queue de cheval s’était défaite. Ses
cheveux, longs et épais, tombaient en cascade sur ses épaules.
— Je suppose que l’ours t’a fait peur, expliquai-je. Il a fallu que je te
porte jusqu’ici.
— De là-bas ? (Elle avait l’air bizarrement déçue.) Que… que s’est-il
passé avec l’ours ? voulut-elle savoir.
— L’orage l’a effrayé. Les éclairs, je pense. Comment tu te sens ?
Un éclair illumina le porche et la fit sursauter.
— L’ours a eu peur de l’orage ?
— Je crois, oui.
— Alors, on a eu de la chance.
Elle baissa les yeux avant de me regarder de nouveau. Je dus me
forcer à respirer normalement. L’éclat dans son regard était si intense.
— Il pleut comme en Floride, ici, lâcha-t-elle.
Je lui donnai un petit coup de genou dans la jambe.
— Je crois que tu es coincée avec moi encore quelques minutes.
Quelle excuse ridicule pour rester un peu plus longtemps ! Il fallait
que je trouve mieux… Non, il fallait que je parte. Que je me lève et que
je rentre chez moi.
— Je suis sûre que je ressemble à un chat trempé, soupira-t-elle.
Je préférerais que tu sois réellement un chat trempé, pensai-je.
— Mais non, tu es très bien. L’effet mouillé te va comme un gant.
— Là, je sais que tu mens, grogna-t-elle.
J’avais de nombreux défauts, mais avant de la rencontrer, je n’étais
pas un menteur. Apparemment, j’étais devenu aussi imprévisible que
l’orage. Sans même savoir ce que je faisais, je pris son menton dans ma
main et levai son visage vers moi.
— Je ne mens jamais sur ce genre de choses.
C’était vrai. Kat cligna lentement des paupières et je fixai ses lèvres.
Encore. Il fallait vraiment que j’arrête ça. J’avais envie de les goûter.
Elle réagirait sans doute en me giflant ou en me plantant ses ongles
dans les yeux. L’idée me fit sourire. Je me penchai vers elle.
— Je crois que je commence à comprendre.
— À comprendre quoi ? murmura-t-elle.
Ma fascination pour elle. Elle n’était absolument pas impressionnée
par mes petits numéros. J’étais entouré de gens qui attendaient que je
leur apporte des réponses à toutes leurs questions, que je les protège et
que je les rassure. C’est la raison pour laquelle je me montrais toujours
aussi sûr de moi. C’était épuisant. Kat, elle, voyait à travers le masque
et avec elle, j’étais obligé d’être moi-même. J’adorais ça.
Elle rougit et je lui caressai la joue avec mon pouce.
— J’aime te voir rougir.
Elle prit une brève inspiration et je ne pus plus me retenir.
J’appuyai mon front contre le sien. C’était dingue et stupide, mais son
odeur de pêche et la douceur de sa peau avaient eu raison de moi. Ses
lèvres m’attiraient comme un aimant.
J’étais pris dans une toile dont je ne voulais pas m’échapper. Une
toile de Kat… une toile qu’elle n’avait pas conscience d’avoir tissée. Je
n’avais que dix-huit ans, mais je savais que la beauté innocente était
une chose rare et précieuse.
Il y eut un nouvel éclair, mais cette fois, Kat ne sursauta pas. Elle
était concentrée et ça me plaisait, ça m’excitait. Il m’était interdit de la
désirer, je n’en avais pas le droit, pourtant… j’avais tellement envie
d’elle. Et si on continuait sur cette voie, elle et moi, le résultat ne serait
pas beau à voir. Je savais déjà ce qui arrivait quand des Luxens et des
humains sortaient ensemble. J’avais beaucoup trop de responsabilités
pour prendre ce risque, beaucoup trop… et pourtant, je la voulais.
Mes doigts effleurèrent sa joue. Je penchai la tête sur le côté. J’allais
regretter ce que je m’apprêtais à faire, je le savais, mais j’étais incapable
de m’arrêter. Nos lèvres se touchaient presque…
— Hé, vous deux !
Je me reculai brusquement et reculai, mettant une distance
raisonnable entre Kat et moi. Elle n’avait jamais eu les joues si rouges.
Je n’avais même pas entendu la voiture de ma sœur, ni remarqué que
l’orage était passé.
Dee monta les marches. Quand elle arriva sur le porche, son sourire
s’effaça. Bien sûr, elle voyait la trace qui illuminait Kat et elle se
demandait ce qui avait bien pu se passer. Puis elle sembla réaliser ce
qu’elle venait d’interrompre.
Elle en resta bouche bée.
Dee ne s’étonnait pas facilement, mais là…
— Salut sœurette. Quoi de neuf ?
— Rien. Et toi, qu’est-ce que tu étais en train de faire ?
— Rien du tout.
Je me levai de la balancelle et jetai un coup d’œil vers Kat. Elle
avait les yeux écarquillés et était plus belle que jamais. Bordel. Il fallait
que je me reprenne.
— Je gagne des bons points, ajoutai-je.
Kat se raidit aussitôt et ses yeux lancèrent des éclairs dignes de
l’orage qui s’était abattu sur nous un peu plus tôt.
Ah, voilà, le chaton sortait ses griffes. La mignonne petite créature
câline que j’avais tenue contre moi avait disparu en moins d’une
seconde. Bravo, Daemon.
Je n’étais pas fier de moi, mais au moins elle resterait en vie. Nous
resterions tous en vie.
Je traversai le porche et descendis les marches. Ma sœur me fixait,
perplexe.
J’avais l’impression d’être le plus gros connard de la planète. De
l’univers, même.
Et ce n’était sans doute pas qu’une impression.


La nuit était tombée quand la porte de ma chambre s’ouvrit
brutalement sur Dee qui entra comme une tornade, échevelée et les
yeux brillants d’excitation.
— Qu’est-ce que vous étiez en train de faire ? me demanda-t-elle.
Je refermai l’écran de mon Mac avant qu’elle puisse voir ce que
j’étais en train de regarder.
— Tu es rentrée en avance de la colonie.
Elle sautilla jusqu’à mon lit.
— C’est sans importance, mais tu dois savoir qu’Ethan était fâché
contre moi et qu’il m’a demandé de partir.
Elle eut un sourire machiavélique.
— De toute façon, ils donnent une réception en l’honneur des filles
en âge de se marier, mardi soir. J’ai dit que je viendrais avec Ash.
— Avec Ash ? Elle est au courant ?
— Bien sûr et elle est super en colère contre moi, mais elle ne peut
pas refuser. Bref, on s’en fiche.
Elle frappa dans ses mains en souriant.
— Qu’est-ce que tu faisais sous le porche avec Katy ?
Je posai le Mac sur ma table de chevet.
— On était juste assis tous les deux.
Dee plissa les paupières.
— Oui, ça, j’ai vu. Mais ce n’est pas tout. Ne fais pas l’innocent.
Kat lui en avait-elle dit plus ? Je faillis poser la question.
— Je ne fais pas l’innocent, rétorquai-je.
— Billevesées ! s’exclama-t-elle.
— Billevesées ? Tu as bu ou quoi ?
Elle m’asséna une tape sur la nuque.
— On aurait dit que tu étais sur le point de l’embrasser.
Un muscle me crispa la joue. J’essayai de prendre un air détaché et
croisai les bras derrière la tête en m’appuyant contre le mur.
— Tu ne ferais pas une projection, par hasard ?
— Même si je trouve Katy hyper sexy, je n’ai pas pour autant envie
de sortir avec elle, lança ma sœur.
— C’est une bonne nouvelle, marmonnai-je.
— Allez, pourquoi tu n’avoues pas que tu allais tenter un truc ?
Elle se jeta sur le lit à côté de moi, faisant trembler le cadre. Elle
n’était pas épaisse, mais aussi délicate qu’un troupeau de bisons.
— Tu t’apprêtais à l’embrasser. Tu avais la main sur son menton.
Je fermai les yeux. Je n’avais certainement pas besoin de revivre la
situation.
— Et cette histoire débile de clés et de bons points ! renchérit Dee
sans pitié.
— Je n’ai pas menti pour les bons points. Tu me faisais tout le
temps le coup, avant.
Elle me donna un coup de poing dans le bras qui m’arracha un
grognement.
— Quand j’avais cinq ans, crétin !
Je soupirai.
— Alors, tu as inventé une excuse juste pour passer du temps avec
elle ? insista Dee.
Je grimaçai.
— Comme je te l’ai expliqué par texto, je n’avais pas été très sympa
avec elle et je voulais me rattraper. Si je n’avais pas menti, elle n’aurait
jamais accepté de passer du temps avec moi.
C’était vrai. Si je ne lui avais pas quasiment fait du chantage cet
après-midi, elle aurait refusé ma compagnie. En revanche, ce soir, je
n’avais pas eu besoin de lui raconter un bobard.
Intéressant.
— Mais pourquoi…
— Dee, grondai-je en rouvrant les yeux.
Elle s’était carrément installée sur mon estomac, le menton dans les
mains. Et elle me souriait.
— Tu ne devrais pas être en train de te préoccuper de choses plus
importantes ? la sermonnai-je.
Elle battit des cils.
— Je crois que ce dont je me préoccupe est super important,
répliqua-t-elle.
Je résistai à l’envie de la balancer en bas du lit.
— Ne me dis pas que tu n’as pas remarqué la trace, lâchai-je.
— Oh, ça ?
Elle se tapota la joue avec ses ongles peints en bleu.
— Comment c’est arrivé ?
Je ne comprenais pas. Dee n’avait même l’air inquiète. Ce qui n’était
pas très rassurant.
— On est allés se promener…
— C’est romantique, roucoula-t-elle.
Je la contredis sèchement.
— Ça n’avait rien de romantique.
— Moi, je crois que si. Quand je me promène avec Adam, ça se
termine toujours par…
— Si tu veux qu’Adam reste en vie, je te suggère de ne pas finir
cette phrase.
Elle leva les yeux au ciel.
— D’accord, soupira-t-elle. Donc, vous faisiez une balade pas du
tout romantique et…
J’allais vraiment la jeter hors de mon lit.
— Et on a croisé un ours. Il nous a chargés et j’ai dû le faire fuir.
J’ai pensé que tu serais contrariée si je le laissais la déchiqueter.
— Ah, tu as pensé ça ?
Je marmonnai une expression grossière qui commençait par : « Va
te faire… » Elle rit.
— Et comment tu expliques la trace ?
— L’énergie l’a assommée. Je lui ai dit que l’ours avait fui à cause
de l’orage. J’ai eu de la chance.
— Katy a eu de la chance, remarqua Dee.
— Pourquoi ?
Ma sœur se redressa pour s’asseoir en tailleur.
— Que tu aies été là pour la sauver.
Je ne pris même pas la peine de préciser que sans moi, elle ne serait
jamais allée se promener dans les bois. Dee enfonça son index dans
mon genou. Ça faisait un mal de chien.
— Je peux te poser une question ?
— Est-ce que j’ai vraiment le choix ?
— Non.
Elle plissa le nez.
— Est-ce que tu… aimes Katy ?
Je me fermai comme une huître. Pendant que ma sœur attendait,
une centaine de réponses possibles fusèrent dans ma tête. Est-ce que
j’aimais Katy ? C’était quoi cette question ? Je me redressai en pinçant
les lèvres.
— Daemon ?
Je me levai sans regarder ma sœur.
— Non.
— Quoi ?
— Tu m’as très bien entendu.
Je me passai la main sur la mâchoire et me levai pour me saisir de
la télécommande sur ma commode.
— Écoute, repris-je, je suis sûr que c’est une fille très chouette et si
elle n’était pas humaine, je la trouverais même sûrement géniale. Mais
non, je ne l’aime pas.
Dee me regarda revenir vers elle sans un mot. Je me sentais plutôt
mal à l’aise sous son regard inquisiteur.
— Je ne te crois pas, fit-elle.
Elle esquissa un sourire crispé.
— Est-ce que tu crois qu’elle est en danger à cause de la trace ? me
demanda-t-elle après un moment.
— Oui.
La tension dans mes épaules était revenue. J’allumai la télé.
— Tant qu’elle reste chez elle pendant les deux ou trois prochains
jours, elle ne risque rien.
Dee appuya son épaule contre la mienne, puis remonta ses genoux
contre sa poitrine et prit ses jambes dans ses bras. Je me mis à zapper
sur les vidéos à la demande et elle poussa un soupir morose.
J’ouvris la bouche, mais la refermai aussitôt. Puis, après un long
silence, je murmurai :
— J’ai menti.
Elle tourna la tête vers moi.
— Quand ?
— En répondant à ta question.
Je ne la regardais pas, j’avais les yeux fixés sur l’écran.
— J’ai menti juste un petit peu, ajoutai-je.
CHAPITRE 8

— Je commençais à me demander si tu avais décidé de devenir


ermite.
Andrew était assis sur l’étroite rambarde qui entourait la terrasse,
les jambes pendantes. Une bouteille de bière à moitié vide était posée
en équilibre à côté de lui. S’il avait été humain, il aurait pu être en train
de poser pour une campagne contre l’alcoolisme chez les ados.
— Ou à me dire que tu ne nous aimais plus, ajouta-t-il en souriant.
Je m’étais installé sur une chaise, les pieds sur la table du patio.
— Réponse B, lançai-je.
— Tu es un vrai connard, ricana Andrew.
Je ne pouvais qu’approuver.
Adam était dans la même position que moi, sauf qu’il regardait vers
les bois, l’air pensif. Parfois, c’était douloureux de passer du temps avec
lui ou son frère, parce que ça me rappelait trop les moments que je
partageais avec Dawson.
Andrew et Adam se ressemblaient. Tous les deux grands et forts, les
yeux bleus, les cheveux blonds. Pourtant, leurs personnalités n’auraient
pas pu être plus différentes. Comme Dawson et moi. J’étais la tête
brûlée, Dawson, le flegmatique ; Andrew était l’emmerdeur et Adam
celui qui apaisait les situations.
Je ne l’aurais jamais avoué à Dee, mais j’étais content qu’elle ait
choisi Adam. Je ne savais pas où ils en étaient et j’essayais de ne pas y
penser, mais au fond, ça me faisait plutôt plaisir. Andrew me
ressemblait beaucoup trop.
Tout en regardant Andrew finir sa bière, je laissai mon esprit
vagabonder. Venir chez eux ce mardi soir n’était sans doute pas une
très bonne idée. Kat portait encore la trace. Mais Andrew avait dit vrai.
Ça faisait un moment que je ne les avais pas vus et Dee m’avait assuré
que Kat n’avait pas l’intention de sortir. Il paraissait peu probable qu’un
Arum s’approche de la colonie. Je ne devais pas m’inquiéter.
Il fallait que j’arrête de m’inquiéter.
La question de Dee me hantait. « Est-ce que tu… aimes Katy ? »
J’avais répondu non. C’était un mensonge. Ce que je ressentais pour
Kat était compliqué. J’éprouvais des sentiments contradictoires. J’aimais
les loups, ce qui ne voulait pas dire que j’avais envie d’en avoir un chez
moi.
Je bus une grande gorgée d’eau.
— Tu sais à quelle heure rentrent les filles ? me demanda Adam.
Je haussai les épaules.
Aucune idée.
— Ash faisait la gueule, dit Andrew en riant. Elle a dit qu’elle
partirait dès que Dee aurait fini de s’empiffrer.
— J’aime les filles qui ont de l’appétit, murmura Adam.
Je lui jetai un regard sombre. Son sourire s’effaça aussitôt.
— Ou pas, essaya-t-il de se rattraper.
— J’aime mieux ça, commentai-je en faisant tourner ma bouteille
d’eau.
Andrew se pencha en arrière et sauta de la rambarde dans un salto.
Un vrai chat de gouttière. Il se retourna pour saisir sa bouteille vide.
— J’ai soif. Tu veux une bière ? ajouta-t-il en s’adressant à moi.
— Non merci, ça va.
— Faut vraiment que tu te détendes, mon pote, lâcha-t-il.
Je lui répondis par un doigt d’honneur. Il entra dans la maison en
riant et referma la porte derrière lui.
D’où j’étais, j’apercevais le sommet des Seneca Rocks. J’aimais cet
endroit. Comme chez Matthew, c’était un lieu isolé, sans voisins. C’était
presque toujours silencieux. Les seuls bruits venaient de la forêt et alors
que la nuit tombait, le chant des cigales s’amplifiait. Je levai les yeux.
De gros nuages noirs arrivaient.
— Je suis au courant, annonça Adam.
— Au courant de quoi ?
Il jeta un regard vers la porte avant de poursuivre.
— De la fille qui a emménagé à côté de chez toi.
Je cessai de remuer le pied.
— C’est Dee qui t’en a parlé ?
Adam acquiesça et croisa les bras.
— Dee l’apprécie beaucoup, apparemment.
— Hmm.
— Je n’en ai pas parlé à Ash, ni à Andrew. Et je n’ai pas l’intention
de le faire, parce que je ne sais pas comment ils réagiraient. Je suppose
que Matthew est au courant.
J’opinai.
— Je suis surpris que tu ne nous en aies pas parlé, reprit-il.
Je posai ma bouteille d’eau sur la table.
— Pourquoi est-ce que j’en aurais parlé ? Ce n’est pas comme si je
passais mon temps à penser à cette fille.
Adam haussa les sourcils et sourit.
— Ce n’est pas ce que j’insinuais, mais habituellement, quand Dee
se fait une amie humaine, on t’entend râler pendant des jours.
Je me mordis l’intérieur de la joue.
— C’est sans importance.
— Je pense que si, au contraire, me contredit-il.
— Et je ne râle pas !
Adam partit d’un rire silencieux et je m’apprêtais à lui dire d’aller se
faire voir quand mon téléphone vibra dans ma poche. Je le sortis.
C’était Dee. Je décrochai.
— Le dîner est déjà terminé ?
Adam tendit l’oreille, ce qui me déplut souverainement.
— On a un problème, s’écria Dee d’une voix aiguë.
J’ôtai mes pieds de la table et je me redressai.
— Quel genre de problème ?
— Est-ce que Kat est avec toi ? demanda ma sœur d’une voix pleine
d’espoir.
Mon estomac se noua.
— Non. Pourquoi ?
— Je viens d’arriver à la maison et sa voiture n’est pas devant chez
elle. Je suis allée frapper à sa porte et personne n’a répondu.
Elle prit une courte inspiration.
— Elle est sortie, alors qu’elle porte la trace.
Je m’étais levé sans m’en rendre compte.
— Tu m’as dit qu’elle comptait rester chez elle ce soir.
— C’est ce qu’elle m’avait dit.
— Bordel !
Ma main se crispa sur le téléphone.
— Est-ce que tout va bien ? s’inquiéta Adam.
Je l’ignorai.
— Ne te mets pas en colère contre elle ! me sermonna Dee. Elle ne
sait pas qu’elle est en danger. Ce n’est pas sa faute.
Sa faute ou pas, c’était sans importance. Dans tous les cas, le
problème était de taille.
— Je vais aller la chercher, reprit Dee. Je parie qu’elle est à la
bibliothèque, je vais…
— Tu ne bouges pas !
J’étais en colère, mais également inquiet.
— Je m’en occupe.
— Daemon…
— Je t’envoie un SMS dès que je lui ai mis la main dessus. (Je
résistai à l’envie de jeter mon téléphone contre le mur.) Je suis sûr
qu’elle va bien. Reste à la maison et ne t’en fais pas.
Je raccrochai et remis mon portable dans ma poche.
— Il faut que j’y aille.
Adam était debout, la mine anxieuse. Il avait déjà son portable à la
main et j’espérais que Dee tiendrait sa langue et ne lui parlerait pas de
la trace.
— Tu es sûr que tout va bien ? me demanda-t-il.
— Oui. Dis à Andrew que je repasserai plus tard.
Je sautai par-dessus la rambarde et atterris avec souplesse cinq
mètres plus bas. Je me mis à courir, avant de m’arrêter devant ma
camionnette. Je serais plus rapide à pied, mais quelle explication
donnerais-je à Kat quand je l’aurais récupérée à la bibliothèque ?
Merde.
Je me mis au volant. Le trajet jusqu’en ville me parut durer une
éternité. Les gens conduisaient comme des escargots. De grosses
gouttes de pluie s’écrasaient sur mon pare-brise. Avec la pluie, les
véhicules roulaient encore plus lentement. Je crispai les mains sur le
volant. La rage montait en moi comme un tsunami.
J’étais en colère contre Kat, qui n’était pas restée tranquillement
chez elle, mais aussi furieux contre moi-même : je l’avais mise dans une
situation qui m’obligeait maintenant à la chercher partout et à inventer
une excuse pour me justifier.
Et j’étais aussi énervé de ne pas être resté chez moi pour l’empêcher
de sortir.
Quand j’arrivai à Petersburg, j’étais prêt à écraser tous ceux qui
auraient le malheur de croiser mon chemin. Il n’y avait pas de place sur
le parking de la bibliothèque et je fus obligé de laisser ma camionnette
derrière un restaurant à trois rues de là.
Le trafic était dense et la pluie s’abattait sans pitié. Les lampadaires
clignotaient et avaient peine à éclairer le trottoir qui menait à la
bibliothèque. J’étais d’une humeur aussi sombre que les nuages au-
dessus de ma tête. Arrivé au parking, je cherchai sa voiture des yeux.
Introuvable. J’avais envie de tout casser.
Soit elle était déjà partie, soit elle n’était jamais venue.
Il n’y avait qu’un seul autre endroit où elle pouvait se trouver. Je
traversai à grands pas la pelouse qui menait derrière le bâtiment.
Le lieu était vide et un frisson glacé me parcourut la colonne
vertébrale. Mon instinct me soufflait de prendre ma véritable
apparence. La peur m’envahit.
Je les sentais, leur présence polluait l’atmosphère, se diffusait dans
l’étroite ruelle aux ombres épaisses. Mon cerveau se mit en pilote
automatique. Je pris de la vitesse et repérai la voiture de Katy. Une
lumière était allumée dans l’habitacle, mais je ne la voyais pas.
La sensation de la présence d’un Arum s’intensifia.
Tel un éclair, je traversai la rue et m’approchai de la voiture.
L’épaisseur huileuse de l’air menaçait de m’étouffer. C’est à ce moment
que je l’aperçus. Il était sous sa forme humaine, mais ses contours
semblaient constitués de fumée noire. Je ne savais toujours pas où était
Kat, mais je devinai une masse – une silhouette – sur le sol.
C’était elle.
J’arrivais peut-être trop tard.
Tout était ma faute.
La rage et la peur explosèrent en moi comme un ouragan. J’ignore
comment je parvins à garder ma forme humaine. Je saisis l’Arum par
les épaules et ma main plongea dans sa chair. J’attrapai ses os et ses
muscles et le projetai de toutes mes forces plusieurs mètres plus loin.
Du coin de l’œil, j’apercevais Kat et dans ma gorge ma fureur avait le
goût de la mort.
La créature vola dans les airs, se transformant momentanément en
une ombre impalpable, avant de se reconstituer en atterrissant sur ses
pieds. Je m’élançai vers elle et lui enfonçai mon épaule dans l’estomac.
L’Arum poussa un cri et répliqua en projetant son bras sur ma poitrine.
Je vacillai en arrière. Sa main devint transparente. Je savais ce qu’il
tentait. Il voulait se nourrir.
Je n’allais pas me laisser faire.
Je l’esquivai et, plus rapide qu’un cobra, je le projetai par-dessus
mon épaule. Il tomba près de Kat, sonné.
Un gémissement s’éleva. Kat. Elle était en vie.
L’Arum s’était déjà redressé. Ses cheveux blonds et sa peau blanche
le rendaient presque invisible, mais, alors qu’il me chargeait, une ombre
s’épanouit sous sa peau fine. Je l’arrêtai d’une main sur sa gorge et le
soulevai de terre.
Kat se mit à tousser. Elle était blessée. Je jurai et propulsai l’Arum
sur le macadam qui se fissura sous le choc.
Son regard bleu pâle s’emplit de haine. Il se jeta sur moi. On roula
plus loin dans l’obscurité. Il m’asséna un coup de poing, je lui en rendis
dix. Me battre ainsi contre un Arum en public était risqué, mais je
n’avais pas le choix. Je devais me débarrasser de ce monstre
rapidement pour savoir comment allait Kat.
J’abaissai la main vers l’Arum en mobilisant la Source. De l’énergie
pure aussi puissante qu’un rayon solaire enflamma mon bras. Une
intense lueur blanc et rouge s’alluma au bout de mes doigts… et tel un
laser, elle jaillit vers l’Arum.
Le temps sembla suspendu un instant. La lumière enveloppa la
créature, pénétra dans sa cage thoracique, s’insinua sous sa peau et
envahit chacune de ses cellules. Ses yeux se remplirent d’une lumière
pâle, détruisant les ombres qui le composaient.
Sa peau se consuma pour se transformer en une coquille lisse et
noire comme de l’onyx. L’Arum était à présent immobile, la bouche
ouverte dans un cri silencieux, puis il explosa en un milliard de
minuscules fragments qui disparurent dans le ciel.
La Source retrouva sa place dans l’environnement. Les ampoules
des lampadaires explosèrent, plongeant la rue dans l’obscurité.
Essoufflé, je reculai d’un pas et me tournai vers Katy. Elle était étendue
sur le ventre, face contre la route. Je ressentis une vive douleur dans la
poitrine.
Je la rejoignis en un clin d’œil et m’agenouillai à côté d’elle, puis je
posai la main sur son épaule. Elle émit un nouveau gémissement et la
douleur dans ma poitrine s’amplifia.
— C’est fini. Il est parti. Tu vas bien ?
Quelle question débile ! Elle essaya de redresser la tête et je vis la
marque sur sa joue, aussi rose qu’une framboise. Son œil droit était en
train de gonfler. La colère s’empara à nouveau de moi. Elle était
blessée et elle avait mal. Sa respiration était irrégulière. Le sifflement
dans sa gorge était également inquiétant. Je n’étais pas médecin, mais
ça n’augurait rien de bon.
— Ne bouge pas. Tout va bien maintenant.
C’était un mensonge. Mais en prononçant ces mots, je commis un
acte si insensé que j’aurais aussi bien pu me jeter sous les roues d’un
poids lourd.
Je savais que j’avais le pouvoir de la guérir, du moins en partie.
C’était quelque chose que je n’avais jamais tenté auparavant. Une
pratique formellement interdite par les Anciens, ainsi que par tous les
représentants de mon espèce, et dont personne ne parlait à voix haute.
L’un de nos plus grands attributs, le seul que les Arums ne pouvaient
assimiler après s’être nourris de nous, était notre capacité à nous
régénérer. Nous guérissions très rapidement de presque n’importe
quelle blessure et nous pouvions en faire profiter les autres.
J’invoquai la Source et la fis entrer en moi, puis je la guidai vers
Kat, insufflant l’énergie vers sa poitrine et ses poumons endommagés. Si
quelqu’un était passé par là à cet instant, il aurait vu nos corps
illuminés comme une gigantesque ampoule. C’était dangereux et idiot,
mais je refusai de m’arrêter. Les paupières de Kat étaient closes ;
l’énergie crépitait sur sa peau. Ses cils tressaillirent, comme si elle
voulait ouvrir les yeux. Je passai doucement la main dessus et elle se
détendit.
Sa respiration redevint régulière et elle tourna la tête vers moi.
— Merci pour…
Elle se tut.
— Kat, l’appelai-je, inquiet. Tu es toujours avec moi ?
— Toi, murmura-t-elle.
— Oui, c’est moi.
Je voulus prendre son poignet dans ma main, mais elle écarta le
bras.
J’essayai encore. Au point où j’en étais, je pouvais continuer à
braver les interdits.
— Je peux t’aider.
— Non !
Je fus tenté d’ignorer son refus, mais ses blessures les plus graves
étaient guéries. Je relâchai la Source en poussant un soupir. Des
milliers de pensées tournaient dans ma tête. Qu’avais-je fait ?
— Comme tu veux. J’appelle la police.
La présence de la police était la dernière chose dont j’avais besoin,
mais Kat devait être examinée par des professionnels. Je me levai et
sortis mon portable. Je téléphonai sans la quitter des yeux. Elle s’assit
et je dus me retenir de l’aider. J’étais tellement chargé d’énergie que si
je la touchais, je continuerais de la soigner.
— M… merci, articula-t-elle d’une voix rauque.
Je grimaçai. À mon arrivée, la trace sur elle n’était plus qu’une
faible lueur, mais depuis mon intervention, elle avait repris toute sa
vigueur.
— Ne me remercie pas.
Je me passai la main dans les cheveux avant de serrer les poings.
Elle avait réussi à se redresser. La marque sur son visage et son œil
gonflé me faisaient regretter que l’Arum soit mort. J’aurais voulu le tuer
une deuxième fois.
— Putain, tout est ma faute.
Elle me regarda sans comprendre et une expression que je ne
parvins pas à élucider s’inscrivit sur son visage. La frustration me
donnait envie de hurler. Oui, tout était ma faute. Comme un imbécile,
j’avais laissé la marque sur elle, samedi dernier. Je savais que des
Arums rôdaient et je n’avais pas assuré sa sécurité la plus élémentaire.
Elle avait été attaquée parce que ce monstre avait repéré la trace et il
espérait qu’elle le mène à nous.
— De la lumière, marmonna-t-elle. J’ai vu de la lumière.
— Tu sais ce qu’on dit : on voit toujours de la lumière au bout du
tunnel.
Elle se recroquevilla.
Crétin. Je n’aurais rien pu sortir de plus indélicat. Je m’accroupis
près d’elle.
— Merde, je suis désolé. Je n’ai pas réfléchi avant de parler. Où est-
ce que tu es blessée ?
— Ma gorge… elle me fait mal.
Elle pressa une main tremblante au-dessus de sa poitrine.
— Mon poignet aussi. Je crois qu’il est cassé. Mais il y a eu un
éclat… de lumière.
Je me concentrai sur son poignet. La peau était bleuie et devenait
rapidement violette. Je ne pensais pas qu’il était cassé. Je l’avais sans
doute réparé.
— Il est peut-être cassé ou foulé. C’est tout ?
— C’est tout ? Cet homme… il a essayé de me tuer.
— J’avais bien compris. J’espérais simplement qu’il n’avait rien cassé
d’important. Comme ton crâne par exemple ?
Je levai les yeux vers le haut de sa tête.
— Non… je ne crois pas.
— OK. Génial.
Je me levai et scrutai les alentours.
— Qu’est-ce que tu fabriquais dans le coin au juste ?
— Je… j’étais à la bibliothèque. Il n’était pas très… tard. Et ce n’est
pas comme si… on était dans une ville… dangereuse. Il m’a dit qu’il
avait besoin d’aide… que son pneu était à plat.
Je n’en croyais pas mes oreilles.
— Un inconnu t’approche dans un parking la nuit, et toi, tu
l’aides ? C’est sûrement la chose la plus stupide que j’aie entendue
depuis longtemps. Je suppose que tu as réfléchi avant. Tu acceptes des
bonbons de la part des inconnus et tu rentres dans les vans avec
marqué « chatons à donner » dessus ?
Elle émit un petit grognement alors que je me mettais à faire les
cent pas.
— Je n’aurais pas pu t’aider si je n’étais pas passé par là par
hasard ! lançai-je.
— Qu’est-ce que tu fais ici, d’ailleurs ?
Je m’immobilisai.
— Rien de particulier.
— Mince, moi qui croyais que vous étiez censés être gentils et
charmants.
Je fronçai les sourcils.
— Qui ça, « vous » ?
— Tu sais bien, les princes charmants qui sauvent les damoiselles
en détresse.
Je secouai la tête.
— Je ne suis pas ton prince.
— OK… fit-elle d’une petite voix avant de poser son front sur ses
genoux.
Chacun de ses mouvements semblait douloureux.
— Où est-il passé ? demanda-t-elle.
— Il s’est enfui. Il est loin, maintenant. Kat… ?
Elle leva la tête et me regarda, puis, une main posée au sol, elle
essaya de se redresser. Je m’agenouillai près d’elle.
— Je ne crois pas que tu devrais te mettre debout. L’ambulance et
la police ne vont plus tarder. Je ne veux pas que tu t’évanouisses.
— Je ne vais pas… m’évanouir.
À ce moment, des sirènes se firent entendre. Elles n’étaient plus très
loin.
— Très bien, parce que je n’ai pas la moindre envie de te rattraper.
Je regardai mes mains. Les écorchures avaient déjà disparu.
— Est-ce qu’il… t’a dit quoi que ce soit ? demandai-je à Katy.
Elle fronça les sourcils.
— Il a dit que… j’avais une trace sur moi. Et il n’a pas arrêté de me
demander… où ils étaient. Je ne sais pas pourquoi.
Bon sang. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule.
— Sûrement un malade.
— Oui, mais… à qui en voulait-il ?
Je la regardai de nouveau.
— Peut-être à une fille suffisamment stupide pour l’aider avec son
pneu ?
— Tu es vraiment un connard. On te l’a déjà dit ? lâcha-t-elle, les
lèvres pincées.
Si elle m’insultait, c’est qu’elle n’était pas si mal en point.
— Tous les jours, Kitten, répliquai-je, soulagé, et j’en suis fier !
Elle me contempla. J’aurais été bien en peine de deviner ses
pensées.
— Je ne sais même pas quoi répondre à ça…
— Étant donné que tu m’as déjà remercié, je crois qu’il n’y a plus
rien à ajouter.
Je me levai.
— Tout ce que je te demande, ajoutai-je, c’est de ne pas bouger.
Reste tranquille et essaie de ne pas causer davantage de dégâts.
J’eus l’impression qu’elle voulait dire quelque chose mais, Dieu
merci, elle resta silencieuse. Mon soulagement fut de courte durée, car
elle se mit soudain à trembler comme une feuille et à claquer des dents.
Ce n’est qu’à ce moment que je réalisai qu’elle était trempée à cause de
la pluie. Et bien sûr, il y avait le choc.
J’ôtai mon tee-shirt et m’agenouillai une nouvelle fois près d’elle. Ce
n’était qu’un pauvre morceau de tissu, mais c’était tout ce que j’avais
sous la main. Je le lui enfilai doucement, en prenant garde de ne pas
toucher sa joue blessée. Je passai ses bras inertes dans les manches.
Son manque de réaction m’inquiétait. Elle avait fermé les yeux.
— Kat ?
Trop tard.
Elle tomba sur le côté et je la rattrapai juste avant que son crâne ne
heurte le macadam. Sa tête roula sur son épaule et ses cheveux
recouvrirent son visage. Je les écartais doucement en la maintenant
contre ma poitrine. Mes doigts caressèrent les contours de sa mâchoire
et le lobe de son oreille. Sa poitrine se soulevait de façon régulière.
Elle avait perdu connaissance.
— Bordel, marmonnai-je en la calant dans mes bras.
Ça commençait à devenir une habitude.
CHAPITRE 9

Il y a peu d’endroits que je détestais autant que les hôpitaux. Les


Luxens ne tombaient jamais malades – nous n’avions ni rhumes, ni
cancers, ni problèmes cardiaques, ni attaques. Quant aux blessures,
coupures ou autres hématomes, ils pouvaient être soignés d’un simple
toucher de la main. J’évitai donc autant que possible ces endroits.
Ce soir, je n’avais pas le choix.
Je restai le plus possible à l’écart, appuyé contre le mur et presque
invisible, pendant que la mère de Kat paniquait. Les rideaux vert clair à
la fenêtre se soulevaient chaque fois que quelqu’un entrait dans la
chambre et en sortait. Les policiers étaient repartis après nous avoir
interrogés tous les deux, Katy et moi. Ils avaient conclu à une tentative
de vol qui avait mal tourné ; quant à moi, j’avais seulement été au bon
endroit au bon moment. Ils feraient leur possible pour retrouver
l’agresseur, mais vu ce qu’il en restait, je leur souhaitais bonne chance.
Évidemment, je ne leur en dis rien et me contentai de sourire et
d’attendre le moment où je pourrais me tirer d’ici. En réalité, j’aurais
déjà pu partir, mais ça ne me semblait pas juste pour Katy.
J’avais besoin de temps pour réfléchir.
Je regardai le lit étroit où elle était allongée. Elle avait l’air épuisée.
Son visage pâle aux traits tirés était tourné vers la fenêtre. L’éclat rouge
sur sa joue était impressionnant. Ça aurait pu être pire. J’avais accéléré
le processus de cicatrisation et sans doute réparé les plus gros
dommages à sa gorge. La marque qui y restait, la marque de doigts,
était presque effacée et, malgré tout, douloureuse à regarder.
On lui avait plâtré le bras. Elle avait une déchirure du tendon ou
quelque chose comme ça. Si elle m’avait laissé faire, j’aurais pu le lui
soigner également. Pourquoi pas, au point où j’en étais. La trace était
plus visible que jamais et j’avais le sentiment qu’elle n’était pas près de
disparaître.
Pourquoi ne lui avait-on pas encore donné d’antidouleur ?
Elle semblait minuscule dans ce lit. On se retrouva seuls un moment
et elle leva les yeux vers moi. Je lui répondis d’un regard interrogateur,
mais elle tourna aussitôt la tête.
Sa mère était partie à la recherche d’un médecin. Elle revint
accompagnée d’un homme aux tempes grisonnantes et au visage
vaguement familier, qui se présenta comme le Dr Michaels. Il
commença par lire la fiche de Kat, ne nous apprenant rien que nous ne
sachions déjà. Il me jeta un regard et j’eus l’étrange impression de
l’avoir déjà croisé quelque part.
Sans doute en ville. Petersburg n’était pas bien grand.
Il administra à Kat des médicaments contre la douleur. Il était
temps. Puis il s’en alla. La mère de Kat virevoltait autour du lit de sa
fille et j’eus la gorge serrée en voyant que les yeux de Kat étaient pleins
de larmes. Cette fille… c’était une dure à cuire. Elle avait tenu le coup
tout du long et maintenant, elle craquait à peine. Je m’apprêtais à
fermer les paupières quand je sentis la présence de ma sœur. Je l’avais
appelée pour lui raconter ce qui s’était passé et je n’avais pas réussi à la
convaincre de rester à la maison.
Elle entra dans la chambre comme une tornade, sans m’accorder un
regard. Je ne pus m’empêcher de sourire. Apparemment, elle ne
s’inquiétait pas pour moi. Après tout, je venais seulement de combattre
un Arum.
— Oh non, Katy. Tu vas bien ?
Kat leva son plâtre et réussit à offrir à ma sœur un faible sourire.
— Ouais, juste un peu secouée.
Dee l’observa un moment avant de se tourner vers moi.
— Je n’arrive pas à y croire. Comment est-ce que ça a pu se
produire ? Est-ce que tu…
— Dee, l’interrompis-je avant qu’elle aille plus loin.
Elle se raidit, les joues rouges. Message reçu. Elle se mordit la lèvre
et s’approcha de Kat.
— Je suis vraiment désolée.
— Ce n’est pas ta faute, répondit Kat.
Ma sœur s’assit sur le bord du lit. Je savais qu’elle n’avait qu’une
envie : me taper dessus, parce que, bien sûr, tout était ma faute à moi.
Oui, tout était ma faute.
Mais pas pour les raisons que Dee imaginait. Elle était fâchée que je
ne sois pas arrivé à temps, mais au-delà de ça, si j’avais été un
minimum raisonnable et que j’étais resté loin d’elle, rien de tout ça ne
serait arrivé.
Elles se mirent à parler entre elles et une nouvelle fois, mes
paupières se fermèrent. La nuit avait été un merdier innommable et
combattre cet Arum m’avait vidé de toute énergie… J’entendis ma sœur
proposer de ramener Kat chez elle si sa mère ne pouvait pas le faire. Ce
qui signifiait que ce serait sans doute à moi de faire le taxi.
Mme Swartz revint. Elle annonça que Kat pouvait quitter l’hôpital,
mais qu’un gros accident avait eu lieu sur l’autoroute. Elle était
infirmière et on lui demandait de rester pour la nuit. Dee lui promit
non seulement de conduire Kat chez elle, mais aussi de la surveiller et
de s’occuper d’elle.
Merci, Dee.
En vérité, je trouvais que c’était une bonne chose. Je ne voulais pas
que Katy reste seule. Pas tant qu’elle portait toujours la trace. Les
Arums avaient l’habitude de chasser par groupes de quatre. Il en restait
donc trois dans la nature.
Dee alla se chercher quelque chose à manger et quand je rouvris les
yeux, je découvris que Kat me fixait. Son regard était vide, presque
vitreux. Elle devait avoir mal.
Quand je m’approchai d’elle, elle ferma les paupières.
— Tu comptes encore m’insulter ? Parce que je ne suis pas en
condition pour te répandre.
Je souris.
— Tu veux sans doute dire « répondre ».
— Répandre, répondre, c’est pareil.
Elle souleva ses grands cils. Je n’arrivai pas à détacher mon regard
de la marque rouge sur sa joue.
— Tu es sûre que ça va ?
— Mais oui, bâilla-t-elle. Ta sœur agit comme si c’était sa faute.
— Elle n’aime pas voir les gens souffrir, répondis-je à mi-voix. Et les
gens ont tendance à se blesser autour de nous, ajoutai-je.
Elle fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Dee arriva juste à temps, un grand sourire aux lèvres.
— On peut y aller. Le docteur a donné son accord.
Sauvé par le gong.
J’aidai Kat à se redresser en passant doucement un bras autour de
ses épaules. Elle eut l’air étonnée et une nouvelle fois, je la trouvai
incroyablement mignonne.
— Allez, viens, on te ramène chez toi.
Elle fit deux pas puis vacilla.
— Waouh. J’ai l’impression d’être bourrée.
— Je pense que les médicaments commencent à faire effet, sourit
Dee.
— Est-ce que j’ai du mal à articuler ? demanda Kat.
— Pas du tout, lui assura ma sœur.
Kat avança d’un ou deux pas et, voyant qu’on n’irait pas loin de
cette façon, je la pris dans mes bras et la déposai dans un fauteuil
roulant.
— C’est la règle, ici.
Elle ne protesta pas.
On s’arrêta pour remplir les papiers, mais Kat ne nous fut pas d’une
très grande aide. Les infirmières acceptèrent de tout mettre de côté
pour que sa mère s’en occupe plus tard. Quand on arriva à la voiture
de Dee, j’installai Kat à l’arrière.
— Je peux marcher, tu sais.
Je bouclai sa ceinture en faisant attention à ne pas bloquer son bras
plâtré.
— Je sais.
Je refermai la portière et fis le tour pour monter à côté d’elle. Dee
avait à peine démarré que Kat avait déjà appuyé sa tête contre mon
épaule. Je me raidis et jetai un coup d’œil vers ma sœur. Concentrée
pour sortir du parking, elle ne nous regardait pas. Kat ne devait pas
être très à l’aise. Tout doucement, je passai mon bras autour de ses
épaules. Elle se blottit immédiatement contre moi, comme un petit
chat.
C’était tellement bizarre.
Nous étions plus souvent agressifs qu’aimables l’un envers l’autre ;
pourtant, sa façon de se pelotonner contre moi et le fait que je la laisse
faire prouvaient bien qu’il y avait autre chose entre nous.
Oui, bizarre.
Sa respiration se fit plus profonde et l’une de ses mains tomba sur
ma cuisse.
— Kat ? murmurai-je.
Pas de réponse.
— Elle dort ? me demanda Dee sans tourner la tête.
— Profondément.
Ma sœur poussa un soupir.
— Elle va se remettre, tu crois ?
Je contemplai Kat et même dans la pénombre de la voiture, sa
marque sur la joue était visible.
— Oui, elle va se remettre. Ne t’inquiète pas.
— Elle m’avait dit qu’elle resterait chez elle ce soir…
— Je sais.
Nous savions tous deux qu’elle portait encore la trace, mais c’était
moi qui étais fautif, pas Dee.
— Ne t’inquiète pas, répétai-je. Je ne laisserai plus rien lui arriver,
maintenant. Je te le jure.
— Tu n’y es pour rien. Je n’aurais pas dû dire ce que j’ai dit tout à
l’heure. Tu ne pouvais pas savoir.
Non, je ne pouvais pas savoir exactement ce qui se produirait, mais
je pouvais quand même en avoir une assez bonne idée. Je savais qu’il y
avait un risque. C’est pour ça que Dee avait essayé de convaincre Kat de
rester chez elle, ce soir.
— Tu as fait quelque chose, pas vrai ? Sa trace est encore plus
visible.
— Je… n’en avais pas l’intention. C’est arrivé comme ça. Putain.
Je repoussai une mèche de cheveux tombée sur la joue de Kat. Dee
resta silencieuse jusqu’à ce que nous arrivions sur l’autoroute.
— Dis-moi la vérité. Est-ce que son état est grave ?
— Je l’ignore. Elle avait des difficultés à respirer. L’Arum a essayé
de la tuer.
— Oh non, murmura Dee.
Je contemplais, par la fenêtre, les arbres qui défilaient dans
l’obscurité régulièrement interrompue par l’éclairage autoroutier.
— Nous devons… je dois être plus prudent, lâchai-je.
Dee resta silencieuse un long moment.
— Adam a appelé. Quand tu es parti précipitamment, il a compris
que quelque chose s’était passé. Je lui ai dit…
— Je sais que tu lui avais déjà parlé de Kat, la coupai-je. Je vais
devoir tout leur raconter.
Dee prit une courte inspiration
— Ce n’est pas un souci pour Adam, mais…
Elle n’avait pas besoin de finir sa phrase. Ash et Andrew seraient
évidemment en colère, mais j’avais tué un Arum ce soir. Je ne pouvais
plus cacher la situation.
On n’échangea plus un mot pendant le reste du trajet et Kat ne se
réveilla pas quand Dee se gara. Elle remua un peu, murmura quelque
chose que je ne compris pas quand je détachai sa ceinture et la pris
dans mes bras. Elle se serra contre moi.
— J’ai son sac et ses clés, m’informa Dee en fermant sa portière. Je
vais ouvrir. Tu la portes ?
— Bien sûr.
On échangea un regard. Je préférais ne pas savoir ce que ma sœur
pensait à cet instant. Elle se dirigea à grands pas vers la maison de Kat.
Je fermai la portière à mon tour.
Kat s’étira et passa ses bras autour de mon cou. Je frissonnai. Ses
cils tremblèrent et sa bouche dessina un sourire. La lueur argentée de
la lune illuminait son visage.
— Hey, murmura-t-elle.
— Hey.
Elle ouvrit les yeux.
— Tu… tu es vraiment beau.
La surprise m’arracha un rire.
— Merci, Kitten.
Elle était complètement dans les vapes. Son sourire s’élargit et elle
referma les paupières.
Pour ma part, j’étais tout à fait conscient quand je lui soufflai :
— Toi aussi tu es très belle, Kitten.

Je n’étais jamais entré chez elle et, sans que je sache pourquoi, ça
me mettait un peu mal à l’aise. Peut-être parce qu’elle n’était pas
vraiment là. Je suivis Dee dans une entrée similaire à la nôtre. On entra
dans la salle de séjour et Dee alluma une lampe qui diffusa une lumière
douce.
Il y avait des livres absolument partout.
Cinq soigneusement empilés près du canapé, deux sur la table basse
– un marque-page dépassait de l’un d’entre eux –, trois autres sur la
grande table, encore un sur le meuble télé – il contenait aussi un
marque-page. Est-ce qu’elle lisait deux livres en même temps ? Ou
plus ?
Et moi qui avais du mal à en lire un seul…
— On devrait rester, suggéra Dee en s’asseyant dans un fauteuil
près de la fenêtre. Au cas où.
Je portai Kat jusqu’au canapé et l’y allongeai avant de m’asseoir
près d’elle. Au-dessus de nos têtes, le ventilateur tournait lentement.
Dee parla pendant un petit moment puis elle s’endormit, me
laissant seul responsable de Kat. Mauvaise idée. Jusqu’à présent, je
n’avais fait que des conneries.
Appuyé à l’accoudoir du canapé, la joue dans la main, je regardai
Kat respirer. J’aurais pu allumer la télé, mais je ne voulais pas risquer
de la réveiller.
Je me servis d’un peu d’énergie pour éteindre la lumière sans me
lever. Dans le noir, l’image que je cherchais à repousser m’apparut avec
netteté. Jamais je ne parviendrais à oublier cette vision de l’Arum
penché sur Kat, pas plus que la panique dans sa voix avant qu’elle ne
comprenne que c’était moi qui étais près d’elle.
Je dus m’assoupir, car la lumière filtrait dans la pièce alors que Kat
se rapprochait de moi. Elle avait posé la tête sur mes genoux, ce qui me
plaçait dans une situation inconfortable… J’avais beau ne pas être
humain, j’étais tout de même un homme.
Elle dormait profondément, son bras blessé contre sa poitrine, les
lèvres légèrement entrouvertes. Je remuai mon cou, qui commençait à
être endolori. C’est à ce moment-là que je remarquai que ma main était
posée sur sa hanche.
Oh.
Je ne me rappelais pas l’avoir posée là. C’était sans doute arrivé
pendant que je dormais. Je ne l’enlevai pas. Au lieu de ça, je me
concentrai sur ma main, ce qui était toujours mieux que de fixer son
visage. La courbe de sa hanche était douce, tiède. C’est sans doute ainsi
que se tenaient les couples. Ash et moi ne nous étions jamais retrouvés
dans cette position. Parfois, elle ne supportait pas que je la touche.
J’étais pareil.
Pourtant, avec Kat…
Le manque de sommeil commençait à me faire perdre les pédales.
Kat se raidit soudain. Elle avait ouvert les yeux et sa respiration
s’était accélérée. Avait-elle mal ?
— Ça va, Kitten ?
— Daemon ? (Sa voix était rauque et ensommeillée. Très sexy.) Je…
suis désolée. Je n’avais pas l’intention de dormir sur toi.
— Ce n’est pas grave.
Je l’aidai à s’asseoir. Elle était trop pâle et son coquart avait viré au
violet. Je ne voulais même pas regarder son cou.
— Tu vas bien ? lui demandai-je.
Nos regards se rencontrèrent.
— Oui, tu es resté ici toute la nuit ?
— Ouais.
Manifestement. Kat se tourna vers Dee et déglutit. Elle leva son
plâtre, mais le reposa sur ses genoux. Je n’arrivais pas à savoir ce qui
lui traversait l’esprit. Elle avait l’air choquée, endormie. Adorable.
Et merde. Il fallait que je me concentre.
— Tu te rappelles quoi que ce soit ?
— On m’a agressée hier soir.
— Quelqu’un a voulu te voler ton sac.
Je résistai à l’envie de lui demander pour la dixième fois comment
elle se sentait. Elle fronça les sourcils.
— Ce n’était pas un voleur.
Aïe.
— Kat…
— Non.
Elle essaya de se lever, mais je la retins par la taille. Je ne voulais
pas qu’elle soit étourdie, qu’elle tombe, qu’elle se brise le crâne et mette
du sang partout sur ses précieux livres.
— Il n’en avait pas après mon argent, Daemon. Il les voulait, eux.
Bordel de merde. Je réfléchis à toute vitesse.
— C’est absurde.
— Non, tu crois ?
Elle regarda son bras blessé.
— Pourtant, il n’a pas arrêté de me demander où ils se trouvaient.
Il a aussi parlé d’une trace.
— Ce type était cinglé.
Je voulais qu’elle le croie.
— Tu le sais, pas vrai ? continuai-je. Il y avait quelque chose qui ne
tournait pas rond chez lui. Ce qu’il t’a dit n’a aucun sens.
— Je ne sais pas. Il n’avait pas l’air fou.
Je secouai la tête.
— Tabasser une gamine, ce n’est pas assez dingue pour toi ? Je suis
curieux de savoir ce qui entre dans cette catégorie, alors.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, rétorqua-t-elle.
— Qu’est-ce que tu voulais dire, alors ? C’était un fou, tout ce qu’il y
a de plus banal, mais tu as l’intention d’exagérer les choses, c’est ça ?
Elle se raidit.
— Je n’exagère rien. Daemon. Ce n’était pas un simple fou.
Son obstination commençait à m’agacer. Le problème, c’est qu’elle
avait raison. Rien n’était normal dans ce qu’elle avait vécu la veille,
mais je ne pouvais pas le lui avouer. Je devais au contraire la
convaincre qu’elle se trompait.
— Oh, tu es une experte en la matière, maintenant ?
— Après avoir passé un mois en ta compagnie, j’ai l’impression
d’avoir un doctorat sur le sujet.
Elle me jeta un regard noir, mais quand elle tenta de s’éloigner de
moi, elle grimaça. Je tendis la main vers elle.
— Ça ne va pas ? Kat ?
Elle me repoussa.
— Si, ça va, lâcha-t-elle, en colère.
Je détournai les yeux. Elle n’était clairement pas assez en forme
pour une dispute et j’étais sincèrement inquiet pour elle. Elle n’avait
pas besoin que je lui prenne la tête maintenant, mais je ne pouvais pas
laisser tomber. C’était trop important.
— Je sais que tu es chamboulée après ce qui s’est passé hier,
insistai-je. Mais ne déforme pas la réalité.
— Daemon…
— Je ne veux pas que Dee s’inquiète parce qu’un taré se balade
dans la nature en attaquant les filles. Tu comprends ?
Ma voix était aussi tranchante qu’un rasoir. Sa lèvre inférieure se
mit à trembler et j’eus l’impression de recevoir un coup de poing dans
l’estomac. J’étais vraiment un connard. Je n’avais aucune capacité
d’empathie. Le processus d’assimilation dans la société humaine auquel
nous obligeait la Défense n’avait pas fonctionné sur moi. Pourtant, je ne
prenais aucun plaisir à frapper une personne à terre.
Je voulus me lever, mais nos regards se croisèrent et je regrettai de
ne pas avoir le pouvoir d’effacer sa mémoire. Ça aurait été terrible,
mais au moins, je l’aurais débarrassée du souvenir de cette agression.
Pas seulement pour protéger mon espèce, mais pour la libérer de cette
ombre qui dansait dans ses yeux gris. Ce qui lui était arrivé hier soir
allait la hanter encore longtemps.
Dans son fauteuil, Dee bâilla bruyamment.
Kat sursauta et se tourna vers ma sœur, qui était sans doute
réveillée depuis un moment.
— Bonjour ! pépia-t-elle comme un petit oiseau tout en posant
lourdement ses pieds au sol. Vous êtes réveillés depuis longtemps ?
Je soupirai.
— Non, Dee. On vient de se réveiller. On discutait. Tu ronflais
tellement fort qu’on n’a pas pu continuer de dormir.
Elle renifla comme un petit cochon.
— Permets-moi d’en douter. Katy, Tu… vas bien, ce matin ?
— Oui. J’ai pas mal de courbatures, mais dans l’ensemble, ça va.
Le sourire de Dee était forcé. Elle se leva en essayant de dompter
ses cheveux qui lui tombaient sur le visage.
— Je crois que je vais aller préparer ton petit déjeuner.
Sans attendre de réponse de notre part, elle se précipita dans la
cuisine. Il y eut un bruit de portes et de casseroles.
Je poussai un nouveau soupir.
— OK.
Je me levai à mon tour et m’étirai pour détendre mes muscles
engourdis. On entendit encore un fracas dans la cuisine. Je me tournai
vers Kat.
— Je tiens à ma sœur plus qu’à n’importe qui dans cet univers. Je
ferais tout pour elle, pour m’assurer qu’elle est heureuse et en sécurité.
Alors, je t’en prie, ne l’effraie pas avec tes histoires à dormir debout.
Elle tressaillit et son visage afficha une expression peinée. Je savais
que cette fois ça n’avait rien à voir avec sa douleur physique, mais avec
la froideur de mes paroles.
— Tu es un connard, mais je ne lui dirai rien, murmura-t-elle. C’est
bon ? Tu es content ?
Content ? Oh non.
— Pas vraiment. Pas du tout, même.
CHAPITRE 10

Je ne pouvais plus faire confiance à Kat en la laissant chez elle sans


surveillance. La réunion de Luxens que j’organisai le jeudi suivant se
déroula donc à la maison. De cette façon, Dee et moi pouvions la
garder à l’œil.
Ma sœur avait passé la journée du mercredi avec elle et toutes les
nuits je montais la garde devant sa fenêtre.
Le soleil venait de se coucher quand Matthew et les Thompson
arrivèrent. Tout le monde s’entassa dans le salon. Chez Kat, les
lumières étaient éteintes, mais je savais que sa mère était rentrée.
J’espérais que ça empêcherait Kat de se jeter une nouvelle fois dans la
gueule du loup.
Je n’avais aucune envie de parler d’elle aux Thompson. J’aurais
largement préféré me jeter du haut du Spruce Knob. Il était certain que
cette réunion tournerait mal.
Je pris place au centre de la pièce, les bras croisés sur la poitrine.
Prêt. Dee était assise dans un fauteuil, les fesses tout au bord, les mains
croisées sur les genoux. Adam était appuyé contre le fauteuil de Dee et
à son attitude tendue, je compris qu’il savait pourquoi je les avais tous
conviés.
Ash s’était installée sur le canapé à côté d’Andrew. Elle soupira en
rejetant ses cheveux blonds en arrière. Je haussai les sourcils. Elle ne se
gênait jamais pour signifier qu’elle s’ennuyait ou qu’elle était
mécontente. Matthew était assis sur l’accoudoir du canapé, raide
comme un bout de bois.
— Alors, que se passe-t-il ? attaqua Andrew en levant les yeux de
son téléphone portable. La dernière fois que nous nous sommes réunis,
c’était parce que l’un d’entre nous était mort.
Je plissai les paupières. Il faisait allusion à Dawson. Je n’appréciais
pas du tout.
Ash se tourna vers lui, les sourcils en arc de cercle.
— Tu es sérieux, là ?
Il haussa les épaules.
— Ouais, et alors ?
— Tu devrais travailler un peu ta sensibilité, mon frère, soupira
Adam.
— Si tu le dis, marmonna Andrew en se concentrant de nouveau
sur son téléphone.
Il tapota négligemment sur l’écran et Matthew secoua légèrement la
tête.
— Alors Daemon, de quoi voulais-tu que l’on discute ?
Il était au courant pour Kat, mais il me laissait le soin d’en parler
moi-même. Je le remerciai intérieurement.
— Il y a une fille. Elle s’appelle Kat…
— Elle est géniale, intervint Dee. Et canon et cool et…
— Elle vient d’emménager dans la maison voisine, l’interrompis-je.
Andrew leva les yeux vers moi, manifestement surpris de la
nouvelle. Je continuai :
— Je ne sais pas comment la Défense a pu autoriser un truc pareil.
Hier, lors de ma rencontre habituelle avec Vaughn et Lane, je leur ai
posé la question. Vaughn m’a donné une explication pas très
convaincante. Il prétend que le gouvernement ne voulait pas que cette
maison reste vide plus longtemps, sous prétexte que c’était suspect.
— Pourquoi tu ne nous en as pas parlé plus tôt ? demanda Ash un
peu sèchement.
— Au départ, ça ne m’a pas paru important.
Le regard qu’elle me jeta était clair : elle n’en croyait pas un mot. Je
la fixai.
— Je vous en parle maintenant.
Ash décida de s’adresser à Dee.
— Laisse-moi deviner, c’est ta nouvelle meilleure amie ?
— Et alors ? la défia Dee.
— Tu veux que je t’explique le problème ? fit Ash. Non, c’est inutile,
je suis sûre que Daemon s’en est chargé.
Elle ne se trompait pas.
— Katy et moi sommes amies, répliqua Dee en se penchant
légèrement en avant.
À côté d’elle, Adam se raidit.
— Et nous allons le rester, continua ma sœur. Il est hors de
question que je vous laisse m’en empêcher. C’est tout.
Ash leva ses yeux bleus vers moi.
— Daemon ?
— Tu l’as entendue.
Ash serra les poings. Elle n’en croyait pas ses oreilles.
— Je garde un œil sur Kat, ajoutai-je. J’apprends à la connaître
pour que nous sachions exactement à qui nous avons affaire.
— Tu m’étonnes, ricana Andrew.
J’inspirai et expirai lentement afin de ne pas m’énerver, mais ça ne
fonctionnait pas.
— Tu as quelque chose à dire, mon pote ?
— À mon avis, garder un œil sur elle est un code pour tout autre
chose.
— Garder un œil sur elle veut dire exactement ce que ça veut dire,
le corrigea Matthew. Que la Défense ait autorisé une humaine à
emménager à côté est louche. Daemon a raison d’essayer de savoir si
elle constitue un danger.
— Tu penses qu’elle peut avoir été implantée par le
gouvernement ? demanda Dee.
— On n’en sait rien, répondit Matthew. Tout est possible, c’est tout
ce que je dis.
Il avait raison, mais en l’occurrence, à mon avis, il se trompait.
Matthew était un vrai parano.
Ma sœur était clairement agacée.
— Katy n’est pas une espionne du gouvernement.
— Si c’était le cas, on serait foutus, vu que je lui ai laissé une trace
la semaine dernière.
Je m’étais lancé comme on plonge du haut d’une falaise. Tous
réagirent comme je m’y étais attendu. Matthew faillit avoir une attaque,
Ash eut l’air de vouloir assassiner quelqu’un et les deux autres jurèrent
dans leur barbe.
— Comment est-ce arrivé ? voulut savoir Adam.
— Un ours la chargeait, j’ai utilisé la Source pour effrayer l’animal.
Kat ne m’a pas vu le faire. Elle a cru que c’était un éclair.
Inutile de préciser que c’était moi qui l’avais convaincue d’aller se
promener dans la forêt.
— Je n’avais pas le choix, ajoutai-je fermement.
— Oh si, me contredit Andrew en posant son téléphone sur la table
basse. Tu aurais dû laisser l’ours la tuer. Problème résolu.
Ash acquiesça. Elle était parfaitement d’accord. Je ne pris même pas
la peine de leur répondre.
— Quoi qu’il en soit, elle porte la trace et la Défense n’est pas
encore venue frapper à nos portes pour nous enfermer dans des cages.
Hier, Vaughn et Lane se sont comportés comme si tout était
parfaitement normal, mais j’ai pensé que vous deviez être au courant
de la situation.
— Tu aurais dû nous en parler dès le début, m’accusa Ash.
Dee leva les yeux au ciel.
— Ça ne vous regardait pas.
— Bien sûr que si, intervint Andrew. Ça nous regarde tous. Les
Anciens ne sont pas ravis de nous laisser vivre en dehors de la colonie.
Après ce qui est arrivé à Dawson, nous devons redoubler de prudence.
En gros, évite de tracer des humains, connard !
Je levai lentement la main et lui adressai un doigt d’honneur. Il me
répondit par un sourire grimaçant et s’adossa de nouveau au canapé
en secouant la tête.
— C’est dingue ! D’abord Dawson et maintenant…
Je le fusillai du regard.
— Ne termine pas ta phrase, Andrew. Vraiment pas. Je ne suis pas
Dawson. Ça n’a rien à voir.
Il ouvrit la bouche, mais son frère l’empêcha de poursuivre.
— La ferme, Andrew. Je n’ai aucune envie de terminer ma soirée en
te ramassant à la petite cuillère.
Matthew se renfrogna.
— C’est tout ?
— Non. Kat a été attaquée par un Arum, mardi soir.
— Bordel de merde ! s’exclama Matthew en se passant la main dans
les cheveux. Est-ce que… est-ce qu’elle va bien ?
Je fus surpris. Je ne m’attendais pas à ce que Matthew s’inquiète
pour Kat.
— Oui, elle va bien.
Je revis Kat respirer avec difficulté.
— Elle va se remettre. J’ai tué l’Arum et elle n’a aucune idée de ce
qu’il était. Elle pense avoir été victime d’un vol.
Ash se leva d’un mouvement fluide et se dirigea vers la fenêtre. Elle
ne dit rien, mais elle était nerveuse, ce qui n’était jamais bon signe.
— Elle porte toujours la trace. Elle devrait s’effacer d’ici quelques
jours, mais nous devons partir à la recherche des Arums.
On se mit à parler patrouilles et Matthew commença à réfléchir à la
manière dont il annoncerait la présence d’ennemis dans les parages.
Nous devions entraîner de nouvelles recrues pour doubler les équipes.
C’était mon travail ainsi que celui d’Adam et Andrew. Mais il ne fallut
pas longtemps pour que le prénom de Kat soit de nouveau prononcé.
— Je m’en occupe, déclarai-je.
Andrew avait manifestement envie de balancer une repartie
ironique, mais son frère le fit taire d’un regard.
— Pourquoi on ne lui dirait tout simplement pas la vérité ? lança
soudain Dee.
Je la dévisageai, pas très sûr de ce qu’elle venait de proposer.
— Tu es folle ! s’écria Andrew.
— Pourquoi pas ? insista Dee. Katy est une fille bien, elle est
intelligente et logique. Il n’y a aucun risque qu’elle panique et
prévienne les médias. Qui la croirait de toute façon ? Elle comprendra.
Faites-moi confiance.
— Dee, on ne peut pas faire ça, lui souffla Adam en s’agenouillant
près d’elle.
Ma sœur serra les poings.
— Adam, je te jure qu’elle…
— OK, Dee, intervins-je. Mais même si nous étions sûrs qu’elle ne
parlerait de nous à personne, ce n’est pas le seul problème. Tout le
monde dans cette pièce ne lui accorde pas la même confiance que toi.
— Moi, par exemple, précisa Andrew.
— Et que crois-tu qu’il arrivera si les Anciens découvrent qu’elle sait
la vérité ? continuai-je, espérant ramener Dee à la raison. Et le
gouvernement ? Ils ne la connaissent pas. Ils n’ont aucune raison de lui
faire confiance. Elle disparaîtra. C’est évident. Comme Bethany.
Dee tressaillit à l’évocation de la petite amie humaine de Dawson,
qui avait effectivement « disparu » avec lui, l’année passée.
— Je suis sûr que tu ne veux pas la mettre en danger, Dee, et c’est
ce que tu feras si tu lui révèles ce que nous sommes.
Ma sœur leva les yeux vers moi. Elle me fixa un moment avant de
secouer la tête.
— Non, bien sûr que je ne veux pas la mettre en danger.
Je me sentis soulagé. Au moins, je n’avais pas à m’inquiéter pour ça.
Ash croisa ses bras minces sur sa poitrine.
— Je n’arrive pas à y croire !
Dee haussa les sourcils.
— Quoi ?
— Tu te fiches complètement de notre sécurité, mais tu te
préoccupes de la sienne ! On ne compte pas, à tes yeux !
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, se défendit ma sœur. Nous sommes
capables de nous occuper de nous-mêmes. Et je suis sûre que Katy ne
nous dénoncerait pas. C’est tout.
Je les laissai s’affronter parce que Dee devait entendre le point de
vue d’Ash. Même si je ne pensais pas que ma sœur raconterait la vérité
à Kat, c’était important.
Je raccompagnai les Thompson sous le porche pendant que
Matthew restait discuter avec Dee à l’intérieur. Il la sermonnait
probablement. Je décidai de ne pas rentrer tout de suite. Je regardai
Andrew et Adam traverser la pelouse jusqu’à leur voiture. Andrew jeta
un coup d’œil vers la maison de Kat comme s’il voulait la faire exploser.
Il fallait que je le garde à l’œil.
— Daemon ?
Je me retournai vers Ash qui était restée près de moi.
— Hey.
— Je suis désolée d’avoir été désagréable avec ta sœur.
Je souris.
— Non, tu ne l’es pas.
Elle leva les yeux au ciel et reconnut :
— Non, c’est vrai, je ne le suis pas. Il fallait que je lui dise ses quatre
vérités.
Deux portières de voiture claquèrent. Ses frères l’attendaient.
— Je suis étonnée, reprit-elle. Je ne pensais pas que tu serais celui
qui déconnerait.
— Si j’étais toujours parfait, personne n’aurait la moindre chance de
m’arriver à la cheville.
Ash haussa les sourcils mais ignora ma remarque.
— De quelle façon exactement as-tu surveillé cette fille ?
Attention. Elle essayait de m’entraîner sur un terrain glissant. Mais
que cherchait-elle ? Nous avions rompu depuis un moment. Bien sûr, il
nous arrivait de nous voir, comme deux ex peuvent le faire de temps en
temps, mais elle savait que c’était fini entre nous.
— Qu’est-ce que tu veux savoir au juste ?
Son sourire était tout miel et en même temps plus coupant qu’un
morceau de verre.
— Je pense que tu as très bien compris ma question, répliqua-t-elle.
Il y eut un silence et je l’imaginais en train d’aiguiser ses crocs sur
mes os.
— Tu n’es pas passé à la maison depuis deux semaines et je parie
que si je demande à Dee quand cette fille s’est installée à côté, les dates
coïncideront. Qu’est-ce que tu as à répondre à ça ?
J’émis un rire sous cape et je regardai dans le vague.
— Qu’est-ce que j’ai à répondre à ça ? Eh bien, si mes faits et gestes
te regardaient, ce qui n’est pas le cas, je dirais que tu te trompes
complètement sur les raisons pour lesquelles je ne suis pas passé te
voir. Rien n’a changé et tu le sais très bien.
Elle réfléchit un instant.
— Je sais que tu n’envisages pas une relation sur le long terme avec
moi, mais ça ne t’a jamais empêché de venir me rendre une petite visite.
— Elle n’a rien à voir avec tout ça.
Ash s’arrêta en haut des marches et me regarda par-dessus son
épaule. Elle ne souriait plus. Le défi brillait dans ses yeux cobalt.
Un défi que je n’avais aucune intention de relever.
— Prouve-le-moi, lâcha-t-elle.

J’examinai les deux Luxens qui n’avaient pas l’habitude de
s’aventurer hors de la colonie. Ils n’étaient pas beaucoup plus âgés que
moi et se tenaient droits comme des piquets. On aurait dit deux jeunes
recrues prêtes à s’engager dans les marines.
— Nous sommes p… prêts pour la patrouille, déclara le premier en
évitant mon regard.
Ouais. Avant que ce soit vrai, j’allais devoir les faire travailler dur. À
côté de moi, Adam ricana.
— Si tu croisais un Arum, il te mangerait tout cru, te recracherait et
t’aspirerait comme un smoothie.
Le second Luxen pâlit et eut l’air d’avoir envie de vomir.
Je soupirai.
Passer l’après-midi à préparer ces deux nazes sans se faire tuer
n’allait pas être une partie de plaisir.
D’autant que Dee était avec Kat. J’avais recommandé à ma sœur de
ne pas bouger de la maison, mais avec Kat qui luisait comme une
guirlande de Noël, je savais qu’elle n’en ferait qu’à sa tête.
Kat aussi, d’ailleurs.
Malgré tout, entraîner les membres de la colonie à se battre aiderait
à les maintenir toutes deux en vie ; c’était donc une bonne chose. Si
j’étais honnête avec moi-même, la situation n’était de toute façon pas si
terrible que ça. Je pouvais rester sous ma véritable apparence et c’était
aussi agréable que de se déshabiller par une journée de canicule. Rien
n’était aussi agréable que le vent parcourant mes membres de Luxen
quand je dépassais le mur du son en courant. Superman pouvait aller
se rhabiller.
Le simple fait d’y penser faisait circuler le sang plus vite dans mes
veines.
— Quel ennui ! marmonna Andrew.
Je souris. Je prenais un malin plaisir à avoir les frères Thompson à
mes côtés. Ni l’un ni l’autre n’avait la moindre envie d’être là. Adam ne
fit pas trop de commentaires pendant que nous faisions courir les bleus
dans la montagne. Il se contenta de les pousser à leur maximum.
Andrew, en revanche, ne cessa pas un instant de râler.
La recrue qui avait l’air d’avoir envie de vomir fit un pas en avant. Il
s’appelait Mitchell. Ou Mickey.
— Je sais que nous ne sommes ni aussi rapides ni aussi forts que
vous, mais nous sommes prêts.
— Ouais, ricana Andrew, prêts à mourir.
Je lui jetai un regard noir.
— Ce n’est pas la meilleure façon de les motiver.
Il me fit un doigt d’honneur.
— Et alors ?
Je m’approchai de Mitchell et lui assénai ma main sur l’épaule.
— Il ne s’agit pas seulement d’être fort et rapide, il s’agit d’être
concentré et préparé au pire, afin d’anticiper leurs mouvements.
— Être fort et rapide, ça s’avère quand même assez utile, cracha
Andrew.
À ce moment, je me demandai si je n’aurais pas dû lui dire de rester
chez lui.
— Par exemple, moi, je suis plus fort que Daemon, ajouta-t-il.
— Quoi ? m’exclamai-je. T’as pris des trucs ou quoi ?
— C’est la vie qui me fait planer, mon pote.
Il m’adressa un clin d’œil.
— Et c’est sûr que je suis plus fort que toi.
— Si tu le crois vraiment, t’es clairement cinglé.
Andrew jeta un coup d’œil vers son frère en marchant vers moi. Il
roulait des épaules. Il ramassa une petite pierre.
— Tu vois cet arbre là-bas ? me demanda-t-il en désignant un vieux
chêne distant de plusieurs mètres. Je te parie que je peux jeter ce
caillou juste au milieu.
— Et tu crois que je n’en suis pas capable ?
— Je sais que tu n’en es pas capable, mon pote.
Il se retourna vers Mitchell et l’autre recrue.
— Vous en pensez quoi, les gars ?
Ils prirent un air embarrassé et se gardèrent de répondre.
— Moi, je suis sûr qu’Andrew peut le faire et pas toi, lança alors
Adam.
Les frères Thompson avaient perdu la boule !
— Vous allez vous ridiculiser, les prévins-je.
— Je prends le risque, déclara Andrew en jetant sa pierre en l’air
pour mieux la rattraper. Alors, prêt à parier ?
Et pourquoi pas ? J’acquiesçai et je tendis le doigt vers l’arbre.
— Absolument.
— Parfait.
Andrew recula de plusieurs pas et, paupières mi-closes, visa le
chêne. Une seconde plus tard, il avait pris son apparence réelle et
lançait la pierre.
Ça n’avait rien à voir avec un jet humain. Il utilisa la Source et
transforma son projectile en un véritable missile qui fendit l’air. De
l’écorce vola quand il entra en contact avec le tronc de l’arbre.
Mitchell laissa échapper un cri d’admiration. Andrew se tourna vers
moi, triomphant.
— Fais mieux que ça.
Je ricanai et ramassai une pierre plus petite que ma paume.
— Facile. Et je peux le faire en gardant mon apparence humaine.
— Tu sais ce que Dee m’a raconté l’autre jour ? me demanda Adam
alors que je me mettais en position. C’était très intéressant.
Je l’ignorai et levai le bras. Les deux recrues échangèrent un
regard. La Source enveloppa mon bras.
— Elle me disait que Katy avait rencontré Simon au supermarché.
Tu sais, ce footballeur du lycée. Elle s’est dit qu’ils feraient un couple
parfait. Elle pense qu’il va demander à Katy de sortir avec lui et tu sais
ce qui arrive après un rendez-vous avec ce Roméo… Pas de doute, j’en
connais une qui va passer à la…
Je lui jetai un regard noir et lançai ma pierre. Adam n’avait pas
intérêt à suggérer ce que j’étais presque sûr qu’il suggérait, parce que si
c’était seulement à moitié vrai, le seul rendez-vous que ce connard de
Simon allait avoir, ce serait avec mon poing.
La légère torsion de sa lèvre supérieure m’indiqua qu’il mentait. Kat
n’avait pas croisé Simon.
Je regardai l’arbre et, évidemment, la seconde de distraction
m’empêche d’atteindre coûté ma cible. La pierre passa à côté de l’arbre,
le manquant de presque un mètre. Merde.
Adam éclata de rire et donna un coup de coude à son frère.
— Vous voyez, les gars ! La concentration, c’est au moins aussi
important que la force.
Je leur adressai un doigt d’honneur. Évidemment, tous deux
s’esclaffèrent de plus belle. Je levai les yeux au ciel et ramassai une
autre pierre. Celle-ci avait à peu près la taille de ma main. Je la leur
montrai.
— Je ne vais pas rater ma cible cette fois-ci et ce n’est pas l’arbre
que je vais viser.
Ma menace les fit rire encore plus fort. Je grimaçai. Au moins, les
deux bleus n’osaient pas se moquer de moi. Ils avaient même l’air
effrayés. Je pris une profonde inspiration et jetai mon projectile.
Adam l’évita de justesse.
— Hé ! T’es con ou quoi ? cria-t-il. Tu aurais pu abîmer ma belle
gueule.
C’était à mon tour de rire.
— Si tu te crois beau, tu devrais te regarder plus souvent dans un
miroir.
— Ah, ah, se moqua Andrew.
— On se ressemble comme deux gouttes d’eau, imbécile, cracha son
frère. Il nous insulte tous les deux.
J’essuyai mes mains sur mon jean, satisfait. Mais ma bonne humeur
disparut dès que je réalisai ce qui s’était passé. La simple mention du
nom de Kat m’avait distrait. Je m’étais déconcentré. Ce n’était cette fois-
ci qu’un pari stupide, mais si j’avais eu un Arum face à moi ?
Des gens pourraient mourir par ma faute.
Je fermai les yeux et jurai à mi-voix. Toute cette histoire avec Kat
devenait ridicule. C’était inacceptable.
CHAPITRE 11

Je croisai Kat à différentes reprises durant les deux jours qui


suivirent. En général, en allant à ma voiture. Chaque fois, je pouvais
constater que la trace était de moins en moins visible.
Elle semblait vouloir venir me parler. Elle s’arrêtait ou venait vers
moi, mais je me hâtais de m’éloigner. Je ne pouvais laisser cette histoire
se poursuivre. Je devais la surveiller, m’assurer qu’elle ne soit pas la
victime d’un autre Arum, mais je devais aussi garder mes distances.
L’entraînement m’avait prouvé que la simple évocation de son nom
pouvait tous nous mettre en danger. Elle m’affaiblissait.
Elle avait malgré tout besoin que je la protège et c’est la seule
raison pour laquelle je m’étais retrouvé au Smoke Hole Diner le samedi
après-midi. La trace ne projetait plus qu’une flamme vacillante, comme
une bougie dans le vent, et Dee avait décidé qu’elle pouvait sans
danger entraîner Kat en ville afin d’acheter les fournitures pour la
rentrée et passer boire un verre au Smoke Hole.
Je les avais accompagnées, évidemment. Je ne voulais prendre
aucun risque.
Dee avait eu l’air étonnée de ma présence et Kat avait semblé…
d’abord agacée, puis elle avait fini par me remercier une nouvelle fois.
Ses remerciements étaient largement superflus. Sans moi, elle n’aurait
jamais eu ni plâtre ni coquart.
Malheureusement, Ash, allez savoir pourquoi, avait cru que nous
avions rendez-vous au Smoke Hole – j’avais dû rater son message – et
avait fait son apparition. Quand elle comprit qui était Kat, je fus obligé
de l’emmener dîner ailleurs et de l’écouter râler pendant le reste de la
soirée.
Andrew m’apprit plus tard que, le lundi, elle n’avait toujours pas
ravalé sa rancœur.
Je n’étais pas non plus dans mon meilleur jour en partant courir
dans les bois le mardi en fin d’après-midi. Je me dépensai jusqu’à être
épuisé et trempé de sueur.
Sur le chemin du retour, je décidai que j’étais capable de
m’engloutir une tonne de crème glacée. Il n’y en avait sans doute plus à
la maison. Dès que j’en achetais, Dee se jetait dessus.
Dans l’allée, je ne pus m’empêcher de fixer la maison de Kat. Elle
était sur le porche. J’éteignis la musique qui me hurlait dans les oreilles
et ôtai mes écouteurs.
Elle était assise sur la balancelle, concentrée sur un livre. Une brise
tiède faisait voler devant ses yeux des mèches de cheveux échappées de
sa queue de cheval. Elle les repoussait machinalement.
Le soleil n’était pas encore couché, mais la lumière s’estompait
doucement. L’air était moite. Lire dans ces conditions ne devait pas être
facile, mais elle semblait avoir totalement oublié le monde qui
l’entourait.
Elle n’avait aucune idée de ma présence. J’aurais pu facilement
rentrer chez moi sans qu’elle me remarque. Elle ne courait aucun
danger, la trace n’était presque plus visible. Je n’avais aucune raison de
m’approcher d’elle. Je me répétais que je devais garder mes distances.
Un océan de distance.
Évidemment, je me dirigeai droit vers sa maison.
Elle leva les yeux à mon approche. Ses yeux s’écarquillèrent.
— Salut, lançai-je.
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle était bien trop occupée à
m’examiner de la tête aux pieds, ce qui me faisait toujours plaisir. Ses
yeux se posèrent sur mon torse nu et mon ventre. Elle déglutit et alors
qu’elle détournait les yeux, ses joues prirent une jolie teinte rosée.
— Salut, réussit-elle à articuler.
Appuyé contre la rambarde, je croisai les bras.
— En train de lire ?
Ses mains se serrèrent sur son livre.
— En train de courir ?
— Non, plus maintenant.
— Très drôle, répondit-elle en prenant son livre sur sa poitrine. Moi
non plus, je ne suis plus en train de lire.
— On dirait bien que si, pourtant.
Elle plissa le nez. Adorable.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Je haussai les épaules.
— Dee n’est pas avec toi ?
— Elle est avec… son petit ami. (Son sourire s’effaça.) Je ne savais
même pas qu’elle sortait avec un garçon, ajouta-t-elle. Elle ne m’en
avait jamais parlé.
Je ris.
— Pas sûr qu’Adam apprécierait de savoir ça.
— C’est sûr, acquiesça Kat en souriant.
Mais son sourire était flottant.
— C’est bizarre…
— Qu’est-ce qui est bizarre ? lui demandai-je.
Elle serra encore un peu plus fort le livre, comme s’il s’agissait d’une
peluche.
— J’ai passé beaucoup de temps avec Dee et je ne savais pas qu’elle
avait un petit ami. Je trouve ça bizarre.
— Vous n’êtes peut-être pas aussi amies que tu le crois.
Elle me jeta un regard noir.
— Tu es toujours aussi agréable, je vois.
— Je ne fais qu’énoncer une évidence.
— Et si tu allais faire ça plus loin, me rembarra-t-elle en se
replongeant dans son livre. Je suis occupée.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Elle avait sorti les griffes.
— Lire, ce n’est pas être occupé, Kitten.
— Je n’arrive pas à croire que tu viennes de dire ça, lâcha-t-elle,
choquée. C’est… blasphématoire !
Je ris et décroisai les bras.
— Je ne suis pas sûr que ce mot s’emploie dans ce sens-là.
— Il y a des gens qui aiment les livres partout dans le monde,
s’emballa-t-elle. Mais évidemment, tu ne peux pas comprendre.
— Non, confirmai-je.
— Et tu n’as pas l’intention de partir, soupira-t-elle.
— Non.
Elle plaça un marque-page dans son livre et le referma, puis le fixa
comme si elle avait le pouvoir de le faire disparaître. Elle poussa un
soupir et je dus me retenir d’éclater de rire.
— Et donc, demandai-je, comment va ton blog ? Tu fais toujours
des sujets sur les chats ou je ne sais quoi ?
— Les chats ? Je ne parle pas de chats, je parle de livres.
— C’est pareil.
Elle leva les yeux au ciel.
— Oui, tu as raison. (Je me tournai vers elle, surpris.) C’était du
sarcasme, idiot.
— J’ai cru que tu étais d’accord avec moi pour une fois. Mais de
toute façon, si tu parles de chats sur Internet, c’est un peu pour te
préparer à devenir une vieille fille entourée de matous quand tu seras
vieille.
Elle pinça les lèvres.
— Je te jetterai bien ce livre à la tête, mais ça me ferait de la peine
pour le livre.
J’éclatai de rire.
— Il n’y a bien que toi pour trouver ça drôle.
— C’est drôle, affirmai-je.
Je la vis lutter contre un sourire. Nos regards se croisèrent et le
silence s’épaissit entre nous.
— En tout cas, fit-elle au bout d’un moment. Cette fille au
restaurant, l’autre soir. Ash. Elle est vraiment très jolie.
— Mouais.
C’était un piège. Ces filles étaient toutes terriblement dangereuses.
Elle se balança en se poussant avec les doigts de pied.
— Vous… vous sortez ensemble ?
— Avant, oui. C’est terminé.
J’étais curieux de savoir où cette conversation allait nous mener.
— Et je suis sûr que Dee t’a déjà raconté tout ça, ajoutai-je.
Ses joues s’empourprèrent.
— À la voir, on n’avait pas l’impression que votre relation était
terminée, remarqua-t-elle.
— C’est son problème.
— C’est tout ce que tu as à dire ?
— Oui. Qu’est-ce que tu veux que je dise d’autre ? Surtout à toi.
J’avais voulu la taquiner, mais c’était sorti comme une méchanceté.
Une nouvelle fois, notre conversation allait mal se terminer. C’était
comme si je ne pouvais rien faire pour empêcher ça. Elle se raidit et prit
une expression neutre.
— Pourquoi es-tu venu me parler, Daemon ?
Ça, c’était une bonne question. Je me la posais à moi-même depuis
qu’elle avait emménagé.
Le regard glacé, elle poursuivit :
— Parce que si tu es juste là pour faire ton malin, tu peux t’en aller.
J’eus envie de sourire. Décidément, j’étais tordu.
— Je n’ai aucune envie de m’en aller.
— Dommage, fit-elle en se levant. Dans ce cas, tu n’as qu’à rester et
être odieux avec les oiseaux.
Elle voulut passer devant moi pour rentrer chez elle, mais en un
clin d’œil, je lui barrai le passage. Merde, je n’avais pas eu l’intention de
me déplacer si vite. Elle eut un mouvement de recul.
— Comment tu fais pour bouger aussi rapidement ! s’exclama-t-elle.
— Je ne suis pas si rapide que ça.
Je la toisai. Elle m’arrivait tout juste à la poitrine, mais sa façon
d’être et de réagir la rendait plus grande. Une mèche lui caressait la
joue.
— Tu t’inquiètes toujours pour la rentrée ?
Elle fronça les sourcils.
— Quoi ?
Je lui reposai la question plus lentement.
— Tu… t’inquiètes… toujours…
— Je t’ai parfaitement entendu. Mais qu’est-ce que ça peut te faire ?
Sa mèche me faisait de l’œil. Je la pris entre le pouce et l’index. Ses
cheveux étaient doux comme de la soie. Elle s’arrêta de respirer. De
près, ses yeux étaient encore plus beaux : l’iris d’une étonnante teinte
de gris et la pupille noire et large.
Sans la toucher, je glissai sa mèche derrière son oreille. Son œil
n’était presque plus enflé et son coquart avait quasiment disparu.
Néanmoins, elle avait toujours cette tache rose sur la joue.
Je la revis, allongée sur la route, immobile, seule. Ma poitrine se
contracta douloureusement. Je repoussai cette image en me
demandant quand elle cesserait de me hanter.
Kat n’avait toujours pas repris son souffle. Sa question me tournait
dans la tête. Qu’est-ce que ça peut te faire ? Rien. Ça ne me faisait rien.
— Daemon ? murmura-t-elle.
Mon nom dans sa bouche, prononcé sans rancœur, sans colère,
était une chose rare et eut sur moi un effet électrifiant. Ces lèvres roses
si mignonnes l’articulaient à la perfection. Je mourais d’envie de
connaître le goût de mon nom sur sa bouche. Avais-je déjà eu envie de
l’embrasser ? Oui, sans doute, car ce désir irrépressible m’était familier.
Me laisserait-elle l’embrasser ?
Sans doute pas.
Devrais-je l’embrasser ?
Sans doute pas.
Si je le faisais quand même, est-ce que ça me reviendrait dans la
figure ?
Sans aucun doute.
Je fis un pas en arrière.
Je pris une inspiration dont je n’avais pas vraiment besoin et l’odeur
de pêche et de vanille m’envahit les narines.
Sans un mot, je tournai les talons et descendis les marches. Kat ne
me retint pas et je ne me retournai pas. Pourtant, je n’entendis pas sa
porte se fermer et je sus qu’elle était toujours là. À me regarder.
Je savais aussi qu’au fond de moi, ça me faisait plaisir.


Plus tard ce soir-là, alors que Dee dormait depuis longtemps, je me
retrouvai assis sur mon lit, mon ordinateur sur les genoux.
J’avais ouvert le blog de Kat.
Katy’s Krazy Book Obsession.
Je ris. Super nom.
Ce n’était pas la première fois que je le parcourais. Le soir où Dee
était rentrée de la colonie, j’y avais déjà jeté un coup d’œil. Depuis, elle
avait ajouté une dizaine de nouvelles critiques. Comment pouvait-elle
avoir lu autant de livres en un laps de temps aussi court ? Sans
compter les autres posts, comme les Teaser Tuesday qui étaient en fait
quelques lignes tirées du livre qu’elle était en train de lire. Et puis, In
my mailbox, où elle se filmait en train de parler de livres qu’elle avait
achetés, empruntés ou reçus d’une maison d’édition.
Je regardai cinq de ces vidéos.
Chaque fois qu’elle montrait un nouvel ouvrage, son visage
s’éclairait d’un magnifique sourire que je n’avais jamais vu en vrai. Et
que je ne verrais sans doute jamais. Elle adorait ces livres, il n’y avait
aucun doute là-dessus.
Je cliquai sur une sixième vidéo. Elle datait d’avant son
emménagement et je fus choqué de découvrir une Katy toute différente.
Elle n’avait en fait pas tant changé que ça, mais ses yeux semblaient
avoir perdu de leur éclat. Je me demandai ce qui avait eu raison de
cette lumière intérieure. Sans doute moi, avec mon comportement de
connard absolu qui avait failli lui coûter la vie.
Je fermai la page et balançai mon ordinateur dans la chambre.
Avant qu’il ne heurte le mur, je levai le bras et le rattrapai. Il
s’immobilisa dans l’air, comme saisi par une main invisible. Je le déposai
lentement sur mon bureau.
Inutile de me voiler la face, ce soir, j’avais eu envie d’embrasser Kat.
Et ça n’était pas la première fois. Ça ne serait sans doute pas non plus
la dernière, d’ailleurs. J’avais accepté le fait qu’elle m’attirait.
Mais il y avait une différence entre désirer quelque chose et passer à
l’acte.
De la même manière, il y avait aussi une différence entre désirer
quelque chose et le désirer à tout prix.
Comment pouvais-je désirer quelqu’un que je n’appréciais même
pas ?
Sauf que ce n’était pas tout à fait vrai. J’appréciais Kat. À
contrecœur, mais je l’appréciais néanmoins. Elle était intelligente,
adorable et d’une férocité admirable.
Pourtant, notre relation n’avait rien à avoir avec celle de Dawson et
Bethany.
Tous les deux étaient follement amoureux l’un de l’autre, ce qui
avait empêché mon frère de réfléchir aux conséquences de ses actes.
Alors que moi, je ne pensais qu’à ça. Le regard de Kat dans cette
dernière vidéo me donnait raison. Je n’avais rien de bon à lui apporter.
Dommage que mon corps ne veuille rien entendre.
La nuit allait être longue, songeai-je en glissant ma main sous le
drap. Très longue.
CHAPITRE 12

Je me fichais du jour de la rentrée comme de ma première chemise.


Tout le contraire de Dee. « C’est le premier jour de notre dernière
année au lycée ! », voilà ce qu’elle me cria quand j’eus éteint mon réveil
pour la troisième fois et qu’il ne me restait plus que quarante minutes
pour me préparer, prendre mon petit déjeuner et filer en classe.
Commencer les cours un jeudi me paraissait complètement débile.
Deux jours avant le week-end. N’importe quoi.
Je trouvai par chance un jean et un tee-shirt propres dans mon tas
de linge. Par chance également, je tombai sur un cahier dans le coffre
de ma camionnette.
Notre lycée n’était pas grand, il ne faisait que deux étages, ce qui
rendait les déplacements d’une classe à une autre plutôt faciles.
Pendant le premier intercours, je me demandai comment Kat s’en
sortait. C’était toujours pénible d’être nouveau, surtout dans une aussi
petite ville où tout le monde se connaissait depuis la maternelle.
Je la retrouvai au fond de la classe en cours de maths. Je vis qu’il y
avait des places de libres de l’autre côté : c’était là que je devais aller
m’asseoir. Pourtant, je me dirigeai droit vers elle. Elle avait les yeux
fixés sur ses mains, mais je savais qu’elle avait remarqué ma présence.
La légère rougeur sur ses pommettes la trahissait.
Me rappelant comment son souffle s’était coupé la veille, je souris.
Mais en voyant son plâtre, je sentis la colère m’envahir. Elle avait été à
deux doigts de servir de joujou à un Arum. Par ma faute. Je serrai les
dents et me laissai tomber sur une chaise derrière d’elle.
Son visage et son corps après l’agression me revinrent en mémoire
avec violence. Elle était choquée, terrifiée et si minuscule dans mon tee-
shirt pendant que nous attendions la police. Cette image aurait dû
suffire à me tenir éloigné d’elle.
Mais je ne bougeai pas.
Je sortis le stylo que j’avais glissé dans la spirale métallique de mon
cahier et le lui enfonçai dans le dos. Elle se tourna vers moi.
— Comment va ton bras, Kittykat ?
Son visage se ferma et elle me fixa droit dans les yeux.
— Ça va. On me retire l’attelle demain, normalement.
Je tapotai le bout de mon crayon sur mon pupitre.
— Ça arrangera sûrement les choses.
— Quelles choses ? demanda-t-elle, soudain inquiète.
Avec mon crayon, je suivis les contours de la trace qui l’environnait.
— Ton allure.
Elle plissa les paupières et je me rappelai qu’elle ne voyait pas cette
aura lumineuse. Tant pis, sa tête était trop drôle. On aurait dit qu’elle
était prête à me frapper avec son attelle. Je ne pus m’empêcher d’en
rajouter. Je me penchai vers elle.
— Je veux simplement dire que les gens te regarderont moins.
Elle pinça les lèvres, mais ne détourna pas les yeux. Elle soutenait
toujours mon regard. Elle ne reculait jamais devant moi. Et, malgré
moi, je la respectais pour cela. Je faisais même un peu plus que la
respecter. J’étais à deux doigts d’embrasser sa bouche contrariée. Je me
demandai comment elle réagirait. Me frapperait-elle ? Me rendrait-elle
mon baiser ?
Je pariais sur la gifle. Ou le coup de poing.
Billy Crump laissa échapper un long sifflement.
— Ash va te botter les fesses, Daemon.
Kat se raidit. Un peu de jalousie ? Je me rappelai les questions
qu’elle m’avait posées la veille. Peut-être me rendrait-elle mon baiser,
finalement.
— Non, elle les aime trop pour ça.
Billy ricana.
Je me penchai un peu plus en avant, basculant mon pupitre. Nos
bouches étaient toutes proches l’une de l’autre. Un éclair de désir passa
dans ses yeux. Je la tenais.
— Devine quoi ?
— Quoi ? murmura-t-elle en fixant ma bouche d’un air gourmand.
— Je suis allé voir ton blog.
Elle me regarda de nouveau dans les yeux. Elle eut d’abord l’air
choquée, mais elle se reprit très vite.
— C’est pire que du harcèlement sexuel. Est-ce que je dois porter
plainte ?
— Dans tes rêves, Kitten. Ah non, j’y suis déjà, pas vrai ?
Elle leva les yeux au ciel.
— Dans mes cauchemars, Daemon. Mes cauchemars.
Je souris et ses lèvres tressaillirent. Tiens, tiens, apprécierait-elle nos
petites joutes autant que moi ? Peut-être était-elle aussi tordue que je
l’étais. Le prof commença l’appel et Kat se retourna. Je m’adossai à ma
chaise, très content de moi.
Plusieurs élèves nous observaient et je m’efforçai de prendre un air
dégagé. Je ne faisais rien de mal. La taquiner ne risquait pas d’attirer
les Arums sur elle, ni sur ma sœur. Quand la cloche retentit, elle se
leva comme une flèche et quitta la classe comme si elle avait peur que
j’essaie de la retenir. Deux filles lui emboîtèrent le pas. Lesa et Cassie, je
crois. Quelque chose comme ça. Je secouai la tête, pris mon cahier et
plongeai dans la foule des élèves.
Une heure plus tard, je croisai Adam dans un couloir.
— Il y a des rumeurs, me glissa-t-il.
Je haussai les sourcils. De quoi parlait-il ?
— Des rumeurs ? À quel sujet ? Sur la manière dont les gens
conduisent dans la région ? Ou sur le fait que le hobby préféré de
certains est d’aller emmerder les vaches qui dorment ? Ou alors tout le
monde raconte que ma sœur a l’intention de te larguer ?
— Des rumeurs sur Katy, gros malin, soupira Adam.
Je pris soin de n’afficher aucune réaction. Nous dépassions
quasiment tous les autres élèves d’une tête dans le couloir bondé.
Comme des géants dans le monde des humains.
— Billy Crump est dans le même…
— … cours de maths que Kat et moi. Et alors ?
— D’après lui, tu flirtes avec la nouvelle.
On dépassa un groupe de filles qui nous dévoraient du regard.
— Et Ash l’a entendu, ajouta Adam.
Cette conversation m’agaçait.
— Je sais que vous n’êtes plus ensemble, reprit-il.
— Et non, lâchai-je sèchement.
— Mais tu la connais, poursuivit Adam. Tu devrais faire attention
avec ta petite humaine.
Je m’immobilisai, prêt à coller Adam contre le mur. Les autres
élèves nous contournèrent alors que je sifflai :
— Ne l’appelle pas comme ça.
Adam leva les yeux au ciel, pas impressionné le moins du monde.
— Comme tu voudras. Je me fiche que tu la sautes dans les
vestiaires ou n’importe où, mais elle est amoureuse de toi, ça se voit et
toi aussi tu ressens quelque chose pour elle. Tes yeux brillent. Cette
histoire me rappelle quelque chose et ce ne sont pas de bons souvenirs.
Merde de putain de merde. J’avais les yeux qui brillaient ? Chez les
Luxens, ça annonçait en général la reprise de leur forme originelle. Ce
serait une catastrophe si ça m’arrivait au beau milieu du réfectoire. Je
fermai les poings et m’éloignai, distançant Adam.
Il fallait que je me reprenne. Que j’arrête ces conneries. Je
commençais à me demander si je ne souffrais pas d’un dédoublement
de personnalité. Bordel ! Je ne devais plus approcher Kat. Ainsi, elle
resterait à distance des autres Luxens. D’Ash en particulier.
À quel moment était-elle devenue différente des autres humains à
mes yeux ? Quand avais-je eu envie de faire sa connaissance ? La fois
où je l’avais emmenée au lac ? La fois où l’Arum l’avait attaquée ? Ou
une des innombrables fois où elle m’avait envoyé balader ?
Merde.
Adam avait raison. Cette histoire n’évoquait pas de bons souvenirs.
Pas question que ça m’arrive. Pas à moi.
Je suivis les autres cours de la journée sans vraiment écouter les
profs. J’avais essayé à plusieurs reprises l’année dernière de convaincre
Matthew de me procurer un faux diplôme. Il avait toujours refusé. La
Défense estimait sans doute que l’école était un privilège pour nous,
mais pour ma part, je m’ennuyais. Nous apprenions très rapidement,
beaucoup plus rapidement que les humains. Et de toute façon, si je
décidais d’aller à la fac, je devrais d’abord en demander l’autorisation
au gouvernement. Je ne savais même pas si c’était ce que je voulais. Je
ferais sans doute mieux de me trouver un emploi en plein air. Un truc
où je ne serais pas obligé de rester enfermé entre quatre murs.
À l’heure du déjeuner, je fus tenté de rentrer chez moi. Le lycée
était encore plus pénible sans Dawson. Son enthousiasme pour les
choses futiles du quotidien me manquait.
Je n’avais pas faim et me contentai donc de prendre une bouteille
d’eau avant de me diriger vers ma table habituelle. Je pris place à côté
d’Ash et commençai à arracher l’étiquette de ma bouteille.
— Tu sais que ce que tu fais est un signe de frustration sexuelle, me
souffla Ash.
Je lui adressai un clin d’œil. Elle me sourit et se retourna vers son
frère. Elle était comme ça, Ash. On sortait ensemble et on se larguait
régulièrement depuis des années et je savais qu’elle pouvait être
vraiment cool. Il fallait juste qu’elle le décide. Je ne la croyais pas
amoureuse de moi. Rien à voir avec ce que Dawson et Bethany avaient
ressenti l’un pour l’autre.
Bon sang, je n’arrêtais pas de penser à mon frère depuis le début de
la journée.
Il aurait dû être là, à côté de moi.
En levant les yeux, j’aperçus Kat qui faisait la queue. Elle discutait
avec Cassie – non, Carissa –, la fille la plus silencieuse du cours de
maths. Je posai les yeux sur ses tongs et remontai lentement le long de
son corps.
Son jean la moulait là où il fallait et une fois de plus, je me dis que
ses jambes paraissaient incroyablement longues pour une fille de sa
taille.
Ash posa la main sur ma cuisse. Une sirène d’alarme se déclencha
dans ma tête.
— Quoi ? lui demandai-je.
Elle me fixa droit dans les yeux.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
— Rien.
J’essayai de me concentrer sur elle. J’étais prêt à tout pour ne plus
me préoccuper de Kat. Elle avait beau avoir un caractère bien trempé,
elle n’arrivait pas à la cheville d’Ash sur ce point. Je posai la bouteille
un peu plus loin et me tournai vers elle.
— Tu es très belle, aujourd’hui.
— Tu trouves aussi ? sourit-elle. Tu n’es pas mal non plus. Toujours
aussi canon.
Elle jeta un bref coup d’œil sur la file avant de sauter sur mes
genoux. Deux garçons à la table d’à côté l’observaient, manifestement
prêts à vendre leur mère pour être à ma place.
— Qu’est-ce que tu fais ? soupirai-je.
— À ton avis, me murmura-t-elle à l’oreille. Tu me manques.
— Oh non, rétorquai-je.
Je voyais clair dans son petit jeu. Elle fit la moue et me donna une
tape sur l’épaule.
— Il y a un certain nombre de choses qui me manquent, reprit-elle.
J’allais lui répondre que je me doutais du genre de choses
auxquelles elle faisait allusion quand Dee lança d’une voix suraiguë :
— Katy !
Je jurai à voix basse. Ash s’était raidie contre moi.
— Assieds-toi ! continua ma sœur. On était en train de parler de…
Ash se tourna vers elle, lèvres pincées, paupières plissées.
— Attends une minute. Tu ne l’as quand même pas invitée à
manger avec nous ?
Je tentai de me concentrer sur le tableau qui représentait la
mascotte du lycée, un Viking rouge et noir coiffé d’un casque avec de
grandes cornes. Ne t’assois pas, Kat.
— La ferme, Ash, siffla Adam. Tu vas te faire remarquer.
— Je ne peux pas laisser faire ça, répliqua Ash en serrant ses bras
autour de mon cou comme un boa constrictor. Il est hors de question
qu’elle s’asseye avec nous.
— Ash, arrête tes conneries, lâcha Dee. Elle n’essaie pas de te
piquer Daemon.
Je haussai les sourcils, mais gardai le silence et continuai de prier
intérieurement. Ne viens pas t’asseoir, ne viens surtout pas t’asseoir. Ash
allait la dévorer toute crue. Je ne comprendrais jamais les filles. Ash ne
voulait plus de moi, mais elle ne supportait pas qu’une autre
s’approche de moi.
— Ce n’est pas ça qui m’inquiète, répondit-elle à ma sœur d’un air
dédaigneux. Mais alors pas du tout.
— Assieds-toi, répéta Dee. Elle s’en remettra.
— Sois gentille, chuchotai-je à l’oreille d’Ash.
Elle me répondit en me cognant le bras. Assez fort pour que ça me
fasse mal.
— Je ne plaisante pas, lâchai-je en pressant ma joue dans son cou.
— Je ferai ce que je veux ! rétorqua-t-elle.
Aucun doute là-dessus.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée… hésita Kat.
Elle semblait plus fragile que jamais. Une petite voix m’ordonnait de
virer Ash de mes genoux et d’entraîner Kat plus loin de façon à éviter
un carnage.
— Pas du tout, lança Ash.
— La ferme ! s’énerva Dee. Je suis désolée de traîner avec une telle
garce.
— Tu es sûre ?
Le corps d’Ash tremblait et sa température avait augmenté de
plusieurs degrés. Sa peau était si chaude qu’en la touchant un humain
se serait brûlé. Elle était en train de perdre le contrôle. Il était peu
probable qu’elle prenne son apparence Luxen, mais elle était assez en
colère pour faire une grosse connerie. Je tournai la tête vers Kat pour la
première fois depuis le début de l’altercation. Je repensai à notre
entrevue sur le porche, à son sourire. Je songeai aussi à sa réaction
quand je lui avais raconté la légende d’Oiseau des Neiges. Et je sus que
j’allais me haïr pour les mots que j’allais prononcer, parce qu’elle ne les
méritait pas.
— Pourtant, c’est plutôt clair que tu n’es pas la bienvenue.
— Daemon.
Les yeux de ma sœur se remplirent de larmes. C’était irrévocable à
présent, j’étais le roi des connards.
— Il ne le pense pas.
— Tu es sérieux, Daemon ? s’exclama Ash en se tournant vers moi.
— Oui. On ne veut pas de toi ici.
Kat ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Ses joues étaient
rose fuchsia – comme je les aimais –, mais elles perdirent vite leur
couleur. La gêne et la colère emplirent ses yeux gris qui brillaient sous
l’éclairage cru de la cafétéria. Une douleur me transperça la poitrine et
je dus détourner le regard. C’était moi qui lui faisais du mal. Je me
concentrai de nouveau sur cette stupide mascotte accrochée au mur.
J’avais envie de me frapper.
— Allez, du balai ! lâcha Ash.
Quelques ricanements résonnèrent et la colère m’envahit,
embrouillant mon jugement. Il fallait qu’elle s’en aille, sinon je…
Un truc froid, humide et gluant s’abattit sur mon crâne. Je me
pétrifiai. Je pris garde de ne pas ouvrir la bouche pour ne pas avaler…
des spaghettis ? Est-ce qu’elle avait… ? Des pâtes couvertes de sauce
me glissèrent sur le visage et dégoulinèrent jusque sur mes épaules.
L’une s’accrocha à mon oreille et se colla dans mon cou.
Putain de merde. Je n’en revenais pas. Je me tournai lentement vers
elle. J’étais… stupéfait.
Ash se leva de mes genoux en poussant un cri perçant.
— Toi… toi… bégaya-t-elle.
Je retirai une nouille de mon visage et la laissai tomber sur la table
tout en observant Kat. J’éclatai d’un rire que je n’avais pas senti venir.
Ash serra les poings.
— Tu es morte.
Mon rire s’évanouit aussitôt dans ma gorge. Je l’attrapai par la
taille.
— Calme-toi. Je ne plaisante pas. Calme-toi.
Elle tenta de me repousser
— Je jure devant les étoiles et les soleils que je te détruirai.
— Pardon ? On t’a déjà dit que tu regardais trop de dessins
animés ?
Kat la toisait, pas du tout impressionnée. Elle aurait dû l’être,
pourtant. La peau d’Ash vibrait, plus ardente que de la braise. À cet
instant, j’eus le sentiment qu’elle était capable de nous mettre en
danger en nous révélant.
Matthew apparut au bout de notre table, le visage sévère. Sûr que
j’allais en entendre parler.
— Je crois que vous en avez assez fait pour aujourd’hui.
Sachant qu’il était inutile de discuter avec Matthew, Ash reprit sa
place et attrapa une pile de serviettes pour essayer de nettoyer les
dégâts, sans vraiment y parvenir. Je faillis de nouveau éclater de rire
quand elle commença à tapoter sa chemise. Je me rassis à mon tour et
ôtai quelques nouilles de mon épaule.
— Tu devrais trouver un autre endroit où manger, lança Matthew à
Katy d’une voix assez basse pour que les autres tables ne l’entendent
pas. Dépêche-toi.
Kat ramassa son sac, hésita une seconde, puis acquiesça. Raide, elle
tourna les talons et quitta la cafétéria. Je m’essuyai la joue, incapable
de retenir mon rire.
Ash me frappa violemment le bras.
— Ce n’est pas drôle.
Elle se leva, tremblante. Je haussai les épaules.
— Oh si. Très drôle, même.
Et mérité, en plus. À l’autre bout de la table, ma sœur me fixait.
— Dee…
Les larmes aux yeux, elle se leva.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies fait ça.
— À quoi tu t’attendais ? lâcha Andrew.
Elle le fusilla du regard avant de reposer les yeux sur moi.
— Tu es vraiment un sale con, Daemon.
J’ouvris la bouche, mais qu’aurais-je pu répondre ? Je m’étais
comporté comme un sale con, je ne pouvais pas le nier. Dee devait
comprendre que je l’avais fait pour de bonnes raisons, mais quand je
revoyais la douleur dans les yeux de Kat, je n’étais pas si sûr d’avoir fait
ce qu’il fallait… en tout cas, pour elle.
CHAPITRE 13

Dee ne m’adressait pas la parole. Pas étonnant. Je le méritais. Mais


j’aurais préféré qu’elle me crie dessus plutôt que d’avoir à supporter son
silence et le regard noir qu’elle me jeta juste avant que je parte
patrouiller.
Sans parler que mon tee-shirt était foutu : je n’arriverais jamais à
enlever les taches de sauce tomate.
Je m’enfonçai dans la nuit et traversai la cour à l’arrière de la
maison pour m’engager dans les bois. J’attendis d’être masqué par les
arbres pour commencer à courir. Je m’élançai aussi rapide que l’éclair,
me dissolvant en une forme composée uniquement de lumière. Je sautai
par-dessus les troncs et les rochers, de plus en plus vite à mesure que je
m’éloignais de chez moi. Courir sous mon apparence réelle était
enivrant. Cela nécessitait une intense concentration pour éviter les
arbres. Je m’en étais pris un de plein fouet une fois et j’avais passé une
semaine à me débarrasser des morceaux d’écorce incrustés dans ma
peau.
C’est plutôt clair que tu n’es pas la bienvenue.
Bon sang. Alors que cette pensée inopportune brisait ma
concentration, je dus ralentir brusquement, creusant au passage un
sillon dans la terre meuble.
Les paupières closes, je repris ma forme humaine et m’étirai. Mes
muscles se détendirent et ma tête se vida. Je pus de nouveau me
débarrasser de mon apparence humaine. Une lumière blanche teintée
de rouge éclaira l’herbe et les arbres.
Un sentiment de liberté m’envahit. Je fis quelques pas. Autour de
moi, le monde était limpide. La chaleur qui se dégageait de mon corps
me rappela que je ne devais pas rester au même endroit trop
longtemps et je me remis à courir. Je me déplaçai en silence dans les
bois et ne tardai pas à arriver en ville, où j’espérais débusquer un
Arum.
Je ne pus m’empêcher de penser à Dawson. C’était l’hiver, juste
avant sa rencontre avec Bethany. Il était tombé sur un Arum et avait
failli mourir. Il aurait été vidé de toute l’énergie qui nous anime si je
n’étais pas intervenu. Mais le jour où il avait vraiment eu besoin de moi,
je n’avais pas été là.
Je ne rentrai pas chez moi avant minuit et au lieu de me diriger vers
la porte de la maison que je partageais avec Dee, je levai les yeux vers
la fenêtre de Kat.
Sa lumière était allumée. Elle ne dormait pas encore.
Elle était probablement plongée dans l’univers d’un roman de
science-fiction, alors que j’étais là, devant chez elle – un personnage
fantastique dans le monde réel.
Nous n’aurions pas pu être plus différents.
Je lâchai un rire amer. Nous n’étions même pas de la même espèce.
Pourtant, alors que je montais les marches pour rentrer chez moi, je me
sentais plus proche d’elle que je ne l’avais été de quiconque depuis bien
longtemps.
Quelque chose ne tournait vraiment pas rond chez moi.
Il fallait que je mette un terme à tout ça. Je devais trouver un
moyen de l’éloigner de moi et apprendre à ne plus m’approcher d’elle.
Je savais ce qu’il me restait à faire.


Le lendemain matin, en sortant de chez moi, je fus accueilli par la
toux asthmatique caractéristique d’une voiture dont la batterie était
morte. Kat avait probablement laissé ses phares allumés.
Dans un cliquetis, le capot se souleva. Elle venait de le débloquer
de l’intérieur. Elle sortit et avança jusqu’à l’avant de son véhicule. Le
jean délavé qu’elle portait aurait dû être illégal. Elle dut sentir que je
l’observais, car elle leva brusquement les yeux vers moi. Un sourire
ironique aux lèvres, je lui adressai un petit signe de la main.
Elle plissa les paupières.
— Quoi ?
— Rien.
Elle me fixa encore un instant avant de soulever le capot de sa
voiture. Puis elle recula et, les mains sur les hanches, observa le
moteur.
Mon sourire s’élargit.
Elle mit les mains dans le moteur et bougea quelques câbles comme
si ça allait changer quelque chose. Trop mignonne. Désespérée, mais
trop mignonne. Elle se pencha à nouveau sur sa voiture. Je ne voyais
que son plâtre.
Enfin, pas seulement. Je lorgnais aussi une autre partie de son
anatomie.
Je parvins à détourner le regard avant que les yeux me sortent des
orbites. Je marchai jusqu’à ma voiture, ouvris la portière côté passager
et jetai mes livres sur le siège. Je refermai et traversai la pelouse en
direction de son allée.
Elle se raidit, mais m’ignora.
— Ce n’est pas en secouant les câbles que tu arriveras à démarrer
ta voiture.
Elle tourna la tête vers moi, ses yeux jetaient des éclairs.
— Tu es mécano ? Tu as un don pour réparer les voitures dont je
ne serais pas au courant ?
Je ris.
— Tu ne sais rien de moi.
— Je m’en félicite, rétorqua-t-elle.
— J’en suis sûr, murmurai-je en m’approchant d’elle.
Je la forçai à se pousser.
— Hé, ça va, râla-t-elle.
Je lui adressai un nouveau clin d’œil.
— Très bien et toi ?
Faisant écran de mon corps pour cacher ce que je faisais, j’envoyai
une décharge d’énergie dans sa batterie.
— Tu peux réessayer ?
— Pour quoi faire ?
— Essaie.
— Ça ne marchera pas.
Je la regardai avec un sourire satisfait.
— Essaie, Kitten.
Elle rougit.
— Ne m’appelle pas comme ça.
— Je ne le ferais pas si tu étais au volant en train de démarrer le
moteur, rétorquai-je.
Elle obéit en soupirant bruyamment.
— Si tu veux, lâcha-t-elle sur un ton agacé.
Elle se laissa tomber sur le siège conducteur et mit le contact. La
batterie lança une étincelle et entraîna le moteur. Malheureusement, le
capot bloquait la vue sur son pare-brise. Dommage, j’aurais payé cher
pour voir sa tête.
Mais j’avais déjà assez perdu de temps comme ça. Cette rencontre
matinale ne faisait pas partie du plan que j’avais élaboré la nuit
dernière pour l’éloigner de moi.
Je soupirai et refermai le capot. Kat avait les yeux levés vers moi, les
lèvres légèrement écartées.
— À plus tard au lycée, lançai-je.
Je ne pus m’empêcher d’ajouter :
— Kitten.
Elle poussa un cri perçant et je me dirigeai vers ma voiture d’un pas
élastique.


Un peu plus tard, en cours de maths, je remarquai que ses cheveux
étaient défaits, alors que le matin même, elle les avait attachés en
queue de cheval. Oui, je remarquais ce genre de détail sur elle et oui,
ça craignait. Je préférais quand ses cheveux étaient détachés. Ça lui
donnait un air sauvage qui allait très bien avec son petit côté rebelle.
Il fallait vraiment que j’arrête de penser à ses cheveux.
Kat était en train de discuter à mi-voix avec Carissa et l’autre fille
aux cheveux bouclés qui répondait au nom de Lesa. À mon entrée, elles
se turent instantanément.
Intéressant.
Kat se mordit la lèvre inférieure et alla s’asseoir.
Encore plus intéressant.
Je pris place juste derrière elle. Carissa fixa le tableau, tandis que
Lesa ne cessait de regarder par-dessus son épaule.
Hmm.
Je devais m’en tenir à mon plan.
Je sortis mon stylo de mon cahier à spirale et l’enfonçai dans le dos
de Kat. Elle ne se retourna pas. Je recommençai, un peu plus fort. Elle
se retourna brusquement, faisant voler ses cheveux autour de son
visage.
— Quoi ?
Son irritation m’arracha un sourire. Dans la classe, tout le monde
nous observait du coin de l’œil. Ils avaient probablement peur qu’elle
sorte une assiette de spaghettis de sa manche et me la renverse sur la
tête.
— Tu me dois un tee-shirt.
Elle en resta bouche bée.
— Je me suis aperçu que la sauce tomate ne part pas forcément au
lavage.
— Je suis sûre que tu en as d’autres, lâcha-t-elle.
— Oui, mais c’était mon préféré.
— Tu as un tee-shirt préféré ?
Elle avait l’air sceptique. C’était trop mignon.
Bordel, non, ce n’était pas mignon du tout.
— Et tu as aussi foutu en l’air celui d’Ash, poursuivis-je.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Oh, je suis sûre que tu trouveras un moyen de la réconforter
suite à cet incident dramatique.
— Je ne crois pas qu’elle s’en remettra, répliquai-je sèchement.
Kat leva les yeux au ciel et commença à faire volte-face. Le plan, je
devais m’en tenir au plan.
— Tu m’es redevable. Encore une fois.
La sonnerie retentit. Elle me jeta un regard noir.
— Je ne te dois rien du tout !
Je me penchai en avant. Nos bouches étaient soudain très près l’une
de l’autre.
— Permets-moi de te contredire.
Et parce que j’avais manifestement du mal à m’en tenir strictement
au plan, j’ajoutai :
— Tu n’es vraiment pas celle que je pensais.
Elle fixa ma bouche.
— Et à quoi est-ce que tu t’attendais, au juste ?
À tellement de choses qu’elle n’était pas.
— Il faut qu’on parle, toi et moi.
— On n’a rien à se dire.
Je regardai sa bouche articuler ces mots. Je la contredis fermement.
— Si. Ce soir.
Elle passa l’extrémité de sa langue le long de sa lèvre supérieure, ce
qui entraîna chez moi une réaction naturelle quelque part en dessous
de ma ceinture. Je crispai les doigts sur le rebord de mon pupitre. Elle
acquiesça et se retourna lentement. J’en ressentis une certaine
satisfaction.
Je remarquai alors que le professeur et le reste de la classe étaient
en train de nous fixer. Oh. Je remis mon pupitre sur ses quatre pieds.
Quelqu’un toussota et le professeur commença à faire l’appel.
Je relâchai les bords de ma table. Il y avait huit marques de doigts
incrustées dans le bois.


Après les cours, je fus convoqué par Matthew. Il voulait savoir
comment je gérais la situation entre Ash et Kat. En fait, il craignait
qu’Ash ne fasse du mal à Kat et ne nous expose.
Je ne pensais pas que le risque était réel.
Si Kat avait renversé de la nourriture sur Ash dans un lieu plus
privé, cette dernière aurait probablement essayé de la faire frire sur
place. Ash pouvait aussi lui faire vivre un enfer au lycée, mais elle
savait que dans ce cas Dee s’interposerait. Du moins, c’est ce que je me
plaisais à croire.
Moi non plus, je ne la laisserais jamais faire.
Néanmoins, ce qui s’était passé à la cafétéria renforçait les risques
liés à la présence de Kat parmi nous. Elle avait déjà été repérée par un
Arum et ce genre d’accident pouvait se reproduire. Ce n’était pas
nécessairement sa faute. En fait, ce n’était pas sa faute du tout. Elle ne
savait même pas dans quoi elle avait mis les pieds. Dee avait déjà eu
des amies humaines auparavant, mais il était plus juste de parler de
simples connaissances. Avec Kat, c’était différent. Si elle ne vivait pas
juste à côté de chez nous et si près de la colonie, la situation serait
peut-être moins problématique.
Dans ce cas, je n’hésiterais sans doute pas à sortir avec elle.
Mais les choses étant ce qu’elles étaient, il fallait que Dee se fasse
d’autres amies. Son attachement pour Kat finirait par lui passer et tout
redeviendrait normal.
Le moment était venu d’arrêter de tergiverser.
Il était près de huit heures quand je frappai à sa porte. La voiture
de sa mère n’était pas devant la maison et, en attendant sous le
porche, je me demandai si les absences répétées de sa mère
expliquaient le goût de Kat pour la lecture. Elle se sentait
probablement seule.
Ou alors, elle aimait juste lire.
Kat poussa la porte et s’avança sur le perron. J’ouvris la bouche
pour la refermer aussitôt. Elle avait changé depuis ce matin, au lycée.
D’abord, elle n’avait plus son plâtre, mais ce n’était pas tout. Elle
portait une robe bleu pâle, avec de fines bretelles et de la dentelle au
niveau du décolleté, qui mettait en valeur ses jambes et le creux de ses
épaules.
Ses cheveux, toujours détachés, tombaient en cascade dans son dos.
Alors qu’elle refermait la porte derrière elle, j’eus du mal à me
concentrer sur la raison qui m’avait amené ici.
— Dee est à la maison ?
— Non.
Je levai les yeux vers le ciel étoilé.
— Elle est allée au match avec Ash. Mais je doute qu’elle y reste très
longtemps. Je lui ai dit que je passais te voir. Je pense qu’elle viendra
s’assurer qu’on ne s’est pas entre-tués.
Kat tourna la tête, mais j’eus le temps d’apercevoir son sourire.
— Si tu ne me tues pas, je suis sûre qu’Ash s’en fera un plaisir.
— À cause de l’histoire des spaghettis ou d’autre chose ? lui
demandai-je.
Elle me lança un coup d’œil à la dérobée.
— Ça n’avait pas l’air de te déranger qu’elle s’asseye sur tes genoux,
hier.
— Oh, je vois, lançai-je. Je comprends mieux maintenant.
— Ah bon ?
— Tu es jalouse.
— N’importe quoi !
Elle rit en descendant les marches du porche.
— Pourquoi est-ce que je serais jalouse ?
Je la suivis, profitant de la vue sur le bas de son dos.
— Parce qu’on a passé du temps ensemble.
— Passer du temps ensemble n’est pas une raison suffisante pour
être jalouse, surtout quand on sait qu’on t’a forcé à le faire.
Elle secoua la tête.
— C’est de ça que tu voulais parler ?
Je haussai les épaules.
— Suis-moi. Allons marcher un peu.
Elle lissa sa robe. Je me demandai si elle l’avait mise à mon
intention.
— Il est un peu tard, tu ne crois pas ?
— Je réfléchis et je m’exprime plus clairement quand je marche.
Sinon, je me transforme en super salaud et je sais que tu n’aimes pas
beaucoup cette facette de ma personnalité.
Je tendis une main vers elle.
— Ah, ah. En tout cas, je ne te prendrai pas la main.
— Pourquoi pas ?
— On ne va pas se tenir la main alors que je ne t’apprécie même
pas.
— Aïe. Tu me blesses ! m’exclamai-je en portant une main à mon
cœur.
Elle émit un petit rire.
— Rassure-moi, tu ne comptes pas m’abandonner dans les bois ?
Je plaquai ma main sur ma poitrine comme si elle m’avait
véritablement touché en plein cœur.
— Ça serait la vengeance parfaite, mais je ne ferais jamais ça. Je
doute que tu survivrais très longtemps sans quelqu’un pour venir te
sauver.
— Merci pour la confiance, ça fait plaisir.
Je lui adressai un sourire que je m’empressai d’effacer. Il n’y aurait
plus de sourire entre nous après ce soir. On avança côte à côte en
silence en direction de la forêt, avant de pénétrer entre les arbres. La
lumière de la lune traversait à peine le feuillage. Je sentais Kat près de
moi et j’avais du mal à faire semblant de ne rien éprouver.
— Ash n’est pas ma copine, finis-je par lâcher.
Je ne savais même pas pourquoi je lui disais ça.
— On est sortis ensemble, mais on est amis maintenant. Et avant
que tu me poses la question : non, pas ce genre d’amis non plus, même
si elle était assise sur mes genoux. Je ne comprends pas pourquoi elle a
fait ça.
— Pourquoi l’as-tu laissée faire ? demanda-t-elle.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Le fait d’être un mec n’est pas une
excuse suffisante ?
— Pas vraiment.
Elle regardait où elle posait les pieds.
— C’est bien ce que je pensais.
Je contournai un tronc couché.
— Bref, dans tous les cas, je… je suis désolé pour ce qui s’est passé
à la cantine.
Kat trébucha. Je la rattrapai en l’attrapant par son bon bras. Elle
s’écarta de moi dès qu’elle eut retrouvé l’équilibre. Son expression
s’était assombrie.
— Kat ?
— Tu m’as humiliée, murmura-t-elle.
— Je sais…
— Non, je ne crois pas que tu comprennes vraiment.
Elle recommença à marcher en se tenant les coudes.
— Tu m’as énervée. Je n’arrive pas à te cerner. Une minute, tu n’es
pas si mal que ça et l’autre, tu es le pire connard de la planète.
Elle était en colère contre moi. Tant mieux. Voilà qui me faciliterait
la tâche. Pourtant, même si je méritais cette colère, j’avais envie de la
faire disparaître.
— Mais j’ai gagné des bons points ! Pas vrai ? J’ai gagné des points
pour le lac et notre balade ? Et pour t’avoir sauvée l’autre soir, ça
compte ?
— Tu as gagné des points auprès de ta sœur. Pas auprès de moi. Et
même si c’était le cas, tu les aurais pratiquement tous perdus.
— Ça fait mal. Très mal, même.
Elle s’arrêta.
— Pourquoi est-ce qu’on discute, au juste ?
— Écoute, je suis vraiment désolé. Je te le jure. (Je pris une
profonde inspiration avant de poursuivre.) Tu ne méritais pas qu’on te
traite de cette façon.
Dans la pénombre de plus en plus épaisse, elle scruta mon visage.
Un moment passa.
— Et moi, je suis désolée pour ton frère, Daemon.
Je me pétrifiai. Je ne m’étais pas préparé à ça. Je n’avais jamais
mentionné Dawson devant elle. Dee avait dû le faire, mais elle ne lui
avait forcément pas tout raconté. Elle n’avait pas pu lui dire que
j’aurais dû exiger de mon frère qu’il cesse de voir Bethany. Que la mort
de mon frère était entièrement ma faute.
— Tu n’as pas la moindre idée de ce qui lui est arrivé.
— Tout ce que je sais, c’est qu’il a disparu…
Je serrai les poings. Disparu ? C’est ce que Dee lui avait raconté ?
Peu importait.
— C’était il y a longtemps.
— L’année dernière, c’est ça ?
— Oh oui, tu as raison. J’ai l’impression que ça fait plus longtemps
que ça. Qui t’a parlé de lui ?
Elle ne répondit pas tout de suite.
— Des élèves, au lycée. Je me suis demandé pourquoi vous n’aviez
jamais mentionné son nom ou celui de sa copine devant moi.
Ce n’était donc pas Dee. Intéressant.
— On aurait dû ?
— Je ne sais pas. C’est une histoire tellement grave que je pensais
que je l’aurais entendue plus tôt.
Elle parlait d’une voix douce.
— On n’aime pas vraiment en parler, Kat.
J’avais recommencé à marcher. J’étais tendu.
— Je n’avais pas l’intention de…
— Ah bon ?
Une rage familière montait en moi. Je savais que je ne devais pas
passer ma colère sur Kat, mais c’était peut-être le meilleur moyen de
faire ce que j’avais décidé.
— Mon frère n’est plus là. Une famille ne reverra plus jamais sa
fille, et toi, tu veux savoir pourquoi personne n’a pris la peine de t’en
parler à toi ?
— Pardon. C’est juste que tout est si… étrange. Je ne sais rien de
votre famille, par exemple. Je n’ai jamais vu tes parents, Daemon. Et
Ash me déteste alors que je ne lui ai rien fait. Pourquoi deux familles
avec des triplés auraient-elles emménagé ici en même temps ?
continua-t-elle, prouvant qu’on lui avait raconté des choses.
Sans doute ces filles du cours de maths.
— Je t’ai renversé de la nourriture sur la tête hier et je n’ai pas été
punie, continua-t-elle. Tu dois admettre que c’est bizarre. Dee a un
copain, mais elle ne m’en a jamais parlé. Toute la ville se conduit
étrangement. Les gens regardent ta sœur comme si elle était une
princesse ou comme s’ils avaient peur d’elle. Et ils me dévisagent, moi
aussi. Et…
— Tu dis ça comme si tout était lié.
— Ça ne l’est pas ?
— Pourquoi ce serait le cas ? Peut-être que tu es un peu parano. Je
le serais aussi si j’avais été agressé après avoir emménagé dans une
nouvelle ville.
— Tu vois ! cria-t-elle en me suivant plus profondément dans la
forêt. Tu recommences ! Tu te renfermes sur toi-même parce que je t’ai
posé une simple question. Dee fait la même chose.
— Tu ne crois pas que c’est parce qu’on a beaucoup souffert et
qu’on ne veut pas en rajouter, tout simplement ? rétorquai-je.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Je ralentis. Nous arrivions à la clairière et au lac. Ça ne se passait
pas du tout comme je l’avais prévu.
— Je ne sais pas. Mais il ne faut pas que ça se produise.
Kat secoua la tête. Les étoiles se reflétaient à la surface de l’eau. Je
m’en voulais de l’avoir amenée ici pour ce qui allait suivre. Je ne
trouverais plus jamais le réconfort et la paix dans ce lieu.
— Quand on est allés se baigner, la dernière fois… chuchotai-je. Il y
a eu quelques minutes où je me suis amusé.
Je voulais qu’elle le sache. Ça n’aurait plus aucune importance
quand j’en aurais terminé, mais il fallait que je le lui dise. Elle se tourna
vers moi.
— Avant que tu te transformes en Aquaman ?
Je me crispai et levai les yeux au ciel. Pour la première fois depuis
longtemps, je songeai au lieu d’où je venais, mon véritable foyer. Tout
serait si différent si…
— C’est le stress, affirmai-je. Ça te fait inventer des choses.
— Non, ce n’est pas ça, me contredit-elle. Il se passe quelque
chose… de bizarre ici.
— À part ton arrivée, tu veux dire ?
Je sentis son irritation.
— De quoi voulais-tu qu’on discute, Daemon ?
Je posai une main sur ma nuque. Il était temps d’en finir.
— Ce qui s’est passé à la cantine hier n’est que le début. Tu ne peux
pas être amie avec Dee, pas de la façon dont tu voudrais.
Elle me dévisagea.
— Tu plaisantes ?
Je baissai la main.
— Je ne suis pas en train de dire que tu dois arrêter de la
fréquenter, mais éloigne-toi un peu d’elle. Tu peux toujours être sympa,
discuter avec elle à l’école, mais n’en fais pas trop. Ça ne fera que vous
rendre les choses plus difficiles à toutes les deux.
Un long moment s’écoula.
— Serais-tu en train de me menacer, Daemon ?
Je bombai le torse.
— Non. Je t’explique simplement ce qui risque de se passer. On
ferait mieux de rentrer.
— Pas question, cracha-t-elle. Pourquoi ? Donne-moi une seule
bonne raison de ne pas être amie avec ta sœur !
Oui, il était temps, mais c’était difficile. Je pouvais être tordu et
cruel, mais je n’avais aucune envie de lui faire du mal ce soir. Pourtant,
je le devais. Ma colère prenait la forme d’une boule d’énergie qui fit
frémir les feuilles des arbres et souleva les cheveux de Kat.
— Tu ne devrais pas être ici avec moi.
Cette fois, on y était. Je poursuivis :
— Tu n’es pas comme nous. Tu n’as rien à voir avec nous. Dee
mérite mieux que toi. Elle mérite des gens comme elle. Alors lâche-moi
et laisse ma famille tranquille.
Kat recula comme si je l’avais frappée. En fait, ce que je venais de
lui faire était encore pire.
— Pourquoi… pourquoi est-ce que tu me détestes autant ?
Sa voix se brisa et je perdis le contrôle durant une seconde. Je ne la
détestais pas. J’aurais aimé la détester, mais ce n’était pas le cas. Ses
yeux se remplissaient de larmes et ça me détruisait. Mais à ce moment,
elle se reprit, car elle était tout sauf faible.
— Tu sais quoi ? Va te faire voir, Daemon.
— Kat, tu ne peux pas…
— La ferme ! cria-t-elle. Tais-toi.
Elle passa devant moi à grands pas dans la direction du chemin que
nous venions d’emprunter. Mais il faisait trop sombre.
— Kat ! S’il te plaît, attends-moi.
Évidemment, elle m’ignora.
— Je t’en prie, Kat. Ne t’éloigne pas tant. Tu vas te perdre. Prends
au moins la lampe de poche !
Mais elle ne fit qu’accélérer. Elle courait à présent. Mon envie de la
rattraper était presque irrépressible, mais pas besoin d’être un génie
pour comprendre qu’elle voulait mettre le plus d’espace possible entre
nous.
Je lui avais fait mal. Très mal. Je n’avais jamais été aussi dur avec
elle. J’avais enfin accompli ma mission, pourtant je ne ressentais pas la
moindre satisfaction. Je l’entendis trébucher et pousser un juron. Mon
inquiétude eut raison de mes résolutions. Je me lançai à sa poursuite.
— Kat !
Mais elle ne m’écoutait pas et continuait de courir droit devant elle.
Vers la route. Je n’étais plus qu’à un mètre derrière elle. Je la vis porter
une main à ses yeux. Elle pleurait.
Je l’avais fait pleurer.
Elle avait atteint la route et mon cœur s’arrêta net de battre dans
ma poitrine. Je criai son nom, mais il était impossible qu’elle réagisse
assez vite.
Il était trop tard.
Un camion fonçait droit sur elle.
CHAPITRE 14

La lueur des phares enveloppait la silhouette de Kat et le


rugissement du moteur m’emplit le cerveau. Elle avait levé les bras,
comme pour se protéger. Je l’imaginai cassée, brisée sur l’asphalte. Les
flammes et la vie dans ses yeux gris éteintes pour toujours. La rage
décida pour moi.
J’invoquai la Source, transgressant ainsi toutes les règles de notre
espèce. Pour Kat.
La boule d’énergie fut si puissante, si brutale qu’elle réchauffa
l’atmosphère. Le tonnerre gronda, résonnant dans la vallée. Et le
camion s’arrêta. Tout ce qui se trouvait autour du véhicule se pétrifia.
Le temps était suspendu. Le sol trembla sous mes pieds.
Épuisé, je retins malgré tout le camion à distance. J’utilisai toute ma
force. Des étincelles crépitèrent autour du véhicule. Seuls Kat et moi
étions encore en mouvement.
L’effort faisait vibrer mon corps tout entier et l’atmosphère prit une
teinte blanchâtre.
Kat baissa les bras et se tourna lentement vers moi. Les yeux grands
comme des soucoupes, elle porta les mains à sa poitrine. Elle fit un pas
en arrière.
— Oh, mon Dieu…
Je ne pouvais continuer à maintenir le camion sous mon apparence
humaine. Je savais que déjà mes yeux n’étaient plus que lumière.
J’avais le choix. Dans une ou deux secondes, je perdrais le contrôle et le
camion poursuivrait sa trajectoire, écrasant Kat au passage. Ou alors, je
mettais Kat, Dee et toute mon espèce en danger en me dévoilant encore
plus. Mais au moins, Kat serait en vie. Du moins, tant qu’elle
échapperait aux Arums. Je n’eus aucune hésitation.
Le changement se produisit en un clin d’œil. Avec mes veines
d’abord. Une intense lumière blanche les parcourut, remplaçant au
passage mes vêtements et ma peau. Elle remonta le long de mes bras,
de ma poitrine, sinuant dans tout mon corps. Englobant Kat dans sa
force et sa luminosité.
J’éclairais à présent la route, aussi chargé en énergie qu’une
centrale électrique.
Kat me voyait tel que j’étais réellement.
J’entendis au loin la voix de Dee, mais je ne devais en aucun cas
perdre ma concentration. Pas avant d’avoir sauvé Kat d’une mort
certaine.
Elle fixa le camion qui tremblait. Je ne serais pas capable de le
retenir beaucoup plus longtemps. Le conducteur porterait la trace,
mais d’après les autocollants sur son véhicule, il ne faisait que traverser
l’État. Bientôt il serait loin.
Le moteur du camion émit un grincement aigu. Je puisai plus
profondément dans la Source. Alors que l’énergie traversait la matière
qui me composait, une boule de chaleur grandissait dans mon ventre,
menaçant de me réduire en cendres. Nous étions capables de transférer
l’énergie sous forme de lumière, mais nous avions nos limites.
Juste au moment où j’allais être submergé, Kat se décida. Elle se mit
à courir. Je rappelai la Source qui revint vers moi avec force,
m’obligeant à reculer alors que le camion passait devant moi dans un
grondement.
La route était déserte.
Merde.
Kat l’avait traversée et courait de l’autre côté. Il fallait que… Bordel,
je ne savais même pas ce que je devais faire. Je n’avais plus le temps de
réfléchir, je m’élançai à sa poursuite. Dee apparut soudain face à Kat
qui l’évita et continua de s’enfoncer entre les arbres.
— Reste là, criai-je à ma sœur.
— Mais…
— C’est un ordre, Dee. Reste là !
Pour une fois, elle accepta de m’obéir. Elle avait compris la gravité
de la situation. Elle battit en retraite, une expression horrifiée sur le
visage. Ce qui était arrivé ce soir était ce contre quoi j’avais essayé de la
mettre en garde depuis le début.
Sauf que c’est moi qui nous avais exposés.
Des branches me giflaient le visage et déchiraient mon tee-shirt. Je
la vis devant moi et l’appelai, mais elle ne s’arrêta pas. Je ne pouvais
pas passer la nuit à lui courir après. J’abandonnai mon allure humaine
et en moins d’une seconde, je la rattrapai.
Je la saisis par la taille et la fis tomber dans les feuilles mortes, mais
je réussis à me placer sous elle pour amortir sa chute. On roula dans la
mousse.
Elle se mit à hurler.
Elle me frappa la poitrine de ses deux mains et me repoussa de
toutes ses forces.
— Dégage !
Je l’immobilisai en la maintenant par les épaules. Je ne voulais pas
qu’elle se blesse.
— Ça suffit !
— Éloigne-toi de moi ! hurla-t-elle encore en se débattant de toutes
ses forces et en essayant d’échapper à mon emprise.
Dans d’autres circonstances, je me serais mis en colère. Pas cette
fois.
— Kat, arrête ! Je ne te ferai aucun mal !
Son regard affolé croisa le mien et elle s’immobilisa. Sa poitrine se
soulevait à un rythme irrégulier, mais elle avait arrêté de se débattre.
On resta immobiles pendant ce qui me parut une éternité. Elle était
totalement paniquée et ses yeux étaient remplis de larmes.
— Je ne te ferai aucun mal, répétai-je. Je ne pourrais jamais te
blesser.
Immobile, elle me fixait de ses yeux gris, magnifiques et immenses.
Sa panique sembla céder du terrain, mais elle avait toujours peur. Elle
tremblait, la joue appuyée contre l’herbe. Elle ferma les paupières de
toutes ses forces.
Que devais-je faire à présent ?
Je ne pouvais la laisser raconter au monde entier ce qu’elle savait.
Seules deux options s’offraient à moi. Soit je m’occupais d’elle selon la
méthode préconisée par Matthew ; soit, d’une manière ou d’une autre,
j’arrivais à la convaincre de tenir sa langue.
Je n’avais quand même pas tout risqué afin de la sauver pour rien.
Tout doucement, de façon à ne pas l’effrayer, je plaçai un doigt
sous son menton et lui tournai la tête vers moi.
— Regarde-moi, Kat. Il faut que tu me regardes.
Elle garda les paupières fermement closes.
Je déplaçai mon poids sur mes jambes et pris son visage dans ma
main. Sa peau était douce et mes mains tremblaient un peu. J’ignorais
si j’arriverais ou non à lui faire comprendre la situation, mais il fallait
que j’essaie. Que je tente d’arrêter la balle qui s’apprêtait à lui
transpercer le cerveau.
— S’il te plaît, murmurai-je.
Sa poitrine se souleva et, enfin, elle ouvrit les paupières. Elle me
contempla un moment et je savais qu’elle essayait de réconcilier ce
qu’elle avait vu sur la route avec les traits de mon visage. Les pâles
rayons de lune traversaient le feuillage et éclairaient ses pommettes et
sa bouche.
— Je ne te ferai aucun mal, lui assurai-je une troisième fois. Je veux
seulement te parler. Il faut qu’on discute, tu comprends ?
Elle acquiesça.
Je poussai un soupir de soulagement. J’étais épuisé.
— OK. Je vais t’aider à te relever, mais il faut que tu me promettes
de ne pas t’enfuir. Je n’ai pas la moindre envie de te courir après. Mon
petit tour de passe-passe m’a vidé de presque toute mon énergie. Dis-le,
Kat. Promets-moi que tu ne t’enfuiras pas. Je ne peux pas te laisser te
perdre dans la nature. Tu comprends ?
— Oui, répondit-elle d’une voix rauque.
— Bien.
Je laissai glisser ma main le long de sa joue et me redressai pour la
libérer. Accroupi, je la regardai reculer jusqu’à ce que son dos trouve
un tronc d’arbre. J’attendis encore quelques secondes pour m’assurer
qu’elle n’allait pas perdre tout contrôle une nouvelle fois. Puis je vins
m’asseoir face à elle. Je me passai la main dans les cheveux, me
retenant de lâcher un chapelet de jurons.
— Qu’est-ce qui t’a pris de te jeter sous les roues d’un camion ? J’ai
tout fait pour que tu restes en dehors de ça, mais il a fallu que tu
viennes tout gâcher.
Elle porta une main tremblante à son front.
— Je n’ai pas fait exprès.
— Pourtant, le résultat est le même.
Je laissai tomber mes mains sur mes genoux.
— Pourquoi est-ce que tu es venue ici, Kat ? Pourquoi ? On s’en
sortait très bien tout seuls. Il a suffi que tu arrives pour que tout
dégénère. Et tu n’en as même pas la moindre idée. Merde. J’ai cru
qu’on aurait de la chance et que tu finirais par partir.
— Désolée d’être restée.
Elle appuya plus fort son dos contre le tronc et ramena ses jambes
contre sa poitrine. J’avais envie de me frapper.
— Je ne fais qu’aggraver les choses. (Je secouai la tête.) On est
différents. Je pense que tu l’as compris.
Elle posa le front sur ses genoux pendant un moment. Puis elle
releva la tête.
— Qu’est-ce que vous êtes, Daemon ?
Je me passai la main sur la tempe.
— C’est difficile à expliquer.
— Je t’en prie, dis-le-moi. Il faut que je sache, sinon, je vais encore
péter un câble.
Sa voix s’était faite plus aiguë. Je posai les yeux sur elle pour
exprimer le fond de ma pensée.
— Je ne crois pas que tu veuilles vraiment le savoir, Kat.
Elle soutint mon regard en retenant sa respiration. Sur son visage,
je lus qu’elle commençait à comprendre. Si je décidais de tout lui
raconter, rien ne serait plus jamais pareil. Avec ce qui venait de se
passer, c’était déjà le cas, mais à cet instant, je sus que je lui dirais toute
la vérité. Avec suffisamment d’informations pour lui prouver que j’avais
confiance en elle.
Des informations qui l’emprisonneraient à jamais.
Je n’avais plus le choix.
— Êtes-vous… humains ? souffla-t-elle.
J’émis un rire rauque et sans joie.
— On n’est pas du coin.
— Pas possible…
— OK, je suppose que tu l’avais compris toute seule.
Elle se mordit les lèvres.
— J’espérais me tromper.
Je ris une nouvelle fois.
— Non. On vient de très, très loin.
Elle resserra les bras autour de ses jambes.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « très, très loin » ? J’ai l’impression
d’entendre le générique de Star Wars.
Je haussai les épaules.
— On n’est pas de cette planète.
Elle ouvrit la bouche et la referma avant d’articuler :
— Qu’est-ce que tu es, alors ? Un vampire ?
Je levai les yeux au ciel.
— Tu es sérieuse ?
— Quoi ? s’écria-t-elle. Tu m’as dit que tu n’étais pas humain ! Ça
limite vachement les possibilités ! Tu as arrêté un camion sans le
toucher !
— Tu lis beaucoup trop de romans, soupirai-je. On n’est pas des
loups-garous, ni des sorcières ni des zombies…
— Tu me rassures, pour les zombies, marmonna-t-elle. Je suis
contente de savoir que ce qui me reste de cerveau n’est pas en danger
immédiat. Et je ne lis pas trop. On ne peut pas trop lire, c’est
impossible. Et les extraterrestres, ça n’existe pas non plus.
Je me penchai vers elle et posai mes mains sur ses genoux.
— Dans cet univers infini, tu crois vraiment que la Terre, l’endroit
où nous nous trouvons, est la seule planète où la vie s’est développée ?
— Non, bégaya-t-elle. Alors, ce genre de choses… est normal
pour… Comment vous vous appelez, au juste ?
Je pris un moment pour réfléchir à comment exprimer ma réponse.
Je n’avais jamais eu à parler de ça avant. C’était une première. Et elle
semblait au bord de l’hystérie.
— Je sais à quoi tu penses, fis-je. Je ne peux pas lire dans ton esprit,
mais c’est écrit sur ton visage. Tu crois que je suis dangereux.
Elle passa la langue sur ses lèvres sèches.
— C’est une histoire à dormir debout. Je n’ai pas peur de toi.
— Non ?
J’étais surpris.
— Non, rit-elle un peu trop nerveusement. Tu ne ressembles pas à
un extraterrestre !
Je haussai un sourcil.
— Et à quoi ressemblent les extraterrestres, au juste ?
— Pas à toi. Pour commencer, ils ne sont pas craquants…
Je souris.
— Tu trouves que je suis craquant ?
— La ferme, me rembarra-t-elle. Comme si tu ne savais pas que les
habitants de cette planète te trouvent tous à tomber par terre.
Elle grimaça.
— Les extraterrestres, s’ils existent, sont de petits hommes verts
avec de grands yeux ou de longs bras fins… ou des insectes géants ou
des créatures bossues.
J’éclatai de rire.
— Comme E.T. ?
— Exactement ! Comme E.T., abruti. Je suis ravie que tu trouves ça
si drôle et que tu veuilles me rendre encore plus dingue que vous ne
l’avez déjà fait. Je commence à croire que je me suis peut-être cogné la
tête quelque part.
Elle voulut se lever.
— Assieds-toi, Kat.
— Ne me dis pas ce que je dois faire ! siffla-t-elle.
Je retrouvais ma Kitten. Je laissai échapper un soupir de
soulagement. Si elle était capable de me crier dessus, c’est qu’elle
n’était pas aussi effrayée que je l’avais craint. C’était peut-être possible
de se sortir de ce bourbier, finalement. Je me levai et fis scintiller mes
yeux.
— Assieds-toi. Tout de suite.
Elle me fixa, stupéfaite. Puis elle s’assit et m’adressa un signe.
En dressant le majeur.
Waouh. Comment ne pas apprécier son courage ? Elle était tout
simplement géniale.
— Tu veux bien me montrer ta véritable forme ? Rassure-moi : tu
ne brilles pas au soleil, au moins ? Pitié, dis-moi que je n’ai pas failli
embrasser un insecte géant mangeur de cerveau, sinon, je te jure que je
vais…
— Kat !
— Pardon, murmura-t-elle.
Je fermai les yeux et essayai de me concentrer. Quand je fus certain
de pouvoir prendre ma véritable apparence sans faire brûler
accidentellement toute la forêt, j’abandonnai ma forme humaine. Je sus
que ma transformation était complète quand je l’entendis marmonner :
— Putain de merde.
Pour elle, je ressemblais à un humain fait de lumière, ce qui n’était
pas très loin de ce que j’étais réellement. J’ouvris les paupières. Kat se
protégeait les yeux. La lumière que je diffusais était intense. On aurait
pu croire qu’il faisait grand jour.
Sous cette apparence, je ne pouvais pas parler dans un langage
compréhensible par Kat. J’utilisai donc la communication que j’avais
toujours réservée à ceux de mon espèce. C’était bien sûr formellement
interdit, mais je n’avais fait qu’enfreindre des règles ce soir, alors ça
n’avait plus beaucoup d’importance.
Nous avions la possibilité d’échanger nos pensées par télépathie.
Les humains, en revanche, ne pouvaient nous répondre de la même
manière, car il nous était impossible de lire dans leur esprit.
Voilà à quoi on ressemble.
Kat écarquilla les yeux.
Nous sommes des êtres de lumière. Même sous notre forme humaine,
nous pouvons tout contrôler. Comme tu peux le constater, je ne ressemble
pas à un insecte géant. Et… je ne brille pas au soleil.
— Non, murmura-t-elle.
Ni à une petite créature bossue. Je trouve ça vexant, d’ailleurs.
Je tendis la main dans sa direction, la paume tournée vers le haut.
Tu peux me toucher. Ça ne te fera aucun mal. Je pense même que c’est
agréable pour les humains.
Elle contempla ma main pendant un moment avant de se décider.
Ses doigts effleurèrent les miens. Une minuscule décharge, absolument
inoffensive, passa entre nous. Une lumière blanche teintée de rouge
monta le long de son bras. Elle avait l’air émerveillée. Je souris.
Prenant de l’assurance, elle entrecroisa ses doigts avec les miens, créant
des cercles de lumière qui tournèrent autour de son poignet. Ma
lumière baignait sa main.
J’étais sûr que ça te plairait.
Pour être honnête, ça me plaisait aussi. Sous cette forme, j’étais
extrêmement sensible et j’aimais sentir son toucher. Sans doute un peu
trop.
Je récupérai ma main et reculai. Ma lumière s’estompa lentement et
je repris mon apparence humaine.
— Kat.
Elle me contempla en secouant la tête. Peut-être étais-je allé trop
loin ?
— Kat ?
— Tu es un extraterrestre, murmura-t-elle comme si elle essayait de
s’en convaincre.
— Oui. C’est ce que j’essaie de te faire comprendre depuis tout à
l’heure.
— Oh… Waouh.
Elle porta sa main fermée à sa poitrine.
— D’où venez-vous alors ? De Mars ?
Je ris.
— De beaucoup plus loin. Si tu veux bien, je vais te raconter une
petite histoire.
— Une histoire ?
J’acquiesçai en me passant la main dans les cheveux.
— Tout ça va sans doute te paraître dingue, mais essaie de garder à
l’esprit les événements de ce soir. Ce que tu sais. Tu m’as vu faire des
choses impensables. Désormais, tu dois admettre que tout est possible.
D’accord ?
J’attendis un moment pour être sûr qu’elle avait bien compris.
— Notre planète d’origine est située au-delà de l’Abell.
— L’Abell ?
— C’est la galaxie la plus éloignée de la vôtre, à environ treize
milliards d’années-lumière d’ici. Et nous, encore dix milliards plus loin.
Aucun télescope ni fusée ne sera jamais assez puissant pour arriver
jusque chez nous. (Sauf que « chez nous », ça ne voulait plus rien dire.)
De toute façon, ça n’a plus aucune importance. Notre terre d’origine
n’existe plus. Elle a été détruite quand on était petits. C’est pour ça
qu’on a dû partir et trouver une planète comparable à la nôtre en
termes de nourriture et d’atmosphère. On n’a pas besoin d’assimiler
d’oxygène, mais ça ne nous fait aucun mal.
— Vous n’avez pas besoin de respirer ?
Une étincelle s’alluma dans ses yeux et je sus qu’elle repensait à
notre baignade.
— Non. Pas vraiment. On le fait par habitude, mais parfois on
oublie. Comme la fois où on est allés nager.
— Continue.
Je fis une pause, me demandant comment elle allait prendre toutes
ces informations. Puis je me décidai. Au fond de moi, je voulais qu’elle
sache tout. Tout de nous et surtout, tout de moi. Mais j’étais incapable
de le reconnaître.
— Nous étions trop jeunes pour savoir comment s’appelait notre
galaxie, ou si notre peuple se souciait de mettre un nom sur ce genre
de choses, mais je me souviens de notre planète. Elle s’appelait Lux, et
nous, les Luxens.
— Lux, chuchota-t-elle. Lumière, en latin.
— On est arrivés ici il y a quinze ans, en même temps qu’une pluie
de météorites. D’autres sont venus avant nous, peut-être un millier
d’années auparavant. Notre peuple ne s’est pas entièrement regroupé
sur cette planète. Certains ont continué leur route à travers l’espace,
peut-être même dans des lieux où ils n’ont pas pu survivre. Lorsqu’on a
compris que la Terre était l’endroit idéal pour nous, nombre d’entre
nous ont décidé de s’y installer. Tu me suis toujours ?
Son visage était totalement inexpressif.
— Tu es en train de me dire que vous n’êtes pas seuls ici. Les
Thompson sont… comme vous ?
J’opinai.
— On a toujours été ensemble.
— Combien d’entre vous habitent ici ?
— Dans le coin ? Au moins deux cents.
— Deux cents, répéta-t-elle. Pourquoi ici ?
— On… reste en communauté. Ce n’est pas… enfin, ce n’est pas
important pour l’instant.
Elle plissa le nez de cette façon que j’aimais tellement.
— Tu m’as dit que vous étiez arrivés en même temps qu’une pluie
de météorites. Où est votre vaisseau spatial ?
— Nous n’en avons pas besoin. Nous sommes composés de lumière.
On voyage avec, un peu comme si on faisait du stop.
— Mais vous venez d’une planète à des milliards d’années-lumière
d’ici ! Si vous voyagez à la vitesse de la lumière… ça vous aura pris des
milliards d’années pour arriver.
Est-ce qu’elle venait de calculer ça de tête ?
— Non. Rappelle-toi la façon dont je t’ai sauvée du camion. On est
capables de contrôler l’espace et le temps. Je ne saurais pas t’expliquer
comment ça fonctionne, mais c’est comme ça. Certains d’entre nous
sont plus doués que d’autres.
Elle acquiesça lentement. Malgré tout, j’eus le sentiment qu’elle ne
comprenait pas tout. Au moins, elle n’avait pas l’air d’avoir peur. C’était
déjà ça. Je m’assis pour poursuivre :
— On vieillit comme les humains. Ça nous permet de nous fondre
dans la masse. Quand on est arrivés ici, on a choisi notre… enveloppe
corporelle.
Elle grimaça. Comment aurais-je pu le dire autrement ?
— Je ne sais pas comment le formuler sans t’effrayer. Nous ne
pouvons pas tous changer d’apparence. On s’en tient à celle que l’on a
choisie au départ.
— Tu as bien choisi, alors.
Je souris.
— On a copié ce qu’on a vu. Ça n’a marché qu’une fois pour la
majorité d’entre nous. Quant à la façon dont on a grandi… je suppose
que votre ADN a pris le relais. Si tu te poses la question, on naît par
trois. Ça a toujours été comme ça. On n’est pas si différents des
humains.
Elle se rassit plus près de moi.
— Si on oublie que tu es une boule de lumière que je peux
toucher ?
— Oui. Et qu’on est beaucoup plus évolués que vous, ajoutai-je.
— À quel point ?
— Disons que si on décidait d’entrer en guerre contre vous, vous ne
gagneriez pas. C’est impossible.
Elle sembla réfléchir avant de se pencher légèrement en arrière
comme pour s’éloigner de moi. Je n’aurais peut-être pas dû lui donner
cette information.
— Qu’est-ce que tu peux faire d’autre ?
Je me mordis l’intérieur de la joue.
— Pour ta sécurité, il vaut mieux que tu en saches le moins possible.
— Tu ne peux pas me dire un truc pareil sans aller jusqu’au bout,
protesta-t-elle. Tu me dois au moins ça.
— C’est toi qui m’es redevable ! lui fis-je remarquer. Pour la
troisième fois, en plus.
— Comment ça, trois fois ?
Je comptai sur mes doigts.
— La nuit où tu as été agressée, maintenant, et quand tu as décidé
de refaire la garde-robe d’Ash avec des spaghettis. J’espère qu’il n’y en
aura pas de quatrième.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Tu m’as sauvé la vie avec Ash ?
— Bien sûr. Quand elle a menacé de te tuer, elle ne plaisantait pas.
Et puis merde, soupirai-je. Qu’est-ce que ça peut faire, après tout ? Tu
en sais déjà trop. On peut tous contrôler la lumière. On peut s’en servir
pour se rendre invisibles. On peut effacer les ombres. On peut
également utiliser la lumière en elle-même. Crois-moi, tu n’aimerais pas
qu’on t’attaque avec ce genre de choses. Je doute qu’une humaine y
survivrait.
— OK…
Elle se tordit les mains probablement sans même s’en rendre
compte.
— Attends une minute, reprit-elle. Quand on a croisé l’ours dans la
forêt, j’ai vu un éclair…
— C’était moi. Et avant que tu me poses la question : non, je n’ai
pas tué l’ours. Je lui ai fait peur. Je ne sais pas pourquoi tu t’es
évanouie. Tu étais peut-être trop près de ma lumière. Ça a sans doute
eu un effet sur toi. Dans tous les cas, on a des pouvoirs de guérison,
mais certains sont plus développés que d’autres. Je ne me débrouille
pas trop mal, mais Adam, par exemple, l’un des frères Thompson, peut
guérir n’importe quoi du moment qu’il reste un semblant de vie à
l’intérieur. Ah, et on est plus ou moins indestructibles. Notre seule
faiblesse, c’est notre véritable apparence. Bon, et je suppose que nous
couper la tête sous notre forme humaine marcherait aussi.
— Oui, en général, ça fonctionne plutôt bien.
Elle posa les mains sur ses joues.
— Tu es un extraterrestre.
Je hochai la tête.
— On est capables de faire beaucoup de choses, mais la majorité de
nos pouvoirs apparaît à la puberté. Au début, on a beaucoup de
difficultés à les contrôler. On n’arrive pas toujours au résultat
escompté.
— C’est sûrement… compliqué.
— Oui, ça l’est.
Elle pressa les mains contre son cœur.
— Qu’est-ce que tu peux faire d’autre ?
Je fronçai les sourcils.
— Tu me promets de ne pas t’enfuir encore une fois ?
— Oui, m’assura-t-elle avec un grand sérieux.
Trop mignonne.
— On peut manipuler les objets. Animés ou non. (Je tendis la main
et fis voler une feuille morte.) Et on fait même mieux que ça. Regarde
bien.
Puisant dans la Source, je laissai la chaleur descendre le long de
mon bras jusqu’au bout de mes doigts. De la fumée se dégagea, suivie
d’une étincelle. Des flammèches d’un orange vif jaillirent de mes mains
et allèrent lécher la feuille. En moins d’une seconde, elle fut réduite en
cendres.
Kat se dressa sur ses genoux et s’approcha. Je la regardai, surpris.
Des flammes crépitèrent au bout de mes doigts. Elle tendit sa main et
l’approcha de la source de chaleur. Puis elle la retira.
— Ce n’est pas douloureux ?
— Comment est-ce que quelque chose qui fait partie de moi
pourrait me blesser ?
Je secouai la main jusqu’à ce que les flammes soient éteintes.
— Tu vois ? Il n’y a plus rien.
Elle s’approcha un peu plus de moi.
— Quoi d’autre encore ?
Je lui souris avant de me lever. En un éclair, je m’étais appuyé
nonchalamment contre un tronc d’arbre à plusieurs mètres d’elle.
— Comment est-ce que… Attends une seconde ! Tu l’as déjà fait
plusieurs fois. Je me suis dit que c’était effrayant que tu bouges aussi
silencieusement… mais en fait, c’est parce que tu es très rapide !
— Rapide comme la lumière, Kitten.
Je revins vers elle de la même manière et repris ma place auprès
d’elle.
— Certains d’entre nous peuvent manipuler leur propre corps, au-
delà de la forme qu’ils ont choisi de revêtir. Ils sont capables de prendre
l’apparence de n’importe quel être vivant.
— C’est pour ça que Dee disparaît de temps en temps ?
Quoi ?
— Tu l’as vue ?
— Oui, mais j’ai cru que j’imaginais des choses. Je pense qu’elle le
fait sans s’en rendre compte quand elle se sent à l’aise. Sa main ou le
contour de son corps s’estompent.
Elle étendit ses jambes pour les étirer. Je ne pus m’empêcher de les
reluquer. Elles étaient si… Bref. Je haussai les épaules.
— Nous ne sommes pas très doués pour contrôler nos pouvoirs.
Certains d’entre nous ont plus de difficultés que d’autres.
— Mais pas toi ?
— Je suis formidable, que veux-tu ?
Elle leva les yeux au ciel avant de reprendre son interrogatoire.
— Et vos parents, alors ? Vous m’avez dit qu’ils travaillaient en ville,
mais je ne les ai jamais vus.
Je passai la main sur l’herbe tendre.
— Nos parents ne sont jamais arrivés jusqu’ici.
— Je… je suis désolée, murmura-t-elle, gênée.
— Ne t’inquiète pas. C’était il y a bien longtemps. On ne s’en
souvient même pas.
— Mon Dieu, je me sens tellement stupide. J’ai vraiment cru qu’ils
travaillaient loin d’ici.
— Tu n’es pas stupide, Kat, soupirai-je. Tu as vu ce qu’on voulait
que tu voies. On est très doués pour ça. Enfin, apparemment pas assez.
Elle avait pris un air distant et pensif.
— Tu réagis mieux que je ne l’aurais imaginé.
— J’aurai tout le temps de paniquer et d’avoir une mini-crise de
nerfs plus tard, ne t’inquiète pas. Je vais sûrement avoir l’impression
d’avoir perdu la tête. Est-ce que… (Elle se mordit la lèvre.) Est-ce que
vous pouvez contrôler la pensée des gens ?
— Non. Nos pouvoirs sont ancrés dans notre forme. Si la lumière
était manipulée par autre chose, peut-être. Tout est possible.
Elle se redressa, soudain en colère. Elle ressemblait plus que jamais
à un chat prêt à sortir ses griffes.
— Pendant tout ce temps, j’ai cru devenir folle. Tu n’arrêtais pas de
me dire que j’avais des hallucinations et que je fabulais. C’est comme si
tu m’avais fait un lavage de cerveau. Je ne te remercie pas.
— J’y étais obligé, répliquai-je. Il ne faut pas qu’on apprenne notre
existence. Qui sait ce qui nous arriverait ?
Elle poussa un grand soupir. Je savais qu’elle luttait pour ne pas
continuer ses reproches.
— Combien… d’humains sont au courant de votre existence ?
— Certains habitants s’imaginent des choses sur notre compte,
expliquai-je. Le ministère de la Défense sait qu’on est ici et c’est à peu
près tout. Ses agents ne connaissent pas nos pouvoirs et il ne faut
surtout pas qu’ils les découvrent. Ils pensent qu’on est des erreurs de la
nature, mais qu’on est complètement inoffensifs. Tant qu’on suit leurs
règles, ils nous donnent de l’argent, un toit, et ils nous laissent
tranquilles. Alors, quand l’un d’entre nous commence à se servir de ses
pouvoirs à outrance, ce n’est jamais une bonne nouvelle. On fait de
notre mieux pour ne pas les utiliser, surtout devant les humains.
— Parce que ça risquerait de dévoiler votre véritable identité.
Je me passai la main sur la mâchoire, soudain épuisé par cette
conversation. Je n’avais aucune envie de reconnaître que je l’avais mise
en danger.
— Oui, et puis… Chaque fois qu’on se sert de nos pouvoirs en
présence d’un humain, eh bien, on laisse une trace sur cette personne
et nos semblables savent qu’il y a eu interaction. Alors, on essaie
d’éviter, mais toi… Rien ne se passe jamais comme prévu avec toi.
— Quand tu as arrêté ce camion, ça a laissé une trace sur moi ?
Comme je ne répondais pas, elle mit les faits en corrélation.
— Et lorsque tu as fait peur à l’ours ? Tes semblables peuvent le
voir ? Si j’ai bien compris, les Thompson et tous ceux qui sont dans le
coin savent que j’ai été exposée à tes… dons d’extraterrestre ?
J’acquiesçai.
— Plus ou moins. Et ça ne leur a pas fait très plaisir.
— Alors pourquoi est-ce que tu as immobilisé ce camion ? Il est clair
que tu prends un gros risque en me laissant en vie.
C’était quoi, ça ? Une question piège ? Andrew et Matthew me
poseraient probablement la même s’ils savaient que j’avais tout raconté
à Kat. J’espérais de tout mon cœur que ça n’arriverait pas, parce que je
ne savais pas du tout quoi répondre.
Ou peut-être que si, et que je ne voulais pas le formuler à voix
haute.
— Qu’est-ce que tu comptes me faire ? me demanda Kat.
Je levai les yeux vers elle.
— Comment ça ?
— Étant donné que je sais qui vous êtes, je vous mets tous en
danger. Tu pourrais très bien… me mettre le feu et Dieu sait quoi
d’autre.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Je sais que je m’étais comporté
comme un connard avec elle, mais quand même ! Elle devait sentir ce
qui se passait entre nous. Bordel ! Peut-être que non, finalement. Peut-
être que j’étais tellement doué pour jouer les salauds qu’elle n’avait
aucune idée de ce que je ressentais pour elle. Fallait-il que je le lui
avoue ? Que je lui dise que sa seule présence me donnait envie de
sourire ? Que depuis qu’elle avait emménagé à côté de chez moi, j’étais
plus heureux que je ne l’avais été depuis des années ? Devais-je lui
expliquer que j’admirais son insolence et son sens de la repartie, sa
façon de défendre son point de vue coûte que coûte, surtout contre moi
et mes conneries ? Une chaleur se répandait dans ma poitrine, que
j’étouffai aussitôt. Le souvenir de Dawson et de l’humaine dont il était
tombé amoureux me convainquit de me taire. De ce point de vue-là,
rien n’avait changé : il valait toujours mieux pour tout le monde que
Kat et moi prenions des chemins séparés. Mais, au moins, je pouvais la
rassurer.
— Pourquoi aurais-je pris le temps de tout te raconter si j’avais
l’intention de te tuer ?
Elle pinça les lèvres.
— Je ne sais pas.
Je tendis la main vers elle, mais m’immobilisai quand elle tressaillit.
C’était comme un coup de poing dans l’estomac.
— Je ne te ferai rien, je te le promets.
— Comment peux-tu me faire confiance ?
Encore une question piège dont je n’avais pas la réponse. Je tendis
de nouveau la main et, cette fois, elle me laissa faire. Je lui pris le
menton et la fixai dans les yeux.
— Je ne sais pas. C’est une intuition. Et puis franchement, personne
ne te croirait. Si tu créais un scandale, tu ne réussirais qu’à attirer
l’attention de la Défense et, crois-moi, tu n’en as pas la moindre envie.
Ils feraient n’importe quoi pour s’assurer que les humains ne
découvrent pas notre existence.
Kat réfléchit à ce que je venais de lui dire sans baisser les yeux une
seule fois. Nous n’étions pas seulement connectés par notre proximité
physique, mais aussi par la vérité. Quand elle finit par s’écarter, je me
dis que j’aurais pu rester comme ça une éternité.
Et cette idée me déplut profondément.
— Alors, c’est pour ça que tu as dit toutes ces choses tout à
l’heure ? demanda-t-elle d’une toute petite voix. Tu ne me détestes
pas ?
Je baissai les yeux.
— Je ne te hais pas, murmurai-je.
— Et c’est pour ça que tu ne voulais pas que je sois amie avec Dee ?
Pour m’empêcher de découvrir la vérité ?
— Oui. Et aussi parce que tu es humaine. Les humains sont faibles.
Ils ne nous causent que des ennuis.
J’avais prononcé cette phrase sur un ton plus dur que je ne l’aurais
voulu, mais ce n’était pas plus mal. Elle devait savoir ce qui était en jeu.
Pour nous tous.
Elle plissa les paupières.
— On n’est pas faibles, s’exclama-t-elle. Et c’est notre planète que
tu squattes, je te signale. Un peu de respect, mon pote.
Je souris.
— Tu marques un point.
Je l’observai un moment.
— Comment est-ce que tu encaisses le coup ?
— Je suis encore en train de tout assimiler, alors je ne sais pas
trop… mais je ne pense pas que je vais recommencer à paniquer.
Heureux de l’entendre, je me levai.
— Très bien. On ferait mieux de rentrer avant que Dee pense que je
t’ai tuée.
— Pourquoi croirait-elle une chose pareille ?
Elle semblait avoir peur d’entendre la réponse. Je la regardai, cette
fois avec froideur.
— Je suis capable de tout, Kitten. Je ne reculerais devant rien pour
protéger ma famille, mais toi, tu n’as pas à te faire de souci.
— C’est bon à savoir… chuchota-t-elle.
Je pris la peine de préciser :
— Il y a des gens en ce monde qui donneraient n’importe quoi pour
s’approprier le pouvoir des Luxens, le mien en particulier. Ils sont prêts
à tout.
— Qu’est-ce que ça a à voir avec moi ?
Je m’accroupis et scrutai la pénombre autour de nous.
— On peut se servir de la trace que j’ai laissée en arrêtant le camion
pour remonter jusqu’à toi. Tu brilles comme un feu d’artifice.
Elle retint son souffle.
— Ils se serviront de toi pour m’atteindre, terminai-je en ôtant une
feuille de ses cheveux.
Puis je lui caressai la joue, là où elle avait été blessée le soir de
l’attaque.
— S’ils t’attrapent… prie pour qu’ils te tuent.
CHAPITRE 15

Kat resta silencieuse durant le trajet du retour. La trace autour


d’elle était aussi vive qu’une boule à facettes dans une boîte de nuit.
Voilà qui allait être très problématique.
Alors que nous approchions de nos maisons, elle me demanda
d’une petite voix :
— Est-ce que… est-ce que je peux voir Dee ?
Je prenais garde à marcher lentement pour qu’elle ne soit pas
obligée de me courir après.
— Il vaudrait mieux que tu attendes demain, répondis-je. Il faut que
je lui parle d’abord. Que je lui explique ce que je t’ai raconté.
Elle eut l’air triste et désemparée, mais opina. Je l’accompagnai
jusqu’à sa porte. Son porche était éclairé et la baignait d’une douce
lumière. L’intérieur de la maison était plongé dans la pénombre. Sa
mère n’était pas rentrée du travail. Après tout ce qu’elle venait de vivre,
je décidai qu’il valait mieux qu’elle ne reste pas seule.
Et si elle se réveillait au milieu de la nuit et se mettait à téléphoner
à toutes les personnes qu’elle connaissait ? D’accord, je n’envisageais
pas vraiment cette possibilité, car Kat n’était pas stupide. En revanche,
elle pouvait très bien se mettre à paniquer. Ce serait totalement
compréhensible.
— Est-ce que tu veux passer la nuit chez moi ? lui proposai-je.
Elle se tourna vers moi, les sourcils en arc de cercle.
— Quoi ?
Je faillis éclater de rire.
— Tu as vraiment les idées mal placées, Kitten.
— Je n’ai pas les idées mal placées, rétorqua-t-elle, vexée.
— Oui, bien sûr. Tu peux passer la nuit chez nous, si tu veux.
Comme ça, tu verras Dee dès demain matin.
Elle resta silencieuse un moment avant d’acquiescer.
— D’accord. Il faut juste que je prenne deux ou trois affaires.
— Je t’attends en bas.
Elle me scruta comme si elle pensait que je mijotais quelque chose,
puis ouvrit sa porte. Elle alluma la lumière de l’entrée et lança sans se
retourner :
— Je reviens tout de suite.
— Je serai là.
Elle gravit l’escalier quatre à quatre en faisant claquer ses tongs.
J’entrai à mon tour et me dirigeai vers la cuisine. J’allumai la lumière et
regardai autour de moi. Je ne cherchais rien de particulier, j’étais
seulement curieux.
Mais ce que je découvris me fit sourire.
Il y avait des livres partout. Exactement comme dans le salon. Deux
sur le plan de travail, près du grille-pain. Un sur le réfrigérateur – oui,
sur le réfrigérateur ! – et trois autres sur la table.
Comment était-il possible de posséder autant de livres ?
L’entendant marcher à l’étage supérieur, j’éteignis la lumière et
retournai dans l’entrée. Elle redescendit avec un petit sac à la main.
— Je suis prête.
Sur le trajet jusque chez moi, elle ne cessa de me jeter de brefs
coups d’œil. Elle avait sans doute envie de me poser encore des
centaines de questions. Pas très étonnant pour quelqu’un qui venait de
découvrir que ses voisins étaient des extraterrestres. Mais elle ne
pouvait pas tout encaisser dans une même soirée et j’estimais qu’elle en
avait assez entendu. C’est la raison pour laquelle je voulais avoir une
petite discussion avec Dee.
Je devais aussi m’assurer que nous étions sur la même longueur
d’onde et qu’il fallait absolument que Kat tire les conclusions de ce
qu’elle avait appris.
Devant ma porte, avant d’ouvrir, je me tournai vers elle. La lumière
était éteinte et nous étions dans le noir.
— Il faut que je m’assure de quelque chose…
— Quoi ? murmura-t-elle.
Je baissai la voix, juste au cas où Dee serait en train d’écouter à la
porte. Elle était quelque part dans la maison, je le sentais.
— Ce que je t’ai raconté, je n’insisterai jamais assez sur le fait qu’il
est très important que tu n’en parles à personne. C’est bien plus qu’une
simple question de confiance. Il s’agit de ma vie, de nos vies, que tu
tiens dans tes mains. Tu me jetterais sans doute sous un bus avec
plaisir, mais n’oublie pas que tu pousserais Dee en même temps que
moi.
Kat s’approcha de moi, si près que son sac toucha mon ventre.
— J’ai très bien compris, Daemon. De toute façon, ce que tu disais
tout à l’heure est vrai. Personne ne me croirait. On me prendrait pour
une folle. Et je ne trahirai jamais Dee.
Elle fit une pause et leva le menton avant de poursuivre ;
— Et même si je pense que tu es le plus gros connard de tous les
temps, je ne te ferai jamais une chose pareille non plus.
Je souris.
— Je suis content de l’entendre.
— Je suis sérieuse, insista-t-elle. Je n’en parlerai à personne.
La tension s’apaisa, mais en réalité, seul le temps nous dirait si Kat
était digne de confiance. Je l’espérais. Pas seulement pour Dee, mais
aussi pour elle-même.
Je la fis entrer dans la maison et l’amenai à l’étage. Elle regardait
partout autour d’elle et je me rappelai qu’elle n’était encore jamais
venue chez nous. Dee devait être dans sa chambre.
J’installai Kat dans la chambre d’amis que nous n’utilisions presque
jamais. J’allumai la lumière. Ça sentait un peu le renfermé, mais le lit
était fait.
— Si tu as besoin de plus de couvertures, tu en trouveras là.
Je désignai le placard.
— Sinon, la salle de bains est juste en face et ma chambre est juste
à côté. Celle de Dee est au bout du couloir. Tu pourras la voir demain
matin.
— D’accord.
De larges cernes ombraient ses yeux. Elle ne tarderait sans doute
pas à s’endormir.
— Tu as besoin de quelque chose d’autre ?
— Non.
Je restai un moment sans bouger. Je savais que je devais lui dire
autre chose, mais j’étais incapable de trouver les mots. Je finis par
tourner les talons.
— Daemon ?
— Oui ?
Je la regardai. Elle se mordillait la lèvre inférieure.
— Merci de m’avoir sauvé la vie. Sans toi, j’aurais fini aplatie comme
une crêpe.
Je ne répondis pas, car elle n’avait aucune raison de me remercier
pour ça.
— Et…
Elle posa son sac sur le lit et fit un pas vers moi.
— Et merci de m’avoir dit la vérité. Je te promets que tu peux me
faire confiance.
Elle était sincère. J’avais envie de la croire.
— Prouve-le-moi.
En sortant de la chambre, je réalisai que j’avais prononcé les mêmes
mots qu’Ash. J’allai frapper à la porte de ma sœur. Elle ouvrit
immédiatement. Ses yeux brillaient.
— Est-ce qu’elle me déteste ?
— Quoi ?
Je refermai sa porte.
— Bien sûr que non, elle ne te déteste pas.
Dee entrecroisa nerveusement les doigts.
— Tu es sûr ? Je lui ai menti. Comment pourrait-elle encore être
mon amie après tout ce que j’ai fait…
Je la pris dans mes bras.
— Elle comprend pourquoi nous avons été obligés de lui mentir,
Dee. Elle ne te déteste pas.
Elle enfouit son visage dans ma poitrine. Quand elle parla, sa voix
était étouffée.
— Tu lui as tout dit ?
— Oui.
J’appuyai ma joue contre son front et lui expliquai ce qui s’était
passé avec le camion.
— Je n’avais pas le choix.
Dee resta silencieuse un moment.
— Oh si, Daemon, tu avais le choix.
Je savais ce à quoi elle faisait allusion et je détestais que Dee puisse
penser que j’aurais pu être capable de ça.
— Tu as été très gentil de l’amener ici ce soir, continua-t-elle.
Je me gardai de répondre.
— Elle pense que je suis un monstre, n’est-ce pas ? marmonna-t-
elle.
J’éclatai de rire.
— Non, pas du tout.
Mais elle ne sembla pas me croire.
— Elle est fatiguée, repris-je. Elle tient à peine debout. Donne-lui
jusqu’à demain et tu pourras aller la voir.
Dee s’apaisa un peu et après un moment passé à discuter, je pus
retourner dans ma chambre. Anéanti, j’enfilai un bas de pyjama dans
l’idée de me jeter sur mon lit. Mais j’étais assoiffé. Il fallait vraiment que
j’installe un mini-frigo dans ma chambre.
Je descendis à la cuisine en soupirant. En passant dans le couloir, je
vis que la lumière de la salle de bains était allumée. Une bouteille à la
main, je remontai à l’étage. J’étais incapable de penser à quoi que ce
soit, ce qui en disait long sur mon état de fatigue.
Alors que j’allais entrer dans ma chambre, la porte de la salle de
bains s’ouvrit et Kat sortit dans le couloir. Elle se pétrifia. Moi aussi.
Bordel. Je me transformai en statue !
Elle avait une brosse à dents et un tube de dentifrice à la main. Elle
avait remonté ses cheveux en un chignon un peu désordonné et les
mèches autour de son visage étaient mouillées. Elle s’était lavé le visage
et elle avait l’air d’avoir mis plus d’eau sur son tee-shirt bleu que sur ses
joues. D’ailleurs, à propos de ce tee-shirt… Elle ne portait rien d’autre.
Et il n’était pas très épais. Il me donnait un aperçu de ses formes, ce qui
était très agréable.
Mon propre corps avait parfois des réflexes typiquement humains. Il
réagit aussitôt. Son tee-shirt était large et lui arrivait à mi-cuisse. Et ces
cuisses…
J’ignorais qu’un simple tee-shirt pouvait être aussi sexy.
Elle était rouge comme une tomate trop mûre… Elle me
contemplait d’une manière assez similaire à la mienne. Elle fixait mon
ventre et mon torse et… mon bas de pyjama.
Elle prit une courte inspiration.
Bon sang !
J’étouffai un grognement qu’elle dut entendre, car son rougissement
s’intensifia. On aurait dit qu’elle avait pris un coup de soleil. Elle fila
vers sa chambre.
— B… bonne nuit, fut tout ce que je réussis à articuler.
J’entrai dans ma chambre et refermai doucement la porte derrière
moi. Je me laissai tomber sur mon lit et fixai le plafond.
Encore une nuit qui allait être longue.


Ce que je ressentais après avoir tout déballé à Kat était étrange.
J’étais surpris de ne pas être plus mal à l’aise que ça. Je n’avais jamais
fait ce genre de révélations à un humain et j’avais plutôt mal réagi
quand Dawson avait expliqué à Bethany qui nous étions. Pourtant,
cette fois, je n’étais ni en colère ni paniqué.
En réalité, j’étais même plutôt soulagé. Je n’avais plus besoin de
faire semblant ou de cacher ma véritable identité quand j’étais avec
elle. Je ne serais plus jamais obligé de me comporter comme le roi des
connards. Bien sûr, je devais la garder à distance, mais au moins je
pouvais lui en expliquer la raison.
Ma maison était redevenue le sanctuaire qu’elle était avant l’arrivée
de Kat.
Oui, vraiment étrange.
Samedi matin, je me fis invisible pendant que Dee discutait avec
Kat. Elles avaient besoin de temps. Quand, en fin d’après-midi, Kat
rentra chez elle, ma sœur m’annonça qu’elle lui avait montré l’un de
ses dons les plus spectaculaires.
Sous sa véritable forme, Dee avait la capacité de prendre
l’apparence de son interlocuteur.
Je ne pus m’empêcher de plaindre Kat.
Je remplissais le lave-vaisselle pendant que Dee sautait autour de
moi, tout excitée. Elle me racontait tous les détails de leur échange.
Elle était tellement heureuse que je ne pouvais m’empêcher de l’être
également.
— Je lui ai dit que tu étais super fort, continua-t-elle. Elle voulait
savoir quels étaient tes pouvoirs.
Je haussai les sourcils. Kat avait dû adorer entendre ça.
— J’ai bien insisté sur le fait que le gouvernement est loin de tout
savoir sur nous et combien il est important qu’ils en apprennent le
moins possible.
Elle me prit une assiette des mains et la rangea dans le lave-
vaisselle.
— Je me suis rendu compte que tu ne lui avais pas dit grand-chose
sur les Arums.
Mon sourire commença à s’effacer. Dee ferma le lave-vaisselle. Sans
s’arrêter de parler.
— Je lui ai donné les détails de ce qui est arrivé à notre planète et
elle sait aussi que le gouvernement pense que les Arums et nous
sommes de la même espèce.
Je secouai la tête.
— Qu’est-ce que tu lui as raconté d’autre ?
— J’ai parlé de la trace, mais elle n’avait pas l’air très étonnée. Je
suppose que tu y avais déjà fait allusion. Je l’ai rassurée, bien sûr. Je lui
ai promis que nous garderions un œil sur elle et maintenant qu’elle sait
qu’elle est en danger, ce sera plus facile de la protéger.
— Ouais.
Je me passai la main dans les cheveux. Ça ne me gênait pas
vraiment que Dee ait partagé toutes ces informations avec Kat. Après
tout, c’est moi qui avais commencé. Mais je me demandais comment Kat
le vivait.
— On peut vraiment lui faire confiance, déclara Dee en rangeant le
thé glacé au réfrigérateur. Elle sait ce qu’il risque de nous arriver si la
Défense découvre qu’elle est au courant de notre existence. Elle ne dira
rien, Daemon.
J’opinai en croisant les bras.
— Personne d’autre que nous ne doit savoir que nous lui avons
parlé. Pas même Adam.
Dee ouvrit la bouche.
— Je ne plaisante pas, Dee. Comparé à Andrew, Adam est super
cool, mais tu sais que ce n’est pas anodin, surtout après… Dawson et
Bethany. Les autres vont forcément s’inquiéter. On ne peut pas prendre
le risque qu’ils paniquent et dénoncent Kat.
Les yeux de ma sœur s’écarquillèrent.
— Tu penses qu’ils en seraient capables ?
— Je ne sais pas. Je dirais que non, mais tout est possible. Et il y a
toujours le risque qu’ils lâchent quelque chose sans le vouloir devant un
autre Luxen. Nous devons nous montrer prudents.
Dee tripota le bas de son tee-shirt.
— D’accord, je ne dirai rien.
Je commençai à monter l’escalier, mais je changeai d’avis en cours
de route.
— Je vais passer voir Kat. Tu viens avec moi ?
Elle me répondit par un grand sourire.
— Non, merci. Je vais rester là pour le moment. J’irai la voir plus
tard.
— Pourquoi est-ce que tu souris comme si tu avais fumé de l’herbe ?
lui demandai-je, soupçonneux.
— Pour rien, me répondit-elle en souriant de plus belle. Pour rien
du tout.
Je secouai la tête et me dirigeai vers la porte.
— Prends ton temps, cria Dee dans mon dos.
Je lui jetai un regard noir par-dessus mon épaule et elle éclata de
rire. Ce qu’elle pouvait être agaçante, parfois.
Dehors, j’aperçus Kat derrière la fenêtre de sa cuisine. Enfin, je vis
surtout la tache de lumière autour d’elle. J’allai frapper à la porte de
derrière.
Elle m’ouvrit. Malheureusement, elle ne portait pas le tee-shirt de la
veille. En fait, c’était plutôt une bonne chose.
La trace était très puissante. Heureusement que le lundi était férié.
Malgré tout, ce serait la première chose que les autres remarqueraient
quand elle arriverait au lycée mardi matin. J’allais devoir inventer une
super bonne excuse.
— Salut ? fit-elle sur un ton dubitatif.
Je répondis d’un hochement de tête. Elle eut l’air inquiète.
— Euh, tu veux entrer ?
Je ne me sentais pas très sûr de moi quand j’étais dans un espace
clos avec Kat. Je secouai la tête.
— Non. J’ai pensé qu’on pourrait faire quelque chose.
Son haussement de sourcils me fit sourire.
— Quelque chose ? répéta-t-elle.
— Oui. Sauf si tu veux mettre en ligne une critique de livre ou
t’occuper du jardin.
— Très drôle.
Elle voulut me fermer la porte au nez, mais je l’en empêchai sans
même lever le petit doigt. Sur son visage, la stupeur remplaça la colère.
— OK. Laisse-moi réessayer. Est-ce que tu veux faire quelque chose
avec moi ?
Elle hésita.
— À quoi tu penses ?
Je m’éloignai de quelques pas à reculons.
— On pourrait aller au lac.
— Je regarderai bien avant de traverser, cette fois.
Je tournai les talons.
— Rassure-moi, dit-elle dans mon dos. Tu ne m’emmènes pas dans
la forêt parce que tu as changé d’avis et que tu as décidé que j’étais une
menace pour toi ?
J’éclatai de rire.
— Tu es vraiment parano.
— Dit-il alors qu’il est un extraterrestre et qu’il peut visiblement
m’envoyer en orbite sans me toucher, ironisa-t-elle.
— Tu ne t’es pas enfermée dans ta chambre ou roulée en boule
pour pleurer dans ton coin, au moins ? lui demandai-je en la regardant
par-dessus mon épaule.
Elle leva les yeux au ciel.
— Non, Daemon, mais merci de t’inquiéter pour ma santé mentale.
— Hé, ce n’est pas ma faute ! (Je levai les mains en signe de
reddition.) Je dois m’assurer que tu ne vas pas perdre les pédales et
tout raconter !
— Tu n’as pas de souci à te faire pour ça, répliqua-t-elle sèchement.
Je lui jetai un regard appuyé.
— D’après toi, combien de personnes ont été proches de nous ? Je
veux dire vraiment proches ?
Elle plissa le nez et je me demandai à quoi elle pensait. Je
poursuivis :
— Puis une petite fille débarque et découvre notre identité. Alors,
tu peux comprendre que c’est difficile pour moi de… te faire confiance ?
— Je ne suis pas une petite fille, et si je pouvais revenir en arrière,
je ne traverserais pas devant ce camion.
— C’est bon à savoir.
— Par contre, je ne regrette pas d’avoir appris la vérité. Ça explique
beaucoup de choses. Attends une minute : est-ce que vous pouvez
remonter le temps ?
Elle avait pris un air grave. Je soupirai.
— On peut manipuler le temps, c’est vrai, mais seulement vers
l’avant et on évite de le faire. De toute façon, je n’ai jamais entendu
parler de quelqu’un capable de changer le passé.
— À côté de vous, Superman peut aller se rhabiller.
Je souris et baissai la tête pour éviter une branche basse.
— Peut-être, mais je ne te dirai pas ce qu’est notre kryptonite.
Un moment s’écoula.
— Je peux te poser une question ? lança alors Kat.
J’acquiesçai.
— Cette Bethany qui a disparu… elle sortait avec Dawson, pas
vrai ?
Je me raidis.
— Oui.
— Elle savait pour vous tous ?
Je ne répondis pas tout de suite. J’avais besoin de réfléchir avant de
répondre.
— Oui.
— C’est pour ça qu’elle a disparu ?
— Oui.
— Est-ce qu’elle en a parlé à quelqu’un ? C’est la raison pour
laquelle on… l’a fait disparaître ?
— C’est plus compliqué que ça, Kat.
— Est-ce qu’elle est… morte ?
Je restai silencieux. Elle s’arrêta. Je me retournai vers elle. Elle
enlevait un caillou de sa sandale.
— Tu ne comptes pas me le dire ?
Je grimaçai, mais ne prononçai pas un mot.
— Alors pourquoi m’as-tu demandé de t’accompagner ici ? Pour le
plaisir de rester évasif ?
— Je dois avouer que j’adore regarder tes joues rougir quand tu es
énervée.
Elle rougit un peu plus. Je lui adressai un clin d’œil et me remis à
marcher. Sa question était pertinente, mais je n’avais pas de réponse
toute faite. Nous étions arrivés près du lac.
— Mis à part le fait que j’adore te voir partir au quart de tour, je me
suis dit que tu aurais peut-être des questions à me poser.
— C’est vrai.
— Je préfère te prévenir, je ne répondrai pas à tout.
Je lui jetai un regard. Pour une fois, elle n’avait pas l’air en colère
contre moi. Il aurait fallu que je prenne une photo, ça n’arrivait pas
souvent.
— Autant en finir maintenant. Au moins, après, on n’aura plus
aucune raison d’en parler. Mais si tu veux des réponses, tu vas devoir
les mériter.
Elle me dévisagea en fronçant les sourcils.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Rejoins-moi sur le rocher, la défiai-je.
— Quoi ? Je n’ai pas mon maillot.
Je commençai à enlever mes chaussures. Elle me fixa quelques
secondes avant de baisser la tête.
— Et alors ? Tu pourrais te déshabiller…
— Plutôt mourir.
Quel dommage !
— Je m’en doutais un peu. Tu ne t’es jamais baignée tout habillée ?
Elle pinça les lèvres.
— Pourquoi est-ce qu’on est obligés d’aller nager pour que je puisse
t’interroger ?
Je fixai sa jolie bouche un peu trop longtemps avant de répondre :
— Ça n’a rien à voir avec toi. C’est pour moi. J’ai l’impression que ça
va de soi. Tu te souviens de la fois où on est allés se baigner ?
Elle fit un pas vers moi.
— Oui.
Nos regards se croisèrent. Je pris une brève inspiration.
— Tu as passé un bon moment ?
Elle pencha la tête sur le côté.
— Quand tu ne te conduisais pas comme un idiot et si on oublie le
fait qu’on t’avait forcé à m’y emmener, alors oui.
Je détournai les yeux. Un jour, peut-être, je lui avouerai que
personne ne m’avait obligé.
— Je ne me souviens pas de m’être autant amusé que ce jour-là. Je
sais que ça doit te paraître stupide, mais…
— Ce n’est pas stupide, rétorqua-t-elle du tac au tac.
Elle ajouta soudain :
— D’accord. Allons-y. Évite simplement de rester sous l’eau plus de
cinq minutes.
J’avais du mal à en croire mes oreilles. Mais j’étais heureux qu’elle
accepte. Je ne lui laissai pas le temps de changer d’avis.
— OK.
J’enlevai mon tee-shirt pendant qu’elle ôtait ses sandales. Je savais
qu’elle m’observait derrière ses longs cils. Quand elle leva les yeux vers
moi, elle souriait. Et merde, je sentis ma poitrine se serrer. Je la
regardai s’approcher de l’eau et y tremper les orteils sans un mot.
— Oh, mon Dieu, elle est glacée ! glapit-elle.
Je connaissais une solution à ce problème.
— Observe.
Je lui adressai un clin d’œil et abandonnai mon apparence
humaine. Une lumière blanche jaillit de mon torse et se répandit sur
tout mon corps. À ses yeux, je n’étais sans doute qu’une boule de feu.
Sous cette forme, je m’élevai à une vitesse incroyable et m’abattis au
milieu du lac. Alors que je plongeai, la chaleur qui émanait de moi
réchauffa l’eau.
Je rejoignis le rocher et repris mon apparence humaine.
— Encore un de tes pouvoirs ? demanda-t-elle.
Ma peau ruisselait. Je lui fis signe de se lancer.
— Viens, c’est un peu plus chaud maintenant.
Elle me jeta un regard incrédule, mais glissa néanmoins son pied
dans l’eau. Elle sursauta, les yeux écarquillés.
— Tu as d’autres talents cachés comme celui-ci ? sourit-elle.
— Je peux faire en sorte que tu ne me voies pas.
Quand elle arriva au rocher, elle me tendit la main et je la hissai.
Elle s’assit à côté de moi. Je me poussai un peu pour lui faire de la
place. Elle frissonna.
— Comment ça ?
Je m’appuyai sur les coudes et étendis les jambes.
— On est constitués de lumière. On peut manipuler les différents
spectres autour de nous et s’en servir. C’est un peu comme si on
fracturait les rayons du soleil. Je ne sais pas si tu comprends…
— Pas vraiment.
— Tu m’as vu sous ma véritable forme, pas vrai ?
Elle acquiesça et je poursuivis :
— Je vibre jusqu’à me dissoudre entièrement en petites particules
de lumière. Eh bien, je peux choisir de supprimer la luminosité et donc
de devenir transparent.
Elle ramena ses genoux contre sa poitrine.
— Je trouve ça incroyable, Daemon.
Je souris et croisai les bras derrière ma tête.
— Je sais que tu as des questions. Tu peux me les poser, vas-y.
Kat secoua lentement la tête.
— Vous croyez en Dieu ?
— Il a l’air plutôt cool.
Elle cligna des paupières.
— Vous avez un dieu ?
— Je me souviens de quelque chose qui ressemblait à une église,
mais c’est tout. Les Anciens ne parlent pas de religion. En même temps,
ils sont plutôt rares.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « Anciens » ?
— La même chose que toi. Des personnes âgées.
Elle plissa le nez, ce qui me fit sourire.
— Question suivante.
— Pourquoi est-ce que tu es un connard ?
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Tout le monde excelle dans un domaine, pas vrai ?
— Et tu fais du très bon boulot.
Je fermai les yeux pour mieux profiter de la chaleur des rayons du
soleil.
— Tu ne m’aimes pas, hein ? lui demandai-je.
Elle ne répondit pas immédiatement
— Ce n’est pas ça, Daemon, mais tu ne me facilites pas les choses.
J’ai du mal à te cerner.
— C’est réciproque, lui avouai-je.
J’avais envie d’être parfaitement honnête avec elle.
— Tu as accepté l’impossible. Tu es gentille avec ma sœur et moi
alors que je me suis mal comporté. Tu aurais pu t’enfuir en courant hier
et révéler notre existence au monde entier, mais tu ne l’as pas fait. Et tu
n’hésites pas à me rembarrer quand je dépasse les bornes.
Je ris.
— Ça me plaît bien, ajoutai-je.
— Tu m’apprécies ?
— Question suivante, éludai-je.
Kat se pencha vers moi.
— Vous avez le droit de sortir avec des gens… avec des humains ?
Je haussai les épaules et ouvris les yeux.
— Ce n’est pas une question de « droit ». Est-ce que c’est déjà
arrivé ? Oui. Est-ce conseillé ? Non. Rien ne nous en empêche, mais
quel en serait l’intérêt ? Ce n’est pas comme si on pouvait avoir une
relation durable. On doit constamment cacher notre véritable nature.
Elle réfléchit un moment.
— Est-ce que vous êtes comme nous… partout ?
Je me redressai.
— Pardon ?
Elle rougit.
— Pour le sexe, par exemple. Vous êtes lumineux… Je ne
comprends pas comment certaines choses fonctionnent…
Elle parlait de sexe ou quoi ?
Elle était en train de me demander si on pouvait faire l’amour ?
J’eus envie d’éclater de rire, mais pas seulement. J’eus aussi envie
de faire des tas de choses avec elle et la manière dont mon corps
réagissait à ces simples mots était déconcertante.
Et intéressante.
Et prouvait que j’étais le roi des crétins.
J’esquissai un sourire et, sans l’avoir prémédité, je me tournai vers
elle et la renversai sur le dos. Elle retint son souffle. J’étais au-dessus
d’elle, appuyé sur mes avant-bras. Une gouttelette tomba de mes
cheveux et lui atterrit sur la joue. Elle ne le remarqua même pas.
— Tu es en train de me demander si je suis attiré par les
humaines ? murmurai-je.
Je baissai les bras et nos zones érogènes firent connaissance. Avec
nos vêtements mouillés, c’était presque comme si nous étions nus. Elle
était incroyablement moelleuse et douce. Ses pupilles étaient dilatées.
Je bougeai mes hanches de quelques millimètres et je sentis son corps
frémir sur chaque millimètre de ma peau.
— Ou si je suis attiré par toi ?
Les yeux dans les yeux, on resta silencieux un moment. Mais elle
avait obtenu sa réponse.
Je dus me forcer à me détacher d’elle, mais si je ne le faisais pas
tout de suite, ça allait très mal finir.
— Question suivante ? lui demandai-je après m’être repris.
Kat ne se redressa pas.
— Tu aurais pu me le dire. Tu n’étais pas obligé de me le prouver.
C’était vrai.
— Ça aurait été beaucoup moins drôle ! répliquai-je. Question
suivante, Kitten ?
— Pourquoi est-ce que tu m’appelles comme ça ?
— Parce que tu me fais penser à un chaton qui griffe, mais qui ne
mord pas.
Elle leva les yeux au ciel.
— OK… ça n’a aucun sens.
Je haussai les épaules. Il y eut un silence avant qu’elle reprenne :
— Tu crois qu’il y a d’autres Arums dans le coin ?
Question difficile. Je tournai la tête vers elle pour essayer de
déterminer si elle voulait vraiment que je sois honnête, ou si elle
essayait seulement de se rassurer.
— Ils sont partout.
— Est-ce qu’ils vous traquent ?
Elle avait parlé à voix basse.
— Ils ne vivent que pour ça. Sans nos pouvoirs, ils sont comme…
des humains. En plus vicieux et immoraux. Ils rêvent de destruction et
de ce genre de choses.
Je levai les yeux vers le ciel.
— Tu… en as combattu ?
Je roulai sur le côté, face à elle.
— Oui. J’ai perdu le compte du nombre d’Arums que j’ai affrontés et
tués. Et vu la façon dont tu brilles, d’autres vont rappliquer.
Elle se mordit l’intérieur de la joue.
— Alors pourquoi as-tu arrêté ce camion ?
Je haussai les sourcils.
— Tu aurais préféré que je le laisse t’aplatir ?
— Pourquoi ? insista-t-elle.
Je serrai la mâchoire.
— Honnêtement ?
— Oui.
— Est-ce que ça me fera gagner des points ? lui demandai-je d’une
voix douce.
Sa poitrine se souleva et elle repoussa une mèche de cheveux qui lui
barrait le front derrière l’oreille. Ses doigts m’effleurèrent et je
m’immobilisai, fermant brièvement les yeux. Son geste si innocent, si
doux, me bouleversait.
— Tout dépendra de ta réponse, fit-elle.
Je me mis de nouveau sur le dos, laissant nos bras en contact.
— Question suivante ?
Kat croisa les mains sur son ventre.
— Pourquoi est-ce que vous laissez une trace lorsque vous utilisez
vos pouvoirs ?
Celle-ci était facile.
— Les humains sont comme des tee-shirts qui brillent dans le noir.
Quand on utilise nos dons près de vous, vous absorbez
automatiquement notre lumière. Au bout d’un certain temps, la marque
finit par s’estomper, mais son éclat dépend de l’énergie que l’on utilise
et de la fréquence à laquelle vous êtes exposés. Quand Dee disparaît,
ça n’a pas beaucoup d’effet, en revanche l’incident avec le camion et
celui avec l’ours ont laissé une empreinte bien visible. Les actions les
plus puissantes, comme les guérisons, ont des conséquences beaucoup
plus longues. La trace est faible, mais elle reste plus longtemps. J’aurais
dû me montrer plus prudent autour de toi. Pour faire fuir l’ours, j’ai
utilisé un rayon de lumière, un peu comme un laser. Ça a laissé une
preuve suffisamment importante pour que l’Arum te repère.
— Tu veux parler du soir où j’ai été attaquée ? articula-t-elle d’une
voix blanche.
— Oui.
Je me passai la main sur le visage.
— Les Arums ne viennent pas souvent ici. Ils pensent qu’il n’y a pas
de Luxens dans les parages. Le bêta-quartz dissimulé dans les Seneca
Rocks parasite notre signature énergétique et nous permet de nous
cacher. C’est pour ça qu’on est aussi nombreux ici. L’un d’entre eux
devait être de passage. Il a vu la trace et il a compris qu’un Luxen vivait
ici. C’est ma faute.
— Ce n’est pas ta faute. Ce n’est pas toi qui m’as attaquée.
— Mais je l’ai mené jusqu’à toi, lui fis-je remarquer.
Elle pâlit. Ses yeux s’emplirent de peur. C’était difficile à supporter.
Je me demandai une nouvelle fois si elle était prête à entendre tout ça.
— Où est-il à présent ? Est-ce qu’il est encore là ? Va-t-il revenir ?
Comment…
Je lui pris la main et la serrai doucement.
— Calme-toi, Kitten. Tu vas nous faire une crise cardiaque.
Ses lèvres s’écartèrent.
— Je ne vais pas faire une crise cardiaque.
— Tu en es sûre ?
Sa main était petite et tiède dans la mienne.
— Oui, affirma-t-elle en levant les yeux au ciel.
— Tu n’as plus à t’inquiéter à son sujet, la rassurai-je.
Elle me scruta attentivement.
— Tu l’as… tué ?
— Plus ou moins.
Je ne voulais pas lui faire peur, mais elle devait comprendre que
j’étais prêt à tuer tous ceux qui s’en prendraient à ma famille… ou à
elle.
— Plus ou moins ? Je ne savais pas qu’on pouvait plus ou moins
tuer quelqu’un.
— Bon, d’accord, je l’ai tué, soupirai-je. Ce sont nos ennemis, Kitten.
Si je ne l’avais pas arrêté, il nous aurait tués, ma sœur et moi, pour
absorber nos pouvoirs. Il aurait également attiré ses semblables ici.
D’autres auraient été en danger. Tu aurais été en danger.
— Et le camion, alors ? lâcha-t-elle. Je brille encore plus fort,
maintenant. Est-ce que je risque d’en croiser un autre ?
Là où il y avait un Arum, il y en avait en général trois autres. Peut-
être serions-nous chanceux, cette fois.
— Avec un peu de chance, il n’y en a plus dans les parages. De
toute façon, la trace finira par s’estomper et tu seras de nouveau en
sécurité.
— Et si ça ne se passe pas comme ça ?
— Alors, je les tuerai aussi.
C’était la pure vérité.
— Tu vas devoir rester près de nous pendant un certain temps,
jusqu’à ce que la marque disparaisse, ajoutai-je.
Elle se mordit la lèvre.
— Dee m’a dit quelque chose dans le genre, elle aussi. Alors, tu ne
veux plus que je me tienne à distance ?
Je regardai nos mains. Sans m’en rendre compte, j’étais en train de
tracer les lettres de l’alphabet sur sa peau.
— Ce que je veux importe peu. Si ça ne tenait qu’à moi, je
t’enverrais le plus loin possible.
Elle reprit sa main.
— La prochaine fois, évite d’être honnête.
Je soupirai. Il était essentiel qu’elle comprenne quel danger elle
nous avait fait courir en n’acceptant pas de rester à l’écart. Je ne
voulais pas être cruel, mais elle devait être consciente des risques.
— Tu ne saisis pas. Telle que tu es à présent, tu peux mener un
Arum directement jusqu’à ma sœur. Il faut que je veille sur elle. Elle est
la seule famille qui me reste. Je dois également protéger nos
semblables. Je suis le plus fort d’entre nous. C’est mon rôle. Alors, tant
que tu porteras cette trace, je ne veux pas que tu te promènes avec Dee
sans moi.
Elle se redressa.
— Je crois qu’il est temps de rentrer.
Bon sang ! Elle était vexée, bien sûr. Elle allait se lever quand je la
rattrapai par le bras. Sa peau se réchauffa aussitôt sous ma paume.
— Tu ne peux pas te balader seule. Il faut que je reste près de toi
jusqu’à ce que la trace s’estompe.
— Je n’ai pas besoin d’un baby-sitter, marmonna-t-elle en prenant
un air borné. Je me tiendrai éloignée de Dee jusqu’à ce que la trace
disparaisse.
J’avais envie de la secouer.
— Tu ne comprends toujours pas. Si un Arum met la main sur toi, il
ne te tuera pas. Celui que tu as croisé à la bibliothèque… Il jouait avec
toi. Il voulait te faire souffrir jusqu’à ce que tu le supplies de t’épargner,
avant de te forcer à le mener à l’un de nous.
— Daemon…
— On n’a pas le choix. Pour l’instant, la trace fait de toi un risque
potentiel. Tu es un danger pour ma sœur. Je ne laisserai rien lui
arriver.
La colère alluma des éclairs dans ses yeux.
— Et quand l’empreinte sera partie, qu’est-ce qui se passera ?
Je lui lâchai le coude, agacé au plus haut point.
— Je préférerais que tu restes le plus loin possible de nous, mais je
doute que ça se produise. Et puis, ma sœur tient à toi. Tant que tu n’es
pas marquée, ça ne me dérange pas que vous soyez amies.
Elle serra les poings.
— Je te remercie de me donner ton accord.
Je me forçai à sourire. Qu’est-ce que je pouvais lui dire de plus ?
Elle constituait une menace et elle nous mettait en danger. Ça n’avait
rien de… personnel.
— J’ai déjà perdu un frère à cause de ses sentiments pour une
humaine. Je ne compte pas perdre ma sœur aussi.
Elle grimaça.
— Tu parles de Dawson et Bethany.
— Mon frère est tombé amoureux d’une humaine… et ça les a tués
tous les deux.
CHAPITRE 16

Parfois, Kat était un livre ouvert. Toutes ses pensées s’affichaient sur
son visage. Je vis sa colère s’estomper, remplacée par une forte
empathie qui me mit étrangement mal à l’aise.
— Que s’est-il passé ? me demanda-t-elle d’une voix douce.
Je n’avais pas vraiment envie de lui répondre. J’aurais préféré
lancer une vanne pour la distraire, mais au fond de moi, j’avais besoin
de partager ce que je ressentais.
— Dawson a rencontré Bethany. Je te jure : c’était un vrai coup de
foudre. Toute sa vie s’est mise à tourner autour d’elle. Matthew…
M. Garrison lui avait pourtant dit que ça ne pouvait pas marcher. Moi
aussi. On ne peut pas avoir une vraie relation avec une humaine, c’est
impossible.
Je fixai les arbres derrière elle.
— Tu ne sais pas à quel point c’est dur, Kat, repris-je. On doit tout
le temps se cacher. Même quand on est entre nous, on est obligés de
faire attention. On doit suivre de nombreuses règles. La Défense n’aime
pas qu’on fricote avec les humains. Comme si on était des animaux,
comme s’ils étaient au-dessus de nous.
— Mais vous n’êtes pas des animaux, déclara-t-elle sur un ton
presque féroce.
C’était adorable de la voir prendre ma défense, pour une fois. Même
si je ne le méritais pas vraiment.
— Tu sais qu’ils sont au courant de nos moindres faits et gestes ?
poursuivis-je, dégoûté. Quand tu passes le permis ? Ils le savent. Si on
s’inscrit dans une université ? Ils le voient tout de suite. Un mariage
avec un humain ? Oublie. On doit même leur demander la permission
de déménager.
— Ils ont le droit de faire ça ? s’exclama-t-elle, choquée.
Je lui répondis par un rire sans joie.
— C’est votre planète, pas la nôtre. Tu l’as dit toi-même. Ils nous
contrôlent en nous donnant de l’argent. On est obligés de se présenter
à eux régulièrement, donc on est incapables de se cacher. Dès qu’ils ont
vent de notre existence, on est foutus. Et ce n’est pas tout. On attend
de nous qu’on trouve un autre Luxen et qu’on reste ici.
— Ce n’est pas très juste, fit-elle rageusement.
Je serrai mes genoux contre ma poitrine.
— Non. C’est facile de se sentir humain. Je sais que je ne le suis pas,
mais je veux exactement les mêmes choses que vous.
Qu’est-ce qu’il me prenait ? Je n’avais jamais avoué ça à personne.
Je m’éclaircis la voix.
— Bref. Dans tous les cas, quelque chose s’est produit entre Dawson
et Bethany. J’ignore quoi. Il ne me l’a jamais dit. Ils sont partis en
randonnée un samedi et il est rentré très tard. Ses vêtements étaient
déchirés et couverts de sang. Ils se sont encore plus rapprochés. Si Matt
et les Thompson ne s’étaient pas doutés de quelque chose, ils auraient
compris à ce moment-là. Le week-end suivant, Dawson et Bethany sont
allés au cinéma. Ils ne sont jamais revenus.
Kat ferma les yeux.
— Les agents de la Défense l’ont retrouvé le lendemain à
Moorefield. Son corps avait été abandonné dans un champ comme un
vulgaire déchet. Je n’ai pas pu lui dire adieu. Ils ont emmené son corps
avant que je puisse le voir, de peur que quelqu’un d’autre ne le
découvre. Quand on meurt ou qu’on est blessés, on retrouve notre
forme originelle.
— Tu es sûr qu’il est… mort, puisque tu n’as jamais vu son corps ?
demanda-t-elle d’une petite voix hésitante.
— Je sais qu’un Arum l’a attaqué. Il a absorbé ses pouvoirs et l’a
tué. S’il était encore en vie, il aurait trouvé un moyen de nous
contacter. Ils ont fait disparaître son corps et celui de Bethany avant
que quiconque les remarque. Ses parents ne sauront jamais ce qui lui
est arrivé. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il a sûrement laissé une
trace sur elle qui a permis à un Arum de le retrouver de cette façon.
C’est la seule explication possible. Ils ne peuvent pas sentir notre
présence ici. Il avait sûrement fait quelque chose de grave.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Je sais que rien de ce que je
pourrai dire ne te le ramènera, mais je suis sincèrement désolée.
Je levai le visage vers le soleil. La mort de Dawson pesait comme un
poids de mille tonnes sur ma poitrine. Ça faisait mal. Ça faisait toujours
aussi mal, comme si c’était arrivé hier. Il m’arrivait encore de me
réveiller en sursaut au milieu de la nuit et d’aller dans sa chambre en
regrettant de ne pas pouvoir le voir une dernière fois.
— Il… Il me manque cet idiot, lâchai-je avec force.
Sans un mot, Kat se pencha vers moi et me prit dans ses bras.
Surpris, je ne pus retenir un mouvement de recul. Mais elle ne sembla
pas le remarquer, car elle me serra contre elle un long moment avant
de s’écarter.
J’étais stupéfait. Après tout ce que je lui avais fait, tout ce que je lui
avais dit, ne serait-ce qu’une minute plus tôt, comment pouvait-elle
avoir envie de me consoler ?
Elle baissa les yeux sur ses mains.
— Mon père me manque aussi. Ça ne s’arrange pas avec le temps.
Je secouai la tête.
— Dee m’a dit qu’il avait été malade, mais elle n’est pas rentrée
dans les détails. Je suis navré… toutes mes condoléances. La maladie
n’est pas quelque chose qui nous est familier. Comment ça s’est passé ?
— Il a eu un cancer du cerveau. Ça a commencé avec des maux de
tête. Juste des maux de tête. Ils étaient de plus en plus forts et puis il a
commencé à avoir des problèmes de vue. C’est à ce moment qu’il a fait
les examens qui ont permis de le diagnostiquer.
Elle soupira.
— Après, tout est allé très vite. Enfin, peut-être pas tant que ça. J’ai
pu passer du temps avec lui avant que…
— Avant quoi ?
J’étais incapable du moindre mouvement. Elle eut un sourire triste.
— Vers la fin, il a commencé à changer. Sa maladie affectait son
humeur. C’était… difficile.
Elle secoua la tête.
— Mais j’ai des milliers de bons souvenirs, comme quand on
jardinait ensemble ou qu’il m’emmenait à la librairie. On passait tous
nos samedis matin dans le jardin et tous les samedis après-midi, du
plus loin que je me souvienne, on allait acheter des livres.
Je comprenais maintenant pourquoi elle aimait tant jardiner et lire.
Ça lui permettait de se sentir proche de son père. Nous avions tous
deux enduré des pertes extrêmement douloureuses.
— Dawson et moi faisions beaucoup de rando ensemble. Dee n’a
jamais beaucoup aimé marcher.
— J’ai du mal à l’imaginer escalader une montagne, sourit Kat.
Je ris.
— Ça, c’est sûr.
Le soleil s’était couché et les étoiles commençaient à apparaître
dans le ciel. Nous avons continué à parler. Je lui racontai la première
fois où Dawson avait pris l’apparence de quelqu’un d’autre et n’arrivait
plus à la quitter. Elle me décrivit comment ses amis l’avaient
abandonnée un à un quand son père était tombé malade.
Étrangement, elle s’en voulait pour ça. On resta là, à échanger sur nos
vies, jusqu’à ce qu’il fasse trop froid.
À vrai dire, je n’avais aucune envie de retourner dans le vrai
monde. Kat et moi, au milieu de nulle part, c’était tellement bien.
On rentra au village dans un silence complice. Chez Kat, les
fenêtres du salon étaient éclairées. Elle se tourna vers moi et chuchota :
— Et maintenant ?
Je ne répondis pas.
Je ne savais pas quoi dire.


Je passai la majeure partie de mon dimanche à écouter Dee et Kat
discuter de bouquins. D’après elles, les mecs dans les romans étaient
beaucoup mieux que dans la réalité. En tant que garçon, même si je
n’étais pas humain, j’étais en total désaccord avec elles. Mais quand
elles commencèrent à énumérer les caractéristiques de ces types dans
les livres que lisait Kat, je décidai de fermer ma grande bouche. Aucune
chance que je leur arrive à la cheville.
Il faudrait sans doute que je prévienne Adam.
Matthew avait organisé un barbecue. Kat avait ri pendant dix
minutes en apprenant que les extraterrestres célébraient la fête du
Travail. Et puis, Dee lui avait appris qu’elle était invitée. Pour tout un
tas de raisons évidentes, Kat ne pouvait pas l’accompagner. Elle essaya
de ne pas le montrer, mais sa déception se lisait sur son visage.
— Je ne suis pas obligée d’y aller, fit Dee. Je peux…
Kat ouvrit la bouche, mais j’intervins avant qu’elle puisse dire quoi
que ce soit.
— Tu y vas tous les ans. Si tu n’es pas là cette année, tout le monde
se demandera pourquoi.
Dee grimaça.
— Ça va aller pour toi ? demanda-t-elle à Kat.
— Bien sûr que oui, ça va aller pour elle, affirmai-je. Pourquoi ça
n’irait pas ?
Kat me lança un regard noir.
— Sa mère travaille aujourd’hui, m’informa Dee. Elle va passer la
journée seule.
— Comme tous les jours, quoi, lâchai-je.
Kat ouvrit de nouveau la bouche.
— C’est juste un jour férié, repris-je sèchement. Ce n’est ni
Thanksgiving ni Noël. Je ne suis même pas sûr que ce soit un vrai jour
de fête.
— Oh, mais si ! s’exclama Dee. C’est sur le calendrier.
Je levai les yeux au ciel.
— C’est une fête sans importance. Kat est…
— … juste devant vous, au cas où vous l’auriez oublié,
m’interrompit-elle en se levant.
Elle épousseta son jean et me regarda avec colère avant de se
tourner vers Dee.
— Ça va aller, ne t’inquiète pas. Et même si je déteste le
reconnaître, Daemon a raison, ce n’est qu’un jour férié parmi d’autres.
Ça n’a aucune importance. Et puis tu vas retrouver Adam là-bas, non ?
Dee acquiesça.
— Alors va t’amuser avec lui, dit Kat en souriant.
Il fallut tellement de temps à ma sœur pour monter dans sa voiture
et partir que l’envie me prit de la propulser moi-même jusque chez
Matthew.
Alors que Dee faisait crisser ses pneus sur le gravier, Kat passa
devant moi dans un déhanchement pour le moins charmant. Est-ce
qu’elle avait conscience de l’effet qu’elle me faisait quand elle marchait
comme ça ? Bon sang !
— Tu vas où ? lui demandai-je.
Elle s’immobilisa.
— Chez moi, répondit-elle.
— Ah.
Elle sourit.
— Tu ne vas pas au barbecue ?
Je secouai la tête.
— Je ne suis pas fan de ce genre de cérémonie.
— Ah oui ? Un barbecue est une cérémonie ? ironisa-t-elle.
— Peu importe. De toute façon, il faut bien que quelqu’un reste
avec toi.
Elle plissa les paupières.
— Je t’ai déjà dit que je n’ai pas besoin de baby-sitter.
— Oh que si.
Elle prit une profonde inspiration. Elle était prête pour la bagarre.
Ne pas sourire exigea de moi un effort herculéen. Depuis notre
discussion au lac, la veille, quelque chose avait changé entre nous. Un
nouveau lien s’était créé et je ne savais pas trop comment réagir.
— Je n’ai vraiment pas besoin de baby-sitter, Daemon, insista-t-elle.
Je vais aller chez moi et…
— … lire un livre ?
Si ses yeux avaient été des revolvers, elle m’aurait tué sur place.
— Et alors ? Il n’y a rien de mal à lire !
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Pense ce que tu veux, soupira-t-elle en descendant les marches.
J’aurais dû la laisser partir. Tant qu’elle ne bougeait pas de chez
elle et que je restais dans les parages, elle ne risquait rien. Que Dee ne
soit pas avec elle était un bonus. Mais en la regardant marcher en
direction de sa maison vide, je marmonnai un juron et me levai.
— Hé !
Elle ne s’arrêta pas.
Je sautai par-dessus la rambarde. Elle ne me remarqua pas avant
que j’apparaisse devant elle. Elle recula brusquement et se protégea de
ses bras.
— Putain ! Daemon ! s’écria-t-elle. Tu pourrais prévenir !
Je glissai les mains dans mes poches.
— Je t’ai appelée.
— Et moi, je t’ai ignoré, répliqua-t-elle. Qu’est-ce que tu veux ?
— Je ne veux pas que tu m’ignores.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Vraiment ?
— Oui.
Une brise souffla des mèches de cheveux qui cachèrent son visage.
— Eh bien, je ne sais pas pourquoi, fit-elle, mais il semblerait que je
ne veuille pas t’ignorer non plus.
— Ah oui ?
J’avançai vers elle. Lentement, cette fois.
— J’ai de la viande hachée au frigo. On pourrait se faire des
hamburgers.
— De la viande de vache ?
Elle repoussa les cheveux qui dansaient devant ses yeux.
— Tu veux parler de steaks. De la viande de vache, ce n’est pas très
appétissant, comme expression.
— Ouais, je sais.
Je passai à côté d’elle en lui donnant un petit coup d’épaule.
— Allez, viens, on va se faire un petit barbecue. J’ai un gril.
Kat me regarda m’éloigner.
— Tu me suis ou pas ?
Pendant un moment, je crus qu’elle allait continuer de marcher
jusque chez elle. Ce qui aurait été assez ennuyeux, parce que ça
m’aurait obligé à la jeter sur mon épaule et à la forcer à manger ma
viande de vache grillée. Je n’aurais pas hésité. Je venais de décréter
qu’il était interdit de manger de la vache sans être accompagné. Et
puis, je n’avais pas envie de l’imaginer en train de passer cette journée
sans compagnie.
Mais elle se tourna vers moi, glissant une nouvelle fois sa mèche
rebelle derrière son oreille.
— Tu as du fromage ?
Je haussai les sourcils.
— Oui.
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Du gruyère ?
— Euh… je crois.
Une seconde s’écoula, puis elle sourit de toutes ses dents.
— OK, alors, mais seulement à condition que tu me prépares un
hamburger avec du gruyère et que tu ne parles plus de viande de
vache.
Je souris.
— Ça marche.


Dee prit toute la responsabilité de la nouvelle luminescence de Kat.
C’est elle qui en avait décidé ainsi et c’était mieux comme ça. De toute
façon, les autres n’auraient jamais cru que j’avais fait deux fois la même
connerie.
Évidemment, Matt avait un peu tiré la gueule. Les autres n’étaient
pas super contents non plus. C’était compréhensible.
Quand j’annonçai à Kat ce soir-là qu’elle devait rester chez elle, elle
me répondit qu’elle avait d’autres plans de prévus. Tout le monde
savait que c’était faux, même le lampadaire en face de chez moi.
Elle était juste têtue comme une mule.
Mais je ne lui laissai pas le choix.
Mardi, après les cours, je la suivis jusque chez elle. Elle s’arrêta
d’abord à la poste, ce qui m’agaça. Elle brillait autant qu’un casino de
Las Vegas et elle le savait. Malgré tout, il fallut quand même qu’elle
aille récupérer ses colis.
Qui, comme d’habitude, contenaient des livres.
Comme si elle avait besoin de plus de livres.
Quand je lui en fis la remarque sur le parking, elle me regarda
comme si je venais de pousser un môme sous les roues d’un bus.
— On n’a jamais assez de livres ! déclara-t-elle.
Pendant le reste du trajet, elle s’amusa à freiner pour m’obliger à ne
pas coller son pare-chocs de trop près. Mais elle roulait à une allure
d’escargot ! Est-ce qu’elle comprenait que plus on mettait de temps,
plus elle était exposée ? Chaque jour, je ne cessais d’être inquiet qu’une
fois qu’elle se trouvait chez elle avec moi à proximité, pour pouvoir la
protéger.
Je klaxonnai plusieurs fois. C’était ça ou lui foncer dedans.
Il nous avait fallu une éternité pour arriver et, après avoir garé ma
camionnette, je me précipitai jusqu’à elle. Apparemment, je m’étais
déplacé très vite.
— Putain ! s’exclama-t-elle. Tu veux bien arrêter de faire ça ?
J’appuyai mes coudes sur sa vitre ouverte.
— Pourquoi ? Tu es au courant maintenant.
— Peut-être, mais ça ne veut pas dire que tu ne peux pas marcher
comme un être humain, gronda-t-elle. Et si ma mère t’avait vu ?
Je souris et papillotai des paupières.
— J’aurais usé de mes charmes pour la convaincre qu’elle s’était
trompée.
Kat ouvrit sa portière, me bouscula et passa devant moi.
— Je mange avec elle, ce soir.
Je filai pour lui barrer le passage. Elle poussa un petit cri et essaya
de me donner un coup sur l’épaule, que j’esquivai.
— Putain ! Tu fais ça pour m’énerver, c’est ça ?
J’écarquillai les yeux, faussement choqué.
— Qui ? Moi ?
Je ris et ajoutai :
— À quelle heure est-ce que vous dînez ?
— Dix-huit heures, répondit-elle en montant les marches. Mais tu
n’es pas invité.
— Comme si je voulais manger avec toi.
Elle m’adressa un doigt d’honneur sans prendre la peine de se
retourner.
— Je te laisse jusqu’à 18 h 30 pour arriver chez nous. Après, je
viens te chercher, lançai-je dans son dos.
— OK. OK.
Je tournai les talons et rentrai chez moi, le sourire aux lèvres. Je me
demandais à quel moment elle allait se rendre compte qu’elle avait
oublié ses précieux livres dans sa voiture.
Dee rentra vers 16 heures. Ce n’est que peu de temps avant l’arrivée
prévue de Kat qu’elle ouvrit la porte du freezer et fut prise de panique.
— Où est la glace ?
Sa voix était tendue.
— Quelle glace ?
— Quelle glace ? répéta-t-elle lentement en secouant la tête. Le
litre de glace au caramel et pépites de chocolat que j’ai acheté hier !
— Euh…
— Je n’arrive pas à croire que tu aies mangé toute la glace,
Daemon !
— Je n’ai pas tout mangé, protestai-je.
— Oh, alors elle a disparu par magie ? Ou peut-être est-ce la faute
de la cuillère ? Oh, attends, je sais : c’est le carton qui l’a mangée.
— Pour tout te dire, je pense que c’est le frigo.
Dee se retourna pour me jeter le carton de glace vide au visage. De
toutes ses forces. Il heurta violemment mon bras. Je le rattrapai avant
qu’il ne tombe par terre.
— Aïe. C’est pas cool.
Elle me fusilla du regard et je jetai le carton à la poubelle. C’est à ce
moment que j’entendis du bruit dans le salon. C’était Kat. Je jetai un
coup d’œil à l’horloge. Il était 18 h 30 passée. Je m’appuyai au cadre de
la porte, croisai les bras et attendis qu’elle me remarque.
Quand elle me vit, elle ne frémit pas. Elle se contenta de me
contempler. Ses yeux me parcouraient comme si elle ne m’avait jamais
vu. Intéressant.
— Kat ?
Elle détourna rapidement le regard.
— Tu t’es fait frapper par un bac de glace ?
— Oui.
— Mince, j’ai raté ça.
— Je suis sûr que Dee se fera un plaisir de recommencer pour toi.
Elle eut un sourire en coin.
— Tu trouves ça drôle, en plus ? s’écria Dee en faisant irruption
dans le salon, ses clés de voiture à la main. Je devrais t’obliger à aller
au supermarché pour m’en acheter, mais comme j’aime bien Katy et que
je me soucie de sa sécurité, je vais y retourner toute seule.
— Daemon ne peut pas s’en charger ? s’empressa de demander Kat.
Je lui adressai un sourire diabolique.
— Non, répondit ma sœur. Si l’Arum revient, il verra ta trace. Tu
dois rester avec lui. Il est plus puissant que moi.
Elle attrapa son sac à main. Kat soupira bruyamment. Si j’avais eu
des sentiments humains, j’aurais été vexé.
— Je peux rentrer chez moi, proposa-t-elle.
— Tu as conscience que la marque se voit à travers les murs ? lui
lançai-je. Enfin, c’est toi qui décides si tu veux mourir ou non.
— Daemon ! me sermonna Dee. Tout est ta faute. C’était ma glace,
pas la tienne.
— Ce problème de glace a l’air super important, murmura Kat.
Dee me balança son sac sur le nez, mais rata son coup.
— C’est toute ma vie. Et tu me l’as prise.
Je levai les yeux au ciel.
— Vas-y et reviens vite.
Elle fit une espèce de salut militaire.
— Oui, chef ! Tu veux quelque chose ?
Kat secoua la tête et avant que Dee ne sorte, je la serrai dans mes
bras.
— Sois prudente.
— Comme d’habitude.
Elle agita la main et fila dehors.
— Waouh, fit Kat. Fais-moi penser à ne jamais manger sa glace.
— Si ça t’arrive un jour, même moi, je ne serais pas capable de te
sauver, dis-je en riant. Bon, Kitten, si je dois jouer les baby-sitters pour
la soirée, qu’est-ce que j’ai en échange ?
Elle plissa les paupières.
— D’une, je ne t’ai rien demandé. C’est toi qui m’as forcée à venir
ici. Et de deux : arrête de m’appeler Kitten.
— Tu es en forme ce soir ! m’exclamai-je gaiement.
— Tu n’as encore rien vu.
— Ça ne m’étonne pas, opinai-je en allant vers la cuisine. Je ne
m’ennuie jamais quand tu es là.
Réalisant qu’elle ne me suivait pas, je m’arrêtai.
— Tu viens ?
— Où ça ?
— J’ai faim.
— Tu ne viens pas de manger de la glace ?
— Si, mais j’ai encore faim.
— Mon Dieu, les extraterrestres sont des ventres sur pattes !
Elle ne bougea toujours pas.
— Je me sens obligé de garder un œil sur toi. Alors, tu me suis.
J’attendis un moment avant d’ajouter :
— À moins que tu ne préfères que je te déplace de force.
Elle poussa un soupir agacé et m’emboîta le pas en faisant claquer
ses talons.
— D’accord, on y va.
Je sortis des restes de poulet du réfrigérateur.
— Tu en veux ?
Elle secoua la tête et, le menton dans la main, elle me regarda me
déplacer dans la cuisine. Chaque fois que je la regardais, elle avait une
mine pensive. Je posai mon assiette sur la table et m’assis face à elle. La
veille, pendant notre barbecue improvisé, nous n’avions pas vraiment
discuté. Pourtant, il n’y avait pas eu de silence embrassant, non…
seulement reposant.
— Tu tiens le choc ?
— Ça va, répondit-elle en baissant les yeux.
Je mâchai une bouchée de poulet.
— Tu as l’air. Tu as accepté la situation. Je suis surpris.
— Comment croyais-tu que j’allais réagir ?
Je haussai les épaules.
— Avec les humains, les possibilités sont infinies.
Elle fit la moue.
— Tu penses qu’on est plus faibles que vous parce qu’on est
humains ?
Je l’observai derrière mon verre de lait.
— Je ne le pense pas, je le sais. Je n’essaie pas d’être prétentieux.
C’est un fait, c’est tout.
— Physiquement, peut-être. Mais mentalement ou… moralement,
c’est une autre affaire, argumenta-t-elle.
— Moralement ?
— Oui. Par exemple, je ne révélerais jamais votre existence pour de
l’argent. Et si un Arum me capturait, je ne le mènerais pas jusqu’à vous.
— C’est vrai ?
Une émotion indéchiffrable passa sur son visage. Elle s’appuya
contre le dossier de sa chaise.
— Bien sûr que oui.
— Même si ta vie était menacée ?
J’avais du mal à la croire. Kat secoua la tête en riant.
— Ce n’est pas parce que je suis humaine que je suis lâche ou que je
n’ai pas le sens de l’éthique. Je ne ferais jamais rien qui mettrait Dee en
danger. Pourquoi ma vie serait-elle plus importante que la sienne ? La
tienne… c’est discutable. Mais pas celle de Dee.
J’avais vraiment du mal à la croire, pourtant… ce qu’elle disait était
sûrement vrai. Je poursuivis mon repas.
— Combien de temps ça va prendre pour que la trace s’estompe ?
Nos regards se croisèrent. Je bus une longue gorgée de lait. Ses
joues s’empourprèrent.
— Peut-être une semaine ou deux, peut-être moins, estimai-je. Elle
commence déjà à se dissiper.
— De quoi j’ai l’air ? D’une ampoule géante ?
C’était un peu ça.
— C’est une lueur blanche autour de ton corps. Un peu comme un
halo.
— Ah, ce n’est pas si terrible que ça, alors. Tu as fini ?
J’acquiesçai et à ma grande surprise, elle se leva et débarrassa mon
assiette qu’elle posa dans l’évier.
— Au moins, je ne ressemble pas à un sapin de Noël, conclut-elle.
— Non, tu es comme l’étoile au sommet, murmurai-je à son oreille
en la rejoignant en un clin d’œil.
Elle sursauta. Évidemment, elle ne m’avait pas entendu approcher.
Elle se pencha légèrement en arrière, les doigts agrippés au bord du
plan de travail.
— Je déteste quand tu te sers de ta vitesse extraterrestre.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Ses joues étaient encore joliment
rouges. Pas besoin d’être un génie pour comprendre que lorsque nous
étions si proches, elle perdait ses moyens. J’aimais ça.
— Dans quoi est-ce qu’on s’embarque, Kitten ?
Elle me fixa un moment, puis me demanda de but en blanc :
— Pourquoi est-ce que tu ne me livres pas à la Défense ?
Surpris, je reculai.
— Quoi ?
— Ça ne serait pas plus simple pour toi, si tu me dénonçais ? Tu
n’aurais plus à te soucier de Dee ou du reste.
Putain, ça c’était une bonne question. Que je m’étais posée un
milliard de fois. Et que tous les autres se poseraient s’ils apprenaient
que Kat avait découvert ce que nous étions réellement.
— Je ne sais pas, Kitten.
— Tu ne sais pas ? Tu risques tout ce que tu as sans savoir
pourquoi ?
Je commençais à me sentir agacé.
— C’est ce que je viens de dire.
Elle fit des yeux ronds dans lesquels je lus toute son incrédulité.
Mais c’était vrai, je n’avais pas de bonnes raisons de ne pas la dénoncer.
La Défense me porterait aux nues et, même si je les haïssais, il fallait
bien avouer qu’on avait tout intérêt à les avoir dans sa poche. Pourtant,
il y avait forcément… Je m’interdis de réfléchir plus avant dans ce sens.
Cette conversation devenait beaucoup trop sérieuse. Je n’avais pas le
temps pour ça. Je me penchai vers Kat et appuyai mes mains de chaque
côté de ses hanches.
— Bon, d’accord. Je sais pourquoi, ronronnai-je.
Elle retint sa respiration.
— Ah oui ?
J’acquiesçai.
— Tu ne survivrais pas une seule journée sans nous, affirmai-je
— Tu ne peux pas en être sûr, répliqua-t-elle.
Je penchai la tête sur le côté. Même si je la taquinais, je n’énonçais
que la stricte vérité.
— Oh, si. D’après toi, combien d’Arums ai-je combattus ? Des
centaines. Parfois, j’ai même réussi à m’enfuir in extremis. Un humain
n’a aucune chance contre eux ou la Défense.
— D’accord. Si tu le dis. Tu peux te pousser, maintenant ?
Je souris, mais ne bougeai pas. Kat perdit aussitôt patience. Les
deux mains sur ma poitrine, elle me repoussa de toutes ses forces.
Je restai parfaitement immobile.
— Connard, marmonna-t-elle.
J’éclatai de rire. J’aurais dû m’écarter, mais c’était tellement drôle
de la mettre en colère et je n’avais pas ri autant depuis trop longtemps.
J’étais sûr qu’elle non plus.
— Quel vocabulaire ! murmurai-je. Tu embrasses vraiment des
garçons avec cette bouche ?
Elle devint rouge comme une tomate.
— Et toi, tu embrasses Ash avec la tienne ? répliqua-t-elle
sèchement.
Mon sourire s’effaça.
— Ash ? Tu aimerais bien le savoir, hein ?
Elle eut un sourire ironique.
— Non, merci.
Je ne la crus pas une seconde. Je me penchai un peu plus vers elle.
Nos corps n’étaient séparés que de quelques centimètres. Son odeur de
pêche et de vanille m’enveloppa.
— Tu ne sais pas mentir, Kitten. Tes joues rougissent quand tu
mens.
Elle s’empourpra un peu plus. Je saisis son bras presque
instinctivement.
Pourtant, je ne la retenais pas, c’était juste un moyen de la garder
contre moi et sa peau était tiède. Je ne pouvais plus détacher mon
regard du sien.
Une énergie brute parcourut mes veines, faisant vibrer mon corps.
L’atmosphère crépita autour de nous. C’était difficile de faire comme
si de rien n’était. Et au fond, je n’en avais pas envie.
— J’ai l’étrange idée que je devrais essayer, susurrai-je.
— Essayer quoi ? articula-t-elle.
— Je crois que tu aimerais le savoir.
Je lui caressai le bras et dus étouffer un grognement de plaisir
quand elle frissonna. Je m’arrêtai au niveau de sa nuque, juste sous le
lourd voile de ses cheveux. Ils étaient châtain foncé, mais je savais
qu’au soleil, ils avaient des reflets roux.
— Tes cheveux sont magnifiques.
— Quoi ?
Je ne savais pas ce qui m’avait pris de lui dire ça. Je devenais fou.
— Rien.
J’entremêlai mes doigts dans ses mèches. Elles étaient aussi douces
que je l’avais imaginé. Oui, j’avais déjà imaginé caresser ses cheveux.
Une douleur me transperça la poitrine. Ses lèvres roses s’écartèrent.
Elles semblaient attendre un baiser. Kat. Elle était si…
Si belle !
Et moi, j’étais le roi des crétins !
Il me fallut toute mon énergie pour résister à mon envie de
l’embrasser. Mais ça aurait été une très mauvaise idée, à tout point de
vue.
J’enlevai mes doigts de ses cheveux et tendis la main pour attraper
une bouteille d’eau sur le plan de travail derrière elle. Elle se laissa
tomber contre l’évier.
Puis je me tournai vers la table avant qu’elle puisse me voir sourire.
— Qu’est-ce que tu me demandais, Kitten ?
— Arrête de m’appeler comme ça.
Je bus une longue gorgée à la bouteille.
— Dee a loué un film, ou quelque chose ?
Kat se frotta le bras.
— Oui, elle m’en a parlé au lycée, tout à l’heure.
— Alors, viens, on va le regarder.
Elle me suivit dans le salon sans protester. Elle s’arrêta dans
l’encadrement de la porte pendant que je cherchais le DVD. Je le
trouvai près du sac de Dee. Quand je vis le titre, je grimaçai.
— Qui a eu l’idée de prendre ça ?
Elle haussa les épaules. Je lus le résumé.
— Et puis merde, marmonnai-je.
Elle s’éclaircit la gorge.
— Écoute, Daemon. Tu n’es pas obligé de rester ici et de regarder
des films avec moi. Si tu as d’autres choses à faire, je peux très bien me
débrouiller.
— Je n’ai rien de mieux à faire, répondis-je.
— OK.
Elle hésita un moment, puis alla s’asseoir sur le canapé. Je glissai le
DVD dans le lecteur et pris place à l’autre bout du canapé. Le regard
furtif et acéré de Kat me fit sourire. Et mon sourire s’élargit encore
quand je découvris, quelques secondes plus tard, qu’elle me
contemplait encore.
— Si tu t’endors pendant le film, tu me seras redevable.
Elle fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— Contente-toi de regarder.
Elle posa les yeux sur l’écran et je finis par me détendre contre les
coussins. C’était difficile, parce que sa présence me distrayait sans cesse.
Quand le film commença, j’avais déjà oublié de quoi il parlait.
À la fin de la première scène, j’avais de nouveau les yeux posés sur
Kat.
CHAPITRE 17

Je ne dormis pas très bien dans la nuit de lundi à mardi. Après


avoir massacré ma commode en la prenant pour cible avec ma lame
d’obsidienne jusqu’à trois heures du matin, je décidai de partir
patrouiller. Il n’y avait eu aucun signalement de présence d’Arums,
mais je savais que ce n’était qu’une question de temps. Je voulais les
avoir avant qu’ils ne nous tombent dessus.
Ou sur Kat.
Le mercredi matin passa comme dans un rêve. J’étais trop
préoccupé pour prendre le temps d’embêter Kat. Je ne lui enfonçai mon
crayon dans le dos qu’une seule fois. Mon cerveau bouillonnait. Je
pensais à Dawson et à Dee, qui voulait quitter la région, je le savais. Je
pensais aussi aux Thompson et à Matthew et à leur réaction s’ils
apprenaient que Kat nous avait démasqués. Et puis, je pensais
beaucoup à elle.
Je me sentais vieux, beaucoup plus que je ne l’étais en réalité.
Ça ne s’améliora pas quand j’aperçus Kat dans la file de la cafétéria.
Elle n’était pas seule. Ce gros con de Simon Cutters l’accompagnait. Je
détestais ce type. Je ne l’avais jamais aimé. C’était un connard de la
pire espèce, du genre grande gueule et rien dans le pantalon. En
revanche, avec les filles, il passait à l’action. Et bien sûr, il reniflait
autour de Kat.
Une émotion affreusement familière m’étreignit. Je ne voulais pas la
nommer, je ne voulais même pas reconnaître que je l’éprouvais, mais
j’eus soudain une envie quasi irrépressible de frapper Simon. Histoire de
lui faire comprendre qu’il n’était pas digne de s’adresser à Kat.
Son plateau en main, il attendait qu’elle le rejoigne.
Ça ne me plaisait pas du tout. Oh non, pas du tout.
Je ne réfléchis pas et doublai tout le monde pour aller me placer
entre Kat et lui. Elle avait les yeux baissés sur son assiette.
— On a un contrôle, la semaine prochaine, c’est ça ? lui demandait-
elle quand j’arrivai.
— Juste avant le match, en plus, acquiesça Simon. Je crois que
Monroe le fait pour…
Je tendis le bras pour attraper une boisson, le forçant à reculer d’un
pas et à s’éloigner de Kat. Elle leva la tête, l’air surpris.
Je pris un petit carton de lait et le fis sauter dans ma main en me
tournant vers Simon. Nous faisions la même taille, mais il était plus
large d’épaules que moi. Du coup, cet idiot devait se croire plus fort que
moi. J’espérai qu’il aurait envie de se le prouver.
— Ça roule, Simon ? lui demandai-je.
Il recula d’un autre pas et s’éclaircit la gorge.
— Oui, ça va. J’allais euh… m’asseoir. (Apparemment, il n’avait pas
l’intention de me défier. Dommage.) On se voit en classe, Katy, ajouta-t-
il en s’éloignant la queue entre les jambes.
Kat le regarda, sourcils froncés, puis leva les yeux vers moi.
— C’était quoi, ça ?
— Tu comptes t’installer avec lui ?
La question était sortie toute seule.
— Quoi ? Pas du tout. J’avais l’intention de rejoindre Lesa et
Carissa, rit-elle.
— Moi aussi ! intervint Dee sortant de nulle part. Du moins si tu
crois que je suis la bienvenue.
Cette affreuse sensation refit son apparition. Sans attendre la
réponse de Kat – je savais que Dee serait la bienvenue à sa table –, je
tournai les talons et rejoignis les Thompson.
— Salut, lâcha Adam alors que je me laissai tomber sur la chaise à
côté de lui.
Je me contentai de lui répondre par un imperceptible hochement de
tête qui me valut un long :
— O… kay…
Je posai mon livre d’histoire devant moi et l’ouvris.
— On dirait que quelqu’un s’est levé du pied gauche, marmonna
Andrew.
Sans lever la tête, je rétorquai :
— Et on dirait que quelqu’un a envie de mourir.
Andrew rit, pas impressionné le moins du monde par ma menace.
— Qu’est-ce que tu disais à Simon ? voulut-il savoir.
— Rien. Je suis juste allé lui dire bonjour.
Adam haussa un sourcil.
— C’est… bizarre.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de bizarre, grognai-je en tournant les
pages de mon livre d’histoire.
Je ne tardai pas à sentir un regard qui me transperçait. Je levai les
yeux. Ash me fixait.
— Quoi ?
— Pourquoi tu te comportes comme un sale con ?
Je secouai la tête. Je n’avais pas l’intention de répondre à cette
question débile. Mais au lieu de retourner à mon livre, je me retrouvai à
scruter la cafétéria à la recherche d’une certaine humaine aux yeux
gris.
Kat souriait en portant son verre à ses lèvres roses. Puis elle le posa
et raconta quelque chose à Lesa, qui éclata de rire pendant que Dee se
penchait légèrement. Alors que Kat coupait sa pizza, elle leva les yeux
et nos regards se croisèrent.
Nous étions séparés de plusieurs mètres, mais je n’en avais pas
l’impression. J’aurais voulu qu’elle détourne les yeux. Elle ne le fit pas.
Je savais que j’aurais dû en prendre l’initiative avant qu’Ash ou Andrew
ne nous remarque, mais je ne le fis pas non plus. Oh non, je continuai
de la regarder en repensant à ce qui s’était passé la veille dans ma
cuisine, à ses lèvres et au baiser qu’elle aurait aimé que je lui donne.
Elle ne m’aurait pas repoussé.
Même d’où j’étais, je distinguais sa bouche légèrement entrouverte
et ses joues rosies.
— Tu commences vraiment à m’inquiéter, me murmura Ash.
Comme je ne répondais pas, elle me balança un grand coup de pied
dans le genou.
— Hé ! Je suis invisible ou quoi ?
Je fronçai les sourcils et me tournai vers elle. Ses yeux étincelaient
comme des saphirs.
— Comment pourrais-tu être invisible ?
Cette remarque lui rendit le sourire.
— Je ne sais pas, répliqua-t-elle, mais en tout cas, c’est clairement
l’impression que tu me donnes.
— Hum, marmonnai-je en buvant une gorgée de lait.
Son sourire s’effaça.
— Ça n’a pas l’air de t’inquiéter plus que ça, lâcha-t-elle sèchement.
Sans un mot, je reposai mon carton de lait et me replongeai dans
mon livre au chapitre… Je n’en savais rien et je m’en fichais
complètement.
Trois minutes plus tard, j’étais de nouveau en train de fixer Kat.
Exactement comme la veille au soir devant le film.
Bordel de merde !


— Comment ça se passe avec tes nouveaux voisins ?
Appuyé sur la carrosserie de ma camionnette, je contemplais la
route déserte à quelques kilomètres des Seneca Rocks. C’est là que
m’attendait l’officier Lane ce jeudi après les cours. Il lui avait suffi de
me faire un appel de phares pour que je comprenne qu’il voulait que je
le retrouve à notre lieu de rendez-vous habituel.
Sauf que cette rencontre n’était absolument pas prévue et qu’il était
venu sans son coéquipier. L’absence de Vaughn ne me gênait pas. Si
seulement ce sale type avait pu disparaître de la surface de la Terre !
Je me contentai de répondre par un haussement d’épaules. Genre
rien à signaler. Mais je n’aimais pas du tout la tournure que prenait la
situation. Ce n’était pas la première fois qu’on me posait cette question,
mais en général, c’était Vaughn qui s’en chargeait.
— Ça va. Ils ont l’air plutôt cool, me forçai-je à ajouter.
— Pas de problèmes particuliers à signaler ?
Il portait des lunettes noires qui m’empêchaient de voir ses yeux.
— Non.
— Tant mieux. Je m’inquiétais.
Mon malaise s’intensifia.
— Pourquoi ?
— Je sais que tu n’aimes pas les humains, répondit-il franchement.
Je pensais que tu ne serais pas très content d’en voir aménager à côté
de chez toi.
Je ricanai. Je n’aimais pas Lane, mais je le préférais à Vaughn.
Quand Dawson… était mort, Lane avait semblé sincèrement affecté.
Vaughn, au contraire, avait eu l’air de s’en préoccuper comme de son
premier canard en plastique.
— Au départ, ça m’a foutu les boules, reconnus-je. Vous le savez,
d’ailleurs. Je vous l’ai dit quand je vous ai demandé, à vous et à votre
collègue, comment il était possible qu’elles aient été autorisées à
s’installer aussi près de nous. Mais j’ai bien été obligé de m’y faire.
— C’est sûr, opina Lane.
Il croisa les bras et dressa le menton.
— Votre ami n’est pas là ? lui demandai-je.
— Vaughn ? grimaça Lane, comme dégoûté à l’idée d’être ami avec
son collègue.
Une autre bonne raison de le tolérer.
— Il avait des trucs à faire avec Husher.
Ce fut à mon tour de grimacer. Nancy Husher. Je détestais cette
femme. Je ne lui accordais aucune confiance, ce qui était
problématique, étant donné qu’elle était une haute gradée de la
Défense. Heureusement, on ne la croisait que rarement.
— Il y a eu des pics d’énergie anormalement importants dans le
coin, il y a deux semaines, reprit Lane, changeant de sujet. D’après nos
relevés, ils ont eu lieu sur l’axe principal qui mène chez toi.
En langage codé, « il y a deux semaines » devait vouloir dire
« quand Kat s’est jetée sous les roues d’un camion ».
Mais Lane n’attendit pas ma réponse.
— Vous avez refait une partie de foot ?
Je manquai éclater de rire. Dee avait inventé cette excuse la
dernière fois qu’ils avaient détecté un usage anormal d’énergie. En
réalité, ce prétendu football Luxen, censé consister à s’envoyer des
boules d’énergie, n’existait pas.
J’acquiesçai.
— Oui, avec les Thompson. Et on s’est un peu laissés aller.
— Tes nouveaux voisins n’ont pas assisté à ça, au moins ?
— On n’est pas stupides. Ils n’étaient pas chez eux.
— Je suis content de le savoir.
Je me redressai.
— Autre chose ?
L’officier Lane secoua la tête. J’ouvris ma portière et m’apprêtai à
monter dans ma camionnette quand il m’arrêta.
— Sois prudent, Daemon, avec tes nouveaux voisins. Vaughn et moi
ne sommes plus les seuls à vous surveiller. Vous devriez peut-être
laisser tomber le football.


Nous étions vendredi et j’allais être obligé d’enfermer Kat dans sa
chambre. Je jure sur toutes les divinités que j’étais prêt à le faire.
— Tu vas me laisser sortir ! gronda-t-elle. Il est hors de question
que je reste ici à me tourner les pouces.
Ses yeux avaient la couleur d’un ciel d’orage.
— Je n’ai jamais dit que tu devais rester ici à te tourner les pouces,
la contredis-je. Moi non plus, je n’ai pas envie de rester ici.
— Tu n’as qu’à partir, dans ce cas ! me défia-t-elle.
— C’est vraiment ce que tu veux ? Tu sais parfaitement pourquoi je
suis là.
Elle prit une profonde inspiration.
— Je veux juste aller à la librairie dont Carissa m’a parlé. C’est dans
le centre.
Je savais parfaitement de quelle librairie elle parlait. Ce n’était pas
difficile, il n’y en avait qu’une en ville. C’était une vieille boutique dont
le propriétaire n’avait aucune idée de la valeur de ce qui se trouvait sur
ses rayons.
— Et même si je n’ai aucune envie de passer mon vendredi soir dans
une librairie, tout ce que je dis, c’est que je vais t’accompagner.
Elle serra les poings.
— Tu ne comprends vraiment rien. Je n’ai aucune envie que tu
viennes avec moi parce que tu n’as aucune envie d’être avec moi ! cria-
t-elle. Et à cause de toi, je vais passer une soirée complètement nulle.
— Mais non, pas du tout, lui assurai-je en levant les yeux au ciel.
(Elle croisa les bras et me fixa d’un air sombre.) Je te le jure, insistai-je.
Kat soupira bruyamment.
— Je comprends qu’y aller toute seule serait…
— … dangereux et stupide, terminai-je à sa place.
Elle serra la mâchoire et laissa passer un moment.
— Oui, dangereux et stupide, opina-t-elle, mais…
— On ne devrait pas avoir à ajouter quoi que ce soit.
Kat se pinça les lèvres, plus agacée que jamais.
— Mais on est vendredi soir et Dee est au cinéma avec Adam, reprit-
elle, pendant que moi, je suis coincée ici avec…
— Avec moi ?
Je croisai les bras et pris la même position qu’elle. Elle poussa un
nouveau soupir.
— Je ne veux pas être méchante, mais je ne… La plupart du temps,
tu ne me supportes pas. Une minute, tu es sympa et drôle, l’instant
d’après, tu te comportes comme le roi des connards.
Il est vrai que je n’avais pas été très sympa depuis l’incident de la
cafétéria. Je n’avais pas aimé les questions merdiques de Lane. Et je
n’avais pas aimé non plus que ce connard de Simon lui tourne autour.
Sans compter que ma réaction à cet épisode m’énervait. Tout comme
les embrouilles avec les Thompson, en particulier Andrew et Ash, qui
affichaient pleinement leur mépris pour Kat. Je n’appréciais pas non
plus la paranoïa de Matthew, qui était foutrement contagieuse. Et pour
finir, je détestais que Dee se comporte comme si tout allait bien, comme
si le monde était peuplé de licornes à deux balles qui vomissaient des
arcs-en-ciel.
Je n’aimais rien de toute cette histoire merdique avec Kat.
Pas étonnant que je sois d’une humeur noire.
Les pommettes de Kat étaient légèrement plus roses que le reste de
son visage et même si elle essayait de ne rien laisser paraître, je savais
que ma sale humeur l’affectait. Cette fille était forte, très forte,
émotionnellement parlant, mais je ne lui rendais vraiment pas la vie
facile. Oh non. Et pourtant, même si c’était elle qui avait emménagé
dans cette maison et elle qui s’était précipitée sous les roues de ce
camion, rien n’était sa faute.
Je me passai la main sur la joue.
— Je te promets de bien me comporter.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Je ne te fais pas confiance.
— Tant pis, fis-je en sortant mes clés de voiture de ma poche. Allez,
viens. Je sais de quelle librairie t’a parlé Carissa. Si tu veux y aller, il
faut se bouger avant qu’elle ferme.
Elle ne remua pas un cil.
— Je te promets, tu vas l’adorer, insistai-je en commençant à
descendre les marches du porche. Ils ont des centaines de livres qu’ils
vendent pour rien du tout. (Je me dirigeai vers ma voiture à reculons.)
Et si tu as de la chance, le propriétaire sera là.
Elle décroisa les bras.
— En quoi ce sera de la chance ? demanda-t-elle.
— Il ressemble au Père Noël.
Kat cligna des paupières et laissa soudain fuser un éclat de rire. Le
son eut un effet étrange sur ma poitrine, mais je l’ignorai et j’ouvris ma
portière.
— Alors, on est partis ?
Après ce qui me sembla une éternité, elle monta dans ma
camionnette et alluma aussitôt la radio. Traduction : « Je n’ai aucune
envie que tu m’adresses la parole. » Le trajet jusqu’au centre fut donc
silencieux et je restai muet en la suivant dans la petite librairie qui
sentait la poussière et les pages jaunies.
Malheureusement, le propriétaire était absent, mais Kat s’en fichait
un peu. Dès qu’elle eut posé le pied dans la boutique, elle se comporta
comme une petite fille qui découvre ses cadeaux le matin de Noël. Son
sourire ne la quitta pas alors qu’elle passait d’une étagère à une autre.
Elle ne remarquait même pas les nuages de poussière qu’elle soulevait
quand elle ouvrait un livre. Nous étions seuls, hormis la vieille femme
derrière la caisse, qui avait le nez plongé dans un roman.
Je restai à l’écart et sortis mon téléphone pour jouer à Candy Crush,
mais en réalité, je n’arrivais pas à me concentrer sur le jeu. Je ne faisais
que la regarder. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Surtout quand elle
se penchait pour examiner les rayons les plus bas.
Je secouai les jambes pour essayer de me reprendre. Rien à faire.
Des images envahissaient mon cerveau. Kat en était toujours le
personnage central. Le plus souvent, je l’imaginais dans son bikini
rouge. Je commençai à avoir chaud, il fallait que je pense à autre
chose. À n’importe quoi d’autre.
Kat tendit un bras pour attraper un livre en hauteur. Sa chemise se
souleva, découvrant une bande de peau au-dessus de son jean.
Waouh.
Elle serrait un roman contre sa poitrine et j’eus soudain envie de me
transformer en livre.
Je remuai de nouveau les jambes. Rien n’y faisait.
Elle se retourna et se dirigea vers un rayon rempli à craquer de
livres de poche, dont les couvertures représentaient des hommes torse
nu et des femmes en robes démodées. Elle y passa un moment et
constitua une pile sur le côté. Puis elle se tourna vers moi.
— Tu peux venir m’aider ?
Je glissai mon téléphone dans ma poche et m’approchai d’elle… un
peu gêné.
— Oui ?
— Tends les bras, s’il te plaît.
J’obéis. Un instant plus tard, je portais une pile de romans à l’eau
de rose. Comment ma vie avait-elle pu à ce point m’échapper ? Mais au
fond de moi, j’étais content d’être là. Ce qui était encore plus
déstabilisant.
Kat quitta la librairie avec des tonnes de livres. Et elle affichait ce
beau sourire que je ne lui voyais que rarement. Elle babillait sur les
romans qu’elle avait achetés et mon silence ne semblait pas la
déranger.
Elle était heureuse.
Je savais qu’au moment où j’ouvrirais la bouche, je ruinerais sa
bonne humeur. Comme chaque fois. Je me répétai pour la millième fois
que rien de tout ça n’était sa faute, que malgré mes remontrances
envers Dee, c’était moi qui avais fait n’importe quoi. En essayant de
protéger Kat et ma sœur, je nous avais tous mis en danger.
C’était moi le problème.
Et mon attirance pour Kat n’aidait pas, car du coup, la situation
était encore plus dangereuse.
Dans peu de temps, moins d’une semaine, la trace disparaîtrait.
Après ça, je prendrais mes distances. Pour de bon, cette fois.
Il fallait que j’arrête les conneries, et vite.
CHAPITRE 18

Les jours avaient commencé à raccourcir et le vent devenait de plus


en plus froid. Les feuilles prenaient des teintes rouge et or avant de se
mettre à tomber, annonçant ainsi le début de l’automne.
Quatre jours après notre visite à la librairie, la trace de Kat avait
complètement disparu. Depuis, je m’étais tenu à ce que j’avais décidé.
Je la voyais en classe, bien sûr, et aussi quand elle venait passer du
temps avec Dee à la maison, mais je ne lui adressais quasiment pas la
parole. Bon, je ne ratais pas les occasions de la taquiner, parce que peu
de choses m’amusaient autant que de lui donner des coups de crayon
pendant les cours de maths pour regarder ses yeux gris s’assombrir.
Je commençais d’ailleurs à me demander si mon crayon n’était pas
le symbole inconscient de tout autre chose. Cette idée ne m’amusait
pas. En revanche, elle avait sur moi des effets très… concrets.
Kat passait beaucoup de temps avec ses copines. Du coup, Dee aussi
et ça m’agaçait de voir que ma sœur s’impliquait de plus en plus avec
des humains, mais je ne pouvais rien y faire.
De toute façon, à moins qu’elle n’emménage dans une colonie, elle
passerait sa vie entourée d’humains. Et si ça ne marchait pas avec
Adam, elle finirait peut-être même par tomber amoureuse d’un humain.
Cette seule idée me donnait envie de percer la couche d’ozone à
grands coups de poing.
Simon Cutters me faisait exactement le même effet.
Ce dégonflé de Simon me portait sur les nerfs et j’avais un peu pété
les plombs en le voyant parler à Kat pendant le cours de maths. Son
sac de classe était malencontreusement tombé par terre, répandant
tous ses livres et ses cahiers au sol.
Par pure gentillesse, j’avais prévenu Kat de se méfier de lui. La
conversation ne s’était pas très bien terminée.
Elle m’avait accusé d’être jaloux. Moi ! De Simon ! Elle était
complètement folle. Je ne pouvais pas être jaloux d’un humain ! Mais
peu importe. Après tout, si elle avait envie de se faire sauter par ce
connard pendant une soirée, c’était son problème. Pas le mien.
Enfin, jusqu’au jour où justement Dee m’annonça avec une lueur
diabolique dans le regard que Simon avait invité Kat pour le bal de
promo. Et qu’elle avait accepté. Je regardai ma sœur s’éloigner en
sautillant avec un goût amer dans la bouche. Je me demandais bien ce
qui lui faisait autant plaisir dans cette histoire.
Tout le monde connaissait Simon et personne, pas même Kat, ne
pouvait être assez naïf pour croire qu’il s’intéressait à elle pour autre
chose que le sexe.
Mais bon, je devais me concentrer sur des questions essentielles,
comme par exemple : est-ce qu’un nouvel épisode de Ghost Investigators
était programmé ce week-end ?
Au moment où je m’interrogeais sur le programme télé, j’aperçus
Katy qui traversait le parking. Sa voiture était garée à côté du terrain
de foot.
Je ne pouvais pas laisser passer l’occasion.
— Katy !
Elle se retourna et un souffle de vent souleva ses longs cheveux
châtains. Je m’approchai lentement. C’était la première fois que nous
étions seuls depuis des semaines. La lanière de son sac était entortillée
et s’enfonçait dans son épaule. Je tendis la main et la remis en place.
— Toi, tu sais choisir ta place de parking, commentai-je.
Elle laissa passer un moment avant de répondre :
— Je sais.
On marcha ensemble jusqu’à sa voiture et, les mains dans les
poches, j’attendis qu’elle pose son sac sur le siège arrière. J’essayais de
trouver une entrée en matière qui ne la mettrait pas en colère. Il fallait
absolument que je réussisse à la faire changer d’avis. Je ne pouvais
quand même pas attaquer par « tu es complètement folle », mais c’est
tout ce que mon cerveau me proposait. Elle referma la portière et se
redressa, me regardant droit dans les yeux
— Tout va bien ? Il est arrivé quelque chose de nouveau ?
Je me passai la main dans les cheveux.
— Non. Rien de… cosmique.
— Ouf. Tu m’as fait peur.
Elle s’appuya contre sa voiture. Ses clés pendaient au bout de ses
doigts. Je m’approchai un peu plus.
— J’ai entendu dire que tu allais au bal avec Simon Cutters.
— Les nouvelles vont vite, répondit-elle en glissant une mèche de
cheveux derrière son oreille, mais le vent la ramena aussitôt sur sa
joue.
— Toujours, par ici.
Je me chargeai de sa mèche. J’effleurai son visage et sentis comme
une décharge électrique.
— Je croyais qu’il ne te plaisait pas ?
— Il n’est pas si mal que ça, fit-elle en posant les yeux sur les
garçons et les filles qui couraient sur la piste. Il est sympa. Et il m’a
invitée, lui.
Sympa ?
— Tu y vas avec lui simplement parce qu’il t’a posé la question ?
Elle plissa les paupières et fit cliqueter ses clés.
— Et toi ? Tu y vas ?
Ce n’était pas dans mes plans. Je changeai de jambe d’appui. Nous
étions si proches que ma cuisse toucha la sienne.
— C’est important ?
Elle pinça les lèvres.
— Pas vraiment.
— Tu ne devrais pas sortir avec quelqu’un seulement parce qu’il t’a
invitée, déclarai-je.
Elle baissa les yeux vers ses clés et j’eus le sentiment qu’elle me les
aurait volontiers plantées dans la poitrine.
— Je ne vois pas en quoi ça te concerne.
— Tu es l’amie de ma sœur, rétorquai-je. Donc, ça me concerne.
Mon raisonnement était complètement nul.
— C’est la logique la plus bancale que j’aie jamais entendue. Tu ne
devrais pas plutôt t’occuper de ce que fait Ash ?
— Ash et moi, on n’est pas ensemble.
Elle secoua la tête et s’éloigna de moi.
— Pas la peine de gâcher ta salive, Daemon. Je ne vais pas annuler
maintenant parce que ça te pose un problème.
Pourquoi était-elle toujours aussi bornée ? Je jurai à mi-voix et lui
emboîtai le pas.
— Je ne veux pas que tu t’attires des ennuis, c’est tout.
— Quel genre d’ennuis ?
Elle ouvrit sa portière. Je posai les deux mains dessus.
— Te connaissant, la liste risque d’être longue, lâchai-je.
— Oh oui, ironisa-t-elle. Parce que Simon va laisser une trace sur
moi qui attirera des vaches assoiffées de sang au lieu d’extraterrestres.
Maintenant, lâche ma portière.
— Tu es vraiment incroyable ! la rembarrai-je. Il a mauvaise
réputation, Kat. Je veux que tu te montres prudente.
Pendant un instant, je crus qu’elle était tombée d’accord avec moi.
Je me trompais.
— Il ne m’arrivera rien, Daemon. Je sais me défendre.
— Très bien.
Ce qui se passa ensuite ne pouvait arriver qu’à une fille comme elle.
Je lâchai sa portière au moment précis où elle la fermait.
— Kat…
— Aïe ! glapit-elle. Putain ! Ça fait mal.
Elle s’était coincé les doigts et son cri de douleur me fit l’effet d’une
douche froide. Du sang apparut sur son index, rouge rubis.
Avant que j’aie eu le temps de réfléchir ou même de me rendre
compte de ce que j’étais en train de faire, j’avais pris sa main dans la
mienne et une énergie chaude passa entre nous.
— Daemon ? murmura-t-elle après quelques secondes.
La rougeur sur le bout de ses doigts avait disparu. Je levai les yeux
vers elle.
Ses pupilles étaient dilatées par le choc et je réalisai soudain ce que
je venais de faire.
Je l’avais soignée.
Je lâchai sa main et secouai la tête.
— Merde…
— Est-ce que tu as… laissé une nouvelle trace sur moi ? s’exclama-
t-elle en essuyant le sang qui restait. Ce n’est pas vrai !
Je n’arrivais pas à y croire ! Quel crétin j’étais ! La blessure de Kat
n’avait rien de grave : ce n’était qu’une égratignure et elle avait
simplement les doigts un peu endoloris. Sa vie n’était pas en danger,
loin de là. Pas cette fois. Je déglutis. Un halo pâle l’enveloppait. Il était
à peine perceptible. Les autres ne le remarqueraient probablement pas.
— Elle est très légère. Je ne pense pas que ça aura la moindre
conséquence. Je la vois à peine, mais tu pourrais…
— Non ! m’interrompit-elle. Tu as dit toi-même qu’elle était légère.
Personne ne la verra. Je n’ai pas besoin que tu recommences à jouer les
baby-sitters. Je sais me défendre.
Je faillis la contredire, mais… elle avait raison. Elle avait raison à
cent pour cent. Je me redressai et reculai de quelques pas.
— Tu as raison, acquiesçai-je. Tant que tu ne t’approches pas des
portières… Tu as déjà survécu plus longtemps que tous les humains qui
ont connu notre secret.
Elle ouvrit la bouche, mais je fis volte-face et m’éloignai à grands
pas du parking. J’étais furieux, mais pas contre elle. C’était la première
fois que nous étions seuls tous les deux depuis plusieurs jours et je
n’avais rien trouvé de mieux à faire que de la soigner pour un bobo.
Il fallait vraiment que je travaille mon self-control.
Tournant la tête vers la droite, je laissai échapper un rire sombre en
apercevant Simon en train de s’entraîner sur le terrain. Son casque sous
le bras, il courait vers le centre de la pelouse où d’autres joueurs
étaient regroupés. Je levai l’index et son casque tomba par terre. De
surprise, il trébucha et s’écarta d’un bond de son casque comme s’il
s’agissait d’une vipère cornue. Ses coéquipiers éclatèrent de rire. Et moi,
j’esquissai un sourire de triomphe.
Oui, il fallait vraiment que je travaille mon self-control.


Tout en tartinant mon pain de mayonnaise, je fredonnai
bruyamment. Le but était de couvrir la conversation qui venait du
salon. Ça ne marchait pas du tout.
— Il va te trouver tellement sexy ! pépia Dee beaucoup trop fort.
Je fixai le plafond en respirant par le nez.
Kat s’éclaircit la gorge.
— Oui, je crois qu’elle n’est pas mal.
Je faillis casser le pot de mayonnaise en le rebouchant.
— Tu peux en être sûre, ma chérie ! s’exclama Dee. (J’avais
l’impression qu’elle hurlait.) Il ne va pas te lâcher de la soirée.
J’engloutis ma tartine et mâchai si fort que j’aurais sans doute pu
me casser les molaires.
— Je suis sûre qu’Adam aura la même réaction quand il te verra
dans ta robe, lança Kat.
— J’espère bien, approuva ma sœur.
Pour l’amour de toutes les divinités de l’univers…
Il y eut un silence.
— Tu es sûre pour la robe ? demanda Kat d’une voix inquiète. Elle
est super courte.
Je fermai les yeux et ravalai un grognement.
— Je suis sûre et certaine, affirma Dee.
Je reposai mon sandwich dans mon assiette. J’étais à deux doigts de
me jeter par la fenêtre de la cuisine, mais j’entendis Kat annoncer
qu’elle rentrait chez elle.
Quelques instants plus tard, la porte d’entrée s’ouvrit et se referma.
Je la regardais qui traversait l’allée dans la nuit tombante. Sa queue
de cheval rebondissait à chacun de ses pas. Ses hanches ondulaient.
Quelques jours s’étaient écoulés depuis l’incident de la voiture et la
trace n’était presque plus visible. Tant mieux, mais ça ne m’empêchait
pas de m’inquiéter et…
— Qu’est-ce que tu fais ? lança Dee dans mon dos.
Je venais de me faire prendre la main dans le sac en train de
reluquer la voisine. Je me tournai vers ma sœur.
— Rien et toi ?
Elle me lança un regard entendu et haussa les épaules.
— Rien.
Je haussai les sourcils. Elle m’imita.
— Ce que je veux dire par là, broda-t-elle, c’est que je ne fais
vraiment rien, moi. Je ne suis pas en train d’espionner quelqu’un par la
fenêtre de la cuisine.
Je plissai les paupières.
— Je n’espionnais personne.
— C’est ça ! me railla Dee.
Elle remarqua mon sandwich dans l’assiette.
— Est-ce que je t’ai dit que…
— Ne touche pas à ce sandwich ! Il est à moi ! Je…
Trop tard.
— Je t’en prie, sers-toi, soupirai-je en la regardant mordre dans
mon repas.
— Merci, sourit-elle. J’adore les sandwichs que tu prépares.
— Je sais, grommelai-je.
Dee s’appuya contre le plan de travail.
— Est-ce que je t’ai parlé de la super robe que Katy s’est achetée ?
Je me laissai tomber sur une chaise.
— Pourquoi m’en aurais-tu parlé ?
— Je ne sais pas, mais je suis sûre que tu nous as entendues en
discuter.
— On t’entendait depuis l’autre bout du pays, Dee.
Elle ignora mon commentaire désobligeant.
— Elle est trop belle, cette robe. Kat est parfaite dedans.
Je serrai de nouveau la mâchoire. Un peu trop fort.
— Elle va être tellement sexy pour le bal, continua ma sœur sans
pitié.
Elle prit une nouvelle bouchée avant de poursuivre.
— Oh ! Et je t’ai dit qu’elle y allait avec Simon ?
Je comptai jusqu’à dix avant de répondre.
— Oui, Dee. Et je pense que c’est un peu nul de la part d’une amie
comme toi de la laisser sortir avec ce type.
— Ce n’est pas nul ! protesta ma sœur en tapant de son pied nu sur
le carrelage. Je sais que Katy n’aura pas de problèmes avec lui. Tout va
très bien se passer. Au fait, tu es au courant de la soirée prévue après le
bal ?
— Tout le monde est au courant, Dee.
Elle agita mon sandwich.
— Alors, tu sais peut-être que Simon a aussi invité Kat à y aller avec
lui.
Je me pétrifiai.
— Elle ne va quand même pas aller à cette putain de fête de
bouseux avec ce connard ?
— Oh si, opina lentement Dee avec un sourire jusqu’aux oreilles.
Il n’en était pas question. Tout le monde allait se saouler et coucher
avec le premier venu. Pour ça, Simon était un champion. S’il
l’emmenait là-bas… mon estomac se retourna.
— Ne t’inquiète pas, Adam et moi, on y va aussi. Tout se passera
bien.
Elle termina mon sandwich sans même m’en garder ne serait-ce
qu’une petite bouchée. De toute façon, cette nouvelle m’avait coupé
l’appétit.
— Vraiment dommage que tu n’aies pas l’occasion de voir Kat dans
sa super robe, puisque Monsieur est trop prétentieux pour venir au bal.
— Je n’ai jamais dit que je n’y allais pas.
Dee afficha une expression incrédule.
— Ah oui ? Pourtant, j’étais à peu près sûre que tu avais sorti un
truc du genre… (Elle prit une voix grave.) « Je préférerais qu’on me
coupe les couilles plutôt que d’aller à ce bal tout pourri. » Ou un truc
comme ça, ajouta-t-elle en reprenant sa voix normale.
Je grimaçai.
— C’était l’année dernière.
— Quand tu sortais avec Ash.
Je ne répondis pas.
— Donc, tu vas venir ? s’enquit Dee en rejetant ses cheveux en
arrière.
Comme je restai silencieux, elle continua :
— Et je suis sûre que tu viendras aussi à l’after, à cette « putain de
fête de bouseux ».
J’esquissai un sourire un peu crispé.
— De quelle couleur est la robe de Kat ?
Dee essaya de garder un visage neutre, en vain.
— Tu vas l’adorer ! s’écria-t-elle, tout excitée. C’est tout ce que je
peux te dire. Si tu veux avoir la réponse à ta question, il va falloir que
tu patientes.


Je descendis de ma camionnette en rajustant ma cravate et attrapai
ma veste de smoking sur la banquette arrière avant de l’enfiler. J’eus
immédiatement envie de la retirer.
Le bal de promo.
Le dernier endroit sur Terre où j’avais envie de me trouver.
Regarder des adolescents humains suants et empotés se tripoter les uns
les autres… Ce n’était pas exactement ma conception d’une soirée
réussie. Mais je n’avais pas le choix.
Je jetai un œil vers Ash qui se tenait auprès de son frère. Elle était
vraiment superbe dans sa robe blanche. Dommage que ça n’ait pas
marché entre nous. Même si elle avait du mal à l’admettre, nos
sentiments l’un pour l’autre s’étaient transformés en quelque chose de
beaucoup trop familier. Andrew tripotait ses boutons de manchette.
— Je ne sais même pas pourquoi tu es venu, mec, me lança-t-il.
— Je suis parfaitement d’accord, acquiesça Ash avec un hochement
de tête agacé. Mais on pourrait continuer cette conversation à
l’intérieur ? (Elle fit un geste vague en direction du lycée.) Il y a
certaines personnes que je dois rendre jalouses.
— Et comment tu vas t’y prendre ? lui demandai-je en souriant.
— Grâce à cette robe, évidemment.
Elle exécuta un tour complet sur elle-même et fit danser sa robe
autour de ses cuisses. Elle était carrément transparente par endroits.
Je ne pus empêcher mon sourire de s’épanouir. Andrew, lui, était
devenu encore plus pâle.
— Au prix que je l’ai payée, ma robe pourrait nourrir tout un village
pendant un an ! déclara Ash. Ce qui veut dire que les gens d’ici n’ont
jamais eu l’occasion de voir autant de beauté et de perfection.
Je secouai la tête en riant. Sacrée Ash ! Quel numéro ! Alors que les
Thompson entraient, je songeai qu’ils n’auraient jamais deviné la
véritable raison qui m’avait amené ici.
C’était en lien avec un ado suant et maladroit qui s’intéressait d’un
peu trop près à une fille en particulier. Ma conversation avec Kat près
de sa voiture, la semaine dernière, n’avait pas arrêté de me tourner
dans la tête. Elle m’avait tellement perturbé que j’avais guéri la main
de Kat de manière instinctive. Même si nous ne nous étions pas adressé
la parole depuis, je n’avais pas cessé d’y penser. Surtout depuis que Dee
m’avait annoncé qu’elle comptait aller à l’after.
Il était hors de question que je reste à la maison dans ces
conditions. J’étais persuadé qu’elle allait avoir besoin de mon aide. Ou
peut-être que j’avais juste besoin de marquer mon territoire… Mais
dans quel but ?
Casser la gueule de Simon et déclarer devant tout le monde que Kat
était ma copine ?
Non, ce n’était pas envisageable, parce que si je cassais la gueule à
un être humain, je risquais de le tuer. Et puis, Kat n’était pas ma
copine. Pas du tout.
Ash se fondit parmi un groupe d’autres filles qui se mirent aussitôt à
pousser des cris d’orfraie en admirant sa robe. Je me forçai à respirer
calmement et à ne pas exploser les ballons multicolores qui servaient
de décoration. Je m’assis à la première table venue. Andrew prit place
en face de moi. Il commença à me parler d’un match de foot dont je
n’avais absolument rien à faire et je l’ignorai complètement.
J’attendis.
Encore et encore.
Jusqu’à ce que je voie Simon et ses crétins de potes débarquer. Kat
ne devait pas être loin. Je m’appuyai contre le dossier de ma chaise et
regardai l’air de rien par-dessus mon épaule. Tout à coup, je ne sais
pas ce qui m’arriva. Ce fut comme un coup dans ma poitrine. Comme si
j’avais cessé de respirer. Elle était là, entourée d’humains et devant
Andrew qui ne cessait de me casser les oreilles avec son match à la con.
— Putain de bordel de merde ! marmonnai-je, les yeux écarquillés.
Kat était dans l’encadrement de la porte, les mains serrées sur une
minuscule pochette. Elle contemplait nerveusement la salle. Sa robe !
Waouh ! Elle aurait dû être interdite par la loi.
Elle lui moulait parfaitement le buste et ondoyait plus bas en un
flot de soie rouge. Ses cheveux relevés mettaient en valeur son cou
gracile que je n’avais encore jamais remarqué, ce qui était étrange
puisqu’elle s’attachait presque toujours les cheveux. Mais son décolleté
n’avait jamais été aussi généreux que ce soir.
Sauf quand elle portait son bikini. Son bikini rouge. Rouge comme
cette robe.
Le rouge était ma couleur préférée.
Dee avait eu raison, cette robe me plaisait énormément.
Kat n’était pas mignonne. Elle n’était pas sexy. Elle était tout
simplement magnifique, belle à couper le souffle. Je le savais déjà, mais
cette fois, c’était entièrement différent.
Je la vis sourire en apercevant Lesa, qu’elle rejoignit aussitôt. C’est
bien, Kitten, songeai-je. Éloigne-toi de Simon. Il ne te mérite pas.
Je ne sais pas combien de temps je restai à l’admirer, mais je finis
par la perdre de vue dans la foule. J’avais envie de me lever, de coller
un coup de poing à Andrew pour le faire taire et d’aller la retrouver.
Évidemment, c’était impossible. Je restai donc assis, les mains agrippées
à ma chaise, complètement sous pression.
Elle réapparut avec ma sœur sur le bord de la piste et regarda
autour d’elle. Puis ses yeux se posèrent sur moi comme si elle m’avait
cherché du regard.
Je ressentis une profonde satisfaction virile.
Nos regards se croisèrent et j’eus encore une fois l’impression de me
prendre un coup de poing – pas dans la poitrine cette fois-ci, mais dans
l’estomac. J’étais hypnotisé, captivé. Ses lèvres s’écartèrent et…
Soudain, Simon fendit la foule et se plaça précisément entre elle et
moi. Chaque muscle de mon corps se raidit et un désir primal
m’envahit. Je me levai à demi… avant de me forcer à me rasseoir.
Quelques instants plus tard, Ash vint me rejoindre à ma table. Elle
me dit quelque chose, mais je ne l’écoutai pas. Andrew claqua des
doigts devant mes yeux.
— Hé, mon pote ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
— La ferme.
— Sympa ! lâcha Andrew en se levant. Je vais chercher à boire.
— C’est ça, dégage, marmonnai-je sans quitter Simon des yeux.
Ou plus exactement, sans quitter ses mains des yeux.
— Tu veux danser ? me proposa Ash.
Je sursautai. Je la croyais partie.
— À moins que tu préfères rester là à regarder dans le vide en
faisant la gueule ?
Je ne pris même pas la peine de répondre. Elle haussa les épaules,
énervée, et lança :
— Je m’en vais. Tu m’ennuies.
Je ne lui accordai pas la moindre attention. Je me retrouvai assis
seul à la table, comme un paumé. Je ne pouvais pas détacher mon
regard de leur couple.
Leur couple ? Putain ! C’était une insulte pour Kat.
Mais je pouvais gérer. Ce que faisait Kat, ce n’était pas mes oignons.
Elle pouvait bien agir comme bon lui semblait. Même si elle voulait
danser avec ce…
Les mains de Simon se promenèrent du côté de sa poitrine. Elle
s’écarta brusquement. Son visage fâché se perdait au milieu de la foule.
C’en était trop. Je me levai sans même m’en rendre compte. Les poings
serrés, je me frayai un chemin entre les danseurs.
Je vins me placer juste derrière Kat.
— Je peux ?
Les yeux de Simon lui sortirent des orbites. Il dut traduire
correctement mon air menaçant, car il s’éloigna de Kat.
— Tu tombes à pic, répondit-il. Je voulais aller boire quelque chose.
Je me tournai aussitôt vers Kat.
— On danse ?
Elle me dévisagea un moment avant de poser ses mains sur mes
épaules.
— Je ne m’attendais pas à ça.
Non. Moi non plus. Nous ne nous étions pas adressé la parole
depuis cette discussion près de sa voiture. La trace était si faible qu’elle
était à peine visible. Ça ne m’avait pas empêché de garder un œil sur
elle quand elle se rendait en ville, qu’elle soit accompagnée de Dee ou
non. Je faisais en sorte d’être particulièrement discret.
Je passai mon bras autour de sa taille et pris l’une de ses mains
dans la mienne.
Nous nous accordions parfaitement.
C’était stupide, mais je ne pouvais m’empêcher d’y penser.
Elle leva ses cils incroyablement longs et son regard gris chercha le
mien.
Ses joues prirent une jolie teinte rosée qui s’étendit à son cou.
J’aurais donné n’importe quoi pour savoir ce qu’elle pensait à cet
instant. Je la serrai un peu plus fort.
Elle eut l’air perplexe et… autre chose.
— Tu t’amuses bien avec… Ash ? me demanda-t-elle.
— Et toi tu t’amuses bien avec l’homme aux mains baladeuses ?
Elle pinça les lèvres et j’étouffai un grognement de satisfaction.
— Il faut toujours que tu te moques de moi, lâcha-t-elle.
Je ris et elle frissonna dans mes bras.
— On est venus tous les trois, Ash, Andrew et moi.
Pourquoi lui racontai-je cela ? Je posai ma main sur ses hanches et
je m’éclaircis la gorge.
— Au fait, tu es… vraiment superbe. Bien trop belle pour cet idiot.
Elle écarquilla les yeux.
— Tu as bu ?
— Malheureusement non. Mais je suis curieux de savoir pourquoi tu
me poses la question.
— Tu ne me fais jamais de compliment, d’habitude.
Elle avait raison. La plupart du temps, j’étais le roi des connards –
c’était son expression. Je baissai la tête et nos joues s’effleurèrent.
— Ce n’est pas faux. Je ne vais pas te manger. Ni te peloter,
d’ailleurs. Détends-toi.
Elle ne répondit pas. C’était bon signe. Je suivis mon instinct et
rapprochai sa tête de ma poitrine tout en posant ma main en bas de
son dos. Nous ne faisions que danser. Personne n’aurait rien pu trouver
à redire.
J’inhalai son parfum de pêche et fermai les yeux. Je laissai la
musique nous guider. Cet instant était étrangement intime. Nous
n’étions pas en train de nous frotter l’un contre l’autre comme deux
excités, mais nos corps ne formaient plus qu’un et tanguaient au même
rythme, unis aux mêmes endroits. Intimes.
Bon, elle avait peut-être raison, finalement. J’avais l’impression
d’avoir bu.
Je pressai les mains dans son dos.
— Sérieusement : comment est ton cavalier ?
Quand elle leva la tête vers moi, elle souriait.
— Un peu trop affectueux.
— C’est bien ce que je pensais. Je t’avais prévenue.
Je le cherchai dans la foule, pris d’une furieuse envie de lui coller
mon poing dans la figure.
— Daemon, soupira-t-elle. J’arrive à le tenir à distance.
Je répondis par un ricanement.
— Ce n’est pas ce que j’ai vu, Kitten. Ses mains bougeaient si vite
que je me suis demandé s’il était vraiment humain.
Je la sentis se raidir.
— Tu devrais profiter de son absence pour rentrer chez toi. Je peux
même demander à Dee de prendre ton apparence, au besoin.
Elle s’écarta de moi et son corps me manqua immédiatement.
— Et ce n’est pas grave s’il pelote ta sœur ?
Bien sûr que si, mais…
— Elle est capable de se défendre. Tu ne sais pas dans quoi tu
t’embarques avec ce type.
Nous avions arrêté de danser. La tempête menaçait et cette tempête
avait un nom : Kitten. J’esquissai un sourire.
— Pardon ?
Elle ne comprenait vraiment jamais rien.
— Écoute. J’ai pris ma voiture. Je peux demander à Dee et Andrew
de te ramener.
Ce plan me semblait excellent, mais son expression m’affirmait le
contraire.
— Tu ne comptais pas vraiment aller à la fête avec cet idiot ? lui
demandai-je.
Elle reprit sa main.
— Tu y vas, toi ?
— Ça n’a aucune importance. Tu n’iras pas à cette fête.
— Ne me dis pas ce que je dois faire, Daemon.
J’étais une nouvelle fois agacé. Pourquoi ne comprenait-elle pas que
je n’essayais pas de lui donner des ordres, mais de la protéger ?
— Dee te ramène. Point final. Je n’hésiterai pas à te porter hors d’ici
sur mes épaules, la tête à l’envers s’il le faut.
Elle me frappa à la poitrine de son poing serré.
— J’aimerais bien voir ça.
Je souris.
— J’étais sûr que ça te plairait.
— N’importe quoi. Si tu me portes hors d’ici, c’est toi qui vas causer
une scène.
J’émis un grondement sourd auquel elle répondit par un sourire,
mélange d’innocence et de rouerie.
— Notre professeur extraterrestre nous surveille au moment où l’on
parle. D’après toi, qu’est-ce qu’il va penser en nous voyant comme ça ?
Bordel de merde ! Elle parlait de Matthew.
— C’est bien ce que je me disais.
J’avais toujours une furieuse envie de mettre ma menace à
exécution devant tout le lycée. Et j’avais aussi très envie de l’embrasser.
Devant tout le lycée. Sûr que si je passais à l’acte, ses joues
deviendraient plus rouges que jamais.
Elle me jeta un regard de défi et… j’adorais ça. Je souris.
— Je n’arrête pas de te sous-estimer, Kitten.
CHAPITRE 19

Le champ où se déroulaient les afters se situait à environ deux


kilomètres de Petersburg. On y accédait par une route en terre battue
qu’il était presque impossible de repérer si l’on ne la connaissait pas. Je
me garai près de la route pour être sûr de ne pas être bloqué par les
autres voitures.
Je descendis de ma camionnette et glissai mes clés dans ma poche.
D’autres véhicules étaient déjà garés, un peu n’importe comment. Au
loin, on distinguait le reflet orangé du feu de joie qui avait été allumé.
Des ombres se mouvaient autour des flammes. Un rire s’éleva au milieu
des cris. De la musique beuglait dans les haut-parleurs.
J’avais quitté le bal quelques minutes après que Kat en était partie
en compagnie de Simon. Ash et Andrew étaient toujours au lycée et je
n’étais pas sûr qu’ils viennent jusqu’ici. Ils n’aimaient pas trop les fêtes
en plein air. Moi, j’en avais fait quelques-unes avec… Dawson. Ça
m’ennuyait que Dee soit là, même avec Adam, mais ce n’est pas elle qui
m’inquiétait le plus.
Je savais que Kat était parfaitement capable de se débrouiller toute
seule. Je n’avais aucun doute là-dessus. Mais ça ne signifiait pas qu’elle
n’avait pas besoin d’aide ou qu’elle n’était pas attirée par Simon.
Je contournai les voitures, écrasant au passage des épis de maïs.
Alors que je m’approchai du feu, une fille émergea de derrière un van,
me bloquant le passage. Elle avait un gobelet en carton à la main et
elle vacillait sur ses talons. Ses cheveux bruns étaient remontés sur le
haut de sa tête et elle avait de l’herbe et des feuilles de maïs accrochées
à sa robe en lamé.
Je l’avais déjà croisée. Elle devait avoir quinze ans. Elle leva le
menton et m’observa, les yeux un peu vitreux.
— Daemon.
J’acquiesçai, incapable de retrouver son prénom.
— Ça va ? lui demandai-je.
— Ouais, rit-elle en portant son gobelet à ses lèvres. Pourquoi tu
me demandes ça ?
Je haussai les sourcils.
— Tu as des trucs sur ta robe.
Elle émit un rire aigu.
— Je suis peut-être tombée. Une fois… ou plusieurs, je sais pas. Ces
chaussures…
Elle leva la jambe pour me montrer, mais manqua tomber en
arrière. Je la rattrapai de justesse. Elle resta dans la même position.
— Ces chaussures sont super belles, articula-t-elle, mais elles ne
sont pas super pratiques pour marcher dans les champs.
— Ça ne me surprend pas, murmurai-je en lâchant son bras quand
je fus sûr qu’elle n’allait pas s’étaler par terre. Tu es avec quelqu’un ?
— Ouais. Je suis avec Jon, ricana-t-elle. C’est mon petit copain. Sauf
si tu veux être avec moi parce que dans ce cas, Jon n’existe plus. Hop.
Plus de Jon.
J’esquissai un sourire.
— Désolé, mais je suis avec quelqu’un.
— Trop dommage ! s’exclama-t-elle.
Puis elle se pencha vers moi et me chuchota à l’oreille :
— C’était pas gentil de ma part de dire que Jon n’existait plus,
hein ? Il est vraiment chouette. Tu lui répéteras pas ?
Je secouai la tête et la rassurai.
— Non, je ne lui répéterai pas.
— Cool.
Elle vacilla en essayant de taper dans ses mains. De la bière jaillit
de son gobelet.
J’aurais pu la laisser errer sans raison entre les voitures, mais, pour
plein de raisons, ça me semblait une très mauvaise idée.
— Viens, lui proposai-je, allons retrouver Jon.
Il s’avéra que Jon, assis devant le feu, n’était pas vraiment en
meilleur état qu’elle. D’après ce que la fille m’avait dit, ils n’étaient
même pas allés au bal. Je la laissai auprès de son petit ami. Ce dernier
me fixa comme s’il s’attendait à ce que je lui mette un monumental
coup de pied au cul.
Je scrutai les groupes qui s’étaient rassemblés autour du feu. Ne
repérant ni Kat ni Simon, je tiquai. Je me dirigeai vers les arbres où des
couples s’embrassaient dans la pénombre. Des tas de couples. Si Kat et
Simon étaient parmi eux, je…
Je ferais quoi ?
Je m’immobilisai. Devant moi, de la musique braillait par les portes
ouvertes d’une camionnette. Que ferais-je si je tombais sur Kat et Simon
en train de faire comme tous ces couples sous les arbres ? Que pourrais-
je faire ? Elle avait parfaitement le droit d’être avec lui. Elle n’était
pas…
Elle n’était pas à moi.
Mes entrailles se contractèrent douloureusement et je tournai les
talons. Je croisai Dee près du feu. Les flammes faisaient briller ses yeux
d’une manière étrange.
— Tu as vu Kat ? me demanda-t-elle.
Mon inquiétude et mon malaise se transformèrent aussitôt en
colère.
— Quoi ? Tu ne sais pas où elle est ?
— Elle était là il y a cinq minutes. Elle venait vers moi et puis je ne
l’ai plus vue. Simon était avec elle, mais…
Elle plissa le nez.
— Il faut que je la retrouve.
Je serrai les poings.
— Je croyais que ça ne t’inquiétait pas qu’elle sorte avec lui.
Adam apparut à côté de ma sœur.
— Je suis sûr qu’il n’y a pas de problème, m’assura-t-il, mais Simon
est super bourré et…
Je n’aimais pas du tout ce que j’entendais.
— Où est-ce que vous l’avez vue pour la dernière fois ?
Dee désigna l’autre côté du feu, vers les arbres.
— Juste là. Mais elle n’y est plus.
Ben tiens !
On se sépara et il me fallut moins de deux minutes pour trouver
quelqu’un qui m’assura avoir vu Kat se diriger vers les arbres avec
Simon. C’était donc confirmé. J’étais à deux doigts de me taper la tête
contre un tronc d’arbre. J’avais envie de secouer ma sœur. Moi qui
pensais que les filles avaient établi des stratégies de défense communes,
du genre : on fait gaffe l’une à l’autre. Il n’y avait donc aucune loi tacite
qui interdisait de laisser sa meilleure amie suivre un connard dans les
bois ?
Je suivis un minuscule chemin en me préparant à trouver Kat qui,
visiblement, passait du bon temps. C’était le scénario le plus probable.
Ce n’était pas parce que Simon était une grosse tache alcoolisée que Kat
avait besoin – ou envie – d’être secourue.
Si vraiment elle n’était pas en danger avec lui, alors je me
contenterais de m’éloigner. Elle ne remarquerait même pas ma
présence. Si tout se passait bien, je…
— Simon ! Stop !
C’était sa voix.
Je fonçai comme un boulet de canon. J’arrivai à elle en moins d’une
seconde, mais c’était encore trop long. Ce salopard l’avait collée contre
un arbre et il la pelotait. Il touchait son corps. La rage qui bouillonnait
en moi entra en éruption.
Ils ne m’entendirent pas et n’eurent pas le temps de me voir, mais
ce gros dégueulasse sentit ma main s’abattre sur son épaule. Je
l’arrachai violemment à Kat et lui assénai un coup de poing au visage.
Ses pieds quittèrent le sol et il atterrit plus loin dans un grand fracas
qui me mit en joie.
Je me penchai vers lui et le saisis par le col de sa veste de smoking
froissée.
— Tu ne comprends pas quand on te parle ?
— Je suis désolé, bafouilla-t-il d’une voix pâteuse. J’ai cru qu’elle…
— Que quoi ?
Je le redressai. Je prenais plaisir à sentir sa peur. J’avais envie de le
réduire en miettes, de lui arracher les membres un par un, de les
recoller et de recommencer un million de fois.
— Que non voulait dire oui ? lui crachai-je.
— Non ! Enfin si ! J’ai cru…
J’étais sur le point de le détruire. Je levai la main et le pétrifiai.
Simon était à présent une statue, les mains devant le visage, une
traînée de sang sous les narines, les yeux ronds comme des soucoupes.
Je reculai et pris une profonde inspiration.
— Daemon, souffla Kat derrière moi. Qu’est-ce que tu as fait ?
Je toisai le crétin statufié.
— C’était soit ça, soit le tuer.
Kat s’approcha de moi. Elle tendit la main vers Simon.
— Il est vivant ? demanda-t-elle.
— Est-ce qu’il le mérite ?
Kat leva les yeux vers moi. Elle avait le regard sombre et je savais ce
qu’elle pensait à cet instant. Ce qui me donna encore plus envie de
massacrer l’autre connard. Oui, je l’avais prévenue, mais ce n’était pas
sa faute à elle. Elle n’avait rien demandé. Elle ne devait pas s’en
vouloir.
— Il va bien, lâchai-je. C’est comme s’il dormait.
Elle recula et s’enveloppa de ses bras.
— Je n’arrive pas à y croire ! Combien de temps est-ce qu’il va rester
comme ça ?
— Aussi longtemps que je l’aurai décidé. Je pourrais l’abandonner
ici, laisser les daims lui pisser dessus et les corbeaux lui chier sur le
crâne.
Elle émit un petit rire.
— Tu ne peux… pas faire ça, tu le sais ? Rassure-moi. (Je haussai
les épaules.) Il faut que tu lui rendes son état normal, mais d’abord,
j’aimerais faire quelque chose.
Je la regardai, curieux. Elle vint se placer devant Simon et sans un
mot lui donna un grand coup de pied entre les jambes. J’éclatai de rire.
— Waouh. J’aurais peut-être mieux fait de le tuer, finalement.
Elle ferma brièvement les paupières. Je levai la main et rendis à
Simon sa mobilité. Il se plia en deux, les mains plaquées sur ses parties
intimes.
— Putain !
Je le poussai sans ménagement.
— Casse-toi d’ici. Si je te vois ne serait-ce que poser les yeux sur
elle, ce sera la dernière chose que tu feras.
Cet idiot s’essuya le sang qui coulait de son nez et se tourna vers
Kat. Il avait sans doute envie de mourir.
— Katy, je suis désolé…
— Dégage ! grondai-je d’une voix sourde.
Il fit demi-tour et s’éloigna en titubant et en boitant. Un pâle halo le
cernait. Bien sûr, j’avais laissé une trace sur lui. Je m’en foutais.
Un silence lourd s’installa entre Kat et moi. Même la musique s’était
arrêtée. Je profitai de ces précieuses minutes pour me calmer. Je n’y
arrivai pas vraiment. Je me mis à faire les cent pas. Ma fureur était
encore à la surface. Je savais que mes yeux projetaient de la lumière et
il était possible que Simon s’en soit rendu compte.
J’aperçus quelque chose sur le sol. Le châle de Kat. Je le ramassai et
me tournai vers elle. Elle était dans un piteux état. Ses boucles avaient
dégringolé du haut de sa tête, ses yeux brillaient de larmes et le devant
de sa robe était déchiré.
J’allais tuer Simon.
Je jurai à mi-voix et lui tendis son châle. Elle le prit d’une main
tremblante.
— Je sais, murmura-t-elle en pressant le châle contre sa poitrine.
Ce n’est pas la peine de le dire.
— Dire quoi ? Que je t’avais prévenue ? répliquai-je d’un ton
écœuré. Je sais que je me conduis parfois comme un salaud, mais pas
pour ce genre de choses. Tu vas bien ?
Elle acquiesça.
— Merci.
Elle frissonna. Son châle ne couvrait rien. J’enlevai ma veste et la
posai sur ses épaules.
— Tiens, mets ça. Ça… cachera tout.
Ma voix était rauque. Kat baissa les yeux. Elle passa les bras dans
les manches de ma veste et la croisa sur sa poitrine, sans me regarder.
J’allais tuer Simon.
J’avais envie de le massacrer très lentement, mais j’avais aussi envie
de… prendre Kat dans mes bras et de la serrer contre moi. C’était un
désir intense, presque irrépressible. Mais je n’étais même pas sûr qu’elle
veuille de mon réconfort. Je n’étais même pas sûr d’être capable de le
lui offrir.
Je détestais tellement la voir comme ça.
J’effleurai sa joue et repoussai quelques mèches. Elle leva les yeux
vers moi. Ses beaux yeux gris, pleins de larmes.
— Allez viens, murmurai-je. Je te ramène chez toi.
Elle opina lentement et avança. Mais au bout de quelques pas, elle
s’immobilisa.
— Attends une minute.
Est-ce qu’elle avait vraiment l’intention de se disputer avec moi ?
Maintenant ?
— Kat…
— Simon ne va pas avoir une trace sur lui, comme moi ?
— Si.
— Mais…
— Ce n’est pas mon problème.
Je lui pris la main et l’entraînai dans le chemin. En vérité, la trace
que portait Simon était assez visible pour risquer d’attirer un Arum,
mais ça m’était parfaitement égal. En tout cas, pour le moment.
On arriva à ma voiture et j’ouvris la portière du côté passager pour
Kat. Elle s’assit. Je refermai et fis le tour de mon véhicule en sortant
mon téléphone.
J’envoyai un message à Dee, l’informant que j’avais récupéré Kat et
que je la ramenais chez nous, sans mentionner ce qui s’était passé.
C’était à Kat de décider si elle voulait ou non entrer dans les détails.
Je pris le volant et regardai Kat.
— J’ai écrit un message à Dee pour la prévenir que je te
raccompagnais. Quand je suis arrivé tout à l’heure, elle m’a dit qu’elle
ne te trouvait plus.
Elle acquiesça et tira sur sa ceinture, qui se bloqua.
— Merde ! lâcha-t-elle, à bout de nerfs.
Je me penchai vers elle et enlevai doucement ses doigts crispés de la
ceinture. Nos joues se touchèrent, puis ma bouche effleura sa
pommette. Je ne savais pas vraiment si je l’avais fait exprès ou non.
J’essayai de ne pas me poser la question et tentai d’ignorer les
décharges électriques qu’avait provoquées le contact de nos peaux. La
ceinture était vrillée et je dus la remettre correctement en place. Mes
doigts caressèrent sa poitrine. Sa veste s’était ouverte et il n’y avait rien
entre ma main et la rondeur de ses seins.
Je ne l’avais absolument pas fait exprès.
J’écartai ma main et levai les yeux vers elle.
Putain de merde. Nous étions si près l’un de l’autre. Moins d’un
centimètre séparait nos lèvres et le dos de ma main crépitait, me
procurant une délicieuse sensation. Sans pouvoir m’en empêcher, je
baissai les yeux vers sa bouche. J’avais envie de…
Non. Je ne pouvais pas faire ça. Kat venait de se faire agresser,
bordel !
Je bouclai sa ceinture et me redressai avant de mettre le contact.
J’allumai le chauffage et me dégageai du champ de voitures.
On n’échangea pas un mot.
Un silence épais remplissait l’habitacle. Je la regardai à plusieurs
reprises.
Elle avait posé la tête sur le siège et fermé les yeux, mais j’étais
presque sûr qu’elle ne dormait pas. Ses poings étaient serrés sur ses
genoux.
Je ne savais pas à quoi elle pensait, mais si la moitié des images qui
traversaient mon cerveau traversaient aussi le sien, c’était très
douloureux. J’avais toujours autant envie de tuer Simon. Je revoyais
Kat, les yeux pleins de larmes, la robe déchirée… Si je n’étais pas
arrivé, il aurait… Oui, je voulais le massacrer. Mais je repensais aussi à
l’instant, à peine quelques minutes plus tôt, où nos bouches avaient été
si proches.
J’avais eu envie de l’embrasser.
Il ne fallait pas. Je ne devais pas.
À mi-trajet, je décidai que j’avais besoin d’entendre sa voix pour
savoir si elle allait bien.
— Kat ?
Elle ne répondit pas et garda les yeux fermés. Elle voulait peut-
être…
Soudain, je le sentis.
Comme si la clim avait brusquement été poussée à fond, un froid
glacial envahit la voiture.
Et à quelques mètres, juste devant, au milieu de la route, je
distinguai une silhouette sombre.
— Merde !
J’appuyai sur le frein de toutes mes forces. Kat fut projetée en
avant. Puis tout s’éteignit. Moteur, phares, tout.
Bon.
L’ombre prit une forme humaine. Celle d’un homme vêtu de noir de
la tête aux pieds, jean et veste en cuir. Il ressemblait comme deux
gouttes d’eau à celui que j’avais tué derrière la bibliothèque. Il portait
aussi des lunettes de soleil. En pleine nuit. Je trouvai ça ridicule.
Et ses frères étaient avec lui.
Une deuxième ombre se détacha du bord de la route. Et une
troisième.
— Daemon, qui est-ce ?
De mes yeux jaillit une lumière blanche teintée de rouge.
— Des Arums.
CHAPITRE 20

En temps normal, j’aurais accueilli cette petite distraction avec


plaisir. Surtout après m’être retenu de réduire Simon en miettes. J’avais
vraiment besoin de me défouler. Mais Kat était là. Je ne voulais pas
l’exposer à ces créatures, capables de la tuer en un claquement de
doigts.
Il fallait que je la sorte de là.
C’était ma priorité.
Sans quitter les Arums des yeux, j’extirpai mon obsidienne de ma
poche. Je la dégageai de son étui de cuir et la posai dans les mains
tremblantes de Kat.
— C’est une obsidienne, une roche volcanique. La lame est très
aiguisée. Elle peut couper n’importe quoi. À part nous, c’est la seule
chose sur cette planète qui peut tuer les Arums. C’est leur kryptonite.
Kat fixa l’arme en secouant la tête.
— Allez viens, mon joli ! cria l’un des Arums d’une voix gutturale et
tranchante comme un rasoir. Viens jouer avec nous !
Quelle bande de crétins ! Ils se croyaient drôles.
Je les ignorai et pris le visage de Kat entre mes mains, la forçant à
me regarder droit dans les yeux.
— Écoute-moi bien, Kat. Quand je te dirai de courir, tu courras sans
te retourner. Si l’un d’entre eux te prend en chasse, tu n’auras qu’à le
frapper n’importe où avec l’obsidienne.
— Daemon…
— Non. Tu t’enfuiras quand je t’ordonnerai de le faire. Dis-moi que
tu as compris.
Sa poitrine se souleva.
— Je t’en prie, ne fais pas ça. Enfuis-toi avec moi.
— Je ne peux pas. Dee est à cette fête. Cours quand je te le dirai.
Ses lèvres tremblaient et je la fixai encore une seconde, enregistrant
chacun de ses traits, la ligne de ses pommettes, la forme de ses lèvres et
la beauté de ses yeux gris. Puis je la lâchai et j’ouvris la portière.
J’avançai calmement en souriant aux trois Arums qui me faisaient face.
— Waouh. Vous êtes encore plus laids en humains que sous votre
véritable forme. Je ne pensais pas que c’était possible. Vous vivez dans
une grotte ou quoi ? Vous voyez le soleil, de temps en temps ?
Celui du milieu retroussa les lèvres comme un animal sauvage.
— Tu te raccroches à ton arrogance comme tous les Luxens,
gronda-t-il. Mais où sera-t-elle quand on aura absorbé tous tes
pouvoirs ?
— Au même endroit que mon pied.
Il me regarda, perplexe. Ce n’était jamais drôle d’être obligé
d’expliquer une blague.
— Tu sais bien : dans ton cul, lançai-je. Attendez une minute. Votre
tête me dit quelque chose. Ah, ça y est, je sais : j’ai tué votre frère.
Désolé. Comment est-ce qu’il s’appelait ? Vous vous ressemblez tous à
mes yeux.
Leur apparence se mit à changer comme une lumière clignotante.
Ils passaient d’ombres à humains et vice-versa en quelques secondes.
Mon but était de les énerver au maximum et de concentrer leur rage
sur moi, afin que Kat puisse s’enfuir sans qu’ils la voient. Pour le
moment, ça ne fonctionnait pas trop mal.
— J’absorberai ton essence corporelle, grogna l’Arum. Tu me
supplieras de t’épargner.
— Comme ton frère ? répliquai-je. Parce qu’il m’a supplié. Il a
pleuré comme une petite fille avant que je mette un terme à sa piètre
existence.
Ce fut la goutte d’eau. Les trois Arums poussèrent un hurlement
rauque qui ressemblait au son du vent dans les arbres en plein hiver. Je
levai les mains, invoquant la Source. Elle se concentra en moi,
puissante, avant de se répartir hors de mon corps, se nourrissant de la
moindre particule d’énergie qui existait sur cette planète. L’air se
réchauffa et crépita.
Putain, c’était bon de pouvoir enfin se lâcher.
Une odeur végétale s’éleva. Trois arbres frémirent et s’élevèrent
dans les airs, soulevant de la terre accrochée à leurs racines. Je tendis
le doigt. L’arbre le plus proche, un grand orme, s’abattit dans le dos de
l’un des Arums, l’envoyant voler à plusieurs mètres de distance. Les
deux autres arbres tombèrent un par un, mais, plus malins et plus
lestes, ses frères esquivèrent. Je puisai de nouveau dans la Source. Sur
l’accotement, l’asphalte se fissura, se craquela et de gros morceaux
s’envolèrent et tournoyèrent, incandescents comme de la lave. Les
Arums avancèrent, évitant mes projectiles. L’un d’entre eux tendit la
main. Ça y est, ils avaient fini de jouer. Moi aussi.
Une odeur de goudron brûlé emplit l’air. Je pris ma véritable
apparence. L’un des Arums se jeta sur moi alors que je frappais dans
mes mains. La Source l’atteignit de plein fouet. L’impact le projeta dans
les airs. Il reprit momentanément sa forme humaine, ses lunettes de
soleil se brisèrent. Les débris flottèrent en suspension. Il me suffit d’un
nouveau claquement de mains pour faire exploser l’Arum en une pluie
d’étoiles étincelantes.
Je levai de nouveau la main et l’autre Arum fut projeté en arrière,
tournant sur lui-même. Mais il se réceptionna sur ses pieds en
souplesse.
Il était temps pour Kat de fuir.
Cours, lui intimai-je par télépathie. Enfuis-toi maintenant, Kat. Ne te
retourne pas. Cours !
J’entendis la portière s’ouvrir, puis tout le reste fut couvert par le
hurlement des Arums. Celui qui s’était pris l’arbre était de retour ; son
frère et lui m’encerclaient. Je me penchai vers la droite pendant que
l’un d’entre eux libérait un épais liquide noir, une boule d’énergie
composée d’ombre. Si elle m’atteignait, j’étais mort. Elle me passa juste
au-dessus de l’épaule et alla s’écraser comme une masse de pétrole
contre l’un des arbres déracinés, le fendant en deux.
Ouf !
Refaisant appel à la Source, je formai une boule de lumière
iridescente dans la paume de ma main et la lançai sur eux.
Les Arums n’étaient pas aussi rapides que moi, mais ils réussirent à
l’éviter et je compris soudain ce qu’ils étaient en train de faire. Ils
cherchaient à m’épuiser, comme dans un combat de boxe. Nous nous
tournions autour, nous approchions et reculions. La lumière dont j’étais
composé vacilla.
Les Arums saisirent ce moment de faiblesse. Le premier s’élança vers
moi pendant que le second se mit à tourner autour de moi de plus en
plus vite. Tout en me préparant au choc frontal, j’essayai de ne pas
perdre l’autre des yeux. Je lançai une nouvelle boule d’énergie qui
atteignit l’un de mes ennemis dans un éclat de lumière.
Des bras d’ombre glacés entourèrent ma gorge. Je m’y agrippai,
tentant de me débattre, mais l’étreinte était trop forte et je me retrouvai
à genoux.
— Prêt à supplier ? ironisa l’Arum devant moi en reprenant sa
forme humaine. Vas-y. Ça me fera plaisir d’entendre le mot « pitié »
sortir de tes lèvres pendant que je puise toute ton énergie.
L’air crépita autour de moi. J’en appelai une nouvelle fois à la
Source. La dernière fois.
— Silencieux jusqu’à la fin, hein ?
L’Arum avança vers moi.
— Comme tu voudras. Le moment est venu, Baruck.
Baruck me força à me lever.
— Vas-y, Sarefeth.
Non, il était hors de question que je finisse comme ça. Dee était à
une fête avec Adam. Ces ordures n’auraient aucun mal à la trouver. Et
Kat était là, quelque part, trop près. Non. Ça ne pouvait pas arriver.
Pas à ma sœur, pas à Kat. Je rassemblai mon énergie et l’expulsai en
direction de l’Arum en face de moi – Sarefeth. Mais il abandonna son
apparence humaine et, sous la forme d’une fumée épaisse, il plongea
vers ma poitrine. Dans ma poitrine. J’arquai le dos sous la douleur.
Jamais je n’avais ressenti une telle souffrance. Je poussai un hurlement
et repris brièvement ma forme humaine.
Soudain, sans raison apparente, l’Arum s’écarta de moi et se
retourna. Je sentais toujours la douleur, mais… je devais halluciner…
Kat. Kat était là.
Elle se tenait face à Sarefeth comme une princesse guerrière, les
cheveux en bataille, la robe déchirée, l’obsidienne ardente dans la
main.
Et l’Arum explosa en un millier de petites ombres noires.
Baruck me relâcha et je retrouvai ma véritable forme. N’écoutant
pas ma douleur, je fonçai sur Baruck qui se dirigeait vers Kat. Mais
soudain il changea de trajectoire et, se transformant en ombre, il se
fondit dans l’obscurité de la nuit et disparut.
Il avait fui.
Une seconde plus tard, Kat était à genoux près de moi.
— Daemon. Daemon, je t’en prie, dis-moi quelque chose.
Ma lumière étincela, dégageant une chaleur sans doute trop intense
pour Kat. Mes mains étaient posées sur l’asphalte craquelé. Je crus
entendre Kat crier, ce qui me força à reprendre mes esprits. Je retrouvai
mon apparence humaine et tendis la main, l’attrapant par le bras pour
l’empêcher de s’éloigner.
— Daemon, oh, mon Dieu, tu vas bien ?
Elle était là, près de moi, ses paumes fraîches sur mes joues. Ses
mains étaient si douces.
— Je t’en prie, supplia-t-elle. Dis-moi que ça va. S’il te plaît.
Je levai doucement la main et la posai sur la sienne
— Rappelle-moi… de ne jamais plus te mettre en colère. Tu es un
ninja, ou quoi ?
Elle rit et sanglota en même temps avant de se jeter dans mes bras.
Je la serrai, manquant tomber à la renverse. Je caressai ses cheveux.
Elle se colla à mon corps comme si elle avait voulu fusionner avec moi
et, même si j’avais mal partout, ma douleur ne comptait plus face à ce
que j’éprouvais en cet instant.
— Tu ne m’as pas écouté, murmurai-je.
— Je ne t’écoute jamais, fit-elle en s’écartant doucement.
Elle examina mon visage.
— Tu es blessé ? Je peux faire quelque chose ?
— Tu en as déjà assez fait, Kitten.
Rassemblant mes forces, je me levai en l’entraînant avec moi. Je
regardai les dégâts autour de nous.
— Il faut qu’on parte d’ici avant que quelqu’un vienne.
Je puisai dans la Source et levai un bras. Les troncs d’arbres
roulèrent sur le bas-côté.
— Allez viens.
On monta dans le 4 × 4 et je tournai la clé dans le contact. Le
moteur ronronna. Kat tremblait dans son siège.
— Tu vas bien ? Tu n’es pas blessée ?
— Ça va. Ça fait… beaucoup à encaisser, c’est tout.
Beaucoup ? J’étouffai un rire sans joie. Je passai ma vitesse un peu
trop brusquement.
— J’aurais pourtant dû me douter que d’autres viendraient. Ils
voyagent toujours par groupes de quatre. Putain !
— Il n’y en avait que trois, fit-elle remarquer.
— Oui, parce que j’en avais déjà tué un. Ça ne leur a pas plu.
Je sortis mon téléphone. Il fallait que j’appelle Dee. Les autres
devaient savoir qu’un Arum rôdait. Il chercherait forcément à venger
ses trois frères morts.


J’étais inquiet pour Kat.
Ce à quoi elle venait d’assister avait de quoi terroriser un homme.
Mais elle resta silencieuse pendant que j’appelais ma sœur. Je passai
ensuite un coup de fil à Matthew. Je démarrai. Kat ne prononçait
toujours pas un mot. Je l’observai du coin de l’œil. Elle frissonna,
pourtant elle était loin d’être anéantie.
Elle était incroyable.
Cette petite humaine était forte, très forte. Plus solide que de l’acier.
Elle venait de me sauver la vie, j’étais suffisamment conscient de ma
virilité pour le reconnaître sans problème. Si elle n’était pas intervenue,
je n’aurais peut-être pas pu me libérer de l’étreinte de Baruck. Je lui
devais la vie. J’aurais pu mourir sur cette route et à cet instant, deux
Arums seraient en train de traquer ma famille. Et Kat.
Parce que, évidemment, elle portait de nouveau la trace. Elle
brillait comme un néon.
Quand je me garai, nos deux maisons étaient plongées dans le noir.
Je coupai le moteur et me tournai vers elle. Elle ne bougea pas.
— Kat, tu es sûre que ça va ?
Elle cligna lentement des yeux et tourna la tête vers moi. Elle tenait
toujours l’obsidienne entre ses mains. Je la lui pris doucement.
— Je veux que tu dormes à la maison, ce soir. Tu es de nouveau
marquée et même si je ne pense pas que l’Arum te retrouve ici, je
préfère ne pas prendre de risque.
— Mais… je vous mettrai en danger…
— Tu habites la maison d’à côté, alors ça ne change pas grand-
chose. Et puis Dee est avec Matthew, Adam et Andrew.
— Oui, mais si je reste chez moi, raisonna-t-elle calmement, au
moins toi, tu…
— Je veux que tu dormes à la maison, la coupai-je. D’accord ?
Elle me regarda pendant un long moment, puis acquiesça. Elle
descendit de la voiture et je la suivis chez elle. Quand elle alluma la
lumière de l’entrée, je découvris dans quel état elle était. Elle avait
perdu une chaussure et ses genoux étaient pleins de sang. Elle avait
des griffures sur tout le corps. J’ouvris la bouche, mais elle s’éloigna et
gravit les marches en boitillant.
Je fermai les yeux et mes doigts se serrèrent autour du manche de
l’obsidienne. Mes épaules s’affaissèrent.
Quand j’avais appelé Matthew, il m’avait demandé si Kat avait
assisté au combat. Mentir ne servait à rien. Je lui avais répondu que
oui.
— Nous en parlerons plus tard, avait-il soupiré.
Je savais que ce « plus tard » n’allait pas tarder à arriver.
Je rouvris les yeux. Kat était en haut de l’escalier, un petit sac en
coton à la main. Elle portait toujours sa robe déchirée et elle semblait
noyée dans ma veste. Elle était épuisée et elle marchait comme si elle
était près de s’effondrer.
Elle m’avait sauvé la vie.
Je me fichais de ce que Matthew ou Andrew pourraient dire, j’étais
prêt à la soutenir. À la protéger, comme elle l’avait fait pour moi.
Je la rejoignis au milieu de l’escalier et lui pris son sac.
— J’ai dit à ma mère que je passais la nuit chez Dee, souffla-t-elle
après avoir fermé sa porte à clé. Je l’ai appelée quand j’étais en haut.
— Très bien.
Lorsque j’ouvris ma porte, une bouffée d’air frais nous accueillit. Kat
frissonna.
— Désolé, on fait en sorte que la maison soit plutôt fraîche la nuit.
— Je m’en souviens, murmura-t-elle. (Elle était si pâle.) Ce n’est pas
grave.
Dans la chambre d’amis, Kat regarda dans son sac et poussa un
grognement.
— Quelle idiote ! J’ai pris de quoi me changer, mais rien pour
dormir. Il faut que j’y retourne.
— Je vais te donner quelque chose. Attends-moi là.
Je trouvai un bas de pyjama et un tee-shirt dans la chambre de
Dee, sachant qu’elle ne m’en voudrait pas. Quand je revins, Kat avait
enlevé ma veste et l’avait posée sur la commode. Elle tenait les pans
déchirés de sa robe à deux mains. Je laissai le pyjama sur le lit.
J’aurais voulu lui parler, prononcer des paroles rassurantes, mais
rien ne me vint à l’esprit. Kat prit le pyjama et se rendit dans la salle de
bains. J’allai prendre une douche dans la salle d’eau qui dépendait de
ma chambre et passai rapidement un survêtement et un tee-shirt. Je lus
sur mon téléphone les messages de Dee et ceux d’Andrew qui avaient
appris ce qui s’était passé par le biais d’Adam. Ma sœur me promettait
de rentrer dès qu’ils auraient remis la main sur Ash.
Je me retrouvai dans le couloir devant la porte de la salle de bains.
L’eau ne coulait plus et soudain, je crus entendre un rire. Un rire si
triste. L’inquiétude me gagna.
— Tout va bien là-dedans ? demandai-je à la porte close.
Il y eut un silence puis :
— Oui… oui.
J’attendis quelques secondes avant de retourner dans la chambre
d’amis. Je me laissai tomber sur le lit. Kat avait probablement besoin
d’être seule, que je lui fiche la paix, mais… Merde ! Je me frottai la
poitrine, juste là où l’Arum l’avait pénétrée. Je ne voulais pas qu’elle
reste seule.
Et je n’avais aucune envie d’être seul moi-même.
Quelques minutes s’écoulèrent et Kat entra. Ses cheveux humides
avaient mouillé le haut de son tee-shirt. Elle avait des cernes sombres
sous les yeux et elle était toujours trop blanche, pourtant… elle
dégageait un truc de fou. Elle n’était comme aucune des personnes que
je connaissais. Cette prise de conscience me fit l’effet d’un coup de
poing. Je ne savais pas comment réagir.
Kat s’arrêta devant moi.
— Ça va ? me demanda-t-elle.
J’acquiesçai, choqué qu’elle me pose cette question à moi.
— Chaque fois qu’on utilise nos pouvoirs, c’est un peu comme si…
on perdait une partie de nous-mêmes. Alors, ça va nous prendre un
peu de temps pour recharger les batteries. Dès que le soleil se lèvera,
ça ira beaucoup mieux.
Je fis une pause avant d’ajouter :
— Je suis désolé que tu aies eu à subir ça. Je ne t’ai pas remerciée.
Tu aurais pu t’enfuir, Kat. Ils t’auraient… tuée sans le moindre
remords. Mais tu m’as sauvé la vie. Alors, merci.
Elle ouvrit la bouche et la referma en se frottant nerveusement le
bras.
— Tu veux bien rester avec moi ce soir ? fit-elle brusquement. Je ne
te fais pas des avances et tu n’es pas obligé, mais…
— Je sais.
Je ressentais exactement la même chose qu’elle. Je voulais la garder
dans mes bras, la rassurer, me rassurer. Être certain qu’elle était là et
qu’elle allait bien. Je me levai.
— Laisse-moi juste faire le tour de la maison une dernière fois. Je
reviens tout de suite.
Avant même que j’aie quitté la pièce, elle s’était déjà glissée sous les
couvertures. Je lui jetai un dernier coup d’œil. Elle avait les yeux fixés
au plafond. J’esquissai un sourire et me dépêchai d’aller vérifier que
toutes les portes étaient bien fermées. Puis j’allai chercher mon
téléphone dans ma chambre. Dee n’allait pas tarder à rentrer et j’aurais
pu – j’aurais même dû – le dire à Kat. Elle aurait partagé son lit avec
une personne plus… appropriée. Mais j’avais gardé l’information pour
moi.
Je retournai dans la chambre d’amis et restai une minute dans
l’encadrement de la porte. C’est dans mon lit qu’elle aurait dû être
couchée. Non. Je ne devais pas laisser ce genre de pensée envahir mon
cerveau. J’étais fatigué et perturbé par tout ce que nous venions de
vivre. Je refermai la porte et me postai à la fenêtre qui surplombait le
jardin.
Quand je m’approchai du lit, Kat se poussa pour me faire de la
place. Je cachai mon sourire. Elle s’était tellement écartée qu’il y avait
de la place pour deux personnes comme moi à côté d’elle. Je
m’allongeai, mais je ne remontai pas la couverture au-delà de ma taille.
Ma température interne était plus élevée que la sienne.
On resta silencieux.
Nous étions là, tous les deux, à regarder le plafond. Si quelqu’un
m’avait dit un an plus tôt que je me retrouverais dans un lit avec une
humaine, je lui aurais conseillé d’arrêter la drogue.
Je me mordis la lèvre et me tournai vers elle. Une poignée de
secondes s’écoula avant qu’elle lève la tête vers moi ; je lui souris.
Elle éclata de rire. Comme j’aimais ce son.
— C’est… vraiment gênant.
Mon sourire s’élargit.
— Oui, hein ?
— Oui, pouffa-t-elle.
C’était fou de rire après tout ce qui venait de nous arriver, pourtant
on rigolait ensemble et ça faisait du bien. C’était absurde. Quatre-vingt-
dix pour cent du temps, nous ne vivions que pour nous agacer l’un
l’autre, nous taquiner ou nous faire du mal. Pourtant, je lui avais sauvé
la vie la dernière fois et aujourd’hui, c’était elle qui avait sauvé la
mienne. Sans compter que nous partagions le même lit. Oui, c’était
comique.
Et Kat… il n’y avait pas de mots pour la décrire. Je tendis la main
pour intercepter la minuscule larme qui roulait sur sa joue. Une larme
de rire.
— Pourquoi est-ce que tu es revenue ? murmurai-je. C’était
incroyable.
Elle me regarda de ses grands yeux gris.
— Je pourrais te dire la même chose. Tu es sûr que tu n’es pas
blessé ?
Je secouai la tête.
— Ça va, merci. Grâce à toi.
Je me penchai pour éteindre la lampe sur la table de chevet – à la
manière d’un humain.
La chambre fut plongée dans le noir.
— Je brille ? demanda-t-elle.
Elle avait reçu cette dose pendant un combat où j’avais
suffisamment puisé dans la Source pour illuminer toute la ville.
— Comme un sapin de Noël.
— Pas seulement l’étoile ?
Je roulai sur le côté, me rapprochant d’elle, et ma main effleura son
bras.
— Non. Tu es éblouissante. J’ai l’impression de regarder le soleil.
— Tu vas avoir du mal à dormir, alors.
Elle leva le bras. C’était mignon.
— Ça a un effet rassurant sur moi, en fait. Ça me rappelle mon
peuple.
Elle resta silencieuse un moment avant de souffler.
— Et pour l’obsidienne ? Tu ne m’en avais jamais parlé.
— Je ne pensais pas que ça te serait utile. Du moins je l’espérais.
— Est-ce qu’elle peut te blesser ?
— Non. Et avant que tu me poses la question, ajoutai-je, on n’a pas
l’habitude de dire aux humains ce qui nous tue. Même la Défense
l’ignore. Mais l’obsidienne dissipe les pouvoirs des Arums. Tout comme
le bêta-quartz de Seneca Rocks qui dissimule notre énergie. La seule
différence, c’est qu’il suffit de les toucher avec la roche pour que… Tu
sais. C’est une question de lumière, la façon dont l’obsidienne se
fracture.
— Les cristaux sont tous nocifs pour les Arums ?
— Non, seulement ce type. Ça a sûrement un rapport avec la fonte
et le refroidissement. Matthew me l’a expliqué un jour, mais très
franchement, je n’ai pas écouté. Je sais que ça peut les tuer et ça me
suffit. On en a toujours sur nous, dissimulée quelque part. Dee la garde
dans son sac.
Elle frissonna.
— Je n’arrive toujours pas à croire que j’ai tué quelqu’un.
— Tu n’as pas tué quelqu’un. Tu as tué un extraterrestre
malintentionné qui t’aurait assassinée sans le moindre remords. Et qui
était sur le point de me buter. (Je me passai la paume sur la poitrine.)
Tu m’as sauvé la vie, Kitten.
Elle ne répondit pas. Tout ça était difficile à comprendre pour elle.
— Tu as agi comme Oiseau des Neiges, fis-je soudain.
— Dans quel sens ?
Je souris.
— Tu aurais très bien pu m’abandonner et t’enfuir comme je te
l’avais demandé. Mais tu es revenue pour m’aider. Tu n’étais pas
obligée de le faire.
— Je… je ne pouvais pas te laisser.
Elle se mit à respirer plus fortement.
— Je n’aurais pas pu. Je ne me le serais jamais pardonné…
— Je sais. (J’étouffai un bâillement.) Dors, maintenant, Kitten.
Elle resta silencieuse cinq secondes.
— Et si le dernier revenait ? (Je sentis la panique dans sa voix.) Dee
est avec M. Garrison. Il sait que j’étais avec toi quand ils ont attaqué. Et
s’il me livrait à eux ? Et si la Défense…
Une nouvelle raison d’avoir peur lui était apparue. Je pris sa main
et lui caressai les doigts.
— Chut. Il ne reviendra pas. Pas tout de suite. Et je ne laisserai pas
Matthew te livrer à qui que ce soit.
— Mais…
— Je l’en empêcherai, Kat. D’accord ? Je te le promets. Je ne
laisserai rien t’arriver.
Sa respiration se calma. Ma promesse ne serait pas évidente à tenir.
Mais rien ni personne ne pourrait m’en empêcher.
CHAPITRE 21

Je n’étais pas sûr d’être en train de rêver, mais si c’était le cas, je ne


voulais pas me réveiller. Une odeur de pêche et de vanille enchantait
mes sens.
Kat.
Il n’y avait qu’elle pour dégager ce merveilleux parfum d’été et de
tout ce que je n’avais jamais pu avoir. Elle était collée contre moi, sa
main sur mon ventre. Le mouvement régulier de sa poitrine était mon
univers et dans ce rêve – ce ne pouvait être qu’un rêve – ma respiration
s’accordait à la sienne.
Chaque parcelle de mon corps était en feu. Éveillé, j’aurais sans
doute été sous mon apparence réelle.
Ce n’était qu’un rêve, mais il semblait si vrai.
Je ne pus résister à l’envie d’insinuer ma jambe entre les siennes et
d’enfouir mon nez dans son cou pour prendre une grande inspiration.
Divine. Parfaite. Humaine. J’avais de plus en plus de mal à respirer. Le
désir m’envahissait peu à peu. Me consumait peu à peu. Je goûtai sa
peau, en l’effleurant à peine du bout des lèvres et de la langue. Elle
était douce et lisse.
Je bandais.
Je me rapprochai d’elle et elle émit un petit gémissement adorable
et féminin qui me transperça le cœur.
— Tu es faite pour moi, lui murmurai-je dans ma propre langue.
Elle s’étira sous moi et je me délectai de ce rêve où, au lieu de me
haïr et de me repousser, elle répondait à mon désir.
Je pesai sur elle un peu plus et glissai ma main sous son tee-shirt.
Sa peau était comme du satin. Comme une matière précieuse. Si elle
était mienne, je chérirais chaque partie de son corps. Je la désirais si
fort. Je la caressai encore et encore, sa peau était douce et tendre sous
mes doigts.
Kat hoqueta.
Mon rêve se dissipa. Je me raidis, prêt à bondir. Puis j’ouvris les
yeux. Son cou gracile se pencha sur moi. Ma barbe naissante avait rosi
sa peau.
J’entendis le tic-tac de l’horloge accrochée au mur.
Merde.
Je l’avais caressée en dormant.
Je me redressai sur un coude et la contemplai. Elle me regardait
avec un regard embrumé et interrogateur.
Merde de merde.
— Bonjour.
Je compris que je n’avais pas rêvé et pourtant, je ne pus détacher
mon regard de son visage. Mon désir n’avait pas diminué. Il était là,
quelque part, lové au creux de mon être, exigeant que je me plie à sa
volonté et je voulais lui obéir. Je le voulais si fort.
La seule chose qui m’arrêtait était le halo de lumière blanche qui
l’enveloppait. Elle ressemblait à une étoile étincelante.
Elle était en danger. Et elle représentait un danger pour nous.
Avec un dernier regard, je me levai et à la vitesse de l’éclair quittai
la chambre en claquant la porte derrière moi. Chaque pas qui
m’éloignait d’elle était douloureux.
En tournant à l’angle du couloir, je manquai me cogner dans ma
sœur.
Elle m’examina, les sourcils froncés.
— La ferme, marmonnai-je en la dépassant.
— Je n’ai rien dit, crétin, me lança-t-elle, une pointe d’amusement
dans la voix.
— Eh bien, continue, lâchai-je.
Dans ma chambre, j’enfilai un survêtement et mes baskets. La
collision avec ma sœur m’avait en partie calmé, mais il fallait que je
quitte cette maison. Que je m’éloigne de… d’elle.
Je ne pris même pas la peine de changer de tee-shirt. Au moment
où mes pieds touchèrent le porche, je filai comme une flèche en
direction de la forêt. Le ciel était couvert de gros nuages gris. Une
petite pluie s’abattit sur moi, me transperçant de mille aiguilles glacées.
Je l’accueillis. Une fois à l’abri des arbres, j’abandonnai mon apparence
humaine et accélérai jusqu’à n’être plus qu’un filet de lumière.
Je la désirais. Je désirais Kat.
Ce n’était pas vraiment nouveau, bien sûr. Dès que j’avais vu ses
jambes, je les avais imaginées entourées autour de ma taille ou
emmêlées avec les miennes. Et quand elle était apparue avec son bikini
rouge… Non, ça n’avait rien d’une découverte, mais l’intensité qu’avait
prise mon envie d’elle ce matin était… déconcertante.
Je la désirais si violemment que j’en avais mal.
Était-ce à cause de la nuit dernière ? Parce qu’elle m’avait sauvé la
vie ? Ou est-ce que cela datait d’un peu plus tôt, du soir où je l’avais
vue dans sa robe rouge ? À moins que ce désir ne se soit lentement
construit depuis le jour de notre rencontre.
Ça n’avait aucune importance.
De toute façon, ce désir était déplacé.
Je repensai à Dawson. À ce qui lui était arrivé. Voulais-je prendre le
même risque ? Laisser Dee toute seule ? Mais, encore à cet instant, je
sentais le goût de sa peau sucrée sur ma langue et j’entendais son
gémissement si sensuel.
Une idée commençait à naître dans ma tête. Une idée que Dee
détesterait. Mais je ne voyais pas d’autre solution. Je pouvais demander
à la Défense de nous placer dans une autre communauté. Nous serions
obligés de quitter notre maison, nos amis et Matthew, mais ce serait
pour le mieux. C’était la meilleure chose à faire.
Dee serait en sécurité.
Et Kat aussi.
De toute façon, il nous était impossible, à Dee comme à moi, d’être
séparés de Kat.
Et je savais au plus profond de moi que je pouvais bien fuir à l’autre
bout de l’univers, elle serait toujours là avec moi. En moi.


En rentrant, j’eus le sentiment que tout était sous contrôle. J’avais
un plan auquel j’allais me tenir. J’entrai chez moi, déterminé.
La voiture d’Andrew était garée dans l’allée et j’espérai de tout mon
cœur que tout le clan n’était pas déjà arrivé. Mais de toute façon, je
savais que la confrontation avec Matthew et les Thompson était
inévitable.
Dee m’attendait dans le salon.
— Où est Kat ? lui demandai-je.
J’eus aussitôt envie de me mettre des baffes. À peine rentré et je
m’inquiétais déjà pour elle – c’était sans doute le signe que la situation
n’était peut-être pas vraiment sous contrôle, contrairement à ce que
j’avais imaginé.
Ma sœur haussa les sourcils.
— Sa mère est rentrée, alors elle est passée chez elle. Elle revient
tout de suite.
Elle prit une brève inspiration.
— Daemon…
Adam arriva de la cuisine, une pomme à la main.
— Andrew et Ash font la gueule, annonça-t-il.
J’essuyai la sueur qui perlait sur mon front à l’aide de mon avant-
bras.
— Comme tous les jours, non ? ironisai-je.
Il sourit.
— Ils n’arrivent pas à croire que vous nous ayez caché un truc
comme ça. Le fait que Kat sache qui on est. Ils arrivent.
— Matthew les accompagne, précisa Dee.
Elle avait l’air inquiète.
— Il n’est pas content non plus, Daemon. J’ai peur qu’il…
— Il ne fera rien, la coupai-je.
Je jetai un regard noir en direction d’Adam.
— Toi aussi, tu es en colère ?
— Pas vraiment.
Il mordit pensivement dans sa pomme.
— Je veux dire, ça fait un moment qu’elle sait, non ? Et d’après
Dee, elle n’a rien raconté ni rien laissé échapper. Alors, pourquoi elle le
ferait maintenant ?
— Elle ne le fera pas !
Dee et moi avions parlé d’une même voix. Je lançai un coup d’œil
complice à ma sœur.
— Je vais prendre une douche, déclarai-je en montant à l’étage.
— Kat sera là dans quelques minutes, me prévint ma sœur.
— OK.
— Et les autres aussi, ajouta-t-elle.
Je me retournai brusquement.
— Kat sait qu’ils sont au courant, reprit Dee. Elle veut être présente.
Je pense que c’est une bonne idée.
Je descendis une marche.
— L’accueillir au milieu d’une tribu de Luxens qui la détestent et ne
lui font pas confiance, c’est une bonne idée ? Sauf si l’on considère que
ce sera plus facile pour eux de la griller sur place, ça n’a rien d’une
bonne idée.
— Tu sais très bien que malgré ce qu’ils disent, Ash et Andrew ne
lui feraient pas de mal.
— De toute façon, je ne les laisserais pas faire.
Dee écarquilla les yeux. Oui, j’avais balancé ça devant tout le
monde. Je n’avais aucune idée de ce que ma sœur s’imaginait, surtout
après ce qu’elle avait vu ce matin, mais je m’en foutais. Elle reprit :
— Je pense que c’est une bonne idée qu’ils la rencontrent. Qu’ils
réalisent qu’elle est digne de confiance. Je ne m’inquiète pas pour Ash
ou Andrew. C’est Matthew qui a besoin d’être convaincu. Tu le sais très
bien.
Elle avait raison. Pour moi, Ash et Andrew pensaient ce qu’ils
disaient, mais ils n’iraient pas dénoncer Kat à la Défense ou aux
Anciens. En revanche, Matthew n’hésiterait sans doute pas. Malgré
tout, je pouvais essayer de le persuader que nous n’avions rien à
craindre. C’était quelqu’un de juste et de rationnel. S’il comprenait que
Kat ne parlerait jamais de nous à personne, il la laisserait
probablement tranquille. Comme le disait Dee, c’était une bonne chose
que Kat soit présente. Et puis, je serais là pour m’assurer en personne
de sa sécurité.
— D’accord, lançai-je en remontant les marches.
Quand j’arrivai dans ma chambre, Dee était sur mes talons. Elle
ferma la porte derrière nous et attendit que je me retourne vers elle.
— Il se passe quoi entre Katy et toi ?
Je repensai au corps de Kat sous le mien.
— Rien.
Elle plissa les paupières.
— Vous avez couché ensemble la nuit dernière ?
Je m’étranglai.
— Non, je n’ai pas couché avec elle.
— Vous avez dormi dans le même lit, en tout cas. Je veux savoir ce
qui se passe.
J’avais envie de l’envoyer balader. Rien de tout ça ne la regardait.
Mais ça ne ferait qu’augmenter ses soupçons.
— Elle était stressée, inquiète et effrayée. Entre ce qui s’est passé à
cette putain de fête et la baston avec les trois Arums, elle avait besoin
de quelqu’un pour lui tenir compagnie. J’ai été ce quelqu’un. Point
final.
Dee m’observa silencieusement en tournant une mèche de cheveux
entre ses doigts.
— Oh, non, pas point final. Pas point final du tout.
Et avec un grand sourire, elle sortit de ma chambre.


Après avoir rapidement pris une douche, puis m’être changé, je
redescendis. Kat était arrivée et elle scintillait comme l’étoile du berger.
Quand j’entrai dans le salon, elle leva les yeux vers moi. Elle les baissa
presque aussitôt, les joues très roses. La couleur s’étendit à son cou et à
son décolleté, à tel point que je me demandai jusqu’où elle se
propageait.
Bordel de merde.
— Ils sont là, annonça Adam depuis la porte d’entrée.
Kat se raidit légèrement, mais resta calme. Pendant que tout le
monde entrait, je posai mes fesses sur le dossier du fauteuil dans lequel
elle était assise.
Quand ils virent l’intensité de la trace, Ash et Andrew se fermèrent
comme des huîtres.
Ils tiraient une telle tronche que je me demandai s’ils n’allaient pas
rester coincés comme ça.
Matthew, lui, s’immobilisa au milieu de la pièce ; on aurait dit qu’il
avait la nausée.
— Qu’est-ce qu’elle fait ici ? cracha-t-il.
— Elle brille comme une boule disco, siffla Ash d’un ton accusateur.
Je suis sûre qu’on peut la voir jusqu’en Virginie.
Kat ne répondit pas.
— Elle était avec moi hier soir quand les Arums m’ont attaqué,
expliquai-je. Vous le savez. Les choses ont été un peu… explosives.
Matthew se passa nerveusement la main dans les cheveux.
— Daemon, soupira-t-il, j’aurais cru que, plus que n’importe qui, tu
serais conscient des dangers et que tu te montrerais plus prudent..
Je croisai les bras.
— Et qu’est-ce que j’étais censé faire, au juste ? L’assommer avant
que les Arums me chargent ?
Ash haussa un sourcil. Elle semblait trouver que c’était une
excellente solution.
— Katy sait tout depuis la rentrée, continuai-je. Et crois-moi, j’ai fait
tout ce que j’ai pu pour l’éviter.
Andrew hoqueta.
— Elle est au courant depuis tout ce temps ? Comment as-tu pu
nous faire ça, Daemon ? Nos vies à tous sont entre les mains d’une
vulgaire humaine ?
Dee leva les yeux au ciel.
— Elle n’en a visiblement parlé à personne, Andrew. Calme-toi.
— Me calmer ?! s’écria-t-il. Elle est stupide et…
Je l’interrompis.
— Fais attention à ce que tu dis. Tu ne sais rien. Tu ne peux pas
comprendre. Et tu risquerais de te prendre un éclair dans la tête.
Ma peau commençait à vibrer. Ash déglutit et détourna les yeux en
secouant la tête. Un lourd silence s’installa. Mon message était passé.
Matthew fit un pas en avant.
— Daemon, tu menaces les tiens pour elle ? Je ne t’en aurais jamais
cru capable.
— Ce n’est pas ce que tu crois, rétorquai-je.
— Je n’ai pas l’intention de trahir votre secret. Je connais les risques
pour vous et pour moi. Vous n’avez pas à vous inquiéter.
C’était la première fois que Kat prenait la parole.
— Pourquoi est-ce qu’on devrait te faire confiance ? répliqua
Matthew. Ne le prends pas mal. Je suis sûr que tu es une fille très bien.
Tu es intelligente et tu sembles avoir la tête sur les épaules, mais c’est
une question de vie ou de mort pour nous. Il en va de notre liberté. On
ne peut pas se permettre de faire confiance à un humain.
Je n’aimais pas du tout la direction que cette discussion prenait.
— Elle m’a sauvé la vie, hier soir.
Andrew éclata de rire.
— Je t’en prie, Daemon. Les Arums ont dû te frapper un peu trop
fort sur la tête. Une humaine ne pourrait pas nous sauver la vie, c’est
impossible.
— C’est quoi ton problème, à la fin ? le rembarra férocement Kat. À
t’entendre, on dirait que je ne suis pas capable de faire quoi que ce soit.
D’accord, vous êtes super balèzes, mais ça ne veut pas dire qu’on est
des organismes unicellulaires.
Adam pouffa.
— Elle m’a vraiment sauvé la vie, répétai-je lentement. Trois Arums
nous ont attaqués. C’étaient les frères de celui que j’avais tué. J’ai pu
anéantir l’un d’entre eux, mais les deux autres étaient trop forts pour
moi. Ils m’ont mis au tapis et ils avaient déjà commencé à ponctionner
mon énergie. J’allais mourir.
Dee pâlit et balbutia :
— Daemon. Tu ne nous as pas parlé de ça.
— Je ne comprends toujours pas comment elle aurait pu t’aider.
Elle est humaine. Les Arums sont puissants, amoraux et méchants.
Comment une fille comme elle aurait-elle pu les affronter ? fit Matthew,
manifestement incrédule.
— Je lui avais confié mon obsidienne pour qu’elle puisse s’enfuir.
— Tu lui as donné ta dague alors que tu aurais pu l’utiliser ?
s’exclama Ash, choquée. Mais tu ne l’aimes même pas.
— Peut-être, mais je n’allais pas la laisser mourir parce que je ne
l’aime pas.
Je n’aimais pas les mots que je venais d’employer. Mais ce n’était
pas le moment de mettre Ash encore plus en colère. Je ne regardai pas
Kat, pour ne pas voir sa réaction. Je préférais ne pas savoir.
— Tu aurais pu être blessé, protesta Ash. (La terreur dans sa voix
était palpable.) Tu aurais pu être tué en lui cédant ton seul moyen de
défense efficace ! ajouta-t-elle.
— J’ai d’autres moyens de défense, soupirai-je. Pas elle. Et elle ne
s’est pas enfuie comme je le lui avais demandé. Elle est revenue sur ses
pas et elle a abattu l’Arum qui était sur le point de me tuer.
— C’est… admirable, énonça Matthew à contrecœur.
— C’est bien plus qu’admirable, intervint Dee en posant sur Kat un
regard éberlué. Elle n’était pas obligée de faire ça. Vous devez bien
admettre que c’est absolument héroïque de sa part !
— C’était courageux, admit Adam, les yeux fixés sur le tapis. Elle
s’est comportée comme on l’aurait fait.
— N’empêche qu’elle est au courant pour nous, repartit Andrew en
lançant un regard réprobateur à son frère. On n’a pas le droit d’en
parler aux humains.
— On ne lui a rien dit ! s’énerva Dee. C’est arrivé comme ça.
Andrew leva les yeux au ciel et se tourna vers Matthew.
— Oh, comme la dernière fois, alors ? Je n’arrive pas à y croire.
— Le lundi matin, tu m’as dit que quelque chose s’était produit,
mais que tu t’en étais occupé.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? voulut savoir Ash. C’est la première fois
qu’elle a eu une trace, c’est ça ?
— Qu’est-ce qui s’est passé ? répéta Adam, curieux.
— J’ai traversé alors qu’un camion arrivait, marmonna Kat.
Ash me fixa, les yeux comme des soucoupes.
— Tu as arrêté le camion ?
J’acquiesçai. Sa colère sembla s’effacer et elle cligna des yeux.
— Il est clair que tu aurais eu du mal à trouver une excuse. Elle est
au courant depuis tout ce temps ?
— Elle n’a pas eu peur, déclara Dee. Elle nous a écoutés, elle a
compris pourquoi il était capital que ça reste un secret, et c’est tout.
Jusqu’à hier soir, ça n’avait posé aucun problème.
Matthew était appuyé contre le mur du salon, entre la télé et les
étagères qui débordaient de livres.
— Vous m’avez menti. Tous les deux. Comment suis-je censé vous
faire confiance à présent ?
Du coin de l’œil, je vis Kat se masser les tempes. Je me passai la
main sur la poitrine. J’avais encore mal.
— Écoutez, fis-je, je connais les risques. Plus que n’importe qui dans
cette pièce. Mais ce qui est fait est fait. Il faut qu’on aille de l’avant.
— En contactant la Défense, par exemple ? suggéra Andrew. Je suis
sûr qu’ils sauront quoi faire d’elle.
— J’aimerais te voir essayer, Andrew. Vraiment. Parce que même si
je n’ai pas retrouvé toutes mes forces, je peux encore te mettre une
raclée.
Ma voix était calme, posée. À l’opposé de ce que je ressentais.
Matthew s’éclaircit la gorge.
— Daemon, ce n’est pas la peine de nous menacer.
— Ah oui ? le défiai-je.
Le silence qui suivit fut lourd et long. Ce fut Matthew qui le brisa.
— Je ne pense pas que ce soit très judicieux. Pas en sachant… ce
qui s’est passé la dernière fois. Mais je n’ai pas non plus l’intention de te
livrer à eux. (Il jeta à Kat un regard lourd de menaces.) Sauf si bien sûr
tu me donnes une raison de le faire. Peut-être que ce ne sera jamais le
cas. Je n’en sais rien. Les humains sont des créatures… changeantes. Ce
que nous sommes, ce que nous pouvons faire doit être tenu secret à
tout prix. Je crois que tu l’as bien compris. Tu es en sécurité. Pas nous.
Andrew jura et Ash avait l’air prête à briser un objet par terre, mais
la parole de Matthew était sacrée. C’était un peu notre Ancien à nous.
Nous le savions tous. J’étais soulagé. Je n’allais pas avoir à me battre
contre ceux que je considérais comme ma famille.
— Tu as dit qu’il ne restait qu’un seul Arum, s’enquit Adam en
changeant de sujet. On fait quoi pour lui ? Il sait qu’il peut trouver des
Luxens dans le coin. Il va forcément revenir.
Matthew vint s’asseoir sur le canapé, à côté de Dee.
— Il n’attendra pas longtemps. Ils ne sont pas connus pour leur
patience. Je pourrais contacter d’autres Luxens, mais je ne suis pas sûr
que ce soit pertinent. Ils ne lui feront peut-être pas autant confiance
que nous.
— Et il ne faut pas non plus oublier qu’elle ressemble à une
ampoule géante, fit remarquer Ash. On aura beau garder le secret, dès
qu’elle ira se promener en ville, les autres sauront que quelque chose
de grave s’est encore produit.
— Eh bien, qu’est-ce que je suis censée faire, au juste ? lui demanda
Kat.
J’interrogeai mes camarades du regard.
— Des suggestions ? Plus vite elle sera débarrassée de cette trace,
mieux ce sera pour tout le monde.
Andrew haussa les épaules.
— On s’en fout. Il faut d’abord qu’on s’occupe de l’Arum. Il la
repérera n’importe où. On est tous en danger. Tous ceux qui
s’approcheront d’elle le seront aussi. On ne peut pas attendre sans rien
faire. Il faut qu’on le retrouve.
Dee secoua la tête et le contredit :
— Si on arrive à faire disparaître la trace, on gagnera du temps
pour le chercher. Ça devrait être notre priorité.
— Moi, je dis qu’on devrait l’abandonner au milieu de nulle part,
marmonna Andrew.
— Merci, lança Kat en se massant de nouveau les tempes. Tu nous
aides beaucoup.
Il lui adressa un sourire narquois.
— Hé, c’était juste une proposition !
— La ferme, Andrew, le sermonnai-je.
— Quand on aura réussi à faire disparaître la trace, elle sera en
sécurité, insista Dee en rejetant ses cheveux en arrière. Les Arums n’ont
pas l’habitude de s’en prendre aux humains.
— Je sais ! s’exclama Adam. (Tous les yeux se tournèrent vers lui.)
L’aura qui l’entoure a été créée par l’utilisation de nos pouvoirs, pas
vrai ? poursuivit-il. Et nos pouvoirs sont de l’énergie à l’état pur. On
s’affaiblit quand on utilise trop de pouvoir et donc trop d’énergie.
Le regard de Matthew brillait de curiosité.
— Je crois comprendre où tu veux en venir.
— Pas moi, murmurai-je.
— Nos pouvoirs s’estompent à mesure qu’on les utilise et qu’on
dépense de l’énergie, m’expliqua Adam. Nos traces fonctionnent
sûrement de la même manière, puisqu’elles sont constituées de l’énergie
résiduelle que l’on laisse sur quelqu’un. Si Katy se dépense, la trace
devrait s’estomper petit à petit. Peut-être pas complètement, mais
suffisamment pour ne pas attirer tous les Arums de la Terre jusqu’à
nous.
Matthew acquiesça.
— Ça devrait fonctionner.
Je me passai la main sur la poitrine.
— Et comment est-ce qu’on doit s’y prendre pour lui faire dépenser
de l’énergie ?
Andrew sourit méchamment.
— On pourrait l’emmener dans un champ et la courser avec nos
voitures. Ce serait drôle !
Kat posa bruyamment ses pieds au sol.
— Va te faire…
Mon éclat de rire l’interrompit, ce qui me valut un regard noir de la
part d’un petit chaton très en colère. J’avais envie de m’amuser.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Drôle, mais pas très
appropriée. Les humains sont fragiles.
— Je vais te mettre mon pied fragile dans le cul et après on verra !
rétorqua-t-elle.
J’esquissai un sourire qui s’effaça quand elle me poussa de
l’accoudoir du fauteuil, me faisant perdre l’équilibre.
— Je vais boire quelque chose. Appelez-moi quand vous aurez
trouvé une solution qui ne me tuera pas.
Je la regardai quitter la pièce à grands pas. Waouh. Elle était
furieuse. On ne pouvait pas lui en vouloir. Je me reconcentrai sur mes
interlocuteurs et mon regard croisa celui d’Ash. Elle non plus n’avait
pas l’air super heureuse.
— Ça pourrait marcher, réfléchit Dee à haute voix. Pour dépenser
cette énergie, elle pourrait courir, sauter sur place, faire des pompes…
— Le sexe aussi, ça marcherait, suggéra Andrew.
Tous les regards se tournèrent vers lui. La dernière chose dont
j’avais besoin était d’entendre le mot « sexe » et le prénom de Kat dans
la même phrase.
— Quoi ? s’exclama-t-il. Je ne suis pas en train de dire que l’un
d’entre nous devrait faire l’amour avec elle !
— Nom de Dieu, marmonna Matthew en se pinçant l’arête du nez.
— C’est juste que vous faisiez la liste de ce qui permet de dépenser
de l’énergie et le sexe en fait partie, se justifia Andrew.
Dee avait les yeux fixés sur le tapis. Adam semblait bizarrement
gêné. Ash se leva brusquement.
— Cette idée est écœurante, et pas seulement parce qu’on parle
d’une humaine.
Elle se plaça devant moi et me fusilla du regard.
— Tu mérites quand même mieux que ça.
— Elle mérite mieux que nous tous, répliquai-je sèchement.
Ash me dévisagea, choquée, avant de tourner les talons pour se
diriger vers la cuisine. Je la rattrapai par le bras et soutins son regard.
— Ne fais surtout rien qui risquerait de me mettre en colère.
— Tout te met en colère ! cracha-t-elle.
— Je ne plaisante pas, Ash, insistai-je en l’ignorant. Si je dois
intervenir pour vous séparer, ça ne va pas me plaire du tout.
— Pour qui tu me prends ?
Elle se libéra.
— Je ne vais pas me battre avec elle. Je vais juste me chercher à
boire.
J’hésitai à la suivre, mais Matthew me regardait déjà comme si
j’étais sur le point de faire des enfants à une humaine. Je n’étais même
pas sûr que ce soit biologiquement possible. Aucun cri ni hurlement ne
s’éleva de la cuisine, mais, tout en poursuivant la discussion, je gardai
l’oreille tendue.
Pour le moment, ça se passait plutôt mieux que ce que j’avais
redouté. C’était presque trop facile. Un mauvais pressentiment
grandissait en moi comme de la mauvaise herbe et me mettait très mal
à l’aise. J’allai me poster à la fenêtre et j’ouvris le rideau sans vraiment
savoir ce que je surveillais.
Matthew annonça qu’il se chargeait d’expliquer la situation à la
Défense et à la colonie. Les dégâts sur la route où avait eu lieu le
combat avaient sûrement déjà été découverts. Les agents de la Défense
avaient probablement enregistré le pic d’énergie. Notre explication
dans ce genre de cas était toujours la même : un défi sportif entre
Luxens. Même s’ils ne connaissaient pas l’étendue de nos pouvoirs, ils
avaient tout de même compris que notre force physique était plus
développée que celle des humains. Ils pourraient sans doute croire que
nous avions causé ces ravages à deux. Avec un peu de chance, ils
goberaient l’histoire.
Kat revint, une bouteille d’eau à la main. Nos regards se croisèrent
brièvement, mais elle baissa rapidement les yeux et s’assit tout au bord
du fauteuil. Elle était très pâle et quand Ash réapparut à son tour, les
mains vides, je ne pus qu’imaginer ce qu’elle lui avait balancé dans la
figure.
— On peut discuter un instant, juste tous les deux ? me demanda
Matthew.
J’acquiesçai avant de lancer un regard vers Dee, qui me sourit en
retour. C’était sa façon de répondre à ma question non formulée : oui,
elle garderait un œil sur Kat pour moi.
Je suivis Matthew dehors.
— De quoi tu veux parler ? lui demandai-je alors que je savais
pertinemment où cette conversation allait nous mener.
— Allons marcher un peu, proposa-t-il.
On prit la direction opposée à la maison de Kat. Je décidai de ne
pas tourner autour du pot.
— Je sais que tu t’inquiètes au sujet de Katy, mais elle ne dira rien,
lançai-je alors que nous arrivions à la lisière de la forêt. Je comprends
que ce soit difficile à avaler, mais elle a déjà eu de nombreuses
occasions de parler de nous. Et quand j’ai dit qu’elle m’avait sauvé la
vie hier, je n’exagérais pas. J’ai réglé son compte à l’un des Arums, mais
les deux autres m’avaient mis au tapis. Celui qu’elle a tué avait
commencé à se nourrir de moi.
Matthew secoua la tête.
— C’était à deux doigts, alors.
— Oui, reconnus-je en baissant la tête pour passer sous une
branche basse. Mais ça ne se reproduira pas.
Il ne répondit pas et j’en profitai pour reprendre.
— Tu aurais dû la voir, Matt. Je lui ai demandé de fuir, mais elle
est revenue comme un putain de ninja. (J’émis un rire rauque.) Elle a
planté l’Arum avec mon obsidienne comme si elle avait fait ça toute sa
vie. C’était… dingue ! Incroyable !
— On dirait, oui, fit Matthew. Peu d’humains auraient agi comme
elle. C’est une fille courageuse.
— Oui, ça c’est sûr, opinai-je.
Matthew s’arrêta.
— En réalité, ce n’est pas à son sujet que je suis inquiet, Daemon.
— Ah bon ?
— Non, c’est toi qui me causes du souci.
— Moi ? (J’éclatai de rire.) Il va falloir que tu m’expliques ça.
— Ce qui se passe en ce moment remue des souvenirs, Daemon. De
mauvais souvenirs.
J’ouvris la bouche, mais il leva la main pour m’interrompre.
— Je sais que tu n’es pas ton frère et que la situation est très
différente, mais il est évident que tu tiens à Katy. Tu ne la considères
pas comme les autres humaines avec qui tu as eu des… relations.
Ouch. J’ignorais que Matthew me surveillait d’aussi près.
— Tu ne considères pas Katy de la même manière et tu n’es pas non
plus le même quand tu es avec elle. Tu n’as pas hésité à nous menacer
pour la protéger et c’était la seule preuve qui me suffisait pour être
certain que cette situation pourrait dégénérer très rapidement. Aucun
d’entre nous n’a voulu se montrer ferme avec Dawson et regarde
comment ça s’est terminé. Je refuse de laisser la même chose t’arriver.
Je détournai le regard et secouai doucement la tête. Un petit oiseau
brun sautillait sur une branche. Kat n’avait rien à voir avec les autres
humaines que j’avais fréquentées, c’était une évidence.
— Je ne peux pas obliger Dee à se séparer d’elle, tentai-je.
— Ce n’est pas Dee le problème, me rappela Matthew.
Un tic nerveux me souleva la joue et je ris pour la troisième fois.
— J’ai pensé que Dee et moi devrions peut-être partir. Nous
pourrions trouver une autre colonie et nous y installer. Dee ne serait
sûrement pas facile à convaincre, mais…
— Ce n’est pas ce que je veux entendre, Daemon. J’espère que tu ne
t’es pas… investi avec cette fille au point que nous quitter soit la seule
option envisageable. Ça voudrait dire que tu as déjà perdu le contrôle.
Avait-il raison ? Et dans ce cas, quelles en seraient les conséquences
pour moi ? Pour nous tous ? Je secouai la tête.
— Non, ce n’est pas la seule option.
Matthew me serra fermement l’épaule.
— Je te considère comme mon frère, Daemon. Je te confierais ma
vie et je sais que tu vas gérer cette situation comme il se doit. Tu vas
d’abord nous aider à effacer la trace qu’elle porte aussi vite que
possible, par tous les moyens nécessaires.
Son regard bleu était plus coupant qu’un rasoir.
— Tu vas t’occuper de ça et aucun d’entre nous n’aura plus à
s’inquiéter. On va avancer tous ensemble et nous charger de l’Arum.
Tout va revenir à la normale. Tu peux faire ça ? Pour Dee ? Pour nous
tous, mais surtout pour toi et pour… elle.
— Je ne suis pas…
— Ne me mens pas, Daemon. Et ne te mens pas à toi-même. Tu sais
mieux que personne qu’avec ce qui est en train de naître entre cette
fille et toi, tu nous impliques tous.
Il retira sa main, la mine sombre.
— Je suis sûr que tu ne veux pas être celui qui aura provoqué sa
disparition ou sa mort. Alors, prends tes responsabilités. Au plus vite.
CHAPITRE 22

Les paroles de Matthew me hantèrent jusqu’au lendemain. Il avait


été clair. Je ne contrôlais déjà plus mes sentiments pour Kat, alors qu’il
ne s’était encore rien passé entre nous. Du moins, pas physiquement si
je ne comptais pas ce qui s’était produit dans le lit samedi matin.
Ça ne pouvait pas durer.
De toute façon, la situation ne convenait ni à Kat ni à moi.
J’avais beaucoup réfléchi durant ma patrouille samedi soir.
Matthew avait raison. Je devais débarrasser Kat de la trace le plus vite
possible. Ensuite, je m’occuperais du dernier Arum et tout redeviendrait
normal.
Il le fallait.
Je ne pouvais pas partir avec Dee. Pas maintenant. De toute
manière, il était peu probable que la Défense nous en donne la
permission.
Dee était avec Adam et c’était l’occasion d’aller discuter avec Kat.
J’étais certain qu’elle comprendrait : elle ne voulait pas non plus se
mettre en danger ou exposer qui que ce soit. Avant de sortir, j’allai
chercher mon obsidienne dans ma chambre. Je traversai la pelouse
sous la pluie, me déplaçant assez vite pour éviter les gouttes. Comme
d’habitude, la voiture de la mère de Kat n’était pas là. Je frappai.
Quelques secondes s’écoulèrent avant que la porte s’ouvre… Kat
venait manifestement tout juste de se réveiller. Elle me dévisagea en
fronçant les sourcils. Ses cheveux tombaient en masse sur ses épaules.
Elle était en pyjama et j’étais presque certain qu’elle n’avait pas de…
— Qu’est-ce que tu veux ? me demanda-t-elle.
— Tu ne m’invites pas à entrer ?
Elle pinça les lèvres et s’effaça. Je scrutai l’entrée et le salon que
j’apercevais.
— Tu cherches quelque chose ? voulut-elle savoir.
— Ta mère n’est pas là, pas vrai ?
Je préférais m’en assurer avant toute chose. Kat ferma la porte.
— Sa voiture n’est pas garée devant.
Waouh. Le chaton avait sorti les griffes.
— Il faut qu’on travaille sur ta trace.
— Il pleut des cordes, lâcha-t-elle en passant devant moi.
Elle prit la télécommande sur la table basse pour éteindre la télé,
mais je fus plus rapide qu’elle, coupant l’image d’un simple mouvement
de la main.
— Frimeur, marmonna-t-elle.
— On m’a traité de pire que ça, repartis-je.
Puis, fronçant les sourcils, je lui demandai :
— C’est quoi ces vêtements ?
Elle rougit.
— La ferme.
J’éclatai de rire.
— C’est quoi ? Les sept nains ?
— Mais non, ce sont les elfes du père Noël ! me rembarra-t-elle.
J’adore ce pyjama. C’est mon père qui me l’a offert.
Mon sourire s’effaça.
— Tu le portes en souvenir de lui ?
Kat acquiesça. Son bas de pyjama rouge et vert était ridicule, mais
je comprenais pourquoi elle le portait. Ça me fit penser à une histoire
que m’avaient racontée les Anciens.
— Mon peuple pense que lorsqu’on meurt, notre essence se fond
avec les étoiles pour les aider à briller. Ça peut paraître stupide, mais
quand je regarde le ciel, la nuit, j’aime croire qu’au moins deux de ces
étoiles sont mes parents. Et que Dawson en est une autre.
— Ce n’est pas stupide du tout.
Il n’y avait plus trace d’agressivité dans sa voix.
— Peut-être que l’une d’entre elles est mon père.
Je l’observai un moment avant de baisser les yeux.
— Bref, les elfes sont sexy.
Elle haussa les épaules, gênée et agacée en même temps.
— Vous avez un autre moyen d’atténuer la trace ?
— Pas vraiment.
— Tu as l’intention de me faire suer, c’est ça ?
— Ouais, c’est une des façons de s’y prendre.
Elle se laissa tomber sur le canapé.
— On ne peut pas faire grand-chose aujourd’hui, de toute façon.
Je haussai les sourcils.
— Tu n’aimes pas sortir sous la pluie ?
Elle prit un plaid à côté d’elle et s’en couvrit les genoux.
— On est presque en novembre et il fait froid, alors pas trop, non. Il
est hors de question que j’aille courir aujourd’hui.
Je soupirai.
— Ça ne peut pas attendre, Kat. Baruck se promène toujours dans
les parages. Plus on attend, plus il sera dangereux.
— Et Simon ? Tu en as parlé aux autres ?
En vérité, je l’avais complètement oublié jusqu’à ce qu’il me revienne
en mémoire hier soir.
— Andrew garde un œil sur lui. Comme il y avait un match hier, sa
trace est presque entièrement partie. Elle est très faible, maintenant. Ça
prouve que notre idée était la bonne.
Alors que Kat tripotait un coin élimé de son plaid, je sortis
l’obsidienne de ma poche.
— Je suis aussi passé te donner ça.
Je posai l’arme sur la table basse.
— Je veux que tu la gardes au cas où. Emporte-la avec toi partout
dans ton sac à dos ou dans ton sac à main.
Kat la fixa un moment avant de lever les yeux vers moi.
— Tu es sérieux ?
Matt serait fou d’apprendre que je lui avais donné ce moyen de me
défendre.
— Oui. Même si on réussit à atténuer la trace, conserve-la jusqu’à
ce qu’on ait éliminé Baruck.
— Mais tu n’en as pas plus besoin que moi ? Ou Dee ?
— Ne t’inquiète pas pour nous.
Il y eut un silence. Puis Kat me demanda :
— Tu penses que Baruck est toujours là ?
Il était inutile de lui mentir.
— Il est toujours dans le coin, oui. Le bêta-quartz ne lui permet pas
de nous repérer, mais il sait qu’on est là. Que je suis là.
— Tu penses qu’il va essayer de se venger ?
Je hochai la tête.
— J’ai tué deux de ses frères et je t’ai donné le moyen de te
débarrasser du troisième. Les Arums sont des créatures rancunières,
Kitten. Il ne s’en ira pas tant qu’il ne m’aura pas tué. Et il se servira de
toi pour m’atteindre parce que tu es revenue me sauver. Ils habitent sur
Terre depuis suffisamment longtemps pour comprendre ce que ça
implique. Ce serait handicapant pour moi.
Elle plissa le nez, ce qui la rendait toujours adorablement
mignonne.
— Je ne suis pas un handicap. Je peux me débrouiller seule.
C’était on ne peut plus vrai. Elle me jeta un coup d’œil en coin et je
me rendis compte que je la contemplai avec intensité. Je détournai le
regard.
— Assez discuté. On a du pain sur la planche. Je ne sais pas ce
qu’on pourrait faire ici. On joue à saute-mouton ?
Elle répondit à ma suggestion en ouvrant son ordinateur. Bon. Au
moins, elle ne faisait même pas semblant de prendre en compte mes
paroles. Elle plissa de nouveau le nez et soupira en réaction à quelque
chose sur son écran.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
— Rien.
Elle voulut fermer son ordinateur, mais je l’en empêchai. Elle me
lança un regard noir.
— Arrête de te servir de ton putain de pouvoir sur mon ordi. Tu vas
le casser.
Amusé, je fis le tour de la table basse et m’assis près d’elle. Sur
l’écran, il y avait une fille avec des couettes.
— C’est toi ?
— D’après toi ? grommela-t-elle.
Je ne pus m’empêcher de sourire. J’avais déjà vu ces posts, mais je
ne voulais pas le lui dire. Déjà que je la harcelais dans la vraie vie, elle
aurait compris qu’en plus je la harcelais virtuellement.
— Tu te filmes ?
Elle prit une profonde inspiration et il me fallut toute ma volonté
pour ne pas regarder sa poitrine.
— À t’entendre, on dirait que je fais des vidéos porno.
Je hoquetai.
— C’est ce que tu fais ?
— Arrête de dire n’importe quoi. Je peux fermer maintenant ?
— Je veux regarder !
— Pas question ! s’écria-t-elle d’un ton tellement horrifié qu’on
aurait pu croire qu’un Arum avait fait irruption dans la pièce.
Ses yeux s’agrandirent quand elle vit le curseur sur l’écran se
déplacer sur le bouton « lecture ».
— Je vous déteste, toi et tes putains de pouvoirs.
La vidéo démarra. Sur l’écran, Kat montrait des livres et en parlait
avec un enthousiasme que je ne lui avais vu que deux ou trois fois
depuis que je la connaissais. À côté de moi sur le canapé, elle avait la
mâchoire crispée et les joues écarlates. Elle avait dû enregistrer ce film
dans la nuit ou ce matin. Il se terminait par une image d’elle souriant à
la caméra.
Bon sang.
C’était vraiment une intello ! Une intello super sexy.
— Tu brilles même sur l’écran, commentai-je d’une voix rauque.
Kat hocha la tête. Je fermai le couvercle de son ordinateur.
— Tu aimes vraiment les livres. C’est mignon.
Elle tourna vivement la tête vers moi.
— Mignon ?
Je haussai les épaules.
— Oui. J’aime ton enthousiasme. C’est mignon. Mais même si tu es
très jolie avec des couettes, ça ne change pas grand-chose à la trace.
Il fallait que je me reprenne et que je me concentre sur la raison
pour laquelle j’étais venu. Je m’étirai. Je la vis jeter un regard en coin
vers la petite bande de peau visible entre la ceinture de mon jean et le
bas de mon tee-shirt qui avait remonté.
— Il faut qu’on s’en débarrasse, déclarai-je.
Elle ne quittait pas mon ventre des yeux. Je baissai les bras.
— Quand on l’aura fait disparaître, on ne sera plus obligés de
passer du temps ensemble.
Ces mots semblèrent la faire revenir à elle. Nos regards se
croisèrent.
— Tu sais, si l’idée de traîner avec moi te répugne autant, tu peux
toujours demander à quelqu’un d’autre de s’en occuper. Je préférerais
n’importe qui plutôt que toi. Même Ash.
— Tu n’es pas leur problème. Tu es le mien.
Elle émit un rire étranglé.
— Je ne suis pas ton problème.
— Bien sûr que si.
C’était la pure vérité, même si j’aurais sans doute dû l’énoncer plus
gentiment.
— Si j’avais réussi à convaincre Dee de ne pas t’approcher, rien de
tout ça ne se serait produit.
Elle leva les yeux au ciel.
— Je ne sais pas quoi te dire. On ne peut pas faire grand-chose ici,
alors autant laisser tomber l’affaire pour aujourd’hui et s’éviter la
torture de respirer le même air.
Je lui adressai un regard inexpressif.
— Ah oui, c’est vrai. Tu n’as pas besoin d’oxygène. Au temps pour
moi. Tu ne peux pas revenir quand il se sera arrêté de pleuvoir ?
Elle se leva brusquement en faisant tomber le plaid.
— Non.
Je me redressai et allai m’adosser au mur, les bras croisés.
— Je veux qu’on en finisse, repris-je. M’inquiéter pour toi et les
Arums, ce n’est pas très drôle, Kitten. Il faut qu’on trouve une solution
maintenant. Je suis sûr qu’on peut faire quelque chose.
Elle était à deux doigts de péter un câble et j’adorais la voir dans
cet état. Elle serra les poings.
— Quoi, par exemple ?
— De l’aérobic pendant… une heure ou deux devrait faire l’affaire.
(Ma proposition était sérieuse, mais mes yeux se posèrent sur son tee-
shirt et j’eus soudain envie de tout autre chose.) Tu ferais peut-être
mieux de te changer.
Dis non, s’il te plaît, ne va surtout pas te changer.
Elle prit une brève inspiration.
— Je refuse de sauter dans tous les sens pendant une heure.
Quel dommage ! Elle avait les joues rouges, signe qu’elle était en
colère. Je ne pus m’empêcher de la provoquer encore un peu.
— Tu peux aussi courir dans la maison et monter et descendre les
escaliers.
Je souris malicieusement avant d’ajouter :
— On peut aussi coucher ensemble. J’ai entendu dire que ça faisait
dépenser beaucoup d’énergie.
Bouche bée, elle sembla avoir momentanément perdu l’usage de la
parole. Mais elle ne tarda pas à le retrouver.
— Tu peux toujours rêver, mon pote. Même si tu étais le dernier…
Hé ! Je ne peux même pas dire « le dernier homme sur Terre » !
— Kitten, murmurai-je, un peu vexé.
— Pas même si tu étais la dernière chose qui ressemble à un
humain sur Terre. Compris ? Capiche ?
Je penchai la tête sur le côté en souriant. Elle était partie. Ses yeux
lançaient des éclairs et la rougeur de ses joues s’était étendue à tout
son visage. Je détestais le reconnaître, mais je la trouvais magnifique.
Magnifique et désirable.
— En plus, je ne suis pas attirée par toi, continua-t-elle. Pas du
tout. Tu es…
— Je suis quoi ?
J’étais venu me placer devant elle en un clin d’œil.
— Un attardé, affirma-t-elle en reculant d’un pas.
J’avançai vers elle comme poussé par une force irrésistible. J’étais
venu pour effacer cette trace et on se retrouvait à se disputer. Comme
presque chaque fois.
— Quoi d’autre ? lui demandai-je.
Elle fit un nouveau pas en arrière. J’avançai encore. Nos visages
étaient à peine à un centimètre de distance.
— Tu es arrogant, fit-elle. Manipulateur. Et tu… tu es un salaud.
— Oh, je suis sûr que tu peux faire mieux que ça, Kitten.
J’en étais même certain. Je baissai les yeux vers sa bouche. Ses
lèvres s’écartèrent. Bordel de merde.
— Je doute sérieusement que tu ne sois pas attirée par moi,
murmurai-je.
Elle rit d’un rire qui venait de sa gorge. Tellement sexy.
— Tu ne me plais pas du tout.
J’avançai encore, la plaquant cette fois contre le mur. Je ne pensais
plus à respirer et j’avais complètement oublié les raisons qui m’avaient
amené chez elle. Je n’avais plus qu’une chose en tête.
— Tu mens.
— Et toi, tu es bien trop sûr de toi.
Elle humecta ses lèvres avec sa langue et une chaleur insupportable
m’envahit.
— Tu sais, quand je dis que tu es arrogant, je veux dire que ce n’est
pas séduisant du tout.
Bon sang, elle était prête à dire n’importe quoi juste pour continuer
la dispute. Je posai mes mains de chaque côté de sa tête et me penchai,
approchant ma bouche de la sienne. J’avais envie de la goûter et j’étais
presque sûr que ses lèvres ne seraient pas sucrées. Plutôt piquantes et
pétillantes comme ces bonbons qui vous explosent sur la langue.
Mes bonbons préférés.
— Quand tu mens, tu rougis.
— Non, non, articula-t-elle.
Je baissai mes mains jusqu’à ses hanches.
— Je parie que tu penses à moi tout le temps. Sans arrêt.
En tout cas, c’est ce que je faisais, moi.
— Tu es dingue.
Elle se colla un peu plus au mur. Sa poitrine se soulevait à un
rythme de plus en plus rapide.
— Tu rêves de moi. (Je fixai sa bouche.) Je suis certain que tu écris
mon nom sur tes cahiers, encore et encore, et que tu dessines des petits
cœurs autour.
Elle s’esclaffa, presque essoufflée.
— Dans tes rêves, Daemon. Tu es la dernière personne à laquelle…
J’en avais assez de cette querelle. Je l’embrassai… juste pour la faire
taire. Enfin, c’est ce dont j’essayais de me convaincre.
Mais au moment où nos lèvres se rencontrèrent, un frisson me
parcourut de la tête aux pieds et j’émis un grognement. J’avais eu
raison. Sa bouche était incendiaire.
Elle ne combattait plus.
Elle frissonnait, elle aussi.
Il fallait que j’arrête de l’embrasser maintenant, mais elle se décolla
du mur et se pressa contre moi en gémissant. Ses mains se perdirent
dans mes cheveux.
Il n’était plus question de la faire taire.
Il se passa quelque chose en moi, comme un verrou qui sautait ou
un barrage submergé par la marée. Comme si j’avais été foudroyé,
écrasé par un camion et ramené à la vie. Je ne contrôlais plus mes
gestes. Mes mains s’accrochèrent à ses hanches et je la soulevai. Ses
jambes s’enroulèrent autour de ma taille pendant qu’elle m’embrassait
avec une passion qui me déstabilisait. J’espérais qu’elle ne se rendait
pas compte que mes mains tremblaient. Tout mon corps tremblait. Le
feu courait sous ma peau. Je n’étais plus qu’à quelques secondes de
prendre ma véritable apparence.
Rien n’avait plus d’importance. Je sentais son corps contre le mien,
j’entendais ce gémissement si féminin dans mon oreille et je sentais une
énergie pure monter en moi. Une énergie présente depuis des semaines.
Depuis que je l’avais rencontrée.
Je n’avais jamais désiré personne autant que je la désirais.
Une lampe tomba. Kat sembla à peine s’en rendre compte. Tant
mieux parce que je n’étais pas en état de me préoccuper de quoi que ce
soit d’autre que de son corps entre mes bras.
Kat.
J’entendis vaguement la télévision s’allumer et s’éteindre. J’essayai
de reprendre le contrôle, mais ses doigts avaient commencé à défaire
les boutons de ma chemise. Je ne pouvais qu’obéir à ses exigences. Je
m’écartai me mis torse nu.
J’étais prêt à tout. Tout ce qu’elle voulait. C’était si excitant.
Je pris son visage dans mes mains et guidai de nouveau sa bouche
vers la mienne. Je n’en aurais jamais assez et elle m’embrassait en me
caressant le torse. Ses mains descendirent vers la ceinture de mon jean.
Ses doigts s’activèrent sur les boutons de ma braguette.
Il y eut une détonation, comme un coup de tonnerre. Sans y
accorder la moindre attention, on se dirigea vers le canapé. Nos mains
étaient partout sur le corps de l’autre. Nos hanches ondulaient dans un
même mouvement.
Kat murmura mon prénom. Je l’écrasai de tout mon poids avant de
me soulever pour la laisser m’explorer. Je lui ôtai son tee-shirt sans bien
savoir comment.
— Tu es tellement belle, murmurai-je.
Et c’était vrai. Et maintenant, je pouvais constater que la rougeur
de ses joues et de son décolleté descendait jusque sur son buste. Il me
fallut un long moment avant de pouvoir m’arracher à la splendeur de
son corps et quand j’y parvins, je l’embrassai de nouveau avec fougue.
Je l’embrassai jusqu’à l’étouffer.
Mon corps ne m’appartenait plus. Soudain, il y eut comme un
déclic. Une porte dissimulée au plus profond de moi s’ouvrit. Je
ralentis, prenant mon temps. Alors que tout n’avait été que fièvre et
frénésie, je devins tendre et posé. Pourtant, je tremblais encore et j’étais
incapable de m’arrêter.
Tu ne veux pas qu’elle meure par ta faute.
Je m’immobilisai et forçai mes poumons à respirer en rythme avec
les siens. J’inspirai profondément, mais c’était sans effet. Je levai la tête
et ouvris les yeux. Je savais qu’ils scintillaient, qu’ils exprimaient tout ce
que j’aurais été incapable d’énoncer. Et qu’elle ne voulait sans doute
pas entendre.
Son regard, son corps qui se fondait dans le mien… Je savais qu’elle
était prête à aller plus loin. Mais si je ne m’arrêtais pas maintenant, je
ne m’arrêterais plus jamais. Et même si j’étais – c’était elle qui le disait –
capable d’être un vrai connard, je ne pouvais pas continuer. Pas dans
ces conditions. Pas sur ce canapé.
Pas quand je tenais sa vie entre mes mains.
Je continuais de la mettre en danger. C’est moi qui avais laissé une
trace sur elle, moi qui avais mené cet Arum jusqu’à elle à la
bibliothèque. C’est moi qui la mettais en colère, mais la suivais partout ;
c’est moi qui risquais la vie des miens.
Alors, je lançai la première phrase qui me vint à l’esprit. La seule
dont j’étais sûr qu’elle briserait la magie de cet instant d’intimité, qu’elle
nous replongerait dans la froide réalité.
Je me forçai à esquisser un sourire, celui qui la mettait hors d’elle.
— Eh bien voilà : tu ne brilles presque plus.
CHAPITRE 23

J’avais enfin réussi à éloigner Kat de Dee. Mais au lieu d’en ressentir
de la satisfaction, je m’en voulais à mort.
Une nouvelle fois, je m’étais comporté comme un gros connard.
Kat ne m’avait pas adressé la parole depuis dimanche. Je commis
l’erreur de l’agacer avec mon crayon en cours de maths et elle me jeta
un regard qui ratatina instantanément certaines parties intimes de mon
anatomie. Elle me reprocha d’avoir grillé son ordinateur. Elle ne vint
pas passer de temps avec Dee à la maison et le mercredi, ma sœur
commençait à se demander ce qui s’était passé.
D’ailleurs, tous les autres se posaient aussi la question. Comment la
trace sur Kat s’était-elle atténuée aussi vite ? Mais personne ne me le
demanda directement.
Sauf Andrew.
Je lui avais répondu par un coup de poing assez violent pour lui
casser le nez. Il avait ricané et, bien sûr, son nez s’était aussitôt réparé.
Eh bien voilà : tu ne brilles presque plus.
Comme si effacer cette putain de trace était la seule raison pour
laquelle je l’avais embrassée, caressée, allongée sur ce canapé, la seule
raison pour laquelle j’avais admiré son buste magnifique. « Tous les
moyens nécessaires », avait dit Matthew. Je ne pense pas qu’il avait
songé à celui-là. Moi non plus. J’étais allé chez elle pour l’emmener
courir ou faire de la gymnastique. Je n’avais pas prévu de l’embrasser.
Je n’avais rien prévu de tout ce qui s’était passé entre nous.
J’étais un connard, mais quand même pas à ce point.
Je la désirais et elle me désirait. Voilà pourquoi nous en étions
arrivés là. Ça n’avait rien à voir avec la trace. Pendant que nous nous
embrassions, que nous nous embrasions, rien ne comptait plus. Rien
d’autre que sa peau, ses lèvres, sa voix murmurant mon prénom.
Pourtant, rien de tout cela n’aurait dû arriver.
Du moins je devais m’en persuader.
J’étais d’une humeur massacrante. Les préparations pour
Halloween n’arrangeaient pas mon état d’esprit. J’avais entendu Kat
parler d’aller chez Lesa pour donner des bonbons aux enfants qui
passeraient. Même si la trace était presque invisible, je n’aimais pas
l’idée de la savoir dehors alors que Baruck traînait toujours dans les
parages.
Baruck l’avait vue, il était capable de la reconnaître. Je décidai de
la suivre jusque chez Lesa et de surveiller la maison depuis la rue.
Quand elle sortit et remonta dans sa voiture, je filai comme une flèche
jusque chez moi, sûr d’arriver avant elle.
Dee avait décoré le porche de citrouilles creuses dans lesquelles elle
avait placé une petite lumière. J’étais étonné qu’elle n’ait pas accroché
des guirlandes de chauves-souris et de fantômes, comme elle faisait
chaque année.
En rentrant, je sentis une odeur de brûlé. Dans la cuisine, Dee était
affairée devant une plaque de cuisson. Une autre était posée sur le
comptoir. Des petites formes noires s’alignaient dessus.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? lui demandai-je.
— Je grille des pépins de citrouille, répondit-elle en posant ses
mains au-dessus de la plaque.
— Tu sais que c’est plus simple de faire ça au four ?
Elle haussa les épaules.
— Oui, mais c’est pas drôle.
Elle se tourna vers moi.
— Tu ne peux pas rester.
— Quoi ?
— Tu ne peux pas rester, répéta-t-elle. Kat vient passer la soirée
avec moi. On va regarder des films d’horreur.
Je m’appuyai contre le plan de travail et tripotai ses graines de
citrouille brûlées.
— Cool.
— Oui, très cool, repartit Dee, mais toi, tu t’en vas. Je ne sais pas ce
qui s’est passé entre vous, mais je ne veux pas que tu restes.
— Il ne s’est rien passé, marmonnai-je en jetant un coup d’œil vers
la fenêtre.
— Oui, c’est aussi ce qu’elle prétend, ricana Dee. Mais je ne la crois
pas et je ne te crois pas non plus. Et par ta faute, elle m’a évitée
pendant des jours. Alors tu t’en vas, parce que tu vas encore tout
gâcher.
Je posai la main sur mon cœur et grimaçai comme si elle m’avait
blessé.
— Ouch !
Elle me poussa.
— Allez, va-t’en. Tu n’as qu’à passer la soirée avec Adam.
C’est ce que j’avais prévu, en réalité. Adam et Andrew voulaient
essayer de faire sortir Baruck de sa tanière pour qu’on en finisse une
bonne fois pour toutes. Pourtant, mon côté irresponsable avait envie de
rester jusqu’à l’arrivée de Kat. Je voulais la voir, même si je savais
qu’elle ne ferait que m’ignorer.
Je soupirai et déposai un baiser sur le haut du crâne de Dee.
— J’y vais. On va essayer de pister l’Arum.
Une lueur d’inquiétude traversa son visage, mais elle se reprit
rapidement.
— Soyez prudents.
Je lançai un dernier regard aux graines de citrouille, en espérant
qu’elle n’obligerait pas Kat à en manger. Beurk. Puis je pris mes clés et
partis retrouver Andrew et Adam sur le parking du Smoke Hole.
— C’est quoi le plan ? demanda Andrew en descendant de la
voiture. Comme hier et avant-hier ?
Je jetai un coup d’œil à Adam, qui se trouvait juste derrière son
frère.
— Ouais. Vous dirigez les phares vers les bois le plus près possible
de la route et vous voyez si vous arrivez à l’attirer. Moi, je patrouille
dans les environs et j’essaie de le repérer.
C’était ce qu’on faisait sans aucun résultat depuis dimanche dernier.
On se relayait pour conduire, ce qui était évidemment la partie la plus
ennuyeuse de la mission. Je préférais mille fois chasser sous ma
véritable apparence, plutôt que d’attendre derrière un volant.
— Je prends la direction de la ville, annonça Adam.
— Et moi dans l’autre sens, lança son frère.
Je secouai la tête en souriant et quittai le parking. Il y avait encore
pas mal de monde dans les rues. Des parents qui ramenaient leurs
enfants à la maison, des ados qui se rendaient à des fêtes. À un feu
rouge, j’aperçus une tortue ninja sur le siège passager de la voiture à
côté de moi.
Je remontai et redescendis l’autoroute deux ou trois fois, faisant le
tour de la ville pendant les deux heures qui suivirent avant que mon
téléphone ne sonne. C’était Adam.
— Ouais ?
— On l’a repéré, s’écria-t-il, essoufflé. Baruck. Il se dirige vers la
colonie, mais je l’ai perdu de vue. Andrew ne doit pas être loin.
— Merde.
Je jetai un coup d’œil dans le rétro. La route était vide. Je braquai
le volant et le 4 × 4 fit demi-tour. Les pneus crissèrent sur le macadam
tandis que j’écrasais l’accélérateur.
— J’arrive.
— Ça marche.
Je raccrochai et appelai Dee aussitôt. Elle répondit à la troisième
sonnerie.
— J’espère que tu as une bonne excuse, Daemon, attaqua-t-elle,
parce que…
— On a repéré Baruck. Il se dirige vers la colonie.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Mes doigts se crispèrent sur mon téléphone.
— Il se dirige vers la colonie et il va passer juste à côté de la
maison. Je suis en route. Est-ce que Kat est avec toi ?
— Katy est avec moi, mais sa trace n’est pratiquement pas visible.
— Il peut la voir quand même. Reste à l’intérieur, Dee. Restez
toutes les deux à l’intérieur.
— OK, murmura-t-elle. Sois prudent. Je t’aime.
La rage m’envahit. Ce salopard ne savait sans doute pas qu’il allait
passer près de Dee et Kat. Le bêta-quartz l’empêchait de les détecter,
mais je m’inquiétais quand même. Je ferais sans doute mieux de garer
la voiture sur le bas-côté et d’aller sur place en courant, mais à
l’approche de la ville, je croisai de nouveau beaucoup de voitures et je
ne pouvais pas prendre le risque de me faire remarquer. Andrew et
Adam étaient rapides. Ils seraient sur place avant…
Mon téléphone sonna de nouveau. Dee. Un nœud se forma dans
mon estomac.
— C’est Katy, cria-t-elle d’une voix tremblante. Elle m’a demandé de
laisser une trace sur elle.
— Quoi ?
Je freinai brusquement et la camionnette derrière moi faillit me
rentrer dedans.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Elle m’a demandé de laisser une trace sur elle et elle est partie
dans les bois pour essayer d’attirer l’Arum loin d’ici. Elle est partie vers
le champ qui nous sert pour les fêtes. Elle brille comme un sapin de
Noël.
Je m’étranglai. J’avais envie de démolir ma sœur. Comment avait-
elle pu laisser Kat faire un truc pareil ? Mais ce n’était pas le moment
de lui crier dessus. Je réfléchis à toute vitesse.
— Contacte Adam et Andrew, lui ordonnai-je. Mais envoie-moi le
numéro de Kat par texto.
— Daemon.
— Tout de suite, Dee, explosai-je.
Pourquoi Kat avait-elle fait ça ? C’était du suicide. Une seconde
s’écoula avant que je reçoive le SMS de Dee. J’appelai Kat aussitôt.
— Allô ?
Sa voix me fit l’effet d’un coup de poing dans la poitrine. Je pétai un
câble.
— Non, mais ça ne va pas la tête ? C’est sûrement la chose la plus
stupide…
— La ferme, Daemon ! rétorqua-t-elle. Ce qui est fait est fait, OK ?
Dee va bien ?
Elle me demandait des nouvelles de Dee. Est-ce qu’elle avait
conscience ce qu’elle venait de faire ?
Cette fille était complètement folle !
— Oui, elle est en sécurité. Mais pas toi ! On a perdu Baruck de vue
et d’après Dee, tu brilles comme une putain de pleine lune. Je crois
qu’il t’a prise en chasse.
— C’était le but, fit-elle après un court silence.
— Je le jure sur toutes les étoiles dans le ciel : dès que je te
retrouve, je t’étrangle.
Pas très crédible, mais bon.
— Où es-tu ? lui demandai-je.
— Je suis presque arrivée au champ. Je ne le vois pas.
— Évidemment que tu ne le vois pas.
Bon Dieu !
— Il est composé d’obscurité, de nuit, Kat. Tu ne le verras pas tant
qu’il ne l’aura pas décidé. Je n’arrive pas à croire que tu aies fait ça.
— Ne commence pas ! s’énerva-t-elle. C’est toi qui m’as dit que
j’étais une faiblesse et que je mettais Dee en danger. Et s’il était venu
chez vous ? Tu m’as dit qu’il se servirait de moi pour l’atteindre. Je n’ai
pas pu faire mieux. Alors, arrête ton char !
Non.
Oh non.
Pendant un moment, je ne vis même plus la route devant moi.
L’horreur me consumait.
— Je ne voulais pas te pousser à faire ça, Kat. Ce n’était pas mon
intention.
Elle prit une profonde inspiration.
— Ce n’est pas ta faute.
Je pinçai les lèvres.
— Si.
— Daemon…
— Je suis désolé. Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, Kat. Je
ne peux pas… Je ne peux pas vivre avec ça.
J’avais prononcé ces mots et je ne pouvais plus revenir en arrière.
C’était la vérité.
— Reste en ligne. Je vais trouver un endroit où me garer et je viens
te rejoindre. ça ne me prendra que quelques instants. Ne sors pas de la
voiture.
— Bon, d’accord, soupira-t-elle avant d’ajouter : ce n’était peut-être
pas l’idée du siècle.
J’émis un rire rauque et bref.
— Pas vraiment.
Je tournai le volant et me garai sur le bas-côté.
— Alors, reprit-elle, tu disais que tu ne pouvais pas vivre avec…
Elle s’interrompit brusquement. Je coupai le contact et sortis de ma
voiture.
— Daemon ?
— Oui ?
— Je crois…
Elle ne termina pas sa phrase. Un cri me perça les tympans. Je me
figeai, pétrifié.
— Kat ?
Rien.
— Katy ?
Pas de réponse.
Non, non, non.
Je jetai mon téléphone à l’intérieur de ma voiture et claquai la
portière avant de m’élancer vers la forêt sous ma véritable apparence.
Je n’avais jamais couru aussi vite de ma vie, je touchais à peine le sol.
Toutes sortes de scénarios envahissaient mon cerveau. Kat battue à
mort, sur le sol, brisée, sans vie.
Une minute avait passé depuis son cri. Deux tout au plus. Mais
c’était largement suffisant pour que Baruck lui ait fait du mal. Je passai
devant les restes du feu de camp. C’est alors qu’au milieu des arbres, je
distinguai une lueur bien trop haut dans les airs pour qu’il s’agisse de
Kat. À moins que…
Je me précipitai.
Il était là.
Il tenait Kat au-dessus de sa tête, une main autour de sa gorge et
l’autre… dans sa poitrine. Il… se nourrissait d’elle. La fureur au fond de
ma gorge avait un goût métallique. Je repris ma forme humaine et la
laissai éclater en poussant un rugissement.
La silhouette sombre de l’Arum se tourna vers moi quelques
secondes avant que je ne lui rentre dedans. Sous le choc, il lâcha Kat
qui tomba lourdement sur le sol. Elle ne se releva pas. Je bondis et
atterris accroupi devant elle.
Je me redressai devant l’Arum, qui me dévisageait avec un sourire
triomphant.
— Tu es venu mourir avec elle ? Parfait. (Il avait pris sa forme
humaine.) Tu tombes à pic. Je crois que je l’ai cassée. Elle était
délicieuse. Différente. Rien à voir avec un Luxen, mais ça valait le coup.
Je me jetai sur lui et, d’une secousse d’énergie puisée à la Source, le
projetai à plusieurs mètres. Puis je m’approchai de lui.
— Je vais te tuer.
Il roula sur le côté, plié de rire. Puis il se redressa.
— Tu crois que tu fais le poids, Luxen ? J’en ai dévoré de bien plus
forts que toi.
Je lui assénai une nouvelle volée d’énergie. Le sol trembla sous
l’impact. Baruck était sonné, mais je savais qu’il se reprendrait très vite.
Je fonçai sur lui. On entra en collision, provoquant un éclair, avant de
tomber par terre en hurlant comme des humains. Pourtant, un seul de
nos coups aurait suffi à réduire un humain en bouillie.
J’avais le dessus. J’enfonçai mon poing dans sa gorge, mais il réussit
à se dégager et me repoussa de ses deux pieds. Je roulai et me
redressai en un seul mouvement. Juste à cet instant, j’aperçus Dee qui
fonçait vers Kat à toute vitesse. Peu importait. Je n’avais pas le temps
de réfléchir à la présence de ma sœur.
Des boules de feu se formèrent au bout de mes doigts et filèrent vers
Baruck, qui les esquiva. Elles atteignirent les arbres et le monde autour
de nous ne fut plus qu’ambre et or. Il y eut un retour de flamme qui fit
voler une nuée de charbons ardents dans le ciel.
Une braise retomba sur l’épaule de l’Arum, puis une seconde. Il les
esquiva, enflammant au passage l’arbre derrière lui. Au milieu du
chaos, j’entendis Dee supplier :
— Katy, parle-moi, s’il te plaît.
Puis elle hurla :
— Daemon !
Mon cœur s’arrêta.
Je me retournai en même temps que l’Arum. Dee portait Kat dans
ses bras. L’Arum projeta la matière dont il était composé. Un éclair
d’ombre frappa Dee, qui lâcha Kat. Je criai. Dee, les yeux étincelants de
colère, s’élança vers Baruck.
Je lui lançai une nouvelle boule de feu. Puis une autre. Mais Baruck
les évita toutes et se jeta sur Dee. Je voulus l’en empêcher, mais je ne
fus pas assez rapide. L’obscurité enveloppa ma sœur. Elle s’écroula.
Je chargeai Baruck et le déséquilibrai. Les branches de l’arbre au-
dessus de nous tremblèrent et des feuilles tombèrent à nos pieds. Je
roulai sur Baruck, invoquant la Source. Je levai la main juste au
moment où Dee se relevait. La seconde de distraction me fut fatale.
Tout se passa si vite.
Dee tituba, sa lumière s’alluma et s’éteignit. Du sang coulait de son
nez. Baruck leva le bras et projeta une autre masse d’ombre. Elle
atteignit Dee et Kat. La nuit les avala et un hurlement s’éleva.
Impossible de savoir s’il venait de Dee ou de Kat.
J’avais perdu le contrôle de la situation.
Quand l’ombre s’estompa, le tee-shirt de Kat était couvert d’une
substance sombre et visqueuse. Une odeur métallique flottait dans l’air.
Du sang. Dee, sous son apparence humaine, était allongée près d’elle.
Inconsciente.
Ne jamais quitter son ennemi des yeux.
L’Arum me repoussa et je volai dans les airs. La douleur
m’empêchait de garder aucune de mes apparences et je me sentais
passer de l’une à l’autre. Je ne pensais qu’à ma sœur et à Kat.
Kat qui n’avait eu aucune chance contre l’Arum.
J’atterris violemment sur le sol. La voix de l’Arum résonna dans ma
tête.
Trois pour le prix d’un.
Je m’aperçus que j’étais près de Kat. Si près que j’aurais pu la
toucher. Elle était en vie. Sa poitrine se soulevait de façon saccadée.
Elle me fixait et ses lèvres bougeaient, mais aucun son ne sortait de sa
bouche. J’essayai de m’asseoir sans y parvenir. Mes muscles
convulsèrent. C’était comme si j’avais reçu la décharge d’un Taser super
puissant.
C’est fini. Vous allez mourir.
Baruck s’avança.
Les yeux de Kat étaient emplis de larmes. Non. Elle ne méritait pas
de mourir maintenant, ni de cette façon. Elle n’était là que par ma
faute.
Nous nous regardions droit dans les yeux. Je voulais lui dire
combien j’étais désolé. Désolé qu’elle ait emménagé ici et qu’elle nous
ait rencontrés. Lui dire que tout ça n’était pas sa faute, qu’elle n’avait
eu aucune idée de là où elle avait mis les pieds. J’aurais voulu revenir
en arrière. L’empêcher d’aller à la bibliothèque ce soir-là et effacer
l’incident des spaghettis. Parce que, sans ça, on n’aurait jamais eu cette
discussion dans les bois ce soir-là et elle n’aurait jamais couru sous les
roues de ce camion.
J’avais commis tant d’erreurs.
Elle serait en sécurité en ce moment, en train de regarder des films
d’horreur pour Halloween, peut-être dans les bras d’un garçon qui ne
l’aurait jamais mise en danger.
Elle serait en sécurité. Loin de moi, mais en sécurité.
Plus que tout, j’aurais voulu changer la manière dont je m’étais
comporté avec elle. À cet instant, alors qu’elle frissonnait, que la mort
était si proche de nous, j’étais enfin prêt à reconnaître ce que je m’étais
caché pendant si longtemps. La seule chose qui me terrifiait.
Je n’avais jamais eu envie de la repousser.
Égoïstement, j’étais heureux qu’elle soit arrivée dans ma vie. Il était
trop tard pour nous, mais… elle comptait pour moi, bien plus qu’elle
ne l’aurait dû.
Il était trop tard.
Trop tard pour lui avouer ce que je ressentais quand je la touchais,
quand elle était contre moi, trop tard pour m’excuser de toutes les
horreurs que je lui avais dites.
Il était trop tard pour moi, mais je ferais en sorte qu’elle sorte de ces
bois saine et sauve.
Je la sauverais, même si c’était la dernière chose que je ferais sur
cette Terre.
J’abandonnai ma forme humaine. J’allais avoir besoin de toute mon
énergie. Je tendis la main vers elle et elle tendit la main vers moi. Nos
doigts disparurent dans ma lumière.
Je concentrai toute ma force dans ce contact et fis passer le plus
d’énergie possible dans son corps. Elle serait guérie et pourrait fuir.
Avec un peu de chance, Baruck préférerait s’occuper de moi.
Un sanglot secoua Kat et je serrai sa main. Ses yeux s’écarquillèrent.
Elle avait compris ce que je faisais.
— Non !
Sa voix était rauque, à peine audible.
Elle essaya de retirer sa main, mais je la retins, ignorant la panique
dans ses yeux. Je ne la lâcherais pas. Je ne la lâcherais plus jamais.
Soudain, elle s’assit et, sans me lâcher, posa son autre main sur le
bras de ma sœur. Une impulsion lumineuse nous éclaira tous trois si
fort que Baruck, qui s’était approché de moi, sembla disparaître. Le
halo décrivit une courbe dans les airs en crépitant, jusqu’à entrer en
contact avec la forme de Dee.
L’ombre de Baruck se figea.
L’arc d’énergie se concentra sur la poitrine de Kat, qui s’éleva dans
les airs, ses cheveux flottant autour de son visage. La puissance qui
nous liait se fit de plus en plus forte. Je repris ma forme humaine le
premier, puis ce fut au tour de Dee.
Stupéfait, je m’agenouillai et tendis la main vers Kat.
Que faisait-elle ?
Je la sentais attirer à elle toutes les particules de matière : c’était
impossible, mais elle collectait l’énergie comme je le faisais grâce à la
Source.
C’était… impossible.
Puis, en poussant un hurlement, elle la libéra.
Je me redressai et la vis frapper Baruck. L’atmosphère crépita. Une
lumière intense éclata et je dus me couvrir les yeux. Quand elle
s’atténua, Baruck avait disparu et Kat…
Mon Dieu.
— Kat ?
Elle était retombée au sol et sa poitrine se soulevait à peine. L’odeur
de la mort flottait au-dessus d’elle. Je m’agenouillai à ses côtés. Elle
laissa échapper un souffle douloureux et je paniquai.
Tout ce chemin parcouru… J’avais voulu la sauver et elle avait
utilisé toute l’énergie que je lui avais donnée pour nous sortir de là, Dee
et moi.
Elle s’était sacrifiée pour nous.
Je ne le méritais pas. Je ne méritais rien de ce qu’elle avait fait pour
moi.
Je la pris dans mes bras. Elle était aussi légère qu’une plume,
comme si une partie d’elle-même nous avait déjà quittés.
— Kat, insulte-moi. Je t’en prie.
Dee reprit connaissance et se leva doucement. Je ne quittai pas Kat
des yeux. Je caressai son visage, essayant d’effacer les traces de sang,
mais il y en avait tant. Sous son nez, au coin de sa bouche, dans ses
oreilles et même sous ses yeux, comme des larmes.
C’était injuste.
Je savais ce que je devais faire.
— Dee, retourne à la maison. Retrouve Adam. Il est quelque part
dans le coin.
— Je ne veux pas partir, protesta ma sœur en titubant vers nous.
Elle saigne ! Il faut qu’on aille à l’hôpital.
Les yeux de Kat étaient fixés sur moi, mais elle ne bougeait pas.
J’étais terrifié.
— Rentre à la maison tout de suite ! criai-je avant de me forcer à
parler plus calmement. S’il te plaît. Laisse-nous. Pars. Elle va bien. Elle
a… juste besoin d’une minute.
Je tournai le dos à ma sœur et écartai les mèches emmêlées sur le
front de Kat. Quand je fus certain que Dee était partie, je poussai un
profond soupir.
— Kat, tu ne vas pas mourir. Ne bouge pas. Détends-toi. Fais-moi
confiance. Ne te débats pas.
J’ignorais si elle m’entendait, mais il était hors de question que
j’abandonne. Je posai mon front sur le sien et pris ma véritable forme.
Une chaleur intense nous parcourut et unit nos deux corps.
Tiens bon. Ne pars pas. Tiens bon.
Je la serrai contre moi, la berçai contre moi.
Je me sentis glisser en elle et je pris la mesure des dégâts : ses os
cassés, ses plaies, ses muscles déchirés et le sang qui coulait si
lentement dans ses veines. Elle avait tellement souffert, enduré tant de
douleurs.
Je sentis un déclic en moi, suivi d’un frémissement dans ma poitrine.
Nos cœurs battaient à l’unisson. À cet instant, quelque chose d’autre se
produisit. Comme un déchirement en moi, comme si je me séparais en
deux.
Ses lèvres effleurèrent les miennes. Des langues de couleurs vives,
rouges et blanches, tournoyèrent autour de moi. Nos corps ne
formaient plus qu’un. Il n’y avait plus elle d’un côté, moi de l’autre. Il
n’y avait plus que nous.
Ce que je faisais était formellement interdit. Je n’avais pas le droit
de la guérir de cette façon. Je l’avais fait à plusieurs reprises, mais cette
fois, c’était différent, parce qu’elle avait frôlé la mort et failli chanceler
dans l’oubli. Et je l’avais ramenée à la vie.
Qu’est-ce que je fabrique ? S’ils découvrent ce que j’ai fait… Mais je ne
peux pas la perdre. C’est plus fort que moi. Je t’en prie. Pitié. Je ne peux pas
te perdre. S’il te plaît, ouvre les yeux. Ne m’abandonne pas.
Je suis là, répondit-elle dans mes pensées, je suis là.
Elle ouvrit les paupières.
Abasourdi, je sursautai. Ma lumière la quitta mais… pas
entièrement. Je sentais que j’avais laissé quelque chose en elle. Je ne
savais pas quoi exactement et à cet instant ça m’était parfaitement égal.
Elle était en vie. Nous étions tous en vie et c’était tout ce qui comptait.
— Kat, murmurai-je.
Elle frissonna dans mes bras. Ses yeux étaient émerveillés et
perplexes.
— Daemon, qu’est-ce que tu as fait ?
— Tu as besoin de repos.
Je me tus un instant, épuisé. J’avais moi aussi mes limites physiques
et je les avais largement dépassées ce soir.
— Tu n’es pas à cent pour cent de tes capacités. Il va te falloir
quelques minutes pour te remettre, je pense. C’est la première fois que
je soigne de cette façon.
— Tu m’as soignée à la bibliothèque, chuchota-t-elle en frôlant mon
bras du bout de ses doigts comme si c’était la première fois qu’elle me
touchait. Et à la voiture…
Je lui souris malgré ma fatigue.
— Ce n’étaient que des égratignures. Rien à voir avec ça.
Elle regarda par-dessus mon épaule. Sa joue effleura la mienne. Sa
peau était douce comme de la soie. Je la sentis se raidir dans mes bras.
— Comment est-ce que j’ai fait ça ? souffla-t-elle. Je ne comprends
pas.
Bonne question. J’enfouis mon visage dans son cou et je humai son
parfum de pêche et de vanille.
— Je t’ai sûrement changée en te guérissant. Je ne sais pas. Ça n’a
aucun sens, mais il s’est passé quelque chose quand nos énergies se
sont unies. Ça n’aurait pas dû t’affecter étant donné que tu es humaine.
Mes mots ne semblèrent pas la rassurer. Rien d’étonnant à ça. Ils ne
me rassuraient pas beaucoup non plus. J’écartai une mèche de devant
ses yeux.
— Comment tu te sens ?
— Ça va. Fatiguée. Et toi ?
— Pareil.
Mais en même temps, je me sentais merveilleusement bien. Je passai
mon pouce sur son menton et sa lèvre inférieure. J’étais comme un
gamin devant un dessin animé pour la première fois de sa vie. C’était
bizarre, parce que je n’aimais même pas les dessins animés.
— Je pense qu’il serait judicieux de garder tout ça pour nous : cette
histoire de guérison et ce que tu as fait tout à l’heure. D’accord ?
Elle acquiesça et resta immobile pendant que je continuais à
parcourir son visage de mes mains, effaçant les traces de boue et de
poussière. Nos regards se croisèrent et je souris. Je n’avais pas souri
comme ça depuis longtemps.
Je cessai de réfléchir.
Je serrai son visage dans mes mains et l’embrassai doucement.
Tendrement. Je n’avais jamais embrassé personne de cette façon, mais
avec elle, j’en avais envie. Des sentiments profondément enfouis en moi
firent surface. Je renversai sa tête en arrière et ce fut comme une
première fois. C’est tout ce que j’avais désiré. Tout ce dont j’avais
toujours eu besoin. Ce contact innocent et pur me coupa le souffle.
Je me redressai et j’éclatai de rire.
— J’avais peur de t’avoir brisée.
— Pas encore. Et toi ? ajouta-t-elle, inquiète.
— Presque, avouai-je.
Elle esquissa un sourire.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Tandis que nos lèvres se répondaient, j’inspirai l’odeur d’herbe
mouillée et de terre exhalée par la forêt à ce stade avancé de la nuit.
— On rentre à la maison.
CHAPITRE 24

Les colonies sont toutes les mêmes.


Celles des humains, des Luxens, des Arums ou des fourmis.
Je n’avais aucune envie d’y aller et je ne l’aurais pas fait si ce n’était
pour récupérer une chose dont j’avais le plus besoin. Dont Kat avait le
plus besoin.
Elle me serait redevable après ça.
Je commençai à réfléchir à des idées pour qu’elle s’acquitte de sa
dette envers moi, mais je dus m’arrêter. J’aurais pu continuer
indéfiniment. Je revins dans le salon aseptisé.
Tout était blanc : les canapés, le tapis, les murs, les coussins. On
aurait dit qu’ils détestaient les couleurs. J’avais envie de tout salir
exprès.
Ethan Smith réapparut avec une petite bourse en cuir à la main. Il
me dévisagea, les sourcils en arc de cercle au-dessus de ses yeux
mauves.
— Je sais que tu n’es pas le plus patient d’entre nous, mais ce genre
de choses demande du temps.
Ouais. Trois jours de ma vie, perdus, envolés.
Je les avais essentiellement passés à écumer l’État à la recherche
d’autres Arums et il m’avait fallu une journée entière pour trouver le
morceau d’obsidienne idéal. À présent, j’avais hâte de retourner auprès
de Dee… et de Kat. Je n’aimais pas l’idée qu’elle brille comme une
boule disco sous stéroïdes pendant que je n’étais pas là pour la
protéger.
Ethan ne me tendit pas la petite bourse. Ça aurait été beaucoup
trop facile.
— Puis-je te demander pourquoi tu en as besoin ?
— Puis-je répondre non en espérant que vous ne me posiez plus
jamais la question ?
Un sourire éclaira son visage ridé.
— Un jour, ton arrogance te coûtera la vie.
Si seulement mon arrogance était mon seul défaut… Ethan eut
soudain l’air irrité.
— Ce n’est pas que je n’apprécie pas tout ce que tu fais pour la
colonie, gronda-t-il, mais…
— Ma personnalité mériterait quelques petites améliorations,
l’interrompis-je en pensant à Kat. Je le sais. Croyez-moi.
Ethan pencha la tête sur le côté. Ses tempes commençaient à
grisonner.
— Je l’espère. Ce serait dommageable pour nous tous s’il t’arrivait
quelque chose.
Je soutins son regard améthyste.
— Oui, dommageable, opinai-je.
Il baissa les yeux le premier.
— Est-ce que ça a quelque chose à voir avec la grande dépense
d’énergie de la semaine dernière ? voulut-il savoir.
— Oui. J’ai tué quelques Arums et perdu quelques lames au
passage. Je voulais que Dee en ait une sur elle, au cas où. (Je levai la
tête vers lui.) C’est ce que j’ai déjà expliqué aux autres Anciens, Ethan.
— Hmm, oui, j’ai effectivement entendu cette version.
Il me tendit enfin la bourse et dans ma paume le poids de
l’obsidienne fut agréablement familier. Je la glissai dans ma poche, déjà
prêt à partir d’ici.
— Je dois avouer que je n’avais jamais vu une telle éruption
d’énergie, reprit Ethan. C’était remarquable.
Je me balançai d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. Ethan n’était pas
comme les autres. Parfois, il me filait la chair de poule.
— C’est parce que je suis remarquable, lâchai-je.
— Oui, c’est vrai.
Ethan passa ses mains sur son tee-shirt.
— Mais… la Défense ne manquera pas de nous interroger,
poursuivit-il.
J’étais déjà à la porte, mais je me tournai vers lui.
— Et alors ?
— Nous ferons comme d’habitude, nous ne leur dirons rien. Mais si
tu les envoies frapper à notre porte trop souvent, toi et ton petit groupe
serez les premiers à le regretter. Tu comprends ce que je te dis ?
Mon malaise avait laissé place à la colère.
— Oui, je comprends parfaitement.
— Daemon ?
Je le fixai, la mâchoire crispée.
— Quoi ?
Ethan croisa les mains, un sourire aux lèvres.
— Une dernière question…
J’étais sur le point de me jeter par la fenêtre.
— Oui ? Je vous écoute.
— Cette humaine avec qui ta sœur et toi semblez vous être
associés… commença-t-il.
Je me raidis, mais je n’étais pas surpris. Les Anciens étaient aussi
pénibles que la Défense, si ce n’est pires.
— Il y a un problème ? grondai-je.
— Non.
Mais il y en aura un si tu mentionnes encore une fois « cette
humaine », songeai-je. Je ne prononçai pas ces mots à voix haute et je
ne les lui transmis pas non plus par télépathie, mais mon regard était
éloquent.
Ethan hocha la tête et me laissa partir.
Sous ma véritable apparence, il ne me fallut pas plus de quelques
secondes pour atteindre les abords de la forêt derrière chez moi. Ne
sachant pas si la mère de Kat était dans le coin, je repris ma forme
humaine avant de m’approcher.
Un phénomène étrange se produisit alors que je remontais l’allée.
Une chaleur inhabituelle s’étendit dans ma nuque, suivie d’un
picotement presque agréable entre mes omoplates. Je ressentis
également une impression de bien-être.
J’avais sans doute besoin d’une bonne sieste.
Je montai les marches et, en arrivant sur le porche, un frisson me
parcourut. Je sus que Kat était là. J’ignorai comment je pouvais en être
aussi sûr, mais c’était un fait.
J’entrai, je traversai l’entrée et posai mes yeux sur elle. Elle était
assise sur le canapé, les paupières baissées, ses cils longs et épais
cachant son regard gris. Ses cheveux n’étaient pas attachés et
retombaient autour de son visage et sur ses épaules. Je m’immobilisai,
incapable de bouger. La voir ainsi me remuait, me faisait éprouver des
émotions que je n’acceptais et que je ne découvrais que depuis très
récemment.
Depuis quand exactement ?
Sans doute entre le moment où je l’avais crue morte et celui où
j’avais réalisé qu’elle ne l’était pas.
Je me laissai tomber à côté d’elle et la contemplai. Je savais qu’elle
avait senti ma présence au plus profond de son être. La légère rougeur
sur ses joues me le confirma.
— Où étais-tu ? murmura-t-elle.
Dee et Adam se tournèrent vers nous. Je haussai les sourcils en
essayant de ne pas éclater de rire alors qu’elle devenait rouge
coquelicot.
— Salut chérie, je suis allé boire et voir les putes. Je sais, je n’ai pas
le sens des priorités.
Elle pinça les lèvres.
— Connard.
— Daemon, ne sois pas désagréable, gronda ma sœur.
— Oui, maman. J’étais avec un autre groupe, me décidai-je à
expliquer. On a passé l’État au peigne fin pour s’assurer qu’il n’y avait
pas d’autres Arums.
Adam se pencha en avant.
— Rassure-moi, il n’y en a pas ? On vient de dire à Katy qu’elle
n’avait rien à craindre.
— On n’en a pas vu un seul, affirmai-je.
Dee poussa un cri de triomphe et frappa dans ses mains. Elle se
tourna vers Kat, un grand sourire aux lèvres.
— Tu vois, tu n’as rien à craindre. Tout est fini.
Kat eut l’air soulagée.
— C’est rassurant.
Je racontai à Adam plus en détail ce que j’avais fait ces trois
derniers jours, en omettant la plus grande partie de ma conversation
avec Ethan Smith. Mais alors que je parlais, mon attention était
presque entièrement tournée vers Kat. J’étais conscient du moindre de
ses mouvements ou de ses tressaillements.
— Katy ? Tu es toujours avec nous ? lança Dee.
— Je crois, répondit-elle avec un sourire fatigué.
Je l’observais plus attentivement.
— Vous l’avez rendue folle, c’est ça ? soupirai-je. Vous l’avez
bombardée de millions de questions ?
— Pas du tout ! protesta Dee avant de se mettre à rire. Bon, OK,
peut-être, reconnut-elle.
— J’en étais sûr, marmonnai-je en étendant mes jambes.
Je jetai un coup d’œil vers Kat et nos regards se croisèrent. La
tension emplit la pièce. Je me demandai ce qui se passait dans cette
jolie tête.
— Adam, j’ai encore faim ! s’exclama Dee.
Il secoua la tête.
— Tu es pire que moi !
Ma sœur hocha la tête.
— C’est vrai. Et si on allait au Smoke Hole ? Je crois qu’ils ont du
pain de viande aujourd’hui.
Elle se leva et m’embrassa sur la joue.
— Je suis contente que tu sois de retour. Tu m’as manqué.
Je lui souris.
— Tu m’as manqué aussi.
Quand la porte se referma derrière eux, Kat se tourna vers moi.
— C’est vrai ? Tout va bien ?
Le désir m’étreignit aussitôt. J’avais envie de la prendre dans mes
bras. Si elle me posait cette question, c’est qu’elle avait dû s’inquiéter.
Or, la serrer contre moi me paraissait le meilleur moyen de la rassurer.
Et c’était le cas. Combien de fois avais-je consolé Ash de cette façon
quand elle était triste ? Ou Dee d’une manière différente ?
— En gros, oui.
Sans même m’en rendre compte, j’avais tendu la main vers elle et je
lui caressai la joue. Une décharge me fit sursauter. C’était un peu
comme de l’électricité statique, mais en beaucoup plus intense et
profond.
— Mince !
Elle écarquilla les yeux.
— Quoi ?
Je me rapprochai d’elle jusqu’à ce que nos jambes se touchent. Je
n’étais pas prêt à discuter des changements qui s’étaient produits en
elle quand je l’avais soignée.
— J’ai quelque chose pour toi.
Elle eut l’air surprise.
— Ça va me sauter au visage ? s’inquiéta-t-elle.
Je ris et plongeai la main dans la poche de mon jean pour en sortir
la petite bourse en cuir que m’avait remise Ethan Smith. Je la lui tendis
et la regardai l’ouvrir avant de la retourner dans sa paume ouverte
avec prudence, comme si elle avait peur qu’il s’agisse d’une grenade.
Quand elle vit le pendentif en obsidienne, elle leva les yeux vers moi,
stupéfaite.
Je souris. Sa réaction me procurait un plaisir intense tout en
m’étourdissant, comme si je descendais tout juste d’une montagne
russe. Je n’avais jamais rien éprouvé de semblable.
— Crois-le ou non, lui expliquai-je, mais une chose aussi petite que
celle-ci peut transpercer la peau d’un Arum et le tuer. Lorsqu’elle
chauffera, tu sauras que l’un d’entre eux se trouve dans les parages,
même si tu ne le vois pas. Il m’a fallu une éternité pour trouver un
morceau comme ça après que la dague s’est brisée.
Je pris la chaîne et ouvris le fermoir.
— Je veux que tu la gardes tout le temps sur toi, d’accord ? Du
moins quand… La plupart du temps.
Elle avait toujours l’air surprise quand elle souleva ses cheveux et se
tourna pour que je lui attache l’obsidienne autour du cou. Dès que j’eus
terminé, elle fit volte-face et me regarda droit dans les yeux.
— Merci. Je suis sincère. Merci pour tout.
— Ce n’est pas grand-chose. On t’a posé des questions à propos de
la trace ?
Elle secoua la tête.
— Ils pensent sûrement que ce sont les conséquences logiques de la
bataille.
Tant mieux. Ça me faisait un souci de moins.
— Tu brilles comme une comète… J’espère que ça va s’estomper ou
on va se retrouver à la case départ.
Elle plissa les paupières et me dévisagea.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là, au juste ?
— Tu sais bien… Le fait d’être coincés ensemble jusqu’à ce que cette
putain de trace disparaisse.
Quel connard ! Une fois de plus, j’avais prononcé juste les mots qu’il
ne fallait pas.
— Après tout ce que j’ai fait, c’est tout ce que tu trouves à me dire ?
Et merde.
— Tu sais quoi ? Va te faire voir. C’est grâce à moi que Baruck n’a
pas trouvé ta sœur. J’ai failli mourir. Tu m’as soignée et j’ai hérité d’une
trace. Ce n’est pas ma faute.
— C’est la mienne peut-être ? J’aurais dû te laisser mourir ? C’est ce
que tu aurais voulu ?
— Arrête de dire n’importe quoi ! Je ne regrette pas que tu m’aies
soignée, mais j’en ai marre que tu souffles constamment le chaud et le
froid !
Je lui offris un sourire machiavélique. J’aimais toujours autant
quand le chaton sortait ses griffes.
— Je trouve que tu parles beaucoup de ce genre de choses, la
provoquai-je. On dirait bien que quelqu’un essaie de se convaincre qu’il
n’y a rien entre nous.
Elle prit une profonde inspiration qui gonfla sa poitrine.
— Je crois que le mieux, c’est que tu restes éloigné de moi.
— Impossible.
— Un autre Luxen peut me surveiller, suggéra-t-elle.
Alors ça, jamais.
— Tu es sous ma responsabilité.
— Je ne suis rien pour toi.
— Bien sûr que si.
Elle avait l’air de vouloir me cogner. J’avais presque envie qu’elle
essaie, et franchement je ne savais pas pourquoi j’aimais à ce point la
mettre en colère.
— Si tu savais comme je te déteste !
— Non, ce n’est pas vrai.
— OK. Il faut qu’on se débarrasse de cette trace. Tout de suite.
Je haussai les sourcils avec un air innocent.
— On peut réessayer de s’embrasser, pour voir ce que ça donne. Ça
a marché la dernière fois.
Elle rougit et ses yeux scintillèrent.
— Pas question. Ça ne se reproduira pas.
— Ce n’était qu’une suggestion.
— Qui n’arrivera plus jamais, insista-t-elle.
— Ne fais pas semblant de ne pas avoir aimé ça…
Elle me frappa le torse. Fort. Je ne pus m’empêcher d’éclater de
rire. Elle émit le petit son adorable qui lui servait à exprimer le dégoût,
mais au lieu de retirer sa main, elle la posa sur mon tee-shirt au niveau
de mon cœur. Il me fallut toute ma volonté pour ne pas saisir sa main
et… la déplacer plus bas.
— Tu ne serais pas en train de me peloter, Kat ? J’aime la direction
que prend cette conversation.
Elle écarta les lèvres et continua d’appuyer sa paume sur mes
pectoraux. Mon pouls s’accéléra. Elle devint soudain très pâle.
— Les battements de nos cœurs… Ce sont les mêmes. Oh, mon
Dieu. Comment est-ce possible ?
— Oh, merde.
Je n’avais aucune envie d’avoir cette conversation avec elle
maintenant. Je posai ma main sur la sienne. Je n’étais pas étonné. Ce
que je sentais ne faisait que confirmer ce que je soupçonnais. Mais je
savais peu de chose des conséquences de la guérison d’un humain par
un Luxen. J’avais tout juste entendu des rumeurs.
— Ce n’est pas si terrible que ça, essayai-je de la rassurer. Je suis
plus ou moins sûr de t’avoir transformée en quelque chose et cette
histoire de pouls prouve qu’on est connectés.
— Qu’est-ce qui pourrait être pire, au juste ?
Sa voix avait pris une note aiguë. Je haussai les épaules.
— Nous. Ensemble. Ça pourrait être pire.
— Attends une seconde. Tu es en train de me dire qu’on devrait
être ensemble à cause d’un putain de pouvoir extraterrestre qui nous a
reliés ? Alors qu’il y a deux minutes, tu te plaignais d’être coincé avec
moi ?
— Mais non, je ne me plaignais pas. (J’avais seulement très mal
choisi mes mots.) J’exposais seulement le fait qu’on était coincés
ensemble. Ça, c’est différent… et tu es attirée par moi.
Elle plissa les paupières comme un chat en colère.
— Je reviens là-dessus dans une minute. Tu veux être avec moi
parce que tu t’y sens… obligé ?
Je me trémoussai.
— Ce n’est pas exactement ça. Je… t’aime beaucoup.
Kat ne répondit pas, se contentant de me fusiller des yeux.
— Oh non, je connais ce regard. À quoi tu penses ?
Elle se leva.
— Je pense que c’est la déclaration la plus ridicule que j’aie jamais
entendue. C’est vraiment nul, Daemon. Tu veux être avec moi à cause
d’un truc étrange qui s’est passé entre nous ?
Je me levai à mon tour.
— On se plaît, c’est la vérité. Il faut arrêter de se voiler la face.
Elle secoua la tête.
— Et c’est le gars qui m’a laissée sur mon canapé les seins à l’air qui
dit ça ? On ne s’aime pas.
— Bon, d’accord, je devrais sûrement m’excuser pour ça. Je suis
désolé.
J’avançai vers elle avant de poursuivre :
— On était attirés l’un par l’autre avant que je te soigne. Tu ne
peux pas le nier. J’ai toujours… Tu m’as toujours plu.
C’était la pure vérité, même si j’avais jusqu’à présent refusé de
l’admettre.
Depuis ce jour où j’avais ouvert ma porte, depuis cette première
dispute, cette première fois où elle m’avait traité de connard, cette
première fois où j’avais pris conscience de son courage et de sa force,
elle m’attirait. Je la désirais.
Je l’avais sans doute nié un peu trop vivement pendant tout ce
temps.
— Être attiré par toi n’est pas une raison suffisante, c’est comme
cette histoire d’obligation.
— Tu sais que ça va plus loin que ça.
Je me tus, réalisant que si, un an plus tôt, quelqu’un m’avait dit où
je serais aujourd’hui, j’aurais été mort de rire sur place. Je repris :
— Quand tu as frappé à ma porte, j’ai tout de suite su que tu ne
m’apporterais que des ennuis.
Kat émit un petit rire sans joie.
— Le sentiment était mutuel, mais qu’est-ce que ça a à voir avec ton
côté schizophrène ?
Je hochai la tête.
— J’espérais que ça expliquerait les choses, mais apparemment
non… Kat, je sais que je te plais. Je sais que tu…
— Ça ne suffit pas.
— On s’entend bien.
Elle me lança un regard dubitatif. Je me corrigeai en souriant :
— Parfois.
— On n’a rien en commun.
— On a plus en commun que tu ne le penses.
— Si tu le dis.
J’enroulai une mèche de ses cheveux entre mes doigts.
— Toi aussi tu veux être avec moi.
Elle hésita un instant avant de reprendre sa mèche.
— Tu ne sais pas ce que je veux. Tu n’en as pas la moindre idée.
J’aimerais un mec qui veut être avec moi pour ce que je suis, pas parce
qu’il se sent obligé de le faire à cause d’un sens tordu des
responsabilités.
— Kat…
— Non !
Elle serra les poings et inspira profondément.
— Non. Je suis désolée. Tu t’es conduit en parfait connard pendant
des mois. Tu ne peux pas décider de m’aimer comme ça et croire que je
vais oublier tout ce qui s’est passé jusqu’à présent. Je cherche quelqu’un
qui m’aimera autant que mon père aimait ma mère. Et ce n’est pas toi.
— Comment peux-tu le savoir ?
Elle me dévisagea un moment, puis fit un mouvement comme si elle
voulait partir. Mais cette discussion n’était pas terminée. Je filai me
placer devant la porte.
— Mon Dieu, je déteste quand tu fais ça ! cria-t-elle.
Je la toisai.
— Tu ne peux pas continuer à faire semblant de ne pas vouloir être
avec moi.
Elle me jeta un regard féroce et incroyablement sexy. Je l’aimais
aussi pour ça. Mais soudain, la tristesse envahit ses yeux.
— Je ne fais pas semblant.
Bordel de merde.
Elle avait hésité avant de prononcer ces mots. Ils exprimaient bien
plus que de la colère ou de la frustration. Elle avait peur et elle était
malheureuse. Je pouvais la comprendre. Je m’étais mal comporté avec
elle. J’étais impardonnable et j’aurais aimé trouver le moyen de réparer
mes erreurs. Je l’avais compris dans ce champ l’autre nuit : je ne
pouvais pas la laisser partir.
— Tu mens.
— Daemon.
Je posai mes mains sur ses hanches et l’attirai contre moi. La
chaleur de son corps se diffusa dans le mien et je fermai brièvement les
paupières en prenant une grande inspiration. Je sentis son odeur. Mes
mains se serrèrent sur ses hanches et elle se colla à moi, me prouvant
que ses paroles ne traduisaient pas ses envies les plus profondes. Je
penchai la tête vers elle et elle frissonna.
— Si je voulais être avec toi, tu ne me rendrais pas les choses
faciles, pas vrai ?
Elle me regarda.
— Tu ne veux pas être avec moi.
Je ne pouvais que la contredire.
— Moi, je crois que si.
Une jolie rougeur s’étendit à son cou. J’avais envie de la suivre avec
ma bouche.
— « Croire », ce n’est pas « savoir ».
— Non, c’est vrai, mais c’est un début. Non ?
C’était bien plus que ça.
Elle secoua la tête et s’écarta de moi.
— Ça ne suffit pas.
Je soutins son regard et soupirai. Son obstination m’agaçait au plus
haut point mais me plaisait presque autant. Pas de doute, j’étais tordu.
— Tu vas vraiment me compliquer la tâche…
Sans me répondre, elle se dirigea vers la porte. Cette fois, je
n’essayai pas de la retenir.
— Kat ?
Elle se retourna.
— Quoi ?
Je souris et ses yeux gris étincelèrent.
— Tu as conscience que j’adore les défis ?
Elle émit un petit rire et me montra son majeur dressé avant de
repartir vers la porte.
— Moi aussi, Daemon. Moi aussi, lâcha-t-elle par-dessus son épaule.
Je la regardai s’éloigner en me disant qu’elle était aussi belle de face
que de dos.
Oui, j’aimais les défis. Et je ne perdais jamais.

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