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Liberté antique et moderne » de Benjamin Constant à Max Weber

Les critiques antiques de la démocratie attique lui reprochaient son excès de liberté. Mais un débat commence
au XVIIIe siècle, comme nous l’avons déjà évoqué : on critique désormais l’Antiquité pour son incapacité à garantir la
liberté individuelle. Les textes que nous évoquerons dans ce chapitre ont été rédigés au cours d’une période d’environ
un siècle, dans des contextes différents, et leur argumentation s’appuie sur des intentions divergentes. Ils partagent
toutefois une perspective spécifiquement liée à l’histoire universelle ou à la philosophie de l’histoire. De plus, comme
ils se réfèrent les uns aux autres de manière tantôt explicite, tantôt implicite, il est légitime de les considérer comme un
courant spécifique de l’interprétation de l’Antiquité entre le début du XIXe siècle et le début du XXe.
CONSTANT ET LES LIBERTÉS
On retrouve les lieux communs de la critique de l’Antiquité du XVIIIe siècle, comme ceux de l’identification pratiquée
après coup entre jacobinisme et enthousiasme pour l’Antiquité, dans les textes de Benjamin Constant, notamment
dans De l’esprit de conquête et de l’usurpation (1814 ; essentiellement dirigé contre Napoléon) et De la liberté des
anciens comparée à celle des modernes (1819 ; conférence tenue dans le cadre d’une série de manifestations
consacrées à la Constitution anglaise). Dans ce dernier texte, Constant reprend aussi des idées que son amie Germaine
de Staël avait développées avec lui en 1798-1799 : « La liberté des temps actuels, c’est tout ce qui garantit
l’indépendance des citoyens contre le pouvoir du gouvernement. La liberté des temps anciens, c’est tout ce qui
assurait aux citoyens la plus grande part dans l’exercice du pouvoir1. »
Constant, qui a fait ses études en 1783-1785 à Édimbourg, réitère d’une part l’ancienne critique, qui remonte aux
théoriciens écossais, de la focalisation exclusive des sociétés antiques sur la guerre plutôt que sur l’activité pacifique,
ce qui suffit à empêcher de les prendre comme modèles pour sa propre époque – Napoléon s’en approchant
dangereusement avec sa politique expansionniste. Ensuite, Constant reprend la polémique post-révolutionnaire contre
les Jacobins. Ceux-ci auraient revivifié l’image idéalisée – inspirée par « le Spartiate » Mably2 et par Rousseau – du
« monastère » spartiate comme modèle d’un nouvel ordre social à imposer par la force3. Ces menées sont fondées,
selon le jugement de Constant, sur une méconnaissance de la différence fondamentale entre liberté antique et liberté
moderne. Il se réfère certes à Condorcet en tant qu’inspirateur de cette idée4, mais prétend résumer cette différence
pour la première fois et en toute clarté. Dans cette mesure, l’illusion dans laquelle les révolutionnaires restent
emprisonnés paraît en partie excusable : ils ont en quelque sorte été les victimes de leur éducation qui leur a enseigné
le génie particulier de l’Antiquité et transmis, par le biais de Mably et Rousseau, un mode de pensée permettant
d’appliquer au temps présent des concepts relevant de l’Antiquité.
À l’époque de Constant, la liberté signifie, pour les citoyens, la possibilité de jouir de la protection apportée par les
lois contre les mesures arbitraires de l’État – comme les arrestations ou les exécutions illégales –, d’exprimer
ouvertement son opinion, d’exercer l’activité professionnelle de son choix, de disposer librement de ses biens sans
devoir en rendre compte à des tiers et de pouvoir se regrouper avec d’autres dans des associations afin de poursuivre
des objectifs professionnels, religieux ou sociaux. La participation limitée des citoyens à la politique sert à contrôler le
pouvoir de l’État pour qu’il garantisse ces libertés. « Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration
du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des
pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération5. » La représentation,
qui correspond aux principes d’une société fondée sur la division du travail, est la grande conquête de la modernité. Le
système représentatif est le seul cadre garantissant la protection des droits individuels. Cela dit, lorsque Constant veut
exclure les travailleurs salariés des droits politiques parce qu’il faut les considérer comme des étrangers, il se rattache
(mais en la déformant) à la distinction entre citoyens et métèques ; et il se réclame d’Aristote pour refuser le paiement
d’indemnités journalières6.
Le lien entre protection des droits individuels et participation politique se présentait tout autrement dans l’Antiquité  :
pour les Anciens, la liberté « consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté
tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités
d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les
faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre  ; mais en même
temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté
collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. […] Toutes les actions privées sont
soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions,
ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion7 ». À travers les contrôles qu’exercent les éphores
à Sparte et les censeurs à Rome, « l’autorité pénètre encore dans les relations les plus domestiques8 ». En résumé,
« chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les
rapports privés. […] Chez les modernes, au contraire, l’individu, indépendant dans sa vie privée, n’est même dans les
États les plus libres, souverain qu’en apparence9 ». Et plus loin : « Le but des anciens était le partage du pouvoir
social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la
sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces
jouissances10. » Les citoyens doivent avoir les idées claires lorsqu’ils choisissent ce qu’ils gagnent ou ce qu’ils
perdent : « Les anciens trouvaient plus de jouissance dans leur existence publique, et ils en trouvaient moins dans leur
existence privée ; en conséquence, lorsqu’ils sacrifiaient la liberté individuelle à la liberté politique, ils sacrifiaient
moins pour obtenir plus. Presque toutes les jouissances des modernes sont dans leur existence privée. L’immense
majorité, toujours exclue du pouvoir, n’attache nécessairement qu’un intérêt très passager à son existence publique. En
imitant les anciens, les modernes sacrifieraient donc plus, pour obtenir moins11. »
Dans l’esprit des théories plus anciennes, on explique ces différences par la petite taille des États antiques, les
obstacles au commerce et l’existence de l’esclavage qui auraient conditionné cette focalisation, inconcevable dans les
conditions modernes, sur la guerre et la politique. « Sans la population esclave d’Athènes, 20 000 Athéniens
n’auraient pas pu délibérer chaque jour sur la place publique12 », écrit Constant en exagérant fortement.
Il souligne aussi le fait qu’Athènes a été la grande exception dans l’Antiquité, dans la mesure où les activités
commerciales y jouaient un bien plus grand rôle que n’importe où ailleurs. Pour que ce soit possible, il fallait
qu’Athènes accorde à ses citoyens une bien plus grande dose de liberté individuelle qu’à Sparte ou à Rome. Ici,
« l’asservissement de l’existence individuelle au corps collectif n’est pas aussi complet que je viens de le décrire  »
(sous-entendu : pour l’Antiquité dans son ensemble). Athènes est par conséquent, « de tous les États anciens, […]
celui qui a ressemblé le plus aux modernes13 ». Mais dans l’ensemble, Athènes était conforme au modèle antique,
dans la mesure où « l’individu était encore bien plus asservi à la suprématie du corps social à Athènes, qu’il ne l’est de
nos jours dans aucun État libre de l’Europe14 ». Constant considère comme symptomatique de cette réalité – outre le
procès des Arginuses et celui de Socrate15 – l’institution de l’ostracisme, « arbitraire légal » reposant sur le principe
selon lequel « la société a toute autorité sur ses membres16 ».
Les propos de Constant ne révèlent pas de connaissances sur l’Antiquité allant au-delà des apprentissages scolaires  ; il
lui arrive aussi de se tromper – ainsi lorsqu’il affirme que n’importe quelle personne exerçant une activité
professionnelle pouvait sans difficulté devenir citoyen à Athènes17. De plus, il se contredit parfois18.
Le choix de ses exemples est guidé par le souci de favoriser le maintien des principes de l’État de droit à son époque,
ce qui constitue, en dépit de ses changements de position, un trait fondamental de son action politique et de ses
publications. Entre décembre 1799 et mars 1802, Constant, membre du « Tribunat », s’oppose à Napoléon ; après son
exclusion, il s’exile volontairement. En 1815, sous le règne provisoirement rétabli de Napoléon, il élabore un projet de
Constitution. Napoléon le fait entrer au Conseil d’État et rembourse ses lourdes dettes de jeu. Constant affirmera aussi
par la suite que cet épisode a ouvert une possibilité de reconquérir un ordre libéral19, mais son passage soudain dans
le camp de Napoléon le place bien entendu dans une situation ambiguë : « Le théoricien célébré du libéralisme,
Benjamin Constant, prêta avec confiance son assistance au despote converti » – ce verdict, formulé ultérieurement par
Treitschke, résume bien la critique dont il fut l’objet20. Le projet constitutionnel de Constant doit garantir les droits
parlementaires, la responsabilité des ministres, l’indépendance de la justice et la liberté de la presse. Cette dernière
constituait une sorte de succédané de la participation politique directe, et elle était indispensable si l’on voulait
contrôler les gouvernants. Napoléon lui-même souhaitait désormais le « repos d’un roi constitutionnel21 ». Dans la
mesure où l’on assignait au monarque le rôle d’instance neutre garantissant la Constitution, la fonction de « gardien de
la Constitution » était dissociée de la référence aux éphores et aux tribuns.
Après la restauration définitive des Bourbon, Constant continua à militer pour ces objectifs et prit ainsi parti contre les
théoriciens de la contrerévolution, comme de Maistre ou de Bonald, qui réclamaient une monarchie de droit divin non
limitée par des règles constitutionnelles. Le discrédit dont souffrait la Révolution ne devait pas, selon Constant,
aboutir à ce que l’on abandonne des conquêtes essentielles de 1789 : « Les ennemis de la république s’emparent
habilement de la réaction que la Terreur a causée. […] C’est la frénésie de 1794 qui fait abjurer, par des hommes
faibles ou aigris, les lumières de 178922. » Ce sera aussi le leitmotiv de l’historiographie française libérale des
années 1820-1840 (Thiers, Mignet, Michelet23), dans laquelle la défense des principes de 1789 est mise au service de
l’État constitutionnel de l’époque, que chacun d’entre eux défendra aussi en tant qu’homme politique actif.
Selon Constant, la liberté individuelle suppose que l’on exclue l’arbitraire de l’État. Il parle ainsi en détail de
l’ostracisme, pour mettre en garde contre toute règle permettant les exils légaux, comme c’est le cas dans une loi
française de 1802 sur les tribunaux spéciaux. On trouvait déjà un avertissement analogue contre l’imitation de
l’ostracisme dans un traité érudit datant du Directoire24. Les remarques de Constant sur les censeurs romains sont
dirigées contre les projets de limitation de la liberté de la presse ou contre l’intention de favoriser les interventions de
l’État ou de l’Église dans le système éducatif et dans le libre exercice de la religion. Les monarchies contemporaines
ne doivent « pas emprunter aux républiques anciennes des moyens de nous opprimer25 ». Sur le principe, le
législateur doit « renoncer à tout bouleversement d’habitudes, à toute tentative pour agir fortement sur l’opinion. Plus
de Lycurgue, plus de Numa26 ». L’idée que l’État devait s’abstenir d’assumer une fonction éducative et se limiter à sa
fonction de sécurité est alors une position partagée par beaucoup des premiers libéraux allemands, qui accordent une
grande attention aux textes de Constant. Comme il veut empêcher ce type de réception de l’Antiquité, Constant plaide
au bout du compte, à la fin de son exposé de 1819, en faveur d’un lien entre liberté antique et liberté moderne. Cette
position tient à la crainte de voir l’évolution constitutionnelle en France déboucher parallèlement sur des garanties au
service des intérêts privés et sur l’étiolement croissant du droit à la participation politique – bref, à de nouvelles
restrictions drastiques dans le système censitaire. Cela n’empêche pas Constant de considérer l’indépendance
économique comme une condition indispensable de la libre expression du suffrage. Ce phénomène est selon lui
favorisé par la tendance des citoyens à ne défendre que leurs intérêts privés et à « renoncer trop facilement [au] droit
de partage dans le pouvoir politique27 ».
La position de Constant est ainsi plus nuancée que ne pourrait le laisser croire l’opposition affichée entre liberté
antique et liberté moderne. Cela vaut pour son évaluation d’Athènes contextualisée dans le cadre d’une comparaison
avec l’Antiquité, autant que pour l’opposition qu’il établit entre période antique et modernité. Un retour à l’Antiquité
serait extrêmement dangereux, mais le niveau de liberté politique qu’on y a atteint demeure une norme à l’aune de
laquelle il faut mesurer les États constitutionnels modernes. Ces subtiles distinctions sont pourtant ignorées dans
nombre d’interprétations qui s’appuient sur Constant et où son œuvre est interprétée comme une résurgence – dans le
domaine politique – de la « querelle des Anciens et des Modernes28 », assortie d’une préférence sans équivoque pour
la modernité. Par ailleurs, Constant a ajouté au débat une dimension essentielle dans le domaine de la philosophie de
l’histoire. Dans ses considérations sur la philosophie de la religion, il insiste sur le fait que, chez les Grecs, la religion
n’était pas dominée par une caste de prêtres. C’est précisément ce qui la distingue des despotismes orientaux (à
proximité desquels Volney la situait). Cela constitue une condition de possibilité pour l’émergence du christianisme,
porteur du développement de la liberté individuelle29. Cette thèse est reprise ultérieurement par l’historien français du
droit Édouard Laboulaye et par bien d’autres30. Les textes de Laboulaye sur les limites du pouvoir de l’État sont
imprégnés de son interprétation de la Révolution de 1848, considérée comme un exercice tyrannique de la
souveraineté populaire.
16Le traité de Constant, dans lequel l’image de l’Antiquité sert d’arrière-plan et de repoussoir à ses idées en matière
constitutionnelle – qui rencontreront aussi un grand écho dans le premier constitutionalisme allemand –, a été,
au XIXe comme au XXe siècle, un point de référence permanent des prises de position sur les liens entre démocratie
(antique) et liberté, mais trop souvent au prix d’une lecture unilatérale.
FUSTEL DE COULANGES ET LA TOUTE-PUISSANCE DE L’ÉTAT ANTIQUE
Numa Denis Fustel de Coulanges, qui a commencé sa carrière universitaire comme historien de l’Antiquité avant de se
consacrer à l’histoire médiévale de la France, est un bon exemple de la force avec laquelle la vision de Constant,
« l’interprète et le porte-parole » de la société bourgeoise selon Marx31, constitue une étape marquante dans la suite
de l’évaluation de la singularité de l’antique. Dans sa leçon inaugurale à l’université de Strasbourg, en 1862, Fustel de
Coulanges reprend à son compte le reproche adressé par Constant aux Jacobins : ils auraient détruit la liberté en ayant
recours à l’Antiquité. Au nom de la liberté, l’État est devenu tout-puissant, une forme dictatoriale s’est imposée et l’on
a traité les adversaires politiques comme les ennemis de l’État dans l’Antiquité. L’imitation de l’Antiquité a ainsi
mené tout droit à la Terreur32.
Au cours de la guerre franco-allemande de 1870, Fustel se réfère à un autre aspect de la Grande Révolution lorsque,
s’opposant à Theodor Mommsen, il défend l’appartenance de l’Alsace à la France en l’expliquant par «  notre
révolution de 178933 ».
Fustel reprend le thème de la liberté individuelle déficiente et de la réception erronée de l’Antiquité. Il en fait le
leitmotiv de sa présentation de La Cité antique, ce texte de 1864 où il traite aussi bien de la Grèce que de Rome :
« L’idée que l’on s’est faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour avoir mal observé les
institutions de la cité ancienne, on a imaginé de les faire revivre chez nous. On s’est fait illusion sur la liberté chez les
anciens, et pour cela seul, la liberté chez les modernes a été mise en péril. Nos quatre-vingts dernières années ont
montré clairement que l’une des grandes difficultés qui s’opposent à la marche de la société moderne est l’habitude
qu’elle a prise d’avoir toujours l’Antiquité grecque et romaine devant les yeux34. »
Fustel fonde la thèse de la toute-puissance de l’État sur l’idée que les institutions politiques ont évolué par étapes, en
sortant de leur rôle initial qui consistait à entretenir le culte des liens de famille et de parenté. « La cité avait été fondée
sur une religion et constituée comme une Église. De là sa force ; de là aussi son omnipotence et l’empire absolu
qu’elle exerçait sur ses membres. Dans une société établie sur de tels principes, la liberté individuelle ne pouvait pas
exister. Le citoyen était soumis en toute chose et sans nulle réserve à la cité ; il lui appartenait tout entier. La religion
qui avait enfanté l’État, et l’État qui entretenait la religion, se soutenaient l’un l’autre et ne faisaient qu’un […]. Il n’y
avait rien dans l’homme qui fût indépendant. Son corps appartenait à l’État et était voué à sa défense. […] Sa fortune
était toujours à la disposition de l’État […]. La vie privée n’échappait pas à cette omnipotence de l’État35. »
À cela s’ajoute, selon Fustel, l’absence de liberté religieuse : « L’homme n’avait pas le choix de ses croyances. Il
devait croire et se soumettre à la religion de la cité. » « La liberté de penser à l’égard de la religion de la cité était
absolument inconnue chez les anciens », comme le montre la condamnation de Socrate. On peut dire globalement que
« [l] es anciens ne connaissaient donc ni la liberté de la vie privée, ni la liberté de l’éducation, ni la liberté religieuse.
La personne humaine comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et presque divine que l’on
appelait la patrie ou l’État. L’État n’avait pas seulement, comme dans nos sociétés modernes, un droit de justice à
l’égard des citoyens. Il pouvait frapper sans qu’on fût coupable et par cela seul que son intérêt était en jeu.  » Ce
dernier point est illustré par l’institution de l’ostracisme à Athènes. En se référant à Cicéron 36, Fustel écrit dans le
même contexte : « La funeste maxime que le salut de l’État est la loi suprême, a été formulée par l’Antiquité. On
pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant l’intérêt de la patrie37. »
Fustel en tire la conclusion suivante : « C’est donc une erreur singulière entre toutes les erreurs humaines que d’avoir
cru que dans les cités anciennes l’homme jouissait de la liberté. Il n’en avait même pas l’idée. Il ne croyait pas qu’il
pût exister de droit vis-à-vis de la cité et de ses dieux. […] Le gouvernement s’appela tour à tour monarchie,
aristocratie, démocratie ; mais aucune de ces révolutions ne donna aux hommes la vraie liberté, la liberté individuelle.
Avoir des droits politiques, voter, nommer des magistrats, pouvoir être archonte, voilà ce qu’on appelait la liberté ;
mais l’homme n’en était pas moins asservi à l’État. Les anciens, et surtout les Grecs, s’exagérèrent toujours
l’importance et les droits de la société ; cela tient sans doute au caractère sacré et religieux que la société avait revêtu à
l’origine38. »
La démocratie athénienne fait constamment appel à ses citoyens en exigeant d’eux qu’ils participent aux assemblées
du peuple, aux tribunaux et aux communes : « On voit que c’était une lourde charge que d’être citoyen d’un État
démocratique, qu’il y avait là de quoi occuper presque toute l’existence, et qu’il restait bien peu de temps pour les
travaux personnels et la vie domestique. […] Le citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se devait tout
entier à l’État. Il lui donnait son sang pendant la guerre, son temps pendant la paix. Il n’était pas libre de laisser de
côté les affaires publiques pour s’occuper avec plus de soin des siennes. C’étaient plutôt les siennes qu’il devait
négliger pour travailler toute sa vie au profit de la cité. Les hommes passaient leur vie à se gouverner39. »
Cette situation ouvre cependant des possibilités matérielles aux catégories plus pauvres de la population : « Les Grecs
n’ont jamais su concilier l’égalité civile avec l’inégalité politique. Pour que le pauvre ne fût pas lésé dans ses intérêts
personnels, il leur a paru nécessaire qu’il eût un droit de suffrage, qu’il fût juge dans les tribunaux, et qu’il pût être
magistrat40. » Une fois obtenue l’égalité politique, l’inégalité des situations de fortune est ressentie avec d’autant plus
de force. Les citoyens pauvres qui, en raison de l’existence de l’esclavage, ont perdu l’habitude de travailler, ne voient
rien qui les incite à améliorer leur position économique en exerçant une activité professionnelle. Ils misent au
contraire sur leurs opportunités politiques : « Le pauvre avait l’égalité des droits. Mais assurément ses souffrances
journalières lui faisaient penser que l’égalité des fortunes eût été bien préférable. Or il ne fut pas longtemps sans
s’apercevoir que l’égalité qu’il avait pouvait lui servir à acquérir celle qu’il n’avait pas, et que maître des suffrages, il
pouvait devenir maître de la richesse41. »
Dès lors, on se fait payer pour son activité politique ; on organise, « d’abord déguisée sous des formes légales », « une
guerre en règle contre la richesse » puisque l’on fait supporter par les riches le poids du financement des missions
publiques et qu’on les condamne devant les tribunaux pour pouvoir capter leur fortune. Dans de nombreux cas, on
décide l’abolition des dettes ou la redistribution de la propriété foncière ; de véritables guerres civiles sont suivies de
confiscations à grande échelle : « La majorité des suffrages pouvait décréter la confiscation des biens des riches, et
[…] les Grecs ne voyaient en cela ni illégalité ni injustice. Ce que l’État avait prononcé était le droit. Cette absence de
liberté individuelle a été une cause de malheurs et de désordres pour la Grèce42. »
Fustel fait cependant allusion, dans une note, au fait qu’à Athènes, on n’en est justement pas arrivé à ces conséquences
extrêmes. Le combat des pauvres contre les riches « se borna à un système d’impôts et de liturgies qui ruina la classe
riche [et] à un système judiciaire qui la fit trembler et l’écrasa […]43 ». L’historien reprendra cette idée dans un autre
texte, associé à un hommage vibrant de la démocratie athénienne et de l’ingéniosité de ses règles constitutionnelles44.
Mais l’on ne tiendra guère compte de cette nuance ; l’image dominante restera celle de l’absence de liberté dans
l’Antiquité, qu’il a brossée dans La cité antique.
27Dans la dernière partie de son livre, Fustel voit dans le fondement religieux de la communauté la raison pour
laquelle les Grecs n’ont pas pu dépasser la forme d’organisation de la cité-État. Les amphictyonies et les fédérations
d’États ne constituent, selon lui, que des liens distendus ; il faut attendre les Romains pour voir se constituer un vaste
empire. À ses yeux, la fin de la société antique est scellée un peu plus tard, avec la victoire du christianisme dont
l’universalisme transcende le lien familial et les institutions de la cité-État, libère la politique des rituels traditionnels
et permet aussi à l’âme humaine d’échapper à l’emprise de l’État. On a ainsi, de son point de vue, surmonté le manque
de liberté dont souffraient les Antiques et fondé la liberté individuelle.
JACOB BURCKHARDT ET LA SERVITUDE DE L’INDIVIDU À L’ÉGARD DE L’ÉTAT
28La tradition qui se constitue via Constant et Fustel mène à l’Histoire de la civilisation grecque de Jacob Burckhardt.
Celui-ci avait déjà présenté dans ses livres sur L’époque de Constantin le Grand (1853) et La civilisation de la
Renaissance en Italie (1860), une analyse de deux autres périodes de bouleversement qui avaient joué un rôle dans
l’histoire universelle. Quant à l’Histoire de la civilisation grecque, il s’agit d’une œuvre posthume (1898-1902)
fondée sur les leçons tenues par Burckhardt à Bâle entre 1872 et 1886.
Pour cet auteur, les Grecs se distinguaient des peuples orientaux dominés par des castes de prêtres, mais ils étaient
aussi – dit-il en citant littéralement le propos tenu en 1817 par August Böckh – « plus malheureux que ne le pensent la
plupart des gens45 ». La polis grecque constitue selon lui une communauté où la « toute-puissance de l’État » va de
pair avec le « manque de liberté individuelle, à tout point de vue ». La « servitude de l’individu à l’égard de l’État »
apparaît dans l’absence « de toute garantie pour la vie et la propriété » par rapport à « la polis et à ses intérêts46 ».
Burckhardt se réfère ici à Fustel, mais considère que celui-ci surestime la religion. On trouve ailleurs une reprise
presque littérale des propos où Fustel affirme que les Grecs n’ont pu établir de lien entre égalité civique et égalité
politique47. Il faut toutefois signaler que Burckhardt n’a apparemment pris connaissance qu’à une date très tardive du
livre de Fustel48. L’« idée grecque de l’État » signifie, selon lui, la soumission absolue de l’individu à la
communauté ; les droits de l’homme, écrit-il, sont une notion globalement étrangère à l’Antiquité49. Son collègue de
Bâle, Nietzsche, le formule en ces termes : « Les Grecs sont les fous de l’État de l’histoire ancienne50. […] »
Pour Burckhardt, c’est dans la démocratie athénienne que ces caractéristiques, qui s’appliquent à toutes
les poleis, sont les plus nettes. La grande masse des citoyens pauvres a tenté, comme il le formule en se référant à
Fustel, d’utiliser son pouvoir politique pour arriver à une redistribution de la fortune. Le paiement des indemnités
journalières avait cet objectif, tout comme les liturgies dont le caractère contraignant est passé de plus en plus au
premier plan, si bien que l’État tomba « aux mains d’un demos très lunatique et cupide51 ».
Dans cette « tyrannie de la majorité52 », jouait un rôle tout à fait particulier la juridiction dominée par le « terrorisme
public » des sycophantes, ces accusateurs quasi-professionnels qui plaçaient « justement les innocents, surtout
lorsqu’ils possédaient quelque chose, en état de siège permanent53 ». Dans le système juridique, on manquait de
« toute équité et toute objectivité dans l’échelle des peines, de toute justesse dans le rapport entre le délit et la
sanction, c’est-à-dire les premières exigences auxquelles nous soumettons un droit pénal54 ». Il en a résulté un
penchant à transformer le moindre geste en un acte menaçant l’État et à y réagir avec des peines draconiennes. Cela
génère aussi une « insécurité totale de la justice, dans la mesure où, une fois sur deux, l’on ne prononce la culpabilité
que lorsqu’on estime souhaitable pour les finances [de la cité] la confiscation des biens des accusés 55 ». Dans cette
mesure, il aurait été « plus franc et plus conséquent, dans l’esprit de la polis, que l’État ait simplement déclaré que tel
ou tel citoyen devait mourir parce qu’on avait besoin de ses biens56 ». C’est précisément la pratique des « Trente » à
Athènes, qui ne se distingue donc pas de celle de la démocratie. Le peuple athénien se représente constamment les
« biens des victimes » comme un « butin possible », il apprécie les procès comme un « spectacle […] dès lors que les
malheureux et les menacés doivent le flatter et même faire des farces57 ».
Selon Burckhardt, il faudrait les « efforts conjugués d’un spécialiste de l’Antiquité et d’un criminologue
expérimenté » pour pouvoir déterminer de manière définitive si « les cas de chicanerie » à Athènes ont des équivalents
à l’époque contemporaine, tant du point de vue de la qualité que de la quantité. « On verrait alors si, à un autre
moment de l’histoire du monde, l’élément diabolique, le plaisir inspiré par la perte des autres, a pu s’exprimer aussi
bruyamment que chez les Grecs, notamment dans la mesure où ils ont favorisé la sycophantie58. » Dans l’ostracisme,
Burckhardt voit moins à l’œuvre « la haine de la plèbe » que les « vanités impuissantes » de politiciens médiocres à
l’égard de personnalités remarquables parmi les dirigeants59. La situation à Athènes, où « l’Assemblée et les
tribunaux, sous toutes leurs formes officielles, deviennent le théâtre et l’outil des pires brimades et persécutions  »,
correspond à celle de la terreur jacobine de 1793-1794. À Athènes, cependant, il a dû « y avoir en permanence plus de
personnes infâmes et donc capables de passer à l’acte que, proportionnellement, dans n’importe quelle grande ville
actuelle60 ». Ni Burckhardt ni la plupart de ceux qui ont établi ce parallèle ne mentionnent le fait qu’à Athènes, il n’y
eut jamais de procès où les accusés se trouvaient aussi dépourvus de moyens de défense que dans les tribunaux
révolutionnaires français61.
Burckhardt souligne toutefois62 la liberté de la comédie, justement comparée à la situation qui régnait pendant la
Révolution française : c’est un « fait unique dans l’histoire » que la « guerre du Péloponnèse et toute la crise intérieure
et extérieure qui lui était associée » aient été accompagnées par « les bouffonneries les plus sublimes ». « Et il y avait
une Athènes qui regardait volontiers ce miroir. Alors que la Révolution française aurait fait rouler la tête de quiconque
aurait émis le moindre doute sur son pathos, ou a fortiori en aurait donné une représentation grotesque […]63. »
Dans ses leçons Sur l’étude de l’histoire – également connues sous le titre Considérations sur l’histoire universelle –,
Burckhardt tire le bilan suivant : « L’époque de Périclès, à Athènes, présente une condition que tout citoyen tranquille
et calme de notre temps se refuserait à vivre, dans laquelle il se sentirait malheureux à mourir, même s’il n’appartenait
pas à la majorité constituée par les esclaves, mais bien aux hommes libres, à savoir l’immense pillage de l’individu par
l’État et la surveillance inquisitoriale permanente qu’exerçaient démagogues et sycophantes sur l’accomplissement des
devoirs envers l’État. » Burckhardt ajoute cependant : « Et pourtant, il y a forcément eu chez les Athéniens de
l’époque un sentiment existentiel qu’aucune sécurité au monde ne pouvait compenser64. »
On devine donc chez Burckhardt quelques regrets lorsqu’il constate que la liberté de la vie privée n’était garantie dans
les cités grecques qu’aux temps où l’autonomie civique était limitée, à l’ombre des nouvelles grandes puissances
helléniques, et donc « achetée au prix fort65 ».
Au total, le caractère exemplaire d’Athènes ne peut reposer, aux yeux de Burckhardt, sur son organisation politique  ; il
relève uniquement de son rôle de « puissance culturelle de premier ordre, de source de l’esprit66 ». Au refus de la
démocratie antique correspond chez lui le refus de la pensée démocratique des temps modernes, depuis la Révolution
française, et tout spécialement de ce qu’elle comporte en termes d’exigences sociales. Depuis, la démocratie coule
certes de « mille sources différentes », mais elle est toujours associée à la toute-puissance d’un État qui doit accomplir
ce que la société ne peut et ne veut pas faire, c’est-à-dire garantir « à certaines castes un droit particulier au travail et à
la subsistance67 ». L’inquiétude qu’inspire à Burckhardt l’évolution de la démocratie ne tient pas seulement au regard
qu’il porte sur ses grands voisins européens, mais aussi aux développements de la situation en Suisse. On a vu
s’imposer dans ce pays, au cours du XIXe siècle, un mouvement constitutionnel qui a finalement débouché, avec
l’ancrage en profondeur dans un système de démocratie directe, sur une « démocratie référendaire68 ». Sur ce point,
comme il l’écrit dans une lettre dès 1845, Burckhardt perçoit le peuple comme une «  masse hurlante » et y voit un
« despotisme de masse » qui débouchera forcément un jour sur un « règne par la violence69 ». Son pessimisme
s’accentuera au fil du temps. Plus tard, il se persuadera que se pose partout l’alternative entre «  la démocratie
complète et le despotisme absolu et sans droit », ce dernier sous la forme de « commandos militaires prétendument
républicains70 ».
ACTON ET L’HISTOIRE DE LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE
John Dalberg-Acton – Lord Acton à partir de 1869 – évoque dans deux exposés, The History of Freedom in
Antiquity et The History of Freedom in Christianity, les déficits de l’Antiquité en matière de liberté de conscience.
Acton est surtout connu en son temps comme un essayiste catholique en lutte contre la prétention du pape à
l’infaillibilité. Plus tard, en 1895, il devient professeur d’histoire à Cambridge. Issu par sa mère d’une importante
famille de la noblesse allemande, Acton est un élève d’Ignaz von Döllinger, historien catholique de l’Église et juriste
du droit canon, excommunié en 1871 pour avoir contesté la déclaration d’infaillibilité du pape faite pendant le premier
Concile du Vatican. Acton souhaite écrire une histoire globale de la liberté, mais il n’écrira ni ce livre, ni aucun
autre. He knew too much to write (« il en connaissait trop pour écrire ») a-t-il dit de Döllinger71 ; ce bon mot
s’applique à lui-même, dès qu’il s’est agi de publier des ouvrages volumineux.
Les Athéniens, à commencer par Solon, ont certes le mérite d’avoir constitué une communauté politiquement libre et
fondée sur la participation des citoyens – à la différence du despotisme oriental – et, dans cette mesure, d’avoir posé
les bases de la liberté européenne. L’évolution de la démocratie athénienne a cependant justement démontré
qu’aucune oppression ne peut être pire que celle qu’exerce la tyrannie de la majorité. Cela apparaît très clairement –
comme sous la Révolution française72 – dans la brutalité employée vis-à-vis du personnel politique et militaire
dirigeant, dans les mesures de confiscation menées contre les riches – mesures qui ont poussé ces derniers à collaborer
avec l’ennemi extérieur – et, pour finir, dans le mépris affiché des règles de procédure lors du procès des Arginuses et
lors de la condamnation du « martyr » Socrate73, que ne contrebalance pas, au bout du compte, l’admirable amnistie
de l’an 40374. L’absence de système gouvernemental représentatif, le maintien de l’esclavage et la liberté de
conscience inexistante sont pour Acton les trois facteurs décisifs de l’insuffisance de liberté individuelle dans
l’Antiquité75. L’évolution menant à la garantie de la liberté individuelle fut d’abord une conséquence inattendue de la
querelle entre pouvoir profane et pouvoir religieux au Moyen Âge, avant que n’ait lieu la percée décisive vers la
liberté de foi et de conscience à la faveur de la révolution anglaise du XVIIe siècle76. Acton se rallie ainsi à Guizot77.
MAX WEBER ET L’HOMO POLITICUS
On trouve un écho de la tradition de critique de l’Antiquité, brièvement esquissée ici, dans un traité de Max Weber sur
la ville, publié à titre posthume en 1921 et écrit vers 1911-191478. Dans ce texte, les réminiscences de Fustel de
Coulanges et Jacob Burckhardt, dont Weber connaissait bien les œuvres79, sont tout aussi évidentes que celles de
Benjamin Constant, dont Weber avait déjà présenté la « théorie de l’État antique » comme un exemple de ce qu’il
fallait entendre par « idéal-type80 ». L’introduction de L’Histoire de la civilisation grecque de Burckhardt peut elle
aussi être considérée comme l’anticipation d’une méthode relevant de l’idéal-type.
41La Ville de Weber regroupe nombre de perspectives sur l’histoire universelle, déjà partiellement traitées dans
d’autres écrits, autour de la question générale de la singularité de la commune urbaine en Occident et de sa
bourgeoisie définie politiquement. Dans ce contexte, Weber compare à l’Orient l’Antiquité et le Moyen Âge
européens, considérés dans un même ensemble ; mais il s’intéresse tout autant aux différences entre les deux époques
afin de comprendre pourquoi, en dépit de parallèles frappants dans les deux évolutions constitutionnelles, il a fallu
attendre le Moyen Âge pour qu’émergent les conditions préalables et essentielles du « capitalisme moderne » et de
« l’État moderne ».
Pour marquer l’opposition entre l’orientation vers la politique, la guerre et la rapine, d’une part, le commerce et
l’activité industrieuse pacifiques, de l’autre, Weber accentue le contraste entre l’homo politicus antique et l’homo
oeconomicus médiéval. Les citoyens antiques sont ainsi les membres d’une « corporation de guerriers » pour lesquels
il n’existe, en principe, aucune espèce de « liberté personnelle dans la conduite de sa vie » : « La cité maniait à tout
point de vue l’individu à son gré. Une mauvaise gestion, et spécialement le gaspillage du lopin de terre assigné aux
soldats reçu en héritage […], l’adultère, la mauvaise éducation du fils, le mauvais traitement des
parents, l’asebeia (l’impiété), l’hybris : – tout comportement menaçant la discipline et l’ordre militaires et civique, ou
susceptible de mettre les dieux en colère au détriment de la polis, était lourdement puni – en dépit de la fameuse
garantie donnée par Périclès, dans la célèbre oraison funèbre de Thucydide, selon laquelle chacun pouvait vivre à
Athènes comme il le voulait – et déboucha, à Rome, sur l’intervention du censeur81. »
Il est particulièrement vrai que la démocratie athénienne accaparait ses citoyens par la politique et le service militaire,
dans une mesure que l’on ne rencontre, selon Weber, « ni avant, ni après dans l’histoire dans le cas d’une civilisation
différenciée82 ». Mais on leur proposait en contrepartie la perspective de profiter des fruits d’une politique
d’expansion sous forme de distributions de terres, de butins, de paiements de soldes et d’indemnités journalières. C’est
précisément ainsi que la masse des citoyens a vu se fermer devant elle la voie menant à «  l’activité économique
pacifiée et vers une entreprise économique rationnelle83 ». L’obligation qu’avaient les citoyens fortunés de financer
les missions publiques par des liturgies constituait une menace permanente pour la richesse privée  : « La polis de la
démocratie mettait la main sur toute richesse importante des citoyens84. » D’autres menaces émanaient des tribunaux
populaires, composés de « centaines de jurés ignorant le droit », dont la « justice de cadi absolument arbitraire »
menaçait la sûreté formelle du droit « si fortement qu’on est plus étonné par la survie de la richesse que par les très
fortes secousses survenues à chaque échec politique85 ». Le terme de « justice de cadi » désigne chez Weber des
systèmes juridiques où une orientation vers une prétendue justice matérielle se fait aux dépens de la sûreté formelle du
droit.
Comme il l’explique dans d’autres textes, le système juridique athénien se distingue justement du système romain par
le fait que les tribunaux de jurés n’y sont pas seulement compétents pour les procès pénaux ou politiques – comme
dans la Rome de la fin de la République –, mais aussi pour tout le droit civil86. Ce type de justice, reposant
uniquement sur les postulats matériels de l’équité, sur un « “sentiment” conditionné par l’éthique […], la politique ou
la politique sociale87 » dont l’issue dépend des prestations démagogiques des parties au procès, tout cela a selon lui
pour conséquence « l’impossibilité de développer un droit formel et une science formelle du droit de type romain88 ».
Les tribunaux de jurés athéniens sont, dans cette mesure, comparables aux « tribunaux révolutionnaires » de la
Révolution française tout autant qu’aux tribunaux mis en place pendant la révolution allemande des Conseils,
en 1918-1919, qui ne se sont pas cantonnés aux seules affaires politiques. À propos d’une grève survenue à Berlin en
janvier 1918, Weber estime que la situation était semblable à celle « d’un asile de fous » ou à celle « d’Athènes après
la bataille des Arginuses89 ».
L’évaluation de la démocratie athénienne par Weber fluctue en fonction de la perspective comparative qu’il adopte.
D’une part, la possibilité de sanctionner les décisions du peuple contraires au droit par le biais d’une graphè
paranomôn présente, selon lui, plus de similitudes avec le système constitutionnel américain qu’avec la souveraineté
parlementaire anglaise. D’autre part, avec l’ostracisme, on rend possible une prise de décision dirigée contre une
personne en particulier, pratique que Rome a exclue de son droit90. La domination de la plèbe présente à l’Assemblée
a, écrit-il, débouché de fait sur la domination d’un démagogue91 dont le rôle découle structurellement de la
constitution92, si bien qu’il est impossible de faire jouer la différenciation morale traditionnelle entre Périclès et
Cléon93. Weber suppose cependant qu’il a existé, jusqu’à Périclès, une sorte d’union personnelle entre le « stratège en
chef » et le leader démagogique94. Pour proposer cette hypothèse – inexacte en l’état actuel de la recherche – de
l’existence d’un président au sein du collège des stratèges, Weber s’appuie essentiellement sur Karl Julius Beloch et
Eduard Meyer95, peut-être aussi sur Droysen96.
Comparée à la « démagogie sauvage » des prophètes dans l’ancienne Israël, la prise de décision au sein de
l’Assemblée athénienne se distingue par sa « délibération ordonnée rationnellement97 » ; il ne faut donc pas
nécessairement porter de jugement négatif sur « l’art oratoire politique du démagogue de l’Attique ». Cela étant dit, le
processus de décision politique à Athènes demeure tout de même très éloigné du niveau « d’examen rationnel » avec
lequel le Sénat détermine la politique dans la République romaine98.
Ce qui demeure obscur, c’est la raison pour laquelle Weber estime ne pas pouvoir subsumer le système athénien sous
sa catégorie d’« administration de groupement en dehors de toute relation de domination », Athènes ayant clairement
dépassé le petit cadre nécessaire à ce fonctionnement99. Les éléments essentiels de cet idéal-type de « minimisation
de la domination » s’adaptent parfaitement à Athènes : courte période d’exercice des fonctions, droit de révocation à
tout moment, principe du tour de rôle ou du tirage au sort pour éviter l’accumulation de savoirs dans un domaine ou
une fonction donnés, mandat strictement impératif pour l’exercice de la fonction, obligation de faire un rapport et de
consulter dans les cas non couverts par ce mandat, obligation de rendre des comptes, nomination pour une brève
période de spécialistes chargés de missions spécifiques.
48Quelles que soient les nuances que Weber apporte dans les cas particuliers, il accepte tout de même l’hypothèse
d’un manque de liberté individuelle valant pour l’ensemble de l’Antiquité. Dans le cadre de la question qui guide son
travail, celle des conditions d’avènement du capitalisme moderne, il en voit les conséquences dans les obstacles que
cette absence de liberté représente pour le développement de la rationalité économique.
Pour Weber, à l’époque moderne, la démocratie directe n’est plus possible que dans les conditions propres aux
cantons suisses, et non pour un État-nation puissant qui ne peut s’offrir une « helvétisation100 ». Dans ses prises de
position, publiées dans la presse de 1917, sur la nécessité d’une réforme constitutionnelle en Allemagne – avec entre
autres, la revendication de la responsabilité des ministres – et en Prusse – abolition du suffrage censitaire en trois
classes –, il approuvait surtout le parlementarisme en tant que moyen de choisir le personnel dirigeant approprié. Cela
revient nécessairement à accepter l’existence d’un parlementaire professionnel qui puisse « vivre de la politique101 ».
Dans ce contexte, Weber considère de façon positive la « démagogie » d’un chef parlementaire102 (le prototype en est
Gladstone103), puisqu’il incarne les qualités qui, de son point de vue, sont nécessaires dans toute forme de démocratie
depuis Périclès, et le sont d’autant plus à l’époque contemporaine compte tenu des menaces d’enkystement
qu’implique la bureaucratisation inéluctable des sociétés modernes. Même dans les démocraties, les grandes décisions
ne peuvent être prises que par des personnalités individuelles. « Cette circonstance inévitable fait que la démocratie de
masse, depuis le temps de Périclès, a toujours payé ses succès positifs par de fortes concessions au principe césarien
de la sélection des chefs104. » Dans ses écrits (tardifs) sur la « démocratie plébiscitaire » ou la « démocratie des
chefs », Weber a tendance à considérer que les pesanteurs du système sont moins imputables à la bureaucratie
parlementaire qu’à l’existence de dirigeants charismatiques et à leur légitimation plébiscitaire105. Concrètement,
en 1919, il s’agit pour lui d’obtenir une forte position constitutionnelle en faveur du président du Reich, considéré
comme « l’élu du peuple » et « l’homme de confiance des masses106 ». Weber souligne en outre que la
« “démocratie” n’a jamais été une “fin en soi” », mais ne l’intéresse qu’au regard de la « possibilité de mener une
politique nationale pragmatique pour une Allemagne forte et unifiée face au monde extérieur107 ». Les positions de
Weber se situent dans le prolongement de la tradition fondée entre autres par Constant, mais constituent un nouveau
point de vue sur les limites de la démocratie relevant de la politologie ou de la sociologie des organisations – tel que
l’ont développé Robert Michels et d’autres. Le lien qu’il établit entre le parlementarisme et la notion de dirigeant
charismatique est bientôt repris et dépassé par tous ceux qui préconisent un système dirigé par un « Führer » pour
abolir l’État de droit108.
NOTES
1 Germaine de STAËL, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la révolution et des principes qui doivent fonder la république en
France, Lucia OMACINI (éd.), Genève, 1979, p. 111-112.
2 Benjamin CONSTANT, Principes de politique, applicables à tous les gouvernements [version 1806-1810], Étienne HOFMANN (éd.), Paris,
Hachette, 1987, p. 374 sq.
3 De l’esprit de la conquête et de l’usurpation dans leur rapport avec la civilisation européenne, IIe partie, chapitre 7, « Des imitateurs modernes
des républiques de l’Antiquité », in Benjamin CONSTANT, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 1014 sq.
4 Benjamin CONSTANT, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes. Discours prononcé à l’Athénée royal de Paris, 1819, repris
in Cours de politique constitutionnelle, Édouard LABOULAYE (éd.), Paris, 1861. Texte accessible à l’adresse
http://www.panarchy.org/constant/liberte.1819.html, auquel nous empruntons l’original [« Les anciens, comme le dit Condorcet, n’avaient
aucune notion des droits individuels. Les hommes n’étaient, pour ainsi dire, que des machines dont la loi réglait les ressorts et dirigeait les
rouages » (N. d. T.)]
5 Ibid.
6 Cf. Principes de politique, op. cit.
7 De la liberté, op. cit.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 De l’esprit de conquête, IIe partie, chapitre 6, in CONSTANT, Œuvres, op. cit., p. 1012.
12 De la liberté, op. cit.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid. – Sur le procès des Arginuses et le procès de Socrate, voir infra, p. 193 sq.
16 Ibid.
17 De la liberté, op. cit.
18 Voir supra, p. 169.
19 Benjamin CONSTANT, Mémoire sur les Cent-Jours [1819-1829] Paris, 1961, notamment p. 64 sq.
20 TREITSCHKE, « Frankreichs Staatsleben » (supra, p. 136, n. 61), p. 67. – DROYSEN, Freiheitskriege, vol. 2, p. 694, évoquant ce retournement,
écrivait derrière le nom de Benjamin Constant : « (Inconstant) ».
21 Cité par Jean TULARD, Les révolutions, [Histoire de France, vol. 4, Jean Favier (dir.), Paris, Fayard, 1985, p. 288. [Phrase complète : « Le
repos d’un roi constitutionnel peut me convenir » (N. d. T.)]
22 Benjamin CONSTANT, « Des effets de la terreur », in De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y
rallier (1796) ; Des réactions politiques ; Des effets de la terreur (1797), Paris, Flammarion, 1988, p. 173.
23 Cf. les indications bibliographiques en n. 79 et 80, p. 139, n. 95, p. 140.
24 BAUDIN, « De l’ostracisme » [conférence de novembre 1797], Mémoires de l’Institut National des Sciences et Arts. Sciences morales et
politiques, n ° 3 [1800-1801], p. 61-79.
25 CONSTANT, De la liberté, op. cit.
26 Benjamin CONSTANT, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, dans leurs rapports avec la civilisation européenne, 3e édition, Paris,
Lenormant et Nicolle, 1814, p. 106.
27 De la liberté, op. cit.
28 Cf. supra, p. 89.
29 Benjamin CONSTANT, De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements [1824-1831], Arles, Actes Sud, 1999.
30 Édouard LABOULAYE, « La liberté antique et la liberté moderne », in L’État et ses limites, Paris, Charpentier, 1863, p. 103-137.
31 Karl MARX, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte [1869], Paris, Mille et une Nuits, 1997, p. 15.
32 Numa Denis FUSTEL DE COULANGES, « Une leçon d’ouverture et quelques fragments inédits de Fustel de Coulanges », Revue de synthèse
historique 2, 1901, p. 241-263, ici p. 252-253.
33 « L’Alsace est-elle allemande ou française ? Réponse à M. Mommsen » [27 octobre 1870], in Numa Denis FUSTEL DE
COULANGES, Questions historiques, Camille JULLIAN (éd.), Paris, 1893, p. 505-512, ici p. 509.
34 Numa Denis FUSTEL DE COULANGES, La cité antique. Étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome, Paris, Librairie
Hachette et Compagnie, 1908, p. 2.
35 Ibid., p. 265.
36 Cf. supra, p. 137.
37 FUSTEL DE COULANGES, La Cité antique, op. cit., p. 268-269.
38 Ibid., p. 269.
39 Ibid., p. 396.
40 Ibid., p. 387.
41 Ibid., p. 398.
42 Ibid., p. 400.
43 Ibid., p. 402 (note 2).
44 FUSTEL DE COULANGES , « Attica Respublica », in Charles DAREMBERG et Edmond SAGLIO (éd.), Dictionnaire des antiquités grecques et
romaines, Paris, Hachette, 1877-1819, vol. I, 1 (1877), p. 532-542, ici p. 542.
45 Jacob BUCKHARDT, GKG I, p. 11. [La totalité des textes de Burckhardt sont ici traduits par nos soins (N. d. T.)]. – August BÖCKH, Die
Staatshaushaltung der Athener, Berlin, 2e éd., 1886 [première parution en 1817], vol. 1, p. 710-711.
46 GKG I, p. 77.
47 GKG I, p. 206.
48 Lettre à Robert Grüninger, 5 août 1885, in Jacob BURCKHARDT, Briefe, Max Burckhardt (éd.), vol. 8, Bâle, 1974, p. 299.
49 GKG I, p. 80 et 72
50 Friedrich NIETZSCHE, Humain, trop humain, II, [232], in Œuvres philosophiques complètes, G. Colli et M. Montinari (éd.), traduit de
l’allemand par Robert Rovini, vol. III, Paris, Gallimard, 1988, p. 280-281 [traduction légèrement modifiée (N. d. T.)].
51 GKG I, p. 218.
52 GKG I, p. 216, note 486. Burckhardt cite Wilhelm VISCHER, « Die oligarchische Partei und die Hetairien in Athen » [1836], in Kleine
Schriften, vol. 1, Heinrich Gelzer (éd.), Leipzig, 1877, p. 153-204, ici p. 169.
53 GKG I, p. 228-229 et 232.
54 GKG I, p. 231. – C’est objectivement exact, si ce n’est qu’il s’agit d’un critère que l’on ne rencontre guère avant le XIXe siècle ; cf. supra,
p. 54-55.
55 GKG I, p. 237.
56 GKG I, p. 238.
57 GKG I, p. 220-221.
58 GKG II, p. 341.
59 GKG I, p. 207.
60 GKG IV, p. 323-324.
61 Cf. infra, p. 193-194, sur les mesures prises en 415 av. J.-C.
62 Comme Desmoulins, sur le fond, cf. supra, p. 140.
63 GKG III, p. 252-253.
64 Jacob BURCKHARDT, Über das Studium der Geschichte. Der Text der « Weltgeschichtlichen Betrachtungen » auf Grund der Vorarbeiten von
Ernst Ziegler nach den Handschriften herausgegeben von Peter Ganz, Munich, 1982, p. 236.
65 GKG IV, p. 556.
66 GKG I, p. 224.
67 BURCKHARDT, Über das Studium, op. cit., p 370-371.
68 Voir infra, p. 252-253.
69 Lettre à Gottfried Kinkel, le 1er avril 1845 ; BURCKHARDT, Briefe, op. cit., vol. 2 (1952), p. 158.
70 Lettre à Friedrich von Preen, le 13 avril 1881 ; BURCKHARDT, Briefe, op. cit., vol. 8 (1974), p. 31.
71 « Döllinger’s Historical Work », in John E. E. DALBERG-ACTON [Lord Acton], The History of Freedom and Other Essays, Londres, 1907,
p. 375-435, ici p. 434.
72 Sur ce sujet, cf. les leçons tenues après 1895 : John E. E. DALBERG-ACTON [Lord Acton], Lectures on the French Revolution, John N. Figgis
et Reginald V. Laurence (éd.), Londres, 1910.
73 Cf. infra, p. 193 sq.
74 « The history of freedom in Antiquity », in DALBERG-ACTON, The History of Freedom, op. cit., p. 1-29, ici p. 12-13.
75 Ibid., p. 25-26. – Cf. aussi « Sir Erskinde May’s Democracy in Europe » [1878], ibid., p. 61-100, ici p. 66 sq.
76 The History of Freedom, op. cit., p. 30-60.
77 Cf. infra, p. 219.
78 Max WEBER, Wirtschaft und Gesellschaft. Die Wirtschaft und die gesellschaftlichen Ordnungen und Mächte. Nachlass. Vol. 5 : Die
Stadt, Wilfried Nippel (éd.), Tübingen 1999 (MWG I/22-5).
79 « Agrarverhältnisse im Altertum » [1908-1909], in Max WEBER, Gesammelte Aufsätze zur Sozialund Wirtschaftsgeschichte, Marianne Weber
(éd.), Tübingen, 1924, p. 279 et 283. Traduction française in Économie et société dans l’Antiquité. Précédé de : Les causes sociales du déclin de
la civilisation antique. Introduction de Hinnerk Bruhns, Paris, La Découverte, 1998.
80 « Die “Objektivität” sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis » [1904], in Max WEBER, Gesammelte Aufsätze zur
Wissenschaftslehre, Johannes Winckelmann (éd.), Tübingen (4e éd.), 1973, p. 206.
81 MWG I/22-5, p. 283 et 285.
82 Ibid., p. 286.
83 Ibid., p. 288.
84 Ibid., p. 286.
85 Ibid., p. 286-287.
86 Max WEBER, Wirtschaft und Gesellschaft, Johannes Winckelmann (éd.), Tübingen, 5e éd., 1976, p. 465 (= WuG).
87 WuG, p. 471.
88 WuG, p. 158.
89 Max WEBER, Zur Politik im Weltkrieg. Schriften und Reden 1914-1918, Wolfgang J. Mommsen (éd.), Tübingen 1984 (MWG 1/15), p. 413.
90 Max WEBER, Agrarverhältnisse im Altertum, op. cit., p. 123.
91 Ibid., p. 217.
92 MWG I/22-5, p. 219-220 ; Wissenschaftslehre, op. cit., p. 483.
93 Max WEBER, Wissenschaft als Beruf 1917-1919. Politik als Beruf 1919, Wolfgang J. Mommsen et Wolfgang Schluchter (éd.), Tübingen
1992 (MWG I/17), p. 191 (traduction française d’Isabelle Kalinowski, La science, profession et vocation, Paris, Agone, 2005). ; WuG, p. 668.
94 WuG, p. 665 ; MWG I/17, p. 191.
95 Karl Julius BELOCH, Die attische Politik seit Perikles, Leipzig, 1884, p. 274-288 ; Eduard MEYER, Geschichte des Alterthums, vol. 3, 1 : Das
Perserreich und die Griechen, 1re partie : Bis zu den Friedensschlüssen von 448 und 446 av. J.-C., Stuttgart, 1901, notamment p. 347 et 579.
96 Johann Gustav DROYSEN, « Bemerkungen über die attischen Strategen », Hermes 9, 1874, p. 1-21.
97 Max WEBER, Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Marianne Weber (éd.), vol. 3 (1921), réimp. Tübingen, 1988, p. 335.
98 MWG I/22-5, p. 298-299.
99 WuG, p. 169-170.
100 MWG I/15, p. 96. Friedrichs ENGELS avait lui aussi mis en garde, avant cette date, contre une « helvétisation fédéraliste de l’Allemagne » :
« Zur Kritik des sozialdemokratischen Programmentwurfs » [1891], MEW, vol. 22, p. 227-243, ici p. 236.
101 MWG I/17, p. 169 sq. ; MWG I/15, p. 501-502 et 533-534. – La distinction entre vivre « pour la politique » et « de la politique » se trouve
déjà dans un bref texte écrit par Weber en 1905 in Max WEBER, Wirtschaft, Staat und Sozialpolitik. Schriften und Reden 1900-1912, Wolfgang
Schluchter (éd.), Tübingen, 1998 (MWG I/8), p. 192-199. Weber se réfère dans ce contexte à James BRYCE ; il s’agit de The American
Commonwealth, Londres, 1888, vol. 2, p. 386 sq. (chapitre LVII : « The politicians »).
102 MWG I/15, p. 537-538, MWG I/17, p. 162 et 191.
103 MWG I/17, p. 209 ; WuG, p. 669.
104 MWG I/15, p. 540. – Sur la catégorie du césarisme, cf. infra, p. 243 sq.
105 WuG, p. 156-157 ; cf. MWG I/17, p. 203-204.
106 « Der Reichspräsident », in Max WEBER, Zur Neuordnung Deutschlands. Schriften und Reden 1918-1920, Wolfgang J. Mommsen (éd.),
Tübingen, 1988 (MWG I/16), p. 87 et 220-224.
107 MWG I/15, p. 234.
108 Cf. infra, p. 261 sq.

L’image ambivalente de la démocratie athénienne dans la science allemande du XIXe siècle


Aussi différents que soient leurs questionnements et, du point de vue du contenu, de l’ampleur ou de la forme, la
nature de leurs écrits, Constant, Fustel, Burckhardt, Acton et Weber ont en commun d’aborder l’Antiquité avant tout
sous l’angle des prémisses de l’histoire universelle. Aux yeux de la science de l’Antiquité, telle qu’elle se constitue et
se professionnalise au cours du XIXe siècle, ce sont des marginaux. Dans le cas de Fustel et de Burckhardt, qui ont
présenté de grands tableaux reposant sur une large palette de sources, ce rôle marginal tient en particulier à la nature
du traitement des documents. De manière ostentatoire, ils prennent leurs distances à l’égard de la critique des sources
et de la « recherche sur les sources » (Quellenforschung, la recherche des sources cachées derrière les sources),
caractéristique d’une histoire antique se comprenant comme une science. Fustel de Coulanges préfère – reprenant en
l’adaptant une citation de Cicéron1 – « se tromper avec Tite-Live plutôt qu’avec Niebuhr2 ». Burckhardt a souligné à
plusieurs reprises sa distance avec la science professionnelle de l’Antiquité, où des philologues écrivent pour des
philologues, alors que son souci de « dilettante », d’amateur, est de toucher les non-spécialistes3. Lorsqu’un
professionnel de l’histoire antique comme Karl Julius Beloch, amateur de polémique, parle de l’Histoire de la
civilisation grecque de Burckhardt comme du « livre d’un dilettante plein d’esprit écrit à l’intention de dilettantes4 »,
c’est dans un tout autre sens.
2Les œuvres de Fustel et Burckhardt ont été accueillies, notamment dans la science allemande de la fin du  XIXe siècle,
avec beaucoup de réserves. Elles se sont parfois heurtées à un refus véhément en raison de leur mépris souverain pour
la recherche récente. Compte tenu de la position dominante des sciences humaines allemandes au  XIXe siècle, il est
légitime de se concentrer, comme on le fera par la suite, sur la production scientifique germanique.
3Que l’on prenne par principe ses distances méthodologiques avec Fustel et Burckhardt ne signifie pas que le
problème qu’ils ont thématisé – celui du rapport entre liberté antique et liberté moderne – n’ait pas été traité dans
nombre de synthèses de l’histoire grecque, de manuels sur « l’Antiquité » et d’études spécialisées. Cela ne signifie pas
non plus qu’à l’inverse, les résultats de la recherche spécifique n’aient pas trouvé leur place dans des travaux généraux
situés dans une perspective relevant de l’histoire universelle. D’autant plus que même ceux qui étudient alors
l’Antiquité en professionnels ne veulent ni ne peuvent éluder ce type de questions fondamentales, dès lors qu’ils sont
persuadés de la « pertinence » – quel que soit le sens qu’ils donnent à ce mot – de leur travail scientifique pour leur
propre époque. Dans cette mesure, on peut constater une intense interaction entre l’étude des «  grandes » questions
concernant la singularité de l’Antiquité et l’érudition spécialisée au sens strict.
TOPOI DE LA CRITIQUE D’ATHÈNES
Il était communément admis que l’absence de systèmes représentatifs dans l’Antiquité avait inexorablement mené à la
domination de la populace5 et que la démocratie directe sans représentation relevait du despotisme6. On reprend bien
entendu cette idée pour la République romaine, censée avoir échoué en raison de son incapacité à remplacer les
assemblées du peuple par une représentation du peuple – ce qu’affirment par exemple Friedrich von Raumer 7 et, tout
particulièrement, Theodor Mommsen8.
On considère le régime athénien comme un « pouvoir populaire autocratique sous sa forme la plus pure », qui révèle
sa nature dans le « remplacement de la division des pouvoirs par l’unification des pouvoirs » au sein d’un demos qui
développe une « conscience dominatrice de la souveraineté9 ». On laisse par ailleurs entendre qu’il a existé dans
l’Antiquité un « amour de la liberté sans droits de l’homme10 » et qu’en Grèce, la situation de l’individu par rapport à
l’État était caractérisée par une absence totale « de droits accordés à l’individu dans son rapport à l’État11 », si bien
que ce sont « les individus qui [existaient] pour l’État et lui seul, et non l’État pour ses habitants ». En conséquence,
« l’homme, en tant que tel » n’y avait « pas de valeur », sauf « dans la mesure où il servait de moyen pour atteindre les
buts visés par l’État12 ». On pense également que, pour les « Antiques […], un pouvoir exercé par le peuple sur lui-
même n’a pas besoin de limites13 ».
Avec son Histoire de la civilisation grecque, Jacob Burckhardt a voulu proposer une présentation globale de la réalité
existentielle grecque, telle que l’avait jadis entreprise, sans la mener à son terme, August Böckh, le fondateur d’une
approche réaliste de l’Antiquité grecque ; Burckhardt avait suivi en 1839-1840, à Berlin, ses leçons sur les
« Antiquités Grecques ». Burckhardt conçoit son histoire de la civilisation comme une transformation du genre des
antiquités tel qu’il se présente dans les tableaux que brossent de « l’histoire de l’esprit grec14 » Wilhelm Wachsmuth,
dans Hellenische Alterthumskunde aus dem Gesichtspuncte des Staates (« Histoire de l’Antiquité hellénique du point
de vue de l’État », 1826-1830) et Karl Friedrich Hermann, dans Lehrbuch der griechischen
Staatsalterthümer, (« Manuel des Antiquités publiques grecques », première parution en 1831). Burckhardt reprend
pour sa part, dans le manuel de Hermann, une vision grecque de l’État qui ne connaît pas de liberté individuelle 15.
Hermann le déduit de Sparte et de la théorie politique d’Aristote16 ; différents auteurs le suivent sur ce point17. Dans
l’œuvre de Hermann, qui ne vise guère l’originalité mais propose un état documenté de la recherche, on trouve aussi
de nombreuses remarques sur la démocratie athénienne, permettant de comprendre que la critique de Burckhardt se
rattachait, sur les points de détail, à des opinions courantes dans la recherche de l’époque.
On trouve aussi des voix pour évaluer positivement « l’idée grecque de l’État », qui permet une concentration sur la
« chose commune » se distinguant de l’individualisme moderne et de ses tendances à la désagrégation. Cela vaut
surtout pour les admirateurs de Sparte. Karl Otfried Müller vante ainsi ce système comme « une œuvre d’art qui crée
et présente en permanence toute la Nation dans son unité » et constate en termes généraux : « La grande liberté du
Spartiate comme de l’Hellène n’était justement rien d’autre que d’être un membre vivant de l’ensemble, alors que ce
que l’on appelle généralement la liberté de nos jours consiste dans le fait d’être aussi peu sollicité que possible par la
chose commune ; en d’autres termes : de décomposer autant que possible l’État en ses parties18. »
D’une manière générale, la tendance dominante est toutefois de concevoir l’opposition entre liberté antique et liberté
moderne comme une critique de l’Antiquité. En 1813, Niebuhr fait à propos des Grecs cette constatation globale :
« Ce qu’il y a de proprement caractéristique chez les Grecs, c’est que l’idée d’un gouvernement et d’une
administration abstraite qui serait distincte des inclinations collectives de citoyens participant à la souveraineté – de
cette chose que l’on appelait voici vingt ans le règne des lois, et non des personnes –, que cette idée, donc, ne leur vint
jamais à l’esprit. Raison pour laquelle toutes leurs constitutions étaient arbitraires et passionnées […]. Leur cœur ne
savait rien, par exemple, de l’intangibilité de la propriété19 […]. »
Dans sa Staatshaushaltung der Athener (« La gestion financière de l’État chez les Athéniens », 1817), August Böckh
caractérise en ces termes la combinaison des indemnités versées aux citoyens et de la pratique des tribunaux
populaires, qui a selon lui pour but la confiscation des biens : « Il ne suffisait donc pas que l’on vole à l’État, par le
biais de ces distributions, les meilleures énergies, celles qui auraient pu servir à des entreprises profitables et
fructueuses, on éveillait aussi le désir de la propriété de l’autre et l’on alimentait la tension entre riches et pauvres qui,
dans les États de l’Antiquité, était un mal permanent et extrêmement dangereux, et peut aussi le devenir
aujourd’hui20. » Dans ses leçons tenues régulièrement de 1809 à 1865 et intitulées Encyclopädie und Methodologie
der philologischen Wissenschaften (« Encyclopédie et méthodologie des sciences philologiques », publiée à titre
posthume en 1877), Böckh qualifie la liberté antique de « tyrannie du peuple » : la « liberté de l’État antique
n’apparaît dans l’évolution politique que comme un maillon entre le despotisme oriental et la liberté constitutionnelle
des États modernes ». Cependant, Böckh affirme aussi que la pleine réalisation de l’État constitutionnel est encore à
venir : « Lorsque l’État moderne aura atteint son objectif, il dépassera de loin l’Antiquité […] en matière de liberté.
Mais il n’a pas encore atteint partout son objectif21 […]. »
On se contentera de proposer quelques exemples de la critique courante sur la démocratie athénienne présente dans de
nombreux textes scientifiques issus de divers genres et disciplines. Ils reflètent autant la vision critique d’une partie
considérable de la tradition antique que certaines valeurs politiques en vigueur au XIXe siècle. On s’accorde à
considérer que le gouvernement de la citoyenneté a ouvert « la voie à une tyrannie de la plèbe », phénomène contre
lequel le seul remède aurait été un système représentatif. Celui-ci eût cependant été impensable dans de petites
communautés où les citoyens avaient la possibilité de se réunir en assemblée22. Dans la démocratie, le citoyen offrait
« toute sa vie à l’État, mais réclamait en contrepartie un degré aussi élevé que possible de participation à la
législation ». Le revers en était la « déloyauté de l’administration […], le délabrement de la communauté […], la
calomnie et la persécution des moins corrompus23 ».
Au premier plan de la critique, on trouve en particulier les « démagogues » qui, dans la mesure où ils « faisaient
illusion aux yeux du peuple », appellent la comparaison avec Robespierre24 : ces « parlementaires professionnels »
qui n’étaient soumis à aucune obligation de rendre des comptes25 « caressaient le citoyen dans le sens du poil et
tentaient de satisfaire leurs viles tendances », lorsqu’ils ne se livraient pas tout simplement – comme Cléon – au
« terrorisme » au sein de l’Assemblée26. L’expression « parlementaire professionnel » est un slogan de la critique
conservatrice contre le parlementarisme de l’époque27. On peut naturellement exclure de ce verdict Périclès lui-
même : on voit en lui la réussite d’une « association entre le pouvoir du peuple et le pouvoir d’un individu » qui tient
compte de ce que « toute masse populaire […] [doit] être gouvernée si l’on ne veut pas livrer le salut de l’État au
hasard et à la déraison28 ».
Le paiement d’indemnités à ceux qui assument des fonctions politiques est interprété comme un « gaspillage des fonds
publics » en faveur du « grand nombre de personnes qui vivaient en très large partie aux dépens des caisses de
l’État29 » et « se faisaient nourrir de plus en plus copieusement » par celui-ci30 ; mais on le considère aussi comme
un « moyen d’encourager le règne de la plèbe31 ». Wilhelm Roscher établit un parallèle entre le versement
d’indemnités quotidiennes à Athènes, qui a favorisé « le goût de la confiscation et l’oisiveté de la grande masse », et
les règles du même type appliquées aux personnes qui assistaient aux réunions de section32 au « temps de la Terreur
française33 ». L’idée que ces indemnités ont dégénéré en « moyen de nourrir des bons à rien fainéants34 » devient un
lieu commun. À la fin du XIXe siècle s’y ajoute aussi la comparaison avec les « exigences de nos ultras sociaux-
démocrates35 ».
On voit enfin dans le système de la liturgie, mis au point pour le financement des missions publiques, une
« maltraitance des citoyens fortunés36 ». Le demos « exerçait avec un malin plaisir la pression la plus forte et la plus
despotique sur les riches et les personnes nées de haute lignée : on leur imposait sans scrupules liturgies et prestations
de toute nature37 […] ».
On critique régulièrement un système juridique qui n’a qu’insuffisamment garanti la protection de la propriété. «  Cette
négligence à l’égard du droit privé […] est une illustration de la remarque, déjà faite par d’autres, selon laquelle,
conformément à l’esprit républicain, la vie de l’individu se perdait totalement dans le domaine public et s’y dissolvait
dans une bonne mesure sans conserver pour soi, en tant qu’existence privée, une valeur et une signification38. »
À en croire ces auteurs, les paiements d’indemnités ont attiré dans les tribunaux de jurés les «  Athéniens de la plus
basse plèbe, qui avaient de toute façon un penchant pour l’oisiveté39 ». Ces jurés, dont le « niveau d’éducation
moyen » est « comparable […] à celui de la classe ouvrière de nos grandes villes40 » et qui ont « pour seule norme de
jugement l’arbitraire subjectif du juge41 », ont commis « des actes arbitraires […] au nom du demos souverain42 »,
pratiqué le « despotisme du peuple43 », la « justice de classe » contre les riches, en « introduisant de façon
systématique l’opposition de classes dans la justice44 », si bien que « la démocratie [y] […] célébrait ses orgies les
plus débridées45 ». L’Athénien du petit peuple prend plaisir « à y voir trembler à ses pieds le riche devant lequel il lui
fallait s’incliner dans la vie sociale46 ».
Tout cela débouche sur les « vexations sycophantiques des riches, que l’on rend suspects aux yeux du peuple
souverain et dont on provoque la condamnation afin que des fortunes confisquées ou de grosses amendes enrichissent
les caisses de l’État, ce qui multiplie les moyens disponibles pour les dons et les soldes 47 » et débouche sur une
« insécurité juridique dans laquelle personne ne peut plus […] vivre de manière insouciante au sein de l’État 48 ».
Ainsi était-il « impossible, même au meilleur […] de vivre en paix si cela ne plaisait pas au voisin malveillant49 ». La
« masse démocratique » inflige « des brimades judiciaires à toute personne élevée par sa richesse, sa naissance, ses
facultés intellectuelles50 ». Tout cela représente un « véritable système de pillage […] dirigé contre les riches dans
l’État, que l’on exploitait de toutes les manières, et en particulier par des confiscations de fortune décrétées par les
tribunaux du peuple, où l’on déférait [les riches] à cette fin sur la base d’accusations tracassières51 ». Le recours aux
sycophantes, qui fait partie de ce système, est « l’une des pires plantes vénéneuses à pousser sur le sol politique de la
Grèce antique52 ». « Mettre en accusation des citoyens fortunés » devient ainsi « une activité lucrative […] et le
peuple, ce demos qui ne pouvait ni ne voulait travailler, tenait ses démagogues en haute estime, d’autant plus haute
qu’il leur donnait l’occasion d’infliger çà et là quelques talents d’amende53 ». Sur toutes les questions politiques, les
tribunaux de jurés, composés à partir de membres de la « grande masse », sont, à en croire ces auteurs, forcément et
totalement dépassés54.
Tout cela débouche sur une « domination de classe brutale […], une tyrannie de la majorité sur la minorité
possédante55 », mais fait aussi peser sur la vie et la propriété du citoyen un risque « dont nous ne pouvons
pratiquement plus nous faire une idée juste, nous qui sommes placés sous la protection de l’État de droit
monarchique56 ». Il est rare que l’on se rende compte qu’en accusant Athènes d’être un « système de terreur
planifié », on se livre à une caricature de la situation57.
Le système du tirage au sort utilisé pour l’attribution des fonctions peut certes passer pour « une conception brute de
l’égalité58 », mais on ne le critique pas de manière aussi systématique que d’autres institutions athéniennes. Cela tient
peut-être d’abord au fait que, sur le principe, on peut aussi l’appliquer dans des systèmes non démocratiques – comme
dans les régimes aristocratiques des cantons suisses du XVIIIe siècle, pour éviter les manœuvres électorales
indésirables59 – et ensuite à ce que la recherche, depuis la Renaissance, a traité la question « technique » de la date à
laquelle ce système a été mis en place, et a en partie considéré que Solon (généralement peu suspect de radicalisme)
en est l’auteur60. On concède par ailleurs aux Athéniens qu’en s’éloignant du principe du tirage au sort pour quelques
magistratures importantes, ils ont su voir « où il faut, pour gouverner, de l’art et de l’expérience61 ».
Une autre critique souvent répétée vise l’ostracisme comme expression de « la législation tyrannique de la
communauté populaire62 » dirigée vers des personnalités de premier plan de la vie politique, ou comme « l’un des
fruits les plus répugnants du despotisme démocratique63 ». Elle s’en prend d’autre part au risque de procès que
couraient les stratèges « auxquels les fonctions de généraux […] imposaient un destin de martyrs64 » et, pour finir,
aux réactions exagérées à de prétendus risques révolutionnaires.
Le politologue Georg Adler, qui s’intéresse particulièrement aux origines antiques des idées socialistes, propose à la
fin du XIXe siècle un résumé du « registre des péchés » de la politique athénienne65. Il s’y félicite de la position
centrale de l’Assemblée, autant que de la politique de travaux publics et des versements effectués par l’État aux
citoyens, mais poursuit en ces termes : « En dépit de ses réalisations grandioses, la démocratie athénienne ne pouvait
cependant que susciter une âpre critique : elle chassa les hommes d’État et les généraux de génie [l’ostracisme],
exécuta dans l’illégalité les amiraux victorieux [le procès des Arginuses], tendit la coupe de ciguë au plus sage de son
temps [Socrate], déboucha sur le régime des démagogues les plus rusés [Cléon, entre autres], se révéla à terme
incapable de mener une politique de grande puissance, fut finalement responsable de l’effondrement de l’empire et fut
même à deux doigts d’avoir sur la conscience la chute de la cité [capitulation dans la guerre du Péloponnèse]66. »
LE DÉBAT SUR LES PÉCHÉS CAPITAUX D’ATHÈNES
On accorde toujours une importance particulière aux procès liés à des épisodes scandaleux et à des fautes manifestes
au sein de la démocratie athénienne. On a cependant rarement compté dans cette catégorie l’exécution de Cléophon,
en 404, lorsque le Conseil intervient illégalement dans le procès mené par un tribunal de jurés 67. Cléophon
apparaissant comme un démagogue aveuglé par la rage et misant sur une résistance inconditionnelle alors que sa
situation était désespérée, certains pans de la recherche avaient jusqu’alors accepté son exécution comme relevant de
la raison d’État68. Un autre jugement douteux du Conseil, en 403, n’a été connu qu’à l’occasion de la redécouverte du
texte aristotélicien sur la constitution athénienne, à la fin du XIXe siècle69.
22Pour comprendre les évaluations exprimées dans les travaux émanant des sciences de l’Antiquité, nous
commencerons par émettre, pour chacun des cas présentés, quelques très brèves remarques sur les faits eux-mêmes.
Le premier exemple est celui des arrestations et des condamnations effectuées après le «  sacrilège des Hermès et des
Mystères », en 415 av. J.-C. La destruction systématique de la quasi-totalité des statues d’Hermès – le dieu des
voyageurs – en une seule nuit, peu avant la sortie de la flotte athénienne pour attaquer la Sicile, suscite une grande
émotion : on n’y voit pas seulement un mauvais présage pour l’expédition de Sicile, mais aussi le signal d’un
renversement de la démocratie. Il est exclu que cette opération de grande ampleur ait été une plaisanterie spontanée,
l’œuvre d’hommes ivres après un symposium, par exemple. L’enquête ne produit d’abord aucun résultat, mais
débouche sur une plainte affirmant qu’Alcibiade, l’instigateur de l’aventure sicilienne, a donné avec ses amis une
représentation des mystères d’Éleusis dans des maisons privées et en présence de non-initiés. Les deux incidents, qui
ne sont pas nécessairement liés, seront dès lors traités comme s’ils ne faisaient qu’un. Quelques « criminels » seront
condamnés ultérieurement pour leur implication dans les deux affaires.
23En réaction au scandale, on dote le Conseil des Cinq-Cents de pouvoirs spéciaux et l’on met en place une
commission d’enquête. Les plaintes peuvent être déposées par des membres de tous les groupes sociaux, y compris
par des femmes, des métèques et des esclaves. En récompense, on promet une indemnité aux complices qui
dénonceront les auteurs de ces actes, mais aussi des primes en argent et, pour les esclaves, la liberté.
On se fonde sur les dépositions ainsi obtenues pour opérer finalement un grand nombre d’arrestations puis de
condamnations, le plus souvent par contumace, les accusés s’étant enfuis, ce qui occasionnera la confiscation de leurs
biens70. Les dénonciations font tout de même l’objet de vérifications ; les faux témoins n’obtiennent pas l’immunité
promise et sont condamnés sur la base de l’aveu implicite de complicité contenu dans la dénonciation 71. On demande
certes l’abolition de l’interdiction de torturer les citoyens, mais cette décision ne sera pas prise72. Des recours
pouvaient aussi être déposés contre un mandat d’arrestation73. Particulièrement problématique était la procédure du
grand témoin, qui a permis à quelques personnes impliquées de se sauver en fabriquant des alibis, mais aussi de
charger lourdement leurs « complices ». Cela tient à la nature de ce type de procédures judiciaires, si ce n’est qu’en
l’espèce, on a désigné de préférence comme coupables des hommes en fuite ou décédés 74. On ne sait pas précisément
combien de ces cinquante ou cent condamnés ont réellement été exécutés ; hormis le cas d’un informateur dont on a
rejeté la dénonciation comme mensongère, ce n’est avéré que pour une seule personne75.
Cette vague de procès peut être interprétée comme un phénomène d’hystérie ; on peut y relever une disproportion
flagrante entre le prétexte et la réaction, y voir l’expression d’une « irritabilité teintée de méfiance […] qui ne pouvait
qu’être un symptôme de grande faiblesse76 », d’autant plus que les acteurs, quelles qu’aient pu être leurs intentions,
n’ont pas préparé un coup d’État. Le sacrilège des Hermès peut avoir été une tentative visant à torpiller l’expédition de
la flotte en Sicile, ce qui aurait précisément été contre l’intérêt d’Alcibiade, mais le sacrilège des mystères n’avait pas
pour but de produire un effet sur le public.
On peut aussi dire que des « dispositions » en réalité « utiles, légales et anodines » sont à l’origine de « la calomnie,
[…] de la haine partisane et du sycophantisme77 ». On peut en outre mettre en doute, dans la perspective de la raison
d’État, l’intelligence d’une procédure qui permet d’abord à Alcibiade de quitter le port avec sa flotte et de le faire
ensuite revenir pour qu’il se soumette à un procès – ce dont il profitera pour fuir et pour se rallier à Sparte. C’est la
clef de lecture de la présentation qu’en fait Thucydide, qui insiste également sur les dénonciations, les arrestations, la
vague de fuites hors d’Athènes, et tout particulièrement sur la procédure intentée contre Alcibiade, mais qui n’insiste
pas sur la suite des procès – dont il ne connaissait vraisemblablement pas le détail. Il est par ailleurs indiscutable que
ces procès sapent la loyauté à l’égard de la République d’une partie considérable de la société athénienne, ce qui
contribuera à la révolution de 411.
Il est cependant inadéquat de qualifier ce procès de « chasse aux sorcières78 » ou de « procès monstre » entaché
« d’illégalités et d’arbitraires79 ». Lorsqu’on donne à la commission d’enquête le sobriquet de « Comité de salut
public80 » et que, face aux « commissions d’enquête et aux dénonciations, aux persécutions et aux assassinats
judiciaires », on pense, « à bien des égards, à la pire période de la Terreur sous la Révolution française 81 », on
banalise implicitement la pratique des tribunaux révolutionnaires82.
Le deuxième grand scandale – selon Julius Beloch, « une infamie pour Athènes, ou plutôt pour la constitution sous
laquelle ce genre de choses a pu se produire83 » – est la condamnation et l’exécution d’un collège de chefs militaires
athéniens qui ont certes remporté en 406 av. J.-C., pendant la guerre du Péloponnèse, une grande victoire sur les
Spartiates près des îles Arginuses (à proximité de Lesbos, devant la côte d’Asie mineure), mais qui ont, à la suite
d’une tempête, subi de lourdes pertes – lesquelles pèseront d’autant plus lourd qu’au cours de cette phase de la guerre,
on doit déjà se battre avec la « dernière levée » qui compte aussi des esclaves84. On reproche après coup aux stratèges
de n’avoir pas sauvé les naufragés de leur propre flotte, ou de n’avoir pas inhumé leurs corps. Le procès se déroule
dans une atmosphère électrique devant l’Assemblée et s’achève par la condamnation à mort des six stratèges
présents85. C’est le premier cas de condamnation et d’exécution de généraux athéniens. Huit des dix stratèges sont
concernés, mais deux d’entre eux ont préféré ne pas donner suite à l’ordre de revenir à Athènes. Trait caractéristique
de la présentation hostile qu’en donne la tradition, on parle çà et là de neuf ou de dix stratèges exécutés86.
Certains éléments suggèrent que l’on a commis à cette occasion des irrégularités de procédure, que l’on ne peut
cependant pas définir clairement et dans leur totalité, en raison du manque de connaissances des règles en vigueur à
cette époque, ou parce que les règles procédurières n’étaient, sur certains points, pas encore fixées87. Parmi ces
incertitudes, on signalera entre autres la question de savoir si la responsabilité collective des stratèges pour une
opération militaire autorise ou non une condamnation collective. Une première audition des accusés, avant même le
début de la procédure pénale, est interprétée après coup comme la garantie qu’ils ont eu tout loisir de se défendre et
rend donc inutile une poursuite des débats avant le vote. Autre point très problématique, le fait que le verdict de
culpabilité ait automatiquement été assorti d’une peine de mort et que l’on n’ait donc pas délibéré séparément de la
faute et de la sanction88. Le fait que l’Assemblée du peuple ait siégé en tribunal dans un procès pour eisangelia (haute
trahison) ne constitue pas en soi une transgression à la règle judiciaire. On portera plus tard plainte contre les
manipulateurs pour « tromperie du demos », mais – pour autant qu’il ne s’agit pas d’une invention – les troubles liés à
la guerre n’ont pas permis à cette accusation de déboucher sur un procès.
L’élément décisif, pour la perception qu’on en a eue ultérieurement, est que selon le récit tendancieux de Xénophon,
qui fait porter toute la faute sur une populace en colère et gomme le rôle douteux que joue justement le Conseil dans
ce procès, une requête déposée en faveur des accusés (graphè paranomôn pour transgression des règles de procédure)
est repoussée au motif que le peuple agit à son gré89. L’on passe aussi outre l’objection de Socrate qui, ce jour-là, fait
partie de la commission du Conseil chargée de diriger l’Assemblée du peuple90. Cela laisse penser qu’il s’agit
globalement d’un « procès mené dans l’agitation et illégal », d’un « assassinat judiciaire irresponsable91 ». On y voit
à l’œuvre « la volonté de meurtre92 », le « terrorisme de la foule excitée93 » et « une folie anarchique dans un tribunal
siégeant illégalement94 » qui rappelle bien entendu les « tribunaux sanguinaires » de la Révolution française95.
On établit aussi le parallèle avec la Révolution de 1848 : dans l’exigence de laisser le peuple décider à son gré, on peut
« percevoir le chant brutal des sirènes de cette démagogie que nous avons découverte […], avec sa bêtise souveraine,
au cours de la funeste année 48, comme l’alliée la plus efficace de la réaction. C’est la démocratie de la rue de cette
“gauche extrême” pour qui “n’est loi que la volonté du peuple” et pour qui le peuple est n’importe quel ramassis de
populace rameuté arbitrairement96 ».
32La dernière remarque est particulièrement frappante dans la mesure où elle renvoie à la scission entre les
révolutionnaires allemands en 1848-1849. Son auteur, Hermann Köchly, à l’époque professeur de lycée et partisan
d’une réforme scolaire, s’était engagé dans le mouvement républicain en Saxe. Après l’insurrection de mai 1849 à
Dresde, il se réfugie à Bruxelles avant d’obtenir une chaire de philologie classique à Zurich en 1850 ; ses propos sont
extraits d’une conférence qu’il y tient en 1855. Après son retour en Allemagne, il est de 1871 à 1874 député du Parti
du Progrès au Reichstag.
Un historien anglais établit quant à lui une comparaison critique à l’égard de sa propre tradition constitutionnelle en
faisant un parallèle avec un bill of attainder97 – la condamnation pour haute trahison sur décision parlementaire, une
procédure introduite par la Couronne à l’époque des Tudors, utilisée en 1641 par le Parlement contre le ministre royal
Strafford, pratiquée pour la dernière fois en 1798 et formellement abrogée en 1870.
Le fait que l’on focalise sur ce procès spécifique a tendance à obscurcir plutôt qu’à éclairer le fait que, considéré
globalement, le rapport des Athéniens avec les militaires de haut rang paraît tout à fait problématique98.
Alors qu’à l’égard des deux scandales de 415 et 406 av. J.-C., une partie de la recherche se réfère, comme si c’était
une évidence, à l’expérience révolutionnaire de sa propre époque, il n’en va pas de même pour le jugement porté sur le
procès de Socrate. Celui-ci est condamné en 399 av. J.-C. par un tribunal de jurés athénien, parce que, selon
l’accusation, il « ne vénère pas les dieux en vigueur dans la polis, veut introduire de nouvelles divinités et corrompt la
jeunesse99 ». La base juridique de cette incrimination est le caractère répréhensible du sacrilège religieux (asebeia) ;
on ignore dans quelle mesure l’autre reproche, la corruption de la jeunesse, est pertinent. Sur les cinq cents juges, deux
cent quatre-vingt approuvent l’accusation. Comme la peine correspondant à ce délit n’est pas fixée par la loi,
accusateurs et accusé doivent, après la condamnation, au cours d’une deuxième session du procès, proposer chacun
des peines entre lesquelles le jury devra trancher. Comme Socrate dit dans un premier temps qu’il mérite des
hommages publics et qu’il met longtemps avant de proposer une amende supérieure à sa première offre (amende qui
serait payée par ses riches amis), le tribunal se prononce contre lui à quatre-vingts voix de plus que lors de la première
session100. Cette version est-elle vraisemblable, Socrate a-t-il proposé à la fin une forte amende, doit-on lui préférer
la version selon laquelle il n’aurait fait aucune proposition101 ? La question reste ouverte.
Les règles formelles ne sont pas transgressées durant le procès. Socrate lui-même considère le verdict prononcé contre
lui comme une erreur judiciaire découlant de la partialité des jurés, mais ne remet pas en cause sur le principe la
légitimité de la procédure. Sa seule critique porte sur le fait qu’à Athènes, contrairement à ce qui se passe dans
d’autres cités, on mène en l’espace d’une seule journée ce type de procès, susceptibles de s’achever sur une
condamnation à mort102. En revanche, il ne critique pas – ce qui est intéressant – le fait que le délit religieux n’est
pratiquement pas défini et constitue une « clause élastique ». Socrate ne se dérobera pas à l’exécution en profitant de
la possibilité d’évasion que ses amis comptent lui ménager. Il a, dit-il, passé un accord tacite avec les lois
athéniennes ; s’il ne se soumet pas à l’exécution du verdict, il sape tout l’ordre juridique103.
Pourquoi Socrate, une personnalité connue de toute la ville depuis des décennies comme le montre la caricature qu’en
fait Aristophane dans Les Nuées (pièce donnée en 423) où il le dénonce comme un sophiste coupeur de cheveux en
quatre et corrupteur de la jeunesse, est-il mis en accusation ? Pourquoi la majorité des jurés décide-t-elle sa
condamnation ? Il est impossible de l’établir formellement, ne serait-ce que parce que l’accusation n’est pas
prononcée ex officio mais laissée à l’appréciation d’un citoyen, que les jurés délibèrent secrètement et sans en avoir
débattu préalablement, et parce que, dans ce système, il n’existe pas d’attendus du jugement. Une partie de la tradition
antique suppose déjà que le véritable motif de la mise en accusation et de la condamnation n’est pas le prétendu délit
religieux, mais la position critique bien connue de Socrate sur le procédé du tirage au sort et sur le paiement
d’indemnités journalières, ou encore ses relations personnelles avec Alcibiade, avec Critias, le chef des «  Trente
Tyrans » de 404-403, et avec d’autres oligarques104. Ce soupçon est aussi nourri par le fait que l’on trouve parmi ses
accusateurs – mais dans un rôle secondaire – un homme nommé Anytos qui occupe depuis 403 une place importante
dans la démocratie restaurée105. Selon le tableau qu’en donne Platon, Socrate gomme volontairement dans sa
plaidoirie la différence entre les systèmes politiques, en plaçant sur le même plan la fermeté de son comportement au
cours du procès des Arginuses et son refus ultérieur de donner suite aux ordres criminels des « Trente106 ». Socrate
était manifestement l’un des trois mille citoyens à part entière de ce système107.
L’affaire Socrate parcourt toute l’histoire européenne des idées. De cette longue réception depuis l’Antiquité, nous ne
pouvons présenter ici qu’un florilège fragmentaire. Pour un Romain comme Caton l’Ancien ( IIe siècle av. J.-C.), qui ne
nourrit certainement pas de sympathies à l’égard de la démocratie athénienne, il est encore naturel que l’on puisse
lancer une procédure contre un bavard qui sape l’ordre public avec ses discours séditieux108. Au IIe siècle ap. J.-C.,
les apologues chrétiens commencent à établir un parallèle entre le procès de Socrate et celui de Jésus. Dans les deux
cas, le martyr inflexible défend la vérité devant le tribunal et place ses accusateurs et ses juges dans le non-droit, ce
qui vaut bien entendu aussi pour les persécuteurs des chrétiens des premiers temps. Cette comparaison entre le Christ
et Socrate est reprise à partir de la Renaissance sous différentes variantes109. Dans le cadre de l’étude historico-
critique de la tradition, on découvrira ultérieurement un autre parallèle : la doctrine et la vie des deux hommes ne
peuvent être étudiées qu’à partir des textes de leurs disciples. La question du « Jésus historique110 », lancée à partir
du XVIIIe siècle, trouvera par la suite, au début du XIXe siècle, notamment à travers Schleiermacher, son pendant dans
la question du « Socrate historique111 ».
Dès le XVIIIe siècle paraissent quelques textes où l’on justifie la condamnation de Socrate112. Cela n’empêcha
cependant pas certains de constater, au XIXe siècle, que le jugement contre Socrate vivait « déjà depuis des millénaires
dans la mémoire de l’humanité, comme le plus grand crime de l’histoire athénienne », comme l’écrivit Eduard
Meyer113. À cette idée s’était toujours opposée une autre conception qui – comme chez Montaigne à la fin
du XVIe siècle – se référait à « la hardiesse inartificielle et niaise, en une sécurité puérile, de la défense de Socrate114 »
ou à la combinaison entre l’idée de pacte et d’obéissance à la loi que David Hume – faisant référence à la théorie
lockéenne du pacte tacite115 – a qualifié de Tory consequence d’une Whig foundation of original contract (c’est-à-
dire l’exigence conservatrice (« tory ») d’une obéissance absolue à la loi inspirée de l’idée libérale (« whig ») d’un
contrat social conclu, à l’origine, de manière volontaire)116. Enfin, on a aussi pu prêter à Socrate la volonté de mourir,
comme Jésus. Nietzsche écrit ainsi : « Les deux plus grands assassinats judiciaires de l’histoire universelle sont, pour
parler sans détour, des suicides camouflés et bien camouflés. Dans l’un et l’autre cas, quelqu’un voulait mourir, et
laissa l’une et l’autre fois la main de l’injustice humaine lui plonger l’épée dans la poitrine117. »
L’interprétation de Hegel exerce une influence primordiale : il fait de Socrate le fondateur d’une certaine
indépendance d’esprit et de la morale subjective, un homme en avance sur son temps, de telle sorte que les Athéniens,
dans un conflit tragique, ne peuvent voir en lui que l’ennemi de leur ordre politique118. Cette lecture, parfois sous une
forme banalisée, rencontre un écho positif auprès de quelques auteurs allemands qui rappellent les limites de la liberté
d’opinion à toutes les époques119, notamment en matière de « propagande en faveur de doctrines dangereuses pour
l’État120 ». Sur le fond, elle est aussi défendue par George Grote et John Stuart Mill121. Theodor Gomperz, éditeur
de la traduction allemande des œuvres complètes de Mill, s’inspire de lui lorsqu’il exprime sa compréhension pour les
Athéniens. Il est clair pour Gomperz que Socrate devait être réduit au silence ; à Athènes, on ne dispose justement pas,
écrit-il, des moyens auxquels on peut avoir recours « dans notre État moderne », par exemple « le retrait d’une chaire
de professeur, le lancement d’une enquête disciplinaire ou encore […] une interdiction de police, une expulsion ou un
éloignement administratif122 […]. »
Pour Robert von Pöhlmann, la justification de la procédure judiciaire contre Socrate semble déjà constituer la doctrine
dominante à la fin du XIXe siècle, ce qui l’incite à contre-attaquer. « L’assassinat judiciaire » de Socrate est pour lui
une preuve du « peu d’importance que revêt l’enjeu culturel considérable de la liberté face à l’idée chère à la masse de
l’égalité, lorsque l’idée de liberté entre en conflit avec cet instinct d’égalité ». Ce procès, écrit-il, a été « un monument
immortel » de l’incompréhension démocratique, de l’intelligence très limitée de la grande masse123. En se référant au
livre de Tocqueville sur l’Amérique124 et à des auteurs anglais contemporains qui critiquent la démocratisation125,
Pöhlmann ne laisse aucun doute sur le fait qu’il veut voir la chute de Socrate comme une pièce didactique sur les
périls liés à la démocratie de masse, périls qu’il a, dans un autre texte, étroitement rapprochés des menées
socialistes126.
La complexité du procès Socrate d’une part, et le fait, d’autre part, que la procédure se soit déroulée correctement d’un
point de vue formel, ne permettent donc pas de classer cet exemple dans la rubrique du « terrorisme populaire » aussi
facilement que d’autres épisodes et institutions. Outre Gomperz, d’autres auteurs signalent, à titre d’atténuant,
qu’Athènes n’a pas été un État policier capable de réagir aux délits d’opinion en privant tel ou tel du droit d’enseigner
ou en prononçant des bannissements ; la cité ne connaît que le procès pénal à l’initiative de citoyens127. Certains
auteurs se consolent en constatant que, compte tenu de la structure du système pénal athénien, le jugement contre
Socrate n’a pu faire jurisprudence128.
DES IMAGES POSITIVES D’ATHÈNES
On a en revanche une image plutôt positive de la comédie athénienne. Cela tient à la volonté d’érudition, mais aussi à
l’évaluation de la valeur documentaire de ces spectacles, organisés par la cité à l’intention d’un public regroupant une
portion considérable de citoyens. Le fait que Périclès, dans les comédies de son époque – dont il ne reste que des
fragments –, apparaît comme un quasi-tyran et que Cléon, décrit comme un tribun aussi corrompu que dénué de
scrupules, est la cible d’attaques sans nuances de la part d’Aristophane alors que la cité est en proie à une guerre
difficile, peut se comprendre comme le résultat du contexte historique immédiat. Ces pièces remportent un grand
succès auprès du public, mais les hommes politiques qu’elles mettent en cause restent les leaders dominants au sein de
l’Assemblée du peuple. Cette observation donne, selon Wieland (1794), « une singulière idée du caractère d’un peuple
souverain […] qui était d’une légèreté d’esprit suffisante pour rire publiquement de lui-même et assez généreux pour
ne faire payer pareille farce politique débridée ni au poète [lui-même] ni au démagogue maltraité 129 ». Dès lors
qu’Aristophane présente aussi les Athéniens comme des « moutons » qui « suivent en bêlant le démagogue en tête du
troupeau » (Droysen)130 et exprime son aversion totale à l’égard du système judiciaire et des paiements d’indemnités,
on peut se demander dans quelle mesure il ne s’agit pas seulement d’un divertissement débridé et sans conséquence.
Ou s’agit-il de l’expression d’une « critique du système » que l’on traitera à partir du XIXe siècle comme une « prise de
parti » de la part d’Aristophane, dans le cadre de l’opposition, considérée comme naturelle, entre un « progressiste » et
un parti « conservateur131 » ?
Pour finir, que peut-on déduire des quelques allusions de la comédie aux possibles restrictions de la liberté théâtrale
dans certaines situations (dont une prétendue plainte de Cléon contre Aristophane) ? Il va de soi qu’une telle question
intègre aussi le problème contemporain de la liberté d’opinion et de presse, comme cela s’est déjà produit chez Milton
au temps de la Révolution anglaise, et chez Desmoulins pendant la Révolution française132.
Dans un essai – de nature essentiellement historico-philologique – qu’il a rédigé en 1844, Theodor Bergk relève aussi
que « l’opinion publique […] est le principe vital de toute constitution d’État relativement libre ». L’auteur constate en
outre : « On n’aura pas tort d’évaluer la force de l’État à l’aune de la liberté dont jouissent le discours et l’esprit  : toute
restriction du débat public est toujours une conséquence du fait que ceux qui dirigent l’État n’ont pas confiance en
leurs propres forces. Athènes, à l’époque où sa puissance se déploie pleinement, accorde par conséquent la liberté la
plus complète à la comédie133. » Bergk deviendra en 1847 membre du Landtag de Hesse et en 1848 de la
Commission constitutionnelle investie par le Bundestag, la « Commission des Dix-sept ». On lit dans un livre paru
en 1877 : « Pour ce qui concerne la liberté de parole inconditionnelle, même lorsqu’il s’agissait d’insultes, l’Athènes
de l’époque se trouvait exactement au même niveau que l’actuelle République des États-Unis d’Amérique du Nord. »
Comme Périclès, les présidents américains, lit-on dans ce texte, ne réagissent pas aux « calomnies et aux invectives »,
mais font confiance à « la justice de l’Histoire134 ». L’auteur de ces lignes, Wilhelm Adolf Schmidt, a été membre de
l’Assemblée nationale de Francfort et a rallié le centre-gauche qui se rassemblait au Württemberger Hof ; en 1874-
1875, il est député libéral-national au Reichstag. Le contraste avec Bismarck, qui aime à accabler de procès en
diffamation ses adversaires en politique et dans la presse135, ne peut pas avoir échappé aux lecteurs de l’époque. On
lit ainsi, dans un bilan de la fin des années 1880, que compte tenu de « la manière, devenue ces derniers temps une
habitude, d’anéantir moralement l’adversaire politique par le biais d’une sentence judiciaire  », on comprend mieux de
quelle façon les hommes politiques avaient combattu leurs rivaux devant les tribunaux136.
Les avis prononcés sur le procès de Socrate et la liberté exprimée dans la comédie athénienne suscitent des évaluations
extrêmement ambiguës qui ne débouchent pas nécessairement sur une condamnation monolithique de la démocratie
antique et moderne. On trouve toujours, dans ces études, des critiques à l’encontre des interprétations globales et
unilatérales. La Darstellung der griechischen Staatsverfassungen (« Présentation des constitutions grecques », 1822)
de Friedrich Wilhelm Tittmann commence ainsi par des remarques sur « la nature différente de la liberté dans les
anciens et les nouveaux États », différence qui s’exprime surtout dans l’ancrage juridique du pouvoir de l’État des
temps modernes – une idée qui, écrit-il, était étrangère aux Grecs obnubilés par la participation aux décisions : « Du
fait qu’ils cherchaient toute la liberté dans leur propre participation au pouvoir suprême, les Anciens avaient perdu de
vue tout autre fondement de la liberté, au point qu’aucune limitation juridique du pouvoir suprême n’apparaissait dans
la représentation qu’ils en avaient. […] C’est justement la forme démocratique qui, chez les Grecs, devint, à la suite
d’une erreur, le prétexte au despotisme. Dès lors qu’en effet, en démocratie, la totalité des citoyens exerce le pouvoir
suprême, […] il peut sembler que nul n’est exposé à subir une injustice de la part d’un pouvoir suprême dont il est lui-
même une partie, comme si le droit du peuple était purement et simplement illimité et n’était même pas restreint par
les lois qui, il est vrai, n’ont de force que par la volonté du peuple lui-même137. » Comme exemple probant de ce
comportement, il cite le procès intenté aux commandants de la bataille des Arginuses.
48Mais Tittmann rappelle que les Athéniens connaissent malgré tout une limitation juridique de la volonté majoritaire,
avec la plainte contre toute décision illégale du peuple (graphè paranomôn). Ses autres propos sur l’incertitude des
rapports de propriété – due à l’absence de droit naturel, au flou des normes pénales, à l’arbitraire des sanctions ou à
l’ostracisme – sur la liberté de religion et d’opinion, sont toujours nuancés dans le contexte d’une critique de fond. Il
énumère les règles de procédure propres à éviter certains dommages, si bien qu’au bout du compte, la comparaison
entre les procédures antiques et modernes est loin de tourner en défaveur de l’Antiquité.
Lorsqu’il aborde les cas de poursuites pour impiété – y compris le procès de Socrate –, il s’exprime sur les avantages
et les inconvénients d’une consolidation de l’ordre public (« police ») qui ne mise pas sur des contrôles préventifs
exercés par un appareil d’État, mais sur la sanction prononcée a posteriori en fonction de l’initiative individuelle des
citoyens : « Nous notons sur ce point une singularité de la police grecque par comparaison avec l’époque moderne.
Chez les Grecs, la police semble avoir induit peu de restrictions visant à faire respecter l’interdit, et avoir plutôt
cherché à agir par l’exercice de la responsabilité après la transgression. Chacun peut suivre son chemin sans être
entravé par le pouvoir de l’État, tant qu’un écart notable ne le force pas à rendre des comptes. Et il y a donc peut-être
moins de restrictions, une évolution plus courageuse, plus libre, une démarche plus hardie que pour ce type de police
où le moindre pas est tracé à l’avance et surveillé. Seulement il est naturel que la responsabilité assumée seulement
après la transgression, du fait même qu’elle ne doit pas être sans effet, soit plus dure et plus lourde qu’une règle
normative prévenant la transgression, ce qui explique la dureté proprement despotique de la police chez les
Athéniens138. »
Cette possibilité de sanction, écrit l’auteur, n’existe pas dans tous les domaines : à la sensibilité sur les questions liées
à la religion publique s’oppose une pleine liberté de l’expression politique des opinions : « À cette extension du
pouvoir de police […] en matière de religion et de mœurs s’oppose singulièrement la liberté et la franchise très hardie
des citoyens dans leur relation avec le pouvoir d’État proprement dit. La religion traditionnelle devait rester intacte,
mais aucun point de vue n’était trop libre lorsqu’il s’agissait de la constitution et de l’administration de l’État. Des
attaques franches, effrontées, et même insolentes contre le pouvoir public, les autorités, le peuple ne constituaient pas
un motif de poursuites policières139. »
Tittmann s’abstient de faire des allusions explicites à son époque, mais il est fort possible que ses lecteurs, lisant ces
phrases sur l’ardeur mise par la police moderne à exercer une surveillance et sur la liberté d’expression des opinions
politiques à Athènes, les aient mises en relation avec les mesures de « poursuites contre les démagogues » prises à
partir de 1815140.
Niebuhr a exprimé des idées analogues sur le fond – même si l’on peut trouver, dans d’autres textes, diverses
remarques critiques sur la démocratie athénienne141 : « On peut à juste titre décrier sans fin la constitution
athénienne ; mais il faudrait mettre un terme à une bonne partie des déclamations traditionnelles et triviales si l’on
voulait avec compétence prendre en compte l’évolution exceptionnelle de notre regard sur la situation à Athènes. On
verrait comment, là aussi, le principe vital a fourni instinctivement des formes et des institutions qui ont permis à la
République de se maintenir et de gouverner en dépit de l’anarchie de la Constitution. Le peuple athénien est méconnu
et injustement jugé par tous les peuples de l’histoire : à de très rares exceptions près, on répète toujours les mêmes
accusations d’erreurs et de manquements. […] Je ne rendrai pas responsables de l’injustice qu’ils commettent ceux qui
proclament que les Athéniens sont un peuple léger et que leur République, telle qu’elle existait du temps de Platon, est
désespérément perdue : car ceux-là ne savent pas ce qu’ils font142. »
Outre la polémique habituelle contre la versatilité des assemblées du peuple et l’arbitraire des tribunaux populaires,
des dérapages exceptionnels sont présentés comme s’ils étaient la règle. Ultérieurement, John Stuart Mill a repris ce
passage de Niebuhr comme une vindication of the Athenian demos (« une réhabilitation du demos athénien »)143.
Les différentes institutions de la Constitution athénienne font elles aussi l’objet d’évaluations nuancées au cours
du XIXe siècle. On a ainsi reconnu que la fonction de l’ostracisme dans la démocratie accomplie consistait à rendre un
arbitrage entre deux hommes politiques rivalisant, au sein de l’Assemblée du peuple, pour dominer l’opinion
publique ; il s’agissait donc de stabiliser les majorités en obtenant l’exil de l’un d’entre eux 144. L’un des premiers à
l’avoir souligné est sans doute Wilhelm Roscher qui, en utilisant l’expression de « changement constitutionnel de
ministre », occulte le fait que, si l’on a besoin de l’ostracisme, c’est précisément parce que l’on n’a pas de
gouvernement au sens moderne du terme145. Wilhelm Oncken estime à juste titre qu’il s’agissait de garantir « l’unité
de la direction de l’État à l’intérieur et à l’extérieur », que l’ostracisme ne frappe pas « “celui qui avait trop de
pouvoir”, mais celui des deux rivaux qui, comme le montre le décompte des tessons, rassemble contre lui la majorité
des suffrages146 ».
55Dans un essai intitulé Attische Communalverfassung (« La Constitution communale attique », 1847), Johann
Gustav Droysen voit dans l’administration autonome des communautés locales (les dèmes) la garantie d’un ordre
libéral auquel il est tout simplement impossible d’appliquer l’image de la soumission des citoyens sous un contrôle
complet de l’État. La « phrase banale selon laquelle, dans l’Antiquité, l’homme n’est que politique » est selon lui
inexacte ; il s’agit « d’une abstraction qui a été très imprudemment déduite du spartianisme, tel qu’il était au moins en
théorie, et appliquée de manière très imprudente à toutes sortes de choses ; dans la démocratie attique, la vie
domestique et privée, les mœurs et les relations sociales n’étaient pas les seules à jouir d’un vaste espace de liberté  ;
dans chaque entité communale, Clisthène créa une telle sphère qui remplissait un vide devenu sensible entre la sphère
domestique et la vie de l’État ».
Dans cet essai, il concentre son attention sur les aspects techniques des réformes de Clisthène. Les allusions aux
problèmes contemporains du rapport entre l’État et la commune, suggérés par le titre et l’année de parution, se
repèrent surtout dans le passage où Droysen explique qu’il est difficile « de trouver dans les temps anciens ou
nouveaux une quelconque constitution dans laquelle, de manière aussi exemplaire, l’État et la commune étaient
délimités l’un par rapport à l’autre ». Il souligne qu’à Athènes, il n’existait « aucune espèce de jalousie entre l’État et
l’Église, aucune espèce d’esprit de police patrimoniale de l’État à l’égard de la liberté privée. Ce sont des situations
qui, en elles-mêmes, présentent toutes les garanties de sécurité, de pérennité, de prospérité et de pacification
intérieure. » Cependant, Droysen écrit aussi que, si la chose est possible, c’est uniquement parce que l’État «  laisse en
quelque sorte lui échapper les champs de compétence communaux, ceux qui relèvent de la religion ou des corps
sociaux147 ». Par conséquent, le message politique est ambigu. L’éloge de l’administration communale autonome va
de pair avec l’idée que les communes ne disposent pas de droits originels, mais uniquement de droits délégués par
l’État.
Dans son livre sur Alexandre, en 1833, Droysen a toutefois esquissé un tableau de l’autodestruction de la démocratie
athénienne pendant la guerre du Péloponnèse et reproché aux Athéniens du IVe siècle d’avoir méconnu la nécessité
d’un « nouveau mode de vie de l’État ». Il leur reproche aussi de s’être prononcés, sous la direction de la « triste
figure » qu’était Démosthène, contre l’unification nationale de la Grèce sous la houlette macédonienne, d’avoir ainsi
mené un « combat pour une indépendance doublée d’impuissance et pour l’État clinquant fondé sur la liberté à
l’ancienne », tandis que Philippe de Macédoine reprenait « le grand œuvre national des Grecs » et l’achevait148. Le
parallèle entre la Macédoine et la Prusse, puissances appelées à réaliser l’unité nationale, apparaît encore plus
nettement lors de la révision de cette œuvre, en 1877. Cela tient certes à quelques modifications du texte, mais
pourrait, plus encore, être lié au changement de perception d’un public qui connaît désormais Droysen comme
l’homme prônant une « Petite Allemagne », c’est-à-dire sans l’Autriche – depuis qu’il a été membre de l’Assemblée
nationale à Francfort – et comme historien de la Prusse – d’une Prusse censée s’être consacrée depuis ses débuts à la
mission nationale –, un historien, enfin, qui avait bien entendu sous les yeux la réunification du Reich de 1871.
On lit, chez un autre auteur, qu’Athènes s’est « enivrée du vin pur de la plus haute démocratie et que dans cette
ivresse, elle a été d’abord la proie d’une Macédoine semi-barbare, puis de la Rome martiale149 ».
L’image d’Athènes continue donc à fluctuer. Le débat prend une nouvelle dimension en Angleterre, où il est
directement lié aux affrontements autour de la réforme d’un système politique qui doit garantir ou permettre
l’avènement d’un ordre libéral, en évitant les secousses révolutionnaires qu’a connues le continent.
NOTES
1 CICÉRON, Tusculanes, I, 39 : « Je préfère me tromper avec Platon qu’avec les Pythagoriciens. »
2 FUSTEL DE COULANGES, Une leçon d’ouverture (supra, p. 173, n. 82), p. 258.
3 Par exemple BURCKHARDT, Über das Studium (supra, p. 178, n. 64), p. 122-123 et 252-253.
4 Karl Julius BELOCH, Griechische Geschichte, vol. 1, 2, Strasbourg, 1913, p. 18.
5 Arnold Hermann Ludwig HEEREN, Ideen über die Politik, den Verkehr und den Handel der vornehmsten Völker der alten Welt, Partie 3, 1 :
« Griechen » [1812], Vienne, 1817, p. 181.
6 Kant, voir infra p. 234-235.
7 Friedrich von RAUMER, « Über die römische Staatsverfassung », Historisches Taschenbuch, Neue Folge 9, 1848, p. 97-218, notamment
p. 200 sq.
8 Theodor MOMMSEN, Römische Geschichte [1854-1856], Berlin (9e éd.), 1902, entre autres vol. 1, p. 841, vol. 2, p. 94, 115 et 231 ; vol. 3,
p. 313 et 374.
9 Robert von PÖHLMANN, Griechische Geschichte und Quellenkunde [d’abord paru sous le titre : Grundriss der griechischen Geschichte, 1889],
Munich (5e éd.), 1914, p. 224-225 (ordre des citations modifié).
10 Johann Gottlieb FICHTE, Die Staatslehre, oder über das Verhältnis des Urstaates zum Vernunftreiche, Fritz MEDICUS (éd.), Leipzig, 1912,
p. 53.
11 Eduard ZELLER, « Der platonische Staat in seiner Bedeutung für die Folgezeit », HZ 1, 1859, p. 108-126, ici p. 111.
12 Friedrich KOLB, « Griechenland, althellenisches », in Carl von ROTTECK et Carl WELCKER (éd.), Das Staats-Lexikon, nouvelle éd., vol. 6,
Altona, 1847, p. 80-86, ici p. 83.
13 Heinrich von TREITSCHKE, « Die Freiheit » [texte de 1861], in Ausgewählte Schriften, Leipzig, 1907, vol. 1, p. 1-47, ici p. 5.
14 GKG I, p. 3-4.
15 Karl Friedrich HERMANN, Lehrbuch der griechischen Staatsalterthümer aus dem Standpunkt der Geschichte, Karl Bernhard Stark et
Christian Felix Bähr (éd.), Heidelberg, 5e éd., 1875, p. 218 sq.
16 Karl Friedrich HERMANN, « Die historischen Elemente des platonischen Staatsideals », in Gesammelte Abhandlungen und Beiträge zur
classischen Literatur und Alterthumkunde, Göttingen, 1840, p. 132-159.
17 Par exemple H. ARENS, « Hellenische Staatsidee », in Johann Caspar BLUNTSCHLI et Karl BRATER (éd.), Deutsches Staatswörterbuch, vol. 5,
1860, p. 106-115 ; Georg Friedrich SCHOEMANN, Griechische Alterthümer, vol. 1, Das Staatswesen, Berlin (3e éd.), 1871, p. 98.
18 Karl Otfried MÜLLER, Die Dorier, vol. 2, Breslau, 1824, p. 19 et 6.
19 Barthold Georg NIEBUHR, Recension de HEEREN, Ideen, vol. 3, 1 [1813], in Kleine historische und philologische Schriften, 2e recueil, Berlin,
1843, p. 107-158, ici p. 134.
20 BÖCKH, Die Staatshaushaltung der Athener, Berlin, 1986, vol. 1, p. 276.
21 August BÖCKH, Encyklopädie und Methodologie der philologischen Wissenschaften, Ernst Bratuschek (éd.), 2e éd., Rudolf Klussmann (éd.),
Leipzig, 1886, 268-269 (l’ordre des citations a été modifié).
22 HEEREN, Ideen, op. cit., vol. 3, p. 181.
23 Wilhelm WACHSMUTH, Hellenische Alterthumskunde aus dem Gesichtspunkte des Staates, 2e partie, 1re section, Halle, 1829, p. 12-13.
24 Wilhelm WACHSMUTH, Hellenische Alterthumskunde aus dem Gesichtspunkte des Staates, 1re partie, 2e section, Halle, 1828, p. 154.
25 Ulrich VON WILAMOWITZ-MOELLENDORFF, « Staat und Gesellschaft der Griechen » in Id. et Benedictus NIESE, Staat und Gesellschaft der
Griechen und Römer, Berlin, 1910, p. 1-207, ici p. 104.
26 Ernst CURTIUS, Griechische Geschichte, vol. 2 (4e éd.), Berlin, 1874, p. 410 et 464.
27 Par exemple Heinrich von TREITSCHKE, « Parlamentarische Erfahrungen der jüngsten Jahre » [1886], in Historische und politische
Aufsätze (5e éd.), vol 3 : Freiheit und Königthum, Leipzig, 1886, p 629-645, ici p. 635 : les parlementaires professionnels considérés comme
« l’élément le plus nocif à la communauté dans nos représentations nationales ».
28 CURTIUS, Griechische Geschichte, vol. 2, 4e éd., p. 210-111 (l’ordre des citations a été modifié).
29 Arnold Hermann Ludwig HEEREN, Handbuch der Geschichte der Staaten des Alterthums, Vienne, 1817, p. 185.
30 Franz POLAND, « Die griechische Blütezeit. Staat. Leben. Götterverehrung », in Fritz BAUMGARTEN et al., Die hellenische Kultur, Leipzig
(3e éd.), 1913, p. 244-303, ici p. 264.
31 BÖCKH, Staatshaushaltung, op. cit., vol. 1, p. 709.
32 Cf. supra, p. 189.
33 Wilhelm ROSCHER, Politik : Geschichtliche Naturlehre der Monarchie, Aristokratie und Demokratie, Stuttgart (2e éd.), 1893 [première
parution en 1892], p. 372.
34 SPITTLER, Politik (supra, p. 100, n. 71), p. 77-78.
35 Hugo LANDWEHR, « Die Forschung über die griechische Geschichte 1882-1886 », Philologus 47, 1889, p. 108-162, ici p. 111. – Sur la
question des indemnités versées aux parlementaires, voir infra, p. 246-247.
36 WILAMOWITZ-MOELLENDORFF, Staat und Gesellschaft, op. cit., p. 110.
37 Johann Gustav DROYSEN, « Des Aristophanes Vögel und die Hermokopiden » [1re partie], Rheinisches Museum 3, 1835, p. 161-208, ici
p. 182.
38 Eduard PLATNER, Der Process und die Klagen bei den Attikern, 1re partie, Darmstadt, 1824, p. 11-12.
39 August Wilhelm HEFFTER, Die Athenäische Gerichtsverfassung. Ein Beytrag zur Geschichte des Rechts, insbesondere zur Entwickelung der
Geschwornengerichte in alter Zeit, Cologne, 1822, p. 485.
40 BELOCH, Attische Politik, op. cit., p. 9.
41 Max FRÄNKEL, Die attischen Geschworenengerichte. Ein Beitrag zum attischen Staatsrecht, Berlin, 1877, p. 109-110.
42 WILAMOWITZ-MOELLENDORFF, Staat und Gesellschaft, op. cit., p. 114-115.
43 Adolf HOLM, Griechische Geschichte von ihrem Ursprunge bis zum Untergange der Selbständigkeit des griechischen Volkes, vol. 2, Berlin,
1889, p. 227.
44 Robert von PÖHLMANN, Geschichte der sozialen Frage und des Sozialismus in der antiken Welt, Friedrich Oertel (éd.), Munich, 1925, vol. 1,
263 et 265.
45 POLAND, Blütezeit, op. cit., p. 266.
46 HERMANN, Lehrbuch der griechischen Staatsalterthümer, op. cit., p. 613.
47 SCHOEMANN, Griechische Alterthümer, op. cit., vol. 1, 3e éd., p. 362.
48 Robert von PÖHLMANN, « Isokrates und das Problem der Demokratie », Sitzungsberichte Bayrische Akademie der Wissenschaften, 1913, n °
1, p. 77.
49 Gustav GILBERT, Handbuch der griechischen Staatsalterthümer, vol. 1, Leipzig, 1881, p. 389.
50 Gustav Friedrich HERTZBERG, Alkibiades. Des Staatsmann und Feldherr, Halle, 1853, p. 5.
51 Karl HILDENBRAND, Geschichte und System der Rechts-und Staatsphilosophie, vol. 1 : Das klassische Alterthum, Leipzig, 1860, p. 37-38.
52 Wilhelm WACHSMUTH, Geschichte der politischen Parteiungen alter und neuer Zeit, vol. 1 : Geschichte der politischen Parteiungen des
Alterthums, Brunswick, 1853 (rééd. Hildesheim 1968), p. 92.
53 Lorenz STEIN, « Die staatswissenschaftliche Theorie der Griechen vor Aristoteles und Platon », ZGS 9, 1853, p. 115-182, ici p. 143.
54 BELOCH, Attische Politik (supra, p. 182, n. 95), p. 201-202
55 Ibid., p. 10.
56 PÖHLMANN, Isokrates, op. cit., p. 42-43.
57 Emil MÜLLER, « Die wichtigsten litterarischen Erscheinungen auf dem Gebiete der griechischen Alterthümer seit 1851 », Neue Jahrbücher
für Philologie und Pädagogik 75, 1857, p. 537.
58 Johann Nicolai MADVIG, « Blicke auf die Staatsverfassungen des Alterthums, mit Rücksicht auf die Entwickelung der Monarchie und eines
umfassendes Staatsorganismus », Archiv für Geschichte, Statistik, Kunde der Verwaltung und Landesrechte der Herzogthümer Schleswig,
Holstein und Lauenburg 1, 1842, p. 12-51, ici p. 20.
59 Wilhelm ROSCHER, « Umrisse zur Naturlehre der drei Staatsformen. Erster Abschnitt : Monarchie », Allgemeine Zeitschrift für Geschichte 7,
1847, p. 79-88, ici p. 84 ; Heinrich GELZER, « Jahresbericht für griechische Geschichte », Jahresbericht über die Fortschritte der klassischen
Alterthumswissenchaft 2, 1873, p. 988-1076, ici p. 1015, A. 12.
60 Éléments probants chez Karl LUGEBIL, « Zur Geschichte der Staatsverfassung Athens », Jahrbuch für klassische Philologie, suppl. 5, 1871,
p. 539-699, ici p. 567 sq.
61 BÖCKH, Staatshaushaltung, op. cit., vol. 1, p. 201 (à propos des magistratures financières au IVe siècle).
62 NIEBUHR, recension de Heeren, op. cit., p. 149.
63 Wilhelm Traugott KRUG, Das Repräsentativsystem. Oder Ursprung und Geist der stellvertretenden Verfassungen mit besondrer Hinsicht auf
Deutschland und Sachsen, Leipzig, 1816, p. 10.
64 CURTIUS, Griechische Geschichte, vol. 2, op. cit., p. 413.
65 Georg ADLER, « Geschichte des Sozialismus und Kommunismus », vol. 1 : Bis zur Französischen Revolution, Leipzig, 1899.
66 Georg ADLER, « Sozialismus und Kommunismus », Handwörterbuch der Staatswissenschaften, 2e éd., vol. 6, 1901, p. 811-828, ici p. 812.
67 XÉNOPHON, Hélléniques, I, 7, 35 ; LYSIAS XIII, 12 ; XXX, 10-11.
68 Ulrich von WILAMOWITZ-MOELLENDORFF, Aristoteles und Athen, Berlin, 1893, vol. 2, p. 195, note 8, affirme que ce procès constituait une
« lourde transgression de l’esprit ou de la lettre de l’ancienne Constitution » ; BELOCH, Griechische Geschichte, vol. 2, Strasbourg, 1897, p. 106,
se satisfait du résultat et n’entre pas dans les questions de procédure. Tel n’est pas le cas de CURTIUS, Griechische Geschichte, vol. 2 (op.
cit.), p. 679, qui parle de la « plus éclatante illégalité », ni de Georg BUSOLT, Griechische Geschichte bis zur Schlacht von Chaironeia, vol. 3, 2,
Gotha, 1904 (réimp. Hildesheim, 1967), p. 1632-1633, employant l’expression d’« assassinat judiciaire ».
69 ARISTOTE, La Constitution d’Athènes, 50, 2 : exécution d’un homme sur décision du Conseil, sans verdict du tribunal, parce qu’il a formulé
une accusation contrevenant aux règles de l’amnistie (mesure évaluée positivement, dès lors qu’elle vise à garantir la paix intérieure).
70 THUCYDIDE VI, 27-29 ; 53 ; 60-61 ; ANDOCIDE I.
71 ANDOCIDE I, 65-66.
72 ANDOCIDE I, 43-44.
73 ANDOCIDE I, 17.
74 ANDOCIDE I, 13. 47. 53. 67-68 ; II, 7-8 ; LYSIAS VI, 23-24 ; THUCYDIDE VI, 60, 2 sq.
75 ANDOCIDE I, 13. – La recherche du XXe siècle peut aussi se référer aux listes épigraphiques où sont enregistrées les ventes des biens
confisqués aux condamnés au profit des caisses de l’État (en allemand dans Kai BRODERSEN et al. [éd.], Historische griechische Inschriften in
deutscher Übersetzung, vol. 1 : Die archaische und klassische Zeit, Darmstadt, 1992, no 132). Mais celles-ci ne permettent pas de distinguer si
les condamnés ont pris la fuite ou ont effectivement été exécutés.
76 Wilhelm ROSCHER, Leben, Werk und Zeitalter des Thukydides, Göttingen 1842 [réimp. Hildesheim, 2003], p. 435.
77 DROYSEN, « Des Aristophanes Vögel », op. cit., p. 179-180.
78 NIEBUHR, Vorträge über alte Geschichte (supra, p. 160, n. 22), vol. 2, p. 144.
79 Wilhelm GOETZ, « Der Hermokopidenprocess », Jahrbücher für classische Philologie, suppl. 8, 1875-1876, p. 538-581, ici p. 562.
80 GOETZ, ibid., p. 552 et 563.
81 Hermann KÖCHLY, « Sokrates und sein Volk » [1855] in Akademische Vorträge und Reden, Zurich, 1859, p. 221-386, 413-429, ici p. 307.
82 Cf. supra, p. 148-149.
83 BELOCH, Griechische Geschichte, vol. 2, op. cit., p. 99. – Eduard MEYER, Geschichte des Alterthums, vol. 4 : Das Perserreich und die
Griechen. Livre III : Athen (vom Frieden von 446 bis zur Capitulation Athens im Jahre 404 v. Chr.), Stuttgart, p. 650, parle du « stigmate
ineffaçable » que la démocratie athénienne se serait elle-même infligé à cette occasion.
84 Cf. supra, p. 31-32.
85 XÉNOPHON, Helléniques, 1, 7 ; DIODORE XIII, 101-102.
86 XÉNOPHON, Mémorables, I, 1, 18 ; PLATON, Apologie, 32b ; PSEUDO PLATON, Axiochos, 368 d ; ARISTOTE, La Constitution d’Athènes, 34, 1.
87 Dans les textes du XIXe siècle, cf. entre autres Gustav GILBERT, Beiträge zur innern Geschichte Athens im Zeitalter des Peloponnesischen
Krieges, Leipzig, 1877, p. 371 sq. ; Georg LÖSCHKE, « Über den Abstimmungsmodus im Feldherrnprocess nach der Schlacht bei den
Arginusen », Neue Jahrbücher für Philologie 113, 1876, p. 757-758 ; Adolf PHILIPPI, « Die Arginusenschlacht und das Psephisma des
Kannonos », Rheinisches Museum 35, 1880, p. 607-609.
88 XÉNOPHON, Helléniques, I, 7, 9-10.
89 XÉNOPHON, Helléniques, I, 7, 12. Le discours sur la populace (ochlos) est caractéristique de la tendance suivie par
Xénophon ; Helléniques, I, 7, 13 ; Xénophon se contredit, puisque l’on comprend dans sa présentation qu’en dépit des menaces considérables
qu’il est censé avoir reçues, l’auteur de la requête a parfaitement eu la possibilité de présenter ses arguments.
90 XÉNOPHON, Helléniques, I, 7, 15 ; Mémorables, I, 1, 18 ; IV, 4, 2 ; PLATON, Apologie, 32b-c.
91 BUSOLT, Griechische Geschichte, op. cit., vol. 3, 2, p. 1609. – VISCHER, Über die neueren Bearbeitungen der griechischen
Geschichte [1861], in Kleine Schriften (supra, p. 176, n. 52), p. 511-533, ici p. 517.
92 WACHSMUTH, Hellenische Alterthumskunde 1re partie, 2e section, op. cit., p. 207.
93 Justus Hermann LIPSIUS, Das attische Recht und Rechtsverfahren, vol. 1, Leipzig, 1905, p. 185.
94 WACHSMUTH, Geschichte der politischen Parteiungen, op. cit., vol. 1, p. 128 ; également ibid., « l’humeur assassine de la populace ».
95 Ludwig Ferdinand HERBST, Die Schlacht bei den Arginusen, Hambourg, 1855, p. 56.
96 KÖCHLY, Sokrates, op. cit., p. 323.
97 Edward A. FREEMAN, The Athenian Democracy [= recension Grote], in Historical Essays. Second series, Londres, 1873, p. 107-148, ici
p. 132 et 158. – La comparaison se trouve déjà chez MONTESQUIEU, L’esprit des lois, livre XII, chapitre 19.
98 Cf. supra, p. 41-42.
99 DIOGÈNE LAËRCE II, 40.
100 PLATON, Apologie, 36a-38b ; Diogène LAËRCE II, 41-42.
101 L’amende de trente mines citée par PLATON, Apologie, 38b, correspond à 3 000 drachmes. Une drachme était considérée comme un salaire
journalier moyen, et même plutôt élevé. – Selon XÉNOPHON, Apologie, 23, Socrate n’a fait aucune proposition.
102 PLATON, Apologie, 37a-b.
103 PLATON, Criton, 50a sq.
104 Critique de la démocratie : XÉNOPHON, Mémorables, I, 2, 9 ; ARISTOTE, Rhétorique, 1393b3 sq. ; PLATON, Gorgias, 515e. – Antisthène,
élève de Socrate, serait allé encore plus loin en qualifiant également d’absurde l’élection des stratèges : si l’Assemblée du peuple peut
transformer des profanes en spécialistes militaires, elle peut tout aussi bien proclamer que des ânes sont des chevaux : DIOGÈNE LAËRCE VI, 8. –
Sur la relation personnelle de Socrate avec les « Trente » : XÉNOPHON, Mémorables, I, 2, 13 ; III, 7, 9 ; ISOCRATE XI, 5 ; ESCHINE I, 173.
105 L’accusateur principal est Mélétos, qui court lui aussi un risque dans le cas où un cinquième au moins des jurés ne voterait pas en faveur de
l’accusation ; DIOGÈNE LAËRCE II, 40 ; PLATON, Apologie, 36a-b. On ne sait rien sur lui ni sur ses motivations, pas plus que sur Lykon, un autre
orateur à charge. Selon les récits de Platon et de Xénophon, Socrate se réfère uniquement dans sa défense au discours d’accusation de Mélétos.
On ne peut donc pas établir les arguments qu’a présentés Anytos. Sur la position dominante d’Anytos dans la politique athénienne de l’époqe,
voir ISOCRATE XIII, 23-24 ; sur le prétendu bannissement ultérieur des accusateurs, DIOGÈNE LAËRCE II, 43.
106 PLATON, Apologie, 32 b-d. Également le point de vue de Platon dans son récit autobiographique ; PLATON, Lettre 7, 325a sq. Ce motif se
prolonge entre autre chez ÉLIEN, Varia Historia III, 17 ; ATHÉNÉE 217f-218a.
107 Cf. supra, p. 57-58.
108 PLUTARQUE, Caton l’Ancien, 23, 1.
109 Cf. pour des illustrations, entre autres, Adolf von HARNACK, « Sokrates und die alte Kirche », in Reden und Aufsätze, vol. 1, Giessen, 1904,
p. 27-48 ; Klaus W. MÜLLER, « Schierlingstrank und Kreuzestod. Anmerkungen zu den Prozessen gegen Sokrates und Jesus », Antike &
Abendland 32, 1986, p. 66-88 ; Ernst DASSMANN, « Christus und Sokrates. Zur Philosophie und Theologie bei den Kirchenvätern », Jahrbuch
für Antike und Christentum 36, 1993, p. 33-45 ; sur l’accueil réservé à cette comparaison dans la réception, voir entre autres
Benno BÖHM, Sokrates im 18. Jahrhundert, Neumünster (2e éd.), 1966, p. 134 sq.
110 Éléments chez Albert SCHWEITZER, Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Tübingen, 9e éd., 1984 [première parution en 1906].
111 Friedrich Daniel SCHLEIERMACHER, Über den Wert des Sokrates als Philosophen [1815], in Sämtliche Werke, 3e section, 2e vol., Berlin,
1838, p. 287-308.
112 Mario MONTUORI, De Socrate iuste damnato : The Rise of the Socratic Problem in the Eighteenth Century, Amsterdam, 1981.
113 Eduard MEYER, Geschichte des Alterthums, vol. 5 : Das Perserreich und die Griechen. Livre IV : Der Ausgang der griechischen
Geschichte, Stuttgart, 1902, p. 227.
114 Michel de MONTAIGNE, Essais, livre III, XIIe chapitre, Paris, Gallimard (La Pléiade), 2006, p. 1032.
115 LOCKE, Second traité du gouvernement, § 119.
116 Of the Original Contract [1748].
117 Friedrich NIETZSCHE, Humain, trop humain, II, 1, 94. Traduit de l’allemand par Robert Bovini, édition revue par Marc B. de
Launay, Œuvres complètes, vol. III, 2, Gallimard, 1988 [traduction modifiée (N. d. T.)].
118 HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, 2e partie, 2e section, 3e partie. ; Leçons sur l’histoire de la Philosophie, 1re partie, 1re section,
chapitre 2.
119 Entre autres Peter Wilhelm FORCHHAMMER, Die Athener und Sokrates. Die Gesetzlichen und der Revolutionär, Berlin, 1837.
120 KÖCHLY, Sokrates, op. cit., p. 349 sq., ici p. 358.
121 Cf. infra, p. 213 et 219.
122 Theodor GOMPERZ, Griechische Denker. Eine Geschichte der antiken Philosophie, vol. 2 [1902], réimp. Francfort-sur-le-Main, 1996,
p. 71 sq., citation p. 90.
123 Robert PÖHLMANN, Sokrates und sein Volk. Ein Beitrag zur Geschichte der Lehrfreiheit, Munich, 1899, p. 107, 112 et 103.
124 Ibid., p. 61-62 ; p. 110, note 1 ; p. 112, note 1.
125 Ibid., p. 64-65, avec des références à Spencer et Maine ; pour des indications bibliographiques sur ces auteurs, voir infra, note 7, p. 262.
126 Cf. infra, p. 226.
127 KÖCHLY, Sokrates, op. cit., p. 358-359 ; Ernst von LASAULX, Des Sokrates Leben, Lehre und Tod. Nach den Zeugnissen der Alten
dargestellt, Munich, 1857, p. 78, note 246.
128 HOLM, Griechische Geschichte, op. cit., vol. 3 (1891), p. 37-38, note 4.
129 Christoph Martin WIELAND, « Kurze Darstellung der innerlichen Verfassung und äusserlichen Lage von Athen in dem Zeitraum, worin
Aristofanes seine noch vorhandenen Komödien auf die Schaubühne brachte », in Politische Schriften, insbesondere zur Französischen
Revolution, Jan Philipp REEMTSMA et al., (éd.), vol. 3, Nördlingen, 1988, p. 213-233, ici p. 233.
130 Johann Gustav DROYSEN, « Des Aristophanes Vögel und die Hermokopiden » [2e partie], Rheinisches Museum 4, 1836, p. 27-62, ici p. 47.
131 ROSCHER, Thukydides, op. cit., p. 300-301.
132 Cf. supra p. 140-141.
133 Theodor BERGK, « Über die Beschränkung der Freiheit der ältern Komödie zu Athen » [1844], in Kleine philologische Schriften, Rudolf
Peppmüller (éd.), vol. 2, Halle, 1886, p. 444-465, ici p. 452 et 449.
134 [Wilhelm] Adolf SCHMIDT, Perikles und sein Zeitalter, vol. 1, Iéna, 1877, p. 110.
135 Voir infra, p 247 avec note 79.
136 Hugo LANDWEHR, « Die Forschung über die griechische Geschichte aus den Jahren 1882-1886 », Philologus 46, 1888, p. 113.
137 Friedrich Wilhelm TITTMANN, Darstellung der griechischen Staatsverfassungen, Leipzig, 1822, p. 5.
138 Ibid., p. 29-30.
139 Ibid., p. 30-31.
140 Cf. supra, p. 160.
141 Barthold Georg NIEBUHR, Vorträge über Alte Geschichte, Marcus Niebuhr (éd.), vol. 2, Berlin, 1848, p. 32 sq.
142 Barthold Georg NIEBUHR, « Über Xenophons Hellenika » [1826-1828], in Kleine historische und philologische Schriften, 1er recueil, Bonn,
1828, p. 464-482, ici p. 476-477.
143 John Stuart MILL, « Two publications on Plato » [1840], in CW, vol. 11, p. 242.
144 Karl LUGEBIL, « Über das Wesen und die historische Bedeutung des Ostrakismos in Athen », Jahrbuch für klassische Philologie, vol. suppl.
4, 1860, p. 119-175.
145 ROSCHER, Thukydides, op. cit., p. 380, note 4 (la note occupe plusieurs pages). Sur le fond, cf. supra, p. 21.
146 Wilhelm ONCKEN, Athen und Hellas. Forschungen zur nationalen und politischen Geschichte der alten Griechen, 2 vol., Leipzig, 1865-
1866, vol. 2, p. 57-58.
147 Johann Gustav DROYSEN, « Die attische Communalverfassung » [1847], in Kleine Schriften zur Alten Geschichte [Emil Hübner, éd.], vol. 1,
Leipzig, 1893, p. 328-385, citations p. 384 (ordre des citations modifié).
148 Johann Gustav DROYSEN, Geschichte Alexanders des Grossen. Nach dem Text der Erstausgabe 1833, Zurich, 1984, p. 24, 26 et 50.
149 Karl Wilhelm GÖTTLING, Geschichte der Römischen Staatsverfassung von Erbauung der Stadt bis zu C. Cäsar’s Tod, Halle, 1840, p. VI.

La « réhabilitation » de la démocratie athénienne


Si, dès la première moitié du XIXe siècle, la condamnation de la démocratie athénienne ne reste pas sans contradictions
en Allemagne, une perspective fondamentalement différente a été développée par divers auteurs anglais. Une
historiographie professionnalisée et universitaire se forme à Oxford et Cambridge au XIXe siècle, bien plus tard qu’en
Allemagne. L’histoire grecque est surtout traitée par des penseurs qui jouent aussi des rôles variés dans la vie
publique. L’érudition – dans le domaine de l’histoire ancienne (et au-delà) – et l’engagement politique coïncident et
s’influencent alors mutuellement.
LE REGARD DES TORIES SUR ATHÈNES
Dans un premier temps, en Angleterre, le politicien tory William Mitford, avec son History of Greece (1784-1810)1,
brosse un tableau repoussant de la démocratie athénienne, présentée comme le règne de la populace. C’est Edward
Gibbon, auteur de la fameuse History of the Decline and Fall of the Roman Empire (1776-1788), qui incite Mitford à
écrire cette œuvre. Gibbon prévoit, dès le mois de décembre 1789, que le rêve français d’une démocratie parfaite
régissant un peuple de vingt-cinq millions de citoyens débouchera nécessairement sur une revendication égalitaire
dans le domaine de la propriété2. Il s’inquiète de plus en plus de la propagation de la French disease (la « maladie
française », habituellement la syphilis) en Europe, contre laquelle le tableau brossé par Burke lui paraît le meilleur
antidote3.
Mitford considère que les tribunaux populaires athéniens ont assuré le financement des indemnités et des fêtes
publiques grâce à la confiscation des fortunes, si bien que « la vie et la propriété [étaient] bien plus incertaines que le
pire gouvernement n’en a jamais donné l’exemple dans un quelconque État de l’Europe moderne4 ». Il règne selon lui
à Athènes un « esprit de despotisme » qui entraîne une « transgression de tous les principes visant à garantir la
propriété, la prospérité et la satisfaction des individus5 […] ». En un mot : « Dans la démocratie athénienne, il était
tout aussi dangereux d’être riche que sous le despotisme turc […]6 » – avec une assimilation de la démocratie au
despotisme comme on la pratiquait en France au cours du débat post-révolutionnaire7.
Que ce soit dans l’intention de l’auteur ou dans la perception de ses lecteurs, les parallèles manifestes entre Athènes et
la France de la Révolution constituent une prise de position contre les menées réformistes qui se développent alors en
Angleterre, où la réponse au danger révolutionnaire – réel ou supposé – constitue un sérieux point de dissension. Le
gouvernement a réagi par des mesures drastiques aussi bien à l’encontre des courants radicaux nés en réaction directe
à la Révolution française (les clubs démocratiques apparus dans de nombreuses villes, sur le modèle de la London
Corresponding Society) qu’au mouvement des chartistes qui émerge après 1817. On trouve, parmi ces mesures, des
restrictions considérables du droit de réunion et d’association, et la suspension réitérée des lois concernant l’Habeas
Corpus Act – qui garantit une protection contre les arrestations arbitraires. Il est vrai qu’en 1837, John Stuart Mill écrit
que l’on peut désormais considérer tranquillement la Révolution française comme un événement historique dont on
n’a rien à espérer ni à craindre8. C’est précisément pour cette raison que Mill, qui se donne lui-même le titre de
« philosophe sociologique9 », renonce à écrire une histoire de la Révolution française comme il en avait eu le projet.
Mais cela ne correspond certainement pas à la perception dominante au cours de la période qui va jusqu’aux grandes
réformes de 1832, voire au-delà, puisqu’au moins l’aile gauche des chartistes se situe dans la tradition des Jacobins10.
Pour Mitford, la constitution anglaise – une constitution « mixte » – est le meilleur ordre politique qui ait jamais existé
dans l’histoire du monde. Les réformes ne sont donc pas seulement inutiles, mais dangereuses. La remarque de Karl
Marx, selon laquelle les Tories sont soupçonnés « de voir dans la Constitution anglaise la huitième merveille du
monde11 », pourrait aussi s’appliquer à Mitford. Celui-ci reproche à la démocratie athénienne de représenter, en
contradiction avec son pathos pour la liberté, la domination d’une petite minorité sur les métèques et sur les 400  000
esclaves12, mais il n’est pas choqué par le système électoral anglais extrêmement restrictif. Mitford hait la
démocratie, écrit Macaulay qui, en 1824, observe avec inquiétude le succès d’une œuvre due avant tout à son
orientation politique13. Cette œuvre historique reflète, selon John Stuart Mill, l’hystérie antijacobine de l’époque 14.
Mitford a tenu à fonder sur la tradition antique le jugement qu’il porte sur les Athéniens, mais il l’évalue de manière
totalement unilatérale aux dépens de l’ordre athénien. Ainsi, selon lui15, le régime des « Trente », qu’il compare au
système terroriste du Comité de salut public sous la Révolution française, était-il l’issue logique de la démocratie,
considérée comme un système sans loi16.
L’ATHÈNES LIBÉRALE DE GEORGE GROTE
À partir des années 1820, ce sujet est repris par les partisans de vastes réformes sociales et politiques, y compris dans
le domaine du droit de vote, issus du cercle des « utilitaristes » ou des « radicaux philosophiques » gravitant autour de
Jeremy Bentham et James Mill. Les utilitaristes, qui rejettent les théories du contrat social, considèrent que la
légitimité d’un régime tient au fait qu’il correspond à l’intérêt des dominés (« le plus grand bonheur du plus grand
nombre »). Bentham lui-même n’est guère intéressé par l’histoire, et a fortiori par l’histoire ancienne, comme
réservoir d’expériences et d’arguments. Le débat lancé par quelques membres de son cercle à propos de la bonne
interprétation de la démocratie antique n’est ainsi qu’un théâtre d’opérations secondaire dans le combat visant à
donner une forme rationnelle à l’ordre social. Mais il leur paraît tout de même suffisamment important pour ne pas
abandonner ce terrain aux adversaires de la réforme. On s’efforce ainsi – contre l’interprétation de Mitford et de ses
adeptes, auxquels on prête la volonté de mener une « campagne contre la liberté » – d’apporter entre autres choses la
preuve du fait que la comparaison entre le système anglais du jury et les tribunaux de jurés athéniens ne se ferait pas
du tout au désavantage de ces derniers, parce que ceux-ci incarnaient la volonté authentique du peuple 17. Mitford
avait souligné, à l’inverse, qu’un jury anglais composé de douze hommes et présidé par un juge qui instruit les jurés
n’est pas soumis à l’influence de la démagogie, comme c’était le cas à Athènes18.
C’est George Grote qui s’est assigné la mission de réfuter la présentation de Mitford – considérée soit comme une
falsification de l’histoire, dans la perspective des Tories19, soit comme un party-pamphlet20 (un « pamphlet
partisan ») – par le biais d’une œuvre historique elle aussi fondée sur les sources. Dès 1826, Grote attaque Mitford
dans un long essai en forme de recension publié dans la Westminster Review, l’organe interne des benthamistes. Chez
Mitford, écrit-il, la reprise acritique des sources s’associe à de forts préjugés alimentés par sa vision de la Révolution
française, ce qui l’a empêché de comprendre aussi bien le système judiciaire que l’ordre politique de la démocratie
athénienne21. Comme l’interprétation de Mitford correspond très clairement aux intérêts dominants en Angleterre, il
faut, écrit Grote, lui faire concurrence en écrivant une histoire de la Grèce qui soit réellement de qualité22. Cela ne
l’oblige pas à rédiger d’emblée une histoire de la Grèce depuis ses commencements, mais telles sont les ambitions
scientifiques et littéraires de Grote, qui allaient au-delà des intentions politiques et s’étendaient aussi aux premiers
temps de l’histoire grecque. Il présume peut-être que sa réplique à Mitford ne touchera un assez large public que si
elle est présentée sous la forme d’une œuvre historiographique, dont le public attend qu’elle soit exhaustive. Sur le
plan international, l’œuvre de Grote est également perçue comme une prouesse scientifique et littéraire. Au début
de 1848, Tocqueville veut faire élire Grote membre d’honneur de l’Académie des Sciences morales et politiques ; il
invoque dans ce but la présentation des premiers temps de la Grèce que l’on trouve dans son œuvre23.
C’est la problématique de la tradition, et non l’actualisation politique, qui y tient la première place. Lorsque Grote
tente de faire la part des éléments légendaires et des données fiables dans la tradition sur les premiers temps de la
Grèce, il se laisse inspirer, sur le plan méthodologique, par la science de l’Antiquité pratiquée en Allemagne, et plus
spécialement par l’Histoire romaine de Niebuhr24. Cette œuvre a fait grande impression en Angleterre, mais a
également suscité l’hostilité des traditionalistes, parce qu’elle sapait l’autorité de la tradition – avec des effets
potentiels sur la validité de la Bible. Niebuhr, pour sa part, a dès 1827 l’intention de susciter une traduction allemande
de l’œuvre de Grote25. Ce dernier est par ailleurs un admirateur d’August Böckh26.
Entre 1846 et 1856 paraissent finalement les douze volumes de History of Greece from the Earliest Period to the
Close of the Generation Contemporary with Alexander the Great (« Histoire de la Grèce, depuis les premiers temps
jusqu’à la fin de la génération contemporaine d’Alexandre le Grand »)27. Selon les indications de sa veuve, Grote,
banquier de métier, commence en 1823 à travailler sur son ouvrage historique28. En tant que membre de la Chambre
basse (1832-1841), il plaide pour la poursuite de la réforme parlementaire avec l’introduction du vote à bulletin secret,
un redécoupage des circonscriptions électorales en faveur des villes, une extension du droit de vote aux classes
sociales inférieures et l’établissement de législatures courtes au lieu des périodes de sept ans maximum en vigueur
depuis 171529. Il ne pourra mener à bien son projet scientifique que deux décennies plus tard, après s’être retiré des
affaires. Entre-temps aura débuté la publication de l’Histoire de la Grèce rédigée par le théologien anglican Connop
Thirlwall, évêque depuis 1840, un ancien condisciple de Grote30. Il s’agit d’une première tentative pour dresser un
tableau avant tout historique, dont l’objectif n’est pas d’établir des liens avec l’actualité. La divergence avec Grote,
qui a un grand respect pour cette œuvre, s’exprime en premier lieu dans l’évaluation de la démocratie athénienne,
Thirlwall étant, sur ce point, pratiquement incapable de prendre ses distances par rapport aux évaluations critiques que
l’on trouve dans les sources antiques.
Grote considère que la critique moderne d’Athènes est fondée sur le refus du principe démocratique à son époque. Il
lui oppose une triumphant vindication of the Athenian democracy (« une réhabilitation triomphale de la démocratie
athénienne », selon la formule de John Stuart Mill)31 et s’emploie à réfuter la critique courante du tirage au sort, des
indemnités, des tribunaux populaires, de l’ostracisme, du rôle des démagogues comme Cléon, etc. Grote est l’un des
premiers à reconnaître en Clisthène – et non pas en Solon – le véritable fondateur de la démocratie athénienne 32.
Celle-ci repose sur « l’idée grandiose et nouvelle du peuple souverain composé de citoyens libres et égaux – c’est-à-
dire sur la liberté et l’égalité, pour employer les mots qui, voici environ un demi-siècle, agitèrent si profondément la
nation française33 ». Sparte, en tant que société organisée selon les règles d’un « monastère militaire34 » n’est bien
entendu pas un modèle envisageable35. Grote accompagne sa défense de l’organisation politique d’Athènes
d’incessantes comparaisons avec la modernité, censées placer sous un jour favorable la rationalité des Athéniens,
capables de s’enthousiasmer pour une théorie politique et ne montrant pas cette apathie qu’Edmund Burke avait prêtée
aux masses populaires à l’égard de ce type de questions36. Dans ce sens, Grote relève chez les Athéniens une
« moralité constitutionnelle » où le respect sans bornes de la Constitution s’associait à une liberté de parole politique à
laquelle on n’était pas même arrivé pendant la Révolution française37.
Grote établit, entre autres choses, une opposition entre les tribunaux populaires athéniens et le système des jurys en
Angleterre et aux États-Unis. Il exprime un jugement positif sur l’absence de formation juridique des jurés à Athènes
et sur leur immunité, ainsi que sur le fait que le juge présidant le tribunal ne peut pas les influencer – ce dont Mitford
se félicite lui aussi, comme nous l’avons déjà mentionné –, alors que cette possibilité avait existé dans le système
anglais, en particulier avant 1688 (lorsque les jurés, dans les procès politiques, pouvaient être sanctionnés pour leur
verdict), et subsistait encore en partie38. En 1837, dans son tableau de la culture athénienne qui anticipe à maints
égards le jugement de Grote, Edward Bulwer-Lytton, connu ultérieurement comme auteur du roman  Les derniers
jours de Pompéi, critique certes le principe du jury de masse sans contrôle juridique, mais il repousse dans le même
temps l’idée communément admise selon laquelle ce système favorisait unilatéralement les classes inférieures. Dans
un ordre de ce type, estime-t-il, ce sont au contraire les riches et les personnes éduquées qui peuvent s’imposer39.
Grote considère qu’Athènes, pour ce qui concerne les procès politiques, se démarque de presque tous les États de son
époque : « Il est vraisemblable qu’un délinquant qui, en raison d’un crime quelconque commis contre l’État, est mis
en accusation devant le dikastèrion [le tribunal avec jury] […] aurait de meilleures chances de bénéficier d’une
enquête s’achevant favorablement pour lui qu’il n’en aurait où que ce soit à présent, exception faite de l’Angleterre et
des États-Unis d’Amérique ; et de meilleures chances que ce n’aurait été le cas en Angleterre
jusqu’au XVIIe siècle40. » La généreuse amnistie de 403 av. J.-C. constitue à ses yeux un argument frappant contre le
dénigrement des Athéniens entrepris par Mitford et d’autres41.
La tentative menée par Grote pour justifier tant les procès intentés après les sacrilèges des Hermès et des Mystères,
que la condamnation des stratèges de la bataille des Arginuses – qui constitue pour Mitford l’un des plus grands
scandales de l’histoire du monde42 – mais aussi le procès de Socrate, lui vaudra le reproche de se présenter « presque
plus en avocat du demos athénien […] qu’en historien travaillant de manière sereine et impartiale43 ». Reprocher aux
Athéniens les poursuites pénales lancées après les sacrilèges de 415 av. J.-C., c’est selon Grote ignorer comment on a
traité les blasphémateurs dans les pays chrétiens jusqu’à une date avancée du XVIIIe siècle. À côté de cela, les
Athéniens se distinguent par « leur mansuétude et leur tolérance44 ». Grote ne dissimule pas que de graves
transgressions aux règles ont été commises dans le procès des Arginuses45, mais il fonde son argumentation sur le fait
que de sérieux manquements étaient à reprocher aux généraux46. À propos du procès de Socrate, il relève à juste titre
que son issue est surtout due au mode de défense choisi par le philosophe47. On peut en revanche juger douteux le
propos selon lequel la liberté de pensée et de parole à Athènes est attestée par le seul fait que le procès de Socrate a eu
lieu à une date si tardive, alors que, dans aucun autre État grec, pas même dans l’État idéal de Platon, il ne lui aurait
été possible de propager ses théories auprès du public pendant des décennies48. Nous l’avons déjà mentionné : les
poursuites pénales à Athènes se font à l’initiative d’un citoyen ; utiliser comme argument la date à laquelle une plainte
a été déposée est donc problématique. Un critique, tout en reconnaissant que Grote avait corrigé certains jugements
erronés sur le système judiciaire athénien, souligne que l’erreur structurelle de la cité grecque a été d’exclure le
développement d’une science juridique, comme cela fut le cas à Rome49.
Grote aborde tout particulièrement le problème de la liberté antique et moderne à propos de la discussion sur l’éloge
funèbre de Périclès – tel que le restitue Thucydide –, considéré comme l’expression de la conception que la
démocratie athénienne avait d’elle-même. Le fait que Périclès souligne la liberté du mode de vie à Athènes permet à
Grote de corriger l’« affirmation […] souvent faite sans discernement à propos de l’Antiquité, par opposition aux
sociétés modernes, selon laquelle les sociétés, dans les temps anciens, sacrifiaient l’individu à l’État, l’activité
individuelle n’ayant été autorisée dans toute l’ampleur nécessaire qu’au cours des temps modernes  ». Ce reproche vaut
selon lui pour Sparte et pour les projets d’États idéaux de Platon et Aristote, mais justement pas pour le pouvoir
populaire à Athènes, qui laisse à l’individu des possibilités d’épanouissement inédites dans les temps modernes. Il est
indéniable, écrit-il, « qu’aucun gouvernement des temps modernes […] n’offre même de loin quelque chose de
similaire à l’image de tolérance magnanime envers la divergence sociale et l’arbitraire du goût individuel que nous
lisons dans le discours de l’homme d’État athénien [Périclès]50 ».
Qu’il en soit conscient ou non – la question reste posée –, le procédé de Grote suit le principe méthodologique de
Hegel, selon lequel on ne doit pas s’appuyer sur les propos des contempteurs de la démocratie, tels Xénophon ou
Platon, mais plutôt faire appel aux témoignages directs des hommes d’État démocrates51.
L’essentiel du tableau brossé par Grote tient d’une part – pour reprendre les termes de l’auteur d’une recension – à
l’idée que le demos athénien a commis moins de crimes et d’erreurs, et accompli plus de choses positives, que
n’importe quel autre gouvernement de l’Antiquité, se distinguant surtout par son respect pour l’État de droit52.
D’autre part, Athènes apparaît comme le modèle d’une société libre où toutes les décisions concernant la communauté
sont prises au terme d’un débat public. Dans le dernier volume de son œuvre, Grote rend également hommage au
combat mené par Athènes contre les conquérants macédoniens.
ANTIQUITÉ ET ACTUALITÉ CHEZ JOHN STUART MILL
Dans le domaine la théorie politique, l’histoire de Grote est surtout reprise par John Stuart Mill qui rend largement
hommage à cette œuvre dans différentes recensions. John Stuart est le fils du mentor intellectuel de Grote, James Mill.
Sous la supervision de son père, John Stuart Mill commence à apprendre le grec vers l’âge de trois ans, ce qui lui
permet dès son enfance de lire Hérodote, Xénophon et d’autres auteurs dans le texte. Son père lui parle aussi de la
présentation tendancieuse de Mitford. À l’âge de onze ans, il rédige une étude sur la première Constitution romaine,
en se fondant sur Tite-Live et Denys d’Halicarnasse53.
Ce qui est établi, pour John Stuart Mill, c’est que les Athéniens, « créateurs de la liberté politique », ont été le modèle
de l’Europe moderne, parce que leur pratique politique allait de pair avec de très hautes réalisations culturelles 54 ; il
prend en conséquence ses distances avec les Spartiates, considérés comme les Tories de l’Antiquité55. Si les
Athéniens n’avaient pas repoussé les Perses, la suite de l’histoire du monde aurait été déterminée par un combat entre
des Romains incultes et des Perses gouvernés par des despotes, ce qui aurait anéanti l’héritage culturel des Grecs 56. Il
écrit donc : « La bataille de Marathon est même plus importante comme événement de l’histoire anglaise que la
bataille d’Hastings. Cette journée eût-elle connu une autre issue, les Britanniques et les Saxons erreraient peut-être
encore aujourd’hui dans leurs forêts57. » Mill propose une variante par rapport à la thèse entrée dans le patrimoine
culturel de l’ensemble de l’Europe. Hegel, par exemple, écrit à propos de la guerre contre la Perse : « Car ce sont des
victoires historiques d’universelle portée : elles ont sauvé la civilisation et le pouvoir de l’esprit, et ôté toute vigueur
au principe asiatique. […] Ici l’intérêt de l’histoire universelle était en jeu 58. » Le lieu commun a naturellement
survécu. Friedrich Max Müller a noté qu’en cas de défaite grecque à Marathon et Salamine, le zoroastrisme serait
devenu la religion d’État « de tout le monde civilisé59 ». Ce sujet fera aussi l’objet d’un débat méthodologique entre
Max Weber et Eduard Meyer60. On retrouve encore ce motif à la fin du XXe siècle : pour Christian Meier, la « bataille
de Salamine est le chas d’aiguille qu’a dû franchir l’histoire du monde61 ».
À Athènes, selon Mill, on a atteint un niveau sans précédent dans l’histoire de la formation politique du citoyen
moyen, niveau dû à la liberté de parole, à l’accessibilité des fonctions pour tout un chacun, mais aussi au système des
tribunaux populaires où s’était institutionnalisé un habitual love of fair play, and of hearing both sides of a case (« un
amour habituel du fair play et de l’écoute des deux parties d’un procès »)62. Ce que l’on peut davantage reprocher aux
Athéniens, c’est la naïveté avec laquelle ils ont laissé impunis les adversaires de la démocratie, ce qui a permis à ces
derniers de réaliser deux coups d’État à la fin du Ve siècle63.
Mill en est persuadé : un engagement du citoyen au profit des affaires de la communauté est indispensable, même dans
un régime moderne, reposant nécessairement sur la représentation. Cela implique aussi a contrario – et c’est en cela
que se manifeste l’influence de Platon sur Mill – une éducation des citoyens. L’impossibilité de se rassembler en un
lieu unique est selon lui compensée par de nouvelles formes de communication (journaux, chemins de fer)64.
Mill, inspiré notamment par les commentaires de Schleiermacher, est un grand admirateur de Platon, dont il a traduit
certaines parties des Dialogues pour son usage personnel. Pour lui, la conception qu’a Platon d’un gouvernement des
savants est en principe compatible avec celle du gouvernement du peuple. Mill plaide pour un système électoral
proportionnel permettant la représentation de tous les intérêts, selon la proposition de Thomas Hare – système qui doit
permettre l’élection de candidats à l’échelle de tout le pays, et non l’élection de candidats sur une liste présentée par
les partis – et incluant le suffrage des femmes. Celui-ci doit cependant aller de pair avec un échelonnement du droit de
vote en fonction du degré d’éducation (capacité de lire et d’écrire comme condition de base  ; vote multiple pour les
mieux éduqués, jusqu’à six pour les universitaires), mais non pas en fonction de la fortune, si bien que chacun devra
se soumettre à un test de culture afin d’obtenir le nombre de voix correspondant à ses capacités65.
Mill se prononce aussi en faveur d’un vote public, contrepartie de l’engagement de l’électeur en faveur du bien
commun. Dans les années 1830, Mill, tout comme son père et comme George Grote, ou encore comme les « radicaux
philosophiques », prônaient toujours des élections à bulletin secret pour lutter contre le « patronage de
circonscription » et la corruption des électeurs. L’achat de voix en Angleterre rappelle à Hegel la situation de la fin de
la République romaine et du début de l’Empire66, et à Marx, les « Saturnales, dans le sens où on l’entendait dans la
Rome antique », c’est-à-dire des fêtes au cours desquelles on distribuait argent et alcool, et où l’on échangeait l’espace
d’un jour les rôles de maître et de valet67.
Mill justifie son changement de position, trois décennies plus tard, par le fait que le dégagement progressif de
l’électeur à l’égard des situations de dépendance sociale permet désormais de défendre ouvertement son vote devant
ses concitoyens. Le vote à bulletin secret était jadis le bienvenu, dans les conditions de la République romaine tardive
et de la démocratie athénienne, pour éliminer l’influence de groupes et d’individus puissants. Mais à l’époque de Mill,
il favoriserait l’abus du suffrage au profit de la défense d’intérêts purement privés68. Cela dit, l’exemple athénien ne
convient guère ici parce que lors des – rares – élections à Athènes, on pratiquait le vote public, contrairement à ce qui
se passait pour les décisions des jurés dans les tribunaux populaires.
Le principe du vote à bulletin secret ne s’est imposé que dans le derniers tiers du  XIXe siècle. En Angleterre, il
s’applique depuis 1872. Le plaidoyer de Mill en faveur du vote public correspond au fond à l’idée que le droit de vote
est une fonction publique, idée défendue par les libéraux ou les professeurs allemands de droit public au XIXe siècle69.
Il s’accorde aussi avec l’idée qu’en avaient Rousseau et les sans-culottes, tout comme avec le postulat formulé
ultérieurement par Carl Schmitt70, bien que Mill n’ait certainement pour le reste aucune affinité avec ces derniers. Un
droit de vote « démultiplié », tenant compte du cens, du degré d’éducation, de la situation de famille et de l’âge, a été
mis en place en 1893 en Belgique et en 1909 en Saxe. L’idée du suffrage multiple est réapparue dans de récentes
discussions sur le droit de vote pour les enfants qui serait exercé par les parents.
Même s’il n’en mentionne pas le nom, Mill se démarque de la définition donnée par Constant de la liberté antique, au
moins pour ce qui concerne Athènes où, parallèlement à la participation politique, la protection de l’individu aurait été
garantie en égale mesure. Comme Grote, il en prend pour témoin l’éloge funèbre de Périclès. Il montre que la vie
privée à Athènes n’est pas soumise à un contrôle social pour autant que les intérêts vitaux de la communauté ne soient
pas touchés. Grote a, selon lui, réfuté l’idée courante selon laquelle on aurait, à Athènes, sacrifié la liberté personnelle
à l’idée fictive que l’on se faisait de l’État71. Périclès incarne l’idéal du développement autonome de l’homme qui
vaut mieux que la soumission calviniste à la supposée volonté de Dieu, pour autant que cela ne débouche pas sur un
excès de liberté à l’exemple d’Alcibiade72.
L’avantage de la démocratie athénienne sur les systèmes représentatifs modernes tient, pour Mill, au fait qu’à
Athènes, le droit à la liberté de parole au sein de l’Assemblée donne à des personnalités intellectuellement
remarquables la possibilité d’exercer une influence sur l’opinion publique. À l’inverse, dans les temps modernes, on
ne peut guère s’attendre à élire un jour au Parlement un Thémistocle, un Périclès ou un Démosthène 73. L’historien
Edward A. Freeman estime, en se rattachant à Grote, qu’un citoyen athénien moyen dispose d’une plus grande
intelligence politique que le parlementaire anglais moyen74. Macaulay écrit dès 1824 que les citoyens athéniens,
grâce au cumul des rôles de législateur, de soldat et de juge, ont en tout cas surpassé la capacité de compréhension
qu’ont eue les masses dans toutes les autres sociétés connues75.
Mill refuse cependant le paiement d’indemnités aux députés. Cela dénaturerait selon lui le Parlement en le
transformant en une assemblée de démagogues qui, à l’instar de Cléon et de ses rivaux – comme dans
les Cavaliers d’Aristophane76 –, rivaliseraient par tous les moyens pour obtenir la faveur des électeurs77. Les
adversaires de la réforme du droit de vote de 1832 craignaient déjà qu’un trop grand nombre de Cléon ne puisse entrer
au Parlement78. À la Chambre basse, on a comparé la concurrence entre Gladstone et Disraeli, lors de la solution de la
question électorale en 1867, à la configuration décrite dans les Cavaliers79. Le conservateur Disraeli voulait, en
agrandissant le cercle des électeurs, l’emporter sur son adversaire libéral, et faisait dès lors un calcul analogue à celui
de Bismarck. Disraeli souligne d’ailleurs, dans ce contexte, que cela n’avait rien à voir avec la démocratie  : ce destin,
que les adversaires de la réforme attendent comme une conséquence du « saut dans l’inconnu80 », doit être épargné au
pays81. L’un des critiques de cette réforme dans les rangs des libéraux affirme que le pronostic de Tocqueville sur le
caractère inévitable de la démocratie est l’expression d’une lâcheté à laquelle le Parlement ne doit pas se rallier82.
Avec la réforme électorale de 1867, on reste clairement en dessous du seuil du suffrage universel masculin (dont on se
rapprochera en 1884, mais qui ne sera introduit définitivement qu’en 1918). La règle instaurée en 1867 a cependant
pour conséquence la mise en place de « véritables » campagnes électorales au cours desquelles les partis ou les chefs
de parti débattent de la politique nationale, et l’instauration d’un lien de cause à effet immédiat entre résultats
électoraux et formation du gouvernement.
Selon Mill, un Parlement est fait pour contrôler le gouvernement et créer une opinion publique, mais pas pour élaborer
des projets de loi. Ceux-ci doivent plutôt être établis par un aréopage d’experts issu des life peers (des « pairs à vie »).
Leurs textes devraient ensuite être soumis au Parlement, qui ne peut qu’approuver ou refuser. Mill cite, à titre de
modèle historique, l’exemple athénien de la nomothésie83. Derrière sa proposition, on retrouve aussi, sans aucun
doute, le schéma de la séparation institutionnelle entre l’initiative législative et l’adoption d’une loi, tel que le propose
Harrington.
La possibilité que les individus s’épanouissent (« la formation de l’être humain dans la plus grande diversité » écrit
Wilhelm von Humboldt84) est pour Mill une condition du progrès de la société moderne. En son sein – c’était déjà le
point de vue de Tocqueville – les risques qui pèsent sur la liberté proviennent avant tout d’une tyrannie de la majorité.
La liberté d’opinion est indispensable, même pour la plus petite minorité. La liberté ne doit plus être garantie à l’égard
de la seule puissance publique, mais aussi à l’égard de la société, ce qui exige une certaine dose d’intervention de
l’État85. Mill renvoie cependant, en s’appuyant sur Guizot, au fait que la délimitation des sphères entre individu et
État a été entreprise de façon différente à Athènes et dans les temps modernes – après un long processus, entamé au
Moyen Âge, de séparation de l’Église et de l’État86. Si la religion, par définition, ne relève pas de la sphère privée, on
peut aussi comprendre que les jurés athéniens aient condamné Socrate en bonne conscience87.
Les propos de Mill sur l’esclavage sont ambigus. L’esclavage, dit-il, n’a rien changé au fait que les Grecs ont inventé
la liberté politique88. Contrairement à l’esclavage moderne en Amérique et aux Caraïbes, il n’excluait pas, dans
l’Antiquité, le progrès économique, dès lors qu’en l’absence de discrimination raciale, on ne dévalorisait pas le travail
physique en le considérant comme inadapté aux citoyens libres89. Mill se démarque ainsi de l’évaluation négative
portée par les économistes écossais sur la productivité de l’esclavage à toutes les époques, mais il suit l’argumentation
abolitionniste de son temps, selon laquelle était apparue aux États-Unis une sous-catégorie blanche qui, en raison d’un
sentiment de supériorité raciale, se croyait trop digne pour accepter un « travail de nègres90 ».
Avocat, avec son épouse Harriet Taylor, de l’émancipation des femmes, Mill constate qu’en raison de l’exclusion des
femmes, des esclaves et des métèques, la démocratie athénienne n’en était pas une au plein sens du terme. Mais,
ajoute-t-il, on ne peut pas non plus appliquer cette définition aux États nordistes de l’Amérique, en l’absence de droits
politiques accordés aux femmes91. Plus encore, au regard de leur assujettissement civique à la tutelle masculine, le
statut juridique des femmes en Angleterre était à peine meilleur, et même à certains égards pire que celui des
esclaves92. Mill tentera personnellement, en tant que député, d’introduire le droit de vote pour les femmes dans le
cadre de la réforme du droit de vote de 1867, mais il échouera. Contre cette tentative, on a justement recours en
Angleterre à une astuce du droit privé à laquelle Mill s’est attaqué : les femmes, dit-on, sont « représentées » par le
biais de leur époux ou de leur père. Cet argument avait été soutenu, entre autres, par son propre père James Mill93.
Grote et Mill ont défendu, dans la même intention, l’idée qu’à Athènes, la liberté politique de tous les citoyens était
tout à fait compatible avec la liberté de l’individu. Ils l’ont fait notamment en pensant aux circonstances politiques de
l’époque. On peut tout aussi bien, prétendaient-ils, mettre ce principe en œuvre en Angleterre, même si aucun retour
aux formes de la démocratie athénienne n’est possible. L’imbrication entre l’engagement en faveur d’une réforme
parlementaire et l’avènement d’un nouveau point de vue sur la démocratie athénienne tient avant tout aux intérêts
personnels de ces deux protagonistes, mais il ne peut certainement pas être généralisé, en dépit de l’impact des auteurs
classiques sur la rhétorique politique et, d’une manière générale, sur l’éducation de la classe supérieure. Gladstone, par
exemple, rédige parallèlement à son activité politique de nombreuses études sur Homère. Face à la conception
défendue par Freeman, aux yeux duquel il est tout aussi difficile de comprendre l’histoire grecque sans l’histoire
anglaise que l’inverse94, on soutient aussi des opinions radicalement différentes. On peut prendre comme exemple la
déclaration d’un homme politique qui, en 1871, dans un discours prononcé devant des ingénieurs, regrette
l’importance excessive accordée à la formation classique par rapport aux compétences scientifiques et techniques, et
estime que les cent quatre-vingt-douze Grecs morts au combat à Marathon95 ne sont rien face au nombre de victimes
d’un accident dans une mine96. On n’aurait manifestement pas impressionné cet homme en rappelant les « victoires
de l’histoire universelle » hégéliennes.
RÉACTIONS ALLEMANDES À GROTE
Alors que l’Histoire grecque de Grote est rapidement reconnue en Angleterre comme une œuvre de référence, le
tableau qu’il brosse reçoit d’abord un accueil mitigé en Allemagne – tout comme « l’Évangile du XIXe siècle » de Mill,
pour reprendre les termes dont le gratifie Treitschke97. Dès 1854, c’est-à-dire avant même que l’œuvre de Grote ne
soit arrivée à son terme, paraît un traité qui, en dépit de sa forme courtoise, critique sur différents points sa
présentation de l’histoire constitutionnelle athénienne98. On peut aussi lire dans un compte rendu bibliographique
de 1857 : « On a en particulier reproché à l’historien anglais d’avoir laissé sa vision démocratique partisane exercer
une influence inadmissible sur sa présentation historique, alors que Grote accuse pour sa part les philologues
allemands de partialité contre la démocratie grecque et contre le demos athénien. » L’auteur de ce texte estime que
Grote est davantage dans le vrai que ses détracteurs, même si « les préjugés contre la démocratie grecque que l’on
trouve indéniablement chez beaucoup de philologues » ne sont pas fondés uniquement sur leur « pensée politique
personnelle », mais « plus encore sur leur étude permanente des auteurs anciens qui expriment à la moindre occasion
leur mépris, leur moquerie ou leur haine à l’égard du peuple et du gouvernement qu’il exerce 99 ». Un an plus tard
paraît un petit traité qui souligne, en se référant à Grote, la liberté individuelle régnant à Athènes et l’effet pacificateur
du système des tribunaux : « Au lieu de la guerre civile, nous avons […] à Athènes une guerre des procès100. »
En 1865, l’historien Wilhelm Oncken – qui sera surtout connu par la suite comme spécialiste d’histoire moderne –
salue avec enthousiasme l’œuvre de Grote qui « marque une époque », et propose, dans la foulée, sa propre apologie
des tribunaux populaires athéniens, présentés comme une « pépinière de la moralité publique » et comme une « école
du sens du droit101 ». De la même manière, sur les traces de Grote, Hermann Müller-Strübing, philologue allemand
installé à Londres, développe dans un livre de 1873 – ouvrage à l’organisation chaotique, tantôt abscons, tantôt
perspicace – des arguments contre la tendance des antiquisants allemands à prendre pour argent comptant les propos
relevés dans les comédies d’Aristophane – en l’occurrence les attaques contre Cléon (que l’on retrouve aussi chez
Thucydide) –, et à en tirer une critique massive contre la démocratie postpéricléenne102. D’autres suivront Grote sur
ce point103, si bien que l’auteur d’un bilan des recherches se moquera plus tard de « toute une littérature fondée sur le
culte libéral et petit-bourgeois de Cléon104 ». Ces auteurs ont été précédés, de ce point de vue, par Droysen qui, dans
les préfaces de ses traductions d’Aristophane, entre 1835 et 1838, développe une image considérablement plus
positive de cette époque, en particulier du démagogue Cléon105.
Dans la science allemande de l’Antiquité s’expriment des réserves manifestes à l’égard de « l’évangile de la
démocratie » de Grote, de ses « illusions […] sur la valeur politico-culturelle de la démocratie » qui, à l’époque
présente, s’est « révélée être une funeste illusion106 » et envers sa « réhabilitation » de la démocratie athénienne, si
fortement marquée par les valeurs politiques d’un « libéralisme anhistorique107 ». On retrouve le même verdict
(l’idée que Grote, avec son « texte partisan en faveur du demos d’Athènes108 », a enjolivé la réalité) chez des auteurs
d’orientations politiques et scientifiques différentes, comme Robert von Pöhlmann, qui reproche à Grote d’ignorer les
tensions sociales, et Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff. On reconnaît toutefois qu’après la longue domination de la
condamnation également idéologique du modèle athénien, cette tendance est inéluctable. Et l’on considère que l’heure
est venue de procéder à des études détaillées en matière de droit public et d’histoire constitutionnelle, comme les
appelle de ses vœux Wilamowitz, à l’occasion de la redécouverte du texte d’Aristote sur la Constitution
d’Athènes109. Eduard Meyer constate que l’œuvre de Grote constitue « pour une large part moins une histoire
d’Athènes qu’une apologie » de cette cité, mais qu’elle recèle tout de même beaucoup de connaissances110. Curt
Wachsmuth voit dans « le profond hommage rendu à la vie politique des Athéniens et à leurs grands hommes d’État »
un mérite important de Grote. S’il critique, certes, le fait qu’il prend pour point de départ «  l’économie nationale
individualiste » de « l’école de Manchester », il estime tout de même, au final, que l’ouvrage de Grote constitue « un
progrès tellement gigantesque sur tout ce qui l’a précédé qu’on la salue de toute part avec joie et admiration111 ».
Dans la sphère des publications socialistes, Karl Kautsky rend hommage à l’œuvre qui exprime une conception
bourgeoise de la démocratie mais qui manque cependant du sens de la « vie tribale communiste des origines112 ».
Kautsky se réfère à un recueil posthume de textes de Grote, choisis et édités par l’homme politique libéral de gauche
Johann Jacoby, passé ultérieurement dans le camp social-démocrate113. Son idée d’une « démocratie naturelle » pré-
étatique vient d’Engels et de Morgan114.
Karl Julius Beloch, qui a pris en 1884 ses distances avec les « unilatéralités de l’école de Grote » et le « culte de la
démocratie radicale » devenu à la mode115 caractérisera ainsi, en 1913, l’interprétation de l’historien anglais : « Les
Grecs, pour Grote, ne sont cependant au fond que des Anglais du milieu du XIXe siècle déguisés ; les démocrates sont
les libéraux, les oligarques, les conservateurs, et comme l’auteur fait partie des libéraux, les démocrates grecs ont
toujours raison, les oligarques toujours tort ; l’histoire de Grote devient ainsi une magnification de la démocratie
athénienne. C’est une réaction, tout à fait légitime et utile, à la sous-évaluation de la démocratie telle qu’elle était
jusqu’alors en vigueur ; seulement elle est tout aussi contraire à l’histoire que la conception opposée116. » Beloch
s’était déjà explicitement dressé contre la thèse de l’omnipotence de l’État antique, censée s’exprimer dans l’emprise
illimitée qu’il exerce sur la fortune de ses citoyens : « L’un des nombreux préjugés qui demeure répandu à propos de
l’Antiquité classique est l’idée que l’État antique a eu à l’égard de ses citoyens une plus grande amplitude de pouvoirs
et leur a imposé de plus grandes exigences que les États de notre temps. […] C’est précisément l’inverse qui est vrai  :
en temps normaux, l’État antique soumettait ses citoyens à des exigences bien moindres que celles de notre État
actuel. La polis antique ne levait ainsi d’impôts directs auprès de ses citoyens qu’en cas de besoins extraordinaires
[…]117. » On peut certainement voir ici une allusion à l’impôt sur le revenu, une invention – vivement contestée –
du XIXe siècle, qui ne sera par exemple levé en Prusse qu’à partir de 1891.
39Au tournant des XIXe et XXe siècles – et en dépit de certains jugements de valeur divergents dans le détail, que l’on
trouve parfois chez les mêmes auteurs –, c’est au total une vision sobre et positiviste de la situation à Athènes et de la
culture politique de l’Antiquité qui s’est imposée dans la recherche en histoire ancienne. La différence entre les
situations antique et contemporaine paraît désormais si grande que les évaluations élogieuses ou critiques de la
démocratie athénienne ne peuvent plus être comprises comme des prises de position politiques ancrées dans leur
époque. La tendance à appréhender l’histoire économique de l’Antiquité avec des catégories inspirées par la modernité
s’oppose cependant à l’effort entrepris pour souligner les différences entre les structures des États antiques et
modernes.
Même des antiquisants conservateurs travaillant à l’époque wilhelmienne, comme Eduard Meyer ou Wilamowitz,
peuvent donc sans difficulté porter sur la démocratie athénienne un jugement bien plus positif qu’on ne l’avait fait
couramment jusqu’alors en utilisant les « images les plus dissuasives et les slogans les plus terribles » – catégorie dans
laquelle on compte la diabolisation de Cléon. Cette formulation se retrouve dans un discours tenu par Wilamowitz
en 1877, Von des attischen Reiches Herrlichkeit (« De la magnificence du royaume attique »), dans lequel il exalte,
sous le coup de la fondation du Reich allemand en 1871, la Ligue de Délos comme une « tentative, unique dans
l’Antiquité, d’obtenir l’unification d’un peuple par le biais d’un État fédéral ». Il rappelle la conscience qu’avaient les
Athéniens de vivre dans un « État de droit118 ». Qu’il attribue ici à Athènes le mérite de l’unification nationale
s’explique par le parallèle, extrêmement douteux sur le fond, entre la Ligue de Délos et le Reich allemand du point de
vue du principe fédéral. Jusque-là, par exemple chez Droysen119, ou chez ses successeurs, on se fonde sur l’idée que
« l’Italie et l’Allemagne ont été unifiées par la force et depuis le nord120 », et l’on se réfère plutôt à la Macédoine
comme modèle antique. Wilamowitz célèbre Athènes comme le « premier État fondé sur la liberté et le devoir
civique ». Le monde, écrit-il, doit « la regarder avec respect pour autant qu’il soit en mesure de reconnaître ses propres
fondements121 ». Un collègue voit dans le parallèle brutalement établi par Wilamowitz une « funeste erreur », dès
lors que chez lui, « on reconnaît les moindres faits et gestes de l’histoire et de la politique allemandes dans le passé
grec, et que l’on affirme que l’histoire allemande des dernières décennies nous a appris à comprendre celle de
l’Hellade au Ve siècle ». Il se moque par ailleurs du fait que le public ne sait plus s’il faut assimiler Athènes ou la
Macédoine à la Prusse, et Alcibiade ou Antipatros (l’administrateur de l’empire après la mort d’Alexandre le Grand) à
Bismarck122.
Eduard Meyer revendique, pour lui-même et sa génération, le fait d’être « devenus plus impartiaux sur les questions
politiques, ce qui nous a permis de porter un jugement historique plus juste et plus global 123 ». Selon Meyer, Athènes
s’est élevée au rang d’« humanité supérieure », grâce à une « conception et un traitement plus nobles et plus mesurés,
authentiquement libéraux, de la vie des hommes et de celle de l’État, davantage que ne le permettent la mesquinerie et
la petitesse de tout autre système étatique124 ».
Dans un retour critique sur les recherches menées au XIXe siècle, Robert von Pöhlmann prend en 1902 ses distances
avec les recherches menées par Jacob Burckhardt et avec le « sombre tableau qu’il brosse de la polis », soulignant au
contraire « l’apport du peuple grec à l’histoire du monde : avoir fondé l’État de droit civique et introduit la notion de
liberté politique dans la vie étatique de l’Europe historique125 ». Mais on trouve aussi d’autres propos de Pöhlmann
rejoignant la critique traditionnelle d’Athènes, par exemple sur le procès de Socrate (voir supra, p. 200-201).
Pöhlmann utilise aussi l’Antiquité comme une pièce didactique destinée à sa propre époque, une trame où l’on peut
entrevoir les risques de la démocratie, considérée comme un règne des masses aspirant à la redistribution des biens :
les débordements de l’esprit de parti, la démagogie des politiciens professionnels, etc.126. Il entreprend ainsi, comme
le commente un économiste nourrissant des sympathies pour le socialisme, « d’établir des parallèles, certainement
excessifs à bien des égards, avec les temps modernes127 ».
Karl Kautsky réfute ces assertions en termes vifs : « D’une manière totalement absurde, Pöhlmann met les luttes de
classes des prolétaires antiques […] sur le même plan que le socialisme moderne, afin de prouver que la dictature du
prolétariat ne peut, quelles que soient les circonstances, provoquer qu’incendies […] et ignominies, division et
orgies128. » Celui pour qui cette lecture, critiquée par Kautsky, correspond à son image du monde peut bien entendu
la préférer. Ainsi l’économiste Othmar Spann, qui prône une organisation politique et sociale fondée sur les ordres
professionnels, dit-il avoir appris, en 1921, chez Pöhlmann, « à quel point l’Antiquité a souffert de la démocratie et
des explosions de haine et autres exactions socialistes, voire bolchevistes, au point que l’on peut dire, dans un certain
sens, que la civilisation grecque a été victime de la démocratie129 ».
Il faut aussi comprendre les propos de Pöhlmann dans le contexte des débats sur la politique scolaire, autour du
monopole du Gymnasium, le « lycée » que l’on appellera ultérieurement « humaniste », débats qui ont été stimulés par
les propos célèbres de Guillaume II, lors de la Conférence prussienne sur l’école en  1890 : on doit, a-t-il dit, éduquer
« de jeunes Allemands à l’esprit national, et non de jeunes Grecs et Romains130 ». Même un historien de l’Antiquité
comme Pöhlmann croit pouvoir apporter une contribution irremplaçable au travail d’immunisation contre les menées
social-démocrates que réclame le monarque, en attribuant à l’histoire grecque « la valeur d’une propédeutique
politique et sociologique de premier rang » pour les « classes dirigeantes de la Nation131 ». Il rappelle la nécessité de
mener une politique paternaliste à l’égard des catégories les plus basses132 afin d’éviter une lutte des classes où « la
foi en la légitimité de l’ordre social et du droit de propriété » se perdrait nécessairement133. L’économiste Heinrich
Dietzel s’exprime en termes analogues134. Ces interprétations constituent une variante des points de vue défendus à
l’époque par les « socialistes de chaire » [Kathedersozialismus, courant politique réformiste de la fin du XIXe siècle,
animé par des professeurs d’université (N. d. T.)].
Au total, cependant, le thème du contraste entre liberté antique et liberté moderne est dépassé depuis le début
du XXe siècle, même si l’on continue à entendre des voix selon lesquelles le système judiciaire athénien a été détourné
afin d’exercer une « vengeance scélérate de la populace contre des citoyens sans défense ayant une autre opinion que
la foule excitée par le démagogue, ou dont la fortune avait suscité la jalousie de ceux qui avaient moins de moyens.
Ici, le conflit entre le pouvoir pénal de l’État et la liberté du citoyen a été tranché sans la moindre ambiguïté en
défaveur de la liberté135 ». Il s’agirait d’une conséquence d’un système où la solde versée aux juges transforme leur
fonction en activité lucrative. « Ce qui était dédommagement et don honorifique était déshonoré par la cupidité.
N’importe quel fainéant faisait tout désormais pour accéder à la fonction de juge136. » Un antiquisant américain
établit du reste, au début des années 1920, un parallèle avec Athènes pour critiquer son propre système judiciaire. Les
membres des jurys américains, écrit-il, sont eux aussi majoritairement incultes et pauvres, et ne sont donc intéressés
que par les indemnités d’audience et les repas payés sur les deniers publics137.
LE DÉBAT EN SCIENCE POLITIQUE
Parmi les spécialistes de science politique, on peut aussi constater que les caricatures sur la liberté (ou l’absence de
liberté) dans l’Antiquité sont peu à peu écartées. On le voit particulièrement bien dans les distances que Georg
Jellinek, dans son Allgemeine Staatslehre (« Théorie générale de l’État », 1900) prend à l’égard des thèses de
Constant et de Fustel. C’est également visible dans la réception de ces travaux par une génération plus ancienne de
spécialistes du droit politique, tels Conrad Cucumus, Karl Vollgraff, Friedrich Julius Stahl, Johann Caspar Bluntschli,
Karl Hildenbrand ou Robert von Mohl138.
Selon Cucumus, au contraire des temps modernes, l’Antiquité ne connaît pas la « séparation des sphères individuelles
par rapport à la totalité et à la communauté politique ; les droits de l’individu ne consistent justement que dans sa
participation à la vie publique, et leur exercice n’est, pour ainsi dire, qu’une dissolution de l’individuel dans le tout,
dans ce qui est commun à tous139 ». Vollgraff a noté que « le concept de liberté était chez les Grecs entièrement
différent du nôtre, on le trouvait uniquement dans le statut de membre du peuple ou de l’État, et dans la participation
au pouvoir de l’État et au gouvernement. […] Il ne visait pas à délivrer l’individu de ses liens, mais à assurer le libre
développement moral de chacun dans la totalité. […] L’individu ne détenait pas de “droits originels” ou de “droits de
l’homme” qui n’eussent pu et dû être sacrifiés à la communauté de tous. […] Les politiciens grecs n’eurent à aucun
moment besoin de se demander sur quoi reposait le pouvoir de l’État et quelles étaient ses limites ; car, dès lors que ce
pouvoir était fondé dans le peuple, il était aussi illimité que la volonté de ce dernier […]. La protection du droit de
l’individu n’était donc nullement le but de l’État ou de la société140 ».
Bluntschli l’affirme aussi : « L’État hellénique, comme l’État antique en général, est surpuissant parce qu’il passe
pour tout-puissant. Il est tout en toute chose, et si le citoyen est quelque chose, c’est parce qu’il est un maillon de
l’État. Toute son existence dépend de l’État, elle lui est assujettie. Si les Athéniens avaient et exerçaient aussi la liberté
de l’esprit, c’était uniquement parce que l’État athénien accordait une grande valeur à la liberté en général, et non
parce qu’ils reconnaissaient les droits de l’homme. Le même État libre a fait exécuter Socrate en croyant exercer son
bon droit. L’indépendance de la famille, l’éducation parentale et même la fidélité conjugale ne sont en aucun cas à
l’abri des empiétements de l’État ; et bien entendu, la fortune des citoyens l’est encore moins. L’État se mêle de toute
chose, il ne connaît aucune limite morale ni juridique à son pouvoir […]. Les démocrates antiques partaient de l’État
et cherchaient la liberté de tous dans la domination des hommes politiquement égaux. Les démocraties récentes
partent de la liberté de l’individu et tentent d’en céder le moins possible au tout, d’obéir le moins possible141. »
Pour Hildebrand, il est avéré que, chez les Grecs, « on ne reconnaissait pas la valeur absolue de l’individu dans les cas
de conflits avec l’intérêt de l’État. Toute individualité humaine ne pouvait revendiquer l’existence que si et pour
autant qu’elle s’intégrait à l’existence de l’État et s’harmonisait avec elle142 ». Mohl explique l’absence d’un système
représentatif dans l’Antiquité par la conception spécifique que les citoyens ont de la liberté : « Chaque citoyen était si
directement lié à l’État, prenait une part si complète à la vie publique, sa conception de la liberté coïncidait si
parfaitement avec celle d’une participation aux affaires publiques, qu’il n’y avait aucune place pour un
intermédiaire143. » Il écrit par ailleurs : « Chez les Antiques, l’individu sert l’État et trouve indirectement dans le bien
de celui-ci la satisfaction de ses aspirations ; chez les modernes, l’État est là pour tous les individus, et il trouve sa
gloire dans le bien des citoyens. Dans un cas, la liberté consiste en la participation au gouvernement, dans l’autre dans
le fait d’être aussi peu gouverné que possible144. » Stahl établit un lien entre le constat de la « prédominance de l’État
sur l’homme, État auquel on sacrifie son bonheur, la liberté, la perfection morale », et la philosophie du droit chez
Platon et Aristote145. Il faudrait encore citer à titre de complément les tirades furieuses (non mentionnées par
Jellinek) que lance contre la démocratie le politologue hongrois Julius Schvarcz, pour qui « aujourd’hui, même sous le
règne monarchique le plus rigide de la noblesse, le grand-duché de Mecklenburg-Schwerin » (dans lequel il n’existe –
jusqu’à la fin de l’empire – ni constitution écrite ni Parlement, mais uniquement une Assemblée des ordres), on atteint
un bien plus haut niveau d’égalité sociopolitique et de liberté individuelle qu’on n’en a jamais eu à Athènes. La vie de
l’État et du peuple à Athènes était, écrit-il, caractérisée par une « cruauté proprement animale146 ». Schvarcz écarte
par conséquent dans son avant-propos tous les autres points de vue susceptibles de perturber cette idée. C’est surtout
une attaque contre George Grote et ses partisans. Avec son libéralisme élitiste et une intelligence politique
machiavélique, Grote a ainsi ignoré le destin des esclaves d’Athènes (il mentionne, là encore, le chiffre de
400 000)147. Schvarcz considère qu’« il faut […] aujourd’hui un assez grand courage moral pour exprimer
ouvertement et sans détour son opinion sur la démocratie à Athènes : car il est déjà devenu de bon goût de surenchérir
dans l’éloge d’Athènes148 ». Le livre de Schvarcz est généralement rejeté par les spécialistes du domaine, mais
reconnu en revanche comme « l’œuvre monumentale d’un homme d’État aussi expert dans la pratique que dans la
théorie de la politique » par le penseur d’extrême-droite Houston Stewart Chamberlain149. Il s’agit du reste d’un
nouvel exemple de la manière dont on utilise l’argument de l’esclavage d’un point de vue situé à la « droite » extrême
pour rejeter, de nos jours encore, le principe de la démocratie.
Jellinek critique lui aussi le fait de déduire, comme Karl Friedrich Hermann, une « idée grecque de l’État » à partir du
modèle de la constitution spartiate150. À cette tradition, il oppose le fait qu’il a effectivement existé dans l’Antiquité
une grande proportion de liberté individuelle, mais que l’on n’a pas pu arriver à la « conscience du caractère juridique
de cette sphère hors de l’État » parce que cela impliquait l’idée d’une opposition entre individu et État. Cette idée n’a
pu résulter que du développement qui intervient au début des temps modernes, et se fonde sur le combat pour la liberté
de religion et de conscience à l’ère confessionnelle, ainsi que sur la lutte visant à garantir des sphères de liberté face à
la monarchie absolue151. (La mise en exergue par Jellinek de la tradition anglo-saxonne en matière de naissance des
droits de l’homme est accueillie avec mauvaise humeur en France, où l’on revendique le mérite d’avoir réussi la
percée historique décisive152.) On peut, depuis lors, caractériser la position de l’individu dans l’État selon les
catégories de statut négatif, positif et actif ; ce qui implique : premièrement, la reconnaissance juridique d’une sphère
où l’État ne peut pas intervenir ; deuxièmement, la prétention à la protection juridique de l’État ; troisièmement,
l’habilitation à participer à la vie politique153. Cette clarification semble ôter tout fondement à un vieux débat qui sera
pourtant ranimé à la fin du XXe siècle154.
NOTES
1 Cité infra d’après l’édition allemande : William MITFORD, Geschichte Griechenlands, traduit par Heinrich Carl A. Eichstädt, 6 vol., Vienne,
1818.
2 Lettre à Lord Sheffield, le 15 décembre 1789 ; The Letters of Edward Gibbon, Jayne Elisabeth Norton (éd.), vol. 3, Londres, 1956, p. 184.
3 Edward GIBBON, Memoirs of My Life, George A. Bonnard (éd.), Londres, 1966, p. 185 ; lettre à Lord Sheffield, le 5 février 1791, Letters of
Edward Gibbon, op. cit., vol. 3, p. 216.
4 MITFORD, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 5 [chapitre 21], p. 13.
5 Ibid., p. 28.
6 Ibid., p. 29.
7 Voir supra, p. 157 sq.
8 « Carlyle’s French Revolution » [1837], in MILL, CW, vol. 20, p. 158.
9 Lettre à Auguste Comte, 25 février 1848, in MILL, CW, vol. 13, p. 593.
10 ENGELS, « Das Fest der Nationen in London. (Zur Feier der Errichtung der Französischen Republik, 22. September 1792) » [1845], MEW,
vol. 2, p. 611-624, avec la reproduction du discours tenu par le chef chartiste Harney, qui fait l’éloge de Robespierre, Marat, Saint-Just et
Babeuf, p. 616-620.
11 MARX, « Die Wahlen in England – Tories und Whigs » [1852], MEW, vol. 8, p. 336.
12 MITFORD, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 1 [chapitre 5], p. 367-368. [Sur ce chiffre, cf. supra, p. 93.]
13 « On Mitford’s history of Greece » [novembre 1824], in The Works of Lord Macaulay, vol. 1, Londres, 1898, p. 365-393.
14 Recension de Grote [Spectator 1846] in MILL, CW, vol. 24, p. 867.
15 Comme déjà pour John Adams, voir supra, p. 107.
16 MITFORD, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 5 [chapitre 21], p. 56 et 61, note 4.
17 [Charles AUSTIN ], « Greek courts of Justice », Westminster Review 7, 1826-1827, p. 227-268, ici p. 228 ; une attaque contre l’article paru
sous le même titre in Quarterly Review 33, 1826, p. 332-356, dans laquelle on défend la position de Mitford.
18 MITFORD, Geschichte Griechenlands, vol. 5 [chapitre 22], p. 90-91.
19 Selon l’évaluation exprimée par James Mill à son fils John Stuart : John Stuart MILL, Autobiography [1873], Londres, 1958, p. 10.
20 MACAULAY, op. cit., p. 386 ; Walther BAGEHOT, « Mr. Grote », in The Collected Works of Walter Bagehot, Norman St John-Stevas (éd.),
vol. 2, Londres, 1965, p. 369-373, ici p. 371.
21 George GROTE, « Institutions of ancient Greece », Westminster Review 5, 1826, p. 269-331, ici p. 286.
22 Ibid., p. 331.
23 Harriet GROTE, George Grote. Sein Leben und Wirken, Leipzig, 1874, p. 223 [The Personal Life of George Grote, 1873].
24 « Grecian legends and early history », Westminster Review 39, 1843, p. 285-328, repris in George GROTE, Minor Works, Alexander Bain
(éd.), Londres, 1873, p. 73-134. Cf. aussi l’encouragement adressé par Niebuhr à Grote dans une lettre du 26 juin 1827, in Harriet GROTE, op.
cit., p. 59-61, et in Barthold Georg NIEBUHR, Briefe. Neue Folge 1816-1830, Eduard Vischer (éd.), vol. 3, Bern, 1983, p. 146-148.
25 Lettre à Franz Lieber, mars 1827, in NIEBUHR, Briefe, Neue Folge, op. cit., vol. 3, p. 113.
26 Lettre à Böckh, 12 mars 1867, in Harriet GROTE, op. cit., p. 349-351.
27 Cité infra d’après la traduction allemande : George GROTE, Geschichte Griechenlands, traduit par N. N. W. Meissner, 6 vol., Leipzig, 1850-
1856.
28 Harriet GROTE, op. cit., p. 56. Il existe un bref texte de 1821, fondé sur Démosthène et consacré à la constitution athénienne, publié in
William M. CALDER III et Stephen TRZASKOMA (éd.), George Grote Reconsidered, Hildesheim, 1996, p. 82-94.
29 Discours parlementaire de Grote sur le vote à bulletin secret, in Anna CLARK et Sarah RICHARDSON (éd.), History of Suffrage, 1760-
1867, vol. 4, Londres, 2000, p. 7 – 74 ; résumé aussi in GROTE, Minor Works, op. cit., p. [19] - [37] ; également GROTE, « Essentials of
parliamentary reform » [1831], ibid., p. 1-55.
30 Connop THIRLWALL, A History of Greece, 8 vol., Londres, 1835-1847.
31 Mill, recension Grote, vol. 3-5 [Spectator 1847], in MILL, CW, vol. 25, p. 1088.
32 GROTE, Geschichte Griechenlands, vol. 2, p. 100 et 435 sq. ; cf. Mill, recension de Grote, in MILL, CW, vol. 25, p. 1086 ;
pour MITFORD, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 1 [chapitre 5], Clisthène était en revanche un tyran moins modéré que Pisistrate.
33 GROTE, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 2, p. 464.
34 Cf. supra, p. 92.
35 GROTE, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 1, p. 694.
36 GROTE, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 2, p. 464.
37 Ibid., p. 446.
38 GROTE, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 3, p. 299 sq. Dans le Buschel’s Case de 1670, un juré avait été arrêté par le juge parce qu’il
n’avait pas suivi son ordre de condamner deux quakers accusés de rassemblement illégal (l’un des deux était William Penn) ; mais la plainte
qu’il déposa contre cette condamnation devant un tribunal royal aboutit et fut ainsi un pas important vers l’immunité des jurés. Extraits de cette
décision chez John P. KENYON (éd.), The Stuart Constitution 1603-1688. Documents and Commentary, Cambridge, 1966, p. 428-430.
39 Edward LYTTON BULWER [BULWER-LYTTON], Athens. Its Rise and Fall. With Views of the Literature, Philosophy, and Social Life of the
Athenian People, Leipzig, 1837, vol. 2, p. 280-282 et 338-339.
40 GROTE, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 3, p. 304.
41 Voir supra, p. 57-58 ; Idem, vol. 4, p. 541 et 544.
42 MITFORD, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 4 [chapitre 20], p. 371-372.
43 Wilhelm VISCHER, « Über die neueren Bearbeitungen der griechischen Geschichte » [1861] in Kleine Schriften, Heinrich Gelzer (éd.), vol. 1,
Leipzig, 1877, p. 511-533, ici p. 516.
44 GROTE, Geschichte Griechenlands, op. cit., vol. 4, p. 163-164.
45 Ibid., p. 459-460.
46 Ibid., p. 443 sq.
47 Ibid., p. 686 sq.
48 Ibid., p. 673.
49 Recension de Grote, vol. 3-6, Edinburgh Review 91, 1850, p. 118-152. (Un argument que l’on retrouve aussi chez Max Weber ; cf. supra,
p. 181.) L’auteur de la recension était sans doute George Cornewall LEWIS, historien de l’Antiquité qui fut plusieurs fois ministre.
50 GROTE, Geschichte Griechenlands, vol. 3, p. 428-429.
51 HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’Histoire, 2e partie, 2e section, chapitre 3, op. cit., p. 200.
52 FREEMAN, The Athenian Democracy [recension de Grote], op. cit., p. 131.
53 MILL, Autobiography, op. cit., p. 4-5 et 10-11.
54 « Early grecian history and legend (A review of the first two volumes of Grote’s “History of Greece”) » [Edinburgh Review, octobre 1846],
in MILL, Dissertations, vol. 2, p. 283-334, ici p. 283-284.
55 « Early grecian history and legend », op. cit., p. 331.
56 Recension de Grote, vol. 9-11 [Edinburgh Review 1853], in MILL, Dissertations, vol. 2, p. 510-554, ici p. 516.
57 « Early grecian history and legend », op. cit., p. 283. – Le Premier ministre Stanley Baldwin a invoqué de la même manière en 1926 le salut
de la civilisation occidentale au cours des guerres médiques. Les victoires grecques avaient, selon lui, été plus importantes pour l’histoire
européenne que le déclenchement de la Première Guerre mondiale ; Stanley BALDWIN, « Among archaeologists. Speech delivered at the annual
meeting of the British School at Athens, in London 2nd November 1926 », in Our Inheritance. Speeches and Addresses, Londres, 1928, p. 225-
260, ici p. 259.
58 Leçons sur la philosophie de l’Histoire, 2e partie, 2e section, chapitre 3, op. cit., p. 197. [Traduction complétée (N. d. T.)]
59 Max MÜLLER, Essays, vol. 1 : Beiträge zur vergleichenden Religionsgeschichte, Leipzig, 1869, p. 145 ; cité aussi par
Georges CLEMENCEAU, Démosthène, Paris, Plon, 1926, p. 23.
60 MEYER, Geschichte des Alterthums, vol. 3, 1, op. cit., notamment p. 420-421 et 444 sq. ; id., recension de Beloch, Griechische
Geschichte, vol. 1, Literarisches Centralblatt 1894, p. 109-114, ici p. 113 : la bataille de Salamine, considérée comme « une grande décision
[concernant] le cours de toute l’évolution culturelle du monde ». – Max WEBER, « Kritische Studien auf dem Gebiet der
kulturwissenschaftlichen Logik I. Zur Auseinandersetzung mit Eduard Meyer », in WEBER, Wissenschaftslehre (supra, p. 180, n. 80), p. 273-
274. [En français : « Études critiques de logistique des sciences. I. Éléments pour une discussion des idées d’Eduard Meyer », in Essais sur la
théorie de la Science, traduit de l’allemand par Julien Freund, Paris, Plon, 1965, p. 217 sq.].
61 Christian MEIER, Athen. Ein Neubeginn der Weltgeschichte, Berlin, 1993, p. 33.
62 Recension de Grote, vol. 9-11 [Edinburgh Review 1853], in MILL, Dissertations, vol. 2, p. 510-554, ici p. 535.
63 Ibid., p. 540.
64 « M. de Tocqueville on democracy in America » [1840], in MILL, Dissertations, vol. 2, p. 1-83, ici p. 19.
65 « Thoughts on parliamentary reform » [1859], in MILL, CW, vol. 19, p. 311-339 ; « Recent writers on reform » [1859], ibid., p. 343-370 [sur
Hare, 358 sq.] ; Considerations on Representative Government [1861], New York, 1991, chapitre 10.
66 « Zwei Entwürfe zur Reformbill-Schrift » [1831] ; HEGEL, Werke, vol. 11, p. 553.
67 MARX, « Die Wahlkorruption » [1852] ; MEW, vol. 8, p. 351-357, ici p. 354.
68 MILL, Considerations on Representative Government [chapitre 10], notamment p. 209-210 ; cf. Thoughts on Parliamentary Reform,
CW, vol. 19, p. 331 sq.
69 Éléments chez Albert E. F. SCHÄFFLE, « Die geheime Stimmgebung bei Wahlen in die Repräsentativkörperschaften, geschichtlich,
theoretisch und nach dem Stande der neueren Gesetzgebung betrachtet », ZGS 21, 1865, p. 379-434 ; Ferdinand FRENSDORFF, « Die Aufnahme
des allgemeinen Wahlrechts in das Öffentliche Recht Deutschlands », in Festgabe der Göttinger Juristen-Fakultät für Rudolf von Jhering zum
fünfzigjährigen Doctor-Jubiläum am VI. August MDCCCXCII, Leipzig, 1892, p. 135-210 ; Ernst Rudolf HUBER, Deutsche
Verfassungsgeschichte seit 1789, vol. 2 : Der Kampf um Einheit und Freiheit 1830 bis 1850, Stuttgart, 1960, p. 789-790 ; vol. 3 : Bismarck und
das Reich (1963), p. 863-864. – Bien qu’il ne partage pas pour le reste les opinions politiques de Mill (surtout à propos du droit de vote des
femmes), l’historien – et ancien député de l’Assemblée de l’église Saint-Paul à Francfort – Waitz a lui aussi repris son argumentation en faveur
du vote public : « Die Wahlen zur Volksvertretung », in Georg WAITZ, Grundzüge der Politik nebst einzelnen Ausführungen, Kiel, 1862, p. 219-
247, ici p. 243.
70 Carl SCHMITT, Théorie de la Constitution, traduit de l’allemand par Lilyane Deroche, Paris, PUF (« Quadrige »), 1993, p. 283
[Verfassungslehre, 1928].
71 MILL, recension de Grote, vol. 9-11, in Dissertations, vol. 2, p. 526 ; Considerations on Representative Government [chapitre 3], op.
cit., p. 78-79 (« our great historian of Greece » = Grote).
72 MILL, On Liberty [1859] [En français : De la liberté, traduit par Laurence Langlet d’après la traduction de Dupond White, Gallimard, 1990],
chapitre 3.
73 MILL, Considerations on Representative Government [chapitre 7], p. 162 et 165-166 [en français : Considérations sur le gouvernement
représentatif, traduit de l’anglais par Patrick Savidan, Paris, Gallimard, 2009].
74 FREEMAN, The Athenian Democracy, op. cit., p. 147.
75 « On the athenian orators » [1824], in The Miscellaneous Works of Lord Macaulay, vol. 1, Londres, 1860, p. 125-140, ici p. 131.
76 Cf. supra, p. 46.
77 MILL, Considerations on Representative Government [chapitre 10], op. cit., p. 226-227.
78 George Cornwall Lewis à Karl Otfried Müller, in Teaching the English Wissenschaft. The Letters of Sir George Cornwall Lewis to Karl
Otfried Müller [1828-1839], William M. CALDER III et al. (éd.), Hildesheim, 2002, p. 46.
79 Voir la citation chez Willibald STEINMETZ, Das Sagbare und das Machbare. Zum Wandel politischer Handlungsspielräume. England 1780-
1867, Stuttgart, 1993, p. 340. – En 1926 encore, le Premier ministre britannique affirmait : « Un chef politique devrait connaître
ses Cavaliers par cœur. Car il n’existe pas de plus profonde vérité que celle-ci : Cléon se fait toujours damer le pion par les marchands de
saucisses » ; « Die Klassiker und der ungelehrte Mann. Rede gehalten von dem englischen Ministerpräsidenten Mr. Baldwin als Präsident der
Classical Association bei ihrer Jahresversammlung am 8.1.1926 », Die Antike 2, 1926, p. 155-160, ici p. 159. – Mais Cléon, en tant que figure
du démagogue enclin à la violence, a aussi pu être associé avec les meneurs chartistes ; recension anonyme de Grote, vol. 7-8, Edinburgh
Review 94, 1851, p. 204-228, ici p. 216.
80 Cette formule a été diffusée par Lord Derby qui s’est cependant engagé, en tant que conservateur, en faveur de la réforme ; cité chez
Asa BRIGGS, The Age of Improvement 1783-1867 [1959], réimp. Londres, 1979, p. 513-514.
81 Cité chez Michael LEVIN, The Spectre of Democracy. The Rise of Modern Democracy Seen by its Critics, Basingstoke, 1992, p. 38.
82 Robert Lowe, cité par John W. BURROW, Whigs and Liberals. Continuity and Change in English Political Thought, Oxford, 1988, p. 21.
83 MILL, Considerations on Representative Government [chapitre 3], p. 113-114. [Cf. supra, p. 59-60.]
84 Cette formulation, tirée des Ideen de HUMBOLDT [écrit en 1792, publié en 1851], op. cit., est placée en exergue de On Liberty de MILL.
85 MILL, Principles of Political Economy [1848], livre V, chapitre 11, New York, 2004, p. 856 sq.
86 François GUIZOT, Histoire générale de la civilisation en Europe, Paris, Pichon & Didier, 1829 ; « Guizot’s essays and lectures on history »
[1845], in MILL, CW, vol. 20, p. 259-294, notamment p. 271 sq.
87 MILL, On Liberty, [chapitre 1], p. 35-36
88 « Early grecian history », in MILL, Dissertations, vol. 2, p. 284.
89 Recension de Grote in MILL, Dissertations, vol. 2, p. 519-520.
90 Cf. MILL, Principles of Political Economy, op. cit., livre II, chapitre 5. Mill reprend une argumentation qui a surtout été développée par
Frederick L. OLMSTED, The Cotton Kingdom. A Traveller’s Observation on Cotton and Slavery in the American Slave States (1861) et John
Elliott CAIRNES, Slave Power. Its Character, Career and Probable Designs (1862).
91 Recension de Grote [1859], in MILL, Dissertations, vol. 2, p. 534 ; Recension de Grote, vol. 7-8 [Spectator 1850] in MILL, CW, vol. 25,
p. 1161.
92 The Subjection of Women [1869] ; MILL, CW, vol. 21, p. 259-340.
93 On Government [1820], in James MILL, Political Writings, Terence Ball (éd.), Cambridge, 1992, p. 27.
94 Edward A. FREEMAN, Comparative Politics, Londres, 1873, p. 309-310.
95 HÉRODOTE VI, 117, 1.
96 Robert LOWE (sur sa personne, voir supra note 82, p. 219) ; cité chez FREEMAN, Comparative Politics, p. 498.
97 TREITSCHKE, Freiheit, op. cit., p. 4.
98 Georg Friedrich SCHOEMANN, Die Verfassungsgeschichte Athen’s nach G. Grote’s History of Greece kritisch geprüft, Leipzig, 1854.
99 Emil MÜLLER, « Die wichtigsten litterarischen Erscheinungen auf dem Gebiete der griechischen Alterthümer seit 1851 », Neue Jahrbücher
für Philologie und Pädagogik 75, 1857, p. 741-742.
100 Leopold FREESE, « Die Freiheit des Einzelnen in der Attischen Demokratie », Programm des Gymnasiums zu Stralsund 1858, p. 1-22, ici
p. 13.
101 ONCKEN, Athen und Hellas (supra, p. 205, n. 146), vol. 1, p. 9 et 286.
102 Hermann MÜLLER-STRÜBING, Aristophanes und die historische Kritik. Polemische Studien zur Geschichte von Athen im fünften
Jahrhundert v. Chr., Leipzig, 1873.
103 Entre autres GILBERT, Beiträge, op. cit., passim ; C. AHN, « Kleon. Versuch einer Ehrenrettung », Jahresbericht des k.k. Obergymnasiums
zu Laibach, Laibach, 1877 ; Max BÜDINGER, « Kleon bei Thukydides. Eine kritische Untersuchung », Sitzungsberichte der philosophisch-
historischen Klasse der kaiserlichen Akademie der Wissenschaften Wien, 96, 1880, p. 367-412.
104 Hugo LANDWEHR, « Die Forschung über die griechische Geschichte aus den Jahren 1882-1886 », Philologus 46, 1888, p. 110.
105 Des Aristophanes Werke. Übersetzt von Johann Gustav Droysen, Leipzig (3e éd.), 1881, notamment l’introduction aux Ritter [Les
Cavaliers], 1re partie, p. 75-92. Le rôle de précurseur de Droysen est aussi souligné par l’auteur anonyme de la recension de Grote, vol. 7-
8, Edinburgh Review 94, 1851, p. 204-228, ici p. 220-221.
106 Robert PÖHLMANN, Griechische Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, Munich, 1902, p. 12 ; id., « Zur Beurteilung Georg Grotes und
seiner Griechischen Geschichte » [1890] in Aus Altertum und Gegenwart. Gesammelte Abhandlungen, Munich, 1895, p. 315-343, ici p. 320.
107 WILAMOWITZ-MOELLENDORFF, Aristoteles und Athen (supra, p. 193, n. 68), vol. 1, p. 378.
108 HILDENBRAND, Geschichte und System (supra, p. 182, n. 95), p. 14, note 1.
109 WILAMOWITZ-MOELLENDORFF, Aristoteles und Athen, op. cit., vol. 1, p. 378-381.
110 MEYER, Geschichte des Alterthums, vol. 3, 1, op. cit., p. 293.
111 Curt WACHSMUTH, Einleitung in das Studium der Alten Geschichte, Leipzig, 1895, p. 39 et 41.
112 Karl KAUTSKY, « Grote und Jacoby », Die Neue Zeit 2, 1884, p. 448-451.
113 Johann JACOBY, Geist der griechischen Geschichte. Auszug aus Grote’s Griechischer Geschichte, Franz Rühl (éd.), Berlin, 1884.
114 Friedrich ENGELS, Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des Staats. Im Anschluss an Lewis H. Morgans
Forschungen [1884], MEW, vol. 21, p. 103 et passim ; sur Grote, ibid., p. 98 sq. ; Lewis H. MORGAN, Die Urgesellschaft, Stuttgart, 1908, p. 62
[Ancient Society, 1877].
115 BELOCH, Attische Politik, op. cit., p. IV.
116 Karl Julius BELOCH, Griechische Geschichte (2e éd.), vol. 1, 2, Strasbourg, 1913, p. 13.
117 Karl Julius BELOCH, « Zur griechischen Wirtschaftsgeschichte (I) », Zeitschrift für Socialwissenschaft 5, 1901, p. 95-103, ici p. 95.
118 De nouveau in Ulrich von WILAMOWITZ-MOELLENDORFF, Reden und Vorträge, Berlin, 3e éd., 1912, p. 30-66, ici p. 31-32.
119 Voir supra, p. 206.
120 Par exemple Thomas LENSCHAU, « Griechische Geschichte », in Wilhelm KROLL (éd.), Die Altertumswissenschaft im letzten
Vierteljahrhundert, Leipzig, 1905 [= Jahresbericht über die Fortschritte der klassischen Altertumswissenschaft, vol. supp. 124], p. 154-192, ici
p. 167.
121 WILAMOWITZ-MOELLENDORFF, Staat und Gesellschaft, op. cit., p. 3.
122 Adolf BAUER, « Jahresbericht über griechische Geschichte und Chronologie für 1881 bis 1888 », Jahresbericht über die Fortschritte der
classischen Alterthumswissenchaft, 17e année, vol. 60, 1889, p. 1-190, ici p. 88-89. – Ernst Curtius a déjà, auparavant, proposé un parallèle entre
la Prusse et Athènes, d’où il conclut que la Prusse a connu un plus grand succès dans l’établissement de l’unité nationale : « Die Entwickelung
der preussischen Staats nach den Analogien der alten Geschichte » [1880] ; « Die Reichsbildungen im classischen Alterthum » [1881], in
Ernst CURTIUS, Alterthum und Gegenwart. Gesammelte Reden und Vorträge, vol. 2 (3e éd.), Stuttgart, 1903, p. 209-218 ; 235-246.
123 MEYER, Geschichte des Alterthums, vol. 3, 1, op. cit., p. 293.
124 MEYER, Geschichte des Alterthums, vol. 4 : Das Perserreich und die Griechen. Drittes Buch : Athen (vom Frieden von 446 bis zur
Capitulation Athens im Jahre 404 v. Chr.), Stuttgart, 1902, p. 9.
125 PÖHLMANN, Griechische Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, op. cit., p. 21.
126 Robert von PÖHLMANN, « Die Bedeutung der Antike für staatsbürgerliche Belehrung und Erziehung », Das Humanistische Gymnasium 25,
1914, p. 1-24.
127 Carl GRÜNBERG, « Sozialismus und Kommunismus », in Ludwig ELSTER (éd.), Wörterbuch der Volkswirtschaft, vol. 2 ², Iéna, 1907, p. 875-
924, ici p. 880. Grünberg, professeur d’économie à Vienne depuis 1900, devient en 1924 directeur de l’« Institut für Sozialforschung » (« Institut
de recherche sociale ») à Francfort.
128 Karl KAUTSKY, Der Ursprung des Christentums. Eine historische Untersuchung [1908], Stuttgart, (10e éd.) 1920, p. 56, note *.
129 Othmar SPANN, Der wahre Staat. Vorlesungen über Abbruch und Neubau der Gesellschaft, Leipzig, 1921, p. 114.
130 Texte in Berthold MICHAEL et Heinz-Hermann SCHEPP (éd.), Politik und Schule von der Französischen Revolution bis zur
Gegenwart, vol. 1, Francfort-sur-le-Main, 1973, p. 415-419, ici p. 416.
131 Robert von PÖHLMANN, Griechische Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, op. cit., p. 37.
132 Robert von PÖHLMANN, « Das klassische Altertum in seiner Bedeutung für die politische Erziehung des modernen Staatsbürgers » [1891] ;
« Extreme bürgerlicher und sozialistischer Geschichtsschreibung » [1895], in Aus Altertum und Gegenwart, Munich, 1895, p. 1-33 ; p. 391-406.
C’est aussi le message politique de l’œuvre la plus connue de Pöhlmann : Geschichte des antiken Kommunismus und Sozialismus, 1893-1901,
publiée à partir de la 2e éd., en 1912, sous le titre : Geschichte der sozialen Frage und des Sozialismus in der antiken Welt. Cf. id., « Die
Anfänge des Sozialismus in Europa », HZ 79, 1897, p. 385-451 ; 80, 1898, p. 193-242 ; 385-435.
133 PÖHLMANN, Griechische Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, op. cit., p. 28.
134 Heinrich DIETZEL, « Beiträge zur Geschichte der Sozialismus und des Kommunismus II. Die Ekklesiazusen des Aristophanes und die
Platonische Politeia », Zeitschrift für Litteratur und Geschichte der Staatswissenschaften 1, 1893, p. 373-400, notamment p. 400.
135 Leopold WENGER dans une recension, Zeitschrift für Rechtsgeschichte, Romanistische Abteilung 36, 1915, p. 453.
136 Leopold WENGER, « Die Verfassung und Verwaltung des europäischen Alterthums », in Alfred VIERKANDT et al., Allgemeine Verfassungs-
und Verwaltungsgeschichte (= Die Kultur der Gegenwart, Paul Hinneberg (éd.), IIe partie, 2e section, 12), Leipzig, 1911, p. 136-197, ici p. 160-
161.
137 John O. LOFBERG, « Trial by jury in Athens and America », Classical Journal 17, 1921-1922, p. 3-15. Il s’agit de l’auteur du
livre Sycophancy in Athens, Chicago, 1917 [réimp. New York, 1979].
138 Georg JELLINEK, Allgemeine Staatslehre [première parution en 1900], réimp. Kronberg, 1976, p. 295 sq.
139 Conrad CUCUMUS, Über den Staat und die Gesetze des Alterthums, Würzburg, 1824, p. 4-5.
140 Karl VOLLGRAFF, Antike Politik oder Politik der Griechen und Römer, Giessen, 1828, p. 69-70.
141 Johann Caspar BLUNTSCHLI, Allgemeines Staatsrecht, Munich, (4e éd.), 1869, vol. 1, p. 55-56 et 307-308.
142 HILDENBRAND, Geschichte und System, op. cit., p. 27.
143 Robert von MOHL, Staatsrecht, Völkerrecht und Politik, vol. 1, Tübingen, 1860, cité d’après Robert von MOHL, Politische Schriften. Eine
Auswahl, Klaus von Beyme (éd.), Opladen, 1966, p. 101.
144 Robert von MOHL, Encyklopädie der Staatswissenschaften, Tübingen, 1858, p. 320.
145 Friedrich Julius STAHL, Die Philosophie des Rechts 1830-1837. Eine Auswahl nach der 5. Aufl. (1870), Henning von Arnim (éd.),
Tübingen, 1926, p. 6.
146 Julius SCHVARCZ, Die Demokratie von Athen, Leipzig [1877-1882], (2e éd.), 1901, p. LXVII et 588.
147 SCHVARCZ, Demokratie, op. cit., p. XLII-XLIII. – Sur la polémique contre « l’école de Grote », voir aussi SCHVARCZ, « Prof. Holm und die
Demokratie von Athen », Ungarische Revue 7, 1887, p. 122-139 (une réplique à Adolf HOLM, recension de Schvarcz, Demokratie, Revue
Historique 28, 1885, p. 157-164).
148 SCHVARCZ, Demokratie, op. cit., p. LV.
149 Houston Stewart CHAMBERLAIN, La genèse du  XIXe siècle, Robert Godet (éd.), Paris, Payot, 1913, p. 129 [Die Grundlagen des 19.
Jahrhunderts, 1899].
150 Cf. supra, p. 187.
151 JELLINEK, Allgemeine Staatslehre, op. cit., p. 304 et 307.
152 Les textes de la controverse entre Jellinek et Émile Boutmy se trouvent in Roman SCHNUR (éd.), Zur Geschichte der Erklärung der
Menschenrechte, Darmstadt, 1964.
153 JELLINEK, Allgemeine Staatslehre, op. cit., p. 419 sq.
154 Voir infra, p. 291 sq.
Modèles de démocratie et politique constitutionnelle au XIXe et au début du XXe siècle
Rien ne pourra alléger la charge que la perception déformée de la Révolution française a fait peser sur l’image de
l’Antiquité : ni l’enthousiasme pour l’art grec suscité dans toute l’Europe, à la fin du XVIIIe siècle, par Johann Joachim
Winckelmann – auteur que les Allemands revendiqueront ensuite, à titre posthume, pour leur compte exclusif –, ni le
néo-humanisme allemand associé au nom de Wilhelm von Humboldt. « Pour nous, les Grecs ne sont pas seulement un
peuple dont il est utile de connaître l’histoire, mais un idéal » – sachant que pour Humboldt, le terme « Grecs »
désigne avant tout les Athéniens1. Humboldt voit dans le fait que le système supérieur d’enseignement se concentre
sur l’étude de l’Antiquité la condition de l’épanouissement de toutes les potentialités humaines, et décrit cette «  Sparte
allemande » qu’est la Prusse comme une « terre d’éducation » (le terme est de Treitschke)2.
L’acceptation de l’idéal de Humboldt implique toutefois une distance critique à l’égard de la démocratie athénienne.
Un propos tenu par Hermann Baumgarten en 1866 peut être considéré comme représentatif, y compris pour le début
du XIXe siècle : « La belle harmonie de l’éducation tous azimuts qu’admire Humboldt chez les Grecs était, dans son
occurrence la plus éminente, le fruit de cette éducation rigoureuse, grave et cohérente, à la Solon, qui place l’État au
centre des devoirs masculins. […] Pour les figures magnifiques du cercle de Périclès, l’État était la base solide de
toute action morale […]. Mais lorsque la guerre du Péloponnèse enterra l’ancienne discipline et l’ancienne foi,
lorsqu’une nouvelle génération adepte de l’insolence et de l’arbitraire rabaissa la patrie à l’état d’instrument des
ambitions personnelles, on vit un voile se déposer aussi sur la gloire de l’esprit grec ; la sagesse de Socrate, Platon et
Aristote ne put sauver un peuple pour lequel le ferme fondement moral de l’État était brisé3. »
3La perception du combat des Grecs pour l’indépendance, de 1821 à 1829, ne ranime pas elle non plus l’idéal antique
de la démocratie. Certes, l’insurrection grecque contre la domination turque suscite partout en Europe un écho
enthousiaste ; des volontaires partent pour la Grèce – le plus fameux d’entre eux est le poète anglais Byron –,
d’innombrables associations collectent des fonds pour acheter des armes et acheminer une aide humanitaire. Mais
souvent une certaine déception s’installe une fois que l’on a constaté que les Grecs du temps présent n’ont plus grand-
chose à voir avec la culture de leurs ancêtres antiques et que les combattants de la liberté ne se distinguent pas
toujours clairement de bandes de brigands. On invoque tout de même le modèle des guerres contre la Perse – le rôle
des Perses antiques étant, en l’occurrence, tenu par les Turcs. La liberté dont il est question est l’indépendance
nationale ou la liberté de l’Occident chrétien face au despotisme oriental. Le philhellénisme n’a pas clairement
débouché sur une renaissance de l’idéal antique de la démocratie, mais tout particulièrement dans le sud de
l’Allemagne, il a sans doute contribué à la consolidation des structures associatives du premier libéralisme, au temps
de la répression politique qui fit suite aux « décrets de Karlsbad ». Il a donc aussi joué en faveur du mouvement
constitutionnel.
Dans plusieurs parties de l’Europe s’élève, au début du XIXe siècle, l’exigence d’une « Constitution », ce qui provoque,
comme l’écrit Ranke, « un conflit entre deux principes, celui de la monarchie et celui de la souveraineté du peuple4 ».
Dans de nombreux cas, hormis en France et en Espagne, la question de l’organisation politique est liée à la formation
inédite d’un État-nation ou à l’acquisition de l’indépendance nationale, sources d’inévitables conflits d’objectifs.
5Les références aux révolutions américaine et française, le regard porté sur une Grande-Bretagne qui résiste aux
révolutions, les influences réciproques lors de la promulgation des diverses Constitutions, notamment pendant les
vagues révolutionnaires de 1830-1831 et 1848-1849, les transferts idéologiques opérés par les émigrés, l’uniformité
des revendications constitutionnelles, le choc concomitant des revendications nationales, et bien d’autres éléments
encore – tout cela débouche sur des débats extrêmement complexes. Il va de soi que nous ne pouvons faire état ici que
de quelques positions, choisies de manière très sélective et à titre d’exemples au sein d’un discours sur la démocratie
où la comparaison avec l’Antiquité perd peu à peu de sa signification.
DES MODÈLES DÉMOCRATIQUES ET CONSTITUTIONNELS CONCURRENTS
Comme le constate John Stuart Mill, la présentation par Tocqueville de la démocratie américaine a libéré le concept
de démocratie de son archétype antique – la « démocratie pure » limitée à des États de petite superficie – ouvrant le
passage à une « démocratie modifiée » qui prendrait la forme de systèmes représentatifs5. Mill critique toutefois le fait
que Tocqueville emploie aussi le terme de démocratie à propos des rapports sociaux6. Le livre de Tocqueville est
un best-seller en Allemagne, et il y rencontre un grand écho dans les milieux scientifiques et dans la presse. L’auteur
d’une recension estime que cette œuvre marque « un tournant majeur dans l’histoire des sciences politiques7 ».
D’après Robert von Mohl, Tocqueville conservera toujours « la gloire d’avoir étudié la démocratie dans les conditions
de la société bourgeoise actuelle en s’interrogeant le premier, avec le regard de l’homme d’État, sur ses causes et sur
ses effets8 ». On a rarement noté (excepté Mill9) que Tocqueville a entrepris ses généralisations sur une base
empirique très mince. Ses neuf mois de voyage en Amérique, effectué en 1831-1832 à la demande du gouvernement
français, visent avant tout à étudier le système américain des prisons.
Après Tocqueville, on considérera souvent les États-Unis comme l’accomplissement de la démocratie au temps de la
modernité – la préférence donnée à la Révolution américaine sur la Révolution française tient aussi, pour beaucoup, au
fait que l’on y a construit un État constitutionnel sans revendiquer une révolution sociale. Les «  Nord-Américains ont
[…] résolu de la manière la plus satisfaisante et avec le plus grand succès un problème jadis […] considéré comme
insoluble. Ils ont apporté le premier exemple de la possibilité réelle de mettre en œuvre la démocratie, même dans un
État aussi étendu et aussi peuplé » juge le libéral allemand Friedrich Murhard10. Aux États-Unis, lit-on dans l’article
« Démocratie » du Staatslexikon (« Dictionnaire de l’État ») de Rotteck et Welcker – représentatif des conceptions du
premier libéralisme –, on a inventé la démocratie « représentative » par opposition à la démocratie « pure ou absolue »
de l’Antiquité et des cantons suisses11. Différentes interprétations pouvaient en être faites. Ou bien considérer qu’un
régime représentatif comme celui des États-Unis constitue une « espèce d’aristocratie », en tout cas pas une
« Constitution que les Grecs appelaient démocratie12 ». Ou bien estimer que les États-Unis sont un parfait exemple de
« démocratie » moderne « anoblie », que « les conceptions et les traditions des Antiques » ne permettent plus
d’appréhender dès lors qu’elle n’est plus fondée sur le rôle des assemblées du peuple et la répartition des fonctions par
tirage au sort. Le mot « démocratie » désigne désormais communément la démocratie représentative, qui se démarque
de la « démocratie pure immédiate, forme de Constitution périmée et à demi-barbare », écrit Bluntschli13. Ranke
souligne lui aussi la signification historique de la Révolution américaine : « C’est alors seulement, après avoir formé
un État, que la théorie de la représentation a pris toute sa signification. […] On n’avait jamais auparavant connu plus
grande révolution dans le monde, c’était un complet renversement de paradigme. Autrefois, c’était autour du roi par la
grâce de Dieu que tout le monde se regroupait. Et voilà qu’apparaissait l’idée que le pouvoir devait monter d’en
bas14. »
Des libéraux comme Gervinus peuvent considérer les États-Unis comme le modèle d’ordre constitutionnel qu’il leur
faut encore conquérir ; chez Gervinus, ce n’est toutefois que la conséquence de son évaluation de la révolution ratée
de 1848-1849 ; jusqu’alors, il avait milité en faveur d’une monarchie constitutionnelle15. Si l’on rend hommage aux
États-Unis comme au modèle d’État constitutionnel et fédéral, cela ne signifie pas nécessairement que l’on mise sur
un texte constitutionnel donné par le peuple ; dans le premier constitutionnalisme allemand, on préfère généralement
l’idée d’une Constitution établie par convention entre le monarque et la représentation du peuple. Au sein de
l’Assemblée nationale de Francfort qui revendique, en 1848, le pouvoir constituant, la question de la convention avec
les princes n’est pas non plus définitivement éliminée, précisément parce qu’en Allemagne, la Révolution n’a pas
renversé les monarchies. Droysen écrit en 1846 que le modèle d’État fédéral américain, mis en œuvre par
« l’admirable Constitution de 1787 », peut s’imposer « aussi en Europe, mais dans le cadre de Constitutions
monarchiques16 ». Au début du XIXe siècle, la référence à la Constitution américaine se fonde d’ailleurs souvent sur
des connaissances extrêmement insuffisantes du système.
L’opposition diamétrale entre démocratie et république, telle que l’avait formulée Kant qui classait la démocratie
directe parmi les formes despotiques de gouvernement, la véritable république ne pouvant à ses yeux avoir qu’une
forme représentative et fondée sur la division des pouvoirs17, tend à devenir caduque. L’association entre démocratie
et jacobinisme en est du même coup remise en question. C’est de ce lien que veut se débarrasser définitivement
en 1846 Giuseppe Mazzini, représentant du mouvement national et constitutionnel italien, qui s’est longtemps défini à
travers la tradition jacobine. Il déclare que la démocratie représentative est une invention entièrement nouvelle, qui n’a
de commun que le nom avec toutes les formes politiques antérieures, et notamment avec celles de la phase tardive de
la Révolution française18.
La place de l’Antiquité a tendance à reculer dans les réflexions sur les modèles constitutionnels à reprendre. Robert
von Mohl caractérise son attitude en ces termes : « Toute mon éducation a pour l’essentiel été moderne. L’Antiquité et
le Moyen Âge ne m’intéressaient que dans la mesure où ils étaient visiblement la source de situations encore
existantes, ou rendaient celles-ci plus compréhensibles par le jeu des oppositions […] Je penchais surtout pour la
consolidation et l’extension de la liberté du peuple, sans toutefois être aveugle à quelque nécessité gouvernementale
que ce soit, ou avoir éprouvé de l’hostilité pour la monarchie. Ma conscience politique était celle d’un whig anglais,
d’un membre français du centre gauche, d’un fédéraliste américain19. »
Pour les conservateurs, la Charte constitutionnelle octroyée par Louis XVIII en 1814 est un modèle dont l’intitulé
exprime à lui seul le fait qu’il s’agit d’une concession du monarque, et non d’une Constitution découlant de la
souveraineté du peuple. Elle servira aussi de modèle aux octrois ou aux conventions de Constitutions en  1818-1819 en
Bavière, en Bade et dans le Wurtemberg ; chacun de ces textes contient des catalogues de droits fondamentaux
mettant en scène une auto-restriction du pouvoir d’État, qui ne peut plus être abrogée de manière unilatérale. La
« Charte constitutionnelle » fournit le modèle d’un ordre constitutionnel qui donne au monarque, en se référant à sa
légitimation divine, une prépondérance manifeste à l’égard du Parlement bicamériste – avec une chambre nobiliaire
composée de membres nommés par le souverain. Pour la France, toutefois, cela vaut dans un premier temps plus en
théorie qu’en pratique. Le cap ultra-royaliste tenu sous Charles X à partir de 1825 – « la folie de la cour française [qui]
brisa le talisman retenant captif le démon de la Révolution », écrit Niebuhr20 – provoquera la révolution de juillet
1830, l’accession au trône du « roi-citoyen », Louis-Philippe, et l’instauration d’une Constitution libérale qui
influencera en Allemagne les Constitutions de Brunswick, de Hanovre, de la Saxe et de la Hesse électorale.
Les libéraux ou, pour reprendre le terme de l’époque, les « constitutionnels » qui veulent associer l’égalité des droits
civiques à une restriction censitaire du suffrage considèrent que le « principe démocratique » et la monarchie
constitutionnelle sont compatibles21. Les chambres basses issues des élections (au suffrage censitaire, toutefois, et
selon le principe des quotas par ordre) devaient ainsi (au contraire des chambres hautes, composées de droit de
membres héréditaires ou nommés) devenir les contre-pouvoirs de la monarchie, sans entamer son domaine de
compétence autonome. Lorsque Metternich redoute, en 1834, que le « système représentatif, dans son évolution
naturelle, tende vers un pouvoir souverain d’assemblées démocratiques de représentants du peuple22 », il prête aux
libéraux des objectifs plus élevés que ceux qu’ils visent effectivement.
Beaucoup d’auteurs se sont référés au modèle de la Constitution anglaise, une Constitution non écrite, dont on n’a pas
toujours perçu la mutation23, mais ce n’est certainement pas le cas de tous. Certains mettent en garde contre la
volonté de reprendre, sans esprit critique, un système dans lequel le Parlement domine de fait, dès lors que le
gouvernement doit disposer de sa confiance24. Les partisans de ce système parlementaire peuvent s’appuyer sur
l’exemple de la Constitution belge de 1831, un texte élaboré par une Assemblée constituante et prévoyant que tout le
pouvoir de l’État, y compris les compétences du roi, découle du peuple (article 25), si bien que des contemporains
qualifieront la Belgique de « monarchie républicaine25 ». La Belgique est un cas particulier : après la sécession avec
les Provinces-Unies des Pays-Bas, on a d’abord fondé un État puis fait venir le monarque de l’extérieur.
La démocratie « pure » reste en revanche associée au modèle athénien, si bien que, s’il peut exister des similitudes,
c’est à la rigueur au niveau de la commune qu’on les trouvera, et non de l’État 26. En 1848, à l’Assemblée nationale de
Francfort, la gauche parlementaire croit elle aussi pouvoir atteindre l’objectif d’une « monarchie démocratique » qui
se distinguerait à peine, en substance, d’une « république démocratique27 ». Pour elle, la question de la Constitution et
de l’unité est l’objectif prioritaire. C’est pourquoi elle approuve la Constitution du Reich de 1849 et la défendra par la
suite, bien qu’elle ait été mise en minorité non seulement sur la forme de l’État (avec une décision en faveur de
l’empire héréditaire), mais aussi sur d’autres points importants.
Dans les années 1840, les « démocrates » ont commencé à se séparer des libéraux. Moses Hess note, en 1844, à
propos de la situation en France : « Le malheur de la France, c’est l’antagonisme des deux partis qui défendent deux
principes révolutionnaires, la liberté et l’égalité, l’antagonisme du parti libéral et du parti démocratique. […] Par
“libéral”, nous entendons tous ceux qui veulent seulement des réformes profitant à la liberté politique, que ce soit par
la voie conservatrice, pacifique ou radicale-révolutionnaire. Nous donnons en revanche le nom de démocrates à ceux
qui recherchent uniquement ou avant tout l’égalité sociale et ont envers la liberté le même comportement que les
libéraux envers l’égalité : dans le meilleur des cas, l’indifférence, et même parfois l’hostilité28. »
Des démocrates déterminés réclament alors en Allemagne une République où la position centrale reviendrait à un
Parlement monocamériste élu au suffrage universel, expression de la souveraineté du peuple. Mais ils ne revendiquent
pas de démocratie directe. Au sein de l’Assemblée nationale de l’église Saint-Paul, ils réclament que cette Assemblée
exerce le pouvoir gouvernemental au moyen d’un « Comité exécutif », selon le modèle du gouvernement français de
la Convention29. Les nombreuses assemblées populaires auxquelles des masses considérables viennent participer dans
le contexte de la Révolution de 1848 – une possibilité que leur ont ouverte les chemins de fer –, servent d’instrument
pour faire pression sur les politiciens, mais pas de modèle pour un ordre constitutionnel futur. Pour Gustav von Struve
– qui organisera avec Friedrich Hecker, en avril 1849, l’insurrection dans le grand-duché de Bade –, une assemblée
élue de représentants du peuple correspond au « principe de démocratie » ; c’est sur celui-ci, écrit-il, que reposent
« toutes les démocraties viables de l’époque récente30 ».
Les unions ouvrières, encore majoritairement composées d’artisans compagnons bien plus que d’ouvriers de
l’industrie, et jusqu’aux premiers communistes ne vont pas considérablement plus loin dans leurs intentions
constitutionnelles, mais réclament tout de même des indemnités pour que les ouvriers puissent eux aussi exercer des
mandats31. C’est ce qu’ont avant eux revendiqué les chartistes en Angleterre32. Ils mettent l’accent sur les
revendications sociopolitiques. L’« application du principe démocratique à la propriété, au travail et aux transports »
doit déboucher sur « la solution de la question sociale », écrit Arnold Ruge33. L’Assemblée nationale de Francfort
rejette toutefois largement l’intégration des droits sociaux dans le catalogue des droits fondamentaux, hormis la
fréquentation gratuite de l’école primaire. En revanche, elle y inscrit des droits ayant trait à la liberté et à la défense
contre l’État, comme la protection contre l’arrestation arbitraire, la liberté de culte et de conscience, etc., mais les
étend aussi à la liberté de la presse et de la science, la liberté de réunion et d’association. Jointes à l’abolition des
privilèges de la noblesse, ces mesures permettent la création d’une société de citoyens.
Les appels à créer une « République sociale » ou « rouge » ne se multiplient que vers la fin de la Révolution et
deviennent le cauchemar non seulement des conservateurs, mais aussi des libéraux qui ne voient plus leur salut que
dans la monarchie. Leopold von Ranke, constate dans un mémoire destiné à la cour prussienne, en octobre 1848  :
« Au cours de la période toute récente, une tendance sociale s’est cependant associée au concept de souveraineté du
peuple, si bien que tout est remis en question, les uns craignant tout tandis que les autres espèrent tout. Il est donc
absolument nécessaire que ce concept demeure exclu de la nouvelle Constitution [pour la Prusse]34. » L’entrepreneur
rhénan Gustav Mevissen prophétise, à propos des insurrections de mai 1849, que tous les possédants préféreront «  la
monarchie absolue » à la « république rouge35 ». En 1852, Robert von Mohl redoute qu’« en Allemagne, justement, la
démocratie ne tourne directement au communisme. Nous avons eu l’occasion de voir ce que nos prolétaires entendent
par liberté et République ». La démocratie ne satisfait selon lui nullement « par elle-même les besoins sociaux, c’est-à-
dire le cœur de l’insatisfaction ; ceux-ci se situent sur un terrain que les formes de gouvernement ne touchent
absolument pas ». Son bilan : « La démocratie est un remède totalement désespéré contre les maux d’ailleurs bien
réels de la monarchie, qui existent de fait aussi, un remède que l’on peut seulement envisager lorsque ces maux sont
écrasants et qu’il est impossible de les éliminer36. »
La question n’est pas de savoir dans quelle mesure ces propos qui, pour autant qu’ils aient un sens, conviendraient
mieux à la France qu’à l’Allemagne, correspondent à la réalité de l’époque. Au cours des deux premiers mois de la
Révolution, en France, le gouvernement provisoire, auquel appartiennent le leader ouvrier Louis Blanc et un
« véritable » ouvrier, prit différentes mesures en faveur des travailleurs, y compris la création d’ateliers nationaux et
d’une sorte de « Parlement ouvrier ». L’« expression » de la fraternité, « cette manière débonnaire de faire abstraction
des oppositions de classe, cet équilibre sentimental des intérêts de classes antagonistes, cette élévation visionnaire au-
dessus de la lutte des classes » est, selon Marx, « la véritable devise de la révolution de Février ». Mais cette
« fraternité dura juste le temps où l’intérêt de la bourgeoisie fraternisa avec celui du prolétariat37 ». La triade « liberté,
égalité, fraternité » n’est pas encore une formule figée sous la Grande Révolution. Elle ne sera canonisée qu’en 1848,
puis ancrée dans la Constitution de la Deuxième République, en novembre de la même année. On en fera ensuite une
application rétroactive à la première Révolution. Après les élections du 23 avril et leur issue décevante pour les
socialistes, on revient sur les concessions faites aux ouvriers. Suivra, à Paris, une insurrection ouvrière menée sous le
slogan de la « dictature de la classe ouvrière38 », mouvement qui sera réprimé dans le sang à la fin du mois de juin
1848.
20La « démocratie » n’est plus cantonnée à la question de l’ordre constitutionnel, dans le sens de système
institutionnel, mais s’applique désormais, comme les sans-culotte ont tenté de le faire pour la première fois au cours
de la Grande Révolution française, à la refonte de l’ordre social – et c’est précisément à ce titre qu’on l’approuve ou
qu’on la refuse. Pour ses partisans, cela implique que la démocratie est un objectif qui ne pourra être atteint que dans
le futur, si nécessaire par le biais d’une dictature du prolétariat.
Dans le concept de démocratie s’entremêlent, au milieu du XIXe siècle, des traditions grecques, romaines, américaines
et françaises, ce que constate Friedrich Engels en établissant une distinction entre celles-ci et le communisme, présenté
comme une « démocratie réelle39 ». Pour Engels et Marx, qui se donnent au début de leurs activités politiques le titre
de « communistes démocratiques40 », la « démocratie bourgeoise » n’est jamais qu’un stade transitoire sur le chemin
menant à cet objectif. Dans la question constitutionnelle, une victoire de la bourgeoisie sur la monarchie et
l’aristocratie fait selon eux du mouvement révolutionnaire ouvrier l’unique courant démocratique. Une «  république
démocratique », comme « dernière forme d’État de la société bourgeoise », sera le lieu où « se jouera définitivement la
lutte des classes », et ce avec des moyens « semblables à ceux de la France de 1793 », de telle sorte que, sur le chemin
passant par la « dictature révolutionnaire du prolétariat », le « principe du socialisme » soit mis en œuvre et que
finalement, dans une société sans classes, « toute la machine de l’État » puisse être rangée au « musée des
Antiquités », « à côté […] du rouet et […] de la hache en bronze41 ». Marx et Engels ne voient donc aucune nécessité
de mener une réflexion de principe sur les conditions institutionnelles de la liberté avant et après avoir atteint cet
objectif. La séparation des pouvoirs est pour eux une « vieille marotte constitutionnelle ». Ils n’ont que mépris pour
« les droits dits de l’homme » qui ne servent que l’intérêt privé et la protection de la propriété42.
Au milieu du XIXe siècle, et en particulier au cours des révolutions qui embrasent une grande partie de l’Europe
en 1848, on atteint ainsi, dans l’interprétation du concept de démocratie, une diversité qui marquera par la suite
l’ensemble du débat – et le rendra assez souvent confus. Dans le même temps, la « démocratie » semblait s’imposer
partout comme la norme. Julius Fröbel, représentant de la gauche parlementaire, déclare à l’Assemblée nationale de
Francfort le 22 janvier 1849 : « J’estime que la démocratie, au point actuellement atteint par l’histoire européenne, est
devenue quelque chose d’inéluctable. Elle peut plaire aux uns, déplaire aux autres, cela ne fait rien à l’affaire. Je
partage sur ce point le jugement de Tocqueville dans son ouvrage sur la démocratie américaine. » Fröbel est persuadé
qu’il n’y a encore jamais eu de « vraie démocratie » ; aussi bien dans l’Antiquité qu’aux États-Unis, compte tenu de
l’esclavage, il s’agissait de la domination d’un groupe privilégié43.
Dans De la Démocratie en France, Guizot consigne sa réaction aux événements révolutionnaires de 1848 : « Le chaos
se cache aujourd’hui sous un mot : Démocratie. […] Tous les partis l’invoquent et veulent se l’approprier comme un
talisman. […] Tel est l’empire du mot démocratie que nul gouvernement, nul parti n’ose vivre, et ne croit le pouvoir,
sans inscrire ce mot sur son drapeau, et que ceux-là se croient les plus forts qui portent ce drapeau plus haut et plus
loin44. » Le seul fait que la Constitution du 4 novembre 1848 ait défini la France comme une « République
démocratique » – ce à quoi l’on a renoncé dans la démocratie modèle qu’étaient les États-Unis – lui paraît suspect. Il
s’agit aussi d’une polémique contre Tocqueville qui a participé à l’élaboration de la nouvelle Constitution française.
La référence à Tocqueville s’exprime également dans le titre de Guizot. Le terme de démocratie implique déjà, selon
lui, la lutte entre les groupes sociaux. La « démocratie sociale » ne peut a fortiori que mener à un nivellement total et
donc à la destruction de la société. Pour Guizot, le juge libéral allemand Karl Biedermann – qui constate des tendances
analogues chez les représentants du centre droit au sein de l’Assemblée nationale allemande –, « produire un
gouvernement fort et contenir la démocratie » est devenu « l’unique et dernier objectif de la politique45 ». Guizot a
toujours défendu l’idée qu’une petite catégorie de gens fortunés et cultivés peut, dans le cadre d’un ordre
constitutionnel empêchant l’abus de pouvoir, représenter la nation tout entière46. Son fameux appel à s’enrichir par le
travail et par l’épargne peut être interprété – de manière bienveillante – dans le sens qu’avec le suffrage censitaire,
l’homme compétent et travailleur est en mesure d’accéder à la classe de ceux qui jouissent des droits politiques. Son
refus de la réforme électorale, réclamée depuis 1847 au cours d’une vaste campagne publique – refus lié à cette
conception – a provoqué la révolution de Février 1848 et a contribué à sa chute. Début mars 1848, on introduit le
suffrage universel pour les hommes de vingt et un ans et plus, système qui suscite, de manière surprenante,
l’assentiment général, et sur lequel on ne reviendra pas dans les Constitutions françaises ultérieures. La déclaration
faite par le gouvernement provisoire en 1848, selon laquelle pareil suffrage n’a encore jamais existé dans l’histoire du
monde47, ne tient pas compte de l’exemple athénien.
Tocqueville déplore lui aussi, à propos de la Révolution de 1848, que « l’emploi qu’on fait de ces mots : démocratie,
institutions démocratiques, gouvernement démocratique » crée « la plus grande confusion dans l’esprit ». Si l’on ne
parvient pas à clarifier les choses, ce sera, écrit-il, « au grand avantage des démagogues et des despotes ». On
affirmera qu’« un pays gouverné par un prince absolu est une démocratie, parce qu’il gouvernera par des lois ou au
milieu d’institutions qui sont favorables à la condition du peuple. » La réalité est plutôt que la démocratie est
« intimement lié à l’idée de la liberté politique ». C’est donc une absurdité évidente que de qualifier de démocratie un
système de gouvernement au sein duquel il n’existe pas de liberté politique48. Il récuse aussi l’affirmation selon
laquelle le socialisme est le développement légitime de la démocratie, idée contre laquelle plaide, à ses yeux, le fait
que, dans la démocratie parfaite des États-Unis, les idées socialistes n’ont pas rencontré d’écho. «  La démocratie et le
socialisme ne se tiennent que par un mot, l’égalité ; mais remarquez la différence : la démocratie veut l’égalité dans la
liberté, et le socialisme veut l’égalité dans la gêne et la servitude49. »
On le sait, l’acceptation générale du principe de démocratie, constatée par Guizot et Tocqueville, quel qu’en soit le
sens dans le détail, se dissipera rapidement en Europe, y compris chez les libéraux de gauche allemands, pour qui ce
concept porte le poids de l’échec de la Révolution. Si bien que l’exigence d’une « dictature du sabre » dirigée d’en
haut pour empêcher la « dictature du poignard » exercée d’en bas, telle que l’a formulée Donoso Cortés, rencontrera
aussi un grand écho en dehors de l’Espagne50. La dictature est, selon Donoso Cortés, une institution de droit ancrée,
en vertu du modèle romain, dans de nombreuses Constitutions et dont il existait un équivalent dans la démocratie
athénienne sous la forme de l’ostracisme51.
Le roi de Prusse, Frédéric Guillaume IV, s’interroge, dès le mois de juin 1848, sur les circonstances « dans lesquelles
la dictature » pourrait devenir « une nécessité inéluctable », mais ne songe alors qu’au transfert provisoire de
l’exécutif à un homme, s’inspirant ainsi de l’institution romaine52. Les choses peuvent cependant être plus simples
pour ce roi qui change fréquemment d’attitude : « Contre les démocrates, il n’y a que les soldats », affirme-t-il dans
des propos épistolaires bien connus, tenus après avoir refusé la couronne impériale proposée par l’Assemblée
nationale en avril 184953. En novembre 1848, le philosophe berlinois Friedrich Schelling voit même dans un
« authentique despotisme, comme le russe » une manière d’échapper à la révolution54.
 55 Friedrich ENGELS, introduction à Karl MARX, Les luttes des classes en France. En allemand : MEW, v (...)
27Le débat, en cours depuis le début du XIXe siècle, sur la possibilité et l’opportunité de la démocratie dans le contexte
moderne se réfère en premier lieu à la Constitution américaine, dont l’évolution a été une réussite. Mais il est par
ailleurs parasité par la perception de la Révolution française, à la lumière de laquelle on considère les Révolutions
de 1848. « Lorsque éclata la révolution de Février, nous étions tous, quant à la façon dont nous concevions les
conditions et le cours des mouvements révolutionnaires, sous la hantise de l’expérience historique passée, et
notamment de celle de la France. N’était-ce pas précisément de cette dernière qui, depuis 1789 , avait dominé toute
l’histoire de l’Europe, qu’était parti encore une fois le signal du bouleversement général ? », constate après coup
Friedrich Engels, en 189555. Ce qui lui apparaît alors comme un grand espoir, à lui et à son camp politique, est perçu
comme un repoussoir par la partie adverse.
Césarisme – autocratie et démocratie
Les adversaires de la révolution voient dans l’association entre autocratie et démocratie, sous la forme du « césarisme
», une possibilité d’éviter la révolution sociale. Cette catégorie apparaît avec le coup d’État de Louis Bonaparte
(Napoléon III), avant d’être appliquée, rétroactivement, à Napoléon Ier. Elle désigne ici un pouvoir exercé par un seul
homme et conquis par usurpation, avant d’être légitimé après coup par un plébiscite plus ou moins manipulé – qui
opère, dans le cas de Napoléon III, en conservant le suffrage universel. Napoléon III aurait dit : « Le propre de la
démocratie est de s’incarner dans un homme56. » Le slogan du césarisme est inventé ou du moins propagé par
Auguste Romieu, un partisan de Louis Bonaparte qui, en 1850 (c’est-à-dire avant même le coup d’État de décembre
1851), prône une concentration du pouvoir étatique comme moyen nécessaire pour éviter la guerre civile et conjurer le
« péril rouge57 ». « Échapper au parlementarisme parce qu’il avait le communisme dans son sillage, et abdiquer entre
les mains de César, telle est l’idée fondamentale [de Romieu] » commente Ludwig Bamberger58. En 1852, Constantin
Frantz présente ce modèle du « napoléonisme » comme l’unique forme possible de démocratie dans les conditions
modernes, le parlementarisme étant nécessairement une « Constitution de démagogues » et la « véritable démocratie »
n’étant possible selon lui, sous la forme d’une autogestion directe du peuple, que dans les cantons primitifs de la
Suisse59.
En même temps que les notions de « napoléonisme » ou de « bonapartisme », utilisées le plus souvent comme
synonymes, le « césarisme » fait rapidement carrière chez les essayistes politiques européens. Selon le point de vue
des différents auteurs sur le système mis en place par Napoléon III – considéré soit comme un liquidateur, soit comme
un promoteur de la révolution sociale, voire comme un dictateur militaire, ou encore comme un authentique
représentant de la volonté du peuple –, on y associe une touche d’approbation ou de polémique, on souligne tantôt
l’aspect « extrêmement démocratique » du césarisme, tantôt son « visage extrêmement monarchique60 ». On parle
aussi d’un « despotisme démocratique61 ».
« Chacun parle à présent du césarisme, et Dieu seul sait ce que plusieurs milliers de personnes peuvent entendre par
là » constate Ludwig Bamberger en 186662. Condamné pour sa participation à l’insurrection du Palatinat, Bamberger
s’est enfui d’Allemagne en 1849 ; il vit en exil jusqu’en 1866, en dernier lieu à Paris ; il sera ultérieurement, au
Reichstag allemand, le leader des nationaux-libéraux. En 1869, Karl Marx polémique contre « le terme couramment
employé aujourd’hui, particulièrement en Allemagne, de césarisme ». Avec cette « analogie historique superficielle »
écrit-il, on « oublie […] la différence complète entre les conditions matérielles, économiques de la lutte des classes
dans l’Antiquité et dans les temps modernes63 ». Avec Engels et d’autres auteurs socialistes, on commence alors à
appliquer la notion de bonapartisme au régime de Bismarck, dont on considère qu’il mise tantôt sur la bourgeoisie,
tantôt sur le prolétariat, en les dressant l’un contre l’autre64.
Les libéraux qui ne veulent pas être les « figurants du constitutionnalisme » dans le « nouveau césarisme », comme le
note Mommsen65, dirigent surtout cette critique contre le suffrage universel (introduit par Bismarck), égal et secret,
avec des élections majoritaires par circonscription électorale et un seul tour. On y voit un «  premier palier vers la
dictature démocratique », écrit Sybel66. Le jeune Max Weber, fils d’un homme politique national-libéral, parle du
« meurtre pour l’égalité des droits de tous, au sens propre du terme » dans une lettre de 1884 adressée à son oncle,
l’historien Hermann Baumgarten67, en écho à la critique que celui-ci formulait contre la « démagogie césariste » de
Bismarck68. Weber note encore, en 1917, que Bismarck a introduit le suffrage universel « comme arme de son
césarisme dans la lutte contre une bourgeoisie récalcitrante à l’époque69 ». Mais il est désormais convaincu qu’il est
indispensable de modifier le droit de vote en Prusse [où, au contraire du Reich, s’appliquait toujours un droit de vote
censitaire à trois classes (N. d. E.)]. Sur l’aile droite du spectre politique, Treitschke voit dans le discours sur le
césarisme la « plus creuse de toutes les phrases » destinées à discréditer en Allemagne l’idée de la « monarchie légale
et nationale70 ».
Lorsqu’on prenait au sérieux la comparaison avec le modèle originel romain, avec César comme « chef militaire et roi
démocrate71 », on pouvait aussi la retourner contre ses imitateurs modernes. Theodor Mommsen refuse en 1857 que
l’on interprète la glorification de César à laquelle il se livre dans son Histoire romaine comme « un jugement sur le
prétendu césarisme ». Bien au contraire, « l’histoire de César et de l’esprit césarien à Rome […] constitue
vraisemblablement une plus vive critique de l’autocratie moderne que ne pourrait l’écrire une main humaine72 ».
Mommsen a aussi refusé d’assister Napoléon III pour écrire un livre sur César. L’Histoire de Jules César, qui sera
finalement publiée en 1865-1866 par l’empereur français avec la collaboration d’historiens de l’Antiquité et de
spécialistes militaires français de renom, est en fait une présentation fort conventionnelle, et non le fondement
théorique d’une équivalence entre césarisme et bonapartisme. Treitschke s’en moque en ces termes  : « Invoquer le
spectre de César est un jeu risqué, dangereux pour la gloire du premier Bonaparte, et plus dangereux encore pour ses
épigones73. »
L’ANTIQUITÉ DANS LA RHÉTORIQUE POLITIQUE
33Dans d’autres contextes, le parallèle avec l’Antiquité ne joue pratiquement aucun rôle. Cela vaut même pour les
tribunaux de jurés et les indemnités versées aux députés, deux cas où les parallèles avec Athènes sautent pourtant aux
yeux, au moins de manière superficielle – et qui ont été souvent traités dans les travaux sur Athènes, comme nous
l’avons montré plus haut. À partir du début du XIXe siècle un débat intense a cours en Allemagne sur l’introduction
dans un procès pénal de jurys comprenant des jurés sans formation juridique qui devaient prendre une décision sur la
question de la culpabilité. Il prend place dans le contexte des revendications pour la transparence et la publicité des
procédures judiciaires, et pour la séparation entre le rôle d’accusateur et celui de juge. Il s’agit avant tout de la reprise
de l’institution créée par la Révolution française, maintenue sous Napoléon et introduite, au temps de la domination
française, dans les territoires allemands de la rive gauche du Rhin. Ses partisans voient dans la participation de non-
professionnels, même s’ils sont choisis dans un échantillon de la population strictement définie du point de vue social,
un instrument et un symbole de la liberté civique. En se référant aux modèles français, anglais et américain, on se
demande surtout comment l’on peut fixer, dans un tel système, les règles de la preuve. À cela s’ajoute la tentative
menée dans la science juridique de langue allemande (notamment au Congrès des germanistes de Lübeck, en 1847)
pour faire découler ce principe des traditions germaniques et vieille-allemandes, ce qui facilitait l’acceptation d’un tel
système. Il est introduit après 1848 dans la plupart des États allemands, même si les revendications de tribunaux
mixtes, composés de jurés professionnels et de non-spécialistes, gagneront ensuite clairement du terrain. Dans ces
débats, les tribunaux populaires athéniens ne sont pas, de toute évidence, des points de repère pertinents, et ce d’autant
moins que l’on ne peut méconnaître les différences structurelles avec Athènes : choix des jurés selon des critères de
cens et de formation ; douze jurés seulement, décidant uniquement de la question de la culpabilité ; position forte du
juge professionnel présidant les débats.
Cela vaut aussi pour la question du versement d’indemnités aux députés, mesure introduite au début du XIXe siècle
dans une série de parlements régionaux et prévue dans la Constitution de l’église Saint-Paul, mais exclue de la
Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord en 1867 et de la Constitution du Reich en 1871. Elle n’est
introduite qu’en 1906, après de longues confrontations. Les conséquences concrètes en seront, outre un absentéisme
au Reichstag qui empêchera souvent d’atteindre le quorum nécessaire, le financement indirect des députés par les
appareils et les journaux de partis, et le cumul des mandats au Reichstag et dans un Landtag, les élus
au Landtag étant, quant à eux, indemnisés74. Le débat sur l’interdiction des indemnités – est-elle en contradiction
avec le droit de vote passif, ou constitue-t-elle la seule règle rendant ce principe acceptable 75 ? –, est mené sans
référence aucune au modèle athénien. Cela n’exclut pas l’existence de telle ou telle réminiscence d’Athènes, par
exemple lorsque Bismarck récuse l’idée de « payer une solde au prolétariat éduqué pour gérer la démagogie en
professionnel76 », mais il ne faut pas accorder trop d’importance à de telles allusions. Cela vaut aussi pour une
remarque du ministre de l’Intérieur prussien, Puttkamer, qui reproche en 1881 à l’historien de l’Antiquité – et député
libéral de gauche – Theodor Mommsen de s’être exprimé, lors d’une réunion électorale, plus à la manière de Cléon
qu’à celle de Périclès ; Mommsen protestera contre la comparaison avec « ce représentant de la populace
athénienne77 ». Treitschke, vivement attaqué par Mommsen en 1879-1880 lors de la querelle berlinoise sur
l’antisémitisme, compare les « ennemis progressistes » de Bismarck à des « agitateurs démagogiques à la Cléon78 ».
L’arbitraire de ce type de rhétorique apparaît aussi dans le fait que Bismarck, lorsqu’il se sentira offensé par
Mommsen en 1882, exprimera son ressentiment en ces termes : « Le fait de s’être plongé dans des temps qui
remontent à deux mille ans avant nous a totalement perturbé le regard de cet insigne savant sur notre temps présent
illuminé par le soleil79. » Mais trois ans plus tard, Bismarck ne verra aucune objection à citer un passage de l’Histoire
romaine de Mommsen comme argument pour sa politique de protection douanière, ce qui permettra à l’auteur de
répliquer que le « jeu charmant » avec les « analogies historiques » montre comment l’histoire « peut être mal
comprise par les sots et mal utilisée par les avisés80 ».
Les allusions historiques forgées sur la base d’un canon culturel obvie et destinées à alimenter par la rhétorique les
arguments politiques du moment – on y trouve aussi l’expression bismarckienne d’« existences catilinaires81 » –
n’impliquent pas que l’on suppose la présence de configurations structurellement comparables dans l’Antiquité et dans
le temps présent.
La différence fondamentale entre les situations antique et moderne est également soulignée par un socialiste comme
Karl Kautsky, autre protagoniste d’une interprétation matérialiste de l’histoire où il juge nécessaire d’intégrer
l’Antiquité. Il est aussi utile pour les travailleurs, dit-il, de consacrer à ce sujet une « fraction » du « peu de temps libre
dont ils disposent », dès lors que la compréhension de leur propre actualité exige une confrontation avec l’histoire tout
entière, y compris avec celle des temps éloignés et, particulièrement, avec une époque comme l’Antiquité classique,
où les modes de production en vigueur n’avaient rien à voir avec ceux du capitalisme82.
UNE LÉGISLATION ISSUE DU PEUPLE
La social-démocratie allemande n’a pas développé de conception spécifique de la Constitution. Cela ne vaut pas
seulement pour son aile marxiste, mais aussi pour les partisans de Lassalle, lequel affirma que l’essentiel est la
« Constitution réelle », c’est-à-dire les rapports de force83. Après la période qui va de 1878 à 1890, au cours de
laquelle la loi anti-socialiste ne lui a laissé pour toute activité légale que le travail parlementaire, la social-démocratie
commence à porter un jugement positif sur le rôle de la représentation populaire, même si, dans le même temps, elle
adopte majoritairement dans son programme les théories de Marx (dans leur version vulgarisée par Engels) et ne veut
pas renoncer, au moins dans sa rhétorique, à l’option d’un changement de régime par la voie révolutionnaire.
En 1893, Kautsky prend ses distances avec le postulat de la « législation issue du peuple84 » toujours inscrit dans le
programme de son parti, bien qu’il ait apporté une contribution décisive à la rédaction du programme d’Erfurt
en 1891. Cette revendication, qui ne donnait pas de précisions sur la mise en œuvre du « droit de proposition et de
rejet », est pratiquement un écho aux idées de législation populaire directe en vogue depuis longtemps dans les propres
rangs du parti, et ce non pas comme complément, mais comme succédané de la législation parlementaire. Jellinek y
voit l’expression d’un rousseauisme inconscient85. Le petit Deutsche Volkspartei (« parti du peuple allemand »),
libéral de gauche, réclame lui aussi en 1895 des référendums populaires sur les « lois fondamentales86 ».
Ce concept a notamment été prôné pendant des décennies par Moritz Rittinghausen, dont le texte portant sur cette
question est réédité en 189387. En 1848-1849, Rittinghausen travaille avec Marx et Engels à la Neue Rheinische
Zeitung. Ses idées ne rencontrent cependant pas d’écho auprès de ses camarades88 ; il les diffusera depuis son exil
français et elles trouveront – du moins de son point de vue89 – une résonance dans le débat constitutionnel suisse.
En 1869, Zurich instaure un référendum sur les lois et l’initiative législative populaire, devenant un modèle pour
divers autres cantons. En 1877, Rittinghausen devient député au Reichstag, mais il est exclu en 1884 par la fraction
sociale-démocrate pour non-respect de la discipline au sein de son groupe parlementaire. Du point de vue d’Engels,
Rittinghausen, comme cela a déjà été le cas en 1848, n’est à cette époque qu’un « socialiste pour la forme, qui vise à
imposer avec notre aide son gouvernement populaire direct. Nous avons mieux à faire90 ».
Selon Rittinghausen, l’initiative et la prise de décision doivent revenir aux seules assemblées de section, chacune
regroupant mille citoyens et toutes devant siéger en même temps, afin de constituer une sorte d’assemblée du peuple
décentralisée dans un État de grande taille. Les modèles de ces idées étaient avant tout, outre
les Landsgemeinde suisses (Assemblées cantonales avec vote à main levée [N. d. T.])91, les assemblées de section de
la Révolution française et la Constitution jacobine de 1793. Rittinghausen, dans une digression historique assez
grotesque, évoque certes les Grecs et les Romains (en se référant à Grote et Mommsen), mais ce sont surtout les
assemblées des Germains « libres », telles que les a décrites Tacite92, qui constituent à ses yeux un modèle historique
pertinent93.
Kautsky considère pour sa part qu’un système parlementaire est indispensable et juge qu’à Athènes, l’immense
dépense de temps qu’impose le gouvernement direct du peuple ne peut être assumée que par « les éléments qui vivent
aux dépens des autres : les riches parasites et les pauvres parasites – les grands propriétaires fonciers, les grossistes,
les manufacturiers et les lumpenprolétaires. […] Le lumpenprolétariat a utilisé son pouvoir pour le vendre aux plus
offrants, c’est-à-dire aux riches, qui ont fait la conquête d’un peuple sans fortune par les fêtes et les cadeaux – du pain
et des jeux, comme à Rome. C’est l’économie de l’esclavage qui en a fourni les moyens 94 ». Kautsky partage ici –
comme dans d’autres textes95 –, tout comme Marx et Engels96, le point de vue courant dans la littérature
« bourgeoise » sur le caractère des classes inférieures antiques dépourvues de conscience de classe, dans sa conception
marxiste, parce qu’elles disposent d’une position privilégiée par rapport aux esclaves. Sur ce point, il n’y a plus de
distinction entre Athènes et Rome.
Sur l’idée que, dans un État moderne, les référendums populaires ne constituent généralement pas un instrument
approprié pour prendre des décisions sur les sujets complexes, Kautsky rejoint son adversaire « révisionniste » au sein
du parti, Eduard Bernstein97. En 1918, Kautsky s’exprime sans ambiguïté en faveur du système représentatif et contre
le système des Conseils. Il affirmera à cette occasion que la social-démocratie n’a jamais rien demandé d’autre, et se
référera aux propos de Marx et Engels – toujours liés à une situation donnée 98. Lénine réplique en l’accusant d’être
un « renégat », et déclare que Kautsky a « transformé Marx en un vulgaire libéral99 ». Évoquant l’intérêt de Kautsky
pour l’Antiquité, Lénine recommandera aimablement que le « prolétariat allemand, une fois instaurée la dictature,
tienne compte de ce penchant de Kautsky et […] l’emploie comme professeur d’histoire de l’Antiquité au lycée 100 ».
En 1902, Lénine citait encore le texte de Kautsky contre Rittinghausen comme argument contre cette conception
absurde de la démocratie, répandue au sein du mouvement ouvrier, selon laquelle il est possible de se passer de
permanents professionnels au sein des partis et de laisser tout le monde décider de tout101.
COMMUNE DE PARIS ET DICTATURE DU PROLÉTARIAT
Dans l’idée que la Commune de Paris se fait d’elle-même comme dans la perception qu’en ont ses adversaires, ce bref
épisode de l’histoire éveille le souvenir du gouvernement municipal révolutionnaire, des assemblées de section de la
Révolution française et de l’insurrection ouvrière de la Révolution de 1848. Mais la Commune ne renvoie guère à la
démocratie athénienne. L’histoire se répète : en 1871, on institue aussi un Comité de salut public qui réduit
drastiquement l’influence des assemblées primaires, ce qui provoque cependant une scission à l’intérieur du
mouvement. La Commune deviendra l’idéal mythique d’une organisation révolutionnaire du peuple par lui-même,
réalisation de la « République sociale » par un « gouvernement de la classe ouvrière » (Marx102) ou de la « dictature
du prolétariat » (Engels103). Elle deviendra le modèle du mouvement des Conseils [en russe : des soviets (N. d.
T.)] au début du XXe siècle. La fascination qu’elle exerce provient de son échec héroïque, du sacrifice sanglant de ses
acteurs (environ 20 000 exécutions) qui ne pouvait avoir été vain. « Le Paris des travailleurs, avec sa Commune, sera à
tout jamais célébré comme le glorieux précurseur d’une société nouvelle. Ses martyrs sont ensevelis dans le grand
cœur de la classe ouvrière », écrit Marx104. En dépit de son attitude critique à l’égard de la politique des insurgés,
Marx a ainsi « annexé » la Commune et créé « une tradition importante pour les futurs mouvements du peuple
laborieux », suggère Arthur Rosenberg105.
La Commune constitue une forme d’auto-organisation face à une grave menace. Elle ne repose pas sur un concept
théorique homogène et, sur son aile gauche, elle est marquée par quantité de courants socialistes et anarchistes
s’inscrivant dans le sillage de Blanqui, Proudhon, Marx et Bakounine. Pour August Bebel, leader des sociaux-
démocrates allemands, elle a échoué « bien plus à cause de son absence de programme […] qu’en raison de la
supériorité de ses ennemis106 », ce qui n’entame en rien à ses yeux sa portée fondamentale107.
Au Reichstag, en 1871, Bebel affiche sa solidarité avec la Commune, ce qui lui vaut un procès pour haute trahison.
Bismarck lui reproche encore, lorsqu’il justifie la loi sur les socialistes en 1878, d’avoir professé « l’évangile de ces
assassins et incendiaires » et d’avoir ainsi suscité « l’autodéfense » de l’État108.
 109 ROSENBERG, Demokratie und Sozialismus, op. cit., p. 171 ; Id., Geschichte des Bolschewismus, op. c (...)
45Quand, dans les années 1930, Arthur Rosenberg, historien qualifié de l’Antiquité, évoque dans son histoire du
socialisme l’idée que la France doit être transformée en une association de communes, il cite comme précurseurs de la
Commune de Paris et des soviets « l’autogestion […] des petites républiques de l’Antiquité » mais ne mentionne,
ailleurs, que les « communes urbaines du Moyen Âge, les cantons paysans suisses, les communautés des premiers
temps en Amérique du Nord109 ». Le système des communes et des conseils présente certes des parallèles structurels
avec la démocratie athénienne, mais n’a rien à voir avec un retour conscient à l’Antiquité. Cela vaut aussi pour
les Landsgemeinden suisses.
DÉMOCRATIE RÉFÉRENDAIRE
On a évoqué une alternative possible au régime représentatif, notamment avec l’exemple de la Suisse. En 1848,
Tocqueville critique vivement le mythe selon lequel la démocratie règne en Suisse depuis le Moyen Âge et souligne la
forte imprégnation oligarchique de ses communautés. Du temps de la Révolution française, écrit-il, on y est bien plus
éloigné que n’importe où ailleurs en Europe des « institutions qui constituent et de l’esprit qui anime la liberté
moderne110 ». La République helvétique (1798-1803), créée sous la pression française, mais avec la participation
d’une partie des élites bourgeoises, constitue une tentative d’édifier un État central selon le modèle français où les
cantons deviennent de simples circonscriptions administratives. Dans sa Constitution, qui est sur le fond une copie de
la Constitution française du Directoire en 1795, elle se définit comme une « démocratie représentative » (Titre I, no 2),
ce dont on ne trouve pratiquement pas d’équivalent dans les textes constitutionnels.
47Les résistances durables à cette organisation font aussi comprendre à Napoléon que le système octroyé est
incompatible avec les traditions suisses. Après le rétablissement de la Confédération en 1803, émergent dans
différents cantons, en 1830-1831, des mouvements constitutionnels destinés à briser la domination du patriciat local
en étendant le suffrage et en soumettant au peuple les modifications constitutionnelles. Dans les villes aussi, on utilise
le nom de Landsgemeinden pour désigner les rassemblements populaires de protestation. Les revendications visant à
une participation du peuple se prolongeront, si bien que, dans les Constitutions de l’État fédéral nouvellement créé
(article 6 des Constitutions de 1848 et 1874), on prévoit que les modifications constitutionnelles seront subordonnées
à l’approbation du peuple, ou pourront découler d’initiatives populaires.
48La démocratie directe se présente ainsi en Suisse sous deux formes différentes. On la trouve dans
les Landsgemeinden de quelques cantons paysans, mais aussi dans la « démocratie référendaire » (semi-directe) au
niveau de la fédération et dans la plupart des cantons à caractère urbain. Dans les  Landsgemeinden, il n’y a pas de
représentation du peuple : les hommes aptes à porter les armes se réunissent en règle générale une fois par an, au sein
d’une assemblée générale, pour fixer le budget, établir la législation et élire les magistrats ; ils prennent leurs décisions
par un vote à main levée. Les magistrats ont ainsi une position ferme. La similitude structurelle avec Athènes n’est
donc que partielle : l’Assemblée athénienne siégeait presque chaque semaine, l’initiative politique y revenait à des
« démagogues » en concurrence et qui, souvent, n’occupaient pas de fonction.
Friedrich Engels qualifie en 1847 cette « démocratie brute, christo-germanique, des cantons primitifs d’éleveurs de
bétail » de « ballast réactionnaire » dont il faut se débarrasser111. Cela correspond aussi à la position des courants de
la bourgeoisie suisse, allant du libéralisme à la gauche, qui critiquent aussi bien les résultats, en termes de politique
conservatrice, que la domination exercée de fait par les magistrats. Les Landsgemeinden sont abolies en 1848 dans les
cantons de Schwyz (où elles existaient depuis 1294) et de Zoug (depuis 1376).
Dans le cadre de la « démocratie référendaire », la compétence des Parlements est limitée par les initiatives et les
décisions populaires – obligatoires en cas de modifications de la Constitution. En Suisse, on reformule l’argument
solidement établi selon lequel, dans des conditions modernes, les Parlements doivent remplacer les Assemblées : on
considère plutôt qu’il faut organiser des votations populaires lorsqu’il n’est plus possible de passer par
une Landsgemeinde112. On entretient de la sorte le mythe d’une démocratie séculaire à l’évolution organique, bien
que le modèle de la Constitution française de 1793 et celui du projet de Condorcet113 aient certainement joué un rôle
dans la conception référendaire.
51Les Constitutions fédérales de 1848 et 1874 – contrairement à la Constitution de 1798 – reprennent l’ancienne
distinction entre démocratie et représentation. Les cantons, y lit-on, doivent « assurer l’exercice des droits politiques
d’après des formes républicaines, représentatives ou démocratiques » [article 6b (N. d. T.)]. L’adjectif
« républicaines » vise avant tout à exclure la forme monarchique, à laquelle la « question de Neuchâtel » a redonné
une actualité. En 1848, dans la principauté de Neuchâtel, on abroge la monarchie associée, par union personnelle, à la
Couronne prussienne, mais le roi de Prusse ne reconnaîtra pas cette abolition avant 1857. Dans la Constitution
fédérale de 1874, qui rend le référendum constitutionnel obligatoire dans les cantons, les termes « représentatives ou
démocratiques » ne peuvent plus se référer qu’à la simple législation cantonale, mise en œuvre soit par décision
parlementaire, soit par votation populaire.
« Les hommes d’État radicaux de la Suisse ont sans doute vanté leur référendum comme la tentative la plus grandiose
qu’ait jamais menée une république » écrit Wilhelm Roscher114. Cette institution est largement discutée en
Allemagne et, dans ce débat, l’origine au fond fictive de la Landsgemeinde et du référendum, censés plonger leurs
racines dans la liberté de la Germanie antique, sous la forme des assemblées évoquées par Tacite, exercera aussi un
grand attrait115. Mais le discrédit qui frappe le plébiscite en raison de son association avec le bonapartisme va à
l’encontre de l’évaluation positive de ce modèle116.
53Le paradigme de la démocratie référendaire a toutefois des conséquences aux États-Unis. Dans le sillage
du progressive movement, on introduit dans différents États de l’Union, entre 1890 et 1920, un référendum obligatoire
pour les modifications constitutionnelles, mais aussi des votes populaires pour la simple législation – votes
obligatoires dans certains domaines et déclenchés, pour d’autres, sur la base d’initiatives populaires. On a ici
directement recours au modèle suisse. La Californie, en particulier, montre que l’on a adapté ce modèle dans des États
où l’on ne peut parler ni de superficie réduite, ni d’homogénéité culturelle, sociale ou ethnique.
Depuis la fin du XIXe siècle, on a, avec le modèle de la commune (et plus tard des conseils) et celui de la démocratie
référendaire, deux alternatives possibles à un pur système représentatif ; mais l’un et l’autre n’ont rien à voir avec
l’archétype athénien. Cela vaut aussi, naturellement, pour les Landsgemeinden issues de traditions médiévales,
généralement perçues comme des reliques folkloriques et inimitables. Ni l’un ni l’autre n’excluait toutefois que l’on
vante le référendum comme une « très ancienne expression de la Mannesfreiheit [expression médiévale désignant la
liberté de l’homme indépendant et viril (N. d. T.)] antique et germanique117 ».
LA LIBERTÉ ALLEMANDE OPPOSÉE À LA DÉMOCRATIE OCCIDENTALE
En Allemagne, notamment depuis la fondation du Reich en 1871, s’est ancrée l’idée qu’un équilibre spécifique avait
été trouvé entre le principe démocratique et le principe monarchique, ce qui différenciait le pays du reste du monde
occidental. Dans ses leçons de 1913, l’historien berlinois Hans Delbrück lance une polémique contre le principe de
démocratie et vante le compromis constitutionnel allemand. Par comparaison avec sa critique du parlementarisme
moderne et du règne des partis en Angleterre, en France et en Amérique, ses remarques critiques à propos d’Athènes
(et de Rome) n’occupent cependant qu’une place relativement réduite118. Cela vaut aussi pour la nécrologie
malveillante qu’il consacre la même année à August Bebel, où Delbrück présente le président des sociaux-démocrates
comme le Cléon de son époque119.
À côté des comparaisons avec la guerre du Péloponnèse, portant sur la question de la responsabilité dans son
déclenchement120, on trouve dans la « littérature de guerre » de la Première Guerre mondiale une monographie
d’Engelbert Drerup sur l’Athènes du IVe siècle av. J.-C., présentée comme une « République d’avocats ». En
rabaissant le « politicien professionnel » (bien entendu corrompu) qu’était Démosthène, Drerup tente d’atteindre les
leaders politiques des belligérants ennemis, la France et l’Angleterre121. L’auteur d’une recension considère toutefois
ce livre comme une « regrettable erreur », l’objectivité scientifique y étant sacrifiée sur « l’autel d’une pédagogie
nationale122 ». En 1923, Drerup doit constater que « dans notre patrie autrefois si fière » s’est aussi installée une
« République d’avocats », « une République de la rue et des démagogues, dont un Cléon et le marchand de saucisses
d’Aristophane [le rival du personnage de Cléon dans les Cavaliers] n’auraient pas à rougir123 ».
Eduard Meyer, le plus éminent historien de l’Antiquité à cette époque, essayiste militant pour une « paix victorieuse »,
préfère polémiquer directement contre l’Angleterre et les États-Unis sans passer par le biais d’une référence à
l’Antiquité124. Depuis que l’Angleterre a voulu pousser les États-Unis à entrer en guerre en utilisant l’argument de la
défense de la démocratie, et que le président américain Woodrow Wilson a fini par reprendre cet argument à son
compte (the world must be made safe for democracy125 [« le monde doit être sécurisé pour la démocratie » (N.d.T.)]),
on oppose aux démocraties occidentales la voie spécifiquement allemande vers la liberté126. Ce type de confrontation
ne se prête pas vraiment à étudier le thème de la démocratie antique et moderne. Lorsque, au cours de la Première
Guerre mondiale, les bus de Londres portent des citations de l’éloge funèbre de Périclès127, la combativité des
citoyens libres, invoquée dans ce discours, joue vraisemblablement un plus grand rôle que l’idée de la démocratie en
tant que telle.
RÉFORME DU DROIT DE VOTE ET DISCUSSION SUR L’ANTIQUITÉ
Comme le relate l’historien Friedrich Meinecke, on s’attend en 1918, en Prusse, à ce que les adversaires du suffrage
égalitaire et à bulletin secret aillent « puiser leurs arguments dans l’histoire du monde et invoquer les terribles effets
de l’avancée de la démocratie dans les villes-États antiques128 ».
Le suffrage à trois classes est introduit en Prusse fin mai 1849, non pas par la voie législative, mais, de manière
anticonstitutionnelle, par un décret d’urgence. Les électeurs sont répartis en trois collèges, chacun représentant un tiers
des classes de revenus de l’impôt direct. Les électeurs d’origine dans chaque classe élisent par un vote public un
nombre identique de grands électeurs qui, à leur tour, désignent les députés. Le droit de vote des quelques
contribuables les plus imposés appartenant à la première classe (1863 : un peu moins de 5 %) a un poids
considérablement supérieur à celui des contribuables du palier moyen, et du grand nombre d’électeurs de la tranche
inférieure (un peu moins de 83 %). Des règles analogues existaient dans la Constitution communale rhénane de 1845.
Ironie du sort, on trouve déjà une proposition de ce type dans un projet de Constitution soi-disant jacobin rédigé dans
le sud-ouest de l’Allemagne en 1799129.
Que l’on ait parfois comparé, dans les débats contemporains, le suffrage à trois collèges à un type d’assemblée
romaine, les comices centuriates130, ne signifie pas nécessairement qu’il se soit agi d’un modèle réel. Dans la
commission constitutionnelle de l’Assemblée nationale de Francfort, le député Tellkampf – professeur de sciences
politiques à Breslau, qui tente pour le reste de profiter de son activité antérieure en Amérique pour se faire un nom sur
la base de ses connaissances relatives aux États-Unis –, plaide pour un « ordre censitaire très complexe, à la manière
de la Rome antique », où l’on accorderait aux voix des poids différents sans que nul ne soit totalement exclu, ce qui
risquerait de faire le jeu du « communisme131 ». La tradition romaine soulignait déjà l’avantage qu’il y avait à ce
qu’aucun citoyen ne soit discriminé au point d’être totalement exclu, même si sa voix ne comptait pas de manière
concrète132. Un autre député de l’Assemblée nationale déclare également que ce système électoral, remontant au roi
Servius Tullius, a offert à Rome six siècles de stabilité133. On ne devrait pas surestimer le poids de ce genre de
propos, ne serait-ce que parce que, lorsqu’il s’agit du droit de vote, on aime autant citer des exemples historiques
variés que renvoyer aux règles en vigueur dans divers États étrangers. Au bout du compte, les partisans du suffrage
universel et ceux d’un système excluant les catégories inférieures se retrouvent face à face – ces derniers faisant
toutefois entrer en jeu toute une gamme de variantes fondées sur des critères fiscaux, professionnels ou de propriété.
Finalement – et même si cela n’a pas de conséquences immédiates – à l’église Saint-Paul, on n’adopte pas seulement
le suffrage universel, mais aussi le suffrage direct à bulletin secret. Sur ces trois points, on a tranché successivement
avec, à chaque fois, des majorités différentes. Il n’y a pas de lien direct et fixe entre les préférences  ; les partisans du
suffrage universel peuvent aussi défendre le vote indirect et/ou le vote public. Et les adeptes du système censitaire, le
vote direct et/ou à bulletin secret.
En Prusse, pour ce qui concerne le suffrage à trois classes, un flou complet règne non seulement à propos de
l’éventuelle référence à l’Antiquité, mais d’une manière générale quant à la paternité intellectuelle de ce principe. En
mai 1861, lors d’un débat à la Chambre des Députés prussienne, un député libéral de gauche explique que, lors de
l’octroi de la loi électorale de 1849, on a dit qu’elle était l’œuvre d’un « juriste défunt, très érudit, qui se serait
remémoré le cens de Servius Tullius134 ». Max Duncker, spécialiste de l’histoire (antique), réplique : « Pour ce qui
concerne la Prusse, l’histoire du système électoral en trois corps est aussi obscure que ce que le député […] a exposé à
propos des élections romaines. Il est en tout cas douteux qu’un important juriste prussien ou un important général
prussien ait inventé le système de la division par classes135. » Ce jeu de devinettes sur la paternité du suffrage
prussien durera aussi longtemps que le système électoral136. Sur le fond, on peut établir des parallèles fondamentaux
entre les deux systèmes – extrême disparité du poids politique de chaque suffrage en fonction du statut économique de
l’électeur – mais aussi souligner des différences techniques137. Karl Rodbertus-Jagetzow émet dans un article
de 1849 une objection pertinente à propos des implications politiques. Il souligne le fait qu’à Rome, jouir d’un droit de
vote de plus haut niveau implique des obligations financières et militaires élevées dont les catégories inférieures –
contrairement à ce qui se passe à son époque – sont justement exonérées138.Si l’on s’en tint obstinément à « ce
système électoral, le plus misérable de tous139 » comme l’écrit Rosa Luxemburg, c’est en vertu de la volonté de tenir
les sociaux-démocrates à l’écart. La Sozialdemokratische Partei Deutschlands, qui participe depuis 1898 aux élections
de la Diète de Prusse où le vote public permet des alliances et l’exercice d’une pression de groupe, y trouve une
certaine compensation à l’inégalité des chances dont il était victime. En Saxe, où un suffrage à trois classes s’applique
de 1896 à 1909, on l’a, précisément pour éviter ce type de pression, combiné avec le vote secret. Sur le principe, les
sociaux-démocrates n’exigent cependant pas seulement le suffrage égalitaire, mais aussi le remplacement du suffrage
majoritaire par le suffrage proportionnel. En sa qualité de roi de Prusse, l’empereur Guillaume II annonce lors de son
« message de Pâques » de 1917, sous une forme relativement vague, une réforme du suffrage après la fin de la guerre,
dès lors « qu’après les gigantesques réalisations accomplies par le peuple tout entier dans cette guerre effroyable […]
il n’y a pratiquement plus de place pour le suffrage par classes électorales en Prusse140 ».
L’historien de l’époque moderne F. Meinecke a analysé alors, à la demande du nouveau ministre prussien de
l’Intérieur de l’époque, le réformateur Wilhelm (Bill) Drews, les divers ouvrages consacrés à la démocratie
athénienne. Il s’agit de donner au ministre des armes contre les arguments en faveur des collèges électoraux. On
s’abstint volontairement de faire appel à Eduard Meyer, « en réalité plus qualifié », le ministre le soupçonnant de
« partialité politique141 ». Ce propos pourrait concerner davantage la position politique bien connue de Meyer et son
refus de la démocratie de l’époque142 que ses œuvres d’histoire ancienne. Meinecke ne dit pas, hélas, quelles œuvres
il a consultées. Au terme de ses recherches, il informe le ministre « que l’on peut certes dire beaucoup de mal de la
démocratie antique, mais pas uniquement du mal, que les circonstances sociales, politiques et intellectuelles de
l’époque sont beaucoup trop différentes de celles d’aujourd’hui pour que l’on puisse en tirer, sans autre forme de
procès, des arguments concernant notre époque. Dans la situation historique spécifique où se trouvait l’Allemagne
prussienne, la réforme démocratique lui parut [à Drews] comme à moi-même [Meinecke] tout simplement inévitable
pour la Prusse143 ».
Si le nouveau type de suffrage ne fut pas mis en place avant la Révolution de novembre 1918, cela ne tint
certainement pas à des arguments renvoyant à l’Antiquité. Dans les articles de 1917 consacrés à la réforme du droit
électoral en Prusse, Meinecke, en accord avec la majorité de la Diète, considère d’abord qu’un droit de vote multiple
constitue une voie médiane entre le vote à trois collèges électoraux et le suffrage utilisé pour les élections
au Reichstag – pour Max Weber, cette conception est une preuve de la bêtise politique des universitaires, et tout
spécialement des professeurs144. Mais il ne se livre à aucune comparaison avec l’Antiquité145. Dans un article de
journal remontant à la fin novembre 1918, Meinecke compare la défaite allemande à celle des Athéniens dans la
guerre du Péloponnèse. Il voit les pendants des bellicistes athéniens, Cléon et Alcibiade, dans des militaires tels que
Tirpitz et Ludendorff, qui ont provoqué de manière irréfléchie l’entrée en guerre des États-Unis146.
 147 Georg von BELOW, « Deutschtum und klassisches Altertum », Deutscher Volkswart 5, 1920, p. 297-392, (...)
65L’un dans l’autre, on peut anticiper, pour la période précédant la Première Guerre mondiale, ce qu’affirmera
en 1920 le médiéviste Georg Below (membre du Vaterlandspartei [« Parti de la Patrie »], et donc situé à l’extrême
droite) : « Si, aujourd’hui, le fait de travailler sur l’Antiquité classique ne fait pas courir le risque de subir une
influence politique défavorable, cela tient aux progrès qu’a faits entre-temps l’étude de la vie politique et sociale de
l’Antiquité, et à l’esprit authentiquement historique dans lequel on mène ces recherches. […] Notre principe demeure
de conserver notre autonomie nationale, de cultiver notre spécificité nationale, de puiser toujours plus dans la force de
notre identité ethnique [Volkstum]147. » C’est à cette aune que, par la suite, sera jaugée la démocratie de Weimar – et
que beaucoup la rejetteront.
NOTES
1 « Über den Charakter der Griechen, die idealische und historische Ansicht desselben », in HUMBOLDT, Werke, op. cit., vol. 2, p. 65-72, ici
p. 65. – « Lorsque je disais Grecs, je pensais en particulier aux Athéniens », « Geschichte des Verfalls und Unterganges der griechischen
Freistaaten » [1807], ibid., p. 73-124, ici p. 84 (mais cela fait référence au fait que seule Athènes pouvait préserver les Grecs de la domination
étrangère).
2 Heinrich von TREITSCHKE, Deutsche Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, vol. 4 [1890], réimp. Berlin, 1928, p. 712.
3 Hermann BAUMGARTEN, Der deutsche Liberalismus. Eine Selbstkritik, Adolf M. Birke (éd.), Francfort-sur-le-Main, 1974, p. 32. –
Baumgarten se réfère, dans son texte publié en 1866, au texte de HUMBOLDT, Ideen zu einem Versuch, op. cit., qui a fait l’objet d’une
publication posthume en 1851.
4 Leopold von RANKE, Über die Epochen der neueren Geschichte. Vorträge dem Könige Maximilian II. von Bayern gehalten [septembre-
octobre 1854], réimp. Darmstadt, 1982, p. 161.
5 MILL, Autobiography, op. cit., p. 161-162.
6 « Tocqueville on democracy in America », in MILL, Dissertations, vol 2., p. 62.
7 (Anonyme), Commentaire du premier volume, Göttingische Gelehrte Anzeigen 1836, partie I, p. 241-259, ici p. 241.
8 Robert MOHL, « Entwickelung der Demokratie in Nordamerika und in der Schweiz », Kritische Zeitschrift für Rechtswissenschaft und
Gesetzgebung des Auslands 16, 1844, p. 275-311, ici p. 292-293.
9 MILL, « Tocqueville on democracy in America », op. cit., p. 5.
10 Friedrich MURHARD, « Nordamerikanische Verfassung », in ROTTECK et WELCKER (éd.), Staatslexikon, vol. 11, 1841, p. 381-491, ici p. 409.
11 Wilhelm SCHULZ, « Demokratie », in ROTTECK et WELCKER (éd.), Staatslexikon, vol. 3, 1846, p. 705-712.
12 Karl Salomon ZACHARIÄ, Konstitution der Vereinigten Staaten [1836], extrait chez Horst DIPPEL, Die amerikanische Verfassung in
Deutschland im 19. Jahrhundert. Das Dilemma von Politik und Staatsrecht, Goldbach, 1994, p. 111-112.
13 Johann Caspar BLUNTSCHLI, « Demokratie », in Deutsches Staatswörterbuch, op. cit., vol. 2 (1857), p. 696-712, ici p. 699 et 704.
14 RANKE, Über die Epochen, op. cit., p. 151.
15 GERVINUS, Einleitung (supra, p. 164, n. 37), p. 92 sq. et 619. – Pour la révision de sa position antérieure par Gervinus, voir
Siegfried SCHMIDT, « Georg Gottfried Gervinus nach 1848/49. Eine Denkschrift von 1851 zu den Schlussfolgerungen aus der
Revolution », Zeitschrift für Geschichtswissenschaft 32, 1984, p. 713-717.
16 DROYSEN, Freiheitskriege (supra, p. 149, n. 134), vol. 1, p. 277 et 282.
17 KANT, De la paix perpétuelle [1795], 2e section, 1er article définitif ; Métaphysique des mœurs, § 52.
18 Texte destiné au journal ouvrier People’s Journal, en italien in Giuseppe MAZZINI, Pensieri sulla democrazia in Europa, Salvo Mastellone
(éd.), Milan, 1997, p. 82-90.
19 Cité par Erich ANGERMANN, Robert von Mohl 1799-1875. Leben und Werk eines altliberalen Staatsgelehrten, Neuwied, 1962, p. 27-28.
20 Barthold Georg NIEBUHR, Avant-propos à Römische Geschichte, 2e partie, (2e éd.) 1830 (daté du 5 octobre 1830), cité
d’après NIEBUHR, Römische Geschichte. Nouvelle édition de Meyer Isler, vol. 2, Berlin, 1873, p. VIII.
21 Karl von ROTTECK, « Demokratisches Prinzip », in ROTTECK et WELCKER, Staatslexikon, vol. 1 (1837), p. 252-263, repris
in Rechtsphilosophie bei Rotteck/Welcker. Texte aus dem Staats-Lexikon 1834-1847, Hermann Klenner (éd.), Fribourg, 1994, p. 306-323. – Les
défenseurs du « principe monarchique » s’en tenaient en théorie à l’idée que c’était au souverain que revenait l’exercice de tout le pouvoir
d’État ; Friedrich Julius STAHL, Das monarchische Prinzip. Eine staatsrechtlichpolitische Abhandlung, Heidelberg, 1845. Lors de l’ouverture
du Vereinigter Landtag (diète unie), en avril 1847, le roi de Prusse, Frédéric Guillaume IV, a explicitement exclu la « participation des
représentants au gouvernement, l’affaiblissement de l’autorité, la division de la souveraineté » ; il ne voulait pas se laisser séparer de son peuple
par « une feuille de papier noircie », c’est-à-dire une constitution ; cité par David E. BARCLAY, Anarchie und guter Wille. Friedrich Wilhelm IV.
und die preussische Monarchie, Berlin, 1995, p. 193.
22 Cité par Manfred BOTZENHART, Deutscher Parlamentarismus in der Revolutionszeit 1848-1850, Düsseldorf, 1977, p. 29-30.
23 Friedrich Christoph DAHLMANN, Die Politik, auf den Grund und das Mass der gegebenen Zustände zurückgeführt [1835], réimp., Manfried
Riedel (éd.), Francfort-sur-le-Main, 1968, a par exemple puisé son tableau de la Constitution anglaise chez De Lolme et Blackstone.
24 Robert MOHL, « Neuere Schriften über englisches Staatsrecht », ZGS 5, 1848, p. 90-137 ; id., « Über die verschiedene Auffassung des
repräsentativen Systemes in England, Frankreich und Deutschland », ZGS 3, 1846, p. 451-495. Mohl cite les réserves courantes à l’égard du
parlementarisme anglais, mais ne les partage pas.
25 Franz PETRI, in Handbuch der europäischen Geschichte, THEODOR SCHIEDER (éd.), vol. 5, WALTER BUSSMANN (éd.), Stuttgart (2e éd.),
1998, p. 951. En août 1849, Marx et Engels, se référant à la paupérisation de la population, lancent une polémique contre l’image d’une Belgique
comme un « eldorado monarchique avec une très large base démocratique » : « Der “Musterstaat” » Belgien, MEW, vol. 5, p. 315-318 ;
également : « Der “konstitutionelle Musterstaat” » [octobre 1848], ibid., p. 437-439. Critique « de droite » chez Heinrich
von TREITSCHKE, Politik. Vorlesungen gehalten an der Universität zu Berlin, Max Cornicelius (éd.), Leipzig, (3e éd.), 1913, vol. I, p. 141 : la
« dynastie [belge] règne encore aujourd’hui par la grâce du peuple ; le roi est un fonctionnaire républicain investi par le peuple, en dépit de tous
les beaux discours sur l’hérédité ». La Prusse faillit selon lui connaître le même sort en 1848.
26 Éléments chez Paul NOLTE, « Bürgerideal, Gemeinde und Republik. “Klassischer Republikanismus” im frühen deutschen
Liberalismus », HZ 254, 1992, p. 609-656.
27 Par exemple « Programm der Linken [Partei des deutschen Hofes] Oktober 1849 », in Walter GRAB (éd.), Die Revolution von 1848/49. Eine
Dokumentation, Stuttgart, 1998, p. 101 (« monarchie démocratique » ou « État libre démocratique ») ; Julius FRÖBEL, « Das Königtum und die
Volkssouvenänität, oder : Gibt es eine demokratische Monarchie ? » [Texte de juin-juillet 1848], in Lothar GALL et Rainer KOCH (éd.), Der
europäische Liberalismus im 19. Jahrhundert. Texte zu seiner Entwicklung, Francfort-sur-le-Main, 1981, vol. 2, p. 184-198 ; « Erster Kongress
der deutschen demokratischen Republikaner Frankfurt am Main 14.-17. Juni 1848 » [sous la présidence de Julius Fröbel], texte in
Gerhard BECKER, « Das Protokoll des ersten Demokratenkongresses vom Juni 1848 », Jahrbuch für Geschichte 8, 1973, p. 379-405, ici p. 388
(« république démocratique »).
28 Moses HESS, « Briefe aus Paris », in Deutsch-französische Jahrbücher 1844, réimp. Leipzig, 1981, p. 196-197.
29 « Programm Donnersberg vom 31. Mai 1848 », in Werner BOLDT, Die Anfänge des deutschen Parteiwesens. Fraktionen, politische Vereine
und Parteien in der Revolution 1848, Paderborn, 1971, p. 188-191 ; Robert BLUM, « Rede in der Nationalversammlung, 20. Juni 1848 »,
in Briefe und Dokumente, Siegfried Schmidt (éd.), Leipzig, 1981, p. 78-83.
30 Gustav von STRUVE, Grundzüge der Staatswissenschaft [1847], cité d’après Werner BOLDT, « Konstitutionelle Monarchie oder
parlamentarische Demokratie. Die Auseinandersetzung um die deutsche Nationalversammlung in der Revolution von 1849 », HZ 216, 1973,
p. 553-622, ici p. 564.
31 « Forderungen der Kommunistischen Partei in Deutschland » [fin mars 1848] ; MEW, vol. 5, p. 3-5.
32 Ainsi dans la pétition nationale de 1839 ; en allemand in Max MORRIS (éd.), Von Cobbett bis zu den Chartisten 1815-1848. Auszüge aus
zeitgenössischen Quellen, Berlin, 1954, p. 106-108.
33 Unser System oder die Weltweisheit und Weltbewegung unserer Zeit. Heft 3 : Die Gründung der Demokratie in Deutschland [1850], in
Arnold RUGE, Werke und Briefe, Hans Martin Sass (éd.), vol. 8, Aalen, 1998, p. 271.
34 Leopold von RANKE, Politische Denkschriften aus den Jahren 1848-1851. Bestimmt für König Friedrich Wilhelm IV., gerichtet an dessen
Flügeladjutanten Edwin Freiherrn von Manteuffel, in Sämmtliche Werke, vol. 49-50, Leipzig, 1877, p. 585-623, ici p. 595.
35 Cité chez Christoph KLESSMANN, « Zur Sozialgeschichte der Reichsverfassungskampagne von 1849 », HZ 218, 1974, p. 283-337, ici p. 303.
36 « Das Repräsentativsystem, seine Mängel und die Heilmittel » [1852], in MOHL, Politische Schriften, op. cit., p. 118-224, ici p. 143. Mohl
avait déjà ce souci en février 1848 ; voir le texte chez Erich ANGERMANN, « Republikanismus, amerikanisches Vorbild und soziale Frage
1848 », Die Welt als Geschichte 21, 1961, p. 185-193.
37 Karl MARX, Les luttes des classes en France 1848-1850, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel avec la collaboration de Louis Janover,
Paris, Gallimard (« Folio »), 1994, p. 23-24 et 39. [La dernière phrase est la citation, par Marx, d’un article de la Neue Rheinische Zeitung (N. d.
T.).]
38 MARX, Ibid., p. 40 ; voir aussi Alexis de TOCQUEVILLE, Souvenirs, in Œuvres complètes, vol. XII, Luc Monnier (éd.), Paris, Gallimard,
1964, p. 151 : l’insurrection ouvrière se distingue de toutes les autres rébellions depuis 1789 par le fait que, pour la première fois, on ne cherche
pas à changer la « forme de gouvernement », mais à « altérer l’ordre de la société ». « Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique […], mais un
combat de classe, une sorte de guerre servile. » [Note de la fin 1850, début 1851. Les Mémoires de Tocqueville n’ont été publiés qu’en 1893,
conformément au délai qu’il avait imposé].
39 ENGELS, « Das Fest der Nationen in London » [1846], MEW, vol. 2, p. 612-613.
40 MARX et ENGELS, « Grussadresse der deutschen demokratischen Kommunisten zu Brüssel an Herrn Feargus O’Connor »
[1846], MEW, vol. 4, p. 24-26.
41 ENGELS, « Die preussische Verfassung » [1847] ; MEW, vol. 4, p. 35 ; MARX, « Kritik des Gothaer Programms » [1875], MEW, vol. 19, p. 29
et 28 ; MARX et ENGELS, « Ansprache der Zentralbehörde an den Bund [der Kommunisten] vom März 1850 », MEW, vol. 7,
p. 253 ; ENGELS, « Die Lage Englands II. Die englische Konstitution » [1844] ; MEW, vol. 1, p. 592 ; ENGELS, Ursprung der
Familie [1884] ; MEW, vol. 21, p. 168.
42 MARX, « La constitution de la république française », in Les luttes de classe en France, op. cit., p. 156 ; Id., Sur la question juive [1843-
1844], traduit de l’allemand par Jean-François Poirier, Paris, La Fabrique, 2006, p. 56.
43 Fröbel à l’Assemblée nationale, cité d’après Rainer KOCH, « Julius Fröbel : Demokratie und Staat », in Sabine FREITAG (éd.), Die
Achtundvierziger. Lebensbilder aus der deutschen Revolution 1848/1849, Munich, 1998, p. 146-159, ici p. 154. Julius FRÖBEL, System der
Sozialen Politik, Mannheim, 1847 [réimp. Aalen, 1975], 2e partie, p. 132-133.
44 François GUIZOT, De la démocratie en France, Paris, Victor Masson, 1849, p. 9-10.
45 GUIZOT, De la démocratie, op. cit., p. 24 sq., 33 sq. – Karl BIEDERMANN, Erinnerungen aus der Paulskirche, Leipzig, 1849, p. 241. – Sur
l’affirmation selon laquelle l’exigence excessive de démocratie a forcé les partisans du constitutionnalisme à pactiser avec les forces de la
réaction, cf. Max DUNCKER, Zur Geschichte der deutschen Reichsversammlung in Frankfurt, Berlin, 1849, notamment p. 7 et 130-131.
46 François GUIZOT, Histoire des origines du gouvernement représentatif et des institutions politiques de l’Europe, Paris, 1851 [fondé sur des
conférences des années 1820-1822].
47 Cité par Pierre ROSANVALLON, « The republic of universal suffrage », in Biancamaria FONTANA (éd.), The Invention of the Modern
Republic, Cambridge, 1994, p. 192-205, ici p. 199.
48 Extraits des « Fragments sur la suite de L’Ancien Régime et la Révolution », in Alexis de TOCQUEVILLE, Œuvres complètes, op. cit., vol. II,
p. 198-199.
49 Discours à l’Assemblée nationale, 12 septembre 1848, in Alexis de TOCQUEVILLE, Œuvres complètes, vol. 3, op. cit., p. 175.
50 Cf. Donoso CORTÉS, Discours sur la dictature [4 janvier 1849], repris in Cahiers du futur, no 2, Champ Libre, 1974. – L’idée est dans l’air à
cette époque. Le député libéral de droite Bassermann déclare en février 1849, à l’église Saint-Paul : « Si […] je pouvais obtenir l’unité et la
future grandeur de l’Allemagne en abandonnant provisoirement tous les droits à la liberté, je serais le premier à me soumettre à un dictateur » ;
cité chez Lothar GALL, Friedrich Daniel Bassermann : Sei dein eigner Herr und Knecht, das ist des Mittelstandes Recht, in
Sabine FREITAG (éd.), Die Achtundvierziger, op. cit., p. 97-112, ici p. 110. Une fois éliminées les menées révolutionnaires de la gauche, on
pourrait de nouveau appliquer les conceptions libérales.
51 CORTÉS, Discours sur la dictature, op. cit.
52 Correspondance entre Frédéric Guillaume IV et le baron Senfft von Pilsach, le 27 juin et le 1 er juillet 1848, in Revolutionsbriefe 1848.
Ungedrucktes aus dem Nachlass König Friedrich Wilhelms IV. von Preussen, Karl Haenchen (éd.), Leipzig, 1930, p. 116-117.
53 Cité chez Karl OBERMANN (éd.), Einheit und Freiheit. Die deutsche Geschichte von 1815 bis 1849 in zeitgenössischen Dokumenten, Berlin,
1950, p. 779. – Le roi aurait déjà fait une déclaration analogue, sur le fond, devant des membres de la députation de l’Assemblée nationale :
« Pour les démocrates, il n’y a pas d’autres moyens que les soldats » ; repris, comme information fournie par une tierce personne, chez Arnold
Duckwitz, Denkwürdigkeiten aus meinem öffentlichen Leben von 1841-1866. Ein Beitrag zur bremischen und deutschen Geschichte, Brême,
1877, p. 281. Le slogan « Contre les démocrates, il n’y a que les soldats » remonte au billet d’un officier prussien : Gustav
von GRIESHEIM, Gegen Demokraten helfen nur Soldaten. Ende November 1848, Berlin, 1848 [paru sous forme anonyme].
54 Friedrich Wilhelm Joseph SCHELLING, Das Tagebuch 1848. Rationale Philosophie und demokratische Revolution, Hans Jörg Sandkühler et
al. (éd.), Hambourg, 1990, p. 165.
55 Friedrich ENGELS, introduction à Karl MARX, Les luttes des classes en France. En allemand : MEW, vol. 22, p. 512. [Le texte français ne
figure pas dans l’édition Gallimard, on le trouve en revanche sur le site :
http://www.marxists.org/francais/engels/works/1895/03/fe18950306.htm (N.d.T.)]
56 TREITSCHKE, « Frankreichs Staatsleben », op. cit., p. 55 (sans indication de source).
57 Auguste ROMIEU, L’ère des Césars, Paris, Ledoyen, 1850 ; Id., Le spectre rouge de 1852, Paris, Ledoyen, 1851.
58 Ludwig BAMBERGER, « Der Cäsarismus » [article de presse de 1866], in Gesammelte Schriften, vol. 3 : Politische Schriften von 1848 bis
1869, Berlin, non daté [1895], p. 328-336, ici p. 333.
59 Constantin FRANTZ, Louis Napoleon. Masse oder Volk [1852], Günter Maschke (éd.), Vienne, 1990, p. 47-48.
60 PÖHLMANN, « Die Entstehung des Cäsarismus » [1895], in Aus Altertum und Gegenwart, op. cit., p. 245-291, ici p. 284.
61 Walter BAGEHOT, « Caesarianism as it now exists » [1865], in Collected Works, op. cit., vol. 4 (1968), p. 111-116 ; Heinrich
von TREITSCHKE, Politik. Vorlesungen gehalten an der Universität zu Berlin, Max Cornicelius (éd.), vol. 23, Leipzig, 1911, p. 205.
62 BAMBERGER, « Der Cäsarismus », op. cit., p. 328.
63 Karl MARX, « Préface de l’auteur à la deuxième édition allemande », [1869], in Le dix-huit brumaire (supra, p. 156, n. 159), p. 9.
64 ENGELS, « Die preussische Militärfrage und die deutsche Arbeiterpartei » [1865], MEW, vol. 16, p. 71 sq. ; « Zur Wohnungsfrage »
[1872], MEW, vol. 18, p. 258-259 ; Ursprung der Familie [1884], MEW, vol. 21, p. 167 ; « Die Rolle der Gewalt in der Geschichte » [écrit
en 1887-1888, publication posthume en 1895], MEW, vol. 21, p. 454-456.
65 Lettre de Mommsen à Louis Jacoby, le 6 décembre 1866 ; citée par Lothar WICKERT, Theodor Mommsen. Eine Biographie, vol. 4, Francfort-
sur-le-Main, 1980, p. 84.
66 Heinrich von Sybel, dans sa fonction de député au Reichstag de la Confédération d’Allemagne du Nord, en 1867, cité
par HUBER, Verfassungsgeschichte (supra, p. 85, n. 78), vol. 2, p. 661.
67 Lettre du 8 novembre 1884, in Max WEBER, Jugendbriefe, Tübingen, non daté [1936], p. 143.
68 Baumgarten, cité chez Wolfgang J. MOMMSEN, Max Weber und die deutsche Politik 1890-1920, Tübingen, (2e éd.), 1974, p. 6. Baumgarten
considère que le suffrage universel est une menace pour toute la civilisation parce qu’il « permet aux instincts bruts des masses de dominer en
toute chose » ; cité d’après Rudolf HAYM, « Hermann Baumgarten », Preussische Jahrbücher 76, 1894, p. 193-213, ici p. 212.
69 MWG I/15, p. 347.
70 TREITSCHKE, « Frankreichs Staatsleben », op. cit., p. 48.
71 Theodor MOMMSEN, Römische Geschichte, vol. 3, Berlin (9èe éd.), 1904, p. 465.
72 MOMMSEN, ibid., p. 476-477. Ce passage se lit, à partir de la deuxième édition de 1857, en réaction aux interprétations, liées à l’actualité, de
ses affirmations dans la première édition de 1856.
73 TREITSCHKE, « Frankreichs Staatsleben », op. cit., p. 113.
74 MEYER, Das parlamentarische Wahlrecht (supra, p. 85, n. 78), p. 519 sq.
75 Résumé chez Robert von MOHL, Das deutsche Reichsstaatsrecht. Rechtliche und politische Erörterungen, Tübingen, 1873, p. 366-369 (Mohl
lui-même s’oppose clairement au versement d’indemnités).
76 Cité in Lothar GALL, Bismarck. Der weisse Revolutionär, Berlin, 1980, p. 388-389.
77 WICKERT, Mommsen, op. cit., vol. 4, p. 96 sq.
78 TREITSCHKE, Politik, op. cit., vol. 2, p. 291.
79 Bismarck au Reichstag, le 24 janvier 1882, in Otto von BISMARCK, Die gesammelten Werke, vol. 12 : Reden 1878-
1885, Wilhelm SCHÜSSLER (éd.), Berlin, 1929, p. 326 ; cf. WICKERT, Mommsen, vol. 4, op. cit., p. 99 sq., sur la plainte pour offense déposée par
Bismarck contre Mommsen.
80 Au Reichstag, le 14 février 1885 ; BISMARCK, Gesammelte Werke, vol. 12, op. cit., avec référence à MOMMSEN, Römische Geschichte, op.
cit., vol. 1, p. 839. La réplique de Mommsen avait paru de façon anonyme dans Die Nation, sans doute pour éviter une nouvelle plainte pour
offense. Cité chez Jürgen MALITZ, « “Ich wünschte ein Bürger zu sein”. Theodor Mommsen im wilhelminischen Reich », in Karl CHRIST et
Arnaldo MOMIGLIANO (éd.), L’antichità nell’Ottocento in Italia e Germania, Bologne, 1988, p. 321-359, ici p. 355-356.
81 Au sein de la Commission du Budget de la Chambre des Députés prussienne, le 30 septembre 1862 ; BISMARCK, Gesammelte
Werke, vol. 10 : Reden 1847-1869, p. 140.
82 Karl KAUTSKY, avant-propos à Joseph [Giuseppe] SALVIOLI, Der Kapitalismus im Altertum. Studien über die römische
Wirtschaftsgeschichte, traduit par Karl Kautsky junior, Stuttgart [1912], Berlin (2e éd.), 1922, p. XIX.
83 Über Verfassungswesen. Ein Vortrag, Berlin, 1862, repris in Ferdinand LASSALLE, Gesammelte Reden und Schriften, Eduard Bernstein (éd.),
vol. 2, Berlin, 1919, p. 25-61.
84 Programme d’Eisenach, 1869 ; programme de Gotha, 1875 ; programme d’Erfurt, 1891 ; textes in Wilhelm MOMMSEN (éd.), Deutsche
Parteiprogramme, Munich (2e éd.), 1964, p. 312, 314 et 351.
85 « Die Politik des Absolutismus und die des Radikalismus (Hobbes und Rousseau) », [1891], in Georg JELLINEK, Ausgewählte Schriften und
Reden, vol. 2, Berlin, 1911 [réimp. Aalen, 1970], p. 3-22, ici p. 13.
86 MOMMSEN, Parteiprogramme, op. cit., p. 161.
87 Moritz RITTINGHAUSEN, Die direkte Gesetzgebung durch das Volk, Zurich, (5e éd.), 1893 [d’abord publié en 1868-1872 sous le
titre Sozialistische Abhandlungen].
88 RITTINGHAUSEN, Direkte Gesetzgebung, op. cit., p. 63. Marx jugeait que l’idée de démocratie directe chez Rittinghausen était un « non-
sens » ; lettre à Engels, le 8 août 1851, MEW, vol. 27, p. 299. Selon Franz MEHRING, Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, 2e partie
[1904], Berlin, 1976 [= Mehring, Gesammelte Schriften, vol. 2], p. 256-257, Rittinghausen a « conservé quelque chose de la tendance utopiste
du socialisme du Vormärz » [c’est-à-dire de la période précédant la Révolution de mars 1848 (N. d. T.)].
89 Edmund BERNATZIK exprime des doutes considérables sur cette auto-évaluation : recension de Rittinghausen, Direkte Gesetzgebung,
Jahrbuch für Gesetzgebung und Volkswirtschaft im Deutschen Reich 21, 1897, p. 1090-1096.
90 Engels, lettre à August Bebel ; le 10 mai 1883 ; MEW, vol. 36, p. 25-26.
91 Cf. infra, p. 249.
92 TACITE, Germanie, 11.
93 RITTINGHAUSEN, Direkte Gesetzgebung, op. cit., p. 3 et 9 sq.
94 Karl KAUTSKY, Der Parlamentarismus, die Volksgesetzgebung und die Sozialdemokratie [1893], cité ici d’après la deuxième éd. parue sous
le titre Parlamentarismus und Demokratie, Stuttgart, 1911, p. 34-35.
95 Karl KAUTSKY, Der Ursprung des Christentums. Eine historische Untersuchung [1908], Stuttgart, (10e éd.), 1920 [à propos de Rome].
96 Par exemple MARX, « Der nordamerikanische Bürgerkrieg » [1861] ; MEW, vol. 15, p. 337 ; ENGELS, Ursprung der
Familie [1884] ; MEW, vol. 21, p. 144.
97 Eduard BERNSTEIN, « Die socialpolitische Bedeutung von Raum und Zahl » [1897], in Zur Theorie und Geschichte des Socialismus, partie II,
Berlin (4e éd.), 1904, p. 58-78, ici p. 65-66.
98 Karl KAUTSKY, Demokratie oder Diktatur, Berlin, 1918 ; Die Diktatur des Proletariats, Vienne, 1918.
99 « Die Proletarische Revolution und der Renegat Kautsky » ; « Über “Demokratie” und Diktatur » [1918] in LÉNINE, Ausgewählte
Werke, vol. 4, Berlin, 1980, p. 549-655 ; 667-672. Citation p. 563 [traduction française : La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky. La
Dictature du prolétariat, traduit par Jean-Denis Selche, Paris, Union générale d’Éditions, 1972 ; également en ligne sur le site
http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1918/11/vl19181110.htm (N. d. T.)]
100 LÉNINE, Ausgewählte Werke, vol. 4, p. 557.
101 LÉNINE, « Was tun ? Brennende Fragen unserer Bewegung » [1902], in Ausgewählte Werke, vol. 1, Berlin, 1970, p. 485-486. [Que
faire ?, Paris, éditions Science marxiste, 2004.]
102 MARX, La guerre civile en France, Paris, Science Marxiste, 2008, p. 763.
103 ENGELS, introduction à MARX, La guerre civile en France, op. cit., p. 25.
104 MARX, La guerre civile en France, op. cit., p. 94.
105 Arthur ROSENBERG, Demokratie und Sozialismus. Zur politischen Geschichte der letzten 150 Jahre [1938], Francfort-sur-le-Main, 1962,
p. 173 ; cf. Id., Geschichte des Bolschevismus [1932], Francfort-sur-le-Main, 1966, p. 64.
106 Bebel en 1878, cité chez Susanne MILLER, Das Problem der Freiheit im Sozialismus. Freiheit, Staat und Revolution in der Programmatik
der Sozialdemokratie von Lassalle bis zum Revisionismusstreit, Francfort-sur-le-Main, 1964, p. 114.
107 Article commémoratif de BEBEL pour le 30e anniversaire, en 1901 : « Ein Aufsatz von August Bebel über die Pariser
Kommune », Zeitschrift für Geschichtswissenschaft 19, 1971, p. 373-381.
108 Discours au Reichstag le 17 septembre 1878, BISMARCK, Gesammelte Werke, vol. 11 : Reden 1869-1878, p. 610-611. Bismarck dit ne plus
savoir si c’est Bebel ou Liebknecht qui s’est exprimé ainsi au Reichstag.
109 ROSENBERG, Demokratie und Sozialismus, op. cit., p. 171 ; Id., Geschichte des Bolschewismus, op. cit., p. 127. – Pour les Conseils de
soldats, on pourrait aussi renvoyer aux précurseurs dans l’armée de Cromwell.
110 Alexis de TOCQUEVILLE, appendice à De la démocratie en Amérique, Paris, Pagnerre, 1848, vol. 4, p. 364.
111 ENGELS, « Der Schweizer Bürgerkrieg » [1847], MEW, vol. 4, p. 391.
112 Par exemple Jakob DUBS, Die schweizerische Demokratie in ihrer Fortentwicklung, Zurich, 1868.
113 Cf. supra, p. 129-130.
114 ROSCHER, Politik, (supra, p. 189, n. 33), p. 357.
115 Le modèle suisse inspiré d’un schéma prétendument germanique a aussi été mis en valeur, dans diverses publications, par le journaliste
Theodor Curti qui, après de longues années d’activité politique en Suisse, fut directeur de la Frankfurter Zeitung de 1902 à 1914 ; par exemple
Theodor CURTI, « Der Weltgang des Referendums. Ursprung, Untergang und Wiedergeburt der germanischen Volksfreiheit », Archiv des
öffentlichen Rechts 28, 1912, p. 1-44.
116 Immanuel HOFFMANN, Das Plebiscit als Correctiv der Wahlen, Berlin, 1884, a tenté de développer des arguments contre cette idée en se
référant aux expériences positives en Suisse.
117 Karl LOEWENSTEIN, Volk und Parlament nach der Staatstheorie der französischen Nationalversammlung von 1789, Munich, 1922 [réimp.
Aalen 1990], p. IX.
118 Hans DELBRÜCK, Regierung und Volkswille, Berlin (2èe éd.), 1920 ; sur Athènes, p. 34 et 65 sq. ; sur Rome, p. 68 sq.
119 Hans DELBRÜCK, « Bebel der Demagog », Preussische Jahrbücher 153, 1913, p. 556-560. – Mommsen avait abouti à un autre jugement :
« Avec un cerveau comme celui de Bebel », « on pourrait équiper une douzaine de junkers de l’est de l’Elbe » de telle sorte qu’ils « brillent
parmi leurs semblables ». MOMMSEN, « Was uns noch retten kann » [1902], in Ludo Moritz HARTMANN, Theodor Mommsen. Eine
biographische Skizze, Gotha, 1908, p. 255-258, ici p. 258.
120 Par exemple Erich BETHE, « Athen und der Peloponnesische Krieg im Spiegel des Weltkrieges », Neue Jahrbücher für das klassische
Altertum, Geschichte und deutsche Literatur 20, 1917, p. 73-87.
121 Engelbert DRERUP, Aus einer alten Advokatenrepublik (Demosthenes und seine Zeit), Paderborn, 1916, p. 1-4 et 187-192.
122 Heinrich SWOBODA, Deutsche Literaturzeitung 39, 1918, p. 323-331, ici p. 331.
123 Engelbert DRERUP, Demosthenes im Urteile des Altertums von Theopomp bis Tzetzes. Geschichte, Roman, Legende, Würzburg, 1923, p. 1.
124 Eduard MEYER, England. Seine staatliche und politische Entwicklung und der Krieg gegen Deutschland, Stuttgart, 1915 ; Id.,
Weltgeschichte und Weltkrieg. Gesammelte Aufsätze, Stuttgart, 1916 ; pour de nombreux autres titres, voir Heinrich MAROHL, Eduard Meyer.
Bibliographie, Stuttgart, 1941.
125 Déclaration devant le Congrès américain, le 2 avril 1917.
126 Ainsi dans le recueil : Die deutsche Freiheit. Fünf Vorträge, Gotha, 1917, avec des textes d’Adolf von Harnack, Friedrich Meinecke, Max
Sering, Ernst Troeltsch et Otto Hintze. – Voir par ailleurs, entre autres, l’essayiste d’extrême-droite Houston
Stewart CHAMBERLAIN, Demokratie und Freiheit, Munich, 1917, mais aussi, plus tard, un historien de l’Antiquité qui, dans ce contexte,
n’aborde pas l’Antiquité : Julius KAERST, « Die moderne Demokratie und der deutsche Staat », Die Tradition. Wochenschrift für preussische
Politik und monarchische Staatsauffassung 3, 1921, p. 228-238 et 288-301.
127 Frank M. TURNER, The Greek Heritage in Victorian Britain, New Haven, 1981, p. 187.
128 Friedrich MEINECKE, Erlebtes. 1862-1919, Stuttgart, 1964, p. 321.
129 Statistiques électorales de 1863 chez Jürgen SCHLUMBOHM (éd.), Der Verfassungskonflikt in Preussen 1862-1866, Göttingen, 1970, p. 89-
93. – Sur le concept « jacobin » de 1799 : Entwurf einer republikanischen Verfassungsurkunde, wie sie in Deutschland taugen möchte. Im 7.
Jahr der Mutterrepublik, 4e section, no 15 : « Un tiers des grands électeurs est pris dans la classe des moins fortunés, un tiers dans celle des
moyennement fortunés, un tiers dans celle des plus fortunés. Les rôles d’imposition servent ici de ligne directrice », in
Heinrich SCHEEL (éd.), Jakobinische Flugschriften aus dem deutschen Süden Ende des 18. Jahrhunderts, Berlin, 1965, p. 130-182, ici p. 148.
Cette division se rapporte donc aux grands électeurs, pas aux électeurs ; on prévoit en outre un vote à bulletin secret.
130 Les membres de l’infanterie sont regroupés en cinq classes échelonnées selon leur niveau censitaire, les groupes censitaires les plus élevés
(comprenant beaucoup moins de membres) obtenant un nombre particulièrement élevé de centuries. À cela s’ajoutent les quotas de suffrages
réservés à la cavalerie (« chevaliers ») et au reste des citoyens qui ne remplissent pas le critère de la capacité économique permettant d’acheter
soi-même son équipement militaire. Les groupes censitaires votent les uns après les autres, en commençant par la catégorie la plus élevée. C’est
la majorité de ces 193 centuries qui compte. Jusqu’au milieu du IIIe siècle av. J.-C., elle peut être obtenue par un vote concordant des centuries
des chevaliers et de la première classe censitaire ; plus tard, après le vote de la deuxième classe. Une fois la majorité absolue obtenue, le vote est
suspendu, si bien que, le cas échéant, les classes censitaires inférieures n’y participent plus du tout. La recherche moderne considère que ce
système ne s’est formé qu’au fil de la République, autour du IVe siècle av. J.-C., c’est-à-dire qu’il ne remonte pas à l’époque royale comme le
suppose l’historiographie romaine.
131 Aktenstücke und Aufzeichnungen zur Geschichte der Frankfurter Nationalversammung aus dem Nachlass von Johann Gustav
Droysen, Rudolf Hübner (éd.), Berlin, 1924, p. 381-382.
132 CICÉRON, La République, II, 39 ; TITE-LIVE I, 43, 10. – Il pouvait toutefois arriver que les électeurs des classes censitaires inférieures ne
puissent absolument pas exprimer leur suffrage ; cf. supra, note 130, p. 256.
133 [Maximilian] Grävell (Francfort-sur-l’Oder) en plénum, le 20 janvier 1849 ; Stenographischer Bericht über die Verhandlungen der
deutschen constituirenden Nationalversammlung zu Frankfurt a. M., Franz Wigard (éd.), vol. 7, 1, Francfort-sur-le-Main, 1849, p. 5491.
134 [Franz Leo Benedikt] Waldeck, le 16 mai 1861 ; Stenographische Berichte über die Verhandlungen [des preussischen
Abgeordnetenhaus], 1861, p. 1257. – Contrairement à la supposition faite par Gerhard SCHILFERT, Sieg und Niederlage des demokratischen
Wahlrechts in der deutschen Revolution 1848-1849, Berlin, 1952, p. 271, le juriste en question ne peut pas être Friedrich Carl von Savigny,
celui-ci n’étant mort que le 25 octobre 1861. Cela n’exclut pas, sur le fond, que Savigny soit à compter parmi les « suspects ».
135 Stenographische Berichte über die Verhandlungen [des Preussischen Abgeordnetenhauses], 1861, p. 1260. Duncker complète en disant que
les remarques de Waldeck sur les comices centuriates ne sont pas tout à fait exactes. Il se réfère à son commentaire (ibid., p. 1257) « selon lequel
en règle générale on ne votait pas par centuries, à Rome, lorsqu’il était question d’élections ». Nous avons manifestement affaire à une
confusion. À partir du IIIe siècle av. J.-C., les comices centuriates furent rarement convoqués, pour voter les lois, mais toujours pour les élections
aux postes de hauts magistrats (consuls et préteurs).
136 Hermann VON PETERSDORFF, « Graf Albrecht von Alvensleben-Erxleben », HZ 100, 1908, p. 263-316, ici p. 300-301 ; Hellmuth
von GERLACH, Die Geschichte des preussischen Wahlrechts, Berlin, 1908 ; August WOLFSTIEG, « Wer ist der Vater des Dreiklassenwahlrechts
in Preussen ? », Preussische Jahrbücher 164, 1916, p. 349-355.
137 On trouve dans cette catégorie, outre les différences quant au nombre de personnes par classe, le fait qu’à Rome, l’inscription au sein des
classes se faisait selon des limites censitaires définies, que le vote se pratiquait tour à tour par catégories censitaires, que l’élection ne se faisait
pas directement au sein des centuries, que le résultat était au contraire fixé seulement par l’addition des voix de ces corps électoraux et, pour
finir, qu’à partir de 139 av. J.-C., le vote oral a été remplacé par le vote écrit à bulletin secret.
138 Cité chez August BEBEL, Die Sozialdemokratie und das allgemeine Stimmrecht. Mit besonderer Berücksichtigung des Frauen-Stimmrechts
und Proportional-Wahlsystems [1895], in Ausgewählte Reden und Schriften, Gustav Seeber (éd.), vol. 3, Munich, 1995, p. 613-691, ici p. 690.
139 Rosa LUXEMBURG, « Der preussische Wahlrechtskampf und seine Lehren » [Discours à Francfort-sur-le-Main, le 17 avril 1910],
in Gesammelte Werke, Institut für Marxismus-Leninismus beim ZK der SED (éd.), vol. 2, 1906 bis Juni 1911, Berlin, 1972, p. 305-333, ici
p. 319. Bismarck a dit, lui aussi, qu’il n’existait pas de « loi électorale plus absurde, plus lamentable » ; discours tenu au Reichstag de la
Confédération d’Allemagne du Nord, le 28 mars 1867 ; BISMARCK, Gesammelte Werke, vol. 10, Reden 1847-1869, p. 356.
140 Texte in Rüdiger vom BRUCH et Björn HOFMEISTER (éd.), Deutsche Geschichte in Quellen und Darstellung, vol. 8 : Kaiserreich und Erster
Weltkrieg 1817-1918, Stuttgart, 2000, p. 427-430, ici p. 429.
141 MEINECKE, Erlebtes, op. cit., p. 321.
142 Par exemple « Der Staat, sein Wesen und seine Organisation », in MEYER, Weltgeschichte und Weltkrieg, op. cit., p. 132-168.
143 MEINECKE, Erlebtes, op. cit., p. 321.
144 MGW I/15, p. 229 sq. et 350-351.
145 Textes in Friedrich MEINECKE, Politische Schriften und Reden, Georg Kotowski (éd.), Darmstadt, 1958, p. 146-180.
146 MEINECKE, Politische Schriften und Reden, p. 270. Le parallèle Cléon-Ludendorff se trouve de nouveau chez Friedrich MEINECKE, « Johann
Gustav Droysen. Seine Geschichtsschreibung und sein Briefwechsel », HZ 141, 1930, p. 249-287, ici p. 265.
147 Georg von BELOW, « Deutschtum und klassisches Altertum », Deutscher Volkswart 5, 1920, p. 297-392, 319-325, ici p. 301-302.

Démocratie, « führer » et « communauté du peuple »


À partir de la fin du XIXe siècle s’affirme par intermittence une nouvelle tendance : donner une dimension plus
fortement historique au thème de la liberté antique et de la démocratie, et donc ne plus lui accorder de résonance pour
l’époque contemporaine.
NOUVELLES THÉORIES SUR LA DÉMOCRATIE
Des sociologues comme Moïseï Ostrogorski, Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca et Robert Michels jugent dépassée la
question de la démocratie au sens traditionnel du terme1. Face à la domination persistante d’une « classe politique »
(Mosca) ou à la « loi d’airain de l’oligarchie » – la domination de fait des commanditaires par les détenteurs de
mandats – que Michels voit aussi et justement à l’œuvre dans les organisations du mouvement ouvrier, il ne peut plus
s’agir que de désigner de manière adéquate les élites politiques. Pour Michels, une démocratie d’assemblée au sens
des propositions de Rittinghausen2, loin de pouvoir résoudre le problème, aurait plutôt tendance à l’aggraver, les
participants étant ici manipulés par des orateurs de talent3. Le fascisme italien fera ultérieurement des emprunts
intellectuels à Mosca, Pareto et Michels, ce dernier abandonnant d’ailleurs le socialisme pour devenir un admirateur
de Mussolini4. Le livre de Gustave Le Bon sur la psychologie des masses qui aspirent à une direction forte 5, un
ouvrage qui oscille entre la vulgarisation et le registre pseudo-scientifique, joue quant à lui un rôle considérable dans
les réserves que l’on rencontre souvent en Europe à l’égard de la démocratie, et il inspirera d’ailleurs Mussolini et
Hitler.
Dans les ouvrages de droit constitutionnel du début du XXe siècle, on peut de plus en plus débattre de la démocratie
sans faire de références substantielles à l’Antiquité6 – références dont pouvaient également se passer en bonne partie
les adversaires de la démocratie au XIXe siècle7. Un déplacement s’opère dans l’idée que l’on se fait de l’opposition
entre démocratie directe et immédiate, démocratie indirecte et médiane : la démocratie immédiate n’est plus incarnée
en premier lieu par une démocratie d’assemblée populaire, devenue totalement obsolète dans les conditions modernes,
seulement possible dans les Landsgemeinden de quelques cantons suisses censés entretenir les traditions de
l’Antiquité germanique. Par démocratie directe, on entend à présent la participation de tout le corps des citoyens se
manifestant par des votations populaires, en concurrence avec les décisions prises par des parlements, que l’on se
réfère au modèle (suisse) de la démocratie référendaire8 ou aux éléments plébiscitaires de la Constitution de
Weimar9 évalués tantôt comme une « ornementation démocratique », tantôt comme le « baril de poudre de la
constitution10 ». Fondamentalement, la question pouvait également être focalisée sur le conflit entre identité, au sens
rousseauiste, et représentation11. La « démocratie pure » apparaît alors comme un système où le peuple acclame (ou
non) sa direction politique12, de telle sorte que l’on n’est plus obligé de voir une contradiction entre la démocratie et
la dictature, celle-ci n’étant pas le contraire de la démocratie, mais le contraire de la discussion, comme l’écrit Carl
Schmitt en se référant à Donoso Cortés13. On voit aussi émerger une convergence au moins partielle avec les
positions défendues par Max Weber à la fin de sa vie14 et la conception de la « loi d’airain de l’oligarchie » défendue
par un Robert Michels.
Du côté de la gauche politique démocratique, les préjugés contre la démocratie parlementaire subsistent. Lors de
l’adoption de la Constitution de Weimar, le ministre de l’Intérieur social-démocrate Eduard David exprime le respect
que lui inspire l’œuvre d’Hugo Preuss, père intellectuel de cette Constitution. Si la social-démocratie a suivi le libéral
de gauche Preuss, c’est aussi parce qu’elle ne disposait pas elle-même d’une théorie spécifique sur la Constitution.
David ajoute toutefois qu’avec la Constitution de Weimar, on n’a « pas seulement établi la démocratie politique,
[mais] aussi la démocratie économique ». En disant cela, il pense aux institutions du Conseil économique national
[Reichwirtschaftsrat] et du Conseil national des ouvriers [Reichsarbeiterrat] mentionnées à l’article 165. Comme on
n’introduit pas seulement dans la Constitution le droit de vote des femmes, mais aussi l’« expression directe de la
volonté populaire » – sous la forme de pétitions populaires et de décisions populaires –, il considère que «  la
République allemande est désormais la démocratie la plus démocratique du monde15 ». En 1929, Ernst Fraenkel
regrettera que les éléments de la Constitution de Weimar qui relevaient du principe des conseils soient pratiquement
restés lettre morte. Ils avaient, selon lui, constitué une « tentative d’élimination de la dictature parlementaire » ou de la
« dictature de la démocratie politique16 ». Même chez ceux qui récusent une « dictature bolcheviste de parti », on peut
entretenir le mythe des conseils sous leur forme authentique, c’est-à-dire pas encore pervertie par les bolcheviks. Ils
sont les « organes d’une démocratie extrême, du gouvernement inconditionnel et sans limite de la masse populaire par
elle-même ». Car, écrit Arthur Rosenberg, « la véritable démocratie […] ne consiste pas dans le fait de mettre un
bulletin de vote quelconque dans l’urne, mais dans le gouvernement actif des masses par elles-mêmes17 ».
Dans les années 1920 tout comme autour de 184818, on regrette que le terme « démocratie » soit devenu un simple
slogan auquel peuvent être associés toutes sortes d’objectifs. Pour preuve, les déclarations de professeurs de droit
constitutionnel aussi différents, sur plan politique et scientifique, que Carl Schmitt et Hans Kelsen. Schmitt constate  :
« Comme la notion de démocratie […] s’est transformée en une notion idéale totalement générale, il en résulte une
extrême obscurité : son caractère polysémique fait qu’elle peut accueillir des idéaux différents, en définitive tout ce
qui est exemplaire, beau et sympathique. La démocratie se combine et s’identifie au libéralisme, au socialisme, à
l’équité, à l’humanité, à la paix et à la réconciliation des peuples19. » Kelsen écrit : « La démocratie est le slogan qui
domine généralement les esprits aux XIXe et XXe siècles. Mais c’est précisément la raison pour laquelle elle perd son
vrai sens – comme n’importe quel slogan. Comme on se croit obligé – pour se plier à la mode politique – de l’utiliser à
n’importe quel propos, cette notion – une de celles dont on a le plus abusé parmi tous les concepts politiques –, prend
les significations les plus diverses, souvent très contradictoires, pour autant que l’irréflexion courante du langage
politique vulgaire ne le réduise pas à une phraséologie conventionnelle ne revendiquant plus aucun sens
déterminé20. » Kelsen veut donc comprendre formellement la démocratie comme une manière ouverte de désigner un
type de gouvernement, par contraste avec une forme fermée et autocratique. Il constate que le drame de la démocratie
est de ne pas pouvoir se défendre lorsque la loyauté des citoyens diminue21.
QUELQUES ACTUALISATIONS DE L’ANTIQUITÉ
6À ce stade du débat, l’ancien thème de la confrontation entre démocratie et liberté antiques et modernes perd de sa
signification. Cela n’exclut certes pas que l’on en trouve des réminiscences çà et là dans les publications scientifiques
relevant de différentes disciplines, mais les recours explicites se font plutôt rares.
Parmi ces exceptions, il faut citer un article intitulé « Le concept moderne de liberté et la démocratie athénienne »,
paru après la Première Guerre mondiale, en 1922, dans une revue juridique. L’auteur, Ernst Radnitzky, souhaite
remettre en vigueur les thèses de Constant et Fustel de Coulanges contre les révisions entreprises par divers
antiquisants, en faisant apparaître les contradictions omniprésentes dans l’argumentation d’auteurs comme
Wilamowitz, Eduard Meyer et Beloch. Sur le fond, l’idée est parfaitement justifiée dans certains cas, mais le but de
Radnitzky est de mener une attaque de principe contre les révisions de l’histoire entreprises par divers spécialistes de
la discipline : « Ma mission était de montrer qu’en dépit de tous les progrès des sciences de l’Antiquité, il n’existe
aucune raison de situer le niveau de liberté authentique, assurée par l’État de droit, dont jouissait l’individu dans l’État
athénien, à un niveau plus élevé que ne l’ont fait Constant, Stahl, Mohl et leurs partisans, et je ne peux conclure qu’en
souhaitant que l’expression d’“État de droit des Athéniens” disparaisse des tableaux brossés par les hellénistes, ou du
moins ne rencontre d’écho chez aucun juriste22. » Edgar Salin infirme lui aussi l’hypothèse selon laquelle il aurait
existé à Athènes une conception « libérale » de la liberté, mais ne s’attarde pas sur cette tradition23.
Dans une étude intitulée Staatsgedanke und Staatslehre der Griechen (Pensée de l’État et théorie de l’État chez les
Grecs), en 1923, le philologue Max Pohlenz objecte à la thèse de l’omnipotence de l’État dans l’Antiquité, formulée
par Constant ; selon lui, cette idée pouvait tout au plus s’appliquer à Sparte24. Athènes, écrit-il, a longtemps été,
au Ve siècle av. J.-C., un « État populaire libéral » qui n’a perdu cette qualité qu’à l’ère post-péricléenne25. Lorsqu’il
caractérise cette évolution, on retrouve toutefois dans son texte, outre la référence à une justification «  jacobine » de
l’exercice illimité de la volonté populaire sans restrictions (à propos du procès des Arginuses) et de la «  justice de
classe » pratiquée dans un esprit égalitaire par les citoyens pauvres au sein des tribunaux populaires, les lieux
communs traditionnels de la critique d’Athènes26.
Considérées sous un angle positif, ces caractéristiques deviennent chez Arthur Rosenberg les signes d’une
« démocratie prolétarienne » à Athènes27. Professeur d’histoire de l’Antiquité, élève d’Otto Hirschfeld et d’Eduard
Meyer, devenu marxiste après la Première Guerre mondiale, Rosenberg s’est surtout fait connaître par ses travaux sur
les origines et l’évolution de la République de Weimar. Dans un livre sur l’histoire romaine, il affirme l’existence
d’une « internationale rouge » dans l’Antiquité28, ce qui contraste fortement avec les propos critiques qu’il avait tenus
auparavant sur un « règne écrasant du prolétariat » à Athènes29.
Dans son livre paru en 1940, Staat und Mensch in Hellas (L’État et l’homme dans la Grèce antique), l’historien d’art
Bernhard Knauss souligne l’attachement de la démocratie athénienne au droit et son respect des droits individuels, ce
en quoi Athènes se distinguait fondamentalement de Sparte et de sa « stérilité politique30 ». Cette œuvre renonçant à
toute discussion des travaux antérieurs, et son auteur s’abstenant d’y citer nommément les chercheurs, on n’y trouve
qu’une brève allusion à l’historiographie existante31. Si les propos de Knauss méritent l’attention, c’est par la clarté
avec laquelle ils se démarquent des positions défendues d’ordinaire à l’époque du national-socialisme (voir infra).
Il est impossible de passer en revue ici tous les ouvrages consacrés à l’histoire antique pour relever, derrière la
présentation des « réalités » athéniennes, les points de vue qui s’expriment sur la démocratie moderne dans différents
contextes nationaux ; ces considérations se répartissent d’ailleurs, dans chaque cas, en courants politiques opposés. En
France, par exemple, une présentation positive de la démocratie athénienne32 se heurte, en 1909, à une protestation
virulente au sein des rangs de l’Action française, le mouvement antidémocratique et antisémite dirigé par Charles
Maurras, qui récupère volontiers pour son propre compte les thèses de Fustel de Coulanges. Les contestataires
n’acceptent pas qu’Athènes soit présentée comme un modèle lumineux, surtout pour ce qui concerne la tolérance à
l’égard de métèques dont les Juifs sont à leurs yeux le pendant moderne33. Dans la science française, Gustav Glotz
fonde vers la fin des années 1920 son évaluation de la démocratie athénienne sur le fait que son régime correspondait
également, sur le fond, aux idéaux de la Révolution française, « liberté, égalité, fraternité », et que le principe de
l’équilibre parfait entre le pouvoir de l’État et la liberté individuelle s’était justement réalisé dans le système
judiciaire34. Il faut cependant rappeler que la fraternité n’est devenue un concept central qu’en 184835.
L’ancien Premier ministre Georges Clemenceau, dont la carrière s’est achevée en 1920 par une défaite aux élections
présidentielles, publie à quatre-vingt-trois ans une biographie de Démosthène36. Elle propose l’autoportrait implicite
d’un défenseur héroïque de la liberté nationale – mais aussi d’une victime de l’ingratitude du peuple –, laissant pour le
reste ouverte la question de savoir, par-delà ces images, quel message politique il entend transmettre.
Ce message est encore plus flou lorsque Harold Laski, un politologue anglais de premier plan évoluant au sein de la
gauche socialiste, considère qu’une démocratisation de l’économie est une condition d’existence de la démocratie
moderne ; pour ce faire, il brosse un tableau positif de la protection juridique et de la sécurité dont jouit la propriété à
Athènes, tout en constatant (en se référant précisément, pour la retourner, à l’oraison funèbre de Périclès) que cette
société n’a pas eu de conception de la liberté individuelle37. Dans le contexte anglo-saxon, on trouve aussi divers
propos de la fin du XIXe et du début du XXe siècle qui – dans des appréciations tout à fait contradictoires – prêtent à
Athènes un impérialisme « bienveillant », dans la mesure où les Athéniens auraient finalement apporté la démocratie
aux cités qu’ils dominaient38.
14Il n’est pas possible de déterminer, sans étude de grande envergure, ce que de telles appréciations peuvent bien
exprimer, pour autant qu’elles représentent autre chose qu’elles-mêmes. Cela vaut bien entendu tout autant pour une
quantité d’autres contextes nationaux dans lesquels il faudrait s’intéresser aux différences entre les écoles
scientifiques, aux diverses attitudes à l’égard des problèmes politiques contemporains et au rapport entre l’analyse
scientifique et certaines convictions liées à l’environnement concret.
FASCISME ET IDÉOLOGIE ROMAINE
Le fascisme italien a pris la Rome antique comme point de référence principal. Le terme fascio, qui désigne le
« faisceau » et « l’alliance », est dérivé des fasces, les faisceaux de verges des licteurs romains, auxquels s’était déjà
référée la symbolique de la Révolution française39. Ce terme est utilisé au XIXe siècle en Italie pour désigner aussi
bien des organisations qui veulent promouvoir l’unité nationale que des associations ouvrières. Les fasci di
combattimento, « unions de combattants » de Mussolini, se rattachent aux deux traditions. L’utilisation de la
symbolique romaine de la magistrature est aussi un indice des éléments étatiques présents dans le fascisme. Carl
Schmitt estime en 1929 : « Avec une sincérité antique, l’État fasciste veut redevenir un État, avec des détenteurs du
pouvoir et des représentants visibles […]. Le fort sentiment de lien avec l’Antiquité ne relève pas seulement de la
décoration40. » La ville, fondée par Mussolini en 1938 dans les marais pontins assainis, prend le nom de Littoria (à
partir de 1947 : Latina). La milice fasciste est articulée en légions, cohortes, centuries et manipules, conformément à la
terminologie de la Rome antique. Le « Jour du Travail » est célébré le 21 avril, date de « l’anniversaire » de la ville de
Rome. On trouve encore, dans cette symbolique, le « salut romain », bras tendu comme les statues romaines, un geste
que les nazis imiteront et dont ils feront le « salut allemand41 ».
Dans l’idéologie officielle du fascisme s’opère une inversion du concept de démocratie. Le refus de la démocratie
parlementaire et d’une vision de la liberté centrée sur l’individu doit être la base d’un État fort fondé sur les
corporations, et qui réalisera la démocratie et la liberté authentiques. Mussolini proclame le rejet du «  mensonge
conventionnel et absurde de l’égalité politique et de l’irresponsabilité collective » au profit d’une « démocratie
organisée, centralisée et autoritaire42 ». La « forme la plus pure » de démocratie consiste selon lui en ce que le peuple
s’identifie à la volonté d’un seul et unique individu43. Robert(o) Michels estime en 1927, peu avant son adhésion au
parti fasciste, qu’avec Mussolini, considéré comme « le chef dictatorial d’un grand peuple et d’un grand État », on a
atteint le « maximum » de l’« identification du chef et de l’État […] avec leurs attributs, leur sentiment de
responsabilité et leur énergie au travail44 ». L’homme qui sert de conseiller intellectuel et de plume à Mussolini,
Giovanni Gentile, professeur de philosophie hégélien qui occupe de nombreuses fonctions dans la politique culturelle
et devient, entre 1922 et 1925, ministre de l’Enseignement du gouvernement de Mussolini, écrit  : « Le fascisme ne
s’oppose pas au libéralisme comme le système de l’autorité au système de la liberté, mais comme le système de la
liberté vraie et concrète au système de la liberté abstraite et fausse45. »
Le thème de la démocratie athénienne est plutôt marginal dans l’interaction entre fascisme et sciences de l’Antiquité.
C’est la romanità, la référence à la Rome antique, qui y tient le premier rôle. Elle va de pair avec une prétention à
l’hégémonie culturelle en Europe et dans le monde46 qui concerne aussi, après 1933, les rapports très tendus avec
l’Allemagne national-socialiste. En 1934, Mussolini déclare que les Allemands ne disposaient pas encore de l’écriture
« à une époque où Rome avait César, Virgile et Auguste47 ».
Le goût pour la Rome antique s’exprime à partir du milieu des années 1920 dans la politique urbanistique et les
campagnes de fouilles à Rome ; il culmine avec la proclamation d’un nouvel Empire et la définition d’une mission
civilisatrice après la campagne d’Abyssinie en 1936 et les célébrations du bimillénaire d’Auguste, en 1937-1938,
précédées de jubilés similaires pour Virgile en 1930 et pour Horace en 1935. Le « Duce » peut se désigner lui-même
comme dictateur au sens où l’entendait la République romaine48. Mussolini, qui connaît, outre les œuvres de
Spengler49, le livre de Gundolf sur César50, voit en celui-ci « la volonté du guerrier unie au génie du sage » et le
considère comme le plus grand homme de tous les temps – après Jésus51. Il a d’ailleurs toujours à portée de vue un
buste de César52. Mais au gré des besoins, on peut aussi comparer Mussolini à Auguste, l’homme qui a surmonté la
guerre civile et a fini par devenir le souverain garant de la paix. Des auteurs anglo-saxons bienveillants soulignent eux
aussi à l’époque le parallèle entre Auguste et Mussolini53 ; parallèle que l’on trouve également, de manière implicite
et avec une interprétation ambiguë, dans La révolution romaine de Ronald Syme54.
19En dépit de la domination du thème de l’esprit romain dans l’idéologie fasciste et de la prépondérance des travaux
scientifiques consacrés à l’histoire romaine, il est difficile de dire à quel point le thème de la démocratie athénienne a
subi l’influence de l’actualité dans les ouvrages italiens d’histoire antique de cette époque. Cela va de la
réinterprétation antilibérale du concept de démocratie à la critique voilée du système dominant.
DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE ET DÉMOCRATIE DE WEIMAR
20La référence à la démocratie athénienne joue un rôle beaucoup plus important dans le débat allemand de l’entre-
deux-guerres qu’en Italie. Nous présenterons dans les pages qui suivent un choix d’exemples puisés dans ces
discussions, qui débouchent à l’époque sur une réévaluation – peut-être surprenante – du modèle athénien à l’époque
du national-socialisme. Parmi les résultats étranges que peut produire le recours à la tradition savante, on trouve
l’article d’un juge bavarois qui, après la révolution de 1918-1919, plaide pour le fonctionnariat à vie et le présente
comme le salut de l’État. Il compare les fonctionnaires aux « gardiens » de Platon. On ne peut certes, écrit-il, exiger
d’eux qu’ils adoptent la forme de vie platonicienne, le célibat et la pauvreté, mais il faut, comme l’a prévu le
philosophe, que la société les alimente de manière adéquate, c’est-à-dire qu’elle leur donne une solde garantissant leur
indépendance55. On met Platon à toutes les sauces – on en fait même le prophète du mouvement féministe56.
Sous la République de Weimar, il se trouve des voix pour présenter la démocratie athénienne comme un exemple pour
l’époque contemporaine – en particulier pour ce qui concerne le plébiscite, considéré comme l’élément constitutionnel
« le plus authentiquement démocratique57 » – et d’autres qui, en critiquant l’exemple athénien, cherchent à
promouvoir la démocratie parlementaire. Cette dernière tendance s’exprime, par exemple, dans un texte où Hans
Bogner écrit en 1930 à propos de l’évolution à Athènes : « L’égalité des droits se révèle, concrètement, être le
privilège accordé aux inférieurs et aux ratés. Le règne de la plèbe, la dictature du prolétariat, a fait sa percée. […]
L’idée de l’État s’atrophie, la plèbe au pouvoir ne considère plus l’État que comme une soupe populaire 58. » Il est
aussi avéré, pour Bogner, que « l’on peut déjà démontrer la présence chez les Grecs de toutes les prétendues idées de
la Révolution française59 », et cette opinion a une portée aussi négative pour l’Antiquité que pour son époque. Après
1933, Bogner se fait un nom comme représentant d’une histoire ancienne résolument « brune » [c’est-à-dire nazie (N.
d. T.)] et témoigne de « l’absence de chef et du besoin de chef » qui auraient caractérisé la démocratie athénienne et
seraient allés de pair avec une « dégradation de la race60 ».
Sous d’autres auspices, Ulrich Wilcken critique, au milieu des années 1920, une « politique sociale » athénienne mal
conçue, qu’il évalue à l’aune des lois sociales de Bismarck. À Athènes, écrit-il, le peuple considère l’État comme une
« institution d’assistance ». Mais comme les métèques sont exclus des paiements d’indemnités et des distributions de
céréales, ce système incarne selon lui « l’exploitation d’une majorité sans droits par une minorité privilégiée » et ne
peut donc « soutenir la comparaison, même de très loin, avec notre politique sociale allemande, telle qu’elle a été
inaugurée par le message impérial du 17 nov[embre] 1881 [sur la mise en place de l’assurance sociale]61 ».
 62 Victor EHRENBERG, « Vom Sinn der griechischen Geschichte », HZ 127, 1923, repris in Polis und Impe (...)
24On trouve aussi de nombreuses réflexions qui constituent un prolongement des thèmes traditionnels de la critique de
la démocratie, mais derrière lesquelles on pouvait – ou plutôt on devait – discerner des allusions au temps présent.
Victor Ehrenberg écrit ainsi, en 1923, que, dans les tribunaux de jurés athéniens, on voit émerger les « phénomènes de
décomposition de la démocratie menée au bout de sa logique », c’est-à-dire « la démagogie, la corruption, les instincts
de masse » : « De plus en plus, l’État est devenu le domaine d’une plèbe dirigée par des démagogues ambitieux.
L’homme politique professionnel, la plus triste déformation du zoôn politikon, est devenu le chef et l’usufruitier de la
démocratie62. »
Le thème de la tension entre démocratie et garantie des droits individuels est toutefois devenu obsolète dans la science
allemande, dans la mesure où de larges fractions de la bourgeoisie, au sein de la République de Weimar, regardaient
avec scepticisme ou hostilité la démocratie parlementaire – considérée, dans le camp de la « révolution conservatrice »
comme le « règne des inférieurs63 » –, les partis – du moins ceux de gauche, ceux de droite incarnant bien sûr l’intérêt
commun – et le « libéralisme ». Cette bourgeoisie espère la renaissance d’un État fort, ce qui s’exprime aussi par le
culte insistant du mythe du « chancelier de fer » Bismarck, ou le salut apporté par un messie politique ; elle est par
conséquent fascinée par Mussolini. Avec sa présentation de la postérité de César dans l’histoire européenne des idées,
Friedrich Gundolf en appelle à la renaissance d’une véritable grandeur, en ces temps où s’exprime le «  besoin » urgent
« d’un homme fort », mais où l’on ne rencontre qu’un personnel politique médiocre et caricatural par rapport à ce
« maître et sauveur » dont la venue se fait attendre64. Oswald Spengler pronostique la « lutte finale entre la
démocratie et le césarisme, entre les puissances dirigeantes d’un capitalisme dictatorial et la volonté
d’organisation purement politique des Césars » et reconnaîtra ultérieurement en Mussolini – mais justement pas en
Hitler – un nouveau César en puissance65. Werner Sombart, longtemps considéré comme un marxiste de salon, écrit
en 1934, lorsqu’il prône un « socialisme allemand » : « La démocratie, à l’ère économique, n’est que la légalisation du
maquignonnage66. »
Pour ce qui concerne les attaques contre le parlementarisme, il faut tout autant tenir compte de la polémique
d’extrême-gauche contre le camouflage de la domination de classe exercée par la bourgeoisie et de la convergence,
constatée par Ernst Troeltsch, entre l’aversion de la gauche et de la droite envers la « démocratie formelle67 », qui
dans un cas comme dans l’autre prend sa source dans une conception rousseauiste de la démocratie. Cette concordance
s’exprime aussi dans un commentaire de Kurt Tucholsky, qui sympathisait à l’époque avec les communistes, paru
dans la Weltbühne en 1926 : « Quelques idées théoriques du fascisme » sont, selon lui, « plus modernes que la
démocratie, qui agit contre son intérêt lorsqu’elle attelle son existence au parlementarisme en général 68. » Après la
prise de pouvoir par Mussolini, les partis communistes ne conçoivent toutefois le fascisme que comme une forme de
la domination de classe exercée par la bourgeoisie, dont l’autre variante est incarnée par les sociaux-démocrates,
dénoncés comme « sociaux-fascistes ».
Cette critique de gauche du parlementarisme ne joue cependant qu’un rôle marginal dans notre contexte, dans la
mesure où la plupart des universitaires antiquisants doivent être classés dans la bourgeoisie « d’obédience nationale ».
En invoquant l’Antiquité – depuis la doctrine, inspirée de Thucydide, selon laquelle une politique de grande puissance
suppose une direction rigoureuse à l’intérieur69 jusqu’aux vertus d’un « esprit romain » centré sur l’État70 –, les
historiens veulent apporter une contribution à la fondation d’un État autoritaire. De ce fait, il existe de nombreuses
lignes de continuité avec les conceptions qui seront défendues ensuite, à l’époque national-socialiste.
L’helléniste Werner Jaeger, qui succède en 1921 à Wilamowitz à la prestigieuse chaire berlinoise de sa discipline,
dénonce ainsi, à la fin de la République de Weimar, une critique de la cité grecque exercée depuis un « point de vue
libéral doctrinaire » à la Fustel de Coulanges. Se démarquant d’une conception individualiste des droits de l’homme, il
réclame que l’on réintègre l’individu dans la structure supra-individuelle de l’État, et espère du retour à l’Antiquité
grecque – en particulier à la conception platonicienne de l’éducation – un renforcement de l’« esprit de l’État » face au
« combat partisan et passionné » de son époque71. Après la « prise de pouvoir » de 1933, Jaeger tente de proposer le
« troisième humanisme » qu’il prône comme idéal éducatif pour le nouveau régime72, même si cela ne lui vaut pas
forcément l’approbation des nazis convaincus73. Helmut Berve constate en 1942 : « Les germes et les approches de ce
qui commence à émerger sous nos yeux comme une nouvelle image de l’Antiquité précèdent dans de nombreux cas la
[…] percée du sentiment national-socialiste dans le peuple allemand […]. Le rapport immédiat à l’État, considéré
comme un ordre communautaire moral de personnes apparentées par le sang, rapport qui nous a été donné avec la
renaissance de notre peuple, rejoint un courant de recherche qui existe depuis très longtemps et tente justement
d’appréhender le caractère communautaire de l’État hellénique, dans ses réalisations réelles comme dans la forme
idéale que lui a donnée Platon. » On n’a cependant pu le reconnaître pleinement qu’au moment où « l’instinct racial
aigu de notre peuple » a permis de « ressentir » les Grecs et les Romains « comme de notre sang et de notre
espèce74 ».
ANTIQUITÉ ET « ESPRIT DU CHEF » SOUS LE RÉGIME NAZI
Dès les années 1920, puis de manière prolongée et croissante sous le Troisième Reich, s’exprime la nostalgie de l’État
fort ou de la « communauté du peuple » [Volksgemeinschaft]. Dans ce contexte, une critique de l’Antiquité au nom du
manque de protection accordé aux droits de l’individu est devenue largement caduque. Cela correspond aussi à la
position alors défendue par une partie des enseignants de droit public à propos de la Constitution de Weimar : le
libéralisme serait contradictoire avec la démocratie et les droits fondamentaux constitueraient un obstacle au
développement du « véritable État du peuple75 ». Il s’ensuit, sous le « Troisième Reich », un refus de l’État de
droit76 et l’abandon définitif des droits individuels à la protection face à l’État, en raison de leur incompatibilité avec
« l’idée de Führer et l’ensemble organisé de ceux qui le suivent », et avec la « réalité d’une
organisation völkisch [ethnique (N. d. T.)] de la vie communautaire77 ». Au bout du compte, le « Führer » défend
« l’idée objective de la Nation, y compris le cas échéant contre l’arbitraire des mouvements d’humeur du peuple. La
volonté commune qui se forme en lui incarne, face à tous les intérêts particuliers, l’unité politique du peuple », écrit
Ernst Rudolf Huber78. Pour l’« État allemand du Führer et du peuple », on peut, selon la lecture officielle,
« revendiquer […] le concept de démocratie dans un sens plus authentique et plus profond […] que ce n’est le cas
pour la […] démocratie formelle d’autres pays79 ». L’acclamation de la volonté du Führer, sous la forme de
référendums, sera présentée par la suite comme la forme « germanique » de la démocratie. Dans « l’État du Führer »,
État censé être « directement démocratique au meilleur sens du terme », la votation populaire sert « à démontrer à tout
moment et de manière efficace l’alliance du peuple avec le Führer […] ou, le cas échéant, à la restaurer80 ».
Sous le nazisme, les antiquisants se préoccupent de souligner l’importance de l’héritage gréco-romain – se défendant
également contre la concurrence des références puisées dans l’Antiquité germanique. Leur but est aussi, parfois,
d’assurer la position des langues antiques au Lycée ou celle des sciences de l’Antiquité à l’Université, et d’empêcher
que des chaires d’histoire ancienne soient reconverties en chaires d’histoire et de civilisation des anciens Germains ou
même en chaires d’« histoire de la révolution national-socialiste81 ». Pour contrer des attaques comme celles d’un
Julius Streicher – « ce n’est pas le Latin qui a la parole sous le Troisième Reich, ni le Grec de jadis, mais
l’Allemand82 » –, on peut toujours faire appel à ces phrases régulièrement citées, extraites du Mein Kampf de Hitler :
« L’histoire romaine, correctement comprise dans ses très grandes lignes, est et demeure la meilleure maîtresse, non
seulement pour aujourd’hui, mais sans doute pour tous les temps. […] L’idéal culturel hellénique doit lui aussi être
préservé dans sa beauté exemplaire83. » Le grand public n’a sans doute pas su que l’estime affichée par Hitler à
plusieurs reprises (même plus tard) pour l’Antiquité « classique » allait de pair avec des propos dédaigneux sur les
Germains et des sarcasmes à propos de la germanophilie d’autres chefs nationaux-socialistes84.
Dès lors qu’il n’existe pas de vision historique officiellement imposée, surtout pour ce qui concerne l’Antiquité, on
assiste à une concurrence entre les propositions faites au régime – un phénomène qui découle de «  la mise au pas » à
laquelle de nombreux scientifiques se sont soumis d’eux-mêmes. On met en exergue le sens de l’État et l’éducation
politique prétendument exemplaires de l’Antiquité. On évoque ainsi « l’esprit romain », de César, présenté comme un
chef à la légitimité plébiscitaire85 (ce qui place le national-socialisme en concurrence avec le fascisme italien), ou la
théorie de Platon avec son « principe du chef86 », ses éléments de politique agraire, de pédagogie87 ainsi que ses
positions eugénistes et de « politique raciale88 ». On prétend retrouver le principe de ces dernières dans Mein
Kampf de Hitler89. On loue tout particulièrement l’État militaire de Sparte90. Des travaux antisémites sur « la
question juive dans l’Antiquité » sont alors présentés par des antiquisants, mais aussi et surtout par des théologiens.
La référence à Sparte atteint un sommet macabre avec Hermann Göring qui s’est vanté à tort, en sa qualité de
commandant en chef de la Luftwaffe, de soutenir la 6e armée encerclée à Stalingrad. Le 30 janvier 1943, dans une
allocution radiophonique également émise en direction de Stalingrad, il exige que les soldats qui s’y trouvent
acceptent un « sacrifice héroïque, suivant ainsi l’exemple du roi Léonidas et de ses Spartiates aux Thermopyles91 ».
En 480 av. J.-C., les Spartiates se sont en effet fait massacrer jusqu’au dernier pour retarder l’avancée des Perses.
Même si cela leur a valu une gloire éternelle, ce n’est pas franchement une perspective radieuse pour les soldats qui
écoutent la radio. Depuis un certain temps, du reste, des voix s’étaient élevées dans les rangs des chercheurs en
histoire ancienne, affirmant qu’il s’était agi d’une action absurde du point de vue militaire qui n’avait pas eu d’effet
sur l’issue de la guerre – d’ailleurs favorable aux Grecs. Reste à savoir dans quelle mesure cette interprétation était
alors connue en dehors des cercles spécialisés92.
Les Grecs, ce « peuple parent », doivent en même temps que les Romains fournir l’exemple à inculquer d’une
« humanité ancrée dans l’État » ; ces « peuples liés par le sang et la race » pourraient constituer le modèle d’un nouvel
État allemand où serait mise en œuvre une « cohabitation organique de l’État et du peuple93 ». Dans cette mesure,
« l’éducation humaniste authentique ne vise pas à produire un individualiste, un particulier doté d’un intellect, mais un
être politique […] Elle éduque […] aux vertus dont a besoin l’État national-socialiste 94 ». L’État antique est « une
communauté de vie dominante, emplie d’esprit […] Ce n’est pas une organisation destinée à garantir le libre jeu des
forces, pas plus qu’une institution d’assistance destinée à protéger les faibles, et moins encore – en tout cas à la grande
époque – un exutoire pour les velléités tyranniques. C’est plutôt la communauté des citoyens libres, qui se réalise
politiquement sans intermédiaire ni représentant, et imprègne la totalité de l’existence ». À Athènes et Sparte, les
« citoyens accèdent, au plus haut niveau personnel, à leur liberté et à leur unité, dans leur dévouement à l’État », écrit
Joseph Vogt95. Si l’on reconnaît d’une manière générale que « le Grec » « n’est pas un individu qui se satisfait de lui-
même, mais [qui vise] avant tout à être un maillon du grand ensemble communautaire », cela vaut tout
particulièrement pour Sparte, avec son « unique loi suprême », celle d’un « État global indépendant qui se modèle lui-
même dans l’ordre rigide et rigoureux de la communauté et dans la volonté combative de s’affirmer96 ».
Mais la démocratie athénienne peut aussi être interprétée dans ce sens. L’objet traditionnel des critiques contre
Athènes devient alors une qualité. L’helléniste Wolfgang Schadewaldt, dans un texte publié en 1934, présente la
critique formulée par Jacob Burckhardt contre l’« asservissement de l’individu par l’État97 » comme un malentendu
issu de l’esprit du libéralisme du XIXe siècle. L’État grec est au contraire, selon lui, « dans un sens, plus omnipotent et
contraignant que presque aucune structure étatique moderne, mais dans cette omnipotence même, il assure justement à
l’individu un sentiment de liberté et d’indépendance inconnu de ceux qui vivent dans un État libéral, ne serait-ce que
parce que la liberté qui y règne est trop dénuée de risques pour être une vraie liberté. Dans cet État total qu’est
Athènes, on trouve précisément une interrelation tout à fait particulière entre la liberté et l’attachement, une identité
entre le don et l’affirmation de soi. […] Par-delà les époques et leur déclin, nous sommes saisis, dans l’image que
donne à voir l’Athènes classique, par l’énergie, portée par une forte volonté, de l’esprit surnaturel et héroïque avec
lequel le Grec, au fil des siècles, s’est consumé dans son existence au sein de l’État98 ».
Nous ne pouvons exposer ici en détail la grande variété de références et de comparaisons à travers lesquelles
s’exprime cette nouvelle vision de la démocratie athénienne. Les exemples sont multiples : on y trouve le
rapprochement entre les liturgies athéniennes et le Secours d’hiver99, ou l’affirmation selon laquelle le peuple,
lorsqu’il se regroupe tout entier autour des postes de radio pour écouter le discours du Führer, ressuscite sous une
nouvelle forme l’Assemblée athénienne100. Mais il y a aussi l’accent mis sur les similitudes entre l’éphébie, le service
militaire des jeunes hommes à Athènes, et la Jeunesse Hitlérienne, la SA101 ou « notre SS102 », la mise en parallèle
de la vision de l’histoire et de la pensée politique chez Thucydide et chez Hitler dans Mein Kampf103, l’interprétation
de la loi de Périclès sur les droits civiques comme une protection contre le « mélange avec le sang étranger104 » et
comme une mesure visant à préserver la « force raciale d’Athènes105 ». On interprète la démocratie en vigueur à
Athènes comme une « expression essentielle de la substance du peuple » et l’égalité des droits comme la
« conséquence nécessaire de l’égalité du sang106 ». Bien d’autres aspects émergent encore dans cette présentation
globale de l’image d’Athènes ou des Grecs par les historiens nationaux-socialistes de l’Antiquité, notamment
l’utilisation des concepts de « race », d’« histoire nordique du monde », de « Führer » et d’« État organique107 ». Il
existait cependant aussi – comme le regrettait d’ailleurs en 1942 Hans Oppermann, qui se fera un nom comme
représentant de la science nazie de l’Antiquité – à côté de travaux correspondant à « l’esprit de notre temps »,
beaucoup de publications encore captives de l’époque « positiviste et historiciste de la science108 ».
Nous traiterons maintenant de manière un peu plus détaillée les conceptions qu’Helmut Berve a développées, sur de
nombreux points, avant de devenir, à partir de 1933, un représentant majeur et influent de l’histoire ancienne nazie.
Dans son Histoire de la Grèce (Griechische Geschichte, 1931-1933), Berve décrit la participation des citoyens
athéniens, rendue possible par le versement des indemnités, comme « l’accomplissement de la vraie vie
communautaire », si bien que la « globalité des citoyens [fusionnait] avec l’État109 ». Berve justifie ainsi la
condamnation de Socrate : l’on est forcé de voir en lui le représentant d’une « éthique individualiste », le « défenseur
public d’une norme de vie […] non étatique », un être « nuisible à éliminer110 ».
Berve est titulaire d’une chaire prestigieuse à Leipzig depuis 1927. Il est membre du NSDAP [le parti nazi, (N. d. T.)]
depuis 1933, et exerce des fonctions de premier plan dans la politique scientifique (il en occupera de nouveau par la
suite en Allemagne fédérale, après, il est vrai, un assez long « purgatoire »). À l’époque du national-socialisme, sa
réputation scientifique en fait le principal représentant de ces historiens de l’Antiquité qui veulent apporter leur
contribution à une image national-socialiste de l’histoire. D’un côté, Berve admire Sparte pour «  l’éducation de sa
jeunesse, son esprit de communauté, sa forme de vie militaire et la façon dont l’individu s’y intègre et fait ses preuves
avec bravoure », enfin pour le « type du Herrenmensch [le “seigneur” (N. d. T.)] » issu de la « sélection naturelle » et
de la « communauté de sang111 ». Par ailleurs, il protège en quelque sorte Athènes contre ceux qui lui reprocheraient
d’avoir été une démocratie, en indiquant d’une part que le corps des citoyens se limitait à une minorité de la
population totale, et en soulignant d’autre part qu’à Athènes, « l’État communautaire s’est réalisé comme presque
nulle part au monde112 ». Berve célèbre « l’esprit de sacrifice » des Athéniens, l’immense « engagement de leurs
biens et de leur sang en faveur de la cité113 ». L’histoire du Ve siècle av. J.-C. démontre selon lui « constamment un
engagement proprement bouleversant du meilleur sang de la classe des citoyens athéniens. La lignée qui a créé le
Parthénon n’est pas une lignée de l’âge d’or et des temps de paix, mais une lignée qui a sacrifié un nombre
incalculable de ses meilleurs représentants et qui est constamment prête à se sacrifier elle-même pour la cité114 ».
En février 1940, le discours que Berve consacre en tant que Recteur de l’université de Leipzig, à Périclès, est typique
du genre : il faut y suggérer au public des liens avec le temps présent tout en lui faisant comprendre que la discipline
scientifique représentée par l’orateur peut être utilisée de manière pertinente dans la vie courante. Périclès est vanté
comme une véritable figure de chef. Il est parvenu, dit Berve, avec son «  pouvoir surnaturel de mener les hommes, à
activer politiquement toutes les strates du peuple athénien, à les souder en une véritable communauté de vie
politique », phénomène auquel ont aussi contribué les paiements d’indemnités (« éléments favorisant la formation de
l’État »), la solde des équipages de la flotte et la politique de travaux publics. Leur financement, ajoute Berve, a requis
« des entreprises de politique étrangère […] qui devaient satisfaire des appétits de pouvoir vitaux autant que créer la
base matérielle de la nouvelle communauté étatique » ; quant à l’exploitation des alliés, elle servait « à apporter la
garantie matérielle d’une vie digne pour le peuple des seigneurs de l’Attique ». Comme « la volonté de Périclès et
l’instinct sain de la classe des citoyens sont naturellement en harmonie », « l’homme et son peuple » semblent « se
fondre l’un dans l’autre115 ». Ce n’est pas une vision fondamentalement nouvelle. Dès la fin du XIXe siècle, on peut
lire que « Périclès et l’État attique ne faisaient qu’un – pour ainsi dire – ou étaient intimement liés116 ». La
préservation de cette unité interne supposait toutefois, selon Berve, « un champ d’activité extérieur […] pour étendre
le pouvoir de l’Attique117 ». Les références constantes à l’idéologie nationaliste d’une « communauté politique du
peuple [Volksgemeinschaft]118 » sous la direction du Führer et d’une guerre menée pour garantir les ressources du
« peuple des seigneurs [Herrenvolk] » sont évidentes. À cela s’ajoute l’allusion au rôle de grand architecte tenu par le
Führer : « C’est ainsi la puissance brutale d’Athènes et la ferme volonté de son chef [Führer] qui ont […] donné le
jour aux merveilles du Parthénon et des Propylées, lesquelles comptent encore, même en ruines, au nombre des plus
sublimes témoignages de la puissance créative humaine119. » On le sait, Hitler avait une singulière admiration pour
les bâtiments classiques et se comparait – en privé – à Périclès quant à son rôle de maître d’œuvre ; les autoroutes du
Reich étaient au premier ce que le Panthéon était au second120.
Berve comprend cependant que sa glorification du « Führer » Périclès risque de projeter une ombre sur l’image du
« plus grand chef de tous les temps ». Il repousse donc les équivalences immédiates avec sa propre époque –
comparaisons qui ne sont pas forcément édifiantes compte tenu de la « guerre à fronts multiples » menée par Athènes
à partir de 461 av. J.-C. et de l’issue de la guerre du Péloponnèse, et pourraient même être comprises comme une mise
en garde contre un « vertige de la conquête à courte vue121 » – et il justifie ce refus par l’argument selon lequel, dans
le cas contraire, « on pèche non seulement envers le passé historique, mais aussi et au moins autant envers notre
époque national-socialiste, son Führer et ses créations uniques et, justement, sans précédent. […] Nous qui
connaissons l’homme d’État porté à sa quintessence, qui vivons une politique aux dimensions gigantesques, nous
n’avons certainement pas besoin d’invoquer des temps révolus pour sentir le souffle des actes puissants et des
événements révolutionnaires. Mais dans les tempêtes qui nous entourent, un regard sur une histoire aussi exemplaire
que celle des Grecs peut sans doute nous permettre de comprendre avec un esprit lucide les lois immuables de la vie
des peuples indo-germaniques122 ». Berve republiera en 1949 ce « service intellectuel » qu’il juge avoir rendu à
l’époque « au peuple allemand en son heure fatidique123 » ; il le fera dans une version dont le vocabulaire sera à
peine retouché et d’où seules l’introduction et la conclusion seront expurgées124.
Pour l’élève de Berve qu’est Hans Schaefer, le « peuple d’Athènes a trouvé » en Périclès « le maître à la direction
duquel il se range pour presque une génération ». On voit apparaître ici, selon Schaefer, « l’interpénétration
énigmatique du peuple et de l’homme d’État125 ». Dans une telle perspective, la démocratie athénienne a développé
la juste forme de liberté. Selon Fritz Taeger, Périclès a empêché que « la liberté » ne bascule « dans l’absence de
bornes et dans le règne du demos […], dans le gouvernement de la plèbe ». Car, écrit-il, « cette cité [Athènes] qui
s’est donné la liberté pour objectif, n’avait pas d’égards pour l’individu lorsqu’elle exprimait ses exigences et ne
connaissait qu’un seul commandement qui obligeait chacun à se dévouer volontairement jusqu’à la mort, parce que
c’était la seule manière pour elle de développer les énergies dont elle avait besoin face aux sujets et aux ennemis  ». La
liberté tire selon lui sa grandeur de « la plus profonde obligation de servir et d’être fidèle126 ». L’« approbation sans
réserve de l’État », issue de l’époque aristocratique, est désormais fondée sur « l’autodétermination de la libre
personnalité, non pas pour atomiser l’État et la société, mais pour les souder d’autant plus solidement à partir de la
liberté ». Aujourd’hui, écrit Schaefer, la véritable idée de la liberté ne peut être réalisée que par le « service du Führer
et de la communauté127 ». On lit aussi, chez un auteur ayant plus de distance avec le régime, que Périclès comprenait
« par le terme de démocratie la coopération entre tous les membres du peuple, une œuvre à laquelle même le plus
pauvre pouvait participer selon ses forces et ses talents », de sorte que l’on a ainsi mis en œuvre « un État du peuple »
« dans lequel chaque individu sent qu’il est un maillon vivant de l’ensemble […]128 ». Un autre essai paru au milieu
de l’année 1943 suggère un parallèle entre Hitler et Périclès mais, compte tenu du cours que prend alors la guerre, il a
aussi pu être compris dans un autre sens que celui visé par l’auteur. On y lit, à propos de l’opinion publique qui, à
Athènes, s’est retournée contre Périclès au début de la guerre du Péloponnèse : « Le peuple athénien […] fait défaut à
l’heure de l’épreuve. […] la foule passe de l’enthousiasme au mécontentement ouvert dès qu’elle risque de perdre ses
biens. […] Le peuple se charge d’une lourde faute. Dans un combat à la vie à la mort, il refuse son soutien au chef et
lui refuse sa fidélité, parce qu’il tient trop aux choses temporelles et néglige les valeurs éternelles que porte la
patrie129. »
Tout comme Berve, mais sans glorification explicite du système nazi, Hans Stier, élève d’Eduard Meyer, entreprend
en 1940 une évaluation positive de la démocratie athénienne. Il marque ses distances avec la forme « doctrinaire,
profondément anglaise du libéralisme » qui caractérise selon lui la vision de Grote sur Athènes ; la « comparaison
avec la démocratie moderne, appréciée » depuis le XIXe siècle, a selon lui été « plus un obstacle qu’un
encouragement ». On a ainsi méconnu le développement, à Athènes, d’une « forme de vie politique dans laquelle,
aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, la personnalité de l’individu doué, le grand homme comme
véritable exécutant de toute histoire, peut être amené à déployer une activité bénéfique en faveur de la collectivité ».
Cela n’a changé que dans la période post-péricléenne : « Alors que Périclès a compris dans le bon sens du terme la
mission consistant à guider le peuple, et a tiré de son propre dévouement total à l’État et au bien public l’autorité et la
force nécessaires pour conduire la foule des citoyens dans cet esprit, ses successeurs se sont considérés comme les
simples exécutants de la volonté du peuple […]. » C’est seulement à ce stade que la démocratie athénienne devient
clairement semblable à la démocratie partisane moderne, où la volonté de la majorité se situe au-dessus du « primat de
l’intelligence130 ».
En 1942, Joseph Goebbels caractérise en ces termes la « démocratie allemande » : « Nous, Allemands, vivons dans
une vraie démocratie, aussi autocratiques que puissent être parfois ses méthodes de direction, et la caractéristique la
plus éminente de notre démocratie est la somme de confiance qui relie le gouvernement et le peuple 131. » En 1933, il
avait constaté avec emphase que la prise de pouvoir par le national-socialisme avait « rayé de l’histoire
l’année 1789132 ». Pour ce qui concerne la théâtralisation de la politique, du culte du martyre, etc., il existe – même si
les politiques le nient – des correspondances entre la Révolution française d’une part, le fascisme et le national-
socialisme, de l’autre.
Compte tenu de ces nouvelles prémisses idéologiques, on ne tient à l’époque que peu de propos directement consacrés
au thème traditionnel de la liberté antique et de la liberté moderne. Cela changera lorsque la question de la démocratie
se posera à nouveau, après la Seconde Guerre mondiale.
NOTES
1 Moïseï J. OSTROGORSKI, La démocratie et les partis politiques [première parution en 1903], Paris, Fayard, 1993 ; Vilfredo PARETO, Trattato
di sociologia generale [1916], en français : Traité de sociologie générale, Giovanni Busino (éd.), éd. française de Pierre Boven, revue par
l’auteur, préface de Raymond Aron, in Œuvres complètes, vol. 12, Genève, Droz, 1968 ; id., Transformazione della democrazia [1921] en
français : La transformation de la démocratie, Giovanni Busino (éd.) ; édition française de Corinne Beuthler-Real, préface de Giovanni Busino,
in Œuvres complètes, vol. 14 (6e éd.), Genève et Paris, Droz, 1970 ; Gaetano MOSCA, Elementi di scienza politica [1895, 2e éd., 1922], édition
allemande : Die herrschende Klasse, Munich, 1950 ; id., « Il principio aristocratico ed il democratico » [1902], éd. allemande : « Das
aristokratische und das demokratische Prinzip », in Wilfried RÖHRICH (éd.), « Demokratische » Elitenherrschaft, Darmstadt, 1975, p. 28-46 ;
Robert MICHELS, Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen über die oligarchischen Tendenzen des
Gruppenlebens [1911], Stuttgart (4e éd.), 1989 ; « Die oligarchischen Tendenzen in der Gesellschaft. Ein Beitrag zum Problem der Demokratie »
[1908], in Masse, Führer, Intellektuelle. Politisch-soziologische Aufsätze 1906-1933, Francfort-sur-le-Main, 1987, p. 133-181, 182-
187 ; Id., « Gaetano Mosca und seine Staatstheorien », Schmollers Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft im Deutschen
Reiche 53, 1929, p. 111-130.
2 Voir supra, p. 261-262.
3 MICHELS, Soziologie des Parteiwesens, p. 27 sq.
4 « Der Aufstieg des Fascismus in Italien » [1924], in MICHELS, Masse, Führer, Intellektuelle, op. cit., p. 265-297 ; Id., Italien von heute.
Politische und wirtschaftliche Kulturgeschichte von 1860 bis 1930, Zurich, 1930, p. 221-222, avec, dans chaque cas, des renvois à Mosca et
Pareto. Pareto est mort en 1923. Michels, citoyen italien, était membre du parti fasciste depuis 1928. On supposait jadis que Michels avait rallié
les fascistes vers 1923. Des découvertes récentes imposent une révision de cette hypothèse ; Robert MICHELS, Soziale Bewegungen zwischen
Dynamik und Erstarrung. Essays zur Arbeiter-, Frauen-und nationalen Frage, Timm Genett (éd.), Berlin, 2008, p. 26-27.
5 Gustave LE BON, Psychologie des foules [1895], Paris (7e éd.), PUF, 2002. Il se fonde aussi sur l’expérience du mouvement mis en scène par le
général français Georges Boulanger entre 1886 et 1889, mouvement qui devait l’aider à instaurer une dictature.
6 Voir déjà, par exemple, Wilhelm HASBACH, Die moderne Demokratie. Eine politische Beschreibung, Iéna, 1912 ; dans les ouvrages anglo-
saxons : James BRYCE, Les démocraties modernes, traduit de l’anglais par B. Mayra et le lieutenant-colonel de Fonlongue, 2 vol., Paris, Payot,
1924 (avec uniquement un bref retour sur Athènes dans le vol. 1).
7 Ainsi dans la discussion britannique chez Walter BAGEHOT, The English Constitution, Londres, 1867 ; James Fitzjames STEPHEN, Liberty,
Equality, Fraternity [1873], Stuart D. Warner (éd.), Indianapolis, 1993 [réplique à J. S. Mill] ; Herbert SPENCER, The Man Versus the
State, Londres, 1884 ; Henry Sumner MAINE, Popular Government. Four Essays, Londres, 1886 ; William E. H. LECKY, Democracy and
Liberty, Londres (2e éd.), 1896.
8 Par exemple JELLINEK, Allgemeine Staatslehre (supra, p. 227, n. 138), p. 724-725 ; Richard THOMA, « Der Begriff der modernen Demokratie
in seinem Verhältnis zum Staatsbegriff. Prolegomena zu einer Analyse des demokratischen Staates der Gegenwart », in Hauptprobleme der
Soziologie, Erinnerungsgabe für Max Weber, Melchior Palyi (éd.), vol. 2, Munich, 1923, p. 37-64 ; Id., « Staat. Staatslehre »,
in Handwörterbuch der Staatswissenschaften, (4e éd.), vol. 7, 1926, p. 724-756, ici p. 737 ; Hans KELSEN, Allgemeine Staatslehre, Berlin, 1925,
p. 343-344.
9 Carl SCHMITT, Volksentscheid und Volksbegehren. Ein Beitrag zur Auslegung der Weimarer Verfassung und zur Lehre von der unmittelbaren
Demokratie, Berlin, 1927.
10 Hans GMELIN, « Referendum », in Gerhard ANSCHÜTZ et al. (éd.), Handbuch der Politik, (3e éd.), vol. 3 : Die politische Erneuerung, Berlin,
1921, p. 71-77, ici p. 77.
11 Carl SCHMITT, Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus [1923], Berlin, (5e éd.), 1979.
12 Carl SCHMITT, « Der Gegensatz von Parlamentarismus und moderner Massendemokratie » [1926], in Positionen und Begriffe im Kampf mit
Weimar – Genf – Versailles [1940], réimp. Berlin, 1988, p. 52-66 ; id., « Wesen und Werden des faschistischen Staates » [1929], ibid., p. 109-
115, ici p. 111 ; Id., Volksentscheid und Volksbegehren, op. cit., p. 34 ; Id., Théorie de la constitution [Verfassungslehre, 1928], traduit de
l’allemand par Lilyane Deroche, Paris, PUF (« Quadrige »), 1993, p. 385-386.
13 Carl SCHMITT, Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität [1922], Berlin, (6e éd.), 1993, p. 67 ; cf. Id.,
Geistesgeschichtliche Lage, op. cit., p. 41.
14 Cf. supra p. 183-184.
15 David à l’Assemblée nationale, 31 juillet 1919, in Eduard HEILFRON (éd.), Die Deutsche Nationalversammlung im Jahre 1919 in ihrer Arbeit
für den Aufbau des neuen deutschen Volksstaates, Berlin, 1919, vol. 7, p. 451-453.
16 Ernst FRAENKEL, « Kollektive Demokratie » [1929], in Gesammelte Schriften, vol. 1 : Recht und Politik in der Weimarer Republik, Hubertus
Buchstein et Rainer Kühn (éd.), Baden-Baden, 1999, p. 343-357, ici p. 349.
17 Arthur ROSENBERG, Geschichte der Weimarer Republik, Francfort-sur-le-Main, 1961, p. 17-18 [d’abord paru sous le titre : Geschichte der
deutschen Republik, 1935].
18 Cf. supra p. 241-242.
19 Carl SCHMITT, Théorie de la constitution, op. cit., p. 363 [traduction modifiée (N. d. T.)].
20 Hans KELSEN, Vom Wesen und Wert der Demokratie, Tübingen (2e éd.), 1929, p. 1.
21 Hans KELSEN, « Verteidigung der Demokratie » [1932], in Demokratie und Sozialismus. Ausgewählte Aufsätze, Norbert Leser (éd.), 1967,
22 Ernst RADNITZKY, « Der moderne Freiheitsbegriff und die attische Demokratie », Zeitschrift für öffentliches Recht 3, 1922, p. 287-351,
23 Edgar SALIN, « Der “Sozialismus” in Hellas », in Bilder und Studien aus drei Jahrtausenden. Eberhard Gothein zum siebzigsten Geburtstag
als Festgabe, Munich, 1923, p. 15-59, ici p. 46 sq. L’essai traite avant tout du débat déclenché par Pöhlmann sur le socialisme antique.
24 Max POHLENZ, Staatsgedanke und Staatslehre der Griechen, Leipzig, 1923, p. 13.
25 POHLENZ, op. cit., p. 61.
26 Ibid., p. 54 et 60.
27 « Demokratie und Klassenkampf im Altertum » [1921] ; « Aristoteles über Diktatur und Demokratie » [1933], in
Arthur ROSENBERG, Demokratie und Klassenkampf. Ausgewählte Studien, Hans-Ulrich Wehler (éd.), Francfort-sur-le-Main, 1974, p. 19-102,
28 Arthur ROSENBERG, Geschichte der römischen Republik, Leipzig, 1921, p. 59-60 (sur le lien supposé entre les utopies de la période
hellénistique et les lois agraires des Gracques).
29 Arthur ROSENBERG, « Perikles und die Parteien in Athen », Neue Jahrbücher für das klassische Altertum, Geschichte und deutsche
Literatur 18, 1915, p. 205-223, ici p. 208.
30 Bernhard KNAUSS, Staat und Mensch in Hellas, Berlin, 1940, p. 131.
31 Ibid., p. 116.
32 Alfred CROISET, Les démocraties antiques, Paris, Flammarion, 1909.
33 Pierre LASSERRE, M. Alfred Croiset, historien de la démocratie athénienne, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1909, notamment p. 1-7. Le
livre contient une préface de Charles Maurras, reprise par Bertrand HEMMERDINGER, « L’Action française et la démocratie
athénienne », Quaderni di Storia 4, 1976, p. 7-11. – En 1990, un député du Front national a repris cet argument à l’inverse : la démocratie
athénienne – pourtant tellement vénérée par la gauche – avait, selon lui, accordé la plus grande valeur à la distinction entre citoyens et étrangers.
Cité par Nicole LORAUX, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, Seuil, 1996, p. 204 sq.
34 Gustav GLOTZ, La Cité grecque. Le développement des institutions [1928], réimp. Paris, Albin Michel, 1968, p. 153, 241 et 267.
35 Voir supra, p. 239.
36 Georges CLEMENCEAU, Démosthène, Paris, Plon, 1924.
37 Harold J. LASKI, « Democracy », in Encyclopaedia of the Social Sciences, vol. 5 (1931), p. 76-85, ici p. 78 ; id., « Liberty », ibid., vol. 9
(1933), p. 442-4476, ici p. 442.
38 Illustrations in Jennifer Tolbert ROBERTS, Athens on Trial. The antidemocratic tradition in Western thought, Princeton, 1994, p. 258-259.
39 Voir supra, p. 133.
40 Carl SCHMITT, « Wesen und Werden des faschistischen Staates », op. cit., p. 114.
41 Friedrich PFISTER, « Fascistengruss », in Wörterbuch der Antike mit Berücksichtigung ihres Fortwirkens, Hans Lamer (éd.), Leipzig, (2e éd.),
1936, p. 212, récuse l’idée d’une réception immédiate de l’Antiquité et renvoie à une remarque de Mussolini selon laquelle il s’agit d’une
habitude personnelle. À l’inverse, Hans BENGL, « Das Armheben als antiker Gestus », Gymnasium 48, 1937, p. 43-44, constate qu’aussi bien le
fascisme que le national-socialisme ont « repris cette tradition du peuple romain en état de défense et l’ont dotée d’un nouvel esprit ».
42 Benito MUSSOLINI, Der Geist des Faschismus, Horst Wagenführ (éd.), Munich, 4e éd., 1940, p. 17 [La dottrina del fascismo, 1932, traduit en
français sous le titre La doctrine du fascisme, Florence, 1938.]
43 MUSSOLINI, op. cit., p. 6.
44 MICHELS, « Über die Kriterien der Bildung und Entwicklung politischer Parteien » [1927], in Masse, op. cit., p. 298-303, ici p. 299.
45 Giovanni GENTILE, Grundlagen des Faschismus, Cologne, 1936, p. 47. [Texte de 1927 ; édition italienne : Origine e dottrina del
fascismo, Rome, Libreria del Littorio, 1929].
46 Par exemple Pietro DE FRANCISCI, Der Geist der römischen Kultur, Cologne, 1941 [texte de 1940] ; autres illustrations in August
B. HASLER, « Das Duce-Bild in der faschistischen Literatur », Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken, 60, 1980,
p. 420-506, ici p. 462-468.
47 Cité in Giovanni DE LUNA, Benito Mussolini, Reinbek (4e éd.), 2000, p. 103.
48 Francesca RIGOTTI et Lorenzo ORNAGHI, « Die Rechtfertigung der faschistischen Diktatur durch die Romanität », in Das Scheitern
diktatorischer Legitimationsmuster und die Zukunftsfähigkeit der Demokratie. Festschrift für Walter Euchner, Berlin, 1995, p. 141-157,
notamment p. 153 sq.
49 Illustrations in Michael THÖNDL, « Der “neue Cäsar” und sein Prophet. Die wechselseitige Rezeption von Benito Mussolini und Oswald
Spengler », Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken 85, 2005, p. 351-394.
50 Ludwig CURTIUS, Deutsche und antike Welt. Lebenserinnerungen, Stuttgart, 1950, p. 497. (Sur Gundolf voir infra, p. 271.
51 Mussolinis Gespräche mit Emil Ludwig, Berlin, 1932, p. 67, 182 et 216.
52 Albert MIRGELER, « Der Faschismus in der Geschichte des modernen Staates. Die Selbstdeutung Mussolinis und seiner
Mitarbeiter », Saeculum 6, 1955, p. 84-117, ici p. 116.
53 A. PELZER-WAGENER, « A classical background to fascism », Classical Journal 23, 1927-1928, p. 668-677 ; Kenneth SCOTT, « Mussolini
and the Roman Empire », Classical Journal 27, 1932, p. 645-657 ; Eugenie STRONG, « Romanità throughout the ages », Journal of Roman
Studies 29, 1939, p. 137-166.
54 Ronald SYME, The Roman Revolution, Oxford, 1939 (La Révolution romaine, traduit de l’anglais par Roger Stuveras, Paris, Gallimard,
1967). On y remarque entre autres des titres de chapitre comme « la première marche sur Rome » [édition française p. 123] ou Dux [p. 280]. La
fameuse phrase de l’introduction, « In all ages, whatever the form and name of government, be it monarchy, republic, or democracy, an
oligarchy lurks behind the facade » (« À toutes les époques, quels que soient la forme et le nom du gouvernement, monarchie, république ou
démocratie, une oligarchie se dissimule derrière la façade » [édition française, p. 21]), a l’allure d’une réponse à Michels ou Mosca.
55 Theodor von der PFORDTEN, « Das Beamtenideal bei Platon und seine Bedeutung für die Gegenwart », Annalen des Deutschen Reichs für
Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft, année 1919-1920, p. 245-269.
56 Willi SCHINK, « Platon und die Frauenbewegung », Sokrates. Zeitschrift für das Gymnasialwesen, nouvelle série, 3, 1915, p. 432-444.
57 Friedrich CAUER, « Die deutsche Demokratie im Spiegel der athenischen », VuG 21, 1931, p. 257-276, ici, p. 267.
58 Hans BOGNER, Die verwirklichte Demokratie. Die Lehren der Antike, Hambourg, 1930, p. 219.
59 Hans BOGNER, « Das Ende der aufgeklärten Demokratie », Deutsche Rundschau 213, 1932, p. 6-13, ici p. 9.
60 Hans BOGNER, « Das doppelte Gesicht der Demokratie. Platon und die Lehren der Antike », in Reich und Reichsfeinde, Reichstinstitut für
Geschichte des neuen Deutschlands (éd.), vol. 1 : Hambourg, 1941, p. 143-159, ici p. 145 et 147. – Sur les positions antisémites de Bogner, on
lira entre autres son essai « Die Judenfrage in der griechisch-römischen Welt », in Forschungen zur Judenfrage, vol. 1, Sitzungsberichte der
Ersten Arbeitstagung der Forschungsabteilung Judenfrage des Reichsinstituts für Geschichte des neuen Deutschlands vom 19. bis 21. November
1936, Hambourg, 1937, p. 81-91.
61 Ulrich WILCKEN, Griechische Geschichte im Rahmen des Altertumsgeschichte [1924], Munich (2e éd.), 1926, p. 112. Le texte de la
déclaration de Guillaume II sur la sécurité sociale, comme mesure complémentaire à la « répression des exactions social-démocrates », in
vom BRUCH et HOFMEISTER, op. cit., p. 54-55.
62 Victor EHRENBERG, « Vom Sinn der griechischen Geschichte », HZ 127, 1923, repris in Polis und Imperium, Zurich, 1965, p. 7-18, ici p. 14.
63 Edgar J. JUNG, Die Herrschaft der Minderwertigen. Ihr Zerfall und ihre Ablösung durch ein Neues Reich, Berlin (2e éd.), 1930.
64 Friedrich GUNDOLF, Caesar. Geschichte seines Ruhms [1924], Berlin (2e éd.), 1925, p. 7.
65 Oswald SPENGLER, Le déclin de l’Occident – Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, traduit de l’allemand par M. Tazerout,
Paris, 1993, Gallimard, vol. II : Perspectives de l’histoire universelle, p. 429. [Der Untergang des Abendlandes, 1923]. Id., Jahre der
Entscheidung. Première partie : Deutschland und die weltgeschichtliche Entwicklung, Munich, 1933, p. 131 sq., notamment p. 134. Mussolini
pourra remplir ce rôle s’il se sépare définitivement des « sous-hommes » au sein de son parti.
66 Werner SOMBART, Deutscher Sozialismus, Berlin, 1934, p. 24.
67 Ernst TROELTSCH, « Der Ansturm gegen die Demokratie » [20 avril 1919], in Spektator-Briefe. Aufsätze über die deutsche Revolution und
die Weltpolitik 1918-1922, Hans Baron (éd.), Tübingen, 1924, p. 47-52, notamment p. 48.
68 Cité par Riccardo BAVAJ, Von links gegen Weimar. Linkes antiparlamentarisches Denken in der Weimarer Republik, Bonn, 2005, p. 433.
69 Max POHLENZ, « Thukydides und wir », Neue Jahrbücher für das klassische Altertum, Geschichte und deutsche Literatur und für
Pädagogik 46, 1920, p. 57-72.
70 Entre autres Richard HEINZE, « Von den Ursachen der Grösse Roms » [1921], in Vom Geist des Römertums, Erich Burck (éd.), réimp.
Darmstadt, 1972, p. 9-27 ; Eduard FRAENKEL, Die Stelle des Römertums in der politischen Bildung, Berlin, 1926 ; différents essais repris in
Hans OPPERMANN (éd.), Römertum. Ausgewählte Aufsätze und Arbeiten aus den Jahren 1921 bis 1961, Darmstadt, 1962 ; Id. (éd.), Römische
Wertbegriffe, Darmstadt, 1967.
71 Werner JAEGER, « Staat und Kultur », Die Antike 8, 1932, p. 71-89, ici p. 74 et 89.
72 Werner JAEGER, « Die Erziehung des politischen Menschen und die Antike », Volk im Werden 1, cahier 3, 1933, p. 43-49. Également
caractéristique, la réimpression dix ans après d’un discours tenu pour la célébration de la fondation du Reich en 1924 : Werner JAEGER, « Die
griechische Staatsethik im Zeitalter Platons », Die Antike, 10, 1934, p. 1-16. Sur les implications actuelles de Werner JAEGER, Paideia. Die
Formung des griechischen Menschen, vol. 1, Berlin, 1933, cf. la recension critique et ironique de Bruno SNELL, Göttingische Gelehrte
Anzeigen 1935, reprise in Gesammelte Schriften, Göttingen, 1966, p. 32-54.
73 Hans DREXLER, Der dritte Humanismus. Ein kritischer Epilog, Francfort-sur-le-Main, 1937.
74 Avant-propos, in Helmut BERVE (éd.), Das neue Bild der Antike, vol. 1 : Hellas, Leipzig, 1942, p. 6, 9 et 7.
75 Ernst Rudolf HUBER, « Bedeutungswandel der Grundrechte », Archiv des öffentlichen Rechts 62 (nouvelle série, 23), 1932-1933, p. 1-98, ici
76 Carl SCHMITT, « Nationalsozialismus und Rechtsstaat », Juristische Wochenschrift 63, 1934, p. 713-718 ; par ailleurs, avec ses applications
concrètes à la « Nuit des Longs Couteaux » : « Der Führer schützt das Recht », Deutsche Juristen-Zeitung 39, 1934, p. 945-950 (repris
in Positionen, op. cit., p. 199-203), et, (de manière particulièrement écœurante), aux lois de Nuremberg : « Die Verfassung der
Freiheit », Deutsche Juristenzeitung 40, 1935, p. 1133-1135.
77 Theodor MAUNZ, « Das Ende des subjektiven öffentlichen Rechts », ZGS 96, 1935-1936, p. 71-111, ici p. 74.
78 Ernst Rudolf HUBER, « Die deutsche Staatswissenschaft », ZGS 95, 1934-1935, p. 1-65, ici p. 41.
79 Wilhelm STUCKART, « Der nationalsozialistische Führerstaat im Verhältnis zu Demokratie, Diktatur und Selbstverwaltung », Deutsches
Recht 6, 1936, p. 342-349, ici p. 343. Stuckart avait un poste de Staatssekretär [fonctionnaire directeur de département (N. d. T.)] au ministère
de l’Intérieur du Reich.
80 Wolfgang ENDRISS, Die unmittelbare Demokratie als germanische Idee und ihre geschichtliche Entwicklung, thèse, Cologne, 1935, p. 21.
81 Ce que réclame Walter Frank en 1935 ; Helmut HEIBER, Walter Frank und sein Reichsinstitut für Geschichte des neuen
Deutschlands, Stuttgart, 1966, p. 122. En tant qu’historien de la France (Nationalismus und Demokratie im Frankreich der Dritten Republik
1871 bis 1918, Hambourg, 1933), il avait vraisemblablement à l’esprit l’exemple de la chaire d’histoire de la Révolution française, créée en 1891
à la Sorbonne.
82 Streicher (Gauleiter en Franconie), lors d’une réunion de l’Union nationale-socialiste des Enseignants à Nuremberg en 1934, cité par Hans
Jürgen APEL et Stefan BITTNER, Humanistische Schulbildung 1890-1945. Anspruch und Wirklichkeit der altertumswissenschaftlichen
Fächer, Cologne, 1994, p. 283.
83 Cité, par exemple, par Helmut BERVE, « Antike und nationalsozialistischer Staat », VuG, 24, 1934, repris in Wilfried NIPPEL (éd.), Über das
Studium der Alten Geschichte, Munich, 1993, p. 283-299, ici p. 284-285 ; Joseph VOGT, Unsere Stellung zur Antike, Breslau, 1937, p. 10 et 12.
84 Ces points de vue ont été connus grâce aux notes prises lors des « conversations de table » pendant la guerre : Henri PICKER, Hitler, cet
inconnu…, traduit de l’allemand par René Jouan, Paris, Presses de la Cité, 1969. Cf. seulement les notes du 11 janvier et du 7 juillet 1942.
85 Hans OPPERMANN, « Cäsar als Führergestalt », VuG, 24, 1934, p. 641-652.
86 [En allemand : Führerprinzip, terme également utilisé pour désigner le système hiérarchique qui régit le fonctionnement du nazisme, le
« principe du Führer » (N. d. T.)] Par exemple Justus HASHAGEN, « Über die weltgeschichtliche Bedeutung der antiken Staats-und
Soziallehren », Vierteljahrsschrift für Sozial-und Wirtschaftsgeschichte 28, 1935, p. 1-14, ici p. 7 ; également, entre autres,
Wilhelm NESTLE, « Der Führergedanke in der platonischen und aristotelischen Staatslehre », Gymnasium 48, 1937, p. 73-89.
87 Hans-Georg GADAMER, « Platos Staat der Erziehung », in BERVE (éd.), Das neue Bild, op. cit., vol. 1, p. 317-335 ; mais sans référence à
l’actualité.
88 Entre autres Herbert HOLTORF, « Griechische Staatsgesinnung – Staatsgesinnung des Dritten Reiches », Das Gymnasium, 48, 1937, p. 122-
126. Il est déjà arrivé auparavant que l’on invoque Platon comme voix d’autorité en faveur d’un eugénisme qui réclame « la sélection des forts »
et l’interdiction de reproduction pour ceux qui ne sont « guère capables de vivre » : Paul CAUER, Das Altertum im Leben der
Gegenwart, Leipzig, 1911, p. 107.
89 Joachim BANNES, « Hitler und Platon. Eine Studie zur Ideologie des Nationalsozialismus », Geisteskultur. Monatshefte der Comenius-
Gesellschaft für Geisteskultur und Volksbildung, 42, 1933, p. 97-113.
90 Entre autres Helmut BERVE, Sparta, Leipzig, 1937 ; Hans JOHN, Vom Werden des Spartanischen Staatsgedankens, Breslau, 1939 ;
Hans LÜDEMANN, Sparta. Lebensordnung und Schicksal, Leipzig, 1939 ; Jürgen BRAKE, Spartanische Staatserziehung, Hambourg, 1939. Les
travaux de Lüdemann et Brake ont été écrits dans le cercle gravitant autour du « Führer des paysans du Reich », Richard Walter Darré. Pour
Darré, encourager les travaux sur Sparte ou sur le droit foncier romain (sujets sur lesquels ont paru différents articles dans sa revue Odal) ne sert
pas seulement à légitimer l’esprit « du sang et du sol », mais correspond aussi à ses vastes ambitions en matière de politique scientifique, qui
visent à acquérir une autorité en matière d’interprétation de la vision historique du national-socialisme.
91 Texte in Herbert MICHAELIS et Ernst SCHRAEPLER (éd.), Ursachen und Folgen. Vom deutschen Zusammenbruch 1918 und 1945 bis zur
staatlichen Neuordnung Deutschlands in der Gegenwart, vol. 18, Berlin, non daté, p. 92-99, notamment p. 96. – Hitler concevra lui aussi la
période où il reste, en dépit de tout, dans le « bunker du Führer », comme un combat désespéré destiné à laisser un souvenir éternel, à l’image de
Léonidas ; Joachim FEST, Hitler. Eine Biographie, Francfort-sur-le-Main, (7e éd.), 2003, p. 1022, en français sous le titre Hitler, traduit de
l’allemand par Guy Fritsch-Estrangin avec la collaboration de Marie-Louise Audiberti, Michel Demet et Lily Jumel, Paris, Gallimard, 1973.
92 Une protestation contre cette critique du mythe de Léonidas : Franz MILTNER, « Pro Leonida », Klio, 28, 1935, p. 228-241.
93 « Leitsätze des Deutschen Altphilologen-Verbandes zur Neugestaltung des humanistischen Bildungsgedankens auf dem Gymnasium (30.
September 1933) », Neue Jahrbücher für Wissenschaft und Jugenbildung, 9, 1933, p. 570-571. – Otto REGENBOGEN, « Das Altertum und die
politische Erziehung », Neue Jahrbücher für Wissenschaft und Jugendbildung 10, 1934, p. 211-225, ici p. 213.
94 BERVE, « Antike und nationalsozialistischer Staat », op. cit., p. 297.
95 VOGT, Unsere Stellung, op. cit., p. 10-11.
96 Jürgen BRAKE, Spartanische Staatserziehung, Hambourg, 1939, p. 6-7.
97 Cf. supra, p. 175-176.
98 Wolfgang SCHADEWALDT, « Einzelner und Staat im politischen Denken der Griechen », VuG 24, 1934, p. 16-32, ici p. 21 et 32. – Il s’agit du
texte d’une conférence du 9 novembre 1932.
99 [Winterhilfswerk, service national-socialiste d’assistance aux nécessiteux (N. d. T.)] Hans VOLKMANN, « Der private Reichtum im
freiwilligen Dienst des antiken Stadtstaates », Neue Jahrbücher für Antike und deutsche Bildung 2, 1939, p. 3-20, ici p. 3.
100 Hans BOGNER, « Das deutsche Griechenbild und die Altertumswissenschaft », Strassburger Monatshefte, 6, 1942, p. 517.
101 Hans H. BIELSTEIN, « Unsere heutige Stellung zur Antike », Der deutsche Student 4, 1936, p. 210.
102 Hildebrecht HOMMEL, « Periploi », in Paulys Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft. Neue Bearbeitung, begonnen von
Georg Wissowa, vol. 19, tome 1, 1937, p. 855.
103 Helmut BERVE, Thukydides, Francfort-sur-le-Main, 1938, p. 49.
104 Fritz TAEGER, « Antikes Führertum », Nachrichten der Giessener Hochschulgesellschaft 10, 1934, p. 3-26, ici p. 10.
105 Siegfried ERASMUS, « Themistokles und Perikles als nordische Führerpersönlichkeiten », Die deutsche höhere Schule 6, 1939, p. 73-89, ici
106 Richard HARDER, « Plato und Athen », Neue Jahrbücher für Wissenschaft und Jugendbildung 10, 1934, p. 492-500, ici p. 499.
107 Par exemple Fritz SCHACHERMEYR, « Die Aufgaben der Alten Geschichte im Rahmen der nordischen Weltgeschichte », VuG, 23, 1933,
p. 589-600 ; Id., « Die nordische Führerpersönlichkeit im Altertum », in Humanistische Bildung im nationalsozialistischen Staate, Leipzig,
1933, p. 36-43 ; Id., Indogermanen und Orient. Ihre kulturelle und machtpolitische Auseinandersetzung im Altertum, Stuttgart, 1944 ;
Hans LÜDEMANN, Die Antike im politischen Geschichtsbild, VuG 27, 1937, p. 631-647 ; Franz MILTNER, « Die Antike als Einheit in der
Geschichte », in BERVE (éd.), Das neue Bild, op. cit., vol. 2, p. 433-453 ; Friedrich OERTEL, Klassenkampf, Sozialismus und organischer Staat
im alten Griechenland, Bonn, 1942.
108 Hans OPPERMANN, « Zur Lage der griechisch-römischen Altertumswissenchaft », Deutschlands Erneuerung 26, 1942, p. 574-579, ici
p. 574. Oppermann s’est lui aussi exprimé, dans ce cadre, sur la « question juive » : Der Jude im griechisch-römischen Altertum, Munich, 1943
(Schriftenreihe zur weltanschaulichen Schulungsarbeit der NSDAP, 22).
109 Helmut BERVE, Griechische Geschichte, Fribourg, 1931-1933, vol. 1, p. 273.
110 BERVE, Griechische Geschichte, op. cit., vol. 2, p. 62.
111 Helmut BERVE, Sparta, Leipzig, 1937, p. 7, 39 et 45.
112 Helmut BERVE, recension de Bogner, Deutsche Literaturzeitung 55, 1934, p. 1324-1330, ici p. 1329-1330.
113 Helmut BERVE, « Staat und Staatsgesinnung der Griechen », Neue Jahrbücher für Antike und deutsche Bildung 1, 1938, p. 12.
114 Helmut BERVE, « Was ist von der griechischen Geschichte lebendig ? », Süddeutsche Monatshefte 33, 1936, p. 720-727, ici p. 725.
115 Helmut BERVE, Perikles, Leipzig, 1940, p. 13, 7-8, 20 et 23.
116 SCHMIDT, Perikles, vol. 1, op. cit., p. 177.
117 BERVE, Perikles, p. 23.
118 Ibid., p. 28.
119 Ibid., p. 21.
120 FEST, Hitler, op. cit., p. 548 (Reprise d’un propos d’Albert Speer).
121 BERVE, Perikles, p. 9-10 et 27.
122 Ibid., p. 28.
123 Ibid., p. 29.
124 In Helmut BERVE, Gestaltende Kräfte der Antike, Munich, 1949, p. 66-87. Dans l’avant-propos de ce recueil, on affirme sans la moindre
honte que les transformations des textes antérieurs ont été faites « sur la base de nouvelles connaissances scientifiques ».
125 Hans SCHAEFER, « Die Grundlagen des attischen Staates im V. Jahrhundert » [1941], repris in Probleme der Alten Geschichte, Ursula
Weidemann et Walter Schmitthenner (éd.), Göttingen, 1963, p. 82-98, ici p. 90.
126 Fritz TAEGER, Das Altertum, vol. 1, Stuttgart, 1940, p. 296-297 et 5.
127 Fritz TAEGER, « Zur Geschichte der Freiheitsidee bei den Griechen », Nachrichten der Giessener Hochschulgesellschaft 11, 1936-1937,
p. 35-52, ici p. 44 et 52.
128 Hugo WILLRICH, Perikles, Göttingen, 1936, p. 302.
129 Hermann BRAUER, « Perikles und die Kriegsschuldsfrage. (Ein Beitrag zur Interpretation des Thukydides) », Die Deutsche Höhere
Schule 10, 1943, p. 131-136, ici p. 135.
130 Hans Erich STIER, Grundlagen und Sinn der griechischen Geschichte, Stuttgart, 1945, p. 36, 271, 273-274 et 275. [écrite vers 1940].
131 « Unsere Art von Demokratie » [19 avril 1942], in Joseph GOEBBELS, Das eherne Herz. Reden und Aufsätze aus den Jahren
1941/42, Munich, 1943, p. 279-285, ici p. 280-281.
132 Discours radiophonique du 1er avril 1933, cité d’après Karl Dietrich BRACHER, La dictature allemande. Naissance, structure et
conséquences du National-Socialisme, traduit de l’allemand par Frank Straschitz, préface d’Alfred Grosser, Toulouse, Bibliothèque historique
Privat, 1986, p. 31.

Du totalitarisme à l’état constitutionnel


Arnaldo Momigliano, émigré en Angleterre après l’introduction des « lois raciales » en Italie (1938), critique, dans
une conférence tenue à Oxford en 1940 et publiée à titre posthume, le fait que les antiquisants n’aient pas poursuivi
l’étude du thème de la liberté antique lancé par Constant, Acton ou Jellinek. Momigliano lui-même se concentre sur
les tensions entre l’autonomie des communautés et les conditions d’une paix générale dans l’univers des États grecs. Il
ne concrétisera finalement jamais – pas plus que ne l’avait fait Acton – son vaste projet de comparaison entre liberté
antique et liberté moderne1.
LE TOTALITARISME DANS L’ANTIQUITÉ ?
Compte tenu des expériences du temps, on pose au cours de la Seconde Guerre mondiale et des années d’après-guerre
la question des équivalents antiques du totalitarisme – le parallèle est évident avec la construction d’une image très
noire de l’Antiquité proposée sous la Révolution française en réaction à la Terreur. Antiquité, rousseauisme et
jacobinisme sont parfois aussi regroupés sous le concept de « démocratie totalitaire2 ». Soit on expose à ce soupçon
toute la culture politique des Grecs3 – quitte, parfois, à l’en laver4 –, soit on le fait porter sur Athènes, considérant que
la décision majoritaire sans protection des droits individuels implique un lien automatique entre ordre démocratique et
pratique gouvernementale totalitaire5. Autre possibilité : on souligne l’existence d’éléments totalitaires à Sparte6, qui
offre « l’exemple le plus frappant que l’on puisse trouver dans l’Antiquité, et peut-être dans toute l’histoire de
l’humanité, de réglementation rigoureuse par l’État de la vie de chaque citoyen7 ».
Ce sujet trouve un écho bien au-delà des sciences de l’Antiquité, avec le livre écrit pendant la Seconde Guerre
mondiale par Karl Raimund Popper dans son exil néozélandais, et publié pour la première fois en 1945, The Open
Society and Its Enemies (La société ouverte et ses ennemis). L’ordre libéral d’Athènes y est opposé à celui de Sparte et
aux contre-projets politiques du IVe siècle av. J.-C. À l’inverse de l’interprétation en vogue sous la République de
Weimar et sous le Troisième Reich, qui en faisait l’instigateur d’un modèle autoritaire de l’État, Platon est perçu
comme l’ancêtre intellectuel du totalitarisme, tandis que l’on reconnaît à quelques sophistes la qualité de
« libéraux8 ». Dans sa projection, Popper ne se laisse déconcerté ni par les contraintes de l’interprétation des textes, ni
par celles de la reconstitution de la réalité historique. De son point de vue, Athènes a mené la guerre du Péloponnèse
pour apporter aux autres Grecs liberté et démocratie : les Athéniens auraient aussi, selon lui, songé à abolir
l’esclavage. Dès la fin des années 1930, Richard Crossman, un chercheur bien formé en histoire ancienne, qui
deviendra après la Seconde Guerre mondiale un homme politique travailliste de premier plan, utilise des arguments
analogues à propos de Platon9.
Platon apparaît aussi chez Alexander Rüstow en précurseur intellectuel du totalitarisme, que celui-ci prenne la forme
du national-socialisme ou celle du bolchevisme10. Rüstow reconnaît à Athènes, à l’ère de Périclès, « la réalisation la
plus parfaite d’une démocratie libérale […] à laquelle l’humanité soit jamais parvenue », alors que Sparte représente
l’archétype de la répression totalitaire11. L’absence de garantie pour la liberté de penser, dont l’affaire Socrate est un
indice, demeure elle aussi un lieu commun12. Les Grecs – contrairement aux Romains – n’ont pas trouvé l’équilibre
entre « pouvoir de l’État » et « sphère individuelle13 ». On note cependant aussi quelques efforts visant à récuser
l’idée que l’on manquait de liberté individuelle à Athènes et à invoquer le modèle athénien à l’appui de la pensée
démocratique, comme le fait par exemple une publication allemande de 195114.
DES PERSPECTIVES DIVERGENTES SUR ATHÈNES
Depuis un demi-siècle, la recherche a produit, à propos de la démocratie athénienne, quantité d’études qui examinent
une foison de questions spécifiques et tentent de reconstituer le mode de fonctionnement de ce système politique. La
recherche liée au marxisme-léninisme ne prend pratiquement aucune part à ce débat : elle se concentre, comme le
prescrivent les « classiques », sur les questions concernant la base socio-économique, c’est-à-dire l’esclavage, et son
intégration au schéma des formations sociales dans lesquelles on peut localiser différentes formes de démocratie, selon
la spécificité de la classe dominante15. De ce point de vue, l’esclavage est un stade nécessaire dans l’évolution
sociale, comme l’a formulé Engels : « Seul l’esclavage a permis à plus grande échelle la division du travail entre
agriculture et industrie, et par là même la fine fleur du monde antique : la civilisation grecque. Sans esclavage pas
d’État grec, pas d’art ni de sciences grecs ; sans esclavage, pas d’Empire romain. Mais sans les fondements que furent
l’hellénisme et l’Empire romain, pas d’Europe moderne non plus. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre
évolution économique, politique et intellectuelle a pour présupposé une situation dans laquelle l’esclavage était
reconnu d’une manière aussi nécessaire que générale. Dans cet esprit, nous sommes en droit de dire : sans esclavage
antique pas de socialisme moderne16. » L’intérêt pour les insurrections serviles à l’époque romaine, et notamment
pour Spartacus, est une autre affaire.
Dans les ouvrages spécialisés, on est en général aussi éloigné d’une condamnation générale de la démocratie
athénienne que de son idéalisation. La distance prise avec les lieux communs traditionnels de la critique est évidente,
même si le système judiciaire athénien est souvent encore présenté comme problématique, par exemple comme un
« terrain de jeu » pour les démagogues et les sycophantes, ce qui aurait discrédité le pouvoir du peuple17, et même si
le « groupe professionnel » que forment les sycophantes est décrit comme une « plaie18 ». Ou encore lorsque Cléon
est caractérisé comme le « premier politicien de la lutte des classes en Attique19 » et que l’on affirme, de manière
générale, que « la liberté au sein de la démocratie » a été payée au prix « de l’absence de liberté et de la
contrainte20 ». Après tout, on peut aussi qualifier la démocratie athénienne de « faillite » et d’« échec », ce qui
n’encourage pas à répéter cette expérience. Le « fondamentalisme démocratique » a été si loin que « l’Assemblée des
citoyens actifs […] s’est forcément ressentie comme toute-puissante » et que « le peuple s’est avéré incapable de
brider son propre pouvoir souverain ». Avec pour conséquence, selon ces auteurs, des erreurs dramatiques dans les
prises de position politique : « Ils ont chassé du pays Thémistocle, leur Washington, qui les avait sauvés de
l’impérialisme perse […]. Ils ont banni Aristide, dont le nom est devenu depuis le symbole de la probité en politique.
Ils ont ordonné à Socrate de boire la ciguë. Ils se sont laissé séduire par Cléon, qui passe depuis pour la quintessence
du démagogue. […] Ils ont écarté d’un revers de la main les mises en garde de Démosthène contre la cinquième
colonne de Philippe qui se trouvait en leur sein », écrit ainsi Karl Loewenstein21.
Une opinion commune a émergé alors selon laquelle Athènes avait affiché aux Ve et IVe siècles une stabilité et une
efficacité considérables, avec un ordre politique où toutes les décisions politiques se prenaient au sein de l’Assemblée.
Mais on peut aussi voir dans le consensus des auteurs le reflet d’un changement de climat politico-culturel, dominé
par la grande estime portée aux principes démocratiques. La reconstitution scientifique d’un passé lointain n’est plus
comprise comme un moyen de se prononcer sur l’ordre politique et social contemporain. Dans ses essais sur l’histoire
grecque de l’époque classique, Christian Meier souligne la percée historique que constitue la construction de sociétés
civiles, et en particulier l’instauration de la démocratie. Derrière sa mise en exergue de « l’identité politique » des
Athéniens (qui intègre aussi le plus pauvre des citoyens), on trouve indubitablement l’idée implicite que, même dans
les temps modernes, la démocratie ne peut triompher sans le sens et la responsabilité civiques, qui sont tout autre
chose que la défense d’intérêts privés22. Mais, dans le même temps, tout en rejetant la critique traditionnelle de la
tyrannie de la majorité à Athènes et en soulignant l’agressivité de la politique extérieure, Meier ne laisse subsister
aucun doute sur le fait que, dans les conditions de notre époque, aucun retour aux formes institutionnelles de
l’Antiquité n’est possible ; le pouvoir du peuple ne peut être mis en œuvre que sous la forme de la démocratie
représentative23. Il est évident, à ses yeux, qu’un ordre politique « constitué aussi largement, immédiatement et
concrètement par les citoyens ne peut être reproduit24 ». Il est aussi évident qu’Athènes fascine Meier, y compris et
tout particulièrement comme « puissance culturelle », au sens où l’entend Burckhardt. Il se concentre sur le Ve siècle
av. J.-C., avec ses interactions entre politique, art, philosophie et historiographie, et ne montre guère d’intérêt pour la
démocratie du IVe siècle, en dépit des remarquables innovations qu’elle a apportées du point de vue des techniques
constitutionnelles.
Il est bien sûr tout à fait possible que des débats spécialisés relevant de l’histoire ancienne intègrent des propos
relevant des sciences politiques et de la théorie démocratique en se référant explicitement à l’époque contemporaine. Il
n’est cependant pas aussi facile d’identifier ces références qu’au cours des époques précédentes de l’histoire des
sciences. Dans le contexte d’un débat entre chercheurs mené, par principe, au niveau international, les contributions
réagissent tout autant aux discours actuels sur la culture politique ou sur le système éducatif, discours qui ont avant
tout une teinte nationale. Les propos liés à l’actualité s’appuient aussi sur une longue tradition scientifique  ; les débats
menés dans différentes disciplines – et, au sein de celles-ci, dans différents pays – se déroulent toujours avec un
décalage temporel et une perception sélective de l’état de la discussion ; la propension à s’adonner à une « pédagogie
politique », pour reprendre l’expression de Theodor Mommsen25, est plus ou moins marquée selon les chercheurs et
les cultures scientifiques nationales. Les remarques qui suivent viseront à mettre en évidence – sans la moindre
prétention à l’exhaustivité – les deux points suivants : d’abord, quelle que soit la conscience de la distance historique,
l’accent est souvent mis sur les liens avec le temps présent ; ensuite, d’anciennes questions réémergent souvent dans
de nouveaux contextes. Nous traiterons ici de propos de fond sur le caractère de la démocratie athénienne et non
d’éléments isolés, tirés de lieux communs, à partir desquels on n’a cessé d’émettre, jusque dans les ouvrages les plus
récents, des jugements de valeur sur la démocratie athénienne. On peut évoquer par exemple les affirmations sur
« l’ambiance de pogrome » dans les procès des Hermès et des Mystères26, sur le procès des Arginuses considéré
comme la manifestation d’une « démocratie totalitaire » ou de la « terreur exercée par la plèbe27 », ou encore sur le
« meurtre judiciaire » perpétré à l’encontre de Socrate28. À cela s’ajoute la caractérisation de l’ère péricléenne comme
« démocratie populiste des chefs » en raison de l’instauration du paiement d’indemnités29, ou des tribunaux de jurés
comme « institutions permettant à la population pauvre de se servir elle-même30 ». On peut aussi lire çà et là qu’à
Athènes, une « classe de politiciens professionnels » oriente la « formation de l’opinion au sein de l’Assemblée ».
« Pour cette raison aussi, l’Assemblée n’était pas un lieu de discussion au sein duquel le libre jeu des arguments et
contre-arguments produisait des décisions rationnelles. […] Elle ressemblait plutôt à un théâtre sur la scène duquel les
acteurs politiques rivalisaient pour les faveurs d’un public qui se contentait, pour l’essentiel, de manifester son
approbation ou sa désapprobation31. » Un historien de l’Antiquité va encore plus loin, au début des années 1970, en
qualifiant Périclès de quasi-dictateur ayant soumis le demos athénien à un lavage de cerveau, de sorte que le régime
n’a dû sa survie qu’à la répression lancée contre tous les opposants par la « junte des Colonels » en place dans la
Grèce de l’époque32.
Nous ne citerons, dans les pages qui suivent, que des propos se rapportant concrètement au système politique athénien
et à sa signification possible pour les temps modernes. Il ne s’agit pas de projets de philosophie politique normative
qui reprennent sous des formes différentes et sans référence détaillée aux procédures concrètes existant à Athènes les
théories de Platon, d’Aristote ou encore de Thucydide (comme représentant d’une vision réaliste des luttes de pouvoir
aussi bien à l’intérieur des États qu’entre eux). Je pense ici à Joachim Ritter, Eric Voegelin, Leo Strauss ou Hannah
Arendt. Mentionnons simplement le fait que chez Strauss33 et Arendt34, la thèse de Popper est inversée : on considère
précisément que la mise en cause de l’Antiquité est l’une des conditions d’existence du totalitarisme moderne 35. Un
critique de Strauss objecte : « On n’aurait sans doute pas pu empêcher la montée de Hitler en donnant aux gens la
capacité de lire Platon dans l’original36. » Le fait de citer Strauss et Arendt de concert ne revient pas, bien entendu, à
méconnaître les différences fondamentales entre ces deux penseurs, différences qui tiennent surtout au fait que Strauss
– pour simplifier – prend position pour un modèle politique élitiste, Arendt pour un modèle fondé sur la «  démocratie
de base37 ». Mais tous deux convergent dans leur critique de la démocratie représentative.
Moses Finley est l’un des rares historiens de l’Antiquité de la deuxième moitié du XXe siècle dont les travaux aient été
pris en compte par des scientifiques de toutes disciplines et, grâce à de nombreuses traductions, par un assez large
public dans maints pays. Dans Democracy, Ancient and Modern (1973), Finley prend le modèle athénien de la
démocratie participative pour argumenter contre les tenants anglo-saxons d’une théorie réduisant la démocratie
moderne au choix et au remplacement périodique d’élites fonctionnelles (partis) ; ces théoriciens considèrent qu’une
activité politique plus importante des citoyens nuirait à une action gouvernementale rationnelle38. Ces auteurs
s’inspirent ainsi du modèle de Schumpeter39, qui avait, pour sa part, repris des versions antérieures de la théorie de la
domination des élites40.
Finley fait apparaître le lien entre la participation exceptionnelle des citoyens, y compris l’indispensable rôle dirigeant
exercé par les « démagogues » sans fonction officielle41, la cohérence de la prise de décision, la stabilité interne (sans
appui sur des concepts idéologiques) et le succès athénien en politique extérieure. Il le fait d’une manière qui lui a
attiré le reproche de pratiquer une transfiguration romantique d’Athènes42. Il souligne ainsi, entre autres choses,
l’avantage que présente la règle athénienne prévoyant la vérification de la « constitutionnalité » des décisions
populaires. Dès lors que cette vérification, en cas de graphè paranomôn, revenait à un tribunal populaire tiré au sort
parmi les citoyens, le peuple pouvait ainsi, le cas échéant, réviser ses propres décisions, tandis que, dans le cas d’une
juridiction constitutionnelle telle que la Cour Suprême américaine, on attribue à un petit groupe issu de l’élite
politique la compétence d’abroger des lois43. On trouve déjà ce dernier argument dans les débats qui ont cours à
l’époque de la Révolution américaine44. Mais au bout du compte, le seul idéal qui vaille la peine d’être maintenu dans
les conditions totalement différentes de la modernité est l’idéal athénien de participation politique d’un aussi grand
nombre de citoyens que possible. Mais en revanche, il ne peut y avoir de retour aux procédures et aux institutions
athéniennes45.
Aux yeux du politologue « étatiste » français Julien Freund – les événements de 1968 y étaient sans doute pour
beaucoup – les propos normatifs de Finley sur l’idéal civique participatif étaient choquants et il lui reproche d’avoir
fondé une conception illusoire de la démocratie sur une apologie permanente d’Athènes46. Finley en a toujours été
très éloigné, soulignant avec insistance la relation dialectique entre liberté des citoyens et esclavage, et démontrant que
l’exploitation des esclaves et des « alliés » constituait la base matérielle de la démocratie47. Mais il a aussi, dans le
même temps, attiré l’attention sur le fait que l’argument utilisé contre Athènes – que les esclaves, les métèques et les
femmes étaient exclus des droits politiques –, constituait une moralisation anachronique qui ne pouvait remplacer
l’analyse historique structurelle48. En partant de la question de la liberté d’expression, Finley constate aussi : « Quant
à la liberté de parole, si estimée par les Athéniens, et tant exercée par eux, ceux-ci n’auraient pas laissé dire que
l’Assemblée n’avait aucun droit d’intervenir en la matière. Il n’y avait pas de limites formulées théoriquement au
pouvoir de l’État, pas d’activité, pas de domaine du comportement humain dans lesquels l’État n’avait pas le droit
d’intervenir légitimement, pourvu que la décision fût prise dans les formes voulues, pour une raison considérée
comme valable par l’Assemblée. La liberté, cela signifiait le règne de la Loi et la participation au processus de prise de
décisions, et non la possession de droits inaliénables49. » Si de telles ingérences surviennent en réalité de manière
extrêmement rare, si c’est la liberté de la comédie et non la condamnation de Socrate qui caractérise le climat
intellectuel50, c’est sur la base d’une limitation pragmatique de l’individu et non par respect d’une sphère échappant –
par les droits de la nature ou les droits de l’homme – à l’emprise du législateur51. Cela correspond sur le fond au
jugement déjà formulé par Jellinek52.
UN NOUVEL ÉPISODE DANS LA DISCUSSION SUR LES « DEUX LIBERTÉS »
La thèse développée par Isaiah Berlin sur la tension entre espaces de protection positifs – désignant des droits de
participation – et négatifs – désignant des espaces de protection contre les interventions de l’État – a joué au cours des
cinq dernières décennies un grand rôle dans la théorie politique anglo-saxonne. La disparité entre la faible assise
empirique des propos de Berlin et le large écho qu’ils ont rencontré est manifeste. Il s’agit, chez Berlin, de ranimer
une tradition du XIXe siècle telle qu’il la croit fondée – en simplifiant beaucoup les choses – par Benjamin Constant,
Alexis de Tocqueville et John Stuart Mill. On trouve déjà, bien avant le XIXe siècle, la conception des « deux
libertés », par exemple chez Machiavel53. L’Antiquité n’est mentionnée chez Berlin qu’en passant, dans le sens où
aucune conception claire de la liberté négative n’y fut développée ; l’auteur fait du reste appel à Condorcet comme
témoin principal à l’appui de ce propos54.
En 1987, Giovanni Sartori a remis au goût du jour l’opposition entre liberté antique et liberté moderne, au sens où
l’entendaient Fustel de Coulanges et Constant ; il souhaitait dénoncer comme une dangereuse illusion toute référence à
une éventuelle exemplarité de la démocratie athénienne pour les temps actuels. La démocratie athénienne incarne un
« passé que nous n’aimerions en aucun cas retrouver ». Car, écrit-il, « selon les critères modernes, les hommes de
l’Antiquité n’avaient pas de liberté individuelle face à leur communauté. […] [Dans la démocratie athénienne,
l’individu était] en réalité sans protection et livré à la vie et à la mort au collectif […]. La communauté [ne
garantissait] à l’individu aucun espace d’indépendance, aucune sphère de protection […]55 ». Ernest Gellner a lui
aussi repris en 1994 les thèses de Fustel et de Constant, mais il ne considère plus que, de nos jours, les réminiscences
de l’Antiquité puissent nous orienter vers une mauvaise compréhension de la liberté, inadaptée à une civil
society. Après tout, écrit-il, les travailleurs des chantiers navals de Dantzig, en 1980, ne se référaient pas à Périclès et
ne citaient pas Plutarque56.
Ces propos de Berlin et d’autres auteurs constituent une régression par rapport à Jellinek, ce qui ne les a pas empêchés
de produire leur effet. Les thèses de Berlin ont incité les spécialistes de l’Antiquité à tenter de prouver aussi bien
l’existence57 que l’absence d’une conception positive de la liberté à Athènes – et surtout son absence, une société
ayant condamné Socrate sur la base de vagues reproches ne pouvant avoir eu une véritable conception de la liberté
d’expression58. C’est un antiquisant danois, Mogens H. Hansen – une autorité en matière d’histoire constitutionnelle
athénienne – qui a pris ces derniers temps la position la plus clairement opposée à celle de Berlin. Hansen considère
qu’à Athènes, les deux formes de liberté étaient garanties. Non seulement on respectait dans la pratique la protection
des droits individuels, mais l’on avait aussi une conception claire d’une sphère de liberté individuelle. Dans cette
mesure, il n’existe pas, selon lui, de différence substantielle entre la démocratie athénienne et le constitutionnalisme
démocratique issu des révolutions américaine et française, Hansen ne plaide pas pour autant pour une influence
considérable de la réception de l’Antiquité sur l’État constitutionnel moderne59. Il voit en outre dans la procédure
athénienne introduite à partir de la fin du Ve siècle et visant à annuler les décisions du peuple ou à faire voter des lois
par des assemblées de jurés (plutôt que par l’Assemblée), des parallèles à la séparation des pouvoirs60.
DEUX MILLE CINQ CENTS ANS DE DÉMOCRATIE ?
Les thèses de Hansen ont rencontré chez les historiens de l’Antiquité, les historiens des idées et les politologues, un
accueil très mitigé, comme on peut le voir, entre autres, dans diverses contributions du recueil intitulé Demokratia. A
Conversation on Democracies, Ancient and Modern (1996)61. Ce volume est l’une des nombreuses publications
issues des conférences et des expositions organisées dans les années 1992-1993 pour célébrer « deux mille cinq cents
ans de démocratie62 ». On considère ainsi les réformes de Clisthène, en 508-507 av. J.-C., comme la date de naissance
de la démocratie athénienne, ce qui correspond certes à un point de vue scientifique fondé par Grote 63, mais sans
doute pas à l’idée que la démocratie athénienne se faisait d’elle-même. Ce slogan suggestif a en outre tendance à
occulter que les deux mille cinq cents années d’histoire de réception du concept de démocratie ont très largement
consisté dans un refus résolu du modèle athénien.
21En dépit du sérieux scientifique des contributions, des manifestations de ce type constituent aussi une réaction aux
débats virulents portant sur la culture politique, dans lesquels on développe plusieurs motifs de remettre en cause le
canon éducatif traditionnel : parce qu’il se rapporte exclusivement à la civilisation occidentale, aux « hommes blancs
morts ». Ou encore parce que la démocratie athénienne, dans la mesure où elle excluait les métèques, les esclaves et
les femmes, a en réalité été le règne d’une petite minorité, et ne peut donc pas servir d’exemple à la démocratie
actuelle, qui ne doit d’ailleurs pas en rester à l’égalité des droits politiques pour tous, mais plutôt mettre en œuvre une
plus grande égalité sociale. À cela, certains répliquent qu’une réflexion sur Athènes comme modèle de démocratie est
justement nécessaire. Les partisans de ce point de vue aimeraient donner une dimension historique au
communautarisme, qui mise sur l’autodétermination et l’auto-organisation des citoyens dans la « société civile » (au
lieu de définir le citoyen à partir de ses droits subjectifs face à l’État – qui a de plus en plus de difficultés à y faire face
– et aux concitoyens)64. Il s’agit aussi de se défendre contre la tendance consistant à tirer de l’Antiquité les arguments
favorables à une conception élitiste de la société65 – inspirée de Platon ou d’Aristote (par opposition au libéralisme,
supposé faible)66. Cela va jusqu’à l’affirmation que la démocratie athénienne constitue, avec son association entre la
direction et la prise de direction collective, un modèle pour les formes modernes de management ou d’organisation67.
C’est probablement sur le même arrière-plan politico-culturel qu’il faut replacer les tentatives visant à établir une
continuité directe entre la vision antique du droit naturel et la conception des droits civiques dans la Révolution
américaine68.
Enfin, la démocratie péricléenne a aussi été recommandée aux nouvelles démocraties d’Europe centrale comme
modèle et remède contre la nostalgie du socialisme : cette forme de démocratie, a-t-on dit çà et là, exaltait « l’individu
au sein de la communauté politique […] en laissant assez d’espace à la liberté et à la vie privée individuelles », et ne
réduisait pas « tous les aspects de la vie au plus petit dénominateur commun », parce que l’on avait compris, à
Athènes, que « l’égalité devant la loi, pas l’égalité de possession, était la seule façon de garantir que le principe
[démocratique] fut compatible avec la prospérité, la liberté et la sécurité69 ».
Par ailleurs, l’historien des idées Paul Rahe a présenté avec Republics, Ancient and Modern (1992) une étude
extrêmement volumineuse dans laquelle il retrace – de manière convaincante, de ce point de vue – la manière dont on
s’est détaché des modèles antiques pendant la Révolution américaine. Pour illustrer l’opposition fondamentale entre
les principes constitutionnels américains et antiques, Rahe fait de Sparte et d’Athènes (considérée comme une
« démocratie non libérale ») un modèle semblable de (non-) liberté antique, ce qui le conduit à formuler de nouveau la
thèse de Constant. Une fois encore, le procès des Arginuses et le procès de Socrate doivent témoigner de l’absence de
toute garantie de liberté personnelle à Athènes70. Le message politique appelle à revenir aux théories des pères
fondateurs américains, que tous les courants intellectuels et toutes les théories politiques depuis la fin du  XIXe siècle
sont accusés d’avoir obscurcies71. On ne peut en revanche pas parler d’histoire des idées sérieuse à propos du livre
récent d’un historien américain de l’Antiquité. En réaction à la célébration des « deux mille cinq cents ans de
démocratie », il rouvre le registre des péchés d’Athènes – politique extérieure agressive et impérialiste, rôle des
démagogues, procès des Arginuses, procès de Socrate, etc. – tout en s’opposant à une plus grande participation
politique dans le temps présent72. On utilise Athènes comme terrain pour propager une opinion politique qui aurait
réjoui William Mitford73.
DÉMOCRATISATION CONTRE IMBRICATION DES POUVOIRS
26En Allemagne, on fait de nouveau appel, depuis plusieurs décennies, à l’exemple antique en lien explicite avec
l’actualité, notamment dans divers textes de politologie. C’est notamment le cas lorsqu’on veut mettre en garde – par
exemple au cours du débat sur la « démocratisation » à partir de la fin des années 1960 – non seulement contre une
interprétation unilatérale du concept de démocratie, mais aussi contre la création de sous-systèmes sociaux. Il ne faut
pas oublier, affirme-t-on alors, que la démocratie issue finalement des Révolutions française et américaine repose sur
la limitation de la volonté majoritaire par un droit positif supérieur, et une imbrication des pouvoirs qui prévient la
transgression de ce principe au moyen de contrôles institutionnels.
Dolf Sternberger n’a cessé d’invoquer le modèle du citoyen antique à propos de la nécessité de chercher le bien
commun plutôt que de favoriser les intérêts privés. L’État doit cependant, selon lui, rester une autorité  sui generis et
ne doit pas être livré aux forces sociales, ou a fortiori se laisser mettre sous pression par des mouvements
extraparlementaires et des initiatives citoyennes. La démocratie, écrit-il, n’est qu’un aspect partiel de l’État
constitutionnel moderne, qui se fonde sur la représentation, la division des pouvoirs et la garantie des droits
fondamentaux. Le précurseur historique ou le modèle encore valide de cet État constitutionnel ne peut pas être la
démocratie athénienne, mais l’idée de la Constitution mixte où l’imbrication des compétences fixe des limites à la
toute-puissance de la majorité. Sternberger considère que l’idéal civique, comme le modèle de la Constitution mixte
ou de la division des pouvoirs, est formulé de manière intemporelle dans la théorie politique d’Aristote 74. D’autres se
sont exprimés en termes analogues75.
Aux yeux d’un autre auteur, Manfred Trapp, c’était aller beaucoup trop loin. Pour lui, la « philosophie politique de
l’Antiquité n’est pas en état de saisir l’essence de l’État moderne », comme on peut le lire en 1988 dans un essai de
politologie qui se distingue davantage par le plaisir qu’a pris l’auteur à publier ses opinions que par ses connaissances
scientifiques. « Quand on prend l’Antiquité comme modèle, il faut la prendre tout entière » écrit-il avant se souligner
l’absence de liberté qui régnait alors en s’appuyant sur des citations de Fustel et Burckhardt, et sur des exemples tirés
d’ouvrages récents qui lui semblent confirmer cette image à travers l’étude de différentes règles et institutions.
L’auteur choisit volontairement le terme de Volksgerichthof (« tribunal du peuple », nom que portait la plus haute cour
d’exception du système nazi) pour désigner les tribunaux de jurés athéniens, afin de faire comprendre «  que cette
démocratie était “totale76” ».
Dans la plupart des cas, c’est à partir de leur interprétation des sources que l’on peut comprendre les jugements portés
par divers historiens professionnels de l’Antiquité, même si l’on trouve sous une forme ou sous une autre des
jugements de valeur et des réflexions personnelles sur les problèmes contemporains. Pour autant que des réflexions de
fond sont exprimées, elles montrent qu’il est possible, dans le cadre d’une comparaison explicite, d’aboutir à des
évaluations extrêmement différentes. Après un retour sur les controverses du XIXe siècle, Jochen Bleicken, en guise de
bilan de son vaste tableau de la démocratie athénienne (Die athenische Demokratie, 1985), où il met en exergue les
diverses règles de procédure, y compris celles des tribunaux populaires, constate ainsi : « La garantie de la démocratie
repose sur l’intégration institutionnelle de tous les processus qui s’y déroulent, à Athènes comme à l’époque
moderne. » Sa forme spécifique – contrôle rigoureux des titulaires de fonctions, responsabilité personnelle du citoyen
politiquement actif envers toutes ses propositions, séparation des pouvoirs, majorités qualifiées, obstacles aux
modifications constitutionnelles – tout cela prouve que « les Athéniens tenaient plus à la volonté populaire qu’à la
sécurité de l’individu ou d’une minorité face à la terreur exercée par la majorité ou à son caprice.  » Mais cela se
déroule, selon lui, dans un contexte où « la sécurité de l’individu […] n’était pas autant menacée qu’elle ne l’est
aujourd’hui par la terreur d’une majorité », précisément parce que l’on ne songeait guère à s’immiscer dans « l’ordre
général de la vie » ni dans les « situations traditionnelles77 ». Reste à savoir ce que l’auteur désigne, à notre époque,
par l’expression « terreur exercée par la majorité ». Pour l’auteur d’un compte rendu de lecture, l’image globalement
positive que Bleicken donne du fonctionnement de la démocratie athénienne va trop loin et il l’exprime en ces termes  :
« L’idéal de l’autogouvernement par des personnes égales en droit a été acheté au prix fort  : coupes claires dans la
liberté personnelle, mécanismes de contrôle paralysants à l’intérieur et […] soumission à un grand objectif collectif et
fédérateur, par exemple la priorité de son propre État par rapport à d’autres78. »
Paul Veyne a lui aussi, dans un essai de 1983, utilisé des formulations dont la ligne générale rappelle Constant, Fustel
ou Burckhardt. Le citoyen antique, écrit-il, ne possède ni droits de l’homme, ni droits civiques, n’a pas de libertés au
pluriel, ni de liberté au singulier ; il n’a que des devoirs. L’idéal de la démocratie antique consistait pour lui dans le
fait que les citoyens soient ses esclaves. Les temps modernes ont conquis, écrit Veyne, un espace d’action dans le
domaine de la liberté et de la vie privée face à l’État, alors que les Athéniens n’avaient que la liberté que leur laissait
la cité. Un état moderne, selon Veyne, n’intervient que dans des cas explicitement définis dans les questions liées à la
moralité de ses citoyens. Le droit de surveillance d’une polis sur la vie privée des citoyens est en revanche illimité,
même si l’on ne s’en sert guère. Lorsque Socrate refuse de fuir pour échapper à son exécution parce qu’il ne veut pas
miner le système des lois79, son attitude correspond, selon Veyne, à celle de ces vieux bolcheviks qui, après un
procès-spectacle, préfèrent mourir par fidélité au parti plutôt que d’ébranler une organisation dont la force principale
tient à sa discipline80.
Toutes ces citations tirées de recherches récentes ont en commun le fait que leurs auteurs – en dépit de contextes
extrêmement différents – partent d’une construction moderne dans laquelle les droits individuels constituent une
sphère où l’État ne peut pas intervenir, sinon dans des conditions bien précises, et vérifient ensuite si l’on trouve dans
l’Antiquité ou à Athènes des règles de ce type. Une thèse comme celle de Hansen, pour qui un parallèle dans le
processus de démarcation entre la sphère de l’État et la sphère individuelle a bel et bien existé, constitue l’exception.
Le plus souvent, on souligne le fait qu’un principe théorique – celui de pouvoir délibérer dans tous les domaines de la
vie – est allé de pair avec une pratique plutôt restreinte de ce pouvoir81. On porte ainsi des jugements extrêmement
différents sur le fait qu’aucune limite n’ait été fixée, au nom d’un droit supérieur, à la législation.
NOTES
1 Arnaldo D. MOMIGLIANO, « Liberty and peace in the ancient world » [1940], in Nono contributo alla storia degli studi classici e del mondo
antico, Riccardo Di Donato (éd.), Rome, 1992, p. 483-501. Un aspect partiel de la question est traité chez MOMIGLIANO, « Freedom of speech in
Antiquity », in Philip P. WIENER (éd.), Dictionary of the History of Ideas, vol. 2, New York, 1973, p. 252-263.
2 Jacob L. TALMON, The Origins of Totalitarian Democracy [1952], Londres, 1961, notamment p. 11 et 104-105.
3 Carl Joachim FRIEDRICH, « Greek political heritage and totalitarianism », Review of Politics 2, 1940, p. 218-225 [recension et essai sur
Jaeger, Paideia, op. cit.
4 Joseph P. MAGUIRE, « Some greek views of democracy and totalitarianism », Ethics 56, 1945-1946, p. 136-143.
5 Heinrich GOMPERZ, « The greek conception of the state », in Philosophical Studies, Philip Merlan (éd.), Boston, 1953, p. 108-118, ici p. 116-
117. [Conférence de février 1940.]
6 Victor EHRENBERG, « A totalitarian state », in Aspects of the Ancient World, Oxford, 1946, p. 94-104 ; Gerhard J. D. AALDERS, « Totalitarian
tendencies in ancient Greece », Free University Quarterly, 3, 1954-1955, p. 12-25 ; Franz NEUMANN, « Notizen zur Theorie der Diktatur »
[texte du début des années 1950], in Demokratischer und autoritärer Staat. Studien zur politischen Theorie, Herbert Marcuse (éd.), réimp.
Francfort-sur-le-Main, 1986, p. 224-247.
7 Kurt VON FRITZ, « Totalitarismus und Demokratie im alten Griechenland und Rom », Antike & Abendland 3, 1948, p. 47-74, ici p. 52 ; cf. Id.,
The Theory of the Mixed Constitution in Antiquity, New York, 1954, p. 350.
8 En français : Karl Raimund POPPER, La société ouverte et ses ennemis, traduit de l’anglais par Jacqueline Bernard et Philippe Monod, Paris,
Seuil, 1990-1991, vol. 1 : L’ascendant de Platon. Sur la sophistique considérée comme une forme de libéralisme antique, cf. Eric
A. HAVELOCK, The Liberal Temper in Greek Politics, New Haven, 1957.
9 Richard CROSSMAN, Plato Today, Oxford, 1939.
10 Alexander RÜSTOW, Ortsbestimmung der Gegenwart. Eine universalgeschichtliche Kulturkritik, vol. 2, Zurich, 1952, p. 134-140. L’œuvre a
été écrite à l’époque de l’exil de Rüstow en Turquie (1933-1949).
11 RÜSTOW, ibid., p. 103 et 82, avec, note 7 p. 517.
12 Gerhard RITTER, « Ursprung und Wesen der Menschenrechte » [1949], in Roman SCHNUR (éd.), Zur Geschichte der Erklärung der
Menschenrechte, Darmstadt, 1964, p. 202-237, ici p. 204-205 ; Victor EHRENBERG, « Freedom – ideal and reality » [1967], in Man, State and
Deity. Essays in Ancient History, Londres, 1974, p. 19-34.
13 Ulrich von LÜBTOW, Blüte und Verfall der römischen Freiheit, Berlin, 1953, p. 32.
14 Friedrich WARNCKE, Die demokratische Staatsidee in der Verfassung von Athen, Bonn, 1951.
15 Par exemple ENGELS, Ursprung der Familie, MEW, vol. 21, p. 115-116 ; LÉNINE, « Thesen und Referat über bürgerliche Demokratie und
Diktatur des Proletariats, 4. März [1919] », in Ausgewählte Werke, vol. 4, p. 735.
16 ENGELS, « Anti-Dühring », MEW, vol. 20, p. 168.
17 Victor EHRENBERG, Der Staat der Griechen, Teil I : Der hellenische Staat, Leipzig, 1957, p. 55 = Id., Der Staat der Griechen, Zurich, 1965,
18 Franz KIECHLE, article « Sykophanten », in Lexikon der Alten Welt, 1965, p. 2953-2954.
19 Fritz SCHACHERMEYR, Perikles, Stuttgart, 1969, p. 190. Les remarques (p. 177) concernant l’époque post-péricléenne, qui serait marquée par
la « génération de 435 », une jeunesse qui cultivait un « esprit de liberté que le confort transforma progressivement en hybris », visent bien
entendu les « soixante-huitards ».
20 Hans SCHAEFER, « Politische Ordnung und individuelle Freiheit im Griechentum » [1957], in Probleme, op. cit., p. 307-322, ici p. 319.
21 Karl LOEWENSTEIN, Verfassungslehre, Tübingen, 1959, p. 134 et 74.
22 Christian MEIER, Die Entstehung des Politischen bei den Griechen, Francfort-sur-le-Main, 1980, notamment p. 247-272 [La naissance du
politique, Paris, Gallimard, 1995] ; Id., Athen. Ein Neubeginn der Weltgeschichte, Berlin, 1993 ; Id., Von Athen bis Auschwitz, Munich, 2002,
notamment p. 77 sq. et divers autres travaux.
23 Christian MEIER, Die parlamentarische Demokratie, Munich, 1999, notamment p. 15 sq., 257 sq.
24 Christian MEIER, « Demokratie und Republik. Zwei Errungen-, zwei Erbschaften der Antike », in Hans-Eugen SPECKER (éd.), Einwohner
und Bürger auf dem Weg zur Demokratie, Stuttgart, 1997, p. 9-26, ici p. 17.
25 Lettre de Mommsen à Sybel, 7 mai 1895, cité par WICKERT, Mommsen, vol. 4, op. cit., p. 239.
26 Alexander RUBEL, Stadt in Angst. Religion und Politik in Athen während des Peloponnesischen Krieges, Darmstadt, 2000, p. 190 et 230.
27 Alexander DEMANDT, Der Idealstaat. Die politischen Theorien der Antike, Cologne, 1993, p. 55 ; Harvey YUNIS, Taming Democracy.
Models of Political Rhetoric in Classical Athens, Ithaca, New York, 1996, p. 44.
28 Karl-Wilhelm WELWEI, Das klassische Athen. Demokratie und Machtpolitik im 5. und 4. Jahrhundert, Darmstadt, 1999, p. 25 ;
Peter FUNKE, Athen in klassischer Zeit, Munich, 1999, p. 97.
29 Hauke BRUNKHORST, Einführung in die Geschichte politischer Ideen, Munich, 2000, p. 57.
30 Gernot BÖHME, Der Typ Sokrates, Francfort-sur-le-Main, 1988, p. 43
31 Günther LOTTES, article « Staat, Herrschaft », in Richard van DÜLMEN (éd.), Fischer Lexikon Geschichte, Francfort-sur-le-Main, 1990,
p. 300-326, ici p. 306-307. – La comparaison avec le théâtre est précisément le reproche que Cléon aurait fait aux Athéniens au cours du « débat
de Mytilène » ; THUCYDIDE, III, 38, 4 sq. ; cf. supra p. 46.
32 Peter GREEN, « In the shadow of the Parthenon », in In the Shadow of the Parthenon. Studies in Ancient History and Literature, Berkeley,
1972, p. 11-46, notamment p. 20, 28 et 30-31.
33 Leo STRAUSS, Natural Right and History, 1953 [Droit naturel et histoire, traduit de l’anglais par Monique Nathan et Éric de Dampierre,
Paris, (nouvelle éd.), Flammarion, 2008] ; Id., What is Political Philosophy ?, Glencoe, Ill., 1959 [Qu’est-ce que la philosophie
politique ?, traduit de l’anglais par Olivier Sedeyn, Paris, Presses universitaires de France, 1992] ; Id., Liberalism, Ancient and Modern, New
York, 1968 – position opposée à Havelock, op. cit. [Le libéralisme antique et moderne, traduit de l’américain par Olivier Berrichon Sedeyn,
Paris, Presses universitaires de France, 1990].
34 Hannah ARENDT, The Human Condition, 1958 [Condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais par Georges Fradier, préface de Paul
Ricœur, Paris, Calmann-Lévy, 1993].
35 Voir aussi, dans cet esprit : Wilhelm HENNIS, « Politik und praktische Philosophie » [1963] in Politik und praktische Philosophie. Schriften
zur Politischen Theorie, Stuttgart, 1977, notamment p. 69 sq.
36 Stephen HOLMES, Die Anatomie des Antiliberalismus, Hambourg, 1995, p. 151 [traduction de Anatomy of Antiliberalism, 1993].
37 Cf. infra, p. 307.
38 Moses I. FINLEY, Démocratie antique et démocratie moderne, traduit de l’anglais par Monique Alexandre, Paris, Payot & Rivages, 2003.
39 Joseph A. SCHUMPETER, Kapitalismus, Sozialismus und Demokratie, Tübingen, (7e éd.), 1993, p. 427 sq. [L’original américain a paru
en 1942. En français sous le titre Capitalisme, socialisme et démocratie, traduit de l’anglais par Gaël Fain, préface de Jean-Claude Casanova,
Paris, Payot, 1990.]
40 Voir supra, p. 261.
41 Moses I. FINLEY, « Athenian demagogues », Past & Present 21, 1962, p. 3-24.
42 J. Rufus FEARS, Annals of the American Academy of the Political and Social Sciences 410, 1973, p. 197-198.
43 FINLEY, Démocratie antique et démocratie moderne, op. cit., p. 74. Cf. aussi p. 129.
44 Voir supra, p. 118.
45 Ibid., p. 84-85.
46 Julien FREUND, « Les démocrates ombrageux », Contrepoint, 22-23, 1976, p. 97-112.
47 Diverses contribution in Moses I. FINLEY, Economy and Society in Ancient Greece, Brent D. Shaw et Richard P. Saller (éd.), Londres, 1981
[ Économie et société en Grèce ancienne, traduit de l’anglais par Jeannie Carlier, Paris, La Découverte, 2007] ; Id., Ancient Slavery and Modern
Ideology, 1980 [Esclavage antique et idéologie moderne, traduit de l’anglais par Denise Fourgous, Paris, Éditions de Minuit, 1981].
48 Moses I. FINLEY, Politics in the Ancient World, Cambridge, 1983, p. 84 [L’invention de la politique : démocratie et politique en Grèce et
dans la Rome républicaine, traduit de l’anglais par Jeannie Carlier, Paris, Flammarion, 1994.]
49 Moses I. FINLEY, Démocratie antique et démocratie moderne, op. cit., p. 132 [traduction modifiée (N. d. T.)].
50 Ibid., p. 153 et 158.
51 Moses I. FINLEY, « The freedom of the citizen in the greek world », Talanta 7, 1976, p. 1-23, ici p. 21 ; Id., « Politics » in Id. (éd.), The
Legacy of Greece, Oxford, 1984, p. 22-36, ici p. 26-27.
52 Cf. supra, p. 229.
53 Voir supra, p. 76.
54 Isaiah BERLIN, Freiheit. Vier Versuche, Francfort-sur-le-Main, 1995, p. 209 [traduction de Four Essays on Liberty, Oxford, 1969 ; première
publication sur ce sujet : Two Concepts of Liberty, Oxford, 1958].
55 Giovanni SARTORI, Demokratiethorie, Darmstadt, 1997, p. 274 sq., citations p. 284, 281, 282 et 283 [Traduction de The Theory of
Democracy Revisited, 1987].
56 Ernest GELLNER, Conditions of Liberty. Civil Society and its Rivals, Londres, 1994, p. 9.
57 Arnold W. GOMME, « Concepts of freedom », in More Essays in Greek History and Literature, Oxford, 1962, p. 139-155, sur Isaiah Berlin
p. 154-155, cf. p. 147-148 ; et la réplique de BERLIN, Freiheit, op. cit., p. 42-44 et 300, note 28.
58 Richard MULGAN, « Liberty in ancient Greece », in Zbigniew PELCZYNSKI et John GRAY (éd.), Conceptions of Liberty in Political
Philosophy, Londres, 1984, p. 7-26, ici p. 15.
59 Mogens Herman HANSEN, Was Athens a Democracy ? Popular Rule, Liberty and Equality in Ancient and Modern Political
Thought, Copenhague, 1989 ; id., « The tradition of the athenian democracy A. D. 1750-1990 », Greece & Rome 39, 1992, p. 14-39 ; Id., The
Tradition of Ancient Greek Democracy and its Importance for Modern Democracy, Copenhague, 2005, et d’autres travaux.
60 Mogens Herman HANSEN, « Nomos and Psephisma in fourth-century athens », Greek Roman and Byzantine Studies 19, 1978, p. 315-
330 ; Id., « Initiative and decision : The separation of powers in fourth-century athens », Greek Roman and Byzantine Studies 22, 1981, p. 345-
370 – et d’autres études.
61 Josiah OBER et Charles HEDRICK (éd.), Demokratia. A Conversation on Democracies, Ancient and Modern, Princeton, 1996.
62 2500 Years of Democracy / 2500 chronia demokratias, Athènes, 1992 ; J. Peter EUBEN et al. (éd.), Athenian Political Thought and the
Reconstruction of American Democracy, Ithaca, New York, 1994 ; W. D. E. COULSON et al. (éd.), The Archaeology of Athens and Attica under
the Democracy, Oxford, 1994 ; Ian MORRIS et Kurt A. RAAFLAUB (éd.), Democracy 2500 ? Questions and Challenges, Dubuque, Iowa, 1997.
Cf. également John DUNN (éd.), Democracy. The Unfinished Journey. 508 B. C. to A. D. 1993, Oxford, 1992 ; Luciano CANFORA et al.,
Venticinque secoli dopo l’invenzione della democrazia, Paestum, 1998 ; Christian MEIER, « Die Erfindung der Bürgerschaft. Vor 2500 Jahren
schuf Kleisthenes die Voraussetzungen für die Demokratie in Athen », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 1er juillet 1995. – À Washington, une
exposition de sculptures a également été organisée à cette occasion en 1992. Dans l’avant-propos du président George Herbert Bush figurant
dans le catalogue, il n’est cependant pas question de Clisthène, mais du fait que les pères fondateurs américains ont été fortement influencés par
les idées de « Solon, Platon et d’autres philosophes et hommes d’État grecs », ce qui est exact dans la mesure où la découverte de Clisthène
comme fondateur de la démocratie a pour l’essentiel été l’affaire du XIXe siècle. Texte in Diana BUITRON-OLIVER (éd.), The Greek Miracle.
Classical Sculpture from the Dawn of Democracy. The Fifth Century B. C., Washington, 1992. – Il y eut une réaction à ces manifestations et à
une « semaine de la démocratie » organisée à Londres en juin 1993, avec une série de conférences données entre 1992 et 1995, moins hostiles
cependant à l’idée d’une continuité dans le domaine de la démocratie qu’à la cristallisation sur Athènes qui ignorerait la diversité de l’univers
des cités grecques : Roger BROCK et Stephen HODKINSON (éd.), Alternatives to Athens. Varieties of Political Organisation and Community in
Ancient Greece, Oxford, 2000 ; voir l’avant-propos des éditeurs, notamment p. 2-3.
63 Voir supra, p. 212.
64 OBER et HEDRICK (éd.), Demokratia, op. cit., p. 5 ; Benjamin BARBER, Strong Democracy, Berkeley, 1984. Reprise de ces thèses en
Allemagne entre autres chez Michael STAHL, « Auf der Suche nach dem Fundament. Der athenische Bürgerstaat und die Demokratie in der
Gegenwart », Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, 47, 1996, p. 420-426 ; Id., « Antike und moderne Demokratie : Probleme und
Zukunftsperspektiven der westlichen Demokratie im Spiegel des griechischen Bürgerstaates », in Walter EDER et Karl-
Joachim HÖLKESKAMP (éd.), Volk und Verfassung im vorhellenistischen Griechenland, Stuttgart, 1997, p. 227-245 ; Angela PABST, « Zur
Aktualität der antiken Demokratie », in Elisabeth ERDMANN et Hans KLOFT (éd.), Mensch – Natur – Technik, Münster, 2002, p. 149-186.
65 Par exemple Leo STRAUSS (ouvrages cités en note 33, p. 288) ; Alasdair MACINTYRE, After Virtue. A Study in Moral Theory, Notre Dame
1987 ; Allan BLOOM, The Closing of the American Mind, New York, 1987.
66 Entre autres Josiah OBER, Mass and Elite in Democratic Athens. Rhetoric, ideology, and the power of the people, Princeton, 1989,
notamment p. 9 avec note 11 (contre Leo Strauss) ainsi que 156 et 334 (Athènes représenterait l’exception à la « loi d’airain de l’oligarchie » de
Michels) ; EUBEN et al. (éd.), Athenian Political Thought, op. cit. ; Peter J. EUBEN, Corrupting Youth. Political Education, Democratic Culture,
and Political Theory, Princeton, 1997. Chez Euben, Platon apparaît comme un démocrate, tandis qu’Eric A. HAVELOCK, « Plato’s politics and
the american constitution », Harvard Studies in Classical Philology 93, 1990, p. 1-24, souligne, en se rattachant à Popper, le caractère totalitaire
de son idéologie. Le courant politique majeur va toutefois aujourd’hui vers un rapprochement des points de vue.
67 Philip Brook MANVILLE et Josiah OBER, A Company of Citizens. What the World’s First Democracy Teaches Leaders about Creating Great
Organizations, Boston, 2003.
68 Susan Ford WILTSHIRE, Greece, Rome, and the Bill of Rights, Norman, Oklahoma, 1992.
69 Donald KAGAN, Périclès : la naissance de la démocratie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Guillaume Villeneuve, Paris, Tallandier, 2008,
p. 341, 322, 339-340. [Pericles of Athens and the birth of democracy, 1991].
70 Paul A. RAHE, Republics, Ancient and Modern. Classical Republicanism and the American Revolution, Chapel Hill, N. C., 1992, notamment
p. 196-197.
71 RAHE, ibid., p. 773 sq.
72 L.J. SAMONS II, What’s Wrong with Democracy ? From Athenian Practice to American Worship, Berkeley, 2004.
73 Voir supra, p. 207-208.
74 Dolf STERNBERGER, Nicht alle Staatsgewalt geht vom Volke aus. Studien über Repräsentation, Vorschlag und Wahl, Stuttgart, 1971 ; Id.,
Drei Wurzeln der Politik, Francfort-sur-le-Main, 1978, vol. 1, p. 410-411 ; différents articles in Id., Die Stadt als Urbild, Francfort-sur-le-Main,
1986, et in Id., Verfassungspatriotismus, Francfort-sur-le-Main, 1990.
75 Entre autres Wilhelm HENNIS, « Vom gewaltenteilenden Rechtsstaat zum teleokratischen Programmstaat », in Politik und praktische
Philosophie, op. cit., p. 243-274 ; Ulrich MATZ, « Zur Legitimität der westlichen Demokratie », in Peter Graf KIELMANSEGG et
Ulrich MATZ (éd.), Die Rechtfertigung politischer Herrschaft, Fribourg, 1978, p. 27-47.
76 Manfred TRAPP, « Über einige Unterschiede zwischen antiker undmoderner Staatsauffassung », Politische Vierteljahresschrift 29, p. 210-
229, ici p. 211, 225 et 223.
77 Jochen BLEICKEN, Die athenische Demokratie, Paderborn, 1985, p. 314-315 (dans la 2e éd., 1994, p. 433-434).
78 Gerhard THÜR, Zeitschrift für Rechtsgeschichte. Romanistische Abteilung 107, 1990, p. 439-444, ici p. 444.
79 Cf. supra, p. 198.
80 Cité d’après Paul VEYNE, « Kannten die Griechen die Demokratie ? », in Christian MEIER et Paul VEYNE, Kannten die Griechen die
Demokratie ?, Berlin, 1988, ; p. 13-44, ici p. 13, 33 et 36. [ VEYNE, « Les Grecs ont-ils connu la démocratie ?, », Diogène juillet-septembre
1983, p. 3-33].
81 Robert W. WALLACE, « Law, freedom and the concept of citizens’right in democratic athens », in OBER et HEDRICK (éd.), Demokratia, op.
cit., p. 105-119 ; Josiah OBER, « Quasi rights : participatory citizenship and negative liberties », in Athenians Legacies. Essays on the Politics of
going on together, Princeton, 2005, p. 92-127. À cela s’ajoutent de nombreux travaux récents dans lesquels on répond à la question des
frontières mises à la liberté de la comédie, déjà posée au XIXe siècle (voir supra p. 202). Cf., par exemple, pour l’hypothèse selon laquelle ces
limites n’avaient pas d’effet dans la pratique : Stephen HALLIWELL, « Comic satire and freedom of speech in classical Athens », Journal of
Hellenic Studies, 111, 1991, p. 48-70, et pour la position contraire : Alan H. SOMMERSTEIN, « Die Komödie und das “Unsagbare” », in
Andrea ERCOLANI (éd.), Spoudaiogeloion. Form und Funktion der Verspottung in der aristophanischen Komödie, Stuttgart, 2002, p. 126-145.

Conclusion : Athènes est-elle encore une norme ?


Les Révolutions américaine et française ont constitué des percées dans l’histoire universelle  ; toutes les
réorganisations ultérieures des ordres politiques s’y sont référées. Pour ce qui concerne la Révolution française, ce
phénomène est passé par des lectures extrêmement différentes – conservatrices, libérales, socialistes –, en une palette
très large qui va de la volonté de se démarquer de la Terreur jusqu’à la légitimation de la Révolution russe d’Octobre.
En cette dernière, les bolcheviks et leurs admirateurs voient une réplique mieux organisée du jacobinisme1, tandis que
d’autres, à l’inverse, la dénoncent comme une liquidation dans le style de Napoléon2. Cet intérêt pour les Révolutions
du XVIIIe siècle s’est répercuté de différentes manières sur la perception de la démocratie athénienne, celle-ci jouant
toujours un rôle secondaire dans la pensée politique par rapport aux grandes révolutions des temps modernes.
3La Révolution américaine, mais aussi, au moins à ses débuts, la Révolution française, avaient constitué un refus du
modèle de la démocratie antique. Par la suite, le concept de démocratie a cependant été transposé aux systèmes
représentatifs, si bien que le discours populaire attribue le titre de « plus ancienne démocratie du monde » non
seulement aux États-Unis, mais aussi à la Grande-Bretagne, en raison de sa longue tradition parlementaire, et en dépit
d’un droit de vote qui demeure restrictif jusqu’au XXe siècle, sans oublier la position dominante occupée (au moins
jusqu’en 1911) par la chambre des Lords. D’autres revendiquent ce titre pour la Suisse, au nom de sa tradition de
démocratie directe.
Le lien établi entre la démocratie et la représentation aura une conséquence à plus long terme : à la fin du XIXe siècle et
au début du XXe siècle, comme l’avait pronostiqué Tocqueville3, l’extension du droit de vote à tous les citoyens, y
compris aux femmes, est devenue une revendication et a fini par s’imposer. La baisse par paliers de l’âge minimum
fixé pour le droit de vote actif et passif en est l’une des conséquences secondaires.
LA DÉMOCRATIE COMME UNIQUE RÉGIME LÉGITIME
On le sait, le triomphe de la démocratie attendu après la Première Guerre mondiale en Europe n’a pas eu lieu, ou bien
on y a rapidement mis un terme. Au cours de la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, la démocratie s’est
imposée comme un idéal non seulement en Europe, mais dans le monde entier. La démocratie devient alors l’unique
forme légitime de régime, revendiqué par presque tous les systèmes politiques, quelle que soit sa forme concrète.
Cette « occupation mondiale du concept de démocratie » (l’expression est de Karl Dietrich Bracher4) a pour
conséquence que des potentats de toute nature se réclament d’elle, démontrant ainsi «  la nécessité absolue, jusque dans
la pratique politique de son contraire, d’afficher un respect public pour l’idée de démocratie » (Hermann Lübbe)5. Le
concept tautologique de « démocratie populaire » en cours depuis 1948 – avant cette date, on parlait de « république
populaire6 » – est lui aussi devenu caduc après 1989, lorsqu’a été réfuté le pronostic de Lénine selon lequel la
« démocratie prolétarienne » était un « nouveau type d’État » qui ne pourrait plus disparaître7.
Le terme de « république » a été largement vidé de son sens, même si l’on en fait encore en France un usage
emphatique hérité de la Révolution et si l’on s’efforce en d’autres pays de ranimer le «  républicanisme », au sens de
vertu civique8. La « monarchie », considérée comme un fondement autonome de légitimité, n’est plus une alternative
réelle, du moins en Europe. Les monarchies existantes sont intégrées à des États démocratiques (la Grande-Bretagne,
les pays du Benelux, la Scandinavie et en dernier lieu l’Espagne) qui ont choisi de conserver un chef d’État héréditaire
comme symbole de l’unité nationale. Avec la noblesse, considérée comme un ordre privilégié, « l’aristocratie » est
elle aussi devenue obsolète. Depuis Robert Michels, on utilise le plus souvent le terme d’« oligarchie » pour désigner
des groupes de direction formels ou informels.
« Tyrannie » et « despotisme » sont quant à elles, depuis la fin du XVIIIe siècle, des notions essentiellement
polémiques. Devenues de plus en plus interchangeables, réactualisées pour rendre compte des systèmes totalitaires, on
a perdu la conscience des différences structurelles entre leurs formes, telles que les impliquait la théorie politique
antique. Le mot « dictature » a connu le même glissement de sens, quoique avec un décalage temporaire ; nul ne pense
plus que la démocratie et la dictature soient compatibles, personne ne songe à associer dictature et institution
constitutionnelle – ce qui était encore possible sous la République de Weimar9.
La démocratie est ainsi l’unique notion politique issue de l’Antiquité qui soit encore vivante et demeure plus actuelle
que jamais, même si son utilisation dans les textes constitutionnels reste vague10. Dans le domaine scientifique, cela a
provoqué la disparition à peu près complète du genre qu’était la « théorie politique générale11 », remplacé par les
doctrines constitutionnelles et autres théories de la démocratie, où l’on se réfère fréquemment à Athènes.
Le terme « démocratie » désigne aujourd’hui – au contraire de ce qui s’est produit au fil de l’histoire bimillénaire de
sa réception – une norme clairement positive. On y associe également le souvenir de la grande expérience menée par
les Athéniens, et la comparaison avec les initiateurs de ce régime. Athènes reste présente, « que ce soit comme
l’ombre d’une expérimentation qui a jadis échoué et s’est achevée dialectiquement par la mise en esclavage de ses
protagonistes, ou bien comme le feu désignant l’avenir, celui qui réchauffe les cœurs d’innombrables hommes en
quête d’autodétermination et d’autonomie12 ».
DES DÉFICITS DÉMOCRATIQUES À ATHÈNES ?
La « démocratie » désigne, depuis le XIXe siècle, aussi bien une société révolue remontant aux débuts de l’histoire
européenne que des systèmes politiques, contemporains des auteurs qui en traitent. C’est aussi un objectif à atteindre,
une forme idéale d’État et de société dont la mise en œuvre est encore à venir. Dans ce chevauchement d’aspects
historiques, descriptifs et normatifs, la comparaison avec Athènes peut être utilisée dans des sens tout à fait opposés.
Ou bien l’on jauge Athènes à l’aune des normes des États constitutionnels modernes, et on la qualifie en conséquence
de « pas vraiment démocratique » ou de « quart de démocratie13 ». Ou à l’inverse, on introduit le modèle athénien
pour critiquer les déficits des démocraties actuelles et, le cas échéant, proposer des solutions pour y remédier. Une
troisième solution consiste à considérer l’expression « gouvernement du peuple par le peuple » comme un « discours
qui ne veut rien dire », quels que soient le lieu et l’époque14.
La critique, déjà exprimée çà et là à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, du fait qu’à Athènes, outre les esclaves, les
métèques et les femmes étaient exclus des droits politiques, est devenue depuis longtemps un lieu commun. En
inversant la vision de Karl Popper, on la condense parfois dans l’image d’une « société fermée15 ». Le discours selon
lequel le pouvoir athénien était de fait une oligarchie est en revanche assez malvenu16. Il ne correspond ni à la
conception antique de l’oligarchie, qui désigne ceux qui jouissent de la totalité de leurs droits politiques au sein de la
seule catégorie des citoyens, ni à l’usage moderne du terme en sociologie des organisations, qui concerne le pouvoir
exercé de fait par un groupe dans un système où existe, formellement, une égalité de droit.
La critique de l’exclusion des étrangers durablement résidents, les métèques, passe à côté du fond du problème, même
s’il est vrai qu’à Athènes, leur nombre était très élevé par rapport à celui des citoyens, et si l’on mettait des obstacles
très importants à l’acquisition du droit de citoyenneté par des étrangers. Constater par exemple « que, dans la
démocratie de la Grèce antique, le peuple n’avait pas la même signification que dans la conception actuelle de la
politique, et ne désignait pas la totalité des hommes relevant de la polis17 », ou que les Grecs jugeaient tout naturel
« que l’égalité politique ne s’étende pas aux esclaves, aux étrangers [ !] et aux femmes18 », c’est se livrer à des
affirmations déconcertantes, pour employer un terme aimable. Quant à la phrase suivante, mieux vaut la laisser sans
commentaire : « Du point de vue actuel, la démocratie athénienne […] doit être considérée comme une démocratie de
base pour cette petite partie de la population qui jouissait des droits politiques. Si nous tenons compte du fait que la
majorité de la population, les vrais pauvres, les mineurs [ !], les femmes, les travailleurs immigrés et les esclaves
demeuraient exclus de la participation aux choix politiques, nous ne pouvons pas qualifier la polis athénienne de
démocratie moderne19. » Sans même parler du fait que le droit de vote des enfants n’est pas un élément de la
démocratie moderne, on pratique aussi dans tous les États constitutionnels démocratiques modernes une distinction
entre les ressortissants de l’État et ses habitants ; les droits politiques y sont couplés au statut de citoyen, lequel est
attribué selon la norme fixée par les lois du pays, et non du seul fait de l’immigration20. Cela vaut aussi lorsque ces
règles sont définies de façon plus généreuse, par exemple sous la forme d’un jus soli, l’acquisition des droits civiques
par la naissance sur le sol d’un État, ou le statut de citoyen associé à une brève durée de séjour, comme le prévoyait la
Constitution française – non appliquée – de 179321. Quel que soit l’avis que l’on porte sur la situation des femmes à
Athènes au regard du droit civil, une chose est certaine : elles n’avaient pas le droit de participer à la vie politique. Il a
fallu attendre la fin du XIXe siècle pour que s’impose le droit de vote des femmes. Si l’on veut, en fonction de ce
critère, refuser à Athènes le statut de démocratie, il faudrait en toute logique le faire aussi pour la France
jusqu’en 1946 et pour la Suisse (au niveau fédéral) jusqu’en 1971, c’est-à-dire précisément pour des pays auxquels
reviennent un rôle clef et une fonction de précurseur pour la démocratie moderne et pour le suffrage universel
masculin en Europe. L’histoire de la démocratie devrait alors commencer avec les États qui ont été les premiers à
introduire le droit de vote pour les femmes sur l’ensemble de leur territoire : la Nouvelle-Zélande (1893), la Finlande
(1906), l’Australie (1908) et la Norvège (1913).
L’esclavage n’a jamais été remis en question à Athènes, pas plus qu’ailleurs dans l’Antiquité  ; il était considéré
comme une institution juridique issue du droit international de la guerre, mais il excluait justement la mise en
esclavage des citoyens de son propre État. Qu’il ait existé, même sous forme embryonnaire, un mouvement
abolitionniste, est un fantasme angélique22. Il n’existait pas non plus (contrairement, là encore, à d’aimables
rétroprojections23) de conception des droits de l’homme au sens où ils ont été formulés pendant les Révolutions
américaine et française. On voit certes dans les deux cas, et tout particulièrement bien sûr dans celui de l’Amérique,
qu’il était possible de concilier, même pour une assez longue période, la proclamation des droits de l’homme et le
maintien de l’esclavage – mais c’était exclu à long terme, quel que fût, dans le détail, l’agrégat de motivations et
d’intérêts qui mena concrètement à l’abolition de l’esclavage. Il n’existait pas non plus à Athènes de catalogue des
droits fondamentaux des citoyens sur lequel le législateur n’aurait pu intervenir que dans un cadre contraignant.
L’exemple de la tradition constitutionnelle britannique, qui ne connaît pas de limite théorique à la souveraineté du
Parlement, mais a confiance dans le fait que l’on n’en abusera pas, montre que ce n’est pas nécessairement un
déficit24. À Athènes, il était en outre inutile d’inscrire dans des proclamations solennelles – motivées par la
constatation de transgressions du droit – une grande partie de ce qui constitue le noyau de ce type de déclarations
depuis la fin du XVIIIe siècle, à savoir notamment les droits fondamentaux en matière de procédure pénale, dès lors que
ces droits étaient déjà tout naturellement donnés par les institutions et les procédures existantes. On trouve toutefois à
Athènes, après 403 av. J. -C., une hiérarchie des normes juridiques positives, dans la mesure où s’établit une
différence entre les lois considérées comme des normes générales et les décisions populaires traitant de cas
particuliers, et où l’on pouvait annuler sur la base d’une graphè paranomôn des décisions populaires qui
contredisaient des lois de niveau supérieur. On avait ainsi créé un principe équivalent à celui de la « primauté de la
Constitution » et de sa transposition dans les procédures25, une innovation extrêmement remarquable dans la
technique constitutionnelle, comme l’avaient déjà constaté David Hume et John Stuart Mill26, même si son
application paraît fréquemment douteuse27.
Ce qu’il y a de notable, dans ce type de débat, c’est que l’on juge un système politique – quel qu’en soit le résultat –
selon des critères mis au point plus de deux mille ans plus tard. Aucun autre régime politique de l’histoire du monde,
sans doute, n’est évalué selon des normes aussi anachroniques que celles appliquées à la démocratie athénienne. Ce
qui, dans le cas d’Athènes, débouche soit sur des critiques, soit sur un appel à la compréhension, est simplement objet
d’un constat historique lorsqu’il s’agit d’autres sociétés. Dans la conscience de la postérité, Athènes a manifestement
fixé, avec sa conception de la démocratie, une norme valable quelles que soient les époques, et à l’aune de laquelle on
mesure sa propre pratique. Si bien que des « péchés originaux » réels ou supposés, comme le procès des Arginuses et
le procès de Socrate, doivent offrir la possibilité de critiquer le système sur le principe, ce qui suscite ensuite,
régulièrement, l’intervention de défenseurs d’Athènes, y compris sur ces sujets28.
Enfin, lorsqu’il s’agit d’Athènes, si l’on ne veut pas seulement en discuter comme d’un phénomène historique mais
bien comme d’une référence normative pour notre propre ordre politique, on retrouve les mêmes modèles d’évaluation
que pour la Révolution française. D’un premier point de vue (sur un spectre dont la tendance va plutôt des «  libéraux »
à la « gauche »), on peut maintenir, en dépit de l’esclavage, la référence positive à la démocratie athénienne ainsi que
le lien avec les débuts de la Révolution française et avec la Déclaration des droits de l’homme, en dépit de la Terreur
ultérieure ; dans l’autre perspective (dont la tendance se situe plutôt à « droite »), on ne peut avoir l’une sans l’autre29.
RETOUR À LA DÉMOCRATIE D’ASSEMBLÉE ?
Aussi différentes que soient ses variantes nationales, et quelles que soient les mutations qu’il a connues en plus de
deux siècles, l’État constitutionnel des temps modernes est fondé sur le refus de la démocratie d’assemblée, et donc
sur le principe de la représentation qui a de nombreuses racines dans le système des ordres et dans l’Église 30, mais qui
ne présente en tout cas aucune espèce de continuité avec l’Antiquité. Outre le mode de suffrage, le principe du mandat
libre (avec le rapport de tension à l’égard de la discipline de groupe parlementaire) distingue lui aussi les Parlements
modernes de leurs précurseurs fonctionnant selon le système des ordres.
20L’État constitutionnel moderne présente en outre – abstraction faite du cas de la Grande-Bretagne – de nombreuses
restrictions à la démocratie, dans le sens du principe majoritaire, afin de garantir des droits individuels et collectifs. On
trouve dans cette catégorie, pour ne citer que les principaux : la différence entre la valeur numérique et le poids réel
des suffrages (de la manière la plus extrême dans le cas du droit de vote majoritaire, mais aussi dans celui de clauses
prévoyant un plancher de suffrages en cas de suffrage à la proportionnelle) ; l’influence disproportionnée des petits
partis dans les gouvernements de coalition ; la division et l’imbrication des pouvoirs ; les systèmes bicaméristes,
notamment lorsque certains États membres sont largement surreprésentés par rapport à leur nombre d’électeurs (les
cas extrêmes sont les États-Unis et la Suisse, avec le même nombre de représentants pour chacun des États au Sénat
ou au Conseil des États) ; les obstacles (plus ou moins importants) dressés contre les modifications de la Constitution,
qui impliquent toujours un effet d’obligation sur les générations suivantes, émanant de l’acte originel de création de la
Constitution ; les limitations de la compétence du législateur par des droits fondamentaux et/ou des droits de l’homme
(y compris, aujourd’hui, sur la base de conventions internationales) ; enfin et pour finir, la possibilité de voir un petit
nombre de juges constitutionnels abroger des lois votées (conformément au règlement) par des majorités
parlementaires.
L’historien néerlandais Johan Huizinga regrettait en 1945 que l’on n’ait pas repris la notion athénienne
d’« isonomie », qui exprime le principe de l’État de droit, et que l’on ait préféré revendiquer le concept de démocratie,
qu’il est selon lui impossible de mettre totalement en œuvre31. Que l’on ait apposé ultérieurement sur l’État
représentatif et constitutionnel cette catégorie, par rapport à laquelle on peut, au XIXe siècle, encore se référer au
progrès accompli par rapport à l’Antiquité32, explique que l’on ait pu à long terme évaluer le parlementarisme à
l’aune du degré de participation atteint à Athènes, et le critiquer sur cette base, lorsque le principe du suffrage
universel s’est imposé.
De ce point de vue, le système représentatif a ensuite été accepté comme un pis-aller nécessaire, compte tenu du
nombre de citoyens et des dimensions des territoires, mais non pas comme un système permettant de prendre plus
facilement des décisions utiles au bien commun, au sens où l’avaient conçu ses théoriciens33. On le qualifie de
« démocratie sans demos34 » ou encore de « concept général immature, “brut”, et cependant nécessaire », qu’il faut
remodeler pour en faire une « démocratie réelle » et qui exige donc d’être « vitalisé » par des « initiatives citoyennes,
la participation, l’auto-organisation, le contrôle et le remplacement des représentants depuis la base 35 ». De telles
exigences sont bien entendu nourries par une tradition où l’on trouve les assemblées de sections, la Commune
parisienne et la démocratie des conseils. Elles correspondent à un idéal profondément ancré d’engagement de tout le
corps civique, idéal que l’on ne rencontre d’ailleurs pas seulement du côté de cette « nouvelle gauche » qui, à la fin
des années 1960, redécouvrira l’idée des conseils36. L’éloge enthousiaste de Hannah Arendt en faveur de
l’organisation de conseils au cours de l’insurrection hongroise de 1956 montre que cette nostalgie n’est pas l’apanage
du seul milieu politique. Si elle recommande une revitalisation de la démocratie par des formes de conseil, c’est
qu’elle affirme clairement que la politique doit être l’affaire d’une élite autoproclamée, s’engageant pour le bien
commun, tandis que les autres citoyens n’ont qu’à profiter de la protection que leur accorde l’État de droit37.
Sternberger estime que, chez elle, les conseils apparaissent comme les « spectres phosphorescents de la communauté
civique antique38 ».
23Quoi que l’on puisse penser du caractère souhaitable et réalisable d’un système de conseils – hormis dans des
situations révolutionnaires où de telles formes s’installent plus ou moins spontanément (dans un passé récent, sous la
forme de « tables rondes ») et disparaissent régulièrement dans la phase de consolidation –, on peut défendre un
système de ce type sans devoir pour autant se référer à Athènes. Que l’on pense aussi aux débuts du parti des Verts
(Die Grünen) en Allemagne fédérale, qui ont commencé à travailler selon les principes de la «  démocratie de base » et
chez qui le « principe de rotation » présentait des correspondances structurelles bien réelles avec le modèle politique
athénien – abstraction faite, bien entendu, de la participation des femmes –, sans que les Verts allemands aient jamais
été soupçonnés de s’être livrés à une analyse de l’Antiquité.
On peut en dire autant pour les revendications visant à compléter le système parlementaire en offrant plus d’espace
aux initiatives et aux décisions populaires – y compris au-delà des cas typiques de référendums sur les Constitutions et
l’appartenance territoriale organisés après la Première Guerre mondiale –, dont on a fait un usage croissant ces
derniers temps dans les démocraties fondées sur l’État de droit, tandis que jusqu’alors, tous les essais visant à
introduire des procédures de démocratie directe sous la forme de votations populaires en Allemagne fédérale avaient
échoué. La situation se présente autrement au niveau des Länder allemands. L’argument issu des expériences
positives faites en Suisse ou ailleurs peut être mobilisé, ou contesté (en se demandant à chaque fois si cet avis repose
sur des évaluations de principe ou sur l’appréciation des résultats). On peut aussi rappeler l’usage manipulateur de ces
instruments par le bonapartisme et dans les systèmes autocratiques ou totalitaires du XXe siècle39. Ce débat, qui
devrait aborder sérieusement un grand nombre de questions difficiles, n’a pas non plus besoin, au fond, de la
réminiscence d’Athènes, même si la référence peut s’insinuer chez tous ceux qui considèrent que la démocratie
« directe » est meilleure que « l’indirecte ». La démocratie réellement directe, sous la forme de Landsgemeinde qui
n’existe plus aujourd’hui que dans les cantons de Glarus et d’Appenzell-Innerrhoden, ne joue bien entendu pas de rôle
dans ce débat.
Depuis un certain temps, un débat s’est imposé : les nouvelles techniques informatiques et Internet ne permettent-elles
pas un retour à des formes directes de démocratie ? L’idée n’est pas fondamentalement nouvelle. Dès la fin des
années 1920, Carl Schmitt imagine « qu’un jour, de subtiles inventions permettr[ont] à chacun d’exprimer à tout
moment son opinion sur les problèmes politiques sans quitter son domicile, grâce à un appareillage qui ferait
enregistrer automatiquement toutes ces opinions par une centrale où l’on n’aurait plus qu’à lire le résultat  ». Mais ce
« rousseauiste de droite » ne le jugeait pas souhaitable, parce que cela entraînerait une « privatisation » de la formation
de la volonté politique qui détruirait la volonté générale [en français dans le texte (N. d. T.).]40. Lorsque tel ou tel
politologue associe ce genre de réflexions à l’évocation de la procédure du tirage au sort à Athènes 41, ou lorsque le
vice-président américain Al Gore déclare, en 1994, qu’Internet va permettre une « nouvelle ère athénienne de la
démocratie42 », il est difficile de prendre ce rapprochement au sérieux, mais on peut le considérer comme une preuve
du charme qu’exerce encore le modèle athénien. C’est sans doute sur cette force de séduction que les rédacteurs du
texte ont fondé leurs espoirs en 2004, lorsqu’il a été question de mettre en exergue du traité constitutionnel de l’Union
européenne une phrase de l’oraison funèbre de Périclès où celui-ci affirme que la démocratie signifie le règne de la
majorité. Cette citation a finalement été écartée. On a peut-être relevé à temps que cela ne serait pas vraiment
conforme aux règles prévues pour un sujet relevant sui generis du droit international (où, par exemple, le principe de
la majorité de tous les citoyens exprimant leur suffrage ne doit pas s’appliquer) ou que, pour Périclès et les Athéniens,
le principe de la démocratie se réfère uniquement à leur propre communauté. La formulation est en outre issue d’un
contexte – la guerre du Péloponnèse, qui opposa d’abord Athènes et Sparte avant d’embraser toute la Grèce – qui ne
se prêtait pas précisément à servir de modèle à un ordre européen pacifique. Quoi qu’il en soit, l’idée que cela aurait
joué un rôle quelconque dans l’échec du traité constitutionnel (du moins sous sa forme de  2004) est certainement à
exclure.
Comment concilier parlementarisme et participation des citoyens dans une société organisée selon les règles de la
division du travail, et sous quelle forme faut-il rémunérer les parlementaires ? Quel type de politique est-il conseillé
d’appliquer dans le domaine du droit, du social, de l’éducation, des médias, etc., si l’on veut que des droits identiques
à la participation aillent de pair avec une égalité des chances effective ? Comment concilier la représentation organisée
des intérêts sociaux et des décisions politiques servant le bien commun ? Comment préserver une culture politique
commune en ces temps de multiculturalité ethnique et religieuse croissante ? Comment l’autodétermination organisée
au niveau des États-nations peut-elle être maintenue face aux puissances du capital qui agissent au niveau mondial  ?
Et comment maintenir la loyauté des citoyens y compris dans des situations de crise économique ? De quelle manière
un État démocratique est-il en mesure de s’affirmer face aux ennemis de la Constitution et à des terroristes d’un type
entièrement nouveau, sans se retrouver dans ce dilemme qui veut qu’à « la plus grande sécurité possible corresponde
la plus grande restriction possible de la liberté personnelle43 » ? Comment faut-il construire le rapport entre les
différents niveaux de la démocratie : communes, États membres, États nations et Union européenne ? Quelles
missions les instances étatiques doivent-elles assumer, et desquelles vaut-il mieux qu’elles ne se chargent pas  ? Le
regard sur Athènes ne peut aider à résoudre ni ces problèmes, ni d’autres encore. Et pourtant, tant que la démocratie et
les insuffisances de sa mise en œuvre resteront un sujet de débat dans un État qui n’est pas formé de dieux
(Rousseau44), Athènes ne disparaîtra vraisemblablement pas de la réflexion. « Nous devons encore renvoyer la
démocratie pure à l’an 2440, si jamais elle a été conçue pour l’homme de cette époque », estimait Hardenberg
en 180745. Nous aurons donc encore bien le temps de préparer les célébrations des « trois mille ans de démocratie ».
NOTES
1 Par exemple LÉNINE, Un pas en avant, deux pas en arrière [Texte de 1894, écrit à l’occasion de la scission entre bolcheviks et mencheviks],
Éditions du progrès, 1970 ; « Reden auf dem 1. Gesamtrussischen Kongress für ausserschulische Bildung Mai 1919 », in LÉNINE, Werke, Institut
für Marxismus-Leninismus beim ZK der KPdSU (éd.), vol. 29, März-August 1919, Berlin, 1970, p. 360. – Albert MATHIEZ, qui fonda en 1907 la
Société des Études Robespierristes, voyait en Lénine un « Robespierre qui a eu du succès » ; Le bolchevisme et le jacobinisme, Paris, Librairie
du Parti socialiste et de « L’Humanité », 1920.
2 « Les partisans de Lénine qui se prennent pour les Napoléon du socialisme ragent, fulminent et parachèvent la destruction de la Russie ; mais
le peuple russe doit le payer par des flots de sang » ; Maxim GORKI, Lenins Experimente, 10. november 1917, in « Ein Jahr russische
Revolution », Süddeutsche Monatshefte, 16e année, cahier 1, 1918, p. 1-72, ici p. 26.
3 Voir supra, p. 123.
4 Karl Dietrich BRACHER, Geschichte und Gewalt. Zur Politik im 20. Jahrhundert, Berlin, 1981, p. 52.
5 Hermann LÜBBE, « Mehrheit statt Wahrheit. Über Demokratisierungszwänge », Modernisierungsgewinner. Religion, Geschichtssinn, direkte
Demokratie und Moral, Munich, 2004, p. 154-166, ici p. 154.
6 Au commencement, les démocraties populaires étaient considérées comme des démocraties socialistes encore inachevées – par rapport à
l’Union Soviétique –, mais cette distinction a été abandonnée ultérieurement ; Lothar SCHULTZ, « Volksdemokratie », in Sowjetsystem und
demokratische Gesellschaft. Eine vergleichende Enzyklopädie, vol. 6, 1972, p. 754-766.
7 « Die Dritte Internationale und ihr Platz in der Geschichte » [avril 1919], in LÉNINE, Ausgewählte Werke, vol. 5, Berlin, 1973, p. 73-82, ici
8 Le débat entre le « communautarisme » et le « libéralisme » se déroule aussi aux États-Unis sous la forme « républicanisme contre
libéralisme », mais en se référant plus fortement, dans ce cas-là, au contexte de la fondation, au XVIIIe siècle. Cf. Alan GIBSON, « Ancients,
moderns and Americans. The republicanism-liberalism debate revisited », History of Political Thought 21, 2000, p. 261-307. – Cf. sur le débat
allemand, entre autres, Josef ISENSEE, « Republik – Sinnpotential eines Begriffs. Begriffsgeschichtliche
Stichproben », Juristenzeitung année 1981, no 1, p. 1-8 ; Emanuel RICHTER, Republikanische Politik. Demokratische Öffentlichkeit und
politische Moralität, Reinbek, 2004.
9 À propos de la compétence du président du Reich en état d’urgence, selon l’article 48, le père spirituel de la Constitution de Weimar parla
aussi, sans ambages, de dictature : Hugo PREUSS, « Reichsverfassungsmässige Diktatur », Zeitschrift für Politik 13, 1923, p. 97-113. – On
comparera avec l’interdiction formulée dans l’article 150 de la Constitution du Land de Hesse en 1946 : « L’instauration d’une dictature, sous
quelque forme que ce soit, est interdite » ; il s’agit sans doute avant tout d’une réaction à la « loi de prise du pouvoir » de 1933 [qui avait donné à
Hitler, une fois chancelier, le pouvoir de promulguer des lois sans participation du parlement (N. d. T.)].
10 Article 20, 1 de la loi fondamentale : « La République fédérale d’Allemagne est un État fédéral démocratique et social » ; sur ce point,
Friedrich Karl FROMME, « Der Demokratiebegriff des Grundgesetzgebers. Ein Beitrag zur Frage der verfassungsrechtlichen Fixierung von
“Grundentscheidungen” », Die öffentliche Verwaltung 23, 1970, p. 518-526.
11 Roman HERZOG, Allgemeine Staatslehre, Francfort-sur-le-Main, 1971, traite uniquement des « démocraties occidentales » en tenant
particulièrement compte de l’Allemagne fédérale (p. 6).
12 Richard SAAGE, Demokratietheorien. Historischer Prozess – Theoretische Entwicklungen – Soziotechnische Bedingungen. Eine
Einführung, Wiesbaden, 2005, p. 39.
13 Manfred G. SCHMIDT, Demokratietheorien. Eine Einführung, Opladen, 1995, p. 35 (exclusion des esclaves, des métèques et des femmes), ou
encore Francis FUKUYAMA, The End of History and the Last Man, 1992, en français : La fin de l’histoire et le dernier homme, traduit de
l’anglais par Denis-Armand Canal, Paris, Champs-Flammarion, 1992, chapitre « Idée d’une histoire universelle » : avant 1776, il n’y avait pas de
démocratie ; Athènes ne compte pas, puisque le procès de Socrate prouve l’absence de droits fondamentaux. Le fait que l’esclavage ait perduré
aux États-Unis pendant encore près d’un siècle après l’indépendance n’entre en revanche manifestement pas en ligne de compte aux yeux de
l’auteur.
14 Maurice DUVERGER, Les régimes politiques, Paris, Armand Colin, 1948, p. 6, qui ne connaît pas les différences entre l’Assemblée athénienne
et les Landsgemeinden.
15 Robin OSBORNE, « Athenian democracy : something to celebrate ? » Dialogos. Hellenic Studies Review 1, 1994, p. 48-58, ici p. 57. S’il
souligne ici tout particulièrement le contraste avec sa propre société ouverte (britannique), c’est vraisemblablement parce que le texte remonte à
une position commune avec Enoch Powell, qui avait prophétisé en 1968 que la politique à l’égard de l’immigration et des minorités mènerait à
une situation proche de la guerre civile. Powell, chercheur reconnu en philologie ancienne, avait alors parlé de « flots de sang » en faisant
allusion à VIRGILE, Énéide VI, 86-87, ce qui lui valut d’être congédié du shadow cabinet des Conservateurs.
16 Par exemple SCHMIDT, Demokratientheorien, op. cit., p. 34-35.
17 Manfred HÄTTICH, article « Demokratie I » in Staatslexikon, Görresgesellschaft (éd.) (7e éd.), vol. 1, 1985, p. 1182-1192, ici p. 1182.
18 Klaus VON BEYME, « Demokratie », in Sowjetsystem und demokratische Gesellschaft, op. cit., vol. 1, 1966, p. 1111-1158, ici p. 1118.
19 Karl MITTERMAIER et Meinhard MAIR, Demokratie. Die Geschichte einer politischen Idee von Platon bis heute, Darmstadt, 1995, p. 19.
20 Cela vaut même pour l’Union européenne. Le droit de vote accordé aux « citoyens de l’Union européenne » qui vivent dans un autre État
membre que leur pays natal demeure limité au niveau communal ; pour l’introduire en Allemagne, il a fallu une modification de la Loi
fondamentale (article 28, § 1, alinéa 3, introduite en 1992). Le découplage avec le domicile apparaît aussi, à l’inverse, dans les règles plus
récentes de divers États, visant à accorder le droit de vote à leurs citoyens vivant à l’étranger. En Allemagne fédérale, ce principe a été introduit
en 1985 ; à l’époque, ce droit était valable dix ans après la date de sortie du territoire fédéral ; en 1998, ce délai passa à vingt-cinq ans. (Cette
restriction a elle aussi été levée depuis.) Que ce soit tout à fait problématique, parce que de tels électeurs ont tendance à n’être absolument pas
concernés par les conséquences du vote, est une autre question.
21 Selon l’article 4 de la Constitution de 1793, était considéré comme citoyen, outre les hommes de plus de 21 ans nés et résidant en France,
« Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année – Y vit de son travail – Ou acquiert une propriété –
Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard » [article 4, (N. d. T.)]. Dans la constitution de 1791 (titre II, article 3),
on exigeait encore d’avoir séjourné sans interruption en France pendant au moins cinq ans.
22 De Popper : voir supra, p. 284.
23 Peter SIEWERT, « Menschenrechte », Der Neue Pauly, vol. 7, 1999, 1258-1261.
24 Idée formulée en termes devenus classiques chez Ivor JENNINGS, The British Constitution [1941], Cambridge (3e éd.), 1950, p. 213 : The
source of our liberty is not in laws and institutions, but in the spirit of a free people [« La source de notre liberté ne réside pas dans les lois et les
institutions, mais dans l’esprit d’un peuple libre »]. Ces derniers temps, les conventions internationales ont toutefois imposé des restrictions à la
souveraineté législative du Parlement. Ces limitations font l’objet de contestations régulières et ont des effets récurrents sur les relations avec
l’Union européenne. Reste à voir dans quelle mesure les débats récents portant sur un catalogue des droits fondamentaux, ou même une
Constitution écrite, entraîneront des transformations substantielles du système britannique. Cela vaut aussi pour la question de savoir quand et
comment la Chambre des Lords, après la suppression du droit de vote en 1999 pour les membres de la noblesse héréditaire (à l’exception de
quatre-vingt douze d’entre eux qui ont conservé leurs droits), sera remplacée par une deuxième chambre partiellement élue, partiellement
désignée.
25 Cela ne va pas de soi, comme le montre par exemple l’opinion dominante dans la théorie allemande du droit public sous l’Empire et sous la
République de Weimar, où le législateur peut disposer de la totalité de la Constitution.
26 Voir supra, p. 94 et 218.
27 Voir supra, p. 61 sq.
28 La justification de l’exécution de Socrate par l’éminent journaliste libéral de gauche I.F. STONE, qui cherchait ainsi à défendre l’idéal
démocratique, a par exemple rencontré un grand écho public, cf. The Trial of Socrate, Boston, 1988 [Le procès Socrate, traduit de l’anglais
(États-Unis) par Ghislain Sartoris, Paris, Odile Jacob, 1990]. – On est frappé, à la lecture d’une étude scientifique récente de l’affaire des
Arginuses, par le ton apologétique rappelant George Grote : Adalberto GIOVANNINI, « Xenophon, der Arginusenprozess und die athenische
Demokratie », Chiron 32, 2002, p. 15-50.
29 Pour une autre combinaison de jugements, cf. cependant la critique du caractère exclusif de la démocratie athénienne, avec en même temps
une admiration pour les Jacobins et les bolcheviques, chez Luciano CANFORA, La démocratie : histoire d’une idéologie, traduit de l’italien par
Anna Colao et Paule Itoli, Paris, Seuil, 2006 [La democrazia : storia di un’ideologia, Rome, 2004]
30 On trouve ainsi une racine du principe de représentation dans la maxime, développée dans le droit canonique à partir du XIIe siècle, selon
laquelle toutes les personnes concernées par une décision doivent délibérer et donner leur approbation à son sujet (quod omnes tangit ab
omnibus tractari et approbari debet). La formule est issue du droit privé romain, mais fut alors transposée au droit public. L’approbation de
chacun devait être donnée par des représentants élus décidant obligatoirement à la place de leurs commanditaires, qui devaient donc disposer
d’un mandat libre. Bernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1997, chapitre 2 (avec d’autres indications
bibliographiques). La règle de la majorité des deux tiers est issue des règles fixées pour l’élection du pape à partir de 1179 ; Peter HERDE, « Die
Entwicklung des Papstwahl im dreizehnten Jahrhundert. Praxis und kanonistische Grundlage », in Gesammelte Aufsätze und
Abhandlungen, vol. 2, 1, Stuttgart, 2002, p. 153-180.
31 Johan HUIZINGA, Wenn die Waffen schweigen. Die Aussichten auf Genesung unserer Kultur, Bâle, 1945, p. 95.
32 Cf. la « démocratie anoblie » de BLUNTSCHLI, supra p. 234.
33 Formulation inspirée par Herbert KRÜGER, Allgemeine Staatslehre, Stuttgart, 1964, p. 235.
34 Johannes AGNOLI, « Die Transformation der Demokratie », in Johannes AGNOLI et Peter BRÜCKNER, Die Transformation der
Demokratie, Francfort-sur-le-Main, 1968, p. 1-87, ici p. 44-45. Cf. ibid., p. 55 : « La brève période démocratique de la terreur jacobine ».
35 Fritz VILMAR, « Systemveränderung auf dem Boden des Grundgesetzes. Gesellschaftsreform als Prozess umfassender
Demokratisierung », Aus Politik und Zeitgeschichte no 18, 1974, p. 3-29, ici p. 3-4.
36 Cf. par exemple différentes contributions in Probleme der Demokratie heute. Tagung der deutschen Vereinigung für Politische Wissenschaft
in Berlin, Herbst 1969, Opladen, 1971 (= Politische Vierteljahresschrift, spécial 2) ; et pour la position contraire, Gerhard A. RITTER, « “Direkte
Demokratie” und Rätewesen in Geschichte und Theorie » [1968], in Arbeiterbewegung, Parteien und Parlamentarismus. Aufsätze zur deutschen
Sozial-und Verfassungsgeschichte des 19. und 20. Jahrhunderts, Göttingen, 1976, p. 292-316, 389-394.
37 Hannah ARENDT, Die Ungarische Revolution und der totalitäre Imperialismus, Munich, 1958 [« Réflexions sur la révolution hongroise »,
in Les origines du totalitarisme, Paris, Fayard, 1994] ; id., On Revolution, Harmonds worth, 1973, p. 246.
38 Dolf STERNBERGER, « Politie und Leviathan. Ein Streit um den antiken und den modernen Staat » [1986], in Verfassungspatriotismus, op.
cit., p. 232-300, ici p. 254.
39 Un consensus devrait aujourd’hui exister sur l’idée que « Weimar » (pour ce qui concerne les référendums populaires, non pas la position du
président du Reich) est un argument fictif. Même la forme résolument antiplébiscitaire de la Loi fondamentale de la RFA n’est pas une « leçon »
immédiatement tirée de l’histoire de Weimar. Elle est née avant tout de l’inquiétude ressentie au cours de l’après-guerre à l’idée que cet
instrument puisse être détourné par les communistes du KPD / SED ; cf. Otmar JUNG, Grundgesetz und Volksentscheid. Gründe und Reichweite
der Entscheidungen des Parlamentarischen Rats gegen Formen indirekter Demokratie, Opladen, 1994, et divers autres travaux de cet auteur.
Mais il n’en résulte pas que l’on doive se rallier à son plaidoyer pour l’intégration d’éléments plébiscitaires dans la Loi fondamentale.
40 Carl SCHMITT, Théorie de la Constitution [1928], op. cit., p. 384. On peut remonter encore plus loin dans le temps sur les traces de cette idée.
On a rapporté, à propos de la réunion d’une fraction de la gauche modérée de l’église Saint-Paul, en février 1849 : « [Carl Theodor] Gravenhorst
dépeint l’idéal de la démocratie suisse : toutes les assemblées de base doivent installer des télégraphes électriques qui parviennent, comme des
nerfs, jusqu’à la tête et au cerveau du gouvernement, de telle sorte que celui-ci puisse à tout moment connaître la volonté globale du peuple » ;
note de Gustav Adolf Hallbauer, in Ludwig BERGSTRÄSSER (éd.), Das Frankfurter Parlament in Briefen und Tagebüchern, Francfort-sur-le-
Main, 1929, p. 264.
41 Ainsi au Danemark, où l’on a proposé de désigner par procédure aléatoire 70 000 citoyens chaque année parmi les quatre millions jouissant
du droit de vote, afin que ceux-ci constituent une deuxième chambre votant par voie électronique ; cité chez Mogens Herman HANSEN, « Direct
democracy, ancient and modern », in Thinking like a Lawyer. Essays on Legal and General History for John Crook on his Eightieth Birthday,
Leyde, 2002, p. 135-149. – Sur les expériences récentes menées dans différents pays et visant à faire participer des citoyens tirés au sort aux
décisions au niveau de la commune ou du quartier, cf. Anja RÖCKE, Losverfahren und Demokratie. Historische und demokratietheoretische
Perspektiven, Münster, 2005, p. 93 sq. – Hubertus BUCHSTEIN, « Die Demokratie an den Grenzen des allgemeinen Wahlrechts », in Politik und
Geschichte. « Gute Politik » und ihre Zeit. Wilhelm Bleek zum 65. Geburtstag, Andrea Gawrich et Hans K. Lietzmann (éd.), Münster, 2005,
p. 174-195, ici p. 190-191, aimerait confier les élections à un cinquième, tiré au sort, des personnes jouissant du droit de vote.
42 Cité chez Hubertus BUCHSTEIN, « Bittere Bytes. Cyberbürger und Demokratietheorie », Deutsche Zeitschrift für Philosophie 44, 1996,
p. 583-607, ici p. 585.
43 Rudolf BULTMANN, « Die Bedeutung des Gedankens der Freiheit für die abendländische Kultur », in Glauben und Verstehen, Gesammelte
Aufsätze, vol. 2, Tübingen (4e éd.), 1965, p. 274-293, ici p. 284. Bultmann – qui reprend la critique d’Ernst Forsthoff contre l’État-providence –
désigne cependant ici la garantie de l’État social.
44 Voir supra, p. 96.
45 Karl August von HARDENBERG dans son mémoire de Riga intitulé « Über die Reorganisation des Preussischen Staats » [1807], cité d’après
Walter DEMEL et Uwe PUSCHNER (éd.), Deutsche Geschichte in Quellen und Darstellung, vol. 6 : Von der Französischen Revolution bis zum
Wiener Kongress 1789-1815, Stuttgart, 1995, p. 88. Il s’agit d’une allusion à l’utopie de MERCIER, L’an 2440. Rêve s’il en fût jamais [1770],
Paris, La Découverte, 1999. Chez Hardenberg, on lit dans le passage mentionné, à propos de sa propre époque : « Des principes démocratiques
dans un gouvernement monarchique : telle me semble être la forme adaptée à l’esprit de notre époque ». L’expression « principes
démocratiques » désigne ici les droits individuels, pas le droit de participer aux décisions politiques.

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