Vous êtes sur la page 1sur 36

Chapitre IV

Karl Marx, la théorie classique et le matérialisme historique

Karl Marx est un penseur qui a contribué à la connaissance dans de nombreux domaines.
Tout d'abord philosophe lorsqu’il était étudiant, il s'est ensuite intéressé à l'histoire, à la politique,
puis à l'économie pour laquelle son œuvre « Le Capital » devait être une théorie générale de l'État
des connaissances. Il est né en 1818 dans une famille de notables rhénans. Il a ensuite fait des
études de droit à Bonn, puis de philosophie à Berlin, où il a soutenu sa thèse de philosophie en
1941 : « Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure ». C'est à Berlin qu'il a
rencontré et rejoint les hégéliens de gauche. Hegel était alors la grande figure philosophique en
Allemagne ; il a fortement inspiré l'ensemble des philosophes de son époque et comptait de
nombreux disciples. Les hégéliens de gauche étaient parmi eux de jeunes philosophes, doctorants
ou professeurs comme Bruno Bauer et Ludwig Feuerbach, qui reprenaient les structures de pensée
de Georg Hegel en les appliquant afin d'obtenir des conclusions différentes, principalement
d’inspirations athées et critiques envers le pouvoir prussien.
Malgré la haute estime en laquelle le portaient de nombreux philosophes, particulièrement
ses professeurs, et probablement déjà du fait de sa radicalité de pensée, Karl Marx n'a pas obtenu de
poste universitaire. Il a donc continué à travailler sur les sociétés humaines à travers le journalisme,
en Allemagne, puis en France. Il s'est tout d'abord installé à Cologne, où il est devenu rédacteur en
chef de la gazette Rhénane, un journal d'opposition libérale soutenue par les industriels rhénans.
C'est en collaborant à ce journal, en écrivant des articles sur les conditions de vie de différents
travailleurs et en rencontrant des socialistes que Karl Marx a pris conscience de la situation réelle
des individus et de l'importance de l'économie politique. Sous sa direction, ce journal d'opposition
est devenu de plus en plus subversif et il a finalement été interdit en 1843. Chassé d'Allemagne, il
s'est installé à Paris et a créé les Annales franco-allemandes avec Arnold Ruge. L'objectif était de
créer un journal d'opposition pour l'Allemagne depuis un pays où il ne serait pas interdit.
Cependant, la distribution clandestine en Allemagne n'était pas une réussite, puis du fait de
désaccords avec Arnold Ruge, la publication finit par s'interrompre.
C'est à Paris qu'il a rencontré Friedrich Engels en 1844. Ce dernier avait arrêté les études à
18 ans, avait été employé de commerce à Brême puis a travaillé à Manchester à partir de 1842, dans
une usine appartenant à son père. C'est en autodidacte qu'il a étudié la philosophie, est devenu
adepte de Hegel, puis de Feuerbach. Il a également acquis une conscience politique en observant la
misère prolétarienne dans l'entreprise de son père. Karl Marx et Friedrich Engels ont fortement
collaboré et développé ensemble leurs théories politique, historique et économique.
L'époque de la rencontre avec Friedrich Engels a également été l'époque de sa rupture avec
les hégéliens de gauche, dont le principal point de désaccord avec Karl Marx était qu'ils
conservaient de Georg Hégel une vision idéaliste de l'histoire. Dans cette vision, l'Esprit se réalise à
travers le jeu des intérêts et des passions. Penser l'Histoire consiste ainsi à suivre l'Esprit à la trace

71
au cœur des événements. L'Esprit évolue au cours de l'histoire, puis des « grands hommes » mettent
en œuvre ses avancées spirituelles. La rupture est marquée en 1845 avec la publication de la « La
Sainte Famille, ou la critique de la Critique critique », dans laquelle il attaque Bruno Bauer, le
professeur à Berlin auquel il était très lié et qui l'avait introduit parmi les hégéliens de gauches. Il
critique les thèses de son ancien mentor portant sur la suprématie de l'Esprit absolu (la fameuse
Critique critiquée), le rejet de la nature de l'homme, le besoin d'un Etat structuré, etc. Cette
publication constitue la genèse de la théorie de la lutte des classes (la Critique contre la Masse).
Dans un manuscrit précédent mais non publié, rédigé en 1943, « Critique de la philosophie
politique de Hegel », il avait déjà attaqué la vision de l'histoire de Hegel, et particulièrement le rôle
de l'Etat vis à vis de la société civile dans une conception idéaliste de l'histoire. Friedrich Engels a
explicité beaucoup plus tard une vision matérialiste de l'État dans « L'origine de la famille, de la
propriété privée et de l'Etat » publiée en 1884.
Dans la continuité des réflexions qui l'avaient amené à rédiger « La sainte famille », ils ont
rédigé à deux « L'idéologie allemande », texte non publié, qui a marqué leur définition du
matérialisme dialectique, ou matérialisme historique, avec notamment une attaque de Max Stirner,
un autre hégélien de gauche :

Il y a eu un jour un brave homme pour s'imaginer que si les hommes se noyaient,


c'est qu'ils étaient possédés de l'idée de pesanteur. S'ils chassaient cette idée de leur tête,
par exemple en la qualifiant de superstitieuse, de religieuse, ils seraient à l'abri du danger
de noyade. Sa vie durant, il combattit cette illusion de la pesanteur, dont les conséquences
fâcheuses lui étaient démontrées amplement par toutes les statistiques. Ce brave homme
était le type du nouveau philosophe révolutionnaire allemand.63

En particulier, leur critique se matérialise dans le fait que les hégéliens de gauche rejettent
l'idée de dieux ainsi que l'idée de la misère, mais ne critiquent pas directement la cause première de
cette misère, à savoir le système de production capitaliste.

Ce sont les hommes qui, en même temps qu'ils développent leur production et leur
communication matérielles, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur
pensée et les produits de celle-ci. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la
vie qui détermine la conscience. Dans la première conception, on part de la conscience
comme individu vivant ; dans la seconde, qui correspond à la vie réelle, on part des
individus eux-mêmes, réels et vivants, et on considère la conscience seulement comme leur
conscience.64

Karl Marx a finalement été chassé de Paris également, en 1845, et s'est installé à Bruxelles.
Friedrich Engels et lui y ont rejoint la ligue des communistes et commencé une activité politique en
plus de leur activité intellectuelle. Ils ont ainsi rédigé « le manifeste du parti communiste » en 1847,
qui présente et résume leurs principales thèses et leurs conséquences dans l'action politique. Suite
aux révolutions de 1848 en Europe, Karl Marx est retourné en France puis en Allemagne, où il a
participé à la révolution et créé la « Nouvelle gazette rhénane ». Mais après l'échec de ces
révolutions, il a de nouveau été chassé d'Allemagne, puis de France, et s'est définitivement installé à
Londres, avec un statut d'apatride. Il a continué à écrire et à militer, trouvant ses moyens de
subsistance par la publication d'articles dans différents journaux – il a notamment collaboré avec le
New-York Times et des dons d'Engels, qui a continué à diriger une des usines de son père.
Il paraît important pour la suite de revenir sur la notion de matérialisme historique, parce
que c'est elle qui l'a amené à étudier l'économie politique, ce dont on va parler dans ce chapitre, et

63 Karl Marx et Friedrich Engels, 1945. L'idéologie allemande.


64 Ibid.

72
qui a gouverné sa manière de faire de l'économie et d'interpréter ses résultats. Le matérialisme
historique peut être résumé très rapidement par la première phrase du manifeste : « L'histoire de
toute société jusqu'à nos jour est l'histoire de la lutte des classes ». Il s'agit de séparer, dans toute
société, ce qui relève de l'infrastructure, ou de la base, et la superstructure. L'infrastructure consiste
en les forces productives, que sont les techniques et les conditions de production du moment. La
superstructure consiste en les manifestations de l'esprit humain (l'art, la morale, le droit, la religion,
la philosophie, etc.). Pour Georg Hegel, la superstructure gouverne l'infrastructure, c'est à dire que
les idées évoluent, puis s'appliquent à la réalité institutionnelle des sociétés. Pour Marx,
l'infrastructure gouverne la superstructure, c'est à dire que les systèmes de production évoluent, et
que les idées justifient a posteriori les rapports sociaux nécessaires à l'accomplissement de la
production. Les idées et les valeurs d'une époque sont ainsi liées et aux nécessités économiques.

Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées
dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société
est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la
production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle,
si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de
production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les
pensées dominantes ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels
dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées, donc
l'expression des rapports qui font d'une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont
les idées de sa domination. Les individus qui constituent la classe dominante possèdent,
entre autres choses, également une conscience, et en conséquence ils pensent; pour autant
qu'ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique dans toute son
ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les sens et qu'ils ont une
position dominante, entre autres, comme êtres pensants aussi, comme producteurs d'idées,
qu'ils règlent la production et la distribution des pensées de leur époque; leurs idées sont
donc les idées dominantes de leur époque. Prenons comme exemple un temps et un pays où
la puissance royale, l'aristocratie et la bourgeoisie se disputent le pouvoir et où celui-ci
est donc partagé ; il apparaît que la pensée dominante y est la doctrine de la division des
pouvoirs qui est alors énoncée comme une "loi éternelle". [...]
Admettons que, dans la manière de concevoir la marche de l'histoire, on détache
les idées de la classe dominante de cette classe dominante elle-même et qu'on en fasse une
entité. Mettons qu'on s'en tienne au fait que telles ou telles idées ont dominé à telle
époque, sans s'inquiéter des conditions de la production ni des producteurs de ces idées,
en faisant donc abstraction des individus et des circonstances mondiales qui sont à la base
de ces idées. On pourra alors dire, par exemple, qu'au temps où l'aristocratie régnait,
c'était le règne des concepts d'honneur, de fidélité, etc., et qu'au temps où régnait la
bourgeoisie, c'était le règne des concepts de liberté, d'égalité, etc. Ces “concepts
dominants” auront une forme d'autant plus générale et généralisée que la classe
dominante est davantage contrainte à présenter ses intérêts comme étant l'intérêt de tous
les membres de la société. En moyenne, la classe dominante elle même se représente que
ce sont ses concepts qui règnent et ne les distingue des idées dominantes des époques
antérieures qu'en les présentant comme des vérités éternelles. C'est ce que s'imagine la
classe dominante elle-même dans son ensemble. Cette conception de l'histoire commune à
tous les historiens, tout spécialement depuis le XVIIIème siècle, se heurtera
nécessairement à ce phénomène que les pensées régnantes seront de plus en plus
abstraites, c'est-à-dire qu'elles affectent de plus en plus la forme de l'universalité. En effet,
chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne
fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l'intérêt commun de

73
tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées : cette
classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l'universalité, de les représenter
comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables. Du simple fait
qu'elle affronte une classe, la classe révolutionnaire se présente d'emblée non pas comme
classe, mais comme représentant la société tout entière, elle apparaît comme la masse
entière de la société en face de la seule classe dominante. Cela lui est possible parce qu'au
début son intérêt est vraiment encore intimement lié à l'intérêt commun de toutes les autres
classes non-dominantes et parce que, sous la pression de l'état des choses antérieur, cet
intérêt n'a pas encore pu se développer comme intérêt particulier d'une classe particulière.
De ce fait, la victoire de cette classe est utile aussi à beaucoup d'individus des autres
classes qui, elles, ne parviennent pas à la domination; mais elle l'est uniquement dans la
mesure où elle met ces individus en état d'accéder à la classe dominante. Quand la
bourgeoisie française renversa la domination de l'aristocratie, elle permit par là à
beaucoup de prolétaires de s'élever au-dessus du prolétariat, mais uniquement en ce sens
qu'ils devinrent eux-mêmes des bourgeois. Chaque nouvelle classe n'établit donc sa
domination que sur une base plus large que la classe qui dominait précédemment, mais, en
revanche, l'opposition entre la classe qui domine désormais et celles qui ne dominent pas
ne fait ensuite que s'aggraver en profondeur et en acuité. Il en découle ceci : le combat
qu'il s'agit de mener contre la nouvelle classe dirigeante a pour but à son tour de nier les
conditions sociales antérieures d'une façon plus décisive et plus radicale que n'avaient pu
le faire encore toutes les classes précédentes qui avaient brigué la domination.
Toute l'illusion qui consiste à croire que la domination d'une classe déterminée est
uniquement la domination de certaines idées, cesse naturellement d'elle-même, dès que la
domination de quelque classe que ce soit cesse d'être la forme du régime social, c'est-à-
dire qu'il n'est plus nécessaire de représenter un intérêt particulier comme étant l'intérêt
général ou de représenter "l'universel" comme dominant.
Une fois les idées dominantes séparées des individus qui exercent la domination, et
surtout des rapports qui découlent d'un stade donné du mode de production, on obtient ce
résultat que ce sont constamment les idées qui dominent dans l'histoire et il est alors très
facile d'abstraire, de ces différentes idées "l'idée", c'est-à-dire l'idée par excellence, etc.,
pour en faire l'élément qui domine dans l'histoire et de concevoir par ce moyen toutes ces
idées et concepts isolés comme des "autodéterminations" du concept qui se développe tout
au long de l'histoire. Il est également naturel ensuite de faire dériver tous les rapports
humains du concept de l'homme, de l'homme représenté, de l'essence de l'homme, de
l'homme en un mot. C'est ce qu'a fait la philosophie spéculative. Hegel avoue lui-même, à
la fin de la Philosophie de l'histoire qu'il "examine la seule progression du concept" et
qu'il a exposé dans l'histoire la "véritable théodicée". Et maintenant on peut revenir aux
producteurs du "concept", aux théoriciens, idéologues et philosophes, pour aboutir au
résultat que les philosophes, les penseurs en tant que tels, ont de tout temps dominé dans
l'histoire, — c'est-à-dire à un résultat que Hegel avait déjà exprimé, comme nous venons
de le voir. En fait, le tour de force qui consiste à démontrer que l'esprit est souverain dans
l'histoire (ce que Stirner appelle la hiérarchie) se réduit aux trois efforts suivants :
1. Il s'agit de séparer les idées de ceux qui, pour des raisons empiriques, dominent
en tant qu'individus matériels et dans des conditions empiriques, de ces hommes eux-
mêmes et de reconnaître en conséquence que ce sont des idées ou des illusions qui
dominent l'histoire.
2. Il faut apporter un ordre dans cette domination des idées, établir un lien
mystique entre les idées dominantes successives, et l'on y parvient en les concevant comme
des "autodéterminations du concept". (Le fait que ces pensées sont réellement liées entre
elles par leur base empirique rend la chose possible; en outre, comprises en tant que

74
pensées pures et simples, elles deviennent des distinctions que produit la pensée elle-même
par scissiparité.)
3. Pour dépouiller de son aspect mystique ce "concept qui se détermine lui-même",
on le transforme en une personne — "la conscience de soi" — ou, pour paraître tout à fait
matérialiste, on en fait une série de personnes qui représentent "le concept" dans
l'histoire, à savoir les "penseurs", les "philosophes", les idéologues qui sont considérés à
leur tour comme les fabricants de l'histoire, comme le "comité des gardiens", comme les
dominateurs. Du même coup, on a éliminé tous les éléments matérialistes de l'histoire et
l'on peut tranquillement lâcher la bride à son destrier spéculatif.
Dans la vie courante, n'importe quel shopkeeper sait fort bien faire la distinction
entre ce que chacun prétend être et ce qu'il est réellement; mais notre histoire n'en est pas
encore arrivée à cette connaissance vulgaire. Pour chaque époque, elle croit sur parole ce
que l'époque en question dit d'elle-même et les illusions qu'elle se fait sur soi.
Cette méthode historique, qui régnait surtout en Allemagne, et pour cause, il faut
l'expliquer en partant du contexte : l'illusion des idéologues en général, par exemple, elle
est liée aux illusions des juristes, des politiciens (et même des hommes d'État en activité
parmi eux), il faut donc partir des rêveries dogmatiques et des idées biscornues de ces
gars-là, illusion qui s'explique tout simplement par leur position pratique dans la vie, leur
métier et la division du travail.65

La vision idéaliste est ici critiquée et remplacée par une vision matérialiste de l'histoire, dans
laquelle les sociétés sont constituées de classes antagonistes. Les classes consistent en l'ensemble
des gens ayant la même position dans le processus de production. La structure sociale est la relation
entre les classes, qui ont des intérêts divergents dans le sens où le mode de production requiert une
participation de toutes les classes, mais au profit d'une seule, la classe dominante, qui doit donc
imposer la participation de l'autre et sa place dans la production. Les luttes entre classes, qui
devraient être des luttes matérielles et directes, se dissimulent dans la superstructure, c'est à dire
dans les idées. L'organisation sociale est ainsi justifiée en terme de valeurs, mais cette justification
est idéologique. C'est en dominant la production d'idées et de valeurs que la classe dominante
impose pacifiquement la structure sociale de production et sa domination matérielle.
Les principes de conscience de classe et d'idéologie ont été formalisés par Georg Lukacs au
XXème siècle. La conscience de classe est la compréhension du mécanisme matérialiste de
l'histoire, de son appartenance à une classe sociale et du positionnement de cette classe dans le
processus de production. Le prolétariat pourrait ainsi atteindre la conscience de classe en
comprenant les principes du système de production capitaliste, la position particulière de la classe
laborieuse dans le système de production capitaliste et donc les intérêts propres de cette classe. Une
telle prise de conscience entrainerait une révolution, mais l'idéologie prive la bourgeoisie de la
conscience de classe, et celle-ci impose cette idéologie à la classe dominée. La bourgeoisie possède
une fausse conscience de classe. Elle ne comprend pas le processus historique mais considère le
présent comme universel et éternel, et les rapports sociaux actuels comme naturels.
Ainsi, si la structure sociale est la fille de l'infrastructure, c'est à dire de la base économique,
la connaissance du système de production est essentielle à la compréhension des sociétés et de leur
histoire. Si ce sont les rapports de force économiques qui façonnent les idées et partant les rapports
de force politiques, il convient avant tout de comprendre l'économie pour comprendre les sociétés,
ce à quoi s'est attelé Marx dans le reste de ses recherches : « Les philosophes ont interprété le
monde, il faut maintenant le changer. »66 A partir de 1844, Karl Marx a donc cherché à analyser en
profondeur le système de production capitaliste. Il a ainsi préparé son projet d'étude de 1844 à 1858,
en rassemblant des matériaux – une très large revue critique de la littérature économique ainsi que

65 Ibid.
66 Karl Marx, 1845. Thèses sur Feuerbach.

75
des analyses personnelles – en vue de l'écriture d'un traité complet sur l'économie capitaliste. Après
l'écriture d’une introduction générale en 1857 qu'il n'a finalement pas publiée car elle en disait trop
par avance sur les résultats à venir, il a publié en 1859 ce qu'il pensait être le premier cahier de sa
« critique de l'économie politique ». Il commence son avant propos en présentant le plan de ce que
sera son œuvre économique totale :

Je considère que le système de l'économie bourgeoise se présente à mes yeux dans


l'ordre suivant : capital, propriété foncière, travail salarié ; État, commerce extérieur,
marché mondial. Sous les trois premières rubriques, j'examine les conditions économiques
des trois grandes classes dont se compose la société bourgeoise moderne ; il y a un lien
évident entre les trois autres rubriques. La première section du premier livre, qui traite du
capital, comprend les chapitres suivants : 1. La marchandise ; 2. La monnaie ou la
circulation simple ; 3. Le capital en général. Les deux premiers chapitres forment le
contenu du présent fascicule.

En réalité, ses études préparatoires pour le troisième chapitre de ce premier livre vont donner
une œuvre colossale et la matière à quatre livres. Karl Marx publiera lui-même le premier, le livre I
du « Capital » en 1867, mais les trois autres seront publiés après sa mort à partir de ses manuscrits :
les livres II et III du « Capital » par Friedrich Engels et les « Théories sur la plus-value », recueil de
ses critiques des écrits économiques de ses prédécesseurs par Karl Kautsky. Les cinq autres
rubriques de son projet original - puisque le capital n'était que la première rubrique – n'ont donc
jamais été écrites. Dans le présent chapitre de ce cours d'histoire de la pensée économique, nous
étudions l'analyse économique de Karl Marx telle qu'elle ressort des trois livres du « Capital ».
Nous considérons également les « Théories sur la plus-value » pour ce qui concerne sa vision des
crises économiques.

IV.1 De la théorie de la valeur aux prix

A l'instar de ses prédécesseurs, Karl Marx a fondé sa théorie de la valeur sur le travail, et
plus précisément la valeur travail incorporé. Cependant, une grande différence réside dans le fait
que selon lui la valeur travail ne détermine pas directement le prix réel. En effet, et comme il a été
évoqué dans le chapitre précédent, la théorie de la valeur travail incorporé peine à rendre compte du
phénomène de l'intérêt, pourtant central dans le système de production et d'échange capitaliste.
Ainsi, après avoir détaillé une théorie de la valeur travail dans le livre 1 du « Capital », Karl Marx
expliquera la transformation qui permet de passer des valeurs aux prix dans le livre 3.

IV.1.a La valeur travail incorporé

Pour commencer sa définition de la valeur des biens échangeables, il distingue dans un


premier temps les valeurs d'usage et d'échange, comme l'avaient fait avant lui Adam Smith et David
Ricardo. La valeur d'usage est la propriété naturelle qu'a une marchandise de satisfaire un besoin :
« La marchandise est d'abord un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des
besoins humains de n'importe quelle espèce. […] L'utilité d'une chose fait de cette chose une valeur
d'usage. Les valeurs d'usage ne se réalisent que dans l'usage ou la consommation. »67 En revanche,
la valeur d'échange est une notion relative, liée à la relation entre deux objets, et à caractère
quantitatif. « La valeur d'échange apparaît d'abord comme le rapport quantitatif, comme la
proportion dans laquelle des valeurs d'usage d'espèces différentes s'échangent l'une contre

67 Karl Marx, 1867. Le Capital, livre 1.

76
l'autre. »68 Ainsi, pour lui comme pour ses prédécesseurs, la valeur d'usage n'explique pas la valeur
d'échange. Il est toutefois nécessaire qu'une marchandise ait une valeur d'usage pour qu'elle ait une
valeur d'échange.
Il s'intéresse donc à la valeur d'échange, ou simplement à la valeur, propriété commune à
toutes les marchandises qui les rend commensurables, c'est à dire mesurables et comparables entre
elles. « Que signifie cette équation ? [1 unité de froment = a quarterons de fer] C'est que dans deux
objets différents (...) il existe quelque chose de commun. Les deux objets sont donc égaux à un
troisième qui, par lui-même, n'est ni l'un ni l'autre. »69 Cette valeur doit avoir deux caractéristiques :
elle doit représenter une grandeur et elle doit être sociale puisqu'elle définit une relation d'échange.
« La valeur d'usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu'une qualité,
celle d'être des produits du travail »70. Le travail est donc forcément la substance de la valeur
puisqu'il est le seul point commun entre des marchandises en tout autre point différentes, mais qui
pourtant se comparent et s'échangent. « Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport
d'échange ou dans la valeur d'échange des marchandises est par conséquent leur valeur ; et une
valeur d'usage, ou un article quelconque, n'a une valeur qu'autant que du travail humain est
matérialisé en lui ».71
Si le travail est donc la substance de la valeur, il est une chose qui reste encore à définir, car
qui peut sembler elle même non homogène. Il faut, pour pouvoir comparer des marchandises
comme produit du travail, que les formes de travail ayant produit ces différentes marchandises
soient également comparables. Le temps de travail, qui est une mesure homogène entre différents
type de travail, est la mesure de cette valeur. « Comment mesurer maintenant la grandeur de sa
valeur ? Par le quantum de la substance créatrice de valeur contenue en lui, du travail. [...] Nous
connaissons maintenant la substance de la valeur, c'est le travail. Nous connaissons la mesure de
sa qualité : c'est la durée du travail. »72. Certainement, Karl Marx considère comme David Ricardo
le travail direct et le travail indirect, puisqu'il considère une théorie du travail incorporé. Le travail
direct est la force de travail fournie au moment même de la production d'une marchandise, le travail
indirect représente la valeur d'une marchandise issue de la quantité de travail qui a permis de
produire les biens intermédiaires nécessaires à sa fabrication.
Cependant, une distinction plus essentielle réside dans les notions de travail concret et de
travail abstrait. Cette différence est non pas une différence de type de travail mais de manière de le
considérer. Tout travail a sa part concrète et sa part abstraite. Le travail concret est le travail en ce
qu'il est particulier et caractérisé par les conditions de la production à laquelle il est affecté. C'est un
travail qualitatif qui définit le type de réalisations matérielles qu'il façonne. Chaque production de
marchandises différentes nécessite des travaux concrets différents, et même chacune nécessite
différents types de travaux concrets. Le travail concret fabrique des valeurs d'usage. Le travail
abstrait est quant à lui unique, c'est justement l'unité de mesure de la valeur, à savoir la dépense
d'énergie humaine. Celle-ci est ainsi de la même nature quelle que soit la forme du travail concret.
Le travail abstrait produit des valeurs d'échange.

Mais déjà le produit du travail s'est métamorphosé à notre insu. Si nous faisons
abstraction de sa valeur d'usage, tous les éléments matériels et formels qui lui donnaient
cette valeur disparaissent à la fois. [...] Avec les caractères utiles particuliers des produits
du travail disparaissent en même temps, et le caractère utile des travaux qui y sont
contenus, et les formes diverses qui distinguent une espèce de travail d'une autre espèce. Il
ne reste donc plus que le caractère commun de ces travaux ; ils sont tous ramenés au
même travail humain, à une dépense de force humaine de travail sans égard à la forme
68 Ibid.
69 Ibid.
70 Ibid.
71 Ibid.
72 Ibid.

77
particulière sous laquelle cette force a été dépensée.73

Par ailleurs, comme Adam Smith avant lui pour la détermination des rémunérations
salariales, Karl Marx considère plusieurs niveaux de travail abstrait en fonction des différences de
qualification. Les heures de travail de manœuvres et d'ouvriers qualifiés ne produisent pas la même
valeur, cela consiste en la différentiation du travail simple et du travail complexe. « Une quantité
donnée de travail complexe correspond [à] une grande quantité de travail simple »74. Le travail
simple, le travail non qualifié, est l'unité fondamentale. Le travail complexe est un multiple du
travail simple.
Ainsi, les marchandises ont une double particularité puisqu'elles sont des valeurs d'usage
issues du travail concret et des valeurs d'échange issues du travail abstrait. « [Elles] ne peuvent
donc entrer dans la circulation qu'autant qu'elles se présentent sous une double forme : leur forme
de nature et leur forme de valeur. »75 Alors, pour qu'elles puissent prendre leur forme de valeur
d'échange et être effectivement échangées sur les marchés, il est nécessaire que le travail concret et
privé qui a servi à les produire soit transformé en travail abstrait et social. Cette transformation – ou
le fait qu'on puisse considérer derrière la forme d'usage de la marchandise sa valeur d'échange – est
permise par la monnaie. « Les marchandises possèdent une forme valeur particulière qui contraste
de la manière la plus éclatante avec leurs formes naturelles diverses : la forme monnaie »76. La
monnaie est en effet l'équivalent général qui rend commensurables des marchandises hétérogènes.
Enfin, il est important de comprendre que ce n'est pas une forme mystique du travail ayant
été produit qui s'insère dans la marchandise, mais une dépense sociale de travail qui donne sa valeur
à la marchandise. Ce n'est donc pas le temps de travail individuel du producteur de l'objet qui est la
mesure de sa valeur, mais le temps moyen nécessaire aux producteurs. « Le travail qui forme la
substance de la valeur des marchandises est du travail égal et indistinct, une dépense de la même
force [...] la force de travail de la société toute entière »77. La valeur d'une marchandise est donc
globalement ce qu'elle doit coûter à la société en force de travail. Si un capitaliste unique utilise un
processus de production nécessitant plus ou moins de travail simple, cela ne modifiera pas la valeur
de la marchandise, et simplement ce producteur tirera un plus ou moins grand profit de
l'investissement de son capital. Mais si un processus plus économe en travail simple est accessible à
tous les capitalistes, c'est la quantité de travail nécessaire selon ce processus à produire la
marchandise qui déterminera la valeur de celle-ci, valeur qui devra donc diminuer.

En général, plus grande est la force productive du travail, plus court est le
temps nécessaire à la production d'un article, et plus est petite la masse de travail
cristallisée en lui, plus est petite sa valeur [...] La quantité de valeur d'une marchandise
varie donc en raison directe du quantum et en raison inverse de la force productive du
travail qui se réalise en elle.78

IV.1.b La théorie de la plus-value

Après avoir défini ces concepts de valeur, Karl Marx en tire les conclusions sur la
production capitaliste, sur ses motivations, sa production de valeur et le partage de cette valeur.
Pour modéliser cette analyse, nous considérons les variables par des lettres minuscules quand il
s'agit de flux et des lettres majuscules quand il s'agit de stocks. Notons tout d'abord C le capital
constant, c'est à dire l'ensemble du capital dont le prix – ou la valeur d'échange car, dans une
73 Ibid.
74 Ibid.
75 Ibid.
76 Ibid.
77 Ibid.
78 Ibid.

78
première partie, Karl Marx fait l'approximation que le prix est égal à la valeur d'échange – est égal à
la valeur qu'il crée. Il s'agit en fait de l'ensemble du travail indirect, ce qu'on appelle communément
capital fixe, à savoir outils, machines, immeubles, mais également le capital constant circulant, à
savoir principalement les matières premières. Ces biens sont achetés à leur valeur travail incorporé,
et transmettent cette valeur incorporée dans les biens qu'ils servent à produire. Ils transmettent donc
comme valeur au produit final exactement ce qu'ils valent eux-même : il n'y a ni création ni
destruction de valeur, celle-ci reste constante, d'où la dénomination de ce type de capital. Le flux c
de ce capital constant consiste en la dépréciation du capital fixe et en l'ensemble du capital constant
circulant.
Ensuite, on peut noter V le stock de capital circulant nécessaire à payer les salaires. Par
définition, V=v. Il s'agit du capital variable, par opposition au capital constant, dans le sens où le
travail produit plus de valeur qu'il n'en coûte, il crée donc de la valeur et la valeur liée à
l'investissement en force de travail est variable. Le stock total de capital investi est ainsi K=C+V. Le
flux total de capital investi est k=c+v=c+V. Le principe de la production capitaliste est que le flux
de recettes brutes issues de la vente des marchandises est supérieur au flux d'investissement du
capitaliste pour les produire. La différence est appelée la plus-value et notée s. Le taux de plus-
value est noté σ = s/v, et le taux de profit considéré par le capitaliste est r = s/k. Enfin, Karl Marx
appelle composition organique du capital le rapport entre flux de capitaux constant et variable
nécessaire à la production, à savoir q = c/v.
Comme son nom l'indique, le capital constant ne fait que transmettre sa valeur. Or la plus-
value provient d'une différence entre la valeur du flux de marchandise et la valeur du flux
d'investissement, il est donc nécessaire qu'une part du capital avancé produise plus de valeur qu'il ne
coûte. Cette valeur ajoutée provient du travail. Le capital constant coûte sa valeur travail incorporé
c et transmet cette même valeur au bien. Le travail en revanche coûte v et produit la valeur v+s. Il
en résulte qu'une partie seulement de la valeur produite par l'ouvrier le rémunère, ou qu'une partie
de la journée de travail sert à payer l'ouvrier, le reste de la journée, l'ouvrier travaille gratuitement
pour son employeur. Cette exploitation est inhérente au capitalisme. La force de travail des
ouvriers est productive, ils la vendent pour moins que ce qu'elle vaut aux capitalistes parce qu'ils ne
peuvent l'utiliser sans capital : « Faute de valoriser son labeur pour son propre compte, l'ouvrier ne
peut acheter que des marchandises qui entrent directement dans sa consommation individuelle : il
ne possède ni les moyens ni la matière de faire fructifier son capital »79.
La plus-value est donc la valeur du travail non payé, c'est ce que récupère le capitaliste sur la
valeur crée par le travailleur, c'est pourquoi Karl Marx associe cette plus-value à l'exploitation. Le
système capitaliste génère une exploitation du travailleur par le capitaliste parce que le premier
travaille une partie de son temps uniquement pour son employeur. Mais il est important de noter
qu'il n'est pas question ici de vol, ni de dire que le salaire devrait être supérieur. Pour Karl Marx, le
système capitaliste fait de la force de travail une marchandise, la seule que possède et que peut
échanger le travailleur. Or les marchandises s'échangent à leur valeur travail incorporé, et la valeur
travail incorporé de la force de travail est la quantité de travail nécessaire à entretenir un travailleur,
c'est à dire la force de travail nécessaire à produire les biens de subsistance de ce travailleur. Ainsi,
le salaire de subsistance est le prix juste de la marchandise travail. L'exploitation ne vient pas d'un
salaire trop faible, mais d'un système de production qui fait du travail une marchandise, qui est alors
forcément vendue au niveau de subsistance.
Par ailleurs, le taux de la plus-value est le rapport entre travail payé et non payé, il mesure
donc le taux d'exploitation. Il dépend de la proportion de la journée de travail nécessaire pour créer
le salaire de l'ouvrier. C'est à dire la proportion nécessaire pour créer les moyens de subsistance. Le
capitaliste cherche à augmenter la plus-value puisque c'est son revenu. Pour ce faire, il a plusieurs
leviers d'action. Il peut augmenter la journée de travail car l'augmentation de la journée de travail
augmente la durée du travail gratuit mais pas la durée nécessaire à la production de la valeur

79 Ibid.

79
correspondant au salaire de l'ouvrier. Il augmente de ce fait la plus-value absolue. Il peut également
augmenter la productivité du travail, et ainsi diminuer le temps nécessaire à la création des moyens
de subsistance.

IV.1.c La transformation de la valeur en prix

Si dans la grande majorité du capital, Karl Marx assimile le prix à la valeur, il annonce
clairement que ce n'est qu'une approximation, approximation qui permet cependant de comprendre
la très grande partie des phénomènes liés à l'accumulation des moyens de production. Cependant,
dans le cadre du livre 3 du « Capital », il précise les principes de formation des prix en évoquant le
problème de la transformation. On peut poser ce problème en soulevant d'abord une contradiction.
Le salaire est le même dans toutes les branches, puisqu'il est fixé au niveau de la subsistance. En
revanche, la composition organique du capital q diffère d'une branche à une autre. Ainsi, soit le taux
de profit r soit le taux de plus-value σ diffère d'une branche à une autre.

r = s / (c+v) = (s/v) / [(c+v)/v] = σ / (q+1).

Or la concurrence entre capitalistes implique que le taux de profit r est le même partout. En
effet, la décision d'investissement d'un capitaliste dépend de ce taux de profit. Il cherche en effet à
avoir le plus grand revenu possible, non pas pour une quantité de travail acheté donnée, mais pour
une quantité de capital investi donnée. Ainsi, si une branche avait un taux de profit plus bas que les
autres, les capitalistes en retireraient leur capital pour le réinvestir ailleurs. Ces arbitrages des
capitalistes doivent donc égaliser les taux de profit entre les différents secteurs économiques. Par
conséquent, le taux de la plus-value σ diffère entre les branches. Plus particulièrement, le taux de la
plus-value est croissant avec le capital utilisé, ce qui signifie que la plus-value ne dépend pas
seulement du travail.
Pour résoudre cette contradiction, il faut considérer comme deux réalités différentes le prix
d'un bien et sa valeur. La valeur est bel et bien définie par le travail incorporé, c'est à dire que
Valeur = c + v*(1 + σ). En revanche, le prix est défini par le prix de production qui est égal à la
somme du coût de production et de l'intérêt. Le taux d'intérêt est pour sa part fixé sur le marché du
capital, de telle sorte qu'il ne peut pas être consommé au total plus de valeur qu'il n'en est créé.
Cette fixation du taux d'intérêt au niveau global peut être considérée d'une certaine manière comme
ce que nous appelons aujourd'hui un bouclage macroéconomique. Le tableau suivant présente un
exemple d'économie et de fixation des prix. Les lignes correspondent aux différents secteurs
économiques, le taux de plus-value est supposé égal à 100 %. La dernière ligne représente la somme
des différentes branches, ce qui permet de déterminer la valeur globale produite et donc le taux de
profit moyen pour l'ensemble de la production.

Tableau 4.1 : Transformation des valeurs en prix


Coût s, Profit Prix Prix
Capital c v de quand Valeur quand de -
prod. σ=1 r=0,22 prod. Valeur
80C+20V 50 20 70 20 90 22 92 +2
70C+30V 51 30 81 30 111 22 103 -8
60C+40V 51 40 91 40 131 22 113 -18
85C+15V 40 15 55 15 70 22 77 +7
95C+5V 10 5 15 5 20 22 37 +17
390C+110V 202 110 312 110 422 110 422 0

Il en résulte une définition du prix assez moderne. La théorie néoclassique considère qu'en

80
concurrence pure et parfaite à long terme, le profit est nul et donc que le prix est égal au coût de
production marginal. Cependant, le profit est compté comme ce qu'il reste après avoir payé les
rémunérations des facteurs, donc le salaire et l'intérêt, qui fait donc parti du prix. Dans la théorie de
la transformation, le prix est la somme du coût de production qui dépend des flux c+v et de l'intérêt
qui dépend des stocks r(C+V). Le prix est donc égal c+v+r(C+V). Le problème est donc de
comprendre ce qui définit exactement le taux d'intérêt r. On peut considérer que pour Karl Marx, il
existe deux théories duales. Une marchandise a d'une part une valeur définie par la quantité de
travail social – direct et indirect – nécessaire pour la produire et d'autre part un prix défini par les
coûts de production et le taux d'intérêt. Pour rassembler ces deux théories, et ainsi définir le taux
d'intérêt r, il faut une relation supplémentaire. En économie réelle, où toute la production est
consommée, cette relation est forcément que le profit total est égal à la plus-value totale, soit
Σπ=Σs. Il s'ensuit que le prix d'une marchandise est égal à sa valeur si et seulement si la
composition organique du capital dans cette branche est égale à la moyenne des compositions
organiques dans l'ensemble des branches.
Une interprétation de cette relation générale et de sa conséquence sur les prix est qu'une fois
que les travailleurs ont été rémunérés au niveau de la subsistance, il reste un surplus disponible, et
ce surplus est l'ensemble de la plus-value. Ce surplus est capté par les capitalistes qui se le
distribuent sous forme de profit, il convient donc que le profit total soit égal à la plus-value totale.
La question se pose ensuite de savoir comment ce surplus est redistribué entre les capitalistes, et ce
ne peut être qu'en fonction du capital investi à partir du moment où il est possible de réinvestir du
capital d'une branche à une autre, ce qui implique l'égalité des taux de profit. La conséquence est
que des branches se rémunèrent sur la plus-value générée par d'autres branches. Celles qui ont plus
de capital constant que la moyenne vendent plus cher que la valeur et celles qui en ont moins
vendent moins cher que la valeur.
Pour affiner encore l'analyse, il faut remarquer que dans ce qui précède, on mesure le capital
par sa valeur, puisque la plus-value dépend de la valeur du capital. Or le taux d'intérêt s'applique au
prix du capital, et comme les autres marchandises le prix du capital A nécessaire à produire le bien
B n'est égal à sa valeur que si la composition organique du capital nécessaire à la production de ce
capital A est elle-même égale à la composition organique moyenne du capital dans l'économie. Pour
comprendre comment se résout ce nouveau problème, considérons une économie à trois secteurs : le
secteur produisant le capital, celui produisant les biens de subsistance et celui produisant des biens
de luxe. Le tableau 4.2 donne les informations sur ces trois secteurs, où c et v représentent toujours
les capitaux constants et variables, o la quantité produite (en valeur) et π le profit des capitalistes.

Tableau 4.2 : Valeurs et prix dans une économie à trois secteurs


Secteur Valeur Prix
1 c1+v1+s1=o1 c1.p1 + v1.p2 + π1.p3 = o1.p1
2 c2+v2+s2=o2 c2.p1 + v2.p2 + π2.p3 = o2.p2
3 c3+v3+s3=o3 c3.p1 + v3.p2 + π3.p3 = o3.p3
Total o1+o2+o3=c+v+s c.p1 + v.p2 + π.p3 = Σi oi.pi

Du fait que le prix est égal au coût de production plus l'intérêt, il existe une relation
univoque entre les prix relatifs et le taux d'intérêt, il nous suffit donc de déterminer p1/p2 pour
connaître r et donc p3. Le secteur 3 n'étant que le moyen de dépenser le surplus des capitalistes, les
variables sont déterminées dans les deux premiers secteurs. Par définition, on a, en prix, π1.p3 = r
(c1.p1 + v1.p2) et π2.p3 = r (c2.p1 + v2.p2). Donc le montant total en prix des productions des
deux premiers secteurs sont o1.p1 = (1+r)(c1.p1 + v1.p2) et o2.p2 = (1+r)(c2.p1 + v2.p2). Comme
le taux d'intérêt est le même dans les deux secteurs, (o1.p1) / (c1.p1 + v1.p2) = (o2.p2 ) / (c2.p1 +
v2.p2) soit o1.c2.p1² + o1.v2.p1.p2 = o2.p2.c1.p1 + o2.v1.p2², ce qui, après simplification et
division par p2² donne : (p1 / p2)² o1.c2 + (o1.v2 – o2.c1) p1 / p2 – o2.v1 = 0. Puisque la racine du

81
discriminant de cette équation du second degré est Rac[(o1 v2 – o2 c1)² + 4 o1 o2 v1 c2] > o1 v2 –
o2 c1, il existe une unique solution positive, donc un unique taux d'intérêt et un unique prix p3.
On obtient alors une indétermination des prix. En effet, le taux d'intérêt r est déterminé, les
prix relatifs le sont également, mais les prix absolus sont indéterminés. Karl Marx propose deux
relations d'invariance, ou bouclages macroéconomiques pour résoudre cette indétermination. La
première est que la valeur totale doit être égale aux prix totaux. On a alors Σi oi = Σi oi pi, c'est à
dire que le numéraire est une moyenne pondérée des produits. La seconde est que la plus-value
totale doit être égale aux profits totaux en prix. On a alors Σi si = Σi πi p3, c'est à dire que le
numéraire est le bien de luxe. On retrouve l'idée ricardienne de prendre l'or comme numéraire et
comme bien de luxe. Cependant, si ces deux relations d'invariances peuvent paraître logiques, elles
ne peuvent être vraies en même temps. En particulier, la première moins la seconde se traduit en
c+v=c.p1+vp2 et la seconde s=s.p3, c'est à dire que la composition organique du bien de luxe est la
moyenne des compositions organiques des deux autres secteurs, ce qui n'a pas de raison d'être a
priori.

IV.2 La possibilité des crises

IV.2.a La mise en question de la stabilité du système économique

i. La croissance est possible

Dans le livre 2 du « Capital », Karl Marx s'attache à comprendre la question de la


reproduction, c'est à dire de comprendre les conditions pour la pérennité de la production. Comment
un cycle de production donne lieu à un suivant de même ampleur ou d'ampleur supérieure. Il opère
en plusieurs étapes, regardant d'abord les conditions de la reproduction simple, c'est à dire la
reproduction sans croissance, ou sans surproduction dans ses propres termes, puis la reproduction
élargie, c'est à dire la reproduction avec accumulation de capital et donc croissance. C'est une
reproduction qui nécessite de produire davantage que seulement pour remplacer les facteurs utilisés
dans la production, c'est donc une reproduction avec surproduction.
La reproduction simple correspond donc à un état stationnaire, sans croissance économique.
Les investissements compensent exactement les amortissements du capital. En ne considérant
simplement que deux secteurs – le secteur I produisant le capital matériel et le secteur II les biens de
consommation – on obtint les conditions de stabilité suivantes :

Condition 1 : c1+v1+s1=c1+c2
Condition 2 : c2+v2+s2=v1+v2+s1+s2

Ces conditions ne sont en fait qu'une seule et même condition : c2=v1+s1, c'est à dire que
tout ce que le secteur 1 souhaite échanger contre de la subsistance correspond à ce que le secteur 2
nécessite en capital productif. Pour que la reproduction se fasse dans le mode élargi, c'est à dire
avec croissance, il faut que les capitalistes ne se contentent pas de remplacer le capital incorporé
dans la production, mais l'augmentent, c'est à dire qu'ils utilisent une part de leur plus-value pour
augmenter l'investissement en capital. En notant Sc la part de la plus-value consommée et Sk la part
de la plus-value servant à l'achat de capital nouveau, les conditions dans les deux secteurs
deviennent :

Condition 1 : c1+v1+Sc1+Sk1=c1+Sk1+c2+Sk2
Condition 2 : c2+v2+Sc2+Sk2=v1+v2+Sc1+Sc2

A nouveau, les deux conditions sont identiques et correspondent à c2+Sk2=v1+Sc1, c'est à

82
dire que l'ensemble de ce que le secteur 1 veut échanger contre des biens de consommation du
secteur 2 – les consommations v1 des travailleurs du secteur et Sc1 des capitalistes de ce secteur –
doit être égal en valeur à ce que le secteur 2 veut échanger contre des produits capitaux du secteur 1
– soit le remplacement c2 du capital de ce secteur et l'augmentation Sk2 du capital de ce secteur.
Dans ce livre 2, et par ces cycles de reproduction, Karl Marx veut certes exprimer que les
conditions de la reproduction sans crise sont ténues – et ne sont en fait possibles que dans un
équilibre très instable permis en permanence par la concurrence – mais cherche aussi à répondre à
un grand nombre d'économistes de son époque, principalement socialistes, qui avançaient que la
reproduction élargie était intrinsèquement impossible, et donc que le capitalisme courait à sa perte.
Il ne niait pas l'instabilité du système, bien au contraire, mais n'était pas d'accord avec les arguments
avancés qui lui semblaient trop simplistes et ne pas prendre en compte réellement l'économie
capitaliste.
Un premier argument était que les ouvriers étant les consommateurs mais n'ayant pas de
revenus, la production ne pouvait pas trouver de débouché. Il répondait notamment que cela pouvait
se contrer par des dépenses d'investissement des capitalistes en capital. Il pouvait exister un niveau
de croissance et de répartition du capital et des travailleurs entre les secteurs qui permettaient une
croissance durable et pérenne, et ce chemin de croissance correspondait à la condition de la
reproduction élargie c2+Sk2=v1+Sc1. Cela est donc possible même si ce n'est pas naturel et seules
les forces de la concurrence ramènent constamment la production vers cette condition.
Le second problème a soulevé l'impossibilité de réalisation de la plus-value du fait de la
dépréciation du capital. En effet, de la valeur sert chaque année à compenser la dépréciation du
capital, mais celui-ci n'est remplacé qu'une fois la machine totalement usée. Cette valeur thésaurisée
ne circule pas et n'achète pas les autres biens, il y a donc de l'invendu. Karl Marx réfute cette idée
car si une machine dure n années, alors en moyenne 1/n des entreprises change sa machine tous les
ans, ce qui compense les non-dépenses des autres. John Maynard Keynes a également relevé le
même genre de problème en disant qu'en général, comme le disait Karl Marx, cela ne pose pas de
problème. Cependant, après une période de grands investissements, de nombreuses entreprises ont
acheté des machines nouvelles et déprécient donc beaucoup pendant que peu réinvestissent pour
compenser, ce qui peut alors poser des problèmes. Il explique que c'est notamment ce qui s'est passé
lors de la crise de 1929.

ii. Mais la croissance se fait par cycles et par crises

Si Karl Marx a réfuté les arguments traditionnellement présentés pour dire que la croissance
est impossible, il n'en pensait pas moins qu'elle devait être entrecoupée perpétuellement de crises.
Encore une fois, c'est à partir de l'étude critique de la littérature économique qu'il a basé sa propre
explication des crises. La suite de cette partie consacrée à la croissance dans l'œuvre de Karl Marx
se concentrera sur l'étude des crises, en se basant principalement sur un texte tiré du cahier XIII sur
les 23 du manuscrit de 1861-1863. De ces vingt-trois cahiers, manuscrits préparatoires à la
rédaction du « Capital » faisant suite à la rédaction de « la critique de l'économie politique » de
1859, les cinq premiers cahiers et des parties des cinq derniers ont donné lieu au livre I du
« Capital ». Des idées du livre II – publié après la mort de Karl Marx par Friedrich Engels – sont
déjà présentes dans les cahiers XXI à XXIII. Les cahiers XVI et XVII contiennent quant à eux des
ébauches de chapitres du livre III, également publié par Friedrich Engels. Le reste des manuscrits a
été publié de différentes manières après la mort de Karl Marx dans des sélections et des ordres
différents. Le texte étudié dans la suite, tiré du cahier XIII, est un extrait sélectionné par Maximilien
Rubel pour la Pléiade80, il correspond approximativement aux parties 6 à 14 du chapitre XVII des
« Théories sur la plus-value » telles qu'éditées par les éditions sociales à partir du travail d'édition
de Karl Kautsky. Ces « Théories sur la plus-value » sont tirées des cahiers VI à XV et du cahier

80 Karl Marx, Œuvres, Économie II, éditions Gallimard.

83
XVIII des manuscrits de 1861-1863, et sont essentiellement des revues de la littérature
commentées, d'où leur dénomination de cahiers historiques.
Dans ce texte, Marx passe en revue plusieurs causes possibles des crises, mais les rejette soit
sous l'argument qu'elles ne sont pas une cause mais juste une possibilité – explications qu'on
retrouverait aujourd'hui sous la forme « les traders ne s'intéressent pas aux fondements réels
économiques mais font de la spéculation pure qui conduit à la création de bulles qui jette le monde
dans la crise lors de leur explosion » - soit sous l'argument qu'elles ne sont pas la cause réelle mais
un déclencheur anecdotique – explications qu'on retrouve aussi aujourd'hui : « le marché de
l'immobilier a baissé aux États-Unis au moment même où les ménages pauvres et endettés en
subprime perdaient leurs emplois ». Son but est de rechercher une cause unique de l'ensemble des
crises, pour passer de l'explication évènementielle à une explication plus profonde des causes
réelles. Il commence alors par énumérer les effets des crises, pour dire que si elles sont
douloureuses pour l'économie en général et pour les travailleurs et des capitalistes en particulier,
elles ne constituent absolument pas une fin du système capitaliste, ni même une menace pour lui.

Quand nous disons que les crises détruisent du capital, il importe de distinguer
deux choses. Dans la mesure où le processus de la reproduction se trouve freiné et celui du
travail réduit il y a destruction du capital réel. Mais en second lieu, destruction du capital
par les crises signifie aussi dépréciation de masses de valeurs qui empêchent le
renouvellement adéquat du processus de la reproduction en tant que capital. C'est la
baisse ruineuse du prix des marchandises. Il n'y a pas pour autant destruction de valeurs
d'usage. Ce que l'un perd, l'autre le gagne.81

L'inactivité du capital le détruit, mais non sa vente à prix bradés. De même, la baisse des
titres n'implique qu'un transfert de richesse ; ni la production ni les capacités productives ne sont
atteintes. On peut déduire de cela notamment que les crises n'ont pas de raison de marquer une fin
du capitalisme par lui-même, une sorte d'implosion dont certains rêvent. Les crises ne remettent pas
le système de production en cause, voire lui permettent de reprendre un cycle de croissance, en
redistribuant le capital ou en faisant disparaître le capital inutile.
Pour expliquer ces crises, Karl Marx parle dès l'introduction de ce texte de surproduction,
qu'il définit comme « une production plus grande qu'il n'est nécessaire pour remplacer le capital et,
partant, pour reproduire les moyens de subsistance initiaux »82. C'est à dire que la surproduction est
l'élément essentiel de l'accumulation, de la croissance des capacités de production. Cette
surproduction est-elle alors utilisée en capital constant ou en capital variable ? Sa réponse est
claire : principalement en capital constant.

La mesure de cette surproduction, c'est le capital lui même, le niveau des forces
productives et l'appétit immodéré des capitalistes de s'enrichir et de capitaliser ; ce n'est
nullement la consommation, limitée par essence, puisque la plus grande partie de la
population, la masse ouvrière, ne peut accroître la sienne que très faiblement et que plus le
capitalisme se développe, plus la demande de travail, tout en augmentant absolument,
diminue relativement.83

Avant de revenir sur les conséquences de cette disproportion naturelle qui est engendrée
entre les productions de capital constant – c'est à dire de moyen de production – et les productions
de biens de consommation, il peut être intéressant de s'arrêter sur une conséquence dans l'analyse de
Karl Marx de cette baisse relative de la demande de travail, c'est à dire de l'évolution de l'utilisation

81 Karl Marx, Les crises. dans Œuvres, Économie II, éditions Gallimard.
82 Ibid.
83 Ibid.

84
des capitaux utilisés vers une plus faible proportion de travail (capital variable) et une plus grande
utilisation de capital (capital constant). Ceci induit en effet une tendance générale à long terme à la
baisse du taux de profit.

IV.2.b Effet de long terme structurel : détérioration continue de la situation

i. La baisse tendancielle du taux de profit

D'un point de vue général, l'idée de la baisse tendancielle du taux de profit vient du fait que
la production capitaliste consiste, pour un capitaliste, à investir une quantité A d'argent dans une
production pour en retirer une quantité A'=A+S où S est ce que Marx appelle la plus-value. Ce qui
détermine l'incitation à investir – donc à produire – et la possibilité d'accumuler – donc de croitre –
est le taux de profit π, c'est à dire le rapport de la plus-value (ou profit) sur le capital avancé : S/A.
Or le capital avancé l'est soit en moyens matériels de production – le capital constant C – soit en
moyens humains de production – le travail V. Si le capital matériel possède déjà sa valeur et n'en
crée pas, la spécificité du travail est justement de créer de la valeur. C'est à dire que la valeur L issue
du processus de travail est supérieure au prix V pour l'acheter, c'est à dire encore que le produit du
travail est supérieur au salaire. Ainsi, la valeur du produit A'=C+L est la somme de la valeur du
capital et de la valeur productive du travail alors que la valeur de l'investissement A=C+V est la
somme de la valeur du capital et du salaire. Alors, la plus-value S est justement la différence entre la
valeur produite par le travail et son prix. Le facteur d’intérêt est le taux de cette plus-value σ=S/V, le
rendement de l'exploitation du travailleur par le capitaliste.
Avec le développement industriel, la production est réalisée avec de plus en plus de capital
constant et de moins en moins de travail, donc de moins en moins de plus-value en proportion de
l'investissement. Et ainsi le taux de profit baisse. Si on réécrit le taux de profit en divisant le
numérateur et le dénominateur par V, on trouve π=σ/(1+C/V)=σ/(1+q). Si le taux de la plus-value,
c'est à dire le taux d'exploitation du travail, reste constant pendant que le capital constant C prend le
pas sur le capital variable V, alors le taux de profit baisse.

Un même taux de plus-value, avec un même degré d'expropriation du travail,


donne lieu à un taux de profit allant en décroissant, lorsque la valeur du capital constant
et par conséquent la valeur du capital total vont en augmentant. […] Cette importance
croissante de la valeur du capital constant (...) entraîne une baisse progressive des prix :
chaque produit contient une moindre quantité de travail que dans les stades antérieurs de
la production.
A mesure que la production capitaliste se développe, le capital variable perd en
importance relativement au capital constant et au capital total : un même nombre
d'ouvriers met en œuvre, grâce au perfectionnement des méthodes de production, une
quantité sans cesse croissante de moyens de travail, de matières premières et de matières
auxiliaires, c'est à dire un capital constant de valeur de plus en plus grande.84

Le principe du capitalisme est l'accumulation du capital, et le taux d'intérêt incite l'épargne et


l'investissement. Cependant, cela augmente la composition organique du capital, et par conséquent
diminue le taux d'intérêt et donc l'incitation à épargner. Alors pourquoi le capitaliste accumule-t-il si
investir dans le capital constant diminue le taux de profit, alors qu'investir dans le travail
l'augmente ? Pourquoi substituer du capital au travail ? Au niveau individuel, l'investissement en
capital augmente le profit : si un seul industriel de sa branche substitue du capital au travail avec
une technologie plus productive – c'est à dire telle que p1 Δc < p2 Δv – alors le coût de production
p1 c + p2 v baisse. Comme il est le seul à adopter cette technologie, le prix du bien vendu ne varie

84 Karl Marx, le Capital livre 3.

85
pas et le taux de profit de ce capitaliste innovant augmente. Mais si la nouvelle technologie se
répand, la concurrence fait forcément baisser les prix, jusqu'à retrouver le taux de profit de
l'ensemble de l'économie. Si toutes les branches augmentent leur composition organique de la
même manière, alors le taux de la plus-value diminue et le taux de profit global diminue, donc tous
les profits diminuent. Ainsi, chaque capitaliste a individuellement intérêt à substituer du capital
constant au travail, même si la généralisation de ce comportement conduit à une baisse du taux de
profit pour tout le monde.
Cependant, on remarque que ce phénomène de baisse tendancielle du taux de profit tient à
un certain nombre d'hypothèses, dont la constance du taux de la plus-value. Selon Karl Marx en
effet, le taux de la plus-value stagne à long terme. Pour augmenter ce taux, les capitalistes peuvent
certes augmenter le temps de travail, mais ces mesures ont des limites car la journée ne fera jamais
que vingt-quatre heures. La productivité du travail peut elle aussi augmenter le taux de la plus-
value. Si elle augmente, il faut moins de temps pour produire la subsistance, et ainsi plus de temps
est disponible pour produire gratuitement pour les capitalistes. Or, l'accumulation du capital
augmente la productivité du travail. Il faut pour cela, à l'instar des résultats de David Ricardo, que
l'augmentation de la productivité du travail soit effective dans le secteur des biens de subsistance.

ii. Solutions contre cette baisse tendancielle

La baisse tendancielle du taux de profit, si elle se vérifiait de manière continue et


permanente, mènerait à une fin inéluctable du système capitaliste sans même le besoin d'une
révolution humaine. Or cela ne se vérifie pas car cette tendance séculaire à la baisse du taux de
profit est contrecarrée par plusieurs phénomènes. La baisse tendancielle du taux de profit vient du
fait que le profit π=σ/(1+q) est décroissant en fonction de la composition organique du capital.
Premièrement, le profit est également croissant en fonction du taux de la plus-value et on pourrait
ne pas supposer la constance du taux de plus-value, c'est à dire que les capitalistes laisseraient aux
ouvriers une part de plus en plus faible de la valeur qu'ils créent. Comme évoqué précédemment, ce
pourrait être rendu possible par la hausse de la productivité pour les biens consommés par les
ouvriers, ce qui permettrait de leur donner plus en volume tout en leur donnant moins en valeur.
Pourtant, cela ne semble pas vérifié par l'ensemble des statistiques sur le partage de la valeur
ajoutée entre revenu du travail et du capital, qui semble être resté très stable autour des deux tiers
lors du siècle dernier. Cependant, ce vingtième siècle a été très particulier, avec une destruction
régulière de capital par les deux guerres mondiales, et une pression politique venue de l'est pour ne
pas trop diminuer les salaires. Il n'est pas sûr que la part du travail dans la plus-value ne chute pas
fortement maintenant, comme il semble que cela s'amorce depuis deux décennies, mais il est encore
trop tôt pour savoir si cette tendance sera durable.

Graphique 4.1 : Partage de la valeur ajoutée au cours du XXème siècle

86
Par ailleurs, on peut supposer qu'en fait la composition organique du capital C/V n'augmente
pas en valeur mais seulement en volume, par la baisse de valeur du capital constant C du fait du
progrès technique. En effet, grâce à la hausse de la productivité concomitante à l'accumulation du
capital constant et à l'adoption de nouvelles technologies de production, de moins en moins de
travail est nécessaire pour fabriquer non seulement les biens finaux à partir du capital constant, mais
également le capital constant lui-même. Ainsi, si celui-ci augmente en volume en adéquation avec
ces nouvelles techniques plus productives, sa valeur unitaire baisse – il est moins coûteux à
produire – et ainsi sa hausse en valeur est moindre que sa hausse en volume. Selon le rapport des
deux forces antagonistes – augmentation de l'intensité capitalistique et hausse de la productivité – la
quantité de capital constant peut même baisser en valeur. Enfin, un dernier phénomène qui peut
contrer la baisse tendancielle du taux de profit est que les crises détruisent régulièrement du capital
constant, améliorant à nouveau le rapport C/V aussi bien en volume qu'en valeur, comme le
rappelait l'extrait cité plus haut.

IV.2.c Effets de court terme : cycles et crises du capitalisme

i. Possibilité des crises

Une fois mise de côté cette perspective finale du capitalisme, et les phénomènes qui la
repoussent constamment, il convenait de s'attaquer à un problème qui apparaissait et apparaît plus
clairement dans la réalité, celui des crises cycliques, qui sont intervenues régulièrement depuis le
début du XIXème siècle. La première question était d'expliquer d'où venait la possibilité des crises,
et en particulier les crises de surproduction, puisque la théorie économique d'alors les considérait
comme impossibles. Karl Marx s'est ainsi attaqué en premier lieu à la loi de Say, que David Ricardo
avait reprise à son compte.

D'après la conception de l'insipide Say, que Ricardo adopte, il ne peut y avoir de


surproduction ou, du moins, d'engorgement général du marché. Cette conception repose
sur la thèse que les produits s'échangent contre des produits, ce qui conduit à l'idée que la
demande est déterminée par la seule production. Cette thèse, Ricardo aimait à la formuler
comme suit : n'importe quelle quantité de capital peut être utilisée n'importe où de façon
productive.85

L'idée générale de cette loi des débouchés est qu'en produisant un bien, on produit
également de la richesse, et donc un moyen d'échange contre d'autres biens. Ainsi, toute production
est production de pouvoir d'achat, et donc de demande. Karl Marx est en parfait désaccord avec
cette loi, car il considère que l'hypothèse du troc – ou de neutralité de l'argent – est fausse et
implique à elle seule le résultat. Il réfute donc la loi, tout comme l'avait fait Thomas Malthus, mais
pour d'autres motifs. Il remarque que dans la présentation qu'a faite David Ricardo de cette loi de
Say, les principes mêmes de la production capitaliste sont niés, et même doublement niés. D'une
part, la marchandise est présentée comme un produit, ce qui masque à son sens les principes et les
motivations de la production capitaliste, qui produit un vecteur d'échange et non un bien de
consommation. D'autre part, David Ricardo ne considère pas le travail dans sa dimension purement
capitaliste, le salariat, mais uniquement dans sa caractéristique intemporelle de force productrice
puisque le travail salarié est présenté comme une simple prestation de service.

Donc, la marchandise, dans laquelle valeur d'usage et valeur d'échange


s'opposent, est transformée en simple produit (valeur d'usage), et, par conséquent,
l'échange de marchandises devient un simple troc de produits, de valeurs d'usage. Nous

85 Karl Marx, Les crises. dans Œuvres, Économie II, éditions Gallimard.

87
voilà ramenés non seulement en deçà de la production capitaliste, mais même en deçà de
la simple production marchande ! Et le phénomène le plus compliqué de la production
capitaliste – la crise du marché mondial – est escamoté grâce au procédé qui consiste à
nier la condition première de la production capitaliste, à savoir la nécessité, pour le
produit, d'être marchandise, de prendre la forme de l'argent et de parcourir le processus
de la métamorphose.
Au lieu de parler de travail salarié, on parle de ''services'', terme qui oblitère le
caractère spécifique du travail salarié et de son usage visant à accroître la valeur des
marchandises contre lesquelles il est échangé, à créer de la plus-value ; le rapport
spécifique qui transforme en capital l'argent et la marchandise se trouve ainsi effacé.86

Le simple cycle de production marchand consiste à produire une marchandise M pour


l'échanger contre une autre M' de même valeur par l'intermédiaire de la quantité d'argent A
représentant ces deux valeurs égales. Dans ce cas-à, l'argent est neutre et les marchandises
s'échangent effectivement contre des marchandises. Ce sont des produits qui sont échangés, des
valeurs d'usage et leur valeur d'échange ne sert qu'à permettre l'échange. Mais la production
capitaliste est différente, elle consiste à louer avec de l'argent de la force de travail productrice de
valeur et du capital pour la faire travailler, dans le but de vendre le produit comme marchandise et
en extirper la plus-value. C'est à dire se retrouver au bout du cycle avec plus d'argent qu'au début :
c'est le cycle capitaliste A-M-A'. Alors, seule importe la valeur d'échange de la marchandise produite
et non son usage final, l'argent n'est plus un simple vecteur des échanges mais le moyen et le but de
la production. Il n'est plus neutre. C'est bien dans la différence entre ces deux cycles M-A-M' et A-
M-A' que se situe la différence entre la vision de Karl Marx et celle de David Ricardo. Pour ce
dernier, on produit soit pour consommer soi-même, soit pour vendre pour acheter. Pour le premier,
aucune de ses motivations, consommer ou vendre pour acheter n'est réelle.

Cet enfantillage est digne d'un Say, mais non de Ricardo. D'abord, nul capitaliste
ne produit pour consommer son produit. Auparavant, on oubliait que le produit est une
marchandise. A présent, on oublie même la division sociale du travail. Incontestablement,
dans les sociétés où les hommes produisent pour eux-même, il n'y a pas de crise, mais il
n'y a pas non plus de production capitaliste.
Les deux mouvements se décomposent dans les deux mêmes phases opposées, M-A,
vente et A-M, achat. (...) Ce qui distingue cependant tout d'abord les mouvements M-A-M
et A-M-A, c'est l'ordre inverse des mêmes phases opposées. La circulation simple
commence par la vente et finit par l'achat ; la circulation de l'argent comme capital
commence par l'achat et finit par la vente. Là, c'est la marchandise qui forme le point de
départ et le point de retour ; ici, c'est l'argent. Dans la première forme, c'est l'argent qui
sert d'intermédiaire ; dans la seconde, c'est la marchandise. […]
La forme immédiate de la circulation des marchandises est M-A-M, transformation
de la marchandise en argent et re-transformation de l'argent en marchandise, vendre pour
acheter. […] Dans la circulation M-A-M, l'argent est enfin converti en marchandise qui
sert de valeur d'usage ; il est donc définitivement dépensé. […]
Le cercle M-A-M a pour point initial une marchandise et pour point final une autre
marchandise qui ne circule plus et tombe dans la consommation. La satisfaction d'un
besoin, une valeur d'usage, tel est donc son but définitif. […] Tout argent qui dans son
mouvement décrit ce dernier cercle se transforme en capital, devient capital et est déjà par
destination capital. […]
Dans la forme (...) A-M-A, l'acheteur donne son argent pour le reprendre comme
vendeur. Par l'achat de la marchandise, il jette dans la circulation de l'argent, qu'il en

86 Ibid.

88
retire ensuite par la vente de la même marchandise. S'il le laisse partir, c'est seulement
avec l'arrière-pensée perfide de le rattraper. Cet argent est donc simplement avancé. […]
Il va sans dire que la circulation A-M-A serait un procédé bizarre, si l'on voulait par un
semblable détour échanger des sommes d'argent équivalentes, 100 £, par exemple, contre
100 £. Mieux vaudrait encore la méthode du thésauriseur qui garde solidement ses 100 £
au lieu de les exposer aux risques de la circulation. […]
Le mouvement A-M-A ne tire sa raison d'être d'aucune différence qualitative de ses
extrêmes, car ils sont argent tous les deux, mais seulement de leur différence quantitative.
[...] Le coton acheté 100 £ est revendu 110 £. La forme complète de ce mouvement est
donc A-M-A', où A'=A+ΔA, c'est à dire égale à la somme primitivement avancée plus un
excédent. Cet excédent ou surcroit, je l'appelle plus-value. […]
Le capital est argent, le capital est marchandise, mais en fait, la valeur se présente
ici comme une substance automatique, douée d'une vie propre, qui, tout en échangeant ses
formes sans cesse, change aussi de grandeur, et, spontanément, en tant que valeur-mère,
produit une pousse nouvelle, la plus-value, et finalement s'accroît par sa propre vertu. [...]
A-M-A' est donc réellement la formule générale du capital, tel qu'il se montre dans la
circulation.
Dans la vente, le premier objectif du capitaliste est de transformer sa marchandise,
ou plutôt son capital marchand en capital monétaire et de réaliser ainsi son profit. La
consommation – le revenu – n'est pas du tout le critère de cette opération, alors qu'elle
l'est indubitablement pour celui qui vend des marchandises uniquement pour les
transformer en subsistance. Mais ce n'est pas le cas de la production capitaliste, où le
revenu apparaît comme un résultat, non comme un but déterminant. Chacun y vend
d'abord pour vendre, c'est à dire pour transformer la marchandise en argent.87

Alors, le fait que le capital passe par la forme argent n'est pas neutre, car il peut y demeurer,
et ainsi disparaître pendant une période donnée du circuit du capital productif. Des marchandises
sont échangées contre de l'argent, lui même échangé contre rien.

Si par suite d'un concours de circonstances quelconques les prix courants de la


plus grande partie des marchandises tombent très au-dessous de leur prix de production,
la reproduction de capital se trouve réduite au minimum. Quant à l'accumulation, elle se
trouve freinée encore bien davantage ; ne pouvant, sans perte, être transformée en capital,
la plus-value thésaurisée sous forme d'argent reste inutilisée dans les coffres des banques
ou, ce qui revient au même, disponible sous forme de monnaie de crédit.88

Par ailleurs, la durée du processus de production, et donc la longueur du cycle du capital,


offre une opportunité aux crises de surproduction puisque la décision de production intervient bien
avant la vente potentielle, et en manque d'information sur ce que sera la demande au moment de la
vente.

Le processus de production n'est pas l'affaire d'un jour, il s'étend au contraire sur
de longues périodes avant que le capital fasse retour à lui-même. Mais comme l'époque de
ce retour coïncide avec celle où les prix de marché et les prix de revient s'équilibrent ;
comme, d'autre part, des changements et des bouleversements interviennent sur le marché,
dans la productivité du travail, et, partant, dans la valeur réelle des marchandises, il est
clair qu'entre le point de départ – l'investissement du capital – et le moment du retour de
grandes catastrophes surviennent, des éléments de crises s'accumulent et se développent

87 Ibid.
88 Ibid.

89
fatalement, ce qu'en aucune manière on ne peut supprimer par cette piètre affirmation que
les produits s'échangent contre des produits.89

Pour ce qui concerne les polémiques sur le fait que les crises peuvent être générales ou
seulement partielles, permanentes ou seulement transitoires, son avis diverge de ceux de Jean-
Baptiste Say et David Ricardo. Il affirme qu'« il n'existe pas de crises permanentes », mais qu'elles
peuvent être générales.

C'est une bien piètre échappatoire que de dire que la surproduction ne peut jamais
être que partielle. D'abord, à ne considérer que la nature de la marchandise, rien ne
s'oppose à ce qu'il y ait sur le marché surabondance de toutes les marchandises – excepté
l'argent –, donc que toutes descendent au-dessous de leur prix.90

La crise est justement le moment où les ventes ne se font pas, où l'argent, retiré et conservé,
manque sur le marché. L'envie M'-A l'emporte sur l'envie A-M, et toutes les marchandises en
pâtissent, ne trouvant pas de demande pour réaliser leur valeur en argent. Enfin, Marx s'attaque à un
autre argument de Jean-Baptiste Say et David Ricardo, celui qui consiste à dire qu'il ne peut pas y
avoir de crise de surproduction alors même qu'il existe des besoins inassouvis. Justement là se
trouve un des plus grands paradoxes du capitalisme : il existe en même temps une surabondance de
marchandises et un manque de celles-ci, manque de celles-ci pour leur producteurs eux-mêmes qui
plus est.

Dans les périodes de surproduction, une grande partie de la nation


(particulièrement la classe ouvrière) dispose moins que jamais de blé, de souliers, etc.,
sans compter le vin ou le mobilier. S'il n'y avait de surproduction qu'après que tous les
habitants d'une nation auraient vu leurs besoins satisfaits, une surproduction générale,
même partielle, eût été impossible dans l'histoire de la société bourgeoise. En quoi la
surproduction, qui ne s'intéresse qu'à des besoins solvables, est-elle liée au besoin
absolu ? Ce qui est encore plus curieux dans la surproduction, c'est que les vrais
producteurs de marchandises qui encombrent le marché – les ouvriers – en manquent. On
ne peut pas dire qu'ils devraient produire pour obtenir, puisqu'ils ont produit et ne
possèdent pas.91

Toutefois, même si généralement le fait qu'il n'y ait aucun lien a priori entre M-A et A-M
induit une possibilité des crises, il faut bien remarquer que l'argent existait bien avant le capitalisme
alors que les crises sont apparues avec lui. Ainsi, la fonction de réserve de valeur de l'argent est une
condition peut-être nécessaire mais absolument pas suffisante de l'apparition de crises, et en tout
état de cause pas la cause profonde.

L'argent comme instrument de paiement offre au capital un terrain plus concret, où


la possibilité de crise trouve à se réaliser. Mais la circulation monétaire simple, voire la
circulation de la monnaie comme moyen de paiement, se rencontre bien avant la société
capitaliste sans qu'il y ait de crise. Aussi ne saurait-on expliquer à partir de ces seules
formes pourquoi les contradictions et les éléments critiques qu'elles contiennent
virtuellement se manifestent au dehors.92

89 Ibid.
90 Ibid.
91 Ibid.
92 Ibid.

90
ii. Cause profonde des crises

Pour expliquer réellement pourquoi les crises apparaissent, Karl Marx raisonne en deux
étapes. Tout d'abord, il explique comment un déséquilibre sur un marché, ou une disproportion des
productions des différents marchés se répand à l'ensemble de l'économie. Ensuite, il explique que
naturellement la production capitaliste tend à générer des productions disproportionnées entre les
marchés, d'où la récurrence des crises. Le raisonnement commence ainsi avec la remarque que
l'argent circule entre tous les marchés, qu'il y a évidemment bien plus de transactions que d'argent
pour les faire et donc qu'une même quantité de monnaie sert successivement dans plusieurs
transactions. Ainsi, si une vente quelque part ne se fait pas, le vendeur potentiel ne peut plus
effectuer l'achat qu'il avait prévu, ce qui retarde une autre transaction sur un autre marché, et ainsi
de suite en une réaction en chaîne. Ainsi, un manque d'argent sur un marché peut se transformer en
crise généralisée.

Dans la mesure où l'argent fonctionne comme moyen de paiement, il agit à deux


moments différents, comme mesure des valeurs et comme réalisation de la valeur. Ces deux
moments ne coïncident pas. Si la valeur a changé dans l'intervalle, si la marchandise ne
vaut plus au moment de sa vente ce qu'elle valait au moment où l'argent fonctionnait
comme mesure des valeurs, et, partant, des obligations réciproques, l'encaisse ne permet
pas de faire face aux obligations contractées ni de solder toute la série des transactions
consécutives aux transactions précédentes. Même si la valeur de la marchandise ne
change pas, il suffit qu'elle ne puisse être vendue dans les délais voulus pour que l'argent
ne fonctionne plus comme moyen de paiement, car il ne peut exercer cette fonction que
dans les délais déterminés. Étant donné que la même somme d'argent fonctionne pour une
série de transactions et d'obligations réciproques, il se produit une insolvabilité non pas
sur un seul point, mais sur plusieurs, d'où crise.93

D'une certaine manière, il retourne l'argument de Jean-Baptiste Say contre lui-même. Jean-
Baptiste Say disait qu'il ne pouvait pas y avoir de crise généralisée car la production crée en elle
même les moyens de sa demande. Karl Marx dit qu'une non-vente crée en elle même l'absence de
moyen de la demande sur tous les autres marchés. Les défenseurs de la loi des débouchés disaient
d'ailleurs que si l'Angleterre ne vendait plus au Brésil, ce n'était pas la faute de la surproduction
anglaise mais de la sous-production brésilienne. C'est finalement l'argument que reprend Karl Marx
à son compte, non pour expliquer l'impossibilité des crises mais au contraire leur propagation.
Ensuite, il recherche les raisons initiales d'un déséquilibre entre l'offre et la demande sur un marché,
pouvant générer le point de départ de la crise avant sa propagation à tous les secteurs. Un premier
exemple est donné avec le cas des matières premières. Si leur prix augmente soudainement, du fait
de mauvaises récoltes par exemple, alors le même capital doit forcément acheter plus de capital
constant circulant (les matières premières) par rapport au capital variable.

Il faut dépenser plus pour les matières premières et il reste moins pour le travail
dont on ne peut absorber la même quantité qu'auparavant. D'abord, la pénurie de
matières premières rend cela matériellement impossible. Ensuite, une plus grande partie
de la valeur du produit doit être convertie en matières premières, donc une partie moindre
en capital variable. La reproduction ne peut pas être reprise sur la même échelle. Une
partie du capital fixe stagne, des ouvriers sont jetés sur le pavé. Le taux du profit baisse
parce que la valeur du capital constant a augmenté par rapport au capital variable dont
on fait un moindre emploi.94

93 Ibid.
94 Ibid.

91
En faisant l'hypothèse que la technologie de production reste la même, soit davantage de
capital est dépensé et il y a uniquement un surplus en capital constant, soit le même capital est
dépensé pour moins de production avec une diminution en volume des facteurs constants et
variables mais une diminution en prix des facteurs variables et une augmentation en prix des
facteurs constants. Ainsi, le taux de profit dans les branches utilisant ces matières premières doit
nécessairement baisser. De plus, si ces matières premières sont également consommées – ce à quoi
s'ajoute l'effet revenu relatif au prix des autres biens – une baisse générale de la demande intervient,
ralentissant le passage M-A du cycle du capital, et provoquant ainsi la crise.
Le deuxième argument est plus direct, il revient à dire que la disproportion entre les marchés
est bien plus naturelle que leur juste proportion. Certes, en accord avec les autres économistes, il
considère que les effets de la concurrence sont d'inciter les investissements là où il y a du besoin, et
donc des rendements élevés, et de les désinciter là où les rendements sont faibles, de telle manière
que la production soit proportionnée. « La production proportionnée n'est jamais que le résultat de
la production disproportionnée sur la base de la concurrence »95. C'est ce que les économistes
classiques et néoclassiques appellent l'allocation efficace des facteurs de production. La situation de
croissance économique est donc un équilibre instable qui ne tient que par la présence permanente
des forces de la concurrence. « L'accord n'est que le résultat du mouvement tendant à la
suppression du désaccord. »96

Au cours de la reproduction et de l'accumulation, de petites améliorations


s'effectuent continuellement, qui finissent par modifier toute l'échelle de production : il y a
développement croissant des forces productives. Dire de cette production croissante qu'elle
a besoin d'un marché de plus en plus étendu et qu'elle se développe plus rapidement que
celui-ci, c'est exprimer, sous sa forme réelle et non plus abstraite, le phénomène à
expliquer. Le marché s'agrandit moins vite que la production ; autrement dit, dans le cycle
de sa reproduction, le capital décrit non pas un cercle mais une spirale : il arrive un
moment où le marché semble trop étroit pour sa production.97

Cet argument explique une croissance en spirale avec une tendance générale à la croissance
et une succession de crises. Cela provient du fait que les marchés – sous entendu l'ensemble des
débouchés – connaissent une extension à une vitesse plus lente que celle de la croissance de la
production. Comme résumé, Marx considère que la crise arrive fondamentalement parce que le
capitalisme n'est pas une production sociale. Le développement des moyens de productions n'est pas
adapté dans les différentes branches, ce qui conduit naturellement à une disproportion entre les
productions des différents secteurs. Cette disproportion est en permanence corrigée par la
concurrence, mais il arrive qu'elle ne le soit pas, alors apparaît une surproduction absolue dans une
des branches, ce qui cause par effet domino une surproduction relative dans toutes les autres
branches.
Reste enfin à résoudre la question de la raison de cette non correction par la concurrence.
Pourquoi la concurrence tient-elle globalement son rôle de stabilisateur et pourquoi arrive-t-il
qu'elle faillisse ? S’agit-il de questions d'imperfections des marchés et de la concurrence ? S’agit-il
de phénomènes qui échappent à la concurrence ? Karl Marx ne donne pas vraiment de réponse à ces
questions dans ce texte. Cependant, il élimine quelques pistes puisque dans une note il fait
remarquer que « Smith ne connait pas encore le phénomène de la surproduction ni les crises qui en
découlent ; il ne connaît que les crises de crédit et d'argent qui surviennent naturellement dans le
système de la banque »98. Ce ne sont donc pas des phénomènes monétaires qui échapperaient à la

95 Ibid.
96 Ibid.
97 Ibid.
98 Ibid.

92
concurrence qui sont la cause principale et première des crises de surproduction généralisée.

Pour conclure sur cette partie, il peut être pertinent de faire une relecture de la récente crise
des subprimes à travers cette grille d'analyse. Les arguments précédents nous inciteraient non pas à
chercher la cause profonde en 2008, lors de l'éclatement de la bulle des produits dérivés sur les
crédits hypothécaires à risque, mais au tout début des années 2000 lorsque ces produits ont été
créés. Au début des années 2000, une disproportion entre les marchés aurait contraint la demande, et
particulièrement celles des travailleurs les moins fortunés. Pour éviter que cette demande en berne
ne se propage à l'ensemble de l'économie, la plongeant dans une crise de surproduction, il a fallu
solvabiliser cette demande, c'est à dire ces ménages à bas revenus. Un moyen a été trouvé par la
mutualisation des risques de prêts via leur titrisation : on associe en un important agrégat une
grande quantité de prêts risqués à taux élevés. L'agrégat est alors peu risqué puisque les revenus
importants des prêts à taux élevés remboursés compensent les pertes dues à ces défauts. Cet agrégat
est alors vendu par morceaux sous forme de titres, qui sont censés être peu risqués. Cette technique
devait donc permettre de financer sans risque des crédit risqués, sauf si le taux de défaut devenait
plus important que prévu. Les subprimes n'auraient alors été qu'un moyen de retarder la crise de
quelques années mais n'en seraient pas la cause première. Il convient alors de savoir ce qui a causé
la baisse de demande et donc la crise potentielle initiale du début des années 2000.

IV.2.d L'armée de réserve et le cycle croissance et crise

D’autre raisons des phénomènes d’évolution cyclique du niveau de la production ont été
avancées par Karl Marx. Ceux-ci dérivent du fait que le salaire est dépendant du rapport de force
sur le marché du travail entre les offreurs de travail (les travailleurs) et les demandeurs de travail
(les capitalistes). Contrairement à David Ricardo – et finalement assez similairement à Adam Smith
– Karl Marx avait une vision du salaire défini par le marché. Dans certaines parties de son œuvre,
pour des raisons de simplification de la modélisation quand le sujet n’était pas directement le
salaire, il a fait l’hypothèse simplificatrice du salaire égal au niveau de la subsistance. Cependant, il
rejetait clairement ce que des communistes ultérieurs ont appelé la « loi d'airain » des salaires.
Désaccord de fait dans ses chapitres du « Capital » consacrés à l’armée de réserve, dont nous allons
parler ici, et opposition nette et directe dans certaines œuvres politiques comme sa critique des
programmes socialistes de Gotha.
Ainsi, l'offre de travail est supposée fixe dans le court terme, et égale à la population en
capacité de travailler, et donc de vendre sa force de travail. Cependant, la demande de travail peut
varier en fonction des investissements productifs des capitalistes. Le niveau des salaires n’est alors
pas fixe, mais dépend du niveau de la production, c’est à dire du cycle économique. Inversement, le
cycle économique dépend du niveau de profit attendu par les capitalistes, celui-ci étant inversement
proportionnel au niveau des salaires. Si le salaire dépend du rapport de force entre offreurs et
demandeurs de travail, l'inégalité dans la négociation le tire vers le bas, c’est à dire qu’il est en
permanence attiré vers le niveau de subsistance, tout en lui étant supérieur, à la manière de la
gravitation smithienne. La masse des chômeurs constitue l'armée industrielle de réserve, qui sert de
menace de la classe capitaliste envers la classe laborieuse, et ainsi on peut assimiler les variations
du rapport de force sur le marché du travail au niveau du chômage. En effet, plus le risque de
chômage est important, plus les ouvriers sont incités à accepter tout salaire au dessus de la
subsistance.
Le cycle économique fonction des relations entre le salaire et l’armée industrielle de réserve
se produit alors comme suit. Dans la phase montante du cycle, les salaires sont bas, les profits
élevés, donc les capitalistes investissent et accumulent du capital. Pour faire fructifier leur capital
supplémentaire, ils ont besoin de travail supplémentaire, ainsi l’emploi augmente avec la production
et l'armée industrielle de réserve diminue. Il s’avère alors que le rapport de force sur le marché du

93
travail est modifié en faveur des travailleurs, qui voient donc les salaires augmenter. Il s’ensuit que
les profits baissent à mesure de la phase de croissance, jusqu’à ce qu’ils soient trop faibles pour
continuer à inciter l’investissement des capitalistes, on entre alors dans une phase de récession.
C’est alors que commence la phase décroissante du cycle économique. La récession, c’est à
dire la limitation de la production, entraîne la baisse de la demande de travail donc le licenciement
de nombreux travailleurs, et par voie de conséquence le gonflement de l'armée industrielle de
réserve. Le rapport de force sur le marché du travail redevenant plus favorable aux capitalistes, le
niveau des salaires baisse à nouveau, entraînant directement une augmentation du taux de la plus-
value donc du taux de profit. Cette augmentation du taux de profit relance l’incitation à investir
pour les capitalistes, qui se remettent à accumuler : on entre dans une nouvelle phase montante du
cycle économique.

IV.3 Le commerce international : le capitalisme contre le féodalisme

Lorsqu’il s’est concentré dans l’étude de l’économie capitaliste, le projet de Karl Marx était
de faire une œuvre complète, traitant tous les domaines de l’économie capitaliste. Le plan initial de
l’œuvre était en six parties, 1/ le capital, 2/ la propriété foncière, 3/ le travail ; 4/ l’Etat, 5/ le
commerce international, 6/ le marché mondial. Finalement, la première partie, qui ne devait être
qu’une brochure, s’est vu gagner considérablement de l’importance au fil de son étude, pour aboutir
à l’œuvre « le Capital » en 4 tomes et 11 volumes, dont seul le premier tome sera publié de son
vivant. Il n’a donc pas eu le temps de réaliser les cinq autres parties de son œuvre économique, et si
sa description du fonctionnement de la production capitaliste est complète dans l’œuvre publiée, il
manque notamment son analyse de l’Etat – prévue pour la partie 4/ – et celle du commerce
international – prévue pour la partie 5/. Cependant, les deux dernières parties de ce chapitre
consacré à l’analyse par Karl Marx de ces sujets ne seront pas totalement vides, puisque s’il n’a pas
rédigé l’analyse économique de ces sujets à proprement parler, on trouve des traces de ce qu’elle
aurait été dans divers articles ou discours. Ainsi, il a prononcé un discours sur le libre échange lors
de la séance publique du 7 janvier 1848 de l'Association Démocratique de Bruxelles, dont voici un
compte rendu :

Messieurs,
L'abolition des lois céréales en Angleterre est le plus grand triomphe que le libre-é-
change ait remporté au XIX° siècle. Dans tous les pays où les fabricants parlent de libre-é-
change, ils ont principalement en vue le libre-échange des grains et des matières premières
en général. Frapper de droits protecteurs les grains étrangers, c'est infâme, c'est spéculer
sur la famine des peuples.
Du pain à bon marché, des salaires relevés, cheap food, high wages, voila le seul but
pour lequel les free-traders, en Angleterre, ont dépensé des millions, et déjà leur enthou-
siasme s'est étendu à leurs frères du continent. En général, si l'on veut le libre-échange,
c'est pour soulager la condition de la classe laborieuse.
Mais, chose étonnante ! Le peuple, auquel on veut à toute force procurer du pain à
bon marché, est très ingrat. Le pain à bon marché est aussi malfamé en Angleterre que le
gouvernement à bon marché l'est en France. Le peuple voit dans les hommes de dévoue-
ment, dans un Bowring, un Bright et consorts, ses plus grands ennemis et les hypocrites les
plus effrontés.
Tout le monde sait que la lutte entre les libéraux et les démocrates s’appelle, en An-
gleterre, la lutte entre les free-traders et les chartistes.
Voyons maintenant comment les free-traders anglais ont prouvé au peuple les bons
sentiments qui les faisaient agir.
Voici ce qu'ils disaient aux ouvriers des fabriques :

94
Le droit prélevé sur les céréales est un impôt sur le salaire, cet impôt, vous le payez
aux seigneurs territoriaux, à ces aristocrates du moyen âge; si votre position est misé-
rable, c'est à cause de la cherté des vivres de première nécessité.
Les ouvriers demandaient à leur tour aux fabricants :
Comment se fait-il que, depuis les trente dernières années où notre industrie a pris le
plus grand développement, notre salaire ait baissé dans une proportion bien plus rapide
que le prix des grains n'a haussé ?
L'impôt que nous payons aux propriétaires fonciers, comme vous le prétendez, fait
sur l'ouvrier à peu près trois pence (six sous) par semaine. Et cependant le salaire du tis-
serand à la main est descendu de 28 sh. par semaine à 5 sh. (de 35 fr. à 7 fr. 25) depuis
1815 jusqu'à 1843; et le salaire du tisserand, dans l'atelier automatique, a été réduit de 20
sh. par semaine à 8 sh. (de 25 fr. à 10 fr.) depuis 1823 jusqu'à 1843.
Et pendant tout ce temps la part d'impôt que nous avons payée n'a jamais été au-de-
là de trois pence. Et puis ! En 1834, quand le pain était à très bon compte et que le com -
merce allait très bien, qu'est-ce que vous nous disiez ? Si vous êtes malheureux, c'est parce
que vous faites trop d'enfants, et que votre mariage est plus fécond que votre industrie !
Voilà les propres paroles que vous nous disiez alors; et vous êtes allés faire les nou-
velles lois des pauvres et construire les work-houses, ces bastilles des prolétaires.
C'est à quoi répliquaient les fabricants :
Vous avez raison, messieurs les ouvriers ce n'est pas seulement le prix du blé, mais
encore la concurrence entre les bras offerts, qui détermine le salaire.
Mais pensez bien à une chose : c'est que notre sol ne se compose que de rochers et
de bancs de sable. Vous figurez-vous, par hasard, qu'on puisse faire venir du blé dans des
pots à fleurs ? Ainsi, si, au lieu de prodiguer notre capital et notre travail sur un sol tout à
fait stérile, nous abandonnions l'agriculture pour nous livrer exclusivement à l'industrie,
toute l'Europe abandonnerait les manufactures, et l'Angleterre formerait une seule grande
ville manufacturière, qui aurait pour campagne le reste de l’Europe.
Tout en parlant de la sorte à ses propres ouvriers, le fabricant est interpellé par le
petit commerçant qui lui dit :
Mais si nous abolissons les lois céréales, nous ruinerons, il est vrai, notre agricul-
ture, mais nous ne forcerons pas pour cela les autres pays de se fournir dans nos fabriques
et d'abandonner les leurs.
Qu'en résultera-t-il ! Je perdrai les pratiques que j'ai maintenant à la campagne, et
le commerce intérieur perdra ses marchés.
Le fabricant, tournant le dos à l'ouvrier, répond à l'épicier :
Quant à ça, laissez-nous faire. Une fois que l'impôt sur le blé sera aboli, nous aurons
de l'étranger du blé à meilleur marché. Puis nous abaisserons le salaire, qui haussera en
même temps dans les autres pays dont nous tirons les grains.
Ainsi, outre les avantages que nous avons déjà, nous aurons encore celui d'un salaire
moindre, et avec tous ces avantages, nous forcerons bien le continent à se fournir chez
nous.
Mais voilà que le fermier et l'ouvrier de la campagne se mêlent à la discussion.
Et nous, donc, que deviendrons-nous ? disent-ils.
Irions-nous porter un arrêt de mort sur l'agriculture qui nous fait vivre ? Devrions-
nous souffrir qu'on nous ôtât le sol de dessous nos pieds ?
Pour toute réponse l'Anti-corn-law league s'est contentée d'assigner des prix aux
trois meilleurs écrits traitant l'influence salutaire de l'abolition des lois céréales sur l'agri-
culture anglaise.
Ces prix ont été remportés par MM. Hope, Morse et Greg, dont les livres furent ré-
pandus à la campagne par des milliers d'exemplaires.

95
L'un des lauréats s'attache à prouver que ce n'est ni le fermier ni le laboureur salarié
qui perdra par la libre importation du grain étranger, mais seulement le propriétaire fon-
cier.
Le fermier anglais, s'écrie-t-il, n'a pas à craindre l'abolition des lois céréales, parce
qu'aucun pays ne saurait produire du blé d'aussi bonne qualité et à aussi bon marché que
l'Angleterre. Ainsi quand même le prix du blé tomberait, ça ne pourrait vous faire du tort,
parce que cette baisse porterait seulement sur la rente qui aurait diminué et nullement sur
le profit industriel et sur le salaire, qui resteraient les mêmes.
Le second lauréat, M. Morse, soutient, au contraire, que le prix du blé haussera à la
suite de l'abolition des lois céréales. Il se donne infiniment de peine, pour démontrer que
les droits protecteurs n'ont jamais pu assurer au blé un prix rémunérateur.
A l'appui de son assertion, il cite le fait que toutes les fois qu'on a importé du blé
étranger, le prix du blé montait considérablement en Angleterre et quand on en importait
peu, il y tombait extrêmement. Le lauréat oublie que l'importation n'était pas la cause du
prix élevé, mais que le prix élevé était la cause de l'importation.
Et, tout à l'opposé de son co-lauréat, il affirme que toute hausse dans le prix des
grains tourne au profit du fermier et de l'ouvrier, et non pas au profit du propriétaire.
Le troisième lauréat, M. Greg, qui est un grand fabricant et dont le livre s'adresse à
la classe des grands fermiers, ne pouvait pas s'en tenir à de semblables niaiseries. Son
langage est plus scientifique.
Il convient que les lois céréales ne font hausser la rente qu'en faisant hausser le prix
du blé et qu'elles ne font hausser le prix du blé qu'en imposant au capital la nécessité de
s'appliquer à des terrains de qualité inférieure, et cela s’explique tout naturellement.
A mesure que la population s’accroît, le grain étranger ne pouvant entrer dans le
pays, on est bien forcé de faire valoir des terrains moins fertiles, dont la culture exige plus
de frais, et dont le produit est, par conséquent, plus cher.
Le grain étant d'une vente forcée, le prix s'en réglera nécessairement sur le prix des
produits des terrains les plus coûteux. La différence qu'il y a entre ce prix et les frais de
production des meilleurs terrains constitue la rente.
Ainsi, si à la suite de l'abolition des lois céréales, le prix du blé et, par conséquent,
la rente tombent, c'est parce que les terrains ingrats cesseront d'être cultivés. Donc la ré-
duction de la rente entraînera infailliblement la ruine d'une partie des fermiers.
Ces observations étaient nécessaires pour faire comprendre le langage de M. Greg.
Les petits fermiers, dit-il, qui ne pourront pas se tenir dans l'agriculture, trouveront
une ressource dans l'industrie. Quant aux grands fermiers, ils doivent y gagner. Ou les
propriétaires seront forcés de leur vendre à très bon marché leurs terres ou les contrats de
fermage qu'ils feront avec eux seront à des termes très prolongés. C'est ce qui leur permet-
tra d'engager de grands capitaux à la terre, d'y faire l'application des machines sur une
plus grande échelle et d'économiser ainsi sur le travail manuel qui, d'ailleurs, sera à
meilleur marché par la baisse générale des salaires, conséquence immédiate des lois cé-
réales.
Le docteur Bowring a donné à tous ces arguments une consécration religieuse, en
s'écriant, dans un meeting public :
Jésus-Christ, c'est le free-trade; le free-trade, c'est Jésus-Christ !
On comprend que toute cette hypocrisie n'était pas propre à faire goûter aux ou-
vriers le pain à bon marché.
Comment d'ailleurs les ouvriers auraient-ils pu comprendre la philanthropie sou-
daine des fabricants, de ces gens qui étaient occupés encore à combattre le bill des dix
heures, par lequel on voulait réduire la journée de l'ouvrier de fabrique de douze heures à
dix heures.

96
Pour vous faire une idée de la philanthropie de ces fabricants, je vous rappellerai,
messieurs, les règlements établis dans toutes les fabriques.
Chaque fabricant a pour son usage particulier un véritable code où il y a des
amendes fixées pour toutes les fautes volontaires ou involontaires. Par exemple, l'ouvrier
payera tant, s'il a le malheur de s'asseoir sur une chaise, s'il chuchote, cause, rit, s'il ar-
rive quelques minutes trop tard, si une partie de la machine se casse, s'il ne livre pas les
objets d'une qualité voulue, etc., etc. Les amendes sont toujours plus fortes que le dom-
mage véritablement occasionné par l'ouvrier. Et pour donner à l'ouvrier toute facilité d'en-
courir des peines, on fait avancer la pendule de la fabrique, on fournit de mauvaises ma-
tières premières pour que l'ouvrier en fasse de bonnes pièces. On destitue le contremaître
qui ne serait pas assez habile pour multiplier les cas de contravention.
Vous le voyez, messieurs, cette législation domestique est faite pour enfanter des
contraventions, et on fait faire des contraventions pour faire de l'argent. Ainsi, le fabricant
emploie tous les moyens pour réduire le salaire nominal et pour exploiter jusqu'aux acci-
dents dont l'ouvrier n'est pas le maître.
Ces fabricants, ce sont les mêmes philanthropes qui ont voulu faire croire aux ou-
vriers qu'ils étaient capables de faire des dépenses énormes, uniquement pour améliorer
leur sort.
Ainsi, d'un côté, ils rognent le salaire de l'ouvrier par les règlements de fabrique de
la manière la plus mesquine, et de l'autre, ils s'imposent les plus grands sacrifices pour le
faire rehausser par l'Anti-corn-law league.
Ils construisent à grands frais des palais, où la league établissait, en quelque sorte,
sa demeure officielle; ils font marcher une armée de missionnaires vers tous les points de
l'Angleterre, pour qu'ils prêchent la religion du libre-échange; ils font imprimer et distri-
buer gratis des milliers de brochures pour éclairer l'ouvrier sur ses propres intérêts, ils dé-
pensent des sommes énormes pour rendre la presse favorable à leur cause, ils organisent
une vaste administration pour diriger les mouvements libre-échangistes, et ils déploient
toutes les richesses de leur éloquence dans les meetings publics. C'était dans un de ces
meetings qu'un ouvrier s’écria :
Si les propriétaires fonciers vendaient nos os, vous autres, fabricants, vous seriez les
premiers à les acheter, pour les jeter dans un moulin à vapeur et en faire de la farine.
Les ouvriers anglais ont très bien compris la signification de la lutte entre les pro-
priétaires fonciers et les capitalistes industriels. Ils savent très bien qu'on voulait rabaisser
le prix du pain pour rabaisser le salaire et que le profit industriel augmenterait de ce que
la rente aurait diminué.
Ricardo, l'apôtre des free-traders anglais, l'économiste le plus distingué de notre
siècle, est sur ce point parfaitement d'accord avec les ouvriers.
Il dit dans son célèbre ouvrage sur l'économie politique :
Si, au lieu de récolter du blé chez nous, nous découvrons un nouveau marché où nous
pourrions nous procurer ces objets à meilleur compte, dans ce cas les salaires doivent baisser et les
profits d'accroître. La baisse du prix des produits de l'agriculture réduit les salaires non seulement
des ouvriers employés à la culture de la terre, mais encore de tous ceux qui travaillent aux
manufactures ou qui sont employés au commerce.
Et ne croyez pas, messieurs, que ce soit chose tout à fait indifférente pour l'ouvrier
de ne recevoir plus que 4 francs, le blé étant à meilleur marché, quand auparavant il a
reçu 5 francs.
Son salaire n'est-il pas toujours tombé par rapport au profit ? Et n'est-il pas clair
que sa position sociale a empiré vis-à-vis du capitalisme. Outre cela, il perd encore dans
le fait.
Tant que le prix du blé était encore plus élevé, le salaire l'étant également, une petite
épargne faite sur la consommation du pain suffisait pour lui procurer d'autres jouissances,

97
mais du moment que le pain et en conséquence le salaire est à très bon marché, il ne pour-
ra presque rien économiser sur le pain pour l'achat des autres objets.
Les ouvriers anglais ont fait sentir aux free-traders qu'ils ne sont pas les dupes de
leurs illusions et de leurs mensonges, et si, malgré cela, ils se sont associés à eux contre
les propriétaires fonciers, c’était pour détruire les derniers restes de la féodalité et pour
n'avoir plus affaire qu'à un seul ennemi. Les ouvriers ne se sont pas trompés dans leurs
calculs, car les propriétaires fonciers, pour se venger des fabricants, ont fait cause com-
mune avec les ouvriers pour faire passer le bill des dix heures, que ces derniers avaient
vainement demandé depuis trente ans, et qui passa immédiatement après l'abolition des
droits sur les céréales.
Si, au congrès des économistes, le docteur Bowring a tiré de sa poche une longue
liste pour faire voir toutes les pièces de bœuf, de jambon, de lard, de poulets, etc., etc. qui
ont été importées en Angleterre, pour être consommées, comme il dit, par les ouvriers, il a
malheureusement oublié de vous dire qu'au même instant les ouvriers de Manchester et
des autres villes manufacturières, se trouvaient jetés sur le pavé par la crise qui commen-
çait.
En principe, en économie politique, il ne faut jamais grouper les chiffres d'une seule
année pour en tirer des lois générales. Il faut toujours prendre le terme moyen de six à sept
ans - laps de temps pendant lequel l'industrie moderne passe par les différentes phases de
prospérité, de surproduction, de stagnation, de crise et achève son cycle fatal.
Sans doute, si le prix de toutes les marchandises tombe, et c'est là la conséquence
nécessaire du libre-échange, je pourrai me procurer pour un franc bien plus de choses
qu'auparavant. Et le franc de l'ouvrier vaut autant que tout autre. Donc, le libre-échange
sera très avantageux à l'ouvrier. Il y a seulement un petit inconvénient à cela, c'est que
l'ouvrier, avant d'échanger son franc pour d'autres marchandises, a fait d'abord l'échange
de son travail contre le capital. Si dans cet échange il recevait toujours pour le même tra-
vail le franc en question, et que le prix de toutes les autres marchandises tombait, il gagne-
rait toujours à ce marché. Le point difficile, ce n'est pas de prouver que le prix de toute
marchandise baissant, j'aurai plus de marchandises pour le même argent.
Les économistes prennent toujours le prix du travail au moment où il s'échange
contre d'autres marchandises, Mais ils laissent tout à fait de côté le moment où le travail
opère son échange contre le capital.
Quand il faudra moins de frais pour mettre en mouvement la machine qui produit les
marchandises, les choses nécessaires pour entretenir cette machine qui s'appelle tra-
vailleur, coûteront également moins cher. Si toutes les marchandises sont à meilleur mar-
ché, le travail, qui est aussi une marchandise, baissera également de prix, et, comme nous
le verrons plus tard, ce travail marchandise baissera proportionnellement beaucoup plus
que les autres marchandises. Le travailleur, comptant toujours sur l'argumentation des
économistes, trouvera que le franc s'est fondu dans sa poche, et qu'il ne lui reste plus que
cinq sous.
Là-dessus les économistes vous diront : eh bien, nous convenons que la concurrence
parmi les ouvriers, qui certes n'aura pas diminué sous le régime du libre-échange, ne tar-
dera pas à mettre les salaires en accord avec le bas prix des marchandises. Mais d'autre
part le bas prix des marchandises augmentera la consommation; la plus grande consom-
mation exigera une plus grande production, laquelle sera suivie d'une plus forte demande
de bras, et à cette plus forte demande de bras succédera une hausse de salaires.
Toute cette argumentation revient à ceci : le libre-échange augmente les forces pro-
ductives. Si l'industrie va croissant, si la richesse, si le pouvoir productif ; si, en un mot, le
capital productif augmente la demande du travail, le prix du travail, et, par conséquent, le
salaire, augmente également. La meilleure condition pour l'ouvrier, c'est l'accroissement

98
du capital. Et il faut en convenir. Si le capital reste stationnaire, l'industrie ne restera pas
seulement stationnaire, mais elle déclinera, et, en ce cas, l'ouvrier en sera la première vic-
time. Il périra avant le capitaliste. Et dans le cas où le capital va croissant, dans cet état
de choses que nous avons dit le meilleur pour l'ouvrier, quel sera son sort ? Il périra éga-
lement. L'accroissement du capital productif implique l'accumulation et la concentration
des capitaux. La centralisation des capitaux amène une plus grande division du travail et
une plus grande application des machines. La plus grande division du travail détruit la
spécialité du travail, détruit la spécialité du travailleur et, en mettant à la place de cette
spécialité un travail que tout le monde peut faire, elle augmente la concurrence entre les
ouvriers.
Cette concurrence, devient d'autant plus forte, que la division du travail donne à
l'ouvrier le moyen de faire à lui seul le travail de trois.
Les machines produisent le même résultat sur une beaucoup plus grande échelle.
L'accroissement du capital productif, en forçant les capitalistes industriels à travailler
avec des moyens toujours croissants, ruine les petits industriels et les jette dans le proléta-
riat. Puis, le taux de l'intérêt diminuant à mesure que les capitaux s'accumulent, les petits
rentiers qui ne peuvent plus vivre de leurs rentes seront forcés de se lancer dans l'industrie
pour aller augmenter ensuite le nombre des prolétaires.
Enfin, plus le capital productif augmente, plus il est forcé de produire pour un mar-
ché dont il ne connaît pas les besoins, plus la production précède la consommation, plus
l'offre cherche à forcer la demande, et, en conséquence, les crises augmentent d'intensité et
de rapidité. Mais toute crise, à son tour, accélère la centralisation des capitaux et grossit
le prolétariat.
Ainsi, à mesure que le capital productif s'accroît, la concurrence entre les ouvriers
s'accroît dans une proportion beaucoup plus forte. La rétribution du travail diminue pour
tous, et le fardeau du travail augmente pour quelques-uns.
En 1829, il y avait à Manchester, 1 088 fileurs occupés dans 36 fabriques. En 1841,
il n'y en avait plus que 448, et ces ouvriers étaient occupés à 53.353 fuseaux de plus que
les 1088 ouvriers de 1829. Si le rapport du travail manuel avait augmenté proportionnelle-
ment au pouvoir productif, le nombre des ouvriers aurait dû atteindre le chiffre de 1848,
de sorte que les améliorations apportées dans la mécanique ont enlevé le travail à 1400
ouvriers.
Nous savons d'avance la réponse des économistes. Ces hommes privés d'ouvrage, di-
sent-ils, trouveront un autre emploi de leurs bras. M. le docteur Bowring n'a pas manqué
de reproduire cet argument au congrès des économistes, mais il n'a pas manqué non plus
de se réfuter lui-même.
En 1833, M. le docteur Bowring prononçait un discours à la Chambre des com-
munes, au sujet des 50 000 tisserands de Londres qui depuis très longtemps se meurent
d'inanition, sans pouvoir trouver cette nouvelle occupation que les free-traders font entre-
voir dans le lointain.
Nous allons donner les passages les plus saillants de ce discours de M. le docteur
Bowring.
La misère des tisserands à la main, dit-il, est le sort inévitable de toute espèce de travail qui
s'apprend facilement et qui est susceptible d'être à chaque instant remplacé par des moyens moins
coûteux. Comme dans ce cas la concurrence entre les ouvriers est extrêmement grande, le moindre
relâchement dans la demande amène une crise. Les tisserands à la main se trouvent en quelque sorte
placés sur les limites de l'existence humaine. Un pas de plus et leur existence devient impossible. Le
moindre choc suffit pour les lancer dans la carrière du dépérissement. Les progrès de la mécanique,
en supprimant de plus en plus le travail manuel, amènent infailliblement pendant l'époque de la
transition bien des souffrances temporelles. Le bien-être national ne saurait être acheté qu'au prix de
quelques maux individuels. On n'avance en industrie qu'aux dépens des traînards; et de toutes les
découvertes, le métier à vapeur est celle qui pèse avec le plus de poids sur les tisserands à la main.

99
Déjà dans beaucoup d'articles qui se sont faits à la main, le tisserand a été mis hors de combat, mais
il sera battu sur bien des choses qui se font encore à la main
Je tiens, dit-il plus loin, entre mes mains une correspondance du gouverneur général avec la
Compagnie des Indes orientales. Cette correspondance concerne les tisserands du district de Dacca.
Le gouverneur dit dans ses lettres : il y a quelques années la Compagnie des Indes orientales recevait
six à huit millions de pièces de coton, qui étaient fabriquées par les métiers du pays; la demande en
tomba graduellement et fut réduite à un million de pièces environ.
Dans ce moment, elle a presque complètement cessé. De plus, en 1800, l'Amérique du Nord a
tiré des Indes presque 800 000 pièces de coton. En 1830, elle n'en tirait même pas 4.000. Enfin, en
1800, on a embarqué, pour être transférées en Portugal, un million de pièces de coton. En 1830, le
Portugal n'en recevait plus que 20 000.
Les rapports sur la détresse des tisserands indiens sont terribles. Et quelle fut l'origine de cette
détresse ?
La présence sur le marché des produits anglais; la production de l'article au moyen du métier
à vapeur. Un très grand nombre de tisserands est mort d'inanition; le restant a passé à d'autres
occupations et surtout aux travaux ruraux. Ne pas savoir changer d'occupation, c'était un arrêt de
mort. Et en ce moment, le district de Dacca regorge des fils et des tissus anglais. La mousseline de
Dacca, renommée dans tout le monde pour sa beauté et la fermeté de sa texture, est également
éclipsée par la concurrence des machines anglaises. Dans toute l'histoire du commerce, on aurait
peut-être de la peine à trouver des souffrances pareilles à celles qu'ont dû supporter de cette manière
des classes entières dans les Indes orientales.
Le discours de M. le docteur Bowring est d'autant plus remarquable que les faits qui
y sont cités sont exacts, et que les phrases dont il cherche à les pallier, portent tout à fait le
caractère d'hypocrisie commun à tous les serinons libre-échangistes. Il représente les ou-
vriers comme des moyens de production qu'il faut remplacer par des moyens de production
moins coûteux. Il fait semblant de voir dans le travail dont il parle, un travail tout à fait
exceptionnel, et dans la machine qui a écrasé les tisserands, une machine également ex-
ceptionnelle. Il oublie qu'il n'y a pas de travail manuel qui ne soit susceptible de subir d'un
jour à l'autre le sort du tissage.
Le but constant et la tendance de tout perfectionnement dans le mécanisme est, en
effet, de se passer entièrement de l'homme ou d'en diminuer le prix en substituant
l'industrie des femmes et des enfants à celle de l'ouvrier adulte ou le travail de l'ouvrier
grossier à celui de l'habile artisan. Dans la plupart des filatures par métiers continus, en
anglais throstlemills, la filature est entièrement exécutée par des filles de seize ans et au-
dessous. La substitution de la mule-jenny automatique à la mule-jenny ordinaire a pour
effet de congédier la plupart des fileurs et de garder des enfants et des adolescents.
Ces paroles du libre-échangiste le plus passionné, M. le docteur Ure, servent à com-
pléter les confessions de M. Bowring. M. Bowring parle de quelques maux individuels, et
dit, en même temps, que ces maux individuels font périr des classes entières; il parle des
souffrances passagères dans le temps de transition, et en même temps qu'il en parle, il ne
dissimule pas que ces souffrances passagères ont été pour la plupart le passage de la vie à
la mort, et pour le restant le mouvement de transition dans une condition inférieure à celle
dans laquelle ils étaient placés auparavant. S'il dit plus loin, que les malheurs de ces ou-
vriers sont inséparables du progrès de l'industrie et nécessaires au bien-être national, il dit
simplement que le bien-être de la classe bourgeoise a pour condition nécessaire le malheur
de la classe laborieuse.
Toute la consolation que M. Bowring prodigue aux ouvriers qui périssent, et, en gé-
néral, toute la doctrine de compensation que les free-traders établissent, revient à ceci :
Vous autres, milliers d'ouvriers qui périssez, ne vous désolez pas. Vous pouvez mou-
rir en toute tranquillité. Votre classe ne périra pas. Elle sera toujours assez nombreuse
pour que le capital puisse la décimer, sans avoir à craindre de l'anéantir. D'ailleurs, com-
ment voulez-vous que le capital trouve un emploi utile, s'il n'avait pas soin de se ménager
toujours la matière exploitable, les ouvriers, pour les exploiter de nouveau ?

100
Mais aussi, pourquoi poser encore comme problème à résoudre, l'influence que la
réalisation du libre-échange exercera sur la situation de la classe ouvrière ? Toutes les lois
que les économistes ont exposées, depuis Quesnay jusqu'à Ricardo, sont établies dans la
supposition que les entraves qui enchaînent encore la liberté commerciale n'existent plus.
Ces lois se confirment au fur et à mesure que le libre-échange se réalise.
La première de ces lois, c'est que la concurrence réduit le prix de toute marchandise
au minimum de ses frais de production. Ainsi le minimum de salaire est le prix naturel du
travail. Et qu'est-ce que le minimum du salaire ? C'est tout juste ce qu'il faut pour faire
produire les objets indispensables à la sustentation de l'ouvrier, pour le mettre en état de
se nourrir tant bien que mal et de propager tant soit peu sa race.
Ne croyons pas pour cela que l'ouvrier n'aura que ce minimum de salaire, ne
croyons pas, non plus, qu'il aura ce minimum de salaire toujours.
Non, d'après cette loi, la classe ouvrière sera quelquefois plus heureuse. Elle aura
parfois plus que le minimum; mais ce surplus ne sera que le supplément de ce qu'elle aura
eu, moins que le minimum, dans le temps de stagnation industrielle. Cela veut dire que,
dans un certain laps de temps qui est toujours périodique, dans ce cercle que fait l'indus-
trie, en passant par les vicissitudes de prospérité, de surproduction, de stagnation, de
crise, en comptant tout ce que la classe ouvrière aura eu de plus et de moins que le néces-
saire, on verra qu'en somme elle n'aura eu ni plus ni moins que le minimum; c'est-à-dire la
classe ouvrière se sera conservée comme classe après bien de malheurs, de misères et de
cadavres laissés sur le champ de bataille industriel. Mais qu'importe ? La classe subsiste
toujours et, mieux que cela, elle se sera accrue.
Ce n'est pas tout. Le progrès de l'industrie produit des moyens d'existence moins
coûteux. C'est ainsi que l'eau-de-vie a remplacé la bière, que le coton a remplacé la laine
et le lin, et que la pomme de terre a remplacé le pain.
Ainsi, comme on trouve toujours moyen d'alimenter le travail avec des choses moins
chères et plus misérables, le minimum du salaire va toujours en diminuant. Si ce salaire a
commencé à faire travailler l'homme pour vivre, il finit par faire vivre l'homme d'une vie
de machine. Son existence n'a d'autre valeur que celle d'une simple force productive, et le
capitaliste le traite en conséquence.
Cette loi du travail marchandise, du minimum du salaire, se vérifiera à mesure que
la supposition des économistes, le libre-échange, sera devenue une vérité, une actualité.
Ainsi, de deux choses l'une : ou il faut renier toute l'économie politique basée sur la sup-
position du libre-échange, ou bien il faut convenir que les ouvriers seront frappés de toute
la rigueur des lois économiques sous ce libre-échange.
Pour nous résumer : dans l'état actuel de la société, qu'est-ce donc que le libre-é-
change ? C'est la liberté du capital. Quand vous aurez fait tomber les quelques entraves
nationales qui enchaînent encore la marche du capital, vous n'aurez fait qu'en affranchir
entièrement l'action. Tant que vous laissez subsister le rapport du travail salarié au capi-
tal, l'échange des marchandises entre elles aura beau se faire dans les conditions les plus
favorables, il y aura toujours une classe qui exploitera, et une classe qui sera exploitée.
On a véritablement de la peine à comprendre la prétention des libre-échangistes, qui
s'imaginent que l'emploi plus avantageux du capital fera disparaître l'antagonisme entre
les capitalistes industriels et les travailleurs salariés. Tout au contraire, tout ce qui en ré-
sultera, c'est que l'opposition de ces deux classes se dessinera plus nettement encore.
Admettez un instant qu'il n'y ait plus de lois céréales, plus de douane, plus d'octroi,
enfin que toutes les circonstances accidentelles, auxquelles l'ouvrier peut encore s'en
prendre, comme étant les causes de sa situation misérable, aient entièrement disparu, et
vous aurez déchiré autant de voiles qui dérobaient à ses yeux son véritable ennemi.

101
Il verra que le capital devenu libre ne le rend pas moins esclave que le capital vexé
par les douanes.
Messieurs, ne vous en laissez pas imposer par le mot abstrait de liberté. Liberté de
qui ? Ce n'est pas la liberté d'un simple individu, en présence d'un autre individu. C'est la
liberté qu'a le capital d'écraser le travailleur.
Comment voulez-vous encore sanctionner la libre concurrence par cette idée de li-
berté quand cette liberté n'est que le produit d'un état de choses basé sur la libre concur -
rence ?
Nous avons fait voir ce que c'est que la fraternité que le libre-échange fait naître
entre les différentes classes d'une seule et même nation. La fraternité que le libre-échange
établirait entre les différentes nations de la terre ne serait guère plus fraternelle. Désigner
par le nom de fraternité universelle l'exploitation à son état cosmopolite, c'est une idée qui
ne pouvait prendre origine que dans le sein de la bourgeoisie. Tous les phénomènes des-
tructeurs que la libre concurrence fait naître dans l'intérieur d'un pays se reproduisent
dans des proportions plus gigantesques sur le marché de l'univers. Nous n'avons pas be-
soin de nous arrêter plus longuement aux sophismes que débitent à ce sujet les libre-é-
changistes, et qui valent bien les arguments de nos trois lauréats, MM. Hope, Morse et
Greg.
On nous dit, par exemple, que le libre-échange ferait naître une division du travail
internationale qui assignerait à chaque pays une production en harmonie avec ses avan-
tages naturels.
Vous pensez peut-être, Messieurs, que la production du café et du sucre, c'est la des-
tinée naturelle des Indes occidentales.
Deux siècles auparavant, la nature, qui ne se mêle guère du commerce, n'y avait mis
ni café, ni canne à sucre.
Et il ne se passera peut-être pas un demi-siècle que vous n'y trouverez plus ni café ni
sucre, car les Indes orientales, par la production à meilleur marché, ont déjà victorieuse-
ment combattu cette prétendue destinée naturelle des Indes occidentales. Et ces Indes occi-
dentales avec leurs dons naturels sont déjà pour les Anglais un fardeau aussi lourd que les
tisserands de Dacca, qui, eux aussi, étaient destinés depuis l'origine des temps à tisser à la
main.
Une chose encore qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est que, de même que tout est
devenu monopole, il y a aussi de nos jours quelques branches industrielles qui dominent
toutes les autres et qui assurent aux peuples qui les exploitent le plus, l'empire sur le mar-
ché de l'univers. C'est ainsi que dans le commerce international le coton à lui seul a une
plus grande valeur commerciale que toutes les autres matières premières employées pour
la fabrication des vêtements, prises ensemble. Et il est véritablement risible de voir les li-
bre-échangistes faire ressortir les quelques spécialités dans chaque branche industrielle
pour les mettre en balance avec les produits de commun usage, qui se produisent à
meilleur marché dans les pays où l'industrie est la plus développée.
Si les libre-échangistes ne peuvent pas comprendre comment un pays peut s’enrichir
aux dépens de l'autre, nous ne devons pas en être étonnés, puisque ces mêmes messieurs ne
veulent pas non plus comprendre comment, dans l'intérieur d'un pays, une classe peut s'en-
richir aux dépens d'une autre classe.
Ne croyez pas, messieurs, qu'en faisant la critique de la liberté commerciale nous
ayons l'intention de défendre le système protectionniste.
On se dit ennemi du régime constitutionnel, on ne se dit pas pour cela ami de l'an-
cien régime.
D'ailleurs, le système protectionniste n'est qu'un moyen d'établir chez un peuple la
grande industrie, c'est-à-dire de le faire dépendre du marché de l'univers, et du moment

102
qu'on dépend du marché de l'univers on dépend déjà plus ou moins du libre-échange.
Outre cela, le système protecteur contribue à développer la libre concurrence dans l'inté-
rieur d'un pays. C'est pourquoi nous voyons que dans les pays où la bourgeoisie com-
mence à se faire valoir comme classe, en Allemagne, par exemple, elle fait de grands ef-
forts pour avoir des droits protecteurs. Ce sont pour elle des armes contre la féodalité et
contre le gouvernement absolu, c'est pour elle un moyen de concentrer ses forces, de réali-
ser le libre-échange dans l'intérieur du même pays.
Mais en général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le
système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à
l'extrême l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la
liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement dans ce sens révolution-
naire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange.

On retrouve dans ce texte une analyse économique et une analyse politique de la question du
libre échange. Pour ce qui est de l’analyse économique tout d’abord, on trouve dans le début de ce
texte un dialogue entre les fabricants et les autres classes de la société au sujet du libre échange,
puis divers ouvrages de ces fabricants résumés. Malgré certaines erreurs grossières dans certains
passages, il en ressort comme arguments principaux la théorie ricardienne de l’échange
international et de l’avantage comparatif : l’importation de blé peu cher permet de limiter la
production agricole nationale, et ainsi tout à la fois de limiter la rente foncière par l’arrêt de la
culture des terres les moins fertiles et de reverser de la main d’œuvre des productions agricoles aux
productions industrielles. Tout ceci – baisse du prix des biens de subsistance et augmentation du
nombre d’ouvriers se faisant concurrence conduit à une baisse des salaires et donc une hausse des
profits, et partant des investissements et de la croissance. Il s’ensuit une division internationale du
travail qui augmente la production globale sans diminuer le bien-être des ouvriers, qui restent
rémunérés au niveau de la subsistance.
Cependant, s’il est globalement en accord avec cette théorie, Karl Marx rejette l’idée que ce
soit sans douleur pour les ouvriers. Tout d’abord, la baisse du prix du blé associée à la baisse des
salaires conduit à une baisse de la capacité des ouvriers à s’offrir un peu plus que leur simple
subsistance. Ensuite, le fait que le libre échange, apportant la croissance, entraîne une augmentation
de la demande de travail et donc du niveau des salaires, est contrecarré par le fait que la croissance
permet aussi l’amélioration technique et l’augmentation du degré capitalistique des productions, et
ainsi diminue la demande de travail et donc le niveau des salaires.
Pour ce qui est de l’analyse politique ensuite, qui résout la question, il s’avère que le libre-
échange est consubstantiel au capitalisme, que la lutte au sujet du libre échange est une lutte entre
les capitalistes en tant que révolutionnaires et la classe qu’ils viennent de remplacer, à savoir la
noblesse féodale, favorable au protectionnisme, surtout en ce qui concerne les produits de la terre.
Alors, étant donné l’analyse historique de Karl Marx, et la nécessité du passage par le capitalisme
avant d’opérer une révolution communiste, il est pour la pleine réalisation de la révolution
capitaliste et l’élimination de toute trace du féodalisme. Il est donc pour le libre échange et contre la
protection de la rente foncière.

IV.4 L'absence de solution politique interne au système

Comme il a déjà été évoqué dans la partie précédente, l’œuvre économique de Karl Marx sur
l’Etat – 4ème partie de sa critique de l’économie politique – n’a pas été rédigée. Ainsi, s’il a fait une
étude complète de la société capitaliste dans « le Capital », l’Etat n’y est pas ou peu présent, et ce
sont les mécanismes purs du capitalisme qui sont présentés. On y voit l’analyse des relations entre
classes, l’analyse de la formation des prix, l’analyse du chômage, l’analyse de la croissance et des
crises… Mais il ne fait pas de recommandations de politique économique. Il ne fait pas de

103
recommandations pour améliorer le système productif de l’intérieur. On voit dans ces textes
comment l’Etat peut légiférer pour réglementer le travail, en limitant la durée de la journée ou l’âge
minimal. Cependant, il s’agit là de concessions faites soit pour maintenir la paix publique, soit pour
veiller à ne pas dilapider la ressource productive humaine. Cependant, toute amélioration ne
pourrait être que faible ou temporaire. L'exploitation est à la base du processus de production
capitaliste, et l’Etat – qui est, dans l’analyse matérialiste historique des sociétés, le représentant des
intérêts de la classe dominante – ne pourra jamais apporter la solution à la classe des opprimés. La
seule solution est la révolution.
S’il n’a pas donné de recommandations de politique économique pour réguler le capitalisme,
il s’est fortement opposé aux propositions d’autres socialistes. Par exemple, il a construit une partie
de son œuvre comme critique des socialistes utopistes, et en particulier Pierre-Joseph Proudhon, en
moquant notamment leur idéalisme et leur manque de rigueur ou de connaissance scientifique. Il a
critiqué le fait de présenter des systèmes tout faits, censés être des systèmes économiques justes et
équitables, mais qui ne remettaient pas en cause les fondements du capitalisme, et donc devaient,
selon la théorie économique conduire aux mêmes conséquences que les systèmes capitalistes
classiques. De même, il a critiqué les programmes de partis socialistes européens, en pointant leurs
erreurs économiques, surtout quand ils préconisaient une importante intervention de l'Etat, ou
étaient de nature nationalistes. Il a ainsi critiqué des revendications de partage « équitable » des
revenus ou d’égalité par subventions de l'Etat ou par l'éducation. En effet, ces revendications ne
peuvent entraîner que des mesures cache-misère tant que la cause réelle de la misère et de
l’exploitation, le système de production capitaliste, n’est pas aboli.

Pour conclure, il peut être intéressant de lire cet extrait du « Capital » (livre I, section VIII,
Chapitre XXVI : Le secret de l'accumulation primitive) où il résume sa vision de la production
capitaliste et de son rejet de celle-ci. Il y explique pourquoi l’exploitation du travailleur par le
capitaliste n’est pas évitable en système de production capitaliste, et pourquoi toutes les
justifications a posteriori de l’équité des rémunérations des capitalistes en fonction de leurs vertus
d’épargnants ne sont qu’idéologie.

Nous avons vu comment l'argent devient capital, le capital source de plus-value, et la


plus-value source de capital additionnel. Mais l'accumulation capitaliste présuppose la
présence de la plus-value et celle-ci la production capitaliste qui, à son tour, n'entre en scène
qu'au moment où des masses de capitaux et de forces ouvrières assez considérables se
trouvent déjà accumulées entre les mains de producteurs marchands. Tout ce mouvement
semble donc tourner dans un cercle vicieux, dont on ne saurait sortir sans admettre une
accumulation primitive (previous accumulation, dit Adam Smith) antérieure à l'accumulation
capitaliste et servant de point de départ à la production capitaliste, au lieu de venir d'elle.
Cette accumulation primitive joue dans l'économie politique à peu près le même rôle
que le péché originel dans la théologie. Adam mordit la pomme, et voilà le péché qui fait son
entrée dans le monde. On nous en explique l'origine par une aventure qui se serait passée
quelques jours après la création du monde. De même, il y avait autrefois, mais il y a bien
longtemps de cela, un temps où la société se divisait en deux camps : là, des gens d'élite,
laborieux, intelligents, et surtout doués d'habitudes ménagères; ici, un tas de coquins faisant
gogaille du matin au soir et du soir au matin. Il va sans dire que les uns entassèrent trésor
sur trésor, tandis que les autres se trouvèrent bientôt dénués de tout. De là la pauvreté de la
grande masse qui, en dépit d'un travail sans fin ni trêve, doit toujours payer de sa propre
personne, et la richesse du petit nombre, qui récolte tous les fruits du travail sans avoir à
faire œuvre de ses dix doigts.
L'histoire du péché théologal nous fait bien voir, il est vrai, comme quoi l'homme a été
condamné par le Seigneur à gagner son pain à la sueur de son front; mais celle du péché

104
économique comble une lacune regrettable en nous révélant comme quoi il y a des hommes
qui échappent à cette ordonnance du Seigneur.
Et ces insipides enfantillages, on ne se lasse pas de les ressasser. M. Thiers, par
exemple, en ose encore régaler les Français, autrefois si spirituels, et cela dans un volume
où, avec un aplomb d'homme d'État, il prétend avoir réduit à néant les attaques sacrilèges du
socialisme contre la propriété. Il est vrai que, la question de la propriété une fois mise sur le
tapis, chacun se doit faire un devoir sacré de s'en tenir à la sagesse de l'abécédaire, la seule
à l'usage et à la portée des écoliers de tout âge.
Dans les annales de l'histoire réelle, c'est la conquête, l'asservissement, la rapine à
main armée, le règne de la force brutale, qui l'a toujours emporté. Dans les manuels béats de
l'économie politique, c'est l'idylle au contraire qui a de tout temps régné. A leur dire il n'y eut
jamais, l'année courante exceptée, d'autres moyens d'enrichissement que le travail et le droit.
En fait, les méthodes de l'accumulation primitive sont tout ce qu'on voudra, hormis matière à
idylle.
Le rapport officiel entre le capitaliste et le salarié est d'un caractère purement
mercantile. Si le premier joue le rôle de maître et le dernier le rôle de serviteur, c'est grâce à
un contrat par lequel celui-ci s'est non seulement mis au service, et partant sous la
dépendance de celui-là, mais par lequel il a renoncé à tout titre de propriété sur son propre
produit. Mais pourquoi le salarié fait-il ce marché ? Parce qu'il ne possède rien que sa force
personnelle, le travail à l'état de puissance, tandis que toutes les conditions extérieures
requises pour donner corps à cette puissance, la matière et les instruments nécessaires à
l'exercice utile du travail, le pouvoir de disposer des subsistances indispensables au maintien
de la force ouvrière et à sa conversion en mouvement productif, tout cela se trouve de l'autre
côté.
Au fond du système capitaliste il y a la séparation radicale du producteur d'avec les
moyens de production. Cette séparation se reproduit sur une échelle progressive dès que le
système capitaliste s'est une fois établi; mais comme celle-là forme la base de celui-ci, il ne
saurait s'établir sans elle. Pour qu'il vienne au monde, il faut donc que, partiellement au
moins, les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs, qui les
employaient à réaliser leur propre travail, et qu'ils se trouvent déjà détenus par des
producteurs marchands, qui eux les emploient à spéculer sur le travail d'autrui. Le
mouvement historique qui fait divorcer le travail d'avec ses conditions extérieures, voilà donc
le fin mot de l'accumulation appelée « primitive » parce qu'elle appartient à l'âge
préhistorique du monde bourgeois.
L'ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l'ordre économique féodal.
La dissolution de l'un a dégagé les éléments constitutifs de l'autre.
Quant au travailleur, au producteur immédiat, pour pouvoir disposer de sa propre
personne, il lui fallait d’abord cesser d'être attaché à la glèbe ou d'être inféodé à une autre
personne; il ne pouvait non plus devenir libre vendeur de travail, apportant sa marchandise
partout où elle trouve un marché, sans avoir échappé au régime des corporations, avec leurs
maîtrises, leurs jurandes, leurs lois d'apprentissage, etc. Le mouvement historique qui
convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du
servage et de la hiérarchie industrielle. De l’autre côté, ces affranchis ne deviennent
vendeurs d'eux-mêmes qu'après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de
toutes les garanties d'existence offertes par l'ancien ordre des choses. L'histoire de leur
expropriation n'est pas matière à conjecture - elle est écrite dans les annales de l'humanité en
lettres de sang et de feu indélébiles.
Quant aux capitalistes entrepreneurs, ces nouveaux potentats avaient non seulement à
déplacer les maîtres des métiers, mais aussi les détenteurs féodaux des sources de la
richesse. Leur avènement se présente de ce côté-là comme le résultat d'une lutte victorieuse

105
contre le pouvoir seigneurial, avec ses prérogatives révoltantes, et contre le régime
corporatif avec les entraves qu'il mettait au libre développement de la production et à la libre
exploitation de l'homme par l'homme. Mais les chevaliers d'industrie n'ont supplanté les
chevaliers d'épée qu'en exploitant des événements qui n'étaient pas de leur propre fait. Ils
sont arrivés par des moyens aussi vils que ceux dont se servit l'affranchi romain pour devenir
le maître de son patron.
L'ensemble du développement, embrassant à la fois la genèse du salarié et celle du
capitaliste, a pour point de départ la servitude des travailleurs; le progrès qu'il accomplit
consiste à changer la forme de l'asservissement, à amener la métamorphose de l'exploitation
féodale en exploitation capitaliste. Pour en faire comprendre la marche, il ne nous faut pas
remonter trop haut. Bien que les premières ébauches de la production capitaliste aient été
faites de bonne heure dans quelques villes de la Méditerranée, l'ère capitaliste ne date que du
XVIème siècle. Partout où elle éclot, l'abolition du servage est depuis longtemps un fait
accompli, et le régime des villes souveraines, cette gloire du moyen âge, est déjà en pleine
décadence.
Dans l'histoire de l'accumulation primitive, toutes les révolutions qui servent de levier
à l'avancement de la classe capitaliste en voie de formation font époque, celles, surtout qui,
dépouillant de grandes masses de leurs moyens de production et d'existence traditionnels, les
lancent à l'improviste sur le marché du travail. Mais la base de toute cette évolution, c'est
l'expropriation des cultivateurs.
Elle ne s'est encore accomplie d'une manière radicale qu'en Angleterre : ce pays jouera donc
nécessairement le premier rôle dans notre esquisse. Mais tous les autres pays de l'Europe
occidentale parcourent le même mouvement, bien que selon le milieu il change de couleur locale,
ou se resserre dans un cercle plus étroit, ou présente un caractère moins fortement prononcé, ou
suive un ordre de succession différent.

106

Vous aimerez peut-être aussi