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Du réalisme au naturalisme
«Je recherche par-dessus tout la beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête. Je les vois insensibles, quand je suis ravagé d’admiration ou
d’horreur. Des phrases me font pâmer, qui leur paraissent fort ordinaires. Goncourt est très heureux quand il a saisi dans la rue un mot qu’il peut coller
dans un livre, et moi très satisfait quand j ’ai écrit une page sans assonances ni répétitions». (lettre à G. Sand, déc.1875)
Cette constatation de Flaubert montre combien il serait réducteur de placer sous la même bannière «réaliste» des écrivains ayant de l’art des
conceptions divergentes. Saisir un mot dans la rue, c’est être à la quête de tout ce que le réel offre à l’observation afin de l’incorporer au roman. L’observation est
en effet l’un des points cardinaux du réalisme puis du naturalisme. Ce sont peut-être les frères Goncourt qui illustrent le mieux le glissement du réalisme vers le
naturalisme. Dans leur préface de Germinie Lacerteux (1864) — qui serait la transposition des vicissitudes de leur servante Rose Malingre — Jules et
Edmond Goncourt affirment la vocation de leur roman: le souci de vérité, la peinture des classes les plus défavorisées et plus particulièrement de cas
sociaux, le parti-pris scientifique de leur entreprise, manifesté dans l’étude attentive de phénomènes cliniques:
«Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on
appelle «les basses classes» n’avaient pas droit au Roman; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire et les
dédains d’auteurs qui ont fait jusqu’ici le silence sur l’âme et le coeur qu’il peut avoir. Nous nous sommes demandé s’il y avait encore, pour
l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des
catastrophes d’une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d’une li tt é r a tu re oubliée et d ’ u n e
société disparue, la Tragédie, était définitivement morte; si dans un pays sans caste et sans aristocratie legale, les misères des petits et des pauvres
parleraient à l’émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches; si, en un mot, les larmes qu’on pleure en bas pourraient faire pleurer
comme celles qu’on pleure en haut.
Ces pensées nous ont fait oser l’humble roman de Soeur Philomène en 1861;elles nous font publier aujourd’hui Germinie Lacerteux.
Maintenant, que ce livre soit calomnié: peu lui importe.
Aujourd’hui que le Roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de
l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine, aujourd’hui que le Roman s’est impose les études
et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. Et qu’il cherche l’Art et la Vérité; qu’il montre des misères bonnes à ne pas
laisser oublier aux heureux de Paris; qu’il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de charité ont le courage de voir, ce que les reines d’autrefois faisaient
toucher de l’oeil à leurs enfants dans les hospices: la souffrance humaine, présente et toute vive, qui apprend la charité; que le Roman ait cette religion que le siècle
passé appelait de ce large et vaste nom: Humanité; il lui suffit de cette conscience: son droit est là». (Préface de Germinie Lacerteux,1864)..
Anticipant Zola et son essai Le Roman Expérimental (1880), les frères Goncourt affirment la nouvelle ambition du roman, désormais considéré comme le
genre le plus adapté aux exigences de la littérature. Il serait difficile de déceler dans ce texte le moindre doute quant au rôle et au statut du roman; les certitudes des
auteurs et leur foi dans les immenses possibilités du genre témoignent de l’élan conquérant de celui que Marthe Robert nomme «le roman colonisateur du
XIXème siècle», lequel, investi de sa propre puissance, tente de s’annexer des domaines non littéraires. La documentation extrêmement fouillée des Goncourt,
fruit d’un long travail de recherche, étape indispensable à la peinture des moeurs de leur époque, annonce la méthode d’investigation de Zola, qui reprendra en
l’orchestrant de façon plus magistrale l’influence du milieu social, les vices et les tares des gens du peuple. Les Goncourt, par ailleurs experts en peinture, ont le culte
de l’art et de la belle écriture, exigence difficilement compatible avec celle de «faire vrai», qui implique de décrire les réalités prosaïques et triviales. Cette «écriture artiste»
se distingue par sa recherche lexicale et son aspect fragmentaire, proche de la technique impressionniste. Quelque vingt ans plus tard, Edmond de Goncourt, désireux de
représenter d’autres classes sociales que la sempiternelle «canaille littéraire», décidera d’appliquer les mêmes méthodes à un monde raffiné dans Chérie (1883), où
l’auteur avoue avoir «travaillé à créer de la réalité élégante”
Dans son oeuvre, Zola combine l’influence du milieu ambiant à celle, plus déterminante encore, des tares génétiques, illustrant ainsi le Traité
philosophique et physiologique de l’Hérédité naturelle du docteur Lucas. En cela, le titre Les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d’une
famille sous le second Empire révèle clairement le projet de Zola, formé dès 1868: en vingt romans (dix étaient prévus initialement), il se propose de
suivre l’arbre généalogique d ’ u n e famille marquée par la «névrose originelle» de l’alcoolisme, véritable malédiction pesant peu ou prou sur le
destin de chaque descendant qui, protagoniste d’un roman, évolue dans des milieux sociaux divers: la paysannerie, la petite et la grande
bourgeoisie, la bourgeoisie d’affaire, parisienne et de province, le clergé, le pouvoir politique, le prolétariat parisien, le milieu des gros
commerçants, des banquiers, des artisans, des mineurs, le monde du spectacle et de la prostitution, l’univers des artistes et des soldats. En ce sens,
l’oeuvre de Zola, aussi totalisante que celle de Balzac dont il s’est inspiré, est un inépuisable réservoir de documents sur les moeurs de l’époque
impériale (1852-1870) et sur les profondes transformations qui s’opèrent dans la société nouvelle, sous la poussée du développement industriel.
Mais les prétentions scientifiques du naturalisme furent rapidement mises en doute puis réfutées. En effet, il est vite apparu que si le romancier devient un
expérimentateur ou un savant, il n’en reste pas moins un créateur et un inventeur, qui continue à tirer seul les ficelles de ses personnages. Henri Céard
lui-même, disciple de Zola, met le doigt sur la différence entre le savant qui teste mathématiquement son expérience et le romancier qui, pour fidèle
que soit son observation des phénomènes sociaux, opère dans le domaine de la subjectivité. Par ailleurs, il n’est pas dans la nature de Zola
d’accéder à la parfaite impassibilité, et son lyrisme visionnaire imprime souvent à son oeuvre un souffle épique. A travers le roman, s’est son engagement
social et politique qu’il affirme, ainsi que son profond humanisme et sa foi dans le socialisme naissant, qui confère une tonalité optimiste à ses derniers
romans.
Que le naturalisme ait été ou non une utopie, il n’en reste pas moins qu’il a insufflé au roman une ambition aussi démesurée que celle de Balzac dans la
Comédie humaine: le roman, champ de toutes les expérimentations, a le pouvoir non seulement d’englober le réel mais aussi de l’expliquer,
d’en démonter les mécanismes secrets afin, but ultime, de le mener vers le progrès humain et social. Le roman, qui reflète l’optimisme du
positivisme, son matérialisme et sa force conquérante, jouit du même prestige que la science elle-même, s’affirmant ainsi, jusqu’en 1880, comme le
plus prestigieux des genres littéraires.