. La Morale se présente généralement sous deux modes distincts :
- le mode religieux, lorsque les règles éthiques sont dépendantes
d'affirmations dogmatiques (loi de Manu, Décalogue, etc.).
- le mode philosophique, quand la Morale se pense comme totalement
dégagée de toute subordination religieuse. Il va sans dire que le point de vue traditionnel ne peut concevoir, ou plus exactement admettre, qu'une loi Morale, qu'une réglementation sociale, soit détachée d'une perspective spirituelle précise, et n'imagine pas un seul instan qu'existe une « Morale indépendante ». Cette situation, qui caractérise nos temps modernes, mais qui a ses racines déjà chez les Grecs et les Romains, n'est d'ailleurs que le résultat d'une longue dégradation de la civilisation, le fruit relativementnet d'une lente pénétration d'éléments « sentimentaux » dans le domaine social. L'envahissement du moralisme à notr époque, est donc consécutif d'une dégénérescence de la pensée religieuse qui, se laïcisant, a traduit en une sorte de code réducteur les principes ancestraux, et fait se plier la mentalité contemporaine à des impératifs catégoriques, qui semblent ne relever d'aucune source transcendante particulière. D'autre part, examinant le problème de la morale sous un angle métaphysique ou doctrinal, Guénon, partant du fait que la distinction entre le Bien et le Mal est, « ultimement », bien évidemment, illusoire, se demande, non sans raison, si ceci n'entraîne pas par conséquence directe l'inexistence pure et simple de la Morale, car si la différenciation entre le Bien et le Mal n'existe pas en réalité, « il doit en être de même de la morale, écrit-il, car il est bien évident que la morale est fondée sur cette distinction, qu'elle la suppose essentiellement ». Or ce serait là, sans doute, une affirmation exagérée, car la Morale existe bel et bien, mais précise- t-il, « dans la même mesure que la distinction du Bien et du Mal, c'est-à-dire pour tout ce qui appartient au domaine du Démiurge* », son domaine, c'est celui de l'action* extérieure exercée sur le monde grossier, domaine où la seule volonté* de l'homme produit le multiples distinctions contradictoires, monde de la limitation ou domine le « Prince de ce monde ». C'est pourquoi la Morale est liée uniquement au plan matériel, « mais au point de vue universel elle n'a plus aucune raison d'être », le point de vue universel voyant s'effacer toutes les distinctions et les oppositions. Ceci explique aisément pourquoi la Morale ne s'applique qu'au seul et unique domaine de l'action*, « or l'action suppose le changement qui n'est possible que dans le formel ou le manifesté ». À ce titre, on comprend mieux ce que signifie l'absence de Morale de par la fin effective de toute distinction entre Bien et Mal dans le Monde non formel et immuable, non soumis au changement et aux modifications contingentes du monde manifesté, et donc libéré de l'action, ce qui signifie concrètement, que « l'être qui n'appartient plus à l'Empire du Démiurge est sans action ». C'est la raison pour laquelle le Vêda*, portant uniquement sur une perspective de pure métaphysique*, ne comporte en lui même aucune morale. On prendra soin, toutefois, de préciser qu'il importe de ne jamais confondre les différents niveaux de réalité et de vérité, ou de se méprendre au sujet des divers plans de l'Univers, « car ce qu'on dit de l'un pourrait n'être pas vrai pour l'autre. Ainsi, la morale existe nécessairement dans le plan social, qui est essentiellement le domaine de l'action; mais il ne peut plus en être question lorsqu'on envisage le plan métaphysique ou universel, puisque alors il n'y a plus d'action ».
Voir Action, Création, Démiurge,
Laïcisme, Karma*, Volonté.
MATÉRIALISME.
Le Matérialisme est une conception très récente,caractérisant la
civilisation moderne, éminemment représentative d'un état d'esprit général. « Cet état d'esprit, écrit René Guénon, c'est celui qui consiste à donner plus ou moins consciemment la prépondérance aux choses de l'ordre matériel et aux préoccupations qui s'y rapportent, que ces préoccupations gardent encore une certaine apparence spéculative ou qu'elles soient purement pratiques; et l'on ne peut contester sérieusement que ce soit là la mentalité de l'immense majorité de nos contemporains ». S'enfermant dans une reconnaissance des seules données sensibles, attitude dans laquelle s'est engagée la science* « profane » depuis quelques siècles, faisant une règle intangible, un fondement axiomatique de l'affirmation extrêmement limitative posant que seul le monde sensible est réel*, et qu'il ne peut à ce titre y avoir d'autre connaissance que celle qui provient des sens. L'esprit occidental, à partir de son adhésion à ces conceptions étroites, a progressivement sombré dans un matérialisme pratique qui imprègne toutes les composantes de la société moderne. Tout est ramené, réduit, de gré ou de force, aux impératifs catégoriques du monde matériel, faisant de celui-ci l'unique et seule référence admise. S'emprisonnant dans les seules données sensibles, pour les modernes, « rien ne semble exister en dehors de ce qui peut se voir et se toucher, ou du moins, même s'ils admettent théoriquement qu'il peut exister quelque chose d'autre, ils s'empressent de le déclarer, non seulement inconnu, mais «inconnaissable* », ce qui les dispense de s'en occuper » On l'aura compris, il n'y a plus d'autre savoir, d'autre science, d'autre vérité, que la vérité de l'existence grossière, des choses matérielles, de l'immédiatement visible, mesurable et quantifiable. Du mécanisme, qui marqua les premiers pas de cette tendance vers le purement quantitatif, nous sommes à présent englués, enfermés, dans une forme d'aveuglement redoutable qui ne laisse plus aucun espace à ce qui échappe aux instruments d'une science* de la seule visibilité, d'un monde qui a fait du volume son unique référence. Par l'effet d'un entraînement logique, parfaitement prévisible, du matérialisme pratique nous sommes parvenus à l'utilitarisme actif, écartant toute chose qui ne répond pas à l'accroissement de l'intérêt individuel ou collectif. Le matérialisme qui est la doctrine, la philosophie* générale du « Règne de la quantité », dégénère en une course productiviste où les hommes, « en voulant ainsi dominer la matière et la ployer à leur usage, n'ont réussi qu'à s'en faire les esclaves : non seulement ils ont borné leurs ambitions intellectuelles, s'il est encore permis de se servir de ce mot en pareil cas », affirme avec force René Guénon, « à inventer et à construire des machines, mais ils ont fini par devenir véritablement machines eux-mêmes ». D'une volonté de domination de la matière, nous nous retrouvons sous la dépendance d'un matérialisme dominant au sein duquel triomphe l'économisme, le culte du profit, les puissances financières, l'écrasante force du quantitatif à l'insatiable appétit. « Dans un tel monde, s'afflige Guénon, il n'y a plus aucune place pour l'intelligence ni pour tout ce qui est purement intérieur, car ce sont là des choses qui ne se voient ni ne se touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent; il n'y a de place que pour l'action extérieure sous toutes ses formes, y compris les plus dépourvues de toute signification. » Le Matérialisme est la plus formidable force de destruction, de décomposition que le monde ait fait surgir, et dont les hommes ne possèdent plus le contrôle. « Si la civilisation moderne devait s'écrouler quelque jour sous la poussée des appétits désordonnés qu'elle a fait naître dans la masse, nous dit Guénon, il faudrait être bien aveugle pour n'y pas voir le juste châtiment de son vice fondamental, ou, pour parler sans aucune phraséologie morale, le « choc en retour » de sa propre action dans le domaine où elle s'est exercée ». Aussi il nous paraîtra évident que des conceptions faussées, et ce dès leur origine, ne puissent qu'aboutir à de funestes conséquences que Guénon résume en des termes très forts : « Celui qui déchaîne les forces brutales de la matière périra écrasé par ces mêmes forces, dont il n'est plus maître lorsqu'il les a imprudemment mises en mouvement, et qu'il ne peut se vanter de retenir indéfiniment dans leur marche fatale ; forces de la nature ou forces des masses humaines, ou les unes et les autres tout ensemble, peu importe, ce sont toujours les lois de la matière qui entrent enjeu et qui brisent inexorablement celui qui a cru pouvoir les dominer sans s'élever luimême au-dessus de la matière. »