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INTRODUCTION : INTERROGER LES SUPPORTS ?

MATIÈRES, FORMES ET
CORPS

Eléni Mitropoulou, Nicole Pignier

NecPlus | « Communication & langages »

2014/4 N° 182 | pages 13 à 28


ISSN 0336-1500
DOI 10.3917/comla.182.0013
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2014-4-page-13.htm
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13

DOSSIER
Introduction :
Interroger les
supports ? Matières,
ELENI MITROPOULOU
formes et corps ET NICOLE PIGNIER

OÙ EN EST LA SÉMIOTIQUE DES SUPPORTS ?


Pour circuler dans la vie sociale, les textes – au sens large du terme1 –
s’incorporent de façon plus ou moins éphémère, plus ou moins diversifiée,
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dans des objets matériels qui jouent la fonction de supports matériels,
constituant des espaces de stockage, des espaces de perception, d’inscription
ou des « espaces du faire ». Anne Zali définit le support matériel, en
se référant à l’étymologie supportare, comme plurifonctionnel ; il a pour
fonction de « soutenir », d’« encourager », mais aussi de « subir sans
réagir », de « tolérer »2 . Dans L’aventure des écritures. Matières et formes,
elle montre que le choix de la matière qui sert de support de représentation,
d’inscription ou de perception n’est jamais insignifiant, sa force sensible,
pratique, symbolique et idéologique procède pleinement de l’aventure
sémiotique.
Cela reste vrai pour les textes stockés dans les « nuages informatiques »
ou clouds. La soi-disant dématérialisation des textes est un mythe au sens
de Roland Barthes3 . À savoir, l’emploi ou la récupération d’une première
signification linguistique – celle de la dissociation du texte par rapport
à ses supports de stockage, d’affichage et de travail –, qui produit un
discours second à visée idéologique où la dissociation du texte et de ses

eleni.mitropoulou@unilim.fr
nicole.pignier@unilim.fr
1. Au sens où l’entend D. F. McKenzie notamment dans La bibliographie et la sociologie des textes,
Éditions du Cercle de la Librairire, 1991, p. 31 sq.
2. Anne Zali, Introduction à L’aventure des écritures. Matières et formes, Simone Breton-Gravereau et
Danièle Thibault (dir.), Bibliothèque nationale de France, 1998, p. 12.
3. Roland Barthes, Mythologies, Œuvres complètes I, Paris, Seuil, 1957, p. 828-829.

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14 Interroger les supports ?

divers supports numériques exprimerait la dynamique intuitive, légère,


désincarnée de l’écriture et de la lecture à « l’ère du numérique ». Pourtant,
en tant que support de stockage, le fameux « nuage » informatique,
invisible pour l’usager, situé dans un espace coupé du sien, nécessite des
infrastructures matérielles conséquentes dont le fonctionnement même
reste opaque pour l’usager. Des infrastructures matérielles qui ne sont
pas sans effets sur les pratiques culturelles ainsi que l’explique Gustavo
Gomez Mejia. Emmanuël Souchier avait déjà souligné la complexité du
processus technique lié aux supports informatisés à partir de la notion
d’« architexte », ces « outils d’écriture écrits » qui décrivent le nécessaire
passage par une écriture logicielle pour lire et écrire sur ordinateur4 . Dans
tous les cas, sans aucun doute à des degrés variés et de façon spécifique, la
matérialité du support est historiquement et sémiotiquement inhérente aux
processus d’écriture et plus généralement aux processus d’information et de
communication.
Si l’on appréhende ces derniers en tant qu’ensembles signifiants, on
se rend compte que la matérialité des supports constitue un niveau de
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fonction sémiotique à part entière que les auteurs de ce dossier se proposent
d’interroger. Ainsi Pascal Robert questionne la manière dont la bande
dessinée s’est historiquement emparée des contraintes des supports papier
pour intégrer ces dernières dans un processus de sens. Alors que la
bande dessinée s’est inventée comme écriture apte à suggérer le son et
le mouvement sur un support qui ne permettait pas l’ajout matériel de
ces modalités, que gagne-t-on par exemple à doubler l’écriture suggestive
d’adjonctions qui donnent à entendre une porte claquer ou à voir un
personnage courir ? La bande dessinée n’interrogerait-elle pas alors les
limites des supports matériels numériques ? Isabelle Klock-Fontanille
s’intéresse quant à elle, à partir d’exemples puisés dans l’histoire des
écritures, à la fonction sémiotique des supports matériels qui permettent
d’ancrer les textes dans des scènes in situ. L’écriture est alors questionnée
sous l’angle d’une pratique, avec des acteurs et une structure actantielle,
énonciative.
De telles mises en perspective invitent en outre à interroger les fonctions
sémiotiques des cadres perceptifs ou supports formels construits à partir
des objets matériels. Ces modes d’organisation des textes, en lien avec

4. Emmanuël Souchier, « La “lettrure” à l’écran. Lire et écrire au regard des médias informatisés »,
Signes, objets et pratiques. Les écritures émergentes des objets communicationnels, Caroline Angé et Lise
Renaud (dir), Communication & langages, 174, 2012, p. 89-909. Emmanuël Souchier, « Le livre au risque
des écrits d’écran et des écrits de réseaux », in Anne Zali (dir.), La grande aventure du livre. De la tablette
d’argile à la tablette numérique, BnF - Hatier, 2013, p. 176-181.

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Interroger les supports ? 15

le support matériel, constituent en effet une fonction sine qua non pour
qu’il y ait une interprétation possible : « Sans limites, il ne saurait y avoir
d’écriture, non plus du reste que de culture. Limites, cadres, marges. . . ont
pour fonctions indicielles et matérielles de borner l’écriture, de l’identifier.
Là est l’écrit. » Pour Emmanuël Souchier, « la naissance de l’écriture a
maille à partir avec le quadrillage géométrique de l’espace, le cadastre et
l’a géométrie »5 . Les spécialistes de l’écriture replacent l’origine du support
formel dans la tradition des aruspices ; les Romains bornaient un espace
quadrangulaire qu’ils traçaient dans le ciel dans lequel ils lisaient le vol
des oiseaux comme signes de bon ou mauvais présage. Le cadre permettait
de transformer le support matériel : le ciel, en espace d’interprétation. Ce
champ d’observation ainsi délimité s’appelait le templum6 . En dehors de ce
quadrillage, le vol des oiseaux restait insignifiant. Pascal Robert interroge
ainsi la fonction sémiotique du support formel propre à la bande dessinée
sur papier : la planche. Quand cette dernière, comme ensemble de cases,
disparaît dans la dynamique des écrans, que garde-t-on comme support de
mémoire dans la scène pratique de lecture ?
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La relation entre les fonctions de support formel et de support
matériel organise et permet un parcours de travail. C’est ce que nous
appelons le support erghodique7 . L’expérience de lecture-écriture est alors
pensée comme une scène pratique de manipulation des textes. Cette
expérience s’inscrit plus largement dans un dispositif médiatique constitué
d’un ensemble technique, économique, politique. Nous proposons
d’appréhender le dispositif médiatique en tant qu’ensemble des conditions
de communication interprété et approprié par les acteurs sociaux8 mais
aussi en tant qu’ordre social9 .

5. Emmanuël Souchier, « De la lettrure à l’écran. Vers une lecture sans mémoire ? », Mnémotechnologies
- texte et mémoire, Franc Schuerewegen (coord.), Texte, 25-26, Trinity College, université de Toronto,
Canada, 2000, p. 49.
6. Isabelle Klock-Fontanille, « L’écriture entre support et surface : l’exemple des sceaux et des tablettes
hittites », in Marc Arabyan et Isabelle Klock-Fontanille (dir.), L’écriture entre support et surface, Paris,
L’Harmattan, 2005, p. 33.
7. Espen J. Aarseth, Cybertext: perspectives on Ergodic Literature, Johns Hopkins University Press, 1997.
Nicole Pignier, Benoît Drouillat, Le webdesign. Sociale expérience des interfaces web, Hermès-Lavoisier,
coll. « Forme et sens », 2008, p. 18. Le qualificatif « ergodique », du grec ergon et hodos qui signifient
respectivement « travail » et « chemin », est orthographié par Espen J. Aarseth « ergodique ». Nous
réintroduisons cependant le « h » pour des raisons d’intelligibilité étymologique, sur les conseils de la
philologue Isabelle Klock-Fontanille.
8. Yves Jeanneret, article « dispositif », La « société de l’information » : glossaire critique, Paris, La
documentation française, 2005, p. 51.
9. Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », entretien avec D. Colas, A. Grosrichard, G. Le
Gaufrey, J. Livi, J. Miller, C. Millot, G. Wajeman, Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, 10,
1977, p. 62-93.

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16 Interroger les supports ?

Qu’il s’agisse du « régime de matérialité » qui interroge la vie éditoriale


des textes, à savoir leur périodicité ou non10 , leur lien avec l’actualité, leur
degré d’autonomie par rapport à leurs premières éditions, qu’il s’agisse
des liens entre les supports matériels, les supports formels des écritures
anciennes et les pratiques sociales11 , qu’il s’agisse du rôle des supports
matériels en termes d’énonciation éditoriale12 , de la manière dont le
support matériel oriente les rôles actantiels de la scène pratique13 ou dont il
préfigure voire configure les pratiques de communication14 , qu’il s’agisse du
lien entre support et valeurs dans les pratiques médiatiques, le support étant
alors interrogé comme medium15 , ou encore du lien entre support formel,
support matériel et support erghodique16 notamment, les travaux liés aux
fonctions sémiotiques des supports s’ancrent dans une réflexion déjà bien
avancée. Toutefois, ils requièrent une orientation toute particulière dans la
vie sociale contemporaine.

DE NOUVEAUX ENJEUX SOCIÉTAUX À PRENDRE EN COMPTE


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Les regards sémiotiques visant à comprendre les liens entre les supports
d’information, de communication et les pratiques culturelles, c’est-à-dire
à interroger la façon dont les supports configurent les expériences
énonciatives, perceptives, deviennent plus que jamais nécessaires pour
saisir les enjeux sociétaux contemporains. La société actuelle, portée par
le mythe du progrès et l’idéologie technique, produit nombre de discours
sur la corrélation entre progrès technique des supports et amélioration de
l’information et de la communication. En réponse, des poches de résistance
se mettent en place en tentant d’inverser ce système de valeurs, de le
contredire. Il convient de mettre à l’épreuve ces discours, les déconstruire

10. Adeline Wrona, « Le renouvellement des écritures », Table ronde « Où commence le livre ? », Sémi-
naire des Lettres Les métamorphoses du livre et de la lecture à l’heure du numérique, BNF, 22 novembre
2010 : http://eduscol.education.fr/pid25134/seminaire-metamorphoses-livre-lecture.html#haut.
11. Isabelle Klock-Fontanille, « L’écriture entre support et surface : l’exemple des sceaux et des tablettes
hittites », art. cit. ; Isabelle Klock-Fontanille, « Des supports pour écrire. D’Uruk à Internet », Graphies :
signes, gestes, supports, Le français aujourd’hui, 170(3), 2010, p. 13-30.
12. Emmanuël Souchier, « De la lettrure à l’écran. Vers une lecture sans mémoire ? », art. cit., p. 47-68.
13. Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, coll. « Formes sémiotiques », 2008.
14. Jean-Jacques Boutaud, Le sens gourmand. De la commensalité du goût des aliments, Éditions Pascal
Rocher, 2005.
15. Eleni Mitropoulou, « Écrans interactifs, promesses interactionnelles », De l’interactivité aux
interactions médiatrices, Eleni Mitropoulou et Nicole Pignier (dir.), Interfaces Numériques, 1, 2012,
p. 71-89. Eleni Mitropoulou, « Une sémiotique du medium pour explorer le communicationnel »,
Vers une sémiotique du medium : outil, objet, pratique, Semiotica, 191(1/4), Berlin, De Gruyter, 2012,
p. 77-102.
16. Nicole Pignier, Benoît Drouillat, Le webdesign. Sociale expérience des interfaces web, op. cit., p. 177.

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Interroger les supports ? 17

afin de comprendre réellement ce qui se joue en termes de perception,


d’énonciation quand on passe d’un support à un autre pour informer,
s’informer, communiquer.
Précisément, l’accélération du renouvellement des supports
d’information et de communication, leur multiplication s’accompagnent
plus que jamais au regard de l’histoire, dans les discours et les pratiques
culturelles, d’une tension accrue au quotidien entre une logique de
substitution de ce qui est « ancien » par ce qui est « nouveau », une logique
de préservation de ce qui est « ancien » par rapport à ce qui est « nouveau »
et d’une logique de complémentarité entre le « déjà-là » et le « ça vient de
sortir ».
Tandis que la logique de complémentarité se fonde sur une nécessaire
interrogation sémiotique de ce que peut apporter de différent ou
d’identique un nouveau support d’information et de communication,
la logique de substitution privilégie les supports dits « innovants »
en se fondant sur une corrélation entre progrès technique, croissance
économique et éthique, à savoir un mieux-être individuel et collectif. La
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logique de préservation remet en cause cette visée éthique, la questionne. Ce
faisant, elle interroge la corrélation entre progrès technique et mieux-être
individuel et collectif.
Si sur le terrain, les trois logiques se côtoient, s’affrontent, sur le
plan institutionnel, on privilégie la logique de substitution des objets
qui supportent traditionnellement les expériences d’information et de la
communication par les nouveaux objets dits « intelligents », en mettant
globalement l’accent sur l’innovation de produits, de services, bien plus
que sur l’innovation d’usage. À cet égard, le guide pour l’innovation et la
recherche rédigé par la Commission européenne17 insiste sur la nécessité de
développer de nouveaux produits et services pour que l’Union européenne
puisse « prendre sa place dans un monde changeant rapidement »18
et retrouver une économie performante19 . La corrélation entre progrès,
« révolution » technique, amélioration économique et éthique est alors

17. European Commission, 2013, Innovation Union. A pocket guide on a Europe 2020 ini-
tiative. Research and Innovation. Luxembourg, Publications Office of the European Union :
http://ec.europa.eu/research/innovation-union/index_en.cfm
18. Europe’s Research and Innovation performance needs to [. . .] keep its place in a fast-changing world,
ibid., p. 2. Toutes les références sont traduites par nos soins : « La Recherche et Innovation en Europe a
besoin de prendre place dans un monde qui change vite ».
19. The main economic driver of economic growth in the EU is innovation. This is why the EU needs to
improve its performance in innovation, ibid., p. 3. « Le principal moteur de la croissance économique en
Europe est l’innovation. C’est pourquoi l’UE a besoin d’améliorer ses capacités à innover. »

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18 Interroger les supports ?

posée comme un postulat. Les exemples d’innovation retenus dans ce guide


sont d’ailleurs le « smartphone » et les réseaux sociaux20 .
Dans un tel environnement, la sémiotique des supports est plus que
jamais nécessaire pour questionner et dépasser ces jugements de valeurs en
analysant les spécificités des fonctions de supports que revêtent les objets
ou dispositifs de communication. L’analyse comparative des supports
traditionnels d’écriture et des supports numériques montre l’importance
d’une telle approche critique reposant sur une mise en perspective
historique. En amont de la valeur qu’on lui attribue, comment un support
d’information configure-t-il la scène pratique de lecture, d’écriture, de
communication ainsi que le rôle des acteurs ? Quels usages fait-on de ces
supports pour écrire, faire circuler des textes21 et en faire l’expérience ?
La complexification de l’information qu’apportent les techniques
numériques amène la sémiotique des supports à interroger la place
des dispositifs médiatiques dans le processus sémiotique. Comment, par
exemple, les dispositifs médiatiques dont dépendent les supports éditoriaux
tels que les sites ou les réseaux sociaux configurent ou orientent l’écriture
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pour le Web ? Comment les plateformes de téléchargement auxquelles
appartiennent les applications mobiles configurent la pratique de lecture ?
Au-delà du questionnement épistémologique, ce dossier est nécessaire-
ment lié à des perspectives sociétales. Il s’agit de se demander si le support
matériel reconfigure l’expérience d’information-communication. En quoi
et comment se construit cette transformation ? Dans ce numéro, la vie
triviale des textes, des œuvres ou des « êtres culturels » ne fait pas l’économie
d’une critique de la trivialité22 . L’approche sémiotique proposée permet de
ne pas naturaliser le passage d’un support à un autre dans les pratiques
d’information et de communication mais au contraire d’interroger le
processus de sens qui le sous-tend et l’accompagne. Ainsi, Philippe Marion
questionne-t-il les variations des sensibilités de l’image filmique à l’œuvre
dans le passage d’un support filmique à l’autre.

20. For many people, the use of innovation in the form of smartphones and social media is second nature.
Dig deeper and you’ll see how innovation has an impact on our daily lives, in a hundred different guises,
ibid., p. 4. « Pour beaucoup de personnes, l’utilisation d’innovation sous forme de smartphones et
des médias sociaux constitue une seconde nature. Creusez plus profond et vous verrez comment
l’innovation a un impact sur nos vies quotidiennes, dans quantité d’aspects différents. »
21. La notion de « texte » est ici prise au sens large du terme dans le prolongement de ce que proposait
D. F. McKenzie notamment : texte linguistique, sonore, composé d’images visuelles, multimodal. Voir
la note 1.
22. Yves Jeanneret appelle trivialité le « processus qui veut qu’en se déplaçant dans la société les idées
et les textes ne cessent de se transformer ». Yves Jeanneret, Penser la trivialité, Vol. 1 : La vie triviale des
êtres culturels, Hermès-Lavoisier, 2008, p. 87.

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Interroger les supports ? 19

Dépasser les positionnements axiologiques – les jugements de valeurs –


sur les objets qui servent de supports ne signifie cependant pas qu’il faille les
ignorer. Une sémiotique du médium « se charge » de rendre compte de ces
valeurs et de leurs répercussions sur la construction de textes et discours mis
en circulation dans les pratiques de communication. Ces positionnements
axiologiques sont intelligibles car inscrits dans les processus que chaque
support engage en tant que structure d’accueil – d’abord matérielle –
imposant des limites et des atouts énonciatifs. Pourtant, le support matériel
(contrairement aux objets) est par excellence le grand absent des analyses
sémiotiques des faits de communication.

PROCESSUS SÉMIOTIQUE DES SUPPORTS-DISPOSITIFS NUMÉRIQUES

Les fonctions de supports des interfaces numériques


Les interfaces numériques matérielles et graphiques des objets matériels,
logiciels via lesquels circulent les textes peuvent répondre à plusieurs
fonctions23 :
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– une fonction de support matériel (volume, poids, maniabilité, taille)
propre à l’objet matériel et mis en scène comme métaphore dans les
interfaces graphiques des logiciels, des sites ;
– une fonction de support formel, mode d’organisation dans l’espace
de l’écran et de la page-écran qui permet d’informer les textes, de les
structurer dans l’espace de perception ;
– une fonction de support erghodique couvrant les modes d’interaction
gestuelle, les fonctionnalités24 .

Les interfaces numériques graphiques, matérielles, sont médiatrices ; elles


constituent des zones de contact entre l’usager et le contenu mais aussi entre
l’usager et un dispositif plus vaste : les acteurs du cloud ou des plateformes
de téléchargement, les autres objets matériels, logiciels interconnectés avec
l’objet-support sur lequel l’usager informe, s’informe, communique, fait
circuler l’information. Ceci constitue une première différence avec le livre
papier par exemple et qui a pour conséquence de rendre plus opaque le
processus de communication. Quand le livre numérique que l’on a acheté
n’est plus accessible sur la tablette ou le smartphone de l’usager, vers qui
peut-on se retourner ? Entre les réseaux de connexion, la plateforme de

23. Nicole Pignier, Benoît Drouillat, Le webdesign. Sociale expérience des interfaces web, op. cit., p. 18.
24. Espen J. Aarseth, Cybertext: perspectives on Ergodic Literature, op. cit.

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20 Interroger les supports ?

téléchargement, l’entreprise du cloud et l’éditeur, l’usager ne sait pas, au


moment de la scène pratique de lecture, à quels acteurs il a affaire.
En outre, les interfaces logicielles et matérielles sont designées pour
proposer un parcours de travail technique, un support erghodique, qui
englobe et permet un parcours de lecture et d’écriture. À ce titre, les
interactions gestuelles – avec n’importe quelle partie du corps : la voix,
le mouvement de tête, les bras, les doigts, etc. – sont fortement sollicitées
pour effectuer des entrées de données et pour que le système « interactif » y
réponde. Nous avons ainsi pu mettre en avant plusieurs modes d’interaction
gestuelle relevant de systèmes de valeurs particuliers25 . Emmanuël Souchier
a par ailleurs expliqué que l’échange avec le dispositif technique nécessite
un enchaînement de tâches, un suivi de routines pour « avoir accès à la
machine, pour pouvoir “agir la machine” ». Cette activité est propre aux
supports informatiques où la pratique de lecture et d’écriture est conjointe,
E. Souchier évoque alors le terme médiéval de « lettrure ». L’interaction
avec le système interactif relève selon lui d’« un processus formel ritualisé
qui inscrit l’activité dans une narration déjà construite »26 .
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Dans un site, une application ou une plateforme de réseau social, le
parcours de travail est pensé dans la relation à l’interactivité mais aussi à
la connexion ou à la réticularité voire à l’interconnexion. L’interface relie
l’usager et le texte à un dispositif technique et économique de plus en plus
complexe27 .

Le lien entre supports et dispositifs


Le concept de dispositif repose sur une appréhension plus globale du
sens des textes et de leur communication que celui de support. Il prend
des orientations très diverses en sciences de l’information et de la
communication, certaines relevant des approches de Michel Foucault pour
qui le dispositif fonde toujours un ordre social, politique, idéologique,
d’autres telle celle proposée par Yves Jeanneret relevant d’une approche plus

25. Nicole Pignier, « Le plaisir de l’interaction entre l’usager et l’objet TIC numérique », De
l’interactivité au(x) interaction(s), Eleni Mitropoulou et Nicole Pignier (dir.), Interfaces numériques, 1,
op. cit., p. 135-149.
26. Emmanuël Souchier, « La “lettrure” à l’écran. Lire et écrire au regard des médias informatisés », art.
cit., p. 92.
27. La question du lien entre les supports et les dispositifs, le changement de statut du lecteur-scripteur,
a été développée dans un ouvrage destiné aux enseignants des premier et second degré dans le cadre de
l’éducation aux médias : Nicole Pignier, « Questionner le sens du lien entre supports numériques des
textes, dispositifs d’information-communication et styles d’usage », in Eleni Mitropoulou et Nicole
Pignier (coord.), Former ou formater ? Les enjeux de l’éducation aux médias, Éditions Solilang, coll.
« Solilingui », p. 61-63.

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Interroger les supports ? 21

communicationnelle. C’est à ce titre que nous parlons de dispositif


communicationnel, médiatique.
Quand on passe du concept de support à celui de dispositif, on change
de priorité et d’échelle. Le premier focalise majoritairement l’attention
sur l’interrelation entre l’énonciation éditoriale, les pratiques discursives et
opératoires, le second focalisant l’attention sur les environnements social,
économique, technique, politique et médiatique dans lesquels les supports
et les textes s’inscrivent.
Quelques exemples permettront d’illustrer les incidences de la relation
entre les supports numériques et les dispositifs techniques, économiques.
Le logiciel Delete.im, disponible sur le Web, qui permet, sans même ouvrir
de compte, de créer un contenu, de l’envoyer par mail aux personnes de
son choix, transforme l’expérience de lecture « classique » en expérience de
capture et de remise en circulation permanente. Le support erghodique – ou
parcours de travail – permet à l’énonciateur de régler, via la métaphore de
la barre de mesure, le temps d’affichage pendant lequel l’usager pourra lire
le message avant que celui-ci ne disparaisse à jamais. Ce support éditorial
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ne peut exister sans réseau de connexion sur le Web.
Immergés dans la réticularité, les usagers qui reçoivent un message
disponible sur Delete.im s’empressent pour beaucoup, et avant même de le
lire, de le prendre en photo avec leur smartphone pour ensuite le remettre
en circulation sur des réseaux sociaux. À chaque fois, le message se trouve
rééditorialisé, réorganisé différemment dans des interfaces graphiques
diverses. En passant du support formel agencé sur Delete.im à celui agencé
sur Facebook ou sur Twitter, on passe à des parcours de travail ou des
supports erghodiques différents. Les messages se donnent alors à percevoir à
chaque fois sous un nouvel aspect.
Les moteurs de recherche nous offrent un autre exemple. Les journalistes
ne peuvent ou ne doivent plus se contenter de peaufiner l’écriture de leur
texte et de leur mise en forme éditoriale. Ils ne doivent plus seulement
répondre à leur rédacteur en chef ou appliquer la politique éditoriale du
média. Il leur faut aussi et avant tout répondre à la demande des moteurs de
recherche qui imposent les mots clés du moment récoltés grâce à l’analyse
statistique, algorithmique du parcours de travail des usagers. Cela, afin de
générer du trafic et des revenus publicitaires.
Le « contenu » et sa structuration sont soumis au dispositif imposant,
pour un référencement correct, le choix de mots clés qui doivent être
répétés de nombreuses fois dans les titres et dans le corps du texte.
Raison pour laquelle certains journalistes parlent de « diktat des moteurs

communication & langages – n◦ 182 – Décembre 2014


22 Interroger les supports ?

de recherches »28 . Dans un article du magazine en ligne Largeur.com, la


journaliste Geneviève Grimm-Gobat explique que « les hameçons auxquels
mordent les crawlers29 diffèrent donc énormément de ceux qui attirent
les lecteurs. Les journalistes en ligne le savent bien, qui n’écrivent plus
uniquement pour des êtres humains, mais également pour ces robots du
Web. » Elle cite un article du journaliste Steve Lohr (2006) paru dans les
colonnes du New York Times : « Pour qu’un article publié en ligne retienne
l’attention des crawlers, écrit-il, il faut que son titre soit truffé de mots-clés
basiques qui permettent de ratisser large. Sa syntaxe doit être simple. Le
premier paragraphe de l’article, passé lui aussi au crible du programme,
doit obéir au même principe. »
Globalement, le parcours de travail de l’usager se trouve affecté par
le dispositif technique, médiatique auquel s’intègre le support choisi. Par
exemple, comme nous l’avons vu ci-dessus, proposer une information via
un site Web ou un réseau social, cela nécessite de se plier aux contraintes des
moteurs de recherche. Ces derniers construisent une fonction de fabrique
médiatique qui paradoxalement se présente comme une requête objective,
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neutre. Le terme de « moteur de recherche » d’ailleurs fait référence à
la partie d’une machine dont la fonction reste essentielle mais purement
utilitaire. En réalité, les moteurs de recherche constituent une médiation
complexe, un dispositif dont le pouvoir affecte l’énonciation ainsi que, plus
globalement, la sélection de l’information. Plus un « contenu » est cité, vu,
lu, plus il arrive en tête de liste lors d’une requête qui intègre son mot clé.
Un « bon » référencement dépend aussi des montants financiers versés aux
moteurs de recherche et/ou à des sociétés de référencement. L’égalité de
visibilité sur le Web prônée par les pionniers des journaux en ligne comme
Joël de Rosnay30 , créateur d’Agoravox, un des premiers journaux européens
participatifs en ligne, est par là même remise en question.

28. Cf. Patrick Saint-Paul, « Google impose son diktat aux éditeurs allemands », Le Figaro, 24
juin 2013, http://www.lefigaro.fr/medias/2013/06/24/20004-20130624ARTFIG00538-google-impose-
son-diktat-aux-editeurs-allemands.php
29. « Un web crawler est un programme automatisé (ou un script) qui va scanner (to crawl en anglais)
l’ensemble des pages Internet dans le but de créer un index de données le plus exhaustif possible.
On entend parfois parler de web spider, web robot, crawler ou encore automatic indexer pour désigner
ces web crawlers. Les moteurs de recherche ont recours aux web crawlers pour déterminer ce qui est
disponible sur les pages Web. À l’origine, les web crawlers étaient utilisés pour collecter des données
permettant à l’internaute qui entrait un terme dans un moteur de recherche d’être directement redirigé
vers des sites web de grande qualité. » Définition donnée par l’agence de référencement Referentium :
http://www.referencium.com/glossaire/.
30. Cf. Joël de Rosnay, avec la collaboration de Carlo Revelli, La révolte du pronétariat, Transversales,
Paris, Fayard, 2006.

communication & langages – n◦ 182 – Décembre 2014


Interroger les supports ? 23

COMPRENDRE LE CHANGEMENT DE STATUT DU TEXTE ET DU LECTEUR/SCRIPTEUR


Le fait que le support éditorial en ligne se retrouve sous la dépendance d’un
dispositif économique, technique plus vaste que celui d’un média spécifique
comme la presse ou le livre transforme le statut du texte et celui du lecteur.
Les moteurs de recherche déstabilisent la représentation des textes,
des documents, des traces écrites de l’historien ou du sociologue, ils
déstabilisent la représentation des œuvres, des compositions scientifiques
ou artistiques en en faisant des ressources et des données informatiques
uniformes. « Ressources », elles le deviennent en tant que données
identifiables, repérables par des adresses spécifiques, des mots clés,
observables en termes de trafic, d’occurrences. Au final, le lecteur sur le Web
se voit lui aussi attribuer le statut de « ressource » repérable par les cookies31
qu’il laisse, son adresse IP de connexion32 ou le réseau de téléphonie mobile,
par exemple. Perdant, au moment de la scène pratique de lecture, leur
autonomie par rapport au dispositif économique, le texte comme l’usager
sont considérés comme des ressources à part entière et sont en permanence
interreliés à l’ensemble des acteurs du référencement (robots, experts. . .) et
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de l’économie du Web en général33 .
La fonction de support erghodique que revêt l’interface matérielle,
graphique fonde la dépendance du texte au dispositif économique, qui est
en cela distinct de celui du média. Elle s’appuie sur le dispositif en réseau
et, ce faisant, génère la conversion du lecteur, du document et de l’œuvre
en ressources. Si la « dématérialisation » des textes n’a pas lieu – car il faut
bien des supports matériels, techniques pour les lire : ordinateurs, tablettes,
liseuses, smartphones ou autres –, en revanche, le processus éditorial en
ligne complexifie la médiation tout en transformant le texte et le lecteur
en données qui vont être traitées notamment en termes de statistiques.
L’écriture et la lecture se mettent au service de l’algorithme, lui-même au
service d’acteurs difficilement identifiables par les usagers : les acteurs de
l’archivage telles les entreprises du cloud, les moteurs de recherche, les autres

31. « Un cookie se compose d’une suite d’informations et de données qui est envoyée à un
serveur HTTP. Ce serveur renvoie ensuite ce même cookie lors de chaque demande d’accès qui
lui est adressée. Les cookies peuvent être utilisés pour beaucoup de tâches : authentification,
ouverture de session, conservation des données sur un compte utilisateur ou encore personnalisation
des caractéristiques d’un site. » Définition donnée par l’agence de référencement Referentium :
http://www.referencium.com/glossaire/.
32. Une adresse IP est un numéro attribué à un support informatique lorsqu’il se connecte sur un
réseau informatique utilisant le protocole internet (Internet Protocol).
33. Nicolas Delaforge, Fabien Gandon, Alexandre Monnin, « L’avenir du web au prisme de
la ressource », Manuscrit d’auteur, « Séminaire IST Inria : le document numérique à l’heure
du web de données », 2012, p. 229-252 : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/84/38/33/PDF/
delaforgegandonmonnin-v2.pdf N◦ HAL : hal-00739526, version 2-12 Jul 2013. Delaforge, 2012.

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24 Interroger les supports ?

usagers ou les médias. L’écriture et la lecture sont ainsi transformées en


données au service du « flux » et de l’économie du réseau dont le lecteur n’a
pas nécessairement conscience.
Ce dossier de Communications & langages réinterroge les supports sous
l’angle des interrelations qu’entretiennent la matière (support matériel), la
forme (support formel) et le corps (support de travail).

L’OPÉRATIVITÉ DES SUPPORTS MATÉRIELS


La contribution d’Isabelle Klock-Fontanille démontre le rôle essentiel
du support matériel de l’écriture ; ce dernier configure la perception
que les destinataires peuvent avoir du texte-énoncé et les actions qui
en découlent. Ce détour par l’histoire des écritures permet de mieux
comprendre l’ancrage anthropologique de la double fonction de support
que revêtent les objets techniques d’écriture : la fonction de support formel
et la fonction de support matériel. Celui-là fait advenir une manifestation
spatiale de l’information et non plus seulement temporelle comme c’est le
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cas pour la parole. Le support formel ou mode d’organisation spatiale de
l’énoncé dans un espace de perception permet alors, articulé à un support
matériel, de soumettre un discours à une manipulation plus importante,
hors du contexte d’énonciation. Précisément, le support formel, face de
l’objet technique d’écriture tournée vers le texte-énoncé, organise les figures
qui le composent ; il sélectionne les limites et les règles d’inscription. Le
support matériel compose, quant à lui, une face « praxique » pouvant être
manipulée.
Cet article met en jeu une évolution majeure de la recherche liée à
l’histoire de l’écriture. En effet, les travaux de l’auteur démontrant par
ailleurs que le support formel garantit prioritairement les conditions de
la lecture, de la prise d’informations et de l’interprétation, le support
matériel ne venant que supporter celui-là, se renouvellent ici avec une
mise à l’épreuve de cette thèse. En analysant la mise en scène célèbre du
bouclier comme support matériel d’écriture dans L’Iliade d’Homère et chez
Eschyle dans Les Sept contre Thèbes, Isabelle Klock-Fontanille questionne
« l’opérativité » du support matériel qui, médiatisant le texte énoncé,
configure la scène de perception et les effets narratifs qu’elle engendre.

QUAND LA BD INTERROGE SES SUPPORTS


En questionnant l’histoire de la bande dessinée, Pascal Robert examine les
manières dont ce genre s’est ajusté à différents supports médiatiques, de la
presse quotidienne au roman graphique en passant par l’album, les formats
de poche et aujourd’hui des formats numériques comme le blog. Il précise

communication & langages – n◦ 182 – Décembre 2014


Interroger les supports ? 25

comment la BD a construit, ce faisant, une relative autonomie sémiotique


quant aux supports matériels, médiatiques, cultivant entre autres un double
parcours de lecture, celui des images et celui des textes linguistiques, les
premières restant autonomes par rapport aux deuxièmes.
L’auteur démontre comment la BD, par une manière de faire sens qui
lui est propre, questionne les supports et leurs limites sémiotiques. Le
support formel spécifique à la BD, la planche, joue un rôle de support
de mémoire essentiel pour le lecteur. Or, que devient le rôle mémoriel
de cette disposition spatiale sur un écran où le texte défile ? où l’usager
est constamment invité à passer à autre chose ? La BD s’est inventée,
explique Pascal Robert, dans une capacité créative à figurer du son, du
mouvement et non pas à intégrer du son, de l’animation. Les supports
matériels numériques, en permettant l’adjonction du son, du mouvement,
n’amènent-ils pas à des transpositions médiatiques où le doublage du
pouvoir synesthésique propre à la BD donne lieu à un appauvrissement de
l’expérience de lecture plutôt qu’à une augmentation ?
La BD met à l’épreuve l’équivalence parfois hâtive entre gain technique
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et gain sémiotique. Tout du moins, son histoire montre que son ancrage sur
de nouveaux supports se fonde non pas sur de simples transpositions mais
sur une certaine subversion de ces supports.

SUPPORTS, CAPTURE D’IMAGES ET ÉNONCIATION FILMIQUE


Dans son article intitulé « Les avatars du cinéma, de la caméra GoPro à la
performance capture », Philipe Marion questionne la manière dont les divers
supports actuels de production et de réception de l’image filmique sont
conçus et promus pour intégrer des dispositifs médiatiques particuliers.
Il livre une analyse précise de ces supports-dispositifs, de leurs capacités
à reconfigurer les pratiques cinématographiques et, ce faisant, à laisser
émerger des sensibilités ou esthésies particulières où se rejoue chaque fois
l’identité du cinéma. Ainsi la Caméra GoPro, en tant que support de travail
filmique, est conçue, dit l’auteur, pour intégrer dans la plupart des cas un
dispositif technique particulier. Elle est alors fixée sur un casque, l’aile d’un
avion, un tableau de bord, un guidon. L’usager privilégié est le sujet en
pleine action. Il peut filmer en cours d’action sans avoir à manipuler la
caméra au fil de la capture d’images.
Ainsi se configure une énonciation filmique immersive, explique
Philippe Marion, le sujet dans l’action – le sportif ou le tueur – pouvant
se filmer en train de réaliser un exploit. Le support matériel par ses
caractéristiques techniques – capacité de 48 images par secondes, résolution

communication & langages – n◦ 182 – Décembre 2014


26 Interroger les supports ?

des images en haute définition – configure en outre un style énonciatif


ultraréaliste qui contribue à réduire l’écart entre l’expérience vécue et son
rendu filmé.
En tant que support matériel et support de travail intégrés à un
dispositif, la caméra GoPro configure même une manière de vivre, « la
vie se confond avec sa mise en images partagée ». Pour Philippe Marion,
cette énonciation filmique se caractérise par la fusion du temps vécu avec
celui de sa mise en intrigue, du récit imagé de la performance vécue,
par la réduction de l’écart, également, entre la réception et la production,
le récepteur se trouvant pris « dans le temps réel de la performance
vécue-captée-racontée ».
Cette sensibilité du « 0 écart », Philippe Marion la nomme « capture »,
en opposition avec la « captation » qui fonde l’énonciation filmique du
tournage, montage où chaque fois l’écart entre le vécu, le raconté, le vu
est maintenu intentionnellement.
D’autre part, Philippe Marion analyse la performance capture, procédé
permettant, en tant que support d’enregistrement, la saisie des attitudes ex-
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pressives d’un personnage et l’enregistrement de chaque mouvement d’un
corps pour en gérer la réplique virtuelle, un avatar virtuel. Il précise com-
ment ce procédé configure une autre énonciation filmique, qu’il nomme
« l’animage ». Il s’agit d’une sensibilité spécifique qui se fonde sur une
tension entre un écart de l’image par rapport à « l’empreinte du monde » et
en même temps la faculté de l’image à battre « au rythme de l’animation ».

DES SUPPORTS PRIS DANS LA NÉBULEUSE DU « NUAGE INFORMATIQUE »


Dans son article, Gustavo Gomez Mejia précise tout d’abord comment la
métaphore du nuage dans les divers discours présents sur le Web altère nos
représentations du statut des supports informatisés. En premier lieu, elle
privilégie les avantages pratiques d’une délocalisation du support-mémoire
toujours plus importante, les services du cloud permettant à tout un
chacun de se passer d’infrastructures lourdes. Ce faisant, elle masque non
seulement les questions anthropologiques que pose l’éloignement toujours
plus important de la « matière-mémoire » par rapport aux supports de
travail, mais encore les questions éthiques que pose l’exploitation de cette
« matière-mémoire » par des acteurs technocapitalistes.
Dans un deuxième mouvement, il explique comment la métaphore
du nuage visant à réenchanter les supports informatisés double la pensée
technique d’une utopie préparant les argumentaires promotionnels ;
immatérialité, ubiquité, abondance, liberté, légèreté, révélation. Gustavo
Gomez Mejia explique la force expressive de cette utopie sur nos écrans ;

communication & langages – n◦ 182 – Décembre 2014


Interroger les supports ? 27

une dynamique d’animation des textes qui se réactualisent et se chargent


de façon autonome. Ce faisant, les marques du transport des écrans vers
le « nuage » se multiplient, les supports numériques s’insèrent ainsi dans
une représentation nébuleuse qui tend à sublimer la nature des supports.
Cette mise en vie des textes tend à masquer le dispositif de dépossession
de la « matière-mémoire » et plus globalement de choix des textes qui se
présentent d’eux-mêmes sous nos yeux.
Puis l’auteur montre que les spécificités des supports numériques de
travail imbriqués dans le « nuage » – aptitudes à stocker, tracer, compter,
monter, reproduire, partager – donnent lieu à une réorganisation modulaire
des contenus et à une multiplication des « petites formes » ou signes
fonctionnels souvent métaphoriques représentant les actions spécifiques
des supports médiatiques numériques – barre de téléchargement, dossier,
nuage, caméra, casque audio, signes de connexion. Ce faisant, on configure
le parcours de travail de l’usager pour l’inviter à télécharger, partager,
interconnecter ses appareils et pour l’encourager au « suivi compulsif des
intrigues narratives des réseaux ». Gustavo Gomez Mejia met alors en
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évidence une entreprise sans précédent de représentation immatérielle,
puissante et maniable des supports de travail numériques qui naturalise une
injonction sans précédent à « faire », à produire, à consommer continûment
pour alimenter le nuage.

Bibliographie
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ELENI MITROPOULOU ET NICOLE PIGNIER

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