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JOUER
D’UN INSTRUMENT
REND-IL INTELLIGENT ?
EN BREF
£ En moyenne, ceux qui
maîtrisent un instrument
ont un QI plus élevé, un
vocabulaire plus étendu
et une meilleure
mémoire, ce qui pousse
certains chercheurs
à conseiller d’apprendre
la musique aux enfants.
£ Cependant, le sens de
la causalité est contesté,
car il est aussi possible
que les personnes
intelligentes soient plus
susceptibles de prendre
des cours de musique.
£ D’autres conclusions
sont plus largement
acceptées, comme le fait
que la formation musicale
laisse une trace dans le
cerveau et peut améliorer
les compétences
linguistiques.
plus vite les histoires qui leur sont racontées ; ils effectuent
À l’évidence, un instrument
plus facilement des rotations mentales de figures géomé-
de musique comme le triques ou des copies de dessins complexes. En moyenne, ils
marimba exerce la motricité sont également plus intelligents que les non-musiciens – une
fine et la coordination. Mais
qu’en est-il des autres différence qui augmente avec la durée et l’intensité de leur
capacités cognitives ? formation musicale. Pour la neuroscientifique Ewa
42 DOSSIER QUAND LA MUSIQUE EST BONNE… POUR LES NEURONES !
JOUER D’UN INSTRUMENT REND-IL INTELLIGENT ?
musiciens excellent
Les membres du premier se sont entraînés à jon-
gler avec trois balles pendant un trimestre, les
autres participants formant le groupe témoin. Or
chez les jongleurs, plusieurs régions cérébrales
responsables de la coordination œil-main ont
grossi pendant cette période.
en lecture ou en
En parallèle, les chercheurs ont trouvé des
preuves que des changements similaires se langues étrangères.
N° 132 - Mai 2021
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plus fine de ce qu’elles entendent. Mais un autre en lecture. L’effet était clair : le groupe de musique
facteur influe probablement de manière décisive comprenait moitié moins de très mauvais lecteurs
sur leurs talents linguistiques : leur meilleure que le groupe de peinture.
perception du rythme. À l’instar d’une mélodie, Et il n’y a pas que les enfants à la peine en
la parole s’insère dans un certain « corset tempo- lecture et en écriture qui bénéficieraient de
rel ». Cela nous permet de suivre plus facilement leçons de musique. C’est du moins ce que sug-
les conversations, car nous anticipons le moment gèrent les résultats obtenus par la psychologue
Plusieurs expériences
ont montré que proposer
des ateliers musicaux à
la maternelle développe
non seulement des
facultés cognitives
essentielles pour
la lecture et l’écriture,
mais également des
compétences sociales.
Franziska Degé, de l’institut Max-Planck d’esthé- 40 études sur le sujet, menées au cours des trois
tique empirique de Francfort, et son collègue dernières décennies. Dans l’ensemble, une forma-
Gudrun Schwarzer. Dans leur expérience, une tion musicale semble avoir un effet positif sur le
quarantaine d’enfants d’âge préscolaire ont suivi QI et la mémoire. Mais cet effet reste modeste et,
soit un programme sportif, soit une formation de l’avis de ces chercheurs, pourrait être dû à des
musicale, soit encore un entraînement à la per- failles méthodologiques. Ils ne l’ont d’ailleurs pas
ception des sons. Au terme d’un délai de 20 retrouvé lors d’une analyse plus approfondie pre-
semaines, le groupe de musique avait progressé nant en compte la qualité des études, menée à
dans la décomposition des mots en syllabes et partir de 2020. Pour Sala et Gobet, les cours de
dans la reconnaissance des paires de mots qui musique n’ont donc aucun effet positif sur les per-
riment les uns avec les autres. Il obtenait d’aussi formances cognitives et scolaires des enfants, et
bons résultats à ces tâches que les enfants l’optimisme de certains collègues serait injustifié :
entraînés uniquement à la perception sonore. il résulterait d’une mauvaise interprétation des
« Cela montre que la musique favorise une com- données et peut-être du « biais de confirmation »,
pétence appelée “conscience phonologique”, qui une tendance à sélectionner et à interpréter les
est un prérequis très important pour apprendre informations de manière qu’elles correspondent
à lire et à écrire, explique Degé. Notre échantil- à nos attentes…
lon initial était de taille restreinte, mais nous
avons par la suite reproduit le résultat deux fois LA LEÇON DES JUMEAUX
avec d’autres groupes d’enfants ; il devient donc Reste que d’autres travaux indiquent que les
de plus en plus robuste. » musiciens sont en moyenne plus intelligents que
Degé est convaincue que les cours de musique les autres. Quelle en serait alors la raison, si leur
bénéficient aussi à des compétences qui ne leur formation musicale n’est pas en cause ? En 2016,
sont pas directement liées – y compris l’intelli- l’équipe de la chercheuse suédoise Miriam Mosing
gence : « Nous avons mené des recherches sur ce a publié une étude instructive à cet égard : elle
sujet. Elles n’ont pas encore été publiées, mais les indique que les jumeaux génétiquement iden-
© Shutterstock.com/Liderina
résultats renforcent ma conviction. » Un coup de tiques sont très similaires en termes de QI, même
pouce aux performances cognitives générales que si l’un des frères ou sœurs joue d’un instrument
le neuroscientifique Christian Gaser juge conce- depuis des années et l’autre non. L’intelligence
vable. Toutefois, les preuves sont encore peu semble donc bien plus une question de disposi-
nombreuses. En 2017, les psychologues Giovanni tion héréditaire (et d’influence parentale) que de
Sala et Fernand Gobet ont passé en revue près de pratique musicale. Cela rejoint l’opinion de Glenn
« La musique favorise
Schellenberg, selon qui les personnes intelli-
gentes se tournent plus souvent vers la musique
– sans doute parce que leur « puissance céré-
brale » facilite l’apprentissage d’un instrument.
De même, il se pourrait que les enfants encoura-
gés et soutenus par leurs parents soient plus sus-
une compétence
ceptibles de prendre des cours de musique et de
réussir à l’école. appelée “conscience
phonologique”,
D’autres différences innées joueraient un rôle
dans notre rapport à la musique, comme le sug-
gère une étude menée par les neuroscientifiques
Peter Schneider et Annemarie Seither-Preisler,
des universités de Heidelberg et de Graz. Ces
chercheurs ont découvert qu’une zone cérébrale
qui est un prérequis
appelée « gyrus de Heschl » (ou « gyrus temporal
transverse »), qui appartient au cortex auditif, est très important pour
apprendre à lire
plus large chez certains élèves de primaire dans
l’hémisphère droit du cerveau. Leur suivi sur un
certain nombre d’années a révélé que ceux-ci
et à écrire. »
poursuivaient la musique plus longtemps que la
moyenne. De façon intéressante, les caractéris-
tiques du gyrus de Heschl semblent aussi influen-
cer les instruments qui nous attirent [une étude Franziska Degé,
menée par Peter Schneider et ses collègues a par de l’institut Max-Planck
exemple trouvé que lorsque le gyrus de l’hémis- d’esthétique empirique de Francfort
phère gauche du cerveau, spécialisé dans le trai-
tement des signaux rapides, est plus large, on a
tendance à choisir des instruments produisant à tout le monde. « Certains enfants ne s’intéressent
des sons plus brefs, comme les percussions, la absolument pas à la musique, explique Glenn
guitare ou le piano, ndlr]. Schellenberg. Il est ridicule de leur faire prendre
Bibliographie des cours dans cette matière juste parce que vous
UNE QUESTION D’ENTHOUSIASME ? pensez que ça leur sera bénéfique dans d’autres
Notre approche de la musique serait donc domaines. » Franziska Degé est du même avis :
G. Sala et F. Gobet,
apparemment câblée, au moins en partie, dans Cognitive and academic « Les enfants devraient avant tout pratiquer pour
notre cerveau. « Les facteurs héréditaires jouent benefits of music la satisfaction et le plaisir qu’ils en retirent, sou-
certainement un rôle », souligne Eckart training with children : ligne-t-elle. La musique est souvent perçue comme
Altenmüller, physiologiste à l’université de A multilevel une recette magique, mais elle n’est en fin de
Hanovre. « Même en bas âge, certains enfants meta-analysis, Memory compte qu’un des nombreux enrichissements de
aiment travailler avec les sons, tandis que & Cognition, 2020. l’environnement susceptibles de favoriser le déve-
d’autres ont tendance à jouer avec des cubes de Ö. De Manzano loppement cognitif de l’enfant – il existe bien
construction. » Ce qui ne signifie pas que tout est et F. Ullén, Same genes, d’autres loisirs formidables, comme le théâtre ou
déjà acquis pour eux : sans un certain niveau different brains : la peinture. »
d’enthousiasme, rares sont ceux qui se montre- Neuroanatomical Cependant, elle estime que chaque enfant
ront assez persévérants pour vraiment maîtriser differences between devrait au moins avoir la possibilité de s’intéres-
un instrument. Et sans une pratique assidue, les monozygotic twins ser à la musique. En Allemagne, le programme À
discordant for musical
effets de la formation musicale resteront limités. chaque enfant un instrument initie les élèves
training, Cerebral
L’influence de cette formation sur les capacités Cortex, 2018. d’école primaire, tout en promouvant le chant et
cognitives qu’elle n’entraîne pas directement la danse [plusieurs programmes de ce type
dépend de la dose, selon Altenmüller. « Cela A. Habibi et al., existent également en France, comme Démos,
Childhood music
signifie que plus une personne pratique, plus il coordonné par la Philarmonie de Paris, qui a déjà
training induces
est probable qu’on observe chez elle de tels change in micro and proposé à plus de 6 000 enfants la pratique d’un
effets de transfert. » macroscopic brain instrument en orchestre, ndlr]. « Mais je com-
Si les cours de musique peuvent avoir un effet structure : Results from mencerais encore plus tôt, appuie Degé. Ce serait
positif sur les capacités de lecture, les compétences a longitudinal study, bien si tous les garçons et les filles pouvaient
linguistiques, la mémoire et même les notes en Cerebral Cortex, 2018. acquérir leur première expérience de la musique
général, cela ne s’applique donc probablement pas dès la maternelle. » £