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Bastien Bosa
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R ÉS U M É ABSTRACT
Cet article propose une réflexion sur la question des This article proposes a reflection on the question of the
principes d’analyse et de construction des concepts principles of analysis and construction of concepts in
en sciences sociales, en s’appuyant sur la métaphore the social sciences based on the metaphor of ”family
des « ressemblances de famille » proposée par Ludwig resemblances” proposed by Ludwig Wittgenstein. This
Wittgenstein. Cette image – qui insiste sur l’idée de image – which emphasizes the idea of partial similari‑
similitudes partielles plutôt que sur celle de conditions ties rather than that of necessary and sufficient condi‑
nécessaires et suffisantes – nous semble particulière‑ tions – proves to be particularly useful for reflecting on
ment utile pour réfléchir aussi bien au processus de the process of the construction of objects, as well as
construction des objets qu’à celui d’élaboration des on the development of concepts in the social sciences.
concepts en sciences sociales. Soulignant l’existence Stressing the existence of a tension between the
d’une tension entre le caractère infini/ouvert de la wide‑open character of social reality and the work of
réalité sociale et le travail de « fermeture provisoire » “temporary closure” in which researchers are engaged,
auquel se livrent les chercheurs, l’image des airs de the image of family resemblances reminds us that the
famille nous rappelle que la construction des objets et construction of objects and concepts always implies a
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1. Proust (1919), p. 32. 3. Cité par Lemieux (2012, p. 203)
2. On remarquera cependant qu’à la naissance de la sociologie, cette 4. Lemieux (2012, p. 200) distingue deux autres manières de pratiquer – ou
question occupait un espace beaucoup plus central. Ainsi, l’un des prin‑ non – l’articulation entre la philosophie et les sciences sociales : le « démar‑
cipaux reproches que Durkheim et Mauss (1968) formulaient à leurs cationnisme » qui postule une incompatibilité entre les deux approches et
contemporains était qu’ils ne se préoccupaient pas suffisamment des conçoit le dialogue comme impossible et inutile et l’« intégrationnisme » qui
enjeux de définition. prétend au contraire les unifier dans un même discours.
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semblent déjà avoir été influencés – implicitement ou explici‑ était fondée sur deux éléments principaux. D’une part, l’exis‑
tement – par les idées de Wittgenstein dans leur manière de tence d’une caractéristique unique et commune, partagée par
construire les concepts. Toutefois, en raison de la « négligence toutes les instances correspondant à un concept. D’autre part,
bénigne » évoquée par Daigneault et Jacob, il nous semble que la possibilité de « capturer » le mot dans une définition, basée
ce débat, qui doit être traduit en fonction des problèmes et des sur une liste de caractéristiques individuellement nécessaires
objets spécifiques des sciences sociales, n’a pas fait jusque‑là et conjointement suffisantes (CNS). En rupture avec ce modèle,
l’objet d’une discussion collective suffisamment approfondie. En celui des ressemblances de famille – basé sur les idées d’en‑
ce sens, il ne s’agit pas, pour nous, de proposer une manière trecroisement et de chevauchement – postule l’existence de
radicalement nouvelle de construire les concepts en sciences caractéristiques multiples qui ne sont pas partagées dans tous
sociales, mais plutôt d’expliciter des façons de faire déjà pré‑ les cas et qui ne sauraient être « capturées » dans une défini‑
sentes dans la pratique de nombreux chercheurs. Cette mise tion unique6. Parmi les exemples de concepts qui fonctionnent
au point aura, nous semble‑t‑il, une double vertu : d’un côté, sur le modèle des airs de famille développés par Wittgenstein,
elle permettra d’éclairer les pratiques de tous les chercheurs le plus célèbre est celui des jeux :
qui, à l’instar de monsieur Jourdain, pensent à partir des airs de
Considérons par exemple les processus que nous nommons les
famille sans le savoir. D’autre part, elle permettra d’expliciter la
« jeux ». J’entends les jeux de dames et d’échecs, de cartes, de balle,
différence avec les chercheurs qui, comme Daigneault et Jacob, les compétitions sportives. Qu’est‑ce qui leur est commun à tous ? —
se fondent sur d’autres pratiques de la conceptualisation. Ne dites pas : Il faut que quelque chose leur soit commun, autrement
ils ne se nommeraient pas « jeux » — mais voyez d’abord si quelque
L’article est organisé en quatre moments : après une présenta‑ chose leur est commun. — Car si vous le considérez, vous ne verrez
sans doute pas ce qui leur serait commun à tous, mais vous verrez
tion liminaire de la métaphore des airs de famille ainsi que de
des analogies, des affinités, et vous en verrez toute une série. Comme
certains des malentendus qu’elle a générés, nous défendrons je l’ai dit : ne pensez pas, mais voyez ! Voyez, par exemple, les jeux
l’idée que cette image est très bien adaptée aux spécificités sur damiers avec leurs multiples affinités. Puis passez aux jeux
du statut épistémologique des sciences sociales. Nous mon‑ de cartes : ici vous trouverez beaucoup de correspondances avec
la classe précédente, beaucoup de traits communs disparaissent,
trerons ensuite que la construction des concepts en « air de
tandis que d’autres apparaissent. Si dès lors nous passons aux jeux
famille » est marquée par une tension entre le caractère infini/ de balle, il reste encore quelque chose de commun, mais beaucoup
ouvert de la réalité sociale et le travail de « fermeture provi‑ se perd. — Tous ces jeux sont‑ils « divertissants » ? Comparez les
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5. La discussion la plus détaillée de la notion se trouve dans les Recherches 6. Wittgenstein (1953, § 67) utilise également l’image du « fil » pour illus‑
Philosophiques (1953, § 65‑71), mais il existe des références – directes ou trer l’idée selon laquelle il peut exister des ressemblances patentes entre
non – dans diverses parties de l’œuvre de Wittgenstein. Notons que d’autres les différentes instances d’un même terme, sans que celles‑ci ne partagent
auteurs (Whewell, Nietzsche, Mill, James, etc.) avaient proposé des modèles de caractéristiques communes : « La solidité du fil ne tient pas à ce qu’une
relativement similaires de la définition. Voir Hacker & Baker (2005a, p. 209 certaine fibre court sur toute sa longueur, mais à ce que de nombreuses
et suiv.). fibres se chevauchent. »
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pas tant l’idée que les phénomènes désignés par un même s’adapte très bien aux caractéristiques de leur régime épisté‑
concept puissent partager une propriété commune, mais plu‑ mologique propre. Comme l’a montré J.C. Passeron (1991),
tôt le fait que cette caractéristique unique soit à l’origine de ces dernières se situent dans un espace logique très particulier,
l’utilisation d’une même notion pour les qualifier. La décou‑ caractérisé par une double contradiction9. Tout d’abord, elles
verte hypothétique d’une condition partagée par tous les phé‑ ne sauraient produire des lois générales ou des théories défini‑
nomènes appelés « jeux » (le fait, par exemple, que ce soient tives, étant donné que leurs objets aussi bien que leurs énon‑
des « activités »), ne permet pas de postuler que cette condi‑ cés, se trouvent inscrits dans une historicité spécifique. Des
tion soit au principe des différents usages que nous faisons du sciences qui se basent sur des enquêtes empiriques pour parler
mot « jeu »7. Si nous utilisons le mot « jeu » pour décrire une du monde social n’ont pas vocation à produire des « théories »
activité donnée – explique Wittgenstein – c’est tout simplement autonomisées du contexte particulier des faits étudiés10. Mais,
parce que celle‑ci partage certaines similitudes avec d’autres dans le même temps, les sciences sociales ne peuvent s’enfer‑
choses ou activités que nous appelions déjà « jeux ». mer dans un empirisme descriptif qui rendrait compte de l’inef‑
fable singularité de chaque situation. Pour rendre intelligibles
Une deuxième erreur relativement commune consiste à pen‑ les phénomènes historiques et sociaux qui les intéressent, elles
ser que les concepts fondés sur des airs de famille sont des n’ont d’autres choix que d’établir des relations avec d’autres
concepts polysémiques (i.e. qui possèdent plusieurs sens clai‑ phénomènes comparables11. C’est ce contexte, situant les énon‑
rement déterminés, indépendants les uns des autres et définis‑ cés des chercheurs en sciences sociales « dans l’entre‑deux de
sables séparément selon le modèle des CNS). Dans le cas des l’observation singulière et du concept universel », qui donne
concepts en air de famille, il ne s’agit pas tant de distinguer les une force particulière à l’image des airs de famille, laquelle
sens multiples et indépendants d’un mot donné (par exemple insiste sur l’idée de similitudes partielles. Dans sa métaphore,
ceux du mot « frontière » : ligne de séparation, zone d’interac‑ Wittgenstein (1953, § 67) explique que les membres d’une
tions ou encore processus de conquête, etc.), mais de montrer même famille se ressemblent les uns aux autres pour des rai‑
comment ces différents sens sont reliés les uns aux autres et sons différentes, certaines liées à l’héritage biologique, d’autres
s’entrecroisent de diverses façons (une même situation peut, à la coexistence ou à la proximité sociale :
par exemple, être caractérisée à partir de la notion de « fron‑
tière » de diverses manières en même temps)8. Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot :
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7. Voir Ahmed (2010, p. 42). De même, si les catégories « homme » ou 9. Les affinités entre le modèle des airs de famille et le travail de
« femme » semblent être bâties autour d’une caractéristique unique et com‑ J.C. Passeron ont déjà été soulignées, notamment par B. Lahire (2005) et
mune, liée à des facteurs biologiques, il est évident que les constructions du P. Corcuff (2011, p. 1132). Sur la double‑contradiction des sciences sociales,
« masculin » et du « féminin » peuvent fonctionner sur le modèle des airs de voir Bosa (2011a).
famille, dans lequel s’entrecroisent et se superposent des traits divers (liés aux
attitudes, aux comportements, aux rôles sociaux différemment attribués à un 10. Les sociologues établissent parfois des relations entre des variables qui
sexe ou à l’autre). Les membres d’une « génération » donnée semblent eux aussi paraissent avoir une validité générale, comme en témoigne l’usage d’un lan‑
partager une caractéristique unique et commune – un certain âge de la vie – et gage proche des mathématiques (e.g., « si x, alors y » ou « z1 est la cause de
pourtant il n’y a généralement entre eux que des ressemblances partielles. z2 »). En réalité, ces énoncés n’ont pas été construits à partir de connexions
logiques ou abstraites, mais sur la base de régularités empiriquement
8. Wittgenstein illustre cette idée à partir du mot « bon » (« good ») : « Je ne constatées dans un contexte donné. Le fait, par exemple, d’observer une
dis pas que [ce mot] a quatre ou cinq sens différents […] Il y a une transition corrélation entre le niveau d’éducation et la participation politique ne permet
entre des choses similaires que l’on appelle “bonnes”, une transition qui pas de déduire l’existence d’une « loi universelle» à ce sujet.
nous mène, possiblement, à des choses qui n’ont rien en commun avec les
premiers membres de la série » (cité par Hacker & Baker, 2005b, p. 171, 11. Sur l’idée qu’un énoncé a‑théorique constitue une contradiction dans
trad. de l’auteur). les termes, cf. Bourdieu & al. (2005 [1968], p. 54).
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12. Autre exemple d’objet construit implicitement sur le modèle des airs contre les risques de confusion entre la structure de la réalité (les « objets »
de famille, celui de « classes populaires », que propose Richard Hoggart et le « monde ») et la structure du langage (les concepts qui constituent une
(1970), dans son livre sur la culture du pauvre. Voulant rendre compte des « méthode de représentation » ou un « prototype ») : « Nous prédiquons de
multiples différences, nuances et distinctions qui existent entre les membres la chose ce qui réside dans le mode de représentation. », « Puisque nous
du groupe étudié, sans pour autant nier la continuité d’expériences qui confondons le prototype et l’objet, nous sommes amenés, de façon dogma‑
caractérise de manière générale le monde ouvrier, il ébauche une définition tique, à conférer à l’objet des propriétés que seul le prototype possède de
à partir d’une grande variété de critères (conditions matérielles d’existence, façon nécessaire. Mais le prototype devrait être présenté clairement pour ce
styles de vie, ethos, dispositions incorporées, perceptions de soi, relations qu’il est. » (cité dans DeAngelis, 2007, pp. 19‑20, trad. de l’auteur).
sociales, trajectoires, etc.), mais qui ne sont à aucun moment conçus
comme des « conditions nécessaires et suffisantes ». 14. On trouvera une illustration de cette tendance dans l’idée de Middle
Ground, développée par l’historien Richard White dans son livre éponyme
13. Cette opposition entre « famille de choses » et « famille de mots » est en publié en 1991, de façon à rompre avec le paradigme turnerien de la fron‑
partie artificielle, puisque, dans l’expression « les mots et les choses », les tière. De façon paradoxale, White niait à sa notion le statut de concept, en se
« choses » sont aussi un « mot ». De fait, on ne peut pas penser la relation montrant réticent à toute forme d’appropriation pour penser des contextes
entre (1) les mots du langage et (2) les choses du monde sans utiliser le différents au Pays d’en Haut au xviiie siècle. On retrouve les mêmes difficultés
langage lui‑même (Bouveresse, 1998, p. 43). Il n’en reste pas moins que concernant le terme de « Ghetto », qui peut être compris aussi bien comme
les sciences sociales n’ont pas vocation à résoudre uniquement des puzzles un nom propre ne désignant qu’une seule situation (Venise au moyen‑âge),
linguistiques, mais bien de rendre compte de ce que l’on pourrait appeler le que comme une forme générique très abstraite, indépendante de tout cas
« réel ordinaire ». Wittgenstein (1953, §104) lui‑même nous mettait en garde particulier (Wacquant, 2012).
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particulier) ; dans le second, d’une essence singulière (au sens Toute situation peut, suivant comment on la regarde, faire l’objet
où elle s’insère dans un seul contexte spatio‑temporel). de lectures très différentes et chaque phénomène ressemble –
d’une manière ou d’une autre – à une quantité d’autres phéno‑
La conceptualisation en air de famille permet de contour‑ mènes, qui diffèrent les uns des autres. Cela signifie également
ner ces deux risques symétriques. Elle s’adapte en effet que deux phénomènes peuvent se ressembler à certains égards
à la vision des concepts comme « semi‑noms propres » et être très différents sous d’autres points de vue. Comme nous
(Passeron, 1991, p. 60), devant tout à la fois respecter le l’avons vu, les ressemblances se chevauchent et s’entrecroisent ;
caractère unique des faits étudiés et les dé‑singulariser. D’un elles apparaissent et disparaissent, ce qui signifie que, potentiel‑
côté, le fait de chercher des analogies à l’intérieur de classes lement, tout phénomène est susceptible de s’inscrire dans une
d’expériences ou de choses suffisamment vastes permet de pluralité de familles diversement liées les unes aux autres15.
ne pas s’enfermer dans les particularités d’un cas spécifique.
D’un autre côté, le rejet du modèle d’une définition définitive Dans ce contexte, il est possible d’établir des distinctions – voire
et a priori évite d’autonomiser le concept de ses instances des hiérarchies – entre diverses formes de ressemblances.
concrètes. Wittgenstein différencie par exemple les grandes et les petites
similitudes, ou bien les ressemblances qui sont liées aux pro‑
priétés intrinsèques d’un phénomène donné et celles qui appa‑
Comment construire une famille ? raissent lorsque l’on examine le contexte ou les circonstances
dans lesquelles le phénomène se produit16. On décrira ainsi de
La famille de cas qui correspond à un objet ou à un concept façon très différente une situation d’interaction donnée, selon
spécifique ne saurait être déterminée de manière spontanée que l’on choisit, par exemple, de s’intéresser à ce que font les
ou mécanique. Lorsqu’un chercheur commence un travail participants (ou à ce qui leur arrivent) en relation à leur inscrip‑
empirique, il doit se demander à quel domaine se rapporte tion dans tel collectif et non dans tel autre (la classe sociale plu‑
le problème sur lequel il veut travailler, quelles sont les meil‑ tôt que la génération, le groupe de travail plutôt que la famille,
leures catégories pour le décrire, avec quels autres cas ou etc.) ; ou selon que l’on choisit de décrire tel aspect de leur
phénomènes il est possible de le comparer (aussi bien pour comportement plutôt que tel autre (leurs réactions émotion‑
rechercher des ressemblances que des différences). Or, nelles ou leurs évaluations morales plutôt que les transactions
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15. Divers commentateurs ont illustré cette idée suivant laquelle diverses au détriment d’autres ressemblances – peut être plus fondamentales – que
entités réunies sous un même terme général pouvaient ressembler à des l’on peut identifier entre des processus ou des mécanismes comparables.
entités réunies sous un autre terme général. L. Pompa (1967, p. 68) expli‑
quait par exemple : « Les chaises musicales ont probablement plus en 16. « Looking at or around the phenomena ». Baker & Hacker (2005a,
commun avec le fait de participer à une fête en écoutant distraitement p. 221) expliquent par exemple que la guerre partage avec les jeux un
la musique de fond qu’avec le fait de jouer au golf, pourtant c’est bien le grand nombre de caractéristiques (elle repose sur une dimension compé‑
golf que l’on classe parmi les jeux » (trad. de l’auteur). Cette idée peut être titive ; demande des habiletés spécifiques mais implique aussi une part de
reprise pour critiquer les critères qui président à l’organisation du travail de chance ; elle a des règles, des perdants et des gagnants, suscite des émo‑
recherche. La logique des « aires culturelles » invite, par exemple, à organi‑ tions, etc.) mais qu’elle s’en distingue essentiellement du fait de son statut
ser la recherche en fonction de la proximité géographique des cas étudiés spécifique au sein du contexte général de la vie sociale.
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Le caractère ouvert des airs de famille d’échappatoire pour des chercheurs incapables de construire
(wide‑open texture) leur objet ou de circonscrire précisément leurs concepts. Après
tout, un chercheur qui utilise ses concepts d’une manière
Il est important de reconnaître ici que ce qui fait la force de négligente ou incohérente peut toujours faire valoir qu’ils ont
la métaphore – son ouverture – constitue également son prin‑ été construits sur le modèle des airs de famille20.
cipal point faible. Une critique importante pointe du doigt le
caractère naturellement vague et l’indétermination de l’exten‑ Deux malentendus
sion des concepts élaborés suivant la logique des airs de
famille. Étant donné que leur construction repose sur les mul‑ Ces critiques sont importantes, mais elles révèlent, à mon
tiples ressemblances possibles entre les différentes instances avis, plusieurs malentendus. Le premier concerne l’idée selon
auxquelles ils font référence (comme le dit Wittgenstein, laquelle les concepts en air de famille ont nécessairement
« ceci et autres choses semblables »), ils paraissent ne pas une extension indéfinie. La notion de « jeu » – pour reprendre
avoir de limites. Pour filer la métaphore, on peut se faire une l’exemple de Wittgenstein – semble pouvoir s’étendre à l’infini,
idée de la « famille » qui se réduit à la famille nucléaire (voir puisqu’il est toujours possible d’y inclure de nouveaux membres
même au seul couple) ou au contraire en avoir une concep‑ – c’est‑à‑dire de nouvelles catégories ou instances de jeux –
tion tellement vaste que l’on considère au final que l’humanité sans pour autant l’altérer. Cependant, lorsque Wittgenstein
dans son ensemble et sur plusieurs générations constitue une (1953, § 69) écrivait que « nous ne connaissons pas de limite
seule famille17. parce qu’il n’y en n’a pas de tracée », il précisait immédiate‑
ment qu’il était tout à fait possible d’en tracer une en fonction
Pour de nombreux critiques, cette situation empêche les d’un « but particulier ». En ce sens, l’idée des ressemblances
chercheurs qui se basent sur le modèle des airs de famille de de famille ne présuppose pas tant un caractère indéfiniment
construire des « concepts authentiques ». Ce modèle condui‑ ouvert des choses et des mots, mais plutôt une tension entre
rait presque automatiquement à une confusion conceptuelle le caractère infini de la réalité et le travail de fermeture pro‑
(puisqu’il rend impossible l’exclusion catégorique de qui ou visoire auquel doivent se livrer les chercheurs21. Le concept
quoi que ce soit) ou à un flottement sémantique (puisque – ou la construction de l’objet – dans la logique des airs de
l’extension des concepts varie selon le type de famille que famille, apparaît donc comme un moyen d’établir des limites
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17. C’est l’une des critiques formulées par Pompa (1967, p. 65) : « Entre 20. Voir Forster (2010, p. 83).
deux personnes choisies au hasard, il y aura toujours une ressemblance ou
une autre, peut être simplement le fait qu’elles ressemblent toutes deux à 21. Le mot « provisoire » est important, en particulier parce que les usages
une troisième personne. On pourrait considérer alors qu’elles sont toutes futurs des concepts ne sont jamais donnés par avance : de nouveaux objets
membres d’une même famille. Et dans ce cas le terme de ‘famille’ devien‑ ou phénomènes peuvent toujours s’y ajouter, indépendamment des usages
drait vide de sens, puisqu’il n’exclurait personne » (trad. de l’auteur). antérieurs. De manière paradoxale, ces futurs changements affecteront les
concepts de notre présent qui seront devenus « passés ». Ainsi, il nous est
18. C’est pour cette raison que, si Needham (1975) et Sperber (1981) difficile aujourd’hui de percevoir autrement que comme « artistiques » des
reconnaissaient l’utilité de la métaphore des airs de famille pour comprendre activités des siècles passés (peinture, sculpture, etc.) qui n’avaient pourtant
les modes ordinaires de construction des concepts, ils considéraient en pas été pensées ou effectuées en ces termes.
revanche que les concepts de la science anthropologique ne devaient pas
être construits suivant cette logique. 22. Emmanuel Terray (1989), « M. Duval, Un totalitarisme sans État. Essai
d’anthropologie politique à partir d’un village burkinabé », L’Homme, vol. 29,
19. Sur ce point, voir par exemple Bourgois (2002). n° 111, pp. 277‑278.
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Ces limites – établies sur la base de ressemblances partielles le plus souvent, pensées par le biais de catégories rigides et
et imposées à des phénomènes qui n’ont pas de limites exclusives les unes des autres25.
claires et précises – peuvent être elles‑mêmes plus ou moins
claires et précises. C’est‑à‑dire que le chercheur peut donner à Or, les définitions en « air de famille » permettent précisément
son concept ou à son objet une définition critérielle ainsi qu’une de travailler avec une catégorie sans avoir à se prononcer défi‑
extension clairement circonscrite, ou au contraire le construire nitivement sur ses frontières. Cette indécision relative permet de
de telle sorte que ses paramètres et périmètres ne soient pas faire surgir des comparaisons inattendues mais potentiellement
définis avec précision. Notons ici que, pour Wittgenstein, la heuristiques, par exemple entre des formes de vie ou entre des
nature indéterminée d’un concept – malgré la connotation phénomènes à première vue très éloignés les uns des autres,
négative qui lui est généralement associée – ne constituait pas mais entre lesquels des ressemblances partielles peuvent être
nécessairement un obstacle à son intelligibilité. Contrairement détectées. Paradoxalement, il semble possible d’illustrer l’intérêt
au postulat implicite qui conçoit l’exactitude comme toujours de la pensée en « air de famille » à partir d’un article de Loïc
supérieure à l’inexactitude (comme si le degré d’utilité d’un Wacquant (2012), dont l’objectif était de faire de la notion de
concept était proportionnel à son degré de précision), le fait de « ghetto » un « concept sociologique robuste » : il établissait
vouloir supprimer à tout prix le caractère indécis ou flottant pour cela une liste de conditions permettant distinguer concep‑
de certains concepts peut conduire en réalité à une réduction tuellement et empiriquement le « ghetto » d’autres phénomènes.
de l’intelligibilité des phénomènes étudiés23. Cependant, l’un des intérêts majeurs de son article provient pré‑
cisément de la confrontation avec les cas qui ne relèvent pas de
Ainsi, le fait de définir un concept de façon stricte oblige à la définition stricte qu’il entend proposer. On pourrait argumen‑
tracer des limites rigides et définitives où là il n’y en a pas ter en ce sens que l’article propose – au delà de son intention
nécessairement24. C’est le cas, par exemple, des conceptions explicite d’établir une définition précise d’un phénomène spé‑
juridiques et bureaucratiques de la définition qui – ayant pour cifique – une interrogation plus générale sur une « famille » de
fonction de distinguer et de classer clairement les choses phénomènes divers, entre lesquels il est important d’établir des
et les gens (lesquels ne sauraient être à la fois « dedans » distinctions claires, mais pour lesquels il est également possible
et « dehors ») – reposent nécessairement sur des concepts de mettre en avant des similitudes. Cette deuxième dimension
aristotéliciens. Mais cette rigidité ne se justifie pas toujours du travail conceptuel – inscrire un cas ou un concept dans une
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23. De fait, mêmes les chercheurs qui construisent des définitions rigides de provisoire qu’une connaissance plus exacte éliminera par la suite, mais
ou techniques sont généralement contraints d’introduire de la flexibilité pour une particularité logique caractéristique. »
leur mise en œuvre pratique. Comme l’indiquait Dan Sperber (1981, p. 85) :
« Ce qui se passe souvent en pratique, c’est que les anthropologues donne‑ 25. David Suchoff (2012) fait d’ailleurs l’hypothèse que l’origine du concept
ront une définition assez précise de termes techniques comme ‘sacrifice’, « d’air de famille » se trouve dans le malaise ressenti par Wittgenstein devant
mais ne se sentiront pas tenus par elle et adopteront tacitement une notion l’obligation de choisir entre « les identités allemande et juive ». L’image des
beaucoup plus vague. » « airs de famille » – concept anti‑essentialiste par excellence – lui permettait
de s’opposer à des conceptions de l’identité en terme de « tout ou rien ».
24. Wittgenstein (1953, § 211) : « Dès que l’on veut appliquer les concepts S’il n’existe, entre ceux que l’on appelle « juifs » ou « Allemands », que des
exacts de mesure à l’expérience immédiate, on achoppe à un type de confu‑ ressemblances partielles, il est inutile de se mettre à la recherche d’une
sion propre à cette expérience. [...] Cette confusion n’est pas quelque chose essence quelconque.
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du xxe siècle aux États‑Unis. Pour identifier, par exemple, le fait pas seulement qu’il est impossible de terminer le travail de
que certains sont des « ghettos » et d’autres des « anti‑ghettos », construction de l’objet ou de parvenir à des définitions « com‑
il faut commencer par reconnaître que tous constituent des plètes » ou « finales » des concepts (puisque ces derniers
« configurations idéal‑typiques » situées dans un même conti‑ peuvent être indéfiniment étendus ou restreints et que l’on peut
nuum. Au bout du compte, la métaphore des ressemblances toujours inventer pour eux de nouveaux usages27). Mais, plus
de famille nous aide donc à comprendre que l’on peut tout à fait fondamentalement, que ce ne serait pas souhaitable. Partir à la
clarifier les usages d’un concept sans nécessairement en élimi‑ recherche d’un concept « définitif » reviendrait à chercher une
ner toutes les ambiguïtés. Si l’utilité d’un concept dépend de la carte à échelle 1/1 : quelle pourrait en être l’utilité ?
fonction qu’on lui assigne, il est évident que, dans certains cas,
la flexibilité – et en particulier l’absence de limites clairement Une vision raisonnable de la conceptualisation
déterminées – est précisément ce qui lui donne sa valeur.
Cependant, la reconnaissance de l’impossibilité d’échapper
Le deuxième malentendu porte sur la question de l’authenticité entièrement à l’« arbitraire » dans la construction d’un concept
des concepts. Au fond, il n’est pas très utile de se demander si ou d’un cas (puisque le chercheur ne découvre pas le sens
un concept est « réel » ou non, car les concepts des sciences d’un concept, mais qu’il le construit) ne veut pas dire que
sociales ne sauraient être « vrais » (au sens où ils pourraient « tout se vaut » ou qu’il est impossible de trouver des critères
être le parfait reflet de la nature des choses, indépendamment permettant d’évaluer – d’une façon ou une autre – la perti‑
de l’esprit humain) ou « exhaustifs » (au sens où ils pourraient nence des concepts. Pour limiter les malentendus et confu‑
exprimer tous les caractères d’un phénomène donné, comme sions, mais aussi pour démontrer la pertinence de leur travail,
dans le rêve impossible de convier toute une famille à un grand les chercheurs se doivent d’expliciter la manière propre qu’ils
rassemblement). Dans ce contexte, il est problématique d’ac‑ ont d’élaborer leur objet ainsi que les usages spécifiques
cuser un chercheur d’utiliser la notion d’air de famille unique‑ qu’ils font des concepts. La catégorisation doit être comprise,
ment pour masquer un ensemble de choix arbitraires, dans la dans ce contexte, comme une grille d’évaluation qui permet de
mesure où le fait de rassembler au sein d’une catégorie donnée transformer certaines des ressemblances possibles en « res‑
certains objets ou phénomènes – à l’exclusion d’autres objets semblances de famille ». Il est indispensable, pour cela, de
ou phénomènes – implique nécessairement certaines contin‑ fournir des informations détaillées sur le processus concret qui
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26. La seule solution générale consiste à dire qu’il n’y a pas de solution 27. Sur le fait que les chercheurs en sciences sociales sont confrontés au
générale. De manière paradoxale, les anthropologues qui ont utilisé la notion dilemme que leurs concepts sont toujours soit trop vastes, soit trop étroits,
d’air de famille de la façon la plus systématique (Needham (1975), et, après cf. Bosa, 2013.
lui, Sperber (1981)) défendaient une vision de la conceptualisation opposée
à celle que nous proposons ici, insistant sur les faiblesses des concepts 28. Cette idée des points aveugles peut être résumée par la citation sui‑
en usage au sein de leur discipline. Pour Needham, la rupture avec les vante : « Il y a des problèmes auxquels je ne viens jamais, qui ne sont pas
concepts en air de famille était l’une des conditions pour l‘élaboration d’une dans ma ligne, ne font point partie du monde qui est le mien ». (Wittgenstein,
anthropologie culturelle réellement théorique, capable de découvrir les lois 2002, p. 62, cité par Lahire, 2013). Wittgenstein (1967, § 387/388) insistait
des sociétés humaines, par delà leur diversité. Il proposait de remplacer par ailleurs sur le fait que les intérêts spécifiques des chercheurs n’étaient
les notions « polythétiques » des ethnographes par un vocabulaire formel pas sans lien avec leur expérience sociale : « Une éducation relativement
constitué de concepts précis, abstraits et radicalement séparés des catégo‑ différente de la nôtre pourrait être à l’origine de concepts également diffé‑
ries indigènes (cf. Remotti, 2012). rents. Car la vie aurait ici un cours bien différent. Ce qui nous intéresse ne
les intéresserait plus. Ici, des concepts différents ne seraient plus inimagi‑
nables » (trad. de l’auteur).
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les hommes ou les femmes n’est généralement pas une condi‑ les éléments du monde. Il est, par exemple, très différent de
tion biologique donnée, mais plutôt leur insertion au sein d’une penser la situation des anciens colonisés qui se sont instal‑
série d’institutions spécifiques et de dispositifs particuliers qui lés dans les métropoles à partir d’une grille de lecture qui se
jouent, à toutes les étapes de la socialisation, un rôle de diffé‑ centre sur l’idée de « migration » (comme cela était le cas dans
renciation entre le masculin et le féminin. De même, pour le la sociologie française) ou sur une autre qui met l’accent sur
chercheur qui s’intéresse aux questions raciales, ce n’est pas les processus de « racialisation » (comme dans la sociologie
la couleur de la peau ou les attributs biologiques en tant que britannique). On pourrait d’ailleurs aller plus loin en remar‑
tels qui sont intéressants, mais plutôt l’ensemble des méca‑ quant que, dans un contexte de pluralisme épistémologique,
nismes sociaux de racialisation qui produisent la différence. l’unification des outils d’analyse et des modes d’appréhension
du monde social n’est pas toujours souhaitable. Ainsi, des
Il est important également, pour éviter les polémiques inutiles, constructions conceptuelles rivales – au sens où elles carac‑
de donner des informations détaillées sur les règles d’utilisation térisent différemment une même réalité, n’en soulignant pas
du concept : A‑t‑il une extension définie et, dans ce cas quelle les mêmes traits – peuvent (et doivent) fonctionner simultané‑
est‑elle ? Inclue‑t‑il, ou non, des cas‑limites ? Faut‑il, pour le ment (sans nécessairement s’invalider mutuellement puisque
comprendre, l’articuler à d’autres concepts ?, etc. . 29
chacune prédéfinit les conditions de validité de ses énoncés).
Les sciences sociales auraient sans doute plus à perdre qu’à
En ce sens, s’il n’est guère envisageable de trouver des critères gagner, si les chercheurs arrivaient à un consensus définitif sur
définitifs ou universels permettant de juger de la validité d’un la manière adéquate de définir ce que sont, par exemple, la
concept ou d’un objet, il est par contre possible de rechercher violence, la religion ou la domination.
un contrôle croisé, au sein d’une communauté académique
donnée, quant à la pertinence ou au caractère heuristique Cette conception raisonnable de la conceptualisation peut
d’une façon particulière de les construire. On conviendra, par s’opposer à trois autres. De façon évidente, elle s’oppose aussi
exemple, de l’intérêt qu’il y a à définir les « victimes », non bien à une conception réaliste – qui postule que nos concepts
pas seulement à partir de l’événement traumatique qui les a doivent être le reflet direct de la structure du monde réel – qu’à
affectées, mais plutôt à partir, d’une part, du travail social de une conception purement relativiste/nominaliste – qui consi‑
construction de cet événement (lequel passe notamment par dère au contraire que ce sont nos concepts qui déterminent
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29. On notera que, bien souvent, le caractère stérile et inextricable des 30. « La première démarche du sociologue doit donc être de définir les
polémiques au sein des sciences sociales est lié à l’insuffisance des modes choses dont il traite, afin que l’on sache et qu’il sache bien de quoi il est
d’explicitation : un premier groupe de chercheurs en critique un deuxième en question. C’est la première et la plus indispensable condition de toute preuve
s’appuyant sur des idées que ce dernier ne défend pas (comme en témoignent, et de toute vérification », écrivait Durkheim (1919 [1894], p. 43).
par exemple, les polémiques sans fin entre universalisme et relativisme).
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d’élaborer un système de classement « ne dépen[ant] pas de Remarquons, enfin, que Durkheim (1919 [1894], p. 23) recon‑
lui, de la tournure particulière de son esprit, mais de la nature naissait qu’il n’y avait jamais une seule définition possible (voire
des choses ». Mauss (1968 [1909], p. 386 et suiv.) insistait qu’il était « très possible d’employer concurremment plusieurs
de façon très similaire sur la nécessité d’arrêter clairement la critères, suivant les circonstances ») et que le chercheur, dans
nomenclature, pour aboutir à une conceptualisation qui soit à son effort pour « grouper des phénomènes suivant leurs res‑
la fois exhaustive et exclusive (« considérer tous les faits de semblances et leurs différences » se devait de « choisir celle qui
prière et de ne considérer qu’eux », écrivait‑il), se basant non parait la meilleure pour le but qu’on se propose ».
pas sur des « impressions » ou sur des « conceptions usuelles »,
mais bien sur les propriétés objectives et extérieures les plus Au final, la différence principale venait donc de ce que Durkheim
essentielles, de manière à atteindre « l’institution elle‑même ». et Mauss considéraient que le caractère « provisoire » du travail
On notera, dans ce contexte, que les deux sociologues présen‑ conceptuel ne concernait que les « définitions initiales ». S’ils
taient la physique comme un modèle à suivre. Durkheim (1919 pensaient que ces dernières ne devaient pas « avoir pour objet
[1894], p. 55) expliquait ainsi que le sociologue était tenu « aux d’exprimer l’essence de la réalité », ils conservaient malgré tout
mêmes précautions » que le « physicien » qui « substitue aux la conviction qu’elles sauraient « nous mettre en état d’y par‑
vagues impressions que produisent la température ou l’électri‑ venir ultérieurement » (ils ne s’opposaient donc pas tant à la
cité la représentation visuelle des oscillations du thermomètre recherche de « l’essence des phénomènes » qu’à la recherche
ou de l’électromètre »31. prématurée de celle‑ci)33. D’une certaine façon, l’image des airs
de famille peut être comprise comme une invitation à étendre
Pourtant, une autre lecture montre qu’il existe également dans à l’ensemble du processus de recherche les précautions que
cette tradition théorique des affinités évidentes avec le modèle nos auteurs ne formulaient que pour le « début de la science ».
des ressemblances de famille. Commençons par remarquer Comme nous l’avons vu, dans les formes de conceptualisation
que, dans son texte sur la « prière », Mauss (1909) utilisait basées sur des ressemblances de famille, le travail de définition
très précisément une autre métaphore familiale, pour souli‑ ne saurait jamais se donner pour objectif d’atteindre « la subs‑
gner l’existence de ressemblances partielles entre des ordres tance même des faits34 ».
de fait généralement tenus pour séparés : « Un idéaliste, écri‑
vait‑il, se refusera à admettre qu’il y ait quelque parenté entre
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31. Mauss (1968 [1909], p. 387) écrivait de façon très similaire : « De 33. Durkheim (1919 [1894], p. 53)
même que le physicien définit la chaleur par la dilatation des corps et non
par l’impression du chaud, c’est dans les choses elles‑mêmes que nous 34. En ce sens, le modèle des airs de famille (et la conception raisonnable
irons chercher le caractère en fonction duquel la prière doit être exprimée. » de la conceptualisation qui l’accompagne) pourrait être rapproché de façon
plus claire encore du modèle des idéaux‑types proposé par Max Weber
32. « Elle ne peut que délimiter le cercle des faits sur lesquels va porter (conçus comme des outils heuristiques à fins comparatives qui ne sont
la recherche, indiquer à quels signes on les reconnaît et par où ils se dis‑ jamais définitifs). Ce dernier insistait d’ailleurs sur l’entreprise « d’apparen‑
tinguent de ceux avec lesquels ils pourraient être confondus. […] Nous ne tement » – métaphore familiale elle aussi – qui consiste à rapprocher des
pouvons que reconnaître en gros le terrain. » singularités historiques.
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Le simple fait de poser les questions sur un mode indirect Une seconde idée de Wittgenstein qui permet de transformer la
minimise les risques de réification ou de dogmatisation des conceptualisation en problème empirique est l’invitation à cher‑
concepts, puisque l’on se trouve dans l’obligation de répondre cher non pas tant le sens d’un concept que les usages qui en
à partir des expériences vécues et concrète des personnes, sont faits37. La question du sens – e.g., qu’est‑ce qu’une fron‑
lesquelles prennent place dans un contexte spécifique et tière ? – nous conduit presque toujours à chercher un « objet »
empiriquement observable. Comme l’indiquait Wittgenstein, ou une « chose » derrière le « mot » ou le « signe ». Dans ce
les questions pratiques (c’est‑à‑dire éloignées de la « pureté modèle, les définitions restent profondément marquées par la
cristalline de la logique ») nous obligent à « retourner au raz du recherche d’une essence, d’une substance sous‑jacente et
35. Le sol « raboteux » : ‘Back to the rough ground !’ Wittgenstein L. (1961 l’étude de documents d’archive. Ces idées nous invitent à nous méfier des
[1953], § 107). lectures qui oublient un peu trop vite que Wittgenstein n’avait pas seulement
le souci de la logique, mais également le sens du concret.
36. Notons que l’on peut atteindre ce niveau des « choses concrètes et
observables » grâce à l’ethnographie, mais aussi grâce à des constructions 37. « Le sens d’un mot est son usage dans le langage. » (Wittgenstein, 1961
statistiques permettant de saisir de grandes régularités structurelles, ou à [1953], § 53) (trad. de l’auteur).
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unitaire qui justifierait l’utilisation du même nom38. En revanche, ce qu’esquisse par exemple Wittgenstein dans le cas du mot
la question des usages – e.g., comment le mot « frontière » « jeu » (spiel) en allemand. Toutefois, les conventions qui
est‑il ou a‑t‑il été utilisé ? – appelle une conception dynamique régissent l’usage des mots pour chaque communauté linguis‑
des significations et peut servir d’antidote contre la tendance à tique ne sont généralement pas uniformes. Des personnes
réifier le sens des mots : on s’éloigne un moment de la concep‑ originaires de diverses régions, classes sociales, générations,
tion normative de la conceptualisation (comment doit‑on définir groupes ethniques, etc. n’utilisent pas toujours les mêmes
un terme particulier ?) pour adopter une démarche descriptive mots pour parler des mêmes choses et elles peuvent avoir des
(comment les personnes utilisent‑elles ou ont‑elles utilisées dif‑ manières très différentes de concevoir l’extension des mots
féremment ce même terme ?)39. Suivant ce modèle, l’enquêteur qu’elles ont en partage. Au lieu de présupposer l’existence
ne peut pas élaborer ses concepts à partir de la seule ana‑ d’un « langage commun », la question des usages invite donc
lyse logique de leur cohérence interne : il doit s’intéresser aux à prendre au sérieux ces divergences pour les placer au centre
usages – quotidiens ou académiques ; présents ou passés – du de l’analyse.
terme (ou plutôt de la famille de termes40) qu’il prétend étudier.
Cette conception « contextualisée » de la définition transforme Dans ce contexte, la tradition wittgensteinienne nous invite à
– au moins partiellement – le travail de conceptualisation en travailler sur ces usages « indigènes » d’un mot sans tomber
une question empirique. Le caractère nécessairement social et dans des formes d’intellectualisme. Wittgenstein expliquait
historique de l’usage des catégories nous invite à étudier aussi que, dans des circonstances ordinaires, la plupart des per‑
bien les diverses manières d’utiliser un mot dans un contexte sonnes répondaient à la question « Qu’est‑ce qu’un jeu ? » en
donné, que les variations d’un contexte à un autre. utilisant des exemples. S’opposant à la vision socratique qui
présuppose que les personnes ne peuvent comprendre un
La cartographie des usages d’un terme concept que si elles sont en mesure de le définir, Wittgenstein
pensait que la compréhension d’un phénomène (la justice, la
Un premier pas consiste à reconstruire ce que l’on pourrait pitié, le courage, etc. pour reprendre les exemples platoniciens)
appeler la cartographie des usages d’un terme dans un contexte pouvait parfaitement passer par une connaissance tacite. La
spécifique, de manière à expliciter les sens plus ou moins cris‑ théorie du prototype développée par Rosch et Mervis (1975)
tallisés qui s’y sont inscrits au cours du temps. Cette attention prolonge cette idée à partir d’une hypothèse empirique sur
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38. « For to this ‘What?’ we imagine a ‘This’, or we expect some ‘This’ in concepts, c’est que, dans leurs usages pratiques, ces derniers sont liés les
answer. […] A substantive misleads us into looking for a substance » (cité uns aux autres. Les concepts de discrimination, exclusion, racisme, etc.,
par Hacker & Baker, 2005a, p. 212). font par exemple référence à une famille de phénomènes qui se caracté‑
risent par des similitudes superposées les unes aux autres et des analogies
39. Cf. Glock (2010). diverses. Il serait donc absurde de les analyser de façon séparée, comme
s’il pouvait exister une correspondance directe entre un concept et un phé‑
nomène donné.
40. Si la question des usages invite à penser le travail conceptuel non pas
seulement comme l’examen d’un concept isolé mais plutôt d’une famille de
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travail sur la « conversion », peut prévaloir une définition qui Cette idée nous permet de souligner les affinités entre les
présuppose un acte volontaire impliquant un changement de approches généalogiques du monde social – qu’affectionnent
croyance individuelle. De même, dans un travail sur le « mili‑ particulièrement les socio‑historiens – et le concept d’air de
tantisme », la définition adoptée peut se centrer un engage‑ famille43. Même si Wittgenstein ne mentionnait pas explici‑
ment personnel, motivé par l’idéologie, au sein d’un groupe tement l’image des arbres généalogiques, il suggérait que la
organisé. Pourtant, le fait d’isoler les « meilleurs représentants famille de sens propre à un concept spécifique se construisait
de la catégorie » (laissant penser, dans ce cas, que tous les au fil du temps, les différentes couches de sens se superpo‑
« convertis » ou que tous les « militants » ne le sont pas au sant les unes aux autres. Selon lui, une communauté linguis‑
même titre) peut conduire à laisser de côté des cas qui peuvent tique pouvait, face à l’apparition d’un nouvel objet ou d’un
être, certes, éloignés du modèle prototypique, mais tout aussi nouveau phénomène, soit introduire une nouvelle terminolo‑
intéressants. Durkheim (1919 [1894], p. 49) avait déjà claire‑ gie au sein de son système de classification, soit étendre le
ment identifié cette tendance : champ d’application d’un concept existant en se basant sur
l’existence de similitudes partielles44. Au terme d’un long pro‑
« Au lieu de comprendre dans la définition et de grouper sous la cessus d’adaptation, un seul terme pouvait donc servir à nom‑
même rubrique tous les phénomènes qui ont les mêmes propriétés
mer des choses qui – malgré quelques similitudes – étaient
extérieures, on fait entre eux un triage. On en choisit certains,
sorte d’élite, que l’on regarde comme ayant seuls le droit d’avoir très différentes les unes des autres. Dans le cas du déve‑
ces caractères. Quant aux autres, on les considère comme ayant loppement historique de la notion de « frontière », on peut
usurpé ces signes distinctifs et on n’en tient pas compte […]. Les par exemple faire l’hypothèse que diverses significations et
phénomènes choisis ne peuvent avoir été retenus que parce qu’ils
manières d’utiliser le concept (e.g., la frontière comme ligne,
étaient, plus que les autres, conformes à la conception idéale que
l’on se faisait de cette sorte de réalité41. » comme processus de conquête, comme zone intermédiaire)
se sont superposées au cours du temps, de façon à inclure
des choses ou phénomènes liés d’une manière ou d’une autre
à d’autres choses ou phénomènes qui, jusque‑là, étaient dési‑
Une analyse comparative : l’historicité et la relativité
gnés par le terme « frontière »45.
des concepts
41. Pour un usage de ces théories en sciences sociales, voir Boltanski voir Bernd Prien (2004) qui inscrit la théorie des airs de famille dans une dis‑
&Thévenot (1983). Il serait intéressant, dans la lignée de l’ethnométhodo‑ cussion sur le développement du langage et de ses sens à travers le temps et
logie, d’expliciter ici les rapports et différences entre la conceptualisation en Carlo Ginzburg (2004) qui souligne la convergence entre les arbres généalo‑
sciences sociales et celle du sens commun. giques et les airs de famille.
42. Les concepts, écrit Hacking (1990, p. 358), sont des entités historiques, 44. « Pourquoi nommons‑nous quelque chose ‘nombre’ ? Peut‑être en rai‑
« dont la forme et la force sont déterminées par leur passé ». Sur les dif‑ son d’une – directe – parenté avec mainte chose que l’on a nommée nombre
férences entre les approches synchroniques et diachroniques du monde jusqu’à présent : et par là, peut‑on dire, cette chose acquiert une parenté
social, voir Bosa (2011b). indirecte avec autre chose que nous nommons ainsi. » (Wittgenstein, 1961
[1953], § 67).
43. Cette dimension « généalogique/historique » semble être l’une des
caractéristiques permettant de distinguer les « ressemblances de famille » 45. Sur la notion de « frontières », voir l’article de Lucien Febvre (1928).
d’autres formes de « ressemblances ». De façon surprenante, néanmoins, Notons que ces exercices de « filiation conceptuelle » sont aussi utiles pour
elle n’a pas fait l’objet de commentaires nombreux. Entre autres exceptions, comprendre les usages quotidiens que savants des mots.
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l’allemand, le français et l’anglais46. On pourrait dire la même car elle laisse penser qu’il s’agit simplement d’élaborer une
chose du mot « frontière » : la langue anglaise utilise au moins liste. En réalité, le chercheur – même s’il se limite en appa‑
trois mots différents (Frontier, Border, Boundary), là où le fran‑ rence à décrire divers usages – doit se fonder sur des critères
çais n’en utilise qu’un . 47
variés – explicites ou implicites, logiques ou sociologiques – à
la fois pour analyser chaque usage ou chaque terme de façon
séparée et pour les inscrire dans des systèmes d’opposition ou
Leçons pratiques
de corrélation.
En fin de compte, l’important est de savoir que les chercheurs
peuvent difficilement faire l’économie d’une réflexion sur les
Dans ce contexte, une autre position – plus nuancée – consiste
multiples usages des concepts, que ceux‑ci soient analytiques
à reconnaître la possibilité d’une définition provisoire, qui – tout
ou quotidiens ; passés ou présents ; ou dans diverses commu‑
en rejetant les formes d’autonomie conceptuelle – ne se résume
nautés linguistiques. Cette idée a des implications diverses et,
pas à un inventaire des usages. Dans ce cas, la question des
dans certains cas, contradictoires. usages ne remplace entièrement la question du sens : les deux
sont liées l’une à l’autre et entrent dans un dialogue. Cette solu‑
Un premier débat est lié à la nécessité – ou non – pour le tion, qui n’est pas sans rappeler « l’épistémologie historique »
chercheur de proposer sa propre définition des phénomènes développée par Georges Canghilem (et adaptée au contexte
étudiés. Une position radicale – défendue par Éric Fassin de la recherche en sciences sociales par Pierre Bourdieu48),
(2000, p. 403) – conçoit le travail des sociologues comme un consiste à tracer rigoureusement la généalogie des concepts
inventaire des usages des mots reliés par des ressemblances existants – indigènes ou analytiques – pour pouvoir, dans un
partielles. Dans cette conception, la question des usages se second temps, construire une conceptualisation propre. Cette
substitue entièrement à la question du sens : les chercheurs solution semble plus cohérente mais elle présente elle aussi
doivent fournir une description aussi précise que possible des difficultés pratiques évidentes.
du travail social permanent de définition et de redéfinition,
mais ils n’ont pas à proposer, eux‑mêmes, une définition des Quelle doit être la relation entre les concepts du chercheur et
phénomènes étudiés. Fassin (2000, p. 393) expliquait, par les concepts déjà existants, que ceux‑ci soient quotidiens ou
exemple, que la plupart des définitions visant à délimiter les analytiques ? Deux solutions logiques se présentent à l’ana‑
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On peut trouver cependant plusieurs arguments contre cette Tout d’abord, le problème de la mobilité historique du sens
conception purement descriptive de la recherche en sciences des concepts nous oblige à choisir entre les significations pré‑
sociales. Le principal est qu’il n’y a pas de description sans sentes et passées d’un concept. Certains chercheurs tendent à
concepts. De façon paradoxale, il est impossible de faire une penser que le fait de remonter vers les usages chronologique‑
description des usages multiples d’un concept (ou d’une famille ment antérieurs d’un concept permet de se rapprocher de la
de concepts) sans réaliser, dans le même temps, un travail « vérité » de ce dernier. En réalité, cette recherche nostalgique
d’analyse. En ce sens, l’image de l’inventaire est trompeuse, des usages ou des sens oubliés est trompeuse pour plusieurs
46. Hacking (2001b, p. 4) expliquait : « Le mot allemand spiele et le mot 47. Sur les problèmes de traduction dans le cas de sociétés culturellement
anglais game sont vraiment la traduction l’un de l’autre, mais, pour des rai‑ éloignées, voir Sperber (1981, pp. 81-82), qui discute la question des « airs
sons historiques, seuls certains spiele ou games sont des jeux. Les jeux de de famille » à partir du concept de « sacrifice ».
compétition par équipe ont surtout été inventés par les Anglais, qui les ont
appelés games. Mais les Français emploient le nom anglais sport pour dési‑ 48. Canguilhem insistait sur la recherche de « filiations conceptuelles »
gner ces activités, réservant le mot ‘jeu’ à des divertissements plus anciens, (sans illusions rétrospectives) dans son travail sur le concept de « réflexe ».
incluant le tennis et les jeux de carte. » Voir Bourdieu (1998) et Wacquant (2013, p. 7).
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raisons. Tout d’abord, on ne saurait jamais trouver la significa‑ ne remplace généralement pas les précédents mais se super‑
tion première d’un concept, car il est toujours possible de trou‑ pose à eux, élargissant par là même la famille de sens associée
ver un « avant » avant le dernier « avant » que le chercheur a au concept, à la manière d’une boule de neige. Ainsi, même
choisi pour construire son concept . Deuxièmement, le fait de
49
quand le chercheur entend proposer une définition très res‑
retourner à des sens anciens n’est pas nécessairement d’une trictive de ses concepts, il ne saurait éliminer tous les risques
grande utilité d’un point de vue analytique, puisque l’étymo‑ d’incohérence conceptuelle.
logie ne contient pas en elle‑même les usages postérieurs du
concept. Enfin, l’idée d’une « continuité sémantique » – pré‑ Enfin, la solution plus radicale consiste à proposer de nouvelles
sentée parfois comme une garantie de solidité conceptuelle – catégories, par l’invention d’un langage technique ou par la
n’est généralement qu’une chimère. Le fait que le vocabulaire remise au goût du jour d’un vocabulaire qui n’a plus cours.
soit le même ne signifie pas que ce qu’il représente n’ait pas Cette solution – considérée par certains comme la condition
changé. À l’inverse, un nouveau mot peut apparaître pour nom‑ d’un réel travail théorique en sciences sociales – permet d’éli‑
mer un phénomène déjà existant et relativement stable. Dans miner le risque de confusion entre les usages multiples d’un
ces conditions, il est illusoire de se mettre en quête d’un usage même terme. Il est cependant possible, ici aussi, de formuler
continu et clairement établi d’un concept donné . Cependant, 50
diverses objections. Non seulement, le chercheur ne dispose
le fait de se méfier – comme le faisait Marc Bloch (1993 [1949], d’aucun contrôle sur les appropriations futures (et potentiel‑
p. 54) – de « l’idole des origines », ne donne aucun privilège lement contradictoires) de son concept, mais l’invention d’un
au présent et à ses catégories : les approches généalogiques et nouveau terme ne garantit en rien une meilleure intelligibilité :
la méthode régressive nous offrent des outils certes imparfaits elle implique en particulier des formes d’abstraction beaucoup
mais irremplaçables pour la construction des concepts suivant plus grandes, situant le chercheur dans un monde artificiel, à
le modèle des ressemblances de famille. distance des expériences quotidiennes. Dès la fin du xixe siècle,
Durkheim (1898, p. 17) faisait remarquer que l’invention d’un
De la même façon, la variabilité sociale qui caractérise l’usage vocabulaire propre ne pouvait être considérée comme une
des concepts oblige bien souvent le chercheur à privilégier solution au problème de la conceptualisation : « On ne fait
le langage de certaines catégories de personnes. Le fait, par ainsi que remplacer un mot par un autre et cette substitution
exemple, de reprendre une notion juridique ou une catégorie n’apporte, par elle‑même, aucune clarté52. »
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49. Voir Corcuff (2011, p. 1133). catégories « indigènes » et « bureaucratiques » pour penser le chômage.
Voir également Buton (2003).
50. Voir Bosa (2013).
52. Même s’il écrivait ailleurs exactement le contraire (1919 [1894],
p. 46) : « Ce qu’il faut, c’est constituer de toutes pièces des concepts nou‑
51. Voir Fassin (2000) pour le concept de « famille ». Voir également veaux, appropriés aux besoins de la science et exprimés à l’aide d’une
Demazière & Dubar (1997) pour une analyse des oppositions entre terminologie spéciale. »
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dans le choix des catégories. Une rupture avec les conceptions toujours découvrir de meilleurs systèmes de classification
usuelles peut par exemple permettre de mettre en évidence mais que, en revanche, il leur serait impossible de découvrir
certains mécanismes jusque‑là invisibles ou impensables. un mode de classement définitif. Cette invitation à l’humilité
Elle peut aider également à prendre nos distances avec les – mais une humilité optimiste – n’est pas sans rappeler le
évidences du sens commun53. Au contraire, le fait d’utiliser les principe de réflexivité, cher aux sciences sociales. Ce dernier
catégories en vigueur dans le monde étudié peut aider à trans‑ invite à la construction d’un savoir se devant d’incorporer, dans
mettre un point de vue particulier sur le monde. Enfin, le fait l’exposition même de ses résultats, le sens de ses limites, que
d’utiliser les mots de ceux que l’on veut convaincre permet – celles‑ci soient empiriques ou théoriques. Les chercheurs
dans certains cas – d’être plus persuasif. Dans tous les cas, se doivent d’être modestes puisqu’ils n’atteindront jamais
l’important est de générer des questions et des doutes, de faire de vérités ultimes et que leurs écrits montrent et cachent en
entrer en ligne de compte de nouvelles perspectives, de distin‑ même temps. Mais ce caractère imparfait des connaissances
guer des choses généralement confondues ou au contraire de qu’ils produisent ne les condamne pas au silence. Comme
réunir des choses habituellement séparées, etc. le disait Norbert Elias (1991), transformant la proposition de
Wittgenstein, « ce dont on ne peut parler, il faut le chercher ».
La métaphore des airs de famille – que nous avons essayée de
Conclusion : Ce dont on ne peut parler, présenter ici – joue un rôle central à cet égard. Elle permet de
il faut le dire penser les concepts comme des outils de comparaison (comme
des « étalons », aurait dit Wittgenstein), plutôt que comme des
À la fin du Tractatus Logico‑Philosophicus, Wittgenstein (1961 idées préconçues face auxquelles la réalité devrait se situer.
[1918]) déclarait : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». En fin de compte, l’image des « airs de famille » ne saurait être
Dans Le cahier bleu, il prolongeait cette idée, en indiquant que considérée comme une solution magique permettant de régler
l’une des principales difficultés pour le philosophe était de « ne définitivement le problème de la conceptualisation en sciences
pas en dire plus que ce qu’il ne sait réellement ». Comparant le sociales, mais comme une « sortie », au bon sens du terme.
travail conceptuel et la recherche de la meilleure façon de ran‑ Elle donne les bases pour une discussion raisonnable sur les
ger les volumes d’une bibliothèque qui se trouveraient entas‑ modes de construction conceptuels, conçus comme des ins‑
sés sur le sol dans le plus grand désordre, Wittgenstein (1965, truments souples et ajustables, dont la pertinence peut être
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