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Spirale
arts • lettres • sciences humaines

Essai

Lire l’espace
La géocritique. Réel, fiction, espace de Bertrand Westphal.
Minuit, 304 p.
Guillaume Asselin

Numéro 230, janvier–février 2010


L’éthique à l’ère de la mondialisation

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Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.

ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)

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Citer ce compte rendu


Asselin, G. (2010). Compte rendu de [Lire l’espace / La géocritique. Réel, fiction,
espace de Bertrand Westphal. Minuit, 304 p.] Spirale, (230), 47–49.

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est souple, a souvent la vivacité de l’essai, en mode léger de l’énonciation scienti- extrapolent des versions plausibles de la
hormis dans le chapitre d’introduction, fique. Les lectures des textes passés en personnalité des sept savants ou de leurs
où le lecteur sent bien qu’un désir de revue sont à la fois précises et synthé- actes à partir de ce noyau dur. Soit, mais
théorisation sur les rapports complexes tiques, ce qui a dû demander un travail de qui a décidé de la vérité ou de l’authenti-
de l’histoire, de la fiction et de la biogra- Romain, car ces textes sont nombreux, cité de ce dernier ? comment et
phie n’a pu être ni abandonné ni satisfait variés, assez souvent sournois. Il reste par- pourquoi ? relève-t-il d’une conviction
totalement, en sorte qu’il y en a trop ou fois deçà delà un doute sur les jugements intime ? d’une légitimité accordée à cer-
trop peu. Dans le reste de l’ouvrage, la portés sur ces textes. Non qu’ils soient tains témoins et, si oui, lesquels et pour-
mesure est bonne. Au fil des pages on malvenus, au contraire : l’esprit critique quoi eux ? d’une confrontation de docu-
apprend une kyrielle de choses sur des est au cœur d’un essai de ce genre, et l’au- ments de première main ? Il y a là un
gens, des textes, des débats, sur le logo de teur retrouve fréquemment au détour point de critique historique ou un a priori
la compagnie Apple comme sur les d’un paragraphe l’escrime qu’il pratiqua qu’il aurait fallu justifier, même dans un
marottes de Darwin, sur le vélo de Marie autrefois ici même quand il tenait une essai. J’aurais trouvé bon également que
Curie ou sur le chapeau d’Oppenheimer, chronique littéraire sur le roman. Mais l’une au moins des figures retenues soit
sur les réparties coupantes des uns et des c’est leur fondement qui pose ici et là extérieure à l’Occident (voir par exemple
autres et sur les bons ou derniers mots question : quelquefois, rien d’autre ne les mathématiciens arabes ou persans
presque toujours apocryphes comme il se soutient le jugement porté sur telle ou dans les romans de Denis Guedj, dont les
doit. Le ton de l’ensemble est heureux. telle représentation du savant qu’un héros véritables sont les concepts scienti-
Chassay propose à son lecteur un pacte noyau biographique donné pour fiques eux-mêmes). Mais ces éléments de
de complicité, dans lequel l’impératif de « authentique » (« Après ces œuvres diver- critique n’enlèvent rien à un excellent
la première personne du pluriel — sifiées qui permettent de rencontrer l’au- livre qui gagne hautement le pari qui a
« Passons à… », « Prenons l’exemple de… », thentique Oppenheimer […] ») ou simple- gouverné son projet : démontrer que la
« Commençons par… » — joue un rôle ment posé comme allant de soi. Si je lis science et la littérature sont culturelle-
important et subtil, à la fois d’invitation à bien, dans l’esprit de l’auteur, les fictions ment échangistes, au nom du Verbe, du
la promenade intellectuelle et de reprise intéressantes sont celles qui élaborent ou Chiffre et du Vif-Esprit.

Lire l’espace
ESSAI

PAR GUILLAUME ASSELIN

LA GÉOCRITIQUE. RÉEL, FICTION, ESPACE


de Bertrand Westphal
Minuit, 304 p.

L ’espace a décidément la cote, ces


derniers temps : on ne compte plus
le nombre de publications qui lui sont
philosophie, aux méditations consa-
crées à l’espace urbain et à l’architec-
ture. Foucault n’observait-il pas, en
consacrées, et ce en de multiples 1984, dans « Des espaces autres », que
domaines. Je pense à l’engouement si le XIXe siècle avait été obsédé par
suscité par la « géopoétique » de l’Histoire, l’époque contemporaine
Kenneth White ou la « géophilosophie » serait essentiellement une ère de spa-
de Deleuze et Guattari, aux réflexions tialisation ? On en vient même à parler
d’Augustin Berque sur « l’écoumène » de « spatial turn » ou de « tournant
et les « milieux humains », aux travaux géographique », comme jadis on par-
de Marc Augé, de Didi-Hubermann ou lait de « linguistic turn » afin de carac-
de Paul Audi sur le « non-lieu », qu’il tériser la révolution structuraliste.
soit envisagé sous l’angle de l’anthro- L’ouvrage de Bertrand Westphal se
pologie, de l’histoire de l’art ou de la distingue cependant par le caractère

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résolument synthétique de sa démarche. d’objectivité. Si l’espace littéraire est tif oppose en effet une spatialité fonda-
Il ne s’agit pas seulement d’analyser fondamentalement transgressif, ainsi mentalement hétérogène, mobile : un
les modalités suivant lesquelles l’es- que le fait valoir l’auteur, c’est précisé- « tiers espace », dont une part substan-
pace se voit représenté dans les uni- ment qu’il s’inscrit en faux contre toute tielle échappe au contrôle politique, sui-
vers de fiction, comme c’est souvent le homogénéisation du réel, réduisant à vant la dialectique de la déterritorialisa-
cas, mais de déterminer la nature du une part extrêmement restreinte le tion et de la reterritorialisation mise en
lien que ces espaces fictifs entretien- spectre des possibles que la fiction, au lumière par Deleuze et Guattari. Notons
nent avec l’espace « réel » et, partant, contraire, fait se déployer dans toute bien qu’il ne s’agit nullement, pour la
avec l’ensemble des sciences qui ont son amplitude. Le texte, à ce titre, fonc- « géocritique », d’élever le discours litté-
l’espace pour objet. tionne comme un détecteur et un révé- raire au-dessus de tous les autres,
lateur des plis cachés du réel, un puisqu’on ne peut prétendre tenir un
« champ d’expérimentation de réalités discours contre-hégémonique à l’aide
RÉEL, LITTÉRATURE, ESPACE alternatives », ainsi que l’illustre la d’un discours lui-même hégémonique. Il
La révolution einsteinienne a, comme théorie des mondes possibles (T. Pavel, apparaît que l’étude des représentations
on sait, profondément bouleversé notre U. Eco, N. Goodman). En permettant de de l’espace ne peut effectivement se
perception de l’espace-temps et, consé- se libérer des conditionnements per- faire qu’à l’intersection des différents
quemment, l’idée que l’on se faisait du ceptifs et des contraintes du référent, la savoirs, dans une perspective interdisci-
« réel ». Le mythe scientifique d’un réel littérature apparaît ainsi comme une plinaire, où le littéraire se nourrit autant
purement objectif et déterministe s’est « voie d’accès à un réel décanonisé, des réflexions théoriques issues de la
vu débouté au profit d’une conception (r)ouvert sur le narratif ». géographie, de l’architecture et de l’ur-
relativiste — la réalité, ainsi que le fait banisme qu’il leur fournit lui-même des
valoir Bertrand Westphal, n’existant Passant outre l’opposition entre un réa- modèles de représentation leur permet-
plus que dans « la géométrie (non-eucli- lisme naïf, qui ne conçoit le lien de la tant de mieux cerner le réel. Il ne s’agit
dienne) de ses multiples représenta- représentation à son référent qu’en pas de faire servir le texte littéraire à
tions ». Dans ce contexte postmoderne, termes de copie ou de reflet, et la « tex- titre de simple « document » à l’usage
anomique, où l’incertitude s’érige en tolâtrie » structuraliste, affirmant le des géographes ou des cartographes en
principe, où la virtualisation croissante caractère absolument autonome du mal d’exemples, mais de dévoiler des
de nos existences et la multiplication texte, la géocritique propose une vision aspects cachés de la réalité qu’un regard
des simulacres rendent désormais plus nuancée. Plutôt que de parler de purement objectif ou « réaliste » tend à
poreuse la frontière entre le réel et la reproduction du monde réel par le laisser dans l’ombre. La fiction engage
fiction, la littérature, autrefois reléguée monde fictif, qui se situerait ainsi dans des propositions ou des pratiques d’es-
du côté de l’irréel et de l’imaginaire, une fonction ancillaire ou dérivée par pace, des façons alternatives de l’arpen-
« devient une clé de lecture raisonnable rapport au premier, il vaut mieux par- ter, de le percevoir, de l’habiter, suscepti-
du monde », écrit Westphal. Véhicule ler, avec Brian McHale, d’interpénétra- bles d’intéresser et d’inspirer les sciences
emblématique d’une « pensée faible », tion entre le réel et sa représentation spatiologiques. Il faut cependant que
au sens que G. Vattimo confère à ce (« hétérocosme ») ou encore d’« effet l’échange soit réciproque, que les litté-
mot, elle est peut-être même plus apte oscillatoire » (flickering effect). Nous raires s’intéressent eux-mêmes à la
que les sciences « dures » ou « fortes » à avons affaire à des « espaces ontolo- façon dont les géographes et autres
cerner le régime ontologique extrême- giques mixtes flottant entre plusieurs scientifiques perçoivent l’espace.
ment problématique dans lequel nous niveaux de conception et de représenta-
entrons. S’il n’y a de réalité que médiée tion, en marge de toute ontologie sta- C’est précisément là ce qui fait toute
ou médiatisée, si l’espace-temps n’est ble ». Dans cette perspective, la littéra- l’originalité et la force de la géocritique.
jamais perçu qu’à travers le prisme des ture n’a pas plus pour fonction de En faisant porter l’attention sur le lieu,
représentations qu’on s’en fait et qu’on reproduire le réel que de s’y substituer, plutôt que sur l’auteur ou sur un person-
en donne, il vaut certainement la peine mais plutôt d’actualiser « des virtualités nage, elle suscite naturellement la
de se questionner sur les modalités de nouvelles inexprimées jusque-là, qui confrontation des points de vue (fictifs
celles-ci. Or quel discours est mieux ensuite interagissent avec le réel selon la aussi bien que théoriques). De cette
placé que la littérature pour étudier ces logique hypertextuelle des interfaces ». « multifocalisation » émerge une « vision
modalités, elle qui est intrinsèquement stratigraphique » et « polycentrée », qui
liée à la mímèsis ? C’est un véritable permet au regard de sortir de ses foyers
laboratoire, qui permet d’observer les
UNE APPROCHE pour s’enrichir au contact des autres per-
multiples façons dont l’espace-temps
INTERDISCIPLINAIRE ceptions, voisines ou concurrentes. Le
est perçu et reconfiguré. Car il n’y a pas Les effets de cette réhabilitation de la fic- lieu donne à voir la sédimentation de
d’espace pur, mais toujours des expé- tion à titre de savoir légitime ne se limi- tous les regards qui se sont portés et se
riences singulières de l’espace. Écrire tent pas seulement au champ épisté- portent encore sur lui ; il est le réceptacle
permet non seulement d’expérimenter mique, mais s’étendent également au d’une pluralité d’impressions et de pro-
l’espace, mais de faire des expériences domaine sociopolitique. Au discours jections (personnelles, collectives, cultu-
sur lui, avec lui — ce que n’autorise pas hégémonique qui tend à uniformiser relles, politiques, métaphysiques…) qui
la méthode scientifique classique, l’espace, à soumettre à l’empire de ses influencent et conditionnent la percep-
contrainte par son postulat, illusoire, codes le corps et le territoire, l’espace fic- tion que l’on en a par le biais des repré-

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sentations que l’on en donne. La ville de domaines anglo-saxon, italien et russe. toire, littérature, urbanisme, architecture,
Paris, pour tous ceux qui ne l’ont jamais C’est d’ailleurs aussi vrai des réflexions anthropologie, ethnologie… On y verra,
visitée qu’à travers les livres et les théoriques que des œuvres littéraires, qui plutôt qu’un syncrétisme, « une cohérence
images, n’a de réalité que littéraire, ima- vont de Homère à Borges, de Gracq, holistique… mais dans l’hétérogène », sui-
ginaire — et l’expérience qu’ils en feront, romancier-géographe, à Thomas Pynchon, vant les mots qu’emploie lui-même l’au-
éventuellement, ne manquera pas d’être de Conrad au Serbo-Croate Danilo Ki. teur pour décrire le régime postmoderne
en grande partie déterminée par tout ce L’auteur, en ce sens, fait ce qu’il dit : il ne se et la « logique archipélagique » qui y pré-
cortège de lectures au fil desquelles la contente pas de tenir un discours sur l’im- vaut. Entamée depuis au moins 2000,
ville aura déjà pris figure dans leur portance de l’interdisciplinarité et de la année où paraissait un collectif placé sous
esprit. C’est dire que le texte agit sur le multifocalisation, mais les met en œuvre. sa direction et intitulé La géocritique
lieu, ou plutôt interagit avec lui, que le On admirera la puissance de synthèse mode d’emploi, la réflexion que poursuit
« fictionnel » contribue de façon décisive dont il fait preuve, réunissant ainsi, sous le Bertrand Westphal a valeur de diagnostic
à l’élaboration du « réel ». nouveau concept de « géocritique », une pour notre temps, dont elle résume à la
multitude d’écrivains, de théoriciens, fois le trouble qu’y crée la perte des
Une des grandes forces de l’ouvrage réside d’époques, d’espaces, de cultures et de repères et la chance qui s’offre du même
très certainement dans la diversité de ses problématiques différentes. Il semble que coup d’accéder à un réel considérable-
références, empruntées aussi bien au chaque discipline y trouve droit de cité : ment élargi par le dessillement des
domaine français et québécois, qu’aux logique, phénoménologie, ontologie, his- regards et le décloisonnement des savoirs.

Découpages
ESSAI

du roman PAR FRANÇOIS HARVEY

LA VOIE AUX CHAPITRES. POÉTIQUE DE LA


DISPOSITION ROMANESQUE de Ugo Dionne
Seuil, « Poétique », 608 p.

L ecteurs et critiques accordent géné-


ralement peu d’importance à la seg-
mentation en livres, tomes et chapitres
Sous ses dehors simples, le dispositif
dissimule des formes et des fonctions
complexes qui se sont manifestées de
des récits littéraires. Considérées comme diverses façons au cours de l’histoire.
de simples agglomérats textuels dont Dans La voie aux chapitres. Poétique de
chaque rupture permet à la lecture de se la disposition romanesque, Ugo Dionne
délasser, les divisions romanesques souf- rend compte de cette pluralité en
frent de leur trop grande évidence et de offrant un regard à la fois englobant et
leur apparente subsidiarité, qui leur attri- exhaustif sur les découpages du
buent le statut de phénomène extérieur à roman. Centrée sur l’époque classique,
l’œuvre et auxiliaire à l’écriture. Pourtant, mais abordant également le Moyen
c’est d’abord par son dispositif que le récit Âge, le romantisme et la modernité, la blancs interchapitraux, en passant par
se donne à lire, qu’il dévoile sa forme et lecture de Dionne envisage l’ensemble le paratexte du dispositif. D’un même
ses configurations internes ; il constitue des propriétés relatives au dispositif souffle, le théoricien réactualise la
ainsi un lieu privilégié d’appréhension de romanesque, suivant une trajectoire méthode poéticienne en enrichissant
la matière romanesque. qui va des sommes textuelles aux ses observations d’une foule de don-

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