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Ioana Manea, Politics and Scepticism in La Mothe Le Vayer. The Two-Faced Philosopher?

, Tübingen:
Narr/Francke/Attempto 2019

Anna Lisa Schino, Batailles libertines. La vie et l’oeuvre de Gabriel Naudé, Paris: H. Champion 2020

Voilà deux ouvrages qui analysent l’oeuvre de deux écrivains et philosophes majeurs
appartenant à la « tétrade » de ce « libertinage érudit » construite jadis par René Pintard.1 Leur
parution presque simultanée offre ainsi l’occasion de revenir sur la pertinence et les usages de
cette construction aussi prestigieuse que discutée et mise en question dans la recherche sur le
libertinage au XVIIe siècle.2 En effet, malgré les problèmes que soulève cette notion, le
nombre des travaux consacrés au libertinage ne cesse de croître ces dernières décennies. 3 Le
rapprochement des deux penseurs est d’autant plus prometteur parce que Naudé et Le Vayer
sont des représentants du courant libertin très proches, se référant mutuellement maintes fois
dans leurs oeuvres à la pensée ou les écrits de l’autre.4

Par ailleurs, contrairement aux autres auteurs que Pintard a regroupé dans la « tétrade » (Elie
Diodati et Pierre Gassendi), ils ont effectué une bonne partie de leur carrière dans une certaine
dépendance, proche des plus importants représentants du pouvoir absolutiste, Richelieu et
Mazarin. Christian Jouhaud a mis en lumière la dialectique fondamentale entre d’une part
l’adhésion et la soumission dans ce « service de plume » et de l’autre l’autonomie partielle
(ou « confisquée » comme dirait Alain Viala5), cette dialectique caractérisant la relation des
écrivains au pouvoir.6 Jean-Pierre Cavaillé, de son côté, en a montré l’importance comme les
ambivalences pour l’écriture libertine à travers la paire notionnelle « dis/simulation ». Dans la
pratique des libertins, cette notion essaie de saisir surtout la « contradiction structurelle entre
une éthique de la publication et de la circulation du savoir et une éthique de sa réservation

1
Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin & Cie, 1943, nouvelle édition
augmentée, Genève-Paris, Slatkine, 1983
2
Voir par exemple les copieux dossiers que Jean-Pierre Cavaillé a établis sur cette recherche, notamment « Le
« libertinage érudit » : fertilité et limites d’une catégorie historiographique », dans Les dossiers de Jean-
Pierre Cavaillé, Libertinage, athéisme, irréligion. Essais et bibliographie, mis en ligne le 12 novembre 2011,.
URL : http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/4827 (consulté le 13 novembre 2020).
3
Dans le cadre de ce compte-rendu, il est évidemment impossible d’entrer dans le détail des problèmes soulevés
par la recherche abondante sur la notion si discuté de « libertinage ». Rappelons toutefois que Louise Godard de
Donville a soutenu, dans son remarquable ouvrage Le Libertin des origines à 1665: un produit des apologètes,
(Paris - Seattle – Tübingen, 1989) la thèse, indiquée déjà dans le titre de son livre, que cette notion, fabriquée par
le discours apologétique des années 1620 et notamment afin de donner corps aux attaques du père Garasse contre
Théophile, est un produit imaginaire de ce discours et serait ainsi sans cohérence historique. Or, si l'on peut
répliquer à cette position que même si le discours apologétique fabrique un adversaire, il crée par là même une
catégorie qui a des conséquences pour l'orientation de ceux qui se sentent visés, elle invite quand même à une
prudence plus grande dans l'utilisation de la désignation d'un texte ou d'un auteur comme « libertin ». Malgré ces
problèmes, la dernière grande synthèse, celle d’Isabelle Moreau (« Guérir du sot ». Les stratégies d’écriture des
libertins à l’âge classique, Paris 2007) ambitionne à « redonner une cohérence et une consistance philosophique
aux stratégies d’écriture » déployées par ses auteurs (p. 19), soulignant justement que la polémique de Garasse
aurait eu cet effet (involontaire?) que « le référent désigné par le mot 'libertin' offre une certaine stabilité » (86).
De son côté, Jean-Charles Darmon, dans son livre Le songe libertin. Cyrano de Bergerac d'un monde à l'autre,
Paris 2005, parle plus prudemment de « faisceaux d'affinités diffuses ! qui permettraient de cerner le libertinage
(25).
4
Voir entre autres études les contributions au no. 2 de Libertinage et philosophie au XVIIe Siècle. La Mothe Le
Vayer et Naudé, Saint Étienne 1997 ou Sophie Gouverneur, Prudences et subversions libertines. La critique de
la raison d’État chez François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière, Paris 2005 ou
différents chapitres dans Isabelle Moreau,op. cit..
5
Cf. La Naissance de l’écrivain, Paris: Minuit 1980.
6
Dans Les Pouvoirs de la littérature, Paris 2000.
prudentielle ».7 Comme d’autres chercheurs, Cavaillé suppose dans la simulation qu’implique
cette « réservation prudentielle » la dissimulation des intentions critiques, mais aussi la
possibilité d’une dimension subversive des textes libertins. Ainsi, cette « dis/simulation »
reflète également la dialectique entre la soumission et la protection par les puissants. La
notion désigne ainsi une stratégie d’écriture qui constitue une attitude significative tant pour la
position culturelle des libertins, celle d'une limitation du savoir à un cercle étroit d'érudits et
des élites, que pour leur position sociale, soumise à des contraintes de servitude et de censure
qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas directement contourner.

Comment les deux ouvrages à présenter ici se situent-elles dans ce champ de recherches
rapidement évoqué ? Ioana Manea aborde directement le problème de la relation entre la
pensée philosophique et politique de La Mothe le Vayer et son emploi comme précepteur du
Dauphin et, pour un temps, de Louis XIV. Le titre de son livre interroge la thèse largement
discutée dans la recherche depuis Pintard d’une séparation plus ou moins radicale, voire d’une
contradiction entre ces champs d’activité de Le Vayer, entre sa pensée profonde et son activité
publique au service du pouvoir.8 Dans cette perspective, Manea discute la possibilité
d’attribuer une signification subversive implicite à ses textes et la contradiction de cette
pensée avec son emploi qui découlerait d’une telle analyse (11 sv.). Néanmoins, elle veut
mettre au moins en doute « the sharp division between what is being said in private and in
public » (12), et ceci en examinant les interrelations de la pensée philosophique et politique de
Le Vayer avec ses publications sur l’enseignement du Dauphin.

Manea se borne à une analyse textuelle et n’aborde qu’en passant les rares informations sur
les relations courtisanes du philosophe et les écrits qu’ il a publié dans les années 1630
probablement sur la commande de Richelieu, soutenant ou au moins accompagnant la
politique du Cardinal en matière de religion (surtout en ce qui concerne la guerre contre
l’Espagne catholique et les alliances avec des princes protestants). Ces écrits, René Pintard
par exemple les avait qualifiés de « nouvelle trahison de son idéal de philosophe ».9 Même si
l’on ne souscrit pas à ce jugement moralisant, il est certain que Le Vayer, au moins
temporairement, a dû rechercher la faveur des représentants du pouvoir et que cette position
n’est probablement pas sans importance pour son écriture. Ainsi, s’il n’existe aucun
témoignage contemporain là-dessus, il est à peu près certain par exemple qu’il n’aurait pas pu
entrer à l’Académie française sans l’accord de Richelieu. Si Manea concède en passant
qu’avec De l’Instruction de Monseigneur le Dauphin (ouvrage dédié à Richelieu) Le Vayer
propose certaines « ideas in time with those of the Cardinal » (des « choses qui doivent plaire
à Votre Éminence » dit-il dans sa dédicace - 187), elle n’aborde pas vraiment cette dimension
sociale et politique de la carrière de son protagoniste, ses tentatives de s’accommoder aux
puissants.

Afin d’analyser les relations entre la liberté philosophique que revendique Le Vayer et son
emploi comme précepteur, elle s’attache à reconstruire la dimension théorique de la pensée du
philosophe, les fondements de son scepticisme (15-61), pour en développer ensuite les
conséquences pour l’analyse sceptique de la théorie et la pratique de l’action politique que
développe Le Vayer (62-95). Cette analyse des fondements philosophiques lui sert de base
pour aborder la représentation des principes de l’action politique telles qu’elles paraissent

7
Dis/simulations. Jules César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato
Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris 2002, 372.
8
Jean/Pierre Cavaillé parle, à propos de la Politique du Prince, l’un des livres qui publie des éléments de son
enseignements d’un « reniement » de la « pyrrhonienne politique » de Le Vayer (372), et Sophie Gouverneur de
sa « schizophrénie » (11)
9
Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, 303.
dans les traités destinés à l’éducation princière, le savoir en matière de politique qu’il a
enseigné à ses élèves royaux (96-136). Si elle concède dès le début qu’il s’agit là de
« apparently contradictory types of texts », son projet vise à surmonter ou au moins à
relativiser cette contradiction par un « analysis of elements that are common to several texts »
(p. 14). Elle veut ainsi dégager finalement une cohérence au moins partielle entre la position
théorique et certains aspects des maximes politiques que Le Vayer propose à ses élèves (137-
185).

Dans la première partie de son livre, Ioana Manea expose les fondements de la position
sceptique de Le Vayer ainsi que ses sources surtout antiques dans le pyrrhonisme. Elle met en
évidence l’étendue et la la variété de sa curiosité (surtout à propos des livres de voyages, 23
ss.) comme son refus antidogmatique d’une recherche des causes (29-34) afin de souligner
son « flexible thought » qui recherche le jeu de différentes opinions au lieu d’une vérité
constante (ce qui rappelle la technique libertine répandue du « pour et contre »), et le
vraisemblable au lieu de vérités positivement établies (53 sv. et 57). Ces observations lui
permettent de souligner l’éclecticisme constitutif pour la démarche philosophique sceptique
de Le Vayer, une démarche qu’il symbolise lui-même dans l’image du miel qui « se fait du
suc recueilli de diverses fleurs [...] sans rien déterminer opiniâtrement comme certain » (cit.
60). Selon Manea, c’est de cet éclecticisme que s’ensuivrait un relativisme anti-dogmatique
fondamental pour la position philosophique de Le Vayer.

Cet exposé succinct des fondements théoriques de la démarche de Le Vayer lui permet
d’aborder la conception de la théorie et de la pratique politiques qui s’y réfèrent. S’inspirant
surtout du Dialogue traitant de la politique sceptiquement, elle met en évidence la dimension
critique de cette conception. Elle souligne le scepticisme de Le Vayer envers toute tentative
de concevoir une théorie cohérente de la politique qui, selon le philosophe suivrait « des
conseils plus aisés à respecter qu’à pénétrer » (cit. 65) et qui serait ainsi « deprived of
influence on practice » (74). Ainsi, Manea voit un « break between political theory and
political practice » (75), Le Vayer s’opposant à son avis surtout à la conception (et la
légitimation) du coup d’État par Naudé parce que la transgression de principes morales ne
permettrait pas de prévoir ses résultats (74). Mais, si selon Le Vayer, dans une réflexion
typique pour son scepticisme, il n’y aurait pas une « raison d’Etat si certaine qui n’ait sa
contre-raison » (cit. 80), il n’est pas si loin de Naudé que Manea le suppose. Celui-ci conçoit
le coup d’État comme une action inexplicable, se comprenant et se justifiant seulement par ses
résultats.10 Et par ailleurs si, comme Manea le souligne, le scepticisme de Le Vayer
l’amènerait à nier une science de la politique et, comme dans le Dialogue..., de « mettre à la
balance sceptique les plus importants articles de cette science du gouvernement » (cit. 89), il
n’hésite pourtant pas à approuver et à louer la politique du gouvernement et surtout le roi (cf.
93 sv.).

On pourrait considérer cette ambivalence comme une conséquence du scepticisme qui ne


permet pas à Le Vayer d’adopter une position décidée à cause de la pluralité des options
possibles, mais qui l’amène à approuver le pouvoir en plce. Il y aurait ainsi une certaine
cohérence entre sa position philosophique et son enseignement au service de la monarchie.
Manea souligne surtout l’impossibilité, pour Le Vayer, de concevoir une théorie de l’action
politique applicable à son enseignement. Le décalage entre position théorique et pratique de
l’enseignement l’amènerait, dans la formation du prince, à leur enseigner surtout « how to
govern himself » et « the acquisition of virtue » (99), d’insister ainsi surtout sur la formation

10
Cf. ses Considérations politiques sur les Coups d'Etat, éd. par L. Marin e. a., Les éditions de Paris 1988, 101
ainsi que 121 sv. les fameuses remarques sur la nuit de la Saint-Barthelémy, coup d’État manqué parce qu’il n’a
pas pu exterminer tous les protestants.
personnelle de ses pupilles. Pourtant, en ce qui concerne la sécularisation de l’action politique
initié par Richelieu comme en ce qui concerne l’importance de la raison d’État, surtout le
traité De l’instruction de Monseigneur le Dauphin contient des enseignements univoques sans
aucune hésitation sceptique (109 ss. et 121 ss.). La position de Le Vayer apparaît alors très
proche de celle de Naudé en ce qui concerne la séparation fondamentale entre politique,
morale et religion qu’il enseigne (cf. 114). En cohérence avec sa position théorique, il conçoit
la raison d’État comme une politique du moindre mal (121) et, comme le concède Manea,
comme « a superior principle » et « the minimisation of the individual good in favor of the
general good » (123 et 125).11 Surtout, elle ne prend pas en considération que la relativisation
sceptique du dogme religieux (cf. surtout 35 sv. et aussi 111 sv.) et donc la réflexion
philosophique que développe Le Vayer est le préalable nécessaire d’un tel enseignement
qu’on pourrait qualifier d’indifférent en matière de religion.

La question que Manea pose afin de saisir la relation entre la pensée philosophique et le
service royal de Le Vayer (« At the service of power or at distance from it ? » 151) avance
ainsi une alternative qui empêche une compréhension nuancée de son rôle comme de celle du
libertinage ‘érudit’. Si ce courant de pensée contient une dimension subversive, comme le
souligne Manea dans une tradition bien établie de la recherche 12, c’est précisément cette
dimension subversive qui offre aussi une certaine attraction pour les représentants du pouvoir
parce qu’elle permet de dépasser dogmes et traditions religieux qui empêchent une
modernisation de la politique royale. Les faveurs de Richelieu pour Le Vayer en témoignent,
même si l’on ne sait rien de concret sur leurs relations.13 Dans le cas de la séparation entre
politique et religion comme dans celui de la raison d’État, le pouvoir a précisément besoin
d’une pensée transgressive afin d’expliquer et de légitimer son action.

Citant une réflexion qui pourrait être comprise comme une auto-description et dans laquelle
Le Vayer compare les penseurs à des Colomb (qui « suivent des routes toutes nouvelles et
font descente en des pays inconnus », cit. 181), Manea voit bien l’importance de la capacité
qu’a le philosophe « to attain thoughts that are out of the beaten tracks » (181). Mais elle situe
cette capacité, suivant les fameuses, mais aussi quelque peu trompeuses déclarations de Le
Vayer14, à distance de la politique (cf. 140 ss.), celui-ci aspirant seulement « to share the
results of his leisure with the rest of the world » (191, cf. aussi 178 ss.). Si elle montre que Le

11
Cf. la définition que donne Naudé des coups d’État: « [...] qui peuvent marcher sous la même définition que
nous avons déjà donnée aux maximes et à la raison d’État, qu’elles sont un excès du droit commun, à cause du
bien public » (op. cit, 101). Comparant les actions dictées par la raison d’État avec les médecins qui, « aux
maladies incurables » se servent « des poisons comme médicament » (cit. 127), Le Vayer semble prôner cette
meme « politique chirurgicale » qu’Ana Lisa Schino attribue aux Considérations de Naudé (261 sv.).
12
Cf. par exemple les analyses de Sophie Gouverneur, qui voit dans la pensée libertine une « subversion
théorique et pratique des fondements de l’absolutisme » (op. cit. 460).
13
Cf, la réflexion significative de Richelieu « Les états n’ont pas de subsistance après ce monde, leur salut est
présent ou nul » (cité d’après l’article fondamental de Marcel Gauchet, « L'Etat au miroir de la raison d'Etat »,
dans Yves Charles Zarka, éd., Raison et déraison d'Etat, Paris 1994, 193-244, ici 220). - Gui Patin, ami intime
de Le Vayer comme de Naudé, témoigne de l’intérêt qu’avait le cardinal pour la modernisation de la pensée
politique : « Le Cardinal de Richelieu lisoit et pratiquoit fort Tacite: aussi étoit-il un terrible homme. Machiavel
est un autre pédagogue de tels ministres d'Etat, mais il n'est qu'un diminutif de Tacite » (Lettres de Gui Patin,
nouvelle édition etc. par J.-H. Reveillé-Parise, Bd. 3, Paris 1846, S. 255). Voir là-dessus aussi l’analyse
d’Étienne Thuau, Raison d'Etat et pensée politique à l'époque de Richelieu, Athen-Paris 1966, surtout 318 ss.
14
« Vous ne me reprocheriez pas tant ce que vous m’avez ouï dire assez souvent en faveur de la vie
contemplative, si vous saviez de quelle façon, lorsque j’y pensais le moins, je me suis vu comme transporté dans
celle qui lui est opposée. […] Je ne perds pas l’espérance de regagner un jour le port et d’aller retrouver, comme
Platon, l’agréable loisir de l’Académie, après avoir passé quelque temps dans une cour qui laisse beaucoup plus
d’honnête liberté que celle qu’il quitta. » (« De la Méditation », Lettre LXII, Oeuvres Bd. 11, Paris 1669, 668).
Du moins l’opposition entre « la vie contemplative » et celle à la cour (« qui laisse beaucoup plus d’honnête
liberté que celle qu’il quitta. ») n’est point absolue.
Vayer enseigne une utilisation prudente du pouvoir, une « rejection of the boundless
omnipotence » (166) ou une politique menant à la liberté et à la tranquillité des sujets (187
sv.), ce ne sont là que des thèmes traditionnels dans la théorie du gouvernement comme dans
son enseignement. Si elle attribue en conclusion à Le Vayer la volonté de devenir « a
philosophical adviser » du pouvoir royal, de développer « meditations that allow him to get
involved in political action » (194), ces perspectives restent trop vagues pour saisir la
dialectique spécifique qui fait du libertin à la fois un esprit critique (‘subversif’, si l’on veut)
et un penseur transgressif qui postule et accompagne la modernisation de l’action politique.

Cette dialectique permet de regrouper les deux penseurs analysés dans les ouvrages présentés
ici, car elle est aussi au centre de la pensée et des activités de Naudé. Contrairement à Le
Vayer, qui disposait, avec la charge héritée de son père, d’une certaine distance aux
représentants de l’absolutisme, Naudé a passé toute sa vie dans le service de différents
personnages puissants auxquels ses publications les plus importantes sont dédiés à tour de
rôle. Il a commencé cette carrière en 1622 comme bibliothécaire du président Henri de
Mesmes et l’a finie dans la même fonction chez Mazarin et, après l’exil du cardinal, chez la
reine Christine de Suède (voir chez Anna Lisa Schino, le long chapitre I, « Un libertin
italianisant », 15-88, consacré à une esquisse biographique). Entre-temps, après des études en
Italie et à la faculté de médecine de Paris, il est entré, toujours en principe chargé de la
bibliothèque, dans le service du cardinal Bagni (1631). Mais pour celui-ci comme plus tard
pour Mazarin, il avait en même temps la fonction d’un conseiller politique.

Ainsi écrivit-il vers 1632, sur la demande de Bagni, un temps aspirant à la papauté, son
ouvrage le plus connu, les Considérations politiques sur les Coups d'Etat. Ce traité développe
et intensifie surtout la pensée de Machiavelli et des théoriciens de la raison d’État avec
l’intention de surpasser d’éminents auteurs contemporains.15 Son importance comme penseur
transgressif dans le service de Bagni, Naudé l’a expliquée à Mazarin au moment ou il entra
dans son service :
« [...] lors que pour son divertissement il [sc:. Bagni] estoit à Castel Gandolfo, il eut bien la patience de
s'en faire lire les principaux chapitres, qui ne luy despleurent pas. Mais d'aultant qu'il s'estonna de la
hardiesse, quoy que règlée & fortement appuiée de la raison, avec laquelle je les avois traictez, je n'ay
point voulu depuis ce temps là communiquer ceste pièce [...]."16
Ce passage situe la fonction de conseiller que revendique Naudé - et que, en la décrivant, il
offre aussi à Mazarin17 - dans la dialectique d’une révélation de la pensée hardie et de son
secret. Il étale sa capacité de développer une pensée à la fois convaincante et transgressive
(« hardiesse, quoy que règlée & fortement appuiée de la raison »), agréable pour son maître
(« pour son divertissement »), restant en principe dans son espace privé (« je n'ay point voulu
depuis ce temps là communiquer ceste pièce ») - et pourtant destinée à la publication (cf.
Schino, 33 et note 47).18 Cette dialectique ambiguë dans laquelle Naudé situe ici sa liberté de
penser au service d’un représentant du pouvoir est sensiblement la même que celle qui
pourrait caractériser Le Vayer au service de Richelieu ou à l’enseignement de ses élèves
princiers (publié lui aussi).

15
Naudé nomme Balzac et Silhon, des auteurs au service de Richelieu et indique son intention de vouloir „faire
quelque chose d’avantage qu’eux“ (Mémoire confidentiel adressé à Mazarin, éd. par A. Franklin, Paris 1870, 7).
16
Ibid., 10 f.
17
Le Mémoire confidentiel analyse la situation de Mazarin en France et le conseille sur son projet de revenir à
Rome afin de - lui aussi ! - briguer peut-être la papauté. Naudé mentionne les Considérations afin de montrer à
Mazarin « que je puis entreprendre ce discours sans crainte d’estre estimé téméraire » (ibid., 6).
18
Schino renvoie à une remarque dans la Bibliographia politica de Naudé (1633). Ici comme ailleurs (267 ss.)
elle ne mentionne pas l’analyse nuancée de Jean-Pierre Cavaillé (« Gabriel Naudé : destinations et usages du
texte politique », Cahiers du Centre de recherches historiques, 20/1998, 69-78) qui montre de façon
convaincante le jeu compliquée entre pensée transgressive, secret et publication qui se manifeste dans la préface
comme dans la destination des Considérations.
Ana Lisa Schino, qui cite ce passage dans son ouvrage en passant et sans l’analyser de près
(33),19 développe une perspective qui sépare la vie et les activités de Naudé de son oeuvre.
Elle attribue une importance primordiale aux séjours que Naudé a fait en Italie, d’abord à
l’université de Padoue, « moment crucial » de sa formation (19), ensuite à Rome dans
l’entourage de Bagni où il serait devenu « un médiateur entre les cultures italienne et
française » (35). En Italie il aurait acquis une orientation fondamentale qui s’oppose à toute
interprétation surnaturelle de la réalité et qui l’aurait amené « de recomposer le monde en
fonction de la seule rationalité de la recherche empirique » (96).20 Pour Schino, cette position
épistémologique, la critique résolue du magistère de l’Église, forme le centre du libertinage en
général comme de l’oeuvre de Naudé en particulier. Son but primordial, annoncé dès le début,
consiste en une analyse « des opérations intellectuelles pouvant être définies comme libertines
[...] visant à s’affranchir de la religion » (14). Les chapitres qui suivent l’esquisse
biographique du chapitre premier sont tous consacrés à des facettes diverses de cette
déconstruction de la domination intellectuelle de l’Église qui voudrait contribuer à une
« émancipation intellectuelle » (106). L’apport essentiel de son livre consiste en une
exploration des conséquences qu’on peut relier à cette position épistémologique fondamentale
dans l’oeuvre multiforme de Naudé, depuis ses traités médicaux jusqu’aux écrits politiques.

Ainsi, elle analyse les « batailles libertines » qu’annonce le titre de son livre surtout dans leur
dimension et leur contextes philosophique et idéologique. Elle situe par exemple l’intention
de Naudé dans une traité contre l’interprétation surnaturelle des éruptions du Vésuve dans la
« guerre que les esprits forts ont déclarée contre les superstitions » (55). Par ailleurs elle
caractérise son intention comme une « censure de toutes les opinions fausses et ridicules »
(92) ou comme une « bataille contre les magiciens, les devins et les charlatans » (286). De
telles formules reviennent plusieurs fois dans le courant de ses analyses et indiquent
l’évaluation globale de l’oeuvre de Naudé qu’elle propose. Les auteurs de référence sont
surtout les philosophes italiens comme Pomponazzi ou Cremonini et leur aristotélisme ouvert
qui permet d’ouvrir « la voie au non-conformisme en matière de foi » (231). Par contre, les
« adversaires à combattre » (125) sont des auteurs comme le Père Garasse ou Jean Bodin et
autres démonologues ou apologistes du surnaturel et de la magie (cf. 129, 133 etc.).

L’Apologie pour les grands hommes soupçonnez de magie (1625) est l’ouvrage qui revient le
plus souvent dans ces analyses (surtout dans les chapitres III et IV) et qui témoigne le plus
clairement de la position fondamentale de Naudé que Schino veut mettre en évidence. Cet
ouvrage volumineux, avec les Considérations le plus important de Naudé,21 passe en revue un
grand nombre de cas surtout de l’antiquité et du moyen age où des auteurs, des philosophes ou
des scientifiques ont été traités de magiciens ou de sorciers. Schino montre que, en
conséquence avec sa position, Naudé veut démontrer que tous ces prétendus aspects
surnaturels ne sont que « des phénomènes d’imagination et de fantaisie » (184). En analysant
des éléments de ces raisonnements, elle propose des interprétations tout à fait convaincantes.

Mais dans cette perspective, Schino prend rarement en considération les contextes dans
lesquels naissent et s’insèrent ces ouvrages. Déjà en ce qui concerne l’Apologie, elle aurait pu
19
De toute façon, les Considérations ne se laissent guère réduire à l’intention de « fournir des préceptes
efficaces » (268).
20
Cf. les fameuses remarques dans les Naudeana comme celle-ci : « [...] détrompez des erreurs vulgaires des
siècles [...], ces Messieurs-là qui sont gens raffinez, & dont le nombre est grand en Italie, sçavent bien discerner
dans les grands, le vrai d'avec le faux » (Naudeana et Patiniana ou Singularitez remarquables prises des
conversations de Mess. Naudé & Patin, F. et P. Delanine, 1701, pp. 115 sv.).
21
Cet ouvrage a été repris récemment dans le volume de la Bibliothèque de la Pléiade consacré aux Libertins du
XVIIe siècle.
insérer le projet de Naudé dans les conflits autour du libertinage des années 1620 avec comme
point culminant le procès et peu après la mort de Théophile de Viau (1626). L’ouvrage, dédié
au président de Mesmes, a donc dû bénéficier d’une protection de ce milieu d’une bourgeoisie
d’offices (de roture ou anoblie), Naudé entrant probablement vers 1627 dans le cercle des
frères Dupuy (cf. 27 sv. et34 sv.). S’il peut attaquer le père Garasse, champion de la
dénonciation de Théophile (dans la préface, un livre du jésuite est cité sans nom d’auteur
comme point de départ de ses critiques), sans être inquiété le moins du monde, il est probable
qu’il a exprimée des préoccupations au moins latentes dans ce milieu.22 La ‘bataille’
idéologique peut donc en même temps être considérée comme une ‘bataille’ politique dans
laquelle Naudé s’engage.

Une contextualisation serait aussi importante dans le cas des écrits politiques, notamment
dans celui du Mascurat, le livre le plus volumineux que Naudé ait écrit.23 Comme dans le cas
des Considérations, Schino insiste, comparant le Mascurat à l’Apologie, sur « l’effort de
rationalisation [...] appliqué cette fois au champ politique » (274). Ce texte, à première vue
une défense du cardinal contre les multiples attaques des mazarinades serait donc une
« apologie du pouvoir fort » (272), un texte qui voudrait « renforcer le pouvoir souverain en
informant le public » (277). Or, si cette évaluation se réfère aux passages apologétiques du
texte, Schino ne prend pas en considération la structure dialogique qui déconstruit cette
lecture. En effet, aucun des deux interlocuteurs, ni Mascurat, le défenseur de Mazarin, ni
Sainct Ange qui adhère aux critiques des mazarinades peuvent pleinement justifier leur point
de vue.24 Il faudrait situer la structure ambiguë du Mascurat dans les conflits de la Fronde, ou
Naudé se trouve dans une situation contradictoire. Domestique de Mazarin, il entreprend une
apologie de son maître, mais en même temps, il fait partie d’un milieu bourgeois ou se
trouvent beaucoup de ses amis qui sont partisans du Parlement comme son grand ami Guy
Patin, adversaire acharné du cardinal. Ainsi, il essaie de construire une structure textuelle qui
doit satisfaire les uns et les autres sans trop heurter des convictions opposées ou peut-être
même dans l’intention de les concilier.25

Si l’on peut souscrire au bilan de Schino d’après lequel « le thème de la religion reste ainsi le
plus pertinent pour tenter de définir les confins du libertinage érudit » (305), il faut tout de
même remarquer que cette mise en situation laisse de côté l’engrenage politique et social dans
lequel s’insère ce courant, et Naudé tout particulièrement à cause de sa situation dépendante.
Il n’est pas douteux qu’il a tenté de s’en affranchir, convaincu de l’originalité de sa pensée, 26
mais celle-ci comme ses oeuvres en portent quand même les traces. Comme le souligne
22
Sur l’érosion de la mentalité religieuse traditionnelle et le refus grandissant de l’accusation de sorcellerie dans
la première moitié du XVIIe siècle, notamment au parlement de Paris voir Robert Mandrou, Magistrats et
sorciers en France au XVIIe siècle, Paris 1980, notamment le ch. VI, qui analyse aussi le rôle du président de
Mesmes dans ce refus.
23
Le titre complet est Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le Cardinal Mazarin depuis le sixiesme
Ianvier, iusques à la Declaration du premier Avril 1649, o. O. [Paris?] 11649, 21651 dans une version élargie,
nommé couramment Mascurat à cause du nom de l’un des deux interlocuteurs qu’il met en scène.
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Pour une analyse de cette structure dialogique et des significations ambivalentes qu’elle produit, je renvoie à
mon article « Apories de l'humanisme et raison d'Etat dans le Mascurat de Gabriel Naudé », in: Cahiers du
Centre de recherches historiques, No. 20, 1998, 79-96.
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Cf. là-dessus l'appréciation du Mascurat par Guy Patin, Lettres du temps de la Fronde, éd. André Thérive,
Paris 1921, 143: « Combien que le sujet me déplaise, la lecture du livre ne laisse pas de m'être fort agréable, 'tum
ratione auctoris amici suavissimi, tum ratione variae doctrinae, et multiplicis eruditionis quae undequaque
praelucet', avec grande quantité de belles et rares curiosités que vous aimez bien. »
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Cf. par exemple le passage suivant: « Le nombre des esprits qui travaillent tous les jours à imiter les autres est
assez grand, sans que je captive encore le mien sous cet esclavage: et puisque tous les auteurs qui traitent de la
politique, ne mettent point de fin à leurs discours ordinaires de la religion, justice, clémence, libéralité, et autres
semblables vertus du prince, ou du ministre, il vaut mieux que je m'en écarte un peu » (Considérations, éd. cit.,
83).
Schino, il devient en partie un partisan du pouvoir (cf. surtout 308), tout comme son ami Le
Vayer, et ceci surtout parce que c’est sous cette protection qu’il peut élaborer sa pensée. Une
analyse de ces contradictions, de la relation ambiguë entre pensée libertine et pouvoir
permettrait d’approfondir encore l’exploration des contradictions du libertinage.

Hartmut Stenzel (JLU Gießen)

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