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Depuis les origines des métiers de l’action sociale, le sujet de la vocation revient sans cesse
dans les discours des professionnels et des bénévoles, comme dans d’autres professions où la
relation humaine est au cœur du travail (médecins, infirmières, clergé…). En 1970, dans sa
thèse de 3ème cycle Claude Dubar consacrait un long passage sur l’idéologie de la vocation chez
les éducateurs spécialisés pour déconstruire la justification du choix professionnel formulé en
terme de vocation et analyser cette dernière par rapport au vécu de l’individu et à sa condition
professionnelle. Dans cet article, il ne s’agit pas de savoir s’il existe une « vocation » à
l’intervention sociale mais de comprendre les conditions sociales de construction et de la
mobilisation de ces discours symboliques dans les pratiques des travailleur-e-s du social ou de
l’aide à autrui, qu’ils soient bénévoles ou salariés1.
Dans les entretiens réalisés avec des professionnels du social (au sens large), les dispositions
(voire prédispositions) vocationnelles sont mises en valeur. Les propos récurrents font référence
à la « foi », la « fibre » du social ... Des discours tels que : « On m’a toujours dit que j’étais
faite pour ça », « aucun de mes amis n’était étonné par le fait que j’avais choisi cette
formation »…« je fais un métier par passion, pas par dépit... c'est une vocation... ! ». L’accent
est souvent mis sur une sorte de reconnaissance par l’entourage social de la voie choisie, d’un
processus presque inéluctable ou en tout cas présenté comme « logique », « cohérent », sur
l’engagement dans une activité « non ordinaire » et fortement symbolique. Nous souhaitons
comprendre comment se tisse cette « cohérence » ou cette construction vécue comme
cohérente.
Par ailleurs, les discours sur la vocation dans les métiers du social chez les jeunes générations
est à contextualiser à l’aune des changements qui ont affecté ce secteur : la démocratisation et
la massification des études en intervention sociale ont modifié la composition sociale, la
salarisation et la professionnalisation progressive de ces métiers et ont contribué à en changer
l’attractivité. Malgré les différences et inégalités dans la scolarité ou dans les trajectoires
sociales (âge, capitaux culturels, scolaires et économiques divers) qui opèrent entre – et au sein
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Claude Dubar (1991) et (2000) où l’auteur définit la notion d’identité symbolique : « Les diverses formes
identitaires dans le champ des croyances politico-religieuses, les types de référence à un Nous et à un Autre,
corrélatifs de diverses définitions du collectif. » p 153.
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même de– ces différents groupes (assistantes sociales, éducateurs, animateurs, salariés de
coopération internationale ou nationale, salariés et bénévoles associatifs divers…), on retrouve
des fortes similarités dans la construction et la mobilisation de ce discours vocationnel. Nos
données sont issues à la fois de travaux socio-biographiques sur des bénévoles et étudiants-
salariés du « social » et également d’entretiens sur les trajectoires et les pratiques de travail sous
l’angle des dynamiques professionnelles et des cadres organisationnels.
Nous faisons l’hypothèse que ce registre vocationnel peut constituer une sorte de support, de
protection face aux situations difficiles auxquelles les professionnels sont confrontés. Ils se
retrouvent en effet exposés à des cas complexes sur le terrain, devant un public de plus en plus
nombreux, à une faible reconnaissance au sein de leur travail, tant au sein de l’équipe de travail
ou de leurs collègues (bénévoles ou salariés qu’ils soient) que de la société (pouvoirs publics et
organisation du travail ou encore discours médiatiques). Si toutes ces difficultés sont bien
présentes lorsqu’on parle d’un bénévole, d’un travailleur social ou d’un professionnel d’ONG,
nous expliciterons comment ces facteurs contribuent à se justifier, à se protéger et finalement à
éviter de poser la question du sens de son action, voire même à rendre invisibles les référentiels
politiques et religieux de leurs actions. Pourquoi ce registre vocationnel est encore mobilisé par
les professionnels et bénévoles ? Quelle place trouve-t-il dans la rhétorique professionnelle ?
Nous présenterons comment la construction des discours vocationnels, mettant en jeu des
croyances, opère principalement par trois registres de socialisation (la trajectoire biographique,
la formation et les organisations du travail) et comment ces trois registres s’entrecroisent et
donnent source à différentes formes de justifications et d’ancrages à ces discours.
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Le récent numéro de la revue « Société Contemporaines » coordonné par Julie Pagis et Catherine Leclerc (2011)
montre les différentes facettes des « incidences biographiques des engagements » et des transmissions des
dispositions au militantisme. A ce propos aussi Bargel (2009) et Gaspar (2012).
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Les conditions de socialisations initiales forgent des dispositions qui restent souvent
déterminantes des engagements à l’âge adulte. La biographie permet de justifier et formaliser
l’engagement sur le registre vocationnel.
Les trois ans de formation permettent aux élèves travailleurs sociaux d’intégrer une série de
dispositions et de « contradictions qu’il s’agira d’intérioriser sous la forme d’une certaine
culture professionnelle inséparable d’un certain style de vie » (Bodin 2008, p. 200). Dans les
entretiens, les cours théoriques sont souvent perçus comme moins importants que les stages.
Il faut sans doute préciser que les instituts de formation en travail social se situent à la frontière
entre science psychologique et « humeur anti-institutionnel » (Bodin 2008) et anti-universitaire,
où se fondent l’expérience d’un entre soi convivial et celle d’un lieu de vie d’exception. Les
maquettes de formation, les témoignages d’anciens élèves, les discours des formateurs (Jovelin
1999) contribuent également à reproduire une forte rhétorique professionnelle et une vocation
nécessaire « au social ». Après l’admission par dossier et l’épreuve écrite, le processus de
sélection dans l’école s’organise autour d’un oral qui encourage à l’explicitation d’une certaine
« foi » dans le travail social. Différemment des DUT où ce sont souvent les connaissances
théoriques ou le comportement qui constituent le préalable à l’admission, dans les instituts
spécialisés les formateurs ou des psychologues testent les futurs étudiants dans un entretien sur
leurs capacités symboliques. L’accent est mis sur leurs prédispositions socialement acquises,
sur les « signes de l’élection » (Bodin, 2009), sur des « preuves de vocation », qui doivent être
mobilisés par l’individu plutôt que sur les connaissances théoriques apprises lors de l’école. Les
étudiants, à la suite des conseils sur les forums ou les manuels spécialisés, préparent la
présentation de leur biographie, de leurs motivations, en soulignant les liens avec le social
(bénévolat, expériences en famille, stages, contacts, attitudes particulières…), d’être « faits
pour » tel secteur ou tel public. Cela se manifeste par la proximité à l’égard d’un certain type
de public ou à une cause particulière, ainsi qu’une expérience de jeunesse dans l’associatif ou
dans l’aide à autrui, qui permettent d’obtenir le concours et ainsi intégrer une promotion en
institut social. Cet aspect vocationnel est souligné dans plusieurs travaux, notamment chez F.
Dubet, qui parle de « forme profane de vocation » assurée par les écoles, (Dubet 2002), bien
que cet auteur ne produit pas une véritable déconstruction de formes de production de cette dite
vocation.
Prendre le cas des instituts de formation en travail social nous amène à expliciter comment le
passage par divers moments, notamment le stage, contribue à la formation d’un engagement
formulé par l’image d’un « déclic ». Le passage par la théorie étant souvent rapide, ce
« déclenchement », souvent vécu comme un « appel », permet de confirmer son choix
professionnel et personnel (choisir un public ou en rejeter un autre), renforce les convictions
qui contribuent à justifier son rôle, ainsi qu’il permet le maintien de l’engagement dans des
situations limites. Le choix, de la part des formateurs ou des tuteurs, lors des stages de laisser
les étudiants plus ou moins autonomes contribue à la construction du vécu du social : le fait de
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se retrouver « en poste » ou « laissés à soi-même », face à face avec l’usager, peut souvent
produire et faire vivre un choc émotionnel lors de la découverte du terrain. Cette première
expérience « du social » permet de s’habituer au contexte de travail qui marquera la suite de la
carrière professionnelle. Le premier stage est censé avoir comme objectif l’observation et le
premier contact avec "le social". Se confronter à l’impuissance devant l’usager, devoir régler
des situations sans moyens (théorique ou pratiques), comprendre sa marginalité (Dubar 1970),
sont autant de facteurs qui contribuent à construire le rôle du travailleur social. Le stage aide à
se faire une vrai première image du travail, à « voir l’usager avec les yeux du travailleur social »
pour réadapter une formule d’E. Hughes. Devant le choc, les élèves mettent notamment en
valeur certaines dispositions biographiques qu’ils ne pensaient pas avoir : la capacité de gestion
d’un moment de crise, la mise en place d’un réel esprit de groupe par exemple. Ils réutilisent
des ressources qu’ils n’ont pas apprises lors de la formation mais qui renvoient à des
apprentissages personnels, aux dispositions acquises et incorporés par le passage par divers
moments de socialisation.
Dans ce premier contact professionnel avec le public, l’individu n’est cependant pas laissé seul.
Les moments de réflexivité sur la pratique proposés par les instituts de formation dans un aller-
retour entre l’école et le terrain contribuent à interroger et à réinterroger les moments difficiles
vécus lors d’un stage et à les mettre en relation avec le parcours biographique propre à l’élève.
Lors de ces séminaires, les formateurs ou les psychologues recherchent l’ouverture de ces
professionnels à leurs collègues, la mise en commun des expériences de stage, l’explicitation
des chocs et des émotions vécues. Cette forme d’auto-analyse comme outil d’introspection sur
soi-même, permet un retour sur soi, sur ses expériences et ses vécus ainsi qu’une
individualisation du parcours. La « prise de recul » sur son engagement personnel, sur ses
convictions, ses valeurs s’apprend en formation. La prise de distance et la remise en cause de
la pratique impliquent de se détacher de certains valeurs acquises au cours de socialisations
antérieures. La réflexion est centrée sur la pratique, sur son comportement professionnel et sur
les « outils » appliqués, la réaction des collègues sollicitée sur tel aspect concret ou telle manière
d’agir. L’accent est mis davantage sur le parcours personnel, individuel et singulier de l’élève.
Au total, le social est individualisé, les problèmes et les difficultés de chacun ramenés à chaque
trajectoire singulière.
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Sur le rôle de ces professionnels avec l’écrit ou avec les connaissances théoriques voir DelphineSerre 2009.
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En situation de travail, on constate tout d'abord dans certaines organisations, le maintien d’une
autorité charismatique, présente souvent dans des associations militantes. S'en remettre à un
leader devient alors un ressort important de l'engagement. La vocation sera alors être «médiée
» par un "autrui significatif" (Mead 1934) qui confirme, par sa reconnaissance, la ou le salarié-
e dans son engagement. Ce registre se retrouve plus souvent dans des organisations de petites
tailles ou avec des fondateurs encore présents. Finalement, la vocation est mobilisée dès lors
que la croyance peut être incarnée dans un individu ou un projet singulier. A l'heure où de
nombreuses contraintes gestionnaires s'appliquent sur les associations de travail social, il est
important de considérer également la permanence de ces ressorts dans la mobilisation des
salariés et des bénévoles. La rationalisation laisse encore des espaces de croyances.
Ainsi, le secteur public ainsi que le secteur associatif ont, depuis les années 1990, suivi les
évolutions des entreprises privées en se dotant d’outils de communication – voire de marketing
– particuliers. L’altruisme, la solidarité, la justice sociale ou encore l’écologie sont des registres
symboliques, des valeurs utilisés pour favoriser l’enrôlement. Si certains discours ne restent
que superficiels, d'autres peuvent faire écho aux socialisations initiales. Il y a donc des
"emprunts croisés"4 entre différents mondes sociaux qui sollicitent des répertoires symboliques.
Ce "nouvel esprit de l’associationnisme » (Simonet, 2010) parie sur cette rétribution subjective
fondée sur des valeurs. Toutefois, dans certains cas, quand des salarié-e-s ou des bénévoles
découvrent des décalages entre ces valeurs affichées et la réalité, un processus de
désengagement peut s'amorcer et aboutir à des reconversions professionnelles.
Pour comprendre comment s’organisent ces collectifs d’engagement, nous pouvons faire un
détour par les travaux de Max Weber (trad. 1996) qui s’est attaché à montrer les structures
sociales qui accompagnent différentes formes de domination. Spécialiste des religions, il a
proposé la célèbre distinction idéaltypique entre deux concepts : « l’Eglise » et la « secte ». Ces
deux catégories religieuses permettent de construire des catégories sociologiques dont la
capacité heuristique est intéressante pour comprendre les collectifs d’engagement. Le type «
Eglise » en tant qu’institution de Salut vise à régler la conduite de la société globale et s’oppose
à la « secte » comme association de volontaires. A ces deux finalités correspondent deux formes
d’organisation fortement contrastées, deux modes idéaux typiques de mobilisation des
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Dans leur travail sur les reconversions militantes à la solidarité internationale Marie-Hélène Lechien et Sabine
Rozier précisent qu’il faut moins s’en remettre aux discours des « engagés » sans s’intéresser aux conditions de
production des engagements (2006).
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Johanna Siméant (2001) et Didier Demazière (2009) développent respectivement une analyse sur les usages du
terme « professionnalisation » en le distinguant des rhétoriques souvent mobilisées par les acteurs..
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Olivier Fillieule (2001) reprend la définition d’E. Hughes en mettant l’accent sur la dialectique permanente entre
histoires individuelles, institutions et plus généralement contextes.
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S’intéresser aux organisations signifie finalement regarder les situations, les pratiques qui
traduisent le travail de l’engagement vocationnel comme une mise en acte d’une socialisation
secondaire, apprendre les répertoires d’action légitime et les « bonnes formes » de
l’engagement ; celles notamment qui permettent une reconnaissance. Au total, les
caractéristiques favorables aux engagements issues des socialisations initiales ne constitueront
des dispositions pertinentes que si elles peuvent s’emboiter dans des formes organisationnelles
en correspondance.
On retrouve la variété des formes d’organisation des collectifs d’engagement dans les
différentes matrices socioculturelles (Havard Duclos & Nicourd, 2005) qui ont irrigué les
actions associatives et militantes depuis la fin du 19ème siècle en France. Le mouvement
ouvrier, l’éducation populaire et la philanthropie constituent en effet des ensembles historiques
qui ont apporté certaines réponses plus ou moins collectives et individuelles à la question
sociale qui se formule à la naissance du 20ème siècle. A ce titre, on remarque dans le travail
social, en lien avec des demandes urgentes d'usagers, la récurrence des référentiels implicites
néo-philanthropiques (Castel, 1995) ou encore de nouveaux esprits de rationalisation au point
parfois d'évoquer la résurgence de rapports sociaux fortement asymétriques, voire renforçant
les formes de domination sociale.
Conclusion
On constate empiriquement que lorsqu’il y a convergence dans les relais biographique,
professionnel et organisationnel, l’engagement dans le métier, dans le travail est fort.
Aujourd’hui, les relais organisationnels peuvent apparaitre plus flottants et notamment souvent
divergents avec les relais biographiques. Peut-on identifier ici un signe de reconfiguration des
ressorts des modes d’implication ? Ces différents discours vocationnels, même s'ils sont
socialement construits, ont pour point commun d’individualiser les raisons des engagements.
Même quand ils sont construits par une dynamique professionnelle ou par un cadre
organisationnel, ils apparaissent et sont présentés comme un élan, soit liés à des raisons
biographiques soit liés à des personnalités marquantes. Il est frappant de constater que les
référentiels politiques ou sociaux apparaissent peu explicitement pour justifier l’action. Un peu
comme si cette individualisation socialement construite pouvait contribuer à rendre invisible
ces référentiels et également à gommer les débats et /ou controverses professionnelles.
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