Vous êtes sur la page 1sur 14

LANGUES ET CULTURES COMME OBJETS ET COMME AVENTURES

Particulariser, généraliser, singulariser


Jacques Demorgon

Klincksieck | « Ela. Études de linguistique appliquée »

2005/4 no 140 | pages 395 à 407


ISSN 0071-190X
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-ela-2005-4-page-395.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Jacques Demorgon, « Langues et cultures comme objets et comme aventures.
Particulariser, généraliser, singulariser », Ela. Études de linguistique appliquée
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

2005/4 (no 140), p. 395-407.


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Klincksieck.


© Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


395

LANGUES ET CULTURES
COMME OBJETS ET COMME AVENTURES

PARTICULARISER, GÉNÉRALISER, SINGULARISER

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


Résumé : le traitement conjoint des langues et des cultures représente
un progrès de première importance qui doit se confirmer et sʼamplifier.
Cela suppose quʼil ne sʼagisse pas dʼune simple juxtaposition mais dʼune
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

véritable intérité entre elles. Or déjà le concept manque, occulté par celui
dʼidentité qui sépare et stabilise. Donc, peu de place pour lʼengendrement
réel des langues et cultures, véritable aventure plurielle mais comparable.
Toutefois, elle ne peut pas lʼêtre tant que cultures et langues ne sont pas
traitées en distinguant et en conjuguant ce qui leur est particulier, général
et singulier.
Pour y parvenir, on est contraint de recourir à lʼhistoire comme genèse
des langues et des cultures. Sans ce recours, on ne peut découvrir comment,
nées des circonstances, cultures et langues se structurent, se composent, font
système. La prise de conscience de ce passage de lʼhistorique au systémi-
que ne se fait pas facilement. Elle sʼest cependant accélérée, délivrant des
perspectives précieuses, dont les trois principales, selon J. Demorgon, sont
les suivantes : 1) dʼabord, les antagonismes construisent les oscillations de
lʼadaptation humaine émergente à travers langues et cultures ; 2) ensuite
les secteurs dʼactivités, religieux, politique, économique, informationnel,
sʼassocient diversement, à travers leurs rivalités, construisant… 3) de gran-
des formes de société : communautaire-tribale, royale-impériale, nationale-
marchande, informationnelle-mondiale. Langues et cultures participent à
ces inventions qui retentissent profondément en elles.
Seul ce contexte dʼensemble permettra dʼengager lʼenseignement-
apprentissage des langues et cultures « au cœur de lʼétrange aventure
humaine ».

Introduction
La relation entre langue(s) et culture(s) est liée aux acteurs humains de
chacune des sociétés singulières, mais celles-ci sont de moins en moins

140 4-05.indb 395 9/01/06 18:01:13


396
séparables du nouveau contexte informationnel-mondial, et les questions en
sont modifiées. Ainsi, les « chasses gardées » et les oppositions idéologi-
ques entre disciplines telles que lʼhistoire, la sociologie, la psychologie, la
communication interculturelle sont dépassées. Les polémiques nʼont pas été
inutiles, cependant, parce quʼelles ont conduit à constituer une pensée − dont
nous reparlerons plus avant − désormais davantage référée au réel.
Cette nouvelle interdisciplinarité concerne aussi forcément les problé-
matiques développées par la didactique des langues-cultures. La classique
approche « comparative descriptive » reste indispensable, mais elle doit
se prolonger en approche « compréhensive-explicative ». Lʼune part des
constats différentiels « bruts » ; lʼautre les comprend à partir de leur genèse
interactive passée, éclairant par-là même les inter-perceptions et les coopé-
rations présentes avec leurs difficultés. Cette réalité, interactive et inter-per-
ceptive, passée et présente, sʼexprime à travers le recours aux trois notions
guides que sont lʼaction, lʼintérité et lʼaventure.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


Lʼaction, lʼintérité, lʼaventure
Lʼaction reprise, éprouvée, réfléchie, engendre la sélection que constitue
la culture. À son tour, cette culture intervient dans lʼaction. Dans la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

didactique des langues-cultures, les références à lʼaction et à lʼintérité sont


indispensables. Elles concernent aussi bien, côté objet, lʼintérité des langues-
cultures que côté sujet, lʼintérité des acteurs en situation dʼenseignement
apprentissage sous diverses formes.
Nous utilisons constamment les notions dʼidentité et dʼaltérité. On devrait
sʼétonner de lʼabsence de la notion dʼintérité 1. Bien quʼinemployée, elle
remonte cependant aux travaux du linguiste et logicien Couturat 2. Pour quʼil
y ait interculturation entre acteurs, il faut quʼil y ait entre eux des stratégies
dʼinteraction : pour échanger, se connaître ou sʼentre-tuer. Lʼintérité énonce
cette base du processus : dʼabord, il y a « de lʼinter ». Lʼintérité est présente
dans les stratégies dʼaffrontement ou dʼarrangement quʼelle accueille,
maintient ou transforme. Elle permet de mieux comprendre que lʼhistoire est
créatrice même quand elle est violente.
Aux deux notions précédentes, il est impératif dʼajouter la notion dʼaven-
ture. Ce serait une grave erreur de la sous-estimer. Lʼenseignement appren-
tissage des langues-cultures fait profondément partie de cette aventure. Elle
nʼest jamais seulement individuelle, mais toujours en même temps collec-
tive. Elle nʼest jamais seulement pédagogique, mais toujours en même temps
géopolitique.

1. J. Demorgon a publié en 2000 un ouvrage intitulé LʼInterculturation du monde (Paris, Éd.


Economica). (NDLR)
2. Le mathématicien, philosophe et linguiste Louis Couturat (1868-1914) fonde en 1900, avec
Léopold Leau, une « Délégation pour lʼadoption dʼune langue auxiliaire internationale ». Il
fut à ce titre lʼun des créateurs de lʼido (Idiom Neutral), développé à lʼépoque parallèlement
à lʼesperanto (lequel sʼen inspira ou lʼinspira, selon les diverses versions historiques
consultées...). (NDLR)

140 4-05.indb 396 9/01/06 18:01:13


Lʼantagonisme adaptatif
Lʼévocation de ces trois mises en perspective constitue notre discours
dʼorientation implicite. Nous avancerons dans son explicitation. Soulignons,
dès maintenant, que cette simple opposition « implicite-explicite » nous
réfère déjà à « lʼantagonisme adaptatif », première généralisation nécessaire
à lʼapproche compréhensive-explicative des cultures. De même que lʼoxy-
more caractérise la conjonction des contraires – en étant lui-même une telle
conjonction, une « intelligente sottise » –, de même lʼantagonisme adaptatif
conjoint les contraires : lʼopposition, ou « agonisme » (du grec agon : com-
bat), et la régulation antagoniste.
Distinguons lʼantagonisme « brut », qui peut conduire au conflit (en
allant de lʼopposition à la destruction), et lʼantagonisme « social » qui, sʼil
est symboliquement construit et culturellement acquis, donc pratiqué, nous
permet de remonter de lʼopposition à sa régulation. Montesquieu a décrit une

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


telle construction-articulation, symbolique et réelle, dans sa théorie dite de la
séparation des trois pouvoirs : législatif, exécutif, judiciaire.
Lʼantagonisme destructeur, qui sʼexprime politiquement à travers dicta-
tures et despotisme, est la référence la plus fréquente de lʼhistoire ordinaire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

(pleine de bruits et de fureur) ; celle aussi des sciences dites « humaines ».


Lʼantagonisme régulateur « réel » est la référence fondamentale des scien-
ces naturelles, et en particulier de la biologie. Lʼécologie en témoigne. Ou
encore lʼéquilibration antagoniste du système neurovégétatif avec sa régula-
tion sympathique (adrénergique) et parasympathique (cholinergique) et ses
deux dérégulations : sympathicotonie et vagotonie.
Cette situation antagoniste, ambiguë, se retrouve au cœur de la relation
dʼenseignement apprentissage des langues et cultures dans laquelle les ensei-
gnants, les apprenants-enseignés peuvent se sentir diversement attaqués et
obligés de se défendre, en eux-mêmes dans leur liberté et leur identité ou à
travers leurs supports identificatoires que sont langues et cultures. Ce qui fait
encore partie des « tabous ». Si elle accepte de lever ces tabous, la didactique
trouve, enfin, à son horizon, la question suivante : « Comment langues et cul-
tures participent-elles à une aventure humaine interactive, dans laquelle les
antagonismes destructeurs peuvent (ou non) se transformer en antagonismes
régulateurs ? » Certes, il demeure possible (cʼest même la règle) mais arbi-
traire, et humainement contre-productif, de séparer lʼaventure de la didacti-
que et lʼaventure humaine dʼensemble des langues-cultures.

Des « recherches actions » en situation européenne


Pour illustrer le fonctionnement de ce champ des oppositions et des
régulations, jʼévoquerai les recherches longitudinales et transversales que
jʼai conduites, de longues années durant, dans le cadre de lʼOffice franco-
allemand pour la Jeunesse.
Elles étaient animées par une équipe de six chercheurs de disciplines et de
nationalités différentes, avec un groupe noyau, plurinational, dʼune trentaine

140 4-05.indb 397 9/01/06 18:01:14


398
de personnes. Cet ensemble développait en commun un projet de recherche-
action thématique concernant sociétés, cultures et langages, dont il était
aussi lui-même la matière. Chaque recherche pouvait se développer sur plu-
sieurs rencontres, en résidentiel, avec une périodicité librement choisie. Les
conditions étaient réunies pour que les conflits puissent naître et ne soient
pas dissous par gentillesse ou par politesse, et pour quʼils puissent cependant
donner lieu à lʼessai de différents modes de résolution.
Il sʼagissait dʼagir ensemble sur nombre de situations nouvelles aux-
quelles les évolutions des sociétés confrontaient les institutions nationales,
les groupes et les personnes, à travers toutes leurs déterminations : socio-
économiques, idéologiques, dʼâges, de sexes, de professions 3.
La reprise en compte, aujourdʼhui mieux acceptée, de la notion provo-
catrice dʼantagonisme est liée au fait que, dans une large part de la culture
contemporaine occidentale, toutes les opinions individuelles sont admises et

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


que de nombreuses polémiques en résultent concernant la bonne compréhen-
sion des choses.
Prenons lʼexemple concret dʼune situation dʼopposition vécue dans nos
recherches-actions, à lʼépoque où le gouvernement français avait repris
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

les essais atomiques auxquels les Allemands étaient tout à fait opposés.
Certains Français critiquaient aussi cette reprise, mais ils nʼétaient pas
les plus nombreux. Par contre, les Allemands de la recherche étaient très
mobilisés et montraient du doigt la passivité de Français qui pourtant se
présentaient souvent eux-mêmes comme des modèles dʼopposition poli-
tique. À travers cette critique, les Allemands entendaient souligner à quel
point, eux, aujourdʼhui, adhéraient vraiment à une culture de la liberté et
sʼopposaient à lʼautorité.
Un tel exemple conduit à se poser des questions : « Que sont les cultures
et comment fonctionnent-elles ? Elles le font de façon antagoniste et cʼest
nous qui les simplifions de manière caricaturale. Cʼest ainsi que la culture
politique française nʼest pas simple culture dʼopposition à lʼÉtat. Le citoyen
français est aussi très content dʼavoir un État prestigieux qui le représente.
Les Français veulent à la fois bénéficier de lʼÉtat et pouvoir le critiquer.
Cʼest dʼailleurs lʼune des situations à partir desquelles nombre dʼétrangers
repèrent, là, ce qui leur apparaît comme une certaine « hypocrisie » dans la
conduite des Français.
La culture est ainsi un véritable complexe. Ceux qui en sont les « por-
teurs » ne la comprennent pas toujours mieux que les étrangers. Une compré-
hension supérieure ne peut être obtenue quʼà travers un long et régulier tra-
vail. Celui-ci doit être dʼordre communicatif mais aussi coopératif et même
compétitif, développant ainsi la possibilité de contestations mutuelles.

3. Textes de travail 12, 13, 16, 19 : français : http://www.ofaj.org, allemand : http://www.


dfjw.org

140 4-05.indb 398 9/01/06 18:01:14


399
Multiculturel, transculturel, interculturel
Dans les conflits à réguler, lʼantagonisme adaptatif nʼest pas nécessaire-
ment binaire comme il lʼétait dans les précédents exemples. Plusieurs anta-
gonismes ternaires sont indispensables à la régulation des problématiques de
la didactique des langues et cultures. Cʼest le cas pour lʼantagonisme fonda-
mental multiculturel, transculturel, interculturel.
Prenons le cas de lʼEurope, si discuté en ce moment. On y trouve
incontestablement des situations multiculturelles, non seulement entre les
nations européennes mais à lʼintérieur de nombre dʼentre elles. Parfois, elles
sʼaccompagnent même de conflits violents qui sʼéternisent comme ceux du
Pays Basque sinon dʼIrlande du Nord.
En même temps, beaucoup, en Europe, tentent de promouvoir une unité
transculturelle.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


Lʼinterculturel est écarté dans les deux perspectives, il est vrai, de façon
différente et même opposée. Par rapport aux stratégies dʼopposition multicul-
turelles, il fait figure dʼillusion idéaliste. Par rapport au transculturel, il passe
pour un agitateur des différences culturelles, alors quʼil faut, au contraire,
souligner les ressemblances.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

Ainsi, on comprend mieux lʼerreur de ceux qui misent sur lʼintercultu-


rel comme solution. Par contre, il est assurément un test du multiculturel et
un test du transculturel. Autrement dit, nous sommes bien dans une appro-
che explicative et compréhensive des cultures. Cette approche ne prétend
aucunement imposer des solutions. Elle dit simplement quʼon ne pourra pas
améliorer celles qui se sont imposées si lʼon ne sait pas faire jouer ensemble
les trois perspectives de lʼantagonisme ternaire, multiculturel, transculturel,
interculturel. Au cours de lʼhistoire, ces perspectives se sont fréquemment
séparées et même opposées. Mais cʼest, justement, lʼétude, étendue et appro-
fondie, de lʼhistoire des sociétés qui peut nous conduire à la possibilité dʼen-
trevoir et de construire le système antagoniste des régulations manquées.
Cʼest ainsi que sʼest construit lʼantagonisme ternaire « multiculturel,
transculturel, interculturel ». Dès lors, aujourdʼhui, il peut constituer la base
dʼune régulation qui nʼest jamais donnée dʼavance mais qui peut être produite
en fonction des situations concrètes et de leurs évolutions. Lʼantagonisme,
symboliquement régulateur, peut alors être culturellement réel, et adaptatif.
Ces conclusions rejoignent celles de Christian Puren, qui insiste en didac-
tique des langues-cultures sur les limites de lʼinterculturel dès lors quʼil est
considéré comme une solution fondamentale. Nous partageons son idée quʼil
ne saurait être question dʼéliminer lʼinterculturel, mais bien plutôt de lʼinté-
grer dans ce quʼil appelle la « perspective co-actionnelle co-culturelle 4.

4. J. Demorgon fait référence à lʼarticle de Ch. Puren, « Perspectives actionnelles et pers-


pectives culturelles en didactique des langues : vers une perspective co-actionnelle et co-
culturelle », Les Langues modernes n° 3/2002, juil.-août-sept. 2002, pp. 55-71. Paris : APVL.
(NDLR)

140 4-05.indb 399 9/01/06 18:01:15


400
Dans mon récent livre Critique de lʼinterculturel. Lʼhorizon de la socio-
logie 5, je critique lʼinterculturel en tant que pôle qui sʼérige comme totalité.
Or le multiculturel est irréductible parce quʼil concerne les cultures juxta-
posées, séparées, ségréguées, voire hostiles. Le transculturel est, lui aussi,
impossible à supprimer puisquʼil renvoie au dénominateur commun que,
dans les situations multiculturelles, les humains sont obligés dʼinventer sʼils
doivent, un minimum, communiquer et agir ensemble. Traditionnellement,
les grandes religions, les grandes idéologies, les héros fédérateurs, ont tenté
dʼintégrer ces trois dimensions.
Écartelé entre la réalité multiculturelle et le projet transculturel, lʼinter-
culturel apparaît comme rejeté des deux côtés. Il semble impuissant, inutile,
face à lʼocéan du multiculturel quʼil ne peut pas parcourir, et face aux tenta-
tives transculturelles qui voient plus en lui la division que lʼunion.
Mais en réalité, il est tout aussi impossible dʼ« en finir avec lʼintercul-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


turel », car cʼest précisément parce quʼil y a « intérité humaine » que les
problèmes se déploient et que les solutions se cherchent.
Certes, sous leurs diverses formes, le multiculturel, le transculturel et
lʼinterculturel ont pu être pris pour des solutions satisfaisantes, successive-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

ment selon les moments, et même simultanément dans des lieux différents.
Cependant, il y a eu problème, et lʼon sʼen aperçoit chaque fois que lʼune des
trois perspectives prétend ignorer ou combattre les deux autres. Il serait sage
de voir que le maintien de cet antagonisme ternaire est une précaution par
rapport à la complexité du réel dans laquelle nous devons être capables de
vivre et dʼagir ensemble.

Particulariser, généraliser, singulariser


Particulariser, généraliser, singulariser constitue un autre antagonisme
ternaire tout aussi crucial dans la recherche pédagogique. Il est toujours dif-
ficile de conjuguer ces trois orientations. La culture informationnelle mon-
diale, dans laquelle nous sommes aujourdʼhui, ne nous montre pas lʼunifor-
misation comme on le dit trop souvent. Au contraire, elle met en évidence la
très grande différenciation des sociétés, des groupes et des personnes.
Cʼest la différence qui est le point de mire de notre culture. Dʼoù cet
empressement à collectionner les particularités culturelles, en les ramenant à
des codes conventionnels, souvent présentés comme des énigmes. De même,
la singularité des personnes est le point de mire de nombreuses disciplines
savantes et, au-delà même du genre romanesque, elle donne lieu à la prolifé-
ration actuelle des histoires de vie et de la télé-réalité.
Par contre, la « généralisation » a très mauvaise presse. On considère
quʼelle est automatiquement génératrice dʼerreurs. Ce qui est grave, car
particulariser, généraliser, singulariser sont trois perspectives associées et

5. Paris, Éd. Economica, 2005, p. 223.

140 4-05.indb 400 9/01/06 18:01:16


401
indissociables dans le fonctionnement de la pensée. Il nʼest pas possible de
penser correctement lʼinteraction des individus et des sociétés si lʼon sʼinter-
dit dʼassocier la généralisation aux deux autres perspectives.
Alors que toute généralisation est suspecte, la notion de différence est
généralisée de façon si confuse, quʼelle nous induit à confondre différence
particulière et différence singulière. Selon Hegel, « particulier, général et
singulier » sont, comme moments du concept, à la fois liés et distinguables.
Toute distinction nʼa de sens que référé à un « tout ». Ainsi, par rapport au
« tout » que constitue lʼhumanité, des hommes sont des particuliers. Dans la
mesure où chaque homme constitue une synthèse unique de particularités et
de généralités, il est alors singulier, cʼest à dire unique, incomparable comme
étant cette totalisation-là et non une autre.
Une culture est certes faite de particularités et de généralités, mais la façon
dont elles sont associées en elle est unique, cʼest ce qui la rend singulière.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


Si je compare deux cultures dʼun point de vue limité, par exemple le mode
de sépulture, je pourrai parler dʼun mode particulier de sépulture par rapport
au tout constitué par lʼensemble de ces modes. Par contre si je regarde
chaque mode comme constituant une configuration unique, pas vraiment
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

comparable, sauf peut-être sur quelques dimensions, je pourrai dire chacun


dʼeux singulier.
Je pourrai toujours aussi vouloir relier les particularités de chaque culture
à sa singularité. Ce travail dʼinvestigation, de conjugaison, peut nous
permettre de comprendre « lʼétrange aventure humaine » que représente
chaque culture6.

La complexité des cultures : relier individus et sociétés


Habituellement, on ne fait état que de deux notions opposées : le micro-
sociologique qui concerne le plan des personnes et des petits groupes, et le
macrosociologique qui fait référence au plan des sociétés. Cette coupure entre
individus et sociétés empêche en fait toute véritable construction de la pensée
historique et sociologique. Cette coupure est un produit de la pensée identi-
taire. On pense pouvoir identifier clairement lʼindividuel et le collectif.
Mais cette pensée identitaire, simplificatrice, doit être corrigée par la pen-
sée antagoniste et complémentaire. Celle-ci met en évidence quʼindividus et
sociétés sont liés à travers la combinaison de leurs actions.
Or cette combinaison ne peut-être montrée quʼà travers trois générali-
sations : lʼadaptation antagoniste (déjà évoquée), les secteurs dʼactivités
(religieux politique, économique, informationnel), enfin les grandes formes
de société (communautaire-tribale, royale-impériale, nationale-marchande,
informationnelle-mondiale). Ces trois généralisations constituent lʼenglo-

6. J. Demorgon, Complexité des cultures et de lʼinterculturel. Contre les pensées uniques,


II. Particulariser, III. Généraliser, IV. Singulariser, pp. 27-82, 4e éd., Paris, Economica, 2004.

140 4-05.indb 401 9/01/06 18:01:18


402
bant le plus étendu et le plus profond qui relie individus et sociétés. Dès lors
cʼest lui qui constitue le véritable macrosociologique. En même temps quʼil
les relie, il se distingue ainsi des deux autres plans : mésosociologique (orga-
nisations, États, sociétés) et microsociologique (individus, petits et moyens
groupes)7.
Ainsi, sans éliminer les dimensions dʼidentité des individus et des socié-
tés, nous nʼécartons pas non plus les échanges, souvent conflictuels, presque
toujours source de remaniement des identités. Cette « intérité » est extrê-
mement problématique, car si lʼéchange avec lʼautre nʼest pas régulé dans
une perspective où lʼantagonisme peut devenir complémentaire, il devient
destructeur.
Quelles que soient ses modalités plus pacifiques ou plus violentes, lʼin-
térité stratégique est, de toute façon, source dʼune interculturalité historique
fort importante à laquelle nous tournons le dos pour nʼavoir pas à reconnaître

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


ce que notre identité doit en fait à tant dʼautres. Une observation et une pen-
sée un peu plus profondes peuvent cependant parvenir à cette prise de cons-
cience, comme le montrent nos deux exemples. Le premier est présent dans
lʼœuvre de lʼanthropologue Ralph Linton qui écrit, dans les années 1930 :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

Après son repas, le citoyen américain se dispose à fumer, habitude des indiens amé-
ricains, en brûlant une plante cultivée au Brésil, soit dans une pipe venue des indiens
de Virginie, soit au moyen dʼune cigarette venue du Mexique ; sʼil est assez endurci,
il peut même essayer un cigare qui nous est venu des Antilles en passant par lʼEs-
pagne. Tout en fumant, il lit les nouvelles du jour, imprimées en caractères inventés
par les anciens sémites, sur un matériau inventé en Chine, par un procédé inventé en
Allemagne. En dévorant les comptes-rendus des troubles extérieurs, sʼil est un bon
citoyen conservateur, il remerciera un Dieu hébreu, dans un langage indo-européen,
dʼavoir fait de lui un américain cent pour cent. 8
Le second exemple montre que même la sagesse populaire accède,
aujourdʼhui, à cette prise de conscience :
Ton Christ est juif, ta voiture est japonaise, ta pizza est italienne et ton couscous algé-
rien, ta démocratie est grecque, ton café est brésilien, ta montre est suisse, ta chemise
est indienne, ta radio est coréenne, tes vacances sont turques, tunisiennes ou maro-
caines, tes chiffres sont arabes, ton écriture est latine ; et tu reproches à ton voisin
dʼêtre un étranger !
Comme troisième exemple, voici un cas ordinaire dʼintérité alimentaire
américaine en restauration rapide, cité par Diamond :
Poulet, de Chine, pommes de terre originaires des Andes, ou maïs, du Mexique, le
tout relevé de poivre noir des Indes, et accompagné dʼune tasse de café, dʼorigine
éthiopienne.

7. N. Carpentier, J. Demorgon, « Les grandes orientations culturelles », 23 émissions de


30 minutes chacune, Encyclopédie sonore des Universités, Paris X Nanterre, http://e-sonore.
u-paris10.fr, en téléchargement libre et gratuit, 2005.
8. R. Linton, The Study of Man, 1936 (De lʼHomme, PUF, 1968).

140 4-05.indb 402 9/01/06 18:01:18


403
Diamond souligne encore lʼancienneté de ce phénomène dʼintérité ali-
mentaire :
Il y a deux mille ans, les Romains bénéficiaient déjà dʼun grand mélange dʼaliments.
Leurs produits de base étaient originaires du Croissant fertile, comme le blé, mais ils
étaient complétés par le millet et le cumin domestiqués en Asie centrale ; le concom-
bre, le sésame et les agrumes venus de lʼInde, mais aussi le poulet, le riz, les abricots
et les pêches, de Chine.
Les pommes romaines, quant à elles, originaires de lʼAsie occidentale, avaient tout de
même profité des techniques de greffe dʼabord mises au point en Chine. 9
On voit combien, au cœur de lʼintérité humaine, de multiples actions,
agricoles, industrielles, commerciales, engendrent lʼinterculturation. De ce
point de vue génétique historique, lʼinterculturel nʼest pas dʼabord ce moyen
dʼajuster après-coup les cultures, il est bien plutôt leur source.
La triade antagoniste adaptative « identité, altérité, intérité » doit rem-
placer lʼopposition identité/altérité qui, laissée à elle seule, est quasi tautolo-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


gique. Elle ne fait que répéter les identités – des uns ou des autres – au lieu
de poser leur interdépendance, facteur de changement identitaire et dʼémer-
gence culturelle. Cette référence à lʼintérité est indispensable pour surmonter
les coupures continuellement installées entre acteurs et sociétés. Elle permet
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

dʼy substituer les trois liens : des antagonismes, des secteurs dʼactivités et
des formes de société. Nous allons le découvrir ci-après.

La culture, résultat de nos « adaptations » émergentes dans tous les


domaines
Actions et interactions culturelles ont pour source lʼexpérience antago-
niste et complémentaire des hommes avec la nature et entre eux. Cette expé-
rience se décline de multiples façons dans toutes les disciplines du savoir,
les conduisant à travailler ensemble. Jean Piaget a ainsi, à la source même
de lʼorganisation du savoir, mis clairement en lumière deux oppositions dia-
logiques : « objet-sujet » et « structure-genèse ». Ces oppositions sont à la
fois irréductibles et productrices à travers des dynamiques ouvertes entre
conflits et arrangements. Stratégies et cultures sʼenlèvent et sʼinventent iné-
vitablement sur ces bases antagonistes et complémentaires. Nous sélection-
nons sans cesse les résultats des expériences, leurs processus, leurs produits.
Et cela, dans tous les domaines. Une constitution politique, des pratiques de
marché comportent des processus et des produits culturels, comme la géo-
métrie ou le théâtre.
Il importe aussi de montrer lʼeffectivité de la durée dʼune grande construc-
tion culturelle. On peut prendre lʼexemple de la France, pays dont la culture
centralisée, étatique, unificatrice a été politiquement produite sur deux millé-
naires. Cʼest aussi un pays dont le peuple et les dirigeants, aujourdʼhui, nʼen-
tendent pas se laisser prendre dans un environnement entièrement soumis

9. J. Diamond, Le troisième chimpanzé, Paris, Gallimard, 2000, pp. 290-291.

140 4-05.indb 403 9/01/06 18:01:19


404
à lʼéconomique. Une réflexion sur cette sorte dʼ« exception française » est
profondément éclairante.
Toute société, avec sa culture, sʼest constituée au cours dʼune histoire sin-
gulière. Elle est donc, de ce fait, « singulière ». Lʼexceptionnalité culturelle
dʼune société nʼest pas lʼexception mais la règle. Là encore, lʼarticulation
du singulier et du général est rarement bien pensée. Ainsi, comprendre la
spécificité culturelle française implique de poser, de façon métacognitive,
les articulations singulières dʼantagonismes généraux. Elles doivent distin-
guer-associer, par exemple, « pouvoir fort, opposition de principe, critique
imaginative » ; ou encore : « unité contraignante, diversité résistante, com-
munication forte et implicite ». En tout cas si lʼon veut mieux répondre à
lʼimpératif de relier individus et sociétés en montrant comment ils fonction-
nent ensemble.

Secteurs dʼactivités, évolutions sociétales, formulations langagières

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


Ce qui vient dʼêtre dit conduit à une autre nécessité : celle dʼapprofondir
lʼopposition du microsociologique et du macrosociologique, en soulignant la
spécificité du mésosociologique, référé aux grands groupes, aux sociétés et
aux États, en tant quʼils sont singuliers.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

En effet, la véritable perspective « macrosociologique » est plus étendue,


plus profonde que celle des sociétés. Elle concerne les actions générales
des êtres humains déployées à travers toutes les sociétés en interaction. Par
« actions », je nʼentends pas les seules actions individuelles mais aussi les
actions collectives socialement structurées.
En les accomplissant, les acteurs répondent aux grandes problématiques
générales de lʼexpérience humaine. Ils agissent dans les grands secteurs
dʼactivité qui sont le religieux, le politique, lʼéconomique et lʼinformation-
nel (technique, scientifique, esthétique, médiatique). Cʼest dans la mesure où
les actions sʼorganisent selon ces grandes perspectives, que se produit ce que
Jean Baechler nomme la « différenciation des ordres dʼactivités ».
Cʼest en agissant que les hommes inventent le politique, le religieux,
lʼéconomique et lʼinformationnel. Ces domaines ne sont pas définis une
fois pour toutes. Comme ceux des langues, ils sont en continuelle invention,
parce que lʼaction humaine est continuelle.
On peut prendre lʼexemple, à ce propos, de certains mots qui ont voyagé,
avec la transformation des formes de société, entre lʼAngleterre et la France.
Ainsi, le mot « parlement », en français, signifiait autrefois « conversation ».
Ce mot a été transformé par les Anglais au cours dʼune profonde évolution
historique, et il va se retrouver en France avec le sens nouveau de « Parle-
ment » comme institution politique centrale dʼune nouvelle forme de société,
à savoir la nation marchande, dʼabord britannique et, par la suite, généralisée
à une grande partie du monde, dont la France, avec sa propre spécificité.
Autre exemple, celui du mot desport, que les Anglais ont aussi dʼabord
emprunté aux Français. Au Moyen-âge, ce mot signifiait « détente, distrac-

140 4-05.indb 404 9/01/06 18:01:19


405
tion, loisir ». Les Anglais le renvoient aux Français au XVIIIe siècle, totale-
ment transformé et réinventé, « sport » correspondant désormais à une acti-
vité concurrentielle, de performance, soigneusement encadrée, réglementée,
instituée, qui met en valeur dʼabord lʼélite aristocratique britannique. À par-
tir de là, le sport sʼest étendu aux sociétés occidentales à mesure quʼelles
cessaient dʼêtre des royaumes religieux pour devenir davantage des nations
marchandes concurrentielles.
Les évolutions sociétales changent en même temps la culture et la lan-
gue. Il sʼagit là dʼune véritable aventure dʼensemble qui opère dans lʼinté-
rité linguistique des pays comme dans leur intérité culturelle, puisque au
moment où la France était encore royale ou impériale, lʼAngleterre devenait
une nation marchande. Cela signifie que, dans chacun des deux pays, le reli-
gieux, le politique, lʼéconomique et lʼinformationnel étaient investis selon
des stratégies différentes.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


Cette profonde dynamique intersectorielle entraînait la Grande-Bretagne
dans la genèse de la nation marchande, alors que la France du XIXe siècle
vivait une difficile transition à travers quatre révolutions, trois restaurations,
deux empires et trois républiques.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

Ainsi, le véritable macrosociologique est celui, non pas des sociétés, mais
des grandes problématiques humaines, des secteurs dʼactivités, des grandes
formes de société. Il dépasse donc largement le mésosociologique des socié-
tés singulières et des États.
La reconnaissance de lʼétendue et de la profondeur produites par la
perspective macrosociologique permet de mieux comprendre, par exemple,
les deux grandes Guerres mondiales. Elles ont été telles, dans leur horreur,
parce que cʼétait au plan de leurs formes de sociétés différentes que les
sociétés sʼopposaient. Des royaumes ou des empires et, ensuite, leurs
caricatures, les dictatures fascistes, sʼopposaient à des sociétés nationales
marchandes qui se construisaient dans une perspective démocratique. Or
ces nations-marchandes différaient fondamentalement des empires. Elles
avaient, en effet, produit le renversement de lʼassociation du religieux et du
politique contrôlant lʼéconomie et lʼinformation, caractéristique des empires,
et mis à sa place la nouvelle association plus dynamique et stimulante entre
économie et information.
Ce nouvel éclairage de lʼhistoire humaine commence à peine à se met-
tre en place. Il aura fallu de nombreux travaux, tels que ceux de Georges
Dumézil, historien des religions, qui a étudié les épopées et les panthéons des
peuples indo-européens. Il a constaté que ces sociétés étaient construites sur
une hiérarchie de valeurs avec, au sommet « le religieux », en dessous « le
politique », et plus en dessous encore, « lʼéconomie » 10.

10. G. Dumézil, Mythe et épopée, I, II, III, Paris, Gallimard, Quarto, 1995.

140 4-05.indb 405 9/01/06 18:01:20


406
Dans les sociétés royales impériales, les acteurs de lʼéconomie et de lʼin-
formation étaient soigneusement contrôlés par les rois ou les empereurs. Par
la suite, ces acteurs ont pu trouver, en Europe, un terrain plus favorable à
leur développement, dans la mesure où le contrôle royal nʼy était pas aussi
rigoureux quʼen Asie, par exemple. Cela résultait du morcellement et de la
désunion des pays européens. Une liberté supplémentaire y trouvait sa place,
contribuant à un développement civilisationnel différent.
Ces dynamiques différentielles des secteurs dʼactivité engendrent les
grandes formes différentes de société, constituant la référence macrosociolo-
gique. Cette référence est indispensable à la compréhension de toute société
singulière au plan mésosociologique. Ainsi, la culture française est une
combinaison complexe de formes sociétales différentes : royale impériale,
nationale marchande et, aujourdʼhui, informationnelle-mondiale.
Toute société singulière peut être ainsi étudiée à partir du spectre de ses

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


formes de sociétés, comme à partir de la dynamique conflictuelle actuelle de
ses secteurs dʼactivités.
Cʼest cela qui donne à la sociologie un nouvel horizon fondamental :
lʼétude de lʼhétérochronie (hétérogénéité passée, présente et future) des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

sociétés, que lʼon devrait pouvoir nommer : la sociétologie 11.

Les captations successives du sacré


Un exemple très éclairant de lʼintérêt dʼune perspective macrosociologi-
que peut être trouvé dans les captations historiques successives du sacré par
les différents secteurs dʼactivités.
À lʼorigine, le sacré caractérisait le religieux, qui servait de base à lʼunité
constitutive des royaumes et des empires, reposant sur une foi religieuse
partagée par tous.
Par la suite, deux « transductions » ont opéré. Le politique sʼest, progres-
sivement, accaparé dʼune part du sacré. Et ensuite lʼéconomique. Cette
dernière transduction a été plus difficile dans la mesure où lʼidéologie catho-
lique considérait, en principe, avec dʼimportantes réserves, tout ce qui rele-
vait de lʼéconomique. Max Weber soulignera le rôle important joué à cet
égard par la Réforme protestante.
Dans les protestantismes, si les acteurs économiques sont des gens hon-
nêtes qui travaillent sous le regard de Dieu, ils sont tout aussi, voire plus
estimables quʼun ecclésiastique corrompu, comme ont pu lʼêtre certains dans
lʼÉglise catholique. Le fondement de lʼestime et de la gloire ne peut être
trouvé quʼen se référant à Dieu lui-même et non à une Église. Sous le regard
de Dieu, tout ce qui est humain est à égalité : lʼéconomique avec le politique
et même avec le religieux (humain).

11. J. Demorgon, Critique de lʼinterculturel. Lʼhorizon de la sociologie, Paris, Economica,


2005.

140 4-05.indb 406 9/01/06 18:01:20


407
La Renaissance et la Réforme puis lʼEsprit des Lumières revalorisent
lʼinformation et lʼéconomie, et font que le religieux et le politique quittent
leur place suprême.
À travers la dynamique évolutive de ces grands secteurs dʼactivités, on
découvre clairement le fondement de nos sociétés actuelles dans lesquelles
ce qui était hiérarchisé se retrouve à égalité. Ainsi, comme lʼa clairement
indiqué Louis Dumont, homo aequalis succède à homo hierarchicus. Ou plu-
tôt – car tout est toujours plus complexe –, les deux grands systèmes culturels
interfèrent et ne sont pas parvenus, dans notre humanité dʼaujourdʼhui, à
constituer un système équilibré et unifié 12.

En guise de conclusion
Lʼenseignement-apprentissage des langues et cultures est soumis à des
volontés multiples, diverses, et même opposées. Le problème est alors de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck


reconnaître cet état de fait et de constituer, dans lʼinteraction, des composi-
tions didactiques singulières, ajustées et révisables. Au plan déontologique,
il faut échapper à toute imposition de volonté et à lʼabsence de volonté qui
devient lʼécho des volontés dominantes du moment. Comment y parvenir
sans engager lʼenseignement apprentissage des langues et cultures dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.190.186.190 - 30/07/2016 07h27. © Klincksieck

lʼaventure stratégique, culturelle, langagière des acteurs humains ? Encore


faut-il que cette aventure puisse être : 1) enracinée au plan géohistorique,
2) compréhensible comme « sens dʼensemble » ouvert, 3) vécue comme
engagée sans être partisane. Ces exigences sont grandes, mais les avancées
des travaux multi, trans et interdisciplinaires nous permettent de commencer
à pouvoir les satisfaire. En jouant entre les données particulières, générales,
singulières des langues et des cultures.
Cʼest là une entreprise toute nouvelle. Nous avons, ici, tenté dʼen établir
les fondements géohistoriques généraux. La tâche de travailler à la singula-
rité des chemins didactiques nous dépasse. Elle est dʼailleurs en de bonnes
mains didactologiques, comme en témoigne ce colloque.
Ne voyons pas les langues seulement comme des ustensiles. Elles sont
bien plus encore. Ne les voyons pas non plus comme de simples projections
des cultures. Elles participent tout autant à leur invention. Agir, penser, sʼex-
primer sont continuellement en interférence. Cʼest lʼaventure humaine, dans
son sens le plus ouvert et le plus profond, qui est en cause.

Jacques DEMORGON
Université de Reims
e-mail : j.demorgon@wanadoo.fr
Voir sur Internet : soit « interculturel », soit « Demorgon »

12. L. Dumont, Homo aequalis II, Paris, Gallimard, 1991.

140 4-05.indb 407 9/01/06 18:01:21

Vous aimerez peut-être aussi