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1Dans la grande mutation qui s’opère en Europe occidentale au XIXe siècle sur le plan de la
vie familiale et donc personnelle, et liée aux bouleversements sociaux provoqués par la
révolution industrielle, mais aussi, dans une certaine mesure, par la colonisation, et son
corollaire, l’expatriation contrainte ou volontaire de leur père, mari, compagnon, les femmes
occupent une place particulière. Pour ce qui est de la société coloniale, soit qu’elles subissent
le célibat géographique, soit qu’elles subissent l’installation forcée outre-mer – rarement au
début de la conquête, et de plus en plus fréquemment à l’âge d’or de la colonisation – elles
doivent se soumettre aux décisions des hommes. Fonctionnaires civils ou militaires, petits ou
gros négociants, hommes d’affaires, ceux-ci, en cela comme au reste, demandent rarement
l’avis de leur femme pour aller faire carrière au-delà des mers, même si un certain nombre
d’épouses, issues de la moyenne ou de la grande bourgeoisie, jouent un rôle déterminant dans
la vie professionnelle de leur compagnon par l’influence qu’elles peuvent exercer sur lui.
2Pour celles qui sont invitées à le faire et qui décident de partager la vie de leur compagnon-
colon, celles qui osent braver la longueur des voyages et les dangers du climat, comment se
fait l’adaptation ? Se fait-elle toujours du reste, et quels rapports entretiennent-elles avec la
colonie et les femmes indigènes ? Comment celles-ci voient-elles les nouvelles arrivantes,
conquérantes à leur façon ?
3Alors qu’à la période de la pré-conquête, c’est-à-dire dans les années 1860, les Européennes
se comptent par quelques centaines à peine dans toute la péninsule indochinoise1, et que leur
présence n’est guère souhaitée, elles sont à peine plus nombreuses à la fin du XIXe siècle2
mais leur présence y est à présent plus désirée pour « y aider, y consoler, y soutenir » leur
« mari, pour veiller sur son bien-être et sa santé »3. Seules sont présentes dans les campagnes
les femmes de planteurs ; Anglaises pour la plupart sur les exploitations de café, de thé,
Françaises sur celles d’hévéas, dès 1890, mais surtout à partir de 1920 avec le boom du
caoutchouc en Occident.
4Il fallait être une femme pour le moins solide ou bien téméraire pour accepter les contraintes
climatiques, celles de l’environnement souvent hostile (maladies et animaux étant le plus à
craindre), ainsi que les aléas matériels, et s’expatrier ainsi pour un temps indéterminé.
5Aucune de celles qui embarquent sur les paquebots des Messageries Maritimes à partir
de 1862, et a fortiori avant, pour un voyage particulièrement éprouvant, n’est préparée à la vie
qui l’attend dans la colonie, même si elles s’avéreront être plus résistantes aux assauts
accablants d’un soleil de plomb, à la touffeur chargée d’humidité de l’atmosphère, malgré
l’inconfort de leurs vêtements européens, moins sujettes que leurs compatriotes masculins4, à
l’opiomanie pour pallier un certain nombre de manques ou d’angoisses, sauf à en user comme
analgésique ou hypnotique sur prescription médicale.
6Ainsi donc, la candidate à la colonie est loin d’imaginer son nouveau cadre de vie et surtout
les contraintes qui vont avec, même si, pour certaines, son compagnon qui l’a souvent
précédée de quelques mois, voire quelques années, lui a laissé entrevoir -mais dans quelle
mesure pour ne pas la décourager ? – un quotidien fait de situations aigres-douces.
7Nous ne parlerons pas ici de celles qui ont délibérément choisi de s’expatrier sous les cieux
asiatiques, en célibataires ou non, carmélites venues fonder une maison de leur ordre ou
renforcer le corps médical dans les hôpitaux militaires, telles les religieuses de Saint-Paul de
Chartres, ou les quelques comédiennes ou chanteuses venues tenter de faire carrière à Hanoï
ou Saïgon et que la colonie n’a pas reconnues comme artistes à part entière et qui parfois, par
dépit ou par obligation, sont entrées dans le cercle infernal de la prostitution. Restent les
jeunes filles parisiennes ou provinciales en quête d’un mari et qui espèrent dénicher l’oiseau
rare à 10 000 kilomètres de leur famille. Pour elles, mais pour d’autres aussi qui n’ont pas
cette motivation en tête, il existe à Paris, une organisation, la Société d’émigration des
femmes aux colonies, dont le siège est rue de Provence et présidée par Chailley-Bert. Cette
organisation propose notamment aux jeunes filles sans dot et sans emploi, à condition qu’elles
soient de bonnes mœurs, qu’elles aient bonne réputation, de les aider à trouver l’âme sœur5.
8Mais le risque est grand à double titre. Plaire au futur mari dont elle ne fera la connaissance
qu’une fois arrivée à destination, et se plaire à 10 000 kilomètres de la France, ce qui est loin
d’être gagné d’avance. D’ailleurs, bon nombre de jeunes filles, une fois mariées, et qui ne
peuvent s’adapter, rejoignent la métropole, parfois imitées en cela par leurs aînées, veuves ou
divorcées car celles-ci craignent d’y finir leurs vies ainsi abandonnées à leur sort, loin de leur
famille métropolitaine. En effet, la femme du XIXe siècle, et encore celle d’une partie du XXe,
et particulièrement la bourgeoise, puisque l’expatriée est à 90 % issue de cette classe sociale,
dont la destinée est la plupart du temps planifiée et organisée en fonction de celle de l’homme
avec lequel elle vit, s’acclimate souvent avec difficulté, voire pas du tout, et donc revient plus
ou moins rapidement en Europe.
9En fait, seule la femme mariée, dont le mari a l’assurance d’une vie sociale et
professionnelle solide, peut espérer y poursuivre un séjour plus ou moins long, excepté pour
les femmes de fonctionnaires dont l’avenir est à la merci d’inévitables mutations. Annam et
Cochinchine ont la faveur des nouvelles venues en terre indochinoise. En effet, le Tonkin
n’est pas la destination préférée des futures exilées, en raison du climat particulièrement
pénible en saison chaude et de la réputation d’austérité des Tonkinois, les peuples du Sud
étant considérés comme plus accueillants. Mais quelle que soit la destination choisie, elles
demeurent très largement sous-représentées.
10Quand elle trouve suffisamment de courage ou de motivation pour rester ou quand elle ne
peut faire autrement – lorsque le conjoint disparaît et qu’elle demeure seule pour mener
l’exploitation par exemple, ou qu’elle a elle-même un engagement professionnel qui la retient
en Indochine –, et quelle que soit la région d’Indochine où elle se trouve, comment
l’Européenne sans activité rémunérée occupe-t-elle ses journées ?
11Plusieurs cas de figure se présentent bien évidemment, selon qu’elle est célibataire ou non,
qu’elle vit en ville ou beaucoup plus exceptionnellement en brousse, mais un trait commun les
unit : reproduire sans attendre et au plus près, le schéma d’existence qu’elles avaient en
Europe, à commencer par le cadre intérieur de vie et la mode, tout en sachant que les diverses
contraintes auxquelles elles sont soumises et notamment climatiques, seront un obstacle à
cette reproduction à l’identique.
6 Tennis et natation ont leur faveur, et les quelques Asiatiques qui les imiteront bientôt
reprendron (...)
7 MEYER (Charles), « Les étapes de la colonisation en Asie, Pour que l’Indochine
devienne française » (...)
13Beaucoup sont vite déçues par cette vie soi-disant facile, prises dans le tourbillon de la
fascination et du dégoût que leur inspire de façon ambiguë la vie à la colonie, où les avantages
matériels font certes miroiter des plaisirs commodes, où l’importante domesticité épargne les
tracas du quotidien et de l’intendance, mais où le spectre de la maladie, voire de la mort, la
promiscuité avec celui ou celle le plus souvent objet de mépris, la jalousie, empoisonnent
littéralement l’existence. La jalousie, voilà bien un sentiment que partagent tant de femmes de
colons, car ceux-ci ne se privent pas de liaisons avec les autochtones, et tout ce beau monde
est condamné à vivre sous le même toit, parfois même « côte à côte, le colon, sa femme,
enfant et congaï »8. L’incertitude du lendemain, l’éloignement des siens, la taraudeuse
nostalgie du pays, l’isolement, marqué plus encore par le fait que le seul moyen de
locomotion, dans les premières années de la colonisation du moins, en attendant le phaéton,
puis l’automobile, est le cheval, et que peu d’Européennes, et de Françaises surtout, sont des
cavalières et qu’elles sont donc tributaires des hommes, notamment celles qui vivent à la
campagne, tous ces obstacles et contrariétés, rendent l’existence malaisée, et l’atmosphère
déprimante. Car l’existence de la femme au foyer fait une large place à l’oisiveté, dans
laquelle elle se complaît le plus souvent, à l’inverse de sa compatriote de la métropole qui, à
la même époque, veut travailler et être autonome financièrement. Par voie de conséquence,
une large place est faite à l’ennui qui, immanquablement, conduit certaines aux relations
amoureuses passagères et à l’adultère, car élégantes et disponibles, elles sont très courtisées
par les hommes célibataires par contrainte ou par choix, trompées ou délaissées par leur mari,
trop absorbé par ses occupations professionnelles, ses tournées en brousse, ses responsabilités.
Souvent dépressive, comme l’homme du reste, sous le climat tropical, l’Occidentale se
consume en inappétence et en mélancolie. Entièrement déchargée des tâches domestiques, sa
« boyerie » est là qui y supplée. Cuisinier (bep), jardinier, palefrenier, cocher (sais), tireur de
pousse (coolie-xé) sont tous à ses ordres. Seule la nourrice chinoise (amah) de ses enfants
quand elle en a, a quelque emprise sur elle car cette indigène, à peu près seule considérée
comme un être responsable, accepte de veiller sur les petits Blancs, à condition qu’on se plie à
ses méthodes ancestrales d’éducation.
14Dans cette société coloniale à la fois laxiste et très regardante, prise dans l’étau de
l’hypocrisie, de la morale bourgeoise et des principes, où ce qui compte avant tout c’est de
paraître, les femmes européennes sont en rivalité permanente, se jalousant mutuellement, sur
le plan de la réussite sociale du mari qu’elles symbolisent, et sur le plan amoureux. Ainsi se
nouent des amitiés teintées de fiel, se créent des clans, des coteries qui sont un poison
supplémentaire à la vie déjà envenimée des couples de coloniaux. Sans elles, pas de réseaux
de sociabilité, bien que fortement marqués de ségrégationnisme à l’intérieur même de la
famille européenne, « non seulement à l’égard des indigènes et des métis, mais en fonction
des hiérarchies administratives et militaires, de la fortune acquise et souvent de l’esbrouffe »9.
Il s’y opère une espèce de « stratification » et non seulement en fonction des critères
raciaux10 Mais si elles sont considérées comme le lien indispensable entre colons, elles sont
aussi jugées comme un obstacle additionnel aux relations souvent difficiles entre Européens et
autochtones et par d’aucuns, comme responsables d’une cassure entre les deux communautés
au moment de leur introduction dans la société coloniale11 et peut-être plus au Tonkin
qu’ailleurs car la mixité raciale y est plus problématique, du fait de l’uniformité ethnique qui
règne dans la nord du Viêt-Nam, tandis que la Cochinchine a une population beaucoup plus
hétérogène.
15Dans ces conditions, on comprend aisément qu’il n’y ait pas de place dans cet outre-mer,
pour des mouvements féministes, ni de revendications pour une égalité de traitement avec
l’homme. Dans le même temps pourtant, en Algérie, par exemple, une Hubertine Auclert12,
première suffragette, émule de Maria Deraisme qui, à la fin du Second Empire, avait jeté les
bases du féminisme en France, en réaction contre le positivisme et le scientisme, s’installe
avec son mari et analyse la condition des femmes algériennes qu’elle côtoie ou qui
l’entourent13. Rien de tel chez la Française en Indochine. Seules, quelques-unes ont essayé,
par le biais de la littérature, mais beaucoup plus tardivement, de s’intéresser au monde
asiatique, hommes et femmes confondus14. D’autres, cependant, essayent de prendre leur
destinée en main. Certaines ont le dynamisme nécessaire et le cran de se lancer dans les
affaires, avec ou sans l’assistance des hommes. Ainsi, Mme Nogardes qui dirige « Le
Magasin de Nouveautés » à Saigon ou Mme Gabriel, directrice d’un atelier de couture,
également à Saigon, ou Mme Bardot, à la tête d’une entreprise de raccommodage ou Rose de
Beire15, limonadière, amie de Jean Dupuis16, venue avec lui et quelques autres aventuriers à
Hanoï, ou Mme Villa, célèbre tenancière saïgonnaise d’une épicerie-buvette17, ou encore,
quelques années plus tard, Mme de La Souchère qui, dans les années 30, dirige une
importante plantation d’hévéas en Cochinchine18 et qui aurait pu servir de modèle à Régis
Wargnier pour le personnage d’Éliane, son héroïne dans le film Indochine (1992). D’autres
encore, font contre mauvaise fortune bon cœur, et plutôt que de sombrer dans la dépression,
se font aventurières d’un jour ou de quelques semaines, voire quelques mois. Ainsi, Mme
Tanneguy d’Osmoy, femme d’un ancien député en mission entre Birmanie et Cochinchine,
qui ne craint pas de se hasarder seule ou accompagnée, au milieu des tribus du Haut-Laos19.
Ainsi également, Mme de la Grandière, épouse de l’amiral-gouverneur de la Cochinchine
(1866) qui voyage seule, sans la moindre appréhension, pour rejoindre son mari à Saïgon en
dépit de conditions peu favorables. Ce ne sont là que quelques exemples, mais qui font tout de
même exception.
16Malgré sa diversité, une attitude commune cependant lie cette société européenne expatriée
face à la société indochinoise, beaucoup plus homogène, socialement parlant : celle de
l’autorité exercée par la première sur la seconde, et la plupart du temps, le mépris ressenti et
exprimé à son égard.
18C’est donc un être ambigu, à la fois frêle, fragile, éternellement juvénile d’apparence,
femme-enfant selon un cliché éculé (toute la littérature coloniale le prétend) – d’ailleurs,
l’Européen ne s’adresse-t-il pas à elle22 comme il le ferait à une enfant ? –, mais aussi,
manipulatrice, rusée, ne manifestant aucune émotion et pourtant terriblement enjôleuse et
séduisante :
23 P. ISOART, La jonque victorieuse. Paris, Fasquelle, 1906, rapporté par A.
RUSCIO, « Un siècle... », (...)
25 D’un simple mot signifiant « jeune fille » en annamite, ce terme est vite devenu
péjoratif dans la (...)
26 Charles MEYER, Les Français..., op. cit., p. 265.
27 Il faudra attendre la fin de la guerre d’Indochine pour voir les anciens d’Indochine
oser revenir a (...)
28 La liaison entre Camille, la jeune Indochinoise du film de Régis Wargnier,
Indochine, et Jean-Bapti (...)
29 De 1922 à 1932, on compte 586 mariages mixtes et de 1936 à 1940, 788, la femme
indigène acquérant d (...)
30 Ibid. p. 129.
23Ces unions mixtes, temporaires ou non, ne sont pas sans poser de dramatiques problèmes
lorsque survient la naissance d’un enfant dans le couple.
31 G. de GANTES, Paris VII, « La société coloniale des villes et des campagnes », in
Actes du colloque (...)
32 Cf. Marguerite DURAS, L’Amant, film J-J Annaud (1992) liaison entre un Chinois
et une très jeune Fr (...)
24À la fin du XIXe siècle, le nombre de métis est déjà très élevé. En 1921, 78 % des métis du
domaine colonial français sont nés en Indochine31, ils constituent un groupe rejeté par les
deux sociétés. On ne sait trop qu’en faire, et la femme blanche est parfois contrainte de les
accepter dans sa propre maison. Nettement plus rares sont les unions entre femme blanche et
homme asiatique, y compris dans la littérature coloniale et la fiction cinématographique32.
33 En 1926, est créée à Hué, la principale organisation de femmes, dirigée par Mme
Dam Phuong. Il s’ag (...)
34 En 1908, une école franco-annamite de filles voit le jour à Hanoï, 1’« École
Brieux », du nom d’un (...)
35 Cf. note 33 supra.
36 Jean CHESNEAUX, L’Asie orientale aux XIXe et XXe siècles, Paris, PUF, 1973,
p. 283.
37 Ibid. p. 233.
26Malgré cette avancée notoire, entre les deux guerres, elles sont encore peu représentées
dans la société. Peu vont à l’université et peu travaillent encore dans l’administration38.
27Quel regard les unes et les autres portent-elles sur celles avec lesquelles ou à côté
desquelles elles sont bien obligées de vivre ? Les unes parce qu’on ne leur a pas demandé leur
avis, les autres, parce que leur avis importe finalement assez peu.
29Celle de l’Européenne ne sera adoptée que très tardivement par l’Asiatique tandis que la
première, dès les premiers temps de la colonisation, voudra « s’asiatiser » en portant le ao-daï,
le vêtement traditionnel féminin. Mais elle ne le fera que dans l’intimité de son foyer, jamais
en public. Le physique de l’une et de l’autre constitue également un effet de surprise mutuelle.
La blondeur, le regard souvent clair, le maquillage de l’Occidentale, sa sophistication,
tranchent résolument avec le teint plus ou moins cuivré de l’Asiatique – plus clair chez la
Tonkinoise que chez la Cochinchinoise ou l’Annamite –, son naturel, la chevelure toujours
raide et noire. Le sourire... à celui d’une blancheur quasi irréprochable de l’Européenne,
répond celui de l’Asiatique, noirci de laque ou rougi par la coutume de mastication du bétel,
quand ce ne sont pas les incisives délibérément arrachées, usages qui répugnent tant aux non-
initiés, jusqu’à inspirer du dégoût à ceux-ci qui trouvent la plupart du temps ces femmes, à la
silhouette pourtant gracile et jalousée, d’une laideur repoussante. Et de la répulsion au mépris,
il n’y a qu’un pas. Mais sur ce point, comme sur d’autres, Cambodgiennes, Annamites,
Tonkinoises, Laotiennes, Cochinchinoises diffèrent dans leur aspect et leur comportement,
autant qu’une Espagnole, une Norvégienne ou une Anglaise entre elles. L’infatigable
voyageur que fut Francis Garnier et qui était plus sensible aux courbes des fleuves qu’à celles
des femmes, voyait lui-même plus d’attraits et de charmes chez certaines représentantes de la
race jaune que chez d’autres. Ainsi, décrit-il de jeunes Laotiennes qui retiennent son regard :
« N’en déplaise à mes lectrices, beaucoup de femmes laotiennes m’ont paru gracieuses et
même jolies. Était-ce l’effet d’une longue absence de France et d’un séjour prolongé en
Cochinchine où les femmes annamites s’éloignent davantage du type de beauté qui est
convenu chez les Européens ? Sans doute, et le goût avait dû se dépraver chez moi »39.
« Les femmes sont mieux que les hommes... elles sont presque ( !) aussi bien, en général, que
les Européennes »,
32En somme, les critères de beauté et de séduction étant différents, quand ce n’est pas
opposés, d’une population à une autre, d’une culture à une autre, on ne peut que constater et
surtout ne pas porter de jugement de valeur en la matière.
33Autre sujet d’aversion : la propreté. Les Européennes y sont très sensibles. Les Asiatiques
beaucoup moins, ou en tout cas, pas selon les principes d’hygiène occidentaux. D’ailleurs, la
mère de Marguerite Duras n’avait-elle pas pour habitude, en parlant de sa fille qui avait
adopté bien des façons de faire et des allures orientales, de dire « Cette sale petite Annamite »,
un adjectif qui en dit long sur le regard d’une Européenne, pourtant attachée au sol vietnamien
depuis longtemps et difficilement soupçonnable de jugement irraisonné.
34Le rythme de vie également surprend. Coucher tard et lever tard de « ba dam » (madame),
alors que l’Indochinoise est levée aux aurores et couchée avec le soleil.
35Autre sujet d’étonnement : la polygamie. Elle choque d’autant plus curieusement les
colons, qu’eux-mêmes la pratiquent, mais à couvert.
36Ce serait sottement pratiquer la politique du tout noir tout blanc, ou du tout jaune tout
blanc, que de penser que seules les Européennes ont matière à s’étonner. Les Asiatiques
regardent les Blancs et les Blanches en particulier avec grande curiosité et intrigue.
« La haine raciste ne trouve pas encore à s’exprimer pleinement parce que l’autre ne constitue
pas une menace. Il suscite au contraire l’hilarité ou la bienveillance. Il conforte l’observateur
dans le sentiment de sa supériorité. Mais ce regard n’est pas exempt de violence »40.
38Ce peut être vrai du regard de l’homme européen à l’égard de la femme asiatique. Cela l’est
sûrement beaucoup moins de celui de la femme européenne sur cette même femme asiatique,
car celle-ci constitue bien, aux yeux de la première, une menace par l’emprise qu’elle exerce
sur l’homme blanc.
41 Nous pensons en particulier à celui plus bon enfant, mais aussi plus méprisant peut-
être, jeté sur (...)
Notes
1 Elles ne sont que 80 sur 577 Européens en Cochinchine par exemple en 1864. Pierre
GASTALDY, La Cochinchine, Saigon, publié sous le patronage de la SEI (Société d’Études
Indochinoises) de Hanoï, 1931.
6 Tennis et natation ont leur faveur, et les quelques Asiatiques qui les imiteront bientôt
reprendront ces mêmes activités.
7 MEYER (Charles), « Les étapes de la colonisation en Asie, Pour que l’Indochine devienne
française », in Historia numéro spécial, n° 25, sept-oct.1993, p. 84.
11 Notamment par une des figures majeures de la littérature indochinoise, auteur entre autres
de l’ouvrage intitulé Annam sanglant et d’une biographie de Francis Garnier, Albert de
Pouvourville (1861-1939).
12 Avait crée la Société du droit des femmes et parallèlement le journal La Citoyenne avec
Maria Martin en 1877.
13 Yannick RIPA, Les femmes, actrices de l’Histoire, France, 1789-1945, Paris, Sedes,
collect. Campus, 1999.
14 Outre Marguerite Duras, bien entendu, Yvonne Schultz, pseudo. Dyvonne, auteur de Sous
le ciel de jade (1930) et Le sampanier de la baie d’Along (1931).
15 Elle a financé la stèle funéraire élevée à la mémoire de Francis Garnier, au Pont de Papier
à Hanoï.
19 L’Illustration du 8 janvier 1859.
20 Cf. Fièvre de Louis Delluc (1921).
23 P. ISOART, La jonque victorieuse. Paris, Fasquelle, 1906, rapporté par A. RUSCIO, « Un
siècle... », op. cit.
25 D’un simple mot signifiant « jeune fille » en annamite, ce terme est vite devenu péjoratif
dans la bouche du Blanc qui en a fait un synonyme de « femme de petite vertu », ou semi-
prostituée, au mieux « compagne temporaire », donnant naissance au verbe « s’encongayer »
c’est-à-dire vivre avec une concubine.
27 Il faudra attendre la fin de la guerre d’Indochine pour voir les anciens d’Indochine oser
revenir au pays avec leur congaï et en faire parfois leur épouse légitime, pour ceux qui n’en
avaient pas.
30 Ibid. p. 129.
31 G. de GANTES, Paris VII, « La société coloniale des villes et des campagnes », in Actes
du colloque d’Aix-en-Provence, 5 mai 1995.
32 Cf. Marguerite DURAS, L’Amant, film J-J Annaud (1992) liaison entre un Chinois et une
très jeune Française ou Hiroshima mon amour, A. Resnais (1959), sur un scénario de M.
Duras, liaison entre une jeune Française et un architecte japonais. Ou encore les ouvrages
d’Yvonne Schultz, tel Le Sampanier de la Baie d’Along, où l’auteur écrit : Lien aussi flambe
d’intérêt pour les femmes européennes, dont tout l’intrigue ».
33 En 1926, est créée à Hué, la principale organisation de femmes, dirigée par Mme Dam
Phuong. Il s’agit de l’Association pour l’étude et le travail. Mais elle est patronnée par un
homme, le littérateur et patriote Phan Boi Chau. Pierre BROCHEUX et Daniel HEMERY,
Indochine..., op. cit., pp. 210 à 233.
34 En 1908, une école franco-annamite de filles voit le jour à Hanoï, 1’« École Brieux », du
nom d’un académicien français, mais cette école est réservée à l’élite. L’Illustration du 31
décembre 1910.
35 Cf. note 33 supra.
36 Jean CHESNEAUX, L’Asie orientale aux XIXe et XXe siècles, Paris, PUF, 1973, p. 283.
37 Ibid. p. 233.
41 Nous pensons en particulier à celui plus bon enfant, mais aussi plus méprisant peut-être,
jeté sur l’Africaine.
Auteur
Patricia Petit