Vous êtes sur la page 1sur 12

Former des élites pour l’Asie coloniale.

Empires
coloniaux, éducation et mobilités étudiantes
(Inde-Indochine, fin XIXe siècle - 1940)
Sara Legrandjacques

To cite this version:


Sara Legrandjacques. Former des élites pour l’Asie coloniale. Empires coloniaux, éducation et mo-
bilités étudiantes (Inde-Indochine, fin XIXe siècle - 1940). Elites, Networks of Power and Citizens
(19th-21st Centuries), Cluj University Press, 2019. �hal-02424416�

HAL Id: hal-02424416


https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02424416
Submitted on 31 May 2022

HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est


archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents
entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non,
lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de
teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires
abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
Europe’s Twentieth Century: Power Networks, States and Citizens

Former des élites pour l’Asie coloniale


Empires coloniaux, éducation et mobilités étudiantes
(Inde-Indochine, fin XIXe siècle-1940)
Sara Legrandjacques
CHAC - Paris 1 Panthéon-Sorbonne / UMR Sirice

Version auteur – juin 2019

Cette étude met en avant la formation d’une élite éduquée coloniale en Inde britannique et en
Indochine française entre la fin du XIXe siècle et la Seconde Guerre mondiale. Pour cela, les métropoles – le
Royaume-Uni et la France – ont accueilli des étudiants dans leurs établissements d’enseignement en parallèle
de l’ouverture d’écoles et d’universités dans les colonies. Si les États coloniaux ont participé à façonner ces
élites, incluant Européens et colonisés sans gommer toute hiérarchie entre eux, des initiatives émanent
également des populations locales, échappant parfois au contrôle des pouvoirs publics.

En 1909, Narsinga Rau, originaire de la présidence de Madras, dans le sud de l’Inde, est reçu au
concours de l’Indian Civil Service (ICS) organisé à Londres afin de recruter les hauts fonctionnaires du Joyau de
la couronne britannique1. Il avait été, entre 1901 et 1906, étudiant du Presidency College de Madras avant de
rejoindre Cambridge où il intègre Trinity College en tant que boursier du gouvernement indien. Un autre
membre de cette université, James Drummond Anderson, occupant un poste de lecteur de bengali, est lui
aussi reçu cette année-là. Quelques années plus tard, en mars 1913, l’Indochinois Bui Ky quitte la France après
deux années passées à l’École coloniale2. Un arrêté du gouvernement colonial du 10 février 1911 lui avait
permis d’intégrer la section indigène de l’établissement afin de parfaire sa formation sur le sol français. Le
décès de son grand-père le conduit à interrompre ses études, alors inachevées.
Ces trois parcours soulignent l’accès à l’enseignement supérieur, à la fois colonial et métropolitain,
par des ressortissants de territoires sous domination européenne, l’Inde britannique et l’Indochine française.
À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, des établissements d’enseignement sont fondés en Asie sur le
modèle des universités occidentales. Si le Japon ou encore la Chine se dotent d’institutions académiques, les
premières universités coloniales voient le jour en Inde dès 1857. Il faut attendre le début du XXe siècle pour
que d’autres colonies soient pourvues d’universités, comme en Indochine française, en 1907 puis 1917, ou
aux Philippines sous domination états-unienne, en 1908. Toutes ces créations sont le fruit d’initiatives de la
part des autorités coloniales. Elles participent à un effort de formation d’une élite, c’est-à-dire d’une minorité
d’individus se distinguant socialement, ici par son éducation et ses diplômes. Or, les trajectoires empruntées
par Narsinga Rau et Bui Ky mettent en avant la mobilité de ce groupe prestigieux. Les métropoles constituent
d’autres lieux d’apprentissage aux côtés des colonies, nourrissant des flux à l’échelle impériale. Une fois
encore, les États coloniaux semblent soutenir ces circulations en accordant à des candidats, comme Rau, des
soutiens financiers sous la forme de bourses.
Étudiants indiens, indochinois, européens : c’est une élite coloniale complexe et diversifiée qui
transparaît à travers les sources mobilisées ici. James Drummond Anderson est né en Assam tandis que son
collègue James Joseph Whittlesea Alloop, reçu lui aussi au concours de l’ICS en 1909, a grandi au Punjab et a
fréquenté une école indienne entre 1898 et 19003. D’autres candidats n’ont, quant à eux, jamais vécu en Inde.
Tous ces individus se destinent à un poste dans l’administration coloniale. Obtenir un diplôme n’est pas une
fin en soi mais doit assurer un statut social et professionnel.

1
British Library (BL), India Office Records (IOR), carton IOR/L/PJ/6/924, dossier 752 : Indian Civil Service 1909 Examination.
2
Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Ministère des Colonies (MinColo), École coloniale, carton 32, dossier 18 :
Rapatriement en Indochine des élèves Bui Co, Dinh, Bui Ky, Toai, Nal, Soun et Srin, de la Section indigène de Colo, 1913.
3
BL, IOR, carton IOR/L/PJ/6/924, dossier 752 : Indian Civil Service 1909 Examination.

1
Forte de ces différents constats, cette étude examine la formation d’une élite coloniale par deux États,
chacun à la tête d’un empire colonial, le Royaume-Uni et la France, par l’intermédiaire de l’enseignement
supérieur aux échelles coloniales et impériales : dans quelle mesure l’Europe constitue-t-elle, entre la fin du
XIXe et la première moitié du XXe siècle, un lieu de formation de ces élites alors que la sphère de souveraineté
de ces États dépasse les frontières mêmes du continent européen ?
Cette problématique nourrit une réflexion sur les structures dédiées à la formation de l’élite mais aussi
sur la nature et la composition sociale de ce groupe spécifique. Pour y répondre, l’étude s’appuie, d’une part,
sur des sources primaires conservées dans les archives des anciennes métropoles et colonies, en France, au
Royaume-Uni, au Vietnam et en Inde, et d’autre part, sur les travaux à la fois en histoire de l’éducation, des
mobilités et de l’administration. Récemment, les travaux de Sumita Mukerjee sur les mobilités étudiantes
entre l’Inde et le Royaume-Uni ont mis l’accent sur une formation métropolitaine de l’élite indienne, déjà
effleurée par les travaux de Rozina Visram et Shompa Lahiri4. Du côté indochinois, un constat similaire avait
été mis en avant dès les années 1980 par Scott McConnell avant d’être repris par David Pomfret5. Des études
distinctes ont abordé la question de la mise en place d’élites administratives pour les colonies, par
l’intermédiaire d’institutions et de services spécifiques, à l’instar des travaux de William B. Cohen et Pierre
Singaravélou sur l’École coloniale6 ou de David C. Potter sur l’Indian Civil Service7. Face à ces études centrées
sur un seul empire, le choix d’une comparaison entre Inde et Indochine doit alors permettre de déterminer la
pertinence de la notion d’enseignement supérieur colonial, sous-tendant l’existence de points communs entre
les systèmes éducatifs mis en place dans divers empires et colonies. Deux territoires qui dominaient les
empires coloniaux d’Asie et où furent organisées des universités coloniales, le Joyau de la couronne
britannique faisant face à la Perle de l’Orient français, se font face. La bi-scalarité de l’offre d’enseignement
supérieur, en Inde comme en Indochine, est mise en avant. Cette dualité est renforcée par la double origine
de cette élite sur laquelle l’emprise des États est limitée.

Entre Asie et Europe : une formation à double échelle

Les structures devant assurer la formation d’une élite coloniale se distinguent par leur multiplicité.
Elles peuvent prendre la forme d’universités mais aussi d’écoles supérieures et spécialisées. Surtout, cette
formation a lieu aussi bien dans la colonie qu’à l’échelle impériale, c’est-à-dire en métropole.

Les premières universités d’Asie coloniale sont créées en Inde en 1857, dans les trois capitales
provinciales de Calcutta8, Madras et Bombay. Ces trois institutions matérialisent l’aboutissement de débats
qui ont animé la société coloniale indienne – les administrateurs britanniques comme les élites locales – dès
le tournant du XIXe siècle : ils opposaient les défenseurs d’un enseignement orientaliste, fondé sur la littérature
et les langues classiques, l’arabe et le sanskrit, aux promoteurs d’une anglicisation9. Ces derniers obtiennent
gain de cause dès les années 1830, lorsque Thomas Macaulay préconise dans son mémorandum la formation
d’une « classe de personnes, Indiens concernant leur sang et leur couleur, mais Anglais concernant leurs goûts,

4
Shompa Lahiri, Indians in Britain: Anglo-Indian Encounters, Race and Identities, 1880-1930, Londres-Portland, Franck
Cass, 2000 ; Rozina Visram, Asians in Britain. 400 years of History, 2002 ; Sumita Mukerjee, Nationalism, Education and
Migrant Identities. The England-returned, Londres, Routledge, 2013.
5
Scott McConnell, Leftward Journey. The Education of Vietnamese Students in France, 1919-1939, New Brunswick-Oxford,
Transaction Publishers, 1989 ; David M. Pomfret, « "Colonial circulations": Vietnamese Youth, Travel, and Empire, 1919-
1940 » in Richard I. Jobs, David M. Pomfret, (ed.), Transnational histories of youth in the twentieth century, New York,
Palgrave Macmillan, 2015, p. 129-130.
6
William B. Cohen, Empereurs sans sceptre. Histoire des administrateurs de la France d’outre-mer et de l’École Coloniale,
Paris, Berger-Levrault, 1973 ; Pierre Singaravélou, Professer l’empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIe
République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
7
David C. Potter, India’s Political Administrators, from ICS to IAS, Delhi, Oxford University Press, 1996.
8
Calcutta, aujourd’hui Kolkata, est également la capitale de l’Inde britannique jusqu’en 1912. Delhi lui succède ensuite.
9
À ce sujet, voir par exemple la synthèse de Cécile Deer, L’empire britannique et l’instruction en Inde (1780-1854), Paris,
L’Harmattan, 2005 ; Krishna Kumar, Politics of Education in Colonial India, New Delhi, 2014.

2
leurs opinions, leur morale et leur esprit10 ». En 1854, la circulaire Wood va elle aussi dans ce sens et conduit
à l’organisation d’un système éducatif complet dans la colonie, fondé sur le modèle britannique. Les pouvoirs
publics se positionnent en faveur de la formation d’une élite éduquée anglicisée : les universités sont
organisées sur le modèle de celle de Londres et proposent des diplômes similaires, c’est-à-dire le Bachelor, le
Master et le diplôme de docteur (doctor). L’obtention du bachelor of arts (licence en arts) permet de rejoindre
des formations plus professionnalisantes, au sein des facultés de droit, médecine et génie civil. Ici, l’élite
éduquée, intellectuelle, se double d’une élite professionnelle, détentrice de compétences pouvant être
exercées dans la colonie. En outre, de nouvelles universités sont ouvertes tout au long de la période, jusqu’à
l’indépendance proclamée le 15 août 194711. En parallèle, des écoles indépendantes des établissements
universitaires mais assurant une formation de niveau supérieur sont également créées, principalement en
médecine et en droit. La formation des élites indiennes passe donc par une multiplicité de structures, sur le
plan géographique comme disciplinaire.
En Indochine, les institutions éducatives destinées à former des élites sont instaurées plus
tardivement. Les Français ne sont présents dans la péninsule qu’à partir de la fin des années 1850 et les
premières générations d’administrateurs sont peu enclines à l’organisation d’établissements d’enseignement
supérieur. Seul un collège des stagiaires, à la durée de vie limitée, est destiné à la formation d’une élite
administrative exclusivement française durant la deuxième moitié du XIXe siècle. L’établissement est installé
en 1873 à Saïgon, dans le sud de la péninsule indochinoise. Les cours dispensés permettaient, en cas de
réussite à un examen, d’atteindre le premier grade d’administrateur. Envisagée en 188912, la réorganisation
du collège n’aboutit pas et les administrateurs se concentrent sur la réforme de l’enseignement mandarinal
traditionnel. Il faut attendre 1902 pour qu’une première école supérieure, dédiée à la médecine, voie le jour
à Hanoï. Pourtant, il ne s’agit pas de former ici une élite intellectuelle, détentrice d’un savoir théorique, mais
plutôt une élite utile par l’intermédiaire de compétences pratiques spécifiques, dans un premier temps,
médicales. L’ouverture progressive d’autres écoles13, regroupées au sein d’une université à partir de 191714,
s’inscrit dans la continuité de cette approche utilitariste des diplômes. Leur organisation ne repose pas sur un
transfert du modèle métropolitain : il faut attendre les années 1930 pour que les premières équivalences de
diplômes soient mises en place.

La formation d’élites éduquées en Inde et en Indochine passe par la mise en place d’institutions
d’enseignement supérieur dans les colonies. Or, des structures extra-coloniales participent elles aussi à ce
processus et l’Europe constitue un pôle d’apprentissage, par l’intermédiaire des métropoles impériales. En
effet, certains postes ne sont accessibles que par l’intermédiaire de cursus et d’institutions situées en
métropole.
Déjà, entre 1806 et 1858, l’East India Company College implanté à Haileybury, au nord de Londres,
assurait la préparation et l’entraînement des futurs agents de l’Indian Service15. Les recrues sont
exclusivement britanniques, ce qui semble justifier la localisation de l’école à des milliers de kilomètres du

10
Minute by the Honorable T.B. Macaulay dated the 2nd February 1935, disponible en ligne :
http://www.mssu.ed/projectsouthasia/history/primary docs/education/Macaulay001.htm.
11
Les fondations universitaires indiennes sont les suivantes : Aligarh (1875), Lahore (1882), Allahabad (1887), Mysore et
Bénarès (1916), Patna (1917), Hyderabad (1918), Rangoon et Aligarh (1920), Dacca et Lucknow (1921), Delhi (1922),
Nagpur (1923), Andhra (1926), Agra (1927), Annamalai Nagar (1928), Travancore (1937), Bombay (1938) et Utkal (1943).
12
« N°401 – Arrêté nommant une commission chargée de préparer un projet de réorganisation du collège des stagiaires,
du 3 octobre 1889 », Bulletin officiel de l’Indochine française, Saigon et Hanoi, [s.n. ?], 1889.
13
En Indochine, les fondations se multiplient entre 1913 et 1942 avec une école de Travaux publics (1913),
d’administration et droit (1917), pédagogie (1918), d’agriculture-sylviculture (1918), de commerce (1920), de sciences
appliquées (1922), de Beaux-Arts (1924), vétérinaire (1928), de droit (1931), de sciences (1942) et enfin, d’architecture
(1943).
Sur le développement de l’enseignement supérieur en Indochine, voir notamment la thèse d’Hoàng Văn Tuấn,
« L’enseignement supérieur en Indochine (1902-1945) », thèse de doctorat, Université de Paris-Saclay, septembre 2016.
14
Une première université avait été ouverte à Hanoi en 1907 mais ferme ses portes des 1908.
15
À ce sujet, voir notamment la première partie de l’ouvrage de William B. Cohen, Empereurs sans sceptre. Histoire des
administrateurs de la France d’outre-mer et de l’École Coloniale, Paris, Berger-Levrault, 1973.

3
sous-continent indien. Si ce système est réformé au cours de la décennie 1850, l’accès à la haute fonction
publique en Inde, l’Indian Civil Service (ICS), continue de reposer sur un cursus métropolitain. Les agents de
l’ICS, en poste au sein du gouvernement central de l’Inde ou dans les secrétariats provinciaux, sont recrutés
par le secrétaire d’État à l’Inde par l’intermédiaire d’un concours – open examination – à partir de 185516.
Celui-ci se déroule chaque année à Londres. Les candidats sélectionnés suivent ensuite un stage – probation
– à l’université d’Oxford, de Cambridge ou de Londres avant de rejoindre la colonie où un poste spécifique
leur est attribué. Le Royaume-Uni est un point de passage obligé afin d’intégrer les plus hautes sphères de
l’administration politique indienne et ce, même après l’organisation de concours en Inde à partir de 1922, à
Allahabad puis à New Delhi après 192817. Le stage en Angleterre demeure obligatoire alors.
En Indochine, intégrer l’élite administrative passe également par une formation en métropole. En
1887, un corps spécifique d’administrateurs coloniaux, regroupant environ 4 000 membres pour l’ensemble
de l’empire18, est mis en place par l’État français. Deux ans plus tard, une école est créée à Paris pour préparer
les futures recrues à leurs missions ultramarines. Cette École coloniale, préconisée par le sous-secrétaire d’État
aux colonies Eugène Étienne, « a pour objet la formation des administrateurs de l’empire appréhendé dans sa
diversité19 ». Contrairement au cas indien, l’Indochine ne bénéficie pas d’un traitement spécifique : l’École
coloniale inclut, entre autres, une section indochinoise. La formation d’élites non politiques est également
envisagée, avec l’ouverture d’une section commerciale, active entre 1893 et 1913, et d’une section
magistrature en 190520.

Dès la deuxième moitié du XIXe siècle, la formation des élites d’Asie coloniale par les colonisateurs est
bi-scalaire, s’appuyant sur des institutions en colonie comme en métropole. Cette double localisation est
parfois confirmée par le recrutement et la préparation de candidats pour d’autres services gouvernementaux
et provinciaux. Si en 1849, un college21 d’ingénieurs destinés à fournir des spécialistes pour les projets de
travaux publics en Inde est ouvert à Roorkee, un établissement métropolitain, le Royal Indian Engineering
College (RIEC) de Cooper’s Hill assure la préparation d’ingénieurs pour l’Inde en Angleterre entre 1872 et 1906.
Les services forestiers indiens – Indian Forestry Service – organisés en 1864 présentent le même schéma dual.
En 1880, une école sylvicole est créée à Dehra Dun22, dans les régions montagneuses du nord de l’Inde. Or,
des candidats avaient jusqu’ici été formés sur le sol européen, sans que cette caractéristique ne disparaisse
après la fondation de l’institution indienne. Au tournant des années 1880, plusieurs futurs agents forestiers,
exclusivement britanniques, sont ainsi envoyés à Nancy pour compléter leur formation à l’École nationale des
Eaux et Forêts locale. Ils bénéficient de soutiens financiers gouvernementaux et sont encadrés par le colonel
Pearson23. Pendant les vacances scolaires, celui-ci organise des excursions en France au cours desquels ils
découvrent et étudient différentes forêts françaises24.

Au cours de la première moitié du XXe siècle, les pouvoirs publics tendent à recentrer l’éducation de
l’élite, et plus spécifiquement de l’élite issue des populations locales, sur la colonie. Plusieurs initiatives en
témoignent : la fermeture du RIEC en 1906 au profit des écoles d’ingénieurs indiennes, l’organisation d’un
concours de l’ICS à Allahabad puis à Delhi, la démultiplication des écoles supérieures associées à l’Université
indochinoise à Hanoi, etc. La dualité colonie-métropole ne disparaît pas pour autant. Les pouvoirs publics

16
Sumita Mukerjee, Nationalism, Education and Migrant Identities…, op.cit., p. 13.
17
David C. Potter, India’s Political Administrators. From ICS to IAS, Delhi, Oxford University Press, 1996, p. 91.
18
William B. Cohen, Empereurs sans sceptre…, op.cit., p. 5.
19
Pierre Singaravélou, Professer l’empire…, op.cit., p. 51.
20
Ibid.
21
Dans le monde britannique, les college désignent des écoles d’études supérieures qui préparent généralement à des
diplômes universitaires.
22
British Library (BL), IOR/L/E/6/7, dossier 289 : Papers regarding the intended scope of the Forest School at Dehra Dun
and the nature of the education to be afforded by it.
23
BL, IOR/L/E/6/9, dossier 385 : Report on the English students at the School of Forestry at Nancy for the first half of the
scholastic year 1879-1880.
24
BL, IOR/L/E/6/8, dossier 363 : Papers regarding the travelling expenses of Colonel Pearson while accompanying the
English forest students at Nancy on their tour in the forests in the south of France.

4
continuent d’attribuer des bourses à des étudiants prometteurs afin de leur permettre de compléter leur
cursus hors de la colonie.
Le tournant de la décennie 1910 correspond un effort d’encadrement de cette formation impériale
par les autorités coloniales en Indochine. Le gouverneur général Antony Klobukowski, en poste entre 1908
et 1911, est à l’origine de la réorganisation de la Mission permanente indochinoise instituée par son
prédécesseur Paul Beau trois années plus tôt. D’abord destinée à l’organisation de stages pour des
administrateurs et mandarins indochinois, elle se mue en 1908 en un outil de formation d’une jeunesse
diplômée. Des « jeunes gens sortis de[s] écoles [françaises en Indochine] » et maîtrisant la langue française
doivent être envoyés en métropole, où leur séjour peut être « prolong[é] autant que le nécessite la durée de
leurs études25 ». Munis de bourses, ils doivent apprendre un métier afin de « rendre à leur pays d’utiles
services ». On retrouve l’idée d’une élite utile, aux savoirs pratiques. Dans ce sens, les candidats sont recrutés
dans différentes écoles de la colonie afin d’être orientés vers des établissements prédéterminés : les recrues
de l’École de médecine sont inscrites à la faculté de médecine de Paris, ceux de l’école professionnelle de
Hanoï fréquentent une école professionnelle de province, à Voiron, Nantes, Vierzon ou Armentières, tandis
que les sélectionnés du collège du protectorat sont envoyés dans une école d’arts et métiers provinciale. Si la
Mission permanente périclite rapidement, sans que les archives ne permettent de dresser un véritable bilan
de son activité, elle laisse transparaître la complémentarité entre colonie et métropole que l’État colonial, ici
français, prône concernant la formation des élites. Durant l’entre-deux-guerres, le gouvernement général
limite ses soutiens financiers aux étudiants rejoignant la métropole pour suivre un cursus qui n’existe pas dans
les colonies26. La possibilité pour les Indiens de passer le concours du barreau au Royaume-Uni, alors qu’une
formation d’avocat existe en Inde, ou encore le maintien d’une formation en Angleterre pour les nouveaux
membres de l’ICS, laissent cependant entrevoir une position plus modérée, plus souple du gouvernement
impérial britannique.

Élites européennes, élites asiatiques

L’organisation de systèmes d’enseignement supérieur, en colonie mais aussi en métropole tout


comme le recours à des outils spécifiques, à l’instar de bourses, soulignent la volonté des États français et
britannique de former une élite éduquée pour leurs territoires ultramarins. Elles laissent également entrevoir
la diversité de ce groupe social, mêlant diplômés européens et asiatiques. Afin d’en comprendre la nature et
les enjeux, il faut garder à l’esprit les spécificités de la situation coloniale. La domination coloniale repose sur
une distinction entre colonisateurs et colonisés. Les premiers, européens, exercent leur pouvoir sur les
seconds, en administrant les territoires au sein desquels ils évoluent. Ainsi, l’élite politico-administrative est
d’abord britannique ou française et l’on comprend pourquoi la formation des administrateurs a d’abord lieu
en métropole, que cela soit dans les universités britanniques préparant à l’Indian Civil Service ou à l’École
coloniale parisienne. Or, certaines de ces institutions accueillent également des étudiants colonisés et mettent
en relief la complexité de la définition de l’élite coloniale. En Inde et en Indochine, des élites locales
préexistaient à l’arrivée des Européens et ne disparaissent pas avec la conquête. Certaines collaborent avec le
colonisateur qui s’appuie sur cette loyauté pour maintenir l’ordre au sein des possessions ultramarines. De
plus, l’infériorité numérique des Européens conduit à avoir recours à des agents « indigènes » : l’École de
médecine de Hanoi déjà évoquée a pour but de former des « élites auxiliaires » qui viennent assister les
médecins français, capables d’effectuer des actes médicaux simples. Former une élite éduquée, détentrice de
savoirs non-élémentaires, n’implique pas nécessairement la disparition de toute forme de hiérarchie, les

25
ANOM, GGI, dossier 2564 : Groupe d’enseignement indochinois en France – Médecins indigènes envoyés en France à
l’effet de perfectionner leur instruction médicale : « Rapport à M. le gouverneur général de l’Indochine de J.Morel, 25
mars 1909 ».
26
Cet aspect est notamment souligné par Henri Délétie dans une communication prononcée devant l’Académie des
sciences coloniales : ANOM, GGI, dossier 48036 : Communication faite par M. H. Délétie à l’Académie des Sciences
coloniales sur le problème universitaire indochinois, s.d. (date estimée : première décennie 1920).
Elle est également visible dans différents dossiers de demandes de bourses adressées à l’administration coloniale durant
l’entre-deux-guerres et disponibles eux aussi aux ANOM.

5
officiers de santé indochinois n’égalant pas les docteurs en médecine français. En outre, cette diversité des
élites coloniales, mêlant européens et asiatiques, est le fruit de formations elles aussi diverses. Du côté
britannique, Indiens et Européens ont accès aux mêmes cursus tandis que les Français tendent à offrir des
formations différenciées, à maintenir une séparation entre les deux populations incarnant l’élite de
l’Indochine.

En Inde comme en Indochine, les universités coloniales sont accessibles aux populations locales et
européennes, comme prennent soin de le souligner les autorités coloniales dans les différents textes
fondateurs27. L’acte fondateur de l’université de Calcutta rappelle que les examens d’entrée sont ouverts à
tout candidat éduqué de plus de seize ans, sans préciser l’origine de ceux-ci. En 1917, Albert Sarraut précise
dans une minute portant sur l’organisation de l’enseignement supérieur que les « Écoles supérieures (…)
seront ouvertes en Indochine aux étudiants français et indigènes28 ». Or, les effectifs demeurent de facto
essentiellement locaux : les étudiants hindous sont majoritaires dans les universités indiennes29 tandis que ce
sont les Vietnamiens, originaires de la colonie de Cochinchine et des protectorats du Tonkin et d’Annam, qui
dominent la communauté estudiantine à Hanoï30. Les enfants de colons rejoignent généralement la métropole
pour leur éducation, dès qu’ils sont en âge d’intégrer une école élémentaire ou secondaire. Seule la Seconde
Guerre mondiale, provoquant l’interruption des communications avec l’Europe, modifie cette tendance en
Indochine, les étudiants français rejoignant en plus grand nombre l’université coloniale entre 1940 et 194431.
En parallèle, certains établissements coloniaux semblent destinés à un public essentiellement local. Les écoles
supérieures de Hanoï, et d’abord celle de médecine, ont pour objectif de former des auxiliaires indochinois.
En Inde, l’école forestière de Dehra Dun est, quant à elle, réservée aux étudiants indiens32.

Dans les colonies, où la population est majoritairement « indigène », les pouvoirs publics se
concentrent avant tout sur la formation d’une élite éduquée locale. À l’inverse, les métropoles européennes
se distinguent en tant que lieux communs où viennent se former élites européennes et asiatiques, enfants de
colons et de colonisés, ces derniers n’étant alors plus majoritaires au sein des effectifs des établissements
d’enseignement supérieur. Les institutions accueillent aussi des Britanniques et Français n’ayant jamais vécu
dans les colonies. L’examen des institutions destinées à la future élite administrative laisse poindre des
approches différenciées, et opposées, au Royaume-Uni et en France : le cursus commun de l’ICS, côté
britannique, s’oppose à une séparation des Français et des Indochinois au sein de l’École coloniale.
Dès les années 1850, le concours de l’Indian Civil Service est ouvert à tous, Britanniques comme
Indiens. Les épreuves du concours n’en sont pas moins fondées sur les programmes universitaires
métropolitains, ce qui rend la préparation des candidats indiens plus complexe. Ceux-ci doivent également
financer un voyage vers la métropole afin d’y passer l’examen d’entrée, exclusivement organisé en Angleterre
jusqu’en 1922, et éventuellement y poursuivre leurs études. Ces obstacles n’empêchent pas l’admission de
certains candidats asiatiques dès la décennie 1860. Le premier d’entre eux, Satyendranath Tagore, en 1864
conduit cependant à un lever de bouclier de la part des autorités anglaises qui décident de changer les critères
de qualification : la valeur des notes obtenues à l’examen de langues indiennes classiques est diminuée tout

27
University of Calcutta, Minutes for the year 1857, Calcutta, Baptist Mission Press, 1860, p. 4.
28
ANOM, GGI, dossier 26 916 : Création d’une Direction de l’Enseignement supérieur : « Minute du gouverneur général
de l’Indochine, fin 1917 ».
29
L’examen des minutes de l’Université de Calcutta confirment cette tendance en incluant des statistiques sur la
fréquentation de l’institution en fonction de l’appartenance religieuse.
30
Au début des années 1920, les étudiants vietnamiens représentent 88% des effectifs de l’université.
Sara Legrandjacques, « Les mobilités étudiantes en Asie. L’Indochine entre logique impériale et situation régionale (1880-
1945) », Master d’histoire contemporaine sous la direction de Hugues Tertrais, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
2015, p. 163 ; Pierre Brocheux, Daniel Hémery, Indochine. La colonisation ambiguë, 1858-1964, Paris, La Découverte,
1998, p. 217.
31
Les effectifs ont alors plus que quadruplé, passant de 88 en 1939 à 371 en 1944.
« Les oeuvres culturelles de la France en Indochine », Education, n°17, 31 décembre 1949, cité dans Pascale Bezançon,
Une colonisation éducatrice ? L’expérience indochinoise (1860-1945), Paris, L’Harmattan, p. 344.
32
BL, IOR/L/E/6/7, dossier 289 : Papers regarding the intended scope of the Forest School at Dehra Dun, op.cit.

6
comme l’âge limite d’inscription au concours. Ces mesures mettent en avant la réserve des pouvoirs publics
quant à la constitution d’une élite indienne sur les mêmes critères que l’élite administrative britannique. Il
s’agit de compliquer, et donc d’empêcher, l’accès à la haute fonction publique pour les Indiens, comme le
révèle l’expérience de Surendranath Banerjee quelques années plus tard. Arrivé en Angleterre en 1868, il
passe avec succès le concours de l’ICS mais n’est pas autorisé à occuper sa place de stagiaire sous prétexte
qu’il est âgé de 21 ans, âge limite de l’inscription au concours33. Si, finalement, les examinateurs reviennent
sur leur décision, cette limite est fixée, dix ans plus tard, à 19 ans et provoque une campagne de protestation
en Inde. Malgré ces premières réticences, les candidatures et les nominations d’Indiens se font de plus en plus
régulières au cours des décennies suivantes. David C. Potter a étudié le recrutement des membres de l’ICS au
cours de la première moitié du XXe siècle34 : jusqu’à l’entre-deux-guerres, les Européens ont continué de
dominer le recrutement des administrateurs politiques. Ils représentent alors 95% des effectifs, entrés par
concours ou par nomination, entre 1904 et 1913, avec 501 reçus pour seulement 27 Indiens35. Si l’écart se
resserre par la suite, avec 180 Britanniques pour 59 Indiens entre 1915 et 192436, il faut surtout souligner les
mesures consécutives au rapport de la Lee Commission on Indianization, qui prône une plus grande place pour
les élites indiennes dans l’administration de la colonie37. Les pouvoirs publics britanniques participent donc à
la formation d’une élite politico-administrative mixte. Celle-ci inclut également des ressortissants des
minorités, c’est-à-dire principalement des musulmans et des Birmans. Leur sous-représentation parmi les
admis au concours est contrée grâce à la nomination d’agents. Une élite éduquée indienne, majoritairement
hindoue, se mêle progressivement, pendant la première moitié du XXe siècle, à une élite éduquée européenne
afin de constituer un groupe de hauts fonctionnaires formés en métropole.
La France est aussi le lieu de production d’une élite mixte mais la formation des administrateurs de
l’Indochine est fondée sur une différenciation entre Français et Indochinois. L’École coloniale n’est accessible
qu’aux détenteurs de la citoyenneté française, excluant de facto les sujets indochinois. La genèse de cette
école est révélatrice d’une tendance séparatrice ancienne, d’abord favorable aux étudiants de la colonie.
L’École coloniale est en effet l’héritière de l’École cambodgienne, créée à Paris au début de l’année 1886.
Quelques mois auparavant, le gouvernement colonial avait autorisé l’explorateur et diplomate français
Auguste Pavie à accompagner jusqu’en France un groupe de Cambodgiens qui devaient y compléter leur
apprentissage. Cette initiative, baptisée « Mission cambodgienne », devait servir à la campagne de
« pacification » menée au milieu des années 1880 dans le protectorat du Cambodge, telle que la présente l’un
des participants, Antony Klobukowski :
« Au cours de cette mission nous eûmes maintes fois l'occasion de remarquer combien était regrettable
l'absence de chefs indigènes connaissant notre pays, nos institutions et susceptibles d'être entre nous et
les populations, des intermédiaires au moins bienveillants et avertis ; de cette remarque est née l'Ecole
coloniale : M. Pavie offrit de conduire en France un groupe de jeunes cambodgiens intelligents, instruits
dans leur civilisation, fils de hauts fonctionnaires, connaissant ou non des langues annamites, thai ou
chinoises, les premiers éléments du français38. »

La délégation arrive en France à la fin de l’année 1885. Les treize étudiants qui la composent initialement sont
logés ensemble dans un hôtel meublé parisien, mais quatre d’entre eux quittent la métropole dès le début de
l’année suivante. Les neuf restants sont sous la responsabilité du diplomate Charles Le Myre de Vilers qui se
charge alors d’organiser une École cambodgienne. Celle-ci doit devenir un « foyer d’influence française où
viendraient séjourner pour une durée limitée, de jeunes indigènes bien doués et pris autant que possible dans
les meilleures familles39 » et permettre l’émergence d’une élite francisée :

33
Sumita Mukerjee, Nationalism, Education and Migrant Identities…, op.cit., p. 13.
34
David C. Potter, India’s Political Administrators, from ICS to IAS, Delhi, Oxford University Press, 1996, p. 66-119.
35
Ibid., p. 80.
36
Ibid., p. 85.
37
Ibid., p. 90.
38
ANOM, MinColo, École coloniale, carton 16, dossier 1 : Rapport du gouverneur général de l’Indochine au ministre des
colonies au sujet de l’École, 1908.
39
ANOM, MinColo, École coloniale, carton 16 : Note de présentation L’École coloniale, 1908.

7
« Nous voulons que nos jeunes Cambodgiens connaissent la France, persuadés que, s'ils la connaissent
bien, ils ne pourront se défendre de l'aimer ; nous désirons qu'ils apprennent sa langue, qu'ils s'imprègnent
de ses idées, qu'ils deviennent des Français de cœur, qu'ils emportent dans leur pays la vision ineffaçable
de notre patrie et de ce Paris qui résume toutes nos gloires et toutes nos grandeurs, afin qu'une fois de
retour sur les bords du Mékong, ils y soient non seulement des partisans convaincus et fidèles de l'influence
française, mais encore, volontairement ou à leur insu, des missionnaires de la France.40 »

Peu à peu, d’autres étudiants venus du Cambodge mais aussi de Cochinchine ou de Porto Novo, rejoignent le
nouvel établissement, appelé à devenir le fer de lance de la formation d’une élite colonisée collaboratrice. Si
les Français en sont alors exclus, la tendance s’inverse dès 1887. Le directeur de l’École cambodgienne Paul
Dislère évoque alors pour la première fois le projet d’accueil des jeunes Français dans une section dédiée41,
au sein de laquelle ils apprendraient à administrer les territoires ultra-marins. Une sous-commission est
nommée et met en relief les divergences de point de vue au sein du monde politique français. Son responsable,
l’inspecteur général de l’université Pierre Foncin, défend un projet d’« École française des missions
coloniales » qui doit « enseigner la France à ceux de ses enfants lointains qui l’ignorent42 ». Pourtant, celui-ci
n’aboutit pas et c’est bel et bien une École coloniale accueillant des Français qui ouvre ses portes le
25 novembre 1889. La formation de l’élite française est favorisée au détriment de celle des colonisés, sans
que les jeunes gens déjà présents dans les locaux n’en soient expulsés. Ils sont regroupés dans une section
indigène mais la mission de l’École coloniale à leur égard est plus résidentielle qu’éducative. Jusqu’en 1908, la
section indigène accueille des ressortissants des colonies qui suivent des cours dans d’autres établissements,
à Paris ou ailleurs :
« L'Ecole coloniale n'a plus de classes pour eux ; leur accordant leur dortoir et le réfectoire, elle les envoie
dans diverses institutions professionnelles où elle obtient des bourses généralement gratuites, souvent au
détriment de candidats français, ou bien encore elle les place, dans les mêmes conditions, comme interne
dans une Ecole d'Arts et métiers, etc. ne les revoyant dans ce cas qu'aux vacances. Leurs professeurs ayant
été chargés, tout en gardant leur titre, l'un de l'économat, l'autre de la bibliothèque de l'Ecole, les élèves
ne sont pas l'objet de soins d'éducation : les jours de congé, ils sortent au gré de leur fantaisie, et aux
vacances annuelles on les place, dans les mêmes conditions de liberté, dans un collège d'une station
balnéaire43. »

Fort de ce constat, le gouverneur Klobukowski exige la réorganisation de la section sans que celle-ci n’estompe
les différences avec les classes françaises de l’École coloniale. Les nouveaux cours destinés aux colonisés
correspondent à une « instruction primaire » réservée à un public restreint, trié sur le volet, c’est-à-dire aux
fils de l’élite locale ayant rendu des services à la colonie. La formation d’une élite indochinoise au sein de
l’École coloniale reste anecdotique et, en dépit de ces évolutions, la section indigène disparaît au cours de la
Première Guerre mondiale. L’École coloniale forme une élite politico-administrative française, séparée des
Indochinois, dont l’accès aux postes administratifs passe essentiellement par l’obtention d’un diplôme dans
les colonies, avec l’ouverture d’une école de droit et d’administration en 191744 qui succède à des cours du
soir.

Des élites sous contrôle ?

L’élite éduquée des colonies, en Inde comme en Indochine, mêle diplômés européens et asiatiques,
formés en colonie et/ou en métropole. Les Français comme les Britanniques ont mis l’accent sur la bi-scalarité

40
« Rapport fait par Pierre Foncin, inspecteur général de l’Instruction publique, au nom de la Commission chargée
d’étudier l’organisation de l’École cambodgienne à Paris », Paris-Cambodge, n°1, mars 1887.
41
Ibid.
42
ANOM, MinColo, École colonaile, Papiers Paul Dislère, Registre 1 : Rapport de M. Foncin, 24 novembre 1887.
43
ANOM, MinColo, École coloniale, carton XVI, dossier 1 : Rapport du gouverneur général de l’Indochine au ministre des
Colonie au sujet de l’École, 20 juillet 1908.
44
Celle-ci devient l’École des hautes études indochinoises en 1924 jusqu’à la création d’une école supérieure de droit en
1931-1932 cité dans : Hoàng Văn Tuấn, « L’enseignement supérieur en Indochine (1902-1945) », op. cit., p. 174.

8
de cette formation : ainsi, les hauts fonctionnaires coloniaux passent par des institutions européennes, qu’ils
soient membres de l’ICS ou du corps des administrateurs coloniaux français. Dès lors, la différence majeure
entre les deux empires réside en l’accès à ces formations de haut niveau : alors que les Français maintiennent
une distinction, une hiérarchie entre des administrateurs citoyens français sortis de l’École coloniale et des
auxiliaires indochinois, les Britanniques optent pour une approche davantage égalitaire, sans que celle-ci ne
doive être surestimée. Les recrues de l’ICS ne sont pas issues de tous les milieux sociaux de la colonie. Malgré
une certaine liberté quant à la préparation du concours, David C. Potter souligne un processus de reproduction
des élites. Les admis sont ceux qui ont bénéficié d’une éducation de qualité, et ce, dès leur plus jeune âge. Les
mesures prises pour assurer la représentation des minorités vont également dans ce sens, alors que les
membres indiens de l’ICS sont d’abord hindous.
Dans ces deux cas, la métropole constitue un haut lieu de la formation des élites, dont l’offre est
supérieure à celle des colonies. Jusqu’à l’indépendance en 1947, l’idée que les agents de l’ICS ne peuvent être
préparés à leurs missions d’une manière satisfaisante qu’avec un stage en Angleterre demeure. Du côté
indochinois, les écoles supérieures de Hanoï doivent assurer l’accès à des postes administratifs auxiliaires,
généralement distincts des postes réservés aux Européens. En 1925, la création la section des Postes et
Télégraphes à l’École de commerce est « destinée à former des receveurs auxiliaires indigènes du service des
Postes et Télégraphes de l’Indochine45 ». En 1932, le directeur général de l’Instruction publique s’adresse dans
ce sens au gouverneur de la Cochinchine :

« Afin de me permettre de fixer le nombre des élèves à admettre dans les diverses écoles d’enseignement
supérieur à la rentrée d’octobre 1932, j’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien me faire connaître, avec
le plus de précision possible, le nombre d’emplois dont vous pourrez disposer en faveur de ces jeunes gens
dans l’année où ils auront terminé les études46. »

Un tableau répertorie les postes disponibles et confirme le statut d’élites auxiliaires des diplômés de
l’Université indochinoise : agents techniques stagiaires du service des Travaux publics, agents voyers
indochinois stagiaires, architectes indochinois stagiaires, médecin indochinois stagiaire47, etc. L’utilisation du
terme « indochinois » souligne en outre que ces écoles sont d’abord destinées à un public local.

Les gouvernements coloniaux et métropolitains, français comme britanniques, participent activement


à la formation des élites en proposant structures et cursus occidentalisés à l’échelle de l’empire. Les universités
et les écoles, lieux de transmission du savoir, doivent permettre l’acquisition de compétences utiles,
permettant d’exercer une profession, de jouer un rôle dans la colonie. Cependant, il serait faux et réducteur
de considérer les pouvoirs publics comme les seuls acteurs de la formation d’une élite coloniale. La réception
de l’offre éducative par les étudiants replace ces derniers au centre du débat. Les initiatives des jeunes gens
et de leurs proches précèdent souvent l’action des pouvoirs publics, notamment dans le cadre de
l’organisation de voyages vers la métropole. Dès 1845, le marchand bengali Dwarkanath Tagore emmène
plusieurs diplômés du Medical College de Calcutta à Londres, pour qu’ils y poursuivent leurs études, sans
chercher à obtenir l’aval de l’East India Company, compagnie à charte alors chargée de l’administration de la
colonie indienne48. Quelques décennies plus tard, de jeunes Indochinois sont envoyés par leurs parents en
France et en Algérie où ils suivent des cours secondaires et supérieurs. Alors que des bourses sont mises en
place au tournant du siècle, les étudiants « libres », c’est-à-dire dont le départ n’est pas organisé ou ne repose

45
Gouvernement général de l’Indochine – Direction de l’Instruction publique, Arrêté instituant une section des Postes et
Télégraphes à l’École de commerce (2 avril 1925), Hanoi, 1925,
46
Archives nationales du Vietnam – centre n°2 (Ho Chi Minh Ville)(ANV2), dossier 47461 : Dossier relatif au nombre
d’élèves à admettre à l’Université à la rentrée d’octobre 1931 : « Courrier du directeur général de l’Instruction publique
au gouverneur de la Cochinchine, 11 mars 1932 ».
47
ANV2, dossier 47461 : Dossier relatif au nombre d’élèves…, op.cit. : « Prévisions relatives au nombre des emplois qui
peuvent être attribués par les divers Services aux élèves de l’Université en août, septembre, octobre de l’une des années
suivantes, 1933, 1934, 1935, 1936, 1937 ».
48
Michael H. Fischer, Counterflows to colonialism. Indian travelers and settlers in Britain (1600-1857), New Delhi, Permanent Black,
2004, p. 369.

9
pas sur un soutien officiel, principalement financier, sont beaucoup plus nombreux que leurs homologues
boursiers. Ils cherchent à bénéficier d’un enseignement jugé prestigieux, à compenser l’absence ou
l’incomplétude des cursus proposés dans la colonie voire à échapper à la répression qui frappe parfois les
milieux scolaires49.
L’Europe devient le lieu de formation d’une élite « libre », parfois anticoloniale, qui s’appuie sur des
réseaux préexistants tout en en formant et en en consolidant certains. Créée en 1904 par Shyamaji
Krishnavarma, l’India House est destinée à l’accueil, entre autres, d’étudiants indiens. Ceux-ci sont dotés de
bourses à la condition qu’ils fassent le serment de renoncer à toute carrière officielle une fois de retour dans
la colonie50. Au cours de deux décennies suivantes, le diplômé de l’université de Toulouse et militant
anticolonialiste Nguyen The Truyen insiste ses proches à venir étudier en France lors de vacances dans son
village natal. Selon lui, « aller en France pour y faire de solides études et acquérir les capacités nécessaires à
des chefs politiques51 » doit permettre à l’Indochine de retrouver « son ancienne splendeur ». La métropole
est donc également le lieu de constitution d’une élite anticoloniale qui suscite des réactions des pouvoirs
publics, cherchant à renforcer l’encadrement des mobilités. Les Britanniques organisent, dès 1909, un
département des étudiants indiens affilié à l’India Office. Un conseiller éducatif et un secrétaire ont pour
mission d’aider les étudiants, offrant un service de tutorat et cherchant à assurer le ‘bon’ déroulement du
séjour, en limitant les occasions de politisation. À partir des années 1920, après l’échec au cours de la décennie
précédente du Groupe de l’enseignement indochinois censé encadrer tous les candidats aux diplômes
métropolitains, le service de contrôle et d’assistance des indigènes (CAI) en France surveille les étudiants
potentiellement nationalistes et anticolonialistes. Dans la colonie, le gouvernement rappelle parfois les
dangers et risques d’un voyage d’études, comme le fait le gouverneur Pierre Pasquier dans sa Circulaire aux
familles au sujet de l’envoi d’étudiants indochinois en France en 1930. La formation des élites est à l’origine de
tensions, reposant sur des représentations opposées du rôle des études pour les populations colonisées.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la proclamation des premières indépendances en Asie


coloniale, le 2 septembre 1945 pour le Vietnam et le 15 août 1947 pour l’Inde, conduit à une prise de pouvoir
politique par des représentants des populations locales. Or, la fin de la domination européenne – ou tout du
moins, les premiers temps d’une émancipation du côté indochinois52 – ne sonne pas véritablement le glas des
structures éducatives mises en place par les gouvernements coloniaux. Les universités locales ne disparaissent
pas. Les colleges et universités indiennes continuent d’accueillir des jeunes gens tandis que l’Université
indochinoise de Hanoï est nationalisée et devient l’Université nationale du Vietnam. En parallèle, une
université est rouverte par les Français dans le sud de la péninsule en 194653. En Inde, cette continuité
concerne également la formation d’une élite administrative puisque l’Indian Civil Service devient l’Indian
Administrative Service avec l’indépendance. De plus, certaines personnalités accédant aux postes politiques
ont pu bénéficier du système éducatif colonial, et notamment d’une formation métropolitaine. Nehru, Premier
ministre indien entre 1947 et 1964 a suivi les cours de Harrow School puis de Trinity College à Cambridge. S’il
a préféré un diplôme d’avocat à l’intégration de l’ICS, il n’en reflète pas moins le rôle de l’Europe dans la
formation d’élites coloniales. À l’inverse, ni le président de la République du Vietnam Ho Chi Minh ni le ministre

49
La répression des grèves d’élèves et d’étudiants en Indochine dans les années 1920 repose sur des expulsions de
certains établissements. Plusieurs exclus se dirigent alors vers la métropole où l’accès aux institutions d’éducation n’est
pas prohibé.
50
Sumita Mukerjee, Nationalism, Education and Migrant Identities: The England-Returned, Londres, Routledge, 2010,
p. 96.
51
ANOM, Service de liaison avec les originaires des territoires de la France d’outre-mer (SLOTFOM), carton III, dossier 44,
sous-dossier « Déclarations de Nguyễn Thế Vinh recueillies par la Direction de la Sûreté générale indochinoise », p. 2.
52
Si l’indépendance du Vietnam est proclamée par Ho Chi Minh dès le 2 septembre 1945, elle n’est pas reconnue par les
Français. L’indépendance des anciens territoires de l’Indochine française est finalement proclamée en 1954, dans le cadre
des accords de Genève, marquant la fin d’une guerre de huit ans.
53
Nguyễn Thụy Phương, L’École française au Vietnam de 1945 à 1975. De la mission civilisatrice à la diplomatie culturelle,
Amiens, Encrage Éditions, 2017, p. 33.

10
de l’Intérieur Giap n’ont obtenu de diplômes supérieurs en colonie ou en métropole. Cependant, le
gouvernement provisoire inclut des diplômes de l’université de Hanoï, comme le ministre de la jeunesse Dong
Duc Hien, ou d’établissements métropolitains, à l’instar de Nguyen Man Ha, ministre de l’Économie nationale.
Entre la fin du XIXe siècle et les indépendances, l’enseignement supérieur a participé à produire des
élites éduquées pour les colonies. Les gouvernements européens sont à l’origine de la création d’institutions
et de l’organisation de cursus divers et variés, à la fois outre-mer, où se multiplient universités et écoles
supérieures, et en métropole. Dès lors, la formation d’élites coloniales se caractérise par sa dualité. D’une
part, elle a lieu à la fois au sein des territoires sous domination européenne, en Inde ou en Indochine, mais
également en Europe. D’autre part, ces élites sont à la fois européennes et asiatiques. Des hiérarchies
transparaissent alors : l’accès aux plus hautes fonctions est d’abord réservé aux Français et Britanniques,
distinction plus marquée du côté français que britannique ; seuls les cursus métropolitains permettent l’accès
aux plus hauts postes de la fonction publique. La composition duale des élites ne gomme pas les critères de la
distinction coloniale, les Européens continuant d’exercer leur domination et prétendue supériorité sur les
populations colonisées. En outre, les États ne doivent pas être considérés comme les seuls acteurs impliqués
dans la formation d’un groupe social supérieur par l’obtention de diplôme : les étudiants restent au premier
plan, choisissant de poursuivre leur cursus scolaire. Le contrôle des États sur ces parcours, abordés ici
principalement sous l’angle métropolitain, est limité. Les étudiants « libres » sont majoritaires et bénéficient
parfois de soutiens non-gouvernementaux, qui méritent eux aussi d’être étudiés plus en détail.

11

Vous aimerez peut-être aussi