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Le XVIII Siècle

Au XVIIIe siècle, un nouveau courant de pensée apparaît en Europe : les Lumières. Il


s’agit d’éclairer les hommes en s’aidant de la raison et de la science. En effet, le
siècle des Lumières est une période caractérisée par un grand développement
intellectuel et culturel non seulement en Europe, mais aussi aux États-Unis. Il est à
l'origine d'un grand nombre de découvertes, inventions et aussi de révolutions
(Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique, Révolution française, etc.).
C'est le siècle des philosophes (Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Denis
Diderot, d'Alembert), qui se concentrent tous sur un même sujet : la remise en
question des structures politiques et des systèmes de valeurs traditionnelles (religion,
monarchie absolue, éducation, sciences, etc.). Ils réclament la liberté individuelle,
l’égalité des droits, la liberté de pensée et de croyance. La pensée des Lumières se
diffuse par des livres dont le plus important est l’Encyclopédie. Malgré l’opposition
de l’Église, elle connaît un grand succès. Les idées des Lumières sont largement
diffusées ailleurs qu’en France, surtout en Allemagne mais aussi en Italie, en
Angleterre et en Russie, à la cour des souverains. Au XVIIIe siècle, des progrès
s’accomplissent dans d’autres domaines. Les techniques s’améliorent grâce à
l’invention de la machine à vapeur.
Contexte historique
Le XVIIIe siècle va se voir fragiliser progressivement la monarchie absolue avec la
Régence de Philippe d’Orléans, puis avec le très long règne de Louis XV et ses
guerres perdues (guerre de Sept Ans sur le continent européen et outre-mer, en
Amérique et en Inde particulièrement, achevée par le traité de Paris de 1763 qui
consacre la puissance de l’Angleterre et le poids de la Prusse). La monarchie mourra
finalement de l’impuissance de Louis XVI : la Révolution de 1789 et ses soubresauts
violents transformeront fondamentalement l’Histoire de la France qui deviendra une
République le 21 septembre 1792. La naissance en 1776 de la République des États-
Unis d’Amérique, soutenue par la France contre l’Angleterre, symbolise aussi
l’entrée dans un monde nouveau à la veille du XIXe  siècle où apparaît le personnage
de Bonaparte[1] . Par ailleurs, au cours du XVIIIe  siècle, la société française change
avec l’essor démographique et l’activité d’une bourgeoisie d’affaires et d’entreprises
liée au progrès technologique (machine à vapeur – métallurgie) et au commerce avec
« les Indes », fondé sur la traite négrière. En même temps se développent les villes
avec leurs salons, leurs cafés et leurs académies qui affaiblissent le poids de
l’aristocratie dans le domaine culturel comme dans le domaine social où s’affirme
peu à peu le tiers état qui sera le vainqueur des luttes révolutionnaires à partir de
1789. Alors que la grande majorité des écrivains du XVIIe  siècle étaient des
courtisans à la recherche de mécènes et de protecteurs, le XVIIIe  siècle et les siècles
suivants voient l'émergence d'une nouvelle éthique de l'écrivain, exprimée à l'origine
par Voltaire, consistant en son autonomisation progressive par rapport aux pouvoirs
(politiques, religieux). Cette éthique se construit dans le cadre de la lutte pour la
liberté d'expression avec en corollaire une responsabilité accrue de ces écrivains dont
les pouvoirs veulent désormais qu'ils répondent de leurs œuvres. Les mentalités
évoluent elles aussi avec le développement de l’éducation et des sciences (Newton,
Watt, Volta, Leibniz, Buffon, Lavoisier, Monge…) et la diffusion des œuvres de
l’esprit, par le colportage et par le théâtre. La foi dans le Progrès que symbolisera
l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert correspond à une déchristianisation
Littérature française du XVIIIe siècle 2 progressive de la société que révèlent les
conflits entre le haut et le bas clergé, ou les tensions avec les Jésuites (expulsés du
royaume en 1764) ou l’évolution du statut des protestants, admis à l’état-civil en
1787. Mais l’Église catholique reste un pouvoir dominant qui lutte contre les
Lumières en faisant interdire leurs œuvres et en obtenant, par exemple, la
condamnation à mort du huguenot Jean Calas en 1762 ou, pour blasphème, celle du
chevalier de La Barre en 1766, barbaries qui susciteront l’indignation de Voltaire.
Serment du Jeu de paume, 20 juin 1789. À la même période, les conquêtes coloniales
intéressent toutes les puissances européennes (voir Guerre de Sept Ans) et
introduisent l’exotisme et le thème du bon sauvage qui nourriront les arts et la
littérature, de Robinson Crusoé à Paul et Virginie par exemple. Les échanges se
multiplient et les influences étrangères sont importantes autant pour la marche des
idées que pour l’évolution des genres littéraires : c’est vrai en particulier pour
l’influence anglaise avec ses avancées démocratiques (monarchie constitutionnelle) et
la création romanesque ou poétique que découvrent beaucoup d’écrivains qui
séjournent en Angleterre tout au long du siècle. L’influence allemande est aussi
importante : elle nourrit le changement préromantique des sensibilités avec un apport
marqué dans le domaine du fantastique et du sentiment national qui s’accentuera au
siècle suivant.
La vie sociale et intellectuelle
Trois ordres existent en France : la noblesse (300 000 personnes), le clergé (130 000
personnes) et le Tiers Etat (25 millions de personnes). Une très forte hétérogénéité
existe à l'intérieur de chaque ordre (entre grande et petite noblesse, prélats et curés de
campagnes, bourgeois et paysans). La domesticité représente 10% de la population
des villes. La France continue à avoir un rayonnement culturel à travers l'Europe. On
copie ses œuvres, ses châteaux, on parle français dans les principales cours, Frederic
II de Prusse invite Voltaire, Catherine II reçoit Diderot à Saint-Pétersbourg.
Inversement, les philosophes français s'intéressent à l'étranger, à l'Angleterre
notamment. C'est un siècle cosmopolite. En France, les lieux d'échanges intellectuels
se déplacent. Ce ne sont plus seulement les salons des grands nobles (même ceux-ci
pratiquent un échange plus libre, moins cérémonieux), mais aussi les académies
(comme celle de Dijon pour laquelle Rousseau écrira en 1750 son Discours sur les
sciences et les arts) ou les cafés (voir leur description dans Le neveu de Rameau, de
Diderot). Ces nombreux lieux révèlent l'indifférence à l'égard du statut social de ses
membres : les rencontres y sont plus libres, les sujets des conversations aussi (cour de
francais). Le livre subit d'importantes modifications de forme et de fond. Le nombre
de lecteurs augmente, ainsi que le nombre de livres (multiplié par 3 entre 1700 et
1770). La presse et les entreprises éditoriales des dictionnaires jouent un rôle
grandissant. Le tirage d'un livre varie entre 500 et 4000 exemplaires. On publie de
nombreuses "feuilles", billets volants, textes courts, facilement diffusés. Les écrivains
continuent à se référer aux grands genre (tragédie, épopée, etc), mais leur modernité
(et leur succès jusqu'à nous) réside dans la création de nouvelles formes littéraires,
souvent brêves, notamment le conte ou le roman philosophique (mélange d'un récit et
d'un savoir, Jacques est fataliste, Candide est optimiste, et les événements mettent à
l’épreuve leur philosophie. La censure concerne surtout les ouvrages traitant de
religion. Elle peut être à priori (avant la publication, refus du privilège royal) ou a
posteriori (saisie, autodafé...). Voltaire, Diderot et Rousseau seront emprisonnés à la
Bastille. Mais la Librairie royale (la censure) aura souvent une attitude de
compromis. Notons aussi une nuance importante : si beaucoup d'écrivains ont été
"persécutés", la plupart aussi ont connu une gloire importante et noué des amitiés
avec des grands) L'écrivain profite encore du mécénat, essentiel durant tous le
XVIIème, et qui se maintient, tout en se développant et se diversifiant au XVIIIème.
Mais un manuscrit commence à rapporter. En 1777, le privilège de publication est
transféré de l'éditeur à l'auteur, moment essentiel vers la reconnaissance du droit
d'auteur. L'écrivain joue un rôle de plus en plus important, reconnu comme tel
(prestige international de Voltaire, interventions multiples dans les affaires politiques,
judiciaires ou religieuses, voir encore Voltaire dans l'affaire Calas). L'écrivain assure
une domination morale en concurrence avec le clergé. Se dessine enfin à cette époque
la figure du grand écrivain, à qui l'on rend visite, auquel on voue un culte.
La pensée des Lumières
Tout au long du siècle, des questions communes agitent les écrivains, questions qu'ils
formulent de manière nouvelle, souvent laïcisée. Ils s'interrogent sur : La raison et
l'expérience. Pour les philosophes, le mépris de la raison rend fanatique. Partant de
l'expérience, seule source de connaissance (alors qu'au siècle précédent, on estimait
que Dieu avait fourni l'esprit aux hommes), ils en viennent à écarter Dieu (c'est ce
qu'on appelle l'empirisme). Les philosophes se sont donc occupés de science (voir
Buffon) et, avec L'encyclopédie, "d'exposer l'ordre et l'enchaînement des
connaissances", de façon à expliquer la nature, que des préjugés et des superstitions
nous cachent ou nous obscurcissent. La nature est conçue comme une norme, une
valeur idéale, une référence dans tous les domaines (ce qui permet de se passer de
Dieu et des enseignements de l'Eglise). L'homme, la société, l'art, tout doit "suivre la
nature". Après 1750, l'attention portée aux paysages et à la nature sauvage est un des
signes du préromantisme. Dieu. Deux positions s'affrontent parmi les philosophes.
Les déistes, dont Voltaire, qui suit l'enseignement de Newton pensent que
l'architecture savante de l'univers suppose un dieu créateur, un "grand horloger". Ce
dieu, sans rapport avec celui des dogmes des Eglises, doit être adoré et respecté.
Pour Voltaire, l'existence de Dieu est la nécessaire garant de la morale que le peuple
doit respecter. Les athées, ou le matérialistes, dont Diderot, rejettent Dieu (il n'y a ni
création ni ordre dans l'univers) et l'âme (la pensée procède du cerveau, c'est-à-dire la
matière). Le progrès. Jusqu'au XVIIème, l'Histoire est pensée comme un  chaos, ou
bien comme la manifestation d'une Providence divine. Au XVIIIème s'impose l'idée
d'un progrès qui ne relève pas de l'ordre divin. D'où des contradictions toujours
actuelles : les européens sont plus évolués, et les peuples sauvages doivent donc être
éclairés, autrement dit colonisés. C'est qu'on n'imagine pas que la raison et le progrès,
liés en fait à l'Europe (c'est ce qu'on appelle l'européocentrisme, le fait de considérer
l'Europe comme le centre de tout), ne sont pas des normes universelles. Les futurs
"droits de l'homme", malgré leur noble ambition, souffrent du même
européocentrisme.
Rousseau critique fortement le progrés. Pour lui, la civilisation a corrompu les
hommes. Notons enfin que, pour tous ces philosophes, l'idée ou le pressentiment de la
Révolution de 1789 restent absents. Le bonheur. Les chrétiens ignorent le bonheur
terrestre. L'au-delà seul comblera leurs désirs.
Pour Voltaire, "le paradis terrestre est où je suis". Caque philosophe en donne sa
définition, individuel ou collectif.
Diderot insiste sur la légimité du plaisir, notamment sexuel.
Pour Sade, le plaisir de faire le mal est sa seule justification, puisqu'il n'existe pas de
morale transcendante, et que la satisfaction du plaisir est la seule loi naturelle que
doive suivre l'homme.
La politique
En 1688 la révolution anglaise montre le chemin de formes politqiues nouvelles dans
les fatras de la société contemporaine. S'impose, surtout avec Rousseau, l'idée d'un
contrat social (ce qui réfute la théorie du droit divin) qui suppose l'égalité de ceux qui
le signent. Pour Diderot, mais surtout Voltaire prévaut l'idée d'une monarchie
tempérée ou d'un "despotisme éclairé" par la raison, fondé sur l'utilité sociale. Pour
tous , le mérite d'un homme  ne dépend pas de sa naissance, de l'ordre auquel il
appartient, mais bien de son talent personnel.
L'ouverture sur l'extérieur
Beaucoup de philosophes, plus ou moins de bon gré, visitent l'étranger (Montesquieu,
Voltaire, Rousseau, Diderot ...) De nombreuses relations de voyages paraissent, dont
celle de Bougainville. Des livres importants sont traduits (les Mille et une nuits,
lançant une vogue orientale durable, Robinson Crusoë de Defoe ...) Cela a pour but et
conséquence la critique de la France et la mise en cause du discours
auropéocentriste : il n'y a pas de vérité universelle, mais seulement des vérités
particulières, liées, selon Montesquieu, au "climat" de chaque pays. La raison
européenne demeure malgré tout essentielle comme moyen de surmonter ou englober
ces différences. Dans bien des cas, l'étranger est doté d'une nette supériorité sur le
français, mais c'est parce qu'il suit la raison ; dans la plupart des cas, les étrangers qui
encombrent la littérature de cette époque sont des figures imaginaires, inspirées très
librement de modèles réels. Parmi les étrangers civilisés, citons l'anglais, qui
bénéficie d'une monarchie tempérée, respecte les talents, croit à l'utilité du
développement économique et commercial. Le chinois, quand à lui, réussit à concilier
athéisme et vertu, preuve que la religion n'est pas indispensable pour mener une vie
honnête. Le bon sauvage, qui existait déjà chez Montaigne, connaît un regain
d'intérêt. Les livres font la description idyllique d'un être que la civilisation n'a pas
corrompu, ce qui suscite l'ironie virulente de Voltaire. Le bon sauvage aura un frère
en la personne du paysan, resté près de la nature.
Critique des religions révélées
Pour les philosophes les religions révélées (judaïsme, christianisme, islam) sont
basées sur la croyance en une intervention divine, qui relève du surnaturel et non de
la raison. Pour eux, elles doivent donc être rejetées. Mais c'est surtout l'Église
catholique, dont l'influence était considérable en Europe, qui est attaquée par les
philosophes. Montesquieu dans les Lettres persanes (1721) se moque des pratiques et
des croyances catholiques. Voltaire lutte contre l'intolérance religieuse qui provoque
la persécution des non catholiques jusqu’à envoyer certains d'entre eux à la mort.
Pour les philosophes, la pratique courante à l'époque en Europe, qui consiste à obliger
les sujets à avoir la même religion que leurs souverains est inacceptable. Ils
demandent la tolérance religieuse, la liberté de conscience et la liberté du culte. La
plupart des intellectuels ne sont pas athées, mais déistes, c'est-à-dire des partisans
d'une religion naturelle. Pour eux Dieu existe (c'est le grand horloger de l'Univers de
Voltaire, l' « Être suprême » qui inspirera Robespierre), ils croient en l'immortalité de
l'âme. Pour eux, la morale peut se baser sur des règles naturelles et non sur des
principes religieux. Mais ils demandent la disparition des différentes formes du culte
divin et condamnent l'existence de clergés distincts, créations humaines, qui, à leurs
yeux, sont des facteurs de discorde et de guerre. – Idées pour l'organisation
économique Certains intellectuels se spécialisent dans la réflexion sur l'organisation
économique. Ils critiquent les entraves qui gênent les entrepreneurs voulant innover.
Turgot et Quesnay pour la France et surtout l'Écossais Adam Smith sont les
théoriciens les plus en vue de ces Économistes. Jusque là les gouvernements dirigent
la vie économique afin de limiter la concurrence, de régler les conditions d'embauche
et de garantir la qualité des produits. Les artisans (patrons et ouvriers) doivent se
regrouper dans des « métiers » (appelés corporations) qui ont leurs règlements
approuvés par les autorités locales et qui s'imposent à ceux qui veulent exercer.
Certains métiers sont soumis à privilège (ce qui les met à l'abri de la concurrence).
Afin de garantir la qualité, ce qui favorise les exportations, les procédés de
fabrication sont réglementés et les fraudeurs sont sévèrement punis : cette politique
est très développée en France (colbertisme). Ces pratiques freinent les innovations
techniques et maintiennent des prix élevés puisque la concurrence est volontairement
interdite. Pour protéger la production nationale, des droits de douanes souvent élevés
frappent les produits importés. Des barrières douanières existent même à l'intérieur
du même État. Elles permettent de percevoir des taxes pour le trésor royal (par
l'intermédiaire de compagnies financières qui se chargent de la perception). Mais
elles répondent aussi à une mentalité très répandue, celle qui veut réserver certains
produits vitaux (en particulier les céréales) aux populations locales (surtout dans les
périodes de pénurie de nourriture). Les commerces intérieurs et extérieurs sont donc
évidemment limités, ce qui réduit les possibilités d'emplois et d'enrichissement. Les
Économistes ou « Physiocrates » (ceux qui respectent les lois de la nature physique)
sont persuadés qu'il existe des lois naturelles qui règlent l'activité économique. Il faut
les laisser jouer sans intervenir. Il faut supprimer tout ce qui limite la liberté du
travail et des échanges. C'est le « laissez faire » (fin des réglementations de toutes
sortes) et le « laissez passer » (fin des barrières douanières externes et internes) bases
du libéralisme économique. Les Physiocrates sont convaincus que la liberté
économique développera la production, donnera du travail, enrichira tout le monde et
apportera le bonheur. À l'exemple des Britanniques, en France le gouvernement
permet à certains entrepreneurs de se soustraire aux obligations des corporations. La
production d'indiennes (des toiles de coton peintes) est autorisée, ce qui concurrence
les tissus de laine traditionnels. Ainsi Oberkampf fonde la manufacture des toiles de
Jouy près de Versailles. Pour teindre en bleu les tissus ou les cuirs, le gouvernement
autorise l'emploi de l'indigo (plante tropicale importée, moins coûteuse et donnant de
meilleurs effets tinctoriaux) en concurrence avec le pastel (plante locale du sud de la
France). Devenu Contrôleur général des finances (ministre des finances) de Louis
XVI, Turgot abolit les douanes intérieures pour le commerce des grains et supprime
les corporations. Au début de la Révolution française, on interdit les associations
professionnelles et la grève installent définitivement la liberté économique.
Les principes des Lumières
La raison et le combat des préjugés Les Lumières, c’est l’éclairement qu’apporte à
l’homme l’usage de sa raison et de son intelligence. La raison permet à l’homme
d’écarter les préjugés, les superstitions, le fanatisme religieux, et sert de guide pour
agir sur le monde. La promotion de la raison est indissociable du combat contre les
préjugés :
♦ Combat contre les préjugés sociaux et moraux (comme dans Le Neveu de Rameau
(1773) de Diderot)
♦ Combat contre le fanatisme religieux (voir Dictionnaire philosophique ou Candide
de Voltaire, La religieuse de Diderot)
◊ La contestation sociale et politique Les philosophes des Lumières se rejoignent
dans la contestation de la monarchie absolue de droit divin (dans laquelle le souverain
tient son pouvoir de Dieu et concentre en ses mains les pouvoirs législatifs, exécutifs
et judiciaires). Cette contestation est d’autant plus forte qu’elle se fait à la lumière de
la monarchie constitutionnelle anglaise dont les mérites sont vantées par Voltaire
dans Lettres philosophiques (1734). Montesquieu, tout en restant fidèle à la
monarchie, théorise la séparation des pouvoirs (législatifs, exécutifs et judiciaires)
dans L’Esprit des Lois (1748). Pour lui, le pouvoir royal doit être encadré par un texte
constitutionnel. Dans Le contrat social, Rousseau jette les fondements de la
démocratie. Dans L’île des esclaves, Marivaux aborde le problème de l’inégalité
sociale à travers une fiction qui met en cause les rapports maîtres-valets dans la
société du XVIIIème siècle. L’ordre social inégalitaire de l’Ancien Régime est
contesté de façon plus virulente dans Le mariage de Figaro (1778).
Les Lumières : un siècle éclairé par la raison A la veille de la Révolution française,
Choderlos de Laclos brosse le portrait d’une aristocratie libertine et décadente dans
Les Liaisons dangereuses (1782).
◊ La foi dans la science et le progrès L’influence de Newton, dont la méthode est
expérimentale, est essentielle. La réflexion doit se fonder sur l’observation et
l’expérimentation. Est « vrai » ce qui peut être vérifié. Les avancées scientifiques font
naître une foi dans le progrès. Les philosophes des Lumières pensent que la raison et
la diffusion des savoirs permettront une amélioration de tous les aspects de la vie
humaine : vie politique, sociale, morale, culturelle…
◊ La valorisation du sentiment Au 17e siècle, les sentiments étaient vus comme
néfastes (voir la représentation de la passion amoureuse chez Racine ou Mme de La
Fayette par exemple). Le 18e siècle réhabilite la sensibilité qui devient un atout et un
moyen de connaissance de l’âme humaine. Pour Rousseau dans La Nouvelle Héloïse,
les sentiments coïncident avec la vertu. Les Lumières réhabilitent la nature humaine
en montrant que l’homme est naturellement bon (voir Supplément au voyage de
Bougainville de Diderot).
◊ La recherche du bonheur Le bonheur est une question nouvelle au 18e siècle. Le
17e siècle est dominé par la figure du Dévot. La quête du bonheur terrestre a peu de
sens : seul compte le salut dans l’au-delà. L’homme étant foncièrement mauvais, il
convient de lutter contre ses penchants mortifères pour les passions et les plaisirs. A
la figure du dévot succède au 18e siècle celle du philosophe qui s’intéresse au
bonheur terrestre. Candide de Voltaire propose ainsi une philosophie du bonheur dans
laquelle « il faut cultiver notre jardin« .
Pour Rousseau, le bonheur trouve ses fondements dans la nature et le sentiment. Pour
les libertins, le bonheur correspond à la recherche des plaisirs sensuels.
Figures de style dominantes et esthétique des Lumières
◊ L’ironie et l’antiphrase L’ironie et l’antiphrase sont fréquents chez les philosophes
des Lumières. L’ironie est une arme qui permet de rallier le lecteur à sa cause par le
décalage humoristique. L’antiphrase de Voltaire au chapitre 3 de Candide est célèbre
pour sa dénonciation efficace de la guerre : « Rien n’était si beau si leste si brillant, si
bien ordonné que les deux armées ». « De l’esclavage des nègres » de Montesquieu
est un faux plaidoyer ironique en faveur de l’esclavage.
◊ Le registre polémique Le registre polémique est très utilisé au XVIIIème pour
dénoncer les abus du pouvoir. En témoigne la tirade de Figaro contre les puissants
dans le Mariage de Figaro : « Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont
d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il
n’est point d’éloge flatteur ».
L’Encyclopedie
L’Encyclopédie, conduite par Diderot et d’Alembert entre 1751 et 1766, est une
entreprise collective monumentale qui entreprend de faire l’inventaire de tous les
savoirs. Pourquoi vos professeurs vous en parlent tant ? Tout simplement parce que
L’Encyclopédie est l’œuvre la plus emblématique du siècle des Lumières. Si on y
réfléchit, elle synthétise la pensée des Lumières : son but est de diffuser les savoirs
pour émanciper les hommes. Finies les explications théologiques du monde : les
philosophes des Lumières nous invitent à acquérir des connaissances, à penser par
nousmême et à utiliser notre raison. Mais l’Encyclopédie n’a pas qu’un but de
vulgarisation des savoirs. C’est aussi une entreprise militante et critique à l’égard des
abus de la monarchie absolue, du fanatisme religieux et des préjugés. C’est ce qui fait
d’elle une œuvre des Lumières.
D’où est venue l’idée de faire une Encyclopédie ? On ne le sait pas toujours, mais
l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert devait être au départ la simple traduction
d’une encyclopédie anglaise nommée Cyclopaedia publiée par l’anglais Chambers en
1728. En effet, le libraire parisien André Le Breton veut traduire les deux volumes de
la Cyclopaedia de Chambers. Il confie ce projet de traduction à Diderot et d’Alembert
en 1750. Mais Diderot et d’Alembert finissent par abandonner ce projet de traduction
pour faire leur propre Encyclopédie. Leur projet est ambitieux. Alors que la
Cyclopaedia de Chambers contenait deux volumes, Diderot et d’Alembert envisagent
un ouvrage beaucoup plus vaste qui ferait l’inventaire de tous les savoirs.
Quant à l’étymologie d’Encyclopédie, elle est parlante :
♦ cyclo = le cercle;
♦ paideia = le savoir. => L’Encyclopédie a donc pour projet de faire le tour de tous
les savoirs ! Un projet d’une telle ampleur ne pouvait bien sûr pas être mené en une
ou deux années. Dès 1750, Diderot rédige Le Prospectus pour demander aux lecteurs
de souscrire à un abonnement pour recevoir les volumes au fur et à mesure de leurs
publications. Le Prospectus récolte plus de 1000 souscripteurs en 1750, et
l’Encyclopédie atteindra environ 4500 souscriptions les année suivantes. Cela peut
paraître peu aujourd’hui, mais pour le XVIIIème siècle, c’est énorme ! A l’époque,
un ouvrage était rarement tiré à plus de 1500 exemplaires. L’Encyclopédie, malgré
son prix élevé, est un véritable succès éditorial. A quoi ressemble l’Encyclopédie de
Diderot ? L’Enyclopédie des Lumières est une œuvre monumentale de 35 volumes !
On compte 17 volumes de textes, 11 volumes d’illustrations, auxquels s’ajoutent des
suppléments. Les 28 premiers volumes ont été publiés progressivement de 1751 à
1772. L’Encyclopédie veut faire le tour des savoirs et accordent une place importante
aux techniques et aux métiers. Les planches d’illustrations sont remarquables.
Pourquoi l’Encyclopédie a rencontré tant d’hostilité ? La publication de
l’Encyclopédie n’a pas été chose facile. Dès la sortie du premier volume en 1751, les
jésuites s’opposent à cet ouvrage qu’ils jugent subversifs. L’Encyclopédie est
censurée plusieurs fois, et même condamnée par le Pape. Elle finira par être éditée
clandestinement sous une adresse Suisse afin d’éviter la censure dont elle fait l’objet
en France. Tu te demandes peut-être : Mais si le but des philosophes est simplement
de diffuser les savoirs, pourquoi tant d’hostilités ? C’est qu’en y regardant de plus
près, des articles apparemment anodins sont en réalité des articles militants qui
critiquent les préjugés, l’obscurantisme et les dogmes religieux. Par exemple, l’article
« Capuchon » ne se contente pas de donner la définition d’un capuchon (un vêtement)
: c’est un article ironique, qui tourne en dérision les dogmes religieux. L’article «
Paix » de Damilaville est une dénonciation polémique de la guerre.
L’article « Réfugié » constitue une critique de la révocation de l’Edit de Nantes et de
la persécution des Protestants. Ces articles de l’Encyclopédie ne sont donc pas
purement descriptifs. Ils remettent en cause les abus de la monarchie absolue, le
fanatisme et les dogmes religieux. C’est ce qui explique les nombreuses hostilités,
notamment la condamnation de l’ouvrage par le Pape en 1759 et la censure. Qui a
écrit l’Encyclopédie ? Diderot et d’Alembert ont dirigé le projet encyclopédique. Ils
n’ont pas tout écrit. Ils ont fait appel à 158 collaborateurs et à des nombreux graveurs
qui ont réalisé les illustrations. Parmi les collaborateurs, on compte les philosophes
des Lumières les plus célèbres comme Voltaire, Rousseau, Jaucourt, D’Holbach,
Dumarsais, Damilaville et Condillac.
Le théâtre  
Au 18e siècle le théâtre suit les réflexions des philosophes des lumières et devient
une véritable arme de réflexion à l'instar des autres genres littéraires. Des
dramaturges, comme Voltaire, Beaumarchais ou encore Marivaux, écrivent des
pièces désormais en prose pour dénoncer l'intolérance et les injustices de leur temps.
C'est souvent le rapport de force entre vallées et maitre qui est mis en question pour
mieux interroger à plus grande échelle la légitimité de la monarchie absolue de droit
divin. La réflexion au 18e touche également le jeu des acteurs pour faire passer son
message. La pièce de théâtre doit plus que jamais faire illusion et semblait réaliste
aussi certains auteurs comme Diderot théorise le jeu d'acteur et la mise en scène. 
Le renouveau des genres
a. La tragédie
La tragédie, genre très prisé au XVIIe siècle, a du mal à survivre à Racine. Le public
se désintéresse des intrigues religieuses et mythologiques ; et si certaines pièces,
aujourd'hui oubliées, rencontrent quelque succès, c'est que la tonalité y est
plus dramatique que tragique.
b. Le drame bourgeois
Il s'agit d'un genre nouveau, mais qui disparaît avec le siècle. Dominé par la
tonalité pathétique, le drame bourgeois refuse la rigueur des règles de la tragédie et
le côté caricatural de la comédie. Il s'intéresse aux problèmes sociaux et familiaux,
veut émouvoir, mais les principes moraux stricts qu'il prône sont les raisons de
son échec.
b. La comédie
C'est le genre à la mode et celui qui va dominer tout le siècle. La comédie se réclame
de Molière, mais les thèmes abordés sont nouveaux. Comédie de mœurs, elle est
orientée vers la critique de la société et son objectif contestataire contribue à
l'avènement de la Révolution. L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences,
des arts et des métiers est née d’une commande faite à Diderot par un libraire d'une
simple traduction du dictionnaire anglais de Chambers, intitulé Cyclopœdia. Ce
manuel modeste lui donna l’idée d'un vaste ouvrage qui serait l'inventaire de toutes
les connaissances humaines. D'Alembert s'associa à cette pensée, dont ils comprirent
toute la portée philosophique et le haut intérêt.
VOLTAIRE (1694-1778)
Il est un des auteurs majeurs du siècle des Lumières. Auteur de théâtre, de contes
philosophiques, de poèmes, d’essais philosophiques, il incarne plus que tout autre le
philosophe des Lumières curieux de tout. Il a défendu sans relâche les victimes des
préjugés et de l’intolérance et a préparé l’esprit révolutionnaire de 1789. Admirateur
de l’Angleterre, il a souhaité transposer le régime de monarchie constitutionnelle en
France pour assurer un équilibre des pouvoirs.Défenseur des libertés, Voltaire a
contribué à diffuser l’esprit des Lumières dans la société française et l’ensemble de la
société européenne. Biographie de Voltaire François-Marie Arouet est né en 1694
dans un milieu bourgeois et fait ses études chez les Jésuites. Féru de lettres et de bel
esprit, il fréquente les salons littéraires parisiens. En 1715, il est emprisonné à la
Bastille pour avoir écrit des vers désobligeants sur le Régent. Ce passage à l’ombre
lui donne une détestation aiguë des injustices et un sens profond de la liberté. Poète
mondain, il rencontre également le succès en écrivant des tragédies. Pris dans une
altercation avec le chevalier de Rohan, il est contraint de s’exiler 3 ans en Angleterre.
Son séjour en Angleterre va profondément l’influencer. En effet, Voltaire est
impressionné par l’esprit de liberté de la société anglaise et admire l’équilibre des
pouvoirs qui y sont assurés grâce à une monarchie constitutionnelle. Son amitié avec
Madame de Châtelet est déterminante car son amie l’initie aux sciences. En 1734, il
publie les Lettres philosophiques et travaille à la vulgarisation des théories
scientifique de Newton sur la gravité. Ecrivain infatigable, il publie également des
tragédies (La Mort de César, Mahomet, etc) et des poèmes comme « Le Mondain » .
La publication de Zadig en 1746 rencontre un immense succès. Voltaire devient
historiographe de Louis XV et est élu à l’Académie française. Puis il part à la cour du
roi de Prusse Frédéric II qu’il admire comme « despote éclairé« . Au bout de 3 ans,
fâché avec Frédéric II, il s’installe à la frontière Suisse, au château de Ferney et
rédige Candide. En 1761, il prend la défense de Calas, du chevalier de la Barre et
devient un des plus grands défenseurs des victimes des préjugés religieux et de
l’intolérance. Collaborateur de l’Encyclopédie de Diderot, il publie aussi le
Dictionnaire philosophique portatif pour diffuser le plus possible les idées des
Lumières dans la société.(voir par exemple l’analyse de l’article « guerre » ou
l’article « torture ») Acclamé par la foule, il s’ éteint en 1778 à l’âge de 84 ans. Les
œuvres majeures de Voltaire ◊ Lettres philosophiques (1734) Voltaire écrit Lettres
philosophiques après son séjour Angleterre. Ces 25 lettres ouvertes sont destinées à
éclairer le peuple français sur l’existence d’un pays où les mœurs sont plus libres et
les pouvoirs mieux équilibrés que sous la monarchie française. En effet, l’Angleterre
vit sous une monarchie constitutionnelle, c’est à dire une monarchie encadrée par une
constitution (alors que la France vit sous une monarchie absolue de droit divin). Dans
ses Lettres philosophiques, Voltaire rejette le poids des traditions et fustige
l’intolérance religieuse. Il montre l’importance politique des Parlements qui apportent
stabilité et liberté à un peuple. Il fait aussi l’éloge du « doux commerce » : pour
Voltaire, les anglais savent utiliser le commerce pour adoucir les mœurs des hommes.
Des lettres XIV à XVII, Voltaire dévoile son admiration pour le scientifique Newton
et tente de faire partager sa théorie de la gravitation universelle. Il montre que la
science de Newton dépasse la science de Descartes. Dans les dernières lettres,
Voltaire prend position contre Pascal pour affirmer un optimisme en l’homme. Il
ouvre la voie vers l’optimisme des Lumières.
◊ Zadig ou la destinée (1748) Zadig est un conte philosophique inspiré d’un conte
persan. A travers ce conte philosophique, Voltaire retrace les aventures d’un jeune
homme qui fait l’expérience du monde. Voltaire choisit le cadre oriental par exotisme
et pour décentrer ses personnages et leur faire porter un regard acéré sur la société
occidentale comme l’avait fait Montesquieu dans les Lettres persanes en 1721. Zadig
est un personnage qui dans ses mésaventures incarne l’homme des Lumières. Au
chapitre III « Le chien et le cheval » par exemple, on recherche la chienne de la reine.
Zadig parvient à déduire le parcours de la chienne à partir d’indices qu’il découvre et
retrouve exactement ce qui s’est passé sans avoir vu la scène. Voltaire montre ainsi
que la raison est l’instrument de la liberté et du pouvoir. En cela, ce texte
apparemment anodin est fondateur de l’esprit des Lumières. Le sous-titre « la
destinée » critique l’idée chrétienne de destinée (la Providence) au profit de la liberté.
Dans ce conte, Voltaire s'accorda toutes les libertés, n'obéit à aucune règle connue,
puisa à toutes les sources sans s'attacher à aucune, mêla avec une aisance suprême
l'actualité à la fable, l'histoire authentique au romanesque le plus fou, donna aux
chemins les plus directs l'apparence de flâneries et de digressions plaisantesé Il nous
amuse, nous fait rire, nous surprend, nous étourdit ; car nous trouvons un mélange
tout à fait rare, tout à fait original, infiniment mieux réussi que dans les ‘’Lettres
persanes’’, de fantaisie et de bon sens, de libre invention et de rigueur logique : une
démonstration impitoyable de la sottise humaine joliment enveloppée dans une œuvre
d'art aux proportions libres et harmonieuses. ‘’Zadig’’ est une nouvelle haute en
couleur et en rebondissements, composée de plusieurs contes réunis les uns aux
autres de manière à former une histoire suivie. Les aventures se succèdent, sans être
enchaînées logiquement. Conscient du danger, Voltaire s'employa, d'une édition à
l'autre, à resserrer la trame qui réunit entre eux les différents épisodes. L’édition de
1748 comptait quelques chapitres de plus que celle de 1747 : “Le souper”, “Les
rendez-vous”, “Le pêcheur” ; celle qui parut en 1756 dans la “Collection complète
des oeuvres de M. de Voltaire” était augmentée d'un nouveau chapitre : “Les disputes
et les audiences” (dédoublement d’un chapitre) ; enfin deux chapitres : “La danse” et
“Les yeux bleus”, rédigés à Berlin, que Voltaire n’a jamais intégrés à son livre, et qui
ne virent le jour que dans les éditions posthumes de “Zadig”. De plus, au cours de la
narration, il fait souvent le point de l'action (dont les trois étapes sont : rencontrer
Astarté, la perdre, la retrouver), renvoie d'un chapitre à l'autre, laisse attendre la suite.
Rapidement, l'intrigue qui se noue entre Zadig et Astarté fournit un fil conducteur :
l’amour naissant est contrarié par des obstacles insurmontables ; les deux amants
doivent se séparer ; ils se retrouvent enfin, et leur union donne au roman une
heureuse conclusion, trois récits venant, à la fin, renseigner, éclairer, redonner foi :
celui du brigand, celui du pêcheur, celui d’Astarté. Les divers médaillons sont ainsi
réunis en un solide collier. On peut voir en Zadig un nouvel Ulysse qui, cherchant le
bonheur, finit par le trouver après de multiples et dures épreuves, retrouve sa
Pénélope. On constate que le livre est, d’un bout à l’autre, sous le signe d’une
constante binarité, d’un continuel jeu d’oppositions qui doivent se contrebalancer
pour finalement s’équilibrer. Car les chapitres vont généralement par deux, ce qui
permet d’excitantes confrontations (“Le borgne” / “Le nez” - “L’envieux” 6 / “Les
généreux” - “Le ministre” / “Les disputes et les audiences” - “Le bûcher” / “Le
souper” - “Le brigand” / “Le pêcheur” -”Le combat” / “Les énigmes”). Mais les
oppositions fonctionnent à l’intérieur des chapitres eux-mêmes (“Le chien et le
cheval”). Sans compter les interférences d’un texte à l’autre. Si quatre chapitres se
détachent dans leur unicité (“La jalousie”, “Les rendez-vous”, “Le basilic”,
“L’ermite”), c’est qu’ils sont les temps forts de l’action. Un passionnant travail
consisterait à reprendre l’itinéraire de l’auteur en suivant ces «poteaux indicateurs»
que sont les titres, pour réagencer les plans, et s’amuser au jeu des parallélismes qui
fondent la structure du conte. Cependant, Voltaire ne prétendait pas nous intéresser
par l'agencement habile d'une intrigue, mais par la diversité et la bizarrerie des
anecdotes. Il exposait des faits, déroulait une intrigue compliquée, s’efforçait de dire
l'essentiel sans ennuyer, de tout faire comprendre sans vaine insistance. Nul mieux
que lui ne sait se faufiler à travers un enchevêtrement d'aventures d'apparence
inextricable pour aboutir, sans fatigue et sans défaut, au dénouement logique et
naturel. Il est obtenu grâce à Cador qui joue dans la nouvelle le rôle de « deus ex
machina », Voltaire ayant recours à lui quand il s’agit de régler une situation
embarrassante. L'amour est le ressort qui déclenche les événements, et les
événements à leur tour déclenchent des réflexions. Mais Voltaire ne retint que les
épisodes principaux d'un roman d'amour et d'aventures qui eût pu être long ; il laissa
dans l'ombre ce sur quoi s'attardent les romans traditionnels. On voit pourtant Zadig
perdant ses sens devant la preuve de son amour que lui donne Astarté (chapitre VIII),
Voltaire s’égayant à montrer ses héros fort tendres. Le conte traditionnel est, par
essence, merveilleux : il n'atteint sa pleine efficacité que si le lecteur abandonne le
monde dans lequel il vit, pour entrer dans un autre univers où l'incroyable est naturel.
Mais l'ironie de Voltaire est un dissolvant du merveilleux. S’il multiplie les
invraisemblances, ce n'est pas pour procurer au lecteur un moment d'évasion, ni parce
qu'il cède lui-même à l'entraînement d'une fantaisie parodique. Il respecte le conte en
tant que genre, mais en détruit la finalité habituelle. Loin de nous entraîner hors de la
réalité, le conte voltairien nous oblige à la regarder de plus près : la perspective est
changée. Ce n'est pas l'incroyable qui est donné pour vrai, mais le vrai qui apparaît
incroyable. En fait, l'unité de ‘’Zadig’’ est beaucoup plus profonde : plus qu'à
l'intrigue, elle tient à l'intention philosophique de Voltaire. Le roman, livre d’action,
est aussi livre d’instruction. Racontant l’éducation d'un jeune homme par la
Providence, il s'apparente aux récits initiatiques, puisque le bonheur n'est atteint
qu'après une révélation. L'intérêt du roman réside précisément dans le double
mouvement de Zadig et de la Providence qui, en décrivant des cercles de plus en plus
larges qui vont du particulier à l'universel, aboutit à leur rencontre, tend tout entier
vers l'ajustement de l'intelligence humaine sur la raison divine. Pour rendre compte
de la structure de ‘’Zadig’’, le plus simple est de recourir à une figure géométrique
représentant deux spirales en forme de cône, opposées par le sommet. En s'ouvrant de
plus en plus, la spirale du bas symbolise l'ouverture de Zadig au monde des humains
en même temps que son évolution spirituelle à mesure qu'il découvre mieux le
scandale du mal. Symétriquement opposée, la spirale du haut décrit la manifestation
progressive de la Providence, et fait sentir la présence d'un ordre supérieur qui
contraste avec le désordre terrestre. Ce qui se passe après l'entretien de Zadig et de
l'ermite, c'est un renversement total de cette structure : au lieu de s'opposer, les deux
cônes s'emboîtent l'un dans l'autre. Sur la terre des humains, l'absurde s'estompe et
cède la place à la promesse d'un ordre.
◊ Candide ou l’optimisme (1759)
Candide est le récit du voyage d’un personnage naïf qui a été élevé selon les préjugés
de son maître Pangloss, philosophe optimisme pour qui « tout est au mieux dans le
meilleur des mondes » (caricature du philosophe Leibniz). Voltaire veut libérer ses
lecteurs de la tentation fataliste et providentialiste qu’il assimile à une forme de
fanatisme ou, du moins, à des préjugés. Ainsi Voltaire va amener l’optimisme de
Candide à l’épreuve de la guerre (chapitre III), de l’intolérance religieuse (chapitre
VI), du mal, de l’anthropophagie (chapitre XVI), de l’oisiveté et de l’ennui (chapitre
XVIII), du spectacle désolant de l’esclavage (chapitre XIX), de la mélancolie
(chapitre XX), de la tromperie (chapitre XXII), de la déception (la laideur de
Cunégonde au chapitre XXIX). Malgré ces leçons de la vie, Pangloss continue à
professer un optimisme ridicule : « Pangloss disait quelquefois à Candide : Tous les
événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin si vous
n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour
l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si
vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup
d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado,
vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. » Et Candide lui
répond avec un épicurisme savant et éclairé : « – Cela est bien dit, répondit Candide,
mais il faut cultiver notre jardin. »
Candide c'est, en fait, la grâce de l'esprit, l'insurpassable chef-d'œuvre, non seulement
de Voltaire, mais d'une langue déjà millénaire qui atteint son apogée et, l'espace de
quelques pages, respire avant de descendre. Voltaire fait preuve de la maîtrise d'une
écriture dense, incisive, chaque phrase portant la marque de l'ironie qui communique
à demi-mot, d’intelligence à intelligence. Hormis peut-être dans “Gulliver”, il n’est
pas d'ironie plus âcre, plus recuite et continue que celle de “Candide”. Maître du
pessimisme ironique, il atteint tout ce qu’il vise mais, si radical que soit son
pessimisme, il est toujours tonifiant. C’est qu’il se révèle grand styliste : exempt de
toute rhétorique, il atteint le naturel, la clarté, la finesse et l'équilibre. Son style,
considéré comme un modèle, conjugue nombre de qualités : - un rythme nerveux,
incisif et même trépidant ; - des phrases brèves et accumulées où les transitions
descriptives sont rapides ; - un discours direct et un dialogue qui reflètent l’habileté
de l’auteur de pièces de théâtre ; - des énumérations descriptives où sont multipliés
des détails pour mieux servir tantôt l'absurde, tantôt le tragique : «un gueux tout
couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les
dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d'une toux violente, et crachant une
dent à chaque effort») ; - des dissonances burlesques : il joue avec la syntaxe et la
grammaire en général afin d'engendrer la drôlerie ; - des sous-entendus : «Un jour
Cunégonde [...] vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon
de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère» ; - des causalités
dérisoires : «Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie,
car son château avait une porte et des fenêtres» ; - des périphrases ironiquement
alambiquées («Tous deux furent menés séparément dans des appartements d'une
extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil» - cette
emphatique périphrase désignant une réalité autrement prosaïque : la prison)
◊ Micromégas (1752)
Dans ce conte philosophique, Micromegas est un géant qui habite la planète Sirius et
voyage dans le cosmos. Son gigantisme est l’occasion d’une réflexion sur la relativité
des valeurs : les prétentions humaines paraissent bien ridicules quand elles sont
jaugées à l’aune de l’univers. (Voir l’analyse du chapitre 2 de Micromégas)
◊ L’ingénu (1767)
Ce conte philosophique peut se lire comme un récit de voyage inversé. L’ingénu est
en effet un jeune huron (indien d’Amérique du Nord) qui arrive en France et dont le
regard naïf révèle l’absurdité des moeurs occidentales, de la société monarchique et
de l’intolérance religieuse. Voir ma fiche de lecture sur L’Ingénu de Voltaire.
◊ Traité sur la tolérance (1763)
Le Traité sur la tolérance de Voltaire est destiné à réhabiliter la mémoire de Jean
Calas, un protestant injustement condamné à mort sous prétexte qu’il aurait assassiné
son fils pour éviter que ce dernier ne se convertisse au catholicisme. Au-delà de
l’affaire Calas, ce texte est un appel à la tolérance entre les religions et s’attaque
vigoureusement au fanatisme religieux et aux superstitions.
◊ La primauté de la raison et la lutte contre les préjugés
Voltaire est avant tout un défenseur de la raison. A travers le personnage de Zadig, on
voit que Voltaire valorise la démarche déductive et plus généralement les activités de
la raison qui sont une garantie contre les préjugés et la superstition. Voltaire nous
pousse à faire usage de notre esprit critique. ◊ La critique de l’optimisme et de
l’idéalisme En même temps, Voltaire se méfie de l’idéalisme à travers le personnage
de Pangloss dans Candide. Le raisonnement idéaliste et optimiste de Pangloss le rend
aveugle à la réalité et aux souffrances du monde. Cette posture philosophique est
aussi contraire aux Lumières car elle détruit l’empathie et le sens de la fraternité que
Voltaire souhaite réveiller chez l’homme. Dans Candide, au chapitre VI, Pangloss et
Candide devisent philosophiquement sur la guerre en marchant presque sur les morts
ce qui montre une absence d’empathie et une obscurité d’âme répréhensible.
◊ L’appel à la tolérance et à la fraternité Dans le Traité sur la Tolérance, Voltaire
montre que l’intolérance divise les hommes.
Voltaire: l'incarnation du philosophe des Lumières. Dans le conte philosophique
Micromégas (1752), Voltaire valorise le relativisme, doctrine philosophique selon
laquelle les valeurs morales varient selon les époques et les sociétés, ce qui conduit à
une forme de tolérance philosophique.
◊ La défense à la liberté
Voltaire est un défenseur des libertés et réfléchit au meilleur gouvernement possible
c’est-à-dire au gouvernement qui permet aux hommes de vivre sous le régime de la
liberté et de l’autonomie. Son choix d’une monarchie constitutionnelle inspirée du
régime anglais va dans le sens d’un équilibre des pouvoirs au service de la liberté. La
liberté d’expression est pour Voltaire une exigence politique absolue. A quel
mouvement littéraire appartient Voltaire ? Incontestablement, Voltaire est une figure
emblématique du mouvement des Lumières ! Très influencé par Montesquieu sur le
plan politique (L’Esprit des Lois ), Voltaire fait de la séparation des pouvoirs une
condition du bon gouvernement, gouvernement libéral adouci par le commerce. Sa
défense de la liberté d’expression et de la tolérance religieuse dans Candide, L’ingénu
ou dans le Traité sur la Tolérance en font un ardeur défenseur de l’esprit des
Lumières qui souhaitait l’émancipation du peuple par la liberté. L’écriture de Voltaire
se caractérise par l’ironie. C’est une arme cinglante dont il se sert pour détruire un
monde ancien où la liberté d’expression est impossible. Dans De l’horrible danger de
la lecture par exemple, il caricature les arguments des détracteurs de l’imprimerie.
Les écrivains influencés par Voltaire Voltaire a exercé une influence durable sur ses
contemporains comme le poète Florian qui fréquente assidûment le château de Ferney
ou JeanJacques Rousseau.
Voltaire : l'incarnation du philosophe des Lumières. Rousseau admirait Voltaire mais
les critiques virulentes de Voltaire à l’encontre du Discours sur l’origine des
inégalités fera naître une dispute qui ne cessera jamais. Voltaire donne à l’ironie un
sens politique qu’utiliseront tous les pamphlétaires du XIXème siècle et du XXème
siècle. A travers la vulgarisation de Newton, Voltaire diffuse l’’esprit scientifique
dans la société et contribue à l’esprit positiviste qui naîtra au XIXème siècle à travers
Auguste Comte. Sur le plan des idées, Voltaire à fait de la tolérance une valeur à part
entière de la philosophie des Lumières. Elle inspirera la rédaction de la Déclaration
des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Jean-Jacques Rousseau (1712- 1778)


Il est un des écrivains les plus célèbres du siècle des Lumières. Auteur de traités, de
romans, de pièces de théâtre, de lettres, il était pourtant, à la différence de beaucoup
de philosophes des Lumières, un autodidacte total. Comme il était alors très difficile
de vivre de sa plume, il a travaillé toute sa vie pour conserver son indépendance
économique. Jean-Jacques Rousseau occupe une place particulière dans le
mouvement des Lumières, car il en est à la fois un représentant et un critique. Au-
delà des idées, il a marqué la littérature française par l’éloquence de son style, qui
transparaît notamment dans ses Confessions.
Rousseau naît en 1712 à Genève, dans une famille protestante, d’une mère fille
d’horloger – elle meurt en couches neuf jours plus tard – et d’un père horloger
voyageur, passionné par la lecture. Élevé par son père, il lit précocement les grands
classiques, notamment La Bible et les Vies parallèles de Plutarque. À 10 ans, il est
mis en pension chez un pasteur où il découvre le châtiment corporel (une fessée) ;
puis il est confié à son oncle. Ce dernier le place en apprentissage chez un maître
graveur dont la discipline sévère rebute le jeune Rousseau. À 16 ans, une situation
décide de son destin : sorti de Genève pour festoyer, il trouve les portes fermées à son
retour. Il choisit alors de fuir la ville à pied plutôt que de rentrer trop tard et de se
faire battre. Il arrive à Annecy. Il y rencontre un vicaire catholique qui lui indique une
veuve de Savoie, Françoise-Louise de Warens, laquelle prend sous son aile les
candidats à la conversion au catholicisme. Il est sous le charme de cette grande dame,
qui deviendra sa maîtresse des années plus tard. Mme de Warens envoie J.J.
Rousseau à Turin pour préparer sa conversion. Il y vivote avec en prenant quelques
emplois subalternes, et il revient auprès de sa tutrice en 1729. Constatant son goût
pour la musique, elle l’invite à apprendre auprès d’un maître de chapelle. Rousseau
abandonne toutefois son professeur lors d’un voyage à Lyon, puis il erre dans les
environs pendant un certain temps. Il revient auprès de Mme de Warens en 1731. Il
passe plusieurs années à lire abondamment – il emprunte les ouvrages – et à flâner
dans la nature. Il prend un emploi administratif et il donne des cours de musique aux
jeunes filles de la bonne société de Chambéry. Il se rapproche des intellectuels des
Lumières en devenant précepteur à Lyon en 1740. Il y gagne l’estime de la bonne
société, mais ses cours se passent mal. Il décide alors de tenter sa chance à Paris. Il
arrive dans la capitale avec le projet de se faire connaître grâce à un système alternatif
de notation musicale – en vain. Il fréquente les salons et devient l’ami de Diderot, qui
lui confiera la rédaction d’articles sur la musique pour l’Encyclopédie. Il passe un an
(1743-1744) à Venise en tant que secrétaire de l’ambassadeur français, puis il revient
à Paris. En 1745, il s’installe avec une jeune lingère, dont il aura 5 enfants, tous
placés aux EnfantsTrouvés. Il accède à la célébrité avec son Discours sur les sciences
et les arts (publié en 1751), écrit dans le cadre du concours de l’Académie de Dijon.
Il confirme en 1754 avec son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes, composé pour un autre concours de la même académie. Sa remise
en cause du progrès et son éloge de la nature lui confèrent une place à part dans le
courant des Lumières. Écrivain célèbre et controversé, il devient misanthrope. Il erre
au gré des invitations. Il écrit successivement un long roman, Julie ou la Nouvelle
Héloïse (1761), qui connaît un grand succès ; un essai de pédagogie, Émile ou De
l’éducation (1762) ; et un traité qui deviendra un classique de la philosophie
politique, Du contrat social (1762). Attaqué par certains représentants des Lumières
(notamment Voltaire et D’Alembert), il tombe finalement dans la paranoïa. Il meurt
en 1778 au château d’Ermenonville, près de Paris, et il devient l’objet d’un culte. Ses
Confessions seront publiées de manière posthume (la première partie en 1782, la
seconde en 1789), mais il en avait déjà lu des extraits dans les salons. Les œuvres
majeures de Rousseau Discours sur les sciences et les arts (1751) Ce discours
constitue une sorte de provocation à l’encontre des Lumières : sa thèse heurte, elle
fait scandale. Rousseau : un philosophe des Lumières à contre-courant de son époque.
Rousseau répond que la Renaissance (XIIIème-XVème siècles) a en réalité réduit le
niveau de la moralité. Ce faisant, il prend à revers la thèse attendue – celles des
Lumières – selon laquelle le progrès de la moralité accompagne le progrès des
sciences et des arts. Dans la première partie du discours, il souligne tout d’abord la
fonction de divertissement des sciences et des arts, à cause desquels les hommes
oublient leur état de servitude. Il illustre ensuite la corruption morale engendrée par le
progrès en opposant la pureté de mœurs de Sparte à l’amollissement du caractère
dans l’Athènes civilisée. Il considère que les dégâts causés par l’avancée des sciences
et des arts sont irréversibles. La culture les répare, mais seulement en partie. Dans la
seconde partie du discours, Rousseau présente la curiosité et l’orgueil comme les
racines des sciences. Quant aux arts, il les condamne en les associant au luxe qui se
substitue progressivement à la simplicité de l’homme naturel. Il compare la faiblesse
des êtres raffinés à la vigueur des individus animés par les vertus militaires. Seuls les
grands hommes, la minorité de sages, peuvent tirer quelque chose de positif des
sciences et des arts pour rendre service à l’humanité. Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) La question de cet autre concours
de l’Académie de Dijon était « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes,
et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». Dans la première partie du discours,
Rousseau étudie l’homme à l’état de nature. En effet, il s’agit d’un état fondamental
d’égalité dont il faut partir pour comprendre l’inégalité sociale. Dans cet état d’égalité
naturelle, la vie humaine est quasi animale. Elle est brève, pacifique (contrairement à
la vie en société), et heureuse. L’homme n’est pas sociable ; il est une sorte de
chasseur-cueilleur indépendant et solitaire.
L’homme ne connaît pas l’amour propre, seulement l’amour de soi, c’est à-dire l’auto
conservation inscrite dans la nature humaine. C’est le sentiment de la pitié qui le
retient de s’approprier par la violence les ressources des plus faibles. Dans la seconde
partie du discours, Rousseau explique le passage de l’état de nature à l’état social.
Des catastrophes naturelles concentrent les hommes en de mêmes endroits : c’est la
naissance de la société. Ensuite, l’invention de l’agriculture et de la métallurgie
implique la mise en place de la propriété privée, le concept juridique à l’origine de
l’inégalité entre les hommes : « Le premier qui, écrit-il, ayant enclos un terrain,
s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le
vrai fondateur de la société civile ». Cette nouvelle situation a entraîné l’émergence
des passions sociales qui corrompent le cœur de l’homme. L’individu est désormais
animé par l’amour de soi : il ne cesse de se comparer à ses semblables. Émile ou De
l’éducation (1762) Émile ou De l’éducation est un traité d’éducation. Il s’agit d’un
thème auquel Rousseau pense depuis longtemps, étant donné son expérience de
précepteur. Le philosophe imagine un jeune homme de bonne famille et en bonne
santé dont il doit s’occuper depuis le berceau jusqu’au mariage. Le traité est divisé en
5 livres, chacun consacré à une période de l’éducation d’Émile. Dans les deux
premières années (livre I), l’objectif de Rousseau est de préserver en son élève la
bonté originelle de la nature. Il le soustrait donc à toute influence sociale. De 2 à 12
ans (livre II), le petit enfant devient un garçon. Le maître favorise alors
l’apprentissage du langage articulé et la maîtrise du corps dans l’espace. Il doit rester
relativement en retrait afin que l’élève découvre et apprenne par lui-même. À ce
stade, il est prématuré de chercher à cultiver l’intelligence.
De 12 à 15 ans (livre III), Émile peut commencer à acquérir des connaissances utiles.
Il s’initie par la pratique aux sciences naturelles, à la physique, ou encore à la
géographie. L’histoire, les langues, et plus généralement les livres ne sont pas encore
nécessaires. Il travaille à sa future indépendance économique en apprenant le métier
de menuisier. De 15 à 20 ans (livre IV), Émile prépare son entrée dans la société. Le
maître façonne sa sensibilité et l’initie aux questions religieuses. Dans le livre V,
Rousseau décrit la femme parfaite par l’intermédiaire du personnage de Sophie,
l’épouse d’Émile. Du contrat social (1762) Rousseau s’interroge sur la légitimité du
pouvoir politique à une époque historique où il est admis que le citoyen doit obéir à
son prince, en vertu de Dieu, comme un fils à son père. Jean-Jacques Rousseau part
du principe qu’aucun individu n’a autorité par nature sur un autre. Par conséquent,
l’autorité politique doit émaner du libre consentement des sujets. Ceux-ci se lient par
un contrat : ils abdiquent leurs biens et leurs droits individuels afin de donner à la
communauté le pouvoir de viser l’intérêt général. La souveraineté populaire née de ce
contrat social ne peut pas être confiée à des représentants ; elle ne peut pas être
divisée ; elle ne peut pas se tromper, et elle n’admet pas la contestation (d’une
minorité, par exemple). En pratique, un législateur est nécessaire pour convertir la
volonté générale en règles. Il s’agit d’un homme supérieur, solitaire et désintéressé,
qui propose des lois au peuple. Le gouvernement qui traduit la volonté populaire en
actes peut être soit une démocratie (gouvernement du grand nombre), soit une
monarchie (gouvernement d’un seul), soit une aristocratie (gouvernement d’un petit
nombre, étymologiquement « les meilleurs »). Ce sont les circonstances historiques
qui déterminent la meilleure forme. Le peuple doit se méfier du gouvernement, qui
est par nature susceptible d’accaparer le pouvoir. Au dieux des cités antiques comme
au christianisme, Rousseau préfère une « religion civile » qui inspire à l’individu la
valeur sacrée de son.
Rousseau traite principalement de 4 thèmes : la bonté de la nature ; la corruption de
l’homme par la société ; la politique ; la religion. La bonté de la nature Adepte des
longues marches dans des environnements naturels sauvages, Rousseau affirme et
célèbre la bonté fondamentale de la nature. Il donne une vision idéalisée de l’homme
à l’état de nature : celui-ci est pur de tout vice, incapable de faire le mal. Totalement
libre dans sa solitude, il ne connaît pas l’inégalité ni l’angoisse – il ne pense pas au
lendemain, seul compte l’instant présent. L’homme est cependant « perfectible », ce
qui signifie que la nature humaine change, qu’elle évolue au cours de l’histoire en
fonction des conditions de vie. La corruption de l’homme par la société En vertu de
cette propriété – la « perfectibilité » – la nature humaine se dégrade lors du passage
de l’état de la nature à la société. Autrefois indépendant, l’homme est désormais
suspendu à l’opinion de ses semblables. Obsédé par la hiérarchie sociale, il agit
maintenant dans le but de gagner l’estime d’autrui. Il abandonne la simplicité
naturelle, il oublie l’essentiel et se préoccupe de tous les artifices qui naissent dans la
vie sociale. Associés au progrès par les penseurs des Lumières, les sciences et les arts
ne sont pourtant, chez la plupart, qu’une autre émanation de l’amour de soi qui ronge
le cœur de l’homme. La politique S’il est impossible de revenir en arrière jusqu’à
l’état de nature, il est toutefois souhaitable, selon Rousseau, de minimiser la
corruption sociale. Pour ce faire, il faut organiser la vie collective de manière à rendre
l’autorité légitime.
Pour Rousseau, la première finalité de la politique est d’instaurer l’égalité parmi les
hommes. Ils seront tout d’abord égaux en droit, en tant que citoyens investis du
même pouvoir politique ; ils seront ensuite égaux en fait, puisque leurs possessions
seront aliénées à la communauté, dont les règles empêcheront désormais tout
enrichissement excessif. La seconde finalité de la politique est d’instaurer la liberté.
En mettant fin à l’inégalité, la société du contrat social garantira la liberté morale du
citoyen, au sens où il n’aura plus à dépendre d’un autre homme. Elle lui offrira de
surcroît une liberté politique, qui se concrétisera dans sa participation à la
souveraineté. La religion Né protestant, Rousseau s’est converti plusieurs fois dans sa
vie. Il défend par certains aspects une vision traditionnelle de la religion. Par
exemple, il n’est pas matérialiste et il adhère à la thèse judéo-chrétienne selon
laquelle Dieu est omniscient. Sa foi est cependant plutôt originale. Ainsi, il refuse le
péché originel et la prédestination, qui sont pourtant des idées-forces du
protestantisme. Son récit de l’état de nature constitue aussi implicitement un refus de
l’anthropologie de la Genèse. Dans la Profession de foi du vicaire savoyard, il fonde
la religion sur le sentiment du cœur – plutôt que sur le dogme, ou à l’inverse sur la
seule raison. On peut dire que Rousseau est un déiste rationaliste : il croit
rationnellement en l’existence d’une divinité, sans toutefois accepter aucune religion
établie. À quel mouvement littéraire appartient Rousseau ? Rousseau est
généralement présenté comme un écrivain des Lumières, le courant culturel opposé à
l’oppression religieuse et politique qui s’est diffusé dans toute l’Europe au XVIIIème
siècle. Il était effectivement contemporain du mouvement et il en a fréquenté les plus
illustres représentants (Voltaire, Diderot, D’Alembert, Condillac, etc.).
On peut considérer qu’il appartient bien aux Lumières sur le plan des idées. De fait, il
a critiqué l’oppression religieuse en refusant le dogme et l’autorité spirituelle de
l’Église, auxquels il préfère l’introspection et le sentiment. Il a aussi contribué à
dénoncer l’oppression politique en affirmant que les règles de la société ont été
élaborées par les riches, les plus grands propriétaires, dans le but de préserver
l’inégalité en leur faveur. Rousseau sort cependant du cadre idéologique des
Lumières par plusieurs aspects. Il ne croit pas que le progrès rende l’homme meilleur,
et il préfère la simplicité de la nature à tous les raffinements de la culture. Plus
fondamentalement, il met en évidence les limites de la raison déifiée par le courant,
comme la tendance de l’homme, aussi rationnel soit-il, à sous-estimer la force de ses
préjugés. Les écrivains influencés par Rousseau L’œuvre de Rousseau a eu une vaste
influence. D’une part, elle a inspiré à beaucoup d’écrivains l’idée de la supériorité
morale de la nature sur la culture. On peut dès lors la voir comme une des racines du
mouvement romantique qui se développera dans la première moitié du XIXème siècle
en réaction au rationalisme des Lumières. L’oeuvre de Rousseau est également une
des sources du rapport à la nature du grand écrivain russe Tolstoï, qui valorisait le
travail manuel et admirait la sérénité naturelle des paysans. D’autre part, elle a eu une
forte influence politique. Ainsi, les protagonistes de la Révolution française ont
directement puisé chez Rousseau pour imaginer un système et une nouvelle société
purgés de l’inégalité caractéristique de l’Ancien Régime.
Le Discours sur l’inégalité et le Contrat social ont plus généralement inspiré les
écrivains socialistes et marxistes, en particulier les utopistes français du XIXème
siècle comme Saint-Simon et Charles Fourier.
Cette monumentale histoire d'un amour malheureux qu’est ‘’La nouvelle Héloïse’’
perpétuait la tradition du roman courtois où la passion ne peut se sublimer que dans
l'absence et dans la mort (le suicide commun des amants existait dans une première
ébauche de l'intrigue), du roman précieux, du roman d’amour, tradition qui veut
qu’une femme obligée au mariage avec un homme qu’elle n’aime pas éprouve un
amour électif pour un amant, est poussée sur la voie d’un adultère qui apparaît
justifié. On trouve aussi dans le texte des échos de “La princesse de Clèves” de Mme
de La Fayette, de “Manon Lescaut” de l'abbé Prévost, de “La vie de Marianne” de
Marivaux, et de “Clarisse Harlowe” et ''L'histoire du chevalier Grandisson'' de
Samuel Richardson (les amours de Grandison et de l’Italienne Clémentine
préfiguraient dans une certaine mesure celles de Saint-Preux et de Julie, comme
celles de Bomston et de la marquise napolitaine).
Mais en voulant plus se consacrer à l’exposition des rapports entre les deux amants
qu’à une suite complexe de péripéties, Rousseau rompait avec les romans de son
époque. Et, s’il reprit la traditionnelle thématique du trio, il bouleversa le schéma
communément admis, car, à l’histoire des amours illégitimes de Julie et de Saint-
Preux succède l’histoire conjugale de Julie et de Wolmar, et à la description
complaisante de la passion orageuse des deux jeunes gens succède, après le silence
central qui sépare la troisième partie de la quatrième, la peinture moralisante du
«bonheur intime» régnant à Clarens, du calme constructif d’un couple autour duquel
gravite toute une communauté, et l’évocation de sentiments «redressés» selon
l’ordre. Interféraient avec l’amour que partageaient «les âmes extraordinaires» des
amants l’amitié et les relations familiales, l’aventure amoureuse engageant
profondément tous les proches. On pourrait cependant considérer que la situation
traditionnelle du roman courtois (toute-puissance de la dame ; obéissance de l'amant ;
épreuves qu'on lui impose ; spiritualisation et triomphe de l'amour, nécessairement
hors mariage) est retrouvée quand Mme de Wolmar, quelque peu lassée de son sévère
et morne époux, se complaît dans sa relation amoureuse avec Saint-Preux.
Le sous-titre du roman, “Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied
des Alpes, recueillies et publiées par J.-J. Rousseau”, qui répondait au souci
traditionnel d’accréditer la fiction, indiquait bien qu'il s'agit d'un roman épistolaire. Il
comprend en effet cent soixante-treize lettres, non seulement les lettres des deux
protagonistes, mais aussi celles de leurs proches : Claire, Bomston, M. de Wolmar,
Fanchon Regard, ainsi que quelques «billets».
Du fait du déroulement de l’action au fil des lettres, le roman épistolaire est un roman
éclaté, qui a un cadre très souple, une dimension polyphonique dont sut jouer celui
qui, par ailleurs, fut auteur d'un opéra. Il tira profit de ces caractéristiques :
- la spontanéité de la lettre qui exprime, à peine maîtrisée, toute l'intensité
passionnelle de l'instant ;
- l'imbrication des échanges, le plaisir de la conversation poursuivie par lettres
interposées ;
- le regard pluriel, la multiplication des points de vue, et non la limitation à celui d’un
narrateur (qui donnerait l’opinion juste, édicterait la norme), ce qui a pour
conséquence que les personnages ont une vie autonome, que chacun peut ainsi
tenter de dire toute sa vérité, développer les idées qui conviennent le mieux à son
caractère et à sa situation, qui peuvent d’ailleurs ne pas correspondre à celles de
Rousseau, aspect que bien des exégètes ont négligé ;
- la relativisation des jugements émis par les personnages qui peuvent être infirmés
malignement par leurs conduites ;
- la variété des voix, chaque correspondant se distinguant par son style, l’écriture
d’un roman épistolaire obligeant son auteur, comme celui d’une pièce de théâtre, à
adopter les tournures de chacun des personnages, Rousseau démontrant d’ailleurs,
en les faisant parler, des dons de stylisticien qui font de lui un véritable Frégoli.
Tandis que Julie et Saint-Preux, dont les lettres sont les instruments de leur
stratégie de séduction, écrivent souvent dans un état de délire, d'extase ou de
désespoir, Claire peut estimer Julie «bien chanceuse d'être la femme d'un prince»
(IV, 13), l’apostropher avec une rude familiarité : «Quand tu aurais planté là pour
huit jours ton mari, ton ménage, et tes marmots, ne dirait-on pas que tout eût
été perdu? [...] En te mêlant d’être parfaite, tu ne seras plus bonne à rien et tu
n’auras qu’à te chercher des amis parmi les anges.» (VI, 1).
- la pleine liberté pour passer sans transition d'un sujet à un autre, pour l’alternance
du dialogue amoureux et de digressions, de débats théoriques dans lesquels Rousseau
déploya tout l'éventail de ses questionnements sur l'être humain ;
- des modulations temporelles même si les lettres n’étaient pas datées ;
- la profondeur de l'analyse psychologique ;
- le travail du rythme et de la durée.
Si Rousseau usa à la perfection des ressources du roman épistolaire, il faut cependant
remarquer que cette forme entraîne une certaine lenteur du déroulement de l’action.
La conception de ce roman épistolaire évolua au fil de sa genèse.
À l'origine, ce fut un mouvement lyrique qui dicta les lettres : elles étaient des
poèmes ou, comme Rousseau l'indiqua dans '''Entretien sur les romans'', les
«couplets» d'une «longue romance». L'expression du sentiment n'y était pas
rétrospective, elle n'était pas un moyen de le décanter et de l'ordonner ; au contraire,
elle lui fournissait un exutoire, elle I'exaltait et I'exagérait, le fait de ressentir et le fait
d'écrire étant inséparables. Ainsi, à Meillerie, dans les rochers, au milieu des neiges et
des glaces, Saint-Preux écrivait sur un papier que le vent lui arrachait des doigts ;
dans le boudoir de Julie, quelques instants avant d'être rejoint par elle, il soulageait
son impatience en en décrivant les «transports», ayant heureusement trouvé de
I'encre et du papier (dans les manuscrits, Rousseau faisait découvrir cette encre et ce
papier à Saint-Preux quand il avait déjà écrit les deux tiers de sa lettre, bévue
entraînée par le besoin de ne laisser aucun délai entre le sentiment et son
expression !).
Mais, voulant raconter une histoire, et composer un roman à partir de ces textes
lyriques, Rousseau a dû leur adjoindre des récits, et même, comme la forme
épistolaire autorise les digressions, et conformément à I'idée qu'il se faisait du roman,
de longues dissertations, des exposés ennuyeux intercalés au prix de sutures parfois
artificielles, déroulés non sans quelque lourdeur scolastique, qu’on a pu lui reprocher
d'avoir fait proliférer (surtout dans IV et V), qui portent sur les sujets les plus divers :
sociaux, philanthropiques, pédagogiques, politiques, religieux, etc.. Dans ‘’Entretien
sur les romans’’, s'il excusa par le caractère des personnages et par leur mode de vie
les lettres d'amour désordonnées et diffuses, pleines de «folles idées» que les
correspondants prennent pour de la philosophie, il ne crut pas devoir excuser leurs
longs exposés ; il fit même louer par son interlocuteur «les détails de la vie
domestique» et «les leçons de la sagesse».
Il dut aussi motiver chacune des lettres, l'enchaîner aux autres, les répartir entre les
correspondants. Ses artifices sont quelquefois trop visibles : chaque épisode
important du roman devant trouver un narrateur, et chaque narration un destinataire,
les présences et les absences des uns et des autres sont ménagées de façon à permettre
I'envoi de lettres. Sont ainsi des pions dont Rousseau disposa à son gré, les éloignant,
les ramenant, selon qu'il avait besoin que quelqu'un reçoive ou rédige une lettre,
Claire et, tout au long des parties IV et V, Bomston, destinataire si commode qu'il
aurait pu avoir été imaginé essentiellement pour cet emploi.
Pourtant, l'habileté de la mise en oeuvre épistolaire va en général dans le sens
commandé par le contenu du roman : Bomston est avantageusement substitué à
Claire pour recevoir la belle et fameuse lettre de la promenade sur le lac ; et, si Julie
devait mourir au dénouement, il est clair que Saint-Preux ne pouvait ni être présent à
cette mort, ni la raconter à quelqu'un d'autre sans que le symbolisme de ce
dénouement fût perdu : il est donc en voyage, et le récit de la mort est fait par
Wolmar, et, de ce fait, revêt une signification supplémentaire.
Les récits eux-mêmes devaient être l'expression d'un sentiment en cours ou sa
réactualisation ; le récit des vendanges, celui de la promenade sur le lac, ne sont pas
l'énoncé d'un événement accompli et dépassé, ils sont eux-mêmes des actes, la
perpétuation d'un bonheur ou la purification d'une âme par le chant ; ils suivent de
très près l'événement qu'ils racontent, et Rousseau eut si peur d'une distanciation
favorable au détachement ou à l'ironie qu'il préféra choquer la vraisemblance en
imaginant, par exemple, que la fausse-couche de Julie et sa petite vérole se déclarent
au moment même où elle est en train d'écrire une lettre qui pourra les annoncer (I, 63
et III, 12).

Comme ''La nouvelle Héloïse'' est un roman et non un recueil de textes lyriques se
suffisant à eux-mêmes, la vérité immédiate et subjective de chaque lettre est
incomplète et passionnée ; en s'exprimant, chaque correspondant déclenche des
réactions qu'il a parfois souhaitées et qui retentissent à leur tour sur lui ; les relations
des personnages entre eux se modifient.
Or Rousseau est peut-être le seul auteur de roman épistolaire qui ait su utiliser les
délais d'acheminement et de réponse propres à une correspondance réelle pour rendre
perceptible l'évolution des sentiments. Lors de la première «crise», ces délais créent
une tension presque insupportable : Julie adresse à Saint-Preux, qui est dans le Valais,
une lettre mélancolique (I, 25) à la lecture de laquelle son amoureux tombe dans le
désespoir, et songe au suicide ; la lettre qu'il envoie à Julie (I, 26) produit un tel effet
qu'elle a un violent accès de fièvre : Claire appelle Saint-Preux au secours (I, 27),
mais, imprudemment, s'absente elle-même ; ainsi, Julie est laissée dans une solitude
anxieuse, où domine le sentiment que l'irréparable peut s'accomplir si Claire ne reçoit
pas à temps la lettre de désarroi (I, 28) qu'elle n'est même pas sûre de lui faire
parvenir ; et, en effet, avant que cette lettre ait été reçue, Saint-Preux, répondant à la
lettre de Claire (I, 27), c'est-à-dire à une situation déjà dépassée, a traversé le lac, et
son arrivée, salutaire quelques heures plus tôt, a lieu maintenant en pleine «crise», et
entraîne la chute de Julie.
L'exemple est un des plus nets, mais il n'est pas le seul, et la préparation de la
seconde «crise» de Meillerie (dans IV) ou les circonstances qui précèdent,
accompagnent et suivent la mort de Julie (dans VI) font bien voir qu'en plus des
sentiments eux-mêmes, l'un des moteurs de l'action romanesque est le décalage qui
sépare les sentiments saisis dans leur immédiateté et le moment où leur expression
parvient à son destinataire.
Autrement dit, le silence joue un rôle très positif dans ce roman épistolaire. C'est :
- le silence interstitiel ;
- le grand silence de vacuité et de cicatrisation qui sépare les parties III et IV ;
- I'intense silence de plénitude et de communion qui, dans V, sépare la lettre 7 de la
lettre 8 (il ne dure que quelques mois ; tous les personnages sont pour la première fois
réunis à Clarens, ils n'ont plus à s'écrire ; le lecteur inattentif ne l'apercevrait pas, et,
pourtant, ce silence recouvre le plus parfait bonheur que les habitants de Clarens
pouvaient connaître ; un premier aperçu de ce bonheur silencieux, encore incomplet
par l'absence de Wolmar, était donné dans V, 3 («la matinée à I'anglaise») moment
d’exception dans le roman puisque le «froid Wolmar» lui-même est gagné par
l’intensité de la scène ;
- le silence de Saint-Preux après la mort de Julie ;
- le silence de Rousseau lui-même si prolixe pourtant, qui laisse rêver le lecteur sur
cette histoire d'amour et de mort.

Comme plusieurs romanciers de son époque (Lesage, Marivaux, Prévost, Richardson,


Fielding, etc.), le faisaient, Rousseau voulut écrire un long roman, et il se déploie
effectivement sur 2160 pages dans l’édition de la Pléiade ! Mais il n'avait pas besoin
d'une intrigue complexe, de situations exceptionnelles, d'aventures extraordinaires,
d'une multiplicité de lieux et de personnages. Lui suffisait une action très simple, des
circonstances très ordinaires et des personnages très peu nombreux, quatre ou cinq,
dont, cependant, il décrirait avec minutie les sentiments, qui, d’ailleurs, comptent
plus que les événements par lesquels ils passent, créant ainsi leur vérité morale en
unissant sans heurt et sans rupture le récit et le discours. Dans le ‘’Livre onzième’’
des ‘’Confessions’’, il vanta «la simplicité du sujet et la chaîne de l’intérêt qui,
concentré entre trois personnes, se soutient durant six volumes, sans épisode, sans
aventure romanesque, sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages, ni
dans les actions.»
Le texte, étant alors doté d'une structure pleine et régulière, fut finalement divisé en
six parties, associées symétriquement en deux groupes de trois :
- Les trois premières parties montrent comment une passion, bonne selon la nature,
unissant deux coeurs qui se reconnaissent faits par le ciel I'un pour I'autre, se dégrade
et se corrompt en voulant s'imposer à la société qui la condamne ; de crise en crise,
les amants sont conduits à la faute, à la séparation et au renoncement définitif. Ces
trois premières parties ne se comprennent que lorsqu'on a lu les trois autres.
La première partie, qui est le temps de l'abandon à la passion, est presque uniquement
composée des lettres des deux amants. À la fin, cependant, s'intercalent quelques
lettres de tiers ou à des tiers qui interviennent pour rompre ce dangereux tête à tête,
pour séparer les amants, et éloigner Saint-Preux. C'est l'intrusion de l'opinion et des
interdits de la société, qui entravent le développement de la passion.
Dans la deuxième partie, il y a moins de lettres, mais elles sont plus longues. Les
deux amants sont séparés. Le début de leur correspondance est difficile. En effet,
Saint-Preux se demande comment il peut correspondre alors même qu'il a été rejeté
sans savoir pourquoi. Si bien que, les lettres des tiers étant d’ailleurs plus
nombreuses, ce sont Claire et Bomston qui se font les correspondants à la place de
Julie et de son amant. Ceux-ci n'ont pas renoncé l'un à l'autre, et leurs lettres sont les
substituts de la présence ; Saint-Preux écrit à Julie : «J'ai reçu ta lettre avec les
mêmes transports que m'aurait causé ta présence, et dans l'emportement de ma joie,
un vain papier me tenait lieu de toi.» (II, 16).
Dans la troisième partie, les lettres des tiers sont encore plus nombreuses, la
proportion se renversant totalement car la séparation définitive se prépare et se
consomme. La très longue lettre III, 19, de Julie à Saint-Preux, est le sommet du
roman : elle explique tout le passé, elle formule le principe sur lequel sera construit
I'avenir, bien qu'elle semble exclure tout avenir commun aux deux amants. De ce
sommet, le lecteur aperçoit en perspective la structure du roman : tout ce qui précède
est la dégradation d'un amour qui, ayant de plus en plus de mal à se concilier avec la
vertu, avait mené les amants au bord du crime ; tout ce qui suit les six années de
séparation est le bonheur des consciences pacifiées, victorieuses des épreuves
auxquelles elles sont encore soumises. Les trois dernières parties montrent la
régénération des amants : une conversion morale leur a donné la paix du cœur, leurs
sentiments ne sont plus un principe d'illégalité et de révolte mais un principe d'ordre
et de communion avec autrui ; sans perdre son caractère électif, leur amour devient ce
qu'il était à l'origine dans son essence, la forme personnelle de leur participation à
I'amour universel.
DIDEROT
Il naquit le 5 octobre 1713 à Langres dans une famille de riches couteliers. Son père
eut sur lui une influence décisive. Il eut quatre sœurs dont la plus jeune finira folle
dans un couvent et un frère qui deviendra un prêtre intolérant et buté. Afin de devenir
prêtre (il fut même tonsuré), il fit ses études au collège des jésuites de Langres qui
décelèrent sa vive intelligence. Il entra ensuite au collège janséniste d'Harcourt à
Paris (ou à Louis Le Grand, chez les jésuites, les avis ici sont divergents). En 1732, il
fut reçu maître ès arts (ce qui correspond à notre baccalauréat). Il commença des
études de droit à la Sorbonne mais les interrompit pour mener une vie de bohème
dont nous ne savons pas grand-chose sinon qu’entre autres métiers, il fut précepteur.
Au cours de cette existence matérielle parfois difficile, son précoce talent connut une
longue période de maturation. En 1741, il rencontra une marchande de lingerie,
Antoinette Champion, qui était son aînée de trois ans, qui devint sa maîtresse et qu’il
voulut épouser. Mais son père, opposé à ce mariage, le fit enfermer dans un couvent
dont il s’échappa pour l’épouse dans un mariage secret que le père n'apprit qu'en
1749. En 1743, il publia sa traduction de "L'histoire de la Grèce" de Temple Stanyan,
et se lia à Rousseau qui lui fit rencontrer Condillac en 1744. En 1745, il publia sa
traduction de l’’’Essai sur le mérité et la vertu’’ de Shaftesbury. Son mariage n’était
pas heureux car, si l'amante séduisit, l'épouse lassa. Il la nommait tantôt « Nanette »,
tantôt « Tonton », ce qui est comique... mais il a dit aussi, à propos de leur couple,
des choses féroces : « Il n'y a plus personne ici. Nous rôdons, Madame Diderot et
moi, l'un autour de l'autre ; mais nous ne nous sommes rien. » S'il se défendait de
jamais fréquenter les filles publiques, il reconnaissait céder aux charmes lorsqu'ils se
présentaient. C’est ainsi qu’en 1745, il fut l'amant de Madame de Puisieux. Après
trois premiers enfants morts en bas âge, en 1753, naquit MarieAngélique dont il
tomba prodigieusement amoureux et qui allait devenir sa biographe. Sa première
création originale, inspirée de Shaftesbury, fut :
Les pensées philosophiques
La forme dialoguée de certaines pensées, qui mettaient aux prises chrétiens et
incrédules, apparemment en faveur des premiers, ne trompa personne. Diderot s’y
montrait déiste, mais la fameuse ‘’Pensée XXI’’ qui énonçait l'hypothèse du jet
fortuit des atomes comme origine du monde annonçait son matérialisme futur. Les
‘’Pensées philosophiques’’ furent aussitôt condamnées par le Parlement de Paris.
Mais Diderot évolua vers le déisme et la religion naturelle. Diderot evolua du theisme
à l’atheisme. Il veut assurer : l’existence d’une divinitè suffit à diriger le croyant dans
sa morale.
Le père de famille
La pièce a pour principal intérêt d'illustrer avec éclat les vertus de la pantomime.
Tout comme ‘’Le fils naturel’’, ce drame est d'un bout à l'autre l'illustration des
théories de Diderot sur le théâtre. Ce drame bourgeois, dont il fut l'inventeur et qui
relève de la comédie larmoyante, vise à représenter les humains dans leur état
ordinaire et dans leurs sentiments normaux. Il contient d’ailleurs en germe tout le
théâtre d'Émile Augier. Publiée en 1758, la pièce fut créée à Paris, au Théâtre-
Français, en 1761. Malgré son succès durable auprès du public, ce drame fut mal
accueilli par la critique du temps. Laharpe en tête prétendait que la grande affaire des
personnages y était de conjuguer le verbe « pleurer ». Outre cet abus de sensibilité, la
pièce succombe sous le poids d'un style déclamatoire assez fastidieux. Il n'empêche
qu'en plus d'un endroit le dialogue se trouve avoir l'accent même de la vérité. La
pièce était accompagnée du ‘’Discours sur la poésie dramatique’’, où Diderot
précisait les idées déjà développées dans les ‘’Entretiens sur le Fils naturel’’ sur
l'écriture théâtrale et le drame bourgeois.
Jacques le fataliste
Jacques et son maître, deux personnages également curieux et diserts, cheminent sans
que nous sachions ni d'où ils viennent, ni où ils vont, ni pourquoi ils se déplacent, ne
semblant pas pressés, s'arrêtant volontiers en route, revenant sur leurs pas, et tentant
toutes les aventures qui se présentent à eux, leur voyage étant ainsi ponctué
d'incidents inattendus. Ils sont toujours prêts, dans une conversation à bâtons rompus,
à raisonner de tout, de l’art ou de l’inéluctable enchaînement des causes et des effets
(le maître se sentant libre, Jacques se sentant déterminé), et à philosopher sur la vie
de l'être humain, toujours est-il qu'ils L'auteur intervient souvent pour réfléchir sur
ses personnages et sur leur conduite, pour nous faire part de ses hésitations sur ce
qu'il leur fera dire ou faire. Mais, à côté de ces réflexions en marge, le dialogue se
poursuit d'un bout à l'autre, interrompu sans cesse par des incidents, des rencontres,
ou même des sautes d'humeur. Pour distraire son maître, Jacques a entrepris de lui
raconter l'histoire de sa vie et de ses amours, mais son récit est sans cesse arrêté par
les réflexions de son maître qui lui rappelle un autre épisode qu'il ne lui avait pas
encore raconté, ou encore par ses propres digressions philosophiques. Dans la suite
un peu chaotique des aventures de Jacques s'insèrent quantité d'autres récits :
l’histoire des amours de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis ; la
romanesque aventure d'un moine défroqué, devenu le secrétaire du marquis, et
racontée par lui-même à nos deux héros ; la vie et les aventures de M. Desglands,
rapportées tantôt par Jacques, tantôt par son maître, qui rassemblent, tous deux, leurs
renseignements et leurs souvenirs. À un certain moment, Jacques, pris d'un violent
mal de gorge, est incapable de parler, son maître en est fort ennuyé et Jacques plus
encore que son 34 maître. Mais ce dernier, faisant contre mauvaise fortune bon cœur,
le distrait en lui racontant un de ses amours de jeunesse. Jacques, pour retrouver la
montre qui avait été dérobée à son maître, se lance dans une aventure qui pourrait mal
tourner : il est mis en prison, mais il réussit à se tirer de ce mauvais pas. Après bien
des détours, nous voici à nouveau au chevet de Jacques chez Desglands. Et là se
terminent les aventures, l’auteur s'effaçant derrière la personne de l'éditeur, lequel
propose trois fins possibles. Les personnages de Jacques et du maître sont des
marionnettes dont l'auteur tire les ficelles, dialoguant avec lui-même, jouant tous les
rôles à la fois, sa présence ironique se faisant trop sentir dans des interpellations du
lecteur. Seuls les héros des récits secondaires sont de vrais héros de roman. Le roman
est marqué par l'errance comme l’indique la fable d'Ésope (page 62), la première
intervention de l'auteur (page 14) et l'identification entre le récit et l'errance («Je suis
en beau chemin» - «les voilà fourvoyés.») Le relevé des différentes histoires qui
composent cette «insipide rhapsodie» (page 248) serait fastidieux et peu éclairant.
MARIVAUX
Né à Paris, le 4 février 1688, il fut, le 8, baptisé à la paroisse Saint-Gervais. Son père,
Nicolas Carlet, appartenait à une famille de la bourgeoisie de Normandie, qui avait
fourni plusieurs magistrats au parlement de cette province. Sa mère, Marie Bullet,
était apparentée aux Bullet de Chamblain père et fils, architectes célèbres auxquels on
doit notamment le château de Champs et de beaux hôtels parisiens du style Régence.
Pierre Carlet passa à Paris les dix premières années de sa vie, au cours desquelles son
père, qui était fonctionnaire de l'intendance de la marine et de la guerre, fut absent :
trésorier des vivres, il suivit les armées en Allemagne pendant la guerre de la ligue
d’Augsbourg (1688-1697). Mais, en 1698, la famille émigra à Riom où il avait
obtenu une charge de «contrôleur-contre-garde» à l’Hôtel de la Monnaie, dont il allait
devenir directeur, connaissant dans l’exercice de sa fonction de sévères difficultés. Il
ajouta à son nom «de Chamblain de Marivaux», après avoir acheté ces terres, et avoir
été anobli. Le jeune garçon entra au collège des Oratoriens de Riom, où il reçut une
solide formation de latiniste mais n’apprit pas un traître mot de grec. La connaissance
de I'Antiquité fut pour lui un apport culturel essentiel à I'illustration, au prolongement
et à I'approfondissement de sa méditation sur les problèmes et les ressources de I'être
humain. On lui enseigna aussi Montaigne, Descartes, Pascal, La Rochefoucauld,
Malebranche, son éducation ayant donc obéi à une saine morale. Mais il eut
certainement aussi d'autres lectures que celles qu’imposaient les programmes
scolaires de l'époque, car son oeuvre reflète une vaste culture littéraire : les poètes
antiques, d'Homère à Lucain, les dramaturges français Comeille, Racine, Molière,
Regnard, et ceux de la Restauration anglaise comme Milton, comme aussi le Tasse et
les romanciers Cervantès, La Calprenède, Mlle de Scudéry, Mme de La Fayette,
Sorel, Dufresne. Il dut alors connaître ses premières aventures sentimentales, car il
fallut bien qu’il tire sa si profonde connaissance du coeur humain d’expériences
personnelles. On prétend qu'il subit certaines déceptions amoureuses. Il allait raconter
l'une d'elles dans ‘’Le spectateur français’’. Alors qu’il était âgé de dix-sept ans, il
aima une jeune fille, qu'il jugeait «belle et sage ; belle sans y prendre garde». Un jour,
alors qu'il venait de la quitter, il s'aperçut qu'il avait oublié un gant. Revenant sur ses
pas, il surprit sa belle, un miroir à la main, tout entière absorbée dans sa propre
contemplation, et reproduisant I'une après I'autre les expressions, les mimiques
qu'elle qu’elle lui avait faites au cours de leur conversation et qui lui avaient semblé
naturelles : «Elle s'y représentait à elle-même dans tous les sens où, durant notre
entretien, j'avais vu son visage.» En somme, la jeune fille ne faisait qu'étudier et
perfectionner ses gestes et son jeu de physionomie : léger péché véniel que cette
duperie, ce qu’il appela des «tours de gibecière». Il aimait la comédie, mais pas à la
ville. Aussi persifla-t-il : «Je viens de voir, Mademoiselle, les machines de I'opéra !»
Et, ajoutant que ce spectacle le «divertira toujours», mais le «touchera moins», il
rompit brutalement, à la façon d’Alceste, le misanthrope de Molière. Et de ce
traumatisme originel toute une œuvre serait née car cette expérience allait nourrir son
ressentiment tenace contre les masques dont on s'affuble en société, particulièrement
les femmes, allait l’entraîner à la quête de la vérité. Puis son père fut nommé à
Limoges où, en dépit des railleries dont la ville fut I'objet chez Molière, on trouvait
plusieurs cercles de beaux esprits. Déjà attiré par la littérature, il les fréquenta
assidûment. ll se dit alors admirateur de Racine, et afficha un certain mépris pour
Molière. Péremptoire comme on peut l’être à dix-huit ans, il professa que rien n’est
plus facile à écrire qu’une comédie.
La vie de Marianne
Marivaux avait déjà traité le thème, banal et mélodramatique, de la jeune orpheline et
sa mère adoptive dans son premier roman, ‘’Les aventures de *** ou Les effets
surprenants de la sympathie’’ (1712-1713), où Dorine est recueillie par une paysanne
et éveille la sympathie de Clarice ; où Parménie est élevée par une bonne dame
qu'elle a beaucoup de peine à quitter ; où Caliste enfin, si elle n'a pas de mère
adoptive, est elle aussi une enfant perdue que son père finit par retrouver ; où
s’ébauche, entre Frédelingue et Parménie, la scène qu’il allait décrire dans la
deuxième partie de son grand roman entre Marianne et Valville. Dans ‘’Pharsamon
ou Les nouvelles folies romanesques’’ (1712), le personnage de Marianne se devine
de façon beaucoup plus précise que dans ‘’Les effets surprenants de Ia sympathie’’.
En effet, Clorine fut un autre personnage précurseur de Marianne, qui a un destin
semblable au sien, en beaucoup plus tragique, qui le raconte elle-même, comme
Marianne, avec la même tendance à le commenter en ayant le goût de l'analyse
morale et psychologique, I'un des objets auxquels cette analyse s'applique étant la
naissance de l'amour. Et ce roman ne fut publié qu’en 1737, à la faveur du succès de
‘’La vie de Marianne’’. Dans ‘’Cinq lettres contenant une aventure’’ (novembre
1719-avril 1720), une femme fait le récit de sa vie, marquée par la trahison de
l’homme pour lequel elle avait connu un coup de foudre, ce qui annonçait l’aventure
qu’allaient connaître Marianne.
BEAUMARCHAIS
Il est né à Paris, rue Saint-Denis où son père tenait boutique d'horlogerie. À l’âge de
treize ans, il quitta l'école, et devint apprenti horloger. En 1753, il perfectionna le
mécanisme des montres en inventant un nouvel échappement. Il devint horloger du
roi. En 1755, il acheta la charge du sieur Francquet, contrôleur clerc d'office de la
maison du roi, puis épousa sa veuve : première étape d'une rapide ascension sociale.
Son esprit, ses talents de musicien et d'amuseur lui valurent la faveur de Mesdames,
filles de Louis XV dont il fut le professeur de harpe. Grâce à elles, il put rendre un
service signalé au financier PârisDuverney qui l'intéressa à ses affaires, et
l’introduisit dans le monde de la finance. En 1761, l'achat d'une charge de secrétaire
du roi l'anoblit : il se nommait désormais M. de Beaumarchais. En 1763, il devint
lieutenant-général des chasses aux bailliage et capitainerie de la Varenne du Louvre,
et jugeait comme tels les délits de chasse et de braconnage sur les terres royales. En
1764-65, il fit un voyage à Madrid, pour défendre l'honneur de sa sœur, Lisette : un
Espagnol nommé Clavijo qui lui avait promis le mariage manquait à ses
engagements. Tancé d'importance, l'infidèle se déroba, et Beaumarchais dut se
contenter d'obtenir des sanctions contre lui. Cela allait inspirer à Goethe son
‘’Clavigo’’. En fait, d'immenses projets financiers semblent avoir compté pour lui,
dans ce voyage, au moins autant que l'honneur de Lisette. Une idée reçue veut qu’il
soit devenu écrivain par hasard. Rien n’est plus faux. Il souhaita d’abord faire une
œuvre dramatique sérieuse.
Eugénie ou La vertu du désespoir
Drame en cinq actes L’Anglaise Eugénie, jeune fille bonne et pure, a épousé
secrètement, avec l'aide de Mme Murer sa tante, le comte de Clarendon, libertin
corrompu. Son père, le baron Hartley, ignorant du fait, désire au contraire qu'elle
épouse le capitaine Cowerly. Eugénie (sur le point de devenir mère) et sa tante, alors
qu'elles voudraient persuader le comte de rendre le mariage officiel, apprennent que
ce ne fut qu'une farce sacrilège. Le vieux baron, lui aussi, apprend à la fois l'existence
du mariage et sa nullité. Mme Murer, qui se sent coupable, cherche à empêcher le
mariage que le comte semble être sur le point de contracter avec une riche héritière,
et à l'obliger à accomplir son devoir envers Eugénie. Elle le fait venir nuitamment, et
poste quelques valets, afin qu'ils s'emparent de lui par surprise. Le comte arrive,
accompagné d'un jeune inconnu à qui il vient de sauver la vie : celui-ci, il s'agit de
Charles, le frère d'Eugénie, voyant son sauveur en danger, vole à son secours, mais,
reconnaissant son père, sa sœur et sa tante, devine la vérité, et défie à son tour
Clarendon. L'ayant vaincu en duel, le comte lui fait dédaigneusement don de la vie, et
s'éloigne. Cependant qu'Eugénie est au comble du désespoir, Clarendon, rongé par le
remords, revient à l'improviste, et se jette aux pieds de sa victime, implorant son
pardon. Le drame s’achève sur cette moralité : «N’oubliez donc jamais qu’il n’y a de
vrais biens sur la terre que dans l’exercice de la vertu.» Commentaire Ce drame
bourgeois, ce mélodrame emphatique et moralisant fut inspiré, avec un bonheur
relatif, des drames bourgeois de Diderot, le pathétique familial bridant le talent de
Beaumarchais qui était fait pour la gaieté et la démesure. Il n'annonçait nullement sa
verve comique. Dans l’”Essai sur le genre dramatique sérieux” qui servait de préface
à la pièce, véritable manifeste où il reprenait et précisait les idées de Diderot dont il
n'a cessé de vanter le génie, il montra même quelque mépris pour le théâtre comique.
Au fur et à mesure des rebondissements de l'action, Eugénie, jeune femme noble et
loyale, devient la figure emblématique de la vertu trompée et malheureuse dans un
monde partagé entre la morale rigide et le libertinage. Dans ce premier «drame» de
Beaumarchais, qui n'avait pas encore la dureté 3 impitoyable des comédies à venir,
on percevait déjà la vivacité de ton et la peinture sans concession des
«disconvenances sociales» qui allaient faire sa signature. La valeur intrinsèque de la
pièce est minime, mais elle a une importance notable comme exemple du genre
dramatique sérieux, nouveauté du siècle. La pièce fut représentée à Paris en 1767
avec un très grand succès.
LACLOS
Choderlos de Laclos, que la postérité retint sous le seul nom de Laclos, mais qui, de
son vivant, était appelé Choderlos, naquit à Amiens le 18 octobre 1741, dans une
famille de bourgeois récemment anoblis. Il était le second fils, né trois ans après
I'aîné, Jean-Charles (futur consul de France), d'un secrétaire de I'Intendance de
Picardie et d'Artois. Ayant fait des études sérieuses, il se destina à l'armée, et, au
moment où celle-ci devenait de plus en plus réservée à l'ancienne noblesse, choisit
I'artillerie, une arme «technique» où I'on ne regardait pas de trop près à la naissance.
En 1760, il fut admis à l'école de La Fère, où il reçut une formation mathématique.
En 1761, il fut nommé sous-lieutenant ; en 1762, lieutenant en second. Cette même
année, il obtint d'être affecté, à La Rochelle, à la brigade des colonies, ayant hâte de
s’embarquer pour l’Amérique, et d’en découdre avec des ennemis, afin de conquérir
la gloire par les armes. Mais, en 1763, le traité de Paris vint mettre un terme à la
guerre de Sept Ans comme aux ambitions coloniales de la France, et, une longue et
morne période de paix s’installant, condamna la plupart des militaires à mener une
triste vie de garnison. C'est ainsi qu’il séjourna à Toul (1763), Strasbourg (1765 à
1769), Grenoble (1769 à 1775, où, d'après une tradition accréditée par Stendhal, se
seraient trouvés les modèles réels des ‘’Liaisons dangereuses’’, où il aurait eu sous
les yeux une correspondance d'où il aurait tiré son roman, plusieurs «clés» ayant été
proposées), Besançon (1775-1776), Valence (1777) avec mission d'installer l'école
d'artillerie qui allait accueillir Bonaparte, et de nouveau Besançon (1778), où il fut
promu capitaine en second de sapeurs. Il employa son abondant temps libre à
composer des pièces légères, madrigaux ou contes, dont ‘’Les désirs contrariés’’,
‘’Les souvenirs, épître à Églé’’, une ‘’Épître à Margot’’ (1770), deux contes libertins,
‘’La procession’’ et ‘’Le bon choix’’ (publiés dans ‘’L’almanach des muses’’),
œuvres qui lui valurent un brin de réputation parfumée d’un peu de scandale, ainsi
que la chanson ‘’Lison revenait au village’’ et une ‘’Êpître à la mort’’ (1777). D'un
roman «sensible» de Mme Riccoboni, il tira I'opéra-comique ‘’Ernestine’’ (1777), qui
connut un échec retentissant n’ayant qu’une représentation, cette même année, à la
Comédie-Italienne. Une autre pièce, ‘’La matrone’’ ne fut jamais jouée, et il demanda
la destruction du manuscrit. C'est peut-être à partir de 1778 qu’il commença la
rédaction du roman qui allait immortaliser celui qui voulait produire quelque chose
qui fasse du bruit et «qui retentit encore sur la Terre quand j'y aurai passé». L'année
suivante, il dirigea les fortification de l'île d'Aix, au large de Rochefort, mission pour
laquelle il fut mis à la disposition du marquis de Montalembert, pour l'épouse duquel
il composa une ‘’Épître à Mme la marquise de Montalembert’’ (1779). Dans la
solitude de cette île, il poursuivit la rédaction de son roman. Nommé capitaine de
bombardiers, il envoya une première demande de congé, qui lui fut accordée, et lui
permit de passer à Paris le premier semestre de l’année 1780, où il continua à
travailler à son roman. Une autre demande, favorablement accueillie fin 1781, lui
laissa, alors qu’il avait été promu entre-temps capitaine commandant de canonniers,
le loisir d'achever.
Les liaisons dangereuses
Dans ‘’Les liaisons dangereuses’’, sont remarquables la forte valeur significative du
titre, la tension continuelle du déroulement, la tonalité tragique, l’aspect technique
essentiel qu’est le fait que c’est un roman par lettres. Le titre Le titre est souvent pour
beaucoup dans le succès d’une œuvre. Celui-ci est remarquable. Les mots «liaisons
dangereuses» sont lourds d’une menace. Et le pluriel a toute son importance, car ces
liaisons sont d’autant plus dangereuses qu’elles n’épargnent personne. Pourtant, si le
terme de «liaison» peut aujourd’hui désigner une relation amoureuse, à l’époque de
Laclos, ce sens n’existait pas, et les liaisons du titre renvoyaient exclusivement à des
relations sociales, entre personnes amenées à se côtoyer dans les réceptions, à se
fréquenter au théâtre, ou à des tables de jeu, sans que l’amitié, ou l’amour, y aient
forcément leur part. Dans la lettre 22, Mme de Tourvel indique à son amie, Mme de
Volanges : «M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des
liaisons», le considérant donc comme la victime de fréquentations susceptibles de
pervertir des êtres faibles, influençables. Mais Mme de Volanges ne croit pas à cette
hypothèse, puisqu’elle lui fait un portrait très noir de Valmont, et conclut par ces
mots : «Quand il ne serait, comme vous le dites, qu’un exemple du danger des
liaisons, en serait-il moins lui-même une liaison dangereuse?» (lettre 32) Pour elle, la
simple fréquentation de Valmont peut pervertir la réputation la plus établie. Mais ce
que le roman va démontrer, c’est que la liaison peut être mortelle. Le déroulement :
L’anecdote est presque du feuilleton : une libertine, qui doit se dissimuler, exige d’un
complice, qui peut agir à découvert, de la venger en séduisant une jeune innocente, ce
qu’il ne fait qu’en se livrant aussi à un projet de conquête personnel qui déplaît à la
libertine, qui se refuse donc à lui, d’où, entre eux, une lutte sans merci qui fait d’eux
aussi des victimes, à l’issue d’un inexorable processus. La trajectoire est donc simple,
l’action tendue et resserrée, le roman étant remarquable par sa composition
rigoureuse, dans la succession des lettres comme dans la division en quatre parties à
peu près égales, chacune formant un tout. La première partie (lettres 1 à 50) a pour
première fonction d’exposer, comme on le fait dans une pièce de théâtre, la situation
des personnages : deux lettres de Cécile, deux lettres de Mme de Merteuil et une de
Valmont nous installent «in medias res» ; en vingt pages tous les personnages sont
présentés. Le roman commence lorsque sont réunies les conditions pour que
l’intrigue se noue : tandis que Cécile entre dans le monde, Valmont s’en est retiré, et
Mme de Merteuil lui écrit : «Revenez, revenez», cette impatience devant son absence
annonçant le thème du roman qui est la rivalité entre les deux libertins, personnages
avec lesquels nous faisons connaissance, et dont le passé pèse sur les évènements qui
vont être retracés. Dès la première lettre de Mme de Merteuil (lettre 2), on peut
constater que naît entre les deux roués une rivalité, et que la complicité qui les unit
est périlleuse, la volonté de puissance de l’une, l’esprit d’indépendance de l’autre
perçant sous l’ironie 6 et le badinage. Alors qu’elle lui demande de pervertir Cécile
de Volanges, qui se sent attirée vers Danceny, il s’attache plutôt à séduire Mme de
Tourvel, au grand mécontentement de Mme de Merteuil. La deuxième partie (lettres
51 à 87) est apparemment la moins dramatique ; les progrès du vicomte auprès de la
présidente, et ceux de Danceny auprès de Cécile sont très lents ; mais s’exerce
l’activité inlassable de Mme de Merteuil : elle trahit Cécile et Danceny auprès de
Mme de Volanges pour accélérer le cours des évènements, et permettre à Valmont
d’intervenir dans leur intrigue ; elle pousse sournoisement Mme de Volanges à
emmener Cécile chez Mme de Rosemonde, et ménage à Valmont les moyens d’y
retourner sans effaroucher la présidente ; enfin elle parachève cette partie par sa
fameuse confession (lettre 81). Le mouvement dramatique est relancé dès l’ouverture
de la troisième partie (lettres 88 à 124) : Valmont remporte une double victoire sur la
présidente et sur Cécile. Dès lors, les deux intrigues vont bon train. D’une part, Mme
de Tourvel avoue qu’elle aime Valmont, et cherche son salut dans la fuite tandis qu’il
prépare l’assaut final grâce à la complicité involontaire du père Anselme. D’autre
part, dans le même temps, Cécile se livre à Valmont qui la corrompt, alors que
Danceny manifeste les premiers signes de son goût pour Mme de Merteuil. Enfin,
c’est au cours de la quatrième partie (lettres 125 à 175) que l’action atteint son
paroxysme : défaite, abandon puis mort de la présidente, fin de la liaison entre Cécile
et Valmont ; brèves amours entre Danceny et Mme de Merteuil que peut constater
Valmont, une grande partie de la force du roman venant précisément de ce qu’il ne la
rencontre que le 3 décembre (lettre 151) ; querelle et brouille entre elle et Valmont.
Le roman s’achève par une accumulation foisonnante d’évènements : le duel de
Danceny et de Valmont, la mort de Valmont, le brillant libertin agonisant en
amoureux désespéré d’avoir détruit celle qu’il aimait, la mort de celle-ci qui
succombe à la souffrance morale qui l’agite, l’exil de Danceny, la retraite de Cécile
au couvent, les épreuves qui s'abattent sur Mme de Merteuil qui perd sa situation
sociale, sa richesse et sa beauté. On peut donc se demander si c’est vraiment elle qui
triomphe, en obtenant la mort de Valmont, ou si ce n’est pas lui, puisqu’il lui fait
perdre une solide réputation que toute sa vie elle s’était attachée à préserver, et qu’il
meurt noblement en duel? Et la fin de Mme de Merteuil demeure énigmatique, car
courent à son sujet des rumeurs : «On m’a dit qu'elle était vraiment hideuse» - «On
croit qu’elle a pris la route de la Hollande», que personne ne peut confirmer, aucun
des personnages ne la revoyant. Il y a donc, à la fin, un mystère encore plus grand
autour d'elle, et elle devient presque un personnage légendaire. Cette structure qui
porte la marque du théâtre allait se retrouver dans les structures des différentes
adaptations au théâtre ou au cinéma. Mais le tempo du roman est très lent pour une
action en définitive très courte, qui ne dure que cinq mois, du fait que le volume
moyen des lettres est important, car les personnages veulent exprimer le plus possible
de leur vie intérieure réelle ou simulée, qu’ils s’appliquent à la description des divers
états par lesquels ils passent, mettent un grand soin à noter les aspects progressifs
d’une pensée instable, sans cesse à la poursuite de celle d’autrui, et qu’au moment où
elles vont coïncider, elle s’écartent désespérément.
MONTESQUIEU
Il naquit le 18 janvier 1689 au château de La Brède, près de Bordeaux. À partir de ce
château aux murs épais, aux ouvertures étroites, couronné de tourelles et cerné de
douves, il se construisit une sorte de roman historique rehaussant la naissance de sa
famille qu'il fit remonter aux Francs. Très attaché à ses terres, indépendant vis-à-vis
du pouvoir, bien différent des courtisans qui mendiaient les faveurs royales, il fut l'un
des derniers représentants de cette noblesse indépendante que la politique de
Richelieu avait voulu faire disparaître. Sa carrière dans la magistrature paraissait
toute tracée d'avance, car il était l'aîné d'une famille où régnait une forte discipline, et
son oncle, président à mortier au Parlement de Bordeaux, lui destinait sa charge.
Élevé d'abord au château de la Brède parmi les paysans, il apprit et parla le gascon. Il
y contracta un fort accent méridional. À onze ans, on l'envoya au collège des
oratoriens de Juilly, près de Paris, alors qu'existait à Bordeaux un collège de jésuites.
Sans doute son père préférait-il un enseignement plus moderne, dispensé en français,
comportant l'étude de langues vivantes, beaucoup d'histoire, et qui donnait aux élèves
un goût très vif pour les idées. En 1708, il revint à Bordeaux pour y faire de solides
études de droit. Reçu avocat au Parlement de Guyenne, il hérita alors de la terre de
son oncle, Montesquieu, dont il prit le nom. Il partit pour Paris en 1709 afin d'y
perfectionner sa pratique du droit. On regarda ce Gascon qui arrivait presque du bout
du monde, on se moqua de ses manières, de son accent. Son dépaysement favorisa
une observation qui devint vite sociale. En 1713, la mort de son père le rappela à
Bordeaux. Il y devint conseiller au Parlement, mais sous la tutelle de son oncle le
président à mortier. On le maria à Jeanne de Lartigue, calviniste rigoureuse et peu
jolie, mais spirituelle et dotée de cent mille livres. Les deux époux vécurent souvent
séparés, mais paraissent s'être estimés. En 1716, quand son oncle mourut, il devint
président à mortier, exerçant ses fonctions sans vocation. Méprisant la chicane et les
gens de loi, il considérait les deux audiences quotidiennes comme des corvées, mais y
apportait beaucoup d'application. Il cherche la meilleure forme de gouvernement ou
la moins mauvaise, propose des solutions. Il est en quête de grands principes
fondateurs d’un État civilisé et harmonieux. C'est lui, plus qu'Usbek, qui, soucieux de
raison, définit le meilleur gouvernement comme celui qui est lui est fidèle et se
manifeste 10 par la douceur (lettre 80). Préférant la diversité, il condamne le
despotisme, dont il montre l'inefficacité, qu'il oppose à l'utopie vertueuse de
l'apologue des Troglodytes dont il se méfie comme il se méfie de tous les idéaux
moraux et politiques (lettres 11, 12, 13 et 14). Il exprime un espoir en la tolérance. Il
suggère l’adoption d’une monarchie tempérée, comme la monarchie anglaise qui se
situe entre l’absolutisme à la française et le despotisme illimité de l’Orient. Il est en
faveur du commerce, hostile à l’esclavagisme et au colonialisme. Philosophe,
poussant plus loin sa recherche, il aborde encore de vastes problèmes : comment se
sont formées les sociétés humaines? La nature humaine possède-t-elle les qualités
nécessaires pour que la vie sociale soit possible? Telles sont les questions auxquelles
répondent les lettres sur les Troglodytes (lettres 11 à 14), où il pose et illustre la
notion fondamentale de vertu : «l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans
l'intérêt commun». À la critique sévère des méchants Troglodytes, tout dominés par
leurs passions égoïstes, peut donc succéder le tableau patriarcal des familles
vertueuses qui ont survécu aux discordes. Au-delà d'Usbek, c'est le philosophe des
Lumières qui exprime la relativité des lois humaines et substitue l'ordre de la nature à
celui de la Providence. C'est lui qui dénonce à nouveau l'extrême facticité des valeurs
en imaginant et parodiant ce que pourraient être des «Lettres espagnoles» (lettre 78).
Le philosophe déiste manifeste un optimisme raisonnable et exprime sa confiance en
une Justice éternelle fondée sur un rapport de convenance (lettre 83). Des guerres de
religion, il tire une défiance universelle contre cet «esprit de vertige», cette «éclipse
entière de la raison humaine» qu'est le fanatisme : il nous est difficile, tant cette
aversion touche aussi bien les Chrétiens que les Mahométans, d'y reconnaître le seul
Usbek. Il prône la loi naturelle et étudie les rapports entre la nature et la civilisation ;
il croit au progrès, à l’esprit scientifique, à une société fondée sur la raison ; il croit en
l’humanisme et la liberté individuelle. Montesquieu pense qu’on ne peut pas refaire le
monde, mais qu’on peut essayer d’établir un ordre universel bâti sur la raison. La
vigueur des critiques formulées, l'ampleur des questions posées dans les ‘’Lettres
persanes’’, révélaient déjà quelles étaient, dès 1721, ses préoccupations. Au-delà de
la satire, on voyait déjà s'ébaucher la partie constructive de l'œuvre de Montesquieu.
Les grands problèmes qui allaient être étudiés dans ‘’L’esprit des lois’’ étaient déjà
posés dans les ‘’Lettres persanes’’ : on y devine le philosophe de l'histoire, le créateur
des sciences juridiques et sociologiques. Quant à l'idéal moral que proposent les
‘’Lettres persanes’’, il contient en germe tout le programme des philosophes : respect
de la liberté de conscience, confiance en la raison humaine, soumission aux préceptes
de la loi naturelle. Montesquieu resta constamment fidèle à cet idéal ; mais il laissa à
d'autres le soin de le diffuser dans des ouvrages de polémique et de propagande ; il se
consacra lui-même à des œuvres plus sereines, plus ardues, qui, sous leur apparence
majestueuse, n'en contribuèrent pas moins à répandre l'esprit philosophique.
L’ESPRIT DE LOIS
À la fois juriste, philosophe, historien, politicologue, écrivain et sociologue,
Montesquieu se montre un penseur libéral dont les idées sur les libertés et leur
garanties institutionnelles, notamment la séparation des pouvoirs, inspirées de
l’Anglais John Locke, sont dictées par un profond respect de la personne humaine et
le goût de réformes équitables. Il se révèle comme un modéré né, passionné de
libertés, tolérant, ouvert, novateur, inégalé dans l’art de confronter les systèmes et les
êtres humains, de démêler qui influence quoi, de conclure sagement à la séparation
des pouvoirs, à la haine de la tyrannie et des excès, au contrôle des puissants par les
esprits éclairés. Sa typologie des régimes politiques, qui relie chacun d’entre eux à
une passion, est à la fois normative et descriptive. Il a pu dire, dans la phrase qui clôt
l’introduction : «Et moi aussi je suis peintre», et il fut le portraitiste du politique.
Mais son érudition, si elle est pleine de charme et d’intérêt, l’a fait tomber dans
l’exemplomanie : il en mit tout simplement trop. Pour illustrer un fait, il a souvent eu
recours, en des dizaines de pages, à une pléthore d’exemples historiques. Un des
auteurs les plus cosmopolites de son temps, il commençait presque toujours par les
Romains, revenait souvent aux Grecs, poursuivait le détour par les Francs, les
Germains, les Perses, les Indiens d’Amérique, les Chinois, etc.. L’opacité de
“L’esprit des lois” tient aussi au problème du plan : D’Alembert constata : «Le
désordre est réel» ; Voltaire se plaignit : «Je cherchais un fil dans ce labyrinthe. Le fil
est cassé presque à chaque article. J’ai trouvé l’esprit de l’auteur, qui en a beaucoup,
et rarement l’esprit des lois. Il sautille plus qu’il ne marche». La réalité des lois est
complexe, et le tableau général que tenta d’en faire Montesquieu devient vite
surchargé. En partie parce qu’il partit de la réalité pour théoriser. Qu’on le veuille ou
non, la voie empirique impose toujours plus de nuances que la voie idéaliste (plus
propre à Rousseau), où tout est logique, géométrique, symétrique. De plus, la
rédaction de l’ouvrage s’est étendue sur vingt ans, et le plan a été constamment
retravaillé, modifié : il en a souffert. Cependant, le retentissement de ‘’L’esprit des
lois’’ fut considérable, le succès immense, attesté par vingt-deux éditions
consécutives en quelques années. C’était une des œuvres qu'attendait le XVIIIe
siècle, siècle des sommes critiques. Elle suscita des attaques des jansénistes et des
jésuites auxquelles Montesquieu répondit par sa “Défense de “L’esprit des lois”“
(1750). En France, son libéralisme fut jugé trop impertinent, sa sagesse, trop critique.
Si la marquise de Pompadour le protégea, les bigots fomentèrent quelques cabales. Le
Vatican le mit à l’index parce qu’il dénonçait l’Inquisition. Ce monumental ouvrage
influa directement sur les événements politiques de la fin du XVIIIe siècle, les
Américains lui devant en partie leurs libertés, leur fameuse Constitution républicaine,
certains législateurs des assemblées révolutionnaires tenant à en appliquer les
conclusions, en particulier la nécessité de la séparation des pouvoirs comme un
préalable de la liberté politique. 23 Aujourd’hui encore, cette notion géniale
représente un élément fondamental de toutes les démocratisations. On ne saurait plus
poser les problèmes de l’État ni même en dessiner les grandes structures partout dans
le monde sans cette théorie constitutionnelle.
Les lettres persanes
Lettres persanes raconte les aventures et réflexions de deux Persans lors de leur
voyage en Europe. Ce roman épistolaire rencontre un succès considérable dès sa
publication en 1721. C’est que Montesquieu a su mêler avec virtuosité le goût pour
l’exotisme en vogue à l’époque et la forme épistolaire, également très appréciée.
Usbek, un noble persan, entreprend avec son ami Rica un long voyage à Paris de
1712 à 1720. Ils partagent leurs impressions dans une correspondance avec leurs
proches. Historiquement, ce voyage se déroule donc durant la fin du règne de Louis
XIV (qui meurt en 1715) et les années de Régence qui s’ensuivent. Le regard neuf
que les deux Persans portent sur les moeurs européennes permet à Montesquieu d’en
faire ressortir l’absurdité ou le grotesque. Rien n’échappe à l’ironie de l’auteur : la
monarchie, la religion, la papauté, les femmes, les courtisans, les magistrats, les
lois…Montesquieu met à jour les artifices, les faux-semblants et le ridicule des
institutions. Parallèlement, se noue une autre intrigue : Usbek apprend que les
femmes de son harem à Ispahan se révoltent contre sa tyrannie. Il donne ordre de
punir ses femmes. Le roman s’achève tragiquement sur la lettre pleine de haine que
Roxane, sa favorite, lui écrit avant de se suicider. L’exotisme est très à la mode au
début du XVIIIème siècle grâce notamment aux récits de voyage de Chardin et
Tavernier et à la traduction des Mille et une Nuits par Galland. En retraçant le voyage
de deux Persans à Paris et en inscrivant l’intrigue orientale du sérail au coeur du
roman, Montesquieu était sûr de plaire au lecteur de l’époque. Mais il ne faut pas s’y
tromper : derrière l’habit persan, c’est Montesquieu qui avance masqué pour mieux
critiquer les moeurs et les institutions françaises.
La critique de l’absolutisme royal Montesquieu dénonce l’absolutisme royal en
comparant le Roi de France à un « grand magicien ». Le terme magicien est
satirique : il montre l’illusion dans laquelle le Roi maintient ses sujets par
l’ignorance, la tromperie et le mensonge. Fais toutefois attention à un point :
Montesquieu ne critique pas la monarchie en tant que telle mais la monarchie absolue
de droit divin, incarnée par Louis XIV, selon laquelle le roi exerce un pouvoir absolu
qu’il tient directement de Dieu. Pour rappel, Louis XIV meurt en 1715. Montesquieu
écrit Lettres persanes pendant la Régence et semble avertir le futur Roi des excès de
la monarchie absolue. La critique de la religion Montesquieu critique la religion grâce
au regard extérieur du musulman qui s’étonne naïvement en découvrant les principes
du dogme chrétien. Ainsi, pour le Persan, l’autorité du Pape repose sur des artifices et
le dogme de la transsubstantiation (l’ostie perçue comme le corps du Christ) apparaît
comme une croyance irrationnelle : « Ce magicien s’appelle le pape : tantôt il lui fait
croire que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on mange n’est pas du pain ou que le
vin qu’on boit n’est pas du vin (…) » (Lettre 24). La critique de la société Usbek et
Rica découvrent en arrivant à Paris une société radicalement différente de la leur,
obnubilée par l’apparence et les faux-semblants. Leurs lettres brossent une série de
tableaux satiriques de la société (le magistrat, le courtisan, les femmes, le casuiste…)
et des pratiques sociales (l’opéra, la mode, les salons…).
Cette société est un théâtre où les personnes jouent un rôle. Lorsque Rica décrit un
après-midi au théâtre à la Comédie-Française (lettre 28), il livre au lecteur sa vision
de la société parisienne où « tout le peuple s’assemble […] et va jouer une espèce de
scène que j’ai entendu appeler comédie. » L’esprit des Lumières Lettres persanes est
écrit au début du XVIIIème siècle. On y voit néanmoins déjà apparaître l’esprit des
Lumières, qui conteste les préjugés religieux et le despotisme pour promouvoir la
raison, les progrès scientifiques, la tolérance et le libéralisme. L’utopie des
Troglodytes (lettres 11 à 14) dessine une société idéale fondée sur la vertu, la
fraternité, la coopération économique et une monarchie tempérée par la sagesse.
Quelles sont les caractéristiques de l’écriture de Montesquieu ? Les 161 lettres qui
composent ce roman offrent une grande variété de style, de ton et de sujets. La forme
épistolaire (composée de lettres) permet en effet un croisement de points de vue et
une multiplicité des regards sur la société parisienne. Mais on retient particulièrement
le style satirique des Lettres persanes fondé sur le trait ironique, l’art du raccourci et
de la formule incisive. Les portraits sont caustiques, rappelant la galerie de portraits
des Caractères de La Bruyère. La satire a pour but d’éveiller le jugement du lecteur,
de le libérer de ses préjugés par le rire.

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