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Comme ''La nouvelle Héloïse'' est un roman et non un recueil de textes lyriques se
suffisant à eux-mêmes, la vérité immédiate et subjective de chaque lettre est
incomplète et passionnée ; en s'exprimant, chaque correspondant déclenche des
réactions qu'il a parfois souhaitées et qui retentissent à leur tour sur lui ; les relations
des personnages entre eux se modifient.
Or Rousseau est peut-être le seul auteur de roman épistolaire qui ait su utiliser les
délais d'acheminement et de réponse propres à une correspondance réelle pour rendre
perceptible l'évolution des sentiments. Lors de la première «crise», ces délais créent
une tension presque insupportable : Julie adresse à Saint-Preux, qui est dans le Valais,
une lettre mélancolique (I, 25) à la lecture de laquelle son amoureux tombe dans le
désespoir, et songe au suicide ; la lettre qu'il envoie à Julie (I, 26) produit un tel effet
qu'elle a un violent accès de fièvre : Claire appelle Saint-Preux au secours (I, 27),
mais, imprudemment, s'absente elle-même ; ainsi, Julie est laissée dans une solitude
anxieuse, où domine le sentiment que l'irréparable peut s'accomplir si Claire ne reçoit
pas à temps la lettre de désarroi (I, 28) qu'elle n'est même pas sûre de lui faire
parvenir ; et, en effet, avant que cette lettre ait été reçue, Saint-Preux, répondant à la
lettre de Claire (I, 27), c'est-à-dire à une situation déjà dépassée, a traversé le lac, et
son arrivée, salutaire quelques heures plus tôt, a lieu maintenant en pleine «crise», et
entraîne la chute de Julie.
L'exemple est un des plus nets, mais il n'est pas le seul, et la préparation de la
seconde «crise» de Meillerie (dans IV) ou les circonstances qui précèdent,
accompagnent et suivent la mort de Julie (dans VI) font bien voir qu'en plus des
sentiments eux-mêmes, l'un des moteurs de l'action romanesque est le décalage qui
sépare les sentiments saisis dans leur immédiateté et le moment où leur expression
parvient à son destinataire.
Autrement dit, le silence joue un rôle très positif dans ce roman épistolaire. C'est :
- le silence interstitiel ;
- le grand silence de vacuité et de cicatrisation qui sépare les parties III et IV ;
- I'intense silence de plénitude et de communion qui, dans V, sépare la lettre 7 de la
lettre 8 (il ne dure que quelques mois ; tous les personnages sont pour la première fois
réunis à Clarens, ils n'ont plus à s'écrire ; le lecteur inattentif ne l'apercevrait pas, et,
pourtant, ce silence recouvre le plus parfait bonheur que les habitants de Clarens
pouvaient connaître ; un premier aperçu de ce bonheur silencieux, encore incomplet
par l'absence de Wolmar, était donné dans V, 3 («la matinée à I'anglaise») moment
d’exception dans le roman puisque le «froid Wolmar» lui-même est gagné par
l’intensité de la scène ;
- le silence de Saint-Preux après la mort de Julie ;
- le silence de Rousseau lui-même si prolixe pourtant, qui laisse rêver le lecteur sur
cette histoire d'amour et de mort.