Vous êtes sur la page 1sur 43

Chapitre 1 : Mathilde

Matinales et méphitiques, les senteurs campagnardes m’effleurent les narines tandis que le
ronronnement du Kadjar noir quatre roues motrices, qui dévale à toute allure le bitume de la
nationale 10, m’assoupit. Affûtées comme des lames de rasoir, les barres de toit latérales
transpercent l’air d’une façon chirurgicale qui prête à la route une sensation molletonnée. L’antenne
radio placée à l’arrière frétille à peine. La carrosserie chromée reflète énergiquement les rayons du
soleil. Cette magnifique journée telle qu’on en rêve encore au mois de septembre, en particulier pour
les célébrations à l’air libre, promet de nous forger des moments aussi agréables que mémorables.
Rien ne peut troubler ce bonheur. Jérémie épouse enfin Nora et tous leurs proches se rendent à
Mirebeau dans la maison familiale de feu mes grands-parents pour leur faire honneur. Mariage à la
picto-charentaise, mariage nombreux et heureux.

Cette maison charmante appartient à la lignée depuis de multiples générations. Elle a vu passer tant
d’unions et de naissances que les murs eux-mêmes recèlent davantage de souvenirs que les registres
des archives départementales. Chaque année ou presque, des occasions festives réunissent un cercle
élargi parmi l’entourage intime. La dernière fois, une cousinade géante était organisée autour d’un
grand banquet improvisé où les spécialités locales côtoyaient les salades composées. Le farci de
légumes verts et l’assortiment garni de fromages de chèvre n’avaient trôné qu’un bref instant avant
que des estomacs affamés les engloutissent.

Je dors désormais. Ma tête à moitié penchée s’enfonce dans l’oreiller blanc qui s’effiloche dans
l’angle, entre mon siège en cuir et la portière. Mes cheveux châtains en arrière laissent apparaître
une cicatrice profonde au sommet de mon crâne, un souvenir amer d’une de ces nombreuses bêtises
que les enfants accomplissent en toute inconscience du danger et de ses conséquences. De très
grandes amandes hautes de couleur brune, surmontées de copieux sourcils en bataille, forcent mon
expression tandis qu’un grain de beauté sur le coin de l’œil gauche accentue la dissymétrie de ma
jolie mine. Il ressort d’autant plus que la partie supérieure de mon nez particulièrement large et plat
me donne un air de félin, bien qu’il finît beaucoup plus finement en pointe émoussée. D’ailleurs, si
mon histoire était contée, de toute évidence, on aurait conclu que je descendais d’un tigre ou un
bengali plus vraisemblablement tellement cette créature sauvage me captive au plus profond de mon
être.

Ma truffe originale représente parfaitement ma personnalité. Passionnée d’animaux, amoureuse des


boules de poil, je suis moi-même née dans la peau d’un chat. Gourmande invétérée, très affectueuse,
un côté facétieux prononcé, un goût pour la routine, un sommeil profond et surtout, un très gros
caractère. Je vous interdis de toucher à mon territoire ou de me contredire sous peine de terribles
représailles. De nombreux enfants uniques se reconnaissent immédiatement dans cette singularité
irrécusable.

Sous mon nez, un large duvet coiffe mes lèvres innocentes. Un vrai chat je vous dis.

J’arbore simplement un haut gris très doux qui me tient au corps et un pantalon vermeil trop court.
On prétend souvent que le rouge me va à ravir parce qu’il fait ressortir une teinte rosacée sur mes
joues charnues. À mes pieds, des baskets usées par les frottements contre le sol de la classe cachent
mes chaussettes basses. Je suis mitigée entre la déception d’abandonner mon quotidien et le plaisir
de croiser mes cousins. De toute façon, on ne me demande pas mon avis.
À l’avant, concentré sur la route, mon beau-père, Olivier, se caresse inconsciemment la barbe
grisonnante qu’il porte avec négligence, tandis que l’autre main tient fermement le volant. Ce
dernier est enrobé d’une couverture en cuir noir blé brillant dont les coutures mal ficelées laissent
apparaître des motifs irréguliers de couleur rouge. Détendu de nature, Olivier ne déroge jamais à ces
sorties bucoliques où il avale les kilomètres en ménageant sa hâte d’arriver et la prudence nécessaire
pour ne pas se faire flasher par des radars intransigeants. Avec le temps, il s’est gracieusement plié
aux exigences d’une aussi grande belle famille qui impose de se mêler périodiquement à tout un tas
de mondanités ou de cérémonies ennuyeuses. Il a même fini par les apprécier, car il aime le rapport
humain et affectionne partir dans des discussions enflammées sur la musique ou la politique avec le
clan de sa compagne. Malgré des origines dans les quartiers modestes de Rueil-Malmaison, ses
brillantes études l’ont propulsé dans le métier de commercial qu’il exerce avec brio. Ancien
champion d’échecs, très grand amateur de bridge, il se distingue naturellement par son intelligence
remarquable et comprend avec une vraie aisance ce que d’autres peinent à percevoir. Mais sa
passion pour la musique, le rock en particulier, l’anime bien plus encore. Il a aménagé un véritable
studio dans le sous-sol de sa propre maison pour s’évader dès qu’il en ressent le besoin. Après
quelques branchements nécessaires, il attrape ses baguettes et s’assied derrière sa batterie
tonnante. Les ondes percutantes l’embarquent dans une transe passagère loin des soucis du
quotidien. Dans ces moments, plus rien n’existe autour de lui. Il est affublé d’une chemise écossaise
jaune dont lui seul possède le secret, assortie à ses yeux clairs qui fixent la route à travers ses
lunettes rouges.

À côté de lui, ma mère esquisse un large sourire à l’idée de participer à ce mariage et de retrouver
ses frères et sœurs. Professeur de psychologie en fin de carrière dans un lycée de l’Essonne, Marie
jouit de la culture et de l’esprit qu’on inculque dans les bonnes familles. Bien qu’elle ait reçu une
éducation stricte qui lui donne parfois un air austère, elle n’hésite jamais au fond d’elle à faire preuve
d’une grande générosité. Tout le monde pourrait deviner son cœur sur sa main. Ses traits fins à
l’excès lui avaient valu beaucoup de succès dans sa jeunesse, elle appréciait cette chance d’avoir
hérité de la beauté de sa mère.

Soudain, la voiture s’arrête sous une chape de plomb. Les enjoliveurs métallisés de couleur grise
dessinent nettement cinq pentagones ouverts sur l’essieu. Au centre, un losange en relief doté de
stries parallèles brille sur fond rouge. Le calme étouffant de la station essence déserte du Super U
contraste avec l’agitation ordinaire d’un samedi. On se croirait à l’aube dans un western spaghetti. La
léthargie nocturne de la ville se dissipe à peine aux premières lueurs du jour. Les rues fantômes font
peser une atmosphère sinistre pendant que les virevoltants, ces rouleaux de plante balayés par le
vent, essaiment un sifflement assourdissant.

Après avoir glissé sa carte de crédit dans le lecteur et tapoté son code secret, Olivier saisit la pompe
et l’engage dans la voiture. Tandis que le réservoir se désaltère avec quatre dizaines de litres de
super, Marie détache sa ceinture de sécurité et change de place pour s’asseoir à l’arrière.

Le bourdonnement du moteur reprend déjà après cette pause bénéfique. Nous avons avalé le gros
du trajet. De ses paumes si douces, Marie attrape ma main avec cette grande délicatesse qui la
caractérise. Je me réveille. Sa présence me détend et me rassure.

— Tu as bien dormi, Mathilde ?


— Oui.
— On a encore du chemin, tu sais.
— D’accord.
Un silence pesant retentit. Ces paroles bien futiles me laissent penser que je lui manque. Saisie par
l’émotion, j’esquisse un sourire en coin. J’attends une observation prévenante, mais ses traits figés et
sa contenance embarrassée m’inquiètent. Les mots ne sortent pas. Elle désire visiblement me dire
quelque chose d’autre. Elle se retient encore un moment. À plusieurs reprises, elle tourne la tête
telle une girouette. Sans doute cherche-t-elle la meilleure approche pour aborder le sujet délicat. Son
hésitation manifeste un semblant de gêne dont je la sais non familière. Cela m’inquiète. Puis en
fronçant les sourcils, elle poursuit sur un ton devenu brusquement beaucoup plus grave.

— Mathilde, tu me fais honte. C’est quoi ces mains !

Ma jeune bouille se crispe d’un coup. Pétrifié par cette agression subite, mon esprit se glace. Un
spasme froid s’écoule dans l’ensemble de mes membres. La paralysie s’empare de moi, plus aucun
son ne sort de ma bouche entrouverte.

Tout l’été, j’ai laissé pousser mes ongles pour la première fois de ma vie et même si je ne leur porte
pas une importance considérable, au fond de moi ils me procurent une infime fierté. Trois à quatre
millimètres de blanc relèvent franchement du miracle pour mes mains d’enfant non soignées. En
temps normal, quand mes dents ne les ont pas rongés, ils sont coupés profondément dans la chair à
la limite du sang, au point où la peau se creuse en gravant une vilaine marque dans le doigt. Des
cuticules imposantes poussent sauvagement et recouvrent intégralement mes lunules tandis que des
croûtes durcies se forment sur les côtés. Même sans aucun soin, malgré une pléiade de taches
blanches qui témoignent de mes carences en minéraux, je me trouve d’assez jolies mains pour la
toute première fois.

Ma mère enchaîne aussitôt.

— Ma fille je t’aime, mais tu ne peux pas les garder comme ça. Regarde tes ongles, ils sont en
train de s’incarner.

Le mot effrayant est lancé. « Incarnés ». Je ne comprends pas forcément sa signification, mais la
conviction de son ton grave me dicte que le danger me guette. Si elle n’y remédie pas, je vais me
blesser à coup sûr.

Sans réagir, j’observe ma main droite qu’elle me montre avec insistance. Je m’incline, car je lui fais
entièrement confiance. Si elle affirme qu’il faut le faire, il faut le faire. C’est ma mère après tout et
elle m’aime.

Évidemment, mes ongles ne sont pas incarnés le moins du monde, ils ont juste un peu poussé
pendant l’été et assez joliment d’ailleurs. Mais cela, je l’ignore. Et dans tous les cas, protester ou
répondre à ma génitrice outrepasse largement mes capacités.

Elle sort alors l’arme du crime de sa poche. Le métal argenté de l’outil se reflète dans mes yeux
écarquillés. En une subtile manipulation, il se retrouve en position ouverte prêt à passer à l’action.

Le coup était soigneusement préparé dans les moindres détails. Depuis quelques semaines, elle
réfléchit comment parvenir à son but sans rencontrer mon hostilité légendaire. J’ai bien remarqué à
quel point cela la démange. La situation lui offre une occasion idéale. Piégée dans la voiture, acculée
dans mon siège à côté d’elle, accablée d’un mal sournois que je ne discerne pas, son ton grave a
douché tout espoir de fuite. Aucune échappatoire possible, son obstination triomphante a sonné la
fin de la récréation et sur le coup, je m’en contente parfaitement.

Ma mère me saisit plus fermement la main qui n’a toujours pas réagi et place l’outil de torture sous
mon pouce droit. La sensation de froid provoquée par le métal en contact sur mon derme me
procure un frisson fugace. Au fur et à mesure qu’elle l’enfonce, ma peau oppressée se durcit et une
vive douleur m’assaillit. Le cliquetis du bourreau pressé résonne sourdement dans le bruit ambiant
tandis qu’une strie blanche et épaisse apparaît dans la kératine à la limite entre le rose et la partie
translucide. Le deuxième coup pour l’achever se révèle fatal et un large morceau vole en éclat dans
l’habitacle avant de s’écraser dans un recoin perdu. Déjà un de fait.

À chaque doigt, la même décapitation subite se reproduit. Le sol de la voiture qui se jonche de
rognures se métamorphose en un cimetière d’ongles dans l’indifférence générale.

Le temps s’est ralenti. Je suis résignée. De ma propre initiative, ma main gauche se soulève
nonchalamment de ma cuisse et dessine une leste rotation en direction de ma mère. Mon bras finit
par se tendre et d’une façon tout à fait licencieuse, j’attends la suite de l’exécution de la sentence.

Je ne saurais exprimer si je me sens indifférente ou contrariée. De toute manière, je n’y tiens pas plus
que cela. Ils commencent à me gêner et surtout, elle jouit de la sage expérience de son âge pour
décider mieux que moi en pareille circonstance.

Pendant que je me perds dans des pensées confuses, la deuxième main a elle aussi retrouvé sa
virginité originelle. Le joli blanc que portait le bout de mes doigts depuis plusieurs semaines a
irrémédiablement et totalement disparu. On distingue à peine un microscopique liseré. Ma mère a
bien travaillé. Soucieuse de l’image que nous renvoyons, elle vise toujours une perfection conforme à
ses standards. Quand une idée est arrêtée dans son esprit, elle la suit jusqu’au bout. J’ai d’ailleurs
hérité de cet attribut notable.

Elle saisit alors un flacon de vernis qu’elle avait malicieusement caché dans sa veste. Un bouchon noir
brillant ferme le récipient en verre pas plus haut qu’une paume. Soulevant la petite bouteille de ses
doigts ténus, elle prend garde que rien ne coule sur le siège. Le pinceau balaie méticuleusement
chaque zone à trois reprises, de la base vers le bout. La forte odeur de l’acétone se répand
rapidement dans tout l’habitacle. Les effluves campagnards ne représentent plus qu’un lointain
souvenir.

Mes ongles laissent désormais apparaître une teinte rosée très discrète. Je les contemple en un clin
d’œil puis, les trouvant à mon goût, je repose mes mains à leur place en remerciant ma mère bien-
aimée pour le service qu’elle m’a rendu.

À côté de moi, elle affiche une expression à la fois rassurée et satisfaite.

Chapitre 2 : Michaël

Mince, calme et d’une gentillesse sans égal, ma chatte ronronne sur le canapé où je campe jour et
nuit. Elle se frotte avec insistance contre moi. Quand l’humeur se manifeste, elle réclame des
papouilles et caresses appuyées avec une gourmandise insatiable. Elle gonfle son dos à la façon d’un
dromadaire pendant que mes doigts effilés glissent délicatement dans son pelage d’hiver en longeant
sa colonne vertébrale. Alors que je distingue les côtes les unes après les autres, elle étire son corps
de tout son long pour prolonger le plaisir. Dressée comme une antenne, sa queue défie la pesanteur.
D’une légèreté incroyable, ses pattes frêles décolleraient du sol si elles ne s’agrippaient pas toutes
ses griffes plantées dans le drap. Ses yeux à moitié clos expriment une quiétude souveraine, mais ses
oreilles pointues tendues à l’affût du moindre bruit trahissent son attention. La confiance n’exclut
pas le contrôle. Elle se relève solennellement, enjambe mon bras accroché à la souris avec une
grande dextérité pour s’installer de l’autre côté, après m’avoir balayé le visage et déposé des vestiges
de sa toison d’hiver dans mes narines en souvenir de son auguste passage. Du haut de ses douze
années, chétive du fait de la ténacité de sa maladie thyroïdienne, elle garde malgré tout l’élégance de
cette posture de sénateur ancien, habillée d’une toute petite cravate blanche pendue à son col. Chat
de gouttière de type européen au poil noir si soyeux, elle a monté l’ascenseur social par un curieux
hasard. Elle s’allonge désormais entre moi et l’ordinateur portable comme pour m’empêcher d’y
accéder. Son ronronnement machinal découpe les minutes avec le rythme d’un métronome. La laine
de ses pavillons frétille nerveusement. Son ventre serré se contracte. Elle rêve déjà.

À Saint-Maur-des-Fossés où j’habitais dans le paisible quartier d’Adamville, je louais un appartement


de quarante-huit mètres carrés au troisième étage d’une résidence somnolente à un bailleur
improbe qui avait hérité de son père. Dans la pièce à vivre, le voilage semi-transparent des rideaux
dentelés révélait un large balcon qui surplombait une rue en sens unique que de rares véhicules
empruntaient. Je détestais le silence angoissant qui régnait dans ce quartier perdu au point de
perturber la qualité de mon sommeil. En parisien de naissance, le bal éternel des ambulances et
pompiers aux sirènes hurlantes qui déboulaient tout au long de la nuit sur le boulevard de Charonne
me manquait cruellement. En face trônait l’immense demeure en béton d’un maraîcher acariâtre à
qui je n’avais jamais adressé la parole. Des tuiles mécaniques sombres en terre cuite, conçues en
série à la machine, constituaient une toiture élégante à deux pans, criblée de trois chiens assis dotés
de double vitrage et de persiennes bleu-céruléen. Au rez-de-chaussée, des crochets retenaient
contre la paroi, des volets en bois renforcés d’un contreventement. J’avais passé tellement de temps
collé à la fenêtre dans des postures saugrenues, perché sur une jambe tel un flamant rose, le bras en
l’air à attraper une hernie, le clapet de l’ordinateur désespérément plaqué contre le carreau à la
recherche d’un réseau wifi ouvert que je connaissais les moindres détails de cette majestueuse
demeure.

Bien qu’elle ne lui ressemblât pas, elle me rappelait celle que mes grands-parents possédaient à
Gretz-Armainvilliers et son lot de mes rares souvenirs d’enfance aux saveurs agréables quand je leur
rendais visite chaque week-end. La porte d’angle en arc de cercle du buffet de la cuisine où les
baguettes de pain étaient rangées, le grandiose escalier digne d’un palais princier qui donnait accès à
ma chambre où des posters des fables de la Fontaine décoraient les murs, le scooter des neiges de
mon père au pied de mon lit, la pince à étau fixée sur l’établi du garage, la balançoire qui me causait
mille tournis, l’incommodante essence de miel des fruits écrasés sous le cognassier, le ramassage des
fraises dans le coin gauche de l’immense jardin, l’odeur envoûtante de l’herbe fraîche coupée que je
ratissais et le délicieux parfum de brûlé qui émanait de la cuve à compost.

Le besogneux cultivait lui-même tous les fruits et légumes qu’il vendait dans le jardin qui se situait à
l’opposé de la maison. Tous les matins d’hiver sous le ciel étoilé, il allumait le moteur diesel de son
camion avant même de charger les cagettes à l’arrière. Le vacarme infernal me réveillait
systématiquement et comme il ne s’arrêtait qu’à son départ une grosse demi-heure plus tard, il
grignotait chaque jour mes nuits contrastées. Moi qui limitais déjà mes propres déplacements en
voiture au strict nécessaire, sa vision singulière de l’écologie m’exaspérait au plus haut point. À
plusieurs reprises, je m’étais retenu d’aller taper un scandale inutile, bien que cela me démangeât.
Un autre appartement faisait face au mien. La vie anarchique de mon voisin de palier en aurait
intrigué plus d’un. Souvent absent, il savait se faire remarquer lorsqu’il dormait chez lui. Les filles de
passage défilaient quotidiennement et les visites se finissaient fréquemment dans la violence. Les
femmes hurlaient de douleur et les objets se fracassaient sur le sol. Spectateur de ce chaos, je me
mordais d’appeler la police par crainte qu’un malheur irréparable n’arrivât. Cet homme robuste avait
recueilli deux chatons issus d’une même portée, un gros roux et une petite noire, à peine âgés d’un
mois. Tantôt abandonnés pendant les absences répétées de leur maître, tantôt témoins ou victimes
des scènes de violence et de ses humeurs changeantes, les animaux infortunés subissaient
clairement une forme de maltraitance. Cette sensation désagréable laissant peu de place au doute,
leur malheureux sort m’attristait. Par-dessus le marché, le mâle privait sa sœur de nourriture, ce qui
expliquait l’écart de morphologie.

Méprisée par cet homme insoucieux, harcelée par son frère agressif qui l’acculait dans ses derniers
retranchements, la pauvre petite tentait quotidiennement de fuir et désespérée, se jetait sur mon
balcon pour y trouver refuge. Dans l’incapacité de parcourir le chemin inverse en raison de la large
paillasse installée chez le voisin, prise au piège, elle fixait la rambarde avec détermination et
inquiétude. Un saut aussi périlleux à son âge relevait du suicide et l’accident inévitable finit par se
produire. Elle chuta tristement de trois étages et s’en sortit fort heureusement sans séquelles. Le
même jour, une demande d’adoption était faite à son propriétaire. Ainsi entra-t-elle dans ma vie.

Comme souvent, le téléviseur fonctionne en bruit de fond dans mon spacieux salon, sans que je
l’observe ou que je me captive un tant soit peu de ce qui y est diffusé. Il permet surtout de combler
les silences oppressants. Beaucoup écoutent de la musique, je préfère avoir l’image quand bien
même l’intérêt des programmes ne contribue pas à attirer mon attention. J’avais simplement profité
d’une promotion alléchante sur la gamme Panasonic et je m’étais habitué à la diagonale quarante-
quatre pouces très appréciable pour les matches de football. Le ventilateur encrassé de l’ordinateur
bourdonne nerveusement. Doté d’un processeur Core i7, d’un large écran tactile de dix-sept pouces,
mon DELL ne me quitte que très rarement. Il est posé sur le bord du canapé où je me suis affalé sur le
côté gauche à la façon d’un empereur romain. Angoissé par ma solitude, je bade sur les réseaux
sociaux comme trop souvent à mon humble opinion. Je parcours le carrousel des profils à découvrir
que Facebook me conseille. Les demandes d’ami s’enchaînent machinalement sans laisser le moindre
mot, principalement dans l’objectif d’enrichir mon cercle de contacts qui partagent cette même
passion. En effet, depuis que j’ai commencé à donner des cours de danse, j’ai bien compris
l’importance de constituer un vivier suffisamment large dans le milieu pour pouvoir identifier de
nouvelles personnes qui désirent progresser et s’investir. Les élèves assidus qui ont vocation à
évoluer rapidement lors de mes cours deviennent de facto éphémères. Je me dois de détecter
systématiquement leurs successeurs pour garantir une audience conséquente.

Quand soudain un profil singulier m’interpelle. Mon index paralysé s’arrête de cliquer. Un fin
pincement dans mon cœur me tiraille à la vue de ce visage juvénile et innocent qui dégage tellement
de charme. Sur cette photo portrait, elle arbore un décolleté noir avec un survêtement gris ouvert
par-dessus. La tête modérément inclinée en avant, son regard fuit par timidité. Son sourire coquin
m’éblouit, elle ne porte pas de maquillage, pas même un discret tiret d’eyeliner sur les paupières ou
sous les yeux. J’ai toujours été attiré par ce côté naturel des femmes qui ne cherchent pas à se cacher
derrière une carapace ou un masque, à l’époque où on ne les y obligeait pas. Sa magnifique
chevelure châtain balancée sur la droite recouvre à moitié sa ligne de tête ovale. Je me décide alors à
consulter son profil plus en détail avant de l’ajouter. Issue d’une soirée qu’elle a partagée avec des
amies inséparables, son étonnante photo de couverture m’interpelle. En toutes circonstances, les
filles jouissent d’une décomplexion prononcée devant l’objectif qui les croque. Complicité et grains
de folies se marient avec extase pour inventer des terminaisons improbables. Paumes apparentes,
elle mime avec ses mains le symbole de l’âne en langue des signes. Avoir assisté avec mes enfants à
une émouvante représentation des animaux de la ville de Dresde pour sourds-muets dans le cadre
des Renc'Arts à Pornichet m’offre cette compréhension insuffisante qui s’éloigne manifestement de
sa véritable intention au moment où le photographe capture ce moment délirant. Je m’interroge sur
ses raisons profondes sans réussir à interpréter cette pose loufoque. Cherchait-elle réellement à
imiter quelqu’un ou quelque chose ? Quel défi absurde lui a-t-on lancé la poignée de secondes
précédant le flash ? Quelle blague lui a-t-on racontée ? Un bracelet violet à son poignet gauche
rappelle ceux qu’on distribue à l’entrée des soirées pour permettre les sorties temporaires. Ses mains
fermes et musclées, dépourvues de bague, me confèrent une sensation de grandeur et de force. Son
visage gai diffère nettement de la première photo au point où je la reconnais à peine. Quelques
vilaines rides sillonnent son front démesuré. De nombreux boutons d’acné plus ou moins purulents
profanent sa peau rougie. De lourds cernes bien gonflés s’accrochent solidement à ses yeux et je ne
m’explique toujours pas cette grimace exilée d’un autre monde. La magie s’estompe spontanément,
bien que ses traits la vieillissent d’une dizaine d’années au point de s’approcher davantage d’un âge
compatible. Globalement, elle ne correspond pas forcément à mes critères standards de beauté,
mais toutes ses imperfections s’assemblent tel un puzzle où chaque pièce s’efface au profit de la vue
générale. Le charme irrésistible de son visage apparaît comme une évidence. Son regard fascinant
me sollicite, il réclame une discussion avec moi pour me révéler de mystérieux secrets. Un vent froid
qui se lève dans ma poitrine me provoque un tremblement jusqu’au bout des pieds. Une grande
souffrance inexplicable s’enfuit du passé qui la hante. Je navigue nerveusement entre les deux
photos. J’ignore pourquoi j’hésite alors que d’habitude, je ne me donne pas tant de peine pour
inviter à l’aveugle un profil sans même le consulter. Cette fille m’intrigue, elle me perturbe, et je dois
bien avouer qu’elle me plaît. Du moins, je le crois. Je l’ajoute, nous verrons bien.

Elle s’appelle… Mathilde.

Chapitre 3 : Mathilde

— Michaël, ça fait quand même deux mois qu’on attend, lui dis-je d’une voix plaintive colorée
d’un soupçon de désespoir.
— Deux mois, c’est vrai ?
— Oui, on a commencé à parler en février.
— C’est fou, je ne vois pas le temps passer avec toi.
— Tu sais qu’hier, j’ai relu tous les messages qu’on s’est envoyés depuis le début.
— Ah oui ?
— Ça t’étonne ?
— Ce n’est pas de l’étonnement, mais je suis touché, me répond-il timidement avec un sourire
un peu niais.
— Je me vois danser avec toi, ça fait longtemps que j’ai cette vision. J’ai vraiment hâte.
— Idem, tu es un ange.
— Toi aussi. Au fait, l’autre jour, tu as dit un truc qui m’a beaucoup touché.
— J’ai dit quoi ?
— Alors je ne sais pas si c’est encore d’actualité, mais tu m’as dit que tu arrêtais de chercher
une partenaire tant qu’on n’aura pas dansé ensemble.
— Oui, c’est vrai, et c’est toujours d’actualité
— Et ça m’a tellement touché. J’étais rouge comme une tomate.
— Tu aurais dû prendre une photo.

Quelques semaines auparavant, il avait posté une petite annonce dans l’optique de trouver une
partenaire de danse pour des entraînements hebdomadaires. En l’absence de pratique permanente,
il oublie rapidement toutes ses chorégraphies. Dans ce milieu artistique, la répétition continuelle des
gammes favorise largement la progression et l’opportunité de les travailler avec un complice
privilégié représente un formidable accélérateur. Lorsqu’il avait pris contact avec moi et que j’avais
découvert sa publication, je n’avais pas tergiversé longtemps. Un séduisant garçon, professeur de
danse en quête d’une acolyte passionnée, cette trop belle occasion ne m’échapperait pas. Je m’étais
dit « ce mec, il est pour moi ». Malgré sa hâte de trouver une cavalière, il m’avait fait l’immense
honneur d’interrompre provisoirement sa démarche pour nous donner une chance unique à tous les
deux.

Les commissures de ses lèvres s’étirent péniblement en esquissant un sourire discret qu’il tente de
camoufler maladroitement, comme s’il était gêné de sa pensée coupable. Il visualise certainement
mon corps dénudé avec une tomate écarlate en guise de tête, ou bien il rêve qu’il danse avec une
grosse patate. J’espère au moins qu’il ne se moque pas de moi.

— Pourquoi tu rigoles ?
— Je ne rigole pas, je suis ému en fait.
— Bon, ça me met le stress en plus, il ne faut pas que je te fasse regretter cette attente.
— Ah non, zéro stress. Surtout pas, ça ne doit être que du plaisir. Et dans tous les cas, je n’ai
aucun regret.
— Je n’aurai pas de stress alors, mais je vais trembler comme une feuille.
— Mais c’est pour ça que je t’adore déjà…
— Et ça ne sera que du plaisir, tu peux être rassuré là-dessus, ajouté-je en grimaçant, les dents
serrées, les pommettes au zénith, frustrée de l’avoir interrompu au moment où il dévoilait
enfin un sentiment intime à mon égard.
— Et que je ne peux pas regretter d’attendre.
— Quand on va danser ensemble, ça va être de la bombe, j’ai tort ?
— Pour l’instant, ce n’est jamais arrivé que tu aies tort.
— Toi non plus.
— Ça nous fait un point commun de plus.
— Et bien, ça nous en fait des points communs.
— Oui on dirait, me répond-il fièrement vu que j’ai saisi sa perche à pleines mains.
— Bientôt, tu ne pourras plus te passer de danser avec moi. Mais j’en doute.
— N’en doute pas, il faut croire en tes rêves.
— Et toi tu en rêves ?
— Oui, j’adorerais.
— Fais attention, après je risque de ne plus te quitter de la soirée.
— Zut, ce serait vraiment trop triste, me déplore-t-il ironiquement en levant les yeux en l’air et
mordillant sa lèvre inférieure.
— D’accord, je te laisserai danser avec d’autres filles.
— C’est pour que tu ne te lasses pas.
— Pourquoi je me le lasserais ? Quand j’aime danser avec quelqu’un et je m’éclate, je ne me
lasse pas. Bien au contraire, j’ai envie de rester avec la même personne.
— Et bien si le plaisir est partagé, j’aurais beaucoup de mal à te repousser.
— Tu en auras le droit si tu en as marre de moi. Ne t’inquiète pas, je ne serai pas envahissante.

Mes yeux ronds brillent de mille étoiles amoureuses en me remémorant notre conversation d’hier,
dont les moindres détails exhalent une excitation voluptueuse. Il m’emmène dans des rêveries
idylliques qui paraissent si réelles que je m’impatiente de les vivre. Toutes ses minutieuses attentions
qui répondent systématiquement à mes angoisses me troublent tellement que je peine à reprendre
mes esprits.
Au sol, les dalles grises et granuleuses défilent à vive allure au rythme de mes foulées soutenues. Les
restaurants chinois dans lesquels la clientèle s’agite bruyamment sous des éclairages puissants
disparaissent au détour de chaque angle du labyrinthe obscur. Le vent frais de printemps s’engouffre
en rafale entre les grands immeubles HLM des Olympiades qui ne semblent plus si imposants. Des
groupes de jeunes à l’allure peu fréquentable traînent ici et là. Mon amie Ingrid me tient par le bras.
Sa respiration plaintive gémit sourdement.

— Tu te sens prête Mathilde ? m’interroge-t-elle quelque peu essoufflée.


— Oh que oui !
— J’espère que tout se passera bien, tu sais.
— Merci.
— Ça fait deux mois quand même.
— Oui.
— Il était temps.
— Je suis d’accord.

Douce et calme, amie fidèle et dévouée depuis que nous nous sommes rencontrées fortuitement à
l’occasion d’une soirée, Ingrid danse merveilleusement la kizomba depuis plusieurs années. Elle
roulerait trente kilomètres à toute heure pour me rendre un effet personnel que j’aurais
malencontreusement oublié chez elle. Les quelques années qui nous séparent lui donnent un
supplément de sagesse et d’expérience. Quand je lui confie mes tracas insipides, elle m’écoute d’une
oreille attentive et me conseille judicieusement. Je connais Ingrid depuis une dizaine de mois
seulement, mais dès le premier jour, j’ai compris que j’avais rencontré une très belle personne.

Située tout au bout du chemin sinueux, la salle jouxte l’entrée d’un centre commercial. Les portes
vitrées sont recouvertes d’une grille métallique qui les protège des vandales. Elles hébergent de
nombreux prospectus auxquels je ne prête pas attention, à l’exception de la photo d’un chat disparu
sur laquelle je m’apitoie. Des cannettes de bière oubliées roulent sur le sol humide. Sur la gauche, un
escalier interminable encadré de murs rouges en béton s’élève dans le ciel nocturne vers une
destination inconnue. À l’entrée, deux statues de lion montent la garde. Enfin pour l’un des deux, elle
s’est achevée il y a bien longtemps, car il ne lui reste que les pieds. Il s’agit vraisemblablement d’un
ancien restaurant.

Assis fièrement, droit sur son buste et ses pattes avant, l’animal affamé repose sur un socle imposant
sur lequel des gerbes d’herbe dessinent des motifs erratiques dans la pierre sculptée. Malgré sa
gueule menaçante qui rappelle celle d’un dragon en colère, sa tête ornée d’une crinière bien tressée
lui confère une posture joviale et rassurante pour les braves passants. Un store banne de couleur
bleue d’une sobriété ascétique sur lequel figure le nom de l’enseigne surplombe la devanture
décorée. « Intensive Danse ».

Je me tourne vers Ingrid et j’esquisse un large sourire qui dévoile toutes mes dents. Son soutien me
comble et sa présence à mes côtés m’encourage à surmonter mon défaut de confiance pour parvenir
à mon objectif avoué. Nous entrons.

Des sonorités latines étouffées déchirent le silence solennel de la dalle. Je n’entends plus mon souffle
qui s’évapore dans l’atmosphère pesante. En traversant l’immense hall de parquet ocre et brillant, un
long étalage de plusieurs mètres de chaussures de danse de toute sorte captive mon attention. Je
m’y attarde deux minutes malgré ma préoccupation. Nichée au milieu d’un fatras de ribouis sans
intérêt, une magnifique paire de fabrication italienne me fixe avec tendresse. En satin de couleur tan
foncé, elle arbore un talon de 7,5 centimètres. Une boucle strassée relie des brides de largeurs
différentes qui s’assemblent dans une harmonie toute singulière. Rien que d’imaginer ces chaussures
élégantes à mes pieds, je me vois en Cendrillon qui se rend au bal princier dans sa somptueuse robe
bleue. Avec un air angélique, je sollicite mon amie pour obtenir son approbation.

— Elles sont magnifiques tu ne trouves pas ?


— Je suis certaine qu’elles t’iraient à merveille.
— J’hésite à les acheter.
— Comme tu veux ma belle.
— Tu penses que je devrais ?
— C’est à toi de décider.

Le piège se dessine devant moi. La jeune fille ingénue qui s’émerveille de la moindre chose
insignifiante de ce monde lutte péniblement contre sa frénésie dépensière. Le billet de dix euros qui
traîne seul dans mon portefeuille pour financer l’entrée me sauve finalement. Je ne peux me
permettre cette folie et de toute façon, ma mère a oublié de verser des sous sur mon compte.

Nous avançons jusqu’au vaste comptoir derrière lequel se tient un homme de petite taille à la tête
dépouillée. Une soixantaine d’années bien consommée pèse sur ses larges épaules. Avec sa peau
mate aux teintes méditerranéennes, il se fond à moitié dans le décor. Ses sourcils arqués dominent
un visage bourru aux joues pleines, mais son regard témoigne d’une grande candeur. Des bras
peluchés sortent de sa chemisette en jean ouverte sur deux boutons. Jamais on ne devinerait de
prime abord que cet homme réservé enseigne le tango argentin tous les lundis soir.

— Bonjour mesdemoiselles.
— Bonjour, répond Ingrid. Deux entrées s’il vous plaît.
— Voulez-vous un vestiaire avec ?
— S’il vous plaît.
— Cela vous fera onze euros chacune s’il vous plaît.

Ingrid jouit de ce talent à dialoguer avec aisance avec des illustres inconnus. Elle se débrouille mieux
que moi et je reste en retrait.

L’homme poursuit sur un ton accueillant.

— C’est votre première fois à l’école ?


— Toute première fois.

Il attrape alors une carte très chargée dans le présentoir qu’il plaque convulsivement sur le comptoir.
Les traits tirés de sa figure se détendent. Il décrit à Ingrid l’ensemble des activités que ce lieu propose
chaque jour de la semaine, autant les cours de danse, tango, rock ou salsa que les soirées
spécialisées. Il parle diligemment en mordant la fin de ses phrases. Je crois que la beauté de mon
amie l’intimide et qu’il cherche à la séduire.

J’ai déjà perdu le fil de son discours interminable et mes songes fuyants m’absorbent de toute leur
force. Je repense à ces deux mois d’échanges épistolaires, depuis ce jour où il a pris l’initiative de
m’ajouter sur Facebook. Je me souviens de mes paroles maladroites où je lui demandais froidement
si on se connaissait. Il avait lancé un hameçon et je l’avais croqué à pleine dent. Que se passera-t-il
quand il m’apercevra ? Quels mots sortiront de sa bouche en premier ? Je crains tellement de ne pas
lui plaire, qu’il me tourne la tête, qu’il ne retrouve pas la connivence de nos discussions enflammées.
Je sais que je ne serai pas à la hauteur dans les danses. Je redoute surtout qu’il se lasse vite et qu’il
me rejette aussitôt. Quoiqu’il arrive, je ne lui résisterai pas, je resterai moi-même, comme toujours,
et on verra bien.
L’homme a enfin fini de parler. Il appose virilement un tampon sur la carte de fidélité avant de nous
la tendre. Ingrid se tourne vers moi et me jette un regard complice. Ses lèvres s’étirent délicatement.
Elle m’encourage. Je lui souris en retour.

Je dépose mon sac à main toujours trop rempli au vestiaire, ainsi que mon caban rouge que l’hôtesse
accroche sur un cintre. Elle me tend un ticket bleu sur lequel le numéro 229 est inscrit. Je ne saisis
même pas que le destin m’adresse un signe mystérieux. Là où tout le monde aurait sourcillé en
s’interrogeant sur cette cocasse espièglerie, en recherchant un complot secret ou juste en spéculant
sur des interprétations fantasques de cette manifestation énigmatique, je glisse naïvement dans ma
poche le coupon sur lequel ma date d’anniversaire est imprimée, spectatrice dépassée de la scène
qui s’est produite à l’instant, l’esprit tourné vers ma rencontre.

Je porte une brassière terracotta rouge qui recouvre mon soutien-gorge sobrement rembourré. Elle
met en valeur mon ventre que je m’efforce de contracter pour soigner ma silhouette. Mon pantalon
de travail en jean rose et mes baskets de couleur grenadine me donnent un air désinvolte et nature
qui me correspond assez bien. Je m’inquiète pourtant en comparaison des nombreuses filles très
sophistiquées que je croise. Elles ont sorti l’artillerie lourde de soirée et n’ont lésiné sur aucun détail
pour embellir leur apparence.

Pas spécialement négligés, pas davantage apprêtés, mes cheveux simplement attachés en queue de
cheval marquent une volonté de féminité puisqu’à l’école, je les noue en chignon pour éviter que les
enfants tirent dessus. Je ne cherche pas à lui déplaire, mais le maquillage n’a jamais été une
prérogative pour moi. J’applique parfois un peu de noir à mes yeux et du gloss sur mes lèvres fines,
quand l’humeur m’en prend pour accompagner une jolie tenue aguicheuse. Là, je privilégie la
sobriété.

Nerveuse, je m’enfonce davantage dans la salle illuminée par de puissants projecteurs multicolores.
Sur la droite, des banquettes bleues disposées tout le long du mur permettent aux clients de se poser
pour discuter ou se changer. Le hiatus issu de miroirs rectangulaires de coupe brute leur offre la
chance de soigner les derniers détails vestimentaires ou capillaires et de prendre confiance avant de
rentrer en piste. Sur la gauche, le bar s’étend sur plusieurs mètres. Des carafes d’eau au sirop de
menthe graduent le comptoir. Entre elles, des assiettes de confiseries m’appellent désespérément. Je
relève la tête.

Il se tient là debout, juste quelques mètres devant moi, avec la majesté d’un apollon sur un char
attelé de cygnes. Le décor s’estompe, je ne vois plus que lui. Il me dépasse visiblement en taille.
Magnifique tel que je l’avais toujours rêvé, il dégage une prestance fascinante. À ses pieds, des
baskets rouges fluorescentes bas de gamme contrastent avec un pantalon en jean blanc très élégant
serré par une ceinture américaine. Il porte un t-shirt noir avec une inscription de trois lettres, AWS,
que je ne comprends pas, doublé par un maillot anti-transpirant effiloché qui déborde
maladroitement de ses manches. Au bout de ses bras pileux plombés par la gravité, ses mains
crispées l’embarrassent. Sa tête est coiffée d’une casquette en guise de mitre marquée du même
acronyme mystérieux, et dont l’ombre masque son regard. Son visage souriant et prévenant dégage
beaucoup de confiance, mais aucun orgueil. Ses lèvres gourmandes et délicates à la fois m’attirent
inexorablement.

Mon cœur qui battait la chamade s’arrête le temps que je reprenne le contrôle de mes émotions. Les
picotements de mon sang circulent dans mes veines jusqu’à l’extrémité de mes orteils qui se
contractent. Je voudrais faire un pas vers lui, mais une paralysie inopinée m’en empêche. Je crois
qu’il me regarde. Je le savais, je rougis déjà.
Chapitre 4 : Michaël

Métallique et à battement papillon, la porte du placard de l’entrée s’ouvre dans un affreux


grincement. Posés sur de profondes étagères en bois brut, des t-shirts publicitaires répartis tant bien
que mal en piles désordonnées occupent tout l’espace. Une logique régit pourtant ce bazar apparent.
Les vêtements sont regroupés par usure, les plus récents à hauteur du visage pour en faciliter l’accès.
Un deuxième criblage par couleur distingue les blancs des autres. Bleus, noirs, rouges, ils peignent
des lignes horizontales de dimensions différentes. J’ai commencé cette collection étonnante il y a une
vingtaine d’années quand cette mode a démarré outre-Manche où j’ai séjourné cinq mois dans un
campus universitaire, et je l’étoffe régulièrement en récoltant de nouveaux items dans les salons
technologiques que je fréquente. À défaut d’être rémunéré pour valoriser une marque à des fins
publicitaires, je ne paie pas mes vêtements. C’est un moindre mal et une philosophie de vie. Je
soulève frénétiquement les monceaux en les remettant soigneusement en place. Comme s’ils
tournaient les pages d’un livre, mes pouces glissent sur les habits en les écartant suffisamment pour
apercevoir furtivement les transferts au niveau du cœur. Je déteste ces instants laborieux où l’on
recherche l’originalité et l’élégance quand tout nous paraît désespérément prosaïque. Ternes,
ennuyeux, déjà portés, rien ne m’inspire. Je me dois pourtant d’être à mon avantage et à la hauteur
de l’importance de cette sortie. Certes, j’aurais pu piocher parmi mes plus belles chemises, mais
lorsqu’on prévoit de danser toute la nuit, il faut parfois concéder d’habiles sacrifices entre
raffinement et commodité.

Les minutes s’égrènent et mon choix se précise enfin : noir et blanc aux couleurs d’Amazon. Je ne
veux négliger aucun détail. Ma boucle argentée ornée d’un imposant pygargue fermera ma ceinture
plutôt que celle de Pierre Cardin, plus seyante, mais impérieuse.

Je file à la salle de bain tout en prenant soin de vérifier l’heure à deux reprises. Je saute sous la
douche après avoir disposé délicatement le tapis de part et d’autre du bord en respectant une
parfaite symétrie. Je soulève la poignée du robinet. L’eau améthyste jaillit énergiquement du
pommeau équipé de diodes électroluminescentes et fouette le sommet de mon crâne telle une
tempête de grêle sur l’asphalte. Les yeux fermés, je respire profondément le parfum mentholé qui
émane des nuages de mousse abandonnés sur mes cheveux collés à mon dos. Balayés par le jet
tiède, les poils de mon corps se rangent dans des lignes convergentes. Les gouttelettes glissent
lentement le long de mes mèches à l’extrémité desquelles elles s’amoncèlent. Puis elles se
décrochent et s’écrasent dans le fond de la douche où leurs éclaboussures libèrent le stress
accumulé depuis que nous avons arrêté la date fatidique. Leur éclat caverneux contraste avec le
tohu-bohu continu du flot d’eau. Je me remémore tous nos échanges de ces dernières semaines,
cette complicité singulière qui nous anime dès le premier instant et nous donne envie de nous
rencontrer. Exaltés par nos histoires de prince et de princesse comme fil rouge de notre relation,
nous n’avons pas encore découvert la deuxième page de ce qui pourrait augurer d’un des plus beaux
contes de fées contemporains.

Je sèche méticuleusement mon corps à l’aide d’une grande serviette bleue en coton et je noue mes
cheveux en catogan. Avec le coin du linge, je balaie un disque de clarté au milieu de la buée qui s’est
accumulée sur la glace. Dans un festival prolifique de mimiques de bouche, je recherche
fastidieusement le reflet de mon meilleur profil. Je m’exerce à sourire. Pourquoi cet exercice a priori
banal me cause-t-il toujours autant de difficultés ?
Un dernier coup d’œil dans le miroir m’assure que mes sourcils en bataille ne jurent pas trop. Je saisis
de fins ciseaux. Je pince le poil roux rebelle entre mon pouce et mon index et je le tranche à la racine
en préservant ses voisins.

Je me lave les dents et me voilà enfin prêt. Mon cœur bat la chamade. J’attrape le trousseau sur le
panneau mural et je file. La porte soigneusement fermée, mes pas dévalent l’escalier jusqu’au
parking. Je tourne la clé dans le contact, le moteur de ma 206 rugit. Les dés sont jetés.

Le cycle des feux rouges qui défilent rapidement agit comme un métronome. Le temps qui s’égrène
me rapproche inexorablement de notre rencontre. Des doutes m’envahissent. La peur de ne pas la
trouver aussi jolie que je l’ai rêvée m’angoisse. Je crains le détail qui tue, le grain de beauté mal
placé, les ongles tout bouffés, les dents souillées… Les relations virtuelles offrent indéniablement
cette chance magnifique de pouvoir découvrir une personne bien au-delà de ses apparences. Elles
permettent de discuter de sujets profonds et de s’attacher aux vraies valeurs et à la beauté intérieure
de l’autre. Les photos quant à elles ne font que refléter les envies et les fantasmes de celui ou celle
qui les admire. Mais malgré les affinités, seul le charme si subjectif peut servir de liant pour
déclencher une émotion plus forte.

Je m’insère sur le périphérique sud déjà bien chargé comme chaque samedi soir. Elle m’a fait part de
ses doutes sur son niveau avec beaucoup de modestie. Se projeter dans un partenariat sans
compatibilité artistique risque de causer d’amères déceptions de part et d’autre. Je dois inventer une
échappatoire qui ne la vexerait pas, que pourrais-je lui dire ? Et si elle me plaît et le charme agit, sauf
dans la danse, que faire ?

Mes interrogations sans réponse me tiraillent. Mon cerveau en ébullition me le rappelle. Dans la
mesure du possible, j’envisage des solutions à mes problèmes avant qu’ils ne se produisent pour être
mieux armé au moment de mes choix. J’aime toujours prévoir seize plans en réserve, plan A, plan B…
Enfin garé avenue d’Ivry, je sors de mon véhicule débordant d’assurance. Les enseignes des
restaurants chinois illuminent le quartier. Les heures qui suivent m’apporteront des réponses
décisives. En attendant, j’agirai avec spontanéité en fonction de mes convictions et de mes
sentiments. La première intuition dicte souvent la vérité et mon côté pragmatique m’incite à laisser
les événements se dérouler naturellement.

J’avale les escaliers qui desservent la dalle et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, je pénètre
dans l’enceinte. Le compte à rebours démarre. Deux heures d’attente.

Les voix résonnent bruyamment dans la salle encore parsemée. Claudia se tient voûtée derrière le
comptoir. Une fleur rose dans ses cheveux lâchés et ondulés magnifie ses yeux clairs qui trahissent
ses origines polonaises. Malgré son visage tout boutonneux, j’avais toujours eu un faible pour cette
jeune femme au sourire espiègle et au caractère bien trempé dont elle abuse avec délectation. Je
n’avais jamais rien entrepris, peut-être en raison de la différence d’âge ou une timidité affirmée.

Elle découpe grossièrement des quartiers de citron qu’elle entasse dans un bocal en vue de la
préparation des mojitos. Je m’approche d’elle.

— Bonsoir Claudia, est-ce que je pourrais t’être utile en quelque chose ?


— Je suis en galère, il y a beaucoup trop à faire et il nous manque quelqu’un.
— Justement, dis-moi quoi faire, tu peux compter sur moi.
— Merci Michaël, fais la vaisselle !

Le ton autoritaire jure avec le contexte de la demande, mais c’est Claudia tout craché.
Je passe derrière le bar et m’avance jusqu’au fond. Je regroupe toutes les tasses, verres et assiettes
qui traînent dans l’évier. Rassurée par mon aide qui la décharge d’une action chronophage, elle
s’affaire à finaliser la préparation des agrumes avant de disparaître aussitôt pour s’atteler à la tâche
suivante.

Une fois la vaisselle terminée, je remplis les carafes et je les dispose en quinconce entre les bols de
bonbons à la menthe.

Le temps s’écoule sans que je m’en rende réellement compte et je dois bien avouer que je m’en
accommode parfaitement.

Je m’assois sur un des nombreux sièges libres. L’esprit songeur, le regard dans le vague, je me
remémore une de nos conversations.

— Si j’étais venue un autre jour sans t’en parler, est-ce que tu m’aurais reconnue ? me
questionne-t-elle.
— C’est certain, même très facilement.
— Ah oui, et pourquoi ?
— Tu aurais été la plus belle fille de la soirée tout simplement.
— Oui c’est cela, je vais te croire.

Elle riait jaune. La flatterie excessive me desservait d’une façon générale. L’amour profond que
j’éprouvais pour les gens et ma nature affable me poussaient à ne pas être avare en gentillesses. Cela
me donnait l’impression de les soutenir, de montrer mon attention et ma compassion pour leurs
soucis ou inquiétudes. Mais ne me suffisant pas dans la demi-mesure, mes panégyriques chahutaient
parfois la véritable sincérité de mes paroles.

— Tu me trouves obséquieux ? enchaînais-je.


— Je ne sais pas.
— On n’aura qu’à tester ce soir, tu verras bien.
— Je sais très bien qu’il y aura plus belle que moi.
— Ce n’est pas dit. Mais ce n’est surtout pas le plus important.

Elle acquiesçait. Je l’avais un peu rassurée sur son appréhension de ne pas me plaire et je lui avais
offert une porte de sortie confortable pour se rattacher à la danse. L’espace d’un instant, je la sentais
apaisée. Je lisais ses tendres pensées. Les notes latino se chassaient au rythme du bongo. Ses
cheveux virevoltaient au vent telle une princesse blottie contre le corps de son prince, jusqu’à ce que
ses craintes insidieuses reprennent le dessus.

— Il y aura combien de personnes, me questionne-t-elle ?


— Cinq-cents, j’espère qu’on ne se loupera pas.
— Ce serait bête.
— Je serais dégoûté. Ça fait tellement de temps qu’on attend.
— Oh que oui, moi aussi.
— Mais je te taquine, je ne suis pas inquiet. Au pire, tu demandes à quelqu’un, je suis un peu
connu là-bas.
— Moi je te reconnaîtrai, ça c’est sûr.
— Et à quoi tu me reconnaîtras ?
— Tu portes tout le temps un truc sur la tête.
— Ça s’appelle une casquette.
— Oui voilà, je cherchais le mot.
Je riais à m’en décrocher la mâchoire. La candeur de son langage touchait ma sensibilité profonde. La
délicate simplicité de ses paroles maladroites me fascinait. Sans voile, elle laissait libre vie à ses
pensées et ses émotions. Je ressentais ses doutes et ses envies comme si elle parlait à cœur ouvert. À
chaque phrase, ses flèches affûtées atteignaient la cible en cœur avec une précision digne de Katniss
Everdeen.

— Tu sais que je ne porte pas de casquette quand je dors ?


— Mais en soirée quasiment tout le temps.
— J’avoue.
— Et bien voilà comment je vais te reconnaître.
— Sauf si je te reconnais avant.
— Et comment vas-tu faire ?
— Je te l’ai déjà dit.
— Non, mais arrête, concrètement, je ne serai jamais la plus belle fille de la soirée.
— Au pire, je me trompe et je vais avec une autre fille.
— Au pire…

La dérision n’effaçait pas toutes les vilaines incertitudes. La moindre observation goguenarde picotait
la susceptibilité et les angoisses de l’autre, surtout quand il s’agissait d’aborder un sujet délicat d’une
façon plus relâchée. L’humour penchait davantage dans une forme de fourberie dans le sens où la
personne qui l’usait ne s’obligeait pas à assumer ni le détournement de vigilance de son alter ego, ni
même la cruauté du fond de son propos interprété au premier degré.

Je riais seul. Elle sentit alors le besoin de se raccrocher à une certitude pour dissimuler sa gêne. De
mon côté, l’occasion m’était donnée de reprendre l’avantage et je ne m’en privai pas.

— Moi, je ne me tromperai pas, enchaîna-t-elle.


— Ce sera très facile pour moi, tu as un visage si singulier et expressif, rien que sur les photos.
Avec un tel charme, je n’imagine même pas ne pas te retrouver.
— Et bien tu me flattes, tu vas me faire rougir.
— Nous sommes deux.
— Je rêve qu’on se voie par hasard à l’occasion d’une danse. Je trouve qu’un regard, ça dit
beaucoup de choses. Ça dit même plus que la parole.
— Je suis tellement d’accord.
— Moi je parle beaucoup avec le regard.
— On risque d’avoir de longues discussions alors.
— Oui si tu parles aussi avec les yeux.

Nous nous projetions tellement dans la rencontre promise qu’elle prenait des formes bien réelles.
Son corps collé contre le mien, le souffle curieux de sa respiration qui frôlait délicatement ma peau,
nous nous dévisagions silencieusement. Derrière la façade de notre iris, nous vivions ensemble un
rêve commun où nos espoirs se concrétisaient enfin. Sa paume brûlante tremblait comme une feuille
balayée par une brise de mer. Ses palpitations cardiaques commençaient à causer des interférences
sur le wifi. Je comprenais qu’elle balisait au point de perdre toute maîtrise de ses choix et la crainte
qu’elle annulât au dernier moment me hantait obstinément. Je concentrais mes efforts pour
combattre tous les obstacles qui tentaient de nous séparer. Sans aucune présomption, j’affichais une
assurance prononcée dans le but de compenser son stress. Je la sentais tellement terrifiée de ne pas
être à la hauteur de la rencontre. Cette appréhension ne se justifiait qu’à la vue de la complicité que
nous avions créée depuis deux mois. Je reprenais chacun de ses mots pour lui garantir toute ma
compréhension.
— Tu sais, je pense me cacher par timidité, me dit-elle.
— Ah bon tu penses te cacher ?
— Je suis quelqu’un de très timide.
— Je n’avais pas remarqué ta timidité.
— Pourtant je le suis et mes joues me trahissent en général.
— Ne t’en fais pas, je ferai tout pour que ce soit un moment agréable.
— Il faudra que ça passe au début, mais après ça ira mieux.
— Je n’en doute pas.
— J’espère juste que je serai à la hauteur de tes espérances.
— À quel niveau ?
— Danse, répondit-elle aussi dépitée qu’angoissée.
— En fait, je n’ai qu’une seule attente à ton égard.
— Laquelle ?
— Que tu sois aussi gentille et agréable que lors qu’on discute d’habitude. Le reste c’est du
bonus.
— Je suis toujours égale à moi-même.

Après une marche éreintante, au détour d’un sentier rocailleux, les arbres effilés se projettent de
toute leur noblesse dans le ciel rectangulaire. Plus une trace de terre ou de vert à l’horizon, le
sommet approche enfin. La silhouette mirifique du bout du tunnel fournit un complément inespéré
d’énergie qui permet de se transcender pour avaler les derniers mètres avec entrain. Parfois, malgré
la perfection de l’illusion, le franchissement du col dévoile une nouvelle vallée pourtant invisible une
dizaine de mètres plus bas. Elle s’étale allègrement sur l’ensemble de notre champ de vision. On
réalise alors qu’on n’a pas encore parcouru la moitié du chemin.

J’avais éprouvé ce sentiment contrasté pendant toute notre discussion où je cherchais mille façons
de lui apporter ce brin de confiance qui la fuyait sans cesse jusqu’à ce moment où je pensais être
parvenu à mon objectif. Les doutes l’avaient envahie au point de perdre totalement pied et
s’imaginer la pire des rencontres. À force de détermination, j’espérais avoir réussi à forger des
accroches solides qui lui permettaient de prendre le dessus sur la situation et d’exprimer librement
tout son potentiel.

La grande aiguille de l’horloge termine déjà son tour de garde. Perclus par mon immobilisme dans cet
instant d’évasion, je me lève difficilement et scrute en direction de l’entrée.

Une fille au physique atypique se tient au milieu du couloir. La tête penchée vers l’avant, les coudes
saillant sur l’extérieur et les mains posées sur les hanches qui accentuent ses épaules massives, elle
trône dans cette posture masculine. Affublée de baskets rouges en mauvais état et d’un jean rose
vieilli, elle affiche une élégance dissymétrique. Elle porte une brassière vive qui masque son soutien-
gorge rembourré et qui expose son ventre plat aux regards lubriques. Les cheveux attachés qui tirent
sa peau en arrière figent les expressions de son visage. Elle me fixe placidement avec de grands yeux
ronds.

Mathilde est arrivée.

Chapitre 5 : Mathilde


Messianique d’apparence, une éblouissante lumière jaillit du spot installé au plafond juste au-dessus
de ma tête. Le faisceau traverse mon champ de vision pour s’écraser sur le parquet ocre. Je distingue
chaque rayon individuellement comme les cordes d’une harpe que je pourrais pincer. D’un éclat et
d’une épaisseur divergents, ils racontent chacun une histoire différente. À l’instar des danseurs sur la
piste, certains brillent de mille feux quand d’autres s’estompent progressivement pour se noyer dans
l’anonymat. Ils forment un voile trouble aux formes géométriques qui efface l’ensemble du décor. Je
lève la tête. La source s’est métamorphosée en une boule de feu, un soleil ardent, et je n’en
distingue déjà plus les contours. Il m’aveugle.

— Tu sais, j’ai tellement envie de danser avec toi, j’en rêve depuis le début.
— IDEM, me répond-il.
— Je voudrais que tu m’apprennes de nouvelles passes.
— Avec grand plaisir.

En tant que femme, je connais l’exquise fragilité des hommes à résister à la tentation. J’en abuse
avec délectation et un certain talent. Je n’hésite pas un seul instant à me donner les moyens de mes
ambitions et le faire tomber dans ma délicieuse escarcelle.

— En plus, j’adore jouer avec mon corps.


— Tu me rends encore plus impatient là, ajoute-t-il avec une voix gourmande qui récompense
mon audace.
— J’aimerais progresser davantage.
— Je vais t’aider à y parvenir, ne t’en fais pas.
— Mais toi tu cherches une danseuse qualifiée ?
— Non pas forcément.
— Je ne suis plus débutante.
— Donc j’aurai une bonne surprise.
— Mais je ne suis pas une professionnelle non plus. Je n’ai pas envie de te rajouter du boulot.
— Je sais que tu pars de plus loin, mais rien ne dit que tu n’as pas un gros potentiel et que tu ne
peux pas progresser vite.
— Ça me touche beaucoup ce que tu me dis.
— Toi aussi tu me touches énormément. Et tu me témoignes beaucoup d’affection et de
gentillesse. Je parle sans filtre.
— J’espère simplement que je serai à la hauteur.
— Je n’ai aucun doute là-dessus.

Chacune de ses réponses attentionnées m’émerveille. Mes paupières frémissent irrésistiblement et


mes yeux scintillent. Il trouve toujours le terme le plus délicat pour dissiper mon appréhension et
éteindre mes incertitudes. Il n’hésite pas à me répéter très précisément ce que je lui demande
d’entendre. Il se prête à cet exercice fastidieux avec une patience rassurante. Sans excès de flatterie,
il s’ouvre à moi et me renvoie du plus profond de son être, l’image d’un homme confiant qui croit en
mes capacités. Cela me procure un bien-être inouï. Je l’aimais déjà, mais je commence à craquer.

Mes douces rêveries s’estompent quand la réalité me rappelle soudainement. Un frisson furtif
traverse ma paume. Mes phalanges se crispent. J’essaie d’esquisser un simple mouvement, mais rien
ne se produit. Mon bras relâché perd toute sa tonicité. Une pression s’exerce désormais sur le dos de
ma main gauche. Écrasée par ce poids impérieux qui ne se maîtrise pas, ma veine résignée arrête la
circulation de mon sang. L’aspect sécot et rugueux du contact sur ma peau me dégoûte
profondément. Mes pommettes se raidissent subitement et libèrent ma mâchoire en se contractant.
Il s’agit d’un pouce, d’un vilain pouce même.
Pas le temps de me lamenter de cette entrée en matière bien loin de mes plus petits espoirs que
mon corps tout entier vacille sur le côté. Je m’appuie instinctivement sur mon pied droit que j’envoie
en catastrophe devant moi pour me garder de trébucher. La gêne ne me prive pas de mes moyens.
Me voilà embarquée de façon cavalière et sans consentement dans ma première danse de la soirée.

La mélodie dictée par les instruments à cordes se mêle subtilement aux percussions du bongo.
J’entends distinctement les accords de la première guitare tout au-devant de l’orchestre. La
deuxième plus lointaine se régale des contre temps en apportant une rythmique singulière à base de
syncopes et d’arpèges. La musique s’imprègne de joie en début de phrase quand la hauteur d’octave
s’élève. À l’inverse, elle devient sentencieuse sur la fin. J’aime beaucoup cet artiste dominicain dont
les intonations vibrantes déchirent les tripes par leur puissante sincérité. Je devine ses émotions
alors même que je ne comprends pas la signification du moindre mot de ses paroles. À la maison,
j’écoute souvent ses recueils en boucle pendant plusieurs heures au point de provoquer le désespoir
de mes parents. Je connais les morceaux par cœur et je les chante à tue-tête malgré mon horrible
voix. Dans ces moments, je m’imagine dans un coin de la piste en train de danser comme ces filles
que je croise parfois en soirée, dans des tenues affriolantes, qui meuvent leur corps élastique d’une
façon surnaturelle. Je visualise les chorégraphies que mes artistes préférés interprètent sur les
scènes des festivals internationaux. Mon index glisse hâtivement sur mon téléphone pour voir et
revoir ce passage qui me ravit. Mes lèvres dessinent les bruits que mes oreilles perçoivent au travers
des paroles incompréhensibles. Je baragouine avec une telle conviction qu’un néophyte croirait que
je parle couramment l’espagnol.

Sa paume suintante de sueur qui souille l’interstice entre mes omoplates offre une assise
confortable. Il tient fermement ma main droite en refermant ses doigts virils comme s’il craignait que
je m’enfuisse. L’idée ne m’a pourtant pas un seul instant effleuré l’esprit. Sa peau rugueuse
s’accroche à ma chair de façon désagréable. Je parie qu’il exerce un métier artisanal, ouvrier ou
maçon.

D’un mouvement précis, il soulève mon avant-bras à la verticale. Puis il m’entraîne dans un
tournoiement déboulé tandis que je le lâche à peine du regard. Je savoure ce pur plaisir qui me
trouble. Je lui souris niaisement. Son corps se rapproche désormais du mien. Son jean effleure mes
genoux. Son souffle chaud caresse mes joues pourpres. Ses deux mains sont positionnées dans mon
dos. Dans une posture lascive dont je ne souhaite pas me figurer l’apparence, je m’abandonne
entièrement pour apprécier cette danse à sa juste valeur. Mais un scrupule m’en empêche.

Par la délicatesse de ces mouvements et le voyage poétique qu’il me propose, mon brillant cavalier
exerce sur moi une sorte de magnétisme qui m’attire irrésistiblement. Il porte les cheveux assez
courts coiffés en brosse. Ses lèvres pulpeuses et pourpres contrastent avec sa peau mate. À la limite
de son large front, de longs sourcils saillants se recourbent avant la terminaison de ses yeux noirs et
plissés. Sa tête bien arrondie donne l’étrange impression qu’il me sourit en continu. Ses bras
chaleureux me comblent de plaisir. Je crois qu’il apprécie lui aussi ces trois minutes de partage.
J’aimerais tellement qu’il me le dise clairement. Je crains de mal suivre son guidage, de ne pas
comprendre les mouvements qu’il essaie de me faire réaliser. Mon intuition pilote mon corps, mais à
l’intérieur, les informations se bousculent et tout se mélange.

Prise d’une brusque angoisse, je tourne la tête pour apercevoir mon prince du coin de l’œil. Je
recherche son approbation avant de me laisser aller davantage. J’ai tellement peur de le perdre,
tellement peur qu’il se vexe que cette première danse lui ait échappé. Nous avons patienté deux
longs mois et il attend toujours là, à quelques mètres à peine de moi. À la vue de son visage détendu,
je culpabilise autant qu’il m’apporte une sensation de sécurité. Je l’ai oublié un court instant, mais
recueillir son consentement m’importe plus que tout.

La musique s’arrête déjà. Je remercie mon charmant partenaire, et le pas hésitant, je me dirige toute
tremblante vers le précieux objet de ma présence. Sage comme un ange, il n’a pas bougé d’un poil.
Mes joues prennent une teinte coralline.

— Bonsoir Michaël, lui dis-je d’un ton embarrassé.


— Bonsoir Mathilde, tu vas bien ?
— Oui et toi ?
— Je suis intimidé.
— Intimidé ? C’est pour cela que tu as permis à un autre de m’embarquer ?
— C’est toi qui choisis tes danseurs, me répond-il avec beaucoup de répartie en renvoyant les
torts de mon côté.
— Mais tu te cachais.
— Je guettais la venue de ma princesse, je ne voulais surtout pas la rater.
— Non, mais quand je suis arrivé, tu traînais devant le bar et tu ne m’as pas invité tout de suite.
— Tu ne m’en as pas vraiment laissé le temps.
— J’ai dansé avec une personne qui a été plus rapide que toi.
— Tu m’as surtout fait une infidélité dès la première fois.

Nous jouons de la situation cocasse en nous taquinant avec la même complicité qui a animé nos deux
premiers mois et qui nous a rapprochés. Les inversions de culpabilité avec la pire mauvaise foi
orchestrent nos rires, nos paroles désinvoltes et nos propos niaiseux. Nous ressemblons à deux
adolescents amoureux qui se cherchent et se trouvent. Mon insoutenable naturel revient pourtant
au galop.

— J’espère que tu ne m’en veux pas.


— T’en vouloir de quoi ?
— J’ai peur que tu sois fâché que j’aie dansé avec l’autre gars.
— Mais non, bien sûr que non, je ne t’en veux pas, c’est ridicule.
— Tu es sûr ?
— Bien évidemment, l’attente ne fait qu’accroître le plaisir.
— Je ne t’ai pas laissé bien longtemps, dis-je en pinçant mes lèvres.
— Non, j’avoue.
— Je suis rassurée, j’étais vraiment inquiète d’avoir fait une bêtise.
— Tu veux danser avec moi ? me demande-t-il en m’observant avec un tendre regard.

En même temps qu’il m’invite, son bras s’allonge et il me tend la main. Son geste respectueux
imprégné d’une éminente délicatesse m’encourage à accepter sa proposition, sans m’y contraindre.
L’élégance de ses manières m’honore. Les gentlemen ne courent pas vraiment les milieux que je
fréquente. De mémoire, je n’ai jamais ressenti cela auparavant. Dans ma tête défile le long carrousel
des portraits de mes ex, dans un sens puis dans l’autre. Les coiffures et les visages de toutes les
couleurs se succèdent et s’emmêlent. Cela produit un effet de morphisme. Que de monde invité au
panthéon de mes aventures, que d’échecs également ! Je me désole. Pas un seul ne me témoignait le
minimum de courtoisie dont mon prince fait preuve à mon égard. La culpabilité de penser à mon
passé en dans cette minute de complicité me rattrape. Mon regard se pose sur sa main tendue qui
tremble à peine. Toute son âme me contemple avec pudeur et distinction. Je le vois parfaitement,
certaines attitudes ne mentent pas et avec ma grande sensibilité, j’ai appris à les déchiffrer. Mon
cerveau me dicte de prolonger ce moment d’une magie rare, de me taire, de rester immobile et
d’apprécier. Je l’ai attendu si longtemps. Mais au moment où je me décide enfin à le faire languir
pour susciter son désir, ma main rebelle l’attrape de toutes mes forces. La crainte de le voir changer
d’avis et d’inviter une autre fille dépasse tous mes sentiments. Je suis incorrigible.

Sa poignée ferme et chaleureuse entraîne tout mon corps jusqu’au milieu de la piste. Si ses mots
doux susurrés à l’oreille me réconfortent, il essaime une chaude moiteur qui révèle sa véritable
angoisse. Les semelles de mes chaussures ne harponnent déjà plus le parquet râpeux usé par les
talons. Elles glissent comme des patins sur la glace. Plus d’une fois au cours de ces semaines
d’attente, j’ai imaginé cette scène que je distingue difficilement le présent de mes souvenirs. Tout se
déroule mieux que je ne l’ai rêvé alors que nous commençons à peine à danser.

— Tu es prête ?

J’acquiesce timidement. J’aimerais lui prouver mon enthousiasme, mais mon souffle coupé me prive
de toute manifestation vocale. Qui refuserait un tel cadeau, un privilège même ? Danser avec
l’homme pour qui mon cœur vibre depuis deux mois me place en situation de danger. Tant que nous
en parlions, l’aspect fictif de nos échanges contrôlait mon appréhension. Aujourd’hui en sa présence,
la peur se saisit de moi. Peur de ne pas être à la hauteur de ses espérances. Peur de ne pas avoir le
niveau requis pour qu’il m’accepte comme partenaire. Peur qu’il ne me retienne pas, ni même me
propose une deuxième danse.

— Tu es prête ? répète-t-il.

Un gargouillis né dans mon ventre remonte impétueusement et explose dans un hurlement ridicule.

— Oui.

Sa bouche se détend et laisse entrevoir des dents irrégulières, mais si charmantes. J’ai l’envie
soudaine qu’il me dévore. Je m’imagine une version revisitée d’un conte où une jeune femme à
moitié innocente coiffée d’un petit chaperon séduirait le loup dans le seul but de se faire croquer
toute crue. Mes sourcils se courbent pour donner une plus grande amplitude à mon regard. Mes
yeux s’écarquillent davantage encore. Mes muscles orbiculaires se contractent sur le dessus. Je
mordille mes lèvres. Alors que je libère mon côté espiègle, les idées sauvages qui me traversent
l’esprit transparaissent sur mon visage grivois. L’air irrespirable m’étouffe. Les flammes
incandescentes réchauffent la chambre aux cinquante nuances de rouge. Totalement nu, il s’allonge
sur un grand lit en bois à baldaquin recouvert d’un drap soyeux et d’un coussin moelleux qui trône au
milieu de la pièce. Son corps svelte et sans défense ne me résiste plus. Je compte le séquestrer. Il ne
quittera plus jamais cet endroit.

Ses paumes positionnées au niveau de mes omoplates exercent une pression raisonnable pour
m’offrir une connexion agréable. Il se rapproche langoureusement de moi. Genoux fléchis, nous nous
emboîtons dans une posture lascive. Ses cuisses caressent désormais les miennes. Je frissonne.
J’allonge mes bras de tout leur long sur les siens en suivant soigneusement leur alignement. Ma main
rejoint délicatement sa nuque. La douceur de son duvet hérisse les pores de ma peau. Penchée
sensiblement sur son épaule, je respire à plein nez la délicieuse odeur de son corps. Il incline mon
buste sur la gauche. Les muscles de mon cou s’étirent. Ma tête glisse elle aussi sur le côté. Puis tout
en dessinant un cercle avec mon thorax, il l’envoie dans un tour vers l’arrière avant de revenir en
position naturelle. Je ne maîtrise pas encore ce mouvement, mais entre ses mains, je le réalise avec
tellement de facilité. J’espère attiser sa fierté et marquer des points. Après un pas de base, il
m’embarque subitement dans une rotation à trois-cent-soixante degrés. Mes jambes manquent de
s’emmêler et je ne contrôle plus mes appuis. La force centrifuge m’aide à conserver mon équilibre de
justesse et je m’accroche à lui tant bien que mal en esquissant un sourire crispé. Ma vivacité
sémillante camoufle grossièrement mes approximations techniques.

Ses joues se contractent. Je crois percevoir une grimace escamotée.

Aïe aïe aïe, qu’est-ce que j’ai fait ? Je dois absolument me rattraper sur le prochain mouvement.

Ma fragile confiance s’effiloche. J’évacue mon trop-plein de pensées et je me focalise sur la suite.

Il me dévisage avec insistance comme si un énorme chtar émergeait subitement de mon nez. Je me
méfie grandement des traîtrises de mon acné. Les pommades quotidiennes ne me protègent pas
d’une mauvaise déconvenue au pire moment. Mes lèvres enveloppent mes mâchoires afin d’étirer
ma peau au maximum et de camoufler un éventuel indésirable. Je prie pour qu’il ne s’aperçoive de
rien. Son sourire apparaît de nouveau et de la voix la plus douce du monde, il s’adresse à moi avec
une extrême prévenance.

— Tu voudrais que je te remontre le précédent mouvement ?


— Oui, lui dis-je d’un ton hésitant.
— OK, avec plaisir.

Il m’accompagne dans un pas de base sur la droite puis impulse une torsion au niveau de mon buste
pour faire pivoter le haut de mon corps de près d’un quart de tour. Il s’interrompt alors que la
musique continue.

— Tu sens ma main sur ton omoplate ? me demande-t-il.


— Oh que oui.
— Moi je ne sens pas ton omoplate avec ma main, c’est ça le souci.
— Ah bon ?
— Oui. Tu vois, si je te pousse, tu ne te laisses pas faire, tu ne tombes pas en arrière, tu me
résistes.

Il parle calmement avec beaucoup de bienveillance. Tout en pesant sur mes épaules, il me bouscule
volontairement pour me tester.

— Tu as raison, lui dis-je d’un hochement de tête.


— Et bien dans ton dos c’est pareil, si ma main appuie sur ton omoplate, il doit me retourner
une force équivalente. Tu dois arrondir le dos pour exercer une pression contre ma main.
— D’accord.

Nous répétons le mouvement depuis le début en respectant le rythme de la chanson. J’applique


scrupuleusement sa consigne avec une grande obéissance, dans l’espoir de recueillir ses
chaleureuses félicitations. Il me demande de l’énergie, je lui en donne plus qu’il n’en faut. Je n’en
manque pas. Entraînée par le tour, je virevolte d’une façon sémillante. La rotation m’expulse vers
l’extérieur et je suis attirée tout contre lui. Je crois avoir correctement exécuté cette passe pour la
toute première fois grâce à ses explications. Fierté et excitation se mélangent pour me procurer un
surprenant cocktail de sensations qui exalte ma motivation.

— Je l’ai bien fait ?


— Tu as été parfaite.
— Tu es sûr ? Tu ne dis pas ça pour me flatter ?
— Non je te le garantis, je suis impressionné que tu le réussisses du premier coup, c’est un
mouvement difficile, tu es vraiment bluffante.
— Tu me touches.
Nous reprenons nos danses malgré mes lacunes considérables. Je suis tellement en deçà du niveau
qu’il mérite. À chaque fin de chanson, je crains plus que tout qu’il me remercie et me dise au revoir.
Pourtant il persiste.

— Ça va ? Tu me le dis si tu en as marre de moi, me demande-t-il pour me taquiner.

Le rouge de mes joues s’intensifie. Je m’accroche à lui encore plus fort tellement je ne veux pas qu’il
me lâche. Je ne souhaite pas le priver des autres filles, mais la peur qu’il ne m’invite plus si je le laisse
partir prend le dessus. Au fond de moi, je ne rêve que d’une chose, que ce délicieux moment dure
jusqu’au bout de la nuit.

Au milieu d’une centaine de personnes, nous enchaînons les musiques et les passes comme si nous
voyagions seuls au fin fond de l’espace, comme si plus rien n’existait à l’exception des planètes qui
tournaient autour de nous. La douceur de ses bras m’enivre. Nos têtes se rapprochent sensiblement.
Son souffle haletant me caresse la nuque. Je sens qu’il va bientôt m’embrasser. J’en ai tellement
envie.

Chapitre 6 : Michaël

Mon corps ensuqué niché au fin fond du canapé peine à se mouvoir. Orteil par orteil, je stimule
individuellement chaque membre pour le réveiller. Ce sommeil prolongé m’a permis de savourer
mon rêve plus longtemps. Ma tête est abreuvée de souvenirs délicieux de toutes les couleurs, mon
cœur est rempli de doux frissons et de sentiments passionnés, tous mes sens sont imprégnés de son
odeur. Je repense à chaque instant de cette fabuleuse rencontre, de la première minute où nos
regards se sont croisés à nos innombrables danses qui nous ont emmenés bras dans les bras, collés
comme deux sardines jusqu'au bout de la nuit. Les soirées se suivent et celle d’hier ne ressemble à
aucune autre.

Je saisis machinalement mon téléphone pour découvrir l’heure tardive. Je tombe sur les SMS qu’elle
m’a envoyés : « Bon, je vais te laisser tranquille, tu dois être occupé, je ne veux pas que tu me
trouves envahissante ». Envahissante ? L’idée ne m’avait pas effleuré l’esprit. Bien au contraire, je
n'aimerais penser à personne d’autre qu’elle. Je lui réponds aussitôt.

— Je t'assure que tu ne l’es pas. J’ai toujours mille choses à faire, c’est vrai, mais tes messages
sont des baisers savoureux.

Avec une fierté non dissimulée, je me félicite de cette élégante tournure de phrases. Dans un
exercice d’improvisation, je me découvre un talent à ennoblir des formes de langage sans excès ni
hypocrisie. Ma joue pincée à la Ruquier témoigne de ma satisfaction. Alors que mon regard s’éclaire,
la tête penchée vers le plafond, je sirote mièvrement cet instant de félicité.

— Je suis heureuse quand tu m’envoies des messages. J’ai vraiment hâte de redanser avec toi,
me répond-elle avec toute sa sincérité agrémentée d’un soupçon de séduction. Avec une
malignité non dissimulée, elle remet immédiatement le sujet de la danse sur la table.
— IDEM. Tellement hâte.
— J’espère bientôt ?
— Oui, il faut juste s’organiser. Ça ne me manque pas complètement car j’en rêve beaucoup,
mais ce n’est pas pareil en vrai bien sûr.
Le risque d’ennoblir, c’est de basculer dans une flatterie excessive. Lorsqu’on en rajoute beaucoup
trop, les maladresses fusent et on rame laborieusement derrière pour se rattraper. Je me ressaisis de
justesse pour cette fois.

— C’est vrai. Le lundi, je danse à La Garenne-Colombes. Je te proposerai cette sortie quand


j’aurai mon appartement. Tu pourras venir dormir chez moi, ce sera plus facile pour toi. Je te
laisserai mon lit et j’irai dans le canapé.

Je souris en déroulant la scène. Pas naïf pour un sou, j’utilise moi-même la technique de la projection
avec délectation pour influencer les sentiments de ma cible. Je reconnais quand même qu’elle le
pratique avec une certaine habilité. Je m’imagine le moment où tapotant sur son téléphone, elle
hésite, réfléchit à ma réaction, efface tout puis recommence, puis modifie quelques mots avant de
valider l’envoi.

— Oui, ça sera idéal car on pourra s’entraîner régulièrement. Mais je ne te vole pas ton lit, je
suis un prince, ne l’oublie pas. Et toi, tu es ma princesse latino.
— Dès que j’aurai emménagé, tout sera plus facile. Mais tu veux vraiment que je devienne ta
cavalière personnelle ?
— Tu ne veux pas ?
— Oh que si je le veux.
— Problème résolu.
— Mais je n’ai pas ton niveau, tu sais.
— Je n’ai jamais prétendu que tu devais danser mieux que moi.
— Et si je ne progresse pas assez vite, tu vas m’abandonner ?
— Bien sûr que non, et si ça se trouve, ce sera toi qui te lasseras en premier.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Un jour, tu seras plus forte que moi, je vais t’entraîner pour ça.
— Oh que non, on sera pareil.

Je respire profondément et regarde face à moi. La décoration zen de mon salon parsemé
d’idéogrammes chinois s’est remplie d’une mosaïque géante. Les portraits de ma partenaire
apparaissent partout jusqu’à recouvrir entièrement le mur. Son beau et large sourire me parle, ses
grands yeux amande me contemplent. Sa voix fluette me caresse la peau comme si elle me susurrait
des mots tendres à l’oreille. Elle se tient tout proche moi. Un désir me traverse. Je veux la serrer dans
mes bras et l’embrasser. Je ne me souviens pas avoir déjà ressenti une telle chose. Je suis vraiment
tombé amoureux.

Un nouveau message apparaît.

— Hier, je n’ai pas osé te faire des bisous, je n’avais pas envie de te gêner.
— Mais j’adore les bisous et les câlins.
— On est pareil, je ne peux pas m’en passer.
— Alors, retrouvons-nous vite, pas dans trois mois.
— Non, dans un mois, rit-elle aux éclats, fière de sa bêtise.
— Un mois ?
— Non, je ne pourrai pas patienter si longtemps, ne t’inquiète pas.
— Moi non plus.
— Je ne sais pas pour toi, mais ça va être dur.
— Mais tellement.
— Tu ne regrettes pas de m’avoir attendue ?
— Ah ça non, grave que je ne regrette pas. Tu es la plus belle des partenaires qu’un prince
bachata puisse espérer.
— Pourtant tu dois en croiser de jolies jeunes femmes, et c’est moi que tu as choisie comme
partenaire, je suis vraiment très, très, très flattée, touchée et émue de ton attention.
— Mais toutes les filles n’ont pas ta tendresse, ta générosité, ton potentiel.
— Tu trouves ?
— Tu es bourrée de qualités que j’affectionne tellement, ça vaut tout l’or du monde.
— Vu comme ça…
— Tu partages mon analyse ?
— Je suis totalement d’accord avec toi. Tiens, regarde comment je t’ai appelé sur mon portable.

Je reçois une capture d’écran de son téléphone. Un écran bleu représente ma fiche contact. Au-
dessus de mon numéro, à la place de mon nom, il est écrit : « Mon Prince Bachata » suivi de deux
cœurs rouges. L’émotion m’envahit. Mon pouls bat plus vite. La circulation de mon sang s’accélère.
Des gouttes de sueur glissent sur mon front. J’apprécie cet honneur à sa juste valeur. Sans le savoir,
elle a attrapé une fibre très profonde de ma sensibilité qui n’avait jamais été stimulée de toute ma
vie. Elle continue.

— Ça ne te plaît pas ? Tu veux que je change ?


— Je suis hyper ému.
— Tu n’es pas que mon partenaire, tu es mon prince.
— Merci.
— Comme tu le dis si bien, je suis ta princesse, ajoute-t-elle en souriant avec un regard plein
d’amour.
— Oh oui ! Quand nous ferons des shows de danse, je t’offrirai un diadème. Les princesses
portent des diadèmes.

Un frisson humide glisse depuis mes caroncules lacrymales. Le haut de mon visage a rougi. De
grosses larmes de plaisir dessinent un cercle en venant mourir au niveau de mon menton. Une
douleur frappe mes pommettes contractées. Mes incisives mordillent ma lèvre inférieure pour
contenir mon émotion. Je l’imagine dans une longue robe bleue de bal à la coupe évasée, serrée à la
taille par une large ceinture de soie. Un bustier met en valeur sa modeste poitrine et dévoile
amplement le haut de son corps. Des épaulettes bouffantes et pailletées camouflent élégamment sa
musculature généreuse. Des gants d’une grande finesse enveloppent ses coudes. Un diadème coquet
coiffe sa belle chevelure châtain avec sobriété. Elle est ma Cendrillon, elle est ma princesse.

J’aimerais tellement découvrir comment elle m'imagine de son côté.

— Mais tu voudrais qu’on fasse des shows où ? reprend-elle.


— Je ne sais pas.
— C’est plus dur que les cours ?
— Il faut avoir des rêves suffisamment gros pour ne pas les perdre de vue quand on les
poursuit.

J’affectionne tout particulièrement cette phrase inspirée d’Oscar Wilde que mon propre patron a
érigé en véritable philosophie de vie. Les difficultés nous ramènent trop souvent au quotidien.
L’instant présent prime et nos actions sont dirigées vers des quêtes à court terme, sans notion de
trajectoire ou d’objectifs. Ainsi on se perd aisément et au-delà d’un certain âge, on s'interroge où on
se trouve et ce qu’on a accompli jusqu’à là. Notre modeste niveau de danse ne nous permet pas de
gravir rapidement les échelons du milieu. Mais cette passion que nous partageons et notre volonté
de nous dépasser nourrissent quelques ambitions.
— Je suis d’accord avec toi et je suis prête à travailler dur pour y arriver.
— Génial.

Une fois encore et sans le savoir, elle a trouvé la réponse idoine. Je ne rechigne pas devant le travail
et j’abhorre la médiocrité. Le goût de l’effort, digne héritage de mon éducation, possède une saveur
irrésistible. L’échec reste une option lorsque le flacon d’huile de coude totalement vidé, toute autre
alternative a été étudiée et escamotée. Elle gagne un nouveau point.

— J’espère que je serai une bonne élève.


— Je n’en doute pas une seconde.
— Et toi tu es un professeur exceptionnel.

Les épreuves de la soirée sont diffusées à l’instant. Le photographe a dû travailler comme un forcené
toute la nuit pour terminer les traitements et retouches. Je consulte l’album sans tarder et retrouve
rapidement les deux magnifiques clichés qu’il a pris de nous. Sur l’une, la tête penchée sur mon
épaule, ma belle respire mon odeur. Son corps plaqué contre le mien, notre pose lascive dégage une
sensualité libertine. Plus classique, la seconde capture un moment authentique de partage et de
plaisir. Paumes contre paumes, regards complices qui se croisent, nous nous sourions tendrement.
Bien qu’elle soit tournée de trois quarts, sa pommette fournit un indice sur son expression faciale. Je
ne me remémore pas cet instant précis.

— Je ne me suis même pas reconnue, s’exclame-t-elle.


— On ne te voit pas bien, mais je sais déjà de quoi je vais rêver ce soir.
— Tu me raconteras.
— Depuis qu’on se parle, je fais des rêves en couleur. Tu mets beaucoup de relief à ma vie et ce
n’est que le début.
— Oh que oui, c’est seulement le début. Je sens qu’on peut prendre soin de l’un et l’autre.
— IDEM.
— Trop bien.
— Je t’adore.
— Moi aussi je t’adore mon prince.
— Tu me manques déjà ma princesse.
— Toi aussi mon prince.

Chapitre 7 : Mathilde

Miscibles et vibrantes, les voix braillardes résonnent tout autour de moi comme dans une
pétaudière. On dirait qu’elles communiquent à distance et se répondent. Elles s’élèvent
sporadiquement pour se faire entendre, toutes plus fortes les unes que les autres. Ce
bourdonnement grave et continu m’agace furieusement. Mes tympans se contractent par réflexe
pour filtrer le bruit. Mes zygomatiques tendus gonflent mes cernes. Je cligne nerveusement des yeux.

À ma gauche, une imposante toile aux couleurs pastel est accrochée sur le mur. Dans un paysage
exotique, un vieux gréement équipé d’une voile de jonque navigue vers une côte brouillardeuse sur
laquelle les lueurs de l’aube scintillent. Un château culmine dans les hauteurs. En amont, un rocher
herborisé de forme phallique dresse un repère qui indique le passage des navires. Sur les vagues
verdâtres, les rayons éclatant du soleil se mélangent avec les reflets des fleurs de cerisier. Deux
hérons observent attentivement la scène.
Dans l’angle de la salle, la cascade qui s’égoutte dans un flot éternel ajoute des notes plus aiguës à la
mélodie. Réalisée en résine écologique, on lui prête des vertus d’humidificateur. L’eau tombe d’une
cheminée haute nippée d’un bec verseur. Son revêtement grisâtre d’une finition exquise lui donne
l’aspect d’une sculpture dans la pierre. Elle surplombe un fût ouvert au vernis imitation bois, orné
d’un double cerclage argenté. D’un raffinement étonnant, le détail du rivetage martelé sur l’enclume
dessine un poinçon sur la tige. Une mousse végétale d’une teinte verte chatoyante est peinte sur la
paroi. À l’intérieur, un photophore électrique embellit le liquide orangé qui se reflète sur la
cheminée. Ce dernier s’écoule ensuite dans un autre tonneau positionné plus bas en formant un
amas de petites bulles qui tentent d’escalader les unes les autres jusqu’au sommet par crainte que
l’abîme les absorbe. À travers quatre déversoirs, l’eau se jette dans le socle. Le lac mystérieux duquel
des vapeurs de fumée au coloris indigo s’échappent se transforme en piste de danse. Nos ombres
sibyllines tournoient dans une valse enchantée sous l’arc-en-ciel des projecteurs. Une pompe fait
remonter l’onde dans la cheminée et entretient le mécanisme. La fontaine typique, bien que
sophistiquée, confère une atmosphère sereine et apaisante.

— Mathilde… Mathilde ? Tu penses à lui, c’est ça ?


— Euh… non, lui dis-je machinalement en retrouvant progressivement mes esprits.

De taille variable, des assiettes blanches en mélamine sont soigneusement empilées dans les
ouvertures latérales d’un long meuble marbré qui s’étale sur plusieurs mètres au milieu de la salle. Il
est couronné d’une étagère en verre sur laquelle fleurissent de grands vases en grès de couleur
marron clair au motif moucheté. Orné d’une anse, chacun d’entre eux est garni de bouquets
artificiels aux teintes vives. Juste en dessous, une myriade de plateaux en inox regroupés par nature
d’aliments composent le buffet. Sur chacun d’eux, une pince argentée aux poignées noires en
plastique est disposée pour le service. Les entrées chaudes sont ravitaillées aussi rapidement qu’elles
sont vidées. Un large choix permet de varier les plaisirs : nems au porc, au poulet ou aux crevettes,
beignets de crabe, calamars, samoussas aux Saint-Jacques, bouchées vapeur, raviolis grillés aux
légumes, brochettes de crustacés, tempuras aux gambas, gyozas frits de volaille. De l’autre côté, les
hors-d’œuvre froids aux saveurs japonisantes respectent un alignement quasi militaire. Une légion de
trente-deux makis résiste courageusement à la clientèle affamée. Saumon, concombre ou Kiri, les
ingrédients prisonniers d’une armure de riz gainée par une algue noire souffrent de cette
promiscuité. Les sushis recouverts de généreuses tranches de poisson d’un rose éclatant stimulent
l’appétit. Les california rolls saupoudrés d’une épaisse chapelure ocre d’oignons revenus à la poêle
peinent à contenir des morceaux d’avocat grossièrement coupés. Des saladiers en polymères offrent
d’autres alternatives. Une préparation froide de nouilles aux légumes du soleil rayonne par ses
couleurs vives. Maïs, soja, carottes et poivrons se mélangent comme dans une toile de maître.

Les longs cheveux lisses d’Ingrid glissent avec élégance sur sa poitrine généreuse. Contrairement à
moi, elle possède une vraie coupe de femme. Sous ses sourcils faits, ses grands yeux bleus
m’observent avec compassion. Son ample sourire ineffaçable met en valeur sa dentition parfaite.
Joviale et gracieuse comme une princesse, elle ressemble à un ange. J’envie sa beauté
resplendissante. Par sa prévenance infinie, elle me donne du courage pour cette soirée décisive.

Mes gros doigts saisissent l’œuf mayonnaise que j’ai laissé dans mon assiette. Coincé entre mon
pouce et mon index, je l’amène jusqu’à ma bouche. Mes pupilles brillent. Ma langue se déploie et
l’enroule intégralement dans un mouvement obscène. Je fixe les lambeaux de sauce qui ont coulé
d’un air cocasse. Puis je décide d’enfourner mes phalanges tout au fond de la gorge afin de me les
nettoyer. Mes manières frustes ne surprennent plus Ingrid qui, bien qu’un peu gênée, éclate de rire.
— C’est trop bon, lui dis-je dans l'incapacité d'articuler, tout en continuant à mâcher ce que
j’avais dans la bouche.
— Je me régale aussi, ça me fait plaisir qu’on se fasse ce restaurant.
— Je suis d’accord.

Je pousse maladroitement mon assiette vide vers le centre de la table. J’inspire profondément au
moment où un effroyable cri de digestion qui redresse subitement ma colonne vertébrale s’échappe
en grossière onomatopée. Mes pupilles serpentent rapidement de droite à gauche comme un radar
en même temps que je montre mes dents. J’affectionne cette tête de clown qui m’aide à tourner en
dérision les situations les plus délicates. Puis mes mains se posent avec dégoût sur mon ventre
grassouillet et bien tendu après ce repas.

— Jamais il ne va vouloir de moi, je suis énorme.


— Tu plaisantes Mathilde, je ne connais personne plus fluet que toi.
— Fluette ? C’est-à-dire, explique-moi. Je joue ma curieuse.

Mes sourcils se relèvent et je lui fais part de mon incompréhension vis-à-vis de ce mot que je n’ai
jamais rencontré auparavant.

— Ton ventre est parfait, si tu maigris davantage, tu vas finir malade.


— Je ne trouve pas.
— Allez, ne te prends pas la tête, souris et tout va bien se passer.
— J’espère.
— T’inquiète.
— Je peux me servir un dessert ?
— Mais bien sûr, excellente idée.

Ma vie est remplie de contradictions qui me poussent à souvent faire le contraire de ce que je
souhaite ou à penser le contraire de ce que je fais. J’assume difficilement ma gourmandise excessive
qui contrôle mon libre arbitre pour tout ce qui concerne la bouffetance. Elle m’a construit une
réputation de gloutonne. Je me lève et me dirige vers les glaces. J’attrape une coupelle en inox et je
m’attarde sur le buffet avec envie. Sans hésitation, je me sers deux boules, stracciatella et vanille.
Mes papilles s’en délectent d’avance.

Alors que nous sortons du restaurant, mon ventre me tiraille dans tous les sens. Je n’ai pas
exagérément mangé, mais j’appréhende la suite de la soirée. En réalité, il ne s’attend pas à me voir.
Je lui ai expliqué hier que j’étais retenue par un repas de famille, et que compte tenu de cette
indisponibilité malheureuse, nous devrons patienter une semaine de plus pour nous retrouver.
J’éclate de rire chaque fois que je repense fièrement à cette bêtise. Je me languis de voir sa réaction
lorsqu’il m’apercevra. Je me remémore encore notre discussion.

— Tu n’avais pas une bonne nouvelle à m’annoncer, me demande-t-il ?


— Si, tu veux savoir ?
— Grave, j’adore les bonnes nouvelles.
— J’ai un dîner de famille samedi soir, lui dis-je en empruntant un ton accablé.
— On ne va pas pouvoir se voir ?
— Ben non.
— C’est ballot, je suis triste.
— Mais bon, pas le choix.
— Je ne t’en veux pas, c’est important les repas de famille.
— Oh que oui, très important même.
— Tu vas bien manger, tu vas rester cinq heures à table, il n’y a jamais de disputes, toujours
sympa ces repas, ajoute-t-il d’un ton ironique.
— C’est vrai. Mes lèvres se sont étirées pour former un large sourire.
— Tu vas beaucoup me manquer samedi.
— Mais non, tu vas pouvoir danser avec les autres filles.
— Ça n’empêche pas. J’ai très envie d’être une petite souris à ton dîner de famille.
— Et moi, une petite souris à ta soirée.
— Mieux ne vaut pas, car il y a deux chats.

Je doute que le moindre soupçon plane de son côté.

J’espère qu’il me trouvera belle. J’ai décidé de laisser mes cheveux lâchés pour favoriser le côté
sauvage. Je les ai bien coupés il y a trois mois en carré long et avec la repousse, ils tombent plus bas
que mes épaules avec des ondulations naturelles. J’aime beaucoup le rendu. Je porte un crop top
léger gris à rayures roses qui masque à moitié mon soutien-gorge fuchsia à dentelle. J’ai opté pour un
pantalon sombre et, une fois n’est pas coutume, des chaussures blanches à talon très sobres.
J’affectionne mon aspect authentique, sans aucun fard, avec pour seul bijou, un bracelet argenté
constitué d’une fine chaîne découpée par cinq pierres aigues marines incrustées.

En moins de temps qu’il le faut pour le dire, nous nous retrouvons à la salle. Le même manège
cérémonieux se reproduit à l’entrée, les lions, le store banne, l’étalage de souliers, l’homme de
l’accueil, la carte de fidélité et enfin le vestiaire.

À peine ces étapes franchies, je l’aperçois de loin. Sa barbe de trois jours a poussé. Elle lui donne un
air de mauvais garçon que j’affectionne. Sa tête est coiffée d’une casquette immaculée marquée de
la seule inscription « botify » dans un rectangle de bord bleu. Un t-shirt seyant de couleur blanche
sur lequel est représentée une enceinte cylindrique noire avec le prénom Alexa, tombe sur le même
pantalon qu’il portait la dernière fois. Peut-être attend-il une autre, vu que je n'étais pas censée
venir.

Il danse avec une fille insipide sapée d’une jupe effilochée qui ne ressemble pas à grand-chose. Elle
se perd dans les rotations de bras et tournoie maladroitement. Avec son air niquedouille, la godiche
désinvolte lui arrache des sourires concupiscents qui ne me plaisent pas. Je crains que mon boniface
ne soit tombé dans son piège charmant.

La voix vibrante de Romeo Santos résonne dans toute la salle. Les clients s’enjaillent dans une
atmosphère chaleureuse. Une joie véritable habille la majorité des visages. Je m’invite à la fête. Je
sélectionne un jeune homme libre à l’allure élancée, à quelques mètres à peine de Michaël qui ne
m’a pas encore aperçue. La convivialité des danses latines prime sur les bonnes manières et les codes
désuets. Lorsqu’elles le souhaitent, les filles proposent aux garçons de rejoindre la piste avec une
faible probabilité de refus.

Je recherche la connexion avec mon partenaire. La crispation initiale se dissipe et mes pas maladroits
se règlent rapidement. Après une trentaine de secondes, ils ne s’entrechoquent déjà plus. Mon corps
se relâche jusqu’au bout de mes membres. Bien que j’apprécie le moment présent, je ne résiste pas à
la tentation d’épier mon prince avec appréhension par-dessus l’épaule de mon cavalier. Je distingue
chaque note de la mélodie comme si elle ralentissait. Ces trois minutes durent une éternité. Le temps
facétieux s’étire à l’infini pour m’éloigner de la fin de cette danse. L’espace d’un instant, je regrette la
surprise que je lui ai concoctée. Si je m'étais contentée de la vérité, je serais déjà blottie dans ses
bras.
L’ordinateur fixé sur le reposoir domine la table de mixage. Tous les boutons s’animent dans une
chorégraphie incompréhensible. Le deejay porte un survêtement foncé de marque dont la fermeture
éclair est ouverte jusqu’au thorax. De larges bandes blanches et rouges dessinent les manches et lui
donnent un style sportif et décontracté. La réussite de la soirée dépend principalement sur les
épaules de ce héros discret d’origine chilienne, à la peau mate et la brillantine étalée sur les cheveux.
Il remet son casque sur l’oreille et prépare sa transition.

Je remercie mon partenaire éphémère et m’empresse de récupérer celui que je suis venue chercher.
Tournée vers lui dans ma posture la plus élégante, j’aspire à être cueillie comme la plus belle des
roses. Des étoiles scintillent de mille feux sur la surface de mes iris. Mon sourire espiègle savoure
déjà ce moment. Mon prince passe devant moi, il me jette un regard furtif et poursuit son chemin
vers le fond de la salle. J’ignore s’il ne m’a pas reconnue ou s’il me provoque. Mes talons sont cloués
dans le parquet. Je reste plantée sur place, frustrée, immobile, comme un flamant rose aux abois.
Mon visage s’est refermé aussitôt. Des questions se bousculent par centaines dans ma tête. Je dois
reprendre la situation en main malgré ce vent phénoménal. J’inspire un grand coup en me pinçant les
lèvres. Puis j’expire profondément jusqu’à vider totalement mes poumons. Je me hâte de rejoindre le
fond de la salle à grands pas, j’attrape au passage un garçon qui patiente sur le côté de la piste et je
le tire avec moi sans lui demander son avis. Mon air volontairement grivois annihile tout risque
d’opposition de sa part. Déterminée, je l’emmène juste derrière Michaël pour danser. Son sourire me
remercie de l’honneur que je lui fais en le capturant alors qu'il n’osait pas inviter. Mes bras glissent
irrésistiblement sur sa nuque pour le rapprocher de moi. Ma tête s’avance, désormais contiguë à la
sienne, bien positionnée au-dessus de son épaule. Mon champ visuel se dégage sans qu’il puisse
imaginer mes intentions. Le voilà tombé dans mon piège imparable, lié à moi, destrier malgré lui,
pour m’escorter jusqu’à ma proie que je ne lâche plus d’un regard.

Les secondes s’écoulent poussivement. Le hasard reprend le contrôle de la situation. Il ignore que je
l’attends juste derrière lui. À tout moment, un tour peut m’emporter à l’instant même où il se
retournerait et nous resterions invisibles. Lorsqu’il m’avait demandé en ami tout au début, j’avais
consulté son profil de long en large. Attirée par son charme, je m’étais éternisée sur quelques-unes
de ses photos. J’avais lu ses nombreuses publications et une annonce en particulier avait retenu
toute mon attention. Il expliquait rechercher une cavalière pour s’entraîner souvent. Je suivais
chaque semaine des cours dans une association, mais je ne sentais aucune progression significative
et j’avais remis en cause la qualité de l’apprentissage. Je désirais tellement évoluer en bachata et le
destin m’apportait un danseur émérite sur un plateau, un professeur même. Je m’étais alors exclamé
: « ce mec, il est pour moi ».

Nous nous retrouvons enfin face à face. Il relève la tête et m’aperçoit. Son air éberlué me fait rire.
Ses globes écarquillés sortent de leur orbite. On dirait le loup de Tex Avery. Quelques rides se
creusent sur son front. La surprise de me voir laisse la place à la compréhension de la situation. C’est
le double effet Kiss Cool.

Désormais, son regard ne me quitte plus. Il s’abstient de pivoter pour rester face à moi. J’éprouve ce
même sentiment de frustration que lorsque je fais la queue chez le glacier, le nez en face des bacs
qui me supplient, à prier que les clients précédents se pressent pour disparaître. En l’observant, je
distingue précisément le cornet dans ma main et la boule vanille qui régale ma langue. Tout cela
paraît si réel. À force d’être distraite, la chanson se termine et je peux enfin accueillir Michaël qui me
serre fort dans ses bras. Puis il recule d’un pas et me questionne.

— Je suis tellement content de te voir, mais tu n’avais pas un repas de famille ?


— Oui c’est ça, un repas de famille, lui dis-je en éclatant de rire, si fière que mon plan ait
fonctionné au-delà même de mes espérances et qu’il n’ait pas soupçonné un seul instant que
je m’étais jouée de lui.
— C’est bien toi en vrai, dis-moi, je ne rêve pas ?

Je pose ma main sur sa hanche et je le pince légèrement.

— Tu as encore des doutes ?


— Non, mais je t’avoue, je vois ta tête partout tellement je pense à toi.
— Ah bon ?
— Je t’assure, tout à l’heure, j’ai cru t’apercevoir en dansant, mais après je me suis dit, c’est
impossible puisqu’elle est avec sa famille, et de toute façon la fille était trop grande.
— Pourtant c’était bien moi.
— Ou bien ta sœur jumelle qui fait dix centimètres de plus que toi.
— Je n’ai pas de jumelle, juste des talons aujourd’hui.
— Ça m’a perturbé et j’ai pensé que j’avais dû rêver.
— Donc si je n’avais pas insisté à venir à côté de toi, on ne se serait peut-être pas vu ?
— Ça aurait été vraiment dommage.
— Comme tu dis.

Je m’imagine un instant, enfermée dans ce scénario cauchemardesque où par fierté mal placée, si je
n’avais pas agi en chasseuse opiniâtre, nous nous serions évités involontairement toute la soirée.
Seule mon envie de forcer le destin surmonte ma trouille bleue de considérer qu’il puisse me rejeter.
Je frissonne à l’idée de me radiner à cette soirée dans l’espoir de le retrouver et repartir sans même
qu’il m’ait vue. Je ne dois plus y penser puisque nous sommes enfin réunis et les mots laissent
immédiatement place à la danse. Ironie du sort, nous commençons par une kizomba.

— Tu pratiques la kizomba ? me demande-t-il.


— Oui j’adore, mais d’habitude je me cache.
— Tu te caches ?
— Je me sens crispée et raide.
— Ne t’en fais pas, je ne suis pas très fort non plus.
— J’aimerais me décoincer, mais je suis comme dans une bulle d’angoisse et je n’arrive pas à en
sortir.
— Ça va bien se passer.
— J’ai tellement peur de mal faire, cette danse m’intimide.

Je lui ai partagé mes réserves et mes appréhensions. J’ai anticipé la recherche d’une excuse, car je
crains qu’il soit déçu ou ne prenne pas de plaisir avec moi. Je la pratique pourtant dans les soirées
que je fréquente, mais la promiscuité avec le partenaire m’oblige à une haute exigence de maîtrise
pour être en cohérence avec les pulsions instinctives que cela me provoque. Il a compris mon
appréhension et son bras ferme m’entoure déjà la taille d’une façon réconfortante comme si chacun
de ses gestes dialoguait en direct avec mes sentiments. Son buste serré contre ma poitrine, je respire
son odeur envoûtante. Tout mon corps frémit jusqu’au bout de mes orteils. Il m’emmène de droite à
gauche dans le tempo en invitant mon bassin à dessiner de grands huit. Puis nous reculons, Ida e
volta, un quart de tour. Il marque bien le demi-temps pour que je reparte systématiquement du pied
droit. Sortie fille, je me décale et je peine à revenir dans la ligne malgré mon application. Il distille des
passes très simples et j’écoute attentivement son guidage hésitant. Nous les exécutons en douceur
avec des faussetés que la qualité de notre complicité masque en partie.
Concentrée sur mes pas, je ne lâche pas encore prise malgré le romantisme du moment. Les danses
se succèdent sans fin. Nous ne nous quittons plus. Le temps lui-même n’existe plus. L’un contre
l’autre, seuls au monde, nous scellons notre divine idylle. Avec le retour des bachatas, le plaisir
redouble. J’enchaîne les ronds de tête, ronds de bassin, les isolations. Michaël me les guide à
merveille et je m’attache à ne perdre aucune indication bien qu’il trouble ma concentration. Nous
nous rapprochons de plus en plus. Je vois qu’il hésite depuis plusieurs morceaux. Je prends mon mal
en patience en espérant qu’il me prouve ses sentiments.

Nous dansons front contre front, le nez collé depuis une vingtaine de minutes. Il teste ma sagesse.
Nos souffles haletants se mélangent dans l’infime espace que nos corps libèrent. Soudain, sa bouche
se pose délicatement sur la mienne. Il enserre ma lèvre supérieure, se retire et puis y retourne. Il
répète plusieurs fois ce mouvement langoureux qui me provoque des contractions cardiaques. Le
bout de sa langue me stimule par des petites oscillations latérales. Je lui permets d’entrer dans une
irrésistible attirance. Depuis le temps que je rêve de ce moment. Il me fait totalement craquer.

Ses doigts se perdent dans mes cheveux qu’il caresse. Sa tendresse adorable me réconforte. Tous ces
gestes sont réalisés avec beaucoup de douceur et une élégance de prince. Ma main également posée
sur sa nuque, je découvre le soyeux de ses poils et la chaleur volcanique que sa peau dégage.

On frappe à la porte. Je décolle mes babines pour faire entrer sa langue qui attend ma permission.
Avec délicatesse, elle balaie mon palais de gauche à droite avant de glisser sur la partie contondante
de mes dents jusqu’à l’autre côté. Elle reproduit le même geste plusieurs fois. Elle capture enfin la
mienne avec laquelle elle s’amuse en lui tournant autour. Il s’échappe un moment pour activer ma
voûte. Je le rejoins aussitôt. Le rythme change. Il ralentit volontairement le mouvement pour
accentuer l’effet raboteux du contact et attiser mon désir.

Mon esprit s’égare. Je m’imagine en Mayenne, chevauchant Spirit, mon magnifique hongre à la robe
isabelle, au chanfrein tout blanc et des balzanes sur les pâturons. Je galope à travers les grands
espaces verts loin de toute contrariété. Dans mon jardin secret, le seul endroit de quiétude profonde
de toute ma vie, l’équitation me procure une sensation de bonheur infini. L’empathie réciproque que
je partage avec les chevaux nous permet de comprendre jusqu’à nos propres douleurs. Je leur parle,
je les écoute, et eux aussi. Ils me rendent heureux comme personne n’a jamais su le faire. À l’inverse,
la communication avec les humains s’avère insurmontable pour moi.

Ce soir, la même béatitude m’habite. Une nuée de papillons de nuit s’envole de mon estomac. Ils
remontent en moi dans un tourbillon effrayant. Mon ventre me picote de partout et des frissons
intenses me coupent le souffle. Je perds déjà mes moyens et je le serre encore plus fort contre moi.
Je tente de reprendre le dessus en donnant libre cours à ma spontanéité badine. J’aspire
soudainement sa langue, mais il ne tombe pas dans le piège et il esquive. Les rotations de nos
muscles noués s’amplifient avec la mélodie qui accélère. La musicalité s’exprime même dans ses
baisers. Mon prince embrasse comme un dieu.

Nous ne nous décollons plus l’un de l’autre. Depuis deux heures, nos langues s’entremêlent sans
discontinuer dans une chorégraphie somptueuse pendant que nous continuons à danser. Nul doute
que beaucoup nous regardent, nous envient ou nous moquent, mais plus rien n’existe autour, je ne
vois que lui, je ne respire que son odeur, tous mes sens fusionnent avec lui. Mon cœur vibre comme
il n’a jamais vibré pour personne. Sans hésitation, je me trouve au paradis.

Je n’oublierai jamais cette soirée qui s’achève. Me voilà en couple avec un merveilleux prince qui me
touche intensément depuis deux mois, à qui je pense jour et nuit et à qui je compte donner toute
mon énergie et toute ma vie. Je dois juste être rassurée d’une chose.
— Tu as remarqué, on danse toujours yeux dans les yeux.
— Et j’adore ça.
— On ne se quitte pas, c’est trop beau.
— Je suis d’accord, c’est si émouvant.
— Oui, c’est vrai. On arrive aussi à danser en s’embrassant, on est trop fort.
— Tu me troubles tellement.
— Je ressens la même chose, comme un sentiment de bien-être quand je suis avec toi.
— Tu risques de ne plus pouvoir te passer de moi ensuite, tu le sais ?
— Ça commence déjà à être le cas. Et toi, tu peux te passer de moi ?
— Je t’avais dit que je cherchais une partenaire. J’ai trouvé une princesse à la place. Je ne vais
pas la lâcher comme ça. Tu es une danseuse magnifique.
— Moi non plus je ne te lâcherai pas d’une seule semelle.
— Et je vais essayer de sublimer ta bachata.
— Je n’attends que ça.
— Génial.
— Et comme je n’ai même pas qu’un prince, mais aussi un professeur de bachata, je vais tout
donner pour lui.
— Ce que tu me dis est magnifique et me touche au plus profond de moi.
— Mais tu sais que je te vois vraiment comme mon prince bachata.
— En tout cas, je le ressens.

Il me prend dans les bras et m’embrasse une dernière fois avec passion avant de nous quitter.

Chapitre 8 : Michaël

Mes pas s’enchaînent promptement sur l’asphalte brillant. La nature facétieuse a dressé ici des
collines inopinées sur lesquelles j’use mes baskets, vu que l’homme a préféré faire passer la ligne de
bus en aval à dix minutes de là pour ne pas déranger les riverains. De magnifiques pavillons défilent
sous mes yeux, abrités des regards indiscrets par de larges haies ou d’autres végétations de toutes
tailles. Les petites villes des Yvelines revêtent ce charme bucolique d’offrir un dépaysement total au
milieu d’une verdure plantureuse. Un air de campagne règne paisiblement à vingt-cinq kilomètres de
la capitale. Au milieu de la route, deux pots de fleurs imposants ralentissent les voitures. Trois tiges
qui se finissent en boule de feuilles sortent de chacun d’eux. Ces sucettes végétales géantes me
rappellent des mignardises au foie gras que j’ai dégustées lors d’un buffet évènementiel. J’apprécie
l’effort et l’originalité du décor qui s’offre à moi.

Le trottoir incarnadin s’enfonce pour former un bateau. Une petite porte battante et un portail
automatique de couleur framboise de même hauteur et matériau sont composés de lattes verticales.
Ils sont limités par trois montants en pierres taillées de teinte ocre, bien rangées en neuf étages et
séparées par du béton coulé. Un muret surmonté d’un grillage rouillé par le temps, sur lequel un
panneau électrique est installé, entoure le reste de la propriété. Des herbes sauvages bataillent
devant le seuil. Un dallage de pavés se prolonge jusqu’à la maison en deux larges lignes droites qui
filent vers l’horizon. Elles ouvrent le passage des voitures.

Sur la gauche de l’allée se dresse une vaste cabane en béton de couleur champagne couverte d’une
toiture à mansarde en tuiles grises, qui doit servir de garage ou de réserve. Un escalier descendant
débouche sur deux portes et une fenêtre aux volets battants, tous blancs et tous les trois clos.
Derrière le bâtiment, un vieux portique en bois maintient une balançoire, une échelle en cordes et
deux anneaux de trapézistes. Une brouette verte, une pelle et une échelle métallique reposent en
vrac sur le côté. Puis une zone de végétation assez dense sépare le reste de la courtille. À l’ombre de
hauts cèdres, ce dernier est aménagé en espace de détente avec chaises longues, tables et chaises de
jardin.

Sur la droite de l’allée, des fleurs embellissent la portion entre la maison et les fourrés qui délimitent
le trottoir. Un couvercle métallique vert indique l’entrée de la fosse septique.

De l’autre côté, l’herbe chatoyante a envahi un immense terrain au milieu duquel des arbres fruitiers,
dont un imposant cerisier, sont plantés. Une haie de mûres sauvages surveille un potager bien
entretenu. La terrasse se termine au niveau d’un parking dont le toit est soutenu par une charpente
en bois décorée de masques grecs.

Devant la porte d’entrée toute blanche, des tapis orientaux roulés sont disposés contre le mur. Un
paillasson métallique aux motifs de cœur jouxte deux paillassons plus classiques. Les dalles rouges
sur le seuil apportent une touche d’élégance.

La maison possède deux niveaux et probablement un grenier mansardé vu la pente des tuiles. La
lumière du soleil abreuve abondamment de larges baies vitrées équipées de volets battants. Des
réverbères décoratifs en laiton accrochés aux murs mêlent les styles vintage et urbain.

À l’intérieur, un grand escalier en colimaçon en bois massif grimpe jusqu’à l’étage où se trouvent les
chambres à coucher et une salle de bain.

Sur la gauche, je pénètre dans l’alcôve de Mathilde.

Elle a saisi la première occasion où ses parents ont pris le large en profitant des congés de Pâques
pour m’inviter chez eux, dans l’attente prochaine d’emménager dans son appartement. Quinze jours
à peine se sont écoulés depuis notre premier baiser et le destin nous offre une chance unique de
vivre une semaine entière comme un vrai couple, de discuter et de se découvrir davantage. Nous
partageons ce désir prématuré de valider nos affinités et notre potentiel. Elle m’a révélé qu’une
précédente relation lui avait causé de sérieux ennuis et que depuis ce jour, on lui a interdit de
ramener des hommes à la maison, bien que cela lui passe au-dessus de la tête. Malgré un côté
rebelle peu développé, elle s’est épuisée à entendre des règles et protocoles stricts à longueur de
temps quand son for intérieur et ses pulsions la poussent à ne pas les respecter. Je reçois cette
nouvelle comme un terrible coup de pression. Je comprends que cette confession me plonge en
pleine transgression dont elle me rend complice. J’espère que ses parents n’en sauront jamais rien,
que je m’abstiendrai de toute maladresse. Me voilà sous le joug d’une malheureuse information que
je laisserais échapper, un indice qui les mettrait sur la piste, une publication Instagram d’une photo
de la tasse de chocolat chaud qu’elle m’a servie. Si jamais ce secret filtrait, cela n’augurerait pas d’un
rapport favorable avec eux. Je m’imagine aussi nettoyer de fond en comble la scène de crime à mon
départ, m’assurer de n’oublier aucune affaire, de ne pas perdre le moindre cheveu qui puisse être
retrouvé dans la baignoire ou sur un tapis, et tout cela dans l’espoir que ses parents ne cousinent pas
avec l’inspecteur Colombo.

Mathilde s’approche de moi.

— Est-ce que tu aimes les tagliatelles carbonara ? me demande-t-elle en tenant le bocal de


pâtes dans la main et me montrant toutes ses dents.
— Tu plaisantes, c’est une de mes recettes préférées.
— Super, je te fais ça alors, il faut que tu manges.
Ma réponse la rassure. Depuis le premier jour, le destin nous a gâtés en nous offrant des affinités et
coïncidences à s’interroger sur sa neutralité. Je devine que les pâtes la tentent également et qu’elle
se réjouit de cuisiner pour moi. La voir aux petits soins avec moi me touche.

— Merci Amour.
— Tu n’en fais jamais chez toi ?
— Non, je ne peux pas.
— Pourtant c’est très simple à faire.
— Pour toi oui, mais moi, je ne sais pas casser des œufs.
— Comment ça ? s’exclame-t-elle en remontant ses sourcils.
— Tu as bien entendu.
— Tu n’as jamais cassé des œufs ?
— Les rares fois où j’ai essayé, ils se sont surtout cassés à côté du plat. J’ai fini par abandonner.
— Non, mais tu vas voir, moi, je vais t’apprendre, me répond-elle en reprenant son sérieux,
l’index pointé vers le plafond d’un air décidé.

Pendant que nous discutons, les petites lamelles de lardons bien roses crépitent dans la poêle. À
chaque coup brusque de pelle, elles voltigent et se mélangent comme du popcorn qui éclate sous
l’effet de la chaleur. Les émanations de l’excédent de gras qui parviennent jusqu’à mon odorat
stimulent mes papilles et m’ouvre l’appétit.

Debout devant moi, elle prépare l’appareil avec aisance. Son regard narquois me défie au moment
où elle brise les coquilles et le liquide visqueux jaune et blanc s’écoule sensuellement dans le
saladier.

— Tu vas apprendre à casser les œufs, moi je te le dis, ajoute-t-elle convaincue et décidée à me
l’enseigner à la première occasion.

Rien que d’imaginer cette terrible épreuve, j’esquisse un air craintif. Je visualise la table de la cuisine
conchiée d’une bouillie issue de trente coquilles exposées comme des anti-trophées que j’aurais
éclatés lamentablement. L’idée ne m’enchante guère. Je souhaite impressionner ma belle, lui
montrer mes bons côtés, mais me retrouver en situation de faiblesse et d’échec ou passer pour un
Caliméro ne rentre pas dans mes plans. En même temps, je ne peux pas me défiler. Je ne me dérobe
pas même à l’approche des défis les plus difficiles. Après tout, je suis son prince, je n’ai pas combattu
des dragons féroces pour m’incliner devant une misérable coquille.

La lumière pénètre abondamment dans la cuisine par les nombreuses fenêtres qui donnent sur le
jardin. Constitué de lattes en hêtre disposées en quinconce, le sol murmure à chacun de mes pas.
D’imposants placards gris surmontent les principaux appareils électroménagers regroupés du côté de
l’entrée. Des photos et messages sont aimantés au réfrigérateur, mais curieusement, aucun souvenir
de ma belle n’y figure. Seule une feuille de papier sur laquelle un mot d’une écriture maladroite est
signé de son nom. L’écran digital du four Siemens affiche l’heure. Sous les fenêtres, un large plan de
travail surplombe une ribambelle de fourre-tout et tiroirs. Il est encombré de tout un tas d’ustensiles,
une planche à pain et une corbeille de fruits et légumes. À côté de la cuisinière à gaz sur laquelle
traîne une grande poêle grise antiadhérente à revêtement dur, des couverts en bois se dressent dans
une carafe blanche dont l’anse décrit la forme d’un demi-cœur. On leur devine un lourd vécu à s’être
mélangés dans les tajines, couscous et autres potées de recettes traditionnelles de pâtes. Dans
l’angle, sur un présentoir argenté d’inspiration vintage, des broderies en métal à l’apparence d’une
sobre couronne décorent le bord des plateaux. À l’étage supérieur, un étui à lunettes est posé à côté
d’une boîte cylindrique de médicaments. En dessous, de gros oignons secs à tunique jaune
s’échappent d’un fin filet. Juste à côté, un rangement parallélépipédique en bois contient trois paires
de ciseaux. En face, sous un placard à vaisselle transparent accroché sur la cloison, une petite table
grise en hauteur permet de manger à deux. Assortis avec le mur, des sièges de bar d’un rouge vif,
moulés en forme de fesses, sont disposés de part et d’autre. L’absence de dossier m’oblige à
surveiller ma mauvaise posture. Cette pièce est imprégnée d’une grande passion pour les arts
culinaires.

Le repas est servi dans des assiettes blanches en forme de décagone dont l’aile est sobrement
marquée d’une fine ligne de couleur. Sous chaque sommet, une gerbe de fleurs est imprimée. Elle est
composée de deux roses globuleuses carminées issues d’une Pierre de Ronsard dont les épines
jonchent les tiges, et deux anémones blafardes aux étamines bien visibles. Le bassin est amplement
garni d’un nuage de pâtes emmêlées qui recouvre le marli. La crème a presque disparu dans le fond.
Les lardons sont posés au-dessus des tagliatelles et parsemés de parmesan.

— Bon appétit, mon amour, me dit-elle avec sa voix douce et enthousiaste.


— Merci, bon appétit aussi, mon cœur.
— J’espère que tu vas te régaler.
— Oui, c’est vraiment délicieux.
— J’aime tellement les pâtes, je pourrais en manger tous les jours.
— Idem.

Depuis longtemps déjà, j’ai pris l’habitude d’utiliser à outrance ce petit mot provocant et bien
pratique à la fois. Je le place à toutes les sauces. Il m’a été inspiré d’un classique du cinéma où le
personnage principal prénommé Sam est sauvagement assassiné par arme à feu dans une ruelle
sombre, avant que son fantôme continue à vivre auprès de Molly, la femme qu’il aime plus que tout.
Loin de me dérober pour m’épargner de prononcer des paroles chargées de sens, je l’emploie
comme une véritable marque d’intérêt et d’affection.

Une fois le repas terminé, je m’empresse de laver vaisselle qu’elle sèche et range immédiatement
pour ne laisser aucune trace de notre méfait, puis nous remontons dans la chambre.

Au plafond, une moulure rectiligne limite les murs de couleur sable. Des brochures aux couvertures
bariolées remplissent la bibliothèque sur laquelle est accroché un tableau pastel dont les teintes
d’orange représentent un paysage imaginaire. Sur les étagères se mélangent des ouvrages de culture
générale sur l’histoire de la renaissance, la franc-maçonnerie, la peinture, les animaux, la biologie, la
religion et même l’œuvre complète d’Alexandre Dumas. Au fond, une grande table que des piles de
livres encombrent sert d’atelier de confection de bijoux. Des petites boîtes en plastique de perles
style tibétain et d’anneaux métalliques côtoient des chaînes de câble plaquées or. Un fermoir
mousqueton s’est égaré hors de son rangement. Une pince coupante et des pinceaux en silicone
reposent juste à côté d’un présentoir. Mes mains s’agrippent fermement à mes biceps et mes bras
croisés serrent mon thorax. Bien qu’habillé, tout mon corps frissonne. L’air glacial de ce printemps
rude a envahi la pièce en l’absence de chauffage. Mathilde me propose de nous allonger sous
l’épaisse couette de couleur rouge qui contraste avec la pureté immaculée de son tricot blanc.

Son bras insistant glisse sous ma nuque par à-coups. Elle accentue volontairement le mouvement
pour m’importuner. En ramenant son poignet, elle incline mon visage dans sa direction. Toutes dents
sorties comme si elle posait pour un photographe du dimanche, elle me dévore d’un air malicieux.
Ses yeux brillent ardemment. Elle peine à cacher l’idée qui lui trotte derrière la tête. Sans me laisser
le temps de tergiverser, sa longue et divine langue s’aventure déjà dans ma bouche et s’enroule dans
la mienne. Aucune friandise n’égale le parfum de son contact salivaire. Ma main s’égare dans sa
tignasse douce et ondulée. Le bout de mes doigts s’accroche à son cuir chevelu pour garder un
semblant de maîtrise.
Sa jambe glisse au-dessus de moi. Le frottement de son jean rose contre le mien provoque un
sifflement fuyant. En prenant élan avec son genou, elle bascule soudainement et me chevauche
éperdument. Sa tête domine désormais la mienne. La puissance de son regard s’enflamme
intensément. Ses yeux pétillants sortent de leur orbite. Un souffle incandescent s’échappe de sa
bouche grande ouverte au rythme de sa respiration saccadée. Elle renverse son bassin vers l’arrière
en cherchant un contact appuyé au niveau de mon sexe. La pression exercée provoque des
picotements dans mes testicules. Un frisson remonte à l’intérieur de mon corps. Je me raidis.

Elle retire sauvagement son pantalon et ses chaussettes courtes qu’elle balance par-dessus bord. Ses
doigts fermes attrapent énergiquement le bouton de ma braguette et l’arrachent, avant de tirer d’un
coup net sur la fermeture éclair. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, nos vêtements
s’enlacent sur le sol. Mon caleçon prend la forme d’une tortue dont la carapace s’érige
progressivement. Elle s’y aventure et saisit mon pénis turgide à pleine main. Ses ongles coupés
beaucoup trop courts rosissent sous la pression. Elle n’arrive même pas à en faire le tour complet.
Tout en maintenant l’étreinte avec ses phalanges, elle décide d’entamer des va-et-vient rapides de
haut en bas. Le frottement machinal combiné à l’absence de prépuce me brûle. Cette sensation
désagréable distend aussitôt ma verge en refaisant tomber l’excitation. Sur le coup, cela me rassure,
car pris au piège dans un jeu auquel je ne voulais pas participer, je recherche urgemment une
échappatoire salvatrice. Sans capacité de réagir ou de prononcer le moindre mot, je subis la scène
non sans éprouver un plaisir divin. À aucun moment je n’avais imaginé vivre notre premier câlin ce
jour-là, dans la maison de ses parents. J’étais naïvement venu sans préservatifs tellement il me
paraissait évident que rien ne se passerait ici. Comment l’arrêter dans son élan sans la frustrer ?
Nous ne devons pas le faire. Impossible de prendre un risque aussi inconscient après deux semaines
de couple seulement, alors que nous n’avons jamais parlé contraception, encore moins réalisé un
test de dépistage. Il me brûle de le lui dire, de la repousser gentiment. Quand elle emménagera
bientôt dans son appartement, nous en profiterons pleinement. Et en même temps, l’excitation de ce
moment magique m’annihile toute envie de résister. Mon esprit est paralysé. Prisonniers des
pigments de ma langue qui agissent en ventouse, mes mots ne sortent pas.

Je crois entendre un « tu vas voir ce que tu vas voir ».

Persévérante, elle décide de ne pas en rester là. D’un geste sauvage, elle arrache mon calebar. Ses
genoux plantés dans le matelas reculent nettement. Elle se balance en arrière et après avoir rebondi,
elle fond sur moi et enfonce mon phallus au plus profond de sa bouche béante. Ses lèvres sensuelles
l’emmaillotent au niveau de la racine avant de repartir dans la direction inverse. Mon gland
s’émoustille du contact âpre de son palais. Sa langue sortie lèche mon méat sur lequel une
gouttelette blanche s’est déposée. Une onde électrique au courant glacial me traverse. Ses
mouvements répétés m’activent. Je ne peux protester devant une chose si agréable dont j’avais
oublié le goût depuis plusieurs années. Je durcis irrémédiablement et l’excitation reprend le contrôle.

Elle s’étale à nouveau sur mon corps et présente son vagin humide devant mon pénis. Nos organes
s’encastrent machinalement dans un cri de débauche. Mon souffle haletant cambre mon dos et
m’envoie encore plus profondément. Elle détonne de plaisir.

Mes paumes serpentent le long de son buste jusqu’à se poser sur ses seins. Mes pouces dessinent
une spirale au niveau de ses aréoles avant de s’amarrer à ses mamelons tout durs. Je les malaxe
délicatement, je tourne autour, je les stimule. Ma tête se relève. Ma bouche s’approche. Ma langue
chasse mon doigt et continue la chorégraphie envoûtante. J’alterne le massage avec l’apex de ma
papille et des mordillements malingres à l’aide de mes incisives. Je ne serre pas. Elle soubresaute au
passage de la partie contondante de mes dents contre ses tétons.
Elle ne peut se retenir de glapir et de proférer des : « Oh putain ! On ne m’a jamais fait ça. Arrête s’il
te plaît, arrête sinon tu vas me faire jouir. »

J’ai trouvé son point faible. Pris au piège, les mains dans le sac, je ne m’arrête plus.

Mon corps n’écoute plus ma tête, je ne peux plus me débiner.

Mes veines gonflées à bloc, je vais bientôt craquer. Elle m’excite tellement. Je voudrais la faire jouir
avant, mais la cheminée se remplit, mon souffle s’accélère brusquement. Des gouttelettes de sueur
envahissent mon front. Alors qu’elle pousse un langoureux « Oh oui » qui se prolonge dans les aigus,
mon sperme jaillit dans le fond de son orifice comme la lave explose d’un volcan en éruption. Je
laisse échapper un bruit de soulagement qui témoigne de mon orgasme. Heureuse pour moi, son
visage euphorique me félicite.

Elle saisit à nouveau mon pénis et écrase vigoureusement mon gland contre son clitoris. Elle agite
alors son poignet pour provoquer des vibrations rapides. Les poils denses de sa vulve me grattent de
façon désagréable, et le soufflet retombé, les frottements endolorissent le bout de mon sexe. Je
voudrais m’extraire. Par mes mots de refus et un geste de la main, je tente de la repousser, mais elle
ne me laisse pas le choix. Elle accélère encore tandis que je continue à jouer machinalement avec ses
mamelons. Elle répète nerveusement « ça vient, ça vient » jusqu’à hurler de tout son corps au
moment où l’orgasme se manifeste. Une larme chaude s’écoule sur sa joue.

— Jamais on ne m’a fait une chose pareille, s’exclame-t-elle à bout de souffle d’une voix
soulagée.

Ma culpabilité remplace vite la tendresse que son bonheur me procure. Apporter autant d’excitation
à son amoureuse dans un câlin est une bénédiction, mais nous ne nous sommes pas protégés. Le
stress m’envahit. Je réalise toute la relativité du consentement. Avec la plus grande des naïvetés, la
couette s’est refermée sur moi comme la gueule du loup sur la thyroïde de l’agneau. La volonté pèse
moins qu’un désir enflammé quand les muscles impotents nous paralysent jusqu’à la moelle. Faute
de pouvoir la repousser et obéir aux exigences que ma tête m’imposait, je m’étais résigné à apprécier
le moment en faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Même sous la contrainte, le plaisir laisse
peu de place à l’amertume. Pourtant, au fond de moi, mon âme et tout ce qui constitue ma
personnalité et mes valeurs sont souillés à jamais.

Je n’ose pas interrompre sa félicité pour aborder le délicat sujet. De toute façon, le crime est commis,
à part croiser les doigts, peu de solutions s’offrent à moi. Je ne comprends toujours pas comment je
suis tombé dans le piège. D’ordinaire ultra prudent sur tout ce qui se rapporte à la sécurité, j’ai
ouvert la boîte de Pandore. Je dois me taire, le moment est mal choisi.

Je décide de la prendre dans mes bras et la serrer fort contre moi. Sa tête se pose langoureusement
sur mon épaule. Avec la félicité d’une vestale qui a fini d’entretenir un sanctuaire, ses paupières
s’écroulent de fatigue. Elle s’endort en princesse avec pour thème, les vibrations des battements de
mon cœur. Je m’assoupis également.

Des heures se sont écoulées pendant notre sommeil. Je dois absolument m’absenter ce soir avant de
revenir demain. La nuit qui tombe me rappelle cruellement mes obligations. Un bus par heure et il
arrive dans quinze minutes à peine, je ne peux pas me permettre de le manquer. Je m’apprête à me
lever en vitesse, me rhabiller et filer à l’anglaise. Je l’embrasse pour lui dire au revoir. Je ne vois rien
venir. Sans même réaliser ce qu’il se passe, elle exécute une prise de judo pour me retourner comme
une crêpe. Elle se met à califourchon au niveau de ma taille et me saisit les poignets en les plaquant
dans le matelas. Ses bras gainés et ses coudes verrouillés dégagent une puissance bien plus forte que
ma résistance. Impossible d’esquisser le moindre mouvement.

— Tu aimes quand je te séquestre ? me questionne-t-elle d’un ton provocateur.


— Ce n’est pas le sujet, s’il te plaît je vais louper le bus.
— Dommage, me répond-elle avec ironie en affichant un large sourire.

Je comprends mon échec. Elle a réussi son coup. Me voilà coincé une heure supplémentaire. Cela ne
m’enchante pas, car l’offre de transport réduite rallonge le voyage retour, bien que rester dans son
lit soit une sinécure à laquelle je saurais me plier sans trop de protestation.

— Euh… tu viens ou pas demain ? J’ai un doute, ajoute-t-elle en reprenant son air angoissé.
— Tu as un doute ?
— Sur ta présence demain. J’ai besoin d’être rassurée.
— Je t’ai dit que tu me faisais complètement craquer.
— Toi aussi, j’ai envie de te faire un réveil de prince.
— Je n’ai aucune inquiétude là-dessus. C’est juste que demain on aura moins de temps.
— On prendra le temps mercredi.
— J’aime cette idée.
— Dès que j’aurai mon appartement, on pourra se voir quand on veut.
— Je sais, j’ai hâte.
— Et j’ai aussi envie de commencer des sorties en dehors de la danse.
— Quand on pourra danser tous les jours entre nous, on ne sera pas obligé d’aller à toutes les
soirées, on fera d’autres choses également, bien entendu. Il y a tellement à faire.
— Oh que oui, je vais me sentir coupable si tu rates les soirées auxquelles tu tiens tant à cause
de moi.
— Tu devras te faire pardonner après.
— Si je te remplis de bisous et de câlins, ça devrait faire l’affaire.
— Je l’ignore.
— Il te faut quoi de plus ?
— Je n’en sais rien, c’est selon les cas, tu aviseras. Je suis sûr que tu feras preuve d’imagination.
— D’accord.
— Pour l’instant, tu as été divine. Tu n’as même pas eu besoin de te faire excuser de quoi que
ce soit puisque tu es une princesse de rêve.
— Toi aussi tu es un prince attentionné qui pense à tout pour sa princesse et qui prend soin
d’elle.

Ce compliment dit avec autant de sincérité et me va droit au cœur. Je me délecte de ses élans
affectifs qui touchent systématiquement leur cible. Mes joues rougissent, je les sens changer de
couleur.

— Au fait, tu as remarqué la bague que j’ai au doigt, ajoute-t-elle en me montrant sa main.


— Je n’avais pas osé te demander.
— Je l’ai achetée pour me faire belle pour toi.
— Je trouve cela si touchant. Tu me fais vibrer.
— Tu vas me manquer.
— J’ai trop hâte d’être dans tes bras, de t’embrasser et de te câliner.
— Je t’aime tellement mon prince.
Je repars avec une seule idée en tête, revenir dès le lendemain me noyer dans cet océan de bonheur
dans lequel elle m’invite systématiquement à la rejoindre. Blanche-Neige et Charmant peuvent nous
envier.

Chapitre 9 : Mathilde

Micellaires et recouverts d’une épaisse couche de crasse desséchée, ses orteils recroquevillés
s’enfoncent laborieusement dans les mottes de mauvaises herbes qui jonchent le rude parcours. Les
tiges qui s’entremêlent et les épines qui dépassent l’ont mutilé profondément dans sa chair, mais les
longues heures de marche ont tellement endurci sa peau boucanée qu’il ne réagit même plus à la
douleur muette. Un petit lacet en caoutchouc ferme ses caligae en toile de couleur bleue, ouverte sur
les chevilles, au niveau du muscle soléaire. Vêtu d’un simple pagne et coiffé d’une couronne de
laurier, les jambes arquées et les mollets gonflés à bloc, il mène l’ensemble du groupe sans s’arrêter.
Marquée par l’empreinte du cordage qu’il tire depuis trop longtemps maintenant, sa paume gauche
guide la bête récalcitrante. Serrée sur ses tempes juste sous les cornes, la sangle tendue oppresse
visiblement le bœuf blanc qui regarde péniblement derrière lui d’un air désabusé. Sa langue
pendante exprime sa fatigue extrême. Il arbore un tapis de selle orné de motifs fleuris sur toute la
largeur de son dos jusqu’au garrot. Dans cette tenue d’apparat, il se dirige vers le lieu ultime de son
expiation.

Dans son sillage immédiat, adultes et enfants se pressent les uns derrière les autres en se gardant de
se faire écraser par les bêtes effrayées. Tous surveillent du coin de l’œil cet homme de grande taille à
la posture impériale et aux sandales en cuir de haut rang. Un long drap froissé aux teintes ocre le
recouvre intégralement. Ils le regardent avec une importance toute particulière. On l’appelle Scipion.
Dans le fond, des éléphants chamarrés apprêtés de leur tenue de cérémonie ouvragée
accompagnent majestueusement la procession solennelle du troupeau. Sur le sommet du crâne, une
toile décorative est attachée par des bijoux de perles en ivoire noués autour de leur trompe. Des
coutures dorées aux motifs géométriques enjolivent leur imposant collier du plus noble des tissus.
Sur le dos de l’un d’eux, une lionne parade pareille à une reine dans son carrosse. D’autres animaux
exotiques parsèment le cortège.

Assise sur le velours écarlate de la banquette en bois, je contemple avec questionnement la tenture
géante de laine et de soie qui s’effiloche sur les contours à la façon d’un tapis d’Orient. Je me
projette dans cette scène complexe qui manque d’équidés. Je m’interroge sur la signification de tout
ce manège pestilentiel, le ressenti véritable de chacune des bêtes de la succession. S’agit-il d’une
cérémonie de victoire ou d’un sacrifice sordide ? Comment les misérables peuvent-ils mener ces
malheureux êtres vivants pleins de santé à l’abattoir dans une froideur horripilante ? Et pourquoi
derrière leurs regards soumis, ces hommes en détresse ne se révoltent-ils pas contre la tyrannie de
leurs leaders ? Comment une telle influence sournoise initiée par un individu égoïste aux intentions
malfaisantes s’insinue-t-elle dans leur libre arbitre pour leur guider un chemin obstrué qui ne leur
apporte que tortures et souffrances ? Je me tourne vers Michaël assis à côté de moi.

— C’est beau.
— Très, me répond-il en ponctuant son mot d’un hochement de tête.
— On continue ?
En nous levant, nous apercevons directement le stupéfiant escalier à double révolution qui consacre
l’immense talent de Léonard de Vinci. Clé de voûte de la célébrité du château, il trône en plein centre
de la grande croix grecque symbolisée par les salles du rez-de-chaussée. Le blanc du calcaire
resplendit dans tout l’intérieur. Nous enjambons les marches aplaties aux rebords marbrés trois par
trois. Il s’arrête. Par-dessus la rampe, il admire le plafond en arcade composé de sept rangées
délimitées en carrés de même taille où s’alternent les sculptures de salamandre et la représentation
de François Premier. Entourée de cordages avec des nœuds marins, son initiale, la lettre F massive
sur laquelle des fleurs de lys sont gravées, porte la couronne royale.

Nous montons jusqu’au dernier niveau, sommet du donjon pour découvrir la terrasse. Tapissé d’un
épais voile de nuages qui filtre imparfaitement la lumière, le ciel nous éblouit. Les tours du château le
transpercent comme des couteaux. Leur style tellement raffiné et les étages multiples accroissent la
sensation de verticalité. Des losanges et disques peints en noir se succèdent sur la base dans un
anachronisme frappant. De courtes colonnes convexes protégées par des gargouilles encadrent une
coquille harmonieuse. Les socles s’élargissent et portent une couronne. Le travail d’architecture
regorge d’une myriade de détails remarquables.

À l’approche de la rambarde, ma main serre fortement la sienne tandis qu’une désagréable sensation
de vertige paralyse le reste de mon corps. Devant nous s’étendent des jardins à la française d’une
élégante sobriété. Un chemin vert qui s’enfonce dans la forêt jusqu’à la ligne d’horizon crée une
dynamique d’ensemble. Il définit aussi l’axe de symétrie de l’œuvre. Dessinées dans deux vastes
parcelles d’herbe rectangulaires, quatre fleurs de lys majestueuses s’observent inlassablement. Entre
elles, deux grands cercles qui attirent des auréoles de dimension moindre semblent former les piliers
invisibles d’un immense dôme imaginaire. Des allées d’arbre espacées d’un écartement fixe
complètent les lignes de la perspective.

— Bienvenue chez toi, mon Amour, s’exclame-t-il en me regardant d’un air malin.
— Merci, mon prince, je suis si heureuse.
— Ton château te plaît, ma princesse ?
— Oh que oui.
— Sinon on en cherche un plus grand.
— Non, c’est parfait.

Infiniment ravie de me trouver ici avec lui dans ce décor de carte postale, je savoure chaque instant
de cette sortie idoine à l’image de notre conte de fées. Nous ne pouvions rêver meilleure destination
pour notre premier voyage. Depuis plusieurs semaines, j’étais mobilisée tous les week-ends dans les
travaux de mon appartement, les mains engluées dans l’enduit ou à étaler les couches de peinture.
Je mettais un coup de collier pour le terminer tellement je m’impatientais d’inviter Michaël. Mais un
heureux hasard ou un signe du destin m’avait permis de me libérer et je lui avais proposé une
excursion dans un château de la Loire. L’idée l’enchantait. Il n’avait jamais visité Chambord.
Convaincu que le voyage allait nous renforcer, nous forger une histoire et de beaux souvenirs,
construire les bases de notre relation, il s’était empressé d’accepter avec une ardeur extraordinaire.
Je me rappelle qu’au moment où nous recherchions une chambre d’hôtel du côté de Blois, j’avais
senti le besoin qu’il me rassure sur ses sentiments.

— Quand tu m’as dit que tu brûlais pour moi, tu voulais dire quoi ?

Je le questionnais de façon assez candide, pas tant que je n’aie pas compris ce qu’il m’avait suggéré,
que je désirais l’entendre à nouveau.

— Mon cœur brûle de mille feux pour toi, me répondit-il.


— Et ça s’intensifie de jour en jour, c’est ça ?
— Ben là, c’est carrément dix fois plus que la semaine dernière, je m’inquiète.
— Ah bon ?
— J’espère que je ne vais pas cramer complètement.
— Moi aussi.
— Tu aimes bien les princes grillés, me demanda-t-il avec une touche d’humour.
— Écoute, j’ai quelque chose à t’avouer.

Je ne pas répondais à sa question tellement je me concentrais sur ce qu’il me crevait de lui dire. Sans
me l’expliquer, mon palais retenait inconsciemment mes mots.

— Je t’écoute, me dit-il.
— Plus les travaux avancent, moins j’arrive à me passer de toi et plus je m’imagine avec toi dans
l’appartement.

Particulièrement touché par ma révélation subite à laquelle il ne s’attendait pas, son regard épris me
fixait avec insistance. Il se projetait aussi, c’est sûr. Mais je préférais l’entendre de sa voix.

— Cette idée te plaît ?


— Beaucoup, vraiment beaucoup, me répondit-il.
— Je suis rassurée.
— J’avais peur que tu me dises que tu n’aimais pas les princes incandescents, que tu craignais
que je mette le feu à l’appartement. Mais je suis très sensible à tout ce que tu me dévoiles.
— C’est ce que je ressens, et tout à l’heure, tu m’as tellement touchée que tu m’as laissée sans
voix.
— Je t’ai juste partagé ce que j’éprouvais sans pudeur. Tu m’as dit qu’on devait se dire les
choses.
— Oui c’est vrai, mais ça m’a énormément touché.

Il n’a pas prononcé le moindre mot, ce qui m’a permis d’achever mon souvenir. Lui aussi se
remémore certainement nos longues discussions et nos moments intimes. J’aimerais tellement me
faufiler dans sa tête pour découvrir ce qu’il pense véritablement de moi. Sans même m’en rendre
compte, je le regarde avec admiration et curiosité. L’aspect hiératique de cet instant le rend
somptueux. Le romantisme de nos deux êtres qui se désirent en silence, main dans la main, éclate au
grand jour. J’espère ne pas me tromper non plus, qu’il ne rêve pas d’une tierce personne. En même
temps, ce voyage ne devrait pas lui évoquer une autre fille puisqu’il n’a jamais visité Chambord
auparavant.

Se sentant observé comme le lait au coin du feu, il se tourne enfin vers moi et découvre mon air
béat. Il me sourit. Je dois absolument relancer la conversation, et un seul mot me vient à la bouche.

— Dis-moi, est-ce que tu as faim ?


— Je n’osais pas en parler pour ne pas te tenter.
— Oui, mais ça te tente ?
— Pourquoi pas, si tu en as envie, c’est l’heure du déjeuner après tout.

Il me connaît déjà bien. Gourmande invétérée poussée par un appétit insatiable, je ne résiste jamais
au désir de grignoter. Je reconnais volontiers mon péché mignon. Je ne pourrais jamais me défiler
face à l’attirance fatale d’une double boule chez mon glacier préféré dans les rues piétonnes de
Saint-Germain-en-Laye, ou d’une coupe de fruits au paradis, pas davantage d’une énorme assiette de
pâtes. Manger c’est la vie. Et pourtant je ne veux pas grossir. Voir des bourrelets se former sur mon
bas ventre me répugne au plus haut point. Je ne le supporte plus et je me déteste pour mon
insatiabilité. Il me rassure à chaque fois en me disant qu’il n’a jamais connu une femme si fluette
avec un corps si parfait, que je ne devrais pas me mettre martel en tête. Sa gentillesse me touche,
mais je ne le crois pas. Il veut juste me dépogner, me montrer que je reflète une image bien plus
belle que l’infâme monstruosité qui m’obsède. Pour autant, je préfère continuer à me détester de ne
pas réussir à maigrir.

En bas des marches, nous traversons la cour et rejoignons le parking pour récupérer la glacière. Puis
nous retournons sur l’espace sauvage abandonné aux touristes, au bord de la rivière. De notre point
de vue, le château siège avec une somptueuse magnificence. L’union des tourelles dresse une
couronne royale au-dessus du bâtiment féérique. Le ciel gris et couvert pèse sur l’atmosphère lourd.
Le pont qui enjambe la Loire est constitué de vieilles pierres régulières salies et rongées par le temps.
Des plantes saxicoles jaillissent des interstices et envahissent la paroi. Leur apparence vivace les rend
bien plus robustes que leurs hôtes émoussés. Cette entropie courrouce l’éclat du château et la
cohérence mathématique de tous les ouvrages qui l’entourent, y compris l’espacement homogène
des arbres. Au milieu de la broussaille est fixée une échelle limnimétrique graduée nettement en
hauteur. À la surface de l’eau, les reflets scintillants que le courant transporte à petit flot
disparaissent sous les arches gloutonnes.

Je m’imagine ce que le pont a vu passer pendant tous ces siècles, tous les souliers qui l’ont souillé,
tous les sabots qui l’ont martelé. Des carrosses royaux tirés par des chevaux normands en peine
dressent des sillons dans le sol. Attelés à un timon en bois bien poli, ils sont harnachés par des
courroies de cuir serrées au poitrail et nouées à une autre barre reliée au châssis. Derrière le miroir
apparaît la silhouette aquilienne de François 1er coiffée d’un béret blanc passementé de drap d’or
tanné.

Nous nous sommes éloignés des visiteurs en pause pour apprécier la tranquillité de l’endroit. Assis en
tailleur, les fesses posées dans l’herbe sèche et le sol dur, nous extrayons le déjeuner de la grande
glacière jaune et noir. La veille, j’avais pris le soin de préparer une grosse salade de riz d’une
simplicité biblique. Dans nos tupperwares, les grains de maïs se mêlent aux morceaux de thon sur un
tapis blanc. Deux œufs entiers et bien cuits d’un calibre important apportent du volume à
l’ensemble. J’avais également versé dans un fin récipient cylindrique en plastique, une sauce à base
d’huile d’olive et de vinaigre balsamique. Une fois le tout mélangé dans l’assiette, je réalise que nous
avons oublié fourchettes et cuillères dans la voiture.

— Euh, Amour, je crois que les couverts…


— Oh merde, les couverts, m’interrompt-il en se souvenant lui aussi qu’après nous être rappelé
de les prendre au dernier moment, nous les avions déposés à l’arrache sur le tableau de bord
où ils se trouvent toujours.
— Bon tant pis.
— Je vais aller les chercher, la voiture est garée à dix minutes, ça ne fait que vingt minutes à
m’attendre.

Je vois bien qu’il dit cela au premier degré. Devoir y aller ne l’enchante pas, le parking est très
excentré, mais il assume pleinement son rôle de prince. Malheureusement, ma grosse faim qui me
tiraille ne patientera pas si longtemps.

— Mais non, c’est trop loin, ne t’embête pas.


— Je t’assure que ça ne me dérange pas.
— Écoute, on va manger avec les doigts.
— Avec les doigts ?
Ses yeux s’écarquillent brutalement. Il me fixe avec curiosité. Ses narines s’écartent en marquant une
sorte de répréhension ou de dégoût. Je pense qu’il n’a jamais connu une copine aussi peu délicate
que moi. La situation m’amuse.

— Tu ne m’en crois pas capable ?


— Oh si, je sais bien que tu es capable de tout.

Pendant que nous rions tous les deux, je mets fin au suspense. Mon auriculaire inutile relevé de
façon quelque peu précieuse, ma main plonge dans la gamelle. Mes phalanges pincent un amas de
salade en le compactant. J’incline la tête sur le côté et j’enfonce mes doigts dans ma bouche où je
relâche les aliments en mâchant grossièrement. Des grains de riz imbibés de sauce collent à ma peau.
Une goutte huileuse solitaire glisse imperceptiblement jusqu’à ma paume, puis dans le récipient.
D’un geste vif, un coup de langue fugace balaie cavalièrement ma main pour la nettoyer. Bien que
son maniérisme s’afflige visiblement de la situation, il ne peut s’empêcher de se bidonner.

— Deux mois, on a attendu deux mois pour se rencontrer, tu réalises le temps qui est passé, lui
dis-je en reposant la gamelle vidée sur l’herbe.
— Non, je ne me rends pas compte, mais je ne regrette rien.
— Moi non plus, on a fait marcher notre impatience. C’était romantique.
— Les fondations, c’est le plus important.
— Exactement, je suis d’accord.
— Cela fait deux mois de couple maintenant.
— C’est génial, on continue de se découvrir.
— Et ce n’est que le début.
— Oh que oui.
— Je t’aime.
— Ta voix est juste divine et apaisante.
— Tu me touches tellement.

J’attrape mon dessert, une Danette dont je raffole. Une fois l’opercule retiré, mon auriculaire plonge
obscènement dans le chocolat que j’ingurgite comme une morte de faim. Bouchée après bouchée, il
racle le pot avant que ma langue le râpe à son tour. Une crème marron s’étale sur toute la tranche de
ma main et sous mes lèvres. Je me régale. Ce déjeuner bucolique a pris une tournure originale. Je ne
lui ai pas montré le meilleur de moi-même. Cela ne devrait plus rien changer, car il m’aime déjà trop,
je l’ai bien ressenti. Alors, autant me comporter de façon totalement naturelle et lui confirmer que
mon absence de délicatesse ne connaît aucune limite. Tout compte fait, avoir oublié les couverts me
rend heureuse. Une grande fierté s’empare même de moi comme si je les avais laissés
volontairement dans la voiture.

Avant de poursuivre la visite, je l’invite à danser. Je sélectionne une de mes chansons préférées sur
mon téléphone. Nous nous retrouvons emboîtés l’un contre l’autre à nous trémousser sur une
bachata sensuelle devant notre château. Le romantisme atteint son paroxysme.

Vous aimerez peut-être aussi