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Le Monde alpin et rhodanien.

Revue régionale d'ethnologie

Ce que la toponymie peut apporter à la... toponymie


Paul Fabre

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Fabre Paul. Ce que la toponymie peut apporter à la... toponymie. In: Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale
d'ethnologie, n°2-4/1997. Nommer l'espace. pp. 13-20 ;

doi : https://doi.org/10.3406/mar.1997.1626

https://www.persee.fr/doc/mar_0758-4431_1997_num_25_2_1626

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Résumé
Tiraillée entre un statut de prestataire de services et un autre de discipline subalterne, en appelant
toujours aux enseignements des autres, la toponymie a fini par affirmer son indépendance et, par là, à
sortir des seules conditions de bénéficiaire et d'auxiliaire dans lesquelles on la tenait enfermée. Cette
indépendance, fondée sur l'assise solide de la grammaire historique, a pu conduire les chercheurs à
oublier certaines richesses que leur discipline recèle. Ces richesses se situent aussi bien dans le
domaine de la production du sens et des réflexions théoriques pour lesquelles la toponymie fournit une
réserve inépuisable d'exemples (en même temps que l'image du passage du nom commun au nom
propre), que dans le domaine d'une sociolinguistique de nature historique (où nommer ne coïncide plus
forcément avec la fonction référentielle du langage), ou encore dans celui de l'étymologie populaire (où
les vérités de la vie le disputent à la certitude de la science). Bref, on envisage ici tour à tour le nom de
lieu comme désignation simplement descriptive, comme conscience et maîtrise de l'environnement de
l'usager par l'usager lui-même, comme projection enfin d'une subjectivité, laquelle peut aller d'une
sorte de volonté d'exorcisme à une modification de sens du nom de lieu surgie à la fois d'une situation
socioculturelle et du besoin de comprendre. Tout cela appartient en propre à l'onomastique.

Zusammenfassung
Was die Ortsnamenforschung der... ortsnamenforschung beibringen kann.
Der Ortsnamenforschung, die zwischen der Stellung einer Dienstleistenden und der eines auf die
Lehre der anderen angewiesenen, untergeordneten Fachs schwenkt, ist es endlich gelungen, ihre
Unabhangigkeit zu behaupten und dadurch den doppelten Stand einer Gewinnziehenden und einer
Gehilfin zu verlassen, zu dem sie verurteilt war. Diese Unabhangigkeit, die sich auf die feste Basis der
geschichtlichen Grammatik grundet, mag die Forscher dazu gefiihrt haben, an gewissen Schatzen
borbeizugehen, die in ihrem Fach stecken. Diese Schatze befinden sich sowohl auf dem Gebiet der
Sinnproduktion und des theoretischen Nachdenkens, wofur die Ortsnamenforschung eine Menge
Beispiele gibt (und zugleich den Ubergang vom Gattungs -zum Eigennamen veranschaulicht), wie
auch auf dem Gebiet einer geschichdich gesinnten Soziallinguistik (in der das Nennen nicht
notwendigerweise mit der Beziehungsfunktion der Sprache zusammengehort), wie auch noch auf dem
Gebiet der Volkse-tymologie (in der die Wahrheit des Lebens der Gewifiheit der Wissenschaft
gleichkommt). Kurz, der Ortsname wird hier abwechselnd betrachtet, zuerst als einfach schildernde
Bezeichnung, dann als Bewufitwerden und Beherrschung -durch den Benutzer selbst — der eigenen
Umwelt, zuletzt als sich offenbarende Subjektivitat, die ihren Willen zur Beschworung durchsetzt aber
auch den Ortsnamensinn andert, wegen einer gewissen soziokulturellen Lage und des Drangs zum
Verstehen. Das ailes hat die Onomastik, Personen und Ortsnamenkunde, zu eigen.
Ce que la toponymie peut apporter

à la. . . toponymie

Paul Fabre

IL est devenu banal de dire que la toponymie peut apporter des enseigne¬

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LA TOPONYMIE COMME BÉNÉFICIAIRE

Expliquer un nom de lieu suppose de la part de celui qui veut l'expliquer une
nécessaire connaissance linguistique, plus précisément de linguistique histo¬
rique. La forme de langue qu'a d'abord été le nom propre a vécu avant de se
fixer : pour l'expliquer, il faudra bien refaire son voyage, puis dresser son por¬
trait, une fois son visage figé. Ainsi, expliquer le nom de XAuzon, porté en
France par un certain nombre de rivières, dans une zone qui va du Rhône à
l'Aude en passant par les Cévennes, exige que l'on retrouve des formes an¬
ciennes pour, à partir de ces formes et en respectant les réalités historiques et
phonétiques, poser un prototype *Alisonu, dans lequel on s'efforcera de dégager
un thème *alis-qu'il faudra essayer de rattacher à quelque ensemble linguistique
connu ou, à défaut, supposé, pour lui donner un sens et lui procurer une légiti¬
mité morphologique. Cela suppose une bonne connaissance des lois phoné¬
tiques etAlsou,
ailleurs une approche
ailleurs encore
correcte,
Auzenne
au moins,
, les du
variantes
celtique.formelles
Mais ici demanderont
Auzon, là Alzon,
la

connaissance du terrain, autrement dit à la fois l'approche du dialectologue et


celle de l'érudit qui dépouille les documents. Parler d'érudition, c'est déjà parler
d'histoire (je veux dire d'histoire tout court), et si, dans le cas de l'Auzon, elle
joue un rôle bien mince, il n'en ira pas de même dans d'autres cas... Un nom,

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c'est évident, s'est inscrit dans l'usage toponymique dans des circonstances his¬
toriques, lesquelles peuvent ne pas trop compter (qu'un ruisseau, dit rieu en oc¬
citan, soit appelé le Rieu, et l'explication ne demande pas qu'on ait assisté au
baptême), ou au contraire compter beaucoup quand on se penche sur lui : le
nom des Allemandes, qui désigne un quartier d'Alès (Gard), est incompréhen¬
sible à qui ne sait pas que ces Allemandes étaient en réalité des Alsaciennes, pré¬
sentes en ces lieux au siècle dernier ; on a retenu leur nom pour servir de
désignation toponymique et on les a dites Allemandes selon ces généralisations
dont l'histoire onomastique n'est pas avare : pour les pays occitans, au Moyen
Age, étaient dits Catalans tous ceux qui étaient au-delà des Pyrénées, fussent-ils
des Catalans authentiques ou d'authentiques Espagnols. Montaigne, pour un
autre propos et à son endroit, a bien résumé ce processus : « Quelque diversité
d'herbes qu'il y ait, tout s'enveloppe sous le nom de salade
Au reste, si toutes les disciplines peuvent être utilement conviées à venir épau¬
ler la toponymie, de l'histoire à l'anecdote, de la dialectologie à la connaissance
des us et coutumes des lieux où le nom propre prospère, il y aura encore néces¬
sité d'autres auxiliaires, indispensables : l'esprit critique et la vigilance, car la pro¬
menade des formes à travers l'histoire engendre tant de déformations, tant de
mots méconnaissables... Qui reconnaîtra l'Euze, le chêne vert, dans la Léouze
(cadastre napoléonien de Saint-Andéol-de-Berg, Ardèche, 1813) ? Et qui, dans
les Armoiries (Molezon, Lozère ; carte de l'instituteur Salles, 1879), verrait les
modestes mûriers occitans que sont les amouriers7. Transcriptions et traductions,
vous êtes bien suspectes, déjà dénoncées par Montaigne encore : « Car en faisant
de Vaudemont, Vallemontanus, et les métamorphosant pour les garber à la Grecque
sance».
où la Romaine, nous ne sçavons où nous en sommes et en perdons la connais¬

LA TOPONYMIE COMME AUXILIAIRE

Porter les yeux sur l'histoire comme le fait tout historien, cela ne peut se faire
qu'à l'aide de force documents, notre connaissance présente du passé nécessitant
tout un jalonnement de témoignages et tout un inventaire de pièces du temps.
Mais ces pièces historiques boivent à bien des abreuvoirs et souvent l'abreuvoir
onomastique recèle bien des breuvages... L'histoire de l'onomastique nous
montre bien que si les linguistes ont cherché de l'aide hors de leur discipline, les
historiens sont venus puiser dans l'onomastique les compléments, à la fois lin¬
guistiques et historiques, nécessaires pour combler les vides qui se faisaient jour
dans leur domaine. Les premiers onomasticiens sont des historiens, d'Auguste
Longnon, qui vient apporter à la toponymie son savoir d'historien, à d'Arbois
de Jubainville, qui vient enrichir le sien à la lumière des toponymes (avec, on le

(1) Op.
(2) Essais,
cit.,livre
ibid.I, chapitre XLVI.
PAUL FABRE 15

sait ou on s'en doute, les risques de systématisation qui naissent toujours chez
qui veut démontrer une thèse à l'aide de faits qu'il a tendance à sélectionner).
L'auxiliariat par ailleurs peut être plus largement dévoyé et la toponymie alors
appelée à servir plus de témoin à charge que de témoin tout court ; la limite la
moins supportable sera atteinte lorsqu'on tirera fallacieusement argument de
l'onomastique pour tenter de fausser l'histoire et, en la gauchissant, de l'attirer à
des vues singulières, dans lesquelles la vérité vraie n'est pas la priorité première ;
de cela, Charles Camproux nous a donné un exemple éclairant, quoique bien
sombre...®. Bien entendu, la toponymie ne va heureusement pas souvent
jusque là. Les onomasticiens, néanmoins, sont heureux de voir leur science
rendre service aux dénuements des autres et ils sont toujours prêts à seconder le
savoir défaillant de leurs collègues savants qui ne travaillent pas dans la même
discipline.

LA TOPONYMIE COMME INDÉPENDANCE

Tiraillée entre un statut de prestataire de services et un autre de science subal¬


terne en appelant toujours aux enseignements des autres, la toponymie a sou¬
vent été cataloguée comme ancillaire, comme une discipline dépendante, ayant
quelque mal à définir non pas son objet, mais seulement son objet et l'indépen¬
dance de son objet. Aussi les onomasticiens, sans renier ni l'aide que leur science
peut apporter aux autres recherches ni celles qu elle peut en recevoir, se sont-ils
efforcés de montrer que la toponymie pouvait se suffire non d'elle-même, mais à
elle-même. Ce mouvement de conquête s'est construit sur un acte volontaire,
celui qui a décidé que la linguistique était l'outil incontournable de l'onomas¬
tique, ce qui a été un progrès évident : hors des connaissances de la grammaire
historique, point de salut ! Et comment, en effet, faire dériver sans cela un topo-
nyme comme la Hierle du latin insula ? On compléta la démonstration en déci¬
dant encore que les systèmes proposés par la linguistique synchronique
pouvaient aider au statut d'indépendance : « c'est le système qui est scienti¬
fique Et qui pourrait trouver à redire à tout cela, aux humeurs d'indépen¬
dance autant qu'aux preuves pour la démontrer ?
Toute indépendance néanmoins se paie d'une façon ou d'une autre. L'accent,
justement mis sur la linguistique, a eu quelquefois tendance à s'arrêter à elle,
comme si tout était dit quand on dispose enfin d'une solution étymologique
convenable : l'outil alors se confond avec le but, qui n'est pourtant pas seulement
linguistique, mais humain. On reconnaît ici l'effort (et l'aboutissement de cet ef¬
fort) accompli par des savants comme Albert Dauzat et Paul Lebel, qui ont sorti
l'onomastique de son ancillarité pour en faire une discipline à part entière. On re-

(3) "Kal-Pierre"
(4) BAYLON (P.),
l'onomastique
FOUCHÉ (C.)»,«et»,Revue
Quelques
FABRE
pp. 8-9.
des(P.),
langues
considérations
Les romanes,
noms desur
LXVTII,
lieuxla base
et de
1937-1939,
toponymique
personnes, p.Paris,
236.
: à propos
Nathan,du1982
pré-indo-européen
; préface « De
16 CE QUE LA TOPONYMIE PEUT APPORTER À LA. . . TOPONYMIE

grettera néanmoins que, souvent emportés par les meilleures raisons, certains
aient oublié que l'indépendance donnée par les linguistes à l'onomastique ne si¬
gnifiait pas que celle-ci se réduisait à celle-là. Quand, dans notre thèse sur l'af-
fluence hydronymique de la rive droite du Rhône nous échafaudons une
longue construction sur les composés verbaux, sans essayer de saisir autre chose
que la situation et la nature linguistique de ces séquences de langue, nous sommes
sans doute coupable d'un oubli qui prive la toponymie de l'essentiel : l'intérêt
porté à ce qu'elle est, un brin de concret vécu et éprouvé, une tranche de vie, pour
tout dire. De façon analogue, lorsque des linguistes, oubliant leurs propres oublis
ou leurs manques®, reprochent aux onomasticiens de raconter au lieu de décrire,
ils ont à la fois raison et tort ; une part de récit, en effet, toujours s'ajoutera en
onomastique aux systèmes et aux équations. Et l'onomastique n'est pas la seule
science humaine qui soit dans ce cas. Mais aux autres, on ne discute pas ce statut
de science et, de ce point de vue, les historiens ont bien de la chance. . .

LA TOPONYMIE COMME APPROFONDISSEMENT D'ELLE-MÊME

Du concret à la théorie

Fourrier des disciplines non linguistiques, la toponymie peut l'être également


de la linguistique et, plus précisément, de la sémantique. Cela, au demeurant, va
de soi. Depuis quelque temps, des linguistes (en cela plus avisés que ceux qui
dénigrent l'onomastique ou que ceux qui lui dénient le nom de science parce
qu'elle a la faiblesse de prendre en compte les données du réel) viennent grossir
les rangs, non pas des onomasticiens au sens strict du terme, mais de ceux qui
s'intéressent à l'étude des noms propres ; des logiciens (comme Georges Klei-
ber7)), des sémanticiens (comme Paul Siblot®) viennent, non pas chercher
dans l'onomastique des arguments, mais plutôt faire porter leur réflexion sur
l'immense champ d'expérimentation qu'elle propose, des noms de lieux aux
noms de rues, des noms de personnes aux noms que crée et utilise la publicité.
Ils savent bien que les problèmes du sens ne sauraient ignorer qu'il existe tout
simplement des noms que l'on dit communs et d'autres noms que l'on dit
propres et qu'entre ces deux désignations (qui selon les uns définissent deux ca¬
tégories bien distinctes et selon d'autres ne sont que des distinctions finalement
peu fondées en langue), il y a une sorte de « seuil du nom propre »(9) et que ce
seuil est au cœur du processus onomastique (toponymique, anthroponymique,
microtoponymique). La toponymie alors approfondit non seulement l'objet lin¬
guistique, mais son propre objet, qui est à la fois l'étymologie du signe qu'elle

(5) Voir
(6)
(7)
(8)
(9) lier,
Fabre
Kleiber
Centre
Langages,
sa
Fabre
(P.),
thèse,
(G.),
L(P.),
d'Études
'ajfluence
àProblèmes
n°paraître
op.cit.,
66, Occitanes,
« hydronymique
Les
:pp.
de
Lesnoms
référence.
33-53
mots1980.
propres
pour
et Descriptions
deleladire.
529-548.
»,rive
sousdroite
ladéfinies
direction
du Rhône.
et noms
de Essai
J.propres
Molino,
de ,microhydronymie,
Paris,1982.
Klincksieck,
Montpel¬
1981.
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étudie et, également, la nature de ce signe. Les onomasticiens n'ont pas ici à
abandonner leur recherche aux autres, car pour être théorique, cet aspect de leur
recherche leur appartient en propre. Ils sont, comme on dit, « de la famille » et, à
ce titre, rien de ce qui est théorique dans le champ du nom propre ne doit leur
être étranger. Ils ont eu le tort trop longtemps de croire le contraire, ou de faire
comme s'ils le croyaient. . .

De la théorie au vécu

C'est dire que la toponymie peut apporter à elle-même ce qu'elle avait l'habi¬
tude d'abandonner aux autres, qu'elle peut intégrer à son champ de recherche
des questions qu'elle négligeait un peu et que ses détracteurs (certains, du
moins) lui reprochaient justement de négliger, sans pour autant leur accorder
eux-mêmes plus d'importance. . . On nous reprochera sans doute de nous mon¬
trer annexionniste, mais à tout prendre, nous abandonnerons volontiers nos ter¬
ritoires si nous faisons la preuve de notre incapacité à les administrer. La tâche
de l'onomasticien est de faire la preuve, au contraire, de sa capacité à le faire.
Cela dit, il est deux apports dont la toponymie peut, sans difficulté ni scru¬
pules, créditer son compte courant. Le processus qui préside à la nomination de
l'espace, n'est pas à verser au crédit des sciences sociales, mais à celui de la topo¬
nymie elle-même. Les composantes du corpus toponymique d'une région ne
sont pas seulement des formes figées (ce qu'elles sont sur le plan linguistique),
mais des noms, c'est-à-dire des formes utilisées, donc vivantes : c'est cette vie qui
est le fondement même de l'onomastique. Car le signe qui sert d'étiquette pour
désigner un lieu, n'a pas forcément perdu tout sens. La microtoponymie nous
propose des quantités de toponymes encore et toujours compris du point de vue
du sens que véhicule leur support lexical ; quand ce sens est mal compris, il est
évidemment compris autrement, et c'est l'attraction paronymique, qui reste une
tentative d'interprétation ; et ce n'est pas parce que cette interprétation est erro¬
née du point de vue linguistique qu'elle n'est pas intéressante : elle procède elle
aussi de la production du sens. Et quand le signe n'a pas de signification, au sens
usuel du terme, il reste un signe porteur de sens ; les logiciens nous ont bien ex¬
pliqué cela10).
Mais le problème du sens n'est pas le seul intérêt de l'onomastique ; il y a en¬
core le problème du choix et de l'usage que fait justement. . . l'usager. On sait
que l'archéologie dite du paysage a un peu modifié l'angle de vue sous lequel on
abordait traditionnellement les documents toponymiques et qu'elle invite désor¬
mais à considérer les désignations toponymiques en s'interrogeant sur l'occupa¬
tion des sols. Par là, on s'aperçoit qu'il existe des schémas de répartition des
toponymes et que les noms de lieux-dits d'un village donné répartissent, par le
biais des désignations, des activités, et que cette répartition est à la fois le fait de
tendances générales et de situations particulières : « On observe, à Asperes comme
à Montredon, une concentration des lieux-dits aux abords des agglomérations. Or ce

(10) Voir Kleiber (G.), op. cit., p. 301.


18 CE QUE LA TOPONYMIE PEUT APPORTER À LA. . . TOPONYMIE

n'est pas là que les cultures sont les plus nombreuses. Ainsi l'ensilage marque la fin
d'un cycle agricole, les jardins font l'objet d'un soin recherché », explique Martine
Assénât
traite la récolte,
; et plus
les aires,
loin : et«Ainsi,
les secrets
dansdeslaôrts
répartition
vivent àtoponymique,
l'abri de l'habitat,
si les lieux
les autres
où se

ressources arboricoles, céréalicoles puis celles liées à l'élevage ont tendance à s'écarter
progressivement des agglomérations. Le cas est particulièrement net à Montre-
don »(12). Si, à l'aide des exemples étudiés, on peut affirmer que « le répertoire
[toponymique] est bien l'invention du sédentaire-paysan-laboureur», selon l'expres¬
sion encore de Martine Assénât (13), c'est bien que les désignations topony-
miques, loin d'être seulement des étiquettes coïncidant avec une référence
unique (c'est un « pré », on l'appelle donc le Pré), vont au-delà de cette naïveté
onomastique pour entrer dans un processus de choix motivé et qui procède par
élimination de certaines références, tout aussi réelles pourtant que celle qui a été
finalement retenue : « L'élan des défrichements du XVIIe siècle n'est pas représenté
par une apparition spectaculaire d'"agronymes". Non, c'est par d'autres voies que
celles du sémantisme que s'impose l'activité dominante, la lutte contre l'"inculture".
Elle stigmatise ce qui, sans lui être étranger, est ressenti comme un obstacle à son
propre développement : le pré qui échappe à la charrue, le marécage, la mauvaise
terre. Elle ne retient pas non plus ce qui ne l'organise pas fondamentalement : l'arti¬
sanat». C'est dire par là que la désignation toponymique n'est pas seulement,
ni forcément, une commodité d'étiquetage mais qu'elle est, fondamentalement
peut-être, un choix dénotatif dont la conscience n'est pas avérée, mais dont la si¬
gnification n'est est pas moins évidente. Le toponyme alors double son sens par¬
ticulier d'une participation signifiante à un ensemble motivé. Qui pourrait
prétendre que cette considération n'est pas onomastique ? Que l'histoire aide ici
la toponymie par sa méthode et qu elle retire de cette même toponymie des ré¬
sultats qu'elle pourra inclure dans des conclusions proprement historiques, ne
signifie pas que la préoccupation dont nous parlons n'est pas pleinement ono¬
mastique. Les historiens simplement ont été sur ce point plus onomasticiens
que les spécialistes. Il n'y a pas à s'en plaindre, mais il n'est pas interdit de les
imiter dans la démarche où ils se montrent plus proches de la nôtre, ou de ce
que la nôtre devrait être. . .
De tout cela on pourrait déduire que le corpus des désignations topony-
miques d'une commune n'est pas autre chose que la construction même du pay¬
sage par la communauté linguistique des lieux. Les toponymes alors seraient
non pas le miroir d'une réalité donnée, mais deviendraient plutôt le livre néces¬
saire dans lequel et par lequel la dite communauté peut se lire. Ce livre lui dit
son organisation, la saisie signifiante de son espace dans ses préoccupations et
ses activités ; de temps en temps, une page sans doute un peu particulière du

(1 1) ASSÉNÂT
(12)
(13)
(14) Revue p.d'Onomastique,
Ibid,
Ibid. 123.
(M.), « Toponymie,
n° 21-22,archéologie,
1993, p. 119.
histoire : quels termes pour quel dialogue ? », Nouvelle
PAUL FABRE 19

livre laisse passer un peu d'afFectivité collective, lorsque par exemple tel topo-
nyme, échappant aux règles du réseau, vient ponctuellement exprimer une peur
et la manière d'exorciser cette peur par l'acte même qui la nomme : la nomina¬
tion toponymique s'inscrit alors dans la fonction impressive du langage, celle
qui s'efforce d'avoir du pouvoir sur les usagers : la référence dans ce cas naît de
l'affectivité et non l'inverse, ce que l'on croit généralement. Par là encore, on
pourrait mettre en question la fonction strictement référentielle que l'on ac¬
corde sans autre forme d'examen aux toponymes, et concurrencer cette fonction
par la fonction expressive (qui exprime ou dénonce, comme on voudra) et la
fonction impressive (qui exorcise et rassure), la première agissant à partir de
l'usager qui nomme, la seconde agissant sur l'usager qui désigne à partir de
l'usage nommé. Allons-nous trop loin ? Peut-être sans doute, mais sans doute
aussi peut-être pas. . .

Du vécu au rêve
Ces considérations nous conduisent tout naturellement vers un autre do¬
maine où la toponymie s'enrichit d'elle-même, celui de l'espace interprété.
Certes la nomination, comme nous venons de la voir, est déjà une interpréta¬
tion, mais c'est une interprétation fondée sur des réalités (sociales, agricoles,
etc.) ; l'étymologie populaire se fonde au contraire à partir de réalités mal recon¬
nues. C'est d'elle qu'il faut dire un mot ici.
Il y a quelques années, dans un article de la Nouvelle Revue d'Onomastique ,
nous invitions les chercheurs (sous forme de question) à s'intéresser, au-delà de
l'étymologie aussi bien que des explications étiologiques, à tout ce qui concerne
le regard de l'usager sur les noms de lieux qu'il utilise quotidiennement : « A
quand une onomastique qui n'ignorera pas ceux qui vivent les noms ? Qui saura tirer
parti de la mémoire collective et de ses limites ? Qui admettra un peu, juste ce qu'il
faut, que pour mon voisin c'est le sens qu'il comprend spontanément qui est le sens
profond du lieu qu'il habite ? Car peu lui importe, à dire vrai, que les loups soient
des montagnes prélatines ? » . De fait, une petite partie de la toponymie vécue
est une toponymie rêvée... Faut-il bannir le rêve des sciences, voilà un beau
sujet de dissertation. On peut certes le chasser des explications linguistiques, on
doit même l'en chasser. Mais son existence n'en est pas moins réelle, qui condi¬
tionne une certaine approche - bien palpable - de l'environnement.
On peut modifier son environnement pour le maîtriser ou l'exorciser, c'est ce
que nous venons de voir. On peut aussi le modifier sans se rendre compte qu'on
le modifie. En ce dernier cas, la culture latente d'une région joue sans doute un
rôle important, qui infléchit vers elle toute signification ouverte, comme qui di¬
rait « en attente ». C'est comme si les retombées du passé enfouies dans la
conscience collective cherchaient à s'actualiser dans les noms chaque fois que ces

(15) Ibid.,
(16) Fabre
mastique,
p.(P.),
9.n°« 11-12,
La microtoponymie
1988, p. 3-9. et les limites de la mémoire collective », Nouvelle Revue d'Ono¬
20 CE QUE LA TOPONYMIE PEUT APPORTER À LA. . . TOPONYMIE

noms s'y prêtent, comme si ces noms devaient fournir la preuve qui conforte
cette conscience dans ses croyances. L'erreur alors fonctionne paradoxalement
comme témoignage. Les Révoltes des Cévennes deviennent des Révoltés à Mole-
zon (Lozère), parce que l'instituteur Salles de la commune a projeté sur le nom,
non son sens réel de « tournant d'un chemin », mais la signification historique
que son appartenance cévenole lui proposait ; ainsi en va-t-il du Mortisseau, près
du hameau du Pendedis (Lozère également), que l'on rattache spontanément
aux combats des guerres de religion en l'explicitant en « los morts i son », c'est-à-
dire « les morts y sont » (sous la terre, après la bataille). Le président de Brosses
regrettait que les hommes fussent ainsi les dupes des mots (l7\ C'est là l'attitude
légitime de la vigilance scientifique au bout de sa lunette critique, elle aussi tout
aussi légitime. Il n'empêche, c'est ici la toponymie fausse qui est vécue comme
vraie. Il faut certes rétablir l'explication juste ; refuser l'explication erronée, c'est
en effet retrouver la science. Mais c'est un peu ignorer la vie. . .
Une vieille Biterroise parlait d'une « rue à vidanger ». Que le nom véritable de
cette rue de Béziers fut dû au sculpteur David d'Angers (1788-1856) importe fi¬
nalement assez peu ; cette vérité vraie n'était pas la sienne. . ., la sienne, qui don¬
nait une fonction plausible à un lieu connu. Quant au sculpteur, ce n'était pas
l'affaire de notre Bitteroise, sa culture n'allait pas jusqu'à lui. Elle retenait « son »
possible, ce qui pour elle était compréhensible. Et pour elle, c'était cela le réel.
Le vrai, quand il est sans objet, passe facilement à la trappe. Et le choix alors, in¬
contrôlé puisque fondé sur l'ignorance, n'en est pas moins un processus typé et,
au bout du compte, une réalité toponymique que les onomasticiens n'ont aucun
intérêt à abandonner au scalpel des grammairiens. Ce serait glisser du scalpel
au. . . scalp. Et la toponymie doit garder sa perruque. Les erreurs en effet sont
pleines d'enseignements.
Tout cela pour dire que la toponymie peut s'approfondir en puisant en elle-
même ; son corpus, les motivations qui l'ont constitué autant que les remotiva¬
tions qui l'ont modifié, ne manque pas, loin s'en faut, de richesses encore
inexploitées ou exploitées de façon encore incomplète. Les autres sciences hu¬
maines peuvent venir puiser dans notre discipline, les onomasticiens ne deman¬
dent pas mieux. Mais ils ne doivent sans doute pas travailler pour elles, mais
pour eux. C'est en faisant ainsi, loin des préoccupations à faire de leur domaine
un réseau de réponses disponibles ni un arsenal de moyens destinés aux autres,
qu'ils donneront une indépendance vraie à leur science. Elle est assez riche pour
se nourrir d'elle-même. Assez riche ensuite pour inviter les autres à sa table, ave¬
nante toujours et toujours bien fournie.

Paul FABRE
Professeur émérite
Université Paul Valéry, Montpellier

(17) Paris,
De BROSSE,
1765, Traité
p. 125.de la formation méchanique des langues et des principes physiques de l'étymologie,

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