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Vigiliae Christianae (2022) 1–27 Vigiliae

Christianae
brill.com/vc

Bardesane et l’herméneutique des Écritures :


l’étude des nouveaux témoignages

Izabela Jurasz | ORCID: 0000-0002-3224-6705


Centre Léon Robin (UMR 8061) – Université Paris Sorbonne, Paris, France
izabela.jurasz@orange.fr

Abstract

Very little is known about the use of Scripture by Bardaisan, the Syriac-speaking
Christian philosopher. The scholars have identified a few biblical references and terms,
but they found that quotations are extremely rare. Even more so, it is difficult to state
an opinion on Bardaisan’s exegetical method. Research has focused on Ephraim’s
Memrā against Bardaisan and his passages concerning the reading of Jn 8:51. Now, it
is possible to broaden the area of research on the testimony of Eusebius of Emesa –
preserved in Armenian – about Bardaisanite exegesis of Gen 6:22 and Gen 7:1, as well
as on the uses the Scriptures by Bardaisanite who intervenes in Adamantios’s Dialogue
on Right Faith in God. The analysis of this new evidences shows that Bardaisan and his
followers practised literal exegesis in the tradition of the Antiochian school.

Il existe très peu d’informations sur l’utilisation des Écritures par Bardesane, le philo-
sophe chrétien de langue syriaque. Les spécialistes ont identifié surtout des allusions
et expressions bibliques, mais les citations restent extrêmement rares. À plus forte
raison, il est difficile de se prononcer sur la méthode exégétique de Bardesane. Les
recherches ont été concentrées sur le Memrā contre Bardesane d’Éphrem et ses pas-
sages concernant la lecture de Jn 8, 51. Cependant, il est possible d’élargir le champ
de recherche sur le témoignage d’Eusèbe d’Émèse – conservé en arménien – au sujet de
l’exégèse bardesanite de Gn 6, 22 et Gn 7, 1, ainsi que sur la manière d’utilisation des
Écritures par le bardesanite qui intervient dans le Dialogue sur la juste foi en Dieu
d’Adamantios. L’analyse de ce nouveau dossier montre que Bardesane et ses disciples
ont pratiqué l’exégèse littérale, dans la tradition de l’école d’Antioche.

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2022 | doi:10.1163/15700720-bja10060


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Keywords

Bible – Exégèse – Antioche – Syriaque – Bardesane – Eusèbe d’Emèse – Éphrem

Selon les sources anciennes, les questions théologiques ne prenaient pas


beaucoup de place dans la doctrine de Bardesane (env. 150-222), dont l’en-
seignement se focalisait sur la cosmologie, l’anthropologie et l’éthique. De
ce fait, les citations et allusions bibliques sont extrêmement rares dans les
témoignages concernant Bardesane et ses disciples. Parmi ces témoignages,
encore plus rares sont ceux qui nous renseignent sur l’herméneutique biblique
de Bardesane : la composition de son « canon » des Écritures et la méthode
de lire le texte en vue des conclusions théologiques. La présente étude cherche
à éclairer ces questions, en ajoutant au dossier syriaque, bien connu, certains
textes qui n’ont jamais été examinés dans les travaux consacrés à la théologie
biblique de Bardesane : en particulier le témoignage conservé par d’Eusèbe
d’Emèse (transmis en arménien, grec et syriaque) et les propos tenus par un
bardesanite grec du 4e siècle, réunis dans le Dialogue sur la juste foi en Dieu
attribué au Pseudo-Origène (Adamantios).

1 La Bible de Bardesane : état de recherche

Les études consacrées entièrement à la place des Écritures dans la doctrine


bardesanite sont peu nombreuses, mais des réflexions à ce sujet se trouvent dans
des ouvrages généraux consacrés à la doctrine de Bardesane1. Particulièrement
important à cet égard est le récent article d’Alberto Camplani qui examine les

1 Voir Paul-Hubert Poirier, Éric Crégheur, « La parabole de l’ivraie (Matthieu 3,24-30.36-43)
dans le Livre des lois des pays », in Poussières de christianisme et de judaïsme antiques. Etudes
réunies en l’honneur de Jean-Daniel Kaestli et Eric Junod, (éd. Albert Frey, Remi Gounelle,
Lausanne, Éditions du Zèbre, 2007), 297-305 ; Alberto Camplani, « Bardaisan and the Bible »,
in Gnose et manichéisme : entre les oasis d’Égypte et la route de la soie : hommage à Jean-Daniel
Dubois, (éd. Anne Van den Kerchove, Luciana Gabriela Soares Santoprete, BEHE 176 ;
Turnhout, Brepols 2017), 699-715 ; Izabela Jurasz, « La mort du corps et la résurrection de l’âme
selon Bardesane : lecture théologique de Jn 8, 51 », in Les sources des eaux vives. Cahiers de
BIBLINDEX III, (éd. L. Mellerin ; CBP 22, Turnhout, Brepols, 2021), 88-123. Des observations
sur la théologie biblique de Bardesane se trouvent surtout chez Han J.W. Drijvers, Bardaisan
of Edessa (Assen, 1966) ; Alberto Camplani, « Rivisitando Bardesane. Note sulle fonti siria-
che del bardesanismo e sulla sua collocazione storico-religiosa », Cristianesimo nella storia
19 (1998), 519-596 ; Ilaria Ramelli, Bardesane di Edessa. Contro il fato (Rome, Edizioni San
Clemente/Bologne, Edizioni Studio Domenicano, 2009), 387-389 ; Ilaria Ramelli, Bardaisan

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textes syriaques relatifs à l’enseignement de Bardesane (en particulier les polé-


miques d’Éphrem), afin d’y relever des différentes formes de références scriptu-
raires : quelques citations, mais surtout des allusions et expressions bibliques2.
Il obtient ainsi une liste – étonnamment longue – de textes bibliques connus
de Bardesane. À commencer par les références à l’Ancien Testament, Camplani
signale les allusions au livre de la Genèse dans le témoignage cosmogonique de
Théodore Bar Qonai (8e siècle)3 et l’idée de l’homme comme créé à l’image de
Dieu, dans le Livre des lois des pays [LLP]4. À cette liste s’ajoutent des expres-
sions comme « l’Ancien des jours » de Dn 7, 9 (dans un témoignage conservé
par Philoxène de Mabboug), ainsi que des allusions au Paradis, au Père de la vie
et à l’Esprit de Sainteté (dans les témoignages d’Éphrem dans les Hymnes contre
les hérésies 55)5. Les références au Nouveau Testament sont plus nombreuses
et plus variées. On trouve même des citations, comme celles de Mt 27, 47/
Ps 22, 2 (dans HH 55, 6) et Jn 8, 51-52 (dans le Memrā contre Bardesane [MB] 74.
80-83 d’Éphrem). Parmi quelques allusions, les plus importants sont celles
à la parabole de l’ivraie Mt 13, 24-43 (dans le Livre des lois des pays 12 et 14),
et au rapport entre Adam et le Christ en Rm 5, 18-19 et 1 Co 15, 22-23 (dans
le MB 1-2. 41-42. 74), ou encore au Prologue de Jean 1, 4 et 1, 5. En outre,
Bardesane a employé des expressions bibliques, comme « chambre nuptiale »
de Mt 9, 15/Lc 5, 34 (en MB 81), ou des termes johanniques comme « parole »,
« vie », « lumière », « esprit » (cf. Jn 5, 26 ; 6, 33.40 ; 17, 3)6. L’analyse de ces réfé-
rences a permis de constater que le texte biblique utilisé par Bardesane était
proche de l’ancienne version du texte évangélique syriaque, le Diatessaron, des
évangiles apocryphes (l’Évangile selon Thomas) ou des variantes attestées par
les écris gnostiques (l’Évangile selon Philippe, les Extraits de Théodote)7.

of Edessa : A Reassessment of the Evidence and a New Interpretation, (Piscataway (NJ), Gorgias
Press, 2009), 237-238.
2 Camplani, « Bardaisan and the Bible », 699-700.
3 Il s’agit d’une allusion à Gn 1,2 et 3 : le chaos primordial et l’action de la parole venant de
Dieu ; voir Camplani, « Bardaisan and the Bible », 702-703. L’analyse de ce témoignage, voir
Alberto Camplani, « Note bardesanitiche », Miscellanea Marciana 12 (1997) 11-43.
4 Livre des lois des pays 8 (Le livre des lois des pays. Un traité syriaque sur le destin de l’« école »
de Bardesane, trad. Paul-Hubert Poirier, Éric Crégheur, Paris, Les Belles Lettres, 2020) 85. La
citation ressemble à Gn 1, 27 avec des éléments de Gn 6, 2 et 9, 6, voir Taeke Jansma, « The
Book of the Laws of Countries and the Peshitta Text of Genesis IX, 6 », Parole de l’Orient 1
(1970) 409-414 ; Camplani, « Bardaisan and the Bible », 705 ; Poirier & Crégheur, « La parabole
de l’ivraie », 298-299.
5 Voir Camplani, « Bardaisan and the Bible », 704-706 ; Id., « Rivisitando Bardesane », 570-579.
6 Camplani, « Bardaisan and the Bible », 707-713.
7 Voir Camplani, « Bardaisan and the Bible »,710-712 ; Id., « Rivisitando Bardesane », 576-580 ;
Poirier & Crégheur, « La parabole de l’ivraie », 302-305 ; Ute Possekel, « Bardaisan of Edessa

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Dans son étude, Camplani remarque que tous ces témoignages contiennent
rarement des indications concernant la méthode exégétique de Bardesane8.
Quelques informations à ce sujet sont néanmoins données dans deux textes :
les passages du Memrā contre Bardesane (surtout les strophes 74 et 80-83) dans
lesquelles Éphrem résume l’exégèse bardesanite de Jn 8, 51-52 et une strophe
de l’hymne 50 du recueil Contre les hérésies. Le débat qui entoure ces deux
textes cherche à déterminer la méthode exégétique pratiquée par Bardesane.

1.1 Une méthode exégétique ?


Dans son étude des références bibliques, A. Camplani a discuté, à plusieurs
reprises, les thèses d’Ilaria Ramelli visant à démontrer que Bardesane aurait
interprété les Écritures à deux niveaux : littéral et allégorique, en pratiquant
l’exégèse semblable à celle d’Origène9. Au cœur de cette discussion se trouve
une phrase d’Éphrem qui résume ainsi l’enseignement de Bardesane :

Honte aussi à Bardesane qui erre et encore fait errer, et enseigne que plu-
sieurs ont parlé dans la Loi10.

Comment comprendre cette information ? I. Ramelli propose deux explica-


tions. La première y voit une erreur d’Éphrem qui aurait mal compris les propos
formulés par Bardesane dans le LLP au sujet de la pluralité des lois humaines
(LLP 26-38) et une seule du Christ pour les chrétiens (LLP 46)11. Mais la suite
de la strophe montre que la critique d’Éphrem ne se situe pas par rapport aux
différents types des lois :

Il (= Bardesane) fut réprimandé sans s’en rendre compte, car la vérité est
unique.
Elle se multiplie dans ses lois, se déploie dans ses paroles,
Croît par ses secours, s’enrichit par ses variations,
Et dans tout cela elle reste unique12 !

on the Resurrection : Early Syriac Eschatology in its Religious-Historical Context », Oriens


Christianus 88 (2004) 1-23 : Jurasz, « La mort du corps et la résurrection de l’âme », 93-98.
8 Camplani, « Bardaisan and the Bible », 707.
9 Camplani, « Bardaisan and the Bible », 707 et 709-710.
10 Éphrem, HH 50, 2 (éd. Edmund Beck, trad. Dominique Cerbelaud ; SC 590, Paris, Le Cerf,
2017), 272-273. Flavia Ruani traduit cette phrase autrement : « … et enseigna qu’il y a beau-
coup de verbiage dans la Loi », cf. Éphrem de Nisibe, Hymnes contre les hérésies, (trad.
Flavia Ruani, Paris, Les Belles Lettres, 2017), 288.
11 Ramelli, Bardesane di Edessa, 338-389 ; Ead., Bardaisan of Edessa, 236-237. On peut ajouter
que Bardesane mentionne aussi une seule loi de Moïse pour les Juifs (cf. LLP 43).
12 Éphrem, HH 50, 2 (trad. personnelle).

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 5

À l’idée bardesanite de « plusieurs qui parlent dans la Loi », Éphrem oppose


l’argument de l’unique vérité inhérente à la Loi de Dieu, bien que cette dernière
soit communiquée à travers une multitude de moyens – paroles et actions. En
outre, il remarque que cette vérité « se multiplie dans ses lois », ce qui fait pen-
ser que la multitude des lois humaines n’est pas concernée par ses préoccupa-
tions. Il semble plutôt reprocher à Bardesane son aveuglement quant à l’unité
du contenu de la Loi divine.
Les chercheurs qui ont commenté cette strophe – H.J.W. Drijvers, I. Ramelli
et A. Camplani  – s’accordent quant au fait que le terme « Loi » désigne ici,
de manière générale, l’Ancien Testament et nous renseigne sur l’attitude de
Bardesane à l’égard de ce corpus. Ce constat a amené Ramelli à proposer une
seconde explication, selon laquelle Éphrem s’y oppose à l’interprétation mul-
tiple de l’Ancien Testament pratiquée par Bardesane « who clearly had recourse
to the hermeneutical principle of allegory » – cette affirmation est suivie d’une
remarque qu’il s’agit d’une méthode pratiquée par Origène avec qui Bardesane
aurait également partagé la conviction que l’Ancien Testament est tout aussi
inspiré que le Nouveau13. Cependant, le recours au principe herméneutique
d’allégorie par Bardesane est tout sauf clair et le motif du rapprochement avec
Origène trop général pour servir de preuve.
Éphrem parle-t-il d’une méthode exégétique « clairement » allégorique ?
Pour soutenir son explication, Ramelli renvoie au travail de H.J.W. Drijvers
bien que, en réalité, ce dernier propose une solution différente de la sienne.
« In view of this context – écrit Drijvers – it is to be assumed that Bardaisan
distinguished a certain stratification in the Bible, that is in the O.T., which
he ascribed to different revelations (or different divine figure ?)14. » Donc, la
« multitude » des discours dans la Loi, qu’Éphrem reproche à Bardesane, est
inhérente à la structure du texte biblique et non à ses interprétations. Dans le
même sens s’exprime A. Camplani qui considère que l’expression « plusieurs
qui ont parlé dans la Loi » désigne les différents niveaux de révélation présents
dans la Loi, en fonction des sujets divins qui ont inspiré les auteurs bibliques15.
Cette explication renvoie aux méthodes exégétiques autres qu’allégorie, à
commencer par la conviction selon laquelle plusieurs sujets parlent dans les
Écritures, en transmettant la révélation divine. Cette conviction se retrouve

13 Ramelli, Bardesane di Edessa, 389 ; Ead., Bardaisan of Edessa, 237-238. Cité et commenté
par Camplani, « Bardaisan and the Bible », 707.
14 Drijvers, Bardaisan, 162. Cf. Ramelli sopra.
15 Camplani, « Bardaisan and the Bible », 707.

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chez les auteurs chrétiens du 2e siècle, tels que Justin ou Irénée de Lyon, et
continue chez Théodore de Mopsueste16.
Selon Camplani, l’exégèse de Bardesane ressemblerait plutôt à celle exposée
par Ptolémée dans la Lettre à Flora qui porte, précisément, sur l’origine de la
Loi et la nature de son auteur17. Ptolémée dénonce comme erronées les deux
positions : l’une qui attribue la Loi au Dieu le Père et l’autre qui l’attribue à
l’Adversaire (Ep. 3, 2.4-5) ; la première soutenue par les chrétiens « catholiques »,
tandis que la seconde par les marcionites. Ptolémée propose une autre solution.
Il distingue trois « auteurs » de la Loi : Dieu, Moïse et les Anciens (Ep. 4, 1-2),
dont les préceptes n’ont pas le même degré de perfection – le critère décisif
pour leurs modification ou abolition (cf. Ep. 5, 1). Pour le démontrer, Ptolémée
apporte des exemples, cite et analyse des passages venant de l’Ancien et du
Nouveau Testament. Enfin, il affirme que la Loi est divisée en trois parties :
une législation pure, une législation mêlée de mal et d’injustice et, enfin, une
troisième législation « typologique et symbolique (τὸ τυπικὸν καὶ συμβολικὸν),
faite à l’image des choses spirituelles et différentes (τὸ κατ’ εἰκόνα τῶν πνευ-
ματικῶν καὶ διαφερόντων νομοθετηθέν) ; que le Sauveur a transformé à partir
du sensible et apparent en spirituel et invisible »18. Il est difficile de considé-
rer ce type de législation comme exemple d’une exégèse « allégorique », car
Ptolémée limite son application aux rites et pratiques juifs qui annoncent les
rites et pratiques chrétiens : les sacrifices, la circoncision, le sabbat, le jeûne,
etc. (cf. Ep. 5, 8-15).
Sans risque de projeter l’enseignement de Ptolémée sur celui de Bardesane,
on peut affirmer que l’expression « plusieurs ont parlé dans la Loi » appartient
au débat de l’époque, dont Ptolémée est le témoin. Il rapporte, en fait, trois opi-
nions au sujet de l’origine de la Loi, la nature de son auteur, sinon des auteurs.
Par conséquent, Bardesane aurait pu attribuer la Loi aux plusieurs auteurs,
sans nécessairement ressembler aux marcionites ni aux valentiniens.

16 Justin, Dial. 56 (l’apparition de Dieu à Abraham) ; Irénée, Haer. III 11, 7-8 (l’unité des dis-
cours des évangélistes). Au sujet de la méthode exégétique de Théodore, très attentive à
l’identification du sujet qui « parle » dans les Écritures, voir Robert Devreesse, Essai sur
Théodore de Mopsueste (Città del Vaticano, 1948).
17 Camplani, « Bardaisan and the Bible », 707. Voir aussi l’introduction dans Ptolémé, Lettre
à Flora (éd. et trad. G. Quispel, SC 24bis, Paris, Le Cerf, 1966).
18 Ep. 5, 2  (apud Épiphane, Panar. XXX, 5, 2), trad. personnelle. Frank Williams traduit
cependant τὸ τυπικὸν καὶ συμβολικὸν par « typical and allegorical », cf. F. Williams, The
Panarion of Epiphanius of Salamis. Book I (Sects 1-46) (NHMS 63, Brill, Leiden – Boston,
2009), 218.

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 7

1.2 Un corpus scripturaire ?


Dans la description de l’enseignement biblique de Bardesane, Drijvers remarque
que, du fait d’être destiné à une élite intellectuelle, cet enseignement a nécessité
une « méthode particulière » d’exégèse : sans qu’on puisse toutefois prétendre
qu’il s’agissait d’une exégèse allégorique19. Pour décrire cette méthode, Drijvers
revoie à deux témoignages d’Éphrem ; il s’agit d’une mention des « mélodies et
chants » composés par Bardesane pour ses adeptes (HH I, 17), suivie de l’infor-
mation que dans « la cellule de Bardesane, il n’y lisait pas les prophètes, fils
de vérité », en leur préférant « les écrits sur les signes du zodiaque » (HH I, 18,
cf. HH I, 14). Éphrem mentionne aussi le titre du livre composé par Bardesane –
le Livre des Mystères (sfar razē HH I, 14 ; LVI, 9). Étant donné que le terme razā,
qui veut dire « mystère, secret, sacrement, symbole », peut désigner aussi
« allégorie », I. Ramelli pense pouvoir affirmer que Bardesane pratiquait une
exégèse allégorique ; et le fait que ce livre fut l’objet des critiques de la part des
manichéens, lui paraît suffisant pour dire que Bardesane s’opposait au dua-
lisme de Mani20. Cependant, l’écrit antibardesanite de Mani portait, lui aussi,
le titre de Livre des Mystères – ce qui rend difficile son interprétation comme
allusion à l’exégèse allégorique21. En revanche, on devrait plutôt suivre la pro-
position de F. Ruani qui remarque la ressemblance entre le titre de l’ouvrage
bardesanite et le Sefer ha-Razim, l’un des livres principaux de la mystique juive,
utilisé dans les pratiques divinatoires22.
Au moins trois témoignages anciens penchent en faveur de la thèse
que Bardesane et ses disciples accompagnaient leurs lectures de l’Ancien
Testament par un livre (des livres) traitant de la divination astrale. Voici ce
qu’il en dit Éphrem dans le premier de ses Hymnes contre les hérésies :

14. Le tressaillement des membres, la divination des heures et des jours,


Un livre, le Livre des Tonnerres, et un autre, le Livre des Mystères,
Le Livre des Éclipses accolé à celui des Signes du Zodiaque.

19 « In addition provided by Bardaisan may have rested upon a particular method of explai-
ning the Bible, intended for an intimate cercle », Drijvers, Bardaisan, 162.
20 Ramelli, Bardesane di Edessa, 389 ; Ead., Bardaisan of Edessa, 238.
21 Dans le Fihrist, ce livre est appelé Livre des Mystères ou des Secrets (Sifr al-asrar),
cf. Al-Nadim, Kitab al-Fihrist, (éd. Gustav Flügel, Leipzig, Teubner, 1871) 336. A. Camplani
pense que la polémique entre Bardesane et Mani portait, entre autres, sur des questions
d’anthropologie, voir Alberto Camplani, « Bardaisan’s Psychology : Known and Unknown
Testimonies and Current Scholarly Perspectives », in Syriac Encounters : Papers from
the Sixth North American Syriac Symposium, Duke University, 26-29 June 2011, (éd. Maria
Doerfler, Emmanuel Fian, Kyle Smith ; ECS 20, Leuven, Peeters, 2015), 259-276 ; Id.,
« Bardaisan and the Bible », 708.
22 F. Ruani, dans Ephrem de Nisibe, Hymnes contre les hérésies, 331 note 46.

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Au lieu de méditer dans l’Église, <telle> la brebis qui rumine les livres du
Saint,
Voici que ceux-ci pratiquent les livres de perdition23.

18. On a soudainement démoli la cellule de Bardesane : il n’y lisait pas les


prophètes, fils de vérité – c’étaient les écrits sur les signes du Zodiaque
qu’il y récitait et interprétait24.

Dans la strophe 14, Éphrem donne une liste de techniques et d’écrits concer-
nant la divination, identifiés et décrits par F. Ruani25. Ces informations, pour
être précises, semblent être cependant trop sévères, car rien ne permet de sup-
poser que les bardesanites aient remplacé les Écritures par les livres concer-
nant la divination. En outre, Barḥadbšabba ʿArbaya (6e-7e s.) confirme que les
Écritures n’étaient pas absentes des lectures bardesanites :

Bien que ceux-ci (= les bardesanites) ne rejettent pas les Écritures, ils
reçoivent en plus d’elles de nombreuses révélations26.

Dans le même sens s’exprime un auteur grec, presque contemporain d’Éphrem,


Diodore de Tarse (330-393/394), dont l’écrit polémique Contre le destin nous
est connu grâce au résumé fait par Photius. Bien que Diodore reproche sévè-
rement aux bardesanites leurs opinions sur le destin, il confirme néanmoins
qu’ils lisaient les Prophètes. Son témoignage permet donc de nuancer les infor-
mations venant d’Éphrem.

Il (= Diodore) y confond les sectateurs de Bardesane : ils font sem-


blant d’admettre les Prophètes et ils libèrent les âmes de la ‘géniture’,
en reconnaissant leur libre arbitre, mais ils soumettent le corps à son

23 Éphrem, HH I, 14 (trad. Cerbelaud), 68-69 / (trad. Ruani), 8. Nous suivons ici la traduction
de Ruani.
24 Éphrem, HH I, 18 (trad. Cerbelaud) 72-73 / (trad. Ruani), 10.
25 L’observation des tressaillements involontaires des membres du corps est une pratique
divinatoire dite palomantique ; la « divination des heures et des jours » se rapporte à la
hémérologie et l’horologie, techniques permettant de déterminer les moments propices
et néfastes ; la prédiction basée sur l’observation des phénomènes météorologiques peut
concerner les tonnerres (la brontologie), les éclipses du soleil et de la lune ou le mou-
vement des astres ; voir les commentaires de F. Ruani dans Éphrem, Hymnes contre les
hérésies, 331-332, notes 47-48.
26 Barḥadbšabba ʿArbaya, Histoire – première partie, (éd. et trad. François Nau ; Patrologia
Orientalis 23 /2, Paris, 1932), 191-192 ; voir l’édition de ce texte dans Camplani, « Note
bardesanitiche », 25-27.

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 9

déterminisme ; en effet, richesse et pauvreté, maladie et santé, et vie


et mort et tout ce qui ne dépend pas de nous est, disent-ils, l’œuvre du
destin. Mais si, selon Isaïe, les astrologues qui observent le ciel ignorent
l’avenir, et si, selon Jérémie, toute préoccupation dans ce domaine est
vaine, comment ces gens-là peuvent-ils, d’un côté, dire qu’ils admettent
les Prophètes et, de l’autre, asservir le corps au destin27 ?

Grâce à ces trois textes, il est possible de tirer quelques conclusions concernant
l’attitude de Bardesane et ses disciples à l’égard des Écritures. Bien qu’Éphrem
prétende qu’ils ne lisaient pas les Prophètes, c’est le contraire qui est vrai : la Loi
et les Prophètes faisaient partie du corpus biblique des bardesanites qui, sur
ce point, ne se distinguaient pas de la majorité des chrétiens. Il est tout aussi
naturel que les bardesanites aient lu des apocryphes du Nouveau Testament
(évangiles, actes ou apocalypses) ; en revanche, l’utilisation des livres liés aux
techniques de la divination, aurait de quoi leur attirer des reproches. Étant
donné que le Livre des Mystères est cité à côté des traités de mantique et d’as-
trologie, il est hautement probable qu’il soit apparenté à ce genre de littérature.
L’examen des recherches sur la Bible de Bardesane amène à constater la fai-
blesse de l’hypothèse qui voudrait lui attribuer la connaissance de l’exégèse
allégorique. Ni la phrase que « plusieurs qui parlent dans la Loi », ni l’utilisa-
tion du Livre des Mystères ne constitue une preuve suffisante. Pouvons-nous
cependant proposer une autre interprétation ? Que savons-nous au sujet de
la pratique exégétique de Bardesane ? La réponse peut être esquissée grâce à
l’analyse des trois textes. Le premier – Memrā contre Bardesane – contient un
résumé de l’exégèse bardesanite de Jn 8, 51-52. Il s’agit du plus long passage de
ce type parmi tous les textes concernant Bardesane et son école. Le second
texte est un témoignage d’Eusèbe d’Emèse au sujet de l’exégèse bardesanite de
Gn 6, 19-20 et Gn 7, 1-3, dont la version arménienne, récemment découverte,
n’a jamais été étudiée par les spécialités de Bardesane. Enfin, le troisième – le
Dialogue d’Adamantios (le Pseudo-Origène)  – a été traité comme représen-
tatif du bardesanisme tardif grec, différent de l’enseignement du Bardesane
historique28. Néanmoins, ce texte mérite notre attention, car le bardesanite
qui apparaît dans le Dialogue tient des propos au sujet des Écritures et la
manière de les lire.

27 Photius, Bibliothèque 223, 221b12-26 (éd. et trad. René Henry, Paris, Les Belles Lettres, 1965),
45-46 (modifiée). Voir la récente édition et traduction italienne par Christophe Guignard
dans Fozio, Biblioteca (éd. Bianchi, Claudio Schiano, Pisa, Edizioni della Normale, 2016),
366-392.
28 Ramelli, Bardesane, 297-301 ; Ead., Bardaisan of Edessa, 152-155.

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10 Jurasz

2 Memrā contre Bardesane : l’exégèse de Jn 8, 51

La lecture du verset Jn 8, 51 constitue le pivot de la doctrine eschatologique


de Bardesane combattue par Éphrem dans le Memrā – une pièce polé-
mique incluse dans le recueil des Réfutations en prose contre Mani, Marcion
et Bardesane29. Malgré son très mauvais état de conservation, on remarque la
forme littéraire particulière du Memrā contre Bardesane : celle d’un poème (ou
discours métrique) de 96 strophes composées – à deux exceptions près – de 8
vers de 7 syllabes chacune30. Éphrem y discute les opinions de Bardesane au
sujet de l’âme, sans les rapprocher des doctrines de Mani et/ou de Marcion,
contrairement à son habitude. Les nombreuses lacunes – plus d’une vingtaine
de strophes restent entièrement ou en grande partie illisibles – sont cause de
l’utilisation limitée du Memrā dans les études consacrées à l’eschatologie et
l’anthropologie de Bardesane31.
Autant que les nombreuses lacunes permettent de le dire, le Memrā semble
être composé selon un schéma favorisant la polémique, où l’exposé de la doc-
trine orthodoxe vient avant et après la présentation des thèses adverses. En
outre, les citations bardesanites ne sont jamais laissées sans commentaire qui
cible l’erreur qu’elles contiennent. La section exégétique se trouve dans la par-
tie finale du Memrā, et s’étend sur les sept strophes (de 79 à 85) dont quatre
contiennent des citations de Bardesane (80-83), tandis que les trois autres sont
des objections d’Éphrem, utiles néanmoins pour la reconstruction de la doc-
trine bardesanite. Bien que la lecture théologique de Jn 8, 51 soit au centre de
l’enseignement de Bardesane, il est compréhensible que son résumé ne vienne

29 Éphrem, Memrā contre Bardesane, in S. Ephrem’s Prose Refutations of Mani, Marcion and
Bardaisan, vol. II (éd. Anthony A. Bevan, Francis C. Burkitt, vol. 2, Londres, Williams and
Norgate, 1921), 143-169 (texte), lxvii-lxxix (trad. angl). Au sujet de la tradition manuscrite
du Memrā, son plan et son contenu, voir Jurasz, « La mort du corps et la résurrection de
l’âme », 90-93.
30 Dans l’édition d’A.A. Bevan et F.C. Burkitt, ce memrā porte le titre Stanzas against
Bardaisan. Le terme « stance » vient de l’italien stanza, qui signifie « demeure », parce
qu’il faut qu’il y ait un sens complet et un repos à la fin de chaque stance. Voir le com-
mentaire de F.C. Burkitt dans Prose Refutations, II, cxxiv-cxxv. Cette terminologie n’a
pas été adoptée par les chercheurs qui lui préfèrent l’expression « traité métrique »
(Alberto Camplani, « Bardesane et les Bardesanites », Annuaire de l’EPHE 112 (2003-
2004), 45) ou memrā (Ute Possekel, « Bardaisan of Edessa on the Resurrection : Early
Syriac Eschatology in its Religious-Historical Context », Oriens Christianus 88 (2004), 11).
31 Drijvers, Bardaisan, 128-129, 156-157 ; Edmund Beck, « Bardaisan und seine Schule
bei Ephrem », Le Muséon 91 (1978), 271-333 ; Possekel, « Bardaisan of Edessa on the
Resurrection », 7-13 ; Ead., « Bardaisan of Edessa : Philosopher or Theologian ? », Zeitschrift
für Antikes Christentum 10 (2014), 453-455 ; Ramelli, Bardesane, 379-386 ; Ead., Bardaisan
of Edessa, 224-238 ; Camplani, « Bardaisan’s Psychology », 268-272.

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 11

qu’en fin du Memrā : la polémique antibardesanite n’aurait pas eu autant de


force persuasive si Éphrem avait, dès le début, reconnu que la doctrine adverse
est fondée sur les Écritures. Éphrem ne s’attaque donc à l’exégèse bardesanite
qu’après avoir dénoncé toutes ses conclusions comme erronées. Au fil de sa
réflexion, Ephrem démonte progressivement tous les composants de l’exégèse
bardesanite et, pour cette raison, les références bibliques se rencontrent dès la
première strophe du Memrā :

1. Ici Bardesane déclare que même sans le péché d’Adam, le corps serait
retourné à sa poussière ; la chair ne se joint pas à l’esprit ; la scorie
court vers le bas et la pureté court vers le haut, […] l’un est là-haut,
l’autre est en bas.
2. Son opinion est malade, semblable à la faiblesse de Bardesane ; toute sa
fable est une maladie. Si donc, dit-il, en Adam nous mourons de la mort
d’ici, il aurait été juste pour Celui qui est venu d’avoir donné la vie d’ici,
afin de répandre le remède à la corruptibilité32.

Dès le début, Éphrem annonce un vaste projet polémique qui se déroule sur
trois niveaux : théologique, anthropologique et cosmologique. Ce projet est
néanmoins solidement ancré dans les données scripturaires, en particulier dans
l’interprétation théologique du péché et de la mort d’Adam. L’enseignement de
Bardesane concerne le lien causal entre le péché d’Adam et la mort. Ce lien a
été décrit dans l’Épître aux Romains : Voilà pourquoi, de même que par un seul
homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la
mort a passé en tous les hommes […] (Rm 5, 12)33. Cependant, dans la citation
de la strophe 2, Bardesane parle de la « mort d’ici » (mawtā da-tnan) et de la
« vie d’ici » (ḥayyē da-tnan), ce qui ne laisse aucun doute quant à son inten-
tion de parler d’une mort physique survenue au terme de la vie dans le monde
présent34. Le péché d’Adam, selon Bardesane, n’est pas rendu le corps humain
mortel, parce qu’il l’était déjà, de par sa nature35. Si le péché d’Adam avait intro-
duit la mort du corps, la résurrection du Christ – victoire sur la mort – aurait dû
apporter l’immortalité, voire l’incorruptibilité, à tous les corps mortels et déjà
morts. En fait, le raisonnement de Bardesane ne s’oppose pas à la théologie

32 Éphrem, Memrā 1-2, dans Prose Refutations II, 143 (traduction personnelle).
33 Voir aussi Rm 6, 23 sur la mort comme « salaire du péché ».
34 Sur l’utilisation de l’adverbe tnan pour désigner la vie ou les choses présentes, voir Jessie
Payne Smith, A Compendious Syriac Dictionary (Oxford, Clarendon Press, 1903) 617.
35 Dans le Livre des lois des pays 15-17 et 24 (Poirier & Crégheur, 89-94 et 97-98), Bardesane
entend par « nature » tout ce qui touche au procès biologique et le considère comme
n’étant source ni du mal ni du péché.

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12 Jurasz

de la Première Épître aux Corinthiens : Car, la mort étant venue par un homme,
c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. De même, en effet,
que tous meurent en Adam, ainsi nous revivrons dans le Christ (1 Co 15, 21-22).
Tout porte à croire que Bardesane adhérait à la théologie paulinienne du salut,
fondée sur le rapport typologique entre Adam et le Christ, à laquelle il donnait
toutefois une interprétation particulière.
L’analogie entre le Christ et Adam est questionnée par les observations de
Bardesane concernent la place d’Abel dans l’économie du salut36. Les thèses
de Bardesane à ce sujet sont évoquées en différents endroits du Memrā, en
particulier dans les strophes 41 et 74 :

41. Que les ignorants ne s’égarent pas en disant : Abel est mort en premier,
et qu’ils ne perturbent pas la comparaison qui unit notre Seigneur à
Adam […]37

Pour renforcer son enseignement (cf. strophe 1), Bardesane remarque que le
premier à mourir fut Abel, le juste – et non Adam, le pécheur. Cette observa-
tion vise à montrer le caractère moralement neutre de la mort du corps : parce
qu’elle n’est pas une punition, les hommes n’ont pas besoin d’en être délivrés
par le Christ. D’ailleurs – comme le sous-entend Éphrem, en parlant de la per-
turbation de la comparaison –, si la résurrection du Christ était un remède
contre la mort du corps (censée d’être introduite par Adam), tous les corps
morts auraient dû ressusciter. La remarque de Bardesane sur Abel qui « est
mort en premier » est très suggestive, car elle montre que le premier homme
touché par la mort fut juste et innocent (cf. Gn 4, 8-10)38. C’est sans doute pour
cela qu’Éphrem évite d’étayer davantage l’opinion de Bardesane – et il a rai-
son de dire qu’elle perturbe le rapport théologique entre l’ancien et le nouvel
Adam. Il semble, en effet, que ce rapport se trouve au cœur de la réflexion de
Bardesane, mais il est différent de celui qu’Éphrem tient pour orthodoxe.

36 Une trentaine de strophes (31-39 ; 40-41 ; 69-78 et 86-93) sont dédiées aux résumés de la
doctrine bardesanite et aux explications d’Éphrem concernant le rapport entre Adam,
Abel et le Christ.
37 Éphrem, Memrā 41, dans Prose Refutations II, 153 (trad. personnelle).
38 Ce sujet est extrêmement rare dans l’exégèse patristique qui, habituellement, attribue le
meurtre d’Abel à la jalousie, inspirée à Caïn par le diable. Parmi les auteurs patristiques,
antérieurs à ou contemporains de Bardesane, les commentaires ou allusions à la mort
d’Abel (Gn 4, 8-10) se trouvent chez Clément de Rome, 1 Clem. 4, 1-7 ; Irénée de Lyon, Dem.
17 ; Exp Val (NH XI, 2) 38 ; Ac Thom 32, 2. La mention d’Abel comme celui qui « le premier
des hommes qui ait été tué » se trouve dans Hom Clem. III, 42.

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 13

La section consacrée à l’exégèse de Jn 8, 51 est précédée par le rappel de la


question bardesanite, déjà citée par Ephrem dans la strophe 1 :

74. Bardesane donc a commis ici une erreur […] « Notre Seigneur, certes,
dit-il, a été ressuscité : pourquoi n’a-t-il pas ressuscité tous les corps ?
Comme leur destruction était en Adam, leur recréation aurait dû être par
notre Seigneur39. »

Les strophes 79 et 82 apportent des informations sur la manière dont Bardesane


interprète le rapport entre Adam et le Christ, le péché de l’un et la résurrection
de l’autre. En fait, Bardesane ne remet pas en cause ce rapport typologique,
mais il l’applique à l’âme : le péché d’Adam a fait entrer dans le monde la mort
de l’âme. La section exégétique aide à déterminer le point de départ de l’escha-
tologie bardesanite :

79. Bardesane insiste < sur cela > : Si les corps sont morts en Adam, il aurait
été juste que Notre Seigneur vienne pour ressusciter < tous > les corps du
tombeau ; mais si < aucun > corps n’est ressuscité, il est clair que ce qu’Adam
a fait entrer par ses péchés, c’est la mort de l’âme : les âmes qu’il a fait des-
cendre dans le Shéol, Notre Seigneur les a fait sortir avec lui40.

La strophe 79 reprend et développe certaines informations données par


Éphrem au début du Memrā : selon Bardesane, le corps humain est mortel et
« retourne à la poussière », indépendamment du péché d’Adam. Les termes
comme la « mort d’ici » et la « vie d’ici » (strophe 1), indiquent la mort biolo-
gique et non la mort au sens spirituel. Les strophes 2, 74 et 79 avancent le même
argument : si les corps étaient devenus mortels à cause du péché d’Adam, la
résurrection du Christ aurait dû les rétablir dans l’immortalité. Parce que rien
de tel ne s’est produit (strophe 74), Bardesane peut affirmer (strophe 79) que
la résurrection n’a pas été donnée par le Christ aux corps, mais aux âmes. Le
raisonnement de Bardesane s’inspire d’une exégèse de Jn 8, 51, résumée ainsi
par Éphrem :

80. Il termine sa parole par une autre : Voilà, dit-il, Notre Seigneur a dit :
quiconque garde ma parole ne goûtera jamais la mort. Et voilà, dit-il, tous

39 Éphrem, Memrā 74 dans Prose Refutations II, 162 (trad. personnelle).


40 Éphrem, Memrā 79, dans Prose Refutations II, 164 (trad. personnelle).

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ceux qui l’ont gardée sont morts. […]41, alors il a confondu et dispersé les
mots dans la distorsion de l’oreille inexpérimentée.

81. L’autre parole est un argument, dont il a fait le sommet de son argu-
mentation, car il estime par là que par cette mort-ci, les âmes sont
retenues dans tous les lieux, dans tous les enfers et dans les entrailles
(māʿōnīn) de la terre. Et <celles> qui, dit-il, ont gardé la parole de notre
Seigneur pendant la vie dans le corps, vont s’élever vers la chambre nuptiale
de la lumière (gnōn nūhrā).

82. Selon l’enseignement de Bardesane, la mort qu’Adam a fait entrer a


été un obstacle (kelyānā) pour les âmes qui ont été retenues dans le lieu
du passage (maʿbartā) car le péché d’Adam les y retenait. « La vie, dit-il,
que notre Seigneur a fait entrer, < est > qu’il < leur > a enseigné la vérité, les
a élevées et conduites vers le royaume.

83. C’est pourquoi, dit-il, notre Seigneur nous a enseigné que quiconque
garde sa parole ne goûtera jamais la mort et que, dit-il, son âme ne sera
pas entravée quand elle traversera le lieu du passage comme par l’ancien
obstacle, par qui les âmes ont été entravées jusqu’à ce que vienne notre
Sauveur42.

L’enseignement bardesanite s’appuie sur le verset Jn 8, 51 – « sommet de l’argu-


mentation » – cité deux fois de la même manière : Emar-w māran d-kol aynā
d-melat neṭṭar mawtā l-ʿālam lā neṭʿom. Cette leçon est particulière, car toutes
les versions connues du texte grec ont un sens légèrement différent : Amen,
amen, je vous le dis, si quelqu’un gardera ma parole, il ne verra jamais la mort. La
différence concerne le verbe qui décrit l’expérience de la mort : θεωρέω (« voir »,

41 La strophe 80 (PR II, 164, l.24) comporte une lacune entre la citation bardesanite et le
commentaire d’Éphrem, ou en peut lire « le péché est … la mort » [… mawtā ḥaṭhā-hu]. En
absence de la partie qui précède, la reconstruction reste incertaine et l’éditeur renonce à
la traduire, voir PR II, lxxvi, note 5. On peut penser à l’allusion à 1 Co 15, 56 : « L’aiguillon de
la mort est le péché » (‘uqseh den d- mawtā ḥaṭita-y), cf. Aphraate, Dem. VII, 1-2 ; Éphrem,
ComDiat. XXI 12-13. Parce que la phrase qui suit – et qui est certainement d’Éphrem –
contient le ger (« alors »), on peut considérer la partie incomplète comme introduction
à la critique d’Éphrem et non comme appendice à la citation de Bardesane qui, elle, est
grammaticalement achevée. Cependant, I. Ramelli lit [… mawtā ḥaṭhā-hu] comme « la
mort est le péché » et prétend que Bardesane, dans toutes ses propos, parle de la mort
spirituelle, voire du péché, voir Ramelli, Bardesane, 381-352 ; Ead., Bardaisan of Edessa, 231.
42 Éphrem, Memrā 80-83, dans Prose Refutations II, 164-165 (trad. personnelle). Voir aussi
Beck, « Bardaisan und seine Schule », 323.

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 15

« contempler », « considérer ») en grec et ṭʿm (« goûter », « connaître ») en


syriaque43.
La même forme de Jn 8, 51 n’est citée que par un texte ancien : l’Évangile
selon Thomas, une collection de logia de Jésus44 qui, très probablement, a été
rédigée en Syrie orientale, au milieu du 2e siècle. Jn 8, 51 y est mentionné trois
fois. Le logion 1 attribue à Jésus la phrase suivante : « Celui qui trouvera l’inter-
prétation de ces paroles ne goûtera pas la mort45. » Deux autres mentions sou-
lignent le lien étroit les paroles de Jésus et la condition de disciple – un homme
accompli dans la connaissance. Dans les citations de Bardesane, on retrouve la
même idée d’une valeur salutaire des paroles de Jésus, mais leur utilisation se
fait dans le contexte eschatologique.
Selon Bardesane, les âmes, après avoir quitté les corps, sont retenues dans les
entrailles de la terre. Ensuite, elles doivent traverser un « lieu de passage » pour
se rendre vers la « chambre nuptiale de la lumière ». Cette terminologie – qui
n’est pas d’origine biblique – a été minutieusement analysée par Ute Possekel,
qui y a reconnu une certaine influence de l’eschatologie zoroastrienne, ainsi
que les traces des croyances traditionnelles attestées par les inscriptions
funéraires trouvées dans la région d’Édesse46. L’essentiel de ces observations
concerne cependant l’absence de l’idée d’une résurrection des corps – présente
également dans le judaïsme – qui n’était adoptée que progressivement par les
chrétiens47. L’enseignement de Bardesane reflète donc cet état ancien de la
pensée chrétienne, dépassé depuis longtemps à l’époque d’Éphrem.

43 L’utilisation de la racine verbale ṭ‘m droit, voir Georg A. Kiraz, A Comparative Edition of the
Syriac Gospels Aligning the Sinaiticus, Curetonianus, Peshiṭta and Harklean Versions, vol. 4,
(NTTSD 21, Brill, 1996).
44 L’Évangile selon Thomas nous est connu grâce à sa version copte (NH II 2) et les trois frag-
ments des papyri d’Oxyrhynque : 1, 654 et 655 ; voir Évangile selon Thomas, trad. Claudio
Gianotto, dans Écrits apocryphes chrétiens, vol. I, (éd. François Bovon, Pierre Geoltrain,
Paris 1997), 23-53 ; Évangile selon Thomas (NH II, 2), trad. Jean-Marie Sevrin, dans Écrits
gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi, (éd. Jean-Pierre Mahé, Paul-Hubert Poirier,
Paris 2007), 297-332.
45 Évangile selon Thomas 1 (NH II, 2, 32, 13-14), trad. J.-M. Sevrin, 309. Les deux autres occur-
rences : Ev Thom 18, 3 (NH II, 2, 36, 14-16) ; 19, 4 (NH II, 2, 36, 24-25). Jean-Marie Sevrin
remarque au sujet de ces deux logia qu’ils expriment une idée de retour à la condition pre-
mière, réalisé dans la connaissance inséparable de l’identité du disciple, voir « Notice »,
dans Écrits gnostiques, 300-302 et 312-313.
46 Possekel, « Bardaisan of Edessa on the Resurrection », 13-19. Voir aussi Camplani,
« Bardaisan’s Psychology », 259-262.
47 Possekel, « Bardaisan of Edessa on the Resurrection », 13-19. Les informations sur des
difficultés posées par l’idée de la résurrection des corps se retrouvent chez les princi-
paux auteurs chrétiens (Justin, Irénée, Hippolyte, les auteurs gnostiques), dont certains

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Bardesane n’a jamais prétendu que le péché d’Adam n’a pas introduit la
mort, mais il pense que cette mort concerne les âmes. Cette opinion pourrait
avoir son origine dans des conceptions cosmologiques et anthropologiques
de Bardesane, mais également s’inspirer des Écritures. Les informations à ce
sujet nous viennent de Tertullien. Dans son traité Sur la résurrection, l’apo-
logiste dénonce l’utilisation valentinienne de 1 Co 15, 45 : Le premier homme,
Adam, a été fait âme vivante (ψυχὴ ζῶσα) ; le dernier Adam, esprit vivifiant
(πνεῦμα ζῳοποιοῦν). Dans cette phrase, l’apôtre glose une expression tirée de
Gn 2, 7c : L’homme est devenu âme vivante, où l’expression grecque ψυχὴ ζῶσα
traduit fidèlement nepheš ḥayyah en hébreu. Aussi bien en hébreu qu’en
grec, « âme » peut désigner, de façon générale, le principe vital, le souffle ou
bien, en un sens individuel, la personne. Et Tertullien reproche à ses adver-
saires valentiniens de considérer Adam comme  « âme »  – individu, et non
comme « âme »  – principe vital joint à la chair du premier homme48. En
outre, Tertullien ne doute pas que cette interprétation d’« âme vivante » serve
à « soustraire la chair au retour à la vie49 ».
Avons-nous des raisons de penser que Bardesane ait considéré Adam comme
une « âme vivante » ? Une trace de cette expression s’est maintenue dans un
témoignage d’Al-Biruni (974-1050), au sujet des reproches faits aux bardesa-
nites par les manichéens : « Les partisans de Bardesane ont été d’avis que la sor-
tie de l’âme vivante (nafsi l-ḥayāti) et sa purification <ont lieu> dans le cadavre
de l’homme ( fī jīfati l-bašari)50. » Ce résumé tardif de la doctrine bardesanite
exprime également l’idée de la sortie de l’âme à partir d’un emprisonnement
dans la matière, semblable à la doctrine résumée par Éphrem dans les strophes
81-83 du Memrā. Au sujet du témoignage d’Al-Biruni, Alberto Camplani observe
que, selon les bardesanites, la condition des âmes après la mort serait une
sorte d’emprisonnement et une impossibilité d’agir, semblable peut-être à un
sommeil51. Si l’on admet que Bardesane a considéré Adam comme une « âme
vivante », il est plus facile d’expliquer pour quelle raison il comprend la résur-
rection comme relative aux âmes en particulier. Adam, en sa qualité d’« âme

(Athénagore, Tertullien) ont consacré des traités entiers à cette question, voir Jurasz, « La
mort du corps et la résurrection de l’âme selon Bardesane », 98-105.
48 Tertullien, Res 53, 6-7, trad. Madeleine Moreau, Jean-Pierre Mahé (Paris, Migne, 1980)
129-130.
49 Tertullien Res 53, 1, trad. Moreau & Mahé, 129.
50 Le fragment d’Al-Biruni a été étudié par Camplani, « Bardaisan’s Psychology », p. 259-260.
Camplani signale que le terme « âme vivante » se trouve dans le vocabulaire manichéen.
51 Camplani, « Bardaisan’s Psychology », 261.

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 17

vivante », serait le premier à être emprisonné dans un « lieu de passage », le


Shéol, privé de sa pleine liberté et de son autonomie52.
La résurrection ne consisterait donc pas à redonner la vie aux corps morts
et voués à la corruption, mais à donner aux âmes l’accès à la vraie vie ; non à
une « vie d’ici » mais à une vie éternelle, à laquelle elles ne pouvaient pas accé-
der à cause de l’obstacle créé par le péché d’Adam. Et Adam, « âme vivante »
mais souillée par le péché, aurait été aussi la première âme à devenir inapte à
rentrer dans le royaume de Dieu, entraînant toutes les autres âmes dans son
sillage. La résurrection ne serait donc pas le rétablissement d’un état de vie
antérieur au péché, mais un passage vers un état nouveau.
L’analyse des critiques d’Éphrem confirme cette reconstruction53. Selon
Éphrem, la plus importante erreur de Bardesane consiste dans la séparation
entre l’âme et le corps, ce qui avait pour conséquence une fin eschatologique
différente pour chacun des deux éléments. Ce motif revient tout au long du
Memrā, peut-être dans les strophes 16-19 (très lacunaires), puis 32 et 87. Mais
Éphrem tient aussi trois exposés, où il discute les enjeux théologiques des
thèses de Bardesane. Ainsi, le premier exposé porte sur l’incarnation et la chris-
tologie (strophes 8-16). Le second concerne la mort d’Abel (strophes 31-39) et,
plus précisément, la distinction entre la mort – en tant que conséquence du
péché d’Adam – et le meurtre – en tant que mauvais usage de la liberté. Enfin,
dans le dernier exposé (strophes 86-93) est présenté le rapport entre Adam et
le Christ. Selon Éphrem, le péché d’Adam a introduit dans le monde la corrup-
tion, la faiblesse et la mort – autant physique que spirituelle. Pour y remédier,
le Christ a apporté la vie qui concerne autant le corps que l’âme.
Comparée avec des explications d’Éphrem, l’exégèse bardesanite de Jn 8, 51
se distingue par son côté littéral. En particulier, la manière d’utiliser la mort
d’Abel révèle ce penchant littéraliste. Bardesane entend le mot « mort » au sens
propre – soit la mort du corps qui signifie sa décomposition, soit la mort de
l’âme qui signifie son retour vers le Royaume de Dieu. En revanche, les consi-
dérations spirituelles de la mort viennent d’Éphrem, en tant que critiques des
thèses bardesanites.

52 Cette conclusion est proposée par Camplani, « Bardaisan’s Psychology », 260-261. Voir
aussi Dylan M. Burns, « Mani’s Book of Mysteries : A Treatise De Anima », dans Manichaeism
and Early Christianity : Selected Papers from the 2019 Pratoria Congress and Consultation,
éd. J. van Oort (Leiden, 2020) 70-97.
53 L’analyse des arguments d’Éphrem, voir Jurasz, « La mort du corps et la résurrection de
l’âme », 113-123.

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18 Jurasz

3 Eusèbe d’Emèse, conservé en arménien, en grec et en syriaque

Le meilleur exemple de l’exégèse littérale bardesanite a été conservé par Eusèbe


d’Émèse (300-360), dans le Commentaire sur l’Octateuque et les Rois – un écrit
perdu, dont les fragments ont été transmis, pour la plupart, dans les chaînes
exégétiques, chez Procope de Gaza et dans une traduction arménienne du 6e
siècle qui a permis d’identifier les fragments grecs, souvent anonymes54. R.B. ter
Haar Romeny a édité les soixante-un fragments appartenant au Commentaire
sur la Genèse, la première partie de l’œuvre d’Eusèbe. Dans le Fragment 22
de cette édition se trouvent les informations sur la manière dont Bardesane
explique les contradictions entre les versets de Gn 9, 19-20 et Gn 7, 1-3.
Ce fragment du commentaire a été transmis en grec, en arménien et en
syriaque. Cependant, ces trois versions ne sont pas d’importance égale quant
aux informations concernant la difficulté posée par le texte et à l’exégèse
bardesanite qui cherche à l’expliquer.
En quoi consiste la difficulté textuelle ? Les deux passages bibliques des
ordres donnés par Dieu à Noé, concernant les animaux à faire entrer dans
l’arche. En Gn 9, 19-20, Dieu ordonne de prendre deux animaux de chaque
espèce, un mâle et une femelle, pour empêcher leur extinction. En revanche,
le passage de Gn 7, 1-3 comporte un ordre plus précis : Noé doit prendre sept
couples des animaux purs et une seule des tous les autres – toujours dans le
but de perpétuer leur race. Comment Eusèbe explique-t-il cette différence ?
Le commentaire arménien et le fragment grec sont presque identiques dans
leurs manières de résumer l’exégèse d’Eusèbe. Celui-ci, après avoir soigneuse-
ment exposé le contenu des deux ordres, donne la raison de l’ajout des sept
couples d’animaux purs : Noé en aura besoin pour présenter un sacrifice à
Dieu, lorsqu’ils sortiront de l’arche. La version arménienne répète cette expli-
cation, après avoir présenté les idées de Bardesane au sujet des deux ordres
divins. Le sacrifice est aussi la seule explication retenue dans le témoignage
syriaque – tiré du commentaire d’Išodad de Merv – qui se limite au commen-
taire de Gn 7, 2 : par conséquent, il ne mentionne ni l’existence des deux ordres
différents, ni l’opinion de Bardesane à ce sujet55.

54 Robert B. ter Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress. The Use of Greek, Hebrew, and Syriac
Biblical Texts in Eusebius of Emesa’s Commentary on Genesis, (TEG 6 ; Leuven, Peeters,
1997), 265-271 (voir note 235). Ce témoignage n’a pas été encore étudié dans les travaux
consacrés à Bardesane.
55 Le commentaire d’Išo’dad de Merv sur l’Ancien Testament, 1- Genèse, (éd. Jacques-Marie
Vosté, Ceslas Van den Eynde, CSCO 12/Syr. 75 (Leuven, 1950), 118, 12-18. Voir aussi dans
Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 267.

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 19

En marge de son exégèse, Eusèbe mentionne une opinion de Bardesane :


selon celui-ci, un Dieu a ordonné à Noé d’apporter à l’arche des couples d’ani-
maux de chaque espèce (cf. Gn 6, 19), tandis qu’un autre a parlé de sept couples
des animaux purs (cf. Gn 7, 2). Cette opinion aurait été fondée sur la présence
de différents noms donnés à Dieu dans le texte hébreu. Voici les deux versions –
grecque et arménienne – de ce témoignage :

Texte grec : Maintenant Bardesane ose dire que l’un (ἕτερος) est celui qui
dit « deux de chaque » et l’autre (ἕτερος) celui [qui dit] « sept », puisque
l’hébreu appelle Dieu avec l’un et l’autre nom (ἕτερος καὶ ἕτερος), il veut
faire deux [Dieux] à partir de ceux [noms]-là56.

Texte arménien : Bardesane a été audacieux de dire que autre (ayl) [est]
celui qui ordonnait [de faire entrer] les couples, et autre (ayl) [est] celui
qui [ordonnait de faire entrer] les sept [couples] ; car l’Hébreu appelle
Dieu avec différents (ayl ew ayl) noms, tantôt il l’appelle El, et tantôt Yah,
et tantôt Adonaï et tantôt Elohim, à cause de cela lui aussi veut dire deux
selon la distinction de noms. Et lorsqu’il sortit et offrit un sacrifice, s’il
n’avait pas pris sept [couples] des [animaux] purs, l’espèce dont il offrait
[des animaux] aurait été détruite, qu’il offrît la femelle ou le mâle ou bien
les deux57.

Dans les deux cas, Eusèbe attribue cette exégèse à Bardesane. Cependant, Haar
Romeny pense que cette attribution est erronée et, pour justifier son opinion,
renvoie vers le Livre des lois des pays (cf. LLP 1-2) où Bardesane parle explicite-
ment de Dieu unique58. Le commentateur évoque aussi des témoignages sur
la polémique antimarcionite menée par le même Bardesane – ce qui suppose
qu’il se soit opposé à une théologie dualiste. À la recherche d’une autre attribu-
tion de l’exégèse citée par Eusèbe, Haar Romeny évoque l’Apocryphon de Jean
et l’enseignement des Ophites (cf. Irénée, Haer. I, 30, 4-11), où les archontes
portent de différents noms donnés à Dieu dans les Écritures juives – mais le
nombre de ces dieux n’est pas limité à deux. Le spécialiste propose donc de
considérer la liste des noms divins en hébreu, telle que figure dans le fragment
arménien, comme un étalage des connaissances bibliques d’Eusèbe59. En effet,
ces connaissances n’étaient peut-être pas sans intérêt pour un lecteur grec qui

56 Fr. 22, éd. Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 265 (trad. personnelle).
57 Fr. 22, éd. Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 266 (trad. Gabriel Kepeklian).
58 Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 269 note 235.
59 Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 269.

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20 Jurasz

lisait dans la Septante, indistinctement, κύριος ὁ θεὸς aux endroits où le texte


hébreu comporte Elohim (Gn 6, 22) et Yahvé (Gn 7, 1).
La comparaison entre le fragment grec et la traduction arménienne montre
néanmoins de différences considérables dans leurs résumés des propos de
Bardesane. Dans le fragment grec, issu de la chaîne exégétique, l’enseignement
de Bardesane est résumé ainsi : « l’un (ἕτερος) est celui qui dit ‘deux de chaque’
et l’autre (ἕτερος) celui [qui dit] ‘sept’ ». En grec, ἕτερος veut dire « autre », mais
au sens « un des deux ». Le commentaire qui suit, met en évidence une lec-
ture dualiste de cette phrase – Bardesane aurait argumenté que les Hébreux
appellent Dieu par « l’un et l’autre nom », ἕτερος καὶ ἕτερος, parce que son but
était de faire deux Dieux à partir des deux noms. Cette explication est correcte
par rapport au texte biblique commenté, parce qu’il n’y a que deux noms de
Dieu en Gn 6, 22 et en Gn 7, 1.
Dans la traduction arménienne du Commentaire d’Eusèbe, l’opinion de
Bardesane est présentée en des termes suivants : « autre (ayl) [est] celui qui
ordonnait [de faire entrer] les couples, et autre (ayl) [est] celui qui [ordonnait
de faire entrer] les sept [couples] ». Plus loin, on trouve encore l’information
que « l’Hébreu appelle Dieu avec différents (ayl ew ayl) noms ». Le mot ayl,
« autre », est habituellement employé pour traduire ἄλλος du grec, bien que
l’expression ayl ew ayl peut aussi exprimer ἕτερος, διαφέρων ou διάφορος60. Le
premier emploi du terme ayl indique qu’il s’agit de plusieurs sujets, sans que
leur nombre soit restreint. Quant à l’expression ayl ew ayl, il est plus logique
d’admettre qu’elle correspond aux « noms variés », ὀνόματα διάφορα, du fait de
la liste des quatre noms qui suit. De cette manière, nous obtenons une lec-
ture cohérente du double « autre » et de l’information sur plusieurs noms dif-
férents, ainsi que des quatre noms cités comme exemples. Même si, dans les
deux passages bibliques commentés, les deux ordres sont attribués respective-
ment à Élohim et à Yahvé, il est évident que ceux-là ne sont pas les seuls noms
de Dieu dans les Écritures. Il s’agit d’une exégèse littérale qui, visiblement,
n’admet pas la solution que la même réalité (Dieu) puisse être appelée avec
des noms différents.
Laquelle des deux versions reflète fidèlement le contenu du commentaire
original d’Eusèbe d’Émèse ? Celui-ci ne semble pas être particulièrement versé
dans la polémique ; bien qu’il note parfois des interprétations différentes des
siennes, Bardesane est le seul « hérétique » mentionné par son nom dans les
fragments édités par Haar Romeny. Il faudra donc admettre qu’Eusèbe ne réa-
lisait aucun projet polémique à l’égard de l’exégèse bardesanite et qu’il s’en

60 G. Awetik‘ean, K. Siwrmēlean, M. Awgerean, (Nor baṙgirk῾ haykazean lezui/Nouveau dic-


tionnaire de langue arménienne), vol. 1, Venise, 1836-1837, page 82, col. a.

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 21

sert pour mieux présenter sa propre pensée61. Cependant, parce que les deux
résumés de l’exégèse bardesanite ne sont pas identiques, la modification a été
apportée soit par l’auteur de la chaîne exégétique grecque, soit par l’auteur de
la traduction arménienne.
Sans rentrer dans les détails de la critique textuelle de la chaîne exégétique
sur la Genèse, résumons les conclusions auxquelles est arrivé Haar Romeny. Il
considère que l’auteur de la chaîne a réalisé son travail dans la seconde moitié
du 5e siècle, dans le but de créer un outil pédagogique, permettant des com-
paraisons entre plusieurs auteurs – souvent issus des traditions théologiques
différentes62. En outre, cette compilation semble avoir été populaire surtout
dans le milieu antiochien. Les éditeurs signalent également que, dans une
partie de la tradition manuscrite, certains fragments d’Eusèbe ont été attri-
bués à Diodore de Tarse, mais souvent aussi résumés, tronqués ou corrompus
autrement63. Quant à la traduction arménienne du commentaire d’Eusèbe,
elle a été faite, très probablement, pendant l’âge d’or de la littérature armé-
nienne, à savoir avant le 6e siècle64. Grâce à elle, il a été possible de rétablir
la paternité d’Eusèbe pour les fragments anonymes ou mal attribués dans la
chaîne exégétique. Cependant, cette traduction semble incomplète65.
Les deux textes – la chaîne exégétique et la traduction – ont été produits,
plus au moins, à la même époque. Cependant, c’est la traduction arménienne
qui est plus proche du Commentaire d’Eusèbe. La façon dont elle attribue les
deux ordres aux deux sujets divins parmi plusieurs – selon les noms qui leur
ont été donnés – s’accorde très bien avec l’accusation formulée par Éphrem à

61 Au sujet des lectures alternatives chez Eusèbe, voir Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress,
14-15.
62 Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 21. Il s’appuie surtout sur les travaux des édi-
teurs des chaînes exégétiques : Les anciens commentateurs grecs de l’Octateuque et des
Rois ( fragments tirés des chaînes), éd. Robert Devereesse (SeT 201, Vatican City, 1959) ;
La chaîne sur la Genèse. Edition intégrale, vol. I-IV, éd. Françoise Petit, (TEG 1-4, Leuven,
1991-1996). Le Fr. XX (Haar Romeny) correspond à Fr. 682 (Petit). Ce fragment est repris,
presque à l’identique, dans l’Éclogue de Porphyre de Gaza (InGen 6, 47-69), voir Karin
Metzler, Prokop von Gaza. Eclogarum in libros historicos Veteris Testamenti epitome, vol. I
Der Genesiskommentar, (GCS/NF 22 ; Berlin, De Gruyter, 2015), 201-202.
63 Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 21-22.
64 Jean-Pierre Mahé, « Traduction et exégèse. Réflexions sur l’exemple arménien », in Mélanges
Antoine Guillaumont. Contributions à l’étude des christianismes orientaux, (éd. René-
Georges Coquin, Genève, Patrick Cramer, 1988), 248-252 ; Jos J.S. Weitenberg, « Eusebius
of Emesa and Armenian Translations », in The Book of Genesis in Jewish and Oriental
Christian Interpretations, (éd. Judith Frishman, Lucas Van Rompay, Leuven, 1997), 163-
170 ; Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 26. Voir aussi Manlio Simonetti, Lettera e/o
Allegoria. Un contributo alla storia dell’esegesi patristica (Roma, 1985) 127-129.
65 Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 25-26.

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22 Jurasz

l’encontre de Bardesane qui « enseigne que plusieurs ont parlé dans la Loi »66.
Eusèbe, étant d’origine syriaque, voire édessénienne, est susceptible d’avoir
des renseignements de première main sur Bardesane. En revanche, le frag-
ment conservé dans la chaîne biblique est, à plus d’un titre, susceptible d’avoir
été retouché. Compte tenu de sa destination scolaire, il est probable que le
caténiste ait introduit quelques modifications ou simplifications dans le
résumé de la doctrine de Bardesane. Les raisons de ces changements sont à
chercher dans la représentation de Bardesane et du bardesanisme en milieu
grec, en particulier à Antioche. En fait, les auteurs antiochiens ont laissé
des preuves d’hostilité à l’égard de Bardesane. Ainsi, Diodore de Tarse (330-
393/394) a rédigé un traité Contre le destin, où il n’épargne pas Bardesane67
et Théodoret de Cyr (393-458) a pris l’habitude de compter Bardesane parmi
les hérétiques, en l’accusant surtout de docètisme68. Cependant, le texte grec
qui présente la doctrine bardesanite comme dualiste, fondée sur une exégèse
littérale des Écritures, est le Dialogue sur la juste foi en Dieu, attribué par Rufin
à Adamantios (Ps.-Origène). Par conséquent, l’hypothèse la plus probable
est que l’auteur de la chaîne exégétique, ayant sans doute connaissance de
certaines de ces critiques, a ensuite « corrigé » le texte d’Eusèbe d’Émèse en
fonction de ses connaissances du bardesanisme grec qui toutefois – pour des
raisons que nous ne pouvons pas aborder dans cette étude – était susceptible
de présenter quelques caractéristiques dualistes, sans toutefois ressembler aux
doctrines de Marcion ou Mani69.

4 Un bardesanite dans le Dialogue sur la juste foi en Dieu


d’Adamantios (Ps.-Origène)

Le Discours sur la juste fois en Dieu, attribué à Adamantios (le Pseudo-Origène),


est une autre source d’informations sur l’herméneutique bardesanite, qui n’a
pas été prise en compte – surtout à cause de son caractère tardif et de sa dis-
tance par rapport au Bardesane historique. En effet, la rédaction du Discours

66 Éphrem, HH 50, 2. Voir supra.


67 Photius, Bibliothèque cod. 223 ; voir supra.
68 Théodoret de Cyr, Hist.eccl. IV 30, 1-3 ; Haer. fab. comp. I, 22 (PL 83, 372) ; Eranistes Prol. ;
117, 25-27 ; Lettres 104, 126, 146, 151. Dans le Com.In Pauli, le nom de Bardesane apparaît
plusieurs fois à côté de Marcion, Valentin, et Mani, lorsqu’ils sont accusés de docétisme.
Cependant, aucune de ces mentions ne concerne l’exégèse bardesanite.
69 Une interprétation du dualisme bardesanite, voir Izabela Jurasz « ‘Empédocle gnostique’
et le dualisme selon Hippolyte de Rome (Refutatio VII, 29-31) », Laval théologique et philo-
sophique 74 (2018), 375-405.

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 23

peut être située dans la seconde moitié du 4e siècle70. Son auteur met en scène
plusieurs personnages qui exposent leurs versions du christianisme devant
un juge, Eutropios. Adamantios (Origène) est le seul défenseur du chris-
tianisme orthodoxe. Il affronte tour à tour deux marcionites (Mégéthios et
Marc), un bardesanite (Marinos) et deux valentiniens (Droserios et Valens).
Évidemment, l’orthodoxe emporte la victoire qui est d’autant plus facile que
ses opposants se contentent d’annoncer des thèses sommaires, sans prendre
soin de les développer ou engager un véritable débat. Et le juge ne brille pas
par son impartialité … L’auteur semble avoir puisé les propos des marcionites
et valentiniens dans des traités hérésiologiques plus anciens, ceux d’Irénée,
Tertullien et Origène, mais un mystère entoure l’origine des propos tenus par
le bardesanite. Marinos est très actif dans la seconde partie du Dialogue (les
livres III, IV et V) ; il est interlocuteur principal d’Adamantios dans le livre III,
puis il revient dans les trois derniers chapitres du livre IV et continue à domi-
ner les échanges dans le livre V. Ses apparitions fréquentes lui permettent de
réaliser le programme annoncé dans le livre III :

Ce que je trouve absurde, c’est que vous disiez que le mal soit apparu du
fait de Dieu (en effet Dieu est innocent des maux) ; que vous disiez aussi
que le Verbe de Dieu a assumé chair d’homme ; et affirmiez que cette
chair en laquelle nous avons été liés [doive] ressusciter. Car vraisembla-
blement, si elle est appelée < dans les Écritures > « fardeau », « tombe » et
« liens », c’est parce que l’âme s’est retrouvée liée à ce corps du fait qu’elle
a péché. Ainsi l’Apôtre du Christ, Paul, crie d’être délivré du corps, quand
il dit : Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera du corps [qui me
voue à] cette mort ? Tels sont les trois [points] sur lesquels j’enquête71.

70 Voir Gregor Emmenegger, « Adamantius et le De recta fide », in Histoire de la littérature


grecque chrétienne, vol. 3. De Clément d’Alexandrie à Eusèbe de Césarée (éd. Bernard
Pouderon, Paris, Les Belles Lettres, 2017), 393-397. Le Dialogue nous est parvenu en ver-
sion grecque (Der Dialog des Adamantius : Περὶ τῆς εἰς θεόν ὀρθῆς πίστεως, éd. Willem H. van
de Sande Bakhuyzen, GCS 4, Leipzig, Hinrich, 1901) et dans la traduction latine de Rufin
qui croit y avoir la preuve de l’orthodoxie d’Origène (Tyranni Rufini Librorum Adamantii
Origenis adversus haereticos interpretatio, éd. Vinzenz Buchheit, STA 1, Munich, V. Fink,
1966). L’auteur du Dialogue a tiré de longs passages des deux ouvrages de Méthode
d’Olympe († 311), Sur le libre arbitre et Sur la résurrection, voir Adamantius. Dialogue ont
the True Faith in God, (trad. Robert A. Pretty, éd. Garry W. Trompf, Peeters, Leuven, 1997)
18-22, 125.
71 Adamantios, De recta fide III, 1 (éd. Bakhuyzen) 116, 5-13 (trad. inédite A. Lecerf). Ces trois
points sont répétés quelques lignes plus loin (116, 20-22).

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Marinos annonce ici trois sujets qui seront, effectivement, abordés dans la
suite du Dialogue : 1) l’origine du mal ; 2) l’incarnation du Verbe ; 3) la résur-
rection de la chair. Or, l’objet de notre étude n’est pas le contenu doctrinal
de ses propos, mais la façon dont il se sert des Écritures pour les exposer.
On remarque que certains thèmes annoncés et discutés par Marinos appa-
raissent aussi dans le Memrā contre Bardesane : le rejet de l’incarnation est
considéré comme inséparable du rejet de la résurrection de la chair. Mais c’est
en vain qu’on chercherait la même démarche exégétique, fondée sur Jn 8, 51,
qu’Éphrem attribue à Bardesane. En revanche, Marinos est un partisan redou-
table de l’exégèse littérale.
Le fragment cité donne quelques renseignements sur l’importance des réfé-
rences scripturaires pour le bardesanite. Ses arguments sont fondés sur une
double référence – l’Épître aux Romains (Rm 7, 24) et Platon qui, dans le Cratyle
400c, attribue l’origine du mot « corps » (σῶμα) au fait qu’il soit le « tombeau »
(σῆμα) et la « prison » (σῶμα) de l’âme72. L’incise « dans les Écritures » vient de
la traduction latine de Rufin qui l’ajoute, évidemment, à tort. Marinos lit Paul
et Platon on ne peut plus littéralement – si le corps est un « tombeau » et la
mort une délivrance : pourquoi alors prétendre qu’il a été assumé par le Verbe
et ressuscité ? En outre, il semble être tout à fait conscient que la source du
problème est l’interprétation des textes scripturaires :

Systématiquement, les gens un peu bas d’esprit et qui évoluent dans l’in-
compréhension des Écritures souhaitent entendre ce qui est écrit en un
sens différent (οἱ ἁπλούστεροι καὶ περὶ τὰς γραφὰς ἀνοήτως φερόμενοι ἄλλως
τὰ γεγραμμένα βούλονται νοεῖν), ce qui est absurde. C’est la raison pour
laquelle je souhaite, en présence d’Eutrope, démontrer si ce sont nous
qui adoptons une attitude pondérée (εὐγνωμόνως) quant aux doctrines
des Écritures, ou bien vous73.

Marinos annonce son attachement à une lecture littérale des textes scriptu-
raires et s’oppose explicitement à ceux qui souhaitent leur donner un sens
différent. Une déclaration semblable, à savoir en faveur d’une lecture littérale
(ψιλόν), a été déjà faite, dans le livre I, par un des marcionites, Mégéthios qui a
déclaré : « Les Évangiles se contredisent et disent chacun une chose différente :

72 Platon, Cratyle 400c. La mention des « liens » fait peut-être allusion au Phédon 67d, où la
mort est définie comme « déliaison » (λύσις) de l’âme avec le corps. Marinos revient sur
les « liens » en V, 21.
73 Adamantius, De recta fide III, 1 (éd. Bakhuyzen) 116 (trad. A. Lecerf).

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 25

de là appert leur fausseté »74. Marinos ne dira rien de tel, dans aucune de ses
nombreuses interventions ; mais, il demandera toujours de prendre les termes
bibliques dans leur sens premier. On dirait qu’il ne propose aucune méthode
particulière, sinon une approche directe du texte compris comme ensemble
d’assertions indiscutablement vraies : « La doctrine des chrétiens consiste en
la foi et dans les Écritures ; c’est donc à partir des Écritures qu’il convient, soit
de persuader, soit d’être persuadé75 » ; et encore : « Si vous désirez mener la
recherche en toute vérité, écartez les spéculations philosophiques pour mieux
vous fier aux seules Écritures76. »
Avons-nous des exemples d’une telle méthode exégétique dans le Dialogue ?
Étant donné que Marinos représente le camp des « hérétiques », ses prises
de parole sont réduites au minimum nécessaire pour susciter les réponses
exhaustives d’Adamantios, soutenu par Eutropios, le juge. La liste des passages
bibliques évoqués par Marinus n’est pas sans intérêt pour les études du rap-
port des bardesanites aux Écritures. Nous prenons en compte seulement les
passages bibliques introduits à l’initiative de Marinos, choisis par lui-même à
l’appui de ses opinions.
Dans un premier temps, pour soutenir la thèse concernant l’existence
du Malin qui n’est pas créé par Dieu, Marinos fait appel aux témoignages
des Écritures : « le Diable est partout dit dans les Écritures ‘Satan’, ‘Malin’,
‘Malfaisant’ » (De recta fide III, 2). Ensuite, il cite des versets 2 Co 6, 14-15 (« Pas
de communion entre la lumière et les ténèbres, entre le Christ et le Béliar »),
pour dire que le Bien et le Mal sont deux choses distinctes (III, 4) – ce qui lui
vaut le soutien de Mégéthios. Marinos cite aussi Lc 10, 18, dans le but de mon-
trer que le Satan « tombé comme éclair » réside sur la terre (III, 12). L’autre
série de références bibliques se trouve dans le livre IV, où Marinos argumente
contre l’incarnation. Il prétend que « les Écritures aussi affirment qu’il a
assumé une chair céleste (σάρξ οὐράνια) » (IV, 12), sans que l’on puisse identifier
le passage en question. Toujours contre l’incarnation, Marinos s’engage dans
le débat sur Jn 1, 14 et interprète l’expression σάρξ ἐγένετο καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν
dans le sens que le Verbe fut chair avant de venir habiter parmi les hommes (IV,
15). Ce débat continue dans le livre V, où Marinos évoque le verset de 1 Co 15,
40 sur « des corps (σώματα) célestes et des corps terrestres » (V, 2). Lorsqu’il
cite, comme exemple de ces premiers, les anges venus chez Abraham (Gn 18,

74 Adamantius, De recta fide I, 7 (éd. Bakhuyzen) 14, 1-2 (trad. A. Lecerf). La déclaration
au sujet de la lecture « simple » vient en 14, 8, en réponse à la question d’Adamantios :
« Affirmes-tu que les Écritures sont spirituelles (νοηταί) ou bien littérales (ψιλαί) ? ».
75 Adamantius, De recta fide IV, 13 (éd. Bakhuyzen) 170, 9-10 (trad. A. Lecerf).
76 Adamantius, De recta fide V, 15 (éd. Bakhuyzen) 202, 30-31 (trad. A. Lecerf). Contrairement
à ce qu’il demande, Marions fait appel à la théorie des éléments et du mélange, cf. V, 18.

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26 Jurasz

1-8), Adamantios et Eutropios lui répondent par un exposé sur l’exégèse typo-
logique (V 4-5). Ensuite, le débat commence à s’orienter vers la question de la
résurrection de la chair. À ce sujet, Marinos cite des versets pauliniens – 1 Co 15,
14. 20-23 – sur le Fils de Dieu descendu du ciel et remonté (V, 7), et soutient
qu’il n’est pas né « de Marie », mais « par Marie »77. Ensuite, il intervient dans
l’échange sur le Christ en tant que « prémices » (Col 1, 18 ; 1 Co 15, 20 ; V 10-11) ; et
cite aussi Mt 22, 42-45, pour s’opposer au titre de « Fils de David » (V, 13). Enfin,
pour prouver que les Écritures parlent de la résurrection de l’âme – et non du
corps –, Marinos cite des Psaumes, considérés comme un écrit prophétique de
David : Ps 55, 13 ; Ps 41, 2 ; Ps 56 1, 2 ; Ps 15, 10 (V, 20). Ensuite, il revient sur Rm 7,
24 et la conception du corps comme « lien » de l’âme (V, 21) et continue à argu-
menter à partir des versets pauliniens : 1 Co 15, 20 « chair et sang ne peuvent
pas hériter le royaume de Dieu » (V, 22) et 1 Co 1 15, 37.38, sur le corps nouveau
donné par Dieu (V, 24). Ces versets sont toujours pris au sens premier, sans
aucune tentative d’aller au-delà de la lettre du texte.
Il y a néanmoins une exception. Afin d’expliquer en quel sens le corps est
lien de l’âme, Marinos propose une lecture qui dépasse la stricte lettre du texte :
il explique que les « tuniques de peau » (Gn 3, 21) sont des corps que Dieu a
donnés aux âmes après le péché et ajoute que pour cette raison le prophète
Jérémie appelle les hommes « captifs < de la terre > » (Lm 3, 34 LXX)78. Il doit
bien y avoir une raison, pour que cette exégèse ne ressemble pas aux autres
interventions de Marinos. En fait, elle résume des propos tenus par Aglaophon,
intervenant païen et platonicien dans le dialogue de Méthode d’Olympe, Sur
la résurrection79. Or, l’auteur du Dialogue sur la juste foi en Dieu a recopié des
pages entières de Méthode, en attribuant ses propos tantôt aux intervenants

77 Cette opinion est attribuée aux gnostiques par Irénée de Lyon (Haer. III, 11, 3). Cependant,
Philoxène de Mabboug (†  522) accuse Bardesane d’enseigner que le Christ n’est pas
né de Marie, mais de Dieu (Diss. Decem, éd. Maurice Brière, PO XV/IV, Paris, 1927, 464 ;
Documents pour servir à l’histoire de l’Église nestorienne, éd. François Nau, PO XIII/2, 248).
78 Adamantius, De recta fide V, 21. Voir aussi Marguerite Harl, « La prise de conscience de la
“nudité” d’Adam. Une interprétation de Gn 3,7 chez les Pères grecs », Studia Patristica 7
(Berlin, Akademie-Verlag, 1966) 18-55.
79 Méthode d’Olympe, De res. I, 4, 2-4 (éd. Nathanael Bonwetsch, GCS 27, Leipzig, Hinrichs,
1917) 223-224. La discussion sur le rapport entre Aglaophon, Proclus et Origène – trois
protagonistes « hétérodoxes » du débat, voir Metodio di Olimpo, La Risurrezione, (éd.
Mirosław Mejzner, Benedetta Zorzi ; CTP 216, Rome, Città Nuova, 2010) 37-42. Au sujet de
la présence de ces références dans le Dialogue, voir les commentaires de R.A. Pretty dans
Adamantius, 175-176. Dans sa méthode exégétique, Méthode d’Olympe s’inspire d’Origène
et de la tradition littérale asiatique, en particulier dans ses lectures de la Genèse, voir
M. Simonetti, Lettera e/o Allegoria, 105-107.

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Bardesane et l ’ herméneutique des Écritures 27

« orthodoxes », tantôt aux « hérétiques »80. L’écart considérable qui sépare


l’exégèse de Gn 3, 21 citée de tous les autres emplois des passages bibliques par
Marinos, ne fait que confirmer la prédominance de l’exégèse littérale dans les
milieux bardesanites.

5 Conclusion

Malgré les difficultés posées par la critique textuelle du Dialogue d’Adaman-


tios, les propos de Marinus restent représentatifs d’une version postérieure (et
peut-être locale) de l’enseignement de Bardesane ; une version platonisante et
hostile envers le corps. L’exemple d’une exégèse faussement bardesanite (en V,
21) montre combien il est difficile d’analyser les propos de Marinos, dans les-
quelles on retrouve néanmoins des thèmes doctrinaux critiquées par Éphrem
dans le Memrā contre Bardesane. Il existe une forte probabilité qu’Éphrem ait
eu connaissance de ce développement doctrinal du bardesanisme, ce qui aurait
justifié la présence de ses longues explications sur le corps et l’incarnation.
Dans sa manière de se référer aux Écritures, Marinos se montre adepte d’une
lecture littérale, en considérant la foi et les Écritures comme les seules sources
de la doctrine chrétienne. Cette attitude rejoint l’exégèse littérale des deux pas-
sages de la Genèse, dont le résumé a été conservé par Eusèbe d’Émèse, ainsi
que l’exégèse bardesanite de Jn 8, 51 citée par Éphrem dans le Memrā. En outre,
à travers l’analyse des références bibliques, on constate que certaines questions
ont circulé dans le milieu bardesanite, en particulier celle du nombre et de la
nature des sujets divins qui « parlent dans la Loi », ainsi que l’enseignement sur
la résurrection des âmes et non des corps, avec toutes les conséquences pour
la conception du corps dans l’incarnation et la résurrection. L’attachement
à l’exégèse littérale – qui remonte néanmoins au Bardesane historique – permet
d’expliquer la plupart des positions théologiques des bardesanites postérieurs.

80 Les plus importants extraits des écrits de Méthodios se trouvent en IV, 2. 3. 5. 8. 9. 10. 11 ;
V, 4. 11. 16. 20. 21. 22 (tous insérés dans les propos d’Adamantios ou Eutropios). Marinos
exprime des vues d’Aglaophon encore en V, 16. Les discours des valentiniens en Dialogue
IV, 3-11 sont largement inspirés par le dialogue de Méthode, Sur le libre arbitre.

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