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Abstract
Very little is known about the use of Scripture by Bardaisan, the Syriac-speaking
Christian philosopher. The scholars have identified a few biblical references and terms,
but they found that quotations are extremely rare. Even more so, it is difficult to state
an opinion on Bardaisan’s exegetical method. Research has focused on Ephraim’s
Memrā against Bardaisan and his passages concerning the reading of Jn 8:51. Now, it
is possible to broaden the area of research on the testimony of Eusebius of Emesa –
preserved in Armenian – about Bardaisanite exegesis of Gen 6:22 and Gen 7:1, as well
as on the uses the Scriptures by Bardaisanite who intervenes in Adamantios’s Dialogue
on Right Faith in God. The analysis of this new evidences shows that Bardaisan and his
followers practised literal exegesis in the tradition of the Antiochian school.
Il existe très peu d’informations sur l’utilisation des Écritures par Bardesane, le philo-
sophe chrétien de langue syriaque. Les spécialistes ont identifié surtout des allusions
et expressions bibliques, mais les citations restent extrêmement rares. À plus forte
raison, il est difficile de se prononcer sur la méthode exégétique de Bardesane. Les
recherches ont été concentrées sur le Memrā contre Bardesane d’Éphrem et ses pas-
sages concernant la lecture de Jn 8, 51. Cependant, il est possible d’élargir le champ
de recherche sur le témoignage d’Eusèbe d’Émèse – conservé en arménien – au sujet de
l’exégèse bardesanite de Gn 6, 22 et Gn 7, 1, ainsi que sur la manière d’utilisation des
Écritures par le bardesanite qui intervient dans le Dialogue sur la juste foi en Dieu
d’Adamantios. L’analyse de ce nouveau dossier montre que Bardesane et ses disciples
ont pratiqué l’exégèse littérale, dans la tradition de l’école d’Antioche.
Keywords
1 Voir Paul-Hubert Poirier, Éric Crégheur, « La parabole de l’ivraie (Matthieu 3,24-30.36-43)
dans le Livre des lois des pays », in Poussières de christianisme et de judaïsme antiques. Etudes
réunies en l’honneur de Jean-Daniel Kaestli et Eric Junod, (éd. Albert Frey, Remi Gounelle,
Lausanne, Éditions du Zèbre, 2007), 297-305 ; Alberto Camplani, « Bardaisan and the Bible »,
in Gnose et manichéisme : entre les oasis d’Égypte et la route de la soie : hommage à Jean-Daniel
Dubois, (éd. Anne Van den Kerchove, Luciana Gabriela Soares Santoprete, BEHE 176 ;
Turnhout, Brepols 2017), 699-715 ; Izabela Jurasz, « La mort du corps et la résurrection de l’âme
selon Bardesane : lecture théologique de Jn 8, 51 », in Les sources des eaux vives. Cahiers de
BIBLINDEX III, (éd. L. Mellerin ; CBP 22, Turnhout, Brepols, 2021), 88-123. Des observations
sur la théologie biblique de Bardesane se trouvent surtout chez Han J.W. Drijvers, Bardaisan
of Edessa (Assen, 1966) ; Alberto Camplani, « Rivisitando Bardesane. Note sulle fonti siria-
che del bardesanismo e sulla sua collocazione storico-religiosa », Cristianesimo nella storia
19 (1998), 519-596 ; Ilaria Ramelli, Bardesane di Edessa. Contro il fato (Rome, Edizioni San
Clemente/Bologne, Edizioni Studio Domenicano, 2009), 387-389 ; Ilaria Ramelli, Bardaisan
of Edessa : A Reassessment of the Evidence and a New Interpretation, (Piscataway (NJ), Gorgias
Press, 2009), 237-238.
2 Camplani, « Bardaisan and the Bible », 699-700.
3 Il s’agit d’une allusion à Gn 1,2 et 3 : le chaos primordial et l’action de la parole venant de
Dieu ; voir Camplani, « Bardaisan and the Bible », 702-703. L’analyse de ce témoignage, voir
Alberto Camplani, « Note bardesanitiche », Miscellanea Marciana 12 (1997) 11-43.
4 Livre des lois des pays 8 (Le livre des lois des pays. Un traité syriaque sur le destin de l’« école »
de Bardesane, trad. Paul-Hubert Poirier, Éric Crégheur, Paris, Les Belles Lettres, 2020) 85. La
citation ressemble à Gn 1, 27 avec des éléments de Gn 6, 2 et 9, 6, voir Taeke Jansma, « The
Book of the Laws of Countries and the Peshitta Text of Genesis IX, 6 », Parole de l’Orient 1
(1970) 409-414 ; Camplani, « Bardaisan and the Bible », 705 ; Poirier & Crégheur, « La parabole
de l’ivraie », 298-299.
5 Voir Camplani, « Bardaisan and the Bible », 704-706 ; Id., « Rivisitando Bardesane », 570-579.
6 Camplani, « Bardaisan and the Bible », 707-713.
7 Voir Camplani, « Bardaisan and the Bible »,710-712 ; Id., « Rivisitando Bardesane », 576-580 ;
Poirier & Crégheur, « La parabole de l’ivraie », 302-305 ; Ute Possekel, « Bardaisan of Edessa
Dans son étude, Camplani remarque que tous ces témoignages contiennent
rarement des indications concernant la méthode exégétique de Bardesane8.
Quelques informations à ce sujet sont néanmoins données dans deux textes :
les passages du Memrā contre Bardesane (surtout les strophes 74 et 80-83) dans
lesquelles Éphrem résume l’exégèse bardesanite de Jn 8, 51-52 et une strophe
de l’hymne 50 du recueil Contre les hérésies. Le débat qui entoure ces deux
textes cherche à déterminer la méthode exégétique pratiquée par Bardesane.
Honte aussi à Bardesane qui erre et encore fait errer, et enseigne que plu-
sieurs ont parlé dans la Loi10.
Il (= Bardesane) fut réprimandé sans s’en rendre compte, car la vérité est
unique.
Elle se multiplie dans ses lois, se déploie dans ses paroles,
Croît par ses secours, s’enrichit par ses variations,
Et dans tout cela elle reste unique12 !
13 Ramelli, Bardesane di Edessa, 389 ; Ead., Bardaisan of Edessa, 237-238. Cité et commenté
par Camplani, « Bardaisan and the Bible », 707.
14 Drijvers, Bardaisan, 162. Cf. Ramelli sopra.
15 Camplani, « Bardaisan and the Bible », 707.
chez les auteurs chrétiens du 2e siècle, tels que Justin ou Irénée de Lyon, et
continue chez Théodore de Mopsueste16.
Selon Camplani, l’exégèse de Bardesane ressemblerait plutôt à celle exposée
par Ptolémée dans la Lettre à Flora qui porte, précisément, sur l’origine de la
Loi et la nature de son auteur17. Ptolémée dénonce comme erronées les deux
positions : l’une qui attribue la Loi au Dieu le Père et l’autre qui l’attribue à
l’Adversaire (Ep. 3, 2.4-5) ; la première soutenue par les chrétiens « catholiques »,
tandis que la seconde par les marcionites. Ptolémée propose une autre solution.
Il distingue trois « auteurs » de la Loi : Dieu, Moïse et les Anciens (Ep. 4, 1-2),
dont les préceptes n’ont pas le même degré de perfection – le critère décisif
pour leurs modification ou abolition (cf. Ep. 5, 1). Pour le démontrer, Ptolémée
apporte des exemples, cite et analyse des passages venant de l’Ancien et du
Nouveau Testament. Enfin, il affirme que la Loi est divisée en trois parties :
une législation pure, une législation mêlée de mal et d’injustice et, enfin, une
troisième législation « typologique et symbolique (τὸ τυπικὸν καὶ συμβολικὸν),
faite à l’image des choses spirituelles et différentes (τὸ κατ’ εἰκόνα τῶν πνευ-
ματικῶν καὶ διαφερόντων νομοθετηθέν) ; que le Sauveur a transformé à partir
du sensible et apparent en spirituel et invisible »18. Il est difficile de considé-
rer ce type de législation comme exemple d’une exégèse « allégorique », car
Ptolémée limite son application aux rites et pratiques juifs qui annoncent les
rites et pratiques chrétiens : les sacrifices, la circoncision, le sabbat, le jeûne,
etc. (cf. Ep. 5, 8-15).
Sans risque de projeter l’enseignement de Ptolémée sur celui de Bardesane,
on peut affirmer que l’expression « plusieurs ont parlé dans la Loi » appartient
au débat de l’époque, dont Ptolémée est le témoin. Il rapporte, en fait, trois opi-
nions au sujet de l’origine de la Loi, la nature de son auteur, sinon des auteurs.
Par conséquent, Bardesane aurait pu attribuer la Loi aux plusieurs auteurs,
sans nécessairement ressembler aux marcionites ni aux valentiniens.
16 Justin, Dial. 56 (l’apparition de Dieu à Abraham) ; Irénée, Haer. III 11, 7-8 (l’unité des dis-
cours des évangélistes). Au sujet de la méthode exégétique de Théodore, très attentive à
l’identification du sujet qui « parle » dans les Écritures, voir Robert Devreesse, Essai sur
Théodore de Mopsueste (Città del Vaticano, 1948).
17 Camplani, « Bardaisan and the Bible », 707. Voir aussi l’introduction dans Ptolémé, Lettre
à Flora (éd. et trad. G. Quispel, SC 24bis, Paris, Le Cerf, 1966).
18 Ep. 5, 2 (apud Épiphane, Panar. XXX, 5, 2), trad. personnelle. Frank Williams traduit
cependant τὸ τυπικὸν καὶ συμβολικὸν par « typical and allegorical », cf. F. Williams, The
Panarion of Epiphanius of Salamis. Book I (Sects 1-46) (NHMS 63, Brill, Leiden – Boston,
2009), 218.
19 « In addition provided by Bardaisan may have rested upon a particular method of explai-
ning the Bible, intended for an intimate cercle », Drijvers, Bardaisan, 162.
20 Ramelli, Bardesane di Edessa, 389 ; Ead., Bardaisan of Edessa, 238.
21 Dans le Fihrist, ce livre est appelé Livre des Mystères ou des Secrets (Sifr al-asrar),
cf. Al-Nadim, Kitab al-Fihrist, (éd. Gustav Flügel, Leipzig, Teubner, 1871) 336. A. Camplani
pense que la polémique entre Bardesane et Mani portait, entre autres, sur des questions
d’anthropologie, voir Alberto Camplani, « Bardaisan’s Psychology : Known and Unknown
Testimonies and Current Scholarly Perspectives », in Syriac Encounters : Papers from
the Sixth North American Syriac Symposium, Duke University, 26-29 June 2011, (éd. Maria
Doerfler, Emmanuel Fian, Kyle Smith ; ECS 20, Leuven, Peeters, 2015), 259-276 ; Id.,
« Bardaisan and the Bible », 708.
22 F. Ruani, dans Ephrem de Nisibe, Hymnes contre les hérésies, 331 note 46.
Au lieu de méditer dans l’Église, <telle> la brebis qui rumine les livres du
Saint,
Voici que ceux-ci pratiquent les livres de perdition23.
Dans la strophe 14, Éphrem donne une liste de techniques et d’écrits concer-
nant la divination, identifiés et décrits par F. Ruani25. Ces informations, pour
être précises, semblent être cependant trop sévères, car rien ne permet de sup-
poser que les bardesanites aient remplacé les Écritures par les livres concer-
nant la divination. En outre, Barḥadbšabba ʿArbaya (6e-7e s.) confirme que les
Écritures n’étaient pas absentes des lectures bardesanites :
Bien que ceux-ci (= les bardesanites) ne rejettent pas les Écritures, ils
reçoivent en plus d’elles de nombreuses révélations26.
23 Éphrem, HH I, 14 (trad. Cerbelaud), 68-69 / (trad. Ruani), 8. Nous suivons ici la traduction
de Ruani.
24 Éphrem, HH I, 18 (trad. Cerbelaud) 72-73 / (trad. Ruani), 10.
25 L’observation des tressaillements involontaires des membres du corps est une pratique
divinatoire dite palomantique ; la « divination des heures et des jours » se rapporte à la
hémérologie et l’horologie, techniques permettant de déterminer les moments propices
et néfastes ; la prédiction basée sur l’observation des phénomènes météorologiques peut
concerner les tonnerres (la brontologie), les éclipses du soleil et de la lune ou le mou-
vement des astres ; voir les commentaires de F. Ruani dans Éphrem, Hymnes contre les
hérésies, 331-332, notes 47-48.
26 Barḥadbšabba ʿArbaya, Histoire – première partie, (éd. et trad. François Nau ; Patrologia
Orientalis 23 /2, Paris, 1932), 191-192 ; voir l’édition de ce texte dans Camplani, « Note
bardesanitiche », 25-27.
Grâce à ces trois textes, il est possible de tirer quelques conclusions concernant
l’attitude de Bardesane et ses disciples à l’égard des Écritures. Bien qu’Éphrem
prétende qu’ils ne lisaient pas les Prophètes, c’est le contraire qui est vrai : la Loi
et les Prophètes faisaient partie du corpus biblique des bardesanites qui, sur
ce point, ne se distinguaient pas de la majorité des chrétiens. Il est tout aussi
naturel que les bardesanites aient lu des apocryphes du Nouveau Testament
(évangiles, actes ou apocalypses) ; en revanche, l’utilisation des livres liés aux
techniques de la divination, aurait de quoi leur attirer des reproches. Étant
donné que le Livre des Mystères est cité à côté des traités de mantique et d’as-
trologie, il est hautement probable qu’il soit apparenté à ce genre de littérature.
L’examen des recherches sur la Bible de Bardesane amène à constater la fai-
blesse de l’hypothèse qui voudrait lui attribuer la connaissance de l’exégèse
allégorique. Ni la phrase que « plusieurs qui parlent dans la Loi », ni l’utilisa-
tion du Livre des Mystères ne constitue une preuve suffisante. Pouvons-nous
cependant proposer une autre interprétation ? Que savons-nous au sujet de
la pratique exégétique de Bardesane ? La réponse peut être esquissée grâce à
l’analyse des trois textes. Le premier – Memrā contre Bardesane – contient un
résumé de l’exégèse bardesanite de Jn 8, 51-52. Il s’agit du plus long passage de
ce type parmi tous les textes concernant Bardesane et son école. Le second
texte est un témoignage d’Eusèbe d’Emèse au sujet de l’exégèse bardesanite de
Gn 6, 19-20 et Gn 7, 1-3, dont la version arménienne, récemment découverte,
n’a jamais été étudiée par les spécialités de Bardesane. Enfin, le troisième – le
Dialogue d’Adamantios (le Pseudo-Origène) – a été traité comme représen-
tatif du bardesanisme tardif grec, différent de l’enseignement du Bardesane
historique28. Néanmoins, ce texte mérite notre attention, car le bardesanite
qui apparaît dans le Dialogue tient des propos au sujet des Écritures et la
manière de les lire.
27 Photius, Bibliothèque 223, 221b12-26 (éd. et trad. René Henry, Paris, Les Belles Lettres, 1965),
45-46 (modifiée). Voir la récente édition et traduction italienne par Christophe Guignard
dans Fozio, Biblioteca (éd. Bianchi, Claudio Schiano, Pisa, Edizioni della Normale, 2016),
366-392.
28 Ramelli, Bardesane, 297-301 ; Ead., Bardaisan of Edessa, 152-155.
29 Éphrem, Memrā contre Bardesane, in S. Ephrem’s Prose Refutations of Mani, Marcion and
Bardaisan, vol. II (éd. Anthony A. Bevan, Francis C. Burkitt, vol. 2, Londres, Williams and
Norgate, 1921), 143-169 (texte), lxvii-lxxix (trad. angl). Au sujet de la tradition manuscrite
du Memrā, son plan et son contenu, voir Jurasz, « La mort du corps et la résurrection de
l’âme », 90-93.
30 Dans l’édition d’A.A. Bevan et F.C. Burkitt, ce memrā porte le titre Stanzas against
Bardaisan. Le terme « stance » vient de l’italien stanza, qui signifie « demeure », parce
qu’il faut qu’il y ait un sens complet et un repos à la fin de chaque stance. Voir le com-
mentaire de F.C. Burkitt dans Prose Refutations, II, cxxiv-cxxv. Cette terminologie n’a
pas été adoptée par les chercheurs qui lui préfèrent l’expression « traité métrique »
(Alberto Camplani, « Bardesane et les Bardesanites », Annuaire de l’EPHE 112 (2003-
2004), 45) ou memrā (Ute Possekel, « Bardaisan of Edessa on the Resurrection : Early
Syriac Eschatology in its Religious-Historical Context », Oriens Christianus 88 (2004), 11).
31 Drijvers, Bardaisan, 128-129, 156-157 ; Edmund Beck, « Bardaisan und seine Schule
bei Ephrem », Le Muséon 91 (1978), 271-333 ; Possekel, « Bardaisan of Edessa on the
Resurrection », 7-13 ; Ead., « Bardaisan of Edessa : Philosopher or Theologian ? », Zeitschrift
für Antikes Christentum 10 (2014), 453-455 ; Ramelli, Bardesane, 379-386 ; Ead., Bardaisan
of Edessa, 224-238 ; Camplani, « Bardaisan’s Psychology », 268-272.
1. Ici Bardesane déclare que même sans le péché d’Adam, le corps serait
retourné à sa poussière ; la chair ne se joint pas à l’esprit ; la scorie
court vers le bas et la pureté court vers le haut, […] l’un est là-haut,
l’autre est en bas.
2. Son opinion est malade, semblable à la faiblesse de Bardesane ; toute sa
fable est une maladie. Si donc, dit-il, en Adam nous mourons de la mort
d’ici, il aurait été juste pour Celui qui est venu d’avoir donné la vie d’ici,
afin de répandre le remède à la corruptibilité32.
Dès le début, Éphrem annonce un vaste projet polémique qui se déroule sur
trois niveaux : théologique, anthropologique et cosmologique. Ce projet est
néanmoins solidement ancré dans les données scripturaires, en particulier dans
l’interprétation théologique du péché et de la mort d’Adam. L’enseignement de
Bardesane concerne le lien causal entre le péché d’Adam et la mort. Ce lien a
été décrit dans l’Épître aux Romains : Voilà pourquoi, de même que par un seul
homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la
mort a passé en tous les hommes […] (Rm 5, 12)33. Cependant, dans la citation
de la strophe 2, Bardesane parle de la « mort d’ici » (mawtā da-tnan) et de la
« vie d’ici » (ḥayyē da-tnan), ce qui ne laisse aucun doute quant à son inten-
tion de parler d’une mort physique survenue au terme de la vie dans le monde
présent34. Le péché d’Adam, selon Bardesane, n’est pas rendu le corps humain
mortel, parce qu’il l’était déjà, de par sa nature35. Si le péché d’Adam avait intro-
duit la mort du corps, la résurrection du Christ – victoire sur la mort – aurait dû
apporter l’immortalité, voire l’incorruptibilité, à tous les corps mortels et déjà
morts. En fait, le raisonnement de Bardesane ne s’oppose pas à la théologie
32 Éphrem, Memrā 1-2, dans Prose Refutations II, 143 (traduction personnelle).
33 Voir aussi Rm 6, 23 sur la mort comme « salaire du péché ».
34 Sur l’utilisation de l’adverbe tnan pour désigner la vie ou les choses présentes, voir Jessie
Payne Smith, A Compendious Syriac Dictionary (Oxford, Clarendon Press, 1903) 617.
35 Dans le Livre des lois des pays 15-17 et 24 (Poirier & Crégheur, 89-94 et 97-98), Bardesane
entend par « nature » tout ce qui touche au procès biologique et le considère comme
n’étant source ni du mal ni du péché.
de la Première Épître aux Corinthiens : Car, la mort étant venue par un homme,
c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. De même, en effet,
que tous meurent en Adam, ainsi nous revivrons dans le Christ (1 Co 15, 21-22).
Tout porte à croire que Bardesane adhérait à la théologie paulinienne du salut,
fondée sur le rapport typologique entre Adam et le Christ, à laquelle il donnait
toutefois une interprétation particulière.
L’analogie entre le Christ et Adam est questionnée par les observations de
Bardesane concernent la place d’Abel dans l’économie du salut36. Les thèses
de Bardesane à ce sujet sont évoquées en différents endroits du Memrā, en
particulier dans les strophes 41 et 74 :
41. Que les ignorants ne s’égarent pas en disant : Abel est mort en premier,
et qu’ils ne perturbent pas la comparaison qui unit notre Seigneur à
Adam […]37
Pour renforcer son enseignement (cf. strophe 1), Bardesane remarque que le
premier à mourir fut Abel, le juste – et non Adam, le pécheur. Cette observa-
tion vise à montrer le caractère moralement neutre de la mort du corps : parce
qu’elle n’est pas une punition, les hommes n’ont pas besoin d’en être délivrés
par le Christ. D’ailleurs – comme le sous-entend Éphrem, en parlant de la per-
turbation de la comparaison –, si la résurrection du Christ était un remède
contre la mort du corps (censée d’être introduite par Adam), tous les corps
morts auraient dû ressusciter. La remarque de Bardesane sur Abel qui « est
mort en premier » est très suggestive, car elle montre que le premier homme
touché par la mort fut juste et innocent (cf. Gn 4, 8-10)38. C’est sans doute pour
cela qu’Éphrem évite d’étayer davantage l’opinion de Bardesane – et il a rai-
son de dire qu’elle perturbe le rapport théologique entre l’ancien et le nouvel
Adam. Il semble, en effet, que ce rapport se trouve au cœur de la réflexion de
Bardesane, mais il est différent de celui qu’Éphrem tient pour orthodoxe.
36 Une trentaine de strophes (31-39 ; 40-41 ; 69-78 et 86-93) sont dédiées aux résumés de la
doctrine bardesanite et aux explications d’Éphrem concernant le rapport entre Adam,
Abel et le Christ.
37 Éphrem, Memrā 41, dans Prose Refutations II, 153 (trad. personnelle).
38 Ce sujet est extrêmement rare dans l’exégèse patristique qui, habituellement, attribue le
meurtre d’Abel à la jalousie, inspirée à Caïn par le diable. Parmi les auteurs patristiques,
antérieurs à ou contemporains de Bardesane, les commentaires ou allusions à la mort
d’Abel (Gn 4, 8-10) se trouvent chez Clément de Rome, 1 Clem. 4, 1-7 ; Irénée de Lyon, Dem.
17 ; Exp Val (NH XI, 2) 38 ; Ac Thom 32, 2. La mention d’Abel comme celui qui « le premier
des hommes qui ait été tué » se trouve dans Hom Clem. III, 42.
74. Bardesane donc a commis ici une erreur […] « Notre Seigneur, certes,
dit-il, a été ressuscité : pourquoi n’a-t-il pas ressuscité tous les corps ?
Comme leur destruction était en Adam, leur recréation aurait dû être par
notre Seigneur39. »
79. Bardesane insiste < sur cela > : Si les corps sont morts en Adam, il aurait
été juste que Notre Seigneur vienne pour ressusciter < tous > les corps du
tombeau ; mais si < aucun > corps n’est ressuscité, il est clair que ce qu’Adam
a fait entrer par ses péchés, c’est la mort de l’âme : les âmes qu’il a fait des-
cendre dans le Shéol, Notre Seigneur les a fait sortir avec lui40.
80. Il termine sa parole par une autre : Voilà, dit-il, Notre Seigneur a dit :
quiconque garde ma parole ne goûtera jamais la mort. Et voilà, dit-il, tous
ceux qui l’ont gardée sont morts. […]41, alors il a confondu et dispersé les
mots dans la distorsion de l’oreille inexpérimentée.
81. L’autre parole est un argument, dont il a fait le sommet de son argu-
mentation, car il estime par là que par cette mort-ci, les âmes sont
retenues dans tous les lieux, dans tous les enfers et dans les entrailles
(māʿōnīn) de la terre. Et <celles> qui, dit-il, ont gardé la parole de notre
Seigneur pendant la vie dans le corps, vont s’élever vers la chambre nuptiale
de la lumière (gnōn nūhrā).
83. C’est pourquoi, dit-il, notre Seigneur nous a enseigné que quiconque
garde sa parole ne goûtera jamais la mort et que, dit-il, son âme ne sera
pas entravée quand elle traversera le lieu du passage comme par l’ancien
obstacle, par qui les âmes ont été entravées jusqu’à ce que vienne notre
Sauveur42.
41 La strophe 80 (PR II, 164, l.24) comporte une lacune entre la citation bardesanite et le
commentaire d’Éphrem, ou en peut lire « le péché est … la mort » [… mawtā ḥaṭhā-hu]. En
absence de la partie qui précède, la reconstruction reste incertaine et l’éditeur renonce à
la traduire, voir PR II, lxxvi, note 5. On peut penser à l’allusion à 1 Co 15, 56 : « L’aiguillon de
la mort est le péché » (‘uqseh den d- mawtā ḥaṭita-y), cf. Aphraate, Dem. VII, 1-2 ; Éphrem,
ComDiat. XXI 12-13. Parce que la phrase qui suit – et qui est certainement d’Éphrem –
contient le ger (« alors »), on peut considérer la partie incomplète comme introduction
à la critique d’Éphrem et non comme appendice à la citation de Bardesane qui, elle, est
grammaticalement achevée. Cependant, I. Ramelli lit [… mawtā ḥaṭhā-hu] comme « la
mort est le péché » et prétend que Bardesane, dans toutes ses propos, parle de la mort
spirituelle, voire du péché, voir Ramelli, Bardesane, 381-352 ; Ead., Bardaisan of Edessa, 231.
42 Éphrem, Memrā 80-83, dans Prose Refutations II, 164-165 (trad. personnelle). Voir aussi
Beck, « Bardaisan und seine Schule », 323.
43 L’utilisation de la racine verbale ṭ‘m droit, voir Georg A. Kiraz, A Comparative Edition of the
Syriac Gospels Aligning the Sinaiticus, Curetonianus, Peshiṭta and Harklean Versions, vol. 4,
(NTTSD 21, Brill, 1996).
44 L’Évangile selon Thomas nous est connu grâce à sa version copte (NH II 2) et les trois frag-
ments des papyri d’Oxyrhynque : 1, 654 et 655 ; voir Évangile selon Thomas, trad. Claudio
Gianotto, dans Écrits apocryphes chrétiens, vol. I, (éd. François Bovon, Pierre Geoltrain,
Paris 1997), 23-53 ; Évangile selon Thomas (NH II, 2), trad. Jean-Marie Sevrin, dans Écrits
gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi, (éd. Jean-Pierre Mahé, Paul-Hubert Poirier,
Paris 2007), 297-332.
45 Évangile selon Thomas 1 (NH II, 2, 32, 13-14), trad. J.-M. Sevrin, 309. Les deux autres occur-
rences : Ev Thom 18, 3 (NH II, 2, 36, 14-16) ; 19, 4 (NH II, 2, 36, 24-25). Jean-Marie Sevrin
remarque au sujet de ces deux logia qu’ils expriment une idée de retour à la condition pre-
mière, réalisé dans la connaissance inséparable de l’identité du disciple, voir « Notice »,
dans Écrits gnostiques, 300-302 et 312-313.
46 Possekel, « Bardaisan of Edessa on the Resurrection », 13-19. Voir aussi Camplani,
« Bardaisan’s Psychology », 259-262.
47 Possekel, « Bardaisan of Edessa on the Resurrection », 13-19. Les informations sur des
difficultés posées par l’idée de la résurrection des corps se retrouvent chez les princi-
paux auteurs chrétiens (Justin, Irénée, Hippolyte, les auteurs gnostiques), dont certains
Bardesane n’a jamais prétendu que le péché d’Adam n’a pas introduit la
mort, mais il pense que cette mort concerne les âmes. Cette opinion pourrait
avoir son origine dans des conceptions cosmologiques et anthropologiques
de Bardesane, mais également s’inspirer des Écritures. Les informations à ce
sujet nous viennent de Tertullien. Dans son traité Sur la résurrection, l’apo-
logiste dénonce l’utilisation valentinienne de 1 Co 15, 45 : Le premier homme,
Adam, a été fait âme vivante (ψυχὴ ζῶσα) ; le dernier Adam, esprit vivifiant
(πνεῦμα ζῳοποιοῦν). Dans cette phrase, l’apôtre glose une expression tirée de
Gn 2, 7c : L’homme est devenu âme vivante, où l’expression grecque ψυχὴ ζῶσα
traduit fidèlement nepheš ḥayyah en hébreu. Aussi bien en hébreu qu’en
grec, « âme » peut désigner, de façon générale, le principe vital, le souffle ou
bien, en un sens individuel, la personne. Et Tertullien reproche à ses adver-
saires valentiniens de considérer Adam comme « âme » – individu, et non
comme « âme » – principe vital joint à la chair du premier homme48. En
outre, Tertullien ne doute pas que cette interprétation d’« âme vivante » serve
à « soustraire la chair au retour à la vie49 ».
Avons-nous des raisons de penser que Bardesane ait considéré Adam comme
une « âme vivante » ? Une trace de cette expression s’est maintenue dans un
témoignage d’Al-Biruni (974-1050), au sujet des reproches faits aux bardesa-
nites par les manichéens : « Les partisans de Bardesane ont été d’avis que la sor-
tie de l’âme vivante (nafsi l-ḥayāti) et sa purification <ont lieu> dans le cadavre
de l’homme ( fī jīfati l-bašari)50. » Ce résumé tardif de la doctrine bardesanite
exprime également l’idée de la sortie de l’âme à partir d’un emprisonnement
dans la matière, semblable à la doctrine résumée par Éphrem dans les strophes
81-83 du Memrā. Au sujet du témoignage d’Al-Biruni, Alberto Camplani observe
que, selon les bardesanites, la condition des âmes après la mort serait une
sorte d’emprisonnement et une impossibilité d’agir, semblable peut-être à un
sommeil51. Si l’on admet que Bardesane a considéré Adam comme une « âme
vivante », il est plus facile d’expliquer pour quelle raison il comprend la résur-
rection comme relative aux âmes en particulier. Adam, en sa qualité d’« âme
(Athénagore, Tertullien) ont consacré des traités entiers à cette question, voir Jurasz, « La
mort du corps et la résurrection de l’âme selon Bardesane », 98-105.
48 Tertullien, Res 53, 6-7, trad. Madeleine Moreau, Jean-Pierre Mahé (Paris, Migne, 1980)
129-130.
49 Tertullien Res 53, 1, trad. Moreau & Mahé, 129.
50 Le fragment d’Al-Biruni a été étudié par Camplani, « Bardaisan’s Psychology », p. 259-260.
Camplani signale que le terme « âme vivante » se trouve dans le vocabulaire manichéen.
51 Camplani, « Bardaisan’s Psychology », 261.
52 Cette conclusion est proposée par Camplani, « Bardaisan’s Psychology », 260-261. Voir
aussi Dylan M. Burns, « Mani’s Book of Mysteries : A Treatise De Anima », dans Manichaeism
and Early Christianity : Selected Papers from the 2019 Pratoria Congress and Consultation,
éd. J. van Oort (Leiden, 2020) 70-97.
53 L’analyse des arguments d’Éphrem, voir Jurasz, « La mort du corps et la résurrection de
l’âme », 113-123.
54 Robert B. ter Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress. The Use of Greek, Hebrew, and Syriac
Biblical Texts in Eusebius of Emesa’s Commentary on Genesis, (TEG 6 ; Leuven, Peeters,
1997), 265-271 (voir note 235). Ce témoignage n’a pas été encore étudié dans les travaux
consacrés à Bardesane.
55 Le commentaire d’Išo’dad de Merv sur l’Ancien Testament, 1- Genèse, (éd. Jacques-Marie
Vosté, Ceslas Van den Eynde, CSCO 12/Syr. 75 (Leuven, 1950), 118, 12-18. Voir aussi dans
Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 267.
Texte grec : Maintenant Bardesane ose dire que l’un (ἕτερος) est celui qui
dit « deux de chaque » et l’autre (ἕτερος) celui [qui dit] « sept », puisque
l’hébreu appelle Dieu avec l’un et l’autre nom (ἕτερος καὶ ἕτερος), il veut
faire deux [Dieux] à partir de ceux [noms]-là56.
Texte arménien : Bardesane a été audacieux de dire que autre (ayl) [est]
celui qui ordonnait [de faire entrer] les couples, et autre (ayl) [est] celui
qui [ordonnait de faire entrer] les sept [couples] ; car l’Hébreu appelle
Dieu avec différents (ayl ew ayl) noms, tantôt il l’appelle El, et tantôt Yah,
et tantôt Adonaï et tantôt Elohim, à cause de cela lui aussi veut dire deux
selon la distinction de noms. Et lorsqu’il sortit et offrit un sacrifice, s’il
n’avait pas pris sept [couples] des [animaux] purs, l’espèce dont il offrait
[des animaux] aurait été détruite, qu’il offrît la femelle ou le mâle ou bien
les deux57.
Dans les deux cas, Eusèbe attribue cette exégèse à Bardesane. Cependant, Haar
Romeny pense que cette attribution est erronée et, pour justifier son opinion,
renvoie vers le Livre des lois des pays (cf. LLP 1-2) où Bardesane parle explicite-
ment de Dieu unique58. Le commentateur évoque aussi des témoignages sur
la polémique antimarcionite menée par le même Bardesane – ce qui suppose
qu’il se soit opposé à une théologie dualiste. À la recherche d’une autre attribu-
tion de l’exégèse citée par Eusèbe, Haar Romeny évoque l’Apocryphon de Jean
et l’enseignement des Ophites (cf. Irénée, Haer. I, 30, 4-11), où les archontes
portent de différents noms donnés à Dieu dans les Écritures juives – mais le
nombre de ces dieux n’est pas limité à deux. Le spécialiste propose donc de
considérer la liste des noms divins en hébreu, telle que figure dans le fragment
arménien, comme un étalage des connaissances bibliques d’Eusèbe59. En effet,
ces connaissances n’étaient peut-être pas sans intérêt pour un lecteur grec qui
56 Fr. 22, éd. Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 265 (trad. personnelle).
57 Fr. 22, éd. Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 266 (trad. Gabriel Kepeklian).
58 Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 269 note 235.
59 Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 269.
sert pour mieux présenter sa propre pensée61. Cependant, parce que les deux
résumés de l’exégèse bardesanite ne sont pas identiques, la modification a été
apportée soit par l’auteur de la chaîne exégétique grecque, soit par l’auteur de
la traduction arménienne.
Sans rentrer dans les détails de la critique textuelle de la chaîne exégétique
sur la Genèse, résumons les conclusions auxquelles est arrivé Haar Romeny. Il
considère que l’auteur de la chaîne a réalisé son travail dans la seconde moitié
du 5e siècle, dans le but de créer un outil pédagogique, permettant des com-
paraisons entre plusieurs auteurs – souvent issus des traditions théologiques
différentes62. En outre, cette compilation semble avoir été populaire surtout
dans le milieu antiochien. Les éditeurs signalent également que, dans une
partie de la tradition manuscrite, certains fragments d’Eusèbe ont été attri-
bués à Diodore de Tarse, mais souvent aussi résumés, tronqués ou corrompus
autrement63. Quant à la traduction arménienne du commentaire d’Eusèbe,
elle a été faite, très probablement, pendant l’âge d’or de la littérature armé-
nienne, à savoir avant le 6e siècle64. Grâce à elle, il a été possible de rétablir
la paternité d’Eusèbe pour les fragments anonymes ou mal attribués dans la
chaîne exégétique. Cependant, cette traduction semble incomplète65.
Les deux textes – la chaîne exégétique et la traduction – ont été produits,
plus au moins, à la même époque. Cependant, c’est la traduction arménienne
qui est plus proche du Commentaire d’Eusèbe. La façon dont elle attribue les
deux ordres aux deux sujets divins parmi plusieurs – selon les noms qui leur
ont été donnés – s’accorde très bien avec l’accusation formulée par Éphrem à
61 Au sujet des lectures alternatives chez Eusèbe, voir Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress,
14-15.
62 Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 21. Il s’appuie surtout sur les travaux des édi-
teurs des chaînes exégétiques : Les anciens commentateurs grecs de l’Octateuque et des
Rois ( fragments tirés des chaînes), éd. Robert Devereesse (SeT 201, Vatican City, 1959) ;
La chaîne sur la Genèse. Edition intégrale, vol. I-IV, éd. Françoise Petit, (TEG 1-4, Leuven,
1991-1996). Le Fr. XX (Haar Romeny) correspond à Fr. 682 (Petit). Ce fragment est repris,
presque à l’identique, dans l’Éclogue de Porphyre de Gaza (InGen 6, 47-69), voir Karin
Metzler, Prokop von Gaza. Eclogarum in libros historicos Veteris Testamenti epitome, vol. I
Der Genesiskommentar, (GCS/NF 22 ; Berlin, De Gruyter, 2015), 201-202.
63 Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 21-22.
64 Jean-Pierre Mahé, « Traduction et exégèse. Réflexions sur l’exemple arménien », in Mélanges
Antoine Guillaumont. Contributions à l’étude des christianismes orientaux, (éd. René-
Georges Coquin, Genève, Patrick Cramer, 1988), 248-252 ; Jos J.S. Weitenberg, « Eusebius
of Emesa and Armenian Translations », in The Book of Genesis in Jewish and Oriental
Christian Interpretations, (éd. Judith Frishman, Lucas Van Rompay, Leuven, 1997), 163-
170 ; Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 26. Voir aussi Manlio Simonetti, Lettera e/o
Allegoria. Un contributo alla storia dell’esegesi patristica (Roma, 1985) 127-129.
65 Haar Romeny, A Syrian in Greek Dress, 25-26.
l’encontre de Bardesane qui « enseigne que plusieurs ont parlé dans la Loi »66.
Eusèbe, étant d’origine syriaque, voire édessénienne, est susceptible d’avoir
des renseignements de première main sur Bardesane. En revanche, le frag-
ment conservé dans la chaîne biblique est, à plus d’un titre, susceptible d’avoir
été retouché. Compte tenu de sa destination scolaire, il est probable que le
caténiste ait introduit quelques modifications ou simplifications dans le
résumé de la doctrine de Bardesane. Les raisons de ces changements sont à
chercher dans la représentation de Bardesane et du bardesanisme en milieu
grec, en particulier à Antioche. En fait, les auteurs antiochiens ont laissé
des preuves d’hostilité à l’égard de Bardesane. Ainsi, Diodore de Tarse (330-
393/394) a rédigé un traité Contre le destin, où il n’épargne pas Bardesane67
et Théodoret de Cyr (393-458) a pris l’habitude de compter Bardesane parmi
les hérétiques, en l’accusant surtout de docètisme68. Cependant, le texte grec
qui présente la doctrine bardesanite comme dualiste, fondée sur une exégèse
littérale des Écritures, est le Dialogue sur la juste foi en Dieu, attribué par Rufin
à Adamantios (Ps.-Origène). Par conséquent, l’hypothèse la plus probable
est que l’auteur de la chaîne exégétique, ayant sans doute connaissance de
certaines de ces critiques, a ensuite « corrigé » le texte d’Eusèbe d’Émèse en
fonction de ses connaissances du bardesanisme grec qui toutefois – pour des
raisons que nous ne pouvons pas aborder dans cette étude – était susceptible
de présenter quelques caractéristiques dualistes, sans toutefois ressembler aux
doctrines de Marcion ou Mani69.
peut être située dans la seconde moitié du 4e siècle70. Son auteur met en scène
plusieurs personnages qui exposent leurs versions du christianisme devant
un juge, Eutropios. Adamantios (Origène) est le seul défenseur du chris-
tianisme orthodoxe. Il affronte tour à tour deux marcionites (Mégéthios et
Marc), un bardesanite (Marinos) et deux valentiniens (Droserios et Valens).
Évidemment, l’orthodoxe emporte la victoire qui est d’autant plus facile que
ses opposants se contentent d’annoncer des thèses sommaires, sans prendre
soin de les développer ou engager un véritable débat. Et le juge ne brille pas
par son impartialité … L’auteur semble avoir puisé les propos des marcionites
et valentiniens dans des traités hérésiologiques plus anciens, ceux d’Irénée,
Tertullien et Origène, mais un mystère entoure l’origine des propos tenus par
le bardesanite. Marinos est très actif dans la seconde partie du Dialogue (les
livres III, IV et V) ; il est interlocuteur principal d’Adamantios dans le livre III,
puis il revient dans les trois derniers chapitres du livre IV et continue à domi-
ner les échanges dans le livre V. Ses apparitions fréquentes lui permettent de
réaliser le programme annoncé dans le livre III :
Ce que je trouve absurde, c’est que vous disiez que le mal soit apparu du
fait de Dieu (en effet Dieu est innocent des maux) ; que vous disiez aussi
que le Verbe de Dieu a assumé chair d’homme ; et affirmiez que cette
chair en laquelle nous avons été liés [doive] ressusciter. Car vraisembla-
blement, si elle est appelée < dans les Écritures > « fardeau », « tombe » et
« liens », c’est parce que l’âme s’est retrouvée liée à ce corps du fait qu’elle
a péché. Ainsi l’Apôtre du Christ, Paul, crie d’être délivré du corps, quand
il dit : Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera du corps [qui me
voue à] cette mort ? Tels sont les trois [points] sur lesquels j’enquête71.
Marinos annonce ici trois sujets qui seront, effectivement, abordés dans la
suite du Dialogue : 1) l’origine du mal ; 2) l’incarnation du Verbe ; 3) la résur-
rection de la chair. Or, l’objet de notre étude n’est pas le contenu doctrinal
de ses propos, mais la façon dont il se sert des Écritures pour les exposer.
On remarque que certains thèmes annoncés et discutés par Marinos appa-
raissent aussi dans le Memrā contre Bardesane : le rejet de l’incarnation est
considéré comme inséparable du rejet de la résurrection de la chair. Mais c’est
en vain qu’on chercherait la même démarche exégétique, fondée sur Jn 8, 51,
qu’Éphrem attribue à Bardesane. En revanche, Marinos est un partisan redou-
table de l’exégèse littérale.
Le fragment cité donne quelques renseignements sur l’importance des réfé-
rences scripturaires pour le bardesanite. Ses arguments sont fondés sur une
double référence – l’Épître aux Romains (Rm 7, 24) et Platon qui, dans le Cratyle
400c, attribue l’origine du mot « corps » (σῶμα) au fait qu’il soit le « tombeau »
(σῆμα) et la « prison » (σῶμα) de l’âme72. L’incise « dans les Écritures » vient de
la traduction latine de Rufin qui l’ajoute, évidemment, à tort. Marinos lit Paul
et Platon on ne peut plus littéralement – si le corps est un « tombeau » et la
mort une délivrance : pourquoi alors prétendre qu’il a été assumé par le Verbe
et ressuscité ? En outre, il semble être tout à fait conscient que la source du
problème est l’interprétation des textes scripturaires :
Systématiquement, les gens un peu bas d’esprit et qui évoluent dans l’in-
compréhension des Écritures souhaitent entendre ce qui est écrit en un
sens différent (οἱ ἁπλούστεροι καὶ περὶ τὰς γραφὰς ἀνοήτως φερόμενοι ἄλλως
τὰ γεγραμμένα βούλονται νοεῖν), ce qui est absurde. C’est la raison pour
laquelle je souhaite, en présence d’Eutrope, démontrer si ce sont nous
qui adoptons une attitude pondérée (εὐγνωμόνως) quant aux doctrines
des Écritures, ou bien vous73.
Marinos annonce son attachement à une lecture littérale des textes scriptu-
raires et s’oppose explicitement à ceux qui souhaitent leur donner un sens
différent. Une déclaration semblable, à savoir en faveur d’une lecture littérale
(ψιλόν), a été déjà faite, dans le livre I, par un des marcionites, Mégéthios qui a
déclaré : « Les Évangiles se contredisent et disent chacun une chose différente :
72 Platon, Cratyle 400c. La mention des « liens » fait peut-être allusion au Phédon 67d, où la
mort est définie comme « déliaison » (λύσις) de l’âme avec le corps. Marinos revient sur
les « liens » en V, 21.
73 Adamantius, De recta fide III, 1 (éd. Bakhuyzen) 116 (trad. A. Lecerf).
de là appert leur fausseté »74. Marinos ne dira rien de tel, dans aucune de ses
nombreuses interventions ; mais, il demandera toujours de prendre les termes
bibliques dans leur sens premier. On dirait qu’il ne propose aucune méthode
particulière, sinon une approche directe du texte compris comme ensemble
d’assertions indiscutablement vraies : « La doctrine des chrétiens consiste en
la foi et dans les Écritures ; c’est donc à partir des Écritures qu’il convient, soit
de persuader, soit d’être persuadé75 » ; et encore : « Si vous désirez mener la
recherche en toute vérité, écartez les spéculations philosophiques pour mieux
vous fier aux seules Écritures76. »
Avons-nous des exemples d’une telle méthode exégétique dans le Dialogue ?
Étant donné que Marinos représente le camp des « hérétiques », ses prises
de parole sont réduites au minimum nécessaire pour susciter les réponses
exhaustives d’Adamantios, soutenu par Eutropios, le juge. La liste des passages
bibliques évoqués par Marinus n’est pas sans intérêt pour les études du rap-
port des bardesanites aux Écritures. Nous prenons en compte seulement les
passages bibliques introduits à l’initiative de Marinos, choisis par lui-même à
l’appui de ses opinions.
Dans un premier temps, pour soutenir la thèse concernant l’existence
du Malin qui n’est pas créé par Dieu, Marinos fait appel aux témoignages
des Écritures : « le Diable est partout dit dans les Écritures ‘Satan’, ‘Malin’,
‘Malfaisant’ » (De recta fide III, 2). Ensuite, il cite des versets 2 Co 6, 14-15 (« Pas
de communion entre la lumière et les ténèbres, entre le Christ et le Béliar »),
pour dire que le Bien et le Mal sont deux choses distinctes (III, 4) – ce qui lui
vaut le soutien de Mégéthios. Marinos cite aussi Lc 10, 18, dans le but de mon-
trer que le Satan « tombé comme éclair » réside sur la terre (III, 12). L’autre
série de références bibliques se trouve dans le livre IV, où Marinos argumente
contre l’incarnation. Il prétend que « les Écritures aussi affirment qu’il a
assumé une chair céleste (σάρξ οὐράνια) » (IV, 12), sans que l’on puisse identifier
le passage en question. Toujours contre l’incarnation, Marinos s’engage dans
le débat sur Jn 1, 14 et interprète l’expression σάρξ ἐγένετο καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν
dans le sens que le Verbe fut chair avant de venir habiter parmi les hommes (IV,
15). Ce débat continue dans le livre V, où Marinos évoque le verset de 1 Co 15,
40 sur « des corps (σώματα) célestes et des corps terrestres » (V, 2). Lorsqu’il
cite, comme exemple de ces premiers, les anges venus chez Abraham (Gn 18,
74 Adamantius, De recta fide I, 7 (éd. Bakhuyzen) 14, 1-2 (trad. A. Lecerf). La déclaration
au sujet de la lecture « simple » vient en 14, 8, en réponse à la question d’Adamantios :
« Affirmes-tu que les Écritures sont spirituelles (νοηταί) ou bien littérales (ψιλαί) ? ».
75 Adamantius, De recta fide IV, 13 (éd. Bakhuyzen) 170, 9-10 (trad. A. Lecerf).
76 Adamantius, De recta fide V, 15 (éd. Bakhuyzen) 202, 30-31 (trad. A. Lecerf). Contrairement
à ce qu’il demande, Marions fait appel à la théorie des éléments et du mélange, cf. V, 18.
1-8), Adamantios et Eutropios lui répondent par un exposé sur l’exégèse typo-
logique (V 4-5). Ensuite, le débat commence à s’orienter vers la question de la
résurrection de la chair. À ce sujet, Marinos cite des versets pauliniens – 1 Co 15,
14. 20-23 – sur le Fils de Dieu descendu du ciel et remonté (V, 7), et soutient
qu’il n’est pas né « de Marie », mais « par Marie »77. Ensuite, il intervient dans
l’échange sur le Christ en tant que « prémices » (Col 1, 18 ; 1 Co 15, 20 ; V 10-11) ; et
cite aussi Mt 22, 42-45, pour s’opposer au titre de « Fils de David » (V, 13). Enfin,
pour prouver que les Écritures parlent de la résurrection de l’âme – et non du
corps –, Marinos cite des Psaumes, considérés comme un écrit prophétique de
David : Ps 55, 13 ; Ps 41, 2 ; Ps 56 1, 2 ; Ps 15, 10 (V, 20). Ensuite, il revient sur Rm 7,
24 et la conception du corps comme « lien » de l’âme (V, 21) et continue à argu-
menter à partir des versets pauliniens : 1 Co 15, 20 « chair et sang ne peuvent
pas hériter le royaume de Dieu » (V, 22) et 1 Co 1 15, 37.38, sur le corps nouveau
donné par Dieu (V, 24). Ces versets sont toujours pris au sens premier, sans
aucune tentative d’aller au-delà de la lettre du texte.
Il y a néanmoins une exception. Afin d’expliquer en quel sens le corps est
lien de l’âme, Marinos propose une lecture qui dépasse la stricte lettre du texte :
il explique que les « tuniques de peau » (Gn 3, 21) sont des corps que Dieu a
donnés aux âmes après le péché et ajoute que pour cette raison le prophète
Jérémie appelle les hommes « captifs < de la terre > » (Lm 3, 34 LXX)78. Il doit
bien y avoir une raison, pour que cette exégèse ne ressemble pas aux autres
interventions de Marinos. En fait, elle résume des propos tenus par Aglaophon,
intervenant païen et platonicien dans le dialogue de Méthode d’Olympe, Sur
la résurrection79. Or, l’auteur du Dialogue sur la juste foi en Dieu a recopié des
pages entières de Méthode, en attribuant ses propos tantôt aux intervenants
77 Cette opinion est attribuée aux gnostiques par Irénée de Lyon (Haer. III, 11, 3). Cependant,
Philoxène de Mabboug († 522) accuse Bardesane d’enseigner que le Christ n’est pas
né de Marie, mais de Dieu (Diss. Decem, éd. Maurice Brière, PO XV/IV, Paris, 1927, 464 ;
Documents pour servir à l’histoire de l’Église nestorienne, éd. François Nau, PO XIII/2, 248).
78 Adamantius, De recta fide V, 21. Voir aussi Marguerite Harl, « La prise de conscience de la
“nudité” d’Adam. Une interprétation de Gn 3,7 chez les Pères grecs », Studia Patristica 7
(Berlin, Akademie-Verlag, 1966) 18-55.
79 Méthode d’Olympe, De res. I, 4, 2-4 (éd. Nathanael Bonwetsch, GCS 27, Leipzig, Hinrichs,
1917) 223-224. La discussion sur le rapport entre Aglaophon, Proclus et Origène – trois
protagonistes « hétérodoxes » du débat, voir Metodio di Olimpo, La Risurrezione, (éd.
Mirosław Mejzner, Benedetta Zorzi ; CTP 216, Rome, Città Nuova, 2010) 37-42. Au sujet de
la présence de ces références dans le Dialogue, voir les commentaires de R.A. Pretty dans
Adamantius, 175-176. Dans sa méthode exégétique, Méthode d’Olympe s’inspire d’Origène
et de la tradition littérale asiatique, en particulier dans ses lectures de la Genèse, voir
M. Simonetti, Lettera e/o Allegoria, 105-107.
5 Conclusion
80 Les plus importants extraits des écrits de Méthodios se trouvent en IV, 2. 3. 5. 8. 9. 10. 11 ;
V, 4. 11. 16. 20. 21. 22 (tous insérés dans les propos d’Adamantios ou Eutropios). Marinos
exprime des vues d’Aglaophon encore en V, 16. Les discours des valentiniens en Dialogue
IV, 3-11 sont largement inspirés par le dialogue de Méthode, Sur le libre arbitre.