LEnfant Interdit Comment La Pedophilie e

L’Enfant interdit
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Collection « Individu et Société »
Dirigée par François de Singly, la collection « Individu et société », née en

2002, procède avec méthode et dans les registres de l’étude savante comme
de l’essai grand public à l’analyse de la « société d’individus » : selon une
perspective inédite en sciences sociales et qui de titre en titre révèle sa perti-
nence et sa richesse, elle revisite la conception et la place de l’individu et des
institutions dans ce nouvel environnement.
Patrick Cingolani, Le temps fractionné, 2012.

Franck COCHOY, De la curiosité. L’art de la séduction marchande, 2011.
Philippe CORCUFF, La Société de verre, 2002.
Pascal DURET, Les Larmes de Marianne, 2004.
Pascal DURET, Le Couple face au temps, 2007.
Barney G. GLASER , Anselm L. STRAUSS , La Découverte de la théorie
ancrée, 2010.
Jacques Ion, S’engager dans une société d’individus, 2012.
Jean-Claude K AUFMANN , L’Invention de soi, 2004.
Jean-Claude K AUFMANN , Casseroles, amour et crises, 2005.
Jean-Claude K AUFMANN , La Femme seule et le Prince Charmant, 2e éd.,
2006.
Jean-Claude K AUFMANN , Agacements. Les petites guerres du couple,
2007.
Jean-Claude K AUFMANN , Quand Je est un autre. Pourquoi et comment
ça change en nous, 2008.
Jean-Claude K AUFMANN , L’Étrange histoire de l’amour heureux, 2009.
Jean-Claude K AUFMANN , Sex@mour, 2010.
Danilo M ARTUCCELLI , Forgé par l’épreuve, 2006.
Danilo M ARTUCCELLI , La Société singulariste, 2010.
Albert OGIEN , Les Formes sociales de la pensée. La sociologie après
Wittgenstein, 2007.
Manhaz SHIRALI , Entre Islam et démocratie. Parcours de jeunes Français
d’aujourd’hui, 2007.
François de SINGLY, Les Uns avec les autres, 2003.
François de SINGLY, Les Adonaissants, 2006.
François de SINGLY, Séparée, 2011.
Réalisation de couverture : Rémi Balligand/Corps 8

© Armand Colin, 2013.
ISBN : 978-2-200-28643-9
www.armand-colin.fr
Armand Colin Éditeur • 21, r ue du Montparnasse • 75006 Paris
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PI E R R E V E R DR AGE R
L’Enfant interdit
Comment la pédophilie
est devenue scandaleuse
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Du même auteur
Le Sens critique. La réception de Nathalie Sarraute par la presse, Paris,

L’Harmattan, coll. « Logiques Sociales », 2001.
L’Homosexualité dans tous ses états, Paris, Le Seuil, coll. « Les Empêcheurs
de penser en rond », 2007.
Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de
Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en
rond », 2010.
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Préface
François de Singly
Écrire un livre sur la pédophilie c’est prendre le risque d’être

soupçonné d’avoir un penchant pour ce type de conduite.
Il y a des sujets qui vous collent, sous le regard d’autrui, en
quelque sorte à la peau. Ainsi la première question posée
à Muriel Darmon pendant son enquête sur l’anorexie
portait sur son passé, probable, de trouble alimentaire1 !
Ce soupçon est d’autant plus grand que la sociologue ou
le sociologue souhaite conserver une certaine neutra-
lité en ne condamnant pas ceux et celles qui défendent
de tels comportements, mais en tentant de reconstituer
leurs logiques argumentatives. En préambule de L’Enfant
interdit, Pierre Verdrager se sent donc contraint de pré-
ciser qu’il n’est pas pédophile. Il prend un second risque,
celui de susciter un mécontentement de la part de ceux qui
aiment mieux l’oubli. La pédophilie heurte aujourd’hui
si fort les consciences et l’opinion publique que l’on a du
mal à imaginer que quelques décennies auparavant elle a
pu être défendue par des gens ou des groupes respectables.
Tout le monde, ou presque, a intérêt à cette occultation : les
défenseurs de la cause pédophile pour se faire oublier, les
contempteurs pour ne pas mêler du relativisme historique
à un des grands interdits des sociétés contemporaines.
1. Muriel Darmon, Devenir anorexique, Paris, La Découverte, 2003.
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6 L’EN FA N T I N T E R DI T
Sur la construction sociale de la réalité
Cette question du relativisme moral, associé à la construc-

tion sociale de la réalité, en l’occurrence de la catégorie
« pédophilie » – le premier ouvrage qui, en France, porte
en titre le terme « pédophile » date de 1980, et le terme
« pédophilie » de 1988 –, constitue un des intérêts du livre.
Un des arguments les plus fréquemment utilisés dans les
luttes symboliques prend appui sur le schéma du construc-
tivisme. Cela est nettement perceptible dans les débats
sur les genres et dans la pensée queer. Les différences de
sexe sont interprétées selon les cultures et les époques de
manière différente, elles s’inscrivent dans du genre, variable
socialement. C’est la preuve, affirment les personnes qui
adoptent le point de vue queer, qu’aucun trait ne dépend de
la vérité biologique du sexe. Ces partisans estiment donc
que le genre est, pour une très large part, une construc-
tion sociale. Il est donc possible de remettre en question
ces stéréotypes, ces préjugés, ces illusions naturalistes et
moralisatrices. On pourrait établir une liste des usages
de cet argument qui conduisent à un certain relativisme.
C’est ainsi que dans La Reproduction de Pierre Bourdieu
et Jean-Claude Passeron, les énoncés sur « l’arbitraire » de
ce qui constitue la culture scolaire a pu avoir pour effet de
faire croire que la valeur de cette culture est strictement
indépendante de son contenu, qu’elle reflète exclusivement
un certain rapport de forces entre les classes, imposant à
l’ensemble de la société la reconnaissance d’une supériorité
de la culture des dominants.
Dans L’Enfant interdit, Pierre Verdrager prend plaisir à
montrer que, contrairement à ce que l’on croit, l’argument
de la construction sociale, doublé du relativisme, n’a pas lui-
même de force intrinsèque ! En effet, tentant de valoriser
la pédophilie, ces promoteurs ont cherché à prouver qu’elle
était appréciée à certains moments historiques, dans cer-
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Préface 7
taines cultures, et donc que sa condamnation est soumise

à évaluation. Et par un joli retournement, Pierre Verdrager
en reconstituant avec minutie les arguments, datés, de cette
valorisation de la pédophilie dans les années 1960-1970,
observe qu’un tel relativisme dépend de certaines condi-
tions sociales et culturelles. Le relativisme, prenant appui
de la construction sociale, est lui-même relatif ! Dans les
débats, le relativisme ne peut donc pas l’emporter sur l’ar-
gument, opposé, de la force intrinsèque de l’interdit. Dans
le cas de la pédophilie, il a été battu. Cette observation,
importante, permet d’esquisser les conditions sociales de
réception des prises de position relativistes.
La mort de l’enfance, en miroir de la mort de la famille
À travers un travail d’archives impressionnant pour ana-

lyser l’échec de la construction de la pédophilie « comme
cause politique », Pierre Verdrager avance plusieurs expli-
cations. Il cite aussi comme élément associé à cet échec la
multiplication des institutions de défense de l’enfance. Plus
largement, les transformations du statut de l’enfance pen-
dant la période des années 1960-2000 permettent de com-
prendre ce qui s’est passé sur le terrain, particulier, mais
hautement significatif, de la pédophilie. L’Enfant interdit
forme un chapitre complémentaire, indispensable, à l’his-
toire et à la sociologie de l’enfance au xxe siècle. Dans cette
perspective, je propose le schéma interprétatif suivant.
Les années post-1968 correspondent à une phase pendant
laquelle des intellectuels considèrent l’enfant « comme un
adulte », et donc ne voient pas pourquoi il faudrait ne pas le
traiter « comme un adulte ». Affirmer le contraire, notam-
ment en défendant un âge élevé de « majorité sexuelle »,
est alors jugé répressif. C’est une preuve du maintien de
la domination des parents, de l’enfance colonisée par les
adultes. L’enfant a une sexualité, on le sait au moins depuis
Freud, et il est temps de la libérer du joug de la morale. Il
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peut donc l’exprimer au même titre que les adultes, sans

répression. À la mort de la famille, souhaitée par David
Cooper2, correspond une paradoxale « mort de l’enfant ».
Les deux sont liés puisqu’il faut libérer les enfants du
« goulag » familial (cité p. 49) et contribuer ainsi à l’aboli-
tion de tels lieux d’enfermement de l’enfance. Considérer
l’enfant comme un être petit, à protéger, est une invention
par laquelle les agents répresseurs, les parents en premier
lieu, s’imposent. Pierre Verdrager nomme ce mouvement
« symétrisation adultes/enfants ». Cet essai d’imposition
d’un traitement équivalent entre les deux groupes constitue,
à ce moment-là, une version concevable et dicible pour tra-
duire le changement, espéré, de statut de l’enfant qui doit
mener à sa quasi-disparition.
Le refus de considérer la dualité identitaire de l’enfant
Contrairement à ce que souhaitaient ces promoteurs, cette

version de l’équivalence entre enfant et adulte a été rejetée
pendant la seconde phase, autour des années 1980 – on peut
prendre comme repère la nouvelle déclaration des droits de
l’enfant en 1989. Essayons d’appréhender la nouvelle version
qui s’impose progressivement. Considérer l’enfant comme
un adulte devient une erreur grave et dangereuse pour l’en-
fant lui-même. L’enfant revient-il pour autant à la situation
antérieure ? Certains auteurs, comme Aldo Naouri, le sou-
haitent. Ils estiment que l’enfant n’est que petit, qu’il est
donc inutile de lui expliquer les raisons de ce que les adultes
lui demandent3. Cependant, c’est une autre solution qui s’est
2. David Cooper, Mort de la famille, Paris, Le Seuil, 1972.

3. Aldo Naouri, Les Pères et les mères, Paris, Odile Jacob, 2004 ;
Éduquer ses enfants, Paris, Odile Jacob, 2008. Pour une critique de
cette réduction de l’enfant à une unique taille de petit, cf. François de
Singly, Comment aider l’enfant à devenir lui-même ?, Paris, Armand
Colin, 2009.
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Préface 9
imposée, une solution de compromis : l’enfant est doté d’une

identité sociale spécifique. Il n’est pas que petit sans toute-
fois être grand. Cela suppose que ne soient pas confondues
la reconnaissance de droits de l’enfant (« comme une per-
sonne ») et l’équivalence avec l’adulte (« comme un adulte »),
comme le font les défenseurs d’une éducation conforme à
la définition traditionnelle de l’enfance. En effet si l’enfant
a des droits en tant que personne à part entière, ce sont des
droits réécrits en fonction de sa taille de petit, sinon il n’y
aurait pas eu besoin d’une déclaration des droits de l’enfant.
La Convention des droits de l’enfant a changé entre 1924
et 1989 afin de ne pas limiter ces droits à un besoin de
protection. Dans ce nouveau texte est donc reconnue, en
quelque sorte, une nature double de l’enfant : à la fois fragile
comme un petit et respectable comme tout être humain.
En conséquence, il existe une tension permanente entre
« protection » et « libération ». Il serait absurde, souligne
Alain Renaut4, que « l’approche juridique de l’enfance, du
fait que les sociétés où elle s’est affirmée sont structurées
par l’exigence de l’égalité, en vint à identifier reconnais-
sance des droits et mise entre parenthèses de la façon dont
l’enfant renvoie aussi à son altérité et son irréductibilité ».
Il serait tout aussi absurde au nom de la spécificité du
« petit homme » de « récuser la thématique des droits de
l’enfant » (idem). Cette complexité du statut de l’enfant se
reflète dans l’écriture de la Convention qui comporte deux
dimensions qui ne s’articulent pas aisément : l’enfant a le
droit en tant qu’enfant d’être protégé ; l’enfant a le droit en
tant que personne d’être traité comme une personne.
Cette oscillation permanente entre ces deux définitions
qui forment le tout de l’enfance rejette nettement une
symétrisation totale entre le statut de l’enfant et le statut
4. Alain Renaut, La Libération des enfants. Contribution

philosophique à une histoire de l’enfance, Paris, Calmann-Lévy, 2002.
Cf. aussi François de Singly (dir.), Enfants, adultes, vers une égalité
de statuts ?, Paris, Universalis, 2004.
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de l’adulte. L’enfant a désormais le droit d’avoir, pour une

part, son monde, sans avoir pour autant la totalité du pou-
voir sur lui-même, sans avoir la totale propriété de soi. Il
vit ainsi dans un univers propre à sa génération, construit
socialement comme différent du monde des adultes et
notamment de ses parents. Il peut être à la fois « petit »,
comme fils de ou fille de, au domicile de ses parents, et
avec une certaine liberté d’expression qui se traduit par le
droit d’avoir sa culture.
L’affirmation du pouvoir de consentement par l’enfant
L’autonomie de l’enfant qui augmente progressivement a

des limites, imposées par la société. Le terrain de la pédo-
philie constitue un excellent observatoire de la manière dont
« la libération des enfants » est bornée du fait de leur dua-
lité identitaire. L’enfant, le mineur ne dispose pas du pou-
voir de dire « oui » dans n’importe quelle condition, dans
n’importe quelle situation. Même les adultes qui ont connu
un accroissement de leur pouvoir – la loi sur le droit des
malades de 2002 en constitue une des grandes preuves – sont
soumis socialement à un contrôle des conditions de l’exer-
cice de leur pouvoir. Ainsi à l’intérieur de l’entreprise, dans
une relation inégalitaire entre une personne de statut élevé
et une autre de statut inférieur, cette dernière est considérée
comme n’ayant pas le pouvoir sur elle-même, même si elle
affirme dire « oui ». Cet énoncé n’exclut en rien socialement
l’existence d’un harcèlement sexuel. La preuve par le « oui »
est soumise à fortes conditions. Il en est de même pour
une jeune fille qui a le pouvoir de dire « oui » à une relation
sexuelle avec un jeune homme, ou une jeune fille, de même
âge, mais qui perd ce pouvoir si le partenaire est adulte, et
encore plus si celui-ci est une figure d’autorité.
Quand on relit les textes cités par Pierre Verdrager,
on découvre que la version d’un pouvoir sans entraves
était défendue par les promoteurs de la cause pédophile.
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Préface 11
Premièrement ils revendiquaient l’abaissement de la majo-

rité sexuelle, c’est-à-dire l’abaissement de l’âge de consen-
tement sexuel. Le fait de doter l’enfant, l’adolescent de
ce pouvoir était d’autant plus évident que cela signifiait
une diminution du pouvoir des parents. Il fallait tendre
à supprimer ces seuils : « la notion de majorité sexuelle
est idiote » (p. 55). Une telle position apparaît, au moins
aujourd’hui, paradoxale : si les parents et les adultes s’im-
posent aux enfants comme dominants, comment justifier le
fait que d’autres adultes puissent être des libérateurs, sans
imposition ? Deuxièmement, à un niveau plus théorique,
ils affirmaient que les enfants ont autant le pouvoir de dire
« oui » que les adultes dans le cadre d’une relation sexuelle.
En 1978, dans un dialogue publié ensuite sous le titre « La
loi de la pudeur »5, Michel Foucault prononce cette phrase :
« Aller supposer que du moment qu’il est un enfant, on ne
peut pas expliquer ce qu’il en est, que du moment qu’il est
un enfant, il ne peut pas être consentant, il y a là deux abus
qui sont intolérables, inacceptables. »
Les luttes sur la question de la pédophilie ont donc
tourné autour de la question du pouvoir de l’enfant sur lui-
même, reconnu par la société, et de ses contours. Elles se
sont déroulées parallèlement à celles qui ont mené, pour les
adultes, à l’introduction, en 1992, dans le code pénal fran-
çais de la notion de harcèlement sexuel, défini alors comme
« le fait de harceler autrui en usant d’ordres, de menaces ou
de contraintes, dans le but d’obtenir des faveurs de nature
sexuelle, par une personne abusant de l’autorité que lui
confèrent ses fonctions ».
Ce qui frappe à la lecture des documents republiés dans
L’Enfant interdit, c’est le refus, me semble-t-il, de la part
des partisans de la cause pédophile de prendre en compte
le fait que dans toute société il y a des rapports de force,
et donc que la « libération » ne suffit en rien à garantir les
5. <http://1libertaire.free.fr/MFoucault317.htm>.
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conditions d’une libre expression. Même si ces partisans

utilisaient des arguments de type historique, ils sous-esti-
maient cette question centrale pour toute sociologie. On
peut se demander s’il n’y a pas une ressemblance entre
leurs plaidoyers et ceux qui prônent le libéralisme écono-
mique, là aussi sans entraves, c’est-à-dire sans intervention
de l’État. Si l’État est une figure centrale de la répression,
il est aussi un instrument pouvant servir à la régulation de
la liberté afin que les mieux dotés en pouvoir dans les rap-
ports de classe sociale ou d’âge n’en abusent pas.
***
La construction de la catégorie « pédophilie » – et de ses
effets, notamment juridiques – peut être perçue comme un
mur à l’intérieur duquel les enfants d’aujourd’hui dispo-
sent d’un peu de plus de pouvoir. Leur terrain de jeux, de
« je », s’est incontestablement agrandi, mais à une condi-
tion : qu’ils jouent entre eux et que les adultes aient le rôle
d’arbitres et non de joueurs comme les autres. Les partisans
de la cause pédophile n’ont pas voulu savoir que l’histoire
de l’émancipation en Occident repose sur l’invention de
« séparations », la laïcité, avec la séparation de l’Église et de
l’État, en étant un exemple. Le philosophe Michaël Walser
affirme que chaque mur « engendre une liberté nouvelle6 ».
C’est pour cela que les partisans de la cause pédophile
se sont trompés : la protection de l’enfant inscrite dans
les limites de son consentement ne reflète pas avant tout
l’oppression des parents. Ces règles ont pour fonction de
garantir que l’expression personnelle, y compris dans la
sexualité, ne sera pas détournée au profit d’adultes pouvant
profiter de la situation.
6. Michaël Walzer, « La justice dans les institutions », Esprit, mars-

avril 1992, traduction de « Liberalism and the art of separation »,
Political Theory, 1984, 12, 3, p. 315-330.
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1
Un sujet brûlant
Je me propose d’analyser ici la tentative de valorisation de

la pédophilie qui a eu lieu au cours des années 1970 et 1980,
puis son échec. Je tâcherai de comprendre pourquoi il n’est
désormais pour ainsi dire plus possible d’ouvrir un journal
sans qu’il y soit question de pédophilie au point qu’il ne
paraît pas incongru de parler d’« épidémie ». Épidémie ici
est à entendre au sens large et ne désigne pas seulement
la multiplication des « cas » de pédophilie, mais bien la
multiplication des moments d’apparition de la question
pédophile dans l’espace social, qu’il s’agisse de la presse,
de la loi, des institutions, des bâtiments ou des cerveaux.
Cette précaution s’impose car, bien que certains sociolo-
gues aient défendu l’idée d’une épidémie 1, nombreux ont
été ceux qui ont critiqué le fait qu’elle puisse exister 2.
Pour comprendre tous les enjeux de cette affaire, il
faudra se replonger dans ces années-là, moment où les
débats concernant la pédophilie firent rage. Certains esti-
mèrent alors que les relations pédophiles pouvaient faire
l’objet d’une légitimation et qu’elles étaient prises dans un
processus global de libération des mœurs. Cette tentative
de valorisation, aujourd’hui, fait froid dans le dos de la
plupart des gens. Pourtant, aux yeux de certains acteurs de
l’époque, elle était non seulement envisageable mais aussi
souhaitable. La lecture des journaux de cette période, pour-
tant peu lointaine, nous met en présence d’un monde qui
paraît totalement disparu. Comment une telle transforma-
tion a-t-elle été possible ? C’est à cette question que la pré-
sente enquête tente de répondre. Mais cette tentative exige
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de celui qui cherche de ne pas condamner ni d’innocenter

a priori la pédophilie. Condamner ou innocenter n’est pas
une affaire de sociologie mais de justice. Le sociologue n’est
pas là pour faire le procès des acteurs, les défendre ou les
attaquer. Il est là pour les observer. On comprendra donc
qu’on mette ici de côté l’attitude critique des sociologues
qui se sentent autorisés à intervenir dans les controverses
qu’ils démêlent. Un exemple pour me faire comprendre.
Lorsque Florence Dupont prend, en 1997, la défense des
pédophiles en tant qu’anthropologue – et non en tant que
simple citoyenne –, celle-ci viole l’éthique professionnelle
du chercheur en sciences humaines qui doit s’abstenir de
tout jugement eu égard à ses objets. Elle montre par là que
si elle est une excellente antiquisante, elle est une piètre
analyste du temps présent. Ainsi, lorsqu’elle fait référence à
la peine de mort qui frappait l’amoureux des enfants libres
à Rome, elle fait preuve d’une réserve axiologique absolue
dont elle se révèle complètement incapable dès lors qu’il
est question de la pédophilie contemporaine. Elle considère
ainsi comme « un rien fasciste 3 » la « marche blanche » qui a
suivi l’affaire Dutroux et stigmatise les « braves gens » (c’est
son expression) qui, ne pouvant « plus faire bloc contre les
“nègres” ou les “pédés” », ont rendu possible ce « déferle-
ment de bonne conscience fondée sur la haine 4 ». À défer-
lement de haine, serait-on tenté de répondre, déferlement
et demi. Pourquoi, en effet, les acteurs du temps présent ne
seraient-ils pas justiciables de ce même regard anthropo-
logique flegmatique qu’aucun jugement de valeur ne vient
polluer, et auquel ont droit les peuples de l’Antiquité ?
C’est à la condition de traiter tous les hommes de toutes
les cultures et à toutes les époques avec le même type de
regard et les mêmes outils analytiques qu’on se donnera les
moyens de faire émerger une posture où l’exigence de com-
préhension suffit à épuiser le projet descriptif. À chaque
fois que les chercheurs s’aventurent en tant que chercheurs
à clore les débats en vertu du savoir qu’ils ont acquis, non
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Un sujet brûlant 15
seulement ils ne demeurent en rien à l’abri de l’erreur – que

l’on songe à la fameuse pétition anti-Pacs initiée en 1999 par
certains chercheurs en sciences sociales si sévèrement jugée
par l’histoire 5 –, non seulement ils commettent un abus
de pouvoir scientiste inacceptable, mais ils se rendent, en
plus, aveugles au fait que les acteurs eux-mêmes sont tout à
fait capables de se réapproprier les savoirs produits par les
sciences sociales sur les autres sociétés pour défendre leur
cause. Ces chercheurs parlent quand ils devraient se taire
et se taisent quand ils devraient parler : c’est cette danse
à contretemps qu’on souhaiterait donc éviter. Faire de la
sociologie, ce n’est pas faire de la politique par d’autres
moyens, c’est observer comment les acteurs en font.
Un deuxième exemple. Dans un livre récent qui se veut
descriptif, la juriste Marcela Iacub part en guerre contre
les lois qui visent à limiter la liberté d’expression, et ceci au
nom de la liberté de pensée. Pour ce faire, elle est obligée
de partir d’un postulat qui est le suivant : l’« expression »
– incluant les films pédopornographiques – n’est pas une
« action » et ceux qui la font passer pour telle effectuent une
opération de transformation illégitime 6. John Langshaw
Austin a dû se retourner dans sa tombe. Comment, en
effet, peut-on bâtir un ouvrage sur l’absolutisation d’une
distinction que des décennies de réflexion dans le domaine
de la linguistique pragmatique ont contribué à ruiner 7 ?
Faire l’impasse sur la linguistique pragmatique est ce à
quoi oblige une théorie qui, parce qu’elle milite, limite son
pouvoir descriptif. La critique de la défense de la pédopor-
nographie au nom de la liberté d’expression a par exemple
été mise en œuvre depuis longtemps par les acteurs en
présence 8. Au lieu de faire la description des conditions
qui permettent aux acteurs de dire qu’un message n’est
qu’une « expression » et pas une « action », Marcela Iacub
passe outre et veut faire de la politique, d’où sa modéli-
sation normative. Pertinente dans le monde politique,
son intervention l’est nettement moins dès lors qu’il s’agit
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de comprendre les catégories des acteurs et leurs contro-

verses. Ces films sont-ils incitatifs ou cathartiques ? Tel est
le débat dont on doit rendre compte 9. La sociologie telle
que je la conçois, avec d’autres, se contente de regarder les
choses telles qu’elles sont en abandonnant aux acteurs le
pouvoir de décider ce qu’elles doivent être. Sa visée qui est
descriptive, et non prescriptive, doit non seulement l’être
dans ses intentions mais aussi dans ses réalisations et ses
concepts. Cela n’est pas une mince affaire car la plupart des
concepts sont chargés d’un coefficient de valeur plus ou
moins sous-jacent. Mais ce n’est pas parce qu’une tâche est
difficile qu’elle ne vaut pas le coup d’être tentée.
Les noms qui seront ici mentionnés ne le sont pas dans

l’objectif de désigner les personnes qui les portent à la vin-
dicte publique. Un procès est un événement hautement
sophistiqué tant qu’il demeure confiné dans l’enceinte
d’un tribunal. Dès qu’il sort de son arène naturelle, la
cour de justice, pour prendre place dans l’enquête du cher-
cheur, il perd de sa pertinence et commence à nuire. Le
juge rend la justice et dit qui a raison. Le sociologue rend
justice et rend raison : ce sont là deux métiers différents.
Pour le juge, la « pédophilie » n’existe pas : le mot ne figure
pas en tant que tel dans le code pénal français. Celui-ci
différencie les mineurs de moins de quinze ans – ils sont
alors considérés comme équivalents – des mineurs entre
quinze et dix-huit ans. Pour le sociologue, la pédophilie
est une catégorie vernaculaire utilisée par les acteurs et
cela suffit à rendre la notion intéressante car nous ne fai-
sons pas nôtre la volonté de rompre avec le sens commun
exigée par la tradition sociologique de Durkheim ou épis-
témologique de Bachelard. Refuser de faire un procès
oblige à renoncer à l’idée que les acteurs de l’époque des
années 1970 et 1980 étaient « aveuglés » car, en affirmant
cela, on se condamne doublement à projeter sur l’époque
d’alors les couleurs éthiques de notre temps – péché capital
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pour toute démarche historienne 10 –, tout en ne voyant pas

que les acteurs du présent sont tout à fait capables de porter
ce type de jugement, et cela sans aucune aide sociologique.
Les acteurs « ordinaires » ne sont pas soumis aux mêmes
contraintes d’énonciation que le sociologue : ils ont pour
ainsi dire tous les droits.
De même, le sociologue, pas plus qu’un juge, n’est un
procureur. Ce dernier représente l’intérêt général, le socio-
logue ne représente rien, si ce n’est, peut-être, la réalité,
qu’il tâche de décrire du mieux qu’il peut avec les outils
dont il dispose et les documents auxquels il a accès.
La dévalorisation totale dans laquelle est tombée
aujourd’hui la pédophilie ne doit pas nous pousser à la
faute méthodologique que constitue l’ethnocentrisme du
présent, c’est-à-dire cette erreur de méthode qui nous
conduit à observer les choses du passé avec les valeurs et
les découpages du présent. L’analyste doit résister aux pres-
sions éthiques, sauf à tomber dans le jugement consterné
qui n’a d’autre fonction que de rendre compte des valeurs
non de ce que l’on décrit mais de celui qui écrit. Le seul
moyen d’éviter ce type d’ethnocentrisme, au moins dans
un premier moment de la description, est la plongée dans
les arguments des acteurs, d’une part, en ayant toujours
à l’esprit l’idée que si nous avions été à leur place, nous
aurions peut-être raisonné et argumenté exactement de
la même façon et, d’autre part, en n’ayant jamais à l’esprit
tout ce qui est arrivé après, à savoir l’arrêt de la controverse
sur la pédophilie et sa condamnation à peu près unanime.
L’indignation effarée que ne manquent pas de susciter les
événements de cette époque ne coûte en effet pas très cher
à ceux qui la manifestent après coup. On fait ici l’hypo-
thèse que la certitude de ceux qui considèrent aujourd’hui
que tout était joué d’avance est imputable moins à l’acuité
de leur regard qu’à la postériorité de leur énonciation. Or
la consternation, dans le domaine des sciences sociales, est
très mauvaise conseillère.
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L’enquête sociologique que je vais ici mener tâchera à la

fois de nous apprendre des choses sur notre objet, bien sûr,
mais aussi de nous apprendre à mieux faire de la sociologie,
notamment en identifiant plus nettement les tâches qui
incombent en propre au sociologue, tâche qui n’est jamais
vraiment terminée quand on s’avise des compétences des
acteurs, tout particulièrement lorsque ceux-ci usent d’ar-
guments de type « constructionniste » pour justifier leur
attitude. Car s’il est un terrain où l’aptitude à la relativi-
sation est bien une compétence commune, c’est bien celui
de la pédophilie : ses défenseurs font en effet constamment
référence aux sciences sociales, se réapproprient aussitôt
les travaux des scientifiques et leur vocabulaire, se font
historiens, géographes, anthropologues, sociologues, ren-
dant toujours plus poreuse la limite entre chercheurs et
acteurs, y compris lorsque les acteurs en question ne sont
pas des chercheurs professionnels, au point de faire comme
jamais sonner faux l’ode à la « coupure épistémologique »
qu’entonnent, le cœur sur la main, de si nombreux savants,
comme pour se rassurer dans leur identité 11. Le chercheur
doit tenir compte de cette asymétrie toujours plus ténue
et repenser à chaque pas avancé ce qui définit en propre sa
démarche car il est clair qu’à mesure qu’il progresse dans
son enquête, le sociologue n’en apprend pas seulement sur
son objet, mais aussi sur la manière d’accomplir le métier
de sociologue. Les chercheurs, dont certains se réclament,
à mon avis à tort, de Ian Hacking 12, se condamnent à la
redondance toutes les fois qu’ils ne s’avisent pas à quel
point les acteurs manipulent les concepts construction-
nistes dont ils font usage dans leurs descriptions ironiques
du passé et cela n’a sans doute jamais été si vrai qu’avec la
question pédophile où ces acteurs ont déployé des trésors
d’imagination dans ce domaine 13. Ce voyage au cœur de la
pédophilie sera donc aussi un voyage au cœur de la socio-
logie. Et dans ce voyage, on se rendra compte que ce n’est
pas l’adoption mais l’abandon de la posture distanciée,
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critique et héroïque qui est le préalable, la condition même,

de la compréhension.
Quelques mots sur la méthode. Dans L’Homosexualité
dans tous ses états, j’avais privilégié une enquête par entre-
tiens approfondis avec des acteurs « ordinaires ». Je consi-
dérais en effet que la référence systématique aux seules
sources écrites dans les travaux sur l’homosexualité avait
tendance à surreprésenter les élites sociales. Je n’ai pas
changé d’avis. Pourtant, un tel parti pris méthodologique
ne peut être reconduit tel quel pour la question pédophile.
Si j’avais réalisé des entretiens approfondis avec des pédo-
philes – car les arguments des pédophiles m’intéressent au
premier chef –, je me serais mis dans la situation d’être
confronté à un conflit de normes, entre le respect déonto-
logique de l’anonymat des sources et le respect de la loi qui
oblige à dénoncer les infractions dont on serait le témoin.
Je n’ai pas souhaité polluer mon enquête avec des hésita-
tions de ce genre car je voulais, à la fois, ne pas me mettre
au-dessus des lois et, bien sûr, ne dénoncer personne aux
autorités. Restait la possibilité de faire des entretiens en
prison. Mais outre que des récits de pédophiles prisonniers
ont déjà été publiés 14, la liberté me paraît devoir être de
mise lorsqu’on parle avec un sociologue de ces questions 15.
Mais par-dessus tout, j’ai pensé que donner la parole à des
pédophiles par le biais d’entretiens que j’aurais réalisés
moi-même dans mon travail aurait aussitôt été interprété
par certains comme une manœuvre visant à légitimer la
pédophilie. Cette critique aurait eu pour conséquence de
disqualifier d’emblée l’ensemble de mon travail. C’est aussi
pourquoi j’y ai renoncé. Je ne suis pas certain d’avoir eu
raison de faire ce choix. Si je m’y suis résolu néanmoins,
c’est parce que j’avais le sentiment que, croulant sous une
littérature déjà pléthorique, je disposais de suffisamment
de matériau pour rendre compte des arguments des acteurs.
J’ai donc choisi de travailler à partir de documents écrits :
ouvrages d’histoire, de droit, de psychologie, de médecine,
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ouvrages de journalistes, de diaristes, de romanciers, de

témoins, articles de presse, par centaines. Certains docu-
ments ont été dépouillés intégralement, comme le journal
Gai Pied ou le journal, intime celui-là, de Gabriel Matzneff,
peut-être le document contemporain écrit en langue fran-
çaise où l’on évoque l’expérience pédophile – l’auteur
dirait « philopède » – avec le plus de détails et qui présente
l’avantage de se déployer dans la longue durée. Le senti-
ment d’avoir réuni suffisamment de documentation ne se
décide pas a priori, mais a posteriori : lorsqu’on a acquis
la conviction qu’on ne rencontre plus de matériau suscep-
tible d’enrichir l’analyse. Les sources écrites, si elles pré-
sentent l’inconvénient de surreprésenter les élites sociales,
ont cependant pour avantage de ne pas avoir été créées par
et pour le sociologue. Elles permettent, en outre, d’établir
des comparaisons de discours d’un même auteur à de nom-
breuses années de distance et de mettre en évidence des
transformations, parfois radicales. Dès lors que ces com-
paraisons ne visent pas à « piéger » les acteurs, elles peu-
vent se révéler du plus haut intérêt dans la mesure où elles
permettent de donner accès à certaines évolutions. Il me
semble par conséquent indispensable d’adapter la méthode
que l’on adopte à l’objet qu’on investit et je tâcherai de
montrer que changer son fusil d’épaule quand le moment
l’appelle ne veut pas nécessairement dire tourner sa veste
car il faut parfois changer un peu pour continuer de faire
la même chose.
Par ailleurs, je prendrai appui pour mener mon enquête
sur les acquis de l’« anthropologie symétrique ». Qu’est-ce
que l’anthropologie symétrique ? À l’origine, c’était un
modèle qui visait à comprendre comment et pourquoi une
théorie scientifique finit par l’emporter sur une autre, en
un mot, pourquoi elle « gagne » 16. Dans le cadre de l’an-
thropologie symétrique, on tente de ne pas profiter du
confortable recul que produit le passage du temps, et ceci
afin d’éviter tout anachronisme. Cette précaution permet
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d’éviter l’explication tautologique qui rend compte de

la victoire de la théorie gagnante par la rationalité supé-
rieure et inversement de l’échec de la théorie perdante
par sa rationalité insuffisante. Dans ce modèle, la « ratio-
nalité » n’est jamais une cause : elle est une conséquence.
Elle n’est pas ce qui explique mais ce qu’il faut expliquer.
L’anthropologie symétrique essaie d’observer les choses
en jouant à la fois le chaud des controverses où, dans le feu
de l’action, on ne sait pas très bien différencier qui a raison
ou tort – ce qui implique de ne jamais prendre position
à l’égard des arguments des acteurs 17 –, et le froid de la
stabilisation, où s’acquiert la compétence à savoir trier le
bon grain des propositions vraies de l’ivraie des proposi-
tions erronées. Les controverses ne durent, en effet, qu’un
temps car elles finissent par se stabiliser : l’anthropologie
symétrique se donne pour tâche d’examiner l’ensemble du
processus, depuis sa phase dynamique jusqu’à sa phase de
stabilisation. Certains chercheurs ont en effet tendance à
affirmer d’une manière parfaitement anhistorique que la
pédophilie est un « trouble psychologique particulier 18 »,
sans mentionner que cet état de fait est la conséquence
d’une lutte très âpre qu’il faut décrire. En négligeant de
rendre compte des controverses, non seulement ces cher-
cheurs se condamnent à commettre des anachronismes
sérieux, mais, en plus, ils se donnent pour analysé ce qui,
précisément, est à analyser. En affirmant, par exemple que
la lutte contre la pédophilie a constitué une des dimen-
sions de la libération sexuelle issue de Mai 1968, ils sont
conduits à élaborer un récit qui présente le triple défaut
d’être à la fois asymétrique, anachronique et téléologique 19.
Récrivant l’histoire d’une manière bien trop univoque,
ils négligent le fait que cette question même a fait l’objet
d’une controverse 20 : certains acteurs de l’époque luttaient
pour faire admettre l’idée que le combat pédophile consti-
tuait une des dimensions de la libération sexuelle. Il y a là,
manifestement, une erreur de perspective. On ne saurait
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se résoudre à ce que les sciences sociales se contentent de

proposer une histoire officielle vouée à servir consciem-
ment ou inconsciemment de bras armé à la psychiatrie ou
à la police 21. Le présent texte n’a pas vocation à fournir
une aide à la décision. Il ne vise pas d’autre action que la
compréhension des choses.
Travailler sur la pédophilie n’est pas de tout repos. Mais

cela n’est pas vrai seulement du point de vue méthodo-
logique. En effet, au cours de l’élaboration de mon livre,
lorsqu’on me posait la question : « Sur quoi tu travailles
en ce moment ? », j’étais régulièrement embarrassé, tant
les visages, à ma réponse, avaient coutume de se charger
de grimaces qui affirmaient sans mot : « Quelle horreur ! »
Cette réaction était si fréquente que j’ai fini par battre en
retraite en escamotant mon objet de recherche dans les
plis d’une réponse très générale : « Je travaille sur l’histoire
de la sexualité », qui posait beaucoup moins de problèmes
tout en demeurant, certes jésuitiquement, parfaitement
vraie. Celui qui travaille sur la pédophilie fait l’expé-
rience du fait que tous les sujets, en sociologie, ne sont pas
« égaux ». Certains sont plus rentables que d’autres, cer-
tains plus dangereux, et il ne fait nul doute que la question
pédophile est, sous ce rapport, la pire qu’on puisse ima-
giner. Si cette rentabilité est faible, c’est soit parce qu’on
ne comprend pas qu’on puisse travailler sur un sujet aussi
répugnant, soit parce qu’on soupçonne le sociologue – n’y
a-t-il pas de fumée sans feu ? – d’être un peu pédophile
sur les bords… Même si on devrait pouvoir prendre n’im-
porte quelle question comme objet de recherche sans avoir
à se justifier, tant il est vrai que tout phénomène humain
mérite l’attention des sciences sociales, je me sens tou-
tefois tenu de préciser que je ne suis en rien pédophile.
Si je m’autorise cette confidence, ce n’est pas pour satis-
faire aux exigences de la « réflexivité », qui n’est si souvent
que la forme académiquement transfigurée du bavardage
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narcissique, mais pour procurer la certitude à mes lecteurs

que l’approche symétrique que j’appelle de mes vœux
n’est pas une manœuvre tentant à faire admettre la légi-
timité de la pédophilie mais une méthode visant à saisir
la logique des arguments, la dynamique des controverses
et l’émergence des faits. Certains de mes collègues tra-
vaillant sur l’extrême droite me disent qu’ils rencontrent
des difficultés analogues car on les soupçonne parfois
d’être de mèche avec leur objet, en bref d’être des gens
d’extrême droite, ce qui nuit à leur carrière, même si ce
soupçon est infondé. Pascal écrivait : « Quelle vanité que
la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des
choses dont on n’admire point les originaux. » Si toute
l’histoire de l’art (occidental) est une réfutation en acte de
cette pensée, puisqu’on peut prendre appui sur la pire des
choses pour faire la meilleure des œuvres, cela ne semble
pas encore pouvoir être le cas en sociologie, où la qualité
de la recherche s’indexe peu ou prou sur celle de son objet.
Si j’avais pu, en prenant l’art pour modèle, contribuer à
faire refuser ce type d’indexation, j’aurais, je crois, rempli
une part de mon contrat.
Tout en refusant d’écarter par principe des sources
étrangères pour illustrer de temps à autre mon propos, j’ai
limité pour l’essentiel le périmètre de mon enquête et de ma
bibliographie à la France. Cela ne signifie pas que la ques-
tion pédophile n’ait pas connu de développements com-
parables dans d’autres pays, au contraire. Si j’ai souhaité
restreindre ainsi mon investigation, ce n’est pas seulement
parce que la volumétrie des sources est, déjà à cette modeste
échelle, considérable, ni parce que je sous-estimerais l’in-
térêt d’une perspective comparée, mais c’est surtout parce
que je souhaitais traiter la référence aux autres cultures
non comme un instrument d’observation comparée mais
comme un objet susceptible d’investigation. Cette méta-
morphose épistémique, que je m’efforce de mettre en pra-
tique dans tous mes travaux, ne se justifie peut-être jamais
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si bien que dans le cas de la question pédophile où certains

acteurs n’ont cessé de se référer aux autres cultures, par
exemple « primitives » – si tant est qu’on puisse admettre
un terme de ce genre – pour justifier la nécessité d’accepter
la légitimité de la pédophilie.
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Bibliographie
Note : La première date après le nom d’auteur désigne la

date de première parution (dans la langue originale pour
les ouvrages étrangers) ; la seconde, le cas échéant, la date
d’édition de l’ouvrage effectivement utilisé. Dans les notes,
on n’a fait référence qu’à la date d’édition de ce dernier.
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Table des matières
Préface ............................................................................... 5
1. Un sujet brûlant............................................................ 13
2. La pédophilie à l’épreuve des années 1970-1980 ....... 25

La tentative de valorisation
de la pédophilie ............................................................. 25
Homologations de la pédophilie .................................. 26
La pédophilie dans la grande presse............................ 38
Un « processus » de libération ...................................... 45
Famille je vous hais !..................................................... 49
Rationalisation de la pédophilie ................................. 51
De la pédophilie considérée comme un des beaux-arts 67
La « politisation » de la pédophilie .............................. 78
Symétrisation adultes/enfants ..................................... 83
Pédophilie entre droite extrême et extrême droite .... 89
Explication des rejets de la pédophilie ........................ 101
3. La déroute pédophile ................................................... 115

L’asymétrisation homosexualité/pédophilie ............... 133
Homologation « homophobe » ..................................... 138
L’occupation de l’agenda par d’autres causes ............. 144
La dépolitisation de la pédophilie ............................... 146
Un nouvel iconoclasme ? .............................................. 151
Comme une lettre à la poste ........................................ 156
La multiplication des institutions de défense
de l’enfance ................................................................... 160
Pathologisation de la pédophilie ................................. 163
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La pédophilie partout ................................................... 166

Quand la psychanalyse tourne sa veste ...................... 176
L’affaiblissement des thèses constructionnistes
sur l’enfance .................................................................. 181
Fragilités du mouvement pédophile ............................ 184
4. Du point de vue pédophile .......................................... 188

Subculture ? ................................................................... 188
Perdre la guerre de la pédophilie ................................ 192
Les doigts dans la porte................................................ 195
5. La société à l’épreuve de la pédophilie ....................... 202

Mai 1968 quarante ans après ....................................... 203
Les pouvoirs à l’épreuve .............................................. 204
Les mouvements religieux ........................................... 209
Suicides .......................................................................... 228
La mémoire totale ........................................................ 230
Pas touche...................................................................... 232
De la pédofolie .............................................................. 234
Le syndrome des faux souvenirs .................................. 238
6. Point final : des lettres mortes ..................................... 244
Abréviations ..................................................................... 253
Notes ................................................................................. 255
Bibliographie .................................................................... 309
Remerciements ................................................................. 341
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Remerciements
Claude Bard, Mathieu Gousse, Philippe Pignarre, Marie-

Caroline Saussier, François de Singly et Jean-Michel
Vinciguerra doivent savoir à quel point je leur suis recon-
naissant.
verdrager_001-344.indd 341 04/02/13 08:39

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L’Enfant interdit

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Dirigée par François de Singly, la collection « Individu et société », née en

Patrick Cingolani, Le temps fractionné, 2012.

Réalisation de couverture : Rémi Balligand/Corps 8

Armand Colin Éditeur • 21, r ue du Montparnasse • 75006 Paris

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Le Sens critique. La réception de Nathalie Sarraute par la presse, Paris,

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Écrire un livre sur la pédophilie c’est prendre le risque d’être

1. Muriel Darmon, Devenir anorexique, Paris, La Découverte, 2003.

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Sur la construction sociale de la réalité

Cette question du relativisme moral, associé à la construc-

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taines cultures, et donc que sa condamnation est soumise

La mort de l’enfance, en miroir de la mort de la famille

À travers un travail d’archives impressionnant pour ana-

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peut donc l’exprimer au même titre que les adultes, sans

Le refus de considérer la dualité identitaire de l’enfant

Contrairement à ce que souhaitaient ces promoteurs, cette

2. David Cooper, Mort de la famille, Paris, Le Seuil, 1972.

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imposée, une solution de compromis : l’enfant est doté d’une

4. Alain Renaut, La Libération des enfants. Contribution

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de l’adulte. L’enfant a désormais le droit d’avoir, pour une

L’affirmation du pouvoir de consentement par l’enfant

L’autonomie de l’enfant qui augmente progressivement a

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Premièrement ils revendiquaient l’abaissement de la majo-

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conditions d’une libre expression. Même si ces partisans

6. Michaël Walzer, « La justice dans les institutions », Esprit, mars-

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Je me propose d’analyser ici la tentative de valorisation de

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de celui qui cherche de ne pas condamner ni d’innocenter

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seulement ils ne demeurent en rien à l’abri de l’erreur – que

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de comprendre les catégories des acteurs et leurs contro-

Les noms qui seront ici mentionnés ne le sont pas dans

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pour toute démarche historienne 10 –, tout en ne voyant pas

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L’enquête sociologique que je vais ici mener tâchera à la

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critique et héroïque qui est le préalable, la condition même,

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ouvrages de journalistes, de diaristes, de romanciers, de

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d’éviter l’explication tautologique qui rend compte de

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se résoudre à ce que les sciences sociales se contentent de

Travailler sur la pédophilie n’est pas de tout repos. Mais

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narcissique, mais pour procurer la certitude à mes lecteurs

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si bien que dans le cas de la question pédophile où certains

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Note : La première date après le nom d’auteur désigne la