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Presses

Universitaires
de
Bordeaux
L’intertexte à l’œuvre dans les littératures
francophones  | Martine Mathieu-Job

Dynamique
intertextuelle et
production du
sujet : La Mémoire
tatouée et Le Livre
du sang
d’Abdelkebir
Khatibi
Nafa Kamal
p. 83-129

Texte intégral
1 Entendu comme un processus intertextuel, l’univers de la
fiction relève dans ce cas d’une absorption par le texte
littéraire de discours passés et contemporains à caractère
fictionnel, théorique, politique ou religieux. L’analyse
intertextuelle relève donc d’une lecture/écriture dépliant le
tissu textuel dans un contexte dialogique, c’est à dire par
rapport à une productivité issue de la force captivante
exercée sur le sujet par des discours que le texte absorbe et
transforme en même temps qu’ils le travaillent. Cette
perspective se retrouve dans les propos de Kristeva
lorsqu’elle remarque que «  Bakhtine situe le texte dans
l’histoire et dans la société envisagées elles-mêmes comme
textes que l’écrivain lit et dans lesquels il s’insère en les
écrivant  ».1 Une telle étude consistera donc en la mise en
évidence de la dimension signifiante qui rattache le texte au
processus d’individuation engendré par les discours qui sans
cesse interpellent l’individu et conditionnent sa socialité :
« L’intertextualité, condition de tout texte, quel qu’il soit, ne
se réduit évidemment pas à un problème de sources ou
d’influences  ; l’intertexte est un champ général de formules
anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations
inconscientes ou automatiques, données sans guillemets.
Epistémologiquement, le concept d’intertexte est ce qui
apporte à la théorie du texte le volume de la socialité : c’est
tout le langage, antérieur et contemporain, qui vient au texte,
non selon la voie d’une filiation repérable, d’une imitation
volontaire, mais selon celle d’une dissémination - image qui
assure au texte le statut, non d’une reproduction, mais d’une
productivité. »2

2 L’analyse de la créativité textuelle se trouve ainsi intimement


liée à l’environnement discursif dans lequel baigne aussi bien
l’écrivain que le lecteur3. Attentive à la dimension signifiante
du texte dans ses rapports à la dynamique intertextuelle et à
la division du sujet, l’étude que nous proposons résulte d’une
écoute flottante à laquelle nous invite, nous semble-t-il, cette
remarque de Roland Barthes :
«  [...] la théorie actuelle du texte se détourne du texte-voile
et cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans
l’entrelacs des codes, des formules, des signifiants, au sein
duquel le sujet se place et se défait, telle une araignée qui se
dissoudrait elle-même dans sa toile. »4

3 De ce point de vue, nous verrons dans le texte khatibien


comment l’efficace de l’intertexte énonce et dénonce la
fonction de nomination de la langue jusque dans la mise en
spectacle signifiante de la question du nom propre qu’elle
convoque et déplace selon un processus métonymique en
exacte correspondance avec les processus intertextuels qui,
selon la contingence d’une dérive signifiante subie par le
sujet, disent son désir de transmutation. Cette dynamique de
la métamorphose – vécue sur le mode signifiant en tant que
lieu de jouissance engendrée par la rencontre avec le lieu
d’où « ça parle » et/ou « discours de l’Autre » – aboutit à une
socialité «  autre  » manifestée par l’ambivalence que
présentifie la métaphore du sujet comme espace scriptural
dont la force de l’affect se mesure à la diversité des textes
qu’elle condense et qui la détermine.

5
I – L’intertexte dans La Mémoire tatouée
4 La Mémoire tatouée, séduit et force l’écoute. Un «  je  »
multiforme à plusieurs voix se raconte. Cette polyphonie
affiche une tension constante entre le passé et le présent.
Elle se combine à l’attention portée à la sonorité des mots et
s’affirme comme le principe générateur de l’œuvre. À cette
dimension dialogique du texte correspond l’intrusion d’une
problématique de l’écriture :
« Est-ce possible le portrait d’un enfant ? Car le passé que je
choisis maintenant comme motif entre mon être et ses
évanescences se dépose au gré de ma célébration
incantatoire, elle-même prétexte de ma violence rêvée
jusqu’au dérangement ou d’une quelconque idée circulaire.
Qui écrira son silence, mémoire à la moindre rature ?

Qui dira mon passé dans l’effacement d’une page, qui saura
varier l’obscurité au seul arrachement d’ailes ? Plus que mon
vouloir, le voici, le souvenir plaintif, le voici libre de sa
figure  ! Durée de lierre qui ne trahisse pas l’enfant que
j’étais, l’enfant fertile qui n’est pas mort en moi !

Me revient un lapsus  : mère à la place de mémoire, double


absence dans un double hasard. Faire une enfance, rien ne
fermera l’idée d’une transcription. »6

5 L’écriture ne se contente pas seulement d’intégrer les voix en


rapport avec les événements traversés par l’enfance. Elle
cherche aussi à s’émanciper des formes antérieures de
l’autobiographie. L’écriture travaille ainsi par allusion et
absorption parodique des discours antérieurs. Le lecteur
averti peut lire et retrouver l’espace littéraire présupposé et
incorporé à travers toutes ces phrases en écho :
–  «  […] la chaux vive où l’enfant merveilleux s’est
dissous. »7

– « L’enfant mélodieux mort en moi bien avant que me


tranche la hache. […] L’enfant assassiné ressuscite en Genet
[...]. »8

– « Cet enfant mort en moi bien avant que me tranche la


hache dit Pilorge et nous ne savons pas s’il parle pour lui-
même ou pour Genet. »9 (Sartre)

– « Plus que mon vouloir, le voici [...] l’enfant que j’étais,


l’enfant fertile qui n’est pas mort en moi  !  »10 (A.
Khatibi)

–  «  Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à


volonté. »11 (Baudelaire)

6 Ces énoncés dévoilent le contexte présupposé à l’élaboration


de l’œuvre de Khatibi. L’entreprise autobiographique
découvre l’espace générique et scriptural où elle s’installe.
Les citations de Sartre nous renvoient à deux ouvrages d’un
genre homologue au projet de l’écrivain  : Le Journal du
voleur de J. Genet et Les Mots de J.-P. Sartre, deux œuvres
qui, par leur style, ont su renouveler le genre
autobiographique. Le présentatif « le voici » met en présence
un «  ici  » et un «  ailleurs  » un réservoir de textes parmi
lesquels Khatibi va s’inscrire son originalité. Cette mise en
relief jubilatoire souligne l’importance du processus de
voilement/dévoilement de ses sources en même temps
qu’elle développe un type de lien singulier avec le lecteur.
Par ce processus de présence/absence, l’œuvre se fait énigme
et installe son pacte de lecture. La productivité textuelle
dissimulée mais suggérée oblige le narrataire à la
reconstitution de ce trou dans le discours et par là-même à
une lecture/écriture active. L’ambiguïté savamment
entretenue par le geste scriptural de Khatibi développe chez
le destinataire un manque à être que ne cesse de combler la
séduisante fascination organisée par l’écriture.
7 Cette séduction fonctionne selon un mouvement double qui
repose sur la convocation simultanée de l’ici et de l’ailleurs.
Ainsi, quand l’expression adverbiale «  Plus que  » indique
que la volonté de l’écrivain est dépassée, l’expression « Plus
que mon vouloir  » peut aussi bien s’interpréter comme un
discours adressé au lecteur qu’un dialogue avec l’œuvre de
Baudelaire pour s’en démarquer. Comprise dans ce sens,
cette intertextualité trahit le désir de Khatibi d’accéder au
rang de poète. Elle pointe l’image d’une autobiographie
travaillée par cette aspiration et illustrée par l’envolée
lyrique de la phrase :
« Plus que mon vouloir, le voici, le souvenir plaintif, le voici
libre de sa figure ! Durée de lierre qui ne trahisse pas l’enfant
que j’étais, l’enfant fertile qui n’est pas mort en moi ! »

8 La phrase affiche le lien entre l’acte poétique et l’activité


inconsciente non seulement par le dire mais aussi par ses
procédés. Nous proposons de cerner davantage les
opérations (métaphore, intertextualité, mise en relief et
répétition) par lesquelles ce passage promeut le scripteur au
rang d’écrivain.
a – Métaphore et signifiance
9 La métaphore «  Durée de lierre  » implique le sème
« grimpant » et connote l’idée « d’élévation » (thème cher à
l’auteur des Fleurs du mal). Elle nous renvoie à la poussée
d’un temps qui déborde sur le présent. Cette connotation
nous invite à réécrire « Durée de lierre » comme l’équivalent
à « Durée de l’hier » Par un jeu sur le signifiant, le lexème est
détourné de sa signification première pour suggérer un
temps végétal. Ainsi traduite, cette figure nous convie à faire
un saut vers un « ailleurs » de La Mémoire tatouée. Ce saut
se justifie par l’insistance d’un jeu graphique (majuscule) et
par l’intertextualité. Plusieurs moments de l’œuvre se
trouvent ainsi convoqués pour une féconde lisibilité selon le
rapprochement suivant :
« Durée de lierre » peut se traduire « temps végétal »

« Le jour de la Très Grande Violence, bien sûr »12

« Valse mélancolique et langoureux vertige » disait le poète


de ma préférence. »13

10 Le signifiant TGV souvent signalé en lettres majuscules par


l’auteur s’accommode d’une dimension musicale de l’écriture
ponctuée par le lexème «  vertige  ». L’autobiographie à
travers ce dispositif sémiotique marque son homologie avec
le modèle musical comme référence. Un parcours de lecture
se déploie sous nos yeux, ce qui se dévoile ici relève de
« l’inter-dit ». Pour preuve, les énoncés suivants peuvent se
rejoindre selon le même processus sui-référentiel et
intertextuel :
«  Un mot vertigineux venu du fond du monde abolit le bel
ordre. »14 (Sartre)

« Je me voulais écrivain sans en mesurer la souffrance et le


vertige. »15 (Khatibi)

«  [...] l’appétit d’écrire enveloppe un refus de vivre [...]. La


mort était mon vertige parce que je n’aimais pas vivre.  »16
(Sartre)

11 Cette découverte nous oblige à une lecture non plus linéaire


mais tabulaire. Elle nous invite à rapprocher «  l’ici  » de
«  l’ailleurs  » de l’œuvre. La simultanéité nécessitée par la
lecture déjoue la temporalité de l’écriture par la réunion de
deux moments éloignés de l’œuvre. Le thème de la mort nous
ramène à notre point de départ selon un trajet circulaire. Ce
retour du même explicite la « célébration incantatoire, elle-
même prétexte [...] d’une quelconque idée circulaire. »17

b – Le retour du même dans la dynamique


intertextuelle
12 Le retour du même côtoie l’expression de la dualité. Ils sont
exprimés simultanément par le procédé de mise en relief
redoublé dans la répétition du présentatif «  le voici  » et de
l’objet désigné à l’attention du lecteur, en l’occurrence,
«  l’enfant  ». Cette poussée lyrique se continue en une belle
chute qui magnifie l’expression qualifiante «  qui n’est pas
mort en moi  ». On assiste ainsi au retour du même, mais
dans la dénégation. La «  présence/absence  » du lexème
«  mort  » se manifeste dans la forme de l’énoncé. Le mot
convoqué par l’écrit mais nié syntaxiquement par la négation
« ne… pas » révèle une intention polémique dans le dialogue
intertextuel avec Sartre. Ce qui se trouve nié chez l’auteur de
Saint Genet comédien et martyr rapproche Khatibi de
Baudelaire pour qui le génie «  n’est que l’enfance
retrouvée  ». Inversement, l’expression «  Plus que mon
vouloir  » l’éloigne de ce dernier pour le réconcilier avec le
premier dont nous savons qu’il a su lier autobiographie et
psychanalyse. L’intertextualité dissimulée énonce dans son
dévoilement le dialogue critique, source de la singularité
recherchée par l’auteur dans son entreprise. Elle dévoile l’un
des processus d’engendrement de la signifiance qui préside à
l’élaboration de l’œuvre. Ce réseau de relation sémantique et
signifiant peut être visualisé selon les schèmes suivants :
Enfant qui n’est pas mort
Enfance
Sèmes communs en moi
retrouvée

Vouloir (actualisé dans le déni) Volonté


Ailleurs

Rapprochement effectué par le Ici

lectures
souvenir Présent de l’écriture
antérieures
Les Fleurs du
Œuvres rapprochées La Mémoire tatouée
mal
Enfant
Enfant

Signifiants communs
Vouloir Volonté
Plus que mon vouloir (Déni de la
Différences À volonté
volonté)

13 Tout comme le tatouage manifeste une inscription indélébile


venue d’ailleurs pour marquer un corps, l’intertextualité
révèle que la pratique scripturale revient à l’absorption d’un
réseau textuel qui lui est étranger. La lecture et l’écriture
participent de la subversion de ces textes. Notons, cependant
que l’empreinte du réseau peut s’exercer, de façon indiscrète,
à l’insu du sujet. La volonté et l’attention ne suffisent pas à
débusquer l’efficience intertextuelle. Écrire et lire reviennent
à se soumettre, à son insu, à l’impossible appropriation par
mimétisme ou répétition d’un texte « Autre », à son impact
nécessaire à la représentation et à son articulation en
énoncé. L’activité scripturale, ainsi comprise, manifeste une
possibilité pour le sujet d’être le même et l’autre à la fois.
14 En effet, s’approprier le lieu de l’autre suppose une rencontre
avec ce qui le manifeste dans sa brillance. La Mémoire
tatouée nous confie que la fascination exercée par l’espace
littéraire grandit Baudelaire et Sartre aux yeux de l’enfant  :
«  Je me voulais écrivain…  » proclame l’adolescent Khatibi.
Les deux auteurs sont dès lors aptes à représenter cet espace
symbolique fascinant et devenir «  l’idéal du moi  ».
L’interpellation symbolique sur le mode de la fascination
déclenche les processus d’identification. Elle se traduit par
les tentatives d’appropriation du lieu de l’autre. Cette
aspiration passe par la langue où les auteurs comme sujets
représentent «  un signifiant pour un autre signifiant.  » La
rencontre avec l’autre est signifiée dans le langage. La
contiguïté signifiante de l’auteur et de son œuvre implique la
possibilité offerte par le langage de s’approprier l’autre à
travers ce qui le manifeste, c’est-à-dire sa pratique
signifiante. Désirer autrui, c’est le désirer sur le mode du
signifiant. L’insistance du signifiant du désir et la génération
textuelle qui l’accompagne exhibent ce mode d’appropriation
en une polyphonie où dans le retour du même, l’intériorité et
l’extériorité fusionnent rendant indécidable la séparation
entre le dedans et le dehors. Dès lors, le signifiant apte à
représenter un tel sujet n’exprime plus que sa division.
15 En effet, dans les schémas ci-dessus, l’intertextualité dévoile
la chaîne signifiante «  mort en moi  » comme apte à
représenter dans l’espace scriptural de Khatibi, le désir d’être
promu au rang d’écrivain, donc de s’installer dans la
brillance supposée de l’autre. L’appropriation du lieu
correspond à l’absorption d’une partie (la chaîne signifiante)
à la place du tout (l’œuvre entière). Elle se contente ainsi
d’une relation métonymique, l’autre possibilité relèverait du
plagiat. Être l’autre demeure être l’autre selon la loi
symbolique. Agir en hors la loi reviendrait à sombrer dans
l’asymbolie et à n’avoir aucune chance d’accéder au lieu de
brillance. Comment se négocie cette possibilité d’être l’autre
et le même selon la loi ? Comment devenir écrivain ? Le sujet
subit à son insu les possibilités structurales offertes par la
langue. Il sera le signifiant du désir dans son surgissement
(mot-valise, lapsus). La fascination exercée par le signifiant
«  mort en moi  » se substitue à la brillance de l’espace
symbolique (l’auteur, son œuvre, l’institution scolaire et
l’espace littéraire). La force de l’affect trouve à se condenser
dans le signifiant. Pour preuve, il suffit d’examiner ce qu’il
condense. Ainsi, la chaîne signifiante «  mort en moi  » peut
constituer un renvoi à l’inscription du narrateur/écrivain
dans un vaste projet d’écriture qui ne cesse de proclamer sa
modernité et (ruse de l’inconscient  ?) d’envahir l’espace
public comme « durée de lierre et/ou de l’hier » De ce point
de vue, l’intitulé La Mémoire tatouée peut se lire comme
l’insistance de ce qui appartient au passé (« l’hier qui dure »)
sur toutes les vitrines (activité expansive du lierre) de la
littérature  ; le retour du même étant établi par la relation
paronomastique entre le lexème «  mémoire  » et la chaîne
signifiante « mort en moi ».
16 Ce fonctionnement textuel auquel l’auteur se sait soumis
inconsciemment, devient l’objet d’une parodie. À la manière
de M. Leiris, Khatibi marque pour point de départ à son
œuvre les mots qui le fascinent. Ainsi le déplacement de
l’affect du signifiant «  mort en moi  » vers «  mémoire  »
motive à l’insu du narrateur cette phrase qui clôt la brisure
(question sur l’écriture) avant la reprise du récit
autobiographique :
« Me revient un lapsus : mère à la place de mémoire, double
absence dans un double hasard. Faire une enfance, rien ne
fermera l’idée d’une transcription. »18

17 Le mot «  mémoire  » subit une véritable contamination de


sens due à la triple opération qu’il subit. En tant que mot-
valise, il éveille à la relation mère/enfant (mémoire) mais
aussi mère/narrateur comme condition de l’écriture,
l’intertextualité et le lien paronomastique l’unissant aux
lettres «  TGV  », à l’idée de vertige et à l’environnement
sémantique et signifiant dont relève l’expression «  mort en
moi ». Ainsi se découvre une circulation de sens sous-jacente
au déplacement d’affect d’un signifiant à un autre,
découvrant un dispositif pulsionnel signifiant dont
l’insistance au niveau de l’énoncé subvertit le signifié. Ces
opérations spécifiques19 au retour du même comme autre
provoquent un éclatement du sens et de la syntaxe qui oblige
l’écrivain  –  par les parenthèses et/ou «  décrochements  »
qu’elles font subir au récit – à vivre l’acte scriptural dans une
perpétuelle tension entre l’obéissance à la fonction de
communication de la langue (principe de réalité) et sa
transgression (principe de plaisir). Cette contradiction se
résout dans l’apparition d’une écriture qui, tout en mimant
l’autobiographie traditionnelle par le maintien d’un leurre
temporel (respect de la chronologie dans ses grandes lignes
de l’enfance à l’âge adulte), négocie l’apparition des brisures
par des «  opérations transitaires  »20 propres à signifier la
modernité de l’œuvre de Khatibi puisque de ce point de vue
et selon J. Ricardou :
« Ni unité accomplie, ni dispersion parfaite, le texte vient de
contradictions actives, notamment entre ce qui brise et ce
qui réunit. D’où, certes, deux grandes catégories  : ce qu’on
peut nommer le domaine ancien (où la contradiction est
dominée par les effets de réunion), ce qu’on peut nommer le
domaine moderne (où la contradiction est dominée par les
effets de brisures). »21

II – De la question du nom propre à


L’Odyssée d’Ulysse

a – la déchirure nominale


18 L’originalité de l’œuvre de Khatibi tient tout entière dans la
question du nom propre à partir de laquelle elle convoque,
assimile et réinvestit l’espace culturel maghrébin. Dès son
premier roman, cette singularité s’affirme en un lieu textuel
stratégique : l’incipit de La Mémoire tatouée :
« Né le jour de l’Aïd, mon nom suggère un rite millénaire et
il m’arrive à l’occasion d’imaginer le geste d’Abraham
égorgeant son fils. Rien à faire, même si ne m’obsède pas le
chant de l’égorgement il y a à la racine, la déchirure
nominale : de l’archet maternel à mon vouloir le temps reste
fasciné par l’enfance, comme si l’écriture, en me donnant au
monde, recommençait le choc de mon élan, au pli d’un
obscur dédoublement. Rien à faire, j’ai l’âme facile à
l’éternité. Mon nom me retient à la naissance entre le parfum
de dieu et le signe étoilé. Je suis serviteur et j’ai le vertige :
moi-même raturé en images, je me range à ma question
entre les lettres. »22
19 Le jour de l’Aïd demeure l’une des fêtes religieuses les plus
importantes du Maghreb. Elle célèbre tous les ans la foi
inébranlable d’Abraham soumis à l’injonction divine lui
prescrivant lors d’un rêve le sacrifice de son fils.
L’intervention providentielle détourna le geste d’Abraham,
de l’enfant vers un bélier, son substitut. Le rythme poétique
de l’incipit absorbe l’événement et le restitue à travers la
mise en place d’une trame où figurent les protagonistes
d’une situation œdipienne  : l’enfant, le père et la mère
(«  l’archet maternel  »). Le texte se présente ainsi comme
l’assemblage et la dissémination de signifiants en écho issus
d’une rencontre entre l’univers religieux et la théorie
freudienne. Ces deux dimensions de l’autobiographie
s’articulent autour d’une expérience intérieure conflictuelle
rendue par l’expression «  déchirure nominale  ». Cette
métaphore joint, nous semble-t-il, le dédoublement du sujet
à la lutte contre le père symbolique  ; pour preuve, elle
s’accompagne de la mise à l’écart du nom propre au profit du
prénom. Nous faisons nôtre la remarque de Nabile Farès à
cet égard :
« Posons cette question : à quoi se réfère la nomination et la
naissance du sujet  ? En son énonciation, le texte nous
renvoie à un “rite sacré, et à une fête” l’Aïd el Kebir qui est
aussi un “rite millénaire”. Double rite, donc, qui marque le
sujet d’une illusion (“j’ai l’âme facile à l’éternité”) en même
temps que d’un trouble lié à la “déchirure nominale”. Celle-ci
pourrait nous apparaître comme le nom et le prénom,
puisque, à l’insu du texte, ou, du sujet du texte, El Kebir dans
la phrase : “Né le jour de l’Aïd El Kebir, mon nom suggère…”
ne se réfère qu’au prénom du fils et non pas au nom du père
d’Abdelkebir Khatibi. Confusion qui serait à l’origine d’un
trouble nominal et existentiel constitutif à cette mise en
scène [...] du nom. »23

20 Cette mise en spectacle de la lutte contre le signifiant


paternel rejoint celle d’une confrontation avec le «  destin  »
irrémédiablement lié à la question du nom propre. Nabile
Farès observe avec justesse que : « [...] l’interrogation du “je”
en son glissement identitaire – double à double – porte bien
le sens obtus de la destinée : “Suis-je né aveugle contre moi-
même ?” »24 Plus loin, il ajoute : « [...] Quel destin fait retour
au cœur de la scission, de l’innommé de soi, qui serait à la
racine du dédoublement, de la “déchirure nominale ?” »25
21 Cette interrogation restitue la voie tracée par l’œuvre d’A.
Khatibi ainsi que le sens de sa quête, elle peut se traduire,
nous semble-t-il, par : qu’est-ce-qui du lieu de l’Autre serait à
la racine de la « déchirure nominale » et/ou de la division du
sujet qui agite l’auteur  ? Nous proposons pour y répondre
d’interroger Le livre du sang26 avec la conviction que dans la
mesure où l’autobiographie et la fiction s’y confondent en
effaçant la frontière entre le dedans et le dehors du sujet, le
texte porte, à l’intérieur de l’espace culturel convoqué selon
une dynamique intertextuel, le témoignage de ce qui travaille
le sujet à son insu.

b – La nomination refusée : du silence de


« l’Autre » au murmure de L’Odyssée
22 Dans Le Livre du sang, la fiction, travaillée par la dimension
hétérogène de l’être, se caractérise par l’évanouissement du
sujet de l’énonciation. Le prix d’une telle activité scripturale
est l’altération de la position du «  je  » associée au
morcellement du corps et à sa décomposition. Cette posture
énonciative conflictuelle en s’attaquant au système
symbolique introduit nécessairement le retour obsessionnel
de l’affect attaché à question du nom :
«  Ah  ! la parole est une promesse insondable, l’espérance
d’un chant inattendu. Quand elle est là, souveraine et
déchirante (elle déchire le silence éternel), de quel souffle de
vie surnaturelle seras-tu le don  ? De quelle passion
indicible ? En t’aimant, je t’ai donné l’énigme de mon silence,
et en aimant ce silence, je me suis donné la mort. Dans ma
détresse totale, je me suis présenté à Personne et j’ai
demandé : donne un nom à mon destin. Et Personne de
répondre  : tu seras toujours coupable  –  et sans
nom. »27

23 Le schéma répétitif entre les deux questions, confirmé


jusque dans les lexèmes, renforce l’animation de cet extrait.
La parataxe et les effets de reprises présents dans le texte
sont créateurs d’un rythme dont l’importance dans le
discours du narrateur s’explique par le caractère tragique de
sa relation à la vie : « Dans le rythme, nous dit Meschonnic,
se montre le sujet, et le fonctionnement du sujet dans le
langage.  »28 L’abondance des effets de rythme dans le texte
vient de la lutte du narrateur, de ses efforts désespérés face à
la situation tragique qui l’accable, à savoir, subir la nature
inconnue de son « destin ».
24 Aux deux interrogations qui scandent le texte succède une
série d’énoncés en écho parce que liés par «  et  ». Notons
l’importance de la position de la conjonction de coordination
dans le dernier énoncé. Placée en début de phrase, elle
accentue la chute du texte en introduisant une brisure dans
le mouvement du paragraphe. Cette rupture souligne  : «  Et
Personne de répondre : tu seras toujours coupable – et sans
nom. » L’emploi de la deuxième personne « tu » et le lexème
« Personne » nous restituent avec force l’image d’une parole
dédoublée propre à rendre compte d’un narrateur déchiré
subissant l’emprise d’une culpabilité intense induite par la
question du nom propre. Le rythme participe ainsi de la mise
en relief de la division du sujet. Si le rythme et la jouissance
manifestent une présence, cette dernière  –  connotée
paradoxalement par le nom «  Personne  »  –  se singularise
par le fait qu’elle soit innommable pour le sujet parlant
confiné dans la solitude et le monologue. La subjectivité
déchirée du sujet en procès subit les assauts répétés d’un
simulacre – l’actualisation du mythe d’Ulysse – qui renvoie à
ce qui le travaille de l’intérieur et active sa destinée  : tel
Ulysse qui, pour échapper à la mort, utilise le signifiant
«  Personne  », Khatibi, pour qui vivre et écrire sont
indissociables, trouve dans ce même mot la solution
salvatrice apte à réaliser son désir de devenir écrivain. Le
lexème «  Personne  » connote effectivement le signifiant du
désir de l’Autre en tant qu’il réalise dans la clandestinité, à
travers l’intertextualité, l’absorption de L’Odyssée par Le
Livre du sang.
25 Au-delà de la dimension littéraire dont s’empare le texte par
sa référence à l’épopée homérique, osons une question afin
de mieux cerner l’enjeu de ce monologue où l’expérience de
la division du sujet s’affiche singulièrement comme une
demande de savoir qui s’adresse à «  Personne  ». Comment
se justifie la présence/absence de ce protagoniste désigné
par un nom commun et élevé à la dimension de l’être par la
majuscule destinée normalement au nom propre ?
26 L’activité scripturale dans Le Livre du sang s’élabore à partir
d’une situation qui lie le sujet à l’espace maternel. Dans cette
optique, le «  je  » qui désigne ici le narrateur marque
évidemment l’identification à « Ulysse ». Le mythe actualise
l’expérience de la mort et celle de la division du sujet. Il
implique le narrateur dans une double identification (Ulysse
et Personne) qui renvoient au même dans la mesure où ces
deux mots correspondent à la manière de désigner un seul
individu à savoir le héros de L’Odyssée  –  Le signifiant
« Personne » étant le nom donné par Ulysse au cyclope pour
sauver sa vie.
27 Ce dédoublement du narrateur dégage deux pôles
identificatoires que nous allons examiner dans leur rapport
réciproque pour appréhender plus précisément l’enjeu de
l’intertexte dans son rapport à la question du nom du père.
Rappelons l’énoncé en lequel se manifeste cette double
projection : « Dans ma détresse totale, je me suis présenté à
Personne et j’ai demandé  : donne un nom à mon destin. Et
Personne de répondre : tu seras toujours coupable – et sans
nom. »
28 À l’utilisation de la première personne du singulier
correspond une demande de savoir, en l’occurrence la
recherche d’une vérité à laquelle le «  je  » n’a pas accès. Le
«  je  » bute sur le silence de «  Personne  ». Une situation
tragique découle de cette incommunicabilité avec l’Autre qui
occupe à l’égard du narrateur la position d’un «  sujet
supposé savoir » :
«  “Qu’est-ce qui sait  ?” Se rend-on compte que c’est
l’Autre ? – tel qu’au départ, je l’ai posé, comme le lieu où le
signifiant se pose [...]. Ainsi se déduit le fait que le savoir est
dans l’Autre, qu’il ne doive rien à l’être si ce n’est que celui-ci
en ait véhiculé la lettre. D’où il résulte que l’être puisse tuer
là où la lettre reproduit, mais reproduit jamais le même,
jamais le même être de savoir. »29
29 La demande adressée à l’Autre se constitue dans l’imaginaire
de l’écrivain comme un lieu d’où « ça parle », mais qui parle
exactement  ? Le texte cultive le paradoxe à partir de la
majuscule qui affuble le nom commun. S’agit-il d’un nom
propre ou d’un nom commun et dans ce dernier cas le « P »
soulignerait-il simplement l’intensité de l’émotion vécue ? La
première solution nous plonge dans le dialogue tandis que la
seconde nous implique dans le monologue et la division du
sujet. Notre étude nous a orienté vers la seconde voie : dans
ce cas, pour le lecteur, l’énoncé « tu seras toujours coupable
et sans nom » se lit comme la réponse du « je » à lui-même
selon un monologue intérieur qui exclut «  Personne  »  ;
néanmoins, il nous montre bien l’émission d’une parole
culpabilisante perçue par le narrateur comme issue de
l’Autre et porteuse de vérité  : «  c’est de l’Autre, nous dit
Lacan, que le sujet reçoit même le message qu’il émet. [...]
cet Autre comme lieu de la parole, ne s’impose pas moins
comme témoin de la vérité.  »30 De ce point de vue,
«  Personne  » est de l’ordre du «  il  » donc de la «  non
personne  », délocuté, exclue du monologue intérieur mais
qui paradoxalement possède le pouvoir d’interpellation à
l’encontre du narrateur. Un «  il  » qui parle, apporte une
réponse mais n’entend pas  : image de la fonction
interpellative de l’intertexte.
30 La demande de savoir du sujet «  Donne un nom à mon
destin  » se heurte à l’activité signifiante inconsciente. Si le
rythme et la jouissance manifestent une présence, celle de
l’Autre « Personne », cette dernière reste innommable parce
que l’existence d’une parole dans l’Autre reste inaccessible à
la conscience du sujet parlant. Le mouvement du paragraphe
se brise sur le caractère paradoxalement innommable d’une
présence fermée, celle de «  l’Autre  » («  Personne  ») et son
corrélat : le mutisme.
31 Dans Le Livre du sang, le silence constitue un instant
privilégié de l’être, il advient dans une tension extrême au
moment où l’activité scripturale correspond à l’attente d’une
parole « souveraine et déchirante » qui bouleverse l’être et le
métamorphose. La subjectivité déchirée du sujet en procès
subit les assauts répétés d’une dimension signifiante voilée
générant le mythe, ce simulacre qui renvoie à ce qui ronge
l’écrivain de l’intérieur et constitue son destin  ; l’étrangeté
insensée et répétitive de cette parole irrépressible, issue de
« l’Autre », constitue dans les silences de la page, ce moment
où l’écriture à l’insu du narrateur transforme celui qui la
travaille selon un processus qui n’a pour seule raison d’être
que le désir de transmutation d’un sujet résolument tendu
vers la conquête de la souveraineté  : attente d’une parole
«  déchirante et souveraine  ». Cet instant est inséparable de
la scansion et de la musique qui envahissent l’écriture, il
correspond à la dimension productive du silence dans lequel
se trouve enfermée la question du nom propre élargie à la
problématique de l’Autre, à savoir son anonymat figuré par
l’intertexte voilé en la figure de «  Personne  »  : une
présence/absence qui énonce et dénonce à la fois l’efficace de
l’intertextualité dans son rapport au discours de «  l’Autre  »
et/ou désir de « l’Autre ». Dès lors, le texte de Khatibi peut
se définir comme un palimpseste. Insistante, « sans nom »,
la lettre dans «  l’Autre  » demeure inaccessible au sujet
parlant, elle reste voilée dans le texte par le processus de
dissémination :
«  La présence du signifiant dans l’Autre, est en effet une
présence fermée au sujet pour l’ordinaire, puisque
ordinairement c’est à l’état de refoulé [...] qu’elle y persiste,
que là elle insiste pour se représenter dans le signifié, par
son automatisme de répétition. »31

c – Dissémination du nom et intertextualité


32 Si la question du nom propre mobilise la sémiotique
maternelle en tant que refuge nécessaire à l’écrivain pour
l’élaboration de son œuvre sans sombrer pour autant dans la
psychose, malgré les attaques répétées de son écriture contre
le symbolique, il faut s’attendre à ce que cette identification à
Ulysse le confirme. Le mythe participerait-il dans ce cas
d’une réalisation inconsciente du désir de la mère  ? Un
rapprochement entre ce texte et un autre, celui de La
Mémoire tatouée nous confortera dans cette hypothèse. En
effet, dans cette autobiographie, la relation du moment où
l’auteur nous apprend comment, encore jeune, un para
l’arrête sous les yeux de sa mère, succède immédiatement au
récit concernant la mort du père :
« Je fus emmené ensuite avec mes frères dans une direction
inconnue. Ma mère pleura, car l’histoire restait opaque et
flottait, là-bas dans un battement de torture et de douleur.
Croyait-elle, ma mère, ma douce mère, être la nymphe
Calypse, la toute-divine au langage ailé qui enferma Ulysse
dans sa grotte aux quatre sources ? »32

33 L’intertextualité externe avec L’Odyssée construit


l’intertextualité interne et effectue un rapprochement entre
deux moments de l’œuvre de Khatibi : celui de l’écriture du
roman Le Livre du sang et celui de La Mémoire tatouée.
Cette jonction entre l’ici de la fiction et l’ailleurs
autobiographique, réalisée par l’actualisation d’un mythe,
structure l’œuvre de Khatibi et nous révèle en effet une
identification de l’auteur au héros de L’Odyssée.
34 Cette problématique de l’identité du sujet, qui s’exprime par
un rapport d’identification à une figure légendaire grâce à
l’intertexte, désigne le mythe individuel construit par
l’écrivain. Il correspond selon Freud à ce que tout enfant
élabore pour surmonter la première déception que lui cause
sa famille. Le roman apparaît alors comme une fable
bibliographique destinée à prolonger imaginairement l’idylle
familiale à travers la figure d’un enfant né d’un père absent
ou mort, la mère quant à elle restant proche. L’activité
scripturale travaille donc à l’encontre de la structure
œdipienne qu’elle ne cesse pourtant d’actualiser.
35 De ce point de vue, Le Livre du sang, en convoquant le
mythe, travaille à la déconstruction de l’Œdipe. Il vise
essentiellement le rapport du sujet à la figure paternelle et se
trouve entièrement régi par ce processus d’identification.
Ainsi s’établit la distinction entre le père réel et sa fonction
symbolique, cette différence conduit à un dédoublement de
la paternité, c’est-à-dire en l’occurrence à l’apparition d’un
père imaginaire qui provoque, par la suite, le dédoublement
du sujet lui-même.
«  La relation narcissique au semblable est l’expérience
fondamentale du développement de l’imaginaire humain. En
tant qu’expérience du moi, sa fonction est décisive dans la
constitution du sujet. Qu’est ce que le moi, sinon quelque
chose que le sujet éprouve d’abord comme à lui-même
étranger à l’intérieur de lui  ? C’est d’abord dans un autre,
plus avancé, plus parfait que lui, que le sujet se voit [...] Le
sujet a toujours une relation anticipée à sa propre
réalisation, qui le rejette lui-même sur le plan d’une
profonde insuffisance. [...] c’est en quoi dans toutes ses
relations imaginaires c’est une expérience de la mort qui se
manifeste. »33

36 La double identification introduite par le mythe individuel


exprime, ainsi, dans Le Livre du sang, une expérience de la
mort corrélative à la division du sujet. Cette fragmentation
de l’identité déroule dans la clandestinité l’inscription du
désir de la mère (identification à Ulysse) et de son équivalent
symbolique, à savoir la mort du père. Comment le texte
manifeste-t-il cette mort  ? Autrement dit, à quel type de
lecture sommes-nous conviés pour répondre à cette énigme
suggérée par l’efficace de l’intertextualité  ? Nous tiendrons
compte pour y parvenir des considérations suivantes :
«  Lire le texte de Khatibi, c’est dévoiler, dans une certaine
mesure, autour de ce qui fait sa spécificité, un phénomène de
dissémination […] Un texte donc qui se tient dans cette
double posture qui consiste à lire autrui tout en s’écrivant
soi-même. »

37 Tout commence au K. Le K de «  Kif  », une excitation


sensorielle à l’origine de l’euphorie poétique ; le K de « Kif-
Kif  » qui relate une aventure de «  type sororal  »  ; le K du
«  Kateb  » le secrétaire à l’écriture parfaite, celui du
« Khatib » le porte-parole de la tribu et rival du « sha’ir » ; le
K de «  Khat  » le tracé de l’écrit. Une chaîne de signifiants
dilués dans le texte, entame le récit de la séduction d’un K
par un autre K, d’un « Khat » par un autre « Khat »34.
38 Nous ajouterons à cette observation que le K inaugure aussi
le nom du père  : «  Khatibi  ». Cette remarque nous permet
d’un point de vue paronomastique d’établir les relations
suivantes :
39 Premièrement, le lexème « khat » qui désigne en arabe « le
tracé de l’écrit  » peut, de ce fait, sémantiser le K et
fonctionner comme une différentielle signifiante apte à
exprimer «  l’écrit  » Ce sens contamine également les noms
« KhaTiBi » et « KhaTBi » car ces derniers jouissent d’une
relation de paronymie avec «  KhaT  ». Ces glissements
phonologiques et sémantiques successifs s’élargissent au
verbe «  écrire  » (KaTaBa) suivant une analogie phonique
qui repose sur les phonèmes/KTB/.
40 Deuxièmement, en arabe, le verbe se distingue par sa racine,
véritable matrice, dont les noms dérivent. C’est ainsi que le
lexème « destin » (meKTouB) qui signifie « ce qui est écrit »
procède du verbe «  écrire  » (KaTaBa) dont il tire sa
signification.
41 De ces relations découlent la possibilité d’établir un rapport
de similitude entre le nom propre « KhaTiBi » et le lexème
«  destin  » et/ou «  meKTouB  » Une chaîne associative, dès
lors, peut s’établir, renforcée ou suggérée par la paronomase.
En effet, à partir de l’équivalence sémantique et
phonologique de leur racine commune /KTB./, la demande
de nom  –  «  Donne un nom à mon destin  »  –  peut se lire
comme un effet de la paragrammatisation du nom du père
«  KhaTiBi  » restituée dans la clandestinité par le lexème
« meKTouB » qui se traduit « destin ». Ainsi, la dimension
signifiante du texte convoque la question de l’écrit et
consacre, à travers elle, l’identité entre le « nom du père » et
le signifiant « destin ». La lutte contre le destin se superpose
à la lutte contre le nom du père.
42 L’étude de l’activité signifiante sous-jacente à l’apparition du
nom désignant le héros de L’Odyssée nous révèle, donc, un
processus de dissémination qui refoule le nom du père par la
paragrammatisation. Cette dimension marque les
motivations conscientes et inconscientes qui ont contribué à
l’élaboration du récit. D’une part, le mythe apparaît comme
la réalisation d’un simulacre, celui d’une situation œdipienne
transgressée. En effet, en liant la dissémination du nom du
père à la double identification, la capture imaginaire qui
nous renvoie à la mère (mer) par l’actualisation de la légende
grecque, se laisse déchiffrer comme la déconstruction du
mythe d’Œdipe. D’autre part, il ressort de l’analyse que le
sentiment de culpabilité ressenti devant « Personne » relève
bien d’une lutte inconsciente contre le nom du père en tant
que gardien d’un lieu doctrinal et religieux, puisque le texte
développe simultanément la paragrammatisation du nom
propre, l’identification imaginaire à Ulysse et l’existence de
« l’Autre » en la figure de « Personne », ce dernier étant situé
comme le corrélat nécessaire à la parole, à savoir ce lieu où le
sujet se reconnaît et se fait reconnaître comme coupable. Il
en découle, enfin, que la transgression généralisée et la
paragrammatisation dans Le Livre du sang manifestent un
combat contre le nom du père et la trame symbolique dont il
est le pilier  : «  C’est dans le nom-du-père qu’il faut
reconnaître le support de la fonction symbolique qui
identifie sa personne à la figure de la loi »35. Quand l’auteur
convoque le nom d’Abraham, c’est pour lui opposer la partie
insociable de lui-même, celle qui le rejette dans la solitude et
l’incommunicabilité, c’est ainsi que «  La nuit de l’erreur  »
allie la jouissance à l’horreur de l’acte incestueux.
43 Ajoutons encore que l’activité signifiante s’allie à la
dynamique intertextuelle pour associer dans la paronomase
la question de l’écrit et du « destin » à celle du nom du père,
cette triple association rejoint la projection identitaire du
narrateur sur le héros de la guerre de Troie qui, dans
l’implicite effectue un rapprochement entre Le Livre du sang
et l’un des monuments de la littérature mondiale. Cette
jonction tisse, de ce fait, un réseau textuel propre à signifier
le rapport étroit qui existe entre le mythe et la dissémination
d’un côté, la déconstruction et l’exercice de la littérature de
l’autre.

III – De la scansion des noms divins au


fantasme de l’enfant : l’absorption du
discours soufi
44 Le geste qui écarte le signifiant paternel au profit du prénom
constitue donc une invite à traverser avec l’auteur le système
symbolique dans lequel il baigne et/ou les discours qui
l’interpellent. C’est pourquoi le glissement du nom propre
vers le prénom inaugure l’activité romanesque de Khatibi
pour inscrire, dès l’incipit de son premier roman, La
Mémoire tatouée, la problématique du nom propre dans sa
relation signifiante à celle des noms divins (discours
religieux).
45 Le récit de Khatibi commence par une mise en scène de la
naissance et du nom. On se souviendra qu’en arabe, surtout
dans la tradition musulmane, les prénoms sont précédés du
terme de «  Abd  » pour éviter toute confusion avec une
qualité, un aspect de l’être, qui n’appartient qu’à Dieu.
46 «  Abd  » signifie «  homme  », signifie «  esclave de  » en un
sens religieux et laïque, « adorateur de » ou « serviteur de ».
«  Abd-el-Kebir  » signifie donc en tant que prénom,
« l’adorateur-du-Grand »« l’esclave-du-Grand » ce qui est lié
à la formule «  Allah huwa kbar  »  ; ce Dieu qui seul est dit
Grand. Le préfixe «  Abd  » marque ainsi l’homme d’un
prénom diminutif d’une plénitude inscrite par
les 99 « noms », qualités du Dieu.
47 La tradition philosophique et mystique en Islam est très
riche en commentaires et interprétations portant sur la
valeur du nom, du «  nom attribué à  »  ; du «  nom dérivé
de » ; d’où procède la théologie36.
48 Cette problématique issue de l’intertextualité avec l’univers
discursif religieux donne son unité à l’œuvre de Khatibi.
Dans Le Livre du sang, la dimension collective du prénom –
 attribut de Dieu – dirige le texte vers le nom d’Abraham et la
mise en spectacle de la puissance d’action du rite lui
afférent :
« La musique de l’Islam bat ainsi, pour les oreilles orientées
vers La Mecque, captant de très loin, dans l’égorgement du
fils d’Abraham qui est MON NOM INCARNÉ, un formidable
cri, soutenu de siècle en siècle, de millénaire en millénaire.
La décharge de ce cri, en vrillant l’orifice de l’oreille, verse
celle-ci dans la danse du cerveau. »37

49 Les majuscules soulignent, la force captivante du rite sur le


narrateur. L’expression « NOM INCARNE » la situe dans la
violente capture d’un corps selon le signifiant, ainsi s’énonce
une sensibilité irrémédiablement assujettie à un texte
pesant, celui d’une culture qui tire sa force de la trame
symbolique tissée à partir du nom propre d’Abraham. Le
Livre du sang s’insurge contre cette capture imaginaire
réduite, ici, à l’efficacité contraignante d’un cri millénaire
intériorisé. Il joint l’universel (les oreilles) et le particulier
(l’oreille) à l’isotopie de la violence connotée par les lexèmes
« cri », « décharge » et « vrillant » pour rendre compte de la
proximité d’un cri envahissant et insupportable scandant la
vigueur coercitive de l’aliénation.
50 Dans Le Livre du sang, le texte travaille à dénouer la trame
symbolique dans laquelle se trouve enserré le sujet.
L’écriture, haletante, éclôt en un foisonnement d’images
imprévisibles, ésotériques et déroutantes avec des
fulgurances propres à suggérer la transe et un combat
intérieur dont le récit, lui-même, ne peut sortir indemne  :
«  Extase  ! Flux, flux, et reflux du récit sur lui-même, se
dévorant et se consumant selon le chant de chaque voix. »38
L’extase, la transe et l’anéantissement affichent une parodie
de l’expérience mystique.
51 Pour preuve, rappelons que dans la tradition soufie, la
pratique mystique commence par la rencontre d’un disciple
et d’un maître avec lequel s’établit une relation intense. Elle
aboutit à la dissolution de l’ego grâce à la « Hadra » (transe)
et au «  dikr  » (récitation des noms divins) pour parvenir
enfin, à l’union mystique et/ou la Grande Paix
(anéantissement), à savoir la présence divine au centre de
l’être. L’initié la découvre sous la forme d’une révélation,
celle de son Alter ego. La «  Grande Paix  » rappelle «  l’état
d’enfance  ». En effet, le double divin se manifeste très
souvent dans un moment d’illumination sous la forme d’un
adolescent. Nous faisons nôtres les remarques d’Abdellah
Memmes à ce sujet  : «  Cette apparition que l’on peut,
sommairement, considérer comme la “Forme de Dieu”
réfère, à son tour, à la vision extatique du Prophète
Mohammad, rapportée dans le célèbre “Hadith Al-rû’ya” (Le
“Hadith de la vision”) » :
« J’ai vu mon seigneur, dit le prophète, dans une forme de la
plus grande beauté, comme un Jouvenceau à l’abondante
chevelure, siégeant sur le Trône de la grâce  ; il était revêtu
d’une robe d’or  ; sur sa chevelure, une mitre d’or  ; à ses
pieds, des sandales d’or. »39
52 Ibn Arabi, célèbre soufi andalou eut une vision semblable à
la Mecque en tournant autour de la Kaaba conformément à
la tradition musulmane  ; il rapporte son expérience en ces
termes :
« Alors, écrit-il, je compris. La réalité de sa beauté se dévoila
à moi, et je fus éperdu d’amour. Je défaillis, et à l’instant il
s’empara de moi. Lorsque je revins de mon évanouissement
et que j’étais encore tremblant de crainte, il savait que j’avais
compris qui il était. »40

53 A. Memmes précise, à propos de cette vision mystique, que


selon les théologiens, «  Ce jouvenceau n’est pas Dieu, mais
“l’Alter Ego divin” du mystique, le “pôle céleste” de son être
dont le moi présent et empirique n’est que le pôle
terrestre. »41 L’enfance est donc une dimension intérieure de
l’être accessible pour l’initié selon une perception visuelle
extatique traduisible, nous semble-t-il, dans l’univers propre
à Khatibi, par « je » vois « l’Autre qui est en moi ».
54 Cette dimension du voir pose donc le problème de
l’interprétation d’une telle situation proche du fantasme. Il
incombe, alors, au maître d’initier le disciple à la lecture des
symboles, l’une des premières demandes à l’adresse de ce
dernier – toujours accompagné sur le chemin de l’expérience
mystique – consiste à lui demander de noter ses rêves pour
les déchiffrer. Cette attitude interprétative ne cesse de
travailler l’univers des croyants. En situant le sacrifice sur la
scène du rêve, le Coran offre par là-même aux théologiens
musulmans une possibilité d’interprétation. C’est ainsi
qu’Ibn Arabi s’attache à relire l’expression «  sacrifier son
fils » en ces termes :
« La manifestation des formes dans la présence imaginative
(épiphanie), nécessite une autre science pour comprendre ce
que Dieu a voulu par telle forme [...] Quand Dieu interpella
Abraham “O Abraham, tu as cru au rêve” (XXXVII, 104-105),
il ne lui a pas dit qu’il a cru que le rêve d’immoler son fils est
vrai, car Abraham n’a pas interprété le rêve, il l’a appréhendé
au niveau manifeste, or le rêve demande interprétation [...]
Interpréter signifie transposer la forme perçue dans un autre
ordre. Si Dieu louait Abraham d’avoir cru vrai ce qui est
manifeste, il aurait fallu qu’il eût immolé réellement son
enfant. Or auprès de Dieu il s’agissait du grand sacrifice à
travers la forme du fils et non de l’immolation du fils.
L’enfant fut donc racheté à cause de ce qui était dans l’esprit
d’Abraham et non dans l’ordre divin. »42

55 Pour Ibn Arabi : « lorsque Abraham vit dans un songe qu’il


immolait son fils, il se vit en fait se sacrifier lui-même.  »43
Ainsi compris, l’immolation du bélier correspond au rachat
du fantasme de meurtre de l’enfant qui est en Abraham. De
ce point de vue, malgré les apparences, le rite de l’animal
sacrifié à la place de l’enfant subordonne la foi à la
sauvegarde de l’alter ego divin. Le rite doit donc s’interpréter
comme une thérapie efficace contre le rêve de meurtre de
l’enfant que chaque individu porte en lui.
56 Cette problématique soufie nous révèle l’espace discursif à
l’œuvre dans l’activité romanesque de Khatibi. Ainsi, de
manière allusive mais insistante, nombreux sont les énoncés
qui, dans La Mémoire tatouée, marquent la forte emprise de
cet univers théologique :
– « Est-ce possible le portrait d’un enfant ? [...] Qui dira mon
passé dans l’effacement d’une page, qui saura varier
l’obscurité au seul arrachement d’ailes  ? Plus que mon
vouloir, le voici [...] l’enfant que j’étais, l’enfant fertile
qui n’est pas mort en moi ! »44

–  «  Comme l’enfance jamais égarée, l’histoire a le


parfum d’une euphorbe, confuse, qui me possédait. »45

–  «  Encore une fois l’enfance retrouvée et son


désordre. »46

–  Lui et moi, l’enfant semblable qui parlait entre nous, en


dehors de nous, les mains dans les poches, et moi-même,
père d’un enfant et d’une enfance, maintenant signes
lointains, de par mon livre partagé, signes basculants vers la
mort. »47

57 Le Livre du sang reconduit autrement le fantasme de


l’enfant. Le nom d’Abraham convoque la figure de
l’égorgement du fils et toute une tradition théologique qui s’y
rapporte. Khatibi cherche à remonter vers les origines
mythiques de sa poétique, l’écriture poétique lui permet de
recréer «  l’état d’enfance  ». Dès la première page, le roman
s’applique à représenter la fascination exercée par la beauté
séraphique d’un adolescent :
«  Enfant inoubliable, avance vers nous en souriant. Avance
avec la même complicité secrète. Enlève tes sandales et
assieds-toi là en croisant les jambes. [...] Quel destin a choisi
de faire vivre un ange entre nos bras  ? [...] À tout jamais,
nous nous tenons au seuil de ta main, enfant inoubliable. Un
ange est apparu – Tel un frisson de la Mort. Beauté, beauté
tissée par une douleur séraphique, que recèles-tu sous
l’étreinte de tes doigts ? »48

58 L’interpellation et la métonymie - glissement de « nos bras »


(substitut de l’auteur) vers «  les doigts  »  –  laissent
transparaître un monologue intérieur trahissant une
identification du narrateur à l’échanson. Dans le mi-dire la
dernière phrase apporte sous une forme interrogative
l’angoisse d’un texte futur qui s’annonce comme un hymne à
la beauté et à la mort, substance du récit à venir :
« Ce récit ne peut être interrompu : il se relève là où gicle le
sang, et s’assombrit quand la nuit de ton visage m’emporte.
Où est mon rire  ? Ma gaieté d’enfant  ? Voici que la
surexistence me frappe à la poitrine. L’extase m’envahit de
toutes parts. Echanson, fais circuler la coupe de vin. Et
viens ! »49

59 À laisser résonner le texte de Khatibi, à lire le mouvement


irrépressible qui guide son activité scripturale, on découvre
un style tributaire de la fascination exercée par le
mouvement giratoire de la transe commandée par la
recherche de l’extase :
« Puis frappés de délire, nous dansons de plus en plus vite,
en mouvement giratoire et en tenant les bras verticalement
au sol. [...] Le voici le Visage qui resplendit, le voici qui
soudain se dérobe et s’éteint. [...] Dépourvus de notre
moindre pesanteur, nous dansons dans les airs surnaturels.
Oui, que toute détresse recule et disparaisse  ! Nous voici,
ivres et agités, tourbillon de désir tournant autour du Bien-
Aimé, afin que de nouveau tout s’illumine. Éclair  !
Éclair ! »50

60 L’intonation exclamative indique la fascination de celui qui


parle devant l’apparition du surnaturel grandi par la
scansion répétée du présentatif. L’adverbe d’affirmation
« Oui » insiste sur la volonté d’aller de l’avant vers le face à
face avec le Bien-Aimé, mouvement vertigineux d’un désir
que le glissement vers le pronom personnel «  nous  » fait
partager avec force au lecteur. L’effacement de l’individualité
du locuteur et le flou introduit quant à la situation
d’énonciation favorise un statut indifférencié, comme non
distinct du destinataire. De façon paradoxale, le texte y
gagne en « réalité », puisque s’offrant à la fois comme vision
et comme spectacle, intérieur à la psyché de l’écrivain et
directement partagé avec son lecteur. Une communauté de
sensations et d’expériences est établie, qui autorise le
déferlement brut de notations perceptives aux origines non
définies, encore étrangères mais dont l’impact se mesure au
degré croissant du désir qu’elles font naître. Cette adhésion
amoureuse à laquelle le narrateur s’abondonne et s’oblige
pour capter l’émotion intérieure qui le travaille est, à ses
yeux, la vérité fondamentale de l’activité scripturale.
L’intertexte et le rythme qu’il génère révèlent ainsi une
écriture qui obéit à des aspirations et à des exigences
semblables à celle du rite soufi.

a – Au-delà du nom : l’art du clin d’œil


61 Le vertige de l’écriture doit pouvoir restituer la dimension
signifiante au-delà du «  voir  ». Aussi le récit sait-il
s’interrompre de façon à peine perceptible parfois, selon une
pratique du clin d’œil venue à Khatibi de la tradition soufie
et du Coran :
« Votre descente, dit le Coran, est seulement un mot, prompt
comme un clin d’œil [...] Pourquoi étais-je immobile devant
la danse ? Souffle, seulement un mot, prompt comme un clin
d’œil. »51

62 En effet, dans les séances de chant et de psalmodie soufis,


quand on a l’impression que les participants arrivent à la
frénésie, un simple clin d’œil du maître ou un mot qu’il récite
suffisent à figer les participants l’espace d’un instant.
Comme chez les mystiques, pour Khatibi, il s’agit
essentiellement d’aller au-delà des signes et au-delà de la
transe, les nombreuses interventions du narrateur et les
modalités énonciatives fonctionnent à l’instar du clin d’œil
du maître, elles manifestent une présence importante de
l’écrivain trahissant une véritable maîtrise du vertige de
l’écriture. De même, dans « La nuit de l’erreur », les ruptures
introduites par les didascalies contribuent à vider la figure de
l’inceste d’une quelconque prétention du langage à dire le
vrai pour suggérer que, sur le corps de l’échanson et de
l’androgyne, on n’a fait que poursuivre le pouvoir des mots et
du récit sur le narrateur lui-même :
«  Oui, hommage à tes yeux, hommage à ton front, à tes
cheveux, hommage à tes mains qui font éclater l’étreinte des
mots les plus cruels, retrouvant leur liberté absolue. Les
mots les plus cruels  : ce récit poursuit une décision
implacable. Comme extase de la pensée, il doit se dissoudre
dans la fatalité d’un acte funèbre. C’est pourquoi,
m’emparant de toutes les morts volontaires, je restaure l’idée
de la Passion. POUR T’“AIMER AU SEUIL DU DÉSERT”. »52

63 À lire ce texte, on entend résonner non seulement le théâtre


de la cruauté, c’est-à-dire la voix d’Artaud mais aussi celle de
Brecht. En effet, la répétition et les deux points qui lui
succèdent participent d’une mise en relief de la fonction
explicative du texte pour marquer une distanciation du
narrateur par rapport à son dire. Cette mise en spectacle
dans laquelle l’écrivain à l’instar d’un acteur se met dans la
peau d’un personnage constamment impliqué dans l’art du
clin d’œil désigne, par là, une aptitude à la maîtrise de la
parole. Ce contrôle doit s’exercer sur soi et sur le lecteur pour
exorciser un danger double : d’une part, il ne saurait y avoir
écriture pour Khatibi sans une identification de l’auteur à ses
personnages et elle conduit, si elle est vraiment sérieuse, à la
perte complète d’une identité «  propre  »  ; d’autre part, il
s’agit de ramener le mouvement centrifuge hors de soi à ce
qui le motive vraiment c’est-à-dire un désir de
métamorphose qui ne saurait réduire l’écriture à la seule
manière de s’approprier le « sang d’autrui », afin de revêtir
son identité. Écrire, c’est donc sentir dans la douleur la
contrainte des styles antérieurs qui ont présidé à
l’avènement du sien. L’écrivain comme l’acteur n’existe que
dans la «  peau  » des autres, en l’occurrence celle de ses
devanciers ressentie comme une enveloppe aliénante dont il
faut se délester. Écrire, c’est également, pratiquer l’art du
clin d’œil c’est-à-dire l’exercice d’une vigilance accrue à
l’égard de l’activité scripturale pour s’initier avec le lecteur
au danger que recèlent la passion des mots, leur emprise et
leurs corrélats, en effet, la nécessité de donner la liberté au
langage conduit le sujet au-delà du sens, là où l’amour se
découvre dans sa dimension signifiante, là où s’affiche
l’angoisse de la perte du «  propre  », le désert et
l’anéantissement. Écrire, c’est enfin, accepter d’affronter sa
mort dans les mots, de se vivre dans le langage en folie mais
c’est le prix à payer si l’on veut accéder à la souveraineté car
cette aventure au bout de soi-même contient également une
promesse, à savoir l’espoir d’une renaissance dans les mots :
« Hors de toute tombe : déployer cette ivresse de la mort, à la
marge de la langue (française), comme si ma moindre pensée
s’évanouissait dans un Occident décliné, désaxé de l’orbite
solaire. Chaque langue met en crise l’autre et l’inflige, et je
me dégage chaque fois contre moi-même, plus que jamais
sourd, aveugle et muet.

Je dis fleurs, et j’oublie leur nom selon mes deux langues. »53

64 Cette paraphrase de Mallarmé vient souligner le pouvoir de


la « lettre » selon l’art du clin d’œil et marquer combien les
textes passés constituent une contrainte à l’avènement de
toute écriture. L’irradiation des mots est tributaire d’une
sensibilité forgée par les textes antérieurs à l’insu de
l’écrivain lui-même. Cette expérience énonce que le livre est
le résultat d’une poussée irrépressible du signifiant
véhiculant la trace des lectures préexistantes qui ont façonné
la personnalité de l’auteur. L’homme est parlé autant qu’il
parle. Khatibi sait que les silences de la page blanche
négocient l’avènement d’une sensibilité qu’il doit avant tout
à ses prédécesseurs, ceux qui lui ont fait aimer la littérature.
Le Livre du sang met en spectacle le désir d’écriture et
s’arrache ainsi à toute prétention à la « représentation », ce
désir qui insiste dans la fiction prend sa source dans le passé,
il constitue le rapport du sujet au signifiant dont la mise en
scène articule la dimension autobiographique voilée qui
travaille le roman.

b – L’abjection et le nom du maître


65 Pour une sensibilité déjà forgée par les devanciers, le langage
constitue l’obstacle majeur pour accéder à la souveraineté.
De là, une esthétique qui accorde la pleine liberté aux mots.
Le langage trivial parsemant l’œuvre de Khatibi le conduit
dans Le Livre du sang bien souvent jusqu’au bout d’une
sorte de défi à l’abjection :
«  Peut-être allons-nous tomber dans la honte et l’abjection,
tout notre sperme retenu relance notre chant. »54

«  Eh quoi  ! N’avons-nous pas promis aux Bienheureux des


Belles aux seins bien formés, divinement jeunes, anges créés
de parfums, à la chair si fine qu’elle laisse entrevoir les
veines et les muscles ? Ne sont-elles pas évidemment pures,
sans crachats, sans maladie aucune, sans excréments ? »55

66 La rencontre avec l’abject se fera tout d’abord en marge du


récit, dans le carnaval, là où Le Livre du sang dans
l’implicite, parodie le rite d’Abraham à travers le sacrifice
d’un bélier. La cérémonie se termine en «  Dissection
surnaturelle : la foule semble avoir sa part de chair humaine,
sa part de sang, sa part d’intestin qui débordent de traînées
excrémentielles  »56. Exclues temporairement du récit
principal et gouvernées par «  la passion du regard  », la
vulgarité et la sexualité ne sont que des paliers vers le
dévoilement ultime du signifiant dont l’avènement sera le
résultat d’une transgression vers laquelle converge tout le
roman, celle de la loi de l’inceste consommé par Muthna. La
révélation extrême succède à cet événement, elle a lieu dans
le dernier chapitre intitulé « Sous le regard d’Orphée » après
la « Nuit de l’erreur » et la « Transfiguration » :
«  Quand mon sang ainsi se vide, j’offre alors ma dépouille
aux morts mélodieux. Les morts mélodieux  ! Cette
expression qui s’impose à moi avec une si grande intensité, je
l’ai cherchée pour toi  –  à partir de la musique qui t’habite.
Va, mon récit, va et enflamme-toi, va vers la musique.
Musique ! Musique ! [...] Va, mon récit, vers un rythme sans
réserve et une frappe déchirante. Raconte à tous la
disparition de notre enfant mélodieux. »57

67 C’est une absence de décor qui est dressée, qu’habitent des


puissances sonores, poétiques, que le poète envisage comme
extérieures, mais perçoit résonnant en lui : dans ce prélude,
analogue à la confusion orchestrale qui précède l’exécution
d’un morceau, se jouent à travers les mots le secret de son
identité en tant qu’elle s’exprime à partir du lieu de
«  l’Autre  ». C’est dire que la relation à l’ancêtre se trouve
relayée et travaillée par une pratique transférentielle de
l’écriture, le savoir étant toujours à attendre de l’Autre, en
tant qu’il me précède et parle avant moi au plus intime de
moi-même. De ce point de vue, l’activité scripturale dans ce
contexte peut être mise sous le signe d’une double
métonymie :
68 La première substitue «  l’autre  » au «  livre  » comme pour
établir l’équivalence entre les métaphores «  dévorer un
livre », « dévorer l’autre », pour aboutir à « tuer l’autre ». Ici,
«  l’enfant mélodieux  » connote l’état d’enfance dont nous
avons pu dire qu’il s’inscrit tout entier dans le discours
religieux. Cette expression peut donc se lire comme ce qui se
substitue à l’univers discursif dans lequel baigne la recherche
extatique de l’alter ego divin par les mystiques. Ce que la
paronomase «  l’enfant mêlé aux dieux  » confirme, nous
semble-t-il. Le Livre du sang s’affiche dans ce dispositif
signifiant comme le résultat d’une absorption, celle des écrits
antérieurs, le Coran d’une part, et l’interprétation du
sacrifice d’Abraham par Ibn Arabi d’autre part.
L’assimilation (la dévoration) des livres antérieurs se réalise
dans la figure du meurtre à travers «  la disparition de
l’enfant mélodieux  » au profit de la métaphore «  mort
mélodieux  ». Elle constitue donc dans le langage ce qui est
apte à représenter le rejet réussi du nom du père – disons de
la loi  –  dans la mesure où cette métaphore marque la
transgression du sacrifice d’Abraham et son corrélat marqué,
nous le savons, par la mise en avant du prénom perçue dans
l’obsession insistante de la phrase «  l’enfant qui n’est pas
mort en moi  ». La métaphore «  mort mélodieux  » figure
donc la subversion du prénom et à travers lui, le
dépassement de l’univers religieux dans lequel a baigné
Khatibi dans son enfance :
« On peut dire donc dire que le prénom serait donné par le
rappel du grand-père, comme don au donateur, don à un
dieu invisible qui, lui, nomme, donne, dissémine les
prénoms ainsi portés parmi ses quatre-vingt-dix-neuf
attributs, mais en leur enlevant el, l’article de son attribution
unique et absolue. Chapelet de prénoms selon la généalogie
d’un don qui revient à son donateur, c’est-à-dire, pour nous,
un don qui n’en est pas un […]. Comment subvertir son
prénom  ? Porter un tel prénom, un tel attribut exige de le
perdre dans la langue (de l’autre), de s’y effacer en écrivant,
non seulement entre Allah et la langue du Coran, mais
encore de l’affronter du dehors par une langue étrangère. […]
Ainsi le texte bilingue – qu’il le veuille ou non – est la trace
de l’exil du nom et de sa transformation. »58

69 La seconde opération métonymique remplace « l’autre » par


la trace langagière laissée dans le sujet à son insu et apte à le
représenter, c’est-à-dire le « signifiant » de « L’Autre qui est
en moi  » maintenant voilé mais qui, parce que porteur
d’affect, insiste comme représentant de la jouissance du
sujet. Ce processus accompagne, nous semble-t-il, toute
création littéraire et rend compte du désir d’écriture chez
Khatibi. On a donc une relation langagière correspondant à
une série de substitutions induites par trois opérations liées
à l’intertextualité (la relation paronomastique, la traduction
et la métonymie) qui débouchent sur la métaphore du sujet.
Compte tenu de ce que nous avons dit plus haut, ce
processus peut se reconstituer selon la trame symbolique
et/ou la chaîne signifiante inconsciente suivante  : Katibi,
Kitab, Koran (écrit), Adb el Kebir (Serviteur de Dieu),
«  l’état d’enfance  », «  l’enfant qui n’est pas mort en
moi », « l’enfant mélodieux », « Mort mélodieux ». La
métaphore du sujet rend compte de la lutte contre le
symbolique à travers la dissémination du signifiant paternel
et la dynamique intertextuelle.
70 De ce point de vue, devenir écrivain, affirmer son style nous
renvoie à la réminiscence inconsciente du processus de
dévoration des livres et de la parole paternelle et son
correspondant sur le plan imaginaire c’est-à-dire à
l’affirmation du «  moi  » contre le «  nom du père  » inscrite
dans le langage. En effet, la métaphore du sujet trahit dans
ce qu’elle condense l’ensemble des lexèmes qui nous
renvoient aux thèmes actualisés par l’œuvre de l’auteur
comme lieu à partir desquels elle s’élabore  : moi, mort,
mélodieux, dieux, mot, mer et eau. Notons enfin pour nous
en convaincre que « Mort mélodieux » dans son renvoi à la
mélodie réalise aussi le dépassement de la musique
intérieure inscrite depuis des millénaires par l’égorgement
du fils d’Abraham.
71 Le roman maghrébin unit dans le même livre deux espaces
culturels différents  ; de fait la métaphore du sujet doit
pouvoir nous restituer ces deux univers dans l’expression
«  mort mélodieux  » présentée par le texte comme le
substitut de « l’enfant mélodieux ». Qui au Maghreb et plus
précisément au Maroc serait susceptible de représenter la
culture française dans toute sa brillance ? Autrement dit, qui
serait apte dans l’imaginaire de l’intellectuel bilingue
marocain à représenter la langue française qui l’habite  ?
Dans le cas de Khatibi, il semblerait que ce soit celui qui tout
d’abord occupe le même espace géographique que lui  : J.
Genet. En effet, à partir de lui, se déroule en écho à « mort
mélodieux » les lectures passées de l’auteur. Pour preuve, ces
énoncés qui tel le fil d’Ariane restituent en partie la trame
littéraire dans laquelle a évolué la pensée de Khatibi.
– « L’enfant mélodieux mort en moi bien avant que me
tranche la hache. »59 (Sartre)

–  «  […] la chaux vive où l’enfant merveilleux s’est


dissous. »60 (Sartre)

–  «  L’enfant assassiné ressuscite en Genet [...] Cet


enfant mort en moi bien avant que me tranche la hache
dit Pilorge et nous ne savons pas s’il parle pour lui-même ou
pour Genet. »61 (Sartre)

–  «  Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à


volonté. »62 (Baudelaire)

72 Freud nous a habitués à l’approche de l’individu par les


associations d’idées, une telle démarche appliquée à l’œuvre
de Khatibi doit nous permettre de mettre au jour,
partiellement et dans le cadre des besoins de notre étude, le
réseau associatif tissé par les lectures de l’auteur, en
l’occurrence celles qui ont contribué à l’avènement de la
métaphore sur laquelle nous travaillons. Les énoncés nous
renvoient essentiellement à J. Genet, J.-P. Sartre, Baudelaire
et G. Bataille. L’espace révélé recouvre principalement deux
études sartriennes  : Saint Genet, comédien et martyr et
Baudelaire.
73 L’intérêt de Khatibi pour ces auteurs fut sans doute grandi
par les ouvrages que Sartre et G. Bataille leur ont consacrés.
Sa culture fortement imprégnée de mysticisme musulman a
certainement contribué à faire de son œuvre une rencontre
où s’affiche la question de « l’état d’enfance » en résonance
intertextuelle avec les réflexions de Sartre sur Les Fleurs du
mal  : «  Baudelaire n’a cessé de regretter ces “verts paradis
des amours enfantines”. Il a défini le génie comme “l’enfance
retrouvée”.  »63 À volonté G. Bataille, quant à lui, reprendra
cette question à laquelle il donnera un nouvel essor en
commentant Sartre :
« Sartre indique au passage et sans insister le rapport du Mal
et de la poésie. Il n’en tire pas de conséquence. Cet élément
de Mal est très apparent dans les œuvres de Baudelaire. Mais
entre-t-il dans l’essence de la poésie ? Sartre n’en dit rien. Il
désigne seulement sous le nom de liberté cet état possible où
l’homme n’a plus l’appui du bien traditionnel – ou de l’ordre
établi. Comparée à cette position majeure, il définit comme
mineure la position du poète. Baudelaire “n’a jamais dépassé
le stade de l’enfance”. Il a défini le génie comme “l’enfance
retrouvée à volonté”.[...] et nous ne pouvons manquer de
saisir à le voir que l’existence poétique, où nous apercevions
la possibilité d’une attitude souveraine, est vraiment
l’attitude mineure, qu’elle n’est qu’une attitude d’enfant,
qu’un jeu gratuit. »64

74 G. Bataille, dans ce même livre, élargit le dialogue avec


Sartre en se consacrant lui aussi à J. Genet. La première
partie de son étude s’intitule : « Genet et l’étude de Sartre sur
lui  ». L’analyse commence par «  un enfant trouvé…  » et
débouche sur la question de la souveraineté posée en ces
termes :
« Genet n’hésite pas sur l’autorité devant laquelle s’incliner.
Il se sait lui-même souverain. Cette souveraineté dont il
jouit ne pourrait être cherchée [...], elle est, comme la grâce,
révélée. Genet la reconnaît au chant qu’elle soulève. La
beauté qui soulève un chant est l’infraction de la loi,
c’est l’infraction à l’interdit, qui est aussi l’essence de la
souveraineté. »65

75 Ce parcours reconstitue l’univers intertextuel dans lequel se


développe Le Livre du sang, à savoir un espace discursif où
retentissent les voix de Sartre et Bataille, toutes deux
focalisées sur un énoncé de Baudelaire relatif au rapport
entre le génie et l’enfance pour dire à partir de quel lieu parle
un sujet devenu poète.

IV – Sartre, Baudelaire et le nom du père


76 L’importance accordée à l’auteur de Baudelaire se trahit
dans le déplacement de l’expression sartrienne «  enfant
mélodieux » vers celle de Khatibi « Mort mélodieux ». À ces
locutions, il faut ajouter celle qui scande le plus souvent le
texte, « enfant inoubliable », et cette autre plus rare encore,
«  enfant astral  », dont le contexte d’apparition unit la
question de l’écriture et la mort de l’échanson d’une part, à
l’être habité et à son désir de transmutation d’autre part :
«  Ce sera le chant, puis l’incantation convulsive, puis le
silence, puis le passage, puis l’errance, puis l’éclair, puis
l’annonce, puis l’unisson, puis la rupture, puis la
transmutation puis la séparation [...]. Enfant astral, que
chanteras-tu pour délier notre possession. Echanson
étincelant, nous t’offrirons à l’office des morts, à tous les
morts qui nous enfantent. Tu seras élevé à l’idée suprême du
Corps Orphique. »66

77 Si la mise en relief, la force spasmodique des accumulations


et l’incantation énoncent, dans la jubilation, les étapes
successives qui composeront Le Livre du sang, la
caractérisation, quant à elle, nous renvoie à une dimension
intérieure du narrateur  ; en effet, les adjectifs «  astral  »,
«  étincelant  » et «  inoubliable  » caractérisent l’enfant
comme une présence fantomatique, lumineuse et intense
inscrite dans la mémoire du narrateur.
78 La mise à mort de «  l’enfant astral  » et/ou du narrateur
réalise simultanément celle des progéniteurs et leur
«  naissance  ». La vie et la mort relèvent donc d’un même
geste. On reconnaît là le contrecoup d’une écriture qui dans
son déploiement inscrit le «  je  » comme narrateur dans le
moment même où le « je » de l’écrivain s’efface (meurt) pour
se réaliser autrement, en l’occurrence dans «  l’enfant
astral ». Le texte n’est plus alors qu’une métaphore filée apte
à représenter l’activité scripturale dans sa dimension
créatrice, celle qui élabore Le Livre du sang comme image de
« l’ange ensanglanté », autre figure de « l’enfant astral » qui
participe d’une hypertrophie du «  moi  » de
l’écrivain/narrateur s’identifiant désormais au livre en train
de se construire.
79 Cette projection jubilatoire dans le futur unit la « mort » de
l’auteur à l’élaboration du livre, à savoir la production (la
naissance) d’un sujet dédoublé coïncidant avec sa propre
mort et celle de ses progéniteurs. Qui sont les morts  ? La
métaphore filée ayant trait à la mise en spectacle de l’activité
scripturale, nous renvoie, nous semble-t-il, à des textes
antérieurs, ceux qu’elle s’efforce d’effacer et qui s’imposent
encore dans la métonymie à travers la figure de «  l’enfant
astral  ». La mort inscrite dans la fiction doit se lire donc
comme une procédure d’effacement de ce qui encombre la
mémoire mais qui en même temps se donne comme un
assujettissement inévitable à la naissance du sujet comme
écrivain. «  L’enfant astral  » est la trace dans Le Livre du
sang de ses lectures antérieures. Il est donc apte à figurer les
devanciers contre lesquels l’auteur lutte constamment pour
s’inscrire comme écrivain. À la brillance de l’enfant
correspond la brillance de ses prédécesseurs qu’il s’agit de
s’accaparer en les dépassant. Pour preuve, cet énoncé  :
« Enfant à l’allure verdoyante, nous avons rêvé de t’enlever à
ta sœur et à toi-même  »67 ; cette phrase n’est-elle pas la
condensation des vers de Baudelaire  ? Le Livre du sang se
fait ainsi l’écho du « vert paradis des amours enfantines » et
de « L’invitation au voyage » :
« Mon enfant, ma sœur,

Songe à la douceur

D’aller là-bas vivre ensemble ! »

80 Pareillement, les lettres TGV qui ponctuent La Mémoire


tatouée selon une même litanie, à savoir la «  Très Grande
Violence  », viennent de cet espace où le mal, la mer et le
désir d’élévation se combinent au thème de l’enfance pour
organiser en écho une structure phonique identique :
« Emporte-moi, wagon ! enlève-moi frégate !

T V G/V G T

Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !

– Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe

VTG

Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs, Emporte-


moi, wagon ! enlève-moi frégate ? »68

T V G/V G T

81 Comme trace «  l’enfant astral  » n’est-il pas non plus la


paronomase de Sartre, devenu une présence fantomatique
dont le souffle préside au désir d’écriture de l’écrivain ? :
« À la pointe d’un récit enflammé dans son propre excès. Ô !
souffle astral qui nous a maintes fois ouvert la poitrine,
inspire la blessure du Corps. »69

«  À la source du cri qui touche au ciel, un souffle astral


nous aspire, Musique ! Musique ! »70

82 La présence/absence du nom de Sartre s’effectue dans la


paronomase. Cette dissimulation est la marque d’une tension
de l’écriture qui, dans son avancée, est soumise à deux forces
contradictoires : l’insistance inconsciente du nom du maître
contre lequel lutte l’activité scripturale qui, pour être
souveraine, le refoule et/ou le dissémine. Ce combat vise
l’affirmation d’une souveraineté perceptible à travers le
glissement de la voix narrative vers le «  nous  » solennel  :
«  Nous t’offrirons à l’office des morts.  » Cette lutte trouve
également son expression dans l’évolution de la locution
«  souffle astral  » vers «  souffle ancestral  », le lexème
« ancestral » tient lieu de mot-valise qui combine « Sartre »
et «  ancêtre  » pour exprimer l’angoisse d’une écriture à la
recherche de son indépendance  : «  Peur que ma main  –
  quand j’écris  –  soit brusquement saisie et littéralement
dirigée par ceux qui m’ont élu pour transcrire leur souffle
ancestral. »71
83 L’efficace signifiante de la combinaison (Sartre – ancêtre) est
double. D’une part, elle renvoie simultanément à l’intérieur
de la langue française à deux cultures en conflit, en effet, la
paronomase réunit sur le mode signifiant deux trames
symboliques (occidentale et orientale). Le Livre du sang, en
affichant ainsi le lieu combattu à travers la figure du
«  même  », évite une réduction de la problématique de la
division du sujet à la dualité causée par le bilinguisme. Cette
dernière rend seulement la situation plus complexe. D’autre
part, La paronomase, en rassemblant les deux univers
culturels dans le «  même  », affirme l’existence d’un seul
«  autre  » à savoir «  l’Autre  » intérieur à chaque individu
contre lequel s’engage la lutte pour la souveraineté. Ce
combat, le lexème « souffle » le situe dans l’espace poétique
rejetant ainsi l’appréhension purement intellectuelle du
problème de la division du sujet. À la fascination exercée par
ses devanciers – Les Mots de Sartre et la scansion coranique
et/ou cri millénaire du chant d’Abraham – Le Livre du sang
oppose la dimension lyrique du sujet comme la seule
manière de réaliser le désir de métamorphose.
84 L’œuvre de Khatibi absorbe les textes antérieurs et se
construit à partir d’une vision de la littérature qu’elle
éprouve et réprouve en convoquant ce qui culturellement
rapproche l’Orient, l’Occident, et le nom du père, à savoir le
rapport à l’enfance. De ce point de vue, dans l’œuvre de
Khatibi, les noms propres «  Sartre  » et «  Abraham  », ne
désignent pas seulement une personne, ils sont l’indice d’une
autorité, ce « souffle ancestral », s’exerçant dans le domaine
de l’écrit (autobiographie et poésie), leur influence est telle
qu’ils sont aptes à représenter la trame symbolique
intertextuelle combattue par le sujet pour accéder à la
souveraineté. La métaphore « Morts mélodieux », qui efface,
dans la jubilation, les deux registres culturels auxquels elle
renvoie dans la clandestinité, réalise, par là-même, le
dépassement du «  souffle astral  »  ; c’est elle qui déplace la
fascination exercée par les devanciers vers la fascination
produite par son propre texte. Une série de déplacement
métonymique aboutit à la métaphore qui représente le sujet.
Elle réalise ainsi la jonction entre une mystique chrétienne
(« l’état d’enfance » qui travaille la littérature française) et la
mystique musulmane. C’est elle, encore, qui figure le lien
entre les deux cultures qu’elle absorbe simultanément selon
un déplacement (réalisation signifiante) qui les nient toutes
les deux. Cette négation métaphorique marque l’importance
de la poésie et du langage en folie pour advenir autrement,
selon une « pensée Autre » apte à assumer la transgression
de l’espace culturel à partir duquel la loi (le symbolique)
implique l’individu. Elle énonce le langage comme «  être  »
(intériorisé en « Autre ») dont la brillance est à l’origine de
toute croyance. Elle dénonce enfin une aliénation qui n’a de
raison « d’être » que le pouvoir de fascination exercé par des
mots.
85 Ce faisant, la révélation jubilatoire « Mort mélodieux » peut
se lire comme la résurgence, ailleurs, de l’affect attaché au
nom de J.-P. Sartre et d’Abraham, deux noms propres qui,
dans l’œuvre de Khatibi, se présentent de par leur autorité
(notoriété) comme des substituts d’une autre figure de la loi,
celle du nom du père. Cette réalisation du sujet est
corrélative d’une transgression généralisée du système
symbolique, elle déploie l’être comme effet d’un langage
poétique où se nouent l’abjection (érotisme), la quête de
l’extase (mysticisme) et la fascination de la mort. Cette
dimension du texte qui vise la souveraineté inscrit une vision
de la littérature où nous lisons la forte influence de Bataille :
«  La littérature est l’essentiel ou n’est rien. Le Mal  –  une
forme aiguë du Mal – dont elle est l’expression, a pour nous,
je le crois, la valeur souveraine.[...] La littérature, je l’ai,
lentement, voulu montrer, c’est l’enfance enfin
retrouvée. »72

86 La dérivation du roman de Khatibi à partir de l’intertexte


implicite présuppose La Littérature et le mal, elle élimine la
référence des mots aux choses et la remplace par la référence
des mots à un système sémique (mal, abjection, mort,
mysticisme, extase, sacrifice, souveraineté…) référant à un
nom propre, à savoir G. Bataille. Le Livre du sang s’élabore,
cependant, dans la différence avec l’intertexte. Alors que
pour Bataille l’enfance est « retrouvée », chez Khatibi, le mal
débouche sur la disparition de « l’enfant astral ». Le meurtre
lié à la dimension érotique du texte s’affiche comme le centre
même du roman rongé par l’incertitude, c’est-à-dire par une
demande de savoir accrochée à l’imminence même du
dernier moment, bref à l’attente aveugle. À la vie correspond
le mouvement vers la mort à venir, et la mort s’accorde avec
la réalisation textuelle d’une renaissance agitée par
l’insistance du désir refoulé. La «  mort de l’enfant  » repose
sur la destruction spectaculaire de l’objet-livre et sur la
participation du narrateur à l’élément de continuité qui se
dégage du corps propre, du nom propre.
87 Le processus de la lutte contre le signifiant paternel dissout
l’ego, clive le sujet et construit un autre corps, à savoir Le
Livre du sang engrossé de sa dimension dialogique. De ce
fait, le nom prend corps. Il se fait écriture dans un
mouvement de destruction qui l’amplifie par la traversée du
système symbolique. Nous pouvons dire avec Michel de
Certeau que « se compose alors une œuvre du nom, un corps
et un lieu symbolique de la question du sujet  »73. Nous
ajouterons un corps excédant le sens :
«  Le poème Décisif sera écrit par la Pierre, là-bas le
délabrement advenu [...] sera un tas de cailloux autour du
vide, autour d’un tombeau éternellement vide. »74

88 Dans la décomposition des formes constituées et la


dissolution angoissante du «  je  » surgit un trouble
vertigineux qui subordonne le sujet à un mouvement
contradictoire  : d’une part, il se trouve confronté au
glissement aveugle vers sa propre mort, d’autre part
l’élaboration du livre arrache le sujet lui-même à la
discontinuité personnelle puisque l’extase débouche sur un
sujet capable d’éprouver sa propre disparition et de
contempler, dans le non-sens, l’hétérogénéité qui le traverse.
De ce point de vue l’activité scripturale ébranlée n’est plus
qu’un chant apte à exprimer l’imminence d’un «  destin  »
terrifiant et innommable vécu à la fois comme sa propre
mort et sa renaissance :
« Oui, La musique scande l’Irrémédiable qui nous a frappés
au cœur de notre malheur, frappés c’est-à-dire élevés à la
haute terreur de notre destin, c’est-à-dire livrés corps et âme
à l’ordre implacable du Mal, c’est-à-dire fondés en une
mémoire sidérale et prénatale vers laquelle nous sommes
sans cesse rappelés, homme et femme, aimé et aimant, livre
et sang d’où coulera encore et toujours notre séparation
infinie, c’est-à-dire établis, transformés dans la Mort, c’est-à-
dire pétrifiés, décomposés, démembrés, réduits en cendres,
c’est-à-dire assassinés à la naissance. Va, mon récit, brûle
tous tes réduits et tous tes replis, va, envole-toi vers ton
étoile. »75

89 L’incantation lie la mort, le destin et l’avancée du récit au


désir de métamorphose. Le «  destin  » ne s’explique pas
seulement par les circonstances de l’intrigue mais surtout
par la question de l’écriture qui travaille tout le roman et qui
s’affiche dans la paronomase reliant KaTaBa (verbe
« écrire » en arabe) au nom du père KhaTiBi et à meKTouB
(signifiant «  destin  » en arabe et se traduisant par «  ce qui
est écrit  »). La paronomase fonctionne alors comme
signification, car c’est en écrivant que le «  destin  » s’active,
s’inscrit et devient ce qui ne cesse de s’écrire
inconsciemment. L’impossible nomination du destin
(« donne un nom à mon destin ») ne fait que réaliser dans le
récit une affinité qui n’était que potentielle dans la vision
religieuse du « destin » chez les musulmans pour lui ajouter
une autre dimension, à savoir celle d’une dérive signifiante
liée au passé, en l’occurrence aux textes antérieurement lus
qui président à la destinée du narrateur et de son corps,
c’est-à-dire au livre.

Conclusion : la lutte contre la fonction de


nomination de la langue
90 La demande de savoir cristallisée dans l’interrogation sur le
« destin » affronte l’innommable où elle rencontre l’écran du
nom pour le traverser en risquant toujours de s’enliser dans
le fantasme et la représentation du sens, c’est-à-dire dans la
fonction de communication de la langue qui sans cesse se
renouvelle dans la demande de savoir attachée à la
nomination. Derrière cette quête se profile le nom de Dieu
qui dans la religion musulmane a commencé par nommer les
éléments apportant ainsi une réponse définitive à la question
de l’origine. Le Livre du sang noue le mythe de l’inscription
originaire à la force poétique des écrits religieux, il dénonce
le «  chant de l’égorgement  » et le nom d’Abraham comme
source d’une capture imaginaire pesante. Pour s’en
démarquer, il se réfugie dans un autre chant, celui d’Orphée.
La transcription clandestine irrépressible du nom propre
structure tout le roman selon une tension entre deux pôles
révélateurs de la fascination organisée par le rythme
(souffle) irrépressible de la dynamique signifiante
intertextuelle : le nom du père ou de ses substituts (Abraham
et Sartre…) d’un côté, celui d’Orphée de l’autre  : «  Alors,
Orphée, Orphée mon divin maître, brûle tous les corps des
ancêtres et éloigne-moi de leur puanteur. »76
91 Malgré la force incantatoire de l’invocation à l’adresse du
poète qui franchit sans mourir les portes de la mort, le
narrateur/écrivain n’est pas dupe de la fonction fascinante et
impérieuse de la nomination dans laquelle l’écriture
l’engage. Le Livre du sang expérimente habilement les
limites du langage et du sujet, il introduit une posture
énonciative capable de se jouer de l’irruption d’un vertige
langagier qui sape la fonction de communication en libérant
une dimension hétérogène de l’être à laquelle le savoir ne
peut accéder sans entamer sa propre dissolution. La
paronomase «  Mort mélodieux  » à laquelle aboutit
momentanément l’œuvre dans sa dimension intertextuelle et
transgressive, porte témoignage d’un langage en folie, folie et
aveuglement qui guettent le sujet en procès pour le pousser
vers le savoir sans toutefois y accéder :
« Oui, ce livre a sa saignée, son écoulement. Je passerai sur
cette terre vaincu par tant de détresse et j’aurai croulé sous
un amas de mots pulvérisés. J’ai dit à Personne  : regarde
comme mon être est éteint. Et Personne de me répondre  :
aucune main d’amour ne fermera tes paupières. »77
92 L’aventure intertextuelle de l’écriture chez Khatibi est une
dilapidation sans réserve de la substance langagière qui, par
la pratique de l’art du clin d’œil, lutte contre la fonction de
nomination du langage. Confronté à la dérive signifiante, le
sujet, toujours attentif à l’activité fantasmatique du langage
qui le produit selon la danse fascinante organisée par les
mots, trouve dans cet espace l’occasion de «  capter  », pour
reprendre un terme utilisé avec force par Khatibi, la capture
imaginaire (condition de la socialité) en se situant à la fois
dans et hors du langage. Cette position lui permet de se jouer
du leurre divin que constitue l’avènement du signifiant
toujours/déjà sous l’emprise du mythe de l’inscription
originaire et de son corrélat : l’illusion d’un rapport constant
à l’unité.
93 Dans Le Livre du sang, l’activité signifiante dans ses
manifestations («  mort mélodieux  », «  enfant astral  »,
« Kataba ») engendre une série d’inscriptions susceptibles de
se croiser et d’engendrer de nouvelles figures. Le
déplacement convoquant l’intertexte est continuellement lié
à l’activité poétique (irradiation des mots) dans laquelle
s’inscrit le roman. Il figure l’être dans son rapport à l’Autre et
rate toute possibilité de penser l’unité du sujet pris dans le
vertige de sa dimension hétérogène qu’aucune solution
représentative ne peut satisfaire.
94 Le sujet, représenté dans la métaphore par le processus
d’engendrement signifiant, n’est pas à définir selon les
différents «  modes d’être du moi  » c’est-à-dire dans une
décomposition avertie de l’être en mal de complétude, mais
comme une multiplicité infixable travaillée par
l’innommable. Un tel sujet, pris dans une indécidabilité
radicale quant à son être, effectue une véritable traversée des
signes de la société (ensemble de textes en conflits) tout en
sachant qu’au travers des mots (son « sang ») il ne parle que
de lui-même. En conséquence, la plupart des personnages ne
sont là que pour motiver l’avènement, sur le mode signifiant,
du rapport du sujet à ce qui le travaille de l’intérieur.
Désignés par des noms communs, ils ne sont plus que des
egos expérimentaux qui n’ont guère besoin du nom propre.
Ils désignent les différents modes d’être du moi du
narrateur/auteur tendu vers l’avènement de la petite phrase,
du poème purificateur et gratifiant car tourné vers le désir de
métamorphose. Le lecteur perçoit que le personnage « n’est
pas une simulation d’un être vivant. C’est un être imaginaire,
un ego expérimental »78.
95 Quand, dans l’absence de (re)père, Le Livre du sang écarte
les grandes figures qui ont marqué son style (Sartre, Bataille,
Baudelaire), c’est pour revisiter son passé selon une
conception de l’autobiographie radicalement nouvelle. Cette
position introduit dans la fiction une démarche scripturale
motivée, dans le présent de l’écriture, par l’émergence de ce
qui du passé du sujet porte la trace de ces devanciers et le
constitue comme écrivain. Dans la mise en spectacle de la
division du sujet, Le Livre du sang s’affiche surtout comme
une écoute attentive à restituer l’histoire d’un style comme si
dans sa dimension autobiographique il ne faisait que
confirmer cette assertion de Buffon79: «  Le style, c’est
l’homme. »
96 De ce point de vue, l’irruption dans l’œuvre de Khatibi de
vocables exprimant la rupture ne saurait être mise au crédit
de l’incohérence, bien au contraire les ruptures d’isotopies
ou de registre s’expliquent par l’extrême préoccupation
phonique dont fait preuve l’auteur. La musique évoquée
correspond à l’activité des « mots sous les mots » par le biais
d’une série de relais phoniques régis et organisés selon une
logique s’appuyant sur la dissémination et la métonymie
relative à l’exercice irrépressible de la dynamique signifiante
intertextuelle qui fait et défait sans cesse le sujet en lutte
contre la fonction doxologique de la langue visant la
production d’un sujet unaire. Une chaîne associative peut,
dès lors, s’établir, renforcée ou suggérée par la paronomase
ou la paronymie. Sa pensée obéit à son style où la parole se
mêle à l’écriture  ; elle est d’une grande liberté face à elle-
même et se plie à son objet l’inconscient et/ou « mektoub »
(destin) entendu comme ce qui, de son passé, insiste à l’insu
du sujet dans l’activité scripturale. Un inconscient qui oblige
à être créatif et à se laisser surprendre dans les ruptures, les
distorsions et les impasses issues de la dynamique
intertextuelle.
Notes
1. Kristeva Julia, Sémiotiké, Recherches pour une sémanalyse, Le Seuil,
Paris, 1969, p. 144.
2. Roland Barthes, article «  Théorie du texte  » in Encyclopoedia
Universalis, 1998, (22- 371a)
3. «  La productivité se déclenche, la redistribution s’opère, le texte
survient, dès que, par exemple, le scripteur et/ou le lecteur se mettent à
jouer avec le signifiant, soit (s’il s’agit de l’auteur) en produisant sans
cesse des «  jeux de mots  », soit (s’il s’agit du lecteur) en inventant des
sens ludiques, même si l’auteur du texte ne les avait pas prévus, et même
s’il était historiquement impossible de les prévoir  : le signifiant
appartient à tout le monde  ; c’est le texte qui, en vérité, travaille
inlassablement, non l’artiste ou le consommateur.  »  : Roland Barthes,
art.cit.
4. Roland Barthes, art. cit.
5. Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, Paris, Denoël, 1971.
6. La Mémoire tatouée, p. 16.
7. J.-P. Sartre, Les Mots, Gallimard, « Folio », 1964, p. 211.
8. J.-P. Sartre, Saint Genet Comédien et martyr, Gallimard, «  N.R.F.»,
1952, p. 9.
9. Ibid. p. 126.
10. La Mémoire tatouée, p. 16.
11. Baudelaire, Œuvres complètes, La Pléiade, 1954, p. 888.
12. La Mémoire tatouée, p. 95.
13. Ibid. p. 103.
14. J.-P. Sartre, Saint Genet Comédien et martyr, op. cit., p. 23.
15. La Mémoire tatouée, p. 92.
16. J.-P. Sartre, Les Mots, op. cit., p. 160-161.
17. La Mémoire tatouée, p. 16.
18. La Mémoire tatouée, op. cit., p. 16.
19. Répétition, mot-valise, lapsus, mots d’esprit, condensation et
déplacement sont des opérations qui manifestent l’activité inconsciente
selon Freud.
20. J. Ricardou, Le Nouveau Roman, Paris, Le Seuil, 1973, p. 78.
21. J. Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, Paris, Le Seuil, 1978,
p. 198.
22. La Mémoire tatouée, op. cit., p. 20.
23. N. Farès, “Frontières du sujet”, in Revue du Collège de
psychanalystes, « L’Islam au singulier » no 40, p. 80.
24. Ibid. p. 80.
25. Ibid. p. 80.
26. Abdelkebir Khatibi, Le Livre du sang, Paris, Gallimard, 1979.
27. Le Livre du sang, p. 128.
28. Henri Meschonnic, Les États de la poétique, PUF, coll. « Écriture »,
1985, p. 89.
29. J. Lacan, Le Séminaire, Livre xx, Encore, Le Seuil, 1966, p. 88-89.
30. J. Lacan, Écrits, Le Seuil, 1966, p. 807.
31. Ibid., p. 57.
32. La Mémoire tatouée, p. 13.
33. J. Lacan, «  Le mythe individuel du névrosé  », Ornicar, 17/18,
printemps 1979, p. 305.
34. A. B. Chikhi, Conflits des codes et positions du sujet, Thèse de
Doctorat d’État ès-Lettres, Université de Paris VIII, novembre  1991,
p. 255.
35. J. Lacan, Écrits, Le Seuil, 1966, p. 278.
36. N. Farès, Frontières du sujet, op. cit., p. 78.
37. Le Livre du sang, p. 64.
38. Ibid., p. 67.
39. Cité par A. Memmes, in Abdelkebir Khatibi : L’écriture de la dualité,
Paris, L’Harmattan, 1994, p. 52.
40. Ibid., p. 51.
41. Ibid., p. 52.
42. Ibn Arabi, Les Gemmes de la sagesse (fuçus al-hikam), trad. franç.
sous le titre « la sagesse des prophètes » par T. Burckhardt, Albin Michel,
1974, p. 163, cité par Fethi Benslama, « Figures de l’infantile en Islam »,
in Revue du Collège de psychanalystes, « L’Islam au singulier », no  40,
Paris, p. 15.
43. Ibid., p. 14.
44. La Mémoire tatouée, p. 16.
45. Ibid., p. 102.
46. Ibid., p. 142.
47. Ibid., p. 157.
48. Le Livre du sang, p. 13-15.
49. Ibid., p. 56.
50. Ibid., p. 57.
51. La Mémoire tatouée, p. 146.
52. Le Livre du sang, p. 48.
53. Ibid., p. 88.
54. Ibid., p. 33.
55. Le Livre du sang, p. 132.
56. Ibid., p. 95.
57. Ibid., p. 143.
58. A. Khatibi, Maghreb pluriel, Paris, Denoël, 1983, p. 185.
59. J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 9.
60. J.-P. Sartre, Les Mots, op. cit., p. 211.
61. J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 126.
62. Baudelaire, Œuvres complètes, La Pléiade, 1954, p. 888.
63. Sartre, Baudelaire, p. 51.
64. G. Bataille, La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p. 39-41.
65. Ibid., p. 212.
66. Le Livre du sang, p. 18.
67. Le Livre du sang, p. 87.
68. Baudelaire, Les Fleurs du mal, Gallimard, La Pléiade, p. 137
69. Le Livre du sang, p. 83.
70. Ibid., p. 87.
71. Ibid., p. 81.
72. G. Bataille, La littérature et le mal, op. cit., p. 8.
73. M. de Certeau, « Folie du nom et mystique du sujet », in Folle vérité,
Paris, Le Seuil, 1979, p. 291.
74. Le Livre du sang, p. 144.
75. Ibid., p. 143-144.
76. Ibid., p. 160.
77. Le Livre du sang, p. 163.
78. Milan Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 51.
79. Buffon, «  Discours sur le style  », (1753), in Grand dictionnaire des
lettres, Paris, Larousse, 1985, p. 248.

Auteur

Nafa Kamal
Université d’Alger
© Presses Universitaires de Bordeaux, 2003

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


KAMAL, Nafa. Dynamique intertextuelle et production du sujet  : La
Mémoire tatouée et Le Livre du sang d’Abdelkebir Khatibi In  :
L’intertexte à l’œuvre dans les littératures francophones [en ligne].
Pessac  : Presses Universitaires de Bordeaux, 2003 (généré le 02
novembre 2022). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/pub/36273>. ISBN  : 9791030006742.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pub.36273.

Référence électronique du livre


MATHIEU-JOB, Martine (dir.). L’intertexte à l’œuvre dans les
littératures francophones. Nouvelle édition [en ligne]. Pessac  : Presses
Universitaires de Bordeaux, 2003 (généré le 02 novembre 2022).
Disponible sur Internet  : <http://books.openedition.org/pub/36193>.
ISBN  : 9791030006742. DOI  :
https://doi.org/10.4000/books.pub.36193.
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