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Traduction et littérature beure:

Azouz Begag et Le gone du Chaâba

Nadia Duchêne
Université de Huelva

Traduction et littérature beure: nous nous proposons dans ces quelques lignes de
nous interroger tout d’abord sur l’opération traduisante puis de nous intéresser
plus particulièrement à la traduction en espagnol de l’œuvre autobiographique
d’Azouz Begag intitulée Le gone du Chaâba, publiée aux Éditions Del Bronce en
2001. Nous ne prétendons en aucun cas présenter une étude prescriptive mais plu-
tôt une analyse descriptive illustrée par des binômes textuels. Les exemples ont été
sélectionnés de façon aléatoire; il s’agit donc d’une étude synchronique et limitée.
Avant tout et afin de clarifier notre propos, il nous semble important de présen-
ter les grands traits de l’intrigue. L’action se déroule dans un bidonville, le Chaâ-
ba, situé sur les bords du Rhône à la périphérie de Lyon. Le jeune Azouz nous in-
vite à partager le quotidien d’un groupe d’origine algérienne issu de l’immigration
d’Afrique du nord. Comme dans de nombreuses œuvres de Begag, le personnage
central est un enfant qui nous amènera à réfléchir sur la question de l’immigration
et des difficultés que rencontrent les maghrébins et leurs enfants nés en France à
s’intégrer dans le pays d’accueil, la société française.
L’œuvre choisie s’inscrit dans la littérature beure (du mot arabe en verlan) qui
connut ses débuts dans les années quatre-vingts. D’aucuns diront qu’il s’agit d’une
littérature de revendication, d’une réaction à leur exclusion; nous n’entrerons pas
dans ces considérations qui dépasseraient les limites de cet article. Toujours est-il
que nous sommes immergés dans le discours de l’altérité, dans un texte qui s’adres-
se à l’Autre et nous sommes d’accord avec Hargreaves (1989) pour parler de dimen-
sion ethnographique. L’ensemble de cette littérature est en effet empreint de réfé-
rences historiques et sociales dans le cadre de la banlieue française. Le passé, les
origines familiales (donc la mémoire), le tiraillement entre tradition et modernité,
le désir d’intégration, le racisme, l’errance, le chômage, la délinquance, l’éducation
comme voie d’insertion et le poids de la religion sont manifestement des théma-
tiques récurrentes. La littérature beure dépeind avec une grande acuité le « plura-
lisme », le dédoublement des personnages en raison de leur appartenance à deux

Babel 51: 4 (2005), 323–336. issn 0521–9744 / e-issn 1569–9668


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cultures à l’origine d’un sentiment de désorientation identitaire. Begag l’exprime


ainsi dans son ouvrage Écarts d’identité en collaboration avec Abdellatif Chaoui-
te: « […] identité multiple traversant et traversée par plusieurs cultures » (1990: 30).
Les propos de Julia Kristeva sur l’état psychique du sujet nous semblent également
pertinents à cet égard:

En tant qu’étranger, le sujet écarte, sépare, différencie en même temps qu’il tâche
de rencontrer, rejoindre, communiquer. Il incarne l’abjection en ce qu’il repousse
ce qui à la fois le menace et l’attire, ce qui pour lui représente une source de dan-
ger, d’où provient cette capacité de “diviser, rejeter, répéter” (1980: 20).

Car la situation du beur, c’est-à-dire de l’immigré de seconde génération peut être


assimilée à celle de l’étranger. En dépit d’une pleine participation au sein de l’État
et de sa citoyenneté française, le fils d’immigré est en proie à une aliénation et se
sent étranger.
Un autre trait dominant de ce genre est son caractère autobiographique. L’en-
semble des romans fait référence à l’histoire du beur par le biais du récit indivi-
duel, inséré dans les éléments du contexte socio-culturel mentionnés plus haut. Par
ailleurs, s’il est une autre caractéristique que nous ne pouvons manquer de souli-
gner, c’est bien celle de l’écriture de la narration et de l’originalité du langage em-
ployé. Ce qui retient l’attention du lecteur, c’est peut-être avant tout et/ou surtout
la forte présence de l’oralité. Nous pouvons, croyons-nous, parler d’une écriture
profondément inspirée par les sentiments, les relations et les sens. On trouve ainsi
un registre familier; l’argot est fréquemment utilisé ainsi que des bribes langagières
arabo-françaises. Ces éléments linguistiques apportent une évidente coloration au
récit: la richesse narrative se traduit par l’alternance entre narration subtile et tra-
vaillée (bien que le narrateur soit un enfant) et langue orale. Selon Hargreaves:

Grâce à leur scolarisation, les enfants d’immigrés deviennent les interprètes et les
scribes de leurs parents face à la bureaucratie française. Dans leurs pratiques litté-
raires, cependant, la langue parlée, apprise dans la rue, nous paraît au moins aussi
importante que le “français scolaire” […]. Un des traits les plus marqués du corpus
beur est en effet la profonde empreinte du français familier (1991: 171).

Cependant, derrière cette apparente simplicité et le ton familier se cachent des ré-
flexions sur les différences culturelles et bien entendu sur l’importance de la lan-
gue. La question sous-jacente et fort complexe de la problématique culturelle n’en
est que davantage soulignée, d’autant plus, qu’elle va de pair avec une grande dose
d’humour alliée à un style léger et fluide. Le fait d’insérer dans le texte le registre
argotique et de donner la parole aux parents pour qui le maniement de la langue
française demeure approximatif et compliqué, permet à notre sens de synthétiser
deux modes culturels distincts, deux formes de communication, en d’autres ter-
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mes deux sociétés: tradition orale et tradition écrite. De surcroît, le fait que le récit
soit celui d’un enfant, permet de mettre en relief cette transposition de l’oral dans
l’écrit et d’autre part, d’instaurer une sorte de complicité entre le narrateur, les per-
sonnages dont il parle et le lecteur. Cette technique narrative, à un second plan,
nous amène à constater la double appartenance culturelle d’Azouz puisqu’il est ca-
pable de s’intégrer dans les deux milieux: la France et la culture algérienne dont
sont porteurs ses parents.
Ce genre littéraire qui a eu un certain mal à obtenir une reconnaissance légiti-
me dans le canon littéraire national, pour des raisons de classification et d’écriture
entre autres, s’est doté malgré tout d’une spécificité et commence à s’imposer. Nous
avons tenu à signaler ces particularismes dans la mesure où il nous semble évident
que le traducteur qui est confronté à ce type de texte, doit connaître non seulement
l’œuvre de l’auteur mais aussi celle d’autres auteurs avec lesquels elle entre en réso-
nance: il s’avère impossible d’être à même de traduire sans connaître la culture, le
discours et les normes d’un genre littéraire.
C’est pourquoi, nous rappelerons certaines problématiques se posant à l’heure
de traduire et nous soulignerons certaines difficultés inhérentes aux aspects pro-
prement culturels du texte. Au sens de Cordonnier:

[…] c’est que la traduction n’est pas seulement une opération linguistique mais
qu’elle est toute entière prise dans un ensemble d’interrelations sociales et culturel-
les, d’abord au sein de sa propre culture et ensuite entre les cultures étrangères en
présence. Les paramètres culturels sont à même de jouer par conséquent un grand
rôle dans la traduction en général […] (2002: 38).

Le texte littéraire est, par définition, linguistique et sa traduction renferme les mê-
mes particularités que les autres types de traduction. Cependant, et également par
définition tout texte littéraire est un produit esthétique et idéologique lequel parti-
cipe de la stratégie globale d’une culture. Le langage, aujourd’hui, n’est plus consi-
déré seulement comme une simple représentation de la réalité mais aussi comme
un code culturel et un véhicule de communication. Érigé en pratique sociale, ses
composants sociaux – un énonciateur particulier et situé historiquement, la situa-
tion de communication, la structure sociale, le contexte et leurs rapports au texte
– doivent être pris en considération. En somme, il n’est plus possible d’envisager
le langage comme un simple code, isolé de son usage et de ses orateurs: le messa-
ge et sa signification dépendent de diverses variables telles que le temps, l’environ-
nement, la culture, l’idéologie et l’énonciateur. Précisons que nous entendons le
concept de culture dans son acception la plus large, à savoir les modes de vie et de
pensée communs à une communauté spécifique, lesquels, amènent les individus
de cette communauté à agir de façon commune. C’est alors que la notion d’altérité
entre en scène; nous reprenons de nouveau les propos de Cordonnier:
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Il faut tenir compte également des pratiques individuelles et notamment, thème


que nous retenons ici, de la position du traducteur dans sa relation d’altérité face
à l’Étranger, et de la conception du rôle que doit jouer sa propre culture dans les
rapports d’altérité. […] le traducteur se trouve devant la tâche d’avoir à importer
des valeurs, des faits culturels mais ce n’est pas là son seul rôle: le traducteur n’est
pas uniquement projecteur de différences, explorateur de territoires culturels in-
connus. Il est aussi celui qui, dans sa reconnaissance de l’autre change la perspec-
tive de sa communauté, dérange les « mots de sa tribu » pour reprendre l’expres-
sion fameuse de Mallarmé (1877) (2001: 40–1).

Cette approche nous permet d’analyser et de mieux comprendre l’opération tradui-


sante et les difficultés qui s’y rattachent. C’est alors que se pose l’inévitable question:
est-il possible de traduire une culture constituée par des milliers d’instantanés, indi-
viduels ou collectifs? Il serait imprudent de répondre prématurément par l’affirma-
tive ou la négative. L’opération de traduction doit être précédée de quelques ques-
tions fondamentales: quel est le but de la traduction? Quel est son rôle social? Que
traduisons-nous? Quand, où et pour qui traduisons-nous? Et, dans le cas qui nous
intéresse, situer le contexte des rapports entre l’Espagne et la France qui impliquent
naturellement un ensemble d’affinités, mais aussi de rivalités et de résistances.
Les différentes étapes qui guideront la tâche du traducteur sont à notre sens les
suivantes: tout d’abord la lecture-interprétation consistant en un processus de dé-
codage du texte écrit et de compréhension du message véhiculé et volontairement
exprimé par l’auteur, bref se transporter dans le discours de l’Autre, de l’Ailleurs. La
seconde phase fait référence à l’interprétation-idéologie: c’est ici que la traduction
dans sa dimension culturelle acquiert toute sa portée. Les possibilités d’interpréta-
tion du lecteur/traducteur sont infinies et se construisent par rapport au contex-
te: les relations au contexte de l’auteur au moment où il écrit diffèrent de celles
du lecteur au moment où il lit. L’interprétation du lecteur se fera au niveau idéo-
logique et sera nécessairement contrôlée par son contexte culturel. Le traducteur
(re)construit la réalité dans laquelle il vit. La troisième étape est celle de l’orienta-
tion au public: éternel dilemme qui se pose au traducteur et qui consiste à choisir la
stratégie; il s’agira soit de maintenir le texte original (TO) pour en conserver toute
la « saveur culturelle » ce qui entraîne le risque d’une certaine opacité discursive ou
alors de substituer le TO par un élément qui pourra être perçu par le public cible,
au risque de perdre la richesse de la culture d’origine. Si nous résumons, il s’agi-
rait de se décanter soit pour l’acceptabilité soit pour l’adéquation. Quelle que soit
la position adoptée, la traduction implique la transformation comme l’ont affirmé
de nombreux théoriciens et elle s’inscrit dans un véritable « art de l’alchimie ».
Venons-en dès à présent au texte qui nous intéresse et interrogeons-nous sur
les difficultés que peut présenter le texte de Begag pour son importation vers l’es-
pagnol. Le principal obstacle qui nous vient à l’esprit se rapporte bien entendu à
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la langue. Comme nous l’avons souligné plus haut, cette langue qui sert d’ancrage
aux personnages contient de nombreuses expressions familières, argotiques pro-
pres au discours des jeunes protagonistes du roman. À cela s’ajoute le parler des
parents teinté de formes orthographiques et phonétiques approximatives, lesquel-
les permettent à l’écrivain de les situer dans le tissu social français et donc de les
décrire. Nous sommes en présence d’une mixité linguistique reflétant les diverses
voix qui s’expriment: cohabitation du parler populaire et d’une expression stan-
dard. Une autre difficulté inhérente en partie aux remarques précédentes est celle
de la transposition de l’humour qui consiste à activer les mécanismes du rire dans
la langue cible. L’humour de Begag se manifeste donc de différentes manières al-
lant de la graphie « pseudo-phonétique » jusqu’aux alternances vocaliques et aux lo-
cutions familières.
Passons maintenant aux observations sur le texte cible (TC). Les exemples pré-
sentés ci-dessous sont tirés de l’édition française de 1986 et de la version espagnole
de 2001.

1. Les omissions

Elles n’entravent point la compréhension ou la cohésion du TC; cependant, ne sup-


posant pas de difficulté majeure d’ordre lexico-sémantique, ces omissions pour-
raient être facilement évitées.
(1) Me suis-je lavé le visage,1 ce matin? (17)
– ¿Me he lavado esta mañana? (15)

 e jeune Azouz vivant dans des conditions matérielles précaires, le bidonville qu’il
L
occupe avec sa famille ne dispose pas d’installations sanitaires. La toilette du matin
se limite donc à se laver le visage, le bain ayant lieu une fois par semaine dans une
immense bassine. Il suffit d’ajouter le terme cara de sorte à restituer le TO:

– ¿Me he lavado la cara esta mañana?

(2) Non mais dis donc la mémé, tu crois p’têt que tu vas nous faire peur avec ta
bande de moukères bariolées? (52)
– ¡Lo que nos faltaba, la abuela está! ¿Te crees que nos dais miedo, tú y tu ban-
da de moras? (40)

À notre sens, le terme espagnol manquant serait abigarradas étant donné qu’il tra-
duit parfaitement l’idée d’un tissu aux couleurs vives, variées et souvent s’harmo-
nisant mal entre elles. Il nous semble dommage de l’omettre puisque le passage
dans lequel il apparaît, décrit une dispute entre Louise et les prostituées du quar-
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tier. La plus âgée de ces dernières cherche à ridiculiser les femmes arabes. Nous
proposons donc:
– ¡ Lo que nos faltaba, la abuela está! ¿Te crees que nos dais miedo, tú y tu banda
de moras abigarradas?

(3) Rabah est là, une Gauloise coincée entre les lèvres comme tous ceux du certif.
(85)
– Rabah y los otros compañeros están allí con un Gauloise entre los labios.
(64)

Le TC n’apporte pas la même information; il existe en espagnol une équivalence


culturelle pour le « certificat d’études », il s’agit du graduado escolar. Il nous sem-
blerait souhaitable de ne pas omettre cette expression dans la mesure où nous nous
trouvons dans un contexte de jeunes garçons qui se comparent aux adolescents
ayant obtenu le Certificat d’Études. Il s’agit d’une étape permettant de passer du
“statut” d’enfant au “statut” d’adolescent et qui, par conséquent, les rapproche un
peu plus du monde adulte. Le protagoniste, ici Rabah, se considère plus grand et
donc s’octroie le droit de fumer à l’instar des camarades du “certif ”. Nous propo-
sons donc la traduction suivante:
– Rabah está allí, con un Gauloise entre los labios como todos los compañeros
del graduado escolar.

(4) C’est vrai que je ne suis pas comme eux. (95)

Cette phrase, ne présentant pourtant pas de difficulté phraséologique ou sémanti-


que particulière, n’apparaît pas dans le TC. S’agissant d’un texte littéraire dont les
axes thématiques sont le racisme, le dédoublement culturel, etc., les réflexions du
protagoniste qui cherche à se construire une identité, sont importantes; d’autant
plus que cette phrase est prononcée au cours d’une discussion féroce avec les cama-
rades d’origine algérienne qui lui reprochent de ne pas leur ressembler. Elle aurait
pu être rendue par:
– Es cierto que soy distinto.

Pour conclure ces quelques exemples d’omissions, signalons le fait que dans le TO,
le prénom du personnage dénommé Louise est toujours précédé de l’article « LA»
afin de souligner cet usage propre aux milieux populaires. Dans le TC, l’article a
été omis alors que le même phénomène existe en espagnol.

Comme nous l’avons souligné précédemment, ces omissions ne modifient ni la


structure du texte, ni son essence dans son ensemble; néanmoins, s’agissant d’omis-
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sions se rapportant à des traits culturels ou sociaux précis (la façon de se vêtir des
maghrébines, le niveau scolaire des jeunes protagonistes — le Certificat d’Études —
l’expression du racisme et le caractère populaire des personnages) lourds de sens
dans le contexte de l’œuvre, ces « détails » omis ont une importance dans la ­mesure
où ils prolongent et entourent la mise en scène des personnages.

2. Les termes arabes

La langue arabe occupe une place particulière dans le roman de Begag. Les ter-
mes arabes parsèment la narration selon trois procédés: l’interférence, l’alternan-
ce et l’emprunt. Ils reflètent des idées, des pratiques et des concepts renvoyant à
une autre réalité sociale. Parfois, ils n’ont d’équivalence ni en français ni en espa-
gnol, ils n’ont donc pas été “naturalisés”. Azouz, racontant des scènes réelles de son
enfance, les emploie afin de recréer le décor authentique, c’est-à-dire son véritable
discours. La traductrice a opté pour l’adaptation aux systèmes phonologique et or-
thographique espagnols. C’est le cas, par exemple de « binouar » qui devient binuar,
de « djoun » qui se transforme en djun, « hallouf » en haluf, « guittoun » en guitún,
« roumi » en rumi, « chritte » en shrit, « kaissa » en kaisa2. Cette stratégie nous paraît
pertinente dans le sens où elle facilite la lecture du public cible, d’autant plus que le
glossaire existant dans le TO et traduit dans le TC, explicitent le sens de ces termes.
Notons également qu’ils sont présentés en caractères italiques dans le TC; s’agissant
de termes étrangers non-traduits, il semble normal qu’une traduction confrontée à
ce problème y ait recours de façon quasi-systématique. Le fait de les avoir adaptés
dans la culture cible a permis de conserver la coloration du TO.

3. Le parler des adultes algériens

Il existe bien entendu des différences entre les deux codes linguistiques que sont
l’arabe et le français. L’arabe est une langue consonantique alors que le français est
une langue vocalique. En ce sens, l’espagnol s’apparente à la langue française. Les
adultes du Chaâba et en particulier les parents d’Azouz doivent affronter en fran-
çais des difficultés, entre autres, articulatoires. Lorsque le mot français contient
un phonème qui n’existe pas dans la langue arabe, le locuteur arabe recherche un
équivalent, un phonème situé au même point d’articulation dans sa langue. C’est
le cas par exemple du phonème [p] qui n’existe pas dans le système phonologi-
que arabe; il est, par conséquent, remplacé par le phonème [b] et tout arabophone
tend à prononcer [b] les [p]. Il en va de même pour le phonème [v] qui se trans-
forme en [f]. Par ailleurs, en ce qui concerne les voyelles, le [e] par exemple, est
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s­ ubstitué par [i]. Les interventions des parents d’Azouz ou de leurs proches repro-
duites comme nous l’avons signalé dans une graphie permettant de transcrire leur
parler, sont légion et provoquent une démarcation du texte. La traductrice a op-
té, quand cela était possible, pour une adaptation à la phonétique espagnole, re-
flétant ainsi le parler des immigrés maghrébins en Espagne. Nous signalons quel-
ques exemples:
(5) Tan a rizou, Louisa. Fou li fire digage di là, zi zalouprix li bitaines, zi ba bou
bour li zafas! (50) (Tu as raison Louisa. Il faut les faire dégager de là, les pu-
tains c’est pas bon pour les enfants).
– Tienes razún, Louise. Hay que echarlas de aquí, a estas butas. No es bueno
bara los niñus. (39)

(6) Oui missiou! Trois falises et dou cartoux. Si tou. (139)


– Sí, Señur, tres malitas y dus cajas. Es tudu. (105)

(7) Ça fera des économies di’triziti. (198)


– Así ahorraremos ilitricidad. (149)

(8) Ci Allah qui dicide ça. Bi titre, j’va bartir l’anni brouchaine, bi titre li mois
brouchain. (240)
– Alá diside. Buede que el añu que fiene o el mes que fiene. (180)

(9) A la Dichire, y en a li magasas, l’icoule pour li zafas? (240)


– A la Dichire, ¿y hay tiendas y iscuila para los niñus? (180)

L’adaptation phonétique à l’espagnol, à partir du terme français, a été adoptée dans


certains cas, et explicitée dans une note au bas de page. Par exemple: « filou » pour
« vélo » (116) qui devient filu (87) ou « souffage central » pour « chauffage central »
(163) qui devient sufage satral. Cette stratégie a permis de bien ancrer les person-
nages dans le TC et d’y incorporer tout l’humour contenu dans le TO, ce qui relè-
ve ici d’un véritable défi.

4. Les registres de langues

Si nous portons maintenant notre attention sur l’argot et le langage familier em-
ployés dans le TO, nous observons qu’il n’a pas été traité uniformément dans le TC,
ce qui entraîne une perte du registre. Le « contrat linguistique » n’a pas toujours été
respecté dans la mesure où parfois l’argot est traduit dans un registre littéraire, ce
qui entraîne la perte de connotations humouristiques et du langage familier que
renferme le TO. En revanche, certaines expressions littéraires ont été importées
dans le TC en argot. Voyons quelques exemples:
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(10) […] j’ai attendu qu’elle soit sortie vers l’bomba pour subtiliser mon vélo.
(115)
– […] esperé a que saliese hacia la bomba para birlar la bici. (87)

 e sens du verbe birlar en espagnol signifie « faucher », « piquer » et relève du regis-


L
tre familier. Nous proposons le verbe hurtar:
[…] esperé a que saliese hacia la bomba para hurtar la bici.

(11) Ça sent la pisse. C’est de la pisse! (15)


– Esto huele a orina. ¡Es orina! (13)

 e terme orina (urine), à notre sens, pourrait être traduit par pis puisqu’il existe
L
en espagnol:
– Esto huele a pis. ¡Es pis!

(12) Heureusement qu’il y a la vogue, les manèges, les barbes à papa que je vais
pouvoir m’envoyer au palais […] (23)
– Menos mal que ahí está la feria, las atracciones, el tiovivo, esos algodones de
azúcar con los que me voy a deleitar […] (19)

La traduction efface le registre familier propre aux adolescents. Les verbes engul-
lir ou zampar traduisent parfaitement l’idée de « s’envoyer » en français dans ce con­
texte. Nous suggérons:
– M
 enos mal que ahí está la feria, las atracciones, el tiovivo, esos algodones de
azúcar que me voy a zampar.

(13) La queue basse, il bredouille quelques mots incohérents. (41)


– El chico, compugido, balbucea algunas palabras incoherentes. (32)

L’expression « la queue basse » peut parfaitement se transposer dans le TC au moyen


de el rabo entre las piernas et s’avère plus adéquate que compugido qui a le sens de
« contrit », « affligé »:
El chico, el rabo entre las piernas, balbucea algunas palabras incoherentes.

(14) Rabah et Moustaf ne pipent pas mot. (70)


– Rabah y Moustaf no abren la boca. (53)

 ans ce cas l’espagnol dispose de l’expression familière no decir ni pío qui nous
D
semble congruente; nous proposons:
– Rabah y Moustaf no dicen ni pío.
332 Nadia Duchêne

(15) Le directeur? Je le nique […] Et d’abord je vous nique tous ici […] (102)
– ¡Me río yo del director! […] Y me río de todos los que estáis aquí […] (77)

Le verbe « niquer » vient de l’arabe et signifie « posséder sexuellement », dans notre


contexte, il est à rapprocher de l’expression familière « je vous emmerde ». Il pour-
rait donc avoir été importé dans le TC grâce à l’expression espagnole dar. Nous
proposons:
– ¿El director? Que le den […] Y que os den a todos los que estáis aquí […]

Ces quelques transformations quant au registre de langue entraînent une rupture


avec le caractère des personnages dont nous connaissons l’identité et les circons-
tances dans lesquelles s’inscrit le discours. Le champ d’interprétation du message
s’en trouve donc considérablement réduit puisqu’il subit une perte d’expressivité.

5. Contre-sens, « déviances » sémantiques

À la lumière des exemples qui suivent, il ressort certaines erreurs lexicales.


(16) J’éparpille les miettes de pain que j’ai épargnées, au centre, pour attirer les
oiseaux. (35)
– Esparzo por el centro las migas de pan que he desmenuzado para atraer a los
pájaros. (28)

Le verbe desmenuzar signifie « émietter », « réduire en miettes ». Le TO emploie le


verbe « épargner » qui revient à dire « j’ai mises de côté », « j’ai gardées ». Le choix de
la traductrice n’entrave pas la compréhension du texte, cependant, le terme « miet-
tes » ou migas en espagnol indique clairement qu’il s’agit de menus morceaux de
pain qu’il n’est pas nécessaire d’« émietter » de nouveau. Nous proposons:
– Esparzo por el centro las migas de pan que he guardado para atraer a los pája-
ros.

(17) […] ma main s’écorche sur une boîte de conserve éventrée. (38)
– […] me lastimo la mano con una lata de cerveza abierta. (30)

La « boîte de conserve » devient une « canette de bière ». Le terme lata eut été suf-
fisant.

(18) Alors quoi? Fais-je, sans me douter le moins du monde de ce qu’il peut bien
me vouloir. (94)
– ¿Qué pasa con qué? –respondo sin tener ninguna duda de lo que quiere de mí.
(71)
Traduction et littérature beure 333

L’expression sin tener ninguna duda signifie littéralement « sans avoir aucun dou-
te » dans le sens de « savoir »; il s’agit donc d’un contre-sens qui pourrait se corriger
par l’emploi de l’expression sin tener ninguna idea:
¿Qué pasa con qué? –respondo sin tener ninguna idea de lo que quiere de mí.

(19) C’est parce qu’on est des Arabes que vous pouvez pas nous sentir. (103)
– No nos queréis ni oler porque somos árabes. (78)

Nous observons ici la traduction littérale du verbe « sentir » transposé en oler qui
a effectivement le sens de « sentir une odeur » par exemple. Cependant, la locution
familière française « ne pas sentir quelqu’un » a le sens de « ne pas supporter », « dé-
tester ». L’espagnol emploie dans ce cas le verbe ver dans le sens français de « ne pas
pouvoir voir quelqu’un ». Nous proposons ainsi:
– No nos podéis ni ver porque somos árabes.

(20) […] elle m’a donné des chaussettes toutes neuves ce matin… (105)
– […] me ha puesto calcetines limpios esta mañana. (79)

Les chaussettes deviennent « propres » dans le TC alors qu’elles sont « neuves » dans
le TO. Limpios devrait être substitué par nuevos ou recién estrenados.
(21) Qu’est-ce qu’il en a de la chance, mon petit agneau! (108)
– ¡Qué suerte tiene mi corderito! (81)

L’expression « mon petit agneau » employée dans un sens affectueux, est traduite
littéralement. L’espagnol dispose du terme affectif chiquillo, par exemple:
¡Qué suerte tiene chiquillo!

(22) Elle se passait le mouchoir sur le front et sur les yeux pour éponger la chaleur
et la douleur. (112)
– Se pasaba el pañuelo por la frente y por los ojos para enjuagarse el calor y el
dolor. (85)

Enjuagarse ayant le sens de « se rincer » ou « rincer ». Nous pouvons cependant pen-


ser qu’il s’agit peut-être d’une erreur d’imprimerie car le verbe qui aurait dû appa-
raître est enjugarse:
Se pasaba el pañuelo por la frente y por los ojos para enjugarse el calor y el do-
lor.

Méconnaissance du lexique, confusion entre mots « ressemblants », faux-amis, in-


duisent parfois une traduction erronée.
334 Nadia Duchêne

Conclusion

Au terme de ces observations, nous constatons que le TC est une traduction hy-
bride. Il est difficile de dire si nous avons affaire à une adéquation ou à une adap-
tation car les deux stratégies alternent. Cela dit, le contexte est généralement res-
pecté et permet de cerner la problématique culturelle exposée par l’auteur. Nous
sommes pleinement conscients que toute traduction implique transformation et
par conséquent, l’idée de transparence serait illusoire. Le processus de reformu-
lation au sein d’une même langue entraîne déjà une interprétation inhérente à la
lecture en tant qu’acte personnel. Dans l’opération traduisante, vient se superposer
la tâche supplémentaire du choix des équivalences dans une autre langue, qui per-
mettront de réapproprier le TO et le transmettre à la société réceptrice. La difficul-
té réside dans la capacité à se situer sur l’axe du public cible dont les expectatives
sont multiples et variées (TC familier vs. TC exotique, étrange(r)). La double fonc-
tion de la traduction consiste à promouvoir et faire connaître l’œuvre d’un auteur
d’où, l’immense responsabilité du traducteur. Nous terminerons en citant Steiner
s’exprimant sur l’acte de traduction:
La quadruple démarche depuis la rencontre, du pari sur la signification à l’acte fi-
nal de restauration, est donc, au fond, une dialectique de la confiance, une prise et
une restitution. Où elle s’accomplit entièrement, les grandes traductions étant plus
rares que la grande littérature, la traduction n’est pas moins qu’un discours senti
entre deux êtres humains, l’éthique en action. Cela fait aussi partie de la moisson
de Babel (1998: 166).

Notes

1. Désormais, nous soulignons les expressions ou termes auxquels nous faisons référence.
2. Nous ne précisons pas les pages ici étant donné que ces termes sont repris à multiples occa-
sions tout au long du roman.

Bibliographie

Begag, Azouz. 1986. Le gone du Chaâba, Paris: Éditions du Seuil, 186 pp.
Begag, Azouz. 2001. El niño del Chaâba, Madrid: Ediciones del Bronce, traduction de María
Dolores Mira, 182 pp.
Begag, Azouz et Chaouite, Abdellatif. 1990. Écarts d’identité, Paris: Seuil, 128 pp.
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Presses Universitaires du Septentrion, 264 pp.
Traduction et littérature beure 335

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Cordonnier, Jean-Louis. 1995. Traduction et culture, Paris: Crédif/Hatier-Didier, 236 pp.
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te, 223 pp.
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25–42.
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Steiner, George. 1998. Errata, Paris: Gallimard, traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat, 275
pp.

Notice sur Azouz Begag

Né en 1957 à Villeurbanne, Azouz Begag, fils d’immigrés algériens, a passé son enfan-
ce dans un bidonville puis dans la Cité de la Duchère à Lyon. Les difficultés inhérentes à
un milieu défavorisé n’ont point empêché Azouz Begag de poursuivre de brillantes études
jusq’à l’obtention d’un Doctorat en Économie. Il est actuellement chercheur au Centre Na-
tional de Recherche Scientifique (CNRS) et exerce également en qualité de spécialiste en
socio-économie urbaine à la Maison des Sciences Sociales et Humaines de Lyon. Parallèle-
ment à ses activités professionnelles, Azouz Begag mène une carrière d’écrivain. Il est ain-
si l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages incluant romans, littérature pour la jeunesse et essais
dont la thématique principale s’articule autour de l’intégration des populations maghrébi-
nes dans la société française. Avec son premier roman, Le gone du Chaâba (1986) qui adap-
té au grand écran onze ans plus tard par Christophe Ruggia, il obtient le Prix Sorcières et le
Prix Bobigneries en 1987. Son œuvre intitulée La force du berger (1991) recevra la distinc-
tion du Prix Européen de Littérature Infantile.

Résumé

Partant d’une remarque liminaire, maintes fois réitérée, qui consiste à dire que la traduc-
tion n’est pas exclusivement un exercice linguistique, puisqu’elle intègre un ensemble ­de cor­
rélations sociales et culturelles, nous nous proposons de présenter une vue synthétique mais
336 Nadia Duchêne

non exhaustive de la traduction à l’espagnol de l’œuvre autobiographique d’Azouz Begag,


intitulée Le gone du Chaâba (1986), publiée aux Éditions del Bronce en 2001.
Nous axons notre réflexion sur les difficultés de traduction émanant des spécificités de
la langue orale propre à la population d’origine maghrébine installée en France, « person-
nage » central de l’œuvre.
Il ne s’agit pas d’une étude prescriptive mais plutôt d’une analyse descriptive illustrée
par des binômes textuels. Les exemples ayant été sélectionnés de façon aléatoire, nous pro-
posons une étude synchronique et limitée qui portera essentiellement sur les aspects sui-
vants: omissions rencontrées dans le texte cible, la transposition en espagnol des emprunts
à l’arabe fréquents dans le texte original, les stratégies de la traductrice face aux difficultés
inhérentes à l’usage des différents registres de langue dans la narration, les contre-sens ou
« déviances » sémantiques.

Abstract

This study starts from a well-known premise, which states that translation is not exclusi-
vely a linguistic practice; rather, it should integrate a set of social and cultural interrelations.
Once accepted that premise, we propose a synthetic case study of the French work Le gone
du Chaâba, by Azouz Begag, published in Spanish in 2001 by Ediciones del Bronce.
Our case study is focused on the translating difficulties found in this particular work
when dealing with the peculiar linguistic and cultural specificities of the Arab population
living in France, the real “protagonists” of the novel.
The study does not intend to be prescriptive; rather, it is an illustrated descriptive analy­
sis based on textual pairs (French and Spanish), selected almost at random throughout the
text. Thus, we propose a synchronic and well-limited analysis, which deals basically with:
(i) the omissions found in the target text; (ii) the Spanish rendering of Arab colloquialisms,
fairly frequent in the source text; (iii) the translator´s strategies when rendering the orality
of the source text; (iv) the translation of the different linguistic registers; and (v) the contre-
sens, along with the potential semantic misrenderings.

Sur l’auteur

Nadia Duchêne est professeur de Langue, Culture et Littérature contemporaine françai-


ses à l’Université de Huelva en Espagne. Titulaire d’un Doctorat en Études Hispaniques et
Latino-Américaines (Université de la Sorbonne Nouvelle).
Les axes principaux de ses lignes de recherche sont la Littérature Contemporaine Fran-
cophone (Antilles, Maghreb et plus récemment Québec), les Études Culturelles, la Socio-
linguistique et la Traduction. Elle a publié des travaux dans lesquels elle explore la question
du multiculturalisme, les variétés de la langue française, la problématique de la Francopho-
nie et la compétence socio-culturelle dans la formation du traducteur/interprète. Elle est co­
éditrice du volume intitulé Identités culturelles francophones: de l’écriture à l’image (2003).
Addresse: Université de Huelva, Espagne. Courriel: nadia@uhu.es

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