Vous êtes sur la page 1sur 18

Entretien

Entretien avec Pierre Soulages, « Le bâtisseur de lumière » – Première


partie

En 2008, la Revue des Deux Mondes rencontrait le peintre Pierre


Soulages. À la veille du centenaire du peintre, découvrez ou redécouvrez
cet entretien, en deux parties, réalisé par la journaliste Isabelle Dillmann.

Par Isabelle Dillmann

 Déc 4, 2019
 0 commentaire

Pierre Soulages est né du noir comme la lumière est née de la lumière. Ce grand peintre
est au-delà du vide. Il est un vertige d’équilibre. Une forme parfaite, cohérente. Présent
à lui-même, intense pour lui-même.

Sans détour, ni contorsion. Pas de dedans-dehors, pas de masque. Il est libre. Quand on
est avec lui, tout est nouveau. Tout commence. Son regard cerné interroge d’emblée la
couleur de votre âme. Il est à lui tout seul l’élève et le maître d’un grand enfant doublé
d’un géant. Les plus érudits, les plus réfléchis, les plus titrés ont écrit sur lui. Tant de
philosophes, d’historiens, de linguistes ont tenté de mettre en mots cette peinture
muette. Il a reçu tous les prix, mais il réfute les théories, toutes les idéologies et ignore
les académies. Peindre est sa vie, son souffle, son chant quantique. Il parle des heures
durant sans jamais s’adosser, se penche vers vous, attentif et vous sourit, sans aucune
complaisance ni artifices de séduction. C’est un cathare, hors du temps. Il vous emmène
très loin sur des terres ardentes qu’il défriche et questionne en permanence. Solitaire, il
affronte, « la peinture se faisant », de vieilles mémoires puissantes dont il projette les
ombres en strates monumentales dans la lumière de ses toiles.

Isabelle Dillmann – Cinq de vos œuvres, parmi les 110 tableaux exposés à la
Fondation Beyeler, près de Bâle, sont présentes en ce moment dans une grande
rétrospective sur l’abstraction lyrique, centrée sur Pollock et l’action painting.
Aviez-vous rencontré Pollock de son vivant?
Pierre Soulages Quand je suis allé pour la première fois en Amérique, en 1957, Pollock
n’était déjà plus là. Aucun de ces peintres exposés à Bâle ne sont vivants, pas plus les
deux autres peintres français, Fautrier et Hartung, qui était un grand ami. Je suis le seul
survivant de cette époque dans cette exposition avec quelques œuvres très grandes,
choisies comme une série d’exemples de mon travail de 1948 à 2008.

« Je ne crois pas que l’on puisse résumer ma peinture à un principe formel »

Lorsque l’attention s’est fixée sur ma peinture après la guerre, j’avais 27 ans, c’était très
jeune. On peut faire le décompte… L’œuvre de Pollock, qu’est-ce que c’est ? Une
œuvre qui a duré huit ans. Que l’on peut décrire et cadrer dans un principe formel,
étroit. Une technique de dripping, des coulures sur la toile posée à l’horizontale. Une
certaine part d’automatisme surréaliste intervenait. Dans mon cas il y a soixante ans de
travail et je ne crois pas que l’on puisse résumer ma peinture à un principe formel. Sauf
qu’il y a du noir tout le temps, avec des rythmes octogonaux, des obliques, des
juxtapositions de formes simples sérielles ou des vibrations de lumière sur la toile, dont
la surface n’est jamais dans des proportions rationnelles.

Revue des Deux Mondes – À Antibes en 1989 vous étiez le seul peintre à assister
aux obsèques d’Hartung.

Pierre Soulages Nous avons fait ensemble notre première exposition parisienne.
Hartung et moi étions camarades de galerie chez Lydia Conti. C’est Picabia qui, au
Salon des surindépendants en 1947, remarque mes toiles : « Ce sont les meilleures toiles
du salon. » C’était très encourageant et lors d’un voyage en Allemagne Louis Carré
(grande galerie de l’époque), découvre mon existence. J’étais de très loin le plus jeune.
Il y avait Kupka, Dómela… les anciens.

Entretien

Entretien avec Pierre Soulages, « Le bâtisseur de lumière » – Seconde


partie
En 2008, la Revue des Deux Mondes rencontrait le peintre Pierre
Soulages. À la veille du centenaire du peintre, découvrez ou redécouvrez
cet entretien, en deux parties, réalisé par la journaliste Isabelle Dillmann.

Par Isabelle Dillmann

 Déc 4, 2019
 2 commentaires

En 2008, la Revue des Deux Mondes rencontrait le peintre Pierre Soulages. À la veille
du centenaire du peintre, découvrez, ou redécouvrez, la seconde partie de cet entretien
réalisé par la journaliste Isabelle Dillmann.

Revue des Deux Mondes – De quelles dimensions du sacré participez-vous, pour


vous-même et dans votre œuvre ?

Pierre Soulages Vous savez, des problèmes avec Dieu, j’en ai eu dès mon jeune âge. J’ai
été élevé chrétiennement mais très vite j’ai été gêné par les représentations. Quand j’ai
connu la parole de Voltaire « Dieu a fait l’homme à son image et il le lui a rendu », ça
m’a fait rire mais je n’avais pas besoin de Voltaire pour le penser. Je trouvais ridicule ce
Dieu le Père barbu. C’était pitoyable cette imagerie, presque de l’anthropomorphisme.
Je suis devenu assez contestataire. L’idée même d’un Dieu est une idée qui est trop liée
à la condition de l’homme, à la création. C’est une projection de ce que nous sommes
sur ce qui devrait de beaucoup nous dépasser.

« Le sacré n’implique pas le divin »

Revue des Deux Mondes – Et un Dieu intérieur, un Dieu en soi.

Pierre Soulages Je ne peux pas dire les choses comme cela. Il y a une chose que je sais,
c’est que je ne sais pas. Autrement dit, je suis agnostique, naturellement et depuis
toujours. Je sais que très souvent dans ce que je fais, on trouve du sacré. Mais le sacré
n’implique pas le divin. Pour autant je sens, j’ai des émotions, des sensations, je vis là-
dedans. Si on n’a pas cela, on est perdu. Sinon que serait l’art, si ce n’était que le
confort !

Revue des Deux Mondes – Chaque être humain ne porte-t-il pas en soi la
dimension du sacré ?

Pierre Soulages Le sacré existe. C’est quelque chose qui nous habite. Il appartient à
l’homme. Je crois que l’on en a tous besoin. On vit avec. Mais que le sacré s’exprime
d’une manière religieuse, non. C’est une dimension qui dépasse la dimension religieuse.
Puisque vous me poussez dans mes retranchements, je vais vous citer une parole de
Mallarmé et une autre de Jean de la Croix. Celle de Mallarmé, que j’applique à la
peinture quand lui parle d’écriture, est celle-ci : « Sait-on ce que c’est que d’écrire ?
Une ancienne et très vague, mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur.
Qui l’accomplit intégralement, se retranche. » J’en suis toujours là. Et saint Jean de la
Croix : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrais, sauf pour un je-ne-sais-quoi qui
s’atteint d’aventure. » C’est ce qui a été dit de plus profond sur la création artistique.
Ces deux paroles m’habitent depuis que je les connais. Si on n’est pas cela, alors à quoi
bon peindre ? J’aime beaucoup la poésie et ce depuis l’enfance.

Revue des Deux Mondes – Quand vous citez Mallarmé, peut-on faire un lien avec
ce que vous dites souvent : « Il faut parfois savoir rejeter ce qui plaît trop » ? La
vraie peinture, c’est de continuellement renoncer ?

Pierre Soulages Le renoncement à ce qui plaît trop, oui. Puisqu’il faut toujours analyser
ce qui plaît. Ce qui plaît qui va loin en vous profondément et au-dedans de vous, ça oui
on le garde. Mais ce qui plaît et qui est simplement superficiel, qui est joli, agréable, ou
charmant… alors, je renonce. La simple satisfaction sensorielle n’est pas pour moi. La
peinture que je recherche, c’est une ascèse mais sans austérité. Tous les artistes sont
comme cela.

Revue des Deux Mondes – Quand saint Jean de la Croix parle avec l’intensité
mystique qu’on lui connaît de « ces sons noirs que sont le mystère », donne-t-il
accès à l’Indicible ?

Pierre Soulages C’est superbe. C’est un grand poète. Vous voyez, cela rejoint ce que je
vous disais : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrais, sauf pour un je-ne-sais-
quoi qui s’atteint d’aventure. » C’est formidable de la part d’un mystique que l’on
imagine enfermé dans le cadre d’une religion étroite et d’une règle monastique sévère.

« Mon noir, c’est celui dont vient la lumière »

Mais le noir dont il parle, c’est le noir absolu. C’est la nuit de l’âme. Mon noir, ce n’est
pas celui-là. C’est celui dont vient la lumière. C’est ce qui est important. Ma peinture ne
vaut que comme cela. La vie ne vaut que comme cela. Les liens que j’ai avec les êtres,
ceux qui comptent vraiment, passent toujours par le spirituel. Comme avec mon amie de
toujours, Colette. La sexualité, il y a longtemps que c’est remis à sa place. Pour moi au
fond du fond, ça toujours été une recherche spirituelle, toujours. Mes engagements sont
d’ordre artistique et spirituel. Au fond quand on cherche pourquoi j’ai fait de la peinture
– car de temps en temps il faut revenir à l’enfance – je me souviens que très tôt j’ai eu
des questionnements métaphysiques. Il semble que très jeune je me sois trouvé en
recherche dans cet univers-là. Enfant, je me suis posé des questions. L’idée même de
Dieu, n’est-ce pas une idée trop humaine pour qu’elle soit hors humaine ? Ces questions
m’ont toujours tracassé. Je n’ai toujours rien résolu.

Revue des Deux Mondes – Est-elle toujours présente en vous, cette part d’enfance
d’un petit garçon, fils unique entouré de femmes ?

Pierre Soulages Un jour Pierre Encrevé, qui est le biographe de mon catalogue raisonné,
a voulu aller voir une de mes cousines qui avait 100 ans, et qui vit toujours d’ailleurs.
Elle lui a raconté ce que l’on sait maintenant. « On voulait lui donner des couleurs, il
n’en voulait pas. » Je préférais tremper mon pinceau dans l’encre noire pour faire un
paysage de neige, avais-je répondu, en faisant rire tout le monde bien malgré moi. Mais
j’ai appris des choses sur moi quand même. Cette cousine Marthe m’avait recueilli
pendant quinze jours à la mort de mon père. J’avais 5 ans. J’étais très heureux, couvert
de tendresse et de gentillesse. Surtout qu’à la maison, ma mère était une femme très
droite mais sans excès de manifestations. Au bout de quinze jours, ma mère vient me
chercher et je lui dis (ce dont je ne me souvenais pas et que ma cousine raconte) -. «
Comment, maman, cela fait cinq ans que je vis avec toi et tu ne peux pas accepter que je
passe plus de quinze jours sans toi ! »

« Tout est dans l’enfance »

J’avais eu la chance enfant que ma mère me parle toujours comme à un adulte. Elle
justifiait tout ce qu’elle me disait, mais quel culot, quand j’y pense, de lui parler du haut
de mes 5 ans sur ce ton ! Tout est là dans l’enfance, dans l’adolescence. Déjà le
caractère. Je contestais déjà tout, mon enseignement au lycée, l’enseignement religieux.
Quand j’étais à Rodez en classe de seconde, on étudiait le relief du Jura et il fallait le
dessiner. Je suis au tableau et je m’exécute avec un peu de légèreté. Le professeur
d’histoire-géo me dit en riant : « Ah je vois, Soulages se prend pour un peintre
impressionniste. » Et tout le monde se met à rire. À l’époque l’impressionnisme c’était
risible, ridicule.

Revue des Deux Mondes – Vous êtes né le jour du solstice d’hiver, quand la part
du jour augmente à l’instar de la lumière qui va en s’accroissant.

Pierre Soulages Les solstices et les équinoxes m’intéressent toujours. Mon père, que je
n’ai pas connu, était très intéressé par l’univers. Moi j’ai commencé à me poser des
questions quand j’ai su que le Soleil n’était qu’une étoile parmi des millions et pas la
plus grosse mais la plus petite étoile. Et la Terre un satellite d’une petite étoile. Elles
appartiennent à la galaxie dans laquelle on se trouve, que l’on appelle la Voie lactée.
Notre galaxie, une espèce de disque dans lequel il y a des millions de soleils que l’on ne
voit pas. Et cette galaxie n’est qu’une parmi des amas de galaxies. C’est vertigineux.
D’ailleurs le vertige arrive même avant. Quand on est en présence de l’énormité dans
laquelle on est, il n’y a pas de mots quand on arrive à ce qu’est l’individu et les infinis.
Alors là, on a un mot mais pas la représentation. Ce qui est formidable c’est que ce
misérable et complexe petit amas de cellules que l’on appelle un homme arrive à
connaître cela.

« L’essentiel, c’est que nous vivons et nous avons la chance de savoir que vivre est une
chance »

Revue des Deux Mondes – Une misérable condition d’humain peut-être, mais une
infinie capacité de réceptivité au mystère, transcendée par une âme sous forme de
talent quand même !

Pierre Soulages Ah, sûrement. Et c’est ce qui est formidable. Pouvoir penser ces
énormités du si petit que nous soyons avec le sentiment d’un au-delà d’où nous vient
une puissance et une force inconnue. J’en suis encore émerveillé mais plus conscient
aussi de mon ignorance. L’essentiel, c’est que nous vivons et nous avons la chance de
savoir que vivre est une chance. Quelle est la chose la plus extraordinaire au monde que
la vie ?

Revue des Deux Mondes – Quel est le secret non seulement de la longévité de votre
couple mais aussi de la qualité de votre union avec Colette ?
Pierre Soulages Les goûts communs. Le respect réciproque et la vérité. Ça marche
toujours, ces choses-là. Bien sûr, il faut être indépendant et respecter la liberté de
l’autre. Je détiens un record – pour un artiste en tout cas – je suis marié depuis soixante-
six ans. Nous nous sommes rencontrés lorsque nous étions étudiants, Colette et moi, à
l’école des beaux-arts de Montpellier en avril 1941. Et à la rentrée suivante, on s’est dit
qu’on était trop contents d’être ensemble. On s’est mariés en octobre 1942.

« Depuis ce jour-là, on ne s’est plus quittés »

Les familles étaient énervées de la rapidité de notre décision. Colette était la fille d’un
gros importateur de vin d’Algérie qui arrivait par bateaux entiers à Sète. Son père s’est
proposé pour nous aider. Je l’ai remercié, mais nous avons préféré nous marier à Paris
sans rien, en vivant d’expédients pendant un certain temps. Nous n’avons pas eu
d’enfants. Ils ne sont pas venus. On s’est aperçus que ça n’arrivait pas, mais ça n’a
dérangé personne. On n’a pas cherché à en avoir autrement. Ma mère aurait souhaité
sûrement. En tout cas la passion entre nous est toujours la même et ça continue. Nous
pouvons parler ensemble.

Revue des Deux Mondes – Quand vous rencontrez Colette à l’école des beaux-arts
de Montpellier, comprend-elle de suite votre travail ?

Pierre Soulages Quand nous nous sommes rencontrés, Colette avait déjà les mêmes
goûts que moi. Vous comprenez bien que c’est quand même formidable. Elle avait lu les
mêmes livres que moi. Je suis arrivé à Montpellier le 13 février 1941. Je venais d’être
libéré des chantiers de jeunesse. J’étais élève officier à Bordeaux à la défaite et lorsque
la zone a été occupée j’ai assisté à la création des chantiers de jeunesse. On nous faisait
chanter « Maréchal nous voilà », mais j’ai toujours refusé de chanter, à la limite de la
forte tête. On me disait : « Soulages, vous ne chantez pas. »

J’entre donc dans cette école de dessin. D’emblée mes camarades me disent que je ne
dessine pas comme eux. « C’est très différent, ce que tu fais, me disent-ils, mais il y a
aussi une fille de Sète qui dessine d’une manière très particulière dans l’école mais elle
n’est pas là. Elle a la typhoïde. » Deux mois après j’étais en train de dessiner un antique,
le discophore de Naucydès. Je m’étais mis de dos contre la lumière. Il y avait deux
détails : la main qui recevait du jour frisant et le profil perdu. Je dessinais avec la plus
grande précision et acuité possible. Le reste du modèle étant une grande surface sombre.

Est arrivée à ce moment-là une jeune fille aux cheveux très courts comme un petit
chevreau, avec un regard très vif. Mais je n’ai pas fait très attention. Quand elle a vu ce
que je faisais, elle a été stupéfaite et s’est assise à côté de moi. C’était Colette.

Nous ne nous sommes pas parlés et nous sommes sortis. Là je l’ai entendue parler de
Picasso avec passion à deux garçons qui venaient de lui dire que c’était de la peinture
métèque. Elle leur disait avec fougue : « Mais vous ne savez pas regarder, c’est un
immense dessinateur… » Je lui ai proposé de venir avec moi au musée Fabre, qui me
consolait de l’époque, pour regarder un tableau de Courbet que j’aimais beaucoup, ainsi
que le manteau de la Sainte Catherine de Véronèse, la Descente de Croix de Campana,
qui développe la scène sur un paysage violemment éclairé et deux figures de Zubarân,
dont une femme qui portait ses seins coupés sur un plateau. C’était magnifique.
De ce jour-là, on ne s’est plus quittés. On est allés au musée ensemble puis à la
bibliothèque du musée pour consulter des livres dont on parlait. On s’est aperçus qu’on
avait les mêmes centres d’intérêts et que l’on avait lu les mêmes livres. Bien sûr, il y
avait des choses que j’aimais et qu’elle n’aimait pas ou ne connaissait pas : Jean de la
Croix, Mallarmé, Alcools d’Apollinaire, Paul Valéry. J’étais très impressionné par ses
textes plus que par ses poèmes.

Revue des Deux Mondes – Il repose à Sète au cimetière marin Paul-Valéry ainsi
que Jean Vilar.

Pierre Soulages Oui, mais c’est aux Équinoxes de Saint-John Perse que j’ai pensé de
suite, quand je me suis installé à Sète, plus qu’à Paul Valéry qui repose en effet au
cimetière marin. « Les cinéraires et les gravats… Pierre affranchie pour nous de son
relief et de son grain. La tendre page lumineuse contre la nuit sans tain des choses. J’ai
vu la mer et de plus haut encore, et de plus loin. La mer toujours plus haute et plus
lointaine… »

La première fois que Saint-John Perse est venu chez moi, j’ai été surpris. Je ne
m’attendais pas à cet homme-là. Il est arrivé avec un béret. Je n’ai rien contre les bérets
mais il avait un côté un peu banal qui ne me paraissait pas aller avec la somptuosité de
son style. J’étais intimidé et peut-être lui aussi. Il s’est assis et il s’est mis à regarder
mes peintures avec un œil fixe, sans dire un mot. C’est très impressionnant pour le
peintre. J’ai retiré la peinture sans un mot puis j’en ai montré une deuxième. À ce
moment-là, il s’est tourné vers moi et il m’a dit : « Quand je suis arrivé en Terre de feu
en Patagonie, il n’y avait rien, absolument rien. Et lorsque je suis sorti de l’avion alors
j’ai été pris par des vents qui me poussaient et me bousculaient. » J’ai mis une minute à
comprendre ce qu’il voulait me dire. Alors j’ai remis une toile devant lui, dans laquelle
je savais qu’il ne verrait « rien ». Rien de représentatif mais qu’il serait poussé par des
tempêtes intérieures.

L’été est passé et je ne suis pas allé le retrouver à Giens comme il le souhaitait et quand
j’ai voulu y aller, il venait de mourir. L’important de ces rencontres je l’avais eu autant
avec Michaux qu’avec lui. Peut-être ne se serait-il rien passé d’autre.

Revue des Deux Mondes – De quoi parliez-vous avec Michaux ?

Pierre Soulages La peinture commence avec le souffle, l’expiration. Michaux me posait


des questions là-dessus. Il explorait un art des limites. Quand il est venu me voir à Sète,
où j’ai choisi tous mes arbres et toutes mes plantes dans une même tonalité de feuillage
clair et argenté, il a été le premier à comprendre. Il m’a dit : « Vous avez raison, c’est
comme cela qu’elles sont le plus dans leur mystère. » Les conversations que l’on a eues
ensemble étaient parfois amusantes. Il me taquinait. On plaisantait. On parlait des
truffes ou des chiens quand ils sont en liberté. On était surpris de l’instinct qu’ils
manifestent dans leur orientation. Et je lui avais dit : « Ils sont pris par un impératif
intérieur. » Cette expression, il l’a répétée plusieurs fois : « Ah ! un impératif
intérieur… »

« J’ai horreur des chefs de tribus »


Revue des Deux Mondes – Quand Léopold Sédar Senghor écrit sur vous dans les
Lettres nouvelles en 1958, il parle de ce noir qui en Afrique défend contre la mort…

Pierre Soulages Le noir est une des trois couleurs fonda-mentales de la peinture
africaine. En 1953 ou 1954 il m’a acheté un tableau à l’atelier du 11 bis, rue Schcelcher.
« Combien dois-je vous offrir pour que vous acceptiez de me vendre une chose
pareille ? » C’est le premier qui m’a dit : « Si peu d’argent pour une chose pareille. » Ça
m’est arrivé beaucoup plus tard avec un vigneron de la vallée du Rhône qui avait vendu
une terre pour m’acheter un tableau et c’est lui qui, au cours d’une émission à la radio, a
parlé le mieux de moi, avec un autre ami, David, chercheur, passionné d’art roman… un
jeune homme qui dirigeait un laboratoire de physique de la matière condensée au
Collège de France et qui était en train de rétablir certaines lois physiques un peu
erronées. Il avait rencontré son épouse dans une galerie devant une de mes toiles. Je suis
devenu leur témoin de mariage.

Revue des Deux Mondes – Pendant huit ans pour l’abbaye romane de Sainte-Foy à
Conques, vous cherchez la lumière et le maître verrier dit que votre œil dessinait à
distance.

Pierre Soulages À la transparence des vitraux j’ai préféré la transmission diffuse. J’ai
refusé de faire des esquisses. Si je cherche de la lumière, je le fais avec de la lumière,
pas autrement. La lumière que j’ai cherchée, je l’ai trouvée. Ce que je voulais, c’est que
toute la surface du verre soit émettrice de clarté en donnant à la lumière une qualité
métaphysique. À l’extérieur on est sur une architecture de pierre romane qui se colore.
J’ai innové avec les verriers, à qui j’ai fait couper le verre sur des draps noirs, à
l’inverse du regard extérieur. Tout le monde a innové jusqu’à créer de nouveaux outils,
de nouvelles formes de ciseaux à trois lames. La lumière que je cherchais devait être
différente de la physique habituelle. Et cette qualité-là, chacun y est sensible car
aujourd’hui à l’intérieur de l’abbaye de Conques, on parle à voix basse avec le respect
dû au caractère clos de l’espace.

Les vitraux blancs de l’abbatiale de Conques par Pierre Soulages, Christian Bobin
Revue des Deux Mondes – Avez-vous le sentiment parfois d’une solitude ?

Pierre Soulages Je suis beaucoup plus isolé que ce que l’on pourrait croire. Je vis seul
avec Colette. Paris, c’est un autre monde, ce n’est pas le mien. Je réponds si on
m’appelle mais je ne téléphone jamais. Par besoin de solitude, par timidité sûrement, ou
par amour de ne pas me compromettre. Avant je n’osais même pas entrer dans une
galerie. Chaque fois que j’ai vu un groupe se former, je m’en éloignais. J’ai horreur des
tribus et encore plus des chefs de tribus. Et les théories idem. Je suis contre toutes les
théories picturales, les théories de l’abstraction géométrique ou les théories artistiques,
imbéciles comme celles du Parti communiste à une époque. Je pense à Aragon. La
théorie, c’est ce qui vous limite, c’est ce qui vous bloque, Vous vous fabriquez une
prison avec une théorie et non pas une ouverture vers ce que l’on ne sait pas.

Revue des Deux Mondes – Alors que voyez-vous devant vous ?

Pierre Soulages Eh bien tout ce que je ne sais pas. Le désir de continuer. De voir
apparaître des choses différentes. Et elles le sont. Ce qui me plaît à Bâle, c’est que le
commissaire de l’exposition a mis une toile de moi là et puis une autre toile ici. Ce sont
des surprises. Je suis échelonné, semé, chez des gens qui ont un ton cohérent. À 88 ans
je continue à peindre et à avoir du désir. Aujourd’hui je suis bloqué – pas par votre
visite, qui m’enchante à chaque fois -mais parce qu’on photographie mes toiles à
l’atelier. Je me rends très souvent à l’atelier le matin ou en fin d’après-midi. Et alors là
ça dure. Je ne sais plus combien de temps ça dure, parfois très long-temps. Je suis
attendu, je ne viens pas. Je continue. Et quand je n’en peux plus, je dors là-bas. Le
lendemain je me réveille et je vais voir ce que j’ai fait. Le désir vient en peignant. C’est
un moment que je vis avec la peinture « se faisant ». Après je la regarde aussi, je la
scrute avant de la proposer aux autres.

Revue des Deux Mondes – J’aimerais beaucoup venir vous voir travailler dans
votre atelier.

Pierre Soulages Et bien non, Isabelle, vous ne le ferez pas. J’ai accepté une fois avec
Roger Vailland il y a quarante-sept ans et cela m’a mis en situation de comédien. Je
n’aime pas cela. C’est par-fois ténu, vous savez. Un rien peut vous détourner, vous
troubler. L’idée même qu’il y ait quelqu’un. Ce n’est pas une question de pudeur, mais
j’ai besoin de concentration. J’aime être seul avec la toile que je fais. D’ailleurs les
toiles que j’ai faites, je les tourne contre le mur. Je ne les vois jamais. Celles qui sont
bonnes sont les pires parce que ce sont celles-là qui me tirent à elle. Non, c’est trop
intime, ces choses-là. Comme je vous l’ai dit : « Qui l’accomplit intégralement se
retranche. »
« T1989-K23 », Hans Hartung, 1989

Hartung venait souvent à l’atelier. Quand il dormait chez nous, il s’arrangeait le matin
pour nous réveiller en mettant Mozart. De mon côté, je lui faisais découvrir la musique
ancienne : Guillaume de Machault, dont l’Amen de sa messe que je trouvais sublime, où
les voix de femmes sont tenues par des hommes. Josquin des Prés. Léonin et Pérotin,
deux compositeurs du Moyen Âge attachés à Notre-Dame. Härtung tombait des nues.
J’aimais aussi les chants magiques des Pygmées, avant leur chasse à l’éléphant,
recueillis par les missionnaires. Härtung considérait cela comme de la musique de
sauvages. J’écoutais aussi avec lui des musiques lamaïques tibétaines.

Revue des Deux Mondes – Ni image ni langage, est-ce ainsi que vous avez pensé
votre peinture ? Peut-on dire qu’elle est abstraite ?

Pierre Soulages Oui, pourquoi pas, bien qu’« abstrait » au sens étymologique, c’est
faux, car ce n’est pas « tiré de… ». Je n’aime pas que l’on me limite à mes débuts,
même si j’ai fait partie de la première vague d’abstraction de l’après-guerre, qui se
dégageait de l’abstraction géométrique et vivait une peinture plus libre. J’ai toujours
voulu faire une peinture qui ne soit pas signe mais qui soit chose. Dès mes débuts,
quand je me suis considéré comme un peintre professionnel, mes peintures étaient sans
titre, sans référence. J’ai été le seul peintre à ne pas avoir été figuratif avant d’être
abstrait. Dès ma première manifestation d’artiste en 1948, ma peinture était abstraite.
Tous les abstraits que l’on connaît renvoient à des titres qui ne le sont pas. En ce qui me
concerne, je n’ai jamais accepté cela.

Mutation et immatérialité

Prenons l’exemple de Rothko, que j’aime beaucoup et dont la peinture nous atteint sans
le soutien de la littérature ni de la pensée discursive : après vingt-quatre années de
peinture, où il a fait tout sauf du Rothko, une sorte de mutation s’est produite et a donné
naissance à l’art qu’il a pratiqué ensuite pendant vingt ans. Ce sont des rectangles flous
aux bords imprécis, aux surfaces flottantes superposées. Jamais juxtaposées. Des
couleurs estompées aux accords plutôt « bonnardien ». On le reconnaît comme cela.
Même Pollock met des titres et fait référence à autre chose que ce qu’il y a devant les
yeux.
Le Jour ni l’Heure, Mark Rothko

Moi je n’ai jamais voulu que le regard échappe à ce qui était l’objet devant. Je ne veux
pas d’un renvoi à un ailleurs. Parce que ce qui compte, c’est la présence. Elle seule
compte. Si on est renvoyé à autre chose, la présence s’efface. Elle est endommagée,
diminuée. Mes peintures portent uniquement leur dimension et pour différencier deux
peintures de la même dimension, j’ajoute la date.

« Tu es des nôtres, un communiste, un maoïste. Tu es pour la matérialité… »

Mais le titre, c’est la matérialité. Ce qui m’a valu beaucoup de malentendus avec, en
particulier, beaucoup de jeunes peintres qui étaient maoïstes, soutenus par des gens
comme Sollers et autres, qui sont venus me voir en me disant : « Tu es un des nôtres, un
communiste, un maoïste. Tu es pour la matérialité… » Ils confondaient matérialité et
réalité. La peinture ne peut se réduire à sa matérialité. On touche là à la perception de la
réalité d’une œuvre qui est ce triple rapport qui se crée entre la chose qui est peinte, moi
qui peins et toi qui regardes.

Revue des Deux Mondes – Donc l’observateur devient la chose observée, comme le
dit la physique quantique ?

Pierre Soulages Oui j’ai toujours pensé que l’observateur en fait partie. Je ne suis pas
Ilya Prigogine, mais je l’ai toujours pensé. C’est une expérience personnelle qui a fondé
cette conviction.

Un matin je suis au Louvre, regardant le dos d’une sculpture mésopotamienne et je me


sens touché vraiment très profondément. Je me demande ce que j’ai à voir avec ces
gens-là pour être atteint à ce point. Leur sens d’alors m’est inconnu. Quelle est la
signification de cet objet que je ne connais pas et que je n’ai pas à connaître puisque ce
que l’artiste a fait me touche immédiatement très loin en moi ? Alors se pose la question
: qu’est ce qu’une œuvre d’art ?

« C’est toujours une impulsion qui me pousse à faire ce que je fais »

C’est donc quelque chose qui est susceptible de recevoir ce que j’y investis de moi-
même et sur laquelle viennent se faire et se défaire les sens communs. C’est ce que
j’avais intuitivement écrit en 1948 pour ma première manifestation. C’est toujours une
impulsion qui me pousse à faire ce que je fais et après je cherche à comprendre ; je me
trompe souvent mais cela ne fait rien, j’essaie d’y voir plus clair.

Revue des Deux Mondes – C’est assez magique ce que vous dites, car si « l’espace
de la peinture est devant la peinture » alors nous devenons acteurs de vos œuvres
par le seul fait d’être en face d’elles…

Pierre Soulages J’ai l’audace de dire que c’est nouveau. Surtout depuis 1979, où s’opère
un bouleversement dans mon travail. Le noir n’est plus noir, il renvoie de la lumière.
C’est elle qui réfléchit la surface. On voit de la lumière qui vient de la toile, vers celui
qui regarde. Par conséquent l’espace de la toile est devant et nous sommes dans l’espace
de la toile. Nous faisons partie de la peinture et si nous bougeons, nous n’avons plus la
même vision. Donc il y a un rapport au temps qui est différent. Dans cette peinture que
je fais, la toile s’éclaire aussi avec le mur d’en face.
« 11 avril 2011 », Pierre Soulages

Dans les premières manifestations de la peinture, les hommes descendaient dans les
endroits les plus obscurs de la terre, dans le noir absolu, pour peindre. Ils prenaient du
charbon – et non pas de la craie que l’on trouvait partout – et de la terre rouge ou jaune
selon le cas et ils peignaient d’abord une nuit noire. Cela montre à quel point la charge
émotive ou symbolique du rapport entre ombre et lumière est énorme. Comme l’espace
et la conception de l’espace, parfois naïf dans les tracés digitaux de la peinture
préhistorique quand la deuxième oreille du cheval est dessinée par-dessus la tête.

« L’image ne suffit pas à la signification »

Prenez Altamira en Espagne ou Lascaux. C’est avant l’écriture. L’image ne suffit pas à
la signification. On ne peut que rêver là-dessus. C’est aussi une pensée de l’espace. Il y
a eu l’espace byzantin. Tout est à plat. Puis il y a eu le début avec Giotto de l’espace
illusionniste. Avec lui c’est l’illusion du volume, de la bosse. Avec la Renaissance et la
perspective, l’espace n’est plus sur le mur, il est derrière. Et puis il n’est plus sur le mur,
ni derrière le mur, il est devant. Et vous êtes dans cet espace-là puisque c’est le reflet de
la lumière. Ce que vous voyez, c’est de la lumière et pas du noir. Et si vous changez de
place, le tableau se fait dans l’instant où vous vous déplacez.

Revue des Deux Mondes – À 60 ans vous faites donc d’une manière radicale le
choix exclusif d’un au-delà du noir que vous appelez outrenoir. S’agissait-il de
travailler sur une autre longueur d’onde dans une autre dimension ?

Pierre Soulages C’est un accident plus « cérébral » que physique. J’étais en train de
patauger dans une espèce de marécage noir et de racler un tableau. Ce tableau ne venait
pas. Il était de plus en plus noir et à mes yeux de plus en plus mauvais. Je me suis
demandé ce qui se passait. Je ne suis pas masochiste. Alors pour-quoi continuer à
travailler ? C’est donc qu’il y avait quelque chose en moi de plus fort que mon
intention. L’intention était de faire un tableau comme ceux que j’avais réussis avant. Je
suis allé dormir une heure ou deux. Puis je me suis réveillé et j’ai interrogé ce que
j’étais en train de faire.

« L’outrenoir est une lumière reflétée, transmutée par le noir. »

Là j’ai eu brusquement une révélation. Je me suis dit que je ne travaillais plus avec du
noir mais avec de la lumière réfléchie dans des états de surface du noir. Quand le noir
est strié, la lumière est dynamisée. Quand le noir est lisse, c’est le silence, c’est le
calme. C’est une autre peinture. L’outrenoir est une lumière reflétée, transmutée par le
noir. C’est arrivé comme cela. Une forme mentale. Ma peinture n’avait pas changé mais
mon regard avait changé.

Revue des Deux Mondes – On pense en vous écoutant à Pascal au soir du 26


novembre 1656 : « Joie, Joie, trois fois joie, irruption de lumière enfouie… » Ça
s’est passé comme cela pour vous, dans le plein sens du mot bouleversant ?

Pierre Soulages Tout à fait. C’était le passage à une peinture autre. Ce qui est étonnant,
c’est qu’ensuite, j’ai pu dormir. Et quand je me suis réveillé, j’avais faim. J’ai donc
téléphoné à la maison pour que l’on m’apporte quelque chose à l’atelier. Et c’est Colette
qui a souhaité venir. Elle me demande toujours si elle peut voir mon travail dans l’autre
pièce. Et là grand silence. Quand elle est revenue, elle m’a dit : « Mais jamais personne
n’a fait cela. C’est tout à fait nouveau. Quelle audace ! Il y en a beaucoup qui ont fait
des mono-chromes, mais ça n’a rien à voir. Ce n’est pas un monochrome, c’est de la
lumière réfléchie. » Elle avait raison. Quand on connaît ce que je fais, on sait que ce
n’est pas du monochrome. Le premier monochrome connu, c’est celui de Robert Fludd
en 1617, le Carré noir, avec des raisons symboliques de Rose-Croix. D’ailleurs, ceux
qui voient ma peinture comme un monochrome, c’est qu’ils ont du noir dans la tête et
ils ne l’ont pas devant les yeux. Quand on regarde avec des yeux, on s’aperçoit que c’est
autre chose.

Et sic in infinitum, Robert Fludd, 1617 (« Carré noir sur fond blanc »)

Revue des Deux Mondes – Est-ce une quête continuelle ?

Pierre Soulages C’est l’insatisfaction perpétuelle de l’artiste. Dans cette voie, j’ai
rencontré avec joie un écho dans un vieux texte du début du millénaire. C’est un poème
de Guillaume d’Aquitaine, grand-père d’Aliénor, sur le « Pur néant », que j’ai fait
découvrir à Georges Duby car c’est une profession de foi esthétique qui touche au
mystère bien plus qu’au secret. « … Je l’ai « trouvé » pendant que je dormais sur mon
cheval. Et puis je n’y peux rien si j’ai été enfadé une nuit sur une haute montagne.
J’aime une femme qui a toutes les qualités mais j’en connais une autre qui vaut
beaucoup mieux ou bien davantage. » Tout ce poème me ramène à mon œuvre. Et puis
on juge sur le résultat non sur les théories, ce qui me convient très bien. « Mon poème
est terminé. Je ne sais pas de quoi il est fait. Je vais l’envoyer là-bas vers l’Anjou, pour
que celui qui le recevra me transmette dans son étui, la contre-clé. »

C’est donc le rôle créateur de celui qui regarde et c’est aussi celui du médiateur. Celui
ou celle comme vous, qui essaie d’ouvrir les yeux à ceux qui ne les ont pas encore
ouverts. C’est Reverdy qui dit : « On ne peut plus dormir quand on a pour une fois
ouvert les yeux. »
Revue des Deux Mondes – « Vivre, c’est s’engager », disait Camus. Qu’en a-t-il été
pour vous ?

Pierre Soulages Toute ma vie, je suis resté à l’écart de tout mouvement. J’ai toujours été
un indépendant, jamais un militant. Je ne me suis jamais rangé derrière des théories. Ce
qui étonnait beau-coup un de mes amis, Guy Carcassonne, qui me disait : « Tu es le seul
intellectuel que je connaisse qui ait vécu l’après-guerre à Paris et qui ne soit pas devenu
communiste. » Il semble que ce soit une singularité et je lui ai répondu : « Dans mon
cas, ça ne risquait pas, mais là où tu te trompes c’est que je ne suis pas un intellectuel. »
Utiliser la peinture à des fins de propagande politique, lais-sons cela aux affichistes.
Mon idée de l’art est opposée à cette idée, qu’elle soit de droite ou de gauche.

Désengagement

J’avais pourtant beaucoup d’amis qui étaient communistes. Un jour, Roger Vailland
s’est intéressé à moi. Il était très engagé, étant communiste et marxiste, mais sans carte,
jusqu’à ce que les chars soviétiques soient entrés à Budapest en 1956. Je ne le voyais
plus à cette époque-là. Ma rencontre avec Vailland date de 1949. Je peux vous la
raconter. C’est assez amusant.

On a sonné à la porte de mon atelier rue Schcelcher, où sont venus habiter par la suite
Simone de Beauvoir et Sartre. Roger Vailland, que je ne connaissais pas, me tend sa
pièce de théâtre Héloïse et Abélard en me demandant de la lire et en me disant qu’il
reviendra une semaine plus tard. J’en parle à mon épouse, Colette, qui me dit « Je me
demande si ce n’est pas lui qui a écrit Drôles de jours, ce roman sur la Résistance. »

Une semaine après, Vailland accepte d’entrer dans mon atelier et en voyant une toile au
mur me dit : « Au fond ce que vous faites, ça me rappelle l’époque du surréalisme et les
Objets bouleversants. » Et je lui réponds « Mais pas du tout, monsieur, ça n’a rien à
voir. » La conversation est devenue assez rapidement orageuse. Mais il change de sujet
et me demande ce que j’ai imaginé pour sa pièce. D’accord sur ce point, nous nous
sommes revus.

« Marx a fait une analyse formidable sur tout ce qui s’est passé au XIXe siècle, mais
quant à extrapoler sur notre époque, c’est faux. »

Nous ne sommes pas allés plus loin dans ces discussions sur l’esthétisme « politique »
mais les choses étaient bien claires pour nous. J’ai donc fait les décors et nous nous
sommes vus à l’atelier. Nous avons sympathisé. Il s’intéressait beau-coup à la peinture.
Il a même fait un reportage qui est paru dans l’Œil en 1961. C’est d’ailleurs la première
et unique fois que j’ai accepté de travailler devant quelqu’un. Cette présence modifiait
considérablement ma manière de penser. Je commentais tout ce que je faisais. À un
moment j’ai dit : « Merde, c’est encore rose », et Vailland l’a repris intégralement… Un
beau jour je n’ai plus entendu parler de lui. Et bien plus tard je le rencontre dans la rue.
Il me parle de sa dernière pièce, très engagée politiquement, sur la Corée, aussi
mauvaise dans son genre que le Massacre en Corée, en 1951, de Picasso l’est dans le
sien.

Et lorsque les chars soviétiques sont entrés dans Budapest, en 1956, il m’a rappelé. «
Es-tu toujours engagé ? », lui ai-je de suite demandé. Après un long silence, il m’a
répondu : « Non je suis dégagé… » Et là nous nous sommes revus très fréquemment. Il
est venu à Sète en parlant de la maison comme d’une « datcha »… Toujours chez lui, les
lendemains qui chantent ! Mais il n’était plus communiste. Marx a fait une analyse
formidable sur tout ce qui s’est passé au XIXe siècle, mais quant à extrapoler sur notre
époque, c’est faux.

Il y a deux mois, j’ai reçu une lettre de Marie-George Buffet, qui me demandait de venir
rue du Colonel-Fabien pour célébrer le centenaire de Roger Vailland. J’ai eu un choc en
me disant qu’il était maintenant récupéré par un parti mort. Et bien sûr, j’ai décliné
l’invitation.

Revue des Deux Mondes – Joseph Delteil dit de vous que vous êtes « un homme
événementiel grand comme tous les Césars, qu ‘il faut voir du haut de l’an 2000 ou
3000 »…

Pierre Soulages Joseph Delteil était mon voisin pendant la guerre. J’ai été mobilisé dès
juin 1940 et j’ai dû vivre caché avec de faux papiers pour échapper au STO. J’étais bien
décidé à échapper à tout cela. Nous nous étions rencontrés au coin d’une vigne près de
chez lui à la Tuilerie de Massane, alors que j’étais viticulteur d’« occasion », avec de
faux papiers. N’ayant pas l’air d’un paysan ni d’un viticulteur, j’ai compris qu’il valait
mieux que je lui dise la vérité : à savoir que j’étais un insoumis, un réfractaire. Un
homme comme lui ne pouvait pas me trahir. Il était un peu gêné de ma franchise et il
m’a proposé de venir prendre un verre chez lui le soir même.

« Vous prenez la peinture par les cornes »

Presque instantanément, nous sommes devenus des amis et nous nous sommes revus
très souvent. « Montrez-moi ce que vous faites », me dit-il. Je lui montre alors un travail
sur une feuille de cahier d’écolier, du noir sur du clair, et il me dit : « Vous prenez la
peinture par les cornes », c’est-à-dire par la magie. Vous savez, quand on a 20 ans et
qu’un homme comme lui, qui a connu toute la peinture contemporaine, Picasso, Chagall
et tous les autres, vous dit une chose pareille, c’est formidable. Et Delteil est resté mon
ami.

LIRE LA SUITE

Vous aimerez peut-être aussi