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Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et

la destruction du lien social

Radu CLIT1

Résumé : La procédure de rééducation qui a eu lieu à la prison de Piteşti est inséparable de


son contexte très particulier. Le régime mis en place remplit les caractéristiques d’une
institution totalitaire : la discontinuité, la fermeture, l’incertitude et la terreur sont présentes
dans des proportions extrêmes. De cette façon, il fut possible de modifier à la fois les
détenus et leurs relations - un vrai changement du lien social doit être signalé. Les relations
traditionnelles, horizontales, basés sur des valeurs communes et de l’affection, ont été
transformé dans des relations verticales, qui supposent une hiérarchie rigide et un meneur
fort. Le changement est induit notamment par la transformation de la victime en bourreau.
Le soubassement psychique de cette opération suppose le renversement du masochisme en
violence, avec un important gain de toute-puissance inconsciente pour chaque rééduqué.

Il y a probablement plusieurs voies pour comprendre le communisme roumain


et ses conséquences, mais le passage obligatoire est le phénomène Piteşti, qui a eu
lieu à partir de la fin des années 40. Il s’agit d’une ville au nord de Bucarest dont la
prison avait été utilisée pour la mise au point d’une méthode de rééducation censée
transformer les victimes en tortionnaires. En principe, ce phénomène fut unique
dans les pays de l’Est, mais on peut lui trouver des précédents en Russie soviétique.
Ainsi, Ierunca pense que la torture et l’obsession de l’aveu existaient dans les
interrogatoires des procès des années 30. Une autre source serait la pensée du
pédagogue Makarenko, «spécialiste de la délinquance juvénile, et partisan d’une
rééducation des jeunes détenus par des détenus plus anciens et repentis, mais de la
même classe d’âge. »2
La question qui se posait à Piteşti était de casser les attitudes anticommunistes
majoritaires en Roumanie après l’installation du régime de type soviétique par
l’armée rouge. Dans cette perspective, il faut invoquer le caractère expérimental,
car, en fin de compte, la méthode était nouvelle – par la suite elle fut comparé au
lavage de cerveau pratiqué en Chine, dans lequel la torture physique avait un rôle
réduit3. Dans le même sens, l’isolement des intéressés et le secret des procédés mis
en œuvres étaient très poussés. La seule voie d’accès vers ce qui s’est passé à
Piteşti, ce sont les témoignages après coup. Leur concordance permet de trouver les

1
Membre du Laboratoire de Psychopathologie psychanalytique des atteintes somatiques et
identitaires (LASI), Université Paris X Nanterre.
2
Ierunca, V (1996).
3
Ibid.
Radu Clit

invariables d’une situation très complexe, sans qu’on ait des informations
importantes sur le projet initial de la part des responsables politiques, des
organisateurs et des hommes de main sur le terrain.

Les particularités du phénomène Piteşti


Il s’agit d’un dispositif censé modifier la conception de vie des étudiants qui
représentaient la Roumanie traditionnelle, pour qu’ils deviennent des suppôts du
communisme. Concrètement, ceux qui avaient des positions politiques fortes et
fermes étaient arrêtés, internés dans la prison de Piteşti, et soumis à un programme
de rééducation, qui combinait torture physique et propagande. La procédure,
intitulée arrachage de masques, était bien complexe, elle consistait en quatre
étapes4:
1. Se démasquer par rapport à l'extérieur, rendre compte des activités supposées
hostiles au régime pendant la période d’avant l’arrestation, et cachées aux
enquêteurs de la Securitate5 (par exemple, des complicités). La torture est déjà
supposée pour l’obtention de ce genre d’information.
2. Se démasquer par rapport à l'intérieur, à savoir par rapport à la prison, faire
part des informations obtenues des autres détenus, ou de la coopération avec eux,
ou dévoiler des accointances avec des geôliers ou un enquêteur.
3. Se démasquer par rapport à soi-même, étaler son intimité – le détenu était
contraint à désavouer les relations avec sa famille, dont les composants devaient
être accusés de méfaits. Il fallait aussi renier sa foi en Dieu, rejeter toutes les
valeurs auxquelles il avait cru, et surtout confesser des faits qui enfreignaient la loi
et la morale, des perversions sexuelles, des histoires incestueuses. Le détenu était
torturé et pour fabriquer ces récits et parce que, assez souvent, ses bourreaux ne les
acceptaient pas comme crédibles.
4. Devenir le rééducateur de son meilleur ami, changer la place de victime avec
celle de tortionnaire. Ce dernier élément, le plus difficile pour les détenus comptait
pour un signe de confiance de la part de l’administration. Mais ce point de vue
n’était pas partagé par les victimes – pour elles, devenir bourreau était le comble de
l’humiliation.
La procédure est inédite notamment par ses deux dernières étapes. L’ensemble
ne manque pas de sophistication, et pour fonctionner, un contexte assez particulier
est nécessaire. Ce contexte est justement typique du totalitarisme, dans le sens de
Hannah Arendt 6.

4
Talaban, I. (1999).
5
C’est le nom de la police secrète politique en Roumanie.
6
Arendt, H. (1995).
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social

Une forme extrême de cadre totalitaire


Au niveau macro social, Hannah Arendt a décrit 5 dimensions d’un régime
totalitaire : « l'atomisation de la société, un parti unique, une idéologie qui s'étend à
tous les aspects de la vie individuelle et collective, la propagande et la terreur »7. Il
est plus difficile de pointer toutes ces dimensions au niveau d’une institution, fut-
elle la prison de Piteşti de l’époque. Comment comprendre l’atomisation, ou en
quoi peut-on parler d’un parti unique dans une prison, même si dans la société ces
phénomènes étaient présents ? D’un point de vue méthodologique, on peut faire
une distinction entre macro et micro social, et chercher d’autres particularités de
fonctionnement de la prison en question. D’ailleurs, Hannah Arendt décrit quelques
dimensions du totalitarisme intéressantes dans une perspective institutionnelle. Il
est question de :
a) la rupture par rapport aux valeurs morales et politiques traditionnelles ;
b) le rôle central des camps de concentration ;
c) l’ubiquité de la police secrète ;
d) la terreur8.
La rupture par rapport aux valeurs morales et politiques traditionnelles (a)
impose une différence radicale avec le passé, ce qui a en plan psychologique un
effet traumatique9. Mais elle compte également à l’intérieur du régime totalitaire
lui-même. Ceci fait que tout projet individuel ou collectif est toujours imprévisible.
Le rôle central des camps de concentration (b) est censé prouver que le régime peut
tout se permettre, y compris, selon H. Arendt, de changer la nature humaine 10. Car
justement dans les camps, le modèle de personne qui devrait exister dans la société
soit disant libre est créé de façon accélérée – mais ce qui compte c’est la dimension
de la clôture. L’ubiquité de la police politique secrète (c) prouve la capacité du
pouvoir d’être partout, pour surveiller ses sujets, qui ne sont effectivement libres
que dans leur tête. Et là encore, la liberté n’est que relative. Cet élément compte par
le système de surveillance généralisé. La terreur (d) reste la composante
psychologique la plus importante. Elle se présente comme un état de désarroi qui
bloque tout comportement, comme une forme extrême de peur, qui ne permet ni
l’attaque ni la fuite11.
Ces caractéristiques peuvent définir à la fois une institution et une situation.
Quand une situation a des constances dans le temps, elle peut être désignée comme

7
De Launay, M.-I. B. (1995).
8
Clit, R. (2001).
9
Ibid.
10
Arendt (1995).
11
Clit, R. (2002).
Radu Clit

cadre. La notion de cadre a une utilisation courante en psychanalyse, où elle


désigne les invariants qui permettent qu’un processus psychique ait lieu sur le fond
de la relation entre patient et thérapeute. Par extension, toute forme de
psychothérapie dispose d’un cadre - il désigne le nombre de séances par semaine,
la position divan/fauteuil, le type de communication (verbale/non-verbale) etc. En
dehors de la psychothérapie, un cadre peut être le même dans des situations
apparemment différentes. Quand il est totalitaire, il possède les quatre
caractéristiques énoncées, et qui sont à l’œuvre de façon très nette à Piteşti.
La dimension traumatique est inhérente à l’arrestation même des détenus, qui
pour la plupart étaient accusés d’« activité contre l’ordre social »12 - délit typique
d’un régime communiste, mais sans sens pour eux. Comme les exigences de la
société avaient changé, toute forme de protestation était sanctionnée par les
nouvelles autorités. Ainsi, la rupture la plus importante se trouve justement, selon
Hannah Arendt, par rapport à la tradition elle-même13. Par ailleurs, la prison
représente une rupture avec la vie libre pour tout reclus. Le début du programme de
rééducation a conduit à une nouvelle rupture, avec la vie en prison que les étudiants
ont connue auparavant. Pour revenir au trauma, Bacu14, le premier auteur qui a
décrit les faits qui se sont passé à Piteşti, parle de la « stratégie de la surprise »15 -
la rééducation était organisée de telle sorte que les prisonniers ne s’attendaient pas
du tout à vivre ce qui leur arrivait. Le trauma et la rupture confèrent au cadre la
dimension de la discontinuité16.
Le deuxième élément, la clôture est illustrée par le projet même qui a eu lieu à
Piteşti, et qui a supposé l’isolation des détenus du reste de la population carcérale.
Le caractère d’expérimentation invoquée, suppose aussi ce cantonnement.
D’ailleurs, les auteurs qui ont écrit sur Piteşti, montrent que l’isolement était tel
qu’au début, aucune information ne pouvait passer à l’extérieur. Par la suite, quand
les étudiants rééduqués ont été envoyés perpétrer la même démarche au Canal
Dunăre - Marea Neagră, ou à la prison de Gherla, des rumeurs ont commencé à
circuler. Il faut savoir que le Canal était un chantier à ciel ouvert, et qu’à Gherla il
y avait des ateliers de travail. Dans les deux situations un certain nombre de
personnes en liberté y travaillait et entrait en contact avec les rééduqués. Il semble
d’ailleurs, que le procès judiciaire qui a mis fin à l’expérimentation aurait été

12
Bacu D, (1963).
13
Arendt, op. cit. (1990).
14
A signaler qu’en général, les auteurs qui ont écrit sur Piteşti sont des anciens détenus
politiques qui n’ont pas directement connu la prison en question – mais ils ont entendus des
vrais survivants, en difficulté d’écrire, à cause de leur participation à la torture.
15
Bacu, op. cit.
16
Clit (2001).
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social

demandé à cause de l’écho dans le reste de la société des excès produits à Piteşti.
D’un autre coté, il faut se poser la question du désir du pouvoir de garder
totalement le secret. Hannah Arendt pense que les camps servent de laboratoires
d’expérimentation pour prouver que tout est possible17. A mon sens, l’objectif du
pouvoir serait d’obtenir dans le reste de la société les mêmes résultats que là-bas18.
En somme, le mélange de secret et de rumeurs ne peut qu’entretenir la terreur.
L’isolation, par son effet de clôture, accentue le sentiment de solitude, et confère la
dimension de fermeture19 au cadre totalitaire.
La troisième caractéristique est la surveillance généralisée réalisée par la police
secrète. Aujourd’hui, presque tous les auteurs qui ont écrit sur Piteşti sont sûrs qu’il
s’agit d’une procédure organisée par la fameuse police politique roumaine, la
« Securitate », à l’époque dirigé par des agents soviétiques. A l’intérieur de la
prison, l’équipe qui organisait la rééducation et la torture était constituée
d’étudiants qui venaient d’une autre prison, et qui n’avaient pas tous subi la torture.
Mais il ne faut pas se tromper - même si d’habitude l’administration de la prison
n’intervenait pas dans les rapports que les étudiants tortionnaires entretenaient avec
leurs victimes, quand les dernières arrivaient à s’imposer contre les bourreaux, les
mâtons rétablissaient le rapport de force initial20.
En fait, la particularité même de Piteşti est qu’il fut possible que des personnes
qui n’étaient pas favorables au régime communiste se surveillent et se torturent
mutuellement. Le système de surveillance mis en place était draconien21. Il
fonctionnait aussi pendant la nuit, et les rééduqués devaient observer des consignes
même quand ils étaient censés dormir. Leurs camarades qui les surveillaient les
frappaient quand ils bougeaient par exemple – ils étaient impitoyables car lors de
l’arrachage de masques, ils risquaient d’être dénoncés en cas de traitement trop
amical. En plus, tortionnaires et victimes vivaient ensemble, isolés dans des
groupes de 5 à 15 tout le temps, dans des cellules fermées22. De cette façon la
surveillance était aussi permanente que difficile à intégrer, car elle était réalisée par
des anciens collègues, des amis. Or d’habitude, la proximité entre tortionnaires et
victimes potentielles diminuent la propension vers la violence des premiers 23.

17
Arendt (1995).
18
Clit (2001).
19
Ibid.
20
Bacu, op. cit.
21
Ierunca, op. cit.
22
Bacu, op. cit.
23
Milgram, S. (1974).
Radu Clit

Le pendant psychologique de la surveillance est le sentiment de persécution 24,


qui ne permet pas le répit, le sentiment de confiance ou de tranquillité – dans le
cadre totalitaire sa dimension spécifique est l’incertitude25. Les détenus et
notamment les torturés étaient tout le temps sur le qui vive. Mais le système de
surveillance était doublé par le « système d’avilissement général »26, par
l’humiliation permanente : les victimes n’avaient qu’une minute le matin pour
l’hygiène et pour aller aux toilettes - elles étaient contraintes à manger sans utiliser
leurs mains, etc. 27 La proximité qui existait entre tortionnaires et victimes avaient
des effets extrêmement forts à cause l’absence de toute intimité ou d’espace
personnel qui permette un véritable repli sur soi-même.
La quatrième caractéristique indiquée par Hannah Arendt est la terreur,
considérée l’essence même du gouvernement totalitaire28. Dans l’espace fermé de
Piteşti elle est très souvent évoquée par tous les auteurs, de façon directe. Bacu
signale l’avoir observé d’abord chez des détenus de Piteşti rencontrés dans une
autre prison, peu de temps après la fin de l’expérimentation. Son impression était
que la terreur existait à la fois sur leurs visages et dans leurs regards 29. Elle était
d’abord générée par la torture physique. Le même auteur affirme que la première
fois les victimes étaient battues pendant 3-4 heures, mais parfois on atteignait 9
heures de violence physique ininterrompue. Pour ce qui est de l’importance de la
terreur pour la réussite de l’expérimentation, cet auteur est formel : « Quelles que
furent ses déclarations, l’étudiant continuait de rester en état de torture, car l’état
permanent de terreur physique et morale était la condition indispensable pour que
les reflexes conditionnés puissent fonctionner sans erreur même longtemps après
que l’étudiant inculpé, devenu à son tour “enquêteur” soit passé par le feu ! »30 31
Les trois autres éléments contribuent aussi à entretenir la terreur. La discontinuité
avec le passé, par sa dimension traumatique, conduit à la perte de repères et à la
sidération. L’isolation, qui impose l’impression de clôture, transmet au prisonnier
le sentiment qu’il ne peut compter sur personne de l’extérieur. La surveillance, à
travers le sentiment de persécution, l’empêche de se replier pour refaire ses forces.
C’est pour cette raison que la terreur s’installe comme émotion qui induit la
passivité, le renoncement, la soumission devant la force brute. En somme, le cadre

24
Clit (2001).
25
Ibid.
26
Ierunca, op. cit.
27
Bacu, op. cit.
28
Arendt, H (1990).
29
Ibid.
30
Dans ma traduction du roumain.
31
Bacu, op. cit.
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social

totalitaire suppose la discontinuité, la fermeture, l’incertitude et la terreur. A


Piteşti, chacune de ces dimensions était extrême.
Dans un tel cadre la terreur est observable, à la fois comme réaction
psychologique individuelle et collective. Pour Hannah Arendt, elle constitue le but
d’un régime totalitaire, et d’ailleurs, l’atomisation sociale la facilite autant qu’elle
en est un de ses effets. Elle consiste en la fragmentation du corps social en
groupements qui n’ont pas de cohésion. Ce même phénomène s’est produit à Piteşti
– les détenus qui se connaissaient auparavant, qui avaient des relations amicales et
collégiales, sont arrivés à se torturer les uns les autres, toujours à la merci des
injonctions des autorités promues par l’administration pénitentiaire. Au niveau
individuel, le propre de la terreur est de bloquer la personne, incapable de se
confronter avec le danger ou de le fuir. Cette passivation empêche la coopération et
l’union pour gagner en force et mieux se défendre contre les périls, en
l’occurrence, l’agression physique, la torture, le traitement inhumain. Par là-même,
il y a un effet sur le lien social unissant au départ les détenus. Ainsi, les effets de la
terreur seront discutés à la fois au niveau collectif et individuel.

Lien social et attaque des liens


En psychosociologie, le lien social apparaît à la fois comme un phénomène
courant et investi de qualités particulières, mais il serait propre à une approche
superficielle, de nature descriptive. Assez souvent, on lui donne de la substance en
s’inspirant des travaux de Freud qui ont une ouverture sociale. Dans la masse qu’il
a décrite, l’égalité est le facteur déterminant, mais le lien ne serait pas possible sans
l’identification commune à une personne ou à un idéal commun 32. La situation
initiale des étudiants à Piteşti peut être comprise dans cette perspective – un
nombre important d’individus qui ne se connaissent pas tous directement, mais qui
ont des valeurs communes. Le problème c’est que, du point de vue du pouvoir
communiste, ces valeurs sont l’ennemi à combattre plus qu’autre chose : « On
cherche à ce que les victimes se renient en reniant toutes leurs appartenances
(famille, ancêtres, Dieu), à ce qu’elles se délient de toutes leurs attaches… »33.
L’objectif du dispositif aurait été la rupture des liens, la destruction des symboles et
des valeurs collectives. Pour être plus précis, il a été question de remplacer les
relations égalitaires que les étudiants avaient entre eux par des relations verticales,
hiérarchiques, par le biais de l’arrachage des masques et de la torture.

32
Freud, S. (1921c).
33
Talaban, op. cit.
Radu Clit

La vision psychanalytique du lien social


Pour mieux comprendre ce changement, il faut revenir à Freud et à ce que l’on
peut dégager comme spécifique pour le lien social. L’idée même de lien suppose en
psychanalyse une implication de la libido, au-delà de la version intrapsychique du
lien34. Mais l’expression de lien social n’appartient pas à la psychanalyse, où il
représente une perspective plutôt collective sur la relation d’objet. Or, la relation
d’objet suppose l’investissement libidinal. Ainsi, au départ, Freud a montré qu’une
partie des tendances homosexuelles latentes s’assemble avec des parties des
pulsions du moi, en constituant avec elles les pulsions sociales, et participant « […]
à l’amitié, la camaraderie, à l’esprit de corps et à l’amour des humains en
général. »35 Freud établit une sorte de continuum entre relation amoureuse et
relation sociale. Ce qui compte davantage c’est que les tendances homosexuelles
latentes permettent un lien avec un statut égal entre les partenaires et un manque
de finalité érotique. Ultérieurement, Freud a proposé le terme de pulsion sexuelle
inhibés quand au but36 comme la forme d’amour qui a le rôle de lier les individus,
sans conduire l’accouplement, la finalité première de la libido. Néanmoins, il est
possible de faire une différence entre des liens plus proches, avec un
investissement libidinal plus important, quoique non-accompli, et des liens plus à
distance – on pourrait faire ainsi la distinction entre relations interpersonnelles et
relations sociales. A Piteşti, on peut invoquer les deux sortes de liens entre les
étudiants détenus.
Malgré cette importance de l’amour, la haine et la violence sont aussi impliqués
dans la substance du lien social. Ainsi, Freud va invoquer le mythe de la horde
primitive avec le meurtre du père. Dans la horde37, le meneur, un mâle fort,
excluait ses fils de la satisfaction sexuelle, et profitait seul de toutes les femmes.
Pour Freud, le mâle fort tué a acquis le statut de père, les auteurs du meurtre
auraient eu le statut de frères. Après le crime, a eu lieu le repas totémique, qui a
marqué la consommation « égalitaire » du père, puis ces hommes ont gardé des
rapports égalitaires, ce qui aurait conduit à l’interdit du meurtre du frère38. Si au
départ, il est question d’une alliance qui a comme but le crime, une fois le crime
accompli, elle bloque la violence. Il est possible d’avancer qu’à Piteşti ce pacte
aurait été rompu. D’après Freud, le pacte suppose le renoncement pulsionnel,

34
Chez Freud la notion de lien suppose des rapports associatifs entre des contenus
psychiques, et a été proposée par rapport au rêve.
35
Freud (1911c).
36
Freud (1930a).
37
Freud considérait la horde primitive comme un « mythe scientifique », une sorte de
modèle explicatif, sans réalité historique avérée.
38
Freud (1912-13a).
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social

typique de la culture39. Dans son modèle, les conséquences de l’interdit de tuer le


père sont favorables également aux frères complices. On peut invoquer ici comme
conséquence l’interdit de faire violence sur les plus faibles. En l’occurrence, il est
question plutôt de la limitation de la violence et de l’interdit de s’entretuer. Or à
Piteşti, limitation et interdits ne comptaient plus pour ceux qui pratiquaient la
torture.
Pour résumer la vision freudienne sur le lien social, il s’agit donc de relations
sociales entre plusieurs personnes, qui supposent un certain investissement
libidinal, avec renoncement au but directe de la pulsion. L’identification commune
à un leader ou à des valeurs communes est très importante. Ainsi, la limitation des
tendances égoïstes, donc du narcissisme, se trouve récompensée par l’idée que
l’autre est aussi le sujet d’une même opération. Si la haine est présente dans la
relation d’objet, la participation à la masse renforce le sentiment d’être semblable :
« Le sentiment social repose ainsi sur le retournement d’un sentiment hostile en
une liaison à tonalité positive, de la nature d’une identification. Pour autant que
jusqu’à présent nous puissions percer à jour ce déroulement, ce retournement
semble s’accomplir sous l’influence d’une commune liaison de tendresse à une
personne située hors de la masse. »40 Le sentiment hostile renvoie au pacte des
frères qui ont tué le père de la horde primitive. La masse n’est qu’une version de
horde. La personne située hors de la masse est bien sûr le meneur, qui joue aussi le
rôle du père. Il se peut que le meneur n’ait pas une existence réelle, situation dans
laquelle le liant qu’est l’identification n’est pas manifeste. Il faut souligner aussi le
retournement de l’hostilité en lien positif, grâce à l’identification.
A Piteşti l’identification commune qui avait structuré les étudiants était
attaquée, ainsi que leurs idéaux communs. L’équilibre entre composantes
libidinales et agressives était délité, le narcissisme personnel ne trouvait plus
d’étayage auprès des pairs. Le cadre totalitaire de cette prison, en discontinuité
avec la société, avec sa fermeture étanche et son système de surveillance draconien,
générait suffisamment de terreur pour défaire les anciens liens et pour proposer un
nouveau type de lien, à travers notamment la personne du leader des tortionnaires,
le fameux Ţurcanu.

Leader totalitaire et masochisme


Chez Freud, les composants de la masse se retrouvent à travers la figure du
meneur41. C’est lui qui est, d’une certaine façon, l’aune de l’égalité entre les

39
Freud (1915b).
40
Ibid.
41
Freud (1921c).
Radu Clit

individus unis par le lien social. Cette égalité existait au départ parmi les étudiants
emprisonnés à Piteşti, mais le projet de rééducation a conduit à son anéantissement.
Ainsi, à Piteşti, il est question d’une autre sorte de meneur, incarné par le fameux
Ţurcanu. Etudiant au départ, il a fait partie de la minorité qui a torturé sans passer
par le statut de supplicié. Il aurait aussi joué un rôle important dans l’organisation
de la procédure utilisée à Piteşti, mais de toutes les manières, il était le responsable
directe de son application. La durée et la nature des souffrances, le parcours
individuel de chaque prisonnier était à sa merci.
Dans cette perspective, Ţurcanu avait des droits de vie et de mort sur les
victimes, et même si à Piteşti, à partir d’un moment donné, on prenait des mesures
sérieuses pour empêcher les tentatives de suicide, environ 15 personnes seraient
mortes à cause de la torture42. Probablement Ţurcanu n’est pas le seul qui a tué,
d’ailleurs il n’était pas un simple tueur. Son statut de chef dans le cadre totalitaire
ne suppose pas simplement le droit de tuer, mais le droit de contrôler intégralement
l’existence de tous les prisonniers dont il était responsable. Dans un roman qui
propose un récit du phénomène Piteşti, on lui attribue la phrase : « tu mourras
quand je voudrai »43. C’est ce genre de détail qui montre qu’il était quasiment tout-
puissant à l’égard des suppliciés. Raison suffisante pour qu’il devienne une
personne très importante pour eux, même un modèle. On pourrait invoquer dans ce
contexte l’identification à l’agresseur, qui est un mécanisme de défense assez
courant. Bettelheim l’a signalé chez les prisonniers des camps de concentration
nazis44, mais ils n’étaient pas censés jouer un rôle de tortionnaire. Or dans les
conditions de Piteşti, il s’agit d’un mouvement plus complexe – dépourvu de tout
pouvoir, y compris de celui de se défendre, le supplicié est contraint à torturer à
son tour et de faire partie de la hiérarchie même qui l’a écrasé. Ce qui est fortement
sollicité, c’est le masochisme, notamment à cause de la torture. Le détenu n’avait
aucune possibilité de l’éviter, car la torture était systématique, et ainsi il était
contraint d’arriver à une sorte d’érotisation de la souffrance. Il est question de tirer
un certain profit d’une situation déplaisante, ou d’une prime de plaisir moyennent
la douleur, mais qui compte aussi pour une forme d’excitation du corps. A ajouter
la relation proche avec le tortionnaire, qui de par ses pouvoirs à octroyer cette
forme de traitement acquiert le rôle d’un personnage puissant, important, possible
modèle d’identification.

42
Ibid. Il est question de 15 morts sur un total de plus de mille prisonniers qui ont subi la
rééducation à Piteşti.
43
Goma, P. (1981).
44
Bettelheim, B. (1979).
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social

Problématique du masochisme
Le masochisme a été décrit comme forme d’érotisme avant la psychanalyse.
Freud a dégagé deux autres formes, le masochisme moral et féminin, et a montré
son rôle dans la vie psychique profonde. Le masochisme permet notamment
l’alliage des pulsions de vie et de pulsions de mort. Freud concevait la pulsion de
mort comme s'exprimant d'emblée par un sadisme originaire identique au
masochisme. Ce masochisme, lui-même originaire, serait « un témoin et un vestige
de cette phase de formation dans laquelle se produisit cet alliage, si important pour
la vie, de la pulsion de mort et de l'Eros »45. L'alliage qui est particulièrement
important pour la vie c'est le masochisme moral. La raison est qu'il descend de la
pulsion de mort, et plus précisément, « il correspond à la part de celle-ci qui a
échappé au retournement vers l'extérieur comme pulsion de destruction »46. Donc,
le masochisme serait une sorte de domptage de la pulsion de mort. Freud avait
avancé que le principe de plaisir est le gardien de la vie, mais on peut constater que
sa théorisation installe plutôt le masochisme dans cette position, que B. Rosenberg
a largement soulignée. Cet auteur montre que le masochisme est aussi gardien de la
vie psychique, car il garantit la temporalité et la continuité psychique, en assurant
le continuité de l’excitation, et en empêchant la décharge immédiate ; ainsi il évite
la rupture dans la vie psychique, et permet que la vie fantasmatique soit possible47.
Dans cette perspective, l’érotisation de la souffrance semble, dans le cadre
totalitaire de Piteşti, la solution de survie, pas seulement biologique, mais aussi
psychique. Avant de provoquer la mort, la torture semble pouvoir conduire vers la
désorganisation psychique. Plusieurs témoignages insistent que regarder la torture
de l’autre provoquait à Piteşti plus de souffrance chez les détenus contraints à
assister à ce spectacle qu’au supplicié. L’identification à la victime est très
importante dans cette situation, mais on peut avancer que le problème est justement
qu’il s’agit d’être confronté à une forme de châtiment sans en éprouver la
souffrance et la douleur dans sa chaire. Celui qui regarde a moins de bénéfices que
le supplicié. Il n’empêche que dans les conditions extrêmes de Piteşti, le
masochisme n’était pas non plus une protection suffisante pour l’évitement de
l’effondrement psychique.

L’approche individuelle
Dans une perspective clinique, on peut avancer que l’attaque des liens conduit à
un effondrement des défenses psychologiques collectives. Car toute organisation

45
Freud (1924c).
46
Ibid., p. 23.
47
Rosenberg, B.(1997).
Radu Clit

suppose des systèmes de défenses 48 face à l’angoisse qui lui est inhérente. La
transformation des victimes en bourreaux peut sembler un jeu maléfique, mais en
fait c’est une démarche qui détruit le sentiment d’appartenance à un même groupe,
à une communauté ou à un peuple. Quand les défenses collectives sont anéanties,
les défenses individuelles subissent forcément une pression plus importante.
Dans les témoignages des détenus, il est question de sentiment d’abandon, de
l’impression qu’on lisait leurs pensées, qu’ils n’avaient plus de possibilité de
cacher leurs pensées 49. Même la notion du temps semble déformée, en tous cas
pendant l’arrachage de masque : « Nous avons vécu un mois qui a duré un
siècle. »50 D’un autre côté, les collègues qui les torturent leurs semblent comme des
robots51, ou comme agissant par des reflexes conditionnés 52. Il doit y avoir,
forcément, un certain rapport entre cette impression d’intériorité poreuse, de
manque d’enveloppes d’un côté, et le comportement désincarné, presque
automatique du côté des bourreaux – à rappeler que les derniers avaient déjà
traversé la situation des premiers. La faillite des défenses laissait l’angoisse
générée par la torture sans possibilité de métabolisation, d’où son intensité qui
conduit au blocage typique de la terreur. En même temps, la faillite des défenses,
l’état d’effondrement psychique évoqué par certains auteurs seraient une condition
essentielle de la réussite de la transformation souhaité par le régime communiste.
Le masochisme réalise non seulement un dernier retranchement contre
l’effondrement, il conduit aussi à un nouveau lien avec le tortionnaire, avec le
meneur totalitaire. D’un autre côté, pendant l’expérimentation Piteşti, beaucoup des
détenus avaient l’impression de vivre le calvaire de Jésus Christ 53. Avant d’être
emprisonnés beaucoup de ces jeunes Roumains n’étaient pas des vrais croyants
orthodoxes, mais ce passage terrible les aurait rapproché de Dieu – or l’importance
de la souffrance, du sacrifice dans le christianisme ne laisse pas de doute – c’est à
cause de la contrainte au masochisme que les détenus ont retrouvé la figure de
Jésus Christ comme nouveau modèle d’identification et idéal commun. D’ailleurs,
après la fin de la procédure – ce qui suppose d’avoir passer par le statut de
tortionnaire -, beaucoup se sont reconstruits par la même identification à l’image
du Christ. D’une certaine façon, l’image du Christ exclu la torture de l’autre, sauf
si on accepte qu’elle a été imposée comme une forme paradoxale de supplice !

48
Labounoux, G. (1997).
49
Talaban, op. cit.
50
Dumitresco, G (1978).
51
Ibid.
52
Bacu, op. cit.
53
Talaban, op. cit.
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social

La torture de l’autre comme exutoire


Le niveau élevé de l’angoisse des prisonniers va de pair avec l’état de
désorganisation mentale, d’effondrement, l’absurde de la situation. La scène
psychique interne devient similaire à la scène collective externe, où s’imposent des
corps en souffrance, qui saignaient, blessés profondément, sans défense. De cette
façon, on peut comprendre que progressivement, les torturés acceptent des
supplices plus dures, plus blessants narcissiquement, qu’ils acceptent d’accuser de
méfaits imaginaires les êtres les plus chairs, qu’ils arrivent à renoncer aux valeurs
les plus importantes. Le chemin de l’arrachage des masques est de plus en plus
difficile à supporter, et le comble semble le changement de camp, la torture du
meilleur ami. Dénoncer des amis restés à l’extérieur, accuser sa famille de délits
imaginaires, sont des façons d’utiliser la parole ou l’écriture d’une manière
inhabituelle. Mais elles permettaient quand même des défenses, des façons de
s’excuser, car les accusés, les dénoncés se trouvaient loin, et en principe ils étaient
toujours innocents. La difficulté la plus importante semble à juste titre la dernière
étape, la torture du meilleur ami.
Cette difficulté tient d’abord, comme il a été montré, à la proximité, à la
présence dans la même situation définie comme totalitaire. Mais cette difficulté est
largement symbolique : l’ami, le collègue représente sa propre famille, des valeurs
en train de disparaître, des liens en train d’être déchirés. Une confrontation en face-
face se posait, confrontation qui demandait dans la plupart des cas des longues
périodes de torture subie pour pouvoir agir, pour trouver les ressources afin de
pouvoir frapper ceux qui étaient semblables. On peut supposer l’angoisse, mais
dans la situation de Piteşti c’était le seul exutoire, la seule voie de défoulement
possible.
A Piteşti, la souffrance, la disqualification, l’humiliation ne pouvaient pas être
dirigées contre les tortionnaires, véritables ou non, leur pouvoir était toujours
écrasant. Même si une partie des tortionnaires était du même camp, ils
représentaient le nouveau monde. En plus, les victimes n’avaient pas le droit de
s’exprimer qu’avec l’accord de ces tortionnaires. Ainsi ils étaient contraints à se
défouler sur les victimes, leurs amis et collègues – par là-même, ils pouvaient
exprimer leur haine contre leurs tortionnaires, avec un déplacement assez
important. A son tour, le masochisme se transforme en sadisme. Même dans cette
situation la contrainte était forte, car toute simulation, toute signe de faiblesse, ou
de sympathie avec les victimes pouvait conduire au retournement de la situation :
le nouveau tortionnaire redevenait victime. D’ailleurs le statut de tortionnaire
n’était jamais assuré. Bacu précise que tout détenu participait à des procédures de
Radu Clit

torture, mais seulement environ 50-60 sur 1000 la pratiquèrent couramment 54. Le
seul tortionnaire qui ne risquait rien c’était Ţurcanu – il était le leader totalitaire –
même si par la suite, il est devenu le bouc-émissaire de l’affaire.
Malgré toutes ces limites et évolutions ultérieures, la nature initiale des liens
entre les étudiants avaient changé, ils n’étaient plus des pairs, unis par un même
statut, mais des composants d’une hiérarchie dont le principe était celui de la
soumission au plus fort et l’abus du plus faible. Le cadre totalitaire mettait une telle
pression sur les détenus que pour la diminuer, ils étaient contraints à accepter la
seule issue permise par leurs bourreaux – la torture de l’autre. Mais cette issue
changeait radicalement la relation avec lui, ainsi que les rapports avec tous les
pairs. En fait, c’est notamment ce dernier moment qui rompt le lien social
traditionnel.

La double nature du lien


La double nature de la terreur, sociale et psychologique fait que le destin des
prisonniers à Piteşti se jouait aussi dans ces deux dimensions. La torture, la cassure
des liens conduisait à la libération de la haine, mais l’impossibilité de l’exprimer
dans le cadre totalitaire contribuait à l’évolution vers un état d’effondrement. Ainsi
le détenu n’avait qu’un recours, accepter de torturer son meilleur ami, avec toute la
charge de culpabilité possible. Sa haine était exprimée, mais un autre type de lien
était ainsi mis en place. La haine n’est plus refoulé, seulement déplacé sur les
relations avec les plus faibles et les moins importants, jamais dans la relation avec
les supérieurs hiérarchiques, qui devaient être aimés. Du coup, il y a un double
fonctionnement psychologique de la personne, qui devient tendre avec ses
tortionnaires, et agressif avec ses suppliciés. Le lien social est lui-même double,
pris dans l’importance de la hiérarchie, la distinction entre relation interpersonnelle
et sociale perd de sa pertinence : l’amour doit être adressé aux supérieurs, pas aux
proches, la haine à ceux qui sont plus faibles, pas aux ennemis.
Par rapport au modèle freudien du pacte des frères, qui conduit à des relations
égalitaires, il faut souligner que ce type de pacte imposé à Piteşti suppose la
hiérarchie. L’identification à l’agresseur peut être considérée comme une
dimension de la horde primitive freudienne – au départ l’agresseur était le père à
abattre. Mais elle n’explique pas la hiérarchie dans les liens sociaux, qui est
générée à Piteşti. En fait, on assiste à un changement des liens dans le cadre
totalitaire. Il est question du remplacement des relations égalitaires par des
relations hiérarchisées. La limitation de la violence reste importante, mais s’agit-il
d’un idéal commun ou d’une identification commune ?

54
Bacu, op. cit.
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social

Pour comprendre les relations verticales en contexte totalitaire, il faut prendre


en compte la dimension de la toute-puissance. Elle caractérise la pensée archaïque,
à la fois dans le développement personnel et de l’espèce humaine. Il se trouve
qu’elle est particulièrement importante dans un régime totalitaire55. Incarné par le
meneur totalitaire, elle suppose un appareil compliqué du pouvoir. Seul le meneur
de la hiérarchie peut invoquer un vrai surcroit de pouvoir. A Piteşti, Ţurcanu était
un chainon important dans la hiérarchie de la prison, mais dans les yeux des
prisonniers qu’il suppliciait, il représentait tout seul le pouvoir carcéral et même le
nouveau pouvoir politique du pays. Mais, quand la victime arrivait à jouer un rôle
de tortionnaire, l’identification à Ţurcanu ne pouvait pas aller trop loin, car cette
position n’était pas sure – seule l’impression d’une certaine participation à la toute-
puissance était possible. D’ailleurs, Ţurcanu lui-même, tout-puissant dans la
chambre de torture, est devenu finalement le bouc-émissaire de l’affaire Piteşti. Sa
toute-puissance n’était pas possible par rapport au pouvoir communiste qui l’a
utilisé comme un instrument de ses desseins.
Le sentiment de toute-puissance a aussi un caractère paradoxal, il suppose
l’autre sinon un groupe comme appui, mais exclut le partage, comme le montre
l’hypothèse de la position totalitaire dans le développement du narcissisme
précoce56. Les relations égalitaires ne véhiculent pas ce sentiment, car l’union des
paris génère un pouvoir partagé, et non pas de la toute-puissance. Elle permet aussi
une certaine expression de la haine, incluse dans le lien social, selon Freud. La
rupture de ce lien traditionnel conduit à une libération importante de haine, alors
qu’à Piteşti, la torture bloquait totalement son expression à l’extérieur de la
personne. La toute-puissance illusoire suppose la haine de l’autre, qui ne peut être
que déchu et faible – par contraste, le meneur totalitaire voit son importance
s’accroitre, dépasser toutes les limites 57.

Conclusion
En somme, le dispositif de Piteşti a réalisé notamment un cadre totalitaire
extrême qui a permis l’expérimentation d’un double changement chez les détenus.
D’abord, un changement de leurs liens, d’égalitaires en hiérarchiques, dans un
contexte qui impose l’érotisation de la souffrance ; deuxièmement, un changement
interne, de leur personnalité, qui est devenue assujettie au pouvoir, par le biais du

55
Clit, (2001).
56
Voire Clit (2001).
57
Les régimes totalitaires ont désigné des catégories d’individus placés dans cette position
d’infériorité sociale (les Juifs dans la version nazie, les bourgeois dans la version
communiste).
Radu Clit

masochisme. La transformation des liens a été obtenue aussi, par la suite, dans le
reste de la société, alors que le changement de personnalité a été moins important.
Le lien social a donc une certaine extériorité, mais comme on a pu le voir, il
implique aussi la personnalité profonde, ce qui montre que le changement du lien
est une condition importante du changement de la personne.

Rezumat : Procedura de reeducare de la închisoarea din Piteşti este inseparabilă de


contextul său specific. Regimul a manifestat caracteristicile unei instituţii totalitare:
discontinuitatea, închiderea, incertitudinea şi teroarea, care sunt prezente în proporţii
extreme. În acest fel, a fost posibilă modificarea atât a deţinuţilor, cât şi a valorilor lor – o
adevărată schimbare a relaţiilor sociale care trebuie semnalată. Relaţiile tradiţionale,
orizontale, bazate pe afecţiune şi valori comune, au fost transformate în relaţii verticale,
care implică o ierarhie rigidă şi un conducător puternic. Schimbarea este indusă în principal
prin transformarea victimei în călău. Fundamentul psihic al acestei operaţiuni presupune
inversarea masochismului cu violenţa, cu un câştig important de atotputernicie inconştientă
pentru fiecare reeducat.

Abstract: The re-education procedure from Piteşti prison cannot be separated from its
context. The regime exhibited the characteristics of a totalitarian institution: the closure, the
terror, the lack of continuity and of certitude – they are all present in extreme proportions.
All those characteristics made the change of prisoners and their values possible – a real
change of the social relations which need to be signaled. The traditional relations,
horizontal and based on affection and mutual values, were transformed into vertical
relations, based on a rigid hierarchy and a strong leader. The change was mainly induced by
transforming the victim into an executioner. The psychological base of this operation
implies the inversion of masochism into violence, with a strong gain of unconscious feeling
of all-mighty for each re-educated person.

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