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Radu CLIT1
1
Membre du Laboratoire de Psychopathologie psychanalytique des atteintes somatiques et
identitaires (LASI), Université Paris X Nanterre.
2
Ierunca, V (1996).
3
Ibid.
Radu Clit
invariables d’une situation très complexe, sans qu’on ait des informations
importantes sur le projet initial de la part des responsables politiques, des
organisateurs et des hommes de main sur le terrain.
4
Talaban, I. (1999).
5
C’est le nom de la police secrète politique en Roumanie.
6
Arendt, H. (1995).
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social
7
De Launay, M.-I. B. (1995).
8
Clit, R. (2001).
9
Ibid.
10
Arendt (1995).
11
Clit, R. (2002).
Radu Clit
12
Bacu D, (1963).
13
Arendt, op. cit. (1990).
14
A signaler qu’en général, les auteurs qui ont écrit sur Piteşti sont des anciens détenus
politiques qui n’ont pas directement connu la prison en question – mais ils ont entendus des
vrais survivants, en difficulté d’écrire, à cause de leur participation à la torture.
15
Bacu, op. cit.
16
Clit (2001).
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social
demandé à cause de l’écho dans le reste de la société des excès produits à Piteşti.
D’un autre coté, il faut se poser la question du désir du pouvoir de garder
totalement le secret. Hannah Arendt pense que les camps servent de laboratoires
d’expérimentation pour prouver que tout est possible17. A mon sens, l’objectif du
pouvoir serait d’obtenir dans le reste de la société les mêmes résultats que là-bas18.
En somme, le mélange de secret et de rumeurs ne peut qu’entretenir la terreur.
L’isolation, par son effet de clôture, accentue le sentiment de solitude, et confère la
dimension de fermeture19 au cadre totalitaire.
La troisième caractéristique est la surveillance généralisée réalisée par la police
secrète. Aujourd’hui, presque tous les auteurs qui ont écrit sur Piteşti sont sûrs qu’il
s’agit d’une procédure organisée par la fameuse police politique roumaine, la
« Securitate », à l’époque dirigé par des agents soviétiques. A l’intérieur de la
prison, l’équipe qui organisait la rééducation et la torture était constituée
d’étudiants qui venaient d’une autre prison, et qui n’avaient pas tous subi la torture.
Mais il ne faut pas se tromper - même si d’habitude l’administration de la prison
n’intervenait pas dans les rapports que les étudiants tortionnaires entretenaient avec
leurs victimes, quand les dernières arrivaient à s’imposer contre les bourreaux, les
mâtons rétablissaient le rapport de force initial20.
En fait, la particularité même de Piteşti est qu’il fut possible que des personnes
qui n’étaient pas favorables au régime communiste se surveillent et se torturent
mutuellement. Le système de surveillance mis en place était draconien21. Il
fonctionnait aussi pendant la nuit, et les rééduqués devaient observer des consignes
même quand ils étaient censés dormir. Leurs camarades qui les surveillaient les
frappaient quand ils bougeaient par exemple – ils étaient impitoyables car lors de
l’arrachage de masques, ils risquaient d’être dénoncés en cas de traitement trop
amical. En plus, tortionnaires et victimes vivaient ensemble, isolés dans des
groupes de 5 à 15 tout le temps, dans des cellules fermées22. De cette façon la
surveillance était aussi permanente que difficile à intégrer, car elle était réalisée par
des anciens collègues, des amis. Or d’habitude, la proximité entre tortionnaires et
victimes potentielles diminuent la propension vers la violence des premiers 23.
17
Arendt (1995).
18
Clit (2001).
19
Ibid.
20
Bacu, op. cit.
21
Ierunca, op. cit.
22
Bacu, op. cit.
23
Milgram, S. (1974).
Radu Clit
24
Clit (2001).
25
Ibid.
26
Ierunca, op. cit.
27
Bacu, op. cit.
28
Arendt, H (1990).
29
Ibid.
30
Dans ma traduction du roumain.
31
Bacu, op. cit.
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social
32
Freud, S. (1921c).
33
Talaban, op. cit.
Radu Clit
34
Chez Freud la notion de lien suppose des rapports associatifs entre des contenus
psychiques, et a été proposée par rapport au rêve.
35
Freud (1911c).
36
Freud (1930a).
37
Freud considérait la horde primitive comme un « mythe scientifique », une sorte de
modèle explicatif, sans réalité historique avérée.
38
Freud (1912-13a).
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social
39
Freud (1915b).
40
Ibid.
41
Freud (1921c).
Radu Clit
individus unis par le lien social. Cette égalité existait au départ parmi les étudiants
emprisonnés à Piteşti, mais le projet de rééducation a conduit à son anéantissement.
Ainsi, à Piteşti, il est question d’une autre sorte de meneur, incarné par le fameux
Ţurcanu. Etudiant au départ, il a fait partie de la minorité qui a torturé sans passer
par le statut de supplicié. Il aurait aussi joué un rôle important dans l’organisation
de la procédure utilisée à Piteşti, mais de toutes les manières, il était le responsable
directe de son application. La durée et la nature des souffrances, le parcours
individuel de chaque prisonnier était à sa merci.
Dans cette perspective, Ţurcanu avait des droits de vie et de mort sur les
victimes, et même si à Piteşti, à partir d’un moment donné, on prenait des mesures
sérieuses pour empêcher les tentatives de suicide, environ 15 personnes seraient
mortes à cause de la torture42. Probablement Ţurcanu n’est pas le seul qui a tué,
d’ailleurs il n’était pas un simple tueur. Son statut de chef dans le cadre totalitaire
ne suppose pas simplement le droit de tuer, mais le droit de contrôler intégralement
l’existence de tous les prisonniers dont il était responsable. Dans un roman qui
propose un récit du phénomène Piteşti, on lui attribue la phrase : « tu mourras
quand je voudrai »43. C’est ce genre de détail qui montre qu’il était quasiment tout-
puissant à l’égard des suppliciés. Raison suffisante pour qu’il devienne une
personne très importante pour eux, même un modèle. On pourrait invoquer dans ce
contexte l’identification à l’agresseur, qui est un mécanisme de défense assez
courant. Bettelheim l’a signalé chez les prisonniers des camps de concentration
nazis44, mais ils n’étaient pas censés jouer un rôle de tortionnaire. Or dans les
conditions de Piteşti, il s’agit d’un mouvement plus complexe – dépourvu de tout
pouvoir, y compris de celui de se défendre, le supplicié est contraint à torturer à
son tour et de faire partie de la hiérarchie même qui l’a écrasé. Ce qui est fortement
sollicité, c’est le masochisme, notamment à cause de la torture. Le détenu n’avait
aucune possibilité de l’éviter, car la torture était systématique, et ainsi il était
contraint d’arriver à une sorte d’érotisation de la souffrance. Il est question de tirer
un certain profit d’une situation déplaisante, ou d’une prime de plaisir moyennent
la douleur, mais qui compte aussi pour une forme d’excitation du corps. A ajouter
la relation proche avec le tortionnaire, qui de par ses pouvoirs à octroyer cette
forme de traitement acquiert le rôle d’un personnage puissant, important, possible
modèle d’identification.
42
Ibid. Il est question de 15 morts sur un total de plus de mille prisonniers qui ont subi la
rééducation à Piteşti.
43
Goma, P. (1981).
44
Bettelheim, B. (1979).
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social
Problématique du masochisme
Le masochisme a été décrit comme forme d’érotisme avant la psychanalyse.
Freud a dégagé deux autres formes, le masochisme moral et féminin, et a montré
son rôle dans la vie psychique profonde. Le masochisme permet notamment
l’alliage des pulsions de vie et de pulsions de mort. Freud concevait la pulsion de
mort comme s'exprimant d'emblée par un sadisme originaire identique au
masochisme. Ce masochisme, lui-même originaire, serait « un témoin et un vestige
de cette phase de formation dans laquelle se produisit cet alliage, si important pour
la vie, de la pulsion de mort et de l'Eros »45. L'alliage qui est particulièrement
important pour la vie c'est le masochisme moral. La raison est qu'il descend de la
pulsion de mort, et plus précisément, « il correspond à la part de celle-ci qui a
échappé au retournement vers l'extérieur comme pulsion de destruction »46. Donc,
le masochisme serait une sorte de domptage de la pulsion de mort. Freud avait
avancé que le principe de plaisir est le gardien de la vie, mais on peut constater que
sa théorisation installe plutôt le masochisme dans cette position, que B. Rosenberg
a largement soulignée. Cet auteur montre que le masochisme est aussi gardien de la
vie psychique, car il garantit la temporalité et la continuité psychique, en assurant
le continuité de l’excitation, et en empêchant la décharge immédiate ; ainsi il évite
la rupture dans la vie psychique, et permet que la vie fantasmatique soit possible47.
Dans cette perspective, l’érotisation de la souffrance semble, dans le cadre
totalitaire de Piteşti, la solution de survie, pas seulement biologique, mais aussi
psychique. Avant de provoquer la mort, la torture semble pouvoir conduire vers la
désorganisation psychique. Plusieurs témoignages insistent que regarder la torture
de l’autre provoquait à Piteşti plus de souffrance chez les détenus contraints à
assister à ce spectacle qu’au supplicié. L’identification à la victime est très
importante dans cette situation, mais on peut avancer que le problème est justement
qu’il s’agit d’être confronté à une forme de châtiment sans en éprouver la
souffrance et la douleur dans sa chaire. Celui qui regarde a moins de bénéfices que
le supplicié. Il n’empêche que dans les conditions extrêmes de Piteşti, le
masochisme n’était pas non plus une protection suffisante pour l’évitement de
l’effondrement psychique.
L’approche individuelle
Dans une perspective clinique, on peut avancer que l’attaque des liens conduit à
un effondrement des défenses psychologiques collectives. Car toute organisation
45
Freud (1924c).
46
Ibid., p. 23.
47
Rosenberg, B.(1997).
Radu Clit
suppose des systèmes de défenses 48 face à l’angoisse qui lui est inhérente. La
transformation des victimes en bourreaux peut sembler un jeu maléfique, mais en
fait c’est une démarche qui détruit le sentiment d’appartenance à un même groupe,
à une communauté ou à un peuple. Quand les défenses collectives sont anéanties,
les défenses individuelles subissent forcément une pression plus importante.
Dans les témoignages des détenus, il est question de sentiment d’abandon, de
l’impression qu’on lisait leurs pensées, qu’ils n’avaient plus de possibilité de
cacher leurs pensées 49. Même la notion du temps semble déformée, en tous cas
pendant l’arrachage de masque : « Nous avons vécu un mois qui a duré un
siècle. »50 D’un autre côté, les collègues qui les torturent leurs semblent comme des
robots51, ou comme agissant par des reflexes conditionnés 52. Il doit y avoir,
forcément, un certain rapport entre cette impression d’intériorité poreuse, de
manque d’enveloppes d’un côté, et le comportement désincarné, presque
automatique du côté des bourreaux – à rappeler que les derniers avaient déjà
traversé la situation des premiers. La faillite des défenses laissait l’angoisse
générée par la torture sans possibilité de métabolisation, d’où son intensité qui
conduit au blocage typique de la terreur. En même temps, la faillite des défenses,
l’état d’effondrement psychique évoqué par certains auteurs seraient une condition
essentielle de la réussite de la transformation souhaité par le régime communiste.
Le masochisme réalise non seulement un dernier retranchement contre
l’effondrement, il conduit aussi à un nouveau lien avec le tortionnaire, avec le
meneur totalitaire. D’un autre côté, pendant l’expérimentation Piteşti, beaucoup des
détenus avaient l’impression de vivre le calvaire de Jésus Christ 53. Avant d’être
emprisonnés beaucoup de ces jeunes Roumains n’étaient pas des vrais croyants
orthodoxes, mais ce passage terrible les aurait rapproché de Dieu – or l’importance
de la souffrance, du sacrifice dans le christianisme ne laisse pas de doute – c’est à
cause de la contrainte au masochisme que les détenus ont retrouvé la figure de
Jésus Christ comme nouveau modèle d’identification et idéal commun. D’ailleurs,
après la fin de la procédure – ce qui suppose d’avoir passer par le statut de
tortionnaire -, beaucoup se sont reconstruits par la même identification à l’image
du Christ. D’une certaine façon, l’image du Christ exclu la torture de l’autre, sauf
si on accepte qu’elle a été imposée comme une forme paradoxale de supplice !
48
Labounoux, G. (1997).
49
Talaban, op. cit.
50
Dumitresco, G (1978).
51
Ibid.
52
Bacu, op. cit.
53
Talaban, op. cit.
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social
torture, mais seulement environ 50-60 sur 1000 la pratiquèrent couramment 54. Le
seul tortionnaire qui ne risquait rien c’était Ţurcanu – il était le leader totalitaire –
même si par la suite, il est devenu le bouc-émissaire de l’affaire.
Malgré toutes ces limites et évolutions ultérieures, la nature initiale des liens
entre les étudiants avaient changé, ils n’étaient plus des pairs, unis par un même
statut, mais des composants d’une hiérarchie dont le principe était celui de la
soumission au plus fort et l’abus du plus faible. Le cadre totalitaire mettait une telle
pression sur les détenus que pour la diminuer, ils étaient contraints à accepter la
seule issue permise par leurs bourreaux – la torture de l’autre. Mais cette issue
changeait radicalement la relation avec lui, ainsi que les rapports avec tous les
pairs. En fait, c’est notamment ce dernier moment qui rompt le lien social
traditionnel.
54
Bacu, op. cit.
Le phénomène Piteşti, son cadre totalitaire et la destruction du lien social
Conclusion
En somme, le dispositif de Piteşti a réalisé notamment un cadre totalitaire
extrême qui a permis l’expérimentation d’un double changement chez les détenus.
D’abord, un changement de leurs liens, d’égalitaires en hiérarchiques, dans un
contexte qui impose l’érotisation de la souffrance ; deuxièmement, un changement
interne, de leur personnalité, qui est devenue assujettie au pouvoir, par le biais du
55
Clit, (2001).
56
Voire Clit (2001).
57
Les régimes totalitaires ont désigné des catégories d’individus placés dans cette position
d’infériorité sociale (les Juifs dans la version nazie, les bourgeois dans la version
communiste).
Radu Clit
masochisme. La transformation des liens a été obtenue aussi, par la suite, dans le
reste de la société, alors que le changement de personnalité a été moins important.
Le lien social a donc une certaine extériorité, mais comme on a pu le voir, il
implique aussi la personnalité profonde, ce qui montre que le changement du lien
est une condition importante du changement de la personne.
Abstract: The re-education procedure from Piteşti prison cannot be separated from its
context. The regime exhibited the characteristics of a totalitarian institution: the closure, the
terror, the lack of continuity and of certitude – they are all present in extreme proportions.
All those characteristics made the change of prisoners and their values possible – a real
change of the social relations which need to be signaled. The traditional relations,
horizontal and based on affection and mutual values, were transformed into vertical
relations, based on a rigid hierarchy and a strong leader. The change was mainly induced by
transforming the victim into an executioner. The psychological base of this operation
implies the inversion of masochism into violence, with a strong gain of unconscious feeling
of all-mighty for each re-educated person.
Bibliographie