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Thomas Cortado

M1 EAS
2009

« LES MOTS, LA MORT, LES SORTS »


POUR UNE ETHNOGRAPHIE MINEURE

1
Le Tournant critique

« On dirait même que la pure lumière de la science a besoin, pour resplendir, des ténèbres
de l'ignorance ». C'est sur cette citation de Marx que s'ouvre le premier chapitre de Les mots,
la mort, les sorts, la grande monographie qu'a consacrée Jeanne Favret-Saada à la sorcellerie
dans le Bocage. Le choix de Marx a une fonction précise : cette ethnographie participe du
tournant critique qui affecte l'anthropologie et la plupart des sciences humaines depuis la
fin des années 1960. Dans le sillage des mouvements contestataires qui ont agité la décennie,
les intellectuels occidentaux prennent en effet conscience des implications politiques de
leurs activités, et du rapport complexe entre science et idéologie. La réflexion sur le rapport
entre ces deux formes du savoir et leur « coupure » supposée n'est certes pas nouvelle, mais
à partir des années 1970, on s'aperçoit de ce qu'on ne peut jamais vraiment assigner un
moment à cette coupure. Là où nous croyions êtres assis sur des bases intellectuellement
saines, nous découvrons les vieux relents du racisme et du colonialisme (1). La nouvelle est
terrible pour les sciences sociales, qui se pensaient sur le point de rejoindre les sciences de
la nature dans leur assurance et leur robustesse épistémologiques. Notamment
l'anthropologie, où le structuralisme avait permis de nourrir pareils espoirs, à un degrés
probablement supérieur à toute autre discipline, puisqu'il s'autorisait de la discipline la plus
robuste entre toutes, les mathématiques. Le désenchantement est maximal. Les années 1970-
1980 vont ainsi être celles du tournant critique pour l'anthropologie, quand décline le
dernier paradigme à avoir pu prétendre gouverner l'ensemble de la discipline, et à fixer
définitivement son modèle épistémologique. Critique doit s'entendre ici au sens marxiste. Il
s'agit non seulement, à la manière de Kant, de régler l'usage des catégories de la pensée, de
déterminer les conditions d'un savoir portant effectivement sur le réel, mais aussi de
contester la prétention des fausses sciences, de démystifier le sens commun, en s'attaquant
aux idéologies, qui souvent servent les intérêts des dominants. L'intention critique se
retrouve dans la plupart des grands courants qui ont émergé à cette époque, et qui
constituent aujourd'hui encore le paysage de la discipline. L'anthropologie sociale, à la
Bourdieu ou type École de Manchester, (d)énoncent la surdétermination de la relation
ethnographique par les rapports de pouvoir [Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la
pratique, 1972]. Qui prétend décrire la réalité du terrain doit désormais expliciter ses
rapports avec les différentes administrations, sa position dans la hiérarchie locale, et

2
montrer comment ces logiques influent sur ses propres observations. L'anthropologie aura
dans cette perspective une fonction essentiellement démystificatrice. Aux États-Unis,
l'anthropologie du narrativ turn inaugure la réflexion sur les procédés textuels et les
stratégies rhétoriques utilisés pour la description des cultures indigènes. L'ethnographie,
qui aime à se présenter comme une science, est aussi un genre littéraire [James Clifford, On
Ethnographic Authority, 1983]. Le passage de l'expérience (sur le terrain) au texte (en
chambre) n'a rien d'un simple « compte-rendu ». De fait, si le texte ethnographique est, au
final, le texte de la culture étudiée, et si, pour le lecteur du moins, cette culture n'existe qu'à
travers ce texte, l'autorité qu'exerce l'ethnographe sur son texte devient problématique. Il
doit précisément veiller à ne pas apparaître comme le seul auteur du texte, car il n'est jamais
le démiurge des cultures qu'il étudie. Il faut désormais faire participer activement les
indigènes à la rédaction des textes ethnographiques. De fait, l'occultation de la dimension
esthétique par l'anthropologie classique allait de pair avec l'idéologie coloniale, qui niait aux
indigènes le statut de sujet. Le post-modernisme aura une fonction de participation et de
reconnaissance. Même l'anthropologie cognitive, apparemment la moins sensible aux
enjeux politiques, partage cette intention critique : l'anthropologie pré-scientifique, jamais
loin d'une herméneutique, a voulu artificiellement limiter les capacités de création du genre
humain, en quadrillant la diversité des usages possibles du symbolisme, en rabattant celui-
ci sur des principes obscures et transcendants : « l'âme indigène », le « Volksgeist », la
« mentalité primitive » [Dan Sperber, Le Symbolisme en général, 1974]. L'anthropologie
cognitive a donc une fonction paradoxalement émancipatrice, en reconnaissant une égale
capacité d'invention symbolique à tous les humains, refusant la forclusion culturelle et
identitaire (2).

Le sens et la portée d'une œuvre comme celle de Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les
sorts, paru en 1977, se comprend à la lumière de ce contexte social et politique que nous
avons commencé à esquisser. Apparemment, l'objet de l'analyse est des plus classiques : la
sorcellerie, telle que pratiquée dans les régions rurales du grand Ouest, régions que l'on a
longtemps perçues comme étant les plus « arriérées » du pays. Mais en ce milieu des années
1970, les campagnes françaises en générale, et l'Ouest en particulier, ont enregistré de
profondes mutations, au plan économique et sociale. Le Bocage n'est plus cette terre
enclavée, soumise à la seule autorité des paroisses, que l'on imaginait encore au milieu du

3
siècle. La politique de modernisation agricole a rendu difficile l'assimilation des
communautés qui y vivent à des « sociétés traditionnelles », imperméables au temps, fidèles
reflets des origines [Henri Mendras, La Fin des paysans, 1967]. Or, l'anthropologie avait pu
s'approprier cet objet, notamment à travers les études folkloristes, précisément parce qu'elle
avait supposé une quasi équation liant le « sauvage » des colonies au « paysan arriéré » des
campagnes reculées (3). Tous deux représentaient les « survivances » d'un passé ailleurs
révolu. Un même « déni de contemporanéité » affectait les sauvages et les paysans éloignés
des centres urbains, identifiés à la modernité conquérante [Johannes Fabian, Time and the
Other, 1983]. Mais l'objet de Jeanne Favret-Saada n'est pas la « France éternelle » : ce sont les
campagnes d'aujourd'hui. A la manière de l'anthropologie sociale, Jeanne Favret-Saada
multiplie les « ponts » entre ces campagnes et ce que nous identifions à la modernité,
examinant les articles de presse, la dialectique unissant le point de vue des « milieux
autorisés » à celui de ces paysans à qui l'on veut faire occuper la place d'imbécile (4). La
« sorcellerie contemporaine », nous dit Jeanne Favret-Saada. Mais là encore, c'est un pied-
de-nez aux études folkloristes. Celles-ci envisageaient la sorcellerie comme un tissu de
croyances anciennes et de superstitions, vieux reste de paganisme. Le déchiffrement d'une
hypothétique « âme paysanne » n'est pas ce qui intéresse notre ethnographe. Non pas
interpréter les discours, découvrir un sens aux symboles et aux croyances, mais décrire les
usages concrets que les enquêtés font de la magie. Le symbolisme n'exige pas de
l'ethnographe un travail d'interprétation, au terme duquel il y aurait une clé permettant de
« comprendre » le sens « profond » de ce qui a été observé. Il s'agit d'expliciter les règles
immanentes aux pratiques, à la manière de la linguistique cognitive. Et, préfigurant les
nouvelles formes d'écriture ethnographique qu'expérimenteront les post-modernes, Jeanne
Favret-Saada invente un nouveau « style de description culturelle », où l'autorité de
l'ethnographe est moins donné qu'elle n'est à reconquérir en permanence, où la polyphonie
des voix narratives vient donner toute sa place à la parole indigène (5).

L'auteure participe, à sa manière, au tournant critique. Mais attention le travail qu'a fourni
Jeanne Favret-Saada ne se voulait pas critique à la base. Ce n'est pas comme si, partant d'une
intuition théorique préalable, ou de motivations politiques préalablement fixées, elle s'était
ensuite donnée un objet, qu'elle aurait cherchée à décrire en fonction de ces intuition ou de
ces motivations. Bien au contraire, la nécessité d'une critique de la théorie et de la méthode

4
classiques ne s'est imposée à elle qu'après l'expérience ethnographique. Or, la magie est,
nous l'avons dit, un « objet » classique. En fait, plus que ça. Il fut la « clé de voûte » et le
passage obligé de toutes les théories « classiques » (6). Pour l'évolutionnisme, la magie était
comme l'expression d'un stade initial de la pensée humaine, aussi appelée « animisme » par
Tylor [Edward Burnett Tylor, Primitive Culture, 1871], caractéristique d'une société encore
dominée par le besoin. Elle témoignait de l'unité psychique du genre humain, de par les
préoccupations d'ordre intellectuel qu'elle manifestait. Elle ne s'en distinguait pas moins, et
de façon absolument radicale, de la science [Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive,
1922]. Les auteurs fonctionnalistes se sont efforcés de montrer comment la magie participait
d'un système d'action collectif, remplissant certaines fonctions, par exemple dans le procès
de la production agricole [Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental,
1922]. Le fait qu'un phénomène comme la magie, en apparence si détaché de la réalité
concrète, puisse être intégré à l'analyse des formes économiques démontrait la pertinence
des hypothèses fonctionnalistes. Le structuralisme est connu pour avoir substituer le
concept d' « efficacité symbolique » à celui de « magie » [Claude Lévi-Strauss, L'efficacité
symbolique, 1949]. Il s'agissait d'insister sur la cohérence interne des systèmes symboliques
régissant les pratiques magiques. Surtout, l'efficacité symbolique était une pièce maîtresse
du dispositif forgé par Lévi-Strauss : elle témoignait de l'ascendant exercé par le mental, le
psychisme sur la vie corporelle, concrète [Claude Lévi-Strauss, Introduction à l'œuvre de
Marcel Mauss, 1952 ], et donc de l'intérêt qu'il y avait à pratiquer l'analyse structurale,
quelque soit le cas retenu. De fait, le phénomène magique a toujours occupé une place
centrale dans l'analyse, et même un lieu stratégique dans le jeu des oppositions entre
courants, qu'il fallait atteindre pour renverser le paradigme concurrent. Jeanne Favret-Saada
opère un premier déplacement par rapport à cette tradition : elle préfère parler de
« sorcellerie » que de magie, témoignant d'un intérêt spécifique pour la dimension
pragmatique (« jeter un sort ») et d'un souci plus grand, à la manière d'Evans-Pritchard
enquêtant chez les Azandé, pour la conceptualisation indigène [Sorcellerie, oracle et magie
chez les Azandé, 1972 ; cité en page 28]. Mais, voulant s'installer pleinement dans son objet,
elle construit un dialogue original entre la discipline et l'objet, suggérant des liaisons
imprévues, improbables, mais jamais contingente entre l'epistémè de l'anthropologie
classique et ce fait particulier qu'est la magie. Loin du « Grand Partage », ces liaisons
s'avèrent plurielles, jamais réductibles à une simple opposition ou à un mécanisme

5
d'exclusion réciproque ; plutôt des formes riches de contagions et d'emprunts mutuels. Les
lectures de Bruno Latour [Nous n'avons jamais été modernes, 1991] et de Georges Stocking
[The Ethnographer's Magic, 1983] nous ont ici été d'une aide précieuse. Nous essaierons, au
cours de notre commentaire, de démêler ces liens entre la discipline et le fait magique,
notamment à travers la critique de la méthode ethnographique formulée par Jeanne Favret-
Saada. Nous nous limiterons, par souci d'économie mais pas seulement, à la première partie
de l'ouvrage, consacré à la critique du folklorisme et à l'exposé de la méthode – si l'on peut
encore parler de méthode.

I. La possibilité d'une ethnographe

La méthode classique : l'idéal de neutralité et le modèle du laboratoire

Les canons de la méthode ethnographique ont été fixées par Malinowski en 1922, dans la
célèbre introduction à ses Argonautes du Pacifique Occidental. A une époque ou
l'anthropologie ne jouit pas encore d'une véritable reconnaissance institutionnelle, ce texte

6
vise à donner des bases scientifiques à la discipline, en la dotant d'une méthode rigoureuse
et systématique. Il s'agit de distinguer le travail des ethnographes, dont l'exécution est
soumise à une « charte mentale », un ensemble de principes garantissant la qualité
intellectuelle des productions, et la simple « curiosité des amateurs », ces « esprits
inexperts ». « Le traitement scientifique diffère de celui du bon sens, tout d'abord du fait
que, toujours un peu pédant, le chercheur pousse beaucoup plus loin l'examen, d'une façon
très complète et très minutieuse, en procédant avec système et méthode » ( p 69 ).
L'ethnographe doit prouver qu'il est le seul à pouvoir accéder à la « véritable mentalité
indigène », au point de vue des primitifs, à en dresser l'image la plus fidèle. Le modèle qu'a
en tête Malinowski quand il expose les principes de la méthode ethnographique est celui
des sciences expérimentales, dont il est lui-même issu (7). Le terrain offre un équivalent du
laboratoire, dans la mesure où il permet une observation in situ, un examen exhaustif de
tous les aspects propres aux phénomènes étudiés (8). Mais le travail en laboratoire est
soumis à de fortes contraintes : s'appuyant sur un dispositif qu'il a lui même conçu, le savant
doit parvenir à contrôler les différents paramètres qui peuvent influencer, perturber le cours
de l'expérience. C'est le jeu de ces paramètres, en même temps que le compte-rendu
systématique des observations, qui permet de contraindre la nature à livrer ses « secrets »,
les lois qui la gouvernent. De même, l'ethnographe doit élaborer sur son terrain un dispositif
lui permettant de contrôler les éléments qui peuvent perturber la vie des indigènes étudiés.
« Les conditions propres au travail ethnographique » sont comme le dispositif expérimental
par lequel il est possible d'atteindre à une certaine rigueur intellectuelle. Le premier des
paramètres sur lequel il faut agir, c'est la présence de l'observateur lui-même. L'observateur
est toujours un « étranger », aux mœurs bizarres puisque ressentant une curiosité maladive
pour tous les aspects de la vie quotidienne, qui n'ont évidemment, pour les indigènes,
absolument pas l'intérêt que leur porte l'ethnographe. L'isolement, prolongé, est le moyen
pour l'ethnographe de limiter l'influence perturbatrice de sa propre présence. « Parce qu'ils
me voyaient tout le temps parmi eux, les indigènes n'étaient plus intrigués, inquiets ou
gênés de ma présence; dés lors, je cessais d'être un élément perturbateur dans la vie tribale
que j'étudiais » (p 64). D'où le premier principe de la méthode malinowskienne : « se couper
de la société des Blancs et à rester le plus possible en contact étroit avec les indigènes » (p
63). L'accès au point de vue indigène se fait ensuite par la collecte minutieuse et exhaustive,
que permet l'isolement, des « faits folkloriques », notamment les discours et récits qui

7
parsèment la vie indigène. Ainsi on accède aux croyances, aux représentations culturelles ;
ils sont le matériau sur lequel s'appuie l'ethnographe pour déchiffrer « l'âme des primitifs ».
Le dispositif élaboré par l'ethnographe, en lui permettant d'occuper la place du « témoin
impartial » qui, à l'image du savant dans son laboratoire, garanti l'adéquation des
interprétations ethnologiques à leur objet. Les administrateurs coloniaux, les missionnaires
et les commerçants, avec lesquels l'anthropologue se trouvaient en concurrence directe,
étaient personnellement impliqués dans l'examen des cultures primitives, ils étaient guidés
par un intérêt autre qu'intellectuel. Aveuglés par leurs préjugés, « ces esprits inexperts » ne
pouvaient voir le « fond de l'âme indigène ». En revanche, la position de témoin impartial,
telle que la construit l'ethnographe, lui permet de ne pas dissoudre l'altérité culturelle sous
l'effet de préjugés, ou d'intérêts. Ainsi se trouvait fondée la légitimité de l'anthropologie,
contre la prétention des « amateurs ».

L'implication de l'ethnographe

La méthode qu'a choisie Jeanne Favret-Saada pour conduire son enquête dans le Bocage
s'inscrit en opposition à cette tradition ethnographique inventée par Malinowski, en même
temps qu'elle en reprend certaines intuitions. Malinowski voulait assoir la discipline sur des
bases proprement empiriques. D'où la référence fréquente à « l'expérience réelle ». Mais les
buts qu'il assignait à l'anthropologie étaient emprunts de préjugés « culturalistes », que son
dispositif ne lui permettait pas d'écarter, bien au contraire. En effet, le culturalisme se
caractérise, au dire de Jean Bazin, l'un de ses plus féroces critiques récents, par la croyance
en une irréductibilité de la différence culturelle, et en une subordination des pratiques au
sens et à la représentation [Jean Bazin, Des clous dans la Joconde, 2008]. Les individus
agissent comme ils le font de par la culture à laquelle ils appartiennent, et des principes qui
la fondent (9). Les pratiques, leur intégration dans des situations singulières et concrètes, ne
sont pas le souci de ces anthropologues ; elles valent comme « illustration », manifestation
d'un « point de vue ». « Nous nous intéressons seulement à ce qu'ils sentent et pensent en
tant que membres d'une communauté donnée » ( p 79 ). Le dispositif expérimental favorise
cette approche. Les indigènes sont comme les choses en laboratoire : soumis à des lois ou à
des principes qui, tout en leur étant immanent, les dépassent (10). Jeanne Favret-Saada ne
partagent pas cette approche culturaliste, dans la mesure où elle se focalise non pas sur les

8
croyances mais sur les pratiques magiques. Cependant, elle n'adopte pas une position de
principe : la nature de son objet lui a imposé ce choix. D'où l'intérêt de la critique : elle part
d'un même souci de coller à la réalité empirique, commun aux anthropologues classiques.
Malinowski insistait sur l'aller-retour nécessaire entre la conjecture et l'observation, les
déplacements que la seconde imposait à la première. « Un précepte de l'anthropologie
britannique veut que l'indigène ait toujours raison, qui entraîne l'enquêteur dans des
directions imprévues » ( p 31 ). Mais, s'installant sur le territoire de l'anthropologie
classique, Jeanne Favret-Saada est incitée à prendre une direction qui s'apparente à une
véritable « ligne de fuite » (11). En effet, il s'est avéré que la sorcellerie est d'abord une affaire
de paroles, mais de paroles auxquelles on attribue un pouvoir d'action, une « force »
spécifique (12). « En sorcellerie, l'acte, c'est le verbe » ( p 25 ). La parole sorcière touche à
l'existence, à la vie et à la mort. Elle engage personnellement ceux qui la prononcent, et ceux
qui la reçoivent. Elle n'a pas la fonction d'informer, mais d'atteindre. «La sorcellerie, c'est de
la parole, mais une parole qui est pouvoir et non savoir ou information » ( p 26 ). De fait, la
parole sorcière est prise dans des enjeux politiques, toujours soumise à des rapports de
force. « Rien n'est dit de la sorcellerie qui ne soit étroitement commandé par la situation
d'énonciation » ( p 32 ). Mais il faut entendre la proposition dans plusieurs sens : non
seulement la parole est toujours en prise avec une situation singulière, concrète mais rien ne
sera dit à qui refuse de s'impliquer dans la situation. « Recueillir » l'information impose de
collaborer à sa production. De fait, la position d'extériorité, défendue par la tradition
ethnographique, qui, pourtant, se veut empirique, n'est pas tenable, pour une raison
empirique justement, liée à la nature de l'objet étudié. Jeanne Favret-Saada le dit : « la
position de témoin impartial est absente de ce discours » ( p 43 ). La conclusion s'impose : la
méthode traditionnelle est vouée à l'échec. « Il est impossible de mettre sur pied une
quelconque stratégie de l'observation (fût-elle « participante »), avec de qu'elle présuppose
de distance convenue. Plus généralement, prétendre une position d'extériorité, c'est
renoncer à connaître ce discours. ». Il faut donc pratiquer une autre ethnographie, qui
accepte de s'impliquer dans la production de son objet.

Après Malinowski, une autorité sans fondement ?

Malinowski, en inventant la méthode de l'ethnographie classique, fonde en même temps

9
l'autorité de sa discipline, contre la prétention des amateurs (13). Les sciences
expérimentales sont là aussi un modèle à suivre. Les premiers laborantins ont construit leur
légitimité en transposant le modèle judiciaire à l'examen des « choses » [Steve Shapin et
Simon Shaffer, Leviathan and the air-pump, 1985]; il s'en sont explicitement référés aux
pratiques en vigueur dans les cours de justice pour assoir leur autorité. En effet, l'avantage
de la méthode expérimentale était, d'après ses premiers promoteurs, qu'elle permettait de
produire un « témoignage impartial », au contraire des idéologues et des religieux. Le
laborantin est le seul à s'en tenir aux faits, et rien qu'aux faits. Le dispositif expérimental
permet de faire la part entre les observations et les inférences, là où l'analyse idéologique se
refuse à distinguer les deux. L'expérimentateur est capable d'attester à la première personne
des descriptions qu'il propose, gageant l'authenticité de ses comptes-rendus. « J'y étais ».
Malinowski a su faire valoir cette position de témoin impartial en exposant sa méthode. Il
ne manque jamais de critiquer la partialité de ses concurrents, notamment les fonctionnaires
coloniaux. A cela, Jeanne Favret-Saada a répondu qu'il n'était pas possible, à qui veut
étudier la sorcellerie, d'adopter une position d'extériorité. L'ethnographe doit
personnellement collaborer à la production de son objet. L'autorité de l'ethnographe, telle
qu'avait voulu la définir Malinowski, déjà vacille. Mais surtout, Jeanne Favret-Saada
conteste la fausse évidence du « j'y étais », qui vient assoir, en dernière instance, cette
autorité. Malinowski aimait s'en référer à son « expérience personnelle » pour fonder ses
analyses ou justifier de leur intérêt auprès du lecteur. « Je livre cet aperçu de ma propre
histoire simplement pour montrer que ce qui vient d'être dit ne constitue pas un programme
gratuit, mais bien le résultat d'une expérience personnelle », nous dit Malinowski ( p 70 ).
Pourquoi : « fausse évidence » ? La première phrase du texte écrit par Jeanne Favret-Saada
nous semble exposer, dans sa construction, les deux raisons pour lesquelles la position
traditionnelle est une fausse évidence. « Soit une ethnographe : elle a choisi d'enquêter sur
la sorcellerie contemporaine dans le Bocage de l'Ouest. » ( p 16 ). La substitution de la
troisième personne, forme pronominale indéterminée, à la première personne (le « je » ou
le « nous » de majesté) se comprend à la lumière de ce qui a été dit sur l'impartialité.
L'ethnographe n'a pu recueillir de données qu'en acceptant d'être « prise » dans les
processus qu'elle voulait justement étudier. De fait, son expérience lui a en partie échapper,
au sens où elle n'a pu maîtriser complètement la relation, ni même voulu la maîtriser, dans
la mesure où elle aurait du alors occuper une position d'extériorité. L'expérience ne peut

10
donc être qualifiée de « personnelle », effectuée par un sujet pleinement maître de lui-même
: les enquêtés sont intervenus de manière décisive dans l'élaboration de cette expérience.
Mais il y a une deuxième raison. Le choix de l'introducteur « soit », mot dérivé du verbe être
conjugué au temps de subjonctif, dénote une position en suspens. L'ethnographie à laquelle
s'est livrée l'auteure aurait très bien pu ne pas avoir lieu ; il n'y a rien d'évident à vouloir
endosser le point de vue d'une ethnographe. Au contraire, l'exemple de la sorcellerie montre
qu'interroger les pratiques d'un point de vue contemplatif va, en réalité, contre l'évidence.
L'intérêt pragmatique est ce qui en générale commande les activités des gens ; il faut tout
un systèmes de dispositions particulières pour ne les envisager qu'à travers leur
signification et les croyances qui les supportent. Pierre Bourdieu qualifiait de « scolastique »
ces dispositions engagées dans l'activité contemplative [Pierre Bourdieu, Les Méditations
pascaliennes, 1995]. Et, curieusement, c'est bien le « sens commun » de ses indigènes que
Jeanne Favret-Saada fait jouer contre la méthode traditionnelle ; là où l'anthropologie
classique cherchait surtout à se distinguer du commun, de « l'ethnographie sauvage » que
pratiquaient les « esprits inexperts ». « Vouloir simplement s'informer est le propre d'un naïf
ou d'un hypocrite qu'il est urgent d'intimider » ( p 29 ). On ne pourra donc se permettre de
supposer l'autorité de l'ethnographe, à partir des arguments traditionnellement invoqués,
comme le « j'y étais ». L'autorité de l'ethnographe perd ces évidences qui lui servaient de
fondement, elle est « suspendue ». Il faudra donc la conquérir, dans le dialogue permanent
avec les indigènes, et l'explicitation de ces propres pratiques, de leur intégration dans des
« situations » d'interaction toujours singulières.

II. Un « canton de primitivité »

L'idéologie du « paysan arriéré » : sa fonction sociale et politique

La mise en laboratoire n'a pas seulement une fonction cognitive, elle possède aussi une
signification politique. L'idéal de neutralité n'a, comme l'a démontré l'anthropologie sociale,
aucun fondement réel. L'anthropologue mobilise des schèmes mentaux, cognitifs qui
renvoient à ses multiples appartenances sociales. L'absence de réflexivité induit par cet idéal
permet à ces schèmes de s'exprimer librement, et l'ethnographe est alors conduit à produire
des analyses qui, au final, sont le reflet de ses appartenances [Pierre Bourdieu, Méditations
11
pascaliennes, 1995]. La hiérarchie sociale en sort préservée, et même renforcée puisque
l'analyse scientifique, celle qui se veut la plus neutre, n'est précisément pas parvenue à la
mettre en cause. Elle l'a en réalité confirmée. L'idéal de neutralité fonctionne comme une
idéologie : il naturalise et légitime tout en occultant (14). Le folklorisme a particulièrement
souffert de ce défaut. En focalisant l'attention sur les « croyances », il a aussi expulsé ceux
qu'il étudiait de la modernité. En effet, la modernité se définit par la science et le progrès, le
contraire de la croyance. « Dire, en effet, qu'on étudie les croyances de sorcellerie, c'est
s'interdire par avance d'y reconnaître aucune vérité : si c'est une croyance, ce n'est pas vrai »
( p 17 ). La croyance appartient à la coutume, à la tradition. A travers elle, on veut révéler
des comportements imperméables au temps. Et donc en faire un reflet des origines, la
survivance de pratiques archaïques, primitives. Mais, ce faisant, l'ethnographe ne faisait
jamais que répéter un schème commun aux élites dominantes, savantes et urbaines. « Ce
canton de la primitivité, du surnaturel et de l'anachronisme où les idéologues urbains
parquent ainsi les paysans du Bocage est aussi – et principalement – celui de la crédulité »
(p 68). Les élites sociales s'identifient « naturellement » à la modernité ; elles ont le monopole
de l'idéologie dominante. « Prétendre aujourd'hui à l'appellation de citoyen français, issu de
la tradition des Lumières, c'est faire la preuve que l'on sait pratiquer l'expulsion hors de soi
de l'irrationnel. » (p 72). La forclusion dans la crédulité est donc un moyen pour faire valoir
la domination de l'élite nationale ; il faut produire une « image inversée du savant »,
fonction idéologique s'il en est. L'ethnographe qui envisage la sorcellerie comme un
ensemble de pratiques et non comme un tissu de croyances ne peut manquer d'être attaquée
par cette même élite. Il y a forcément quelque chose de suspect, quand on est une
représentante de l'élite intellectuelle, parce que membre du CNRS, à vouloir côtoyer les
« arriérés », les symboles de l'archaïsme et de la superstition ( p 73 ), sans s'intéresser, même
au terme de l'analyse, à « la validité » de leurs croyances. L'anthropologie classique était, à
cet égard, plus rassurante, elle qui n'hésitait pas à dire de la sorcellerie qu'elle consistait
essentiellement en une « application erronée de la loi de causalité » [A. Van Gennep, Manuel
de folklore français contemporain, 1938]. « le travail du folkloriste consiste à marquer la
différence entre sa propre théorie laquelle d'ailleurs est « vraie ») et celle du paysan, laquelle
est seulement une croyance » ( p 19 ). D'où l'image que la presse a cultivé de l'ethnographe
elle-même : « la sorcière du CNRS ». « Est-ce qu'un savant ou un « moderne », demande
Jeanne Favret-Saada, a besoin pour se conforter du mythe d'un paysan crédule et arriéré ? »

12
( p 18 ). Il semblerait, quand bien même ce soit à l'un des siens qu'il assigne la position de
l'idiot.

Qu'est-ce que la modernité ?

Les paysans ne sont pas dupes. Ils ne veulent pas être parqués dans ce « canton de
primitivité ». Ils connaissent les stratégies de l'élite dominante pour les assimiler à des
imbéciles. Quand l'enquêteur vient les voir pour les questionner sur leurs croyances, ils
comprennent très bien le piège qu'on leur tend. « Les paysans ne s'y trompent guère, qui
opposent à ces entreprises un mutisme obstiné » ( p 17). Au contraire, ils reprennent à leur
compte le discours rationaliste. « Aussi longtemps qu'elle soutient une position
d'extériorité, nous dit Jeanne Favret-Saada, l'ethnographe n'entend que billevesées destinées
à la convaincre qu'on est aussi douée qu'elle pour se distancer d'un objet nomme
sorcellerie » ( p 36 ). Les paysans accomplissent le même effort que les élites pour montrer
leur maîtrise des codes dominants, et eux aussi mobilisent la catégorie du fou et du crédule.
« Le crédule, ce n'est pas le paysan, c'est l'idiot ou le fou, hors catégories sociales » ( p 69 ).
Mais qu'est-ce exactement ce rationalisme dont tous se réclament ? En quoi s'oppose-t-il en
premier lieu à la magie, à la sorcellerie ? On remarquera : les gens demandent l'aide d'un
désorceleur généralement après avoir eu recourt à la science. Et il n'y a pas toujours de
déconnexion stricte entre science et sorcellerie dans la tête de ces gens qui, souvent
désespérés, y ont recourt. « La théorie du type de Quelaines, dit Marie, c'était le...comment,
le magnétisme. Alors pour mon père c'était quelque chose de... après tout, pourquoi pas
scientifique ? » ( p 90 ). Mais la sorcellerie heurte, pour reprendre les mots de Bruno Latour,
la « Constitution » du monde moderne. La modernité se caractériserait, d'après l'auteur, par
la séparation des choses et des personnes, la coupure entre science et idéologie. Les choses
tombent sous la juridiction du laboratoire, tandis que les personnes appartiennent au corps
souverain. Les répertoires naturels, sociaux et symboliques sont clairement distingués. La
sorcellerie fait justement fi de ces distinctions. L'expression « avoir le sang fort/faible » est
un bon exemple de cette confusion des répertoires, le mélange du naturel et du symbolique
sous une même notion. Mais le meilleur exemple est la parole. Il faut lire le quatrième de
couverture : « être pris dans les sorts, dans la mort, dans les mots qui nouent les sorts ou les
détournent, c'est tout un ». La parole magique et typique de ces « quasi-objets », de ces

13
« hybrides », décrits par Bruno Latour : elle mobilise différents répertoires que la modernité
sépare : les personnes (les mots), les corps (la mort), les symboles (les sorts). En réalité, nous
n'avons affaire qu'à un seul répertoire, un même « réseau » : personne-corps-symbole (mots-
morts-sorts) ; « c'est tout un » : la distinction en peut être le fait que d'un esprit rationnel,
qui n'est pas pris dans le procès de la parole magique. Le cas des Fourmond est ici
exemplaire et explique probablement pourquoi il a fait scandale. Monsieur Fourmond, le
maire du village, est malade. La science ayant échoué à le soigner, il s'estime victime d'une
attaque magique, probablement perpétré par un opposant politique. Voilà que se trouvent
mêlés la politique, les choses et le symbolisme, dans un même réseau pratique. « Scandale
bourgeois ». Mais la sorcellerie heurte également, ce qui est tout aussi grave, la conception
moderne du temps. En effet, les rationalistes défendaient une conception du temps comme
« flèche ascendante » : la rupture d'avec le supposé obscurantisme des temps passé aurait
été le fait de cette idée, le Progrès. Or la sorcellerie intervient dés lors que cette flèche semble
se briser : le malheur commence à faire « série » ( p 20 ). La temporalité paraît alors soumise
à un principe de répétition, souvent tragique, et non plus de progression, synonyme de
guérison. « Pourquoi cette répétition et pourquoi mon foyer ? » (p 23 ). Car le dernière aspect
de la sorcellerie qui la fait s'opposer à la science est son souci du singulier, de ce qui ne peut-
être subsumé sous quelque catégorie générale, à l'inverse de la science, qui procède d'après
le particulier, pour remonter progressivement vers le général. « Dans le Bocage, comme
ailleurs en France, les malheurs ordinaires sont expliqués un par un » ( p 20 ). La sorcellerie
est, pour reprendre l'expression du philosophe Gilles Deleuze, toute entière du côté
« minoritaire » (15). Comme un taupe, elle creuse, à l'aveugle, des galeries à l'intérieur du
discours et de la pensée dominants, c'est-à-dire modernes et rationalistes. Et ceci explique
aussi pourquoi il ne pourra jamais se retrouver dans le discours officiel, par définition
« majoritaire ». Elle doit rester cachée.

L'ironie de la modernité : être partout et nulle part à la fois

Il y aurait, dans la sorcellerie, quelque chose de sub-versif. La thèse défendue par Bruno
Latour est bien connue : « nous n'avons jamais été modernes ». Le laboratoire permet en
réalité la prolifération des hybrides. Nous vivons dans un monde où nous ne cessons de

14
construire des réseaux mêlant humains et non-humains, nature et symboles. Sauf que la
modernité prive les non-humains de représentation, et interdit aux pratiques de médiation
une expression publique. Et précisément, le fait d'empêcher ces hybrides de s'exprimer nous
permet de les multiplier à notre guise. (Pour vivre heureux, vivons cachés). Le texte de
Jeanne Favret-Saada nous semble apporter une contribution majeure et imprévue à cette
thèse. Déjà, Malinowski, en calant la méthode ethnographique sur celle des sciences
expérimentales, produisait un être hybride : l'indigène. En effet, l'indigène est à la fois un
humain, c'est une évidence, puisqu'il parle et est l'objet d'un savoir anthropo-logique, et une
chose, en tant qu'il est l'objet d'une expérience scientifique. Et cela est particulièrement
manifeste dans le cas de l'écriture ethnographique, où se donne à voir le résultat de
l' « expérience ethnographique ». L'indigène y apparaît comme « une monstruosité
conceptuelle : assurément comme un sujet parlant puisque l'ethnographie est faite de ses
dires ; mais comme un parlant non humain puisqu'il est exclu qu'il occupe jamais la place
du « je » dans quelque discours que ce soit » ( p 57 ). La prolifération s'effectue le plus
souvent sur un mode ironique. Là où s'exerce la purification, la dissociation radicale de
l'humain et du non humain, l'hybridation paraît en même temps la plus intense. Ainsi les
paysans du Bocage, nous l'avons dit, se défient de la sorcellerie, invoquent la position du
crédule pour se mettre eux-mêmes, par contraste, en valeur. Mais la forclusion de certains
dans la crédulité fait partie du discours magique, comme le suggère Jeanne Favret-Saada.
« Qu'il faut, au moins, un crédule ». La dénonciation de quelque pratique permet à d'autres
de s'exprimer : précisément, la condamnation préalable de certaines d'entre elles évite à
d'autres de subir le même « sort ». Eux sont des arriérés, mais nous, vous comprenez, c'est
différent, beaucoup plus sérieux. Mais les modernes aussi pratiquent l'ironie. Ils font de la
superstition, que pourtant rejette les paysans, qu'ils méprisent, leur caractère distinctif.
« L'ironie du sort (ou les rigueurs de l'idéologie des Lumières) veut que la presse nationale
reconnaisse dans ces personnages fantaisistes et dans leurs clients le vrai fond de l'âme
paysanne » ( p 66 ). Mais pourquoi une telle insistance sur la superstition, alors qu'en réalité
les indigènes eux-mêmes refusent à se reconnaître en elle ? La même insistance s'observe
dans l'attention portée à la croyance. Les folkloristes aimaient à se perdre dans
d'interminables conjectures sur le symbolisme paysan, la signification des croyances, les
secrets gisant au fond de « l'âme paysanne ». Or il s'agissait le plus souvent d'un leurre. « Le
texte du secret (son énoncé) est largement contingent » ( p 41 ), nous dit Jeanne Favret-

15
Saada. Comment ne pas voir, dans cette insistance, le même impératif de faire proliférer les
hybrides ? Le paysan arriéré, superstitieux, plus encore que le Sauvage, car
géographiquement plus proche de nous, et appartenant au même espace national que le
nôtre, apparaît comme un cas paradigmatique d'hybridation. L'ironie supérieure est dans le
fait, qu'en dernière instance, le paysan collabore à la production de ce discours tantôt
misérabiliste, tantôt populiste – mais de façon ironique, justement. Si bien que le seul à
passer pour un imbécile, c'est, au final, le moderne, le folkloriste lui-même. « Prétendre […]
qu'on veut entendre parler de sorcellerie paysanne et y rester étranger, c'est se condamner
à n'entendre que des déclarations objectivistes, à collectionner des historiettes fantastiques
et des recettes de désenvoûtement – soit, à relever des énoncés que le sujet de l'énonciation
désavoue formellement. Ainsi, depuis cent cinquante ans, l'indigène et le folkloriste se
mirent-ils chacun dans le miroir que l'autre lui tend, sans qu'apparemment le second se soit
avisé de ce que cela comporte d'ironique complicité de la part du premier. » ( p 37 ). Qu'il
faut au moins, un crédule, nous disait Jeanne Favret-Saada. Le « canton de la primitivité » a
peut-être un périmètre plus large que celui ordinairement supposé.

III. Une autre ethnographie ?

En-deçà de la description

« Quand la parole, c'est la guerre, il faut se résoudre à pratiquer une autre ethnographie » (
p 30 ). L'ethnographe doit donc accepter d'être « pris » dans l'objet dont il prétend rendre
compte. Mais quel type de document scientifique est-il possible de produire, dés lors qu'on
a renoncé à une position d'extériorité ? En quoi peut bien consister la « reprise » ? La réponse
n'a rien d'évident. « Relisant mes notes de terrain, commente Jeanne Favret-Saada, j'y
découvre que rien de ce qui concerne directement la sorcellerie ne se prête à la description
ethnographique. » ( p 51 ). Et pour cause ! La description ethnographique, telle qu'on
l'entend traditionnellement, suppose un « fait ». Elle doit informer, et rien d'autre. « J'estime,
disait Malinowski, que seules possèdent une valeur scientifique les sources
ethnographiques où il est loisible d'opérer un net départ entre, d'un côté, les résultats de
16
l'étude directe, les données et interprétations fournies par les indigènes, et de l'autre, les
déductions de l'auteur basées sur son bon sens et son flair psychologique. » ( p 59 ). La
description ethnographique devait fonctionner, dans l'esprit de Malinowski, comme
preuve. Mais dés lors que le « fait empirique » est constamment soumis à quelques
manipulations stratégiques (« les informations sur ce sujet ont la particularité de n'être pas
des informations, mais des moments dans une stratégie »), qu'il n'est plus dissociable du
contexte dans lequel il a été recueilli, et qu'il fait intervenir au premier plan la présence de
l'ethnographe elle-même (« la réponse qu'à chaque fois j'ai donnée à mes interlocuteurs est
constitutive du fait considéré »), quelque chose comme un « fait ethnographique », au sens
malinowskien, n'existe tout simplement plus. En réalité, il s'agit moins d'un fait que d'un
flux, et la narration est le seul mode par lequel on peut en rendre compte. « Le fait empirique
n'est pas autre chose qu'un procès de parole et mes notes prennent la forme d'un récit, nous
explique Jeanne Favret-Saada . » ( p 51 ). Le texte ethnographique consistera donc en
morceaux de narration, en « fragments de récits », en éléments pris dans une temporalité et
dans l'actualité d'une situation (16). Mais ce n'est pas la seule modification que subit le texte
ethnographique. La mise en laboratoire voulue par Malinowski supposait une coupure nette
entre ce qui relève de l'apprentissage, et donc de la mise en place du dispositif d'enquête,
ou des émotions ressenties au contact des indigènes, et l'expérience ethnographique elle-
même, en tout cas ce qui lui est assimilée, où la présence de l'ethnographe a été neutralisée.
Le journal est le lieu où sont consignées les informations relatives à la mise en place du
dispositif ; il est là où s'exprime le sujet de l'énonciation, car il possède une fonction
essentielle d'apprentissage, d' « encodage ». Le texte ethnographique exclut quant à lui cette
présence. Le sujet de l'énonciation doit s'effacer derrière le point de vue du scientifique, le
« témoin impartial » - et impersonnel. « Le texte scientifique proprement dit est consacré
aux résultats du décodage opéré par l'ethnographe » ( p 53 ). D'où la remarque de Jeanne
Favret-Saada : « la marque de la scientificité ou de l'objectivité se repère donc ordinairement
entre un sujet de l'énonciation ethnographique et l'ensemble des énoncés produits sur la
culture indigène, soit dans la différence entre l'avant-propos et le texte. » ( p 53 ). Or, la
présence de l'ethnographe comme sujet de l'énonciation a été décisive tout au long de
l'enquête ; jamais l'ethnographe n'est parvenue à neutraliser sa position. Elle n'a pu quitter
le stade d'apprenante. Donc, dans la perspective de cette anthropologie classique, le seul
texte que Jeanne Favret-Saada puisse élaborer est un « avant-propos ». « Quand le texte,

17
c'est son avant-propos ».

Une reprise pragmatique

Pourtant, l'ethnographie ne se ramène pas, selon Jeanne Favret-Saada, à un « genre


littéraire » [James Clifford, On Ethnographic Authority, 1983] . Il ne s'agit pas de dissoudre
toute prétention à la scientificité, et de sombrer dans l'impressionnisme. Bien au contraire,
l'anthropologie reste une science empirique. Mais alors, en quoi va exactement consister
l'activité scientifique, la « reprise » théorique ? Pour les anthropologues classiques, la
description ethnographique vaut preuve, et le raisonnement anthropologique doit toujours
s'appuyer sur celle-ci pour être recevable. La dépendance au corpus était donc très forte.
L'ethnographe se devait d'être exhaustif dans ses descriptions. La méthode était, au dire de
Malinowski, « statistique ». Dans le cas de Jeanne Favret-Saada, un traitement de ce type
n'est plus possible, puisqu'il n'y a plus vraiment de corpus inscriptionum. Mais Jeanne
Favret-Saada n'y a pas vu une faiblesse ; plutôt une force. « Pour moi, le fait que les paysans
du Bocage m'aient contrainte à produire un certain nombre d'énoncés au même titre qu'eux
(soit, à être encodeur) m'a permis de sortir des limites d'un corpus ou, ce qui revient au
même, d'y inclure mon propre discours. » ( p 49 ). Comment Jeanne Favret-Saada est
parvenue à retourner la difficulté ? L'ethnographe, c'est entendu, ne peut décrire un « fait »
de sorcellerie. Mais elle a les moyens pour expliciter les différents usages possibles, autorisés
de la parole sorcière. Le récit, en tant qu'il donne à voir le procès de parole dans sa continuité
et en référence à une situation concrète d'énonciation, est l'outil adéquat pour décrire les
règles gouvernant l'ordre sorcier. De fait, Jeanne Favret-Saada ne cherche pas tant un
principe qui lui permettrait de décoder les énoncés de sorcellerie, d'en déterminer le sens.
Elle s'intéresse à « la compétence », telle que l'individu la mobilise à chaque fois qu'il entre
dans le procès de la parole sorcière. On s'éloigne donc définitivement de la cryptologie
folkloriste, pour atteindre à la pragmatique. Qu'est-ce qu'ils font ? Et comment ils le font ?
« Comment c'est dit » ? : la seule question qui vaille réellement la peine de se poser.
L'apprentissage devient, dans ce cas, un matériau de la théorie même (17). Le fait que
l'ethnographe soit parvenue à produire des énoncés magiques, bien qu'elle n'ait pas eu accès
à l'intégralité des discours tenus, est la principale énigme qu'il faut résoudre. La théorie
consistera donc à expliciter les stratégies possibles, les contraintes structurelles qui régissent

18
la production de la parole magique. Le fait que le sorcier soit un acteur jamais présent du
discours sorcier, la nécessité qu'il y ait l'intervention d'un « annonciateur » pour que soit
reconnue une situation d'envoûtement : voilà quelques exemples de contraintes
structurelles. Pour justifier l'indépendance par rapport au corpus, et l'intérêt donné au
processus de son apprentissage, Jeanne Favret-Saada fait référence à la linguistique
cognitive. « A la question des grammairiens comparatistes, j'ai pu substituer celle des
tranformationnistes : cet énoncé peut-il ou non être produit ? » ( p 49 ). Mais attention à ne
pas se méprendre sur cette référence. La « compétence linguistique », telle que la suppose
la grammaire générative, d'inspiration chomskienne, possède un fondement neurologique.
Les règles que décrivent les linguistes ont donc un substrat biologique, indépendamment
de leur mise en œuvre. Or la compétence des participants au procès de la parole sorcière n'a
rien de naturelle ; il s'agit d'une compétence pragmatique, permettant l'élaboration de
stratégies, et socialement déterminée. Le locuteur de la pragmatique constituerait donc un
meilleur exemple de ce que peut être le participant au procès que le sujet abstrait et universel
de la grammaire générative (18). D'où l'attention portée à la position, et non à la nature des
individus : « la limite de l'ethnographie ordinaire est celle de son corpus. Pour celle que j'ai
pratiquée, le problème est, à chaque fois, d'évaluer correctement les limites de ma position
de parole » ( p 49 ). En ce sens, la « reprise théorique » participe d'une anthropologie
pragmatique (19).

L'autorité partagée

Le « texte » à proprement parler n'est jamais tout à fait dissociable de l'avant-propos. Bien
sûr, il y a une distinction à opérer entre la prise et la reprise. Là se joue le travail proprement
scientifique de l'ethnographe. Mais le texte ainsi produit est tout entier traversé des
expériences confuses et multiples vécues par l'ethnographe, expérience qui ne sont jamais
le fait d'un seul sujet. Le « soit » contenu dans la première phrase du livre a, nous l'avons
déjà souligné, une fonction de mise en suspens. L'autorité traditionnelle de l'ethnographe
se trouvait ainsi contestée. Mais nous pouvons désormais donner une signification très
concrète à cette contestation : la subjectivité polyvoque et morcelée de l'avant-propos doit
se substituer, jusque à un certain point, à l'autorité assurée du texte. L'autorité
ethnographique est à conquérir, plus qu'elle ne doit être supposée. Déjà, le choix du récit

19
contre la description mérite que l'on s'y arrête. En ouvrant la subjectivité de l'auteure à la
dimension du temps, le récit fait vaciller l'autorité. Il montre l'ethnographe engagé dans des
processus sur lesquels il n'a pas de réel contrôle. L'évènement n'est pas seulement un
paramètre ou un phénomène objectif, comme chez Malinowski, il est l'horizon constituant
de l'expérience ethnographique ; dans sa position d'apprenante, l'ethnographe, et la qualité
de son travail sont largement dépendants des évènements auxquels elle a assisté. Mais
l'autorité vacille aussi en ce que la subjectivité de l'auteure est contaminée par celle de ses
enquêtés. La dynamique intersubjective, qui est le commun de toute expérience sur le
terrain, apparaît dans le texte ethnographique. Il faut montrer des indigènes concrets, faire
entendre leur « voix ». L'anthropologie classique, en réclamant du sujet de l'énonciation
qu'il s'efface derrière les énoncés proprement ethnographique, empêchait du même coup
les indigènes de s'exprimer. « Dans la littérature ethnographique, une faction indigène parle
à la science universelle, une non-personne à un sujet indéfini. » ( p 57 ). L' « espace du texte »
ethnographique est traditionnellement vide, occupé seulement par des formes
impersonnelles, indéfinies : un « on » parle à un « il ». « Ainsi l'énonciation scientifique
s'épuise-t-elle dans l'acte de désignation, laissant ouverte la question de savoir qui désigne
et à qui. » ( p 55 ). La nouvelle écriture ethnographique doit faire valoir l'existence du « je »
et du « tu ». La sorcellerie peut, de ce point de vue, apporter une contribution imprévue à
l'ethnographie. En effet, elle enseigne qu'il « faut, au moins, un sujet (quel qu'il soit) pour
soutenir l'interlocution » ( p 52 ). La leçon vaut bien pour l'ethnographie en générale. Jeanne
Favret-Saada en était parfaitement consciente : « C'est, aussi bien, ce qui me forçait à
reconnaître cette situation-limite qu'est la sorcellerie, dans laquelle je ne pouvais pas éviter
d'entendre qu'il y était question de l'interpellation d'un sujet par un autre sujet. » ( p 54 ).
Concrètement, Jeanne Favret-Saada n'hésite pas à multiplier les voix à l'intérieur de son
texte. A l'encontre du « style indirect libre », fréquemment employé par les ethnographes
dans leurs descriptions, mais qui constitue, comme l'a montré Clifford, une véritable
usurpation d'identité, Jeanne Favret-Saada restitue de la façon qu'elle espère la plus
authentique toute la complexité de la parole indigène [James Clifford, On Ethnographic
Authrority, 1983]. Les citations sont nombreuses, et ne fonctionnent pas seulement comme
exemples ou illustrations de thèses défendues par l'anthropologue seule : elles participent
de l'économie théorique du texte lui-même. Elles lui donne son mouvement. « Qu'est-ce qui
va 'core arriver ? » ( p 20 ). Pas seulement les indigènes, les diverses composantes de la

20
société dans laquelle sont intégrés et l'ethnographe et ses enquêtés sont incités à prendre la
parole. Les notes de bas de page font parler les grands essayistes de la presse nationales :
Gérard Bonnot pour L'Express ( p 50 ), Roger-Pol Droit pour Le Monde ( p 68 ). Les voix
savantes, populaires, éclairées, indigènes se mêlent dans ce texte, donnant le sentiment
d'une intense polyphonie, effectuant un partage concret de l'autorité, plus adéquat à la
nature toujours troublée de l'expérience ethnographique.

IV. Anthropologues, encore un effort si vous voulez être


pragmatiques !

Malinowski, en séducteur

On connaît la célèbre analyse que Georges Stocking a faite des Argonautes du Pacifique
occidental [The Ethnographer's Magic, 1983]. Évoquant l'invention de la méthode
ethnographique par les anthropologues britanniques, il dit : « on hésite parfois à suggérer
qu'une communauté de chercheurs ait pu revêtir quelques unes des caractéristiques de son
objet d'étude. Il existe néanmoins des similitudes, particulièrement en regard de ce qui en
est venu à être considéré comme l'expérience constitutive de l'anthropologie sociale et
culturelle. ». De l'ethnographie, nous avons dit que Malinowski la pensait suivant le modèle
du laboratoire. Pourtant, il emploi des termes assez éloignés du credo positiviste quand il
s'agit de poser la question de la méthode : « Qu'est-ce donc que cet art magique de
l'ethnographe, grâce auquel il parvient à percer à jour la véritable mentalité indigène, à
brosser un tableau authentique de l'existence tribale ? » ( p 62 ). Il y a semble-t-il, un double
discours. Par exemple, quel sens donné à l'adjectif « authentique » ? S'agit-il d'une fidélité à
l'expérience, d'une exigence empirique ? S'agit-il d'un jugement de valeur, renvoyant à ce
que nous percevons comme étant le plus « essentiel » ? Les deux bien sûr. Mais alors, on
commence à sortir du compte-rendu, et à s'aventurer dans le romanesque. « Imaginez-vous
soudain, débarquant, entouré de tout votre attirail, seul sur une grève tropical, avec, tout à
côté, un village d'indigènes, tandis que l'embarcation qui vous a amené cingle au large pour

21
bientôt disparaître. » ( p 60 ). Le style de cette exorde appartient au roman de voyages plus
qu'au registre scientifique. La confusion de la narration et de la description était donc déjà
à l'œuvre chez Malinowski. Et que dire du second point de méthode, qui consiste à peindre
les « impondérables » de la vie indigène, ou ce que l'auteur appelle « la chaire et le sang »
des populations étudiées ? La méthode laborantine vaut pour étudier l' « anatomie » et le
« squelette » de la société étudiée. Mais concernant les « styles de conversation », les
« amitiés et les inimitiés », les « courants de sympathie et de haine », les « réactions
émotives » (p 75), les « détails et les nuances des conduites » ( p 77 ), il faut infléchir les
exigences de la méthode. Ici, au dire même de Malinowski, « l'équation personnelle de
l'observateur intervient beaucoup plus que lorsqu'il s'agit de réunir des données
ethnographiques brutes » (p 77 ). Bref nous sortons du laboratoire. L'individu concret,
vivant apparaît. Car l'enjeu pour Malinowski n'est pas seulement de « déchiffrer » l'âme
indigène, l'ethnographe a également le « désir subjectif de prendre conscience de ce qui
anime les gens, de saisir la raison profonde de leur joie de vivre » ( p 82 ). Et dans cette
perspective, il faut inclure le lecteur, chez qui l'on veut faire naître « une sympathie pour les
efforts et les ambitions de ces indigènes » ( p 82 ). Une autre expérience se donne à voir dans
le texte de Malinowski, non plus seulement celle de l'ethnographe, qui pratiquerait
l'équivalent d'une science expérimentale, mais l'individu vivant, qui s'est retrouvé au milieu
d'autres individus dont a priori il ignorait tout. L'expérience comme ouverture et réception,
loin de l'expérimentation contrôlée. Malinowski aussi donne à voir une subjectivité troublée
par l'expérience ethnographique. « Il n'est pas mauvais non plus que dans ce genre de travail
l'ethnographe abandonne quelque fois sa caméra, son bloc-note et son crayon, pour se
joindre à ce qui s'y passe. […] Je ne suis pas certain que ce soit aussi simple pour tout le
monde – peut-être le tempérament slave est-il plus malléable et plus naturellement
« sauvage » que celui de l'Européen occidental » ( p 78). Le « sauvage » ferait comme partie
de cette « équation personnelle de l'observateur ». Le détour par l'expérience subjective
permet, au dire de Georges Stocking, de subjuguer le lecteur. La part proprement non-
scientifique dans l'écriture de Malinowski. Animé d'un idéal qui semble demeurer
positiviste, Georges Stocking critique cette manière de faire fonctionner l'écriture
ethnographique. Pour lui, mythe veut d'abord dire mystification. Mais, d'un point de vue
qui n'est pas celui de la modernité, ce fonctionnement prend une autre dimension : la
nécessité de toujours faire proliférer les hybrides. L'ethnographe lui-même, et l'activité

22
ethnographique comme élaboration conjointement subjective, symbolique et rationnelle,
sont des hybridations, au sens donné par Bruno Latour. Et de fait, l'ethnographe doit nous
apparaître comme un sorcier, ou mieux, un initiateur. Le texte de Malinowski aurait pour
intérêt non seulement de s'essayer à un exercice de divination, déchiffrant les traces de l'âme
indigène, mais aussi de préparer ces futurs sorciers, que seront les prochains ethnographes.
Faire proliférer les ethnographes. Les séduire, les tenter (20)

Le sujet de l'écriture ethnographique, Jeanne Favret-Saada en psychanalyste

Que fait Jeanne Favret-Saada ? Comment fonctionne Les Mots, la mort, les sorts ?
Malinowski interpellait son lecteur. Et, comme le dit notre auteure, interpeller, c'est en
même temps constituer un sujet. L'étudiant en anthropologie qui se met à lire Les
Argonautes y trouve l'énergie et les repères pour pratiquer un travail à l'image de celui
fourni par Malinowski. Car la séduction n'est pas seulement mystification, donc sujétion,
elle est aussi suggestion, incitation à faire comme (22). En ce sens, Les argonautes ont bien
été le mythe fondateur de l'anthropologie : ils ont réellement fondé quelque chose, à savoir
la pratique moderne du terrain. La réponse est plus délicate dans le cas de Jeanne Favret-
Saada. A la lecture du livre, on ne peut pas dire que l'ethnographie en sorte magnifiée, même
sous une forme rénovée. Le désenchantement paraît de mise. Les tentatives faites pour
s'accrocher à l'héritage de la discipline, l'anthropologie britannique par exemple, ont
quelque chose d'un peu désespérée : « Un précepte de l'anthropologie britannique – le seul,
peut-être, au nom de quoi je puisse me dire ethnographe [...] » ( p 31 ). Comme si
l'ethnographe ne cessait de se poser la question, en sous main : mais que suis-je en train de
faire ? En fait, l'écriture ethnographique semble avoir fonctionné, dans le cas de Jeanne
Favret-Saada, comme une écriture psychanalytique (21). L'attention portée avant tout sur la
parole en est un premier signe. L'humain est d'abord un « parlant ». Le jeu d'un « tu » et
d'un « je » est la condition pour que puisse apparaître un sujet. Ensuite, l'écriture
ethnographique paraît avoir été motivé par un besoin de « verbaliser ». Il fallait mettre des
mots sur une expérience qui a parfois été traumatisante. Et, de fait, il a fallut toujours se
tenir au plus près de l'expérience. D'où, aussi, la beauté du texte, son charme insaisissable :
il mêle la mise en récit de l'expérience la plus personnelle avec un grand souci de rigueur
analytique. L'écriture donne le sentiment de faire communiquer toutes les dimensions de

23
l'expérience, moi et les autres, et la dimension proprement théorique. Et en effet, l'analyse
de la sorcellerie et l'écriture psychanalytique plusieurs fois se recoupent, en certains points
du texte où les thèses défendues paraissent valoir pour ces deux activités (notamment au
sujet du « il », du « je » et du « tu »). Et ce qui s'esquisse en arrière-plan, c'est le sujet de cette
écriture. Mais un sujet qui ne se confond absolument pas avec celui de l'expérience
ethnographique. Le sujet qui naît au contraire de sa purification. Qui a su restaurer sa
maîtrise sur les évènements. Et n'est-ce pas, du reste, ce que laisse suggérer les
développements ultérieurs du livre, où l'auteur se livre à un véritable travail de
systématisation, hautement théorique, portant sur tous les aspects de la sorcellerie ? Le
moment de l'écriture a aussi été le moment du deuil. La reprise est infiniment distante de la
prise. Et c'est peut-être le sens définitif qu'il faut donner à la phrase d'introduction : « Soit
une ethnographe : elle a choisi d'enquêter sur la sorcellerie contemporaine dans le Bocage ».
Le choix du pronom indéfini « elle » viserait la mise à distance et l'objectivation – une
manière de faire taire ce que l'ethnographe a été. Et d'ailleurs, n'est-ce pas ce que dit
l'auteure du pronom « il » ? « cet « il » dont on prédique ainsi à son aise, ne paraît pas avoir
jamais été engagé dans un procès de parole en son nom propre » ( p 56 ). Et puis le « soit »,
en dernière instance, apparaîtrait comme le « soit » des démonstrations mathématiques.
« Soit deux droites parallèles à une même troisième, alors elles sont parallèles entre elles. »
: il est posé par le sujet mathématicien, mais au moment où celui-ci le pose, il incarne une
subjectivité supposée universelle, atemporelle. Tout le monde peut soutenir, et de tout
temps, que deux droites parallèles à une même troisième sont parallèles entre elles. Mais
alors, le sujet n'a ni lieu fixe, ni temporalité assignable. Et n'est-ce pas la même chose pour
le sujet de cette écriture ethnographique ?

Pour une pragmatique du concept

« (Il ne m'échappe pas qu'il y a une disjonction radicale entre la visée qui est maintenant la
mienne et celle de mes interlocuteurs du Bocage. Jusqu'à présent, je me suis contentée
d'affirmer que le discours de la sorcellerie est ainsi fait que, pour y avoir accès, il faut se
mettre en position de le soutenir soi-même. Pourtant, c'est une chose que d'y avoir accès –
ce dut une mémorable aventure, dont ma vie entière portera la trace – et une autre chose
que d'en vouloir faire après coup la théorie.) » ( p 47 ). Le texte comme moment du deuil

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est clairement explicite dans ce passage. Très bizarrement, cela revient, nous l'avons vu, à
confiner le sujet de l'écriture dans un « idéal d'atopie », que Jeanne Favret-Saada justement
critique quand il s'est agit, sur le terrain, de participer au jeu de la parole sorcière. Il est
difficile pour un ethnographe d'écrire à la manière de Jeanne Favret-Saada. On hésite entre
le roman, la narration pure, et le théoricisme froid, exposant de façon systématique les règles
qui encadrent la pratique des agents. En dernière instance, il semblerait que nous ne
puissions pratiquer une écriture similaire qu'à la condition d'avoir vécu notre expérience
sur le terrain à la manière d'un analyste ou d'un analysé. Que tout ait été parole, dans un
jeu d'interpellations réciproques. Là où Malinowski nous initiait à l'anthropologie et à
l'ethnographie, où il nous révélait « le secret d'un travail efficace sur le terrain » ( p 62 ) qui
ferait de nous de futurs initiateurs, c'est-à-dire de futurs anthropologues, Jeanne Favret-
Saada nous incite à décliner notre expérience sur un mode qui n'est plus celui de
l'anthropologie. Mêlant l'objectif et le subjectif, dans un mouvement proprement
psychanalytique. Pourtant, une autre direction aurait pu être prise, en conformité avec les
intentions qui étaient les siennes. Il se serait agit de prolonger l'élan vers un peu plus de
pragmatisme, jusqu'au texte lui-même. D'accepter que le sujet de l'écriture ait un lieu, et un
moment. Qu'il soit « pris » dans une situation, lui aussi. Le sujet de l'écriture
malinowskienne était semblable au sorcier : il enseigne la « magie de l'ethnographie »,
déchiffre les mystères de « l'âme indigène », énonce son discours à partir d'un lieu invisible.
Il est bien là, puisqu'il nous parle, mais nous ne savons jamais vraiment d'où il nous parle,
et pourquoi il s'adresse à nous en particulier. Et ce sont bien là les propriétés que l'on attribue
au sorcier dans le Bocage : il n'existe pas, mais dons son inexistence même, il est capable
d'agir sur les autres. « sa mort parle pour lui » ( p 50 ). En quoi consisterait une ethnographie
« engagée », c'est-à-dire participant d'une situation concrète d'énonciation, entre un
ethnographe et ses lecteurs ? Dans un article intitulé O Nativo Relativo, l'anthropologue
brésilien Eduardo Viveiros de Castro s'est proposé de spécifier une telle approche. Les textes
produits par l'ethnologue ont, dans sa perspective, une fonction très simple mais décisive :
œuvrer à la décolonisation des imaginaires conceptuels « majoritaires » (blancs, masculins,
occidentaux, bourgeois, etc...). La « situation (de l'imaginaire) coloniale » est celle dans
laquelle le sujet de l'écriture ethnographique est « pris ». L'ethnologue importe des éléments
issus de cultures étrangères à sa société, il expose les concepts établis par la tradition
intellectuelle de son pays à ces éléments, et les fait travailler contre cette tradition même.

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Qu'ont à me dire les Arawate sur le couple d'oppositions consanguin / affin, « notre »
couple ? Qu'ont-ils à nous dire sur le couple d'oppositions nature / culture, « notre » couple
? Et n'y a-t-il pas, dans le texte de Jeanne Favret-Saada, cette question lancinante : qu'ont-ils
à nous dire sur ces concepts de modernité et de rationalité, « nos » concepts ? Une
« pragmatique » du texte et du concept, dans un sens non psychanalytique, nous semble à
l'œuvre chez Jeanne Favret-Saada, bien qu'elle ne soit jamais explicitée comme telle. C'est ce
que nous sommes efforcés de le montrer tout au long de notre développement. Mais
attention à ne pas voir dans ce travail des concepts une forme d'intellectualisme éloignée
des préoccupations concrètes, et politiques. Au contraire, il s'agit , à terme, de donner aux
gens la possibilité de s'inventer de nouvelles pratiques – Pour une ethnographie
« mineure ».

NOTES

(1) En 1967 paraît le Journal de Malinowski. Le racisme, le colonialisme, qui semblent avoir
imprégnés la pensée du « père fondateur » au moment où il effectuait son enquête, font scandale
dans la discipline. Beaucoup d'encre à couler pour accuser l'auteur, ou le défendre. Mais
l'évènement et les réactions qu'il a suscité sont en elle-même très intéressants. Un peu comme si

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la discipline venait de découvrir l'inconscient qui l'avait toujours habitée. En effet, le scandale, en
grec, veut dire « l'obstacle qui fait tomber ». Et, à la manière de Freud, ce sont bien les résistances
qui, jusque là, officiaient dans la discipline qui sont tombées. Le fait nous intéresse en premier
lieu : le travail réalisé par Jeanne Favret-Saada est comme une exploration de l'inconscient
ethnographique. L'auteure fait se confondre, dans sa pratique de l'écriture, l'avant-texte et le
texte, le journal et le compte-rendu. Sans parler de l'importance qu'elle donne à la description des
processus d'apprentissage et aux émotions. Mais nous reviendrons sur ce point. Toujours est-il,
l'oeuvre de Jeanne Favret-Saada se comprend également à la lumière de cet événement.
(2) C'est, du reste, ce que démontrent les engagements politiques respectifs de chacun des auteurs
cités. Les anthropologues du Rhodes Livingston Institut entretinrent des relations étroites avec
le parti communiste. Pierre Bourdieu s'est expliqué, à la fin de sa vie, sur les fonctions de
l'anthropologue, comment échapper aux mécanismes de l'idéologie, en soutenant les
interventions les moins légitimes sur les différents champs (Coluche en politique, par exemple).
Les post-modernes ont favorisé la promotion de nouvelles générations d'intellectuels, issus du
Tiers-Monde. Dan Sperber est connu pour son engagement de gauche, tiers-mondiste à l'époque,
qui s'inscrit dans la continuité de l'approche « matérialiste » qu'il revendique.
(3) Jusque à la fin des années 1930, anthropologues et folkloristes ont travaillé dans les mêmes
institutions, et sur des objets relativement proches, en France notamment. En 1929 est créée une
« Société du folklore français et du folklore colonial », où l'on retrouve Alfred Van Gennep,
Marcel Mauss et Lucien Lévy-Bruhl. Selon A. Van Gennep, le folklore n'est rien d'autre que
« l'ethnographie des populations rurales de l'Europe ». Longtemps, folkloristes et
anthropologues ont partagé une même épistémè, évolutionniste, qui leur permettait justement
de collaborer ensemble. Les Rites d'initiation de A. Van Gennep et Le Rameau d'or de Frazer
n'hésitent pas à mêler des données en provenance des campagnes européennes avec d'autres
portant sur les Sauvages des colonies. Preuve s'il en est d'une équation réunissant le « Paysan
arriéré », ou authentique, mais cela revient au même, et le « Sauvage », dans une même formule
: le « Primitif », ou l'homme naturel, ce qui revient au même.
(4) Bien évidemment, il s'agit d'une référence à l'article célèbre de Max Gluckman, publié en 1940 :
« The Bridge : Analysis of a Social Situation in Zululand »
(5) James Clifford cite explicitement Jeanne Favret-Saada parmi les auteurs dont il estime qu'ils
contribuent à la réinvention du style ethnographique, dans une direction plus soucieuse de la
parole indigène [On Ethnographic Authority, p 83].
(6) L'expression désigne, chez Alban Bensa [la Fin de l'exotisme, 2006], l'anthropologie qui d'une
manière ou d'une autre, continu de s'en référer à la notion de culture. Une anthropologie qui n'est
jamais sorti du « Grand Partage », en dépit de ses vœux pieux. Voir plus bas la note 9.
(7) Avant Malinowski, les anthropologues membres de l'Ecole dite de Cambridge avait déjà
commencé ce travail visant à transformer l'ethnographie en une méthode d'observation

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rigoureuse. Les principaux représentants de cette école venaient des sciences naturelles. Haddon
était biologiste et zoologue de formation, Rivers venait de la psychologie expérimentale,
Seligman de la médecine. L'expédition naturaliste, dont l'objectif était de partir plusieurs mois
observer la faune et la flore des contrées lointaines, servi de modèle à ces précurseurs de
l'ethnographie moderne, de la « recherche intensive ». Le mot de « field work » est d'ailleurs
emprunté aux naturalistes. Malinowski, qui rend hommage à ces auteurs dans son Introduction,
a cependant opéré un déplacement majeur en focalisant l'attention sur les faits symboliques et
sociaux et non plus seulement sur la culture matérielle. L'isolement devenait dés lors une
condition indispensable de la recherche intensive. Surtout, mais nous y reviendrons, Malinowski
a fourni à l'anthropologie son « mythe fondateur », par la mise en scène à laquelle il s'est livré au
travers de ses clichés photographiques, et de son style d'écriture lui-même [Georges Stocking,
The Ethnographer's Magic, 1983].
(8) Daniel Céfaï expose cette thèse dans la présentation à « L'enquête de terrain », 2003 : « Cette
insistance sur le field work, analogue à n'importe quelle activité scientifique, dans un isolat
culturel traité comme un laboratoire naturel, ou les paramètres sont relativement bien contrôlés,
et où les limites de l'intervention sont bien circonscrites, signe l'acte de naissance de
l'ethnographie moderne. » ( p 32 ).
(9) De fait, le culturalisme que Jean Bazin dénonce déborde le paradigme culturaliste, comme
moment dans l'histoire de la discipline. Le culturalisme caractérise toute approche qui fait de
l'altérité un principe explicatif : ils agissent ou pensent différemment parce qu'ils sont différents.
L'anthropologie sociale, y compris le fonctionnalisme, a donc été culturaliste a sa manière
puisqu'elle a souvent fait de l' « ethnie » une réalité substantielle, permettant d'expliquer les
comportements des indigènes. Le travail de déconstruction du référentiel ethnique entamé dans
les années 1970 a permis d'échapper à cet essentialisme et de déligitimer l'usage de la notion
d'ethnie en anthropologie. Cependant, on continue à parler d' « ethnologie », en France
notamment. Surtout, la notion de « culture », reste d'un usage courant dans la discipline, bien
qu'elle fonctionne d'une façon assez similaire à celle d'ethnie. Probablement l'anthropologie
interprétative a-t-elle permis de sauver cette notion, en l'épurant de ces connotations
essentialistes. Cependant, elle continue de poser l'altérité comme principe explicatif. La réponse
d'Emmanuel Terray aux travaux d'Alban Bensa et de Johannes Fabian est un exemple des
résistances toujours vivaces dans la discipline, en France tout particulièrement, contre cette
entreprise critique.
(10) Le mot d'indigène est toujours suspect : « L'indigène, écrit J. Bazin, n'agit pas, il illustre un
comportement coutumier caractéristique, il révèle une vision du monde ou témoigne d'une
« mentalité » qui lui sont propres et me sont étrangères. » [Des clous dans la Joconde, 2008, p 42]
(11) La ligne de fuite est un concept propre à la philosophie de Gilles Deleuze : elle désigne des
tendances immanentes à un champ de pratiques mais qui, si on les pousse jusqu'à leur but,

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amènent à renverser la logique réglant le fonctionnement du champ. La ligne de fuite n'est donc
pas la contradiction : il n'est pas question de nier mais d'affirmer jusqu'au renversement ;
l'affirmation n'est possible qu'à l'intérieur du champ de pratiques considéré, la position n'est pas
d'extériorité.
(12) Cette thèse avait déjà été esquissée par Malinowski dans Les Jardins de Corail. Mais il ne l'a pas
mené jusque là où la mène Jeanne Favret-Saada, précisément en raison des préjugés culturalistes
qui étaient les siens.
(13) C'est une des thèses essentielles défendues par Georges Stocking dans The Ethnographer's Magic
(14) Pierre Bourdieu fait de la négation du politique une dimension majeure du point de vue
scolastique : « la disposition « libre » et « pure » que favorise la skholè implique l'ignorance
(active ou passive) non seulement de ce qui se passe dans le monde de la pratique, et, plus
précisément dans l'ordre de la polis et de la politique, mais aussi ce que c'est que d'exister, tout
simplement, dans ce monde. » [Méditations pascaliennes, p 30]
(15) « Kafka, pour une littérature mineure »,Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1975. « Mineure »
signifie non seulement opposé à la majorité, mais aussi qui vient « miner », saboter le territoire
de la majorité (voire la note 11). En un sens, la magie opère en minant le territoire de la science.
Le minoritaire est le lieu des devenirs, des expérimentations qui nous font découvrir de nouvelles
manières d'être au monde, des franchissements et des dépassements, par-delà les frontières que
nous assignent les identités préétablies. Le travail de Gilles Deleuze et Félix Guattari contient de
nombreuses références explicites à l'anthropologie de la magie et des sorts. Voir Mille-Plateaux,
chap 10. pour une réflexion poussée sur ces aspects.
(16) Le sentiment d'avoir affaire à une forme romanesque trouve ici son origine. Mais nous avons
moins affaire à du Balzac ou à du Zola, deux auteurs que l'on fait passer pour des précurseurs de
l'ethnographie, qu'à du Michel Butor [La Modification, 1957]. En règle générale, le style de Jeanne
Favret-Saada est proche du Nouveau Roman : dépeindre la réalité sociale tout en contestant les
formes traditionnelles de l'autorité littéraire.
(17) Probablement est-ce là ce qui a permis à Jeanne Favret-Saada de travailler son expérience.
(18) Du reste, il y a un intérêt stratégique à cette référence : il permet une critique à distance de
l'anthropologie structurale, elle qui s'en était référée à la linguistique de Saussure, Jakobson et
Troubetzkoy pour fonder sa légitimité scientifique. En effet, depuis les années 1960, un nouveau
paradigme s'impose en linguistique, d'origine anglo-saxonne, et très critique à l'égard de la
méthode structurale : le générativisme, dont l'inspirateur fut Noam Chomsky. Le structuralisme,
encore dominant dans l'anthropologie française, est donc indirectement visé. Et pour cause ! Les
travaux de Claude Lévi-Strauss, qui portait à cette époque sur la mythologie, donc un objet
possédant d'étroites connexions avec la sorcellerie, focalisaient l'attention sur l'intellect. Aux
antipodes de l'approche choisie par Jeanne Favret-Saada, plus soucieuse des réalités pratiques.
(19) Au sens donné par Jean Bazin dans Des clous dans la Joconde. L'anthropologie pragmatique est,

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dans cette perspective, non seulement une anthropologie intéressée par les pratiques des
individus, mais qui se donnent pour principal but la description des règles les régissant. Le
système de ces règles forment « un monde ». En ce sens, Jeanne Favret-Saada s'est donné pour
objectif la description du « monde de la sorcellerie dans le Bocage ».
(20) Friedrich Nietzsche est connu pour avoir développer une réflexion sur la proximité du
philosophe, dogmatique, avec la figure du prêtre. Il semble avoir voulu lui opposer celle du
sorcier, de l'incantateur. Et justement, l'écriture de ces nouveaux philosophes lui apparaissait
comme une écriture faite de tentations, de séductions. « Une nouvelle race de philosophe monte
à l'horizon : je me hasarde à les baptiser d'un nom qui ne va pas sans danger. Tels que je les
pressens, tels qu'ils se laissent pressentir – car il appartient à leur nature de vouloir rester des
énigmes sur quelques points – ces philosophes de l'avenir voudraient avoir le droit, peut-être
aussi le tort, d'être appelés des tentateurs. » [Par-delà bien et mal, paragraphe 43]. La remarque
vaut également pour l'ethnographe. En somme, Nietzsche est l'un des premiers à avoir théoriser
l'intellectuel-réseau, le mélange des mots, des corps et des symboles dans une même activité
d'écriture, qui se donne les apparences de la rationalité.
(21) La sociologie de l'éducation a récemment montré les limites aux analyses en termes de
reproduction sociale qui ont longtemps prévalu dans cette sous-discipline. L'idéologie scolaire y
était vue comme une pure mystification, visant à dissimuler, sous un vocabulaire naturaliste (la
référence au « don »), le caractère socialement institué des mécanismes de sélections. Sauf que
l'analyse de ce que Bernard Lahire a appelé les « réussites improbables », ces enfants de milieux
modestes qui « y arrivent » dans leurs études, montre un autre aspect de l'idéologie
méritocratique : sa capacité à mobiliser les familles, notamment celles d'immigrés, autour d'une
même projet éducatif pour leur enfant. D'où les deux dimensions de l'idéologie. L'idée est fausse,
mais y croire, c'est de donner les moyens pour qu'elle soit vrai ; et de fait, c'est ce qui la rend
attirante.
(22) La proximité de la psychanalyse avec la sorcellerie était l'une des thèses majeures de Lévi-Strauss
[L'efficacité symbolique, 1949]. La psychanalyse se distingue par le fait qu'elle a, tout comme la
magie, reconnu aux mots et aux symboles un pouvoir d'action sur les corps. Les deux domaines,
la psychanalyse et la sorcellerie, travaillent donc sur un même ordre de réalité, essentiellement
psychosomatique.

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