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DÉCOUVREZ LES ORIGINES DE THANOS LE TITAN FOU.

Sur Titan, le crime était presque inexistant. La peine


de mort n'existait pas et il n'y avait pas de prison
pouvant retenir quelqu'un possédant la force
et l'intelligence de Thanos.
Par conséquent, le peuple de Titan opta pour la solution
la plus simple : l'exil.
Pas de la Cité Éternelle, cela n'aurait pas été applicable.
Il fut décidé que Thanos serait banni de la planète.
Donc, à l'âge où la coutume voulait que les Titans fassent
leurs premiers pas au sein de la société et y accomplissent
leur destin, Thanos fut exilé de son monde.
PARIA. SEIGNEUR DE GUERRE. SAUVEUR.

THHil05
38-3454-3 V-2019

1 1111 Il
ISBN : 978-2-01-708834-9

16,95€
9 782017 088349 PRIXne FRANCE
TEMPS. RÉALITÉ. ESPACE.
ESPRIT. ÂME. POUVOIR.
Ces six singularités précédaient La Création.
Après que le Big Bang ait engendré l'univers,
les vestiges de ces systèmes furent taillés et
polis en six gemmes chargées de puissance ...
LES PIERRES D'INFINITÉ
Elles sont le pouvoir absolu et attendent celui
qui aura la volonté de les réunir pour les
utiliser.
LE TITAN FOU.
Né sur un monde condamné et traité en paria
à cause de sa différence physique et de sa
supériorité intellectuelle, Thanas est persuadé
de connaître quelque chose que tous les
autres préfèrent ignorer : le moyen de sauver
sa planète. Titan, ainsi que sa population et
les générations futures. Mais ce qu'il considère
comme du génie apparaît comme de la folie
aux yeux de son peuple.
Exilé dans l'espace, Thanas n'aura d'autre but
que de revenir sur son monde afin de mettre
son plan à exécution, quel qu'en soit le prix.
Son périple à travers le cosmos prend l'aspect
d'une quête désespérée pour sauver la galaxie
tout entière. Thanos entend bien réussir et ne
se soucie guère des milliards de morts qu'il
devra faire pour rétablir l'équilibre de l'univers.
Découvrez les origines de l'ennemis le plus
extraordinaire que Les Avengers, Doctor
Strange, les Gardiens de la Galaxie et Black
Panther aient jamais affronté, un adversaire si
puissant que tous ces héros, rassemblés dans
un combat que nul autre ne pourrait mener,
échoueront à l'arrêter...
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MARVEL STUDIOS' AVENGERS: INFINITY WAR
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LE DILEMME DU TITAN
© 2019 Marvel

© 2019, Hachette Livre (Hachette Heroes)


58, rue Jean Bleuzen – 92178 Vanves Cedex
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction, totale ou partielle,
pour quelque usage, par quelque moyen que ce soit, réservés pour tous pays.

Publié pour la première fois aux États-Unis en 2017 par Marvel Press (Disney
Book Group). Marvel Press, 125 West End Avenue
New York, New York 10023.

Titre original : Thanos: Titan Consumed

Édition française
Direction : Catherine Saunier-Talec
Responsable éditorial : Antoine Béon
Édition : Jean-Baptiste Roux
Traduction : Xavier Hanart
Relecture : Emmanuelle Fernandez
Mise en pages : Nord Compo
Fabrication : Anne-Laure Soyez
L’éditeur remercie Marine Carel pour son aide sur ce projet.

Dépôt légal : mai 2019


38-3454-3/01
ISBN : 9782017088349
Imprimé en Espagne par Rodesa

www.marvel.com
hachcttcherocs.com
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MARVEL STUDIOS' AVENGERS: INFINITY WAR u-----

LE DILEMME DU TITAN

BARRY LYGA
Traduction : Xavier Hanart

hachette
1111111
JE DÉDIE CE ROMAN
AU PERSONNEL DE MON MAGASIN DE COMICS.
Il existe autant de récits racontant les origines
de Thanos, le Titan Fou, qu’il y a d’étoiles brillant
dans le ciel. Ce qui suit n’est que l’un d’entre eux.

C’est également la vérité.


TEMPS

Nous vivons au sein d’un prisme, non le long d’une ligne.


CHAPITRE 1
J’ai claqué des doigts.
Puis...
Je dérive en moi-même, seul avec mon passé et mon pré-
sent. Ma propre existence me pèse. Pourtant, elle est aussi
d’une légèreté absolue. Le Temps n’a rien de commun avec
la course rectiligne d’une flèche ou tout autre lieu commun
de ce genre. Le Temps n’est pas une notion abstraite.
Le Temps est une Pierre.
À l’intérieur de celle-ci, l’Histoire dans son ensemble est
à ma portée. Je fais partie de l’Histoire. En fait, j’en suis
l’incarnation. J’en suis le témoin, je la revis, j’en ressens les
émotions, et tout cela se produit simultanément au cours du
même instant fugitif.
Pour la première fois depuis des années, je contemple le globe
orange et nébuleux appelé Titan. À des milliers de kilomètres de
distance, cette planète ne paraît pas avoir changé depuis que je
l’ai quittée. Rien ne peut laisser deviner l’étendue du chaos que
dissimule la brume.
Puis, des années plus tard, mes armées affrontent les troupes
de Sa Majesté Cath’Ar à bord de l’Executrix. Les cadavres des
combattants vaincus s’élèvent et flottent dans l’espace tandis que
les Léviathans se regroupent, prêts à lancer l’assaut suivant.
Puis Korath lance à Ronan :
— Thanos est l’être le plus puissant de l’univers !

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THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Plus maintenant ! glapit cet imbécile de Ronan.


Totalement détaché de l’instant présent et embras-
sant tout d’un regard que rien ne peut entraver, je vois
mon existence se conjuguer avec mes certitudes. Je suis la
conclusion annoncée de la prophétie dont je suis l’objet.
L’avertissement de Korath est désormais une vérité : je
suis devenu l’être le plus puissant de l’univers. Du point
de vue que m’offre ce pouvoir absolu, je perçois la réalité
dans son intégralité.
Je sors à peine de l’enfance et je porte la coupe à mes lèvres. Le
liquide qu’elle contient est vert et pétillant. Son goût trop sucré
mêlait des saveurs de melon et de baies de sureau que soulignait
la présence d’alcool.
Cela ne change rien. Tout est déjà fait. Tout reste à faire.
Des années plus tard, mon vaisseau quitte la surface de Titan
pour m’emporter vers l’inconnu. Je me dis que je laisse tout ce
que je connais derrière moi, sous la brume, puis me vient une
pensée rassurante : cela n’a aucune importance.
Baigné par la lueur verte que génère la Pierre du Temps,
mon esprit traverse les décennies à la vitesse de la pensée,
passant d’une facette du joyau de mon existence à une autre.
— Tu mourras là-bas, Titan ! annonce Vathlauss en se noyant
dans son propre sang et le poison que lui a injecté Kebbi. Tu
périras écrasé par la gloire qui habite Asgard.
Paralysé et impuissant, j’observe Gamora qui s’élance en fai-
sant tournoyer sa masse de combat...
... et Daakon Ro qui, posément, me menace par écran
interposé...
... et L’Autre qui s’adresse à moi dans les décombres de la
base avancée chitaurie :

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TEMPS

— Les humains... ils ne sont pas les lâches vermisseaux qu’on


nous avait décrits. Ils résistent. Ils sont indisciplinés, on ne peut
donc pas les soumettre. Les défier, c’est courtiser la mort.
Je m’avance en enjambant des cadavres d’Asgardiens, reliques
d’une civilisation autrefois indomptable, tandis qu’Ebony Maw
chante mes louanges auprès des rares survivants.
Je pilonne Hulk de mes poings jusqu’à l’amener aux portes
de la mort...
... puis, sur Vormir, je précipite Gamora du haut de la
falaise...
... puis, des années auparavant, j’entends une voix que je
reconnais. C’est celle de mon unique ami.
— Tu n’es qu’un lâche, Thanos ! Un lâche ! Tu t’es dissimulé
derrière ce vaisseau, derrière L’Autre et les Chitauris et désormais,
tu te caches derrière ces filles !
Nouveau bond en avant à travers les années et me voilà à bord
du Sanctuary. Les portes blindées de mon coffre s’ouvrent à mon
approche et les reflets mordorés du Gant transpercent la pénombre.
J’ai déjà vu cet instant. Je l’ai même déjà vécu. Il se pro-
duit pour la première fois, pour la deuxième fois, pour la
millième fois...
Je chausse le gant en déclarant :
— Bien ! Je vais m’en...

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RÉALITÉ

La vérité est une maîtresse bien plus sévère que la mort.

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CHAPITRE 2
Titan n’avait qu’un défaut : être un monde parfait. Or,
depuis qu’il était enfant, Thanos avait déjà compris que la
perfection absolue n’existait pas. Le moindre diamant a un
défaut et l’âme la plus pure dissimule son lot de torts, de
honte ou de fanatisme exacerbé. Titan, elle aussi, souffrait
d’une imperfection.
Thanos avait parfaitement conscience que ce défaut n’était
autre que lui-même.
Fils d’A’Lars, Grand Mentor de Titan et architecte de la
Cité Éternelle, et de Sui-San, sa mère absente, Thanos ébranla
les autres membres de sa race dès qu’il vint au monde. Même
les personnes les plus posées étaient saisies d’effroi par son
apparence. Se distinguant de la population d’origine par des
traits d’une laideur repoussante et sa peau de couleur violette,
il devint célèbre pour des raisons qui n’étaient pas de son fait
et inscrites à jamais dans sa chair. Sur Titan, les carnations
étaient aussi variées que magnifiques, mais personne n’avait
jamais eu le teint violet, couleur de la mort et des mauvais
présages.
Personne... jusqu’à la naissance de Thanos.
De la Grande Mer Salée située de l’autre côté de la planète
à la chaîne chatoyante des cryovolcans aux versants de bronze
qui bordaient la Cité Éternelle, partout sur Titan régnait
l’unité. Plus que la somme de tout ce qui le composait, ce

14
RÉALITÉ

monde formait un tout aussi cohérent que sublime. Dans


la Cité Éternelle, architecture et ingénierie coexistaient dans
un accord parfait. Les tours élancées se blottissaient les unes
contre les autres dans un ensemble à l’harmonie sans défaut.
Tout dans ce monde était en accord.
Mis.
À.
Part.
Thanos.
La couleur de sa peau ainsi qu’une série de rides ver-
ticales donnant l’impression que son épiderme avait été
scarifié élargissaient un menton déjà proéminent. Ces
particularités faisaient de lui un déviant, le résultat d’une
monstrueuse mutation. Si son père n’avait pas été A’Lars
et sa mère Sui-San, il aurait très certainement été mis en
quarantaine dans un établissement hospitalier afin d’y subir
toute sa vie d’incessants examens, loin des égards ouatés
de la société.
Au lieu de cela, il fut confié aux bons soins d’A’Lars, Sui-
San ayant disparu un peu après sa naissance. Dès ses six mois,
il se mit à marcher et ce ne fut pas du trottinement ivre d’un
bébé, mais des pas assurés d’un homme. Il pouvait déjà se
tenir debout et contrôler les mouvements de sa tête ainsi que
de son cou. La coordination de ses membres était parfaite et
son allure était celle d’un adulte.
Deux jours avant son premier anniversaire, il prononça
ses premiers mots. En fait, il s’agissait même d’une phrase
parfaitement construite :
— Père, va-t-on célébrer ma naissance et Mère sera-t-elle
présente ?

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THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Cela faisait déjà des semaines qu’il pouvait s’exprimer


par la parole, mais il avait préféré attendre de maîtriser les
nuances structurelles du langage avant de se lancer.
Bien avant ces deux étapes cruciales, il avait parfaitement
compris qu’il était un être différent dans un monde où rien
ne comptait autant que de se conformer à la norme définie
par le plus grand nombre.
— Non, ta mère ne sera pas présente, lui répondit A’Lars.
Si son père fut surpris d’entendre son fils parler ainsi que
par sa diction, il n’en laissa rien paraître avant d’ajouter :
— Je vais me débrouiller pour réunir quelques amis.
Je vais me débrouiller pour... C’était par ces quelques mots
qu’A’Lars commençait la plupart de ses phrases. Le père de
Thanos touchait rarement son fils, de même qu’il ne posait
les yeux sur lui que très occasionnellement. Dès qu’il s’agissait
de satisfaire les besoins de son fils, il ne disait que « Je vais me
débrouiller pour... » et c’est précisément ce qu’il faisait,
avec efficacité et sang-froid.
Thanos n’aspirait à rien et n’avait besoin de rien, si ce
n’était de se sentir accepté.

Comme il l’avait annoncé, A’Lars s’était débrouillé pour


réunir quelques amis, à savoir un groupe d’androïdes conçus
pour ressembler et se comporter comme des enfants en bas
âge. Ils avaient été programmés pour distraire Thanos, le
satisfaire et le rendre heureux.
Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre leur pro-
grammation et en réécrire les algorithmes. C’est ainsi qu’il
réunit autour de lui un groupe de serviteurs robotiques

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RÉALITÉ

qui l’amusaient, mais n’accomplissaient pas grand-chose


d’autre. Cela ne pouvait suffire à l’esprit toujours en alerte
de Thanos.
— Puisque c’est ainsi, direction l’école, décida A’Lars.

Il y a des générations, sur Titan, le processus éducatif consistait


à installer les enfants dans des nacelles psy pour leur prodiguer
l’enseignement au travers d’une interface cérébrale. Ce procédé
avait été étoffé bien avant la naissance de Thanos. En effet, on
avait ajouté un élément d’interaction sociale à l’éducation en
regroupant les enfants au sein d’une école, la théorie voulant
qu’ils puissent ainsi se motiver mutuellement à apprendre davan-
tage, mais également qu’il leur soit possible de tisser des liens.
Thanos était impatient d’entrer à l’école, car, à l’exception
de ses androïdes reprogrammés, il ne fréquentait personne
et il avait hâte de faire connaissance avec d’autres enfants de
son âge.
— Sois poli, lui conseilla A’Lars alors qu’ils se dirigeaient
vers l’établissement scolaire à bord de leur flotteur. Ne parle
que lorsqu’on t’adresse la parole.
— Oui, père, répondit Thanos en acquiesçant de la tête.
À travers la verrière transparente du flotteur, il apercevait
d’autres engins du même type, le sommet des bâtiments et,
au loin, les chaînes montagneuses de Titan. Son monde était
magnifique et en paix. Il avait hâte d’en découvrir la moindre
parcelle.
— Nous avons prévenu tes enseignants au sujet de ton
apparence, reprit A’Lars. Tâche de ne rien faire ou dire de
vexant ou même de malséant.

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THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Son apparence... Sans même en avoir conscience, il laissa


glisser un de ses doigts sur son menton.
Au cours de l’histoire de Titan, pour des raisons dont
personne ne se souvenait, la couleur violette avait été asso-
ciée à la mort et ce lien avait perduré au fil des siècles.
Quand les habitants de Titan mouraient, leur corps était
recouvert d’un linceul violet et, durant la période de deuil,
les lumières de leur demeure étaient teintées de la même
couleur.
Thanos avait pris conscience de cette association à
quatre ans, le jour où son père reçut chez eux une invitée,
une femme âgée venue chercher conseil auprès du Grand
Mentor de Titan. De la tête aux pieds, elle était vêtue en
différentes nuances de violet. Elle avait même recouvert son
visage d’un voile dont la teinte était précisément celle de l’épi-
derme de Thanos.
Comme tous les enfants face à ce genre de coïncidences,
Thanos fut intrigué de voir cette femme parée de vêtements
de la même couleur que sa peau. Après son départ, il en
discuta avec son père et insista notamment sur le fait que
son voile était d’un violet parfaitement coordonné à sa propre
peau.
Alors, en termes peu choisis, A’Lars lui expliqua que cette
femme portait ces vêtements parce qu’elle était en deuil.
C’était une veuve et elle se devait de porter la couleur sym-
bolisant la mort.
L’enthousiasme juvénile de Thanos retomba immédiate-
ment. De toutes les nuances que ces gènes inadaptés auraient
pu donner à sa peau, pourquoi avait-il fallu que ce soit le
violet ?

18
RÉALITÉ

Une fois arrivé à l’école, A’Lars l’accompagna dans un


couloir en observant les lieux et en lâchant parfois un soupir
cachant à peine son dégoût.
— Conception et exécution peu inspirées, commenta-t-il
d’un ton laconique. Ne laisse pas cet environnement rustre
flétrir ta politesse, Thanos.
— Je vous le promets, lui répondit l’enfant en faisant de
son mieux pour paraître aussi indifférent que son père.
En son for intérieur, Thanos était transporté de joie à l’idée
de fréquenter ses pairs. Toutefois, sachant parfaitement que
son père désapprouvait la démonstration de tout sentiment,
il contint son exaltation.
Père et fils s’arrêtèrent face à une porte et Thanos attendit
calmement qu’A’Lars l’ouvre d’une pression du pouce.
Pour autant qu’il puisse s’en souvenir, ce serait la pre-
mière fois que Thanos se retrouverait séparé de son père plus
d’une heure. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais
A’Lars lui adressa un hochement sec de la tête.
— Ne sois pas en retard et sois bon élève, lâcha-t-il avant
de tourner des talons et de s’éloigner dans le couloir d’un
pas vif.
Thanos hocha la tête comme pour signifier à lui-même
qu’il avait bien reçu ces dernières consignes puis pénétra dans
la salle de classe.
C’était une pièce de dimensions modestes dans laquelle
étaient alignées douze nacelles psy dont la disposition pouvait
être modifiée à l’envi. À cet instant, elles formaient deux ran-
gées de six unités toutes tournées vers l’endroit de la salle où
se tenait un adulte habillé d’une tunique et d’un pantalon
gris, les mains jointes dans son dos. Sa dense chevelure noire

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THANOS : LE DILEMME DU TITAN

était plaquée sur son crâne comme un casque et sa peau était


aussi pâle qu’un ciel d’aurore.
L’enseignant sourit et, au prix d’un effort admirable, par-
vint à maîtriser sa surprise à la vue de Thanos.
Néanmoins, celui-ci remarqua sa réaction. Le personnel de
l’école avait été prévenu de sa venue. Ils savaient qui il était
et à quoi ils devaient s’attendre. Malgré cela, son apparence
continuait de choquer.
— Tu dois très certainement être Thanos, dit l’instituteur.
Le jeune élève trouva que c’était là une entrée en matière
totalement idiote. Qui d’autre pouvait-il être ? Toutefois,
l’enseignant affichait un sourire aimable et Thanos avait
toujours en mémoire les recommandations de son père. Par
conséquent, il acquiesça d’un hochement de tête :
— Oui.
— Les enfants, veuillez accueillir votre nouvel ami et
camarade de classe : Thanos.
À ces mots, onze des nacelles pivotèrent afin que leurs
occupants aient une vue imprenable sur le nouveau venu.
Thanos sentit monter un sentiment de panique alors que
vingt-deux yeux le scrutaient, mais ses craintes s’envolèrent
très vite. Au fond, c’était tous des enfants, comme lui.
— Installe-toi dans la nacelle inoccupée, je te prie, lui
demanda l’instituteur. Aujourd’hui, nous étudions les cou-
leurs et les formes.
Thanos rejoignit l’appareil qu’on lui avait indiqué d’un pas
vif. Quand il y prit place, l’intérieur capitonné se lova autour
de lui comme un cocon. Ainsi enveloppé, il se sentait enfin à
l’aise et dans son élément. Cette nacelle était un modèle plus
ancien que celle que son père avait installée chez eux, mais

20
RÉALITÉ

elle était pratique. Il procéda à quelques mises à jour de son


système d’exploitation, puis se connecta à la nacelle qui se
trouvait chez lui.
Les formes et les couleurs... Alors que l’enseignant faisait
son cours et que la nacelle faisait apparaître les images qu’il
était censé assimiler, Thanos réalisa très vite à quel point il
s’ennuyait. Il avait déjà appris tout ce qu’il fallait savoir sur
les couleurs auprès de son père, de la nature de la lumière à
l’art de la manipulation des pigments. Les formes : carreaux,
lignes, points et figures non géométriques étaient également
du déjà-vu pour lui. Était-ce vraiment ainsi qu’il pouvait
espérer apprendre quoi que ce soit ?
Il tempéra son impatience. Après tout, il avait voulu se
retrouver là et il n’allait pas jeter l’éponge au bout de quelques
minutes.
Dans un soupir, il fit passer le système de sa nacelle en
mode accéléré et ingurgita le cours en deux fois moins de
temps que la normale.

Si l’enseignement prodigué par l’école ne suscitait aucun


intérêt de sa part, Thanos attendait beaucoup de l’aspect
social. Une pause était prévue à midi pour se restaurer et
s’adonner à des activités physiques. Thanos n’était pas dupe.
Il comprenait bien que le sport servait avant tout à fatiguer
les élèves afin de mieux les contrôler. Il considérait qu’il s’était
déjà montré incroyablement poli et déférent (notamment en
ne reprenant pas l’enseignant qui avait fait deux ou trois
erreurs au cours de la matinée), aussi décida-t-il de ne pas
courir et jouer comme le faisaient ses camarades de classe. Au

21
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

lieu de cela, il s’assit en silence dans un coin pour étudier un


hologramme rudimentaire représentant un système nerveux
synthétique. S’il parvenait à l’améliorer, il pourrait créer des
êtres vivants artificiels semblant doués de vie.
Un groupe d’enfants ne tarda pas à se rassembler non loin
de lui. Ils échangèrent messes basses et murmures en pointant
parfois un doigt dans sa direction. Il fit de son mieux pour
les ignorer, mais, en même temps, se demandait comment il
lui serait possible de les aborder.
Peut-être que venir ici avait été une erreur et qu’il aurait
mieux fait de rester chez lui. Il n’avait pas envisagé de devenir
ainsi le centre de toute l’attention, celui dont on parle, mais
avec lequel on ne parle pas.
À cet instant précis, une fille appelée Gwinth s’approcha
de lui :
— Nous aurions une question à te poser, lui dit-elle.
Puis, avant qu’il ne puisse répondre quoi que ce soit, elle
poursuivit :
— Pourquoi es-tu violet ?
Surpris, Thanos cligna des yeux. Jusque-là, personne ne
lui avait jamais posé cette question pourtant fondée. Gwinth
affichait un air plus curieux qu’effrayé ou dégoûté. Le père
de Thanos avait peut-être exagéré la réaction des autres face
à son apparence.
— Je n’en suis pas tout à fait certain, reconnut-il. C’est
peut-être une mutation.
— Une quoi ?
Alors qu’ils discutaient, les autres enfants s’étaient rassemblés
autour d’eux. Thanos réfléchit à la meilleure manière d’ex-
pliquer le phénomène, mais, en vérité, il n’en comprenait pas

22
RÉALITÉ

lui-même toute la mécanique. Il savait juste qu’il existait des


choses appelées gènes qui définissaient la personnalité et l’appa-
rence des gens et que quelque chose avait altéré l’un des siens.
— Et où ils sont, ces gènes ? demanda Gwinth en explo-
rant son corps à tâtons, comme si elle allait pouvoir les repé-
rer, geste qu’imitèrent certains des autres élèves.
Thanos secoua la tête.
— Ils sont minuscules, microscopiques même, leur apprit-il.
Une pensée s’épanouit alors dans son esprit : cet instant lui
offrait une opportunité inespérée, car il avait obtenu l’atten-
tion de ses camarades. Ils ne le regardaient pas avec crainte
ou répugnance, mais se montraient curieux. S’il parvenait à
leur expliquer cet aspect de sa personne...
La nuit précédente, il avait mémorisé le plan de l’école
afin de ne pas se perdre. Il n’eut donc aucune difficulté pour
emmener le groupe d’une dizaine de ses camarades jusqu’à
une salle de biologie destinée à des étudiants plus âgés. Quand
ils y entrèrent, l’endroit était désert et Thanos constata qu’il
disposait de tout ce dont il avait besoin.
Il demanda au groupe de s’installer autour d’une paillasse
sur laquelle était posé le capteur d’un microscope puis fouilla
dans le matériel présent jusqu’à trouver une aiguille conçue
pour déterminer la nature des prélèvements. Il en avait un
tout autre usage en tête.
Sous le regard des enfants qui semblaient retenir leur
souffle, Thanos piqua alors l’extrémité de son pouce. Les
jeunes spectateurs laissèrent échapper un murmure surpris
quand une goutte rouge prit forme.
Thanos l’écrasa sur la lentille du microscope et une gros-
sière projection holographique de son sang illumina la pièce.

23
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Un concert de Oh et de Ah accompagna l’apparition de cette


image flottant dans l’air.
D’un air satisfait, Thanos manipula les commandes afin
d’affiner l’image. Les globules palpitaient en tournoyant à
travers la pièce. Les autres enfants riaient de joie en pointant
du doigt le spectacle qui leur était offert.
— Voilà. Ceci est mon sang, leur expliqua Thanos.
Maintenant, à titre de comparaison...
Il s’empara alors de la main d’un garçon à côté de lui et
lui piqua le pouce à l’aide de l’aiguille. Alors qu’une goutte
de sang naissait sur son doigt, le petit garçon se mit à hurler
comme si on l’étripait.
Plus personne ne regardait la projection en s’émerveillant.
Un bref instant, les autres enfants gardèrent le silence alors
que leur camarade continuait de crier de douleur et de sur-
prise, puis ils se mirent tous à brailler comme s’ils avaient
été blessés, eux aussi.
À cet instant précis, Thanos ressentit la crainte qu’avait
évoquée son père. Elle déferla sur lui et le submergea.
Il lâcha alors la main du petit garçon et se mura dans le
silence tandis qu’autour de lui les cris redoublaient d’intensité.

Plus tard, alors qu’il se trouvait seul dans le bureau du


surveillant général de l’école, un bruit attira son attention et
il leva les yeux.
A’Lars se tenait dans l’encadrement de la porte.
— Cette expérience est un échec, déclara son père. Viens.
Rentrons.

24
RÉALITÉ

La nuit suivante, Thanos sortit de son lit pour aller écouter


à la porte du cogitarium, la pièce où A’Lars passait des heures
entières dans une réflexion intense. Une voix qui n’était pas
celle de son père lui parvint de l’autre côté du battant.
— Tu sais toute l’admiration que j’ai... que nous avons
tous pour toi, A’Lars.
— Alors, parle-moi sans détour, exigea A’Lars.
— Ton fils... Il est... différent.
— Effectivement. Tu as remarqué ? Je rends grâce à ton
sens aigu de l’observation.
L’interlocuteur garda le silence quelques instants, comme
s’il digérait ce sarcasme, puis reprit :
— Peut-être qu’il y a des solutions plus adaptées au fils
du très estimé A’Lars qu’une simple école.
— Sans doute, répondit A’Lars d’une voix douce. Merci
de m’avoir accordé un peu de ton temps. Merci également
pour tes égards et tes conseils.
A’Lars coupa alors le système de communication et Thanos,
l’oreille tendue, saisit un dernier murmure.
— Imbéciles.

Ce serait un euphémisme de dire qu’il était très rare qu’un


enfant de Titan soit retiré de l’école et que son éducation soit
confiée à ses parents, mais A’Lars avait le bras long et c’était
une célébrité que tous connaissaient.
De plus, cette solution arrangeait tout le monde.

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THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Si le père de Thanos avait fait de l’intelligence des syn-


thétiques sa spécialité, c’était un savant maîtrisant plu-
sieurs champs d’expertise. Ainsi, il possédait également
des connaissances en science des matériaux et en architec-
ture, ce qui lui avait valu une place de premier plan sur
Titan. La planète n’offrait que peu de terres habitables
et A’Lars avait découvert comment utiliser au mieux cet
espace, mais également comment le protéger des attaques
de la nature. Ses talents lui avaient conféré une célébrité
universelle et un pouvoir politique considérable qui ren-
daient l’absence de son épouse et la laideur de son fils
encore plus infamantes.
C’était un père distant, mais un enseignant exigeant dont
le génie n’était pas à la portée de tous. Si Thanos regrettait
d’avoir laissé passer l’occasion de se faire des amis, il recon-
naissait à contrecœur qu’il avait trouvé en A’Lars un profes-
seur digne de lui.
Les compliments étaient rares. Il arrivait parfois que son
père fasse une remarque sur l’intelligence de Thanos comme
si elle coulait de source, comme si son énorme aptitude men-
tale était à la fois exceptionnelle et banale. Les cours se dérou-
laient à un rythme effréné et étaient implicitement considérés
comme compris dans leur globalité.
— Ton intellect constitue ton premier et ton meilleur
outil, lui confia son père dans un moment d’intimité. Un
beau jour, tu pourrais peut-être avoir l’honneur d’être appelé
Tha-nos, voire T’Hanos, même si je te déconseille de nourrir
de telles ambitions.
— Je me retrouve de nouveau seul, répondit Thanos en
luttant pour chasser de ses paroles toute trace de lamentation,

26
RÉALITÉ

bien conscient que son père détestait toute conduite qu’il


jugeât puérile.
De guerre lasse, A’Lars laissa échapper un soupir.
— Je vais me débrouiller pour..., commença-t-il.

Comme toujours, A’Lars tint parole et trouva une solu-


tion : offrir à Thanos la compagnie d’un vrai petit garçon.
En fait, ce furent même plusieurs d’entre eux qui furent
recrutés pour devenir son ami, mais un seul se montra à
la hauteur.
Par définition, dans la mesure où il était le seul, Sintaa
devint donc le meilleur ami de Thanos. D’une silhouette gra-
cile alors que Thanos était de forte stature, ce jeune homme
avait un menton lisse d’une taille normale et sa peau avait la
couleur parfaitement acceptable des pêches crues. Il montrait
en permanence un caractère solaire qui contrastait avec la
nature taciturne et renfermée de Thanos.
Au fil du temps, Thanos fut de plus en plus persuadé que
son père avait payé, fait chanter ou menacé les parents de
Sintaa afin que leur enfant devienne l’ami de son fils. Son père
n’aurait jamais reconnu avoir eu recours à une tactique aussi
triviale, mais, alors qu’il venait d’atteindre l’âge de dix ans,
Thanos parvint à saisir à la volée certains mots et quelques
phrases qui le menèrent à cette certitude. Cruelle ironie, l’es-
prit phénoménal dont le destin et la génétique l’avaient doté
lui permettait d’avoir parfaitement conscience de son infir-
mité et de la nature singulière de l’ostracisme dont il était la
victime. En se basant sur ce que lui avait appris le visionnage
des hologrammes d’information et de divertissement, il avait

27
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

compris à quel point il était isolé, mais était impuissant à


rectifier la situation.
Malgré tout cela et sans même parler des pressions
qu’avaient dû subir ses parents, Sintaa semblait sincèrement
apprécier la compagnie de Thanos. De tous les enfants qui
avaient défilé devant lui afin de décrocher le rôle « d’ami »,
seul Sintaa montrait un sourire sincère, une allure simple et
détendue ainsi qu’un éclat canaille dans les yeux. Thanos
tenta dans un premier temps de ne pas s’attacher à lui, sans
y parvenir.
— Tu es la première chose que m’a rapportée mon père
et que j’apprécie vraiment, lui confia Thanos au début de
leur amitié.
Sintaa sourit. Il était trop intelligent pour son âge, lui aussi,
même s’il n’était pas aussi brillant que Thanos.
— Je ne suis pas une chose, lui rappela-t-il. Je suis une
personne.
— Bien entendu, répondit Thanos dans un hochement
de tête.
Ils jouaient ensemble dans le logement que Thanos par-
tageait avec son père, jamais en public et jamais chez Sintaa.
Thanos avait conçu un système permettant de peindre avec
de la lumière qui fonctionnait grâce à des data-pinceaux
qui concentraient les photons et les maintenaient en place
temporairement. Les deux enfants passaient ainsi des heures
à dessiner dans l’air et regardaient les hologrammes qu’ils
avaient créés étinceler avant de se corroder puis de se désa-
gréger comme des feux d’artifice qu’on aurait fait exploser
au ralenti.
— Puis-je te poser une question ? s’enquit Thanos.

28
RÉALITÉ

— Toi ? s’étonna Sintaa en immobilisant le geste de son


data-pinceau dans l’air. Mais ... tu n’en poses jamais. Tu sais
déjà tout.
— J’aimerais tellement que cela soit vrai, reconnut Thanos.
Il y a beaucoup de choses que j’ignore, en particulier une.
Sintaa s’assit. Les hologrammes dansaient et brillaient
autour de lui, comme des rêves capturés et ramenés dans le
monde réel.
— Je t’écoute.
Thanos hésita. Il comprit que, pour la première fois de sa
vie, il se sentait nerveux.
— Qu’est-ce que cela fait..., dit-il en cherchant ses mots,
d’avoir une mère ?
— Tout le monde a une mère, Thanos, répondit Sintaa
dans un rire.
Si Thanos avait été capable de rougir, il l’aurait sans doute
fait à cet instant précis.
— Si on ne parle que du côté biologique, bien entendu.
Mais je voudrais que tu m’expliques ce que ça fait d’en avoir
une à tes côtés, pas seulement de savoir qu’une femme t’a mis
au monde.
Le regard de Sintaa s’adoucit. Il ouvrit la bouche pour
parler, puis se ravisa, l’ouvrit de nouveau et renonça encore
une fois. Ce cycle se répéta avant qu’il ne parvienne à retrou-
ver sa voix.
— Je ne sais pas comment je pourrais te décrire ça,
reconnut-il. Je n’ai jamais connu que ça.
Je n’ai jamais connu que ça. En entendant ces paroles, Thanos
fut transpercé par une douleur telle qu’il n’en avait jamais
éprouvé. Au-delà des mots, c’était le ton avec lequel Sintaa les

29
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

avait prononcés. Dans sa réponse, on pouvait sentir de la chaleur


et du bien-être. Thanos compris alors que le réconfort qu’il
aurait pu trouver auprès de sa mère était précisément ce qu’il
lui manquait. Pour autant qu’il en savait, tous les êtres vivants
sur Titan bénéficiaient de l’amour de leur mère. Sauf lui.
— Je ne sais même pas où elle se trouve, souffla-t-il. C’est
l’un des rares secrets qu’A’Lars a réussi à me cacher.
Sintaa parut hésiter quelques instants puis lâcha :
— Moi, je sais où elle se trouve.

À cette période de sa vie, Thanos avait déjà la physiono-


mie et la taille d’un enfant plus âgé. Ses poussées de crois-
sance étaient fréquentes et douloureuses. Mesurant un mètre
soixante-quinze, il avait la silhouette d’un jeune adolescent, ce
qui faisait passer au second plan son esprit génial. Si, sa peau
s’était éclaircie depuis sa naissance, elle restait toujours de ce
violet détesté et craint. Il était rare qu’il s’aventure loin de la
maison de son père, car celui-ci lui avait rappelé maintes fois
qu’il valait mieux qu’il n’indispose pas les autres.
Voilà pourquoi, ce jour-là, Thanos s’était enveloppé
d’une cape dont la capuche recouvrait sa tête et dissimulait
son visage dans l’ombre. Son ourlet traînant au sol, il appro-
cha d’un bâtiment bien particulier sans ressentir la moindre
crainte, mais de l’impatience.
Il se retourna et Sintaa lui adressa un signe de tête pour
l’encourager à aller de l’avant.
Quelconque et trapu, le bâtiment se distinguait de la ville
qui l’entourait, dominée par des tours gigantesques et des
édifices flottant grâce à des systèmes antigravité.

30
RÉALITÉ

Sintaa en avait entendu parler par le biais de ses parents.


Selon eux, il s’agissait d’une sorte d’hôpital. Évidemment,
Thanos savait ce qu’était un hôpital, à savoir un endroit où
les maladies étaient traitées et les blessures soignées.
Sa mère était-elle malade ? Était-ce cela, la raison
pour laquelle personne ne le laissait la voir ? Mais, dans
ce cas, pourquoi ne pas lui avoir dit, tout simplement ?
Pourquoi tout ce mystère dans lequel il décelait un soup-
çon de honte ?
Cela n’avait plus d’importance. Sa mère se trouvait dans
ce bâtiment et c’était tout ce qui comptait à ses yeux.
Arrivé devant la porte, il hésita. C’était un garçon de dix
ans, encore un enfant et, malgré son intellect (ou peut-être
à cause de ça...), il savait que la combinaison de son âge et
de son aspect physique n’allait pas jouer en sa faveur une
fois à l’intérieur. Il avait conscience qu’il n’allait pas tarder à
connaître un nouveau rejet.
Malgré cela, il ouvrit la porte et entra.
À l’intérieur, l’air était chargé de relents d’ozone et d’an-
tiseptiques. Les murs et les sols étaient d’une couleur sombre
et les plafonds faits de dalles lumineuses diffusaient une clarté
tamisée. Il suivit le couloir d’entrée jusqu’à atteindre une
autre porte, qu’il franchit.
Derrière elle se tenait un homme dont les sourcils en
bataille avaient la couleur passée de l’herbe en automne. Il
était habillé de la tunique noire rehaussée d’épaulettes rouges
réservée aux médecins, mais l’expression de son visage n’avait
rien de réconfortant.
— Thanos, lança-t-il d’un ton désapprobateur. On m’a
annoncé votre venue.

31
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Sintaa et lui n’ayant parlé de leur projet à quiconque,


Thanos comprit pour la première fois de sa vie qu’il était
surveillé en permanence.
— Je souhaiterais voir Sui-San, annonça-t-il avec tout ce
dont il était capable de dignité et d’aplomb. Ma mère.
Le médecin plissa les yeux, affichant un air compassé.
Thanos parvint à contenir la colère qu’il sentait monter en
lui. Il n’avait que faire de cette pitié.
— Je suis vraiment navré, répondit le docteur. Je ne peux
pas le permettre.
— Je me passerai de votre autorisation, répliqua Thanos
en surmontant son indignation. Laissez-moi voir ma mère.
— Pour cela, vous allez devoir demander à votre père, lui
indiqua le docteur en s’agitant étrangement. Si vous refusez
de partir, je serai obligé de vous faire sortir et je n’ai aucune
envie d’en arriver là.
Demandez à votre père... Il l’avait fait. Dès ses toutes pre-
mières paroles – Mère sera-t-elle présente ? –, il avait demandé
à la voir. Il avait même failli supplier A’Lars de le lui per-
mettre, mais, à chaque fois, il s’était heurté à un mur. Que ses
requêtes aient fait l’objet de réponses verbales ou de silences
méprisants, il était clair qu’il ne verrait jamais Sui-San.
— Ne me renvoyez pas, prévint Thanos en serrant les
poings.
En voyant cela, toute amabilité s’évapora du visage du
médecin. Il se racla la gorge et annonça :
— Vous me forcez à appeler un vigi...
Alors Thanos sentit plus qu’il ne vit le voile rouge de la
colère tomber entre lui et le reste du monde et, sans en avoir
vraiment conscience, il bondit sur le docteur.

32
RÉALITÉ

Du haut de ses dix ans, il était aussi furieux que fort et


avait pour lui l’avantage de la jeunesse qui ne cherche jamais à
ménager son énergie. Le médecin hurla en tombant en arrière
sous le choc quand Thanos le heurta en pleine poitrine et ils
se retrouvèrent tous deux au sol, là où la taille plus modeste
de l’enfant n’était plus un désavantage.
Au cours de la fraction de seconde que dura cette chute,
Thanos sentit naître en lui un embrasement alors que quelque
chose de lourd et oppressant disparaissait. Il eut soudain une
impression de légèreté telle qu’il n’en avait jamais éprouvé
de sa vie, comme si tout ce qui composait son univers avait
enfin un sens.
Cette épiphanie ne demanda qu’un instant, à peine le
temps nécessaire au contact pour s’établir quand on pousse
un interrupteur. Au moment de l’impact au sol, l’esprit de
Thanos se déconnecta. Il se mit à frapper des deux poings
sur le visage de l’homme et, très vite, ses phalanges violettes
prirent la couleur du sang. C’est alors que des mains puis-
santes s’emparèrent de lui par-derrière et le traînèrent pour
l’éloigner alors qu’il hurlait des syllabes inintelligibles. Toute
son intelligence avait été balayée par la frustration de se voir
refuser ce qu’il demandait, le vernis de la culture s’était
désagrégé, ne laissant qu’un animal qu’on emportait tandis
que ses vociférations furieuses étaient absorbées par les murs
antibruit.

Plus tard, A’Lars vint le trouver dans sa chambre. Thanos


était assis à même le sol, dans un coin sombre et scrutait ses
mains qu’il tenait croisées sur ses cuisses.

33
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Ce docteur que j’ai blessé ... Va-t-il s’en remettre ?


demanda-t-il avec une pointe d’inquiétude dans la voix.
A’Lars fit claquer sa langue.
— Ce que tu prends pour un docteur est en fait une nou-
velle forme de vie synthétique que j’ai créée spécialement pour
prendre soin de ta mère et dont la compassion ainsi que l’em-
pathie ont été améliorées. Félicitations, Thanos... Tu as roué
de coups quelque chose qui n’était pas tout à fait doué de vie et
qui a été conçu sans les capacités de base pour pouvoir riposter.
Thanos serra ses mains de toutes ses forces l’une contre
l’autre et son regard se troubla.
— Cet endroit t’est interdit, Thanos, poursuivit A’Lars.
Comme cela ne t’avait jamais été signifié clairement, je ne
te punirai pas pour ton intrusion ni pour les dégâts que tu
as causés à ma création.
Son père posa alors sur lui un regard sévère.
— Retourne là-bas et la sanction sera lourde.
La sanction... Thanos savait parfaitement de quoi il s’agis-
sait : la Chambre d’isolement, une pièce minuscule située juste
à côté du cogitarium d’A’Lars. Thanos y serait enfermé. Il y
subirait un bombardement sonore et lumineux tellement dés-
tabilisant qu’il était même impossible de penser. Se souvenant
de la souffrance qu’il avait éprouvée lors d’un précédent séjour
dans ce cagibi, Thanos ne pouvait rien imaginer de pire.
Toutefois...
— C’est là-bas que se trouve Mère, affirma Thanos sans
lever les yeux. Comment osez-vous me la cacher ?
— Tu es un garçon intelligent et tu peux sans doute trou-
ver d’autres buts pour t’occuper l’esprit que de chercher ta
mère. Ce n’est plus qu’une étrangère pour toi.

34
RÉALITÉ

— Une étrangère ? s’exclama Thanos en se levant. C’est


ma mère !
A’Lars ne cilla pas.
— Elle t’a porté, ça se résume à ça. Elle ne t’a pas revu
depuis ta naissance. Elle n’est rien pour toi et tu n’es rien
pour elle. Oublie-la, ordonna-t-il avant de désigner d’un geste
l’interface holographique qui flottait au-dessus du bureau de
Thanos. Concentre-toi sur tes études. Tu possèdes un intel-
lect prodigieux, une intelligence qu’il faut préserver de toute
émotion.
En effet, il bénéficiait d’une grande intelligence et celle-ci
lui soufflait déjà les mots capables de contrer les arguments
de son père. Toutefois, à cet instant précis, il n’était qu’un
petit garçon. Un enfant qui avait réussi à se rapprocher de sa
mère mais pas suffisamment pour l’atteindre. À cet instant,
il était incapable de formuler quoi que ce soit d’intelligent
ou d’approprié. Alors, il se jeta dans la contemplation de ses
mains, bien décidé à ne rien regarder d’autre tant que son
père n’aurait pas quitté la pièce.
Il n’eut pas à attendre très longtemps. A’Lars avait quelque
chose de plus important à faire.

35
CHAPITRE 3
Au fil du temps, Thanos et Sintaa devinrent inséparables.
Un jour, ils s’aventurèrent au-delà des limites de la Cité
Éternelle et allèrent explorer les contreforts de la chaîne de
cryovolcans qui surplombaient le paysage où se dressait la
ville. De cette position dominante, ils pouvaient observer cette
dernière dans son intégralité : les bâtiments que les systèmes
antigravité maintenaient en lévitation, les édifices élancés
semblables à des fleurs de verre et de métal, les tracés plus
sombres des rues embouteillées par le trafic des véhicules
solaires et, au centre de tout cela...
Le MentorPlex ! Haut de plus de cinq cents étages au-dessus
du sol, il avait une base très étroite, puis sa forme s’évasait
comme une vague vue de profil pour se terminer par un som-
met formant un cercle parfait. Il devait offrir de quoi loger des
dizaines de milliers d’habitants de Titan. Selon A’Lars, cette
tour incarnait le principe dont devaient s’inspirer toutes les
nouvelles constructions dans la Cité Éternelle : s’élever encore
et toujours, car de plus en plus de personnes avaient besoin
d’habitations. Le Mentor de Titan supervisait le chantier en
personne afin de s’assurer qu’il était absolument parfait.
— Le MentorPlex représente l’avenir de Titan, avait-il
confié à Thanos lors d’un rare moment d’intimité, tout en
faisant pivoter la représentation holographique de sa créa-
tion d’un geste de la main dans l’air. Avec d’autres bâtiments

36
RÉALITÉ

semblables, nous transformerons l’environnement et le futur


de Titan en révolutionnant l’urbanisme de la Cité Éternelle.
Du fait de ses nécessités en énergie, ce bâtiment générait
beaucoup de chaleur, mais A’Lars avait résolu ce problème
en puisant l’ammoniaque à très basse température dans les
galeries courant sous les cryovolcans afin de s’en servir comme
refroidisseur naturel. Même Thanos avait dû reconnaître que
c’était là une grande idée.
Le regard tourné vers la vallée et observant cette ville qui
était le seul foyer qu’il connaissait, Thanos ressentit soudain
un grand malaise. Il était incapable de l’identifier, mais il
savait que quelque chose le perturbait, un élément qui déton-
nait d’une façon qu’il avait encore du mal à définir.
Qu’est-ce qui ne tourne pas rond sur Titan ? se demanda-t-il.
— Que dis-tu ? demanda Sintaa.
À sa grande surprise, Thanos comprit qu’il avait formulé
sa question à voix haute.
Jamais l’idée de mentir ne lui vint à l’esprit. Sintaa était
son ami et les amis se doivent la vérité :
— Quelque chose ne tourne pas rond sur Titan. Tu ne
le sens pas ?
— Je ne sens que la brise qui vient des cryovolcans. Tu
es certain qu’ils sont éteints ?
— Oui, pour la plupart, répondit Thanos avec désinvol-
ture. Mais, écoute-moi bien, Titan renferme quelque chose
de malsain. J’ai souvent pensé que c’était moi.
— Thanos..., commença Sintaa.
— Je viens de comprendre que c’est autre chose, l’inter-
rompit l’intéressé dans un geste censé balayer les inquiétudes
de son ami.

37
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Il se replongea dans la contemplation de la Cité Éternelle.


Éclairée par des millions de diodes quantiques, la ville res-
semblait à une esquisse faite de lumière, à un circuit imprimé
aux lignes précises parsemé de portions de terrain définies
avec précaution. Elle n’avait pas de nom, juste un surnom
décrivant sa nature : c’était la Cité Éternelle, voilà tout.
Sintaa passa l’un de ses bras minces autour des épaules
de Thanos.
— Ici, nous avons tout ce qu’il nous faut. Il n’y a rien de
néfaste. Tu es juste...
— Acerbe ? compléta Thanos.
— Je ne connais pas ce mot, reconnut Sintaa, mais il me
semble convenir, oui.
Thanos se renfrogna, le regard fixé droit devant lui.
Quelque chose n’allait pas sans qu’il puisse comprendre de
quoi il s’agissait, mais, pour la première fois de sa vie, il savait
qu’il n’était pas la cause de ce trouble.

De retour de leur excursion à l’extérieur de la Cité


Éternelle, les deux amis se retrouvèrent sur un trottoir
roulant bondé. Chaque jour, en début de matinée, puis
quand le soleil se couchait, la ville était le théâtre d’em-
bouteillages tels que celui-ci, quand les employés travaillant
le jour croisaient les équipes de nuit. Thanos et Sintaa se
faufilèrent avec précaution entre les passants, parvenant à
progresser lentement mais sûrement contre le courant de la
foule. Tout le monde était serré quand soudain, sans même
le voir venir, Thanos percuta un homme qui se hâtait dans
la direction opposée.

38
RÉALITÉ

Même s’il n’était qu’un enfant, Thanos était puissant et


solide. L’homme buta contre lui, chancela d’un côté et tenta
de repositionner un de ses pieds afin de retrouver l’équilibre.
Hélas, celui-ci se prit dans l’interstice entre le trottoir roulant
et la rambarde qui le longeait, ce qui finit de le déséquilibrer.
Thanos observa l’homme qui tombait sur le côté tout en ten-
tant inutilement de se rattraper comme il aurait regardé une
expérience pratique portant sur les forces physiques à l’œuvre
durant une chute.
Il comprit également ce que le craquement sonore qui
lui parvint signifiait, avant même que l’homme, désormais
couché face au sol, ne porte la main à sa cheville en hurlant.
Ce ne fut qu’à cet instant que la foule sembla prendre
conscience de l’incident et s’écarta pour éviter ce qui bloquait
la fluidité de son cours. Thanos attrapa alors Sintaa par le
poignet.
— Il faut qu’on l’aide ! s’exclama-t-il en le forçant à quit-
ter le trottoir pour se rapprocher de l’homme.
Celui-ci était toujours coincé dans la fente, sa jambe for-
mant un angle étrange forcément synonyme d’une terrible
souffrance. Thanos s’accroupit, jetant un regard alentour.
— Il va falloir que vous vous releviez, dit-il au passant.
Nous allons vous aider.
— C’est de ta faute ! gémit l’homme, mâchoires crispées
et yeux fermés alors qu’il luttait contre la douleur. Tu m’as
bousculé !
— C’est vous qui lui êtes rentré dedans, répliqua Sintaa
avec véhémence.
D’un simple regard, Thanos imposa le silence à son cama-
rade et lui fit signe de l’aider, mais Sintaa refusa obstinément

39
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

en secouant la tête et en gardant les bras croisés sur sa poitrine.


Alors Thanos glissa ses mains sous la jambe de l’homme et la
souleva afin de la maintenir suffisamment droite pour libérer
son pied.
Le blessé poussa un nouveau hurlement de douleur.
— Arrêtez de vous débattre, lui intima Thanos en tentant
d’immobiliser la jambe. Cela va vous faire mal un instant,
puis vous serez libéré.
Les yeux de l’homme s’écarquillèrent et, dans son regard,
la peur avait remplacé la souffrance.
— Mais qu’est-ce que tu me fais ? Au secours ! Au
secours !
— Justement, je suis en train de vous secourir ! lui rétor-
qua Thanos.
Encore un centimètre, deux au maximum, et il pour-
rait libérer le pied de l’homme du piège dans lequel il était
tombé.
— Qu’on vienne m’aider ! implora à nouveau l’homme
avec un regain d’insistance et de peur dans la voix.
— Tâchez de ne plus bouger ni d’essayer de vous relever,
insista Thanos. Je peux vous libérer ...
— Arrêtez-le ! hurla l’homme. Que quelqu’un l’arrête !
— Euh... Thanos ?
Celui-ci leva le regard sur Sintaa, puis posa les yeux sur
la foule. La peur qui s’était emparée de l’homme tombé
semblait désormais avoir saisi les autres passants. Les gens
s’arrêtèrent et se retournèrent pour regarder Thanos qui
tentait de libérer cet homme coincé par le trottoir, tâche
qui serait bien plus simple si sa jambe arrêtait de bouger
en tous sens.

40
RÉALITÉ

— Vous ! ordonna Thanos en pointant du doigt un des


hommes qui l’observaient. Passez de l’autre côté et maintenez
sa jambe immobile.
L’homme ne bougea pas.
— Vous ne m’avez pas entendu ? l’interpella de nouveau
Thanos. Cette personne souffre !
Quand l’homme fit un pas en arrière, Thanos répéta son
ordre à quelqu’un d’autre, une femme qui se tenait tout près.
Elle recula, elle aussi.
— Allez chercher de l’aide ! supplia la victime de l’acci-
dent. Il m’a poussé à terre et il essaie de m’arracher le pied !
— Quoi ? s’exclama Thanos en se détournant des badauds.
Je n’ai rien fait de tel !
— Non, au contraire, renchérit Sintaa.
Rien qu’à l’expression qu’affichait le blessé, Thanos com-
prit qu’il s’accrocherait obstinément à sa version erronée des
faits.
Soudain, il se rendit compte que la foule murmurait son
nom et celui de son père. On l’avait reconnu et quoi de plus
logique ? Son physique était facilement identifiable.
Une nouvelle fois en proie à la douleur, l’homme à ses
pieds lâcha un gémissement. Thanos se rendit alors compte
qu’un petit morceau d’os avait transpercé l’épiderme recou-
vrant sa cheville désormais baignée de sang. Si seulement il
ne s’était pas débattu et avait laissé Thanos l’aider ...
— Vous préféreriez souffrir plutôt que...
— Thanos, l’interrompit Sintaa en lui empoignant
l’épaule. Nous ferions bien de partir.
Mais Thanos n’avait aucune envie de partir. Il tenait à
défendre son point de vue, il avait des arguments convaincants

41
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

et il était certain de son bon droit. Cependant, en percevant


la crainte qui émaillait le ton de son ami, il se força à réé-
valuer la situation. La peur ressentie par la foule se muait à
toute vitesse en indignation et en colère. De plus, ils étaient
nombreux et lui était seul.
Sintaa l’aida à se relever et, ensemble, ils traversèrent la
marée humaine qui s’écarta d’eux comme à contrecœur. Dès
qu’ils le purent, ils se mirent à courir.
— Cela aurait pu très mal tourner, finit par dire Sintaa.
Thanos fut stupéfait du commentaire de son ami, car, de
son avis, cela avait très mal tourné et pour les pires raisons
qui soient. Il avait suffi que la malchance et les préjugés se
télescopent pour que tout parte à vau-l’eau.
Une fois rentré chez lui, Thanos afficha un air tellement
démoralisé et abattu que même son père ne put faire autre-
ment que de le remarquer. De mauvaise grâce et dans un
soupir résigné, A’Lars lui demanda ce qui n’allait pas.
Une fois que Thanos lui eut relaté en détail ce qu’il s’était
passé dans la rue, son père dodelina à peine de la tête.
— Tu aurais dû le prévoir, lui asséna-t-il avant de se
replonger dans son travail.
Thanos prit alors une décision essentielle : à l’avenir, il ne
sortirait de chez lui qu’en cas de nécessité absolue. Faire quoi
que ce soit d’autre aurait été totalement absurde.

Des années plus tard, Thanos se trouvait au sommet du


MentorPlex, embrassant des yeux la Cité Éternelle qui s’éten-
dait sous lui. Il laissa son regard vagabonder jusqu’aux contre-
forts vallonnés où, une décennie auparavant, lui et Sintaa

42
RÉALITÉ

s’étaient assis pour observer les robots volants construire l’im-


meuble dans lequel il vivait désormais avec son père. Comme
on aurait pu s’y attendre, A’Lars avait réservé les étages supé-
rieurs du MentorPlex pour son usage personnel.
Quoi de plus normal ?
Son père voulait jouir du privilège de pouvoir regarder
tout Titan de haut, comme il le faisait avec son propre fils.
Thanos tenta d’apercevoir l’endroit exact où ils s’étaient
postés ce jour-là, même s’il savait que c’était peine perdue.
Dix années étaient passées à la vitesse de l’éclair et, durant
toute cette période, il s’était évertué à tourner le dos à l’enfant
qu’il était pour embrasser son avenir.
Il s’était plongé dans les études avec un sérieux que même
son père avait remarqué. Désormais, les difficultés de la phy-
sique et de la biologie, ainsi que celles de l’astronomie et de la
chimie n’avaient plus de secret pour lui. Il pouvait identifier
les étoiles et les planètes d’un simple coup d’œil dans le ciel
nocturne ou manipuler l’énergie afin de créer des images
d’un réalisme stupéfiant dont la qualité dépassait de loin les
hologrammes simplistes qu’autorisait la technologie de Titan.
Il était capable d’observer des tissus vivants à un niveau sous-
cellulaire et de fusionner des mitochondries et des lysosomes
afin de créer de nouvelles formes de vie.
De plus, il avait fait de son mieux pour oublier Sui-San.
Son esprit, quand il n’avait pas le choix, était capable de tout.
Il s’était donc ordonné de l’oublier.
Mais cela s’était avéré impossible. Il pouvait ne pas penser
à elle durant des semaines, parfois un mois entier, mais elle
ressurgissait immanquablement. Il rêvait de son visage, gigan-
tesque, crispé de douleur et en pleurs. Il s’était dit que ce qu’il

43
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

avait vu était le visage qu’elle avait au moment de sa nais-


sance. Il savait bien que personne ne se souvient du moment
de sa naissance. Pourtant, avec une régularité effrayante, il
l’avait vue en rêve et demeurait convaincu qu’il s’agissait là
d’un souvenir, pas d’une invention de son subconscient.
Deux ans plus tôt, Thanos avait enfin obtenu la preuve
irréfutable que son père avait soudoyé les parents de Sintaa
afin que celui-ci devienne son ami. A’Lars leur avait promis
un logement dans le MentorPlex dès qu’il serait achevé. Son
père n’avait pas dit un mot quand Thanos l’avait confronté
à sa découverte, mais, depuis, ce dernier n’avait plus jamais
revu Sintaa et passait le plus clair de ses journées enfermé
chez lui, à poursuivre inlassablement ses études.
Le sentiment de solitude qui s’en était ensuivi avait fini
par prendre le pas sur sa prudence et, au cours de ces deux
années, il avait tenté de sortir pour côtoyer les autres. Hélas,
l’expression des visages qu’il croisait, une horreur retenue
à grand-peine, voire une répulsion incontrôlable lui étaient
insupportables. La réaction de ses propres parents envers lui
l’avait éclairé et la décision qu’il avait prise des années aupa-
ravant restait justifiée.
Était-il si monstrueux ? se demandait-il parfois. Était-il
vraiment un être abominable ou n’était-ce là que la façon
dont les autres le voyaient ?
Après qu’il se fut fait violence pour se regarder dans un
miroir, il ne pouvait que l’admettre : oui, il était hideux.
Pourtant, il poursuivait ses réflexions. Était-il possible que
des choses aussi accessoires et superficielles que la couleur de
sa peau et les sillons qui striaient son menton suffisent à ins-
tiller l’effroi dans le cœur des autres ? Les habitants de Titan,

44
RÉALITÉ

ses pairs, étaient-ils de tels pleutres qu’ils puissent s’effrayer


de simples détails physiques ?
Les Titans étaient trop évolués pour qu’on puisse les ima-
giner se cramponnant à d’anciennes traditions. Pourtant, ils
associaient le violet à la mort et aux mauvais présages, comme
si les propriétés de réfraction de la lumière d’une substance
avaient quoi que ce soit à voir avec ...
Il soupira. Le simple fait de réfléchir à cela l’épuisait.
Il ne parvenait pas à croire que cela puisse être vrai. La
vraie raison devait se trouver ailleurs.
Il avait bien conscience d’être... singulier. Mis à part son
physique, son intelligence elle aussi le distinguait des autres.
Chaque jour qui passait, il devenait plus intelligent et plus
rusé. Il ne cessait jamais de comprendre davantage de choses,
sans parvenir pour autant à cerner les raisons de la crainte
qu’il inspirait.
Mais le dégoût qu’il sentait chez A’Lars ? Oui, il pouvait
le comprendre. Il était repoussant, il le savait et, alors qu’il
grandissait, sa silhouette était devenue encore plus impres-
sionnante. Sa carrure s’était élargie et ses muscles avaient pris
du volume. Il était devenu un colosse, un génie intellectuel
coincé dans le corps puissant d’un travailleur de force. Il ne
se déplaçait pas, il foulait le sol du pied. Même quand il se
montrait le plus délicat possible, il repoussait les autres de
son chemin, que ce soit du coude ou de l’épaule.
Il y avait longtemps qu’il ne prenait plus la peine de s’ex-
cuser, car personne ne l’écoutait.
Il prenait de l’âge. Bientôt, il allait devoir quitter son per-
choir dominant le monde pour y prendre sa place. Il lui fau-
drait s’intégrer à la Cité en tant que citoyen tout en restant

45
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

lui-même. Comment pourrait-il y parvenir s’il était rejeté


de tous ?
Dans un de ses rares moments de désespoir, il avait
confronté A’Lars avec ce dilemme précis en espérant qu’il
pourrait lui fournir une explication ou lui transmettre une
once de la sagesse qui lui avait manqué jusque-là pour chan-
ger les points de vue à son égard. La discussion eut lieu un
soir, tard, alors qu’A’Lars rendait visite à Thanos dans sa
chambre. Ce dernier était épuisé et ses yeux le brûlaient après
des heures passées à examiner son propre ADN, cherchant en
vain dans des hologrammes qui en représentaient la double
hélice la cause de son horrible mutation physique.
Peut-être que s’il parvenait à obtenir un échantillon de
l’ADN de sa mère...
Face à son bureau, il se laissa retomber dans son fauteuil
puis posa son front lourd au creux d’une de ses mains gigan-
tesques. Si son génie ne parvenait pas à révéler l’origine de
ses difformités, il ne lui servait à rien.
Comme toujours, A’Lars entra sans frapper ni demander
au système domotique de l’annoncer. Par conséquent, sa voix
surprit Thanos qui parvint cependant à ne pas sursauter.
— Je passais pour te rappeler que je pars pour le cratère
Rakdor demain matin, lui annonça son père. Cette expédition
géographique devrait me demander trois jours. Je te recom-
mande de ...
— ... rester à la maison, l’interrompit Thanos d’un ton
morne. Oui, je sais. Je dois demeurer enfermé autant que
possible ou, à ma simple vue, toute la société de Titan pourrait
s’écrouler. J’ai bien appris ma leçon, père.
— Ce sarcasme était aussi inutile que désagréable.

46
RÉALITÉ

— Ils me détestent, père ! s’écria Thanos en se retournant


dans son fauteuil. Ils ont peur de moi ! Pourtant, je n’ai rien
fait de mal ! Rien du tout !
— Si, répondit A’Lars en montrant aussi peu d’empathie
qu’à l’accoutumée. Mais tu ne peux rien y faire.
— Pourquoi ? Qu’ai-je fait ? lança Thanos en se levant
et en agitant les bras dans l’air.
— Comme tu l’as déjà dit : rien, lui répondit A’Lars
en le toisant d’un regard calme, les bras croisés devant lui.
Toutes les espèces de l’univers ont une peur instinctive de
1eur prédateur.
— Je serais donc un prédateur ? grommela le jeune
homme avec colère et peine. Dans ce cas, qui ai-je traité
comme une proie ?
L’espace d’un instant, le souvenir de sa visite à l’hôpital
lui réapparut. Comme il l’avait appris plus tard, il s’agissait
en fait d’un psycho-asile. Ce n’était donc pas un endroit où
l’on soignait les blessures ou les maladies. Il se rappelait
l’incident de manière si vivace qu’il aurait pu avoir lieu
quelques instants auparavant. Il avait encore l’impression
de sentir le sang synthétique lui recouvrir les mains de façon
si réelle...
Cet endroit ainsi que les synthétiques qui y travaillaient
appartenaient à A’Lars. Par conséquent, il avait étouffé l’af-
faire et personne n’avait jamais entendu parler de ce moment
où le jeune Thanos avait cédé à la violence.
— Tu es intelligent, fit son père. Mais cet atout s’ac-
compagne d’un revers, il crée une distance avec les autres.
Inconsciemment, ceux qui t’entourent le sentent et inter-
prètent ça comme de l’insensibilité, voire comme une menace.

47
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

S’ils ajoutent à cela... ton apparence, cela devient de la peur


et, inévitablement, ils haïssent ce qu’ils craignent.
Son père avait conduit sa démonstration de manière si objec-
tive et si froide que, l’espace d’un instant, Thanos pensa que
la situation n’était peut-être pas si grave. Mais, au bout d’un
moment, le sens des mots lui apparut et ses épaules s’affaissèrent
alors qu’il comprit l’ampleur de ce qu’A’Lars venait de dire.
— Il n’y a donc rien que je puisse faire, conclut Thanos.
Ils me haïssent sans raison. Aucune réponse logique ou ration-
nelle ne m’aidera alors à les faire changer d’avis.
— En effet, confirma A’Lars d’un ton ferme. Autant que
tu oublies cette idée. Tu es ce que tu es et le monde est ce
qu’il est. Tu ne peux changer ni l’un ni l’autre.
— Dans ce cas, que vais-je pouvoir faire de ma vie ? s’ex-
clama Thanos. Comment vais-je pouvoir trouver ma voie si
je ne suis entouré que de haine et de crainte ?
A’Lars resta immobile et silencieux si longtemps que son
fils se demanda si, enfin, il avait réussi à ébranler les convic-
tions du grand homme. Un sauvage sentiment de satisfaction
le traversa et ses lèvres esquissèrent un sourire.
Mais A’Lars ne lui offrit pas davantage qu’un haussement
d’épaules avant de lancer :
— Toutes les créatures finissent par trouver leur voie.
Même le lisier a une utilité, Thanos. Tu finiras par trouver
la tienne.
Avant que Thanos puisse répondre, A’Lars quitta la pièce
et la porte se referma dans un chuintement, le laissant seul
avec, sur les lèvres, ce petit sourire retors désormais inutile et
la conviction que son propre père le prenait pour du fumier.

48
CHAPITRE 4
Voilà donc qu’il se trouvait seul, au sommet du MentorPlex,
avec le monde à ses pieds. Au loin, des robots manœuvraient
en transportant des plaques de titane et de l’aluminium qu’ils
soudaient pour élever la structure centrale de ce qui allait
devenir le MentorPlex II, situé dans ce qu’il restait du Cratère
Rakdor. Davantage d’espace habitable pour une population
sans cesse plus importante.
Une sonnerie se fit entendre et Thanos se tourna vers la
porte, surpris. Son père était parti, ce que personne n’ignorait.
Il n’y avait donc aucune raison pour qu’il reçoive de la visite.
La caméra de la porte révéla Sintaa qui se balançait d’un
pied sur l’autre avec impatience en attendant qu’on lui ouvre.
Son ami avait grandi d’au moins quinze centimètres. Ses che-
veux, long et soyeux, étaient coiffés en épis à l’avant et sur
le haut du crâne et retombaient sur ses épaules à l’arrière.
Tout dans son attitude respirait la décontraction, un sens du
relâchement que Thanos lui enviait.
— Qu’est-ce que tu viens faire là ? s’enquit celui-ci en
appuyant sur le bouton qui permettait d’être entendu dans
le couloir.
Sintaa regarda autour de lui jusqu’au moment où il trouva
la caméra puis y plongea le regard avant de dire :
— Quelle question idiote, surtout de la part d’un génie.
Je suis venu te voir.

49
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Thanos fit une moue.


— Va-t’en ! lui ordonna-t-il avant de relâcher le bouton
de communication.
L’instant suivant, des coups réguliers et puissants se mirent
à pleuvoir sur la porte alors que Sintaa, ce barbare, la frap-
pait du poing. Thanos ralluma la caméra et l’observa avec
stupéfaction.
— Laisse-moi entrer ! exigea Sintaa qu’on pouvait à peine
entendre à travers le battant. Je ne repartirai pas tant que tu
ne m’auras pas laissé entrer Thanos !
L’agitation irrationnelle dont faisait preuve Sintaa fit naître
chez Thanos un sentiment mitigé fait de contrariété et d’in-
quiétude. Après l’avoir écouté encore quelques instants tam-
bouriner avec insistance, Thanos se décida et ouvrit la porte.
Debout dans l’encadrement, les cheveux en bataille et visi-
blement essoufflé par l’effort qu’il venait de fournir, Sintaa
parvint à lui adresser un vague sourire en coin.
— Eh bien voilà, fit-il. C’était si dur que ça ?
Comme Thanos ne pipait mot, il ajouta :
— Et là, c’est le moment où tu m’invites à entrer.
— Tu veux entrer ?
Il s’agissait davantage d’une question que d’une invitation,
mais Sintaa considéra cela comme une marque de bienvenue
et passa le seuil tout en ramenant ses longs cheveux sur sa
nuque.
— Merci.
L’entrée était vaste et dépouillée, dans le pur style des inté-
rieurs titaniens. Ses murs, très légèrement incurvés entre le sol
et le plafond, donnaient l’impression de se trouver dans un
grand œuf douillet. Une large baie vitrée occupait tout un pan

50
RÉALITÉ

de la pièce. Cette paroi de verre convexe était parfaitement


ajustée. Les meubles, quant à eux, étaient équipés de système
antigravité et flottaient.
Sintaa avisa un fauteuil orienté pour offrir une vue splen-
dide sur la Cité Éternelle et s’y écroula. Comme l’exigeait
sa programmation, une table flottante glissa pour se placer
juste devant lui.
Thanos n’ignorait pas qu’il y avait des rituels à suivre
quand quelqu’un vous rendait visite. Il n’avait jamais eu à
les pratiquer, ni ne les avait expérimentés en tant qu’invité,
mais il avait lu ce qu’il convenait de faire. Ainsi, il envoya
un de ses androïdes-poupons améliorés, et depuis longtemps
promu au rang de serviteur, au garde-manger pour ramener
quelques gâteaux et de l’eau de miel. Cela fait, il resta debout
et immobile, les mains dans le dos et conserva le silence. Assis
confortablement, Sintaa l’observait, un sourire énigmatique
sur les lèvres.
— Je pensais..., commença-t-il avant d’être immédiate-
ment interrompu d’un geste de la main par Thanos.
— La coutume veut que nous attendions les rafraîchisse-
ments, expliqua celui-ci.
Sintaa haussa les épaules et n’insista pas. Quelques minutes
plus tard, l’androïde fit son entrée en portant un plateau
chargé de nourriture et de boissons. Après l’avoir pris à son
serviteur, Thanos marqua une pause face à son ancien ami.
— Pourquoi es-tu venu ici, Sintaa ? Mon père a tenu sa
parole envers ta famille.
Le visage du visiteur s’assombrit.
— À partir du jour où tu lui as appris que tu étais au
courant de son accord avec mes parents, ton père ne m’a

51
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

plus laissé te voir. J’ai essayé quelques fois, mais il m’en a


toujours empêché. Soit il était présent, soit il n’était pas loin,
soit je n’apprenais son absence que trop tard. Donc quand j’ai
appris qu’il serait loin pendant quelques jours, je suis venu
immédiatement.
Thanos posa le plateau sur la table et s’assit face à Sintaa.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
Sintaa eut un petit rire et secoua la tête.
— Tout simplement parce que je t’aime bien, espèce de
vieux bidule violet. Tu es mon ami et il est grand temps
pour toi d’avoir plus d’un ami. Tu vis ici, isolé des autres,
prisonnier du palais de titane construit par ton père et tu ne
sais même pas comment te comporter avec les gens. J’ai donc
décidé de te prêter certains de mes amis. Qu’en penses-tu ?
— Je ne crois pas que cela faisait partie du marché passé
avec A’Lars.
— Mais on s’en fiche d’A’Lars, s’exclama Sintaa avec une
satisfaction évidente, comme s’il avait attendu des années pour
pouvoir dire ça. Il n’a jamais passé de marché avec moi, tu
comprends ? Il en avait un avec mes parents, mais ce qui
s’est passé entre nous était sincère, conclut-il avec un geste
de l’index les désignant alternativement.
Sincère. L’authenticité de sa relation avec Sintaa avait tou-
jours semblé ténue et fragile aux yeux de Thanos. Il croisa ses
doigts devant lui et se pencha en avant pour réfléchir. Il ne
parvenait pas à imaginer pour quelle raison Sintaa lui menti-
rait. Pas à ce sujet, en tout cas. Il concentra tout son intellect
sur la question et comprit dans une épiphanie éblouissante
qu’il était inutile qu’il y consacre son intelligence. Il ne s’agis-
sait pas de définir la composition de quarks ou d’étudier la

52
RÉALITÉ

rotation d’électrons, les réactions d’un groupe d’enzymes ou


encore d’observer le plan de clivage de cristaux. Là, il s’agissait
d’émotions. La logique n’entrait pas en ligne de compte, en
aucune manière.
— Tu es mon ami, fit-il avec lenteur.
Sintaa applaudit avec enthousiasme et pinça même ses
lèvres pour lâcher un sifflement strident.
— Ça y est ! Il a compris ! Mesdames et messieurs, le petit
génie de Titan a enfin vu la lumière !
Même si son épiderme ne pouvait pas rougir, Thanos sentit
le sang affluer à ses joues.
— Pauvre idiot, lâcha-t-il en détournant le visage.
— Peut-être, mais je suis un pauvre idiot qui a tout prévu
dans les moindres détails, répondit Sintaa en sortant de son
fauteuil pour attraper Thanos par le bras. Suis-moi.

Le ciel au-dessus de la Cité Éternelle ne devenait jamais


totalement obscur. La ville en elle-même semblait faite de
lumière, ses surfaces réfléchissantes contenant des tuyaux
qui continuaient d’éclairer même quand la clarté du jour
diminuait.
Ils s’éloignèrent du MentorPlex. Le ciel était bondé d’aé-
ronefs et de flotteurs qui créaient un embouteillage aérien.
Les trottoirs roulants au niveau du sol n’étaient pas moins
fréquentés. Thanos, trop grand et d’une carrure trop large,
avait conscience que sa présence déconcertait ceux qu’ils croi-
saient. Les habitants entassés sur les trottoirs faisaient de leur
mieux pour lui laisser la place nécessaire en s’écartant sur
son passage, quitte à se bousculer, voire à se marcher dessus.

53
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Malgré cela, il heurtait les passants des coudes et des épaules


ou bien leur marchait sur les pieds.
Il fit de son mieux pour l’ignorer en se concentrant sur
autre chose. Il se demanda ce qu’il arriverait si une urgence
surgissait et si tous ces gens devaient se mettre à courir. Ce
serait la panique.
— Il y a encore plus de monde qu’avant, se plaint-il. Il
est rare que je sorte pour aller aussi loin. Je ne m’étais pas
encore rendu compte de ça. Du haut du MentorPlex, on ne
voit pas ce qu’il se passe.
— C’est exactement pourquoi tu ferais bien de sortir de
temps en temps, rétorqua Sintaa sur le ton de la plaisanterie en
traversant un groupe de personnes qui avançaient en sens inverse.
— Je trouvais que c’était déjà difficile du temps où nous
étions enfants, mais là ...
— Cela va s’arranger dès que les MentorPlex II et III
seront construits, répondit son ami. Si A’Lars n’a pas beau-
coup de talent en tant que père, je dois reconnaître qu’il est
doué dès qu’il s’agit de gérer l’urbanisme. Il n’y aura qu’à
empiler tout l’excédent d’habitants, comme toujours.
Thanos marmonna quelque chose d’approbateur. En
plus d’avoir conçu la Cité Éternelle, A’Lars avait supervisé
le terraformage qui avait rendu Titan habitable. Même si
c’était un père distant et sévère, Thanos n’oubliait pas qu’il
assumait des responsabilités qui auraient écrasé des hommes
moins brillants, on pouvait donc lui pardonner ses oublis et
ses manquements innombrables.
À sa grande surprise, Thanos constata qu’il était en train
de sourire. Quinze petites minutes passées en compagnie de
Sintaa avaient suffi à le rendre plus heureux.

54
RÉALITÉ

Quand ils furent arrivés dans le quartier des loisirs, Sintaa


les guida à travers la foule jusqu’à un club où la lumière et
l’ombre alternaient au rythme d’une musique qui faisait la
part belle aux basses. Thanos s’arrêta, à la grande colère des
autres usagers qui tentaient de continuer d’avancer sur le
trottoir mobile.
— Un club ? gronda-t-il. Mais pour qui me prends-tu,
Sintaa ?
— Pour un vrai rabat-joie qui n’a jamais été capable d’ar-
rêter de se poser des questions ne serait-ce qu’un instant au
cours de toute son existence, répondit Sintaa. Je te prends
pour quelqu’un qui a besoin de passer du temps avec d’autres
personnes et d’arrêter de réfléchir. Il se pourrait même que tu
aies besoin de faire quelque chose de fou et d’insensé, comme
d’embrasser quelqu’un.
Thanos lança un rire horrifié.
— Embrasser quelqu’un ? Aurais-tu perdu l’esprit ?
Regarde-moi. Maintenant, regardez-les, fit-il en désignant
les Titans qui l’entouraient en faisant de leur mieux pour ne
pas rester les yeux rivés sur la créature mutante qui marchait
parmi eux ni se faire surprendre alors qu’ils la scrutaient.
Sintaa évacua cette remarque d’un geste comme il l’eut
fait d’une mauvaise odeur.
— Un baiser et tu oublieras tous ces idiots et leurs préju-
gés triviaux. Tu as passé ta vie à laisser ton père te convaincre
que tu ne valais rien, que ta taille et ton physique faisaient
de toi un monstre et, comme c’est un homme important, s’il
le croit, tout le monde doit en faire de même.

55
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Thanos ouvrit la bouche pour parler, mais Sintaa l’en


empêcha d’un nouveau geste.
— Ce n’est pas de ta faute, c’est celle d’A’Lars. Et
crois-moi, quand on embrasse quelqu’un, on perçoit parfai-
tement le lien qui nous unit tous à tout ce qui nous entoure.
Tout est lié, Thanos. Tu fais partie de Titan et je vais te le
prouver dès ce soir.
Thanos se laissa alors entraîner dans la boîte. Autour de
lui, les gens l’observaient alors qu’il se glissait dans la porte
trop basse pour lui et encombrée par un groupe de flâneurs.
À l’intérieur, l’air était épais et le club était plongé dans le
silence. En fait, la musique ne se trouvait qu’à l’extérieur, le
club étant un environnement à l’épreuve du son. Thanos eut
l’impression qu’il avait passé la porte pour se plonger dans
un vide où le silence devenait insondable. Il posa ses mains
sur ses oreilles quelques instants pour écouter les battements
de son cœur et se détendit un peu. La claustrophobie qu’il
ressentait ici ne réclama qu’un instant pour disparaître.
Cet endroit était appelé un silencurium, autrement dit un
« club silencieux ». Le bruit y était prohibé et éliminé grâce à
des surfaces acoustiques absorbantes. Sur la piste de dance au
centre, un globe clignotait, envoyant des éclairs de lumière sur
les danseurs qui l’entouraient et qui, pressant leurs corps les
uns contre les autres, échangeaient des mouvements langou-
reux et inconvenants. Le silence était si présent qu’il trans-
cendait l’absence totale de bruit et devenait assourdissant.
Par nature, cet endroit était conçu pour laisser libre cours
aux impressions. Sans musique pour les guider, les dan-
seurs bougeaient au gré des envies de leurs corps et leurs
mouvements étaient interprétés librement par ceux qui les

56
RÉALITÉ

observaient. Il y avait autant de spectacles dans cette salle


qu’il y avait de personnes réunies.
Sintaa entraîna Thanos jusqu’à une table où deux jeunes
femmes les attendaient. L’une d’elles, une beauté aux che-
veux verts qui portait des holo-tatouages scintillants au coin
de ses yeux, s’anima quand elle vit Sintaa, laissa naître un
sourire silencieux sur ses lèvres et le prit dans ses bras. Il était
clair qu’il était en couple avec cette jeune femme, au moins
temporairement.
Sintaa fit signe à Thanos de se joindre à eux. L’autre fille
avait les cheveux coupés très court et rouge cerise, sa peau
était jaune pâle et parsemée de pois verts. Elle l’accueillit
avec un sourire timide et se déplaça afin qu’il puisse s’asseoir
entre elle et Sintaa.
Il mourait d’envie de parler, mais les règles et la techno-
logie en vigueur dans le silencurium l’interdisaient. Il resta
donc assis, en silence, les mains posées sur les genoux, à obser-
ver les chorégraphies des fêtards. À voir les silhouettes se
télescoper dans le calme, même la piste de danse paraissait
surpeuplée.
Sintaa et les deux jeunes femmes portaient des combinai-
sons polychromatiques dont les jambes étaient rehaussées
de décorations holographiques qui changeaient de couleurs.
Les épaulettes de leurs vêtements étaient remplies d’un fluide
visqueux qui bougeait lentement en fonction de leurs mou-
vements. Ces accessoires étaient à la mode et la plupart des
danseurs portaient des tenues similaires : pantalons très serrés
dont la couleur et l’éclat variaient sans cesse, coudières aussi
brillantes que du néon, bottes montant jusqu’au genou et
décorées de détails holographiques scintillants.

57
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Habillé d’un pantalon terne et d’une simple tunique bleu


foncé, Thanos sentait plus que jamais qu’il n’était pas à sa
place. Toutefois, avec le temps et en constatant que l’attention
de tout le monde se portait surtout sur les danseurs, sa gêne
s’envola et sa posture se détendit. Comparé à l’agitation qui
régnait à l’extérieur, le silencurium était un havre de paix. Il
avait déjà entendu parler d’expériences de privation senso-
rielle, mais, à ce concept, cet endroit ajoutait l’exacerbation des
sens qui, dans ce silence total, devenaient soudain plus affûtés.
Il se tourna vers la jeune femme assise près de lui et elle
lui sourit de nouveau. Il tenta de lui rendre la pareille, par-
faitement conscient que son menton déformé allait altérer
l’expression de son visage.
Un robot passa devant eux, précédé par un plateau antigra-
vité sur lequel se trouvaient plusieurs verres. La jeune femme
tendit la main pour arrêter ce serveur, prit deux boissons et
paya en apposant l’une de ses empreintes digitales. Elle tendit
ensuite l’un des verres à Thanos avec une moue interrogative.
Il le prit, observa le contenu un bref instant, puis y trempa
les lèvres. Le liquide était vert, pétillant et trop sucré. Le
goût mêlait des saveurs de melon et de baies de sureau que
soulignait la présence d’alcool. Mais, comme la jeune femme
en buvait, il en fit de même.
Pendant quelques instants, ils observèrent la piste de danse
où les corps se déplaçaient comme mus par des signaux invi-
sibles, se déhanchant et se balançant au rythme de la sphère
lumineuse. Les ombres bondissaient et se trémoussaient sur
les murs, le plafond et le sol, changeant de forme alors que
les danseurs prenaient une position, la tenaient quelques
secondes, puis en changeaient. Thanos était ébahi par ce

58
RÉALITÉ

qu’il voyait, par la beauté artistique qui se dégageait de leur


coordination précise et du bloc que formaient leurs corps.
À l’extérieur, quand les gens se retrouvaient compressés les
uns contre les autres, c’était insupportable et incommodant.
Ici, c’était de l’art.
En appréciant chaque instant l’un après l’autre, il perdit
la notion du temps. Soudain, il sentit qu’on lui touchait le
dos de la main. Ce ne fut qu’une sensation légère. C’était sa
voisine qui posait sur lui un regard interrogateur.
Ses lèvres formèrent deux mots : On sort ?
Thanos se pencha vers Sintaa qui lui lança un regard
approbateur et acquiesça de la tête. Alors qu’il se levait,
Thanos eut la surprise de sentir que la jeune femme lui avait
pris la main. Alors, ensemble, ils fendirent la foule jusqu’à la
porte de l’établissement.
Dehors, un raz-de-marée sonore l’agressa comme l’aurait
fait un adversaire en chair et en os. Il grimaça de douleur
sous l’attaque combinée des bruits de pas, de la musique, des
toux et des éclats de voix. Tous ces sons se mêlaient sous la
forme un tapage qui meurtrissait ses sens.
Elle resta près de lui et lui tint la main alors qu’il se réha-
bituait aux bruits du monde.
— La première fois, c’est compliqué de se réhabituer aux
bruits extérieurs, confirma-t-elle quand il parvint enfin à croi-
ser son regard, après avoir retrouvé ses esprits.
C’était la première fois qu’il entendait sa voix. Il trouva
qu’elle n’avait rien de spécial, pourtant, il avait hâte de l’en-
tendre davantage.
— Continue de parler, lui demanda-t-il.
Elle éclata de rire.

59
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Le grand génie n’est donc pas un expert du bavardage.


— Ce n’est pas ça. Le son de ta voix me plaît. Veux-tu
que je propose un sujet de discussion ?
— Ce n’est pas la peine, répondit-elle en secouant la tête.
Ma mère me dit tout le temps que je suis incapable de me
taire, j’apprécie donc d’être avec quelqu’un qui a envie de
m’écouter. Ainsi, tu es le fameux Thanos, fils d’A’Lars.
— Et de Sui-San, rectifia-t-il. Comment l’as-tu deviné ?
Il avait voulu apporter une note de légèreté et cela fonc-
tionna. Un éclat rieur apparut dans les yeux de la jeune
femme.
— Rien qu’à te voir, tu as tout d’un Thanos. Tu n’es ni
un Jerha, ni un Dione ou un ...
— Sintaa ? proposa-t-il en jetant un coup d’œil par-dessus
son épaule, comme pour apercevoir son ami qui se trouvait
toujours dans le silencurium.
— Je confirme, tu es bien un Thanos, reprit-elle en rele-
vant la tête. Dans cette lumière, ta peau n’a pas l’air d’être
violette.
Il ne sut quoi répondre. La mutation d’une grande partie
de ses gènes transporteurs de soluté qui avait abouti à son
phénotype violet n’était pas de sa faute. Pourtant, cela lui
avait fait honte et l’avait gêné durant toute sa vie.
— Alors je crois pouvoir affirmer que j’aime la lumière
qu’on trouve ici, fit-il.
— Et moi, j’aime le violet, annonça-t-elle en haussant les
épaules. C’est même ma couleur préférée.
Il cligna des yeux, stupéfait. Était-ce pour cela que Sintaa
l’avait choisie pour qu’elle lui tienne compagnie durant la
soirée ? Parce que la couleur de sa peau ne la rebutait pas ?

60
RÉALITÉ

Révéler que le violet était sa couleur préférée ... Sur Titan,


cela revenait à dire que la mort était votre aspect préféré de
la vie.
Alors qu’il réfléchissait à cela, elle l’observait d’un air
amusé. Finalement, comme si elle reprenait son souffle après
avoir retenu sa respiration, elle s’exclama :
— Tu ne te souviens vraiment pas de moi ?
Il s’immobilisa.
— Me souvenir de toi ?
Isolé comme il l’était, il avait rencontré très peu de per-
sonnes au cours de sa vie. Était-il seulement envisageable qu’il
ait pu oublier l’une d’entre elles ?
— Je suis Gwinth, révéla-t-elle, Gwinth Falar. La der-
nière fois qu’on s’est croisé, ce fut durant les quatre heures de
triste mémoire que tu as passées au sein du système éducatif
normal.
Le souvenir ressurgit immédiatement : la projection holo-
graphique de son sang, la piqûre qui avait déclenché les hur-
1ements et la fillette qui, sans aucune arrière-pensée, lui avait
demandé pourquoi sa peau était violette.
— Tu as beaucoup changé, dit-il en regrettant à la seconde
la niaiserie de cette remarque.
— Ce sont des choses qui arrivent, rétorqua-t-elle dans un
rire presque musical. Toi, en revanche, tu es resté le même.
Tu es juste plus imposant. Je n’arrive pas à croire que c’est
bien toi. C’est vraiment extraordinaire de te revoir.
Il lui serra la main en prenant grand soin de ne pas mettre
trop de force dans son geste.
— Je suis ravi de te rencontrer, Gwinth Falar. Je veux
dire... De te rencontrer de nouveau.

61
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Sintaa dit que tu es un génie.


— Sintaa dit beaucoup de choses.
— Tu n’en es pas un ?
Il se rendit compte qu’il appréciait ce ... cette... Comment
appelait-on ça, déjà ? Le badinage, non ? Ce genre d’échange
verbal plaisant entre deux personnes. Il en avait entendu par-
ler, mais ne connaissait que les discussions tendues avec son
père ou les ordres qu’il donnait à ses androïdes.
— Je n’ai pas dit cela. J’ai juste précisé que Sintaa disait
beaucoup de choses.
Elle eut un demi-sourire et lâcha un petit rire alors qu’ils
avançaient parmi la foule en continuant de se tenir la main.
Les gens s’écartaient pour leur laisser le passage. Ils croisèrent
des regards apeurés ou choqués, comme toujours, tant et si
bien que Thanos se sentit obligé de présenter ses excuses à
sa cavalière.
— Quand Sintaa nous a dit qu’il était ton ami, aucun
d’entre nous ne l’a cru, raconta-t-elle en haussant les épaules.
— Qu’est-ce qui vous a paru incroyable ? Que je puisse
avoir des amis ou que je puisse le supporter ?
— Tu es très drôle, s’esclaffa-t-elle. Et tu ne fais aucun
effort pour ça, ce qui est encore mieux. Nous ne l’avons pas
cru, voilà tout. Tout le monde avait entendu parler de toi.
Même si tu avais disparu, tu étais resté très célèbre.
— Marquant serait plus juste, précisa-t-il avec malice.
— Nos parents parlaient de toi sans arrêt, mais surtout
quand ils ont découvert que tu allais te retrouver à l’école,
puis après que tu en es parti. Ils racontaient qu’A’Lars et
Sui-San avaient enfanté un ...
Gwinth laissa sa phrase en suspens.

62
RÉALITÉ

— J’ai déjà entendu tous les noms qui s’appliquent, fit-il


pour la rassurer. Un laideron ? Une horreur ? Un monstre ?
Un mutant ?
— Thanos... Nous ne sommes pas nos parents, murmura-
t-elle en baissant les yeux. Nous ne haïssons pas et nous ne
craignons pas systématiquement ce qui est différent.
Elle releva alors les yeux et se mit à jeter des regards noirs
aux passants qui les dévisageaient, la bouche ouverte de stu-
péfaction, avant de reprendre :
— Nous ne sommes pas comme ces imbéciles qui ne
savent pas dépasser leurs préjugés et qui préfèrent avoir peur
plutôt que de réfléchir.
— Leur crainte est compréhensible, expliqua Thanos, sur-
pris de constater qu’il trouvait des excuses à ceux qui avaient
fait de sa vie un enfer. Elle est même logique si on considère
les choses du point de vue de l’évolution. Les premières tribus
faisaient déjà en sorte de se protéger des éléments extérieurs.
La peur et la détestation envers ce qui est différent ou même
singulier ont un sens.
— Il y a des millénaires, peut-être quand l’espérance
de vie était plus courte et qu’il n’y avait pas de médecine,
répondit-elle. Mais aujourd’hui ? C’est un vestige du passé
qui n’est désormais rien d’autre qu’un préjugé idiot.
Il s’arrêta pour la regarder et elle lui adressa un sourire
narquois.
— Je ne suis pas géniale, moi, mais je ne suis pas idiote
non plus. Arrête de défendre tous ces gens qui te détestent.
Thanos lui fit alors traverser la foule vers une plate-forme
placée en hauteur en lisière du trottoir. Elle servait de piste
d’atterrissage aux robots d’entretien, mais elle était déserte.

63
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

La prenant par la taille, il l’y fit grimper puis s’y hissa à son
tour. À leurs pieds, la foule remplit presque immédiatement
l’espace que leur départ avait libéré, comme s’ils n’avaient
jamais été là.
— Malgré tout, je ne peux pas me résoudre à les haïr, lui
confia-t-il. Jusqu’au moment où je t’ai retrouvée, je pensais
que Sintaa était le seul qui ne me détestait pas et ne me
craignait pas.
— Vraiment ? Sintaa et personne d’autre ? Mais ... Et
ton père ?
— A’Lars n’a pas peur de moi. De plus, pour être hon-
nête, je ne pense pas qu’il me déteste. Cela dit, je le dégoûte.
— C’est abject ! C’est ton père, quand même. Tu es la
chair de sa chair.
— C’est peut-être précisément pour cela que je le répugne,
fit Thanos avant de pointer le MentorPlex du doigt. Regarde
donc son œuvre. Elle nous entoure. Cette ville est son véritable
enfant, la progéniture dont il a toujours rêvé : belle, parfaite,
précise et malléable.
— Sans oublier surpeuplée, rappela Gwinth.
Thanos s’esclaffa et, d’un geste, désigna la structure métal-
lique qui allait devenir le MentorPlex Il.
— Il aura très bientôt corrigé cela aussi.
Soudain, il sentit quelque chose d’inédit, une caresse
sur son visage et, plus précisément, sur son menton plissé.
Gwinth l’effleurait avec délicatesse, d’une main menue et
légère. Thanos pencha alors légèrement la tête pour épouser
la paume de la jeune femme.
— Tu as déjà embrassé quelqu’un ? demanda-t-elle sans
ambages.

64
RÉALITÉ

Toutes sortes de réponses se bousculèrent dans l’esprit de


Thanos : esbroufe, vantardise machiste, parade, acquiescement...
Il porta son choix sur l’honnêteté.
— J’aimerais bien.
Sans ajouter un mot, elle se pencha et posa ses lèvres sur
celles de Thanos.
Quand on embrasse quelqu’un, on perçoit clairement le lien
qui nous unit tous à tout ce qui nous entoure. Tout est lié. La
déclaration de Sintaa se mit à tourner dans son esprit, encore
et encore.
En embrassant Gwinth, Thanos ressentit... la pression
humide de ses lèvres ainsi que la chaleur de sa respiration
contre sa joue.
Puis il éprouva ...
De la joie.
Il donna un nom à cette émotion avant même d’être cer-
tain de sa nature, puis confirma son choix. De la joie. Les
quelques instants où leurs lèvres restèrent jointes furent les
premières secondes de vrai bonheur de sa vie. C’était comme
si l’union qu’il vivait avec Gwinth avait créé quelque chose
d’inconnu jusque-là.
Et pour cela, il avait suffi d’un baiser.
— À quoi penses-tu ? demanda Gwinth les yeux brillants
après qu’ils eurent cessé de s’embrasser.
— À rien, dit-il, encore sous le coup de la surprise. Pour
la première fois de mon existence, je ne pense à rien. Et toi ?
Que t’inspire le fait d’avoir embrassé l’ignoble Thanos ?
— C’est comme embrasser n’importe qui d’autre, répondit-
elle avec émerveillement, comme si elle venait d’assister à un
miracle.

65
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Le cœur et l’esprit légers, il se mit à rire avec elle quand,


soudain, il comprit quelque chose, une évidence à la fois
ancienne et toute nouvelle. Cette brusque prise de conscience
lui sembla s’interposer entre eux.
— Je dois partir, annonça-t-il. Je te présente mes excuses,
mais j’ai une tâche à accomplir.
— Maintenant ? s’étonna-t-elle, les yeux écarquillés.
Il ne lui laissa pas l’occasion de protester davantage, l’aida
à redescendre de la plate-forme puis tourna des talons, la
laissant seule dans la foule. En s’éloignant parmi les passants,
pour la première fois de sa vie, il fut satisfait de constater que
tout le monde s’écartait sur son passage.
— Thanos ! Thanos ! cria Gwinth, loin derrière lui.
Il l’ignora. Il n’avait pas le choix. Il venait de retrouver une
pièce du puzzle qu’il avait égaré au cours de son existence.
Un fois remise en place, elle lui avait révélé...
... tant de possibilités. Enfin !

66
CHAPITRE 5
Des années s’étaient écoulées depuis que Thanos avait mis
les pieds au psycho-asile. Malgré cela, l’établissement n’avait
pas changé, contrairement à l’image qu’en conservait le jeune
homme. Enfant, il pensait que c’était un endroit destiné à
ceux qui, comme sa mère, souffraient de maladies mentales
incurables, un hospice construit et géré par A’Lars dans le
but d’aider les nécessiteux de Titan.
Mais, juste après sa fameuse visite, Thanos avait découvert
la vérité : le psycho-asile existait exclusivement pour une seule
patiente, Sui-San. Ce n’était pas la compassion et la générosité
qui avaient poussé A’Lars à le construire et à veiller à son
bon fonctionnement, mais la répulsion et la dénégation. Il y
avait jeté Sui-San et l’avait abandonnée.
Il se dressait là, devant lui. Tout un bâtiment exclusive-
ment consacré aux soins d’une seule personne. Sui-San, la
mère égarée. La Titan Folle.
Thanos se demanda depuis combien de temps A’Lars avait
prévu de faire connaître le même destin à l’abomination qui lui
servait de fils. Pour quelle raison ne s’était-il pas déjà retrouvé
dans une cellule juste à côté de celle de sa mère ? Était-ce de la
chance ? C’était sans doute plus probable que d’imaginer qu’il
valait cela à la clémence d’un père qui ignorait le sens du mot pitié.
C’est grâce à mon esprit, se dit alors Thanos. A’Lars avait
reconnu l’intelligence de son descendant à de nombreuses

67
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

reprises et avait sans doute pensé que cela pourrait s’avérer


utile. C’était la seule raison logique pour laquelle il avait gardé
Thanos près de lui.
Depuis sa naissance, il avait dû se montrer constamment
digne de cette faveur, à la grande satisfaction de son père.
Mais combien de temps encore A’Lars allait-il supporter sa
présence ?
Le baiser partagé avec Gwinth avait éveillé en lui l’envie
d’être entouré, d’avoir une famille et d’être aimé. Thanos
redoutait la Chambre d’isolement plus qu’il ne craignait de
perdre la vie et, jusqu’à présent, il n’était jamais revenu ici.
Mais ce baiser avait tout changé. Grâce à lui, il avait compris
qu’il pouvait s’intégrer et nouer des relations avec les autres.
Mieux que cela, il avait compris qu’il le méritait.
Sintaa lui avait rappelé un jour que tous les êtres vivants
possèdent une mère. Thanos savait qu’il existait en lui un
manque que seuls pouvaient combler la présence et l’amour
de sa mère. Il ne s’était jamais imaginé qu’il méritait de
connaître ces choses-là, mais Gwinth, par sa gentillesse et son
baiser, lui avait démontré son erreur. Désormais, il lui fallait
rencontrer Sui-San et découvrir ce lien, ou, au moins, essayer.
Au pire, il pourrait obtenir un échantillon de l’ADN de
sa mère. Peut-être refuserait-elle de lui dire ce qu’il voulait
entendre, voire de lui adresser la parole. Mais il repartirait
avec un échantillon de son ADN. Ensuite, il pourrait décou-
vrir ce qui lui était arrivé durant sa gestation et peut-être
parviendrait-il à se guérir.
Il entra dans l’hôpital et une vague de souvenirs le sub-
mergea. Cet endroit qui lui avait semblé vaste et clair quand
il était enfant lui paraissait aujourd’hui étriqué et sombre. Il

68
RÉALITÉ

comprenait maintenant que les murs antibruit servaient sur-


tout à empêcher les cris de Sui-San d’être perçus de l’extérieur.
Les doigts bien écartés, il appuya une main contre l’une de
ces parois actives et sentit le capiton se plier sous la pression.
Combien d’appels au secours ces murs avaient-ils absorbés ?
Le feu de la haine lui dévorait la poitrine. La situation
était intolérable. Peu importait le rang qu’il occupait au sein
de la société de Titan, A’Lars devrait répondre d’avoir traité
son épouse ainsi.
Thanos atteignit la réception où sa visite précédente s’était
arrêtée. À l’époque, il avait la compréhension d’un enfant et
l’emprise qu’il avait sur ses émotions était à l’avenant. Mais
aujourd’hui, il était presque un adulte.
Un synthétique se présenta devant lui, habillé de la même
tunique noire que le soi-disant docteur qu’il avait frappé des
années auparavant. Il lui ressemblait d’ailleurs comme deux
gouttes d’eau. Était-ce le même ou la toute dernière version
de ce modèle ? Thanos sentit soudain que ses mains étaient
moites. C’était bien de la transpiration, pas ce liquide biolo-
gique qu’il avait pris pour du sang des années auparavant.
Pourtant, ce souvenir était toujours aussi vivace.
— Thanos, commença le synthétique d’un ton désappro-
bateur. On m’a prévenu de votre venue.
Il comprit le sens profond de la phrase : le système de sécu-
rité a détecté votre présence et a transmis l’information à mon cor-
tex synthétique qui a immédiatement enclenché une sous-routine
préprogrammée. Votre père avait pensé à tout, y compris que vous
tenteriez de nouveau de venir ici.
Ravalant la colère que lui inspirait A’Lars, Thanos se
concentra sur les paroles que son père avait prononcées jadis :

69
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Ce que tu prends pour un docteur est en fait une nouvelle


forme de vie synthétique que j’ai créée spécialement pour prendre
soin de ta mère et dont la compassion ainsi que l’empathie ont été
améliorées. Félicitations, Thanos... Tu as roué de coups quelque
chose qui n’était pas tout à fait doué de vie et qui a été conçu
sans les capacités de base pour pouvoir riposter.
À l’empathie et à la compassion améliorées...
Thanos ouvrit les bras en geste de paix.
— Désolé de faire à nouveau intrusion. Je ne veux pas
me montrer irrespectueux ni faire de mal à qui que ce soit.
L’hésitation du synthétique ne dura qu’un instant, mais
elle indiqua à Thanos qu’il procédait à la modification de ses
paramètres de réponse. Maintenant qu’il était certain d’avoir
affaire à un être artificiel, il allait pouvoir le manipuler comme
s’il en réécrivait le code à la volée.
— Vous n’avez fait de mal à personne, voulut le rassurer
le synthé d’une voix douce.
— J’ai besoin de votre aide.
Thanos mettait dans son ton la juste mesure d’humilité
sans aller jusqu’à la jérémiade. Empathie et compassion amé-
liorées. En se présentant ainsi insignifiant et en quête d’as-
sistance, il savait qu’il activerait les protocoles de secours de
l’infirmier mécanique.
— Je vous en prie, insista-t-il. J’ai besoin de votre aide.
— Mes directives sont de vous demander de quitter les
lieux, répondit le synthé en penchant la tête sur le côté.
-— Je voudrais bien partir, mais je ne peux pas. J’ai besoin
que vous m’aidiez à le faire.
-— Je serais ravi de vous aider dans ce but, Thanos, proposa
le docteur avec ce qui pouvait passer pour un sourire amical.

70
RÉALITÉ

— Je suis d’accord pour m’en aller, mais tant que je n’au-


rai pas parlé avec Sui-San, je ne le pourrai pas. Pouvez-vous
me prêter assistance, s’il vous plaît ?
Le synthétique secoua la tête pour refuser, mais Thanos
détecta dans ses yeux de petits spasmes indiquant que son
système d’exploitation biologique tentait de résoudre le
conflit qui agitait ses fonctions primaires. « Porter secours »
et « Refuser l’accès à Thanos » étaient deux directives
incompatibles.
— Je vous en prie, ajouta Thanos en envisageant de se
jeter à genoux. Il se retint en imaginant qu’A’Lars avait prévu
de telles simagrées et qu’il avait programmé son robot afin
qu’il ne tombe pas dans le panneau. Il allait devoir donner
du sens à sa demande en s’appuyant sur une gestuelle sobre
et efficace.
— J’ai besoin de votre aide pour redonner un sens à ma
vie, déclara-t-il.
Les mots lui vinrent très simplement, sans doute parce
qu’ils étaient assez sincères pour ne pas passer pour une ruse.
— Je n’ai jamais connu ma mère. Je ne l’ai vue que dans
mes rêves. Je souhaite faire sa connaissance pour mieux me
connaître et comprendre. Je vous en prie, répéta-t-il. Laissez-
moi la voir et lui parler. Elle seule peut me dire qui je suis,
car elle seule s’en préoccupe.
Les iris du synthétique vibrèrent comme s’il essayait de
faire le point, puis il leva et baissa le regard plusieurs fois.
L‘expression de son visage passa de prévenante à sévère puis,
au moment même où Thanos se dit qu’il avait échoué, la
bouche de l’infirmier esquissa son semblant de sourire.
— Bien entendu, Thanos. Veuillez me suivre.

71
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

L’hôpital ayant été conçu pour une seule occupante, il


leur fallut peu de temps pour atteindre leur destination. En
chemin, ils croisèrent d’autres synthétiques habillés comme
le guide de Thanos. Chacun d’eux lui fit un signe de tête
amical et poli.
— C’est ici, annonça le synthétique en indiquant une
porte.
Thanos posa le pouce sur le système d’ouverture, mais
rien ne se produisit. Sans qu’il n’ait besoin de demander quoi
que ce soit, son guide fit le même geste et la porte s’ouvrit
en glissant. Thanos marqua une hésitation.
— C’est bien sa chambre, le rassura l’automate d’un ton
engageant.
Il le savait. Il était certain que c’était sa chambre. Pourtant,
il était soudain incapable de faire un pas.
— Êtes-vous souffrant ? s’inquiéta le synthétique. Si
nécessaire, je peux vous prodiguer des soins. Pourriez-vous
décrire les symptômes que vous éprouvez ?
Le ton mielleux de l’aide-soignant eut raison de ses der-
nières bribes de patience. Cela, plus que quoi que ce soit
d’autre, lui donna l’énergie d’entrer dans la pièce juste avant
que la porte ne se referme sur lui.
L’endroit était exigu, bien éclairé et entièrement capitonné,
ce qui en disait long sur l’état de sa mère. Si on avait jugé
bon de recouvrir les murs ainsi, c’était à n’en pas douter parce
que Sui-San menaçait de se jeter contre eux.
Le mobilier se résumait à un lit flottant disposé contre un
mur. Il ne voyait aucune affaire personnelle qu’il aurait pu
identifier. Il sentit de nouveau monter en lui la colère que
lui inspirait A’Lars. Cet endroit n’avait pas comme vocation

72
RÉALITÉ

de soigner sa mère, mais de la mettre à l’écart comme on le


fait de vieux meubles.
Elle était là, devant lui. Pour la première fois de sa vie, il
posait les yeux sur elle.
Elle est très belle, fut la première pensée qui lui traversa
l’esprit.
Les enfants sont sans doute prédisposés à trouver leurs
parents agréables à regarder, mais ce n’était pas le cas de
Thanos. Par exemple, il considérait A’Lars comme banal. À
l’inverse, sa mère était magnifique.
Sa beauté était telle qu’elle faisait oublier cette chambre
spartiate et aseptisée. Son teint était éclatant et ses cheveux
d’une fluidité incroyable ressemblaient à une cascade d’encre
noire tombant sur ses épaules. En la regardant lui vint à l’es-
prit ce que tout le monde pensait indéniablement : Comment
un être aussi merveilleux avait-il pu me donner naissance ?
Elle était assise à même le sol, les jambes croisées et les
mains posées sur les genoux. Les yeux fermés, elle respirait
avec calme. En la voyant, Thanos ressentit moins de colère
envers A’Lars. Sa mère semblait en bonne santé et paisible.
Cet environnement austère lui convenait peut-être. Il pré-
sentait l’avantage de ne pas stimuler ses sens, rien ne pouvait
donc l’énerver.
Alors qu’il l’observait, Sui-San se mit à bouger la tête d’un
côté vers l’autre puis du haut vers le bas, comme si elle traçait
calmement dans l’air le signe de l’infini avec son front. Ses
lèvres laissaient échapper un murmure très léger.
Il fit un pas en avant et toussota pour se signaler. Alors,
avec lenteur, elle ouvrit les yeux.
— Mère ? C’est moi, Thanos. Votre fils.

73
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Elle continua ses mouvements de tête réguliers et calmes.


Il s’approcha et, aussi délicatement que possible, il prit son
menton entre le pouce et l’index afin qu’elle le regardât et
constata l’étroitesse de ses pupilles.
— Mère, répéta-t-il. Je suis venu pour vous sauver.
Soudain, le regard de Sui-San indiqua qu’elle avait pris
conscience de sa présence. Elle écarquilla les yeux et, l’air
terrifié, prit une profonde inspiration. En quelques secondes,
elle écarta la main de Thanos et recula précipitamment sans
se lever, ce qui la fit ressembler à un crabe géant. En même
temps, elle poussa un hurlement de terreur.
Thanos lança un regard par-dessus son épaule puis se
souvint que la pièce était insonorisée. De l’extérieur, il était
impossible d’entendre quoi que ce soit.
— Mère, reprit-il en écartant les mains, paumes en avant
pour montrer qu’il ne lui voulait aucun mal. C’est moi, votre
fils. Votre enfant.
— Toi ! s’exclama-t-elle en se plaquant contre le mur.
Toi ! Je t’ai vu ! J’ai vu ton visage !
— Oui, au moment de ma naissance. Vous m’avez pris
dans vos bras, non ?
Alors qu’il s’approchait lentement d’elle pour ne pas l’ef-
frayer davantage, il sentit des larmes commencer à lui piquer
les yeux.
Elle prit de nouveau une profonde inspiration tout en se
réfugiant dans un coin de la pièce.
— Tu es un démon ! hurla-t-elle. Tu es la mort ! Je l’ai
vue dans tes yeux ! Elle te coulait des oreilles et a recouvert
ma poitrine nue quand tu es né ! Tu es la mort ! Tu es la
mort !

74
RÉALITÉ

À ces mots, Thanos s’immobilisa alors qu’il tendait la main


pour écarter les cheveux que sa mère avait dans le visage.
— Mère, fit-il en essuyant les larmes aux coins de ses yeux.
Je vous en prie, arrêtez. Je suis votre fils.
— La mort ! cria-t-elle en se recroquevillant, les genoux
contre la poitrine et en dissimulant son visage. La mort ! La
mort ! La mort ! Tu la respires ! Elle te nourrit et elle suinte
de toi ! Tu ! Es ! La mort ! La mort ! La mort !
Elle le répéta comme une litanie interminable jusqu’à
ce que les mots ne forment plus qu’un son inintelligible
dénué de sens, ses mâchoires se crispant tellement qu’il fut
stupéfait qu’elles ne se brisent pas. Chaque fois qu’il tentait
de s’approcher d’elle pour la réconforter, elle jetait la tête
en arrière pour hurler un son suraigu qui lui vrillait les
tympans et l’âme. Il finit par reculer et l’observa, immobile
au centre de la cellule. Il ne savait pas comment lui venir
en aide, mais il ne pouvait pas se résoudre à la laisser ici
dans cet état.
Sans la quitter des yeux, il parvint à tâtons à rouvrir la
porte et sortit d’un pas malhabile dans le couloir où le syn-
thétique l’attendait patiemment.
— Elle a besoin de votre aide, bredouilla-t-il.
Immédiatement, l’infirmier se précipita dans la chambre,
suivi par deux autres en tous points semblables. Ils s’agenouil-
lèrent près de Sui-San et lui administrèrent une dose d’un
médicament bleu clair. Thanos les regarda faire jusqu’à ce
que la porte se referme automatiquement, l’empêchant de
voir et d’entendre ce qu’il se passait à l’intérieur.

75
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Une fois ressorti de l’établissement, il sentit ses jambes


se dérober et se rattrapa d’une main au mur extérieur du
psycho-asile.
Sa mère.
Sa propre mère.
Il se rendit alors compte qu’il repartait sans l’échantillon
d’ADN espéré. Pris de panique face à sa mère, il avait fui
comme un petit garçon... Il serra les dents et frappa le mur
d’un de ses énormes poings. C’était une paroi isolante et ren-
forcée par un treillis fait d’un alliage haute résistance qui ne
bougea pas d’un iota. Il frappa de toutes ses forces encore
une fois, puis encore et encore. Il continua à aligner les coups
jusqu’à ce que ses avant-bras soient brûlants de douleur et
qu’il ne sente plus ses doigts.
Relevant la tête, il observa le groupe d’étoiles ceinturant
Hyperion, la minuscule planète-sœur de Titan à la forme
irrégulière, véritable verrue posée sur le ciel nocturne.
Tombant à genoux, il se retint contre le mur. Les ténèbres
le submergèrent et ses forces l’abandonnèrent. Le monde
se mit à tourner sur lui-même, devenant un maelström de
formes et de couleurs indistinctes. Quand il trouva la force de
relever la tête, le ciel n’était plus qu’un amas de flaques de
couleur. Le reflet des lumières de la Cité Éternelle fusionnant
avec la noirceur de la nuit, les points blancs des étoiles et la
teinte bleutée d’Hyperion.
Plus rien n’était dissocié de ce qui l’entourait. Il ne restait
plus qu’une unité. Tout était lié et faisait partie d’un tout.
Il repensa alors au début de cette soirée et à la délicatesse
des lèvres de Gwinth.
— Ça suffit ! décréta-t-il.

76
RÉALITÉ

Lui aussi était lié aux autres. Il n’était pas un paria. Il faisait
partie de Titan, que Titan le veuille ou non.
Il aimait Titan, même si Titan le détestait.
Il aurait été simple de répondre à la haine par la haine et
à la peur par la peur. Alors qu’il faisait jouer ses doigts et
serrait les poings pour les désengourdir, il comprit qu’il était
capable de devenir bien davantage pour Titan que ce qu’était
Hyperion par rapport à sa planète. Il comprit qu’il pouvait
jouer un rôle essentiel.
Pour l’instant, il n’y avait rien qu’il puisse faire pour
Sui-San. Sa folie dépassait son savoir et ses talents. Mais ce
n’était que temporaire.
Il allait répondre à la peur par l’amour. Son père lui avait
dit qu’il n’y avait rien qu’il puisse faire pour changer la façon
dont les habitants de Titan le voyaient. Il fallait donc que ce
soit lui qui change. À partir de là, il parviendrait peut-être à
déclencher une forme de réciprocité... ou peut-être pas, mais
c’était mieux que rien. Au pire, il pourrait assister les autres
sans attendre aucune reconnaissance en retour. Au moins, ils
auraient obtenu son aide, même si, pour cela, ils n’avaient fait
que l’effort de dissimuler leur haine et leur crainte derrière
le rideau de l’indifférence.
Il allait canaliser l’amour de sa folle de mère et aimer Titan
ainsi que tous ceux qui y vivaient, sans autre raison pour cela
que le fait d’en avoir la possibilité.
Thanos rentra alors chez lui.
Du travail l’attendait.

77
CHAPITRE 6
La congestion des rues et des trottoirs était telle qu’il lui
fallut plus d’une heure pour rejoindre le MentorPlex. En
l’air, l’embouteillage permanent semblait créer une canopée
de véhicules volants qui faisaient disparaître des pans entiers
de ciel. Il se dit que tous ces gens trouveraient à se loger dès
que les MentorPlex II et III seraient achevés.
Il n’y aura qu’à empiler tout l’excédent d’habitants, avait dit Sintaa.
Thanos s’immobilisa à l’entrée du MentorPlex.
Il n’y aura qu’à empiler tout l’excédent d’habitants.
Pendant quelques instants, il ne bougea pas d’un cil alors
que les Titans faisaient de leur mieux pour le dépasser sans
avoir à le toucher.
Toute sa vie, il s’était dit que quelque chose n’allait pas sur
Titan, sans jamais vraiment comprendre de quoi il s’agissait.
Mais c’était décidé : il allait rectifier cette lacune.
Il n’y aura qu’à empiler tout l’excédent d’habitants.
Il comprenait enfin quel était ce défaut essentiel dont souf-
frait Titan. S’il parvenait à le faire disparaître comme on
fait l’ablation d’une tumeur, alors peut-être que les attitudes
semblables à celle de Gwinth se multiplieraient et qu’on le
verrait enfin comme un égal, pas comme un prédateur.
Les systèmes d’ascenseurs au sein du MentorPlex étaient
gérés par une intelligence artificielle. Ils équilibraient leur
trafic et pouvaient emmener leur utilisateur à l’étage qui était

78
RÉALITÉ

le sien parmi les cinq cents niveaux du bâtiment en moins


de trente secondes.
Ces trente secondes lui parurent des heures. Thanos surgit
de l’ascenseur pour se précipiter dans son appartement. Au
loin, les cryovolcans lâchaient quelques fumerolles, mais il
n’avait pas le temps de s’extasier devant leur beauté.
Il n’y aura qu’à empiler tout l’excédent d’habitants.
Il n’y aura qu’à empiler tout l’excédent d’habitants.
Pas si je peux l’empêcher, se dit-il.

Quand il rentra de son expédition, A’Lars fulminait.


L’intelligence artificielle de leur foyer prévint Thanos de la
présence de son père dès que celui-ci franchit le seuil, mais
Thanos l’ignora. En deux jours, il n’avait quitté son bureau
qu’à quatre reprises, ne s’était nourri que durant une seule
journée et le seul changement qu’il avait apporté à sa tenue
était d’avoir enfilé un data-gant permettant des manipulations
plus précises des hologrammes.
Il était hagard et ne sentait pas très bon, mais il était tel-
lement concentré qu’on aurait pu s’imaginer que la privation
de nourriture avait décuplé ses capacités cérébrales. Il était
plongé dans un holo-tableau présentant une foule de données
quand son père ouvrit la porte de sa chambre et se figea dans
l’encadrement de la porte, furieux.
— Tu es allé voir ta mère, lança-t-il, la voix tremblante
de colère. Crois-tu vraiment que je sois assez idiot pour ne
pas surveiller cet endroit ?
— Je n’ai pas de temps à perdre avec ça, répondit Thanos
laconiquement, sans même prendre la peine de se retourner.

79
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

L’holo-tableau pivota sur la gauche et les chiffres aug-


mentèrent. Thanos grommela. C’était bien ce qu’il pensait.
Tout se tenait.
— Tu n’as pas... ?
A’Lars avança dans la pièce.
— Lève-toi quand je te parle ! Et tout de suite, Thanos !
Celui-ci consentit enfin à quitter ses hologrammes des
yeux. A’Lars se tenait près de lui, les joues empourprées et
le regard assassin. Le fauteuil qu’il occupait lévita quelques
centimètres plus haut quand Thanos se leva pour faire face
à son père.
— Il y a quelque chose que je dois vous expliquer, lui
dit-il. C’est très important.
— Ne me dis pas ce qui est important ! Si jamais un jour
j’ai eu la moindre confiance en ton échelle de valeurs, ce n’est
plus le cas. Je t’avais très précisément ordonné de ne pas tenter
de voir ta mère. Malgré cela, dès que j’ai eu le dos tourné...
— Vous me l’avez enlevée ! l’interrompit Thanos en
criant.
Il n’avait pas prévu de se laisser emporter dans une dis-
cussion au sujet de sa mère, car il avait un problème infi-
niment plus important à aborder avec lui, mais l’hypocrisie
et l’attitude moralisatrice de son père l’avaient fait sortir de
ses gonds.
— Vous en avez fait un légume avant de l’enfermer
loin de moi, à l’écart du monde. Alors, dites-moi pourquoi
devrais-je suivre vos ordres, père ? Pourquoi devrais-je vous
faire confiance ?
Cette sortie lui avait coupé le souffle. Il reprenait sa respi-
ration quand il vit A’Lars faire un petit pas en arrière. Pour

80
RÉALITÉ

la première fois de sa vie, Thanos eut l’impression que son


père avait un doute. À quel sujet, il aurait été bien incapable
de le dire, mais avoir poussé A’Lars à reconsidérer sa position
était déjà un exploit monumental.
— Ta mère a sombré dans la folie à l’instant où elle a posé
les yeux sur toi, expliqua A’Lars avec calme. Je l’ai mise à
l’écart afin de te protéger d’elle et de sa folie. C’est une faveur
que je t’ai faite, mon fils.
— Une faveur ? gronda Thanos entre ses dents. La vraie
faveur eut été de me laisser la voir, de dire son nom parfois,
de me parler d’elle, de la laisser exister dans mes souvenirs
si ce n’était pas possible en personne !
— Je ne peux pas exiger de ta part que tu comprennes.
Tu as un esprit exceptionnel, mais tu es encore un enfant et
c’est en tant que tel que tu appréhendes les choses. C’est un
problème d’adulte et tu as transgressé la règle que je t’avais
clairement expliquée.
— Vous ne m’avez pas laissé le choix...
— Mais si ! Tu avais tous les choix possibles ! explosa
A’Lars en laissant sa colère réduire à néant ses dernières
envies de compassion. Je t’ai offert le choix de suivre mes
instructions et de laisser ta mère tranquille ! As-tu la moindre
idée de tout le mal qu’elle se serait fait si les synthétiques
n’étaient pas intervenus ? D’ailleurs, elle a réussi à endom-
mager sérieusement l’un d’entre eux et je vais devoir passer
au moins une de mes journées à le réparer.
— Je sens que je vais pleurer, se moqua Thanos en portant
un doigt au coin d’un de ses yeux pour le montrer à son père,
sec. Ah, non. Navré.
— Ta punition dépassera tout ce que tu peux...

81
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Père, nous n’avons pas de temps à perdre avec cette


petite désobéissance...
— Petite ? Je t’avais explicitement ordonné ...
— ... alors qu’il y a des questions plus urgentes et essen-
tielles à prendre en compte, l’interrompit Thanos avant de se
retourner vers son bureau.
Il observa les hologrammes qui flottaient au-dessus de la
table. Par où commencer ? Soudain, une main le prit par
l’épaule et le força à faire volte-face.
— Je n’ai pas pour habitude de laisser mon fils me dire
quand une conversation est close et je ne le tolérerai pas.
Est-ce que c’est bien clair, mon garçon ?
Pour la première fois, Thanos remarqua qu’il était plus
grand que son père, mais surtout, plus imposant. A’Lars fai-
sait à peine deux mètres de haut et sa silhouette était plutôt
mince alors que Thanos lui rendait au moins dix centimètres
et était d’une stature clairement plus large. Il se rendit compte
qu’il avait passé ce cap environ un an plus tôt, mais ça ne lui
avait jamais sauté aux yeux à ce point. À cet instant précis, il
comprit qu’il pouvait mettre fin à une dispute d’une manière
sans équivoque grâce à une gifle puissante lancée au visage
de son père.
Cette idée et l’image qu’elle avait fait naître s’emparèrent
de lui et le firent frissonner, mais il les refoula au prix d’un
effort surhumain.
— Père, nous n’avons pas de temps à perdre à nous dispu-
ter. Notre monde est en danger et j’ai besoin de votre sagesse
pour le sauver.
A’Lars ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis
se ravisa. Il recula alors en secouant la tête, comme si,

82
RÉALITÉ

instinctivement, il avait conscience que Thanos avait envi-


sagé de le frapper.
— En danger, dis-tu ? Je crois que la folie de ta mère a
fini par t’infecter.
Cette nouvelle évocation de Sui-San irrita le jeune Titan.
Comment A’Lars, celui qui l’avait emprisonnée, osait-il parler
d’elle de manière aussi désinvolte ? Les poings serrés, Thanos
fit une nouvelle fois de son mieux pour se calmer. Après un
long moment, il se détendit et rouvrit les mains.
— Père, j’ai besoin de votre aide.
Après avoir fait ses preuves face aux synthétiques, cette
tactique sembla pondérer la colère de leur créateur. A’Lars
poussa un soupir.
— Tu as atteint ... un certain âge. Je comprends que tu
ressentes des envies et des désirs qui t’ont poussé à te conduire
de manière aussi irrationnelle. Je vais me débrouiller pour...
— Ça suffit avec cette phrase ! s’exclama Thanos Je ne
suis pas un adolescent travaillé par le sexe qui ne rêve que de
passer à l’acte ! Je suis votre fils ! Je suis aussi votre égal en
ce qui concerne l’intelligence et je vous dis que notre peuple
est condamné !
Une chappe de plomb tomba sur la pièce. Le silence qui y
régnait n’avait pas grand-chose à envier à celui qui habitait
le moindre recoin du silencurium. Quand A’Lars reprit la
parole, on put sentir dans son ton comme un soupçon d’ironie.
— Condamné, dis-tu ? Condamné, rien de moins ...
Thanos s’était attendu à une autre réaction de la part de
son père. La peur peut-être, ou, plus certainement, un hoche-
ment de tête entendu, une marque de fierté paternelle, la
reconnaissance de la tâche énorme accomplie par son fils. Il

83
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

n’écartait pas non plus la possibilité qu’A’Lars soit déjà au


courant des découvertes qu’il venait de faire.
Mais, au lieu de tout cela, son père le regardait avec mépris.
— Oui, père, condamné. Les chiffres sont formels. J’ai
fait tous les calculs et nous faisons face à une surpopulation
massive...
A’Lars s’esclaffa et fit un geste dédaigneux, mais Thanos
poursuivit :
— J’insiste, une surpopulation massive. Certes, les
MentorPlex vous ont permis d’en gérer une partie et d’at-
ténuer le phénomène, mais cela ne pourra pas durer. Nous
allons très vite manquer de place et de matière première. La
catastrophe environnementale que cela génèrera sera...
Son père dodelina de la tête lentement, l’air navré. Le jeune
Titan serra les dents et changea de tactique.
— Ce phénomène impacte également l’hygiène et la proli-
fération des microbes. Même si on parvient à limiter l’incidence
sur l’environnement en construisant de nouveaux MentorPlex
et en nourrissant ceux qui y habitent, mon modèle prévoit
le développement de nombreux agents pathogènes pouvant
déclencher des épidémies. Le pire, c’est que ce danger sera
constant. On parle de pandémies qui pourraient décimer la
population à plusieurs reprises. La cause en est simple, la
nature cherche toujours à rétablir l’équilibre et elle ne fait
preuve d’aucune compassion.
Tout comme toi, pensa-t-il sans le formuler à voix haute.
A’Lars garda le silence un long moment. Thanos en pro-
fita pour passer en revue tout ce qu’il venait de dire. Avait-il
oublié quoi que ce soit ? Non, il ne trouva rien à ajouter. Il
avait aligné les heures sans sommeil depuis qu’il avait eu cette

84
RÉALITÉ

illumination à la suite de la réflexion désinvolte de Sintaa


annonçant qu’il suffirait d’empiler l’excédent d’habitants. Cela
l’avait ramené au cryomagma courant sous la Cité Éternelle
et ses environs. Il s’était alors demandé ce qu’il se passerait si
les cryovolcans entraient en éruption en projetant de l’ammo-
niaque et du méthane dans l’atmosphère. De là, il avait étudié
le moyen de protéger Titan d’une catastrophe environnemen-
tale et, alors qu’il mettait au point des plans d’évacuation, il
s’était rendu compte du nombre incroyable de personnes qu’on
avait entassées entre les murs de la Cité Éternelle. Et il fal-
lait prendre en compte le nombre de naissances quotidiennes.
Les Titans étaient d’une santé solide et vivaient longtemps. Il
était rare qu’ils meurent, pourtant, ils continuaient à procréer.
Résultat, la planète n’allait pas tarder à manquer de ressources.
Grâce à la science et avec l’aide de leur technologie, ils
étaient parvenus à retarder l’inévitable mais, par définition,
il n’allait pas être possible d’y échapper. Si elle avait différé le
cataclysme, cette technologie n’en avait qu’à peine modifié
les probabilités. En revanche, elle avait généré de nouvelles
éventualités désastreuses. Au moment du retour de bâton, le
résultat serait catastrophique.
Le problème avec Titan n’était pas Titan elle-même et
donc en aucun cas ses cryovolcans et la menace représentée
par l’ammoniaque et le méthane glacés qu’ils renfermaient.
Le seul souci de Titan, c’était cette satanée populace qui
ne cessait d’augmenter.
J’aurais dû dire ça. Oui, ce sont précisément les mots qu’il
aurait fallu employer.
Il ouvrit la bouche pour le faire, mais A’Lars fut plus
rapide que lui.

85
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— J’ignore quelle erreur j’ai pu commettre pour que tu


te retrouves dans cette situation, mais sois certain que je ne
te laisserai pas pervertir notre monde pour assouvir tes phan-
tasmes héroïques. Tu imagines sans doute que ta soi-disant
découverte pourrait changer la façon dont les autres te voient.
Tu te prends pour un héros, c’est ça ?
Thanos baissa les yeux. Oui, en son for intérieur, il avait
espéré que les résultats de ses recherches lui apporteraient la
paix de l’esprit et de la reconnaissance, mais tout ça n’était
presque rien comparé à sa découverte elle-même.
— Mes calculs sont parfaits, père. Les chiffres ne mentent
pas. Tenez, fit-il en prenant une clé de données contenant
toutes ses recherches. Prenez ça et examinez mes résultats.
Vous constaterez que j’ai...
À sa grande surprise, A’Lars lui lança un coup du revers
de la main qui envoya la clé voler à travers la pièce.
— Ton toupet n’a d’égal que ton arrogance, Thanos.
Tu t’imagines vraiment que tu peux découvrir quelque
chose que ni moi ni les autres dirigeants de cette planète
n’avons décelé ? Ne parle de cela à personne et estime-toi
heureux de n’être passé pour un idiot que devant moi et
pas en public.
— Vous préférez mourir plutôt qu’affronter la vérité ?
demanda Thanos, stupéfait.
— Tu me proposes là un choix nul et non avenu auquel
je n’ai donc pas à me soumettre. La vérité est par définition
objective et éternelle. Elle existe, c’est tout, et nous ne pou-
vons rien y faire.
— Cette certitude vous tiendra chaud quand nous serons
tous morts.

86
RÉALITÉ

Avec un grommellement évasif, A’Lars fit demi-tour pour


partir, mais arrivé à la porte, s’arrêta et se tourna vers son fils.
— Et sois bien certain que nous aurons une conversation
au sujet de la punition qui s’impose pour la visite que tu as
rendue à ta mère.
Thanos ne broncha pas et n’afficha aucune expression
jusqu’à ce que la porte se referme derrière son père, le lais-
sant de nouveau seul.
Alors, il hurla de douleur et de colère tout en renver-
sant son bureau contre un mur. Le meuble s’écrasa au sol
dans un bruit sourd et une note plus aiguë de verre qui
se brise. Une fente s’était formée au centre, mais il était
encore entier. Thanos le souleva et le frappa contre le mur.
Il ne fut satisfait qu’en voyant son bureau en miettes entre
ses mains.
Il retourna ensuite sa rage contre le reste des meubles de
sa chambre et ne s’arrêta qu’au moment où il n’y eut plus
rien à casser. La pièce ressemblait désormais à une décharge
jonchée de débris informes en métal, en verre et en plastique.
Chacun des pas qu’il y faisait lui offrait le plaisir de détruire
encore un peu plus un nouvel objet.
Il s’adossa à un mur et se laissa glisser en position assise.
Au-dessus de lui, les lampes qu’il avait abîmées durant sa
crise de colère clignotaient en créant des ombres éphémères
dans toute la pièce. Il ne bougeait pas, mais ces éclairs aléa-
toires donnaient l’impression que sa chambre était en orbite
autour de lui. Alors que l’ombre et la lumière s’affrontaient,
lui était le centre, le pivot, le point d’ancrage. Plongé dans
l’obscurité ou exposé au grand jour, il restait le même,
déterminé.

87
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Et il avait raison.
C’était pour lui une évidence, il avait raison. Il savait où se
trouvait la vérité. Il pouvait voir la fin de Titan, la mort
de tout ce qui vivait sur cette planète, chose que même son
père était trop aveugle pour admettre.
Des fils électriques et des morceaux de métal formaient un
petit tas juste à côté de lui. Il le balaya d’un revers de main
hargneux, révélant ainsi la présence d’une clé de données
brillant dans la clarté défaillante. Thanos la prit et la glissa
dans le port de lecture qui se trouvait au niveau de son poi-
gnet. Les données se chargèrent automatiquement sur l’écran
de ses lunettes. Il s’agissait bien de la clé qu’il avait préparée
pour A’Lars et qui regroupait toutes ses recherches.
Notre monde se meurt si lentement que personne ne s’en rend
compte.
Il resta assis des heures pendant lesquelles il revérifia ses
calculs puis les vérifia encore sans relâche. Une partie de
lui-même souhaitait qu’on lui prouve qu’il avait tort, que
quelqu’un découvre une erreur, même simple, du genre de
celles qu’un enfant pourrait trouver, ou quoi que ce soit
d’autre. Il voulait tellement s’être trompé, pouvoir rire de
lui-même, devoir se présenter devant A’Lars pour prononcer
ces mots tant redoutés : Père, j’avais tort et vous aviez raison.
Mais il avait beau étudier toutes les données et refaire sans
arrêt ses calculs, il ne trouvait aucun défaut dans son raison-
nement et dans ses conclusions.
Titan était condamnée et l’extinction de sa race était
inévitable.
Il éjecta la clé et poussa un profond soupir. Inévitable.
La nature allait reprendre ses droits. Les habitants de Titan

88
RÉALITÉ

parviendraient sans doute à s’offrir un sursis grâce à leur


technologie, mais au bout du compte, la mort s’abattrait sur
la Cité Éternelle et toutes ses lumières laisseraient la place
aux ténèbres.
Inévitable.
Il se laissa sombrer dans le sommeil alors que ce mot se mit
à tourner dans son esprit comme une berceuse désespérante.

Dès son réveil quelques heures plus tard, il releva la tête


de sa poitrine en pensant Inévitable... mais pas imparable.
Il existait bien un moyen d’y parvenir. L’inéluctabilité de
la situation n’était annoncée que si personne n’intervenait et
que le destin de Titan demeurait inchangé.
Mais, en physique, il avait appris le principe voulant que
plus la direction de déplacement d’une particule est précise,
moins elle est capable de maintenir son élan et inversement.
De plus, le simple fait d’observer cette particule et donc de
la bombarder de photons change inévitablement (inévitable-
ment) sa direction ou son élan, ce qui rend impossible de
définir avec certitude ces deux facteurs avec le même degré
de précision.
Il comprit alors qu’il était le photon. Le destin de Titan
pourrait changer tout simplement parce qu’il l’observait, ce
qui signifiait tout aussi simplement qu’il pouvait faire quelque
chose pour le modifier.
Il était capable de faire bien davantage qu’identifier le pro-
blème, il allait le résoudre. Et quand il aurait une solution à
présenter à A’Lars, celui-ci l’écouterait enfin.
Il convoqua deux androïdes ménagers.

89
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Nettoyez cette pièce, leur ordonna-t-il. Ensuite, instal-


lez un nouveau bureau équipé d’une interface.
Les deux robots accusèrent réception de leurs instructions
par une suite de bips joyeux. Thanos les regarda travailler en
se disant que s’il n’arrivait pas à ses fins, ces machines seraient
tout ce qui survivrait au cataclysme final.

90
CHAPITRE 7
Le lendemain, il se retrouva dans un couloir menant chez
Gwinth Falar. Elle partageait son logis avec sa famille : ses
parents, quatre frères et sœurs, deux de leurs conjoints, une
nièce et deux neveux. La galerie était bondée par des employés
quittant leur domicile pour la journée et Thanos représentait
une intrusion indésirable dans leur routine. Les remarques
et les protestations fusaient à son passage.
— Je suis désolé de t’avoir abandonnée l’autre soir, dit-il à
Gwinth quand elle lui répondit par le biais du portier vidéo.
Tu m’as donné envie de faire quelque chose que j’avais remis
à plus tard durant des années.
Il marqua une pause et envisagea pendant un instant de ne
pas lui dire ce qu’il avait fait, mais il rejeta cette éventualité.
Il se devait de lui expliquer.
— J’ai vu ma mère pour la première fois depuis que je
suis né et c’est toi qui m’as donné le courage de faire ça.
La porte glissa latéralement quelques secondes à peine
après qu’il eut fini sa phrase, comme si elle attendait juste
derrière qu’il prononce exactement ces paroles. Elle affi-
chait une expression dans laquelle se mêlaient la surprise,
la tristesse et autre chose qu’il mit plus de temps à iden-
tifier, car c’était un sentiment qu’il connaissait mal : la
compassion.
— Ainsi, tu as vu ta mère ?

91
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Comme tout le monde sur Titan, elle savait que Sui-San


avait été enfermée.
— En quelque sorte, répondit-il en tendant la main vers
elle. J’avais l’intention de venir te retrouver immédiatement,
mais ... il s’est passé quelque chose de très important. Veux-tu
bien faire quelques pas avec moi ?
Elle marqua une hésitation, ce qui ne le vexa pas. Après
ce qui s’était passé, sa réaction se justifiait et ne dura qu’un
bref instant.
— Bien entendu, dit-elle en prenant sa main.

Il l’emmena dans la périphérie de la Cité Éternelle, près de


la limite de la zone terraformée. Les contreforts des cryovol-
cans étaient un endroit calme alors que loin sous leurs pieds,
le froid faisait crépiter et se fissurer le cryomagma.
— Nous allons donc tous mourir ? demanda-t-elle une
fois qu’il eut fini de lui expliquer la révélation qu’il avait eue.
— Tout ce qui vit doit mourir, lui rappela-t-il. La catas-
trophe prévue par le modèle que j’ai mis au point s’appuie sur
un large éventail de variables, mais elle se produira forcément.
Cela peut survenir le mois prochain ou dans dix générations.
— Dix générations..., murmura-t-elle.
— Dans ce cas-là, toi et moi serons donc morts depuis
longtemps, mais je t’assure que cet endroit disparaîtra,
annonça-t-il en désignant les tours impressionnantes réunies
pour former la Cité Éternelle. Si nous n’agissons pas, tout
sera réduit en poussière.
Elle scruta son visage comme si ses traits allaient lui offrir
une réponse.
— Et tu peux nous sauver ?

92
RÉALITÉ

— Oui, je crois pouvoir le faire. La vraie question est de


savoir si je dois le faire. Le cataclysme dont on parle sera
effarant. Par conséquent, le prix à payer pour l’éviter n’aura
rien de dérisoire.
— Il s’agit de la survie de notre espèce et de notre civilisa-
tion. Tu es obligé de faire tout ce qui est nécessaire, Thanos.
Sauve Titan.
Il se pencha alors vers elle, l’embrassa et ressentit à nou-
veau ce lien qu’avait évoqué Sintaa. Ce n’était donc pas une
illusion ou un effet imprévu de leur premier baiser. C’était
réel et cela faisait battre son cœur aussi sûrement que le sang
qui y circulait.
Alors oui, sauver cela valait bien le sacrifice qu’il faudrait
faire, quel qu’il soit.

Quand Thanos décida de retourner voir A’Lars, ce fut sans


crainte, mais avec la certitude d’être rejeté une fois de plus.
Il avait compris que son père n’éprouvait aucune affection
envers lui, tout juste un peu de respect. Malgré cela, un atta-
chement filial irrépressible le poussa à donner à A’Lars une
dernière chance de faire partie de la solution dont Thanos
savait qu’elle allait sauver leur planète.
— Père, je souhaiterais m’entretenir avec vous d’un pro-
blème plutôt urgent, annonça-t-il face à la porte du cogitarium.
Quelques secondes passèrent, puis le haut-parleur du sys-
tème de communication placé près du battant cracha une
réponse.
— Le monde court-il à sa fin ? demanda A’Lars d’un
ton sec.

93
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Thanos choisit de considérer cette question comme sincère


et dénuée d’ironie.
— Cela arrivera forcément, mais peut-être pas dans un
avenir proche.
Il n’y eut aucune réplique cinglante, pas de moquerie ni
de mépris. A’Lars garda le silence, tout simplement.
Le jeune Titan attendit devant la porte pendant presque
une heure, mais son père ne prononça pas la moindre parole
et ne se montra pas.
Thanos décida donc de régler le problème lui-même.

Les hologrammes étaient de simples manipulations de pho-


tons tandis que le son se résumait à la vibration de molécules
d’air. Cela faisait longtemps que les savants de Titan avaient
mis au point la technologie permettant de diffuser des holo-
grammes sonores. Il s’agissait d’applications scientifiques tel-
lement simples que la plupart des habitants de la planète ne
les considéraient plus comme de la science. Cela faisait tout
naturellement partie de leur vie quotidienne.
Mais pour mener son plan à bien, Thanos allait avoir
besoin d’un diffuseur d’hologramme plus puissant que la
moyenne, car il voulait atteindre tous les habitants de Titan.
Comme A’Lars refusait de le prendre au sérieux, il allait
soumettre ses idées à la population tout entière. Ainsi, le
peuple pourrait s’impliquer pendant que son père resterait
cloîtré derrière la porte de son étude, à étudier les plans de
son prochain MentorPlex qui ne ferait que reculer cette catas-
trophe à laquelle il ne croyait pas et qu’il ne cherchait pas à
stopper.

94
RÉALITÉ

Thanos avait développé un hologramme à son image d’une


centaine de mètres de haut et l’avait équipé de réfracteurs de
particules photoniques afin que l’image le représente de face,
quel que soit l’endroit d’où on la regardait. Le but était d’être
vu de toutes les personnes présentes dans la Cité Éternelle. Il
envisagea un moment de ne pas utiliser son image, voire de
diffuser celle de son père, mais cette idée lui apparut pour ce
qu’elle était : une imposture, or il n’était pas question qu’un
mensonge dénature la vérité essentielle et effrayante qu’il
s’apprêtait à révéler à ses congénères.
Il possédait des informations indiquant précisément à quel
moment un maximum de personnes se trouvait à l’extérieur.
C’est à cette heure-là qu’il diffusa son hologramme en se ser-
vant d’un réseau de robots flottants envoyés aux quatre coins
de la ville. Dans un premier temps, ceux-ci ne firent rien, se
contentant de léviter près des quartiers fréquentés. Il ne fallut
pas attendre longtemps pour que les gens les remarquent, y
compris ceux qui pilotaient des véhicules volants obligés de les
éviter ou de s’arrêter, ce qui causa des embouteillages aériens
plus importants qu’à l’habitude.
Du sommet des tours ou au niveau de la chaussée, qu’ils
soient au volant ou sur les toits, tous les habitants de la Cité
Éternelle levèrent les yeux. Une fois certain d’avoir capté
l’attention du plus grand nombre, Thanos transmit l’holo-
gramme contenant son message.

Je suis Thanos, fils d’A’Lars et de Sui-San. Amis Titans,


c’est avec amour que je vous salue, mais également avec
effroi. Notre monde est en danger et nous allons devoir faire
preuve de courage pour le sauver.

95
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Nous avons atteint la perfection dans tous les domaines qui


comptent, ce qui fait de nous un grand peuple. Nous avons
conquis le milieu hostile de Titan pour le soumettre à notre
volonté. Nous avons élevé nos bâtiments jusqu’au ciel, dompté
les cryovolcans et construit des monuments dédiés à l’art, à la
science et à notre réussite.
Hélas, tous ces efforts sont appelés à être réduits à néant,
car nous sommes condamnés.

Ensuite, il énuméra une litanie de statistiques portant sur


les terres arables, les volumes d’eau recyclable ainsi que les
taux de mortalité et de naissance. Il survola également la
question des agents pathogènes et des épidémies. Grâce à un
ensemble de tableaux holographiques, il mit en exergue la
diminution rapide des minerais qui seraient nécessaires pour
continuer à construire suffisamment de MentorPlex afin de
loger toute la population en augmentation exponentielle.

Les Mentorplex II et III seront totalement occupés le


jour de leur inauguration. Pourtant, selon mes estimations,
six cent mille Titans seront toujours obligés d’habiter dans
des logements de fortune. Nous ne pouvons tout simplement
pas construire assez vite pour offrir un logement décent à
tous et même si nous en étions capables, nous nous retrou-
verions à court de matériaux nécessaires et de nourriture
avant d’avoir déterminé.
Pour l’instant, tout ce que nous faisons pour empêcher
cette menace ne contribue qu’à affaiblir notre environnement
et à raccourcir le délai nous séparant du moment où nous
verrons toutes les variables aboutir à cette catastrophe. Nous

96
RÉALITÉ

sommes en train de creuser un trou sans avoir conscience


que chaque pelletée nous retombe dessus et pourrait bien
nous ensevelir. Nous vivons dans un cimetière, mais nous
continuons de l’ignorer, car nous ne nous sommes pas encore
enterrés.
Je souhaiterais vraiment que tout cela soit faux. Je vou-
drais que, dans mes calculs, il n’y ait pas un chiffre qui ne
soit fondé. Mais je ne peux que m’en remettre aux faits, à
la science et regarder la vérité en face.
Nous ne pourrons pas échapper à ce dénouement, mes
amis. Si nous restons inactifs, nous ferons face aux ténèbres
et à un désastre d’ampleur apocalyptique. Toutefois, il existe
une façon de nous en sortir.
Ma proposition est simple, je vais donc être bref : je
propose qu’afin d’enrayer cette catastrophe inévitable, nous
acceptions d’euthanasier environ cinquante pour cent de
notre population actuelle. Ce nouveau départ fera en sorte
que nous disposions du temps et de la volonté nécessaires
pour réviser notre mode de vie... Il est trop tard pour empê-
cher ce bouleversement sans des mesures drastiques, mais
nous disposerons du temps nécessaire pour éviter la suivante.
Dans un souci d’équité, j’ai développé un algorithme de
sélection parfaitement aléatoire qui choisira nos glorieux
martyrs sans se préoccuper de toute notion de classe, d’âge,
de conduite ou de croyance.
De plus, afin de démontrer ma foi absolue en la justesse
de mes conclusions, j’ai inscrit moi-même un Titan au sein
de l’algorithme et il sera automatiquement sélectionné afin
d’être exécuté. Cette personne, bien entendu, c’est moi. Je
suis heureux de mourir pour le bien de tous et pour la

97
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

sauvegarde des générations futures. Même si personne ne me


suit, que mon sacrifice soit la preuve de ma détermination
et de ma sincérité.
J’ai mis au point une méthode d’euthanasie miséricor-
dieuse et indolore. Personne n’a besoin de souffrir, nous ne
sommes pas des monstres.
Selon mes calculs cette solution mettra Titan hors de
danger et assurera sa prospérité pour dix mille générations
de plus. Imaginez les existences que mèneront ceux qui nous
suivront, forts de savoir que le sacrifice de leurs ancêtres...
c’est-à-dire nous... a préservé leur bien-être et leur sécurité
dans un futur proche.

L’hologramme fit une pause à cet endroit afin de laisser


à tous le temps de comprendre le message.
C’est là un petit prix à payer, déclara Thanos à tous ceux
qui l’entendaient. Vraiment un petit prix calculé au plus juste
pour garantir notre futur.

98
CHAPITRE 8
Étrangement, Gwinth ne répondit pas quand il tenta de
la joindre. À en croire le transpondeur personnel de la jeune
femme, elle était connectée, mais ne prenait pas en compte ses
appels. Elle fut la première personne qu’il eut envie de contac-
ter après avoir délivré son message à la population de Titan.
(D’ailleurs, le message se répétait, car il avait configuré
l’émetteur holographique pour qu’il le repasse toutes les
demi-heures pendant quatre heures afin d’être sûr que tout
le monde ait bien compris.)
Assis dans sa chambre et contrôlant l’émission depuis son
bureau, Thanos ignorait totalement ce que donnait la récep-
tion de son annonce dans la Cité Éternelle. Quand il avait
appelé Sintaa, son ami était très agité.
— Mais, enfin ? ! Qu’as-tu fait ? Qu’est-ce qui t’a pris ?!
Sans attendre de réponse, il avait coupé la communication,
laissant Thanos seul avec l’écho de sa voix terrifiée et, à l’es-
prit, l’image de son visage déformé par l’angoisse.
Il sortit alors de son appartement puis du MentorPlex pour
trouver à l’extérieur un monde d’un calme qu’il n’avait jamais
connu. Les rues constamment bondées étaient désormais vides
de passants. Tout le monde était-il resté chez soi pour discuter
de sa proposition ? Oui, cela semblait logique.
Au-dessus de lui, son hologramme continuait sa litanie. Il
fut content et même un peu ému de constater que son système

99
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

de réfraction de photons avait fonctionné. Où qu’il se place,


sa représentation qui faisait plusieurs étages de haut semblait
le regarder dans les yeux. C’était étrange.
Il se rendit chez Gwinth et, une fois sur place, sonna à
plusieurs reprises avant qu’elle finisse par ouvrir la porte.
Des larmes inondaient son visage et en altéraient la beauté
en créant des taches vertes sur le maquillage qu’elle portait.
— Comment as-tu pu ? murmura-t-elle avant qu’il ne
puisse prononcer un mot.
— De quoi parles-tu ?
— Thanos ! s’exclama-t-elle en écarquillant les yeux. Tu
as perdu l’esprit ou quoi ?!
— Pas du tout, je vais très bien, voulut-il la rassurer en
prenant ses mains qui lui semblèrent amorphes. Qu’est-ce
qui ne va pas ?
Elle se libéra et elle fit un pas en arrière.
— Vraiment ? ! Tu me poses sincèrement la question ?
Comment as-tu pu faire ça ?
Elle pointa alors un doigt derrière elle, vers ce qu’il y avait
à l’extérieur, juste devant sa fenêtre : l’hologramme.
— Je..., fit-il avant de s’arrêter puis de passer la langue
sur ses lèvres, pesant chacun de ses mots. J’ai fait exactement
ce que tu m’as suggéré, Gwinth.
— Ce que moi je t’ai suggéré ? répéta-t-elle en lui jetant
un regard incrédule et en passant la main dans ses cheveux
courts.
— « Il s’agit de la survie de notre espèce et de notre civi-
lisation », répondit-il en la citant. « Tu es obligé de faire tout
ce qui est nécessaire, Thanos. Sauve Titan. »
— Mais pas ça ! Pas comme ça ! cria-t-elle, horrifiée.

100
RÉALITÉ

— J’ai fait ce qui s’imposait. C’est la seule solution. Ne


crois-tu pas que j’ai étudié toutes les alternatives ? Comment
peux-tu t’imaginer que je n’ai pas écarté toutes les autres
options avant de proposer un plan aussi radical ? Il nous
est impossible de quitter la planète et nous ne pouvons pas
construire la flotte de vaisseaux nécessaire. Cela épuiserait
nos ressources encore plus rapidement, rapprochant d’autant
cette catastr...
— Mais écoute-toi ! À t’entendre, il ne s’agit que de
science, mais on parle de la vie des gens !
Il cligna des yeux. Avait-elle seulement écouté un mot de
ce qu’il avait dit ?
— Exactement ! Et ce sont des vies que je vais sauver.
Tout du moins la moitié d’entre elles.
Elle se couvrit alors la bouche des deux mains tandis que
ses larmes recommençaient à couler. Sans rien ajouter, elle
rentra dans l’appartement et laissa la porte glisser entre eux.
Il eut beau appuyer sur le bouton de communication, puis
imiter Sintaa en tambourinant à la porte, elle ne répondit pas.

Après cela, il se rendit chez Sintaa.


— Il faut que tu te rétractes, lui dit son ami sur un ton
calme, en mesurant ses paroles. Dis que tu t’es trompé et
fais-le immédiatement.
Ils étaient assis dans le vestibule de la maison du jeune
homme, juste à côté des pièces principales. Par respect pour
la famille de Sintaa, ils parlaient à voix basse. Par conséquent,
1e volume des mots que prononçait l’ami de Thanos reflétait
mal l’angoisse qu’il ressentait.

101
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Me rétracter ? Mais tout ce que j’ai dit est vrai, théo-


riquement en tout cas.
— Thanos ... Tout le monde se fiche que ta théorie soit
vraie. As-tu regardé les actualités ? La diffusion de ton mes-
sage a déclenché des émeutes. Des émeutes. Ici, dans la Cité
Éternelle. Des gens pris de panique sont sortis de chez eux et
le taux d’accidents a quadruplé. On parle même de suicides.
Des suicides. Sais-tu à quand remonte le dernier suicide dans
cette ville ? Et je ne parle même pas de suicides collectifs.
En fait, Thanos le savait. Il commença à ouvrir la bouche
pour répondre à la question de son ami, mais celui-ci lui
intima le silence d’un geste.
— Il faut que tu te rétractes. Raconte que tout cela n’était
qu’une farce. Ou explique que tu as refait tes calculs et qu’ils
étaient faux.
— Je ne peux pas faire ça, ce serait un mensonge.
— Alors, contente-toi d’oublier cette idée d’euthanasie.
Dis aux gens que tu vas trouver un meilleur moyen.
— Il n’y a aucun meilleur moyen. J’ai passé énormément
de temps à réfléchir à tout ça et mon projet est le seul qui a
une chance de réussir.
— Alors, fais quelque chose qui pourrait ne pas réus-
sir, bon sang ! explosa Sintaa en bondissant sur ses pieds,
les veines palpitant au niveau de son cou. Tu ne peux pas
annoncer que tu vas exterminer la moitié de la planète !
— Pourtant, je l’ai fait, admit Thanos après quelques
instants de réflexion.
Sintaa déglutit avec difficulté, comme s’il cherchait à rete-
nir ses prochaines paroles dans sa gorge.
— Je crois que tu ferais bien de partir, Thanos.

102
RÉALITÉ

— Mais...
— Je n’ai plus rien à te dire.
— Je pensais que nous étions amis.
Dans un lent hochement de tête, Sintaa crispa les lèvres
puis regarda ses pieds. Il resta dans cette position un long
moment avant de se décider à parler :
— Me tuerais-tu si ton algorithme sortait mon nom ?
Thanos secoua la tête. Il trouva la question étrange et
presque puérile. Il la passa plusieurs fois dans son esprit pour
s’assurer qu’elle n’était pas teintée d’une nuance qui lui aurait
échappé sans en trouver.
— Bien entendu, répondit-il à son ami. Je te rappelle que
je vais me tuer, moi aussi.
Sintaa hocha de nouveau la tête, les mâchoires serrées et
regarda Thanos, les yeux luisants et le regard fixe.
— Alors il n’y a rien à ajouter. Rentre chez toi.

En chemin, il reçut de nouvelles informations sur son


récepteur personnel. Mille deux cents personnes étaient
mortes et cinq fois plus avaient été blessées dans les émeutes
qui avaient suivi la diffusion du message de Thanos. Une
fois chez lui, il resta assis dans le noir, à réfléchir, pendant
six longues heures.
Durant plusieurs jours, il s’était immergé dans son travail
pour trouver une parade à la menace qui pesait sur Titan.
Cette information avait été sa seule obsession. Résultat, il était
en quelque sorte immunisé contre son impact. Il n’avait pas
envisagé une seconde que le simple fait de découvrir la possibi-
lité de cette catastrophe allait engendrer de telles répercussions.

103
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Mille deux cents morts.


A’Lars venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte
et ne faisait aucun effort pour dissimuler sa colère. Thanos
n’avait encore jamais vu son père réagir de la sorte en public. Il
parvenait toujours à se contrôler, à ne pas se laisser gagner par
ses sentiments. Les seuls qu’il lui était parfois arrivé de montrer
étaient le dégoût et l’embarras que lui inspirait son fils. Mais
cette fois-ci, les preuves de sa colère étaient évidentes : il avait
le teint marbré et sa bouche était déformée en un rictus féroce.
— Mille deux cents ! Tu prétends aimer ce monde et tu
viens de tuer mille deux cents de tes semblables, Thanos !
Qu’as-tu à répondre à cela ?
Thanos réfléchit un instant. Il pensa aux générations qui
ne verraient pas le jour, à tous les enfants qui ne naîtraient
jamais et à la fin de Titan.
Tout cela était pour lui très simple à imaginer. Dans son
esprit, il entendait sans peine l’agonie de ceux qui étaient
condamnés et les sanglots des survivants qui ne tarderaient
pas à rejoindre les rangs de ceux qu’ils pleuraient.
— Mille deux cents personnes. Mille deux cents âmes. Au
niveau des statistiques, c’est insignifiant. Cela ne constitue
même pas la première phase de mon plan pour sauver Titan.
Nous devons toujours éliminer la moitié de la population.
A’Lars ne put retenir un hurlement inintelligible.
— J’ai des problèmes bien plus importants que douze
cents petites vies, continua Thanos. Je cherche à en sauver
des millions dans un premier temps, puis, plus tard, des mil-
liards. Je ne peux pas être tenu pour responsable de ce qu’il
s’est passé. Je me suis expliqué en termes simples. Ceux qui
m’écoutaient n’auraient pas dû paniquer.

104
RÉALITÉ

— T’écouter ? T’écouter ? Tu apparais comme ça et tu


bouleverses la vie des gens. Tu projettes un... Les habitants
n’ont vu qu’un gigantesque monstre planant sur la ville et
promettant de massacrer la moitié d’entre eux. À quel résultat
t’attendais-tu ?
— J’imagine que j’espérais qu’ils réagiraient avec intelli-
gence et compassion, pas en suivant leurs plus bas instincts.
Son père recula. Sur son visage, la colère avait laissé la
place à un effroi indicible.
— Nous pensions que ta mère était la seule folle de Titan,
mais je me rends compte que nous nous trompions. Tu l’es
également, Thanos. Ton esprit est aussi abominable que ton
apparence. Tes pensées sont aussi déformées que l’est ta chair.
Thanos se racla la gorge et se leva de toute sa hauteur
avant de passer ses mains derrière son dos. Alors il se pencha
en avant afin que son visage se retrouve au niveau de celui
d’A’Lars.
— Et qu’envisages-tu de faire pour y remédier, père ?
Il faut le reconnaître, A’Lars fit preuve de courage quand
il apporta une réponse à cette question.

105
CHAPITRE 9
Sur Titan, le crime était presque inexistant. Aucune loi
n’impliquait de sentence capitale et il n’existait pas d’instal-
lation qui aurait pu retenir quelqu’un possédant la force et
l’intelligence de Thanos.
Par conséquent, le peuple de Titan opta pour la solution
la plus simple : l’exil.
Pas de la Cité Éternelle, cela n’aurait pas été applicable.
Il fut décidé que Thanos serait banni de la planète.
Donc, à l’âge où la coutume voulait que les Titans fassent
leurs premiers pas au sein de la société et y accomplissent leur
destin, Thanos fut exilé de son monde.

106
ESPACE

L’univers n’est pas infini. C’est ce qu’il voudrait faire croire.

107
CHAPITRE 10
Ceux qui l’y avaient jeté avaient baptisé ce vaisseau Exile I.
Thanos le rebaptisa Sanctuary.

110
CHAPITRE 11
Au moment où le vaisseau atteignit la stratosphère pour
se précipiter vers les ténèbres ponctuées d’étoiles du cosmos,
Thanos s’autorisa un dernier regard vers sa planète d’origine.
Vue de l’espace, l’atmosphère de Titan était une épaisse brume
insondable d’organonitrogène de couleur orange. Cachée par ce
brouillard, la Cité Éternelle était invisible à l’œil nu. Thanos se
dit que tout ce qu’il connaissait se trouvait là, sous cette brume,
mais se rassura bien vite. Cela n’avait plus d’importance.
Le pilote automatique du vaisseau avait été réglé pour
l’emmener à l’intérieur du système solaire vers des mondes
considérés comme des endroits sur lesquels quelqu’un comme
lui pourrait vivre. C’était une solution sûre, un choix raison-
nable. Mais lui n’avait aucune envie d’être raisonnable ou de
choisir la sécurité.
On pouvait le bannir de Titan, mais il n’était pas question
qu’une fois cela fait, qui que ce soit d’autre décide de son des-
tin. Pour la première fois de son existence, Thanos était libre.
Certes, il était enfermé dans un vaisseau minuscule et dispo-
sait de peu de ressources, mais il était libre de tout remettre
en question, libre de haïr, libre d’effrayer ou d’horrifier.
Il était aussi libre d’aimer ou d’en ressentir le besoin.
À bord du Sanctuary, il n’y avait personne à aimer, à part
lui-même et Thanos avait des choses plus importantes à faire
de son temps.

111
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Le vaisseau était petit. Il ressemblait à un cercueil surdi-


mensionné auquel on aurait greffé un moteur subatomique.
Programmé pour atteindre les orbites des planètes alentour,
il disposait de la vitesse et de la puissance qui l’emmèneraient
vers l’un des mondes vraisemblablement habitables se trou-
vant au plus près de l’étoile au centre système.
Sa première tâche fut de pirater le pilote automatique.
Chaque fibre de son être mourait d’envie de faire demi-
tour et d’aller atterrir sur Titan, mais cela n’aurait fait que
reporter son exil. Il n’aurait pas tardé à être renvoyé dans
l’espace.
S’il continuait vers le centre du système solaire, il finirait
par atterrir sur l’une des planètes prévues, un endroit primitif
et dénué de la technologie nécessaire pour retourner sur Titan
et la sauver. Il serait comme un naufragé.
Mais s’il sortait du système solaire, s’il tournait le dos au
soleil, c’est tout un univers de possibilités qui s’ouvrirait à
lui, un nombre incalculable de mondes, toute une ménage-
rie de races et d’espèces. Parmi tout cela, il trouverait bien
l’aide dont il avait besoin. Alors il pourrait découvrir un
moyen de retourner sur Titan et de sauver ses habitants
malgré eux.
Sanctuary n’était pas conçu pour le voyage interstellaire. Ne
renfermant qu’un volume limité de carburant ainsi que des
vivres et de l’eau pour un mois, il ne pouvait pas l’emmener
plus loin que quelques minutes-lumière.
Il ordonna au pilote automatique de faire route vers la
planète d’origine des Krees, Hala, la civilisation la plus proche
qu’il connaissait. Fiers et martiaux, les Krees disposaient de
la technologie et des connaissances dont il avait besoin. Les

112
ESPACE

Titans étaient brillants, mais isolés. Les conflits faisaient avan-


cer la science et les Krees avaient des années d’expérience au
combat ce qui se matérialisait par leurs armées et leurs flottes
de vaisseaux, tout ce qui faisait défaut à Titan. S’il le fallait,
il retournerait sur Titan avec une armée pour l’appuyer. Il
ferait tout ce qu’il serait nécessaire pour convaincre son
peuple de l’écouter.
Quand l’heure serait venue, il trouverait le moyen de per-
suader les Krees de l’aider. Pour le moment, parvenir jusqu’à
leur planète lui suffirait amplement.
Il n’y avait pas assez de puissance dans les moteurs pour
voyager jusqu’à Hala. Il dérouta donc vers eux l’énergie de
tous les autres systèmes, y compris celui qui maintenait la
température. Rapidement, le gel s’installa à l’intérieur du
Sanctuary. Pour ne pas céder aux frissons qui parcouraient
son corps, Thanos ferma les yeux et, par la méditation, attei-
gnit rapidement un état de transe.
Bien que le haut-parleur fût à quelques centimètres de son
oreille, il n’entendit que très faiblement la voix artificielle du
pilote automatique énoncer le compte à rebours jusqu’à la
poussée à pleine puissance qu’il avait programmée. Le cap
était établi, le vaisseau ferait le reste.
Au moment où les moteurs s’allumèrent et que le Sanctuary
bondit à travers le système solaire pour le quitter, Thanos
s’était déjà plongé dans le coma par la méditation. Il ne vit
donc pas la beauté des étoiles devenant des traits puis dispa-
raissant alors que son vaisseau se précipitait vers une autre
galaxie.

113
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Alors, il rêva.
Il rêva d’elle. Elle vint à lui, posa la main sur lui et lui dit
ce qu’il fallait faire.
Souviens-t’en quand tu t’éveilleras, lui dit-elle. Souviens-toi
de ce que je t’ai dit.
C’est promis, répondit-il. Pourtant, même dans son rêve, il
sut qu’il ne le ferait pas. Il sut qu’il allait oublier en se réveil-
lant et échouer à accomplir une tâche pourtant très simple.
Malgré cela, il fit la promesse. Dans ce rêve, il imagina que
la mémoire était une chose physique et il s’y cramponna, la
serra fort et jura de ne jamais la laisser s’enfuir.

114
CHAPITRE 12
— Oh, c’est un balèze, c’ui-ci !
Une voix transperça l’obscurité et le silence. Thanos tenta
de tourner la tête vers elle, mais il était incapable de bouger.
— Tu l’as dit ! renchérit une autre voix. C’est la vérité vraie !
— C’est sûr de sûr, reprit la première.
Des mains se posèrent sur lui. Quelque chose de solide et
lourd se referma autour de son cou en cliquetant. Thanos se
débattit et tenta de dissiper les séquelles du coma qu’il s’était
infligé. Il essaya d’ouvrir les yeux, mais ceux-ci refusèrent de
coopérer.
— Balèze et vivant, fit la première voix.
— Vivant et balèze ! confirma l’autre.
Thanos perdit son combat contre les ténèbres et elles
l’engloutirent.

Quand il parvint enfin à ouvrir les yeux, la première pen-


sée qui lui vint fut son rêve. Il se souvint d’elle, des mots
qu’elle lui avait glissés à l’oreille et qu’elle lui avait enjoints
de ne pas oublier. Et justement, il se rappelait avec une clarté
confondante la certitude qu’il allait oublier, que sa mémoire
allait lui faire défaut.
Ce fut le cas. Il ne parvint pas à se remémorer ce qu’elle
lui avait dit.

115
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Il se rendit compte de tout cela entre le moment où il


ouvrit les yeux et celui où sa vision commença à se dégager
du flou qu’avait engendré son trop long sommeil. Il était
allongé sur un lit, un couchage hors d’âge jeté à même le
sol. Il avait peine à le croire, mais il était enveloppé dans des
couvertures. C’était bien primitif par rapport au confort du
champ de chaleur auquel il s’attendait.
Il comprit immédiatement qu’il ne se trouvait pas sur la
planète mère des Krees, car ceux-ci possédaient une techno-
logie bien plus avancée et un mode de vie plus luxueux.
Alors qu’il se redressait, des nausées et des vertiges s’empa-
rèrent de lui. La tête lui tourna, donc il décida de la reposer
au creux de son oreiller.
Souviens-t’en, avait-elle dit. Souviens-t’en.
Mais il n’en était pas capable. Il se rappelait avoir réglé le
pilote automatique avant de se plonger dans le coma pour
survivre malgré la mise en veille d’une bonne partie des
systèmes de survie. Il n’avait pas oublié non plus son rêve
dans tous ses détails exquis... mais pas ce satané passage,
précisément !
Il serra un poing. Dans l’état où il se trouvait, cela l’épuisa.
Malgré tout, il se sentit mieux.
— L’est réveillé ! annonça une voix désormais familière.
Le balèze est réveillé !
— Réveillé et balèze, c’est ça. Balèze et réveillé !
— Exactement, renchérit une troisième voix. Il est bien
tout ça.
Thanos souleva à nouveau la tête de son oreiller, douce-
ment cette fois-ci. Autour de lui, le monde parut tourner sur
lui-même puis ralentit et s’arrêta.

116
ESPACE

La salle où il se trouvait était crasseuse. Les murs en métal


étaient vérolés de taches rougeâtres de rouille. L’endroit
n’était éclairé que par une boule brillante au plafond qui, de
temps à autre, s’éteignait juste assez longtemps pour que ses
yeux s’habituent à l’obscurité, puis se rallumait, le forçant à
plisser les paupières pour se protéger de sa clarté.
Un chariot sur roues dont une des jambes était pliée, ce
qui donnait de l’objet l’impression qu’il s’apprêtait à prier,
était debout dans un coin. À côté de lui se trouvait un bipède
grand et mince à l’épiderme orange et aux oreilles poin-
tues. Il avait un visage rebondi traversé d’une grande bouche
généreuse et ses yeux étaient ronds et jaunes. Il était torse
nu et ne portait qu’un kilt vert, des bottes et un joug sem-
blable sans doute à celui que Thanos pouvait sentir autour
de son propre cou. Il adressa au jeune Titan un sourire
sympathique, ce qui sembla à Thanos à la fois rassurant et
terrifiant, car il n’était pas habitué à ce que quelqu’un soit
heureux de le voir.
Un autre bipède se trouvait près de la porte. Celui-ci avait
une peau blanche parsemée de taches vertes, les joues creu-
sées et une touffe de cheveux châtain. Émacié au point qu’on
aurait pu le considérer comme sous-alimenté, il portait des
guenilles et le même collier de métal. Sur son épaule était
perchée une créature qui ne ressemblait à rien d’autre qu’à
une masse protoplasmique grise ayant fusionné avec la moitié
supérieure d’un faucon. Ses ailes et son corps se fondaient en
un amas gris avec la chair de l’homme.
— Je m’appelle Cha Rhaigor, commença l’être à la peau
orange d’une voix agréable. Comment te sens-tu ? Je veux
dire, mis à part le fait que tu as failli mourir d’asphyxie, d’une

117
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

décompression explosive, de sous-alimentation, d’hypother-


mie et de soif, bien entendu.
— Tu es médecin ? s’enquit Thanos en s’asseyant au bord
du lit.
— Non, avoua Cha Rhaigor dans un ricanement. Mais
j’ai un peu d’expérience médicale. Sur ce vaisseau, ça fait de
moi un médecin, en effet.
— Un vaisseau ? répéta Thanos se souvenant qu’il avait
orienté Sanctuary pour qu’il se mette en orbite autour d’Hala
et lance un signal de détresse. Je suis sur un vaisseau ? Mais
comment suis-je arrivé là ?
— Tu as eu de la chance, c’est tout ! lança le décharné.
— Bien vrai, ça ! Chance ! Chance ! reprit la créature sur
son épaule.
Cha Rhaigor leur lança un regard, puis haussa les épaules.
— Ils n’ont pas tort. Ton vaisseau était sur une trajectoire
d’impact avec le nôtre. On a bien failli le désintégrer, mais Sa
Seigneurie a préféré économiser l’énergie d’un tir. Au lieu de
ça, on a envoyé une équipe de secours pour le faire dévier. Ils
ont repéré que tu étais encore vivant et ils t’ont ramené à bord.
— Et où se trouve mon vaisseau à l’heure actuelle ?
Cha tourna le regard vers les deux autres.
— Demla ? fit-il.
— Probab’ment douze mois-lumière dans c’te direction,
indiqua le sac d’os en pointant un pouce par-dessus son épaule.
— Douze ! C’te direction ! P’têt treize ! croassa l’étrange
créature-oiseau.
Thanos décida alors que la première chose qu’il ferait dès
qu’il aurait retrouvé la station debout serait d’étrangler cette
chose agaçante.

118
ESPACE

La suivante serait de s’emparer de ce vaisseau et de s’en


servir pour atteindre sa destination. Comme ils avaient aban-
donné Sanctuary à la dérive dans l’espace, ce ne serait que
justice.
— Sommes-nous loin du secteur spatial commandé par
les Krees et de sa planète principale ?
— Le secteur Kree ? s’esclaffa Cha. C’est dans cette direc-
tion que tu voulais aller ? On peut dire que tu l’as mécham-
ment raté.

Thanos n’avait pas pour habitude de bouder, mais c’était


un maître quand il s’agissait de broyer du noir. Après que
Cha, Demla et l’oiseau affreux furent partis, il se retrouva
seul dans l’infirmerie, à réfléchir à ce qu’on lui avait
expliqué.
Il se trouvait à des centaines de parsecs d’Hala, il était
affamé et portait autour du cou le même collier serré qu’il
avait vu autour de ceux de Demla et Cha. Son apparence lui
rappelait d’anciennes illustrations de jougs électrifiés. Il ne
faisait aucun doute que cet objet était conçu pour lui faire
mal, voire le tuer s’il tentait de l’enlever. Il ne savait prati-
quement rien au sujet du vaisseau sur lequel il se trouvait si
ce n’était son nom : La Couchette d’Or. À en juger par l’état
de l’équipement dans l’infirmerie, cette dénomination n’avait
pas dépassé l’état du vœu pieux.
Il avait donc complètement raté le secteur Kree.
— Un nouveau trou noir s’est formé près de l’Amas
Arthrosien, lui avait expliqué Cha. Va savoir ... Il n’était peut-
être pas sur tes cartes ? Si c’est le cas, ton pilote automatique

119
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

n’aura pas corrigé sa force gravitationnelle et tu auras été


attiré loin du cap prévu.
Alors que Thanos réfléchissait à cette possibilité, Cha avait
posé une main sur son épaule.
— Dors, mon ami. Tout nous fait avancer, même nos
erreurs.
Cha l’avait appelé son ami. C’était bien entendu pour
le réconforter, mais cette familiarité avait surpris et amusé
Thanos. Il n’avait pas l’habitude d’être considéré comme un
ami aussi rapidement.
Cependant, il suivit le conseil de Cha et se rendormit. Il
avait trop longtemps frôlé la mort. Son corps était épuisé et
son esprit semblait bourdonner, ce qui rendait toute concen-
tration difficile.
Après quelques jours de repos, son corps avait retrouvé
sa vigueur et ses pensées surgissaient plus facilement. Cha
lui donna alors la permission de quitter sa couche et Demla
se proposa de lui faire visiter le vaisseau. La créature-oiseau
(qui avait été baptisée Bluko et qui, techniquement, était
une tache-métamorphe, un de ces êtres doués d’une semi-
conscience qu’on peut trouver parfois dans les territoires
rigelliens) les accompagna, forcément, en répétant tout ce
que Demla disait. Thanos ne put définir ce qui l’irritait le
plus : Bluko qui faisait l’écho ou la prononciation grossière
de Demla, mais l’un des deux lui donna presque immédia-
tement la migraine.
On lui remit une grande tunique grise et une paire de
bottes. Le vêtement avait dû être blanc par le passé, car c’était
la couleur qu’on pouvait encore déceler en observant le tissu
au niveau des coutures. Les semelles des bottes étaient élimées.

120
ESPACE

Quand il marchait en les portant, il pouvait sentir le froid du


métal des coursives.
La Couchette d’Or était un vaisseau-roue. Il était constitué
d’un tube incurvé tournant autour d’un axe central auquel
il était relié par seize rayons servant à aller et venir entre la
couronne et le moyeu. À en juger par le couloir que Demla
et Thanos empruntèrent, l’infirmerie était un bon indicateur
de l’état général du bâtiment. Des hublots concaves en pul-
soverre offraient une vue extérieure, mais, sur un bon tiers
d’entre eux, on avait comblé les craquelures à l’aide d’une
sorte de pâte visqueuse afin d’éviter que le verre ne cède, ce
qui aurait précipité tout l’air que contenait le vaisseau vers
le vide de l’espace. Thanos eut l’impression que le moindre
de ses pas pourrait être celui qui délogerait quelque chose de
vital et qui tuerait tous les passagers, lui y compris.
— Chaque jour, l’anneau fait beaucoup, beaucoup de
tours, expliqua Demla. Ça utilise la force centrale...
— La force centripète, murmura Thanos.
— ... pour créer... comment ça s’appelle d’jà ? La
gravité !
— Gravité ! lança Bluko. Comme ça, on est plus lourds !
— J’pige pas tout, reconnu Demla. Mais comme je m’tape
pas contre les murs et !’plafond, j’imagine qu’ça marche.
— Ça marche, c’est sûr, grinça Bluko.
— Qui est Sa Seigneurie ? demanda Thanos. Cha Rhaigor
a mentionné cette personne. Il est le propriétaire de ce vais-
seau, j’imagine.
— Tu vas l’rencontrer tôt ou tard, j’pense, annonça Demla
en haussant les épaules.
— Rencontrer Sa Seigneurie ! À genoux ! crailla Bulko.

121
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Thanos serra les dents et tenta d’esquisser un sourire


affable.
— Serait-il possible que ce soit plutôt tôt que tard ?
Son plan pour trouver de l’aide sur Hala avait déjà pris
beaucoup de retard. Les courbettes et les politesses représen-
taient un luxe qu’il ne pouvait plus s’offrir.
— Ça d’vrait pas poser d’problèmes, fit Demla dans un
nouveau haussement d’épaules.
— À genoux ! répéta Bluko.
Ils empruntèrent alors l’un des rayons et croisèrent en che-
min de nombreuses autres créatures. Parmi celles qui possé-
daient des yeux, aucune d’entre elles ne croisa leurs regards
plus de quelques instants et la plupart ne marquèrent aucun
intérêt, mais également aucune gêne à la présence de Thanos.
Même dans les coursives étriquées de ce vaisseau, là où sa
taille représentait une contrainte bien plus pénible que dans
les rues de la Cité Éternelle, Thanos se sentit ...
À son aise.
Ici, parmi cet équipage hétéroclite regroupant plusieurs
races, il parvenait enfin à s’intégrer. Chacun d’entre eux por-
tait un collier comme celui qui enserrait le cou de Thanos.
Le moyeu du vaisseau-roue abritait les appartements de
Sa Seigneurie. Demla le mena jusqu’à une vaste pièce qui
semblait faire office de salle du trône. L’endroit était faible-
ment éclairé et dans le même état déplorable que le reste du
vaisseau. Thanos en conclut que Sa Seigneurie n’était certai-
nement pas quelqu’un de fortuné.
Sa Seigneurie se tenait assis sur un trône fait de pièces de
récupération diverses qui s’accordait parfaitement au reste du
décor. D’un simple coup d’œil, Thanos aperçut un pied de

122
ESPACE

chaise dépassant d’un côté, un tampon d’inertie de propul-


seur luminique grillé faisant partie de l’assise et bien d’autres
débris soudés ensemble pour constituer le trône le plus laid
et le plus saugrenu qu’on puisse imaginer. Celui qui l’occu-
pait était un catalogue de contrastes. Il était drapé dans une
magnifique cape de velours rouge qui recouvrait un bleu de
travail sans âge et une tunique sale. Il était grand et décharné.
La chair flasque pendait de ses joues et de son cou, comme
s’il sortait à peine d’un régime très contraignant. L’un de ses
yeux était bleu, l’autre marron.
Il était entouré d’un essaim de créatures en armes dont
certaines étaient humanoïdes. Quelques-unes bénéficiaient
de membres excédentaires, d’autres n’en avaient visiblement
pas assez.
— Ag’nouille-toi, murmura Demla qui avait déjà adopté
cette position.
— À genoux ! piailla bruyamment Bluko.
— Écoute cette bestiole, dit Sa Seigneurie du ton las mais
aimable de celle qu’un cérémonial ennuie, mais qui se doit
de le faire respecter. Mets-toi à genoux.
Thanos évalua rapidement la situation. Il savait qu’il était
plus fort que n’importe qui présent dans cette salle. Restait
la question de leurs armes ... et du joug autour de son cou.
Malgré cela, il valait mieux tester Sa Seigneurie sans attendre,
lui sembla+il. Plus jamais l’élément de surprise ne jouerait
pour lui autant qu’en cet instant. Il ne pourrait peut-être pas
vaincre Sa Seigneurie, mais il montrerait qu’il n’était pas de
ceux qui se soumettaient en silence.
Sois prudent, se dit-il. Ne capitule pas, mais ne cherche pas
non plus le conflit.

123
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— M’agenouiller n’est pas dans mes traditions, annonça-


t-il d’un ton neutre.
Sa Seigneurie écarquilla les yeux. Le bleu devint rouge et
un éclair blanc passa dans le marron.
— Ah ? Pas dans tes traditions ? Bien entendu. Je com-
prends parfaitement.
De la tête, elle désigna le garde qui se trouvait le plus
près de lui.
— Robbo, apprends-lui nos traditions à nous.
Un homme à la peau blanche portant des touffes de barbe
et une tonsure de moine fit quelques pas vers Thanos et le
toisa du regard. Vêtu d’une tunique dégoûtante dont une des
poches pendait, il faisait deux têtes de moins que le Titan et
pesait au mieux la moitié de son poids. Juste au moment où
Thanos se disait qu’il allait être amusant de voir cette petite
créature tenter de le mettre à genoux, une douleur atroce
vrilla l’avant de son crâne, juste derrière ses yeux. Le monde
fut plongé dans un blanc sans nuance et éclatant qui s’atténua
un instant avant de retrouver toute son intensité.
Il suffoqua, se balança d’avant en arrière et prit sa tête
entre ses mains. Il tenta de toutes ses forces de ne pas gémir,
sans y parvenir. Il s’entendit alors geindre comme un enfant
recevant une fessée.
Le collier diffusait une brûlure intenable tout le long de
son nerf vague. Il n’avait jamais enduré quoi que ce soit de
semblable. Sa Seigneurie lâcha un juron et la douleur le trans-
perça de nouveau. Cette fois-ci, Thanos ne put s’empêcher
de hurler et tomba à genoux.
— Voilà qui est mieux ! commenta Sa Seigneurie. Alors ?
C’était si difficile que ça ?

124
ESPACE

Alors que Robbo reculait, Thanos se frotta les tempes dans


l’espoir d’atténuer sa souffrance. Bien malgré lui, des larmes
roulaient sur ses joues.
— Ça secoue, hein ? reprit le commandant du vaisseau en
humectant ses lèvres. Lance psychique. D’après ce qu’on m’a
dit, ça fait très mal, comme quand on suce de la glace avec
des dents en mauvais état, mais multiplié par cent.
Il se leva de son trône de fortune et se racla la gorge
dans un bruit humide, tâche qui se conclut au moment où
il expulsa plusieurs crachats grisâtres. Un de ses suivants,
une sorte de troll minuscule, intercepta les glaires dans ses
mains avant qu’elles ne touchent le sol puis sortit de la pièce
en courant.
— Et maintenant ? commença Sa Seigneurie en domi-
nant Thanos. T’agenouiller fait-il désormais partie de tes
traditions ? Le concept te convient-il ? Je dois te l’avouer,
personnellement, j’y suis très attaché.
L’espace d’un instant, ses yeux changèrent encore de cou-
leur. Le bleu vira au vert et le marron devint noir avant de
retrouver leurs teintes d’origine.
Tout en continuant de se masser les tempes pour faire
disparaître les derniers tourments de cette lance psychique,
Thanos leva les yeux vers Sa Seigneurie. D’où il était, il
avait une vue imprenable sur le nez de son tortionnaire et
ses deux narines tapissées de poils, luisantes d’une morve
verdâtre.
— Si ma présence vous est désagréable, je vous présente
mes excuses. Pour vous faciliter la vie, je pourrais m’en aller.
Sa Seigneurie afficha un air surpris avant d’applaudir avec
allégresse.

125
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— T’en aller ? Vous avez entendu ça ? demanda-t-il à


l’assistance entière en écartant les bras dans un large mou-
vement circulaire. Il veut nous quitter !
Ricanements, gloussements et autres éclats de rire surgirent
de la foule à cette annonce. Thanos serra les dents, accentuant
ainsi les stries de son menton.
— Et où voudrais-tu aller ? lui demanda Sa Seigneurie.
Nous sommes au beau milieu du Néant du Corbeau. Le sys-
tème le plus proche est la Désolation KelDim. Ça se trouve
à des parsecs d’ici et il n’y a aucune forme de vie, ni même
un caillou habitable. Si tu veux, je peux te balancer dans un
sas et ouvrir la porte extérieure... Veux-tu que je te balance
dans un sas puis que j’ouvre la porte extérieure ?
La réponse était toute trouvée, mais Thanos n’arrivait pas
à savoir comment Sa Seigneurie pourrait réagir. Le « non »
attendu aurait pu passer pour un défi à son autorité. Il aurait
alors éjecté le Titan dans l’espace pour prouver qu’il était le
seul maître à bord.
— Mon périple prendrait alors un tour fâcheux, admit-il
du ton le plus faussement contrit que lui permettait sa
fureur.
Lançant sa tête en arrière, Sa Seigneurie lâcha un rire
énorme rapidement repris par tous ceux qui étaient présents
dans la salle. Thanos remarqua que Demla, à sa gauche, riait
lui aussi même si ses yeux n’affichaient pas la moindre lueur
d’amusement. Bluko, bizarrement, s’était endormi.
— Fâcheux, qu’il dit ! s’exclama Sa Seigneurie. Ça, c’est
sûr ! Tu l’as dit, euh... Quel est ton nom, Tour Fâcheux ?
— Thanos.
— Thanos.

126
ESPACE

Sa Seigneurie répéta le nom en silence, comme si sa langue


le goûtait alors qu’il passait ses lèvres.
— Et d’où viens-tu donc ? De la planète des hommes
violets ?
— Non, de Titan.
— Impossible. Personne n’a cette couleur de peau sur
Titan. On y trouve quelques jolies nuances d’écru. J’ai
même connu une demoiselle qui était d’un bleu si profond
qu’on s’y serait baigné. On trouve du bleu ciel aussi. Non,
pardon ! Plutôt céruléen, en fait. Mais, là-bas, personne
n’est violet.
— Je suis... une exception.
Sa Seigneurie laissa échapper un vague grognement et
haussa les épaules.
— Peu importe. Laisse-moi t’expliquer ce que sera ton
existence, désormais, Thanos de Titan. Te voilà à bord de
La Couchette d’Or. Comme chaque individu présent dans ce
vaisseau, tu m’appartiens corps et âme. Et là, je sais ce que tu
penses : l’esclavage est hors-la-loi dans la plupart des systèmes
de la galaxie ! Tu as raison. C’est effectivement interdit, mais,
dans le cas présent, il ne s’agit pas d’esclavage. C’est en fait ...
C’est ...
Il s’arrêta et claqua des doigts.
— Robbo ! C’est quoi ce terme que j’oublie sans cesse ?
— Un remboursement en nature par la servitude, Seigneur.
— Voilà ! s’exclama Sa Seigneurie avec un geste triom-
phant des deux poings alors que son œil bleu prit des reflets
orangés l’espace de quelques secondes. Un remboursement en
nature par la servitude. C’est bien ça. Et combien avons-nous
dépensé pour Thanos ici présent, Robbo ?

127
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Huit mille deux cent soixante-quatorze yargblats et


seize twillum pour son sauvetage puis en soins médicaux et
en nourriture, Seigneur.
Thanos n’avait jamais entendu parler de ces unités
monétaires.
— Huit mille ? répéta Sa Seigneurie en se prenant la poi-
trine comme s’il souffrait d’une angine. Tant d’argent dépensé
pour si peu de gratitude ! Je dépense sans compter et, en
retour, on m’insulte !
Il frappa alors Thanos au visage avec son sceptre. Sa
Seigneurie était grand et décharné, le coup fut donc assez
faible. Pourtant, Thanos joua le jeu et se laissa tomber sur
le côté.
Tout en essayant de retrouver son souffle après ce mouve-
ment brusque, Sa Seigneurie accepta à bras ouverts les applau-
dissements chaleureux de sa suite. Demla frappait des mains
lentement, avec sur le visage un air qui semblait demander
pardon. Bluko, quant à lui, se tira de son sommeil assez long-
temps pour croasser.
Thanos résista à l’envie de bondir au cou de Sa Seigneurie
pour serrer jusqu’à lui décoller la tête du reste de son corps.
À part ce synthétique qu’il avait « en quelque sorte » tué,
d’aussi loin qu’il puisse se souvenir, il n’avait jamais levé la
main sur quiconque. Pourtant, en à peine quelques minutes,
Sa Seigneurie lui donnait déjà des envies de meurtre.
Est-ce là mon destin ? Après avoir consacré ma vie à la
réflexion et à la recherche, vais-je devoir devenir une créature
qui laisse parler ses bas instincts et se vautre dans la violence ?
— On a dépensé une fortune pour toi ! poursuivit Sa
Seigneurie en déambulant et en faisant de grands gestes.

128
ESPACE

Le sauvetage extra-véhiculaire ! Les soins médicaux ! Ces


vêtements que tu portes ! Tout ça, tu ne le dois qu’à ma
générosité et à ma bienveillance ! Tout ce que je te demande
en retour, c’est que tu me respectes et que... TU ! ME !
REMBOURSES !
Il ponctua ces derniers mots en frappant plusieurs fois
Thanos à la tête et aux épaules à l’aide de son bâton. Il y
avait toujours aussi peu de puissance dans ses coups, mais le
Titan fit semblant d’être blessé et s’effondra au sol.
Le collier... Sans ce collier...
— Je vous présente mes excuses pour mon impertinence,
murmura-t-il entre ses dents.
L’idée même de flatter ce chef de pacotille le dégoûtait,
mais, pour l’instant, la meilleure des stratégies consistait à
jouer le jeu. Il posa le regard sur Robbo, celui qui détenait
les commandes du collier.
Si seulement je pouvais...
Sa Seigneurie leva un doigt en signe de trêve, puis s’ac-
croupit, tout essoufflé des efforts qu’il venait de fournir. Un
long trait de morve et de bave pendait entre ses lèvres, trop
lourd pour être ravalé et trop épais pour se briser.
— Qu’on m’essuie ! ordonna-t-il.
La même créature naine réapparut, tenant à la main un
mouchoir souillé. Elle s’approcha pour récupérer l’immonde
stalactite. Cela lui demanda plus d’efforts que Thanos ne
l’aurait pensé.
Quand le nain eut terminé, Sa Seigneurie s’essuya la
bouche du revers de sa cape.
— Où en étais-je ? Ah oui ! Au moment où tu comprends
que tu dois me rembourser ! C’est très simple, en fait. Je te

129
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

fais une faveur et toi, tu t’acquittes de ta dette. Tu rejoins


mon armée à bord de ce vaisseau et, une fois que nous serons
arrivés là où nous nous rendons, tu tueras beaucoup de gens
pour moi. Une fois que ce sera fait, nous serons quittes. Tu
as compris ? Parfait ! lança-t-il sans attendre la réponse. Cette
petite conversation me fut fort agréable. Comme tu sembles
aller mieux, tu vas sortir de l’infirmerie afin de te rendre
utile. Au revoir !
L’audience auprès de Sa Seigneurie venait de prendre fin.

130
CHAPITRE 13
On lui assigna une cabine froide, humide et minuscule
qu’il dut partager avec Cha Rhaigor. La pièce était si petite
que Thanos se cognait la tête contre le plafond dès qu’il tentait
de se redresser complètement et s’il s’étirait un peu, il pouvait
toucher deux parois opposées.
Cha toisa Thanos et soupira.
— Tu peux prendre la couchette du bas.
Il régnait dans cette chambre une odeur florale que
Thanos ne parvenait pas à identifier, ce qui était logique
dans la mesure où il n’avait jamais quitté Titan et que Cha
n’avait jamais séjourné sur sa planète. Celui-ci était origi-
naire du système de Sirius autour de laquelle orbitaient une
douzaine de mondes que Cha présentait tous comme étant
le sien. Il était issu d’un peuple nomade parcourant l’univers
à la recherche d’élèves auxquels enseigner leur approche du
pacifisme. C’était un médecin doué qui faisait de son mieux
pour survivre et aider les autres dans des conditions qu’il
aurait été charitable de qualifier de déplorables. Thanos ne
pouvait s’empêcher de le comparer au seul ami véritable qu’il
avait connu jusque-là : Sintaa. Pourtant, les deux étaient très
différents. Alors que Cha était calme et rêveur, Sintaa était
sociable et turbulent. Sintaa avait toujours l’air clairement
joyeux alors que Cha esquissait parfois un sourire satisfait
et subtil. Enfin, Sintaa n’avait jamais quitté la Cité Éternelle

131
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

quand Cha avait passé la plus grande partie de son existence


aux confins de la galaxie, à prêcher sa philosophie auprès de
barbares ignorants.
Thanos sentait toute l’assurance qui émaillait le ton de Cha
quand il évoquait son dogme ainsi que la communion et la
paix qu’il voulait transmettre à tous ceux qu’il rencontrait. Il
ne tarda pas à apprendre que Cha méditait ou faisait connaître
sa philosophie dès que l’occasion se présentait.
— Vois-tu, Thanos, il faut considérer l’univers comme
un jardin. Si on en prend soin, il s’épanouit, y compris dans
les endroits les plus difficiles, car ces parcelles subissent l’in-
fluence bénéfique de ce qui les entoure. Plus on sème la paix,
plus l’univers nous permet de récolter la paix.
Thanos releva les mots semer et jardin, ce qui lui évoqua
le lisier. Tout cela se tenait.
De son point de vue, l’univers n’avait rien d’un jardin. À
en croire la physique qu’il avait étudiée, ce n’était qu’un sou-
bresaut récurrent de matière et d’énergie qui s’étendait puis
se rétrécissait à une vitesse que la compréhension des mortels
ne pouvait appréhender. Malgré son expertise en la matière,
il comprit très vite qu’il était inutile d’expliquer cela à Cha.
— Il y a du rythme et de l’harmonie dans l’univers,
continua Cha. Quand ils s’accordent, la vie de tous les êtres
s’en trouve améliorée et la paix règne. L’inverse est égale-
ment vrai. Quand on favorise la paix, l’harmonie règne sur
l’univers. Plus on cultive la paix, plus l’univers fait fleurir
la paix. Toutes les splendeurs que nous offre l’univers ne
t’émerveillent-elles pas ?
— Je me demande surtout si ton satané sermon va bientôt
prendre fin, que je puisse dormir, grommela Thanos avant

132
ESPACE

de poser son oreiller sur sa tête pour essayer de sombrer dans


les limbes du sommeil.
Cela lui demanda du temps.

Et il rêva de nouveau d’elle.


Elle lui dit...
Quoi ? Il ne parvint pas à s’en souvenir.

133
CHAPITRE 14
On lui avait confié la tâche la plus ingrate qui soit : récurer
le pulsoverre renforcé dont étaient faits les quatre mille cent
douze hublots par lesquels La Couchette d’Or avait une vue
imprenable sur le vide ténébreux du cosmos.
Il connaissait leur nombre exact parce qu’il les avait comp-
tés pendant qu’il les nettoyait. Le temps qu’il finisse de laver
le dernier, l’équipage fait de rustres et de naufragés avait
recommencé à salir les premiers. Il n’avait donc plus qu’à
recommencer.
Ainsi, il accomplissait tour après tour dans la structure en
anneau de ce vaisseau. Il n’y avait ni début ni fin. C’était là
un destin sordide pour Thanos, fils d’A’Lars et de Sui-San
et sauveur potentiel de Titan. Un esprit qui s’était montré
jadis capable de concevoir une méthode juste et indolore pour
tuer en était désormais réduit à frotter des vitres pour enlever
des miasmes d’origine inconnue, parfois devenus aussi durs
que de la pierre.
De temps en temps, il lui fallait avoir recours à un burin.
D’ailleurs, il cassa les deux premiers.
Le seul avantage de cette corvée était qu’elle lui permet-
tait de parcourir la totalité du vaisseau. Durant son trajet
routinier, il croisait ses compagnons d’infortune, eux aussi
redevables d’une dette envers Sa Seigneurie et qui n’avaient
jamais quitté le secteur du vaisseau où ils étaient retenus.

134
ESPACE

Toute une famille travaillait en cuisine et ils descendaient


tous des premiers cuistots et des premiers serviteurs à être
montés à bord. Il leur était interdit d’aller plus loin que le
mess de l’équipage.
— Un jour, mon grand-père a apporté un repas à Sa
Seigneurie dans ses quartiers, avait expliqué l’un des cuisi-
niers à Thanos. Quand il est revenu, il ne parlait plus. On ne
s’est rendu compte que plus tard que Sa Seigneurie lui avait
arraché la langue.
Le vaisseau dans son ensemble était un système très com-
partimenté, que ce soit au sens littéral, car il n’y avait que ce
genre de structure qui pouvait voyager dans l’espace et au
sens figuré, dans la mesure où presque rien ni personne ne
pouvait se déplacer à sa guise.
Toutes les personnes à bord constituaient une véritable
société. Ils avaient leur propre monnaie et leur culture, sal-
migondis inextricable qui regroupait au bas mot dix mille
différentes époques historiques et autant de mondes.
Thanos sut tirer avantage de son travail itinérant dans
le vaisseau. Tant que sa tâche était accomplie, personne ne
venait l’ennuyer. D’ailleurs certains des autres esclaves sem-
blaient même heureux de le croiser. Très rapidement, il fut
surpris de constater qu’il se sentait mieux considéré et davan-
tage chez lui à bord de La Couchette d’Or qu’il ne l’avait été
nu cours des années passées sur Titan.
Malgré lui, il ne tarda pas à adopter les rythmes et les
habitudes de la vie à bord de ce vaisseau. La racaille qui vivait
dans ses coursives l’avait accepté d’une façon dont l’élite de
Titan n’avait jamais su se montrer capable. À sa grande sur-
prise, il commença à se détendre, car l’attitude décontractée

135
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

de ceux qui l’entouraient influait sur la sienne. N’eût été le


danger qui planait toujours sur Titan et la présence mena-
çante de Sa Seigneurie, il aurait sans doute pu apprécier le
temps passé sur ce bâtiment.
Et même s’il se sentait adopté par l’équipage, ce ramas-
sis d’esclaves miteux et de brutes à peine moins lamentables
n’aurait jamais pu lui faire oublier le souvenir de sa planète
et de son peuple. Il savait qu’il lui faudrait s’échapper de ce
vaisseau puis trouver le moyen de rejoindre l’empire Kree
afin de rassembler autour de lui les forces nécessaires pour
sauver Titan. Il était impératif qu’il protège les siens de leur
aveuglement et de leur amour-propre mal placé en les forçant
à admettre leur erreur et à l’écouter.
Il fallait qu’il échafaude un plan et qu’il trouve une
issue.
En tout premier lieu, il devait se débarrasser du collier
électrique qu’on lui avait imposé. Il essaya tout d’abord la
force en l’agrippant des deux côtés et en tirant de toutes son
énergie. En cliquetant, le joug se scinda en deux parties, mais
il ne parvint pas à les faire bouger d’un millimètre.
Profitant d’un moment de distraction de Cha, il déroba
ensuite un laser à usage médical à l’infirmerie. Hélas, cet
appareil conçu pour couper la chair et les os n’entama pas le
collier en métal, même après qu’il lui eut adjoint une source
d’énergie plus puissante.
Connaître autant d’échecs d’affilée n’était pas dans ses
habitudes. Jusque-là, il lui avait toujours suffi de se fier à
ses premières idées et de laisser son intellect les transformer
en réussites. Mais ici, il devait composer avec les limites que
lui imposaient les circonstances et cela le contrariait.

136
ESPACE

Il envisagea de s’emparer du poste de pilotage par la force


puis de faire faire demi-tour au vaisseau et de mettre le cap
sur Hala. Ou Titan. Ou n’importe où, en fait.
Mais il savait qu’il lui faudrait compter avec les membres
d’équipages loyaux envers Sa Seigneurie. De plus, il igno-
rait totalement comment manœuvrer un navire comme La
Couchette d’Or.
En dernier lieu, il examina l’idée d’une évasion pure et
simple. Chaque jour, tout en nettoyant, il fureta dans le
vaisseau à la recherche de capsules de sauvetage ou d’autres
navires pour y trouver de l’équipement qu’il pourrait
utiliser.
Il ne découvrit rien. Il n’y avait aucune chaloupe éjectable
et aucune des combinaisons spatiales n’était à sa taille. De
plus, elles étaient toutes dans un état déplorable.
Sa Seigneurie n’était qu’un balourd excentrique, mais il ne
faisait aucun doute que c’était lui qui commandait. Dans ce
contexte qui rendait toute velléité d’évasion précaire, Thanos
comprit qu’il ne pouvait rien tenter et n’avait d’autre choix que
de faire ce qu’on attendait de lui, du moins temporairement.
Oui, temporairement.
S’il n’y a rien que je puisse faire dans ma situation actuelle, je
vais devoir faire évoluer cette situation, comprit-il. Cela passera
forcément par des mesures drastiques.

À bord d’un vaisseau-roue, la nuit et le jour devenaient des


notions abstraites, mais l’équipage se faisait fort de simuler
leur alternance. Malheureusement, étant donné le large éven-
tail de mondes dont ses membres étaient originaires, aucun

137
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

d’entre eux ne parvenait à s’accorder précisément sur la lon-


gueur que devait faire un jour ou une nuit. Par conséquent,
les journées duraient parfois vingt-quatre heures partagées
entre jour et nuit. Dans d’autres cas, la nuit se prolongeait
pendant trente heures, voire davantage et une journée durait
une semaine, ou on vivait trois heures de nuit suivies par
seize heures d’une aube incertaine et brumeuse auxquelles
succédaient dix heures ou plus d’un crépuscule grisâtre. Cette
situation horripila Thanos jusqu’à ce qu’il apprenne à ignorer
la lumière et l’obscurité.
Lors de sa cinquième semaine à bord de La Couchette d’Or,
alors qu’il dormait durant une période d’obscurité, quelque
chose le tira d’un sommeil profond et sans rêve. Il resta immo-
bile dans sa couchette, l’oreille aux aguets, à écouter le silence.
Mais justement, il trouvait que ce silence n’était pas nor-
mal, comme si une menace y était tapie... à moins qu’il ne
s’agisse d’une opportunité ?
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-il à voix haute
sans vraiment attendre de réponse.
— Les moteurs sont arrêtés, lui expliqua Cha d’un ton
montrant qu’il était éveillé depuis longtemps. Nous dérivons.
Ce silence... Il repensa aux silencuriums sur Titan, mais
cela fit ressurgir les souvenirs douloureux de Gwinth et
Sintaa. Il se reconcentra donc sur l’instant présent. Il s’était
habitué à la vibration des moteurs comme à la froideur de
son collier de métal et voilà que ce son qui n’en était plus
un avait disparu.
Il n’y avait pas d’atmosphère dans l’espace et donc pas de
friction pour ralentir et arrêter La Couchette d’Or. L’inertie
permettrait à l’anneau de tourner jusqu’à ce que la pression

138
ESPACE

intérieure le ralentisse et que la gravité ne soit plus qu’un


souvenir.
Plus grave, sans la poussée de ses moteurs, le vaisseau ne
pourrait pas accélérer en cas de nécessité, ni même manœuvrer.
Il continuerait d’avancer sur sa trajectoire actuelle et à sa
vitesse jusqu’à ce que quelque chose lui fasse obstacle, comme
une planète.
Ou une étoile.
Sans les moteurs, il leur était impossible de résister à la
force d’attraction que génèrent la plupart des objets stellaires.
Tôt ou tard, ils s’écraseraient et mourraient.
— Je n’ai aucune intention de mourir, grogna Thanos en
s’extirpant de sa couchette.
— Qui donc a parlé de mourir ?
Cha était assis sur sa couchette, les jambes croisées, les
bras tendus et les paumes tournées vers le plafond. Ses yeux
étaient fermés. Il méditait.
— L’univers ne nous a pas placés sur ce vaisseau et ne nous
a pas précipités à travers l’espace pour que nous y mourions.
— Cela me semble être pourtant la seule bonne raison
pour laquelle l’univers nous aurait placés sur ce vaisseau et
précipités à travers l’espace, rétorqua Thanos en s’habillant.
Le fait que tu sois convaincu que ton destin transcende une
mort silencieuse et dénuée de sens ne signifie pas que les lois
de la physique vont arrêter de chercher à te tuer.
— Rien ne t’oblige à croire au projet auquel l’univers
te destine, Thanos. Les fleurs peuvent fleurir sans en avoir
conscience.
— Voilà une pensée rassurante quand on se retrouve
bloqué dans un vaisseau délabré incapable de manœuvrer,

139
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

lâcha Thanos en bataillant avec la porte hors d’usage afin


de l’ouvrir.
Il parvint à la refermer en la claquant avant que Cha
Rhaigor n’ait eu le temps de lui sortir une autre de ses fadaises.
Depuis qu’il était à bord de La Couchette d’Or, Thanos s’était
presque inconsciemment attaché à Cha. Toutefois, ses théories
irrationnelles autour du concept d’un univers bienveillant lui
restaient en travers de la gorge. Tout ce que Cha attribuait
au destin ou à une grâce universelle allait à l’encontre de la
logique, du raisonnement et de la science autour desquels
Thanos avait bâti son existence. C’était là un défaut regret-
table chez un compagnon par ailleurs très fréquentable.
Il parcourut les coursives d’un pas vif et atteignit rapide-
ment la salle des machines. Là, il trouva Demla qui se grattait
la tête, le regard rivé sur un affichage erratique parcouru de
parasites vidéo. Ce vaisseau était tellement ancien que toutes
ses commandes, écrans de lecture et pads tactiles étaient en
deux dimensions. Les hologrammes interactifs brillaient par
leur absence.
Comme il était le mécano subalterne chargé de surveiller
les moteurs, les prérogatives de Demla se limitaient au fait
de demander de l’aide en cas de problème. À côté de lui
se tenait Googa, le chef machiniste. D’après ce que Thanos
avait compris, ce dernier avait obtenu ce poste car il était
présent lors de la mort de son prédécesseur. Sa Seigneurie
avait décidément un don pour toujours tirer le meilleur des
ressources dont il disposait...
Celle-ci était d’ailleurs présente, sa grande stature majes-
tueusement drapée dans sa cape de velours, torse nu et uni-
quement habillé d’un caleçon serré peu flatteur. Comme

140
ESPACE

toujours, Robbo se tenait à côté de Sa Seigneurie, prêt à


déclencher le collier de quiconque regarderait son maître
de travers.
— Je n’ai que faire d’un cours de physique élémentaire,
lança Sa Seigneurie en dardant ses yeux passant par toutes les
couleurs de l’arc-en-ciel sur un Googa recroquevillé de peur.
Je veux juste que tu redémarres les moteurs. Nous sommes
encore à des centaines d’années-lumière de l’endroit où nous
devons nous rendre et, sans propulsion, il va nous falloir bien
davantage que les trois siècles qui me sont alloués pour y
arriver. Mon plan s’appuie sur un timing parfait. Si nous
avons quelques décennies de retard, je devrais tout recom-
mencer à zéro.
— Je comprends, Votre Seigneurie, mais nous sommes à
sec. Pour autant que je sache, nous sommes trop loin d’une
étoile pour que nos voiles solaires puissent se charger en
énergie.
— Eh bien, trouvez-moi des étoiles ! s’exclama Sa
Seigneurie. On est dans l’espace, quand même ! Des étoiles,
il y en a partout !
— Mais, Seigneur ... Nous nous trouvons dans le Néant
du Corbeau ! Il n’y a aucune étoile par ici.
— C’est pour ça qu’ça s’appelle l’Néant du Corbeau, sou-
ligna Demla, comme pour aider.
— Vrai de vrai ! criailla Bluko.
— Fais taire cette chose ou je la transforme en étron et je
tire la chasse, grogna Sa Seigneurie en désignant Bluko
du doigt.
— Va donc chasser..., commença l’étrange oiseau que
Demla interrompit d’une tape sur le bec.

141
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Je sais pourquoi on appelle cette zone le Néant du


Corbeau, mais il y a forcément des étoiles quelque part,
poursuivit Sa Seigneurie. J’en vois plein à travers ces satanés
hublots !
— Elles sont trop lointaines pour que nos voiles captent
leur énergie, Seigneur. Je vous en supplie, ne me tuez pas,
ajouta Googa après une hésitation.
— Et pourquoi te tuerais-je ? Tu es le seul qui comprenne
quoi que ce soit à ces moteurs. Ne sois pas stupide, tu es
indispensable, expliqua Sa Seigneurie avant de se tourner vers
Robbo. Je retourne dormir. Si cet imbécile n’a pas remis les
moteurs en route d’ici ... disons deux heures, donne-lui une
migraine qui lui fera mouiller son pantalon et regretter de
ne pas être mort-né.
— Bien compris, confirma le sbire en posant un regard
de convoitise sur Googa, désespéré.
Sa Seigneurie fit demi-tour pour partir, mais s’immobilisa
en apercevant Thanos dissimulé dans un coin sombre de la
coursive.
— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? !
Sans répondre, le Titan s’adressa directement à Googa.
— Le collecteur d’hydrogène fonctionne-t-il ?
La plupart des vaisseaux capables d’atteindre des vitesses
proches de celle de la lumière possédaient un col-
lecteur d’hydrogène chargé d’attraper au vol des atomes
de ce gaz à l’avant du navire. Le vide de l’espace n’a rien
d’absolu et, quand on se déplace presque aussi vite que la
lumière, une collision avec un simple atome peut s’avérer
catastrophique.

142
ESPACE

— O-oui. Par-parfaitement, balbutia le chef machiniste


en jetant de petits coups d’œil terrifiés à son commandant.
Euh... Votre Seigneurie ?
— Tu as d’autres questions, Thanos, ou tu viens juste
bavarder au sujet des collecteurs d’hydrogène ? fit Sa
Seigneurie en flattant la chair flasque qui pendait de son
menton.
— J’ai réfléchi à notre situation. Puis-je ? fit le Titan en
désignant le tableau de bord d’un geste.
Googa déglutit avec difficulté, le regard posé sur Sa
Seigneurie qui hocha de la tête. Alors, Thanos s’avança et
glissa avec difficulté son corps massif entre une paroi de la
salle et le poste de commande.
Il l’étudia un instant, puis se mit à faire des gestes dans
l’air, comme s’il utilisait des commandes qui n’existaient pas.
Le premier instant de confusion passé, il recommença, mais
cette fois en tapant directement sur l’écran devant lui et obtint
le résultat escompté.
— Hourra ! gloussa Sa Seigneurie. Nous voilà sauvés !
Thanos ne releva pas cette pique ni le rire nerveux qu’il
déclencha chez les autres. Partant du principe que Googa
n’était qu’un idiot qui avait certainement raté quelque chose,
il lança une exploration rapide de la région.
Il s’avéra très vite que Googa n’était pas un idiot, tout du
moins pas sur un point : il n’y avait effectivement aucune
étoile à portée. Aucun commandant compétent ou sain d’es-
prit ne se serait aventuré dans le Néant du Corbeau sans s’as-
surer au préalable de disposer du carburant nécessaire pour
le traverser. Une nouvelle preuve que Sa Seigneurie n’était
ni compétent, ni sain d’esprit.

143
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Cependant, dans la mesure où le destin de ce chef délirant


et celui de Thanos étaient intimement liés, ce dernier n’avait
d’autre choix que de trouver le moyen de les sortir de ce
mauvais pas sous peine de passer le reste de son existence à
dériver à travers cette zone morte de l’espace.
Au fur et à mesure qu’il se familiarisait avec l’interface,
il parvenait à échafauder un plan. Malgré son délabrement,
La Couchette d’Or disposait de suffisamment de technologies
en état de marche pour que son esprit ébauche une solution.
— Il n’y a aucune étoile..., murmura-t-il, pensif.
— Merci d’avoir confirmé cette évidence ! grinça Sa
Seigneurie avant de se plier en deux dans une quinte de toux
et des expectorations qui forcèrent Demla, Googa et Robbo
à se porter à son secours.
— Pas d’étoile ..., poursuivit Thanos en réprimant un sou-
rire satisfait au vu des tourments qui avait interrompu les
railleries de Sa Seigneurie. Toutefois, il y a bien une source
d’énergie dans la zone : un magnétar.
Ce terme désignait une étoile à neutron de très haute den-
sité qui n’émettait pas de lumière, mais un champ magnétique
très intense et l’un d’entre eux était situé à quatre jours-
lumière de leur position. Les magnétars ayant une existence
éphémère ne dépassant jamais les dix mille ans, ils avaient
beaucoup de chance d’en avoir repéré un encore actif. Thanos
exposa son idée :
— Il devrait être assez simple de modifier le collecteur
d’hydrogène afin de récupérer des rayons gamma.
En plus de prendre au piège les atomes d’hydrogène, cet
appareil les dirigeait vers le réacteur à fusion du bord afin
qu’ils y soient pulvérisés pour générer de l’énergie.

144
ESPACE

Googa s’éloigna de Sa Seigneurie pour rejoindre Thanos


face au panneau de contrôle.
— D’accord, mais ce magnétar n’émet aucun rayon
gamma.
— On peut l’y forcer. Il suffirait d’utiliser nos boucliers
défensifs afin de créer des impulsions magnétiques se che-
vauchant qui...
— ... imiteraient celles qu’émet l’intérieur du magnétar !
conclut Googa d’un ton enthousiaste.
D’un coup de hanche, il tenta de prendre la place de
Thanos aux commandes, mais celui-ci, d’une taille trois fois
plus importante, ne bougea pas.
— Cela créerait une sorte de séisme à la surface du magné-
tar qui enverrait dans l’espace de grandes quantités de rayons
gamma. Nous pourrions alors en capturer pour alimenter le
vaisseau. Il nous faudra cependant nous synchroniser parfai-
tement, car la secousse sismique pourrait ne durer que dix
millisecondes.
Googa fit mine de vérifier les calculs de Thanos à grand
renfort de hochements de tête concentrés et de murmures
approbateurs alors qu’il parcourait les chiffres affichés face
à lui. Quand il eut terminé, il posa sur Sa Seigneurie un
regard ravi.
Le commandant était parvenu à retrouver son souffle et
s’essuyait la bouche du revers de la main.
— Moi, tout ce que j’ai entendu, c’est du bla-bla technique
puis encore du bla-bla technique puis du bla-bla technique
qui contredisait le bla-bla technique précédent puis un-un-
zéro-un-un-zéro-zéro-zéro-un. Ne m’ennuyez pas avec tous

145
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

ces détails sans importance, réclama-t-il en leur adressant un


geste désinvolte. Peux-tu t’en charger ?
— Oui ! répondit immédiatement Googa, plein d’enthou-
siasme.
— Oui, répéta Thanos un instant plus tard.
— Parfait.
Durant quelques secondes, ses yeux devinrent totalement
roses. Ce fut la première fois que Thanos les vit adopter la
même couleur. D’un doigt, Sa Seigneurie releva le menton
de Robbo.
— Tue Googa et amène-moi Thanos quand il aura
terminé.
Le chef machiniste écarquilla les yeux.
— Seigneur ! Je vous ai servi av ... Arrrrgh !
Sa supplication se mua en un long gémissement de douleur
alors que Robbo approchait de lui. Thanos observa la scène
avec froideur quand le mécanicien, les mains appuyées sur les
tempes, tomba à genoux puis s’écroula aux pieds de Robbo.
L’instant d’après, les globes oculaires de Googa explosèrent
en éclaboussant le sol de sang et d’humeur vitreuse.
— J’imagine qu’ça va être moi qui va nettoyer ce chantier,
grommela Demla.
Thanos ne détourna pas le regard du corps de Googa qui
continuait à être traversé de soubresauts bien plus longtemps
qu’il aurait pu le croire possible ou nécessaire. Au bout de
quelques minutes, il s’arrêta de bouger.
Robbo renifla bruyamment et le rappela à l’ordre d’un
claquement de doigts.
— Qu’est-ce que tu regardes, toi ? Remets les moteurs en
route ou tu subiras le même sort.

146
ESPACE

Sur cette menace, il tourna des talons et quitta la pièce.


Demla laissa alors échapper un long sifflement grave en
posant sur Thanos un regard stupéfait.
L’instant d’après, Bulko siffla à son tour et Thanos ne put
retenir un soupir.

147
CHAPITRE 15
Quand la porte donnant accès à la salle à manger per-
sonnelle de Sa Seigneurie s’ouvrit en coulissant, Thanos se
retrouva face à une longue table éraflée au bout de laquelle
ne se trouvait qu’une seule chaise. Sa Seigneurie y avait pris
place et se faisait servir par une femme que le Titan n’avait
encore jamais vue. Sa peau était argentée, ses cheveux blond
pâle et elle portait un grand foulard noué autour du bas de
son visage. Robbo passa près de Thanos en lui donnant un
coup d’épaule et alla se poster à la droite de Sa Seigneurie.
— Thanos ! s’exclama le maître des lieux avec entrain.
Petit salopard de génie à la peau lavande ! J’ai entendu que
les moteurs étaient repartis il y a une dizaine de minutes.
Prends donc un siège.
Il avait accompagné son invitation d’un geste de la main,
mais la chaise qu’il occupait était la seule présente dans cette
salle.
— Dites-moi que je rêve ! Qu’on aille chercher une foutue
chaise pour que mon invité puisse s’asseoir ! Vous me faites
passer pour un imbécile !
Robbo et la femme échangèrent un regard lourd de sens,
puis un autre et encore un autre, chacun indiquant claire-
ment à son interlocuteur muet que c’était à lui d’exécuter
l’ordre donné. Finalement, la femme céda et sortit par une
autre porte avant de réapparaître en portant une chaise qu’elle

148
ESPACE

posa du côté de la table où se trouvait Thanos sans même lui


accorder le moindre regard.
— Prends donc un siège, répéta Sa Seigneurie en
employant exactement la même intonation, comme si la pre-
mière invitation n’avait jamais existé.
Thanos s’assit avec précaution. Sous son poids, la chaise
émit quelques craquements sinistres.
— Qu’on nous apporte à manger, commanda Sa Seigneurie
avant d’écarquiller les yeux de surprise en constatant que la
femme était déjà en train de le servir. Mais bon sang ! Attends
au moins que je donne l’ordre avant de commencer, sinon ça
ne sert à rien que je le demande !
— Toutes mes excuses, Seigneur, murmura-t-elle en incli-
nant la tête.
— Ils n’arrivent même plus à se reproduire correctement,
se plaignit le commandant en dodelinant de la tête. Cinq ou
six générations d’entre eux se sont succédé sur ce vaisseau et je
pense que la consanguinité commence à s’installer. Certaines
de ces espèces ne sont pas compatibles avec d’autres ... sans
même parler de compatibilité anatomique ... alors, ils ont
recours à l’inceste et ça se termine forcément mal. Pas grave.
Les pauvres d’esprits font toujours la meilleure chair à canon
et là où nous allons, il nous en faudra en quantité.
À cet instant, Thanos ne fut pas certain de savoir si on
attendait de lui qu’il demande des éclaircissements. La femme
venait de poser devant lui une assiette chargée d’une nourri-
ture ressemblant à du cartilage nageant dans une sauce opa-
que et malodorante qui semblait bouger toute seule. Malgré
tout, il n’avait rien vu de plus appétissant depuis qu’il était
monté à bord de La Couchette d’Or.

149
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Sais-tu pourquoi j’ai fait exécuter Googa ? demanda


Sa Seigneurie.
— Non.
— Parce qu’il m’était devenu inutile. C’est toi qui as
trouvé la solution et qui as réussi à l’appliquer. Je n’avais
donc plus besoin de lui. Je commande un frêle esquif sur
lequel les ressources sont rares.
Malgré la piètre qualité de la nourriture dans l’assiette de
Thanos, son volume équivalait au moins à cinq fois sa ration
quotidienne. Si les ressources étaient rares, c’était qu’on les
maintenait ainsi, mais l’heure était mal choisie pour discuter
tactique économique avec Sa Seigneurie.
— N’auriez-vous pas pu parler avec Googa ? Lui expri-
mer votre mécontentement d’une autre manière et lui donner
une chance en lui confiant d’autres tâches ?
— La conversation, c’est bien gentil, Thanos, mais parfois,
la seule solution reste la force. Bizarrement, j’ai l’impression
que c’est un concept que tu comprends.
Non, Thanos ne le comprenait pas. La manière qu’il avait
élaborée pour tuer était décente et miséricordieuse. Il avait
mis au point un émetteur d’onde alpha qui aurait lentement
diminué les pensées conscientes du sujet avant de détruire son
système nerveux autonome. Cela aurait été une mort paisible
et indolore, la mort qu’il aurait souhaitée pour lui-même.
C’était là un projet toujours viable. Il lui suffisait de
rejoindre Titan.
— Je suis un banni, Thanos de Titan, révéla Sa Seigneurie
en laissant de la sauce échapper de ses lèvres pour couler le
long de son goitre. Tu comprends ce que cela signifie ?
— Bien plus que vous ne le pensez.

150
ESPACE

— Haha ! Donc, j’ai été exilé de la planète Kilyan il y


a trois ou quatre cents ans. Je dois avouer que je ne m’en
souviens plus précisément.
— Ceux de votre peuple vivent longtemps, semblerait-il.
— J’espère bien. J’aimerais vraiment que les charognes
qui m’ont dégagé de la planète soient encore vivantes quand
nous débarquerons.
— Vous voulez rentrer chez vous ? demanda Thanos
qui comprenait d’autant mieux ce besoin qu’il le ressentait
lui-même.
Sa Seigneurie hocha la tête et lui expliqua. Son plan
était simple. Il avait délesté les précédents propriétaires de
La Couchette d’Or environ cent ans auparavant, au fin fond
de la galaxie. À l’époque, le vaisseau était flambant neuf et il
avait décidé de s’en servir pour retourner sur Kilyan pour tuer
ceux qui l’avaient renversé afin de reconquérir son monde.
Mais Kilyan était extrêmement loin et il savait qu’il serait
largement dépassé par le nombre de ses ennemis.
— En tant que souverain, je n’étais pas très populaire,
reconnut-il.
— J’ai vraiment du mal à le croire, sembla s’étonner
Thanos en veillant bien à ne pas laisser paraître la moindre
ironie dans sa voix.
— C’est pourtant vrai ! On ne m’appréciait pas, Thanos.
Je leur permettais pourtant de garder la moitié du grain qu’ils
récoltaient et la moitié du bétail qu’ils élevaient. Et malgré
toute ma générosité, on m’a banni de la planète pour m’en-
voyer à l’autre bout de l’univers.
— Comment avez-vous fait pour survivre ? demanda
Thanos.

151
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Il remua un peu la nourriture qu’on lui avait servie et,


après hésitation, décida d’y goûter. C’était indéniablement
meilleur que l’ordinaire servi aux membres d’équipage, mais
cela restait quand même abominable.
Sa Seigneurie écarta sa question d’un geste pour mieux
poursuivre son récit. Après avoir rejoint l’espace et avoir
mis le cap sur sa planète d’origine, il avait compris qu’il
allait avoir besoin d’une armée. N’étant pas en mesure d’en
financer une, il avait choisi la méthode ancestrale consistant
à enrôler ceux dont il avait besoin et, jusqu’à présent, il en
était fort satisfait.
— Donc, vous offrez le gîte et le couvert..., commença
Thanos.
— Et un moyen de transport, le reprit Sa Seigneurie. Et
surtout une cause ! N’oublie pas ça, Thanos ! Une cause !
Je donne un sens aux existences de ces pauvres misérables.
Il rota puis vida le gobelet qui se trouvait devant lui.
— Exception faite de ceux ici présents, bien entendu.
Tu n’as rien de misérable. Je sens même une certaine
noblesse en toi, Thanos. Quand nous atteindrons Kilyan,
mon armée reprendra la planète. Tu auras alors l’honneur
de me servir au sein de mon palais qui est un endroit fort
agréable.
— Je vois. Donc, le remboursement par la servitude ne
prend pas fin avec la victoire de votre armée, c’est ça ?
— Ne sois pas idiot, Thanos, répondit Sa Seigneurie dans
un soupir. Bien sûr que non ! Ensuite, j’aurai besoin d’être
protégé de tous ceux que nous aurons vaincus. Beaucoup
d’entre eux mourront, mais pas tous. Il faut bien que j’en
laisse quelques-uns vivre pour avoir un peuple sur lequel

152
ESPACE

régner, n’est-ce pas ? Réfléchis ! Sers-toi de ce machin hideux


posé sur tes épaules pour autre chose qu’un piédestal à ce
menton ridiculement proéminent.
— Bien entendu.
— Tu me rappelles Kilyan, dit Sa Seigneurie avec désin-
volture. La saison des moustiques ne dure que quelques mois
et dès que s’installe la mousson, le ciel se pare d’une jolie
nuance de noir qui dure des jours.
Il marqua une pause avant de reprendre.
— Je voudrais que tu rejoignes mon cercle intérieur dont
font partie Robbo et Kebbi que voici, lui confia-t-il avec
un geste du pouce vers la femme en guise de présentation.
Supervise les moteurs du vaisseau, veille à garder le cap et,
une fois sur Kilyan, tu auras la belle vie.
Thanos ne répondit rien.
— Ne sois pas idiot, fit le commandant en levant son
gobelet. Personne à des millions de kilomètres à la ronde ne
peut te faire une meilleure offre. Alors ? Qu’en dis-tu ?
En effet, quel autre choix s’offrait à Thanos ? Avec un
sourire triste, il leva son gobelet à son tour.
— À votre service, déclara-t-il et il but.

La nuit suivante fut la dernière qu’il passa dans la cabine


qu’il partageait avec Cha. Le lendemain, on l’installerait dans
ses nouveaux quartiers, plus près de Sa Seigneurie.
— Crois-tu que ça l’ennuierait de me révéler son véritable
nom ? demanda Thanos pensif, alors qu’il était allongé sur
sa couchette.

153
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Mais c’est son vrai nom, lui répondit Cha depuis la


bonnette du dessus. Il l’a fait changer légalement il y a long-
temps. Prénom : Sa, nom : Seigneurie.
Thanos lâcha un grognement méprisant.
— Allons ! Quand on y réfléchit, ce n’est pas aussi idiot
que ça, poursuivit Cha avant de rouler sur le côté et de passer
la tête par-dessus le bord de sa couchette. Comme tu t’en vas
demain matin et qu’on ne se verra plus ...
— Mais si, on se reverra. Personne ne peut quitter ce
vaisseau.
— ... je voulais te poser une question. Tu permets ?
— Tu m’as sauvé la vie, c’est donc la moindre des choses.
— On m’a toujours dit que Titan était une planète
agréable. Pourquoi es-tu parti ?
Dans un soupir, Thanos tourna le dos à Cha avant de
répondre.
— Ce n’était pas tout à fait ma décision.
— Pas... tout à fait ?
— Pas du tout même, admit Thanos.
Cha lâcha un petit sifflement.
— Qu’as-tu pu faire pour qu’on te bannisse de Titan ?
Thanos réfléchit longuement à la question, puis décida que
l’explication la plus simple était aussi la plus sincère.
— J’ai essayé de sauver ma planète.
— Ah, je vois, lâcha Cha d’un air entendu.
— Vraiment ?
— L’histoire regorge d’anecdotes évoquant des défenseurs
de la vérité et de la vertu qui, en leur temps, ont été consi-
dérés comme de faux prophètes pour le plus grand malheur
de leurs détracteurs. Un jour ou l’autre, tu seras reconnu à

154
ESPACE

ta juste valeur, mon ami. Les bonnes choses arrivent à ceux


qui savent faire preuve de patience. Les plus belles fleurs ont
besoin de temps pour s’épanouir.
— Arrête un peu, grommela Thanos. Sans ton baratin
de bienheureux et tes niaiseries pseudo-mystiques, tu serais
l’ami parfait. Pourquoi faut-il que tu m’imposes sans cesse
ces foutaises ?
Cha garda le silence si longtemps que Thanos finit par
se retourner pour lui faire face de nouveau. Le visage du
médecin affichait une expression très sérieuse.
— Parce qu’au cours de ma vie, je n’ai jamais rencontré
qui que ce soit qui m’ait autant inspiré confiance que toi,
finit-il par répondre. Quand nous t’avons découvert, il te res-
tait à peine quelques secondes à vivre.
— Simple coïncidence.
— Cela fait trente ans que je vis à bord de ce vaisseau.
Durant toutes ces années, je n’avais jamais vu Sa Seigneurie
lancer une opération de sauvetage pour aborder un appareil
à la dérive. Auparavant, soit il donnait l’ordre de les détruire,
soit il les évitait. Mais toi, il t’a sauvé.
— Il aura cédé à un accès de sensiblerie.
— Non, Thanos. Selon moi, au moment où il allait
appuyer sur la détente, Sa Seigneurie a été gagné par la com-
passion. Tu as croisé notre chemin alors que tu avais pris une
direction tout à fait différente de la nôtre. C’est peut-être ton
exil qui a servi d’élément déclencheur à tout ça.
— Le destin n’a rien à voir là-dedans, déclara Thanos
avec conviction. La seule destinée qui existe, c’est celle que
les circonstances nous forcent à écrire.

155
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

À ces mots, la tête de Cha disparut du bord de la couchette


et Thanos l’entendit se mettre en position pour se livrer à ses
oraisons du soir. Après quelques instants de silence, sa voix
flotta une nouvelle fois dans la cabine.
— Ce qui est magnifique dans tout ça, Thanos, c’est que
je sais au plus profond de mon cœur qu’il y a une raison à
ta présence ici. Tu peux mettre ça en doute de toutes tes
forces en te cramponnant à ta rigueur et à ta logique, tu ne
parviendras jamais à prouver que j’ai tort.
Thanos ouvrit la bouche pour répondre, puis se rendit
compte à son grand dam qu’il n’avait aucun argument à
opposer à ça.

156
CHAPITRE 16
Cette nuit-là, il fit de nouveau le rêve qui lui était apparu
durant son coma.
Il rêva d’elle. Elle s’approcha de lui jusqu’à le toucher et
lui dit ce qu’il devait faire.
Souviens-t’en après ton réveil, lui dit-elle. Souviens-toi de ce
que je t’ai dit.
Je m’en souviendrai, promit-il. Pourtant, même dans son
rêve, il avait conscience d’avoir déjà fait ce serment sans le
respecter. L’idée de se réveiller pour oublier et d’échouer à
satisfaire cette tâche pourtant simple le mit mal à l’aise.
Mais cette fois-ci fut différente. Cette fois-ci, il n’oublia
pas. Cette fois-ci, il se réveilla avec à l’esprit ses mots encore
bien présents.
Au matin (en tout cas la période de la journée qu’on
considérait comme le matin à bord de La Couchette d’Or...),
Thanos s’éveilla et resta allongé dans sa bonnette, à observer le
fond de la couchette supérieure. Il entendit et vit Cha bouger
au-dessus de lui et sauter au sol. Pourtant, il resta allongé.
Cha s’étira en bâillant puis fit couler de l’eau dans le lavabo
rouillé qu’ils partageaient. La corrosion avait fait un trou dans
le métal et, pour récupérer ce qui s’en échappait, ils avaient
installé un vieux casque renversé sous la perforation. Cha
termina ses ablutions matinales, puis se tourna vers Thanos
pour lui parler.

157
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Tu as mauvaise mine. Respire profondément. Trouve


ton centre intérieur.
Thanos lui jeta un regard glacial.
— Pourquoi es-tu encore là ? poursuivit Cha. Je pensais
que tu aurais rejoint tes nouveaux quartiers bien avant que
je ne me réveille.
— J’ai fait un rêve, expliqua Thanos avec lenteur, comme
malgré lui. Un rêve récurrent.
— Ce genre de rêve révèle la mécanique qui régit le
hasard au sein de l’univers, déclara Cha d’un air solennel.
— Ne commence pas.
— Non, je t’assure. Quand on fait le même rêve plus
d’une fois, cela signifie que l’univers nous parle. Je suis très
sérieux, Thanos.
Cha croisa les bras sur sa poitrine et s’appuya sur le lavabo
sans sembler se soucier de sa faiblesse structurelle.
— Raconte-moi ton rêve.
Dans un soupir et avec un effort évident, Thanos se replia
en position fœtale. Ce rêve... Ce satané rêve...
Il avait toujours privilégié le raisonnement et la science,
pas l’intuition et la superstition. Il était convaincu que les
rêves n’étaient rien d’autre que la décharge du cerveau, une
manière de se purger des images, des pensées et des idées
rassemblées dans le subconscient. Ils n’avaient aucun sens et
aucune utilité. Pourtant, celui-ci lui semblait différent.
— La première fois que je l’ai fait, c’était dans mon
vaisseau, quand j’étais plongé dans le coma. J’ai rêvé... de
quelqu’un que j’ai connu autrefois.
— Qui ça ?
Thanos serra les dents.

158
ESPACE

— Une femme. Inutile d’en dire plus. Dans mon rêve,


elle est morte. Pourtant, elle me parle. À chaque fois, elle
m’a murmuré quelque chose à l’oreille.
D’abord intrigué, Cha s’était approché puis s’était age-
nouillé près de la couchette de Thanos.
— Quoi ? Que t’a-t-elle dit ?
Et cette fois-ci, Thanos choisit de mentir.
— Elle m’a demandé de sauver tout le monde.
Ce mensonge était assez proche de la vérité. Thanos avait
hâte de retourner sur sa planète, de revoir cette femme et
d’arranger les choses.
Mais il était piégé ici. Il avait beau élaborer des plans et
des stratagèmes, le collier, ce vaisseau vétuste et le vide de
l’espace qui attendait à l’extérieur pour le tuer réduisaient à
néant ses velléités d’évasion. Pour la première fois de sa vie,
il ne parvenait pas à trouver une solution à son problème.
— Sauver tout le monde ? répéta Cha. Voilà un but très
noble.
Mais impossible à atteindre, pensa Thanos.

Le premier jour de sa deuxième nouvelle vie, Thanos


croisa Demla et Bluko dans la coursive qui menait à la salle
des machines. Demla le salua d’un « B’jour ! » enjoué et
Bluko se mit à caqueter avec frénésie Thanos fit un gros
effort pour ne pas écraser l’étrange créature polymorphe entre
ses mains. Ce matin-là, elle avait choisi l’apparence d’une
poche de pus palpitante avec la mâchoire d’un chien et les
oreilles triangulaires d’un wombat.

159
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Les moteurs tournent à fond ! annonça Demla. J’vais


prendre mon p’tit dèj’ !
— P’tit dèj’ ! reprit Bluko en hurlant, forçant Thanos à
crisper ses mâchoires.
Une fois arrivé dans la salle des machines, il vérifia tout
d’abord les niveaux de puissance, évalua l’état du réacteur à
fusion et se lança dans les opérations de maintenances routi-
nières. Tous les équipements, y compris les drones d’entretien,
étaient en bout de course. Le système de propulsion dans son
ensemble aurait eu besoin d’une révision complète, mais il
ne disposait pas des ressources nécessaires pour entreprendre
une opération de cette envergure. Selon Thanos, les moteurs
du vaisseau pourraient encore tenir cinq ans, évaluation qu’il
trouvait lui-même très optimiste.
Il se surprit à envier Googa, considérant que celui-ci avait
eu de la chance.
L’ultime trace de l’existence de l’ex-chef mécanicien était
une tache humide lustrant le sol au pied du tableau de contrôle.
Dans un soupir résigné, Thanos l’essuya. Il aurait préféré que
Sa Seigneurie ne tue pas Googa, mais comme celui-ci était
mort, il ne servait plus à rien de se montrer sentimental à ce
sujet. Quand quelqu’un était mort, que pouvait-on encore
espérer y faire ? Sa Seigneurie l’avait parfaitement exprimé :
Googa avait cessé de lui être utile.
S’il avait menti à Cha au sujet de son rêve, c’était en partie
parce qu’il n’était pas certain d’en saisir le sens, mais aussi
parce qu’il n’avait aucune envie de voir Cha explorer son
subconscient à la recherche d’une signification douteuse.
De plus, parfaitement conscient de son incapacité à trouver
un moyen pour se sauver lui-même, il ne voyait pas comment

160
ESPACE

il pourrait parvenir à sauver qui que ce soit d’autre. Il allait


mourir sur ce vaisseau, peut-être aujourd’hui ou n’importe
quand dans les cinq ans à venir, mais ce serait ici qu’il pous-
serait son dernier soupir, sans avoir pu retourner chez lui ni
avoir trouvé comment sauver le peuple de Titan.
Enfin, il avait menti parce que...
Parce que le fait de penser à elle et de la voir lui procu-
rait une souffrance très particulière qu’il ne parvenait pas à
distinguer du plaisir.
Quand Robbo vint rejoindre Thanos dans la salle des
machines afin de constater le travail qu’il avait accompli
durant sa journée, ce dernier en profita pour glaner des infor-
mations au sujet de la planète d’origine de Sa Seigneurie et le
voyage qui allait les mener jusque là-bas. Il ne disposait que
de peu de renseignements. Il fallait donc qu’il en découvre
davantage afin d’échafauder un plan valable. Existait-il des
cartes stellaires sur lesquelles étaient indiquées les routes
menant jusqu’à Kilyan ? Y avait-il un plan des portails de
saut de la région ? La plupart des voyages interstellaires se
faisaient en utilisant ces installations ou des trous de ver
d’origine naturelle. Les moteurs capables de propulser un
vaisseau à une vitesse dépassant celle de la lumière étaient des
machines chères, fragiles et difficiles à entretenir. Les
turbines subluminiques équipant La Couchette d’Or étaient des
modèles plus communs, même si Googa n’était pas parvenu
à les maintenir dans un état satisfaisant. On l’avait nommé
chef mécanicien parce que son père avait tenu ce poste avant
lui, pas parce qu’il était doué pour ce travail. Thanos avait la
certitude (et l’espoir) de trouver un chemin plus court jusqu’à
Kilyan. D’après ce qu’il en savait, cette planète n’avait pas

161
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

grand-chose à envier au vaisseau sur lequel il se trouvait,


mais, au moins, elle disposait d’une atmosphère et ne risquait
pas d’exploser à tout moment.
Quand Thanos évoqua les cartes stellaires, Robbo ricana
d’un air entendu en secouant la tête.
— Oui, il y a bien des cartes, mais elles ne te serviront
à rien.
— Pourquoi ?
Robbo lança autour de lui un regard de conspirateur. Les
quelques membres d’équipage subalternes présents dans la
salle des machines semblaient trop occupés à colmater les
fuites incessantes des conduits et des valves pour entendre
la suite.
— Laisse tomber. Oublie ce que je viens de dire, lui
ordonna l’homme de main en essuyant la sueur qui perlait
sur sa lèvre supérieure.
— On m’a chargé d’un travail, insista Thanos. J’aimerais
l’accomplir convenablement.
— Ici, on considère certaines personnes comme « dans la
confidence ». Tu n’en fais pas partie.
Thanos fronça les sourcils. De toute évidence, Robbo savait
quelque chose et il était flagrant qu’il avait envie de lui en
faire part. Ceux qui détiennent des secrets meurent souvent
d’envie de les partager et ils le font dès que cela leur semble
justifié.
— Désormais, je suis le chef mécanicien. En tant que tel,
je dois accomplir les tâches que Sa Seigneurie me confie. Si
tu sais quelque chose qui peut m’aider... Il laissa sa phrase
en suspens afin de laisser à Robbo l’occasion de lui révéler
ce qu’il savait...

162
ESPACE

Ce que le tortionnaire mourait d’envie de faire.


— Comme tu fais partie de la garde rapprochée de
Sa Seigneurie, j’imagine que je peux te mettre dans la
confidence...
— Évidemment, l’encouragea Thanos.
— Il n’y a plus de Kilyan, lâcha l’autre sur un ton où se
mêlaient soulagement et étonnement d’avoir osé passer aux
aveux.
Surpris, Thanos cligna des yeux quelques instants, le temps
d’assimiler l’information. Malgré cela, son intellect de haute
volée ne parvint à formuler qu’une question aussi directe
que courte :
— Quoi ?
— Je veux dire que la planète existe bel et bien, rectifia
Robbo avec précipitation. Nous l’avons même approchée il
y a une dizaine d’années. Toute sa surface avait été balayée
par le souffle des bombes à neutrons. Les bâtiments tenaient
encore debout, mais tous les êtres vivants avaient disparu.
L’endroit était tellement radioactif que la moindre goulée
d’air pouvait te faire perdre tes cheveux.
En disant cela, Robbo passa la main sur sa calvitie naissante
dans un geste nerveux.
Alors, Thanos prononça une phrase qu’il n’avait encore
jamais dite de sa vie.
— Je ne comprends pas.
— Il n’y a pas grand-chose à comprendre.
— Mais, dans ce cas, que faisons-nous ? Où allons-nous ?
— Franchement, je n’en sais rien, reconnut Robbo en
haussant les épaules. Sa Seigneurie cherche quelque chose,
mais ne m’a pas dit de quoi il s’agit. Tout ce que je sais, c’est

163
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

que c’est lié aux Asgardiens et à une sorte de pouvoir. Il dit


qu’il peut ramener la planète à la vie et qu’il faut juste qu’il
« le » trouve.
— « Le » ?
En disant cela, Thanos se rendit compte qu’il agrippait le
tableau de commandes avec une force telle que cet élément
en piteux état menaçait de se briser entre ses mains.
— Voilà. Exactement.
— Et quel que soit l’objet en question, ce sont les
Asgardiens qui le détiennent.
— C’est ce que dit Sa Seigneurie.
— Je vois, conclut Thanos sans déceler la moindre trace
d’énervement ou de déception de la part de Robbo.
Apparemment, le bourreau de Sa Seigneurie était heureux
de parcourir l’univers coincé à bord de ce vaisseau-roue aux
allures d’épave, à manier la lance psychique dès qu’on lui en
donnait l’ordre au nom d’une quête sans but ni raison menée
par un fou. Soit il était aussi dérangé que Sa Seigneurie, soit
il lui vouait une foi sans borne. Autre hypothèse : il avait l’in-
tention de s’approprier la mystérieuse source de pouvoir. Quoi
qu’il en soit, il ne servait plus à rien de discuter avec Robbo.
— Merci pour ces informations, fit Thanos.
— Contente-toi de maintenir le vaisseau sur le cap que
t’a indiqué Sa Seigneurie et tout se passera bien, lui conseilla
Robbo au moment de ressortir de la salle.

164
CHAPITRE 17
Quelques jours plus tard, l’inévitable se produisit. Après
avoir été frappé par une micrométéorite, l’un des rayons
maintenant la roue sur son axe se tordit. La coursive déchirée
et réduite en débris perdit rapidement son intégrité structu-
relle. Même si la salle des machines se trouvait à l’autre bout
du vaisseau, Thanos ressentit parfaitement les ondes de choc
alors que l’alliage de la coque se courbait et finit par se libérer
de ses fixations. Perdue dans le cosmos, La Couchette d’Or
était intégralement secouée de tremblements.
Le temps que Thanos arrive sur les lieux de l’accident,
la plus grande partie du rayon s’était détachée de ce qui le
reliait à la roue en elle-même. Plusieurs boucliers d’urgence
s’étaient mis en place et faisaient rempart au vide de l’espace,
mais ils menaçaient déjà de céder. Comme tous les éléments
du vaisseau, ils étaient détériorés et avaient depuis longtemps
dépassé leur date limite d’utilisation.
Tout un groupe de membres d’équipage s’était rassemblé
dans la coursive à l’endroit de la rupture, mais Thanos fit
valoir sa stature et son statut pour se frayer un chemin. Cha
Rhaigor était déjà arrivé et se trouvait à genoux auprès d’un
Vorm en sang qui n’arrêtait pas de remuer.
— Reste tranquille, que je te fasse une injection !
Mais le jeune Vorm souffrait trop pour obéir. Se trouvant
à la jonction entre le rayon et la roue au moment précis où

165
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

les deux s’étaient disjoints, il avait été criblé de débris métal-


liques. Des ecchymoses se formaient sur son torse ainsi que
sur son flanc et du sang s’écoulait de son ventre.
Thanos s’approcha de Cha et, sans dire un mot, se pen-
cha en avant puis frappa Vorm assez fort pour que celui-ci
s’évanouisse.
— Thanos ! s’indigna Cha.
— Allons, ce n’était qu’une petite tape.
— Tu lui as flanqué un coup de poing !
— Oui, mais maintenant, tu peux lui faire une piqûre,
souligna Thanos.
— Tu aurais pu y mettre un peu plus de délicatesse, grom-
mela Cha en enfonçant son aiguille dans le bras de Vorm. Il
va falloir en plus que je le soigne pour une contusion,
— Ce qui est préférable au fait de préparer son enterre-
ment, conclut Thanos en balayant du regard la scène qui se
déroulait autour d’eux.
Le côté de l’ouverture où il se trouvait ne regroupait que
des membres d’équipage terrifiés ainsi qu’un petit groupe de
curieux. À quelques pas de sa position, la coursive déformée
plongeait pour former un puits, des pointes de métal effilées
saillant de tous les côtés. Il pouvait apercevoir d’autres passa-
gers rebondir dans les zones les plus obscures de la coursive.
Dans cette partie du vaisseau, la gravité artificielle du vais-
seau semblait être devenue folle alors que le tube tournait et
oscillait selon un rythme qui n’était pas synchrone avec le reste
de La Couchette d’Or. Les blessés étaient balancés contre les
parois avant de ricocher les uns contre les autres.
— Dégagez cette zone ! ordonna Thanos en faisant de
grands gestes vers les curieux.

166
ESPACE

Personne ne bougea.
— Et plus vite que ça ! ajouta-t-il avec véhémence.
Cette fois-ci, tout le monde tourna des talons sans se faire
prier et, rapidement, lui, Cha et le blessé se retrouvèrent seuls.
— Ces champs de force ne vont pas tenir longtemps,
constata Thanos avec gravité. Il faut qu’une équipe descende
en rappel et fasse sortir ceux qui sont en bas, dans la coursive.
On ira plus vite si on agit à partir des deux extrémités.
À cet instant, précis, un petit écran noir et blanc monté
contre une des parois proches s’activa à grand renfort de para-
sites vidéo et afficha le visage de Sa Seigneurie.
— Comment ça se passe, de votre côté ? demanda-t-il
— Nous avons de nombreuses victimes, à la fois dans la
coursive et en dehors, lui expliqua Thanos. Toutefois, j’ai
un plan de sauvetage que je pourrais mettre à exécution. Il
me faudrait deux équipes de quatre personnes chacune et un
soutien médical à chaque extrémité du rayon.
Il s’interrompit au moment où l’un des champs de force
grésilla puis disparut dans un éclair de lumière bleue. L’espace
d’un instant, un vent violent créé par la dépression traversa
le couloir, puis un nouveau champ de force s’activa pour
colmater la brèche. Malgré cela, il voyait toujours le noir
de l’espace à travers la déchirure de la coque. De plus les
gémissements continus des champs de force lui confirmaient
que leurs émetteurs ne résisteraient plus très longtemps à la
tension qu’ils subissaient
— Si nous agissons vite, nous pourrons tous les sauver,
affirma Thanos.
Sa Seigneurie secoua la tête.

167
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— On risquerait de voir les champs de force s’éteindre


et cela entraînerait la moitié de l’atmosphère disponible dans
le vide de l’espace. Non, pas question. Activez le largage
d’urgence.
Thanos lança un regard interrogatif à Cha qui finissait
à peine de recoudre le ventre de Vorm avec une bobine de
vieux fil thermoscellant.
— Les rayons peuvent être éjectés, expliqua le médecin
d’une voix calme avant de regarder ses mains ensanglantées
comme si elles ne faisaient plus partie de son corps.
— Éjectés, répéta Thanos en regardant autour de lui.
Il repéra presque immédiatement les boulons explosifs dis-
posés à l’endroit où le rayon rejoignait la roue ainsi qu’une
rainure dissimulée. Il comprit alors que la même configu-
ration se trouvait à l’autre extrémité du rayon. Les boulons
explosifs avaient pour rôle de désolidariser le rayon en un
instant et la rainure devait s’ouvrir aussi rapidement pour
mettre en place une paroi blindée conçue pour conserver l’at-
mosphère à l’intérieur du vaisseau.
— Ce ne sera pas nécessaire, annonça-t-il à Sa Seigneurie.
Nous pouvons les sauver.
Sans attendre de réponse, il enleva sa tunique et la déchira
en bandes dont il s’entoura les mains afin de les protéger.
L’absence de gravité dans la coursive rendrait les manœuvres
difficiles, mais le déplacement des blessés en serait facilité.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? s’enquit Cha.
Thanos recula de plusieurs pas.
— Prendre de l’élan et sauter.
Il comptait sur son impulsion pour le propulser à l’autre
bout de la zone où la gravité était nulle. Il ferait de son mieux

168
ESPACE

pour attraper autant de blessés qu’il le pourrait. Si nécessaire,


il était même prêt à les lancer vers l’autre extrémité de la
coursive.
— C’est de la folie, le prévint Cha.
Sa Seigneurie reprit la parole.
— Hé, Thanos ! C’est le levier à ta gauche. Pousse-le et
on en aura fini. On ne va pas risquer tout le vaisseau pour
quelques membres d’équipage.
— Ils. Sont. Dix, rappela Thanos entre ses dents serrées.
Au moins.
— Qu’ils soient deux ou dix, ça change quoi par rapport
aux centaines de personnes à bord de ce vaisseau ? Réfléchis,
bon sang !
Thanos écarta cette recommandation d’un geste de la
main. Il prit une profonde inspiration puis se mit à courir...
... et la paroi blindée tomba si brutalement qu’elle faillit
l’écraser. Il parvint à s’arrêter net au tout dernier instant et
à pivoter afin de frapper le pan de métal avec l’épaule plutôt
qu’avec son front.
Au même instant, Cha Rhaigor poussa un hurlement
déchirant. Thanos se tourna vers lui, l’épaule endolorie, et
vit que la paroi était tombée en plein sur la tête de Vorm.
À partir du haut du nez, son crâne était réduit en bouillie
et une giclée de sang et de matière cérébrale maculait le bas
de la porte blindée.
— Oh, s’exclama Sa Seigneurie. J’avais donc la télécom-
mande ! Qui l’eût cru ?
L’écran redevint noir avant que Thanos ait pu répliquer
quoi que ce soit à cette nouvelle moquerie.

169
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Cha fut pris de tremblements. S’agissait-il de colère, de


peur ou du contrecoup de la surprise ? Thanos, qui n’était
pas très doué pour lire les gens, ne parvenait pas à le définir.
Toutefois, il savait que c’était le moment idéal pour un geste
d’amitié et de réconfort.
Il ne put faire plus que poser une main sur l’épaule de Cha,
mais il n’en fallut pas davantage. L’infirmier éclata en sanglots
et se réfugia contre Thanos en s’agrippant à lui comme si sa
vie en dépendait.
— Il aurait pu s’en sortir, parvint-il à bredouiller. Il se
serait complètement remis.
Dans un état second, Thanos posa de nouveau les yeux
sur la paroi blindée. Après avoir passé des années dans son
réceptacle de stockage, elle semblait robuste et d’une propreté
sans faille, si ce ne n’étaient les restes du cerveau de Vorm
qui tachaient son tiers inférieur.
Soudain, il eut une illumination et comprit ce qu’il lui
restait à faire.
Il n’était plus question qu’il tente de s’évader. Il lui fallait
protéger tous ceux qui vivaient à bord de La Couchette d’Or
et, pour cela, Sa Seigneurie allait devoir mourir.

170
CHAPITRE 18
Thanos passa le reste de la journée à chercher Kebbi.
Durant le dîner où il l’avait rencontrée, elle lui avait fait
l’impression de tout juste tolérer Sa Seigneurie, par opposition
à la dévotion que Robbo montrait envers son commandant.
Peut-être pourrait-il découvrir de nouvelles informations
auprès d’elle.
Le bas de son visage était encore caché par un grand fou-
lard qui en rendait les expressions indéchiffrables, mais quand
il lui demanda s’ils pouvaient discuter en privé, elle eut un
regard intéressé qu’il ne put ignorer.
Ils se blottirent l’un contre l’autre dans l’une des minus-
cules couchettes monoplaces récupérées dans l’une des cap-
sules d’évacuation dont le vaisseau ne disposait plus. Comme
Thanos l’avait appris, toutes les chaloupes avaient été éjectées
un siècle plus tôt, quand la totalité de l’équipage avait fui la
démence de Sa Seigneurie.
— Laisse-moi deviner... Tu détestes Sa Seigneurie et tu
envisages de te mutiner, dit Kebbi d’un ton détaché avant
même que Thanos ait pu prononcer la moindre parole.
Il s’offusqua et tenta de nier quelques instants.
— Ne joue pas au plus malin avec moi, Thanos de Titan.
Tu es nouveau ici et tous les nouveaux rêvent de renverser
Sa Seigneurie pour se tirer de cette épave le plus vite pos-
sible. Tu n’es pas ici depuis suffisamment longtemps pour

171
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

que ton courage et ta ténacité aient été éprouvés par Robbo.


Alors, très logiquement, tu veux faire équipe avec moi, virer
ce vieux débris et conduire le vaisseau jusqu’à un endroit où
règne la paix.
Initialement, Thanos avait eu l’intention de prendre le
temps de tirer subtilement les vers du nez à Kebbi afin de
découvrir où allait sa loyauté. Il n’aurait révélé ses projets que
s’il sentait qu’elle partageait ses sentiments et qu’il pouvait
lui faire confiance.
Sa tactique était désormais bonne à jeter.
— Existe-t-il un moyen de se débarrasser des colliers ?
Une fois que ce serait fait, nous pourrons renverser Sa
Seigneurie et prendre le contrôle du vaisseau.
Elle cligna des yeux rapidement et son regard se fit
interrogateur.
— Pourquoi veux-tu enlever ton collier ?
— Pour ne plus subir la lance psychique, à moins que tu
connaisses un moyen de prendre la commande à Robbo...
— Oh, ben ça..., s’esclaffa Kebbi en secouant la tête. Tu
n’as rien compris, en fait. Tu crois... Les colliers n’ont rien
à voir avec la lance psy. C’est Robbo lui-même qui la génère.
Projeter ce genre d’attaque psychique, c’est son pouvoir. Les
colliers ne servent qu’à nous identifier. C’est une lubie de Sa
Seigneurie, rien de plus. Cela lui rappelle sa planète natale.
Du bout de ses doigts engourdis, Thanos examina le collier
autour de son cou. Durant tout ce temps, il l’avait pris pour
une arme, mais ce n’était rien d’autre qu’un colifichet.
Le vrai problème était donc Robbo.
— Pourquoi Robbo se montre-t-il aussi loyal ? demanda-
t-il. Il est enfermé dans ce vaisseau, comme nous.

172
ESPACE

— Certaines personnes commandent et d’autres veulent


être commandées, commença Kebbi en haussant les épaules. Il
a l’impression que cela lui permet de prendre part à quelque
chose de grandiose.
— C’est de la folie.
— Je n’ai jamais dit le contraire.
— Nous sommes plus nombreux que Robbo. Il ne pour-
rait jamais utiliser sa lance psy sur tout le monde en même
temps. Pourquoi...
— Pourquoi ne l’avons-nous pas attaqué tous ensemble,
tué, puis tué Sa Seigneurie avant de nous emparer du vais-
seau ? demanda Kebbi.
La formulation était plus directe et brutale que Thanos
l’aurait souhaité, mais elle était franche.
— Exactement.
— Cela ne servirait à rien, expliqua-t-elle en secouant
encore la tête. Nous devons garder Sa Seigneurie en vie.
— Pourquoi ?
— Sais-tu ce qu’est un circuit-condoléances ?
Il reconnut que non.
— Mais je ne suis pas vraiment au fait de tout ce qui
concerne les voyages dans l’espace, ajouta-t-il.
— C’est très simple, fit Kebbi. Le vaisseau est relié au
niveau quantique avec le cœur de Sa Seigneurie. S’il s’arrête
de battre, les moteurs de La Couchette d’Or s’emballeront et
feront exploser le vaisseau, tuant tous ceux qui se trouvent
à bord.
Elle marqua une pause.
— Bon... Certains pourraient survivre à l’explosion en
elle-même, je suppose, mais la décompression explosive les

173
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

tuera quelques instants plus tard, donc le résultat serait le


même. Si tu penses que ce qui s’est passé quand le rayon s’est
détaché était une catastrophe, imagine que tout le vaisseau
subisse le même sort.
Thanos s’accroupit. Sa Seigneurie était d’une santé chan-
celante. Il crachait quotidiennement un volume de miasmes
capable de remplir une chope et ceux dont il avait fait ses
esclaves veillaient à maintenir leur geôlier en vie. Thanos
repensa à la diligence dont faisait preuve tout le monde sur le
vaisseau pour récupérer tout ce qui sortait des orifices croûtés
de Sa Seigneurie dès qu’il était pris de toux ou d’éternue-
ments. Si certains étaient chargés de ramasser ses crachats,
c’était à n’en pas douter pour les analyser.
Il avait enfin découvert la raison de cet étrange cérémonial,
à savoir que la mort éventuelle de Sa Seigneurie signifie-
rait la mort certaine de tous ceux qui vivaient à bord de La
Couchette d’Or.
— Il n’y a aucune issue, reprit Kebbi. Ce vaisseau est
la meilleure prison de tout l’univers. Ce tas de ferraille qui
part en miettes est l’incarnation d’un pacte suicidaire errant
à travers la galaxie jusqu’à ce qu’il meure, auquel cas nous
le suivrons immédiatement, ou que le vaisseau soit détruit.
— Auquel cas nous mourrons tous, ajouta Thanos.
— Ouais. Tout ce que nous pouvons faire, c’est allonger
notre sursis au maximum et espérer un miracle.
Pour la première fois, elle fit glisser le foulard qui cachait
le bas de son visage et dévoila une gueule semblable à celle
d’un reptile, ses mâchoires à l’articulation basse et hérissées
de centaines de dents semblables à des aiguilles ainsi que sa
langue fourchue.

174
ESPACE

— Tu as quelques miracles en réserve, Thanos de Titan ?


Sinon, arrête de rêver.

Allongé sur sa couchette, il resta éveillé toute la nuit sui-


vante, en partie parce qu’il lui fallait assimiler les informations
que lui avait confiées Kebbi, mais surtout parce qu’il craignait
de faire de nouveau le même rêve.
En s’agitant dans son lit, il examina les données encore et
encore : la santé de Sa Seigneurie, le circuit-condoléances, la
lance psy, les colliers et la planète Kilyan désormais morte.
Ce dernier élément lui évoqua Titan et son destin inéluctable
qu’il était prêt à éviter à tout prix...
Et « le » pouvoir, ce détail mystérieux dont il ne savait
rien. Sa Seigneurie semblait croire qu’il existait, mais c’était
un dément.
Toutefois, même les fous pouvaient avoir raison... Parfois.
Il ferma les yeux et revit sa mère dans son psycho-asile, lui
hurlant qu’il était la mort ! La Mort ! La Mort !
Cette fois-ci, ce fut elle qu’il revit dans son rêve. Elle se
décomposait sous ses yeux. Ses joues étaient creusées et sa
chair semblait momifiée.
Gwinth ! appela-t-il dans son rêve. Gwinth !
Mais elle se contenta de lui répéter les mots qu’elle lui
avait toujours dits avant que son corps ne s’écroule pour ne
laisser qu’un amas d’os et de chair poussiéreux à ses pieds.

175
CHAPITRE 19
Il s’éveilla avec en tête un plan tout neuf et fut agréable-
ment surpris de constater que cette perspective lui redonnait
de l’espoir. Il resta allongé quelques instants, le temps de
l’étudier dans son ensemble, d’en évaluer les probabilités et de
trouver le moyen d’en diminuer les variables. La conclusion
le remplit d’aise : son plan pouvait fonctionner.
Cela allait exiger de la ruse ainsi que de la prudence et
il lui faudrait faire appel à ses connaissances en ingénierie.
Enfin, il aurait besoin de complices.
Mais, plus important que tout cela, il allait falloir se mon-
trer violent, voire avoir recours à beaucoup de violence.
Il savait que son corps en était capable. Parfois, comme
le jour où il s’était rendu compte à quel point il était plus
grand qu’A’Lars lors de leur pire dispute, il avait eu l’im-
pression que son corps était devenu un élément étranger et
indépendant, prêt à satisfaire ses propres besoins et désirs.
D’autres fois, il n’avait qu’une envie : saisir une gorge de ses
deux mains et serrer.
Il ne faisait donc aucun doute que son corps pourrait com-
mettre des actes de violence. Mais qu’en était-il de son âme ?
De son esprit ? De son cœur ?
Thanos avait été prêt à tuer la moitié de Titan afin de
sauver cette planète. Alors tuer quelques-uns des aliens se
trouvant à bord de La Couchette d’Or pour sauver les autres

176
ESPACE

et lui-même lui semblait tout aussi raisonnable et bien plus


défendable.
Il vint trouver Cha à l’infirmerie, car, de tous ceux qui
vivaient sur ce vaisseau, c’était le seul auquel Thanos faisait
confiance.
L’infirmier sembla ravi de voir son ex-compagnon de
chambre, mais ce dernier n’avait pas le temps pour les
amabilités.
— On peut se parler en privé ? demanda Thanos.
— Nous sommes seuls ici, répondit Cha après l’avoir véri-
fié d’un regard circulaire.
— Cet endroit est-il sous surveillance ?
— De la paranoïa, mon ami ? s’esclaffa Cha. Ce n’est pas
ce qui te va le mieux.
— Venant de la part de quelqu’un qui se promène tou-
jours torse nu..., plaisanta Thanos. Sérieusement, est-ce qu’on
nous surveille ?
— Bien sûr que non. Sa Seigneurie n’a pas assez de sbires
auxquels il ferait confiance pour surveiller le vaisseau en tota-
lité. La peur et les intérêts personnels suffisent à garder tout
le monde en laisse.
— Ça ne va pas durer, annonça Thanos avant de confier
à Cha ce qu’il avait découvert : que Kilyan n’était qu’un
mirage, que le vaisseau n’en avait plus que pour cinq ans au
mieux et que Sa Seigneurie n’avait pas de plan B.
Cha prit ces nouvelles aussi bien qu’on pouvait l’espé-
rer : il mit tellement de temps à retrouver une respiration
normale que Thanos craignit d’être obligé de ramener son
ami à la vie.

177
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Kilyan est une planète morte ? dit Cha en tremblant et


en cherchant de la main de quoi se soutenir avant de s’écrou-
ler sur un lit. Nous sommes passés à côté il y a dix ans ?
— De toute manière, vous n’auriez pas voulu y vivre,
grogna Thanos, ne trouvant rien d’autre à dire pour le
réconforter.
— Ça aurait quand même été mieux que de vivre sur
cette épave maudite qui pue les ordures et le vieux pet parce
qu’il est impossible de la ventiler convenablement ! s’écria
Cha. Mieux que de manger jour après jour les dix plats que
les cuistots sont capables d’obtenir à partir de ce que les répli-
cateurs de nourriture parviennent à cracher !
Il grogna et bondit sur ses pieds en renversant le lit avant
de tendre la main pour s’emparer d’un plateau chargé d’ins-
truments médicaux et de lancer l’ensemble contre un mur.
Pendant les trois minutes qui suivirent, il passa sa colère
sur tout le matériel qui l’entourait. Thanos se contenta de
le regarder, comprenant parfaitement que la fureur de Cha
était comme un feu de forêt qu’on ne pouvait circonscrire,
mais qui s’éteindrait de lui-même.
— Respire profondément, lui suggéra Thanos en souriant,
une partie de lui-même se réjouissant de voir enfin craquer
le vernis placide de Cha. Trouve ton centre intérieur.
Quand Cha lança un coup de poing contre l’une des parois
de la pièce, se brisant la main au passage, sa colère s’envola
et laissa la place à des gémissements de douleur. Thanos posa
alors un bras autour des épaules de son ami et le guida vers
la partie de l’infirmerie qui n’avait pas subi son courroux. Là,
il entreprit d’emmailloter sa main blessée d’une bande hors
d’âge tout en lui parlant d’une voix calme.

178
ESPACE

— L’autre jour, alors que je réparais les moteurs, j’ai


remarqué quelque chose sur les relevés à longue distance : un
vieux portail Kalami situé à environ deux années-lumière. Si
nous changeons de cap, nous pourrions le rejoindre et sauter
loin du Néant du Corbeau. Nous retrouverions l’espace civilisé.
La Couchette d’Or ne disposait pas d’un moteur capable de
la propulser à une vitesse supérieure à celle de la lumière...
ou plutôt, elle n’en disposait plus. Son noyau avait fondu des
décennies auparavant. Se servir de ses moteurs subluminiques
pour aller chercher la vitesse de la lumière serait dangereux,
mais ce serait un risque nécessaire s’ils voulaient atteindre ce
portail dans un délai raisonnable.
Cha secoua la tête.
— La plupart des portails Kalami ne sont plus opération-
nels. De plus Sa Seigneurie ne l’autorisera jamais.
— Je me fiche de ce que désire Sa Seigneurie. Je parle de
nous rendre dans un endroit où nous pourrons libérer les
gens embarqués sur ce vaisseau.
— Même si le portail fonctionne, qui peut savoir où il
nous enverra ? L’univers est infini, je te rappelle.
— Déjà, on peut être certain que ce sera mieux qu’ici.
Ensuite, l’univers n’est pas infini, Cha. L’univers est en expan-
sion. Ce n’est pas une croyance, c’est un fait qui peut être
prouvé. Par conséquent, l’univers n’est pas infini puisqu’il a
des limites.
— Si l’univers est en expansion, dans quoi se développe-
t-il ? Qu’y a-t-il au-delà de ces fameuses limites ?
— Nous n’avons pas le temps pour que je te donne une
leçon en astrophysique et en mécanique stellaire, décida
Thanos. Il nous faut discuter de choses plus urgentes.

179
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Une grande partie des membres de cet équipage si


soigné et entretenu est loyale envers Sa Seigneurie. De plus,
tu ne peux pas le tuer à cause du circuit-condoléances. Donc,
nous n’avons pas le choix. Il nous faut conserver Sa Seigneurie
en vie aussi longtemps que possible et espérer découvrir un
endroit vers lequel évacuer avant que le vaisseau... ou Sa
Seigneurie ne nous lâche.
— L’un et l’autre ont autant de chances de survenir,
confirma Thanos. Mais tu dois me faire confiance quand je
te dis que je peux tuer Sa Seigneurie et continuer à faire
avancer ce vaisseau. J’ai même un plan pour m’occuper de
Robbo. Es-tu avec moi ? Tu es la seule personne à laquelle je
fais confiance sur ce vaisseau. J’ai besoin que quelqu’un me
soutienne et tu es essentiel dans mon plan, à condition que
tu sois prêt à faire couler un peu de sang.
Cha ne prit même pas un instant pour réfléchir à la pro-
position. Le regard posé sur sa main brisée enveloppée d’une
bande pleine de sueur qui ne renfermait presque plus de gel
guérisseur, il déclara :
— Il nous ment depuis le début. Bien sûr que je vais
t’aider.
Quand il leva son regard sur Thanos, ses yeux brillaient
d’un espoir et d’une vigueur renouvelés.
— C’est pour ça que tu as été envoyé ici, Thanos. Je ne
peux pas approuver le meurtre, mais si c’est nécessaire pour
libérer tous ceux qui vivent sur ce vaisseau... Je pense qu’on
peut parler d’intérêt supérieur.
— Comme c’est pratique, grommela Thanos. Je suis ravi
que tu parviennes à faire taire tes scrupules.
— Ta sévérité finira par te jouer des tours, Thanos.

180
ESPACE

— Cette éventualité ne m’inquiète pas, répondit le Titan


avec rudesse. Toute la positivité et l’espoir qui existe dans
l’univers ne nous auraient pas offert une solution aussi simple.
Mais je suis content que tu sois à mes côtés. J’ai un plan et
nous allons avoir besoin de l’aide de Demla.
Cha afficha un air stupéfait et, après un instant de silence,
retrouva sa voix.
— Demla ? Thanos... Demla est quelqu’un d’honnête et
il a bon cœur, mais il est tel que l’univers l’a fait, à savoir plus
bête qu’une pierre. Que pourrait-il nous apporter ?
Pour la première fois depuis le début de son exil, Thanos
sourit. La sensation lui fut agréable.
— Tu pourrais avoir une surprise.

Il emprunta du matériel dans la salle des machines et récu-


péra des circuits de l’infirmerie sur certains instruments que
Cha avait cassés durant sa crise de colère.
Sa nouvelle cabine n’était pas plus spacieuse ni même
mieux équipée que la précédente, mais il en était l’unique
occupant. Pourtant, il ne voulait pas prendre le risque de
travailler là. Il vivait près de chez Robbo et Sa Seigneurie et
ces deux-là avaient l’habitude de lui rendre visite dès qu’il ne
se trouvait plus dans la salle des machines. Sa Seigneurie lui
posait des questions incessantes sur la consommation d’éner-
gie et lui donnait parfois les coordonnées d’un nouveau cap,
même si ces chiffres pris dans leur ensemble ne paraissaient
suivre aucun schéma cohérent. Pour autant que Thanos aurait
pu en juger, si Sa Seigneurie cherchait quelque chose en pos-
session des Asgardiens, il le faisait avec le manque de méthode

181
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

d’un paléontologue aveugle qui, au milieu d’une montagne


de fossiles de dinosaures, espère découvrir une fougère pas
encore digérée.
De son côté, Robbo débarquait de manière plus impré-
visible. Thanos avait compris assez vite que l’exécuteur des
basses œuvres de Sa Seigneurie, son arme principale, ne lui
faisait pas entièrement confiance. Il avait peut-être perçu
télépathiquement une partie de l’antipathie qu’il inspirait à
Thanos. Quelle qu’ait pu être la raison, Thanos sentait bien
que le temps pressait et qu’il allait devoir agir vite.
Par conséquent, il passait autant de temps que possible
dans son ancienne cabine où il construisait le premier élément
de son plan avec l’aide de Cha.

— C’est un chapeau, fit Cha d’un ton peu assuré en regar-


dant Thanos rassembler deux morceaux de métal bombés et
cabossés à l’aide d’adhésif médical.
La main qu’il s’était cassée avait commencé à guérir, mais
il tentait souvent, comme maintenant, de faire bouger ses
doigts, s’attendant à chaque fois de ressentir de la douleur.
— Comment un chapeau va pouvoir nous être utile au
cours d’une mutinerie ?
— Ce n’est pas un chapeau, rectifia Thanos. C’est un
casque.
Composé de métal médical et de morceaux des meilleurs
alliages qu’il avait pu récupérer des moteurs délabrés, ce
casque contenait des circuits méticuleusement soudés à l’inté-
rieur de sa calotte. Il avait fallu deux semaines à Thanos pour
rassembler les matériaux nécessaires et une autre semaine

182
ESPACE

pour les assembler. Durant chaque jour, voire chaque heure,


qu’il avait consacrés à ce travail, il avait vécu dans la crainte
d’être découvert et de subir la lance psy qui avait fait exploser
les yeux de Googa. Il avait également eu peur que le vaisseau
ne se fende en deux ou que Sa Seigneurie décide de but en
blanc et sans raison fondée qu’il était temps de faire exécuter
son nouveau chef mécanicien.
De nombreuses craintes l’habitaient et peu d’options s’of-
fraient à lui.
— C’est donc un casque, répéta Cha, incertain. Mais en
quoi un casque va-t-il nous aider dans ton plan ?
Thanos se rassit et admira le résultat de son travail. Il
n’avait pu se servir que d’outils anciens ou cassés, voire parfois
les deux, mais il avait réussi à donner forme à la première
pièce du puzzle qui allait leur permettre de se débarrasser
de Sa Seigneurie pour de bon.
— J’ai remarqué que Robbo a besoin de s’approcher de sa
cible pour utiliser son pouvoir. Pour être précis, il n’attaque
que quand il est à portée de main.
— Bien. Et alors ?
— Cela veut dire que la lance psy est émise sur une lon-
gueur d’onde à courte distance. J’ai calculé combien d’entre
elles pouvaient être générées depuis de la matière cérébrale
organique.
Il prit en main le casque. Celui-ci était bleu et une bande
dorée en relief courait en son milieu. La même matière avait
été utilisée pour dessiner comme deux cornes d’or au-dessus
des yeux.
— Ce casque les bloque toutes.
— Et à quoi servent les cornes ?

183
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Elles sont là pour intimider ceux qui oseraient se dres-


ser sur mon chemin, grommela Thanos.
— Je suis certain que cela va fonctionner, confirma Cha.
Comme si ta simple vue n’était déjà pas assez impressionnante.
Thanos laissa échapper un petit rire.
— Si je comprends bien, Robbo ne peut pas t’attaquer,
poursuivit Cha. Mais tu ne peux pas faire de mal à Sa Seigneurie
non plus. J’y ai bien réfléchi et même si on lui injectait un séda-
tif afin que son cœur continue de battre, sa santé est si fragile
qu’il y a beaucoup de chances qu’il n’y survive pas.
— Il dormira, promit Thanos. De manière permanente.
C’est là qu’intervient Demla.
— Je ne comprends pas quel sera son rôle...
Alors Thanos lui expliqua. En entendant ses paroles, Cha
ouvrit une bouche stupéfaite et ne la referma que bien plus tard.

À la salle des machines, Demla avait la charge du service


de nuit. Il attendait donc quand Thanos vint le relever ce
matin-là... ou tout du moins ce qui était considéré comme
le matin. Cela faisait à peine trois heures que les lumières du
vaisseau avaient été éteintes et, à présent, l’éclairage faisait
davantage penser au crépuscule qu’à l’aube, mais c’en était
quand même suffisamment proche.
Dès que Thanos pénétra dans la pièce, Demla se lança
dans une litanie qui listait tout ce qui était tombé en panne
durant la nuit, ce qu’il avait fait pour réparer et ce qui ne
pouvait pas l’être. Thanos fit semblant de s’y intéresser puis,
quand Demla eut terminé son énumération, il le prit par le
coude pour l’emmener près du système d’injection du réacteur

184
ESPACE

à fusion, car le bruit à cet endroit empêcherait qu’une oreille


indiscrète puisse entendre ce qu’il avait à lui dire.
— Tu possèdes quelque chose dont j’ai besoin.
— Tout c’que vous voulez, chef ! s’exclama Demla avec
fougue. Tout c’que vous voulez !
— Chef ! Besoin ! brailla Bluko. Et comment !
Le cas échéant, Thanos était prêt à menacer Demla. Sans
en avoir parlé à Cha, bien entendu, il s’était même préparé à
le tuer. Il espérait toutefois ne pas avoir besoin d’avoir recours
à une telle extrémité. Son but restait de sauver autant de
misérables piégés sur La Couchette d’Or que possible en évitant
de les massacrer durant le processus.
Il ne dit rien de plus à Demla, mais porta un regard lourd
de signification sur son épaule. Le mécanicien lui rendit son
regard, sans comprendre.
Il fallut quelques instants avant qu’il réalise ce qu’on atten-
dait de lui. Alors, la mine défaite, il lança :
— Allons, chef ! Sérieusement ?
— Chef sérieux ! caqueta Bluko. Chef sérieux !
— J’en ai bien peur, confirma Thanos avec toute la dou-
ceur dont il était capable. Et il me le faut maintenant.
— Bon, bon... D’accord, se résigna Demla, les épaules
tombantes.
— Bon, d’acc..., commença Bluko avant d’être inter-
rompu par les mains de Thanos se refermant sur lui.

185
CHAPITRE 20
Coiffé de son casque, Thanos traversait les coursives de
La Couchette d’Or, suivi de Cha Rhaigor. Celui-ci portait
une grosse couverture et tirait un brancard antigravité de
fortune. Aucun de ceux qui les croisèrent ne les arrêta ni ne
leur demanda ce qu’ils faisaient. Personne n’aurait eu l’idée
d’interroger le médecin de bord alors qu’il transportait du
matériel médical et personne n’aurait osé lever le petit doigt
ou même la voix face à un membre de la garde rapprochée
de Sa Seigneurie.
Face à la porte ouvrant sur les quartiers de ce dernier,
Thanos marqua une pause, mais ce ne fut pas pour regarder
Cha et encore moins pour lui rappeler, même succinctement,
ce qu’il attendait de lui par la suite. Au lieu de cela, il passa la
porte comme il l’aurait n’importe quel autre jour, au moment
où il rejoignait Sa Seigneurie pour partager son dîner.
Le commandant de La Couchette d’Or était déjà attablé et,
comme à l’accoutumée, flanqué de Robbo et de Kebbi. Durant
quelques secondes, Thanos se demanda si la femme-reptile
possédait un pouvoir elle aussi. Il réalisa, sans doute un peu
tard, que c’était là le seul défaut de son plan, le seul détail
qu’il avait négligé.
Néanmoins, il était prêt, tout comme Cha et, plus impor-
tant, comme Bluko. Il devait passer à l’action maintenant
ou jamais.

186
ESPACE

— Thanos ! s’écria Sa Seigneurie en faisant durer la pre-


mière voyelle : Thaaanos ! Thanos ! Quelle bonne surprise ! Et
quel intéressant choix de couvre-chef. Je n’aurais jamais pensé
que tu étais le genre de type à aimer les casques. Quoi qu’il
en soit, je te croyais occupé à recalibrer le noyau du moteur
à fusion. S’il pouvait être remis en marche, nous sortirions
du Néant du Corbeau en un rien de temps !
— Je suis navré de devoir vous annoncer que sa remise
en route devra attendre, déclara Thanos. J’attends quelque
chose de votre part.
Sa Seigneurie haussa les épaules et reprit le cours de son
repas tandis que Robbo se tourna imperceptiblement vers
Thanos en fronçant les sourcils. Possédait-il d’autres pouvoirs
que la lance psy ? Était-il capable de percevoir les intentions
du Titan ?
Thanos s’humecta les lèvres. Les yeux de Kebbi s’écarquil-
lèrent très légèrement. Elle savait.
— Et que puis-je faire pour toi, demanda Sa Seigneurie
d’un ton absent en continuant de manger.
Thanos prononça alors les mots qu’il avait longuement
préparés :
— Je vais vous offrir l’occasion de faire ce qui est juste.
Je vous demande d’abdiquer de votre position puis de me
transférer le commandement de ce vaisseau et de tous ceux
qui vivent à bord.
Autour de la table, nul ne pipa mot. L’air n’était empli
que des bruits de succion que faisait Sa Seigneurie alors qu’il
avalait ce qui ressemblait à de gros spaghettis baignant dans
une sauce aux allures d’huile de vidange. De fines goutte-
lettes de ce nappage visqueux étaient éjectées en tous sens à

187
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

chaque fois qu’une de ces longues nouilles était aspirée entre


les lèvres de Sa Seigneurie. Des points de sauce maculaient
son menton, ses bourrelets, la nappe et jusqu’au bras de la
tunique de Kebbi.
— Qu’est-ce qu’a dit ce macchabée ? demanda Sa
Seigneurie d’une voix calme.
À ces mots, Robbo fit le tour de la table avec une lueur
de malveillance dans le regard. Quand il se trouva à portée,
Thanos chancela, se cogna contre la table en portant les mains
à ses tempes et se plia en deux en gémissant.
— C’est ça ! Plante-lui ta lance ! cria Sa Seigneurie en
recrachant de la nourriture.
Mais dès que Robbo se retrouva suffisamment près, Thanos
cessa de jouer la comédie. D’une main, il attrapa le serviteur
à la gorge.
— Par l’enfer ! hurla Sa Seigneurie alors que ses yeux
passaient du rouge à une douce teinte chartreuse.
Robbo agrippa le poignet de Thanos et tenta de repous-
ser la main du Titan tout en grimaçant de douleur et en ne
quittant pas du regard le crâne de son adversaire. Il était clair
que Robbo faisait appel à la moindre once de son pouvoir
psychique et ne pouvait croire que celui-ci n’ait aucun effet.
Malgré la protection que lui procuraient les circuits intégrés à
son casque, Thanos commença à ressentir les prémices d’une
migraine à l’arrière de sa tête. Il fallait en finir vite.
Il posa alors son autre main sur la gorge de Robbo. Celui-ci
ne parvint qu’à laisser échapper un ultime râle avant que ses
yeux ne roulent sur eux-mêmes et se ferment.
Thanos n’en relâcha pas son étreinte pour autant. Il n’avait
encore jamais tué qui que ce soit à mains nues et il tenait à ne

188
ESPACE

pas commettre d’erreur. Sous la pression qu’il lui inflige, la


gorge de Robbo se rétracta et sa colonne vertébrale fut réduite
en miettes. Sa tête pendait sur ses épaules, sans réaction et
oscillant de manière incontrôlée, comme celle d’un bébé.
Desserrant enfin ses doigts, Thanos laissa le corps de Robbo
tomber au sol. Cela ne fit qu’un bruit mat très normal, sans
rien de théâtral.
Thanos toussota puis reporta son attention sur l’autre
extrémité de la table. Sa Seigneurie s’était levé vivement pour
se réfugier derrière Kebbi. Presque entièrement caché par
son dernier garde du corps, il tendait un doigt vers Thanos
en hurlant :
— Tue-le ! Mais tue-le donc !
Kebbi resta parfaitement immobile quelques instants, puis,
d’un geste lent, elle tira son foulard vers le bas, révélant une
nouvelle fois son imposante mâchoire de reptile. Sous le
regard impassible de Thanos, elle commença à l’ouvrir avec
une ampleur qui aurait été impossible pour n’importe quel
autre humanoïde. Sa langue bifide pointa hors de sa bouche
et il aperçut autre chose, une sorte de tube de chair plutôt
long se terminant par un orifice luisant d’humidité.
— Oui ! Crache ton venin, lui ordonna Sa Seigneurie.
Vas-y !
— Tu as besoin de lui vivant, non ? demanda Kebbi.
— Tu plaisantes ou quoi ? s’exclama Sa Seigneurie. Je
veux qu’il crève et tout de suite !
Mais ce n’était pas à lui que s’adressait Kebbi.
— Oui, confirma Thanos. J’ai besoin de lui vivant.
Avec un bref hochement de tête, Kebbi referma alors la
bouche et remit son cache-nez en place. Ensuite, sans même

189
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

jeter un autre regard vers son maître, elle s’éloigna de Sa


Seigneurie et de la table, passa devant Thanos et quitta la
pièce.
Il n’y avait plus qu’eux deux désormais. Sa Seigneurie était
accroupi derrière sa chaise, comme si elle allait pouvoir le
protéger de la colère de Thanos. En trois grandes enjambées,
celui-ci réduit à néant la distance qui les séparait.
— Je te donnerai tout ce que tu veux, implora Sa
Seigneurie. Tout, je te le jure ! Quoi que tu puisses désirer,
c’est à toi !
— Tout ce que je veux, c’est ça, annonça Thanos en refer-
mant les mains sur la gorge de Sa Seigneurie.
Alors que ses yeux prenaient une teinte blanc mat et sem-
blaient vouloir sortir de leur orbite, le commandant parvint
à bafouiller quelques mots.
— Et... Si... On en... Discutait ?
Une réponse que Sa Seigneurie lui avait faite revint alors
à Thanos qui sourit.
— La conversation, c’est bien gentil, mais parfois la seule
solution reste la force.
— Tu vas... Tuer... Tous ceux... Qui sont... À bord...
— Laisse-moi m’inquiéter de ça, répondit Thanos en ser-
rant plus fort.

Il prit soin de ne pas le tuer, s’arrêtant juste à l’instant où il


s’évanouit. Au moment où Sa Seigneurie s’affaissa aux portes
de la mort dans ses bras, Thanos entendit la porte de la salle
glisser derrière lui. Cha et Demla se précipitèrent avec la cou-
verture et le brancard flottant à quelques centimètres du sol.

190
ESPACE

— Écarte-toi de lui, ordonna le médecin. Nous n’avons


pas beaucoup de temps !
Thanos s’exécuta et fit un pas pour s’approcher de Demla,
laissant Cha embarquer le corps de Sa Seigneurie sur la civière.
Ensuite, avec l’aide du mécano, ils le firent très rapidement
sortir de la salle à manger et disparurent dans le couloir.
Thanos envisagea de les suivre, mais s’abstint. Soit ses
amis allaient réussir, soit ce serait un échec. Dans ce cas-là,
sa présence ne changerait rien. Explosant en des milliards de
fragments, La Couchette d’Or serait détruite, destin auquel elle
semblait aspirer au vu de son état, et Thanos serait projeté
dans le vide impitoyable de l’espace. Mais s’ils réussissaient...
Ah, s’ils réussissaient !
Il s’attabla à la place qu’occupait Sa Seigneurie. La nour-
riture posée face à lui, si elle était peu ragoûtante, restait
tout de même un peu plus appétissante que l’immonde pâtée
qui constituait le quotidien du reste de l’équipage. Thanos
commença à manger en évitant de se préoccuper du goût.
Un peu plus tard, la porte se rouvrit en glissant et Kebbi
fit son entrée. Elle s’assit à l’autre extrémité de la table.
— Alors ? Doit-on désormais t’appeler Sa Seigneurie ?
— Thanos fera l’affaire, à supposer que nous restions tous
en vie.
— Tu as un plan, je suppose, fit-elle d’un ton neutre.
— En effet. Je n’ai aucune garantie qu’il marche, mais
j’en ai un.
— Et s’il marche ? demanda-t-elle en posant ses coudes
sur la table. Si tu deviens le nouveau maître de ce vaisseau ?
Tu te retrouveras toujours coincé avec des moteurs qui n’en
font qu’à leur tête, un équipage démotivé, mais surtout sans

191
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

véritable expérience et une coque qui menace de se dislo-


quer si quelqu’un a le malheur d’éternuer dans la mauvaise
direction.
— Je ferai de mon mieux pour que personne ne succombe
au désarroi partagé par tous, annonça-t-il avec ironie. Dis-
moi... Pourquoi t’es-tu rangée de mon côté ?
— La mort rôdait, quoi que je fasse. Si tu avais tué Sa
Seigneurie, je serais morte, mais, d’un autre côté, c’est quelque
chose qui arrivera de toute manière.
Elle s’empara de la coupe de Thanos et la vida en par-
venant à soulever son foulard de telle façon que sa bouche
reste cachée.
— Mes parents étaient des descendants des premières
recrues de Sa Seigneurie. Ils n’ont jamais quitté ce vaisseau
de toute leur vie. Ils avaient des caractères compatibles, mais
ce n’était pas le cas de leurs physionomies. J’ai été conçue dans
une éprouvette, grâce à de la technologie génétique ancestrale.
— Tu es unique dans l’univers, lui dit-il et crut sentir
sous le foulard se dessiner un gigantesque sourire.
— Toi aussi, fît-elle en le saluant de sa coupe. Je soup-
çonne que...
À cet instant précis, la porte s’ouvrit de nouveau, lais-
sant entrer Demla et Cha. Le médecin portait une blouse de
chirurgie tachée d’un sang encore frais et un masque chirur-
gical qui cachait le bas de son visage. Mais rien ne pouvait
dissimuler l’éclat de triomphe qui illuminait ses yeux.
— Ça a marché ! s’exclama-t-il.
Le cœur de Thanos fit un bond. Une partie de lui-même
était persuadée que son plan fonctionnerait, même s’il
n’était pas certain que cela soit une réussite totale. Mais, à

192
ESPACE

ce moment-là Demla s’approcha de lui avec une forme de


déférence et lui tendit... quelque chose.
C’était une masse gélatineuse et palpitante dont le volume
avoisinait celui des poings de Thanos. Elle avait la couleur
d’une ecchymose et la consistance du vieux caoutchouc. Dans
ses mains, cela battait calmement et à un rythme soutenu.
— Mon pauv’ Bluko, se lamenta Demla.
Machinalement, tout le monde s’attendait que Bluko
répète en écho ce que venait de dire le mécano, mais l’étrange
créature ne pourrait plus psittaciser quoi que ce soit avant
longtemps.
Au creux de ses mains, Thanos tenait le cœur de Sa
Seigneurie minutieusement extrait de sa poitrine par la dexté-
rité manuelle de Cha. Ensuite, littéralement en un battement
de cœur, il avait été glissé à l’intérieur de Bluko. La créature
métamorphe avait été persuadée de prendre la forme d’un sac
qui envelopperait le cœur et continuerait de le faire battre.
Pour le circuit-condoléances qui reliait feu l’ancien com-
mandant à son vaisseau, le cœur de Sa Seigneurie fonction-
nait parfaitement. Il battait et continuerait à le faire jusqu’au
moment où Thanos n’aurait plus besoin de La Couchette d’Or.
Il sourit et souleva le cœur.
— Première étape, fit-il et Cha, Demla et Kebbi hochèrent
la tête de concert.
Il était encore jeune et n’avait pas encore atteint sa matu-
rité physique. Pourtant, il était déjà le maître d’un vaisseau
et de son équipage.

193
CHAPITRE 21
Mais, pour dire vrai, ce vaisseau et son équipage n’avaient
rien d’une fameuse prise de guerre. Ce qu’en avait dit Kebbi
était parfaitement exact.
L’annonce de la mort de Sa Seigneurie et du fait que la
lance psy de Robbo ne constituait plus une menace contri-
buèrent grandement à apaiser les craintes de l’équipage. Ils
étaient demeurés si longtemps sous le joug de Sa Seigneurie
qu’ils ignoraient comment vivre autrement. Par conséquent,
Thanos décida de ne pas changer leurs conditions de vie, bien
qu’elles fussent épouvantables, tout du moins pas tout de suite.
Il avait vraiment l’intention de les libérer jusqu’au dernier,
mais dans l’immédiat, il fallait qu’ils continuent à s’acquitter
de leurs tâches. Il n’aurait servi à rien de s’être emparé du
vaisseau pour le voir se détruire à petit feu.
Thanos renomma le vaisseau Sanctuary, comme il l’avait
fait avec l’Exile I. Tant qu’il ne serait pas retourné sur la
planète qu’il considérait comme étant son foyer, les lieux qui
l’accueilleraient ne seraient que des refuges temporaires.
— Et maintenant ? demanda Kebbi.
C’était le lendemain et Thanos avait passé toute la
journée précédente à colporter la nouvelle, à répondre
aux questions et à s’occuper de problèmes divers que Sa
Seigneurie avait négligés, parfois littéralement depuis des
générations.

194
ESPACE

— Maintenant ? Nous allons découvrir ce que Sa


Seigneurie savait et qu’il ne voulait pas partager avec nous.
— Je vois. L’artefact, fit-elle d’un ton narquois.
— Tu ne penses pas qu’il existe ?
— Je suis certaine que les Asgardiens possèdent une vaste
collection d’objets magiques, répondit Kebbi en haussant les
épaules. J’ai entendu dire qu’ils vivaient longtemps, voire
qu’ils sont immortels. Ils sont vénérés comme des dieux sur
quelques planètes reculées et dans une éventuelle dimension
des ténèbres. D’un autre côté... Un objet qui serait capable
de redonner la vie à tout un monde ?
Elle secoua la tête avant de donner son verdict.
— Je pense que Sa Seigneurie était complètement fou.
— Moi aussi, on m’a qualifié de fou, Kebbi. Et pourtant,
regarde ce que j’ai accompli.
— Justement. Te voilà devenu chef d’un tas de ferraille
stellaire qui pourrait t’exploser à la figure au premier choc.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Te montrais-tu aussi impertinente avec Sa Seigneurie ?
— Non, mais lui pouvait ordonner à Robbo de me trans-
percer de sa lance psy à tout moment.
En caressant les sillons de son menton, Thanos réfléchit
à cette réponse.
— Puis-je avoir confiance en toi ?
— Cette question n’a toujours qu’une seule réponse, qu’on
soit un menteur ou quelqu’un de sincère.
— Donc la réponse est « oui »
Elle éclata de rire.
— La réponse est « oui », mais la vérité est « ça dépend ».
Robbo n’est pas là pour te protéger, mais ta folie me semble

195
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

plus compatible avec la mienne que ne l’était celle de Sa


Seigneurie. Tu pourras me faire confiance aussi longtemps
que je pourrai te faire confiance, Thanos.
— C’est acceptable, déclara-t-il dans un hochement de
tête.
Ensemble, ils fouillèrent les quartiers de Sa Seigneurie,
tâche qui s’avéra éprouvante par l’odeur nauséabonde qui
y régnait, l’endroit n’ayant pas été aéré ni ventilé depuis
des années, voire des décennies. Une poussière épaisse
flottait dans l’air. Les vêtements sales, les draps tachés
et la nourriture pourrissante généraient une odeur fétide
défiant toute tentative de description. On aurait dit qu’il
s’agissait d’une nouvelle forme de vie, un remugle qui
était doué de conscience et les suivait alors qu’ils furetaient
dans la pièce.
Ils découvrirent de vieilles bandes holographiques de
Kilyan, quelques articles de pornographie interespèces,
quelques édits et traités inachevés qui se terminaient tous
en déclarations de guerre à l’encontre des ennemis de Sa
Seigneurie morts depuis longtemps. Ils trouvèrent également
des assiettes, des verres, des coupes et des couverts. Enfin, ils
dénichèrent des puces mémoires contenant des cartes stellaires
obsolètes indiquant des portails de saut qui avaient été aban-
donnés depuis des décennies.
Cependant, sur l’une de ces puces, Thanos découvrit un
fichier estampillé IMPORTANT et appelé POUVOIR qu’il
ouvrit sur le lecteur personnel de Sa Seigneurie. L’image
en deux dimensions qui s’afficha sur l’écran était difficile à
manipuler et à décoder, mais il y parvint. C’était une carte
stellaire. Les informations concernant le portail de saut étaient

196
ESPACE

dépassées, mais celles concernant les étoiles et les systèmes


restaient d’actualité.
Au niveau du point d’arrivée de cette carte, on avait inscrit
ASGARD.

— Même si tu pouvais atteindre Asgard, commença Cha.


— Je peux le faire, répliqua Thanos.
Lui, Cha et Kebbi se tenaient dans ce qui avait été la salle à
manger de Sa Seigneurie et qui était devenue celle de Thanos.
La nourriture était... passable. Après la mort de Sa Seigneurie,
Thanos et son équipe avaient procédé à un inventaire des res-
sources du vaisseau. Ils avaient alors découvert que les réplicateurs
de nourriture étaient réglés au minimum, sur SUBSISTANCE,
afin de ménager leurs réserves et de les faire durer.
Comme Thanos avait déjà ordonné qu’on mette le cap
sur le portail Kalami qu’il avait trouvé avant de lancer la
mutinerie, tous savaient qu’ils seraient bientôt de retour dans
la partie habitée et civilisée de la galaxie. Dans moins d’une
journée, ils auraient atteint le portail et, en espérant que le
vaisseau résiste aux contraintes du voyage qui allait suivre,
ils se retrouveraient très rapidement de l’autre côté. Persuadé
que leur voyage allait s’en trouver écourté, Thanos avait
ordonné qu’on serve de la nourriture de meilleure qualité.
— Même en admettant que tu puisses y arriver, persista
Cha, et rien ne peut le garantir puisque Sa Seigneurie n’en
était clairement pas capable...
— Il ne suivait même pas les cartes dont il disposait. Tout
ce qu’il était capable de faire, c’était d’errer au hasard dans
le Néant du Corbeau.

197
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Et tu vas te fier aux cartes de ce dément ?


— Qu’il ait été fou et incompétent ne signifiait pas pour
autant qu’il avait tort.
Cha eut un petit rire et secoua la tête.
— Pour obtenir ce que tu cherches, tu vas devoir t’op-
poser à des êtres qui se considèrent comme des dieux. Et en
admettant que tu survives à ça, il va falloir que tu ressortes
de la gueule du loup tout en emportant l’artefact ou l’arme
que tu es venu chercher.
— Je suis étonné que tu sois impressionné à ce point-là
par la puissance de ces soi-disant dieux, fit Thanos d’un ton
moqueur. Comment peux-tu admirer des êtres qui vivent
ainsi par la violence ?
— Même si j’ai une aversion pour la violence, je la com-
prends et je la respecte, précisa Cha en grattant l’arrière d’une
de ses oreilles en pointe.
— En tout cas, à en croire les notes de Sa Seigneurie,
cet artefact est plutôt petit, intervint Kebbi. Repartir avec ne
devrait donc pas poser de problème. C’est avant ça que nous
risquons d’avoir des ennuis.
— Si cet objet est aussi puissant que Sa Seigneurie le
pensait, c’est-à-dire s’il peut vraiment réécrire les lois de la
nature, il sera forcément sous bonne garde. Je vais avoir besoin
d’informations précises.
Ils se concentrèrent sur leur repas en silence quelques ins-
tants puis Cha reprit la parole.
— Nous, fit-il.
Alors qu’il allait avaler une nouvelle bouchée, Thanos
immobilisa sa fourchette à mi-chemin de son assiette.
— Pardon ?

198
ESPACE

— Nous. Je voulais juste que tu le saches. Tu as dit « Je


vais avoir besoin d’informations précises. » Ce n’est pas exact.
Nous allons avoir besoin d’informations précises.
— Dès que nous aurons passé le portail, tu seras libre
de partir, lui annonça Thanos. Tu ne me dois rien, tu ne
m’appartiens pas et tu n’es pas mon esclave.
— Justement, tu nous as libérés. Pour cela, il n’est pas
question que je te tourne le dos alors que tu as besoin de moi.
— Tu es un bel imbécile, répondit Thanos, satisfait. Un
magnifique imbécile, même.
— Alors je dois en être une moi aussi, car je vous accom-
pagne, ajouta Kebbi.
— Non, lâcha Thanos en secouant la tête. Cela ne te
concerne pas. Tu devrais reprendre le cours de ta vie.
— Quelle vie ? demanda l’empoisonneuse dans un petit
rire désabusé. Je suis née sur ce vaisseau et dès mon plus jeune
âge, j’ai su que ce serait là que je mourrai. Tu m’as sauvée de
Sa Seigneurie et tu m’as donné une chance de vivre au-delà
de cette coque piquée de rouille. Le moins que je puisse faire,
c’est de t’aider.
— Si tu le fais, cette vie dont tu es si heureuse de pouvoir
enfin profiter pourrait s’avérer très courte, lui rappela-t-il.
— Au moins, je mourrai ailleurs qu’ici.
Thanos se dit alors qu’on avait vu bien pire en matière
d’épitaphe.

199
CHAPITRE 22
Ils passèrent le portail Kalami avec la force d’un grain de
sable emporté par la marée. Le Sanctuary trembla de partout
et sa coque gémit tout du long. Sur le pont Cinq de l’arche
hydroponique, un pan de son blindage fut arraché, ce qui pré-
cipita une dizaine de membres de l’équipage dans la brume
kaléidoscopique que devenait l’espace au-delà des portails.
Les sas de secours finirent par se mettre en place, évitant
ainsi que le nombre des victimes augmente.
Thanos dut se souvenir que ces morts étaient la consé-
quence d’un processus prévu pour sauver davantage de vies.
Sa Seigneurie avait au moins raison sur un point : parfois, il
valait mieux se montrer brutal.
Durant toute cette partie du voyage, la lumière prodi-
guée par les lampes du vaisseau vacilla. Personne ne savait
vraiment où ils allaient arriver, car ces portails avaient été
construits des millénaires plus tôt par les Kalamis, une race
désormais éteinte qui s’était établie dans la Voie Lactée et
avait tenté d’étendre son univers sur plus de la moitié de la
galaxie. Ils avaient été anéantis par une coalition entre les
Krees et le Nova Corps associés à d’autres races qui avaient
réussi à mettre leurs dissensions de côté assez longtemps pour
débarrasser la galaxie de ces intrus.
La technologie autour de laquelle les portails Kalamis
avaient été conçus était complexe et imprécise. Si leurs

200
ESPACE

matériaux étaient de qualité médiocre, ils résistaient au pas-


sage du temps. En attendant qu’une technologie plus déve-
loppée soit adoptée, beaucoup de mondes continuèrent à se
servir de ces portails. Au fil des siècles, certains d’entre eux
furent mis hors service, pillés ou tout simplement abandon-
nés. Celui-ci fonctionnait encore, mais il n’y avait pas moyen
de savoir où il allait les recracher. De toute façon, tout était
préférable au Néant du Corbeau.
D’après les ordinateurs de navigation, ils émergèrent près
de l’Étoile de Willit, un système situé aux abords de l’espace
xandarien dont la planète principale, Xandar, était la base du
Nova Corps. De toutes les sociétés qui colonisaient la galaxie,
les Xandariens faisaient partie des plus ouvertes et dignes
de confiance. Quand leur position fut connue, les hourras
fusèrent dans les coursives du vaisseau avec une telle puissance
que Thanos craignit qu’il ne se disloque.
— On a vraiment de la chance, murmura-t-il, sincèrement
étonné.
D’un autre côté, dans la mesure où les Kalamis avaient
rebroussé chemin face à la puissance du Nova Corps, il était
assez logique qu’un de leurs portails se trouve dans le secteur.
Comme les Kalamis, Thanos s’en était servi pour fuir, mais
dans la direction opposée.
— La chance n’a rien à voir là-dedans, dit Cha avec un
rien de suffisance.
Comme il n’en dit pas plus et ne se lança pas dans l’une
de ses métaphores ridicules évoquant des fleurs – à peine
laissa-t-il son envie de le faire flotter dans l’air –, Thanos
décida de lui concéder cet instant de satisfaction.

201
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Le poste de commandement du Sanctuary portait encore


les stigmates de la discipline laxiste de Sa Seigneurie, mais
il restait le point d’arrivée de toutes les fonctions du vais-
seau. Durant leur voyage jusqu’au portail Kalami, Thanos
avait ordonné à son équipage de nettoyer et de réparer la
passerelle autant que possible, mais les relents des miasmes
et de l’odeur corporelle de l’ancien commandant flottaient
toujours dans l’air où ils côtoyaient désormais le parfum
acide du détergent.
Ils furent interceptés alors qu’ils se trouvaient à environ
500 millions de kilomètres de l’Étoile de Willit.
— Appel au vaisseau non identifié, lança une voix sur les
fréquences de contact les plus utilisées. Ici Denarian Daakon
Ro du Nova Corps. Faites-nous connaître votre affiliation !
Kebbi qui était assise dans le fauteuil du premier officier
activa les sondes courte-distance du vaisseau et un grand écran
afficha très vite l’image d’un croiseur xandarien. Thanos laissa
échapper un soupir de soulagement qu’il retenait depuis...
au moins toujours.
— Notre vaisseau s’appelle Sanctuary, annonça-t-il. Nous
cherchons un refuge.
— Fantastique, grommela Daakon Ro. Encore des
réfugiés.
— Votre micro est ouvert, lui signala Thanos d’un ton
poli.
— Je sais bien, répondit Ro. Qu’est-ce qui vous a poussé
à fuir ? Une catastrophe ou un tyran ?
— C’est une longue histoire. Longue de plusieurs siècles,
même.

202
ESPACE

— Si seulement j’avais pris une retraite anticipée, ronchonna


Ro. Pourquoi n’ai-je pas écouté les conseils de mon mari ?
— Votre micro est toujours ouvert, l’informa Thanos
d’une voix douce.
— Et, encore une fois, je le sais ! s’écria Ro. Abaissez vos
boucliers, je monte à bord.
Thanos haussa les épaules et tourna son regard vers Kebbi
dont les lèvres formèrent les mots « Quels boucliers ? »
Peu après, Daakon Ro faisait son entrée dans le poste de
commandement, accompagné de Cha et Demla. Le Xandarien
était grand, bien nourri et parfaitement mis dans un uniforme
du Nova Corps impeccable et d’une coupe irréprochable. Son
visage exprimait clairement tout le dégoût que lui inspirait
ce qu’il avait vu depuis qu’il avait posé le pied sur Sanctuary
et Thanos ne pouvait pas l’en blâmer.
— Ça alors ? ! Par les trois soleils, quelle sorte de créature
êtes-vous ? s’exclama Ro en posant les yeux sur Thanos.
— Je suis Thanos de Titan.
Tout en répondant, il se leva de sa chaise de capitaine,
bien conscient que cela le rendait encore plus intimidant. Sur
la passerelle, sa carrure remplissait l’espace et l’aidait à tenir
son rôle de commandant.
— Bienvenue sur Sanctuary.
— Titan ? C’est vrai ? demanda Ro, les yeux écarquillés.
— Absolument.
— Je n’ai jamais rien vu qui vous soit comparable.
Pourtant, j’ai voyagé.
— Nous avons besoin de votre aide, Denarian Ro.
Thanos survola alors aussi vite qu’il le put l’histoire du
Sanctuary et de son équipage, Kebbi et Cha intervenant

203
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

parfois dans son récit. (Par chance, Demla garda le silence


durant tout ce temps.)
— Ce vaisseau est un cercueil volant et vous m’avez fait
monter à bord, se lamenta Ro.
— Nous avons détecté un avant-poste établi par votre race
sur une planète en orbite autour de l’Étoile de Willit. Si vous
pouviez nous indiquer une plate-forme d’atterrissage, vous
pourriez repartir..., commença Thanos d’un ton égal.
— Ce n’est pas si simple. Il y a des formulaires à remplir
et des démarches administratives à...
Thanos fit un vif signe de tête et appela Demla d’un geste.
Celui-ci s’approcha et lui remit l’amas de chair parcouru de
pulsations qui avait été Bluko.
— Denarian Ro, pour l’instant, nous pouvons respirer
grâce à la bienveillance et à la patience d’un métamorphe,
expliqua Thanos en tenant Bluko comme s’il présentait un
présent à son interlocuteur. Peut-être pourriez-vous activer
ces fameuses formalités...
Ro s’écarta de Bluko comme si on lui avait tendu une
assiette de vers vivants et de tripes de dragon pour seul repas.
— Je... Je vais voir ce que je peux faire.

Il était hors de question pour les Xandariens de laisser


Sanctuary atterrir sur leur précieux avant-poste sans fouiller
le vaisseau avec minutie, mais ils établirent rapidement un
camp de réfugiés aux abords du bâtiment administratif de
la colonie et transférèrent les victimes de Sa Seigneurie à la
surface. Thanos resta à bord jusqu’à ce que tout le monde
ait été évacué, puis passa deux jours de plus aux côtés d’un

204
ESPACE

technicien du Nova Corps appelé Lurian Op, afin de désa-


morcer le circuit-condoléances. Cela aurait pu se passer plus
rapidement si Op n’avait pas passé son temps à râler au sujet
de cette technologie hors d’âge et de systèmes datant de l’âge de
pierre.
Malgré cela, ils parvinrent à mener cette opération à bien.
Thanos monta alors seul dans une navette qui le déposa sur
ce monde baptisé avec imagination Colonie Nova Sept où il
put rejoindre le reste de l’équipage du Sanctuary. Ce fut la
première fois depuis longtemps qu’ils respiraient de l’air frais
en ayant les pieds posés sur la terre ferme et en sentant la
chaleur des rayons du soleil. Pour certains d’entre eux, ceux
qui étaient nés sur le vaisseau et qui n’en étaient jamais sortis,
un nouveau monde s’offrait à eux, littéralement.
Le camp était un ensemble de tentes phasiques montées
dans une clairière plane. Au loin, la silhouette des bâtiments
constituant le principal centre commercial de la colonie irra-
diait de lumière et de vie. Thanos se sentait attiré par cette
vision. Même si cet avant-poste était ce qu’il se faisait de plus
basique, se trouver dans un secteur sous le contrôle des Novas,
c’était avoir rejoint la civilisation, c’était retrouver la science
et l’architecture. Il imaginait sans peine des gens de bonne
compagnie discutant d’échanges commerciaux, d’art ou de
culture. Personne ici n’était obsédé par la survie ou le fait de
garder un vieillard cacochyme en vie suffisamment longtemps
pour trouver le moyen de le tuer. Cette ville était le meilleur
signe qu’il était à nouveau en train d’avancer dans la bonne
direction puisqu’elle lui rappelait son foyer.
D’un autre côté, il était dans un état où tout ce qui n’était
pas un vaisseau spatial lui aurait rappelé son foyer.

205
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Il avait plu un peu avant son arrivée. Les premiers pas de


Thanos sur une planète depuis son exil se firent donc dans
la boue. Il déambula en pataugeant d’un pas lourd jusqu’à
trouver Demla recroquevillé sous une tente, les yeux rivés
sur le ciel comme s’il s’attendait à voir le feu céleste tomber
des nues.
— De l’eau ! s’écria-t-il quand il vit Thanos. Y’a d’l’eau
qui tombe d’là-haut !
— On appelle ça de la pluie, lui expliqua le Titan. Tu
t’y feras.
— C’est juste pas naturel !
Thanos tendit la main.
— Tiens.
Demla écarquilla les yeux et sembla oublier instantané-
ment l’impossibilité que de l’eau puisse tomber du ciel quand
il vit Bluko qui enserrait toujours le cœur de Sa Seigneurie
en palpitant.
— Bluko ! cria-t-il en tendant la main vers lui.
— Merci de nous avoir laissés te l’emprunter, fit Thanos.
À cet instant, Bluko choisit de se transformer, se coulant
dans une apparence féline alors qu’il grimpait le long du bras
de Demla pour retrouver sa place sur son épaule. Libéré, le
cœur de Sa Seigneurie tomba sur le sol détrempé.
— Voilà, lâcha Thanos. C’est terminé !
Du pied, il enfonça le cœur dans la boue.

206
CHAPITRE 23
Il lui fallut se rendre à l’évidence : le camp n’apportait pas
beaucoup d’amélioration par rapport au vaisseau. Il présentait
l’avantage de disposer d’une véritable atmosphère et offrait
l’espoir lointain de la colonie xandarienne, mais, à côté de
cela, les réfugiés semblaient toujours aux abois, comme s’ils
subissaient encore le joug de Sa Seigneurie. Alors que Thanos
parcourait les travées boueuses entre les tentes montées à la
hâte et les stands divers, il constata qu’il considérait ces expa-
triés comme son peuple.
Non, c’est faux, se souvint-il. Mon peuple est sur Titan et il
est en danger.
Son peuple. Sintaa, sa mère et Gwinth qui continuait de
hanter ses rêves et répétait sans cesse les mêmes mots. À
chaque fois qu’elle lui apparaissait, son état empirait. Sa
chair se flétrissait et ses cheveux tombaient par poignées.
Malgré cela, il la reconnaissait à chaque fois. Il la redécou-
vrait même.
Il fallait qu’il rentre et qu’il les sauve.
Une bagarre éclata sous l’une des tentes. Thanos enten-
dit les clameurs alors qu’une foule se regroupait autour de
l’échauffourée. Quinze ou vingt curieux, peut-être davantage,
se tenaient sous la pluie, les pieds dans la terre détrempée, et
lançaient des encouragements alors que deux de leurs com-
pagnons se frappaient à poings nus.

207
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Il écarta les gens et se fraya un passage en jouant des


épaules puis, arrivé au niveau des deux adversaires, il les
attrapa par le cou et les sépara.
— Arrêtez ça immédiatement, ordonna-t-il.
— Mais il..., commença l’un d’entre eux.
— Peu importe, s’exclama Thanos. On vous offre un nou-
veau départ ici, une nouvelle chance. N’allez pas tout gâcher
par bêtise.
Il les écarta l’un de l’autre en les repoussant violemment.
Il patrouilla dans tout le camp. Les disputes et les que-
relles naissaient de toutes parts. Sur Sanctuary et même sur
La Couchette d’Or, tout le monde avait une place et chacun
connaissait parfaitement la sienne. Mais, à présent, cette orga-
nisation avait volé en éclats. Personne ne savait plus quel
était son rôle. Tout à coup, ces gens avaient un territoire à
défendre, même si cela se résumait à quelques mètres carrés
de terre sèche sous une tente phasique. Désormais, ils avaient
des possessions, même si ce n’était rien de plus que les kits de
première nécessité que leur avait distribués le gouvernement
de Xandar.
Donnez quelque chose – n’importe quoi – à des personnes
qui n’ont rien et elles se battront jusqu’à la mort pour le
conserver.
Les altercations et les brouilles étaient très problématiques,
mais le pire, c’était les suicides.
C’était une véritable épidémie. La mort frappait sans
discernement, quels que soient la caste, l’espèce ou le sexe.
Thanos croisait des familles et des amis en deuil dans tout
le camp. Il y avait autant de raison de passer à l’acte qu’il y
avait de suicidés : la gravité était trop forte ou elle ne l’était

208
ESPACE

pas suffisamment, l’air avait un goût étrange, la nourriture


n’était pas assez synthétique...
Mais, au fond, tous ces prétextes avaient un point com-
mun : la peur.
Thanos les avait sauvés du seul foyer et de la seule exis-
tence que la plupart d’entre eux avaient connus. Même ceux
qui avaient été enrôlés de force étaient rentrés dans le rang
en comptant sur Sa Seigneurie et l’environnement familier
du vaisseau pour définir leur réalité. Livrés à eux-mêmes sur
ce monde, ils avaient complètement perdu leurs repères. Ils
ignoraient comment être libres.
Debout sous la pluie, Thanos ressassait dans son esprit
les trois mêmes phrases, encore et encore : Ce n’est pas mon
peuple. Ils ne sont pas sous ma responsabilité. Je dois rentrer
chez moi.

Plus tard, alors que la pluie avait cessé de tomber, Daakon


Ro vint trouver Thanos. Il n’était pas compliqué de le repérer
puisqu’il dépassait tout le monde sur le camp d’au moins une
demi-tête.
— Il faut que vous vous enregistriez, déclara Ro en gar-
dant les yeux rivés sur ses bottes couvertes de boue. Vous
avez des tas de formulaires à remplir.
— La bureaucratie a faim, philosopha Thanos.
— Et elle est vorace, ajouta Ro d’un air désabusé en ten-
tant de nettoyer une de ses chaussures en la frottant avec le
talon de l’autre. Je n’arrive pas à croire que ce soit moi qu’on
ait nommé responsable de ce camp. J’aurais dû faire valoir
mes droits à la retraite anticipée.

209
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Vous auriez dû écouter votre mari, glissa Thanos


aimablement.
— Ah ça, vous l’avez dit !
Il renonça à vouloir décrotter ses chaussures et guida
Thanos jusqu’à l’une des tentes les plus importantes qui ser-
vait de centre de gestion de l’accueil des réfugiés. Quand ils
entrèrent, le tissu phasique dont l’abri était fait modifia sa
couleur et sa densité pour laisser entrer davantage de lumière
et d’air.
Daakon Ro marmonna alors qu’il faisait défiler un holo-
gramme projeté par la tablette qu’il tenait.
— Thanos de Titan, c’est bien ça ? Capitaine du vaisseau.
Thanos hésita. Voulait-il vraiment que son nom soit enre-
gistré sur une base de données xandarienne ?
— Vous pourriez utiliser mon nom de naissance, proposa-
t-il. Sintaa Falar.
— Et à quoi correspond Thanos ? demanda Ro en levant
un sourcil. C’est un surnom ?
Thanos éluda la question d’un haussement d’épaules.
— Vous avez besoin de quelque chose d’autre ? Je suis
pressé.
Ro s’esclaffa.
— On vous attend quelque part ? Je n’aurais pas imaginé
que vous soyez pressé de retourner dans l’espace après avoir
tout juste réussi à venir jusqu’ici dans votre épave, commenta-
t-il en faisant un geste vague vers le ciel où Sanctuary, désor-
mais vide, attendait en orbite.
— Avez-vous reçu des nouvelles en provenance de Titan ?
Thanos avait le sentiment que son exil durait déjà depuis
des millénaires et il craignait le pire.

210
ESPACE

Perplexe, Ro s’arrêta dans ses recherches.


— Des nouvelles ? Non. En tout cas, je n’ai entendu par-
ler de rien. Mais, vous savez, Titan n’est pas vraiment une
planète qui fait beaucoup parler d’elle.
Thanos lâcha un soupir de soulagement. S’il n’y avait eu
aucune nouvelle, c’était que sa planète était toujours intacte.
Il avait encore le temps d’y retourner pour sauver ce qui
pouvait l’être.
— Reprenons, décréta Ro en tournant son attention sur
les hologrammes. Depuis combien de temps possédez-vous
le vaisseau en question ?
Dépité, Thanos se lança de nouveau dans le récit des évé-
nements. Ro hocha de la tête avec impatience puis finit par
l’interrompre.
— Écoutez, je me fiche de la manière dont vous avez
obtenu ce vaisseau ou à qui vous l’avez pris. Pour l’instant,
cet amas de rouille prend de la place en orbite et le Conseil
Astronomique s’est plaint qu’il gêne la vue que leur méga
télescope leur offre de Vénus ou une autre foutaise du genre.
— Et en quoi est-ce mon problème ?
Alors Ro lui expliqua que Sanctuary avait été volé depuis
si longtemps que toutes possibilités légales de juger ce crime
avaient expiré... tout comme les premiers propriétaires du
vaisseau, d’ailleurs. Par conséquent, Thanos en était désor-
mais considéré comme le possesseur de droit et il se trouvait
sous sa responsabilité.
Thanos vendit donc Sanctuary à des ferrailleurs et se servit
de l’argent acquis pour s’offrir le seul vaisseau qui était dans
ses moyens : une petite vedette-fléchette rapide et agile ne

211
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

disposant d’aucune arme et protégée par un bouclier de base.


Il allait devoir s’en contenter.
Bien entendu, il la baptisa Sanctuary.
À sa grande surprise, alors qu’il s’apprêtait à décoller, Cha
fit son apparition sur la passerelle d’embarquement, habillé
d’un pantalon large, d’une chemise largement ouverte et de
bottes grises qui lui montaient jusqu’aux genoux. Son ami
avait passé plusieurs nuits dans le camp de réfugiés qui, quand
on avait connu l’austérité des cabines de La Couchette d’Or,
était un modèle de confort et de luxe. Cha affichait une mine
superbe et reposée.
— Où allons-nous ? demanda-t-il de but en blanc.
— Ce que tu as dit sur le vaisseau ne te rend pas tributaire
vis-à-vis de moi. Es-tu vraiment certain de vouloir m’accom-
pagner ? Tu pourrais rester ici et...
— Et quoi ? demanda Cha, laconique.
— Et vivre ta vie, lui suggéra Thanos.
— Justement, tu pars sauver des vies. C’est exactement ce
à quoi j’ai consacré mon existence.
Thanos fit une grimace. Il n’avait jamais expliqué à Cha
de quelle façon il envisageait de sauver des vies et il n’avait
aucune hâte d’en discuter avec lui.
Cependant, il était convaincu que sa rationalité et ses
explications finiraient par avoir raison du mysticisme et de
la béatitude de Cha. Mais, alors qu’il ouvrait la bouche pour
s’adresser à son ami, une voix se fit entendre.
— Il vous reste encore un peu de place ?
C’était Kebbi qui se tenait au pied de la rampe menant à
l’entrée du Sanctuary, les mains sur les hanches. Elle portait
une tunique outremer en soie et un foulard rouge tout neuf

212
ESPACE

était noué autour du bas de son visage. Grâce aux soins


d’un technicien xandarien, son cou était désormais libéré
du collier de Sa Seigneurie, comme l’étaient ceux de Cha
et Thanos.
— Tu es libre, Kebbi. Pars donc...
— ... m’installer quelque part pour profiter du fruit de
mon labeur ? l’interrompit-elle avec humour.
— C’est ça.
Elle éclata de rire. Malgré son petit gabarit, il était franc
et bruyant.
— J’ai été conçue et je suis née sur La Couchette d’Or. Je
ne sais pas comment vivre sur une planète, fit-elle avant de
regarder autour d’elle. Franchement, je ne peux même pas
dire que ça me plaît. La nourriture est meilleure, mais... Je
suis faite pour vivre dans le vide de l’espace, Thanos.
— Vous êtes aussi fous l’un que l’autre, répliqua Thanos.
Cependant, bienvenue à bord du Sanctuary.

Retrouver la noirceur étoilée de l’espace si tôt après avoir


échappé à la mort à bord du vaisseau de Sa Seigneurie mit
Thanos mal à l’aise. Il avait eu son soûl des voyages inters-
tellaires. Tout ce qu’il désirait, c’était de retourner sur Titan
pour sauver son peuple de son propre aveuglement et, si
nécessaire, il était prêt à mourir pour y parvenir.
Mais, par définition, cette éventualité n’avait rien d’une
certitude. Il trouverait peut-être une autre solution. L’artefact
asgardien rendrait peut-être un tel sacrifice inutile. Peut-être
n’aurait-il même pas besoin de tuer la moitié de la population
de Titan après tout.

213
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— J’ai posé quelques questions pendant que nous étions


au camp de réfugiés, lui apprit Kebbi en se glissant dans le
siège du copilote. J’ai également discuté avec les membres
du Nova Corps.
Elle parcourut l’intérieur du vaisseau du regard. Dans la
cabine principale, Cha s’affairait à grand bruit en faisant l’in-
ventaire du matériel médical peu fourni dont disposait leur
nouveau vaisseau. Elle dut donc hausser la voix afin qu’il
l’entende, lui aussi.
— Il y a un avant-poste asgardien près d’Alfheim, dans
le bras occidental de la galaxie. Tu disais qu’il nous fallait
des informations précises...
Thanos sourit et activa l’ordinateur de navigation. Un
hologramme fiable et lisible s’étala dans son champ de vision.
Il soupira de soulagement et de plaisir avant de commencer
à tracer son trajet.
Ce Sanctuary n’était pas équipé d’un moteur luminique.
C’était une vedette de plaisance conçue pour des excursions et
des croisières autour des lunes du secteur, mais sa robustesse
lui permettait de supporter les voyages entre les portails. Près
de Xandar, il existait un trou de ver artificiel qui pourrait les
emmener à quelques années-lumière d’Alfheim. Après cela,
le voyage serait long jusqu’à l’avant-poste.
Ce n’était pas plus mal, car Thanos avait besoin de temps
pour échafauder un plan plus complexe que Trouver le moyen
de soutirer des informations aux Asgardiens.
— Merci, dit-il à Kebbi. Tu m’es d’une aide bien plus
précieuse que je le mérite.
— Eh bien... Il y a une raison à ça.

214
ESPACE

Il entra les coordonnées dans l’intelligence multitâches de


son vaisseau. Sanctuary les emmènerait jusqu’au trou de ver
sans qu’aucune intervention ne soit nécessaire.
— Ah ? fit-il en se tournant vers elle, sans rien dire
d’autre.
Il y avait quelque chose dans la manière dont elle le
regardait. Ses yeux étaient tellement expressifs et si limpides.
Durant un court instant, il crut revoir Gwinth. Cette vision
le déstabilisa à un point qu’il n’avait plus ressenti depuis son
premier réveil sur La Couchette d’Or, tel le naufragé ballotté
par les vagues turbulentes du destin.
Elle planta son regard dans le sien, puis détourna les yeux.
— Je n’ai pas été totalement honnête avec toi auparavant.
Une autre raison me pousse à vous accompagner. C’est que...
Je t’aime, Thanos. Nous sommes tous les deux uniques, sans
égaux. Je t’ai aimé dès que je t’ai rencontré, le jour où tu
es venu dans le salon de Sa Seigneurie, profondément et de
tout mon être.
Stupéfait, Thanos était incapable de prononcer le moindre
mot. Quand il parvint enfin à ouvrir la bouche pour dire à
Kebbi qu’il n’avait pas de temps à consacrer à ce genre de
chose, sa copilote éclata de rire.
— Je plaisantais, grand imbécile violet ! Profondément et
de tout mon être. Sérieusement ? Tu crois vraiment à ce genre
de stupidités ?
— Bien sûr que non, s’empressa-t-il de répondre.
— Bien sûr que non, répéta-t-elle en imitant à la perfec-
tion sa voix de stentor, avant de continuer à rire plus longue-
ment qu’il aurait été nécessaire.

215
CHAPITRE 24
Sanctuary pénétra dans le trou de ver près de l’Étoile de
Willit en faisant un angle de quarante-six degrés par rapport
à l’elliptique. L’angle d’attaque était d’une importance capi-
tale quand on se servait des trous de ver pour voyager, car il
déterminait l’endroit où on allait en ressortir. Un degré de
plus ou de moins et il devenait impossible de prédire quel
serait le point d’arrivée.
Quarante-six degrés fut le nombre magique qui les fit
déboucher près d’Alfheim où ils faillirent entrer en collision
avec un météore. Ils ne durent leur salut qu’à la rapidité de
réaction du pilote et au système d’évitement des débris cos-
miques dont disposait le Sanctuary.
— L’univers continue à nous protéger, proféra Cha avec
gaieté.
— Ce sont surtout mes réflexes qui nous ont protégés,
rectifia Thanos.
Avec les moteurs dont la vedette était équipée, il leur fau-
drait deux mois pour atteindre l’avant-poste asgardien. À en
croire l’ancienne édition de l’Index galactique chargée dans les
ordinateurs du Sanctuary, cet endroit était conçu pour accueil-
lir les Asgardiens souhaitant s’éloigner de l’étincelante capitale
des dieux et se rendre dans les royaumes plus simples de...
— Bla-bla-bla, se moqua Kebbi en se frottant les yeux et en
s’éloignant de l’hologramme de l’Index. Pour résumer, ce n’est

216
ESPACE

pour eux qu’une étape. Ils passent par là quand ils se rendent
dans notre royaume puis repassent quand ils rentrent après
avoir semé la pagaille chez les mortels pour se distraire. Vu la
taille de l’endroit, il ne doit pas y avoir beaucoup de passage.
Ce n’est qu’une lune minuscule au bord du système solaire.
— Je te l’accorde, même si j’ai malgré moi passé des
années à servir Sa Seigneurie, j’ai oublié la dernière fois où
on m’a dit qu’un Asgardien était venu dans ce coin de la
galaxie, expliqua Cha. Ils préfèrent Asgard où ils peuvent
boire et faire la fête entre deux combats contre des géants,
qu’ils soient de glace ou de feu.
Il se tourna alors vers Thanos avec un regard interrogatif.
— Et tu envisages d’aller les rencontrer dans leur tanière ?
Les sourcils froncés, Thanos fit pivoter des images et des
textes de l’hologramme.
— Ce n’est pas pour rien que les Asgardiens sont consi-
dérés par beaucoup comme des dieux. Il est clair que la force
brute ne servira à rien en l’occurrence.
— Dommage, souffla Kebbi. C’est une méthode qui te
va si bien.
Thanos se contenta d’un grognement indistinct alors qu’il
se remémorait ses mains enserrant la gorge de Robbo puis
de Sa Seigneurie.
— Ce n’est pas quelque chose dont je suis fier ou qui
me plaît. Quoi qu’il en soit, dans ce cas-ci, il vaudra mieux
compter sur la ruse et la duplicité que sur la force physique.
Il faut que nous approchions de cet avant-poste asgardien sans
nous faire repérer et que nous y entrions sans qu’ils le sachent.
— Ce vaisseau n’est pas équipé d’un système de camou-
flage, rappela Cha. J’ai vérifié pendant que je rangeais les

217
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

produits médicaux. D’ailleurs, je te rappelle que nous n’en


avons pas beaucoup. C’est surtout du premier secours et de
quoi faire passer les gueules de bois. En cas d’accident grave,
nous n’avons qu’un cryococon.
— Ils vont nous voir venir à des milliers de kilomètres,
rappela Kebbi, exaspérée. S’il y avait plus de météores comme
celui que nous avons évité, ils pourraient nous servir de
couverture.
— S’il y avait eu plus de météores, répéta Thanos, nous
serions déjà entrés en collision avec l’un d’entre eux. Non, tu
as raison... Il n’y a pas moyen de dissimuler notre approche.
— Alors nous sommes morts, fit Cha avec détachement.
Les Asgardiens ne plaisantent pas. Ils sont plutôt du genre
« Je t’éclate le crâne avec mon marteau et je pose les ques-
tions après. »
Thanos s’accorda quelques instants de réflexion.
— Si nous ne pouvons pas nous cacher, nous devons trans-
former cet inconvénient en avantage.
— Comment ? demanda Kebbi.
— Pour l’instant, je ne le sais pas vraiment, reconnut-il,
Mais il nous reste du temps avant d’être à portée de leurs
radars. On trouvera quelque chose. Ce qu’il s’est passé avec
Sa Seigneurie m’aura au moins appris que même s’il béné-
ficiait d’un contrôle total, il nous a suffi de nous organiser
parfaitement pour l’emporter dans une situation sans espoir.
Nous pouvons le refaire.
— Si c’est écrit, cela se produira, dit Cha avec solennité.
— Non, rétorqua Thanos. Comme toujours, nous ne
devrons notre réussite qu’à nous-mêmes.

218
ESPACE

Sanctuary entra en flottant dans la portée des détecteurs de


l’installation asgardienne puis ressortit en dérivant du péri-
mètre et réapparu à toute vitesse, bizarrement incliné sur tri-
bord alors que ses propulseurs directionnels se déclenchaient
de manière irrégulière.
À la barre, Cha Rhaigor appuya avec force sur les com-
mandes de la radio en criant :
— Attention ! Attention ! Appel à tous les vaisseaux et les
satellites dans un périmètre de deux minutes-lumière autour
d’Alfheim ! Ici Sanctuary en chemin pour l’Étoile de Willit
avec une urgence médicale ! Je répète une urgence médicale.
Veuillez répondre !
Ils n’espéraient pas qu’on leur réponde. En fait, ils ne
le souhaitaient pas. Pour s’assurer qu’il n’y en avait pas,
ils avaient poussé les moteurs à la puissance maximale et
avaient lancé leur vaisseau en course directe vers la lune où
se trouvait l’avant-poste. Avant que qui que ce soit ait eu
le temps de réagir et de transmettre un message, ils avaient
déjà terminé un atterrissage maladroit et brutal à côté du
bâtiment asgardien.
Il n’était pas difficile à trouver puisque c’était la seule
construction à la surface de cette lune.
L’apparence de cet avant-poste ne donnait pas l’impression
qu’on l’avait bâti. Sa façade en or qui luisait dans la lumière
du soleil lointain ne montrait pas le moindre interstice et
on aurait pu croire que le bâtiment avait été taillé dans ce
métal. Deux énormes poutres bordaient le toit et surmontaient
la porte sur laquelle était taillée l’image de deux corbeaux
accompagnés d’un étalon à huit pattes.

219
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Au-dessus de cette représentation se trouvaient les mots


GLOIRE AU ROI ODIN ET À SA SAGESSE ACQUISE
AU COMBAT !
Cha avait déjà revêtu sa combinaison spatiale. D’une pres-
sion du pouce, il activa le bouclier protégeant son visage du
vide spatial et dévala la rampe du Sanctuary jusqu’à la surface
de la lune en tirant derrière lui un cocon flottant grâce à
un système antigravité. Près de la porte de l’avant-poste, un
bouclier atmosphérique se déclencha. Malgré sa combinaison,
le médecin sentit la caresse de l’air au moment où il entra
dans la zone où il pouvait respirer.
La porte s’ouvrit avec fracas. L’homme qui en surgit avait
des cheveux roux clair et portait des jambières faites d’an-
neaux de métal qui brillaient comme si on venait de le polir,
des bottes noires cloutées et une tunique bleu roi dont le bas
s’ouvrait en une courte jupe. De gros boutons en cuivre à la
rondeur presque trop parfaite ornaient le centre de la tunique
et deux énormes épaulettes en acier maintenaient une ample
cape d’un rouge profond qui claquait comme si elle générait
son propre courant d’air. Ses bras musclés étaient nus, excep-
tion faite de larges poignets de cuir épais.
Il tenait une énorme hache de guerre à la lame brillante
dont le manche était recouvert de lanières de cuir et sa barbe
était longue et coiffée en nattes.
— Holà, voyageur ! Halte-là, au nom d’Odin !
— Nous avons une urgence médicale ! s’écria Cha. Elle
est mourante !
L’Asgardien ne bougea pas, les bras posément croisés sur
la poitrine.

220
ESPACE

— Il m’a été interdit par le Grand Odin en personne de


laisser passer quiconque sauf les fils et les filles des Ases et
des Vanes.
Cha appuya sur un bouton du cocon qui s’ouvrit dans
un sifflement presque silencieux- À l’intérieur, Kebbi resta
parfaitement immobile alors qu’autour d’elle des lampes
clignotaient.
— Elle a développé une mycose de l’hibernation alors que
nous étions en transit, lança Cha d’un ton paniqué. Il faut
que vous me laissiez utiliser votre infirmerie !
L’Asgardien s’approcha et regarda à l’intérieur du cocon.
Le bas du visage de Kebbi était exposé dans toute l’horreur
de sa difformité.
— Par l’œil d’Odin, s’exclama-t-il. Que lui est-il arrivé ?
— Tout le monde n’a pas la chance d’être aussi beau que
toi, fit Kebbi avant d’ouvrir la bouche en grand.
L’Asgardien n’eut le temps que de cligner des yeux avant
que la gorge de Kebbi ne se tende et qu’une bruine empoi-
sonnée en soit expulsée. Toussant et suffoquant, le guerrier
recula d’un pas mal assuré, les mains en l’air comme pour
se protéger, mais il était trop tard. Il avait inspiré une bonne
part de la toxine et elle l’étouffait de l’intérieur.
Les yeux rivés sur la scène, Cha fit quelques pas en arrière.
L’Asgardien était tombé à genoux et se labourait la gorge de
ses doigts. Tremblant, Cha s’écarta, incapable de faire quoi
que ce soit, quand Thanos émergea des entrailles du vaisseau,
les mains croisées derrière le dos.
— Excellent, lâcha-t-il.
Puis, pour rassurer Cha, il ajouta :
— Tu finiras par t’y faire.

221
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Avec l’aide de Kebbi, il lia les poignets de l’Asgardien


derrière son dos en se servant de solides câbles trouvés parmi
le lot de pièces de rechange du Sanctuary. Ensuite, ils le traî-
nèrent à l’intérieur. Durant quelques instants, Cha ne bougea
pas puis, sans dire un mot, se décida à les rejoindre.
L’Asgardien continuait de tousser et des larmes coulaient
de ses yeux fermement clos jusqu’à sa barbe qui prenait une
teinte rouge sombre aux endroits qu’elles mouillaient. Thanos
se plaça devant lui.
— D’après le silence qui règne dans cet endroit, je suppose
que tu es le seul émissaire présent à cet avant-poste.
L’Asgardien cracha quelque chose de rouge et épais.
— Vous êtes fou, balbutia-t-il. Vous êtes sur le territoire
royal d’Odin d’Asgard. Il va...
— Oui, oui, je sais. On m’a déjà traité de fou, mais cela
ne m’a pas arrêté. Je crains que ce soit une injure bien moins
efficace que les gens ont l’air de le penser.
— Thanos, fit la voix de Cha derrière lui. Tu es sûr de
ce que tu fais ?
— Tout à fait. Bon..., commença-t-il en s’accroupissant
face à l’Asgardien. J’ai cru comprendre que ceux de ton
peuple se targuent d’être des divinités. Donc, dis-moi... De
quoi es-tu le dieu ?
— De toute évidence de quelque chose de sanglant et
violent, suggéra Cha.
L’Asgardien entrouvrit ses paupières. Ses yeux irrités
étaient rouges et baignés de larmes.
— Je suis Vathlauss, grinça le guerrier comme si sa gorge
était pleine de limaille de fer. Je n’en dirai pas davantage.

222
ESPACE

— Le dieu de l’Assassinat des innocents sans défense, sans


aucun doute, railla Cha.
— La divinité de Ceux qui tombent dans des pièges,
surenchérit Kebbi.
— Ça suffit ! aboya Thanos. Tout cela n’a aucune impor-
tance. Tout ce qui m’intéresse, c’est l’artefact.
Vathlauss toussa et un peu de bave teintée de sang coula
sur son menton. Il secoua la tête et, en grimaçant de douleur,
il prit une inspiration bruyante.
— J’aurais cru que les Asgardiens étaient d’une nature
plus robuste, commenta Thanos. Nous allons peut-être obte-
nir les informations que nous cherchons plus facilement que
nous le pensions.
— Je ne vous dirai rien, décréta Vathlauss dans une nou-
velle toux.
— Oh, si. Tu vas tout nous dire, lui promit Thanos.
S’il n’avait encore jamais torturé qui que ce soit, il trouvait le
principe de base assez simple : infliger des souffrances jusqu’à
ce que le sujet vous révèle les informations que vous cherchez.
Mais la torture n’était pas vraiment le meilleur moyen d’obte-
nir des renseignements. Plus la douleur était intense, plus il y
avait de risque que le sujet raconte n’importe quoi pour qu’elle
cesse. Cependant, c’était la seule option qui s’offrait à eux pour
faire parler l’Asgardien. Il leur suffirait d’être très prudents.
— Nous cherchons un artefact renfermant un grand pou-
voir. Ton roi le détient à Asgard. Il nous faut savoir où il
conserve ses objets précieux et comment nous y rendre.
Vathlauss hocha la tête, pensif.
— Tout d’abord, tu pourrais introduire ton gros crâne
dans ton séant...

223
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Cha, je pense que tu ferais mieux de quitter cette pièce,


grommela Thanos.
— Pourquoi ?
Thanos posa alors sur son ami un regard chargé de ce qui res-
semblait le plus à de la tendresse dans son répertoire émotionnel.
— Parce que je m’apprête à faire des choses susceptibles
de heurter ta sensibilité.
— Hé ! intervint Kebbi. Pourquoi tu ne te soucies pas de
ma sensibilité à moi ?
— Il ne m’est jamais venu à l’esprit que tu en avais une,
reconnut Thanos en ouvrant la trousse de premiers secours
pour en tirer une paire de ciseaux. Je pense que nous allons
commencer avec ça.
Il ouvrit les petites lames et amena l’outil juste sous l’œil
gauche de Vathlauss.
— À moins, bien entendu, que tu nous révèles immédia-
tement ce que nous voulons savoir.
— Crève-moi donc un œil, le défia Vathlauss, la tête crâ-
nement dressée. Je serai fier de partager la même infirmité
que mon seigneur et souverain, Odin.
— Comme tu voudras, annonça Thanos en le prenant
au mot.

Il fallut encore quelques heures pour que Thanos obtienne


de Vathlauss ce dont il avait besoin de savoir ou tout du moins
tout ce qu’il put en tirer. Dans l’opération, l’Asgardien avait
perdu un œil, plusieurs dents ainsi qu’un doigt à la main
gauche. Celui-ci lui avait été coupé assez tôt et Vathlauss,
encore vaillant, en avait ri.

224
ESPACE

— J’ai connu bien pire durant la cinq cent vingt-septième


guerre contre les géants des glaces ! s’était-il écrié, avant de
s’esclaffer quand Thanos avait introduit ce doigt dans son
orbite gauche, désormais vide.
Sa tâche terminée, Thanos s’assit à même le sol, face à
Vathlauss qui s’était évanoui sous la douleur. Ses vêtements
étaient tachés du sang de l’Asgardien qui semblait aussi rouge
et aussi épais que tous les sangs de mortel qu’il avait observé.
La couche qui s’était déposée sur sa main gantée était particu-
lièrement consistante et il se dit que ce n’était pas une bonne
chose. Il n’était pas médecin. Un praticien aurait pris soin de
se protéger des infections. Ce sang aurait pu toucher sa chair.
Il devait cette constatation à Vathlauss qui avait enduré entre
ses mains des sévices tellement recherchés que Cha et Kebbi
avaient quitté la pièce sous le prétexte d’explorer l’avant-poste
pour y trouver des vivres et du matériel.
Thanos, lui, n’avait pas flanché. Il avait continué à tor-
turer ce dieu de pacotille aussi longtemps que cela avait été
nécessaire. Et durant tout le processus, il n’avait rien ressenti.
Pas de honte, pas de culpabilité, ni de nausée ou de dégoût.
Il avait tout simplement fait ce qui s’imposait pour sauver
les habitants de Titan.
Il retira ses gants puis passa un doigt dans le sang qui les
durcissait. Il voulait le sentir sur sa chair. Il était collant et
pas tout à fait séché. Il le fit rouler entre son pouce et son
index jusqu’à ce qu’il teinte sa peau de noir.
Chaque goutte versée en sauvera des millions d’autres, se dit-il.
Chaque goutte versée, c’est une vie préservée.
Il se releva avec lenteur. À en croire Vathlauss, un vais-
seau asgardien passait dans ce secteur de la galaxie une fois

225
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

toutes les deux semaines, en direction d’Asgard. Baptisé l’Edda


de Sang, il avait la permission de traverser ce qu’il appelait
le Bifrost, ce qui était apparemment une technologie asgar-
dienne de trou de ver qui permettait d’entrer et de sortir du
royaume.
— La chambre forte d’Odin se trouve en son château,
avait révélé Vathlauss en s’étranglant dans son propre sang
et en s’arrêtant sans cesse pour reprendre son souffle. On ne
peut pas le manquer. Ce fichu bâtiment est le plus imposant
de tout le royaume. Une fois embarqué sur l’Edda de Sang,
il vous emmène directement jusqu’au château. Ce que vous
cherchez est sans doute l’Aether, la Pierre d’infinité.
— La Pierre d’infinité, répéta Thanos en faisant rouler
ces mots dans son esprit, évaluant leur poids, leur portée
psychique.
Il n’avait jamais entendu parler d’un objet semblable, mais
la manière dont Vathlauss prononça son nom, cette hésitation,
ce ton chargé de révérence, suffit à le convaincre. La Pierre
d’infinité existait. L’artefact que Sa Seigneurie avait cherché
n’était pas le délire d’un homme mourant au cerveau malade.
C’était une réalité.
Il le répéta, pour le plaisir :
— La Pierre d’infinité.
— C’est ça. Bor, le père d’Odin, l’a prise aux elfes noirs
il y a des millénaires.
— Et selon toi, il la détiendrait toujours.
— Personne ne sait où elle se trouve, mais la chambre
forte...
Vathlauss n’avait pu terminer sa phrase, car il s’était
évanoui.

226
ESPACE

Au moment où il revint à lui, il recracha quelque chose


de trop solide pour être du sang, ce qui arracha Thanos au
flot de ses souvenirs et de ses pensées.
De son œil unique, il observa Thanos.
— Tu mourras là-bas, Titan ! Tu périras écrasé par la
gloire qui habite Asgard.
— Ce qui est bien plus qu’on puisse en dire de toi,
annonça Thanos en se penchant pour s’emparer de la gorge
de l’Asgardien.
Dieu ou pas, il mit peu de temps à mourir.

Ils avaient six jours devant eux avant que l’Edda de Sang ne
passe par l’avant-poste. Ils occupèrent leur temps en explorant
le bâtiment et en échafaudant des plans.
L’endroit disposait d’un garde-manger magnifiquement
fourni. Thanos n’avait jamais vu des réserves pareilles : des
flancs de bœufs entiers, salés pour être conservés, des tonne-
lets d’hydromel, des biscuits secs et des gâteaux au miel. Ils
mangèrent jusqu’à se rendre malade, puis vomirent avant de
se remettre à manger, car cette nourriture en valait la peine.
Thanos n’avait pas mangé aussi bien depuis qu’il avait quitté
Titan.
— La suite va être sanglante, annonça-t-il à ses compa-
gnons alors qu’ils se prélassaient dans la semi-torpeur suivant
l’un de leurs repas.
— Comment ça, « la suite » ? demanda Cha. Comment
qualifies-tu ce que tu as fait subir à ce pauvre Vathlauss ?
— « Ce pauvre Vathlauss », comme tu dis, nous aurait
tués sans la moindre hésitation s’il en avait eu l’occasion, lui

227
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

expliqua Thanos, ce que Kebbi confirma d’un hochement


de tête. Nous l’avons tous bien compris, tu es un pacifiste.
Mais c’est contre-productif, surtout dans la mesure où nous
sommes appelés à tuer d’autres Asgardiens.
— Ton assurance est charmante, mais sans doute infon-
dée, souligna Kebbi.
Thanos haussa les épaules imperceptiblement.
— Je vous avais dit que vous étiez fous de me suivre.
— Tu peux compter sur mon aide, affirma Kebbi.
— Et sur la mienne, dit Cha au bout de quelques secondes.
Surpris, Thanos cligna des yeux.
— Vraiment ? J’aurais cru que la vision du sang d’un
Asgardien t’aurait fait changer d’avis.
Cha réfléchit longuement en se pinçant nerveusement le
sommet de ses oreilles pointues, comme il le faisait souvent.
— Les Asgardiens sont un peuple guerrier qui a le goût
du sang et aime le voir couler. Leur perte ne me fera pas
pleurer.
— Cette hypocrisie qui n’appartient qu’à toi me plaît,
reconnut Thanos avec admiration. Suis-moi. Allons faire
l’inventaire.
En plus du garde-manger, l’avant-poste disposait d’une
armurerie impressionnante, surtout si on considérait qu’elle
n’était là que pour l’usage d’un seul garde. Des armes et de
la nourriture en quantité... Les pierres angulaires de la civi-
lisation asgardienne.
Ils y découvrirent des haches et des épées ainsi que du
matériel plus inattendu : un bâton énergétique sans recul,
une paire d’assommoirs à plasma, un arc électrifié et même
quelque chose qui ressemblait au croisement incertain entre

228
ESPACE

un fusil et une coupole radar. Quand Thanos la pointa sur


une cible et appuya sur la détente, l’arme lança une rafale
d’ondes sonores invisibles qui le firent grincer des dents et
saigner des yeux.
— Un fusil-hurleur ! s’écria Cha une fois que le silence
fut revenu et qu’ils constatèrent qu’ils étaient à moitié sourds.
Je n’en avais encore jamais vu !
— Très efficace ! répondit Thanos en hurlant.
— Je vous déteste, vous deux ! éclata Kebbi en essuyant
du sang au niveau de son oreille gauche. La prochaine fois,
lisez les instructions !
Ils firent le compte des armes dont ils disposaient puis
barricadèrent tous les accès à l’avant-poste, sauf l’entrée prin-
cipale. Ils envisagèrent d’avoir recours à la ruse, mais Thanos
eut le sentiment que la chance ne leur sourirait pas une deu-
xième fois.
— Nous devons nous préparer à devoir nous battre pour
monter à bord. L’autre jour, nous avons réussi à blesser le
dieu des concierges...
— Inutile de me remercier, le coupa Kebbi.
— ... mais il ne faut pas compter de nouveau sur un tel
miracle. Cette fois, un vrai combat nous attend sûrement.
— Et il s’annonce bien, fit Cha. Résumons-nous. Nous
avons un Titan qui s’est battu une ou deux fois, un carabin
qui n’a jamais levé la main sur personne et une femme qui
a grandi sur un vaisseau-roue et n’a jamais affronté qui que
ce soit directement. Face à eux, des représentants d’une race
de guerriers réputés à travers la galaxie pour leur soif de
sang et leurs prouesses au combat. Franchement, qu’est-ce
qui pourrait mal tourner ?

229
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Nous allons les piéger, expliqua Thanos. Mais nous


nous battrons s’il le faut et nous monterons à bord de l’Edda
de Sang, nous en prendrons le commandement et nous nous
l’approprierons.
— Est-ce que nous allons l’appeler Sanctuary, celui-ci ?
demanda Kebbi.
Thanos ne répondit pas immédiatement, le temps d’y réfléchir.
— Son nom n’a aucune importance. Tout ce qui compte,
c’est que nous allons nous en servir pour traverser le Bifrost
et entrer à Asgard.
— Et c’est là que le plan tombe à l’eau, annonça Cha.
— Tu te trompes, le rectifia Thanos. Le plan ne tombe pas
à l’eau à partir de là, car quand nous aurons atteint Asgard, je
n’ai plus de plan. Par conséquent, il ne peut pas tomber à l’eau.
— Bizarrement, ça ne me rassure pas, fit Kebbi, alors que
Cha approuvait sa remarque d’un hochement de tête.
— Comme nous ne disposons d’aucune information sur
Asgard. il est inutile de mettre au point une stratégie, expli-
qua Thanos.
Pour lui, tout était simple. S’il le fallait, il était prêt à faire
s’écraser l’Edda de Sang dans le palais puis à profiter de la
confusion pour rejoindre la chambre-forte d’Odin. Ce n’était
pas le meilleur plan possible, il le reconnaissait, mais c’était
le seul dont il disposait : remplacer les armes et l’armée qu’il
n’avait pas par l’anarchie et l’effet de surprise.
— Traversons déjà le Bifrost puis nous réfléchirons à la
suite.
Il dit cela avec une assurance feinte, mais, heureusement,
ses deux compagnons ne le décelèrent pas.

230
CHAPITRE 25
L’Edda de Sang passa le trou de ver à Alfheim exacte-
ment six jours après l’entrée de Thanos et de ses compa-
gnons dans l’avant-poste. Au moins, les Asgardiens étaient
ponctuels.
Son approche déclencha une kyrielle de systèmes automa-
tiques dans la station. Des codes de sécurité furent échangés,
des clefs de cryptages s’activèrent à un niveau quantique et
les machines au sol donnèrent à l’Edda de Sang la permission
d’atterrir.
Le vaisseau apparut enfin au-dessus de l’horizon de la lune.
Il ressemblait à un grand oiseau métallique dont on aurait
bloqué les ailes avant de le recouvrir d’acier poli.
Il s’arrêta dans un nuage de poussière lunaire à quelques
mètres du bâtiment. Après un moment, une rampe se
déploya de la carlingue jusqu’à atteindre le périmètre du
bouclier atmosphérique et trois silhouettes l’empruntèrent
pour descendre. Chacun de ces personnages portait une
carapace de métal moulante d’une couleur différente : bleu
roi, pourpre foncé et jaune soleil. Ils étaient armés d’épées
et de fusil à photons et marchaient avec l’assurance décon-
tractée de guerriers qui ont vu leur part de sang et de
combats, mais ont survécu non seulement pour pouvoir
raconter leurs faits d’armes, mais également pour les revivre
encore et encore.

231
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Les trois Asgardiens pénétrèrent dans l’avant-poste et s’ar-


rêtèrent dans le hall d’entrée. Un silence de tombe régnait
dans le bâtiment.
Ils échangèrent un regard suspicieux, puis leur chef plaça
ses mains autour de sa bouche et appela :
— Hé, Vathlauss ! Mon vaillant compagnon d’armes !
Viens donc saluer tes frères Snorri, Brusi et Hromund ! Nos
gosiers sont secs ! Que l’hydromel et la bière coulent à flots !
Ses mots se perdirent en écho dans les salles vides. Sans
même se regarder et bien conscients que le danger guettait, les
trois guerriers s’emparèrent de leurs armes en même temps.
Soudain, les lampes du hall s’éteignirent. La seule lumière
qu’ils pouvaient apercevoir venait du bout du couloir, loin
devant eux et une silhouette colossale la bloquait en partie
alors qu’elle avançait vers eux.
— Nous avons bu tout l’hydromel, je le crains, annonça
Thanos.

— Je vous donne une chance de...


Mais Thanos ne put terminer cette phrase.
— Corne de bouc ! s’écria le chef, Snorri.

« Voyez mes frères, ce géant


à la face violacée et paré au combat !
Que se tendent mes muscles !
Que résonne le chant du sang
et des armes !
Vengeons l’âme de notre frère
et sa bravoure indomptable ! »

232
ESPACE

Dans un cri, les trois Asgardiens se précipitèrent sur Thanos


qui recula afin d’avoir la place de pointer son fusil-hurleur.
Contrairement au trio de guerriers, il portait des oreillettes.
Malgré ce désavantage et le torrent d’ondes sonores qui
déferlait sur eux, ils continuèrent à avancer. Du sang coulait
du nez de Snorri et se mêlait aux poils de son imposante
moustache. Brusi lâcha un grognement en portant la main
à son oreille gauche qui saignait, mais ne s’arrêta pas pour
autant.
Quant à Hromund, il fit retentir un cri de guerre capable
de glacer le sang de quiconque. Son hurlement fut si puis-
sant qu’il couvrit momentanément les rafales perçantes du
fusil-hurleur alors qu’il chargeait en faisant tourner son épée
dans l’air.
Les yeux de Thanos s’écarquillèrent à la vue de cet
Asgardien écumant de rage qui se précipitait vers lui. Il
n’avait pas imaginé qu’on puisse résister aux fréquences
dévastatrices du fusil-hurleur et voilà que le Dieu de la réus-
site des choses que vous pensiez impossibles n’avait plus que
deux mètres à couvrir pour trancher les mains qui tenaient
cette arme.
Bondissant de sa position en hauteur au-dessus de la porte,
Kebbi atterrit en souplesse entre Thanos et Hromund, ouvrit
la bouche et cracha sa brume venimeuse. Thanos n’en ins-
pira que quelques gouttes et ses yeux se mirent à pleurer.
Hromund, aveuglé par la colère, fonça la tête la première dans
le nuage. Au moment où il arriva à la hauteur de Thanos, il
saignait abondamment des yeux, des oreilles et du nez, mais
ne semblait pas s’en rendre compte. La lame de son épée

233
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

décrivit un large arc de cercle. Si la pointe manqua Kebbi de


peu, le tranchant atteignit le fusil-hurleur avec force.
Les vibrations se propagèrent dans les bras de Thanos en
le faisant convulser des mains aux épaules jusqu’à ce qu’il se
résigne à lâcher l’arme. Désormais inutilisable, elle tomba à
ses pieds dans une gerbe d’étincelles.
— Pour Vathlauss ! cria Hromund.
— Pour Asgard ! brailla Snorri.
— Pour Odin ! conclut Brusi.
Thanos lança alors un uppercut qui atteignit Hromund
sous le menton. Même s’il n’y mit pas toutes ses forces, le
choc fut rude pour l’Asgardien car Thanos s’était équipé
des assommoirs plasma qui générèrent une petite explosion
d’énergie au moment de l’impact. Il constata que le menton
d’Hromund s’était fendu en deux jusqu’à sa bouche.
— Odi ien ! s’exclama-t-il tout en continuant à se battre,
ce que Thanos trouva admirable.
Son épée ricocha sur les assommoirs renforcés du Titan
en y laissant une entaille profonde.
— On n’arrivera pas à les vaincre ! s’écria Kebbi tout en
évitant un coup de taille de Brusi.
Même ébranlés par le fusil-hurleur et affaiblis par son poi-
son, les Asgardiens restaient des guerriers redoutables.
— Nous ne cherchons pas à les vaincre, lui rappela
Thanos. Cha ! Changement de plan ! Maintenant !
— Maintenant ? demanda la voix de Cha dans ses écou-
teurs. Mais toi et Kebbi êtes dans...
— Maintenant, bon sang ! Allez !
D’un pas de côté, Thanos esquiva la lame de Snorri, puis,
d’une bonne bourrade, le fit reculer de quelques pas. D’un

234
ESPACE

mouvement rapide, il attrapa Kebbi par le coude et lui fit


passer la porte avec lui. D’un coup d’œil, il constata que
les Asgardiens, toujours sans même se consulter du regard,
venaient de lâcher leurs épées. Ils s’emparèrent de leurs fusils
et mirent Thanos et Kebbi en joue à bout portant.
— On est mort ! s’écria Kebbi.
Mais, au même instant, deux choses se produisirent.
D’abord, Thanos écrasa son poing sur la commande de la
porte intérieure. Elle se referma juste à temps pour arrêter le
premier tir des Asgardiens.
Ensuite, les portes extérieures s’ouvrirent en grand... et
les trois guerriers ne purent qu’ouvrir la bouche pour hur-
ler en silence alors que le vide de l’espace aspirait l’air et la
chaleur contenus dans l’entrée. Ils n’eurent jamais l’occasion
de tirer une seconde rafale, car la décompression les arracha
violemment du sol pour les projeter à l’extérieur. Lancés à
des dizaines de mètres au-dessus de la surface de la lune par
la force d’inertie, ils avaient presque atteint l’horizon quand
la gravité les ramena au sol. À ce moment, ils étaient morts
depuis longtemps.
À l’intérieur du bâtiment, Cha se mit à hurler dans le
communicateur.
— Ça a marché ? Vous êtes vivants ? Ça a marché ?
— Tu devrais me faire davantage confiance, Cha, répon-
dit Thanos en appuyant sur son oreillette.
Kebbi poussa un soupir de soulagement en s’adossant
contre le mur.
— Je t’avais dit que nous aurions mieux fait de désactiver
le bouclier environnemental avant qu’ils arrivent.

235
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Leurs sondes auraient détecté l’absence d’air et ils n’au-


raient jamais quitté le vaisseau. C’était la seule solution.
Il observa son bras gauche. L’épée d’Hromund avait fait
bien davantage que de laisser une entaille dans son gantelet.
Il avait une coupure si profonde qu’il pouvait apercevoir un
de ses os. Sa blancheur le stupéfia.
— Cha, il va nous falloir des soins médicaux, dit-il tout
en utilisant sa main valide pour déclencher la projection d’un
hologramme de l’Edda de Sang. Quand ce sera fait, nous par-
tirons d’ici.

Moins d’une demi-heure plus tard, ils avaient réactivé


le bouclier atmosphérique et se dirigeaient vers le vaisseau.
Quand il les rejoignit, Thanos fut étonné de constater que
Cha portait un fusil en bandoulière.
— Je vois que pour obtenir la paix, tu prépares la guerre,
commenta-t-il. J’aurais cru que tu mettrais plus de temps à
comprendre en quoi la violence est nécessaire.
— Je te l’ai déjà dit : la mort des Asgardiens ne me fera
pas pleurer.
La rampe d’accès était toujours déployée dans le périmètre
du bouclier atmosphérique. Ils n’eurent donc qu’à quitter le
bâtiment puis à l’emprunter pour atteindre le sas principal
de l’Edda de Sang.
Là, ils tombèrent nez à nez avec une femme vêtue d’une
combinaison spatiale et qui, en faisant tournoyer une hache
de guerre, se mit à hurler :
— Vengeance ! Par l’orbite vide d’Odin, vengeance !

236
ESPACE

Comme Thanos marchait en tête du trio, le coup l’atteignit


en plein torse et il vit son propre sang jaillir de son corps. Il
eut à peine le temps de prendre une respiration avant que la
hache ne s’abatte à nouveau. Esquivant tout juste son éclat
teinté de rouge, il bondit sur le côté et tomba en coinçant Cha
contre la coque du vaisseau.
L’Asgardienne (sans doute la Déesse des Attaques sur-
prises, se dit Thanos, stupéfait de pouvoir plaisanter dans un
moment pareil...) semblait balancer son énorme hache sans
le moindre effort, comme si elle ne pesait rien. Elle frappa de
nouveau et, cette fois, atteignit Thanos à l’épaule droite. Une
douleur fulgurante embrasa tout son corps. La lame s’était
enfoncée dans sa chair. Il pouvait la sentir, tout à la fois froide,
poisseuse et brûlante.
Sous lui, Cha se débattait afin de libérer le fusil qu’il
portait, mais le poids de Thanos rendait l’opération difficile.
Kebbi cracha un jet épais de venin concentré, mais la tenue
étanche de l’Asgardienne la protégeait du poison.
— Que le sang coule ! cria-t-elle. Que ma vengeance
vienne !
La hache restait fichée dans l’épaule de Thanos, sans aucun
doute bloquée par un os et l’assaillante continuait de tirer par
à-coups pour la dégager, générant des vagues d’une souffrance
insupportable. Il avait l’impression qu’on essayait de lui arra-
cher les entrailles en passant par son aisselle.
Cha était parvenu à dégager l’un de ses bras de sous
Thanos. Au même instant, Kebbi recula un peu puis dégaina
une arme de poing trouvée dans l’armurerie de l’avant-poste.
Quand elle appuya sur la détente, rien ne se produisit...
... dans un premier temps.

237
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Soudain, l’Asgardienne jeta sa tête en arrière et hurla sous


l’effet d’une décharge électrique qui lui foudroya les neurones.
Elle commença à danser comme une marionnette dirigée par
un enfant maladroit, ses membres se tortillant en tous sens.
Le plus important, c’est qu’elle avait lâché cette satanée
hache.
Thanos grogna de douleur en roulant sur le dos, donnant
enfin à Cha la possibilité de pointer son arme sur leur enne-
mie. Il fit feu et manqua l’Asgardienne. Sa rafale de plasma
frappa une rangée d’équipement toute proche qui explosa
dans une gerbe de flammes.
— Danger incendie ! Danger incendie ! avertit la voix
métallique de l’intelligence artificielle du vaisseau.
Thanos laissa échapper un hurlement de douleur alors
qu’il s’écartait pour offrir à Cha un meilleur angle de tir. La
hache, toujours plantée dans son épaule, semblait le mordre
un peu plus profondément à chacun de ses gestes, même les
plus petits.
Cha tira encore et Kebbi en fit de même. L’Asgardienne
se retrouva prise sous leurs tirs croisés et cria de plus belle
quand la chaleur dégagée par les impacts mit le feu à sa
combinaison. La voix du vaisseau prit un ton paniqué quand,
soudain, des conduits d’aération s’ouvrirent pour libérer un
gaz invisible dans un sifflement.
Alors que la douleur brouillait sa vision, Thanos constata
que la rampe d’accès se repliait. Le protocole régissant le
vaisseau lui imposait de se protéger, ainsi que sa cargaison. Il
allait refermer le sas principal avant de disperser une grande
quantité d’azote pour étouffer l’incendie.

238
ESPACE

Thanos savait qu’il pourrait survivre un certain temps


dans de l’azote pur, car l’atmosphère de Titan en était chargée,
mais il ignorait si c’était le cas de Cha et de Kebbi... ou de
l’Asgardienne, d’ailleurs.
Rassemblant ses forces et en poussant un nouveau cri de
douleur, il se força à se relever. L’air sentait le brûlé et le
sang, la viande grillée et l’ozone. Il ne voyait pratiquement
rien à travers l’épaisse fumée.
Dans un effort dont il ne se serait jamais cru capable,
Thanos se servit de sa main libre pour attraper le manche
de la hache et, en poussant un grand cri, libéra l’arme. Un
court instant de plénitude étrange sans aucune douleur céda
immédiatement la place à un supplice qui ne lui laissa aucun
répit. Tout son corps lui semblait en feu, comme celui de
l’Asgardienne qui se consumait devant ses yeux.
À peine capable de tenir debout, il étreignit la hache alors
que du sang coulait de son épaule, puis le long de son bras
pour finir sa course sur le manche de l’arme. Il regarda les
flammes qui dévoraient l’Asgardienne mourir puis s’éteindre.
L’azote avait fait son travail. L’incendie était circonscrit et
l’oxygène pouvait être diffusé dans le vaisseau.
Elle se tenait debout avec arrogance dans sa combinaison
en partie fondue qui lui faisait comme une seconde peau. Il
se refusa à imaginer l’agonie qu’elle devait subir. Malgré cela,
ses yeux brillaient de colère et de soif de vengeance.
— Par... la beauté de Freya, balbutia-t-elle à voix basse
en entrecoupant ses mots pour reprendre sa respiration. Pour
ça... je vais... t’arracher... tes... attributs.
À côté de Thanos, Cha se releva avec peine et Kebbi
les rejoignit. Ils étaient trois et elle, toute seule. Pourtant,

239
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

la crainte et la peur étaient dans leur camp. L’Asgardienne


claqua des mains et les assommoirs au plasma qui enserraient
ses doigts lancèrent des étincelles. Quand elle les serra, ses
poings s’enveloppèrent d’une lugubre lueur jaune.
— Rends-toi, lui ordonna Thanos d’une voix tremblante.
Il faisait de son mieux pour se donner de l’assurance, sans
y parvenir. Il était grièvement blessé et ne parvenait pas à
faire illusion.
— Tu es blessée et tu ne peux pas gagner, ajouta-t-il.
— Tu es blessé toi aussi. J’ai entonné mon chant de guerre
dans les plaines gelées de Jotunheim. Mes poumons se sont
remplis de 1’air brûlant des côtes de lave de Muspelheim.
Je ne crains ni homme, ni dieu, ni bête. Je suis Yrsa, fille
de Jorund et Gorm, déclara-t-elle avec un sourire cruel et
confiant. Vous n’êtes que des étrons tout juste dignes de ma
semelle. Soumettez-vous et vos morts seront honorables.
Avant que Thanos puisse dire quoi que ce soit, Kebbi
lança un juron et se jeta sur Yrsa qui la repoussa d’un coup
de casse-tête à plasma. L’empoisonneuse fut projetée contre
un panneau couvert de leviers et de boutons.
— Seuil de dégâts acceptables dépassé, annonça la voix du
vaisseau. Préparez-vous à une évacuation d’urgence.
En quelques secondes, les turbines de l’appareil se mirent
en marche. L’impulsion de ce décollage inattendu plaqua
Thanos contre la coque. Yrsa fut déstabilisée, mais parvint à
attraper une poignée à côté d’elle et à se maintenir debout.
Cha roula au sol alors que Kebbi traversa tout le comparti-
ment en perte d’équilibre pour aller s’écraser au fond d’un
siège.

240
ESPACE

La force de l’impact contre la paroi fit vivre à Thanos un


supplice qui s’étendit de sa blessure à l’ensemble de son corps.
Il lâcha la hache et défaillit de douleur.
À travers ses yeux mi-clos, il aperçut Yrsa avancer à grands
pas vers Cha, ses poings irradiants de puissance. Sa posture
était hésitante et la combinaison fondue raidissait ses mou-
vements, mais elle leva le poing avec assurance et vigueur.
À l’instant où elle allait porter un coup puissant sur le crâne
sans protection de Cha, Kebbi bondit sur elle par-derrière
et passa ses bras autour de son cou en hurlant comme une
damnée. Sa mâchoire hors-norme se referma sur la tête de
l’Asgardienne, ses dents effilées transperçant sa combinaison
spatiale et la chair qu’elle recouvrait. Des gerbes de sang écla-
boussèrent la cloison voisine.
Combattant la douleur, Thanos cherchait la hache à tâtons.
Ses doigts réussirent à la trouver, mais il lui fallut deux essais
avant de parvenir à s’emparer du manche. Dans un grogne-
ment, il se releva et claudiqua jusqu’à Yrsa qui détruisait peu
à peu les tableaux de contrôle en se démenant pour frapper
Kebbi, celle-ci se cramponnant tout en arrachant des mor-
ceaux de chair et de combinaison avec les dents.
Cha se remit debout et se plaqua contre la cloison.
— Fais attention à ne pas blesser Kebbi ! s’écria-t-il.
Mais, à ce moment précis, Thanos n’avait qu’une idée :
tuer l’Asgardienne qui se dressait entre lui et la fin de cette
folie. Il souleva la hache au-dessus de sa tête en rugissant à
cause de la douleur qui enflammait son épaule, puis l’abattit
de toutes ses forces.
Et manqua son coup.

241
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Au dernier moment, Yrsa pivota maladroitement sur le


côté en continuant de frapper Kebbi. La lame de la hache se
ficha dans un panneau de contrôle en lançant des fragments
de métal et des câbles dans toutes les directions.
— Évaluation des dégâts : extrêmes ! annonça le système
de gestion du vaisseau. Exécution du protocole de retour !
— Tu vas souffrir ! s’écria Yrsa en trouvant enfin la prise
nécessaire pour jeter Kebbi à terre.
Celle-ci atterrit sur le dos et l’Asgardienne lui écrasa la tête
de sa semelle avant de lui décocher un coup de pied magistral
dans le crâne. Kebbi glissa sur le sol puis resta immobile,
— On ne part pas d’ici, cria Yrsa à l’attention du vaisseau.
— Ordre annulé, répondit l’intelligence artificielle. Retour.
Avec une vivacité à la fois impressionnante et terrifiante,
Yrsa rejoignit Thanos pour lui donner un coup de genou dans
l’estomac avant de le retourner et de le frapper dans l’entaille
laissée par sa hache. Il hurla de douleur et lui donna un coup
de poing qui envoya la guerrière à l’autre bout de la cabine.
— Il faut le reconnaître, les femmes d’Asgard sont des
forces de la nature, murmura-t-il.
Yrsa réagit par une bordée d’injures tellement grossières
que Thanos n’avait jamais entendu un tiers des mots qu’elle
utilisa.
— Ce vaisseau retourne sur Asgard, s’esclaffa Thanos
malgré le supplice qu’il vivait.
Du sang commença à couler entre ses lèvres et il en cracha
une belle quantité.
— C’est précisément ce que nous souhaitions. Tu as perdu.
— Tu as occis mes chers compagnons, grommela-t-elle.
Aucune force dans cet univers ne m’empêchera de te tuer.

242
ESPACE

— Tes chers compagnons étaient faibles, répliqua-t-il.


L’obscurité commençait à éclipser sa vision périphérique.
Kebbi était morte et Cha était inconscient.
— Nous sommes forts, comme toi. Joins-toi à nous. Nous
allons sauver des vies.
— En tuant des gens ?
— Oui, précisément.
Elle lança un court cri et se précipita vers lui. Thanos
recula, conscient qu’il était incapable de se défendre...
Mais Kebbi percuta Yrsa et les deux tombèrent à nouveau
contre le panneau de commandes. Le vaisseau fit une embar-
dée dans l’espace. Instantanément, une sirène se déclencha et
une nouvelle voix se fit entendre :
— Déviation du cap ! Déviation du cap.
La figure de Kebbi n’était plus qu’un amas de sang et de
lambeaux de peau écailleuse. Elle pouvait à peine ouvrir la
bouche, mais elle parvint à planter sa mâchoire inférieure
au niveau du menton de l’Asgardienne. Alors, dans un geste
brusque, elle releva la tête et laboura le visage d’Yrsa en arra-
chant la peau de sa joue ce qui révéla l’intérieur de sa bouche.
Sa langue gigota frénétiquement quand elle poussa un cri
comme un loup blessé en posant un genou à terre.
Kebbi tourna le dos à l’Asgardienne et se traîna jusqu’à
Thanos qui tomba au sol et la prit dans ses bras. Son œil
gauche pendait hors de son orbite et la moitié de son crâne
était enfoncée.
— Merci, murmura-t-il.
— Je te l’ai déjà dit..., bredouilla-t-elle. Et j’étais sérieuse.
Quand je t’ai dit que je t’aimais. J’étais sérieuse.
— Vraiment ?

243
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Mais non, espèce de géant stup... ! répondit-elle avant


de mourir dans ses bras.
Thanos serra les dents. Il laissa le corps de Kebbi glisser
lentement jusqu’au sol et, en s’appuyant sur le mur, se remit
debout. À l’autre bout du compartiment, en tenant d’une
main son visage ravagé, Yrsa parcourait les commandes du
vaisseau. Des voix enregistrées réagissaient à ses actions :
— Ordre annulé !
— Contrôles désactivés !
— Sottard de protocole ! lâcha-t-elle en recommençant
la procédure.
Il parvint à marcher jusqu’à elle, mais il trébucha au der-
nier moment et l’entraîna avec lui au sol.
— Sombre idiot ! fit l’Asgardienne alors que, de sa joue
trouée, du sang était pulvérisé dans toutes les directions. Nous
ne sommes pas...
— Tu as occis mes chers compagnons, commença Thanos
d’une voix rauque.
Le voile noir était presque entièrement tombé sur ses yeux,
mais il la voyait encore, ainsi que la terreur qui se lisait dans
son regard.
— Aucune force dans cet univers ne m’empêchera de te
tuer.
Elle le bourra de coups de poing jusqu’à avoir épuisé
l’énergie de ses assommoirs au plasma. Thanos ne bougea
pas d’un iota. Il se tenait sur elle et la maintenait au sol. Il prit
alors sa tête entre ses deux énormes mains et ferma les yeux,
devenus inutiles, puis appuya de toutes ses forces en deman-
dant au destin ou à l’univers ou à n’importe quelle puissance
supérieure susceptible d’exister de lui accorder leur grâce.

244
ESPACE

Ses moteurs fonctionnant par à-coups et son système de


guidage ayant été endommagé par la lutte qui s’était dérou-
lée à l’intérieur, l’Edda de Sang volait de manière chaotique.
Ses protocoles exigeaient qu’il rejoigne l’entrée du Bifrost et
retourne à Asgard, mais ses ordres avaient été annulés par
son commandant qui, déstabilisée par la douleur, avait entré
des instructions contradictoires dans le système de navigation.
Les systèmes de protection avaient été détériorés ou désac-
tivés dans la rixe. Par conséquent, l’Edda de sang mettait ses
propulseurs en route dans des directions opposées en essayant
désespérément de suivre les ordres qui lui avaient été donnés
malgré leur divergence.
Il approcha du trou de ver près d’Alfheim en essayant de
rejoindre la bonne trajectoire, mais sans y parvenir.
Le vaisseau passa alors les limites du portail naturel selon
un angle serré et disparut.

Thanos s’éveilla dans un déluge de lumière rouge cligno-


tante alors que la voix de l’ordinateur de bord signalait en
continu des avertissements et des alertes. Il pouvait à peine
bouger.
— Thanos ! Thanos !
C’était Cha. Il s’était réveillé et était retenu par un harnais
de sécurité dans une bonnette anti-crash.
— Debout ! lui cria son ami. Il faut que tu te lèves et que
tu ailles dans...

245
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Les paroles de Cha furent couvertes par un déferlement de


bruit et de lumière tels que Thanos n’en avait jamais entendu
ou vu auparavant. Malgré l’absence de calculs et sans prendre
la moindre précaution, ils étaient entrés dans le trou de ver.
L’Edda de Sang avait plongé dans l’espace de jonction et il
filait à travers l’univers sans direction, sans un cap dûment
calculé et sans qu’aucune mesure de sûreté ne soit activée.
Thanos, d’un air béat, s’évanouit à nouveau.

246
CHAPITRE 26
Il rêva.
Il rêva d’elle.
Gwinth tendit vers lui une main dont la peau se décom-
posait comme un gant pourrissant.
Pas encore, dit-elle. Pas encore.

Il ouvrit les yeux. De la fumée dansait devant lui et il sentit


la chaleur d’un feu tout près.
Il pouvait respirer, mais à peine. Alors qu’il s’apprêtait à
tousser à cause de la fumée, il fut pris d’un spasme et tout
son corps protesta douloureusement. La hache. Il avait bien
failli être découpé en morceaux.
La fumée s’écarta un bref instant et il vit quelque chose se
pencher vers lui. Cela se tenait debout sur ses deux jambes,
sa peau était grise et recouverte d’une carapace épaisse vert
foncé et brillante.
La créature l’attrapa avec des mains qui possédaient trop
de pouces et il sombra de nouveau dans les ténèbres.

Son réveil suivant fut le bon. Il se trouvait dans un cocon


fait d’une substance visqueuse, une sorte de treillis blanchâtre
et collant qui enserrait le haut de son corps. Cette matière

247
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

avait une très légère odeur de soufre et de bitume. Quand il


tenta de lever une main, il découvrit qu’il était maintenu par
cette matière et ne pouvait pas bouger. Il se débattit alors et
quelques brins cédèrent.
— Houlà ! Doucement ! Arrête ! fit une voix désormais
familière.
Thanos tourna la tête vers la gauche et vit Cha avancer
vers lui en boitant. Sa jambe gauche était enveloppée de cette
même matière étrange.
— Surtout, ne fais pas ça !
— Cha..., fit Thanos d’une voix faible, car sa gorge le
lançait encore. Que nous est-il arrivé ?
Le médecin approcha du cocon de Thanos. Il était suspendu
au plafond de ce qui ressemblait à une caverne humide qui
sentait le moisi et la nourriture pourrie. Le cocon se balança
légèrement quand Thanos bougea.
— C’est un maillage de soins, lui expliqua Cha. Tu as
été placé dans un cocon pour raisons médicales. Ils sont en
train de te soigner.
— Où est Kebbi, demanda Thanos tout en connaissant
la réponse.
— Morte, comme l’Asgardienne.
Thanos n’avait même pas l’énergie de soupirer. Il avait
espéré que dans la confusion, la fumée et la douleur qu’avait
engendrées son combat contre Yrsa, son évaluation des bles-
sures de Kebbi avait été fausse.
— J’étais dans une couchette anticrash, poursuivit Cha.
J’ai donc survécu au moment où nous nous sommes écrasés.
Toi, en revanche...
— Je ne suis pas prêt à mourir. Je suis...

248
ESPACE

— Seule une bonne fortune a pu te protéger et te mainte-


nir en vie, Thanos. Même toi, tu devrais l’admettre désormais.
— Cette fortune n’a rien de bon si elle n’est pas la même
pour tout le monde, répondit-il, pensif. Si l’univers était bien
cet endroit à l’équité infaillible qu’il te plaît d’imaginer, Kebbi
serait toujours vivante, je ne serais pas cet être difforme que
tu as sous les yeux et tu ne serais pas accroché à moi et des-
tiné à souffrir.
— Je souffrais avant de te rencontrer, je te rappelle. Sa
Seigneurie m’a enlevé et emmené loin de tout ce que je
connaissais. Tu es une bénédiction, pas une malédiction,
Thanos. Je me réjouis qu’ils aient jugé bon de te tirer de
l’épave du vaisseau.
— Ils ? Qui ça ?
Cha hésita un instant.
— Ils se font appeler les Chitauris.

249
ESPRIT

Deviens maître de toi-même et tu conquerras le monde.

251
CHAPITRE 27
Thanos passa des mois dans le cocon de soins avant de
pouvoir en sortir, mais il n’était toujours pas en mesure de
marcher. Plus d’une année s’écoula avant qu’il puisse se tenir
debout sur ses jambes et soit capable de sortir de ce qu’il avait
pris pour une grotte.
Ce n’était pas une caverne, mais une créature, une mons-
truosité qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait croisé ou dont
on lui avait parlé. Ses sauveurs appelaient cela un Léviathan.
Comme eux, il était un peu insecte, un peu reptile et un peu
mécanique. Thanos n’avait jamais rencontré leurs semblables
auparavant et il était à la fois fasciné et dégoûté par eux.
On l’avait placé dans le cocon de soin suspendu à l’intérieur
de la bouche du Léviathan pour lui permettre de lentement
guérir et se reconstituer. Ce processus achevé, les crocs de la
créature géante s’étaient ouverts afin que lui et Cha puissent
sortir sous le soleil pour la première fois.
Pour dire le moins, ce soleil n’avait rien d’impressionnant.
Ce n’était qu’un simple disque noir dans le ciel qui dispen-
sait chichement sa lumière et sa chaleur. Il comprit alors pour-
quoi les Chitauris avaient uni leur chair avec des machines :
les insectes et les reptiles ne peuvent pas survivre dans un
environnement aussi froid, mais en fusionnant leurs corps et
de la technologie, ils surmontaient les défaillances intervenues
durant leur évolution.

252
ESPRIT

Quand les longues semaines passées dans le cocon étaient


devenues des mois interminables, Cha lui avait expliqué ce
qu’étaient les Chitauris. Il s’agissait d’une société de castes
où les différents niveaux sociaux déterminaient les tâches
attribuées à chacun. Il y avait une caste domestique qui se
chargeait des besognes de base comme la reproduction et l’en-
tretien du foyer alors que la caste scientifique cherchait des
moyens d’améliorer la biologie et la technologie chitauries
afin d’obtenir grâce à des moyens artificiels ce dont la nature
ne les avait pas dotés.
Et il y avait une caste guerrière, mais celle-ci n’avait
jusqu’alors pas accompli grand-chose.
— Ils ont une conscience collective, lui avait appris Cha.
Il avait réussi à entrer dans les bonnes grâces des Chitauris
et avait appris diverses choses sur leur culture pendant la
convalescence de Thanos.
— Il n’y a donc pas de leader intellectuel, personne qui
puisse mettre au point des tactiques et des stratégies avec le
recul d’un étranger. Ils ne savent pas créer. La notion d’art
leur est étrangère.
Thanos se tenait sur un promontoire surplombant la ville
la plus importante des Chitauris, les mains dans le dos comme
à son habitude, Cha se tenant à côté de lui. Il était monté
jusque-là pour se tester afin de faire le point sur son état
physique après le combat à bord de l’Edda de Sang et le crash
sur la planète des Chitauris.
Il était essoufflé et se sentait faible. Dans cet état, il ne
pouvait venir en aide à personne.
— Il faut que quelqu’un les guide, affirma-t-il en pinçant
les lèvres.

253
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— À quoi penses-tu ?
— Je me dis que seuls les égotistes et les imbéciles ne tirent
pas de leçon de leurs échecs. Les premiers rejettent leur faute
sur les autres et les seconds n’ont pas la sagesse nécessaire
pour trouver un fautif.
Il s’assit, le regard perdu au loin.
Cha l’imita. Le soleil noir plongeait au-delà de l’horizon
en teintant les montagnes d’une faible clarté mauve.
— Tu t’accuses de la mort de Kebbi.
— Je m’accuse de beaucoup de choses. L’essentiel, c’est de
tirer les leçons de ses erreurs. Durant une année, je n’ai rien
pu faire d’autre que réfléchir. Ce fut... instructif.
— Et qu’as-tu appris ?
Thanos réfléchit un instant.
— Le but que je sers est grandiose, mais il serait peut-être
plus judicieux de procéder par le biais d’intermédiaires plu-
tôt que de m’exposer directement au danger. Peut-être que
si j’avais délégué quelqu’un pour avertir Titan du danger
qui la guette, quelqu’un qui n’aurait pas eu ce visage vio-
let et difforme, mon peuple l’aurait écouté. Et peut-être que
Kebbi serait encore vivante si on avait envoyé un éclaireur
vers l’avant-poste.
— Tu ne peux pas l’affirmer avec certitude.
— En effet, mais regarde la vue qui s’offre à nous et réflé-
chis, fit-il en désignant la ville d’un geste.
C’était une concentration de Léviathans disposés autour de
ce que les Chitauris appelaient un vaisseau-mère. Tout était
correctement rangé et organisé, comme le travail d’abeilles
au sein d’une ruche ou de fourmis dans leur fourmilière. Les

254
ESPRIT

Chitauris se déplaçaient avec précision, chacun faisant partie


d’un tout plus grand que lui-même.
— Moi, je vois l’armée parfaite, poursuivit Thanos. Il suf-
firait que quelqu’un soit capable de la diriger. Alors, ni toi
ni moi n’aurions plus à prendre de risque.
Cha hocha lentement de la tête et déclara :
— Il y a quelqu’un qu’il faut que je te présente.
— Serais-tu en train de me proposer de lever une armée ?
demanda Thanos, amusé de voir son ami soudainement tour-
ner le dos au pacifisme. Le combat contre l’Asgardienne
aurait-il éveillé en toi le goût du sang ?
— Pas vraiment, répondit Cha en reniflant. Bien au
contraire. Mais tu cherches à secourir des vies sur Titan et
je crois à ta cause. Si une armée est nécessaire pour que les
gens t’écoutent, alors levons-en une. Tout compte fait, avoir
recours à la violence pour neutraliser une violence encore
plus grande me semble moral.
— Tu es vraiment un indécrottable optimiste.
— Tout comme toi, mon ami.
— Non. Moi, je suis pragmatique.
— Dans ce cas, ces deux mots ont la même signification.

Ils pénétrèrent d’un même pas dans un petit Léviathan


par sa gueule ouverte. Thanos n’était pas encore habitué au
contact de ses semelles sur la matière spongieuse de la langue
de cet animal. Sa gueule était humide et sombre, seulement
éclairée par la salive bioluminescente qui coulait le long des
« murs ».

255
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Vers le sommet du gosier, ils découvrirent une protubé-


rance cartilagineuse qui avait vaguement la forme d’une table.
La silhouette qui y était assise se leva à leur approche.
Comme tous les Chitauris, cette créature avait l’apparence
d’un hybride entre un insecte et un reptile sur lequel on avait
greffé les appendices mécaniques d’un cyborg. Il ouvrit la
bouche et siffla sans intonation particulière, comme s’il voulait
juste prouver qu’il en était capable. Cependant, quelque chose
dans son attitude indiqua à Thanos qu’il se démarquait des
autres Chitauris qu’il avait rencontrés jusque-là. Tous étaient
occupés à leurs tâches, ne croisant que rarement son regard et
ne s’arrêtant pas pour discuter avec lui. Celui-ci, en revanche...
— C’est quoi, ça, murmura Thanos à Cha.
— Tu veux dire « Qui est-ce ? », répondit son ami sur
le même ton.
— Bienvenue, Thanos de Titan, siffla le Chitauri. On
m’appelle l’Autre.
— L’Autre ? répéta Thanos. Par rapport à quoi ?
Le Chitauri leva les mains et plia les deux pouces que
chacune d’entre elles possédait. C’était là le seul avantage que
leur avait accordé l’évolution. L’incroyable dextérité manuelle
dont ils disposaient était une bien maigre consolation pour
des créatures à sang froid nées sur une planète que son soleil
réchauffait si peu.
— Par rapport à rien. Je suis l’Autre, tout simplement.
Unique. Singulier, répondit-il en faisant siffler le « s » de
« singulier » comme s’il était en colère.
— C’est un mutant, même si ce mot ne fait pas partie
de leur vocabulaire, expliqua Cha. Il ne partage pas leur
conscience collective.

256
ESPRIT

Thanos fronça les sourcils, intéressé.


— Un déviant. Une aberration génétique, comme moi.
Unique, en effet.
L’Autre inclina la tête en signe d’approbation.
— C’est exactement ça.
— Alors, permets-moi de te dire que c’est un plaisir de
faire ta connaissance, déclara Thanos en tendant la main.
L’Autre la fixa du regard jusqu’à ce que Cha intervienne.
— Je t’ai montré quoi faire, souviens-toi.
En enveloppant sa main, les deux pouces créèrent une sen-
sation inédite pour Thanos, mais ce fut là sa première poignée
de main convenable sur cette planète.
— Je vous dois toute ma gratitude pour m’avoir sauvé
la vie ainsi que celle de mon compagnon, déclara Thanos.
Je regrette que nous n’ayons rien de mieux à offrir que nos
remerciements.
— Je t’assure que tu as bien plus à nous offrir que ça.
Sans prévenir, l’Autre posa deux doigts sur la tempe de
Thanos et celui-ci dut faire un effort colossal pour ne pas
repousser sa main.
— Tu as ton cerveau et nous souhaitons nous en servir,
lui annonça l’Autre.
Thanos adressa un regard alarmé à Cha qui répondit d’un
geste de tête signifiant Tout va bien, ce n’est pas ce que tu crois.
— C’est que je suis assez attaché à mon cerveau, fit
Thanos. Il m’est très utile là où il se trouve.
L’Autre s’inclina légèrement.
— Toutes mes excuses. Je ne maîtrise pas tout à fait votre
langue et je me suis mal exprimé. Ton cerveau va rester là

257
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

où il se trouve, Thanos. Nous voudrions que tu t’en serves


dans notre intérêt.
— Dans quel but, demanda Thanos, intrigué. D’après
ce que j’ai pu voir, votre société semble fonctionner parfai-
tement. Les membres de ta race sont nourris, correctement
vêtus et en sûreté. De quoi d’autre auriez-vous besoin ?
— Les Chitauris rêvent de conquêtes, répondit l’Autre
sans ambages, comme s’il parlait de la météo. Ils veulent quit-
ter ce monde pour en trouver d’autres au climat plus chaud.
Nous avons des armes et nous savons nous en servir. Nous
possédons également de la technologie et l’énergie nécessaire
pour l’alimenter. Mais, hélas, nous n’avons pas de chef. La
caste guerrière est incapable de s’adapter aux situations de
combat parce que toutes les décisions doivent d’abord pas-
ser par notre conscience collective ce qui ralentit tout. Notre
mode de pensée est une contrainte.
— Il faudrait donc que quelqu’un prenne les rênes ?
résuma Thanos en se caressant le menton. Pourquoi pas toi ?
Tu possèdes bien une pensée indépendante, non ?
L’Autre secoua la tête négativement.
— Je n’ai pas l’expérience nécessaire. Je peux communi-
quer directement avec la conscience collective de mon peuple,
l’influencer et la guider. Je peux donner des ordres, mais
j’ignore quels sont ceux qui conviendraient.
Il marqua une pause, le temps de tapoter ses quatre pouces
ensemble dans un geste difficile.
— Toi, Thanos, tu es un guerrier qui a vaincu une
Asgardienne. Tu pourrais nous diriger.
— Tu disais que tu voulais une armée, surenchérit Cha
dans un hochement de tête.

258
ESPRIT

Du doigt, Thanos parcourut les stries qu’un destin cruel


et la génétique avaient dessinées là.
— Oui, j’ai dit ça, en effet.

Le jour même, il conclut un pacte avec l’Autre. Pour sa


part, il permettrait aux Chitauris d’atteindre un nouveau
monde plus clément envers eux et, en retour, ils deviendraient
ses soldats, ses émissaires dans le sauvetage de Titan.
— Mais il n’est pas utile que ces objectifs soient atteints
consécutivement, lui confia Thanos. Nous pourrions nous
charger des deux en parallèle.
— Oui. Cela me paraît adapté et acceptable. Cela nous
fera gagner du temps et nos désirs seront comblés d’autant
plus vite.
— Alors, nous avons un marché, déclara Thanos.
Il s’agissait d’un simple échange de services et chacune
des deux parties y trouvait son compte. Les Chitauris s’ins-
talleraient sur une nouvelle planète et Thanos obtiendrait les
troupes pouvant lui permettre d’imposer sa vision des choses
sur Titan. À chaque fois que l’univers le jetait dans les ennuis,
il trouvait le moyen de retourner la situation et de se remettre
sur la voie menant à son but. Son talent d’adaptation était
aussi important que ses dons pour la planification. Il n’avait
pas réussi à atteindre Hala ? Les Asgardiens l’avaient vaincu ?
Aucun problème. Ne pas avoir qu’un seul plan était le seul
plan qui comptait à ses yeux. Son imagination féconde lui
permettait d’en changer dès que nécessaire.
Le voyage par le trou de ver d’Alfheim avait fait la part
belle à l’improvisation et comme l’Edda de Sang avait été

259
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

détruit au moment de l’impact, Thanos n’était plus en mesure


de calculer selon quel angle ils avaient passé le portail et com-
bien de temps ils avaient passé en transit. Le soleil noir autour
duquel gravitait le monde des Chitauris ne permettait pas de
relever facilement la position des étoiles.
Il passa donc pratiquement une année de plus sur cette
planète à tenter de trouver le moyen de retourner sur Titan.
Durant cette période, il inventoria les ressources et les armes
des Chitauris et se fit une idée de leurs talents de combattants.
Il découvrit également que les Léviathans étaient capables
d’accomplir des voyages interstellaires. En effet, ces bêtes
gigantesques pouvaient survivre dans le vide de l’espace en
transportant des Chitauris à l’abri dans leur corps.
Enfin, cette race avait mis au point une technologie de
téléportation rudimentaire. Thanos n’avait jamais rien vu de
tel. Une fois activé, cela semblait ouvrir des minitrous de ver
dans l’espace-temps et créer des portails qui pouvaient
transporter un individu d’un point à un autre sans qu’il ait
besoin de traverser la distance les séparant.
Le Titan passa beaucoup de temps à faire des expériences
autour de cette technologie. De nombreux Chitauris mou-
rurent durant ses essais cliniques, mais beaucoup d’autres se
portèrent volontaires pour participer. Avec tous ces cadavres
à disposition, il commença également une étude approfondie
de l’anatomie et de la biologie de ses hôtes, les observant et
les analysant jusqu’au plus profond de leur structure géné-
tique tripartite. Son père lui ayant enseigné les rudiments
de la manipulation génétique, Thanos créa très vite une
caste de guerriers plus puissants. Les Chitauris lui en furent

260
ESPRIT

reconnaissants. Une fois de plus, la science leur offrait ce que


la nature leur avait refusé.
Son expérience à bord de l’Edda de Sang le hantait. Sur
La Couchette d’Or, son intellect et sa corpulence lui avaient
permis d’arriver à ses fins, mais face à une combattante douée
et entraînée, il s’était montré impuissant. Il s’entraîna donc
dans de nombreuses disciplines de combat armé ou à mains
nues en utilisant les Chitauris comme adversaires. Les morts
étaient de plus en plus nombreux alors que ses compétences
s’amélioraient, mais les Chitauris ne semblaient pas y prêter
attention. Ils appartenaient à une race fertile et féconde qui
partageait un esprit unique. L’individu était pour eux une
notion étrangère.
Grâce à cet entraînement, il prit conscience des capacités
et des aptitudes de son corps. Il avait passé toute sa vie à
négliger l’exercice physique pour privilégier l’intelligence et
le raisonnement. Jusque-là, il avait dédié son existence à la
richesse de l’esprit.
Mais désormais, il était capable d’envoyer une lance à une
centaine de mètres pour qu’elle se plante dans ce qu’il visait.
Il pouvait vaincre quatre guerriers chitauris bien entraînés.
La vivacité et la résistance aux blessures dont faisait preuve
son corps l’émerveillaient. Il apprit également à anticiper les
attaques de ses adversaires et à les contrer. Pour la première
fois de sa vie, son esprit et son corps se mirent à fonctionner de
concert. Sa corpulence, des épaules larges, sa taille... Tout cela
représentait des avantages et il n’arrivait pas à comprendre
comment il ne s’en était pas rendu compte.
Au fil du temps, il apprit à apprécier ces séances d’en-
traînement. Le coup et la parade, la feinte et l’esquive... Il

261
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

devenait à la fois un combattant et un penseur, une sorte de


guerrier intellectuel.
À sa plus grande joie, il commença à se sentir invincible.
Pourtant, il ne parvenait pas à oublier qu’il avait raté l’oc-
casion d’envahir Asgard et de s’emparer de la relique, cet
objet que Vathlauss avait appelé l’Aether ou la Pierre d’infi-
nité. Cependant, il n’en aurait peut-être pas besoin. Il pouvait
s’adapter aux nouvelles contingences de la situation. Certes,
il n’avait pas d’arme venue d’Asgard, mais son plan premier
pourrait peut-être suffire. Revenir sur Titan à la tête d’une
armée serait peut-être assez convaincant.
Cha était tout le temps à ses côtés quand il s’entraînait,
préparait ses tactiques ou pendant ses périodes de récupéra-
tion durant lesquelles il rappelait à Thanos de se reposer et
l’exhortait à prendre soin de lui.
— Quel intérêt de vouloir retourner sur Titan en tant
que conquérant et sauveur si tu meurs pour cela, aimait-il
à lui répéter.
Thanos ne se donnait pas la peine d’expliquer à son ami
que mourir sur Titan avait toujours fait partie de son plan.
— Je suis surpris que tu ne trouves rien à redire au sujet
de l’accord que j’ai passé, Cha. Comment ton pacifisme léthar-
gique peut-il s’accommoder de notions telles que des armées,
des soldats et de la chair à canon ?
— Ces êtres sont à peine vivants, répondit Cha. Je vis parmi
eux depuis bien plus longtemps que toi. Ils ne pensent pas comme
nous. Chacun d’entre eux n’a pas une âme qui lui est propre.
Thanos ne put s’empêcher de penser à ce que Kebbi lui
avait confié au sujet de Robbo : « Certaines personnes com-
mandent et d’autres veulent être commandées. »

262
ESPRIT

— L’âme est-elle tout ce qui compte, demanda-t-il à son


ami. Et l’esprit, alors ?
— Si l’un d’entre eux meurt, leur conscience collective
permet à des milliers d’autres de partager les mêmes pensées,
les mêmes souvenirs et les mêmes envies. Je ne mets pas en
doute l’existence de leur esprit. Cela dit, quand les pensées
sont partagées entre tous, qu’advient-il de la liberté indivi-
duelle ? Que devient la possibilité personnelle de distinguer
le bien du mal ?
Ils discutaient de ces questions jusqu’au plus profond des
nuits d’un noir absolu qu’offrait cette planète, recroquevillés
dans la gueule d’un Léviathan, profitant de sa chaleur cor-
porelle. Avec le temps, Thanos s’était habitué à l’odeur fétide
de cet animal.
Il passait des heures à observer des tableaux et des cartes,
appliquant au problème du retour vers Titan les mêmes rai-
sonnements qui lui avaient permis de découvrir la menace qui
planait sur sa planète. En quelques mois, ils avaient établi le
contact avec des routes commerciales voisines. Peu après cela,
ils furent en mesure de contacter Xandar et Hala, l’ouverture
de ces canaux de communication rendant possible l’établis-
sement d’une carte stellaire qui pourrait les emmener de la
planète des Chitauris jusqu’à Titan.
Une nuit, Thanos fut réveillé d’un sommeil profond par
Cha, qui se tenait au-dessus de lui et tremblait très légère-
ment. Ses lèvres formaient l’inverse d’un sourire et il avait
les yeux brillants d’émotion.
— Qu’est-ce qu’il ne va pas, demanda Thanos.
— Nous sommes enfin parvenus à rétablir une ligne de
communication avec l’arc-tangente de la galaxie, commença

263
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Cha. J’ai reçu un message venu de Titan. Du moins, c’est ce


que j’ai cru.
Thanos se releva. Il savait. Dans son cœur, au plus profond
de lui-même, il savait déjà, mais il laissa Cha lui annoncer.
— C’est arrivé. Je suis vraiment navré, Thanos. Ça s’est
produit.

Voulant être seul avec son chagrin que nul autre ne pouvait
comprendre, il partit s’isoler dans les collines surplombant
la ville des Chitauris. Comme les pensées de chacun étaient
partagées avec tout le monde, cette race n’avait même pas de
mot pour décrire la mort d’un être cher. L’expérience acquise
par un Chitauri se transmettait à tous les autres bien avant
qu’il ne décède. Quant à Cha...
Il s’allongea dans un pré d’herbes hautes, le regard perdu
dans le ciel nocturne. La planète des Chitauris possédait trois
lunes dont deux étaient visibles ce soir-là. D’après les per-
turbations relevées dans les marées, il avait compris qu’une
quatrième lune devait exister, mais qu’elle était certainement
en orbite autour de l’une des trois autres, ce qui expliquait
qu’on ne la voyait jamais.
Le ciel était ténébreux et froid. Chacune de ses respirations
lançait un nuage de condensation dans l’air. Le scintillement
d’une des deux lunes avait des reflets rouges tandis que l’autre
était d’un blanc éclatant. Ce phénomène lui évoqua les yeux
vairons de Sa Seigneurie, mais cela ne dura qu’un instant, car,
systématiquement, ses pensées revenaient à Titan.
Depuis Titan, on avait transmis un message vers l’espace,
un avertissement intimant à tous les voyageurs de rester à

264
ESPRIT

l’écart. Amplifié, il avait été relayé à travers tout l’univers et


Cha avait réussi à l’intercepter.
Comme il l’avait prévue et annoncée, la catastrophe s’était
produite.
Jusqu’au moment où Cha lui avait annoncé, doutant de
lui-même, le Titan s’était raccroché à l’espoir minuscule de
s’être complètement trompé, que ses calculs avaient été faux
et que Titan continuerait de prospérer.
Au lieu de cela, les événements lui avaient donné raison
et plus vite qu’il ne l’avait imaginé.
Sintaa et Gwinth, les deux seules personnes dans tout l’uni-
vers que Thanos pouvait considérer comme ses amis, excep-
tion faite de Cha, étaient très certainement morts. D’accord,
ils lui avaient tourné le dos à un moment crucial, mais par-
venir à leur pardonner ne lui avait demandé aucun effort. Ils
avaient eu peur et la peur est la mère des jugements erro-
nés. Il espérait qu’ils étaient encore en vie, même s’il savait
bien que les chances étaient minces. La Gwinth dont il rêvait
continuait de se décomposer, mais il s’accrochait à l’idée folle
que, dans la mesure où elle n’était pas tombée en poussière
dans ses songes, elle était peut-être encore vivante et attendait
qu’il vienne la sauver.
Il ne partagea ses pensées avec personne. Elles lui appar-
tenaient et elles étaient funestes. Il prit donc grand soin de
les dissimuler.
Il pensa alors à sa mère... Était-elle en sécurité, enfermée
loin des autres dans cet entrepôt réservé aux Titans fous ? Cet
endroit était-il idéal pour elle, attendu que les synthétiques
qui s’occupaient d’elle ne subiraient pas immédiatement la
première vague de chaos ? Ou être prisonnière dans cet asile

265
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

revenait-il à être ligotée à un bloc de béton quand l’eau monte


autour de vous ?
Quant à son père...
Il refusait d’accorder la moindre pensée à son père.
Il ne parvenait pas à se souvenir de la dernière fois où il
avait pleuré. À l’époque, il était très certainement encore un
enfant et n’allait pas se laisser aller à le faire maintenant.
Ou plutôt, il aurait aimé en être capable.

Préparer un Léviathan à traverser le trou de ver instable


sans encombre demanda encore des mois à l’issue desquels
Thanos et Cha firent leurs adieux à l’Autre.
— Thanos, la prochaine fois que nous nous verrons, les
Chitauris seront devenus une puissante armée prête à servir
nos intérêts communs, lui promit l’Autre.
— Et Thanos est impatient de la diriger, répondit Cha,
à la place du Titan.
Celui-ci était trop occupé à faire les derniers calculs pré-
alables au transit par le trou de ver et à éviter de laisser ses
pensées vagabonder du côté de Titan pour se laisser distraire.
Son marché avec l’Autre et les projets qu’ils avaient élabo-
rés, tout cela ne comptait plus. Il n’avait qu’un désir : repartir
de cette planète désolée pour retourner sur Titan. Il devait y
avoir des survivants. Tout le monde ne pouvait pas être mort.
Ce n’était plus d’une armée dont il avait besoin, mais d’un
miracle.
« Tu as quelques miracles en réserve, Thanos de Titan ?
lui avait demandé Kebby, un jour. Sinon, arrête de rêver. »

266
ESPRIT

Non, il n’avait pas de miracle dans sa manche, mais il


fallait qu’il fasse quelque chose. Il lui fallait essayer.
Ils décollèrent de la planète des Chitauris à minuit, traver-
sèrent l’atmosphère obscure et atteignirent les ténèbres encore
plus sombres de l’espace. Ce fut la première fois que Thanos
put voir ce monde de loin puisqu’il était inconscient et prati-
quement mort quand ils étaient arrivés dans les débris calcinés
de l’Edda de Sang. Dans son ensemble, le globe ressemblait
à une perle noire et sinistre sur laquelle étincelait la lumière
froide de son soleil inutile.
— Quel est ton plan ? demanda Cha à voix basse.
Ils ne voulaient pas être entendus, car, même si les
Léviathans n’étaient pas des créatures douées d’intelligence, ils
faisaient partie de la conscience collective chitaurie et Thanos
n’était pas parvenu à savoir jusqu’à quelle distance portait le
phénomène qui unifiait cette race.
— Nous entrerons dans le trou de ver selon un angle
de trente-deux degrés contre le plan de l’elliptique, expliqua
Thanos à Cha en lui montrant un hologramme programmé
à la va-vite qui affichait leur plan de vol.
Il avait fait installer des commandes spéciales reliées au
cortex du Léviathan afin d’être certain que la créature main-
tiendrait le bon angle d’approche.
— Cela devrait nous ramener jusqu’à l’espace civilisé où,
avec un peu de chance, nous pourrons vendre ce monstre assez
cher pour racheter une arche spatiale équipée d’infirmeries
et de salles d’opération médicales.
Le message brouillé en provenance de Titan que Cha avait
reçu était en fait un avertissement transmis en boucle depuis
une balise qui orbitait autour de la planète.

267
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

« Attention, voyageurs de ce secteur. N’atterrissez pas sur


Titan. Nous répétons : n’atterrissez pas sur Titan. Catastrophe
environnementale et épidémie mortelle en cours. Faites route
vers Ceti Prime. »
— Ce désastre environnemental a été engendré par la
surpopulation, expliqua Thanos. C’est exactement l’une des
issues que mes calculs avaient prédites et le nombre des vic-
times aura sûrement dépassé les capacités des installations
mortuaires. Résultat : des morts sont restés des jours entiers
dans les rues, ce qui a certainement conduit à l’émergence
de pathogènes résistants aux antibiotiques et donc à une
pandémie.
À ces mots, il enfouit son visage sans ses mains.
— Je les avais prévenus, Cha. Je leur avais dit et ils n’ont
pas écouté.
Cha posa une main sur l’épaule du Titan.
— Je sais, mon ami. L’univers a cherché à parler par ta
bouche et ils ont ignoré ses conseils pourtant sages.
— Assez ! explosa Thanos en repoussant violemment la
main de Cha. Je ne vois aucun équilibre quand des enfants
meurent dans la rue ! Il n’y a pas d’harmonie quand des
innocents s’asphyxient parce que l’air qu’ils respirent est
empoisonné !
Cha recula lentement.
— Bien sûr. Je suis désolé.
Il tourna des talons en laissant Thanos à son chagrin pour
se réfugier plus loin dans la gorge du Léviathan.

268
ESPRIT

Ils entrèrent dans le trou de ver avec un angle de très


précisément trente-deux degrés. Le Léviathan fut pris de
convulsion et tangua en grognant, mais les protections sup-
plémentaires qu’ils avaient greffées sur sa carapace extérieure
s’avérèrent suffisantes et il survécut au voyage.
De l’autre côté, ils ressortirent dans l’espace kree et Thanos
ne put s’empêcher de sourire face à cette ironie. Au début
de son exil, il avait eu l’intention de rejoindre le secteur des
Krees afin de rallier leurs forces et de repartir pour Titan.
Aujourd’hui, c’était précisément ce qu’il allait faire, même
s’il était désormais trop tard.
La chance leur sourit et, sur une des planètes périphériques
krees, ils trouvèrent un marchand fasciné par la nature du
Léviathan et sa biologie partagée entre celle d’un insecte et
d’un reptile auxquelles on avait ajouté des éléments méca-
niques. Ils repartirent avec une somme d’argent suffisante
pour louer un vaisseau cargo de taille moyenne et y installer
des dizaines d’infirmeries automatiques. Cha passa presque
une semaine entière à préparer ces installations aux caracté-
ristiques physiques des Titans tandis que Thanos modifiait
les navettes de chargement du cargo afin de les transformer
en ambulances qui transporteraient les victimes de la surface
au vaisseau.
Il rentrait. Il retournait enfin chez lui. Cette pensée, cette
réalité, cette vérité le submergea à plusieurs reprises, quand il
s’y attendait le moins. Dès qu’il faisait de son mieux pour se
concentrer sur la tâche qui l’occupait, elle l’assaillait sans pré-
venir et il se retrouvait obligé de s’arrêter de travailler durant
un instant pour s’en délecter, pour y réfléchir et pour laisser
un sentiment étrange fait de joie et de chagrin le pénétrer.

269
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Il se refusait à espérer que Gwinth et Sintaa soient encore


vivants, car les chances n’étaient pas en leur faveur, mais il
était prêt à emmener tous ceux qu’il pourrait. Il les ferait
embarquer sur sa navette et leur permettrait de rejoindre
son vaisseau cargo devenu infirmerie qu’il avait d’ores et déjà
rebaptisé Sanctuary. Une fois à bord, lui et Cha viendraient
en aide à ceux qui pouvaient encore être sauvés et soulage-
raient les souffrances de ceux qui avaient dépassé ce stade.
Aux mourants, ils offriraient une fin confortable et la vie à
tous les autres...
Ensuite...
Ensuite, ils trouveraient un nouveau monde. Les dif-
férentes races de la galaxie accueillaient rarement bien un
vaisseau plein de réfugiés, mais Thanos leur trouverait une
planète, un sanctuaire pour les survivants de Titan.
Ils redécollèrent de la petite planète kree plus d’un an et
demi après que le message venu de Titan les eut atteints sur
le monde des Chitauris. Dans le secteur kree, ils n’avaient
plus besoin de s’inquiéter du danger que représentaient les
positions aléatoires des trous de ver. Chaque système disposait
de portails de transport, certains en ayant même plusieurs.
En dépensant leurs dernières réserves de devises, ils payèrent
le prix pour utiliser le portail menant à Titan et reçurent en
échange un avertissement automatique :
« Voyageurs, nous vous signalons que le système de Titan
a été volontairement placé sous quarantaine. Si vous vous y
rendez, c’est à vos risques et périls. »
Alors qu’ils étaient en vol stationnaire juste au-dessus du
portail, Thanos se tourna vers Cha qui venait de le rejoindre
dans le poste de pilotage du Sanctuary.

270
ESPRIT

— C’est ta dernière chance d’abandonner la quête du


Titan fou, lui proposa-t-il.
— Ils ont besoin de nous, fut la seule réponse de Cha.
Alors Thanos alluma les tuyères en marche et mit le cap
vers le portail et sa planète.

271
CHAPITRE 28
Pour la première fois depuis des années, Thanos put
contempler le globe orange et nébuleux appelé Titan. À
des milliers de kilomètres de distance, cette planète ne lui
parut pas avoir changé depuis qu’il l’avait quittée. Rien ne
pouvait laisser deviner l’étendue du chaos dissimulé par la
brume.
Alors qu’il s’approchait de son monde d’origine aux com-
mandes de Sanctuary, des balises dérivaient sur des orbites
descendantes en diffusant leur mise en garde sur toutes les
fréquences :
« Attention ! Vous vous dirigez vers une planète sous qua-
rantaine ! Y atterrir se fera à vos risques et périls. »
C’était précisément ce qu’il avait l’intention de faire.
En vitesse subluminique, le simple fait d’atteindre son
orbite de stationnement lui sembla prendre un temps inter-
minable. À ce stade, il avait espéré capter des messages de
survivants, mais les fréquences locales restaient désespérément
muettes.
Il établit une orbite aussi proche que possible de l’atmos-
phère de la planète afin que la navette ait le moins de distance
à parcourir.
En tant que vaisseau-cargo, Sanctuary n’était pas prévu
pour atterrir ou même résister aux tensions imposées par la
gravité. C’était à cela que servait la navette qui était conçue

272
ESPRIT

pour déplacer des palettes de marchandise et que Thanos


avait modifiée afin de servir à la fois d’ambulance et de cli-
nique. Grâce aux systèmes de pilotage automatique, il avait
estimé qu’ils pourraient emporter quatre mille Titans par
voyage et les déposer dans les soutes de Sanctuary pour les
sauver.
Dans un premier temps, ils attendirent. Thanos pensait
que les survivants s’étaient regroupés dans la Cité Éternelle,
mais il ne voulait pas envoyer la navette avant d’en être cer-
tain. Bien que minime, il y avait une chance que des gens
aient fui les rues encombrées et contaminées de la ville pour
rejoindre les contreforts des cryovolcans.
— J’ai un signal, s’écria soudain Cha en pointant du doigt
un relevé holographique. C’est faible, mais ce n’est pas un
bruit de fond. C’est bien un signal. Il provient de là.
Thanos écarquilla les yeux.
— Le centre de la Cité Éternelle, murmura-t-il. Le
MentorPlex.
— Le quoi ?
Il eut l’impression que son esprit faisait un bond en arrière
de plusieurs siècles jusqu’au jour où lui et Sintaa avaient
observé les androïdes antigrav qui bâtissaient le MentorPlex,
donnant ainsi forme au rêve d’A’Lars.
— Aucune importance, répondit Thanos. Il est tout à fait
logique que les survivants se soient rassemblés là.
Il se leva brusquement de son fauteuil de commandant et
quitta le poste de pilotage non sans lâcher un ordre par-dessus
son épaule.
— Envoie la navette sur cette position. Je prends le module
de commande pour descendre.

273
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Tu descends ? s’exclama Cha en se levant pour le


suivre. Thanos, tu ne sais pas ce qu’il se passe là-dessous !
La surface... Cette épidémie...
— Je vais passer une combinaison étanche.
Ils parcoururent la coursive principale du vaisseau et se
dirigèrent vers le point de largage du module de commande.
— Peut-être que cela ne suffira pas, fit valoir Cha. Tu
ne sais pas exactement à quel agent pathogène tu vas avoir
affaire. Tu ne peux pas t’exposer ainsi.
Thanos s’arrêta au sas du module.
— Cela fait des années qu’ils sont terrifiés et perdus. Si
nous nous contentons d’envoyer notre flotte de navettes avec
un message leur demandant de monter à bord, ils n’écoute-
ront pas. Il faut que quelqu’un soit là pour leur dire qu’ils
ne risquent rien.
— Tu risques de mourir, le prévint Cha.
Son inquiétude était déplacée, mais touchante. Thanos lui
adressa un léger sourire.
— Jusque-là, ça ne m’est jamais arrivé.

D’une pression du pouce, il ouvrit la porte derrière laquelle


se trouvait une grande salle avec, en son centre, le module de
commande, un petit vaisseau aux lignes épurées. Cet appareil
d’appoint permettait au capitaine de Sanctuary de gérer toutes
les fonctions du vaisseau-cargo sans être à bord. Il n’était
pas rare que les cargos désactivent tous les systèmes de sur-
vie afin d’économiser de l’énergie au cours des fastidieuses
phases de chargement ou de déchargement. Le module de
commande était l’endroit d’où un capitaine pouvait superviser

274
ESPRIT

cette procédure durant laquelle seuls des robots et des intel-


ligences artificielles se trouvaient à bord du cargo.
Il fouilla dans un vestiaire pour y trouver sa combinai-
son étanche. Celles qui leur avaient été louées avec Sanctuary
étaient trop petites pour lui. Il en avait donc pris deux et les
avait soudées ensemble. Il tira sur le vêtement pour en tester
les jointures et elles résistèrent à la traction.
— Au moins, garde ça près de toi, fit Cha d’un ton
exaspéré.
Thanos se tourna vers son ami. D’un autre vestiaire, celui-ci
tira un sceptre de taille moyenne dont l’une des extrémités se
terminait par une pointe évasée.
— Où as-tu trouvé ça ?
— Je l’ai emporté avec d’autres petites choses avant que
nous vendions le Léviathan. Prends-la.
Thanos observa la masse de combat que lui tendait Cha
d’un œil songeur.
— Je n’ai pas besoin d’arme, finit-il par dire. Ces gens
sont mon peuple.
— Ton peuple a été dévasté par la maladie et une catas-
trophe. Ce ne sont plus les gens que tu as connus. De plus,
permets-moi de te rappeler que la dernière fois qu’ils t’ont
vu, vous n’étiez pas en très bons termes.
Thanos prit ombrage de ce commentaire, pas parce qu’il
était brutal, mais parce qu’il était vrai. Le temps a le pouvoir
d’embellir certains souvenirs. Dans son esprit, la haine que les
habitants de Titan avaient montrée envers lui s’était affadie
pour passer derrière l’urgence que vivait son peuple. Quand
il y pensait, l’attachement qu’il ressentait pour eux s’était mué
en affection réciproque envers lui. Il ne pensait que rarement

275
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

à son père ou aux regards sidérés voire dégoûtés qui avaient


servi de toile de fond à son enfance. Inconsciemment, il les
avait remplacés par des souvenirs de Sintaa, de Gwinth et
même des synthétiques qui prenaient soin de sa mère.
Sa mère... Quand il pensait à elle, il ne se souvenait pas
de sa folie.
— Les Titans sont fiers, mais pas idiots, dit-il à Cha. Ils
savent faire la part des choses et ils m’accueilleront à bras
ouverts.
— Alors, espérons qu’il n’y aura pas des armes au bout
de ces bras. Montre-toi à la hauteur de la réputation de ton
peuple, Thanos, ne sois pas stupide et prends cette satanée
masse, juste au cas où.
Dans un soupir résigné, il accepta l’arme et, d’une pression,
la ramena à une taille permettant de la porter à la ceinture.
— J’accepte uniquement parce que cela m’amuse de voir
un pacifiste insister pour que je prenne une arme.
— Ce n’est pas le pacifiste qui te le demande, c’est l’ami.

Thanos pilota le module de commande à travers la purée


de pois qui composait les couches supérieures de l’atmos-
phère de Titan en évitant de penser aux jours où il avait
fait le même trajet dans l’autre sens à bord de l’Exile I. À
l’époque, il était convaincu que son peuple était condamné et,
aujourd’hui, il avait la preuve que ses craintes étaient fondées.
Dès qu’il ressortit des nuages, il ne put que constater le
désastre.
Même à des kilomètres au-dessus de la Cité Éternelle, il
pouvait discerner le tracé du périmètre de la ville, mais à

276
ESPRIT

peine, car il était désormais recouvert d’une couche épaisse de


cryolave déversée depuis la bouche des cryovolcans. Partout
flottait une poussière orange composée d’organonitrogène
rejeté dans l’air par les éruptions. La cryolave sous pression
avait sans doute explosé en se libérant à la surface, puis s’était
écoulée jusqu’à la Cité Éternelle avant de geler et donc de se
solidifier. Ceux qui avaient été atteints par l’éruption initiale
avaient été gelés sur place.
Ensuite, la baisse soudaine de la température avait forcé
les systèmes de contrôle du climat dont la ville était équipée
à tenter de compenser, faisant fondre la cryolave juste avant
qu’elle ne gèle de nouveau... À partir de là, il était facile
d’imaginer la panique qui s’était emparée des habitants.
Plus grave, Thanos remarqua de nouveaux contreforts au
niveau de l’ouest de la Cité. Leur présence signifiait que des
plaques tectoniques avaient bougé. Les déplacements du cryo-
magma sous la surface avaient déréglé l’équilibre fragile des
sous-sols de Titan. Par conséquent, les plaques géologiques
situées sous la ville s’étaient déplacées, notamment la plaque
occidentale qui s’était soulevée pour créer une topographie
nouvelle... et sans aucun doute rayer de la carte la moitié de
la Cité en quelques instants.
Thanos serra les mâchoires et reporta son attention sur
l’hologramme verrouillé sur le signal que Cha avait intercepté
depuis l’orbite. Maintenant qu’il avait passé la couverture de
nuages, il était plus fort et aucun doute n’était plus permis :
il émanait bien du MentorPlex.
Je rentre vraiment chez moi.

277
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Il repéra une zone dégagée située à une dizaine de kilo-


mètres du MentorPlex, à l’endroit où se dressait auparavant
un marché. Les étals étaient tous abandonnés, un bon nombre
ayant même été jeté au sol, ce qui lui laissait la place d’y faire
atterrir le module de commande.
Les analyseurs d’environnement lui indiquèrent que l’air
extérieur était respirable, mais contenait un haut niveau de
substances cancérigènes et au moins quatre agents pathogènes
inconnus. Il se glissa dans la combinaison et en testa encore
une fois les joints. Elle était bien hermétique.
Il ouvrit le sas d’accès du module de commande et fut
bousculé par une rafale de vent au moment où, obéissant
aux lois de la physique, la pression de l’air entre l’appareil et
l’extérieur s’équilibrait. De la poussière orange s’engouffra
dans le module et se déposa en couche légère sur le tableau de
bord. Debout dans l’encadrement du sas, il hésita en regardant
l’ancien marché abandonné. Dans ses souvenirs, aucune partie
de la Cité Éternelle n’était jamais déserte. Ce qu’il voyait ne
ressemblait plus à Titan.
Après quelques instants de réflexion, il fit demi-tour et
rangea le sceptre chitaurie dans un étui pendant à sa cein-
ture. Ceci fait, il posa le pied sur la surface de Titan pour la
première fois depuis des années.
Tout autour de lui, des bourrasques soulevaient des tour-
billons de poussière. L’air était froid, presque autant que sur
la planète des Chitauris, même si ici le soleil était plus brillant
et plus chaud.
Il embrassa les alentours du regard, s’attendant presque
à ce que quelqu’un vienne à sa rencontre, mais il n’y avait
rien. Le marché était bel et bien abandonné.

278
ESPRIT

— Cha ? fit-il dans sa radio. Je suis à la surface.


En retour, il ne reçut que des grésillements. Il se dit alors
que la pollution de l’atmosphère devait bloquer les commu-
nications et que sa radio portative était sans doute trop faible
pour transmettre à travers. Durant toute son expédition, il ne
pourrait donc pas communiquer avec Cha.
Un rapide coup d’œil au scanner qu’il tenait lui confirma
que le signal avait bien le MentorPlex comme point d’origine.
Le bâtiment dominait le reste de la Cité éternelle, ses étages
les plus élevés disparaissant dans la poussière et les nuages.
Légèrement penchée, cette tour n’était désormais plus parfai-
tement perpendiculaire par rapport au sol. Les tremblements
de terre qui avaient rasé la zone ouest de la ville avaient
également mis à mal le chef-d’œuvre d’A’Lars.
Thanos revérifia le mélange oxygène-azote de ses bouteilles
puis commença la longue marche qui devait le ramener à
l’endroit où il avait vécu.
La combinaison ralentissait ses pas et, au fur et à mesure
qu’il approchait du MentorPlex, de plus en plus de débris,
de détritus et de cadavres s’amoncelaient dans les rues et sur
les trottoirs.
Le premier corps qu’il rencontra fut celui d’une petite fille
qui ne devait pas avoir plus d’une dizaine d’années. Elle était
allongée dans une posture parfaite, comme si, fatiguée, elle
avait décidé de faire une sieste sur le trottoir. Arrivé à sa
hauteur, Thanos s’accroupit. Elle semblait si paisible qu’il
avait du mal à admettre qu’elle soit morte, mais quand il la
toucha, elle resta immobile. Son corps était flasque et passif
comme le sont tous les cadavres. Elle était tombée là, puis
le froid et la sécheresse avaient conservé son corps. Quelque

279
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

part, c’était pire que si elle s’était décomposée ou réduite à


l’état de squelette. Elle était devenue à la fois une parodie de
vie et de mort.
— Dors bien, mon enfant, murmura-t-il avant de
reprendre son chemin.
Il pensa à Gwinth telle qu’il la voyait en rêve, en pleine
décomposition. Cela n’avait rien de commun avec ces cadavres
si effrayants par leur aspect préservé. Son rêve ne reflétait
pas la réalité. Cela signifiait peut-être qu’elle était encore
vivante...
Il s’en voulut de croire à ces sornettes et de donner ainsi
dans le mysticisme. Les rêves n’étaient rien d’autre que
des rêves. Elle était vivante ou elle ne l’était pas et la diffé-
rence n’avait rien à voir avec l’activité nocturne de quelques
neurones.
Le temps qu’il rejoigne le MentorPlex, il s’était habitué à
la vue des cadavres. Il avait commencé à les compter puis,
trouvant cela inutile, il s’était arrêté à cent. Il avait proposé de
tuer la moitié de la population de Titan. Aujourd’hui, com-
bien de plus étaient morts ? Sa théorie s’était révélée exacte
à un point qui dépassait son imagination.
Restait à savoir combien avaient survécu. Il estima qu’ils
devaient être quelques milliers à l’intérieur du MentorPlex
et deux fois plus dans les abris se trouvant aux abords de la
ville. Dans le meilleur des cas, cela signifiait un dixième de
la population initiale.
Si on l’avait écouté, il aurait pu en sauver la moitié.
À un demi-kilomètre du MentorPlex, les voies d’accès
étaient tellement encombrées de cadavres et de décombres
qu’il décida de dégainer son bâton et le déploya de toute sa

280
ESPRIT

longueur afin de l’utiliser comme une canne pour progresser


en passant autour ou par-dessus les empilements de corps. Il
ne s’arrêtait plus pour pleurer les morts, car ils étaient trop
nombreux. L’odeur qu’ils dégageaient finit par dépasser les
capacités de traitement des recycleurs d’air dont sa combi-
naison était équipée. Rapidement, la puanteur de la mort et
des corps desséchés inonda son casque. Pour compenser, il
augmenta le mélange d’antibiotiques et d’antiviraux présents
dans l’air qu’il respirait.
Plus il avançait, plus l’inclinaison du MentorPlex était
impressionnante, à tel point qu’il se demanda comment ce
bâtiment avait pu rester debout après avoir pris un angle aussi
prononcé. Le simple fait qu’il ne se soit pas écroulé était la
meilleure preuve du génie d’A’Lars en matière d’architecture
et de connaissance des matériaux.
L’entrée principale était bloquée par des poutres et des
gravats. Thanos passa une heure à longer la base de l’édifice
parmi les décombres pour parvenir à l’entrée de secours est.
Les commandes d’ouverture fonctionnaient, mais, quelque
part, un court-circuit les avait déconnectées de la porte. À
chaque fois qu’il poussait le bouton idoine, il déclenchait un
trille et le clignotement d’une diode verte, mais la porte ne
s’ouvrait que de quelques centimètres avant de se refermer.
Il déclencha alors le processus une nouvelle fois et glissa
l’arme chitaurie dans la fente avant de peser de tout son poids
sur son extrémité. Le métal chitauri combiné à sa force phy-
sique remportèrent la victoire. La porte s’ouvrit davantage
avant de demeurer définitivement bloquée. Thanos avait juste
la place de s’y glisser.

281
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Thanos se retrouva dans l’entrée du MentorPlex, l’endroit


par lequel les habitants et les visiteurs passaient pour rejoindre
les ascenseurs. Les lumières étant éteintes, il s’imagina qu’il
s’agissait de l’application d’un protocole de secours afin d’éco-
nomiser l’énergie et de la réserver aux systèmes de survie
dans certaines zones du bâtiment. Des tableaux photoniques
très tape-à-l’œil avaient décoré cette entrée, mais, maintenant
que le courant était coupé, elle n’était plus qu’une petite salle
au sol recouvert d’une légère poussière orangée. Selon son
scanner portable, le signal provenait de sous la surface. En
plus de ses cinq cents étages, le MentorPlex s’étendait sur
cinquante niveaux souterrains qui étaient l’endroit idéal pour
attendre la fin d’une catastrophe naturelle ou rester à l’abri
d’une épidémie.
Sa combinaison disposait d’une lampe frontale qu’il alluma.
À chaque pas, il soulevait de petits tourbillons de poussière
orange. Il ne lui fallut pas longtemps pour noter l’absence
de cadavres.
Il était passé par cette entrée un nombre incalculable de
fois. Cela avait été un endroit grouillant de vie et toujours
encombré de personnes qui sortaient ou entraient. Désormais,
il était vide et sinistre.
Comme il n’y avait pas d’énergie pour les alimenter, les
ascenseurs antigrav étaient hors service. Avec l’aide du sceptre
chitauri, il força la porte de l’un d’entre eux et plongea le
regard dans le gouffre obscur sur lequel elle s’ouvrait. Selon
le scanner, l’origine du signal se trouvait dans cette direction.
Il allait devoir accomplir une descente de cinquante
étages... à moins qu’il ne lâche prise et que cela ne devienne
une chute.

282
ESPRIT

Il ressortit du bâtiment et fouilla les décombres entassés


autour du MentorPlex jusqu’à trouver plusieurs longueurs de
câbles qu’il souda ensemble en utilisant l’énergie dont dispo-
sait l’arme chitaurie. Il ramena ce nouveau câble à l’intérieur
et l’amarra à une poutre en acier dépassant d’un mur avant
d’en tester la solidité en tirant dessus.
Avant de se donner l’occasion de changer d’avis, il lança
l’autre extrémité du câble dans la cage d’escalier et entreprit
sa descente.
Après dix étages, ses bras et ses jambes commencèrent à lui
faire mal. Passé le trentième niveau, ses muscles le brûlaient,
fatigués de devoir retenir son énorme poids. Se retourner pour
braquer le rayon lumineux de sa lampe vers le bas et s’assu-
rer que rien ne bloquait le passage était son seul moyen de
s’assurer de sa progression. Pour autant qu’il puisse en juger,
la cage d’ascenseur n’était rien d’autre qu’un puits sombre
jusqu’à sa base.
Quand il atteignit enfin le sol, il ne lui restait plus que
quelques dizaines de centimètres de câble, il avait les épaules
en feu et, dans ses gants, ses doigts étaient tétanisés et cou-
verts de transpiration. Son scanner lui indiqua que l’air était
libre de tout agent pathogène et parfaitement respirable. Il
enleva donc son casque et, du revers de la main, il essuya la
transpiration qui lui inondait le visage.
Il était désormais entouré de ténèbres au fin fond d’une
cage d’ascenseur dont l’autre extrémité se trouvait à pratique-
ment un kilomètre au-dessus de la surface. Il pouvait entendre
le vent siffler au-dessus de lui alors que des craquements et
leurs échos lui parvenaient de toutes parts. Le MentorPlex
semblait prêt à s’écrouler sur lui d’un instant à l’autre.

283
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Il n’était pas question de perdre du temps. La porte d’ac-


cès de l’ascenseur se trouvait sur sa droite et il la défonça
sans finesse, bien conscient cependant que le vacarme de son
approche pouvait terrifier les survivants. Mais il n’avait pas
le luxe de la subtilité.
Quand il entra dans le couloir de l’autre côté de la porte,
une série de lampes s’allumèrent pour éclairer chichement
un ancien accès de maintenance. L’énergie avait été réservée
aux derniers mètres menant aux survivants.
Il commença à avancer le long du passage, constatant que
des lampes s’allumaient devant lui alors que celles qu’il avait
dépassées s’éteignaient. Il arriva bientôt devant une grande
porte, de toute évidence bien trop épaisse pour qu’il puisse
espérer la détruire ou la défoncer. D’une main légèrement
tremblante, il en examina la surface, froide et humide.
Derrière cette porte se trouvait ce qu’il restait de son
peuple et ils étaient peut-être piégés là depuis des années. Il
se prit à espérer que leur humanité l’avait emporté, mais il
se prépara quand même à faire face à une vision d’horreur.
Être ainsi cloîtré pendant si longtemps en sachant que seule
la désolation vous attend à l’extérieur pouvait détruire l’esprit
des personnes les plus aimables et les plus équilibrées.
Il frappa à la porte et le son lui parut sourd. À l’instant
où il se dit que rien n’allait se produire, une petite trappe
s’ouvrit dans le plafond et un globe en surgit pour l’éclairer
d’une lueur verte. Il reconnut un scanner corporel.
La porte s’ouvrit alors en glissant, comme si elle avait été
installée et dûment huilée la veille. Thanos s’arma de courage
et entra.

284
ESPRIT

La porte se referma derrière lui et, simultanément, des


lampes situées au-dessus de sa tête clignotèrent avant de
s’allumer.
Il s’était attendu à un campement de fortune rendu insalu-
bre par la fange générée par d’innombrables Titans entassés
dans le seul endroit protégé et forcés d’y survivre.
Au lieu de cela, la salle qui s’ouvrait devant lui était lumi-
neuse et immaculée. D’ailleurs, sa propreté semblait l’œuvre
d’un obsédé du nettoyage. Il ne repéra pas la moindre trace
de poussière. Chacun de ses côtés devait mesurer environ dix
mètres et les murs étaient faits d’un acier poli jusqu’à devenir
étincelant. Le sol et le plafond étaient d’un alliage mordoré
qui reflétait et retenait la lumière. C’était une grande boîte
vide, exception faite d’une longue caisse oblongue posée à
l’autre bout.
Thanos vérifia une nouvelle fois son scanner et constata
que le signal n’avait jamais été aussi puissant qu’ici. C’était
de cette pièce qu’on émettait. Pourtant, il n’y avait personne.
La caisse émit un petit sifflement et son couvercle s’ouvrit.
Une silhouette se releva en position assise puis se mit debout.
En la voyant, Thanos lâcha son scanner, tenta de le rattraper,
mais abandonna la bataille et le laissa tomber au sol dans un
bruit qui résonna dans toute la pièce.
C’était son père.
C’était A’Lars.
Il avait survécu.
Il resta bouche bée en regardant son père, certainement la
dernière personne qu’il aurait pensé rencontrer.

285
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Père ! s’exclama-t-il avant de s’en vouloir d’avoir dit


quelque chose d’aussi évident et inutile.
Malgré tout ce qu’il avait accompli depuis son départ en
exil, voilà qu’il redevenait un enfant en présence de son père.
C’était ridicule.
Alors qu’il continuait à l’observer, ce dernier enjamba avec
grâce la paroi de la caisse pour en sortir, puis le regard planté
dans celui de Thanos, prit la parole.
— Bienvenue. Je suis A’Lars, l’architecte de la Cité
Éternelle de Titan. Vous vous entretenez actuellement avec
une version synthétique de moi-même. Hélas, je suis mort à
la suite du cataclysme écologique qui a décimé la population
de Titan.
— Un instant, l’interrompit Thanos en faisant un pas en
avant. Répète ça.
Le synthétique qui portait le visage de son père inclina la
tête et sourit avec ce qui pouvait ressembler à de l’indulgence.
— Je suis équipé d’une grande variété de personnalités
conçues pour correspondre à mon interlocuteur. Veuillez ne
pas bouger afin que je procède à un scanner biologique.
Plus proche de son père qu’il ne l’avait été durant des
années et pourtant plus éloigné que jamais, Thanos fit ce
que le synthétique lui avait demandé. Quand la machine eut
terminé son opération, l’expression de son visage s’adoucit
très légèrement.
— Thanos. Mon fils.
— Père. Que s’est-il passé ? Où sont les survivants ?
Le synthétique afficha un sourire triste.
— Il n’y a aucun survivant. Les catastrophes naturelles
se sont combinées à une épidémie globale pour aboutir à

286
ESPRIT

une extinction. Tous les êtres vivants sur Titan ont été
exterminés.
Le synthétique avait décrit les événements avec un ton
aimable qui ne parvint qu’à énerver davantage Thanos. Son
père ne s’était jamais adressé à lui de la sorte, pourtant c’était
ainsi qu’il avait programmé cette copie mécanique au cas où
ils se rencontreraient. Et comme A’Lars avait pris le soin de
programmer ce synthétique pour qu’il reconnaisse son fils,
cela ne pouvait signifier qu’une seule chose...
— Tu savais que je reviendrais, murmura Thanos. Tu
m’as banni de ma planète, mais tu savais que je reviendrais.
Tu comptais sur moi pour vous sauver malgré toi.
— Mon fils, reprit le synthétique en ouvrant les bras pour
l’embrasser tout en conservant ce sourire maussade sur les
lèvres. La foi que j’avais placée en toi est enfin récompensée.
Tu nous es revenu. Nous sommes sauvés.
— Comment ça, « sauvés » ?
Thanos pensa alors que les circuits biotechniques du syn-
thétique avaient dû se dérégler au fil des années en dépit de
la propreté de la pièce dans laquelle il vivait.
— Il n’y plus personne à sauver. Tout le monde est mort.
Il comprit alors qu’en disant cela, il avait serré les poings
et crispé la mâchoire tandis que de petites perles de salive
avaient été propulsées sur ses lèvres et dans les sillons de
son menton.
— Mon fils, notre salut existe bel et bien, annonça A’Lars
depuis un endroit étrange où la vie n’était plus tout à fait la
vie et avec une gentillesse qu’il n’avait jamais laissée paraître
de son vivant. Laisse-moi te le montrer.

287
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Alors son sourire triste laissa la place à un autre, éclatant


et joyeux. Il déforma son visage en quelque chose d’inconnu
qui n’avait jamais existé dans la vraie vie.
— Tu les as tous laissés mourir ! s’insurgea Thanos. Je
t’avais prévenu de ce qui allait se passer, mais tu m’as ignoré !
Non ! Tu as fait pire que ça ! Si tu m’avais juste ignoré, j’au-
rais pu te pardonner, car, dans ce cas-là, tu pourrais prétendre
ne pas avoir entendu mes avertissements. Non, tu as bien
écouté ce que j’avais à dire. Et malgré cela, tu m’as banni !
— Thanos... Tout cela, c’est du passé, mais il existe un
avenir tant pour toi que pour Titan. Je t’en prie, écoute-moi.
Notre peuple a été décimé, mais il peut revivre.
Thanos secoua la tête pour chasser l’impression que la
pièce se refermait sur lui. Il était parfaitement conscient de
se trouver cinquante étages sous la surface, donc très loin de
tout espace libre et du grand air, aussi vicié qu’il puisse être.
Il se retrouvait loin sous une tour qui s’inclinait dangereu-
sement et menaçait de s’écrouler à tout moment. Bien qu’il
n’eût jamais souffert de claustrophobie, il lui semblait soudain
que les murs de cette salle se rapprochaient de lui et que le
plafond allait l’écraser.
— Tu es fou ! s’écria-t-il d’une voix tremblante de colère
et de peur.
— Non, Thanos, Regarde. Je te présente nos archives
génétiques.
À ces mots, une petite trappe s’ouvrit dans le sol aux pieds
de Thanos et un globe de la taille d’une tête s’éleva pour
s’arrêter en flottant entre eux deux.
— Les archives génétiques ?

288
ESPRIT

— Ma plus grande invention ! déclara A’Lars. Bien après


ton bannissement, j’ai réexaminé tes données et tes conjec-
tures. Je suis arrivé aux mêmes conclusions que toi, avec
quelques variantes relevant du domaine de la statistique. Une
fois que j’ai compris que le cataclysme environnemental que
tu avais prédit avait des chances de se produire, j’ai décidé
de prélever l’ADN de certains Titans. Les meilleurs d’entre
nous, en fait. Notre élite. Ces échantillons ont été entreposés
ici, en parfaite cryogénie, en attendant d’être sauvés. Avec
eux, tu vas pouvoir cloner notre peuple et le ramener à la
vie, Thanos. Ainsi, Titan ressuscitera !
Fixant du regard le globe à la surface parfaitement lisse,
Thanos constata à sa grande surprise qu’il se livrait à des
calculs mentaux. Des échantillons d’ADN pouvaient être
minuscules. Même si elle ne faisait qu’un demi-mètre de
diamètre, cette sphère pouvait donc contenir des centaines
de milliers d’échantillons et les conserver dans les meilleures
conditions.
Parmi eux, se trouvait-il... sa mère ? Sintaa ? Gwinth ?
Pouvait-il seulement l’espérer ?
Non. Il connaissait bien son père. A’Lars n’avait sauvé
que « l’élite » de Titan. Sintaa et Gwinth ne pouvaient pas
correspondre à ses critères de sélection, pas plus que la pauvre
Sui-San, ravagée par la folie.
Il posa la main sur cette sphère froide et parfaire. Ces
archives génétiques étaient un objet fonctionnel et magni-
fique, un superbe témoignage du talent de concepteur de son
père et de son attention aux détails.
Son attention aux détails... Oui, à tous les détails, sauf à
ceux qui comptaient vraiment.

289
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Ce n’est pas une décision que tu as prise par toi-même,


dit Thanos d’une voix calme.
— Je crains de ne pas avoir bien entendu, fit A’Lars sur
le même ton.
La lèvre supérieure de Thanos se retroussa et il enleva sa
main de la sphère.
— J’ai dit que ce n’est pas une décision que tu as prise
par toi-même ! Tu n’es qu’un synthétique. Une chose. Tu te
prends pour A’Lars, mais tu n’es que son fantôme. Tu n’es
rien de plus que ce qu’il pensait être, rien qu’un concept perdu
dans les confins de ton cerveau artificiel.
— Tu es énervé, répondit le synthétique d’une voix se
voulant apaisante. C’est compréhensible, car tu as subi un
important traumatisme. Je peux te proposer un tranquilli-
sant, si tu veux. Ensuite, tu pourras repartir en emmenant les
archives génétiques, trouver un endroit paisible et redonner
vie à Titan.
— Bien entendu. Il fallait que ce simulacre reproduise ton
penchant à donner des ordres. N’est-ce pas, père ? demanda
Thanos avec ironie. Toujours en train de me dire quoi faire,
même au-delà du tombeau.
Le synthétique fit claquer sa langue d’une manière qui
n’avait jamais été celle d’A’Lars, même s’il en était convaincu.
— Thanos... Réfléchis bien à la situation et je suis sûr que
tu admettras que mon idée est la meilleure.
— Affronte-moi ! Dis-moi que j’ai tort et que tu as rai-
son ! Si tu fais ça, je pourrai peut-être croire que tu es A’Lars
et j’envisagerai de faire ce que tu me demandes !
Le synthétique lui sourit avec un visage se voulant
indulgent.

290
ESPRIT

— Je ne suis pas programmé pour entrer en conflit avec


toi, Thanos.
Cette observation ne fit que renforcer la colère qui l’en-
vahissait. Je ne suis pas programmé pour entrer en conflit avec
toi, Thanos. Vraiment ?
Dans un cri libérateur, Thanos dégaina l’arme chitaurie
qui reprit instantanément toute son ampleur. Un mouvement
circulaire et rapide en amena la lame électrifiée sur la gorge
du synthétique. Celui-ci n’eut le temps que d’afficher une
expression de surprise et de terreur telle que Thanos craignit
d’avoir fait une épouvantable erreur et qu’il s’agisse de son
père revenu à la vie.
Malgré cela, la lame poursuivit sa course et décapita cette
machine. Thanos put alors constater que ce n’était pas du
sang qui coulait dans ses veines, mais le biocarburant utilisé
pour donner vie à tous les synthétiques. La tête rebondit une
fois sur le sol puis s’immobilisa. Le corps du synthétique resta
paralysé dans son ultime position, comme si un malappris
l’avait interrompu en pleine réflexion.
Pour une raison obscure, le calme surnaturel de cet huma-
noïde sans tête l’énerva davantage. Il leva son bâton et l’abattit
à nouveau, fendant cette fois-ci le torse du synthétique en
deux jusqu’au sternum.
— Voilà ce qui se produit quand on entre en conflit avec
Thanos ! s’écria-t-il.
Quand il parvint à extirper sa lame du corps du synthé-
tique, son effort fit dévier l’arme sur le côté et son extré-
mité frappa la sphère flottante qui rebondit contre un mur.
Désormais, elle flottait moins haut et une éraflure barrait
l’un de ses côtés. Quand il s’en approcha, Thanos entendit le

291
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

sifflement caractéristique d’une fuite de gaz. L’azote liquide


dans lequel A’Lars avait entreposé les échantillons d’ADN
se transformait en gaz et s’échappait de la sphère.
— Bien ! croassa Thanos. Parfait ! Vous méritez de
mourir !
Il leva la lance au-dessus de sa tête et frappa les archives
génétiques de toutes ses forces. L’impact puissant fit jaillir
des étincelles et la sphère frappa le sol avant de redécoller
en tournoyant sur son axe horizontal. Ce dernier coup avait
fait une nouvelle fente.
— Parfait, cria-t-il à nouveau. Vous méritez d’être morts !
Vous méritez tous d’être morts !
À chacune de ses paroles, il donnait un nouveau coup sur
le globe. Celui-ci ricocha contre un mur, fut pris de tremble-
ments, s’éloigna en flottant puis s’arrêta, incapable de s’élever
à plus que quelques centimètres du sol.
Il frappa à nouveau.
— Vous auriez dû m’écouter !
Chtak !
— Pourquoi ne m’avez-vous pas écouté ?
Chtak ! Cette fois, la sphère s’écrasa au sol, rebondit et
roula. Elle ne pouvait plus flotter.
— Vous auriez survécu ! J’aurais pu vous sauver ! hurla-
t-il en lançant son arme à travers la pièce pour donner un
coup de pied à la sphère qui alla s’écraser contre un autre mur.
Il la ramassa, observa les nombreuses entailles qui tapis-
saient sa surface et finit par trouver une prise dans l’une
d’entre elles. Il y introduit les doigts puis tira de toutes ses
forces. Il éventra la sphère, faisant gicler les containers d’azote

292
ESPRIT

liquide dans toutes les directions. Un jet éclaboussa sa peau


nue, la gelant instantanément, mais il le sentit à peine.
À l’intérieur, des tubes étroits étaient placés dans des
plaques percées de trous. Thanos commença à les casser pour
les ouvrir, d’abord un par un, en prenant le temps d’apprécier
ce qu’il faisait, puis par poignées entières quand il trouva que
cette méthode était trop lente.
Il resta là un long moment, à détruire Titan encore une
fois, tandis que le synthétique qui avait joué le rôle d’A’Lars
s’écroulait lentement en pliant les genoux puis finit par tom-
ber, réussissant ainsi un parfait simulacre de trépas.
— Vous auriez pu survivre, murmura Thanos une fois sa
tâche accomplie. La moitié d’entre vous aurait pu survivre.
Des larmes coulèrent sur ses joues et tombèrent dans les
flaques d’azote liquide en sifflant.
— Je n’ai aucun miracle en réserve, Kebbi. J’aurais mieux
fait de ne plus y penser.

293
CHAPITRE 29
Quand il s’amarra à Sanctuary des heures plus tard,
Thanos avait retrouvé son calme. Le temps qu’il avait passé
dans cette salle située sous la surface de Titan lui faisait
maintenant l’effet d’un souvenir très ancien, comme s’il
s’agissait d’une anecdote historique que quelqu’un lui aurait
racontée.
Ils avaient disparu, tous sans exception. Le Titan Fou était
le seul de sa race encore en vie. Il était le dernier fils d’un
monde mort.
Inquiet, Cha se précipita vers le module de commande
dès que l’atmosphère à l’intérieur de la cale fut de nouveau
respirable.
— Les navettes sont prêtes. Tu n’as qu’un mot à dire.
Thanos considéra son ami avec pitié. Cha ne pouvait pas
comprendre et il n’en serait jamais capable. Il était persuadé
que toute chose avait une raison d’être, même si celle-ci se
résumait à souffrir. Mais Thanos savait la vérité : rien n’avait
de raison d’être et le destin n’existait pas. Tout était déterminé
par la chance et le hasard.
Et la stupidité. Sans oublier l’arrogance.
— Il n’y a pas de survivants, lâcha Thanos.
— Mais, la balise...
— ... transmet son message automatiquement. Il n’y a
personne de vivant.

294
ESPRIT

Il passa devant Cha et partit en direction du sas menant à


l’intérieur de Sanctuary.
— Mais... Thanos ! l’interpella Cha. Que faisons-nous
maintenant ? Qu’allons-nous faire ? Thanos ? Thanos !

295
ÂME

Nous sommes la somme de nos décisions, pas de nos convictions.

296
CHAPITRE 30
La mélancolie se traduit souvent par de la lassitude et le
manque d’appétit. Pour Thanos, c’était exactement le
contraire.
Dans la journée qui suivit son retour de la surface de Titan,
il se sentit pris d’une fringale incontrôlable. Cha lui apporta
des plateaux couverts de nourriture fumante produite par les
réplicateurs. Il n’était pas imaginable que quelqu’un puisse
manger autant sans se rendre malade, pourtant, Thanos
engloutit la totalité de cette nourriture avant de demander à
être servi de nouveau.
Il installa une salle de musculation de fortune dans l’une
des cales du cargo et fit de l’exercice comme si les efforts et
la sueur avaient la capacité de ressusciter les morts. Entre
deux de ses repas plus que copieux, il poussa son corps dans
ses dernières limites puis les dépassa.
Sanctuary resta en orbite stationnaire au-dessus de Titan
des semaines, puis des mois tandis que Thanos mangeait et
s’entraînait pour se détacher de son chagrin et de sa colère.
Cha parlait peu, car il était inutile de le faire dans la mesure
où Thanos ne répondait pas.
Le Titan le fit néanmoins une fois, la seule. Un jour que
Cha se risquait à lui dire de ne pas laisser l’extinction sur
Titan le définir, que son existence avait toujours un sens et
que...

298
ÂME

Thanos se retourna vers le médecin avec une lueur assas-


sine dans le regard.
— Assez.
Un mot, deux syllabes et cela s’avéra suffisant. Cha cessa
de parler.
La période pour laquelle ils avaient loué le vaisseau arriva
à son terme. Cha répondait aux messages du propriétaire en
tentant de gagner du temps, espérant que Thanos retrouverait
ses esprits le plus rapidement possible. Il envisagea même de
piloter lui-même le vaisseau, mais à quoi cela aurait-il servi ?
À ce qu’ils se fassent arrêter tous les deux pour vol avant
d’être jetés en prison aux confins de la galaxie ?
Cha avait foi en Thanos, car il était lui-même convaincu
d’avoir sa place dans l’univers, un rôle à jouer qui n’avait
rien à voir avec le hasard. Et si la place de Cha était aux
côtés de Thanos, la mission du Titan devait forcément être
digne et juste.
Mais maintenant ? Que faire maintenant que cette mission
était devenue irrémédiablement inutile ? Était-ce la fin ? Le
chemin parcouru en compagnie de Thanos se terminait-il
par une défaite ?
Ou, comme Cha le pensait sans oser le dire à son ami,
l’univers leur réservait-il un projet encore plus grandiose ?
La destruction de Titan était un revers qui pouvait mener à
une victoire plus grande encore.
Les appels du propriétaire de Sanctuary devenaient de plus
en plus fréquents et insistants. Cha ne se donnait même plus
la peine d’ouvrir la fréquence quand une transmission était
signalée. Se faire agonir d’insultes par un Kree en colère n’al-
lait pas aider Thanos et certainement pas Cha.

299
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Thanos finit enfin par se décider à quitter sa cabine-


salle de musculation. Il fit son apparition sur la passerelle
de commandement à un moment où Cha observait d’un œil
morne Titan en train de tourner lentement sous leurs pieds.
Désormais, cette planète drapée dans sa brume orange était
le tombeau de toute une race. Il ne parvenait pas à imaginer
l’horreur de la situation.
— Cha, dit Thanos.
Son nom était le premier mot qu’il prononçait depuis des
mois.
— Oui.
— Largue le contenu de la cale tribord dans l’espace.
Ensuite, il faudra calculer un itinéraire.
Cha cligna des yeux. Cela faisait des mois que Thanos
vivait dans la cale tribord.
— Larguer... ?
Thanos haussa les épaules et prit place dans le fauteuil
du navigateur.
— Ce qui s’y trouve me dégoûte. Il n’y a rien là-dedans
dont j’ai besoin. Largue tout.
Cha haussa les épaules à son tour puis appuya sur les bou-
tons nécessaires pour exécuter cette purge. Un sas s’ouvrit du
côté tribord du cargo et tout ce qui s’y trouvait – la nourri-
ture que Thanos n’avait pas mangée, les vêtements trempés
de sueur et son équipement de sport – fut aspiré par le vide
de l’espace.
— Vers quelle direction veux-tu aller ? demanda Cha.
Bien qu’il se soit assis au poste de navigation, Thanos
n’avait pas entré la moindre coordonnée. Par conséquent,

300
ÂME

Cha activa un l’hologramme d’une carte stellaire depuis son


fauteuil.
— Nous retournons sur la planète des Chitauris.
— Le propriétaire du vaisseau est...
— Je suis le propriétaire de ce vaisseau, l’informa Thanos.
Si le propriétaire précédent a envie de le contester, il devra
en discuter avec mon armée de Chitauris.
— Donc... Nous voilà devenus des voleurs ?
Thanos se tourna alors vers Cha sans montrer ni impa-
tience ni colère. L’expression de son visage était douce.
— J’ai besoin de ce vaisseau. Il va m’aider dans une cause
plus essentielle que le transport de fruits et de pièces détachées.
— Ah ? Le transport d’une armée ?
— Non, Cha. Nous transportons deux choses auxquelles
tu es attaché : l’espoir et le salut.

Une fois de retour sur la planète des Chitauris, ils embar-


quèrent deux escadrons de guerriers en arme et parés au
combat ainsi que l’Autre. Ensuite, Thanos demanda à Cha
de mettre le cap sur Fenilop XI, une planète située à trois
heures-lumière du portail de saut de Ceti Beta.
— Pourquoi cet endroit ? demanda Cha.
— Je l’ai étudié et j’ai découvert que ce monde a la même
dynamique environnementale et démographique que Titan.
Nous allons les sauver d’eux-mêmes. Tu avais raison quand
tu disais que ma quête ne s’arrête pas avec Titan. Mais j’ai
eu raison moi aussi, il va nous falloir tuer la moitié de la
population pour secourir le reste. Cette fois-ci, je n’échouerai

301
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

pas et l’anéantissement de Titan nous servira de preuve. Nous


allons réussir.
Fort des leçons de la débâcle à l’avant-poste asgardien,
Thanos décida de rester à bord de Sanctuary et d’envoyer
l’Autre comme émissaire auprès du roi de Fenilop XI.
Le terme « roi » n’était pas tout à fait approprié. Le souve-
rain de ce monde était élu. Il ne devait pas son trône au hasard
de sa naissance et se voyait confier un mandat d’une durée de
trente années locales. Durant ce règne, il ou elle devenait le
leader suprême et était assisté par un corps législatif sans être
tenu de se plier à ses décisions. À la différence de la démo-
cratie lamentable en vigueur sur Titan, ce modèle de gou-
vernement simplifiait les choses, car il suffisait de convaincre
une seule personne pour qu’une proposition devienne une loi.
Ils équipèrent l’Autre d’un micro et d’un émetteur afin de
suivre les négociations depuis le vaisseau.
Les Fenilops étaient très grands puisque la taille moyenne
atteignait les deux mètres cinquante. Ils étaient minces, d’une
apparence très fragile et leur peau gris argent étincelait sous
le moindre rayon de lumière. L’Autre n’avait jamais autant
ressemblé à un insecte qu’au moment où il se présenta devant
la cour de Sa Majesté Loruph I.
— Votre Majesté, commença-t-il comme on lui avait sug-
géré. C’est un grand honneur de m’adresser à vous au nom
de mon seigneur, Thanos.
— Je n’ai jamais entendu parler d’un Thanos, répondit
le roi. De quel monde vient-il ?
— Il n’a aucun monde duquel se réclamer, Votre Majesté.
C’est un nomade, un déraciné qui a perdu son peuple et sa
planète dans la même catastrophe qui, aujourd’hui, menace

302
ÂME

votre monde magnifique. Avez-vous entendu parler de


Titan ?
À cet instant, un conseiller se pencha pour chuchoter
quelques mots à l’oreille du roi qui le repoussa d’un geste
de la main.
— Oui, en effet. Ce fut une calamité des plus épouvan-
tables. Thanos est-il originaire de Titan ?
— Il en est le dernier représentant, Votre Majesté. La
tragédie qu’il a vécue lui a imposé une mission : veiller à ce
que d’autres mondes ne connaissent pas le même destin que
Titan.
À bord de Sanctuary, Thanos écoutait attentivement en
retenant sa respiration. Lui et Cha échangèrent un regard
plein d’espoir.
— Ce que tu dis est vrai, admit le roi dans un soupir. Mes
conseillers scientifiques m’ont déjà prévenu que le danger
d’une catastrophe naturelle globale planait sur nous. Malgré
tout mon pouvoir et mon omnipotence, je suis incapable de
l’empêcher. Je peux faire beaucoup de choses, mais je ne peux
pas forcer mes sujets à arrêter de se reproduire.
Il marqua une pause, le temps de se caler au fond de son
trône.
— Ton seigneur Thanos a-t-il une solution ?
— Oui, il en a une. Je vais le laisser vous l’exposer.
Sur ces mots, l’Autre activa un récepteur holographique
installé dans son armure qui projeta dans la salle du trône
l’image de Thanos qui se trouvait à bord de Sanctuary.
L’hologramme avait été réglé pour que les yeux du Titan se
trouvent à la même hauteur que celle du roi.

303
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Thanos décida de faire une révérence, considérant qu’il


ne s’agirait pas d’un signe de faiblesse, mais de politesse. Il
s’inclina donc face au roi de Fenilop XI.
— Votre Majesté, représentants de la cour, je vous salue
depuis mon vaisseau en orbite autour de votre planète.
Veuillez me pardonner si j’abrège le cérémonial accompa-
gnant une première rencontre, car il nous faut discuter de
problèmes urgents.
— Continuez, lui enjoignit le roi avec un geste de la main.
— Il y a des années, j’ai proposé une solution pour sauver
Titan du cataclysme qui la guettait. Mon projet fut rejeté
par les habitants qui, aujourd’hui, ont été décimés lors de la
destruction de la planète. J’espère et je crois que vous n’en
ferez pas de même.
— J’aimerais entendre quelle est votre solution, Seigneur
Thanos.
C’était la première fois que quelqu’un s’adressait à lui en
utilisant ce titre. Il en fut extrêmement fier et prit un ins-
tant pour apprécier la satisfaction qu’il ressentait avant de
reprendre.
— La solution est simple, sévère et sans appel. Il vous faut
éliminer cinquante pour cent de votre population et vous
devez le faire immédiatement.
À bord de Sanctuary, Thanos fixa du regard le projecteur
holographique. Le silence régnait dans la salle du trône. Y
avait-il un problème avec les transmetteurs audio ? Il regretta
de ne pas avoir eu le temps d’installer des capteurs vidéo dans
la tenue de l’Autre. Loruph I et sa cour pouvaient le voir,
mais lui ne pouvait que les entendre.
Après un long silence, le roi reprit la parole.

304
ÂME

— Pardonnez-moi, Seigneur Thanos, mais 1’humour des


Titans m’est étranger. Étais-je supposé rire ?
À grand-peine. Thanos parvint à ne pas laisser la colère
qui s’était emparée de lui s’afficher sur son visage projeté en
bien plus grand que nature à la surface.
— Ce n’est pas une plaisanterie. J’ai proposé la même solu-
tion sur Titan et elle fut rejetée. Vous connaissez aujourd’hui
le bilan de ce refus. Alors que la moitié de la population
aurait pu être sauvée, l’extinction a été totale. Vous pouvez
éviter de subir le même sort. Mon processus d’euthanasie est
sans douleur et peut être facilement adapté à la biologie de
votre espèce.
Nouveau silence.
— Votre Majesté, chaque instant qui passe vous rapproche
de la catastrophe qui détruira entièrement votre planète.
— Et comment dois-je faire pour convaincre mon peuple
que c’est là ce qu’il s’impose de faire ? Je suis leur monarque,
mais je refuse de condamner à mort ceux qui ne veulent pas
mourir.
Pour Thanos, la réponse était facile.
— Vous allez devoir être le premier à vous porter volon-
taire afin de montrer l’exemple.
Le son suivant qui parvint à Thanos fut un ricanement sec.
— Sa Majesté a quitté la pièce, Thanos de Titan, dit une
nouvelle voix. Je suis le vice-roi Londro. Si certains d’entre
nous apprécient votre humour, je crains que ce ne soit pas
le cas de Sa Majesté. Si vous avez une proposition sérieuse à
formuler, je suis prêt à vous écouter.
— Vous avez entendu ma proposition.

305
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

La colère semblait rôder autour de Thanos, mais elle finit


par lui sauter dessus en plantant profondément ses griffes
dans ses épaules. S’il n’avait aucune vision de la salle du trône,
il avait à l’esprit l’image de Titan dévastée et en ruines, recou-
verte de cette poussière orange.
— Je tiens à vous prévenir... Si vous ne prenez pas des
mesures draconiennes, vos rues seront envahies de cadavres et
vos monuments s’écrouleront. Vous deviendrez encore moins
que de la poussière, un monde mort qui a tourné le dos à
son sauveur, sans avoir laissé de souvenir ou d’histoire à la
postérité. Vous ne serez...
— Seigneur Thanos, l’interrompit l’Autre d’une voix
calme. On m’a escorté hors du palais. Ils refusent de nous
écouter.

Quand il entra sur la passerelle de Sanctuary, Cha était


accompagné de l’Autre qui avait regagné le cargo sans
encombre. Thanos était assis dans le fauteuil réservé au capi-
taine du bâtiment. Seul dans le cockpit, il regardait la courbe
de Fenilop XI par la verrière qui lui faisait face. Véritable
splendeur, cette planète était constituée d’une alternance de
bandes de terre et d’eau ce qui faisait d’elle une merveille
tournant lentement sous leurs yeux.
— Ils vont tous mourir, dit Thanos d’une voix posée.
Cha posa une main sur son épaule.
— D’autres mondes sont en danger, Thanos. Nous allons
les trouver. Si nous soignons notre message, nous pourrons
les sauver.

306
ÂME

— Oui, j’y compte bien. Mais avant cela, nous allons ache-
ver notre travail ici sur Fenilop XI.
Il se leva et désigna l’Autre du doigt.
— Que vos troupes soient prêtes au combat dans une
heure. Nous allons tout d’abord cibler la capitale et ses
défenses. Ensuite, nous nous attaquerons aux bases militaires.
L’Autre inclina la tête puis quitta la passerelle. Cha regar-
dait Thanos bouche bée.
— Ferme la bouche, mon ami. C’est inélégant.
— Que fais-tu ? Pourquoi veux-tu les attaquer ?
— Cha... Ils vont mourir de toute façon. Titan nous a
montré ce qui les attend, n’est-ce pas ? demanda Thanos en
se rasseyant dans son fauteuil. Prendre les devants sur leur
mort annoncée pourrait permettre de sauver une partie des
ressources de la planète et les rendre disponibles au cas où des
colons appartenant à une espèce plus sage voudraient s’ins-
taller dans le futur. De plus, en agissant ainsi, je leur offre
une mort rapide et je leur épargne l’agonie de la maladie ou
des blessures qui surviendraient durant les accidents dus aux
bouleversements géologiques.
Il posa sur Cha un regard interrogatif.
— Dois-je comprendre que tu n’approuves pas ?
— Je... Ils..., balbutia Cha. Ils sont innocents ! Que
disais-tu déjà, sur Titan ? « Je ne vois aucun équilibre quand
des enfants meurent dans la rue », c’est ça ?
— Exactement. Et si nous n’agissons pas, rien d’autre ne
les attend. Ne me parle pas d’innocence, Cha. C’est la des-
tinée. L’innocence n’a rien à voir là-dedans, pas plus que la
culpabilité. C’est une question de vie et de mort. L’une ne va

307
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

pas sans l’autre. Comme je l’ai dit, ces gens sont condamnés,
la science le prouve de manière irréfutable.
Il s’arrêta, pensif, puis reprit :
— Si une mauvaise herbe étouffe une fleur, tu vas la tuer
afin que la fleur survive, n’est-ce pas ?
— Euh... Oui, j’imagine, marmonna Cha
— Dans ce jardin qu’est l’univers, nous avons beaucoup
de désherbage à faire. Si cela ne te plaît pas, fit Thanos en
tapotant le bras de son fauteuil, les navettes de ce vaisseau
sont à ta disposition.
Cha ouvrit la bouche puis la referma, puis fit de nouveau
mine d’avoir envie de dire quelque chose et se ravisa avant
de conclure dans un haussement d’épaules :
— Je crois en ta destinée, Thanos.
— Parfait. D’après mes relevés, les Fenilops n’ont pas
d’armes longue portée capables de tirer au-delà de leur atmos-
phère. Ici, nous devrions donc être à l’abri. Mais, au cas où,
prépare-nous un itinéraire de repli d’urgence.
Cha s’installa au poste de navigation et s’exécuta. Ailleurs
dans le cargo, l’Autre mettait la dernière main à la prépara-
tion de ses troupes.

308
CHAPITRE 31
La conquête de Fenilop XI fut rapide. Le roi et ses conseil-
lers avaient pris Thanos pour un simple d’esprit sans ressource
qui s’en irait bien sagement après avoir été éconduit. Ils furent
donc médusés quand les vaisseaux chitauris firent pleuvoir
la foudre et le feu.
Les Fenilops n’avaient jamais rien vu de comparable à une
armée de Chitauris. D’ailleurs, personne n’en avait encore vu.
Se déplaçant d’un pas parfaitement synchronisé, leur
conscience collective leur permettant d’agir avec une coor-
dination précise, les fantassins s’emparèrent de la capitale en
un rien de temps. Les bases militaires avoisinantes tombèrent
face à une paire de Léviathans.
Les ordres de Thanos étaient d’une simplicité conçue
pour être à la portée de l’intelligence limitée des Chitauris :
« Tuez tous les êtres vivants que vous croisez. » Il n’y avait
aucun besoin de recourir à de grandes tactiques de guerre,
aux mécanismes d’attaques et de contre-attaques, à la cap-
ture de territoires clés ou à l’emprisonnement d’otages en
vue de négociations. Personne ne serait plus là pour signer
les accords de paix.
Ce fut un massacre pur et simple. Toutefois, Thanos restait
persuadé que c’était plus charitable que de laisser ces gens à
la merci de l’épouvantable chaos que leur planète n’allait pas
tarder à leur faire subir.

309
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Dès son début, l’issue de cette guerre était connue.


Profitant de l’élément de surprise et tournant le dos aux
stratagèmes habituels au bénéfice d’une violence impi-
toyable, Thanos prit immédiatement l’avantage et ne céda
jamais un pouce de terrain, aidé en cela par la technologie
de téléportation chitaurie qui rendait ses troupes impossibles
à repousser.
Cependant, alors que les combats s’engageaient dans leur
troisième semaine, il leva les yeux vers le ciel et annonça à
Cha :
— Il nous faut plus de Chitauris, plus de Léviathans et
plus d’armes.
Cha, qui avait peu dormi depuis le début de la guerre,
leva le regard du poste d’observation où il entrait en com-
munication avec l’Autre afin de dispatcher les troupes là où
elles étaient utiles.
— Plus ? Mes évaluations indiquent que nous aurons
entièrement détruit ou pris le contrôle de leur armée dans
moins de deux jours. Ensuite, nous n’aurons plus qu’à lancer
une opération de balayage pour éliminer les survivants. Le
temps que les renforts arrivent, nous en aurons terminé.
Thanos s’accorda un sourire moqueur envers Cha.
— Ta naïveté m’amuse tellement, Cha. Je ne fais pas allu-
sion au conflit que nous menons, mais au prochain.
Il fallut quelques instants pour que la remarque franchisse
l’épaisse torpeur qui s’était accumulée autour du cerveau de
Cha.
— Le prochain ? demanda-t-il, comme l’aurait fait le pre-
mier lourdaud venu, ce qu’il n’était assurément pas.
Thanos eut pitié de lui.

310
ÂME

— Tu as bien travaillé, Cha. Va donc te reposer. Les


Chitauris savent quoi faire et je peux transmettre mes propres
ordres à l’Autre si besoin est.
— Le prochain ? dit à nouveau Cha en se levant pour se
diriger vers la porte. Le prochain ?
C’est ça, pensa Thanos. Le prochain.

Les équipes de récupération chitauries pillèrent Fenilop XI


de toutes les ressources et du matériel disponible, ce qui était
parfaitement logique. Dans la mesure où il n’y avait plus
personne de vivant sur cette planète pour s’en servir, Thanos
pouvait tout aussi bien tout prendre.
Il se félicita de disposer d’un vaisseau-cargo. La plupart
des Chitauris voyagèrent dans les Léviathans qui volaient
désormais en formation autour de Sanctuary afin de libérer
les cales pour y stocker des minerais, les stocks de nourriture
et la technologie ramenée de la surface.
Après un rapide passage sur la planète des Chirautis afin
de regarnir leurs rangs, ils repartirent et mirent le cap sur
le monde suivant dont Thanos disait qu’il allait connaître le
sort de Titan.

311
CHAPITRE 32
Cette fois-ci, il choisit de ne pas s’adresser aux dirigeants
de la planète. Denegar était un monde divisé en plus d’une
trentaine de territoires où on ne dénombrait pas moins de
seize formes de gouvernements différents. Il n’y avait pas
de corps dirigeant global auquel s’adresser et se rendre sur
chaque territoire aurait demandé trop de temps, et sans doute
pour ne pas obtenir grand-chose. Même s’il était parvenu à
convaincre les dirigeants de la plupart des territoires, il aurait
suffi qu’un seul refuse pour ne pas obtenir de consensus. C’eut
été une perte de temps.
Thanos préféra donc avoir recours à la méthode qui s’était
retournée contre lui sur Titan, mais qui pouvait fonctionner
ici : il fit projeter un hologramme de lui-même dans le monde
entier afin d’exposer la situation et sa solution. Sur Titan, le
préjugé de méfiance qu’il inspirait aux gens avait fait que son
pari s’était soldé par un échec, mais ici, sur Denegar, personne
ne le connaissait et n’avait de raison de douter de lui.
La retransmission de l’hologramme se fit en direct. Il parla
avec calme et d’un ton mesuré tandis que Cha l’encourageait
souvent de sourire.
— Les gens font confiance à ceux qui sourient.
Thanos était à la fois étonné et heureux que Cha soit tou-
jours à ses côtés. Il s’était attendu à ce que la tuerie sur Fenilop
lui donne envie de partir pour de bon, mais quelques jours

312
ÂME

après qu’ils en eurent quitté l’orbite, Cha était sorti de sa


cabine et d’une très longue méditation.
— Nous poursuivons le même but, toi et moi, Thanos.
Nous voulons tous les deux la paix et l’équilibre. À cette fin,
je suis prêt à explorer les méthodes que tu utilises.
Thanos se refusait à le laisser paraître, mais il était content
d’être accompagné par Cha, même quand celui-ci lui rappela
encore une fois de sourire.
— C’est l’univers qui t’a soufflé de me donner ce conseil ?
— Non, Thanos. Cela fait juste partie de la vie.
Alors Thanos accepta à contrecœur et il ponctua son exposé
de sourires et de gestes aimables.
Il les implora et les interpella, fort de tableaux et de gra-
phiques appuyant ses arguments et prouvant que...
— ... d’ici trois générations, les ressources naturelles de
Denegar auront été exploitées au-delà d’un point de non-
retour. Votre eau sera tellement contaminée qu’elle ne pourra
plus être filtrée par les machines qui existent aujourd’hui.
Une variante rare de la grippe qui incube en ce moment
dans votre continent équatorial le plus à l’est évoluera pour
devenir capable de se propager grâce à des vecteurs aériens.
Votre atmosphère sera tellement polluée que les changements
climatiques généreront des bouleversements des schémas
météo à un niveau local. Vous aurez à faire face à de ter-
ribles ouragans pour lesquels vous n’êtes pas préparés ainsi
qu’à une montée du niveau des océans qui inonderont toutes
vos villes côtières.
Vous pensez certainement : qui est cet homme et pourquoi
devrait-on l’écouter ? Je suis Thanos de Titan et j’ai déjà
lancé cet avertissement à deux reprises, sur deux planètes

313
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

différentes. Ce sont désormais deux mondes anéantis et il n’y


a plus le moindre être vivant sur aucun des deux. L’une de
ses planètes était la mienne, Titan, un monde d’une beauté
stupéfiante, disposant d’une technologie époustouflante, et
généreux avec ses habitants. Mais ceux-ci n’ont pas voulu
écouter ma mise en garde et ma planète est aujourd’hui aussi
morte que peut l’être le vide de l’espace.
Par conséquent je vous implore, gens de Denegar : ne
prenez pas mes paroles à la légère. Ma solution peut sembler
dure et cruelle, je le sais bien. Toutefois, croyez-moi : Elle.
Va. Fonctionner. Votre sacrifice sera gigantesque, je vous
l’accorde, mais le bénéfice ne le sera pas moins.
J’ai préféré m’adresser directement au peuple plutôt qu’aux
classes dirigeantes afin que vous appreniez tous la vérité et
que, parmi vous, vous découvriez la sagesse qui fait si souvent
défaut aux leaders.
Cette fréquence restera ouverte. J’attends votre réponse.
Thanos éteignit alors le transmetteur radio et posa son
regard sur Cha.
— Alors ?
Le médecin fit glisser sa main à la surface des commandes
pour projeter un hologramme de la surface de la planète.
Sanctuary était un minuscule point en orbite et, soudain, des
lignes surgirent de Denagar, fonçant droit vers leur vaisseau.
— Engins thermonucléaires orbitaux lancés, annonça Cha
avec un soupir.
— Manœuvres d’évitement ! aboya Thanos. Et qu’on fasse
débarquer les Chitauris !

314
ÂME

La bataille de Denegar fut à la fois plus courte et bien


plus sanglante que celle de Fenilop XI. Les Denegariens
disposaient de nombreuses armées et n’hésitaient pas à s’en
servir. Rétrospectivement, Thanos considéra que son long
exposé leur avait donné le temps de préparer et de lancer
leur attaque. Il avait espéré que les habitants de cette planète
feraient preuve d’intelligence et de bon sens.
À l’avenir, il ne se laisserait plus aller à de tels préjugés.
Par chance, les Chitauris se montrèrent largement à la
hauteur de la tâche. Stimulés par les renforts récupérés sur
leur planète et forts de l’expérience de leur premier conflit
que leur conscience collective avait transmise à chacun
d’entre eux, les guerriers aux ordres de Thanos se déver-
sèrent sur Denegar comme l’auraient fait des vers sur un
cadavre. Certes, la planète n’était pas morte, mais cela n’allait
pas tarder.
À bord de Sanctuary que Cha avait déplacé en orbite haute,
hors de portée des missiles nucléaires, Thanos ne quittait pas
des yeux la planète qui, à des milliers de kilomètres sous ses
pieds, continuait ses lentes révolutions. Il se tenait debout, les
mains dans le dos, à l’avant de la passerelle, en s’imaginant
qu’il pouvait apercevoir les explosions à la surface.
— Ils auraient pu vivre, Cha. La moitié d’entre eux aurait
pu continuer à vivre et prospérer ! Engendrer de nouvelles
générations ! Bon sang ! Pourquoi refusent-ils de vivre ?
Pourquoi ? ! répéta-t-il en frappant du poing le cristal ren-
forcé de la baie d’observation.
— Nous ne pouvons connaître le chemin que l’univers
a tracé pour nous, répondit Cha. Nous ne pouvons que
l’emprunter.

315
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Alors je resterai sur ce chemin jusqu’à ce qu’il ne soit


plus nécessaire d’y marcher, déclara Thanos d’un ton teinté
de colère froide tandis que son souffle embuait la vitre. Fais
descendre des équipes de récupération à bord de nos navettes.
Qu’ils s’emparent de tout ce qui pourrait nous servir.
Cha hocha la tête et tourna des talons.
— Autre chose...
— Oui ?
— J’en ai assez de sillonner l’espace dans un vulgaire
cargo de marchandise. Essaie de voir si nous pourrions réqui-
sitionner des vaisseaux militaires en bon état.

Au moment où ils tentèrent de convaincre une troisième


planète, Vishalaya, tout le monde s’était passé le mot : Thanos,
le Titan fou ou Seigneur Thanos était arrivé. Ils furent inter-
ceptés par des destroyers capables de bondir d’eux-mêmes
d’un système solaire à l’autre et des cuirassés. Thanos avait
pourtant espéré que les carnages sur Fenilop et Denegar tien-
draient lieu d’exemples aux mondes suivants et les inciteraient
à écouter sa mise en garde.
De toute évidence, ce n’était pas le cas, comme en attestait
la concentration de bâtiments militaires que lui montraient
ses détecteurs à longue portée.
Le nouveau Sanctuary était un destroyer qui n’avait pas
quitté le sol durant la bataille de Denegar. Dès qu’il s’était
installé dans le fauteuil du capitaine, Thanos avait eu le sen-
timent de disposer enfin de l’outil qui lui permettrait d’ac-
complir sa mission.

316
ÂME

— Appel au Sanctuary, crépita une voix sur la fréquence


d’appel. Ici le RSS Executrix de la flotte de Sa Majesté
Cath’Ar. Faites demi-tour ou nous ouvrirons le feu.
Thanos soupira. L’Autre était assis à sa gauche et Cha à sa
droite. Le Titan fit un geste impatient, comme pour chasser
une odeur qui l’importunait.
— Détruisez-les, ordonna-t-il. Ensuite, nous verrons si Sa
Majesté Cath’Ar est disposée à discuter des horreurs que son
peuple va bientôt affronter.
Thanos porta alors son attention sur un hologramme
tandis que ses Léviathans quittaient la formation autour de
Sanctuary pour fondre sur le RSS Executrix. Comme ils étaient
principalement constitués de chair organique, les Léviathans
restaient invisibles pour la plupart des systèmes de détections
conventionnels. Ils constituaient sans nul doute l’arme la plus
furtive prenant part à une bataille spatiale.
Avec une rapidité désarmante, ils mirent l’Executrix hors
service et percèrent dans la coque des brèches d’où s’échap-
pèrent en flottant les cadavres des membres de l’équipage. Les
autres bâtiments tentèrent de se porter au secours du vaisseau
amiral, mais Sanctuary les tint à distance grâce à ses canons à
photon en attendant que les Léviathans puissent les attaquer.
— C’est trop facile, murmura Thanos.
— La rapidité avec laquelle tu as obtenu cette victoire
poussera peut-être la reine Cath’Ar à te prendre au sérieux
et à engager des pourparlers, remarqua Cha.
— Ton optimisme sur le sujet est engageant, mais hélas
infondé, je le crains. Qu’on prépare nos troupes pour une
purge planétaire, signifia-t-il en quittant son fauteuil. Je serai

317
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

dans ma cabine. Venez me chercher si la reine appelle en


demandant grâce.

Ce fut précisément ce que fit la souveraine. Thanos lui


exposa alors ses conditions : il épargnerait sa planète si elle
consentait à éliminer la moitié de sa population, à commencer
par elle-même.
— Vous êtes fou, cela ne fait aucun doute, répondit-elle.
Par le biais de son projecteur holographique, Thanos
observait le physique de cette reine avec l’apathie d’un serpent
se dorant au soleil. Les représentants de sa race étaient des
bipèdes portant tous une excroissance de chair en spirale
située sur le front, entre les yeux et la base des cheveux. Il
trouvait cela hypnotisant.
— J’espère que vos talents de calculs dépassent votre génie
militaire, Votre Majesté. Sacrifier la moitié de votre peuple,
c’est mieux que sa totalité.
— Nous ne sommes pas des êtres faibles, comme les habi-
tants de Fenilop, ou désorganisés, comme ceux de Denegar.
Vous ne parviendrez pas à nous exterminer tous, Seigneur
Thanos.
Il se pencha en avant. Cette spirale... Elle semblait tour-
noyer d’elle-même,
— Ce n’est pas mon intention, Votre Majesté, mais je ne
supporte pas l’idée que votre monde puisse souffrir à cause
de votre ignorante stupidité. Acceptez de vous rendre immé-
diatement et nous ne prendrons que la moitié de votre popu-
lation. Ce sont des mathématiques de base.

318
ÂME

— Vous pouvez toujours essayer, lâcha-t-elle avant de


couper la communication.
Thanos quitta sa cabine et se rendit sur la passerelle de
commandement où l’attendaient l’Autre et Cha.
— Vous avez écouté ? leur demanda-t-il.
— Bien entendu, répondit Cha.
— Lancez l’assaut.
— À vos ordres, dit l’Autre.

En orbite stationnaire autour de Vishalaya, Thanos regar-


dait le ballet incessant des navettes qui venaient de la surface
de la planète pour accoster dans son vaisseau cargo désormais
baptisé Mercy. Réapprovisionner l’armée chitaurie prenait
plus de temps que n’en avaient demandé la conquête de ce
monde et le prélèvement de la moitié de sa population.
Dans le reflet de la vitre, il vit approcher son second.
— Trois planètes, Cha. Trois ! Et en combien de temps.
Quand avons-nous quitté Titan ?
Après un bref instant de silence, Cha confirma ce que
Thanos pensait.
— Cela fait presque un an.
— Trois mondes en un an. À ce rythme..., commença-t-il
en dodelinant de la tête. C’est trop lent. Il nous faudrait un
moyen d’identifier les planètes concernées et de nous adresser
à elles en une seule fois. Qui plus est, il faut que nous soyons
plus persuasifs.
— Effectivement. Ce massacre sans fin est... éprouvant.
— Éprouvant ? répéta Thanos.

319
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Cette tuerie fit Cha dans un petit haussement


d’épaules. Même si elles sont nécessaires, je suis certain que
toutes ces morts pèsent lourdement sur ton âme. En tout cas,
elles pèsent sur la mienne.
Thanos éclata d’un rire franc et sonore.
— Si elles pèsent sur mon âme ? Non, Cha. Autrefois,
je voyais peut-être le meurtre comme une nécessité ou une
option préférable à son alternative. Je considérais cela comme
un moyen fonctionnel et efficace, reconnut-il avant de mar-
quer une pause pour réfléchir. C’est toujours vrai, bien
entendu. Cependant, j’en suis arrivé à la conclusion que le
meurtre est un bienfait absolu et universel. Cela permet de
séparer le bon grain de l’ivraie. Cela fait disparaître ce qui,
autrement, se développerait jusqu’à devenir un danger. Ces
éliminations permettent d’éviter le problème. Se concentrer
sur les morts, c’est ne pas voir les choses selon la bonne pers-
pective. Nous ne cherchons pas à tuer la moitié de ces gens,
nous nous efforçons de secourir la moitié qui reste.
— Si le meurtre est un bienfait universel..., commença
Cha lentement.
Il s’attendait à être interrompu, mais comme rien ne vint,
il poursuivit :
— Chaque chose existe dans un but. Il y a bien un but à
toutes ces morts. Tout ce que nous avons à faire, c’est de le
découvrir, fit-il en tapotant légèrement une des épaules de
Thanos. Nous sommes guidés par l’univers lui-même et par
son inouïe quête d’harmonie. Nous poursuivrons en suivant
la voie qui convient.
Thanos n’en revint pas.

320
ÂME

— Après tout ce temps, après tout ce que tu as fait, tout


ce à quoi tu as assisté, tu crois toujours qu’il existe une voie
universelle menant à la paix. Cela dépasse l’entendement.
— Au plus profond de toi-même... je suis certain que tu
le penses aussi, Thanos. Si ce n’est pour te rappeler ce en quoi
tu crois, pourquoi me garderais-tu auprès de toi ?
Thanos grommela et eut un rictus. Puis, sans un mot, il
quitta la passerelle d’un pas décidé.

321
CHAPITRE 33
Thanos était convaincu que sa cause était juste et sa voie
vertueuse, mais il savait également que la plupart des esprits
n’étaient pas assez raffinés ou éclairés pour le comprendre.
Il se résigna donc à une existence d’incompréhension et de
conflits inutiles face au refus brutal de faits simples et évidents.
Il eut donc l’agréable surprise de constater, au fur et à
mesure que sa terrible réputation se répandait, que certains,
prêts à se ranger à son avis, venaient à lui alors qu’il détrui-
sait leurs mondes. Certes, ce n’était qu’une infime fraction
par rapport aux milliards de victimes que faisait son armée
après chaque débarquement. Toutefois, trouver au sein de
toute la population d’une planète une personne convaincue
par ses mises en garde était un chiffre bien plus important
que ce à quoi son expérience l’avait habitué.
Bien entendu, il les recrutait puis, avec le savoir-faire hérité
de ses expériences sur les Chitauris, il les modifiait afin de
les rendre plus puissants et en faisait des envoyés chargés
d’annoncer son arrivée à travers tout l’univers.
En retour, ses hérauts se devaient de l’adorer comme un
père. Ils se donnèrent donc de nouveaux noms en son hon-
neur. Ils devinrent Ebony Maw, Corvus Glaive, Proxima
Midnight et Cull Obsidian, identités évoquant les abîmes les
plus obscurs et les plus cauchemardesques annonciateurs de
mauvais présages. Il les lâcha dans l’univers pour qu’ils le

322
ÂME

parcourent en son nom, qu’ils y colportent ses sombres prémo-


nitions et qu’ils découvrent de nouveaux mondes à conquérir.
Ils s’appelaient ses enfants, mais ils ne l’étaient pas. Ils
étaient ses outils, ses armes. Envoyés dans le vide en duo ou
en groupe, ils proclamaient sa venue prochaine, dirigeaient
ses troupes au sol ou imposaient sa volonté avec brutalité.
Mais ils l’inspiraient également.
— Nous avons eu la main trop lourde, dit Thanos à Cha,
lors d’un voyage entre deux systèmes.
Ses subordonnés se trouvaient déjà sur la planète vers
laquelle ils se dirigeaient : Zehoberei, candidate parfaite pour
la modification globale que pratiquait Thanos.
— S’il existe ne serait-ce qu’une personne sur chaque
planète qui croit en notre cause, sa vie mérite d’être sauvée
pour nous servir.
— Donc... Plus d’éradications aveugles ? demanda Cha
avec un peu trop d’impatience.
— Le butin accumulé au fil de nos conquêtes pourrait
nous permettre de soutenir notre cause durant encore un
siècle. Nous devrions peut-être nous montrer plus pondérés.
Cha écarquilla les yeux.
— De la clémence de la part de Thanos ?
— Pas la clémence telle que tu l’entends, le reprit le Titan.
Le déséquilibre est toujours présent. Jusqu’ici, nous appli-
quions la clémence du tombeau, mais, lors de nos prochaines
purges, nous nous montrerons plus minutieux. Il était plus
prudent d’éradiquer des populations entières. Comme ça, per-
sonne ne pouvait nous chercher afin de réclamer vengeance.
Mais maintenant... Dorénavant, nous allons essayer une autre
méthode. Nous lancerons le protocole Titan qui consistera à

323
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

éliminer d’emblée la moitié de la population sur chaque pla-


nète. Ainsi, en se reconstruisant, ces mondes pourront prouver
aux autres que notre méthode fonctionne.
Cha prit le temps de réfléchir à cette proposition.
— Il nous faudra également éliminer toute ressource mili-
taire, souligna-t-il. Sinon, il nous faudra surveiller nos arrières
plus attentivement que d’habitude.
Thanos lui sourit avec un réel plaisir.
— L’idéaliste qui parle avec pragmatisme. Je finirai par
te convertir, Cha.

De l’angle où il la regardait, la petite planète Zehoberei


était un joyau bleu-vert posé sur le velours sombre d’une
nébuleuse sans étoile. Ils étaient entrés dans le système solaire
Silicon qui comprenait douze planètes dont une seule était
habitée.
Zahoberei était le foyer de trois milliards d’êtres doués de
conscience qui allaient tous mourir en quelques générations
sauf s’ils obéissaient à Thanos.
Ce ne fut pas le cas, donc il attaqua.
Il surveilla l’assaut depuis la passerelle de son vaisseau,
comme il l’avait fait tant de fois auparavant. D’où il était, le
spectacle se résumait à quelques gerbes de lumières jaunes et
orange venues de la surface. Des explosions nucléaires mon-
tèrent des littoraux, et s’étendirent depuis les côtes comme
de la lave.
Thanos repassa dans sa tête les détails de son plan de bataille
et ne releva rien qui méritait d’être corrigé. Les Zehoberiens
n’avaient lancé aucune attaque ou contre-attaque qu’il n’avait

324
ÂME

envisagée au préalable et l’issue ne faisait aucun doute. À sa


grande surprise, il comprit alors que lorsque la guerre battait
son plein... il s’embêtait.
— Depuis quand le génocide est-il devenu une routine ?
demanda-t-il à Cha.
À côté de lui, celui-ci leva les yeux de la petite holotablette
qui lui transmettait les données des Léviathans en temps réel.
— Dois-je comprendre que tu as des soucis, Thanos ?
— Et quand bien même ?
Cha fit un petit bruit de claquement de langue puis se mit
à caresser la pointe de ses oreilles, chose qu’il ne faisait que
quand un problème réclamait toute sa réflexion.
— Les massacres sans discernement constituent un crime
épouvantable, mais pas quand on les commet pour le bien
du plus grand nombre, finit-il par déclarer. Cela dit, on peut
remporter la victoire de plusieurs manières. Il ne tient qu’à
toi d’en choisir une autre.
— La victoire en elle-même ne signifie rien pour moi,
rétorqua Thanos. Je veux juste venir en aide aux autres.
Les lèvres de Cha se tordirent en une moue inquiète.
— Je vois où tu veux en venir. Tu sais bien que je n’aime
pas quand tu décides d’aller prêter main-forte aux Chitauris
au combat. C’est dangereux.
— Le plus dangereux, c’est de laisser de la distance entre
moi et les batailles que nous menons. Cela risquerait d’évo-
luer en distance entre moi et ma cause. J’ai besoin de ce type
d’expériences, Cha, et de voir cette destruction de mes propres
yeux, comme je l’ai fait sur Titan. Cela me permet de me
remotiver en me rappelant le but que je sers.

325
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Eh bien, il y a une zone sur le continent occidental


qui a été nettoyée, lui indiqua Cha après avoir consulté son
holotablette. Tu pourrais...
— Non. Comme toujours, il me faut être témoin de la
souffrance.
Il savait que se contenter d’inspecter le résultat irrépro-
chable des opérations de nettoyage menées par les Chitauris
n’aurait aucun sens. C’était comme examiner le résultat
final d’une opération de chirurgie. On n’apprend rien des
points de suture ou des cicatrices. Ce n’est qu’en observant
les mains du chirurgien plongées dans le sang et les vis-
cères qu’on peut envisager de comprendre les rouages de
la médecine.
— Ça ne rime à rien si on ne le vit pas soi-même, confia-
t-il à Cha.
Il repensa alors aux journées qui avaient précédé le mas-
sacre à bord de l’Edda de Sang et à la manière dont il avait
utilisé ses propres mains pour torturer puis finalement tuer
Vathlauss, la sensation du sang de l’Asgardien coulant sur
ses doigts, à la fois liquide et épais.
— Il n’en est pas question, dit Cha d’un ton décidé. Tu
l’as déjà fait et, à chaque fois, cela a représenté une prise de
risque trop grande pour qu’on la répète.
Thanos se tourna alors vers son ami en affichant un air
amusé.
— Je ne te demandais pas la permission, Cha.
— C’est trop risqué, insista le médecin visiblement peu
à l’aise, mais prêt à faire valoir son point de vue. Nous ne
pouvons pas prendre le risque qu’il t’arrive quoi que ce soit.

326
ÂME

— Nous ? répéta Thanos du ton le plus intimidant dont


il était capable. Mais... Ce n’est pas « nous » qui prenons les
décisions sur ce vaisseau, Cha.
En signe de défiance, Cha bomba le torse et Thanos et lui
se regardèrent durant un long moment.
— Thanos, je t’en prie ! reprit l’infirmier d’une voix mal
assurée. Réfléchis à ce que tu dis et au risque que tu prends.
— Je m’y suis préparé en m’entraînant longuement avec
les Chitauris. J’ai ma propre armure de combat. Ils me l’ont
forgée en suivant mes instructions à la lettre. Il ne m’arrivera
rien, mon ami.
Cha finit par céder, comme Thanos l’avait prévu depuis
le début. C’était d’ailleurs pour cela que Cha était un ami si
cher à ses yeux : il était capable de lui tenir tête, mais il savait
aussi ne pas aller trop loin.

Une fois sur la surface de Zehoberei, Thanos parcourut


les ruines d’un village situé dans ce qui avait été l’un des
continents septentrionaux. C’était l’été sur l’hémisphère nord
de cette planète et la chaleur l’accablait. La seule rémission
était apportée par l’ombre des grandes volutes de fumée qui
s’élevaient aux alentours des endroits où les Chitauris avaient
largué leurs bombes.
Le village avait été rasé et ses infrastructures ainsi que ses
bâtiments réduits à l’état de gravats sous les attaques impla-
cables des Léviathans et de l’armement chitauri. Au-dessus
de sa tête, ses soldats fendaient le ciel à bord de leurs nacelles
volantes tandis qu’au sol, l’infanterie l’entourait dans un dis-
positif de protection à l’inefficacité hilarante dans la mesure

327
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

où Thanos faisait au moins cinquante centimètres de plus que


les Chitauris et qu’on le voyait de loin dans sa resplendissante
armure de combat bleue et or.
Des cadavres brûlés ou en sang encombraient ce qu’il res-
tait d’une rue. Un groupe de Chitauris dégageait les corps
du passage au fur et à mesure que Thanos et son cortège
avançaient. De chaque côté de la voie, ses troupes restaient sur
le qui-vive. Au loin, on pouvait apercevoir une arche gigan-
tesque et d’une conception magnifique. Il apprécia qu’elle ait
survécu aux combats. La beauté avait sa place dans l’univers
et, autant que possible, il était indispensable de la préserver.
L’odeur du sang était dans l’air et se mêlait aux relents de
chair calcinée. On pouvait également déceler l’odeur si parti-
culière de la terreur, cette puanteur générée par les glandes
surrénales.
Les habitants de Zehoberei avaient la peau verte et un
physique élancé. Leurs cadavres s’empilaient aussi bien que
ceux de n’importe quelle autre race.
Derrière une barricade faite de planches entassées, une
femme était recroquevillée par la peur et tenait sa fille. Alors
que les Chitauris les encerclaient, il se produisit quelque
chose de si incroyable que Thanos se sentit béni de pouvoir
y assister.
La petite fille, suivant son instinct comme Thanos n’avait
jamais vu personne le faire, s’écarta de sa mère pour s’inter-
poser entre elle et les Chitauris.
Tout à sa surprise, le Titan faillit laisser passer l’occasion
d’agir. Au tout dernier moment, il ordonna à ses soldats de
baisser leurs armes, du moins temporairement.

328
ÂME

Cette enfant était prête à se sacrifier pour sauver sa mère.


Normalement, on aurait plutôt pu s’attendre à l’inverse. Le
mépris que cette mère inspirait à Thanos n’avait d’égale que
l’admiration qu’il portait à sa fille.
Il y avait quelque chose en elle... Il aurait bien été inca-
pable de dire de quoi il s’agissait, car il ne connaissait pas
de mot pour le formuler, ce qui le troublait au plus haut
point. Elle ne dit rien et les quelques regards qu’elle lui porta
n’étaient pas empreints de peur ou de grief.
— Quel est ton nom ? demanda-t-il en lui rendant la
main.
— Gamora, répondit-elle.
Alors, comme par miracle, elle lui prit la main.
Il ne parvint pas à se souvenir à quand remontait la der-
nière fois qu’il avait ressenti le contact de la peau de quelqu’un
d’autre sans que ce soit motivé par la violence. Une vague de
chaleur l’envahit.
Mais Thanos prit soudain conscience de la situation : la
mère de la petite fille allait être exécutée. Les Chitauris s’avan-
cèrent tandis qu’Ebony Maw parlait un peu plus loin, comme
à son habitude. Les Chitauris étaient comme le programme
d’un ordinateur : ils accomplissaient la mission qui leur était
confiée sans faillir ni réfléchir, à moins qu’on leur ordonne
d’arrêter.
Thanos souleva Gamora du sol pour l’emmener vers
l’arche, loin de la violence qu’allait incessamment subir sa
mère. Malgré cela, la petite fille tendit le cou puis tourna la
tête pour lancer un regard fugitif vers elle.
Même si sa mère était inutile et méprisable, Thanos se
refusait à laisser cette gamine assister à sa mort. Pour la

329
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

distraire, il plongea la main dans une poche de son armure


et en tira un minuscule double poignard à cran d’arrêt, simple
manche pouvant faire surgir une courte lame à chacune de
ses extrémités. Proxima Midnight l’avait trouvé sur un monde
primitif qu’elle explorait et lui avait offert en cadeau. C’était
une arme pratiquement inutile au combat, mais il la gardait
sur lui en souvenir, pas de la générosité de Midnight, mais
d’autre chose.
— Regarde, dit-il à Gamora, en déclenchant les lames.
Parfaitement équilibré, comme tout devrait l’être dans
l’univers.
Il lui présenta le couteau posé sur un doigt, parfaitement
stable.
Elle se retourna pour le regarder puis ses yeux s’écarquil-
lèrent quand elle vit l’arme. Il prit alors sa petite main et
posa le double poignard sur un de ses doigts. Il se balança
un instant, avant de se stabiliser.
— Tu vois, reprit-il. Tu le maîtrises déjà.
Elle sourit, fière d’elle.
Près de la barricade, les Chitauris tuèrent sa mère, mais
Gamora ne le vit pas.

330
CHAPITRE 34
À bord de Sanctuary, Thanos regardait l’image de Gamora
dormant dans la quiétude de sa cabine voisine de la sienne,
que diffusait un projecteur holographique. Tout à coup, Cha
entra sans s’annoncer ou frapper, comme il le faisait souvent.
Généralement, ce manque de déférence irritait Thanos, pour
dire le moins. Mais ce jour-là, il n’en prit pas ombrage, car
tout ce qui accaparait son attention, c’était cette petite fille
endormie dans la quiétude d’une cabine proche de la sienne
et ce qui allait suivre.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda Cha, outré. Le géno-
cide ne te suffit plus ? Tu... Tu y ajoutes le kidnapping,
c’est ça ?
— Tu grimpes les barreaux de l’échelle des pêchés dans
un ordre étrange, Cha Rhaigor.
Il ne leva pas les yeux de l’hologramme, car il voulait être
sûr de la voir se réveiller.
— Tuer les gens le plus rapidement et le plus décemment
possible est une chose. Les enlever en est une autre. Et puis...
Et puis... Qu’as-tu l’intention de faire, au juste ?
Thanos poussa un soupir. Cha avait parfois tendance à
oublier à qui il s’adressait. Du fait de leur longue amitié,
le Titan avait du respect pour lui et tolérait qu’il dépasse
les limites. De plus, Thanos lui était sincèrement reconnais-
sant pour les innombrables heures que Cha avait consacrées

331
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

à leur mission visant à sauver des vies. Tant qu’il s’adressait


à lui ainsi en privé, il pourrait le supporter. En revanche,
s’il osait défier son autorité en présence de l’Autre... ou de
cette enfant...
— Elle n’a pas cédé à ce que lui dictait son instinct de
survie, expliqua Thanos avec du respect dans la voix et le
regard toujours fixé sur sa petite silhouette allongée. Sa mère
a préféré se terrer quand il aurait fallu se battre, laissant sa
propre fille faire office de bouclier vivant. Et contre toute
attente, en reniant toute forme de logique et de raison, c’est
exactement ce que Gamora a fait, pourtant à un moment
où elle se trouvait face à une armée composée de guerriers
nettement plus forts qu’elle. Un courage pareil, c’est inné, on
ne l’acquiert pas.
— Tu veux bien te tourner et me regarder quand tu me
parles, au moins ? demanda Cha.
— Non. Je regarde... mon enfant.
Alors, c’est Cha qui fit le tour et, sans oser troubler l’ho-
logramme, il se plaça à la gauche du Titan, juste à l’angle de
son champ de vision.
— Ce n’est pas ton enfant, Thanos. Elle avait des parents.
— Mais c’est désormais une orpheline et je l’ai adoptée,
c’est aussi simple que ça.
— Puis-je demander pourquoi ? demanda Cha d’un ton
exaspéré.
Thanos poussa un nouveau soupir. Il n’avait aucune envie
de s’expliquer, que ce soit vis-à-vis de Cha ou de qui que ce
soit d’autre.
Il possédait une armée. Ses troupes étaient disciplinées,
obéissantes et mortelles. Sur un mot de sa part, il pouvait

332
ÂME

assiéger des planètes entières, anéantir ses ennemis et massa-


crer intégralement des races jusqu’à ce qu’elles disparaissent.
Mais tout cela ne se faisait que sous ses ordres. Il fallait que
ce soit lui qui commande tout et tout le temps. Les Chitauris
pouvaient à peine penser par eux-mêmes. Ils étaient inca-
pables d’échafauder des plans d’attaque ou des stratégies.
Cha, de son côté, était intelligent, mais il n’avait aucun sens
tactique. Il gérait le vaisseau et veillait à ce que la chaîne
d’approvisionnement ne subisse aucune défaillance, mais il
n’était pas taillé pour la guerre. Il n’avait pas l’estomac pour
supporter l’indispensable brutalité qui allait de pair avec cette
activité et son esprit ne savait pas comment en planifier une.
Même Ebony Maw et ses acolytes consacraient tout leur esprit
à leurs flagorneries et à la déférence qu’ils portaient à Thanos.
Ils ne pouvaient pas réfléchir à un niveau global.
Mais cette petite fille... Elle disposait d’un potentiel brut
qui ne demandait qu’à s’exprimer. Oh, il allait pouvoir lui
apprendre tant de choses !
— Tu as vraiment l’intention de devenir un père ? s’en-
quit Cha d’une voix aimable.
— Je ne vivrai pas éternellement. Si je meurs avant que
mon grand œuvre soit achevé, ce qui est une hypothèse tout
à fait envisageable, il faudra bien que quelqu’un la poursuive
en mon nom.
— Pourquoi elle ? Il y a d’autres prétendants. Ebony
Maw, par exemple...
— Ils m’ont croisé alors qu’ils étaient déjà âgés. C’est
encore une enfant. Je peux la modeler et la façonner à mon
idée. Nous avons transformé Zehoberei en désert et nous
avons emporté la seule chose qui avait de la valeur sur cette

333
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

planète. Elle est ce que sa race a de meilleur à offrir et il faut


à tout prix la protéger. Nous allons l’élever et lui apprendre à
diriger nos armées. Nous disposons des meilleures troupes de
la galaxie, voire de l’univers. Grâce à nous, elle va en devenir
le commandant suprême.
— Les Chitauri ne savent pas comment enseigner ! répli-
qua Cha. Je te rappelle qu’ils partagent un esprit collectif !
Comme ils apprennent instantanément les uns des autres, ils
n’ont jamais eu besoin de développer de méthodes d’éducation.
— Alors ce sera à moi de m’en charger, décida Thanos un
instant avant qu’un sourire barre son visage. Cha, regarde !
Elle s’est éveillée.

Ils étaient assis l’un en face de l’autre à une table dans les
quartiers personnels de Thanos. Comme il prenait souvent
ses repas sur la passerelle, dans le fauteuil du commandant, il
avait chargé deux Chitauris d’amener la table et de l’installer.
Il trouvait étrange d’être assis là, face à quelqu’un d’autre.
La peur et le malaise qu’elle ressentait émanaient d’elle
par vagues.
Il la laissa manger. Elle était affamée et dévora tout ce
qu’on lui présenta.
— Vous allez me tuer ? finit-elle par demander.
— Non !
Lui-même fut surpris de l’intonation horrifiée de sa voix.
C’est à cet instant précis qu’il réalisa à quel point il était
attaché à cette enfant.
— Je t’ai sauvé la vie. Je n’ai aucune intention d’y mettre
un terme.

334
ÂME

Elle réfléchit à ce qui venait d’être dit durant un long


moment silencieux avant de répondre :
— Vous avez épargné ma vie. Cela fait une différence.
Il ne put s’empêcher de sourire. Voir une telle perspicacité
chez quelqu’un de si jeune... Il l’avait vraiment bien choisie.
— Je suis ravi de constater que tu t’exprimes si bien. Cela
dénote un esprit bien ordonné. Tu es très mûre et intelligente,
malgré ton jeune âge.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda Gamora.
Fallait-il vraiment qu’ils meurent ?
— J’aimerais tellement que ça ne se soit pas passé ainsi,
fit-il dans un hochement de tête désolé. Je t’assure que c’est
vrai. Mais il faut rétablir l’équilibre de l’univers, ma chère
Gamora. Si ce n’était pas nécessaire, je vivrais heureux sur
une petite planète dans une zone oubliée de la galaxie où je
me consacrerais à une activité simple et stable. Je deviendrais
sans doute fermier. Mais une responsabilité bien plus grande
pèse sur mes épaules et je ne peux pas m’y soustraire.
Les yeux de Gamora passèrent de Thanos à un point indé-
fini près de lui alors qu’elle digérait ce qui venait de lui être
dit.
— Que voulez-vous dire ?
— Là où il existe un déséquilibre, je crée un équilibre, lui
expliqua-t-il. Quand des mondes et leurs populations vivent
une situation désespérée, je leur apporte le soulagement et
la pitié.
Il garda alors le silence un instant, puis reprit :
— Je ne vais pas te mentir, mon enfant. Cela signifie que
je tue énormément de monde. Je souhaiterais ne pas avoir à le

335
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

faire et je n’en tire aucun plaisir, mais il faut que quelqu’un


le fasse.
— Pourquoi faut-il que ce soit vous ?
Il s’accorda un instant pour l’admirer. Elle était passée tout
en douceur sur ce qu’il faisait. Elle en acceptait la nécessité.
Cette enfant était un miracle.
— Parce que je suis le seul à en être capable.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Je souhaite t’offrir une opportunité, celle de te joindre
à moi et de devenir mon bras droit. Ton espèce dispose de
caractéristiques physiques intéressantes et utiles. Par exemple,
ton épiderme est plus résistant que celui de la majorité des
mammifères bipèdes. Il te protège mieux des blessures que la
moyenne. Tes tissus musculaires sont également plus denses,
ce qui explique ta force alors que tu es encore très jeune.
Tout cela fait de toi une excellente candidate pour prendre
place à mes côtés. Je t’enseignerai comment on remporte une
guerre, tu découvriras la mort et la nécessité de la violence.
En somme, tu y apprendras comment devenir mon poing
frappant la galaxie alors que je fais ce que les autres sont trop
stupides ou trop lâches pour oser faire.
— Et de quoi s’agit-il ?
— Sauver l’avenir. Par la sagesse, de préférence... ou par
le sang et le feu s’il le faut.
— Vous voulez que je devienne un soldat ?
— Non ! s’exclama Thanos, surpris. Non, pas du tout !
Je veux faire de toi... mon héritière. Tu m’assisteras. Tu
m’aideras à remodeler des mondes. L’existence qui t’attend
sera magnifique, mon enfant.
— J’ai une question, fit-elle d’une voix timide.

336
ÂME

— Pose-la.
— Quel est votre nom ?
Il hésita un instant, puis se décida :
— Tu peux m’appeler « Père ».

Pour son âge, elle était brillante et mature. Cependant, il


faudrait beaucoup de temps pour qu’ils nouent des liens et
surtout qu’elle apprenne à faire confiance.
Mais ce n’était pas un problème, car, justement, ils avaient
beaucoup de temps devant eux. Les distances entre les sys-
tèmes solaires étaient phénoménales et même à la vitesse de la
lumière, il fallait des semaines voire des mois pour les couvrir.
Il commença son entraînement immédiatement après avoir
libéré de la place à bord de son cargo Mercy pour y installer
un stand de tir, un ring de combat et un gymnase. Elle était
naturellement douée et les avantages de la jeunesse ainsi que
ceux de l’évolution jouaient en sa faveur, mais les exercices
auxquels il la soumettait étaient impitoyables. Il fit venir des
Chitauris à ses séances d’entraînement, remit à tous des bâtons
de combat et leur ordonna de la tuer.
— C’est trop dangereux, le prévint Cha.
— Soit elle survit, soit elle meurt, répondit Thanos d’un
ton faussement stoïque. Si elle parvient à survivre, elle en sor-
tira plus forte. Sinon, c’est qu’elle n’était pas digne de prendre
place à mes côtés.

Durant son premier affrontement, enfermée dans une salle


dont on lui donna pour consigne de sortir, Gamora tua deux

337
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Chitauris adultes et en blessa un troisième. Contusionnée et


brûlée par le tir d’un sceptre de combat, elle claudiqua jusqu’à
la porte, parvint à faire fonctionner la serrure à clavier et
l’ouvrit. À cet instant, le Chitauri blessé fit un dernier effort
pour l’arrêter. Elle le coinça dans le chambranle puis claqua
violemment le battant sur lui plusieurs fois, jusqu’à ce que la
tête de son adversaire ne soit plus que de la bouillie. Ceci fait,
elle n’eut que le temps de sortir de la pièce avant de s’écrouler.
— Tu vois ? dit Thanos à Cha d’un air satisfait.
— Ce n’est que de la chance.
— Si tu as raison, elle ne va pas tarder à tourner et nous
serons fixés.
Mais la chance de Gamora se prolongea jusqu’à lui per-
mettre de s’améliorer. Alors qu’ils voyageaient de monde en
monde, anéantissant des populations entières, Thanos conti-
nua à l’entraîner. Très vite, elle gagna en puissance et en
confiance en elle.
À l’issue de chaque session, Thanos se chargeait person-
nellement de soigner ses blessures avec une délicatesse qui
l’étonnait lui-même. Cela faisait des années qu’il se croyait
incapable de la moindre marque de tendresse. Pourtant,
auprès de Gamora, il se sentait motivé à prendre soin d’elle.
— Tout cela peut sembler cruel, je le sais bien, reconnut-il
un jour, comme il l’avait déjà fait à de nombreuses occa-
sions. Tu peux même avoir l’impression que je te maltraite.
Cependant, tout ce que je fais, je le fais pour toi, pour ta
génération et tes descendants puis leurs propres descendants
et ainsi de suite. C’est comme cela que nous réduirons à néant
la détresse et ferons renaître l’espoir.
— Je crois en vous, père, répondit-elle.

338
ÂME

Alors, Thanos ne put retenir un large sourire.


— Pourquoi souriez-vous, demanda Gamora en pliant
le bras.
Durant un combat face à l’un des meilleurs guerriers
Chitauris, elle avait été coupée pratiquement jusqu’à l’os. Elle
allait bientôt atteindre ses dix ans et son corps portait déjà
autant de cicatrices que celui d’un vétéran d’innombrables
guerres.
— J’ai peu de plaisirs dans la vie, mais l’un d’entre eux
est de t’entendre m’appeler « Père ».
Elle prit la main de Thanos dans la sienne. Bien entendu,
elle avait grandi depuis ce premier jour, sur Zehoberei, quand
elle était à peine capable d’enserrer un seul doigt du Titan. Il
serra délicatement sa main pour sentir la chaleur de sa chair
et le flot rythmé de son sang. Elle était sa fille.
Sa fille.
— En grandissant, elle apprendra à te haïr, le prévint Cha
un peu plus tard alors qu’ils se trouvaient seuls. Tu as fait
massacrer sa famille. Pour l’instant, elle est attachée à toi, ta
puissance la fascine et ta générosité l’émerveille. Cependant,
en prenant de l’âge, elle finira forcément par se demander
pourquoi elle devrait souffrir pour vivre.
— Elle m’aime à sa manière, déclara Thanos. Elle s’ef-
force de s’améliorer et de se préparer au mieux à devenir
mon bras droit.
— Alors surveille bien ton bras droit, car c’est peut-être
lui qui te portera le coup fatal, ironisa Cha.
Thanos grommela quelque chose ressemblant à une
approbation. Si un jour Gamora devait vraiment se sentir
capable de le tuer, cela signifierait que son entraînement était

339
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

achevé et qu’elle avait gagné sa place auprès de lui. Toutefois,


continuer à affronter d’incalculables hordes de Chitauris et
la populace des planètes qu’ils saccageaient ne lui permettrait
plus d’évoluer. Il était nécessaire de trouver autre chose.
— Je crois qu’il lui faudrait un frère ou une sœur, confia-
t-il à Cha.

Thanos annonça alors à Ebony Maw et à sa clique qu’il


leur fallait lui trouver un autre enfant, de préférence ayant
sensiblement le même âge que Gamora. En effet, ses études
lui avaient montré que ce serait une condition afin que des
liens se créent entre les deux.
Maw et les autres lui présentèrent alors de nombreux
enfants récupérés dans les ruines encore fumantes d’une mul-
titude de mondes, mais c’est Proxima Midnight qui lui amena
une fillette à la peau d’un bleu déconcertant. La nuance n’était
pas la même que celle de l’épiderme de Thanos, mais elle s’en
approchait suffisamment pour que celui-ci se demande quelle
aurait été sa vie s’il était né sur la planète de cette enfant et
pas sur Titan.
Dans un premier temps, il ne retint pas la proposition. Sa
physionomie fluette n’allait pas représenter un défi sérieux à
Gamora qui avait désespérément besoin d’un adversaire plus
sérieux que l’interminable défilé de Chitauris qu’elle avait
désormais l’habitude de massacrer de manière routinière
durant ses sessions d’entraînement.
Mais cette peau... Il ne pouvait pas en détacher son regard.
Elle était petite, chauve, ses yeux entièrement noirs n’avaient
pas de pupille et la couleur de sa peau était si proche de la

340
ÂME

sienne qu’il pouvait presque croire qu’elle... faisait partie des


siens.
Il s’agenouilla face à elle et prit son menton entre son
pouce et son index. Il lui releva légèrement la tête afin qu’ils
se regardent dans les yeux.
— Bienvenue à bord de Sanctuary, ma petite.

341
CHAPITRE 35
Les deux jeunes filles, Gamora et la nouvelle venue,
Nebula, s’entendirent aussi bien qu’il était possible de l’es-
pérer. Durant un certain temps, Thanos fut satisfait de les
voir tisser entre elles le lien qui unit deux sœurs ayant vécu
des expériences communes.
Cette situation idyllique dura à peu près le premier mois,
jusqu’au moment où il comprit que si elles finissaient par se
considérer comme des alliées, elles s’uniraient inévitablement
contre lui, soit l’inverse absolu de la raison pour laquelle il
les avait réunies. Il voulait qu’elles soient loyales envers lui,
pas entre elles.
Par conséquent, il décida de les mettre à l’épreuve en les
opposant l’une à l’autre. Dès qu’il imaginait une nouvelle
épreuve pour les tester, il les manipulait afin qu’elles entrent
en conflit et s’affrontent. À sa grande satisfaction, aucune des
deux ne remporta de victoire flagrante, bien qu’elles y mirent
du cœur. Elles étaient aussi douées l’une que l’autre, même si
Gamora était celle qui montrait le plus souvent sa supériorité.
Elle se trouva parfois en position de vaincre Nebula, mais ne
porta jamais le coup de grâce.
C’était pour elles le meilleur entraînement imaginable.
— Envisages-tu d’adopter d’autres orphelins de guerre ?
demanda un jour Cha avec arrogance alors que Thanos
observait ses deux filles en train de se battre. Vais-je devoir

342
ÂME

réaménager Sanctuary afin d’en faire un orphelinat plutôt


qu’un vaisseau amiral ?
Thanos se contenta de grogner.
— Je suis sérieux, reprit Cha. Quand tu as adopté Gamora,
j’ai compris. Tu l’as rencontré par hasard et cela tombait
sous le sens à tes yeux. Il arrive souvent que les coïncidences
ouvrent la voie qui nous permet de découvrir notre place
dans l’ordre qui régit l’univers. Malgré cela...
Thanos interrompit son ami en levant une de ses mains.
— Deux comme elles suffiront largement pour l’instant,
déclara-t-il. Regarde-les se battre. On dirait qu’elles ont vu
le jour dans les profondeurs de l’enfer.
— C’est ça. Tu as invoqué une belle paire de diablesses,
Thanos.
— Des diablesses ? Non, Cha. Ce sont mes filles et elles
me soutiendront toujours.
— Nul ne peut dire si elles seront toujours prêtes à te
servir ou si elles finiront par t’arracher le cœur, l’avertit Cha.
— Avec le temps, cela changera, tu verras.
— J’aimerais en être aussi sûr que toi, mon vieil ami.
Pour l’instant, je crois que tu affûtes la lame qui, un jour ou
l’autre, te coupera la tête.
Avec un ricanement grave, Thanos se détourna de la baie
vitrée donnant dans le gymnase.
— Crois-moi, Cha. J’ai pris le problème dans tous les sens.
Le meilleur des endoctrinements permet au sujet de conserver
une petite dose de libre arbitre. J’autorise Gamora et Nebula à
me détester, car cela leur laisse croire qu’elles disposent encore
de leur liberté de choix et de leur libre arbitre. Mais désor-
mais, elles se sont trop habituées à ce mode de vie. Qu’elles

343
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

en aient conscience ou pas, elles ont assimilé ma philosophie


et accepté ma domination. Ce sont mes filles et même si les
enfants détestent leurs parents, il est rare qu’ils portent la
main sur eux.
— Rarement, mais pas jamais, répliqua Cha sèchement.
Soudainement, Thanos eut un choc, car il se mit à penser
à A’Lars pour la première fois depuis... depuis...
Pour la première fois depuis ce jour où il s’était retrouvé à
cinquante étages sous la surface de Titan et où il avait coupé
la tête de ce synthétique avant d’écraser l’avenir de sa planète
sous sa botte.
Même s’il avait tué le synthétique qui avait les traits et la
voix de son père, il savait bien qu’il n’aurait jamais été capable
de faire ça à son vrai père. Quelle qu’ait pu être la haine de lui
avait inspiré A’Lars et même s’il le détestait d’avoir condamné
Gwinth, Sintaa et Sui-San ainsi que des millions d’autres
à une mort inutile, il n’aurait pas pu le tuer. La meilleure
preuve, c’était qu’il ne l’avait pas fait, tout simplement. Que
lorsqu’il s’était retrouvé face à l’obstination d’A’Lars, il ne
l’avait pas assassiné avant de mettre son projet à exécution
sans regarder en arrière. Certes, à l’époque, il était plus jeune
et pas encore endurci par la violence et toutes les guerres
qu’il avait vues depuis, mais même à cette époque, il savait
ce qu’était la mort et à quel point elle pouvait constituer une
solution facile. Et pourtant, il n’avait pas tué A’Lars.
— Je serai..., commença-t-il avant de s’interrompre.
Il était captivé par le spectacle qui se déroulait dans la
salle d’entraînement. Gamora avait brisé le sceptre de Nebula
en même temps qu’elle lui avait cassé la jambe gauche.
Malgré cela, Nebula avait réussi à atteindre le sommet d’un

344
ÂME

empilement de caisses, hors d’atteinte de Gamora. À chaque


fois que cette dernière lançait son sceptre vers son adversaire,
Nebula esquivait le coup. Elles se trouvaient de nouveau dans
une impasse.
Il en allait toujours ainsi : Gamora prenait le dessus sur
Nebula qui trouvait le moyen pour éviter d’être incontesta-
blement vaincue. Elle ne perdait jamais, mais il ne lui arrivait
jamais d’être en passe de remporter la victoire.
— Nous reste-t-il des biofixateurs après notre dernière
campagne d’amélioration des Chitauris ? demanda Thanos.
— Oui, en effet, fit Cha, surpris. Mais nous n’en avons
pas be...
— Suis-moi.
Thanos ouvrit alors la porte et entra dans la salle d’en-
traînement. Ce fut Nebula qui le vit en premier et elle en
fut de toute évidence soulagée. Le fait qu’elle voit en lui son
sauveur plutôt que de ne compter que sur elle-même déplut
grandement au Titan.
Gamora sentit sa présence un instant plus tard. Elle se
retourna et replia son sceptre pour se mettre au garde-à-vous.
— Thanos, dit-elle sèchement.
— Détends-toi, ma fille.
Il tendit la main pour inviter Nebula à descendre de son
perchoir. Elle prit sa main et, maladroitement à cause de ses
blessures, s’appliqua à rejoindre le sol. Une fois en bas, elle
s’appuya sur Thanos.
— Que s’est-il passé, mon enfant ? Comment a-t-elle
réussi à te battre ?
— Je n’ai pas vu son...

345
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Ah, l’interrompit Thanos avant de plonger son pouce


dans l’œil gauche de Nebula.
— Thanos ! hurla Cha en se précipitant à côté de la jeune
femme.
Elle était tombée à genoux, pliée de douleur, les mains
posées fermement sur l’orbite désormais vide qui saignait
abondamment.
Sans détourner son attention de Gamora qui restait immo-
bile, Thanos s’expliqua.
— Elle a dit qu’elle ne pouvait pas voir. Nous allons uti-
liser un biofixateur pour lui installer un œil plus performant.
Cela l’aidera peut-être à progresser. Cha, emmène-la à l’in-
firmerie et occupe-toi de ça.
Il ne fit pas le moindre geste pas plus qu’il ne quitta
Gamora du regard alors que l’infirmier escortait Nebula, qui
boitait et gardait une main sur le côté gauche de son visage,
hors de la salle d’entraînement. Au sol, une piste faite de
gouttes de sang régulières la suivait.
Durant toute la scène, l’expression qu’affichait Gamora
n’avait absolument pas changé. Il la fixait du regard alors que
le silence se faisait de plus en plus lourd et elle tâchait de ne
pas poser les yeux sur lui, observant plutôt un point situé au-
delà de son épaule, comme s’il n’était pas présent et face à elle.
— Me trouves-tu cruel ? finit-il par demander.
Gamora hésita longuement, réfléchissant à la question.
Puis elle vrilla son regard dans le sien et répondit :
— Oui.
Thanos sourit. Durant l’hésitation qu’elle avait marquée,
il avait décidé qu’il la tuerait si elle disait « non » ou évitait
de le regarder dans les yeux.

346
ÂME

— Je suis tellement fier de toi, lui avoua-t-il.


C’étaient là des mots qu’il n’avait jamais prononcés ni
entendus.

Une fois qu’elle se fut adaptée à son nouvel œil, Nebula


obtint de meilleurs résultats durant son affrontement suivant
contre Gamora. Cependant, elle ne parvint pas à remporter
la victoire.
— Voyons comment elle s’en sort avec de nouveaux
genoux, suggéra Thanos à Cha.

347
CHAPITRE 36
Thanos était assis à son bureau à interface dans ses quar-
tiers privés et préparait sa prochaine campagne. À moins de
tomber par hasard sur un portail Kalami, son armée n’utilisait
plus ces dispositifs pour passer d’un système solaire à l’autre,
car la sécurité y avait été renforcée, interdisant à quelqu’un
d’aussi connu que lui de s’y présenter sans encombre. Par
conséquent, pour se déplacer, ses troupes ne pouvaient comp-
ter que sur les capacités super-luminiques de leurs vaisseaux et
même à ces vitesses, il fallait beaucoup de temps pour couvrir
les distances colossales séparant les systèmes. Il avait donc tout
loisir pour méditer et affiner ses stratégies.
Il avait pris l’habitude d’adapter son discours et d’en modi-
fier les arguments en fonction de la nature du peuple qu’il
allait devoir convaincre. Mais, parallèlement, il se préparait
à l’éventualité de la guerre, car, hélas...
Cette fois-ci, Cha s’annonça avant d’entrer. Pour autant,
Thanos ne leva pas le regard de son travail quand la porte
s’ouvrit. Posté derrière le Titan, le médecin resta silencieux un
long moment, observant ce qu’il faisait par-dessus son épaule.
— Parle, mon ami, lui intima Thanos.
Il y eut un long silence, puis Cha s’exécuta.
— Es-tu satisfait, Thanos ?
— Par quoi, précisément ?
— Par ces deux filles et votre relation.

348
ÂME

— Tu veux dire d’être devenu leur père ?


Il demeura interdit un long moment, perdu dans ses
pensées.
— Oui, en effet, finit-il par lâcher.
— Dans ce cas, l’heure est peut-être venue de reconsidérer
ce que nous faisons.
Cette fois, Thanos leva les yeux de son bureau. Cela faisait
longtemps que Cha était devenu un élément du décor à bord
du vaisseau, une pièce comme une autre dans le puzzle qu’il
rassemblait régulièrement dans sa quête pour comprendre
et guider l’univers qui l’entourait. Pourtant, ce jour-là, en
regardant son vieil ami, Thanos eut l’impression de pouvoir
lire l’histoire qui les unissait dans chacune des craquelures et
des rides qui marquaient le visage de Cha. Cela faisait des
années qu’ils étaient en guerre et ils avaient connu d’innom-
brables batailles.
La guerre avait rendu Thanos plus fort et toujours plus
déterminé dans sa mission. Quant à Cha... Le Titan voyait
la faiblesse qui habitait son ami, les fractures qui avaient
ébranlé ses croyances et la manière dont leur relation avait
évolué au fil du temps et des milliards de victimes qui s’étaient
amoncelées.
— Tu penses que je devrais mettre fin à ma croisade,
Cha ? Arrêter afin de mieux me consacrer à mon rôle de père
alors qu’un univers entier a désespérément besoin de l’aide
que je suis le seul à pouvoir lui apporter ?
— Eh bien, je...
— Je ne faiblirai pas dans mon devoir. Je ne tournerai pas
le dos à ma mission et à ma cause. Mes enfants m’apportent du
plaisir, car elles sont mes meilleurs outils, les incarnations de

349
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

mes talents, de mon savoir et de mon destin. Sans la mission,


nous serions des nomades inutiles, Cha. Alors, sors ces idées
de ta tête et sois fort.
À l’instant où Cha ouvrit la bouche pour parler, l’alarme
retentit. Ils échangèrent un regard, car ce n’était jamais arrivé
auparavant.
Thanos se leva d’un bond et ils se précipitèrent sur la pas-
serelle où l’Autre était assis dans le fauteuil du commandant,
murmurant en sifflant des mots qu’il était le seul à entendre.
Quand le Titan pénétra dans la salle, il se leva et lui indiqua
l’écran principal.
— Nous sommes cernés, Seigneur Thanos, grommela-t-il
avec sa diction lente et incertaine. Ce sont des briseurs d’étoile
du Nova Corps. J’en compte quinze.
— J’aurais dû me douter que ce jour viendrait, mar-
monna Thanos. Pourtant, nous sommes loin de l’espace
xandarien.
— J’imagine qu’il leur a semblé plus judicieux de prendre
l’initiative, proposa Cha. Je fais préparer les Léviathans ?
— Oui. Et qu’on établisse les communications avec le vais-
seau de commandement xandarien. Je vais tâcher de gagner
du temps.
Un instant plus tard, l’écran se mit en route et afficha l’ho-
logramme d’un visage qu’il n’avait pas vu depuis longtemps,
mais qu’il n’avait pas oublié.
— Daakon Ro, fit Thanos, presque ravi. J’en conclus que
tu n’as pas pris cette retraite anticipée. Ton époux doit être
consterné.
Mis à part un très léger allongement de son front et l’appa-
rition de rides autour de ses yeux, le visage de Ro n’avait pas

350
ÂME

beaucoup changé. Il accueillit l’entrée en matière de Thanos


d’un rictus.
— Mon mari est décédé il y a trois ans, Thanos.
— Je te présente mes condoléances.
— Bizarrement, je te crois sincère.
— Je mens rarement.
— Non, mais tu as réussi à tuer un nombre incroyable de
personnes depuis la dernière fois que nous nous sommes vus.
Le bilan s’établit aux alentours du demi-billion.
— Je dois avouer que je n’ai pas fait le compte, recon-
nut Thanos dans un haussement d’épaules. Mais je n’ai pas
menacé Xandar. Ton monde vit dans un équilibre parfait.
De plus, si je ne m’abuse, mes déplacements ne m’ont jamais
amené sur le territoire xandarien. Le Nova Corps n’a aucune
juridiction sur moi.
Ro secoua la tête.
— Les autres systèmes et territoires sont terrifiés par ton
existence. Ils ont demandé notre aide en vertu du Traité de
Mazar. Inutile d’espérer parlementer à ce sujet, car cet accord
a été signé il y a dix mille ans et il est toujours en vigueur.
— Donc tu es venu me tuer.
— T’arrêter, si cela est possible. Suis-nous sans faire d’his-
toire, ordonna Ro avant de marquer une pause. On m’a parlé
de ce qui est arrivé sur Titan. C’est abominable, j’en conviens.
Toutefois, tu ne feras pas revenir ton peuple en détruisant
toutes les civilisations que tu croises sur ta route.
— Je ne cherche pas à faire revenir mon peuple, fit
Thanos en apercevant du coin de l’œil un geste de Cha lui
confirmant que les Léviathans étaient en place. Je ne cherche
qu’à sauver des vies.

351
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Si je peux me permettre, tu t’y prends d’une drôle de


manière.
— Ro... Tu t’es montré aimable envers moi durant une
période de ma vie où j’avais besoin qu’on me réconforte. En
guise de reconnaissance, je vais te donner trente secondes
pour faire demi-tour et repartir vers Xandar.
— D’abord, j’ai peur de ne pas pouvoir faire cela, répondit
Ro dans un sourire malicieux. Ensuite, les quinze navires du
Nova Corps que je commande ont tous leurs canons solaires
verrouillés sur tes générateurs de boucliers et tes moteurs.
— Vingt secondes, annonça Thanos.
— À mon tour de te retourner la courtoisie, déclara Ro. Je
vais te laisser atteindre zéro avant de te réduire à l’état de
poussière cosmique.
— Dix secondes, fit Thanos tout en ordonnant à Cha
d’attaquer d’un hochement de tête.
Convaincu que viendrait le jour où un peuple trop témé-
raire, un système solaire condamné ou des pirates de l’espace
idiots tenteraient de le détruire, Thanos avait pris la pré-
caution de garder dix Léviathans en arrière-garde. Ceux-ci
avaient pour consigne de suivre son vaisseau à environ une
minute-lumière. Ainsi, ils étaient assez loin pour que les ins-
truments de détection standards les prennent pour des débris
spatiaux ou des astéroïdes.
Alors qu’il conversait avec Daakon Ro, les dix vaisseaux
vivants avaient parcouru la minute-lumière qui les séparait
des navires du Nova Corps et, quand Thanos annonça « Dix
secondes. », ils passèrent à l’attaque.
Soudain, l’image holographique du visage de Daakon
Ro prit un air stupéfait et se retourna. Immédiatement, la

352
ÂME

retransmission audio permit à Thanos d’entendre les cris


affolés et les ordres fusant à bord du vaisseau ennemi.
— Par l’enfer ! s’écria Ro en regardant autour de lui.
Thanos ! Maudit sois-tu !
L’assaut des Léviathans ressembla davantage à l’attaque
d’une bande de charognards qu’à une offensive militaire. Ils
pénétrèrent la formation d’attaque du Nova Corps avec une
telle vivacité que les vaisseaux se retrouvèrent dans l’impossi-
bilité de tirer sous peine de toucher leurs alliés. Des décharges
électriques fusèrent des sabords des Léviathans et ces géants
contractèrent leurs corps puissants en brisant les positions des
Xandariens. Alors, protégés par leurs carapaces durcies par
le vide spatial, ils éperonnèrent et déchirèrent les coques en
alliage des briseurs d’étoiles, exposant leurs infrastructures
au néant mortel du cosmos.
L’hologramme de Daakon Ro trembla puis se gondola
avant de disparaître, ne laissant derrière lui qu’un bruit
parasite.
L’attaque ne dura que quelques minutes. Quand elle fut
terminée, un Léviathan avait succombé, deux autres étaient
blessés et les quinze briseurs d’étoiles étaient anéantis. Des
débris, des cadavres et des bulles de sang flottaient dans le
tombeau sans gravité qu’était devenue cette zone de l’espace.
— Je mens rarement, répéta Thanos en s’adressant à
l’écran vide. Mais rarement, cela ne veut pas dire jamais.
Il s’adossa confortablement dans son fauteuil et croisa les
doigts devant lui.
— Comme je te le disais, Cha, je ne faiblirai pas dans mon
devoir et je n’abandonnerai pas. La vie a besoin de moi
dans son camp.

353
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Cha fit un petit bruit de langue et pointa du doigt l’ex-


térieur, de l’autre côté de la baie en pulsoverre. Le corps en
charpie d’un Xandarien s’approchait en flottant, attiré par la
microgravité générée par la masse de Sanctuary. Son corps
allait décrire des orbites autour du vaisseau jusqu’au moment
où il prendrait de la vitesse et que la friction le réduirait en
cendres.
— Oui, la vie a besoin de ton aide, dit Cha sans la moindre
trace de sarcasme.
— Je comprends ton point de vue, fit Thanos en s’ex-
trayant de son fauteuil. Seul un idiot ou un fanatique s’ac-
croche à son plan de départ et ne cherche pas de nouvelles
méthodes pour atteindre son but.
— Je suis ravi de constater que tu fais la différence entre
un idiot et un fanatique, dit Cha d’un ton enjoué.
— C’est une erreur que je ne ferai plus, affirma Thanos
en quittant la passerelle.

Le Titan passa alors des jours entiers enfermé dans sa


cabine, à étudier. Tandis que Cha se chargeait de distraire ses
filles, il se plongea dans l’inspection de toutes les données dont
il disposait. Ses quartiers ressemblèrent bientôt au silencurium
tel qu’il s’en souvenait. Aucun son ne traversait la pièce où
il se trouvait à part quelques soupirs occasionnels ou la rare
accélération de son rythme cardiaque quand il comprenait
quelque chose de nouveau.
Il téléchargea les statistiques et éléments stockés dans des
satellites qui orbitaient autour de mondes faisant partie de
systèmes solaires lointains. Il prit connaissance d’informations

354
ÂME

glanées à la lecture de pamphlets méconnus ou récupérées


auprès de sources clandestines de savoir. Il fit des calculs
et consacra toutes ses facultés intellectuelles à trouver la
réponse à deux questions : « Combien de mondes ont besoin
d’être sauvés ? » et « Quelle est la meilleure manière de
procéder ? »
Il obtint des résultats effrayants. Ceux-ci le découragèrent
tellement qu’il resta cloîtré dans ses quartiers une semaine de
plus. Il la passa allongé sur son lit, le regard perdu dans le
vide, sans même voir ce qui l’entourait.
Thanos réalisa qu’il ne s’agissait plus de secourir des pla-
nètes. Jusque-là, il avait fait preuve d’une vision trop étri-
quée pour appréhender l’énormité de la tâche qui l’attendait.
Certes, les planètes étaient en danger, mais ces planètes fai-
saient partie de l’univers.
En toute logique, l’univers lui-même était donc menacé
de connaître le même sort que Titan.
L’univers était vaste, mais pas infini. Il existait un nombre
défini de mondes habitables et, par conséquent, une masse
quantifiable de ressources nécessaires pour permettre la vie.
Certes, cette masse était gigantesque, voire inimaginable, mais
elle restait quantifiable. Elle était limitée et on pouvait la
mesurer. Par conséquent...
Selon ses nouveaux calculs et en se basant sur ses modèles
de travail nés de l’expérience acquise par la destruction de
centaines de mondes, il apparaissait que, dans moins d’une
centaine de milliards d’années, l’univers ne disposerait plus
des ressources indispensables pour perpétuer la vie.
La première fois qu’il était arrivé à ce chiffre, il avait éclaté
de rire, soulagé. Cent milliards d’années, cela représentait une

355
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

période totalement ridicule par sa longueur. C’était presque


un concept obscène.
Pourtant...
Pourtant, la marche du temps était inexorable. Que ce soit
dans un an ou dans cent milliards d’années, ce jour finirait
par arriver. Les existences de ceux qui vivraient dans cent mil-
liards d’années étaient-elles donc moins précieuses que celles
de ses contemporains ? Qui était-il pour prétendre qu’une vie
se déroulant actuellement avait plus de valeur qu’une exis-
tence qui verrait le jour dans cent millions de millénaires ?
Et de toute façon, qui aurait le droit de dire cela ?
À cette date, il y aurait plusieurs sextillions d’êtres vivants
dans l’univers, soit un chiffre lui aussi extraordinaire, d’autant
plus que chacun d’entre eux serait condamné.
Pour quelle raison un enfant du futur devrait-il souffrir,
avoir faim et finalement mourir de manière épouvantable
afin qu’un enfant du présent puisse vivre dans le confort ?
Rien ne l’empêchait de continuer à parcourir le cosmos
pour tenter de sauver des planètes et des civilisations une
par une, mais...
— L’univers est quand même sacrément vaste, murmura-
t-il pour lui-même.
Cette nuit-là, il refit le même rêve, pour la première fois
depuis des années.

Souviens-toi de ce que je t’ai dit, déclara Gwinth. Cette


fois-ci, la quasi-totalité de sa chair avait disparu. Son corps
n’était plus qu’un squelette maintenu par les quelques bribes

356
ÂME

de peau et de muscles qui ne s’étaient pas encore détachés.


Ses mâchoires claquaient quand elle parlait.
Il s’en souvint à son réveil. Désormais, depuis qu’il avait
menti à Cha, il s’en souvenait tout le temps.
Sauve tout le monde, lui avait-elle dit. C’était ce qu’il avait
raconté à Cha, tant d’années auparavant à bord de La
Couchette d’Or, alors qu’il vivait encore sous le joug de Sa
Seigneurie.
Mais il ne lui avait pas tout révélé. Ce n’était en fait qu’une
partie de ce qu’elle lui avait soufflé à l’oreille.
Tu ne peux pas sauver tout le monde. Voilà ce qu’elle lui
avait dit.
Soudain, tout prenait son sens. Il s’agissait d’appliquer
son algorithme à l’univers dans son ensemble, pas à une
simple planète. Afin de sauver l’univers pour les générations
futures, il lui fallait éradiquer la moitié des êtres vivants qui
le peuplaient en cet instant présent. Il allait devoir tuer la
moitié de l’univers.
À cette idée, il fut pris d’un éclat de rire qui dura longtemps.
— Merci, souffla-t-il. Merci, Gwinth de m’avoir remis
dans le droit chemin une fois de plus.

Il convoqua Cha, ses guerrières de filles et l’Autre sur la


passerelle. Ils étaient les seuls membres de son armée capables
de concevoir des plans par eux-mêmes et si son intelligence
dépassait à tous les niveaux la somme des leurs, il considérait
qu’il était toujours bénéfique d’envisager d’autres perspectives
que les siennes, même si elles étaient erronées.

357
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Cha prit place dans la nacelle de navigation et tourna le


siège afin de faire face à Thanos, lui-même assis dans le fau-
teuil du commandant. L’Autre resta debout et droit comme
un « i » à côté de lui. Ses filles, quant à elles...
... ce n’étaient plus des jeunes et elles s’apprêtaient à deve-
nir des femmes. Effrontées et pleines de haine et de colère,
elles se concentraient tellement sur la répulsion qu’il leur ins-
pirait qu’elles ne se rendaient pas compte qu’il les avait trans-
formées en armes parfaites. Il serait bientôt temps qu’elles
prennent la tête de ses armées. Il aurait alors le plaisir de les
voir massacrer en son nom alors qu’elles seraient persuadées
d’être en train d’attendre leur heure et qu’il montre un signe
de faiblesse.
Mais justement, il n’avait aucune faiblesse. Elles allaient
tuer pour lui à maintes reprises et, tout en le détestant, l’aider
dans la croisade à laquelle il consacrait son existence.
Nebula se vautra dans la nacelle de l’artilleur, le dos contre
l’un des bras du fauteuil, ses jambes passant par-dessus l’autre
accoudoir. Gamora se percha en hauteur en montant sur une
console. Elles s’affrontaient physiquement et se querellaient,
mais elles restaient toujours proches l’une de l’autre, comme
si elles acceptaient une trêve tacite dès que c’était dans leur
intérêt à toutes les deux.
— Vous connaissez le problème, nous avons choisi une
méthode fastidieuse qui consiste à aller de planète en planète
et à repérer celles qui rencontrent les mêmes problèmes envi-
ronnementaux que Titan, commença Thanos. Cependant,
c’est l’univers tout entier qui est en danger. Jusque-là, le pro-
blème pouvait nous sembler d’une envergure phénoménale.

358
ÂME

Désormais, il est pratiquement impossible à concevoir. Donc


j’écoute vos suggestions pour trouver une solution.
— Mais, enfin, papa ! Pourquoi on ne fabriquerait pas
une bombe assez grosse pour tuer la moitié de l’univers ?
proposa Nebula. On règle ça en un seul coup.
— C’est débile, gronda Gamora.
— Au moins, moi, je participe, répliqua sa sœur avec un
éclair de colère dans son œil organique.
— Participer en disant une idiotie, c’est pire que de te
contenter de la fermer.
Nebula bondit de son fauteuil en un mouvement si rapide
qu’il parut flou à Thanos. Toutefois, avant qu’elle puisse ten-
ter quoi que ce soit, Gamora la tenait sous la menace de sa
lame posée sur son cou.
— Ça suffit, leur dit Thanos d’un ton réprobateur.
Gamora ricana et rengaina son poignard en le faisant
virevolter. Nebula s’écarta d’elle en se passant une main sur
la gorge. Son œil cybernétique eut comme un spasme et se
ferma, signe qu’elle cédait à la colère. Thanos lui adressa son
regard le plus glacial et elle se rassit.
— Une bombe assez puissante pour tuer la moitié de
l’univers, répéta le Titan une fois que le calme fut revenu.
C’est une notion attrayante, mais très imprécise et difficile
à gérer. Ce n’est pas comme si je pouvais obtenir le résultat
escompté en un claquement de doigts. Cependant, il faut que
nous fassions quelque chose. La mort inévitable d’un seul être
vivant ou d’un monde est une destinée déjà bien triste, mais
pour toute une dimension ? C’est totalement inacceptable.
Cha croisa ses bras sur sa poitrine et lâcha un léger grogne-
ment courroucé.

359
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Nul ne peut prétendre comprendre les voies du destin,


— Ce qui doit bien faire l’affaire du destin, lança Thanos.
— Ça a toujours été un projet de dingue, dit Nebula d’un
ton boudeur. Là, c’est encore une idée démente, mais en plus
ambitieuse. Vraiment... Traverser l’univers dans tous les sens,
tuer des gens afin de les sauver... C’est de la folie.
— La folie est une question de perspective déterminée
par des normes sociales, expliqua Thanos.
Alors qu’il parlait, il observait Gamora, pas Nebula.
Comme toujours l’expression de Gamora ne révélait rien de
ce qu’elle pensait. Il trouvait son stoïcisme aussi impression-
nant qu’exaspérant. Il poursuivit :
— Je ne suis pas concerné par les normes que dicte la
société. Par conséquent, que je sois fou ou rationnel n’est pas
sujet à débat.
— Ça, c’est toi qui le dis, s’esclaffa Nebula.
— Effectivement, conclut Thanos avant d’ouvrir les
mains. Je suis toujours en attente de vos suggestions.
Personne ne prit la parole.
— Aurions-nous accompli autant de choses pour finale-
ment décider d’arrêter ? demanda-t-il à la cantonade.
— Autant de choses ? reprit Gamora avec les prémices
d’un sourire aux commissures de ses lèvres.
Durant leur adolescence, ses filles avaient développé le
goût de la rébellion. Gamora était celle qui parlait le moins
souvent, mais elle était la plus acerbe.
— De quoi parles-tu précisément ? Il y a un milliard de
mondes habités dans l’univers et sur chacun d’entre eux vivent
des milliards d’individus. Pourtant, jusqu’à présent, tu n’en
as tué qu’à peine un billion, rappela-t-elle en se mettant à

360
ÂME

applaudir lentement, moqueuse. Bien joué, puissant Thanos,


Seigneur Thanos. En vérité, les étoiles tremblent sous vos pas.
— Donne-m’en l’ordre et je lui coupe la langue, intervint
Nebula.
— Pour qu’on m’en greffe une autre, cybernétique comme
la tienne ? demanda Gamora d’une voix calme.
Nebula se leva d’un bond et se précipita sur sa sœur qui
l’esquiva à la dernière fraction de seconde, en lui assénant
un coup du lapin sur le côté de la nuque. Nebula hoqueta
de douleur et vola par-dessus la console de pilotage avant de
s’écraser contre la coque. D’un saut élégant, Gamora la suivit
au-dessus de la console, son poignard à la main.
— Gamora ! Nebula ! aboya Thanos dont l’ordre fut
interrompu par le râle de Nebula tentant de retrouver son
souffle car Gamora avait atterri sur son plexus solaire. Nous
n’avons pas de temps pour ces enfantillages !
Cachées à la vue de Thanos par la console, elles conti-
nuèrent de lutter quelques instants en grondant et en jurant.
Finalement, le Titan se leva de son siège, se pencha par-dessus
la console, s’empara de ses deux filles et les ramena de son
côté avant de les mettre debout. Là, bien que les mains gigan-
tesques de leur père les maintinssent éloignées l’une de l’autre,
elles continuaient à s’invectiver et à tenter de se frapper.
— Vous me décevez, leur annonça-t-il
Il les tenait si fermement que les os de l’épaule de Gamora
frottaient l’un contre l’autre, lui procurant une douleur intense
et que l’articulation artificielle du bras de Nebula émettait des
grincements électroniques de protestation.
— Ne me décevez plus jamais, les tança-t-il en les jetant
au sol.

361
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Bien, papa, dit Nebula d’un ton grave.


— Comme tu voudras, fit Gamora en écartant négligem-
ment une mèche de cheveux de son visage.
Il attendit qu’elles aient regagné leurs places (toujours
aussi dangereusement proches l’une de l’autre, incapables de
se tolérer et ne supportant pas d’être séparées...) avant de se
rasseoir lui-même.
— Un problème de grande ampleur n’appelle pas tou-
jours une solution de taille équivalente, rappela-t-il. Parfois,
la finesse, une réflexion critique et une bonne organisation
peuvent faire l’affaire là où la force brute ne sert à rien.
— C’est ce qui nous a permis de vaincre les Asgardiens
près d’Alfheim, ajouta Cha.
À la mention de cette anecdote, Thanos fut surpris de
repenser à Kebbi à laquelle il n’avait pas songé depuis des
années. Malgré cela, ce souvenir était toujours aussi précis et
douloureux, comme si le temps en avait affûté les aspérités
afin qu’il lui soit difficile de s’en débarrasser. Elle avait été
la première à être sacrifiée au nom de sa cause, la première
à avoir payé de son propre sang la confiance qu’elle lui avait
confiée.
Il n’avait pas pleuré son décès, mais il pleurait son absence.
Ce n’était pas la même chose, bien que la nuance fût sans
doute trop subtile pour les autres.
— Les Asgardiens, murmura-t-il. Leur relique...
Cha secoua la tête.
— Allons, Thanos... Cela fait des années. Je suis persuadé
que les Asgardiens ont au moins doublé la sécurité de leur...
Comment ça s’appelait, déjà ? Cette technologie de portail
qui n’appartient qu’à eux ?

362
ÂME

— Le Bifrost, répondit Thanos machinalement.


— C’est ça ! s’exclama Cha avant de constater que le Titan
penchait la tête de droite puis de gauche, pensif. Thanos ?
Ne me dis pas que tu l’envisages sérieusement. Vraiment ?
Dois-je te rappeler en détail ce qu’il s’est passé la dernière
fois ?
Thanos ferma les yeux et, un bref instant, se retrouva à
bord de l’Edda de Sang. De la fumée s’échappait des pan-
neaux de contrôle et Kebbi mourait dans ses bras alors que
son propre sang s’écoulait de son corps avec une dangereuse
rapidité.
Au cours de son existence, il avait conquis de nombreux
mondes et exterminé plus de races qu’il pouvait en compter.
Durant les années qui venaient de s’écouler, il était passé
d’une guerre à l’autre. Pourtant, jamais il n’avait jamais vu
la mort d’aussi près que ce jour-là, en compagnie de Cha et
Kebbi, à bord de la navette asgardienne.
— Je m’en souviens avec délectation, dit-il à Cha en rou-
vrant les yeux.
De l’autre côté de la passerelle, ses filles le regardaient
avec convoitise, comme si elles avaient enfin découvert cette
faiblesse qu’elles cherchaient depuis tant d’années. Il rangea
cette information dans son esprit pour s’en servir plus tard.
— Je me rappelle m’être retrouvé à deux doigts de rem-
porter la victoire à une période où nous étions plus jeunes,
moins puissants et totalement dénués de ressource.
— Tu envisages de lancer un assaut contre Asgard ?
demanda Cha d’une voix aiguë et terrifiée. Tu es sérieux ?
Tout ça pour aller chercher quelque chose qui n’existe peut-
être pas. Sa Seigneurie n’était pas tout à fait...

363
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Rationnel ?
— J’allais dire « une source fiable d’information », mais
ton adjectif fait l’affaire, lui aussi.
— Le premier Asgardien que nous avons rencontré...,
songea Thanos à haute voix. Ce Vathlauss...
— Celui que tu as torturé, rappela Cha en veillant à éviter
toute intonation de jugement.
— Oui, celui-là. Il avait vraiment l’air de croire qu’Odin
dissimulait quelque chose, un objet incroyablement puissant.
— C’est de la folie ! s’exclama Cha dans un geste d’im-
patience. J’ai accepté beaucoup de choses depuis qu’on se
connaît, Thanos, mais envahir le territoire d’Odin en per-
sonne ? Surtout pour aller y chercher un objet qui n’existe
peut-être pas ?
— L’Aether, murmura Thanos. C’est le nom qu’il lui a
donné. La Pierre d’infinité.
Cha avait ouvert la bouche pour lancer une nouvelle bor-
dée d’argument, mais, quand il entendit les mots « Pierre
d’infinité », il se figea. Après quelques instants de silence, il
retrouva l’usage de la parole.
— Ce sont bien les mots qu’il a utilisés ? Il a dit qu’Odin
possédait une Pierre d’infinité ? Tu ne m’avais jamais raconté
ça.
— Comme il n’y a aucun moyen de retourner sur Asgard,
cela n’a plus la moindre importance, fit Thanos en haussant
les épaules. Mais...
Un détail venait de le frapper.
— Comment ça, « une » Pierre d’infinité ? Il en existe
plusieurs ?

364
ÂME

— Je ne..., hésita Cha en se grattant la tête. Je n’en sais


rien. On entend des choses, des rumeurs, des légendes cos-
miques. C’est surtout vrai dans les mondes de la Bordure où
je travaillais avant que Sa Seigneurie ne m’enlève et me force
à travailler pour lui. Tout le monde raconte toutes sortes
d’histoires. Reste qu’il faudrait être fou pour emmener une
armée sur Asgard en se basant sur les derniers mots d’un
mourant.
— Je suis bien d’accord. Faire cela serait vraiment de la
folie. Avant tout, nous devons nous assurer que cet artefact
existe bien, ainsi que de quoi il s’agit et ce qu’il peut faire.
Ensuite, et seulement si le jeu en vaut la chandelle, nous
pourrons raser Asgard pour le trouver.
— Et comment envisages-tu de découvrir tout cela ? s’en-
quit Cha. Devra-t-on capturer d’autres Asgardiens pour les
torturer en espérant arriver à quelque chose cette fois-ci ?
— L’Hagiographe.
Pour la première fois de la réunion, la voix de l’Autre
résonna dans la salle de commandement.
— Je te demande pardon ? fit Thanos.
Au même instant, Cha grogna bruyamment et lâcha :
— Oh, non !
— L’Hagiographe, répéta l’Autre en articulant.
L’Hagiographe saura. Il sait tout.
— Ne sois pas stupide ! s’écria Cha en pointant l’Autre
du doigt.
Thanos adressa un petit signe de tête à Gamora qui se
déplaça dans le dos de Cha et posa avec autorité une main
sur son épaule. Le Sirianien se tut immédiatement
— C’est quoi, un Hagiographe ? demanda Thanos.

365
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Pas quoi. Qui, expliqua l’Autre. L’Hagiographe connaît


tout ce qui vaut la peine d’être connu. Toutes les histoires.
L’Hagiographe les entend toutes et les sait toutes : toutes les
légendes, tous les mythes et tous les contes.
— Pourquoi n’ai-je pas entendu parler de cet Hagiographe
auparavant ?
Dans son fauteuil, Cha fulminait les bras croisés sur sa
poitrine.
— Parce que c’est une histoire à dormir debout, Thanos,
cracha-t-il.
Quand les Chitauris haussait les épaules, ce qui n’était pas
fréquent, leurs carapaces frappaient contre leurs implants
cybernétiques, générant un son creux comme celui que venait
de faire l’Autre.
— L’univers est gigantesque, Seigneur Thanos. Personne
ne le connaît complètement, sauf L’Hagiographe.
Le Titan leva la main pour anticiper la prévisible inter-
vention indignée de Cha.
Celui-ci marmonna à travers ses dents serrées. Il semblait
prêt à se relever d’un bond, mais il était conscient de la pré-
sence de Gamora derrière lui.
— L’Hagiographe est un charlatan. Il connaît autant de
fables que de faits réels et il vous sert aussi bien les uns que
les autres.
Il se tourna alors vers Thanos.
— N’écoute pas ce... cet insecte. L’Hagiographe va t’en-
traîner sur une voie au bout de laquelle t’attend un trou noir
et une fois arrivé, il te poussera dedans.
Thanos prit le temps de réfléchir à ce qui venait d’être dit.

366
ÂME

— Que risquerait-on à consulter cet Hagiographe ? S’il


dit la vérité, parfait, sinon notre situation ne sera pas pire
qu’avant l’entrevue.
— L’Hagiographe vit dans la Désolation KelDim, indiqua
Cha d’une voix plaintive. C’est de la folie d’aller là-bas.
— La Désolation KelDim ? répéta Thanos en fronçant
les sourcils. Ce nom me dit quelque chose.
D’un geste de la main, il intima aux autres de faire silence
afin de se concentrer et de retrouver où il avait entendu ce
terme. Il payait le prix d’avoir une mémoire parfaite dans
laquelle les souvenirs se bousculaient à tel point qu’il était
parfois compliqué de retrouver celui qui convenait.
Soudain, tout lui revint à l’esprit. Sa Seigneurie. La pre-
mière fois qu’il l’avait rencontré et qu’on l’avait forcé à s’age-
nouiller alors que Robbo le soumettait...
Et où voudrais-tu aller ? avait demandé Sa Seigneurie. Nous
sommes au beau milieu du Néant du Corbeau. Le système le plus
proche est la Désolation KelDim.
— Sa Seigneurie, murmura-t-il. Il connaissait la Désolation
KelDim.
Ça se trouve à des parsecs d’ici et il n’y a aucune forme de vie,
ni même un caillou habitable, avait-il d’ailleurs ajouté.
Tout tombait enfin sous le sens. Les mâchoires crispées,
Thanos se maudit d’avoir été aussi stupide et aveugle, se trai-
tant en silence d’incompétent stupide n’ayant pas su voir la
voie qui lui était tracée.
Sa Seigneurie avait cherché la relique asgardienne et s’il
avait emmené La Couchette d’Or tout droit dans le Néant du
Corbeau, zone mitoyenne à la Désolation KelDim, ce n’était
ni par hasard ni par stupidité.

367
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Il avait un plan, dit Thanos à voix haute.


— Qui avait un plan, papa ? demanda Nebula.
Il rouvrit les yeux et fixa Cha.
— Sa Seigneurie n’errait pas sans but dans le Néant du
Corbeau. Il cherchait la Désolation KelDim et l’Hagiographe,
n’est-ce pas ? Il voulait qu’il confirme ce qu’il savait sur la
relique asgardienne.
Cha ne cilla pas et garda les yeux rivés sur ceux de Thanos.
— Je ne sais pas. Peut-être. Je ne connaissais pas les pro-
jets de Sa Seigneurie. C’est toi qui as fait partie de sa garde
rapprochée, pas moi.
— Par les dieux de l’enfer ! jura Nebula. Il n’y a rien de
plus rasoir que d’écouter les vieux parler du passé.
Pour une fois, sa sœur approuva.
— Votre conversation a-t-elle un but quelconque ?
demanda Gamora.
Thanos pointa la porte.
— Vous pouvez disposer. Toi aussi, ajouta-t-il en s’adres-
sant à l’Autre. Cha et moi devons parler seuls.
Quand il ne resta plus qu’eux deux sur la passerelle, Cha
claqua violemment sa main sur la table.
— Allons, Thanos ! C’est moi, Cha. Les autres ne te
connaissent pas autant que moi. Ils ne t’ont pas vu comateux
et presque mort quand on t’a sorti de ton premier vaisseau.
Ils ne t’ont pas vu nettoyant les hublots de La Couchette d’Or.
— Non, en effet, admit le Titan en se levant et en s’éti-
rant de toute son imposante stature. Ils ont peur de moi et
ils me respectent. Pas toi ? Me prendrais-tu encore pour le
petit animal apeuré que Sa Seigneurie a tiré d’une capsule
en perdition ? Ou pour l’imbécile qui avait été mis en pièces

368
ÂME

et que tu as soigné à la suite de ce qu’il s’est passé à bord de


l’Edda de Sang ?
Cha râla et se frotta le visage des deux mains.
— Tout ce que je cherche, Thanos, c’est à te sauver de toi-
même. Nous avons failli mourir dans le Néant du Corbeau.
Dans toutes les directions, ce sont des parsecs et des parsecs
de vide sans la moindre étoile. La dernière fois, tu as trouvé
un magnétar et nous avons eu la chance incroyable que tu
découvres ce portail Kalami abandonné. Tu ne t’imagines
quand même pas que nous aurons une chance pareille une
deuxième fois, si ?
— Nous possédons un vaisseau différent, équipé de
moteurs plus performants. Nous allons mettre le cap sur le
Néant du Corbeau.
— Et une fois que nous en serons sortis, nos problèmes
ne feront que commencer, poursuivit Cha. La Désolation
KelDim est un système solaire qui a été entièrement dévasté
il y a un millénaire. Je ne parle pas d’une destruction sem-
blable à celle que tu laisses derrière toi, celle qui épargne la
topographie et les espèces inférieures. Non, je parle de mondes
calcinés. Il n’y a plus un oiseau ou un insecte vivant. Sur
ces mondes, aucun brin d’herbe ne peut survivre, Thanos.
En clair, quinze planètes mortes orbitent autour des vestiges
d’une étoile qui s’est éteinte il y a longtemps.
Il se pencha vers la table, les yeux écarquillés et la voix
chargée de douleur et de fatalité, il continua :
— Il n’y a pas de lumière, pas de chaleur, rien. Il n’y a
qu’une rumeur selon laquelle, chose hautement improbable,
une créature impie surnommée l’Hagiographe vit sur l’un de

369
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

ces mondes anéantis en se racontant des histoires qui n’inté-


ressent que lui et qu’il est le seul à connaître.
Thanos réfléchit à ce que Cha venait de lui apprendre
pendant une minute, soit une éternité pour quelqu’un de son
intelligence, puis il rendit son verdict.
— Rien de tout ce que tu as dit ne m’effraie le moins du
monde.
— C’est de la folie ! s’écria Cha en quittant vivement de
son siège. Tu envisages d’entraîner le vaisseau et ton équipage
dans un périple de plusieurs années à travers la zone la plus
stérile de la galaxie et tout ça dans le but de t’approprier un
trophée dont l’existence n’est pas prouvée !
— As-tu une meilleure suggestion ? répliqua Thanos.
Nous sommes dans une impasse. Il nous est impossible de
continuer selon la méthode actuelle.
— Donc tu suggères de faire un bond dans le noir com-
plet, à l’autre bout de l’univers ? Félicitations, Thanos, conclut
Cha avec amertume. Cela t’aura pris des années, mais tu es
devenu comme Sa Seigneurie.
Sur ces mots, il sortit de la pièce, laissant Thanos seul sur la
passerelle. Les paroles de son ami résonnèrent plus longtemps
qu’il l’aurait cru possible.
Tu es devenu comme Sa Seigneurie.
Le Titan fit volte-face pour se regarder dans le reflet d’une
baie vitrée en pulsoverre. En toute objectivité, sans s’embar-
rasser d’ego ou de préjugés, il vit de la confiance en soi, de
la force et de la solidité.
Sa Seigneurie n’était qu’une vermine misérable et sans
scrupule qui avait un pied dans la tombe et n’aurait pas hésité
à y entraîner tout le monde avec lui.

370
ÂME

Je ne suis pas Sa Seigneurie. Je suis Thanos de Titan. Je suis le


sauveur qui ramènera l’équilibre dans l’univers.
Et je ne laisserai personne m’arrêter.

Plus tard, Cha vint voir Thanos dans ses quartiers où il le


trouva assis à son bureau, calculant un nouveau cap.
— L’Autre m’a dit que tu as ordonné à la quasi-totalité
de la flotte de retourner sur la planète Chirauti, dit Cha sans
préambule.
— En effet, répondit le Titan sans se détourner de son
travail. Cela fait déjà trop longtemps qu’ils auraient dû com-
mencer à coloniser leur nouvelle planète-mère. Ils ont fait bien
plus que respecter leur part de l’accord que nous avions passé.
— C’est donc irrévocable ? Tu es déterminé à trouver
l’Hagiographe ?
— Oui, afin de découvrir la vérité concernant la Pierre...
ou les Pierres d’infinité.
—- Il existe peut-être d’autres sources d’inform...
— Je ne vais pas errer dans tout l’univers pour ramasser
des fragments de mythes et de vérités émanant d’un millier
de sources différentes alors que je peux apprendre tout ce qui
m’intéresse auprès d’une seule.
— Alors je ne peux pas continuer, Thanos. Je t’ai laissé
me convaincre de te soutenir dans ta quête et ta folie, mais,
là, je ne céderai pas. Ce nouveau plan, c’est de la démence
doublée d’inconscience. Tu dois t’arrêter ici et maintenant.
Il faut que tu fasses demi-tour.
Thanos pencha la tête, tout à ses réflexions.

371
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Tu ne veux pas que j’arrête parce que c’est de la folie,


mais parce que tu sais que je peux réussir.
— C’est faux. Absolument pas.
Alors qu’ils parlaient, Thanos observait ses mains et ses
doigts qui manipulaient les cartes stellaires holographiques
qui allaient les emmener jusqu’au Néant du Corbeau. Là-bas,
ils n’auraient plus d’étoile pour les guider. Ils devraient donc
maintenir un cap très précis à travers tout le Néant afin d’en
sortir en atteignant la Désolation KelDim. Il devait retour-
ner dans le Néant du Corbeau alors qu’il avait failli mourir
dans cet endroit. Cette idée ne lui faisait pas peur, mais ne
pas avoir peur et prendre ses précautions étaient deux choses
bien distinctes.
— N’aie crainte, Cha. Je suis très prudent. J’ai tiré
quelques leçons des déboires de Sa Seigneurie.
— Vraiment ? Ne serait-il pas plus juste de dire que tu
les as adaptés à tes besoins ?
Thanos bondit alors de son fauteuil. L’espace d’un instant,
il eut l’impression de revoir Cha comme lors de leur première
rencontre quand il avait ouvert les yeux dans l’infirmerie de
La Couchette d’Or et qu’il avait fait face à cet être à la peau
trop orange, avec ses oreilles en pointe et ce kilt ridicule qu’il
avait l’habitude de porter.
Pour une raison étrange, cela l’amena à repenser à Sintaa
qui n’avait pourtant pas occupé son esprit depuis des années,
plus précisément pas depuis son retour de la surface morte
de Titan. Sintaa qui avait été son meilleur ami et qui avait
tout tenté pour que Thanos se lance dans quelque chose de
grandiose.

372
ÂME

Désormais, peu de choses étaient aussi grandioses que


Thanos lui-même. Sa quête était plus importante que sa
propre existence, ou que celle de qui que ce soit. Rien dans
l’univers n’était aussi important.

Il réalisa alors à quel point il avait eu de la chance que


Titan soit détruite et que son peuple n’ait pas écouté ses aver-
tissements. Si cela avait été le cas, il se serait suicidé depuis
longtemps et ainsi, n’aurait pas survécu pour ramener l’équi-
libre dans l’univers.
S’il refusait d’adhérer à la vision de Cha au sujet du des-
tin prédéterminant l’existence, il n’avait aucune difficulté à
reconnaître sa chance et à s’en féliciter.
— C’est ma mission, Cha et je vais l’accomplir. C’est aussi
simple que ça.
— Il n’y a rien de simple dans ce que tu veux tenter. Tuer
la moitié de l’univers, c’est de la folie pure et simple.
— Pourtant, cela ne semblait pas te poser de problème
quand nous le faisions planète après planète.
Cha se mit à faire les cent pas, une moue inquiète sur le
visage.
— La situation s’est installée petit à petit... et elle semblait
sensée. Dans un premier temps, l’idée que tu sois capable de
sauver un monde par-ci, par-là, était assurément une noble
cause. Mais aujourd’hui...
Thanos se rassit et garda le silence, le regard posé sur son
plus ancien ami. Il savait déjà précisément où allait mener
cette conversation et il se dit qu’il était grand temps d’en
arriver là.

373
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Tes allées et venues m’exaspèrent. Viens, faisons


quelques pas.
Il se leva et invita Cha à le suivre dans la coursive.
Ils traversèrent ensemble des salles désormais vides.
Comme la plupart des Chitauris avaient embarqué à bord
des Léviathans pour retourner sur leur monde, Sanctuary était
pratiquement désert. Il n’y restait plus que Cha, l’Autre et
Thanos, ainsi que le couple de démones qu’il appelait ses
filles.
— J’y ai beaucoup réfléchi, Thanos. J’essaie de me mettre
à ta place et je sais ce que ce rêve signifie pour toi. Sauver
tout le monde est une noble cause, mais tu es allé trop loin.
— Tu prêtes trop d’importance à mon rêve, lui répondit
Thanos en posant une main sur l’épaule de son ami.
Il avait toujours su qu’un jour ou l’autre il lui faudrait
révéler à Cha la vérité concernant son rêve. Ce n’était que
justice. Malgré tous ses travers, Thanos ne mentait que rare-
ment, comme Daakon Ro l’avait appris à ses dépens.
— Je ne t’ai pas dit toute la vérité en ce qui concerne
ce rêve, Cha, fit Thanos en s’arrêtant soudainement dans la
coursive, à côté d’un sas contre lequel il s’appuya. Elle ne m’a
pas dit de sauver tout le monde. Ce n’était que la moitié de
son message.
Intrigué, Cha pencha la tête sur le côté.
— Et que disait son message en entier ?
— Tu ne peux pas sauver tout le monde, voilà ce qu’elle
m’avait dit.
Cha répéta ces mots en silence, rien que pour lui, puis
recommença et le refit... À chaque fois, il écarquillait les
yeux davantage.

374
ÂME

— Mais alors, ce n’était pas... une recommandation, dit-il


en hésitant. Il s’agissait... d’un constat. Et malgré cela, tu as
continué. Pourtant, tu savais que tu ne pourrais pas sauver
tout le monde.
— En effet, car c’était notre voie de salut, expliqua Thanos
d’une voix aimable. C’était le seul moyen d’affronter la mort
pour donner sa chance à la vie.
— Affronter la mort ? reprit Cha en s’esclaffant avec
amertume. Espèce de sale hypocrite ! Tu ne l’as pas affrontée,
tu as semé la mort ! Tu lui as offert des milliards de victimes !
Il se prit alors la tête entre les mains.
— Tu... Comment ai-je pu ne rien voir ? Comme ai-je
pu ne pas m’en rendre compte ?
— Comme beaucoup d’autres, tu étais aveuglé par tes pré-
jugés et ta conviction inébranlable en ta vision du monde qui
t’entoure. Tu espérais un changement radical dans l’équilibre qui
régit l’univers. Tu rêvais d’en voir les plateaux s’incliner du côté
de la paix. C’était tellement important pour toi que tu as tourné le
dos à tes croyances pour suivre quelqu’un qui t’a semblé œuvrer
en ce sens. Mais la paix n’est qu’un à-côté de l’équilibre, Cha, et
on n’atteint cet équilibre qu’en faisant des sacrifices.
— Non ! geignit Cha en se plaquant contre la cloison
de la coursive. Quand nous nous sommes connus, tu étais
prêt à tuer, mais c’était par désespoir, pour sauver Titan.
Aujourd’hui, tu continues de tuer parce que tu n’as pas sauvé
Titan. Tu n’as jamais eu qu’une destinée : le massacre.
Thanos poussa un profond soupir.
— Ne t’imagine pas que tu puisses me dire ce que je peux
ou ne peux pas faire, Cha. Si tel avait été mon désir, j’aurais
pu sauver Titan.

375
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Serais-tu fou ? demanda le Sirianien, les yeux ronds.


Mais de quoi parles-tu ? Ils étaient tous morts bien avant que
nous arrivions sur ta planète.
Alors, Thanos entreprit de lui raconter ce qu’il avait
découvert cinquante étages sous la surface de Titan, dans
la salle immaculée construite à la base du MentorPlex. Il lui
décrivit le synthétique qui avait le visage et la voix de son père
avant de lui parler des archives génétiques et de lui expliquer
ce qu’il en avait fait.
Les yeux de Cha n’auraient pas pu s’écarquiller davantage.
Son regard se mit à trembler alors que des larmes commen-
çaient à couler.
— Tu n’as rien d’un sauveur, déclara-t-il en parlant de
plus en plus fort. Tu n’es qu’un assassin. Tu aimes tuer. Mais
tu as beau semer la mort comme personne avant toi, tu n’es
qu’un lâche, Thanos ! Un lâche ! Tu t’es dissimulé derrière
ce vaisseau, derrière l’Autre et les Chitauris et désormais tu
te caches derrière ces filles !
Il agrippa alors le bras de Thanos, le suppliant.
— Écoute-moi. Il n’est pas trop tard. Tu ne peux plus
continuer sur cette voie ! Tu dois te repentir et trouver une
solution pacif...
Thanos saisit alors de la tête de Cha entre ses mains et,
d’un geste brusque, lui brisa la nuque.
Le visage de Cha se relâcha et devint amorphe. Thanos
avait toujours su que ce moment viendrait, que la foi sincère
du médecin en la bonté innée de l’univers finirait un jour par
prendre le pas sur l’amitié, la loyauté et le bon sens. Ce n’était
pas le premier sacrifice que Thanos accordait à sa quête, mais
il espéra que ce serait le dernier.

376
ÂME

— Je n’avais pas le choix, murmura-t-il. J’espère que tu


le comprends.
Alors, en se servant du panneau vertical à côté de la porte
intérieure, il ouvrit le sas, y jeta le corps de Cha puis réappuya
sur les commandes. La porte intérieure du sas retomba tandis
que celle donnant sur l’extérieur s’ouvrit, éjectant le cadavre
dans l’obscurité glacée de l’espace.
Il s’accorda un moment, regardant fixement la surface nue
de la porte métallique devant lui.
Il avait opté pour la seule solution.
Il avait fait ce qui s’imposait.
Oui, ce qui s’imposait.

De retour sur la passerelle, Thanos se tourna vers l’Autre


pour l’informer :
— Cha Rhaigor ne participe plus à notre mission.
L’Autre hocha à peine la tête.

377
POUVOIR

La force véritable n’a pas à s’excuser et ne le fait jamais.

379
CHAPITRE 37
Quand Sanctuary pénétra dans le Néant du Corbeau, seuls
Thanos et ses filles se trouvaient à bord. L’Autre avait rejoint
les Chitauris pour préparer leur exode vers leur nouvelle pla-
nète d’adoption. N’importe lequel des mondes que Thanos
avait ravagés ferait l’affaire et serait même bien mieux que
celui qu’ils occupaient encore. Ils n’avaient que l’embarras
du choix.
Il avait minutieusement préparé leur périple dans ce sec-
teur de l’espace. En super-vitesse lumière, il leur faudrait
moins d’un an pour atteindre les coordonnées de sortie. Mais
penser que seule la vitesse comptait et s’imaginer qu’il suf-
firait de filer tout droit à travers le Néant du Corbeau était
justement l’erreur qu’avait commise Sa Seigneurie.
Vu la distance gigantesque qu’il fallait parcourir, voya-
ger en super-vitesse lumière aurait rapidement épuisé toute
l’énergie des moteurs, laissant le vaisseau à la dérive comme
ça avait été le cas de La Couchette d’Or sans aucun moyen
pour recharger ses réserves.
Thanos refusait que son plan le force à chercher un autre
magnétar.
Il avait donc décidé de parcourir le Néant du Corbeau
selon un itinéraire plus rationnel et qui leur demanderait
presque deux ans pour arriver à destination, mais qui leur
laisserait assez d’énergie pour faire le voyage en sens inverse.

380
POUVOIR

Il occupa ce long laps de temps à s’entraîner avec Gamora


et Nebula, ravi de constater que la haine qu’elles se vouaient
mutuellement se développait même si, paradoxalement, le lien
qui les unissait se renforçait. Leurs émotions étaient devenues
un simulacre extravagant d’amour, de haine et de dévotion.
Elles brûlaient d’envie de tuer Thanos, de s’entre-tuer et peut-
être de se tuer elles-mêmes. Pourtant, le désir que ressentait
chacune d’entre elles de prouver sa supériorité supplantait
toutes ces envies. Elles ne pouvaient pas le tuer, car elles avaient
besoin qu’il leur octroie son approbation, elles ne pouvaient
pas s’entre-tuer parce qu’il fallait qu’elles puissent dominer un
adversaire à leur mesure et elles n’envisageaient pas de se suici-
der parce que cela réduirait à néant toutes leurs raisons d’être.
Elles étaient effectivement de parfaits assassins.
Thanos eut d’ailleurs l’occasion de s’en rendre compte une
nuit, quand il sortit de son sommeil et ouvrit les yeux pour
voir Gamora se tenant debout près de son lit. Elle tenait un
sceptre de combat chitauri qui, il s’en aperçut au premier
regard, avait été grandement amélioré. On y avait ajouté une
collerette à foudre pulsométrique alimentée par un container
de fusion plat greffé au niveau de la poignée. Toute l’arme,
d’apparence à la fois discrète et dévastatrice, crépitait d’une
énergie mortelle.
Il était si fier d’elle.
— Vas-y, dit-il.
Elle hésita puis, avec quelque chose qui ressemblait à de
la tristesse dans le regard, elle coupa l’énergie de son arme
et fit demi-tour pour repartir.
Au matin, il la punit pour lui avoir désobéi. À partir de
ce jour-là, il s’assura de verrouiller sa porte à double tour

381
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

au moment d’aller se coucher. En effet, les recoins les plus


obscurs des émotions de ses filles le protégeaient comme un
bouclier, mais aucun bouclier ne pouvait tenir éternellement.
L’entraînement avec ses filles n’occupait pas la totalité de
son temps. Il s’était replongé dans ses recherches, notamment
celles qui concernaient l’ingénierie génétique qu’il reprit là où
il en était resté sur la planète des Chitauris. Ceux-ci étaient
de bons soldats, mais il avait commencé à envisager de les
améliorer. En se servant d’échantillons de leur ADN, du sien
et d’autres glanés sur les mondes qu’il avait vaincus, il se mit
au travail sur ce qu’il avait déjà baptisé ses « Émissaires »,
des troupes d’une loyauté inébranlable et conçues uniquement
pour le combat. Il envisageait d’en créer des milliers voire
des millions et d’envoyer cette avant-garde aux quatre coins
de la galaxie. Avec le temps, ils remplaceraient peut-être les
Chitauris dont l’efficacité n’était plus à démontrer, mais que
leur conscience collective limitait. Thanos rêvait de disposer
de soldats qu’il pourrait préprogrammer à la naissance.
Un jour, alors qu’il travaillait d’arrache-pied dans son ate-
lier de biomécanique, il sentit une présence derrière lui et fit
immédiatement volte-face. Il aimait ses filles d’une manière
qui lui était propre, mais, pour autant, il ne leur faisait pas
entièrement confiance.
C’était Gamora. Elle ne portait pas d’arme, se tenait à une
distance rassurante et se tordait les mains avec anxiété.
— Que veux-tu ? demanda-t-il, irrité par cette interruption.
— Pourquoi as-tu tué Cha Rhaigor ?
Thanos s’accorda une inspiration, puis répondit :
— Sincèrement, je n’avais jamais constaté que tu t’inté-
ressais à son sort.

382
POUVOIR

— C’était le seul adulte présent sur le vaisseau. Tu pensais


vraiment que nous ne noterions pas son absence ?
Elle avait raison et il lui concéda ce point d’un hochement
de tête.
— Qu’est-ce qui te pousse à croire que je l’ai tué ?
Gamora s’esclaffa avec la désinvolture qu’on ose montrer
uniquement quand on est un enfant aux prises avec les affres
de l’adolescence.
— Aucune capsule de secours n’a été éjectée et tous les
vaisseaux sont à quai.
— Je vois.
— Nebula et moi avons fouillé tout Sanctuary, y compris
la salle des machines. On en a conclu que tu l’as tué avant
de te débarrasser de son cadavre en le jetant dans l’espace.
Elle parlait d’une voix calme, presque insouciante, mais sa
lèvre inférieure tremblait très légèrement.
— Toi et Nebula avez donc travaillé ensemble ? fit-il
— Ne change pas de sujet, répliqua-t-elle alors que sa
lèvre s’était durcie. Les Chitauris nous ignoraient et l’Autre
parvenait à peine à nous tolérer. Cha était le seul à faire
preuve de gentillesse envers nous. Nous l’aimions bien.
Pourquoi l’as-tu tué ?
Il prit le temps de bien réfléchir avant de répondre, pas
parce qu’il envisageait de lui mentir, mais parce qu’il vou-
lait lui dire toute la vérité afin qu’elle puisse comprendre. Il
considérait qu’il ne devait pas y avoir de mensonges entre un
père et ses filles, sur ce sujet comme sur tout autre.
— Il m’a critiqué, fit-il.
— Il te critiquait sans arrêt. Pourquoi maintenant ? rétor-
qua Gamora en baissant le menton.

383
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Un jour, elle serait d’une beauté dévastatrice et cet atout


rendrait sa tâche encore plus simple. On imagine rarement
que la mort puisse se cacher derrière un charmant minois.
Dans un grand soupir, Thanos se leva et croisa les mains
dans son dos avant de se retourner pour regarder les sombres
étendues sans étoile du Néant du Corbeau.
— Nous sommes dans une phase cruciale de notre mis-
sion. J’ai besoin d’une obéissance absolue.
— Nebula et moi ne t’obéissons pas toujours. Quand
envisages-tu de nous tuer ?
Il se tourna juste assez pour pouvoir la regarder. Son visage
ne reflétait aucune peur et aucune inquiétude. Elle dissimulait
ses sentiments à la perfection.
— Cha était un ami alors que vous êtes mes filles. Cela
fait une différence. Les enfants se doivent d’être turbulents
et désobéissants de temps en temps.
L’image de son père lui vint à l’esprit, pas celle du synthé-
tique qui était censé l’imiter, mais d’A’Lars en personne. Il y
avait des questions que Thanos n’avait jamais osé poser avec le
ton brutal de Gamora : « Pourquoi continues-tu à me suppor-
ter ? », « Pourquoi tolères-tu mon existence ? », « Pourquoi ne
m’as-tu pas enfermé dans un psycho-asile, comme ma mère ? »
Toutefois, il était pratiquement certain que la réponse serait
la même que celle qu’il avait faite à Gamora.
— Nous ne sommes pas réellement tes filles, lui rappela-
t-elle avec un rien de froideur dans la voix.
— En ce qui concerne tous les points essentiels, vous êtes
bel et bien mes enfants.

384
CHAPITRE 38
La Désolation KelDim était une région de l’espace aussi
désolée que l’avait décrite Cha. Durant toute une journée de
vol, Thanos ne se rendit même pas compte qu’ils étaient sortis
du Néant du Corbeau pour entrer dans la zone suivante, car le
panorama qu’offraient les hublots de Sanctuary était toujours
d’une noirceur insondable et affligeante.
C’est alors que les détecteurs du vaisseau repérèrent une
masse de la taille d’une planète. Immédiatement, Sanctuary
compensa la force d’attraction afin de ne pas se faire happer
par elle et aller s’écraser sur ce monde mort.
Et « mort » était bien l’adjectif qui convenait. Thanos avait
massacré des milliards de personnes, mais il avait toujours
laissé les mondes qu’ils habitaient aussi intacts que les combats
le permettaient. Des années après son passage, les arbres conti-
nuaient de pousser, les prairies verdoyaient et les prédateurs
chassaient leurs proies dans des jungles luxuriantes ou dans
des paysages vallonnés. Sur tous ces astres, le carrousel de la
vie continuait sa ronde naturelle et sauvage.
Dans la Désolation KelDim, les planètes dénuées de
toute existence, y compris de vie microbienne. Ce n’était que
rochers, sable, colonnes de pierre et lacs de magma gelés, des
billes sans vie éparpillées sur le feutre noir de la réalité.
En leur centre se trouvait l’axe autour duquel elles gravi-
taient toutes, une étoile en train de s’écrouler pour mourir,

385
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

plus ombre que lumière et que seules les étincelles qu’elle


propulsait parfois vers les étendues frigides de l’espace ren-
daient visible.
La Désolation KelDim était donc effectivement aussi
morte qu’on peut l’être et, en le constatant, Thanos ressentit
à la fois une grande tristesse et une profonde admiration.
Ce système regroupait quinze planètes et une soixantaine
de lunes d’une taille suffisante pour mériter qu’on les explore.
Thanos fit apparaître une carte du secteur et établit le par-
cours le plus efficace afin d’amener Sanctuary à distance suf-
fisante pour scanner chacune de ces planètes et de ces lunes.
À en croire ses calculs, il lui faudrait au pire trois semaines
et six jours pour accomplir ce travail.

Il eut de la chance. Au milieu de la deuxième semaine,


ses détecteurs décelèrent quelque chose sur une grande lune
tournant autour de la quatrième planète en partant du soleil
agonisant. Il s’agissait d’une signature thermique synonyme
de vie et elle était si petite par rapport à l’obscurité et au froid
qui l’entouraient qu’il avait bien failli la rater.
Un frisson parcourut son échine. Que ce serait-il passé
s’il ne l’avait pas repérée. Et s’il avait continué son chemin
et scanné tous les mondes pour, finalement, s’imaginer à tort
qu’il n’y avait absolument rien ? Et s’il était reparti de la
Désolation KelDim sans même un souvenir de son passage
ou cette information dont il avait désespérément besoin ?
Mais ce n’était pas ce qui s’était produit, finit-il par se
dire. Il avait localisé cette signature thermique et avait placé
Sanctuary en orbite géostationnaire au-dessus de sa position.

386
POUVOIR

S’il avait été présent, Cha aurait dit « Quand l’univers est
en harmonie, toute chose trouve sa place, Thanos. Que tu aies
trouvé ce que tu cherchais tombe sous le sens. »
Il se souvint alors que Cha avait été un imbécile supersti-
tieux et il se dit qu’il était préférable qu’il soit mort.
Ses filles vinrent le retrouver dans la partie du vaisseau où
se trouvait le sas de largage des navettes. Celles de Sanctuary
étant équipées d’un système de propulsion d’ancienne généra-
tion, il fallait les larguer en utilisant un dispositif qui les pro-
jetait hors de leur vaisseau-mère ou les aspirait afin qu’elles
accostent. Le pilote de la navette n’avait qu’à mettre en route
les moteurs de son appareil pour que la cloison la plus éloi-
gnée du sas de largage s’ouvre, et le changement de pression
catapulterait la navette dans l’espace.
Thanos enfila sa combinaison étanche en évitant de penser
à la dernière fois qu’il l’avait fait, juste avant son excursion sur
la surface de Titan. Il lui avait fallu se bricoler un scaphandre
à sa démesure à partir de deux tenues de taille normale. Mais
désormais, il possédait sa propre combinaison fabriquée par
les Chitauris spécifiquement pour lui.
— Et qu’est-ce qui nous empêche de repartir avec le vais-
seau et de te laisser là ? demanda Nebula d’un air insolent.
— Deux choses, expliqua Thanos en dressant deux doigts
pour les énumérer. D’abord, vous n’avez pas l’expérience
nécessaire pour gérer l’énergie des moteurs. Vous tombe-
riez donc en panne bien avant d’avoir rejoint un secteur
habité de l’espace. Ensuite, si je ne suis pas là pour jouer les
tampons entre vous deux à ce stade de votre entraînement,
vous vous entre-tuerez avant même de quitter l’orbite de
cette lune.

387
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Les deux filles échangèrent des regards entendus. Gamora


ne dit rien et Nebula renifla comme pour dire que si elle
avait perdu une bataille, elle n’allait pas déposer les armes.
— Ça pourrait quand même valoir le coup, fit-elle.
Thanos haussa les épaules et fit demi-tour pour monter
dans la navette avant de s’arrêter comme s’il venait de se
souvenir de quelque chose. Il se tourna vers ses filles.
— Il y a aussi une autre raison. Ce vaisseau est équipé
d’un circuit-condoléances modifié. Si Sanctuary s’éloigne de
moi de plus d’une année-lumière, il explosera en tuant tous
ceux qui se trouveront à bord.
— Échec et mat, ajouta Gamora en affichant malgré elle
un grand sourire.
Thanos embarqua dans la navette et lança la procédure de
largage. La dernière chose qu’il vit avant de quitter Sanctuary
fut la mine renfrognée de Nebula qui se tenait de l’autre
côté du sas de sortie. Soudain, la porte donnant sur l’espace
s’ouvrit et, dans une brusque embardée, il fut projeté sans
aucune cérémonie dans l’espace. À partir de ce moment, seule
la fine coque de sa navette le protégeait du vide de l’espace.

Plutôt que voler, la navette tomba comme une pierre vers


la surface de la lune. Ses moteurs n’étaient pas puissants et
servaient surtout aux manœuvres. Avec sa taille imposante,
la lune exerçait une importante force d’attraction et l’appareil
filait vers elle avec la hâte d’un amoureux se rendant à un
rendez-vous galant.
Thanos atterrit près de la construction qu’il avait repérée
depuis l’orbite. Ce bâtiment bas ne faisait pas plus d’un étage

388
POUVOIR

ou deux, à condition que celui qui l’habitait fût un huma-


noïde de stature standard. Si cette habitation était modeste,
il ignorait encore la taille de son propriétaire.
Les sondes ne relevant pas d’atmosphère à l’extérieur de la
navette, il verrouilla sa combinaison étanche avant de sortir
avec méfiance. Même si la personne qu’il cherchait répondait
à un surnom aussi sympathique que l’Hagiographe, rien ne
prouvait qu’il n’allait pas accueillir Thanos en l’attaquant.
Il n’était pas rare que ceux qui faisaient le choix de vivre
de manière aussi isolée aient pour habitude de protéger leur
intimité à tout prix.
Soudain, un éclair de lumière l’enveloppa et il perçut un
souffle lui passer dessus. Il comprit immédiatement, qu’un
champ atmosphérique venait d’être mis en place. Il consulta
les instruments de sa combinaison qui lui confirmèrent que
l’environnement était désormais vivable.
Cependant, il repensa à la manière dont il s’était débarrassé
des trois Asgardiens en désactivant un champ atmosphérique
au moment idéal et décida de ne pas enlever sa tenue étanche.
Il se mit en marche vers l’entrée du bâtiment qui était plongé
dans le noir.
Alors qu’il s’approchait, une silhouette encapuchonnée et
enveloppée dans une cape rouge et grise émergea de l’ombre
pour se diriger vers lui d’un pas lent mais assuré qui soulevait
un petit nuage de poussière. Une ceinture en tissu et une
paire de bottes grises montant jusqu’au genou complétaient
sa tenue. Sa main était refermée sur un court bâton, à moins
qu’il ne se soit agi d’un sceptre particulièrement long. Cette
crosse incurvée faisait à peu près un mètre et son sommet
était décoré de bandelettes de fourrure.

389
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Thanos s’immobilisa, bien résolu à ne pas laisser cet indi-


vidu l’approcher de moins de deux mètres. Au-delà, il pas-
serait à l’attaque.
Comme s’il lisait dans les pensées, le nouveau venu s’arrêta
à exactement deux mètres du Titan et, au bout d’un instant,
abaissa sa capuche. Thanos put alors contempler un visage
ressemblant à un triangle pointant vers le bas et dont les
angles auraient été arrondis, orné d’une frange de cheveux
bleuâtre courant au-dessus des oreilles et un bouc de la même
couleur.
Thanos s’était attendu à rencontrer une sorte de sage caco-
chyme et ridé, mais, pour autant qu’il put en juger, l’Hagio-
graphe avait sensiblement le même âge que lui.
Cependant, il était bien plus petit que le Titan auquel il
adressa un large sourire avant de lui parler d’une voix trahis-
sant un âge avancé et des années passées à méditer.
— Bienvenue ! Je vois à ton expression que tu t’attendais
à quelqu’un d’un peu plus vieux.
— Es-tu l’Hagiographe ? demanda Thanos afin de s’as-
surer qu’il ne s’adressait pas à l’un de ses serviteurs.
— Tout à fait. Je suis certain que tu dois te poser des
questions sur mon âge. Sache-le, je suis bien plus vieux qu’il
n’y paraît. Les représentants de mon peuple vivent excep-
tionnellement vieux.
— Les représentants de ton peuple ? De qui s’agit-il ?
Le maître des lieux eut un vague haussement d’épaules.
— Ceux qui me ressemblent. J’ai une question pour toi :
tiens-tu vraiment à rester à l’extérieur ? Il n’y a pas grand-
chose à voir, ajouta-t-il en désignant d’un geste circulaire les
rochers gris et le désert sableux qui s’étendait à perte de vue.

390
POUVOIR

Thanos céda à cet argument et lui emboîta le pas en direc-


tion du bâtiment où ils pénétrèrent.
Les équipements qui encombraient l’intérieur de cette
demeure avaient été conçus selon une technologie très
ancienne. Il fallut du temps à Thanos pour identifier certains
éléments et comprendre leur utilisation : une cuisinière, un
moniteur à écran plat servant pour se distraire et s’informer
ou une unité réfrigérante. La vétusté de ce bric-à-brac poussa
Thanos à se demander depuis combien de temps l’Hagio-
graphe vivait sur cette lune.
— Ici, l’atmosphère est stable, lui indiqua son hôte. Tu
peux enlever cette combinaison.
L’Hagiographe semblait n’avoir aucune peine à respirer
et les cadrans du scaphandre de Thanos indiquaient que l’air
n’était pas toxique. Le Titan se libéra donc de la coiffe qui
surmontait sa tenue et prit une goulée d’un air sentant un
peu le renfermé.
Comme s’il venait tout juste de se souvenir comment faire,
l’Hagiographe lui adressa un sourire.
— Puis-je t’offrir un thé ?
Thanos se sentait à l’étroit dans cette pièce dont les murs lui
donnaient l’impression d’être trop proches et le plafond trop bas.
Il accepta le thé puis chercha du regard un endroit où s’asseoir.
— Assieds-toi où tu veux, lui proposa le maître des lieux
alors qu’il posait son sceptre sur un meuble avant de fouil-
ler dans un placard. J’ai là un thé que je n’ouvre que pour
les visiteurs. Cela fait longtemps que je n’en ai pas servi,
laisse-moi le trouver.
Thanos trouva un sofa qui lui sembla assez résistant et assez
large pour l’accueillir. La pièce, d’une propreté exemplaire,

391
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

rassemblait bon nombre d’étagères sur lesquelles étaient soi-


gneusement rangés de vieux disques de données, d’imposantes
clés-mémoire de première génération et beaucoup d’autres
documents qui, à la grande surprise du Titan, étaient impri-
més sur papier. La seule fois où il avait vu de telles publica-
tions, cela avait été dans un musée.
À moins que l’Hagiographe ait accès à un système de télé-
portation assez puissant pour lui faire traverser la galaxie, il ne
pouvait en aucune manière refaire le plein de ses réserves. D’où
pouvait donc provenir sa nourriture alors qu’il ne disposait pas
de réplicateur dédié et n’avait pas la possibilité de faire pousser
quoi que ce soit sur une planète aussi hostile ? Comment faisait-il
pour obtenir de nouvelles distractions ou pour s’informer ?
Une certaine agitation commença à gagner Thanos.
Quelque chose ne tournait pas rond ici et il ne parvenait pas
à mettre le doigt dessus.
— Ah ! Je l’ai ! lança l’Hagiographe en tenant une petite
boîte en métal. Je savais qu’il était là ! Laisse-moi juste faire
chauffer la bouilloire...
Sous les yeux de Thanos, l’Hagiographe alluma la cuisi-
nière. Un cercle de métal ne tarda pas à rougir sur lequel il
posa un récipient bombé.
— Une bonne tasse bien chaude, rien de tel quand la nuit
est glaciale, n’est-ce pas ? fit-il d’un air enjoué. J’essayais de
faire une plaisanterie, Thanos. Cela faisait longtemps que ça
ne m’était pas arrivé. M’y serais-je mal pris ?
Le Titan cilla.
— Comment connais-tu mon nom ?
L’Hagiographe reprit son sceptre et s’installa dans un fau-
teuil en face de Thanos.

392
POUVOIR

— Difficile de dire s’il s’agit d’une bénédiction ou d’une


malédiction, mais je possède une sorte de... conscience cos-
mique. Cela dit, elle a ses limites. Disons que je sais parfaite-
ment tout ce qu’il se passe dans un périmètre d’environ trois
parsecs autour de moi.
Thanos leva un sourcil, seule marque d’incrédulité qu’il
s’autorisait, ce qui déclencha un petit rire de la part de son
interlocuteur.
— Je peux comprendre que tu ne me croies pas, alors
permets-moi de te le prouver. Le vaisseau qui t’a amené
jusqu’ici est en orbite au-dessus de nos têtes. À bord se
trouvent deux jeunes femmes. L’une d’elles est originaire de
Zehoberei...
Cette fois, Thanos écarquilla les yeux, sincèrement surpris.
— Je sais d’où elles sont originaires.
— J’ai dans un coin de ma tête de nombreuses histoires au
sujet des mythes et du passé de Zehoberei et j’aurais beaucoup
de plaisir à...
Il s’interrompit, le regard dans le vague. À l’instant où
Thanos s’apprêtait à dire quelque chose, l’Hagiographe s’ar-
racha à sa rêverie.
— J’aurais beaucoup de plaisir à les partager avec elle.
— C’est ça, ton rôle ? demanda Thanos. Tu connais
l’Histoire ?
— Pas l’Histoire, des histoires. Des mythes, des contes et
des légendes, Thanos. Certains sont vrais, certains sont inven-
tés et certains sont d’autant plus vrais qu’ils ont été inventés.
— Pourquoi t’être installé ici, si loin de personnes aux-
quelles raconter tes histoires ?

393
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Quel que soit le système solaire, dès que la civilisation


est présente, je subissais un flot constant d’informations. J’étais
à peine capable de les trier et d’y mettre de l’ordre. À cause
de cette pression, j’oubliais de manger, de me laver ou de
dormir... et quand j’étais tellement épuisé que je finissais
par m’écrouler, je rêvais des milliards de personnes qui m’en-
touraient, expliqua-t-il dans un soupir. C’était intenable. Il a
donc fallu que je me trouve un endroit désert.
— Il a fallu que tu deviennes un ermite.
— Ce n’est pas exact, car je n’ai pas rejeté la civilisation.
C’est juste que je ne pouvais pas demeurer parmi elle. Je
suis ravi de recevoir les quelques visiteurs qui parviennent
jusqu’ici. Le fait que la Désolation KelDim et le Néant du
Corbeau soient mitoyens est une magnifique coïncidence pour
moi. Cela représente des parsecs et des parsecs de silence dans
toutes les directions. L’isolement y est parfait, fit-il avec un
grand sourire et en désignant Thanos d’un léger signe de la
main. Encore faut-il que les visiteurs en question soient assez
déterminés pour venir jusqu’ici.
— Et il en passe beaucoup ? demanda Thanos en lui ren-
dant son salut.
— Non, ce n’est pas très fréquent. Il y a quelques années,
un vaisseau spatial s’était perdu dans le Néant et il est entré
aux limites de ma perception. J’ai cru qu’il viendrait par ici,
mais ce ne fut pas le cas. Je pourrais t’en dire davantage, mais
je constate à ton expression que c’est inutile. Du thé ?
La bouilloire, nom qu’il donnait à l’ustensile qu’il avait
posé sur la cuisinière, s’était mise à siffler et de la vapeur
s’échappait d’une ouverture à son sommet.

394
POUVOIR

Thanos, qui n’avait jamais assisté à la confection du thé


de cette manière, hocha de la tête. Il observa l’Hagiographe
qui se lança dans un long cérémonial. Tout d’abord, il plaça
quelques feuilles sèches dans un tulle. Ensuite, il versa l’eau
chaude dans une tasse en la faisant passer par le tulle. Une
fois que le récipient fut plein, il laissa tomber la petite poche
de tissu contenant les feuilles, puis recommença toutes les
opérations pour la seconde tasse. Thanos eut l’impression que
tout cela prit un temps infini.
— Voilà. Et maintenant, on laisse infuser, annonça
l’Hagiographe.
Il reprit sa place, face à Thanos, un sourire aux lèvres.
Lâchant alors un soupir satisfait et en claquant des mains, il
demanda au Titan :
— Que puis-je faire pour toi ?
— Combien de temps faut-il laisser... infuser ? demanda
Thanos, le regard fixé sur les tasses.
— Quelques minutes. C’est pour me demander ça que tu
es venu me voir ?
— Non, répondit Thanos sèchement.
— C’est bien ce que je pensais, fit l’Hagiographe avant
de se pencher sur les tasses pour en inspirer l’arôme. Ah !
Fruits rouges et hibiscus ! Sens-moi ça, Thanos. C’est mer-
veilleux, non ?
Avec un soupir résigné, le Titan s’exécuta et se pencha en
avant pour prendre une longue inhalation.
— Oui, merveilleux, commenta-t-il, Peut-on discuter ?
L’Hagiographe l’observa pendant un long moment. Au
moment où Thanos allait prendre la parole, son hôte frissonna
et parut revenir de l’endroit où son esprit l’avait emmené.

395
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Bien sûr que nous pouvons discuter ! T’ai-je empêché


de parler ? Si c’est le cas, je te présente mes excuses. Cela fait
longtemps que je n’ai pas discuté avec qui que ce soit et j’ai
peut-être oublié les usages... À moins qu’ils aient changé, bien
sûr. Comment les gens font-ils la conversation, de nos jours ?
Thanos le regarda en silence un bref instant.
— Je ne suis pas la meilleure personne pour répondre à ça.
— Hum, fit l’Hagiographe pensif, en hochant de la tête
calmement, Bon ! Goûtons à ce breuvage.
Il prit alors les deux tasses et en tendit une à Thanos qui
l’accepta.
Le thé était étonnamment sucré, avec un arrière-goût légè-
rement alcoolisé.
— C’est bon, n’est-ce pas ? demanda l’Hagiographe, de
toute évidence impatient d’entendre sa réponse.
— Oui, c’est bon, fit Thanos avant de reprendre une autre
gorgée du bout des lèvres. Bien. Si nous pouvions en venir à
l’objet de ma visite...
— Bien entendu. Dans un premier temps, je devrais peut-
être t’expliquer comment ça fonctionne, commença l’Ha-
giographe en pointant un de ses index contre sa tempe. La
structure neurologique que mon cerveau est telle que lorsque
j’apprends quelque chose, il m’est impossible de l’oublier,
mais chaque information stockée là-dedans me revient sous
la forme d’histoires. Inutile de te dire que tous les bardes, les
conteurs et les oracles de l’univers ne m’aiment pas beaucoup.
Cependant, j’imagine que leur animosité à mon égard s’est
calmée depuis que j’ai choisi l’exil.
Thanos toussota pour marquer son impatience. Il n’avait
plus l’habitude d’attendre son tour avant de parler.

396
POUVOIR

— Bien sûr, fit l’Hagiographe en saisissant l’allusion.


Toutes mes excuses. Comme je le disais, j’ai rarement de la
visite. Par conséquent, je suis un peu rouillé en matière de
conversation.
— Je n’ai jamais été très doué pour cela, moi non plus.
Passons directement à l’essentiel. Je cherche un artefact,
annonça Thanos. C’est un objet doté d’un grand pouvoir
dont on dit qu’il serait entre les mains du souverain d’Asgard.
L’Hagiographe fronça les sourcils, montrant pour la pre-
mière fois une émotion qui n’était pas de l’allégresse ou de
la satisfaction. Sa moustache bleue trembla très légèrement
aux commissures de ses lèvres.
— Odin. Tu veux te frotter à des forces qui dépassent ton
entendement, Thanos. C’est très téméraire.
— J’ai de bonnes raisons de l’être. Je cherche la Pierre
d’infinité.
— Laquelle ? demanda l’Hagiographe en haussant les
épaules.
L’image de Cha Rhaigor apparut un instant dans l’esprit
de Thanos, lui faisant l’effet d’une violente morsure.
— C’est donc vrai. Il en existe plusieurs. J’ai appris
qu’Odin en possède une appelée l’Aether.
L’Hagiographe fit un bruit que, dans un premier temps,
le Titan prit pour un ricanement, mais qui se transforma
rapidement en toux.
— Je te demande pardon, fit-il avant de prendre une gor-
gée de thé. Odin a de nombreuses reliques en sa possession.
On parle de métaux forgés par les nains et de marteaux que
seuls les dieux peuvent soulever ou encore d’une boîte qui

397
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

ne contiendrait rien de moins que l’hiver. Es-tu certain de


l’authenticité de l’information qu’on t’a donnée ?
— En toute sincérité, non. Toutefois, je suis convaincu
que les Asgardiens cachent quelque chose.
Il raconta alors, aussi brièvement qu’il le put, son séjour
sur La Couchette d’Or auprès de Sa Seigneurie et les informa-
tions qu’il avait récupérées en fouillant ses archives. Pour faire
bonne mesure, il revint également sur ce qu’il avait appris
de la bouche de Vathlauss... Puis, parce que la question qui
viendrait naturellement serait Pourquoi n’as-tu pas suivi la piste
qu’il t’avait indiquée ? , il relata le combat dans la base près
d’Alfheim et celui contre Yrsa à bord de l’Edda de Sang.
En entendant ce nom, l’attention de l’Hagiographe fut
ravivée et un sourire apparut sur ses lèvres.
— Yrsa ! Oui, je connais ce nom. C’est la déesse du
Combat au corps-à-corps.
Tout à coup, la difficulté qu’ils avaient eu à la vaincre
tombait sous le sens.
— Quoi qu’il en soit, j’ai d’excellentes raisons de penser
qu’Odin est en possession de l’Aether, conclut Thanos en
s’éclaircissant la gorge.
Le sourire de l’Hagiographe s’élargit de satisfaction.
— Il y a une histoire que je pourrais te raconter... En
fait, il y en a plusieurs. L’une parle d’Odin et de l’Elfe noir
appelé Malekith. L’une parle de la planète Terre. Une autre
a pour sujet Morag et le destin qu’a connu ce monde.
— Les histoires ne m’intéressent pas. Je cherche des
informations.
L’Hagiographe fit un petit bruit de langue en remuant
négativement un de ses index.

398
POUVOIR

— Tss-tss, Thanos ! Je t’ai expliqué comment fonctionne


mon esprit. Si je pouvais simplement donner des informa-
tions, je le ferais, mais il faut que je te raconte une histoire.
Croisant les bras sur son torse, Thanos s’installa conforta-
blement dans le canapé.
— Très bien. Je t’écoute.
Les lèvres de l’Hagiographe se retroussèrent en une gri-
mace qui mit immédiatement Thanos mal à l’aise. Le Titan
se raidit et serra les poings. Mais cela ne dura qu’un court
instant. Il s’agissait peut-être d’un tic, d’un neurone ayant des
ratés. Aussi rapidement qu’elle était apparue, cette tension
s’effaça pour laisser la place à l’attitude à la fois sérieuse et
détendue de l’Hagiographe.
— Oh, non. Ce n’est pas si simple que ça. Avant, tu vas
devoir me donner quelque chose, Thanos. Il y a un prix à
payer si on souhaite profiter de mon savoir.
Thanos desserra les poings et fit courir ses mains le long
de son torse en geste de dénuement.
— Je n’ai rien à t’offrir. Je suis venu les mains vides.
— Je ne parlais pas d’un objet, expliqua l’Hagiographe
en secouant la tête. Je n’ai pas besoin d’offrandes. Ce que je
veux, c’est ton histoire. Je veux un de tes souvenirs, quelque
chose de sincère et profond. Inutile de me raconter ce que
tu as pris au petit déjeuner, même si... honnêtement, j’aime-
rais bien le savoir. C’est plus fort que moi. Quand on pos-
sède une mémoire comme la mienne, on a toujours soif de
connaissances.
— J’ai mangé une omelette d’œufs d’aigle de sang avec des
toasts et de la confiture, répondit Thanos. Mon vaisseau pos-
sède un garde-manger bien fourni où s’entassent des réserves

399
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

récupérées sur la multitude de mondes que j’ai vaincus. Je


serais ravi de t’offrir...
Il s’interrompit en constatant que l’Hagiographe n’écoutait
plus. Il restait assis, parfaitement immobile et se passait la
langue sur les lèvres. Ses paupières fermées semblaient prises
de convulsions, preuve des mouvements rapides que faisaient
ses yeux derrière elles. Thanos imagina le processus bio-
chimique à l’œuvre, chargé de transformer le récit de sa courte
collation en un souvenir permanent stocké dans la structure
incroyablement complexe du cerveau de l’Hagiographe.
— Parfait. Magnifique ! s’exclama l’archiviste en rouvrant
les yeux. Maintenant, il faut que tu me remettes un souvenir
important, quelque chose de significatif. Fais en sorte que
ce soit grandiose, Thanos et je te dirai tout ce que tu veux
savoir concernant cet objet que le vieux Bor a dérobé aux
Elfes noirs et qui, je peux te le révéler, ne se trouve plus à
Asgard. Intéressé ?
De toute son existence, aucune offre n’avait jamais autant
intéressé Thanos, mais il n’arrivait pas à penser à un souvenir
susceptible de satisfaire la curiosité de l’Hagiographe. Il serra
les poings et donna un petit coup de dépit sur ses genoux. Il
était si proche du but ! Toutes les réponses qu’il cherchait se
trouvaient dans ce crâne, juste en face de lui, et s’il y avait
un moyen de les lui arracher, il y parviendrait.
— Rien ne presse, lui dit son hôte. En tout cas, pas en ce
qui me concerne. Prends ton temps. Réfléchis bien.
L’espace d’un bref instant, Thanos envisagea d’enlever
l’Hagiographe puis de le séquestrer à bord de Sanctuary.
Là, Nebula et Gamora assureraient les basses besognes et le
tortureraient jusqu’à extraire les informations requises de ce

400
POUVOIR

cerveau hors-norme. Mais, à la réflexion, un cerveau aussi


puissant, complexe et indiscutablement exceptionnel que celui
de l’Hagiographe parviendrait sans doute à résister aux inci-
tations et aux supplices conventionnels. C’était là un risque
qu’il ne pouvait pas prendre.

401
CHAPITRE 39
Fouillant dans les confins de sa mémoire, Thanos revisita
son existence et revécut ses grandes batailles et tous les conflits
auxquels il avait participé. Il repensa aux décisions qu’il avait
prises et qui avaient modifié l’issue des bains de sang que ce
soit dans son intérêt ou pas et il examina ses triomphes, de
ceux qui avaient failli tourner au désastre à ceux qui étaient
écrits d’avance. Il finit par se dire que rien de tout cela n’était
assez exceptionnel pour représenter le moindre intérêt aux
yeux d’un être ayant en mémoire les guerres les plus mar-
quantes de l’histoire de l’univers.
Rien de ce qu’il avait accompli ne méritait-il donc d’être
mis en avant ? Dans son incessante recherche de grandeur,
s’était-il vautré dans la médiocrité ? Alors qu’il se targuait
d’être un sauveur, n’était-il devenu qu’un seigneur de guerre
comme les autres écumant la galaxie sans autre but plus hono-
rable que de s’approprier ce qu’il convoitait ?
— T’aurais-je déstabilisé, Thanos ? demanda l’Hagio-
graphe en faisant un grand geste de son sceptre.
Le Titan grogna de manière indistincte et son hôte lui
proposa de manger pendant qu’il réfléchissait.
— Comment fais-tu pour disposer d’aliments frais ? Il
n’y a rien de vivant dans ce coin de l’espace.
— J’ai un jardin hydroponique au sous-sol, expliqua l’Ha-
giographe. Je peux te le montrer, si tu veux...

402
POUVOIR

Thanos se rendit alors compte qu’il avait d’autres ques-


tions, d’autant plus qu’elles lui permettraient de gagner du
temps pour réfléchir à une histoire à offrir au conteur.
— Comment fais-tu pour rester ici, seul et isolé de tous
dans cette minuscule bâtisse, sans devenir complètement fou ?
— Oh, mais il m’arrive de devenir fou, répondit l’Hagio-
graphe d’un ton franc et enjoué. Cela me prend régulièrement
au bout de quelques années. Je perds littéralement l’esprit
pendant de courtes périodes.
— Et ensuite ?
— Et ensuite, je retrouve toute ma tête, répondit-il au
Titan.
— Comment fais-tu pour te distraire et acquérir de nou-
velles connaissances ?
— Tu omets un détail : je n’oublie jamais rien, juste-
ment, lui rappela l’Hagiographe en se tapotant la tempe. Je
me souviens de tout ce que j’ai vu, entendu ou appris. J’ai
une réserve d’informations pratiquement infinie à examiner
et à étudier. Je cherche constamment de nouvelles connexions
et de nouveaux schémas. Quand je veux me distraire, il me
suffit de piocher l’une des innombrables histoires qu’on m’a
racontées.
Il plongea alors son regard dans celui de Thanos en
s’humectant les lèvres.
— Puisqu’on en parle... En as-tu trouvé une ? Je ne
cherche pas à te bousculer. Crois bien que je serais ravi de
te voir rester aussi longtemps que tu le souhaiteras. Toutefois,
j’ai l’impression que tu es un peu pressé.
— En effet. Je n’ai que cent milliards d’années pour
accomplir ma quête.

403
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

À cette tentative d’humour de la part de Thanos, l’Ha-


giographe ne s’esclaffa pas et ne se laissa même pas aller à
sourire. Il se contenta de hocher de la tête avec sérieux.
— Dans ce cas, nous ferions bien de nous y mettre sans
attendre.
L’allusion était claire, Thanos ne pouvait plus reculer.
— Je ne sais pas quelle histoire te raconter, reconnut-il.
Tout à coup, mon existence me semble à la fois exceptionnelle
et d’une banalité affligeante. J’ai été un paria toute ma vie.
D’abord par ma nature qui m’a amené à être exilé par décret,
puis par mes propres décisions et mes actions. J’ai toujours
voulu atteindre les sommets les plus élevés, j’ai toujours cru
aux causes les plus nobles qui soient et j’ai tout sacrifié pour
arriver jusqu’ici. Mais soudain, tout cela me paraît sans objet.
Ma tâche est tellement énorme que je n’arrive même pas à
l’appréhender dans son intégralité. C’est à moi qu’il incombe
de sauver l’univers de lui-même et pourtant, j’ai l’impression
que l’univers fait tout ce qu’il peut pour m’en empêcher.
Le Titan prononça ces dernières paroles en étant persuadé
que l’Hagiographe allait lui rire au nez avant de lui ordonner
de quitter son domicile. En fait, ce dernier se contenta de le
regarder avant de lâcher un laconique :
— Je vois.
— Vraiment ?
— Tu penses que tu es chargé de sauver l’univers. C’est
un sacré boulot. Qui te l’a confié ?
— Moi-même. J’ai vu ce que les autres ne pouvaient voir,
ce qu’ils n’avaient pas vu et ce qu’ils ne verraient jamais.
— Ce n’est pas tout. Il y a autre chose dont tu ne me
parles pas.

404
POUVOIR

Après un long soupir, Thanos lui raconta son rêve


récurrent.
— Tu ne peux pas sauver tout le monde, murmura
l’Hagiographe.
— Mais je peux en sauver quelques-uns.
— Penses-tu que ce rêve soit davantage qu’un simple
rêve ?
Thanos éclata alors d’un rire énorme qui résonna dans
toute la petite bâtisse.
— Allons, ne dis pas d’absurdités. Il s’agit d’un simple
reflet de mon propre esprit qui m’explique ce que je dois
savoir avec des mots simples.
— Les cartes qu’on t’a mises en main quand tu es venu au
monde jouaient contre toi. Tu étais un monstre, un mutant,
né sur une planète où la conformité et l’ordre étaient de
mise. De ça, tu as tiré une leçon importante : ceux qui se
démarquent par leur excellence seront rabaissés sans vergogne
par les anonymes qui n’arrivent à rien sous n’importe quel
prétexte.
— Ils n’étaient pas tous ainsi, fit le Titan en repensant
à ce que Gwinth lui avait dit un jour : « Nous ne sommes
pas nos parents. Nous ne haïssons pas et nous ne craignons pas
systématiquement ce qui est différent. »
À cet instant précis, il comprit enfin quel souvenir il allait
offrir à l’Hagiographe. C’était un moment qui n’appartenait
qu’à lui et n’avait rien à voir avec la guerre, la mort ou le
sang. C’était, il s’en rendait compte, l’instant qui avait défini
qui il était, quelques secondes faites de lumière et d’amour.
— J’ai échangé un baiser avec une femme, révéla-t-il avec
lenteur. Une femme très spéciale.

405
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Ainsi, le seigneur de guerre possède un cœur, s’exclama


l’Hagiographe. Je t’écoute.
Cela remontait à si longtemps, il avait l’impression d’avoir
vécu plusieurs vies depuis. Dans un premier temps, Thanos
ne fut pas vraiment sûr de pouvoir se rappeler avec fidélité
le baiser en lui-même. Il connut même un instant d’horreur
pure quand il se rendit compte qu’il ne se souvenait pas à
quoi ressemblait Gwinth. Son visage avait été remplacé par
celui de la créature pourrissante qui hantait son rêve depuis
le début de son exil.
Mais son désarroi ne fut que passager et il se rendit vite
compte qu’en même temps qu’il retrouvait cette bribe de sou-
venir, d’autres qui lui étaient connectées ressurgissaient. Il
revécut son périple dans les rues de la Cité Éternelle jonchées
de cadavres. Il se souvint également de Sintaa, mort lui aussi,
qui le tirait par la main avec obstination pour entrer dans le
silencurium.
Et de cette fille avec ses cheveux d’un rouge vif et coupés
court, sa peau jaune pâle parsemée de petites taches vertes et
ce premier sourire timide qu’elle lui fit en se déplaçant afin
qu’il puisse s’asseoir à côté d’elle.
Il se jura de ne plus jamais oublier son visage.
Il reconnut sur sa langue la boisson à laquelle il avait goûté
ce soir-là comme s’il venait d’en avaler une gorgée : verte,
pétillante et bien trop sucrée, avec un goût de melon, de baie
de sureau et d’alcool.
Tout cela le conduisit au baiser. Son premier baiser, cet
instant où il avait réalisé son ardent besoin de se connecter
aux autres et où il avait compris que pour y parvenir, était

406
POUVOIR

impératif qu’il se comprenne lui-même. Ce baiser, la première


sensation de tendresse de sa vie, l’union de deux personnes...
— Jusque-là, je m’étais senti comme inachevé, confia-t-il
à l’Hagiographe. Mais avec ce baiser, j’ai découvert que si
j’allais de l’avant et si je devenais celui que j’étais censé être,
je pourrais connaître ce sentiment dont j’avais toujours eu
besoin. Alors ce baiser aurait un sens. Je le savais et c’est ça
que j’a recherché. Si je parviens à sauver l’univers, je devien-
drai alors ce Thanos qu’on avait trouvé digne de ce baiser.
Il portait encore son armure de combat, pourtant il ne
s’était jamais senti aussi vulnérable de toute sa vie, même le
jour où, à moitié mort et couvert de sang, il avait fait face à
la hache de combat d’Yrsa.
Il lui restait encore des choses à raconter, si nécessaire :
comment il avait trouvé le courage de rendre enfin visite à
sa mère, la honte et la déception qu’il avait ressenties durant
cette rencontre... Tout cela l’habitait et il était prêt à tout
dire, même si cela devait le faire passer pour quelqu’un de
vulnérable. Si cela lui permettait de mettre la main sur le
pouvoir nécessaire pour sauver l’univers, ça en valait la peine.
Un sourire d’une sincérité enfantine barrait le visage de
l’Hagiographe.
— Quelle anecdote charmante, Thanos. Je te remercie
pour cela.
— Est-ce suffisant ? demanda le Titan d’un air bourru.
Il sentait la puissance de ses membres et de ses muscles qui
se contractaient. Il n’avait rien d’un garçon brisé par un cha-
grin d’amour. Il était un seigneur de guerre, un conquérant.
Il avait invoqué ce souvenir et l’avait offert, pour l’instant en
échange de rien, mais il refusait de s’épancher dessus. Des

407
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

tâches d’une importance capitale l’attendaient, le passé devait


donc rester à sa place.
— Oui, cela suffira, déclara l’Hagiographe avec un lent
signe de tête.
— Alors parle-moi de l’artefact.
— Ce n’est pas aussi simple...
À ces mots, Thanos se leva brutalement et, en une fraction
de seconde, surplomba son hôte de son imposante stature. Il fit
craquer ses doigts et se pencha vers la petite silhouette assise.
— Je ne suis pas d’humeur pour ces petits jeux,
Hagiographe. Ne vois pas dans le partage de ce souvenir
d’un passé révolu la marque de la moindre faiblesse de ma
part. Verser quelques litres de sang supplémentaires ne me
fera ni chaud ni froid.
L’Hagiographe s’esclaffa sans montrer la plus petite trace
d’inquiétude et se leva. De la pointe de son sceptre, il posa
une tape légère sur la poitrine du Titan.
— Thanos, Thanos, Thanos... Allons ! Nous sommes
amis ! Inutile de me menacer. Je vais te dire tout ce que tu
as besoin de savoir. Il faut juste que j’en fasse une histoire, tu
comprends ? C’est d’ailleurs à cela que je dois mon surnom,
ajouta-t-il avant de faire un signe d’un index tendu autour
de son oreille. C’est ainsi que mon cerveau fonctionne, tu
te rappelles ? Ce n’est pas qu’une compilation de faits et de
noms sans queue ni tête. C’est un entrelacs de personnages,
de notions et d’intrigues interconnectés.
— Fais vite, lui recommanda Thanos.
— Je vais l’élaborer à la volée avec autant de soin que pos-
sible, lui promit l’Hagiographe. Nous appellerons cette his-
toire, hum... Disons... La Parabole de Morag ! Tu es prêt ?

408
POUVOIR

Avec un rictus hargneux, Thanos se laissa tomber dans le


sofa qui émit une protestation métallique.
— Je n’ai pas le choix, j’imagine.
— Parfait ! fit l’Hagiographe en faisant claquer ses mains
avant de croiser les doigts avec entrain. Commençons !

409
CHAPITRE 40
La Fable de Morag

Le monde de Morag orbitait (et orbite toujours) autour de


l’étoile binaire à éclipses M31V, dans le bras occidental de la
galaxie d’Andromède. Ce secteur regroupe un billion d’étoiles
et donc, des billions de mondes. Pourtant, notre histoire n’a
pour sujet que celui-ci.
Aujourd’hui, Morag n’est pas mort comme peut l’être
la Désolation KelDim. Cette planète regorge encore de vie
puisqu’en plus de sa végétation, on y trouve des rongeurs et
différentes espèces de prédateurs amphibies particulièrement
dangereux. Cependant, la vie intelligente a disparu il y a envi-
ron un millénaire, en partie à cause de la propre arrogance
de Morag.
Car, si Morag était un monde sur lequel les prouesses tech-
nologiques étaient légion, les membres de cette civilisation en
plein essor ignorèrent ce que leur indiquait la science pour ne
se fier qu’à ce que leur disaient leurs yeux. Alors que toutes
les études prouvaient que leur monde était en danger, les
habitants s’en tenaient à ce qu’ils vivaient au quotidien en se
disant que si l’été était un peu plus chaud et l’hiver un peu
plus froid, il n’y avait absolument pas de quoi s’inquiéter.
Ils finirent par réaliser la gravité de leur erreur. Les sévères
fluctuations de température générées par le changement du

410
climat global firent fondre les calottes glaciaires et la planète
fut totalement inondée. Personne ne survécut.
Personne, sauf les Orlonis, les rongeurs mentionnés plus
tôt et les étranges créatures ressemblant à des crocodiles qui
pullulaient dans l’eau, et d’autres encore.
Mais, avant de disparaître, les habitants de Morag construi-
sirent un temple afin d’y dissimuler et d’y conserver leur
relique la plus précieuse : une Pierre d’infinité.
Oui, une Pierre d’infinité ! La population de Morag s’était
vue confier (mais peut-être s’agissait-il d’une malédiction...)
l’une des reliques les plus redoutables et les plus puissantes
de tout l’univers connu !

— Si elle est aussi puissante que cela, pourquoi ne s’en


sont-ils pas servis pour sauver leur monde ?
— Chut ! J’y viens !

Effectivement, cette pierre était puissante... mais elle


n’était que ça, puissante. En fait, il s’agissait de la Pierre du
Pouvoir. À en croire la légende, c’était un caillou violet capable
d’augmenter les capacités physiques de celui qui le porte, lui
conférant, quelle que soit sa race, son espèce, son genre, ses
croyances, son âge ou sa planète d’origine des pouvoirs indes-
criptibles : la possibilité de manipuler l’énergie à sa guise, la
force de soulever des bâtiments, bref... Assez de pouvoir, s’il
est correctement maîtrisé, pour détruire des mondes entiers !
Mais hélas, elle n’offrait pas le pouvoir de sauver ou de
protéger. La Pierre du Pouvoir ne servait qu’à détruire ou

411
avoir recours à la violence. Face à une catastrophe écologique
globale, elle était inutile.
Pourtant, les habitants de Morag savaient que la Pierre
du Pouvoir devait être protégée et sauvée. Ils confinèrent
son grand pouvoir dans une sphère autour de laquelle ils
construisirent un temple entièrement dédié à sa protection
et à sa sauvegarde.
Comme toutes les réalisations de cette civilisation, le temple
fut englouti par les flots mortels qui recouvrirent Morag.
Cependant, on raconte que tous les trois cents ans, les eaux
se retirent suffisamment pour que le temple soit accessible.
Par conséquent, quelqu’un de très courageux...
Ou d’assez fou...
Ou qui soit un peu des deux...
... serait peut-être capable d’entrer dans cet endroit pour
entrer enfin en possession de l’héritage perdu du peuple de
Morag : une Pierre d’infinité, celle du Pouvoir.

412
CHAPITRE 41
— Je n’ai jamais entendu parler de cet objet, reconnut
Thanos. De plus, je ne vois pas en quoi il pourrait m’être
d’une quelconque utilité. Je possède déjà le pouvoir d’anéantir
des mondes entiers.
— Certes, Thanos. Mais n’oublie pas de prendre en consi-
dération d’où vient cette pierre !
— C’est-à-dire ?
— Tu possèdes un esprit acéré et fort, Titan. Cela dit,
tes connaissances laissent à désirer. Connais-tu les Célestes ?
— Non.
Une lueur entendue passa dans les yeux de l’Hagiographe.
Il passa sa langue sur ses lèvres, pointa un index triomphant
vers le plafond, puis...

413
CHAPITRE 42
La Fable des Pouvoirs Universels

Les Célestes apparurent juste après la création de l’uni-


vers. Ces êtres au pouvoir gigantesque sont également d’une
taille colossale et d’une influence considérable. Ils représentent
pour nous ce que nous sommes par rapport aux fourmis : des
dieux plus puissants que les redoutables Asgardiens. Certains
disent qu’ils ont vu le jour dans la fournaise du Big Bang,
d’autres qu’ils sont apparus des milliards d’années plus tard
et précédèrent l’éclosion de l’intelligence et de la notion de
civilisation à travers l’univers.
Quoi qu’il en soit, ils furent la toute première espèce à
parcourir les étoiles et ils avaient le potentiel pour manier
les Pierres d’infinité.
Les Pierres étaient des vestiges d’un univers qui avait pré-
cédé le nôtre. Il s’agissait de six singularités qui avaient sur-
vécu au Big Bang et furent façonnées par des êtres dépassant
l’entendement qui en firent des lingots d’une densité surna-
turelle. Chacun d’entre eux était lié à un aspect spécifique de
l’univers dans son ensemble : le Temps, l’Espace, la Réalité,
l’Esprit, l’Ame et, bien entendu, le Pouvoir.
Au fil du temps, alors que ce jeune univers prenait de l’âge,
les lingots tombèrent entre les mains d’êtres possédant de
grands pouvoirs, tels que les Célestes et leurs pairs. Ils furent

414
modifiés et transfigurés jusqu’à devenir six grandes Pierres.
Chacune d’entre elles était capable de conférer à son porteur
un pouvoir pratiquement illimité en fonction de l’aspect de
l’univers qui constituait sa nature.
Les Pierres étaient si puissantes que personne ne pouvait
entièrement les contrôler. Alors que les siècles passaient, elles
furent perdues une à une. Elles finirent par entrer dans le
domaine de la légende, puis devinrent des mythes, avant
d’être tout bonnement oubliées. Aujourd’hui, ils sont bien
peu à savoir ce qu’est une Pierre d’infinité et ceux qui le
savent ne croient pas forcément qu’elles existent.
C’est pourtant le cas, Thanos.
Elles existent.

415
CHAPITRE 43
Alors qu’il écoutait la seconde parabole – qui semblait
parler davantage des Pierres que des Célestes, mais il ne fit
aucun commentaire sur ce point –, Thanos s’était penché en
avant, les coudes posés sur ses genoux et les doigts croisés
devant son visage aux traits rembrunis. Le froncement de ses
sourcils dénotait une concentration extrême.
Bien entendu, tout cela était ridicule et absurde. Il refusa
d’accepter que ces choses aient pu se passer. Ces faits n’avaient
pas leur place dans l’univers rationnel tel qu’il le concevait.
Tout ça n’était que...
Les affabulations d’un dément.
Un conte destiné à amuser des enfants crédules. Eux seuls
pouvaient croire que des choses pareilles existaient dans le
cosmos.
Cependant...
— Six Pierres, dit-il lentement, comme s’il évaluait
la véracité de cette hypothèse. Chacune d’entre elles étant
capable de contrôler un aspect de l’univers.
— Exactement ! s’exclama l’Hagiographe avec exci-
tation et en gesticulant avec une énergie retrouvée. Par
exemple, la Pierre de l’Espace est bleue. Je pense que c’est
celle-ci qu’Odin avait en sa possession, même s’il est venu à
mes oreilles une anecdote intéressante relatant comment il a
décidé de l’envoyer dans un endroit appelé Terre. On dit

416
POUVOIR

que c’est un coin perdu au fond de l’espace. Cette planète


n’a rien d’exceptionnel, mais il y a de fortes chances qu’une
Pierre d’infinité s’y trouve, au beau milieu d’une multi-
tude de primates évolués. Il y a aussi la Pierre d’Âme. Elle
est orange et je sais où elle se trouve. Je vais t’en raconter
l’histoire...
— Ne te donne pas cette peine.
L’expression vexée de l’Hagiographe poussa presque
Thanos à changer d’avis, mais il s’y refusa, considérant qu’il
n’avait plus de temps à perdre avec des contes de fées.
Malgré tout, l’Hagiographe se mit à jacasser en faisant
virevolter son sceptre comme la canne d’un tambour-major.
Une goutte de sueur inattendue se mit à couler le long de
sa tempe alors que les mots surgissaient de sa bouche à un
rythme effréné.
— La Pierre de Réalité est tombée entre les mains de
l’Elfe noir Malekith durant l’une des nombreuses guerres
qui ont opposé Svartalfheim à Asgard. Ce sont des récits
qu’il faudrait que je te raconte, Thanos, car ils sont vraiment
extraordinaires. Quoi qu’il en soit, cette relique-là est l’Aether
dont tu parlais. Il a été repris aux Elfes noirs par Bor, le père
d’Odin. Celui-ci a caché cet artefact loin de tout être vivant,
car il était trop puissant pour le confier à quelqu’un. En
conclusion, je ne crois pas que tu l’aurais trouvé sur Asgard,
même si tu étais venu à bout de leurs défenses. La Pierre
du Temps est demeurée perdue durant des millénaires, mais
elle est réapparue. C’est l’Ancien qui la détient, à Kamar-
Taj. Garde bien ce nom en mémoire. Cet endroit est un vrai
gisement d’histoires ! Quant à la Pierre de l’Esprit... Ça, tu ne
vas pas y croire...

417
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Je n’ai nulle envie de croire ces sornettes, l’interrompit


Thanos avec force. Des pierres plus anciennes que l’univers
et qui contrôlent les forces fondamentales de la réalité ?
— Crois ce que tu veux, répliqua l’Hagiographe, ulcéré.
L’univers se fiche de ta foi et de tes doutes.
Ce discours commençait à ressembler étrangement aux
partis pris de Cha. Les traits de Thanos se crispèrent.
— Si ces pierres existent vraiment, pourquoi ne sont-elles
pas utilisées plus souvent ?
L’Hagiographe s’esclaffa brièvement, mais sans la moindre
trace d’hilarité. Quelque chose venait de changer, le Titan le
ressentait dans l’air lui-même.
— Elles sont cachées, Thanos, rappela le conteur comme
s’il s’adressait à un enfant en bas âge. Tout simplement parce
qu’elles sont trop puissantes, mais aussi parce que les Célestes
et les autres, ceux que les Célestes craignent, gardent un œil
attentif sur les Pierres, même si c’est de loin.
— Tout cela, c’est du délire.
— Bien sûr, fit l’Hagiographe avec un sourire indulgent.
Lève-toi, Seigneur Thanos.
Le Titan s’exécuta.
— Qu’essaies-tu de démontrer ?
— Et si tu sautais à cloche-pied ?
— Je ne suis pas venu pour te distraire, gronda Thanos.
— Vraiment ? Pourtant, tu m’amuses beaucoup.
Baissant les yeux, le Titan constata avec effroi qu’il était
effectivement en train de sauter sur un pied.
Alors qu’il reportait son attention sur l’Hagiographe,
tout en continuant ses petits bonds sur place, Thanos le vit
qui déroulait calmement les bandes de fourrure recouvrant

418
POUVOIR

l’extrémité de son sceptre, révélant qu’il se terminait par


deux lames courbées, l’une étant légèrement plus longue que
l’autre. En leur centre se trouvait un joyau bleu dont la forme
évoquait celle d’un œuf.
Une pierre...
Thanos repensa à ce que l’Hagiographe lui avait dit.
— Je pensais que le bleu était la couleur de la Pierre de
l’Espace.
Il se rendit alors compte qu’il ne contrôlait plus ses
membres. Il continuait de sauter sur place comme un pantin
attaché aux fils d’un marionnettiste aux doigts atrophiés.
— Quoi ? s’exclama l’Hagiographe d’un ton absent en
posant les yeux sur son sceptre comme s’il le découvrait pour
la première fois, avant de se fendre d’un ricanement qui glaça
le sang de Thanos. Ah, bien sûr. Non, non. Ce que tu vois
n’est qu’une coque de protection servant à confiner toute sa
puissance pour... Arrête donc de sautiller, c’est fatigant.
Thanos reposa les deux pieds au sol. Il lutta alors de toutes
ses forces pour bouger les bras, en vain. Une force irrésistible
l’immobilisait.
— Je te présente la Pierre de l’Esprit, Thanos, lui révéla
le conteur. La Pierre... de l’Esprit.
Ayant encore le contrôle de ses yeux, le Titan observa cet
œuf qui inondait le domicile de l’Hagiographe de sa lueur
bleue. Il n’arrivait pas à croire qu’une telle chose fut possible,
pourtant il en était la preuve vivante. Les Pierres d’infinité
étaient bien réelles.
— Mais... Comment ? demanda-t-il.
L’Hagiographe fit un geste exaspéré et commença à mar-
cher lentement autour de Thanos en touchant parfois un de

419
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

ses bras ou son dos. Son attitude avait changé. Ce n’était plus
l’hôte aimable et curieux. Même la jovialité dont il continuait
de faire preuve avait quelque chose de malsain.
— Je pense que les détails t’ennuieraient. De plus, je ne
suis pas certain qu’ils soient exacts. Je... J’ai acquis cette pierre
il y a des millénaires. Avant que je puisse constater de quoi
elle était capable, mes cousins m’ont tendu une embuscade
et m’ont piégé sur ce grain de poussière cosmique oublié de
tous. Imagine un peu ça, Thanos... Être reclus sur ce caillou
désert avec l’un des artefacts les plus puissants de l’histoire de
l’univers... et n’avoir personne sur lequel le tester.
Il avait terminé sa phrase en hurlant, le visage tourné vers
le plafond et, au-delà, l’obscurité sans vie du ciel. Puis sa
colère s’effaça aussi soudainement qu’elle était apparue et il
posa son regard sur Thanos en affichant un grand sourire
satisfait pour déclarer :
— Enfin... Jusqu’à ton arrivée.
— Très bien. Tu me tiens, en effet, reconnut le Titan dont
le cœur battait à tout rompre et qui faisait de son mieux pour
empêcher sa voix de trembler. Et ensuite ?
L’Hagiographe ignora la question et pointa l’extrémité de
son sceptre vers Thanos.
— Tes yeux... Ils brillent toujours de cette lueur bleue ?
— Je... Non.
— Je découvre encore comment cette Pierre fonctionne.
Tu es mon premier cobaye depuis que j’ai été banni, il y a tant
d’années. En toute franchise, j’ignore même si cela produit
les mêmes effets dans les mains d’un autre. En ce qui me
concerne, avec la manière dont mon esprit est configuré, la

420
POUVOIR

Pierre me permet de te contrôler et de lire tes pensées. Mais


ça, tu le savais déjà, n’est-ce pas ?
Thanos se sentait obligé de répondre à toutes ses questions,
même s’il s’agissait de confirmer une évidence.
— Oui.
— Et quel effet cela fait, Thanos ? murmura l’Hagio-
graphe après s’être approché. As-tu l’impression... que des
araignées te dévorent de l’intérieur ? Ou plutôt qu’un mortier
réduit ta volonté en poudre ? J’ai vraiment envie de savoir.
Pour Thanos, c’était un peu tout ça à la fois, mais il avait
aussi la sensation de se trouver au beau milieu d’un grand
océan de paix dans lequel il était agréable de se laisser flotter.
Son indépendance et son individualité avaient été effacées
par la volonté que lui imposaient l’Hagiographe et la Pierre
de l’Esprit. Une douleur psychique indicible le transperçait
et, en même temps, il ressentait de la chaleur et du confort,
comme si on arrachait de son corps tout ce qui constituait sa
personnalité pour la remplacer par une autre et qu’il acceptait
cet outrage sans sourciller.
L’Hagiographe se pencha à nouveau vers lui.
— Comme je te le disais, Thanos, il m’arrive parfois de
perdre la tête, lui souffla-t-il à l’oreille. À chaque fois, c’est
différent et voilà à quoi ça ressemble cette fois-ci.
Il recula et sortit un long poignard à la lame incurvée des
plis de sa tunique.
— Maintenant, passons au test !
En éclatant d’un rire dément, il plongea le couteau dans
la poitrine de Thanos.
L’esprit du Titan lui hurla de bouger, d’esquiver, de réa-
gir, de se tourner, de se recroqueviller, d’envoyer un coup de

421
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

poing, de riposter. Il envisagea mille réactions dont aucune ne


réussit à passer le contrôle que la Pierre de l’Esprit exerçait
sur lui. Il ne put que rester immobile quand la lame le frappa,
perçant ses vêtements, sa chair, ses muscles...
... et frotta contre sa cage thoracique. Sans pouvoir y
croire, il entendit le crissement du métal sur ses os au moment
même où il ressentit la friction se propager jusqu’à son ster-
num puis remonter le long de sa clavicule pour finalement
résonner dans son crâne.
L’Hagiographe lâcha le couteau, le laissant planté là où
il était et, fermant les yeux, il prit une profonde inspiration.
— Oh, oh... Oui, oui. S’il te restait ne serait-ce qu’une
once de volonté, tu aurais au moins essayé d’éviter ce coup. Je
crois... Je crois que si je poussais encore un peu la Pierre de
l’Esprit, tu perdrais immédiatement conscience de toi-même.
Toutefois, je dois l’avouer, j’aime l’idée de pouvoir prendre
mon temps, annonça-t-il avec un sourire. Je vais m’amuser
à te voir souffrir tandis que tu sentiras disparaître chaque
parcelle de ta personnalité.
— Tu es vraiment fou.
— C’est exactement ce que disaient mes cousins, répliqua
l’Hagiographe d’un ton rêveur, les yeux mi-clos. Mes cousins.
Satanés cousins. Abrutis de cousins... Deux d’entre eux ont
fait équipe pour m’abandonner dans cet endroit maudit. Ils
voulaient s’approprier la Pierre, mais n’osaient pas s’appro-
cher pour me la prendre. Par conséquent, personne n’a vrai-
ment gagné... Mais assez avec ces histoires. Ils ont cru qu’en
me laissant ici, ils me condamnaient à mort, mais ils se sont
trompés, je ne suis pas mort.

422
POUVOIR

Il rouvrit les yeux et se fendit d’un large sourire dévoi-


lant ses dents. D’une voix à la fois chantante et sinistre, il
poursuivit :
— Et grâce à toi, ça n’arrivera pas, Thanos. Mon sauveur.
Les nerfs autour de l’endroit où le couteau avait frappé
Thanos étaient entrés en état de choc au moment de l’impact.
Toutefois, depuis, ils s’étaient ravivés et la douleur avec eux,
mais le Titan ne pouvait que serrer les dents. Il avait connu
des souffrances bien pires, à commencer par le jour où Yrsa
lui avait fait goûter au tranchant de sa hache, mais l’incapacité
de pouvoir bouger rendait l’expérience insupportable. Pour la
première fois de sa vie, il se retrouvait sans défense.
— J’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir à un plan,
reprit l’Hagiographe. Maintenant que tu es là, je vais... Oh,
ce couteau te gêne-t-il ? Sors-le de là.
Comme mue par sa propre volonté, la main de Thanos
saisit le manche et arracha l’arme de sa chair. La lame était
couverte de sang et un important filet rouge coula de sa poi-
trine pour tomber en pluie sur le sol.
— Je ne voudrais pas que tu meures... Pas encore, du
moins. Mais tu es robuste, n’est-ce pas ? Tu es grand, fort,
résistant et tu n’as pas de scrupules à t’en servir. C’est bien. La
force véritable n’a pas à s’excuser et ne le fait jamais. Tu vas
avoir besoin d’être fort, car tu vas faire l’objet d’un processus
long et douloureux durant lequel je vais chercher le moyen
de transférer ma conscience dans ton corps.
Bien que sidéré, Thanos parvint à ne pas écarquiller les
yeux. Quoi ?!
— Tu possèdes vraiment une incroyable maîtrise de toi-
même, reconnut l’Hagiographe avec un sourire. Cependant,

423
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

je suis capable de lire tes réactions. Désormais, nous avons


un lien mutuel, toi et moi. Je sais ce que tu penses. Je le sais
même depuis que tu as atterri. Toutes ces foutaises au sujet
d’une prétendue conscience cosmique... En fait, c’est la Pierre
qui me donne ce pouvoir et je peux faire beaucoup d’autres
choses !
Il fit volte-face et donna un mouvement sec de la main
qui tenait le sceptre. Un rayon d’énergie en surgit et explosa
contre un mur.
— Tu vois ? La Pierre me rend plus intelligent, elle me
permet d’explorer ton esprit et de te contrôler... Et tu sais
quoi, Thanos ? J’ai la certitude qu’elle peut également créer
la vie.
— Elle t’a surtout rendu fou.
— Très probablement, oui. Mais ce n’est pas plus mal, car,
pour qui possède une Pierre d’infinité, la folie n’est pas une
faiblesse. J’ai toujours vu le monde d’une manière différente,
comme un fouillis insondable d’histoires et de mythes pris
dans un brassage incessant...
Il s’interrompit et secoua la tête avec sur le visage un air
perturbé.
— Quand on renferme autant d’anecdotes là-haut, reprit-il
en se tapotant le front, il est parfois difficile de garder tout ça
en ordre. Je perçois le monde différemment de toi. Comme
j’ai toutes ces histoires présentes en permanence dans ma tête,
je peux les revoir toutes dans n’importe quel ordre. Nous
ne vivons pas le long d’une ligne, mais au sein d’un prisme.
À cet instant, Thanos comprit qu’il lui restait encore une
arme à sa disposition : sa propre voix. Sans doute parce qu’il
avait passé bien trop d’années seul sans personne à qui parler,

424
POUVOIR

l’Hagiographe avait eu la faiblesse de lui laisser l’usage de la


parole et donc d’un minimum de réflexion. Mais cela n’allait
pas durer. Il fallait gagner du temps, le distraire jusqu’à ce
que, ce que...
Jusqu’à quoi, en fait ? Quelque chose. Une éventualité. Il
ne pouvait s’en remettre qu’à un espoir sans fondement. S’il
avait été là, Cha en aurait sans doute été amusé et satisfait.
— Tu ne me vaincras pas, promit le Titan.
— Ah ? Pourtant, c’est déjà fait ! Je dois cela au temps
que j’ai passé ici. Il m’a permis de me discipliner totalement.
Comme je dis souvent : « Deviens maître de toi-même et tu
conquerras le monde. »
— L’univers est vaste et le temps dure longtemps, répliqua
Thanos. Et n’oublions pas que tu es mal préparé à leur faire
face, depuis le temps que tu es coincé ici.
— L’univers ne m’effraie pas. L’univers n’est pas infini.
C’est ce qu’il voudrait nous faire croire.
L’Hagiographe tendit alors la main pour reprendre le cou-
teau à Thanos, mais se ravisa et lui dit :
— Entaille-toi le visage. Pas trop profond non plus. Juste
de quoi faire couler le sang.
Sans que son esprit ne lui en donne l’ordre, la main de
Thanos remonta, amenant le poignard luisant de sang à la
hauteur de la figure. Il observa l’arme qui s’approchait inexo-
rablement jusqu’au moment où son tranchant s’enfonça dans
sa chair juste en dessous de l’œil droit et redescendit len-
tement en laissant un sillon humide et peu profond sur sa
joue. Thanos se mit à trembler involontairement, mais, d’un
autre côté, rien de ce qu’il faisait n’était plus le reflet de ses
intentions.

425
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

— Bien. Maintenant, le bras, ordonna l’Hagiographe.


Encore une fois, pas trop profond. Je veux que tu restes en vie.
Thanos fit courir l’arme sur son avant-bras et le fil de la
lame ouvrit sa chair dans une lancinante brûlure. Ensuite,
conformément à ce que lui ordonna l’Hagiographe, il amena
le couteau sur sa poitrine et se coupa transversalement par
rapport à la première blessure qu’il s’était faite.
— Pourquoi me torturer ? demanda Thanos. Tu as la
capacité de lire mon esprit et d’y trouver tout ce que tu sou-
haiterais savoir.
— Je veux juste m’assurer que je possède le contrôle absolu.
Comme je te l’ai déjà dit, je n’ai encore jamais pu tester mon
pouvoir. J’ai passé des siècles à chercher un moyen de quitter
cet endroit pour répandre ma malveillance sur l’univers. Je
me suis toujours cru capable d’y parvenir, mais je n’ai fait de
progrès en ce sens qu’à partir du moment où j’ai décidé de
faire les choses. Nous sommes l’ensemble de nos décisions, pas
de nos convictions, Thanos. C’est la vérité pure et la vérité est
une maîtresse bien plus sévère que la mort, comme l’univers
l’apprendra bientôt quand je l’arpenterai sous ton apparence.
Cela réclama un effort considérable, mais Thanos parvint
à se fendre d’un minuscule ricanement. Une réaction plus
ambitieuse aurait exigé qu’il possède davantage de contrôle
sur sa gorge et son estomac.
— Je crains que tu ne sois surpris par l’accueil que vont te
réserver ceux que tu croiseras quand ils verront mon visage.
Je dois t’avouer que je bénéficie d’une certaine réputation.
— N’espère pas parvenir à me décourager ! s’écria l’Ha-
giographe en assénant un coup de poing sur le visage du
Titan.

426
POUVOIR

Le nez de Thanos ne se brisa pas, mais le choc avait été


rude. Le sang se mit à ruisseler de ses deux narines vers son
menton.
— Je t’interdis d’essayer de me décourager, gronda l’Ha-
giographe en massant sa main désormais douloureuse. Je pré-
pare ça depuis... (il releva la tête et ses lèvres se mirent à
bouger, comme s’il comptait)... eh bien, plus de siècles que
je ne pourrais les compter. Une fois que je me serai échappé
d’ici, je me servirai de toi pour attirer toujours plus de gens
à contrôler. Bientôt, je serai le maître de populations entières.
Des mondes seront à mes pieds ! Et, un jour ou l’autre...
Il s’interrompit, le souffle court alors qu’il parlait de plus
en plus vite et roulait des yeux comme un dément.
— ... un jour ou l’autre, je contrôlerai l’univers, Thanos !
Je serai dans les pensées de chaque être vivant doué de
conscience !
— Cela va te demander une éternité, dit Thanos d’un ton
calme. Crois-moi, j’ai fait les calculs.
Prononcer ces quelques mots avait été une lutte. L’océan
calme sur lequel il flottait était désormais partout et la roue
dans son esprit tournait de plus en plus vite. Il perdait petit à
petit le moindre fragment de ce qui faisait de lui qui il était.
Dans quelques instants, il cesserait d’exister.
— J’ai une longévité exceptionnelle, lui rappela l’Hagio-
graphe d’une voix douce. L’éternité ne me fait pas peur.
Puis, dans un gloussement, il fit décrire un large arc de
cercle à son sceptre et l’amena jusqu’à ses lèvres pour y dépo-
ser un baiser.
— Ce jour-là, je comprendrai enfin l’univers dans son
intégralité. Je combinerai alors tous ses chapitres disparates

427
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

en une seule et même histoire grandiose qui n’aura qu’un


seul héros : moi.
Alors qu’il se noyait dans son propre esprit et que son corps
se consumait de douleur, Thanos cherchait désespérément à
se raccrocher à quelque chose.
Le sourire de Sintaa... Non. Là, il n’y avait plus que deuil
et douleur.
Sa mère... Elle aussi avait disparu, tout comme Gwinth et
Cha.
Alors, il pensa...
À ses filles...
— Le lien qui nous unit est devenu si puissant..., com-
menta l’Hagiographe avant de prendre une grande inspiration,
comme pour profiter du parfum d’un bouquet magnifique.
Tu penses aux deux passagères qui se trouvent à bord de ton
vaisseau. Oh, Thanos, vraiment ! Ces horreurs que tu leur as
fait subir. Es-tu sincèrement persuadé que c’était par amour ?
Pauvre Nebula. Désormais, c’est plus une machine qu’un être
vivant. Tu ne mérites pas ces filles. Tu ne mérites rien, d’ail-
leurs. Et voilà que tu te mets à penser à la structure atomique
des gènes afin de m’empêcher d’en apprendre davantage sur
tes filles. Tu t’inquiètes pour elles, n’est-ce pas ? Ne t’en fais
pas. Quand tu m’auras permis de monter à bord de ton vais-
seau, je prendrai grand soin d’elle, « Père ». Normal, car ce
seront aussi mes filles à moi.
Thanos serra les lèvres et en laissa échapper un long gémis-
sement grave qui poussa l’Hagiographe à pencher la tête de
côté.
— Et maintenant... Tu es... Ressens-tu vraiment une
douleur aussi vive, Thanos ? Allons, allons, Titan. Je n’aurais

428
POUVOIR

jamais cru qu’un guerrier aussi puissant que toi se mettrait


dans un état pareil pour quelques blessures superficielles. Je
dois avouer que je suis un peu déçu.
— La déception... Voilà un sentiment auquel tu ferais
bien de t’habituer pour le court laps de temps qu’il te reste
à vivre, parvint à articuler Thanos au prix d’un effort de
concentration surhumain.
Rejetant sa tête en arrière, l’Hagiographe éclata d’un rire
sardonique et dépravé qui ne connaissait ni limite ni morale.
— Franchement, je te salue, Thanos ! Tu te seras montré
courageux jusqu’au bout ! Allez, dis-moi ce qui te pousse à
te montrer aussi confiant.
Thanos se réjouit de pouvoir encore sourire. Son propre
sang, désormais sec, se craquela quand ses lèvres se retrous-
sèrent pour dévoiler ses dents.
— Parce que j’ai réussi à ne plus penser à mes filles.
— Quoi ? ! s’exclama l’Hagiographe juste avant que
Nebula ne l’atteigne d’un tir de son sceptre de combat
chitauri.

Déséquilibré, l’Hagiographe partit en avant. Au moment


où il allait s’écraser sur Thanos, il parvint in extremis à se
redresser.
— Il va falloir faire mieux que cela, lança le Titan à ses
filles par-dessus l’épaule du conteur.
Celui-ci ouvrit la bouche, sans aucun doute pour ordon-
ner à Thanos de tuer ses filles et Thanos se serait très cer-
tainement exécuté si l’ordre avait été formulé. Toutefois, la
panique que ressentait l’Hagiographe se lisait dans ses yeux

429
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

et perturbait son élocution. Il ne put que bafouiller des mots


qui, après s’être bousculés dans sa bouche, en sortirent en une
bouillie inintelligible.
Avant qu’il puisse construire une phrase, Gamora le déca-
pita d’un coup unique et particulièrement efficace de sa masse
d’arme. Thanos aurait regardé avec délectation la tête de son
tortionnaire s’envoler pour rebondir au sol, mais la gerbe de
sang qui jaillit de son cou pour asperger son visage l’aveugla
et le priva du spectacle.
Malgré cela, il entendit le bruit sourd que fit la tête en
frappant le sol et cela suffit à sa satisfaction.
Un instant plus tard, ses membres se détendirent et il reprit
enfin le contrôle de son corps. Le lien grâce auquel l’Hagio-
graphe exerçait une emprise sur lui avait été tranché en même
temps que son cou. Thanos essuya le sang qui recouvrait
ses yeux et regarda ses filles qui lui faisaient face, ses deux
démones, ses incomparables tueuses.
— Bien joué, mes filles, grogna-t-il.
— Merci, papa, répondit Nebula de ce ton qui disait
qu’elle était trop rebelle pour apprécier le compliment, mais
qu’elle l’appréciait tout de même.
— Surtout toi, Gamora.
— Pourquoi surtout elle ? s’insurgea Nebula.
— Parce que c’est elle qui l’a tué, expliqua Thanos, une
main pressant la blessure qu’il avait sur le torse, la pire qui lui
avait été infligée et qui coagulait déjà. Allons-nous-en.
Prenez ça, nous l’emmenons, fit-il en désignant d’un geste la
tête qui avait roulé jusqu’à la cuisine pour s’arrêter contre le
réfrigérateur.

430
POUVOIR

Les deux tueuses se précipitèrent pour s’en emparer.


Nebula devança in extremis sa sœur en bondissant sur la
tête et en l’attrapant par les cheveux.
— Et cette chose ? demanda Gamora en pointant du
doigt le Sceptre qui était tombé juste à côté du corps de
l’Hagiographe.
— N’y touche pas, ordonna Thanos
Gamora hésita un instant puis recula.
Les lèvres pincées par la concentration, Thanos s’accroupit
près de la Pierre d’infinité qui irradiait d’une lueur bleue. Il
s’attendait presque à recevoir un choc au moment de toucher
le Sceptre, mais il ne sentit sous ses doigts que la froideur de
son alliage métallique. Il s’en empara et le souleva.
Il lui sembla à la fois minuscule et d’une ampleur infinie.
— Euh... Pourquoi on emmène ça ? intervint Nebula
qui tenait toujours la tête tranchée de l’Hagiographe d’où
s’échappaient encore des gouttes de sang.
— Son cerveau était exceptionnel. Je tiens à l’examiner
pour savoir s’il peut m’être utile. Quant à cet endroit, nous
le bombarderons depuis l’orbite.
Thanos fit alors quelques pas vers la porte puis s’arrêta
pour se retourner vers ses filles.
— Pourquoi êtes-vous venues me chercher ?
Les deux tueuses échangèrent un regard dans lequel on
put lire une gêne discrète, mais indéniable.
— C’est que... On n’arrivait pas à te joindre, commença
Gamora. On ne s’était jamais retrouvées aussi longtemps
seules sans...
Elle s’interrompit, incapable de finir sa phrase.
De toute évidence, son lavage de cerveau était terminé.

431
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Nebula intervint alors, toujours moqueuse.


— Tu nous as toujours appris que si nous étions ner-
veuses ou inquiètes, il y avait sans doute une bonne raison
à ça. Donc...
— Exact. Je vous ai également appris à viser la tête. Nous
allons retourner sur Sanctuary et pendant une semaine tu ne
mangeras que des demi-rations, Nebula.

432
CHAPITRE 44
À bord de Sanctuary, Thanos observait l’élégante traînée
lumineuse qui suivait les deux missiles orbite-surface de classe
Infinity se dirigeant vers la demeure de l’Hagiographe. Du
fait de la rotation de la lune, les deux engins disparurent de
vue dès qu’ils atteignirent l’horizon courbé de ce globe.
Un instant plus tard, deux champignons nucléaires s’épa-
nouirent depuis la face cachée de la lune, s’élevant si haut et
avec une telle énergie qu’ils étaient visibles depuis l’espace.
La lune sembla vaciller et immédiatement une sirène retentit
sur tous les ponts de Sanctuary.
— On dirait qu’on a fait sortir la lune de son orbite, dit
Gamora.
À l’autre extrémité de la passerelle, nonchalamment ados-
sée à la coque et les bras croisés sur sa poitrine, Nebula fit
entendre sa voix boudeuse :
— Je t’avais bien dit qu’avec deux missiles on allait tout
pulvériser.
— Bon ! Que fait-on maintenant ? demanda Gamora à
Thanos.
Le Titan n’avait pas de réponse toute prête. Il observa le
feu nucléaire se dissiper dans l’espace alors que la lune oscillait
et sortait de son orbite. Il y avait de fortes chances qu’elle se
fasse capturer par la force de gravité de la planète la plus
proche et qu’elle la percute, ce qui pousserait ce corps céleste

433
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

hors de son orbite à son tour, ce qui déclencherait un effet


boule de neige. Il étudia mentalement la situation, calculant
les vitesses orbitales, les ellipses, les apogées et les périgées. Si
son évaluation rapide était exacte, les mondes de la Désolation
Keldim finiraient pulvérisés ou en tournant parmi les débris
qui orbitaient autour du soleil local.
Tout cela lui convenait parfaitement.
— Tu veux savoir ce qu’on va faire ? Ce que je fais de
mieux.
— Tuer plus de gens ?
— Non. Je vais réfléchir.
Sur ces paroles, il quitta la passerelle pour aller s’enfermer
dans ses quartiers.

Pour retrouver l’espace colonisé, il leur fallut sortir de la


Désolation KelDim et retraverser le Néant du Corbeau. Il
passa la majeure partie du voyage dans sa cabine, à réfléchir
et à ourdir ses projets. Il plaça le Sceptre enserrant la Pierre
de l’Esprit sur un support au mur et passa de nombreuses
heures à le contempler, émerveillé. Il distillait une puissance
qui semblait faire fondre l’air autour de lui. Le Titan avait
soif de ce pouvoir et le craignait dans une même mesure.
Il avait parfaitement conscience que l’utilisation d’un objet
possédant un tel pouvoir n’était pas quelque chose à prendre
à la légère.
Le concept même des Pierres d’infinité le faisait réfléchir.
Il avait espéré que l’une d’entre elles suffirait à résoudre son
problème, mais les instants où la Pierre de l’Esprit l’avait
réduit à l’état de marionnette lui avaient appris que, malgré

434
POUVOIR

leur puissance et à l’inverse de ce que leur sobriquet pouvait


laisser croire, le pouvoir des Pierres d’infinité était limité.
Comme l’avaient découvert les habitants de Morag, la puis-
sance seule ne suffisait pas, il fallait également être capable
de s’en servir à bon escient.
Certes, la Pierre de l’Esprit pouvait forcer les autres à être
d’accord avec lui, mais il lui fallait encore trouver le moyen
de voyager de monde en monde. Peut-être que s’il lui adjoi-
gnait la Pierre de l’Espace afin de réduire les distances entre
les planètes... Mais à ce moment-là, il devrait s’assurer d’être
capable de conquérir chacune d’entre elles.
Il lui faudrait donc la Pierre du Temps. Elle lui permettrait
de remonter le flot des années et de sauver les mondes qui
avaient déjà été perdus... mais ne pourrait se charger d’eux
qu’un par un. Chaque réponse à ses problèmes apportait de
nouvelles complications.
Mais soudain, la solution lui apparut. Elle était à la fois si
simple et si incroyablement complexe que l’idée lui arracha
l’éclat de rire le plus sincère qu’il eut connu depuis des années.

Alors qu’il sortait de sa cabine au moment où Sanctuary


laissait derrière lui le Néant du Corbeau, Thanos croisa
Nebula, toujours furieuse de s’être vue privée de la moitié de
ses rations. Voyant cela, il s’accorda un grand sourire satisfait.
En plus d’avoir restreint sa nourriture, il l’avait chargée de
nettoyer tous les hublots en pulsoverre du vaisseau. Quand
elle avait commencé à se plaindre, il lui avait révélé que c’était
le premier travail qu’on lui avait confié alors qu’il faisait ses

435
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

premiers pas dans l’espace et qu’il était certain qu’elle s’en


acquitterait parfaitement.
Et effectivement, les hublots étaient d’une propreté
irréprochable.
— Nous sommes sortis du Néant à un mois-lumière de
Mistifir, lui apprit-elle. C’est un de nos objectifs prioritaires
qui frôle l’anéantissement environnemental. Il faudra qu’ils
nous écoutent, sinon nous...
— Plus tard, peut-être, l’interrompit Thanos en pénétrant
sur la passerelle.
Gamora qui était assise dans le fauteuil de commandement
se leva d’un bond.
— Désormais nous sommes des chasseurs et nous tra-
quons une proie très spécifique, annonça-t-il à la cantonade.
— Qui donc ? demanda sa tueuse préférée.
— La bonne question n’est pas qui, ma chère Gamora,
mais quoi. Et la réponse est les Pierres d’infinité.
Ses deux filles échangèrent un regard avant de se tourner
vers lui.
— Laquelle ?
— Mauvaise question, encore. Nous allons toutes les récu-
pérer. Cependant, personne ne doit savoir que c’est moi qui
les rassemble. Voilà pourquoi vous allez toutes deux devenir
mes émissaires.
Il poussa un soupir satisfait et tendit les mains jusqu’à
caresser leurs visages.
— Dans quelques années, vous atteindrez l’âge que j’avais
quand on m’a exilé de Titan. Contrairement à moi, vous
n’aurez pas à vous démener à et vous battre en cherchant
quel est le but de votre existence. Vous avez la grande chance

436
POUVOIR

d’être mes filles chéries. Nous allons retrouver nos Pierres et


personne ne comprendra que je les détiens jusqu’au moment
où il sera trop tard.
Gamora garda le silence, y compris quand Nebula lui
donna un discret coup de coude afin qu’elle prenne la parole.
Ce fut donc cette dernière qui intervint.
— Tu veux que nous allions d’un bout à l’autre de l’uni-
vers à la recherche de cailloux ? As-tu la moindre idée du
temps que cela va nous prendre ?
— Oui et c’est pourquoi vous ne le ferez pas seules. Vous
allez déléguer votre tâche à des intermédiaires, des sous-fifres
dit-il en se caressant le menton d’un air pensif. Comme nous
avons décimé un détachement des Nova Corps, inutile d’at-
tendre autre chose de leur part que de la haine et l’envie de
nous tuer. Les Krees, en revanche, pourraient se montrer plus
conciliants. Et nous en trouverons d’autres.
Il s’avança jusqu’à l’avant de la passerelle et admira le
panorama que l’espace sidéral lui offrait. Le Néant du Cosmos
était derrière eux, au même endroit où se trouvait leur passé.
Ils fonçaient désormais vers les Pierres et un avenir fait de
magnifiques possibilités appelées Temps, Âme, Esprit, Réalité,
Espace et Pouvoir.
Une Pierre toute seule ne lui permettrait pas d’atteindre
son but, mais s’il les obtenait toutes...
Avec un tel pouvoir, il lui serait possible d’arracher les
planètes de leur orbite.
Il entendit alors la voix de Cha résonner dans sa tête. Où
était-ce celle de Sintaa ? Il lui devenait difficile de différencier
ses deux amis défunts qui, déjà, fusionnaient dans le souvenir
d’une seule et même personne incapable de l’arrêter.

437
THANOS : LE DILEMME DU TITAN

Ne fais pas de plan sur la comète, lui conseilla la voix. Avant


de pouvoir fracasser des planètes les unes contre les autres, tu vas
devoir trouver les autres Pierres. Ensuite...
Il allait devoir se protéger, sinon un tel pouvoir risque-
rait de le détruire. Si Odin avait possédé une des Pierres,
il pourrait lui dire comment faire. Donc, dans un premier
temps, Thanos devait retourner sur la planète des Chitauris
et fouiller l’épave de l’Edda de Sang pour tenter d’y trouver
un métal forgé sur Asgard assez résistant pour l’abriter de
la puissance des Pierres.
Ils filaient à travers l’espace à une vitesse telle que les
étoiles n’étaient que des traînées lumineuses.
Tu ne peux pas sauver tout le monde, lui avait-elle dit dans
son rêve.
Ce fut la dernière fois qu’il pensa à elle avant de l’effacer
de sa mémoire. Il n’était plus Thanos de Titan, ni même
Thanos, le seigneur de guerre.
Il était tout simplement Thanos, sauveur de l’univers.
Il serra un de ses poings et l’imagina recouvert d’un gant.
Cette idée le fit sourire.
Non, il ne pouvait pas sauver tout le monde. Il ne parvien-
drait même pas à sauver la majorité d’entre eux.
Mais cela n’avait jamais été son but. Tout ce qu’il voulait,
c’était en sauver la moitié. Très exactement la moitié.
Alors que Nebula boudait, Gamora s’approcha de lui. Elle
n’était pas assez téméraire pour lever la main sur lui, mais
elle ne s’arrêta qu’à quelques centimètres, son image reflétée
par la baie en pulsoverre se tenant à proximité de celle de
son père.
— À quoi penses-tu ? lui demanda-t-elle.

438
POUVOIR

— Aux Asgardiens, lui révéla-t-il après un instant


d’hésitation.
— Et alors ?
— Et alors... Ils prétendent être des dieux.
Il ne put s’empêcher de s’esclaffer avec mépris. Il avait
affronté des guerriers venus d’Asgard avec un millième du
pouvoir qu’il détenait désormais et il les avait vaincus. Une
fois que les Pierres seraient en sa possession...
Les commissures de ses lèvres se redressèrent en un sourire
sinistre et résolu qui découvrit des dents carnassières.
— Dans peu de temps, je serai devenu un dieu. Alors je
leur apprendrai le vrai sens du mot pouvoir...

439
TEMPS

Nous vivons au sein d’un prisme, non le long d’une ligne.

441
Le temps n’est pas une notion abstraite.
Le temps est une Pierre.
« Tu n’es qu’un lâche, Thanos. Un lâche, me hurle Cha. Tu
t’es dissimulé derrière ce vaisseau, derrière L’Autre et les Chitauris
et désormais, tu te caches derrière ces filles ! »
Nous sommes des années plus tard. Cha est mort, Titan aussi.
Bientôt, la moitié de l’univers les aura rejoints. Je suis à bord de
Sanctuary. Les portes blindées de mon coffre s’ouvrent à mon
approche et les reflets mordorés du Gant transpercent la pénombre.
J’ai déjà vu cet instant. Je l’ai même déjà vécu. Il se pro-
duit pour la première fois, pour la deuxième fois, pour la
millième fois.
Je tends la main pour m’en saisir. Je tends la main vers ma
vérité, mon destin, ce à quoi je ne peux pas échapper.
(Gamora, en train de tomber de la falaise. Cha, dont le cou se
brise entre mes mains. Je suis seul, avec mon passé, mon présent,
mon avenir. C’est ce qui était prévu. C’est ce qui doit être.)
— Très bien, dis-je. Je vais m’en charger moi-même.

442
REMERCIEMENTS

« Gaieté » n’est pas forcément le premier mot qui vient


à l’esprit quand on s’apprête à remercier ceux qui vous ont
aidé, pourtant j’ai le sourire aux lèvres.

Tout d’abord, merci à Russ Busse qui m’a engagé pour


accomplir ce boulot incroyable, m’a tenu la main et m’a empê-
ché de tout jeter au feu. Je remercie également Alvina Ling
qui a toujours surveillé mes arrières. Je suis tout particuliè-
rement reconnaissant envers mon agent, Kathleen Anderson
qui a dirigé ma carrière pour qu’elle en arrive là et qui m’a
dit un jour : « Ils voudraient te parler de quelqu’un qui s’appelle
Thanos. Tu sais de qui il s’agit ? » Oh, que oui !

Je veux remercier tout le monde chez Little, Brown qui ont


permis à ce livre d’exister : Lindsay Walter-Greaney, Barbara
Bakowski et toutes les équipes de design et de production qui
ont fait de cet ouvrage un si bel objet. Un grand bravo aussi
aux génies de la distribution et du marketing car ce livre ne
pourrait pas exister si vous n’en entendiez pas parler.

Je remercie l’équipe de Disney Publishing : Stéphanie


Everett, Elana Cohen, Julia Vargas et Chelsea Alon. Merci
aussi à ceux de Marvel Studios : Will Corona Pilgrim, Nick
Fratto, Eleena Khamedoost et Ariel Gonzalez.

Je m’en voudrais de ne pas citer Jim Starlin sans lequel


il n’y aurait pas de Titan Fou, pas de claquement de doigts
et pas de gant.

443
Enfin, j’adresse mes remerciements à mes amis et à ma
famille qui ont supporté mon absence durant mon si long
périple au sein du MCU, notamment mon épouse si dévouée,
Morgan Baden. Je te le promets, ma chérie, tu fais partie des
survivants du claquement de doigts.

444

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