Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Sabine Vassart
2006/2 no 12 | pages 9 à 19
ISSN 1376-0963
ISBN 2-8041-5144-1
DOI 10.3917/pp.012.09
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2006-2-page-9.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Introduction
1
Maître de pratique professionnelle au département social de la Haute École Charleroi Europe
(vassartsabine@scarlet.be).
9
Ce mouvement est bien plus qu’une simple relocalisation. Il suppose une
modification profonde de l’amorce de la relation d’aide. Il attend du travailleur
social qu’il puisse se décentrer pour pénétrer dans ce qui fait la vie de l’usager
et qu’il accepte de s’en laisser imprégner. Il s’agit de dépasser nos impres-
sions premières, d’aller au-delà des critères subjectifs qui fondent notre sys-
tème de valeurs déterminant le beau et le laid, le confortable et le rudimentaire,
l’acceptable et le critiquable...
Dans son livre, La poétique de l’espace, Gaston Bachelard (2005) écrit :
« La maison dit une intimité. » Il ne s’agit pas de la déceler en scrutant les
moindres recoins, à la recherche de détails pittoresques : c’est une intimité qui
s’offre instantanément au regard. Comme on lit un livre, « on lit une chambre,
on lit une maison », avec ce même regard parfois impatient d’en connaître
davantage mais qui peut aussi se suspendre pour laisser place au ressenti, à
l’émotion, à cette expérience fugace qu’un court instant nous étions l’autre.
Moment de rencontre intense qui nous révèle tout un univers si différent…
L’espace habité, le chez-soi, raconte toujours une histoire individuelle et
sociale. Les photos, les objets… constituent la trame parfois ténue ou disconti-
nue d’une existence ou d’une tranche de vie. Bien plus, pour qui sait observer,
nous pouvons entrevoir comment nous nous enracinons dans cet espace vital
jours après jours, comment nous l’investissons, comment nous concevons
notre rapport au monde, aux autres, comment nous nous percevons et, en
définitive, comment nous retournons vers nous-même.
Cet article sera composé de deux parties. Dans la première, nous dévelop-
perons la notion d’espace en tant qu’expérience vécue. À la différence de
l’espace cartésien réduit à ses simples propriétés métriques et matérielles et
qui est celui des architectes, des ingénieurs, cette manière d’appréhender
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.235.136.94)
10
disque entourant la Méditerranée. L’identification avec un espace local fut
dépassée.
La découverte du soleil comme centre de notre système planétaire intro-
duit la perspective d’un espace gigantesque dans lequel notre monde est une
minuscule sphère. Cette conception est devenue tellement naturelle pour nous
qu’il est difficile d’imaginer qu’il n’en n’a pas toujours été de même.
La phénoménologie est d’emblée concernée par la question de l’espace :
elle s’interroge sur les rapports entre l’être et celui-ci. Moles (1977) aborde
cette question en posant que, pour l’être, « l’espace pur » n’a pas d’existence,
il n’existe que par la référence à un sujet, un groupe, un point de vue… Cette
conception « égocentrée » de l’espace correspond au point de vue « ici et
maintenant » de l’individu en situation, qui éprouve son rapport à l’environne-
ment. Dans cette perspective, l’être, c’est-à-dire chacun de nous, s’éprouve
comme étant lui-même le centre du monde qui s’étend autour de lui : « Moi, ici
et maintenant, je suis le centre du monde et toutes choses s’organisent par
rapport à moi dans une découverte fonction de mon audace. Un monde centré
sur Moi ne se peuple d’êtres et d’événements qu’à la mesure de ma perception »
(Moles).
L’homme a besoin d’espace, mais plus encore d’un lieu, ce que Moles
appelle le point « Ici », lieu de l’enracinement. Moles décrit ensuite l’espace
qui s’étend autour du sujet comme une série de coquilles emboîtées, de la plus
petite (l’échelle du corps) à la plus grande (l’échelle du monde). Ces zones
concentriques sont différenciées dans l’espace selon leur distance au sujet
mais aussi selon la représentation, le vécu et l’expérience qu’en a l’individu.
Cette conception d’un espace centré a pour conséquence la domination de
l’environnement par le sujet qui peut le faire sien, s’y fixer, l’habiter. À ce titre,
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.235.136.94)
11
A. L’instauration d’un dedans-dehors
La question du passage de l’espace à un lieu bien défini, pose celle de la
limite qui vient différencier « l’ici » de « l’ailleurs ». Le rôle des limites est d’éta-
blir un point « ici », d’enfermer un lieu. Les frontières, les murs, les parois vien-
nent marquer une séparation qui diminue l’importance des phénomènes situés
au-delà par rapport à ceux situés en deçà. Ils affaiblissent l’extérieur par rap-
port à l’intérieur, ils créent une frontière entre un dedans et un dehors. La mai-
son devient ainsi un espace propre qui se distingue du dehors parce que
délimité entre quatre murs. Ces limites permettent d’opérer une séparation
entre la tension excentrique du monde extérieur et la tranquillité « centrique »
de la maison qui apparaît alors comme un refuge, un abri.
Cette pose de limites est accompagnée d’un double mouvement. Le pre-
mier est celui de la privatisation, du repli sur soi : les fenêtres, les portes sont
autant d’éléments permettant de limiter le dedans, de filtrer la relation entre
l’extérieur et l’intérieur. Mais ces éléments sont aussi conçus pour qu’à travers
eux le regard puisse se porter du dedans vers le dehors : « l’habiter devient le
lieu d’où on regarde le monde » (Serfaty, 1999). On accède à l’espace de
dehors, à l’espace public, non pas seulement ou simplement parce que nous
nous y rendons physiquement, mais déjà pour commencer parce que nous
l’investissons depuis chez nous. On s’y forge des opinions plurielles.
Eliade voit dans la valeur symbolique des ouvertures de la maison, obser-
vées dans divers types d’habitations, la preuve « de l’universalité et de la péren-
nité de communication avec l’autre monde, celui d’en haut » (cité par Serfaty).
Ce second mouvement concerne la relation avec les autres, la convivialité et
plus généralement la manière dont se conçoit l’adhésion à la communauté :
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.235.136.94)
B. Le caché et le visible
À la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, il faut ajouter celle des espa-
ces cachés et visibles. Selon qu’elle est ouverte ou fermée, la maison m’offre
au regard de l’autre, me désigne comme un individu unique et membre d’une
communauté. Le tempérament de l’habitant, son histoire personnelle mais
aussi le contexte culturel vont déterminer le degré d’ouverture sur l’extérieur
ainsi que la nature de ce qui sera montré ou plutôt soustrait au regard.
La maison apparaît comme un espace de la dynamique du visible et du
caché, comme le lieu du secret et de la visibilité : « secret dans la fermeture
des portes et des fenêtres, secret des coffres et des armoires closes, secret
dans la mise à distance du monde extérieur. Visibilité dans l’hospitalité et la
table partagée, dans les conflits et les revendications » (Serfaty ? 2003).
12
C. Le processus d’appropriation de l’espace
13
2. Habiter un chez-soi
14
qu’ailleurs il nous est donné l’occasion de goûter à ce sentiment de liberté,
d’être à l’aise, pleinement soi-même.
La constitution d’un chez-soi correspond à une installation de son moi
dans l’espace de vie en fonction de son propre imaginaire. Ainsi, à configura-
tion familiale et statut social identiques, chacun ne vit pas le même lieu de la
même façon. Chacun va faire son bricolage imaginaire de l’espace et l’investir
selon ses propres aspirations afin de lui donner sa tonalité affective propre.
La dimension identitaire se manifeste notamment à travers le travail
d’appropriation qui transforme l’espace en support de l’expression des émo-
tions et du vécu de l’occupant. C’est un marquage et une recherche d’identité
constante. Pour Graumann (1989), l’importance accordée au chez-soi semble
renvoyer à une confrontation de l’image de soi que chaque individu se forge et
qui s’étaye sur des organisations spécifiques du lieu de vie. Aménager permet
de s’aménager, dans le sens de se construire, mais aussi de se ménager et de
se transformer.
La manière dont les objets sont agencés et constituent les décors corres-
pond à un ordre, un alignement particulier. Le joyeux bordel ou l’ordre austère
renferment une logique pour celui qui l’a créé. Chaque objet y a et conserve
une existence, une valeur, une place précise, constituant un ensemble faisant
sens pour la personne.
Qu’il s’agisse d’objets-cadeaux qui renferment une haute valeur affective
ou d’objets liés à la mémoire familiale ou encore de photographies de famille,
tous attestent de l’histoire de leur propriétaire et témoignent de la permanence
temporelle des liens familiaux, amicaux, professionnels… L’univers d’objets
dont nous nous entourons joue un rôle majeur bien au-delà de la simple fonc-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.235.136.94)
15
lieu, mais elles traduisent également le degré d’importance accordée à la
conscience d’une persistance et au sentiment global de cohérence qui confère
au vécu du chez-soi un caractère continu, routinier. À travers l’expérience
traumatisante du cambriolage, Perla Serfaty (2003) montre combien, par le
viol des limites et la perte de l’ordre propre, le chez-soi révèle a contrario les
dimensions identitaires de l’habiter.
Enfin, si le chez-soi permet ce processus identitaire, c’est aussi parce qu’il
s’inscrit dans une dynamique de continuité temporelle, notamment liée à l’évo-
lution des cycles de vie (Eiger, 2005). À ce titre, l’exemple de l’héritage pose la
question de la continuité : hériter, c’est retisser les liens de filiation, se situer
dans une lignée, ce qui amène parfois à se (re)plonger dans l’histoire familiale.
La maison devient le véritable témoin d’une lignée qui se perpétue et, avec
elle, des traditions culturelles et familiales particulières. L’héritage interroge
aussi sur ce que nous sommes. Le sens que l’occupant donnera à ce legs sera
bien différent selon la nature des liens entretenus avec le légataire : aura-t-il du
mal à s’approprier la maison ? Ou bien va-t-il se l’approprier à sa manière,
n’hésitant pas à la transformer, voire même à la rebâtir pour ne laisser aucune
trace du légataire ? La maison devient alors une forme particulièrement expres-
sive des rapports intergénérationnels.
C’est donc parce qu’il renvoie aussi à notre existence passée, présente et
permet l’anticipation de notre futur, que le chez-soi représente un support iden-
titaire fort pour ses occupants.
Mais nos rôles sociaux ne disparaissent pas pour autant lorsque nous fran-
chissons le pas de la porte : ils changent. Chez nous, à la maison, nous som-
mes père ou mère, mari ou femme, fils ou filles… Le chez-soi participe aussi à
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.235.136.94)
16
Le chez-soi représente un support, un contexte de socialisation parce qu’il
est le lieu au sein duquel vont précisément s’inscrire les pratiques familiales.
L’aménagement intérieur ainsi que les investissements qui y sont faits cons-
truisent la base pratique d’un mode de vie qui englobe également les pratiques
domestiques dont l’enfant perçoit d’abord la quotidienneté. Jour après jour, la
répétition inlassable des gestes du quotidien et la régularité dans les pratiques
des habitants permettent d’inculquer dès la prime enfance des modèles relatifs
à la répartition des rôles masculins/féminins, à la conception de la privatisation
de la famille, du statut de l’enfant au sein de celle-ci…
Nicole Haumont (1982-1986) conçoit l’aménagement d’un lieu comme le
produit de normes culturelles et sociales personnalisées qui s’insèrent dans le
cadre spatial pour déterminer le style de vie en ce lieu ainsi que les relations
interpersonnelles et familiales qui s’y tiennent. Les transformations et les
aménagements intérieurs sont déterminés par les caractéristiques spatiales
(formes, volumes, disposition…), qui laissent plus ou moins de liberté à l’habi-
tant pour modeler l’espace selon ses propres critères, selon l’idée qu’il se fait
de la vie de famille ou d’un espace privé. Ces pratiques de réaménagement
vont différer selon les individus dans la mesure où le sens qui est accordé à
l’espace varie en fonction du niveau social des individus, de leur âge, de leurs
besoins, de la particularité de leur itinérare (naissance, divorce…), etc. L’habi-
tant est porteur des normes et valeurs acquises au cours de sa socialisation
et, en même temps, il agit par certaines conduites appropriées et actualisées,
afin de se situer par rapport à son environnement, de le structurer et de s’y
imposer.
Mais il reste qu’un espace est toujours social, en ceci qu’il est toujours
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.235.136.94)
17
l’auteur, les résultats de l’enquête INSEE de 1988 2 confirmeraient l’existence
d’une tendance à l’ouverture de l’espace privé, mais ils permettraient aussi
d’en observer les limites : « La volonté de casser l’espace privé, le défi par rap-
port aux normes traditionnelles, sont le fait des membres des classes privilé-
giées dont l’identité sociale et culturelle est suffisamment établie pour qu’ils
estiment n’avoir rien à cacher. Dans les classes moyennes ou populaires on
reste plus prudent et plus dépendant du regard d’autrui. »
L’avenir dira s’il s’agit là d’un simple phénomène passager lié au mode de
vie spécifique d’une classe sociale particulière ou bien d’un processus en évo-
lution relevant de nouveaux modèles.
Conclusion
2
Enquête de 1988 sur les usages du logement.
18
tivement. L’observation de l’habitat dans la perspective d’un espace vécu offre
un champ supplémentaire d’informations sur la relation qu’une personne déve-
loppe et entretient avec son chez-soi. Plus largement, cette attention portée
permet de rencontrer l’autre dans sa présence au monde, dans ce qui fait sa
singularité.
Bibliographie
AMPHOUX Pascal et MONDADA Lorenza (1989), « Le chez-soi dans tous les sens »,
Architecture et comportement, Lausanne, vol. 5, n° 2.
BACHELARD Gaston (2005), La poétique de l’espace, Paris, PUF.
BARBAY Gilles (1989), « Vers une phénoménologie du chez-soi », Architecture et compor-
tement, Lausanne, vol. 5, n° 2.
BERNARD Yvonne, « Quelques hypothèses prospectives sur l’usage de l’habitat à l’épreuve
de la réalité des pratiques ». Source : www.urbanisme. equipement.gouv.fr/cdu/datas/docs/
ouvr8/chap5.htm
BERTAUX-WIAME Isabelle (1995), « Familiale et résidentiel : un couple indissociable »,
Sociologie et Société, vol. 27, n° 2.
EIGUER Alberto (2004), L’inconscient de la maison, Paris, Dunod.
FISHER Gustave-Nicolas (1997), Psychosociologie de l’environnement social, Paris, Dunod.
GRAUMANN Carl F. (1989), « Vers une phénoménologie de l’être-chez-soi », Architecture
et comportement, Lausanne, vol. 5, n° 2.
HAUMONT Nicole (1982-1986), « Habitats et société », Architecture et comportement,
Lausanne, vol. 2.
MOLES Abraham et ROHMER Élisabeth (1977), Psychologie de l’espace, Paris, Casterman.
SERFATY-GARZON Perla (1999), Psychologie de la maison : une archéologie de l’intimité,
Montréal, Éditions du Méridien.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 02/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.235.136.94)
19