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Lettres et lois.

Le droit au miroir de la littérature


François Ost, Laurent Van Eynde, Philippe Gérard et Michel Van de
Kerchove (dir.)

DOI : 10.4000/books.pusl.20845
Éditeur : Presses de l’Université Saint-Louis
Année d'édition : 2001
Date de mise en ligne : 28 mai 2019
Collection : Collection générale
ISBN électronique : 9782802804482

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782802801436
Nombre de pages : 400

Référence électronique
OST, François (dir.) ; et al. Lettres et lois. Le droit au miroir de la littérature. Nouvelle édition [en ligne].
Bruxelles : Presses de l’Université Saint-Louis, 2001 (généré le 04 juin 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pusl/20845>. ISBN : 9782802804482. DOI : 10.4000/books.pusl.20845.

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© Presses de l’Université Saint-Louis, 2001


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1

Le courant « droit et littérature » très développé aux États-Unis, est encore embryonnaire dans
les pays de langue française. Fruit de la collaboration de juristes, de philosophes et de littéraires,
cet ouvrage cherche à réduire cette lacune.
Deux questions constituent le fil rouge de la recherche : que peut apporter la littérature au droit,
que gagne la littérature à comprendre la présence du droit dans ses œuvres ?
L'entreprise n'est cependant pas sans risques. Entre la plume et le glaive, les liaisons ne sont-elles
pas nécessairement dangereuses ? Aussi, entre le droit qui codifie la réalité, et la littérature qui
libère les possibles, il convient, dans un premier temps, de mesurer les écarts. Alors que le droit
hiérarchise et tranche, attribue des rôles convenus, et postule la généralité et l'abstraction, la
littérature, en revanche, opère comme laboratoire expérimental de l'humain, ne reculant pas
devant les passages à la limite les plus vertigineux : cultivant l'ambiguïté de ses mots et de ses
personnages, elle creuse la singularité de l'individuel.
Mais s'il est vrai que le droit est du côté des formes instituées, et la littérature du côté des forces
instituantes, c'est à une dialectique des deux pôles que ce livre conduit. Entre le « tout est
possible » de la création littéraire, et le « tu ne dois pas » de l'impératif juridique, il y a, en effet,
au moins autant interaction que confrontation. Alors se découvre un droit pénétré d'imaginaire
et traversé de failles multiples, tandis que, au travers du particulier et de la fiction dont elle se
réclame, la littérature pourrait bien reconduire aux sources de l'universel et du normatif.
Entre fiction et réalité, particulier et universel, les positions sont donc moins fixées qu'on le
croit. Des tragiques grecs à Kafka, de Shakespeare à Musil, de la poésie au roman populaire, ce
livre trace quelques pistes, sans prétention d'exhaustivité. Mais quel que soit l'auteur ou l'œuvre
choisi, les propos convergent : il s'agit, entre droit et littérature, de multiplier les jeux de miroir
en vue de dégager, au plus profond de leurs discours, quelque chose de leurs puissances
respectives.

FRANÇOIS OST
Co-directeur du Séminaire interdisciplinaire d'études juridiques

LAURENT VAN EYNDE


Directeur du Séminaire interdisciplinaire de recherches littéraires

PHILIPPE GÉRARD
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
2

NOTE DE L’ÉDITEUR
Ouvrage publié avec l’aide du Fonds de la Recherche Fondamentale Collective, du Fonds
National de la Recherche Scientifique et du Ministère de la Communauté française
3

Le droit au miroir de la littérature


François Ost et Laurent Van Eynde

1 Le courant « droit et littérature », très développé aux Etats-Unis1, est encore


embryonnaire dans les pays de langue française2. Cet ouvrage cherche à réduire cette
lacune. Il est le fruit de la collaboration de deux séminaires de recherche des Facultés
universitaires Saint-Louis : le Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques (SIEJ) et le
Séminaire interdisciplinaire de recherches littéraires (SIRL). L’association de deux
communautés de chercheurs, la première issue des milieux juridiques, la seconde
représentant les milieux littéraires, permettait une expérience inédite
d’« interdisciplinarité au carré » : il ne s’agissait pas seulement, pour une discipline, de
s’ouvrir à l’autre, mais de créer les conditions théoriques d’ouverture et d’articulation
réciproques. On entendait ainsi réduire le risque d’ancillarité et de surdétermination qui
est toujours inhérent à la pratique interdisciplinaire. En permutant successivement les
positions d’interrogeant et d’interrogé, on évitait qu’une des deux disciplines serve d’alibi
ou d’ornement aux développements de l’autre.
2 Un objet d’étude commun allait ainsi se construire progressivement, articulé autour de
ces deux questions : que peut apporter la littérature au droit ?, que gagne la littérature à
comprendre la présence du droit dans ses œuvres ?
3 L’entreprise n’était cependant pas exempte de risques. Entre la plume et le glaive les
liaisons ne sont-elles pas nécessairement dangereuses ? C’est que guette la confusion des
genres quand la littérature se fait moralisante, ou que le droit, à l’inverse, renonce à
trancher.
4 Aussi convient-il, dans un premier temps, de prendre l’exacte mesure qui sépare le
discours juridique du discours littéraire. Alors que le droit codifie la réalité, l’instituant
dans un réseau serré de qualifications convenues et la balisant par tout un système de
contraintes et d’interdits, la littérature, au contraire, libère les possibles en son sein,
suspendant nos certitudes, réveillant en elle des énergies en sommeil, bousculant les
identités et les conventions, nous ramenant à ces croisées des chemins où tout pourrait
commencer à nouveau. Alors que le droit choisit, hiérarchise et tranche, le récit se livre,
au contraire, à d’infinies « variations imaginatives » : laboratoire expérimental de
l’humain, la littérature explore toute la gamme des positions, des valeurs et des
4

représentations, et ne recule pas devant les passages à la limite les plus vertigineux. Alors
que le droit attribue des rôles stéréotypés auxquels correspondent des statuts (droits et
devoirs) précis, la fiction littéraire cultive l’ambiguïté de ses créatures et joue de
l’ambivalence des situations qu’elle crée. Alors que le droit ne se développe que dans la
généralité et l’abstraction (celles du jugement qui fait précédent et de la loi qui, pour
échapper à l’arbitraire du privilège, ne considère que « les citoyens en corps », pour
parler comme Rousseau), la littérature, en revanche, s’enfonce toujours plus loin dans la
singularité de l’individuel. D’un côté, le conformisme des situations moyennes, de l’autre
le mystère des paroles et des destins particuliers.
5 Tout cela est vrai, bien entendu, — et pourtant singulièrement sommaire. Sans doute le
droit est-il du côté des formes instituées. Mais comment ignorer qu’en lui opèrent sans
trève des forces centrifuges — celles qui, par exemple, font éclater tous les jours devant
les juges des drames individuels irréductibles, pour une bonne part, à des qualifications
prédéterminées, comme si la vie surgissait là, dans sa singularité toujours renouvelée ?
Comment nier aussi que le droit sait emprunter aux puissances du verbe (rhétorique
judiciaire et parlementaire, herméneutique doctrinale, mise en intrigue des récits
constitutionnels fondateurs) des ressources imaginaires multiples, un surcroît d’émotion,
une plus-value méta-rationnelle que son attachement apparent à l’égard de la seule
rationalité formelle affecte par ailleurs d’ignorer ?
6 Quant à la littérature, sans doute creuse-t-elle l’individuel, mais qui ne sait qu’en
certaines occasions au moins, le plus particulier livre accès à l’universel ? Et s’il est vrai
que le poète et le romancier réinventent parfois la langue pour libérer les choses dans
leur « être-à-dire », ils ne peuvent pour autant ignorer certaines règles du jeu de la
communication ni les lois universelles de production du sens qui traversent leurs œuvres
et les configurent dans des formes proprement littéraires. Sans doute la littérature se
garde-t-elle des discours édifiants et ne cesse-t-elle de soumettre nos codes, nos
stéréotypes et nos prêches à une efficace mise en question. Mais qui ne sait que ce n’est
souvent pour elle qu’une manière de nous reconduire plus sûrement à la radicalité de
l’exigence éthique d’avoir à assumer la liberté et la responsabilité qui nous fait hommes ?
Qui ignore, par ailleurs, que nos identités individuelles et nos repères collectifs plongent
leurs racines dans des récits fondateurs, romans familiaux ou politiques, dont on peut
penser que les figures littéraires représentent les modèles avancés ? A mi-chemin entre la
description et la prescription, la narration, comme l’enseigne Paul Ricoeur, apparaît alors
comme un foyer de la raison pratique — elle qui réaménage sans cesse le réel pour lui
insuffler des possibilités de sens à la hauteur des valeurs que le récit a libérées.
7 Voilà donc le point où nous conduisaient nos premiers travaux : en lieu et place d’un
dialogue de sourds entre un droit codifié, institué, fort de son effectivité et de sa
rationalité, et une littérature instituante, jalouse de sa fictionalité et de sa liberté, c'est
une dialectique qui se dessinait grâce à laquelle chacune des deux parties s'avéraient
elles-mêmes partagées, complexes, évolutives. Entre le « tout est possible » du geste
littéraire, et le « tu ne dois pas » de l’impératif juridique, il y a interaction au moins
autant que confrontation. Comme si la société avait sélectionné un scénario moyen parmi
toute la gamme des variations normatives que la création littéraire suscitait — l’imposant
désormais avec l’autorité qui s’attache à son système de contrainte institutionnelle. Mais,
sitôt posés, ces choix sont interrogés, nuancés, subvertis — dans le champ immense des
pratiques tout d’abord, jamais aussi conformistes que le législateur se l’imagine ; dans les
coulisses judiciaires du droit, ensuite, qui sont comme le purgatoire de la normativité,
5

l’antichambre d’une légalité assouplie ; au Parlement enfin lorsque la loi elle-même finit
par céder aux coups de butoir d’une conscience sociale jamais au repos. Ex facto ius oritur
(« le droit surgit du fait ») enseignent les juristes classiques ; il serait plus exact de dire :
Ex fabula ius oritur (« le droit s’origine dans la fiction »), et d’ajouter aussi qu’il ne tarde
pas à y retourner, moyennant cependant des moments, parfois prolongés, de stabilisation
normative.
8 Que gagne donc l’étude du droit à cette confrontation avec l’espace littéraire ? Au
minimum, et le plus superficiellement, il y va d’une diversion érudite : la référence
littéraire opère alors comme une ornementation humaniste susceptible d’éclairer la
sécheresse d’une démonstration juridique. Ce n’est pas, bien entendu à ce type d’effets
que nous nous attachons. Beaucoup plus fondamentalement, on attendra, en effet, de la
littérature une fonction de subversion critique : Socrate mettant ses juges en accusation,
Antigone récusant l’ordre de la cité, Alice passant de l’autre côté du miroir..., on ne
compte plus les personnages littéraires rappelant au roi qu’il est nu et que sa chanson
sonne faux. Enfin, dans certains cas, c’est une fonction de conversion fondatrice qu’assume
la littérature, sans l’avoir nécessairement cherché pour autant ; le récit se fait alors
fondateur, donnant non seulement « à penser », mais aussi « à valoriser », et bientôt « à
prescrire ».
9 Ainsi, l’exploration de l’envers du décor juridique, qui aura révélé ses fictions et ses
constructions en trompe-l’œil, ses artifices et ses effets de scène, produira-t-elle, du
même mouvement, et un savoir critique des constructions juridiques et une amorce de
refondation de celles-ci sur fond d’une connaissance élargie des puissances du langage,
ainsi que des tours et détours de la raison pratique.
10 Comme en écho, notre compréhension des enjeux du littéraire lui-même s’est trouvée,
elle aussi, sinon modifiée, du moins profondément interpellée par l’attention portée aux
thèmes de la loi, de la justice, du droit, de la faute et du jugement. En s’affrontant à la
norme, le langage créateur du littéraire se trouve soumis aux interrogations les plus
décisives sur sa vocation profonde. Demander quel est, en fin de compte, le rapport
qu’entretient la création littéraire avec l’institué et la réalité codifiée, l’idéal de justice
partagée, l’universalité de la loi, c’est se situer d’emblée au niveau des enjeux premiers de
la théorie littéraire, entre possible et effectif, irréel et réel, singularité et universalité.
11 Ce livre, bien entendu, est étranger à toute prétention d’exhaustivité ; au sein du
continent « droit et littérature », il n’aura tracé qu’un parcours buissonnier. Tantôt, dans
les premières contributions, l’angle choisi est l’étude d’un auteur ou d’une œuvre : la
perspective est alors analytique et inductive. Tantôt, dans les dernières contributions,
c’est une perspective systématique et déductive qui est privilégiée : référence est faite
alors à un ensemble d’œuvres en vue d’illustrer une thématique générale. Mais qu’elle
que soit la méthode adoptée, les propos convergent : il s’agit toujours, entre droit et
littérature, de multiplier les jeux de miroir en vue d’explorer leurs arcanes et de dégager,
au plus profond de leurs pratiques et discours, quelque chose de leurs puissances
respectives. Que ces miroirs soient souvent déformants — parfois concaves, parfois
convexes — n’est ni un obstacle, ni une objection, sauf sans doute aux yeux de ceux qui
s’attachent encore à une épistémologie du reflet. Nous savons, quant à nous, que la
représentation intégrale est introuvable, et du reste sans intérêt. Nous savons, en
revanche, le prix qui s’attache à la recréation inhérente à toute spéculation.
12 Loin de clôturer la réflexion, ce livre a pour ambition de l’ouvrir. Nous avons en effet la
volonté de contribuer activement, dans l’avenir, au développement du courant « droit et
6

littérature » dans les pays de langue française, et ce tant dans les milieux de la théorie du
droit que dans ceux de la théorie littéraire. Le SIEJ et le SIRL continueront à organiser des
séminaires sur ce thème, avec des perspectives de publication, notamment dans la Revue
interdisciplinaire d’études juridiques. Un groupe de contact permanent, sous les auspices du
Fonds national de la recherche scientifique, devrait également contribuer à visibiliser le
réseau des chercheurs qui s’inscrivent dans ce courant d’études. Les Facultés
universitaires Saint-Louis ont par ailleurs décidé la création d’un cours à option « droit et
littérature », unique en Belgique, et accessible à l’ensemble de leurs étudiants. D’autres
perspectives encore pourraient s’ouvrir, tels l’encadrement de doctorants, et la création
de cours de DEA ou de DES. Autant de signes de notre volonté d’institutionnaliser la
perspective de recherche dont cet ouvrage montrera, nous l’espérons, l’intérêt, la
fécondité, et...pourquoi pas ?, l’agrément.

NOTES
1. La traduction française de l’ouvrage (par ailleurs très controversé) de l’américain R. POSNER,
Droit et littérature (traduit par Ch. Hivet et Ph. Jouary), Paris, PUF, 1996, donne une bonne idée de
la richesse des débats sur ce thème outre-Atlantique.
2. Voyez cependant : A. TEISSIER-ENSMINGER, La beauté du droit, Paris, Ed. Descartes et Cie, 1999 ;
Ph. MALAURIE, Droit et littérature, Paris, Éd. Cujas, 1997 ; Littératures classiques, Droit et littérature, n o
40, automne 2000.

AUTEURS
FRANÇOIS OST
Co-directeur du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques

LAURENT VAN EYNDE


Directeur du Séminaire interdisciplinaire de recherches littéraires
7

Amour, droit et harmonie cosmique


dans la trilogie des Danaïdes
d’Eschyle
Sophie Klimis

1 Avec la tragédie grecque nous sommes confrontés à un cas de figure assez unique du
rapport entre droit et littérature : celui d’un genre littéraire qui, dans sa constitution
même, est structurellement lié au juridique et au politique. Ce lien est si intime qu’il a pu
conduire J.P. Vernant à poser le constat suivant : « la matière véritable de la tragédie est
la pensée sociale propre à la cité, spécialement la pensée juridique en plein travail
d’élaboration »1. Ce constat doit néanmoins être précisé et nuancé. Rappelons que la
naissance de la tragédie grecque se situe dans le sillage de celle de la démocratie
athénienne. Toutes deux se sont développées puis éteintes selon la même courbe
ascendante puis descendante qui a grosso modo occupé tout le V eme siècle avant J.C. La
tragédie grecque, ou plus précisément athénienne, est donc un phénomène extrêmement
circonscrit dans l’espace et dans le temps. Pourtant, le « miracle » de cette tragédie, c’est
d’avoir été une création de la cité et pour la cité tout en réussissant à ne jamais virer dans
le discours idéologique ou la propagande. Rien ne serait plus faux que de voir en elle une
« illustration » visant à rendre le fonctionnement des assemblées juridiques et politiques
plus accessible à la majorité des citoyens, en les représentant sous une forme littéraire
plus attrayante qu’un texte de loi. Au contraire, la tragédie réussit le périlleux exercice de
constituer une authentique œuvre d’art à la portée universelle précisément en se
définissant comme le logos de la cité, discours et raisonnement la mettant sans cesse en
question, scrutant ses dérives possibles, interrogeant ses fondations les plus originaires,
pointant les contradictions qui lui étaient inhérentes. Si cette conjonction de l’universel
et du particulier a pu être possible, c’est parce que la démocratie athénienne n’est pas une
donnée de fait mais le résultat d’un véritable processus d'invention auquel ont été conviés
tous ses citoyens2. Loin de se définir comme un « système » politique qui serait en
position de surplomb et de pouvoir par rapport à ses « sujets », la démocratie se donne
comme programme inouï de n’être rien d’autre que l’interaction dynamique de ses
8

membres, participant tous activement à l’élaboration de cette « chose » publique qui leur
est commune et leur appartient en propre.
2 Dans ce cadre, la tragédie aurait travaillé à dégager les conditions de possibilité au sens
transcendantal du terme de cette démocratie, en les portant à la représentation grâce au
processus de stylisation propre à l’art (la mimèsis). Autrement dit, la tragédie aurait eu
pour « mission » pédagogique de faire s’interroger chaque citoyen-spectateur sur les
conditions de possibilité du « vivre-ensemble » et plus précisément encore, du « bien
vivre ensemble » au sein de la cité. L’on pourrait donc traduire le processus d’interaction
entre la tragédie et le citoyen dans les termes du cercle herméneutique en trois étapes
mis en évidence par P. Ricœur dans Temps et Récit 3 : partant de la réalité politique en train
de se faire, la tragédie lui emprunte toute une série d’éléments, par exemple des
événements d’une actualité brûlante, ou encore des notions appartenant au vocabulaire
juridique le plus pointu, comme on va le voir chez Eschyle. Ensuite, elle reconfigure ces
éléments au sein de la fiction selon l'ordre et la nécessité propres à cette dernière, au
point qu’il devient parfois difficile d’identifier ces éléments de base empruntés au réel sur
lesquels la fiction s’est élaborée. Cette reconfiguration passe par l’instauration d’une
certaine distance, qui sera le plus souvent temporelle : l’histoire racontée sera reportée très
loin en arrière, dans un passé mythique. Mais il peut aussi s’agir d’une distance spatiale :
les personnages appartiendront à une peuplade « exotique » très éloignée des Grecs. Cette
distance est absolument nécessaire pour que puisse s’instaurer le processus d’interaction
entre le réel et le fictionnel, comme le démontre à contrario l’exemple célèbre de la
tragédie de Phrynicos. Ce dernier aurait été l’auteur d’une pièce retraçant la récente prise
de la cité de Milet, alliée d’Athènes. Les spectateurs en auraient été si touchés, que le
poète aurait été condamné à une amende pour avoir rappelé aux citoyens « leurs propres
malheurs » et les avoir fait fondre en larmes4. Au contraire, seule la distance instaurée
par la stylisation de la mimèsis permettrait l’apparition de la troisième étape du cercle
herméneutique. Si la fiction de la tragédie peut en retour influencer le comportement du
citoyen dans la sphère publique, c’est parce qu’en tant que spectateur, il a pu être
émotionnellement affecté tout en gardant intacte sa capacité de réflexion (phronèsis) 5.
3 Mon propos sera donc ici d’envisager ce « cercle herméneutique » entre réalité et fiction,
en examinant le cas précis des rapports tissés par Eschyle entre la vie politique de la cité
athénienne et les événements représentés dans la trilogie qu’il a consacrée à la légende
des Danaïdes. Encore fortement marqué par la vision archaïque du monde qui nécessite de
penser le monde commun comme la réunion du visible et de l’invisible6, il semble
qu’Eschyle ait estimé nécessaire d'envisager la nouveauté politique de l’avènement de la
démocratie athénienne dans le cadre plus global d’un ordre et d’une harmonie cosmique,
comme si seul ce lien entre le microcosme de la cité et le macrocosme de l’univers était à
même de donner un fondement solide à la démocratie naissante.

Préambule philologique
4 Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de prendre quelques précautions
méthodologiques au vu du piteux état dans lequel nous est parvenue la trilogie des
Danaïdes7. Le texte le plus complet dont nous disposions, malgré son caractère lacunaire,
est celui de la tragédie inaugurale des Suppliantes. Des deux autres tragédies, nous ne
savons pour ainsi dire plus rien, seuls quelques fragments ayant échappé au naufrage du
temps. La tâche de l’interprète se trouve donc compliquée d’entrée de jeu par cette
9

défaillance dans la transmission des textes, et l’on comprend que cette trilogie ait été un
peu délaissée au profit de l’étude de textes mieux conservés comme l'Orestie, seule trilogie
à nous être parvenue sous sa forme complète. Le problème se complique encore un peu
plus si l’on sait que la datation de cette tragédie a été soumise à de multiples aléas.
Jusqu’en 1952, date de la publication du papyrus d’Oxyrhynchos 2256, fr. 3, on considérait
en effet cette pièce comme une œuvre de jeunesse d’Eschyle. Le principal argument
invoqué était que cette tragédie constituerait « le seul exemplaire qui nous reste d’une
forme vite disparue de la tragédie, où le véritable protagoniste était le chœur »8. Or, les
informations fournies par le papyrus permettent d’établir avec précision que la rédaction
de cette pièce était bien ultérieure à ce que l’on avait d’abord imaginé, la date de 463
étant celle qui est le plus communément admise9. Autrement dit, la trilogie des Danaïdes
ne serait antérieure que de quelques années à l'Orestie, dernière trilogie et chef-d’œuvre
d’Eschyle, qui lui valut la victoire au concours tragique de 458. Ce n’est donc pas sous la
contrainte d’une règle extérieure imposée par un stade embryonnaire du « genre »
tragique, qu’Eschyle a fait du chœur le protagoniste principal de cette trilogie, mais par
choix délibéré. C’est précisément la nécessité interne à la narration tragique qui a poussé
Eschyle à ce choix qu’il s’agira ici de mettre en évidence.
5 Par la force des choses, mon analyse va donc principalement se baser sur la tragédie des
Suppliantes. Néanmoins, il faudra être attentif au fait que cette pièce a été pensée comme
moment d’un ensemble plus vaste et que sa portée réelle et sa signification risquent de
nous échapper si nous ne gardons pas constamment à l’esprit son caractère inaugural et
donc forcément inachevé. C’est pourquoi, il me semble nécessaire de résumer ici les
informations dont nous disposons concernant l’intrigue générale de la trilogie. Le schéma
assez simple de l’intrigue des Suppliantes est le suivant. Sous la conduite de leur père
Danaos, les cinquante Danaïdes arrivent à Argos, accompagnées de leur cinquante
suivantes. Elles ont fui leur terre natale, l’Egypte, pour échapper à l’hymen que veulent
leur imposer de force leurs cousins, les cinquante fils d’Egyptos frère de Danaos. C’est en
vertu de sa lointaine ascendance argienne que Danaos espère recevoir la protection des
actuels habitants de l’Argolide, les Pélasges. Argos fut en effet la patrie d’Io, son ancêtre
mythique. Afin de s’attirer sa bienveillance, c’est en suppliant qu’il se présente avec ses
filles devant Pelasgos, le roi des Pelasges. D’abord réticent, ce dernier consent à leur
accorder sa protection, ce qui revient à entraîner son peuple dans une guerre contre les
Egyptiades. Les Suppliantes se termine sur un échange entre les Danaïdes et leurs
suivantes, les premières répétant inlassablement leur horreur de l’hymen et leur
dévotion à Artémis, déesse de la virginité, tandis que les secondes font l’éloge d’Aphrodite
et mettent en garde leurs maîtresses quant aux conséquences néfastes de leur résistance
au pouvoir de la déesse de l’amour.
6 Le titre de la seconde tragédie, les Egyptiades, est la seule information certaine dont nous
disposions. On suppose que devait y être décrit le meurtre des Egyptiades, perpétré par
les Danaïdes lors du soir de leurs noces. C’est un passage du Prométhée enchaîné qui nous
fournit cette information sur la suite de la légende : « chaque épouse privera son époux
de son souffle de vie et trempera dans son sang l’épée à double tranchant. Que cette
Cypris aille à mes ennemis ! Le désir d’avoir des enfants en adoucira une seule, qui ne
tuera pas celui qui partage sa couche, mais elle laissera s’émousser son jugement. Entre
deux maux, elle choisira d’être appelée lâche plutôt que meurtrière. Et c’est elle qui dans
Argos enfantera une lignée royale »10. La tradition indirecte nous a conservé le nom de
cette Danaïde qui épargna son époux : il s’agit d’Hypermestre qui s’unira à l’Egyptiade
10

Lyncée11. C’est d’ailleurs autour d’Hypermestre que semblait graviter la troisième et


dernière pièce de la trilogie, intitulée les Danaïdes. De cette dernière, nous ne possédons
plus qu’un fragment d’un discours d’Aphrodite : « le ciel sacré sent le désir de pénétrer la
terre, un désir prend la terre de jouir de l’hymen, une pluie, tombant du ciel étendu,
embrasse la terre, qui enfante pour les mortels les troupeaux bien nourris, et le fruit de
vie de Déméter, tandis que la saison propice à la floraison des arbres est menée à terme
grâce à l’hymen humide. De tout cela, c’est moi qui suis en partie la cause »12. Ce
fragment, que l’on s’accorde à situer à la fin de la tragédie, constitue une clé sémantique
de premier ordre pour la compréhension de l’ensemble de la trilogie13. Qu’il suffise ici de
rappeler que les deux hypothèses principales concernant le sujet des Danaïdes se fondent
chacune sur ce passage14. Selon certains, cette tragédie s’articulerait autour du jugement
d’Hypermestre, objet de la colère de Danaos, son père, devenu roi des Argiens. Dans ce
cas, Aphrodite prendrait sa défense pour n’avoir pas mis à mort son époux et préféré
« obéir à la loi divine qui perpétue la vie, et qu’Aphrodite fait régner dans la nature
entière »15. La seconde hypothèse verrait la célébration du mariage des Danaïdes avec de
jeunes Argiens, à l’issue d’une course de chars, où chacun des vainqueurs aurait choisi son
épouse par ordre d’arrivée16. Le discours d’Aphrodite serait alors l’occasion de célébrer la
fécondité. Enfin, parmi les diverses hypothèses concernant le final des Danaïdes, retenons
celle qui concerne l’introduction des Thesmophories, la fête des femmes célébrant
l’institution du mariage17.

L’organisation contrapuntique de l’intrigue des


Suppliantes
7 On peut constater à la lecture de ces schémas d’intrigues que toute la trilogie des Danaïdes
tourne autour de la question de l'hymen, que les Egyptiades tentent d’abord d’imposer par
la violence aux Danaïdes, avant de les amener à l’accepter librement par la persuasion18. Il
semblerait donc que le thème central de la trilogie soit celui de la confrontation entre les
sexes. Plus précisément, ce thème peut être pensé dans les termes d’une dialectique. Le
premier moment, celui des Suppliantes, serait celui où le féminin se refuse à tout contact
avec le masculin, ou encore, se forclôt dans le Même et refuse tout rapport à l’Autre. Ce
qui se manifeste aussi par le fait que l'oikos n’est pas intégré dans la cité, mais se présente
à elle comme un étranger venant de l’extérieur. Les Egyptiades verraient le moment de
l’affrontement, de la montée de la violence entre les deux sexes. Et les Danaïdes
entérineraient leur réconciliation finale par leur réinscription dans la cité, grâce à
l’institution du mariage. Or, une lecture attentive permet de déceler qu’en parallèle à la
confrontation entre les sexes, la trilogie développe deux autres thématiques majeures,
elles aussi posées en termes dialectiques, et qui concernent le rapport entre le féminin et
le masculin déplacé au niveau du divin (Zeus et Io) ainsi que le rapport complexe entre le
roi Pélasgos, les citoyens de sa cité et les Danaïdes. Ces trois plans, que l’on pourrait
qualifier d'existentiel, de divin et de politique, constituent pourtant trois registres bien
distincts du réel, que l’on pourrait même considérer comme hétérogènes. Afin de
montrer comment la tragédie des Suppliantes parvient non seulement à développer ces
trois thèmes en parallèle mais à les unifier en une organisation interne cohérente (
sunthesis tôn pragmatôn), je propose de tenter un parallèle avec la forme musicale de la
fugue à trois voix19. Comme lors du déchiffrage d’une partition, je vais commencer par
« suivre » de façon isolée le déroulement de chacune de ces voix, pour parvenir en
11

conclusion à montrer en quoi leur réunion aboutit à la création d’une véritable


« harmonie cosmique ».

Première voix : Les Danaïdes et les Egyptiades


8 Le coup de génie d’Eschyle consiste à avoir choisi de thématiser le féminin et le masculin
envisagés au stade le plus originaire de leur identité par des chœurs, puis d’en avoir fait
émerger deux personnages singuliers. F. Nietzsche, dans la Naissance de la tragédie, donne
une définition générale du chœur tragique, qui donne à voir de façon extrêmement
précise la spécificité du « collectif » formé par les Danaïdes et en miroir par les
Egyptiades : « bien qu’il se compose de plusieurs personnes, le chœur ne représente pas
une foule, mais un individu prodigieux, doué de poumons surnaturels »20. Les membres de
ces deux groupes se caractérisent en effet par un phénomène de fusion identitaire. Ce qui
fait que le chœur n’est pas un groupe réunissant des individualités bien distinctes, mais
une sorte de multiplicité unifiée et indifférenciée qui s’exprime par le « je » de la
première personne du singulier. Ceci se laisse voir à partir de deux métaphores utilisées
par Eschyle pour désigner les Danaïdes, celles de la nuée (hesmos) et du troupeau (poimnè)
21. Tout comme la nuée et le troupeau sont formés d’éléments anonymes et

interchangeables, rien ne distingue une Danaïde d’une autre. Bien au contraire, les
Danaïdes ne nous sont connues que sous la mention globale de « filles de Danaos ». Elles
ne se définissent que par rapport à leur généalogie, c’est-à-dire par rapport à la
dimension de leur identité qui peut être qualifiée de trans-personnelle, en ce qu’elle les
constitue, mais les dépasse car les Danaïdes l’ont reçue par leur naissance sans en être
responsables. Ceci génère un sentiment d’auto-suffisance, qui ne permet pas que puisse
s’insinuer en elles la sensation du manque, ou celle de la nostalgie, qui les conduiraient à
rechercher la complétude dans une relation amoureuse.
9 C’est en cela que le refus du mariage avec les Egyptiades n’est pas un choix pour les
Danaïdes, mais une donnée de nature, due à ce manque de développement de leur
individualité, qui les fait stagner au stade le plus primitif de l’identification avec le
collectif familial. Pourtant, cette « nature » les conduit à commettre l'hybris, car elles ne
se contentent pas de repousser l’assaut violent de leurs cousins, mais refusent toute
forme d’altérité masculine, en se présentant comme « pleines d’une horreur innée de
l’homme (autogenei phuxanoria) »22. Par là, elles enfreignent la loi qui règle l’existence des
humains, en refusant l'ordre par la complémentarité des deux sexes, source de la
génération. Les Danaïdes vivent donc comme prisonnières de leur passé (le père) et
bloquent toute possibilité d’élan vital vers le futur (l’enfantement)23. On voit ainsi en quoi
le système de parenté et la spatiotemporalité sont intimement liés. C’est pour échapper à
leur futur, l’hymen avec leurs cousins considéré comme un « joug », que les Danaïdes
retournent dans leur patrie d’origine. Mais le « joug » du mariage est par là même
ambivalent. S’il est pour les Danaïdes synonyme de violence dans le présent, il est aussi ce
qui garantit l’ouverture vers l’avenir, grâce à la procréation qui est naturellement censée
en découler. Or, le paradoxe se complique si l’on se rappelle que c’est précisément l’acte
de la procréation qui sauva par le passé Io de son errance sans but, et permit à la race des
Danaïdes d’exister. En se réfugiant dans leur passé, les Danaïdes se ferment donc à
l’avenir, tout autant qu’elles mettent en question leur passé lui-même, puisque ce dernier
fut jadis « pro-tension » d’Io vers l’avenir par la naissance d’Epaphos. Les Danaïdes sont
donc comme prisonnières d’un présent coupé de tout lien avec le futur, et cherchent
12

désespérément à rejoindre le passé. Par là, il semble qu’elles poussent l’hybris jusqu’à
tenter de s’égaler aux dieux, qui peuvent seuls expérimenter la perpétuité de l’aiôn24. On
se rappellera en effet que les Danaïdes exaltent Zeus comme étant « celui qui règne
durant un temps de vie qui ne cesse pas »25 et leur ancêtre Epaphos comme transposant
sur le plan humain l’éternité bienheureuse des dieux : « un fils totalement heureux
pendant un long temps de vie (di’aiônos makrou panolbon) »26. Ce cercle vicieux, qui annule
la linéarité du déroulement temporel lié à la succession des générations, a sans doute été
amorcé par la prédiction qui annonça à Danaos qu’il serait tué par l’un de ses beaux-fils.
La coupure entre passé et présent d’un côté, et le futur annulé de l’autre, est ainsi censée
préserver l’éphémère présent de l'aïeul. Mais on n’échappe pas à son destin, et Danaos
sera malgré lui rattrapé par le cours du temps.
10 En parallèle à leur démesure, à leur aspect quasi guerrier qui pourrait presque les faire
ressembler à des Amazones27, les filles de Danaos se montrent étrangement passives,
plaintives et larmoyantes tout au long de la pièce. Elles sont en effet totalement soumises
à Danaos, seule figure masculine qu’elles semblent accepter. Bien plus, les liens du sang
sont si forts, qu’il semble que le père et les filles en soient restés à une sorte d’état
fusionnel. C’est donc à juste titre que Danaos peut se qualifier de boularchos, « auteur des
décisions », et de stasiarchos, « chef, conducteur des fugitifs », puisque c’est lui qui est à
l’origine du retour des Danaïdes en Argolide et c’est encore lui qui prend toutes les
décisions importantes à la place de ses filles28. En retour, ces dernières s’en remettent
totalement à leur père et semblent bien incapables d’accomplir quoi que ce soit par elles-
mêmes29. Comportement rituel, social, puis politique, il ne reste ainsi plus aucune sphère
privée aux Danaïdes, qui soit hors de l’influence de leur père30. Le chœur des Suppliantes
illustre donc le stade le plus primitif de l’identification avec le clan familial (oikos). Et ce,
sous une forme excessive, puisqu’il n’y a pas de réelle différence entre les Danaïdes, mais
une sorte de fusion identitaire, qui se manifeste par l’absence de prénom spécifique pour
les désigner, ainsi que par leur passivité. Mais cet état primitif n’a pas que des
désavantages. La famille est aussi un cocon, et le père Danaos est tout-puissant mais aussi
« tout bienveillant ». Dès lors, le refus de l’hymen signifie aussi la peur de quitter ce
monde douillet de la famille, voire l’angoisse de la perte de cet état quasi édénique où la
contradiction n’existe pas, puisque tous, père et filles, parlent d’une même voix31. Le
mariage signifie en effet l’intrusion de l’étranger, donc de l’inconnu, voire du danger.
Pourtant, l’apprentissage de la liberté est à ce prix, car l’on ne peut manquer d’être
frappé par l’état d’aliénation des Danaïdes. Ainsi, le refus de l’Autre masculin les
maintient pour un temps dans un état de latence, de rêve, où il n’y a pas de responsabilité
à prendre, puisqu’un Père bienveillant décide de tout au mieux à leur place. Mais cet état
est aussi un état d’inconsistance ontologique. En refusant l’interrelation véritable avec un
Autrui qui serait un alter ego, et non pas une répétition en miroir de Soi, les Danaïdes
stagnent à un niveau pré-individuel et pré-personnel, qui les empêche d’accéder à la
conscience de soi, à la liberté, à la possibilité du choix, et leur ferme toute perspective
d’avenir. Pour émerger en tant qu’individu, il leur faudra donc passer par la
réappropriation de leur agir propre. Ce qui équivaut à s’opposer à la loi du père. C’est
ainsi qu’Hypermestre va émerger du collectif des Danaïdes et sera la seule dont nous
connaîtrons le prénom, en refusant de tuer son époux et en acceptant l’hymen défendu
par le père. C’est donc la violence, concentrée précédemment autour des hommes en
général, qui sera retournée par Hypermestre contre son père, et deviendra de la sorte le
moteur qui lui permettra de se découvrir capable de poser des actes émanant de son seul
libre arbitre.
13

Seconde voix : Zeus et Io


11 On retrouve dans le mythe de Zeus et d’Io les moments cruciaux qui rythmaient la
dialectique humaine entre les figures des Danaïdes et des Egyptiades, mais transposés
dans le ton de la « dominante », au niveau du divin. Qui plus est, alors que le rééquilibrage
de la relation entre humains nécessite l’étendue de trois tragédies pour s’accomplir, la
relation divine y parvient déjà dans l’étendue de la seule tragédie des Suppliantes. Cette
différence de rythme entre le niveau de l’humain et celui du divin s’explique par la
différence de la temporalité qui les régit. Alors que le rythme humain semble prisonnier
de la linéarité du temps, qui lui fait expérimenter l'un après l’autre les moments de la
dialectique — d’abord la négation de l’Autre au moyen de la violence, ensuite la
réconciliation du Soi et de l’Autre basée sur la persuasion — la temporalité mythique se
caractérise par une possible coexistence de ces moments. C’est ainsi que deux aspects en
apparence contradictoires de Zeus sont juxtaposés, sans qu’Eschyle prenne la peine de
signaler la différence de niveaux qui les affecte32. D’une part, nous avons affaire à un Zeus
très anthropomorphisé, obnubilé par son désir pour Io. Comme il n’est pas mentionné que
cette inclination soit partagée par Io, il semble bien que nous ayons ici affaire à une
manifestation brute d’un désir unilatéral, qui ne suppose aucune interrelation entre
partenaires mutuellement consentants. Ce désir fait écho au désir de possession charnelle
des Danaïdes qui obsède les Egyptiades, bien que le climat de violence (bia) qui baigne
cette première facette du rapport de Zeus et d’Io soit moins évident que dans le cas des
Egyptiades. La violence est néanmoins présente sous une forme implicite, dans la mention
selon laquelle Zeus régresse à un niveau de bestialité en n’hésitant pas à prendre la forme
d’un « taureau saillisseur » pour satisfaire son désir d’Io transformée en vache par la
jalouse Héra33. Mais ce premier aspect de Zeus n’est que brièvement évoqué par Eschyle,
qui concentre plutôt ses descriptions autour du Zeus « salvateur » qui assura la délivrance
d’Io. Cette action positive de Zeus envers Io consiste à faire cesser les tourments de son
errance en la délivrant du fils divin qu’elle portait en elle. La voie choisie par Zeus pour
sauver Io peut nous sembler étrange, et mérite qu’on s’attarde à la comprendre. C’est en
effet par l’action conjointe de son souffle et de son toucher que Zeus délivre Io. Faut-il
voir dans ce double geste une « bizarrerie », résidu du fonds mythique duquel Eschyle tira
l’intrigue des Danaïdes ? Or, sa mention revient à de si nombreuses reprises, qu’il semble
au contraire qu’elle ne puisse être anodine, et qu’Eschyle lui a accordé une signification
bien précise34.
12 Pour décrypter la portée symbolique de l’action du souffle et du toucher de Zeus, il faut
repartir des indications fournies par le texte lui-même. On notera tout d’abord que ce
double geste est censé manifester la « disposition d’esprit bienveillante » (euphrona) de
Zeus à l’égard d’Io35. Or, il est important de noter que la violence des Egyptiades envers les
Danaïdes se manifeste elle aussi sous la forme d’un toucher, qui est concentré autour du
motif de la « main insolente » évoquant l’hymen forcé36. On peut donc supposer que le
toucher salvateur de Zeus est le pendant dans un univers divin régi par l’amour de
l’hymen forcé que veulent imposer aux Danaïdes les Egyptiades, dont toute la conduite
est guidée par la violence. Le choix de l'épithète ephaptôr n’est d’ailleurs pas anodin. Ce
terme précise la modalité du toucher comme étant celle d’un « effleurement », d’un
« toucher à la surface », bref, d’une caresse dont la douceur, qui est aussi légère que celle
du souffle, s’oppose à la violence de l’étreinte forcée37. La bienveillance et la douceur de ce
14

toucher se retrouvent mentionnées dans le Prométhée enchaîné, lorsque le Titan annonce


sa délivrance future à Io en précisant que c’est dans la ville de Canope que Zeus lui rendra
la raison « en la touchant de sa main qui n'inspire pas de crainte et seulement par ce toucher » 38
. Le toucher de Zeus s’identifie donc finalement à son souffle, c’est-à-dire qu’il se réduit à
être presque immatériel. Il fait ainsi référence à une génération asexuée, similaire à celle
des hommes vivant sous le règne de Cronos dans un mythe du Politique de Platon, qui y
voyait un signe de l’âge d’or39. Car les hommes de ce temps étaient placés directement sous
l’autorité du Dieu, tout comme la race des Danaïdes peut s’honorer d’être directement
issue de Zeus. Il semble donc que la sexualité soit inséparable d’un climat de violence, et
que le fait de pouvoir se passer de la génération sexuée constitue au contraire un signe de
progrès culturel40.
13 On comprend mieux ainsi l’apparente lacune dans la généalogie des Danaïdes qui
laissaient sous silence l’identité de leur mère, en préférant insister sur le lien qui les unit
à Io, que les Danaïdes appellent leur « antique mère ». C’est qu’à la différence de leur
véritable mère, qui a « subi le lot commun à de nombreuses femmes »41, Io a échappé à la
génération sexuée, et aux douleurs qui l’accompagnent42. Grâce à Zeus, Io s’est donc
élevée au-dessus de la condition mortelle des femmes puisque, loin d’être un moment de
souffrance, son accouchement fut au contraire placé sous le signe de la délivrance. C’est
donc bien le lien amoureux débarrassé de toute connotation de violence (c’est-à-dire sans
sexualité) qu’appellent de tous leurs vœux les Danaïdes, en priant Zeus. En témoigne cette
supplication, qui entérine l’opposition entre l’étreinte forcée de la violence sexuelle et le
toucher comme manifestation de la bienveillance : « que le seigneur Zeus m’épargne un
hymen cruel avec un époux abhorré ! C’est lui qui libéra Io, abolit sa peine d’une main
guérisseuse et lui fit sentir sa douce puissance (eumenè bia) »43. On voit ainsi comment la
violence (bia) se trouve totalement maîtrisée par Zeus, en devenant force vitale, grâce à la
domestication des instincts supposée par l’utilisation de l’adjectif eumenè. Puis, le chœur
quitte le registre affectif de la manifestation de la bienveillance divine, pour en élargir la
portée à l’humanité toute entière. La bienveillance divine se manifeste alors sous la forme
de la Justice de « Zeus suppliant (aphiktôr) », épithète sur laquelle s’ouvre d’ailleurs la
tragédie, ce qui en montre l’importance.
14 La boucle est dès lors bouclée, qui relie le toucher salvateur de Zeus à ses lointaines
descendantes, qui se présentent comme ses « suppliantes ». Le rituel de la supplication
consiste en effet à adopter une posture qui résulte de la combinaison de deux gestes de la
main : le fait de tenir des rameaux dans la main gauche et l’enlacement des genoux de
celui auquel il est demandé protection44. Le double geste du toucher et du souffle
constitue ainsi le pivot symbolique, qui permet de passer de la représentation d'un Zeus
concupiscent et anthropomorphe à celle d’un Zeus bienveillant pour les hommes, qui
culminera dans une représentation quasi abstraite du divin qui exalte sa toute-puissance
45
. On voit donc que l’on n’a pas affaire à des représentations du divin qui se
contrediraient l’une l’autre. Bien plutôt, Eschyle utilise le pouvoir propre au mythe
d’assumer la coexistence des contraires afin de faire voir un cheminement dans la
représentation de la divinité en quelque sorte parallèle à celui des rapports qui régissent
les humains. D’abord, l’engluement dans le désir brut, purement physique, qui vise un
Autrui (Io) réduit au statut de simple « objet ». Puis, une médiation qui permet au désir de
mener vers la bienveillance, la douceur, et la protection vis-à-vis de l’objet du désir, qui
accède par là-même au statut de sujet, tandis que celui qui est l’auteur de cette
bienveillance nouvelle voit sa puissance s’accroître, non plus au sens d’une violence, mais
15

d’une réelle force, que cela soit la force vitale comme capacité d’engendrer une
descendance, ou la force abstraite de la toute-puissance divine.

Troisième voix : la communauté politique des


Pélasges
15 Le registre politique du rapport de l’homme au monde peut au premier abord sembler
entrer en dissonance par rapport aux deux autres. En effet, le mythe des Danaïdes et celui
de Zeus et d’Io constituent deux variations, l’une sur le plan humain, l’autre sur le plan
divin, autour d’un même thème, celui de la relation de confrontation puis de
réconciliation entre féminin et masculin. Or, la question politique semble se situer sur un
tout autre plan de référence que celui où fonctionne cette dichotomie. Qui plus est,
Eschyle décrit le fonctionnement de l’organisation politique propre à Argos en
commettant l’apparent anachronisme de se référer implicitement au modèle de la cité
athénienne, alors que les deux autres « niveaux » de la tragédie fonctionnent sur un plan
mythique et sont donc censés se dérouler dans le passé le plus reculé. Dès lors, il va s’agir
de montrer comment le recours au mythe permet à Eschyle de fonder la supériorité du
fonctionnement politique de la démocratie tout en ne parlant jamais directement
d’Athènes.
16 Alors que l’ordre de la famille et l’ordre de la cité constituent deux plans différents qu’il
faut se garder de confondre, Eschyle commence par subtilement brouiller les frontières
entre ces deux types d’organisation, pour ensuite pouvoir affirmer leur hétérogénéité
avec d’autant plus de force. En effet, lorsque le roi Pélasgos est confronté pour la
première fois aux Danaïdes, il présente le rapport qui l’unit à ses sujets de façon ambiguë,
en jouant sur une analogie avec le modèle de la parenté. Après avoir décliné son identité,
Pélasgos précise en effet que « la race (genos) des Pélasges qui cultive ce sol a
naturellement pris mon nom, celui de son dirigeant »46. Ainsi, l’organisation familiale est
présentée comme étant au fondement de l’organisation politique, et l’analogie du père et
de ses enfants pour désigner le rapport du roi et de ses sujets semble ici presque ne plus
en être une : c’est tout naturellement que Pélasgos a donné son nom à son peuple, comme
Danaos a donné le sien aux Danaïdes, ses filles. Pélasgos poursuit l’analogie avec
l’organisation familiale, en précisant qu’il est l'archègètès tès gès 47, le chef de cette terre, au
sens où ce terme désigne le chef d’une famille, d’une race. Par ailleurs, le pouvoir que
possède le « chef de famille » sur ses membres se retrouve lorsque le roi insiste à
plusieurs reprises sur le fait qu’il possède son royaume, répétant le verbe kratô par deux
fois, après avoir énuméré et délimité l’étendue des territoires qui lui appartiennent48.
17 Pourtant, dès que les Danaïdes le supplient de leur porter secours, le roi fait marche
arrière en révélant l’autre facette de l’organisation politique d’Argos. Si Argos est une
royauté, le roi ne peut néanmoins prendre aucune décision d’importance sans l’avis de
son peuple49. C’est alors que les Danaïdes reviennent à la charge, en tentant d’exploiter
l’analogie entre organisation familiale et organisation politique que le discours du Roi
avait dans un premier temps permis d’entrevoir : « c’est toi la cité (su polis), c’est toi le
conseil (su de to dèmion) ; chef sans contrôle, tu es le maître de l’autel, foyer commun du
pays ; seuls décident tes mouvements de tête (monopsèphoisi), la seule nécessité est celle
du sceptre que tu tiens sur ton trône (monoskèptroisi), de tout tu décides, garde-toi d’une
souillure »50. Par la répétition du monos, le chœur prône l’indistinction, voire la fusion,
16

entre le roi et l’état. Par là, les Danaïdes tentent d’outrepasser l’analogie entre famille et
état, et d’établir la royauté comme étant un pouvoir de toute-puissance identique à celui
qu’exerce sur elles leur père. Bien plus, on peut aller jusqu’à dire qu’elles tentent
d’assimiler le pouvoir royal au pouvoir divin, comme le montre l’adresse lyrique à
Pélasgos par laquelle elles commencent leur supplication : « écoute-moi avec un cœur
bienveillant (kluthi mou prophroni kardiai) »51. Les Danaïdes utilisent là des termes
normalement réservés à l’adresse des Dieux. On ne peut ainsi s’empêcher de penser
qu’Eschyle vise par ces paroles émanant d’un chœur « barbare » d’Egyptiennes
l’organisation politique des Barbares ennemis d’Athènes, les Perses. Grâce à la mimèsis
propre au mythe, Eschyle parviendrait à faire voir de façon indirecte en quoi le régime
politique de la royauté perse correspond au despotisme absolu d’un seul sur tous. Ceci
parce que le mythe permet de représenter une « archéologie » du politique où la royauté
apparaît comme le stade le plus primitif de l’organisation politique, encore fortement
enraciné dans l’organisation sociale de type familial qui lui sert de paradigme et à
laquelle il emprunte sa structure. Dès lors, le spectateur athénien ne pouvait manquer
d’établir un rapport avec sa propre organisation politique, la représentation tragique
orientant imperceptiblement sa compréhension vers l’idée selon laquelle le système
politique démocratique des Athéniens représenterait, quant à lui, le stade le plus évolué
de l’organisation politique, totalement émancipé du modèle familial. Entre ces deux
extrêmes, la royauté des Argiens constitue un moyen terme qui permet à Eschyle
d’illustrer les différentes phases de transition qui permettent de passer du modèle
despotique au modèle démocratique52.
18 En effet, si le roi proclame haut et fort la nécessité de prendre l’avis de ses sujets, il n’en
émet pas moins certaines réserves par rapport à leur capacité de jugement. C’est tout
d’abord la dysharmonie entre la « tête » de l’état et ses membres qui est stigmatisée par
Pélasgos. Ce dernier conseille en effet à Danaos de déposer des rameaux de suppliants sur
les autels des dieux, « afin que tous les citoyens voient cet insigne suppliant et ne
rejettent pas son discours. Car le peuple aime faire des reproches à ceux qui le
gouvernent »53. Pélasgos poursuit en donnant à Danaos d’autres conseils qui soulignent le
fait que son peuple prend des décisions plus motivées par les passions (pathè) que par la
réflexion délibérante (bouleusis) : « la pitié sans doute naîtra à cette vue : la démesure de
la troupe mâle fera horreur à notre peuple, et il se sentira mieux dispose pour vous. Car
c’est aux faibles que tout cela amène la bienveillance »54. La conclusion logique que l’on
peut tirer de ce discours est que Pélasgos ne fait pas confiance au jugement de ses sujets.
Il a perçu qu’ils ne sont pas capables d’une réflexion rationnelle, mais qu’on peut les
manipuler à son gré, pourvu qu’on arrive à toucher leurs émotions. Dès lors, le roi
Pélasgos fonctionne dans un état d’esprit qui est une sorte d’intermédiaire entre celui du
despote et celui du démocrate. La qualification qui lui conviendrait le mieux, si l’on ne
craignait pas l’anachronisme, serait celle de « despote éclairé ». Pélasgos concède en effet
en apparence le pouvoir au peuple, mais c’est en réalité lui seul qui le détient, en
orientant le jugement de la foule en fonction de ce qu’il veut lui faire admettre. Le
qualificatif d’« éclairé » est néanmoins justifié, car Pélasgos agit toujours en vertu de ce
qu’il pense être le bien commun, et non pas en vertu de son seul avantage.
19 A partir du moment où la masse des citoyens d’Argos apparaît comme frappée
d’immaturité politique, c’est sur la personne du Roi qu’il convient de se concentrer. La
situation dans laquelle le plonge la demande des Danaïdes résume en effet de façon
symbolique celle de tout membre d’une organisation démocratique. Le roi Pélasgos se
17

trouve en effet confronté au dilemme du choix entre deux possibilités d’égale puissance,
tout comme le citoyen athénien pour exercer son devoir est amené à devoir trancher des
alternatives par son vote55. D’une part, la demande des Danaïdes, en vertu de leur statut
de suppliantes, demande à être entendue, au risque d’encourir la souillure. Mais d’autre
part, accorder sa protection aux Danaïdes équivaut à signer une déclaration de guerre
avec les Egyptiades. Or, le roi a-t-il légitimement le droit de risquer la vie de ses
compatriotes mâles pour des femmes étrangères ? Eschyle parvient à décrire avec
beaucoup de finesse le cheminement de la réflexion du roi, ses nombreuses hésitations,
en insistant sur le fait que la comparaison du pour et du contre est d’abord une opération
relevant de la seule sagesse pratique (phronèsis). Or, cette activité réflexive conduit le roi à
une impasse : « mes réflexions sont faites : ma barque a touché — ou contre ceux-ci ou
contre ceux-là, soulever une rude guerre, c’est à quoi je suis contraint — et sur cet écueil,
la voilà clouée tout comme si on l’y eût hissée à grand renfort de cabestans marins. Point
d’issue (katastrophè) exempte de douleur » 56. Ainsi, la réflexion n’a pu conduire à cette
« pensée qui sauve » (phrontidos sôtèriou) que le Roi a appelé par deux fois de tous ses
vœux57. Au terme d’un discours dont la signification exacte reste obscure, ce qui est peut-
être voulu par Eschyle, pour mettre en évidence le caractère insatisfaisant de ce choix, le
roi semble pencher en faveur du bien-être de son peuple. Les Danaïdes tentent alors leur
ultime chance, en faisant un chantage au suicide.
20 C’est ainsi qu’abandonnant toute réflexion, le roi se laisse fléchir par l’émotion : « si je ne
satisfais pas à votre demande, la souillure que vous évoquez dépasse la portée de l’esprit »
58
. Pélasgos est ainsi amené à adopter l’attitude qu’il critiquait quelques instants plus tôt
chez ses sujets, en laissant gagner ses émotions sur sa réflexion. Les Danaïdes sont
parvenues à le manipuler à son insu, pour faire triompher leur propre point de vue. Les
affres dans lesquelles le roi a été plongé pour trancher l’épineux dilemme qui lui a été
proposé par les Danaïdes contraste ainsi avec la constance du ton de ces dernières. En
effet, le chœur ne cesse de ressasser sa demande d’asile comme si c’était une exigence qui
allait de soi. Les Danaïdes sont en effet persuadées d’avoir pour elles la justice divine.
Elles se permettent ainsi de balayer les hésitations de Pélasgos d’un revers de la main, en
invoquant Zeus : « l’auteur commun de nos deux races contemple ce débat, Zeus impartial
(...) si tout se pèse ainsi en stricte équité, comment avoir scrupule à faire ce que la justice
veut ? »59. Mais plus profondément encore, il semble que cela soit la condition
existentielle des Danaïdes qui les empêche d’avoir accès à la compréhension du tragique
inhérent au fait de devoir choisir entre deux possibilités d’égale valeur et d’assumer les
conséquences de son choix. En effet, par leur état de fusion identitaire, elles ne peuvent
comprendre la faille qui se creuse au sein d’une alternative, éloignant irrémédiablement
l’un de l’autre ces deux termes. Les Danaïdes réduisent tout à l’identique, à l’homogène.
Le « ou bien... ou bien » est ainsi une possibilité logique qui n’appartient pas à leur
registre de pensée. Leur volonté est au contraire d’un seul tenant puisque si elles
n’obtiennent pas ce qu’elles veulent, aucun compromis n’est pour elles envisageable et la
seule issue qu’elles tolèrent est la mort60. Il apparaît ainsi que, loin d’avoir le bon droit de
leur côté, les Danaïdes sont en réalité totalement aliénées. On comprend mieux ici
l’analyse qui leur a précédemment été consacrée : c’est parce qu’elle parviendra à choisir
entre deux alternatives et contre la volonté de son père, qu’Hypermestre émergera de la
masse indifférenciée de ses sœurs et accédera à l’individualité. C’est donc qu’il existe une
évolution possible, une sorte d’apprentissage de la liberté du choix, qui mène du stade de
la fusion à celui de l’individuation, car la compréhension de la dualité suppose un
18

individu situé en position de juge, position qui n’est tenable que parce que cet individu
aura lui-même expérimenté la séparation d’avec un collectif familial initial.
21 Ce processus d’apprentissage de la liberté au travers du libre choix se retrouve aussi au
niveau du peuple des Pélasges. On se rappelle que le jugement du roi à son égard n’était
au départ pas très élogieux, ni même très confiant. Or, le ton s’inverse lorsque Danaos
rapporte à ses filles le jugement émis par le peuple en leur faveur. De masse indistincte,
manipulable par ses émotions, le peuple apparaît soudain comme un collectif organisé et
responsable, qui veut assumer jusqu’au bout ses choix. Le discours de Danaos mérite
d’être rapporté dans son intégralité : « Argos s’est prononcé d’une voix unanime
(edoxen’Argeioisin ou dikhorropôs), et mon vieux cœur s’en est senti tout rajeuni. De ses
mains droites levées (khersi dexiônumois), le peuple entier a fait frémir l’éther, pour ratifier
la proposition : nous aurons “la résidence en ce pays, libres et protégés contre toute
reprise par un droit d’asile reconnu ; nul habitant ni étranger ne pourra nous saisir ; use-
t-on de violence, tout citoyen d’Argos qui ne nous prête pas aide est frappé d’atimie, exilé
par sentence du peuple”. Telle est la formule qu’a défendue le roi des Pélasges, en invitant
la cité à ne pas fournir d’aliment pour les jours à venir au terrible courroux de Zeus
suppliant et en évoquant la double souillure, à la fois nationale et étrangère, que la ville
verrait alors venir à elle, monstre indomptable, qu’il faudrait nourrir de douleurs. A ces
mots, les mains du peuple argien, sans attendre l’appel du héraut, ont prononcé dans ce
sens (toiaut'akouôn khersin’Argeios leôs ékran’aneu klètèros hôs einai tade). La nation pélasge
s’est rendue aux persuasives raisons d’une adroite harangue ; mais Zeus est l’auteur de la
décision dernière »61. On remarquera qu'Eschyle articule ce passage en se fondant sur une
explication technique très précise du fonctionnement de l’assemblée athénienne qu’il
transpose à Argos62. Tout d’abord, le discours « s’ouvre par un edoxen Argeiosin qui
rappelle manifestement le début de si nombreux décrets attiques (edoxen Athenaiôn te
boulè kai tô demô)63. » Puis, Danaos décrit « la proposition qui a été ratifiée par le vote, en
la rapportant textuellement, comme dans tout décret attique, dont le contenu est
exprimé à travers les paroles intégralement citées de l’auteur de la proposition »64. plus
précisément encore, ce passage est célèbre pour être celui « où apparaît pour la première
fois, en attique, le mot démocratie. Les deux composantes de ce mot si controversé sont
cependant encore distinctes (demou kratousa) : l’abstrait n’a pas encore pris forme. Il se
matérialise dans la “main” (cheir) qui, levée, exprime le vote. La notion de “main” comme
véhicule de la volonté populaire revient avec insistance dans la réponse de Danaos »65.
22 Ce motif de la main droite levée, comme signe de l’activité spécifique d’une assemblée
politique, est extrêmement important. En effet, il constitue le symbole d’un processus
d’évolution qui a permis de passer du stade de la violence pure entre les sexes à l’entente
pacifiée du couple, puis à l’organisation sociale de la famille, et enfin à l’organisation
politique de la cité. On se rappelle en effet que la violence des Egyptiades envers les
Danaïdes se concentrait autour du motif de leur main impudente66. Puis, c’est
précisément par un geste du toucher que Zeus a éradiqué la violence de l’hymen, en
délivrant Io et en fondant la race des Danaïdes. C’est donc un geste de la main qui a
entériné de façon symbolique, d’une part, une union entre le masculin et le féminin basée
sur un désir transformé, c’est-à-dire sur la douceur et non plus sur la violence. Et d’autre
part, ce geste a permis la fondation d’une race, l’activité de procréation non sexuelle
venant idéaliser ce nouveau rapport harmonieux entre les sexes, exempt de rapports de
force. Bien plus, on se rappellera que l’état de suppliant se caractérise lui aussi par un
geste de la main, celui de tenir des rameaux67, ainsi que par le geste d’enlacer les genoux
19

de celui à qui on demande assistance68. Or, c’est ici aussi, grâce à l’utilisation du motif de
la main, que sera symbolisé le passage de la violence à la réconciliation. En effet, lorsque
le roi promet son aide aux Danaïdes et leur enjoint d’abandonner leurs rameaux, ces
dernières acceptent de se soumettre à son pouvoir, basé sur la persuasion et non plus sur
la violence, en lui répliquant : « je consens à me soumettre à ta main cl à ton discours (kai
dè sphe leipô cheiri kai logois sethen) »69. En parallèle à l’évolution qui permet de passer du
clan familial à la cité, en passant par le couple, le geste du vote à main levée symbolise
aussi l’accession à l’activité libre du choix, par rapport à la position strictement passive
du suppliant qui implore l’aide d’autrui. Ainsi, l’image de la main, déclinée sous une
multiplicité de modalités (étreinte brutale du viol, toucher salvateur de la caresse, geste
du suppliant, instrument de vote), fonctionne comme un liant très puissant interne à la
tragédie, en faisant imperceptiblement communiquer les différents niveaux de
compréhension (existentiel, mythique, politique et cosmologique) qui la constituent. Par
ailleurs, on se rappellera que le toucher de Zeus s’accompagnait d’un souffle salvateur. Or,
il semble que l’on puisse établir une lecture parallèle du motif du souffle, décliné à la fois
sur le plan du rapport entre hommes et dieux, et sur le plan politique du rapport exclusif
entre les hommes. En effet, dans le chant d’introduction du choryphée, on trouve une
invocation à l’ensemble du pays, comprenant les lieux et les dieux d’en haut et d’en bas :
« puisse cette cité (polis), sa terre, ses eaux limpides, puissent les dieux du ciel et les dieux
souterrains aux lourdes vengeances, habitants des tombeaux, puisse Zeus sauveur, enfin,
qui garde les foyers des justes, faire voir cette troupe de femmes comme des suppliantes
au souffle respectueux de cette région (pneumati chôras) »70. C’est donc le souffle qui
désigne ici le mouvement de sympathie que les Danaïdes espèrent voir s’amorcer entre
elles et les Pélasges71.
23 Pour clôturer ce tour d’horizon relatif au niveau politique du rapport de l’homme au
monde, il reste à évoquer le cas de figure qui fonctionne comme un « anti-modèle » par
rapport à l’idéal de la démocratie athénienne, celui du despotisme fondé sur la violence
des Egyptiades. Dans ce dernier cas, illustré par la confrontation de Pélasgos et du hérault
des Egyptiades, on doit constater une unicité de ton, similaire à celle des Danaïdes. Tout
comme ces dernières répétaient inlassablement qu’elles avaient pour elles la justice
divine, le hérault répète qu’il a le droit de récupérer le bien qui appartient à ses maîtres,
et que la force est de son côté. Aucune nuance, donc, dans les paroles du hérault, qui ne
cesse d’exiger, d’ordonner, sans jamais entrer en réelle communication avec ses
interlocuteurs : vis-à-vis des Danaïdes, ce ne sont qu’injonctions à monter dans le
vaisseau des Egyptiades, sous la menace de la violence. Et vis-à-vis du Roi, le hérault ne
fait qu’exalter la force virile de ses maîtres, et ne respecte pas plus les habitants de
l’endroit où il a abordé que leurs dieux72. Son seul et unique message se résume à affirmer
son droit de récupérer les Danaïdes : « ces débats-là, Arès ne les juge pas d’après des
témoignages ; jamais telle querelle ne fut par lui réglée à prix d’argent. Il faut d’abord que
des guerriers tombent par centaines et rejettent la vie dans les convulsions »73. On voit
donc par ces mots que les Egyptiades sont, tout comme les Danaïdes, affectés d’une faille
ontologique qui ne leur permet pas de poser une alternative74. Le « ou bien... ou bien »
n’appartient pas à leur sphère de signification, et ils ne sont dès lors pas capables
d’accéder au stade de la possibilité du choix. Ils ne connaissent qu’une seule loi, celle de la
force. Aucune discussion, aucun compromis ne sont pour eux envisageables.
24 Au vu de cette opposition radicale entre la violence des Egyptiades et l’attitude
démocratique des Pélasges, il peut sembler étrange qu’Eschyle ait choisi de placer le droit
20

du côté des Egyptiades. En effet, on notera l’utilisation d’un vocabulaire de type juridique
pour décrire leurs prérogatives. C’est tout d’abord le roi Pélasgos qui suggère un possible
pouvoir des Egyptiades sur les Danaïdes, qui leur serait conféré par le droit égyptien en
vertu de leur proche parenté75. Mais les Danaïdes semblent ne pas entendre cette
suggestion, au sens propre comme au sens figuré, parce que leur raisonnement ne
fonctionne pas sur le même plan que celui du roi. Si Pélasgos invoque le droit des
hommes, c’est la justice divine que brandissent les Danaïdes en guise de réponse, en
répétant inlassablement leur haine de l’hymen76. Pourtant, d’autres indices dans le texte
semblent prouver que le droit humain est bien du côté des Egyptiades. C’est Danaos lui-
même qui évoque ce droit, une fois qu’il a été assuré du secours des Pélasges : « il se
pourrait qu’un hérault, une ambassade, vint ici, prétendant vous emmener et se saisir de
vous par droit de reprise (rhusiôn ephaptores). Mais rien de tel n’aura lieu » 77. Les
Egyptiades sont ainsi des ephaptores, terme juridique qui désigne dans le droit athénien
« celui qui revendique la possession d’un bien détenu par un autre »78. Le terme rhusiôn en
est le complément logique, qui désigne le « gage », « l’objet de nantissement ». On
pourrait tout d’abord s’étonner de ce langage, qui fait des Danaïdes des « biens » sur
lesquels on peut se prévaloir d’un droit de possession. Mais il semble qu’Eschyle fasse ici
référence à une autre procédure juridique athénienne, celle de l'epidikasia. En vertu de
celle-ci, si un homme n’a pas de fils légitimes, les proches parents du côté paternel
peuvent prétendre épouser ses filles pour hériter de son patrimoine79. Il semblerait donc
que les Danaïdes soient les épiclères des Egyptiades, ce qui justifierait qu’ils puissent à
juste titre prétendre au mariage. Ce qui serait en outre mythiquement accentué par le
nombre égal de cinquante de part et d’autre, comme pour insister sur le fait qu’à chaque
fils d’Egyptos correspond une fille de Danaos.
25 Dès lors, comme les Egyptiades peuvent légitimement se prétendre les « possesseurs » de
leurs cousines, le cours normal de la procédure juridique nécessiterait l’établissement
d’un procès (didaskalia) pour trancher leur cas 80. D’un point de vue strictement juridique,
l’erreur des Egyptiades serait ainsi d’avoir voulu recourir à la seule force pour récupérer
leur « bien », sans passer par le droit. Or, le choix des deux termes juridiques précis
ephaptores et rhusiôn prouve a contrario que l’on ne peut pas envisager le différend qui
oppose les Danaïdes et les Egyptiades en termes strictement juridiques81. On aura en effet
remarqué que le terme ephaptôr est celui-là même qui était utilisé en un sens non
juridique pour designer le toucher salvateur de Zeus. Qu’il se retrouve maintenant
appliqué aux Egyptiades ne peut donc être le fruit du hasard. Bien plus, on peut observer
que le terme rhusios se trouve lui aussi dépouillé de son sens juridique et utilisé dans le
contexte mythique de l’action de Zeus permettant la naissance de son fils, « Epaphos,
dont le nom dit avec justesse la délivrance (d’Io) (Epaphos alèthôs rhusiôn epônumos) » 82.
Qu’il y ait ainsi perméabilité sémantique entre le plan du droit juridique et celui du divin
mythique, laisse entendre que la résolution finale devra, elle aussi, s’accomplir en
trouvant un compromis entre ces niveaux en principe hétérogènes du réel. La résolution
du conflit sera bipartite, mais dans les deux cas déclinée grâce au motif du toucher. D’une
part, il s’agira d’une résolution du conflit existentiel entre hommes et femmes qui passera
par l’hymen librement consenti par les deux partenaires, tel que le discours final
d’Aphrodite en énonce les principes en les élevant à un niveau cosmique. Et d’autre part,
il s’agira de la coexistence pacifique entre citoyens au sein du collectif social le plus
évolué, qui est la communauté politique démocratique où la liberté de chacun se
manifeste le plus explicitement par le geste de la main levée.
21

26 On voit donc qu’Eschyle a accompli le tour de force de parvenir à faire d’Athènes


l’incarnation du modèle politique idéal, tout en ne faisant jamais explicitement référence
à sa cité. Pour ce faire, il a, d’une part, instauré dans son intrigue deux « anti-modèles »
d’organisation politique qui fonctionnent comme deux extrêmes. Tout d’abord, le modèle
social de l’organisation familiale patriarcale qui régit les rapports de Danaos et de ses
filles, et que ces dernières ont subtilement mais sans succès tenté de faire passer pour
paradigme de l’organisation politique83. Ensuite, le modèle de l’organisation politique
fondée sur la violence, qui caractérise les Egyptiades. Ces deux « anti-modèles » ont en
commun de se baser essentiellement sur un rapport de force, que sa violence soit
explicitement étalée au grand jour, comme pour les Egyptiades, ou plus sournoisement
déguisée derrière la bienveillance paternelle de Danaos, qui n’en maintient pas moins ses
filles dans un état de totale dépendance. On peut donc légitimement penser que ces deux
« anti-modèles » visaient à stigmatiser deux facettes du despotisme perse. Par ailleurs,
l’organisation politique d’Argos, qui est explicitement au centre des descriptions
politiques de cette pièce, constituerait quant à elle l’illustration d’un état intermédiaire
entre le despotisme absolu et la démocratie, celui de la royauté éclairée. Tout au long des
Suppliantes, Eschyle a ainsi pris soin de baliser les différentes étapes qui devaient sans
doute permettre aux Athéniens de voir dans la dernière pièce de la trilogie exalté un
fonctionnement de l’assemblée populaire idéalisé, censé fonctionner comme paradigme
de toute démocratie. On a ainsi pu voir dans un premier temps un roi « éclairé » et
soucieux avant tout du bien-être de son peuple, néanmoins douter de la capacité de
jugement de ce dernier, tout en étant lui-même forcé d’avouer l’impuissance de sa
réflexion, qui l’a conduit à une impasse. Puis, la description par Danaos du vote de
l’assemblée populaire en faveur des Danaïdes a au contraire exalté l’unanimité avec
laquelle cette décision a été prise, et le fait que ce choix est totalement assumé par
l’assemblée, qui ne se laisse aucune échappatoire possible. Mais nous ne sommes pourtant
pas encore au faîte du fonctionnement idéal de la démocratie, car cette décision populaire
a été motivée avant tout par la pitié. Il reste donc à imaginer un second procès, où le
peuple se rendait aussi aux raisons persuasives, en se fondant davantage sur sa réflexion,
que sur ses émotions84. Il semble donc qu’Eschyle soit parvenu à tisser de subtils liens
entre la réalité et la fiction. Partant très certainement de l’observation de son époque
(peut-être du cas concret et particulier de la politique d’accueil des Argiens vis-à-vis de
Thémistocle), il ratifie cette politique en lui donnant une portée universelle, cosmique, en
l’élevant de sa contingence contextuelle, grâce à son insertion dans un contexte
mythique. De la sorte, cette politique d’accueil apparaît comme étant le cas le plus
perfectionné de l’interrelation humaine basée sur la seule persuasion et non pas sur la
violence, qui, au niveau social du rapport des sexes, est symbolisé par le mariage entre
individus consentants.

Conclusion
27 Au terme de cette étude qui nous a fait cheminer en parallèle sur les chemins du mythe et
du politique, l’on peut constater que le génie littéraire d’Eschyle est parvenu à inscrire la
question éminemment d’actualité pour ses concitoyens de l’institution de la démocratie
athénienne au cœur d’une vaste fresque de nature « cosmique ». Pour ce faire, le poète a
tenté d’approcher sous de multiples angles la condition de possibilité, au sens
transcendantal du terme, du fonctionnement démocratique, qui est la possibilité d’un
22

rapport « civilisé » d’interrelation véritable entre le Soi et l’Autre, basé sur la persuasion et non
plus sur la seule violence. Ce thème central a été développé sur un plan en apparence
totalement étranger à la question du politique, celui du rapport entre les sexes. Mais en
cela, Eschyle n’a fait que prouver la pertinence de l’analyse aristotélicienne qui pose
l’exigence de la mimèsis, de la représentation stylisée et donc de la distance, pour que la
tragédie puisse accomplir sa fonction. Au niveau originaire de la rencontre
intersubjective qu’est le rapport de l’homme et de la femme, Eschyle nous dépeint donc le
long cheminement qui s’ancre dans le refus de l’Autre, passe par la confrontation violente
et aboutit à la réconciliation dans une union librement acceptée par les deux partenaires.
S’y laisse donc percevoir que la relation intersubjective amoureuse véritable culmine
dans l’institution du mariage. Elle n’est pas une donnée innée et naturelle dans les
rapports humains, mais le résultat le plus évolué d’un processus complexe qui permet de
dépasser le stade de la bestialité pour accéder à celui de la civilisation. En parallèle, ce
thème est repris dans le ton de la « dominante », c’est-à-dire transposé au niveau du divin
et aboutit à la constitution de la relation de Zeus et d’Io comme paradigme de la relation
de couple exempte de violence. Enfin, la troisième voix du politique débute par une
représentation de l’organisation politique fondée sur le pouvoir absolu d’un despote,
prônée par les Danaïdes (violence). Puis, elle passe à la représentation du fonctionnement
politique des Pélasges, royauté qui accorde néanmoins le pouvoir décisionnel au peuple
(persuasion). Eschyle consolide ce modèle de la communauté politique en introduisant un
second contre-exemple : le pouvoir exclusivement basé sur la violence des Egyptiades.
Enfin, on peut supposer que la conclusion de la voix politique devait être exposée dans la
dernière pièce de la trilogie. Un fonctionnement politique évoquant celui de la
démocratie athénienne devait y être représenté sous une forme idéalisée au cours du
jugement d’Hypermestre. Dès lors, Eschyle, qui vécut au moment de l’émergence de la
démocratie athénienne, aurait représenté par cette trilogie, comme d’ailleurs dans toutes
ses autres œuvres, un « idéal » de la démocratie, censé servir de paradigme et de guide à
ses concitoyens pour sa mise en place dans le réel.
28 Si ces trois « voix » ont pu harmonieusement être développées en parallèle, c’est grâce à
l’utilisation de « motifs », ou « leitmotivs » comme la main ou le souffle, qui fonctionnent
selon un mode de reprise polysémique. Il faut entendre par là que ces deux motifs se
retrouvent déclinés par un mouvement en spirale à de multiples niveaux sémantiques, en
créant de la sorte autour d’eux une constellation de sens. Il s’agit d’une reprise de motifs
à des échelles différentes, qui établissent des variations, au sens de variations musicales :
un thème similaire, mais non identique, se trouve décliné dans des tonalités différentes,
et c’est cette reprise même qui construit la cohérence interne de l’intrigue. L’on
rappellera donc que le toucher est d’abord le motif autour duquel se cristallise la haine de
l’hymen des Danaïdes. Puis, par un renversement sémantique complet, le toucher de Zeus
devient l’acte symbolisant l’union des sexes exempte de violence, basée sur l’inclination
réciproque et la persuasion. Le motif du toucher quitte ensuite le niveau du rapport entre
les sexes, pour s’élever à celui du rapport entre citoyens. C’est en effet par le geste de la
main droite levée que l’assemblée populaire ratifie une proposition de vote, en
manifestant par là son libre choix. Cette attitude active contraste avec les deux gestes
propres à la posture du suppliant, adoptée par les Danaïdes et qui manifeste leur passivité
complète, ce qui fait écho et s’oppose à la liberté triomphante des Pélasges. Le souffle est
lui aussi décliné au niveau érotique et politique. Dans le premier cas, il sert à définir le
toucher de Zeus, aussi léger qu’un souffle, en mettant en évidence son caractère
23

immatériel, et donc le fait que la génération à laquelle il préside est asexuée. Dans le
second, il fait référence au souffle de sympathie qui est censé caractériser le rapport
harmonieux entre citoyens, et que les Danaïdes appellent de tous leurs vœux en tant que
pitié à leur égard.
29 Si ces deux motifs semblent constituer les illustrations les plus paradigmatiques du
fonctionnement de pensée par reprise polysémique, ils sont pourtant loin de l’épuiser.
Contentons-nous ici de signaler une autre de ses applications possibles, qui ne concerne
plus un motif discursif mais un concept. On aura en effet remarqué que la persuasion
(peithô) se décline elle aussi à de multiples niveaux sémantiques, ce qui contribue à créer
autour de ce terme une constellation de sens. Le Roi Pélasgos, une fois sa décision prise de
venir en aide aux Danaïdes, émet le souhait que la persuasion l’accompagne85. Il fait alors
référence à la persuasion entendue comme faculté permettant de produire des discours
capables d’emporter l’adhésion d’une assemblée politique. Par ailleurs, lorsque le hérault
des Egyptiades veut enlever de force les Danaïdes, le Roi lui rétorque qu’il ne consentira à
les laisser partir que « lorsque pour les convaincre, tu auras trouvé de pieuses raisons » 86.
C’est à une autre forme de persuasion qu’il fait alors référence, érotique et non plus
politique. Cette seconde facette de la persuasion est illustrée de façon encore plus
explicite dans l’éloge d’Aphrodite prononcé par les suivantes des Danaïdes. On y apprend
que pour assister la déesse, leur mère, « trônent à ses côtés Désir et Persuasion
enchanteresse, qui jamais n’a subi un refus »87. La connotation érotique de la persuasion
devient ainsi évidente, garante du succès en amour, à l’opposé de l’hymen imposé par la
violence. L’hymne à Aphrodite, sur lequel se terminait vraisemblablement la trilogie des
Danaïdes, constitue ainsi la clé de voûte sur laquelle repose tout cet édifice. C’est en effet
lui qui assure la cohésion des trois voix existentielle, mythique et politique. S’y trouve
exaltée la puissance de l’amour basé sur la réciprocité au niveau cosmique (la terre et le
ciel), qui entérine une sorte de continuum depuis le niveau humain, en passant par celui
des dieux olympiens, pour arriver aux entités primordiales. Et cette exaltation de l’amour
retourne ultimement vers le niveau de l’humain, en s’épurant de ses connotations
érotiques pour désigner la concorde qui règne parmi les citoyens dans la démocratie.
C’est donc à une harmonie de l’univers tout entier que parvient finalement l’action
pacificatrice de l’Amour et de sa fille Persuasion88.
30 L’on voit donc en quoi la trilogie des Danaïdes se situe dans un mouvement perpétuel
d’aller et de retour entre « l’en deçà » et « l’au-delà » du politique et du juridique. Comme
toute œuvre littéraire majeure, elle possède une dimension téléologique qui consiste à
ouvrir un horizon « politique », entendu au sens originaire du « bien vivre ensemble ». Le
moyen utilisé pour y parvenir est, quant à lui, de nature archéologique : grâce à la
narration mythique, le poète parvient à porter à la représentation la strate la plus
infrastructurelle du rapport entre le Soi et l’Autre qui « n’existe » bien sûr pas en tant que
telle dans la réalité : la fusion indistincte au sein de l’oikos, dont l’individu devra émerger
pour pouvoir devenir citoyen. Par la référence à l'horizon téléologique ouvert par la
tragédie se marque la préférence accordée à la dimension d’horizontalité par rapport à
celle de verticalité (l’idéal). Par là, il faut entendre que la tragédie permet de penser le
politique sans passer par le détour d’un méta-critère qui serait la nécessaire garantie de
la justice. L’entre-explication entre citoyens qui tenteraient d’entrer dans un processus
« d’entretien infini », analogue à celui qui unit un grand texte de littérature et ses
interprètes, pourrait constituer une alternative plus féconde et moins dangereuse que le
détour par la norme qui est potentiellement toujours susceptible d’être détournée et
24

récupérée comme légitimation d’une volonté de pouvoir. Ainsi, le poète ne tombe jamais
dans le travers d’exalter la cité athénienne effective et réelle. Bien plutôt, il réalise le tour
de force de faire de la démocratie le modèle politique idéal en ne le représentant jamais
en lui-même, mais toujours comme le manque par rapport à un excès, les deux figures de la
violence (Danaos et les Egyptiades) étant celles qui occupent tout l’espace de la
représentation. La démocratie qui reste indéfiniment à inventer et à parfaire se
présenterait ainsi en creux comme le Bien non thématisé car non thématisable vers
lequel l’on ne peut que tendre.

NOTES
1. Cf. J.P. VERNANT, Le moment historique de la tragédie, in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, I,
Paris, 1972, p. 14-15.
2. Cf. C. MEIER, De la tragédie grecque comme art politique, Paris, (1988), 1991.
3. Cf. P. RICŒUR, La triple Mimèsis, in Temps et Récit, I, Paris, p. 105-162.
4. Cf. C. MEIER, op. cit., p. 86.
5. Telle est en tout cas l’interprétation que donne Aristote dans sa Poétique du processus
d’interaction entre la tragédie et son spectateur/lecteur, tout en limitant étrangement cette
interaction à une fonction purement hédonique, et donc en laissant en suspens le troisième
moment du cercle herméneutique, celui du retour de la fiction sur le « monde de la vie ». Cf. S.
KLIMIS, Le statut du mythe dans la Poétique d’Aristote. Les fondements philosophiques de la tragédie,
Bruxelles, 1997, pour plus de détails sur cette interprétation d’Aristote.
6. Cf. L. COULOUBARITSIS, L’homme archaïque et son monde, in Aux origines de la philosophie
européenne, Bruxelles, p. 23-39 sur la spécificité de cette vision archaïque du monde.
7. Plus justement devrait-on parler de « tétralogie », car la trilogie tragique était suivie d’un
drame satyrique.
8. Cf. P. MAZON, notice de sa traduction des Suppliantes, p. 3. Cet argument se base sur une
interprétation de la tragédie qui en situe l’origine dans des chœurs de fidèles chantant Dionysos
et mimant sa passion. Cf. L. CANFORA, Histoire de la littérature grecque d'Homère à Aristote, Paris,
(1986), 1994, p. 196, n. 5, pour un rappel critique des arguments stylistiques et métriques
invoqués pour décréter que cette pièce était le plus archaïque des drames, arguments que
l’auteur considère comme étant « d’une grande vanité ».
9. Cf. A.F. GARVIE, Aeschylus Supplices, Play and Trilogy, Cambridge, 1969, p. 11 ; H. FRIJS JOHANSEN
et E.W. WHITTLE, Aeschylus, The Suppliants, Danemark, 1980, t. 1, p. 21-25 pour l’établissement de
cette datation.
10. Prom., v. 853-869.
11. Nous verrons dans le cours de l’analyse que la nomination spécifique de ces deux seuls
personnages n’est pas sans importance.
12. Ath., XIII, 600 b ; P. Oxy. 2255, fr. 14. Cf. Eur., F 898 N2.
13. Cf. R.P. WINNINGTON-INGRAM, Studies in Aeschylus, Cambridge, 1983, p. 58 : « c’est avec ce
fragment que tout essai sérieux de reconstitution de ce qui a etc perdu devrait commencer ».
14. Cf. D.J. CONACHER, Aeschylus. The earlier Plays and related Studies, Toronto, 1996, p. 106.
15. Notice de P. MAZON, Belles Lettres, Paris, 1954. Le défenseur principal de cette hypothèse est
R.D. MURRAY, The Motif of Io in Aeschylus Suppliants, Princeton, 1958.
25

16. Cf. PINDARE, Pyth., IX, 114 sq. (cf. Pausan., III, 12, 2).
17. Cf. D.J. CONACHER, op. cit., p. 107. Sur cette interprétation de la fin de la trilogie, voir aussi
ROBERTSON, The end of the Suppliant Trilogy of Aeschylus, in Proceedings of the Cambridge Philological
Society, 171, 1938, p. 9-10.
18. Cf. R.P. WINNINGTON-INGRAM, op. cit., p. 58, sur ce contraste entre le viol comme relation à
sens unique basée sur la violence (bia) et la « cour », basée sur la persuasion (peithô). Voir aussi
J.P. VERNANT, Tensions et ambiguïtés, in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, I, Paris, 1972, p. 32, qui
généralise l’opposition entre violence et persuasion à toute forme de relation de pouvoir (kratos)
et J. HERINGTON, Aeschylus, Yale, 1986, p. 103-104.
19. Cf. Histoire de la musique occidentale, éd. J. et B. MASSIN, Paris, 1983, p. 86-88 : Rappelons que la
fugue est une composition de style contrapuntique, c’est-à-dire « une technique d’écriture
musicale qui consiste dans la superposition de plusieurs voix, qui conservent leur autonomie
musicale, tout en constituant un ensemble harmonieux ». Dès lors, cette forme musicale « incite
l’auditeur à porter son attention sur le cheminement simultané de différentes lignes
mélodiques ». L’organisation de la fugue obéit à des règles strictes, que l’on peut résumer de la
façon suivante. La fugue se compose de plusieurs parties. D’abord, l'exposition du thème de la
fugue, qui va être exposé successivement à toutes les voix. Ce thème s’appelle sujet. Il est exposé
une première fois seul par l’une des voix : c’est l’énoncé. Aussitôt, une deuxième voix l’expose une
seconde fois au ton de la dominante, c’est la réponse, pendant que la première voix continue son
chemin dans le contre-sujet. La troisième voix entre alors à son tour. La seconde partie de la fugue
est le développement. Après l’exposition, il s’agit là d’une promenade dans les tons voisins
(modulation), au cours de laquelle on peut entendre une ou plusieurs réexpositions totales ou
partielles, ainsi que des divertissements sur le sujet ou le contre-sujet. La troisième partie de la
fugue est la strette. Il s’agit d’une exposition où les entrées successives sont de plus en plus
rapprochées et précipitées, de sorte que sujet et contre-sujet empiètent toujours l’un sur l’autre.
Enfin, la quatrième partie est la conclusion.
20. Cf. F. NIETZSCHE, La Naissance de la Tragédie, trad. G. Bianquis, Paris, 1949, p. 204.
21. Cf. v. 642 et v. 223. Ces « troupes », qui qualifient aussi les Egyptiades, s’opposent au koinon de
la communauté organisée des Pélasges (325-366-369-518). La métaphore de la nuée est utilisée
par Danaos dans le cadre d’une analogie entre les Danaïdes fuyant les Egyptiades et une « nuée de
colombes fuyant des éperviers » (v.223-224). Voir J. DUMORTIER, Les images dans la poésie d’Eschyle,
Paris, (1935), 1975, qui voit dans cette analogie le « leitmotiv visuel » des Suppliantes.
22. V. 9.
23. En parallèle, leur phantasme de complétude rend les Danaïdes coupables de l’hybris de vouloir
s’égaler aux dieux. Car seul le divin peut être dit autosuffisant, là où les hommes ont
nécessairement besoin les uns des autres. Les Danaïdes au contraire, au travers de leurs
invocations incessantes à Zeus, semblent vouloir accéder au statut divin en revivant le destin de
leur ancêtre Io. On pourrait donc tenter une lecture de la psychologie des Danaïdes qui voit dans
leur refus des hommes une volonté démesurée de n’accorder leur amour qu’à un être parfait,
Zeus. Cf. F. ZEITLIN, The Danaid Trilogy of Aeschylus, in Playing the Other, USA, 1996, p. 131-132, sur
le désir de Zeus exprimé à mots voilés par les Danaïdes.
24. Cf. F. ZEITLIN, op. cit., p. 131 : « en suspendant la jeune fille hors du temps et du progrès, la
virginité la soustrait à la vie incarnée (sur terre), et la place entre deux alternatives également
invivables : le monde de l’au-delà, ou le monde de l’en-deçà ».
25. V. 574.
26. V. 582.
27. C’est, selon les propres termes du Roi Pélasgos, à des « amazones, femmes sans hommes et qui
mangent de la chair crue (tas anandrous kreoborous Amazonas) », que les Danaïdes font penser, plus
qu’à de civilisées Argiennes (v. 287).
26

28. Le pouvoir de Danaos s’exprime encore par le qualificatif de pessomenôn, qui fait référence de
façon dérivée au pouvoir du stratège qui « mène le jeu », cf. v. 176-177.
29. « Laquelle de ces divinités dois-je invoquer encore ? » (v. 217), demande ingénument le
choryphée à son père, après que celui-ci ait conduit les Danaïdes devant chaque divinité, comme
des enfants que l’on prend par la main.
30. Danaos règle la conduite de ses filles jusque dans ses moindres détails, en leur dictant
l’apparence qu’elles doivent avoir — c’est lui qui leur conseille de se munir de rameaux de
suppliantes — et jusqu’aux dispositions d’esprit dans lesquelles elles doivent se trouver afin de
susciter la pitié des Pélasges (cf. v. 176-203). C’est encore Danaos qui enjoint ses filles à témoigner
de leur piété envers les dieux locaux, comme si elles ne pouvaient y songer par elles-mêmes. Cf.
F. ZEITLIN, op. cit., p. 144, qui insiste sur le caractère quasiment despotique de l’autorité parentale
de Danaos, que ses filles identifient presque à un dieu et qui ne tolère aucun dialogue avec elles,
leur relation se résumant à des injonctions paternelles auxquelles ses filles se soumettent
aveuglément.
31. Cette « symbiose » a lieu entre le père et ses filles, excluant toute figure maternelle, si ce n’est
sous la forme atténuée de la lointaine ancêtre Io. On remarquera que le mythe des Danaïdes, qui
illustre la difficulté des filles à se séparer du père, a en miroir le mythe de Déméter et de Korè, où
se trouve représentée une relation fusionnelle entre la mère et la fille. Ce n’est donc pas un
hasard si l’une des hypothèses concernant le mythe des Danaïdes était que la trilogie se terminait
sur l’institution de la fête des thesmophories. Les deux mythes représentent le mariage sous la
forme d’un enlèvement et d’un viol, donc, d'une sorte de mort symbolique, rite de passage qui
inaugure le nouveau statut de la fille mariée, qui quitte le foyer de ses parents pour en fonder un
nouveau. A ce sujet, voir F. ZEITLIN, op. cit., p. 164-165.
32. Cf. J. HERINGTON, op. cit., p. 105-107 : « Zeus présente ici deux aspects incompatibles : d’une
part, un dieu prenant son plaisir avec Io, de l’autre, un dieu transcendant et tout-puissant (...) le
second Zeus n’a rien en commun avec le premier (...) Or, ici, les deux aspects sont juxtaposés,
sans commentaire (...) Eschyle est conscient des deux types possibles de Zeus : un ancien dieu
archaïque anthropomorphe, voire theriomorphe et un être séparé, abstrait des lois de la
matière ».
33. V. 301.
34. Cf. v. 17-19 : Les Danaïdes appartiennent ainsi à une race qui « s’honore d’être venue au
monde de la génisse tournoyante au vol du taon sous le toucher et le souffle de Zeus (ex epaphès
kax’epipnoias) » ; v. 45-47 : « sous le souffle de Zeus, sous le toucher qui, naturellement, lui donna
son nom (éphapsei épônumia), s’achevait le temps réservé aux Parques : Io mit au monde
Epaphos » ; v. 574-585 : « sous la violence aux douceurs puissantes de Zeus et sous ses souffles
divins (bia d’hapèmatosthenei kai theiais épipnoiais pauetai), lentement coulent les larmes de la
pudeur douloureuse d’Io. Mais du germe déposé par Zeus, dit un récit qui ne ment pas, elle
enfante un enfant irréprochable, totalement heureux durant un long temps de vie. Aussi la terre
entière le proclame : « ce fils, source de vie, est bien de Zeus en vérité ».
35. Cf. v. 534. C’est cette même idée de la bienveillance divine que l’on retrouve dans deux
exclamations du choeur, l’une qui fait de Zeus un dieu « propice à la cause des femmes » (to pros
gunaikôn epidôn) (v. 531) et l’autre le « Zeus des souffles propices (litt. qui procure un vent
favorable) (ourios Zeus) » (v. 594). C’est donc ici sur le souffle que l’insistance est mise, pour
signifier une bienveillance réservée à la gent féminine. Voir F. ZEITLIN, op. cit., p. 149-150, sur le
souffle de Zeus. L’idée d’une conception due au souffle ne serait pas attestée dans la tradition
grecque de cette époque, mais serait empruntée à la tradition égyptienne. « Souffle » est
l’étymologie du nom d’une divinité égyptienne, Atum, « dont le pouvoir créateur réside dans son
inspiration de la vie » (PLUTARQUE, Numa, 44).
36. v. 392-393 : « ah ! que jamais je ne tombe aux mains du pouvoir des mâles (mè ti pot’oun
genoiman hupokheirios kartesin arsenôn) » et v. 755-756 : « ce ne sont pas ces tridents, ces majestés
27

divines dont la crainte retiendra leurs mains loin de nous, ô père (deisantes hèmôn
kheir'aposkhôntai, pater) ».
37. Cf. v. 312 : « Zeus la touche de sa main (ephaptôr kheiri) et engendre ainsi sa race (phituei gonos)
» ; v. 535 : « toi qui a touché Io (ephaptor’Ious) ».
38. Cf. Prom., v. 846-849.
39. Cf. PLATON, Pol., 271 a-271 c.
40. On remarquera par ailleurs qu’à la génération céleste par le souffle de Zeus, répond la
génération chtonique à partir de la terre mère de la race des Pélasges. Pélasgos rappelle en effet
au vers 250 que son père Palaechton « naquit de la terre ». Comme les Danaïdes, Pélasgos peut
ainsi s’enorgueillir d’appartenir à une race fondée sans recours à la génération sexuée. A ce sujet,
voir F. ZEITLIN, op. cit., p. 158.
41. V. 1051-1052.
42. Cf. F. ZEITLIN, op. cit., p. 151-152, n. 80, qui relève que les termes utilisés pour désigner la
« délivrance » d’Io sont soigneusement choisis pour en évacuer toute connotation sexuelle. Ainsi,
le verbe tiktô et ses dérivés ne sont pas utilisés pour Io, mais seulement les mots apparentés à la
famille de gen-. J’insisterai pour ma part sur le vers 312, déjà cité, où pour décrire l’action
procréatrice du toucher de Zeus, Eschyle utilise, d’une part, le verbe phituei, qui renvoie à la
génération asexuée des plantes, et d’autre part le complément gonos, qui appartient bien à la
famille de gen. Dans le même esprit, on relèvera l’importance du motif de la fécondité du Nil, qui
revient à de nombreuses reprises dans la bouche des Danaïdes, en association avec l’action de
Zeus (cf. Zeus phusizoos). Cf. C. FROIDEFOND, Le mirage égyptien dans la littérature grecque, d’Homère à
Aristote, Aix-en-Provence, 1971, p. 102-105 (81). Cet auteur remarque que les Grecs furent de tous
temps surpris par la fertilité des terres, due à la proximité du Nil, qui pouvait permettre aux
Egyptiens de se passer de l’eau des pluies. J’y vois pour ma part une explication supplémentaire
de l’association de l’action de ce fleuve à celle de Zeus : tout comme la génération par Zeus peut
se passer de la sexualité, donc d’une forme d’interrelation, en étant en quelque sorte
autosuffisante, de même la fertilité des terres du Nil ne suppose pas l’action conjointe de la pluie,
et rend cette terre elle aussi autosuffisante. Néanmoins, le motif du Nil est lui aussi placé sous le
signe de l’ambivalence, car les Danaïdes s’y réfèrent aussi en association à la fertilité humaine
qu’elles rejettent (cf. v. 854-857 : « non, je ne veux plus revoir les eaux fécondantes qui chez les
hommes font naître et se multiplier un sang porteur de vie »). Cf. C. FROIDEFOND, op. cit., p. 81 et
F. ZEITLIN, op. cit., p. 150-151.
43. V. 1063-1068.
44. Cf. v. 191-196, où Danaos enjoint à ses filles d’adopter cette posture. Voir aussi J. GOULD,
Hiketeia, in Journal of Hellenic Studies, 93, 1973, p. 74-103, pour plus de renseignements sur le rituel
de la supplication chez les Grecs, ainsi que S. KLIMIS, Le pardon et la supplication : lecture croisée de
deux paradigmes pour la constitution d’un éthos européen, à paraître dans les Actes du Congrès Les
origines théologico-politiques de l'humanisme européen, Bruxelles, 2000. Sur l’enlacement des genoux
de celui dont on implore la protection, voir R.B. ONIANS, « les genoux », Les origines de la pensée
européenne, Paris, (1951), 1999 pour la traduction française, p. 215-229.
45. Comme manifestation du « Zeus bienveillant et suppliant », on relèvera ainsi au cours de la
pièce les épithètes de « Zeus sauveur (sôtèr) qui garde les foyers des justes » (v. 37-28), ainsi que la
définition de Zeus comme étant « celui qui d’en haut tout regarde, le protecteur des mortels
douloureux qui, aux genoux de leurs frères, n’obtiennent pas le droit que la loi leur donne. Le
courroux de Zeus suppliant attend tous ceux qui restent insensibles aux plaintes de qui souffre »
(v. 381-386). L’idée de justice de ce dieu bienveillant se précise alors dans la description qui le
montre comme étant celui « qui fait pencher la balance tantôt d’un côté, tantôt de l’autre
(eterorrepès), qui attribue à bon droit des sorts injustes aux méchants et des sorts saints aux
justes » (v. 402-403), et culmine dans l’affirmation selon laquelle « le règne de Zeus est celui de la
justice » (v. 437). L’autorité de justice de Zeus est ainsi telle que rien ne peut s’accomplir en
28

dehors de sa volonté : « le fléau de la balance, toi seul le tiens : est-il donc rien chez les mortels
qui se puisse accomplir sans toi ? » (v. 822-824). Enfin, l’étape finale de cette description de Zeus
est celle qui affirme sa puissance incontestée : « Seigneur des seigneurs (anax anaktôr),
bienheureux parmi les bienheureux (makarôn makartate), puissance souveraine entre les
puissances (teleôn teleiotaton kratos) » (v. 524-526). Ou encore les vers 592-599 : « aucun pouvoir ne
siège au-dessus du sien. Sa loi n’obéit pas à une loi plus forte. Nul ne trône plus haut que lui qu’il
doive adorer d’en bas. Aussi prompt que le mot, l’acte est à ses ordres pour achever sur l’heure ce
que lui propose le conseil de ses pensers ». Le caractère quasi abstrait de la divinité est souligné
par une remarque de F. ZEITLIN, op. cit., p. 147, qui note avec justesse que, « contrairement aux
autres pièces d’Eschyle, la généalogie de Zeus n’est ici jamais mentionnée. Il n’a pas de
patronyme, et dès lors pas d’histoire en devenir, pas de dimension temporelle. Il est fixé pour
toujours dans le temps (574) tout comme il se tient sans bouger sur son trône de pouvoir
(101-103, 595-596). C’est plutôt Io qui bouge de façon dynamique dans l’espace et dans le temps,
comme les Suppliantes qui prétendent suivre ses traces ». J’insisterai pour ma part sur ce passage
d’une généalogie antérieure à Zeus, à une généalogie qui lui est postérieure, Zeus constituant soit
le point d’aboutissement, soit le point de départ de la généalogie. Cette nouvelle généalogie
« descendante » nous signale ainsi qu’Eschyle traite d’une autre dimension du réel. Une fois que
le monde divin semble organisé et hiérarchisé, grâce au pouvoir de Zeus fermement assis, il
convient de s’attaquer à la question de la légitimation du pouvoir chez les humains.
46. V. 251-253.
47. V. 251.
48. V. 255 et 259.
49. V. 364-369 : « vous n’êtes pas assises à mon foyer : si la souillure est pour Argos, pour la cité
entière, que le peuple entier s’occupe d’en découvrir le remède. Pour moi, je ne saurais te faire de
promesse, avant d’avoir communiqué le fait à tous les Argiens ».
50. V. 370-375.
51. V. 348-349.
52. Cf. L. CANFORA, op. cit., p. 195-203, pour un autre type d'interprétation en termes strictement
politiques du rôle d’Argos dans les Suppliantes. L’auteur, se référant à la situation politique
contemporaine d’Eschyle note, p. 195, que « Argos-l'adversaire démocratique de Sparte dans le
Péloponnèse, l’alliée “naturelle” d’Athènes dans la stratégie de Thémistocle et plus tard de
Périclès — a une place spéciale dans la dramaturgie d’Eschyle, comme dans l’action politique de
Thémistocle. (...) Les Suppliantes entonnent un véritable hymne à Argos et à sa démocratie
hospitalière aux exilés ». L’auteur rapporte la situation des Suppliantes au cas de Thémistocle,
ostracisé d’Athènes et ayant trouvé refuge à Argos. Cf. p. 197 : « un historien, Cavaignac, avait
remarqué, dans un essai de 1921, que la situation des Danaïdes, réfugiées et suppliantes à Argos,
semblait analogue à celle de Thémistocle, réfugié à Argos après son ostracisme (471/470
environ) : il avait donc proposé de dater les Suppliantes après 470-471, mais sa voix était restée
isolée. Or, la nouvelle datation tirée du papyrus a confirmé l’intuition de Cavaignac, reprise et
approfondie quarante ans plus tard par l’historien anglais William Forrest. Elle permet de
déchiffrer les allusions politiques insistantes présentes dans les Suppliantes, et tire de ces
allusions désormais mieux compréhensibles une confirmation non négligeable ». Cette nouvelle
datation situe les Suppliantes à un moment crucial de la vie politique athénienne, entre la
condamnation par contumace pour « haute trahison » de Thémistocle, réfugié à Argos et
désormais traqué par des sicaires Spartiates et athéniens, et la réforme d’Ephialte lancée l’année
suivant la représentation des Suppliantes, en 462-1 (cf. p. 200 : cette réforme consistait justement
à ôter à l’aréopage une série de compétences qu’il avait accumulées, et à les restituer au conseil
des cinq cents et à l’assemblée). Cela éclaire deux thèmes dominants de la tragédie : l’accent mis
sur la nécessité de voir l’assemblée populaire décider également des choix délicats de politique
étrangère et l’exaltation d’Argos, terre hospitalière aux exilés injustement traqués et en danger
29

de mort. L’auteur est conscient du fait que cette mise en rapport avec des événements de
l’histoire contemporaine est une démarche délicate, mais il considère qu’ils expliqueraient
« l’insistance — sans le moindre rapport avec le mythe de Danaos et de ses filles — sur le
fonctionnement de l’assemblée populaire et sur le champ et le mode d’application de la
souveraineté populaire ». Sur ce rapprochement entre le cas des Danaïdes et celui de
Thémistocle, voir aussi A.J. PODLECKI, The Political Background of Aeschylean Tragedy, 1966, p. 52-57.
53. V. 483-485.
54. V. 486-489.
55. V. 379-380 : « l’angoisse me prend le cœur : dois-je agir ou ne pas agir ? Dois-je tenter le
destin ? »
56. V. 438-442.
57. V. 407 et 417.
58. V. 472-473.
59. V. 402-406.
60. Citons un autre exemple, moins dramatique, qui illustre leur incapacité à assumer un choix.
Lorsque Pélasgos offre son hospitalité aux Danaïdes, il leur donne la possibilité de cohabiter avec
des autochtones, ou d’habiter dans des appartements séparés : « choisissez — vous êtres libres —
ce qui vous paraîtra le plus avantageux et le plus agréable » (v. 962-963). Mais les Danaïdes sont
incapables de choisir par elles-mêmes, et s’en remettent une fois de plus au jugement de leur
père : « d’un cœur jusqu’ici plein de bonne volonté, renvoie-nous notre père en qui l’on peut
avoir confiance, qui pense et qui veut pour nous (pronoon kai boularchon). Car c’est sa prudence qui
nous dictera s’il faut habiter ces maisons et si ce lieu est adéquat » (v. 966-970).
61. V. 605-624.
62. Cf. L. CANFORA, op. cit., p. 201.
63. Ibidem.
64. Ibidem.
65. Ibidem.
66. Cf. v. 392-393 ; 755-756.
67. Cf. v. 195, où Danaos enjoint ses filles à tenir leurs rameaux de suppliantes de la main gauche.
68. Cf. v. 381-386, ces mots du chœur à Pélasgos : « regarde vers celui qui d’en haut tout regarde,
le protecteur des mortels douloureux qui, aux genoux de leurs frères (oi tois pelas prosèmenoi.
Trad. littérale : « qui annoncent par des signes leur demande auprès d’autrui »), n’obtiennent pas
le droit que la loi leur donne. Songes-y : le courroux de Zeus suppliant attend tous ceux qui
restent insensibles aux plaintes de qui souffre ».
69. V. 507. Mazon traduit différemment en sous-entendant les rameaux comme complément
d’objet de leipô : « je les laisse à la garde de ta main et de ton discours ».
70. V. 24-30.
71. Voir dans le même esprit, C. HERRENSCHMIDT, L’orient ancien et nous. L’écriture, la raison, les
dieux, ouvrage collectif en collaboration avec J. BOTTERO et J.P. VERNANT, Paris, 1998, p. 178 :
« Chez Démocrite, (B 18), lepneuma sacré semble circuler verticalement, du divin vers l’homme
qu’un dieu inspire : « ce qu’un poète écrit sous le coup du transport divin et du souffle sacré est
tout à fait beau ». Avec Sophocle au contraire (Œdipe à Colone, 607-613), il est d’entre les hommes,
horizontal : « ô très cher fils d’Egée, aux dieux seuls n’adviennent ni la vieillesse ni la mort ; tout
le reste subit le temps tout-puissant. La force de la terre s’épuise comme celle du corps. La
confiance se meurt, le soupçon grandit, et ce n’est plus le même souffle (pneuma) qui toujours va
entre les hommes en relation d’amitié, non plus que d’une cité à une autre ». Il s’agit là d’autre
chose que de l’air pulmonaire : les hommes en relation d’amitié sont les citoyens et le pneuma
réfère au souffle, à l’esprit qui règne dans leurs relations, comme dans les relations entre cités.
Sophocle écrivit cette tragédie peu avant sa mort, survenue en 405 ; Œdipe à Colorie, qui fut
représentée en 401, constitue un hymne à Athènes, tout autant qu’une malédiction à l’encontre
30

des ennemis de la cité. Le soupçon, le souffle de la discorde n'y figurent pas une métaphore
poétique, car il s’agit de la guerre toute proche. Entre 405 et 401 avant notre ère à Athènes, on a
compris pneuma comme signifiant « l’esprit dans les relations entre citoyens et entre cités ».
72. V. 922 : « les dieux du Nil sont ceux que j’adore ».
73. V. 935-937.
74. On remarquera d’ailleurs que ce parallèle se prolonge dans le fait que le représentant des
Egyptiades est un hérault anonyme, tout comme le sont les Danaïdes. De même, les Egyptiades
nous sont désignés comme les « enfants d’Egyptos », et ne seront jamais nommés avec plus de
précision par la suite.
75. V. 386-391 : « si les fils d’Egyptos ont pouvoir sur toi, de par la loi de ton pays, dès lors qu’ils
se déclarent tes plus proches parents, qui pourrait s’opposer à eux ? Il te faut à toi, plaider que les
lois de chez vous ne leur donnent pas sur toi de tutelle ».
76. V. 390-391. Cf. J.P. VERNANT, op. cit., p. 31 : « dans la bouche du roi Pélasgos, kratos associé à
kurios désigne une autorité légitime, la mainmise qu’exerce à bon droit le tuteur sur qui dépend
juridiquement de son pouvoir ; dans la bouche des Danaïdes, le même mot, attiré dans le champ
sémantique de bia, désigne la force brutale, la contrainte de la violence dans son aspect le plus
opposé à la justice et au droit ».
77. V. 727-729.
78. F. PICCO, La tragédie grecque. La scène et le tribunal, Paris, 1999, p. 56.
79. Ibidem. Voir aussi A.R.W. HARRISON, The Law of Athens, Oxford, 1968, p. 9-12.
80. Cf. A.R.W. HARRISON, op. cit., p. 210-214.
81. Cf. F. PICCO, op. cit., p. 70.
82. V. 315. Cf. J.P. VERNANT, op. cit., p. 31, qui relève l’importance du terme rhusios (mais pas de
ephaptôr) au vers 315 pour faire voir la tension entre deux conceptions du pouvoir, celle qui est
dominée par la violence, et celle qui est régie par la persuasion : « le mot rhusios signifie à la fois
et contradictoirement : la violence brutale d’une saisie, la suave douceur d’une délivrance. Cet
effet d’ambiguïté n’est pas gratuit. Voulu par le poète, il nous introduit au cœur d’une œuvre
dont un des thèmes majeurs consiste précisément dans une interrogation sur la nature véritable
du kratos. Qu’est l’autorité, celle de l’homme sur la femme, du mari sur l’épouse, du chef d’état
sur ses concitoyens, de la cité sur l’étranger et le métèque, des dieux sur les mortels ? (...) Le jeu
de mots auquel se prête un vocabulaire en principe aussi précis que celui du droit permet
d’exprimer sur le mode de l’énigme le caractère problématique des fondements du pouvoir
exercé sur autrui ».
83. On soulignera que l’une des hypothèses concernant la suite de la trilogie, était que Danaos
prenait le pouvoir à Argos, suite à la mort de Pélasgos, et s’y comportait en tyran. Ainsi,
l’analogie entre le pouvoir autocratique du père et le souverain n’en était plus une, et permettait
d’illustrer la forme extrême de régime politique qu’est le despotisme absolu. Cf. WINNINGTON-
INGRAM, op. cit., p. 142, n. 9, et F. ZEITLIN, op. cit., p. 145-146.
84. Il n’est donc pas exclu de penser que la dernière pièce de la trilogie se terminait par le procès
soit de Danaos, soit d’Hypermestre, qui montrait un peuple Argien ayant acquis un degré de
maturation plus poussé, et qui rendrait un jugement « idéal », fruit de la seule délibération. Cf.
WINNINGTON-INGRAM, op. cit., p. 69, qui relève une série de notations par rapport au vote de
l’assemblée, qui préparent selon lui la suite de la trilogie, où le peuple devait sans doute se
prononcer sur le sort de Danaos. Par exemple, le fait que Danaos insiste sur le fait que lui et ses
filles sont en exil, mais pas pour avoir été condamnés pour meurtre (5-7), annoncerait le fait que
leur chef d’accusation, dans le second jugement, sera précisément d’avoir assassiné les
Egyptiades.
85. V. 523.
86. V. 941.
87. V. 1039-1041.
31

88. On rappellera que, dans le chant des servantes, « Harmonie aussi a sa part du lot
d’Aphrodite » (cf. v. 1042-1043).

AUTEUR
SOPHIE KLIMIS
Chargée de recherches du F.N.R.S., Université Libre de Bruxelles
32

Vérité du tribunal et/ou tribunal de


la vérité : le rôle de la langue
juridique dans la fiction
platonicienne. L'exemple de l'
Apologie de Socrate
Francesco Gregorio

I. Introduction
1 Il me semble tout d'abord nécessaire de dire quelques mots sur mon titre qui peut-être
aura eu l'heur d'agacer le lecteur. Ce dont je puis l'assurer, c'est que si j'ai eu recours à
cette forme « x de y et/ou y de x » ce n'est pas pour payer un tribut à une mode qui aime
bien faire danser les signifiants sur fond de kénôse ontologique. C'est uniquement parce
que je suis convaincu qu'il décrit adéquatement l'objet de ma recherche, laquelle aimerait
soutenir la thèse que l’Apologie de Socrate, œuvre de jeunesse de Platon, est un chef-
d’œuvre philosophique de composition littéraire. Une des manières d'élucider cette
qualité littéraire est de suivre les opérations que Platon fait subir au logos juridique,
c'est-à-dire au genre de la rhétorique judiciaire, au service de ce que j'appellerai une
logopédie philosophique.
2 Conformément à la doctrine platonicienne qui tient que le chemin le plus long est
préférable aux raccourcis escarpés que la pensée est souvent tentée de prendre, je poserai
en plusieurs mouvements les jalons de mon développement. Ainsi, après quelques
remarques préliminaires portant sur le droit et la littérature vus à partir du problème
philosophique de l'écriture platonicienne, je proposerai une analyse du prologue de l'
Apologie, suivi d'une enquête sur la pratique juridique et philosophique de la réfutation (
élenchos) telle que l'on peut la suivre dans notre texte. Je terminerai en esquissant une
généralisation sur la valeur discursive de l'écriture platonicienne afin d'élucider la
manière dont le droit et la littérature sont saisis par l'écriture de la philosophie.
33

3 Comment aborder le binôme droit et littérature dans l'œuvre de Platon ? Il serait bien sûr
tentant d'entrer directement en matière, c’est-à-dire de façon frontale, en allant chercher
dans le corpus platonicien les éléments et les relations tissant une dialectique entre l'un
et l'autre. Cette étude est probablement à faire, mais ce n'est pas la voie qui est suivie
dans les pages qui vont suivre. J'ai choisi de partir en amont, de l'idée selon laquelle non
seulement le droit, mais aussi la littérature ainsi que la philosophie utilisent un système
linguistique, une langue naturelle qui s'écrit. C'est cet operari de l'écriture platonicienne
et sa thématisation philosophique que les analyses qui suivent essayeront d'élucider. Je
prendrai comme point de départ de mes réflexions deux citations de Platon, une
concernant la loi et l'autre l'écrit. Dans son dialogue Le Politique, Platon, à la recherche de
la science du politique, tient qu'il faut préférer, l'homme royal doué de prudence au
gouvernement de la loi1. Cette remarque, forte et très discutable non seulement pour
nous mais aussi et peut-être surtout pour les Grecs eux-mêmes, appelle une justification.
Pourquoi préférer l'homme royal au régime de lois ? Voici le passage en question :
« Jamais la loi ne pourra, en embrassant exactement ce qui est le meilleur et le plus juste
pour tous, ordonner ce qui est le plus parfait, car les dissimilitudes et des hommes et des
actes et le fait que presque aucune chose humaine n'est jamais en repos ne permettent
d'énoncer rien d'absolu et allant pour tous les cas et pour tous les temps dans aucune
matière et pour aucune science. (...) Or, nous voyons que c'est à cela même que la loi veut
parvenir, c'est-à-dire énoncer des absolus valant pour tous et pour tous les cas, comme un
homme arrogant et ignare qui ne permettrait à personne de rien faire contre ses ordres ni
de lui poser des questions, ni même, si quelque chose de nouveau survenait, de faire
mieux que ce que postule la loi en dehors de ses prescriptions » (Politique, 294 a-b).
4 Ce passage énonce pour la première fois l'opposition entre l'universel abstrait et le
concret, entre la règle de droit et le matériau du droit. Ce qui me retient ici, c'est la belle
comparaison que Platon utilise. La loi est comme un homme arrogant et ignare (anthrôpon
authadè kai amathê) lequel, quoiqu'on lui dise, répète toujours la même chose. Pour Platon,
le logos juridique est borné. Enfermé dans le cercle du même, il est incapable d'entrer en
matière, de composer. Il ne peut rendre compte de la minutie des cas individuels (
leptourgein) mais propose des principes généraux. Bien sûr, Platon affinera cette analyse
et dira que la loi est la moins pire des solutions en l'absence du roi véritable qui seul
saurait avec sa prudence (meta phronêseôs) dire le droit. Retenons simplement à ce stade
que, selon Platon, la loi est comme un disque rayé2.
5 Si la loi souffre de cette déficience, c'est en raison de son support écrit. C'est donc le
statut de l'écriture chez Platon qu’il faut interroger pour avoir le fin mot de cette affaire.
Sur ce point les difficultés s'accumulent car nous trouvons dans le corpus platonicien une
théorie du refus de l'écriture qui met en évidence son incapacité foncière à élaborer,
transmettre et conserver le savoir. Pourtant, le corpus est là et c'est même, parmi les
œuvres philosophiques de l'antiquité, un des rares à avoir été transmis intégralement par
la tradition. Cumulant les qualités philosophiques et littéraires, les dialogues de Platon
défient les interprètes qui ne font que redoubler une ambiguïté qui est déjà présente à la
source de la pensée platonicienne, laquelle assigne une place non univoque au travail de
l'écriture3. Nous trouvons ainsi dans le dialogue Phèdre une critique de l'écrit tenu pour
incapable des prestations du discours vivant : « (...) Celui qui se figure avoir laissé derrière
lui, en des caractères écrits, les règles d'un art et celui qui, de son côté, recueille ces
règles, en croyant que, de caractères d'écritures, sortira du certain et du solide, ces gens-
là sont tout remplis de naïveté (...). Et il en va de même pour les discours. On pourrait
34

croire qu'ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais si on les interroge, parce
qu'on souhaite comprendre ce qu'ils disent, c'est une seule chose qu'ils se contentent de
signifier, toujours la même » (Phèdre, 275 b sq.).
6 Là aussi le discours écrit est frappé d'une déficience, il est destiné à répéter toujours la
même chose. Si on l'interroge, il répète toujours la même chose. On peut donc généraliser
le résultat obtenu plus haut en disant que pour Platon tout discours écrit, tout livre est un
idiot social. Si la loi en particulier et l'écriture en général sont bornées, les conséquences
politiques de cette tare propre à la technologie de l'écriture sont importantes. Platon,
tout comme son rival en paideia Isocrate, veut influencer la politique de son temps. Il tire
les leçons de l'échec politique d'Isocrate qui n'a point réussi à influencer la politique de
l'agora avec ses discours élaborés selon l'art de Gorgias, le sophiste qui a inventé la prose
d'art4. Si le logos écrit est borné, il faut que Platon élabore un logos ayant la force que lui
attribuait Gorgias tout en évitant l'échec d'Isocrate. Bref, nous recherchons une logopédie,
un logos qui éduque, élève et dont on puisse se débarrasser une fois arrivé, tout comme
on se débarrasse de l'échelle une fois parvenu en haut de la tour. Cette logopédie, Platon
va la trouver dans la forme dialogique.
7 La question de la valeur cognitive de la forme d'exposition dialogique utilisée par Platon
dans son œuvre est une vexata quaestio qui divise aujourd'hui encore les interprètes5. Sans
entrer dans ce champ polémique, remarquons simplement que la forme du dialogue
platonicien a lui aussi été victime des interprétations réductrices, qui ont essayé d'isoler
le contenu strictement philosophique des dialogues. Une fois que l'on accepte l'intention
réductrice, il faut affronter le problème de sa mise en œuvre. On ne peut alors éviter de se
poser la question de savoir quelle est la partie du dialogue que l'on va laisser de côté pour
constituer un domaine d'objet d'analyse. Sur ce point, la majeure partie des philosophes
ne se pose pas trop de questions : appliquant un schème binaire qu'ils laissent interrogé,
ils tracent une ligne de démarcation entre l'essentiel et l'accessoire, entre ce qui relève de
la philosophie et ce qui relève de la littérature. Cette réduction philosophique, qui ne veut
garder que l'aspect conceptuel, voire parfois même que l'ombre de la structure logique
des dialogues, commence enfin à perdre de sa vigueur6.
8 Au grand désespoir des philosophes, il n'y a pas de langue philosophique, mais
uniquement un usage philosophique de la langue naturelle. De même, il n'y a pas de
langue littéraire, mais uniquement un usage littéraire de la langue naturelle. Elucider les
modalités de ces usages dans le texte platonicien, cela signifie entrer dans l'atelier du
philosophe, regarder par-dessus son épaule pour retracer, autant que faire se peut, le
geste créateur.
9 Chez Platon, la philosophie en tant que travail autoréflexif de la pensée et la littérature
en tant que travail sur le matériau langagier marchent main dans la main, et les analyses
fondées sur un schéma dualiste (forme/fond, écrit/oral, esprit/lettre, essentiel/
accidentel) qui hantent une bonne partie de la recherche platonicienne finissent par
dissoudre le sel de leur objet, en ne gardant que des structures discriminant l'essentiel de
l'accessoire7. L'analyse du travail que Platon fait sur la rhétorique judiciaire dans l'
Apologie de Socrate voudrait apporter des éléments en faveur de la thèse qui tient que,
même dans ce texte réputé moins significatif, Platon met en évidence ses talents
d'écrivain philosophe et crée une valeur discursive qui se perfectionnera au cours des
dialogues.
10 Le cas de l’Apologie de Socrate est exemplaire de ce que j'appelle la logopédie
platonicienne. En effet, une fois libéré des modèles réducteurs qui voyaient en ce texte
35

soit un document historique, soit une falsification par rapport au Socrate historique dont
on cherchait naïvement à mesurer l'ampleur, on peut s'interroger sur les qualités
philosophiques et littéraires. Je me propose ainsi d'examiner quel usage Platon fait de la
langue juridique dans l'apologie qu'il a écrite en mémoire de son maître. Avant d'entrer
en matière sur ce point, il faut encore très brièvement situer le texte selon deux axes :
l'axe juridique qui renvoie à la rhétorique judiciaire et l'axe littéraire qui renvoie au
genre du dialogue socratique. Commençons par ce second point.
11 Quand Platon entreprend d'écrire l'Apologie de Socrate, il ne fait de prime abord
qu'apporter une pièce de plus à un genre littéraire très courant à son époque. Le genre
des dialogues socratiques était en effet très répandu comme genre populaire au sein de la
mouvance des penseurs qui se revendiquaient de près ou de loin de l'exemple de Socrate.
Entreprendre d'écrire une défense de Socrate revenait pour Platon à intervenir dans un
carrefour où se croisaient non seulement la langue juridique mais aussi le genre littéraire
des sôkratikoi logoi. Cette littérature socratique va produire des images de Socrate dont les
jeux (classiques au sein d'un genre littéraire, pensons aux motifs communs des auteurs
tragiques, qui fonctionnent un peu comme une algèbre de l’action humaine) tournent
essentiellement autour des imitations et des variations sur un sujet imposé. Des auteurs
comme Antisthène, Phédon, Euclide, Aristippe, Eschine et Xénophon ont rédigé des
dialogues socratiques. Tous ces auteurs s'attachent à élaborer un portrait et une défense
de Socrate entraînant un effet logologique selon lequel l'effet littéraire de l'image de
Socrate vient recouvrir le Socrate historique8. Alors que nous avons perdu presque toute
trace de cette littérature florissante, nous avons conservé le texte de Platon, et il y a fort à
parier que les qualités littéraires de ce dernier ne sont pas en reste pour expliquer cette
survie dans notre tradition.
12 Quelques mots sur le second point, la rhétorique judiciaire. Dans son opuscule sur la
rhétorique antique, Roland Barthes a judicieusement fait remarquer que ce métalangage
qu'est la rhétorique est né, dans notre tradition, non pas d'une réflexion qui relèverait de
la poésie, mais plus pragmatiquement des procès pour expropriation foncière9.Puis
viendra Gorgias qui donnera une assise théorique à l'institution de la Kunstprosa, soit un
style poétique en prose, dérobant la parole poétique de sa puissance thaumaturgique.
Dans son Eloge d'Hélène, Gorgias tient que la parole est un grand seigneur (dunastês mégas)
lequel, au moyen du corps le plus petit et le plus invisible, accomplit les actes les plus
divins10.Une fois cette énergie libérée, il suffit de la canaliser, ce que feront
admirablement bien, entre autres, les orateurs attiques. Mais la rencontre explicite et
thématisée entre la rhétorique judiciaire et les exigences de la philosophie se fait dans
notre texte, l'Apologie de Socrate, vers lequel nous devons maintenant nous tourner.

II. Le prologue de l'Apologie : les bouches de la vérité


13 La trame dramatique est bien connue, peut-être même trop bien connue, ce qui nous
empêche de la voir. Nous sommes à Athènes, en 399 av. J.-C., un homme est condamné à
mort au terme d'un procès public. Socrate, cet homme exemplaire, à qui l'on reproche de
corrompre la jeunesse et d'introduire de nouveaux dieux dans la cité, revendique les
droits d'une philosophie de l'homme (philosophia anthrôpinê). Accusé par Mélétos, Anytos
et Lycon, c'est Mélétos qui mène l'accusation. Socrate fait sa propre apologie, mais échoue
à convaincre les juges. Sereinement, il accepte le verdict et se prépare à boire le ciguë.
36

14 Je donnerai quelques indications sur les articulations principales du plan de l'Apologie afin
que le lecteur puisse se repérer. Le texte est construit en trois mouvements, en trois
discours que Socrate adresse à ses juges. Le premier discours est le plus long et a pour
objet la culpabilité de Socrate. Après le prologue, Socrate donne un plan du
développement qu'il s'apprête à suivre avant de réfuter d'abord ses anciens puis ses
nouveaux accusateurs, notamment Mélétos à qui il fait subir un interrogatoire (erôtêsis).
Suit une digression portant sur le mode de vie de Socrate, comparé à l'idéal de vie urbain
d’un citoyen athénien. Le second discours porte sur l'établissement de la peine. Reconnu
coupable à une courte majorité, Socrate propose, comme la loi le lui autorise, une peine :
il revendique d'être nourri aux frais de la cité comme les vainqueurs aux jeux olympiques.
Le troisième mouvement n'est pas un discours, mais plutôt une coda dans laquelle Socrate
s'adresse d'abord aux « juges »11 qui l'ont condamné, puis aux juges qui ont voté pour son
acquittement.
15 Il semble ainsi que l'Apologie de Socrate soit une chose sérieuse, sanctifiée par le pathos
juridique qui émane de la défense d'un homme qui met ses principes de vie au-dessus de
sa propre vie, pour la plus grande gloire de la vérité. En un sens, au niveau du résultat,
Platon a gagné. Sa tentative de glorification héroïque de Socrate a façonné une figure qui
est devenue comme l'étalon mesure du philosophe qui accorde sa pensée et son action à
leurs conséquences.
16 Cette dimension est bien sûr présente dans notre texte et je ne veux pas la nier. Je crois
cependant que si l'on se tient uniquement à cette dimension sérieuse, à ce que Platon
appelle la spoudê, on s'expose à une simplification de la valeur discursive platonicienne.
En effet, cette perspective univoque entraîne le développement de schèmes de lecture
binaires, où l'on sait d'avance qui est le vainqueur, de quel côté se trouve la vérité — il ne
reste alors plus qu'à dessiner les contrastes, à opposer les vains accusateurs et le
philosophe. Ici, les deux figures de la vérité, la vérité du tribunal et le tribunal de la
vérité, s’opposent en un duel où la valence axiologique a toujours déjà été tranchée en
faveur de la seconde.
17 Pour ma part, je crois qu'une analyse de la valeur discursive de notre texte permet de
dégager une lecture plus affine des intentions de Platon. On sait en effet l'importance du
jeu, de la paidia chez Platon. Socrate lui-même aime à se moquer des rhéteurs comme on
le voit dans le Ménéxène (235 c 6). Or, si l'on porte l'attention à cette dimension du jeu, il
est possible de mettre en évidence le processus de médiation, avec son cortège
d’ambivalences, d'ambiguïtés, de double voire de triple sens des énoncés.
18 On m'objectera que cet usage ludique du discours est justement l'apanage de la
sophistique qui ferait de la paidia une affaire sérieuse, professionnelle alors que la
connaissance philosophique prendrait les choses sérieuses au sérieux. Cette vision des
choses est trop univoque et beaucoup trop statique pour rendre compte de la qualité
littéraire et philosophique du geste platonicien, pour lequel le caractère de jeu appartient
aux activités de connaissance. On le voit bien dans le Protagoras, où le Sophiste, maître des
discours terrassants et des antilogies, voit son propre discours terrassé.
19 J'aimerais ainsi proposer une analyse du prologue de l'Apologie de Socrate en essayant de
mettre en évidence cette dimension ludique12, cette paidia du logos. L'ouverture de l'
Apologie de Socrate est admirablement travaillée. Voici le début de notre texte : « Quelles
impressions ont pu, Athéniens, produire sur vous mes accusateurs, je l'ignore (ouk oîda).
Toujours est-il que, à moi personnellement, ils m'ont fait, ou peu s'en faut, oublier que je
37

suis moi-même, tant était persuasif leur langage ! Ils n'ont pourtant pas dit, à bien parler,
un seul mot qui fût vrai ; mais ce qui, chez eux, m'a surpris au plus haut point, dans cette
foule de faussetés, c'est spécialement la recommandation qu'ils vous faisaient, de prendre
bien garde de ne pas vous laisser abuser par moi, sous prétexte que j'ai un grand talent de
parole ! Pour ne pas rougir en effet de s'attendre à recevoir de moi, sur l'heure, un
démenti flagrant une fois qu'il sera avéré que je ne possède pas le moindre talent de
parole (deinos légein) » (Apologie, 17 a).
20 Le texte de l’apologie commence par un long silence, un silence dikastique (relatif aux
juges), un moment critique dans l’arène du tribunal : les 500 juges tournent leur regard
vers l’accusé. Une part du spectacle s’est déjà déroulée, dont le lecteur a été privé. Il ne lui
reste qu’à imaginer, dans le blanc qui précède le texte, dans le silence typographique, les
flots de paroles orchestrés par les accusateurs, ces hommes qui auront mobilisé toutes les
ressources de l’art prodigieux de la parole pour confondre Socrate. Ce silence appelle une
réponse, une apologie dont l’enjeu est de taille. Il y va de la vie de ce vieillard. Reprenons :
Socrate, âgé de 70 ans, pour la première fois se trouve au milieu, dans le tribunal (17 d
2-3). Ce silence, cette arène probablement l’embarrassent. Le lieu de son occupation (
epitêdeuma), c’est le brouhaha de la vie quotidienne, de l’agora où les paroles s’échangent
librement au fil des étals sans ordre ni règles (en agorà epì tôn trapêzôn, 17 c 9). L’homme
des marges se retrouve maintenant au milieu, un lieu où les topoi, les figures de parole et
de pensée (schêma tes lexeôs) règnent en maîtres du comportement verbal. En un sens tout
est déjà dit, le scénario de l’apologie est coulé dans les codifications des registres du
discours juridique et Socrate n’a plus qu’à entrer dans ce rôle en prenant le masque de
l'acteur (hupokritês)13.
21 A l’origine de ce scénario, il y a la rhétorique, cette pratique discursive qui est à la fois
une pratique technique, morale et sociale. En effet, la rhétorique est un art de la
persuasion qui vise à convaincre l’auditeur d’un discours, une morale en tant que manuel
de recettes à finalité pratique et un code de prescriptions morales dont l’objectif est de
surveiller les écarts de langage et de permettre à la classe dirigeante de s’assurer la
propriété de la parole, car le langage est un pouvoir. Conformément au canon des
techniques du discours judiciaire, un filet a déjà été jeté sur Socrate. Son discours, avant
qu’il n’ait prononcé une seule parole, s’est vu disqualifié par les arguments des
accusateurs qui décrivent Socrate comme un maître habile du discours (deinos legein). Que
dire ? Comment parler ? Nous sommes toujours dans ce silence qui précède la première
phrase du texte, mais peut-être avons-nous avancé d’un pas. Ce que nous avons sous les
yeux n’est pas la simple moitié du spectacle mais il s’agit bien plutôt d’une défense qui
reprend à nouveaux frais l’ensemble du procès. L’accusation s’y trouve inscrite. Plus
qu'une réponse, je lis dans l'Apologie de Socrate une question, un questionnement portant
sur la réponse des autres, de l’accusation. L'opposition n'est pas frontale mais prendra au
contraire plusieurs formes comme autant de médiations.
22 Il y a là un glissement, une légère dissymétrie en laquelle le texte va se ficher comme un
coin. Au niveau d’une analyse discursive, l'Apologie de Socrate est l’histoire d’une
réappropriation. L’univers de la rhétorique judiciaire est soumis à un travail de
transformation et de resémantisation conceptuelles. La valeur discursive de notre texte
est le résultat de ce travail-là. Nous savons que Platon, dans le Phèdre, s’attache à
distinguer une rhétorique de droit d’une rhétorique de fait, une rhétorique sophistique et
une rhétorique philosophique. Dans ce cas, on pourrait alors être porté à penser que les
choses sont claires, qu’il n’y aurait qu’à appliquer une telle distinction à notre texte, en
38

précisant tout au plus qu’il s’agit d’une archéologie de cette distinction que Platon
développera plus tard. Je crois que cette démarche ne rend pas suffisamment justice au
texte. Les choses sont plus élaborées. Si, au niveau du résultat, il en va bien de la
distinction inaugurale et matricielle entre rhétorique et philosophie, entre vérité et
vraisemblance, au niveau de la dynamique, du processus, nous avons affaire à la situation
suivante :
1. (pratique des) accusateurs et leur vision de Socrate
2. (pratique de) Socrate et sa vision des accusateurs.

23 En d’autres termes, chaque partie construit l’image de l’autre, l’enserre dans des
qualifications afin de le disqualifier. Socrate doit à la fois rendre compte et raison de
l’image jetée sur lui sous la forme des calomnies (diabolai), de l’image de soi-même et de sa
vision des accusateurs. Il dispose pour ce faire d’un adversaire et d’un allié. L’ennemi est
de taille : il s’agit du temps qui, pour Socrate, est à la fois trop long et trop court. Trop
long quant aux diabolai qui remontent au moins à un quart de siècle en arrière, en 423,
date des Nuées. La comédie d’Aristophane a construit un spectre de Socrate antihéros et
éducateur de pacotille. En 25 ans, le spectre s’est renforcé, passant du registre de
l’humour à celui de l’accusation. Mais le temps est aussi trop court pour Socrate : c’est le
temps de la clepsydre14, qui ne lui laisse que très peu de temps pour renverser un spectre
de 25 ans. Le procès en effet, contrairement aux usages Lacédémoniens, doit tenir en une
seule journée. Comment combattre à la fois le temps long et le temps de la clepsydre ?
L’allié de Socrate est ce que j'appelle l’espace idéel du dialogue et de la réflexion. Non pas
dans le sens où il faudrait opposer une figure dialectique à une figure rhétorique de la
vérité. Ce serait, comme je l’ai déjà dit, passer à côté du travail de médiation qui est l’objet
même du texte, mais on serait en outre confronté au problème du critère de
discrimination d’une telle distinction qui n’est pas validable. C’est l’intention (proairesis)
qui fait le sophiste, dit Aristote. De même, dans notre cas, c’est l’intention qui fait le
rhéteur.
24 Nous voici arrivés à la question qui oriente mon analyse. Comment mettre en évidence ce
travail de la médiation, cette asymétrie entre la vérité du tribunal et le tribunal de la
vérité ? Dans le silence qui précède la prise de parole de Socrate est venue se taire la
violence verbale employée par les accusateurs. En transgressant l’espace fermé de la
rhétorique judiciaire, Socrate est Ulysse. Face à la puissance oratoire des accusateurs, il
va frayer un chemin rusé et ironique vers la réflexion engageant une dynamique
logopédique à partir des tropes juridiques. Avant que le dialogue platonicien ne devienne
ce kaléidoscope étourdissant capable d’intégrer les genres littéraires, les instances
discursives les plus variées ainsi que la polyphonie des registres énonciatifs 15, l'Apologie de
Socrate nous donne à lire cette situation remarquable en laquelle le discours juridique, la
rhétorique judiciaire est subvertie de l’intérieur par le dialogique16. Il est temps que je
quitte ce silence qui précède le texte pour commenter la première phrase du texte qui
montre comment Platon fait prendre la parole à Socrate.
25 Avant que Socrate ne prononce une seule parole, les juges attendent que Socrate s’engage
dans la voie d’un scénario de défense en quelque sorte déjà écrit, où le comportement
verbal est codifié et sanctionné par l’usage. Dans la rhétorique judiciaire, celle qui traite
de l’accusation et de la défense, s’est constitué un ensemble de règles qui régissent la
composition du discours et des arguments. Prenons le cas du prologue. Dans une
première démarche, il faut reconstruire ce scénario discursif à l’aide des différents
39

manuels de rhétorique17 qui codifient la composition d’un prologue. Ainsi, les juges
attendent de Socrate que :
1. Il reconnaisse leur qualité de juges en les appelant par leur nom.
2. Il embellisse ses propres mérites et minimise le mérite des accusateurs.
3. Il ait recours à la bienveillance, à la faveur et à la pitié.

26 Que dit Socrate ? Il ne qualifie pas les juges de juges. Les juges qu’il a devant lui sont juges
pour l’institution, pour la polis, mais pas pour lui. Pour l’instant, tant qu’un critère de
discrimination lui manquera, il les appelle simplement « Athéniens » (ô andres athênaioi)
et le fera tout au long des deux premiers discours18. Socrate est devant 500 juges, au
milieu du tribunal et, dans sa première phrase, il déclare que les juges ne sont pas des
juges. Nous n'apprenons pas comment les juges ont réagi. Ce qui est sûr, c’est que face à la
violence verbale de l’accusation, nous nous trouvons bien ici face à un autre type de
violence. Si les accusateurs peuvent être soupçonnés de masquer le réel en ayant recours
à la magie de la parole, Socrate le met radicalement en question et va jusqu’à le réfuter.
Vous n’êtes pas (encore) des juges. Quant au second point, l’éloge de soi-même et le blâme
des autres, Socrate n’en parle pas. Il se limite pour l’instant à commenter l’effet
sophistique, l’effet des paroles de l’accusation sur les juges et sur lui-même. Il décrit cet
effet en disant qu’il s’en est fallu de peu qu’il ne s’oublie, que le Socrate de paroles est
presque parvenu à vampiriser le Socrate en chair et en os, le transformant ainsi en simple
résidu tridimensionnel d’un effet de parole. Comment faut-il juger cette description de
l’effet rhétorique ? Certes, il ne faut pas la prendre au pied de la lettre, Socrate n’est pas
dupe des techniques de Gorgias que les accusateurs ont mises en application. Moins que
son état, c’est de l’état des juges qu’il veut parler. Les paroles des accusateurs les ont
vampirisés. Voilà une autre raison pour laquelle il se refuse à les appeler par leur
fonction. Comment appeler quelqu’un juge s’il n’est même plus juge de soi-même ?
27 Cette position explique en outre que Socrate refuse d’utiliser les topoi du recours à la
bienveillance (eunoia, eumeneia), à la faveur (charis), et à la pitié (eleos) à son égard et
inversement susciter la colère (orgê) contre l’autre partie : il faut briser le charme, car les
accusateurs ont parlé de manière persuasive (houtô pithanôs elegon 17 a 4). Nous voici
arrivés au terme de la première phrase. Nous avons vu que les juges ne sont pas (encore)
des juges, et qu’un Socrate de paroles flotte dans l’arène du tribunal. Nous entrons
maintenant dans l’ambivalence de l’identité socratique, scène originaire d’une longue
galerie de variations, autant de spectres qui parcourent toute l’histoire de la philosophie19
. Limitons-nous à cerner les Socrates en jeu dans le tribunal. Il y a celui des accusateurs,
qui trouve son chiffre dans ce qui était probablement la dernière phrase de l’accusation :
Socrate est un maître de paroles (deinos legein) qui risque de tromper (exapateô) les juges.
La question du sujet est ici importante : qui parle de qui ? Il est fort probable que ce que
les accusateurs entendaient par cette qualification de deinos legôn renvoyait moins à une
pratique sophistique, à une habileté rhétorique quant au discours judiciaire, mais bien
plutôt à la manière, à la parole singulière de Socrate. En un sens, ils avaient raison,
Socrate est bien un maître de la parole, ils savaient que ce dernier n’allait pas respecter
les règles du discours judiciaire, mais bien le subvertir en faveur d’autre chose.
28 Pour commencer, Socrate s’attache à élaborer plusieurs resémantisations, il redéfinit les
mots clés deinos legein et rhêtôr. Etre un maître de la parole et être rhéteur se définissent
maintenant par la recherche et l’affirmation de la vérité. Deux problèmes s’ouvrent tout
de suite à nous : dire le vrai est une fonction rhétorique. Tout rhéteur qui se respecte
40

clamera qu’il va dire toute la vérité. Nous sommes là du côté de l’effet sophistique. Mais
dira-t-on que du côté de Socrate, il s’agira simplement de dire la vérité toute nue ? Bien
sûr que non, parce que la vérité n’est jamais nue, elle est ornée, habillée de mots, mais en
même temps elle n’est pas une simple marchandise que l’on peut s’échanger, verser d’une
âme dans une autre20, elle implique une activité de l’âme récipiendaire, et même plus une
intention qui, en dernière analyse, s’enracine dans un choix de vie.
29 Comment opposer un tribunal de la vérité à la vérité du tribunal quand on est dans un
tribunal ? Dans ce lieu où le comportement verbal est codifié par les topoi, Socrate joue la
carte de l’atopie. Il déclare aux juges qu’il est complètement étranger aux discours
pratiqués en ce lieu, qu’il faut le considérer comme un étranger, avec son dialecte et sa
façon de parler. Socrate est donc comme un étranger, l’étranger qui partout est toujours
ici et ailleurs, dedans et dehors : « A l'égard de la façon de s'y (i.e. dans un tribunal)
exprimer, je suis donc tout bonnement dans la position d'un étranger : de même, par
conséquent, que si je me trouvais être réellement un étranger, vous me pardonneriez de
vous parler dans le dialecte et avec les tournures auxquelles j'aurais été nourri, il est
naturel aussi, je le crois du moins, que maintenant je vous demande à bon droit la
permission de m'exprimer à ma manière » (17e-18 a).
30 Mais l’effet rhétorique suit l’homme comme son ombre, car cette déclaration est aussi un
topos ! Une fois cette ambivalence topologique posée, reste à déterminer la manière de
parler (tropos tês lexeôs, 18 a 3). Là aussi, l’ambivalence règne et vient renforcer
l’indétermination. Ce tour de phrase renvoie à la comparaison avec l’étranger21. Sous le
masque de l’étranger se lit la pratique discursive singulière de Socrate. Il s'agit de la
pratique dialogique, qui seule peut permettre de chercher la vérité et de quelque manière
de la partager. En effet, c’est l’introduction de la pratique dialogique22 qui permet de
transformer l’isotopie linguistique en une allotopie sans pour autant sortir de l’isotopie.
Voilà le tour de force de la paidia platonicienne, du jeu avec la langue juridique, que le
prologue thématise avant qu’on ne le voie en application dans la suite du texte. Dans les
discours qui suivent le prologue, Socrate va dédoubler la scène du tribunal, en introduisant
le discours indirect23 et en utilisant le registre grammatical du potentiel24.
31 Socrate convoque des objecteurs anonymes devant le tribunal de la vérité afin de
désarmer les calomnies anciennes, sources premières de son procès. En d'autres termes,
nous avons bien affaire à deux scénographies encastrées. La mise en scène de la vérité du
tribunal et la mise en scène d'un tribunal de la vérité que met en place Socrate. A
nouveau, Socrate est ici et ailleurs. Les juges attendent de lui une défense, et voilà qu’il se
fait juge et procède à un appel fictif de témoins, placé dans le tribunal, il se transforme
lui-même en tribunal jouant les deux parties de l'accusation et de la défense. Socrate est
un tribunal dans un tribunal. Si, comme nous l'avons vu, les Sophistes prennent la paidia
au sérieux, ne pourrait-on pas dire que Platon prend le sérieux avec paidia ? Nous
trouvons en effet en 20 d 5 cette phrase de Socrate s'adressant à ses juges : « sans doute y
en aura-t-il parmi vous pour s'imaginer que je m'amuse (doxô paizein). Sachez-le bien
cependant (eu mentoi iste) : c’est l'entière vérité que je vais vous dire ».
32 La juxtaposition des trois verbes « sembler », « jouer » et « savoir » (dokein, paizein, eidénai
) dans l'orbe de la déclaration de Socrate sur sa volonté de dire toute la vérité rassemble
en un raccourci tout le levain philosophique sur lequel l'Apologie se construit. Le texte
joue sur cette double scénographie. On peut en suivre les différentes figures de médiation
et de tension dans le corps du texte, en y relevant le chassé-croisé que Platon met en
scène. Prenons comme exemples ces juges que l'on nomme tels par antiphrase, ou encore
41

Mélétos, prénom antiphrastique qui rappelle les jeux de mots homériques25. Après le
silence dikastique du début du texte, nous trouvons dans le corps du texte deux scènes de
thorubos dikastique 26 qui marquent deux pointes où les deux, scénographies s'affrontent.
On pourrait suivre le fil du texte avec une telle approche, qui montre comment Socrate
dans le monde des tropes est, dans la tête de Platon, l'homme aux mille tours de la
philosophie. Au lieu de suivre ce fil, j'aimerais plutôt mettre en évidence comment Platon
travaille sur la langue juridique, comment son discours, si l'on admet qu'il est au service
d'une logopédie, vient opérer dans le logos juridique une transposition au service d'une
protreptique philosophique.

III. Le travail du philosophe : de la réfutation juridique


à l'écriture dialogique
33 Je me propose d'illustrer la nature de transposition en suivant la transformation de la
notion d'élenchos de sa valence juridique à sa valence platonicienne. Dans la recherche
platonicienne, le thème de l’élenchos est relativement présent, notamment grâce à la
recherche anglo-saxonne27. La plupart de ces études s'attachent cependant à mettre en
évidence l'aspect logique de l’élenchos, conformément à la thèse d'origine aristotélicienne
qui veut faire de Socrate avant tout un logicien chasseur de définitions universelles. Ainsi,
la recherche sur le développement de la dialectique platonicienne s'est concentrée sur l’
élenchos comme noyau autour duquel aurait émergé la dialectique, avec la structure
logique de la réfutation. Tout ce courant de recherche repose sur un postulat sémantique
qui n'est démontré nulle part, à savoir que le sens de « élenchos » chez Platon a bien le
sens que lui donnera ensuite Aristote, soit exclusivement celui de « réfutation »28. Il vaut
la peine de suivre l'évolution sémantique de ce terme, car elle nous permettra de mettre
en évidence la stratégie platonicienne de l'écriture philosophique.
34 L'examen du dictionnaire étymologique de la langue grecque de Chantraine nous ouvre
des pistes29. Entre la honte et l'épreuve, entre le résultat et le processus lui-même, la
notion déploie son champ sémantique. Elle ne connote pas uniquement l'aspect logique
de la réfutation, mais celle-ci est liée à une valence morale, qui renvoie à la honte de celui
qui est réfuté, démasqué dans la mesure où il se présentait pour ce qu'il n’était pas. Avant
d’arriver à Platon, il y a une médiation importante aussi bien pour le sens du mot que
pour notre texte. On a souvent fait remarquer — à juste titre — combien le texte de Platon
est, à certains égards, proche des pratiques de l’élenchos juridique30 en ce qu'il reproduit la
topique judiciaire attendue et codifiée. Ce point est suffisamment établi. Voyons ainsi à
quoi pouvait bien ressembler l’elenchos juridique, en se basant sur le corpus des orateurs.
La reconstruction d'un scénario type nous permettra de mettre en évidence un
instrument clé du dispositif de la vérité du tribunal31.
35 On peut se faire une idée de la pratique de l'elenchos juridique en se basant sur le corpus
des orateurs du cinquième et du quatrième siècles (soit Antiphon, Lysias, Isée, Andocide,
Isocrate, Démosthène, Eschine). Malgré la grande différence de temps qui sépare
Antiphon de Démosthène — à peu près un siècle — la pratique de l’elenchos juridique est
relativement stable, comme toute pratique codifiée qui fonctionne. Gardons en tête l'idée
des deux dispositifs, d'une part, celui de la vérité du tribunal qui trouve son centre dans
le procès (agôn) avec son accusation et sa défense et, d'autre part, le tribunal de la vérité
qui renvoie à la pratique de la dialectique entre deux interlocuteurs. Les deux dispositifs
42

ont des traits communs, notamment le fait que les deux personnes qui s'opposent parlent
en leur nom propre et ne représentent qu'elles-mêmes. Ni l'accusé, ni l'accusateur ne
passent par un avocat pour s'exprimer et de même l'échange philosophique, la pratique
dialectique ne peut pas recourir à une instance externe de légitimation.
36 Il existe une différence fondamentale entre les deux dispositifs que le texte tend à
masquer. Dans le cadre d'un procès, on ne cherche pas à convaincre — ou alors
uniquement dans la valence juridique du terme. Convaincre quelqu'un d'un forfait, c'est-
à-dire le démasquer. Il n'y a là pas de place pour la conviction philosophique. Le conflit est
insurmontable et ne peut être que tranché, et ce sont les juges qui vont trancher. Ce sont
donc eux qu'il faut convaincre, car le conflit ne prendra fin que par l'effet décisoire d'un
verdict. En revanche, on voit bien que dans le cas de la dialectique la situation est
différente. Les interlocuteurs gardent un espoir de se convaincre, de trouver un accord (
homonoia). Platon est par ailleurs souvent revenu sur ces distinctions entre l'art de
discourir et le dialogue, entre les grandes périodes et les petites questions32. Ainsi, le
procès diffère essentiellement de la dialectique, et il semble bien qu'il en soit de même
pour l’elenchos juridique face à l’ elenchos socratique. En effet, l'étude du corpus des
orateurs permet de mettre en évidence le fait que l'usage juridique de l’elenchos est
soumis à une recherche de la preuve. Puisque le conflit ne peut pas être réglé par le
langage, tout l'effort de l’elenchos juridique passe par la recherche de preuves
extralinguistiques.
37 On trouve ainsi souvent le verbe élenchein dans le contexte où l'accusateur veut prouver la
culpabilité de son adversaire. Le verbe prend alors souvent le sens juridique de
« convaincre quelqu'un de quelque chose ». En ce cas, l'interlocuteur n'est pas pris en
compte, ou plutôt il est pris en compte uniquement dans l'idée que s'en fait l'accusateur,
et Socrate dira à juste titre que sa défense ressemble à un combat avec des ombres (
skiamacheîn, 18 d 6). Mais il n'y a pas d'échange verbal. Il s'agit de convaincre x de y, soit
par exemple de mensonge, d'injustice ou d'impiété. L'elenchos juridique cherche donc à
établir la culpabilité d'une personne. Cette preuve est fondée essentiellement sur les
vraisemblances (eikota) et sur les témoins (martures)33, le plus sûr étant bien sûr de
présenter des témoins. Relevons par ailleurs que la torture des esclaves était une pratique
répandue et institutionnalisée. Tous les témoignages des orateurs montrent bien que la
pratique de la torture est le moyen le plus répandu dans le dispositif de la vérité du
tribunal.
38 Le point essentiel ici est que l'elenchos juridique renvoie à des procédures antérieures et
extérieures au déroulement du procès. Elles font partie de l'instruction de ce dernier avec
l'interrogatoire des témoins et la torture des esclaves. L'examen du corpus des orateurs
ne permet jamais d’identifier un passage où elenchos est mis en rapport avec un débat, un
dialogue. Il renvoie toujours à une procédure extralinguistique. En ce cas, on se demande
comment a-t-on pu affirmer que l'elenchos dialectique est un dérivé platonicien de l'
élenchos juridique. En vérité, tout les oppose : autant l’un renvoie à des pratiques
extralinguistiques que l’accusateur mobilise en un monologue pour confondre l'accusé,
autant l'autre est une pratique essentiellement linguistique qui se construit sur un
dialogue fragile, cherchant le consentement de l'interlocuteur. A tel point que les rares
passages où l'elenchos se trouve dans le corpus des orateurs lié à la question et à
l'interrogation, ces termes sont pris uniquement dans le champ sémantique de la torture.
39 Il existe pourtant un lien entre les deux types d'elenchos, il se trouve dans une procédure
prévue dans le cadre d'un scénario de discours judiciaire nommée erôtêsis, interrogatoire.
43

Cette partie du procès, l'interrogation, donnait le droit à l'accusateur d'interroger


directement l'accusé. Espace de liberté dialogique dans le tissu serré de la topique
judiciaire, l'erôtêsis a reçu peu d'attention de la part des auteurs de traités de rhétorique.
D'autre part, les exemples d'erôtêsis transmis nous sont presque d'aucune utilité, car les
logographes écrivaient leur discours avant l'ouverture du procès. Conformément aux
valences sémantiques de l'elenchos juridique, nous pouvons conclure que l'erôtêsis n'a,
dans le contexte du discours judiciaire, rien à voir avec l’elenchos. C'est justement sur ce
point qu'intervient le geste platonicien. En liant indéfectiblement l’erôtêsis à l’elenchos, il
invente la dialectique, passant des procédures de la vérité du tribunal à la procédure
suprême du tribunal de la vérité.
40 Ce passage, Platon le met en scène en passant par une sorte de vignette mythique,
l'épisode de l'oracle de Delphes (21 a-c), chargé de donner une origine à l'activité
réfutative du maître de Platon. Socrate rapporte comment son ami Chéréphon se rend à
Delphes afin de demander à la Pythie s'il existe quelque homme sur terre plus savant que
Socrate. La Pythie répond : « nul n’est plus savant que Socrate ». Cette réponse choque
Socrate. Il ne comprend pas : « Longtemps je demeurai sans comprendre » (polun men
chronon êpóroun). Après la phase d'aporie, Socrate décide de réfuter l'oracle, alors qu'il
vient à peine de dire que l'oracle ne peut pas mentir. Nous voici devant un retournement
socratique : la Pythie ne peut que dire la vérité, sa sentence ne peut qu’être vraie et
pourtant, Socrate, le jugé, veut se faire le juge de l'oracle de la Pythie, pour ce faire il
décide de prendre les hommes — les hommes politiques, les poètes et les artisans — pour
des témoins de sa démarche. Ainsi, c'est l'oracle qui est à l'origine de l'activité réfutative
de Socrate. Ce récit de l'oracle ressemble fort à un récit mythique d'origine34. Il donne une
origine au tribunal de la vérité qui va s'opposer à la vérité du tribunal.
41 L'application de cette activité socratique qui est censée découler de l'oracle de la Pythie
se trouve dans la resémantisation du champ lexical de l'elenchos juridique. Ce travail est
très visible dans le prologue de l'Apologie de Socrate. Regrettant de ne pouvoir faire
comparaître ses accusateurs, Socrate se plaint de ne pouvoir interroger ses premiers
accusateurs à qui il reproche l'essentiel. On voit bien ici comment Platon, à travers le
regret de Socrate, fait passer l'essentiel de son dispositif : en liant immédiatement et
comme de manière évidente la pratique de l'etenchos à celle de l'erôtesis, Socrate nous
laisse penser que le seul problème qu'il affronte est celui du temps, mais en vérité le
problème est bien plus subtil, dans la mesure où ce qu'il déplore est en fait une situation
normale, puisque l’elenchos juridique n'est jamais associé à un interrogatoire qui aurait
lieu pendant le procès.
42 Il me semble que ce seul point aurait dû éveiller un doute chez tous les interprètes (à la
suite de J. Burnet) qui se sont efforcés de mettre en évidence les similitudes entre l'
Apologie de Socrate et les discours des logographes. Relever certaines similitudes est une
chose, en isoler la portée et la fonction discursive en est une autre. Or, cette deuxième
vague n'a jamais été menée à bien, ce qui explique aussi le peu d'intérêt que ce texte
suscite chez les platoniciens35. Je crois en effet que ce passage montre bien comment
Platon met en place sa stratégie de transition et de resémantisation du dispositif de la
vérité du tribunal vers le tribunal de la vérité. Comme je l'ai déjà relevé, il n'existait pas
de procédure juridique dans la pratique athénienne qui permette d'interroger les
témoins, car ces procédures concernant les preuves extralinguistiques se déroulaient
avant l'ouverture du procès. En revanche, l'étude de la pratique des orateurs athéniens
nous a montré qu'il était possible pour un accusé d'interroger son accusateur en prenant
44

sur son temps de parole ; ceux-ci étaient tenus de répondre par la loi. En ce cas, Platon
peut donc s'appuyer sur une pratique qui est d’autant plus intéressante qu'elle est très
proche d'une situation de type dialogique. Partant de cette pratique, Platon va pouvoir
l'utiliser afin d'assurer une mise en commun de ce qu'il dit avec le cadre juridique dont il
veut maintenir la vraisemblance. Dans le même geste, il transforme l'erôtêsis en lui
donnant une nouvelle forme ainsi qu'une nouvelle fonction.
43 D'après les sources que nous pouvons consulter36, cette partie ne comportait que quelques
questions et était de fait très brève, se limitant à la fonction d'une technique relativement
accessoire. Dans l'Apologie de Socrate, il faut relever avec force que c'est l'unique méthode
utilisée par Socrate pour se défendre contre Mélétos. Le court dialogue entre Callias et
Socrate était comme une ouverture, une préparation à cette section, elle plus importante,
puisqu'il s'agit cette fois de donner une illustration suffisamment longue de la dialectique
socratique, pour que la pratique de la vérité socratique prenne forme et contenu face aux
accusations inconsistantes de Mélétos. En d'autres termes, il s'agit pour Platon de mettre
en scène, très pragmatiquement, l'efficacité de la pratique socratique.
44 Pour ce faire, à l'extension quantitative de la pratique de l'erôtêsis vient se joindre une
extension qualitative. Les questions que pose Socrate ne portent pas sur l'empirie, dont
l'objectif serait de réfuter ou de confirmer des faits, mais elles portent sur des idées. Ce
glissement de l'empirique à l'idéel va se faire sur deux plans. Sur le plan du contenu, il
s’agira d'abord de poser la question de la meilleure éducation et de l'athéisme, et sur le
plan de la forme, de montrer que Mélétos se contredit, que sa rationalité est déficiente. Ce
passage (qui s'étend de 24 b 3 à 28 a 1) suit la réfutation des anciennes calomnies et
précède la digression. Il permet à Platon de mettre en évidence cette dialectique
socratique. Pour Socrate, il s'agit certes de réfuter aussi ces nouvelles calomnies qui l'ont
traîné jusque devant ce tribunal, mais il faut bien voir la mise en scène de Platon.
45 Socrate, d'un ton un peu brusque, interroge Mélétos en trois mouvements. Les deux
premiers portent sur la charge de corruption de la jeunesse alors que la troisième porte
sur l'accusation d'athéisme. On a parfois regretté que le seul passage d'une certaine
longueur dans l'Apologie destiné à illustrer la méthode dialectique de Socrate soit si faible.
Si faiblesse il y a, elle tient avant tout à la faiblesse de Mélétos. On voit bien ici le jeu de
Platon : les vrais accusateurs sont absents, voire morts, et l'accusateur présent n'est
qu'un sous-produit, un rejeton réduit au psittacisme idéologique. Mélétos ne peut en effet
que répéter de manière acritique les dogmes démocratiques athéniens, et arrive à la thèse
absurde que seul Socrate parmi tous les Athéniens est un mauvais éducateur.
46 Voici le paradoxe de la situation. Mélétos est bien là, en chair et en os devant le tribunal
mais il n'est en fait — telle est la ligne de défense de Socrate — qu'une ombre. Il n'a pas
d'identité intellectuelle, ni même personnelle puisque l'équation « homérique » entre le
nom et le porteur du nom est en son cas antiphrastique, et Platon ne se lasse pas de jouer
sur les dérivés lexicaux de la racine mel- qui renvoie au sème du souci de soi, de l'âme et
de la vérité. Mélétos ne s'en rend pas compte, il croit être sérieux, mais sa charge est vide,
tout juste bonne à être tournée en dérision. A nouveau ici, Platon démasque
philosophiquement, mais dans le même trait il se conforme à la tradition judiciaire du
geloion, du ridicule. En revanche, Socrate est bien là, auprès de soi-même, mais il est
menacé de toutes parts par les Socrates doxiques, ombres produites par les effets de
langage de ses accusateurs. Au lieu et au temps du tribunal répondent le lieu et le temps
de la vérité qu'il faut élucider avant d'aborder la question du discours platonicien.
45

IV. Chronologie et topologie de la vérité


47 Le temps de la vérité juridique est, nous le savons, court. Il est fixé à Athènes à une
journée pour les procès d'impiété, alors qu'à Spartes l'accusé dispose de trois jours.
Platon donne une figure à ce temps, c’est le temps de la clepsydre (Apologie, 19 a 1 ; 24 a ;
37 b 3). Le lien de la vérité aux multiples figures du temps est un des thèmes forts de
notre texte, et la défense de Socrate peut être lue comme une manière de tisser ensemble
ce lien. Le temps de la clepsydre n'est pas seulement le temps du tribunal, même s’il le
représente de manière emblématique, c'est surtout le temps social, le temps de la polis et
de la politique où il faut délibérer et décider moyennant des procédures décisoires-
pratiques comme le vote ou le tirage au sort.
48 Il y a donc le rythme de la polis avec ses procédures, sa vie politique mais ce n'est pas le
seul temps. Un relevé des champs sémantiques liés au temps dans le texte permet de
décliner le thème de la temporalité. Il y a d'abord l'âge de Socrate (17 d 3), ses soixante-
dix ans qui approchent de la fin de son temps humain. Puis viennent les anciennes
calomnies, qui sont selon Socrate les véritables responsables, génitrices des Socrates
doxiques qui se sont emparés de l'esprit malléable et vide de Mélétos. On a vu comment la
dramaturgie du texte naît de la tension entre le temps long des accusations anciennes et
le temps court de la clepsydre (19 a 1-2 ; 24 a 4). Grâce aux différents récits que Socrate
rapporte, nous avons accès, au-delà de la dramaturgie statique de la parole judiciaire, à
d'autres formes de temps. Nous pouvons dégager au moins trois temps présents dans le
texte : le temps des rumeurs et des calomnies, le temps de la clepsydre et le temps de la
réflexion. Nous retrouvons ici les figures de la vérité doxique/sophistique, juridique et
philosophique.
49 Le temps de la philosophie est encore très proche du temps social, dans la mesure où on
ne trouve pas d'espace séparé destiné à l'exercice de la réflexion et de la philosophie.
Socrate philosophe dans la rue et chez les privés. Bientôt, la philosophie aura un lieu,
l'Académie, puis le Lycée, le Portique, le Jardin et d'autres encore. Avec Socrate, s'il n'y a
pas encore de séparation institutionnelle, il y a bien une différence qui peut se
caractériser par une distanciation. La distanciation du chronos est la scholê, le temps libre.
Appliquer sa scholê à philosopher ne donne pas pour autant droit à un lieu séparé.
Pourtant, la pratique socratique n'en est pas moins détachée en partie de la vie sociale.
50 L'Apologie de Socrate est un concentré de lieux de toutes sortes. Nous avons déjà rencontré
les lieux de la parole rhétorique et plus précisément juridique, dans laquelle figure la
vérité elle-même (17 b 8-9). Le lieu est souvent lié au personnage de Socrate, lui-même
perçu comme atopique. Depuis H. Arendt, on a beaucoup insisté sur cette atopie comme
chiffre de l'agir socratique. La figure du paradoxe est liée à l'atopie socratique. Paradoxe
juridique en ce que Socrate détourne les règles du tribunal et revendique le titre de vrai
juge. Paradoxe politique en ce qu'il méprise la vie politique et se considère comme le seul
vrai homme politique à Athènes. Il conviendrait peut-être de préciser ce point, car la
figure de l'atopie renvoie à la perception que les interlocuteurs et les lecteurs du texte
ont de la pensée et de l'agir socratiques. Si l'on cherche en revanche à mettre en évidence
moins l'effet platonicien de la figure de Socrate que la mise en œuvre platonicienne du
personnage de Socrate au sein du travail d'écriture philosophique, il faudrait parler de
paratopie et non d'atopie. Commentant les emplois de la préposition grecque para, P.
Chantraine note ceci : « Certains emplois qui paraissent divergents sont clairs si l'on
46

pense qu'en français “à côté” exprime à la fois la proximité et l'idée que les choses ne
sont pas là où elles doivent être »37.
51 Ces jeux sur la proximité et la distance sont caractéristiques de la valeur du discours
platonicien. Voilà ce qu'il me reste à montrer.

V. Le droit et la littérature au service de la philosophie :


le discours aérobate
52 Au début de mon texte, j'ai annoncé que l'Apologie de Socrate doit être lue comme une
logopédie philosophique. Soit un jeu sur et avec le logos et une éducation pour et par le
logos : une « logopaideia » et une « logopaidia ». J’ai essayé d'en esquisser quelques traits
dans l’analyse du prologue et dans les procédés de captation conceptuelle dans le cas de l'
élenchos juridique. Que peut-on conclure de ces analyses ? Si la loi et l'écriture sont
bornées, la forme dialogique tente de sortir du cercle du même. Le dialogue, tel que
Platon le pratique, résiste à une saisie univoque : trop fluent pour servir d'écrin
sémantique et conceptuel figé, mais aussi trop tributaire de la technique de l'écriture
pour concurrencer la parole philosophique vivante, le dialogue est ce mort-vivant au
service de la logopédie faisant jouer la chronologie avec la topologie de la vérité. La ruse
d'écriture de Platon mime la ruse de la parole socratique qu'Aristophane a peut-être le
mieux décrit dans ses charges comiques, lorsque il imagine dans les Nuées, un Socrate
flottant dans les airs. Le verbe aérobateîn est un néologisme inventé par Aristophane pour
faire rire son public. Il signifie « marcher dans les airs », « se perdre dans les nuages » 38.
Dans l'Apologie (19 c), Platon met dans la bouche de Socrate ce renvoi au vers
d'Aristophane : « Voilà bien ce que vous avez vu de vos propres yeux dans la comédie
d'Aristophane : un certain Socrate qu'on portait à travers la scène, déclarant qu'il se
promenait dans les airs (aérobateîn) et débitant toutes sortes de sottises à propos de
choses où je n’entends rien ».
53 Platon a transposé dans son écriture l'image d'Aristophane. C'est alors non seulement
Socrate qui flotte mais son écriture qui se transforme en écriture aérobate. La mise en
œuvre de cette écriture aérobate vise ce que j'ai appelé une logopédie. Dans paideia, tout
comme dans paidia, le sème commun renvoie à pais. Ce que les Latins traduiront par infans,
celui qui n'est pas encore doué de la parole. Ce thème de la puérilité est remarquable dans
ce contexte, puisque l'on sait que l'une des critiques classiques contre la philosophie au
quatrième siècle s'appuyait justement sur le reproche d'enfantillage. Ainsi, dans le
Gorgias, Calliclès déclare que les philosophes ne font que gazouiller (psithurizein). Mais
qu’est-ce au juste que cette légèreté de Socrate ? Réfléchissant sur sa propre poétique de
la littérature, l'écrivain italien Italo Calvino écrit dans ses Leçons américaines : « Il existe
une légèreté du pensif, tout comme nous savons qu'il existe une légèreté de la frivolité ; je
dirai même plus, la légèreté pensive (leggerezza pensosa) peut faire apparaître la frivolité
comme pesante et opaque »39.
54 Je reviens à mon texte. Avant d'interroger son accusateur principal, Mélétos, Socrate
déclare : « je prétends que Mélétos est coupable de plaisanter avec des sujets sérieux (
spoudêi charientizetai), en intentant ainsi à des gens un procès à la légère (rhadiôs) et en faisant
semblant de prendre au sérieux des affaires dont il ne s'est jamais soucié » (Apologie, 24 c).
On l'aura compris, la légèreté de Mélétos n'est pas la légèreté de Socrate. Elle en est la
contrefaçon.
47

55 La notion de discours aérobate permet de mettre en évidence toute la valeur de l'activité


discursive platonicienne. Il ne s'agit plus d'appliquer au corpus platonicien les séquences
thématiques qui élaborent un refus de l'écriture afin de déclasser la valeur du discours
platonicien, ni d’opter pour une approche extérieure qui fait de Platon un maître de
l'écriture, mais ce qu'il faut retracer, c'est la vie du discours, l'activité discursive au
service d'une logopédie. Pour Platon, le droit en sa forme écrite est une parole morte. De
même, la littérature est une parole morte. Seule la forme dialogique peut occuper une
position intermédiaire entre le mort et le vivant. Cette vie, en dernière instance, renvoie
à la vie de la pensée, le topos noêtos. Comme le montre bien l'Apologie de Socrate qui, d'après
son aspect philologique, est un monologue, le dialogue est d'abord intérieur. C'est celui
que la pensée se tient avec elle-même. Le tribunal de la vérité siège là où l'homme pense
— mais où est ce là ? Platon ne cessera d'écrire pour rendre sensible ce topos noêtos, lieu
atopique qu'aucune loi, aucun écrit ne pourra saisir puisqu'on ne peut que le vivre.
56 Le droit, comme la littérature, ne peuvent être vrais, eu égard à leur élaboration comme à
leur interprétation, qu'à la condition d'être l'expression de la vie philosophique, de cette
vie basée sur un comparatif du vivre en vertu duquel vivre tout court ne suffit pas. Il faut
encore bien vivre, en accord avec les valeurs les plus hautes (ta mégista). Dans cette
perspective, la fiction platonicienne cherche à faire vivre une logopédie philosophique à
la manière d'une échelle psychopompe sur laquelle le lecteur doit grimper en flottant sur
un discours aérobate.

NOTES
1. Pour une analyse du dialogue, cf. C. CASTORIADIS, Sur Le Politique de Platon, Paris, 1999.
L'analyse du passage en question se trouve p. 155 sq. Je cite sa traduction.
2. L'image du disque rayé est de C. CASTORIADIS, op. cit., p. 159.
3. Voir la mise au point de M. VEGETTI, Dans l'ombre de Thoth. Dynamiques de l'écriture chez Platon,
in Cahiers de Philologie, Vol. 14, Lille III, 1988, p. 337-419.
4. Cf. A.W. NIGHTINGALE, Sages, Sophists and Philosophers : Greek wisdom literature, in O. TAPLIN
(ed.), Literature in Greek and Roman Worlds, Oxford, 2000, p. 159-191.
5. Cf. L. BRISSON, Gli orientamenti recenti della ricerca su Platone, in Elenchos, XV, 1994, p. 255-285.
6. Il faut ici saluer l'effort de Frédéric Cossutta qui tente de faire sortir les trop frustes modèles
herméneutiques des historiens de la philosophie (modèles souvent ininterrogés en vertu de
l'intouchable autoréflexivité de la philosophie) de l'ornière des réductionnismes. Cf. F.
COSSUTTA, (sous la direction de), Descartes et l'argumentation philosophique, Paris, 1996 ; Lire
Bergson : « Le possible et le réel », Paris, 1998.
7. La lecture des dialogues de Platon a beaucoup souffert de cette volonté de dégager au forceps
les structures des raisonnements platoniciens. Si ce geste se justifie en tant qu'il témoigne d'une
économie relevant de la mnémotechnique, du point de vue de l'organisation dynamique du texte
il faut, en revanche, clairement en montrer les limites. Un exemple classique de cette approche
peut être pointé chez V. GOLDSCHMIDT, Les dialogues de Platon, Paris, 1947 (1971), p. 3 : « C'est par
la méthode qu'il faut expliquer la composition du dialogue ou plus précisément sa structure
48

philosophique (...). Il ne semble pas que la composition du dialogue puisse être pleinement
éclairée par la lumière des belles-lettres ».
8. J'emprunte le concept de logologie à B. CASSIN, L'effet sophistique, Paris, 1995, p. 13 : « Je
propose de nommer logologie, d’un terme emprunté à Novalis, cette perception de l'ontologie
comme discours, cette insistance sur l'autonomie performative du langage et sur l'effet-monde
qu'il produit ».
9. Cf. R. BARTHES, L'ancienne rhétorique. Aide-mémoire, in Communications, 1970, p. 172-223.
10. Cf. T. BUCHHEIM, Gorgias von Leontinoi. Reden, Fragmente und Testimonien, Hamburg, 1989, p. 8 ;
Die Sophistik als Avantgarde normalen Lebens, Hamburg, 1986, p. 1-38. Chez Gorgias, le concept de
logos réunit aussi bien le dire que l'agir (légein kai prattein).
11. Je reviendrai plus loin sur la présence de ces guillemets.
12. Souvent laissée de côté par les historiens de la philosophie, le lecteur de l’Apologie de Socrate
peut s'appuyer sur l'excellent commentaire de E. de STRYCKER, in S.R. SLINGS (éd.), Plato's
Apology of Socrates. A literary and philosophical commentary with a running commentary, Leiden, New
York, Köln, 1994, auquel on peut joindre le commentaire historique encore très utile de J.
BURNET, Plato's Euthyphro, Apology of Socrates and Crito, with notes, Oxford, 1924. Je citerai l’Apologie
dans la traduction de L. Robin, Platon. OEuvres complètes, I, Paris, 1950. Pour une mise au point de
la recherche, cf. K. DÖRING, in H. FLASHAR (Hg.), Grundriss der Geschichte der Philosophie. Ueberweg :
Antike 2/1, Basel, 1998, p. 141-178 et 324-341. La recherche sur Socrate de ces deux cent cinquante
dernières années est esquissée par A. PATZER (Hg.), Der historische Sokrates, Darmstadt, 1987,
p. 1-40. La figure de Socrate est une sorte de shifter idéel, dans la mesure où chacun y trouve une
réponse à ses exigences philosophiques, voire spirituelles, si bien que, on s'en doute, la
littérature sur Socrate est immense, depuis sa réception immédiate dans les écoles socratiques,
jusqu'à H. Arendt en notre siècle, en passant par sa réception médiévale et moderne. De cet amas
de littérature, on peut avantageusement lire la présentation équilibrée de F. ADORNO, Socrate,
Roma-Bari, 1970, nouvelle édition mise à jour 1999.
13. Cf. Hippias I, 304 a 6-b 6.
14. Cf. Apologie, 18 c 4-19 a 5 ; 37 a 5-b 2.
15. Ce travail de mise à jour du travail d'écriture platonicien commence à retenir l'attention de
certains interprètes. Cf. A. W. NIGHTINGALE, Genres in Dialogue. Plato and the construct of philosophy,
Cambridge, 1995.
16. De la même manière, on peut tenir que seule une maîtrise de l’intérieur de la sophistique a
permis à Socrate de la renverser aussi radicalement, en portant au premier plan l’ignorance et la
critique de la certitude.
17. Le plus vieux manuel de rhétorique qui nous soit parvenu est celui d’Anaximène de
Lampsaque (env. 340 av. J.C.), un texte qui codifie des pratiques courantes bien avant sa
rédaction, comme on peut le déduire de Apologie, 24b5. Cf. O. NAVARRE, Essai sur la rhétorique
grecque avant Aristote, Paris, 1900, p. 280-311.
18. Ce n'est qu'en 40 a 3-4 que Socrate adressera aux juges qui ne l'ont pas condamné : « ô andres
dikastai ».
19. Seulement pour le quatrième siècle av. J.-C. nous trouvons : Aristophane, Platon, Xénophon,
Lysias, Antisthène, Eschine, Euciide, Aristippe, Aristote, Théodecte de Phasèle, Aristoxène de
Tarente, Démétrios de Phalère.
20. Cf. PLATON, Banquet, 175 d 3-7. Ce passage contient une condamnation du modèle sophistique
« communicationnel » aujourd'hui très en vogue.
21. Sur le philosophe en tant que xénos (étranger), voir notamment : PLATON, Gorgias, 485 d-486
d ; 521 d-522 c. Jacques Derrida a repris la question du rôle de l'étranger chez Platon, et du rôle
de Socrate qui « joue l'étranger qu’il n'est pas » : cf. J. DERRIDA, De l'hospitalité, Paris, 1997, p. 19.
22. Cf. Apologie, 19 d 3.
23. Par exemple, lorsque Socrate rapporte les paroles de Callias, cf. 20 a 6 sq.
49

24. Cf. Apologie, 20 c 5 sq.


25. Cf. par exemple HOMERE, Odyssée, IX, 376-417. Quant à Mélétos, il renvoie par antiphrase au
thème du souci de l'âme (epiméleia tes psuchês, cf. Apologie 29 e 2 ; 30 b 2 ; 31 b 6 ; 36 c 6 ; 39 d 8).
26. Il s'agit du vacarme des juges outrés par les paroles de celui qui se trouve au centre du
tribunal. Sur ce sujet : cf. V. BERS Dikastic Thorubos, in P. CARTLEDGE et F.D. HARVEY (éd), Crux :
Essays Presented to G.E.M. de Ste Croix on His 75th Birthday,), Exeter, 1985, p. 1-15. Les deux
occurrences dans le texte sont en 21 a 5 et 27 b 5.
27. Cf. G. VLASTOS, The Socralic Elenchus, in Oxford Studies in Ancient Philosophy, Oxford, 1983 (1),
p. 27-58.
28. Pour la définition aristotélicienne de l'elenchos, cf. ARISTOTE, Réfutations Sophistiques, 1, 165 a
2-3 : « la réfutation est une déduction de la contradictoire de la conclusion ».
29. Cf P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1999
(1968).
30. Cf. sur ce point les notes de l'édition de J. BURNET, Plato's Euthyphro, Apology of Socrates and
Crito, op. cit.
31. Je reprends ici les résultats de l'analyse de L.-A. DORION, La subversion de l'élenchos juridique
dans l'Apologie de Socrate, in Revue philosophique de Louvain, 88, 1970, p. 311-343.
32. Cf. Ménon, 75 c-d et Corgias, 471 d - 472 c et aussi, sur la différence entre dialoguer et discourir,
voir Protagoras, 334 c - 336 b. Dans ce passage, le thème de l'oubli est lié à la macrologie, soit le
long discours monologique : « Protagoras, dis-je alors, il se trouve que je suis un homme sans
mémoire et, si l’on m'en dit trop long, j’oublie quel est l'objet de l'entretien ! ».
33. Sur l'organisation du système judiciaire athénien, cf. R. J. BONNER et G. SMITH, The
Administration of Justice front Homer to Aristotle, 2 vol., Chicago, 1930-31 ; U. WESEL, Geschichte des
Rechts. Von den Frühformen bis zum Vertrag von Maastricht, München, 1997, p. 115-149.
34. Pour les arguments de cette interprétation : cf. E. DE STRYCKER, The Oracle given to Chaerephon
about Socrates (Plato, Apology, 20 e-21 a), in I. MANSFIELD et L.M. DE RIJK (éd.), Kephalaion, Assen,
1975, p. 39-49.
35. Il est en effet frappant de voir à quel point notre texte ainsi que le dernier texte de Platon, les
Lois, est déconsidéré par la recherche platonicienne. Cf. par exemple le dernier Forschungsbericht
à ce jour qui omet les deux textes : T. KOBUSCH & B. MOJSISCH, Platon. Seine Dialoge in der Sicht
neuer Forschung, Darmstadt, 1996.
36. Cf. J. BURNET, op. cit., 24 c 9 ad notam.
37. Cf. P. CHANTRAINE, op. cit., p. 856-857.
38. Cf. ARISTOPHANE, Nuées, v. 225.
39. Cf. I. CALVINO, Lezioni americane, Milano, 1993, p. 15. Je traduis.

AUTEUR
FRANCESCO GREGORIO
Université de Lausanne
50

Dieu et mon droit, à propos du


Marchand de Venise et de Mesure pour
mesure
Jean-Claude Dupas

1 Même si on n'y joue pas « à tribunal ouvert », on juge beaucoup dans le théâtre de
Shakespeare1, on condamne aussi très souvent. Richard II est destitué, Othello exécute
Desdémone, Macbeth et Lady Macbeth assassinent Duncan, Brutus et Cassius sont
condamnés par la plèbe romaine, « l'infidélité » de Hero est dénoncée le jour de ses noces
(Beaucoup de bruit pour rien), un « témoignage accablant 2 » atteste de la « culpabilité » de
Imogene (Cymbeline). Dans tous ces cas qui, du reste, en figurent bien d'autres, la pièce est
l'occasion d'un débat argumenté sur l'opportunité de la décision puis du geste. A chaque
fois, ce sont bien les actions des personnages qui sont évaluées et non les personnages
eux-mêmes.
2 Cependant, parce que ce sont explicitement des pièces de la mise à l'épreuve, Mesure pour
Mesure et surtout le Marchand de Venise sont sans doute les pièces qui se prêtent le mieux à
une prise en considération, sinon du droit à l'époque de Shakespeare, du moins de la
manière dont les procédés du droit sont importés en littérature et y sont alors utilisés. Ce
qui va m'intéresser principalement ici c'est cette idée du recours à un habillage légal, une
utilisation « métaphorique », c'est-à-dire, stricto sensu, par déplacement, de formes du
droit pour, à la fois, faire progresser l'intrigue et construire, dans le texte, les protocoles
de l'interprétation, montrer comment un fait est susceptible de plusieurs lectures
conflictuelles et comment il est alors besoin d’un « procès » pour poser une lecture qui
reprendra l’agonistique fondatrice de l'exposition comme de l'interprétation. En d'autres
termes, le « droit » est envisagé ici moins en tant que thématisation que comme
l'occasion d’une instrumentalisation. Il y aurait aussi à mener un autre débat — mais que
je ne retiendrai pas — sur la présence de « contrats » à la charnière entre une société
hiérarchisée, holiste donc, et cette autre, de gré à gré, d’individu à individu, qui, déjà,
travaille le « monde » élisabéthain puis accompagnera la naissance de l'individuation et
l'arrivée de la forme romanesque, lorsque, avec Locke, il sera posé que les contrats sont
51

fondateurs dès l'état de nature ; il y aura fallu aussi un régicide, une grave crise des
consciences, l'expérience du protectorat et celle de la « Glorieuse Révolution ».
3 Le Marchand de Venise, à plusieurs titres, est une pièce surprenante. Ainsi, on s'interroge
sans fin, même si cela doit, apparemment, me faire un instant sortir de mon sujet, sur
cette « mélancolie » affichée par Antonio dès le vers 1 de la pièce puis par Portia au vers 1
de la scène 2, sa première réplique. Tous deux sont ainsi comme en retrait par rapport à
la marche d’une intrigue dont ils sont pourtant les objets essentiels. Peut-être est-ce là
leur mélancolie, d'être des objets. Peut-être aussi, et se réintroduit alors le thème de cette
intervention, s’agit-il de la manière dont ils deviennent des sujets et accèdent à ce
qu'Emmanuel Lévinas nomme une identité à l'accusatif et qui permet de dire « Me voici ».
La « mélancolie » posée comme en puissance chez ces deux protagonistes offrirait ainsi
comme une légitimation de leurs conduites, comme une légalisation des paradoxes qui
seront dépliés par leur être en acte. Ce sont d'ailleurs ces « surprises » qui nouent
l'intrigue. Avec elles, comme leur élément moteur, se construit un recours aux procédés
du « droit », encore faudra-t-il préciser de quelles modalités du « droit » il s'agit.
4 On pourrait résumer la pièce ainsi, en mettant en valeur les décalages, à mesure qu'ils se
donnent à voir et à entendre. Les ambiguïtés, les ambivalences, les hésitations sur les
notations et les dénotations abondent. A trois reprises, Bassanio déclenche le progrès de
l'intrigue. Sa demande inaugurale entraîne Antonio dans la rédaction du « contrat » avec
Shylock. Le don de l'anneau qu’il avait pourtant promis de toujours garder, en gage de la
foi échangée, recentre la problématique de la pièce, au-delà de la question de l'usure et
surtout de la judaïté, vers une réflexion sur l'échange et les modalités qui y président.
Enfin, de manière plus indirecte, parce que Bassanio a remporté la loterie des coffrets,
Portia sera amenée à plaider pour Antonio avec le succès que l'on sait.
5 Naturellement, que l'intrigue progresse « autour » de Bassanio encourage à rapprocher le
personnage de sa valeur en tant que principe structurant, par le biais de l’étymologie
possible du nom, du moins de sa proximité avec le grec bassanos, la pierre de louche 3, le
moyen de vérification. Sans véritablement agir, parfois d'ailleurs au moins
provisoirement à ses dépens, Bassanio causera la « vérification » du contrat, de la foi
amoureuse échangée, de la fidélité en amitié et, plus généralement, de la loi, qu'il s'agisse
de celle du père ou de celle du commerce. Dans tous ces cas, une morale se dégagera des
épisodes, telle que triomphe non la lettre mais l'esprit, non l'aveugle mécanique mais un
ordre revu à la lumière de l’agapé que plaide si intensément Portia4.
6 La tension induite par Bassanio se retrouve dans la quête qu'il inaugure. Son objet est en
effet désigné comme une « toison d'or »5, signe polysémique où l'on trouve la référence
mythologique, la suggestion sexuelle et le goût de l'enrichissement. Une telle conquête
exige que Bassanio dispose d'une somme d'argent. Elle se trouve alors réintégrée dans
une sorte de circuit d’entreprise nécessitant l'investissement d'un capital pour démarrer.
Bassanio sollicite donc le riche Antonio, son ami, mais celui-ci, entrepreneur avisé, a
investi son argent dans des navires marchands, convertissant ainsi l’argent en
marchandises qui lui procureront plus d’argent encore, mais le laissant démuni pour
l’occasion. Antonio, jusque-là farouche dénonciateur des pratiques usuraires, va, pour
obliger son ami, ainsi être contraint de solliciter l’usurier juif Shylock. Celui-ci, tout en
dénonçant l'attitude d'Antonio, conclut pourtant avec lui un contrat qu’il définit comme
étant « pour de rire », un « merry bond » sur le mode de la farce donc. Cette évidente
« carnavalisation » du contrat n’agit pas simplement comme signe d’un monde à l’envers
ou comme une topique de la mise en dérision, voire en subversion, mais comme rite de
52

passage, emblème du lien entre la vie et la mort que disait déjà la mélancholie fondatrice.
On y mesure aussi l'accumulation des ambivalences qui sont autant de conflits entre des
lois différentes, installant l’agonistique entre les opinions, on pourrait même dire les
certitudes morales, et les conduites. Le décalage va glisser vers les obstacles pratiques
puisque si la jeune fille est gagnée à l'ambiguë loterie des coffrets puis épousée, les
navires d'Antonio ne rentrent pas à bon port. L'argent qui a circulé pour fabriquer plus
d'argent au travers de sa conversion en marchandise, finit par faire défaut et, pour la
possession de Portia, la pratique usuraire semble avoir dû l'emporter, comme étant plus
stable et plus sûre que cette autre circulation qui fait s'échanger argent et marchandises.
Enfin, alors qu’il avait d’abord été le moteur premier de la pièce, le mariage de Portia et
de Bassanio n'a pas le temps d'être consommé, l'annonce de l'urgence du danger qui
menace Antonio, soumis à la loi d'airain du contrat, l'interdit. Un jeune avocat qui n'est
autre que Portia déguisée en homme, ambivalence supplémentaire et écho à bien d'autres
dans le théâtre de Shakespeare, plaide et contraint un heureux dénouement, un moment
suspendu pourtant à la circulation de l'anneau chargé de cumuler contradictoirement les
valeurs du mariage et celles de la reconnaissance.
7 Ainsi, et à condition de très vite poser en face d'elles les transgressions qui s'y opposent,
comme, précisément, autant de marques d'une stratégie fondée sur la translatio
disputationis, et sur quoi je reviendrai6, on pourrait, pour présenter la pièce, construire les
différentes formalisations des contraintes et des oppositions qui pèsent sur les
personnages et les définissent en action, au-delà même de celles qui déjà s'imposaient au
premier regard selon une combinatoire binaire de catégories simples, statiques, ainsi
riche/pauvre, juif/chrétien, père/fille, mari/épouse, fortune/perte de la fortune, fortune
perdue/fortune retrouvée, foi/conversion. A l’inverse, les différents types de contrats
« en action » sont régis par des détours qui sont aussi ceux du développement de
l'intrigue qu'il est d'abord besoin de parcourir.
8 Lorsque Bassanio sollicite Antonio, il justifie sa demande selon trois axes ; d'abord, bien
entendu, le rapport d'amitié qui les unit, mais aussi la nécessité où il se trouve ; enfin, ce
qu'il définit comme la « règle » de la seconde flèche7. Ces deux dernières explications sont
un peu étranges. L'argument de la nécessité soulève plus d'interrogations qu'il n'apporte
de réponses. Pour aller de Venise à Belmont, Bassanio a-t-il véritablement besoin de 3000
ducats ? On apprend par ailleurs que Portia le connaît et n'est pas insensible à son
charme. Il ne semble donc pas avoir besoin de se parer pour séduire. Qui plus est, la
séduction n'a aucun rôle réel à jouer en la matière puisque seule la loterie de coffrets est
appelée à faire la décision. D'ailleurs, dès cette décision acquise, Portia met sa fortune à la
disposition de Bassanio, résolvant ainsi, définitivement, la question de la non-fortune de
Bassanio. L'interrogation sur l'origine et la raison d'être du besoin impérieux d'une
somme considérable reste pourtant ouverte, à moins d'imaginer qu'en organisant la
loterie, le père de Portia ait eu une idée qui dépasserait le seul contrôle du futur mari de
sa fille, telle que le souci d'écarter les coureurs de dot ne se soit pas résumé à un test
dont, d’ailleurs, la valeur n'est pas nécessairement probante. Si l'on imagine un instant8
que le père de Portia a inventé une loterie « censitaire », je veux dire telle qu'une quotité
d'argent soit nécessaire pour pouvoir y participer, le besoin exprimé avec insistance par
Bassanio trouverait alors son fondement. De même serait rétablie, à côté de l'aspect
« moral » du choix qui privilégiera le coffret de plomb face au coffret d'or et à celui
d'argent, une pleine circulation de l'argent. Le prétendant à la main de Portia participe à
la loterie en accroissant la fortune de Portia grâce au versement d'une sorte de droit
53

d'entrée, par un système qui n'est pas très éloigné de celui du don et du contre-don qui
prévaut ailleurs dans la pièce, singulièrement avec la remise de l’anneau mais aussi, bien
entendu, avec l’échange de l’argent contre le « merry bond ».
9 Si l’on s'intéresse, naturellement, à la demande de Bassanio qui déclenchera la générosité
d'Antonio, d'une part, l'espoir d'une occasion de vengeance chez Shylock, d’autre part, il
conviendrait aussi de s'interroger sur les motivations d'Antonio et l'évocation de la
« règle » de la seconde flèche y invite expressément. Sans doute y entre-t-il une part de
bonté, d'affection, d'intérêt pour Bassanio ; d’ailleurs cette référence à une « seconde »
flèche montre bien que ce geste de don n'est pas la première contribution effectuée par
Antonio au profit de son ami. Littéralement, la « seconde flèche » devrait conduire à un
profit financier pour Antonio : il lui est, au moins métaphoriquement, proposé de
retrouver par ce nouveau don les sommes déjà engagées. Or, de toute évidence, même
lorsque l'ensemble de la séquence aura trouvé son heureux dénouement, il n'en sera rien.
Faut-il, pour autant, penser que Bassanio promettait « dans le vide », artificiellement,
avec pour but unique d'obtenir la somme recherchée ? Au contraire, ne peut-on pas
plutôt penser que le don d'Antonio est aussi la réponse à la mélancolie qu'il exprime à
l'ouverture de la pièce et qu'ainsi, tandis qu'il donne à Bassanio ce qui lui semble, au
moins à ce moment, la chose la plus importante du monde, la possibilité de la quête de la
« toison d’or », en retour, en contre-don, Bassanio lui donne une raison de vivre, voire de
mourir. En quelque sorte, paradoxalement, le don se donne à lire comme un échange.
10 Cette loi de l'échange préside à plusieurs titres à la relation entre Portia et Bassanio. Elle
s'applique d'abord sur le principe même de la loterie puisque dans le coffret de plomb
qu'il choisit à bon escient, Bassanio trouve le portrait de Portia qu'il a alors le « droit »
d'échanger contre la réelle possession de Portia. A ceci près, cependant, que cette
possession sera limitée. Portia décide, en effet, retrouvant alors, étrangement, en ce
moment où elle devient la « possession » de son époux, une capacité d'initiative et de
décision, que le mariage doit rester blanc tant que la vie d'Antonio est en danger. Elle
remet pourtant à Bassanio un anneau, icône du mariage mais aussi réalisation symbolique
9 de ce même mariage. Au don qui avait été régi par la loi du père et la loterie des coffrets,

Portia substitue cet autre qu'elle décide et qui plus tard lui donnera les moyens de la
domination sur Bassanio. A cet égard, l'anneau fonctionne bien comme contre-don à
mettre en regard du don premier, effectué au nom du père. Il le sera encore plus
nettement lors de l'épisode, à l’acte 5, de la sollicitation abusive où la mauvaise foi avérée
s'affirme comme emblème d'un renversement des pouvoirs.
11 Que Portia soit soucieuse d'échapper à la loi du père est manifesté d’abord par son
inquiétude devant la manière dont elle sera « gagnée » comme pourrait l'être n'importe
quel objet offert comme lot dans une tombola, mais est sans doute plus indéniable encore
dans ce qui peut facilement être considéré comme une tricherie active et donc un déni de
la loi du père. Alors que Bassanio doit faire le choix crucial entre les trois coffrets, Portia
chante et trouve des rimes qui laissent entendre le mot « lead » (plomb) désignant ainsi le
coffret qui convient.
12 Quelles que puissent être ces ruses avec le droit, la figure juridique fondatrice du
Marchand de Venise demeure néanmoins, bien entendu, celle du contrat entre Shylock et
Antonio qui permettra le financement nécessaire au mariage de Portia et de Bassanio et
avec lui l'intrigue. Encore faut-il en déplier les mécanismes.
13 Entre Shylock et Antonio, le contrat sera conçu de façon que « par boutade » (in merry
sport, I.3.141) si Antonio venait à ne pas rembourser les sommes prêtées, le dédit est fixé à
54

« une livre de chair, exactement »10. Cet « amusant contrat » (merry bond, I.3.169, comme
un contrat « pour de rire ») en première lecture et parce qu'il installe, comme une
plaisanterie, la livre de chair comme garantie du prêt, se donne à lire comme caricature
du reproche porté contre l'usure et les usuriers, mangeurs métaphoriques de chair
fraîche. Shylock renverse l'accusation en la déplaçant : la métaphore est devenue
suffisamment réelle pour avoir statut de garantie fiduciaire légale ; le contrat n'est-il pas
enregistré par devant un notaire11 ?
14 Parallèlement, Shylock donne à croire à une forme de générosité, il annonce que son
geste est placé sous le signe de l'amitié qu'il cherche à sceller12 et se réclame d'une
attitude qui serait le symétrique inverse des mauvais traitements que lui a infligés
Antonio, et qu'il lui rappelle ainsi « ... mainte et souvente fois/Sur le Rialto vous m'avez
attaqué... »13. En quelque sorte, il serait plus chrétien qu'Antonio et tendrait volontiers
sinon l'autre joue du moins « l'autre bourse » !
15 Le spectateur n'est pourtant guère la dupe de Shylock et voit bien dans ce geste la marque
de la duplicité « traditionnelle » du juif14 dont le but unique est (serait !) de nuire, ne
serait-ce que parce qu’il se souvient de l'exclamation antérieure de Shylock, à propos
d'Antonio, « je le hais de ce qu'il est un chrétien » (I.3.37), et son désir de nourrir sa
vengeance contre cet homme qui fait baisser le taux de l'usure à Venise15. Plus
généralement, lorsque Shylock proclamera son humanité16, ce sera en fait pour justifier
son droit à la vengeance. C'est d’ailleurs, en fait, sur ce seul point du libre exercice de la
vengeance qu'il se réclame d'un droit à être « comme » les Chrétiens.
16 Pourtant, ce n'est ni le besoin de revanche, ni le désir de se moquer d'Antonio qui
fonctionne comme l’argument décisif dans le discours de Shylock. Il passe des raisons de
refuser à l'acceptation doucereuse du scélérat, le sourire sur la joue17, à l’occasion d'un
détour18. Pour Shylock, le contrat passé avec Antonio correspond à un autre ordre de
contrat qui fait passer de la logique du droit des hommes au droit tel que l’Ancien
Testament l’annonce. Il renvoie en effet à l'histoire de Jacob et, à travers Jacob, à celle des
impénétrables raisons du choix de l’élu, pourquoi Abel et pas Caïn, pourquoi les derniers
reçoivent-ils autant que les premiers dans la parabole des talents ? Sans ouvrir ici cette
question complexe, pas seulement au plan théologique ou religieux, il est possible
néanmoins de la poser comme inter-texte et comme interrogation construite par la
thématique de la pièce, comme en excès de sa littéralité.
17 Le recours à l’Ancien Testament passe par l’épisode de Jacob qu’il faut au moins d’abord
évoquer brièvement. Jacob avait promis de servir Laban pendant 7 ans pour Rachel ; mais,
au bout des 7 années, c’est Léa que Laban conduit à Jacob, sous le prétexte qui sera aussi
évoqué, par exemple dans la Mégère apprivoisée, qu’il n’est pas d’usage de marier la plus
jeune avant l’aînée. Alors Jacob servit Laban pendant 7 autres années, à l’issue desquelles
il put enfin s'unir à Rachel. L'épisode connaît une seconde phase lorsque Jacob veut partir
et rentrer dans son pays. Laban lui accorde en effet les chèvres tachetées de blanc et les
moutons noirs, des animaux peu communs ; mais, par un artifice, Jacob obtient que ces
animaux soient les plus nombreux et les plus robustes, puis s'en va. Shylock se réclame de
cet épisode de la Genèse (29-31) et conclut ainsi :
C'était un moyen de gain et il fut béni ;
Gain c'est bénédiction quand il n'y a pas vol (I.3.83/4)19.
18 Aux yeux de Shylock, l'usure est ainsi reconnue par l'Ange de Dieu qui a permis le succès
de Jacob. Nous sommes ici en un point limite du droit puisque si Jacob est en effet un bon
berger, son activité ne cherche pas à favoriser celui qui lui a confié ses bêtes. En même
55

temps, Laban a, par deux fois, à l'occasion du mariage de sa fille et lorsqu'il s’est agi de
verser le salaire dû à Jacob, manqué de parole envers un contrat qu’il avait pourtant
librement fixé. Ainsi, s’il faut admettre que Jacob est dans son droit, ce sera, comme le dit
l’Ange de Dieu, au nom, en contrepartie, de ce que Laban a fait20. La question qui se pose
alors dans l’anecdote de Shylock est en effet à la fois un point de droit et une authentique
question littéraire, puisque sont mises en jeu les modalités de lecture d’un texte. Bien
entendu, Shylock s'identifie à Jacob, l'élu du Seigneur, et raconte cette anecdote en se
donnant, par équivalence, la place de Jacob. Pour s'en convaincre, il fait fonctionner l'idée
d'un gain qui aurait pu être assimilé à un vol mais n'en est pas réellement un ; par là il est
en position d'évoquer l'usure, en effet assimilée au vol par le droit. Pourtant, le texte
biblique ne parle pas d'usure, c'est-à-dire de l’argent qui produit de l'argent, mais d'une
transformation, d'un écart par rapport à l’habitude, ainsi les chèvres sont communément
noires comme les moutons sont généralement blancs. Il y est aussi question d'un contrat
dont les clauses sont « révisables », comme on le dit aujourd'hui de certains taux
bancaires. Or, c'est bien Laban qui « révise » par deux fois le contrat, comme Shylock
« révisera » le « contrat amusant » en instrument de la mort d'Antonio et ce sera « sa »
révision de ce contrat qui sera ensuite « détournée » par l'astuce de procédure que Portia
introduira, comme mue par une inspiration soudaine,... parce que l'ange de Dieu aura vu
ce que Shylock voulait faire à Antonio.
19 Shylock se prend pour Jacob, se croit triomphant, maître de la naïveté et de la générosité
de l'autre, les événements témoigneront de ce que, dans cette histoire, son rôle n’est en
fait pas autre que celui de Laban.
20 Le déplacement, la translatio, serait purement anecdotique et amusant s'il n'introduisait
pas un autre décalage, à savoir que non seulement Shylock va être « défait » mais qu'il
sera, au fond, dépossédé de la victoire qui semblait acquise, pour mal connaître ou, du
moins, mal comprendre le texte biblique. C'est son interprétation qui est hâtive et
imprudente et non, en dernière instance, l'acceptation par Antonio de l'offre « révisable »
qu'avait formulée Shylock, et qui semblait pourtant devoir témoigner de la « légèreté »
du marchand ou, à tout le moins de sa « mélancolie ».
21 La critique savante nous apprend que la référence à cet épisode de Laban et Jacob n'est
jamais présente dans les livres contemporains traitant de l’usure. Il ne faut sans doute pas
s’en étonner, cela aurait été un mauvais argument ; par contre, pour inscrire dans le texte
la contrainte de la lecture juste et la méfiance devant les assimilations rapides, l’exemple
est plus que pertinent ! Une fois encore, nous sommes placés devant la dimension
métatextuelle qui traverse et travaille le corpus shakespearien et y place d’évidentes
mises en garde contre les interprétations erronées par incapacité à lire pleinement et
clairement les signes, ce qui veut dire aussi dans leur polyphonie réelle ou potentielle.
22 Cependant, pour que cet épisode prenne sa véritable place et que Shylock soit
effectivement assimilé à Laban, il faut encore que le procès de Shylock ait lieu et trouve
une issue favorable pour Antonio/Jacob, alors qu'a priori le contrat est parfaitement
rédigé et que, même s'il est un peu particulier, voire tout à fait exceptionnel, il n’en
demeure pas moins applicable avec toute la rigueur de la loi. Or, ce sera justement cette
nécessité d'appliquer le contrat qui se retournera contre Shylock. Le jeune docteur en
droit civil ne plaidera pas autrement, au point que Shylock verra en lui un nouveau Daniel
21. Justement parce qu'il plaide l'application du contrat, le respect de tout le contrat, le

jeune docteur en droit civil, et qui, ne l'oublions pas, est, pour sa part, alors, en train de
transgresser une autre forme de contrat puisqu'il s'agit de Portia déguisée en jeune
56

homme, fait observer que Shylock, s'il a bien droit à une livre de chair, n'a aucunement
droit à la moindre goutte de sang. Dès lors, c'est l'application même du contrat qui se
retourne contre Shylock, comme tout à l'heure le contrat de Laban par quoi il pensait
n'avoir jamais à payer Jacob. Là encore, Shylock est mauvais bibliste. Il aurait assurément
dû se souvenir de l’alliance noachique et du sort qui y est fait au sang. En effet, dans la
Genèse, après le déluge, est annoncée la nouvelle alliance marquée par l'arc-en-ciel et qui
promet que plus jamais Dieu ne frappera tous les vivants comme il l'a fait : « Tout ce qui
se meut et possède la vie vous servira de nourriture, je vous donne tout cela au même
titre que la verdure des plantes. Seulement, vous ne mangerez pas la chair avec son âme,
c'est-à-dire le sang. Mais je demanderai compte du sang de chacun de vous »22.
23 Cette alliance nouvelle, effectivement marquée par une nouvelle répartition des interdits
alimentaires, s’oppose à la première alliance, également accompagnée de prescriptions
quant à l'alimentation et ainsi formulée : « Je vous donne toutes les herbes portant
semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits
portant semence : ce sera votre nourriture »23.
24 Qu'il faille distinguer entre chair et sang, que ceci soit un signe de l'alliance comme la
marque de la fin du temps de l'harmonie primitive, n'aurait pas dû échapper à Shylock
qui est, par ailleurs, si conscient des interdits alimentaires qu'il évoque son aversion
envers les chrétiens qui mangent du porc et annonce que c'est bien pour cette raison qu'il
n'acceptera jamais de manger avec eux, ni même chez eux.
25 Il est tout à fait intéressant de voir Shylock condamné au nom de sa lecture de l'Ancien
Testament et singulièrement pour s'être posé en termes de puissance de la vengeance au
lieu de laisser ses droits à la charité qu’avait d'abord plaidée Portia24. J'aimerais poser
cette hypothèse que Shakespeare construit ici un discours du type ancien v.s nouveau
testament, Dieu vengeur vs Dieu d'amour, châtiment vs agapè 25, discours qui est
systématisé dans Mesure pour Mesure, l'autre pièce de la mise à l'épreuve, non d'un juif
cette fois, mais, potentiellement au moins, d'un chrétien parfait, en un mot de celui qui y
est nommé Angelo. La contrainte onomastique ainsi importée donne, bien évidemment,
une force accrue à l'opposition. Dans Mesure pour Mesure, où l'on trouve à plusieurs
reprises des plaidoyers en faveur du pardon, de la charité, de l'agapè en un mot, l'enjeu
est celui du droit à condamner au nom de cette loi « supérieure » qui veut que, parce que
toute faute est condamnable, le coupable doit être sanctionné, ne laissant ainsi aucune
place à l’hypothèse du pardon. En face de cet argument, on évoquera la formule du
nouveau testament d'où provient directement le titre de la pièce « Ne jugez pas, afin de
n'être pas jugés ; car du jugement dont vous jugez on vous jugera, et de la mesure dont
vous mesurez on mesurera pour vous » (Matthieu 7.1-2) qui est aussi une manière de
poser sinon la nécessité du pardon, du moins l'acceptation du possible de circonstances
de pardon, ce qui est bien dans la logique de la Rédemption. Par ailleurs, la faute dont il
est question dans la pièce étant celle des relations sexuelles hors mariage, on pourrait
aussi penser à cet épisode si particulier de la femme adultère dans le nouveau Testament.
De même, Mesure pour Mesure offre aussi un intéressant cas d'histoire du droit puisque la
compréhension de la pièce n'est pas indifférente à la prise en compte des règles qui alors
fixaient la réalité du mariage et ne se résolvaient pas uniquement en termes de
socialisation devant l'officier d'état civil ou le prêtre.
26 Comme le faisait déjà le Marchand de Venise selon d'autres procès, la pièce va faire jouer
l'opposition entre les deux attitudes de châtiment et de pardon, en créant Angelo comme
« juge coupable » qui, pourtant, prétend dire le droit au moment même où il le bafoue,
57

dire le droit pour le bafouer et même, comme on l'apprendra, le bafouer à nouveau. Sa


« pitié » devient un chantage et le pardon une monnaie d'échange. Angelo « juge » alors
qu'il devrait être jugé ou du moins aurait dû hésiter à juger, de peur d'être jugé.
27 Angelo n'est pourtant que celui qui est« mis à la place »26 du duc de Vienne dont on
semblait initialement déplorer l’incapacité à la fermeté résolue, mais qui sera présent
pour rétablir à temps, au prix de quelques artifices bien ordonnes, il est vrai, un ordre où
le pardon s'accompagnera d'une réparation des fautes puisque les relations sexuelles hors
mariage seront « dépassées » par la célébration des mariages. Reste alors, comme
d'ailleurs dans le Marchand de Venise, cette autre question qui, si souvent, fait retour chez
Shakespeare de ce qui « suivra » le mariage, de ce que deviendront ces situations un
moment équilibrées27. Mais chez Shakespeare comme dans la vie, c'est là une autre
question qui ne se résout ni sur scène, ni peut-être même ailleurs, définitivement du
moins !
28 Le titre de la pièce, Mesure pour mesure, établit un paradigme d'équilibre parfait et une
harmonie idéale, mais aussi, à cause de l’intertexte biblique, comme la nécessité
d'interroger cette correspondance. L'arrière-plan de la pièce est bien cette agonistique
singulière d'une double coïncidence, d'une part, à partir de quel moment, de quel rite
peut-on considérer un homme et une femme comme effectivement unis et, d'autre part,
un élargissement de la notion de critères fondant un jugement, à cette idée que le droit
est affaire de références et de contextualisation, non d'absolu.
29 L'intrigue de la pièce est en effet construite autour de l'enchevêtrement de ces deux
notions, d'apparence abstraite, à quoi Shakespeare donne la vibration de la chair et du
désir. Dans Mesure pour mesure, en effet, le pouvoir politique mais surtout légal et
judiciaire est, l'espace de la pièce durant, déplacé du duc de Vienne à son « délégué »,
Angelo, qui va se trouver confronté à une double situation conflictuelle. Il aura à juger
Claudio, coupable d'avoir eu des relations sexuelles avec Julietta, maintenant enceinte de
ses œuvres. Comme il l'aura condamné, la sœur de Claudio implorera la pitié d'Angelo qui
sera, à cette occasion, tellement séduit par la jeune fille qu’il lui proposera d’épargner son
frère pourvu qu’elle se donne à lui. En d’autres termes, Angelo est prêt à commettre lui-
même la « faute » pour laquelle il a condamné Claudio ; cette « égalité » une fois établie, il
pardonnerait à Claudio. Deux circonstances aggravantes noircissent la duplicité du
personnage : d’une part, Isabella, la sœur de Claudio, est une jeune novice sur le point de
prononcer ses vœux, de l’autre, on apprend qu’Angelo avait déjà, par le passé, commis
cette même faute avec Mariana. Angelo, posé comme parfait et comme juge intègre, est
donc en double posture d’hypocrisie, il a recours au chantage affectif, pour pouvoir
abuser d’Isabella, et à toute la rigueur de la loi pour punir une faute dont il a été lui-
même, impunément jusqu’alors, coupable. A ces données, s'ajoute une marge de flou qui
tient aux coutumes. En effet, si, aujourd'hui, la notion de relations sexuelles hors mariage
est parfaitement définie au sens où il y a eu ou il n'y a pas eu de cérémonie de mariage qui
fixe donc une frontière explicite, un « avant » et un « après », les lois établissant la réalité
du mariage, à l'époque élisabéthaine, n'étaient pas les mêmes. Un contrat dit per verba de
praesenti suffisait à constituer un mariage valide. Un tel contrat en effet pose qu'il suffit
au couple de s'engager oralement l'un envers l’autre en déclarant qu'à dater de ce
moment ils sont mari et femme pour qu'ils le soient en fait et en droit. Selon cette loi qui
ne sera pas abrogée avant la loi sur le mariage de 1753, Claudio et Julietta n'ont en fait
commis aucune faute. Angelo est ainsi en posture d'abus de pouvoir ou du moins d'une
application de la loi qui méconnaît que cette loi n'est pas la seule. Pour Angelo, le mariage
58

n'existe réellement qu'une fois proclamé in facie ecclesiae, c'est-à-dire célébré à l'église,
mais en termes stricts de droit, cette exigence ne définit pas les relations sexuelles qui
sont intervenues entre le mariage par contrat per verba de praesenti et sa proclamation
sociale, in facie ecclesiae, comme légalement punissables, surtout de mort.
30 Au-delà même de la cruauté et du pharisaïsme d'Angelo, lorsque la logique que pose le
titre est appliquée à la pièce, singulièrement à l'Acte V, elle prend la forme d'un équilibre
que le dénouement de la pièce va dénoncer. La logique de la loi du talion n'est
mentionnée28 que pour mieux en démasquer l'inutilement cruelle rigueur et l’abusive
symétrie. La rupture avec la loi de Moïse est marquée explicitement dans l'épître de Paul
aux Romains (9.15) et c'est bien cette autre loi, celle du pardon et de l'agapé, qu'illustre
l'application de l'autorité par le duc. Cela étant, il ne s'agit pas seulement pour
Shakespeare d'opposer les cohérences des deux testaments mais bien de souligner
combien une loi est d'abord à éprouver dans son application et ses implications. D'une
part, ce qu'une loi a fait, une autre peut le défaire, ainsi la loi du talion et l'exigence du
pardon, ce qui ôte toute transcendance aux procédures légales, d’autre part, la loi
s'applique à l'intérieur de codes qui lui sont extérieurs et pourtant la rendent relative,
ainsi l'image de vertu et de probité d'Angelo, même devenue inexacte dans les faits,
perdure dans les esprits et donnera à sa parole une créance qui fera défaut à celle
d'Isabella si elle venait à l'accuser de l'odieux chantage qu'il exerce pourtant bel et bien 29.
Enfin, comme on l'a vu, est interrogé le rapport entre la personne qui juge et les
sentences qu'il, ou elle d'ailleurs, peut prononcer tandis qu'Isabella est, de fait,
confrontée à deux formes de loi, celle, légale et complexe, qui est imposée par Angelo
mais qui devrait aussi s'appliquer à Isabelle et lui interdire le « péché de chair » hors
mariage, d'autant plus fermement qu'elle aspire à devenir nonne, et celle, humaine, qui
voudrait qu'elle sauve son frère30.
31 Sans doute n'est-il pas assuré que dans notre société d'aujourd'hui, réputée permissive,
l'hésitation d'Isabella puisse avoir un retentissement égal à celui qu'il a pu avoir, d'autant
que la « faute » de Claudio est doublement distanciée, à la fois par sa « fréquence »
aujourd'hui qui, à tout le moins, contraint à placer le mot « faute » entre guillemets, et
par les subtilités oubliées des règles du mariage alors. Il n'empêche pourtant que la
malhonnêteté d’Angelo continue d'éclater et que l'accusation perverse portée par Angelo
selon laquelle, en dernière instance, Isabella serait coupable par sa beauté même,
puisqu'elle devient ainsi la tentatrice d'où vient le mal31, est de celles que notre société et
notre justice ont appris à repérer et à dénoncer.
32 En fait, Mesure pour Mesure coïncide avec une interrogation sur la manière dont, dans le
paroxysme de la perfection réputée, s'articule, en ce double sens de dire et d'élaborer, un
« reste » tel que le semblable devient autre et que l'excès s'oppose à la mesure. La pièce se
donne ainsi comme l'occasion d'évoquer la relativité de l'excès et l'instabilité du
jugement, conduisant ainsi vers un « repositionnement », voire une interrogation, des
procédures de ce que l'anglais nomme « self-fashioning », cette formation de soi et à soi en
même temps que la formation d'un « soi ». C'est aussi une pièce du « décalage » où Angelo
est investi du pouvoir mais reste pourtant le simple « délégué » du duc, son représentant,
celui qui se trouve du côté de la suppléance et où la thématique du jugement pose le
double sens du mot jugement, la condamnation et la formation d'une opinion, ainsi cette
décision de ne pas afficher les signes sociaux habituels du mariage, de peur de perdre la
dot. D'ailleurs, de ce point de vue, Claudio, celui qui sera condamné et Angelo, celui qui
condamne, se retrouvent en quelque sorte « contre » à la fois l'amour « miséricorde » et
59

l'amour « passion », celui qui, dit-on, se place hors, au-delà du jugement. Tous deux
marquent une hésitation en l'étrange point de rencontre des « contrats » privés que sont
les relations amoureuses, engagement personnel ayant une valeur sociale potentielle
puisque la parole échangée vaut pour l'acte social de mariage, d'une part, et d'autre part,
ces autres contrats, explicitement sociaux que sont les questions de dot et bien entendu
de célébration de mariage.
33 L'ensemble de ces analyses conduit à une occasion de reposer le rapport du jugement et
du tragique ; ainsi, la tragédie grecque s'annonce comme étant d'abord l’instauration d'un
tribunal. En d'autres termes, le tragique n'est pas dans l'acte mais dans le jugement, c'est-
à-dire au sein d'une « structure d'après coup » ; ce qui revient à poser cette hypothèse
que l'excès n'est pas dans sa manifestation, et donc pas dans l'acte excessif, mais dans ce
qui le désigne(ra) comme tel, l'excès est affaire d'identification, d'identité. Devient alors
essentiel, pas seulement au théâtre, un déplacement du jugement, et avec lui de l'instance
de jugement, soit encore de l'occasion de la déclaration/dénonciation de l’excès, aussi en
ce qu'il renvoie à la « mesure » comme étalon et comme acte subjectif/objectif par quoi
« mesurer ». La « mesure », le fait de mesurer, de juger, se fait alors à la fois une
déclaration et une dénonciation de la relation de dette entre humains selon la forme
débiteur/créancier, une interrogation d'une relation où la dette s'ordonne par rapport à
une transcendance, ou, du moins, mais ce second cas ne serait qu'une laïcisation du
premier, à une « dernière instance » morale32.
34 Cette figure du déplacement, de la translatio disputationis, est représentée dans le texte
selon plusieurs modes, ainsi celui de la relativité du sexuel donné de manière parallèle et
contradictoire comme « simple » activité physiologique organisée et tarifée par la mère
maquerelle, Mistress Overdone, mais aussi comme fête de la vie et du renouveau, à la fois
acte d'amour et lieu de l'oppression et enjeu de pouvoir, enfin comme péché. Une autre
modalité du déplacement sera l'enchaînement des « duplications », ainsi la substitution
de Barnardine à Claudio puis de Ragozine à ce même Barnardine, telle que pour déjouer la
mort, on utilise un mort, celle qui placera Angelo très concrètement au « lieu » du Duc,
celle que l'on désigne par l'expression « bed-trick », qui fera qu'alors qu'il pense trouver
Isabella dans son lit, Angelo y retrouvera Mariana qu’il « prend »33 pour Isabella, ou
encore la triple désignation comme semblable, par la communauté de la même « faute »,
d'Angelo, Claudio, et Lucio que tout paraissait pourtant, a priori, devoir distinguer : ils
témoigneront en effet d'une identique faculté à méconnaître les contrats qu'ils avaient
établis mais aussi d'une même incapacité à contrôler leurs pulsions.
35 On remarquera enfin la suspension qui clôt la pièce alors que le duc révèle sa présence,
mais en même temps la possible ambiguïté de son attitude, ouvrant alors l'hypothèse
d'une substitution ou du moins d'une équivalence d'un autre type entre Angelo et lui-
même, du côté d'une communauté de désir cette fois. En effet, le duc est-il simplement
humain, juste et sensible ou, lui aussi, à l'image d'Angelo dont il vient pourtant d’assurer
la condamnation, « tenté » par la beauté d'Isabella ? Son jugement, opinion et verdict
ensemble, est-il dicté par une morale ou par le souci de séduire la jeune fille ? Pas plus
qu'Isabelle qui ne réagit pas à la main que le duc tend vers elle, le texte ne répond. On
peut imaginer que l'hésitation du spectateur, ou du lecteur, prolonge efficacement la mise
en crise de l'objectivité des critères alors que la substitution se conjugue comme une
« équivocation »34 où équivaloir ou équivoquer coïncident avec le fait d'être dit comme
« équivalant », comme une manière de dire le différend ; ainsi lorsque le duc joue avec le
fait qu'Angelo est à la fois déjà le mari de Mariana, par la promesse de mariage qu'il a
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faite et celui qui l'a effectivement épousée lorsqu'il croyait tenir Isabella dans son lit,
mais aussi celui qui la renie et condamne les relations sexuelles « hors » mariage. Le
discours doit alors se replier sur lui-même pour afficher ce qui est devenu trop complexe
pour s'exprimer clairement :
(Mariana) O mon très généreux prince, j'espère que vous n’allez pas me frustrer
d'un mari
(le duc) C'est votre époux qui vous a frustrée d'un mari.35.
36 Ces hésitations sont pourtant avant toutes choses celles du « degré », de la
hiérarchisation et des rapports entre souverain et sujets comme image de ceux entre Dieu
et hommes. A cet égard, on pensera bien entendu à la très célèbre tirade d'Ulysse dans
Troïle et Cresside36. Ce texte, dont la date (vers 1602) le rapproche fortement de Mesure pour
mesure, pose une interdépendance de ce qui est ici appelé « degré », le rapport de
relations entre tous et entre toutes les notions. En même temps, dans cette
interdépendance, se trace un espace entre « bien » et « mal », celte infinie discordance (
endless jar) qui, in fine, marque que n'existent ni un bien ni un mal en soi ; en d'autres
termes, qu'il n'y a pas de critères absolus au nom de quoi dire le bien ou le mal mais que
la justice, le jugement sont bien dans un entre-deux, dans une relation qui va alors, en un
second temps donc37, fixer la place respective du bien et du mal ; que la cohérence du
« degré » contient celle des rapports établissant le bien et le mal, ou encore que c'est en
disant la justice que l'on fixe le bien ou le mal et non que la justice serait rendue au nom
d'un bien et d'un mal reconnus d'abord, qui seraient trans-historiques et non-
contingents.
37 De l'usure à l'amour, il n'y a qu'un espace limité38 qui se construit dans le conflit entre
l'accumulation et la jouissance, ce « conflit à la Faust » dont parlait Marx ; de même reste
au fond assez réduit l'espace entre Shylock comme simple senex iratus de comédie et
Shylock assassin en intention sinon en acte. Du procès au droit Mesure pour mesure installe
l’écart qui marque non pas une séparation entre le bien et le mal, mais la nécessité
contingente de pouvoir dire ce qui est bien et ce qui est mal, au nom d'une société, d'un
ordre mais pas de toutes les sociétés, de tous les ordres ; dans des circonstances mais pas
pour toutes les circonstances ; selon un faisceau de règles mais en aucun cas à jamais.
Enfin, du droit à la littérature, on trouvera peut-être cet autre espace singulier qui est
celui de l'interrogation, ou du moins des hésitations quant à l'application du droit, et que
le texte littéraire, parce qu'il est fictif, peut placer sans porter atteinte à l'ordre social
tout en l'aiguillonnant vers l'étude de ses propres limites.

NOTES
1. Le texte de Shakespeare sera cité selon W. SHAKESPEARE, Œuvres complètes, Le Club français du
livre, Paris : Formes et reflets, 1975 ; Le Marchand de Venise, vol. 4, traduction de Jean Grosjean ;
Mesure pour Mesure, vol. 8, traduction de Jacques Houbart et Jean-Louis Richard ; Troïle et Cresside,
vol. 8, traduction de Pierre Leyris.
2. En réalité, il s’agit d’un mensonge calomnieux.
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3. On se rappelle que dans As you Like it (Comme il vous plaira) un personnage est nommé
Touchstone, nom habituellement rendu sous la forme Pierre Destouches.
4. Le Marchand de Venise IV. 1. 181-194 :
« La vertu de la clémence est de n'être pas forcée,
Elle descend comme la douce pluie du ciel
Sur ce bas monde : elle est double bénédiction,
Elle bénit qui la donne et qui la reçoit [....]
Et le pouvoir terrestre est plus semblable à Dieu
Quand la clémence adoucit la justice ».
5. Le Marchand de Venise I.1.170
6. Singulièrement, pour monter le passage de ce qui pourrait être considéré comme relevant du
tribunal de commerce (le contrat entre l'usurier et son client) et ce qui ne peut se résoudre que
devant cet autre « tribunal », des rapports humains cette fois et ayant à connaître du rapport
amoureux.
7. Le Marchand de Venise I.1.140-144 :
« Quand, encore écolier, je perdais une flèche,
Je lançais la pareille à la même portée,
En même direction, mais la regardant mieux
Pour trouver la première et, en en risquant deux,
Les retrouvais... »
8. Il s'agit bien, au moins à ce stade, « d'imaginer » puisque rien dans le texte ne vérifie cette
hypothèse, sauf à faire intervenir, comme on le verra, un principe de cohérence interne qui
pourrait être ainsi formulé « compte tenu des enjeux dépliés dans ce texte, il parait acceptable de
penser que... ».
9. Ainsi, le conte de La Fontaine L'Anneau d'Hans Carvel illustre parfaitement ce topos.
10. an equal pound I.3.145, le mot equal, égal donc, est à envisager comme un calque du latin
aequus, signifiant à la fois équitable et favorable, avantageux, selon cet exemple et loco et tempore
aequo, César Commentaires, 1,85,2-Gaffiot p 77- ; « avec l'avantage à la fois du lieu et des
circonstances ».
11. « Then meet me forthwith at the notary's » (I.3.168) [Alors, rendez vous de ce pas chez mon
notaire],
12. « afin de le gagner, j’offre cette amitié, / S'il accepte c'est bien — sinon, adieu » [« —I say / To
buy his favour, I extend this friendship,— / If he will take it, so,—if not, adieu."] » (I.3.163/5).
13. « Many a time and oft/In the Rialto you have rated me »(I.3.101/2).
14. On ne négligera pas le faible antisémitisme de l'Angleterre de l'époque, essentiellement lié à
un manque d'enjeu, le Juif y demeure avant tout « exotique », en ce sens que son altérité tient
moins à une différence qu'à une quasi non-présence dans l'environnement immédiat des
contemporains de Shakespeare.
15. I.3. 39-43.
16. Les Juifs n'ont-ils pas des yeux... ne saignent-ils pas lorsqu'on les pique...
17. « A villain with a smiling cheek », I.3.95.
18. Antonio y verra une digression et donc une perte de temps et s'en irritera. Sur la notion de
« détour », voir aussi « Le détour par Didon, à propos d'Antoine et Cléopâtre », conférence à l'UCL,
Louvain, journée du séminaire « frontières génériques », 16 février 2001.
19. L'anglais joue sur thrive (prospérer) / thrift (l'économie).
20. Sur ce point, voir Genèse 31.13.
21. Il s'agit de l'un des juges des Enfers, c'est aussi le jeune homme, dans l'ajout apocryphe au
livre de Daniel, qui conte l'histoire de Suzanne et des vieillards ; ainsi deux types d'implications
peuvent être construites, l’une en liaison avec le rapport « de comédie » entre les pères et leurs
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filles désobéissantes lorsqu'il s'agit pour elles d'élire un amant, l'autre plus généralement du côté
de la sexualisation constante de la pièce qui culminera avec « l'anneau ».
22. Genèse 9.3-5.
23. Genèse 1.29.
24. « the quality of mercy is not strained... », voir plus haut, note 3.
25. Figurant dans Le Marchand de Venise sous la forme « mercy ».
26. Le texte anglais parle de deputy et de substitute ;
27. On pensera notamment à Much Ado About Nothing (Beaucoup de bruit pour rien).
28. « Angelo pour Claudio ! mort pour mort ! Que la hâte rétribue la hâte, que la prudence
réponde à la prudence ; œil pour œil et Mesure pour Mesure ! » Mesure pour mesure, V.1.397-9
29. Selon les mots même d'Angelo à Isabella : « Quant à vous, dites ce que vous voudrez, mes
mensonges pèsent plus lourd que votre vérité », Mesure pour mesure, II.4.169-70 ; d'ailleurs,
Isabelle en convient aussitôt : « A qui me plaindre ? Si je racontais cela, qui me croirait », Mesure
pour mesure, II.4.171-2.
30. Avec un raffinement de cruauté et une hypocrisie parfaitement maîtrisée, Angelo lui soumet
ainsi le dilemme : « Que préférez-vous, abandonner à la plus juste des lois la vie de votre frère ou,
pour le racheter, soumettre votre corps à d'impudiques plaisirs, comme la femme qu'il a flétrie »,
Mesure pour mesure, 11.4.52-55.
31. « De la tentatrice, du tenté, quel est le plus coupable ? », Mesure pour mesure, II.2.164
32. Ainsi — et par exemple ! — l'excès de vitesse est « faute » à l'égard de la loi, une transgression
donc, mais elle n’a pourtant de sens que par rapport à un autre ordre ; la « faute » est de fait
moins dans la vitesse ou son excès qui relève simplement d'une codification dépourvue de
rigueur objective, ainsi le passage en France de 60 km/h à 50 km/h comme vitesse maximale en
ville, ou les réglementations différentes en matière de vitesse sur autoroute, que dans l'idée,
statistiques à l'appui, que « la vitesse tue ».
33. Au double sens de la confusion des personnes et de la consommation sexuelle.
34. S'impose ici la référence à Macbeth.
35. Mesure pour Mesure, V. 1.405-407.
36. Troïle et Cresside, I.3.101-119.
« Oh quand la hiérarchie vient à être ébranlée,
Echelle selon quoi tout grand dessein s'ordonne,
L'entreprise s'alanguit. [...]
Aussitôt quelle dissonnance ! Tout se heurte,
Tout se combat ; les eaux naguère contenues
Exhaussent leur poitrine au-dessus des rivages
Et de ce globe solide font un brouet ;
La force est reine maintenant sur la faiblesse
Et le fils effréné frappe son père à mort
Violence est loi ; mieux : le licite et l'illicite,
Dont Justice préside à l'éternel combat.
Perdent leur nom et Justice pareillement. »
Je donne les dernières lignes du texte anglais où la notion de bien et de mal (right/wrong) apparaît
plus nettement qu'ici avec la forme licite/illicite bien que cette dernière marque fort bien le
rapport au droit et à la justice, surtout la traduction a « perdu » la notion de « endless jar », l'écart
entre bien et mal qui est rapporté dans le texte de Shakespeare non à une valeur mais à la perte
de la hiérarchie, nommée « degré » par Ulysse (« oh when degree is shaked »).
[...] right and wrong
Between whose endless jar justice resides
Should lose their names and so should justice too.
63

37. Ainsi, « c'est l'acte de différer, de porter à l'infini qui rend le jugement possible », sur ce
point, voir G. DELEUZE, Pour en finir avec le jugement, in Critique et clinique, ch. XV ; 158-169.
38. Qui fait d'ailleurs partie de topoï de l'époque, on pensera singulièrement au poème de John
Donne, Love's Usury.

AUTEUR
JEAN-CLAUDE DUPAS
Université Charles de Gaulle, Lille 3
64

La loi du drame dans l’œuvre de


Heinrich von Kleist
Laurent Van Eynde

Introduction
1 L’œuvre du romantique allemand Heinrich von Kleist est foisonnante, non pas tant par la
quantité d’écrits qu’il nous a laissés, mais bien par la diversité des situations narratives et
dramatiques qu’elle met en scène. Cette diversité jalonne cependant le développement
continu, quasiment obsessionnel, d’une interrogation, ou plutôt d’une inquiétude qui
donne en définitive à cette œuvre une profonde unité thématique. Cette inquiétude est
celle de la liberté face à la loi, de la possibilité de l’une et de l’autre et de la légitimité du
verdict qui tranche leur éventuel désaccord. La littérature secondaire cultive ses
ressemblances en décrivant l’esprit de cette œuvre par le biais d’un vocabulaire qui
évoque, sinon directement la loi ou le droit, du moins le drame du procès. On pourrait en
multiplier les exemples. Je me contenterai ici, dans un premier temps, de citer l’essai de
Jacques Brun consacré à L’univers tragique de Kleist 1 L’auteur y résume sa thèse majeure en
ces termes : « Dans son œuvre où le jugement joue un rôle immense, Kleist s’efforce de
faire régner la justice mais la vengeance prend parfois le dessus et l’emporte » 2. Au-delà
des objections que peut susciter, à bon droit, la formulation quelque peu sommaire de
cette thèse, ce qui m’importe est bien la pertinence du champ théorique qu’elle désigne et
que confirme ailleurs encore le même sens de la formule de Jacques Brun lorsqu’il évoque
« le prétoire étouffant qu’est le monde kleistien3. » Nous avons toutes les raisons de
penser que se dessine là un champ d’enquête relativement prometteur. Mais l’enquête ne
peut réellement commencer qu’en déterminant d’abord ses limites, des limites que la
théorie littéraire, décrivant rigoureusement notre objet, doit opposer à notre souci,
légitime, d’expliciter les enjeux juridiques de l'œuvre kleistienne. Il me semble nécessaire
d’entendre d’abord de la théorie littéraire une description critique de cette thématique de
la loi et du procès avant que de prolonger notre réflexion.
2 Nous disposons d’une des analyses les plus fines de l’œuvre de Kleist intégrée à un projet
global de phénoménologie de la littérature dans Les concepts fondamentaux de la poétique du
65

philosophe et germaniste Emil Staiger. Les pages que Staiger consacre à Kleist ont le
mérite de situer d’emblée cette œuvre dans le champ du style dramatique, alors que,
précisément, s’il est bien un caractère de l’œuvre de Kleist qui n’est jamais mis en doute,
mais que l’on s’efforce d’éclairer comme un liminaire nécessaire à toute analyse
approfondie, c’est bien celte dimension dramatique de l’œuvre, aussi manifeste d’ailleurs
dans les nouvelles que dans les œuvres théâtrales. Staiger qualifie de dramatique l’œuvre
de Kleist en un double sens qui rencontre les deux caractères possibles du dramatique : le
problématique et le pathétique. Le style dramatique en général est un style tensionnel. La
forme littéraire exploite les possibilités anthropologiques de l’être-en-avant-de-soi,
qu’elles soient d’ailleurs celles des héros ou des lecteurs : toute l’œuvre dramatique est
définie par une tension vers sa résolution. L’œuvre dramatique ne se remémore pas le
passé ni ne jouit de la présence mais ouvre un champ d’attente, d’impatience même. Cette
extrême tension qui traverse l’œuvre dramatique peut prendre deux visages. Celui du
problématique tout d’abord : l’œuvre dramatique pose d’emblée un problème que son
déroulement est appelé à résoudre. Tout tend vers cette résolution et le poète dramatique
doit savoir faire l’impasse sur tout clément, tout épisode qui ne contribue pas de manière
décisive à la résolution du problème — c’est-à-dire dont la valeur littéraire ne serait pas
entièrement suspendue à cette résolution. D’où le caractère souvent obsessionnel,
l’extrême épure du style dramatique. Staiger ajoute ceci : « A cet égard, [le poète
dramatique] ressemble au juge à qui l’on soumet un cas pour qu’il en décide. Le juge
s’efforcera d'acquérir la connaissance la plus exacte du cas. Mais être exact n’est pas
examiner scrupuleusement n’importe quelle donnée concernant personnellement
l’accusé. Le juge sélectionne dans le matériau ce qui l’aide à rendre un jugement juste. De
même, il priera l’avocat d’écarter de son discours ce qui ne se rapporte pas au délit. Car
son temps est limité et les digressions nuisent à la vue d’ensemble. En revanche, il soumet
les tenants et aboutissants de l’affaire à l’examen le plus approfondi qui soit. Il combine
entre elles les choses les plus éloignées. Il tisse un réseau de relations, apprête
soigneusement les prémisses, déroule une chaîne de déductions et lâche enfin le
jugement conformément à la loi qui était fixée et reconnue d’avance. Tout est suspendu à
ce jugement conforme à la loi [...] »4. Le style dramatique, dont l’œuvre de Kleist est un
parfait exemple, est la forme même d’un procès : « Dans le drame et au tribunal, la vie
n’est pas exposée mais jugée »5. La problématique dramatique est celle-là : il convient
d’évaluer une existence, une situation, d’en définir la culpabilité. L’œuvre de Kleist est, en
un sens formel, pétrie par ce motif.
3 Mais que juge, en somme, l’œuvre dramatique ? Chez Kleist, voilà qui est hors de doute,
c’est l’existence de ses héros. Ce qui permet à Staiger de mettre en avant la seconde
dimension du dramatique, à savoir le pathétique. Si le pathétique, comme le
problématique, mobilise l’être-en-avant-de-soi, c’est dans la mise en situation de
l’héroïsme d’une subjectivité qui refuse de se satisfaire de l’être. L’expérience humaine du
pathétique est celle d’une motion unique : « Peut-être n’y a-t-il au commencement qu’une
seule certitude, à savoir que ce qui existe ne doit pas être ! A sa place, autre chose doit
être ! [...] L’homme pathétique [...] est mû par ce qui doit être ; et sa motion est orientée
contre ce qui existe »6. Le pathétique se nourrit de cette distance entre l’être et le devoir-
être creusée par l’action d’une subjectivité héroïque qui cherche à prendre de la hauteur
par rapport à la communauté des hommes — pour les convaincre de ce que l’être de la
présence ne suffit pas, mais exige bien plutôt son dépassement dans la transcendance
d’un futur à établir, fût-ce de manière violente. L’expérience pathétique requiert la
liberté du héros, sa capacité à s’affranchir de l’être par le biais d’un moment critique qui
66

rompt l’évidence de la loi du présent. On peut aisément montrer que l’œuvre d’Heinrich
von Kleist est porteuse de ce pathétique, que ce soit dans sa dimension temporelle, toute
d’impatience et de précipitation, comme dans l’exploitation de celte faille ontologique —
entre l’être et le devoir-être — qu’il hérite de la tradition romantique et d’une certaine
lecture de Kant.
4 L’œuvre de Kleist est, au moins formellement, une littérature du jugement, dans la
mesure où cette œuvre, en fin de compte, met toujours en scène le procès (le pôle
problématique) d’une liberté qui subvertit la loi de l’être pour constituer la justice du
devoir-être (le pôle pathétique), au risque de sa culpabilité. Je cite à nouveau Staiger :
« Sous cet aspect [...], les deux possibilités — pathétique et problématique — du style
dramatique se conjuguent en une unité naturelle. Le héros pathétique lutte pour arrêter
une décision, il se résout et passe aussitôt à l’action. Mais la décision et l’acte sont jugés,
fût-ce par l’expiation spontanée que le dénouement impose à l’acte »7. Dans cette
perspective, les relations les plus profondes entre droit et littérature se nouent dans le
style dramatique — en tout cas chez Kleist : si la liberté pathétique requiert par son essence
même l’espace du tribunal fût-il littéraire, c’est qu’elle pose le problème de la loi entre
être et devoir-être.
5 Mais nous ne pouvons, bien sûr, en rester à cette première approche stylistique. La
théorie littéraire de Staiger nous incite d’ailleurs à la dépasser, puisqu’elle se comprend
elle-même comme une contribution à l’anthropologie philosophique. Passons donc à
présent de la forme au contenu, des analogies stylistiques entre drame et tribunal à la
concrétude narrative, notamment celle des scènes de procès chez Kleist, afin de montrer,
en définitive, l’extrême cohérence logique qui lie, comme en toute authentique œuvre de
création, forme et contenu. La résurgence, à différentes étapes de notre exposé, des
notions de dramatique, pathétique ou problématique, sera l’indice de cette profonde
unité de l’œuvre kleistienne.

I. Du procès à la loi
6 Dans l’étude qu’elle a consacrée à l’œuvre de Kleist, Marthe Robert montre très justement
que les rapports de langage y sont tous viciés ; « [...] le langage, comme toute possession
humaine et plus que tout autre, a été singulièrement affecté par la rupture de l’unité
première [...] ; brisé, dédoublé, imparfait jusqu’en son fond, le langage humain en effet est
essentiellement équivoque, d’autant plus trompeur qu’il garde une trace de ses origines
et comme un souvenir de son ancienne splendeur »8. Le langage que Kleist met en scène
est un langage de l’incompréhension qui reste habité du plus profond désir de
compréhension. L’intersubjectivité qui se tisse au lieu même de ce langage est prise dans
une tension tragiquement irréductible entre l’exigence de la nostrité et le repli de fait sur
la singularité d’un monologue qui s’ajoute à d’autres. Le langage est toujours coupable au
regard de ses aspirations constitutives — en ce sens, il est bien un langage de la chute. Le
lexique même de Kleist le manifeste de part en part : son équivocité devient la matière du
drame. Comme le note encore fort justement Marthe Robert, « on peut dire que toute son
œuvre est une gigantesque mise en œuvre de la particule ver-qui, quel que soit le verbe
avec lequel elle entre en composition, indique toujours une aberration des sens ou une
interrogation manquée »9. Les choix lexicaux déterminants de Kleist mettent en scène
l’équivocité du langage en exploitant des verbes qui « contiennent en eux-mêmes leur
contraire dérisoire »10. Ainsi en va-t-il des verbes versprechen — qui signifie à la fois
67

promettre et faire un lapsus —, versagen — qui signifie à la fois être engagé et se dérober
—, ou vergeben — qui signifie aussi bien pardonner que se tromper en donnant. Mais il est
un verbe qui doit nous retenir plus particulièrement ici : verhoren. Celui-ci signifie à la fois
interroger et mécomprendre. Les exemples de quiproquos sont nombreux chez Kleist,
surtout, il est vrai, dans l’œuvre théâtrale. Ils apparaissent même comme la caricature du
dialogue impossible. L’interrogation est mal comprise et reçoit en retour une réponse qui
ne peut l’être que tout autant. Interroger, c’est déjà mécomprendre. Ainsi en va-t-il dans
La cruche cassée. Cette unique comédie de Kleist, et l’une des très rares de la littérature
allemande classique, met en scène le juge Adam, contraint de rendre un verdict à propos
d’une cruche cassée sous l’examen scrupuleux du Conseiller de Justice Walter que sa
tournée d’inspection vient de conduire inopinément dans le village de Huisum. Si le juge
Adam se trouve dans un profond embarras, ce n’est pas seulement que sa connaissance
des lois et de la jurisprudence laisse à désirer, mais bien plutôt parce que l’épisode
burlesque de la cruche cassée le concerne très directement : le bris du précieux objet
(précieux en tout cas pour la mégère qui en est la propriétaire) trouve sa cause dans un
rendez-vous galant que le Juge a obtenu avec la fille de la maison — déjà fiancée, en usant
malignement du pouvoir que lui conférait sa robe. De ce rendez-vous, il n’est pas sorti
sans mal puisqu’il dut fuir dans la pénombre, essuyant les coups du fiancé (survenu à
l'improviste) sans toutefois être reconnu. Tout le déroulement du procès — et donc de
cette comédie — sera marqué du sceau de l’incompréhension, du quiproquo et du lapsus.
Les interrogations du procès sont la consécration de l’équivocité du Verhören. Le tribunal
est ce lieu, montre Kleist, où la communication « est coupée par le langage lui-même, qui
est calcul, discrimination, jugement »11. Le terme allemand pour jugement, Ur-teil, dit une
division originaire qui paraît bien s’opposer à la nostrité de la communication. La mise en
scène d’un procès dans une œuvre de Kleist ne peut relever de la simple critique
anecdotique d’un rituel social, ni non plus d’une critique de justice de classe. L’inquiétude
exprimée en toutes circonstances à l’égard de l’équivocité du langage humain place la
scène du procès dans une faille ontologique — une faille de la loi du monde.
7 Cette équivocité trouve dramatiquement sa source chez Kleist dans le motif du juge-
coupable. Si le procès de la cruche cassée suit son cours — comme la présence du
Conseiller de Justice Walter y contraint — le juge Adam devra nécessairement se révéler
coupable. Et de fait, la pratique kleistienne de la comédie est intimement liée à son sens
du dramatique et même du tragique. Celle-là ne peut se comprendre qu’en contrepoint à
celui-ci. La situation équivoque d’Adam traite sur le mode dérisoire d’une situation
proprement tragique. Dans son projet d’avant-propos à la Cruche cassée, Kleist décrit la
gravure qui a inspiré le motif de la pièce : « [...] le greffier regardait à présent le juge de
manière soupçonneuse, ainsi que Créon, dans une situation analogue, regardait Œdipe,
alors qu’il s’agissait de savoir qui avait tué Laïos »12, Cette référence joue du contraste
entre comédie et tragédie. Dans la comédie, le juge se sait coupable — ce qui provoque le
comique ; Œdipe ignore sa culpabilité et le tragique consiste dans sa découverte
progressive. Œdipe a à peine répété son serment de faire la lumière sur le crime de Laïos
« qu’il se heurte aux paroles ambiguës, puis aux accusations précises de Tirésias » 13. La
Cruche cassée est une variation comique sur le thème sophocléen du juge-coupable :
comme Œdipe se sent menacé par l’ambition de Créon, Adam se sent menacé par celle de
son greffier Licht ; comme Œdipe sera banni, Adam devra fuir.
8 Dans les Concepts fondamentaux de la poétique, Staiger observe : « Dans Œdipe-Roi, Sophocle a
découvert la possibilité la plus significative de la poésie dramatique. Le héros s’y présente
68

en juge-coupable ; la passion de l’interrogation, le pathos du droit finissent par le détruire


lui-même »14. Le motif du juge-coupable est proprement dramatique en ce sens qu’il
soutient la tension problématique du procès jusqu’à ses ultimes aboutissants : le héros se
soumet en définitive lui-même, sans réserve, à la tension problématique, au point d’y
succomber. Le problématique mobilise donc aussi le pathétique : le héros se précipite
dans l’espace qui sépare l’être du devoir-être et succombera lui-même aux exhorations
qu’il adresse à la communauté. Le procès est le théâtre du drame par excellence. Reste
que si le juge-coupable du drame se précipite vers le verdict, dans l’accomplissement des
possibles que recèle son être-en-avant-de-soi, c’est dans la mesure où il est ignorant de sa
culpabilité, ou ne la découvre que progressivement, ce qui ne fait qu’attiser son désir du
verdict. A l’inverse, dans la situation propre à la comédie, qui réside en ceci que le juge se
sait coupable, le héros fait tout pour briser le temps du procès, soit en retardant le
verdict, soit en accélérant la procédure jusqu’à la déjouer, afin qu’elle tronque le verdict,
l’outrepassant en quelque sorte. Cette tentative de dislocation de la consécution
temporelle du procès est manifeste dans le chef du Juge Adam, jusqu’à confirmer, a
contrario, l’essence dramatique du procès. Mais celui-ci ira à son terme, démasquant le
juge Adam qui s’était exclamé à part soi, au début des débats : « Ils ne vont pourtant pas
m’accuser devant moi ! »15.
9 Le procès tourne donc à la confusion du juge. Or, à en croire Antoine Garapon, « pour
trianguler les rapports sociaux, le juge doit se situer hors du monde. Il ne peut ordonner
ce monde-ci qu’en signalant en même temps qu’il est ailleurs »16. La position tierce est le
foyer même du jugement. Le juge Adam a abandonné cette position. Bien sûr, on pourrait
avancer que la chute du juge personnalisé au terme du procès n’est que la confirmation
de la relation des hommes à une loi juste préservée dans un ordre tiers et dont la
puissance de triangulation s’impose à tous, même à la personne concrète du juge — avec
une évidence intangible. On pourrait penser que Kleist joue avec cette idée et la
personnifie même dans un tiers au-delà du juge Adam, en plaçant le procès sous la haute
surveillance du Conseiller de Justice Walter. Celui-ci veut soumettre Adam à une justice
préservée de ses représentants indignes. En ce sens, « la damnation du juge est l’ultime
victoire de la justice »17. Mais l’attitude de Walter vicie totalement cette consécration
dans la damnation. Celui qui semble être là pour attester que la position tierce est sauvée
apparaît à son tour coupable. Après avoir fait comprendre au juge Adam qu’il n’a plus
aucun doute sur sa culpabilité, il l’incite pourtant à rendre une sentence inique afin de
gagner du temps et de sauver la face de la justice. Le nouveau tiers chute à son tour dans
la culpabilité, comme si, décidément, le rapport de justice lui-même était vicié. Comme si le
procès n’était que l’autre face de la faute. Or, tel est bien l’enseignement de cette comédie en
apparence si inoffensive dans ses tournures parfois vaudevillesques : la culpabilité atteint
chacun et la justice reste étrangère à tous. La faute est prise en charge dès le Verhören —
c’est-à-dire dès le langage. Rien n’y échappe. Le procès n’est que la mise en scène d’une
faute partagée. Si le monde est un tribunal chez Kleist, ce n’est pas pour y rétablir l’ordre
social, consacrer la justice ou célébrer la puissance de la loi — non, c’est tout au contraire
pour y mettre en scène une culpabilité universelle, écrasante, pour donner à voir le visage
difforme du désordre, pour ne dessiner la loi que dans la cruauté de son absence :
« L’univers-tribunal existe à cause du péché, mais tout est si peu clair en lui que l’on peut
se demander parfois s’il n’est pas le péché jugeant le péché »18. Parce que le juge ne peut
être le tiers, le procès ne peut être cette clarification et réaffirmation de la loi que nous
lui demandons d’être. « Le rituel judiciaire, souligne Garapon, [...] régénère l’ordre social
et crée de l’ordre à partir du désordre »19, à tel point que « le crime devient l’occasion de
69

réaffirmer la supériorité de l’ordre sur le désordre. Il fait craindre une dissolution du


monde et fournit pourtant l’occasion de célébrer ce qui nous réunit20. » Rien de tout cela
dans le procès kleistien ! Là où il devrait clarifier, il obscurcit, là où il devrait restaurer le
discours, il institue le quiproquo.
10 Cela signifie-t-il qu’il n’est de loi ? Certainement pas. Si Kleist a fortement évolué en
devenant écrivain, il est au moins une conviction de sa jeunesse qui ne l’a jamais quitté :
« Une grande loi implacable régit l’humanité entière et le prince comme le mendiant y
sont soumis21. » Dans cette lettre de 1799 — il n'a pas encore entamé la rédaction de sa
première œuvre, La Famille Sehroffenstein —, Kleist n’a sans doute pas une idée très précise
de ce qu’est ce caractère implacable de la loi. Mais la Cruche cassée, comme les œuvres
ultérieures, nous le donne à comprendre. La culpabilité est celle de tout un chacun. Il
suffit d’être pour être fautif ou, comme l’énonce La cruche cassée, « deux pieds, c’est assez
pour faire un faux pas ». Ici encore, les analyses de Marthe Robert sont convaincantes, qui
souligne que « la faute, chez Kleist, est beaucoup moins liée à des données précises,
morales ou sociales, qu’à un état de choses absolument général. Le drame engendré par
une faute particulière n’est jamais qu’un moment exemplaire du drame de l’existence
humaine. On peut dire que Kleist n’a écrit qu’un seul drame, celui où toute créature est
engagée du seul fait qu’elle existe22. »
11 Dès lors, la loi est ontologiquement définie par son étrangeté. Son caractère implacable,
qu’évoque la lettre de jeunesse, signifie surtout une incompréhensibilité — lorsqu’on est
coupable par le fait même d’exister, la commission de la faute elle-même ne permet pas
d’entrer réellement en relation avec la loi, puisque la faute est toujours déjà commise.
Cette incompréhensibilité de la loi en fait un arbitraire. Il y va alors d’une confusion
logique de l’arbitraire et du nécessaire. L’arbitraire et le nécessaire ont ceci de commun
qu’ils n’ont de raison à rendre. Venus de nulle part, intangibles pour ceux qui y sont
soumis, ils ne sont donnés que dans leur étrangeté.
12 Cette nécessité arbitraire apparaît sous les traits d’une véritable cruauté. La loi n’est plus
la source d’une justice pour tous, elle est l’initiation de la faute autant que l’exercice de la
condamnation. Dans l’œuvre de Kleist, ce sont le plus souvent, et on ne s’en étonnera pas,
la divinité ou le père qui jouent de la loi avec la cruauté impitoyable de l’arbitraire. Le
dieu comme le père ne se manifestent que pour révéler leur étrangeté — la manifestation
de la loi n’est pas présence de la loi, mais différence de la loi. Elle ne se révèle que comme
un pouvoir, une puissance qui toujours échappe à ceux qu’elle se soumet. Le héros
coupable est le jouet d’une plaisanterie. L’adaptation allemande, tout à fait originale, que
Kleist donna de l'Amphytrion de Molière fait de Jupiter un dieu qui ne se montre que pour
tromper et ne se manifeste que pour se retirer aussitôt. Kleist développe ainsi une ample
variation sur un thème qui était déjà cher à Goethe, même si celui-ci ne lui donnait que
les traits de l’inquiétude, et non ceux d’une vérité angoissante. Dans Les années
d’apprentissage de Wilhelm Meister, l’un des célèbres chants du harpiste entonne cette
plainte :
« Celui qui jamais ne mangea son pain dans les larmes,
Celui qui n’a point passé des nuits d’angoisse
A pleurer assis sur sa couche.
Celui-là ne vous connaît pas, vous, puissances du ciel.
Vous nous faites entrer dans la vie,
Vous permettez que le maheureux se charge de fautes.
Puis vous l’abandonnez à la souffrance,
Car toute faute s’expie sur terre »23.
70

13 Si être jouet des dieux signifie être coupable du seul fait d’exister, alors la loi génère la
culpabilité au lieu de manifester la justice. Nombre d’œuvres de Kleist en témoignent.
Dieu est le malin génie ou le Dieu trompeur qui se cache derrière le mystère d’une loi
aussi arbitraire qu’implacable. L’homme n’est-il que le jouet d’une puissance cruelle qui
se donne pour la Loi ? Comme en écho au chant du harpiste, le jeune Kleist s’en inquiétait
déjà dans sa correspondance : « Le bonheur n’est pourtant pas un rêve, puisque la divinité
en a éveillé dans notre âme la nostalgie ineffaçable, nous suggérant ainsi un bonheur
possible pour nous24. » C’était sans compter que Dieu pourrait aussi être le diable — que la
loi à laquelle se réfère notre existence et nos actions pourrait être à ce point étrange
qu’elle ne ferait que jouer avec les visages d’une culpabilité universelle.
14 On le voit, cette conjonction diabolique de l’arbitraire et du nécessaire dans la Loi est la
plus parfaite négation de la liberté du sujet. Le sujet ne peut vouloir la nécessité, car son
arbitraire prive celle-ci de toute signification dont pourrait se nourrir une liberté en
devenir. Il ne peut pas plus parcourir le champ d’un monde ouvert au hasard, puisque cet
arbitraire, tout en lui étant étranger, s’impose pourtant dans sa nécessité implacable. La
loi lointaine, étrangère, incompréhensible, semble se refuser comme tiers instituant de
justice parmi les hommes. Mais elle menace ainsi leur subjectivité. En s’éloignant dans
une étrangeté intangible, elle interdit au sujet de s’illusionner sur sa propre liberté, le
menaçant à tout instant d’un destin absurde dont sa culpabilité d’être est déjà
annonciatrice. Le sujet n’est pas seulement abandonné dans un univers naturel et humain
dépourvu de justice, il est écrasé par l’absurde, il est empêtré dans l’équivocité d’un
langage chaotique, il menace de devenir étranger à lui-même, entre la culpabilité qui
l’enchaîne et l’élan vers la liberté qui en fait proprement un sujet. Inadéquat à lui-même,
le sujet est menacé d’auto-dissolution. L’œuvre de Kleist mène la modernité littéraire
jusqu’aux confins de ses possibles, là où l’acquis de la subjectivité libre paraît vaciller sous
les coups de l’absurdité de la Loi étrange.

II. De la loi à l’histoire


15 Comment le sujet, si un tel espoir est encore possible, pourra-t-il alors se sauver lui-
même, sinon en se réappropriant la loi, c’est-à-dire non pas en la possédant, mais en
réduisant son étrangeté, en la ramenant au statut d’une Loi partagée, qui peut s’incarner
dans l’existence, lui donner un espace et un temps de formation, au lieu de représenter
l’instant toujours répété de la condamnation ? Le sujet kleistien ne peut se sauver qu’en
se réconciliant avec la Loi. Le thème de la réconciliation est prégnant chez Kleist et il se
justifie notamment du fait de sa résonance et de l’étymologie qu’on peut lui supposer, fût-
ce à tort : « L’emploi que fait Kleist du mot Versöhnung (“réconciliation”) et qui exploite
une fausse étymologie fondée sur l’idée de fils, suggère que la réconciliation avec le
monde est en fin de compte la réconciliation avec les pères25 » et donc avec la loi que les
pères incarnent chez Kleist. Le sujet se réconciliera avec la Loi en œuvrant pour sa
refondation, pour la refondation d’une loi commune qui rendrait aux subjectivités leur
liberté. Le fils ne peut se réconcilier avec le père qu’en créant un nouveau monde, où
serait dépassé le rapport d’opposition des culpabilités (jugé-juge). En somme, la
réconciliation ne sera possible que si le fils peut changer le père. Cette réconciliation
passera par une révolte contre l’arbitraire. L’œuvre de Kleist s’inscrit dans la continuité
d’une tradition idéaliste et romantique qui a institué le sujet, essentiellement le sujet
poétique, c’est-à-dire le génie, en rédempteur du monde déchu. Friedrich Schlegel et
71

Novalis soutenaient que le langage poétique seul est à même de dépasser les équivocités
et les discriminations de la parole moderne. Kleist est loin, à dire vrai, de partager avec
les romantiques d’Iéna le souci d’une théorisation poétique autotélique qui consacrerait
ce que l’on a justement appelé l'Absolu littéraire. Kleist ne théorise guère son propre
processus de création, ou alors seulement de manière indirecte. Par contre, il s’inscrit
clairement dans ce sursaut de la tradition moderne qui assigne à la subjectivité qu’elle a
instituée la tâche de dépasser ses propres apories.
16 Or, tel est bien l’espoir que Kleist nourrit encore dans la plupart de ses œuvres : le sujet
peut lever sa culpabilité arbitraire en trouvant dans l’épreuve de l’injustice instituée en
Loi la force d’une liberté rebelle. Répétant un schéma dialectique commun à la pensée
allemande depuis Maître Eckhart et surtout Jakob Böhme, Kleist fait de cette épreuve le
moteur même de son dépassement. Voilà qui est évident dans la célèbre nouvelle Michaël
Kohlhaas, où, au XVIème siècle, un marchand de chevaux est victime, à propos d’une
affaire au fond bénigne — l’exploitation éhontée de deux de ses chevaux par un hobereau
de province qui les avait retenus en caution sous un prétexte fallacieux —, d’un abus de
pouvoir et d’un déni de justice qui le met en marge de la communauté. Kohlhaas, sujet
révolté, refuse de porter une culpabilité inique, lui qui est victime d’une Loi qui, aussi
arbitraire qu’étrangère, le dédaigne. Sa décision d’entrer en lutte contre cette Loi est
prise au moment de la plus grande détresse, lorsque sa subjectivité paraît être prête à se
déliter : « Pour la première fois, son âme heureusement pliée à la vie en société se
trouvait en contradiction totale avec sa conviction profonde ». L’inadéquation à soi
menace comme l’effet ultime d’une Loi arbitraire. Mais c’est justement ce qui convoque le
sujet à une plus radicale liberté : « Et, perçant le chagrin qu’il avait de voir le monde
plongé dans un tel désordre, éclatait en Kohlhaas la joie de sentir enfin l’ordre se rétablir
en son propre cœur26. » En somme, c’est la menace de la loi sur la liberté qui lui permet de
se ressaisir et de se définir par son opposition à la Loi dans une tentative de refondation.
Kohlhaas incarne alors à merveille le héros pathétique que décrit Emil Staiger. Le
problème du drame est posé par une subjectivité critique, refusant l’être de la Loi et
voulant ouvrir l’espace-temps qui le sépare du devoir-être. Le héros pathétique ne se
définit pas par un mouvement irrationnel, une fuite en avant ou une protestation
aveugle. Héros de la plus haute conscience, ce sont toutes les possibilités de la subjectivité
moderne qu’il mobilise dans une tentative, certes présomptueuse, certes
disproportionnée, de refondation de la Loi. Le narrateur de la nouvelle annonce d’emblée
la dimension tragique de cet héroïsme : « En un mot, force eût été au monde d’honorer sa
mémoire, s’il n’avait passé les bornes d’une vertu : le sentiment de la justice en fit un
brigand et un meurtrier »27.
17 Et de fait, le pathétique de Kohlhaas tient à ce qu’il veut faire l’histoire en dépassant les
scissions, les différences, les béances que creuse la Loi arbitraire. Incarnant très
strictement un modèle dialectique, il va radicaliser ces différences, en usant de la
violence, en mettant à feu et à sang l’Etat de Saxe où la justice lui paraît bafouée pour
instituer une nouvelle unité par-delà les différences de l’être-coupable. Voulant refonder
la Loi, il commence par radicaliser le désordre, voulant forcer la communauté à repenser
son droit et à réintégrer ceux qu’elle a rejetés, il lui tend le miroir de « cette perfidie où
sombre le monde entier »28. Un marchand de chevaux bien inoffensif se transforme en
une subjectivité à ce point surdimensionnée qu’elle succombe au délire du Moi et se
prétend bientôt « le représentant sur terre de l’archange Michel29. »
72

18 Au point le plus extrême de la violence, lorsque la communauté est sur le point de


disparaître dans le plus profond chaos et alors que Kohlhaas est déjà aux portes de la
folie, l’intervention de Luther jouera comme une médiation qui permettra le dépassement
dialectique. Luther fait en sorte que Kohlhaas puisse soumettre à nouveau sa plainte au
tribunal de Dresde. La seconde partie de la nouvelle décrit les conditions de
l’accomplissement d’une résolution dialectique du conflit, résolution qui équivaudrait à
une justice rendue à une communauté ainsi reconstituée par-delà le chaos.
19 Mais n’est-ce vraiment que cela que nous décrit ensuite Kleist ? On a souvent
l’impression, à dire vrai, qu’il nous montre tout bonnement le contraire : un Kohlhaas
trompé, une justice inique qui s’obstine dans sa voie initiale et, usant de ruse, ne cherche
qu’à empêcher de nuire ce révolutionnaire aussi sanguinaire qu’habité par un profond
sentiment de la justice — une loi qui se confond à nouveau avec un pouvoir arbitraire, une
Loi qui cherche à briser celui qui a osé la combattre. Kohlhaas est emprisonné et
condamné « à être livré aux tenailles chauffées au rouge des aides bourreaux, à être
écartelé, puis brûlé sur un bûcher entre la roue et la potence »30.
20 C’est alors qu’intervient, tel un deus ex machina, l’Electeur de Brandebourg. Si Kohlhaas a
commis ses crimes en Saxe, il est néanmoins sujet du Brandebourg, et à ce titre, l’Electeur
de cet Etat voisin exige que Kohlhaas soit rejugé à Berlin. Une autre Loi paraît possible,
qui permettra effectivement la résolution dialectique des conflits : Kohlhaas verra sa
plainte initiale satisfaite (les chevaux lui seront rendus en l’état où il avait dû les
abandonner au début de l’aventure), mais il sera exécuté pour les crimes commis tout au
long de son équipée sanglante : « L’Electeur de Brandebourg fit alors la proclamation
suivante : – Kohlhaas, marchand de chevaux, toi à qui l’on vient de donner ainsi
satisfaction, prépare-toi de ton côté à donner satisfaction à sa majesté l’Empereur, dont
voici le représentant, pour avoir violé sa paix publique. Kohlhaas retira son chapeau et le
jeta à terre en déclarant qu’il y était prêt. [...] il s’approcha du billot »31. Selon toute
vraisemblance, l’unité dialectique est ainsi accomplie : justice est rendue au héros et à la
communauté. La Loi a cessé d’être étrangère, elle est à l’aune du sentiment de justice, elle
est à nouveau susceptible de fonder une triangulation des rapports humains, comme le
confirme au demeurant l’évocation de l’Empereur du Saint-Empire romain germanique :
l’exécution de Kohlhaas se justifie par la référence à une Loi supérieure à celle des Etats
de Brandebourg et de Saxe, la Loi a cessé d’être un pouvoir, elle garantit à nouveau la
justice depuis une position tierce.
21 Mais cette solution d’extrême limite laisse un goût étrange, comme si le deux ex machina
n’assurait ici rien d’autre qu’un faux happy end — pour autant qu’on puisse parler d’happy
end pour une résolution qui reste évidemment dramatique. On ne peut se défaire de
l’impression que Kleist a malgré tout voulu sauver son héros en toute dernière instance. La
possibilité de l’échec aurait signé, pour revenir aux concepts d’Emil Staiger, le
dépassement du dramatique dans le tragique. Lorsque la force protensive du héros
pathétique est à la démesure de l’absolu (ce qu’elle veut être sans nulle doute dans le chef
de Kohlhaas), elle risque de se précipiter dans le vide, dans « un échec irrévocable, [...] un
désespoir mortel qui ne sait plus où aller »32. Staiger poursuit en ces termes : « Ce n’est
donc pas n’importe quel malheur qui est tragique, mais celui-là seul qui dérobe à l’homme
son soutien, la fin ultime à laquelle tout est suspendu, au point qu’une fois frappé, il
chancèle et perd entièrement la tête »33. Le prolongement du dramatique dans le tragique
ruine la subjectivité qui s’est tout entière investie (la fameuse motion du pathétique !)
dans une tâche unique et absolue. Mais dans Michaël Kohlhaas, l’effondrement de la
73

subjectivité signifierait aussi, corrélativement, la consécration, certes dédaigneuse, d’un


monde sous le joug d’une Loi arbitraire et absurde. Je cite à nouveau Staiger : « Le
véritable tragique ne déçoit pas un souhait ou un espoir quelconque, mais il détruit les
jointures mêmes de la connexion du sens »34, Kleist a joué avec les possibles tragiques de
la confrontation entre Kohlhaas et l’Etat de Saxe. Il le laisse entendre sans ambiguïtés en
faisant réapparaître, au moment de l’exécution, l’Electeur de Saxe. Cette réapparition n’a
sans doute d’autre sens (mais décisif pour le coup) que d’accuser le contraste entre les
deux Etats, celui qui a su réintégrer, en se refondant, son dissident criminel, et celui qui
n’a pas su dépasser son chaos intérieur. Tandis que le narrateur suggère qu’un avenir
s’ouvre à l’Etat de Brandebourg et aux enfants de Kohlhaas, il réduit le futur de l’Etat de
Saxe à une consécution de faits tout juste dignes d’être consignés dans des chroniques. Au
projet d’un avenir en construction s’oppose la morne répétition du chaos. En somme,
Kleist laisse encore planer sur la résolution-limite du conflit l’ombre de l’échec, un échec
qui paraît presque n’avoir été dépassé qu’au prix d’une fantasmagorie.
22 Michaël Kohlhaas incarne l’effort ultime de la subjectivité pour assurer la rédemption de
la Loi dans le champ de l’histoire constituée en dialectique. Si Kleist a sauvé cette
subjectivité, c’est sans doute aussi pour que son art ne désespère pas encore de l’histoire
comme champ de refondation de la Loi. Ou, pour le dire cette fois négativement, cette
menace pèse conjointement sur l’histoire et la subjectivité à travers l’image de la Saxe
abandonnée à l’irrésolution tragique. La question qui se pose après Michaël Kohlhaas, est la
suivante : la dialectique est-elle un leurre ou l’histoire peut-elle être pour le sujet le
champ de la refondation de la Loi — de la réconciliation ?
23 Selon toute apparence, c’est la dernière œuvre de Kleist qui répondra — tragiquement — à
cette question. Du Prince de Hombourg, achevé en 1811, peu de temps avant le suicide de
l’auteur, on a coutume de souligner la perfection formelle et l’impression d’apaisement
qui en émane. Pour ma part, j’y vois cependant la pièce la plus désespérée et la plus
grinçante de Kleist. Au cours de la bataille de Fehrbellin, en 1675, le Prince de Hombourg
se jette furieusement sur les troupes suédoises qui tentent une opération de repli. Cette
charge permet aux troupes de l’Electeur de Brandebourg, son oncle, d’emporter la
bataille. Mais Hombourg a cependant agi inconsidérément en ne respectant pas le plan de
combat de l’Electeur. Vainqueur, il a pourtant désobéi à la loi militaire prussienne et son
triomphe, qu’il croyait total, débouchera sur une mise aux arrêts puis une condamnation
à mort. La loi prussienne est implacable et s’impose à tous. Hombourg est pourtant
convaincu qu’il sera gracié par son oncle, qui est son juge et le garant du respect de la loi
militaire. Il pense que sa punition se limitera à cette mise aux arrêts et que la grâce de
l’Electeur viendra couronner son haut fait d’armes. Mais la grâce ne vient pas. Désespéré,
perdant en ces circonstances toute la témérité qui l’animait dans l’immédiateté du
combat, Hombourg va implorer l’intercession de l’Electrice, sa tante. Se rendant chez elle,
il passe devant la tombe que l’on creuse pour recevoir bientôt son corps. Le dialogue avec
l’Electrice est sans doute le passage le plus célèbre de la pièce : « Hélas ! sur le chemin qui
me menait vers loi, j’ai vu, à la lueur des torches, ouvrir la fosse qui doit demain recevoir
mes restes. Vois, tante, ces yeux qui te regardent, on veut les plonger dans la nuit, ce
cœur, on veut le percer de balles meurtrières ; [...] et ce même homme qui du sommet de
la vie découvre encore aujourd’hui l’avenir comme un féérique empire, sera couché
demain, décomposé, entre deux planches étroites et une pierre dira de lui : il fut ! [...] par
le Dieu tout-puissant, depuis que j’ai vu mon tombeau, je ne demande rien que la vie et
peu m’importe que ce soit avec ou sans gloire ! »35. La Princesse Natalie, sa cousine, dont
74

Hombourg est épris, assiste à la scène et décide d’intercéder auprès de l’Electeur.


Lorsqu’elle rapporte à celui-ci la détresse de Hombourg, si peu digne d’un brillant
combattant prussien, l’Electeur s’étonne de cette transformation face à la mort. Il décide
d’accorder sa grâce à Hombourg, mais sous la condition expresse que celui-ci lui affirme
que sa condamnation était une injustice. Hombourg ne pouvant donner tort à l’Electeur
accepte la sentence et se déclare prêt à subir le peloton d’exécution. C’est en fin de
compte cette grandeur d’âme retrouvée qui convainc l’Electeur de lui octroyer pourtant
sa grâce, certain que cette expérience pour ainsi dire initiatique aura profondément
changé son neveu trop impulsif.
24 N’avons-nous pas ici un remarquable exemple de résolution dialectique d’un conflit avec
la loi ? Le Prince de Hombourg affrontait la mort dans l’immédiateté du champ de
bataille ; la confrontation avec sa tombe pour ainsi dire objectivée le conduit à un
moment d’inadéquation à soi qui est bientôt dépassé dans une unité enrichie par
l’acceptation de la finitude. Hombourg se soumet à la loi dans l’immédiateté de sa
fonction militaire, avant de s’y opposer dans la condamnation à mort et de la réintégrer
enfin dans l’acceptation de celle-ci. Quant à la communauté à laquelle a toujours
appartenu Hombourg, après un moment de condamnation, elle le réintègre par la vertu
de la grâce octroyée.
25 Le prince de Hombourg est-il dès lors une profession de foi dialectique, une consécration de
l’histoire comme champ de résolution de tous les conflits ? Le résumé du motif tel que je
viens de l’exposer ne laisse guère de place au doute. N’était que j’ai pourtant très
légèrement, et volontairement, tronqué l’argument de la pièce, afin de mieux faire sentir
que le sens de la dialectique est ici profondément vicié par les deux scènes qui
l’encadrent. La première scène de la pièce nous montre un Prince de Hombourg en proie à
une crise de semi-somnambulisme. L’Electeur et sa cour, parmi laquelle la Princesse
Natalie, s’approchent. L’Electeur joue avec Hombourg. Celui-ci, perdu dans ses rêves de
gloire, était en train de se tresser une couronne de laurier. L’Electeur la lui prend pour la
lui faire remettre par Natalie — qui, à ce moment, ne lui est pas encore promise. Moitié
éveillé, moitié endormi, Hombourg murmure alors : « Natalie ! Ma bien-aimée ! Ma
fiancée ! », puis il se tourne vers l’Electeur en murmurant cette fois : « Friedrich ! Mon
Prince ! Mon père ! »36. Effrayé par tant de présomption — qu’il a pourtant lui-même
suscitée ! —, l’Electeur bat brutalement en retraite en condamnant le somnambule par ces
mots : « Rentrez dans le néant, Monsieur le Prince de Hombourg, oui, dans le néant ! Sur
le champ de bataille nous nous retrouverons, si le cœur vous en dit ! Ce n’est pas en
rêvant que l’on fait de telles conquêtes ! »37. Lorsqu’Hombourg se réveillera, il trouvera à
ses pieds un gant, celui de Natalie, abandonné là tandis que tous fuyaient le somnambule.
Ce gant donnera brutalement une réalité tangible à cc dont il ne se souvient que
vaguement, comme d’un rêve déjà lointain. Le trouble qui s’ensuivra empêchera
Hombourg d’écouter attentivement les dispositions du plan de bataille. Cette distraction,
jointe à l’exaltation engendrée par l’épisode semi-onirique lui-même, suffit à entraîner
Hombourg dans la faute. Mais une faute que l’Electeur aura suscitée par son jeu ambigu !
L’un des membres de la cour ne manquera d’ailleurs pas de le lui rappeler pour le
convaincre d’octroyer sa grâce.
26 Le décor de la dernière scène reprend très exactement celui de la crise de
somnambulisme. Hombourg, le bandeau déjà sur les yeux, attend son exécution.
L’Electeur et sa cour surviennent, on retire le bandeau des yeux de Hombourg et Natalie
lui tend la couronne de laurier. Hombourg est interdit, ne comprend pas, et seul son
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silence répond aux cris d’allégresse belliqueux des officiers prussiens : « Dans la poussière
tous les ennemis du Brandenbourg !38. » Le rideau tombe.
27 La répétition de la scène initiale au terme de la pièce fait du déroulement dialectique un
jeu cruel encadré par le bon vouloir de l’Electeur. Comment ne pas voir que l’Electeur fait
ressurgir dans la dernière œuvre de Kleist la figure de la Loi arbitraire qui crée la faute
pour mieux la punir ? Comment ne pas voir que le silence de Hombourg au milieu de
l’exaltation de tous en est la brutale prise de conscience, qui fait désespérer de la Loi et
brise définitivement cette subjectivité trop audacieuse ? Hombourg est anéanti par cc jeu
pervers, il est déjà mort et ne sera sans doute plus qu’une marionnette dans l’armée
prussienne. Le sujet est définitivement soumis à la Loi arbitraire. Son parcours initiatique
lui-même, qui aurait dû être émancipateur, l’y soumet. A la première scène, L’Electeur
intimait l’ordre à Hombourg de rentrer dans le néant. Dans la dernière, il est dans le
néant, grâcié mais brisé. Le devenir n’ouvre aucune perspective, il est le champ d’exercice
de la Loi. La dialectique n’affranchit pas de la Loi, ni ne permet de dépasser son
inhumanité, elle la consacre bien plutôt. Dans cette dernière pièce, Kleist nous présente la
dialectique en un terrifiant second degré : sa perfection formelle brise le rêve de l’histoire
rédemptrice. L'histoire elle-même entretient la culpabilité et brise tout espoir de
réconciliation avec la Loi.
28 Ce désespoir de la dialectique ne permet plus de saisir la figure de la Loi et du père que
sous les traits du pouvoir arbitraire, d’une violence qui broie le sujet libre. Bien après
Kleist, mais avec le même souci de se désillusionner quant au rapport de la dialectique et
de l’histoire, Walter Benjamin a dénoncé l’étrange collusion entre la Loi et la violence, en
se demandant s’il n’y « aurait pas lieu de prendre en considération la surprenante
possibilité que l’intérêt du droit à monopoliser la violence, en l’interdisant à l’individu, ne
s’explique point par le projet de protéger les buts légaux, mais bien plutôt par celui de
protéger le droit lui-même39. » Ce souci d’auto-conservation de la Loi arbitraire est sans
nul doute ce qui domine l’action de l’Electeur dans Le Prince de Hombourg, jusqu’à briser le
sujet qui menace de s’emparer du champ de l’histoire. L’histoire elle-même ne sera plus
alors qu’une histoire de la Loi qui soumet l’opprimé, le « toujours déjà coupable », à la
répétition du même sous les oripeaux de la dialectique. L’anti-historisme de Benjamin,
qui paraît dénoncer ce que Kleist a découvert dans son ultime désespoir, formulera cette
thèse en dénonçant l’histoire des vainqueurs dans la septième de ses Thèses sur la philosophie
de l’histoire40. Hombourg fait l’épreuve de la pérennité historique de la Loi victorieuse
parce qu’arbitraire. Mais que reste-t-il alors du sujet, cette ultime résistance à la
culpabilité ? Anticipant sans doute sur l’un des aspects de la littérature du siècle à venir,
Kleist l'a-t-il repoussé dans le néant, ou en tout cas dans l’inconsistance, dans l’état d’un
Je biffé, dont la liberté ne serait qu’un leurre mensonger sous l’écrasement de la Loi ? Le
problème dramatique n’a-t-il vraiment trouvé sa résolution que dans l’effondrement
tragique de l’histoire ?
29 Je voudrais risquer la thèse suivante : alors que la rédaction de Michaël Kohlhaas était
encore en cours et avant même que de mettre en scène ce théâtre de marionnettes qu’est
la dialectique du Prince de Hombourg, Kleist avait pensé un autre rapport à l’histoire dans
celle de ses œuvres qui a le plus choqué Goethe par sa violence et ses excès, à savoir
Penthésilée. La reine des Amazones y affronte Achille dans un combat sans merci qu’attise
une passion érotique partagée. Au terme d’une action où se mêlent intimement fureur de
vaincre et désir de l’autre, Achille provoque Penthésilée en duel sans autre intention,
cependant, que de se soumettre à elle. Mais Penthésilée s’avance en ayant « armé de tout
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un horrible appareil guerrier son désir brûlant de le posséder enfin »41. Achille,
découvrant la fureur qui possède celle qu’il désire, tentera en vain de fuir. Le cou
transpercé d’une Flèche, son agonie sera livrée à la meute de chiens de la reine des
Amazones, laquelle, comble de l’horreur, se mêlera aux bêtes, dans son délire furieux,
pour déchiqueter le corps convoité : « Et elle n’est plus qu’une chienne parmi des chiens
qui le mordent, l’un à la poitrine, l’autre à la nuque42. » On comprend que Goethe
l’Olympien en ait été quelque peu ému...
30 Mais il ne faudrait pas occulter pour autant la profonde douleur de Penthésilée, qui ne
s’est livrée à cette atrocité que dans un élan inconscient, preuve de sa furieuse déraison,
et auquel succède un état léthargique. Revenue à elle, Penthésilée ne se souvient pas, pas
même à la vue du cadavre affreusement mutilé, qu’elle est l’auteur de cet acte sans
commune mesure, inouï d’horreur. Lorsque ses sœurs lui auront appris la vérité,
Penthésilée commettra un étrange suicide psychologique.
31 Œuvre de fureur et de sang, risquant à tout instant de faire de la tragédie une barbarie,
Penthésilée est pourtant bien plus. Dans une magnifique étude, Gérard Raulet le montre
sans aucune complaisance. Le foyer de la pièce se situe sans doute à la scène XV, lorsque
Penthésilée raconte non seulement la fondation de l’Etat des Amazones, mais aussi
comment elle-même est en train de violer sa Loi — autrement dit, un récit de philosophie
de l’histoire et sa transgression. Violées par les vainqueurs et assassins de leurs maris, les
Amazones se vengent et fondent un Etat exclusivement féminin, refusant toute
soumission aux hommes, « un Etat ayant assez de dignité pour s’assigner ses lois à lui-
même, s’obéir à lui-même, se protéger lui-même [...] »43. Afin de propager l’espèce, la Loi
tolère des états d’exception durant lesquels les Amazones s’adonnent à l’amour avec les
guerriers qu’elles ont vaincus. L’Etat des Amazones se fonde dans une rupture d’avec la
nature — ce que symbolise puissamment le sein droit arraché pour permettre de bander
l’arc au combat. L’entendement grec qu’incarne Achille ne peut comprendre cette
fondation contre nature : « tout un système politique a été établi sur la base d’un
événement unique et terrible, terrible mais unique : le viol des Amazones par leurs
vainqueurs. Généralisation inconcevable pour le rationaliste Achille, car l’entendement
ne saurait fonder une loi sur un événement isolé. Ce qui est en cause, c’est la légitimité du
passage de la fondation à la loi, et c’est cette légitimité que le destin de Penthésilée va
remettre radicalement en question44. » La défaite d’Achille et sa fin horrible ne laissent
guère espérer que le monde grec soit encore une alternative pour Kleist. Au contraire, ce
qui lui importe, c’est de décrire les conditions dans lesquelles Penthésilée va s’affranchir
de cette Loi, provoquant ainsi, inconsciemment, une refondation. Penthésilée avoue que
sa mère lui a jadis désigné Achille pour connaître l’amour, alors que la loi des Amazones
interdit de choisir son adversaire. L’élan qui pousse Penthésilée vers Achille est déjà une
transgression. Selon Gérard Raulet, « L’Etat apparaît sous cet angle comme la gestion de la
faute et de la malédiction et c’est en ce sens, en tant que rationalisation du péché, qu’il est
une institution moderne. Ce que raconte la scène XV, c’est au fond l’entrée dans la
modernité, dans le règne de l’entendement, du calcul et de la loi, entrée qu’il faut dater à
partir de la naissance de toute idée d’Etat et de loi et dont il faut ensuite payer le prix — à
moins de la racheter »45. L’existence de Penthésilée est une protestation contre cet Etat et
contre l’histoire qu’il a initiée et qu’il déroule. « Sorte de codification de l’ordre vicié du
monde [...], la loi met en marche l’histoire en imposant à l’individu de revivre pour son
propre compte la chute hors du paradis originel »46. Penthésilée refuse la Loi arbitraire,
les conventions de son Etat qui, écrasant sa subjectivité sous le poids d’une histoire de
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vainqueurs, la contraint à endosser une culpabilité aveugle. Mais Penthésilée appartient


pourtant à cet Etat et en refusant de répéter la faute, de se soumettre à sa codification,
elle s’enferre dans des contradictions qu’aucun entendement, ni même aucune raison ne
peut lui permettre de dépasser. La raison elle-même paraît être l’instrument de la Loi.
Seule la dé-raison échappe au cours de l’histoire. Le refus de Penthésilée va alors
s’assimiler à une refondation négative de la communauté. A la beauté de la norme, elle va
substituer le chaos du sublime. On sait que le sublime kantien rencontrait les Idées de la
Raison dans la démesure du phénomène naturel, dans le « défaut de convenance ». Sans
nul doute, on peut parler de sublime kleistien dans la démesure de Penthésilée. Mais là où
le sublime de la troisième critique ouvrait au suprasensible de la raison, le sublime de
Penthésilée prend le risque du chaos de la matérialité même de l’existence, comme ultime
protestation destructrice de l’ordre de la Loi arbitraire. Le sujet kleistien n’atteint au
sublime que par l'hybris, le renversement des normes qui est la seule voie, aux yeux de
cette reine en rupture avec son Etat, pour racheter la faute. L’Etat des Amazones cultivait
la faute première. En brisant le mythe de la Loi, fût-ce dans l’horreur — mais Kleist tend à
montrer que seule l’horreur pouvait échapper à la « raison d’Etat » —, Penthésilée en
appelle à une autre Loi, libérée du poids de la faute, une Loi qui ne se limiterait plus à la
codification arbitraire d’un ordre qui écrase les sujets. Mais quelle serait cette Loi ? De
cela, Penthésilée ne nous laisse rien entrevoir. Tel n’est pas son objet. Nous avons affaire ici
à un drame, avec son problème et son pathos : Penthésilée est une héroïne pathétique qui
refuse l’être et ne se précipite en avant d’elle-même que pour cette lutte : « Peut-être n’y
a-t-il au commencement qu’une seule certitude, à savoir que ce qui existe ne doit pas
être ! A sa place autre chose doit être ! Quoi ? Cela reste encore incertain »47.
32 Avec Penthésilée, nous atteignons au sublime du drame. La protestation est d’autant plus
radicale, libre et prospective qu’elle ne se fige dans aucune représentation future. L’élan
du drame se nourrit de son indétermination même. La subversion qu’incarne la reine des
Amazones ne s’apparente à aucun nihilisme mais bien, tout à l’inverse, à une infinie force
dynamique qui naît de la protestation la plus dé-raisonnable. Je dis bien dé-raisonnable et
non pas irrationnelle. L’irrationnel relève du registre de l’immédiateté, de la pulsion
chtonienne, aveugle et, à dire vrai, le plus souvent barbare. La déraison, elle, se sait — elle
est la plus haute conscience qui atteint ses propres limites (comme Penthésilée lucide sur
la Loi de son peuple mais qui ne parvient à la subvertir que dans l’inconscience) et ne les
dépasse que dans l’exigence d’une nouvelle raison. Penthésilée ne cherche pas le chaos,
mais elle reconnaît dans la Loi de son peuple le chaos codifié et exige une nouvelle raison,
une nouvelle Loi d’où puisse naître une nouvelle histoire. Gérard Raulet ne se fait pas
faute de le souligner, l’attitude de Penthésilée évoque ce « saut du tigre »48 dont parle
Benjamin dans la quatorzième de ses Thèses sur la philosophie de l'histoire — saut hors de
l’histoire, au risque de la déraison, qui libère enfin du poids de la Loi pour ouvrir le
champ de sa refondation, en marge de l’injuste et de l’arbitraire. Sans se référer à Walter
Benjamin, Marthe Robert reconnaissait déjà aux héros kleistiens « une mission, qui
consiste avant tout à interrompre le cours de l’histoire49. » Sa généralisation, pour le
moins rapide, pointe cependant une tentation constante du drame kleistien.
33 Dans l’esprit post-idéaliste ou déjà post-romantique, la tentative kleistienne de résolution
des conflits par la voie dialectique semblait bien consacrer l’histoire et donc l’idée d’un
certain progrès de la raison, fût-cc pour s’en désillusionner tragiquement en dernière
instance, dans le Prince de Homhourg. Penthésilée ouvre une autre perspective, mais une
perspective paradoxale. Ce n’est certes pas une solution qui nous est ainsi proposée, mais
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bien le refus le plus radical de se soumettre à la Loi et à la culpabilité dont celle-ci étouffe
le sujet, ouvrant par là un nouveau champ d’espoir dans le recommencement de
l’histoire. Le leurre dialectique ne laissait place qu’à l’ironie grinçante devant une liberté
ruinée. Le sublime du saut hors l’histoire ressaisit l’unité du sujet dans l’instant
négativement rédempteur. Kleist ne pouvait entrevoir cette porte de sortie (plutôt qu’une
solution en l’espèce) que dans le contraste avec une progressive condamnation du
dialectique. Il fallait que l’histoire elle-même se clôture sur l’arbitraire, pour que le saut
du tigre s’impose dans l’évidence de sa disruption rédemptrice. Je n’en voudrai pour
preuve que le déroulement même de l’aventure de Michaël Kohlhaas. Le saut hors de
l’histoire dans la dé-raison aurait très bien pû être le fait de Kohlhaas avant Penthésilée.
Le crescendo dans le crime, dans le chaos, l’Etat de Saxe qui est sur le point de s’effondrer
dans le désordre de la révolte généralisée — tout cela ne fait-il pas étrangement penser à
la sublime difformité de la fureur de Penthésilée ? Kohlhaas, je pense, était sur cette voie.
Qu’est-ce qui l’en a détourné ? La médiation de Luther, qui survient comme pour remettre
le héros sanguinaire sur la voie de la dialectique. Seul Luther pouvait réaliser ce miracle,
car lui seul pouvait apparaître à la hauteur de l’exigence absolue de Kohlhaas. A ce
moment, le marchand de chevaux est prêt à succomber à la folie, couronnement de sa
déraison. Mais lorsque Luther intervient, qu’il vénère comme le ministre de Dieu,
Kohlhaas se laisse convaincre que la résolution du conflit est possible au sein de la
communauté, par la refondation dialectique du rapport à la Loi, dans le dépassement de
l’injustice et de l’arbitraire. Lorsque Kohlhaas se plaint d’être exclu de la communauté
(« Exclu, j’appelle exclu celui auquel la protection des lois est refusée », dit-il), Luther lui
objecte que la communauté ne peut l’exclure et que c’est donc en son sein que le conflit et
l’injustice doivent être dépassés : « Exclu ? S’écria Luther en le regardant. Quelle
aberration a saisi ton esprit ? Qui t’aurait exclu de la communauté de l’Etat dans lequel tu
vivais ? Oui, depuis qu’il existe des Etats, existe-t-il un cas, je te le demande, un seul cas
où qui que ce soit ait été exclu de la communauté ? »50. La médiation de Luther, si elle
mettra un terme aux violences de Kohlhaas, ne débouchera sur aucune nouvelle justice et,
n’était l’intervention extrême de l'Electeur de Brandebourg, elle aurait tout simplement
permis au chaos de perdurer en engloutissant le révolté. Kohlhaas aura commis l’erreur
de croire que Luther pouvait donner un visage au sublime qu’il initiait. Il a eu le tort
d’ignorer que le sublime est irreprésentable, au-delà de toute mesure — sans quoi il se
fige dans une utopie formelle, susceptible d’être tout aussi arbitraire. Penthésilée sera
moins naïve qui rompra tous les liens avec l’histoire et la Loi qui l’encadre. Le saut du
tigre était une possibilité larvée de l’art de Kleist qu’il n’aura exploitée que dans
Penthésilée, mais qu’il justifie a contrario en faisant du Prince de Hombourg une dialectique
dérisoire.

Conclusion
34 Il n’est pas question de me prononcer sur les choix des personnages de Kleist. Tel n’était
pas mon but, et tel n’est pas, non plus, l’efficace de l’œuvre. Ce serait se leurrer
dangereusement sur ce qu’est une œuvre que de la réduire à une discursivité explicite,
encore plus directement à une maxime de l'agir. Le littéraire relève du possible, non de
l’effectif. Il n’est pas transposable comme tel. Mais cela ne signifie pas pour autant, bien
entendu, qu’il soit infécond. L’œuvre de Kleist est l’œuvre d’une crise de conscience,
d’une inquiétude à l’égard de la Loi sans aucun doute située historiquement, mais qui
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mobilise les puissances ultimes de l’homme. Le drame est un des modes canoniques de
l’exister. Il engage notre capacité constitutive à être en avant de nous-mêmes, à nous
projeter. Si la Loi est si présente dans l’œuvre de Kleist, c’est qu’elle cherche à juger la
valeur de ce projet, quitte à être ébranlée par cette confrontation. La Loi peut apparaître
étrange, lointaine, arbitraire, si seule la culpabilité paraît sanctionner l’être-en-projet de
l’homme — une culpabilité aveugle et universelle, comme celle qui paraît bien étouffer le
sujet dans l’œuvre de Kleist. S’inaugure alors une lutte, un combat pathétique pour le
recouvrement de la liberté. Ce combat ne cherche d’autre issue que la réconciliation avec
la Loi, en s’efforçant de réduire son étrangeté. Seule une Loi que l’on connaît, qui fait
sens, peut jouer un rôle tiers et restructurer un univers partagé.
35 Les nouvelles de Kleist aussi bien que ses œuvres scéniques conjoignent l’épreuve de la
faute et l’exigence de la réconciliation. Parcourant les possibles de cette tentative de
rédemption, elles découvrent une même menace : la fixité de la Loi. La tentative de
dépassement dialectique des oppositions, qui est la voie la plus naturelle pour cet héritier
des romantiques qu’est encore Kleist, révèle que la Loi peut paralyser l’histoire, qu’elle
peut faire du progrès un leurre, lorsqu’elle se contente de codifier un désordre, de le
consacrer même jusqu'à réduire l’histoire à la litanie des vainqueurs. Le devenir libre est
lui-même encadre par une Loi plus étrangère que jamais, la liberté est abâtardie, elle n’est
plus qu’une vainc gesticulation. Le saut hors de l’histoire est alors l’affirmation la plus
positive de l’exigence de liberté. Le saut hors de l’histoire cherche à ouvrir un temps
libéré, où la Loi se fait, et se faisant génère des sujets capables de reconnaître un ordre du
monde en construction et d’y contribuer.
36 L’échec de la dialectique l’enseigne négativement, l’hypothèse du saut hors l’histoire
l’indique positivement dans sa fulgurance : il n’est de raison normative qui se fige, la Loi
se trahit qui ne laisse pas devenir le sujet dans l’histoire. Aussi bien dans l’échec
dialectique que dans la tentation de la déraison, l’œuvre de Kleist est porteuse de
l’exigence du devenir de la Loi elle-même, devenir qui libère l’histoire sous un horizon
d’autant mieux préservé dans son indétermination que le saut dans le sublime est
toujours possible, qui ruinerait toutes les représentations établies.
37 L’œuvre de Kleist est une œuvre d’héroïsme, mais cela au sens le plus noble — au sens de
la subjectivité libre. Le drame kleistien, quelle que soit sa forme, est porteur de l’exigence
d’une liberté qui veut se projeter et devenir, dans la conscience critique et l’action. Et qui
refuse donc d’être toujours déjà lestée d’une culpabilité aveugle. Le sujet kleistien est
aussi individuel que l’est une œuvre de création. Ni l’un ni l’autre ne se répètent et, en ce
sens, ils se doivent d’être une résistance à la Loi lorsqu’elle se fige dans une nécessité
arbitraire. L’œuvre d’Heinrich von Kleist ne résume pas tous les enjeux de littérature
occidentale, loin s’en faut. Mais elle incarne à merveille cette singularité qui fait que nous
sommes tous sujets. En ce sens, l’œuvre littéraire elle-même est un sujet, et non pas
seulement un objet d’étude ou de plaisir. Aussi bien peut-elle jouer à l’égard de la Loi le
rôle non pas de sa négation, mais de sa sublime subversion.
80

NOTES
1. J. BRUN, L’univers tragique de Kleist, Paris, SEDES, 1966.
2. Ibidem, p. 223.
3. Ibidem, p. 111.
4. E. STAIGER, Les concepts fondamentaux de la poétique, trad. franç. de R. Célis et M. Gennart,
Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1990, p. 127.
5. Ibidem.
6. Ibidem, p. 110.
7. Ibidem, p. 127.
8. M. ROBERT, Un homme inexprimable. Essai sur l’œuvre d’Heinrich von Kleist, Paris, L’Arche, 1981,
p. 94.
9. Ibidem, p. 107.
10. Ibidem.
11. Ibidem, p. 104.
12. H. VON KLEIST, Der zerbrochene Krug - Vorrede, in Sämtliche Werke, Gütersloh, s.d., p. 174.
13. R. AYRAULT, Introduction, in H. VON KLEIST, La cruche cassée, op. cit., p. 27.
14. E. STAIGER, op. cit., p. 127-128.
15. H. VON KLEIST, La cruche cassée, op. cit., p. 83.
16. A. GARAPON, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 100.
17. R. JACOB, Images de la justice. Essai sur l'iconographie judiciaire du Moyen Age à l’âge classique,
Paris, Le Léopard d’Or, 1994, p. 13. (Cité par A. GARAPON, op. cit., p. 28),
18. J. BRUN, op. cit., p. 344.
19. A. GARAPON, op. cit., p. 63.
20. Ibidem, p. 65.
21. H. VON KLEIST, Correspondance complète (1793-1811), trad. franç. de J.-Cl. Schneider, Paris,
Gallimard, 1976, p. 24.
22. M. ROBERT, op. cit., p. 40.
23. J.W. GOETHE, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, trad. franç. par Bl. Briod, Paris,
Gallimard, 1984, p. 490.
24. H. VON KLEIST, Correspondance complète, op. cit., p. 25.
25. M. ROBERT, op. cit., p. 109, n. 7.
26. H. VON KLEIST, Michaël Kohlhaas, trad. franç. de L. Lentin, in Romantiques allemands I, op. cit.,
p. 1260.
27. Ibidem, p. 1243.
28. Ibidem, p. 1277.
29. Ibidem.
30. Ibidem, p. 1314.
31. Ibidem, p. 1340-1341.
32. E. STAIGER, op. cit., p. 132.
33. Ibidem, p. 133.
34. Ibidem.
35. H. VON KLEIST, Le Prince de Hombourg, op. cit., p. 155-157.
36. Ibidem, p. 67.
37. Ibidem.
38. Ibidem, p. 229.
81

39. W. BENJAMIN, Pour une critique de la violence, in Œuvres I : Mythe et violence, trad. franç. de M. de
Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 125.
40. Cfr W. BENJAMIN, Thèses sur la philosophie de l’histoire, in Œuvres II : Poésie et révolution, trad.
franç. de M. de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 277-288.
41. H. VON KLEIST, Penthésilée, trad. franç. de R. Ayrault, Paris, Aubier, 1981, p. 191.
42. Ibidem, p. 193.
43. H. VON KLEIST, Penthésilée, op. cit., p. 143.
44. G. RAULET, La communauté impossible. Hölderlin, Kleist, Buchner et la malédiction du politique, in
Etudes germaniques, juillet-septembre 1990, p. 255-256.
45. Ibidem, p. 256.
46. Ibidem.
47. E. STAIGER, op. cit., p. 110.
48. W. BENJAMIN, Thèses sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 285.
49. M. ROBERT, op. cit., p. 66-67.
50. H. VON KLEIST, Michaël. Kohlhaas, op. cit., p. 1282.
82

La place de la littérature dans la


recherche sur la dissidence
Maryvonne David-Jougneau

1 Mon intervention portera sur quatre points :


• Comment, dans une recherche sociologique sur la dissidence, j'ai découvert l'importance de
la dimension du Droit, au cœur de nos pratiques.
• Comment une œuvre littéraire (M. Kohlhaas) m’a permis de comprendre certains
comportements et leurs enjeux contre lesquels je buttais théoriquement.
• Ceci ouvrira mon propos sur l’apport de la littérature dans la recherche en sciences
humaines.
• Inversement, j’évoquerai en quoi les modèles théoriques, résultats de ma recherche,
m’amènent à proposer de nouvelles interprétations à des œuvres littéraires, dont Alice au
Pays des merveilles.

I) Ma recherche sur la dissidence


2 Depuis 1976, tout en étant professeur de philosophie, je me suis engagée dans une
recherche sociologique, à partir de cas concrets, sur ce que j’ai appelé la dissidence
institutionnelle. Dix ans plus tard, je soutenais une thèse en Sorbonne1 qui a donné lieu,
entre autres, à un premier livre : Le dissident et l'institution ou Alice au pays des normes 2. Celte
recherche s’est poursuivie par une relecture d'Antigone 3 de Sophocle sous l’angle de la
dissidence et enfin je travaille à un Socrate qui viendra compléter cette étude de ce que je
nomme la « dissidence éthico-religieuse » dans l’Antiquité. La dissidence « d’Antigone à
Sakharov », tel est mon thème de recherche et le titre d’un des projets que j’avais déposé
au C.N.R.S où je fus détachée, pendant deux ans, de 1983 à 1985. De 1989 à 1993, j’ai
occupé un poste de chercheur à la Faculté de Droit de Genève, à mi-temps, en tant que
sociologue qui s’intéressait au problème de la médiation. C’est là un deuxième pan de ma
recherche, auquel je ferai allusion.
3 Tout d’abord, je vais préciser le concept « dissidence » et ce que j’appelle son « scénario »,
en montrant l’importance de la « trame de droit » dans nos rapports sociaux. J’évoquerai,
83

pour me faire comprendre, un des cas concrets que j’ai analysés, une affaire que j’ai
soutenue pendant deux ans et qui a été le déclic d’un processus de recherche qui, depuis,
n'en finit pas.

1) L’affaire Papinski

4 J. Papinski est entré à l'Éducation nationale, comme instituteur en 1962, à 37 ans, après
avoir soigné une tuberculose pulmonaire. Auparavant, il a travaillé pendant 3 ans dans
des bases américaines et 2 ans au Ghana de langue anglaise, pour parfaire sa maîtrise de
la langue. Il est, à l’époque, quasiment bilingue. Il désire devenir professeur de lettres
modernes. Il passe propédeutique en 1964 et est détaché comme professeur de CEG (dans
le premier cycle) : ce qui lui permet d'avoir un horaire plus adapté pour préparer sa
licence. Il peut être titularisé dans cette fonction par simple inspection. Or, au cours de
l'année 1965-66, il est inspecté en français et en anglais par un inspecteur non-angliciste,
qui se permet néanmoins de rester à sa leçon d’anglais, de le critiquer et de le noter
également sur cette matière. Le rapport d’inspection qui s’ensuit rétrograde Papinski
dans le primaire, au détriment de son projet professionnel (davantage d’heures de cours,
éloignement de la Fac, etc.).
5 Il proteste par voie syndicale, des juillet, mais en vain. Il tente alors une autre voie de
titularisation par examen. Il y a, comme épreuve préalable, un oral d'anglais qu’il ne
redoute absolument pas. Mais, après qu’on lui ait demandé, entre autres, de prononcer les
mots sur lesquels l'inspecteur lui avait reproché une prononciation à l'américaine, il se
retrouve avec une note éliminatoire. Il parle de subornation de jury suite à sa
protestation à l'égard de l'inspection, faite quelques mois auparavant.
6 Il va alors faire les démarches légales et tenter tous les recours administratifs, en
demandant la remise en cause de cette inspection et une expertise de ses connaissances
en anglais. Et ce pendant 8 ans. En vain. En 1974, il sort alors un pamphlet contre
l'inspection, intitulé le Boui-Boui, véritable brûlot dans lequel il relate, dans un style
humoristique, genre Canard enchaîné animé de vindicte personnelle, les pratiques peu
orthodoxes de certains inspecteurs, en déclinant leur identité. Il est alors immédiatement
suspendu, radié de l'Éducation nationale et interdit d'enseigner à vie.
7 C'est compter sans les parents d'élèves de ce village d'Homécourt (en Meurthe-et-
Moselle) où il enseigne depuis 7 ans et qui apprécient particulièrement sa pratique
d'enseignant vis-à-vis des enfants et les rapports d'égal à égal qu’il entretient avec eux,
parents ouvriers. Un comité de soutien se constitue, rejoint par quelques professeurs du
secondaire — dont je suis. Aucun enseignant du primaire, compte tenu des mises en garde
qu'ils ont reçues de la part de l'Inspection. Ce Comité d'environ 80 membres va avoir une
action très efficace pendant 18 mois. Il assure la survie de Papinski qui se retrouve sans
subsides et il organise un certain nombre d’actions qui vont desserrer l’étau des sanctions
qui se sont abattues sur Papinski :
• La sanction d'interdiction à vie est levée par le Conseil supérieur de l'enseignement, en
décembre 1974.
• Un livre Blanc paraît sur l'affaire en Juillet 1975 : il va permettre de la faire connaître à
l'échelle nationale, au moment où Papinski fait une longue grève de la faim (fin 1975-début
1976).
• Un « Appel », signé de Sartre et d'intellectuels connus, paraît dans la presse.
• Le Tribunal administratif de Nancy amnistie le pamphlet, fin janvier 1976.
84

8 Papinski est alors réintégrable dans l'Éducation nationale. On lui propose une
réintégration comme maître-auxiliaire : ce qu’il refuse parce que ce statut le rendrait de
nouveau dépendant de l'inspection pour sa titularisation. Il demande à être réintégré
comme P.E.G.C. titulaire, ce qu’il serait depuis longtemps, dit-il, s'il n'y avait pas eu cette
inspection, 10 ans auparavant. Il parle de « réparation », de « réhabilitation »... À part
quelques parents d'élèves qui le suivent encore dans cette voie, cette revendication
semble « jusqu'au boutiste » à tous les enseignants. Nous trouvions qu’à la suite du
pamphlet et de toutes les sanctions qui l’avaient exclu de l'Éducation nationale, sa
réintégration, même comme instituteur, aurait été une belle victoire. Le soutien local
s'effiloche. Après une conférence de presse qui se tient à Paris en mars 1976, suivie d’un
« Tour de France » où il est invité par des enseignants de tous niveaux, du primaire à la
Fac, pour discuter de son affaire, où il diffuse 8.000 livres blancs et 7.000 Boui-boui,
l'affaire est enterrée.
9 C'est à ce moment là que je commence mon premier travail de réflexion et de recherche
avec l’élaboration progressive du concept de Dissidence en distinguant, au travers de
cette affaire (comme des autres que je vais étudier par la suite), ce qui relève des
principes, ce qui relève des normes, ce qui relève de la loi. Ces systèmes symboliques nous
intéressent, parce qu’au-delà de la dissidence, ils traversent le champ du Droit et de notre
expérience quotidienne, et que nous les retrouvons dans certains textes littéraires. C’est
le jeu entre ces trois systèmes symboliques qui rend possible la dissidence et donne la clé
de son scénario.

2) Le scénario de la dissidence, en quatre actes


Acte I : La revendication de droit, la référence aux principes

10 Papinski n’est pas un contestataire antihiérarchique. Toute sa démarche est sous-tendue,


dès 1966, par un principe que je dégage par l’analyse : les rapports hiérarchiques doivent
reposer sur la compétence et le savoir. C’est là un principe idéal qui, de fait, fonde
idéologiquement la hiérarchie dans nos sociétés modernes. Or, l’inspection en question va
à l'encontre de ce principe. Papinski sait, de toute façon, plus d’anglais que l’inspecteur
qui s'est octroyé néanmoins le pouvoir de l'évaluer et même de le rétrograder. C'est donc,
fort de son droit, qu'il demande que soient reconnus l’erreur et l'abus de pouvoir de cet
inspecteur. Il ne pense pas demander là l'impossible. Dans cette institution qu'il respecte
profondément, qu'il a sans doute idéalisée parce qu’il l’a peu fréquentée, il croit qu'il y a
là un simple « accroc » dans le fonctionnement de l'institution et qu'il est facilement
réparable.

Acte II : L'affrontement institutionnel et la référence aux normes

11 Mais sa démarche se heurte aux normes qui régissent les rapports sociaux au sein de
l'Éducation nationale et de la plupart de nos institutions en France. Selon ce système des
normes, qui agissent en nous sans même que nous en prenions conscience, les rapports
hiérarchiques reposent avant tout sur le respect de l'autorité des supérieurs, impliquant
une compétence instituée dont on n'a pas à évaluer si elle correspond ou non à une
compétence réelle. Le S.N.I, son syndicat à l'époque lui rappelle le B.A. BA de cet ordre
normatif : un inférieur hiérarchique est dans la dépendance de son supérieur, un point
c'est tout. Or, tant ses requêtes qui restent vaines que l'attitude des syndicats et le silence
85

de ses collègues, de 1966 à 1974, lui montrent que c'est le système des normes qui
triomphe face à l'ordre des principes.
12 Mais, comment triomphe-t-il ? Non pas par une discussion où l’Administration ferait
connaître ses raisons mais par une conspiration du silence qui tente d’étouffer la parole
de Papinski comme parole insensée qui ne nécessite même pas de réponse.
13 Et c'est ainsi qu'au terme de cet affrontement institutionnel, Papinski découvre que ce
n'est pas un simple accroc qu’il y a dans la trame de droit, mais que c'est toute
l'institution qui est lézardée : il a épuisé toutes les voies de recours, à tous les niveaux,
sans succès, au point qu'il se retrouve dans ce que j'ai appelé le « dénuement
institutionnel », face à l'injustice qu'il a subie au sein d’une institution à laquelle il ne
peut plus faire confiance.

Acte III : La transgression de la loi ou l'entrée en dissidence

14 C'est à partir de cette expérience du dénuement institutionnel — que nous retrouvons


dans toutes les affaires étudiées — que se situe l'entrée en dissidence, dans une
transgression de la loi que j’analyse comme un appel au peuple, gardien des principes.
Nous rencontrons là le troisième système symbolique, après celui des principes et celui
des normes, c'est celui de la loi ou des règles positives instituées que nul n'est censé
ignorer.
15 Papinski n’ignore pas « l'obligation de réserve » de l'enseignant et c'est en toute
connaissance de cause qu'il décide de la transgresser pour jeter son affaire sur la place
publique. Comme son pamphlet a certaines qualités littéraires, il trouve un écho dans le
Canard enchaîné et quelques quotidiens, d'autant que la distribution locale du Boui-Boui a
déclenché immédiatement les sanctions qui rendent son affaire plus médiatique.
16 La suite montre que cet appel est entendu. Outre le comité de soutien local, il reçoit, dès
juin 1974, une centaine de lettres venant de fonctionnaires de tous bords qui se sont
heurtés à l'arbitraire hiérarchique et qui ont tenté en vain de se faire entendre. Ils
l'encouragent « à tenir bon » pour redonner à tous une dignité d'« hommes », au lieu de
se soumettre au simple rapport de force. Ceci vient donc le conforter dans la légitimité de
sa lutte, en en dégageant la portée générale : l’exigence que les principes soient appliqués
dans les pratiques.
17 Ce soutien va s’amplifier de fin 1975 à 1976, avec des comités qui se créent en France,
obligeant l’Éducation nationale à envisager sa réintégration.

Acte IV : Problème de la réintégration-réhabilitation

18 Nous avons vu que Papinski demande à être réintégré comme P.E.G.C titulaire, ce qui
constituerait un désaveu sans équivoque de l’inspection de 1966. Compte tenu du poids de
l’Inspection au sein de l’Éducation nationale, personne ne pense, parmi les enseignants,
qu’une telle réintégration — qui de plus ne peut s’appuyer sur aucune règle de promotion
—, soit possible. Papinski, qu’aucun argument ne peut convaincre, semble irréaliste.
19 Dans la réflexion que je commence sur cette affaire dès juillet 1976, en même temps que je
reconstitue l’interaction entre Papinski et tous les acteurs institutionnels, je m’intéresse
particulièrement au jugement de « paranoïaque » qui est porté sur lui, en milieu
enseignant mais non en milieu ouvrier. C’est à partir de ce jugement, formulé sans avis
même d’un spécialiste qui l’autoriserait, que Papinski est exclu de l’Éducation nationale.
86

Ce « diagnostic », je l’analyse dans toute la deuxième partie de ma thèse et de mon livre,


comme un système de défense des normes que le fonctionnaire a intériorisées. Dans la
représentation que l’institution lui donne de lui-même, le fonctionnaire se vit comme
simple pion, sans action possible au sein d’une institution qui lui apparaît comme une
sorte de Machine où chacun n’est qu’un rouage qui doit assurer sa fonction, sans
possibilité de contestation, quel que soit ce qu’il pense.
20 Un Papinski, ou tout autre individu qui croit qu’il peut changer quoi que ce soit à ce
fonctionnement, fût-il injuste, semble complètement « irréaliste ». « Pour qui se prend-
il ? » Et quand il raconte ses démêlés avec l’institution qui réagit à son action, il semble
bien atteint d’un « délire de persécution »... Tous ces éléments du diagnostic de
paranoïaque, chacun, sans aucune connaissance de base de psychiatrie, les élabore face à
celui qui vient remettre en cause cette représentation institutionnelle de lui-même qui le
convainc de son impuissance. De sorte que plus on partage le statut de l’individu dissident
qui se présente comme un « acteur social », plus on est tenté de le rejeter comme
« paranoïaque », dans la mesure où il renvoie chacun à sa propre responsabilité
potentielle face à un fonctionnement pensé comme injuste mais sur lequel on ferme les
yeux.
21 D’une certaine manière, en reconstituant l’interaction entre Papinski et ses coacteurs, je
découvrais la légitimité des positions de Papinski. J’intitulais la monographie qui fut la
première ébauche de ma recherche : Papinski, dissident ou paranoïaque ? Mais mon
approche sociologique constituait, à certains égards, une « dépsychiatrisation » du regard
sur le dissident. Cependant, dans ce dernier épisode du scénario, devant son exigence que
je jugeais « irréaliste » parce qu’elle rendait sa réintégration impossible, je me demandais
s’il n’était pas tout de même « paranoïaque »...
22 En même temps, je m’intéressais à d’autres affaires du même type : en particulier, à partir
de 1980, à celle du juge Bidalou, dit « le petit juge d’Hayange ». Celui-ci tint tête à ses
supérieurs hiérarchiques dans la mise en pratique de deux Principes de la Justice : rétablir
l’égalité entre tous les justiciables, les « petits » et les « gros », et l'Indépendance du
Magistrat... Sa pratique va lui valoir un affrontement institutionnel et une affaire qui va
défrayer la chronique, en France, de 1980 à 1982.
23 Dès le début et compte tenu de l’analyse déjà élaborée de l’affaire Papinski, je peux
quasiment prévoir tous les épisodes qui vont advenir. L’idée d’un scénario commence à
s’imposer et je ne suis pas surprise si, après la transgression de la loi-appel au peuple, là
aussi entendue avec constitution d’un soutien national, il y a, au moment de sa
réintégration, le même problème qu’avec Papinski. Il demande à être réintégré, au moins
momentanément, sur son poste d’Hayange. Là aussi, il parle de « réhabilitation », de
« réparation », des mots qui restent relativement abstraits pour moi comme pour les
autres. J’entreprends une deuxième monographie sur Bidalou, avec la même méthode, la
même approche systémique pour reconstituer l’interaction et en comprendre les enjeux.

II) La rencontre avec Michaël Kohlhaas


24 C’est alors, en 1984, que je découvre M. Kohlhaas, le roman de H. Von Kleist 4 écrit en 1808,
mais dont l’auteur situe l’histoire au milieu du XVIème siècle, donc dans un contexte
historique complètement différent. Néanmoins, quel n’est pas mon étonnement de
retrouver, magnifiquement décrits, tous les actes du scénario de la dissidence que j’ai déjà
87

dégagés à l’époque, avec, en plus, la description de la métamorphose psychologique du


héros qui s’y est engagé.
25 De plus, la plus grande partie du roman tourne autour du problème de la « réparation » et
de la « réhabilitation » : ce qui va me permettre de faire un pas décisif dans la
compréhension sociologique du problème, là où je me laissais tenter par l’explication
psychiatrisante.

1) L’histoire de M. Kohlhaas

26 M. Kohlhaas est un maquignon, bien inséré socialement, respecté de tous, dont le


comportement, dans toute la première partie du roman, est celui d’un homme « juste » et
sage. Mais, un jour, au sein de sa pratique professionnelle, il se heurte à un abus de
pouvoir d’un seigneur qui a mis, en toute illégalité, une barrière d’octroi entre le
Brandebourg et la Saxe. Obligé de laisser en gage son palefrenier avec deux de ses
chevaux, il poursuit sa route vers Dresde pour vaquer à ses affaires. Il se renseigne sur ses
droits et, lorsqu’il revient quelques semaines plus tard au château, ses deux chevaux sont
méconnaissables et le palefrenier a dû s’enfuir sous les coups des valets qui l’ont
sérieusement blessé.
27 M. Kohlhaas, comme Papinski, dans un premier temps, garde son calme. Il enquête sur ce
qui s’est passé et, c’est après avoir recueilli d’autres témoignages sur les abus de pouvoir
de ce seigneur, qu’il décide de porter l’affaire devant la Justice. Personne ne doute du
bien-fondé ni du succès de sa démarche... Or, sa première plainte, déposée devant le
tribunal de Saxe, est rejetée. Une deuxième, faite avec l’appui du gouverneur de
Brandebourg auprès du tribunal de cette région, est éconduite. Ses différents
intermédiaires, confiants dans un premier temps, lui déconseillent formellement toute
nouvelle action en justice, parce que le seigneur en question a des protections très haut
placées à la Cour de Saxe. En réponse à sa dernière requête, on lui renvoie l’image « d’un
éternel plaignant et d’un inutile chicanier ».
28 C’est alors que son sens de la justice le fait basculer dans ce que j’appelle « le scénario de
la dissidence ». Il décide, pour lui et pour tous ceux que le seigneur opprime, de se
consacrer à ce que Justice soit rendue. Il envisage de vendre ses biens et propose à sa
femme avec leurs enfants de s’éloigner momentanément dans sa famille. À cette épouse
qui l’a toujours soutenu jusqu’alors et qui lui demande le pourquoi de ces mesures, il
explique : « Parce que je n’ai pas envie, ma chère Lisbeth, de rester dans un pays où l’on
ne veut pas assurer la protection de mes droits. Si l’on doit me marcher dessus, être un
chien vaut mieux que d’être un homme ! Et ma femme, j’en suis certain, pense comme
moi ».
29 Une dernière démarche faite directement auprès du souverain de Saxe par sa propre
épouse se termine tragiquement puisque celle-ci est blessée par un garde au moment où
elle veut remettre sa missive au prince et qu’elle va mourir de ses blessures. La réponse
du prince est négative. Après une dernière sommation au seigneur Wenzel Von Tronka,
de lui rendre ses chevaux en l’état où ils étaient auparavant, M.K. décide de faire justice
lui-même. Il rentre dans le rôle de Justicier. Il incendie le château du seigneur et le
poursuit, mettant à feu et à sang les lieux et les villes où il se réfugie. Il fait appel au
peuple en placardant des « mandements kohlhaasiens » où il explique le pourquoi de sa
lutte. Il va jusqu’à se prendre pour « le lieutenant et vicaire de Michel l’Archange... venu
châtier la perfidie et la malice où le monde entier a sombré », et, avec son armée issue de
88

la misère, mais aussi avec le soutien plus large d’une population qui ne veut pas abriter le
junker, il parvient à tenir tête au pouvoir.
30 C’est alors que Luther tente de le ramener à la raison. Il joue un rôle de médiateur que M.
Kohlhaas accepte, compte tenu de sa foi. Mais Luther butte contre la clause que M.K met
pour rendre les armes : « Le châtiment du junker conformément aux lois : la restitution
des chevaux dans leur premier état et la réparation des dommages que nous a fait
souffrir, à moi-même aussi bien qu’à mon valet Herse, l’acte de violence perpétré contre
nous ». Cette clause, qui comporte une somme d’argent peu élevée, Luther ne la
comprend pas : il la juge « dérisoire » par rapport à la vengeance que M.K. a déjà tirée du
Junker.
31 M. Kohlhaas tente d’expliquer à Luther pourquoi il a besoin d’un tel acte de justice. À la
suite de toutes ses requêtes, vaines, il s’est trouvé « rejeté de la communauté de l'État »,
dès lors que la protection des lois lui était refusée. « Or, cette protection, pour la bonne
marche de mes pacifiques affaires, j’en ai besoin... Celui qui me la refuse me rejette parmi
les fauves du désert : il me met lui-même entre les mains... la massue qui seule peut
désormais me protéger ». Seule la perspective d’un acte de justice qui reconnaisse que le
Droit a été bafoué par le Junker, et qui, par là même restaure ce droit au sein de la société,
peut lui ôter la massue des mains. Il veut que sa femme n’ait pas perdu la vie pour une
cause « injuste ».
32 Or, la suite du roman montre que cette clause, jugée « dérisoire » par Luther, est en fait
« exorbitante » d’un point de vue symbolique. Un jugement qui reconnaisse les torts du
seigneur dans cette affaire risque de ruiner l’autorité d’une noblesse qui veut sauver ses
privilèges et n’entend pas rendre des comptes aux bourgeois ni au menu peuple.
Néanmoins, il y a une Justice et des Lois et le prince de Saxe est censé les faire respecter....
Kleist nous fait assister à toutes les discussions en haut lieu, comme aucune enquête
sociologique ne le permettrait, puisque les motifs de certaines prises de positions, tels la
défense des privilèges, sont totalement inavouables...
33 La fin du roman permet de déployer les fils des différents systèmes symboliques en
contradiction. M. Kohlhaas, qui a mis à sac une région avec mort d’hommes, est
condamné à mort par le Tribunal impérial de Berlin. C’est là une sentence qu’il accepte,
dès lors que le tribunal de Saxe lui a donné satisfaction : le seigneur Von Tronka lui rend
les chevaux en leur état premier et donne la réparation financière demandée. La tribunal
l’a, de surcroît, condamné à deux ans de prison... M. Kohlhaas monte sur l’échafaud avec
la sérénité d’un homme qui peut retrouver l’ordre en lui-même dès lors que le Droit ou les
principes qui le sous-tendent est réaffirmé symboliquement dans la société.

2) Les principes, fondements de l’identité sociale

34 C’est donc M. Kohlhaas qui me fait comprendre ce qui se cachait derrière ces conditions
« exorbitantes » — ou qui semblaient telles — qu’exigeaient les individus dissidents, au
moment de se réinsérer socialement. Je comprenais que ce qui se jouait c’était la
référence symbolique aux principes qui étaient au fondement de leur identité sociale :
qu’il s’agisse de Papinski, de Bidalou, d’un père qui était devenu hors-la-loi au cours d’une
affaire de divorce, ou de M. Kohlhaas. Tous disaient clairement : impossible d’exercer son
métier ou son rôle si on se sait à la merci de n’importe quel abus de pouvoir et si la société
ne protège pas le citoyen par l’application de ses principes et de ses lois.
89

35 Pour revenir à l’affaire Papinski : impossible effectivement d’exercer de nouveau son


métier pour lui s’il se savait à la merci de n’importe quel inspecteur dont on connaît, en
France, en tout cas, le corporatisme. Il avait donc besoin, pour retrouver sa place
d’enseignant dans l'Éducation nationale, d’un acte symbolique qui le réhabilite, qui lui
redonne une dimension de lui-même qui soit respectée par ceux avec qui il serait de
nouveau en interaction au sein de son institution. Il faut savoir que Papinski, pendant son
affaire, avait été considéré par l’administration, mais aussi par bon nombre d’enseignants
qui réprouvaient sa démarche, comme « paranoïaque ».
36 Au terme de son affaire, l’Administration avait dû reculer au point de devoir le réintégrer,
après lui avoir assené les plus lourdes sanctions. Si ce recul signifiait que Papinski avait
eu « raison » de contester cette inspection dont l’arbitraire était indéfendable, il avait
besoin que ceci soit signifié clairement au sein même de l’institution dans laquelle il avait
à se réinsérer. Il avait raison de parler de réparation et de réhabilitation : réhabilitation
au niveau de l’image de lui-même ; réparation au niveau de la trame de droit qui s’était
lézardée, de ce socle qui s’était dérobé au fur et à mesure de ses démarches et qui l’avait
amené au dénuement institutionnel, auquel il avait réagi par la transgression de la loi-
appel au peuple, pour la sauvegarde des principes mis à mal. Ce dernier acte était bien
dans la logique de tout ce qui s’était passé depuis le début de l’affaire.
37 Je comprenais mieux la phrase de Goffman, tirée des Rites d’interaction : « Il nous faut
étudier les façons dont l’individu investit obligatoirement son affectivité dans les attentes
légitimes... Il y a là, dans ce jeu réciproque de la justice et de la hiérarchie, un code qui
pénètre au cœur de la personne et qu’il est intéressant de formuler abstraitement... Il
s’agit maintenant d’une question de principe, c'est-à-dire d’une règle dont la sainteté
provient de la conduite effective qu’elle gouverne, mais aussi des implications
symboliques qu’elle possède en tant que partie d’un système de règles lui-même en
danger. Le désir insistant d’une certaine place est ainsi couvert et renforcé par le droit,
lui-même affermi par l’obligation où l’on est de le faire valoir, de peur que la structure
toute entière ne se détériore. Il y va de l’honneur, cet aspect de la constitution qui enjoint
de faire assaut de caractère quand ses droits sont violés, d’autant plus ardemment que le
prix en paraît élevé »5.
38 Je saisissais comment, en même temps qu’une image d’eux-mêmes, il s’agissait de sauver
la trame de droit sur laquelle reposait la structure toute entière et que loin d’être
insensée, leur requête était au contraire parfaitement cohérente. C’était plutôt leur
réintégration sans se préoccuper du problème de leur réhabilitation qui était
incohérente.
39 Certes, le problème était complexe puisqu’ils avaient enfreint la loi, — ce qui pouvait
mériter sanction — mais pour défendre une conception valorisée de l’institution, sommée
d’appliquer ses propres principes : une conception qui les honorait. Dans les deux
premières affaires sur lesquelles j’avais enquêté, le problème avait été escamoté, puisque
les deux individus dissidents avaient été réintégrables, à la faveur d’une amnistie.
90

III) L'apport de la littérature


1) La dissidence, comme problématique existentielle

40 La question que ce séminaire m’amène à me poser c’est : pourquoi avais-je eu besoin de


passer par le roman pour comprendre ce problème de la réparation-réhabilitation, alors
que, dans ces deux premières affaires, j’avais interviewé pendant de longues heures les
deux protagonistes et étudié leurs affaires depuis des années ?
41 Tout d’abord, dans M. Kohlhaas, H. Von Kleist nous fait assister à l’évolution psychologique
du personnage, à sa métamorphose d’homme sage et juste en véritable hors-la-loi. Il
confirme le sentiment que l’on pouvait avoir, lorsqu’on faisait raconter à l’individu
dissident les différents épisodes de son affaire : si on avait été à sa place, si on avait mis le
pied dans l’engrenage de ce scénario, on aurait sans doute été amené à réagir comme lui.
Le scénario de la dissidence se déroule comme un fatum.
42 Cependant, le roman peut nous montrer cette aventure humaine dans toute son
exemplarité, comme épurée, mais aussi dans toute sa complexité, parce que le romancier
est déjà présent au début de l’histoire, si l’on peut dire et il va au cœur de tous les
personnages. Par exemple, je trouvais chez mes dissidents des motivations mêlées : chez
Papinski, un certain désir de vengeance ou de régler des comptes qui se lit dans son
pamphlet. Ce désir de vengeance était-il là dès le début de ses démarches ? N’était-il
animé, au départ, que du seul désir de justice ? Chez M. Kohlhaas, nous voyons très bien à
quel moment son désir de justice se double d’un désir de vengeance qui subsistera jusqu’à
sa mort et qu’il a besoin aussi d’exprimer.
43 Milan Kundera, dans L’art du Romand 6, parle de la possibilité chez le romancier de
découvrir les différents possibles de l’homme et d’explorer des problématiques existentielles.
Il illustre son propos par l’exemple de Kafka qui découvre un monde concentrationnaire à
une époque où il n’existe pas encore historiquement. Il analyse le « Kafkaïen » et le définit
comme un rapport au monde qui constitue une des possibilités de l’homme, « qui n’est
pas déterminée historiquement et qui accompagne l’homme quasi éternellement ».
44 En ce qui concerne la dissidence, elle m’apparaît tout à fait comme une problématique
existentielle, une des manières possibles de répondre au problème de l’injustice. Il en est
d’autres : il y a Antigone, il y a aussi Ismène. Mais, à propos de la dissidence, mon point de
vue est moins universaliste que celui de Kundera. Je me contente d’une approche
anthropologique. La dissidence est, selon moi, une problématique existentielle qui hante
l’Occident, dès lors qu’émerge l’individu face aux normes, en même temps qu’on apprend
à penser rationnellement la notion même de principe.
45 Cette nuance apportée, je suis tout à fait d’accord avec Kundera lorsqu’il remarque, à
propos du Kafkaïen que, dans certaines circonstances historiques, des conditions macro-
sociologiques font que telle ou telle problématique existentielle se développe davantage
dans l’Histoire. On comprend que là où il y a eu trahison systématique des principes au
niveau des pratiques, comme dans les pays de l’Est, se soit développée la seule forme de
résistance possible, à une certaine époque et dans certains lieux, qu’était la dissidence
politique.
46 Dans le roman, cette problématique existentielle est exposée, déployée dans toute sa
nudité. Le romancier peut aller jusqu’au bout de la logique de cette problématique, sans
91

souci d’un rapport au réel, dont l’imaginaire le délivre. Il peut la suivre aussi dans tous ses
méandres, dans toute sa richesse, à la fois comme quelque chose d’objectif, auquel on ne
peut rien changer, mais de telle façon que nous nous identifions au héros dans toutes les
extravagances que comporte sa logique. Par exemple, les fantasmes de Justicier qui
accompagnent M. Kohlhaas dans son entreprise de lutte du pot de terre contre le pot de
fer, je les avais parfois entrevus, en arrière-fond, chez les dissidents, mais je les avais
laissés un peu dans l’ombre d’autant que ma recherche était sociologique et refusait, par
principe, de s’aventurer sur le terrain psychologique.
47 Le romancier, lui, n’est pas tenu, par souci de rigueur ni d’a priori institutionnel, de s’en
tenir à un seul registre. Kleist peut nous faire naviguer dans tous les champs de ce que
nous appelons les sciences humaines, sans les compartimenter. Par exemple, d’un point
de vue historique, on comprend qu’il y a, en ce milieu du XVIème siècle, un enjeu
important : l’application d’une justice institutionnelle et démocratique liée à l’avènement
d’une bourgeoisie se heurte aux privilèges des nobles, qui sont restés déterminants au
niveau des normes, même s’ils ne sont plus légitimes. Ce qui fait que Kohlhaas se retrouve
seul, dans une première phase de sa lutte, à affronter le rapport de force, en demandant
seulement l’application de la loi et le respect du principe d’égalité.

2) D’où venaient mes propres blocages ?

48 Mais je ne pense pas que le seul a priori sociologique m’ait limitée dans ma recherche. Car
si, au niveau des écrits, je m’en tenais à la perspective sociologique la plus rigoureuse
possible, — dans la mesure où j’avais à entrer dans un cadre institutionnel (C.N.R.S. ou
Université) —, ma formation de philosophe faisait que les aspects psychologiques de ces
dissidents que j’avais côtoyés chacun, pendant plus de deux ans, m’avaient intéressée tout
autant.
49 Je pense que c’est davantage le système des normes que j’avais moi-même intériorisé,
tout en le combattant théoriquement, qui m’avait empêchée de suivre les dissidents dans
la logique de leur référence aux principes, jusque dans leur demande de réparation.
Faisant partie, à l’origine, du Comité de Soutien dans les deux premières affaires, au
moment de leur issue, j’avais, comme tous les membres de ces Comités, le désir que
l’affaire se termine de manière « positive », selon notre représentation : c’est-à-dire que
l’individu soit réintégré, montrant ainsi qu’il ne s’était pas battu, et que nous ne nous
étions pas battus, avec lui, en vain... Nous nous penchions plus difficilement sur ce que
représentait la réintégration, dans les conditions qui lui étaient offertes, pour lui qui
luttait depuis de longues années pour une réparation de l’injustice.
50 Mais ce n’est pas seulement mon implication première dans le Comité de Soutien qui m’a
limitée dans la recherche qui s’en est suivie. Car, pour les deux autres cas étudiés dans ma
thèse et dans mon livre, j’étais chercheur au C.N.R.S, dans un statut nouveau qui ne m’a
pas permis une meilleure compréhension du besoin de réparation : une compréhension
que m’a apportée M. Kohlhaas.
51 C’est le roman qui m’a donne la bonne distance parce que je n’étais plus d’aucune
manière impliquée, ni comme acteur, ni comme sociologue. Cela m’a permis de dénouer
les fils de cet imbroglio des systèmes de référence qui se jouent dans de telles affaires.
L’idée de génie de Kleist, c’est de faire juger M. Kohlhaas par deux tribunaux : l’un qui le
condamne pour ses exactions et l’autre qui lui donne satisfaction et le réhabilite, faisant
triompher le droit, au niveau des principes et au niveau de la loi. Car, dans les affaires
92

réelles, il y avait bien un problème difficile à résoudre pour les institutions : comment
réhabiliter un Papinski, sans porter un coup à l’Inspection ? Comment donner complète
satisfaction à un individu qui avait transgressé gravement le code de déontologie et traîné
sur la place publique certains inspecteurs ?
52 Conscients que, dans la réalité sociale, il y avait tous ces aspects à prendre en
considération, une solution de compromis nous semblait acceptable. Mais le compromis,
comme l’amnistie, biffait les enjeux, brouillait le sens principal de ces affaires : l’enjeu du
droit qui était dévoilé comme étant au fondement de nos rapports sociaux. Un fondement
dont seuls ceux qui avaient connu l’affrontement au sein de leur institution étaient
profondément conscients, parce qu’il leur avait été révélé par sa carence même.
53 C’était donc le roman, éclairé sans doute lui aussi par huit années de recherches et plus de
dix années de confrontation avec ce genre d’affaires, qui m’avait permis de saisir à quel
point cette trame de droit était fondamentale dans nos rapports sociaux. Par la suite, à
Genève, dans ma recherche sur les différentes logiques pour traiter les conflits de
divorce, j’en venais à cette même conclusion. Le traitement en justice de ces conflits était
souvent désastreux, de sorte que la Médiation était sans doute une logique préférable7.
Mais, paradoxalement, l’acte de justice ou la référence à la loi qui permettait à chacun la
garantie de sa dimension au sein de son rôle était indispensable pour l’assumer en toute
circonstance8.

IV) Problème de la dimension au sein de nos rôles :


Alice au Pays des Merveilles
1) Le problème de la « bonne dimension »

54 Ce problème de la dimension liée à nos rôles sociaux, des changements de dimension


subis ou produits par un citoyen plus ou moins acteur social, c’est pour moi une autre
manière d’aborder le problème du droit, et de l’aborder par le biais de la littérature. Car
ce problème du droit, avant d’être formulé de manière abstraite sous forme de règles
inscrites dans des codes, est d’abord vécu sous forme de dimensions à prendre, de
dimensions à préserver ou à reconquérir, dimensions contradictoires selon les champs
dans lesquels le sujet s’inscrit et les valeurs qu’il y défend.
55 Je partirai d’un texte de Marguerite Duras, dans L’Amant qui montre la réduction, au sein
de sa propre représentation, de son amant lorsqu'elle est en présence de son frère aîné...
« Mes frères ne lui adresseront jamais la parole. C’est comme s’il n’était pas visible pour
eux, comme s’il n’était pas assez dense pour être perçu, vu, entendu par eux. C'est parce
qu’il est à mes pieds, qu’il est posé en principe que je ne l’aime pas, que je suis avec lui
pour l’argent, que je ne peux pas l’aimer, que c’est impossible, qu’il pourrait tout
supporter de moi sans être au bout de son amour. Cela, parce que c’est un chinois, que ce
n’est pas un blanc. La façon qu’a ce frère aîné de se taire et d’ignorer l’existence de mon
amant procède d’une telle conviction qu’elle en est exemplaire. Nous prenons tous
modèle sur le frère aîné face à cet amant. Moi non plus, devant eux, je ne lui parle pas. En
présence de ma famille, je dois ne jamais lui adresser la parole. Sauf, oui, quand je lui fais
passer un message de leur part...
56 En présence de mon frère aîné, il cesse d’être mon amant. Il ne cesse pas d’exister, mais il
ne m’est plus rien...9. »
93

57 Là, nous sommes dans le domaine affectif, domaine labile dans lequel la dimension de
chacun dépend du désir et de la volonté de l’autre. Pour maintenir à son amant une
dimension correcte qui le fasse respecter, il aurait fallu qu’elle ait le courage d’affronter
son frère, de contrer le mépris qu’il avait pour cet amant, mépris du « fort » pour le
« faible », du blanc pour le chinois.
58 Mais ici, la place de l'amant n’est pas socialement codifiée. Si nous revenons aux affaires
de dissidence institutionnelle dont nous sommes partis, il y a bien, dans toute société
hiérarchisée, une dimension sociale, liée à notre position en son sein. Chacun est amené à
jouer son rôle en tenant compte de cette dimension, même si, dans nos sociétés
démocratiques, il peut y avoir un certain « jeu » dans la manière dont l’individu s’y
exprime : par exemple, face à un inspecteur, un enseignant peut être d’une grande
déférence d’autant qu’il est tremblant ; un autre aura pour principe de ne rien changer à
sa pratique, même si l’inspecteur est là. Les deux manières de jouer le rôle de
l’« inspecté » impliquent des dimensions différentes de l’enseignant et de l’inspecteur,
tout en restant dans ce que j’appelle « les dimensions institutionnelles »10.
59 Mais ces dimensions normalisées ne sont pas exactement les mêmes, parfois, selon qu’on
se réfère au système des principes, au système des lois ou au système des normes.
En 1966, quand Papinski conteste son rapport d’inspection, il reste dans la dimension
légale, confortée par les principes. Mais, à cette époque, c’est là une démarche très rare et
il sort de la dimension de l’inspecté selon le système des normes. Il se « hausse » un peu
trop, et heurte sans doute les inspecteurs dans la représentation qu’ils se font d’eux-
mêmes au sein de leurs fonctions.
60 Il n’est donc pas étonnant que sa hiérarchie le « rabaisse » tout au long de l’affrontement
par sa fin de non-recevoir, ne daignant même pas l’entendre et le considérant comme un
paranoïaque, le traitant en deçà de la dimension liée à son statut d’instituteur. D’où sa
réaction, le pamphlet. Mais, lorsque son affaire devient publique, Papinski prend alors la
dimension d’un héros et grandit démesurément, au-delà de la dimension normalisée de
l’instituteur. Et le problème de sa réintégration-réhabilitation qui s’ensuit pourrait se
résumer ainsi : réintégré, oui, mais avec quelle dimension ? En étant réhabilité, donc
grandi par son action, ou bien sanctionné, c’est-à-dire rapetissé ?
61 Cette relecture du scénario de la dissidence, je l’ai effectuée à l’aide d'Alice au Pays des
merveilles, dont les changements constants de dimension m’ont évoqué ceux qui étaient
vécus par les individus dissidents. Dans l’analyse que je fais de son œuvre et de sa vie,
Lewis Carroll, médiocre professeur de mathématiques à Oxford, sous le nom de Dodgson
et, dans le même temps, écrivain célèbre pour enfants à Londres, a connu lui-même des
variations de dimensions fabuleuses. Son propos s’adresse à tous les adultes autant qu’à
tous les enfants : comment, dans toutes les circonstances de la vie auxquelles on est
confronté, trouver la bonne dimension, la dimension adaptée qui tienne compte de notre
besoin de nous affirmer en tant que sujet, sans renier nos valeurs, tout en satisfaisant nos
besoins de communication avec les autres.
62 C’est ainsi qu’Alice, dans la dernière scène d’Alice au pays des merveilles, grandit, se grandit
pour faire face au Roi et à la Reine de Cœur, qui font régner l’arbitraire le plus pur au sein
de l’institution de la Justice. La potion qui la fait grandir, c’est sa révolte contre l’injustice,
qui lui donne l'audace d’affronter ces « grandes personnes ». Son courage pour dénoncer
leurs pratiques réduit d’autant les images fantasmées de ces Rois et de ces Reines, qui
symbolisent, ici, tous ceux qui sont investis d’un pouvoir dont ils abusent.
94

2) Quel est l’intérêt d’aborder le problème du Droit, sous l’angle de


« la dimension » ?

63 Il me semble qu’il est bon de se souvenir, avec les anthropologues du Droit, que la
problématique du Droit fait suite à celle de la Vengeance justicière11. Ils étudient celle-ci
non comme simple « pulsion » psychologique, mais comme « système vindicatoire » qui
tend à réguler les rapports sociaux dans certaines sociétés, dont la Grèce antique. La
vengeance y restaure l’Ordre qui a été remis en cause par l’Injure qui n’a pas respecté les
dimensions liées au statut de chacun. La question de l’honneur « le plus grand des biens
extérieurs » selon Aristote, légitime, selon lui, une juste colère de la part du « vengeur »,
le timaoros : celui qui veille sur l’honneur. Vengeance et honneur ont la même étymologie
12
. Or, l’injure n’est rien d’autre que de rabaisser l’autre en deçà de « la dimension liée à
son statut » : en Grèce, mais aussi à notre époque, se pose alors la question de l’honneur.
64 Nous savons comment, à l’époque classique, le théâtre grec montre l’engrenage de cette
logique de la vengeance et suggère d’autres réponses : l’institution d’un Tribunal dans les
Euménides d’Eschyle, mais aussi la Médiation dans l’Ajax13 de Sophocle.
65 Depuis Homère, la littérature pose le problème de la « bonne dimension » à respecter
entre les hommes, mais aussi de l’homme face aux dieux. C’est celui de l’hubris (qu’on
traduit souvent par l’orgueil), mais qu’il est plus juste de se représenter comme le crime
de celui qui se hausse au-dessus de « sa dimension normalisée » et qui va ainsi troubler
l’Ordre... Mais quel Ordre ? Nous sommes dans une société polythéiste et les Dieux ne sont
pas toujours d’accord, comme l’Épopée nous le raconte. Même à l’époque classique,
Sophocle, dans Antigone, n’arrête pas de se demander, qui d’Antigone ou de Créon commet
le crime d’hubris14, de la « dé-mesure »...

Conclusion
66 La question du Droit, telle qu’on la pose maintenant, est une version laïcisée du même
problème. Au niveau de l’individu où je me situe, le droit constitue une dimension
garantie, comme un cadre dans lequel celui-ci peut avoir la sécurité relative de ne pas
être à la merci d’un rapport de force qui mette à mal son identité sociale de père,
d’instituteur, de salarié, de citoyen, etc... Le droit, dans sa formulation abstraite exprimée
dans les Codes, semble être sur une autre planète que la subjectivité des individus. Il me
semble avoir montré qu’il n’en est rien.
67 Le sujet ne peut être pensé sans sa dimension sociale et, à travers elle, sans la trame de
droit plus ou moins codifiée qui la gère, sans même que les acteurs sociaux s’en
aperçoivent. Il faut que l’ordre soit troublé, qu’il y ait des tragédies vécues ou imaginées
pour nous faire traverser le miroir et prendre conscience de toutes les dimensions de
notre réalité, dont celle, essentielle, du droit qui est souvent masquée.
68 On comprend que la littérature qui nous parle de l’humain dans ce qu’il a d’essentiel, aux
prises avec le Désir et avec l’Ordre, voire avec les ordres : l’ordre politique, l’ordre
éthique, l’ordre économique etc., rencontre le problème du Droit, non pas sous sa forme
théorique, mais sous une forme incarnée qui témoigne, comme le pensaient Protagoras et
Platon, que l’idée ou le sens de la justice a été distribué à tous les hommes qui néanmoins
ne cessent de débattre et même de se battre pour en définir et en ajuster le contenu.
95

NOTES
1. M. DAVID-JOUGNEAU, Contribution à une théorie de la dissidence à partir de l'étude de quelques cas,
Paris V, 1986.
2. M. DAVID-JOUGNEAU, Le dissident et l'institution ou Alice au pays des normes, Paris, l’Harmattan,
1990.
3. M. DAVID-JOUGNEAU, Antigone ou l'aube de la dissidence, Paris, l'Harmattan, 2000.
4. H. VON KLEIST, Michaël Kohlhaas, Paris, Phébus, 1983.
5. Cf. E. GOFFMAN, Les rites d'interaction, Paris, Ed. de Minuit, p. 199-200.
6. Cf. M. KUNDERA, L'art du Roman, Paris, Gallimard, 1987.
7. Cf. M. DAVID-JOUGNEAU, La communication familiale au moment de la rupture : de la logique de la
procédure à la logique de la médiation, in Dialogue, n o 143, ÉRÈS, 1er trimestre 1999.
8. Cf. M. DAVID-JOUGNEAU, La fonction symbolique du droit, in Informations sociales, n o 28, Paris,
1993.
9. Cf. M. DURAS, L'amant, Paris, Gallimard, p. 65.
10. Cf. M. DAVID-JOUGNEAU, Le dissident et l'institution, op. cit., p. 204-217.
11. Cf. R. VERDIER, La Vengeance, Etudes d'ethnologie, d'histoire et de philosophie, 4 vol., Paris, Ed.
Cujas, 1984.
12. Cf. S. SAÏD, La tragédie de la vengeance, in La Vengeance dans la pensée occidentale, op. cit., t. IV,
p. 48.
13. Cf. M. DAVID-JOUGNEAU, Ulysse médiateur ou comment sortir de la logique de la vengeance : analyse
d'Ajax de Sophocle, in Droit et société, no 28, Paris, juin 1995.
14. Cf. M. DAVID-JOUGNEAU, Antigone ou l'aube de la dissidence, op. cit., p. 61-72.
96

Littérature, médecine et
responsabilité chez E.T.A.
Hoffmann, Karl Immermann et leurs
contemporains
Hubert Roland

1 Dans la panoplie des écrivains-juristes, il en est qui, par leurs activités et leurs écrits,
représentent à une même époque des courants littéraires distincts, voire antagoniques.
Ceux-ci sont le plus souvent fondés sur des conceptions de l'homme et de l'existence qu'il
convient également de bien distinguer et qui peuvent avoir des implications évidentes sur
le mode de pensée de ces artistes dans des disciplines plus proches de la « vie réelle »,
comme la médecine et le droit. Les premières décennies du 19e siècle allemand voient
l'apogée du Romantisme littéraire et de sa découverte majeure du lien entre les secrets de
l'âme humaine et les forces de l'inconscient. Un des représentants de ce courant fut, on le
sait, E.T.A. Hoffmann (1776-1822). Celui-ci mena à partir de 1816 une double vie de
fonctionnaire et d'artiste, après sa nomination comme juge à la cour d’appel (
Kammergericht) de Berlin. A la même époque, se profile déjà une réaction de type amour-
haine contre le romantisme dans le sens d'une « restauration », cherchant à revaloriser le
« bon sens » de la raison humaine par-dessus tout et à relativiser les inquiétantes
découvertes faites par les Romantiques. Un des principaux artisans de cette réaction
qu'on appelle parfois « Biedermeier » fut Karl Leberecht Immermann (1776-1840),
également conseiller du tribunal de grande instance (Landgerichtsrat) et juge d'instruction
à Düsseldorf à partir de 1827.
2 Indépendamment de leurs activités littéraires, les deux écrivains prirent position sur des
problèmes de nature juridique dans le cadre d'une revue éditée par Julius Eduard Hitzig,
ami de Hoffmann et son collègue juge à la cour de Berlin, la Revue de juridiction criminelle
dans les Etats prussiens à l'exclusion des provinces du Rhin (Zeitschrift für die Criminal-Rechts-
Pflege in den preuβischen Staaten mit Ausschluβ der Rheinprovinzen). Cette revue, qui devrait
encore faire l’objet d’une étude approfondie, présente pour l’historien des mentalités un
objet digne d’attention. Saisissant l'occasion d'une révision des lois, Hitzig souhaitait
97

lancer avec elle une sorte de forum, où on pourrait débattre des besoins d'un nouveau
code pénal, qu'il fallait donc adapter aux circonstances nouvelles. Son objectif consiste
ainsi à mieux définir et appliquer les lois dans la Prusse de l'époque. La revue fut publiée
pendant onze années (1825-1836) et remplit une fonction de trait d'union entre théorie et
pratique du droit. De nombreux juges, avocats, professeurs de droit, médecins y
débattirent de problèmes de droit pénal, souvent sous la forme concrète d'étude de cas
divers : assassinats, infanticides, incendies volontaires, empoisonnements, avortements...
Comme le précise Hitzig dans la préface au premier numéro de la revue : « Rien ne peut
favoriser davantage une réforme de ce qui existe, que la diffusion de connaissances
exactes à ce propos parmi les experts1 »
3 Il est donc d’avis que les professionnels du droit ont le besoin cruel d'une sorte de
formation permanente, dirait-on aujourd'hui, et d'un échange avec les spécialistes
d'autres disciplines qui touchent à leurs activités, ce que ne leur permet pas le cadre de
leur vie de haut-fonctionnaire trop remplie2. Les principaux volets de la revue sont les
suivants : informations sur l’élaboration et l'application des lois, sur les publications
récentes et sur les résultats importants des législations criminelles en provenance des
Etats (« Länder ») allemands voisins, dans le but de comparer les situations entre elles.

La question de la responsabilité dans les affaires


Woyzeck et Schmolling
4 Deux cas relatifs à la question de la responsabilité (« Zurechnungsfähigkeit ») d'une
personne reconnue coupable d'un crime passionnel furent discutés avec passion dans la
revue de Hitzig. Au centre de la controverse, on trouve une préoccupation à l'intersection
des affaires juridiques et des questions médicales : A partir de quand, en effet, une
personne ayant perpétré un crime n'est-elle plus reconnue comme étant responsable de
ses actes ? En d'autres termes, où s'arrête l'état de normalité d'une personne et où
commence l'état de folie du coupable ?
5 Le premier des deux cas a connu une postérité littéraire éminente ; il s’agit du crime
perpétré par le fabricant de perruques et soldat Johann Christian Woyzeck (1780-1824),
qui poignarda son amante la veuve Woost ; cette matière fut exploitée par Georg Büchner
dans son drame Woyzeck. Nous nous pencherons sur un autre cas, celui de l'apprenti
filateur de tabac Daniel Schmolling (ca. 1779-1824), qui poignarda également sans raison
apparente sa compagne, à ce moment enceinte de lui.
6 Les deux cas présentent des similitudes frappantes : les deux coupables assassinent tous
deux la personne aimée de la même façon. Outre qu’ils proviennent tous deux du même
milieu social, on remarque encore qu'il est impossible de distinguer un motif réel à leur
action. Ils agissent avec une grande maîtrise d'eux-mêmes et sans épancher leurs
sentiments extérieurement. On en vint donc à se poser une même question : pouvait-on
considérer les deux hommes comme ayant été responsables de leurs actes au moment du
crime ou bien furent-ils frappés d'un subit accès de démence3 ?
7 Attardons-nous au cas de Schmolling, qui ne connut pas la postérité littéraire de Woyzeck
mais fut traité de près par E.T.A. Hoffmann. La procédure contre Schmolling fut d'abord
ouverte en première instance devant la cour de la ville de Berlin. Etant donné qu'elle
risquait d'aboutir à la peine capitale pour le coupable, il fallut tenir compte d’une
expertise (« Gutachten »), rédigée par la Kammergericht. Celle-ci le fut en bonne partie par
98

Hoffmann lui-même, puis publiée en même temps que d'autres documents officiels
relatifs au cas Schmolling dans la revue de Hitzig4.
8 Quels sont les faits ? Le 25 septembre 1817, Daniel Schmolling, âgé de trente-huit ans,
poignarda à Berlin sa jeune amante Henriette Lehne, alors enceinte de lui. Lors de
l'audition, Schmolling déclara avoir toujours « bien aimé » Lehne. Ils ne se seraient jamais
disputés, n'auraient jamais échangé de paroles blessantes mais la grossesse de Lehne
aurait été complètement indifférente à Schmolling. S'exprimant sur son délit, celui-ci
déclara : « J'étais en train de travailler lorsque voici trois semaines, la pensée de tuer
Lehne me vint à l'esprit pour la première fois. [...] Cette pensée fut soudaine et je
m'étonnai moi-même de l'avoir eue ». Dans les jours qui suivirent, Schmolling fut
tourmenté de manière de plus en plus obsessionnelle par cette idée, non sans remords de
conscience : « J'implorai Dieu de m'ôter de l'âme l'idée de meurtre mais cela ne suffit pas.
Cette pensée ne me lâchait pas et c'est ainsi que je [...] me résolus à accomplir cet acte ».
Celui-ci le fut donc lors d'une promenade nocturne des deux compagnons, de sang froid
et tandis que Schmolling continuait à implorer Dieu de lui ôter cette idée du cœur. Il se
sentit toutefois soulagé de l'avoir concrétisée juste après le crime5.
9 Une enquête minutieuse ne parvint pas à déceler d'autres motifs que les aveux de
Schmolling et on décida d'enquêter sur son état de santé mentale. L'expertise du médecin
berlinois Johann Friedrich Alexander Mertzdorff conclut qu'on ne pouvait déceler de
signes de folie chez le coupable, du moins jusqu'au moment même de l’acte. Merztdorff
identifia chez celui-ci une attaque soudaine d'amentia occulta, ce qui impliquait que
Schmolling eût été privé de la liberté de se servir de sa raison au moment de sa décision
de tuer, ceci alors qu'il n’était ni sous l'affect de l'alcool, ni sous celui d'un accès
passionnel subit6.
10 Se basant sur cette expertise médicale, le défendeur/avocat de Schmolling, le
commissaire de justice Bode, plaida pour l'impunité et la détention préventive de
l'accusé. C'est dans ce contexte qu'on eut recours à une expertise juridique de la
Kammergericht de Berlin, qui fut rédigée par Hoffmann. Ce dernier refusa la thèse
soutenant que Schmolling n'ait pas été responsable de ses actes et il plaida pour son
exécution.

Devoir de concertation ou indépendance du juge ?


11 Au centre de l'expertise du juge Hoffmann, on trouve donc explicitement posée la
question de la responsabilité du coupable : dans quelle mesure celui-ci peut-il être
considéré comme responsable de ses actes, si on admet l'existence de l'amenda occulta,
appelée aussi « Manie ohne Wahn » ou « manie sans délire » ? Au-delà des débats d'ordre
médical, juridique ou philosophique liés à la situation, bornons-nous d'abord à constater
l'attitude sans concession aucune du juge Hoffmann. Choisissant résolument de passer
outre l'expertise médicale officielle, il plaida pour l'indépendance du juge de pouvoir
décider en connaissance de cause.
12 Cette intransigeance étonne au premier abord de la part d’un homme et d'un écrivain à ce
point sensible aux mystères et aux maladies de l'âme humaine et de ses forces
inconscientes. Le profane mais aussi le germaniste averti se seraient intuitivement
attendus à davantage de clémence et de compassion de la part du juge Hoffmann, en
d'autres termes ils auraient spéculé sur une adéquation plus grande entre une œuvre
99

romantique et une « personnalité romantique ». Ceci d’autant plus que Hoffmann ne fit
pas l'unanimité parmi ses collègues juristes.
13 D'autres que lui plaidèrent en effet pour une concertation étroite entre le médecin et le
juge, lorsqu'il faut faire face dans la pratique à des cas semblables, « d’affaires sombres,
complexes et embrouillées », pour reprendre les termes de Karl Immermann dans sa
contribution à la revue de Hitzig, trois ans plus tard. Ce long essai, intitulé
« Contributions à une méthode de l’instruction juridique », s'entend comme un texte de
spécialiste et de praticien du droit7. Dans une lettre à l'éditeur qui précède le texte même,
Immermann précise la portée de ses intentions, avant d’illustrer celles-ci à l’aide de deux
cas empruntés à sa pratique personnelle.
14 Au centre de ses préoccupations, on trouve la pratique de l’interrogatoire ou de
l’instruction qui, dit Immermann, tend trop souvent à se réduire à une présentation
ordinaire des plans de l’accusé. Or, ajoute ici l’auteur, l’essentiel est de pouvoir identifier
et comparer entre elles les ébauches successives du plan de l’accusé, de même que les
modifications apportées avant que l’acte ne soit commis. Si le juge d’instruction ne se
soucie pas de rassembler « le plus grand nombre possible d’indices », il risque de passer à
côté de sa mission. Celle-ci ne devra en aucun cas consister à extorquer la culpabilité ou
l’innocence de la personne suivant une idée préconçue mais bien à respecter les
prescriptions et l’esprit de l’ordonnance (Criminalordnung) en ceci : « il faut suivre les
traces et les déclarations qui, dans chaque cas, peuvent prouver ou rendre probable la
culpabilité ou l’innocence complètement et jusqu’à épuisement »8.
15 Au-delà de ces louables mais bien ordinaires déclarations d’intention, il est intéressant de
remarquer le scepticisme fondamental du juge Immermann, quand il en vient à évoquer
les problèmes de l’âme humaine. Toujours en contraste avec la détermination de
Hoffmann, il ne lui semble pas en soi possible de reconstituer une vérité unique, qui
permettrait de pouvoir juger en connaissance de cause. « L’exploration des états de l’âme
et de l’esprit fait sans aucun doute partie des missions les plus difficiles de l’instructeur.
L’objet de l’enquête — l’âme humaine — est d’une nature telle qu’il semble presque se
dérober à la perception [Wahrnehmung], pour autant d’ailleurs que cette perception soit
suffisamment sûre que pour pouvoir fonder une certitude juridique et un jugement »9.
16 La législation de Prusse n’était certes pas muette à ce propos et c’est ici qu’on en arrive à
l’objet même de la querelle juridique qui opposa Immermann à Hoffmann. C’est l’article
280 du Criminalordnung de Prusse qui précise l’obligation pour le juge de se pencher sur la
santé mentale de l’accusé et de se poser la question de savoir si celui-ci a agi « avec
conscience » : « Décèle-t-on des traces d’égarement [Verirrung] ou de raison défaillante [
Schwäche der Vernunft], le juge doit alors se préoccuper d’examiner la santé mentale de
l’accusé avec l’assistance du médecin ou d’un expert approuvé [mit Zuziehung des Physikus
oder eines approbirten Arztes] et de recenser parmi les actes les moyens utilisés à cet effet et
leurs résultats ; l’expert aura ici à rendre une expertise sur la raison probable et sur la
période probable de l’origine du manque de raison morale découvert [des entdeckten
Mangels der Seelenkräfte] »10.
17 E.T.A. Hoffmann fait de ce § 280 une interprétation rigoureuse, qui le rapproche d’ailleurs
de la justice prussienne officielle : c’est bien le juge — et d’abord lui — qui doit se
prononcer sur l’état de santé mentale de l’accusé, après avoir « consulté » (le terme «
Zuziehung » est univoque) un médecin. Le texte de loi légitime donc Hoffmann dans son
constat de la contradiction suivante : pour des raisons scientifiques, le juge ne peut pas se
prononcer sur l’état de santé psychique de l’accusé et il a besoin du médecin dans
100

l’exercice de cette tâche ; toutefois, il a la compétence de pouvoir ne pas tenir compte de


l’expertise médicale. Le médecin est donc relégué à un rôle de conseiller, pas de décideur
11.

18 Immermann constate le même ordre de priorités mais ne peut se résoudre au bien-fondé


de cette échelle de valeurs. Il va même jusqu’à douter de sa validité, précisant que le
décideur réel « semble » être le juge, l’expertise du médecin ne venant compléter le
dossier qu’en fin d’instruction. Afin de clarifier la situation, Immermann propose un
modèle de concertation inédit, qui verrait l’instructeur et le médecin poursuivre un réel
plan commun. Celui-ci ne se réaliserait pas sous la forme d’une audition stricte et
formelle, mais s’avérerait être un « entretien mené en commun par les deux, de façon
libre et non contraignante », ceci afin d’éloigner tout clément de tension ou de nervosité 12
. Le juge Immermann ne craint pas d’innover en la matière et il propose de déplacer
l’instruction dans un local autre que le local ordinaire ou de permettre la présence de
personnes extérieures lors de celle-ci. Pour illustrer plus concrètement le genre de
difficultés auxquelles un juge peut être confronté et pour étayer ses thèses, Immermann
raconte dans le détail deux cas issus de sa pratique antérieure.

Des difficultés concrètes de la pratique juridique


19 Le premier cas porte sur un avortement et ne concerne pas l’état de santé mentale de
l’inculpé mais celui d’un témoin13. Le second concerne également un avortement,
accompli par empoisonnement14.
20 En 1825, le Dr. S. fut accusé d’avoir hébergé chez lui pendant cinq jours Dorothea S., non
mariée, et d’avoir pratiqué sur elle un avortement. S. nia toute accusation portée contre
lui et affirma ne jamais avoir rencontré Dorothea. La famille du docteur fut convoquée
pendant l’instruction, et notamment son fils de quatorze ans August. Celui-ci prétendit
dans un premier temps n’avoir jamais aperçu Dorothea dans la maison de son père.
Lorsqu’on lui fit plus tard toutefois le reproche de mentir, il revint sur son témoignage.
21 En audience, le jeune adolescent se distingue par ailleurs par son comportement
impertinent et il ne cesse d’interrompre ses interlocuteurs par des questions ou des
remarques déplacées. Le fils aîné du docteur, Carl Wilhelm, prétend pour sa part que le
jeune August souffre d’arriération mentale. A partir de ce moment, August se prête
merveilleusement à ce statut qu’on lui prête et il se met à simuler l’arriération, toujours
dans un esprit de fronde. On le soupçonne d’affecter cet état, d’autant plus qu’un témoin
aurait surpris une conversation entre August et un ami de son père, dans laquelle ce
dernier aurait enjoint à l’adolescent de se dédire dans l’affaire Dorothea, afin de se faire
passer pour fou. Les enseignants d’August, eux aussi consultés, rapportent ses
nombreuses facéties en classe et on en vient à croire qu’il posséderait une « disposition à
la folie ». Enfin, les instructeurs décèlent chez August une attirance extrêmement forte
pour la musique. Lorsque l’adolescent est plongé dans un morceau de musique, son
comportement semble se métamorphoser et il en oublie son esprit de provocation.
22 Tels sont les éléments disparates dont on dispose au moment de commencer l’enquête.
Un plan en trois étapes fut alors élaboré, rapporte Immermann, afin de se prononcer sur
l’état de folie réel ou affecté d’August : 1) on placera August dans une situation où il
pourra laisser libre cours à sa fibre musicale ; 2) on le confrontera à son père et à
101

Dorothea en dehors du local d’audition ordinaire ; 3) on l’interrogera à nouveau, veillant


à se montrer d’une grande sévérité au cas où il recommencerait ses facéties.
23 Immermann reproduit alors les procès-verbaux de la procédure, non sans faire montre du
talent narratif qu’on lui connaît par ailleurs, dans son œuvre littéraire15. Le jour de la
première audition, August arrive vêtu d’une perruque pleine de farine, « pour que sa tête
ne prenne pas froid » ; il s’assied par terre, « vu qu’on ne lui a pas offert de chaise », et ne
répond pas à la question de son âge, préférant compter ses moutons, qu’il pourrait
perdre, contrairement à ses années... Face à l’impasse (prévisible et prévue) du dialogue,
on emmène donc August dans un cadre nouveau, où il lui est permis de jouer et d’écouter
de la musique avec frénésie. Le jeune adolescent fait montre d’un véritable talent musical
et perd en même temps son impertinence, se montrant timide et réservé, répondant aussi
aux questions qu’on lui pose. Confronté plus tard avec son père, August sombre à
nouveau toutefois dans l’irrationnel.
24 L’audition suivante se déroule dans la maison du suspect. On commence par écouter et
jouer de la musique à nouveau, puis August est confronté à Dorothea. De peur de se voir
arrêté comme son père, il revient à nouveau sur son témoignage et tient ce qu’il a dit en
dernier lieu pour des mensonges insufflés par l’ami de son père. Enfin, lors d’une dernière
audition en cours, on applique comme prévu une sévérité de rigueur face à l’impertinence
et l’incohérence réitérées d’August. L’adolescent est d’abord un temps isolé dans une
pièce à part ; ensuite, il pique une crise de colère brutale parce qu’on l’a pris par le bras
pour le faire asseoir. A nouveau isolé une demi-heure, August reprend calmement son
témoignage et la thèse du mensonge suggéré par l’ami de son père.
25 Sur base de ces matériaux, le médecin légiste rédigea une expertise, dans laquelle il
conclut à l’état de santé psychique normal d’August mais à un manque de jugement
pratique chez lui ; des lacunes dans son éducation auraient affecté le sens moral du jeune
garçon. Immermann conclut l’étude de ce cas sur l’intérêt que peuvent présenter ces faits
pour le psychologue, à cause du contraste entre les dispositions de l'adolescent à
développer avec raffinement une sensibilité artistique et sa propension inquiétante à
sombrer dans un abandon moral, n’ayant pas exercé cette faculté-là au cours de son
éducation et de sa formation16.
26 Le deuxième cas exposé par Immermann concerne celte fois les personnes directement
impliquées dans un avortement. En guise de préliminaire, il commence par expliquer les
difficultés pratiques liées à une telle enquête : comment prouver que les faits ont bel et
bien eu lieu et à quel moment, si on ne dispose pas des aveux directs des personnes ? En
même temps, il tient à préciser l’absolue nécessité de poursuivre ce délit, qu’il qualifie de
« peste de la société bourgeoise »17. En 1821, l'employé comptable de Staβfurl Friedrich
Wilhelm F., âgé de vingt-huit ans, rencontre la jeune Julie Christine D., âgée de seize ans.
Celle-ci tombe enceinte de lui et il lui promet le mariage, pourvu qu’il gagne pour cela
l’argent nécessaire. A l’automne 1822, il rompt toutefois abruptement tout contact avec
elle. La rumeur se répand en ville qu’il lui aurait donné quelque chose qui aurait
provoqué la perte du fœtus. Le père de Julie Christine porte plainte contre Friedrich
Wilhelm, affirmant que ce dernier aurait donné à sa fille à deux reprises « quelque chose
ayant la forme d’un gâteau », qui aurait provoqué cette perte.
27 Le témoignage de Julie Christine est le suivant. Depuis le printemps 1822, elle aurait eu
des relations intimes avec Friedrich Wilhelm. Lors de l’arrêt de ses règles, celui-ci ne
réagit pas outre mesure quand elle lui communique la nouvelle, il plaisante même à ce
102

propos. Vers Noël de la même année, tous deux séjournent chez la mère de Friedrich
Wilhelm. Julie Christine se plaignant de douleurs intenses, cette dernière lui conseille de
prendre quelque chose « pour dégager son estomac ». Friedrich Wilhelm n’assiste pas à la
conversation entre les deux femmes. Le soir, il apporte à nouveau un morceau de gâteau à
Julie Christine. Celle-ci le mange et en donne un petit bout dans la bouche de son
compagnon, en guise de plaisanterie. Elle croit le voir se retourner pour le cracher mais
quand elle lui en fait la remarque, Friedrich Wilhelm nie le fait et rougit.
28 A cinq heures du matin le lendemain, la jeune fille se lève, sujette à d’intenses douleurs
d’estomac. Trois heures plus tard, son compagnon lui apporte un nouveau morceau de
gâteau, qu’elle ne mange pas et dépose dans un tiroir de la table. A partir de ce moment,
Julie Christine n’aurait plus revu Friedrich Wilhelm. Vers 9h00, elle tombe sans
connaissance et perd le fœtus. Ses deux jeunes sœurs prendront soin d’elle et la
ramèneront chez elle. Elle gardera le lit pendant huit jours, écrira à plusieurs reprises à
Friedrich Wilhelm, sans recevoir de réponse.
29 Dans son témoignage, Friedrich Wihelm admet avoir mis la jeune fille enceinte et avoir
pensé l’épouser. Toutefois, il y aurait renoncé et aurait rompu avec elle, estimant que
cette relation lui nuisait et que les parents de Julie Christine en voulaient à son argent. S’il
admet avoir reçu une lettre de la jeune fille, il resitue la rupture à la fin septembre 1822 et
nie les événements de la Noël, et donc l’avortement qui lui est reproché.
30 En raison de l’état de santé préoccupant de Julie Christine, l’enquête, menée à la cour de
Magdebourg, se trouva considérablement compliquée par le fait qu’elle s’étendit sur plus
d’un an. Résumant les points forts de celle-ci, Immermann fait une nouvelle fois montre
de son scepticisme fondamental, cette fois en lien avec la possibilité ou non de prouver les
faits suivants par des moyens ordinaires : comment prouver en effet que la jeune fille a
effectivement été enceinte et qu’elle a avorté ; que l’incident s’est produit à la Noël 1822 ;
que celui-ci a eu lieu de la façon décrite et via l’objet renseigné18 ? Encore une fois, nous
dit l’auteur de l’article, il s’avère impossible de tendre vers la plus grande exhaustivité et
donc vers la plus grande probabilité sans l’expertise d’un médecin.
31 Le premier procès-verbal fait ainsi montre d’une collaboration étroite entre le médecin et
l’instructeur, dans leur estimation des symptômes décrits par Julie Christine lors de sa
grossesse. A la question de savoir si ceux-ci attestent véritablement d’un état de grossesse
ou s’ils peuvent être le produit de l’imagination, le médecin conclut très probablement —
mais pas catégoriquement — à la grossesse réelle19. Dans le deuxième procès-verbal, une
reconstitution des faits de la journée qui aurait vu Julie Christine perdre son enfant est
opérée par la confrontation simultanée, puis individuelle, de Julie Christine, de sa mère et
de ses jeunes frère et sœur (treize et onze ans). A l’exception d’un point de détail,
l’ensemble des témoignages coïncide. Pour rédiger le troisième texte légal relatif au
biscuit qui aurait provoqué l’avortement, il est une nouvelle fois fait appel à l’expertise du
médecin légiste. S’il s’agit bien là du biscuit décrit par Julie Christine (appelé en allemand
« Magenmorselle »), la question est de savoir s’il est possible de préparer ce biscuit avec le
seul moyen abortif connu, l’huile essentielle de sabinier (« Oel des Sadebaums »).
Contrairement à ce qu’affirme Friedrich Wilhelm, se targuant d’un passé d’apprenti-
pharmacien, l’expert en pharmacie requis par Immermann atteste qu’au cas où Julie
Christine aurait pris une « Morselle », celle-ci aurait pu contenir de l’huile de sabinier.
Malheureusement pour elle, la jeune fille ne parvint pas à décrire avec suffisamment de
précision le biscuit consommé, de sorte qu’il s’avéra impossible de prouver qu’il s’agissait
bel et bien d’une « Morselle ». En effet, suite au manque d’exhaustivité des témoignages,
103

la cour de Magdebourg estima qu’elle avait épuisé les possibilités de constater ce qui
aurait pu se produire et acquitta entièrement Friedrich Wihelm...

« Manie sans délire », philosophie et médecine


32 Avant de revenir sur les positions contrastées des juges et écrivains Hoffmann et
Immermann, il convient de resituer la question qui nous occupe, celle de la responsabilité
du coupable, dans les débats de sciences humaines de l’époque. Car cette épineuse
question opposait bel et bien l’un à l’autre et entre eux médecins, juristes et philosophes.
33 Au début du 19e siècle allemand, et à la suite des débats qui furent tenus dans le cadre de
l’« Aufklärung » puis du romantisme, on en était venu à ne plus considérer l’acte criminel
indépendamment de la psychologie de son auteur. Dans le même temps, la psychiatrie
conquérait une certaine autonomie par rapport à la science médicale et certains médecins
commencèrent à se spécialiser dans ce domaine20.
34 C’est à ce moment que les médecins Philippe Pinel (1745-1826) en France et Johann
Christian Reil (1759-1813) en Allemagne formulent la thèse de la « manie sans délire »,
catégorie pathologique alors inconnue. Cet état serait caractérisé par une autonomie de la
raison et de la volonté. Tandis que la première pourrait continuer à exercer librement les
facultés et capacités de perception, de mémoire et de jugement, la seconde pourrait
mener à des actions incompatibles avec ce que prescrivent les lois de la raison. Une
personne serait ainsi soudain guidée dans sa volonté par une sorte d’instinct qui la ferait
agir en « automate ».
35 On imagine le retentissement que la radicalité de ces thèses a pu avoir parmi les
philosophes et les théologiens. Certaines discussions hautement polémiques furent
menées à ce propos dans la revue de Hitzig. En opposition ouverte à la thèse de la « manie
sans délire », Johann Christoph August Heinroth (1773-1843), professeur de médecine à
l’université de Leipzig, campe sur ses positions d’une théorie fondée sur l’étroite
corrélation entre la folie et le péché, seul responsable pour lui de la maladie psychique et
du manque de liberté qui en découle, suite à la disparition de la raison chez le malade21.
Où irait-on en effet, proclament des médecins comme Heinroth ou Christoph Wilhelm
Hefeland, s’il était permis de couvrir tout accès de passion, d’immoralité ou d’animalité
chez l’homme par le biais du manque de responsabilité ? Car le texte de droit pénal
d’application en Prusse depuis 1794 est clair : « Chez celui qui est dans l'incapacité d’agir
librement, il n’y a pas de crime et donc pas de peine »22.
36 La querelle proprement dite n’oppose pas les juristes entre eux mais plutôt ceux-ci à la
tranche « libérale » des psychiatres et médecins. Car dans leur ensemble, les juristes
rejettent catégoriquement la thèse de la « manie sans délire », suivant en cela la
philosophie qui sous-tend l’ouvrage de Hegel Principes de la philosophie du droit 23. La
volonté y est décrite comme « une forme particulière de la pensée » et il ne convient en
aucun cas de scinder raison et volonté. Hitzig, et avec lui Hoffmann, représentent donc
l’avis majoritaire parmi les juristes allemands et français : personne ne conteste que les
personnes atteintes de folie ne soient pas responsables de leurs actes mais il est
inadmissible d’étendre la catégorie du fou à la moindre faiblesse humaine et à
l’irrationalité de certains instincts passionnels24.
37 La question inhérente, décisive à l’égard des problèmes qui nous occupent, consiste dès
lors à savoir quelle est la discipline apte à se prononcer sur la folie. Car là où la théologie
104

était jadis incontestée, la laïcisation du 18e siècle a laissé béant une sorte de vide dans les
domaines de la pensée. Les médecins revendiquent bien entendu la psychiatrie comme
une de leurs branches mais pour les philosophes influents comme Kant, la question de la
responsabilité relève entièrement de la psychologie et donc de la philosophie25.
38 A la lumière de ces considérations, E.T.A. Hoffmann apparaît bel et bien comme le
représentant de la majorité des juristes de son temps et de leur franche opposition à la
thèse de la « manie sans délire » ou « Manie ohne Wahn ». Car dans ce cas, la personne doit
être considérée comme en santé et c’est alors de l’unique ressort du juge à se prononcer
sur le délit de cette personne foncièrement libre et responsable. Une dissociation de la
raison et de la volonté apparaît à cet égard comme inadmissible.

Le principe de liberté
39 La controverse Hoffmann-Immermann suscite une série de pertinentes questions
relatives à la possible articulation des activités de juriste et d’écrivain. Commençons par
contraster leurs opinions et convictions de professionnels du droit et d’intellectuels au
sens large.
40 E.T.A. Hoffmann semble être le juriste le plus rigoureux, en tout cas le plus proche du
texte de loi, et celui qui parvient le mieux à prendre distance par rapport aux problèmes
psychologiques. Autrement dit, il distingue bien mieux qu’Immermann son activité
professionnelle de juge de sa création littéraire. Le résultat de notre recherche est
univoque et contredit clairement l’intuition spontanée du germaniste qui, au contraire, se
serait attendu à ce que le « Romantique » Hoffmann montre davantage de compréhension
pour ces problèmes de l’âme qu’il appréhende avec le plus grand talent dans son œuvre
littéraire. Le constat vaut la peine d’être énoncé et peut mener à toutes sortes de
considérations sur la psychologie des auteurs. Peut-être Hoffmann maîtrisait-il à ce point
les profondeurs et les noirceurs de l’âme qu’il était convaincu de la nécessité de devoir
trancher sans tenir compte outre mesure de leur complexité, ceci afin que la vie en
société puisse continuer à fonctionner.
41 Contrairement à Kant, Hoffmann ne se prononce pas sur la querelle entre juristes et
philosophes ; il estime la discipline de la philosophie proprement incompétente dans les
matières relatives à la responsabilité. Si une anormalité de nature physique doit être
constatée quant à l’origine de la folie, ceci relève de la prérogative du médecin. Le
domaine de l’organisme psychique serait, quant à lui, fondé sur des prémisses tout autres
et, à cet égard, le juge peut s’avérer tout aussi compétent que le médecin pour évaluer la
situation. Des hommes aux connaissances psychologiques affinées — Hoffmann
mentionne par exemple l’écrivain et théologien Karl Philipp Moritz (1756-1793) — valent
bien un médecin, s’il s’agit de se prononcer ici26. Si Hoffmann s’avère donc un juriste
rigoureux par rapport au texte de loi, on peut par contre estimer qu’il surévalue les
compétences du juge, tout en sous-évaluant celles du médecin, dans le domaine de la
psychologie. Là où Kant, face à un même constat d’impuissance de la médecine
traditionnelle, plaidait pour un transfert de compétences au philosophe, Hoffmann refuse
l’intégration de la psychologie et de la psychiatrie dans cette discipline fondamentale. On
remarquera encore qu’il ne s’agit pas là d’un jugement à l’emporte-pièce mais que
l’auteur s’est sérieusement penché et documenté sur les problèmes de la médecine et de
la psychiatrie27.
105

42 La pierre d’angle de son raisonnement s’avère être en fait, et ce dans la droite ligne des
principes de philosophie du droit de Hegel, le concept de liberté. Car la possibilité d’une
vie en société est pour tous deux bel et bien fondée sur le présupposé que chacun décide
de ses actes selon sa propre volonté. L’homme a le choix de faire coïncider celle-ci avec le
« principe moral » (« dem sittlichen Princip gemäβ »), ceci relève entièrement de sa seule
responsabilité, ce concept excluant toute spéculation superflue. En cela, Hoffmann est
encore une fois le parfait représentant de sa profession de juge, il ne « romantise » pas le
comportement psychologique du criminel28.
43 Si Immermann est également loin de sombrer dans ce penchant, il plaide toutefois pour la
poursuite de l’instruction à la manière d’un « art ». Sa plus grande indulgence à l’égard du
coupable trouve, nous semble-t-il, deux facteurs d’explication : d’une part, son
scepticisme fondamental dans la quête d’« une » vérité unique, qui se double d’ailleurs
d’un manque d’assurance et de confiance en soi assez caractéristique de sa personne ;
d’autre part, sa volonté d’harmoniser davantage sa profession de juge et ses activités
d’écrivain.
44 En ce qui concerne l’art de la narration, Hoffmann et Immermann s’avèrent en effet tous
deux des auteurs résolument modernes. Chez l’un comme chez l’autre, les techniques de
narration dépassent largement le cadre du narrateur classique omniscient, celui qui
survole non seulement les péripéties du récit à la manière d’un oiseau mais celui qui
maîtrise également les pensées et intentions des personnages. Immermann, dans une
approche qu’on qualifierait peut-être aujourd’hui de « postmoderne », multiplie les
perspectives différentes, voire opposées sur un seul événement, de manière à mieux
cerner, appréhender la réalité. Car celle-ci ne se laisse pas définir de façon unique et
l’auteur sait que la perspective du narrateur omniscient est nécessairement biaisée sous
un aspect ou sous un autre. Difficile de contester le bien-fondé de semblables
considérations, qui aident à relativiser le réel, à tenir compte du plus grand nombre de
points de vue possibles pour comprendre celui-ci dans sa globalité.
45 Sur le plan littéraire, l’exercice qui consiste à multiplier les discours différents sur un
même événement permet à l’auteur, non seulement de laisser libre cours à sa créativité
artistique mais il stimule aussi la réflexion du lecteur dans la quête de sens, il éveille ou
« élargit » en quelque sorte sa conscience, le rend sensible à des points de vue qu’il
n’aurait pu imaginer seul. Là réside sans aucun doute une des vocations premières de la
littérature. S’agit-il à présent de trancher sur des questions humaines complexes dans
l’exercice d’une activité de juge et le spécialiste d’Immermann Markus Fauser met le doigt
sur le risque inhérent à l’exercice : la « multiplication des modes de lecture » peut mener
au « point d’indifférence ». Car tout discours nouveau s’avère en fin de compte aussi
provisoire et peu fiable que le précédent29. On reconnaît à travers cette critique la
tendance (la dérive ?) contemporaine du discours postmoderne à considérer toute vérité
comme relative et, par conséquent, à déclarer l’impossibilité de définir « la » vérité. Le
« conservateur » Immermann se révèle donc paradoxalement davantage « moderne »,
voire « postmoderne » dans son comportement que le « Romantique » Hoffmann, pour
qui « la justice constitue le champ de l’entendement fini, tandis que la littérature est le
lieu de la spéculation philosophique »30. L’un comme l’autre, au-delà de leurs divergences,
ont le grand mérite de poser ouvertement les questions justes et de soulever des
problèmes qui demeurent d’une brûlante actualité.
106

NOTES
1. Zeitschrift für die Criminal-Rechts-Pflege in den preuβischen Staaten mit Ausschluβ der Rheinprovinzen
[ci-dessous ZfCRP]. Hrsg. v. Julius Eduard Hitzig, 1. Bd., 1. Heft, 1825, p. IV. J'ai traduit tous les
extraits cités.
2. Ibidem, p. V.
3. Voir A. HOFFMANN, E.T.A. Hoffmann. Leben und Arbeit eines preufiischen Richters, Baden-Baden,
Nomos-Verlag, 1990, p. 70. Pour des rapprochements avec l'oeuvre de Büchncr, renvoyons à
l'ouvrage de G. REUCHLEIN, Das Problem der Zurechnungsfahigkeit bei E.T.A. Hoffmann und Georg
Büchner. Zum Verhältnis von Literatur, Psychiatrie und Justiz im frühen 19. Jahrhundert, Frankfurt/
Main [e.a.], Peter Lang, 1985.
4. ZfCRP, Bd. 1, Heft 2, 1825, p. 261-376.
5. Compte rendu basé sur celui d’Alfred HOFFMANN, op.cit., p. 72.
6. L'essentiel du dossier Schmolling, publié entièrement dans ZfCRP (voir note 4), l'a été à
nouveau dans l'édition des travaux juridiques de Hoffmann : E.T.A. HOFFMANN, Juristische
Arheiten. Hrsg. und erlautert v. F. SCHNAPP, München, Winkler Verlag, 1973, p. 88-89 [ci-dessous
Juristische Arbeiten].
7. Beiträge zur Methodik der Untersuchungsführung. Mitgetheilt von Karl Immermann, Landgerichts-
Rathe und Instructions-Richter zu Düsseldorf, in ZfCRP, Jahrg. 1828, 1. Bd., 15. Heft, p. 2. Nous citons
d'après l'édition originale de ce texte, qui n'est pas reproduit dans les œuvres complètes
d'Immermann et n'a pas été republié à ce jour.
8. Ibidem, p. 4.
9. Ibidem, p. 5.
10. Cité d’après ibid., p. 5-6 et A. HOFFMANN, op. cit., p. 90.
11. Ibidem, p. 90-91.
12. Beiträge zur Methodik, op. cit., p. 9.
13. Ibidem, p. 10 et s.
14. Ibidem, p. 36 et s.
15. Ibidem, p. 16 et s.
16. Ibidem, p. 31-32.
17. Ibidem, p. 35.
18. Ibidem, p. 43.
19. Ibidem, p. 49-50.
20. A. HOFFMANN, op. cit., p. 75-76.
21. Voir J. C. A. HEINROTH, Über das falsche ärztliche Verfahren bei criminalgerichtlichen
Untersuchungen zweifelhafter Gemüthszustände, in ZfCRP, Bd. 8, Heft 15, 1828, p. 85-157.
22. §16 II 20 du preuβisches Allgemeines Landrecht de 1794, cité d’après A. HOFFMANN, op. cit., p. 79.
23. HEGEL, Principes de la Philosophie du Droit. Traduit de l’allemand par A. Kaan, Paris, Gallimard,
1963.
24. Voir J. E. HITZIG, Monomanie [introduction à l’essai du même nom de Hufeland], in Hitzigs
Annalen der deutschen und ausländischen Criminal-Rechts-Pflege [revue qui succéda un temps à
ZfCRP], Bd. 3, Heft 5, 1829, p. 391.
25. Voir l’ouvrage de KANT, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, trad. franç. de M.
Foucault, Paris, Vrin, 1964. Ces questions ne sont pas sans évoquer des problèmes toujours
actuels, relatifs au bien timide dialogue entre sciences humaines et sciences exactes, à travers la
distinction effectuée entre le psychologue et le psychiatre. On sait que le premier est
107

généralement reconnu comme traitant des personnes « en santé », tandis qu’au second est
reconnue une compétence médicale. On pourrait en déduire sans nuancer davantage que c’est
donc au psychiatre que la société attribue la faculté de traiter les « fous ».
26. Juristische Arbeiten, p. 90-91.
27. Voir W. SEGEBRECHT, Krankheit und Gesellschaft. Zu Ε.Τ.A. Hoffmanns Rezeption der Bamberger
Medizin, in R. BRINKMANN (éd.), Romantik in Deutschland. Ein interdisziplinäres Symposium, Stuttgart,
Metzler, 1978, p. 267-290.
28. Juristische Arbeiten, p. 99 et A. HOFFMANN, op. cit., p. 95 et s.
29. M. FAUSER, Intertextualität als Poetik des Epigonalen. Immermann-Studien, München, Fink, 1999,
p. 131.
30. J. KOLKENBROCK-NETZ, Wahnsinn der Vernunft-jurislische Institution-literarische Praxis. Das
Gutachten zum Fall Schmolling und die Erzählung « Der Einsiedler Serapion » von E.T.A. Hoffmann, in
Wege der Literaturwissenschaft (IDEM, G. PLUMPE & H. J. SCHIMPF Hrsg.), Bonn, Bouvier Verlag,
1985, p. 123.

AUTEUR
HUBERT ROLAND
FNRS/UCL/Philipps-Universität Marburg
108

Kafka, ou l'en deçà de la loi


François Ost

Introduction

Chapitre 1. Une hypothèse interprétative : le dérèglement de la fonction symbolique

Section 1. Échec de la triangulation éthique. Le tiers exclu

Section 2. Loi archaïque de nécessité et justice immanente

Chapitre 2. « J'étais, en somme, un fils déshérité »

Section 1. Au-delà de l'approche génétique

Section 2. L'exclu de la famille


Section 3. Entre deux lois

Section 4. Auto-accusation et bannissement

Section 5. « Une pièce qui n'existe pas »

L'écriture, « tentative d'évasion hors de la sphère paternelle »


Chapitre 3. Section 1. Pourquoi écrire ? « Le vrai, le pur, l'immuable »
Section 2. Comment écrire ? « Le salaire pour le service du démon »

Section 3. Les sortilèges d'un « style sans qualité »

Section 4. Pas de métaphores, seulement des métamorphoses

Chapitre 4. Ouvertes, comme les portes de la loi...

Section 1. Le « il » barré

Section 2 Le « tu » perverti
109

Section 3. Le « je » accusateur

Section 4. Un singulier procès

Conclusion. Auteur, malgré tout.

Introduction
1 L'attitude de Kafka à l'égard de la chose juridique ne manque pas d'être paradoxale :
tenant le droit en très piètre estime, il consacre cependant sa vie entière à clarifier ses
rapports à la loi (qu'on ferait mieux, du reste, d’écrire avec un grand L : Loi). Lui qui
écrira : « je ne donnais accès qu'à l'absurde dans ma vie — les études de droit, le bureau » 1
, ou encore : « je fis donc des études de droit, c'est-à-dire que (...) je me suis nourri
spirituellement d'une sciure de bois que, pour comble, des milliers de bouches avaient
déjà mâchée pour moi »2, lui qui s'enferme volontairement dans un travail peu
satisfaisant de juriste bureaucrate dans une compagnie publique d'assurance contre les
accidents du travail, n'aura cessé de retourner en tout sens la question de la Loi : loi
paternelle, loi juive, loi étatique, loi religieuse... autant de figures de la loi, dont aucune
ne le satisfait cependant, comme des ersatz aussi irrécusables que trompeurs de la Loi
dont il ne cesse de se demander la forme qu'elle prend et le contenu qu'elle présente.
2 Kafka lui-même nous met en garde contre les interprétations hâtives et unilatérales de
ses textes ; leur signification ne lui apparaissait qu'après coup, et encore, seulement
partiellement — ainsi, ce passage du Journal : « c'est à ce moment que j'ai commencé à
voir clairement la signification du récit, elle-même l'a compris correctement, mais
ensuite, il est vrai, nous sommes entrés brutalement dedans avec des remarques
grossières, c'est d'ailleurs moi qui ai donné le signal3 ». Du reste, Kafka n'hésite pas à
forger lui-même les fausses clés qui égareront bien des interprètes, comme elles auront
trompé ses propres personnages — c'est qu'il ne veut négliger aucune piste et explore
systématiquement tous les scénarios possibles, nous laissant — se laissant — devant la
tâche toujours recommencée de frayer la voie la plus prometteuse dans ce maquis
interprétatif. M. Blanchot a raison d'écrire à cet égard : « On comprend toujours plus ou
toujours moins qu'il ne faut. La vraie lecture reste impossible »4. Il y a donc beaucoup
d'indécidable dans cette œuvre qui, d'ailleurs, parle si souvent de l'impossibilité de
décider vraiment. Car, pour décider vraiment, il faudrait savoir à quoi s'en tenir à propos
de la Loi — ce qui est précisément la chose la moins accessible aux hommes. Passe encore,
au prix d'efforts inouïs et ininterrompus, qui vous mettront presque certainement « hors
le loi », de dénoncer les impostures de la justice et les travestissements de la Loi, mais de
là à dire ce que positivement elles sont...
3 Il faut cependant interpréter, puisque nous lisons Kafka. Ce sera l’objet du premier
chapitre de jeter les bases de l'hypothèse interprétative que nous mettrons à l'épreuve
dans la suite du texte (Chapitre 1. Une hypothèse interprétative. Le dérèglement de la
fonction symbolique). Que se passe-t-il lorsque se délite le « triangle éthique » constitutif
de l'intersubjectivité institutionnalisée — lorsque le « il » de la loi tierce fait défaut, que le
« tu » de l'autorité s'en prévaut néanmoins, et que le moi, privé de repère (et sans doute
aussi de « père » symbolique) est contraint néanmoins d'assumer sa part de loi ? Quelle
loi, archaïque et implacable, se substitue alors à la loi symbolique qui fait défaut ? Telles
110

sont, nous semble-t-il, les questions les plus essentielles, au moins aux yeux d'un juriste,
que Kafka n'a cessé d'affronter dans sa vie et dans son écriture ; ce sont elles qu'il met en
scène dans ses récits juridiques.
4 Le deuxième chapitre (« J'étais en somme un fils déshérité ») opère le détour par les écrits
autobiographiques (le Journal et la Lettre au père) — étant entendu que, dans certains cas,
le « détour » est le chemin le plus direct pour aller d'un point à un autre. À mille lieues
des facilités de l'anecdote et des raccourcis de l'explication génétique, ces documents
autobiographiques, dont la qualité littéraire ne le cède en rien aux nouvelles et aux
romans, nous livrent un accès sans voile aux coulisses de l'œuvre. Kakfa a autant écrit sa
vie qu'il a vécu son écriture ; c'était, chez lui, une seule et même épreuve — l'épreuve de
la loi — de sorte qu'il est impossible de dire ici qui, de la fiction ou de la vie, a anticipé sur
l'autre, encore moins de décider où se situe — dans la vie ou dans les récits — le plus de
réalité (ou le plus de folie).
5 Le troisième chapitre (L'écriture, « tentative d'évasion hors de la sphère paternelle ») fait
subir à notre hypothèse interprétative l'épreuve de l'écriture kafkaïenne. S'il est vrai que,
dans l'œuvre artistique, le fond et la forme ne font qu'un, il doit être possible de repérer,
au plus intime du style, la trace du « dérèglement de la fonction symbolique ». Bien des
signes nous en convaincront : la disparition des métaphores au profit des
métamorphoses, notamment, ou encore l'identification de l'auteur, du narrateur et du
personnage (l'absence de point de vue « tiers » ou de surplomb) — un personnage
proliférant du reste sous la forme de multiples doubles.
6 Enfin, le quatrième chapitre (Ouvertes, comme les portes de la loi...) nous donnera
l'occasion de tester systématiquement notre hypothèse sur le corpus que représentent Le
Procès et les principales nouvelles à connotation juridiques 5. On étudiera les caractères et
conséquences du « il » barré, du « tu » perverti et du « je » accusateur — ce qui fera
apparaître, à la faveur de cet effondrement de la loi commune, une loi archaïque de
nécessité qui se manifeste notamment dans la procédure, à nos yeux délirante, de ce
« singulier procès ». Comme si Kafka écrivait l'histoire moderne à rebours, régressant ici
du monde institué de la loi commune à la loi de nature aussi implacable que violente.
7 Au terme de ce parcours, on espère ainsi avoir contribué, avec l'aide d'un auteur
considérable, à illustrer tout le bénéfice que la philosophie du droit peut tirer de sa
confrontation aux grandes œuvres littéraires. D'une part, l'affirmation (ici en creux plus
qu'en plein, mais la démonstration n’en est que plus parlante) de quelques thèses fortes,
comme le fondement nécessaire de la loi dans ce que nous appelons l'intersubjectivité
instituée, et l'alternative ruineuse qui s'y substitue en cas d'échec de cette construction
symbolique. D'autre part, parce que la littérature ne se ramènera jamais à la
démonstration d'une thèse, la mise en valeur des incertitudes, des ambivalences et des
paradoxes qui affectent toute réalité un tant soit peu complexe, comme le sont
nécessairement les choses humaines — ambivalences et paradoxes que la science
juridique est parfois conduite à réduire et simplifier.
8 Les juristes enseignent que « la chose jugée est tenue pour vraie » — res iudicata pro
veritate habetur —, fiction sans doute rendue nécessaire par les contraintes de la vie
sociale et la nécessité de trancher. Mais approximation aussi, et parfois injustice, que les
auteurs ne cesseront de dénoncer et de mettre en doute, la fiction littéraire, comme chez
Kafka, se faisant alors le porte-parole d'une autre vérité. De ce point de vue, l'insistance
sur le plus singulier — et quoi de plus singulier (étonnant et strictement individuel) que
l'œuvre de Kafka ? — pourrait bien donner accès au plus universel.
111

Chapitre 1. Une hypothèse interprétative : le


dérèglement de la fonction symbolique
9 Une hypothèse interprétative : d'autres clés, bien entendu, pourraient être utilisées, qui
ouvriraient d'autres portes. Sans prétendre pour autant disposer d'un passe-partout qui
ne manquerait pas de fausser quelques serrures, on choisit néanmoins l'interprétation
qui, pour l'approche éthico-juridique, paraît la plus féconde — celle qui fait justice au plus
grand nombre possible de suggestions du texte. Celle aussi qui, loin d'exclure d'autres
lectures, les rend possibles et les rapproche, parce qu'elle se porte plus près du
fondement.
10 Une hypothèse interprétative : c'est bien une interprétation, et non une explication que
nous proposerons. Si l’explication clôt le mouvement de la pensée en rapportant les faits
à une ou plusieurs causes déterminées, l'interprétation, en revanche, ne cesse de le
relancer dans un jeu de renvois sans cesse recommencé — comme il sied particulièrement
à une œuvre à la fois labyrinthique et inachevée.
11 La fonction symbolique dont nous parlons est l'aptitude à produire, par le langage
notamment, du sens partagé. C’est la capacité à accéder au sens commun, à y prendre sa
part et sa place et, le cas échéant, le faire évoluer. C'est ainsi la possibilité de signifier son
monde et son moi, d'accéder à l’interlocution et l'interaction, de se référer à des vérités
partagées et des normes acceptées. Par ce registre symbolique, l'homme s'arrache à
l'animalité et accède à la commune humanité.
12 Les innombrables récits de métamorphose en animal ou d'hybridation homme-animal
devraient déjà nous en convaincre : chez Kafka, c'est de dérèglement de la fonction
symbolique qu’il sera question — le terme de « dérèglement » signalant au surplus que
l'enjeu de l'affaire aura toujours un rapport étroit avec le règlement et la loi, dont la
lettre égare et l’esprit s'est perdu.
13 Ce dérèglement de la fonction symbolique, c'est tout d’abord dans l'échec de la triangulation
éthique (section 1) que nous l'observerons : l'incapacité de poser correctement les
rapports du soi et de l'autre, du soi et du chacun, du soi et de la loi, et finalement du soi à
soi que révèle exemplairement la difficulté de l'usage des pronoms personnels — je, tu, il
— balises de l'intersubjectivité institutionnalisée. En résultera notamment la forclusion
du « il », l'inaccessibilité de l'espace tiers de la loi (le « tiers exclu ») — ce qui, on s'en
aperçoit bien assez tôt, ne signifie pas anomie pour autant. C'est alors, « en deçà de la
loi », à une plongée dans les tréfonds d'une loi archaïque de nécessité (section 2) que nous
sommes entraînés : univers inhumain du tabou et de la souillure, synonyme de terreur et
d'arbitraire, que signalent les arrêts d'une justice immanente, aussi automatiques
qu'implacables.

Section 1. Échec de la triangulation éthique. Le tiers exclu

14 On le sait : le héros de Kafka n'accède jamais à la loi ; inaccessible et terrifiante, elle finira
par avoir raison de lui. Pour éviter d'être à son tour piégé par la fascination de cette loi
dévorante, peut-être faut-il inverser la perspective, tourner le dos à cette Méduse
mortifère, et nous enquérir du sujet qui la contemple. Tout reconstruire à partir de la
112

base, du sujet humain qui voudrait bien dire « je » et s’affirmer précisément comme sujet,
doué d'identité et, si possible, de liberté.
15 On suivra ici la démarche de Paul Ricoeur qui, en amont de la morale qui articule les
normes, les commandements et les interdits, pense les conditions de possibilité de
l'éthique, qui appréhende le bon et le bien sous l'angle des valeurs et des intentions
propres aux sujets de l'interlocution6. Dans ce modèle, l'univers de la règle s'enracine
dans un terreau de relations intersubjectives qui confèrent une valeur ou un sens
précisément aux commandements et aux interdits, ainsi qu'un poids humain (disons,
pour simplifier, un indice de confiance) qui rend leur impérativité et, le cas échéant, leur
sanction supportables.
16 En deçà du droit et de la morale, c'est donc à l'éthique que nous remontons, pointant, à la
racine de l'éthique, vers ses conditions de possibilité anthropologiques. C'est seulement
en ces régions, croyons-nous, que nous avons quelque chance de rencontrer le héros
kafkaïen et l'homme Kafka (si tant est qu'on puisse les distinguer) et d’entendre leur
plainte énigmatique — « plainte », le terme est bienvenu ici qui, derrière le vocable
juridique (l'acte de procédure qui, chez Kafka, n'aboutit jamais) laisse deviner quelque
chose du dérèglement psychique qui en est la source.
17 Le triangle des pronoms personnels nous servira de modèle dans cette tentative de
reconstruction de la genèse du normatif. Le « je » en est le point de départ : un être
voudrait bien s'affirmer, se désigner comme un être unique, doué d'une identité stable ;
apparaître comme l'auteur, libre, de ses actes, le sujet de son histoire et de ses avatars, le
responsable, digne ou indigne, de ses choix. Une prétention se fait valoir, une aspiration à
être, une virtualité d’existence qui, à ce stade encore solipsiste, ne sont assurées d'aucune
réussite. Entre cette prétention et sa reconnaissance se devine l'écart de la faillibilité — le
sujet en puissance est risqué au regard d'autrui. Comme l'explique Ricoeur, pour se
traduire en pouvoirs réels, ces « capacités » du sujet demandent la médiation de l’altérité7
.
18 C’est le moment du « tu » — l’autre qui, dans le corps à corps ou le face à face, s'interpose
entre le monde et le moi. On comprend alors que la prise de parole s'intègre dans une
interlocution et que l'agir prend place dans une structure d'interaction. Mais cette figure
duelle de l'altérité pourrait encore se ramener à la fusion — séductrice ou violente, peu
importe} — quasi narcissique ; il pourrait bien, ce « nous », n'être qu'un « je » à deux, tant
que ne sont pas dégagées les voies de passage de l'altérité à la pluralité. Ce point est, à
vrai dire, tout à fait essentiel. Il s'agit, par l'autre, d’accéder à n'importe quel autre. Ou
encore de distinguer l'autre comme toi (altérité) et l'autre comme tiers (pluralité). Ce
dédoublement du toi, qui ouvre la voie à la troisième personne, le « il », donne une
profondeur à la relation duelle : à l'immédiateté du passage à l'acte, il substitue la
médiation réflexive à un autre que nous, l'instance tierce (jugement, raison) de
l'institution.
19 Le « il » qui se fait valoir alors, au troisième temps de cette construction, n'est donc pas
seulement n'importe quelle troisième personne qui s'interpose entre le « je » et le « tu »,
il est aussi le dédoublement réflexif du « je » et du « tu », ainsi que la référence au tiers
institué de l'espace public. Ce « il » est tout à la fois le « chacun » de la pluralité anonyme,
au-delà de la relation duelle, l'écart qui se creuse en moi et en toi en nous assurant la
commune référence à une identité partagée et, enfin, l'amorce de constitution d'une
communauté politique (au-delà du clan familial) où, dans l'espace de la « publicité »,
113

peuvent s'articuler les premières prétentions à la justice par référence à une loi générale
et abstraite — une loi qui ne vaut pas seulement par manière de privilège dans les
relations de toi à moi, mais qui est susceptible d'être généralisée à tous les autres êtres
disant « je ».
20 Que savons-nous déjà ? Au premier stade, celui du solipsisme, un « je » fait valoir sa
prétention à l’identité et l'autonomie (liberté). Au second stade, celui de l'altérité, un
« tu » s'interpose, reconnaissant les aspirations du « je » selon des modalités très
variables, en fonction de sa propre ouverture au troisième moment du « chacun »
impersonnel. À ce stade, celui de la pluralité, le « il » se fait valoir, qui donne accès à la
médiation du jugement réflexif. Mais encore faut-il boucler la boucle et montrer l'action
en retour de cette institutionnalisation progressive de l'intersubjectivité sur l'être qui dit
« je ». Le voilà désormais « sujet réfléchi », capable de prendre distance à l'égard de lui-
même, de se désigner au réfléchi comme « soi » — un « soi » qui est la forme réfléchie de
tous les pronoms et qui présuppose la médiation de l'altérité : le « soi-même », explique
Ricoeur, est désormais « comme un autre », et ce, au sens fort, pas seulement semblable à
un autre (simple comparaison), mais « en tant qu'autre » (rapport d'implication) 8. Pour le
dire autrement, le voilà maintenant assuré de la réversibilité de l'usage des pronoms :
comme moi, le « tu » auquel je m'adresse peut dire « je », tandis qu'à ses yeux, je suis un
« tu » auquel il répond. Si comme moi, le « tu » est en mesure de dire « je », alors ce « tu »
est un alter ego — lui aussi est une identité en attente de reconnaissance, une autonomie
en instance d'interaction. Cette réversibilité de l'usage des pronoms est essentielle : elle a
entre autres pour effet de détramatiser les dissymétries qui marquent la plupart des
interactions humaines : aussi puissant soit-il, le « tu » (par exemple la figure du père) est
engagé dans un échange dont la réciprocité ou l'interchangeabilité est la règle — comme
si aucune position n'était absolue ou incontournable. Personne n'est assigné à un rôle
unique, nécessaire et statique — ce que ne comprendra pas le héros kafkaïen toujours
plus ou moins assigné à résidence, cloué sur place, adressataire d'« assignations »
impératives qui ne vaudront que pour lui.
21 Bien d'autres effets positifs découlent de l'intériorisation de la triade des pronoms. Les
prétentions du « je » sont maintenant reconnues : le voilà capable de parler, d'agir, de
raconter son histoire et de s'imputer la responsabilité de ses actes. Il accède désormais au
langage commun, qui le précède et l'englobe sans doute, mais auquel il peut imprimer sa
marque propre. Il prend ainsi sa place dans la famille et bientôt la communauté politique,
car il en accepte les conventions de base. Confiant dans les fictions sociales, partageant
les récits qui construisent la vérité du groupe, il s'engage sans trop de peine dans les
interactions pratiques. Le voilà même capable de donner sa parole et de la tenir —
s'engager dans les liens des fiançailles, par exemple, obsession kafkaïenne par excellence.
Bref, le voilà sujet de droit, bénéficiaire d'un statut de droits et d'obligations. Sa liberté,
indéterminée et solipsiste à l'origine (robinsonienne), désormais informée de la loi du
groupe, accède au niveau de la responsabilité. Responsabilité : le terme est fort, et
bienvenu dans le contexte de notre analyse pronominale. La responsabilité, c'est en effet
la « réponse » d'une liberté à une autre : c'est parce que le « je » se sait interpellé par un
« tu », qui est comme la voix de l'autre en lui, qu'il se détermine à agir. De sorte que la loi
morale (et bientôt juridique) n'apparaît plus seulement, ni même essentiellement, comme
la contrainte externe d'un tiers tout puissant et inaccessible, elle est plutôt l'inflexion
d'une liberté qui a intériorisé l'interpellation de l'autre, et aussi de n'importe quel autre,
114

comme une dimension propre du soi — qui est aussi, paradoxalement, une dimension
propre de l'autre.
22 Loin d'être aliénante (l'objet d'un « processus de devenir étranger à soi-même » dont
nous verrons tant d'exemples chez Kafka), l'entrée en scène de la loi est ainsi préparée
par une série de médiations interpersonnelles qui traduisent plutôt sa vertu libératrice.
Solidement ancrée dans la structure fiduciaire des échanges intersubjectifs, à commencer
par le partage d'un langage commun, institution de toutes les institutions, une telle loi
pourra prétendre passer avec succès le test du critère de la moralité abstraite ; elle sera
généralisable, voire même universalisable : loin d'être l'ukase terrifiant d'un « tu »
tyrannique comminé à un être incapable de protester de son « je », elle se prête au jeu de
l'universalisation de sorte que le « tu » qui la profère s'y soumet comme un autre, comme
n’importe quel autre.
23 Notre hypothèse de lecture est précisément que, chez Kafka, ce montage symbolique se
détraque pièce par pièce, entraînant jusqu'au sujet lui-même, comme l'officier de La
colonie pénitentiaire emporté dans le fol dérèglement de la machine à écrire la loi. En
atteste déjà, en première approximation, le dérèglement spatio-temporel qui caractérise
la plupart de ses récits : impossibilité de trouver la « bonne distance » entre les êtres,
condamnés à l'éloignement radical ou à la plus abjecte promiscuité, impossibilité aussi
d'imprimer le bon rythme aux choses, soit qu'elles soient vouées à un atermoiement
illimité, soit qu'elles se bousculent dans l'instantané magique. En atteste aussi l'absence,
souvent notée, de dimension « politique » de ses textes, de même que, bien évidemment,
les innombrables inversions de la justice qu'ils rapportent, comme si l'accès à l'espace
public, le domaine des considérations générales, était absolument interdit aux
personnages, rivés à leurs histoires personnelles.
24 En atteste encore, et beaucoup plus fondamentalement, l'échec de l'institutionnalisation
de l'intersubjectivité au travers des différentes étapes de l'identité solipsiste, de l'altérité,
de la pluralité et du « il » normatif. Les critiques ont souvent noté tel ou tel aspect de cet
effondrement symbolique sans nécessairement les rapporter à une logique d'ensemble.
Tantôt on souligne l'inaccessibilité de la loi, tantôt on s'appesantit sur le caractère
tyrannique des figures d'autorité auxquelles le héros est confronté, tantôt encore on note
la culpabilité qui le ronge. Mais, et voilà l'important, ces trois moments ne sont qu'autant
de facettes d'une même panne de la symbolisation, dont l'accès au « il » de la pluralité
n'est que la manifestation la plus visible. Entraîné dans une régression de plus en plus
profonde, le héros de Kafka expérimente d'abord l'écroulement de l'espace tiers de la loi
commune ; renvoyé aux divers « tu » qui s'en présentent néanmoins comme
l'incarnation, il ne peut, dans ces conditions, que se les représenter sous la forme
d'imposteurs tyranniques ; enfin, le voilà voué à un processus d'autoaccusation sans fin,
nourri à la double source de sa haine des figures d'autorité (à commencer par celle du
père) et de sa quête éperdue d'une loi qui, malgré tout, puisse être digne de respect.
25 On le verra : faute d'une appréhension correcte de la réversibilité des relations
pronominales, faute d'accès à la position réflexive du « il » qui dédouble chaque sujet en
présence, les référant à des institutions partagées, les héros de Kafka sont bientôt
contraints à des face à face, voire des corps à corps, tantôt fusionnels, tantôt violents —
toujours mortifères. Dans cette débâcle, ce n'est pas seulement la figure de l'autre qui se
brouille, mais bientôt celle du « je » lui-même, condamné à l'impuissance physique et
psychique, et empêtré dans des problèmes d'identification de plus en plus inextricables.
Le voilà tantôt morcelé en divers éléments qui viennent le pourchasser de l'extérieur (on
115

pense aux deux « gardiens » qui, dans Le Procès, viennent arrêter Joseph K, et aux deux
« cabotins » qui l'exécutent au dernier chapitre ; on pense aussi à ses deux « aides » dans
Le Château), tantôt réunissant en lui-même des composantes hétérogènes et
contradictoires (qu'il s'agisse des innombrables formes du devenir animal, comme dans
La Métamorphose, ou même du devenir-chose comme dans le récit d'Odradek)9. Qu'il soit
tronqué et morcelé, hanté par ses éléments dissociés, ou qu'il soit un être hybride
combinant des traits incompatibles, le sujet kafkaïen traduit la difficulté de coïncider
avec soi-même, l'impossibilité pour le sujet de vivre en paix avec soi10.
26 Kafka écrit quelque part dans ses Aphorismes : « Il vit dans la diaspora ». Ce « il » dont il
parle, c'est, note Marthe Robert qui cite ce passage, Kafka lui-même — ce qui nous permet
de noter que « il » n’est pas le tiers, mais le « je » le plus intime. Et bien donc, ce « "je" vit
dans la diaspora » et ses éléments, une « horde », « vivent en liberté ». Mais, ajoute Kafka,
« comment pourrait-il endosser la responsabilité à leur place ? Et cela s'appelle-t-il
encore responsabilité ? »11. Le rapprochement est saisissant qui montre comment la perte
de la loi commune entraîne l'effondrement de la responsabilité et l'éclatement des sujets :
tout comme le peuple juif, oublieux de la Loi, est voué à la diaspora, de même le sujet
individuel, condamné à la diaspora intérieure, devient bientôt irresponsable.
27 On pourrait dire, pour reprendre encore les catégories de Ricoeur, que cet univers est
celui d'une « morale sans éthique » : un monde où la loi, faute d'être intériorisée dans la
réciprocité des reconnaissances mutuelles, faute donc de faire sens commun, se donne
sous la forme des plus sévères interdits. Si l'éthique est le monde des valeurs, et la morale
le domaine des interdits, alors une « morale sans éthique » est un monde où,
littéralement, les « interdits sont sans valeur ». Ce pourrait être, rigoureusement, la
formule de l'univers où évoluent les héros de Kafka : un monde d'implacables
commandements totalement dépourvus de sens et de valeur positive (libératrice) pour
leurs destinataires. Un monde où la défaillance des relais de la loi contraint le « je » à une
oscillation sans fin entre l’irresponsabilité et l'auto-accusation — celle de ce « maître
intérieur » dont parlait saint Augustin et que Freud qualifiera de « surmoi ». Un surmoi,
« automate imbécile », qui, dans l’imaginaire inconscient, ne donne accès qu'aux plus
archaïques formes du commandement. Un commandement sans commandant vivant
(comme dans La colonie pénitentiaire, encore), sans médiateur réel. Texte absurde, sans
appel et sans réponse (donc sans responsabilité) — automatisme aveugle d’une loi de
nécessité qui ne peut qu'engendrer terreur et culpabilité. Loin d'arracher le sujet à l'état
de nature, une telle loi l'y maintient ou l'y fait régresser. Comme l'écrit Jean Florence,
« quand s'oublie sa nature symbolique, (...) l'héritage signifiant cesse de faire énigme
pour n’être plus qu'une lettre cruelle, bête et meurtrière »12.

Section 2. Loi archaïque de nécessité et justice immanente

28 L'échec de la triangulation éthique et l'exclusion du tiers ne sont cependant encore que le


premier moment de l'effondrement de la fonction symbolique. La lecture des récits de
Kafka nous conduit en effet à une régression plus radicale encore, qui nous confronte
maintenant à l'expérience d'une loi dont nous avions perdu jusqu'au souvenir même, en
deçà de la chronique historique, en amont du pensable — aux confins obscurs où l'humain
ne se détache plus guère de l'inhumain. Kafka, on le verra, n'y a pas accédé d'emblée.
Archéologue obstiné de la loi, il n'a cessé, tout d’abord, d’en chercher les traces — les
traces de ses blocages et de ses ratés surtout — dans la constellation familiale. Un bref
116

moment, il a peut-être cru retrouver le fil de la loi en se confrontant aux communautés


chaudes et vivantes — les seules dont il parle en ces termes — des Juifs réfugiés de l'Est
qu’il rencontrait à Prague et à Berlin, dont la culture khassidim et la langue yiddish
portaient encore, à ses yeux, l'empreinte d'une authentique liberté. Mais l'expérience ne
se prolonge guère, de sorte que le voilà bientôt conduit à devoir affronter seul le combat,
perdu d'avance, avec une loi totalement irreprésentable, indicible dans les termes hérités
de la culture, et pour laquelle il devra inventer les expériences les plus invraisemblables
pour en saisir quelque chose.
29 Cette loi archaïque ne se laisse appréhender que sous la forme du malheur dont elle
frappe ceux qui, sans le savoir, la transgressent. C'est que, à ce stade, mal et malheur ne
sont pas encore dissociés : ordre normatif et ordre physique sont encore confondus dans
une implacable loi de nécessité, de sorte que le mal-faire éthique ne se dégage pas du mal-
être cosmo-biologique13. Toujours menacé de mal faire, le sujet, comme l'arpenteur du
Château, doit sans arrêt se tenir sur ses gardes : à tout instant il est « menacé de faire
naufrage » et d'être condamné « au nom impérieux de quelque ordre public qu'il
ignorait »14. Une telle condamnation est bien entendu sans appel, car ce n'est pas un
tribunal humain qui la prononce ; elle procède d'une « justice immanente » — une justice
contenue dans les choses mêmes, une justice qui se dégage du cours naturel des
événements15.
30 Le mal qui ainsi révèle la loi, prend, dans cet imaginaire primitif, la figure archaïque de la
souillure : quelque chose comme un principe actif et contagieux, une substance-force qui
infecte comme une saleté, et contamine, de proche en proche, tout ce à quoi elle
s'applique. Dans ce monde encore magique, il n'est rien qui échappe à cette logique :
toute chose est pure ou impure selon la casuistique, à nos yeux délirante, d'un système
infiniment complexe d'interdits minutieux et rigoureux. Une chose est certaine
cependant : l'intention éthique du sujet — sa bonne ou sa mauvaise volonté — ne présente
aucun rapport avec le mal éventuellement commis et le malheur qu’il entraînera. Il ne
s'agit pas en effet de l'imputation d'une faute, mais de la transgression objective d'un
interdit, connu ou inconnu, peu importe. On comprend qu'un tel système d'interdits
génère une terreur sans fond — une terreur qui concentre toutes les peurs dont l'homme
est le siège, angoisses morales et peurs physiques confondues, toutes formes de malheurs
possibles lui étant rapportées. Rien, dans cet univers n'est assuré, sinon que l'interdit
violé se vengera inéluctablement et sévèrement16.
31 Si on ajoute encore que la sexualité est le domaine dans lequel se concentrent et se
renforcent à un point inouï ces multiples interdits générateurs de souillures, et que l'on
précise que, dans l'accomplissement de cette loi, l’anticipation craintive de la punition
précède la formulation du tabou, on aura compris l'importance de cette clé pour entamer
la lecture de Kafka. Ce dernier point notamment, l'inversion de la séquence temporelle
entre la sanction (« sinon tu mourras ») et l'énoncé de l'interdit (« tu ne dois pas ») 17, est
particulièrement caractéristique des récits kafkaïens où les exécutions sont sans
jugements, les jugements sans poursuites et les poursuites sans fautes préalables. Comme
si l'ombre du châtiment occupait tout l'espace et remplissait tout le temps, barrant
l'origine de la loi, associant la transcendance de sa source à la menace la plus radicale.
Comme si l'homme devait nécessairement payer de sa vie le simple regard tourné vers
elle.
117

Chapitre 2. « J'étais, en somme, un fils déshérité »18


Section 1. Au-delà de l'approche génétique

32 Faire le détour par l'évocation de la personnalité de Franz Kafka suscite immédiatement


une question à laquelle nous ne nous déroberons pas : ne court-on pas ainsi le risque
d'expliquer l’œuvre par la vie de l'auteur, de réduire d'autant ses potentialités
signifiantes et de demeurer sourd à ses accents proprement artistiques ? Le risque n'est
pas mince, en effet, mais nous croyons pouvoir y échapper, et privilégier ainsi l'approche
« immanente » sur l'approche « génétique », dès lors qu'il s'agit moins ici d'expliquer des
textes par des éléments biographiques, que d'éprouver la fécondité d’une hypothèse
interprétative — le dérèglement de la fonction symbolique — sur le triple plan de la vie,
de l’écriture et des récits « juridiques » de Kafka, sans préjuger d'un quelconque rapport
de priorité logique ou chronologique entre ces trois registres. Des registres qui entrent en
résonance, sans qu'on puisse déterminer a priori ce qui, de la contingence de la vie, des
détours de l’inspiration ou des thèses mises en intrigue, exerce le rôle réellement
déterminant.
33 Cette observation s'applique particulièrement bien à Kafka, chez qui vie et écriture ne
semblent faire qu'un : il vit seulement pour écrire et, s'il écrit, c'est pour vivre enfin. De
sorte que le lecteur est embarqué dans un mouvement de va-et-vient ininterrompu : sans
cesse poussé à chercher l'homme ailleurs et au-delà du texte qui le laisse deviner, et
commençant déjà à le perdre dès qu'il s'écarte du foyer de l’écriture où il recevait un
début de consistance19.
34 Un simple coup d’œil sur la chronologie des œuvres, mises en rapport avec les étapes de
la biographie de Kafka, suffit à faire apparaître une évidente correspondance entre les
temps forts de celle-ci et les textes décisifs parmi celles-là. Trois périodes
particulièrement fécondes se dégagent. L'automne 1912, tout d'abord, qui suit la
rencontre avec Felice Bauer, la première fiancée (le Journal date celle-ci du 20 août). Ainsi,
deux jours après lui avoir adressé sa première lettre20, Kafka rédige en une nuit (la nuit du
22 au 23 septembre) un texte essentiel, qui est d'ailleurs dédicacé à Felice B., Le Verdict.
Dans les semaines qui suivent (novembre et décembre 1912), Kafka rédigera sa première
longue nouvelle, La métamorphose. L’automne 1914 représente un second temps fort de son
écriture. C'est que, le 12 juillet, à Berlin, il a rompu ses fiançailles avec Felice au terme
d'une séance mémorable qu'il vivra sous la forme d'une mise en accusation publique (« le
tribunal à l'hôtel », cf. infra). Alors que l’Europe entière s'embrase dans la fournaise de la
guerre, Kafka rédige La colonie pénitentiaire et entame la rédaction du Procès, qu'il poursuit
au cours de l'année 1915.
35 Enfin, les dernières semaines de 1919, au cours desquelles Kafka rédige la Lettre au père,
suivent immédiatement la brève liaison qu'il avait eue avec Julie Wohryzek, la fille du
cordonnier et serviteur de la synagogue — liaison qui avait suscité la vive colère de son
père21.
36 Établir un rapprochement entre ces épisodes de la vie personnelle et l'écriture des récits
est d'autant plus légitime que le Journal, dont Kafka a entamé la rédaction en 1910, ne
nous cache rien de l'identité réelle des héros de ses histoires. C'est bien, sous le masque
de la dépersonnalisation la plus rigoureuse, de lui et de lui seul qu'il s'agit. Désormais,
grâce au Journal, s'établit une sorte d'écriture au troisième degré, entre la vie et les récits
118

proprement dits, méta-commentaire en forme de jeux de miroir où l'homme se réfléchit


dans ses fictions, celles-ci apparaissant à leur tour comme autant d'étapes du processus
quasi expérimental qu'il imprime progressivement à son existence réelle. Parmi les
innombrables exemples d'incursion de l'autre côté du miroir que recèle le Journal, on se
contentera ici de pointer le commentaire du Verdict auquel Kafka se livre au moment où il
en corrige les épreuves, le 11 février 1913. Après avoir noté que « le récit est sorti de moi
comme une véritable délivrance couverte de saletés et de mucus »22, et entrepris l'exégèse
de sa signification, il démontre ensuite que Georg Bendemann, le fils maudit par le père
en raison de son projet de fiançailles, n'est autre que l'auteur lui-même : « Georg a le
même nombre de lettres que Franz. Dans Bendemann, "mann" n'est qu'un renforcement
de "Bende" proposé pour toutes les possibilités du récit que je ne connais pas encore.
Mais Bende a le même nombre de lettres que Kafka, et la voyelle e s'y répète à la même
place que la voyelle a dans Kafka. » ( J., 268). Le 14 août suivant, il écrira encore :
« Conclusions du Verdict appliquées à mon cas. C'est à elle [le contexte renvoie à Felice]
que je dois indirectement d'avoir écrit l’histoire, mais Georg est perdu à cause de sa
fiancée » (J., 285).
37 L'abondance et la pertinence de ces rapprochements n’autorisent cependant pas une
lecture génétique des textes, qui les rapporterait de façon quasi mécanique à des épisodes
de la vie réelle. Aussi, quelle que soit l'ingéniosité de ses analyses, l'interprétation de Elias
Canetti, qui décrypte Le Procès comme l’écriture chiffrée de la mise en accusation qui a
suivi la rupture des fiançailles de Kafka avec Fclice Bauer, nous paraît réductrice. « Il est
facile de démontrer », écrit E. Canetti, « que le contenu émotionnel de ces événements a
immédiatement passé dans Le Procès. Les fiançailles sont devenues l'arrestation du
premier chapitre, le « tribunal » s'y retrouve sous forme de l'exécution dans le dernier » 23
. Si ces propos nous paraissent irrecevables, ce n'est pas que ces rapprochements soient
inexacts, c'est qu'ils sont loin d'épuiser le sens, et du récit, et de la vie, et cela d'abord
dans le chef du principal intéressé, Kafka lui-même.
38 On succombe d'autant moins aux pièges de l'approche génétique qu'il s'agira moins pour
nous d'évoquer la vie réelle de Kafka que la représentation imaginaire qu'il s'en fait et le
traitement littéraire qu'il en donne. Traitement littéraire (les romans et les nouvelles),
mais aussi épistolaire (l'abondante correspondance qu'il adresse à ses proches, et
particulièrement aux femmes aimées) et autobiographique (à travers le Journal, tenu
de 1910 à 1923) : nulle raison d'exclure certaines catégories de ces textes, qui se
répondent sans fin, dans un jeu de « correspondance » précisément, dont lui seul détient
le code — étant noté par ailleurs que les textes qui se rattachent le plus officiellement aux
formes littéraires, les romans et les nouvelles, n'étaient, sauf exception, pas destinés à la
publication, pas plus que la correspondance et le Journal. Immense travail d'écriture qui se
développe dans une sorte d'entre-deux entre la méditation privée et la communication
publique — espace intermédiaire qui est aussi l’entre-deux qui sépare et relie tout à la fois
la chronique des événements quotidiens de l'élaboration fictionnelle. Dans ce no man's
land peuplé de mots (l'image convient particulièrement à un auteur qui se représente
volontiers comme exilé entre deux mondes), se cherche un Kafka virtuel, un Kafka
seulement encore en puissance (et souffrant, au quotidien, de son impuissance à être), qui
n'est ni vraiment le Franz Kafka né le 3 juillet 1883 à Prague et mort le 3 juin 1924 au
sanatorium de Kiesling, ni vraiment le Georg Bendemann du Verdict, le Grégoire Samsa de
La Métamorphose, le Joseph K. du Procès ni le K. du Château. Entre fiction et réalité, un
homme se cherche24, pliant tour à tour son existence aux possibilités ouvertes par le texte
119

encore à écrire, et contraignant au même moment son écriture à se conformer aux limites
d’une vie toujours plus rétrécie. Sans doute est-ce dans ce no man's land que nous avons le
plus de chance de rencontrer le « vrai » Kafka, l'homme à la recherche de lui-même, qui
fait bientôt l'expérience familiale de l’effondrement de la fonction symbolique, de
l'exclusion du groupe et de la confrontation à la loi de nécessité et qui tentera d'y
échapper en poussant leur logique jusqu'à l'absurde dans son travail d'écriture — un
travail dont il ne saura jamais s'il le sauve ou le condamne.

Section 2. L'exclu de la famille

39 L'échec de la triangulation éthique, attesté par le dérèglement de ce que nous appelons la


fonction pronominale, c'est, très naturellement, dans la sphère familiale que Kafka en fait
d'abord l’expérience. Une expérience qui ne cessera de le hanter tout au long de son
œuvre, sous la forme du rapport au père notamment ; n'écrit-il pas, dans la Lettre au Père,
en 1919 : « Dans mes livres, il s’agissait de toi, je ne faisais que m'y plaindre de ce dont je
ne pouvais me plaindre sur ta poitrine. C'était un adieu que je te disais, un adieu
intentionnellement traîné en longueur » (LP, 109).
40 Parmi toute une série de thèmes qui s'enchaîneront de plus en plus rigoureusement, c'est
tout d'abord celui du célibat qui s'impose, à la manière d'un révélateur du rapport à
l'autre, toujours déjà compromis. La pression sociale s'accroît en effet sur le jeune Kafka,
arrivé maintenant à l'âge adulte, dans un milieu juif et bourgeois : le voilà encouragé à se
marier, et ainsi prendre rang au sein de la communauté, s'assumer comme « je » socialisé,
capable de s'engager durablement et, enjeu suprême, d'être père à son tour. Or, tout se
passe comme si, depuis toujours, Kafka savait cette existence barrée pour lui. En
témoigne un très ancien texte du Journal (19 juillet 1910), peu cité à notre connaissance,
dans lequel s'anticipent, autour de la question du célibat, de nombreux thèmes de l'œuvre
à venir. Kafka y relate une conversation imaginaire entre lui et celui qu'il nomme « le
célibataire », personnage ambigu qui pourrait bien représenter sa propre image projetée
vingt ans dans le futur — l'anticipation de son devenir probable. Le célibataire déclare
mener « une vie de chien » et sans remède ; tout au plus peut-il « avancer en rampant, pas
mieux qu'un insecte ». Il consacre tous ses efforts à maintenir sa personne, « d'ailleurs
pitoyable ». Sa nature « relève du suicide ; il n'a de dents que pour sa propre chair ». Son
existence est « morcelée » ; privé de passé et d'avenir, n'ayant rien ni devant ni derrière
lui, il « n'a que l'instant ». Cet homme est « en dehors de notre peuple, en dehors de notre
humanité » et bientôt « en dehors de la Loi ». Il est condamné à vivre « ou en ermite ou en
parasite ». En fait, « rien au monde ne peut plus le sauver » (J., 8 à 14).
41 Il faudra cependant attendre Le Verdict, nouvelle écrite en 1912, pour que soit nettement
établi le lien entre condition du célibataire et rapport au père. Le Verdict est, en effet, la
condamnation à la mort par noyade que le père prononce à charge du fils qui, en se
fiançant, avait cru pouvoir « s’asseoir sur son père » et l'« écraser », et qui, en « courant
derrière une dinde répugnante qui a levé ses jupes comme ça, comme ça et comme ça » a,
de surcroît, « profané la mémoire de notre mère »25. Si Kafka est si content de ce texte —
le fait est trop exceptionnel pour ne pas être souligne —, s'il représente pour lui une
délivrance, c'est d'abord parce qu'il a osé s'affirmer à lui-même le lien entre toute-
puissance du père et impuissance du fils. À ses yeux, désormais, « tout peut être dit » (J.,
262). Et ce dit, outre l'effet performatif qu'il en attend peut-être inconsciemment
(n’oublions pas qu’il dédicacera ce texte à sa fiancée Felice Bauer — cadeau empoisonné
120

dont elle se serait bien passée), est comme le début d’un très long travail d'auto-
élucidation qui est aussi une œuvre d'auto-transformation. Longue métamorphose
littéraire qui, de fils encore passif qu'il est dans Le Verdict (Georg Bendemann court en
effet se jeter dans le fleuve sitôt sa condamnation prononcée), le conduira
progressivement à une résistance toujours plus opiniâtre, soutenue de l'espoir paradoxal
que son échec assuré pourrait lui donner accès à quelque vérité insoupçonnée et
libératrice.
42 Écrite sept ans plus tard, la Lettre au père illustre bien le chemin parcouru sur la voie de
l'auto-élucidation. Laissant ici de côté la question de savoir dans quelle mesure Kafka y
fait bien justice au père réel (Hermann Kafka, le commerçant en gros, Juif de la campagne
en voie d'urbanisation et de laïcisation rapides) — dans la prosopopée finale prêtée à son
père, Kafka reconnaîtra qu'il a usé d'artifices d'avocat et faussé bien des données 26 — et
conscient du fait que la lettre, bien qu'adressée au père, ne lui a jamais été communiquée,
on conviendra que c'est d'abord et comme toujours à lui-même que l'auteur s'adresse,
poursuivant ainsi le soliloque qui devrait, pense-t-il, le rapprocher de cette vérité qu'il
pressent mais dont l'éclat même l'aveugle et le paralyse. Au cœur de cette vérité, le
thème de la loi occupe désormais une place centrale. Sans doute, les grands récits
« juridiques » ont-ils déjà été écrits : Le Procès et La colonie pénitentiaire, on s'en souvient,
datent des années 1914-1915. Mais, visiblement, la question de la loi continue à travailler
Kafka. Les comptes ne sont toujours pas réglés, et, avec la Lettre au père, c'est en première
personne qu'il aborde désormais le problème.
43 Dans la Lettre, le père est décrit comme une sorte de titan tout-puissant, un « tu »
tyrannique qui occupe tout l'espace et s'approprie tout le bien imaginable. « Tu étais trop
fort pour moi » (LP, 19), « j'étais écrasé par la simple existence de ton corps » (LP, 29).
Étendu sur toute la surface de la carte de la terre, le père ne laisse au fils que des contrées
« ni très nombreuses, ni très hospitalières » (LP, 143) 27. Devant un tel père tout puissant,
« on était toujours sans défense » (LP, 35) et, comme l'avait expérimenté Joseph K., « déjà
puni avant de savoir qu’on avait fait quelque chose de mal » (LP, 51).
44 Mais, et voilà le pas décisif, si la loi qui punit demeure inaccessible, et que la figure
paternelle se mue en masque grimaçant, c'est que le père, relais de la loi, faillit à cette
tâche, la détournant à son profit exclusif. L'anti-éducation dont le fils fait l'épreuve
l'initie progressivement à celte découverte insupportable — le père pervers fait déchoir la
loi de sa hauteur transcendante, plongeant du coup l’univers entier dans le mensonge et
l'arbitraire. Mille traits témoignent de cette imposture : le père peut se contredire sans
cesser pour autant d'avoir raison (LP, 31) ; pire encore : la loi qu'il énonce, le père ne la
prend pas pour lui : « ces choses ne devenaient accablantes pour moi que dans la mesure
où toi, qui faisais si prodigieusement autorité à mes yeux, tu ne respectais pas les ordres
que tu m'imposais » (LP, 39). Et encore ceci : « c'est là qu'une grande leçon me fut
donnée : j'appris que lu pouvais être injuste » (LP, 71). Dès lors, tout vient à se brouiller
dans l'esprit de l'enfant : au sentiment de culpabilité, qui aurait pu l'amener à la
connaissance de la loi, s'ajoute maintenant l'incompréhension qui l'en détourne. Ce n'est
pas tant, en effet, la puissance du père qui est déstabilisatrice, mais bien plutôt le
mensonge dont elle se nourrit, cette non coïncidence à soi qui désormais et
irréversiblement introduit le poison du doute chez l'enfant et fait sonner faux les
proclamations de l'interdit : « Tu pris à mes yeux le caractère énigmatique qu'ont les
tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion mais sur leur propre personne » (LP,
31).
121

45 Tout est marqué désormais du sceau de cette imposture : le « terrible procès » que le père
ne cesse d'entretenir à l'égard de ses enfants est faussé dès l'origine, dès lors qu’il y est
« juge et partie, avec autant de faiblesse et d’aveuglement » que les enfants (LP, 87). La loi
religieuse dont le père devait être le relais ne résiste pas plus à cet examen critique : le
judaïsme de la famille Kafka se réduit en effet à une « bagatelle, une plaisanterie, pas
même une plaisanterie » — un « fantôme de judaïsme » (LP, 95). Quant aux
commandements sexuels, l'adulte de trente-six ans qu'est Kafka au moment où il écrit la
Lettre n'a pas encore accepté l'humiliation infligée vingt ans plus tôt lorsque son père lui
a fait comprendre, en langage de corps de garde, qu'il pourrait bien, à sa demande,
l'initier au commerce sans risque des filles auxquelles il était normal qu'un garçon de
seize ans commençât à s'intéresser28. Cette initiation virile, le jeune Kafka la ressent
comme une gifle : « ce que tu me conseillais était la plus grande saleté qui se pût
concevoir » (LP, 131). Le fils n'était-il pas ainsi renvoyé à la « bouc » dont il n'aurait jamais
dû sortir, tandis que le père, marié à la mère idéalisée, trônait, quant à lui, dans un
univers de pureté inaccessible : « si le monde ne se composait que de toi et de moi, ce que
j'inclinais fort à croire, la pureté du monde finissait donc avec toi et la boue commençait
avec moi » (LP, 131). Vingt ans plus tard, le fils ne manquera pas de rapprocher cet
incident des reproches dont son père l'accable à l'occasion de l'annonce de ses fiançailles
avec la fille du cordonnier, serviteur à la synagogue : tout comme le père du Verdict l'avait
fait de façon prémonitoire avec Georg, le père réel de Franz l'accusera de s'être laissé
séduire par une de ces filles faciles de Prague « qui a mis quelque corsage choisi » (LP,
133).
46 Confronté à ce « tu » tyrannique, dans l'incapacité d'accéder à l'instance tierce et
impartiale de la loi, le jeune Kafka se voit progressivement fermer l'accès à une socialité
ouverte, celle de tous les autres « il » qui pourraient faire diversion et médiation entre
son père cl lui, comme si désormais le monde se limitait au désespérant face à face du
père et du fils. Un monde bipolaire se dessine, où le fils est en permanence exposé au
regard du père qui lui adresse des ordres impossibles à satisfaire et destinés à lui seul. Il
n'y a plus alors que son univers d'esclavage, confronté au règne de la toute puissance
paternelle, avec, en marge mais totalement extérieur, le monde où « le reste des gens
vivait heureux, exempt d'ordres et d'obéissance » (LP, 39). Même la mère, aussi
attentionnée soit-elle, n'échappe pas à cet infernal nivellement de l'espace affectif : « sans
le savoir », écrit Kafka, « elle jouait le rôle de rabatteur à la chasse » (LP, 59), ramenant
sans cesse le fils dans le monde paternel — exactement comme le feront les diverses
médiatrices que Joseph K. rencontrera au cours du Procès.
47 Résumons : une loi déchue et incompréhensible, un père tyrannique, relais pervers d'une
loi toute personnelle, un univers social réduit à un face à face mortifère... il n’y a pas de
raison que la déstructuration de l'intersubjectivité s'arrête en si bon chemin. Voilà
maintenant que, se retournant sur le « je » lui-même, elle en érode une à une toutes les
capacités. En observateur lucide, Kafka note les étapes de la progression de cet
écroulement du sujet : « fils déshérité, je me suis mis à douter de ce qui m'était le plus
proche, mon propre corps » (LP, 113) ; je « perdis l’usage de la parole » (LP, 43) ; « j'avais
perdu toute confiance en moi, ne gagnant en échange qu'un infini sentiment de
culpabilité » (LP, 93)29 et « une peur perpétuelle des autres » ( LP, 95). Interdit de
commerce normal avec autrui, Kakfa se découvre progressivement incapable de parole,
d'action et d'histoire ; indigne de l'estime de soi et des autres, n'existant que dans le
regard du père, un regard qui le renvoie à sa nullité constitutive (LP, 27) et à une
122

condition infra-humaine, qui n'a cessé de l'attirer : ne se traite-t-il pas lui-même de


« ver » (LP, 107) et de « parasite » (LP, 153) ?
48 Dans ces conditions, on s'en serait douté, Kafka est voué à la damnation du célibat, le
mariage lui étant rigoureusement interdit. Non que ses parents lui aient explicitement
comminé cet ordre ; au contraire, leur discours explicite n'a cessé de le pousser à se
marier et à s'établir ailleurs. Mais c'est que, sur un plan beaucoup plus fondamental, en
application d'un mécanisme pervers et inconscient de « double bind », le discours paternel
avait sapé les possibilités mêmes pour le fils de s'autoriser cet acte d'émancipation ultime
que représente le fait de fonder à son tour une famille30. Un tel acte, le plus élevé auquel
un homme puisse prétendre, ne l'aurait-il pas rendu égal au père (LP, 141) ? Enoncer une
telle perspective de libération suffit à la condamner sans appel, le mariage étant et
restant « le domaine le plus personnel du père » (LP, 143). Comment exprimer plus
clairement l'impossibilité de prendre place dans la commune humanité, de s'assumer
comme fils et comme père, relais à son tour de la loi ? Interdit de mariage, comme il avait
été déshérité de la condition de fils, Kafka est bien, dans tous les sens du terme, « l'exclu
de la famille ».

Section 3. Entre deux lois

49 Encore l'exclusion de la famille n'est-elle que l'expression particulière d'une situation


plus générale dont Kafka fait l'objet et dont le Journal relate, au jour le jour, l'expérience :
la mise progressive hors la loi, le rejet graduel de la société humaine. Une lettre à Felice
Bauer, recopiée exceptionnellement dans le Journal en date du 18 octobre 1916 (à cette
époque, les fiancés ont en effet renoué, avant de se séparer bientôt à nouveau et
définitivement), témoigne du rapport infiniment complexe que Kafka entretient avec la
loi. Après avoir exprimé la répulsion quotidienne que lui inspire la vue du lit conjugal de
ses parents (qui lui rappelle qu'il reste lié à ces « choses odieuses » et à « la première
bouillie informe »), il poursuit en ces termes : « mais, à d'autres moments, je me rappelle
qu’ils sont mes parents (...). J'exige alors qu'ils soient semblables à ce que l'on peut exiger
de mieux : s'il est vrai (...) que j'ai tremblé devant eux et tremble maintenant encore (...),
si cela est vrai, je veux les en voir dignes. Il me dupent, mais comme je ne peux pas
m'insurger contre la loi naturelle sans devenir fou, je retombe dans la haine, toujours
dans la haine » (J., 474). Objets de haine en raison de leur « duplicité », et du lien qu'ils
entretiennent avec les choses « odieuses » de la sexualité, les parents, porteurs de la loi,
sont pourtant sommes d'en être « dignes » — « semblables à ce qu'on peux exiger de
mieux ».
50 Kafka ne cessera de se débattre avec cette contradiction, dont les effets vont bientôt
gagner à ses yeux tous les aspects de la vie sociale. C'est que l'imposture originaire — le
commerce de ses auteurs avec l'impureté, l'impossibilité de se maintenir à la hauteur de
la loi — a tôt fait de fausser toutes les conventions sociales. Incapable de confiance dans le
père, Kafka ne peut plus vraiment adhérer aux innombrables fictions et conventions qui
soutiennent la vie sociale. Inlassablement désormais, il en demandera raison, démontant
leurs artifices, traquant leurs demi-vérités, poursuivant leurs approximations
complaisantes. Et, dans cette lutte désespérée, il se découvre de plus en plus isolé, comme
s'il était le seul à s'apercevoir que le roi était nu et que sa chanson sonnait faux.
Interrogation abyssale, qui porte bien plus loin que la conscience classique du « péché
originel ». Dans l'histoire traditionnelle du bannissement du Paradis, les choses, pourrait-
123

on dire, ne sont pas vraiment tragiques : il y a en effet une vérité incontestée, protégée
par un commandement absolu qui, en l'occurrence a été transgressé. S'en est suivi un
châtiment clair, bientôt assorti de la promesse, ou à tout le moins de l'espoir, d'un rachat
ultime. Mais, à vrai dire, c'est un tout autre scénario qu'entrevoit Kafka, qui prend la
forme de l'hypothèse terrifiante d'un Dieu mauvais et trompeur : et si la pomme dans
laquelle Adam a mordu était celle de l'arbre de l’erreur et non de la connaissance, et s'il
n'existait ni vérité absolue, ni loi inconditionnelle, alors de quel espoir de rachat l'homme
pourrait-il se bercer ? Sans doute Kafka, qui n'a pourtant cessé de méditer sur le
bannissement du Paradis (dans les Aphorismes, principalement) 31, n’a-t-il jamais
explicitement formulé cette hypothèse ; on ne peut cependant s'empêcher de penser
qu'elle court implicitement tout au long de l'œuvre } — au moins comme un passage à la
limite, dont la seule pensée ne peut que redoubler la culpabilité de celui qui est entraîné à
celle monstrueuse « métamorphose » de la réflexion32.
51 Dès lors qu'ainsi se dérobe, dans les ambiguïtés des scènes originaires, le « bien-fondé »
de la loi, le sujet kafkaïen est désormais empêtré dans un écheveau inextricable de
contradictions. Ou bien, en effet, en dépit de ses apparentes contradictions, la loi parfaite
existe et n'a jamais cessé d'exister ; malgré l'absence du Commandant (La colonie
pénitentiaire), l'éloignement de l'Empereur (La Muraille de Chine), l'inaccessibilité des Juges
supérieurs (Le Procès), l’indisponibilité des Messieurs (Le Château), la justice et la vérité
n'ont cessé d'ordonner le monde. Mais, pour assurée quelle serait, cette hypothèse n'en
est pas moins terrifiante : qui pourrait en effet satisfaire aux prescrits d'un ordre aussi
sublime, de surcroît inaccessible ? Ou bien, tout au contraire, un tel ordre n'a jamais
existé, ou a cessé d'exister depuis longtemps, et ceux qui s'en prévalent ne sont que de
cyniques imposteurs dont le pouvoir arbitraire ne repose que sur le mensonge et la
lâcheté partagés. Le législateur n'est pas rationnel, la chose jugée n'a aucun rapport avec
la vérité. Mais cette seconde hypothèse n’est pas moins terrifiante que la première :
comment survivre dans un monde sans principes, et quel espoir de salut quand se dérobe
toute espèce de repère normatif ? De plus, entretenir un tel soupçon à l'égard de la loi,
n'est-ce pas déjà se condamner soi-même, soit qu'on s'expose à son juste châtiment au cas
où elle existerait vraiment, soit qu'on s'offre à la vindicte de ses prétendus représentants,
au cas où elle n'existerait pas ?
52 Ballotté d'une branche à l'autre de ce dilemme — l'impossibilité de satisfaire à une loi
parfaite et l’impossibilité de s'accommoder de l'absence de loi — le sujet kafkaïen doit
bientôt faire face à un dilemme au second degré, générateur de deux nouvelles
impossibilités : l'impossibilité de s'en tenir à une des hypothèses entrevues et
l'impossibilité opposée de ne pas choisir, dès lors qu'il faut vivre et qu'on ne saurait vivre
dans la suspension perpétuelle du sens. On comprend, dans ces conditions, que le sujet
kafkaïen — nous parlons de « sujet kafkaïen » pour ne plus distinguer entre l'auteur, ses
projections littéraires et l'improbable sujet que tous ensemble ils expérimentent — ail du
mal à faire un seul pas, et s'engage, comme le Joseph K. du Procès, dans la rédaction
d'interminables mémoires en défense qui disent surtout l’impossibilité de se déterminer
alors que se dérobe la loi qui pourrait donner un sens à la marche. Ballotté entre les
branches des dilemmes où il s'enferme, le sujet kafkaïen invente le mouvement sans fin —
sans fin comme l'œuvre tout entière, labyrinthique, fragmentaire et inachevée.
53 Désormais, ces impossibles dilemmes se déclinent sous toutes les formes : « Je ne suis pas
capable de vivre sans elle (F.B.), mais je ne serais pas non plus capable de vivre avec elle »,
écrit Kafka dans son Journal ( J., 332) ; « impossibilité de l'existence commune,
124

impossibilité de la solitude, impossibilité de s'en tenir à ces impossibilités », note M.


Blanchot33 — à quoi s’ajoutent les quatre impossibilités de langage que Kafka explique
dans une lettre à M. Brod : « l'impossibilité de ne pas écrire, l'impossibilité d’écrire en
allemand, l’impossibilité d'écrire autrement, à quoi ou pourrait ajouter une quatrième
impossibilité : l'impossibilité d'écrire »34.
54 Toujours plus profondément engagé dans cette lutte, le sujet kafkaïen ne cessera de
l'intérioriser. Loin en effet de se déployer sur des champs de bataille extérieurs, ce
combat devient toujours plus intérieur. Le « je » apparaîtra alors tout à la fois comme
l’auteur et le destinataire de la loi, dès lors que la loi extérieure, celle du « il » en position
tierce, se dérobe, et que les « tu » qui s'en prévalent ne sont que des imposteurs. Le « je »
qui deviendra toujours plus cet « adversaire » que Kafka est bien décidé à soutenir dans
tous les combats qu'il mène ; le « je » qui est à la fois « degré » dans la connaissance de la
loi et « obstacle » qui s'interpose devant elle35. Un obstacle qu'il conviendra donc de
briser, en vue, peut-être, de dégager la route devant elle. Cet obstacle, qui est aussi un
médium de connaissance de la loi, c'est, bien entendu, le corps — le corps souffrant — qui
le représente. Peut-être en effet la souffrance qui le torture, le châtiment qui s'inscrit
dans sa chair, sont-il autant de moyens de prendre enfin connaissance de la loi, l'obscure
et archaïque loi de nécessité, qui pourrait régir le monde.
55 Les deux lois de substitution que le sujet kafkaïen va s’inventer à son propre usage — le
jeûne et la chasteté — sont des indices de cette tentative personnelle de découvrir la loi à
travers la mortification du corps. Rejeton déshérité de la tradition religieuse juive, Kafka
en connaît cependant suffisamment pour ne pas ignorer les tabous alimentaires liés au
sang versé, ainsi que les interdits entourant certaines formes de sexualité. Mais, interdit
de séjour dans cette tradition, il en sait toutefois trop peu pour vivre en paix dans la
légalité ; taraudé qu'il est du souci de n'en point faire assez, il n'aura de cesse, désormais,
que de surenchérir dans l’interdit, redoublant d'exigence et poussant toujours plus loin la
frontière de la pureté à atteindre. Non content de s'abstenir de certaines formes de
viande, le voilà bientôt devenu rigoureux végétarien, sinon « champion du jeûne »,
« artiste de la faim » comme un de ses personnages36. Poussé à l'extrême, le vieil interdit
alimentaire est ainsi retourné contre lui-même et pratiqué à la limite du contresens : non
seulement il finira par mettre ses jours en danger, mais, dans l'intervalle, il l'isole de la
communauté — à commencer par celle des commensaux — que la règle partagée devrait,
au contraire, avoir pour fonction de rapprocher37.
56 De même, il n'ignore pas qu'un des plus anciens préceptes de la loi juive commande à
l'homme adulte de prendre femme — le Journal du 24 novembre 1911 rapporte cette
phrase du Talmud : « un homme sans femme n’est pas un être humain » (J., 150) — mais,
nous le savons déjà, la sexualité ravive en lui une terreur très profonde, vaguement
associée à certains interdits fondateurs dont il ne se fait pas une représentation très
précise. Et le voilà à nouveau écartelé entre deux exigences rigoureusement
incompatibles : se marier pour rester une créature humaine, ne pas consommer le
mariage pour ne pas se ravaler à quelque obscure animalité. « Vivre plus ascétiquement
qu'un célibataire, c'est pour moi l'unique possibilité de supporter le mariage », confie-t-il
au Journal le 14 août 1913, après avoir noté cette observation sans équivoque : « le coït
considéré comme châtiment du bonheur de vivre ensemble » (J., 285) 38. D'innombrables
passages du Journal relatent les tourments, qu'il compare à ceux de Sisyphe (J., 532), de cet
homme convaincu que le mariage est la plus haute des destinées humaines, et qui
échouera dans toutes ses entreprises matrimoniales, faute d'en vouloir consommer la
125

réalisation39. « Consommer » la nourriture, « consommer le mariage » — tout se passe


comme si le corps mortifié ne devait plus « consommer » pour se maintenir en vie (serait-
ce un écho déformé du vieil interdit de ne pas consommer le fruit défendu ?). Mais, en
s'infligeant ces mortifications, le sujet kafkaïen se fait l'instrument de sa propre
damnation : non seulement il se prive de descendance et attente à sa propre vie, mais il
retourne la loi commune en son contraire — cette loi toute personnelle est mortifère, en
effet, et représente ainsi le plus éclatant sacrilège au regard de la loi héritée qui se veut,
au contraire, source de vie.
57 Placé hors la loi du fait de son exclusion du cercle de famille, le sujet kafkaïen n'a de cesse
que de réintégrer un monde légalisé. Mais son éloignement de la tradition l'a privé de
l'intelligence spontanée de celle-ci, de sorte que les codes de substitution qu'il se fabrique
à son propre usage ne livrent en définitive qu'une image renversée de la loi. En voulant
préserver sa règle de tout soupçon de corruption, Kafka la place tellement haut qu'il la
rend définitivement inaccessible — exactement comme la femme aimée, vouée à une
inhumaine virginité : « il ne m'est possible d'aimer », écrit-il à Brod, « que si je peux
placer mon objet tellement haut au-dessus de moi qu'il me devient inaccessible »40.
58 Dans ses Méditations, Kafka écrit que le « célibat et le suicide se situent à des degrés de
connaissance semblables »41 — peut-être se berçait-il alors de l'espoir que l'élimination du
corps impur qu'ils impliquaient ouvrirait enfin la voie à la connaissance de la loi. Mais
comment en être assuré, dès lors que lui-même, dans un de ses récits, privera l'officier de
la Colonie pénitentiaire, qui pourtant offre son corps à la machine à écrire la loi, de l'ultime
extase de la sixième heure que devait normalement procurer aux suppliciés le
déchiffrement de ses commandements à même leur peau — « on ne découvrait pas signe
de la grâce promise »42, conclut sobrement le texte. Coupé de l'autotranscendance d'une
loi commune partagée dans l'interaction des « il » institutionnalisés, le sujet kafkaïen a
rêvé d'une loi absolument transcendante, qui serait source d'ordre et garante de vérité,
mais l'austère et solitaire chemin qu'il suit à sa recherche ne lui donne accès qu'à une
cruelle loi d'immanence, dont les sentences mortelles s'inscrivent dans le corps même de
ses destinataires.

Section 4. Auto-accusation et bannissement

59 Le terme « culpabilité » est souvent évoqué à propos de Kafka et de ses personnages


(« personnages » à entendre au sens étymologique de persona, « masque »). Auto-
accusation est cependant plus pertinent : la culpabilité serait trop simple, si on ose dire.
Elle supposerait qu'il existât une loi extérieure clairement identifiable, or c'est
précisément celle-ci qui fait défaut dans l'univers kafkaïen. Aussi bien l'auto-accusation
ne tarde-t-elle pas à combler le vide, Kafka ne laissant à personne d'autre le soin de
l'accuser, lui qui reconnaissait être « créateur seulement dans l'art de se torturer lui-
même » (J., 429). D'où la multiplication, dans ses textes, de procès sans délit et
d'exécutions sans jugement ; d'où ces accusations aussi dépourvues de preuves
matérielles qu'irréfutables au regard du tribunal intérieur où, sous différents masques,
Kafka exerce simultanément les rôles de procureur, d’accusé, de témoin et de juge.
60 Le Journal abonde de citations à cet égard : « un appel retentit sans cesse à mon oreille :
"Puisses-tu venir, tribunal invisible !" », écrit-il le 20 décembre 1910 (J., 21) — appel
auquel il fait écho, douze ans plus tard, avec celte affirmation interrogative : « ...de sorte
que celui que j'ai envoyé me châtier serait sorti de moi » (J., 550)43.
126

61 Le fameux épisode du « tribunal à l'hôtel » — un de ces points de rencontre explicites


entre la vie réelle et la fiction — illustre bien la réalité de cette auto-accusation. Lorsque,
le 23 juillet 1914, Kafka et Felice Bauer sont mis en présence, à Berlin, à l'hôtel Askanischer
Hof, chacun « assisté » de proches (l'écrivain Ernst Weiss, côté Kafka, Erna Bauer, sœur de
Felice, et Grete Bloch, côté Bauer), c'est Kafka qui fait figure d'accusé : Felice, dure et
haineuse, mène la charge, invoquant notamment la correspondance ambiguë que Franz
entretient avec son amie Grete Bloch ; le fiancé ne prononcera pas un mot pour se
défendre et, en définitive, personne ne tentera de sauver une union aussi problématique.
Avec E. Canetti, on peut penser cependant que c'est Kafka lui-même le maître d'œuvre de
toute cette machination : n'a-t-il pas lui-même entretenu depuis des mois un rapport
pour le moins ambigu avec Grete ? Ne s'est-il pas arrangé pour l'envoyer à Berlin de façon
à s'interposer entre lui et Felice, et le délivrer ainsi d'une perspective de mariage qui n'a
cessé de l'épouvanter ? De sorte que « c'était comme s'il avait lui-même choisi les
membres de cette cour de justice, il les avait préparés comme ne l'avait encore fait aucun
accusé au monde »44. On comprend alors pourquoi Kafka peut écrire à Grete Bloch, le 15
octobre suivant : « Certes, vous vous êtres dressée en juge en face de moi à l'Askanischer
Hof, cela a été affreux pour vous, pour moi, pour tout le monde, mais ce n'était qu'une
apparence, en réalité, j'étais assis à votre place et j’y suis encore à ce moment » (J., 401).
62 On comprend aussi pourquoi l'accumulation de ces manigances plus ou moins conscientes
et la pression de ce surmoi tyrannique font du personnage kafkaïen un être « diabolique
en toute innocence ». La formule est récurrente : Kafka l'utilise pour se décrire lui-même
lors de la scène à l'hôtel : « il n'y a rien ou que fort peu à dire contre moi. Diabolique en
toute étais au fond un enfant innocent, mais, plus au fond encore, tu étais un être
diabolique !45 » — lorsqu'on note que cette nouvelle a été écrite presque deux ans plus tôt,
on se persuade une fois de plus que, chez Kafka, la fiction précède la réalité : loin
d’intégrer sa vie dans ses romans, c'est plutôt son univers fictif qu'il impose aux
événements qui l'affectent46.
63 Comment comprendre cette intrication de l'innocence et de la culpabilité (« comme deux
mains croisées dans une étreinte que rien ne peut rompre », J., 445) ? Une première
interprétation expliquerait que, voulant faire le bien, on est parfois amené à produire le
mal. Mais sans doute cette explication est-elle trop courte, peu kafkaïenne en tout cas,
dans la mesure où elle présuppose encore que prévale un seul code, sur un seul et unique
plan, où bien et mal s'opposent comme deux valeurs de signe contraire. On se rapproche
de la conception de Kafka si on suppose au contraire que le « coupable innocent » fait le
bien sur un plan, au regard d'une loi donnée, mais qu'au même moment, il commet une
faute sur un autre plan, au regard d'une autre loi qui s'impose à lui pareillement. Où nous
retrouvons « l'exclu de la famille », tiraillé « entre deux lois » : s'il satisfait à l'obscure loi
de nécessité dont son surmoi se fait l'interprète, il ne peut manquer de faillir à la loi
commune instituée ; s'il tente, au contraire, de se conformer à cette dernière (passant
outre à la répulsion que lui inspirent ses compromissions et ses approximations), il ne
peut manquer d'être en défaut à l'égard de la première. Dilemme tragique du héros
kafkaïen, à la fois jouet des forces obscures qui le dépassent et, en même temps, acteur et
auteur d'un destin irréductiblement personnel.
64 Ces questions sont cependant trop complexes pour se satisfaire d'une seule réponse. Aussi
bien Kafka lui-même, pourtant artiste de l'auto-accusation, ne peut-il s'empêcher
d'explorer l'autre voie, aussi pénible sans doute, mais peut-être moins terrifiante, qui fait
de son personnage l'objet d'un verdict extérieur, le destinataire d'une sentence
127

prononcée par quelque instance étrangère. Si, dans Le Verdict, celle-ci prend la forme
d'une condamnation à mort par noyade, dans La Métamorphose, il s'agira plutôt d’une
assignation à résidence (Grégoire, réduit à l’état de vermine, est enfermé dans sa chambre
et sa famille ne songe pas à le nourrir d'aliments adaptés à son nouvel état), tandis que le
Journal et la Lettre au Père font plutôt état d'un décret d'expulsion. Cet arrêt de
bannissement explique que, dans les grands romans de la maturité, le Joseph K. du Procès
et le K. du Château apparaissent comme des êtres sans famille et sans attaches 47,
parcourant indéfiniment le no man's land de l'exil à la recherche d'un lieu où prendre
racine et d’une loi à laquelle se référer.
65 Dans une note du Journal du 28 janvier 1922, Kafka donne une formulation saisissante à ce
bannissement dont il est l'objet : ce serait, explique-t-il, comme si, depuis quarante ans, il
avait été renvoyé au désert, contraint de vivre à l'envers le destin du peuple juif : « il y a
quarante ans que j’erre au sortie de Chanaan (...). C'est comme si j'accomplissais la
pérégrination dans le désert à rebours, en me rapprochant continuellement du désert » (
J., 541)48. Alors que beaucoup de ses amis se rallient au sionisme, Max Brod en tête, et ne
rêvent que de s'implanter en terre de Chanaan, Kafka, qui y a rêvé aussi, n'ignore pas que
cette terre ne lui a pas été promise — c'est, depuis toujours, le désert qui l'attend, lui qui
compare sa situation d'écrivain à celle du bouc émissaire : « il est le bouc émissaire de
l'humanité, il permet aux hommes de jouir d’un péché innocemment, presque
innocemment »49.
66 Et de même que les hommes sont « presque » innocents en le condamnant, lui, le proscrit,
n'est sans doute pas tout à fait coupable dans son bannissement. Nous revoilà, une fois de
plus, dans l'entre-deux qui fait de l'existence un exil — séjour improbable en un lieu où
l'on est, sans y être totalement et sans en être pour autant. Tiraillé d'un monde à l'autre
(le monde commun et son désert à lui), plus souvent encore « écrasé à la frontière —
banni de là-bas, rejeté d'ici » (J., 541), le personnage kafkaïen en vient à douter de son
existence, et bientôt de sa mort. Ma vie, écrira-t-il, est « hésitation devant la naissance » (
J., 537) 50. Mais il y a pire encore que ce sentiment d'existence incertaine : pas vraiment
assuré de vivre, Kafka en vient bientôt à douter de la réalité de la mort qui l'attend. Or,
comme le note M. Blanchot, la mort n'est-elle pas le seul terme absolu, la seule assurance
vraiment indubitable dont nous disposions51 ? Serait-il alors, comme un de ses
personnages, le chasseur Gracchus52, la victime d'une distraction du marinier de la barque
des morts : bien que décédé depuis des temps immémoriaux, condamné à naviguer sur les
eaux terrestres, avec le seul espoir, toujours déçu, d'un jour pouvoir franchir la porte de
l’au-delà, qui brille tout en haut de l'escalier53 ? Fantôme suspendu entre vie et mort,
revenant contraint de hanter les rivages terrestres, il serait, comme le fut aussi Polynice
frappé du décret de Créon, interdit de séjour dans l'au-delà, alors même que la vie sur
terre lui a été enlevée. Du coup, c'est la mort elle-même qui change de visage : loin d'être
le terme des souffrances humaines, elle n'annonce qu'une éternité de tourments. En écho
aux affres du chasseur Gracchus, Kafka confie à son Journal : « Je flotte dans les hauteurs,
ce n'est malheureusement pas la mort, ce sont les éternels tourments du trépas » (J., 385).
Et plus tard : « Si je suis condamné, je ne suis pas seulement condamné à mourir, je suis
condamné à me défendre jusque dans la mort » (J., 473). On notera au passage que, sous sa
plume, cette éternité de tourment ne prend pas la forme classique des flammes de l'enfer
— ici encore la perspective serait trop simple et, pour tout dire, trop rassurante — être
condamné à l'enfer signifierait qu'il existe un diable cl donc un Dieu, une faute et donc
une loi. L'effondrement du symbolique qu'éprouve Kafka, de même que l’archaïque loi de
128

nécessité qu'il y substitue ne lui offrent pas les secours d'un univers aussi assuré : c'est
dans les limbes de l'incertitude qu'il est condamné à errer, éprouvant cette insupportable
réalité que l'absence de loi est un sort plus cruel encore qu'une loi injuste.

Section 5. « Une pièce qui n'existe pas »

67 Le procès de désindividualisation qu'entraîne irréversiblement l'effondrement des


repères symboliques ne s'arrête cependant pas en si bon chemin : exclu de la famille,
banni du monde commun, fantôme errant entre vie et mort, le personnage kafkaïen allait
connaître encore bien d'autres métamorphoses. Tout se passe ici comme si, à son
habitude, Kafka s'ingéniait à pousser une idée jusqu'à ses limites extrêmes en explorant
systématiquement tous les passages à la limite possibles et imaginables qui conféreraient
à ses personnages les identités les plus inattendues. Tant qu'à être banni et exilé, autant
aborder franchement les rivages les plus inconnus et les plus lointains. Rien ne semble
devoir désormais arrêter la machine à écrire dont Kafka a provoqué le déclenchement ;
sous sa frappe vont maintenant proliférer les créatures les plus invraisemblables : singes
philosophes, chiens savants, hommes-vermines, hommes-machines, hybrides mal
accordés, sujets dédoublés... tout est bon pour traduire l'impossible identité du moi dans
un monde où le symbolique s'est perverti.
68 Tout commence avec le travestissement puis la quasi-disparition du nom propre : dans La
Métamorphose, le personnage bénéficie encore d'un nom et d'un prénom (Grégoire Samsa),
dans Le Procès, le nom de famille se réduit à une initiale (Joseph K.), enfin, dans Le Château,
ne reste plus que l'initiale K., tandis que le prénom, ce petit nom que la mère a choisi,
disparaît irrémédiablement. Comme si, au fur et à mesure que Kafka s'identifiait plus
directement à son personnage, s'accentuait la perte d'identité : en lieu et place du nom de
famille qui inscrit le sujet dans une lignée généalogique et d'un prénom qui conforte sa
place dans un tissu affectif de proximité, ne reste que cette anonyme initiale, comme
l'ultime trace de la présence d’un humain qui, se sachant de trop, cherche à se faire
toujours plus petit, toujours plus évanescent.
69 K., simple substitut littéral, est cependant encore trop homogène pour représenter le
mal-être du personnage kafkaïen : le voilà maintenant dédoublé et dissocié, en proie aux
éléments incontrôlables de son moi en quête d'unité ; ou alors le voilà composite hybride
associant maladroitement deux natures incompatibles (cf. supra). Ne dit-il pas qu'expulsé
et abandonné même de lui-même, il en est réduit, pour se maintenir dans la vie, à
entretenir « des représentants "en bas" (ou en haut), des comédiens insuffisants et
lamentables » (J., 542) ? Encore est-ce sans doute trop dire : il n'est pas vraiment un sujet,
et aucun représentant, aucun pronom, aucun « je » ne peut lui servir de tenant lieu, lui
qui, écrit-il à Milena, « sur le grand échiquier ne suis même pas encore le pion d'un pion
— par conséquent, une pièce qui n'existe pas et ne peut donc participer au jeu »54.
70 Peut-être faut-il donc aller plus loin encore, et, pour évoquer le jeu d'une « pièce qui
n'existe pas », cesser de parler de sujet, mais plutôt, à la manière de Deleuze et Guattari,
dont l'interprétation s’avère ici décisive, de « fonction K. »55. Peut-être en effet Kafka a-t-
il cherché par l'écriture à se frayer une issue en dehors du cercle paternel et de ses
satellites, une ligne de fuite en dehors des pièges du sujet œdipien (d’énoncé et
d'énonciation) et de ses doubles. La fonction « K. », dans ces conditions, ne serait autre
que le processus continu d'épanchement hors de soi et de connexion à toutes sortes de
séries proliférantes au-delà de l'empire de la loi.
129

71 Trois séries peuvent être distinguées à cet égard : les lettres, les nouvelles et les romans.
Dans les lettres, Kafka se répand en un flux continu de missives sans autre véritable
objectif que la poursuite du mouvement lui-même (jusqu'à deux ou trois lettres par jour
et surtout pas de rencontre réelle ou de « reterritorialisation » conjugale). Dans les
nouvelles, Kafka expérimente la série du « devenir-animal » (ou, dans le chef de l'animal,
le « devenir-homme » — deux manières de prendre la tangente et d'expérimenter un
terrain laissé en friche par la loi commune) : vermine, chien, chacal, souris, cheval,
animal du terrier... autant de façons de chercher la faille, s'échapper hors du territoire
paternel, se soustraire à l'assignation œdipienne à résidence. Ce n'est sans doute pas la
liberté avec un grand L, juste un peu de mouvement retrouvé ; même pas un voyage,
seulement un déplacement tout en intensité (c'est en restant concentré dans son lit que
Grégoire s'est métamorphosé) ; même pas une motion de la subjectivité (un acte de
volonté délibérée), seulement une succession d'états greffés sur un personnage en quête
d'une issue. Mais, expliquent Deleuze et Guattari, souvent les nouvelles tournent court
parce que le piège se referme sur l'animal, tandis que le rattrape la logique de la loi
œdipienne (comme il en va de Grégoire mort d'inanition dans sa chambre avec, fichée
dans le dos, la pomme — indice éternel de culpabilité — que son père lui a lancée pour le
repousser)56.
72 Restent alors les romans, qui représentent la forme la plus réussie de prolifération de la
« fonction K. ». S'y mettent en place de vastes « machinations » (machines en
mouvement : arcanes judiciaires du Procès, agencements de bureaux du Château) animées
d'une sorte de mouvement perpétuel dont seul un texte lui-même interminable peut
rendre compte. Totalement « machiné » (à la fois ingénieur, produit et rouage de la
machine), le personnage est pris dans un jeu d'agencements sociaux infiniment complexe
dont la logique d'ensemble pourrait échapper à toute forme de récupération de type
« transcendance ». On écrit « pourrait », au conditionnel, car cette issue n'a cependant
rien d'assuré : la machine de La Colonie pénitentiaire se dérègle et lue l’officier-officiant ; Le
Procès (si tant est qu'on s'accorde sur l’ordre des chapitres) se termine par la parabole de
la cathédrale et l'exécution de Joseph K. ; quant au Château, il reste définitivement
inachevé.
73 Sans doute l'interprétation anti-œdipienne de Deleuze et Guattari est-elle, en bien des
points, discutable ; on ne peut nier cependant qu'elle tire parti d'un mouvement interne
de l’écriture de Kafka lui-même : la volonté de tout tenter, sous les travestissements les
plus extrêmes du sujet et les formes les plus radicales de démontage de la loi, pour
s’inventer un séjour à l’abri des impostures normatives.

***

74 « Se sauver » est peut-être la grande affaire des personnages kafkaïens. Sans, du reste,
que leur soit épargnée l’ambiguïté de ce projet. Se sauver peut signifier en effet assurer
son « sauvetage », fuir hors de portée du danger, creuser, comme l'animal du terrier, un
réseau si dense de galeries souterraines que l'on sera devenu littéralement insaisissable,
au risque de se perdre soi-même dans ce labyrinthe57. Mais « se sauver » peut tout aussi
bien signifier assurer « son salut », s'élever, à coup d'ascèse et à force de volonté, jusqu'à
la source de toute transcendance, dans un monde enfin délivré de l'impureté de
l'existence.
130

75 Dans le premier sens, l'immersion dans l'immanence, le devenir-animal, le devenir-chose


(la pierre-Prométhée58, la bobine Odradek59) ; dans le second sens, l'élévation vers le haut,
l’arrachement à la pesanteur humaine, la béatitude gagnée au travers de toutes les
épreuves.
76 Pour Deleuze et Guattari, Kafka aurait cherché à se sauver dans le premier sens : tracer
une voie oblique pour son désir opprimé, loin de toutes les assignations œdipiennes à
résidence. Pour Max Brod, au contraire, c'est dans la catégorie de la sainteté qu'il faut
ranger son œuvre60. Sans doute, comme Job, Kafka a-t-il réellement douté de la bonté de
Dieu61, mais aussi énigmatique et incommensurable soit cet Absolu, il n'aurait jamais
cessé d’y tendre.
77 Sauvetage ou salut ? Les deux sans doute, à la manière kafkaïenne qui multiplie, comme à
plaisir, les interprétations partielles et les demi-vérités — sans doute parce qu’il est déjà
ailleurs au moment où on croit le saisir62. Mais ceci nous met sur la piste d’un troisième
sens du « se sauver » : l’évasion, le fait même de se transporter ailleurs. Or, de ce point de
vue, une certitude au moins prévaut : cette évasion, Kafka l’a passionnément cherchée
dans la littérature. Avec elle s’ouvrirait peut-être un monde nouveau, un monde vraiment
à lui, un monde où il serait enfin possible de redistribuer les rôles et de réécrire la loi.

Chapitre 3. L’écriture, « tentative d’évasion hors de la


sphère paternelle »
Section 1. Pourquoi écrire ? « Le vrai, le pur, l'immuable »

78 Kafka, rapporte Max Brod, aurait voulu donner pour titre général à son travail d’écriture :
« Tentative d'évasion hors de la sphère paternelle ». Tentative ou tentation ? Aussi
curieux que cela paraisse, Brod écrit deux fois « tentation » et une fois, à la page suivante
« tentative », sans relever la différence63, nous laissant le choix, quant à l’interprétation,
entre la coquille d’imprimerie, la négligence de plume ou le lapsus hautement significatif.
Retenons que, par la littérature, Kafka « tente » quelque chose — il prend le risque
d’évasion hors de la sphère paternelle, et ce risque lui apparaît comme une transgression
à la fois libératrice et dangereuse. Une transgression à ses yeux de toutes façons promise
à l’échec, les murs de sa prison ne tardant pas à se refermer sur lui.
79 La question « pourquoi écrire ? » reçoit ainsi une première réponse. Le fils écrit pour
s’affranchir de la tutelle paternelle. Il écrit, la nuit, dans sa chambre, minuscule espace-
temps soustrait au monde commun, tout comme il voudrait se soustraire lui-même aux
contraintes sociales. Il le dit clairement, à sa manière à lui, cruelle et animalière : « Là, je
m’étais effectivement éloigné de toi tout seul sur un bout de chemin, encore que ce fût un
peu à la manière du ver qui, le derrière écrasé par un pied, s’aide du devant de son corps
pour se dégager et se traîner à l’écart » (LP., 107). Et si pénible soit la reptation, même
Kafka ne peut nier que, à cet égard, du chemin a été accompli : on a déjà relevé le fait
qu'entre l'obéissance passive de Georg Bendemann, le fils maudit qui se jette à l'eau sur
ordre paternel (Le Verdict), et l'arpenteur du Château qui démonte une à une les
impostures de ces « Messieurs », le personnage kafkaïen a progressé sur le voie de l'auto-
élucidation, l'écriture opérant ici, note M. Robert, comme une longue cure thérapeutique
64
.
131

80 On comprend que, dans ces conditions, Kafka ait concentré toutes ses forces dans l'unique
direction de la création littéraire et qu'il lui ail sacrifié tous ses autres talents : « j'ai
maigri de tous les autres côtés », note-t-il au Journal (J., 203). Sa vie quotidienne est un
combat permanent pour arracher une heure, une page, une ligne aux pesanteurs
ambiantes et aux contraintes sociales. Son travail au bureau, pourtant routinier, lui est
une torture chaque jour renouvelée : « mon emploi m'est intolérable parce qu’il contredit
mon unique désir et mon unique vocation, qui est la littérature » (J., 288). Rien n'est plus
éloquent à cet égard que la mention du Journal le 31 juillet 1914, à la veille du
déclenchement de la première guerre mondiale : « Je n'ai pas le temps, c'est la
mobilisation générale. (...) Mais j’écrirai en dépit de tout, à tout prix ; c'est ma manière de
me battre pour me maintenir en vie » (J., 283). Pereat mundus, fiat fabula ! : pour lui qui
sacrifiera aussi les femmes aimées sur l'autel de la littérature, l'expression n'est certes
pas usurpée.
81 D'autant moins que cette sorte d'embrasement du monde — ou plutôt, selon lui, cet
abandon du monde — est la condition nécessaire à l’avènement du monde supérieur,
purifié, que la forme littéraire lui fait entrevoir et vers lequel il tend de toute son énergie.
Il s'agit là d'une seconde réponse, nettement plus positive, à la question : « pourquoi
écrire ? » — « Je serais ivre de bonheur si je pouvais écrire » (J., 452) ; il est vrai qu'il
ajoute immédiatement « et je n'écris pas ». Mais oublions cette fois la notation négative,
et retenons le terme « bonheur », bien trop exceptionnel chez lui pour être négligé. En
quoi consiste ici le bonheur d'écrire ? Au sens faible, la littérature est consolation : non
pas à la manière d'une « compensation » du malheur, mais plutôt d'une « conscience »
lucide qui permet de s'élever au-dessus de lui65 : « étrange, mystérieuse consolation
donnée par la littérature » (J., 540). La fiction ne comble pas le vide de sa solitude, elle le
creuse au contraire, mais, ce faisant, elle lui restitue quelque chose de la maîtrise dont il
avait été dépossédé : aussi désert soit-il, ce monde est désormais le sien. Encore tout ceci
n'est-il que consolations passagères et travaux d’approches — le but ultime est infiniment
plus ambitieux, pour lui qui appartient à un peuple qui trouve son identité dans un Livre,
un Livre appelé l'Écriture : « le bonheur, je ne pourrai l'avoir que si je réussis à soulever le
monde pour le faire entrer dans le vrai, dans le pur, dans l'immuable » (J., 500, 25
septembre 1918). Voilà le bonheur d'écrire au sens fort : faire advenir le vrai, le pur,
l'immuable, comme un levier ou un levain qui soulèverait le monde — le monde
d'imposture, d'impureté et d'impatience qu’est le nôtre66. Nul doute que, sa vie durant,
Kafka ait poursuivi cet idéal qui, en définitive, transfère à la littérature les plus hautes
aspirations de la spiritualité. De l'écriture, il ne cessera d'attendre ce renversement du
négatif en positif, la parousie du vrai à travers les épreuves ultimes. C'est dans le
paroxysme de la souffrance, l'extrême de la déréliction, le comble de la solitude qu'il
pressent la survenance d'un tout autre monde, un monde purifié par les mots67. Par cette
manière de « précipité » littéraire, il veut donner sa chance à la transcendance. Non pas
lui vouer quelque culte béat dans l'apaisement enfin conquis de l'esprit, mais plutôt pour
creuser en elle une exigence toujours supérieure, lui faire encore et toujours rendre
raison, ne jamais se satisfaire de ses réponses, lui arracher des mots toujours plus purs et
plus immuables. Comme si la seule chance pour la transcendance de se frayer un chemin
en ce monde était de faire l'objet d'une réfutation obstinée qui dirait, dans son
obstination même, la force de l'aspiration qu'elle suscite — « je veux les en voir dignes »,
disait Kafka des représentants de la loi (cf. supra).
132

82 À la question « pourquoi écrire ? », il est encore possible d'avancer une troisième réponse.
Nous l'évoquons parce qu'elle n'est pas sans rapport avec la problématique du lien de la
littérature avec les questions politico-juridiques, alors même qu'elle n'occupe pas une
place centrale dans la démarche de Kafka. Il s'agit du rôle que lui-même a entrevu pour ce
qu'il appelait les « littératures mineures », comme, par exemple, la littérature juive à
Prague ou à Varsovie68. À l'époque de sa rencontre avec le comédien Isaac Löwy, Kafka
venait de prendre connaissance avec enthousiasme du théâtre populaire yiddish et de
s'immerger ainsi dans un monde de traditions qui, pour une fois, lui semble rendre un son
juste et authentique. On a déjà relevé qu'au cours de cette très courte période, Kafka a
sans doute entrevu les possibilités d'une communauté politique vivante et agissante (celle
des Juifs réfugiés de l'Est, non encore dénaturés par une manière de « tentation de
l'Occident ») — seule alternative évoquée dans son œuvre qui pourrait être susceptible de
résister à « l’effondrement du symbolique » qui fait son ordinaire. Or précisément, le
travail littéraire représentera un instrument essentiel de cette mobilisation spirituelle de
la nation. Une très longue note au Journal, datée du 25 décembre 1911, évoque de façon
précise les « avantages immédiatement utiles » d'une telle « littérature mineure » : une
solidarité qui se développe au sein de la conscience nationale, la fierté cl le soutien qu'une
telle littérature procure à la nation, la peinture libératrice des défauts nationaux, la
spiritualisation de larges couches de la population, l'éveil d'aspirations élevées parmi les
jeunes gens, et même... « l'épuration des conflits qui opposent les pères et les fils et la
possibilité d'en discuter » (J., 179-180).
83 Pourquoi cette construction institutionnelle du groupe se réalisera-t-elle mieux par une
littérature mineure que par la « grande littérature » (sur le modèle de celle de Goethe, par
exemple, que Kafka admire pourtant) ? C'est que, faute de très grands talents,
l’expression y est plus libre et plus collective. Délivré de la tutelle des maîtres, chacun y
contribue à sa manière, dans une joyeuse anarchie. Une telle littérature n'est sans doute
pas l'objet des « spécialistes de l'histoire littéraire » — elle a mieux à faire : elle est
« l'affaire du peuple » (« sinon des mains pures, du moins de bonnes mains » — J., 181). Ici,
tout est immédiatement collectif, et même politique : chacun lutte, dans un petit pays et
une culture minorisée, pour « la part de littérature qui lui revient » (J., 181).
84 À vrai dire, cette analyse paraît bien isolée dans l'ensemble des écrits de Kafka. On
n'ignore pas, par ailleurs, que, même s'il a fréquenté les cercles anarchistes de Prague et
qu'il n’a cessé de maintenir des liens étroits avec ses amis sionistes, Kafka s'est
personnellement défié de l'action politique, et même de l'usage politique de ses textes. Il
serait cependant erroné de négliger les passages que nous venons de citer. S'y affirme la
conscience nette d'appartenir à une irréductible minorité, vouée à un usage « mineur » de
la langue et de la littérature — c’est-à-dire une utilisation sinon révolutionnaire (une
révolution risque toujours, selon la pente suggérée par son étymologie, de revenir à son
point de départ), du moins subversive, qui s'y entendra à creuser en deçà de toutes les
conventions lexicales, stylistiques et rhétoriques pour atteindre ce point de non-retour
où l'exil devient enfin un séjour69. Mais ceci nous conduit de la question « pourquoi
écrire ? » à la question « comment écrire ? ».

Section 2. Comment écrire ? « Le salaire pour le service du démon »

85 Dans une formule bien inspirée, Max Brod a écrit de la langue de Kafka qu'elle était « une
flamme qui ne laisse pas de suie »70. « Ni de fumée », pourrait-on ajouter. Rien si ce n'est
133

un grand embrasement — celui des choses et des êtres auxquels les mots ont mis le feu. La
purification spirituelle recherchée, c'est par le feu qu’elle passe, au travers de l'acte rituel
d'écrire qui est comme l'exorcisme quotidien auquel Kafka se livre dans son combat avec
le monde. C'est au cours de la fameuse nuit du 23 septembre 1912, durant laquelle il
rédigera tout d'un trait Le Verdict, qu'il en eut la révélation jubilatoire et terrifiante :
« tout peut être dit, toutes les idées, si insolites soient-elles, sont attendues par un grand
feu dans lequel elles s'anéantissent et renaissent » (J., 262).
86 Désormais, il allait s'autoriser à rompre le contrat langagier implicite qui, dans chaque
communauté, lie les mots et les choses, distingue la réalité de la fiction, sépare le sujet
d'énoncé et le sujet d'énonciation — lui l'exclu de la famille, l'exilé de la communauté, le
mort vivant, allait tenter de reprendre pied dans le monde, dans un monde, n'importe
quel monde, en soumettant celui-ci, le nôtre, à un verbe d'une telle intensité qu'il
s'effondrerait sur lui-même — comme ces cristaux qui volent en éclats ou ces miroirs qui
se brisent lorsqu'un son suraigu déchire l'espace. Sans doute Kafka ne serait-il pas le seul,
au XXe siècle, à rompre les conventions sociales et linguistiques, à se mettre en marge des
codes artistiques, mais, chez lui, ce pas de côté s'opère avec une économie totale de
moyens, dans le refus absolu de toute espèce de facilité. Il n'aura pas eu non plus la
chance, si on peut dire, de la déraison qui frappa un Nietzsche ou un Artaud par exemple
— c'est en toute conscience en effet qu'il échafaude son autre monde et pousse son cri
suraigu qui bientôt fera voler en éclats le miroir de nos conventions.
87 C'est en pleine lucidité qu'il passe le pacte d'écriture avec le démon : « Écrire », note-t-il,
« est une récompense délicieuse et merveilleuse, mais qui nous paie de quoi ? La nuit,
avec la netteté des leçons enfantines, j'ai vu clairement que c'était le salaire pour le
service du démon »71. Écrire, c'est en effet renoncer à « vivre » au sens convenu du terme,
c'est se soustraire au monde, à la famille, au travail, au temps commun. C'est s'enfermer
dans sa chambre — mieux, si possible descendre à la cave, pour y entretenir commerce
avec les puissances de la nuit, et là, enfin, accorder droit de cité aux esprits d'en bas, dont
le rire diabolique aura bientôt fait de déjouer les impostures qui tiennent lieu ici de
dogmes établis et de semer la confusion parmi les puissants qui se croient autorisés à
proférer la loi. Tel est donc le paradoxe : si le but de l'écriture est de rendre sa chance à la
transcendance (le pur, le vrai, l'immuable), sa manière suppose les artifices diaboliques :
pousser les choses à un point tel d'intensité que la chaleur atteinte provoque leur
combustion spontanée.
88 Bien des fois — pour ainsi dire toujours — Kafka doutera avoir atteint le but ; en revanche,
emporté lui-même par cette réaction en chaîne que son geste littéraire amorce, jamais il
ne songera à revenir en arrière. Il est bel et bien emporté par la logique du pacte
diabolique qu'il a souscrit : « Plus elle s'élève (la littérature), plus elle est indépendante,
plus elle obéit aux lois propres de son mouvement, plus son chemin est imprévisible et
joyeux, puis il monte » (J., 540). Le terme « joyeux » mérite ici d'être souligné — incongru
si on le rapproche de son contexte diabolique. Et pourtant, Deleuze et Guattari ont raison
de le souligner, « on ne comprend rien au pacte diabolique si on croit qu'il peut inspirer
de la culpabilité à celui qui le signe »72. La radicalité de la mise en question de la loi est
telle en effet qu'elle ne peut engendrer d'imputation extérieure, le personnage kafkaïen
ayant bien assez à faire avec sa propre damnation, dont chaque passage à la limite
marque à la fois une confirmation et une nouvelle perspective de rachat.
134

Section 3. Les sortilèges d'un « style sans qualité »

89 En première approche, le style de Kafka se signale par son absence de qualité : neutre,
presque terne, renonçant à toute espèce de complaisance stylistique, étranger à tout effet
rhétorique, il présente volontiers la forme glaciale du procès-verbal de police, le ton
détaché du protocole d'enquête. La situation d'écrivain juif germanophone dans la Prague
du début du siècle n'est pas étrangère à ce fait. On a déjà rappelé les difficultés qu'elle
suscite : coupé de ses racines juives traditionnelles, Kafka ne peut qu'admirer le yiddish
de l'extérieur ; membre de la minorité juive cultivée de Prague, il n'a pas le Tchèque pour
langue maternelle, ni même pour langue de travail ; imparfaitement assimilé à la culture
allemande, il manquera toujours d'intimité avec cette langue qu'il emprunte néanmoins
pour écrire. Ici encore le mensonge semble s'être insinué dans ses tout premiers échanges
verbaux : sa mère juive s'est désignée elle-même comme Mutter, et cela sonne faux aux
oreilles du jeune Franz — « la mère juive n'est pas une Mutter », écrit-il, « pour les Juifs, le
mot Mutter est particulièrement allemand, il contient à leur insu autant de froideur que
de splendeurs chrétiennes, c'est pourquoi la femme juive appelée Mutter n'est pas
seulement ridicule, elle nous est aussi étrangère » (J., 99). Du coup, ajoute-t-il encore, la
langue allemande l'a empêché d'aimer sa mère comme elle le méritait.
90 De proche en proche, d'approximation en approximation, c'est toute la langue qui sonne
faux, comme un déguisement légèrement décalé qui suscite embarras et malaise. Ce n'est
pas, on l'aura compris, de méconnaissance de la syntaxe ou d'ignorance du vocabulaire
qu'il est question ici, mais, beaucoup plus profondément, de ce rapport de complicité
spontanée à la langue qui fait qu'on assume sans difficulté sa place dans la chaîne des
locuteurs, acceptant sans état d'âme et sans bénéfice d'inventaire le legs linguistique des
générations antérieures. Au lieu de quoi, le juif qui écrit en allemand est, selon Kafka,
réduit à « s'approprier un bien étranger qu'on n’a pas acquis, mais dont on s'est emparé
en y portant une main hâtive »73.
91 Dans ces conditions, et à la différence de beaucoup d'écrivains juifs de l'École de Prague
qui tentaient de compenser ce déficit d'appartenance par une surenchère de symbolisme
et d'ésotérisme hébraïsant (question de territorialiser l'allemand en l'affublant de toutes
les ressources de l'expression)74, Kafka va prendre le parti de pousser le dessèchement de
sa langue à l’extrême, la dépouiller de toute richesse expressive, la priver des
chatoiements du style — la faire jeûner en quelque sorte, la mener à sa suite au désert.
92 Le style administratif, si caractéristique de ses textes, est un premier aspect de cette
langue mise au régime sec. Ce n'est pas en effet à son emploi de juriste-bureaucrate que
Kafka emprunte ses rapports anonymes et autres procès-verbaux glacés, mais bien à la
volonté de s'interdire toute émotion, toute complaisance introspective qui pourrait
encore le rattacher aux facilités de l'intersubjectivité. Ce monde-là s’étant dérobé depuis
longtemps, reste au personnage kafkaïen à jeter sur les choses et les êtres le regard à la
fois indifférent et inquisiteur de la bureaucratie universelle qui tient désormais lieu de
monde commun.
93 Un deuxième sortilège de ce « style sans qualité » tient dans l'extrême rationalisme du
propos. Usant de ratiocinations infinies que n'auraient pas désavouées les plus retors des
spécialistes de la controverses talmudique, Kafka parvient tout à la fois à présenter la
thèse et l'antithèse — au même moment et avec la même crédibilité, de sorte qu'à la fin de
l'exercice, bien malin qui pourrait se risquer à une synthèse. Une affirmation principale
135

est avancée, accompagnée de ses corollaires et dérivées. Bientôt s'énoncent cependant


l'une ou l'autre réserve, interrogation ou nuance, qui n'entament pourtant pas encore
l'assurance de l'affirmation centrale. Mais lorsqu’enfin s'arrête la chaîne des
considérants, les réticences ont pris au moins autant de consistance que la proposition
initiale, sans que celle-ci soit retirée pour autant — on ne sait plus alors si on saisit
l'envers ou l’endroit de l'affirmation : « il y a vraiment impossibilité », écrit M. Blanchot,
« de découvrir quelle face la pensée tourne vers nous, tant elle tourne et se détourne »75.
Usant de la stratégie du « oui, mais... »76, Kafka s'empare ainsi des lieux communs de la
culture — une histoire, une légende, un proverbe — et, sous couvert de glose
bienveillante, a tôt fait d'insinuer le doute en son sein, de sorte que, quelques pages plus
loin, les certitudes ont fait place à la perplexité, les vérités se sont démontées et les
agencements les mieux établis se sont complètement déglingués, sans que jamais il ait été
fait usage d'autres armes que celles de la plus froide des dialectiques.
94 Un troisième aspect du style kafkaïen est l'absence très généralisée de point de vue de
survol. Tout se passe comme si la perspective adoptée était réellement celle, étroite et
immédiate, de ces innombrables variétés d'animaux dans la peau desquels Kafka se glisse
pour exprimer quelque chose de l'incroyable restriction de la condition qui est devenue la
sienne. Le personnage kafkaïen, de ce point de vue, est réellement le jouet des
événements, incapable d'une idée générale, d'une vue un peu large qui donnerait du sens,
une profondeur, aux événements. Coincés au fond de quelque réduit minuscule,
contraints à une existence au jour le jour, tant le narrateur que le héros — mais nous
savons que, chez Kafka, il n'est guère possible de distinguer entre eux — sont embarqués
dans le mouvement absolument imprévisible d'une expérience sans précédent, réduits à
réagir aux événements sans le secours d'une tradition quelconque, ni même disposer du
langage convenu pour les désigner. La logique de l'immanence, inhérente à un univers
privé de la profondeur de perspective qu’introduit le point de vue du tiers, se traduit ici
par l'absence radicale de point de vue de survol, de conception générale, de cadre de
référence et de convention partagée. S'interdisant les facilités de l'onomatopée directe,
Kafka nous invite à imaginer ce que serait une pensée qui couinerait avec les souris,
aboierait avec les chiens, piaulerait avec l'animal innomé du Terrier.
95 Enfin, on rappellera — sans insister car la chose est très connue — un quatrième sortilège
du style kafkaïen : l'usage de la grammaire onirique. « Substituant les images aux
discours, remplaçant les rapports de causalité et d'appartenance par de simples liens de
contiguïté », « séparant ce qui ne fait qu'un et confondant ce qui est séparé »77,
multipliant les courses sur place et orchestrant savamment le retour du même, Kafka
dissout peu à peu les frontières de la réalité, nous plongeant dans cet état de demi-veille
du petit matin si propice aux rêveries angoissées de la conscience impuissante mais déjà
sollicitée.
96 Langage administratif, dialectique talmudiste, absence de survol, procédés oniriques :
autant de traits, assurément, qui font la fascination d'un style pourtant réputé « sans
qualités ». Aussi pertinents soient-ils, ils n'atteignent pas encore, selon nous, à l'essentiel
— un essentiel qu'on aborde maintenant et qui n'est pas sans rapport avec notre
hypothèse interprétative relative à l'effondrement du symbolique.
136

Section 4. Pas de métaphores, seulement des métamorphoses

97 Une observation du Journal nous servira ici de point de départ : « Les métaphores sont
l'une des choses qui me font désespérer de la littérature », écrit Kafka, « la création
littéraire manque d'indépendance » (J., 525). À première vue, cette notation étonne de la
part d'un écrivain dont l'œuvre fourmille d'images, d'allégories, de symboles et de
métaphores. Aussi sommes-nous invités, comme toujours, à creuser plus avant.
98 Et comme toujours, le commentaire de Max Brod, l'ami (trop ?) fidèle, nous égare plus
qu'il ne nous éclaire : l'expression de Kafka, écrit-il, est « symbolique au sens le plus
profond du mot » — elle est un « premier mouvement, une force expansive qui projette le
cas particulier dans l'illimité », de sorte que, de chaque détail, part un rayon qui
« s'élance vers l'éternel, le transcendant, le monde des Idées »78. On peut se demander,
tout au contraire, si Kafka n'a pas résisté de toutes ses forces à ce mouvement convenu du
symbole qui, du visible, semble conduire sans effort à l'invisible, livrant ainsi accès à une
Vérité toute faite, prêle à l'usage.
99 Sans doute n'arrête-t-il pas de mobiliser symboles et images, mais c'est aussitôt pour les
interroger, les mettre à l'épreuve. Ses personnages semblent en effet incapables de les
entendre comme tout le monde, incapables de participer au mouvement général de la
signifiance qui porte l'image visible au-delà d'elle-même (méta-phorein) en direction de
l’invisible convenu ; incapables aussi de rapprocher et d'associer (sun-bolein) sens premier
et sens second. Comme si, prisonniers de la lettre du texte, l'esprit de celui-ci, son arrière-
plan, leur était refusé. Comme si, confrontés à la peinture en trompe-l'œil d'un château
sur une façade, ils s'y croyaient réellement, se heurtant à chaque pas au dur démenti de la
réalité. On comprend alors qu'il faille un Arpenteur pour prendre la mesure réelle d'un tel
château. Mais, incapable de décider si, en définitive, la représentation de ce château est
réalité ou illusion d'optique, l'Arpenteur kafkaïen n’en finira jamais de tracer ses plans et
de prendre ses mesures.
100 Comme le souligne fort justement Marthe Robert, les personnages kafkaïens font sans
cesse l'épreuve de « pseudo-symboles »79 : derrière l'apparence traditionnelle des formes
de la justice du Procès, par exemple, ce sont des réalités toutes différentes,
contradictoires et ambiguës, qui se profilent ; derrière l'image convenue du Château, c'est
un ramassis de bicoques villageoises tout à fait anodines qui s'impose. Sans doute, Joseph
K. voudrait-il encore croire au Tribunal invisible pour savoir à quoi s’en tenir quant à la
loi et au jugement ; sans doute K. voudrait-il rencontrer les Messieurs du château pour
savoir enfin à « quel saint se vouer », mais en fait de loi et d'autorité, ce n'est que du vent
qu'ils brassent, des images ternies, des représentations défraîchies, des poncifs usés...
tout un monde de faux-semblants et de faux-fuyants — miroirs aux alouettes contre
lesquels ils viennent durement se heurter.
101 Tout se passe ici comme si, avec le temps et la distance, l'énergie du symbolique — celle
qui, à partir du visible prétend à l'invisible — s'était épuisée, ne laissant au personnage
kafkaïen (et apparemment pour lui seul, ce qui accuse encore sa singularité) qu'un bric-à-
brac de préjugés fatigués, de croyances dégradées, d’idées toutes faites... tristes résidus
d'un monde pleinement signifiant, aujourd'hui perdu. Exproprié de la communauté
symbolique, Kafka et ses doubles n'ont plus accès à l’ordre plein, innocent, spontané,
originaire sur lequel prend appui la capacité de symbolisation.
137

102 Reste pourtant qu'il faut bien parler, et donc user d'images pour signifier. Mais comment
signifier si les images nous trompent ? Par un retournement dont il est coutumier, Kafka,
qui nous entraîne à sa suite au désert, tentera d'assumer ce dilemme en prenant son parti
de la littéralité du mot. Un mot-image qu'on ne quittera plus, qu'on prendra désormais au
pied de la lettre, sans prétendre s'évader vers un quelconque ciel des Idées.
103 Faute pour le symbole de donner accès à un invisible un tant soit peu crédible, on
s'accommodera du visible, creusant toujours plus profond le minuscule domaine qu'il
occupe. Faute de pouvoir travailler l'image en extension, la poussant au-delà d'elle-même
(métaphore), on la travaillera en intention, en accentuant son intensité, la portant au rouge
en quelque sorte, jusqu'à ce point limite où elle pourrait délivrer quelque vérité inouïe.
Dans le mouvement convenu de la métaphore, seul le sens figuré sert de point de
comparaison, personne ne s'avisant de prendre la chose au sens propre. C'est précisément
la fonction du « comme si » de l'analogie de ménager une différence entre l'objet et son
point de comparaison, ou encore de maintenir une distance entre le sens propre et le sens
figuré. Or, c'est précisément cette distance qu'abolit l'écriture kafkaïenne : il suffira que
son père traite ses amis écrivains de « crève-la-faim » pour qu'il fasse réellement de son
artiste un « champion du jeûne » ; son père cite-t-il, pour désapprouver l'amitié de son
fils avec le comédien yiddish Löwy, le proverbe « qui couche avec les chiens, attrape des
puces », aussitôt Kafka se met à la rédaction de la Métamorphose qui conte la
transformation du fils de la famille en vermine80 ; les Juifs de Prague sont-ils traités de
« chiens », et voilà que les chiens se mettent à proliférer à chaque détour de ses récits.
104 Deleuze et Guattari l'ont dit excellemment : « la métamorphose est le contraire de la
métaphore »81. Et c’est là assurément un des traits marquants de l’art de Kafka : renoncer
aux métaphores (trompeuses) pour les métamorphoses (expérimentales). Rendre sa
chance à une vérité possible en risquant l'expérience ultime de la trans-formation des
choses selon l'assignation du sens propre : raconter ce qu'il advient lorsque réellement on
devient chien, vermine, ou, à l'inverse, lorsque le singe devient réellement savant82 ou
que le chien entame des recherches. Désormais, l’image provoquera le mouvement même
de la métamorphose qu'elle se bornait à suggérer : le mot emportera réellement un
devenir autre : animal, chose, mort-vivant, exilé, accusé... À la fin, l'accusé n'est plus
« comme » un chien, il « est » le chien — toute distance est alors abolie entre l'homme et
l'animal : chien savant autant qu'homme aboyant. Au terme du processus (on réfléchira
plus loin sur le terme de « processus » qui est aussi un « procès », le « procès » étant donc,
à sa manière, une métamorphose) a également disparu la différence entre le sujet
d'énonciation (le locuteur souverain qui croit pouvoir encore se distancer de lui-même, le
sujet d'énoncé, en disant de celui-ci qu'il est « comme » un chien) et le sujet d'énoncé
(objet du discours) ; s'opère en effet un retournement du second sur le premier : puisqu'il
est traité de chien, et bien alors, semble-t-il dire au sujet d'énonciation, « aboyons
ensemble »83.
105 Une fois de plus, nous constatons que ce qui se joue ici c'est la mise en cause, par Kafka,
de l'idée de « représentation », associée à l'univers symbolique de la communication
institutionnalisée. L'usage expérimental qu'il fait du langage tend en effet à abolir ses
facultés de « représentation » (métaphorisation, symbolisation) au profit de sa force
intensive84. Mais n'est-ce pas précisément le seul usage possible du langage pour
quelqu'un qui se vit comme exclu de la communauté (c'est-à-dire « est » exclu de la
communauté), quelqu’un qui fait journellement l'expérience de l'effondrement de
l'intersubjectivité symbolique ? Faute d'accès à la dimension « tierce » de la
138

communication, faute de pouvoir croire à la distanciation réflexive qui introduit la


position du « il » dans l'échange verbal, Kafka n'est-il pas condamné à « se prendre aux
mots » ? Des mots qui se referment comme des pièges sur ceux qu'ils désignent.
106 Une dernière observation viendra encore confirmer la manière de soliloque que produit
le récit kafkaïen. Il concerne le statut du narrateur dans ses textes. Ce qui retient
l'attention, en première analyse, est l'absence totale de position de surplomb de celui-ci :
s'interdisant toute espèce de commentaire ou de mise en perspective, le narrateur n'en
sait jamais plus que ses personnages, découvrant comme eux, et avec le même
étonnement, le fil complexe de l’histoire qui, à travers eux, se joue. À mieux y regarder
cependant, on s'aperçoit que ce narrateur ne fait qu'un avec son personnage ; Kafka, le
narrateur, son héros — tous ceux que nous désignons du terme de « personnage
kafkaïen » ne représentant qu'une seule et même personne. Toute vision du monde
possible se ramène à leur angle de vue, toute objectivité se réduit à la subjectivité absolue
de leur point de vue. Entre le « il » et le « je », les échanges sont donc constants : Marthe
Robert note à cet égard que si le début du Château est écrit à la première personne, le récit
continue avec K.85.
107 Du reste, non seulement Kafka s'identifie-t-il largement avec son personnage, mais
encore celui-ci est-il rigoureusement le seul personnage du récit. Sans doute croise-t-il,
comme dans Le Procès ou Le Château, d'assez nombreuses autres personnes, mais, derrière
ces apparitions fugitives, nous avons appris à reconnaître tantôt des doubles, tantôt des
éléments dispersés de lui-même. Et si certaines de ces apparitions, les personnages
féminins notamment, ne s'identifient pas à lui, ils sont alors dépourvus de toute
consistance propre, n'intervenant qu'au cours d'une scène unique, disparaissant aussitôt,
sans qu'on sache ce qu'ils deviendront — ils ont joué leur partition de « figurants » dans
une scène où l'unique rôle est tenu par K. et ses succédanés. Comment pourrait-il
d'ailleurs en aller autrement dès lors que, dans cet univers solipsiste, le monde intérieur
de K. s’est substitué au monde « réel » — le rêve le plus singulier étant offert en spectacle
86
, la subjectivité la plus absolue se masquant derrière l'anonymat le plus radical ? Dans
un monde sans extériorité, l'intériorité passe pour l'unique et vraie réalité ; ou plutôt, les
distinctions intérieur/extérieur, objectif/subjectif, réalité/fiction perdent toute
pertinence.
108 ... Enchaîné au pied de la lettre, la lettre K assurément, Kafka s'expose à tous les coups.
Inventeur d'une formidable « machine à écrire » — comme l'est la machine de La colonie
pénitentiaire — Kafka en est tout à la fois l'ingénieur, l’opérateur, la victime et le
bénéficiaire. Mais alors, comment s'y prend-il, ce prestidigitateur de la langue, pour que
ce monde, si singulièrement marqué de la lettre de K., nous paraisse parfois aussi le
nôtre ?

Chapitre 4. Ouvertes, comme les portes de la loi...


109 La légende qui clôture le Procès le rappelle nettement : les portes de la Loi sont restées
ouvertes durant toute la vie de Joseph K. Et pourtant, celui-ci ne les franchira jamais.
Pour tenter de démêler ce paradoxe, dont on sait déjà l’importance pour la vie et l’œuvre
de Kafka, nous procéderons en quatre étapes, dont les trois premières correspondent au
triangle de l’intersubjectivité institutionnalisée (le « il » barré, le « tu » perverti, et le
« je » accusateur), tandis que la quatrième mettra en lumière les particularités de la
139

procédure, qui pourrait bien être le véritable thème de ce singulier procès — une manière
de métamorphose juridique qui transforme imperceptiblement l’innocent en coupable.
110 Point cependant chez Kafka de démonstration contraignante ; seulement une
expérimentation rigoureuse, accompagnée de doutes, d'hésitations et d’une oscillation
sans fin. C’est que si le personnage kafkaïen fait bien l’épreuve de l’arbitraire de la loi et
de l’injustice de ceux qui s’en disent les représentants, il n’a pas d’autre monde à sa
disposition — la loi qu’il exhume de son fond personnel n’est-elle pas plus tyrannique
encore ? Entre la loi commune qui semble le frapper de bannissement, et la loi
personnelle qui le châtie plus durement encore, n’est-il pas « écrasé à la frontière » ?
111 Les différents chapitres du Procès nous serviront de fil d’Ariane dans le parcours de ce
labyrinthe ; nous y joindrons des références à des récits plus courts, à connotation
juridique, chaque fois que cela s’avérera utile.

Section 1. Le « il » barré

112 Dans un univers où tout le monde semble en permanence attendre l’énonciation de la loi,
le prononcé d’un jugement, l’acceptation d’une requête, la reconnaissance d’un droit — le
monde de Kafka — rien pourtant ne se transmet plus. Les chefs sont absents, morts depuis
longtemps ou tellement éloignés qu’on ne les connaît pas ; les anciennes alliances ont été
dénouées, et les communautés d’origine se sont dissoutes ; seules des rumeurs, des
opinions contradictoires et des bribes de légende rapportent encore quelque chose de la
loi perdue.
113 La Colonie pénitentiaire est particulièrement exemplative de cette perte de la loi. Dans un
bagne tropical, un officier tente vaille que vaille de maintenir le souvenir de la discipline
qu’imposait l’ancien commandant, aujourd’hui décédé, et remplacé par un commandant
plus jeune qui désapprouve ses méthodes. L’officier accorde tous ses soins à un reliquat
du régime ancien, la machine de mise à mort qui grave la sentence sur le corps des
condamnés, les conduisant à une fin extatique au fur et à mesure qu’ils prennent
connaissance de la sentence, à même leur peau. Un voyageur est invité par l’officier à
assister à une exécution de ce genre. Celui-ci explique le fonctionnement de la
mécanique : une feuille couverte d’arabesques et de fioritures — à ce point surchargée
que le voyageur ne parvient pas à la déchiffrer — énonce la sentence censée programmer
l’écriture de la machine. Se sentant désavoué, et la machine présentant des ratés,
l’officier finit par se placer lui-même sur la machine. Mais celle-ci se détraque
complètement, déchiquetant le corps de l’officier sans que celui-ci soit parvenu à l’extase
annoncée.
114 Comment interpréter ce récit ? Au-delà de la répulsion que suscite la cruauté du supplice
(et qui entraînera la fuite du voyageur), on ne sait trop que penser. C’est que la
condamnation implicite des méthodes de l’officier se double d’une sorte de nostalgie pour
les temps anciens où régnait la loi de l’ancien commandant : une loi dure sans doute, mais
juste et connue de tous87. Une loi partagée, génératrice d’une communauté chaude et
vivante qui aujourd’hui fait place à la triste désuétude des valeurs et l'incertitude des
normes modernes. L’extase des condamnés à la sixième heure de leur supplice, au
moment où l’écriture est assez avancée pour qu’ils sachent où était le droit, n’est-elle pas
révélatrice à cet égard — comme le signe de leur réaffiliation, comme la promesse de leur
réintégration au sein de la communauté ? Kafka, dont on peut penser qu’il est plus proche
ici de l’officier que du voyageur, ne partage-t-il pas avec le Nietzsche de la Généalogie de la
140

morale, le regret de la défaite des idéaux ascétiques — un Nietzsche qui soutenait que
seule la souffrance finit par « s’inscrire dans la mémoire » ? On peut le penser, dès lors
que Kafka confiait au jeune Janouch son regret de la déchéance d’une humanité devenue
« grise, sans forme, et donc sans nom, parce qu’elle s’est détournée de la loi qui lui
donnait forme »88. Au temps de l’ancien commandant, la loi formait un ordre plein et
intelligible, elle donnait sens et forme à la communauté. Aujourd’hui que la machine à
écrire la loi s’est détraquée, la mort est privée de signification, elle est devenue sans
mémoire et sans public : le voyageur s’enfuit et le nouveau commandant demeurera
invisible. Et pourtant, comment ne pas hésiter devant celte conclusion ? Faut-il vraiment
payer d’un prix aussi élevé le fait de renouer avec la loi ? Et en définitive, de quelle loi
s’agit-il : la loi, chaude et vivante, sévère mais juste, de la Gemeinschaft d’origine, ou
l’archaïque loi de nécessité, purement physique et totalement imprévisible, qui s’y
substitue par défaut, lorsque le symbolique s’est effondré ?
115 Dans La Muraille de Chine, c’est l’infinie distance entre le centre (la capitale) et la lointaine
province (les confins du Tibet) qui explique les pannes de transmission de la loi. Ce n’est
qu’avec un infini retard que le peuple prend connaissance des messages de l’Empereur ;
peut-être d’ailleurs ne sont-ils que rumeurs et légendes. Peut-être aussi l’Empereur est-il
mort depuis longtemps, sa dynastie éteinte — « peut-être au fond devrait-on conclure de
tous ces faits que nous n’avons pas d’Empereur »89. Dans ce fragment, Kafka, toujours en
quête d’une solution au problème de l’oubli de la règle et de l’usure de l’autorité, évoque
pourtant un mécanisme d’une grande importance dans l’histoire de l’Occident. Un
mécanisme que E. Kantorowicz a étudié sous le nom des « deux corps du Roi » : la
distinction entre la personne physique du souverain et la dignité abstraite de la fonction
royale qui lui survit nécessairement, et qui suffit, au-delà des vicissitudes des destinées
personnelles, à assurer la pérennité du régime et l’institution de la Communauté90. Dans
la Chine impériale prévaut en effet le dogme — « qui n’a rien perdu de sa vérité
éternelle » et qui est encore inculqué par « les professeurs de droit constitutionnel et
d’histoire de nos grandes écoles » — selon lequel il faut distinguer entre « l’Empereur
vivant, un homme semblable à nous » et « l’Empereur en tant que tel, si grand qu’il
dépasse tous les étages du monde »91. De cette idée très féconde — qui contient en elle le
principe de la distinction entre le « tu » (l’Empereur de chair et d’os) et le « il » (la dignité
impériale) — Kafka ne tirera rien de positif cependant — c’est que les gens des confins
sont tenus dans l’ignorance de ces choses, eux « les tard venus », eux « les étrangers à la
ville »92. Ainsi, du fait de la « négligence » de l’administration impériale et du « manque
de foi » du peuple, l’« idée impériale cesse d’être vivante et présente dans le cœur des
sujets », — des sujets, sans règle présente, réduits à « obéir aux préceptes et aux conseils
qui nous viennent des temps d’autrefois »93.
116 Une fois pourtant, sur son lit de mort, l’Empereur t’a adressé un message personnel à toi,
« à toi précisément, sujet pitoyable94... » mais, bien entendu, le message n’arrive jamais à
destination, tant sont nombreux les obstacles sur sa route et interminable la distance à
parcourir. Outre le thème déjà connu de l’impossibilité de déchiffrer le message du Père,
cet épisode renoue avec une idée récurrente chez Kafka : la formulation d’un
commandement absolument personnel, « qui ne vaut que pour toi ». On en trouve de
nombreux exemples sous sa plume. Dans un fragment du Journal daté du 27 décembre
1914, parallèle à l’écriture du Procès, Kafka raconte ceci : « un commerçant était
grandement poursuivi par le malheur. Il le supporta longtemps, puis il finit par croire
qu’il ne pouvait plus le supporter davantage et alla consulter un légiste. (...) Ce légiste
141

avait toujours l’Écriture ouverte devant lui, et l’étudiait. Il avait l’habitude d’accueillir par
ces mots quiconque venait pour un conseil : "je suis justement en train de lire quelque
chose sur ton cas" » (J., 414) 95. On se rappelle par ailleurs que, dans la Lettre au père, les
ordres « ne sont valables que pour moi » (LP, 39). Enfin, dans la légende Devant la loi, il est
dit de l’entrée « qu’elle n’était destinée qu’à toi seul »96. La multiplication de ces ordres
strictement personnels intrigue assurément. Ne sont-ils pas un indice de plus de la
dissipation de la loi « générale et abstraite » ? Comment faire communauté, comment
partager une règle commune et universalisable à partir de ce « solipsisme normatif » à
répétition ? L’individualisme radical du personnage kafkaïen, ne concevant de règle que
dans un face à face singulier avec l’Autorité, ne le détourne-t-il pas d’emblée de la règle
partagée ?
117 Avant d’aborder le thème du « il barré » dans Le Procès, on évoquera encore deux autres
courts récits qui en disent long sur la résignation du peuple à l’égard du silence, de
l’obscurité ou de l’imprévisibilité de la loi. Dans La Requête 97, les habitants d’une lointaine
ville de province ploient sous le joug des impôts ordonnés par le Colonel, représentant de
la lointaine autorité impériale. De temps à autre, et non sans trembler, une délégation
adresse une requête au Colonel, par exemple pour obtenir une exemption d’impôt d’une
année, suite à un incendie qui a ravagé un quartier populaire de la ville. Invariablement,
la requête est rejetée — et pourtant, dit le texte, ce n’est « ni déçu, ni lassé » que le peuple
essuie ces refus rituels98.
118 Serait-ce que le rejet de la requête est encore une manière de s’entendre affirmer la loi, et
qu’une loi pénible est préférable à l’absence de loi ? On peut risquer cette hypothèse, que
confirmerait sans doute une autre nouvelle, intitulée Au sujet des lois 99. Dans une cité
imaginaire, la population vit dans l’ignorance des lois, que seule connaît « une petite
faction aristocratique ». Depuis des siècles, le peuple étudie dès lors passionnément les
actes de la noblesse pour tenter d’en deviner les règles, persuadé que de cette étude
pourrait se dégager la connaissance des grands principes éternels des vieilles lois. Il est
vrai qu’un petit parti récuse cette attitude et est d’avis que la noblesse agit de façon
purement arbitraire — on pourrait dire, en quelque sorte, qu’« est loi ce que fait la
noblesse ». Mais, malgré les grands avantages que ce parti pourrait procurer au peuple, il
demeurera toujours minoritaire car, comme l’a résumé un jour un écrivain : « La seule Loi
visible et indubitable qui nous est imposée est la noblesse, et nous voudrions encore nous
priver de cette unique Loi ? »100.
119 Or pourtant, dans Le Procès, c’est précisément cette ultime hypothèse — la disparition de
la Loi et l’estompement de ses représentants — dont le personnage kafkaïen va devoir
faire l’épreuve. La première question qui se pose à cet égard est de savoir par qui Joseph
K. a été arrêté. Qui se cache derrière les gardiens et le surveillant venus l’arrêter ? Au
cours du premier chapitre, il est à plusieurs reprises question d’une « administration » (P.,
34, 36) ; il en sera encore question à la dernière page du récit (P., 255). Ailleurs, on parle
d’une « organisation », avec ses « hauts fonctionnaires » (P., 115) ; K. a parfois le
sentiment d’avoir affaire à « une grande organisation » qui entretient une armée de juges,
de gendarmes, de gardiens et de surveillants (P., 83). Tout au long du récit, il sera
question de juges, subalternes et supérieurs. Mais la thèse de l’« organisation » ou
de]’« administration » manque de consistance ; Kafka n’y insiste d’ailleurs pas, et on sent
bien que Joseph K. y fait allusion faute de terme plus adéquat pour identifier la puissance
qui l’arrête. Quant aux juges, à part le juge d’instruction fantoche des premiers épisodes,
Joseph K. n’en rencontrera aucun tout au long de son année de confrontation avec ce qu’il
142

croit encore être la justice de son pays (le « procès » se déroule en un an très exactement,
douze mois séparant son trentième et trente et unième anniversaire — soit l’âge qu’avait
Kafka au moment de la rédaction du récit).
120 La procédure que suivra désormais le procès (thème sur lequel nous reviendrons dans la
quatrième section) ne nous éclairera pas davantage sur la nature de l’ordre normatif avec
lequel Joseph K. est aux prises. Du reste, Joseph K. s’en apercevra assez tôt et reconnaîtra
que « ce n’est pas une procédure du tout (...), ce n’en est une que si je la reconnais pour
telle » (P., 79). Cette procédure reste d’ailleurs secrète, même pour l’accusé lui-même (P.,
145) ; à un certain stade, toute aide judiciaire devient inutile, des cours de justice
« inaccessibles », ayant évoqué le dossier... de sorte que même l’accusé n’est plus
accessible à ses avocats (P., 151).
121 Même incertitude quant à la nature exacte de la loi en vertu de laquelle Joseph K. est
arrêté (on notera que le texte dit « arrêté », et non « accusé » ; seule l’arrestation est
certaine, quant à l’accusation, Joseph K. cherchera en vain à en connaître la teneur). Aux
gardiens venus l'arrêter et qui invoquent la « Loi », Joseph K. rétorque que « cette Loi-là il
ne la connaît pas » et ajoute « elle n’existe probablement que dans vos têtes » — ce qui lui
vaut cette répartie : « vous la sentirez, vous verrez » (P., 36-37)101. Ainsi donc, dès les
premières lignes, Kafka laisse entendre que les démêlés de son personnage avec la Loi
n’ont rien à voir avec les lois de l’Etat : c’est d’une Loi autre, énigmatique et en retrait,
qu’il est question, une Loi qu’on éprouve (« vous la sentirez ») plutôt qu’on la connaît, une
Loi qui, faute d’être maîtrisée par ses destinataires, n’autorise aucune certitude quant à
l’innocence de ceux-ci. Tout au long du récit, Joseph K. cherchera vainement à en
déchiffrer les dispositions, ne récoltant que vagues « légendes » (P., 182, concernant de
possibles acquittements), « superstitions » absurdes (P., 203 : on pourrait reconnaître
l’issue du procès sur le visage de l’accusé et surtout au dessin de ses lèvres), et « vieilles
traditions » (P., 226, à un certain stade de la procédure un coup de cloche signale le début
du procès) — le tout alimentant les « rumeurs » les plus diverses et les opinions les plus
contradictoires. D’évidence le lien vivant de la communauté à la loi s’est rompu, chacun y
allant de son interprétation, les mots mêmes ne semblant plus entretenir de rapport
crédible avec les choses, encore moins avec la vérité — d’où la foule de malentendus, de
quiproquos, de rendez-vous manqués qui parsèment le récit.
122 La parabole « devant la Loi », qui figure à l’avant-dernier chapitre, ne fera que confirmer
ce pressentiment : bien qu’ouvertes (et destinées à lui seul), les portes de la Loi restent
interdites d’accès à l'« homme de la campagne » qui, fasciné par la vive lumière qui s’en
dégage, se consumera sur leur seuil (P., 242-243). Le gardien de la Loi, sans user pourtant
d’aucune violence, aura rempli son office : comminer l’interdiction d’entrer. Comme tous
les intermédiaires que Joseph K. aura rencontrés (l’avocat, le peintre, l’aumônier...), le
gardien se sera avéré un relais paradoxal de la Loi : si elle passe bien par eux, ils sont
pourtant l’obstacle qui empêche d’y accéder. Exactement comme le père de Franz Kafka
par qui la loi cesse de se transmettre. Tous ces « tu » par lesquels le « il » pourrait advenir
lui font pourtant barrage.
123 Exceptionnellement, Kafka a jugé bon d’assortir cette parabole d’une exégèse, qui prend
la forme d’une controverse talmudique — en l’occurrence une vive discussion entre
l’aumônier, qui a rapporté la parabole selon l’Ecriture, et Joseph K. On en retient
seulement ici la conclusion. « Faudrait-il donc tenir pour vrai tout ce que dit le gardien de
la porte ? », demande Joseph K., et l’aumônier de lui faire cette réponse : « non ; il ne faut
pas tout tenir pour vrai mais seulement pour nécessaire » (P., 249)102. Ainsi donc, la Loi
143

suprême, qui va bientôt le conduire à la mort — relève de la nécessité et non de la vérité.


H. Arendt, qui commente ce passage essentiel, y voit la « clé » de l’intrigue du roman103 :
le monde bureaucratique, absurde et mensonger de Joseph K., est le monde de la
« nécessité » auquel les sociétés libres ont régressé, comme vers un nouvel état de nature,
lorsque l’esprit civique a décliné et qu’a été oublié l’esprit des institutions de la cité. Un
régime brutal et trompeur s’y substitue alors, qui se revendique d’une nécessité nouvelle
et qui se renforce de la conformation mentale de tous ceux qui, par lâcheté et fatalisme,
s’y soumettent. À condition de dégager cette interprétation de ce qu’elle doit au contexte
de lutte (légitime) contre tous les totalitarismes de l’époque (H. Arendt écrit en 1944) 104, il
nous paraît qu’elle touche à l’essentiel : il est vrai en effet que l’effondrement de la loi
tierce qu’expérimente Joseph K. donne libre cours à une autre loi, plus archaïque et bien
plus contraignante, celle que nous avons qualifiée plus haut de « loi de nécessité » — une
sorte de loi naturelle, bien en deçà de l’innocence et de la culpabilité, dont on n’est jamais
certain de ne pas avoir transgressé les tabous et les interdits, et dont les arrêts,
absolument imprévisibles, ne se distinguent pas des souffrances et malheurs naturels qui
affectent les hommes. Ceci nous conduit au deuxième pôle du triangle de la société
désinstituée qu’évoque Kafka : le « tu » perverti.

Section 2. Le « tu » perverti

124 Si la loi est désormais absente, comment ceux qui agissent en son nom n’apparaîtraient-
ils pas pour des imposteurs ? C’est le cas, par exemple, de l’officier de La Colonie
pénitentiaire qui se targue de « trancher comme si la culpabilité ne faisait jamais de
doute »105. Dès lors que les lois de l’ancien commandant sont tombées en désuétude, un tel
comportement ne peut apparaître que comme arbitraire, tout comme la machine qu'il
manie n’évoque plus qu’une cruauté barbare, dès lors que le peuple ne se masse plus,
comme avant, pour assister aux exécutions.
125 Une note du Journal, datée du 16 septembre 1915 (période de rédaction du Procès), en dit
long sur le sentiment de Kafka à propos des juges : « Ouvert la Bible. Les Juges injustes.
Voici donc confirmée ma propre opinion, ou plutôt l’opinion que j’ai trouvée toute prête
en moi jusqu’ici » (J., 443). Kafka n’exploitera cependant guère le thème, battu et rebattu,
de la bêtise ou de la prévarication des juges. Un seul texte, à notre connaissance,
fragmentaire et inachevé, s’inscrit dans celte veine. Intitulé Le Substitutif 106, il évoque
l’histoire d’un juge intègre (le substitut) en butte aux poursuites d’un Conseil de
discipline vénal. Accusés à leur tour, les juges du conseil de discipline mentent — « ils
mentent comme seuls les juges savent le faire »... mais ils se justifient devant un banc
vide, dans l’impossibilité où l’on a été de trouver des juges pour les juger107. Que
deviendront-ils ? — on n’en saura pas plus, Kafka semblant abandonner un récit chaque
fois qu’il évoque une situation trop réaliste ou suscite une conclusion trop courte — les
choses seraient trop simples en effet s’il suffisait de remplacer les juges iniques par des
juges intègres.
126 Il nous faut donc reprendre le thème du « tu » perverti à un niveau plus complexe, et
donc plus indirect. La perversion de l’autorité évoque bien évidemment l’idée de
châtiments injustes, de peines imméritées — nous y reviendrons. Mais l’arbitraire de
l’autorité ne se traduit pas moins par l’octroi d’avantages indus, de faveurs personnelles,
de privilèges et autres « passe-droits ». Ceux-ci ne manquent pas dans l’œuvre de Kafka.
On se bornera à évoquer ici l’attitude de K. dans le Château, qui persiste à ne pas
144

comprendre que le permis de séjour qu’il réclame des Messieurs ne relève pas de la
catégorie du droit mais plutôt des faveurs personnelles. Il lui serait bien plus utile de
rentrer dans les « bonnes grâces » de ces Messieurs plutôt que de camper dans une
attitude juridique — mais c’est précisément ce à quoi il se refuse absolument : « Non, pas
du tout, dit K., je ne veux pas de cadeaux du château, je ne demande que mon droit »108.
Cette attitude condamnera bien entendu K. à l’échec, tout comme le refus des
compromissions face aux menaces imméritées mènera le Joseph K. du Procès à l’impasse
qu’on sait.
127 Dans le Procès, la perversion des instances de la loi revêt de multiples visages. On citera
tout d’abord la vénalité ordinaire des gardiens venus arrêter Joseph K. Ne lui ont-ils pas
volé du linge de corps et mangé son petit déjeuner (P., 33) ? — ce qui leur vaudra d’ailleurs
une sanction dans l’épisode du « fouetteur » sur lequel nous reviendrons. Plus tard, il sera
question d’« avocats marrons » qui n’hésitent pas à corrompre des fonctionnaires
subalternes et à voler des dossiers (P., 146).
128 C’est cependant dans le registre de la sexualité — dont on sait le caractère problématique
qu'elle a toujours revêtu aux yeux de Kafka — que la corruption des relais de la loi est la
plus évidente. Révélateur à cet égard est l’épisode où Joseph K., enfin parvenu à ce qui
pourrait être une salle d’audience du tribunal, se précipite sur des livres abandonnés par
les juges... et n’y découvre que des gravures obscènes. « Alors, c’est donc ça les codes
civils que l’on étudie ici, dit K., et c’est par ces gens-là que je dois être jugé ? » (P., 90). A
partir de cet instant, les femmes équivoques ne cesseront de croiser la route de Joseph K.,
chacune proposant son aide, chacune l’enfonçant un peu plus dans l’aliénation de son
procès. Plutôt rabatteuses que médiatrices (on se souvient que, dans la Lettre au Père,
Kafka avait formulé ce reproche à l’égard de sa mère : toute sa tendresse ne conduisait
qu’à le rabattre plus sûrement dans le cercle paternel), entretenant des réactions
équivoques avec tout le monde, des juges aux accusés, des avocats à leurs clients, ces
femmes incarnent la contagion même de la corruption qui, de proche en proche,
contamine tout le corps social. Ainsi en va-t-il par exemple, dans les premiers épisodes,
de la lavandière, épouse de l’appariteur (celle-là même qui, dans le chapitre précédent,
avait interrompu la séance du tribunal par les bruits impudiques de sa copulation avec
l’étudiant, P., 84) qui entreprend de séduire Joseph K. en se targuant de ses bonnes
relations avec le juge d’instruction (qui lui fait une cour assidue — ne lui a-t-il pas
récemment offert une paire de bas de soie ?), tout en soutenant les assauts de l’étudiant
en droit, collaborateur du juge (P., 88 à 93). Bien conscient de la corruption de la
lavandière (P., 90) et devinant qu’« elle le captait pour le compte du tribunal » (P., 94),
Joseph K. succombe néanmoins à ses manœuvres, allant jusqu’à se battre avec l’étudiant
qui l’emporte sur son dos pour l’emmener chez le juge (P., 96)109.
129 Leni, la bonne-infirmière de l’avocat Huld, représente une autre de ces médiatrices
perverses : elle aussi n’a de cesse que de sauter au cou de Joseph K., comme de tous les
clients de son patron, semble-t-il : c’est que « tous les accusés, elle les trouve beaux » (P.,
213). Une particularité physique ne manque pas de fasciner Joseph K. : Léni présente en
effet deux doigts palmés — « une jolie griffe ! » (P., 140), s’exclame-t-il, suggestion
diabolique sans doute que confirme encore « l’odeur musquée » qui se dégage de sa
personne lorsqu’elle l’étreint dans le bureau même de l’avocat.
130 Enfin, on évoquera encore les petites filles perverses qui gravitent autour de l’atelier du
peintre Titorelli, lui-même personnage équivoque, comme on verra. Provocantes et
difformes, ces petites filles qui présentent « un mélange d’enfantillage et de corruption »
145

(P., 170) escortent Joseph K. jusqu’à l’atelier du peintre qui, lui-même, le recevra en
chemise de nuit autour de son lit qui semble occuper toute la place. Et tout comme Léni
avait donné la clé de la maison de l’avocat à Joseph K. (P., 140), de même les petites filles
se sont-elles procurées la clé de l’atelier de Titorelli (P., 171) : du passe-partout au passe-
droit, le passe règne en maître dans l’univers de la corruption. K. le comprend bien, qui
déclarera à l’aumônier, l’accusant de chercher l’appui des femmes, que « le tribunal est
composé presque exclusivement de chasseurs de jupons » (P., 240). Du reste, la
représentation allégorique de la justice par le peintre Titorelli n’évoque-t-elle pas aussi
« en tout point la déesse de la chasse » (P., 174) — ce qui ramène, une fois de plus, au
thème de la femme rabatteuse.
131 Les « glissements de rôle » représentent un troisième aspect du « tu » perverti dans
l’univers kafkaïen, après la vénalité et la lubricité. Pour enchaîner par exemple sur les
fillettes perverses, nous apprenons bientôt qu’« elles font partie du tribunal » (P., 178).
Quant à Titorelli lui-même, il se présente comme « homme de confiance du tribunal » (P.,
175) : « ne remarquez-vous pas », dit-il à Joseph K., « que je parle presque comme un
juriste ? » (P., 179). Tout se joue, bien entendu, dans l’équivoque de ce « presque » qui
signale le décalage incongru, la déchéance de la position, le glissement imperceptible de
l’officiel à l’officieux (encore un signe de ce que nous appelons « l’effondrement du
symbolique »). Si l’on pouvait encore considérer que Huld, le défenseur de K., était un
avocat officiel — ce qui ne l’empêchait pas cependant d’être totalement inefficace (et pour
cause puisque les formes officielles de la justice se sont effondrées depuis longtemps) —,
Titorelli, en revanche, représente l’archétype de ces avocats-marrons qui peuvent se
targuer de certains succès en raison des relations équivoques et des pratiques douteuses
qu’ils entretiennent avec les fonctionnaires subalternes de la justice. Comme le souligne
bien Cl. David, si Huld apparaît comme l’adepte d’une croyance dégradée, le fidèle d’une
religion morte sans qu’il s’en soit aperçu, Titorelli, l’intermédiaire cynique et agnostique,
a appris depuis longtemps à tricher avec la loi et en tirer quelque profit 110.
132 Mais peut-être que Huld lui-même triche, à sa façon, avec la loi ; peut-être s’est-il avisé lui
aussi de l’inanité de tous ses efforts, de sorte que ce n’est que par intérêt qu’il continue de
feindre. Toujours est-il que son attitude ambiguë finit par entraîner la déchéance de ses
clients. Ainsi en va-t-il de Block, engagé dans une procédure depuis plus de cinq ans, et
qui a fini par élire domicile dans un réduit de sa cuisine, admis certains jours à venir
quémander, comme un chien, quelque faveur à l’avocat (P., 220, 223).
133 On le voit : lorsque le sens et la norme se brouillent ou s’estompent (le « il » barré), que
les autorités cl leurs représentants dénaturent leur rôle (le « lu » perverti), les identités
personnelles sont menacées dans leur intégrité même — le « devenir chien » menace ;
ceci nous conduit au troisième pôle du triangle de l’intersubjectivité menacée.

Section 3. Le « je » accusateur

134 Chez Kafka, on le sait, condamnation extérieure et auto-accusation forment deux motifs
inextricablement mêlés. Ce n’est pas l’analyse du Procès qui démentira cette conclusion :
le thème de l’accusation (interne et/ou externe) y présente une complexité extrême,
réellement polyphonique. Non moins de quatre mouvements peuvent être distingués
dans le texte : il y a, tout d’abord, le mouvement le plus apparent, celui de l’accusation
extérieure par une puissance malveillante (l’Organisation, l’Administration, le
Tribunal...), qui se heurte aux protestations d’innocence, sans cesse réitérées, de Joseph
146

K. ; il y a ensuite le motif opposé de l’auto-accusation, allusif au début, plus explicite à la


fin ; d’autant que s’y superpose — troisième thème — la prise de conscience des petites
fautes réellement commises par K. au cours des douze mois de la procédure ; il y a enfin le
mouvement de fond du récit qui s’inscrit dans un registre quasi inconscient et qui traduit
la lente métamorphose, autant physique que psychique, de l’innocent en coupable.
135 Tentons de démêler, un à un, les différents fils de cet écheveau. Premier mouvement :
l’accusation extérieure classique. Quelle que soit la force du motif opposé de l’auto-
accusation, nul ne peut nier que Joseph K. est réellement « arrêté » (même s’il est laissé
en liberté), qu’il est convoqué, au moins la première fois, à une séance du tribunal, qu’il se
meut dans un environnement d’avocats (même si on s’aperçoit bientôt de leur inutilité),
que son univers comporte des prisons (puisqu’il rencontre l’aumônier de la prison) ainsi
que des bourreaux (ceux-là même qui l’exécuteront au dernier chapitre). On ne peut donc
pas dire que Joseph K. ait rêvé son arrestation ; les commentateurs ont d’ailleurs relevé à
cet égard que Kafka a soigneusement retiré de son manuscrit tous les passages qui,
précisément, évoquaient des rêves de K. : il fallait en effet que tout parut absolument réel,
même si — et tel est le tour de force de l’art de Kafka — tout relève de l’univers le plus
intérieur du personnage. On relèvera également que Kafka n’a pas intégré dans le récit
deux variantes qui figurent dans le Journal du 29 juillet 1914 et qui évoquent deux
commencements de l’histoire auxquels il a songé : dans le premier, « Joseph K., fils d’un
riche négociant est complètement désemparé par une grave querelle qu’il avait eue avec
son père qui lui reprochait sa vie de débauche » (J., 379) ; dans le second, un personnage,
désigné cette fois en première personne, est accusé d’un vol qu’il a réellement commis,
bien qu’il s’en défende (J., 380). L’auteur a renoncé à ces deux entrées en matière, sans
doute trop explicites, et, au moins pour la première, trop autobiographique, préférant
laisser planer le doute le plus complet sur la prétendue faute de Joseph K.
136 K. proteste donc de son innocence avec la plus extrême énergie : « je ne trouve pas en moi
la moindre faute », affirme-t-il au surveillant, dans le premier chapitre (P., 41). Et au
chapitre trois, il a encore la force de retourner violemment l’accusation contre l’abus de
procédure dont il est l’objet (P., 79 s.). C’est aussi pour se défendre de toute allégation de
fautes et du soupçon de culpabilité qu’il refuse de s’éloigner pour prendre du repos à la
campagne, comme l’y invite son oncle (de toute évidence, un substitut du père) (J., 126).
Cependant, rien n’y fait ; au fur et à mesure que se déroule l’intrigue, de plus en plus de
gens semblent au courant du procès qui lui est fait et amplifient l’accusation implicite
dans le style ambigu (sont-ils des témoins, des intercesseurs ou des accusateurs ?) qui
caractérise toute l’action. A l’avant-dernier chapitre, l’aumônier l’interpellera
personnellement et sans équivoque cette fois : « Joseph K. (...) tu es accusé (...) ton procès
va mal (...) on tient ta culpabilité pour établie » (P., 237, 239). Nouvelle protestation
d’innocence : « mais je ne suis pas coupable » — affirmation cependant singulièrement
affaiblie (ou plutôt déplacée) par la réplique suivante de Joseph K. : « comment un être
humain peut-il d’ailleurs être coupable ? » (P., 239).
137 En même temps que se répètent ces protestations d’innocence se développe cependant,
en contrepoint, le deuxième motif du récit relatif cette fois à l’auto-accusation. Bien plus
étrange que le premier, ce deuxième thème ne fait l’objet, du moins au début du récit, que
d’allusions indirectes, allégoriques et énigmatiques. Ainsi cette affirmation des gardiens
venus arrêter Joseph K. : « Notre Administration, loin d’aller chercher la faute au sein de
la population, est, tout au contraire, comme le dit la Loi, attirée par la faute » (P., 36). Ou
encore l’allusion à la pomme — de tous temps symbole de culpabilité (on l’avait déjà
147

rencontrée fichée dans le dos de Grégoire Samsa dans La Métamorphose) — que Joseph K.
croque, en guise de petit déjeuner, lors de la même scène de l’arrestation (P., 38).
138 On devine que le sentiment de culpabilité progresse lorsque, sans être convoqué, Joseph
K. se rend spontanément au tribunal (P., 87) ; n’avoue-t-il pas à son oncle qu’il « se sait
devoir des comptes à la famille » (P., 123) ? Et le prêtre dévoile assurément un point
essentiel lorsqu’il relève, à la fin de la scène de la cathédrale : « le tribunal ne veut rien de
toi. Il te prend quand tu arrives et te laisse quand tu t’en vas » (P., 250). Enfin, toute la
scène finale de l'exécution doit être relue à la lumière de l'hypothèse de l'autoaccusation.
On y verrait alors que c'est Joseph K. lui-même, et non les deux bourreaux venus le
chercher, qui imprime le rythme et la direction de la marche. Du reste, ccs deux sbires —
« de vieux acteurs de niveau subalterne » — ne sont autres, tout comme les gardiens du
début, que des éléments du moi disloqué de Joseph K. lui-même : ils avancent très serrés,
formant « tous les trois une telle unité que si l’on avait brisé l’un d’entre eux, on les eût
brisés tous les trois » (P., 252). Et lorsqu’un des deux bourreaux sort son couteau, « K.
savait qu’il eût été de son devoir de saisir lui-même le couteau pendant qu’il passait au-
dessus de lui et de se l’enfoncer » (P., 255). Mais, assumant cette « dernière faute », il n’en
fit rien, se laissant égorger « comme un chien » — et le récit de se terminer sur cette
phrase : « c’était comme si la honte devait lui survivre » (P., 256). Kafka citera mot pour
mot cette phrase, des années plus tard, dans la Lettre au Père pour l’appliquer à son cas :
« j’avais perdu toute confiance en moi, j’avais gagné en échange un infini sentiment de
culpabilité » (LP., 93).
139 A vrai dire, ce thème énigmatique de l’auto-accusation se renforce d’un troisième motif,
plus concret quant à lui, relatif aux vraies fautes que Joseph K. se reprochera au cours de
la procédure. Le premier chapitre se clôture par un épisode fort curieux à cet égard au
cours duquel Joseph K. entreprend de séduire Mademoiselle Bürstner, cliente de la
pension qui le loge (on observera que son nom de famille commence par un B. exactement
comme Grete Block et Félice Bauer) ; au cours de cette scène, K. se précipite sur la jeune
fille, l’embrasse sur la bouche et la gorge « comme un animal assoiffé lape de la langue
l’eau de la source enfin trouvée » (P., 60). Ce n’était là, comme on l’a déjà évoqué, que le
début d’une longue série de rencontres ambiguës avec des femmes non moins équivoques.
Tout se passe à cet égard comme si le fait de l’arrestation allait progressivement révéler à
Joseph K. une sexualité enfouie dont il ne s’était jamais avisé auparavant111.
140 La célèbre scène du « fouetteur » en apporte une confirmation éclatante. Un jour qu’il
travaillait à la banque comme à l’accoutumée, Joseph K. est troublé par des cris venant
d’un débarras. Quelle n’est pas sa surprise d’y découvrir les deux gardiens du début, nus
et à genoux, durement fouettés — en raison, lui explique-t-on, du vol de linge dont ils se
sont rendus coupables. Joseph K. est atterré : d’accusé n’est-il pas devenu accusateur à
son tour ? Le fouetteur ne se laisse cependant pas détourner de son devoir : la pensée
vient alors à Joseph K. de se déshabiller à son tour et de prendre la place des deux
victimes. Cette pensée ne le lâchera plus, elle le troublera toute la journée du lendemain...
et lorsqu’à nouveau il ouvre la porte du débarras, c’est pour être confronté exactement à
la même scène que la veille — cette fois, K. n’en peut plus, il referme violemment la porte
et s’enfuit (P., 112-119). Inutile de mobiliser la psychanalyse pour décoder : qu’a donc
découvert K. lorsqu’il a entrouvert la porte de l’inconscient-débarras ? L’ambivalence du
bourreau et de la victime, de l’accusateur et de l’accusé (les deux gardiens ne sont-ils pas
des représentants de certaines de ses propres pulsions ?), ainsi que — découverte sans
148

doute encore plus insupportable — une tendance homophile doublée de représentations


sado-masochistes112.
141 Par ailleurs, Joseph K. se reproche également, au fil des semaines et des mois, de négliger
son travail à la banque, ce dont atteste d’ailleurs la dégradation de ses rapports avec le
sous-directeur. Hier, il s’accusait de négliger son procès (son oncle lui en faisait le
reproche également, P., 141) ; voilà maintenant qu’il y consacre tout son temps, ayant
entrepris de rédiger un interminable mémoire en défense, au détriment cette fois de ses
obligations professionnelles.
142 Alors ? Culpabilité réelle ou fantasmée ? Mise en accusation extérieure ou auto-
exécution ? Les deux à la fois, bien entendu. Mais un quatrième thème, peut-être le plus
important, vient éclairer ce paradoxe d’un jour nouveau. Ce thème est celui de la justice
immanente, bien au-delà (ou plutôt en deçà) de la culpabilité et de l’innocence, une
justice en quelque sorte inscrite dans les choses mêmes (les choses qui parlent d’elles-
mêmes : res ipsa loquitur ), une justice quasi naturelle renvoyant à la loi archaïque de
nécessité. De cette justice immanente c’est le corps qui, bien avant l’esprit, en prend
connaissance (les gardiens n’avaient-ils pas prévenu qu’à défaut de connaître la loi, il
allait la « sentir » ?).
143 K. en a la révélation lors de son incursion dans les greniers surchauffés et encombrés où
sont installés certains services du tribunal. Pris de vertige, il suffoque et manque de
perdre connaissance. On doit le porter et bientôt le traîner vers la sortie. K., qui jouit
d’ordinaire d’une bonne santé, n’y comprend rien — d’où cette interrogation, si
révélatrice : « son corps voulait-il peut-être se révolter et lui préparer un nouveau procès
puisqu’il supportait l’ancien si facilement ? » (P., 111).
144 On se souvient que les suppliciés de La Colonie pénitentiaire apprenaient aussi la loi par
leurs corps, au point même qu’à la sixième heure leur était promise l’extase de la
révélation. N’est-ce pas celte transformation que Léni, la bonne de l’avocat, a appris à
reconnaître chez les accusés — des accusés qu’elle trouve tous beaux, précisément ? Kafka
prend bien soin de préciser à ce propos : « cela est un phénomène curieux, presque de
l’ordre des sciences naturelles » (P., 213). Mais d’où leur vient celte sorte de beauté
intérieure qui rayonne de leurs personnes ? Ni de la culpabilité, car ils ne sont pas tous
coupables, ni de la punition, car ils ne seront pas tous punis : « Ce ne peut donc tenir qu’à
la procédure intentée contre eux et qui les marque de quelque manière » (P., 213).
145 Bien entendu, cette métamorphose, car c’en est une vraiment — une lente transformation
interne, quasi physique et naturelle, de l’accusé en coupable — ne s’opère pas en un jour ;
pourtant, les gens d’expérience savent déceler le moment où le point de non-retour est
atteint ; c’est celui-là que guettent les fonctionnaires du tribunal qui dévisagent Joseph K.
« comme si l’instant d’après allait s’opérer en lui une profonde métamorphose qu’ils ne
voulaient pas manquer d’observer » (P., 105). Arrivé à ce stade, l’accusé se meut audelà
(ou plutôt en deçà) du bien et du mal. Il relève désormais de la grande loi de nécessité et
se dépouille peu à peu de son individualité, dont il est devenu indifférent de savoir si elle
était réellement coupable. Dépouillé de tout ce qui pourrait encore le rattacher à son
identité concrète (famille, travail...), Joseph K., vers la fin du récit, en vient à incarner
l’homme anonyme objet d’une loi de nécessité qui échappe à l’entendement. À ce stade, la
question n’est plus de savoir qui accuse et qui est accusé, ou encore qui est innocent et
qui est coupable, ou qui est équitable et qui est arbitraire, le vrai sujet du récit (peut-être
le seul depuis le début) est devenu la procédure elle-même, celle-là même qui « se
149

convertit peu à peu en verdict » (P., 240). Ce qui nous conduit à notre dernier
développement.

Section 4. Un singulier procès

146 Le procès de Joseph K. est effectivement un singulier procès : à la fois étonnant et


irréductiblement personnel. Du reste, le terme allemand Prozess, signale M. Robert, est
lui-même un terme à double entente : il désigne à la fois une action judiciaire et un
processus morbide susceptible d’évolution113. De sorte que K. est à la fois l’objet d’une
procédure (judiciaire) et d’un processus (pathologique), sans que l’on sache en définitive
s’il est malade de culpabilité ou coupable de maladie — en proie en tout cas à une
métamorphose qui le met déjà au ban de l’humanité ordinaire, en quarantaine — faut-il
ajouter : « marqué d’une étoile jaune » ?
147 Les différents éléments de ce singulier « procès » qu’on évoque maintenant sont autant
d’aspects de cette justice inversée qui accompagne l’écroulement du monde commun
institué par des symboles partagés. N’allons pas en conclure pour autant que cette justice
à l’envers n’a rien de commun avec la nôtre. Le XXe siècle aura au contraire produit son
lot de confirmations des fantasmes de Joseph K. (que l’on songe par exemple aux parodies
de procès que Staline organisait pour ceux qu’il transformait en opposants). Sans aller
jusqu’à ces extrémités, bon nombre de traits invoqués par le Procès — le rôle parfois
ambigu de l’avocat, la difficulté d’accès au prétoire, les lenteurs de la procédure, l’aléa de
la décision, la « construction » de l’accusé par le dossier — caractérisent, aujourd’hui
encore, non pas les dysfonctionnements (exceptionnels) de la justice, mais son
fonctionnement le plus ordinaire. Faut-il en conclure que le plus singulier est aussi le plus
universel ? Ce serait certainement un des mérites de la grande littérature de nous le faire
percevoir.
148 Le temps — à la fois aléatoire, infiniment distendu et inversé — représente la première
coordonnée de la procédure singulière du Procès. Une justice instituante, restauratrice de
paix sociale, de reconnaissance des victimes et de réhabilitation des coupables,
s’accompagne d’une temporalité nettement distincte du temps ordinaire (elle marque une
coupure rituelle instauratrice d’un ordre supérieur), entièrement maîtrisée par des règles
précises et contraignantes, et génératrice d’effets définitifs et irréversibles : ainsi un
temps néguentropique et créateur se substitue-t-il au désordre social dénoncé par la
plainte114 Tous ces caractères s’inversent dans Le Procès. Loin d’être maîtrisée par des
règles précises, et mesurée par des délais stricts, la procedure y apparaît parfaitement
aléatoire : Joseph K. est convoqué au tribunal un dimanche, et, bien qu’on ne lui ait pas
fixé d’heure précise, on lui reproche son retard (P., 70 et 77). Dans la suite, il ne saura
jamais si la procédure est vraiment entamée, la question du moment de l’ouverture du
procès restant objet de controverses parmi les spécialistes (P., 205 et 225). Et quand
finalement le verdict final arrive, c’est « inopinément, sans qu’on s’y attende, émis par
une bouche quelconque, à un moment quelconque » (P., 226).
149 Le temps d’une procédure instituante est, disions-nous, nettement distinct du temps de la
vie ordinaire. Dans Le Procès, au contraire, le temps de la justice ne se distingue plus du
temps de la vie privée — le dimanche et la nuit semblent même ses moments de
prédilection : les préposés de le justice n’ont-ils pas pris l’habitude de loger dans les
locaux mêmes du tribunal (P., 108) ?
150

150 Par ailleurs, une justice instituante rend des « arrêts » — des décisions qui « arrêtent » le
cours des choses, mettent un terme au différend, enrayant le cycle infernal de la violence
ou de la déchéance. Tout au contraire, la justice avec laquelle K. est aux prises est celle
d’un processus indéfiniment distendu, sans véritable début ni fin assignable. L’avocat
Huld, après des mois de travail, ne sera même pas parvenu à terminer la première requête
(P., 152) ; le procès de son client Block se traîne depuis cinq ans, sans que le moindre
progrès significatif n’ait été enregistré (P., 200). Titorelli, toujours bien informé, ne cache
rien à Joseph K. de cette étrange temporalité judiciaire. A part « l’acquittement
véritable », auquel il faut renoncer (seules de vieilles légendes évoquent celte possibilité,
mais on ne peut pas en faire état devant le tribunal ; du reste, il est impossible d’en avoir
confirmation, les décisions ultimes n’étant jamais rendues publiques, P., 182), l’accusé a le
choix entre l’« acquittement apparent » et le « report indéfini ». Dans le premier cas,
l’accusé peut cesser de s’occuper de son affaire, mais celle-ci suit néanmoins son cours ; le
dossier continue de circuler de bureau en bureau, de sorte que « l’accusation peut être
immédiatement réactivée par un ordre venu d’en haut » — c’est que « le tribunal ne
connaît pas l’oubli » (P., 187). L’acquittement n’était que provisoire, en somme, une
nouvelle citation pouvant être ordonnée à tout moment — exactement comme une
tumeur maligne se réveille, après avoir laissé quelque moment de répit au patient.
151 L’autre branche de l’alternative consiste dans le « report indéfini » : dans ce cas, l’accusé
continue à faire preuve d’une attention constante à l’égard des développements du
dossier, il ne néglige rien pour sa défense, de sorte que « le procès est constamment
maintenu à son niveau inférieur » (P., 188). On l’aura compris : quelle que soit l’option
choisie, aucun terme véritable n’est mis à la procédure : qu’il s’agisse d'une maladie
chronique exigeant des soins constants, ou d’une affection latente ponctuée de crises
subites, il n’y a nulle rémission à attendre. La mort elle-même ne constitue pas un terme à
cet égard : le personnage kafkaïen qui, on l’a vu, s’imagine volontiers dans le rôle du
mort-vivant (cf. supra, le chasseur Gracchus), ne craint-il pas que « la honte lui survive » (
P., 256) ?
152 Aléatoire, infiniment distendue, la temporalité du Procès est également inversée — c’est
même là sa caractéristique la plus frappante. Contrairement à la séquence classique, la
condamnation précède ici la poursuite, de même que l’exécution précède le jugement —
comme si Joseph K. était « toujours déjà » condamné ; comme si le procès (c’est-à-dire le
processus de la métamorphose) avait pour unique fonction de faire accéder cette vérité à
la conscience du condamné, comme si les douze mois de procédure avaient pour rôle
véritable d’assurer l’adéquation progressive des représentations mentales avec cette
nécessité naturelle absolument inéluctable. N’était-ce pas là déjà le processus que
suivaient les procès en sorcellerie de l’Inquisition ? N’était-ce pas aussi le ressort intime
des procès staliniens, au cours desquels l’accusé était amené à réécrire toute l’histoire de
sa vie, au terme de longs mémorandums, exactement comme Joseph K. le fera, pour la
rendre conforme avec l’issue fatale que l’on devine115 ?
153 Tout aussi informe est l’espace judiciaire du Procès. Une justice instituante suppose que le
lieu où se dit le droit soit un espace retranché de la vie quotidienne, clairement délimité,
et en même temps central, comme le foyer qui innerve toute la cité — une aire sacrée,
chez les anciens, signifiant à la fois la transcendance de la justice, sa radicale différence,
et sa présence tangible au milieu des hommes. Comme on peut s’en douter, ce sont des
caractères exactement opposés que présente le tribunal du Procès : c’est, pourrait-on dire,
la promiscuité périphérique qui le caractérise en lieu et place de la séparation centrale. Ici, pas
151

de lieu clairement assigné, d’espace sacré distingué du quotidien — ce sont des meublés
tout à fait ordinaires qui abritent les séances du tribunal, que la lavandière évacue les
jours de séance (P., 88). Par hasard, Joseph K. tombe un jour, au bas d’un escalier, sur un
panneau indiquant : « accès au tribunal », mais ses pérégrinations ne le conduiront
qu’aux greniers étouffants et labyrinthiques d’un immeuble de rapport (P., 97).
Omniprésente, cette justice est cependant dépourvue de centralité et de visibilité : c’est
toujours en « périphérie », dans des immeubles de « banlieue éloignée » que K. amorce ses
contacts avec elle (P., 70). Cette topographie ne manque cependant pas d’être paradoxale :
un jour qu’il se rend chez le peintre Titorelli, « qui habitait un faubourg diamétralement
opposé à celui où se trouvent les bureaux du tribunal » (P., 168), K. avise une porte de
l’atelier, derrière le lit du peintre : « qu’est-ce qui vous étonne donc ? » dit celui-ci, « ce
sont les bureaux du tribunal » (P., 192)... et d’ajouter que, des bureaux du tribunal, il y en
a dans presque tous les greniers.
154 Un autre caractère spatial de la justice instituante est le vide autour duquel elle s’organise
116
: entre le banc de la Cour, les travées du public, la barre des avocats et le pupitre du
procureur, un espace vide est ménagé par où se symbolise la transcendance de la loi et
autour duquel s’organisent les échanges sur son contenu. Ici encore, c’est la
représentation inverse qui prévaut : au lieu de la case blanche, ce n’est
qu’invraisemblable entassement de gens et d’objets qui encombrent, étouffent
littéralement, l’espace de la justice : tout un bric-à-brac où se déversent, comme dans un
rêve, les résidus des passions ordinaires — meubles bourgeois, classeurs bureaucratiques,
bas de soie, magazines pornographiques, bacs à lessive...
155 La justice instituante, par sa séparation du quotidien, sa centralité et son vide interne,
tente de restaurer l’ordre, la mesure, une nouvelle mise en rapport des choses au sein de
la corruption ; elle ménage un parcours d’étapes bien réglées qui sont comme les
épreuves d’un rite d’initiation en vue de la réintégration sociale ; elle tente, en
réinstaurant la perspective réflexive du tiers, d’établir la bonne distance entre des
protagonistes (les « je » et les « tu ») trop liés par l’indistinction de la violence ou de la
captation. Tous ces effets, liés à une correcte maîtrise de l’espace institutionnel, sont
perturbés et même inversés dans le Procès : ici, c’est le trop-plein des corruptions
quotidiennes qui se déverse sur la justice — version moderne de la profanation du temple
par les marchands. Toutes les mesures en ressortent faussées et les rapports biaisés ;
quant au labyrinthe que parcourt K., il n’est pas comme ceux du parvis des cathédrales,
pourvus d’une sortie, lointaine sans doute, mais clairement visible, des labyrinthes qui
imposaient aux pèlerins une ultime épreuve purificatrice avant l’accès à l’autel — il s’agit
plutôt de ces dédales mortels où le Minotaure dévorant l’emportera toujours sur le
voyageur égaré. Point non plus ici de « bonne distance » entre les protagonistes — K.
ignorera jusqu’au bout qui lui fait face (quel « il » ?, quel « tu » ?, quel « je » ?), et ne
trouvera autour de lui (on dit « autour », car précisément personne ne lui fait « face »)
qu’une masse anonyme de témoins plus ou moins voyeurs (on ne compte plus, de la
première à la dernière scène, les personnes qui observent K. « de la fenêtre d’à côté ») et
tout un grouillement d’intercesseurs plus ou moins bien intentionnés. Comment mieux
évoquer que par cette déstructuration de l’espace, physique et symbolique, l’échec de la
parole séparatrice, le délitement de la loi, la confusion qui annonce le retour de la
violence originelle ?
156 L’étude des rôles tenus par chacun des protagonistes éclaire également, d’une singulière
lumière, la justice inversée, ou plutôt déformée jusqu’au grotesque, du Procès. Nous avons
152

déjà signalé plus haut les « glissements de rôle », constitutifs du « tu » perverti. Dans ce
registre, on peut encore relever quelques illustrations. Le fait, par exemple, que lors de la
scène de l’arrestation, le surveillant s’est fait accompagner non seulement de deux
gardiens, mais également de trois témoins, dont K. découvre avec stupeur qu’ils ne sont
autres que des employés de la banque qui l’occupe (P., 45) 117. Stupeur également lorsque
K., en visite (nocturne, comme de juste) chez l’avocat Huld, découvre la présence, dans un
coin d’ombre de la pièce, du chef du Secrétariat du Tribunal, assis devant une petite table
(P., 134) : prend-il des notes ? conseille-t-il l’avocat ? lui confie-t-il des informations
confidentielles ? ou au contraire, lui soutire-t-il des renseignements sur ses clients ? —
toutes les supputations sont bien entendu permises.
157 Moins brutalement sans doute que Titorclli, « l’avocat marron » qui triche ouvertement
avec la loi et joue cyniquement du trafic d’influence, l’avocat Huld incarne aussi, à sa
manière, la perversion des rapports de « représentation » judiciaire. On a déjà noté
qu’aussi pontifiant qu’inefficace, il incarnait le dévot d’une religion morte (celle d’une
procédure qui aurait du sens et d’une loi qui serait légitime) et entraînait ainsi ses clients
dans une liturgie absurde et aliénante. Son nom, Huld (« grâce » en allemand) ne révèle-t-
il pas déjà que son office ne se situe nullement sur le plan rigoureux de la loi et du droit,
mais plutôt dans les eaux troubles des faveurs, des privilèges et des hasards qui vous font
« rentrer en grâce » ou au contraire « tomber en disgrâce », sans qu’on sache exactement
pourquoi. N’est-il pas dit que « le plus important reste les relations personnelles de
l’avocat » (P., 146) ? Le triangle Huld, Léni, Block est révélateur à ce égard : Huld, le
médiateur en trompe-l’œil, dispensateur de « grâces » illusoires, Léni la bonne équivoque
qui joue le rôle de rabatteur, Block le client réduit à l’état de gibier, ou plutôt de chien,
ayant abdiqué toute dignité, baisant les mains de l’avocat, agenouillé au pied de son lit (P.,
222).
158 Mais ce n’est pas seulement du côté des avocats que l’univers du Procès pèche par manque
de « représentation » et de cette distance réflexive nécessaire à la triangulation du
différend. Beaucoup plus fondamentalement encore, s’est-on avisé de ce que, dans ce
Procès, le rôle de l’accusateur public fait totalement défaut, de sorte que l’espace judiciaire
compte deux dimensions seulement, et non trois comme il se doit : d’un côté, les juges, de
l’autre, Joseph K., et entre les deux, pas de ministère public. Avec cette conséquence
fâcheuse que le juge cumule alors les rôles d’accusateur et d’arbitre, ce qui ne manque pas
de soulever des doutes quant à son impartialité118. Comment le juge pourrait-il accéder à
la position du tiers-arbitre, au-dessus de la mêlée, et à égale distance de l’accusation et de
la défense, comment pourrait-il organiser la circulation de la parole devant lui et garantir
l’égalité des plaideurs, dès lors qu’il accuse et juge à la fois ?
159 Tous ces indices convergent : alors que la justice officielle distribue clairement les rôles,
chacun jouant sa partition selon le personnage convenu (la toge, la perruque, les couleurs
différenciées du siège cl du parquet...), la justice en trompe-l’œil du Procès brouille comme
à plaisir les codes et les repères, intervertissant les rôles et échangeant les masques. Plus
personne, dans ce cas, n’est un « officiel », plus personne n’agit ex officio comme
« représentant » d’une fonction supérieure, plus personne ne peut parler et agir « au
nom » de la loi — soit parce que, tyrans ils prétendent « être » la loi, soit (et cette
hypothèse cadre mieux avec Le Procès) parce que la loi a disparu depuis longtemps, ne
laissant d’autre choix aux gens que de jouer de ses symboles devenus énigmatiques,
comme des enfants qui s’affublent de vieux déguisements trouvés dans les malles d’un
« grenier » poussiéreux (on sait l’importance des greniers dans Le Procès).
153

160 Une temporalité aléatoire et infiniment distendue, un espace de promiscuité


envahissante, une distribution de rôles pervertie... tout cela conduit naturellement à une
procédure déformée jusqu’au grotesque, dont on relève ici encore quelques traits. Dès son
arrestation, Joseph K. aurait pu deviner ce qu’il ne comprendra que bien plus tard : « il ne
s’agit pas du tout d’une procédure devant un tribunal ordinaire » (P., 125). En effet, si on
ne lui signifie pas de mandat d’arrêt, comme il l’exigeait, on ne lui réclame pas non plus
ses papiers d’identité — du reste, on le prend pour un « peintre en bâtiment » (P., 36 et
78). Arrête, K. n’est pourtant pas véritablement « accusé », il est par ailleurs laissé en
liberté, libre de vaquer à ses occupations ordinaires (P., 42 et 45). Plus tard, Léni lui
confiera que « devant ce tribunal-là, on ne peut pas se défendre. On ne peut qu’avouer » (
P., 138). Le discours de Huld est encore plus édifiant (P.,143 s.) : le tribunal ne lit guère les
pièces et ignore les recours ; la procédure n’est pas publique, les dossiers demeurent
inaccessibles à la défense comme à l’accusé ; les avocats ne sont pas vraiment autorisés,
tout au plus tolérés ; « en fait tout repose sur l’accusé » (P., 145), mais la procédure est
secrète pour lui également — du reste, les juges subalternes eux-mêmes n’ont pas
connaissance du suivi ultérieur du dossier. Quand on aura ajouté que le tribunal est
inaccessible aux preuves produites officiellement devant lui (P., 179), on aura compris que
l’adjectif « ubuesque » s’applique au moins aussi bien à cette procédure que la
qualification de « kafkaïenne ».
161 Deux scènes, celle de la première enquête et celle de l’exécution finale, méritent d’être
relevées non plus tant pour illustrer la perversion de la procédure, maintenant évidente,
mais plutôt l’effondrement de l’intersubjectivité instituée, dont elles sont le signe. Au
cours de la première enquête, seul moment où Joseph K. sera confronté à un semblant de
justice officielle, K. prend d’emblée l’initiative, n’hésitant pas à mettre en cause cette
justice abusive qui inquiète des innocents. Le ton est politique — à ce stade du procès (on
en est aux premiers jours), Joseph K. est persuadé de son innocence et croit pouvoir
encore réclamer justice à qui de droit. Mais un curieux phénomène se produit alors dans
la salle d’audience, la topographie nous servant, ici encore, de révélateur : voilà que
l’assistance qui, au début de la séance, était partagée en deux partis opposés, à droite et à
gauche de la salle, le bureau du juge d’instruction devant, sur une petite estrade
(configuration au demeurant plus politique que strictement judiciaire) — voilà donc que
le public se fond maintenant en une mêlée indistincte, confusion générale au milieu de
laquelle K. aperçoit distinctement les mêmes insignes aux revers de toutes les vestes, y
compris celle du juge d’instruction (P., 85). Loin donc de représenter des points de vue
opposés — l’un d’eux pouvant se révéler sensible à l’argumentation de K. — les voilà tous
rassemblés en une clique unique, au sein de laquelle l’intrus, visiblement, n’a pas sa place.
Ainsi est-on insensiblement glissé de l’espace ternaire du triangle judiciaire à l’espace
binaire de la confrontation politique (un parti contre l’autre), pour enfin déboucher sur
l’indifférenciation de l’unité fusionnelle (la mêlée générale et les insignes identiques) qui
ne peut que se traduire par le rejet de « l’autre ». Déstructuration de l’espace (du triangle
à la ligne, et de la ligne au point) révélatrice, bien entendu, du délitement des rapports
interpersonnels et de la capacité de les instituer par des représentations partagées.
162 De sorte que, à la fin de l’histoire, au moment de l’exécution — deuxième et dernière
confrontation à un semblant de justice officielle —· K. se retrouve absolument seul. On a
déjà noté que les deux cabotins venus l’arrêter n’étaient sans doute que des éléments de
son moi disloqué. Seul ? Et pourtant qui est cet « être humain » apparu à la fenêtre de la
maison attenante à la carrière où se déroule la mise à mort ? « Qui était-ce », en effet :
154

« un ami ? Un homme bon ? Quelqu’un qui prenait part ? Etait-il seul ? Etaient-ce tous ?
(...) Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était le haut tribunal jusqu’où il n’était
jamais arrivé ? » (P., 256). Ces questions, comme la honte, survivront à Joseph K. Pas
seulement la question du juge et du tribunal (le « il »), mais aussi la question du « tu » (un
ami ? Un homme bon ?), la question de l’autre, de tous les autres (était-il seul ? Etaient-ce
tous ?) — et puis, bien entendu la question du soi : « comme un chien », dit K. en mourant.

Conclusion. Auteur, malgré tout


163 Comment dire le « dernier mot » à propos d’une œuvre considérable, fragmentaire, et, de
surcroît, inachevée ?
164 Il n’y a donc pas de dernier mot. Kafka n’avait-il pas souhaité que ses mots s’envolent en
fumée ?
165 Et pourtant nous ne cessons d’en parler.
166 Malgré tout.
167 Ce mot-là, au moins s’impose.
168 Malgré l’adversité — cet adversaire implacable qu’il était pour lui-même — les mille
maux, imaginaires, et bientôt réels, la difficulté quotidienne d’écrire, le simple combat
pour se maintenir dans l’existence... malgré tout cela, il reste quelque chose. Ou, plus
exactement, quelque chose commence.
169 Malgré tout, Kafka aura été un auteur. « Aura été » : futur antérieur, l’avenir d’un passé,
comme si, de ce passé, quelque chose était encore en instance d’advenir. Comme si ce
passé, c’était en avant de lui, et non en arrière, qu’il trouve sa consistance.
170 Malgré tout, Kafka aura été un auteur.
171 « Auteur », du latin augere, augmenter ; l’auteur : celui qui augmente, qui élève, qui tire en
avant, porte au-delà — et, à ce titre, fait autorité.
172 Auteur de ses actes, lui qui luttait contre des forces invisibles auxquelles il prêtait une
puissance infiniment supérieure aux siennes.
173 Auteur d’une œuvre considérable, lui qui croyait avoir échoué en tout, y compris en
littérature, à laquelle, pourtant, il sacrifia tout le reste.
174 Auteur : celui qui fait augmenter, qui grandit et fait grandir — lui qui aurait bien voulu se
faire si petit qu’il eût disparu de la vue de ses semblables comme tous ces petits animaux
— souris, habitant du terrier, cloporte — auxquels il s’identifiait si aisément.
175 Auteur : cause, principe, créateur, artisan, inventeur, promoteur, responsable, ancêtre.
Ancêtre ? Non pas. Cette voie-là, il se l’était radicalement interdite. Assez, à ses yeux,
pour le damner. Alors, responsable ? Oui et non. En un sens, trop responsable, assumant
jusqu’à la faute originelle. En un sens opposé, irresponsable — car comment pourrait-on
être accusé de quelque chose si, comme Job, on frôle l’hypothèse que Dieu pourrait être
mauvais, l’auteur d’une loi innommable et cruelle, absolument implacable ?
176 ... et malgré tout, auteur. Inventeur d’un langage pour le désert et les temps sombres.
Artisan d’une œuvre si radicalement dépouillée, créateur d’un monde si totalement
désapproprié, que lorsque déferleront bientôt les hordes noires ou rouges, elles ne
pourront absolument rien contre eux. Le cri et le rire qui s’en dégagent avaient déjà,
avant même qu’elles ne se lèvent, fait se dérober le sol sous leurs pas.
155

177 L’imposture, Kafka ne la connaissait en effet que trop bien. Comme un vieil adversaire
familier. C’était pour le combat avec « le vrai, le pur, l’immuable », qu’il était taillé. Mais
comment contempler ce foyer, sans être changé en statue de sel119 ?
178 ... Auteur, malgré tout.

NOTES
1. F. KAFKA, Journal, trad. par M. Robert, Paris, Grasset, 1994, p. 522.
2. F. KAFKA, Lettre au père, trad. par M. Robert, Paris, Gallimard (Folio bilingue), 1995, p. 119-121.
3. F. KAFKA, Journal, op. cit., p. 425. Kafka discute ici, le 24 janvier 1915, avec sa fiancée Felice
Bauer du célèbre épisode du gardien de la loi qui figure à la fin du Procès.
4. M. BLANCHOT, De Rofka à Kafka, Paris, Gallimard (Folio), 1981, p. 66.
5. Il n'est évidemment pas aisé de faire le tri. D'une certaine façon, c'est toute l'œuvre de Kafka
qui relève de la perspective juridique au sens ou nous l'entendons (le rapport à la Loi). En
définitive, ce sont des limites de temps et de place qui nous ont contraint à choisir. Mais bien des
pistes demeurent en friche. Un roman comme Le Château, très peu exploité ici, pourrait s'avérer
particulièrement riche d'enseignements. Se rappelle-t-on, par exemple, que les juristes des
temps anciens, comme le rappelle M. SERRES, étaient d'abord des « arpenteurs », spécialistes du
bornage et de la mesure (Le contrat naturel, Paris, Éd. F. Bourin, 1990, p. 87 s.) ?
6. P. RICOEUR, Éthique et morale, in Lectures 1, Paris, Seuil, 1991, p. 256 et s.
7. P. RICOEUR, Qui est le sujet de droit ?, in Le juste, Paris, Esprit, 1995, p. 33.
8. P. RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 14.
9. Le souci du père de famille, in F. KAFKA, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade,
1980, trad. A. Vialatte, p. 523.
10. M. ROBERT, Seul comme Franz Kafka, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p. 235 et s.
11. Cité par M. ROBERT, ibidem, p. 235.
12. J. FLORENCE, Le désir de la loi, in J. FLORENCE, Ouvertures psychanalytiques, Bruxelles,
Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, p. 243.
13. P. RICOEUR, Finitude et culpabilité, t. II, La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1968, p. 33.
14. F. KAFKA, Le château, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 551.
15. P. ROBERT, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Société du
nouveau Littré, t. III, 1970, p. 605.
16. Sur tout ceci, cf. P. RICOEUR, Finitude et culpabilité, op. cit., p. 31 à 38.
17. Ibidem, p. 38.
18. F. KAFKA, Lettre au père, op. cit., p. 113. Dans la suite, nous citerons cette œuvre dans le cours
même du texte à l'aide des lettres LP, suivies de l'indication de la page.
19. Cf. M. BLANCHOT, op. cit., p. 63 : « Peut-être est-ce l'étrangeté de livres comme Le Procès ou Le
Château de nous renvoyer sans cesse à une vérité extra-littéraire, alors que nous commençons à
trahir cette vérité, dès qu'elle nous attire hors de la littérature avec laquelle elle ne peut
pourtant pas se confondre ».
20. En ce sens, E. CANETTI, L'autre procès. Lettres de Kafka à Felice, trad. par L. Jumel, Paris,
Gallimard, 1972, p. 21.
21. Cl. DAVID, Préface, in Lettre au père, op. cit., p. 7.
156

22. F. KAFKA, Journal, op. cit., p. 267. Dans la suite, nous citerons cette œuvre dans le cours même
du texte à l'aide de la lettre J suivie de l'indication de la page.
23. E. CANETTI, op. cit., p. 81.
24. Non sans humour parfois, comme en témoigne cette anecdote rapportée par le Journal le 27
janvier 1922 : « Bien que j'aie écrit distinctement mon nom à l'hôtel, bien qu'ils m'aient écrit de
leur côté en mettant le nom exact, c'est pourtant Joseph K qui est inscrit au tableau d'en bas. Dois-
je les éclairer ou me laisser éclairer par eux ? » (J, 540).
25. Le Verdict, in Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, trad. B. Lortholary, Paris,
Flammarion, 1991, p. 77.
26. Cf. le commentaire de Cl. DAVID, Préface (LP, 9).
27. Comme on peut s'y attendre, l'auteur ajoute : « le mariage ne se trouve pas parmi elles ». À
rapprocher du commentaire que Kafka lui-même faisait du Verdict : « tout l'avoir commun est
amoncelé autour du père » (J, 267).
28. « Tu te bornas à dire que tu pouvais me donner conseil pour me permettre de pratiquer ces
choses sans danger » (LP, 129).
29. À ce point, Kafka fait un lien direct avec la dernière pharase du Procès : « en souvenir de cette
infirmité, j'ai écrit fort justement un jour de quelqu'un : "il craint que la honte ne lui survive" » (
LP, 93). Indice parmi d'autres de ce que, chez Kafka, la fiction sert de révélateur pour la vie réelle,
au moins autant que l’inverse.
30. Sans utiliser l'expression moderne « double bind », Kafka a recours à la même idée : « les
choses se passaient en réalité comme dans ce jeu d'enfants où l'un tient la main de l'autre, la
serre même et s’écrie en même temps : "mais va-t-en donc, mais va-t-en donc, pourquoi ne pars-
tu pas ?" » (LP, 137).
31. F. KAFKA, Considérations sur le péché, la souffrance, l'espérance et la vraie voie, et aussi Méditations,
in F. KAFKA, Journal intime, trad. par P. Klossowski, Paris, Grasset, 1945, p. 265, 267, 270, 271,
302-305.
32. « Réflexion » : si, dans la ligne de cette méditation, l'homme n'est pas créé à l'« image » de
Dieu, de qui ou de quoi est-il le reflet ?
33. M. BLANCHOT, op. cit., p. 69.
34. Lettre à M. Brod, juin 1921, citée par M. ROBERT, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 203.
35. Méditations, op. cit., p. 305.
36. Œuvres complètes, op. cit., t. Il, p. 648 et s. Sur le jeûne, cf. aussi les Méditations, p. 290 et s. et Les
recherches d'un chien, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 674 et s.
37. Marthe Robert rappelle que, non content de ne pas partager le repas familial, Kafka entourait
l'acte de manger d'un rituel bizarre et maniaque, ce qui, bien évidemment, ne pouvait
qu'exaspérer son père (M. ROBERT, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 140).
38. On notera que ces observations suivent immédiatement ce passage déjà cité : « Conclusion du
Verdict appliquée à mon cas ».
39. Cf. notamment le Journal, op. cit., p. 138, 157, 281, 332, 336, ainsi que le passage déjà commenté
des pages 10 et suivantes.
40. Lettre à Brod, mi-avril 1921, cité par M. ROBERT, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 152. Pour
le développement de toute cette problématique, on renvoie à l'excellent chapitre V de cet
ouvrage de M. Robert (Devant la loi, p. 131 et s.).
41. Op. cit., p. 296. Le texte poursuit : « nullement le suicide et le martyre, peut-être bien le
mariage et le martyre ».
42. Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, op. cit., p. 124.
43. Cf. aussi. J., 384 : « on reconnaît sa propre main » (dans celle qui vous écrase) ; J., 421 : « il y a
encore en moi un peu de judaïsme tenace, sauf que généralement c'est l'adversaire qu'il
soutient ».
44. E. CANETTI, op. cit., p. 75.
157

45. F. KAFKA, Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, op. cit., p. 80.
46. On se souvient aussi de ce que « l'innocente culpabilité » constitue un des leitmotive de la
Lettre au Père.
47. Cela est plus vrai encore pour Le Château que pour Le Procès. Dans celui-ci, Joseph K. garde
encore le contact avec un oncle. Kafka a néanmoins pris soin d'éliminer tous les passages qui le
rattacheraient trop directement à une famille réelle, notamment un passage qui le met en
présence de sa mère (Œuvres complètes, op. cit., p. 484 et s.).
48. À noter cependant que rien n’est jamais simple chez Kafka : si, dans ce passage, il fait bien
état du « décret d'expulsion » du père, il note également : « pourquoi voulais-je sortir du monde ?
Parce qu' "il" ne me laissait pas vivre dans le monde, dans son monde ».
49. Lettre de septembre 1922 citée par M. BLANCHOT, op. cit., p. 213.
50. Cf.aussi J., 554 : « N'être pas encore né et déjà forcé de se promener dans les rues, de parler
aux hommes ».
51. M. BLANCHOT, op. cit., p. 72.
52. Il n'est pas difficile de découvrir Franz Kafka sous le « masque » du personnage Gracchus :
graculus en latin veut dire choucas, et choucas se traduit en tchèque par Kavka. À Prague,
l'enseigne du commerce du père de Kafka représentait un choucas.
53. Le chasseur Gracchus, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 452 et s.
54. Lettre citée par M. BLANCHOT, op. cit., p. 170.
55. G. DELEUZE et F. GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure, Pris, Éditions de Minuit, 1975,
p. 157.
56. Ibidem, p. 66.
57. Le terrier, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 748.
58. Prométhée, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 545.
59. Le souci du Père de famille, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 523.
60. M. BROD, Franz Kafka. Souvenirs et documents, trad. par H. Zylberberg, Paris, Gallimard (Folio),
1991, p. 75.
61. Ibidem, p. 237 et s.
62. Pour une réfutation de l’interprétation religieuse de Kafka, cf. M. BLANCHOT, op. cit., p. 108.
63. M. BROD, op. cit., p. 40 et 41 ; M. ROBERT (Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 167), rapporte
« tentative ».
64. M. ROBERT, ibidem, p. 231.
65. M. BLANCHOT, op. cit., p. 119.
66. Sur l'impatience, cf. cette observation des Considérations sur le péché... (in Journal intime, op. cit.,
p. 247-248) : « Il est deux péchés capitaux humains dont découlent tous les autres : l'impatience
et la paresse. À cause de leur impatience, ils ont été chassés du Paradis. À cause de leur paresse,
ils n'y retournent pas. Peut-être n'y a-t-il qu'un péché capital, l'impatience. À cause de
l'impatience, ils ont été chassés, à cause de l’impatience, il n'y retournent pas ».
67. Cf. M. BLANCHOT, op. cit., p. 69.
68. Sur cette question, cf. l'excellent chapitre 3 « Qu'est-ce qu'une littérature mineure ? » de G.
DELEUZE et F. GUATTARI (op. cit., p. 29 et s.).
69. On écrirait volontiers « patrie » si, à son tour, le terme ne renvoyait au cercle parternel. Fils
déshérité, Kafka est aussi bien l'apatride.
70. M. BROD, op. cit., p. 179.
71. Lettre de 1922 citée par M. BLANCHOT, op. cit., p. 211-212.
72. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 59.
73. Lettre à M. Brod, juin 1921, cité par M. ROBERT, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 202 ; cf. G.
STEINER, K., in Langage et silence, Paris, Seuil (10/18), 1969, p. 149 et s.
74. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 34.
75. M. BLANCHOT, op. cit., p. 89.
158

76. M. ROBERT, Kafka, Paris, Gallimard, 1960, p. 88.


77. M. ROBERT, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 88.
78. M. BROD, op. cit., p. 263, 264, 265.
79. M. ROBERT, Kafka, op. cit., p. 111 et s.
80. Cet épisode a marqué profondément Kafka : il le relate dans son Journal, le 3 novembre 1911 (
J., 120) et y revient encore, des années plus tard, dans la Lettre au Père (LP., 35) : « Sans le
connaître, tu le comparais à de la vermine et tu avais recours au proverbe des puces et des
chiens ». Quand on sait l'usage que la propagande nazie fera de l'analogie Juif = vermine, on ne
peut manquer, une fois de plus, d'être impressionné par la force visionnaire de l'écriture de
Kafka, comme s'il avait anticipé les effets d'une expérience sociale où la distance serait abolie
entre sens propre et sens figuré, le « comme si » supprimé et le symbolisme détraqué.
81. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 40.
82. Rapport pour une Académie, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 510 et s.
83. Les recherches d'un chien, ibidem, p. 674 et s.
84. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 42.
85. M. ROBERT, Kafka, op. cit., p. 148, note 1 ; cf. aussi M. ROBERT, Seul, comme Franz Kafka, op. ait.,
p. 18 : « ses romans relèvent de l'intériorité pure (...), le "il" qu'ils mettent en scène n'est jamais
que le "je" du rêve éveillé ».
86. M. ROBERT, Kafka, op. cit., p. 143.
87. Sur cette interprétation, cf. R. ROBIN, Kafka, Paris, Editions Pierre Belfond, 1989, p. 207et s.
88. G. JANOUCH, Kafka m’a dit, trad. par Clara Malraux, cité par R. Robin, op. cit., p. 208.
89. Un message impérial, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 485.
90. E. KANTOROWICZ, Les deux corps du Roi, trad. par J.-Ph. Genet et N. Genet, Paris, Gallimard,
1989 ; pour un commentaire, cf. F. OST, Le temps du droit, Paris, O. Jacob, 1999, p. 202 et s.
91. Lors de la construction de la muraille de Chine, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 481-482.
92. Ibidem, p. 483.
93. Un message impérial, op. cit., p. 486.
94. Ibidem, p. 483.
95. On notera aussi, dans ce passage, le lien établi entre malheur (ordre naturel) et contravention
à la loi (ordre normatif). Nous y voyons un indice de la prégnance, chez le héros kafkaïen, de
l’archaïque loi de nécessité.
96. F. KAFKA, Le procès, trad. par A. Goldschmidt, Paris, Pocket, 1989, p. 243. Dans la suite, nous
citerons cette œuvre dans le cours même du texte à l’aide de la lettre P. suivie de l’indication de
la page.
97. La Requête, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 570 s.
98. Ibidem, p. 575.
99. Au sujet des lois, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 576 s.
100. Ibidem, p. 578. Le dilemme auquel est confronté le peuple est donc le suivant : ou bien
admettre, avec le parti minoritaire, que la « loi est ce que les nobles en disent » et s’accommoder
de cet arbitraire, ou bien feindre de croire à l’existence d’une sorte de droit naturel éternel et
consumer son existence à tenter de découvrir le principe de cohérence des actes de la noblesse.
Le personnage kafkaïen n’a cessé d’osciller entre ces deux positions. Sans doute existe-t-il,
théoriquement, une troisième possibilité : le rejet de la noblesse. Mais cette hypothèse restera
purement théorique, personne « n’osant rejeter la noblesse » — ce qui s’explique par cette note,
typiquement kafkaïenne : « c’est plutôt nous-mêmes que nous détesterions parce que n’avons pas
encore été jugés dignes de la Loi » (p. 578).
101. Tandis que le second gardien ajoute : « vois-tu, Willem, il avoue ne pas connaître la Loi et
affirme en même temps ne pas être coupable ».
159

102. Et Joseph K. de répartir : « Quelle triste façon de voir. On fait du mensonge l’ordre du
monde ». Et Kafka d’ajouter (car, bien entendu, il ne pouvait conclure...) : « K. dit cela pour
conclure, mais ce n’était pas le jugement définitif qu’il portait ».
103. H. ARENDT, Franz Kafka, in La tradition cachée, trad. par S. Courtine-Denamy, Paris, Christian
Bourgeois, 10/18, 1996, p. 103.
104. Ainsi, on ne peut pas suivre H. Arendt lorsqu’elle écrit : « Kafka s’efforce de détruire ce
monde tout en traçant distinctement sa hideuse structure ». Kafka, ne l’oublions pas, a très peu
publié de son vivant (et a voulu que son œuvre fut brûlée à sa mort). Il ne « détruit » rien, pas
plus qu’il ne milite ; il mène son combat, solitaire, en faveur du « vrai, du pur, de l’immuable »,
n’hésitant pas, comme on l’a vu, à avoir commerce avec le diable pour arracher au feu qui le
consume quelque pépite de vérité.
105. La Colonie pénitentiaire, op. cit., p. 93.
106. Le Substitut, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 348 et s.
107. Ibidem, p. 349.
108. F. KAFKA, Le Château, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 568.
109. Dans ce passage comme dans de nombreux autres du Procès se révèle le recours au grotesque
que Kafka maîtrise superbement. Ceci est l’occasion de rappeler que, aussi tragique soit le thème
traité, l’humour est très présent dans le récit. Max Brod rappelle à cet égard que les séances de
lecture entre amis de ses « bonnes feuilles » suscitaient souvent le rire, à commencer par celui de
Kafka lui-même. (M. BROD, op. cit., p. 180).
110. Cl. DAVID, Notes et variantes du Procès, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 1044.
111. En ce sens, R. ROBIN, op. cit., p. 225.
112. Inutile de s’interroger sur la réalité de ces tendances chez Kafka lui-même. On connaît la
sévérité qu’il manifestait à l’égard de lui-même, se contraignant à l’ascèse la plus rigoureuse. On
sait aussi que les plus grands mystiques s’accusaient des plus graves turpitudes.
113. M. ROBERT, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 206.
114. En ce sens, A. GARAPON, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, O. Jacob, 1977, p. 51 et s.
Plus généralement, sur les conditions d’un temps juridique instituant, cf. F. OST, Le temps du droit,
op. cit.
115. Sur les procès staliniens, cf. A. GARAPON, op. cit., p. 239 et s.
116. A. GARAPON, ibidem, p. 38 ; cf. aussi A. GARAPON, Kafka ou le non-lieu de la loi, in Revue
interdisciplinaire d’études juridiques, 1992, no 28, p. 1 et s.
117. Ce fait est particulièrement typique de l’art de Kafka : un art onirique (ces personnages
étaient restés dans le flou jusqu’à ce moment et semblent apparaître « comme par miracle » en ce
point du récit) qui fait proliférer les séries (on connaissait déjà les « doubles » de Joseph K., Franz
et Willem, voilà maintenant les « triples » : Rabensteiner, Kullich, et Kaminer).
118. Cf. A. GARAPON, op. cit., p. 99 s.
119. F. KAFKA, Considérations sur le péché..., op. cit, p. 280 : « Peux-tu connaître autre chose que
l’imposture ? Une fois que l’imposture sera détruite, tu sais bien que tu n’auras pas droit de
regard, à moins de devenir statue de sel ».
160

AUTEUR
FRANÇOIS OST
Professeur ordinaire aux Facultés universitaires Saint-Louis
161

Le spectacle littéraire d’un droit


aliéné et ses possibles lignes de fuite
à travers deux textes de Kafka
Nicolas della Faille

La littérature est l’expression de la société, comme la


parole est l’expression de l’homme.
Louis de BONALD, Pensées sur divers sujets
1 Intervenir dans un colloque qui a pour vocation d’étudier les relations qu’entretiennent
le droit et la littérature, tous deux systèmes de signes langagiers, nous semble trouver
une entrée en matière tout à fait appropriée à travers une prise en considération de la
question « au pied de la lettre ». Ouvrons donc le dictionnaire.
2 La lecture des rubriques consacrées au substantif « littérature » ou à l'adjectif dérivé
« littéraire » nous les fait apparaître à première approche comme frappés au coin de
l’artificialité. Monde à part, le texte littéraire ferait donc rupture avec toute forme de
sanction par la réalité pour ne plus porter que la marque singulière de l’imagination de
son auteur ainsi que de pures « préoccupations esthétiques ».
3 Le droit, quant à lui, serait au contraire en prise ou aux prises avec le réel afin de le
« régir », de le « rendre conforme » à un certain nombre de règles précises et formulées
sur un mode universel et abstrait. Incarnant ainsi des valeurs aussi opposées que réalité
et imagination, universel et singulier, effets esthétiques et effets de réalité, fiction et
institution, praxis (entendue comme création pure) et poiesis (visant la reproduction ou
« la production qui suit un modèle donné1), » tout semble séparer ces deux productions
humaines qui n’ont, à première vue, rien à se dire.
4 On verra cependant que droit et littérature, loin de se présenter l’un à l’autre comme
deux univers hétérogènes, peuvent êtres rapprochés de manière pertinente. En effet, on
fera, dans un premier temps, l’hypothèse d’une possible proximité structurelle entre les
deux champs ou plutôt de points d’articulations qui, tout en restant propres à chacun
d’entre eux, leur permettent néanmoins de se comprendre. La richesse sémantique de ce
dernier terme balise d’ailleurs le parcours à accomplir puisqu’on y retrouvera une
162

dimension d’inclusion, d’interprétation et de connaissance. En effet, pour peu que l’on


assume le préalable d’une possible « co-respondance », il pourrait être utile pour le
juriste de prendre au sérieux la saisie du droit par la littérature, d’entendre les multiples
résonances de l’objet au contact d'un imaginaire en mouvement et, frappé par ce décalage
sémantique, de faire ainsi retour sur sa discipline dont il aura ainsi (re)découvert une
part de sa vérité profonde. L’espace du roman ou de la pièce de théâtre, dispositif de mise
en scène particulier, permettrait donc de faire apparaître certains éléments refoulés ou
paradoxes constitutifs de manière plus saisissante que n’y parviendraient les catégories
d’une froide logique disciplinaire.
5 Plus qu’une simple fantaisie, l’œuvre littéraire offrirait ainsi le bénéfice d’être un
instrument heuristique et présenterait, selon l’expression d’Anne Teissier-Ensminger,
l’avantage d’être « un outil de réflexivité pour envisager le droit hors des tautologies
intradisciplinaires2. »
6 Afin d’éprouver l’efficacité de ce postulat, meilleur terrain ne pouvait être trouvé que
celui qu’offrent les écrits de Franz Kafka dont on sait que ce dernier vouait à la figure de
la loi une véritable obsession. Dans le foisonnement de sa production littéraire, on
retiendra deux récits, A la Colonie Pénitentiaire et Le Procès, qui nous semblent
admirablement mettre en scène les démons qui hantent et tentent un droit moderne que
l’estompement généralisé de repères fixes et immuables, caractéristique de notre temps,
a poussé hors de lui.
7 Privé des ressources du modèle disciplinaire traditionnel devenu anachronique, jeté à la
recherche d’une place singulière au sein d’une société qui, sous l’effet d’un bougé
permanent, a pluralisé et flexibilisé le domaine de la norme, le droit pourrait bien, en
creux de l’image déformée que lui renvoient ces deux récits de fiction, trouver l’occasion
de redécouvrir sa profonde raison d’être et d’ainsi retrouver autour d’elle un nouveau
modèle de stabilité.

Section 1 : Droit et littérature, une homologie


fructueuse
8 Il s’agit maintenant de rentrer dans le vif de notre hypothèse de départ, celle d’une
possible communication féconde entre les deux univers de sens que représentent le texte
de droit et le récit imaginaire. Dans notre optique, qui est celle de la philosophie du droit,
il importe donc plus précisément de savoir si l’on peut à bon droit profiter d’une
« littéralisation, dans les œuvres de fiction, de la littéralité du droit3. » Il s’agira en fait de
se rendre compte de l’homologie de ces deux champs, à la fois parce qu’ils nous
paraissent, dans une certaine mesure, parler un même langage (homo logos) et aussi, dans
un sens plus dérivé, emprunté au langage mathématique, parce que ce concept vise
également « deux ensembles dont l’un est l’image de l’autre par une transformation ».
Chaque ensemble possède donc des spécificités qui les relient et les séparent tout à la fois,
ces dernières rendant une image déformée, décalée de l’autre dont il s’est saisi comme
objet. On y reviendra.
9 Le plus petit commun dénominateur entre ces deux espaces est indubitablement le fait
qu’ils ressortissent au registre de la sémiotique, au rang des productions signifiantes
articulées de l’homme. Il s’agit donc bien du produit de deux activités créatrices, d’un art
163

qui ne les distingue à première vue qu’à travers leur « façon » et l’intention de leur
auteur.
10 Si l’art littéraire est synonyme d’artificialité au sens d’une dissolution éthérée de formes,
d’un donné, celui du droit l’est plutôt au sens premier d’artifice qui est « art consommé »,
habileté à entreprendre, à donner forme réelle et concrète. De plus, le projet artistique de
l’auteur de roman n’est-il pas de laisser vagabonder son imagination dans le cadre on ne
peut plus relatif d’une certaine conception du beau, alors que la vocation du droit est de
fixer le vrai pour tous ?
11 D’un côté, il y aurait « indiscipline », pour reprendre l’expression de François Ost, fiction,
esthétique, singularité et de l’autre, discipline instituante, effet de réalité et universalité.
Donc, si le point de départ de la comparaison semblait rapprocher les deux termes, son
élucidation les éloigne dramatiquement l’un de l’autre. Mais cette opposition est-elle
aussi tranchée ? Ne serait-on pas plus proche de véritables structures paradoxales ou
hybrides ?

§ 1 : Le droit

12 Penchons nous tout d’abord sur la réalité du phénomène juridique. Le droit n’est-il qu’un
simple montage disciplinaire consistant en la reproduction d’un modèle donné aux fins
de maîtrise et de conformation du monde ? Dispositif performatif, ne constitue-t-il pas
après tout un de ces « miroirs du monde », dans lesquels s’inscrivent le poids de la vie
ainsi que « les rêves des hommes à un moment donné4 » ? En effet, au-delà de sa fonction
de « réalisation », d’ordonnancement du réel, le droit n’est-il pas aussi lui-même
conformé à l’image de la société ? « Si le réel est le royaume du relatif, note Simone
Andrini, du contradictoire, du paradoxal, de l’incohérent, comment ne pas demander au
droit de ne pas exprimer ce qu’il reflète »5. Modelé à partir des fluctuations du social,
particulièrement imposantes dans notre modernité, le droit offre donc également, à la
manière du roman, comme on le verra plus loin, une surface réfléchissante, prolégomène,
qui pousse elle-même à la réflexion. En effet, n’ayant pu contraindre le monde à entrer
dans son moule, il pousse, par ce qu’il en reflète, ceux qui le prennent au sérieux à faire
œuvre de créativité. Il s’agira à la fois d’interpréter le donné en utilisant le droit « en tant
que détecteur de mutations sociales » et de percevoir « l’image d’autres mondes
possibles » qu’y projettent les hommes6.
13 Au vu de ce qui vient d’être dit, le droit serait donc doublement paradoxal. Tout d’abord
parce qu’il peut être également envisagé comme un simple reflet du monde, mais aussi
parce qu’il se définit, partiellement, sur le moule d’une société elle-même paradoxale. Si
cette affirmation nous semble loin d’être fausse, empressons-nous d’y apporter une
précision. L’ambiguïté discutée ici n’est pas seulement circonstancielle ou liée à la
manifestation d’événements extérieurs, elle est aussi profondément ancrée dans
l’ontologie même du juridique.
14 En effet, le droit ne maîtrise pas tout, à commencer par son irréductible part de non-
juridicité. Or, cette face cachée qui ne campe pas dans la réalité matérielle se trouve
pourtant au fondement même de son essence, de ce qui rend si particulières et si
fructueuses les médiations qu’il met en œuvre. Le droit repose, en effet, sur un écart
sémantique, une irréalité de nature particulière, un « comme si », générateur à la fois
d’autorité, d’invention et d’échanges7. On voit, dès lors, le rapprochement qui peut être
tenté entre la littérature et le dispositif symbolique qui fonde le droit. Celui-ci sera encore
164

plus frappant si l’on vient à qualifier le dispositif susmentionné de « fiction ». Le système


juridique ne peut, en effet, se clôturer sur lui-même en une théorie pure. Kelsen l’a bien
montré a contrario, l’homogénéité de sa juridicité ne peut être préservée jusqu’au bout.
Parce qu’il faut bien sacrifier aux impératifs d’une logique systémique mais aussi, pour
des raisons de survie et de stabilité face à la critique, la norme ultime ne peut être en
définitive qu’un postulat philosophique : « faisons comme s’il y avait toujours eu du droit
et clôturons les débats ». Le récit fonde donc la règle, la lettre froide reposant ainsi sur un
espace d’invention.
15 Hors de la seule hypothèse « logico-transcendentale » de la norme fondamentale (
Grundnorm) chez Kelsen et de ses particularités8, creusons ce qui vient d’être avancé. La
fiction qui entreprend donc de lier l’imaginaire au réel, le « comme si » au « comme ça »,
pour reprendre l’expression d’Olivier Cayla, nous semble bien être au cœur même du
juridique. À suivre Antoine Garapon, cette dimension symbolique, de reliance, constitue la
forme même du droit, moment hypostatique de la spécificité juridique. Loin de tout
contenu univoque et précis écrasant le monde de sa matérialité, la Loi, son « lieu même »,
« sa présence9 » ne serait, en effet, « que la forme vide du même pour tous », « un repère
sans contenu propre, la marque d’une identité, le signe de l’existence d’un ordre, et à ce
titre un terme symbolique »10. La fiction de cette irrépressible distance intérieure, d’une
dimension à jamais enracinée dans un ailleurs intangible, représente en quelque sorte
l’ultime rationalité du droit puisque, associée à la forme linguistique de celui-ci, elle finira
par constituer un véritable système symbolique11 matérialisé par un ensemble de règles et
de procédures servant à relativiser et à transposer. Bref, un ensemble de normes qui nous
convie à entrer dans le « jeu de langage juridique »12 et qui propose ce va-et-vient entre
deux réalités : un « comme si », garant de la poursuite du jeu commun puisque personne
n’en possède le dernier mot, et un « comme ça » qu’il importe de considérer mais aussi
d’ordonner. Il s’agit en définitive de se laisser prendre au jeu d’un « mensonge
consommé »13 qui fait que l’on accepte de construire du sens dans le cadre d’un espace
tiers respecté comme tel par tous et dont les juristes pourraient être les gardiens14. Le
juridique est ainsi rendu à sa dimension équivoque, d’ouverture sur la différence, mixte
de réalité et de fiction, de lettre et d’esprit, de performatif et d’indécidable. Enfin, celte
forme symbolique du droit lui conférant cette dimension de paradoxe permettra
d’ailleurs, on y reviendra, de trouver remède à une certaine stagnation ou sédimentation
de l’énonciation de celui-ci confronté de plus en plus souvent aux incompatibilités de la
vie moderne. Il devient, en effet, alors possible, grâce à cette dimension essentielle, « de
dépasser des situations dans lesquelles deux discours aussi purs du point de vue de la
logique juridique s’affrontent, en introduisant, par sa profondeur, dans le discours
linéaire et rationnel du droit, des choix de nature politique »15. Par sa discontinuité, son
enracinement dans un ailleurs indisponible, la forme symbolique produit la continuité du
sens, en structurant toute opposition par la distance qu’elle crée « entre le discours et le
sujet », les antagonistes s’affrontant tout en participant simultanément au respect d’un
code commun16.
16 La fiction (artificium) dynamisante au fondement du droit fait de ce dernier un art (ars) de
la liaison (articulation) particulièrement délicat, ce qui suppose une attention à divers
univers de sens, « non seulement aux « sciences sociales » mais aussi aux mondes des
fictions, aux arts, aux religions et aux croyances. Car le droit est partie prenante de ce
monde de fictions ».17.
165

17 La reconnaissance d’un véritable « art du droit » s’impose et c’est ainsi qu’en partant
d’une conception purement disciplinaire de celui-ci, on ouvre la boucle étrange qui unit
la littérature au droit, la logique à l’esthétique.
18 Mais le « beau droit »18 n’est-il pas avant tout celui qui, « bien plus que de savoir », est fait
« de sagesse dans le maniement d’un savoir »19. L’art juridique n’est pas seulement « une
sorte de coquetterie des juristes »20 mais une véritable esthétique de l’éthique. Ars boni et
aequi disaient d’ailleurs les anciens pour le qualifier 21. Redigere in artem signifie donc pour
le droit pratiquer « l’art des limites ». Voici donc la véritable « fonction anthropologique
du droit » qui est de faire barrage à toute prétention absolutiste ou pulsionnelle
d’occuper tout l’espace ce, afin de pouvoir relier autrement et de manière plus équilibrée,
l’Un ayant dû s’accommoder de l’Autre, lui permettant ainsi de prendre conscience de sa
véritable dimension22. Alain Supiot nous avertit méconnaître cette praxis juridique qui
donne ainsi forme aux rapports humains à travers les balises de ce grand jeu de limites
« ne peut conduire qu’à la déraison »23.
19 L’œuvre de Kafka nous permettra d’ailleurs tout à l'heure de prendre une certaine mesure
de cette mise en garde. Il importe donc pour les tenants du droit de ne pas perdre de vue
ces zones de flou artistique, ces paradoxes constitutifs qui font du juridique un espace
performant de triangulation des rapports sociaux. L’espace littéraire nous semble en
mesure de jouer ce rôle d’éveilleur de conscience, de sensibilisation à une réalité plus
ambiguë que n’y autorise un point de vue plus dogmatique. « Lieu même du possible », la
littérature peut être décrite comme « mi-lieu », « à la fois littéraire et social », qui vérifie
cette maxime lacanienne qu’il n’y aurait « pas de réalité sans fiction, et pas de fiction sans
réalité24 »
20 La nature même du champ romanesque, décrite précédemment comme pur espace
« d’irréalisation », nous paraît donc, d’entrée de jeu, être bien plus complexe, et tout aussi
paradoxale que celle du droit.

§ 2 : La littérature

21 Louis Aragon, fin connaisseur de la mécanique littéraire, ne nous fait-il pas ressortir cet
état de fait par ces deux phrases tirées respectivement de Blanche ou l’oubli et des Cloches
de Bâle : « Jusqu’ici les romanciers se sont contentés de parodier le monde. Il s’agit
maintenant de l’inventer » ; « l’extraordinaire du roman, c’est que pour comprendre le
réel objectif, il invente d’inventer » ? Même si elle est extrêmement valorisée par l’auteur,
le roman ne peut être réduit à cette alchimie solipsiste matérialisée par une sorte de mise
au carré du processus d’invention, mais il faut également lui reconnaître cet ancrage
particulier dans le réel par sa démarche même, en tant qu’il cherche à le révéler (le
comprendre) ou à le bousculer (le parodier). On se trouverait ainsi souvent confronté par
la lecture d’une œuvre de fiction à une authentique visée de connaissance, ainsi qu’à une
réelle puissance d’interpellation quasi maïeutique qui touche le citoyen universel et non
plus seulement l’esthète initié. L’ironie romanesque accouchant les impensés au
fondement d’une société ou d’un système social sans pourtant avoir l’air d’y toucher,
voilà l’idée-force qu’il nous faudra asseoir dans le domaine du droit. La littérature,
« parole de la société » comme il est rappelé en exergue, pourrait-elle, au-delà de
transpositions anecdotiques du droit25, constituer cet espace décalé, parodique qui, dans
son écart, s’offrirait à être « méthodologie oblique » afin de fournir « un éclairage
pertinent sur la fabrique et la circulation » de celui-ci26 ?
166

22 Loin de toute homogénéité intradisciplinaire ou d’une pure transposition de corpus à


corpus qui, comme Midas, transformerait en même tout ce qu’il touche, l’œuvre littéraire
pourrait jouer le rôle de Persée qui affronte le pouvoir réifiant, on pourrait dire
disciplinaire, de la Gorgone en s’aidant du reflet de celle-ci dans son bouclier. Cette habile
comparaison empruntée à François Ost, illustrant pleinement cette « obliquité
méthodologique », peut être prolongée des réflexions de Niklas Luhmann sur la possible
saisie en raison de la figure du paradoxe à l’aide de cette métaphore tirée de la
mythologie occidentale27. « La tentative de Luhmann, nous avertit Simone Andrini,
consiste à construire un langage en mesure de penser ce qui ne saurait être pensé
(logiquement), en mesure d’observer ce qui ne peut être observé et à s’interroger par
conséquent sur l’observation elle-même, sur la théorie (theorein signifie précisément
regarder)... »28.
23 En effet, si les trois sœurs sont en mesure de pétrifier tout observateur direct, l’une
d’elles, Sthéno, à la différence de Méduse, ne peut être ni regardée de face, ni éliminée.
Elle personnifierait la nature même du paradoxe, caractéristique de notre société et de
ses systèmes, qui ne peut être ni totalement éliminé à la faveur d’une impossible synthèse
dialectique, ni purement et simplement admis sans être interrogé au risque de ne plus
rien y comprendre29.
24 Il faut donc tenter de « le dire dans un langage approprié » 30. La médiation oblique de
l’espace littéraire nous semble bien être de ceux-là. L’indicible essence, la part
d’indissoluble mystère, les paradoxes au fondement de tout discours rationnel et
formalisé nous paraissent donc pouvoir êtres reflétés opportunément, rendus sans êtres
réduits, par l’image déformée, troublée, de la surface réfléchissante que représente le
roman. Il est amusant de noter à ce stade que les Gorgones dont Sthéno est la plus
puissante étaient les farouches gardiennes d’un bois sacré situé à Érythie dont les arbres
« prenant différentes formes » incarnaient la lettre primordiale, l’alphabet des choses31.
Gardiennes du fondamental32 indépassable, du code ultime, les Gorgones sont moins des
monstres à décapiter ou à fuir qu’une énigme vivante à tenter d’apprivoiser avec
prudence ou sagesse.
25 Le point de vue « esthétique » qu’offre la littérature sur le droit et dont on connaît
maintenant la nature paradoxale, permet donc, sans doute mieux que n’importe quel
système logique ou catégoriel, de mettre en lumière de manière expressive les paradoxes
constitutifs du système juridique. Nous avons, en effet, déjà pu nous rendre compte de
l’essence équivoque de celui-ci, de la présence de zones de non-dit ou moins formalisées
qui le constituent. En effet, un système, lui-même paradoxal, ne constitue-t-il pas, au
premier chef, le lieu idéal de possibilité de toute tentative de « faire parler le langage »
d’un autre système formalisé également fondé sur une inéliminable ambivalence33 ? Un
paradoxe dont on ne peut trancher le vif nous semble donc bien être l’homologue
privilégié de tout autre et cela, quelles que soient d’autre part sa réalité particulière et sa
fonction consciente ou inconsciente. Enfin, ce n’est d’ailleurs pas le dernier des paradoxes
que de constater qu’une démarche de connaissance puisse avoir recours aux « formes
littéraires » pour faire parler l’essentiel « inexpliqué » ou le difficilement explicable.
26 Ce procédé n’est, en effet, ni révolutionnaire ni farfelu et a déjà porté ses fruits à de
nombreuses reprises. En effet, afin d’exprimer la complexité de sa conception systémique,
Luhmann avait déjà bel et bien eu recours « à des formes littéraires, ou plus
particulièrement à des auteurs, tels que Borges par exemple qui mettait au centre de
l’attention le paradoxe »34. Voilà qui est plutôt confortant pour notre hypothèse.
167

27 Le droit, univers langagier instituant, processus unitaire de rationalisation, mais qui ne


parvient pas à tout dire, peut donc se laisser interpeller en confiance par la mise en abîme
littéraire de sa propre image afin de se laisser conter ce « quelque chose » que celle-ci
« sait » de sa propre vérité.
28 Enfin, tout comme on pouvait dire de la tragédie grecque qu’elle jouait le rôle de
révélateur, le roman et ses artifices pourraient donc également avoir une fonction de
réalité comparable à celle du « spectaculaire » au sens où l’entend Gérard Bonnet 35. Il faut
le comprendre comme un processus cathartique s’exprimant par le retour fulgurant
d’objets inconscients ou perdus de vue qui, figurés par les artifices d’un spectacle bien
singulier, viennent frapper, au plus profond, l’être même de l’observateur lui offrant par
là même l’espoir d’une renaissance fondée sur une stimulante prise de conscience
d’éléments décisifs de son existence36.
29 Contrairement au spectacle classique qui vise « une réalité stable, bien délimitée », le
spectaculaire recouvre toute une série d’événements « figurables », tous frappants (actes,
images, textes...), de « réalités transitoires », qui se caractérisent par une mise en œuvre
particulière de ces variables essentielles à toute structure que sont le temps et l’espace.
En effet, le spectaculaire subvertit le temps par son immédiateté, son actualité et
bouleverse l’espace en se situant « partout et nulle part à la fois37. »
30 Afin de profiter de ses effets mobilisateurs, il nous faut donc tenter de repérer des
dispositifs non disciplinaires de mise en scène susceptibles de nous permettre « d’accéder
à l’espace et au temps du spectaculaire lui-même où il n’est plus question d’expliquer, de
réfléchir ou de se renvoyer ses propres imageries, mais de se laisser saisir et dessaisir,
trouver les mots en les perdant....38. »
31 Par l’univers déstructuré, totalisant, de pure immédiateté qu’elle impose au lecteur,
l’œuvre de Kafka ne remplit-elle pas de manière exemplaire les conditions qui lui
permettent de jouer le rôle de cette dynamique du spectaculaire vis-à-vis du droit ?
L’outrance du récit kafkaïen dans les filets duquel ce dernier s’est laissé prendre lui
renverrait, en effet, un reflet qui pourrait être heuristique frappante, prétexte à une
dynamique de questionnement hors de toute tautologie ainsi qu’à une reformulation
autour de son irréductible complexité que le texte a su, à sa manière, si bien (lui) rendre.

Section 2 : l’univers littéraire kafkaïen et la


transmission d’un savoir
§ 1 : La mécanique kafkaïenne

32 Une fois assumée cette forme d’intertextualité entre le droit et la littérature entendue
tout d’abord comme le signe de leur appartenance à l’ensemble des structures
paradoxales, l’un contenant une part de ce qui caractérise l’autre pour être tous deux
mixtes de réalité et de fiction, mais également et de ce fait, comme pouvant accéder à
cette fonction de « cheval de Troie »39 que jouerait la lettre de l’un pour permettre de
mieux comprendre celle de l’autre, une fois donc ceci à l’esprit, il nous faut alors tester
nos hypothèses.
33 Pour ce faire, retenir l’œuvre écrite de Kafka nous semble être à première approximation
une démarche pleine de promesses. En effet, celle-ci est loin de s’apparenter par sa
texture à une fiction désincarnée, à une simple métaphore de « connivence40. » À lire la
168

contribution de François Ost dans le présent ouvrage, en fait de « métaphore », on


assisterait plutôt à une véritable « métamorphose41 » et, en fait de fiction, on se trouverait
plus volontiers confronté à l’émergence d’une « réalité transitoire » oscillant entre le réel
et le phantasme sans jamais prendre position. Cet univers sui generis où le vrai s’autorise
du faux, opérant le « rapprochement fulgurant du plus universel et du plus quotidien » 42,
paraît donc bien posséder toutes les caractéristiques de cette vivifiante littérature
paradoxale tout autant que spectaculaire décrite ci-dessus.
34 L’impression frappante de réel, d’hyperréalité pourrait-on dire, naît précisément d’un
« passage à la limite », d’une manipulation de « situations extrêmes, totalement purifiées,
finies43 » Le projet avoué de Kafka dont on saisit déjà les contours à travers les pages de
son journal44 était, en effet, de mettre sur pied une « œuvre totale », mise à plat du réel,
expurgée de tout rappel à une tradition, de symboles dilatoires et de vides créés par
l’existence d’un rapport à la transcendance45. « Signe d’une impossibilité qui est partout
présente et n’est jamais admise »46, ce dessein d’orgueilleuse autosuffisance est
naturellement voué à l’échec47’ou à la stérilité. Or, paradoxalement, c’est précisément par
cette « affirmation qu’elle voulait gagner par la négation » que l’œuvre sera l’occasion de
dessiner en creux la nécessité d’une nouvelle affirmation48.
35 Soyons plus précis. Deleuze et Guattari retiennent, pour qualifier le projet littéraire de
Kafka, le terme de « littérature mineure ». Loin de proposer consciemment une critique
de son temps ou un commentaire de la réalité, formes de « territorialisation » du monde 49
, la geste kafkaïenne se présente plutôt comme l’accomplissement d’un « protocole
d’expérience » grandeur nature sur le donné. Les éléments constitutifs de la réalité sont
en quelque sorte isolés et soumis à une forme « d’agitation moléculaire »50,
axiologiquement neutre51, afin d’en observer la quintessence par cette mise en ébullition,
cette purification par décoction. Le réel ainsi isolé et porté à son état le plus vif peut faire
l’objet d’un « démontage » en ses agencements, « beaucoup plus efficace qu’une critique »
52
. Ce « démontage actif » qui s’accomplit au fur et à mesure de la description ou des
différentes connexions53 consiste, en effet, « à prolonger, à accélérer tout un mouvement
qui traverse déjà le champ social », il opère « dans un virtuel, déjà réel sans être actuel » 54.
36 Sans narrateur, position tierce permettant d’intervenir dans le récit pour le rassembler55,
appuyant son autorité sur une tradition permettant par là une « configuration et une
communauté de sens »56, « la vie ouvre pour ainsi dire toutes ses vannes » et « l’existence
se dévoile au regard dans sa totalité »57. Sans « ordre sécurisant », sans « Loi » pour fixer
des limites, le personnage désemparé s’engouffre sans délais « parmi toutes les
possibilités que présentent l’existence et la pensée... »58. On est face au déroulement d’une
histoire virtuellement illimitée, faite d’agencements rapides, contigus, infinis qu’éprouve
un sujet déraciné, tout d’abord confronté aux apparences rassurantes de l’ordre puis,
conscient d’être livré à lui-même, qui en vient à errer « à la recherche d’une Loi véritable
et sécurisante qu’il n’arrive nulle part à trouver... »59. Le roman est, dès lors,
« interminable », toujours poussé vers un ailleurs à la faveur de « mouvements tous
avortés, mais tous communicants »60. Quête de l’impossible, c’est ce mécanisme d’auto-
compensation horizontale61 qui lui permet de présenter un semblant d’équilibre et de
pouvoir se tenir sur une « brèche » entre un monde intérieur et extérieur, de donner
cette impression frappante de réalité en évitant qu’on puisse percevoir une quelconque
rupture « par le déplacement continuel des données » qui se présentent à cette faille et
ce, jusqu’à épuisement62.
169

37 Reprenons : fuite en avant, multiplicités des liens fonctionnant en étendue et non en


profondeur, « impatience d’une connexion promise sans obstacle », démultiplication de la
juxtaposition de séquences dans l’infini présent de l’immédiateté et du panoptique où
tout est déjà joué d’avance..., l’écrit kafkaïen nous semble donc pouvoir être comparé
avec fruit aux « non-lieux » surinvestis qu’offre le phénomène du virtuel, symptôme de
notre temps63. Se pose alors immédiatement la question de savoir ce que peut bien offrir,
en terme d’ancrage dans la connaissance, un tel univers en effervescence qui refuse le
poids des règles d’une quelconque « territorialisation », selon Deleuze, ou d’une tradition
dont on sait qu’elle est la clef de toute communauté de sens, véritable « pragmatique du
savoir narratif » comme l’appelle Lyotard64. N’y a-t-il pas moyen de tirer du sensé de ce
qui semble n’être que « puissance sans orientation »65 ? En fait, n’est-ce pas justement à
travers cette force brute qui envahit la langue et l’imaginaire66, que l’immanence de cet
univers pourra déboucher sur la profondeur d’un espace d’interrogation signifiante ? En
quelque sorte, tout comme l’inconscient, flot continu d’images apparemment sans
cohérence, permet, à qui sait le laisser résonner, de donner une indispensable épaisseur à
nos actes quotidiens, le texte de Kafka pourrait, en effet, nous éclairer à sa manière sur le
monde dans lequel on vit. Peu assimilable aux règles du spectacle classique, comme nous
le rappelle Adorno, n’admettant « aucun point de vue extérieur par lequel il recevrait
l’unité d’une scène »67, univers parallèle à celui des « images flash » du virtuel, film en
accéléré68 agité de scènes émotionnellement fortes et pesantes, offrant le « son d’un futur
contigu »69, le récit kafkaïen nous semble bien être on ne peut plus proche de cette
puissance révélatrice du spectaculaire décrite ci-dessus.
38 On serait donc là face à cette mécanique sensible d’interpellation profonde qui révèle de
manière imprévue ce qui était tu ou caché. Voilà le rôle éminent que peut jouer, en creux,
ce monde kafkaïen plein à craquer, quasi palpable, situé « en deçà de la règle » et « dont il
ne reste plus que des images, dissociées, folles, obsédantes, mais néanmoins, comme le
note Antoine Garapon, reliées entre elles dans une inquiétante familiarité »70.
39 Laisser poindre une inquiétude qui pousse à se redéfinir, à échapper aux cristallisations
diverses dont on ne remarquait même plus l’importance, celles-ci finissant par masquer
une réalité infiniment plus riche et plus complexe, voilà la pierre de touche de notre
propos. Peut-être est-il nécessaire de voir entraîner notre monde à grand fracas « dans un
avenir trop possible » et ce, grâce au processus de virtualisation littéraire, pour pouvoir
espérer qu’ainsi « cet entraînement » puisse également dégager « des lignes de fuite ou de
parade, mêmes modestes »71. De plus, si l’énoncé, étiré par la machine littéraire
kafkaïenne, n’embraie concrètement sur rien d’autre qu’un éternel « même », incapable
de proposer une échappatoire, menant ainsi le sujet à une impasse, l’aspect d’énonciation
qui précède les contenus reste un « connecteur » capital72. En effet, si aucun référent n’est
transmis (« transmission de l’Écriture »), la capacité de transmettre (« Écriture de la
transmission »)73 demeure quant à elle. Sur base « d’une distinction entre transmission
traditionnelle et transmissibilité »74, on peut ainsi avancer, avec P. Simay, que ce refus de
transmettre un enseignement fondé sur la vérité est opéré pour sauvegarder l’essentiel :
la transmissibilité elle-même75. Par le spectacle singulier qu’il offre des légitimités
codifiées, Kafka « diagnostique une maladie de la tradition qu’il ne cherche ni à maîtriser
ni à guérir »76.
40 En transmettant un vide, un manque qui expriment tous deux une certaine nostalgie d’un
ordre ancien, dont les vicissitudes mises en scène montrent qu’il ne peut plus être
transmis77, l’auteur ne nous livre par là aucune recette de sagesse mais bien l’espoir en
170

creux78 que celle-ci puisse, dans le monde réel, encore être un jour restaurée sur d’autres
bases.
41 Si, ni Kafka, malade, prisonnier nostalgique d’une loi absolue et apaisante qui ne parvient
plus à passer, ni ses personnages qu’il contamine avec le même virus ne peuvent plus être
sauvés de l’enlisement monomaniaque de leur quête, le roman n’offre donc de principe de
solution qu’au seul « bon » lecteur79. « Ramené à soi au moment où l’on ferme le livre »,
nous livre Kafka dans son propre Journal, il se pourrait bien que celui-ci puisse parvenir à
mieux se comprendre, plus à l’aise et plus libre « dans sa propre nature nouvellement
reconnue, nouvellement secouée »80.

§2 : Le droit et la lettre kafkaïenne, considérations générales


A. L’œuvre de Kafka et la figure de la Loi

42 Les rapports entre ces deux pôles, on s’en doute au vu de ce qui précède, sont bien loin
d’êtres anecdotiques. Jean Florence remarque même avec justesse que toute l’œuvre de
Kafka « semble être une tentative toujours répétée de trouver un remède... à son
obsession de la Loi »81. Il ne convient pas seulement d’entendre celle-ci au sens de la
législation établie par l’autorité souveraine d’un pays (loi) mais au sens plus fondamental
d’instance régulatoire à l’origine d’un certain ordre donné (Loi).
43 Deux lieux d’expression primordiale de celle-ci sont plus particulièrement objet de son
angoisse et des avatars malheureux d’une tentative de fuite corrélative : la figure du Père
et la tradition juive dont Kafka est issu. L’autorité paternelle est, tout d’abord, ressentie
comme absurde, envahissante et révoltante. À propos de son père, il avouera même de
manière fort éloquente : « J’ai l’impression que seulement peuvent me convenir pour
vivre des contrées que lu ne recouvres pas ou celles qui ne sont pas à ta portée »82. Toute
sa littérature peut, en effet, être perçue comme une « œdipianisation de l’univers », un
« grossissement au microscope » du rapport au Père afin de faire apparaître ce dernier —
ainsi que toute autre figure autoritaire dans son sillage — pour ce qu’ils sont et tenter
ensuite d’échapper à leur influence mortifère par la fuite dans le langage, sorte de
purification par le feu83. Or, pour ne parvenir à apporter de réponse saine à cette question
œdipienne qui revient à dire : « comment intégrer une figure d’autorité indispensable à
toute structuration en la plaçant à bonne distance », Kafka est condamné à errer hors des
sentiers déjà balisés à la recherche d’une autre Loi.
44 Son attitude vis-à-vis de la tradition juive comme expérience à partager se situe tout
naturellement dans la ligne de ce séisme fondamental. Le père est d’ailleurs le garant et le
transmetteur de celle-ci84. La loi juive se présente également comme totalisante. « Elle
embrasse toutes les activités humaines, règle chaque geste même le plus intime » tout en
étant à la fois génératrice d’insécurité car, malgré et surtout à cause de cette importance
capitale, elle ne peut être connue que « jusqu’à un certain point »85. S’il reconnaît par
ailleurs son rôle primordial, puisqu’il manifeste sa « volonté d’en découvrir une nouvelle
par sa quête solitaire »86, Kafka en vient cependant à refuser la loi puisque celle-ci ne peut
lui apparaître tout entière, pleinement explicative de son propre drame. Si Kafka dénie
l’héritage de la Loi, ce qui est transmis87, c’est, en effet, pour cette raison que le sens de
cette dernière « ne lui a pas été révélé, que celle-ci lui est apparue semblable à un
ensemble de commandements dont la signification demeure inapparente et perd de ce
fait autorité et crédibilité »88. Et c’est donc bien parce que la Loi absurde ou envahissante
171

ne peut plus être raisonnablement transmise à un sujet qui se veut libre en accord avec
son temps que celui-ci, déraciné, se voit contraint à la poursuite sempiternelle de
nouvelles fondations. Quête illusoire par excellence, puisque la Loi, par essence
inconnaissable, se dérobera toujours à qui va au-devant d’elle en vue de la tenir toute.
Mais il y a plus, forme de « mise en demeure adressée à un Dieu qui se cache 89, » cette
démarche n’en restera pas moins toujours dépendante du moindre signe de Celui-ci. Un
paradoxe est ainsi bouclé. C’est d’ailleurs pourquoi nul personnage du roman, à
commencer par l’auteur pris à son propre jeu, et quelle que soit sa volonté du contraire,
ne peut réellement échapper aux nombreuses figures de la Loi et finit donc par attendre
de celles-ci, grâce au verdict ou au châtiment, qu’il soit répondu définitivement à son
incertitude ontologique90.
45 En quelque sorte, Kafka n’arrive pas à faire son deuil d’une tradition dogmatique pourtant
abhorrée et rendue inacceptable par les exigences rationnelles de la modernité. Désirer la
Loi elle-même plutôt que désirer à l’ombre de celle-ci 91 trahit une perturbation de la loi
œdipienne de la castration. Cet « amour du censeur », fondement pervers et dévorant de
la Loi, sera alors le dénominateur commun d’une double pathologie92 classique de celle-ci
qu’incarnent d’ailleurs de façon éloquente les deux textes de Kafka examinés ci-après : La
Loi absolutiste paranoïaque et la Loi immanente schizophrène auxquelles, en tant que
juriste, il nous faudra prendre garde.
46 Hériter du Père, c’est être séparé du même « avec dans les mains une dette qui n’est pas
de l’ordre de l’avoir, mais de l’être »93 ou plutôt de « l’avoir à être ». L’autonomie bien
comprise passe donc par une identification symbolique à la Loi du Père qui renonce, pour
sa part, à être toute puissante demeurant ainsi toujours à réinterpréter, personnellement,
à travers l’ambivalence qu’elle suggère : une oscillation entre un « versant imaginaire,
lieu de la rivalité » et un « versant symbolique, lieu de l’éloignement... de la dépendance
originaire »94. En outre, si le deuil ou l’héritage, correctement assumés, poussent eux aussi
à la recherche d’une Loi nouvelle, le pôle symbolique de la relation leur permettra de ne
pas mener aux apories de la quête kafkaïenne. La place du Père, tenue à bonne distance
du moi, ouvre alors un espace tiers d’interprétation, certes risquée, car sans référent
absolu, mais dynamisant. Chez Kafka, la Loi est écrasante, injuste et se situe uniquement
dans le premier espace : celui de l’imaginaire et de la rivalité. Rivalité sans moyen terme
qui prendra tantôt la forme d’une reddition sans condition à la terrible puissance alors
mortifère de la Loi, tantôt celle d’une fuite au travers de multiples séquences de vie
contiguës95 qu’ouvre et que clôture cet irrépressible rappel à l’ordre de la grande Loi de
l’Autre. Faute d’avoir pu intégrer cette indispensable part symbolique comme borne du
désir absolu de celle-là, ne reste alors qu’un formidable sentiment de frustration et de
culpabilité96, tribunal intérieur97 féroce, qui vous condamne non seulement à mourir mais
également « à vous défendre jusque dans la mort »98.

B. Le droit en déshérence ?

47 Il est difficile de passer à côté des multiples signes que ce problème de l’appropriation de
la Loi chez Kafka adresse à notre propre modernité juridique et ce qu’il peut avoir
d’éclairant pour elle. Pour résumer notre situation, empruntons nos mots à Antoine
Garapon. Nous vivons, dit-il, la « fin d’un monde hétéronome, centré sur la
transcendance » et le début concomitant « d’un monde autonome dont l’avènement se
fait attendre. Kafka est à l’intersection de ces deux mondes dont il ressent — mais n'est-ce
pas le rôle du poète ? — plus que quiconque les contradictions »99. Ceci reviendrait à dire, en
172

quelque sorte, que nous vivons une véritable crise d’adolescence de la modernité
juridique. Dépourvu de repères fixes, « se trouvant à la fois dans un no man’s land » et en
quête d’une nouvelle identité100, tout se passe comme s’il lui était encore difficile
d’accepter, même sous bénéfice d’inventaire, l’héritage — le mot succession est encore
plus fort dans ce contexte — d’un ordre qui peut être qualifié à la suite de François Ost de
« jupitérien » (figure paternelle s’il en est) unique et tout-puissant mais en passe d’être
révolu, d’un « père mort ». Or, « être héritier, nous rappelle Jean Florence, ne consiste pas
seulement à recevoir un héritage, cela implique aussi une reconnaissance que le père est
mort et le fils est vivant »101. Encore faut-il donc, pour ce faire, que le père accepte de
mourir et que le fils se risque à poser des choix signifiants marquant ainsi son espace
original. Voilà toute l’étendue du problème dont il nous faut encore cerner brièvement
les pôles avant de poursuivre son élucidation à travers la médiation de l’œuvre de Kafka.

B. 1. : le modèle formel disciplinaire ou jupitérien

48 Ce modèle classique de la dogmatique positiviste, qui conserve par ailleurs toujours de


nombreux adeptes aujourd'hui, se caractérise par la figure de la loi indiscutable dans sa
transcendance ou, pour être plus systémique, par le modèle de la pyramide qui, comme
l'imaginait Khelsen, verrait s'articuler les règles et les pouvoirs y attenant dans un
mouvement de dérivation linéaire et univoque du sommet à la base de l'édifice. Cette
hiérarchisation en cascade des normes permet l'auto-engendrement du droit et induit
ainsi une certaine conception de la raison juridique dont le juriste se fera le fidèle
serviteur.
49 Claire, précise et univoque, la règle préexiste à toute manifestation de volonté et se prête
à une intelligibilité de type logico-déductive. Toute situation particulière se pense comme
déjà comprise par l'ensemble organisé des règles juridiques, le passage de celle-ci à celles-
là s'effectuant par une simple opération syllogistique (l'interprétation est ramenée à une
simple subsomption). L'examen de la légalité est, dès lors, la condition nécessaire et
suffisante de validité de toute opération juridique.

B. 2. : le modèle autonome ( ?) instrumentalisé

50 Ce second modèle émerge avec la crise du positivisme, de la loi et du raisonnement


purement juridique. Sans être pour autant totalement éradiquée, l’idée positiviste ne
correspond cependant plus aux exigences d'un monde moderne devenu complexe. Il est,
en effet, désormais essentiel de pouvoir disposer de règles juridiques plus souples, se
fondant dans les réalités multiples et inédites du social. Le modèle d'une universalité
formelle est une explication insuffisante de la vie du droit en ce qu'il ne répond plus aux
nouveaux paradigmes de la modernité : libéralisation de la démocratie, implosion des
univers structurant l'expérience commune102, « segmentation sociale », « subjectivisation
du droit »103 mais aussi, et de manière corrélative : installation d’un Etat providence
gestionnaire et d'un droit matériel immanent destiné à équilibrer les différentes
conceptions de la vie bonne sur le plan d'une plus grande égalité réelle et d’un progrès
social entendu surtout comme maximisation du profit de chacun. La raison juridique
s'instrumentalise, de déductive qu'elle était, celle-ci devient inductive, la règle plus
générale naissant de l'existence de faits singuliers. Le droit devient alors une véritable
« boîte à outils » au service de fins qui lui sont extérieures. Le législateur juriste est
contraint désormais de se coiffer du casque de l'ingénieur de chantier, chantier où le
173

souci de l’opportunité et de l'effectivité validera désormais son agir. Si le législateur était


la figure centrale du modèle précédent, on lui préférera ici celles de l'expert
(optimisation de la régulation), du juge (proximité) et du cocontractant
(néocorporatisme)104.
51 La norme n'est plus transcendante, extérieure et anticipatrice, pur produit du législateur,
mais ressemble plus à une homologation de ce qui a été convenu par les parties elles-
mêmes105. Sous la pression de systèmes extérieurs comme le marché, le législateur se voit
contraint d’ouvrir les yeux sur le monde et les différents systèmes qui le constituent,
renonçant dans le même mouvement à y opérer un tri, au regard de valeurs jugées
supérieures. Tout doit donc être traité en même temps, avec rapidité et souci des
exigences particulières de chacun (Jupiter tue Chronos pour les besoins de son règne).
L'intervention du droit gestionnaire dans des domaines nouveaux où l'adoption de règles
précises est très délicate multiplie les difficultés d'expression de la norme. L'ingénierie
sociale du législateur se coulera, en effet, bien moins dans une loi générale, abstraite et
permanente, que dans une réglementation floue et provisoire.
52 De façon plus ramassée, on peut dire que le droit souffre d'une incroyable inflation et,
corrélativement, d'une instabilité inquiétante, à tel point que F. Ost parle même de
véritable « substitution de paradigme »106. D'un droit stable, on est passé à un « droit en
transit » où l'urgence et le provisoire sont les modalités ordinaires de toute règle.
53 Sur le plan spatial, le droit n’est pas plus stabilisé. Du modèle hiérarchique l’on serait
passé à un modèle « hétérarchique » ou « domination sans maître »107. Le droit verrait
alors sa rationalité d’ensemble céder sous le poids de la « multitude de logiques
sectorielles, peu coordonnées » avec lesquelles il faudra composer108. En effet, on se
trouve face à un quasi-réseau autorégulé, processus négocié entre différents acteurs dont
un Etat-partenaire109, devenu « réflexif » et« procédural »110, qui tente dès lors d’encadrer
souplement la libre compétition de droits divers. La pyramide s’ébranle et se présente
davantage sous la forme « d’un enchevêtrement » de normes « articulées au travers d’une
« porosité » entre différents ordres juridiques parcellaires et faiblement synchronisés les
uns par rapport aux autres »111.
54 Ce rapide panorama brossé, passons maintenant à ce qui fait le cœur de notre hypothèse,
la captation fructueuse du phénomène juridique, dont on se remémorera les traits, dans
le maillage littéraire de deux textes de Kafka. Serait-il alors notamment possible
d’apercevoir que cette image — à première vue dynamique et plutôt encourageante sur le
plan de l’autonomie — d’un droit-réseau aux multiples entrées, instrument de régulation
plus qu’instance symbolique, se révèle, après démontage par sa mise en scène kafkaïenne,
n’être qu’un dangereux leurre ? Le modèle de droit décrispé présenté ci-dessus a-t-il, en
outre, réussi à assimiler sereinement l’ordre ancien, aveuglément dogmatique et
inacceptable, l’empêchant par là, tapi dans les plis et replis de la toile ainsi tissée, de faire
un retour brutal ? Comme nous l’annoncions d’emblée, on ne le pense pas.

§ 3 : Surgissant du texte, une « vérité noire » du droit 112


A. « A la colonie disciplinaire »113

55 Cette nouvelle semble bien appartenir à cette catégorie d’œuvres que Deleuze et Guattari
qualifient de « machines abstraites », « territorialisantes » qui surgissent toutes montées
d’une seule pièce114. Pour ces deux auteurs, celles-ci se présentent comme réifiées, mortes
174

parce que sans embranchement possible sur une quelconque ligne de fuite, fût-ce à
travers l’adjacence ou le contact avec tel ou tel autre segment comme on le verra dans le
Procès. Elle incarnerait cet état particulier du désir, également état particulier de la Loi
(cfr. supra) qu’ils qualifient de transcendante paranoïaque. Celle-ci ne se contentant que
« d’agiter un segment fini et d’en faire un objet complet »115. On peut dès lors augurer
avec Jean Florence que ce texte puisse se révéler très éclairant « des déterminations
fantasmatiques et signifiantes du lien primordial... à la Loi »116.
56 En effet, le récit met ici « en scène une figuration fantastique de la loi, une fiction de loi,
dévoilant jusqu'à quel degré d'égarement mène la passion pour la loi quand celle-ci a
perdu son lien vivant avec ses sources symboliques. Une passion de la loi qui mène à son
abolition même, à la mort »117.
57 La figure centrale du conte118 est une machine automatique119 à décoder le texte de la loi
et qui vient ensuite à l'inscrire mécaniquement, « de haut en bas » (p. 14), sur le corps
même des condamnés. Condamnés dont on dit qu'ils sont, face à l'appareil, à la fois
fascinés120 et rebutés 121 et qu'ils finissent par mourir au terme du programme de
déchiffrement, lent mais dense122, dans le ravissement extatique d’enfin connaître
l'exactitude123 de leur crime et donc la loi elle-même. Cet engin est l’œuvre de l'ancien
commandant124 de la colonie, décédé, et dont le seul héritier est un officier docile chargé
de son entretien et d’exécuter les nouvelles sentences dans le cadre strict de la procédure
précédemment définie125. Celle-ci est cependant à la veille d’être abolie par un nouveau
régime (p. 28 et 46). L'officier finira par s’installer lui-même sur la machine, mais sera
frustre du moment de la révélation, cette dernière ayant implosé avant la fin de la
procédure mécanique (p. 51).
58 Relisons maintenant ces faits à la lumière de ce que nous avons déjà eu l'occasion de
mentionner. Le commandant, père de la machine, est mort, et celle-ci, détachée de sa
source, provoque la bipolarité des sentiments de ceux qui y sont confrontés, désir et
terreur d'un « monde de commandements sans commandant vivant, sans médiateur
réel... soumis à l’automatisme aveugle... d'un monde sans appel 126..., sans Autre
médiateur..., sans responsabilité. Un monde d'absolue culpabilité » 127. En effet, l'officier est
loin d'être un personnage symbolique ou un médiateur, soit comme simple exécutant,
soit lorsqu'il est lui-même happé par le désir de faire corps avec la loi, de la détenir
entièrement au risque de disparaître128. Avançons déjà la frappante similitude avec ce qui a
été dit plus haut des deux modèles juridiques et de leurs caractéristiques : le légaliste, se
limitant à la simple application des règles, et l’instrumental dont l'idéal ultime est la
fusion des règles juridiques avec les désirs protéiformes du corps social.
59 Toute conception d'une transcendance vivante, car ambiguë ou équivoque, étant abolie,
celle-ci se métabolise en une saturante immanence qui finira par voir ses décodeurs
mécaniques imploser. « Quand l'héritage signifiant cesse de faire énigme, nous dit Jean
Florence, pour n'être plus que lettre cruelle, bête et meurtrière, c'est qu'à chaque fois est
oubliée sa nature symbolique »129. Cette colonie qui vit sur les ruines du tombeau d’un
ordre ancien que l’on n'a « pas trop su où ensevelir » (p 52), n’est-elle pas l’incarnation
paradigmatique de cela.
60 Un lieu où le vrai supplice est de ne pas pouvoir faire corps avec la Loi 130, ou règne la
culpabilité131, la pulsion de mort et la vengeance132, voire même la haine que Kafka érige
d’ailleurs en loi naturelle133, tout indique, en effet, que l’on se trouve là dans un univers
régressif, « en deçà » de la loi et ce, malgré son omniprésence. De plus, l’épisode se situe à
175

la charnière entre un ordre ancien disciplinaire — indiscutable dans sa légitimité du


temps du vieux commandant disparu (p. 29, 31) mais dont la procédure, incarnée par la
machine, est encore d’application — et un ordre nouveau qui est en passe de s’installer sur
d’autres bases moins archaïques, plus souples et plus humaines. Or, ce dernier régime
dont on ne sait encore rien sinon qu’il lève les barrières et permet que soient arrachés
« les garde-fous » (p. 32) peut donc conduire à l’anarchie. Être condamné à vivre sans les
repères rassurants d’une tradition, encore vivace par ailleurs, génère de fait l’angoisse et
la volonté corrélative de s’en remettre, fût-ce à contrecœur, à la sanction des décodeurs
de la Loi ancienne encore subsistants. Angoisse et soumission qui sont, en outre,
particulièrement vives dans le chef de celui qui pourtant devrait se poser en nouvel
homme charnière, ouvrir un nouvel espace de valeurs, puisqu’il est le seul héritier du
premier.
61 Ainsi, notre modernité juridique ne se reflèterait-elle pas dans toute l’intensité de son
drame au miroir de ce récit ? C’est donc sans forcer le texte que nous allons tenter d’en
tirer quelques enseignements capitaux pour le droit qui, à notre estime, s’y trouvent être
mieux rendus que dans n’importe quel ouvrage de froide raison tant on est ici frappé de
stupeur par la flagrance de leurs multiples correspondances et des avertissements qu’il
laisse apparaître en filigrane. Sous l’impulsion d’un mouvement extérieur dicté par la
mondialisation (nouveau commandant), l’ancien droit (ancien commandant) — formel et
transcendantal, dont il subsiste encore les codes et les relais (la machine) — est cependant
contraint de se transformer vers plus de souplesse et « d’humanité », vers un droit plus
immanent, en réseau. Pour acquérir cette nouvelle autonomie, il lui faut assimiler
nouvellement ou hériter de ses anciens présupposés. Le défaut d’assumer correctement
ou de prendre au sérieux ce nouvel apprentissage de la Loi (étape quasi œdipienne), de
« faire mémoire du passé »134, conduit à une profonde perversion de la norme (Loi
paranoïaque) à travers un rapport surmoïque de dépendance-domination à l’autorité135.
Le désir est alors capté « dans de grands agencements diaboliques, entraînant presque du
même pas les servants et les victimes »136. Les servants tout d’abord. À notre estime, un
droit qui « quitte » sa transcendance pour devenir gestionnaire et s’insinuer dans tous les
rouages de la société refuse de « rejouer sa propre castration » et d’ouvrir ainsi un monde
d’identifications différenciées137. En se faisant fort de tout pouvoir traiter, de manière
immanente en quelque sorte, il réaffirme ainsi sa transcendance toute-puissante à un
méta-niveau. En témoignent, à Père de la dérégulation, du soft law et du contractualisme,
une véritable inflation législative tous azimuts, un durcissement138 de la règle dans les
domaines les plus sensibles (tolérance zéro, « extension de l’imaginaire du pénal »139,
dispositifs proactifs, retour à un ordre moral140 Le. gardien-héritier de la règle manque
donc son rôle cl se prend au piège de son propre jeu d’apparences. Sous le coup d’une
véritable « angoisse d’un vide juridique ou réglementaire » qu’il faudrait combler 141, il se
livre corps cl âme aux diktats d’une Loi qui ne tolère aucun écart. Pour être
définitivement seule bouche de la Loi, l’officier se couche sous la herse de la machine !
62 Quant aux « victimes », aux sujets de droit, l’attirance du droit pour sa propre image
intérieure grondante et tonnante ne peut, certes dans un rapport ambivalent de
soumission et de révolte, que les pousser à se laisser gagner par le phantasme d’une
norme pleinement explicative, par « l’amour de la loi parfaite » (F. Ost). Une puissante
illustration de ce phénomène peut être trouvé dans l’accroissement de la dépendance, là
encore paranoïaque, aux règles juridiques : augmentation de la demande de réparation
judiciaire, volonté d’engagements immédiats de la part du politique « par des promesses,
176

en court-circuitant les multiples transactions de la représentation »142, « enfermement dans


une posture victimaire... infantilisation collective de la société abdiquant sa propre
responsabilité »143, exigence sans délais de normes fortes et sécurisantes144…
63 Une telle conception de la Loi, qui se perd en oubliant d’être avant tout lien symbolique,
ne peut déboucher que sur la violence. Elle se marque dans le roman à travers l’émotion
vengeresse du condamné libéré (la loi ne libère pas), les sentiments de haine qui agitent
les deux officiers, la pulsion de mort qui mobilise le gardien et dans notre monde réel par
les diverses manifestations de violence gratuite, les phénomènes dits de
« retribalisation » et ceux, pulsionnels, liés à la manifestation d’un individualisme
forcené. Sans captation de l’imaginaire à travers une parade symbolique, sans substitut
langagier à l’acte — le condamné ne se voit pas expliquer son crime mais l’apprend dans
sa chair — tout se trouve, en effet, rapporté aux lois primaires d’une sorte d’état de
nature145. Voici donc les nombreux signaux d’alarme que le récit à su placer de manière
inquiétante et brutale à la vue du lecteur juriste. Reste à espérer que ce jeu de miroirs
croisés — droit/récit ; droit/Loi paranoïaque — permette au premier de briser le second.
Tout comme la machine du récit, le fil du roman, transposition virtuelle de la réalité, ne
finit-il pas enfin par se rompre, débouchant sur un point final qui est en lui-même une
libération ?
64 Ces « machines abstraites » comme les appellent Deleuze et Guattari, loin d’être montages
stériles, ne sont-elles pas au contraire, dans le fait même de leur impasse, de leur
destruction inéluctable, l’incarnation d’un principe de vie qui en appelle à une nouvelle
sagesse et à la prudence ? Tout à l’opposé d’être lettres mortes, n’offrent-elle pas au bout
du compte cette authentique ligne de fuite que cherchent les deux auteurs susmentionnés
à travers l’œuvre de Kafka ?

B. Le Procès146

65 Si le précédent récit nous a apparemment projeté au sein d’un univers asphyxié de


« transcendance infinie », le présent roman baigne dans l’horizontalité « illimitée »147. De
la seule séquence achevée et étouffante proposée par La colonie, on passe ici au « roman
interminable, proprement indéfini »148, continuum de segments contigus, toujours
nouveaux, mouvants au gré du déplacement de leurs limites. De plus, ce qui, dans le cas
présent, « fait machine, à proprement parler, ce sont les connexions, toutes les
connexions qui conduisent au démontage ». Les deux auteurs opposent donc ce bénéfique
démontage des agencements segmentaires, des « lignes de fuite » qu’ils dessinent à la
« machine abstraite » proposée par la colonie 149. Ils valorisent ainsi la « ligne d’adjacence »
tracée par le champ illimité d’une justice immanente au détriment de la loi transcendante
150
. Enfin, ils condamnent toute triangulation (« désir de la machine ») pour faire place à
la loi du désir qui pousse toujours plus loin le jeu des connexions (« désir qui fait
machine ») ce, en parfaite conformité avec leur théorie fondamentale du rhizome aux
multiples entrées/sorties comme idéal du fonctionnement social151. Cette Loi autonome,
libérée de toute transcendance présente-t-elle réellement un principe de solution aux
impasses auxquelles conduit la mécanique disciplinaire ? N’incarne-t-elle pas plutôt un
vaste mouvement d’angoissante dispersion, norme décidément plus schizophrène
qu’émancipatrice et, à ce titre, jamais bien loin du retour de ce qui avait été refoulé, à
savoir, la grande Loi de l’Autre et ses commandements mortifères. La réponse à cette
177

interrogation nous sera, en tout état de cause, fort utile pour apprécier les nouveaux
mouvements qui agitent la réalité juridique d’aujourd’hui.
66 Le récit nous paraît être gouverné par deux principes centrifuges corrélatifs. Tout
d’abord, se manifeste la puissance désorganisatrice de l’éternel présent d’un désir
immanent et ensuite, celle du coupe-circuit nivelant d’une progression par contact
immédiat152. Ils peuvent d’ailleurs être tous deux ramassés sous le même vocable
d’« atermoiement illimité » qui, loin de pouvoir être valorisé153, se révèle être
profondément déstructurant. C’est d’ailleurs là une des peines auxquelles la justice ici
mise en scène peut condamner celui qui tombe dans son filet (p. 202). Il s’agit d’un
châtiment effroyable qui consiste à « maintenir indéfiniment le procès dans sa première
phase », de sorte que la justice comme la culpabilité ne puisse jamais quitter réellement le
prévenu.
67 La prédominance d’un désir, sans barrières stables, se marque dans le récit à travers deux
phrases capitales rapportées par Deleuze et Guattari.154 La première est celle-ci : « La
justice ne veut rien de toi, elle te prend lorsque tu viens et te laisse quand tu t’en vas »
(p. 273). Elle nous laisse également penser que cette histoire se pose avant tout comme la
figuration d’un véritable tribunal intérieur dont on a pu voir par ailleurs l’importance et
la cruauté155. Il semble que la fin du récit nous donne raison sur ce point. Le second
passage est celui qui rapporte que les autorités de la justice sont véritablement « attirées
par le délit ». Une justice qui sera, par ailleurs, qualifiée « d’automatique » (p. 130). La
voix tonnante et jupitérienne du surmoi ne se laisserait-elle pas à nouveau entendre à
travers le maillage souple de cette nouvelle configuration légiférante (qui apporte la loi =
lege ferrenda) ? De plus, cette Loi qui « fait filer le désir à travers tous les agencements » 156
brouille les repères stables de la procédure, des rôles, du temps et de l’espace. Bref, il
s’agit là de la marque du retrait de toute mesure.
68 La procédure est injuste et disproportionnée (p. 117, 131). Elle couvre indistinctement de
nombreux registres : l’humiliation morale (p. 112), la menace insidieuse (p. 27), le conseil
(p. 147), des formes de procédure plus classiques mais mal placées (p. 33), le non-dit où
l’impression seule domine (p. 41, 48, 87, 128 et spéc. 151) 157, la vraisemblance (p. 77)...
C’est une justice pour laquelle aucune procédure destinée à sélectionner les faits
pertinents n’est d’une quelconque utilité puisque tout clément compte (p. 149, 150, 165).
« Il n’est rien qui ne relève de la justice » en somme (p. 191). On assiste d’ailleurs à la
multiplication du déni de procédure telle qu’on la reconnaît classiquement : pas de
publicité des débats (p. 151), l’avocat n’assiste pas aux entrevues d’instruction (p. 153), le
secret des pièces et des interprétations est un principe de base (p. 155, 192), aucun écrit
ne fait définitivement foi de ce qu’il atteste, « il faut se méfier » (p. 172, 198), certaines
preuves ne sont pas admises devant le tribunal mais bien officieusement, « dans les
couloirs » (p. 191). Ne peut-on, en outre, soupçonner la manifestation d’une justice
pétitionnaire à la lecture de cette déclaration : « Quand j’aurai réuni sur mon attestation
un nombre suffisant de signatures, j’irai trouver le juge... » (p. 199) ? On nage dans un
grand flou, les magistrats eux-mêmes n’étant pas à même de tirer le moindre
enseignement ni de bâtir la moindre jurisprudence fiable sur l’étude de causes qui
entrent dans leur ressort, « ne sachant d’où elles viennent et où elles partent » (p. 156). Ils
s’occupent donc uniquement de la part de procédure qui leur est réservée par la loi. « On
ne peut donc se fier à rien » (p. 159).
69 Les différentes personnes qui assument le rôle d’une autorité sont interchangeables 158,
« un seul bourreau pourrait remplacer tout le tribunal » est-il dit (p. 195). Il s’agit donc
178

d’un corps informe, certes hiérarchisé, mais qui se perd à l’infini (p. 156) et que chacun
incarne quel que soit son rang. Tout le monde en est plus ou moins l’auxiliaire et le
dépositaire puisque la condamnation est susceptible de tomber « de n’importe quelle
bouche » (p. 245). Kafka finira d’ailleurs lui-même par faire corps avec ses bourreaux
(p. 275).
70 Le temps du Procès est le signe d’un usage pervers de la mémoire puisque, insouciante de
ses mythes fondateurs et de ses différentes avancées théoriques159, la justice n’en
demeure cependant pas moins acharnée à poursuivre : « Il n’y a pas un papier qui ne se
perde, la justice n’oublie jamais » (p. 200). Le procès s’étire donc en longueur, stagne dans
un processus de continuelle circulation entre des petits bureaux, d’empilement des
pièces, « passant par toutes sortes de hauts et de bas avec des oscillations plus ou moins
amples et des arrêts (quelle ironie) plus ou moins grands... » (p. 200). Le procès suit son
cours de lui-même, connaissant de loin en loin de légères modifications dans un sens qu’il
est pourtant impossible de prévoir (p. 155). Malgré ce manque d’action significative ou
encore de progrès160, il importe d'agir vite. L’urgence et le manque de temps à consacrer
aux affaires semblent d’ailleurs être une constante à travers le roman (p. 83, 132, 160, 188,
204...). Il faut donc réagir rapidement et ne pas perdre de temps. « Terminer rapidement
le procès dans l’intérêt de tout le monde » est d’ailleurs le vœu que se proposent
d’exaucer les premiers agents avec qui K. est mis en contact (p. 68). En outre, ce qu’il
importe d’accomplir ou ce qu’il convient de faire ne l’est toujours que
« temporairement » (p. 151). « Il ne faut pas perdre des yeux le procès » (p. 202) pourrait-
on conclure. De plus, tout semble se produire à contretemps, même si l’on est
explicitement appelé à répondre (p. 238). En résumé, on retrouve ici les traits
caractéristiques de l’éternel présent propre à une temporalité inarticulée161.
71 Enfin, le procès, comme le souligne Deleuze, se trouve être « déterritorialisé ». « L’espace
de la Loi n’est pas reconnaissable et dès lors inconnaissable. Si tel est le cas, poursuit
Deleuze, ce n’est pas parce qu’elle (la Loi) est retirée dans sa transcendance, mais
simplement parce qu'elle est dénuée de toute intériorité : elle est toujours dans le bureau
d’à côté, ou derrière la porte, à l’infini... »162. Les barrières se déplacent incessamment au
gré des différents contacts rapides et fusionnels 163, ruinant ainsi toute possibilité
d’installer une géométrie des distances, le dehors n’étant plus distinct du dedans164. On
circule par à-coups dans l’espace judiciaire, à la faveur de courts-circuits 165. On évolue
brutalement de sous-sols en greniers, de certitudes déjouées en surprises provoquées,
notamment par la découverte, souvent incidente ou accidentelle, d’un nouveau lieu où
s’exerce la procédure166.
72 En somme, « le contact avec la justice, la contiguïté, a remplacé la hiérarchie de la loi » 167.
73 Donc, tout en suivant la « progression-démontage » du roman virtuel de Kafka (cfr. supra),
on se trouve rapidement confronté à l’expression la plus achevée de ce que l’on pourrait
appeler, s’inspirant de Deleuze et Guattari, un droit virtuel, discontinu, infini et circulaire,
s’embranchant, sans limites, à travers de multiples conduits équivalents. Juxtaposant par
dilatation des séquences closes sur elles-mêmes dans un présent infini, « exacerbé dans le
raccourci »168 et l’impatience de nouvelles connexions, cette hyperréalité est, en effet, le
seul produit possible d’un univers dans lequel, « là où l’on croyait qu’il y avait la loi », il n’y
avait en fait que désir « et seulement désir »169. La fuite en avant qu’impose ce dernier est-
elle donc l’occasion d’une véritable libération durable ? Rien ne semble l’indiquer. Si tout
paraît communiquer, l’atmosphère générale du roman est, pour sa part, totalement
étouffante. Notons le désir du personnage principal, exprimé à maintes reprises, de
179

pouvoir profiter d’un souffle d’air frais (p. 109). Mais portes et fenêtres, si elles ont
l’apparence d’être bien réelles, sont souvent scellées ou inamovibles. Chaque séquence est
close sur elle-même et tout est donc à reprendre éternellement170, chaque échappée belle
se terminant par une nouvelle captation. Comme en conviennent Deleuze et Guattari,
« on dirait que la loi formelle, tantôt se retire dans sa transcendance en laissant le champ
provisoirement libre au désir-matière, tantôt fait émaner de sa transcendance les
hypostases hiérarchisées capables de juguler et de réprimer le désir... »171. La « fausse
fin » du roman est pleinement éclairante à cet égard. Kafka finira, en effet, par se
confondre avec ses deux bourreaux et ainsi disparaître172. « Ils formaient à eux trois un tel
bloc, dit le texte, qu’on ne peut guère obtenir qu’avec de la matière morte » (p. 275). Il
faut croire que tenter d’écarter toute transcendance pour se jeter à corps perdu dans
l'immanence n’offre pas de conclusion bien différente de celle que La colonie nous avait
permis de pointer.
74 Soit transcendance absolue condamnée à se dissoudre dans l’immanence, soit immanence
pure ravivant l’implacable transcendance, il s’agit bien là de deux figures réversibles. La
loi paranoïaque ou schizophrène173 ne sont d’ailleurs toutes deux que l’avers et l’envers
d’un même jeton, la perturbation d’une conception de la Loi placée à distance
respectueuse. Tout comme l’ange de Walter Benjamin « entraîné vers l’avant tandis qu’il
tourne son regard désespéré vers les ruines du passé »174, K., dont la poursuite de la procédure
ne dépend que de son propre désir, ne peut toutefois se défaire de celui de posséder la Loi
ancienne175 afin de pouvoir, selon ses propres mots, être « libéré définitivement »
(p. 170). Entendons ceci comme volonté d’être délivré du souci d’avoir à être libre,
confronté à l’incertitude de sa destinée.
75 Ce drame de l’autonomie n’est-il pas celui qui caractérise notre temps et notre vision du
droit ? Le système ainsi déconstruit par la lettre kafkaïenne ne trouve-t-il alors pas
encore à travers sa propre image poussée « aux limites » une nouvelle occasion de mieux
se comprendre ? En effet, la dimension proprement juridique de la régulation sociale est
effectivement obligée de nos jours de se déterritorialiser176 dans les méandres d’un réseau
sans centre ni hauteur, parcouru en tous sens par les connexions impatientes et
révocables de partenaires et de lieux de plus en plus différenciés177 ? De plus, par le
truchement de la loupe tendue par le Procès, cette capilarisation-pilarisation, qui
contribue à induire « un rapport instrumental » et non plus symbolique à l’Etat178, peut
également, à cause de sa dynamique de dispersion — le virtuellement partout étant un
nouvel avatar de l’absoluité —, être détectée comme une des causes principales de cette
fameuse angoisse du vide juridique et de ses tentatives de comblement. « L’ère de la
discontinuité » (Drucker) d’une société « malade de son lien » (Sibony) et de son rapport à
la transcendance semble donc bien renforcer, comme le montre le roman, cet imaginaire
d’un droit sécuritaire et tout-puissant dont on a déjà, cheminant avec Kafka, longuement
tracé le terrifiant portrait. La seule ligne de fuite qui soit susceptible de tenir la route est
donc celle que la loi trace à partir d’elle-même, non plus en largeur ou en longueur mais
en profondeur.

« Aux portes de la Loi »179, en guise de conclusion


76 Pour avoir vu nos homologues de papier courir en vain après l’assurance de certitudes et
de vérités indiscutables, on n’en appréciera que d’avantage toute la richesse signifiante
de la figure du paradoxe.
180

77 Paradoxe qu’incarne tout d’abord cet univers littéraire qui s’installe comme symbole
visible ou miroir des ambiguïtés qui agitent le cœur même du droit. Paradoxe encore
qu’est la geste kafkaïenne, littérature à la frontière du réel, qui fait surgir les démons
rugissants d’un droit au bord du gouffre virtuel. Paradoxe ensuite que représente bien sûr
la découverte « en actes » de ce que l’immanence que l’on pouvait encore croire être
libératrice ne mène en définitive qu’à la restauration d’un ordre purement transcendant
180
. Paradoxe enfin de se voir amener à la conclusion que les fictions romanesques
plaident en creux pour une restauration de celles, instituantes, du juridique.
78 Kafka nous offre donc une formidable occasion de méditer sur la fonction symbolique,
paradoxale, d’un droit « aux portes de la Loi ». Fonction essentielle, créatrice d’un espace
de Loi indisponible — à commencer pour la loi elle-même — celle-ci se fait ainsi la
gardienne d’un « comme si », limite non négociable sous le couvert de laquelle il devient
possible de se retrouver comme soi et autre et d’entrer ainsi dans un processus fructueux
d’échange langagier. Oublier celte dimension anthropologique du droit qui est de faire
barrage à l’immédiateté des pulsions et des désirs humains, c’est se condamner à
rechercher désespérément la loi à travers ses manifestations les plus dures ou les plus
sauvages et réclamer d’elle une fonction totalitaire qu’elle n’est pas censée incarner.
79 Entré dans une modernité qui se caractérise par la mise en place d’une nouvelle maturité
langagière, le droit se doit de pouvoir faire le deuil du verbe définitif qu’il possédait
encore hier pour n’être plus que parole séparatrice et centralisatrice tout à la fois, en un
mot symbolique. S’il semble bien établi qu’on ne puisse effacer d’un trait de plume le
poids quasi paradigmatique181 d’une construction sociale en réseau ainsi que celui d’un
agencement de la diversité par contractualisation, il faudra cependant veiller à rester
prudent. Or, la vocation première de toute procédure juridique bien comprise, celle qui
est à l’œuvre dans Le procès nous servant de repoussoir, n’est-elle pas justement
« l’institutionnalisation »182 de celle-ci ? Il nous faut donc tendre à l’instauration d’un
« réseau durable »183 et nous défaire, en conséquence, de l’idée qu'une unité d’ensemble
puisse se dégager naturellement de la concurrence de sous-systèmes différenciés 184. Le
vivre ensemble est un projet, « amas de connexions actives propre à faire naître des
formes », voilà pourquoi le réseau, dispositif de dispersion, ne « peut constituer, en soi, le
support d’une cité »185. Il sera alors nécessaire de veiller à ce que dans cet univers de
« réflexivité », le droit « conserve au moins (cette) ambition « procédurale »186 qui permet
la « convergence vers un jugement commun »187. De même, si des normes peuvent être
légitimement créées par une participation accrue des acteurs à travers un processus de
négociation contractuelle, il ne faudra jamais perdre de vue que, quelle que soit la
dialogique, « c’est la fiction de l’habilitation et de l’investiture qui fait tout »188.
80 Toute autorité voit donc sa mission balisée de la sorte, interpréter la Loi, la placer hors de
portée de l’imaginaire en lui donnant un contenu symbolique, permettant ainsi au tissu
social de s’étendre patiemment (augere) dans les détours189 d’un réseau centré et solide.
C’est cette vérité profonde du caractère symbolique du droit que le tumulte du monde
moderne a sans doute contribué à assourdir et qu’un auteur de littérature, au revers des
outrances fulgurantes de son propos (augere), a fait éclater d’une lumière nouvelle.
Contemplant une représentation de la justice, K. finira lui-même par percevoir que pour
peser juste, la balance de cette dernière « ne doit pas trop bouger » (p. 185),
particulièrement lorsqu’elle parcourt ainsi les voies du réseau au bras de sa servante.
181

NOTES
1. S. ANDRINI, Le miroir du réel. Essai sur l’esthétique du droit, Paris, L.G.D.J., 1997, p. 174.
2. A. TEISSIER-ENSMINGER, La beauté du droit, Paris, Ed. Descartes et Cie, 1999, p. 305.
3. Ibidem, p. 290.
4. A. SUPIOT, La fonction anthropologique du droit, in Esprit, décembre 2000, p. 157.
5. S. ANDRINI, op. cit., p. 227. « le juriste peut dès lors participer à ce que Bachelard appelait une
psychanalyse de la connaissance objective ». A. SUPIOT, op. cit., p. 154.
6. A. SUPIOT, ibidem.
7. O. CAYLA, La fiction Ouverture : Le jeu de la fiction entre « comme si » et « comme ça », in Droits,n o 21,
1995, p. 3 et s. ; A. GARAPON, Forme symbolique et forme linguistique du droit, in Journal for the
Semiotics of Law, 1/2, 1988, p. 161 et s.
8. On pourra notamment lire chez Cayla les points de divergence que celle-ci comporte avec
l’institution de la fiction juridique proprement dite. Ibidem, p. 6.
9. A. GARAPON, op. cit., p. 166.
10. Ibidem, p. 174.
11. Ibidem, p. 167.
12. O. CAYLA, op. cit., p. 8.
13. Ibidem.
14. P. BOURDIEU, Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective, in Normes Juridiques et Régulation
sociale, Paris, L.G.D.J., 1991, p. 95 et s.
15. A. GARAPON, op. cit., p. 175.
16. Ibidem.
17. A. SUPIOT, op. cit., p. 153.
18. Voyez le numéro des Archives de philosophie du droit qui prend ce thème pour objet. Arch.
phil. droit, no 40, 1995.
19. A. TEISSIER-ENSMINGER, op. cit., p. 9.
20. J. COMMAILLE, Sociologie de l’art juridique : le droit comme science du politique, in L’art de la
recherche. Essais en l’honneur de Raymonde Moulin, Paris, 1994, p. 39.
21. S. ANDRINI, op. cit., p. 173.
22. A. SUPIOT, op. cit., p. 154.
23. « Autrement dit, la raison humaine n’est jamais une donnée immédiate de la conscience : elle
est le produit des institutions qui permettent à chaque homme de donner sens à son existence,
qui lui reconnaissent une place dans la société et lui permettent d’y exprimer son talent propre ».
Ibidem, p. 154 et 155.
24. « Dans la littérature, se dédoublent les rapports éthico-esthétiques possibles dans le cadre
d’une communauté humaine, dont l’actualisation... se trace dans la société ». P. CHRISTIAS, Du
littéraire et du social - le double. Recherche pour une métaodon, in Sociétés, n o 64, 1999, p. 69 et 71.
25. Ce que Anne Teissier-Ensminger appelle « droit lettré » (p. 265 et s.) et « droit désannoncé »
(p. 272).
26. Ibidem, p. 264.
27. N. LUHMANN, Stenographie und Euryalistik, in Paradoxien, Dissonanzen, Zusammenbrüche,
Situationen offener Epistemologie, cité par S. ANDRINI, op. cit., p. 259 et 260.
28. Ibidem, p. 259.
29. Ibidem, p. 258.
30. Ibidem, p. 259.
182

31. Cet endroit fut détruit par le « coup de force » d’Hercule. R. GRAVES, Les mythes grecs, Paris,
Hachette littératures, Pluriel, T. II, 1967, p. 140.
32. La tête ou le masque de Gorgone sont d’ailleurs souvent présentés comme un signe
protégeant le sacré, l’indicible ou le secret. Idem, p. 192 et 56.
33. P. CHRISTIAS, op. cit., p. 68.
34. « Mais n’était-ce déjà un paradoxe, le fait que la science dût faire appel à la littérature pour
pouvoir avancer dans les degrés de la connaissance ? » S. ANDRINI, op. cit., p. 256.
35. G. BONNET, Le spectaculaire. L’amour du sujet pour les objets invisibles, in C.E.S.P.R., n o 19, 1996,
p. 43 et s.
36. Tout comme le suggèrent les exemples de Saint Paul, Oedipe ou Narcisse, c’est toujours par
l’annihilation d’une image autoréférence de soi que naît l’occasion d’observer un sujet redevenu
humble se convertir à sa part de créativité la plus intéressante. En effet, l’orgueilleux bourreau
deviendra, grâce à l’illumination de Damas, le célèbre prophète que l’on connaît et l’égoïste
Narcisse s’épanouira en source de beauté, après s’être abîmé dans l’eau qui lui servait de miroir.
Ibidem, p. 52, 53, 59 et 60.
37. Ibidem, p. 45.
38. J. FLORENCE, Ouvertures psychanalytiques, Bruxelles, F.U.S.L., 1995, p. 163.
39. P. CHRISTIAS, op. cit., p. 72.
40. A. TEISSIER-ENSMINGER, op. cit., p. 266.
41. G. DELEUZE et F. GUATTARI, Kafka Pour une littérature mineure, Paris, Les éditions de Minuit,
1975, p. 40 et 24.
42. V. DNEPROV, (Kafka, créateur de mythes modernes), in Les critiques de notre temps et Kafka, Paris,
Garnier, 1973, p. 41. On souligne.
43. Ibidem, p. 42.
44. F. KAFKA, Journal, Paris, Grasset, Le livre de poche, Biblio, 1954, p. 32, 57, 276, 292.
45. M. BLANCHOT, La lecture de Kafka, in Les critiques de notre temps et Kafka, Paris, Garnier, 1973,
p. 52 ; P. SIMAY, Kafka et l’écriture de la Transmission, in Archives de Philosophie, Janv.-mars 1999,
T. 62, cahier 1, p. 95 et s.
46. M. BLANCHOT, ibidem.
47. Kafka le reconnaît lui-même dans son Journal. Ibidem, p. 479. Les nouvelles « tournent court »
ou « restent inachevées ». G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 88, 154 et s.
48. Ibidem ; G. DELEUZE et F. GUATTARI, ibidem, p. 107 et s.
49. Ibidem, p. 84 et 85, 88 et spéc. 89 ; I. HENEL, (Le procès : le gardien des portes de la Loi), in Les
critiques de notre temps et Kafka,op. cit., p. 86.
50. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 18.
51. « Je ne veux pas du jugement des hommes, je ne cherche qu’à propager des connaissances, je
me contente de relater ». Citant Kafka, G. DELEUZE et F. GUATTARI, ibidem, p. 14. ;
52. Ibidem, p. 84 et s.
53. Le roman permet de « transcrire en agencements » mais aussi et par là même, de « démonter
en agencements ». Ibidem, p. 86 et 146.
54. Ibidem, p. 88 et 89. On souligne.
55. Cette œuvre « n’admet aucun point de vue extérieur par lequel il recevrait l’unité d’une
scène ». T. W. ADORNO, Sur W. Benjamin, Paris, éd. Allia, 1999, p. 96 ; G. DELEUZE et F. GUATTARI,
op. cit., p. 32 ; P. SIMAY, op. cit., p. 104.
56. P. SIMAY, ibidem., p. 97 et 104.
57. M. BLANCHOT, op. cit., p. 60.
58. Ibidem.
59. Ibidem, p. 61.
60. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 74.
61. Univers auto-compensé dont on trouve également la trace dans le Journal de Kafka (p. 12).
183

62. B. SMITH, Kafka et Brentano, in Philosophiques, automne 1999, 26/2, p. 380. Seule une fin
abrupte laissant le parcours inachevé peut mettre un terme à ce continuum immanent de
situations multiples.
63. Les différents traits du phénomène virtuel dont on pointe la comparaison avec l’univers de
Kafka sont empruntés à l’analyse de Gilles Bousquet. G. BOUSQUET, Espace, pouvoir, mondialisation :
le symptôme Internet, in Sociétés, 1996, n o 51, p. 105 et s. ; L. SCHEER, La civilisation du virtuel, in
Sociétés, 1996, no 51, p. 23 et s.
64. P. SIMAY, op. cit., p. 97, note 5.
65. Ibidem, p. 102 ; dans le virtuel, on parlera plutôt d’univers « surexposé » pour reprendre le
mot de P. Virilio.
66. « Faire vibrer des séquences, ouvrir le mot sur des intensités intérieures inouïes, bref un
usage intensif asignifiant de la langue ». G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p.41.
67. T.W. ADORNO, op. cit., p. 96.
68. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 107.
69. Ibidem, p. 149.
70. A. GARAPON, Kafka ou le non-lieu de la loi, in R.I.E.J., n o 28, 1992, p. 49. On souligne.
71. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 108.
72. Ibidem, p. 152 et 153.
73. « Et si elle (la littérature de Kafka) ne peut pas spécifier les modalités d’un processus de
transmission, elle n’en conserve pas moins toute capacité de transmettre ». P. SIMAY, op. cit.,
p. 114.
74. Ibidem, p. 112.
75. Ibidem, p. 106 et 107.
76. Ibidem, p. 107.
77. Ibidem, p. 114 ; W. BENJAMIN, Correspondance, T. II, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 126.
78. « La possibilité d’un salut ne se laisse entrevoir qu’en creux ». P. SIMAY, ibidem, p. 110.
79. Ibidem.
80. F. KAFKA, op. cit., p. 162 et 540.
81. J. FLORENCE, op. cit., p. 239.
82. G. DELEUZE et F. GUATTARI. op. cit., p. 18.
83. Ibidem, p. 18 et 23.
84. P. SIMAY, op. cit., p. 98 et s.
85. « Les rabbins se sont évertués de dresser selon leur expression une « haie », une barrière
autour de la loi... ». R. BAUER, Kafka à la lumière de la religiosité juive, in Les critiques de notre temps et
Kafka, op. cit., p. 126.
86. Ibidem, p. 127.
87. Rappelons-nous qu’il faut opérer cette distinction chez Kafka entre ce qui est transmis qu’il
rejette comme non fondé et la transmission elle-même vers laquelle toute son œuvre fait signe,
en creux, comme un indispensable.
88. P. SIMAY, op. cit., p. 101, 102 et 103.
89. R. BAUER, op. cit., p. 127. Selon Adorno, si Kafka ne construit aucune religion, refusant le
précepte, il construit son roman comme une « prière », « théâtre du monde dans lequel on ne
joue que devant Dieu ». W.T. ADORNO, op. cit., p. 96.
90. Il est intéressant à noter les nombreux passages de son Journal où Kafka déplore tour à tour
son incapacité à tout « retenir » à l’intérieur de son univers (p. 49, 139, 292), le manque de
cohérence solide de celui-ci (p. 428, 468) ainsi que sa volonté de créer un univers littéraire
totalisant (p. 32, 57, 276).
91. Ce qui impliquerait que la Loi soit en quelque sorte éclairée d’ailleurs. On pourrait aussi dire
« sous couvert » de celle-ci. J. Le POUPON-PIRARD, Le censeur n'est pas l’éthique. Questions au surmoi,
in L’éthique hors la loi. Questions pour la psychanalyse, Bruxelles, de Boeck, 1977, p. 33.
184

92. Ibidem, p. 11 et s.
93. J. FLORENCE, op. cit., p. 236.
94. Ibidem.
95. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 100 et s.
96. Dans une compilation de Récits et fragments narratifs écrits par Kafka, on peut lire à ce propos
dans un petit texte intitulé Au sujet des Lois : « C’est plutôt nous-mêmes que nous détesterions,
parce que nous n’avons pas encore été jugés dignes de la Loi ».
97. B. SMITH, op. cit., p. 64 et s.
98. F. KAFKA, op. cit., p. 473. Il faudra se souvenir de cette cruelle remarque lorsqu’il sera
question, avec l’étude du Procès, de cette peine appelée « atermoiement illimité ».
99. A. GARAPON, op. cit., p. 60. On souligne.
100. T. NYST, Entre Loi symbolique défaillante et norme juridique surinvestie, in Les Cahiers de
Prospective Jeunesse, vol. 1, no 1-2, 4e trimestre 1996, p. 53.
101. Ibidem.
102. « Désymbolisation en vue de plus de flexibilité ». J.-L. GENARD, Les dérèglements du droit. Entre
attentes sociales et impuissance morale, Bruxelles, Labor, 2000, p. 40
103. Ibidem, p. 10 et 17.
104. Ibidem, p. 44 et s.
105. F. Ost et M. van de Kerchove parlent d’un droit autorégulé « par contagion contractuelle ».
F. OST et M. van de KERCHOVE, De la pyramide au réseau ? Vers un nouveau mode de production du
droit ?, in R.I.E.J., no 44, 2000, p. 76 et 77. « La question qui se pose alors est celle de créer les
meilleures conditions permettant un acquiescement à un certain nombre de renoncements
raisonnables. ; J.-L. GENARD, op. cit., p. 75.
106. F. OST, Le temps virtuel des lois contemporaines, in J.T., 23 janvier 1997, p. 53.
107. F. OST et M. van de KERCHOVE, op. cit., p. 69.
108. Ibidem ; J.-L. GENARD, op. cit., p. 50.
109. « Juxtaposition d’autorités autonomes ». F. OST et M. van de KERCHOVE, op. cit., p. 50.
110. F. OST et M. van de KERCHOVE, ibidem, p. 67 et 78 et s.
111. J.-L. GENARD, op. cit., p. 49.
112. Pour des raisons de commodité, les citations extraites des deux ouvrages feront l’objet d’un
renvoi entre parenthèses aux seules pages concernées : (p. x). La référence complète à chacun des
deux textes examinés sera effectuée en note au début des chapitres s’y rapportant.
113. F. KAFKA, A la colonie disciplinaire et autres récits II, Paris, Actes Sud, Babel, 1998. Colonie
disciplinaire et non « pénitentiaire », car, comme le notent à la page 7 les traducteurs du récit à
partir duquel on travaillera, « l’enquêteur excepté, tous les acteurs... sont des militaires ». Ce
statut particulier est, de plus, un symbole encore plus fort d’un système hiérarchique
fonctionnant par commandements et soumission.
114. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 88 et 97.
115. Ibidem, p. 109. Ce texte semble d’ailleurs, de l’aveu même de son auteur dans les pages de son
Journal, un des seuls textes véritablement achevés (p. 415), dont il soit véritablement satisfait
(p. 407).
116. J. FLORENCE, op. cit., p. 239.
117. Ibidem, p. 240.
118. Il situe son action « dans une vallée privée d’ombre » (p. 11). Transposons : écrasée de
signifiants, sans vide possible. Comment, dès lors, désirer à l’ombre de la Loi ?
119. La machine est complexe, connaît des ratés mais ceux-ci demeurent ininterrogés (p. 26).
120. « Une vision qui vous donnerait envie d’aller vous coucher sous la herse... ». (p. 24).
121. Car ignorants de leur sort et de la sentence qu’ils connaîtront « suffisamment par le corps ».
(p. 16).
185

122. « Méli-mélo de lignes multiplement entrecroisées qui recouvraient si densément le papier


que ce n’est qu’avec peine qu’on y distinguait des îlots de blanc » (p. 22).
123. L’exactitude et la vérité sont à la fois induites du mouvement des aiguilles dans la chair du
condamné mais aussi pour l’observateur “« du spectacle exécutoire » (p. 36). D’ailleurs, « pour
que chacun puisse vérifier que la sentence a bien été exécutée, la herse a été faite en verre ».
(p. 20).
124. Officier tout-puissant puisqu’il cumule toutes le fonctions : « soldat, juge, constructeur,
chimiste, dessinateur » (p. 15). De plus, « l’organisation de la colonie, disciplinaire dans sa
totalité, est son œuvre » (p. 10).
125. Cette opération est décrite comme évidente, une simple routine (p. 18). En outre, « unique
représentant de l’héritage », il ne « peut plus penser à élargir le champ d’action de cette
procédure » et emploie toute son énergie « à conserver ce qui existe » (p. 29, p. 20, p. 35).
126. Voir p. 17 du roman.
127. J. FLORENCE, op. cit., p. 243. « La culpabilité ne fait jamais de doute » (p. 17).
128. Pour le dire autrement, on pourrait avancer que l’officier tente de faire corps avec la
machine de deux manières différentes mais intimement liées, à la fois comme trop fidèle
serviteur de celle-ci et par la symbiose qu'il tente avec elle.
129. J. FLORENCE, op. cit., p.244. « Si nul n'est censé ignorer la loi, c'est, sans doute, encore pour
parer au fait qu'on ne peut la détenir toute ». Ibidem, p. 232.
130. Sur la joie de connaître le châtiment, voir le Journal de Kafka, p. 521. Sur le caractère
insupportable des questions qui ne livrent pas immédiatement leur réponse, p. 444.
131. « Ce n’est pas d’une faute particulière qu’il s’agit (dans ce roman) mais, globalement, de
cette faute que représente l’existence ». W. EMRICH, La notion de combat, in Les critiques de notre
temps et Kafka, op. cit., p. 88.
132. Le condamné libéré afin que l’officier puisse prendre sa place se croit ainsi « vengé jusqu’au
bout » (p. 47).
133. Dans son Journal, p. 479. L’officier et le nouveau commandant introduisant un autre ordre se
détestent (p. 28).
134. Y. CARTUYVELS, Plaintes sociales et crise de la justice : quels enjeux pour la justice ?, in Attentes
sociales et demandes de justice. Les mobilisations blanches et après ?, Bruxelles, F.U.S.L., 2001, p. 155.
135. J. Le POUPON-PIRARD, op. cit., p. 29.
136. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit.. p. 110.
137. J. Le POUPON-PIRARD, op. cit., p. 28.
138. Même si parfois les formes semblent témoigner du contraire.
139. J.-L. GENARD, op. cit., p. 33.
140. Ibidem, p. 25 et s.
141. Ibidem, p. 47. On souligne.
142. J.-L. GENARD, Plainte sociale et culture politique, in Attentes sociales et demandes de justice. Les
mobilisations blanches et après ?, op. cit., p. 105.
143. Y. CARTUYVELS, op. cit., p. 156.
144. « Recrudescence de la norme juridique pour pallier au défaut de Loi symbolique” ». T. NYST,
op. cit., p. 50 et s.
145. A. GARAPON, La justice est-elle “délocalisable” dans les médias ?, in Droit et Société, n o 26, 1994,
p. 80.
146. F. KAFKA, Le Procès, Paris, Gallimard, Folio.
147. Ibidem.
148. Ibidem, p. 80.
149. Ibidem, p. 156.
150. Ibidem, p. 110, 154.
151. Ibidem, p. 59.
186

152. À la fois sur le plan temporel mais aussi relationnel, sans médiation.
153. Ibidem, p. 94 et s.
154. Ibidem, p. 91.
155. « Puisqu’on se clarifie soi-même au moyen d’un jugement, et puisque ce jugement doit avoir
lieu au centre du moi, ce moi devient une sorte de tribunal ». La récompense et la punition
résident donc « en l'action elle-même ». B. SMITH, op. cit., p. 371.
156. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 110.
157. « Tout le procès dépendait souvent de la première impression produite ».
158. On peut tracer un parallèle tout à fait éclairant avec ce que François Ost nous dit du juge
moderne et de la difficulté pour lui de « choisir au magasin des accessoires de la justice, la tenue
qui (convient) aux multiples rôles qu’on attend désormais de lui ». F. OST, Jupiter, Hercule et
Hermès : trois modèles du juge, in La force du droit. Panorama des débats contemporains, Paris, éd.
Esprit, 1991, p. 241
159. Il n’est pas d’usage que l’on fasse appel aux « légendes du passé », principes généraux ou
jurisprudence (p. 195). « Tout est examiné à part » (p. 220).
160. « Il y avait toujours du progrès, mais jamais on avait le droit de dire en quoi ces progrès
consistaient » (p. 161.)
161. F. OST, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999.
162. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 82.
163. A. GARAPON, Kafka..., op. cit., p. 57.
164. Ibidem, p. 53.
165. C’est à qui, de l’huissier ou de son stagiaire, ira le plus vite (p. 101) ; le passe-droit est roi
(p. 139).
166. Un soupir derrière une porte attirera l’attention de K. sur un lieu de justice (p. 116). Autre
exemple, dans la chambre du peintre Titorelli, K. découvre une annexe de justice derrière le lit et
apprend que cette dernière se trouve virtuellement partout (p. 206, 207), « c’est plein de bureaux
partout » dira-t-il (p. 107).
167. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 96.
168. G. BOUSQUET, op. cit., p. 108. Coupe-circuit du travail de symbolisation.
169. G. DELEUZE et F. GUATTARI, op. cit., p. 90 ; A. GARAPON, Kafka..., op. cit., p. 56.
170. Voir dans le Journal de Kafka le passage sur le fait que tout n’est jamais que commencement
(p. 517).
171. Ibidem, p. 94.
172. « Reterritorialisation mortuaire de K sur un segment dur, une « pierre arrachée ». Ibidem,
p. 111.
173. J. Le POUPON-PIRARD, op. cit., p. 36.
174. S. ANDRINI, op. cit., p. 222. On souligne.
175. « Je veux tout savoir » dira-t-il (p. 170).
176. J. COMMAILLE, La déstabilisation des territoires de justice, in Droit et Société, 1999, 42-43, p. 258.
177. F. OST, M. van de KERCHOVE, op. cit., p. 80 et s. ; M. CASTELLS, La société en réseaux, Paris,
Fayard, 1996, p. 21 et s. ; L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris,
Gallimard, 1999, p. 498 et s.
178. J.-L. GENARD, Plainte sociale et culture..., op. cit., p. 07.
179. Ce titre fait référence à cette parabole de la Justice qu’un abbé, seule véritable figure
solennelle du roman, tente de faire admettre à K. comme la véritable révélation éclatante de la
propre histoire de ce dernier. Un homme de la campagne, raconte-t-il, ignorant de la Loi et de ce
qu’elle peut offrir, tout comme K. peut l’être, meurt d’épuisement à l’entrée des portes de la Loi
pour avoir refusé de suivre l’éclat de cette lumière qui brille, lointaine, à travers les portes de la
Loi sous prétexte que celle-ci est, à chaque palier, mise hors de portée par des gardiens pénétrés
du devoir professionnel de ce faire. Le paysan campe donc aux marches de la Loi, espérant qu’un
187

autre passant se risquera à sa place dans l’aventure de ce jeu de loi, toujours à poursuivre (mais
cette entrée n’est faite que pour lui). Ou, espérant encore que le premier gardien finisse par
l’éclairer suffisamment sur ce qui l’attend une fois passée la porte et qu’il fasse pour ainsi dire
venir cette lumière jusqu’à lui sans qu’il n’ait à prendre le moindre risque (p. 264). Il se
condamne ainsi, de même que son veilleur, à vivre dans le temps figé de l’atermoiement éternel.
Ce dernier, qui ne connaît pas lui-même l’intérieur de la Loi (p. 268) et qui, de ce fait, « ne peut
laisser entrer l’homme » (p. 266) sans pour autant être en mesure de le lui interdire formellement
nous semble s’approcher de la figure du bon juge. Sans chasser d’emblée le paysan ni le prier à
priori d’entrer, il le renvoie à une prise de responsabilité distancée.
180. Il est intéressant d’encore noter à ce propos qu’un personnage du Procès, l’artiste Titorelli,
fin connaisseur de cette justice fondée sur une loi perverse, ne cesse d’ailleurs de la représenter
comme fallacieuse. Il le fait sur foi de l’observation suivante : malgré tous ses attributs
hautement symboliques de sa fonction qui inspirent la mesure, le bandeau, la balance, elle finit
toujours par les trahir parce qu’elle s’obstine à vouloir donner l’impression de pouvoir courir
avec des ailes aux pieds, sans doute tentée d’offrir par là l’image que l’on attend d’elle. C’est-à-
dire être « à la fois la Justice et la Victoire », transcendance de ce principe d’immanence qu’est
l’efficacité.
181. M. CASTELLS, op. cit., p. 371 et s.
182. F. OST, Jupiter..., op. cit., p. 241.
183. L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, op. cit., p. 130.
184. F. OST et M. van de KERCHOVE, op. cit., p. 69.
185. L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, op. cit., p. 158 et 159.
186. F. OST et M. van de KERCHOVE, op. cit., p. 80.
187. L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, op. cit., p. 161.
188. D. de BECHILLON, op. cit., p. 73.
189. D. SALAS, Etat et droit pénal. Le droit pénal entre “Thémis” et “Dikè”, in Droits, 1992, 15, p. 78.

AUTEUR
NICOLAS DELLA FAILLE
Chercheur F.R.F.C. aux Facultés universitaires Saint-Louis
188

Robert Musil, l'homme sans qualité,


le fou et son droit
Foulek Ringelheim

1 Dans L’Homme sans qualités1, cet immense roman, consacré comme l’un des premiers chefs-
d’œuvre du siècle écoulé, commencé à Vienne et à Berlin au début des années 20 et porté
jusqu’à son inachèvement à Genève en 1942, le droit, plus précisément le droit de la
responsabilité pénale, occupe une position centrale, aussi bien dans la pratique judiciaire
que dans sa dimension symbolique. Le droit de la folie traverse le roman de part en part.
Il en est l’un des soutènements. Pour mesurer l’importance du juridique et tenter d’en
saisir la portée dans le déploiement de la construction romanesque, il est nécessaire de
présenter les personnages qui font l’histoire ou qui la subissent et retracer les principaux
événements qui la constituent. Dans cette première ébauche d’analyse juridico-littéraire,
je me tiendrai au plus près du texte de Musil : au risque d’édulcorer ce texte par une
paraphrase incertaine ou une glose banale, je préfère le risque d’abuser de la citation, me
réservant par là même les meilleures chances de ne pas trahir l’auteur.
2 L’action se passe en Cacanie en août 1913, un an exactement avant le déclenchement de la
grande guerre.
3 L’Homme sans qualités se prénomme Ulrich, le nom étant tenu secret par égard pour son
père. Il est âgé de 32 ans et il a fait trois essais pour devenir un grand homme. D’abord
officier de cavalerie parce qu’il admirait Napoléon, ensuite ingénieur par amour de la
technique, mathématicien, enfin, par goût de l’esprit pur.
4 Mais du jour où il entendit que l’on qualifiait un cheval de course ou un joueur de tennis
de génies, il renonça à en devenir un et il embrassa la condition d’Homme sans qualités
qui, comme on le verra, est tout sauf un homme sans génie.
5 Qu’est-ce donc qu’un Homme sans qualités, Der Mann ohne Eigenschaften ? On s’en fera une
idée si l’on se souvient que André Gide proposait comme traduction : l’homme disponible,
et Maurice Blanchot : l’homme sans particularités, c’est-à-dire n’ayant rien qui lui soit
propre2. Sartre aurait sans doute proposé l’homme authentique. Jacques Bouveresse3
parle, lui, d’un homme probable. Sa particularité essentielle, selon Musil, c’est de n’en
avoir aucune. C’est, dit Blanchot, « l’homme sans essence, l’homme qui n’accepte pas de
189

se cristalliser en un caractère ni de se figer en une personnalité stable »4. Moins encore,


forcément, de s’identifier à une fonction, de se fixer dans un statut social. « Homme
libre » pourrait convenir si l’expression n’était trop vague. Ulrich est en tout cas le
contraire de son père, qui est avocat, professeur de droit, époux légitime de la fille d’un
riche industriel, membre de diverses académies et de comités scientifiques, copieusement
décoré, dépositaire officiel des valeurs morales et boursières, un représentant de ceux
que Roquentin, le héros de La Nausée de Sartre, appelle « les salauds ».
6 Et qu’est-ce que la Cacanie ? C’est un vaste pays, étrange, compliqué, hétéroclite, composé
de nations disparates et rivales et qui n’est autre que la monarchie austro-hongroise.
Maurice Blanchot propose de l’appeler La Cancanie, en quelque sorte le pays du grand
bavardage. Le nom vient de K.K. : Kaiserlich et Königlich, Impérial et Royal, K.K-nie. Si l’on
songe à K. le héros du Château ou à l’accusé Joseph K. du Procès de Kafka, ce
« contemporain capital » de Musil, on est frappé par la valeur emblématique de la lettre K
dans la littérature d’Europe centrale de l’époque.
7 Musil définit comme suit la Cacanie : « La Constitution était libérale, mais le régime
clérical. Le régime clérical, mais les habitants libres-penseurs. Tous les bourgeois étaient
égaux devant la loi, mais justement, tous n’étaient pas bourgeois »5.

Les personnages dans leur contexte


8 Ulrich apprend par une lettre de son père que vers le 25 juin 1918, c’est-à-dire dans cinq
ans, doit avoir lieu en Allemagne une grande cérémonie en l’honneur de trente ans de
règne de l’empereur Guillaume II. Or, la même année, l’empereur d’Autriche, François-
Joseph, âgé de quatre-vingt-huit ans, fêtera le soixante-dixième anniversaire de son
avènement. Une campagne se prépare à Vienne pour faire de l’année 1918 tout entière
l’année du jubilaire de l’Empereur de la Paix. Sur la recommandation de son « père
affectueux », Ulrich se voit attribuer une place dans le comité préparatoire de cette action
patriotique que l’on appellera l’Action parallèle (à celle que prépare l’Allemagne). Le père
exhorte son fils à rendre visite à la femme du sous-secrétaire d’Etat au Ministère des
Affaires étrangères, Tuzzi, laquelle, précise-t-il, est « la fille d’un cousin de la femme de
mon défunt frère », donc la cousine d’Ulrich.
9 Il rappelle aussi, dans cette lettre, qu’il est le tout premier, il y a quarante-sept ans, dans
une œuvre qui en est à sa douzième édition, intitulée La doctrine de la responsabilité morale
chez Pufendorf et la jurisprudence moderne, le premier, donc, à avoir rompu avec les préjugés
de l’ancienne école du droit criminel.
10 La belle cousine, prénommée Ermelinda et qu’Ulrich baptise Diotime est chargée, par Son
Altesse le comte Leinsdorf, sorte de grand chambellan de la Cour, de réunir les plus
prestigieuses personnalités et d’organiser chez elle les réunions du comité préparatoire
qui doit trouver des idées pour la réalisation de l’Action parallèle, dont personne ne sait en
quoi elle consiste. Nul ne le saura jamais puisque la guerre éclatera l’année suivante, le
roman (inachevé) n’allant d’ailleurs pas lui-même jusque-là. Diotime entretient une
relation privilégiée et ambiguë avec un richissime industriel prussien, Arnheim, un esprit
supérieur, auteur de plusieurs livres remarqués et qui fait la Cour à Diotime, tout en
s’informant discrètement sur les affaires d’armement et de pétrole. Elle a une femme de
chambre, Rachel, une jeune fille juive originaire de Galicie, chassée de la maison
paternelle parce qu’elle s’est laissé séduire par un garçon dont elle a un enfant. Lieu focal
190

de l’Action parallèle, le salon de Diotime tient le milieu entre le salon des Guermantes et
celui de Verdurin.
11 Ulrich a deux amis d’enfance : Walter et Clarisse qui sont mari et femme, tous deux
musiciens et pianistes. Walter, après avoir nourri de hautes ambitions artistiques, est
devenu un artiste manqué et velléitaire, travaillant dans un bureau des Beaux-Arts.
Clarisse est une femme exaltée, hypersensible, imprévisible, fervente lectrice de
Nietzsche, et résolument engagée sur le sentier de la folie. Elle se refuse pendant des
semaines à son mari quand celui-ci a le mauvais goût de jouer du Wagner.
12 Ulrich a une maîtresse, une jolie nymphomane, épouse d’un juriste réputé et qu’il appelle
Bonadea, la bonne déesse.
13 Il a une sœur jumelle, Agathe, qu’il n’a plus vu depuis longtemps et qu’il retrouve devant
la dépouille mortelle de leur père. Mariée à un professeur distingué, elle décide
brusquement de se séparer de lui et d'aller vivre avec son frère. Elle devient elle-même,
en bonne sœur jumelle, une sorte de Femme sans qualités. Il se noue entre le frère et la
sœur une extraordinaire passion incestueuse dont il n’est pas certain qu’elle n’ira pas
jusqu’à la consommation charnelle. Ils iront en tout cas, comme le dit Musil, jusqu’aux
confins du possible, ils connaîtront les sortilèges de « l’autre état », un état indéfinissable
mais dangereux, qui les transporte dans un monde où tout, absolument tout, y compris
les transgressions les plus extrêmes, devient possible.

Enfin, Moostbrugger,...
14 Apparaît alors un héros de faits divers : Moostbrugger, un charpentier de trente-quatre
ans, « un grand gaillard large d’épaules », « avec des cheveux comme une toison
d’agneau », « de fortes pattes débonnaires ». « Puissance débonnaire et goût de la justice
se reflétaient dans les traits de son visage ». « (...) une odeur âpre, sèche et loyale de jour
ouvrable émanait de cet homme ». « Un visage que Dieu avait favorisé de toutes les
marques de la bonté ». Sur « cette figure toute de loyauté »6, un sourire dont on ne
pouvait démêler s’il était embarrassé ou malin, ironique, sournois, douloureux, hagard,
sanguinaire ou inquiétant.
15 Cet homme comparaît devant les Assises pour avoir tué une prostituée dans des
circonstances atroces. On a relevé sur la victime « une blessure au cou, s’étendant du
larynx à la nuque, deux blessures par instrument piquant à la poitrine, traversant le
cœur, deux autres dans la partie gauche du dos, et les seins tranchés qu’on pouvait
presque détacher du corps ; trente-cinq coups de couteau dans le ventre, une estafilade
du nombril au sacrum se continuant en d’innombrables petites entailles le long du dos,
cependant que le cou portait des traces de strangulation »7.
16 Ce n’est pas pour le (seul) plaisir de provoquer un frisson d’horreur que je reproduis ces
détails, mais parce que la manière dont le meurtre a été accompli est considérée comme
étant symptomatique de la personnalité du meurtrier et ne manquera pas de susciter des
débats juridico-médicaux. Ce type de crime est généralement attribué à un déséquilibré.
Or, lors du procès, les journalistes rejettent l’hypothèse de l’aliénation mentale, bien que
Moostbrugger ait déjà été interné dans des asiles pour des crimes analogues. Ils se
refusent « à faire leur deuil du scélérat et à transporter l’événement, de leur propre
monde dans celui des malades »8. Quant aux psychiatres, ils avaient déclaré Moostbrugger
sain d’esprit au moins aussi souvent qu’ils l’avaient déclaré irresponsable.
191

17 On sait combien les crimes monstrueux produisent toujours sur le public, en même temps
qu’un profond effroi, une vertigineuse fascination, autant d’ailleurs que les supplices qui
les sanctionnaient jadis. On a pu suspecter dans cette attraction une manière d’exorcisme
et d’auto-censure, comme si ces crimes réveillaient en nous l’écho des mêmes pulsions
obscures qui ont fait agir le meurtrier. Le monstre est déclaré étranger à l’humanité
civilisée, rejeté dans le monde des grands fauves, des animaux prédateurs (le terme a été
souvent utilisé chez nous à l’occasion d’affaires criminelles récentes). Ces affaires nous
rappellent, comme dit encore Musil, que l’être humain peut aussi aisément manger de l’homme
qu’écrire La Critique de la raison pure.
18 L’affaire Moostbrugger connaît un grand retentissement dans l’opinion et jouera un rôle
majeur dans le roman. Elle s'inscrit dans la trame romanesque et constitue « un élément
structurant de sa composition », comme dit Anne Teissier-Ensminger9. Le récit s’organise
autour de deux pôles : d’un côté, l’Action parallèle et le salon de Diotime ; de l’autre côté, le
cas Moostbrugger qui, à la fois, captive des personnages de premier plan, en particulier
de femmes, et donne lieu à des discussions talmudiques sur la responsabilité pénale et les
rapports entre la justice et la psychiatrie légale.

Le dossier de personnalité de l’assassin


19 Qui est Moostbrugger ? Dans sa jeunesse, il était berger. Si pauvre qu’il ne parlait jamais
aux filles. Quand il a tué la première fille, il s’est justifié en disant qu’il était persécuté par
des esprits qui l'interpellaient nuit et jour. Il était souvent à la rue pendant des semaines
entières. Son casier judiciaire s’allongeait et chaque nouveau juge l’ouvrait
« solennellement comme s’il devait y découvrir Moostbrugger tout expliqué »10. Il croisait
des processions de femmes dans les villages qu’il traversait. Il prétendait qu’il ne pouvait
pas être qualifié de meurtrier sexuel, n’ayant jamais éprouvé que de l’aversion pour ces
femmes. « S’il était évident que sa nature maladive, en le séparant des autres hommes,
expliquait sa conduite, lui-même la tenait pour l’expression d’une conscience plus pure et
plus forte de sa personnalité »11. Alors qu’il était apprenti, il avait brisé les doigts à un
patron qui essayait de le mater. Il se sauva de chez un autre avec la caisse : « par nécessité
de justice », disait-il. Il avait appris dans les asiles et les prisons des bribes de beau
langage et de latin qu’il glissait dans ses discours ; il disait par exemple : « cela doit servir
de fondement à ma brutalité ». Ou bien il se proclamait « anarchiste théorique ». Cela lui
valait de la part de la Cour l’appréciation « intelligence remarquable » et des peines plus
sévères. Et « sa vanité flattée voyait dans les procès les grands moments de sa vie » 12. Il
haïssait les psychiatres « qui croyaient pouvoir résoudre la complexité de son être en
deux ou trois vocables étrangers ». (...) « Moostbrugger ne laissait échapper aucune
occasion pour attester publiquement sa supériorité sur les psychiatres, les démasquer, les
traiter de sots gonflés d’eux-mêmes, de charlatans ignares, réduits à le mettre en asile
quand il simulait au lieu de l’envoyer à la maison de correction qu’il méritait. Il ne niait
pas ses actes, mais voulait qu’on vît en eux les infortunes d’une conception grandiose de
la vie »13.
192

Les circonstances du crime


20 Cette nuit-là, il l’avait passée à boire. Dans la rue, une prostituée l’accoste. Il la repousse,
elle le supplie de l’emmener chez lui. Il la fuit, mais elle le poursuit. Il lui crache au visage.
Peine perdue : elle est « invulnérable ». Il craint que le souteneur ne soit pas loin et il
saisit son couteau dans sa poche. « Il y a toujours caché derrière les femmes, l’autre qui
vous bafoue », pense-t-il14. Il a peur. Il entre dans un café et boit trois cognacs. La fille
l’attendait et la course reprend à travers les rues. Finalement, derrière une palissade, il se
laisse tomber par terre. Elle s’étend à côté de lui et met ses bras autour de lui, alors il la
frappe avec son couteau.
21 Pendant son procès, l’accusé Moostbrugger est déconcertant. Quand l’avocat général lui
dit qu’il est un danger public, il applaudit. Il affirme qu’il n’est pas sorti avec l’intention
de tuer mais refuse, par dignité, d’être déclaré malade. Le juge l’interroge sur les
éléments figurant dans les rapports de police. Il répond que ce sont des incidents distincts
n’ayant rien à voir les uns avec les autres et dépendant chacun d’une autre cause, laquelle
est à rechercher en dehors de lui, quelque part dans l’univers, évoquant par là sans le dire
et sans doute sans le formuler quelque chose qui est de l’ordre du destin.
22 Le président donne lecture du verdict qui le déclare coupable. Moostbrugger se lève et
déclare : « Ce verdict me satisfait, j’ai atteint mon but ». Après la lecture de l’arrêt de
mort, quand les gendarmes l’emmènent, il s’écrie : « Je suis satisfait encore que je doive
vous avouer que vous avez condamné un fou ! », comme s’il voulait signifier aux juges,
avec une cinglante ironie qui semble la négation de la folie et en même temps sa
confirmation, que leur décision était minée par une contradiction insoluble et qu’ils
n’avaient rien résolu. Ulrich, qui assiste au procès, en a « le souffle coupé ». Et il lui vient
cette pensée, que « l’humanité, si elle pouvait avoir des rêves collectifs, rêverait
Moostbrugger »15. Il y a là peut-être comme l’amorce d’une parabole qui donne une des
clefs du roman : l’Europe entre 1914 et 1918 ne va-t-elle pas, d’une certaine manière,
rêver et même vivre la folie Moostbrugger ?

Clarisse, Rachel, Bonadea et Moostbrugger


23 Clarisse est d’emblée fascinée par l’histoire de Moostbrugger, dont elle est informée par
Ulrich. « Attrait et répulsion composaient un philtre étrange »16. Sa tournure d’esprit la
prédispose à se passionner pour les grands crimes, à s’interroger sur l’énigme du mal, à
vouloir percer l’âme de l’assassin. Elle décide, « dans une couche profonde de sa
conscience », qu’il est « notre corps d’innocence ». Elle sera désormais littéralement
habitée par le spectre de Moostbrugger dont elle n’est pas loin de faire un frère spirituel
de Nietzsche, lui aussi transfiguré par la démence, voire une sorte de réincarnation du
Christ. Cet assassin est musicien, répète-t-elle à Ulrich qu’elle essaie de convaincre de le
délivrer. Elle écrit au comte Leinsdorf, le haut dignitaire de la cour impériale qui
patronne l’Action parallèle, pour lui proposer l’organisation d’une année Nietzsche et lui
demander d’intervenir en faveur de Moostbrugger.
24 Une autre femme rêve à Moostbrugger : Rachel, la jeune servante de Diotime. Des lectures
ont développé son imagination romanesque. Elle bovaryse, se rêve compagne de
193

Moostbrugger devenu chef célèbre d’une bande de brigands. Elle aura le malheur de voir
son rêve se réaliser.
25 Une troisième femme s’intéresse au sort du meurtrier : Bonadea, la très ardente maîtresse
d’Ulrich, avec laquelle il a rompu. Ayant remarqué l’intérêt de son amant pour l’assassin
des prostituées, elle entreprend des démarches, notamment auprès de son mari, le fin
juriste, pour venir en aide à Moostbrugger, tout cela dans le seul but de reconquérir
l’amour d’Ulrich.
26 Ainsi, le tueur de femmes devient le protégé des femmes. Et de proche en proche, le cas
Moostbrugger s’infiltre dans les pensées des protagonistes, du bas en haut de l'échelle
sociale, nourrit les conversations de salons. Son ombre rôde partout dans le roman.

Le combat de Moostbrugger pour son droit


27 Après sa condamnation, Moostbrugger a été transféré dans une autre prison. Son avocat a
introduit un pourvoi en cassation. Il doit subir de nouveaux examens psychiatriques, mais
lui-même a l’intention de s’opposer à ces examens et d’insister pour qu’on le tue.
28 Musil nous introduit non seulement dans la cellule mais aussi dans la tête de
Moostbrugger, dans le silence de ses pensées et de ses sentiments, dans sa logique et dans
sa confusion, dans une région secrète où les experts psychiatres n’ont pas accès parce
qu’elle est coupée du langage trop pauvre dont dispose Moostbrugger.
29 Or, il songe qu’au fond sa vie n’a été qu’un long combat pour le droit. Il essaie de réfléchir
à ce qu’est son droit. Il pense avec une lenteur exceptionnelle, parce qu’il lui manque trop
de mots pour exprimer sa pensée. Il pense que le droit c’est quand on ne fait rien de mal,
rien de pas droit. Et soudain, se souvenant d’un mot latin qu’il a glané au cours de ses
pérégrinations judiciaires et qui lui paraît sonner juste pour définir sa situation, surgit
l’idée que « le droit, c’est le Jus »17. Le jus est ce concept syncrétique qui vise à la fois le
droit, les lois, la jurisprudence et la justice. Moostbrugger a l’intuition de tenir la
définition qu’il cherche et qui donne un sens à ce qui lui arrive. Son droit, c’est son Jus.
On lui a pris son jus. Il se souvient d’une patronne qu’il a eue à seize ans, à qui, en toute
naïveté, il a fait un geste obscène que ses compagnons de travail lui avaient enseigné. Elle
l’a frappé et jeté à la porte. En faisant cela, elle a bafoué, frappé son Jus. Trouve-t-on le jus
dans la rue ? se demande-t-il. Toutes les femmes étaient déjà le Jus, le droit de quelqu’un
d’autre. Il ne pouvait que les regarder passer avec répugnance. Et il se dit : « bien que les
juristes puissent mieux parler que lui et lui opposer toutes les raisons imaginables, ils
n’avaient pas la moindre idée de la situation réelle »18.
30 Moostbrugger entend des voix, de la musique, des bourdonnements. Il a retenu le mot qui
désigne ces choses : cela s’appelle des hallucinations et il estime avoir un avantage sur
ceux qui n’en ont pas, parce qu’il voit, lui, beaucoup de choses qu’eux ne voient pas. Les
visions lui viennent du dehors, mais il sent qu’elles viennent aussi de lui-même, de sorte
qu’il est convaincu qu'il pense mieux que d’autres, parce qu’il pense à la fois dedans et
dehors. « Ça pensait en lui contre sa volonté, (...) comme il arrive à une femme pendant la
montée du lait. Alors, sa pensée coulait... »19.
31 Il se joue des psychiatres, il les roule dans leur propre farine. S’ils lui demandent par
exemple combien font quatorze plus quatorze, il répond malicieusement : « Eh bien !
entre vingt-huit et quarante... ». Leur surprise le fait sourire. Il sait aussi bien qu’eux que
194

quand on va de quatorze en quatorze, on arrive à vingt-huit, mais qui dit qu’on doive s’y
arrêter20 ? Cela, c’est la logique de Moostbrugger.
32 Il n’est pas simple de qualifier avec certitude les troubles psychiques dont souffre
Moostbrugger et de leur assigner leur place dans la taxinomie officielle des maladies
mentales. On l’a déclaré tour à tour paralytique général, paranoïaque, épileptique,
cyclothymique, jusqu’à ce que, à l’occasion de son dernier procès, « deux médecins
légistes particulièrement consciencieux, lui (aient) rendu la santé ».21

Juristes et psychiatres mis en examen


33 Musil nous convie à une excursion dans le royaume logico-moral, au cours de laquelle on
verra le droit et les juristes mis en examen par la littérature. Le texte de Musil mérite
d’être ici quasi intégralement cité, pour éviter d’affaiblir, par un résumé imparfait, sa
force démonstrative et d’oblitérer l’éclat de son ironie lumineuse et glacée qui est la
marque de son style.
34 Du point de vue juridique, dit Musil, Moostbrugger est un de ces cas limites que la
jurisprudence et la médecine légale ont fait connaître aux profanes sous le nom de
« responsabilité restreinte » (nous disons atténuée). Ces malheureux n’ont pas seulement
une santé, mais aussi une maladie insuffisante. La nature a une curieuse prédilection pour
la production en série de tels cas ; la nature ne fait pas de sauts, elle aime les transitions,
et sur une grande échelle également, elle maintient le monde dans un état de transition
entre l’imbécillité et la santé. Mais la jurisprudence n’en tient pas compte. Elle dit : ou
bien l’homme est en mesure d’agir illégalement ou il ne l’est pas, car entre deux
contraires il n’y a pas de troisième ou de moyen terme. Grâce à cette capacité, il devient
punissable ; grâce à sa qualité d’homme punissable, il devient personne juridique et en
tant que personne juridique, il a droit aux bienfaits suprapersonnels de la loi. Ces
considérations ne sont pas sans évoquer la conception hégélienne du droit pénal :
« L’affliction qu’on impose au criminel n’est pas seulement juste en soi ; en tant que juste,
elle est aussi l’être en soi de sa volonté, une manière d’exister de sa liberté, son droit. Il
faudra dire encore qu’elle est un droit par rapport au criminel lui-même, qu’elle est déjà
impliquée dans sa volonté existante, dans son acte. Cette action, puisqu’elle vient d’un
être raisonnable, implique l’universalité, l’établissement d’une loi qu’il a reconnue en elle
pour soi-même, à laquelle il peut donc être soumis comme à son propre droit (...). En
considérant en ce sens que la peine contient son droit, on honore le criminel comme un
être rationnel »22.
35 « (...) l’homme, dit Musil, se distingue de l’animal et, peut-on ajouter, de l’aliéné aussi
bien, par le fait que, possédant des qualités intellectuelles et morales, il est en mesure
d’agir illégalement et de commettre un crime ; comme c’est avant tout la qualité
d’homme punissable qui fait de lui un être moral, il est compréhensible que le juriste y
tienne mordicus. A cela s’ajoute malheureusement le fait que les psychiatres autorisés,
dont le métier serait de s’opposer au juriste, se montrent d’ordinaire bien plus timides
que lui dans l’exercice de leur profession ; ils ne déclarent réellement malades que les
personnes qu’ils ne peuvent pas guérir, ce qui est légèrement exagéré, puisqu’ils ne
peuvent pas non plus guérir les autres »23. Et il y a « ces malades insuffisants que l’ange de
la Médecine veut bien traiter comme malades quand ils lui échoient dans la clientèle
privée, mais qu’il abandonne timidement à l’ange du Droit quand il se heurte à eux dans
la clientèle légale »24.
195

36 Aujourd’hui les psychiatres judiciaires font des rapports d’expertises mitigés, nuancés et
suffisamment ambigus pour autoriser toutes les pondérations de responsabilité jusqu’à
son abolition. En revanche, la timidité a changé de camp : ce sont aujourd’hui les juges qui
se laissent intimider par l’autorité du discours scientifiquement autorisé, au risque de
déléguer à l’expert psychiatre une part de leur pouvoir de juger.
37 Personne ne doute que Moostbrugger ne soit, d’une manière ou de l’autre, un malade,
mais il ne l’est pas, dit Musil, d’une manière qui réponde aux conditions posées par la loi.
« Quand on est partiellement malade, en effet, les professeurs de droit veulent que l’on
soit aussi partiellement sain ; si l’on est partiellement sain, on est au moins partiellement
capable de discernement ; et si l’on est partiellement capable de discernement, on l’est
tout à fait ; car le discernement est, selon eux, la possibilité de se déterminer librement
pour un acte déterminé sans avoir à subir de contrainte irrésistible ; cette possibilité, on
ne peut pas à la fois en disposer et en être privé »25.
38 Certes, il existe des personnes dont l’état et les prédispositions rendent difficile la
résistance aux impulsions criminelles. « Mais de l’avis du tribunal, primo : ses capacités
intellectuelles étaient entières dans le cas de Moostbrugger ; secundo : un système
judiciaire bien compris exige que tout acte délictueux soit puni quand il est accompli
volontairement et sciemment ; tertio : la logique juridique admet qu’il demeure chez tous
les aliénés (à l’exception de ces malheureux qui vous tirent la langue quand vous leur
demandez combien font sept fois sept) un minimum de discernement dans la
détermination et qu’il leur eût donc suffi d’un effort particulier de l’intelligence et de la
volonté pour reconnaître le caractère illicite de l’acte et résister aux impulsions
mauvaises. C’est bien la moindre des choses que l’on puisse exiger d’individus aussi
dangereux »26 ! C’est ainsi que Moostbrugger fut condamné à mort.

Une tentative de révision du code pénal


39 Le voudrait-il, qu’Ulrich n’a pas le loisir de se détourner de Moostbrugger ni de
s’abstraire des questions juridico-morales que l’affaire soulève. Il y est replongé par une
lettre de son père qui lui raconte avec amertume son douloureux combat pour la réforme
du code pénal et les outrages qu’il doit essuyer de la part de certains de ses collègues. Son
père, en effet, fait partie depuis plusieurs années d’un comité de spécialistes chargés de
préparer la révision du code pénal.
40 Il y a dans le code pénal autrichien de 1913, comme dans la plupart des codes européens,
un article 318, assez semblable à notre article 71 et disant que l’acte n’est pas à imputer
comme crime lorsque son auteur est totalement privé de raison. Dans notre droit actuel,
cette forme d’incapacité consiste dans une aliénation mentale profonde qui enlève la
plénitude de l’intelligence et la pleine possession de la volonté27.
41 Le père d’Ulrich a proposé l’adoption d'un nouvel article 318 du code pénal rédigé comme
suit : « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque, dans le temps de l’acte, l’auteur se trouvait dans
un état d’inconscience ou de trouble de l’activité mentale tel qu’il n’avait pas la faculté
d’apprécier le caractère illicite de son acte ».
42 Son collègue Schwung, qu’il croyait pourtant son ami, prétendit remplacer la fin de la
dernière phrase par les mots : (...) tel qu’il n’avait pas le libre exercice de sa volonté.
43 Or, affirme le père d’Ulrich, la volonté est déterminée et dominée par l’acte de penser et
dans la mesure où l’homme est maître de sa volonté, il est libre. Ce n’est que si sa pensée
196

est troublée par ses instincts qu’il n’est pas libre. La thèse contraire, à savoir que la
pensée est déterminée par la volonté, soutenue par Schwung, n’a trouvé des partisans que
depuis 1797, alors que la sienne résiste depuis le IVè siècle avant J.C. 28.
44 Néanmoins, soucieux de désamorcer le conflit, le père d’Ulrich proposa le texte de
compromis suivant : « Il n’y a ni crime ni délit lorsque, dans le temps de l’acte, l’auteur se
trouvait dans un état d’inconscience ou de trouble de l’activité mentale tel qu’il n’avait
pas la faculté d’apprécier le caractère illicite de son acte et qu’il n’avait pas le libre
exercice de sa volonté ».
45 Mais le perfide Schwung voulut alors remplacer le et par un ou . Le père d’Ulrich se
sentant insulté retira sa proposition de compromis et maintint son premier texte à
l’exclusion de tout amendement.
46 Le père d’Ulrich et le professeur Schwung s’affrontèrent encore sur la question des
hallucinations. Selon Schwung, en cas d’hallucinations, on ne pourrait acquitter pour
aliénation mentale que si l’on pouvait prouver que les hallucinations ont fait croire
l’accusé à la présence de circonstances susceptibles de justifier son acte.
47 Ineptie, répliqua le père d’Ulrich : si la logique empirique connaît des personnes
partiellement malades et partiellement saines, la logique juridique ne peut jamais
admettre un mélange de deux états juridiques ; on est responsable ou on ne l’est pas. Et
même des personnes souffrant d’hallucinations ont la faculté de distinguer ce qui est
juste et ce qui ne l’est pas29.
48 En conclusion, le père demande à Ulrich d’intervenir en faveur de ses conceptions, mais,
insiste-t-il, en toute objectivité, auprès des comités compétents de l’Action parallèle.

Ou et/ou Et. Ou de la confection des lois


49 Pendant que Moostbrugger sourit d’ennui dans sa cellule de six mètres carrés et qu’il
s’identifie aux choses qui l’entourent, qu’il s’identifie à la table, à la chaise, à la fenêtre et
qu’il a envie de leur couper la tête, que le ciel visite l’intérieur de son crâne30 ; pendant
que Clarisse se demande pourquoi Moostbrugger lui paraît musicien et glisse tout
doucement dans une folie qui l’unit à Nietzsche et à Moostbrugger ; pendant qu’Ulrich
lui-même rêve de Moostbrugger, la querelle au sujet de la responsabilité fait rage au sein
du comité pour la réforme du Code pénal qui fait comme un contrepoint au salon de
Diotime où se discutent les grandes destinées de l’Europe. Ulrich en est informé par les
lourdes annexes qui accompagnent la lettre de son père.
50 Aucun des deux savants, devenus ennemis irréductibles, ne parvient à gagner une
majorité du comité. Le père d’Ulrich publie deux brochures : l’article 318 du Code pénal et le
véritable esprit du droit, puis l’article 318 du Code pénal et la pollution des sources de
jurisprudence. Schwung démolit ces deux brochures dans la revue Le Monde juridique.
51 Comme les polémiques tournent beaucoup autour des mérites du ou et/ou du et , il se
forme un parti Ou contre un parti Et.
52 Un troisième parti propose d’assimiler le degré de responsabilité à la plus ou moins
grande dépense de force psychique qu’exigerait, dans les circonstances pathologiques
données, la maîtrise de soi.
197

53 Un quatrième parti estime qu’il faut d’abord décider si l’auteur de l’acte est ou non
responsable de cet acte, car la diminution de responsabilité présuppose l’existence de
cette responsabilité, et si l’auteur est en partie responsable, il doit être entièrement puni.
54 Un cinquième parti, tout en admettant ce principe, souligne que la nature ne le respecte
pas puisqu’elle produit des demi-fous ; pour que ceux-ci puissent bénéficier des bienfaits
du droit, il faut, abstraction faite de toute atténuation de leur culpabilité, tenir compte
des circonstances en mitigeant, atténuant la peine, ce que nous appelons les
circonstances atténuantes.
55 Il se forme alors un parti de la responsabilité et un parti de l'imputation, qui se
fractionnent jusqu’à ce que se dégagent des principes non-divisibles.
56 Il surgit encore un parti qui propose de diviser en deux parties l’auteur de l’acte : une
partie zoologico-psychologique, qui ne concerne pas le juge, et une partie juridique, sans
doute imaginaire, mais légalement libre. Par bonheur, dit Musil, cette proposition n’a pas
dépassé le plan théorique31.
57 Pour finir, le père d’Ulrich, craignant d’être mis en porte-à-faux par la tendance à une
certaine indulgence qui pourrait être encouragée par l’Année jubilaire en préparation,
annonce ce qu’il appelle lui-même « sa retentissante conversion à l’école sociale »,
(préfiguration de l’école de la défense sociale). Suivant cette école, le dégénéré criminel
ne peut être jugé à raison de considérations morales, mais en fonction du danger qu’il
représente pour la société. Mais le professeur Schwung, allant au bout de l’infamie,
insinue dans un article, que le mot « social » relèverait d’une conception matérialiste et
prussienne. Le père d’Ulrich s’estime victime de diffamation et proclame que ses
conceptions sont d’origine romaine. Il craint surtout l’impression désastreuse que
risquent de produire en haut lieu, en celte année du jubilaire, qui se veut spiritualiste et
autrichienne, les concepts de matérialisme et de Prusse. C’est pourquoi il presse son fils
d’intervenir.
58 Musil montre ainsi que le droit pénal ne s’affranchit pas aisément de la scolastique, ni
même de la théologie. Il observe que la sempiternelle question du libre arbitre forme
toujours le point de fuite de toutes les divergences d’opinion en matière d’imputabilité.
Ce point de fuite poursuit encore sa fuite aujourd’hui.
59 Il note, et il sait de quoi il parle car il a étudié à fond les théories psychologiques de son
temps, que les connaissances psychologiques de ces juristes étaient de cinquante ans en
retard, mais, dit-il, « ce sont des choses qui arrivent quand on doit travailler une partie
du champ de ses connaissances avec les outils du voisin »32. L’observation n’a rien perdu
de sa pertinence.
60 Il peint, en somme, un tableau qui, pour être un peu exagéré, n’en est pas moins
révélateur de l’esprit de certains juristes éminents, où l’on voit comment se préparent
certaines réformes législatives, où il apparaît que les controverses les plus savantes
peuvent n’avoir que des rapports lointains avec les sujets de droit vivants et les
problèmes réels qu’ils posent à la société.

Un autre état
61 Ulrich, un jour, est accosté dans la rue par une prostituée qui, tout naturellement, lui
rappelle Moostbrugger, le tueur de prostituées, et il se remémore cette idée que ce
198

criminel serait « la personnification d’instincts qui sont simplement réprimés par les
autres hommes, l’incarnation de leurs meurtres imaginaires, de leurs violences rêvées.
C’est l’idée du délinquant bouc-émissaire qui demeure, dissimulée, inavouée, sinon au
cœur de nos pratiques pénales.
62 Si Moostbrugger ne possède pas les mots pour exprimer ce qu’il ressent, Clarisse en
revanche, qui est de plus en plus sa sœur en folie délirante, a la culture, l’intelligence et la
lucidité introspective qui lui permettent de décrire les transformations qui se produisent
en elle et qui sont comme le reflet de la vie intérieure de Moostbrugger. Elle dit à Ulrich :
« N’as-tu pas dit toi-même que l’état dans lequel nous vivons offre des fissures par
lesquelles apparaît un autre état en quelque sorte impossible ? (...) Il y a des jours où
j’arrive à me glisser hors de moi-même ! On est entre les choses comme dépouillé de sa
pelure, et les choses ont perdu leur crasseuse écorce. Ou encore, l’air vous unit au monde
comme deux frères siamois. C’est un état d’une splendeur inouïe ! Tout devient musique,
couleur, rythme »33.
63 Cet autre état qui est un des grands thèmes du livre, c’est un au-delà du normal, le voyage
aux confins du possible, dans le monde de l’anormal, de la marginalité, du scandaleux, du
criminel ; c’est aussi bien la folie de Clarisse (qui finira à l’asile), que la relation
incestueuse d’Ulrich et de sa sœur, c’est l’aliénation de Moostbrugger. Tandis que l’état de
la normalité, le monde réel et partagé par les gens de raison, c’est l’Action parallèle,
l’adultère bourgeois, l’arrogance psychiatrique et l’ordre des juristes. Il ne s’agit pas
d’opposer ces deux états l’un à l’autre. Le roman met en scène la part de suffisance,
d’aveuglement, d’auto-glorification et d’inconscience qui caractérisait la société
autrichienne de l’époque, où l’on croyait maîtriser le réel, alors que tout se fissurait, se
précipitait tout droit, comme un Titanic, dans l’iceberg de la grande guerre où mourraient
en moyenne 900 Français et 1.300 Allemands par jour pendant 4 ans.
64 Clarisse finit par obtenir l’autorisation de rendre visite à Moostbrugger. Elle le trouve en
train de faire une partie de cartes avec l’aumônier et deux psychiatres, l’un qui estime
que personne n’est capable de juger de la culpabilité de personne, ni les médecins parce
que la culpabilité n’est pas une question médicale, ni les juges parce qu’ils ignorent les
relations capitales entre le corps et l’esprit. L’autre défend la maladie mentale et s’efforce
de soustraire l’objet de ses expertises à la raison des tribunaux. L’aumônier ne dit rien. La
croyance religieuse se tait devant le savoir médical.
65 En fin de compte, Clarisse réussira à faire évader Moostbrugger. Il vivra un temps avec
Rachel, la bonne de Diotime, qui subira sa brutalité. Un jour, les journaux annonceront
qu’un nouvel assassinat d’une prostituée a été commis. Puis la trace de Moostbrugger se
perd dans les pages inachevées du roman qui forment une succession d’esquisses et
d’ébauches.
66 La figure double de Saint-Moostbrugger, comédien et martyr, âme innocente dans un
homme criminel, pénétrant et fou, qui peut être vue comme emblématique de cette
époque, d’une société en train de sombrer, nous parle peut-être aussi de la nôtre. Notre
justice pénale est plus que jamais dominée par un savoir psychiatrique approximatif. Le
juge pénal tend à devenir la bouche de la loi médicale. Notre époque célèbre le visage de
l’Autre, l’autre qu’il s’agit d'accueillir, respecter et intégrer. Emmanuel Lévinas, le
philosophe du visage de l’altérité, de la solidarité avec l’autre, est devenu la référence
obligée ; c’est bon signe, même s’il s’agit le plus souvent d’un « léviniassisme » vulgaire.
Or, cet autre qu’est le fou, en particulier le fou criminel, demeure, malgré ou à cause de la
199

psychiatrie légale, en grande partie un inconnu. On continue à débattre de la


responsabilité entière, atténuée ou abolie, dans une certaine confusion épistémologique.
Le fou, dans toutes ses manifestations, c’est toujours la figure de l’autre que l’on connaît
le moins et qui effraie d’autant plus. Le juge doit trancher dans une zone d’incertitude, il
doit décider sur quelque chose qui est souvent de l’ordre de l’indécidable, du non
vérifiable, de sorte qu’il ne sait pas exactement ce qu’il fait lorsque, s’appuyant sur des
rapports psychiatriques, il prend sa décision.
67 En se bornant à ranger les individus, criminels ou non, atteints de troubles mentaux dans
les catégories nosographiques — et elle ne pourrait bien entendu faire autrement — la
psychiatrie et la justice les traitent comme des objets de droit. Musil, en recréant
l’univers dans lequel évolue Moostbrugger, en imaginant ce qui se passe en lui, en
montrant comment il raisonne, pense, s’ennuie, danse avec les choses, s’identifie à elles,
bref en lui donnant une âme, le rétablit dans sa dignité de sujet de droit. Seul Faulkner, à
ma connaissance, dans Le bruit et la fureur, a su, avec la même pénétration, explorer l’âme
d’un fou, en l’occurrence un idiot, décrivant sa structure mentale. En élevant le fou à la
hauteur d’un personnage de roman, Musil rend le monstre à son humanité. Cet étranger
absolu, il devient notre semblable, notre frère humain, il est des nôtres, nous devenons
solidaires de sa monstruosité.

Musil et Foucault
68 Michel Foucault prolonge et approfondit l’analyse que fait Musil de la collusion
psychiatrico-judiciaire. Dans le même sens que lui et avec une semblable ironie, il se livre
à une critique impitoyable du pouvoir psychiatrique et d’un système pénal où le
psychiatre dicte au juge sa décision. « L’expertise psychiatrique permet de doubler le
délit, tel qu’il est qualifié par la loi, de toute une série d’autres choses qui ne sont pas le
délit lui-même, mais une série de comportements, présentés comme la cause, la
motivation, le point de départ du délit et qui vont constituer la matière punissable »34. Ce
sont les notions d’immaturité psychologique, de personnalité peu structurée, de
déséquilibre affectif, de jeu pervers, etc. qui sont des qualifications morales inconnues du
code pénal mais sont les lieux communs des rapports psychiatriques35. Ces énoncés ont au
tribunal le statut de discours de vérité, de vérité scientifique alors même, dit Foucault,
qu’ils ont la curieuse propriété d’être étrangers aux règles élémentaires de formation
d’un discours scientifique36. Pour rendre compte de ce phénomène, Foucault crée une
nouvelle catégorie de l’analyse historico-politique : le grotesque ou l’ubuesque, se
caractérisant par la maximisation des effets de pouvoirs à partir de la disqualification de
celui qui les produit. Il propose de développer une théorie de l’Ubu psychiatrico-pénal qui
montrerait comment le psychiatre exerce sa souveraineté sur le judiciaire en
subvertissant le droit par un discours moral. Car en fin de compte, aux termes de ces
descriptions, le sujet se trouve être responsable de tout et responsable de rien. C’est une
personnalité juridiquement indiscernable, dont la justice est obligée de se dessaisir 37. On
n’est pas éloigné des controverses ubuesques des juristes et des psychiatres de L'Homme
sans qualités. Le délinquant est finalement saisi non pas comme fou ou débile mais comme
anormal et la justice devient une entreprise de normalisation.
69 Ulrich note un jour que, même si les idées de Clarisse donnaient une impression
d’incohérence, on retrouvait toujours derrière elles un virus qui fermentait réellement
dans l’époque. Emblématique de la folie et de l’irresponsabilité d’une époque, le cas
200

Moostbrugger est aussi une parabole à dimension anthropologique. La force, la


supériorité du roman de Musil sur les ouvrages théoriques, c’est qu’il combine, alterne la
réflexion théorique juridique, criminologique, philosophique et l’intrigue romanesque, le
discours dialogique, le destin tragique des personnages, l’un éclairant l’autre, l’un
illustrant l’autre. La théorie et la pratique transcendées par l’imagination créatrice. Musil
démontre, une fois de plus, que le roman, surtout quand il atteint de tels sommets, va
plus loin et plus profondément que tous les traités. Florence Vatan note, dans son superbe
livre sur Robert Musil et la question anthropologique, que « l'écrivain à la différence du
psychologue, a le privilège d’explorer la richesse du singulier sans qu’il lui soit nécessaire
de rapporter cette réalité à des types généraux »38.
70 La littérature peut-elle changer le monde ? Je persiste à le croire. En tout cas, elle en crée
un autre qui n’a pas moins de réalité. Il est sûr qu’elle peut changer la vie. Peut-elle
contribuer à changer le droit ? Pourquoi pas ? Pourquoi des œuvres littéraires de la taille
du Procès, ou de l'Homme sans qualités, ou de Crime et châtiment, ou de l'Etranger n’auraient-
elles pas le pouvoir de marquer la sensibilité et l’intelligence du juge et d’influer sur ses
jugements ? On peut l’espérer. Les grandes fictions littéraires valent bien les fabulations
psychiatrico-judiciaires. Le jour où la doctrine juridique et la jurisprudence, qui n’aiment
rien tant que les citations d’auteurs, se référeront aussi bien à Balzac, à Hugo, à Kafka, à
Musil qu’à De Page, Carbonnier, Braas, Bouzat et Pinatel, réalisant la jonction du droit et
de la littérature, le droit n’y perdrait rien et la justice y gagnerait peut-être en humanité.
D’ici là, on peut recommander aux juges criminels de lire les rapports d’expertise
psychiatrique qui leur sont soumis, à la lumière du paradigme Moostbrugger.

NOTES
1. R. MUSIL, L'Homme sans qualités, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Ed. du Seuil, 1956, 2 vol.,
abréviation usuelle : Hsq.
2. M. BLANCHOT, L’Homme sans qualités, in Magazine littéraire, n o 184, Mai 1982, p. 23.
3. J. BOUVERESSE, L’homme probable, Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire, Ed.
de l’éclat, 1993.
4. M. BLANCHOT, op. cit.
5. Hsq, I, p. 41.
6. Ibidem, p. 85.
7. Ibidem, p. 86.
8. Ibidem, p. 87.
9. A. TEISSIER-ENSMINGER, La beauté du droit, Paris, Ed. Descartes et Cie, 1999, p. 282.
10. Hsq, I, p. 89.
11. Ibidem, p. 90.
12. Ibidem, p. 91.
13. Ibidem.
14. Ibidem, p. 93.
15. Ibidem, p. 97.
16. Ibidem, p. 181.
201

17. Ibidem, p. 298.


18. Ibidem, p. 300.
19. Ibidem, p. 302.
20. Ibidem, p. 303.
21.
22. HEGEL, Principes de philosophie du droit, Paris, Gallimard. 1940, p. 95.
23. Hsq, I, p. 306.
24. Ibidem.
25. Ibidem, p. 307.
26. Ibidem, p. 307-308.
27. M. Van de KERCKHOVE et Fr. TULKENS, Introduction au droit pénal, Bruxelles, Story scientia,
1993, p. 239.
28. Hsq, I, p. 399.
29. Ibidem, p. 400.
30. Ibidem, p. 673.
31. Ibidem, p. 676.
32. Ibidem, p. 677.
33. Ibidem, p. 828.
34. M. FOUCAULT, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, Gallimard-Le Seuil,
1999, p. 15.
35. Ibidem.
36. Ibidem, p. 12.
37. Ibidem, p. 20.
38. F. VATAN, Robert Musil et la question anthropologique, Paris, P.U.F., 2000, p. 136.

AUTEUR
FOULEK RINGELHEIM
Magistrat honoraire
202

Le thème de la justice dans la


littérature populaire1
Jean-Pierre Bours

Nihil inultum remanebit.


Et rien ne demeurera impuni.
(Extrait du Requiem)

Introduction
1 De tous temps, la justice a entretenu avec la littérature des relations entremêlées de
fascination et d'agacement. Relations qui sont loin d’être à sens unique. Eugène Mouton,
magistrat, nous a laissé, parmi d'autres, L'Invalide à la tête de bois. Le juge d'instruction
Noël Vindry a eu l'heureuse faiblesse de commettre des romans policiers. Inversement,
Baudelaire et Flaubert — pour ne pas même citer, au XXème siècle, un éditeur comme
Jean-Jacques Pauvert — peuvent témoigner du haut degré de compréhension dont la
justice fait parfois preuve à l'égard des belles lettres...
2 Le monde judiciaire lui-même, son rituel, ses errements, ont toujours été pour les
littérateurs un sujet privilégié. Au premier degré, à l'état brut, sans les mille facettes que
lui tailleront ces diamantaires que sont les grands écrivains, cela donne les comptes
rendus d'audience et les relations de procès, dont le public a toujours été friand et qui,
après parution dans les journaux, ont été maintes fois rassemblés en volumes. Le genre
s'est ensuite diversifié, pour notamment donner naissance à sa propre parodie : ce sont
les Gaietés du Prétoire de Géo London, puis certaines pièces de Courteline (Un client sérieux,
L'Article 330), avant de culminer sur ce texte délirant qu'est Le Procès Pictompin d'Eugène
Chavette. Ce sont aussi, de nos jours, ces livres innombrables consacrés à la justice et ses
errements (ou ses vertus) que l’on voit fleurir sur les étals des libraires2.
3 Progressivement pourtant, les chroniqueurs judiciaires se sont mués en critiques de
l'institution. Voltaire a dénoncé ces scandales que furent les affaires Callas, Sirven ( !),
Lally-Tollendal et de la Barre. Dostoïevsky était un chroniqueur judiciaire à ce point
influent, que le commentaire qu'il fit de l'affaire Kornilov amena le Sénat à casser le
203

jugement rendu, puis le nouveau jury saisi de la cause à acquitter la prévenue. Gaston
Leroux a laissé, du second procès du capitaine Dreyfus, une relation contenant une telle
dose d'indignation face à la mesquinerie procédurière, que son journal le remplaça par un
commentateur plus docile3. André Gide a rédigé des Souvenirs de la Cour d'Assises et fut
directeur, chez Gallimard, de la collection « Ne jugez pas », dans laquelle on peut lire,
sous sa plume, L'Affaire Redureau. Le genre atteignit son apogée avec ces chefs d'œuvre du
XXème siècle que sont respectivement De Sang froid de Truman Capote, et Le Chant du
bourreau de Norman Mailer.
4 Dans le domaine de la fiction pure, rares sont les grands écrivains à n'avoir pas consacré à
la justice des pages vigoureusement critiques : des Guêpes d’Aristophane au Procès de
Kafka, en passant par La Farce de Maître Pierre Pathelin et Les Plaideurs. Balzac, qui fut clerc
de notaire, a mis en scène de nombreux « gens de robe » : Popinot, Camusot, Michu,
Savarus ou Derville... Dickens exerça la même profession et a consacré l'un de ses
meilleurs romans, Bleak House, aux lenteurs de la justice, avant de mourir en laissant
inachevé un roman policier (Le Mystère d'Edwin Drood). Tolstoï a décrit dans Résurrection
des magistrats indolents et des avocats retors. II est enfin peu de romans de Victor Hugo
où ne soit relaté un procès : Le Dernier jour d'un condamné, Claude Gueux, Notre-Dame de Paris,
Les Misérables, L'Homme qui rit, Quatre-vingt-treize ; Hugo définit la justice comme n'étant
autre chose qu'une « haute futaie de chicanes et de procédures ».
5 Ainsi pourrait-on facilement rédiger un florilège de citations consacrées au monde
judiciaire. « Les advocats et les juges de nostre temps trouvent à toutes causes assez de
biais pour les accommoder où bon leur semble » (Montaigne). « Jetez les yeux sur les
détours de la justice. Voyez combien d’appels, de degrés de juridiction ; combien de
procédures embarrassantes ; combien d’animaux ravissants par les griffes desquels il vous
faudra passer : sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges, et
leurs clercs. Il n’y a pas un de tous ces gens-là qui, pour la moindre chose, ne soit capable
de donner un soufflet au meilleur droit du monde » (Molière, Les Fourberies de Scapin).
« Combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide »
(Pascal). « Le devoir des juges est de rendre la justice ; leur métier, de la différer.
Quelques-uns savent leur devoir, et font leur métier » (La Bruyère). « Le client un peu
instruit sait toujours mieux sa cause que certains avocats qui, suant à froid, criant à tue-
tête, et connaissant tout, hors le fait, s'embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur que
d'ennuyer l'auditoire et d’endormir messieurs... » (Beaumarchais, Le Mariage de Figaro).
« Il ne tarissait pas sur le tour merveilleux qu'avait su donner au procès un fameux avocat
de Saint-Pétersbourg, grâce auquel une vieille dame, tout en ayant absolument raison, se
voyait désormais assurée de perdre sa cause. Un homme de génie, cet avocat ! proclamait-
il » (Tolstoï, Résurrection). « ... un quelconque de nos alertes avocats, fripons jusque dans
leur innocence, toujours maîtres d'eux-mêmes, toujours agiles, toujours habiles à faire
leur pelote ! » (Dostoïevsky, Journal d'un écrivain). « La bonne foi n'est pas plus nécessaire
pour faire un bon avocat que la conscience pure pour faire un bon juge » (G. Leroux, La
Maison des juges). « L'avocat qui, tout à l'heure encore, brûlait de prendre la parole, se
taisait maintenant. Son visage maquillé, aux sourcils bleus et à la lèvre étirée en bec-de-
lièvre, ne trahissait guère une activité quelconque de la pensée » (Nabokov, Invitation au
supplice). « Nous autres magistrats, nous connaissons trop les faiblesses des hommes pour
nous permettre de regarder les nôtres avec une excessive sévérité » (M. Aymé, La Tête des
autres).
204

6 L’avènement progressif du roman dit policier est très caractéristique de ces rapports
ambigus qu'entretinrent justice et littérature. Il est à ce titre curieux de constater qu’en
un premier temps, la justice paraît comme absente des œuvres de fiction qu’elle semble
pourtant hanter : d’abord, parce qu’elle est décrite comme aveugle, et que c’est de son
aveuglement même que naît l’intrigue — d’où l'importance donnée au personnage du
« Justicier » —, ensuite, parce qu’à l'époque du roman policier classique, le détective,
devenu l'auxiliaire du magistrat, relègue ce dernier à l’arrière-plan, la Justice devenant de
la sorte comme subliminale.
7 En un second temps, la Justice devient présente dans de nombreuses œuvres : d’abord,
parce qu’elle est décriée, cette fois comme indécise et tatillonne — sinon labyrinthique —
par le roman noir moderne, puis par des écrivains comme Kafka ou Dürenmatt. Ensuite,
parce que, dans la littérature populaire en tout cas, elle gagne une sorte de prestige
essentiellement fondé sur l’apparat : et donc plus pour le spectacle qu’elle offre que pour
l’efficacité dont elle témoigne. Ce sont les romans de Grisham ou de Margolin, et les
innombrables films « judiciaires » (les Court Room Thrillers) dont, surtout, nous gratifie le
cinéma américain.

I. La Justice ABSENTE
a. La Justice AVEUGLE

8 Au commencement était Edmond Dantès. Emprisonné au château d'If pour un crime qu’il
n'a pas commis, il s'évade après quatorze ans, découvre une immense fortune grâce aux
révélations d'un codétenu puis, revenu à Marseille, prépare et parachève sa vengeance. Le
voilà devenu à jamais, non seulement le comte de Monte-Cristo, mais l'archétype même
du personnage du Justicier. Puisque la justice humaine est inefficace et aveugle, donc
désespérément absente, il appartient au héros de se substituer à elle. Ailleurs chez
Dumas, les trois mousquetaires se chargent eux-mêmes de juger Milady et de la faire
décapiter. Dans Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, Rodolphe — le héros— procède de ses
propres mains à l’aveuglement du « Maître d'Ecole », châtiment dont Sue estimait qu'il
devait remplacer la peine de mort. Dans Mathias Sandorf, Jules Verne se souviendra du
comte de Monte-Cristo, de même qu'au XXe siècle Gaston Leroux, dans ces deux chefs-
d’œuvre que sont La Reine du Sabbat et Le Roi Mystère. On retrouvera le même thème
exploité à la télévision et au cinéma, dans la série Le Fugitif et le film d’Andrew Davis
qu’elle a inspiré. Le Juste est d’abord un justicier.
9 Le spectre de l'erreur judiciaire est à l'origine de bien des histoires de vengeance. Paul
Féval l'a mieux perçu que tout autre. Des Mystères de Londres aux Habits noirs, chacun de
ses grands romans met en scène une association secrète, dont la force est de se servir de
la justice pour arriver à ses fins, de faire usage de son immense faculté d'être dupe. Tout
est ourdi pour qu'une fois commis le forfait, chaque indice accuse un innocent. Entreprise
de déstabilisation autant que de mystification, l'association laisse derrière elle des
traces... qui accusent un tiers dont, souvent, elle a de bonnes raisons de vouloir se
débarrasser. « L’association des Habits noirs était fondée sur un des plus célèbres parmi
les dictons de la jurisprudence romaine : « Non bis in idem » qu’il faut paraphraser ainsi
205

pour le rendre intelligible : « Ne punissez pas deux hommes pour un seul crime » (...) Ils
tuaient deux fois : ils tuaient Pierre, par exemple, pour avoir sa bourse, et jetaient Paul
entre les jambes de la justice qui courait après le voleur de la bourse de Pierre. Cela faisait
un coup de hache qui raturait un coup de couteau » (L'Arme invisible).
10 Il est significatif de constater à quel point, dans ces récits, la condamnation du héros,
procédant d’une erreur judiciaire, est assimilée à un assassinat : mort civile, elle-même
suivie de peu, fréquemment, d’une mort apparente. Edmond Dantès s’échappe du château
d’If dans le linceul de l’abbé Faria. Le Chéri-Bibi de Gaston Leroux, condamné au bagne
pour un crime qui n’est pas le sien, s’évade, puis prend l’identité d’un autre grâce à une
opération chirurgicale4. Mathias Sandorf passe pour disparu après sa chute dans le
torrent de la Foiba, événement qui semble avoir directement inspiré le film Le Fugitif, où
le personnage joué par Harrisson Ford, poursuivi après son évasion, se lance dans une
chute d’eau. Aveugle, la Justice tue. Le héros ne doit sa résurrection qu’à la seule
vengeance privée.

b. La Justice SUBLIMINALE

11 C’est aux progrès de la science que la Justice doit l’image moins négative qu’est la sienne
dès le début du XIXème siècle. Ces progrès sont d’abord balbutiants, avec la
physiognomonie de Lavater ou la phrénologie de Gall. Mais la collecte systématisée des
indices, le développement des forces de police (notamment sous Napoléon), l’importance
accordée aux modes de raisonnement reposant sur l’induction ou la déduction (dont on
trouvera des traces jusque dans les romans de Fenimore Cooper) vont porter à la Justice
une aide inestimable, en la dotant en amont de moyens et d’auxiliaires devant lui
permettre d’éviter ou de limiter les errements.
12 En 1883, un jeune commis auxiliaire aux écritures à la Préfecture de Police de Paris,
répondant au nom d’Alphonse Bertillon, réussit, à force d'entêtement, à imposer
l'anthropométrie judiciaire, reposant sur un système scientifique de classement de
données concernant les délinquants, ceci permettant une identification sans faille des
récidivistes et des cadavres. La police scientifique est née sensiblement à la même époque
que le roman policier5.
13 J'ai dit plus haut le rôle important qu’a joué Féval par la description qu'il laissa de
sociétés secrètes, jouant comme d'un clavier des imperfections de la justice. On lui doit
bien plus encore. Il eut pour secrétaire un jeune écrivain qu'il encouragea dans son art, et
qui devint l'inventeur d'un genre qui deviendra le « roman policier ». Ce garçon s'appelait
Emile Gaboriau6.
14 Gaboriau écrivit en 1863 L'Affaire Lerouge, ensuite Le Dossier 113, Le Crime d'Orcival, Monsieur
Lecoq et La Corde au cou. Inspiré par le Dupin d'Edgar Poe, Monsieur Lecoq est un policier
qui, utilisant sa sagacité pour démasquer les coupables, les livre ensuite au « bras
séculier ». Gaboriau est le Bertillon de la littérature. Tout emmêlé encore de mélodrame 7
et de roman historique, le roman policier vient de faire son apparition sur la scène
littéraire. En 1868, en Angleterre, Wilkie Collins termine La Pierre de lune, dont on a pu
dire qu'il était le plus beau roman policier de tous les temps.
15 Les méthodes d'investigation utilisées par Monsieur Lecoq, leur précision, le succès
qu'elles connurent auprès du public, donnèrent d'abord naissance à ce qu'il est convenu
d'appeler le « roman judiciaire » : à l'époque de Bertillon, les sensibilités étaient prêtes à
206

s'intéresser à ces récits où ce qui comptait d'abord était la collecte patiente des indices.
Fortuné du Boisgobey donna une suite aux aventures de Monsieur Lecoq, sous le titre La
Vieillesse de Monsieur Lecoq (1879) ; Busnach et Chabrillat écrivirent La Fille de Lecoq (1886) ;
Henri Allais laissa des Histoires pénales (1898). Le genre, requalifié « roman policier »,
connut alors son apogée avec Conan Doyle (Sherlock Holmes), Maurice Leblanc (Arsène
Lupin), Gaston Leroux (Rouletabille), Chesterton (le père Brown), puis tous les autres,
inventeurs de ces sous-genres que sont le « whodunit » (« qui l'a commis ? ») ou le meurtre
en chambre close.
16 Cette apparition d'un genre nouveau, sa progression rapide vers une sorte d'âge d'or,
supposent une perception tout autre de la justice. Sherlock Holmes supplante Edmond
Dantès. Le Juste a cessé d'être un Justicier pour devenir un détective, voire un policier. La
justice n’est plus une vertu abstraite qu'incarne à lui seul le héros, elle est redevenue —
très prosaïquement — un service public. Le tribunal devient le point d'aboutissement de
toute enquête, le lieu ultime où « faire la lumière », ce vers quoi tendent les efforts du
détective. Le roman à énigme a pour l'appareil judiciaire quelque chose comme de la
considération. Les romans de Féval s’ouvraient sur une erreur judiciaire, les romans
policiers se terminent sur le remise du coupable à la Justice. De là vient que de nombreux
auxiliaires de celle-ci deviennent les héros de romans policiers. Combien d'avocats ne
sont pas aussi des détectives : le Randolph Mason de Melville Davisson Post, le Perry
Mason d’Eric Stanley Gardner, le John J. Malone de Craig Rice, le Prosper Lepicq de Pierre
Véry, l’Arthur Crook d’Anthony Gilbert, le Matthew Hope d'Ed McBain, ou l’Horace
Rumpole de John Mortimer. Confident du prévenu, souvent amené à faire sa propre
enquête afin d'élaborer la défense, l’avocat est aussi celui qui expose, explique et clarifie
les faits de la cause. Ce n'est pas, pourtant, que certains magistrats n'aient pas, eux aussi,
malgré les entraves que constituent pour eux les règles de leur profession, fait
d'excellents limiers dans les « detective stories » : ainsi de l'Oncle Abner de Melville
Davisson Post, du Stanislas Perceneige (juge d'instruction) de Jypé Carraud (n'est-ce pas
son métier même d'investiguer ?), du « monsieur Allou » de Noël Vindry (lui-même juge
d’instruction), ou du juge chinois Ti de Robert Van Gulik.
17 Et pourtant, ici aussi, la Justice demeure « en creux ». Elle est le point d’aboutissement de
l’enquête, c’est entendu, mais le roman ne narre que l’enquête. Il s’agit de découvrir le
coupable, une fois cela fait son châtiment va de soi. Si la Justice plane sur le roman
policier, elle en demeure absente. Sublimée sans doute, mais subliminale.

II. La Justice PRESENTE


a. La Justice ABSURDE

18 On va pourtant ne pas tarder à découvrir plus grave que la « justice dupe » des romans de
vengeance : j’entends la justice inhumaine. Combien n’a-t-on déjà décrit de magistrats
ivres de leur pouvoir, assoiffés de condamnations, au point de n'éprouver de plaisir qu'au
moment de l’exécution de leur sentence, se muant de la sorte en pourvoyeurs du
bourreau ? De là naquit le mythe du « Juge pendeur », expéditif et sanguinaire,
descendant du Philocléon d’Aristophane, lequel rêvait de siéger jour et nuit « pour mettre
le maximum à tout le monde ». Stevenson a consacré à ce thème un roman, resté
inachevé à sa mort, sous le titre Weir of Hermiston (Hermiston le juge pendeur). Dans Le Roi
Mystère, Gaston Leroux imagine une vengeance ourdie contre le plus odieux des crimes,
207

celui d'un haut magistrat qui, aidé de deux amis, torture une jeune femme dont il est
épris alors qu'elle est enceinte, cl que l'on retrouvera morte après son accouchement, les
cheveux d'un seul coup blanchis par l’horreur. « Le magistrat vit bientôt qu'il n'avait rien
à attendre de cette femme que la mort et il en joua si bien qu'il parvint à n’en prendre que
l'amour ! Et il l'aima ! Mon Dieu, oui, il l'aima. Il en eut la passion ! Il était ainsi fait que
l'affreuse révolte que dressait en face de lui cet être qui le haïssait de toutes ses forces,
excita sa passion ! Il l'aimait à cause de la souffrance qu'il lui donnait. Il l’aimait à cause
de sa haine ! Elle fut traitée comme une esclave. Il la fit attacher pour qu'elle fût à lui sans
danger pour lui. Une chaise longue fut transformée en lit de supplice... Le sadisme du
maître réduisit la malheureuse à n’être plus entre ses mains qu’un objet inerte
d'abominable volupté ! Elle n'en mourut point, parce qu'elle était déjà folle. Les mémoires
dont j'ai parlé tout à l'heure le prouvent... Elle n’en mourut point et ne s'en suicida point
parce qu'elle se disait encore au fond du chaos de sa pensée délirante : « Je le tuerai ! Je le
tuerai ! Je lui couperai la tête ! Et je jouerai avec mes doigts dans ses cheveux ! » D'abord
aveugle et expéditive, ensuite presque respectée pour la façon dont elle clôture une
enquête policière, la justice va connaître un discrédit nouveau dans la foulée de ces
auteurs et du Dickens de Bleak House. A partir de la fin du premier quart du XXème siècle,
Dashiell Hammett invente le roman hard-boiled, tenant compte de réalités quotidiennes
telles que le gangstérisme, la criminalité politique ou la piraterie financière. La violence
envahit le style de Goodis, Chase ou Manchette. La police n'est plus fiable parce que
corrompue. La ville est une jungle. Le héros redevient un être solitaire, se faisant justice à
lui-même. Il est significatif que la première aventure de Mike Hammer, écrite par
Spillane, s'intitule I, the jury. Le détective nouveau s'arroge le droit de tuer. « J'aime
beaucoup la loi. Mais cette fois, j'appliquerai ma propre loi. Et je ne serai ni froid, ni
impartial. (...) Les gens sont tellement stupides qu'ils jugent les tueurs, au lieu de les
descendre, simplement, comme je le fais moi-même, de temps à autre. Et c'est moi qu'ils
traînent devant la justice. Leur justice ! Cette justice qui se laisse aveugler par des
arguties légales et acquitte régulièrement les coupables ».
19 Voici la justice à nouveau remise en question. Son souci de respecter les droits de chacun,
d’organiser le procès selon des règles immuables, a fait d'elle une mécanique tournant à
vide, totalement inefficace, attentive à sa propre et factice grandeur, mais déconnectée de
la réalité quotidienne. Dickens avait déjà proclamé, dans Bleak House, qu'il n’y avait que
morgue et mépris sous les perruques dérisoires des magistrats londoniens. Le juge n'est
peut-être plus un « pendeur », mais il est devenu l'insignifiant rouage d'une machine
inhumaine, le gardien stipendié d'un labyrinthe dont lui-même ignore les secrets.
20 Cela nous reconduit du roman policier à la littérature plus généralement parlant. La
justice a pris une telle importance de nos jours, et l'institution judiciaire a fait preuve
d'une telle inefficacité face à la criminalité moderne, que le rituel du procès va devenir la
métaphore même de la condition humaine, en ce qu'elle a d'absurde et de désespéré. C’est
là toute la leçon de Kafka. C'est là ce que nous rappelle Nabokov dans son Invitation au
supplice. C'est ce que nous dit encore Dürenmatt dans Justice, La Panne ou Le juge et son
bourreau.

b. La Justice SPECTACLE

21 Pourtant, les règles précises auxquelles sacrifie le récit policier classique


s'accommodaient bien du rituel dont s’accompagne tout procès, qu'il s’agisse de la « cross
208

examination » anglo-saxonne ou du procès d'assises tel que nous le connaissons. Georges


Simenon a parfaitement décrit, dans Les Témoins, le côté quasi liturgique de la procédure :
« Déjà dans la Salle du Conseil, tout en boiseries aussi, où la Cour attendait le moment
d'effectuer son entrée, Lhomond, voyant ses collègues en robe, pensait chaque fois à des
chanoines qui se préparent pour l'Office dans la sacristie d'une cathédrale. Il n'y avait pas
jusqu'au passage brusque de la rumeur d'une foule en attente à un silence presque
religieux, au moment où l'huissier annonçait « La Cour ! » qui ne rappelât certains
silences d’église, et ce n’était pas sans quelque gravité intérieure qu'il attendait que ses
assesseurs fussent assis pour retirer sa toque d’un geste presque liturgique ». Ainsi
conçue, la Justice ne peut se percevoir sans la mise en place d'un rituel précis : celui-là
même dont les règles, séculaires et complexes, garantissent un cheminement progressif,
mais inéluctable, vers la vérité. En définitive, que trouvera-t-on d'autre dans le récit
policier ? Certains romans d'aujourd’hui sont de véritables cours de procédure pénale :
ainsi du Verdict de Barry Reed, du Sang du châtiment de William Wood, ou du Poids de la
preuve de Scott Turow. Philip Margolin est avocat aux Etats-Unis et décrit fréquemment
des procédures judiciaires dans ses romans policiers (Les heures noires, Dernière chance, La
rose noire, Piège funéraire)8. On connaît John Grisham, qui fut avocat, et l’extraordinaire
succès connu par ses best-sellers. Scott Turow, lui aussi, a professé au barreau (Présumé
innocent, Le poids de la preuve, Je plaide coupable, Dommage personnel).
22 Ce serait faire œuvre incomplète que de passer sous silence l'extraordinaire succès dont
bénéficient toujours les œuvres décrivant les milieux judiciaires, malgré le discrédit
s'attachant à ces derniers, comme si l'on demeurait fasciné par la justice. Le cinéma offre
d'innombrables exemples de « films de prétoire » ou de « Court room thrillers ». Que l'on
songe, entre autres, aux Douze hommes en colère ou à Verdict de Sydney Lumet, au Procès
Paradine d’Hitchcock, au Témoin à charge de Billy Wilder, à Autopsie d'un meurtre de
Preminger, au Jugement à Nuremberg de Stanley Kramer, à Nous sommes tous des assassins de
Cayatte, ou, plus récemment, au Suspect de Peter Yates, à Présumé innocent d’Alan Pakula
(adapté du best-seller de Scott Turow), à L'Affaire von Bulow de Barbet Schroeder, à Music
Box de Costa Gavras, aux Accusés de Jonathan Kepler, à Class Action de Michael Apted, aux
Hommes d’honneur, de Rob Reiner, à Double jeu, de Bruce Beresford, à Erin Brockovich de
Steven Soderberg, à Peur primale de Gregory Hoblit, à L'Idéaliste de Coppola, au Droit de tuer
de Schumacher, à Révélations de Michaël Mann.
23 Alors que la profession de médecin jouit d’un prestige infiniment supérieur à celle de
l’avocat ou du juge, il est surprenant de constater combien la Justice offre aujourd’hui,
aux lecteurs de best-sellers, aux téléspectateurs ou aux amateurs de films américains, un
spectacle apparemment bien plus fascinant que la médecine. Les lambris des tribunaux
sont devenus plus photogéniques que les blocs opératoires. Pour un Coma, que de Verdict
ou de Présumé innocent ! Les Hommes en blanc d’autrefois ont cédé la place aux toges noires.
Dans les cœurs des téléspectateurs, Ally Mc Beal a définitivement supplanté Urgences.
209

NOTES
1. Le présent texte est une mise à jour, entièrement retravaillée, de l’introduction, rédigée par le
même auteur, à l’anthologie Juges et assassins (Fleuve Noir, 1994).
2. Entre autres : Un juge passe aux aveux, par J. BATIGNE ; La justice, par Cl. BERNARD ; L'injustice,
par Y.H. BONELLO ; Pauvre Justice, de J.-P. BORLOO ; Le ghetto judiciaire, de Ph. BOUCHER ; La justice
et Les juges, par CASAMAYOR ; Le désordre judiciaire, de G. COLLARD, Aux frontières de la justice, par
R. de la PRADELLE ; Mon intime conviction, par H.R. GARAUD ; Lettre ouverte à la Justice, de M.
GARÇON ; Bon appétit, messsieurs !, de Th. JEAN-PIERRE ; Notre affaire à tous, d’E. JOLY ; Avocat de
l’extrême, par H. JURAMY, Tu ne jugeras pas, de F. LEQUENNE ; Justice sans Dieu, de Th. LÉVY ; Le
crépuscule des juges, de P. LOMBARD ; Le chagrin des juges, de Ch. MATRAY ; Au nom de la loi, d’A.
MINC ; Quelle Justice voulez-vous ? de L. MISSON ; Les défendre tous, d’A. NAUD ; Une certaine idée de la
justice, du juge PASCAL ; Justice et injustices, par P.A. PERROD ; Amour sacré de la Justice, de F.
RINGELHEIM ; Le Prince et ses juges, de V. TURCEY ; Faut-il avoir peur des juges ? de J.-M. VARAUT ; La
justice est un jeu, par J. VERGÉS ; Le coup d’état des juges, d’E. ZEMMOUR, et de nombreux ouvrages
d’A. Garapon et de D. Soulez Larivière.
3. Du capitaine Dreyfus au pôle sud. 10/18, 1985.
4. Le thème de l’interversion est repris dans le Volte-face de John Woo, avec Nicholas Cage et John
Travolta.
5. R. MESSAC, Le “Detective Novel” et l’influence de la pensée scientifique, Genève, Slatkine, 1975.
6. R. BONNIOT, Emile Gaboriau ou la naissance du roman policier, Paris, Vrin, 1985.
7. L’affaire Lerouge, premier grand roman policier de la littérature française, repose sur une
histoire de substitution d’enfants.
8. La dédicace des Heures noires est la suivante : « Ce livre est dédié aux avocats sans cesse
diffamés, scandaleusement mal payés, éternellement débordés de travail, qui défendent les
indigents accusés devant les tribunaux ».

AUTEUR
JEAN-PIERRE BOURS
Avocat
Professeur à l'Université de Liège
210

Du Cabinet des Antiques au Crime de


Luxhoven. Quelques instructions
littéraires
Jean-Pol Masson

« Aucune puissance humaine, ni le roi, ni le garde


des sceaux, ni le premier ministre ne peuvent
empiéter sur le pouvoir d’un juge d’instruction,
rien ne l’arrête, rien ne lui commande. C’est un
souverain soumis uniquement à sa conscience et à
la loi. »
BALZAC, Splendeurs et misères des courtisanes, 3e
partie, p. 211
1 Pourquoi avoir choisi ce sujet ? A cause de l’importance de l’instruction dans la procédure
pénale : le sort d’une affaire criminelle ou correctionnelle peut être déterminé par le fait
que l’instruction a été bien ou mal faite, est partie dans une direction ou dans une autre2.
En raison aussi de l’importance3 des pouvoirs du juge d’instruction qui peut (notamment),
avant tout jugement sur la culpabilité, priver une personne de sa liberté. Enfin, parce que,
même en n’ayant lu qu’une petite partie des œuvres de fiction que la littérature française
comporte, l’on rencontre déjà une fort intéressante diversité parmi les instructions mises
en scène. Cela dit, compte tenu du cadre nécessairement limité de cet exposé, nous ne
pourrons traiter de toutes celles que nous avons eu l’occasion de connaître, mais
uniquement de certaines d’entre elles.
2 Commençons par la plus ancienne des œuvres que nous allons étudier, l’une de celles
citées dans le titre de cette contribution, Le Cabinet des Antiques 4, roman balzacien (1837)
dont l’action se situe à la fin du règne de Louis XVIII et qui mériterait d’être plus connu
qu’il ne l’est. Nous y voyons le jeune Victurnien d’Esgrignon, dernier et stupide rejeton
d’une très vieille et très désargentée famille noble d’Alençon, partir à Paris pour se
désennuyer. Il y réussit fort bien, devenant l’amant de la superbe et redoutable Diane,
duchesse de Maufrigneuse. L’argent vient rapidement à manquer. Victurnien ne trouve
rien de mieux à faire que découper une lettre (dans laquelle un blanc assez large sépare
211

fort à propos le dernier paragraphe de la signature) émanant d’un riche notable libéral
d’Alençon, du Croisier, qui lui a avancé des fonds mais qui refuse de continuer à le faire.
Utilisant le blanc qui précède la signature, Victurnien écrit un ordre de paiement de trois
cent mille francs en sa faveur, ce qui constitue sans nul doute un faux en écritures. Notre
étourneau encaisse la somme auprès du banquier parisien de du Croisier et remet la
somme à Diane (avec laquelle il veut s’enfuir, ce à quoi la belle, qui commence à se rendre
compte de la nullité de son amant, n’est aucunement décidée). Immédiatement
soupçonné et recherché, Victurnien se cache, à Alençon, chez l’ancien notaire de sa
famille, Chesnel, vieux garçon qui a pour le jeune homme une affection toute paternelle.
Victurnien n’en est pas moins découvert et arrêté. Le juge d’instruction Camusot est
chargé de l’affaire. Voici le personnage : « Camusot était un homme d’environ trente ans,
petit, déjà gras, blond, à chair molle, à teint livide comme celui de presque tous les
magistrats qui vivent enfermés dans leurs cabinets ou leurs salles d’audience. Il avait de
petits yeux jaune-clair, pleins de cette défiance qui passe pour de la ruse »5. Camusot est
un magistrat moyen, ni génial ni incompétent, pour le surplus opportuniste6. Sa carrière
sera surtout faite par sa femme, beaucoup plus futée et arriviste pour deux.
3 Dès qu’il a été mis au courant des faits, Chesnel s’est précipité à Paris et a récupéré les
trois cent mille francs auprès de Diane de Maufrigneuse. Aussitôt revenu à Alençon, il les
a remis à la femme de du Croisier en lui demandant de dire qu’elle les avait reçus de lui,
Chesnel, avant que Victurnien ait procédé au fatal découpage, ce à quoi la bonne dame a
consenti, en fidèle servante du trône et de l’autel. Quelques heures après l’arrestation de
Victurnien, Chesnel rencontre Camusot en rue et lui tient ce langage étonnant : « Le
crédit de la duchesse de Maufrigneuse, celui du prince de Cadignan, des ducs de
Navarreins, de Lenoncourt, le garde des sceaux, le chancelier, le Roi, tout vous est acquis
si vous êtes pour la maison d’Esgrignon. J’arrive de Paris, je savais tout, j’ai couru tout
expliquer à la Cour. Nous comptons sur vous et je vous garderai le secret. Si vous nous
êtes ennemi, je repars demain pour Paris et dépose entre les mains de Sa Grandeur 7 une
plainte en suspicion légitime contre le tribunal, dont sans doute plusieurs membres
étaient ce soir chez du Croisier, y ont bu, y ont mangé contrairement aux lois, et qui
d’ailleurs sont ses amis »8. Camusot n’a pas le temps de réagir : Chesnel a déjà pris le
large. Il reste qu’il y a là bel et bien une tentative de corruption, que Camusot se devrait
de dénoncer au parquet. Il n’en fait rien, conseillé par sa femme. Bien plus, il reçoit
Chesnel chez lui et l’écoute raconter la fable de la remise de la somme à Mme du Croisier
antérieurement à la commission du faux. Camusot a peine à y croire : « un juge
d’instruction, à moins d’être imbécile, ne croira pas qu’une femme aussi soumise à son
mari que l’est madame du Croisier, conserve en ce moment dans son secrétaire cent mille
écus sans en rien dire à son mari »9. Mais, toujours conseillé par sa femme, Camusot
entérine le récit de Chesnel lorsque les deux autres juges composant la chambre
correctionnelle du tribunal délibèrent avec lui sur la suite à donner à l’instruction10. On
admirera d’ailleurs les préoccupations des juges lors de cette discussion, le ton étant
donné d’emblée par Michu, juge suppléant, qui souligne que le parquet a requis un
mandat d’arrêt « pour servir la passion d’un du Croisier, un ennemi du gouvernement du
Roi ». Après l’audition par Camusot de du Croisier et de sa femme, qui confirme la version
imaginée par Chesnel, les trois juges rendent immédiatement un non-lieu. Motif réel (et
d’ailleurs approuvé par Balzac)11 : on ne doit pas faire justice si, à ce prix, on ébranle
l’ordre social en envoyant en prison le représentant d’une illustre famille, fût-il vraiment
fort peu intéressant. Si elle contribue à préserver l’ordre social, une instruction
tendancieuse est donc justifiée, selon notre auteur.
212

4 Son point de vue se retrouve dans un autre de ses grands romans, Splendeurs et misères des
courtisanes (1838-1847), où c’est à nouveau Camusot, promu en province puis muté à Paris
en récompense de son zèle dans l’affaire d’Esgrignon, qui est à l’ouvrage. Les faits sont ici
beaucoup plus graves : Lucien de Rubempré, à la veille d’épouser une fille du duc de
Grandlieu (ce qui va lui ouvrir une série de portes, notamment celles de la diplomatie), est
arreté pour l’assassinat de sa maîtresse, Esther Gobseck, et pour vol au préjudice de celle-
ci. Disons tout de suite qu’il n’a rien volé et qu’il n’a pas davantage tué Esther, qui s’est
suicidée. Il n’empêche que son arrestation suscite l’effroi d’une série de grandes dames
(mariées) de l’aristocratie, qui ont été ses maîtresses et qui lui ont envoyé pas mal de
lettres. L’innocence de Lucien est très vite établie, mais Camusot le garde provisoirement
en détention pour s’éclairer sur sa participation éventuelle aux forfaits commis par le
faux abbé Carlos Herrera, alias Jacques Collin (qui apparaît dans Le Père Goriot sous le faux
nom de Vautrin), forçat évadé, arrêté en même temps que Lucien, pour qui il s’était pris
d’affection et dont il avait poussé l’ascension. Collin est d’une trempe telle que Camusot
ne tire rien de lui. Mais Lucien est un faible et Camusot en vient facilement à bout. Lucien
confirme que Carlos Herrera est en réalité Jacques Collin. Il admet aussi qu’il connaissait
la véritable identité de ce dernier et sa qualité de forçat évadé. Camusot croit triompher :
« il tenait deux coupables, il avait abattu sous la main de la justice l’un des favoris de la
mode, et trouvé l’introuvable Collin »12.
5 Mais c’est sans compter avec les pleurs des belles amies de Lucien, qui ont reçu un accueil
favorable du procureur général à la cour royale13 de Paris, le comte de Grandville 14. Tout
fier, Camusot porte ses procès-verbaux au procureur général, qui n’est pas ravi : « Vous
avez fait preuve de trop d’habileté pour qu’on se prive jamais d’un juge d’instruction tel
que vous... Monsieur de Grandville aurait dit à Camusot : — Vous resterez pendant toute
votre vie juge d’instruction !... il n’aurait pas été plus explicite que dans sa phrase
complimenteuse. Camusot eut froid dans les entrailles »15. Là-dessus arrive la comtesse de
Sérisy, l’une des anciennes maîtresses de Lucien. Le procureur général lui apprend ce que
Lucien a avoué, puis la laisse seule avec Camusot, ne voulant pas être témoin de ce qui va
arriver. En effet, Mme de Sérisy commence par suggérer à Camusot de détruire les
procès-verbaux. Camusot refuse. Profitant d’un instant d’inattention du magistrat, elle
s’empare des procès-verbaux et les jette dans le feu ouvert qui brûle dans le cabinet du
procureur général. Là-dessus, Grandville revient et Mme de Sérisy, très grande dame, se
glorifie de ce qu’elle a fait, ajoutant que Camusot peut recommencer « ses affreux
gribouillages ». Camusot en convient, sur quoi le procureur général fait ce commentaire
édifiant à beaucoup d’égards : « Hé bien, tout est pour le mieux. Mais, chère comtesse, il
ne faudrait pas prendre souvent de pareilles libertés avec la magistrature, elle pourrait ne
pas voir qui vous êtes »16.
6 Que va-t-il advenir de l’instruction ? Rien. Lucien de Rubempré, désespéré d’avoir trahi
son bienfaiteur, se suicide dans sa cellule. Reste Jacques Collin. Chapitré par sa femme,
Camusot se rend chez le procureur général. Les deux hommes tombent d’accord sur le fait
que le procès de Collin, qui détient une partie des lettres des admiratrices de Lucien, est
impossible. Collin leur facilite la tâche en sollicitant un entretien du procureur général
auquel il promet la restitution des lettres en échange de sa liberté. Le procureur général
acquiesce. Il fait même de Collin le nouveau chef de la sûreté17. Balzac approuve-t-il ? On
peut le penser, puisque, quand il met en présence Collin et Grandville, il écrit : « Ces deux
hommes, le CRIME cl la JUSTICE, se regardèrent »18. Que Collin soit le crime incarné,
d’accord, mais faire de Grandville le symbole même de la justice, après tout ce qu’il vient
213

de faire, c’est singulier, sauf à concevoir la justice comme Balzac l’a déjà fait dans Le
Cabinet des Antiques.
7 Terminons-en avec Balzac en relevant une notation très réaliste sur la crainte inspirée
par les juges d’instruction : « — Il n’y a rien de neuf, répondit Camusot en signant deux de
ces citations formidables19 qui troublent tout le monde, même les plus innocents témoins
que la justice mande ainsi à comparoir20 sous des peines graves, faute d’obéir »21.
8 Cet effroi est également décrit, avec verve, par Daudet dans Le Nabab (1877). Un vieux
garçon de bureau, qui n’a rien à se reprocher, est entendu comme témoin par un juge
d’instruction parisien dans une affaire d’escroquerie : « Oh ! quand je me suis vu montant
cet escalier du Palais de Justice, si grand, si large, sans rampe pour se retenir, j’ai senti ma
tête qui tournait et mes jambes s’en aller sous moi.... Ce qui me rassurait pourtant, c’est
que, n’ayant jamais pris part aux délibérations de la Territoriale22, je ne suis pour rien
dans les trafics et les tripotages. Mais expliquez cela. Une fois dans le cabinet du juge, en
face de cet homme en calotte de velours, qui me regardait de l’autre côté de la table avec
ses petits yeux à crochets, je me suis senti tellement pénétré, fouillé, retourné jusqu’au
fin fond des fonds, que malgré mon innocence, eh bien ! j’avais envie d’avouer. Avouer,
quoi ? je n’en sais rien. Mais c’est l’effet que cause la justice »23.
9 Avançons dans le temps et disons quelques mots d’une instruction dépeinte par Anatole
France dans une nouvelle intitulée Monsieur Thomas (1900). Cette œuvre porte le nom du
juge d’instruction d’une petite ville de province. Entré dans la magistrature « sous le
septennat du maréchal de MacMahon, dans l’espoir de rendre un jour la justice au nom
du Roi »24, Thomas est un juge consciencieux, honnête, mais non dépourvu — à son propre
insu — de solides préjugés. Aussi, quand, en pleine période de conflit entre
l’enseignement laïque et l’enseignement catholique, un journal clérical accuse un
instituteur laïque d’avoir assis un de ses élèves sur un poêle rouge, il accorde
immédiatement un crédit total à ce ragot, sans se rendre aucunement compte qu’il y est
poussé par ses convictions religieuses. Superbe récit de l’instruction, que l’on se doit de
citer : « Trente enfants de l’école, curieusement interrogés, lui répondirent mal d’abord,
mieux ensuite, très bien enfin. Après un mois d’interrogations, ils répondaient si bien
qu’ils faisaient tous la même réponse. Les trente dépositions concordaient, elles étaient
identiques, littéralement semblables, et ces enfants qui, le premier jour, disaient n’avoir
rien vu, déclaraient maintenant d’une voix claire, en employant tous exactement les
mêmes mots, que leur petit camarade avait été assis, le derrière nu, sur un poêle rouge.
M. le juge Thomas se félicitait d’un si beau succès, quand l’instituteur établit sur des
preuves irréfutables qu’il n’y avait jamais eu de poêle dans l’école. M. Thomas eut alors
quelque soupçon que les enfants mentaient. Mais ce dont il ne s’aperçut point, c’est qu’il
leur avait lui-même, sans le vouloir, dicté et appris par cœur leur témoignage. »25
10 Réaliste ce récit ? Oui et non. Il est certes des juges d’instruction qui ont des préjugés et
qui ne s’en rendent pas compte. Il arrive (ce n’est évidemment pas une pratique générale,
ni même courante, heureusement) aussi qu’un magistrat, une fois sa conviction faite,
fasse entendre et réentendre les témoins jusqu'à ce que leurs témoignages aillent dans le
sens souhaité. Pour le surplus, il est invraisemblable que le juge n’ait pas commencé par
identifier et entendre la prétendue victime, et n’ait pas ensuite vérifié si celle-ci
présentait des traces de brûlure et si l’école possédait un poêle. Mais la narration gagne
ainsi un puissant effet comique.
214

11 Dans la même nouvelle, Thomas est mis en scène dans une tout autre instruction, dans le
cadre de laquelle le narrateur assiste26 à une audition de témoin. Encore une fois, le juge
influence le témoin :
« — Duval, vous avez vu le prévenu à six heures du soir ?
— C’est-à-dire, monsieur le juge, que ma femme était à la fenêtre. Alors elle m’a dit :
« Voilà Socquardot qui passe ! »
— Sa présence sous vos fenêtres lui semblait de nature à être remarquée, puisqu’elle
a pris soin de vous la signaler expressément. Et les allures du prévenu vous
parurent suspectes ?
— Je vais vous dire, monsieur le juge. Ma femme m’a dit : « Voilà Socquardot qui
passe ! » Alors j’ai regardé et j’ai dit : « Effectivement ! C’est Scoquardot ! »
— C’est cela ! Greffier, écrivez : « A six heures de relevée, les époux Duval
aperçurent le prévenu qui rôdait autour de la maison avec des allures suspectes » 27.
12 Autrement dit, le juge oriente la déposition du témoin, mais, de plus, il lui fait dire
expressément quelque chose que le témoin ne disait pas, même implicitement. De
surcroît — et ici en tout cas nous sommes en plein réalisme — le juge utilise son
vocabulaire et non celui du témoin. Pour reprendre les termes d’Anatole France, il « dicta
au greffier la traduction en jargon judiciaire28. » Le narrateur le lui fait remarquer, mais le
juge ne se trouble pas pour si peu : « Si, conformément à l’usage constant de mes
collègues, je modifie les termes mêmes employés par les témoins, c’est que les témoins,
comme ce Duval que vous venez d’entendre, s’expriment mal et qu’il serait contraire à la
dignité de la justice de recueillir des termes incorrects, bas, et souvent grossiers, quand il
n’y a pas nécessité à le faire »29. Le narrateur insiste et souligne que le témoin ne peut
guère comprendre sa déposition ainsi transformée, quand on la lui relit avant de la lui
faire signer. Thomas répond que ce risque n’existe pas et raconte qu’il a, peu de temps
auparavant, entendu un témoin « d’une intelligence assez bornée »30 et peu attentif à la
lecture de sa déposition, ce qui lui a fait user « d’un stratagème pour l’amener à une plus
juste appréciation de son devoir et de sa responsabilité »31 : il a dicté au greffier une
dernière phrase contredisant toutes les précédentes ! Là-dessus, comme le témoin se
disposait à signer sans broncher, le juge l’en a empêché en lui faisant remarquer qu’il
allait signer une déposition inexacte. Réponse piteuse du témoin : « Monsieur le juge,
vous êtes plus instruit que moi, vous devez savoir mieux que moi ce qu’il fallait écrire » 32.
Ce qui permet au juge de conclure sereinement : « Vous voyez qu’un juge soucieux de bien
remplir sa fonction se garde de toute cause d’erreur. Croyez-le bien, cher monsieur,
l’erreur judiciaire est un mythe »33.
13 Passons à l’autre œuvre citée dans notre titre, Le Crime de Luxhove 34 qui porte le sous-titre
aussi rare qu’évocateur de « roman judiciaire ». Ledit roman est fort peu connu. Le
romancier ne l’est guère plus, même si la Biographie nationale lui consacre un article. Il
s’agit de Firmin Van den Bosch, né en 1864 et mort en 1949. Docteur en droit de
l’Université catholique de Louvain, notre auteur a été avocat à Gand puis magistrat dans
la même ville. En 1910, il est substitut du procureur général près la cour d’appel de Gand
lorsqu’il est nommé juge dans les juridictions mixtes d’Egypte35. Il exercera ces fonctions
pendant une vingtaine d’années. Il sera fait baron en 1929. On lui doit plusieurs œuvres
juridiques ainsi que quelques ouvrages littéraires.
14 Le Crime de Luxhoven nous raconte l’histoire d’une tentative de meurtre commise dans le
village imaginaire de Luxhoven, que l’auteur a situé dans le ressort du tribunal de
Drakdam, ville tout aussi imaginaire. L’affaire est confiée au juge d’instruction Blank,
magistrat chevronné, vieux garçon qui vit dans l’aisance et qui n’a jamais voulu d’une
215

promotion : « Il s’était laissé vieillir dans ces fonctions, d’abord parce qu’une promotion à
un poste plus important l’eût enlevé à un milieu aimé et à de chères accoutumances et
aussi parce qu’à mesure des années, il s’attachait davantage à ce qu’il appelait son rôle de
déchiffreur d’humanité »36. Notons la vérité du portrait : il est, même s’ils ne sont pas
légion, des magistrats qui ne recherchent aucun avancement et qui sont très heureux
dans leurs fonctions, notamment dans celles de juge d’instruction. Pour le surplus, Blank
nous est dépeint comme quelqu’un qui ne s’est pas du tout encroûté. Après vingt ans
passés à l’instruction, il a toujours le même enthousiasme. Il nous apparaît aussi comme
très compétent.
15 Le réalisme de l’auteur se marque aussi dans des détails comme la description de la
descente du juge sur les lieux du crime. Le juge s’y rend en landau, avec son greffier, le
substitut du procureur du Roi et le médecin légiste. Humour noir de ce dernier, qui
évoque une ancienne affaire : « Vous savez bien, ce vieux qui vivait solitaire dans les
sapinières de Warbrouck et qu’on trouva quasi décomposé et la tête rongée par les rats. A
l’autopsie — un régal — nous découvrîmes dans l’estomac un centime de cuivre »37. Souci
de réalité encore dans le croquis du greffier, « qui est pour le juge « un serviteur de
quatre lustres », à la fois collaborateur, confident, et, aux jours d’humeur querelleuse,
exutoire »38. Toujours dans le même registre, réaction classique du juge, pestant, pendant
le trajet jusqu’à l’endroit du crime, sur l’ignorance où on l’a laissé quant à l’arme utilisée :
« Bêtes gendarmes, grogna le juge, avec leur laconisme télégraphique »39.
16 Pour le surplus, le coupable est vite découvert et l’instruction est rondement menée. Elle
ne constitue d’ailleurs pas l’essentiel du roman. L’objectif principal de l’auteur semble
plutôt être la critique de la libération conditionnelle des condamnés, introduite dans
notre droit en 1888.
17 Nous terminerons notre exposé avec l’évocation d’un roman récent, Le Juge 40, de Xavier
Patier41. Le héros, Lucien Violet, est, au sortir de l’école de la magistrature, affecté au
tribunal d’Auch comme juge d’instruction. Il a vingt-quatre ans et est visiblement mal
dans sa peau, même s’il affirme : « Je n’ai pas le droit de dire que je suis malheureux » 42.
D’un naturel triste, célibataire, très seul, peu sûr de lui, il n’est ni incompétent ni
paresseux. Mais il va se trouver dépassé (sans pourtant qu’il y ait de quoi) et il réagira
d’une façon incompréhensible et effrayante. Voici les faits. Dans un village, un vieil
homme est tué à coups de revolver. Violet est chargé de l’instruction. On découvre un
suspect qui n’a pas d’alibi. Notre juge le place sous mandat de dépôt43. L’inculpé nie, mais
l’enquête rassemble une série d’éléments contre lui. L’instruction se termine rapidement
et l’inculpé est renvoyé devant la cour d’assises. Tant la presse que le parquet font l’éloge
du juge, qui prend enfin confiance en lui.
18 Là-dessus, le maire du village où le crime est survenu se rend auprès du juge et avoue
avoir commis l’assassinat ! Il donne un mobile, plausible, et explique, de façon tout aussi
plausible, comment il a agi. Violet refuse de le croire et le renvoie chez lui. Il veut se
donner le temps de la réflexion et il demande l’avis d’un magistrat retraité, le président
Chapelle, qui l’a pris en amitié. Chapelle lui donne le seul conseil possible en pareille
hypothèse : le maire doit aller se constituer prisonnier et l’instruction sera rouverte.
Violet ne peut pas supporter cette perspective : on va se moquer de lui, il va perdre toute
confiance en lui. Bref, il n’écoute pas le conseil de son ancien et il va trouver le maire
pour le convaincre de ne rien dire : « Ce qui compte, pour la société, c’est l’ordre public. Il
y a eu un malheur dans votre commune, mais la page est tournée. Votre devoir de maire
est de n’y point revenir. Vous n’avez pas le droit de troubler les esprits aux seules fins de
216

soulager votre conscience.... Vous êtes responsable de l’ordre public, vous êtes officier de
police judiciaire. Imaginez le mal que cela ferait au pays tout entier, de savoir que le
maire de Chavanac est un meurtrier »44. Cela ne persuade en rien le maire, qui s’échauffe,
finit par avoir une crise cardiaque et tombe mort aux pieds du juge ! Violet n’en dit rien à
personne. Nous ne savons pas ce que la cour d’assises fait de l’accusé renvoyé devant elle.
Le roman se termine sur les états d’âme désabusés et inquiets (on le serait à moins) de
Lucien Violet : « Il est trop tôt pour que je sache l’ampleur de la dévastation qui
s’accomplit en moi. S’accomplira-t-elle ? Qui sait ? Avec les années, les choses passeront.
Un jour, peut-être, je songerai avec horreur à ce qui sera devenu un péché de jeunesse. Je
serai devenu conseiller à la Cour de cassation, et l'on aimera ma mystérieuse compassion
à l’égard des meurtriers. Je serai un grand juge empli d’humilité, un juge comme les
autres, mûri par le métier. Mais il faudra d’abord traverser l’enfer »45.
19 Le désir de sauvegarder une instruction faite en toute honnêteté justifie-t-il de refuser de
voir la vérité ? Évidemment non. Le dénouement est invraisemblable46 mais est, sur le
plan littéraire, infiniment plus intéressant que si le juge avait banalement envoyé le
maire à la police pour faire enregistrer ses aveux. Cela dit, rien ne permet de soutenir que
le roman soit inspiré par une affaire réelle, même s’il a des sources littéraires. En effet,
dans Le Jour de l’exécution, de l’Américain Henry Slesar (né en 1927), nous voyons un
magistrat du ministère public, qui a obtenu la condamnation à mort d’un assassin, tuer —
pour l’empêcher de parler — un homme qui s’accuse du crime, faussement d’ailleurs :
c’est un vieux fou, qui s’accuse de tous les forfaits possibles47.
20 Indépendamment de la question de la révélation tardive de la vérité, le roman contient
d’autres réflexions intéressantes sur l’instruction. Violet lui-même, avant de sombrer
dans l’obsession de sauver son ouvrage, a des pensées très justes : « Il n’y a pas de détails
dans le métier de juge. Le moindre aspect oublié peut entacher toute une procédure de
vice de forme et la mettre par terre. Je crois que c’est heureux ainsi : les partisans de l’à-
peu-près n’ont pas leur place chez nous. Non, la difficulté, c’est de garder l’esprit clair, et
d’accepter le formalisme sans philosopher »48. Et le président Chapelle, avec toute son
expérience, exprime de même des pensées fort exactes : « Il y a deux façons de perdre du
temps pour un juge d’instruction : la précipitation et l’indolence. C’est vrai que les
instructions menées au pas de charge s’effondrent comme des châteaux de cartes, on a dû
vous le répéter assez. Et c’est vrai que la justice n’y trouve pas toujours son compte. Les
bons esprits et les professeurs s'en gargarisent la bouche : la justice expédiée devient
expéditive. Ah ! la belle phrase ! Que de fois l’a-t-on entendue ! Eh bien écoutez-moi, elle
est trop simple pour être toujours vraie. Les instructions les plus ratées ne sont pas les
plus rapides. Ce sont les plus indolentes, les plus traînardes »49.
21 Nous voici au terme de cette brève revue de quelques instructions littéraires. Peut-on en
tirer une conclusion ? Certes, même si notre échantillonnage est réduit. Il y a, dans le
déroulement des instructions relatées, du réalisme, avec des aspects réconfortants et
d’autres qui sont moins enthousiasmants. Il y a aussi (heureusement) des
invraisemblances. Quant aux juges eux-mêmes, ils sont tantôt compétents et intègres,
tantôt opportunistes, tantôt encore dépassés. Finalement, ils sont comme tous les
hommes.
217

NOTES
1. Les références à la Comédie humaine sont données par rapport à l’édition Houssiaux de 1877.
2. Comme le dit un juge d’instruction : « Tu ne sais pas ce qu’est une instruction criminelle, mon
petit. La machine est difficile à mettre en route, mais d’un brutal ! Une fois partie dans un sens ou
dans l’autre, sauve qui peut, je n’en serai plus maître » (G. BERNANOS, Un Crime, 1935, éd. Plon,
p. 136).
3. Attestée par la citation mise en épigraphe. D’autre part, on sait qu’en Belgique on aime à
répéter que « le juge d’instruction est l’homme le plus puissant en Belgique ».
4. Cabinet des Antiques est le surnom donné par dérision au salon de la famille d’Esgrignon par
ceux qui n’y étaient pas reçus. En effet, « il n’était donné à personne d’(y) entrer sans être bon
gentilhomme et irréprochable » (p. 129).
5. Op. cit., p. 200. Les portraits sont très fréquents chez Balzac et sont importants. Balzac était un
adepte de la physiognomonie, très en vogue à son époque et selon laquelle le physique et le moral
correspondaient.
6. Dans un autre roman, où Camusot apparaît cette fois comme juge civil, Balzac l’exécute
sommairement : « Ce jeune homme blond et pâle, plein d’ambition cachée, semblait prêt à pendre
et à dépendre, au bon plaisir des rois de la terre, les innocents aussi bien que les coupables et à
suivre l’exemple des Laubardemont plutôt que celui des Molé » (L’Interdiction, 1836, p. 189).
Laubardemont (vers 1590-1653) est le type du juge inique. Magistrat à Bordeaux, puis conseiller
d’Etat, il s’est signalé par ses procédés déloyaux dans l’instruction du procès d’Urbain Gandier,
prêtre accusé d’avoir ensorcelé des religieuses de Loudun. Il a été également rapporteur dans le
procès intenté à Cinq-Mars et à de Thou. Au contraire, Molé (1584-1656) est le type du magistrat
intègre et courageux. Il a tenu tête au pouvoir royal lors du procès pour concussion fait en 1631
au maréchal de Marillac. Pendant la Fronde, il est resté fidèle au roi, malgré le danger que cette
position présentait pour un personnage en vue resté dans un Paris aux mains des Frondeurs.
7. Le garde des sceaux (ministre de la Justice).
8. Le Cabinet des Antiques, p. 202.
9. Ibidem, p. 229.
10. C’était cette chambre qui, à la fin de l’instruction, décidait soit de renvoyer l’inculpé devant
la juridiction compétente pour y être jugé, soit de ne pas l’y renvoyer (jugement de non-lieu).
11. En effet, quand Chesnel meurt, peu après le non-lieu, Balzac en fait un éloge dithyrambique,
sans la moindre réserve (op. cit., p. 242-243), alors que ledit Chesnel a suborné un témoin,
corrompu un juge et calomnié du Croisier, qu’il a présenté à tout Alençon comme ayant « tendu
le plus infâme des pièges à l’honneur de la maison d’Esgrignon » (op. cit., p. 239). De plus, six mois
après leur jugement, les trois juges sont récompensés par une promotion (op. cit., p. 241).
12. Splendeurs et misères des courtisanes, 3e partie, p. 75.
13. Dénomination portée par les cours d’appel pendant la Restauration et sous Louis-Philippe.
14. Qui, s’étant arrangé pour rencontrer Camusot en dehors du Palais, lui a clairement laissé
entendre qu’il fallait que Lucien soit innocent ou en tout cas innocenté (op. cit., p. 31-32).
15. Op. cit., p. 80.
16. Op. cit., p. 84.
17. Balzac s’est ici inspiré de la réalité, un ancien forçat, le célèbre Vidocq, ayant été chef de la
sûreté sous l’Empire et pendant la Restauration.
18. Splendeurs et misères des courtisanes, 4e partie, p. 95.
19. Le mot est ici employé dans son sens originaire de qui inspire la crainte.
218

20. Vieux synonyme de comparaître. Le terme n’est plus utilisé que dans le jargon judiciaire.
Même là, il a tendance à disparaître.
21. Splendeurs et misères des courtisanes, 3e partie, p. 34.
22. Petite banque pour laquelle il travaillait et qui était dirigée par un escroc qui a pris la fuite.
23. Le Nabab, in A. DAUDET, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1990, p. 820.
24. Monsieur Thomas, in A. FRANCE, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, 1991, p. 824.
25. Op. cit., p. 825-826.
26. Détail invraisemblable. Le narrateur n’a aucun lien avec la justice ni avec l’affaire et il est tout
à fait irrégulier de le laisser assister à un interrogatoire.
27. Op. cit., p. 826.
28. Op. cit., p. 827.
29. Op. cit., p. 828.
30. Op. cit., p. 829.
31. Ibidem.
32. Ibidem.
33. Ibidem.
34. Le Crime de Luxhoven est publié dans la collection L’Edition populaire (éditée par Mertens, à
Bruxelles, et Rivière, à Paris), sans date. Tout ce que l’on peut dire sur ce point, c’est qu’il a été
rédigé soit peu avant le départ de Van den Bosch pour l’Egypte soit après ce départ, compte tenu
de ce que l’un des personnages mis en scène, le président du tribunal d’une petite ville belge, est
un égyptologue passionné qui a, pendant vingt ans, rêvé de devenir magistrat en Egypte (op. cit.,
p. 22-23).
35. Vestiges du système des Capitulations, les juridictions mixtes (c’est-à-dire composées de juges
égyptiens et de juges européens, ces derniers étant majoritaires), qui n’ont disparu qu’au
lendemain de la seconde guerre mondiale, connaissaient des litiges entre Européens ou entre
Egyptiens et Européens.
36. Le Crime de Luxhoven, op. cit., p. 6.
37. Op. cit., p. 8.
38. Op. cit., p. 7. On retrouve cette connivence du juge et de son greffier par exemple dans Le
Disciple, de P. BOURGET, éd. Nelson, 1889, p. 63.
39. Le Crime de Luxhoven, p. 9.
40. Gallimard, 1988.
41. Né en 1958 à Brive. La notice publiée par l’éditeur ne nous en dit pas plus. Mais il est clair que
l’auteur est un praticien ou un ancien praticien de la justice, ou à tout le moins qu’il a eu des
contacts suivis avec un praticien.
42. Le Juge, p. 12.
43. Equivalent français du mandat d’arrêt de la procédure pénale belge.
44. Op. cit., p. 112.
45. Op. cit., p. 123.
46. Encore que le maintien d’un innocent en prison alors que le coupable est connu soit
finalement — à partir d’un certain moment — la trame de l’affaire Dreyfus.
47. Le Jour de l’exécution est paru sous le titre The Day of the Execution dans le Alfred Hitchcock’s
Mystery Magazine en 1957. On en trouvera une traduction française dans le Hitchcock Magazine, n o
1, mai 1961, ainsi que dans Juges et Assassins, anthologie établie par Jean-Pierre Bours, éd. Fleuve
Noir, 1994, p. 49 et s.
48. Le Juge, op. cit., p. 57.
49. Op. cit., p. 43.
219

AUTEUR
JEAN-POL MASSON
Chargé de cours honoraire de l'U.L.B.
Directeur à la Cour des Comptes
220

Une lecture odysséenne de l'Histoire


du Droit : Le Liseur de Bernhard
Schlink
Anne Teissier-Ensminger

« Vouloir s’ériger soi-même en justicier, c’est le


commencement de l’inhumanité »
F. DÜRRENMATT, Justice

Plan
1 1. Lire, écrire, juger : l'épreuve des écarts
1.1. Le dossier du terrible
1.2. Dialogues décalés
2 2. Au métier de mémoire : les navettes du juste dire
2.1. Labyrinthes de reconnaissances
2.2. L’Odyssée palimpseste

Introduction
3 Une particularité distingue Le liseur de la plupart des textes qui ont littérarisé en fiction
les atrocités nazies et leur sillage de traumatismes. C’est l’incarnation dans un héros-
narrateur de la double qualité d’Historien du Droit et d’écrivain : le premier trait
représente à lui seul une rareté, tant vis-à-vis des jurislittérarisations antérieures — qui
ont privilégié, en général, les figures des juristes dits « praticiens » —, que vis-à-vis de la
littérature narrative en général, qui fait plutôt endosser à un personnage de philosophe la
fonction, sinon théoricienne, du moins méditative, lorsque l’agencement fictionnel en
requiert l’insertion. Or, dans la mesure où ce roman n’omet pas de mettre également en
scène des juges et des avocats, ainsi qu’un professeur de philosophie, il est clair que le
métier dont se trouve doté le héros-narrateur — à l’entre-deux significatif d’un Droit
221

considéré comme matière à réflexion, et d’une Histoire qui relève la gageure de traiter
narrativement des systèmes juridiques et des formalisations procédurales — non
seulement est un choix pesé, mais somme le lecteur d’en peser la portée. Quant à la
conjonction avec la pratique d’écrivain, qui place au cœur et au principe même du réseau
diégétique, sous les traits d’un héros bivalent, la rencontre entre Droit et Littérature, elle
n’est guère plus répandue dans la population romanesque, encore qu’on puisse en
détecter une percée relativement significative — et qui nous paraît digne de quelque
considération — dans la littérature allemande ultra-contemporaine1. En tout cas, par le
seul biais de ces parti-pris identitaires, le roman s’inscrit sans équivoque dans le champ
intellectuel de ce qu’il faudrait appeler la réflexion de l’après-après Shoah, c’est-à-dire le
moment où le paysage d’écriture dessiné au cours du demi-siècle qui suivit la fin de la
guerre et parvenu à un point de complexité déjà considérable — récits-témoignages,
fictions romanesques, poèmes et reconstitutions historiennes accumulés et interférant
dans la ressaisie et la communication de l’horreur — fut encore bouleversé par de
nouveaux investissements mémoriels et interprétatifs, consécutifs à la chute du mur de
Berlin et à la réunification allemande. Paru en 1995, soit une décennie après
l’effervescence théorique connue sous le nom de querelle des historiens2 et cinq ans avant
le rebond réflexif, guère moins polémique3, qui est venu orchestrer le dernier livre de
Paul Ricoeur4, le livre, placé si manifestement par son intitulé sous le signe de
l’interprétation et du déchiffrement, rejoint, à sa manière, cette lancinante interrogation
qui pousse les intellectuels d’aujourd’hui à faire retour sur la spécificité de l’écriture
historienne par le biais d’une double confrontation avec celles de la fiction et de la
juridicité5. Mieux : c’est bien comme récit de fiction et sans jamais laisser une méditation,
pourtant fort consistante, verser dans le didactisme — son très large succès en atteste
suffisamment6 —, que Le liseur tient la gageure de serrer au plus près, en la personne du
héros-narrateur, cette triplicité discursive et d’articuler ainsi narrativement histoire
individuelle et Histoire mondiale au confluent d’une double thématique de Droit et de
Littérature. C’est même sans doute le ressort le plus paradoxal de son magnétisme que
d’avoir réussi à constituer en adjuvants diégétiques tout à la fois plusieurs personnages
qui s’expriment en professionnels de la pensée et une foule de références à des textes de
la culture savante.
4 Considérée dans cette perspective, la modélisation littéraire de l’Histoire du Droit par l’
Odyssée, en laquelle le héros-narrateur résume ses réflexions sur son métier, s’impose
comme une piste de lecture révélatrice, à condition toutefois de prendre en compte, par
le biais des effets de texture, toutes les harmoniques que lui confère l’organisation
d’ensemble du récit. En effet, tant le statut énonciatif de ce rapprochement — qui
s’inscrit, pour le héros-narrateur, dans les « mille tours » d’une rectification-justification
essentielle à sa trajectoire mémorielle — que son positionnement diégétique — cette
relecture intervient à un point du roman où se bouclent précisément toutes les figures de
la lecture qui en constituent la trame —, empêchent de s’en tenir à l’idée d’une exégèse
hasardeuse ou provocatrice. Ne serait-ce que parce que la référence odysséenne — cas
unique dans un texte où pourtant prospèrent les effets d’écho — se décline, au fil du récit,
en triple récurrence, et sous des modalités discursives chaque fois différentes, dévoilant
ainsi une décisive fonction d’ajustement entre les faits, les interprétations et les objets-
symboles, qui balisent dans la narration le circuit de la littérarité. Cette superposition
structurelle de l’Odyssée à l’Histoire du Droit apparaît ainsi à l’exacte pliure diégétique
d’un livre dont l’histoire est simultanément donnée à lire comme une autobiographie — le
222

héros se déclare à la fin le transcripteur fidèle des événements qui ont soudain fait
basculer sa vie dans le terrible — et comme une fiction, du fait que l’auteur a revendiqué
pour ce texte l’appartenance au genre du roman7. Emboîtements narratifs, effets subtils
d’auto-fiction8, double recourbement du récit sur lui-même : la virtuosité des références à
l’univers proustien d’un temps perdu et retrouvé9 confirmerait amplement, si le
patronage homérique n’y suffisait, qu’on a affaire ici à une écriture d’un raffinement
extrême, dans lequel les indices de littérarité émergente méritent d’être envisagés sous
toutes leurs facettes culturelles, y compris les connotations induites de leur tradition
interprétative, et que Droit et Littérature ne se rencontrent pas pour rien, dans cette
histoire, sous les auspices de leurs respectives Histoires. Bref, la modélisation de l’Histoire
du Droit en Odyssée, loin d’épuiser sa pertinence au niveau que nous avons choisi
d’appeler autobiographique, avec la remarque du héros en III, 410, la renforce, au niveau
du récit fictionnel, par l’interférence qu’elle affiche avec l’un des textes de la tradition
occidentale dont nul n’ignore qu’il se taille une part plutôt belle au carrefour de la
Littérature, de l’Histoire et du Droit.
5 Ainsi s’éclaire pleinement le pas de deux thématique que le roman fait jouer à la
Littérature et au Droit, qui interviennent l’un et l’autre à la fois en pratique et en
critique : c’est sur ce fondement que l’homothétie diégétique fondamentale entre
l’histoire et l’Histoire débouche pour finir, si l’on admet notre hypothèse de lecture, sur
une création langagière qui, de faux éloignements en vrais rapprochements, d’illusoires
dialogues en communications décalées, et de coups de théâtre en énigmes exégétiques,
forge des outils neufs pour l’expression tellement délicate, en la matière, de ce que nous
désignerons comme le juste dire, ou encore l’écrire Droit. Non que, pour désembourber la
mémoire et désempêtrer la parole, il s’agisse de mélanger les styles de deux disciplines ou
même d’en confondre les stratégies symboliques. L’innovation consisterait plutôt à
mettre au point une esthétique de la narrativité capable de faire circuler une écriture du
terrible entre les termes contradictoires du fameux « condamner et comprendre »11. Peut-
être même est-ce précisément l’empreinte propre de ce terrible-là, unique et exemplaire12
, que d’exiger, pour une dicibilité et une communicabilité effectives, non seulement la
fiction littéraire, mais un certain type de conjointure littérarisée au Droit. Nous
prendrons en tout cas ce double pari : d’abord, que ce roman, parce qu’il ne reproduit pas
dans sa texture diégétique les catégorisations académiques qu’il évoque ou qu’il met en
scène à travers ses personnages, lève aussi en partie l’hypothèque de leurs apories
discursives. Ensuite, que c’est dans la mesure même où une écriture de fiction parvient à
instaurer des modalités de coopération inventive entre sphères littéraire et juridique
qu’elle a la chance d’appréhender au plus juste, dans sa forme inouïe du dernier demi-
siècle, ce que Paul Ricœur appelle « tragique de l’action ». Dès lors qu’en effet ce tragique
a montré la faillite conjointe des traditions de l’humanisme littéraire et de l’Etat légal 13,
dont le reniement sans nuances s’avère aussi impraticable que la simple reconduction, il
pourrait bien contraindre l’écriture à les revisiter de pair. Et c’est à ce titre qu’une
modélisation odysséenne de l’Histoire du Droit nous semble emblématiser non seulement
rétrospectivement, mais peut-être aussi prospectivement, les enjeux névralgiques de la
Littérature, de l’Histoire et du Droit dans l’Europe d’aujourd’hui. Parce que l’Allemagne,
aux prises avec la nécessité de repriser à la fois trois déchirures dialogales — entre
générations d’avant et d’après-guerre14, entre moitiés séparées du même pays, entre
reconstitution de sa dignité nationale et revendication d’un engagement loyal dans
l’Union européenne —, se trouve à un paroxysme de convergences problématiques, on ne
s’étonnera ni de lui trouver de l’avance dans la mise en récit de ce néo-tragique, ni du fait
223

que, dans Le liseur, le choix de la référence helladique, dont on n’ignore pas quels
infléchissements idéologiques elle a jadis servis15, puisse valoir comme consécration d’un
changement de paradigme. Faire de l’Odyssée l’emblème d’une Histoire du Droit
zigzagante, au sein même d’une histoire qui remet sur le métier du texte des épreuves
ambiguës de temps, de sens et de justice, un jour et pour longtemps littérarisées à travers
les errances d’Ulysse et le tissage de Pénélope, c’est écrire comme en double épaisseur un
retour du bout de l’humain.

1. Lire, écrire, juger : l'épreuve des écarts


6 Au sens propre et au figuré, Le Liseur est organisé, ce qui ne saurait surprendre, autour de
la lecture, mais il faut aussitôt attirer l’attention sur le fait que c’est également la lecture
qui noue le lien thématique le plus fort entre les sphères du Droit et de la Littérature. Il
ne s’agit donc pas seulement de la mise en scène de livres, de lecteurs, de lectures, qui
n’aurait rien d’extraordinaire dans un roman dont le décor est celui d’un milieu cultivé,
ni seulement du fait, déjà plus remarquable, que par le biais d’un personnage central
analphabète, l’apprentissage de la lecture prenne des proportions narratives inusitées.
Mais bien de ce que le récit est bâti précisément sur les interférences, les collisions, les
réconciliations, d’une pratique de la lecture littéraire, d’une lecture juridique au sens
propre, et d’une lecture originale, tout aimantée de juridicité. En sorte que les trois
grands volets du roman résonnent d’une espèce de scansion dialectique, par le fil que
tendent de l’une à l’autre les mots Vorlesen-Verlesung-Vorlesen 16 : lectures à haute voix de
textes littéraires, lectures judiciaires en Cour d’assises, enfin nouvelles lectures
littéraires. Mais il ne s’agit nullement d’un retour au point de départ : d’un Vorlesen à
l’autre, il y a toutes les différences en lesquelles se traduisent à la fois un parcours qui fait
la matière et le sens de l’intrigue et, au premier chef, l’intégration de cette dimension très
particulière qu’il faudrait peut-être appeler lecture en juridicité, dans la mesure où, sans
citer des textes de Droit, elle ne sert pas moins à en réciter les plus fondamentaux
principes. La progression se fait jour dans le texte à travers le tandem du lire et de
l’écrire, dont le deuxième terme, d’abord écarté du premier, chemine narrativement
d’une manière de plus en plus prégnante jusqu’à ce que, pour finir, ce soit le livre lui-
même que l’écriture auto-désigne comme la lecture d’un passé caractérisé par un double
passage à l’écriture. En sorte que plusieurs traits originaux distinguent cette
autobiographie de « liseur ». En premier lieu, la lecture y est présentée comme le fruit
d’un écart par rapport à un illisible historique, qui met le Droit au cœur de
l’interprétation ; en deuxième lieu, elle se présente comme lecture d’une lecture, puisque
la lecture est inscrite, au sens propre, dans les péripéties du texte, et que c’est
précisément à travers son écartèlement entre des formes littéraires et juridiques, elles-
mêmes prodigieusement démultipliées, qu’est emblématisée la jeunesse du narrateur ;
enfin, c’est à partir d’une modalité très particulière de la lecture, et à partir de l’abîme
d’incommunicabilité qui se creuse précisément un jour, pour le héros, entre l’euphorie
littéraire et l’horreur juridique, que cette relecture offre au lecteur, en filigrane d’une
histoire et de l’Histoire, l’identification et l’illustration en écriture d’une mobilisation
littéraire qui donne voix audible à l’Histoire du Droit.
224

1.1. Le dossier du terrible

7 Dans sa composition et dans son écriture, le roman s’emploie à faire surgir l’énigme de la
clarté, non seulement pour montrer la force aveuglante des apparences mais, plus
profondément, celle des interprétations aveuglées. Ainsi l’architecture de l’ensemble, qui
pousse jusqu’à l’affectation une progression thèse-antithèse-synthèse, permet-elle
d’opérer pour commencer un recouvrement bord à bord des deux premières parties17,
selon la technique impeccable du roman policier. Une révélation à double fond, dont les
amorces avaient été tendues, selon toutes les règles, à la perspicacité du lecteur18 oblige
Michaël, devenu détective de son propre passé, à relire brutalement l’épisode de son
premier amour, d’une part, comme une séquelle d’une séquence monstrueuse de
l’Histoire et, de l’autre, comme une preuve du complet contresens selon lequel il en avait
interprété fort logiquement les péripéties, sans se douter que précisément leur
compréhension reposait sur l’existence d’un écart atypique à la lecture, en la personne
d’une analphabète honteuse. Mais la complexité particulière du double secret d’Hanna,
nazisme et analphabétisme, brouille, même après coup, le semis des indices, du fait que le
deuxième secret, sans être contradictoire du premier, creuse dans sa rétrospective des
abîmes d’ambivalences. C’est cette surépaisseur contradictoire de mystères qui démarque
radicalement le récit de l’intrigue d’un roman policier19 : même une fois informé des deux
secrets, le lecteur n’aura pas l’impression que « tout s’explique », car un des indécidables
reste précisément ce qui fut, dans chacun des comportements narrés, la part d’un secret
et celle de l’autre. Ainsi, au lieu de clôturer la lecture des événements, l’élucidation
devient-elle paradoxalement à son tour le plus terrible problème de lecture, et la
troisième partie du livre, qui ne fera plus mine de percer des mystères, confirmera que le
déchiffrement d’un sens tourne définitivement le dos aux procédés du genre policier. En
effet, alors qu’à la fin de la deuxième partie c’est du redoublement des élucidations que
semble procéder l’obscurcissement du sens, la troisième partie, tout au rebours,
entreprendra d’élaborer un ultime éclaircissement à partir de l’événement entre tous le
plus rétif à l’univocité interprétative, le plus irréductible à une certitude signitive : un
suicide20. Relance de sens que traduisent, en littérarité, d’insistants contrepoints
thématiques — récurrence des motifs de la lecture et de la maladie, assortie d’un double
contraste entre la neige et l’eau tiède21. Malade de la lecture, tel est bien l’état du héros,
après cette brutale remise à l’heure des pendules de son histoire sur l’Histoire. D’où la
reproduction narrative d’une espèce de suspension-réaccélération du temps, semblable à
celle qui, lors de sa première maladie, avait déterminé un saut spectaculaire de Michaël
dans la maturité22. Et c’est effectivement un processus de maturation comparable (en ce
que la lecture à haute voix y joue un rôle-clé) qui permettra d’aiguiller dans la troisième
partie une reconquête de sens, comme l’indique diégétiquement le fait qu’à partir de ce
point, le récit devient exclusivement linéaire, alors que les deux premières parties, elles-
mêmes différenciées à cet égard par une progression révélatrice, ont recours à des effets
de superpositions et de compressions temporelles23. C’est que les effets d’accordéon
chronologiques miment narrativement, non pas tant la perplexité interprétative née, au
sens propre, du repli imprévu des lectures — en effet, le texte se garde bien d’offrir dans
la première partie la clé de son boomerang interprétatif, et d’autre part, ces transfusions
entre présent et passé, proche ou lointain, du héros-narrateur, interviennent encore à la
fin de la deuxième partie, alors que le double secret est désormais dévoilé — que cette
navigation dramatique dans les strates du vécu, où les trajets ne se confondent pas
225

toujours avec les trajectoires — bref, ce dont la troisième partie fera en même temps la
démonstration et, à travers l’Histoire du Droit, une théorie. La distance ainsi creusée
d’emblée entre plusieurs époques de vie prépare le lecteur à la lecture de la troisième
partie, dans laquelle le retour sur signes se continue, à la faveur de péripéties non moins
déconcertantes, en itinéraire d’écriture. Mais c’est par la deuxième partie, centrale à juste
titre, que se prend la distance décisive avec les (re)constructions signitives sans que pour
autant la perplexité y débouche sur une tentation déconstructionniste24 : il n’est donc pas
indifférent que le discours, pour trouver paradoxalement un second souffle en creusant
les évidences jusque dans leurs évidements, soit d’abord placé par la narration en prise
directe sur le dire du Droit.
8 Le récit du procès, qui met en effet le Droit en position cardinale dans le roman, est
l’instrument de la double révélation qui, on l’a dit, ne fait que différer et compliquer le
processus d’élucidation. Il est surtout le point exact d’une intersection entre l’Histoire et
l’histoire qui, à travers plusieurs personnages, donne, sans doute possible, la première
importance à la mise en contact des sphères juridique et littéraire. Et c’est en quoi, sans
être ni le coup d’envoi, ni le coup d’arrêt du récit, la péripétie judiciaire n’usurpe
aucunement sa place massive et centrale, car elle est bel et bien le pivot du récit. Pas
seulement parce que le procès est le lieu où se découvre le double secret d’Hanna. Mais,
plus crucialement, parce qu’au plus profond du basculement de lecture dont il affecte le
héros-narrateur, devenu étudiant en Droit, il y a le terrible miroir, abyme dans tous les
sens du terme, que lui tend l’évocation d’une autre situation de lecture à haute voix (II, 7).
Cette forme de lecture originale, que l’adolescent avait trouvée aussi agréable qu’utile, et
prise naïvement pour un rite d’amour personnalisé, voilà qu’elle lui est donnée à lire, a
posteriori, non seulement comme du déjà-expérimenté avec d’autres, mais comme une
pièce bien huilée dans un recoin ignoré du mécanisme concentrationnaire. Comme
l’indiquent aussitôt ses symptômes de pathologie imagique25, avant-coureurs de
somatisation suicidaire, le plus insupportable dans la superposition suscitée par la
révélation judiciaire vient de la découverte que la situation de lecture à haute voix s’était
réalisée auparavant dans le contexte de l’atroce, car, plus que les images d’album
qu’émiette la mémoire, c’était cette expérience au long cours, immuable première étape
— à une exception près — du rituel amoureux, qui avait pour l’adolescent ramassé et
représenté la plénitude du bonheur (I, 9). Or, voici que le rapprochement impose d’abord
cette idée, aggravée par l’effroyable jonction avec le motif de la douche, que cette
pratique de lecture pouvait n’être révélatrice que d’une propension à traiter autrui en
moyen, et jusqu’à se servir de sa détresse même. Alors tous les souvenirs d’attitudes
autoritaires ou cassantes subies au contact d’Hanna convergent pour étayer une relecture
« noire »26, celle d’une manipulation que favorisait sa naïve jeunesse. D’autant plus qu’au
camp, c’étaient également les plus jeunes des déportées que la gardienne sélectionnait
pour en faire ses lectrices.
9 Alors, forcément, se déploie le prisme vertigineux des interprétations qui fait de ce
moment judiciaire l’épisode emblématique entre tous de ces ambivalences que le récit ne
cesse de déplier et replier. La tentative de décryptage exposée en II, 7 mime, dans sa
segmentation même, la démarche herméneutique du roman tout entier ; d’abord, dans le
récit du témoin qui rapporte l’anecdote, est évoquée une première lecture erronée de ce
comportement (ici, celle qui, à partir d’indices vraisemblables, prêtait aux sélections des
motifs sexuels) puis, à partir d’une demi-élucidation (ici, la révélation qu’en fait les jeunes
déportées ne lui faisaient que la lecture), la relance du soupçon (ici, celui que cet
226

apparent favoritisme recouvrait une indignité accrue, dont les victimes étaient tentées de
se faire les premières complices). De là, pour Michaël qui avait, lui, vécu la succession
euphorique du « Vorlesen », de la douche et de l’acte sexuel, un redoutable redoublement
d’ambiguïtés. D’une part, relativement à son histoire (ici le rôle exact qu’entendait lui
faire jouer Hanna) : le sens de ce service obligé de lecture était-il aggravé ou au contraire
transfiguré par l’érotisme ? D’où une rétroprojection d’ambivalence sur l’interprétation
possible de la lecture au camp : était-ce un asservissement ou une protection, une
invention de tortionnaire ou une trouvaille de générosité ? D’autre part, relativement à
l’Histoire (ici, la perception de la portée de ses propres actions par Hanna) : toutes les
qualités dont elle fait preuve au cours des interrogatoires valent-elles à la décharge de
son engagement nazi ou confirment-elles cette radicale indifférence à l’autre dont un
ancien nazi explique crûment au héros qu’elle est au principe d’une banalisation des pires
crimes ? Et, en rétro-interprétation de l’analphabétisme, le sacrifice qu’elle fait alors de sa
défense au profit d’une crispation sur son image renvoie-t-il à ses activités au camp
comme circonstance atténuante ou aggravante ? L’hypothèse « humanitaire », reflux de
la gratitude qu’éprouva l’adolescent, est tellement au carrefour de ces exercices
traumatisants de lectures démultipliées, et tellement au principe de la rumination
taraudante dont le livre est le résultat, qu’elle ressurgit en question dans le récit, dix-huit
ans après le procès, incoercible et toujours aussi impossible à trancher27. Ainsi, la double
situation de lecture à haute voix porte-t-elle à l’incandescence — la symbolique de
l’incendie y coopère aussi littéralement — le thème de l’interprétation déchirée qui
traverse le livre, et dont elle désigne, dans tous les sens du terme, le centre de gravité.
Mais elle occupe aussi, narrativement, une place cruciale, car elle fait alors intervenir les
deux personnages qui, par des biais différents, contribuent de la manière la plus décisive,
en dehors du couple Hanna-Michaël, à la jonction narrative entre Littérature et juridicité.
Parce qu’ils sont, l’un et l’autre, du fait de leur double expérience historique et littéraire,
à la fois des figures d’autorité et des garants d’authenticité, ils deviennent des jalons
essentiels sur ce parcours de jugement qui donne pour finir aux dilemmes interprétatifs
une issue d’écriture.
10 Il n’est pas anodin, en effet, que la révélation du « Vorlesen » concentrationnaire soit faite,
à titre de témoin au procès, par l’une des deux seules rescapées du camp, dont le rôle
fondamental apparaîtra en toute plénitude dans la troisième partie du roman. Il n’est pas
non plus indifférent que cette femme ait composé un livre, dont le héros ne fait pas moins
de deux lectures — dans la langue de l’édition originale, puis en traduction allemande —
et qui, sans être proprement de fiction, a su donner « forme littéraire » à un fragment de
vie (II, 8). C’est donc doublement qu’interfèrent ici Littérature et Droit, mais à partir d’un
recroisement d’informations lacunaires28 qui est très représentatif des drames de
l’interprétation dont l’épisode judiciaire concentre le faisceau. Non que le processus
juridique, en lui-même, soit jamais caricaturé ni même acerbement critiqué. Il est montré
sans complaisance dans ses limites dialogales, qui atteignent au paroxysme en II, 6, avec
la déstabilisation que l’imprévisible question d’Hanna introduit dans la relation d’autorité
à sens unique que consacre la procédure. Mais il est non moins clair que les principaux
obstacles à une reconstruction tout à fait exacte des faits ne sont aucunement imputables
à des insuffisances d’un raisonnement juridique29. Seul Michaël est à la fois assez
intéressé, par sa connaissance intime d’Hanna, à percer un secret dont l’ignorance
compromet en partie la perspicacité des juges, et suffisamment averti, par sa formation,
des règles qui régissent, même tacitement, un procès — lesquelles échappent doublement
à l’accusée, non-juriste et analphabète. Ce qui est mis en évidence par les yeux du héros-
227

narrateur, c’est, d’une part, comment un procès est un engrenage de formalités qui, le cas
échéant, peuvent concourir à faire boucler, en toute bonne foi, une interprétation
erronée, voire une manipulation discursive, et d’autre part, que les débats et les paroles
de témoignages, à l’instar du livre écrit par la Fille, souffrent d’un déficit consternant
d’efficience communicationnelle : ce que le héros-narrateur décrit comme une contagion
d’anesthésie, et dont il éprouve successivement les effets sur les juges, sur la rescapée-
auteur, et sur lui-même — comme si les évocations qui tentent de serrer au plus près les
faits (y compris à partir de leurs traces sur le terrain) étaient vouées à une espèce de
déréalisation, comme si l’effort de représentation, paradoxalement, éloignait sans coup
férir toute présentation du sens. C’est pourquoi l’espèce de reflux de la sphère littéraire
sur la sphère juridique, qui se produit dans l’esprit du héros à partir du moment où il
prend conscience de l’analphabétisme d’Hanna30, loin de l’aider à remonter le courant
dévastateur qui d’abord avait fait refluer pour lui, en sens inverse, le Droit criminel sur
des lectures littéraires, le conduit dans un premier temps à l’aphasie.
11 Le deuxième personnage-relais, dans ce qui débouchera sur un blocage dramatique dont
le héros-narrateur mettra huit ans à émerger, est celui du père, présenté comme le plus
proche étranger du héros-narrateur. Aussi est-il consulté à titre d’expert, en marge du
procès, et pour répondre aux scrupules de juriste de Michaël, conscient de l’incidence
qu’aura sur le prochain verdict la dissimulation par Hanna de son analphabétisme. Avec
la Fille rescapée, et en dehors de Michaël, il est en outre le seul personnage auteur de
livres : il n’écrit pas non plus de la littérature de fiction, mais son œuvre de philosophe,
qui ne se résume pas davantage dans un récit-témoignage, comporte au moins deux
études de critique érudite31. Mais à l’inverse de la Fille, il est déjà apparu deux fois dans le
récit et n’y fera plus acte de présence : dans la topographie romanesque, c’est en rapport
avec l’un puis l’autre de ces personnages, réunis narrativement dans le seul épisode du
procès, que s’écrit le destin, en lecture-écriture, du couple formé par Michaël et Hanna.
Que ce soit lors de sa première association à un acte de courage et de maturité — la
décision de reprendre ses cours plus tôt que prévu, que Michaël puise dans l’euphorie de
son initiation amoureuse, survenue le jour même —, ou lors de cet entretien où il donne à
l’apprenti-juriste une irréprochable leçon d’éthique, le père, professeur de philosophie,
incarne enfin, au regard de l’Histoire, un attachement aux valeurs de liberté et de dignité
qu’il n’a pas hésité, au temps des atrocités nazies, à payer d’une interruption de carrière,
en mettant délibérément Spinoza au programme de son cours annuel (II, 2). Or, la langue
allemande rend ici pathétiquement sensible un rapprochement entre le père et le fils,
mais qui prend aussitôt valeur de contrepoint tragique par l’emploi, qui reste unique dans
le livre, du mot « Vorlesung », dans son acception spécialisée de « cours magistral ».
Autrement dit, la « Vorlesung » du père rejoint, sans qu’il le sache, et dans la même
Histoire, le « Vorlesen » de son fils qui, lui, sait, et cache à son père, le sens terrible qu’a
pris cette lecture. C’est dans le secret gardé sur ce drame que gît, en dernier ressort, le
demi-échec de la consultation, car si Michaël renonce, sur les arguments de son père, à
une parole juridique « de derrière », il ne parvient pas à mettre en pratique dans son
intégralité l’exigence clairement formulée par le philosophe, et qui impliquerait un
dialogue direct avec Hanna. De fait, la Fille32 sera le seul personnage qui, à la fin du livre,
connaîtra tout du couple, non sans rapport avec la mission confiée à Michaël par Hanna,
mais bien après que le héros-narrateur aura, lentement, difficilement, atypiquement,
inventé sa manière de renouer la communication. Car les deux personnages du père et de
la Fille, lorsqu’ils sont en connexion narrative avec Hanna, sont semblablement l’occasion
de mettre en évidence son handicap d’analphabète : scène d’exclusion « littéraire » en I,
228

12, avec la lecture d’une page d’un livre du père sur Kant, scène d’exclusion juridique en
II, 6, lorsqu’on lui refuse la lecture du livre de la Fille. Pourtant, loin de consacrer
finalement un rejet d’Hanna, ils rendent possible ou effective sa naissance symbolique à
l’écrit, le père en faisant respecter, au moins par le silence, sa dignité d’analphabète, la
Fille en acceptant qu’elle bénéficie d’une forme de reconnaissance par l’alphabétisation
des autres. En revanche et d’un bout à l’autre du récit, le héros-narrateur est déjà
doublement valorisé, au sein du couple, dans son rapport littéraire et juridique à l’écrit,
soit qu’Hanna lui prophétise un avenir d’écrivain (I, 12), soit qu’elle le mandate auprès de
la Fille en exécuteur testamentaire (III, 10).
12 C’est en quoi, et pour finir, le thème du « Vorlesen » est le moteur de littérarité le plus
fondamental, seul à même d’expliquer véritablement l’existence de la troisième partie où
d’autres formes de lecture et d’écriture font rebondir, de manière étonnante, les enjeux
d’interprétation. Si la lecture à haute voix, en dépit de son contrepoint terrible,
représente en effet comme le fond de l’eau qui, une fois atteint et heurté, permet de
remonter à la surface au lieu de se noyer, c’est parce qu’à partir d’elle un détour
communicationnel sera inventé, en double réaction non seulement au silence, mais aussi
à ces deux repoussoirs dialogiques que représentent, d’un côté, la frontalité du discours
éthique, de l’autre, la relation sèche d’un vécu. Ce que le Droit a fait comprendre à
Michael, c’est que le rationnel n’est rien sans l’opérationnel, ce dont la Littérature l’a
convaincu, c’est que l’autre n’est jamais si prochain que dans un lointain de fiction. Un
des thèmes les plus lancinants du roman est celui des paradoxes de la distance-proximité,
et il importe autant au Droit qu’à la Littérature. C’est bien pourquoi le procès met le héros
à la croisée des chemins, celui du désarroi interprétatif, ancré dans un temps de l’avant-
verdict et auquel ne répond qu’en partie le verdict, et celui du ressaisissement
représentatif, qui rendra une autre justice à Hanna, cette fois dans le temps de l’après-
verdict. Car le plus remarquable, dans l’écart qui se creuse entre le « Vorlesen » terrible et
son pendant euphorique, c’est qu’il engage, au bout du compte, une relecture de cette
lecture, comme produite elle-même par un double écart, qui déjà tressait discrètement,
comme on va voir, des interférences de Droit et de Littérature. Ecart d’âge et d’autorité en
faveur d’Hanna, écart socioculturel en faveur de Michaël : tout le drame repose sur ce
double intervalle qui donne au héros-narrateur une latitude unique de (res)sentiment et
de jugement. Autrement dit, c’est parce qu’elle fut rendue possible, euphorique et durable
par une conjonction atypique d’écarts, que la lecture à haute voix peut un jour
refonctionner comme instrument paradoxal de réduction des distances, mais au prix
d’une transposition sophistiquée qui ne reconduit ces écarts constitutifs qu’en les
intégrant — aux antipodes de la soif de proximité antérieure — à un souci de maintenir et
de donner sens à un équitable écartement. La différence d’âge est véritablement
emblématique, elle est bel et bien à tous égards l’ombre, narrative et symbolique, de la
lecture à haute voix, parce qu’employée à compliquer de bout en bout des lectures trop
faciles33, elle permet d’introduire, par successifs paliers, à la défense jurislittéraire d’une
« lectio difficilior ».

1.2. Dialogues décalés

13 Le titre du livre en français a superbement réussi, par le biais d’un néologisme34, à rendre
la précision du terme allemand Vorleser qui d’une part, lève toute ambiguïté sur une
situation de lecture très particulière, non point muette mais oralisée, et qui, d’autre part,
par l’emploi du substantif, met l’accent sur une espèce de fonction spécialisée, d’habitude
229

quasi professionnelle. Or, ce sont deux aspects qui revêtent dans le roman une
importance considérable35 et expliquent pourquoi son intitulé en livre, à tous égards, le
maître-mot. La structure originale du texte, qui ne se borne pas à mettre en œuvre un
mode de lecture atypique, mais le constitue véritablement en arête de littérarité, est
perceptible dans le fait que la lecture à haute voix intervient, par un jeu de double miroir,
non seulement en liaison directe avec la nécessité que représente l’analphabétisme, mais
également en rapport indirect avec le contexte historique du terrible, en tant que mode
de dialogue indépendant de cette contrainte de communication-là. Autrement dit, non
seulement la pratique du « Vorlesen » survit à l’apprentissage de la lecture par sa
destinataire, mais elle ne commence pas, à beaucoup près, avec ce qui eût été ressenti
comme une nécessité matérielle. Ce double décalage chronologique ne concerne
évidemment que la troisième occurrence de ce type de lecture dans le texte, celle qui
intervient après l’emprisonnement d’Hanna, et qui, du fait qu’elle se produit hors de la
présence physique du liseur, représente elle-même une variété atypique par rapport aux
deux premières lectures à haute voix. Mais elle n’en est pas moins, et d’ailleurs,
précisément pour cela, de très loin la plus importante. En effet, derrière l’apparent
triptyque des situations de lecture à haute voix qui modèlent, dans les trois parties du
texte, le portrait ambigu d’Hanna — la Vorlesung faite par Michaël collégien, puis par les
déportées, enfin par Michaël devenu Historien du Droit —, il y a en réalité le jeu signifiant
de deux paires. La première, dont on a explicité le rôle, est celle des lectures contraintes
(non seulement au sens où l’analphabète n’a pas le choix des modes de déchiffrement,
mais où elle met à profit un rapport de forces qui lui est favorable) et, par le repli de la
deuxième partie sur la première, elle emblématise renfermement de la communication
dans un terrible inacceptable, irreprésentable, ininterprétable. La deuxième paire, plus
complexe, associe les lectures des deux premières parties, prises comme un tout
énigmatique, à celle de la troisième, dans un processus qui permet de surmonter
l’indicible, et de revenir au dialogue. Aussi passe-t-elle du pôle de la lecture-contrainte à
celui de la lecture-libre choix, et même à celui de la lecture-préférence, et, par là, amorce
un retour d’interprétation sur la première paire de lectures qui, sans en lever toutes les
ambiguïtés, aide à faire émerger l’expression signitive de l’ornière d’une épouvante
muette.
14 Ce faisant, la littérarisation de la lecture à haute voix dans le roman reproduit et articule
narrativement des va-et-vient entre les trois grands types de situation auxquels, dans le
contexte occidental et ultra-contemporain d’instruction en principe généralisée, renvoie
ce mode de lecture, devenu non point tant marginal que très spécialisé. D’un côté, il
répond à un besoin de compensation, dû à un handicap constant ou temporaire, de
l’autre, il est le résultat d’un choix et témoigne de l’enrichissement que la vocalisation est
susceptible d’apporter à un texte. Mais dans un cas comme dans l’autre, il confère à l’écrit
une certaine solennité, car il s’appuie sur une mise en forme, et ne peut faire l’économie
d’un certain formalisme. Même si elle n’est pas effectuée dans le cadre (juridique) d’une
officialisation performative ou dans celui (artistique) d’une récitation qui suppose une
mémorisation et un niveau d’interprétation très élaboré, la lecture à haute voix se
distingue en effet radicalement de la conversation ordinaire, dans la mesure où la parole
reste soumise à un texte préexistant, et exige, pour soutenir l’attention (surtout dans le
cas où elle enchaîne le regard de la personne qui lit) la maîtrise minimale de procédures
d’élocution spécifiques. C’est pourquoi la lecture à haute voix est quelque chose qui
s’apprend, et qui se trouve même au cœur des apprentissages fondamentaux de la lecture,
230

sous la double modalité scolaire d’une dictée des savoirs par les maîtres, et d’une
présentation codifiée des textes, qui fait de leur lecture à haute voix par les élèves un
prélude à leur explication ou à leur traduction, sinon un adjuvant apprécié de
mémorisation. Expérience ambiguë, dans laquelle la peine d’un effort, encouragé mais
sanctionné, mitige, avant de l’accroître, le plaisir de la découverte. Toutefois, à mi-
chemin de ces deux pôles du travail (scolaire ou théâtral) et du handicap, il existe un cas
de pratique à la fois temporaire et inaugurale, dans lequel la lecture à haute voix
représente un plaisir sans mélange car il conjugue euphories narrative et relationnelle :
c’est la situation des petits enfants à qui les parents lisent des histoires, et, en général, ce
qui n’est pas indifférent, au moment où il s’agit d’apprivoiser la peur d’avant la
séparation nocturne. Or le roman, en commençant par inverser écart générationnel et
situation de lecture, puisque c’est le « Garçon » qui fait la lecture, non seulement prépare
le renversement final, fondé sur le dévoilement de l’analphabétisme — l’enfant, au sens
de celui des deux qui a encore à maîtriser l’apprentissage de l’écrit, c’est effectivement
Hanna, et la troisième partie montrera le pathétique parcours qui reproduit et rend
méconnaissable la succession « normale » des âges de lecture36 — mais surtout introduit,
même si c’est d’abord à l’insu du héros, au lieu d’un redoublement d’inégalités, une
qualité unique de communication, qui complète l’échange du plaisir physique et, somme
toute, rééquilibre, à force d’atypicités, cette relation atypique. C’est en quoi le bonheur
qu’elle a procuré s’avère largement irreproductible avec d’autres femmes37, et c’est en
quoi la souffrance de relecture trouvera une issue, non moins atypique, dans une « ré-
éducation » qui mènera de pair l’analphabète aux lectures à haute voix et muette. C’est
enfin pourquoi un moyen d’expression qui, n’étant exclusif ni du dialogue, ni de la lecture
muette, occupe un créneau si original à l’entre-deux entre écrit et oral, plaisir et
nécessité, présence et absence de l’autre, et qui surtout met au premier plan
l’interprétation, c’est-à-dire suppose et sollicite une relation attentive à autrui, trouve sa
pertinence au premier plan, au centre et dans tous les replis de cette histoire qui est une
extraordinaire défense et illustration des obliquités langagières. Car, avant d’être
identifiée comme une nécessité, puis de présider à un tardif apprentissage, la lecture à
haute voix, dans le roman, est expérimentée par Michaël au carrefour de la formation
scolaire, de l’initiation amoureuse et de l’extase d’une résurrection d’euphorie enfantine38
. C’est dans cette triplicité atypique que, de flux en reflux (d’où le thème central du
liquide), et par-delà les plus douloureux des remous, trouvent leur origine les
mouvements profonds qui permettront pour finir, de remettre en quelque sorte « à
niveau » sinon au net, grâce à « la voix humaine » et à force de temps39, amour de la
Littérature et conscience du Droit. Car, en dépit de ses apparences gratifiantes, la
première « lecture à haute voix », pas plus que la seconde, n’offrait à cet égard un
équilibre satisfaisant. Toute la conquête du dire juste — logée dans l’écart qui sépare la
première lecture de la troisième — consistera précisément à surmonter une illusoire
fusion, vite retournée en honte et confusion40, par un compromis communicationnel qui,
s’il reste fondé sur la balance d’une intimité vocale et de textes littéraires inconnus,
donne à l’absence d’accompagnement dialogal une valeur de jugement et d’éveil à
l'Histoire du Droit.
15 En effet, la première lecture à haute voix, même compte tenu de ses ambiguïtés, se
détache sur un triple fond de transgressions, de déni de l’Histoire et de partis-pris
littéraires qui en font, a posteriori, un assez complet repoussoir de la troisième. En
premier lieu, par le rapport au Droit : quoiqu’à la faveur d’un contrat véritablement
innommé, que l’amour de la Littérature et l’amour tout court feront vite considérer par le
231

collégien comme un rituel de plaisir plutôt que comme un chantage, Hanna use
indéniablement de son influence et de son expérience pour remettre et encourager
Michaël dans le droit chemin du travail scolaire, et si, autant qu’il dépend d’elle, il
apprend à concilier la discipline et la jouissance, l’ordre et le plaisir, cette liaison,
biseautée au reste de bout en bout par les mensonges et les non-dits mutuels41, le place
vis-à-vis de son entourage dans un porte-à-faux qui se traduit immédiatement par le
mensonge, la dissimulation, le vol et la spoliation consentie42. En second lieu, par le
rapport à l’Histoire : sans même considérer le fait qu’Hanna se présente, à la lettre,
comme une femme sans histoire, cette liaison est située tellement hors du temps — du
présent et de l’avenir, d’ailleurs, autant que du passé43 — qu’au-delà de l’illusion
d’éternité propre à l’amour, elle semble non plus s’appuyer sur, mais quasiment naître de,
l’atemporalité que la Littérature fait planer sur le rapport amoureux. Ce n’est pas un
hasard si c’est avec Guerre et Paix, roman historique et choix à tous égards éloquent, que
s’effrite l’euphorie amoureuse et littéraire (I, 14) et que s’achève cette première étape de
lecture. En dernier lieu, enfin, par le rapport à la Littérature : à mi-chemin des
identifications naïves du collégien et des préférences d’Hanna44, les textes littéraires
sèment des signes de disparités, de quiproquos tragiques et de rapports de forces 45.
16 Au total, cette première « diction » fonctionne comme un triple masquage langagier : de
l’interdit (sexuel, ici aggravé par la proximité du tabou de l’inceste), du non-dit
(biographique) et de la contradiction (dysfonctionnements du dialogue et « bras de fer »
communicationnel). Toutefois, la Littérature y remplit sans faille son rôle formateur et
cela en deux sens, même si Michaël ne se doute pas qu’il procède à l’instruction d’Hanna à
la faveur de la sienne propre46 : pour le héros, en effet, l’exacerbation conjoncturelle de
ses capacités déréalisantes ne se fait pas au détriment complet de sa fonction critique 47.
Par là, des jalons précieux de dévoilement sont posés pour une utilisation ultérieure. A
commencer par le fait que cet apprentissage de l’oralisation des textes littéraires fournit
à Michaël un critère original pour l’appréhension de leur écriture, qu’il prend, en II, 1,
pour une déformation (quasi professionnelle) de « Vorleser » et qui en réalité affine, au
bénéfice en lui du futur écrivain, la formation à la littérarité. Derrière la classification
rudimentaire qui est devenue réflexe chez le lycéen — il y a les livres sentis comme
propres au « Vorlesen » et les autres —, se profile déjà sa double vocation : juridique
(propension aux catégories et aux dualismes) et littéraire (intuition que la texture
musicale d’un texte est au principe de sa communicabilité, et un des critères de sa
littérarité, dans l’écart qu’elle creuse, en tant qu’effort à l’écriture, avec les textes
d’érudition qu’il rencontre dans ses études universitaires). C’est enfin dans cette
expérience que germe sa spécialisation en Histoire du Droit, non seulement parce que lire
un texte à haute voix, c’est rendre mieux justice, même relativement, à son temps
d’écriture, mais aussi parce que, comme « kleine Vorleser », il aura éprouvé au plus près les
dangers de l’insularisation temporelle, du confort factice qu’elle procure — d’autant plus
grand qu’il est plus rigoureusement enserré dans des formes48 : à cet égard, l'auto-
satisfaction dérisoire du Président du Tribunal (II, 16) est reconduite en négatif par la
mécompréhension réprobatrice de Gertrude, juriste praticienne, pour qui la distance
réflexive ne saurait être qu’un alibi de dérobade (III, 4). Plus que par le fait qu’elle est
révélatrice, a posteriori, des ambivalences référentielles, de la complaisance intéressée
mise à se mentir et à s’aveugler, ou des rapports compliqués du vrai et du vraisemblable,
la lecture à haute voix est en effet précieuse comme propédeutique pour chercher et
réaliser la confluence du Droit et de la Littérature dans l’estuaire de l’Histoire. En
comprenant après coup ce qui fut, en somme, la ruse de son histoire, le héros-narrateur
232

en tirera une plus grande lucidité à la fois sur le recul nécessaire à la science juridique,
qui n’est pas sans rapport avec ce qu’il aura aussi appris, à cette occasion, sur la
dynamique de la culpabilisation collective, et sur le juste usage de la littérature qui, de la
découverte scolaire à la réinterprétation critique puis à la création personnelle, lui
donnera la maîtrise progressive d’une juste distance à son histoire avec Hanna et à
l’Histoire dans laquelle elle s’est inscrite et reflétée. Chemin historique faisant, il aura
compris en effet que la justesse des formes, en laquelle Droit et Littérature n’ont pas les
mêmes choix, mais de pareilles exigences, dépend essentiellement d’un formalisme bien
tempéré, autant dire : réglé par le temps.
17 Rien d’étonnant, dès lors, si, huit ans après le procès49, la reprise de la lecture à haute voix
se décide à l’exacte croisée de l’Histoire, du Droit — étroitement réunis dans l’Histoire du
Droit50 —, et de la Littérature, et c’est en quoi la mention de l’Odyssée, qui apparaît pour la
troisième fois dans le roman51, est en elle-même l’emblème de ces retours qui préludent à
de nouveaux départs. Au sens strict d’ailleurs, elle est présentée comme le support d’une
double relecture, celle du texte littéraire et celle de l’Histoire du Droit. Mais, avant d’en
venir aux raisons d’Histoire et d’histoire qui constituent l’Odyssée en double paradigme,
théorique et pratique, de narrativité, il importe de remarquer que sa mention préside, en
ce point du récit, à une reprise décalée des trois éléments (bonheur amoureux, réussite
scolaire, écart générationnel) dont s’était composée l’euphorie du premier « Vorlesen ». Le
temps qui est passé sans que, selon un mot célèbre, le passé trop terrible parvienne pour
autant à « passer », est en effet emblématisé par le triple reflux de déchirures qui touche
Michaël, non plus adolescent, mais jeune adulte. Le mouvement estudiantin de 1968, à la
fin de ses études de Droit, ranime, sans anesthésie cette fois, la violente culpabilité
déclenchée par la découverte d’Hanna en criminelle, trois ans auparavant ; son divorce et
la souffrance qu’en éprouve sa petite fille ravivent l’incommunicabilité ressentie tant
dans les rapports familiaux (et au premier chef, avec le père) qu’amoureux, et l’aggravent
encore de culpabilité ; enfin, son orientation professionnelle, différée et critiquée,
reconduit, cette fois sans panache, la marginalisation qu'avait entraînée sa liaison
atypique52. Mais le motif de la discordance, qui s’affirme alors dans le texte53, montre en
même temps qu’il n’est plus question de blocage : mieux valent, en effet, les fausses
sorties, ou ce que les autres prennent pour telles, qui mettent en réalité sur la voie de la
bonne issue. L’esprit critique aiguisé dont Michaël témoigne alors, tant à l’égard de ses
condisciples (III, 1) que de sa femme (III, 4), confirme que la honte s’approfondit en
double fond, jusqu’à retrouver, comme par magic, le chemin de la dignité. Le basculement
se produit symboliquement avec le « miracle » du tramway qui permet à la fois de faire le
deuil d’un « sinistre convoi »54 et de remettre en marche le temps perdu. Non moins
symboliquement, alors, du fond de l’insomnie — signe de détraquement du temps et du
Droit, s’il est vrai que l'excellence en matière de sommeil se mesure à l’aune du Juste —
ressuscite la voix de l’enfance. Car le texte d’Homère, enraciné dans l’apprentissage
émerveillé et simultané, par le héros-narrateur, d’un texte-phare de la Littérature et du
bonheur amoureux, prend ici le relais thématique du bain chaud — le récit de « retour » à
la terre natale lance l’anabase mémorielle de l’âge adulte à l’adolescence, comme le
souvenir avait renvoyé la jouissance physique de l’adolescent à celle du petit enfant choyé
par sa mère — pour renouer, au-delà d’un terrible contentieux, avec l’euphorie dans
l’écart générationnel.
18 Car c’est au premier chef à partir du Droit, matière même des enjeux de généalogie55, que
la reprise dialogale s’explique et prend sa forme. Il est clair que le scrupule juridique,
233

nourri du souci de justice relationnelle, trouve ici, en contraste avec l’échec de II, 12, une
concrétisation qui est l’aboutissement thématique conjoint, dans le texte, des thèmes de
l’Histoire du Droit et de l'enfance. Ce n’est pas un hasard si le drame juridique de la
parole, en II, 10, avait rencontré les réflexions du père sur l’oubli des enfants par la
philosophie56, ni si, en III, 1, l’amour des enfants pour leurs parents est confronté aux
concepts juridiques de responsabilité et de jugement. Voilà pourquoi, par la reprise du «
Vorlesen », Michael, qui ignorera toujours tout de l’enfance d’Hanna, et qui lui en redonne
une, sans le savoir, en lui apprenant à écrire, reconnaîtra un jour que la Littérature a été
le bon véhicule et qu’au bout de cette espèce de fiction juridique de re-départ, s’est écrite,
véritablement, et pour elle et pour lui, une Odyssée en Histoire du Droit. Mais pour cette
opération, il a fallu d’abord la trouvaille d’une muette éloquence, d’une conversation sans
dialogue, le chemin de justesse et de justice que la lecture à haute voix de textes
littéraires au magnétophone57 trace, pour redonner voix à l’humain, à l’écart du diktat
comme du verdict. Superbe compromis de compréhension et de réprobation, de présence
et d’absence physique, la voix d’outre-passé allie, au fil des textes littéraires, l’histoire et
la dés-historisation58 pour rallier l’Histoire comme en loxodromie59.
19 Au total, la lecture à haute voix, qui coupe en transversale les tandems écrit-oral et
lecture-écriture, en donnant vie vocale à des textes rigoureusement mis en forme, et
aussi, dans le roman, le tandem Littérature-Droit, en faisant saillir leur commune double
vue sur l'écriture et sur l’oralité, est donc, d’une part, en prise de pertinence parfaite sur
le modèle odysséen, dont on sait qu’il se situe historiquement à la jointure, en littérarité,
de l’écriture et de l’oralité, et d’autre part, est porteuse, dans le trajet narratif du lire et
de l’écrire qui finit par délivrer la voix vive du Droit, d’une belle intuition
épistémologique : à savoir que si la vérité primordiale de la Littérature est dans la parole
« ailée » du conteur, comme celle du Droit dans l’écrit, qui seul « demeure », c’est à leur
double intersection que les humains habitent le plus humainement leur langage.

2. Au métier de mémoire : les navettes du juste dire


20 L’Historien du Droit, devenu historien de sa propre histoire, et revenant en III, 4 sur son
orientation professionnelle d’enseignant puis de chercheur — ce qui ne signifie
aucunement l’abandon de la dimension d’oralité, comme on voit par l’allusion aux
conférences60 — lie de deux manières son positionnement langagier professionnel à celui
qu’il a réadopté auprès d’Hanna prisonnière. D’abord par une relation de cause à effet :
assister au procès a dégoûté Michaël d’embrasser les carrières de juge et d’avocat.
Ensuite, par un parallélisme métaphorique qui apparaît en III, 8, illustrant ainsi, par un
bouclage supplémentaire entre l’histoire et l’Histoire, la théorie des passerelles : l’image
de la « niche », en effet, dès l’instant qu’il existe non point une mais deux niches — celle
de l’institut de recherche, recoin dans le domaine des métiers du Droit, celle du « Vorlesen
» à destination d’Hanna, recoin dans la vie personnelle du héros-narrateur —, dessine, en
contrepoint de la comparaison odysséenne, le parcours d’une insularité paradoxale. Ce
n’est pas un hasard si les deux niches trouvent leur intersection en Amérique61 ni si,
relayant entre les deux continents le livre lu deux fois dans deux langues différentes, elles
renvoient chez le héros à deux versions de l’écriture — la littéraire et la savante. La
troisième partie du Liseur, qui lit l'Odyssée en transparence de l'Histoire du Droit, jette, en
comparant celle-ci, dans le même chapitre, à une niche, une double passerelle narrative
vers l’histoire qui, d’une part, est traversée par la lecture du texte homérique, et d’autre
234

part, traverse l’Histoire du Droit. C’est signifier au lecteur qu’il faut aller jusqu’au bout
des emboîtements de lecture — mais justement, la niche n’est-elle pas une espèce de
boîte ? et serait-il indifférent que l’on trouve justement, à la fin du livre, une histoire de
boîtes ? — en lisant l’inscription textuelle de l'Odyssée dans l’histoire elle-même. Non
point en cherchant à superposer point par point les récits, mais au contraire en rendant
compte de l’extraordinaire diffraction du modèle homérique à différents niveaux de la
littérarité romanesque.
21 Le titre homérique, formé sur le nom du héros, est devenu, comme on sait, un nom
commun, tant l’errance d’Ulysse est apparue comme un paradigme d’apprentissage. N’y
a-t-il pas une reproduction allusive du même processus dans l’intitulé Le liseur, qui
constitue une pratique d’apprentissage langagier en socle identitaire du personnage
principal ? Le roman, qui retrace la vie du héros de 15 à 50 ans, raconte déjà, en ce sens,
une odyssée d’intellectuel, dont trois essentielles escales sont constituées par les contrées
de Littérature, d'Histoire et de Droit. C’est probablement à cette structure volontairement
symbolique qu’est due, dans l’ensemble du texte, une propension frappante à désigner les
personnages sans utiliser de noms propres. En effet, à la seule exception d’un camarade
de lycée, mentionné fugitivement en I, 15, on ne connaît le nom complet d’aucun
personnage masculin, sinon du héros-narrateur. Et encore, dans la relation avec Hanna,
est-il plus souvent interpellé par le générique « Garçon » ou par des surnoms (I, 14) que
par son prénom. Quant à Hanna, elle est la seule de tous les personnages féminins, et à
l’exception significative de la fille du héros-narrateur62, à ne pas être dotée d’un simple
prénom. La plupart des personnages ne sont donc identifiés que par leur situation
familiale par rapport au héros63 ou par leur métier (les deux pour sa femme-juge et son
père-professeur) : il y a là un effet « théâtre d’ombres » qui met en vive lumière le couple
dont l’histoire est contée, non seulement en lui donnant plus de présence narrative et
plus de cohésion symbolique64, mais aussi en l'isolant radicalement d’une identification
facile aux insertions sociales les plus communes : le héros-narrateur ajoute à sa
spécialisation professionnelle marginale un deuxième métier ; quant à Hanna, qui serait si
avide de s’en tenir à un « bon métier », elle est vouée à l’errance professionnelle puis à la
réclusion. Sans que cela débouche sur une présentation caricaturale, cette simplification
permet de mettre en évidence, d’une part, les failles et les discordances qui ôtent aux
autres personnages, en lucidité sur eux-mêmes, ce qu’elles leur apportent en assurance
ou en contentement — et de constituer ainsi une hiérarchie subtile de marginalités65 et
d’aveuglements divers dans la bonne conscience —, d’autre part, de souligner l’intensité
incomparable du malaise identitaire chez les deux protagonistes, fondé sur des raisons
bien différentes, mais indubitablement au principe de leur lien aussi infrangible que
paradoxal. C’est qu’au total, les autres personnages servent essentiellement à orchestrer
les blocages d’interprétation qui rendent au héros-narrateur impossible ou dérisoire la
communication de son rapport à l’Histoire (avec Hanna) et de sa propre histoire (avec les
autres femmes). Quand il imagine enfin de faire dans son passé, à la lumière de sa
méthodologie d’Historien du Droit, un parcours de passeur, alors la négativité peut être
retournée. L’aptitude d’Hanna à « redéfinir sa position » ouvre alors sans réserve l’espace
du « juste dire » au héros-narrateur, devenu à la fois Historien du Droit et écrivain, c’est-
à-dire doublement maître dans l’art de jeter des ponts entre disciplines et époques, entre
personnes et choses, comme entre textes et paroles, ou entre vie et mort.
235

2.1. Labyrinthes de reconnaissance

22 L’Odyssée n’a pas été pour rien, de siècle en siècle, utilisée et allègrement extrapolée en
allégories de la connaissance66 : on pourrait effectivement résumer le schéma narratif
dans le texte homérique comme une succession d’épisodes qui conduisent d’abord Ulysse
à faire connaissance, pour le pire et pour le meilleur, avec des inconnus, puis à obtenir la
reconnaissance des siens. Et les épreuves de reconnaissance sont décrites — c’est la
magistrale justesse de ce récit — comme largement aussi périlleuses que les découvertes
antérieures, comme aussi âprement porteuses des exigences du « kaïros » : de juste
appréciation, de pesée d’opportunités, d’une sage gestion de la durée et du langage. Etre
reconnu, mais surtout pas trop tôt, sous peine de ne pas pouvoir rentrer dans ses droits.
Voilà ce que modélise l'Odyssée, bien autant qu’un retour au pays, car ce qu’elle raconte
tout au long de sa seconde moitié67, c’est une restauration de pouvoir et une remise en
ordre, bref une trame juridique sur un fond de longueur de temps : la patience sous les
affronts, les ruses de l’attente, et l’appui sur les objets-signes qui doivent faire office de
preuves recevables. C’est par son génie de la temporisation qu’Ulysse, beau parleur — le
conte n’est-il pas, avant tout, art de faire et de laisser passer le temps ? — échappe, à son
retour, au sort d’Agamemnon, et c’est par cette narration-là que le texte homérique peut
donner à penser non seulement le temps de l’Histoire, qui remonte les traces, et celui du
Droit, qui légitime des tracés, mais précisément l’Histoire du Droit, qui met en récit des
allers et retours de reconnaissances : ajustements des traces aux tracés et des tracés aux
traces.
23 Il n’est donc pas indifférent que, pour relever le défi d’exprimer le terrible, la thématique
du Liseur explore, en constante tension, et dans leurs plus ténues articulations, les trois
grandes aires de signification attachées en français au mot « reconnaissance », à savoir
l’interprétation de l’inconnu comme du déjà-connu, l’acceptation d’une réalité,
pourvoyeuse de légitimation, et la gratitude. En dehors même de la seconde acception,
qui renvoie très directement à des concepts juridiques, les deux autres directions
sémantiques sont loin d’être étrangères au Droit : la première en effet, parce qu’elle
suppose un jugement de ressemblance, une appréciation des distances entre deux
personnes ou deux choses, conditionne radicalement la deuxième, et avec elle tout
processus d’évaluation et de légitimation68. On en mesure alors l’impact sur la dicibilité
du terrible69. Quant à la troisième, qui se déduit de la deuxième en ce qu’elle se traduit par
une reconnaissance de dette, elle débouche sur une dynamique de réciprocité et de
compensation dont il est inutile de souligner les attaches et les résonances juridiques. Ce
qui est remarquable dans ce roman, c’est qu’il narrativise, au long de ses trois parties, un
périple qui, à l’inverse de l’ordre adopté par les dictionnaires, remonte, par dominantes
successives, de la troisième à la première acception, tout en les rassemblant jusqu’à
réaliser, en fin de compte, une configuration d’unité, et c’est en cela que, profondément,
il met en œuvre un modèle odysséen de récit qui donne la parole, y compris en un sens
quasi juridique du terme, au plus terrible du terrible.
24 L’histoire y commence en effet par un rebond de gratitudes : c’est parce qu’il s’agissait de
remercier l’inconnue de son geste secourable que l’adolescent est invité par sa mère à
retourner la voir avec des fleurs (I, 1) ; c’est par gratitude physique qu’il en tombe
amoureux, liant alors significativement l’inversion des étapes chronologiques
« normales » à la perception aiguë d’une dette (I, 7). Mais la première partie multiplie, en
236

même temps que les indices d’un détraquement temporel, ceux des apories de la
connaissance et de la reconnaissance, en montrant Hanna constamment indéchiffrable,
imprévisible et pour finir insaisissable. A l’inverse, le procès, qui lui fait reconnaître
Hanna en criminelle, plonge le héros-narrateur dans l’impossibilité tragique de « s’y
reconnaître » — entre présent et passé, intentions et actions, paroles et silences, jusqu’à
le faire sombrer, à la fin de la deuxième partie, dans l’abîme de la reconnaissance
pervertie70 et de l’incommunicabilité. Enfin, au terme de la troisième partie et d’un
parcours complexe de reconnaissance « vocale », il y a l’étonnante négociation, menée
par Michaël avec la Fille, d’une certaine reconnaissance post mortem d’Hanna (III, 11) et,
aux dernières lignes du livre, la transmission symbolique, à la même Hanna, d’une lettre
de gratitude (III, 12) émanant d’une association de bienfaisance, qui réussit, in extremis,
non seulement le bouclage avec la gratitude initiale, mais la superposition de toutes les
reconnaissances, y compris celles qui ont été accomplies par Hanna elle-même. C’est bien
pourquoi, symboliquement, l’ordinateur a le dernier mot71. Mais que recouvre, au juste,
cette remise en ordre, et surtout comment la narration a-t-elle produit ce retour à un
juste dire ? Car il y a fallu toute l’épaisseur et toute la densité du roman. Rien d’étonnant
dès lors si, avant celui de l’ordinateur, s’est imposé le motif du labyrinthe72, dont on
connaît l’énorme charge symbolique, distribuée, depuis le mythe grec, en victoire sur la
monstruosité73, itinéraire (miniaturisé) de salut spirituel, et figuration de techniques et
de savoirs complexes — à commencer par le Droit, dont il est une des plus banales
désignations métaphoriques. Or, à suivre dans le labyrinthe textuel le fil de la
reconnaissance, on s’aperçoit qu’il progresse en déroulant non pas un mais de multiples
parcours odysséens74, et que ce sont leurs enchevêtrements très calculés qui organisent la
confluence, au cours de la troisième partie du roman, des périples de reconnaissance.
Parcours odysséens d’abord, d’Hanna et de Michaël, engrenés l’un sur l’autre, et finissant
par lancer, par-dessus l’abîme du terrible, la passerelle d’une reconnaissance mutuelle.
Mais aussi parcours odysséens, ensuite, de la Fille et enfin du héros-narrateur, parcours
découplés mais qui, effectués tous deux sur le tombeau d’Hanna, assurent un double
prolongement, dans la mémoire des vivants, à la reconnaissance d’une odyssée qui fit
dans tous les cas revenir, non pas seulement du terrible (vécu) mais au terrible (reconnu).
25 La première odyssée de la reconnaissance est emblématisée, précisément, par le motif
odysséen, sous les formes qu’il prend successivement en I, 13 et III, 10. Car de l’une à
l’autre est retracée l’histoire d’une rectification de lecture, qui, très significativement,
s’appuie sur le thème du comblement de l’écart d’âge. En effet, lorsque Michaël
adolescent traduit l’épisode du chant VI, c’est à Nausicaa qu’il tend — malgré toutes les
différences qui la séparent objectivement du personnage homérique — à identifier Hanna
75
. En revanche, au moment où, devant le cadavre d’Hanna sexagénaire, il projette sur
l’image de leur couple celles des vieilles gens qui n’ont jamais cessé de voir en leur
conjoint le visage qu’il présentait dans sa jeunesse, il est manifeste que cette fois, au
travers d’une égalité d’âge et d’une intimité fictives, et surtout par-delà sa mort, s’affirme
l’identification d’Hanna en Pénélope. Relecture qui peut même rester implicite, tant elle a
été préparée et élucidée par d’autres indices du texte. Son habileté de couturière, comme
le projet de la faire travailler chez un tailleur grec, et en remplacement de la sœur qui
retourne en Grèce (III, 7), ne disent pourtant pas encore tout. Si Pénélope est devenue,
dans la tradition, une puissante figure symbolique de la pensée et de l’écriture 76, ce n’est
pas seulement par son association aux étoffes, et au chemin que les Grecs avaient déjà
fait, en littérarité, des textes aux tissus, c’est par le fameux épisode au cours duquel,
détissant la nuit ce qu’elle avait tissé pendant le jour, elle a su arrêter le temps, juste
237

assez pour donner à Ulysse le temps de revenir à temps. Si donc Hanna est désormais
lisible en paradigme de Pénélope, c’est que son métier à elle, sur lequel, en allers et
retours, dans un sens puis dans l’autre, elle a tissé, à sa manière, la suspension du temps,
la remontée du souvenir, un comportement de loyauté77, et sans nul doute un échange de
fidélités78, est figuré par le débobinage-rembobinage des cassettes sur le magnétophone.
Deux autres détails affermissent encore cette transposition symbolique. D’une part,
l’ouvrage de Pénélope n’avait rien d’anodin : elle avait entrepris de tisser le linceul de
Laërte, travail tout de piété et qui affichait par avance (car Laërte est encore en vie) la
solidarité des vivants et des morts. Hanna tisse au magnétophone, en même temps que
son propre linceul, un retour pénitentiel vers des mortes qu’elle a elle-même envoyées au
supplice et avec qui, par une espèce de testament, elle se reconnaît une définitive
proximité. D’autre part, Pénélope, on l’oublie quelquefois, est finalement contrainte, par
les prétendants mis au fait de sa ruse, à terminer son ouvrage : le tissage n’aura en tout
duré que quatre ans sur le total des dix qu’Ulysse met à rentrer. Or, Hanna met
exactement quatre ans pour apprendre, grâce au magnétophone, à lire et à écrire (III, 6),
tandis que l’épisode du « Vorlesen » par cassettes interposées dure en tout dix années (III,
5). C’est donc bien au premier type de parcours odysséen, celui qu’on a appelé mutuel, et
qui reproduit la manière dont Ulysse et Pénélope s’étaient partagé l’attente, qu’on a
affaire ici. Mais si le héros-narrateur rend compte directement de son retour vers Hanna,
c’est de façon plus fragmentaire et indirecte que le lecteur, sur ses indications,
reconstitue celui d’Hanna vers lui79.
26 Or, ce qui est frappant dans le processus odysséen d’Hanna, lorsqu’elle se sert du «
Vorlesen » enregistré pour accéder au « lesen » autonome et de choix personnel, c’est en
premier lieu qu’il prend la forme d’un trajet qui va de la Littérature à l’Histoire du Droit,
des récits de fictions à ceux de témoignages (des rescapés des camps) mais aussi aux
études savantes, et qu’il est, en cela, symétrique du mouvement par lequel Michaël, pour
sortir de l’anesthésie et du silence, avait traversé, d’une part, les rares récits de déportés,
dont fait partie le livre de la Fille (II, 13) et d’autre part, la recherche en Histoire du Droit
ultra-contemporaine (III, 4), avant de retourner, pour « toucher » Hanna (en un sens
désormais exclusivement, et étymologiquement, télé-phonique) aux textes littéraires.
Mais le fait que ce « retour » se fasse sous le signe d’une modélisation de l’Histoire du
Droit en Odyssée montre suffisamment que les préoccupations littéraires, loin de
représenter à leur tour une fuite dans le passé, s’emploient à construire une double
passerelle de reconnaissance, entre le présent criminel et l’autrefois de la gratitude,
certes (c’est pourquoi la voix revient en signe de mémoire du « Vorlesen » euphorique,
comme un refus de méconnaissance hypocrite), mais non moins certainement entre ce
présent d’enfermement pénal et ses virtualités de possible reconnaissance en
« humanité », contenues en principe et en finalité (même s’il faut sans doute être juriste
pour ne pas l’oublier) dans la condamnation même (et c’est pourquoi la voix ne revient
que rigoureusement formalisée, comme un pont délibérément lancé à partir de la «
Verlesung » et non en négation ou en évasion d’elle). Autrement dit, l’écart de forme entre
les deux « Vorlesen » dépend de ce que, dans son deuxième protocole, la lecture
représente non seulement l’écho de confiance et d’amour juvéniles dont le socle
dialogique était de Littérature, mais la retransmission indirecte d’un contexte de Droit. Et
c’est de ce reflux de la peine-chagrin sur la peine-verdict que naît l’encouragement
d’Hanna au « lesen », c’est-à-dire l’envie de comprendre la réprobation de celui de la
fidélité duquel il lui est impossible de douter (c’est le retour de la voix après plusieurs
années qui empêche de lire ce temps-là comme effet de l’oubli et lui confère une
238

intentionnalité « sensibilisatrice »). En sorte que son propre trajet de jurislittérarité


consistera, en réciprocité de celui qui reconduit le juriste à la Littérature, à jeter une
double passerelle par-dessus les deux « blancs » communicationnels que sont, d’un côté,
le silence absolu de huit années, et de l’autre, le silence de la voix hors-Littérature. La
réponse au premier silence est de lecture, c’est le travail d’information sur l’Histoire
qu’elle accomplit seule et en secret, la seconde est d’écriture, ce sont les petits mots par
lesquels elle donne à leur histoire, dans et par les limites étroites du nouveau mode
d’échange, un regain de vie et de sens. Et ce n’est pas un hasard si son premier message
est de gratitude (III, 6) : symbolisant la réussite de son odyssée, puisqu’il rejoint en
réciprocité, à l’autre bout de leur histoire, la prime reconnaissance éprouvée par Michaël,
ce « merci » entame le parcours de la difficile reconnaissance devant l’Histoire. Car le
dernier message d’Hanna (III, 10), qui est testamentaire, est aussi témoignage explicite
que le chemin parcouru, d’un sens de la reconnaissance à l’autre, est bel et bien allé de la
Littérature au Droit.
27 Les trajets odysséens, en chiasme, des deux principaux personnages sont d’ailleurs
tellement symptomatiques des passerelles jetées entre expressions littéraire et
jurishistorique, qu’ils sont fortement ancrés dans le texte — et là encore en continuité
avec le modèle de l'Odyssée, qui montre clairement Pénélope comme le seul interlocuteur
digne d’Ulysse, le seul capable de rivaliser de sagesse avec lui — par une série de
rapprochements thématiques au terme desquels les affinités entre Michaël et Hanna,
centrées à deux reprises sur l’amour de la Littérature, prennent dans le second cas une
coloration juridique aussi remarquablement symbolique qu’inattendue. Ainsi,
l’apprentissage atypiquement tardif de l’écriture par Hanna trouve-t-il non seulement un
contrepoint dans l’accession de Michaël à l’écriture créatrice (il n’est pas un écrivain
précoce, même si Hanna avait précocement pressenti sa vocation), mais, de même qu’elle
accomplit à son insu son voyage en Histoire du Droit, de même, sans qu’elle le sache, il la
constitue alors (III, 5) en instance suprême de son écriture80. Ce retour d’auteur sur le «
Vorlesen » — que le départ d’Hanna avait fait reconnaître comme un critère de littérarité
— et sur les aspects les plus positifs de l’autorité d’Hanna — qui se traduisit effectivement
pour lui, au début de de leur liaison, par un spectaculaire dépassement de soi — est un
important bouclage de jurislittérarité, et c’est pourquoi il est déjà associé aux motifs de la
clôturation et du sonner juste (« stimmen »), qui seront au principe de l’ultime retour par
l’écriture, celle du livre même81.
28 Par contraste avec les sinistres révélations du procès, dont l’attitude de défi
vestimentaire au moment du verdict n’est pas la moins terrible, il y a donc, au fil du
temps — car tout est dans cette durée — un étonnant parcours d’Hanna en juridicité, qui
autorise à interpréter son parcours odysséen comme une anabase vers un juste dire —
sans d’ailleurs l’assimiler abusivement à un retour au Juste —, et de réduire, dans une
certaine mesure, les ambiguïtés de son suicide82. Un épisode est à cet égard
symptomatique, parce qu’il donne toute son importance au passage du temps et
démontre que l’odyssée d’Hanna en Histoire du Droit, justement, n’est pas que de Droit,
mais comporte cet art des passerelles qui en distingue l’appréhension en diachronie, ce
qui n’est pas antinomique, au contraire, de la capacité à se retirer dans des niches 83. En
effet, constamment soulignées depuis le début du récit, les qualités de réflexion et de
jugement qui sont l’apanage d’Hanna lui confèrent aussitôt, en prison, une autorité de
conseil et même d’arbitre sur ses codétenues (III, 10). Or, loin de s’en tenir à — ou de se
complaire dans — ce qui pourrait passer comme une nouvelle façon d’exprimer sa forte
239

personnalité, voire son tempérament impérieux, Hanna (et tout laisse supposer que cette
évolution n’est pas sans lien avec son itinéraire de lectures personnelles) renonce à ce
rôle de jugé, et de la simple réserve vis-à-vis des autres, comme de la retraite
conventuelle en laquelle elle semble avoir converti le sens de l’emprisonnement, elle
passe à une position de recul encore plus accentuée. Si la directrice de la prison ne sait
trop comment en rendre compte, tout en la percevant avec justesse comme une
redéfinition de position (bref, une requalification, quasi juridique, de son être-au-monde),
le lecteur, lui, est à même d’évaluer la continuité et la progression qu’elle révèle dans le
comportement d’Hanna, par comparaison avec l’épisode de la première visite. Non point
tant parce qu’Hanna-Pénélope y est associée aux étoffes, mais parce que, de deux
manières, dans le repassage (I, 3), puis surtout dans l'enroulement-déroulement des bas
(I, 4), son aptitude aux allers et retours offre déjà le spectacle de la réserve et même, d’un
étrange recul, d’un « oubli du monde dans son corps » qui est pour le héros le ressort
même de son énigmatique, ineffaçable et absolument inimitable séduction. Ce qu’on
comprend alors, c’est qu’Hanna avait déjà su faire de son corps une niche (à secrets), et
qu’une fois en prison, elle continue à aller de niche en niche, d’abord celle de l’oubli du
corps — la malpropreté84 —, puis celle du congé pris avec le monde (le suicide). Ainsi, dans
le patient et courageux enroulement-déroulement des cassettes, est-il possible de relire
un motif dans lequel le héros avait cru voir se cristallliser l’indéchiffrable, mais qui valide
rétrospectivement une cohérence, des virtualités d’auto-repositionnement, bref, déjà,
une Hanna capable des crimes les plus terribles mais aussi des plus difficiles « retours ».
Alors, grâce au retour réflexif de III, 4, qui décrit la position d’Historien du Droit comme
la niche d’un passeur entre les deux rives du présent et du passé, il est possible non
seulement de comprendre l’acheminement de Michaël vers le second « Vorlesen » mais
également ce qui, dans le jeune « Vorleser » d’Hanna, secrètement, préparait une
confluence d’écrivain et d’Historien du Droit. De fait, la trajectoire odysséenne qu’il
dessine lui-même, dans le récit, comporte également trois étapes de « niches », celle de
son métier, celle du nouveau « Vorlesen », en attendant cette ultime prise de « recul » qui
est l’écriture du livre même.
29 La mort d’Hanna, en conférant rétrospectivement un sens d’ascèse vers le Juste à cette
odyssée mutuelle, est alors condition suffisante (mais absolument nécessaire) pour que
s’enchaînent les autres odyssées, de la Fille puis du Michaël-écrivain de l’histoire, qui
scelleront la reconnaissance de son suicide comme le terme d’un consciencieux
réarpentage du terrible85. Hanna est directement à l’origine, sans le savoir, de ces
parcours qui restent séparés, quoique le premier soit déterminé par la rencontre entre les
deux principaux témoins de son passé d’analphabète. Mais elle est sciemment à l’origine
de la soudure symbolique, à ce point du récit, entre le « Vorlesen » terrible raconté par la
Fille au procès et les deux « Vorlesen » dans lesquels Michaël fut partie prenante : d’une
part, en faisant parvenir à la Fille un don qui est symboliquement retour mémoriel sur le
procès et demande de pardon, d’autre part, en faisant délibérément de Michaël un
intermédiaire86, comme si elle avait compris que le lanceur de passerelles serait auprès de
la rescapée le meilleur interprète possible de son geste, le meilleur avocat de sa
reconnaissance. Pourtant, là encore, même si elle ne s’est pas trompée, ils feront chacun
la moitié du chemin : par un plaidoyer qui sonne (déjà) juste, en élucidant pour la Fille,
dont l’intelligence est très grande, tout le parcours d’Hanna (de l’analphabétisme à son
suicide « instruit »), Michaël obtient en effet pour le don d’Hanna une reconnaissance
indirecte de la communauté juive. Mais auprès de la Fille elle-même, c’est Hanna qui,
indirectement et de manière tout à fait inattendue, remporte un succès, ambigu mais
240

somme toute non moins conforme à son vœu de transmission, et qu’emporte, hors de
toute argutie, la seule magie d’un objet. Inacceptable comme un bloc, le don « passe », en
effet, en deux moitiés séparées, contenu d’un côté, contenant de l’autre. Mais ces deux
moitiés, loin de séparer Droit et Littérature, achèvent de montrer comment c’est leur
confluence, et quelques nombreux que soient les méandres dont elle est précédée, qui
refait tout doucement circuler, au creux d’un abîme horreur, un filet de reconnaissance.
30 C’est, à n’en pas douter, un coup de génie juridique que le compromis imaginé par
Michaël pour donner forme à l’appel de sens que lance le suicide d’Hanna, sans heurter la
Fille par une symbolique frontale, et choquante, de réparation. Or, en proposant que le
don se fasse au profit des analphabètes, c’est, une fois de plus, sous l’égide du « Vorlesen »
qu’il parvient à réduire un double écart, car il est le seul à avoir pu mesurer, à la lumière
de sa propre souffrance, que c’est là, impossible à trancher autant qu’à dénouer, le nœud
gordien du drame87. Mais le donner à voir, déjà, représente beaucoup. Il est clair en effet
que la Fille, à qui aucun des éléments biographiques n’est pourtant dissimulé88 et dont le
témoignage au procès atteste qu’elle n’ignore rien du « Vorlesen » terrrible, est moins à
même que le héros-narrateur, et a fortiori que le lecteur, de percevoir avec clarté le fil de
« lecture », aux sens propre et figuré, qui permet de remonter le labyrinthe dans lequel
s’est jouée précisément l’intrication de l’histoire et de l’Histoire. C’est, en effet, le «
Vorlesen » concentrationnaire qui réduit, indirectement, et dans les limites de la seule
biographie d’Hanna, la distance qui sépare effectivement, à première vue,
l’analphabétisme et la Shoah. Car, s’il est vrai que « l'analphabétisme n’est pas
précisément un problème juif », c’est bien, a contrario, l’excellente alphabétisation des
jeunes déportées qui rendit possible, au contact d’une gardienne analphabète, à la fois
cette pratique et son indécidable signification. Et c’est pourquoi la référence à
l’analphabétisme, en décalage avec la Shoah, réalise symboliquement, en profondeur, une
vraie reconnaissance du don d’Hanna, dès lors qu’au travers d’une association juive, elle
lui est accordée par le peuple de l’Ecriture, dont on sait qu’il est en même temps, et par
l’Ecriture même, le peuple de la Loi. D’où aussi l’importance de la réalisation et de la
consécration de cette reconnaissance par écrit : la chaîne d’écriture qui va du testament
d’Hanna à la lettre de remerciement de l’association, en passant par la lettre d’envoi de
Michaël, n’aboutit évidemment pas par hasard à l’inscription qui, au cimetière, sert à
reconnaître la tombe d’Hanna. Pour autant — il faut y insister en une matière d’aussi
terrible délicatesse — on ne saurait lire dans ce décalage ni une exonération détournée de
la responsabilité d’Hanna89, ni une quelconque tromperie à l’égard de la Fille90. Entre une
condamnation sans nuances et une réhabilitation sans réserve, le parti adopté est
réellement le plus juste, vis-à-vis de la communauté juive, en ce qu’il restitue
symboliquement un trajet personnel — une histoire de quarante ans91, qui se partage
quasi également entre années de crime impuni et de châtiment — sans prétendre en lever
ni les ambivalences, ni les implications indélébiles, mais qu’il donne acte d’une
reconnaissance du crime et d’une auto-condamnation. Et s’il ne trahit pas, de ce fait, la
rescapée de la Shoah, il est également plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre du testament
d’Hanna. Faire passer par l’analphabétisme la reconnaissance de ses crimes par Hanna est
aussi un détour92 qui, malgré les apparences, met le point final le plus juste à son parcours
odysséen. Si l’on n’oublie pas, en effet93, que le dernier détour d’Ulysse avant de pouvoir
mourir sur sa terre consiste en un voyage aux pays de ceux qui ignorent la mer94,
l’épisode américain, au cours duquel Hanna n’est pas pour rien métaphorisée en
Allemagne, débouche en toute pertinence, par le biais de sa contribution à une œuvre
d’alphabétisation assurée par des Juifs, sur la reconnaissance emblématique de toutes les
241

« Vorleserinnen » qu’elle a envoyées à Auschwitz, et, par là, de la perversion historique qui
fut infligée au propre de l’humain, à travers la Littérature, devenue doublement vecteur
d’inhumanité95.
31 C’est peut-être pourquoi le vrai déclic de la reconnaissance, dans cette exécution des
dernières volontés d’Hanna, est à la fois non langagier et involontaire. La boîte à thé,
naïve tire lire, objet d’anamnèse, qui reproduit, à l’autre bout du récit, une référence
décidément capitale à l’univers proustien, réussit en effet à faire sortir la Fille de sa froide
objectivité. Par la magie de cette boîte qui abolit le temps, la rescapée accomplit en effet
sa propre odyssée vers l’enfance, et fait retour sur la coupure tragique qu’y introduisit la
déportation. Ce dont témoignent ses confidences à Michaël, qui, de toute évidence, se
situent, comme le récit du « Vorlesen » au camp, en marge de son livre96. La boîte vidée
circonscrit alors, dans son vide même, une plénitude, qui est celle du temps retrouvé, et
cette restitution en double décalage97, à l’autre bout de la Shoah, d’un trésor de
généalogie personnelle98, qui trace le chemin entre la cellule où Hanna s’est suicidée et le
camp de concentration, comme entre la maison d’enfance de la Fille et sa maison d’après-
Shoah, concrétise alors, parce que la Fille ne peut s’empêcher de garder la boîte, un lien
objectif avec Hanna. Là encore, il n’importe guère de supputer si elle se rend tout à fait
compte que, tout en refusant le don direct (ici, en vidant la boîte), elle consacre de
manière plus profonde encore la volonté de transfiguration du sens qui était l’essentiel
dans l’envoi testamentaire tel que l’avait maladroitement organisé Hanna. Car la boîte dit
aussi bien l’impossibilité de toute « restitutio in integrum » que la coïncidence des
sensibilités, et la Fille, en la gardant, n’est ni dupe d’elle-même ni cyniquement
défiguratrice de l’envoi d’Hanna. On peut même considérer qu’au total, le dédoublement
du don d’outre-tombe se résout par un redoublement de reconnaissance, mais ce que cet
épisode révèle surtout, ce ne sont pas tant les bifurcations imprévues du sens, qui le
montrent largement aussi difficile à faire percevoir qu’à percevoir soi-même, c’est la
somme d’expérience (mère de prudence) et l’art consommé du doigté qu’il faut, au
contact du terrible, pour trouver une solution (sans absolution) qui rende justice à toutes
les intentions de sens, et fasse confluer à cet effet même les supports les plus inattendus
ou les plus détournés. C’est pourquoi le talent du juriste-historien et la sensibilité
prémonitoire de l’écrivain ne se rencontrent pas ici par hasard en Michaël, pour le faire
aussi magnifiquement aller au bout de sa mission. Car Hanna n’a pas envoyé
expressément la boîte mais seulement l’argent99 : c’est Michaël qui a eu l’intuition
d’apporter cet objet-signe. Mais, au plus profond du patronage odysséen, n’y a-t-il pas,
précisément, une inventivité « aux mille tours » ?

2.2. L’Odyssée palimpseste

32 Le trajet odysséen du héros, qui, couplé à celui d’Hanna, a permis de renouer de visu le
dialogue avec elle, est comme relancé, par celui qu’il a su déclencher chez la Fille, en
trajet odysséen du narrateur. Aux dix ans de « Vorlesen » par magnétophone interposé,
succèdent en effet les dix ans de maturation et d’essais qui se concluent par l’écriture de
l’histoire. Dans ce mouvement diégétique, où le texte révèle in extremis au lecteur qu’il
représente la pratique de sa théorie, s’affirme avec une telle évidence la dette technique
vis-à-vis de Proust que le lecteur est invité à en reconsidérer les fondements, dans la
mesure où ce paradigme est réutilisé mais, si l’on ose dire, revu et corrigé en
confrontation narrative avec le paradigme-maître (au sens où l’on parle de maîtresse-
poutre) odysséen100, à la réécriture duquel il contribue et dont il accentue encore, en
242

littérarité, la prééminence. Car le paradigme-auxiliaire d'A la Recherche, d’emblée,


surligne dans la référence homérique, parmi les nombreux aspects qui justifient son
invocation, les deux qui, au plus près du travail d’écriture, seront en quelque sorte les
rails du dire juste. Tendu entre les deux motifs-citations des fantasmagories de la
chambre et de la boîte-madeleine, le texte du Liseur affiche en effet, par là, non seulement
une dynamique mémorielle qui se fait mémoriale, avec la conversion du dehors au dedans
que suppose le périple de réminiscence (retours plutôt que retour), mais aussi une
exploration cognitive, au travers des surprises que ménage l’écoulement du temps, de la
métamorphose, à savoir le surgissement du méconnaissable au cœur du familier (premier
motif), et, à l’inverse, la brusque résurrection du plus intimement connu par le biais d’un
support étranger (deuxième motif). On voit du reste à quel point la quête de mémoire,
intriquée comme elle l’est dans l’autobiographie du héros-narrateur à la problématique
de la reconnaissance, pouvait déjà trouver son compte à cette paternité proustienne. Mais
précisément, la libre distance prise avec elle n’en devient que plus révélatrice de ce qui
fonde la préférence accordée à l'Odyssée. Car il est clair que si, sur l’horizon proustien, se
détachent admirablement la Littérature, dans sa double dimension de lecture et
d’écriture, et l’Histoire, dans sa double dimension aussi d’apprentissage et de
distanciation rétrospective, en rester à ce modèle ferait manquer ce que nous avons
décrit comme étant le « trivium » diégétique du Liseur, dans la mesure où y ferait défaut,
tout aussi clairement, la voie qui mène au Droit. Là est donc bien le point : en quoi le
paradigme de l'Odyssée qui est, en théorie (III, 4), revendiqué de préférence par un
Historien du Droit en fiction, parvient-il, en pratique, à convaincre pleinement le lecteur
de son insurpassable pertinence quand, toujours en fiction, cet Historien du Droit se fait
le narrateur d’une terrible histoire, qui fut en collision frontale avec le Droit ? La force
jurislittéraire de la référence homérique, que l’on a principalement évoquée à travers sa
thématique de la reconnaissance et son statut textuel médiateur entre l’oralité et
l’écriture, est, à ces deux égards, déjà considérable. Mais elle va beaucoup plus loin. Ce
qu’il faut à présent montrer, c’est comment le carrefour Histoire-Littérature-Droit n’est si
prégnant dans l'Odyssée que parce qu’il y est, d’une part, au principe d’une véritable
combinatoire des thèmes, et d’autre part, qu’il se prolonge dans les réécritures de la
tradition. En sorte que, pour finir, ce n’est pas le moindre mérite du modèle que de
réaliser (et de montrer par conséquent comme réalisable) une puissante continuité
symbolique entre le Droit et l’(H)histoire par la Littérature.
33 Au niveau du texte littéraire pour commencer. L'Odyssée explore de la manière la plus
complète l’espace spécifique aux humains, par une triple confrontation avec les dieux, les
morts et les monstres. Que cette reconnaissance des confins favorise dans les trois cas
l’expression du registre normatif, on ne s’en étonnera pas, puisqu’il s’agit de repérages de
limites, de franchissements de seuils, de formulations d’interdits : tous éléments qui
permettent de circonscrire la finitude humaine et sa fragilité, mais aussi de l’inscrire dans
une régulation d’ensemble, et de poser, à l’intérieur de chaque ordre, la soumission aux
lois. C’est parce que l'Odyssée a la particularité de cumuler et d’entrecroiser ces trois
niveaux qu’elle a vocation, plus que d’autres textes, à devenir un gibier paradigmatique
non seulement pour le juriste — à quoi pourvoirait la division binaire du monde et
l’investigation conjuguée des « choses humaines et divines » —, non seulement pour
l’Historien — qui trouverait dans l’épisode original de la Nekuïa 101 la référence fondatrice
aux dialogues des vivants et des morts en quoi ne se résume pas trop mal sa discipline —,
et pas seulement encore pour l’Historien du Droit — que pourrait satisfaire la conjonction
243

structurelle de ces deux premiers niveaux — mais, d’une manière encore plus précise,
l’Historien du Droit ultra-contemporain, dont le troisième niveau paraît avoir comme
« ciblé » d’avance la sensibilisation au terrible. La première moitié de l'Odyssée n’est-elle
pas, en effet, constituée par un véritable catalogue des monstres, dont les épisodes du
Cyclope, de Circé, ou de Charybde et Scylla, ne sont que les pics sans doute les plus
condensateurs d’épouvante ? On comprend dès lors non seulement la prédilection
référentielle du Liseur pour ce texte homérique, mais aussi la pertinence de sa
combinaison au paradigme d'A la Recherche, qui privilégie l’interprétation en intériorité
de la mise en scène odysséenne. Lecture qu’alimente et légitime, comme le montre assez
la matière que le texte a fourni à la psychanalyse102, le tressage textuel des trois niveaux
qui servent à borner et à normer la spécificité humaine et mettent en évidence, jusqu’au
bout, que le contournement du troisième niveau n’est jamais ni radical ni à jamais acquis.
Qu’il s’agisse en effet de freiner la démesure chez les dieux, les Géants ou les hommes les
plus « sages »103, de dénoncer les illusions de maîtrise définitive104 ou, pire encore, des
barrières normatives posées et connues à l'avance105, l'Odyssée, dans la richesse et la
subtilité de son déroulement, est bien à la fois un inlassable arpentage de désordres et un
non moins infatigable rappel à l’ordre de l’humain. D’autant qu’à cet échelonnement
typologique de l’humain et de l’inhumain, elle ajoute une exploration non moins fouillée
de la précarité communicationnelle qui met l’humanité en porte-à faux par rapport aux
valeurs même qu’elle cultive et reconnaît. En ce sens, l'Odyssée, dans le détail de ses
épisodes, comme dans les ambiguïtés que les propos les plus « élucidateurs » en
apparence laissent subsister106, engage à la fois dans les thèmes éminemment juridiques
des comptes à rendre107, des écarts entre fins et moyens108, et de la difficulté des preuves
109. Trois aspects auxquels la problématique de la Shoah est venue précisément donner

une ampleur et un retentissement jusque-là inimaginables110. Or, sans revenir sur la


problématique d’interprétation et de mémoire qui est au centre du Liseur, et qui recoupe
transversalement les trois thèmes, on soulignera qu’une espèce de Nekuïa préside à la fois
à la péripétie décisive du récit et, plus classiquement111, à l’écriture du livre lui-même.
34 L’étonnante confidence d’Hanna qui, en III, 8, met ses années de détention (et par suite le
parcours intérieur dont elles ont été l’origine) en rapport avec une irrésistible emprise
des morts, et les comptes qu’ils viennent obstinément demander, est d’abord mal
comprise par Michaël, qui croit y déceler un refus de rendre des comptes aux vivants. Il
faut le suicide pour que l’annonce, d’une ambiguïté parfaite, prenne son véritable sens,
qui est au contraire celui de la dette de vie, acquittée vis-à-vis des morts, au moment
même où la libération légitimerait, à la face des vivants, son paiement par dix-huit années
de prison. L’absence totale, dans l’évocation qui est faite du personnage d’Hanna comme
dans tous les propos d’elle qui sont rapportés au cours du récit, de tout référentiel
religieux, rend d’autant plus remarquable l’expression en termes juridiques de ce
dialogue avec les morts. Conjugué à la façon quasi monacale dont elle a vécu son
emprisonnement et qui a tant frappé la directrice de l’établissement pénitentiaire, il
pointe de toute évidence non pas vers une conversion ou un quelconque mysticisme, mais
au contraire vers l’appréhension et la méditation de cette sacralité proprement humaine,
fondée sur les valeurs de fraternité et de dignité, à partir desquelles s’est reconstruit le
Droit d’après-Shoah. Or, par là encore, les trajets odysséens couplés d’Hanna et de
Michaël révèlent leur parallélisme. Car, après avoir souligné en I, 5, le retournement aisé
de l’éducation morale et religieuse en calculs sophistiques, après avoir raconté, en II, 1,
comment la perte de la foi l’avait conduit à une attitude irréfléchie et inhumaine vis-à-vis
de son grand-père mourant, Michaël découvre lui aussi peu à peu les gestes d’une pietas
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tout humaine, en sorte que sa première odyssée s’achève sur le tombeau d’Hanna, à qui il
vient symboliquement rendre compte de l’achèvement de sa mission testamentaire. Entre
la mort du grand-père et celle d’Hanna, entre le refus opposé à l’un et le scrupule de
formalités au bénéfice de l’autre, il y a eu, à l’épreuve du terrible, l’expérience de bien
autre chose que de la dette révérentielle qui tisse le lien généalogique d’humanité : la
lutte pour reconquérir, de génération à génération, le lien d’humanité par excellence que
représente la parole, et pour réduire ces écarts que creusent entre les humains les
emportements meurtriers du surhumain et de l’inhumain. C’est pourquoi, après avoir
réassumé vis-à-vis d’Hanna criminelle et en un sens plus haut, la fonction de « Vorleser »,
il lui donne finalement son sens le plus profond, celui de porte-parole, une fois qu’elle est
morte de la seule mort qui pouvait attester de son humanité. Mais au contact de cet
outre-humain, il ne s’agit pas de bénédiction religieuse, ni en intention de protection, ni
en signe d’absolution. De même qu’Hanna a fait par son suicide sa paix avec les morts (en
leur reconnaissant, manifestement, le droit à une réparation plus exigeante que celle
dont se contenteraient les vivants), de même Michaël présente la réalisation de
l’autobiographie comme le résultat d’un acte juridique, le traité de paix qu’il est parvenu
à conclure avec son histoire, et qui lui permet enfin d’accéder à un dire juste, capable de
rendre justice à l’humain, y compris dans le récit de ses vicissitudes inhumaines. Car
conclure la paix n’est pas nier ni effacer la guerre, mais en organiser la fin et, autant que
possible, en compromettre le retour.
35 L’odyssée finale commence avec l’hommage sur la tombe dont le récit occupe les
dernières lignes du livre, elle s’achève, au terme du recourbement que nous avons déjà
commenté, avec l’écriture du livre lui-même, qui est le véritable « tombeau » d’Hanna, et
l’éloge funèbre de sa douloureuse odyssée. Car lui-même est le fruit, non seulement d’un
commerce avec la morte, mais d’une difficile auto-décantation discursive, d’un retour sur
le passé qui aboutit, par une dernière et significative péripétie juridique, à une
requalification de l’histoire. Ce n’est qu’à la troisième tentative, en effet, que Michaël
parvient au dire (qui sonne) juste : il lui faut d’abord renoncer (thèse) au dire justicier et
justificateur : se débarrasser de l’histoire, c’est, pour évacuer la culpabilité dont elle a été
porteuse, vouloir en décharger la mémoire ; puis (antithèse) renoncer au dire captateur et
fétichiste : vouloir retenir l’histoire comme une possession, c’est aussi une trahison de
l’histoire, également asservie à un comportement égocentrique. L’un et l’autre dire font
violence à la mémoire, l’un par déni, l’autre par avidité. Faire la paix avec l’histoire
(synthèse), c’est en respecter l’autonomie, les contradictions, les zones d’ombre et,
surtout, les vivants bougés, perpétués jusque dans le présent. C’est pourquoi cela revient
à en recentrer juridiquement l’évaluation : car passer de l’appréciation conventionnelle —
quelle triste ou funèbre histoire112 — qui donne la tentation du déni ou de la complaisance
égoïque, à une appréciation « musicale » — elle sonne juste113 —, c’est passer d’un type de
rapports simplifiés, d’un jugement sommairement « négatif », à un type de rapports bien
plus complexes, qui ajuste les bariolages d’éléments contradictoires, bref, ce qui est au
principe de la pesée du Droit. C’est pourquoi ce n’est pas renoncer à la sensibilité, et en ce
sens le récit de Michaël ne rejoint en rien la « voix blanche » que donnait à entendre le
livre de la Fille, c’est au contraire trouver le moyen de mieux rendre justice au périple
d’une vie, à ses rapports à la fois étroits et distendus avec l’Histoire.
36 C’est alors, à son second niveau qui est celui de l’histoire du texte, que la rencontre avec
le paradigme odysséen révèle, en quelque sorte, un double fond de pertinence. Parmi les
réécritures innombrables de l'Odyssée, il en est une, en effet, qui, tirant toutes les
245

conséquences de la symbolique dont le héros éponyme est le porteur, leur a conféré,


trente ans avant la Shoah, une portée prémonitoire. L’épisode du Cyclope, et le jeu de
mots sur « personne », n’ont, en effet, pas peu contribué à faire exalter en Ulysse, déjà
peu ou prou constitué dans la geste homérique en pacifiste, peu curieux de massacres
héroïques, non seulement cet homme sans particularités, mélange compliqué de qualités
et de défauts, emblématique de l’humaine condition dans l’égale dignité qu’elle signifie
pour tous ceux qui la composent, mais aussi le modèle de la sagesse comme capacité de
modération, de réflexion, d’anticipation, d’humilité et de tolérance. Le point culminant,
en littérarité, de l’équation entre humanité ordinaire et excellence humaine, on le trouve
dans le grand livre anti-totalitaire qu’est l'Ulysses114 de Joyce, et il n’est pas indifférent
qu’il s’y soit incarné dans le personnage d’un Juif, et se trouve assorti d’une dénonciation
tragiquement anticipatrice de l’inhumanité sous ses espèces antisémites115. Il n’est
évidemment pas question de s’appesantir ici sur ce texte difficile, ni sur la
réorchestration qu’il donne aux symboles odysséens116, ni sur la conception de l’Histoire
qui fonde son ancrage dans la défense des droits des minorités et, finalement, des droits
de l’homme117. Sans qu’il y ait référence directe, dans le Liseur, à cette somme néo-
odysséenne, elle a tellement pesé, de pair avec l’œuvre de Proust, sur la littérature ultra-
contemporaine et elle rejoint thématiquement, de façon si aiguë, la jurislittérarisation du
terrible, qu’il eût été difficile à un roman de l’après-Shoah d’en écarter tout à fait la
grande ombre118. C’est bien en tout cas comme un indice scriptural qui laisserait
transparaître, en filigrane, le nom du héros juif de Joyce, Léopold Bloom — cet homme
« divin », comme Ulysse, à force d’humanité —, qu’on expliquerait volontiers, dans un
roman aussi avare de noms propres et de spécifications nominatives, le fait que le héros-
narrateur habite, au début de l’histoire, dans la rue des Fleurs119. Il y a donc, à la jonction
du Droit, de la Littérature et l’Histoire, dans l’histoire de la Littérature et la littérarisation
de l’Histoire du Droit, une véritable odyssée symbolique de l'Odyssée, qui peu à peu l’a
mise en situation paradigmatique à la fois par rapport à la Shoah120 et à la construction de
l’Europe121 : autant dire le recto et le verso d’une Histoire du Droit qui, après avoir
vainement cherché pendant un siècle à désamorcer le terrible, s’emploie à le contenir
désormais dans un espace juridique créé de toutes pièces.
37 C’est donc parce qu’il est non seulement redoublé, comme on a vu, par l’homologie
thématique de sa théorie et de sa pratique, mais de surcroît solidement fondé en intra-et
para-textualité, que le paradigme odysséen, dans Le liseur, est à même de relever le défi
méthodologique sans précédent que la spécificité du terrible lance à l’écriture
jurislittéraire : mettre le Droit en récit pour faire droit, rigoureusement, à la possibilité
d’un récit, autrement dit, faire accéder un terrible vécu à une expression juste, ce qui,
encore une fois, ne revient pas à le légitimer mais à l’empêcher précisément de pourrir,
entre humains, les rapports langagiers. Le moyen proposé en littérarité, qui consiste
donc, d’une part, à dégager la vérité odysséenne de l’Histoire du Droit (niveau de la
théorisation du héros-narrateur en III, 4), et d’autre part, à tisser une histoire de
reconnaissances au fil d’un Droit « sensible » (niveau de la textualisation romanesque) 122,
sans préjudice des renforts connotatifs prodigués par l’Histoire en Lettres du récit
homérique, revient, sans jamais les confondre, mais en leur inventant un mode novateur
de confluence, à recroiser en écriture l’Histoire, la fiction littéraire et le Droit. Et si le
héros-narrateur du Liseur ne nous fournit aucun échantillon pour juger sur pièces des
textes qu’il lit à haute voix avant de les envoyer à Hanna (III, 5), il suffit au lecteur de
disposer de l’histoire, puisqu’elle a également satisfait — ce fut même, on l’a vu, la
condition sine qua non de sa dicibilité — au critère fondamental du « stimmen » (III, 12). Au
246

surplus, par un dernier effet d’abyme qui n’est certes pas le moindre en importance, le
récit lui fournit, comme d’autant d’auxiliaires pour mieux cerner ce dire juste, trois
espèces de références repoussoirs. Or, ce qui est remarquable, en dehors de leur
répartition — il y en a une dans chacune des trois « parties », et chaque fois à des
moments particulièrement importants de l'histoire123 —, c'est qu'il s’agit d’autant d’écarts
à d’autres formes d’écriture qui, tout en justifiant le statut narratif de l’ouvrage dans sa
triple dimension prosaïque, fictionnelle et architecturale, le situent clairement à ce
carrefour d’Histoire, de Littérature et de Droit dont son texte s’emploie, de toutes les
manières, à emblématiser l’inséparable triplicité.
38 Le premier écart est saisissable à travers la transcription, en I, 11, d’un court poème de
jeunesse. Il tend à faire percevoir le passage de la poésie à la prose comme une évolution
dans le trajet personnel d’écriture suivi par Michaël124, et on peut en reconstituer la
logique à partir des réflexions qui rapportent la maladresse de ce texte à une tentative
d’imitation simultanée (des poètes Rilke et Benn). Tissu d’échos et d’effets de miroir, ce
poème traduit en effet, autant que l’euphorie de proximité, une clôturation dans
l'intemporalité qui confine au piétinement de l’expression. Il trouvera d’ailleurs un écho,
lorsque l’illusion de proximité laissera place à l’éloignement du terrible, dans l’évocation
du blocage que provoque, semblablement, la volonté de faire se rejoindre de force, en
superposition hâtive, deux réalités hétérogènes (en II, 15, il s’agit de « condamner » et
« comprendre »). Parce que la seule issue à la conciliation des antinomies est dans la
successivité, dans le déroulement d’une narrativité qui donne précisément le temps à
l’expression, la poésie s’avère un genre moins propice à la littérarisation de l’Histoire que
la prose. Ce n’est donc pas un hasard si, pour dire son terrible dilemme, Michaël finit par
écrire un récit (et l’ambivalence du mot « histoire » en français est significative). La
théorie des passerelles et de la confluence ne vaut pas que pour l’Histoire du Droit : elle
fait aussi le partage entre les genres littéraires qui sont plus ou moins propices à une mise
en écriture de l’écoulement du temps.
39 Le deuxième écart est introduit, plus indirectement, en II, 8, par les réactions de Michaël
à la double lecture du livre de la Fille. La distinction ne porte plus alors sur le mode
d’écriture mais sur la posture scripturale : en contraste avec la distanciation
« anesthésique » du témoignage, il semble que la revendication d’une narration
résolument « identificatrice », liée à la capacité de sensibilisation, fasse cette fois la part
belle au processus de « mimésis-catharsis » littéraire, et au paradoxe de sa proximité par
l’éloignement fictionnel. On comprend alors pleinement la pertinence de ce parti-pris de
dissociation qui place le lecteur en présence d’un roman d’autobiographie : c’est dans
l’espace d’interprétation ainsi creusé entre l’autobiographie du héros-narrateur et le
texte du roman (qui, par un effet quasi borgésien, coïncident dans la lettre mais non dans
la lecture) que peut en effet se loger une distanciation critique qui soit compatible avec
une adhésion passionnée et passionnante à un vécu. C’est la grande force de la fiction et
la marque la plus authentique de Littérature. Voilà pourquoi la forme du roman à la
première personne, parmi les genres en prose, fut à son tour la mieux adaptée à une
narration dans laquelle il était question non seulement de raconter comment le héros
vint à bout de son dilemme de distance rapprochée ou de rapprochement distant, mais de
faire adhérer le lecteur à ce trajet de juste compromis, autrement dit, comme le thématise
lumineusement l’épisode de l’entrevue avec la même Fille, de le conduire à la subtilité
émotionnelle d’une compréhension sans absolution.
247

40 Quant au troisième écart, il passe, en III, 5, par un manifeste de « classicisme » qui jette
sur la Littérature d’avant-garde un regard dont il importe de bien interpréter
l’antipathie. Car c’est à l’occasion de la sélection des textes destinés au second « Vorlesen »
que le héros-narrateur exprime son attachement à un schéma narratif rigoureusement et
clairement architecturé, et, selon toute apparence fictionnel, non sans le justifier en
rangeant la déconstruction scripturale du côté de « l’expérimentation », qui aboutirait à
une désorientation risquée pour le lecteur. Le fait que la répugnance soit rapportée, dans
le cadre de ce second « Vorlesen » qui, on l’a vu, tente de reconstruire un pont d’humanité
sur un abîme de silence, à l’idée que ce type de Littérature risquerait de ruiner cette
fragile reconquête, n’est évidemment pas sans rapport avec les connotations terribles que
le terme d’« expérimentation » doit à la récente Shoah. Le fait surtout qu’elle soit
présentée comme aussi virtuellement désastreuse pour Michaël que pour Hannah, c’est-à-
dire explicitement découplée à la fois de la maîtrise culturelle et de la participation aux
crimes de la Shoah, montre qu’il y a, au fond de cette apologie du « conte » dans ses deux
principales caractéristiques basiques — une histoire avec des péripéties identifiables et
des personnages qui favorisent les projections-purgations identitaires — un important
enjeu de Droit, considéré non point tant dans sa dimension punitive que dans son office
fixateur de repères et de limites. Comme si, au sortir du terrible, qui a consisté justement
à déplacer les bornes de l’humain, ou à dépayser de lui, trop de trembles dans l’écriture
avaient de quoi faire trembler. D’autant que les récits de facture plus traditionnelle — à
commencer évidemment par l'Odyssée — n’ont pas laissé d’explorer, on le sait, les confins
où vacille le Droit, mais sans jamais désespérer de sa boussole, au point même d’enrôler la
Littérature et l’Histoire, dans une justification de dernier recours, au bénéfice d’un ordre
plein de sens125. Parce que la question des limites et des repères entre l’humain et
l’inhumain fut au centre névralgique du terrible, la crispation sur des formes sans faille
(ce qui ne signifie pas sans subtilités) explique la prégnance de la juridicité, non
seulement dans la thématique, mais dans la littérarité du Liseur. C’est pourquoi l'Odyssée
préside successivement, en III, 4, à la récusation de l’idée de progrès juridique linéaire et,
en III, 5, comme suffirait à le prouver la réinvention même d’un « Vorlesen » à l’adresse
d’Hanna, au refus de son définitif naufrage. C’est parce que Le liseur est ancré très
profondément en jurislittérarité qu’il revendique et qu’il affecte — en troisième et
dernier choix motivé d’écriture — une construction fictionnelle « classique »126. Car si la
clarté représente, de l’avis unanime, le critère par excellence d’un texte juridique, c’est
qu’en lui doit se refléter clairement la fin d’un processus de clarification. En
schématisant, on pourrait même aller jusqu’à décrire une des différences fondamentales
entre l’écriture de Droit et celle de Littérature comme un rapport textuel inversé à la
clarification, qui aurait lieu pour ainsi dire en amont de la première et en aval de la
seconde. Autrement dit, tandis que le juriste fabrique un texte quand les choses sont
suffisamment éclaircies pour lui permettre une décision (ce qui ne signifie évidemment
pas qu’elles sont pour autant parfaitement élucidées), l’écrivain, lui, fabriquerait plutôt
un texte pour s’éclaircir des choses. Le texte juridique est du côté de la décantation, le
texte littéraire de celui de l’incantation. D’où la difficulté qu’affronte, à leur entre-deux,
la jurisfiction. Mais la structure d’ensemble du Liseur en offre une résolution exemplaire :
par le biais du recourbement, proustien ou borgésien, dont la clarté n’enlève rien à la
complexité, c’est au moment même où la décision d’écriture est présentée comme le
résultat d’une clarification127 — démarche on ne peut plus mimétique de juridicité — que
le lecteur l’appréhende, lui, comme les dernières lignes d’un récit dont il a mesuré à
suffisance, en littérarité, les sinuosités et les béances128. Conjonction exceptionnellement
248

réussie de la clôturation juridique des signes et de leur irréductible palpitation en


littérarité, le roman parvient à mettre ainsi l’histoire dans la double lumière qui lui donne
son extraordinaire relief, et qu’elle doit à l’ouverture simultanée, telles des branches de
ciseaux à découper délicatement du sens, des interprétations du héros-narrateur et du
lecteur. Car, à l’instar d’Hanna s’enquérant auprès du Président de ce qu’il aurait fait dans
les mêmes circonstances (II, 6), Michaël semble n’écrire que pour demander sans cesse :
« mais qu’auriez-vous interprété ? ». Ce qui caractérise le Président, en somme, c’est sa
propension à forcer le sens dans ses reformulations129, et c’est pourquoi, toutes
proportions gardées, le texte lui donne les mêmes tics de langage qu’à l’ancien nazi (II, 14)
130
. Or, c’est en écoutant celui-ci que le héros-narrateur fait une distinction capitale dans
le « stimmen » discursif, où il ne suffit pas que la matière sonne juste, mais aussi la
manière. Loin de se confondre avec le tandem adversatif forme-fond, la remarque, parce
qu’elle fait référence au ton, à l’arrangement du discours, bref à la voix, qui manifeste et
permet de déceler, au-delà des mots, les arrière-pensées perverses, les sophismes en
marche, ou les pièges perlocutoires, rend pleinement justice à la fine musicalité par
laquelle le corps parlant trahit, dans la vibration langagière en apparence la plus neutre,
non seulement son diapason identitaire mais son intentionnalité démonstrative. C’est
cette articulation à la voix humaine qui fonde, en dernier ressort, à travers le rôle narratif
essentiel du « Vorlesen »131, la pertinence de la jurisfiction, dans la mesure où, de l’oral à
l’écrit, entre texte et parole, par littérarité et juridicité, elle porte le juste dire à la plus
extrême exigence d’harmonisation et d’écoute.

Conclusion
41 Au rebours de la comparaison, criticable et du reste fort critiquée, qui a conduit Dworkin
à métaphoriser l’histoire de la jurisprudence en roman écrit à plusieurs, il serait tentant
mais sans doute guère plus justifié de présenter la Littérature de fiction ultra-
contemporaine comme une jurisprudence adossée aux crimes de l’Histoire :
interprétations, jugements, et insertion (fût-ce pour la contrer) dans une tradition. A
l’écart de ces englobements symétriques et aussi déceptifs les uns que les autres, car ils
reposent sur des simplifications outrancières, un roman comme Le liseur, qui est une des
plus convaincantes démonstrations, en acte d’écriture, de la vitalité et de la fécondité de
la « jurisfiction » — comprise comme le type de textes qui parviennent à réaliser une
fusion sans confusion des spécificités respectivement propres aux sphères réflexives et
langières du Droit et de la Littérature — offre une piste plus sérieuse à la méditation, car il
illustre exemplairement la façon dont la littérature du terrible fut quasi invinciblement
amenée à revisiter ce genre et à le porter, non moins logiquement, à une systématisation
inédite.
42 Ce n’est sans doute pas un hasard si l’un des plus brillants représentants du courant « Law
and literature », Richard H. Weisberg, a consacré tant de son attention critique à des textes
jurisfictionnels d’avant et d’après la Shoah132, pour mettre en évidence à travers eux les
effets et les causes d’une décomposition sans précédent des règles et des valeurs, qui en
fait autant de prologues ou de postludes au déchaînement de l’impensable.
Symétriquement, il ne nous paraît pas impossible de détecter dans la jurisfiction ultra-
contemporaine du terrible un mouvement de recomposition qui ne serait évidemment
pas de reconstitution mais de recréation. Forcée en effet de reconsidérer le Droit non
seulement par le versant de la captation ou du détournement — ce qui fut le gibier
249

constant des dénonciations traditionnelles, notamment dans le registre comique133 — ni


seulement par celui d’une complète et tragique éversion (qui reflète l’énorme différence
entre les effets pervers et la perversion foncière d’un système de règles), cette jurisfiction
de l’après-après Shoah, pour penser une reconstruction, voire une refondation du Droit,
ne pouvait plus ni poser sur le Droit le même regard que la précédente ni a fortiori
privilégier tout à fait les mêmes procédés d’expression jurislittéraires. D’où l’invention
d’une écriture du terrible qui, par contraste avec « l’écriture du désastre »134 située, de
l’aveu même de son formulateur, du côté de « l’anesthésie » et de l'intemporalité,
trouverait un sursaut de ressourcement dans l’image d’un Droit désormais poussé par
l’Histoire dans ses retranchements ultimes et que la notion de dignité constitue en
dernier recours comme butoir rassembleur d’humanité135. Ainsi assisterait-on à la percée
d’une jurislittérature spécifique qui, à l’instar de celles qui l’ont précédée, ne se confond
ni avec l’emploi de la langue juridique, ni avec des préoccupations de Droit, mais qui
réalise, par rapport à elle, une littérarisation originale relativement à l’appréhension du
Droit comme ultime et inéludable repère. Le « retour au Droit » s’effectuerait alors non
plus par référence à ses effets de domination sociale mais aux garanties qu’il donne
relativement à la préservation et à la promotion des valeurs d’humanité : conversion qui
témoigne d’une formidable mutation d’échelle, d’un recul du regard qui n’est
évidemment pas sans rapport avec sa mondialisation136. Comme si la fragilité du Droit
telle que l’a révélée la Shoah empêchait désormais d’en traiter l’efficience symbolique
trop à l’étourdie et sans ménagement. Autrement dit, là où les écritures de la
dénonciation et du désarroi mettaient d’autres repères en place ou au contraire se
résignaient à une radicale désorientation, serait imaginable l’accession à une espèce de
moyen terme réflexif : un balisage sans illusion ni démission de l’humain, incluant la
reconnaissance d’une bénéfique résistance aux repérages, quand il apparaît que la
définition la moins criticable de la spécificité humaine repose, précisément, sur le néant
de toutes particularités pré-assignables ou immuables137.
43 Le liseur nous a paru représentatif de cette double différence, et de la distance ainsi
creusée tant avec les jurisfictions de Kafka et de Camus qu’avec celles d’Aristophane et de
Balzac, en ce qu’il relève de cette jurislittérarisation du terrible qui se distingue
également de l’écriture de la dénonciation et de celle du désastre. D’un côté, par le regard
sur le Droit dont témoigne sa proposition de modélisation odysséenne, qui vaut à la fois
comme une éclatante proclamation de la pertinence épistémologique, en Droit positif, de
la démarche historienne, et d’une non moindre pertinence, en Histoire du Droit, de la
narration littéraire, pour sortir des illusions des Lumières sans tomber dans l’acceptation
du terrible mais au contraire déboucher sur une refondation des valeurs138. Or, ce que
montrent au héros-narrateur, en III, 4, les chimères juridiques des Lumières, c’est une
confusion précipitée du juste et du bel ordre. Ce que montre l’histoire odysséenne, c’est
l’ambivalence irréductible des hommes et des événements, la patience et la longueur de
temps dont s’assortissent les acquis — effectifs, mais jamais définitifs — de la remise en
ordre. Ce que montre l’histoire du roman, c’est une reconquête, modeste et partagée, du
sens et de la dignité sur ce silence de l’humain qui suit — sans pouvoir trop longtemps
durer — les grandes catastrophes. De l’autre côté, par sa technique narrative qui allie les
ressources de distanciation offertes par l’écriture du Droit et par le récit de fiction, à
celles de l’adhésion émotionnelle que maîtrise à plaisir la littérarité, mais non sans
combiner aussi les tropismes d’ingérence et d’inquisition propres, en certains de ses
aspects, à la démarche juridique139 avec ceux d’équité diégétique et de réversibilité
critique dont ne se départit jamais la fiction. Tout cela pour créer, en empruntant leurs
250

leviers à deux stratégies différentes du juste dire, une synergie d’écriture seule capable de
soulever les chapes d’indicible. Car c’est la justesse — ce qui est bien différent de la beauté
— qui ouvre le chemin d’écriture à un jugement mûri. Mais c’est la justice — même
trébuchante — qui à son trébuchet a d’abord soupesé les deux faces des choses et donné
voix à leurs chances d’ajustement. L’organisation narrative conflue alors véritablement
avec la démarche de juridicité, sans la parasiter, ni la compromettre : juste raconter, pour
raconter juste, une Histoire du Droit encore si proche, et qui reste si terriblement
« prochaine ».

NOTES
1. En dehors de B. SCHLINK lui-même, dans Brouillard sur Manheim (1987) ou Un hiver à Manheim
(1992), on peut mentionner F. DÜRENMATT, Justice (1985), P. HANDKE, Mon année dans la haie de
Personne (1994) et G. GRASS, Toute une histoire (1995), qui mettent en scène des personnages ou des
héros-narrateurs dont la biographie illustre diverses modalités, synchroniques ou diachroniques,
de ces bivalences.
2. Sous la désignation d’« Historikerstreit », ces débats marquèrent en Allemagne le 40 e
anniversaire de la chute du IIIe Reich. Pour une histoire de l’historiographie allemande depuis
1945, voir, le plus récemment, E. HUSSON, Comprendre Hitler et la Shoah, Paris, P.U.F., 2000. En
octobre 1998, ce que l’on nomma la polémique Martin Walzer sur la « normalité allemande » se
développa à propos de la politique européenne de l’Allemagne.
3. Le Monde s’en est fait plusieurs fois l’écho au cours du mois de l’été 2000 (par exemple, 13-14
août, p. 1 et 8), après la publication (15 juin, p. 1 et 16) d’extraits d’une conférence de P. Ricoeur à
la Sorbonne, et de la réplique qu’y apporta Rainer Rochlitz (25-26 juin, p. 14 et 15).
4. Voir Mémoire, Histoire, Oubli, Paris, Seuil, 2000, ainsi que les articles de P. Ricoeur parus dans les
Annales ESC, juillet-août 2000 : « L’écriture de l’Histoire et la représentation du passé », Esprit
(août-septembre 2000), numéro centré sur « Les historiens et le travail de mémoire » et
Philosophie (no 67, 1er septembre 2000) : « Devant l’inacceptable ; le juge, l’historien, l’écrivain ».
5. En France, outre l’œuvre du philosophe P. Ricoeur, dont Le juste paraît la même année que Le
liseur, il faut citer celle de l’historien P. Vidal-Naquet, et signaler qu’ils avaient été précédés dans
ce type d’investigations par le philosophe et juriste allemand Wilhem Schapp (1884-1969), qui
développa dans les années 1950 une phénoménologie de la narrativité dont Le liseur pourrait, à
bien des égards, être considéré comme une illustration en littérarité. Voir Empêtrés dans des
histoires, l'être de l'homme et de la chose, éd. originale 1953, traduction française, Paris, Cerf, 1992.
6. Le Nouvel Observateur des 18-24 décembre 1997 signalait à cette date 21 réimpressions pour la
France. Le liseur, best-seller aux Etats-Unis, a été traduit en 25 langues.
7. Le sous-titre « roman » est explicite dans l’édition originale allemande (Zurich, Diogenes
Verlag, 1995), quoiqu’il ait été omis dans l’édition française (traduction de B. Lortholary, Paris,
Gallimard, 1996).
8. Voir V. COLONNA, L’auto-fiction : essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, thèse EHESS,
1989. Parmi les indices qui placent Le liseur à la lisière de l’auto-fiction, on relèvera l’année et le
mois de naissance du héros, ainsi que sa double activité de juriste et d’écrivain. Mais même en ces
cas, la soigneuse préservation de micro-décalages établit sans doute possible que le lien avec la
fiction reste primordial pour assurer la fonction autocritique du discours. Voilà pourquoi le
251

lecteur du livre ne saurait confondre sans pertes interprétatives les niveaux respectifs de
l’autobiographie (le discours à la première personne du héros-narrateur) cl de la littérarité (les
effets créés par l'ensemble romanesque lui-même) dont la coexistence, en permettant de raffiner
sur les effets de distanciation, donne précisément à son regard critique un espace autonome.
9. Aux marges de ce type de fiction ambiguë et retorse, V. Colonna (op. cit.) insiste, après G.
Genette, sur la complexité particulière du cas proustien. Or, c’est comme en guise d’allusion quasi
transparente à Du côté de chez Swann que, dès le deuxième chapitre du roman, sont évoquées les
fantasmagories dont se peuple la chambre du jeune convalescent.
10. Pour faciliter la consultation indispensable du livre dans sa langue d’origine, et parce que la
précision chiffrée de son découpage dispense de recourir à une double pagination, on renverra
ainsi par le chiffre romain aux trois parties du texte, et par le chiffre arabe au numéro des (très
courts) chapitres qui les composent.
11. Il faut souligner que la formule de l’historien Christian Meier, devenue emblématique du
torturant dilemme de l’après-Shoah, se trouve explicitement mentionnée et commentée dans le
roman (« verstehen und verurteilen », II, 15), confirmant son inscription délibérée dans les débats
intellectuels que nous avons ci-dessus mentionnés.
12. Avec l’expression « écriture du terrible », nous reprenons l’emploi et l’acception que M.
Revault d’Allonnes donne à cet adjectif substantivé (voir son article « Peut-on élaborer le
terrible ? » dans le numéro déjà cité de Philosophie).
13. Voir récemment Th. FÉRAL, Justice et nazisme, Paris, L’Harmattan, 1997 : on notera qu’en
conclusion (p. 94) sont reproduits les propos par lesquels l’ancien officier nazi scandalise le
héros-narrateur dans Le liseur (II, 14). La puissance littéraire du roman est déjà suffisamment
perceptible par la vitesse avec laquelle il a incité certains lecteurs à boucler ainsi la boucle des
textualisations fictionnelle et historique.
14. Voir P.-Y. GAUDARD, Le fardeau de la mémoire, Le deuil collectif allemand après le national-
socialisme, Paris, Plon, 1997.
15. Pour la lecture « sombre » de la Grèce effectuée en Allemagne depuis l’époque romantique,
voir J.-L. NANCY et Ph. LACOUE-LABARTHE, Le mythe nazi, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 1991.
Pour l’expression en termes grecs des concepts de pureté et d’origine chez Heidegger, voir M.
ZARADER, Heidegger et les paroles de l'origine, Paris, Vrin, 1986.
16. Si en effet le verbe « vorlesen » et ses dérivés scandent régulièrement tout le livre (15
occurrences dans la première et la troisième parties, 13 dans la deuxième), les trois emplois du
terme spécialisé « Verlesung » sont réservés à la partie la plus techniquement juridique (II, 6
lecture de l’acte d’accusation et II, 17 lecture du verdict).
17. C’est pourquoi les deux premières parties comportent le même nombre de chapitres — soit 17
chacune — et représentent exactement le même volume de texte, se distinguant à ces deux
égards de la troisième, qui ne compte que 12 chapitres.
18. On pourrait ainsi réinterpréter, d’une part —· au niveau de l’autobiographie—, certains
épisodes à triple sens — ceux des deux secrets conjugués et celui que leur prête le héros —, qui
culminent sans nul doute dans la scène terrible de I, 11, et d’autre part — niveau du roman —, les
indices à connotations sinistres, comme la rue de la Gare.
19. A cet égard, la comparaison est instructive avec les « policiers » du même auteur, et en
particulier Brouillard sur Manheim, dont l’intrigue met en œuvre une combinaison de thèmes
étonnamment proches (y compris le motif si important de la lecture à haute voix), mais se
conclut sur une action « justicière » qui, même si elle n’est ni judiciaire ni univoque, s’inscrit plus
classiquement dans la lignée du genre.
20. L’écart est patent avec le roman noir « ordinaire », organisé à partir d’un meurtre dont
l’intrigue éclaircit peu à peu l’auteur et les motivations.
21. En II, 15, comme en III, 1, la neige est le symbole transparent du blocage, de l’absence de sens,
de ce que le héros nomme l’anesthésie, et surtout de l’incommunicabilité : bref, du « blanc » (y
252

compris au sens typographique du terme). On est là au comble du contraste thématique avec la


symbolique de fluidité euphorique, doublement présente dans la première partie à travers les
bains-préludes à l’érotisme et la piscine, lieu de convivialité scolaire.
22. Voir en I, 7, 8 et 9 l’insistance sur les effets scolaires bénéfiques, et relationnels autant que
disciplinaires, induits par la liaison avec Hanna.
23. Ainsi relève-t-on six occurrences en I (en 2, 3, 4, 5, 7 et 9) contre trois en II (8, 10 et 15).
24. Au sens fort que la théorie littéraire a donné, dans les années 1970, à un déconstructionnisme
du discours dont les textes de J. Derrida ont constitué la référence-phare.
25. Voir en II, 13, les fantasmagories diurnes et nocturnes qui donnent un contrepoint terrible à
celles de I, 5 (les unes en amont et les autres en aval de la relation amoureuse).
26. Le héros-narrateur n’a pas caché (voir I, 8, 10, 13 et 14) sa difficulté de plus en plus grande à
supporter l’autoritarisme d’Hanna et les humiliations que son propre désir lui faisait accepter. Ni
la honte qu’il aurait éprouvée à être rencontré avec elle (I, 14), ni son détachement progressif au
profit de ses camarades, qui culminent, à la fin de la première partie, avec la rencontre manquée
de la piscine (I, 16).
27. Voir en III, 8, le mélange d’ironie, d’évitement et d’aveux énigmatiques qui, dans la réponse
d’Hanna, perpétue l’indécidabilité et amorce une autre rétro-interprétation (à la lumière, cette
fois, de son suicide).
28. Ce n’est pas en effet dans ce livre-témoignage, qui figure comme pièce majeure au dossier
criminel (d’où l’emploi à son propos du terme « Verlesung », en II, 6), qu’est évoquée la lecture à
haute voix faite par les déportées, puisqu’au procès son auteur n’y repense qu’in extremis, et
d’autre part, elle ne dit pas quels textes au juste se faisait lire Hanna — ce que le lecteur déduit
simplement, comme le héros, de la pratique du « Vorlesen » précédemment décrite.
29. De fait, si le défaut d’appréciation des culpabilités respectives que reflète le verdict est
indéniable, il était processuellement inévitable, puisque « l’accusée n o 4 » l’a provoqué
systématiquement, de convocations négligées en procès-verbal signé, de sélections non
expliquées en prétendue rédaction de rapport.
30. Ce qui déclenche en effet ses réflexes de juriste scrupuleux, désireux d’éclairer les juges sur
un élément du dossier qui serait de nature à modifier la pesée respective des culpabilités.
31. On aura noté qu’à eux deux, ces personnages-auteurs couvrent la gamme d’écriture du héros-
narrateur, érudit, écrivain de fiction et d’autobiographie.
32. C’est ainsi et seulement ainsi qu’est désignée dans le récit, même après la mort de sa mère, la
seule rescapée ; l’accent mis sur cette paradigmaticité généalogique ne contribue pas peu à
l’inscription du roman dans la jurislittérarité (le Droit étant aux humains, comme l’a fortement
montré Pierre Legendre, un irremplaçable embrayeur symbolique de continuité biologique).
33. Voir à cet égard la réaction spontanée de la Fille, en III, 11, immédiatement rectifiée par elle,
car elle a l’intelligence de saisir que Michaël n’a pas vécu, au total et in fine, cette liaison comme
destructrice.
34. Peut-être un choix d’éditeur : en tout cas, il n’y a pas eu harmonisation rigoureuse entre le
titre et II, 16 d’un côté, et de l’autre III, 11, où « Vorleser » est traduit par « lecteur ». Cette
traduction n’est pas possible au féminin, puisque le français a spécialisé « liseuse » dans la
désignation d’un vêtement. C’est pourquoi « Vorleserin » en II, 13 est traduit par « lectrice ». De
même, le film de Michel Deville qui, en 1988, mettait cette situation de lecture
« professionnalisée » au centre de son scénario, n’a pu lever l’ambiguïté entre « celle qui lit » et
« celle qui fait la lecture » : il s’intitule La lectrice.
35. Grammaticalement, la lecture à haute voix se présente dans le texte allemand sous trois
formes principales : le verbe simple « vorlesen », qui n’apparaît pas moins d’une vingtaine de fois
dans le livre (d’abord en I, 9, deux fois, à l’occasion de la première demande d’Hanna, citée au
style direct) ; le verbe substantivé au neutre qui connote l’habitude, la ritualisation de la pratique
(« das Vorlesen », deux fois aussi pour la première mention de cette pratique en I, 9, et au total 11
253

occurrences dans le roman) ; enfin, le substantif féminin (trois fois en II, 13) ou masculin (en II, 16
et III, 11) qui constitue cette pratique en trait identitaire et évolue au fil du texte des
connotations instrumentales les plus terribles (II, 13 et 16) à la revendication finale par le héros
de cette fonction auprès d’Hanna (II, 11). C’est qu’alors, de fait, elle représente non seulement la
seule chose qui ait assuré entre eux une continuité relationnelle sur un quart de siècle, mais aussi
un trajet dont l’aboutissement a placé Michaël dans la position finalement la plus « juste » qu’il
ait pu trouver pour unifier et assumer sa relation avec Hanna. En cela, le « Vorlesen » est sa
propre mise en pratique de la « reconnaissance sans absolution » qu’il propose à la Fille, et le plus
remarquable exemple de ce dire juste dont le livre est censé découler : d’où le cercle parfait qu’il
trace avec le titre.
36. Voir en III, 6, admirablement décrit, le passage accéléré de son graphisme des griffonnages
pseudo-enfantins à une écriture de vieillard.
37. D’où les expériences décevantes du héros devenu adulte (III, 2) : même quand la relation
physique ne cloche plus, c’est l’écoute qui manque cruellement au rendez-vous. Alors, s’amorce
une répétition inversée, dans l’histoire, de la désespérante clôture de silence dressée par
l’Histoire. Inversée, car, à partir de là, Hanna, au lieu d’être, comme lors du procès, la figure du
blocage de parole, devient celle de son resssourcement.
38. Voir en I, 7, la scène du bain de la petite enfance, qui fournit de manière transparente les
maillons pour comprendre la puissance fantasmatique de l’histoire et le symbole généalogique
d’Histoire qu’elle porte et qui la porte en même temps.
39. Ce n’est pas un hasard si la première « lecture » dure six mois (février-juillet 1958), la seconde
au plus dix-huit mois (de l’automme 1943 au printemps 1944 à Auschwitz, et du printemps 1944 à
l’hiver 1944-45 près de Cracovie), mais la troisième, considérée jusqu’à l’alphabétisation d’Hanna,
quatre ans (1973-77), et en tout, jusqu’à sa mort dix ans (1973-83).
40. Voir le contrepoint des rougeurs en I, 4 et II, 7, qui lie en littérarité le rapport au sexe et au
texte (avant la première « lecture » et au moment de la révélation de la seconde) par le
déchiffrement (impossible) du regard. C’est qu’ici, en réalité, la déchiffreuse, c’est Hanna, qui lit à
livre ouvert, sur le visage de Michaël, la première fois son désir et la deuxième fois son désarroi.
Il est probable qu’en I, 16, elle y lit son éloignement (d’où son départ de la piscine) et en III, 8,
pour finir, elle déchiffre la distance physique, d’où son mot si révélateur « Tu as grandi, garçon »
(Michaël a alors 40 ans).
41. Au double mensonge inaugural (de Michaël sur son âge en I, 8 et d’Hanna sur le motif du «
Vorlesen » en I, 9) répond la duplicité finale (détachement de Michaël et départ sans préavis
d’Hanna à la fin de I).
42. Premier mensonge à la famille en I. 7 ; vente à bas prix de la collection de timbres en I, 11 et
vols à l’étalage en I, 12.
43. Pour les réticences d’Hanna à parler de son passé, et le fait que Michaël renonce comme
d’évidence aux projets d’avenir, voir I, 9. Pour le fait que Michaël ne sait rien d’Hanna, même au
présent, hors du mince créneau de leurs rencontres, voir I, 16. D’où, ibidem, la plaisanterie
emblématique : « toute (sa) vie dans une heure », ce pourrait être effectivement la devise de ce
premier épisode dans sa relation à Hanna, et il n’est pas indifférent que ce soit la fiction
cinématographique (équivalent socioculturel du « Vorlesen » pour une analphabète) qui fournisse
ce paradigme.
44. Voir les garants spécieux que Michaël cherche à sa liaison dans certaines références
romanesques et biographiques (I, 9 : première mention de la Littérature). C’est dans le même
chapitre qu’Hanna, écartant les textes grecs et latins, demande lecture de la Littérature
allemande.
45. Au dénouement des deux pièces de théâtre citées en I, 9, inégalités sociales et abus de pouvoir
imposent déjà avec insistance le thème du suicide.
254

46. C’est ce qui pourrait expliquer l’unique exception au rituel qui marque la scène cruciale de I,
11 : l’inversion de l’ordre entre l’acte sexuel et la lecture, joint à la substitution symbolique des
larmes à la douche, trouve un contrepoint significatif dans la réflexion socioculturelle qui oppose
langage et gestes de violence. Or, la scène marque un tournant décisif dans le comportement
d’Hanna, dont Michaël découvre la face de douceur, et trouve probablement une suite en I, 16,
dans la velléité de l’avertir, à la piscine, de son prochain départ.
47. Hanna donne l’exemple en exerçant sa verve critique sur les intrigues des drames
romantiques. A ce titre, et en dépit de ses lacunes culturelles, elle donne au collégien une
précieuse leçon de distanciation exégétique. Elle-même indéchiffrable, elle lui apprend, dans
l’affirmation du goût, à déchiffrer de pair les corps et les corpus.
48. Voir en II, 1 : la perte d’Hanna se traduit par la découverte que les après-midi n’ont plus de
forme (« Gestalt »).
49. Cette période de huit années est symétrique de celle qui représente le plus long séjour
d’Hanna dans une ville après la guerre, les huit années qu’elle passe (1950-1958) dans la ville
natale de Michaël, et contraste avec les huit jours qui séparent leurs retrouvailles de visu et la
mort d’Hanna.
50. On notera là encore le mouvement de synthèse qui culmine dans la troisième partie mais
caractérise tout le roman : à la fin de la première partie, le roman de Tolstoï réunit la Littérature
à l’Histoire ; la deuxième consacre au contraire les coupures entre Droit et Histoire, Littérature et
Histoire ; c’est le début de la troisième partie qui rassemble les trois domaines, d’abord par
l’Histoire du Droit, puis par sa modélisation littéraire. Et c’est par le texte-rassembleur de l'
Odyssée que reprend la communication.
51. La première mention se trouve en I, 9 : l'Odyssée y est à la fois le premier texte qu’il raconte
(avec l'Iliade) et le premier dont il lit un passage en grec (c’est un texte en couple et un texte en
double). La deuxième occurrence arrive en I, 13, lorsqu’en cours de grec, Michaël est désigné
pour traduire l’épisode de Nausicaa. On reviendra (voir 2.1) sur les identifications féminines dont
ce passage est le support. Ce qu’il faut remarquer ici, c’est que, déjà, pour le collégien, l’Odyssée,
avant même d’être caractérisée comme texte de prédilection transtemporelle, fait l’objet d’une
reconnaissance plus que d’une découverte (il l’a si bien lu en traduction qu’il « s’y retrouve »
aussitôt).
52. Voir I, 15, l’écart entre l’idée que se fait le héros de sa situation et l’image que, par la voix de
Sophie, lui en renvoient les autres. Il savait qu’Hanna avait hâté sa convalescence, et les autres le
croyaient toujours malade.
53. Il s’exprime en effet à travers les connotations musicales du verbe « stimmen » (accorder un
instrument) assorti de la négation. Mentionné pour la première fois au cours du procès (en II, 6,
quand Hanna essaie vainement de faire rectifier des erreurs dans l’acte d’accusation et le procès-
verbal de son interrogatoire), puis en II, 14 (quand les propos de l’ancien nazi sonnent aux
oreilles du héros comme une discordance, non par ce qu’il dit mais par la manière dont il le dit)
le syntagme « es (nicht) stimmt », qui est donc nettement associé à la dicibilité du terrible, devient
un véritable leitmotiv dans la troisième partie (III, 2, 5, 8 et 10 : en tout six occurrences) avant de
caractériser, dans le dernier chapitre du roman (III, 12), le roman lui-même comme la résolution
du problème d’un dire « juste ».
54. Le contrepoint que III, 3 donne à I, 10 est explicitement souligné dans le texte.
55. On se contentera de renvoyer, cette fois encore, aux convaincantes démonstrations de Pierre
Legendre.
56. Idée très discutable dans sa généralité (le commentateur de Kant fait ici bon marché, par
exemple, de l’œuvre de Platon). Mais elle attire l’attention, par contraste, sur le fait que le Droit,
lui, s’occupe des enfants avec intensité, notamment par le biais du Droit de la famille, et surtout
qu’il occupe précocement les enfants, par le biais du sentiment de l’injustice (et de l’indignité,
255

opposable à la « raison » adulte). N’est-ce pas précisément dans les Lois que Platon s’est le plus
occupé des enfants ?
57. Voir la subtile progression lexicale, en III, 5 : la lecture à haute voix pour soi-même (« lesen
laut ») donne l’idée de lire pour Hanna (« lesen für ») et c’est seulement alors que, malgré
l’intermédiaire du magnétophone, est réintroduit le mot « Vorlesen » (véritable mot de passe du
passé).
58. Il est tout à fait remarquable que, d’une part, soit refusée la Littérature dite
« expérimentale », qui fait voler en éclat l’histoire, et d’autre part, que l’Historien se complaise à
jouer des effets d’atemporalité de la Littérature, en ne précisant jamais la date des textes lus.
C’est l’illustration simultanée de sa théorie des passerelles, qui fonde la modélisation littéraire de
l’Histoire du Droit, et d’une répugnance très juridique à renoncer au sens.
59. L’utilisation de ce média technologique, qui réalise alors la conjonction de la présence
charnelle (par la voix) et de la distance morale (par l’absence de dialogue), n’est pas sans faire
symboliquement un contrepoint complexe à l’atroce spécificité d’un génocide perpétré selon des
méthodes « industrielles » et instigateur de comportements « mécaniques ».
60. Voir III, 9 : le mot « Vortrag » rend parfaitement perceptible l’écho de « Vorlesen » (et du reste
les dictionnaires lui donnent pour synonyme « Vorlesung »).
61. Voir III, 6 et III, 11 : pendant la détention d’Hanna, l'Historien du Droit passe un an en
Amérique, d’où il lui envoie des cassettes ; après sa mort, il profite d’un colloque à Boston pour
satisfaire auprès de la Fille, qui réside à New York, les dernières volontés d’Hanna. Il y a donc
symboliquement un aller-retour qui fait d’Hanna la destinataire puis l’émettrice de messages
entre les Etats-Unis et l’Allemagne, les deux scènes sur lesquelles se sont principalement joués —
politiquement et juridiquement —·les enjeux de l’après-Shoah.
62. Seule la petite Julia — en écart symétrique et significatif de génération — pourra prendre
véritablement dans la vie du héros-narrateur le relais affectif du rapport à Hanna. A cet égard,
l’évocation de la blessure du divorce comme un déni de droit suggère que cette nouvelle
contradiction douloureuse qui, au surplus, fait aussi reprendre un chemin d’enfance, stimulera et
permettra également la recherche de l’accession à un juste dire — mais dans la vie même et non
par-delà la mort.
63. A l’exception de la Fille, dont on a déjà parlé. Mais, sans être la fille du héros, elle joue un rôle
(voir 2.1.) qui la met symboliquement sur le même plan de « passerelle » vers les générations à
venir, de même qu’Hanna, symboliquement, renvoyait comme les mères (du héros et de la Fille)
aux générations antérieures. Or, la Fille et Hanna constituent un couple antithétique important
dans la structure narrative.
64. On pourrait remarquer que la parcimonie des dénominations contribue à en densifier la
symbolique et à serrer leur insertion diégétique : pour s’en tenir au nom des deux protagonistes,
on notera qu’à une lettre près, le nom de Schmitz renvoie en allemand au fouet (voir la scène de
la ceinture et les images des cauchemars), tandis que celui de Berg (« montagne », voir les
épisode du charbon et des vacances de ski) connote la hauteur (sa niche est en réalité un poste de
vigie).
65. L’éloge funèbre du professeur qui est à l’origine du séminaire et les retrouvailles avec le
condisciple qui déstabilise le héros-narrateur confirment que cet emploi de personnages en
silhouettes permet de positionner emblématiquement l’histoire du héros mais aussi son rapport
à l’Histoire : tous deux sont des marginaux de l’Université. On remarquera aussi que ce sont les
personnages carrément installés dans la normalité qui, de façon aussi récurrente que paradoxale,
sont à l’origine du rapprochement entre le héros et Hanna (la mère, directement, pour le premier
retour, et Gertrude, indirectement, pour le second). Voilà pourquoi, lors de l’enterrement,
l’homme au manteau rouge, qui reconduit brutalement le héros à la honte, en est pour ses frais
de curiosité : le retour s’amorce alors vers une normalisation du rapport de Michaël à son passé.
256

66. Des néoplatoniciens qui en ont fait le paradigme littéraire de l’âme, à l’épistémologie anglo-
saxonne qui s’en sert pour figurer les paradoxes de la rationalité, en passant par Dante, qui le
met dans l’Enfer pour cause de « libido sciendi », le personnage d’Ulysse a été constamment au
centre d’une interrogation sur la raison pratique, et à ce titre, autant qu’à celui de « justicier », il
a de quoi intéresser une réflexion sur le Droit.
67. Faut-il rappeler que l'Odyssée comporte XXIV chants, et que le retour d’Ulysse à Ithaque se
situe au chant XIII ?
68. C’est pourquoi, si, dans l’expression « reconnaître quelqu’un ou quelque chose » s’exprime la
réduction de l’inconnu au connu, dans celle de « reconnaître le terrain » on comprend que, plus
profondément, il s’agit d’apprivoiser l’inconnu, pour pouvoir à la fois le décrire aux autres, et
agir sur lui.
69. Il est parfaitement exprimé dans le texte en II, 4, avec l’allusion au tabou sur le droit à la
comparaison, qui est au centre des débats intellectuels sur la Shoah. En littérarité, il trouve sa
traduction dans la thématique de la distance-proximité paradoxale, dont nous avons déjà signalé
la récurrence. Elle est expressément liée à l’écriture en II, 8 (réflexion sur le livre de la Fille) et au
« Vorlesen » en III, 7, mais elle est thématiquement déclinée dans l’ensemble du texte.
70. Voir le retournement terrible du « Vorlesen » (II, 7), mais aussi des motifs de l’uniforme (II,
17), de la ceinture-cravache (II, 13), et du « richtig machen » (II, 6).
71. Et il ne l’a pas moins de deux fois, puisqu’en I, 2, à la faveur de la première compression
temporelle, il était précisé que l’ancienne maison d’Hanna abrite désormais un magasin
d’ordinateurs.
72. En prélude au deuxième retour vers Hanna, le chapitre I, 5 ne donne pas à lire moins de deux
fois le mot de « labyrinthe », et en I, 2, on en trouvait déjà l’expression onirique.
73. On ne s’étendra pas sur le rapport du labyrinthe et du Minotaure mais il n’est pas indifférent
que la maîtrise du monstre soit mise par le mythe en relation avec l’écriture et la danse, dont le
labyrinthe est également, en Crète, le symbole. En I, 5, le mot « monstres » accompagne celui de
« labyrinthe », mais coloré par un double paradoxe (étrangeté-familiarité d’une part, insomnie-
plénitude de l’autre), assez symptomatique de ce basculement entre méconnaissance et
reconnaissance qui est l’un des motifs essentiels du roman.
74. Ce qui, d’une part, ne veut pas dire reproductifs mais recréatifs de certains motifs de l'
Odyssée, et d’autre part, ne se confond pas avec ulysséens.
75. On notera avec quelle subtilité, par le biais de l’hésitation entre Hanna et Sophie sa
condisciple, sont ici amorcés les thèmes du comblement d’âge mais aussi le découplage du
sentiment amoureux et des rapports charnels.
76. Voir I. PAPADOPOULOS-BELMEHDI, Le chant de Pénélope. La poétique du tissage féminin dans
l’Odyssée, Paris, Belin, 1994. L’épisode du tissage est mentionné trois fois au cours de l'Odyssée,
dont il finit par métaphoriser l’écriture, comme l'Odyssée apparaît trois fois dans le roman qui la
constitue, à tous égards, en paradigme.
77. L’honnêteté intellectuelle d’Hanna est constamment soulignée dans le roman : même si elle
ment pour dissimuler son analphabétisme, elle incarne sans discontinuer, tout à fait comme
Pénélope, le paradoxe de la ruse loyale, sans coquetterie ni mauvaise foi, et qui tourne plutôt à
son détriment.
78. Bien que le héros affecte ne rien savoir de l’amour d’Hanna pour lui (III, 14), le lecteur est
assez fourni en indices pour n’en guère douter (voir I, 11 et 16, II, 7, III, 6, 8 et 10).
79. Essentiellement à travers le témoignage de la directrice de prison, la visite de la cellule
d’Hanna, et le contenu de son « testament » (III, 10).
80. C’est dans ce passage capital que la spécificité jurislittéraire du « Vorlesen » s’approfondit du
contraste avec le simple fait de dicter, « diktieren ».
81. En effet, de même que le nouveau « Vorlesen » devient en III, 5, un signe de justesse et un rite
d’achèvement, le signal de l’écriture du livre est donné en III, 12 par le fait que l’histoire a pris
257

dans la mémoire une forme achevée (« rund, geschlossen und gerichtet ») et qu’elle sonne juste (« sie
stimmt »).
82. Le livre n’a pas la maladresse d’occulter l’éventualité des mécanismes (contagieux) de
domination, voire de « bras de fer », qui peuvent changer le sens des comportements : en
l’espèce, le testament d’Hanna fait successivement l’objet de ce type de soupçon de la part du
héros-narrateur, qui envisage comme une possible vengeance l’absence de tout message
personnel (III, 10, niveau de l’histoire) et de la part de la Fille, choquée par ce qu’elle interprète
comme une demande d’absolution (III, 11, niveau de l’Histoire).
83. Ainsi, non seulement Hanna rejoint-elle Michaël, indirectement et à son insu, en juridicité,
mais, par ce dépouillement d’une position de pouvoir, elle conforte indirectement aussi ses
positions théoriques, et les réserves qu’il exprime à propos des juristes-praticiens dépourvus de
recul (III, 4).
84. Tellement surprenante chez Hanna qu’elle est présentée comme l’indice d’une paradoxale et
supérieure harmonie : rien d’étonnant si s’impose aussitôt le verbe « stimmen » (III, 10).
85. Et ainsi corrige l’image de personne « consciencieuse sans conscience » (I, 8) qui est peut-être
le trait en lequel se résume le mieux le terrible de la Shoah (voir I, 14).
86. En allemand, c’est le même mot (« geben ») qui est employé en III, 10, pour la transmission de
la boîte à Michaël par la directrice, et pour sa transmission par lui à la Fille, ce qui laisse penser
que, dans les deux cas, Hanna comptait sur une remise en mains propres.
87. On invoque ici ce modèle en toute connaissance de l’importance que lui accorde l’imaginaire
de l’auteur : c’est le titre d’un autre de ses livres (Die gordische Schleife, 1988). Faut-il insister sur le
fait que le problème de la décision, du « trancher », est le cœur même de la juridicité ?
88. C’est pourquoi il est si important qu’à elle seule Michaël dise toute la vérité de ses deux «
Vorlesen »
89. Il n’est pas question en effet de confondre l’impact de l’analphabétisme dans les imputations
criminelles (ce fait qui, resté ignoré des juges, biaisa l’ensemble du verdict), ni même le rôle qu’il
joua, sans aucun doute, dans l’engrenage qui conduisit Hanna au camp, avec l’irréductible
atrocité de l’acceptation par elle de l’inacceptable (voir III, 6 et 9). Même son suicide ne peut
évidemment « rattraper » le fait qu’à l’époque, elle n’ait pas choisi au prix de sa vie, comme
d’autres le firent, de refuser de tremper dans l’extermination de ses semblables. Voilà pourquoi
Michaël, en bon juriste, circonscrit soigneusement la possibilité de reconnaissance à la période
de détention et la distingue nettement d’une « absolution ». C’est ici le fait qu’Hanna ait pris la
peine, en prison, de lire les récits des déportés (a-t-elle lu alors le livre de la Fille ?) et d’adresser
son testament à sa principale accusatrice, qui fait de la référence à son analphabétisme non point
une excuse mais un support d’interprétation équitable de l’ensemble de sa vie.
90. Non seulement parce qu’elle accepte « en souriant » la reconnaissance nominative d’Hanna
par une association juive (ce qui montre qu’elle n’étend pas le rapport à la Shoah jusqu’à une fin
de non-recevoir définitive de tout rapport entre les Allemands et les Juifs) mais parce qu’en
assistant au procès Michaël a pu constater que, tout comme lui, elle laissait en suspens la
question de savoir si le « Vorlesen » du camp adoucissait ou non le sort des condamnées. C’est la
conjonction de cette modération historique et de cette prudence interprétative qui autorise
Michaël à engager, sans duplicité, sa brillante traduction symbolique.
91. C’est exactement le temps qui sépare l’engagement d’Hanna dans l’armée de son suicide. Et
l’âge qu’a Michaël au moment où il rencontre la Fille.
92. Non seulement parce qu’Hanna entendait faire reconnaître directement son crime contre
l’humanité, mais aussi parce que, contrairement à la lettre du testament, ce n’est pas la Fille qui
« décide quoi faire » du don, mais Michaël. Et la Fille ne donne son accord que parce que Michaël,
précisément, a su comment s’éloigner de la lettre au profit de l’esprit. S’agissant
d’analphabétisme, on admirera la profondeur paradoxale que prend, en l’espèce, le fameux
dyptique interprétatif (l’esprit et la lettre d’un texte juridique).
258

93. C’est ce que prédit formellement Tirésias à Ulysse (Odyssée, XI, 121-137) : l’interprétation de
III, 4 ne va pas jusqu’au bout car, à cet endroit du texte, il s’agit de la rectification polémique
d’une interprétation superficielle. A sa thèse (Ulysse rentre au pays), Michaël oppose alors
l’antithèse (mais il en repart aussitôt). C’est évidemment au lecteur, qui est censé connaître dans
leur intégralité les propos du devin, qu’est laissé le soin de la synthèse (pour finalement y
revenir, cette fois, y vivre en paix et y connaître une mort douce).
94. On interprètera l’acceptation de cet ultime détour et cette révélation de la mer à ceux qui ne
la connaissent pas comme une double satisfaction accordée à Poséidon, frustré par les destins de
la mort d’Ulysse sur la mer.
95. D’une part, en instrumentalisant les déportées, d’autre part, en les conduisant à trahir, par
l’appât d’une mort retardée, la solidarité avec les autres déportées.
96. Le plus mauvais esprit ne peut ici supposer, ni de la part d’Hanna, ni de celle de Michaël, un
machiavélisme qui aurait infailliblement ruiné la reconnaissance, si la Fille avait senti la moindre
préméditation, alors que tout repose ici sur un effet de divine surprise. D’autre part, la Fille fut
une victime dans l’affaire de la boîte alors que dans le livre (voir II, 8) elle semble avoir mis plutôt
l’accent sur sa débrouillardise. Et, au surplus, victime, en l’espèce, de ses co-déportées, ce sur
quoi elle avait pu ne pas vouloir non plus s’appesantir.
97. Restitution en ce qu’elle annule un vol mais il ne s’agit ni de la même boîte, ni du même
contenu. La première boîte resta en effet, au camp, ignorée par Hanna, et le premier contenu
n’existe plus (à peine) que dans le souvenir.
98. Le contenu de la boîte aux trésors ne renvoie pas par hasard, entre autres, à la figure du père,
alors que jusque-là il n’avait été question que de la Mère et de la Fille. Il n’est peut-être pas non
plus indifférent qu’à la fin de l'Odyssée, la pièce du « trésor » joue un rôle décisif dans la
restitution des droits du maître face aux prétendants pilleurs.
99. Voir III, 10 : « Geben Sie es (...) er soll es (...) der Tochter geben ». Le pronom neutre renvoie bien à
« das Geld » et non à « die lila Teedose ». Ce qui confirme, s’agissant d’Hanna, l’hypothèse du hors-
livre (voir ci-dessus, la note 96).
100. A cet égard d’ailleurs, est encore décelable une référence au schéma homérique qui divise
l’éloignement d’Ithaque en dix ans de séjour (à Troie) et dix ans de retour (l'Odyssée proprement
dite). Cette interférence allusive des thématiques de l’absence (associée aux horreurs de la
guerre) et du retour (qui se conclut sur la pacification civile imposée par Athéna, suivie du
voyage d’expiation dû à l’Ebranleur de la terre) confirme le subtil travail de réécriture
odysséenne auquel procède Le liseur (voir le rôle-miroir, dans le roman, de Guerre et Paix).
101. Ulysse est, autant que l’on sache, le premier Grec à consulter les âmes des morts (Odyssée,
chant XI), et c’est pourquoi son nom sera constamment associé dans la tradition aux aventures
souterraines. Voir P. FAURE, Ulysse le Cretois, Paris, Fayard, 1980.
102. Voir C. ATHANASSIOU, Ulysse, une odyssée psychanalytique, Césura Lyon éditions, 1986.
103. L’ Odyssée s’ouvre sur une Assemblée des dieux qui est un rappel à l’ordre de Poséidon,
condamné par contumace à cesser de persécuter Ulysse, elle se ferme sur un rappel à l’ordre
d’Ulysse, sommé par Athéna d’arrêter l’engrenage de violence qui menace les habitants
d’Ithaque. L’épisode de Circé est une articulation essentielle du récit, car le personnage est à la
fois l’objet d’un rappel à l’ordre (intervention d’Hermès au chant X) et elle-même à l’origine d’un
rappel à l’ordre (par ses révélations-prédictions, qui encadrent, aux chants X et XII, celles de
Tirésias), tandis que l’épisode du Cyclope, au chant IX, établit un lien crucial entre les lois
humaines et divines (mépris cynique de l’hospitalité).
104. Le « retour » involontaire dans le pays d’Eole (chant X) et surtout dans les parages de
Charybde et Scylla (chant XII) en sont les plus marquantes figurations.
105. C’est le sens de l’épisode des Bœufs du Soleil (chant XII) qui constitue un recul terrible par
rapport à celui des Sirènes (ibidem), et surtout à celui d’Eole.
259

106. Ainsi, dans le texte même de la Nekuïa, la prédiction de Tirésias sur la mort d’Ulysse (XI,
134-136) comporte-t-elle assez d’ambiguïté pour avoir partagé les traducteurs (faut-il
comprendre « ex alos », avec Victor Bérard, comme « venant de la mer » ou, avec Philippe
Jacottet, comme « à l’écart de la mer » ?).
107. Episode du « retour » supplémentaire qu’imposent les funérailles d’Elpénor (chant XII). Est-
il besoin de souligner la dimension propre à l’ordre humain que, par là, revêt la mémoire (voir les
épisodes des Lotophages, au chant IX, et surtout celui de Circé, car c’est au chant X que l’oubli est
étroitement relié à la bestialité) ?
108. Les limites des prédictions tiennent à ce qu’elles omettent, entre fins et moyens, les
processus qui conduisent diachroniquement de ceux-ci à celles-là et c’est dans ce cheminement
que se creusent justement les malentendus. D’où ce savoir central du Droit, que l’essentiel se joue
dans les procédures.
109. Les objets-signes (la cicatrice, puis la construction du lit) ne sont que de fragiles butoirs
(Pénélope, en effet, ne se rend pas à la « preuve » de la cicatrice). L’attitude de Pénélope, en dépit
de l’heureux dénouement, est lourde de menaces, par la récusabilité des preuves et la difficulté
de « faire foi » dont elle témoigne. Pourtant, l'Odyssée n’affronte, en la matière, que les discours
mensongers et non pas l’hypothèse de la mauvaise foi.
110. Respectivement, dans les procès d’intention rémanents qui compliquent les relations
internationales de l’Allemagne, dans les débats des historiens à propos de ce qui, dans l’ordre
juridique allemand des années 1930, a favorisé, au rebours des intentions qui avaient présidé à
l’institution de certaines procédures, les perversions nazies, et enfin, dans le trop célèbre et
résurgent « révisionnisme ».
111. Voir G. GRASS, Le Monde, 26 octobre 2000, p. 20 : « Je me souviens » : « L’écrivain est un
professionnel du souvenir » et « Nous parlons ainsi, dans la mémoire, avec les vivants et les
morts ».
112. L’adjectif « traurig » (III, 12) que le traducteur rend par « triste » connote très directement le
deuil en allemand.
113. Justesse qui, rappelons-le, résulte, selon le sens premier de « stimmen », d’un « accord »,
d’une harmonisation de plusieurs hauteurs de sons et d’un parfait respect de leurs intervalles.
114. Publié en 1922, mais Joyce y pense dès 1907. Il est composé sur fond de la crise d’identité que
connaît l’Irlande au tournant du siècle, et de l’Affaire Dreyfus.
115. Voir principalement Ulysses XII (« Le Cyclope »).
116. Il suffira de rappeler que Joyce avait très consciemment théorisé le personnage d’Ulysse
comme un personnage complet et un véritable homme de bien, jusqu’à le constituer en « premier
gentleman d’Europe ».
117. C’est dans Ulysses II (« Nestor ») qu’apparaît la célèbre formule : « L’Histoire est un
cauchemar dont j’essaie de m’éveiller » (reprise en écho dans VII « Eole »).
118. Signalons, notamment, les thèmes de la voix, du corps, de la culture « qui parle grec » et
« marche devant nous », du retour, de la rencontre avec l’hystérie nationaliste, qui dessinent des
convergences saisissantes avec ceux que met en œuvre Le liseur.
119. Le fait qu’Hanna habite, elle, la très symbolique rue de la Gare nous semble de nature à
conforter notre interprétation.
120. Car si Joyce n’y touche que par prémonition, il existe effectivement une paradigmatisation
odysséenne qui, après la Shoah, a servi à porter des thèses révisionnistes (voir P. RASSINIER, Le
mensonge d'Ulysse, 1950, plusieurs rééditions, Paris, La Vieille Taupe, 1987), à partir d’une
interprétation tendancieuse du texte homérique : en effet, il serait facile de démontrer qu’Ulysse
n’y « ment » jamais dans le but et avec les effets qui sont censés justifier le paradigme.
121. On a cité (note 114) la jolie formule de Joyce. Voir également les textes réunis dans Y.
HERSANT et F. DURAND-BOGAERT (sous la direction de), Europes, anthologie critique et commentée,
Paris, R. Laffont, 2000.
260

122. S’il fallait pousser jusqu’au bout le paradigme proustien, on dirait volontiers que la
jurislittérarisation du terrible amène à reconnaître, comme dans A la Recherche, qu’il y a
communication entre les deux « côtés » (ici Droit et Littérature, ou les deux métiers de Michaël)
qu’on croyait séparés.
123. En effet, chaque fois, y intervient le thème crucial du « Vorlesen » (dont l’intrication à celui
de l’écriture littéraire se vérifie ainsi une fois de plus) : soit par la perturbation du rituel du
premier « Vorlesen » qui marque la scène-tournant de I, 11, soit par la révélation de sa modalité
concentrationnaire qui précède (et provoque ?) la lecture effectuée en II, 8, soit enfin lors de la
réinvention du « Vorlesen » par Michaël, en III, 5.
124. Il n’est pas question, en effet, d’essais de jeunesse en prose et si les productions visées en III,
5 ne comportent aucune indication en la matière, le récit de l’histoire, lui, est indubitablement en
prose. Or, c’est par rapport à lui qu’il importe au lecteur d’apprécier les trois éléments de
comparaison textuelle fournis par le récit.
125. Voir, en VIII, 579-580, le commentaire d’Alkinoos sur les récits d’Ulysse : « C’est l’ouvrage
des dieux : s’ils ont filé la mort à tant de ces humains, c’est pour fournir des chants aux gens de
l’avenir ».
126. A comprendre évidemment en opposition à l’avant-garde telle qu’elle est définie en III, 5, et
en référence à des partis-pris d’écriture plus encore qu’à une chronologie.
127. Voir III, 12 : l’histoire a fini par présenter, dans la tête de Michaël, « plénitude, cohérence et
orientation ».
128. Que l’on pense à la technique des compressions temporelles ou, au contraire, au
déploiement en éventail d’hypothèses entre lesquelles le texte lui-même ne décidera jamais. En
quoi cette histoire atteint des profondeurs jurisfictionnelles bien supérieures à celle du roman
policier, qui est indubitablement la plus juridicoïde des fictions, du fait que sa démarche
d’élucidation à rebours impose in extremis (mais complètement), sur les ambiguïtés du récit
laissées jusque-là en suspens, la clôturation par l’amont qui est propre au texte de Droit.
129. Voir en II, 3, la description de sa « tactique » juridique, qui pousse tellement à l’extrême la
volonté d’évacuation du doute clarification qu’elle fausse la clarification par un durcissement
anticipé du sens.
130. Voir, dans les deux chapitres, les formules en écho « Sie wollen atso sagen ? »/« Wollen sie das
sagen ? » dans lesquelles le ton interrogatif, loin de correspondre à une vraie question, pousse
assez brutalement les propos de l’interlocuteur (ou les pensées qu’on lui suppose) vers la
clôturation interprétative.
131. N’est-ce point parce qu’elle en a perçu toute la valeur relationnelle qu’en III, 8, Hanna
affirme, désormais en toute connaissance de cause, sa préférence décidée pour la lecture à haute
voix ?
132. Voir R.H. WEISBERG, The failure of the word, New Haven, London-Yale University press, 1984.
133. Il y aurait probablement à déterminer, dans le prolongement de R.H. Weisberg, une
évolution chronologique qui, d’une dominante comique aux registres dramatique et tragique,
conduirait à cette jurisdésespérance, au sein de laquelle la jurislittérature ultra-contemporaine
du terrible nous semble représenter, à son tour, un point de rebroussement.
134. M. BLANCHOT, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.
135. K. Jaspers avait bien senti ce tournant qu’il exprimait (dans sa conférence du 13 septembre
1946) en termes de philosophie morale : « L’éclat de l’Histoire tombe désormais sur les élans de la
conscience humaine ».
136. Voir les remarquables analyses de M. Delmas-Marty. Sans se demander avec Ces Nooteboom
(L’enlèvement d'Europe, trad. fr. 1994) s’il serait possible de circonscrire au fil des siècles
l’émergence d’une fiction proprement « européenne », on remarquera qu’en tout cas, l’écriture
du terrible semble jouer un rôle-clé dans l’élaboration d’une néo-jurislittérarité qui, en dépit de
la différence des systèmes juridiques, tisse entre les jurisfictions européennes et américaines des
261

liens très significatifs d’un autre regard sur le Droit (voir notamment le genre du thriller
juridique des années 1990).
137. Voir S. MESURE et A. RENAUT, Aller ego, les paradoxes de l’identité démocratique, Paris, Aubier,
1999. Dans cette perspective, la traditionnelle répugnance du Droit civil à définir (definitio
periculosa...) acquerrait une profondeur supplémentaire.
138. Voir notamment A. MAC INTYRE, Après la vertu. Etude de théorie morale, P.U.F., 1997 pour la
traduction française.
139. Cette caractéristique a été remarquablement mise en évidence par W. Schapp (op. cit., à la
note 5) dans ce qu’il appelle, au chapitre VII, l’histoire de « dossier », qui vise à impliquer
quelqu’un d’autre dans une histoire.

AUTEUR
ANNE TEISSIER-ENSMINGER
Chargée de Recherche au C.N.R.S.
262

Une petite réflexion sur


l'importance de la flibusterie
épistémologique des littéraires.
Dostoïevski, la criminologie, les
sciences, le droit et la littérature
Serge Gutwirth

Je remercie chaleureusement Rudolf Gutwirth, Arlette Mlynarzewiez et Eric Naim-Gesbert d'avoir


bien voulu (re)lire cet article et de m'avoir fait part de leurs commentaires.
« A distance appréciable des toubabs aseptiques,
des wasps sophistiqués, des cadres névrotiques et
des théoriciens à autopsie conceptuelle, il existe
une littérature. Où les mots disent les choses, la
faim, la sécheresse, le village partagé de haine,
l'eau, le soleil pesant, l'amour. La plainte basse des
paysans ».
Michel Serres2
« Dans la dimension esthétique, il y a encore la
liberté d'expression qui permet à l'écrivain et à
l'artiste d'appeler les hommes et les choses par
leur nom — de nommer ce qui, sous une autre
forme, serait innomable ».
Herbert Marcuse3
« La science est grossière, la vie est subtile, et c'est
pour corriger cette distance que la littérature nous
importe ».
Roland Barthes4
263

Introduction
1 L'on sait le grand intérêt des juristes pour la littérature. En témoignent les nombreux
ouvrages, articles et commentaires dans lesquels des juristes, toutes branches de droit
confondues, évoquent des œuvres littéraires afin d'éclaircir ou de faire comprendre
certaines questions ou positions. Combien d'articles et d'ouvrages juridiques ne portent-
ils pas de citation littéraire en exergue ? Combien de réflexions juridiques ne se font-elles
pas à partir d'un questionnement formulé préalablement par la littérature ? Combien de
questions juridiques ne furent pas déjà abordées et posées dans la littérature ? Les
exemples abondent, et l'on peut assurément conclure que les juristes manient, emploient,
convoitent et aiment la référence aux œuvres littéraires. Même s'il s'agit parfois d'un
certain snobisme ou d'envolées grandiloquentes, il est permis d'accepter que dans la
littérature il doit bien y avoir « quelque chose » — une substance ? des conditions de
possibilités ? des propriétés ou des caractéristiques ? — qui lui permette d'exprimer ce
que le juriste n'arrive pas à faire passer par son langage professionnel ou à travers les
contraintes de sa discipline. Quel est donc ce « quelque chose » ?
2 Or, les juristes ne sont pas les seuls à faire bon usage de la littérature. Les philosophes,
eux aussi, ne se sont point privés de formuler leurs pensées à travers des références à des
textes littéraires. On le constate fréquemment : la littérature semble permettre
d'exprimer des idées philosophiques de manière plus incisive que le jargon des
philosophes5. Certains philosophes comme Sartre et Camus n'ont d'ailleurs pas hésité à
développer simultanément des œuvres littéraires et philosophiques enchevêtrées et
prises dans un jeu d'interréférences permanentes : La nausée exprime L'être et le néant qui
exprime La nausée ; L'étranger exprime Le mythe de Sisyphe qui exprime L'étranger. Certains
romans peuvent d’ailleurs être considérés comme des œuvres philosophiques majeures
(ou est-ce le contraire ?) : L'Iliade (Homère), L'homme sans qualités (Musil), La montagne
magique (Mann), Les somnanhules (Broch), De ontdekking van de hemel (Mulisch), Zen and the
art of motorcycle maintenance (Pirsig), De wereld van Sofie. Roman over de geschiedenis van de
filosofie (Gaarder) sans parler des œuvres de Dante, Rabelais, Cervantes et ainsi de suite.
Certains philosophes, finalement, s'expriment par un langage littéraire ou à travers la
littérature (par exemple : Michel Serres, Umberto Eco,...). Poussant d'un cran encore,
Michel Serres écrit d'ailleurs qu'un conte bien raconté paraît contenir plus de philosophie
que celle qu'on peut exprimer par le langage technique. Mais sauvant les deux savoirs
d'un coup, Serres déclare également que seule « (1)a philosophie est assez profonde pour
faire comprendre que la littérature est plus profonde qu'elle »6. A nouveau, donc, apparaît
cette littérature qui contient en elle des possibilités qui se trouvent apparemment au-delà
de celles de la philosophie ; à nouveau se révèle ce « quelque chose ». Qu'y a-t-il donc
dans cette littérature qui la rende si performante, si puissante et si profonde ?
3 Dans cet essai, je propose d'aller à la recherche de ce « quelque chose » qui fait la
différence entre la littérature et les autres disciplines. Je suivrai à cet effet la piste que j'ai
déjà entamée dans certains de mes travaux antérieurs7 et qui m'a mené à penser que c'est
la flibusterie épistémologique 8 du littéraire qui lui donne un avantage par rapport aux
scientifiques et aux juristes, qui eux sont liés par un nombre important de contraintes et
codes disciplinaires et méthodologiques. Mais ce n'est là qu'un point de départ : il faut
naturellement tenter aussi de préciser le contenu et les limites de cet avantage. Car,
entendons-nous bien, il ne s'agit pas pour moi d'essayer de prouver que les littérateurs
264

feraient de meilleurs scientifiques ou de meilleurs juristes que les hommes et femmes du


métier. Mon questionnement est différent : comment se fait-il que les scientifiques et les
juristes ont souvent l'impression ou la conviction que les littéraires évoquent des
questions qu'ils ne parviennent pas (encore) à poser ? Comment se fait-il que ces mêmes
littéraires semblent souvent avoir déjà évoqué ou même fait le point sur des thématiques
qui font la une des disciplines aujourd'hui ? Pourquoi la littérature parvient-elle parfois à
dire ce que le savoir scientifique et juridique ne parviennent pas à exprimer, même quand
il s'agit de leurs propres terrains ? Et quelle est la valeur de ce savoir littéraire pour les
autres disciplines ?
4 Évidemment, ces questions sont bien plus considérables que les embryons de réponses qui
vont suivre. Dès lors, le présent texte est un « essai » au double sens du mot : c'est, d'une
part, une tentative de compréhension, et de l'autre — en paraphrasant le petit Larousse
illustré — un travail regroupant des réflexions diverses qui ne prétend point épuiser le
sujet. A l'instar des travaux antérieurs dans lesquels cet essai s'enracine, j’utiliserai
surtout l’œuvre de Dostoïevski comme « cas de figure », mais je ferai, par incidences,
référence à d'autres œuvres littéraires.
5 La réflexion que je propose ici est avant tout épistémologique ou métascientifique. Dans
un premier chapitre, elle fait le point sur le rapport entre la littérature et les sciences par
le biais d'une analyse de l'œuvre de Dostoïevski. En effet, l'œuvre de l'écrivain russe
contient de nombreuses réflexions sur la science en général et sur les thèmes de la
criminologie. J'essayerai de montrer que Dostoïevski a développé des pensées
criminologiques en avance sur son temps et anticipatives de développements ultérieurs
en criminologie. Embrayant là-dessus, dans un second chapitre, j'essayerai, en
généralisant l’exemple de Dostoïevski, de comprendre pourquoi les littéraires
parviennent à faire passer des idées que les sciences ne savent pas (encore) exprimer.
Pourquoi et comment réussissent-ils à « nommer ce qui, sous une autre forme, serait
innommable » ? Je tenterai donc d'identifier et de décrire cette liberté ou flibusterie
épistémologique qui, selon moi, caractérise la littérature. Or, comme on le verra, il est
toujours difficile et périlleux d'expliquer le contenu d'une liberté qui justement se
caractérise par l'absence de contenu préétabli. Après cela, dans le troisième chapitre, je
passerai aux rapports entre le droit et la littérature.

I. Sciences et littérature : la pensée criminologique de


Dostoïevski
I.a. Révolte littéraire et savoir scientifique moderne

6 On le sait bien désormais : la science classique ou moderne, issue d'une synthèse du


rationalisme et de l'empirisme des Lumières, représente le monde de façon mécanique,
ordonnée et légale. De ce fait, elle donne naissance à l'idée d'une nature qui se conduit
comme un automate, ou encore, « (d')un monde désenchanté (qui) est en même temps un
monde maniable »9. S'ajoute à cela que les sciences prétendent entretenir avec leurs
objets une relation d'extériorité exclusive dans laquelle ceux-ci peuvent être découverts
et dévoilés comme ils sont (adequatio rei et intellectus). Il n'y a donc que la science objective
et rationnelle qui dit la vérité de l'objet. Le scientifique, de la sorte, « est transformé en
représentant accrédité d'une démarche par rapport à laquelle toute forme de résistance
pourra être dite obscurantiste ou irrationnelle »10.
265

7 La littérature a (évidemment) engendré un nombre de réactions radicales et


intransigeantes contre cette représentation scientifique du monde. C'était à prévoir, car,
comme l'écrit Michel Serres, « (l)'âge des lumières a fortement contribué à rejeter dans
l'irrationnel toute raison qui ne serait pas formée à la science »11. Face à la montée des
sciences, qui revendiquent pour elles l’exclusivité sur la rationalité et la vérité, la
littérature, rejetée dans la zone de l'obscurantisme, s'insurge. On peut donc voir dans
certaines œuvres littéraires, comme dans le romantisme et le Sturm und Drang,
simultanément le produit d'une exclusion, et une réaction contre cette exclusion12.
8 Tant dans sa prétention que dans son contenu, la science classique ou moderne met à mal
la littérature et celle-ci riposte en faisant le procès de ce monde structuré, prévisible ou
« désenchanté »13. En contrepoint à la froideur distante et aseptique des sciences, la
littérature peut jouer le registre de la chaleur humaine et de la volonté individuelle. A la
place d'une raison froide et calculée, les littéraires peuvent cultiver la profondeur
humaine, la volonté, l'hubris, l'imprévu, l'irrationnel, la transgression et le crime.

I.b. Dostoïevski et l'homme souterrain

9 De ce point de vue, l'œuvre de Dostoïevski14 est exemplaire. Dans Les carnets du sous-sol
(1864), un livre écrit au chevet du lit de mort de sa première femme, l'auteur met en
scène un personnage qui s'en prend férocement et méchamment au valeurs (occidentales)
du19e siècle. Cet « homme souterrain », qui s'adonne à ses pensées lugubres et solitaires
dans un sous-sol humide, se révolte contre l'évidence avec laquelle les « hommes
spontanés », c'est-à-dire les « hommes normaux », s'aplatissent avec contentement
devant le mur de vérités scientifiques qui les entoure15. Notre homme les envie tout en les
méprisant : il les trouve idiots et médiocres, mais ils ont la vie facile16. Lui, par contre,
n'en finit pas de penser par lui-même, de s'insurger et, donc, de se faire mal et de souffrir.
C'est dans la souffrance qu'il vit sa liberté17. L'homme du sous-sol s'exclame : « Mon Dieu,
mais moi, ça ne m'est pas égal, les lois de la nature et de l'arithmétique, si pour telle ou
telle raison, ces lois, ces deux fois deux font quatre n'ont pas l'heur de me plaire ? Bien
sûr, ce n’est pas le mur que je trouerai avec mon front, si, réellement je n'ai pas assez de
force pour le trouer, mais le seul fait qu'il soit un mur de pierre et que je sois trop faible
n'est pas une raison pour que je me soumette. Comme si ce mur de pierre pouvait
vraiment vous apporter le repos, comme si vraiment, il renfermait en lui ne serait-ce
qu'un seul mot d'apaisement pour cette unique raison que deux fois deux font quatre.
Absurdité des absurdités »18.
10 Face à la pensée scientifique mécanique et déterministe, Dostoïevski met en scène un
monde chaotique et un homme qui n'en finit pas de revendiquer sa liberté inaliénable et
sa volonté indépendante à l'encontre des « deux fois deux font quatre ». L'homme
souterrain et son désir sont aux prises avec la rationalité froide des sciences et les lois de
la nature qui font croire aux humains que leurs actes ne sont pas volontaires mais des
applications de ces lois19. Et cela, c'est le cauchemar : « (S)i l'on trouve vraiment une
formule pour toutes nos volontés et tous nos caprices, (...) une formule mathématique
véritable — alors, c'est sans doute vrai que l'homme cessera tout de suite de vouloir (...)
Bien plus, l'homme cessera tout de suite d’être un homme et deviendra une goupille
d’orgue, ou quelque chose comme ça, parce que qu’est-ce que c’est donc qu'un homme
sans désirs, sans volontés, sans souhaits sinon une goupille dans un jeu d'orgue » 20.
L'homme du souterrain a horreur du palais de cristal en construction ; ce palais qui
266

bannira tout imprévu et fera place aux sciences et à la rationalité qui contrôleront tous
les processus naturels, humains et sociaux. Pour lui, ce palais ne peut être qu'un temple
d'ennui et de négation de liberté. La volonté individuelle, libre et affranchie de
contrainte, n'entre dans aucune classification et « envoie perpétuellement au diable tous
les systèmes et toutes les théories »21.
11 Sur le même registre, la morale et la religion ne sont pas épargnées. L'homme du
souterrain ricane : on a beau présenter la morale et la religion comme des institutions qui
mèneront à la réalisation du bien, le sang continue à couler... Tout compte fait, les
hommes vivent bien plus par le désir et la volonté indépendante qu'en respect des
prescrits d'ordre naturel, moral ou religieux22. Dieu est bien mort et tout est permis. Les
hommes souterrains vivent dans le nihilisme : ils transgressent. Ils font entendre cet
autre radicalement autre. L'homme souterrain dostoïevskien donne bien une voix à ce
que Bataille a appelé la part maudite23.
12 Les carnets du sous-sol sont la clef de voûte de l'œuvre de Dostoïevski 24. Des hommes
souterrains apparaîtront comme personnages cruciaux dans tous les romans de l’écrivain.
C'est précisément par leur volonté indépendante, insoumise et illimitée, qu'arrivent les
drames. En refusant et combattant l'émergence de l'homme normal-moyen autour d'eux,
mais surtout en eux-mêmes, ils détruisent, se détruisent et cherchent leur propres limites
sans aucune référence extérieure. Ils agissent au-delà des valeurs mais ils se perdent.
Svidrigaïlov et Stravroguine se suicident après avoir organisé la liquidation générale des
valeurs. Kirilov se tue pour prouver que Dieu n'existe pas. Ivan Karamazov, l’intellectuel
pour qui les larmes d’un enfant prouvent la mort de Dieu et l'absence de toutes valeurs,
déclame que tout est permis, mais devient fou de voir cette licence inciter son demi-frère
Smerdiakov à tuer leur père. Smerdiakov, lui aussi, se suicide. Raskolnikov tue pour
prouver qu'il est un grand homme, mais trouve en lui-même les limites de sa liberté : il se
confesse, se repentit et part en Sibérie, vers l'expiation, le cœur allégé. Dans tous les
grands romans dostoïevskiens des hommes souterrains affirment leur indépendance et
liberté totale en transgressant l'ordre préétabli. Mais, du reste, aucun d'eux n'atteindra
son but...

I.c. Les grands romans dostoïevskiens

13 Quel juriste, pénaliste ou criminologue, n'a pas été intrigué, voire ébranlé par la lecture
de Crime et châtiment, des Possédés ou des Frères Karamazov ? Ces trois grands romans de
Dostoïevski sont effectivement élaborés et construits autour des thèmes du crime, de la
culpabilité et de la peine. Et pour cause : les hommes souterrains qui sont appelés à
transgresser l'ordre préétabli — qu'il soit naturel, scientifique ou religieux — doivent,
pour se réaliser, commettre les pires des crimes. Passons en revue — beaucoup trop
rapidement25 — ces trois romans.
14 Dans Crime et chatiment, Dostoïevski met en scène le meurtre à la hache d’une vieille
usurière et de sa sœur par Raskolnikov, un jeune étudiant sans le sou. Ce personnage
souterrain est convaincu de la légitimité de son acte : dans le monde, il y a, d'une part, un
troupeau de gens ordinaires qui se doivent d'obéir et aiment le faire, et de l'autre, un
nombre infime d'hommes extraordinaires qui sont appelés à transgresser les lois afin de
réaliser leur projet et leur liberté26. Les grands hommes, comme Napoléon27, n'ont-ils pas
tous fait couler le sang à flots ? Ainsi Raskolnikov commet-il le double meurtre pour vol
pour se prouver qu'il est un homme extraordinaire. Et parce qu'il est un de ces grands, il
267

a le droit, même le devoir de le faire. L'argent qu'il obtient sera employé pour la cause du
grand homme, et donc de l'humanité tout entière... Où est le problème ? Raskolnikov
perpétue son acte parfaitement au-delà du bien et du mal. C'est pour lui un acte
proprement amoral. Et Dostoïevski de rendre la chose encore plus intéressante, car le
crime, par un concours de circonstances est un « crime parfait » : aucun indice matériel
ne permet de prouver la culpabilité de Raskolnikov qui, selon sa logique, devrait pouvoir
reprendre sa vie (de grand homme) sans aucun encombrement. Or, c'est là que tout se
délite. Pris par des angoisses et des cauchemars, il devient « soupçonneux et
neurasthénique ». Il s'isole et se met à déambuler comme un zombie. C'est ce que
Dostoïevski appelle par la bouche du juge d'instruction Porphyre Petrovitch le
« processus psychologique du crime »28. Le crime, par un processus intérieur, isole et
exclut socialement le criminel, qui se voit en réaction confronté à un besoin irrésistible
de réintégrer sa vie de société29. Mais pour le retour il faut la confession et la peine
expiatoire. C'est ce processus qui amène le grand homme souterrain à se prosterner et se
confesser devant la jeune prostituée qui le convainc de se dénoncer, de porter sa croix,
d'accepter sa peine et de partir « heureux » vers l'exil sibérien. L'idéal de l'homme
souterrain est intenable. Dostoïevski le montre d'ailleurs également par le biais d'un
« double » de Raskolnikov, notamment l'autre homme souterrain et criminel du roman,
Svidrigaïlov, qui refusant l'issue chrétienne, se suicide.
15 Dans Les possédés, Dostoïevski se lance dans la satire politique pour en finir avec toutes les
variétés de terroristes nihilo-socialistes. Le roman est basé sur un fait d’actualité,
notamment un meurtre dans la bande à Netchaev (1869). L'intrigue est simple : un
meurtre est commis pour sceller les liens jusqu'au point du non-retour au sein d'une
bande de conspirateurs politiques. Mais l'affaire tourne à la débâcle totale, après un
incendie qui détruit un demi-village et une série de meurtres additionnels. A part Chatov,
qui se fait assassiner, tous les personnages des possédés sont des hommes souterrains.
Piotr Verkhovenski (qui incarne Netchaev) est le grand révolutionnaire qui tire à la
charrette et lance l'idée du meurtre. Cet homme souterrain justifie la révolution violente
dans l'inexistence des valeurs. Il disparaît quand les choses tournent à l'aigre. Kirilov, un
épileptique extatique, se suicide pour prouver que Dieu n'y peut rien et que donc, Il
n'existe pas30. Pour Stravroguine, il n'y a ni Dieu, ni morale, ni de peine intérieure ; il n'y
a qu'un grand ennui et de l'indifférence, qu'il comble par des « divertissements » tels que
le viol, le meurtre, la conspiration... Comme Svidrigaïlov, il se pendra.
16 Dans Les frères Karamazov, le père Karamazov — un homme méchant et cynique 31 — se fait
assassiner. A la fin du roman, son fils aîné Dimitri se voit condamné pour ce parricide ;
tous les indices l'indiquent, mais il n'est pas l'auteur du crime. Or, Dimitri le fougueux
accepte la peine : il veut porter une croix, expier au nom de la culpabilité générale et
l'insupportable souffrance des enfants32. Ivan Karamazov, le personnage souterrain du
roman, l’intellectuel taciturne, traduit le doute dostoïevskien au sujet de l'existence de
Dieu. Pour Ivan Karamazov, chaque larme d'enfant répond à la question : dans un monde
plein d'horreurs, il n'y pas de place pour Dieu, mais alors... tout est permis. Malgré ses
aveux et son sentiment de culpabilité — il dit avoir incité le véritable meurtrier — Ivan est
innocent du parricide. Le meurtrier véritable et matériel, c'est l'horrible et sournois
Smerdiakov, le fils naturel du père Karamazov, fruit d'un viol de l'idiote du village. Or,
Smerdiakov prétend avoir commis le meurtre pour satisfaire les désirs d'Ivan et
certainement sous sa licence : si tout est permis, Smerdiakov peut assassiner. Confronté à
268

cela, Ivan, le grand intellectuel révolté, se reconnaît dans la bassesse du singe


Smerdiakov, en frémit et découvre qu'il y a des valeurs. Il deviendra fou33.

I.d. Dostoïevski et la criminologie

17 Le grand intérêt de Dostoïevski pour le crime et la peine n'est pas exclusivement


redevable à sa réflexion au sujet du dépérissement des valeurs après la mort de Dieu. Il
est aussi personnel : son père fut assassiné par ses serfs34 et Dostoïevski lui-même, suite à
sa participation (par curiosité plus qu'autre chose) à un groupe de discussion plus au
moins occidentaliste, passa 10 années en exil sibérien, dont quatre aux travaux forcés
dans un bagne à Omsk. Dans Souvenirs de la maison des morts, Dostoïevski apporte un
témoignage poignant et élaboré de sa vie de bagnard. Aussi dans son Journal d'un écrivain
est-il aisé de constater à quel point l'écrivain s'intéressait au phénomène du crime et de
la peine. Il a effectivement publié beaucoup de commentaires au sujet d'affaires
criminelles. Dans les paragraphes suivants, j'essayerai de donner un aperçu succinct de
ses prises de positions « criminologiques » afin de les faire contraster avec la criminologie
établie de son époque35.
18 L'on peut résumer très schématiquement la « pensée criminologique dostoïevskienne »
en trois points :
1. Pour Dostoïevski le crime est toujours le choix d'un individu libre. Dans la conception
volontariste du christianisme de Dostoïevski, l’homme est et doit rester un être responsable.
Il opte librement pour la foi ou pour la transgression36. En d’autres mots, l'auteur refuse
toute conception déterministe du crime, ainsi que toute interprétation mécaniste de la
conduite humaine (cf. Les carnets du sous-sol ). Personne n'est voué au crime. Donc, pour
Dostoïevski, toute transgression résulte d'un parcours individuel, d'un ensemble de facteurs
contingents — personnels, sociaux et événementiels — qui jouent sur l'acteur. C'est la
couche supérieure de la pensée criminologique de l'auteur.
2. Pour l'écrivain russe, la peine intérieure, celle qui émane du sentiment de culpabilité et des
remords, est plus importante que la peine infligée par les tribunaux 37. La « psychologie du
crime » sauve Raskolnikov, mais elle terrasse les autres personnages souterrains qui
n'acceptent pas d'expier cette culpabilité. Dostoïevski se fait d'ailleurs fort d'avoir observé
la même chose au bagne en Sibérie38. Il s'agit en tout cas d'une culpabilité qui existe en
dehors de tout cadre judiciaire, et qui se laisse bien comprendre à partir de l'idée
dostoïevskienne de culpabilité générale de tous pour tout envers tous 39.
3. Cette conception spécifique de la culpabilité mène à la couche de fond de la pensée
criminologique de l'auteur russe. Le criminel dostoïevskien, en effet, répond à un désir
subconscient ou inconscient de punition. Ainsi le crime dostoïevskien est-il un acte par
lequel un individu substitue son sentiment de culpabilité métaphysique par une culpabilité
concrète et spécifique. Or, c'est par la souffrance que l'homme dostoïevskien se sent vivre et
se libère. Le crime satisfait également ce désir d'autopunition qui prouve son existence.

19 A l'époque de Dostoïevski (1821-1881) la criminologie est surtout étiologique et


positiviste. Elle est à la recherche des causes biologiques, psychologiques et sociales de la
criminalité. De ce fait, elle se trouve en porte-à-faux par rapport au droit pénal, qui lui ne
s'intéresse en principe qu'à l'acte criminel — la violation du droit pénal — et non à
l'auteur. Pour les criminologues de l'époque, le crime est interprétable comme un
symptôme d'une pathologie sous-jacente, il est supposé être le résultat d'un processus
causal. On peut dire qu'à cette époque la criminologie utilise le droit pénal et ses
incriminations comme un médecin se sert d'une nosographie ou d'une symptomatologie.
269

D'une part, à la suite des phrénologues (Gall, Spurzheim, Caldwell), la tendance


anthropologique s'obstine à chercher les causes de la criminalité dans la configuration
crânienne et la physionomie des criminels. Cesare Lombroso, l'auteur de L'uomo
delinquente (1876) est exemplaire à cet effet. Nourri de toutes les idées positivistes de son
temps et après avoir examiné et mesuré un bon nombre de crânes de criminels, ce
psychiatre turinois arrête qu'il y a un rapport de causalité entre certains traits physiques
crâniens d'une personne et son passage à l'acte. Il y donc bien un criminel né — un « type
Lombrosien » — qui est un homme criminel par nature, déterminé à transgresser la loi
pénale. Atavisme, expliquera Lombroso en faisant référence aux théories de Darwin : il
s'agit des retardés dans le processus évolutionnel40. D'autre part, Quêtelet et à sa suite les
tenants de « l'école du milieu » française (Lacasagne et Manouvrier) s'efforcent de
prouver que le crime est la résultante de facteurs sociaux sur la personne du criminel.
Certains milieux, disent-ils sous l'influence de Pasteur, sont un véritable lieu de culture
de criminels. Et l'analyse statistique, bien sûr, permet d'établir formellement, à coups de
corrélations, quels milieux sont propices à la gestation de criminels. Bref, le
déterminisme du milieu établit un lien de causalité entre le crime et la pauvreté, les
quartiers défavorisés, le chômage,... Au fait, nous en sommes toujours au légendaire
« classes laborieuses, classes dangereuses ».
20 La confrontation entre cette criminologie étiologique et la pensée criminologique de
Dostoïevski est surprenante, surtout si on la place dans la perspective de la criminologie
actuelle. Si pour les criminologues du 19e, le crime, comme l’apartheid41, partage la société
en deux espèces d'humains, pour Dostoïevski le crime est un acte parmi les autres.
Chacun est porteur des conditions de possibilité de l'action criminelle, tout comme il y a
toujours la possibilité de ne pas passer à l'acte42. Dostoïevski refuse le déterminisme de la
criminologie de son temps. Ainsi l'homme des Carnets du sous-sol ne commet pas de crime,
alors qu'il est un personnage sosie de Raskolnikov. Dans son Journal d'un écrivain,
Dostoïevski s'en prendra d'ailleurs directement à l'école du milieu en y consacrant un
article entier. On ne peut être plus clair : « Manque d'évolution, retard intellectuel, soyez
compatissants, c'est le milieu, répétait l'avocat du moujik. Mais ils sont des millions, et
tous ne pendent pas leur femme par les pieds ! Il doit bien y avoir là un trait personnel...
Et d'un autre coté, tel autre qui a de l'instruction, lui non plus n'hésitera pas à la pendre.
Faites nous grâce de vos envolées, messieurs les avocats, et de votre milieu ! » 43.
21 A y regarder de plus près, on peut affirmer que l'antidéterminisme de Dostoïevski, sa
défense de la responsabilité individuelle et du libre arbitre, sont des prises de positions
qui sont encore actuelles aujourd'hui. Des idées déterministes — qui sont certes devenues
beaucoup plus intelligentes et subtiles que celles de Lombroso — ont, entre autres à
travers la défense sociale, fait leur chemin jusque loin dans le vingtième siècle avec ses
législations qui rendent possible l'enfermement préventif d'individus jugés « dangereux »
par l'une ou l'autre discipline des sciences humaines ou médicales. Le rêve d'une gestion
scientifique, préventive et efficace de la criminalité, et de la société tout entière, est
toujours de mise. Ainsi l'écrivain russe a-t-il vu très clair : il faut aujourd'hui, encore
toujours, affirmer et réaffirmer l'importance du principe du libre arbitre et de la
responsabilité face à un bon nombre de théories criminologiques44. Avec ses prises de
positions sur le crime Dostoïevski peut d'ailleurs être considéré comme un précurseur des
courants de pensée criminologiques inspirés par la psychanalyse et l'existentialisme45.
22 Finalement, l'œuvre de Dostoïevski contient une réflexion d'ordre pénologique qui se
réfère naturellement à son expérience au bagne, mais qui est également liée à
270

l'importance qu'il donne à la pénitence intérieure par rapport à la peine infligée. Nous
passons ici sur les descriptions poignantes et très contemporaines de Souvenirs de la
maison des morts (1862). Ecrivons à ce sujet seulement que Dostoïevski, sous le coup de son
expérience sibérienne, en vient à définir l'homme comme « un être qui s'habitue à tout »
46. Assurément, les témoignages littéraires de Dostoïevski ou de Genet (ou encore de

Brouwers et Van Dis au sujet des camps japonais en Indonésie) figurent parmi ces égo-
documents qui permettent d'entrevoir la réalité de l'emprisonnement et qui « have
provided a useful stimulus for prison reform as they have been widely discussed in the
daily press and professional journals and often forced authorities to examine complaints
and to take action »47. Or, Dostoïevski se lance aussi dans le débat pénologique sur la
fonction de l'emprisonnement. En 1862, déjà, il rejette l'idée que la prison aurait un effet
resocialisant ou moralisant sur le détenu, la seule chose qu'elle atteint c'est l'exclusion
préventive d'une personne de la société48. Pour lui, la prison n'a même pas d'effet
dissuasif. Aussi, en 1862, à l'époque où en Belgique par exemple Ducpétiaux et à sa suite
Stevens, ne jurent que par le système cellulaire, Dostoïevski le démolit : « Le fameux
système cellulaire n'atteint, j'en suis convaincu, qu'un but trompeur, apparent. Il suce la
sève vitale de l'individu, l'énerve dans son âme, l'affaiblit, l'effraie, puis il vous présente
comme un modèle de redressement, de repentir, une momie moralement desséchée et à
demi-folle »49. Donc : à nouveau on voit l'écrivain russe prendre des positions pertinentes,
voire anticipatives, dans un domaine des sciences humaines auquel il n'était pas formé.

II. La flibusterie épistémologique des littéraires


II.a. Généalogie et nature de la criminologie

23 Pour comprendre qu'un auteur littéraire puisse, en filigrane de son œuvre, développer
une pensée criminologique pertinente et en avance sur son temps, il faut retourner les
choses et poser la question des conditions de possibilité du savoir criminologique, de son
enracinement et de ses contraintes et limitations disciplinaires. Après quoi il sera
possible de faire la différence avec la liberté du littéraire.
24 Evoquer la généalogie de la criminologie, c'est nommer Michel Foucault. Tout au long de
son œuvre, en effet, Foucault s'est efforcé de décrire et de comprendre les conditions de
possibilité de la naissance des sciences humaines50. Dans ses œuvres « archéologiques » —
Histoire de la folie, Les mots et les choses et L'archéologie du savoir —, le philosophe français
retrace l'apparition des sciences humaines dans le tableau épistémologique du savoir en
explicitant les principes, procédures et mécanismes d'ordonnancement, de classification,
d'exclusion, de contrôle et de production de discours qui y sont à l’œuvre51. Comme un
géomètre52 Foucault étudie les déplacements épistémiques dans la configuration du savoir
afin d’indiquer l'ouverture du lieu de naissance des sciences humaines. S'il s’agit dans ces
œuvres uniquement d'analyses de discours, dans ses travaux « généalogiques » —
Surveiller et punir et La volonté de savoir — Foucault s'intéresse aux rapports entre les
pratiques de pouvoir et l'émergence de ces discours de vérité que sont les sciences
humaines. D'après lui, ces pratiques et ces discours se conditionnent mutuellement ; ils
sont intégrés et intimement liés : « Aucun savoir ne se forme sans un système de
communication, d'enregistrement, d'accumulation, de déplacement qui est en lui-même
une sorte de forme de pouvoir et qui est lié dans son existence et son fonctionnement aux
autres formes de pouvoir. Aucun pouvoir, en revanche, ne s'exerce sans l'extraction,
271

l’appropriation, la distribution ou la retenue d’un savoir. A ce niveau il n'y a pas la


connaissance d'un côté, et la société de l'autre, ou la science et l’Etat mais les formes
fondamentales du pouvoir-savoir »53.
25 Foucault a consacré de nombreuses pages à la généalogie du savoir criminologique
(composé d’éléments psycho-psychiatriques, sociologiques, pédagogiques, etc.) qui
expriment pleinement cette idée intégrative du savoir-pouvoir54. Je crois qu'on peut
résumer (grossièrement, bien sûr) l'analyse foucaldienne de la criminologie en trois
points.
1. Le savoir criminologique — dont les conditions de possibilité se réunissent pendant la
période du passage de l'âge classique à la modernité (approx. 1775-1825) — a part liée avec
des institutions disciplinaires telles que l'asile et la prison dans lesquels sont enfermés,
exclus et isolés certains individus. Or, si ces individus sont enfermés là, historiquement
parlant, c'est avant tout autre chose en raison de politiques d'exclusion et de pratiques de
pouvoir exercées auparavant55. Dès lors, on peut dire que la criminologie trouve son lieu
d'ancrage justement dans l'existence préalable d'un objet — des personnes enfermées —
découpé par des pratiques de pouvoir et d'exclusion. Et c'est précisément parce qu'ils sont là
— dans une institution disciplinaire et « panoptique », qui permet de les examiner, de les
mesurer, de les comparer, de les jauger, de les dresser et de les normaliser — qu'un savoir
scientifique à leur sujet peut se développer. Inversement, ce même savoir scientifique
naturalise, réifie ou objective cette catégorie de personnes par le biais d'un discours de
vérité. Et c'est précisément ce jeu du pouvoir et du savoir qui fait émerger la nouvelle
catégorie d'« hommes criminels » ou de « délinquants », autour desquels la criminologie
positiviste se développera tout au long du 19e siècle (cf. supra la criminologie étiologique). L'
apartheid criminologique dont il était question plus haut est donc bien donné par la pratique.
2. Du point de vue du droit pénal classique, il en va d’un mouvement remarquable car si celui-
ci sanctionne un acte volontaire incriminé par la loi, la criminologie désormais va
s'intéresser à la personne du transgresseur. Le système pénal y trouve néanmoins son
compte, car le développement du savoir scientifique criminologique permet de réconcilier
l'appareil judiciaire avec cette prison qui s'accorde tellement mal aux projets que les
Lumières avaient préconisés en matière de peine et punition (cf. Beccaria) 56. Ce savoir, en
effet, permet de redéfinir la fonction de la peine d’emprisonnement qui, de ce fait, passe au
registre de la vérité57, devient thérapeutique et doit dorénavant mener à l'amélioration ou la
resocialisation du détenu58. De surcroît, la psychiatrie et la criminologie permettent au
système pénal de se délester vers des institutions spécialisées (psychiatriques ou pour
mineurs)59 de ces crimes inexplicables ou « sans raison » dans lesquels la responsabilité et la
rationalité de l'auteur de l'infraction ne se laissent pas clairement établir 60. Evoquons à titre
d'exemple le procès de Pierre Rivière61 — mais il y en a beaucoup d'autres 62 (et des moins
spectaculaires) — dans lequel la psychiatrie s'approprie du cas tout en « grignotant » 63 le
droit pénal de l'intérieur, lui imposant un discours qui n'est pas le sien parce qu'il ne se
réfère uniquement à la personnalité (psychiatriquement attestée) de l'accusé plutôt qu'à
l'infraction et l'acte qui sont toutefois essentiels pour le droit pénal 64.
3. Une fois établies et enracinées, les sciences criminologiques peuvent aiguiser et élargir leurs
prétentions. L'étude systématique de « délinquants » nourrit le développement de théories
explicatives, causales et prédictives du phénomène criminel. Des médecins aliénistes du
début du 19e siècle, en passant par Lombroso et l'école du milieu, jusqu'aux tenants de la
(nouvelle) défense sociale du 20ème siècle, tous prétendent pouvoir déceler, d'une façon ou
d'une autre (mais toujours scientifiquement) la « capacité criminelle » ou la « dangerosité »
d'un individu avant le passage à l'acte. S'ouvre alors la possibilité de la gestion politique de
risques criminels ou, en d'autres mots, de l'action préventive éliminatoire, dissuasive ou
272

thérapeutique. C'est alors que la criminologie et les criminologues deviennent quasi


automatiquement les vecteurs de la politique criminelle.

II.b. Le criminologue lié et le romancier libre

26 A la lumière de ce qui précède, le criminologue du 19e siècle nous apparaît comme un


scientifique avec un rayon de pensée et d'action soumis à des sérieuses limitations
épistémologiques.
27 D'abord, il est lié par les contraintes propres à son discours et à sa discipline scientifique,
en l'espèce la criminologie aux aspirations positivistes. Ces contraintes concernent
l'étendue de son objet, ses concepts de base et présupposés, ses procédures, techniques et
méthodes de recherche et de validation, ses principes de classification et
d'ordonnancement ; et, naturellement, la « volonté de vérité » qui s'impose comme
critère distinctif de toute science tout au long du 19e siècle. Le criminologue se doit de
respecter les règles et conventions de sa discipline. Un système de raréfaction du discours
est au travail65.
28 Ensuite, la criminologie se nourrit d'ambitions en matière de politique criminelle. Les
criminologues sont obligés de s'accorder à la demande, aux ambitions et aspirations des
responsables politiques et bailleurs de fonds. En s'imposant comme les tenants d’une
science appliquée et applicable d'hygiène publique et de gestion du crime, ainsi qu'en
revendiquant un rôle actif à côté et, même, au sein du système pénal, les criminologues
sont tenus de moduler et adapter leurs projets scientifiques en fonction de demandes et
d'intérêts politiques, moraux, économiques et ainsi de suite. C'est dire que la criminologie
s'insère parfaitement dans le rêve d'une société constructible, prévisible, contrôlable,...
d'une société dont le fonctionnement peut être géré jusque dans les détails.
29 Et, last but not least, le criminologue du 19e siècle est confronté à un objet qui est le produit
de processus « généalogiques » et « archéologiques » qui se trouvent bien en deçà de son
contrôle. Le crime, les criminels et délinquants dont il parle sont « donnés » par des
pratiques de pouvoir-savoir qui, en même temps, tracent les lignes frontalières et
infrangibles de sa perspective. Son objet est « découpé » préalablement, et en
l'enveloppant dans un discours scientifique le criminologue poursuit le processus de
naturalisation et de positivisation, ce qui, à son tour, évidemment, réaffirme et renforce
le découpage original et l'aspect donné du même objet. Quand le criminologue du 19e
siècle étudie le criminel, il ne le fait que rétrospectivement, partant de ceux qui déjà sont
criminels car emprisonnés ou détenus. Il porte des œillères qui dirigent et limitent son
regard. Au fait, il ne parle pas du crime ou du passage à l'acte, mais d'une catégorie
d'hommes préfaçonnée, découpée et donnée par une sélection qui résulte de l'imbrication
historique des conditions de possibilité de la criminologie, des illégalismes constatés et
poursuivis et des pratiques de la sélection judiciaire ou criminologique. Les mots ne
disent pas les choses.
30 Dostoïevski, quant à lui, est libre d'écrire comme bon lui semble. Il n'est pas tenu
d'adapter son écriture à l'une ou autre méthodologie garantissant la scientificité du
résultat. Pas besoin de mesurer des crânes ou d'établir des corrélations statistiques entre
la criminalité et le milieu du criminel. Pas besoin non plus de tenir compte de la mission
et de la vocation de la criminologie. Il lui suffit d'écrire, de dire les choses comme elles se
présentent dans le langage libre de la prose.
273

31 A plus forte raison, l'auteur russe échappe aux principes d'organisation de la discipline
criminologique. Ses romans n'ont que faire de cette « positivité » sur laquelle se construit
le savoir scientifique du crime. Pour lui, il n'y a pas d'apartheid, pas de catégorie
d'hommes criminels ou d'humains voués aux crime. Le regard spontané et non prévenu
du romancier permet de le voir. Pas de raison non plus, d'ailleurs, de généraliser : tous les
criminels et crimes sont différents. En Sibérie, Dostoïevski l'a vu de sa propre chair, et il
le voit et revoit en suivant assidûment le déroulement de procès criminels. Et cela, soit dit
entre parenthèses, fait bien l'affaire de l’art du roman.
32 Au-delà de l'apartheid criminologique, il y a un monde foisonnant et frémissant dans
lequel chacun pourrait passer à l'acte criminel. C'est un monde de sentiments, d'espoir et
de déception, de frustration, de questions insolubles, d'amour, de haine et de jalousie, de
déchirement et d'exaltation, de désir et de liberté. Les crimes des personnages
dostoïevskiens ne sont pas « autres » que le reste de leurs actes : ils sont le produit du
libre arbitre d'une personne vivante qui agit au sein d'un ensemble complexe et fébrile
d'événements. Il y a toujours (comment a-t-on pu l'oublier ?) la possibilité de ne pas
passer à l'acte. Nous sommes tous des criminels potentiels, personne n'y est
préalablement déterminé.
33 Le romancier russe s'insurge d'ailleurs très significativement contre le « deux fois deux
font quatre », c'est-à-dire contre l'idée positiviste d'une réalité naturelle et sociale qui
fonctionnerait comme un pendule ou une « goupille d'orgue ». Qui lui donnerait tort à la
lumière de 150 années de développements du savoir et de savoir sur le savoir ? Même les
sciences dures se sont heurtées aux limites de leur présupposés épistémologiques. Et
Dostoïevski, d'aller plus loin encore. Même si on pouvait prouver scientifiquement le
« déterminisme criminel », il faudrait quand même le refuser. Il ne serait tout simplement
pas acceptable d'un point de vue éthique, voire juridique. Le libre arbitre et la
responsabilité individuelle sont des valeurs (chrétiennes) bien trop importantes pour
l'homme. Il doit y avoir un auteur, un responsable, un coupable. N'en plaise au
scientifique, pour Dostoïevski, la volonté de vérité n’est pas le principe fondamental de
son écriture. Or, c'est à tort qu’on déconsidérerait ou exclurait son savoir à cause de cela :
rétrospectivement, en effet, il s'avère que Dostoïevski savait déjà, ou du moins, avait
l'intuition de choses que les sciences ne savaient pas encore à l'époque. Peut-être que
Dostoïevski parvenait à nommer les choses de la criminologie de façon pertinente parce
que, justement, il parla en dehors de la volonté de vérité.
34 Bref. Si le criminologue assermenté est lié par carcans et contraintes, le discours
dostoïevskien peut éclater dans toute sa liberté et violence. Ces personnages passionnés,
contradictoires, chaotiques, batailleurs, déséquilibrés, imprévisibles, tiraillés dans tous
les sens, absurdes, révoltés, complexes, et disons-le, humains, tellement humains et peut-
être même trop humains, sont aux antipodes de l'homme statistique ou normal des
sciences humaines. Les personnages dostoïevskiens sont bien ces êtres que les disciplines
— aux deux sens du mot : savoir et pouvoir — s'efforcent de dresser, normaliser, exclure
et assujettir. C'est bien grâce à la liberté de l'écrivain littéraire, à sa flibusterie
épistémologique et son manque de self-restraint qu'il comprend mieux le crime que la
blouse blanche examinant des crânes d'ex-détenus pour le compte du Ministère de la
Justice66.
274

II.c. Littérature et sciences. Du cas de figure à la généralisation :


l'altérité à la parole ?

35 Peut-on généraliser les rapports entre la pensée criminologique de Dostoïevski et la


criminologie établie du 19e siècle ? Peut-on en déduire que la littérature, parce qu'elle est
libre de contraintes épistémologiques, contient la possibilité de poser des questions que
les sciences n'ont pas encore entrevues ou pu entrevoir ? Porte-t-elle, en tant que
littérature, un mode fondamental qui lui confère le pouvoir d'aller au-delà et au-devant
de la pensée scientifique ? Qu'a-t-elle qui la différencie fondamentalement du discours
scientifique ?
36 A en croire Serres, Barthes et Marcuse — tous les trois cités en exergue — on peut
effectivement généraliser. Pour eux, la littérature est capable d'exprimer des choses qui
ne sont pas exprimables dans un autre langage. Pour Edgar Morin, aussi, ce sont les
littérateurs « qui perçoivent distinctement et analysent avec perspicacité, dans notre
univers humain, ce qui est flou, embrouillé, invisible aux regards de chacun. Je souhaite
que les blouses blanches, lorsqu'elles lèvent le nez de leurs cornues, disposent de la
qualité perceptive, descriptive et analytique d'un Proust ou d'un Musil. Un grand écrivain
sait voir parce qu'il sait penser et penser parce qu'il sait voir »67. La littérature passe là où
d'autres discours calent. En ce sens, peut-être, permet-elle de dire l'altérité ou l'en-dehors
et d'exprimer la voix de l'Autre et de l'exclu ?
37 Bien sûr, la littérature n'est pas soumise aux mécanismes régulatoires et de contrôle
auxquels le discours scientifique doit répondre. Elle n'est, entre autres, pas conditionnée
par le principe de vérité, ce qui lui vaut d'être exclue du registre scientifique. Or, ceci
n’implique pas qu'elle soit incapable de décrire la réalité de façon véridique ou avec des
effets de vérité, quitte à le faire mieux qu’une démarche scientifique (cf. Dostoïevski et les
criminologues de son époque)68. Ou comme l'écrivent délicieusement Italo Calvino et, à sa
suite, A.C. 't Hart69 : la littérature peut dire le réel en se soustrayant aux contraintes
épistémologiques pétrifiantes, comme Persée parvient finalement à décapiter la Gorgone
Méduse en se laissant guider par son miroitement et sa réflexion dans son bouclier afin de
ne pas croiser son regard pétrifiant. Pour Calvino, ce sont précisément la légèreté et la
multiplicité de la littérature, son autre façon de voir un monde devenu trop lourd à force
d'être représenté par des perspectives pétrifiantes et coagulantes, qui lui permettent de
faire résonner un autre récit70. Cela n'est pas étonnant car, tout compte fait, la littérature
et les sciences décrivent le même monde qui, en réalité, est un et indivisible. La vie et le
réel ne sont pas subdivisés en cases ou disciplines comme le savoir scientifique qui
prétend les représenter comme ils sont. Le littéraire en revanche a les pieds sur terre. Il
se meut dans une société, mélange raison, déraison, sensualité et sentiment : il est
complexe, mais un, comme le monde71. Ainsi : « (l)a littérature pleure misère et
souffrance depuis sa naissance. La science n'a pas encore appris la langue de ce sanglot » 72
.
38 D'ailleurs, le régime de la vérité n'est pas établi une fois pour toutes : il change et s'adapte
d'époque en époque. La ligne de partage entre le vrai et le faux fluctue73. Comme l'écrit
Paul Veyne : « Loin d'être l’expérience réaliste la plus simple, la vérité est la plus
historique de toutes (...) Les hommes ne trouvent pas la vérité : ils la font, comme ils font
leur histoire, et elles le leur rendent bien »74. A plus forte raison, l'époque du « pluralisme
de vérités »75 — époque dans laquelle on commence à définir la singularité de la science
275

non plus par sa capacité d'établir la vérité, mais par sa pratique de mise à l'épreuve
réciproque de résultats dans le réseau scientifique76 — pourrait être porteuse d'une
redéfinition des rapports entre science et littérature77.
39 Dans Les mots et les choses, Foucault situe la littérature à l'opposé de la philologie. Si le
langage, au début du19e siècle, devient un objet de science auquel on applique les
méthodes du savoir en général, au risque de le niveler au rang de matériau empirique, la
littérature s'affirme en tant que « pure et simple manifestation d'un langage qui n'a pour
loi que d'affirmer — contre tous les autres discours — son existence escarpée » 78. La
littérature libère de nouveau le langage dans l'acte solitaire et silencieux d'écrire :
« acharnée à chercher le quotidien au-dessous de lui-même, à franchir les limites, à lever
brutalement ou insidieusement les secrets, à déplacer les règles et les codes, à faire dire
l'inavouable, elle tendra donc à se mettre hors la loi ou du moins à prendre sur elle la
charge du scandale, de la transgression ou de la révolte »79.
40 Portant encore plus loin la réflexion de Foucault, Roland Barthes conçoit la langue comme
lieu, code et véhicule de pouvoir. Le pouvoir s'y inscrit en tant qu'elle classe, ordonne et
structure. Comme la langue est liée à l'homme de tout temps et de tout lieu, elle est le
vecteur universel d'un pouvoir aliénant. Il n'y donc de liberté qu'en dehors de la langue.
C'est un huis clos... Or, pour Barthes, il y a quand même une issue : « il ne reste, si je puis
dire qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette
esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue horspouvoir, dans la
splendeur d’une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature »
80
. Pourquoi ? Parce que c'est seulement par l'intérieur de la langue, par le plaisir et le jeu
de la langue, qu'on peut la combattre : seule la littérature est consciente de l'épaisseur du
langage, elle seule sait que le langage n'est pas neutre ou transparent. La force de la
pratique littéraire tient, selon Barthes, d'abord au fait qu'elle relie, prend en charge et
met en rapport une multitude de savoirs et de sciences. Sans prétention au savoir
exclusif, « elle travaille dans les interstices de la science » et c'est bien pour cela qu'elle
est « moins grossière que la science »81. Ensuite, la littérature n'en finit pas de s'efforcer
de représenter le réel82, même s'il s’avère qu'il est impossible de représenter un ordre
pluridimensionnel dans un ordre unidimensionnel. De ce fait, paradoxalement, elle
remplit une fonction utopique. Enfin, la littérature peut jouer les signes et « les mettre
dans une machinerie de langage, dont les crans d'arrêt et les verrous de sûreté ont
sauté ». En d'autre mots : la littérature, selon Barthes, est capable « d'instituer, au sein
même de langue servile une véritable hétéronymie des choses ». Parce qu'elle déjoue le
pouvoir de la langue et entretient un lien direct avec le monde vécu, et donc en vertu de
sa flibusterie épistémologique, la littérature est le lieu par excellence où d'autres savoirs
et la critique de la science peuvent s'exprimer. Serres n'a pas manqué de nous le
rappeler : « On dirait que la littérature passe où l'expertise trouve un obstacle, comme si,
noyé dans la densité du sens, le non-savoir savait encore, ce que débordé d'informations,
le savoir ne saura plus jamais »83.
41 Souvent aussi la littérature anticipe et préfigure des développements dans le domaine des
sciences84. Un bel exemple nous est donné dans L'homme sans qualités de Robert Musil (qui,
tout comme son personnage principal, Ulrich, a quitté la science pour la littérature) 85. Ce
roman préfigure ou présage, dès ses premières pages, les évolutions des sciences dures en
matière de la relativité des observations, de la complexité, de l'irréversibilité et du chaos.
L'homme musilien est un homme du possible, un homme du jeu complexe entre l'ordre et
le désordre86. Ou, que penser de Nineteen Eighty Four 87, Brave New World88 et A Clockwork
276

Orange89 qui annoncent l'accroissement phénoménal des possibilités illimitées de contrôle


de la conduite des individus liés aux développements techniques en matière
d'informatique, de manipulation génétique et de médecine ?
42 Le rôle préfiguratif et intuitif de la littérature par rapport aux sciences humaines est —
dernier exemple90 — également frappant dans Le procès de Kafka 91. En fait, ce roman peut
très bien être lu comme un compte-rendu détaillé de ce que Gilles Deleuze et Stanley
Cohen ont nommé la société de contrôle (ou punitive city)92, ou encore, de ce que Foucault a
appelé le contre-droit des disciplines qui « fait fonctionner au rebours du droit, une
machinerie à la fois immense et minuscule qui soutient, renforce, multiplie la dissymétrie
des pouvoirs et rend vaines les limites qu'on lui a tracées »93. L'agencement dans lequel
est pris Joseph K... exprime en effet avec perfection le fonctionnement d'un pouvoir
anonyme et sans dehors, disséminé jusque dans les plus petits chaînons du dispositif
social. Le procès, c'est le panoptique hors de l'institution fermée 94. Le pouvoir est invisible,
non localisable et opaque, alors que K... est rendu tout à fait transparent au gré de tous
ces petits regards méchants et médiocrement indiscrets. Il n'y a plus d'acte incriminé, il
n'y a pas de crime, il n'y a que la personne et la vie de K... qui comptent 95. La limite entre
le public et l'intime s'évapore. K... se voit jaugé, individualisé et construit par un dispositif
anonyme et invisible. Il devient un dossier, et celui-ci « fait » K... Il n'y a pas de
culpabilité, pas de protection juridique,... Même le droit a disparu : il ne reste que ses
formes, vidées de leur contenu propre et envahies par un savoir tatillon, pénétrant et
indiscret sur K... Le renvoi permanent de Kafka à l'univers du fair trial et du due process
met péniblement l'espoir des lecteurs à l’épreuve, car toujours et de façon très crue les
formes juridiques se transfigurent en vecteurs de mécanismes mesquins et capillaires de
pouvoir. Kafka préfigure avec beaucoup de finesse l'érosion du droit par un système de
savoir-pouvoir.
43 En résumant, on pourrait conclure qu'il y a dans la littérature, effectivement, un moment
de grande liberté de pensée. L'écrivain, dans l'acte solitaire d'écrire, peut jusqu'à un
certain point se défaire et passer outre les lourdes contraintes épistémologiques
(archéologiques et généalogiques) qui organisent le savoir. Dans cet acte de flibusterie
épistémologique, le littéraire se débarrasse d'un dispositif structurant, organisant et
limitant les voies de l'expression et de la pensée. Cette flibusterie salutaire lui permet de
dire directement, sans intermédiaire autre que ses propres sens et son jeu émancipatoire
avec la langue, le réel en son entièreté, plus légèrement. De ce fait, sans vouloir prendre
la place des sciences ni prendre à son compte les prétentions scientifiques, la littérature
peut voir et nommer ce que, en raison de leur organisation épistémologique, les sciences
ne peuvent pas (encore) voir et nommer. Ayant conscience d'être langage, la littérature
peut déjouer les jeux du pouvoir tapis dans la langue et le pouvoir d'ordonnancement qui
y est à l’œuvre. En jouant la langue pour la langue, en « trichant la langue », en
fonctionnant dans ses plis, interstices et limites, la littérature permet d'exprimer l'autre
ou la voix de l’altérité. Elle est le lieu ou peut s'exprimer « une pensée du dehors » 96, la
« part maudite », « l'homme du souterrain » ou encore « le tiers exclu »97.

III. Droit, littérature et flibusterie épistémologique


44 Dans ce troisième chapitre, je traiterai de deux questions à la lumière du chemin
accompli. D'abord, je ferai très (et trop) brièvement quelques remarques au sujet des
277

représentations du droit par et dans la littérature. Ensuite, j'essayerai de montrer


pourquoi la littérature, à mon sens, importe au droit.

III.a Critique et problématisation du droit dans la littérature

45 La liberté cl la flibusterie épistémologique des littéraires restent égales à elles-mêmes


dans leurs rapports au droit et à son fonctionnement. Ainsi la littérature peut-elle décrire
et mettre en scène le droit de façon apologique, réaliste, utopique, critique, pessimiste,
sarcastique, ironique, cynique et ainsi de suite. Ce faisant, elle n'est liée ni par les
contraintes des disciplines scientifiques qui permettent d'étudier le droit (comme la
sociologie, l’anthropologie, la psychologie ou l'économie du droit), ni par l'ensemble des
règles et méthodes de l'herméneutique juridique qui s'imposent aux juristes, c'est-à-dire
les classifications du droit, la hiérarchie des normes et ses conséquences interprétatives,
les codes interprétatifs et les méthodes propres au droit, la distribution des fonctions et
des discours parmi les acteurs juridiques, les tours de main des juristes et leurs accords
tacites et paradigmatiques. En ce sens, le littéraire n'est pas tenu, comme les juristes
positivistes, de considérer le droit comme un ensemble de règles et de tours de main
« neutres » qu'il faut tout bonnement appliquer parce qu'ils sont le droit. La littérature
peut s'exprimer sur le droit en transcendant l'ordre interprétatif que le droit instaure
afin d'organiser sa propre lecture. C'est dire que la littérature, liberté épistémologique
oblige, peut certainement problématiser le droit tout comme elle peut problématiser les
sciences.
46 Les exemples abondent. Il y a toute une série d'ouvrages littéraires qui stimulent la
réflexion sur le droit, sur son fonctionnement, sur sa mise œuvre, sur ses acteurs (juges et
avocats), sur son détournement, etc. Ces ouvrages peuvent problématiser le droit et le
critiquer, justement, parce qu'ils le mettent en scène au-delà de la façon dont il veut se
mettre en scène lui-même98. Evoquons ici naturellement certains ouvrages classiques
d'auteurs comme Shakespeare, Balzac, Hugo, Kafka, Dickens, Dostoïevski, Camus, Genet
ou encore Musil qui, par le biais de l'affaire Moosbrugger dans L'homme sans qualités,
problématisé avec beaucoup de finesse la défense sociale et la place que prennent les
savoirs psycho-psychiatriques dans le droit. Et Saramago ne décrit-il pas dans
L'Aveuglement, justement, l'horreur d'un monde sans droit ? Or, à côté de ces grandes
œuvres établies, une myriade d'ouvrages littéraires parlent aussi du droit et le mettent en
scène. Les legal thrillers de John Grisham sont exemplaires à cet effet : l'on peut y trouver
des problématisations féroces et fondamentales de la law in action. Ainsi dans The
rainmaker Grisham décrit-il au scalpel (et bien plus clairement qu’un ouvrage de
sociologie du droit) la façon dont les grandes firmes d'avocats pleins d'eux-mêmes, sans
idéaux ou principes, et avides de bénéfices financiers, s'arrangent par trucs et trafics
d'influences à vider le droit de son sens et de sa substance99.
47 Et ne pourrait-on pas aller encore plus loin en constatant qu'il y a dans beaucoup de
bandes dessinées certainement une réflexion critique sur le droit. Bien sûr, ici aussi la
flibusterie épistémologique est de mise : les scénaristes et dessinateurs sont aussi libres
que les littéraires, et manient un médium offrant des possibilités plastiques et expressives
différentes de la littérature. Les exemples abondent100 : le thème de la contravention dans
les Gaston Lagaffe (Franquin) ; le personnage du juge Roy Beau dans Lucky Luke (Goscinny
et Morris) ; le droit romain et ses institutions ou les avatars du pouvoir et de la gestion
des affaires publiques dans un petit village atypique dans les Astérix (Goscinny et Uderzo) ;
278

les méandres du monde financier international et l'impuissance du droit dans les Largo
Winch (Van Hamme et Franq) ; une image du fonctionnement du pouvoir et de la justice
au Moyen-Age dans Les compagnons du crépuscule (Bourgeon) ; l'organisation politique
d'une société non plus internationale, mais intermondiale ou intergalactique (imaginaire
naturellement) dans Le cycle de Cyann (Bourgeon) ; ou encore la traite des noirs, le droit
sur les vaisseaux de haute mer et les institutions de la France et de l'Angleterre à la fin
du18e siècle dans Les passagers du vent (Bourgeon)...
48 J'interromps ici la discussion du sujet du « droit dans la littérature ». Il y a certes encore
beaucoup de pistes agréables à défricher dans ce contexte. Or, dans le présent texte, mon
objectif est différent. J'aimerais poser la question autrement : quelle est l'importance de
la littérature pour le droit et la théorie du droit, à la lumière de ce qui précède ?

III.b. L'importance de la littérature pour le droit : la voix de l'autre

49 Afin de répondre à la question de l'importance de la littérature pour le droit, il faut


d'abord s'exprimer sur la nature, la fonction et les fins du droit dans nos sociétés. Un
détour par la musique nous permettra de mieux y arriver.

III.b. 1. La polyphonie de l'état de droit démocratique101

50 Dans la musique polyphonique, plusieurs mélodies se déroulent simultanément, sans


hiérarchie ni voix prédominante. Pourtant, le résultat n’est pas une cacophonie ou un
ensemble fortuit de sons dissonants et discordants. Les différentes mélodies sont
interdépendantes. Elles s'accordent et s'adaptent, point par point, selon les règles du
contrepoint qui n'en privilégie aucune. Chaque mélodie dans son déroulement détermine
et redétermine (en real-time) les conditions de possibilité des autres mélodies, et vice
versa. Le contrepoint organise cette interaction constante entre les mélodies de telle
façon que le résultat d'ensemble soit toujours de la musique ! Donc : dans une polyphonie
—· p.ex. les Vêpres de Monteverdi, ou Die Kunst der Füge de Bach — la pluralité ou liberté
des mélodies fonctionne comme une unité musicale.
51 Dans le projet d'un Etat de droit démocratique, il se passe à peu près la même chose car il
est indissociablement lié au pluralisme et à la diversité102. Un tel Etat est bel et bien
polyphonique parce qu'il tend à donner un maximum de liberté à un maximum
d'individus sans pour autant sombrer dans le chaos ou la cacophonie. Sans liberté
individuelle, sans pluralité d'idées et d'expressions, sans possibilité de diversité de
conduites, il n'y a tout simplement pas d'Etat de droit démocratique103. Ce dernier est
moins caractérisé par le fait qu'une majorité élue y exerce le pouvoir que par le fait qu'il
limite le pouvoir de cette majorité. En effet, tout gouvernement majoritaire doit respecter
méticuleusement les libertés fondamentales (conscience, expression, association, vie
privée,...) de tous les citoyens, y compris — et surtout — de ceux qui font partie de la
minorité. Aux antipodes de cet Etat polyphonique, ouvert et dialogique, on trouve l'Etat
homophonique (ou « monotonique ») dans lequel il n'y a de place que pour un seul récit,
pour une vision unique des choses, pour une vérité ou une croyance unique et absolue...
où il n'y a de place que pour une seule mélodie.
52 Or, un tel état polyphonique doit également assurer sa durabilité et sa survivance. C'est
dire qu'il doit aussi limiter la liberté individuelle et l'individualisation qui, sans bornes,
ne peuvent mener qu’au chaos (cacophonique), qui d’ailleurs détruirait du coup la liberté
279

individuelle (c'est l’état de nature où l'insécurité met fin à la liberté de tous). Le défi
consiste donc à construire un système institutionnel pouvant concilier diversité et
cohésion. Il s'agit, pour employer la formule d'Alain Touraine, de faire fonctionner un
maximum de différences comme une unité104, C'est un projet paradoxal par nature, car il faut
simultanément garantir et un maximum de liberté (les mélodies) et la pérennité d'un ordre
qui garantit cette même liberté (le résultat musical). Les tensions y sont essentielles : elles
émergent dans les rapports mutuels entre les libertés individuelles et les rapports entre
celles-ci et l'intérêt général. On comprendra aisément qu'un tel Etat de droit
démocratique et polyphonique — tiré dans deux directions opposées (libertés-mélodies et
ordre-musique) et caractérisé par un double bind permanent — ne peut fonctionner sans
instance indépendante qui opère une médiation continue entre les différents acteurs,
intérêts et pouvoirs à la lumière du projet commun, afin d'établir des équilibres plus au
moins durables. Cette instance, à plus forte raison, c'est le droit. Or, dans cette
perspective, on rejoint indubitablement ce que R. Foqué et A.C. ’t Hart ont nommé la
conception relationnelle du droit qui conçoit le droit sous sa dimension de médiation 105.

III.b. 2. Une conception relationnelle du droit

53 La conception relationnelle du droit s'enracine dans la pensée des Lumières (Montesquieu


et Beccaria) qui était une réaction contre le pouvoir absolu du monarque sous l'Ancien
Régime et contre la pensée juridique impérativiste et volontariste qui réduit le droit à
l'expression de la volonté du souverain. Pour la conception « relationnelle » du droit, au
contraire, le droit doit, dans le but précis d'écarter les dérives absolutistes, être surtout
un médiateur entre les différents pouvoirs : une médiation juridique horizontale vient
donc remplacer l'idée d'un droit vertical, impératif, ne donnant que des ordres. Une
structure binaire cède la place à une structure tripolaire dans laquelle le droit fait
fonction de médiateur entre les deux autres pôles.
54 Le concept relationnel du droit insiste donc sur la nécessité de concevoir une articulation
indivisible entre les deux fonctions prépondérantes du droit : d'une part, la protection
juridique (rechtsbescherming), conçue comme frein au pouvoir et à ses dérapages
despotiques, et de l'autre, l’instrumentalité (instrumentaliteit) du droit qui vise à créer les
possibilités d’une vie commune pouvant garantir la liberté individuelle et l'égalité des
hommes. Cette imbrication de l’aspect instrumental et de l'aspect « critique-du-pouvoir »
106
implique que le droit ait une fonction essentiellement médiatrice qui redistribue,
comme le contrepoint, sans cesse les rapports de pouvoir en fonction, d'une part, de la
liberté des individus et, d'autre part, de la poursuite du projet collectif qui a cette même
liberté comme objectif principal.
55 De ce fait, le droit se positionne en dehors des rapports de pouvoir, mais sa substance et
son contenu se constituent dans le cours de son activité de médiation entre ces pouvoirs.
La spécificité de l'Etat de droit démocratique consiste précisément en ce que les rapports
de force peuvent y être soupesés en droit (et donc sans violence), ce qui veut dire que le
droit doit garantir (protection juridique) à la fois le projet de l'Etat de droit démocratique
(instrumentalité) et les libertés individuelles (cf. le double bind du droit). La double
exigence que Touraine a liée à la démocratie, c'est-à-dire de faire vivre le plus possible de
projets différents dans une société qui en même temps doit fonctionner comme une unité,
sera de cette manière respectée107.
280

56 Ce qui précède a d'abord pour conséquence qu'une sphère individuelle de liberté doit être
protégée par le droit positif contre des violations soit de l'Etat soit d'autres citoyens ou
personnes juridiques (par exemple au moyen du droit pénal). C'est ce que 't Hart a appelé
le premier niveau de protection juridique108. La deuxième implication de la pensée
relationnelle du droit — le second niveau de protection juridique — est plus conceptuelle
et renvoie au rapport entre les concepts juridiques et les événements réels. Dans une
conception relationnelle du droit, celui-ci n'est ni pure image de la réalité ni pure
idéalité, mais une médiation permanente entre les deux. Les concepts juridiques ne sont
donc pas univoques, car il doit y avoir un espace conceptuel au sein duquel la médiation
est et reste possible. Ainsi les concepts juridiques doivent-ils demeurer « ouverts » et
laisser de la place pour d'autres vues, d'autres interprétations et d'autres vérités. En ce
sens — et toujours d'après Foqué et 't Hart — les concepts juridiques (fondamentaux) sont
« contrefactices »109. Leur contenu concret ne correspond pas à la réalité mais est
déterminé par rapport à la tension avec cette réalité. Ils ne correspondent jamais ni à un
projet ou idéal social dominant, ni aux faits empiriques eux-mêmes. Ils sont donc sous-
déterminés et redéfinissables. En somme, le droit doit être une structure conceptuelle qui
dépasse et transcende et le factuel, et l'idéologique. De ce fait, le droit est un peu comme
ce qui se déroule sur le bouclier de Persée ou dans la littérature : il n'est ni réalité, ni
idéalité, mais il a des effets de vérité et il est performatif.
57 Le deuxième niveau de protection juridique s'oppose donc à l'accaparement oppressif et
exclusif des concepts juridiques par une vision dominante du monde ou de la réalité, par
un grand récit, par un code d'interprétation unique ou par une seule optique qui se
présenterait comme si aucune autre n'était possible110. Les concepts juridiques
représentent, dans cette perspective, des lieux où la différence ou l'Autre peuvent
s'exprimer et être mis dans la balance d'intérêts. En d'autres termes, le droit doit
admettre l'existence d'alternatives, même quand les revendications de vérité les plus
fortes — fussent-elles scientifiques111 — sont formulées. Les concepts du droit
représentent, dans cette perspective, des lieux — des sanctuaires — où l'altérité peut
s'exprimer et être mise dans la balance d'intérêts. Il garantit donc l'expression de la
résistance qui, présente dans tous les rapports de force112, fournit de l'oxygène à la
démocratie (Touraine).
58 Cependant, tout cela n'implique pas que les concepts juridiques soient entièrement
relatifs. Leur ouverture n'est pas illimitée113. Le système juridique doit en effet pouvoir se
perpétuer ; l'Etat de droit démocratique doit aussi fonctionner comme une unité. Par
conséquent, il cherchera à préserver ses propres conditions de possibilité et valeurs
fondamentales. On s'efforcera notamment de garantir que la concrétisation des concepts
juridiques ne viole pas, d'une part, le caractère médiateur ou relationnel du droit lui-
même et, de l'autre, les valeurs qui sont à la base de l'Etat de droit démocratique : le
respect de la liberté et de la diversité individuelles, de l'égalité, de la participation des
individus, de l'épanouissement et de l'émancipation, des droits et libertés fondamentaux
de l'homme et d'un nombre de principes généraux du droit (comme par exemple le
principe de proportionnalité). Bref : les valeurs qui tendent à l’ouverture doivent en
même temps poser des limites là où elles risquent elles-mêmes d'être supprimées, d'être
éliminées par l'intérieur114.
59 Sur l'arrière-plan d'une conception relationnelle du droit, la subjectivité juridique est
décrite, par Foqué et 't Hart, comme la frontière inférieure de l'intrusion sociale, ou
encore, comme un masque (persona)115 qui est offert à l'individu par le droit afin assurer
281

l'organisation de la médiation de ses conflits avec l'Etat ou avec autrui sous une
protection adéquate. Qui est, ou ce qu'est l'individu n'a ici aucune importance : il est
libre. Ce qui importe en l'occurrence c'est ce qu'il veut, sur quel point il aspire à se faire
entendre ou à quel endroit il entend faire jouer sa résistance dans les rapports de force.
L'« être » de l'individu est sans importance et n'intervient aucunement dans la balance ;
ce sont les relations, les conflits et les tensions qui comptent pour le droit.

III.b. 3. L'importance de la littérature pour un droit relationnel

60 Je le sais bien : nous nous sommes fort éloignés de la littérature... Or, ce détour par la
théorie du droit était nécessaire pour pouvoir expliquer pourquoi la littérature, à notre
sens, importe au droit et à la théorie du droit. Dans ce qui précède, il faut surtout retenir
qu'idéalement le droit est un ensemble conceptuel caractérisé par sa « contrefacticité »
ou son « artificialité ». Ses concepts ne peuvent jamais se figer. Afin d'éviter toute dérive
totalitaire ou « ontologiste », ils doivent rester des lieux de médiation qui ne peuvent
générer leur substance qu'à partir de la confrontation entre les projets dominants et les
résistances auxquelles ils incitent. Tel droit articule un projet politique ouvert sur une
multitude de projets et visions individuels ou collectifs. L'essentiel c'est donc qu'il est et
doit rester « tiers mais inclus » ou à « mi-lieu ». Ainsi, pour Foqué et 't Hart, le droit et son
appareil conceptuel opèrent-ils la médiation entre l'univoque et le plurivoque, le simple
et le complexe, le précis et l'imprécis, entre les différentes perceptions de la réalité et les
différentes revendications de vérité. Le droit représente le lieu par excellence où l'utopie
et l'idéologie, le local et le global et, enfin, le pouvoir et le contre-pouvoir se rencontrent
chaque fois qu'on fait appel à lui. C'est dire qu'il doit, au prix de se renier, instituer un
lieu où l'altérité peut se faire entendre et confronter les « grands récits », la pensée
prédominante et les savoirs moraux, politiques, religieux et scientifiques qui ont
tendance à s'absolutiser116. Cet Autre, même l’homme du souterrain, a une place cruciale
dans le droit : il doit toujours être supposé.
61 Pour échapper à la logique totalitaire, comme écrit Foqué à la suite de Lefort, le lieu du
droit, tout comme le lieu du pouvoir, n'appartient à personne, il doit rester
principiellement vide117. Or, c’est précisément le contraire qui se passe quand des
revendications absolues de vérité pénètrent le droit et s'y imposent comme seul contenu
légitime118. Le droit se retrouve alors comme pur instrument d'un « savoir-pouvoir »
totalitaire. C'est bien pourquoi François Ewald à raison d'écrire que « (l)e droit (...) est le
substitut d'un savoir résolument manquant. La mort la plus certaine du droit se trouve
dans l'hypothèse d'un savoir absolu »119.
62 C'est alors que se dessine l'importance de la littérature pour le droit. Λ l'opposé d'un
langage uniforme véhiculant des significations univoques et à l'encontre des prétentions
absolues d'un savoir scientifique qui, comme le regard de la Méduse, rendent de pierre
tout ce qui passe sous leur regard, le droit se doit de supposer en creux — comme une
possibilité toujours présente — cette voix insoumise, volage et directe de la littérature,
cette voix de l'Autre déliée de contraintes épistémologiques ou dogmatiques. La
littérature s'impose d'ailleurs d'autant plus dans le droit qu'elle est la sœur jumelle du
savoir narratif qui s'exprime dans la casuistique juridique. Ainsi, comme l’écrivent Foqué
et't Hart, la question du rapport entre le droit et la littérature « krijgt zijn
methodologische verbijzondering in de vraag naar de verhouding tussen enerzijds het
algemene en abstracte karakter van de leerstelligheid van het recht (de dogmatiek) en
anderzijds het individuele en concrete karakter van de casus. In de confrontatie van recht
282

en literatuur speelt zich immers de confrontatie af van twee onderscheiden soorten


weten : het theoretische weten zoals dat in de dogmatiek van het recht tot uitdrukking
komt met het narratieve weten zoals dat in de litteratuur, maar ook in elk casuïstisch
feitenrelaas, aan de orde is »120. Le droit et sa dogmatique doivent, en effet, se construire
en interaction avec le savoir narratif, ce savoir dans lequel l'expérience concrète du vécu
peut être racontée et extériorisée.
63 Il n'est donc pas étonnant de constater à la suite de ’t Hart que le savoir narratif et la
littérature se trouvent en contrepoint ou qu'ils sont le pendant de la dogmatique
juridique121. Cette dernière est notamment particulièrement vulnérable à sa colonisation
par un savoir univoque, ou en d'autres mots à sa « coagulation » ou sa pétrification, alors
que les premiers sont justement caractérisés par leur ouverture et leur polysémie. Foqué
et ’t Hart illustrent ce potentiel critique et problématisant du savoir narratif et de la
littérature par rapport au droit au moyen d'un nombre impressionnant d'exemples. Je
n'en évoquerai que quelques-uns.
64 Ainsi, pour faire la critique de la monarchie despotique, Montesquieu dans les Lettres
Persanes se met-il dans la position externe d'un voyageur impartial perse écrivant des
lettres imaginaires, ce qui lui permet, d'une part, de briser le cadre de pensée unique de
la monarchie et, de l'autre, d'échapper à sa répression. Aussi, Foqué et 't Hart voient dans
les grands romans de la fin du 19e siècle au sujet des femmes adultères — Madame Bovary,
Anna Karenine et Effi Briest — une problématisation de la domination de l'ordre patriarcal
bourgeois institué par le droit : ces romans mettent en lumière ce savoir opprimé que
l'ordre et la pensée établis s'empêchent de voir. Dans Le procès, Kafka, comme nous
l'avons déjà écrit plus haut, met en scène de façon problématisante (« kafkaïenne »), le
cauchemar pas si irréel de ce pouvoir anonyme, impersonnel, microphysique et sans
dehors vidant le droit de son contenu propre ; un demi-siècle avant Foucault, il décrit un
« droit à l'envers », c'est-à-dire un système juridique impersonnel, irresponsable et
invisible rendant l'individu tout à fait transparent et le poussant à l'autoculpabilisation.
Dans un récit de Pirandello, La verità,’t Hart voit la description parfaite du gouffre qu'il
peut y avoir entre la complexité du monde vécu et l'univocité de la dogmatique juridique :
le juge veut savoir si oui ou non le personnage principal Tarara était au courant de
l'adultère de sa femme, ce qui ferait du meurtre de celle-ci une question d’honneur
justifiable ; Tarara lui déclare en toute honnêteté que c'était comme s'il ne le savait pas,
parce que personne ne lui en avait parlé et qu'il ne l'avait pas constaté... Pour bien mettre
à nu et démontrer la menace totalitaire, 't Hart n'évoque pas seulement l'œuvre de Kafka,
mais aussi les ouvrages de Koestler, Zinoviev, Konrad et Havel. Ce dernier, quand il était
dissident emprisonné, prônait la living in truth à l'encontre de la vie dans le mensonge,
c'est-à-dire la vie dans un code d'interprétation unique et pétrifiant ou encore, la vie dans
« La Vérité » (du parti)122.
65 Récapitulons. Pour’t Hart et Foqué, la préservation de la contrefacticité du droit est une
condition sine qua non à sa pérennité en tant que droit : « Geen machtskritisch recht
zonder contrafakticiteit »123 Le droit n'est, en effet, jamais « tout entier contenu dans le
droit posé »124 Tout droit positif doit contenir un espace dans lequel l'altérité peut
accéder au droit et peut redéfinir le droit posé. C'est dire que le droit ne peut jamais être
l'instrument d'un savoir unique et exclusif, qu'il soit moral, politique ou scientifique. La
contrefacticité des concepts juridiques en fait des sanctuaires où cette l’alterité peut
s'exprimer. Ainsi le droit doit-il non seulement protéger ces « autres récits » —
expressions de cette liberté si chère aux auteurs de l'article 4 de la Déclaration des droits de
283

l'homme et du citoyen (1789) — contre les discours forts, tels que les sciences, l'idéologie, la
morale et la religion, mais il doit aussi garantir la voie par laquelle les savoirs opprimés
peuvent accéder sans crainte à l'espace public. La littérature et le savoir narratif sont
cruciaux à cet effet. Ou comme écrit’t Hart : « Het is speciaal de potentie van het
narratieve om de vanzelfsprekendheid van een dominant wereldbeeld op te schorten en
het recht als dogmatische vorm van weten, te behoeden voor een verstening in
eenduidigheid die met de contrafakticiteit van het recht ook de bescherming door het
recht teniet doet »125.

Point d'orgue
66 Il faut des flibustiers de l'épistémologie pour transgresser les systèmes de pensée
totalitaires et pour parer la possibilité même d'une telle pensée. Ils doivent exister pour
donner de l'oxygène et du carburant à un droit relationnel et polyphonique.
67 Tant qu'il y aura de la littérature, il y aura de la résistance et de la liberté. Et c'est parce la
conceptualisation de cette résistance, de cette voix de l'altérité et de cette résonance
continue des possibles non réalisés sont essentielles au droit d’une société polyphonique,
que la flibusterie et l’impertinente liberté des littéraires nous importent au moins autant
qu'elles nous font plaisir.

NOTES
2. M. SERRES, Hermès III. La traduction, Paris, Minuit, 1974, p. 245.
3. H. MARCUSE, L'homme unidimensionel. Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, Paris,
1968, p. 271 (cf. aussi p. 81 et s).
4. R. BARTHES, Leçon, Paris, 1978, p. 18.
5. Ainsi, pour ne donner qu'un exemple frappant, dans Les mots et les choses, Foucault exprime-t-il
le passage de la Renaissance (où le savoir est porté par la ressemblance, la similitude des choses
ou par « la prose du monde ») à l'âge classique (où s'imposent la représentation de l'empirique et
la classification par l'identité et la différence) par un Don Quichotte renaissanciste perdu dans un
monde devenu classique. Similairement, pour Foucault, Sade exprime le passage de l'âge
classique à la modernité. Cf. M. FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences
humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 60-64 (Don Quichotte) et 222-224 (Sade).
6. M. SERRES, Eclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour, Paris, François Bourin, 1992, p. 42. Dans
le même sens, M. SERRES, Le Tiers-Instruit, Paris, François Bourin, 1991, p. 109.
7. S. GUTWIRTH, Dostojevski criminoloog ? Een bio-bibliografische speurtocht naar de criminologische
inzichten van de Russische schrijver, Antwerpen/Arnhem, Kluwer/Gouda Quint, 1985, 185 p. ; S.
GUTWIRTH, Kreten uit de ondergrond. Dostojevski, Foucault en criminologie, in Tijdschrift voor
Criminologie, 1989/2, p. 129-151 ; S. GUTWIRTH, Een ander verhaal : over instrumentaliteit en
rechtsbescherming, in Recht en Kritiek 17, 1991/4, p. 428-441 ; S. GUTWIRTH, Waarheidsaanspraken in
recht en wetenschap. Een onderzoek naar de verhouding tussen recht en wetenschap met bijzondere
illustraties uit het informaticarecht, Brussels/Antwerpen, V.U.B.Press/MAKLU, 1993, 846 p.
284

8. Le terme « flibusterie » est une traduction du néerlandais « vrijbuiterij » (cf. S. GUTWIRTH,


Kreten uit de ondergrond.... op. cit., p. 149). Il me semble que le mot a une connotation plus négative
en français. J’aurais pu parler également de liberté épistémologique mais j'opte pour flibusterie
épistémologique pour exprimer une idée de limite, de transgression, de défi, d'impertinence,
d'anarchisme...
9. I. PRIGOGINE et I. STENGERS, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Paris, Gallimard/
Essais 26, 1979, p. 63.
10. I. STENGERS, L'invention des sciences modernes, Paris, La découverte, 1993, p. 30.
11. M. SERRES, Eclaircissements, op. cit., p. 79, 81. Ou encore, à la p. 50 : « L'âge des lumières,
exaltant la rationalité savante produit bien le Sturm und Drang romantique réfugié dans la
littérature des rêves et des brumes ».
12. Sur le romantisme et les sciences, voy. par exemple aussi M. SERRES, Hermès I. La
communication, Paris, Minuit, 1969, Points philosophie 171, p. 22-24.
13. Il est important de mentionner ici que Serres ajoute à tout cela très clairement que « rien de
nouveau ne naît de cette symétrie ». (M. SERRES, Eclaircissements, op. cit., p. 50). En effet, si le
partage entre le rationnel et l'irrationnel — entre le clair et l'obscur — engendre une réaction
averse et de refus, il n'en reste pas moins qu'elle reproduit le clivage entre savoirs scientifiques
et savoirs narratifs. Or, on le sait, pour Michel Serres et bon nombre de penseurs scientifiques et
métascientifiques (Latour, Prigogine et Stengers,...) il faut penser les sciences non pas en fonction
des « grands partages », des « oppositions grossières » et de l'exclusion, mais plutôt à la lumière
de « nouvelles alliances », d'interréférences et d'hybridation des savoirs différents (à ce sujet
voy. par exemple S. GUTWIRTH, Waarheidsaanspraken, op. cit., p. 89-234 ou S. GUTWIRTH, Sciences
et droit de l'environnement, in Fr. OST et S. GUTWIRTH (Eds), Quel avenir pour le droit de
l’environnement ?, Brussels, Publications de Facultés universitaires Saint-Louis/VUB press, 1996,
p. 21-42). Pour Serres, en effet, « il y a autant de raison chez Montaigne ou Verlaine que dans la
physique ou la biochimie, et réciproquement parfois autant de déraison éparse dans les sciences
que dans certains songes. La raison est statistiquement distribuée partout : nul ne peut en
revendiquer l'exclusive possession » ; M. SERRES, Eclaircissements, op. cit., p. 79.
14. Les analyses des chapitres consacrés à Dostoïevski sont basées sur des travaux plus fouillés,
voy. (avec l'appareil de références) S. GUTWIRTH, Dostojevski criminoloog ?, op. cit. 185 p. ; S.
GUTWIRTH, Kreten uit de ondergrond..., op. cit., p. 129-151.
15. F. DOSTOÏEVSKI, Les carnets du sous-sol, Paris, Actes Sud, 992, p. 22.
16. Ibidem, p. 19.
17. Cf. « (L)es créatures de Dostoïevski transforment leurs sentiments et les exagèrent de
contraste en contraste ; leur souffrance est leur bonheur le plus profond », St. ZWEIG, Trois
maîtres. Dostoïevski. Balzac. Dickens, Paris, Grasset, s.d., p. 81.
18. F. DOSTOÏEVSKI, op. cit., p. 23.
19. Il est intéressant de constater à quel point Dostoïevski annonce inconsciemment les
conséquences philosophiques et épistémologiques de la seconde loi de la thermodynamique, du
principe de l'incertitude heisenbergien, de la mécanique quantique,... Il exprime ce savoir des
paysans et des marins (cf. Serres) que la nature est subtile et prise par le jeu complexe du hasard
et de la nécessité. En effet : la vision d'un monde ordonné et mécanique est redevable à une
rationalité qui ordonne et généralise... alors que dans l'univers chaotique l'ordre est
exceptionnel. Sur tout cela, voy. S. GUTWIRTH, Waarheidsaanspraken..., op. cit., p. 124 et s. (avec les
références aux travaux de Prigogine et Stengers, Reeves, Serres et Latour).
20. F. DOSTOÏEVSKI, Les carnets du sous-sol, op. cit., p. 39.
21. Ibidem, p. 39.
22. Bien sûr, avec un homme souterrain, le projet politique utopiste des socialistes de l'époque
d'un monde bien huilé, programmé et organisé, s'effondre sans pardon. Dostoïevski avait horreur
du socialisme. Les carnets du sous-sol peuvent ainsi être lus comme une réponse aux idées
285

socialistes telles quelles furent exprimées entre autres dans le Que faire ? de N. TCHERNYCHEVSKI
(Moscou, Ed. du Progès, 1967, 525 p.). A ce sujet, voy. J. CATTEAU, Du palais de cristal à l'âge d'or ou
les avatars de l'utopie, in L'Herne. Dostoïevski, Paris, 1973, p. 176-196. Voy. naturellement la
méchante satire politique que Dostoïevski fait dans Les possédés.
23. Cf. G. BATAILLE, La part maudite, Paris, Editions de Minuit, 1967.
24. Dans le même sens : D. ARBAN, Dostoïevski, le coupable, Paris, Julliard, 1953 ; R. GIRARD,
Critiques dans un souterrain, Paris, Grasset, 1976 ; H. TROYAT, Dostoïevski, Paris, Fayard, 1970,
Marabout université.
25. Ces petits résumés des ouvrages massifs de Dostoïevski n'ont d'autre but que de rafraîchir la
mémoire du lecteur. Ils sont très, très incomplets.
26. Raskolnikov a la parole : « (L)es hommes peuvent être divisés en général, selon l'ordre de la
nature même, en deux catégorie : l'une inférieure (individus ordinaires) ou encore le troupeau
dont la seule fonction consiste à reproduire des êtres semblables à eux, et les autres, les vrais
hommes, qui jouissent du don de faire résonner dans leur milieu des mots nouveaux (...) la
première (catégorie), c'est-à-dire le troupeau, est composée d'hommes conservateurs, sages, qui
vivent dans l'obéissance, une obéissance qui leur est chère. Et je trouve qu'ils sont tenus d'obéir,
car c'est leur rôle dans la vie et il ne présente rien d'humiliant pour eux. Dans la seconde, tous
transgressent la loi ; ce sont des destructeurs ou du moins des êtres qui tentent de détruire
suivant leur moyens. Les crimes commis par eux sont naturellement relatifs et variables. Dans la
plupart des cas, ces hommes réclament, avec des formules diverses, la destruction de l'ordre
établi au profit d'un monde meilleur » F. DOSTOÏEVSKI, Crime et châtiment, Paris, Gallimard, Folio
652, 1950, t. I, p. 456.
27. Intéressant : dans le Mémoire qu'écrit Pierre Rivière après avoir véritablement égorgé sa mère,
sa sœur et son frère le 3 juin 1835, on trouve le même genre de raisonnement : « Je pensais que ce
serait une grande gloire pour moi d'avoir des pensées opposées à tous mes juges, de disputer
contre le monde entier, je me représentais Bonaparte en 1815. Je me disais aussi : cet homme a
fait périr des milliers de personnes pour de vains caprices, il n'est donc pas juste que je laisse
vivre une femme qui trouble la tranquillité et le bonheur de mon père » ; Moi, Pierre Rivière, ayant
égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... Un cas de parricide au XIXe siècle, M. FOUCAULT (Ed.), Paris,
Gallimard/Archives, 1973, p. 132.
28. Voy. ces magnifiques pages où Porphyre Petrovitch explique cette psychologie du crime à
Raskolnikov, F. DOSTOÏEVSKI, Crime et châtiment, op. cit., t. II, p. 81 et s.
29. Cf. « Die man wordt een jachtige schim van zichzelf met holle ogen en bevende handen. Het
Raskolnikov-effect. De rechercheurs wachten rustig af tot hij ineen zal storten en alles zal
bekennen », J. WOLKERS, Gifsla, Amsterdam, De Bezige Bij, 1983, p. 151 (mes italiques).
30. Au sujet de Kirilov, et d'autres « personnages absurdes » dostoïevskiens, voir les belles pages
dans A. CAMUS, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, Folio/idées 1, 1942, p. 140-150. A la p. 142 :
« (Kirilov) veut se tuer pour devenir Dieu. Le raisonnement est d'une clarté classique. Si Dieu
n’existe pas, Kirilov est Dieu. Si Dieu n'existe pas, Kirilov doit se tuer. Kirilov doit donc se tuer
pour être Dieu. Cette logique est absurde, mais c'est ce qu’il faut ».
31. Le père de Dostoïevski ? Lui aussi fut assassiné. Voy. infra.
32. « Schuld van de Duitsers ? Schuld van de mens ? Geen probleem zo wijd als dat van de schuld.
Het strekt zich uit van de determinist, die de schuld ontkent en alles herleidt tot factoren buiten
de smeerlap, zoals erfelijkheid en milieu — tot het religieuze inzicht, dat iedereen schuldig is
voor allen. Dostojevski wist zelfs nog verder te gaan — zoals hij altijd nog verder wist te gaan —
en schreef : Iedereen is voor alles en iedereen schuldig, behalve voor zijn eigen zonden ; H.
MULISH, Paniek der onschuld, Amsterdam, De Bezige Bij, 1979, p. 20.
33. « Ivan ne nous offre que le visage défait du révolté aux abîmes, incapable d'action, déchiré
entre l'idée de son innocence et la volonté du meurtre. Il hait la peine de mort parce qu'elle est
l'image de la condition humaine et, en même temps, il marche vers le crime. Pour avoir pris le
286

parti des hommes, il reçoit en partage la solitude. La révolte de la raison, avec lui, s’achève en
folie » ; A. CAMUS, L'homme révolté, Paris, Gallimard, 1951 Folio/idées 36, p. 82.
34. Ivan Karamazov s'écriera : « Qui ne désire pas la mort de son père ? » ; F. DOSTOÏEVSKI, Les
frères Karamazov, Paris, Gallimard, Folio 486, t. II, 1952, p. 375.
35. Au sujet des aspects criminologiques et/ou pénaux dans l'œuvre de Dostoïevski, voy. aussi E.
FERRI, Les criminels dans l'art et la littérature, Paris, Félix Alcan, 1897, 180 p. ; A. KONI, « Dostoïevski
criminaliste », Revue internationale de sociologie, 1898, p. 604-619 et J.M. VARRAUT, « Dostoïevski et
le crime », in Les cahiers de la nuit surveillée. Dostoïevski, Lagrasse, Verdier, 1983, p. 77-85.
36. Dans la fable du Grand Inquisiteur Jésus refuse de recourir au miracle pour convertir les
hommes : ceux-ci doivent le rejoindre par libre choix ; à l'encontre du Grand-Inquisiteur le Fils
veut préserver la liberté des hommes ; F. DOSTOÏEVSKI, Les frères Karamazov, op. cit., t. I, p. 338 et
suiv.
37. Au sujet de Crime et châtiment l'auteur écrit que son récit comporte l'idée « que le châtiment
imposé par la justice effraie le criminel beaucoup moins que ne le pensent les législateurs, car il
l'exige moralement de lui-même », F. DOSTOÏEVSKI, Correspondance. T. II, Paris, Calman-Lévy,
p. 247-248. Et dans les Frères Karamazov, le starets Zosime déclare : « Si l'église du Christ n’existait
pas, il n'y aurait pour le criminel ni frein à ces forfaits, ni véritable châtiment, j'entends, non pas
un châtiment mécanique qui ne fait le plus souvent qu'irriter, mais un châtiment réel, le seul
efficace, le seul qui effraie et apaise, celui qui consiste dans l’aveu de sa propre conscience... (...)
Si quelque chose protège encore la société, amende le criminel lui-même et en fait un autre
homme, c'est uniquement la loi du Christ qui se manifeste par la voix de la conscience. Ce n'est
qu'après avoir reconnu sa faute comme fils de la société du Christ, que le criminel la reconnaîtra
devant la société elle-même » ; F. DOSTOÏEVSKI, Les frères Karamazov, op. cit., t. I, p. 110.
38. Cf. « J'ai été au bagne et j'y ai vu des criminels, des criminels qualifiés. Pas un d'eux n'avait
cessé de s'estimer criminel. (...) Il n'était pas possible de parler tout haut de ses crimes. Il n'était
pas admis de parler de cela. Mais j'engage ma foi, il n'est peut-être pas un d'entre eux qui ait
échappé à une longue souffrance intérieure, la plus purifiante et la plus fortifiante », F.
DOSTOÏEVSKI, « Le milieu », in Journal d'un écrivain, Paris, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 23.
39. En effet, pour Dostoïevski, tout homme est responsable pour le monde terrible dans lequel il
vit. Cela vaut aussi pour ses personnages « angéliques » dostoïevskiens — tel le prince Mychkine
de L'idiot et Aliocha Karamazov.
40. Dostoïevski connaissait certainement les théories des phrénologues et, plus que
probablement, aussi les idées Lombrosiennes ; cf. H. TROYAT, Dostoïevski, op.cit., p. 93 ; J.M.
VARRAUT, « Dostoïevski et le crime », op. cit., p. 77-84.
41. Voy. le superbe traité élémentaire de criminologie de H. BIANCHI, Basismodellen in de
kriminologie, Deventer, Van Loghum Slaterus, 1980, 421 p.
42. Après avoir posé la question des nombreux acquittements par des jurys, Dostoïevski écrit :
« (S)i nous en sommes à considérer qu'il nous arrive à nous-mêmes d'être pires que le criminel,
nous reconnaissons donc par ce fait même que nous sommes aussi coupables pour moitié de son
crime. Puisque ce qu'il a transgressé, c'est la loi que le pays lui a dictée, c'est donc par notre faute
qu'il comparaît maintenant devant nous. Car enfin, si nous étions tous meilleurs, lui aussi serait
meilleur et ne comparaîtrait pas maintenant devant nous » ; F. DOSTOÏEVSKI, « Le milieu », op.
cit., p. 18.
43. F. DOSTOÏEVSKI, « Le milieu », op.cit., p. 30. Ou encore : « — (...) un homme de quarante ans a
déshonoré une fillette de dix ans. Est-ce son milieu qui l’y a poussé ? — A proprement parler, oui,
on peut dire que c'est le milieu, répondit Porphyre d'un ton extrêmement important. Ce crime
peut fort bien, mais fort bien, être expliqué par une influence exercée par le milieu.
Rasoumikhine fut sur le point d'entrer en fureur. Allons, veux-tu que je te prouve, hurla-t-il, que
tes cils blancs sont dûs à ce seul fait que le clocher d'Ivan-le-Grand a trente cinq toises de haut. Je
287

te le prouverai progressivement d'une façon claire et précise, et même avec une certaine nuance
de libéralisme » ; F. DOSTOÏEVSKI, Crime et châtiment, t. I, op. cit., p. 450.
44. « Il est acquis aujourd'hui, en dépit des extrapolations de Konrad Lorenz de l'oie cendrée à
l'homme, qu'il n'existe pas de type physique du criminel. Mais cette réaction n'a pas provoqué de
coupure épistémologique. La bio-criminogénèse, la psycho-criminogénèse, la socio-
criminogénèse et la criminologie de la réaction sociale se sont successivement efforcées de
comprendre l'homme criminel (...) Toutes les explications proposées (...) laissent aussi
énigmatique le passage à l'acte criminel. Demeurent irréductibles aux explications des
criminologues la spontanéité et la liberté humaine dans le bien et dans le mal. Ce qui étonne
même, à l'écoute de ces théories et de ces grilles explicatives, c’est que lorsque toutes les
conditions déterminantes d'un acte sont réunies, subsiste la possibilité de ne pas. (...) C'est
Dostoïevski qui nous introduit au cœur de l'interrogation que nous pose le crime : la liberté de
l'homme est paradoxale, car son caractère postule la possibilité du mal. Le mal est le moyen pour
l'homme de démontrer sa liberté (...) Le criminologue se tait devant ce mystère qu'éclaire
Dostoïevski : le libre arbitre tranchant le nœud des fatalités » ; J.M. VARRAUT, « Dostoïevski et le
crime », op. cit., p. 82 et 84.
45. Voy. S. GUTWIRTH, Dostojevski criminoloog ?, op. cit., p. 162-174 (et les références).
46. F. DOSTOÏEVSKI, Souvenirs de la maison des morts, Paris, Gallimard, Folio 925, 1950, p. 44.
47. H. MANNHEIM, Comparative criminology, London, Routledge & Kegan Paul, 1965, t. 1, p. 160.
Alexandre KONI, un éminent juriste russe qui inspira les dernières réformes judiciaires dans la
Russie prérévolutionaire, déclare que Dostoïevski a eu un intérêt essentiel dans le processus de
réforme du système pénal russe : « Le premier il nous fait connaître les travaux forcés russes, la
vraie et vivante Sibérie, le premier il a rappelé à la pensée et au cœur la cellule du schème pénal,
que la théorie avait tracée. Il conduit le lecteur devant la tombe d'hommes vivants, massés
ensemble, mais, souffrant chacun, seul, de l'infini de la souffrance. Il montre tout cela sans
animosité, sans ironie, sans fausse idéalisation, et aussi sans exagération. La prison des forçats se
dresse vivante devant nous, avec l'ordre figé, les règles impitoyables qui y règnent, et dans ce
cadre des hommes froissés, humiliés, brisés. Brisés, soit, mais n'ayant point perdu leur
personnalité, qui apparaît, vivante en chacun, à travers le sarrau du forçat. La population de La
Maison des Morts n'est pas la masse terne, uniforme, indifféremment et également soumise à
l'ordonnance pénale qu'on si figure, mais un organisme doué de vie, avec les inquiétudes, les
joies, la haine, l'espérance et toutes les nuances personnelles », A. KONI, op. cit., p. 615.
48. « Le bagne, les travaux forcés ne relèvent pas le criminel ; ils le punissent tout bonnement et
garantissent la société contre les attentats qu'il pourrait encore commettre. Le bagne, les travaux
les plus pénibles ne développent dans le criminel que la haine, que la soif des plaisirs défendus,
qu'une insouciance effroyable... effroyable » et « Comme tous ses pareils qu'on renvoie au bagne
pour se corriger, il s'y était définitivement perverti » ; F. DOSTOÏEVSKI, Souvenirs de la maison des
morts, op. cit, p. 51 et 100. Et encore, par les mots du starets Zosime : « Ces envois aux travaux
forcés (...) n’amendent personne, et surtout n'effraient presque aucun criminel ; plus nous
avançons, plus le nombre de crimes augmente (...) Il en résulte que, de cette façon, la société n'est
nullement préservée, car, bien que le membre nuisible soit retranché mécaniquement et envoyé
au loin, dérobé à la vue, un autre criminel surgit à sa place, peut-être même deux », F.
DOSTOÏEVSKI, Les frères Karamazov, op. cit., t. I, p. 110. Voy. aussi J.-M. VARRAUT, « Dostoïevski et
le crime », op. cit., p. 79.
49. F. DOSTOÏEVSKI, Souvenirs de la maison des morts, op. cit, p. 51.
50. Sur tout cela, voy. S. GUTWIRTH, Waarheidsaanspraken in recht en wetenschap, op. cit., p. 177-258.
51. L'hypothèse est que « dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée,
sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle
d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l’événement aléatoire, d'en esquiver la
288

lourde, la redoutable matérialité » ; M. FOUCAULT, L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p.


ΙΟ-11.
52. Cf. M. SERRES, Hermès I. La communication, op. cit., p. 170-205.
53. M. FOUCAULT, Résumé des cours. 1970-1982, Paris, Julliard, Conférences, essais et leçons du
Collège de France, 1989, p. 20.
54. Il s'agit bien entendu essentiellement de : M. FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la
prison, Paris, Gallimard, 1975, 318 p. Or, Foucault publia d'autres textes importants au sujet de la
criminologie : p.ex. Moi, Pierre Rivière,..., op. cit. ; M. FOUCAULT, « L’évolution de la notion
d'individu dangereux dans la psychiatrie légale », Déviance et société, 1981, 403-422 ; M.
FOUCAULT, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard-Seuil,
1997, 283 p. ; M. FOUCAULT, « Qu'appelle-t-on punir ? Entretien avec Michel Foucault », in F.
RINGELHEIM, Punir mon beau souci. Pour une raison pénale, Bruxelles, Editions de l'Université Libre
de Bruxelles, 1984, p. 35-46.
55. « Ces sciences dont notre humanité s'enchante depuis plus d'un siècle ont leur matrice
technique dans la minutie tatillonne et méchante des disciplines et de leurs investigations.
Celles-ci sont peut-être à la psychologie, à la psychiatrie, à la pédagogie, à la criminologie, et à
tant d'autres étranges connaissances, ce que le terrible pouvoir d'enquête fut au savoir calme des
animaux, des plantes ou de la terre. Autre pouvoir, autre savoir » ; M. FOUCAULT, Surveiller et
punir, op. cit., p. 227.
56. « La prison (...) c'est le lieu où le pouvoir de punir (...) organise silencieusement un champ
d'objectivité où le châtiment pourra fonctionner en plein jour et la sentence s'inscrire parmi les
discours du savoir. On comprend que la justice ait adopté si facilement une prison qui n'avait
point pourtant été la fille de ses pensées. Elle lui devait bien cette reconnaissance » ; Ibid., p. 260.
57. « (J)e pense à la manière dont un ensemble aussi prescriptif que le système pénal a cherché
ses assises ou sa justification d'abord, bien sûr, dans une théorie du droit, puis à partir du
XIXe siècle, dans un savoir sociologique, psychologique, médical, psychiatrique : comme si la
parole même de la loi ne pouvait plus être autorisée, dans notre société, que par un discours de
vérité » ; M. FOUCAULT, L'ordre du discours, op. cit, p. 21.
58. « D’une part, nous vivons encore sur le vieux système traditionnel qui dit : on punit parce
qu'il y a une loi. Et puis, par dessus, un nouveau système a pénétré le premier : on punit selon la
loi mais afin de corriger, de modifier, de redresser (...) Le juge se donne comme thérapeute du
corps social, thérapeute de la "santé publique" au sens large », R. BADINTER, M. FOUCAULT et J.
LAPLANCHE, « L'angoisse de juger. Un grand débat du "Nouvel observateur" sur la peine de
mort », Le nouvel observateur, 30 mai 1977, p. 94.
59. Voy. J. CHRISTIAENS, De geboorte van de jeugddelinquent, Brussel, VUBPress, Criminologische
studies 1, 1999, 430 p.
60. M. FOUCAULT, « L'évolution de la notion "d'individu dangereux" », op. cit., p. 403-422.
61. Moi, Pierre Rivière,..., op. cit. A ce sujet voir aussi : S. GUTWIRTH, Waarheidsaanspraken, op. cit.,
241 et seq.
62. Cf. M. FOUCAULT, « L'évolution de la notion "d'individu dangereux" », ibidem.
63. « Une évaluation fondée sur la compétence technique va imposer à certains groupes
"marginaux" un statut qui aura valeur légale, alors qu'il est constitué à partir de critères
technico-scientifiques, et non des prescriptions juridiques inscrites dans les codes. Un processus
de grignotage du droit par un savoir (ou par un pseudo-savoir, mais là n'est pas la question
principale), la subversion progressive du légalisme par des activités d'expertise, constituent une
des grandes dérives, qui depuis l’avènement de la société bourgeoise, travaillent les processus de
prise de décisions qui engagent le destin social des hommes » ; R. CASTEL, L'ordre psychiatrique.
L'âge d'or de l'aliénisme, Paris, Minuit, 1976, p. 21.
64. « Le rituel judiciaire n'est plus en lui-même formateur d'une vérité partagée. Il est replacé
dans le champ de référence des preuves communes. Se noue alors, avec la multiplicité des
289

discours scientifiques, un rapport difficile et infini, que la justice pénale n'est pas prête
aujourd'hui de contrôler. Le maître de justice n'est plus le maître de sa vérité », M. FOUCAULT,
Surveiller et punir, op. cit., p. 100. « La justice pénale est désormais influencée par des schèmes
scientifiques, sur lesquels va d'ailleurs s'élaborer la criminologie. (...) Le crime et le criminel sont
devenus des objets de science. Le juridique perd du terrain. L'ordre des préoccupations se
déplace. On s'intéresse moins à l'infraction comme phénomène juridique qu'à la personnalité de
son auteur, moins à l’acte qu'à la manière » ; F. RINGELHEIM, « Le souci de ne pas punir », in Punir
mon beau souci. Pour une raison pénale, RINGELHEIM, F. (Ed.), Bruxelles, Editions de l'Université
Libre de Bruxelles, Revue de l'ULB, 1984/1-3, p. 366-367.
65. Sur tout cela voy. M. FOUCAULT, L'ordre du discours, op.cit.
66. Pour l'étude de l'intérêt criminologique d'autres auteurs littéraires, voy. aussi H. BIANCHI,
Basismodellen.... op. cit., passim, E. SAGARIN, Raskolnikov and others. Literary images of crime
punishment, rédemption and atonement, New York, St. Martin's Press, 1981, 169 p. et les
contributions de G.P. HOEFNAGELS (Chekov, Genet), C. KELK (Tolstoï), J. VAN DIJK (Bellow), H.
BIANCHI et L. HULSMAN (qui évoquent beaucoup d'auteurs différents), dans le numéro spécial du
Tijdschrift voor Criminologie, 1989/2 qui porte l'intitulé Literaire verbeelding en criminologische
werkelijkheid.
67. E. MORIN, Science avec conscience, Paris, Fayard, 1982, p. 23.
68. Ou encore, avec les mots de Foucault : « la littérature se donne explicitement comme artifice,
mais en s'engageant à produire des effets de vérité qui sont reconnaissables comme tels », M.
FOUCAULT, « La vie des hommes infâmes », Les cahiers du chemin, janvier 1977, p. 29.
69. A.C. 't HART, Recht als schild van Perseus. Voordrachten over strafrechtstheorie, Leerstoel Theodore
Verhaegen 1989-1990 Vrije Universiteit Brussel, Arnhem-Antwerpen, Gouda Quint-Kluwer, 1991,
191 p.
70. I. CALVINO, Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire, Paris, Gallimard, 1992,
p. 19 et suiv.
71. Cf. M. SERRES, Le Tiers-Instruit, op. cit., p. 130-138 et à la p. 129 : « L'histoire dite ne vaut jamais
l'histoire faite, bien qu'elle rapporte plus de gloire et d'argent avec infiniment moins de fatigue,
ainsi les stratégies se jugent sur le terrain. En tout cas essayez. Sinon vous mentez, même si vous
dites la vérité, à supposer que vous vous contentiez de dire. Vivez, goûtez, partez, jouez, ne
copiez pas. Le vrai mensonge vient de reculer devant l'essai ». La littérature, l'écriture vraie, lie
l'acte à la pensée, le vécu à l'analyse.
72. Ibidem, p. 115.
73. M. FOUCAULT, L'ordre du discours, op. cit., p. 15-23.
74. P. VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil/Points Essais, 1983, p. 11-12.
75. A ce sujet, voy. S. GUTWIRTH, « Science et droit de l'environnement », op. cit.
76. En effet : « Dès lors qu'il s'agit de science, tous les énoncés humains doivent cesser de se valoir,
et la mise à l'épreuve qui doit créer une différence entre eux implique la création d'une référence
qu'ils désignent et qui doit être capable de faire la différence entre science et fiction (...) il ne
s'agit plus de vaincre le pouvoir de la fiction, il s'agit toujours de mettre à l'épreuve, de soumettre
les raisons que nous inventons à un tiers susceptible de les mettre en risque » ; I. STENGERS, op.
cit., p. 151. Ou encore : « Seul le travail des scientifiques ensemble, producteur de controverses,
seuls les travaux qui acceptent le défi d’avoir à résister aux autres, à intéresser les autres, à tenter
de modifier les degrés de liberté qui sont ouverts aux autres, peuvent êtres caractérisés comme
scientifiques » ; I. STENGERS, « Les nouvelles sciences modèle ou défi », Review of the Fernand
Braudel Centre, winter 1992, p. 108. Voy. aussi M. CALLON, « Introduction », in M. CALLON (sous la
direction de), La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques, Paris, La
découverte, 1989, p. 32-33 : « Le secret de la science tient tout entier dans ces deux impératifs
entre lesquels le chercheur ne peut pas choisir : éprouver la résistance d'une proposition,
290

mesurer l'intéressement qu'elle suscite. Cette double exigence définit l'historicité propre de la
connaissance scientifique et son horizon indépassable ».
77. Ainsi pourrait-on argumenter que la littérature est la seule entreprise réellement réaliste et
est directement liée au réel parce qu'elle mobilise et traduit un maximum d'expériences
sensorielles. Or, de l’autre côté, elle n'est pas du tout scientifique, parce qu'elle est une entreprise
individuelle qui ne se soumet ni à la controverse, ni à la mise à discussion collective, ni à la mise à
l'épreuve réciproque.
78. M. FOUCAULT, Les mots et les choses, op. cit., p. 312-313.
79. M. FOUCAULT, « La vie des hommes infâmes », Les cahiers du chemin, janvier 1977, p. 29.
80. R. BARTHES, Leçon, Paris, Le Seuil, 1978, p. 16. Au sujet de la conception de langue de Barthes,
voy. I. CALVINO, la machine littérature, Paris, Seuil, 1993, p. 25-29. Umberto ECO est fort critique à
l'égard de Barthes (et Foucault), notamment dans « Taal, macht, kracht », in De alledaagse
onwerkelijkheid, 1985, s.l., p. 310 et seq.
81. R. BARTHES, ibidem, p. 18 (cf. la citation en exergue).
82. Comp. M. SERRES, Les cinq sens. Philosophie des corps mêlés - 1, Paris, Grasset, 1985, p. 368 : « La
langue se ferme côté langue, close sur son exactitude, précision, rigueur, ses qualités, elle s'ouvre
côté monde, inchoative et inexacte, hésitante et féconde là. Le professeur, critique, théoricien ou
politique habitent du côté fermé, l'écrivain élit domicile sur ses franges ouvertes, vers les choses souvent
dures ».
83. M. SERRES, Le Tiers-Instruit, op. cit., p. 108.
84. « On trouve parfois, dans les œuvres littéraires, des intuitions parfaites d'organons
scientifiques plus tardifs. Il arrive que l'artiste — musicien, peintre, poète — voie une vérité
scientifique avant qu'elle ne naisse. Oui, la musique marche toujours en tête ; le peuple ne s’y
trompe pas, lorsqu'il dit qu'on ne peut pas aller plus vite qu'elle », M. SERRES, Eclaircissements, op.
cit., p. 147, p. 41 et 120.
85. Cf. J. BOUVERESSE, « La science sourit dans sa barbe », in L'arc - Robert Musil, Paris,
Duponcelle, 1990, p. 9-31 et M. SERRES, Hermès V. Le passage du Nord-Ouest, Paris, Minuit, 1980,
p. 27-66.
86. « Mais, s’il y a un sens du réel, et personne ne doute qu'il ait son droit à l'existence, il doit
bien y avoir quelque chose que l'on pourrait appeler le sens du possible),) (...) faculté de penser
tout ce qui pourrait être aussi bien, et de ne pas accorder plus d'importance à ce qui est qu'à ce
qui n'est pas. On voit que les conséquences de cette disposition créatrice peuvent être
remarquables ; malheureusement, il n'est pas rare qu'elles fassent apparaître faux ce que les
hommes admirent et licite ce qu’ils interdisent, ou indifférents l'un de l'autre », R. MUSIL,
L'homme sans qualités, Paris, Seuil-Points, T. 1, 1956, p. 17-18.
87. G. ORWELL, Nineteen eighty-four, London, Penguin, (1949) 1954.
88. A. HUXLEY, Brave new world, London, Grafton, (1932) 1990.
89. A. BURGESS, A Clockwork Orange, London, Penguin, 1962.
90. Voy. à ce sujet « Interludium : Kafka », dans S. GUTWIRTH, Waarheidsaanspraken..., op. cit.,
p. 221-223. Les rapports entre les univers de Kafka et de Foucault ont été mis en valeur par G.
DELEUZE et F. GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, (surtout aux
pages 102 et sq.) et R. FOQUÉ & A.C. ’t HART, Instrumentaliteit en rechtsbescherming, op. cit.,
p. 354-369.
91. F. KAFKA, Le procès, Paris, Gallimard-Folio, 1933.
92. Voy. S. COHEN, « The punitive city : notes on the dispersai of social control », Contemporary
crises, 1979, p. 339-363 ; S. COHEN, Visions of social control. Crime punishment and classification,
Cambridge/Oxford, Polity/Basil Blackwell, 1985 ; S. COHEN, « Social control and the politics of
reconstruction », The futures of criminology, NELKEN, D. (Ed.), London, SAGE, 1994, p. 63-88 et G.
DELEUZE, Pourparlers. 1972-1990, Paris, Minuit, 1990. Cf. S. GUTWIRTH, Waarheidsaanspraken..., op.
cit., p. 215-221 et 508-519.
291

93. M. FOUCAULT, Surveiller et punir, op. cit., p. 225.


94. Pour Deleuze, Kafka exprime le passage de l'univers disciplinaire (l'individu passe d'une
institution fermée à l'autre) à l'univers du contrôle (gestion et modulation permanentes de la
conduite en « terrain ouvert »). Pour K..., il ne reste que deux issues : l'acquittement apparent ou
l'atermoiement illimité (F. KAFKA, Le procès, op. cit., p. 230 et seq.). En effet,« Kafka qui s'installait
déjà à la charnière de deux types de société a décrit dans Le Procès les formes juridiques les plus
redoutables : l'acquittement apparent des sociétés disciplinaires (entre deux enfermements),
l'atermoiement illimité des sociétés de contrôle (en variation continue) sont deux modèles de vie
juridique très différents, et si notre droit est hésitant, lui-même en crise, c'est parce que nous
quittons l'un pour entrer dans l'autre » ; G. DELEUZE, Pourparlers, op. cit., p. 243.
95. K... exprime donc pleinement ce que Foucault a nommé plus tard le déplacement de l'intérêt
pénal de l'acte criminel vers la personne de l'inculpé. Déplacement qui, on le sait (supra) est
redevable au développement des sciences criminologiques enracinées dans la prison et les
disciplines. Avec K... il n'y a même plus d'acte... Pour démontrer son innocence, il ne lui reste
qu'a écrire le récit complet et détaillé — et donc impossible à écrire — de sa vie. C'est d'une vie, et
non d'un crime, que K... doit rendre compte (cf. supra).
96. M. FOUCAULT, « Une pensée du dehors », Critique, 1966, p. 523-546 : « Cette pensée qui se tient
hors de toute subjectivité pour en faire surgir comme de l'extérieur des limites, en énoncer la fin,
en faire scintiller la dispersion et n'en recueillir que l'invincible absence, et qui en même temps
se tient au seuil de toute positivité, non pas tant pour en saisir le fondement ou la justification,
mais pour retrouver l'espace où elle se déploie, le vide qui lui sert de lieu, la distance dans
laquelle se constituent et où s'esquivent dès qu'on y porte le regard ses certitudes immédiates —
cette pensée, par rapport à l'intériorité de notre réflexion philosophique et par rapport à la
positivité de notre savoir, constitue ce qu'on pourrait appeler d'un mot la pensée du dehors ».
Voy. aussi M. FOUCAULT & M. BLANCHOT, Foucault/Blanchot, New York, Zone Books, 1987, 109 p.
97. Cf. M. SERRES, Le Tiers-Instruit, op. cit., 249 p.
98. Pour un aperçu d'ouvrages littéraires qui « traitent » le droit, voyez — par exemple — R.
POSNER, Law and literature. A misunderstood relation, Harvard University Press, 1988, 371 p.
99. Dans la littérature en langue néerlandaise, on pourrait aussi multiplier les exemples. Dans De
leden van de jury, Clem Schouwenaers décrit ce qui ce passe dans la vie de membres d'un jury
pendant un procès ; dans De PG — le procureurgénéral — Jef Geeraerts s'inspire des scandales qui
ont eu lieu dans la magistrature belge ; et A.F.Th.Van Der Heijden nous offre un magnifique
portrait d'un avocat déchiré dans son superbe roman Advocaat van de hanen.
100. Pour tout cela, voy. Droit et bande dessinée. L'univers juridique et politique de la bande dessinée, C.
RIBOT (éd), P.U. Grenoble, 1998, 446 p.
101. Voy. S. GUTWIRTH, « De polyfonie van de democratische rechtsstaat », in Wantrouwen en
onbehagen, M. ELCHARDUS, (red.), Balans 14, Brussels, VUBPress, 1998, p. 137-193.
102. Cf. M. DELMAS-MARTY, Pour un droit commun, Paris, Le Seuil/La librairie du XXe siècle, 1994 ;
M. DELMAS-MARTY, Vers un droit commun de l’humanité, Paris, Textuel, 1996 ; S. GUTWIRTH,
Privacyvrijheid ! De vrijheid om zichzelf le zijn, Amsterdam/Den Haag, Cramwinckel/Rathenau
Instituut, 1998 ; A.C. 't HART, Mensenwerk ? Over rechtsbegrip en mensbeeld in het strafrecht van de
democratische rechtsstaat, Mededelingen van de Koninklijke Nederlandse Akademie van
Wetenschappen, Afdeling Letterkunde, Noord-Hollandsche, Amsterdam, 1995, Nieuwe reeks, Deel
58, no. 4 ; A.C. 't HART, De meerwaarde van het slrafrecht, Sdu, Den Haag, 1997, (voy.
particulièrement le chapitre 34 : « Rechtsbegrip en multiculturele samenleving », p. 293-312) ; A.
TOURAINE, Qu'est-ce la démocratie ?, Paris, Fayard, 1994, 297 p. ; A. TOURAINE, Pourrons-nous vivre
ensemble ? Egaux et différents, Paris, Fayard, 1997, 395 p.
103. A ce sujet, voy. entre autres P. DE HERT et S. GUTWIRTH, « Tussen vrijheid en grondrechten.
Een paradigmastrijd met blijvende actualiteitswaarde », Nederlands Tijdschrift voor Rechtsfilosofie &
Rechtstheorie 2000/3, p. 205-214 ; S. GUTWIRTH, Privacyvrijheid !, op. cit., 152 p. ; F. RIGAUX, La
292

protection de la vie privée et des autres biens de la personnalité, Bruxelles/Paris, Bruylant/L.G.D.J,


1990, 849 p. et F. RIGAUX, La vie privée. Une liberté parmi les autres ?, Chaire Francqui 1992, Travaux
de la faculté de droit de Namur, Larder, Bruxelles, 1992, 317 p.
104. A. TOURAINE, A., Qu'est-ce la démocratie ?, op. cit. Voy. aussi A.C. 't HART, Mensenwerk ?, op. cit.,
p. 18 et 36-37.
105. Au sujet de cette conception du droit, voir surtout R. FOQUE et A.C. 't HART, Instrumentaliteit
en rechtsbescherming. Grondslagen van een strafrechtelijke waardendiscussie, Arnhem/Antwerpen,
Gouda Quint/Kluwer, 1990. Voy. aussi R. FOQUÉ, « Le droit et sa fin politique », Tijdschrift voor de
studie van de verlichting en bel vrije denken, 1988/2-4, 145-159 ; R. FOQUÉ, « Erosie van het recht ? »,
Nederlands Tijdschrift voor Rechtsfilosofie en Rechlstheorie, 1990/1, p. 7-18 ; R. FOQUÉ, De ruimte van
het recht, Arnhem, Gouda/Quint, 1992 ; R. FOQUÉ et A.C. 't HART, « Strafrecht en beleid : de
instrumentaliteit van rechtsbescherming », in C. FIJNAUT et P. SPIERENBURG, Scherp toezicht. Van
« Boeventucht » tot « Criminaliteit », Arnhem, Gouda Quint, 1990, 193-209 ; A.C. ’t HART, Recht als
schild van Perseus. Voordrachten over strafrechtstheorie, Leerstoel Theodore Verhaegen 1989-1990 -
Vrije Universiteit Brussel, Arnhem/Antwerpen, Gouda Quint/Kluwer, 1991 ; A.C. 't HART,
Openbaar ministerie en rechtshandhaving, Arnhem, Gouda/Quint, 1994, et A.C. 't HART,
Mensenwerk ?,op. cit. Aussi : S. GUTWIRTH, Waarheidsaanspraken..., op. cit., p. 235 et sq. Ce qui suit
est basé sur ces contributions.
106. Le néerlandais procure de meilleurs mots : het machtskritische of rechtsbeschermende aspect en
het instrumentele aspect van het recht.
107. Cf. Supra.
108. Cf. A.C. 't HART, Mensenwerk ?, op. cit., p. 20 et 24. Ainsi, l'Etat de droit démocratique ne peut
être reconstruit sans qu'il ne suppose finalement un individu autonome et libre. Quoi que l'on
fasse, la liberté individuelle, l'autonomie, et le droit à l'autodétermination individuelle sont en
l'occurrence centraux. Mais ceci ne doit ni nécessairement signifier que l'on fasse l'apologie de
l'égotisme (ultra-libéral) ou d’un individualisme extrême et atomisant, ni que l'individu puisse
être compris sans rendre compte de ses liens avec les autres. Bien au contraire, tout ce qui
précède oblige de situer toujours l'individu dans des réseaux où se manifestent par définition la
réciprocité, les rapports (de pouvoir), des relations et ainsi de suite. L'auto-épanouissement et
l’autonomie ne se trouvent jamais en dehors de l’interaction sociale, voy. A.C. ’t HART,
Mensenwerk ?, op. cit., p. 30.
109. Foqué et ’t Hart résument le caractère des concepts juridiques en leur attribuant une qualité
déterminante qu'ils nomment la « contrefacticité » (« contrafakticiteit »). Dans ce mot — comme
d'ailleurs dans le mot « contrepoint » — le préfixe « contre » ne renvoie pas seulement à une
opposition, mais signifie aussi « en relation inséparable et donnant sens à ». La contrefacticité du
droit implique donc un double bind du droit : contre des faits (ne se confondant pas avec eux), il
n'en reste pas moins positionné par eux. Il demeure donc en permanent état de re-définition et
de création. Au sujet de la contrafakticiteit, voir surtout R. FOQUÉ & A.C. ’t HART, Instrumentanteit
en rechtsbescherming, op. cit., p. 129-159, 370-402.
110. A.C. 't HART, Mensenwerk ?, op. cit., p. 20-26.
111. C'est la conséquence du pluralisme des vérités dans le droit ; voir S. GUTWIRTH,
Waarheidsaanspraken..., op. cit. et S. GUTWIRTH et E. NAIM-GESBERT, « Science et droit de
l'environnement ; réflexions pour le cadre conceptuel du pluralisme de vérités », Revue
interdisciplinaire d'études juridiques, 1995.34, p. 33-98.
112. Cf. « (Cette résistance) n’est pas antérieure au pouvoir qu'elle contre. Elle lui est coextensive
et absolument contemporaine (...) il y a une possibilité de résistance. Nous ne sommes jamais piégés
par le pouvoir : on peut toujours en modifier l'emprise, dans des conditions déterminées et selon
une stratégie précise » ; M. FOUCAULT, « Entretien », in B.-H. LEVY, Les aventures de la liberté. Une
histoire subjective des intellectuels, Paris, Grasset, 1991, p. 380-381.
293

113. Cf. A.C. 't HART, Mensenwerk ?,op. cit., p. 27. Voy. aussi A.C. ’t HART, « Algemeen belang en
opportuniteit als rechtsoordelen », in De inhoud van het gezag. Vier preadviezen, OPENBAAR
MINISTERIE, OM Publicatie reeks, Den Haag, 1996, p. 89-1 12 et A.C. 't HART, De meerwaarde van
het strafrecht, Sdu, Den Haag, 1997.
114. A.C. 't HART, Mensenwerk ?, op. cit., p. 27. A titre d'exemples de conflits aux limites,’t Hart
mentionne entre autres la problématique de l'excision féminine et de la discrimination raciale.
Faisons également référence aux problèmes qu'adresse la montée de groupements liberticides au
sein des Etats de droits démocratiques.
115. Cette image de masque a été esquissée de manière brillante par Ellul. Le sujet de droit ne
peut en effet être supposé correspondre à un être humain de chair et de sang. La subjectivité
juridique est précisément pour cela une persona (le masque que les acteurs portaient dans
l'antiquité grecque au théâtre) qui, d'une part, protège l'individu contre son entière
transparence et intimité et, d'autre part, autorise sa manifestation en tant qu'acteur social ; J.
ELLUL, « Sur l'artificialité du droit et le droit d'exception », première partie, Archives de
philosophie du droit, 1963, nr. 8, p. 24-27. De la sorte, un accusé devrait pouvoir agir dans un procès
pénal comme une partie égale au Ministère Public ; A.C. 't HART, Recht als schild van Perseus, op.
cit., p. 49 et seq. et 158 et seq.
116. L'histoire du droit est riche d'exemples en ce sens. A ce sujet, voyez les analyses de Foque
et't Hart (dans Instrumentaliteit en rechtsbescherming) au sujet
• de l'école Exégétique ou de la Begriffsjurisprudenz qui lisent la réalité du monde dans le code ;
• de « la révolte des faits » et de la sociologie contre le droit et son dogmatisme (Duguit) qui
nous fait sombrer dans l'autre extrême, notamment dans une perspective selon laquelle le
droit ne peut être rien d'autre que prise en compte du savoir sociologique ;
• de l'emprise de la médecine et de la psychiatrie sur le droit, emprise par laquelle ces
sciences, en un premier temps, s'arrogent le droit de manier les aiguillages juridiques qui
font le tri entre les « sujets de droit » et les « dangereux » et, en un second temps, par le
biais des législations de défense sociale, s'incrustent dans les couches conceptuelles mêmes
du droit (cf. supra. Foucault et la criminologie).
117. R. FOQUÉ, « Rechtsstatelijke vernieuwing. Een rechtsfilosofisch essay », in P. KUYPERS, R.
FOQUÉ et P. FRISSEN, De lege plek van de macht. Over bestuurlijke vernieuwing en de veranderende rol
van de politiek, Amsterdam, De balie, 1993, p. 18-44.
118. Et cela se passe : souvent, en effet, le droit et le politique se trouvent confrontés au fait
accompli scientifique ou technique. Il ne leur reste alors apparemment plus qu'à entériner cet
état de fait, quitte à renier certains de leurs principes fondamentaux et/ou catégories
préexistantes. J'ai pu — au cours de mes travaux antérieurs — déjà constater cette érosion du droit
par les sciences et les techniques dans plusieurs branches du droit, telles que le droit de
l'informatique, l'informatique juridique, le droit de l'environnement, le droit de la propriété et
les droits intellectuels, le statut de la personne en droit, le régime juridique des « aliénés » et
« anormaux », la protection de la jeunesse, les nouvelles conceptions de la pénalité (défense
sociale)..., ainsi qu'au niveau des principes de l'Etat de droit démocratique. Voy. surtout S.
GUTWIRTH, Waarheidsaanspraken..., op. cit ou p. ex. C. ALEXANDER et S. GUTWIRTH, Te gek voor
recht ? De geesteszieke tussen recht en psychiatrie, Tegenspraak Cahier nr. 17, Gent, Mys & Breesch,
1997.
119. F. EWALD, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986, p. 603.
120. R. FOQUÉ et A.C. 't HART, Instrumentaliteit en rechtsbescherming, op. cit., p. 368-369.
121. Ibidem, p. 344-369 et A.C. 't HART, Recht als schild van Perseus, op. cit., passim.
122. V. HAVEL, Living in truth, London-Boston, Faber & Faber, 1986, 315 p.
123. R. FOQUÉ et A.C. ’t HART, Instrumentaliteit en rechtsbescherming, op. cit., p. 345.
124. Cf. « L'appropriation pure et simple du droit par les gouvernants impose ainsi des bornes à
leur puissance (...) si l'idée d'une limitation du pouvoir par le droit peut avoir un sens, c'est
294

précisément parce que le droit n'est pas tout entier contenu dans le droit posé, mais inclut cette
dimension de la transcendance figurée par la loi » ; D. LOSCHAK, « Mutation des droits de
l'homme et mutation du droit », Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 1984, n o 13, p. 65.
125. A.C. 't HART, Recht als schild van Perseus, op. cit., p. 160-161.

AUTEUR
SERGE GUTWIRTH
Professeur à la Vrije Universiteit Brussel
295

Rationalité du droit et fiction


littéraire
Philippe Gérard

« DROIT (LE). On ne sait pas ce que c'est »


« JUSTICE. Ne jamais s'en inquiéter »
G. Flaubert, Dictionnaire des idées reçues
1 Les réflexions que je voudrais proposer sur le rôle du droit dans la fiction littéraire sont
nées d'une intuition qui consiste à prendre le contre-pied des définitions du droit et de la
justice que Flaubert évoque malicieusement dans son Dictionnaire des idées reçues. A
l’inverse de ces opinions, l'on peut en effet penser que la littérature nous apprend
quelque chose sur le droit et qu'elle peut même relayer, selon des voies qui lui sont
propres, une interrogation sur la justice.
2 Pour confirmer cette intuition, j'ai choisi d'analyser, non pas l'œuvre d'un auteur, mais
une série d'œuvres qui ont jalonné l'histoire de la littérature française du XVIe au
XXe siècle et dans lesquelles l’évocation du droit et des juristes occupe une place
significative. Ces œuvres m'ont paru former un corpus suffisamment étendu, en dépit de
sa nature fragmentaire, pour justifier les conclusions de cette recherche.
3 Cette analyse doit permettre d'éclairer quelques-uns des enjeux de l'insertion du droit
dans la fiction littéraire, essentiellement dans la fiction romanesque. Sans doute, les
normes et les institutions juridiques peuvent-elles jouer différents rôles dans l'économie
narrative des œuvres de cette nature. Ces rôles varient en fonction des exigences
spécifiques de chaque récit et, en tant que tels, se prêtent malaisément à des
généralisations. Ainsi, pour prendre un seul exemple, la signification de l'affaire Dreyfus
dans la Recherche du temps perdu ne peut-elle se comprendre en dehors du parcours
initiatique du narrateur dont elle représente une étape indispensable.
4 Toutefois, l'on peut se demander si, en deçà de ces rôles particuliers, la mise en scène du
droit par la littérature ne reflète pas également certaines interrogations récurrentes qui
concernent l'institution juridique en général. Telle est l'hypothèse qui me servira de fil
conducteur au cours de cette enquête. Quoique posées dans un cadre historique chaque
fois renouvelé, ces interrogations témoignent d'une réflexion permanente sur la nature
296

du droit et sur les fonctions qu'il remplit ou qu'il devrait remplir en tant qu'institution
sociale spécifique.
5 L'analyse des œuvres doit ainsi nous permettre de préciser la teneur de ces
interrogations, les perspectives dans lesquelles elles sont posées, ainsi que les dimensions
constitutives du droit qui forment leur objet.

6 En raison de son engagement juridique, l'œuvre de Rabelais nous servira de première


illustration. Gargantua, Pantagruel et le Tiers Livre s'inscrivent en effet dans la controverse
qui oppose au XVIe siècle les défenseurs de l'humanisme juridique aux méthodes
d'interprétation des glossateurs italiens. Partisan des méthodes philologiques, historiques
et philosophiques de l'humanisme, Rabelais dénonce l'ignorance d'un Accurse ou d'un
Bartole. En effet, alors qu’il a entamé des études de droit, Pantagruel passe par
l'université de Bourges où il découvre que si les textes des Pandectes sont les plus beaux et
les plus élégants, la glose d'Accurse qui les accompagne « est tant salle, tant infame et
punaise, que ce n'est que ordure et villenie »1. Le procès opposant Baisecul et Humevesne
permet à Rabelais, non seulement de stigmatiser les insuffisances des glossateurs, mais
aussi de dénoncer les conséquences pratiques de leurs thèses sur le plan de l'application
du droit. Alors que les plus grands juristes de France, d'Italie et d'Angleterre sont
incapables de comprendre l'affaire, Pantagruel, qui a obtenu entre-temps sa licence en
droit, est appelé à la rescousse pour trancher le litige.
7 Il commence par écarter du débat l'ensemble des pièces du dossier dont les auteurs sont
accusés d'avoir obscurci l’affaire par de sottes raisons inspirées des opinions d'Accurse,
Balde, Bartole et leurs disciples. Il leur est reproché de ne rien comprendre aux Pandectes
car ils ignorent tant le latin classique que le grec. De même ignorent-ils la philosophie
morale et naturelle dont les lois sont « extirpées »2.
8 Pantagruel appelle ensuite les parties pour les entendre de vive voix. Or, les protagonistes
exposent l'un et l'autre leurs arguments dans un langage ridiculement incompréhensible
qui est censé refléter les discours amphigouriques des juristes formés selon le mos italicus.
Pantagruel les prendra au mot en rendant une sentence qui, tout en étant énoncée dans le
même langage, contentera les deux parties et suscitera l'extase des juges et des docteurs 3.
9 Ainsi, chez Rabelais, la fiction littéraire est mise au service d'une querelle sur la science
du droit. Grâce aux connaissances philologiques, historiques et philosophiques qu'elle
met en œuvre, la science humaniste lui paraît seule en mesure de fournir une
connaissance adéquate des nonnes juridiques, en restituant la signification originale des
textes du droit romain4.
10 Mais la critique des glossateurs ne comporte pas seulement un enjeu scientifique.
11 D'un côté, cette critique se prolonge — en aval si je puis dire — sur le plan de l'application
des normes. Dans la mesure où ils obscurcissent les questions de droit, les raisonnements
basés sur les commentaires des glossateurs, ainsi que sur la dialectique scolastique qui
permet de soutenir n'importe quelle thèse et son contraire, favorisent les tromperies et
les ruses permettant d'échapper aux lois, tout en allongeant la durée des procès5. La
science juridique traditionnelle se voit donc reprocher de ralentir l’application du droit,
et même de favoriser les manœuvres immorales par lesquelles les parties tentent
d'échapper à cette application. Ces objections révèlent par ailleurs que la critique
297

rabelaisienne se nourrit — cette fois en amont — d'une conception idéale du droit. Droit
idéal ou légitime qui est censé correspondre aux normes issues du droit romain, pour
autant que leur sens soit adéquatement restitué par la science humaniste et qu’il soit
interprété à la lumière de la philosophie. Ainsi dans la lettre qu'il lui envoie au sujet de
son éducation, Gargantua recommande-t-il à Pantagruel d'étudier par cœur les beaux
textes du droit civil et de les mettre en parallèle avec la philosophie6. Au-delà même du
droit romain, Rabelais admet l'existence d'un droit naturel. Dans les chapitres de
Gargantua qu'il consacre à la signification des couleurs, Rabelais, alias Alcofribas, soutient
en effet que ces significations ne sont pas fixées par des conventions arbitraires, mais
qu'elles résultent au contraire de lois universelles qui sont fondées sur une raison
naturelle et qui, en tant que telles, sont acceptées par tous les peuples7.
12 Dans la mesure où la problématique du droit y occupe une position centrale, le Roman
bourgeois d'Antoine Furetière8, publié en 1666, nous offre un deuxième exemple. Juriste de
formation, ayant exercé les fonctions de procureur fiscal du bailliage de Saint-Germain-
des-Prés, Furetière se propose expressément d'utiliser la fiction, les « histoires
fabuleuses », pour tourner en ridicule certains défauts, tel l'esprit de chicane, qui sont liés
à la pratique du droit. Avec Furctière, l'on quitte résolument le terrain qui était celui de
Rabelais, celui d'un débat sur la science authentique du droit, débat qui présupposait lui-
même une conception du droit légitime. Le Roman bourgeois poursuit en apparence une
ambition plus modeste qui consiste à tourner en dérision les travers, les excès et les vices
de certains individus et, en particulier, des justiciables et des professionnels du droit qui
participent à l'administration de la justice. La satire des juristes et des plaideurs est ainsi
mise au service d'une entreprise de dénonciation et d'édification morale. Furetière relève
même que la fiction, pour autant qu'elle soit suffisamment proche de la réalité, est plus
efficace qu’une description réaliste lorsqu'il s'agit de nous corriger de nos travers les plus
courants9.
13 La première partie du roman, qui décrit la stratégie matrimoniale de Javotte Vollichon,
contient déjà une satire assez virulente des juristes et, en particulier, de certains
procureurs et avocats. Javotte est la fille du procureur Vollichon dont Furetière dresse un
portrait peu flatteur : méchant, malhonnête, chicaneur et avide, Vollichon apparaît
comme un fripon qui ne recule pas devant des manœuvres déloyales qui lui vaudront
d'ailleurs d'être puni par les juges. Dans un premier temps, les époux Vollichon
consentent à ce que leur fille épouse l'avocat Nicodème. Mais, alors que le mariage est sur
le point d'être célébré, intervient le procureur Villeflatin qui fait opposition à cet acte en
prétendant que le futur marié est lié à sa cliente, la jeune Lucrèce, par une promesse
antérieure de mariage. Il est exact qu'avant de faire la connaissance de Javotte, Nicodème
avait eu l'imprudence de faire une telle promesse à Lucrèce. Mais Lucrèce, amoureuse
d'un marquis et bientôt enceinte de ses œuvres, n'a pas l'intention d'épouser Nicodème.
Villeflatin, qui a appris par hasard l'existence de la promesse de Nicodème, prend
l'initiative de faire opposition à son mariage avec Javotte, sans consulter Lucrèce au
préalable et dans le seul but de tirer de cette procédure un profit personnel. L'affaire se
termine par une transaction, Nicodème offrant de dédommager Lucrèce en contrepartie
de son désistement. Mais elle aura permis à Villeflatin d'obtenir de Lucrèce, qui a
finalement approuvé les démarches du procureur, une substantielle rémunération. A
travers Villeflatin, Furetière stigmatise donc à nouveau le zèle procédurier et l'avidité des
procureurs qui se préoccupent moins des intérêts de leurs clients que des leurs.
298

14 Ainsi, dans la première partie du Roman bourgeois, Furetière dénonce les agissements de
certaines catégories de juristes qui collaborent à l'application juridictionnelle du droit et
dont les travers sont critiqués en fonction d'une morale conventionnelle fondée, entre
autres, sur le désintéressement et l’honnêteté. La critique porte essentiellement sur les
vices, non des agents d'application du droit en général, mais de certains de leurs
représentants. Néanmoins, Furetière prête à certains de ses personnages des réflexions de
portée générale qui mettent indirectement en cause, sinon la légitimité du droit, au
moins sa mise en œuvre, par le biais d’une critique de ses procédures d'application et des
juristes qui y prennent part. Ainsi, craignant de devoir épouser Lucrèce selon la promesse
qu’il lui a faite, le marquis envisage avec appréhension le procès qu'elle risque d’intenter
contre lui : alors que son issue est aléatoire, un procès est en effet toujours très coûteux 10.
Par ailleurs, Nicodème, après avoir découvert que Lucrèce est enceinte, soupçonne que
l'action que ses parents menacent d'exercer contre lui a pour but de le contraindre à
épouser leur fille. Or, il relève à ce propos que même si sa cause était mal fondée en droit,
Lucrèce pourrait être assistée par des gens de robe capables de lui faire gagner son procès
11. Furetière suggère donc, qu'indépendamment même de son coût et de l'incertitude de

son issue, un procès en général peut conduire à une décision qui n'est pas conforme aux
normes juridiques, moyennant le concours d'habiles juristes. Ainsi, le droit ne trouve pas
dans les procédures juridictionnelles une garantie d’application et d'efficacité suffisante.
15 Par ailleurs, le Roman bourgeois comporte une seconde partie qui conduit Furetière à
élever sa critique sur un plan général. L'esprit de chicane est cette fois pris pour cible en
la personne d'une nouvelle héroïne, la redoutable Collantine, dont la manie procédurière
est sans limites. Fille d'un sergent, « conçue dans le procès et dans la chicane », Collantine
n'a de cesse de s'approprier le bien d'autrui, pourvu qu'il soit litigieux et qu'elle puisse
l'acquérir grâce aux procédures les plus complexes auxquelles elle consacre tout son zèle
et toute son habileté. Les discussions entre Collantine et l'écrivain Charroselles
permettent à Furetière de dénoncer, sous couvert de l'ironie, non plus les travers
d'individus déterminés, mais les vices de la justice et de ses auxiliaires en général. Ainsi
stigmatise-t-il successivement l'incertitude des connaissances juridiques des avocats,
« grands citeurs de Code et d'indigeste »12, le caractère retors et avide des procureurs qui
ont le pouvoir de ruiner plus d'un plaideur, ainsi que l'inutilité des procès qui
n'apportent satisfaction à aucune des parties, leur imposent des frais considérables et ne
servent qu'à enrichir les juges et les auxiliaires de la justice.
16 La critique de Furetière est donc essentiellement dirigée contre les procédures
d'application juridictionnelle du droit, de même que contre les juristes professionnels qui
collaborent à l’administration de la justice. En revanche, la légitimité des normes du droit
matériel n'est pas directement mise en cause par le Roman bourgeois.
17 En effet, Furetière dénonce moins le défaut de légitimité du droit que son inefficacité. Le
droit semble en effet incapable d'imposer ses normes, dans la mesure où ses procédures
d'application ne permettent pas aux parties dont les prétentions sont bien fondées
d’obtenir gain de cause, tout en leur imposant par ailleurs des charges ruineuses.
18 En outre, la critique des procédures d'application du droit débouche sur une objection
plus fondamentale. Par l'intermédiaire de Collantine, Furetière suggère que ces mêmes
procédures permettent aux plaideurs dont les revendications sont injustifiées, mais qui
font preuve d’une habileté suffisante, d'obtenir satisfaction et de s'enrichir aux dépens
d'autrui. La critique de l'inefficacité des procédures conduit ainsi à mettre en cause leur
légitimité.
299

19 Ces deux déficiences des procédures juridictionnelles ont par ailleurs en commun de
favoriser un enrichissement injustifié des juges et des procureurs. Mais la seconde
objection me paraît très révélatrice. Sous couvert d'indignation morale, elle me paraît en
effet refléter un malaise caractéristique de la transition vers la société moderne et suscité
par la progression de l'action rationnelle des justiciables et des juristes, c'est-à-dire de
l'action orientée vers le succès, fondée exclusivement sur les exigences de la rationalité
instrumentale et stratégique. Les procédures d'application du droit sont critiquées dans
la mesure où, en raison de leurs incertitudes, elles se prêtent trop aisément aux stratégies
d'enrichissement des individus, alors même que ces stratégies se déploient en dehors des
limites tracées par les normes juridiques légitimes. Le Roman bourgeois traduit donc un
malaise suscité par le divorce entre, d'une part, la prétention du droit d'établir un ordre
social légitime, et, de l'autre, la progression de l'action rationnelle des individus qui est
favorisée par l'inefficacité et les déficiences des procédures d'application des normes
juridiques. Le Roman bourgeois apparaît donc comme une œuvre symptomatique des
tensions qui ont accompagné la progression de la rationalité instrumentale et stratégique
dans la société occidentale moderne.
20 Je voudrais à présent puiser dans l'œuvre de Balzac quelques éléments supplémentaires
pour faire progresser cette enquête. Dans la Comédie humaine, j'ai choisi d'évoquer Le
Cousin Pons qui représente l'un des romans les plus instructifs pour analyser la vision
balzacienne du droit.
21 Cette vision prend un relief particulier si on la compare avec la perspective de Furetière.
Pour me limiter à l'essentiel, je me contenterai de pointer la différence principale qui me
paraît les opposer. A la différence d'un Furetière qui s'inquiète du divorce entre la
légitimité des normes juridiques et la progression de la rationalité instrumentale, cette
séparation ne peut plus susciter la réprobation de Balzac. En effet, dans le Cousin Pons, le
droit apparaît désormais comme un ensemble de normes qui sont essentiellement
destinées à répondre aux impératifs de cette rationalité. A la limite, le droit, dans
l'univers balzacien, revêt uniquement la portée d’un instrument neutre et polyvalent qui
peut être utilisé par les individus pour atteindre les objectifs de leur choix et, en
particulier, pour accroître leurs ressources et favoriser leur ascension sociale. Moyennant
certaines réserves que je soulignerai par la suite, la légitimité du droit est ainsi absorbée
par sa fonction instrumentale. Ou, pour l'exprimer par d'autres termes, la question de la
légitimité du droit est désormais neutralisée ou mise entre parenthèses, de manière à
faire apparaître le droit comme un pur instrument, répondant aux exigences de la
rationalité instrumentale et stratégique. Le rôle déterminant de cette forme de rationalité
est révélé par le fait que dans le Cousin Pons, les actes et les procédures juridiques sont
généralement envisagés comme autant de moyens permettant aux individus d'accroître
leurs ressources et leur pouvoir. Depuis la Cibot, concierge hypocrite, avide et
malhonnête, qui rêve d’être couchée sur le testament de Pons afin d'obtenir une rente13,
jusqu'à la présidente Camusot qui veut accroître sa fortune pour assurer à son mari un
mandat de député14, en passant par le perfide avocat Fraisier qui cherche à obtenir un
emploi de juge de paix15 en récompense de l'annulation du testament de Pons, annulation
qui doit permettre aux Camusot d'hériter de la collection d'œuvres d’art de leur
malheureux cousin, la plupart des personnages du roman sont engagés dans une activité
rationnelle par laquelle ils visent à étendre leurs ressources ou leur pouvoir à l'aide des
instruments juridiques adéquats. Il en résulte que le droit matériel et ses procédures de
mise en œuvre ne peuvent susciter une question de légitimité et, en particulier, de
300

légitimité morale : cette interrogation ne peut être posée qu'à propos des objectifs
poursuivis par les personnages, du caractère de ces derniers, voire des procédés non
juridiques qu'ils utilisent le cas échéant pour atteindre leurs buts. Au contraire, la
légitimité du droit se concentre dans sa valeur instrumentale.
22 Cette valeur instrumentale entraîne deux conséquences.
23 En premier lieu, les actes et les procédures juridiques peuvent être mis au service
d'objectifs dont la légitimité morale est très variable. Balzac n'adopte à cet égard aucune
perspective unilatérale. Les instruments juridiques peuvent être utilisés tant par des
personnages retors et sans scrupules, tel l'avocat Fraisier, qui cherchent à satisfaire
exclusivement leurs intérêts personnels, que par des personnages qui nous sont présentés
sous un jour plus favorable et qui poursuivent des fins altruistes. Ainsi, par exemple, afin
de déjouer les manœuvres de Fraisier, Pons fait appel au notaire Hannequin pour dresser
devant témoins un second testament par lequel il institue son ami Schmucke légataire
universel.
24 De même, Balzac évite de donner des juristes une image unilatérale. S'il met en scène des
juristes aux capacités limitées, tel le président Camusot, des juristes dépourvus de tout
scrupule, tel l'avocat Fraisier, il fait également intervenir des juristes honnêtes et
consciencieux, tel le notaire Trognon, qui refuse de divulguer à la Cibot le contenu du
premier testament de Pons16, ou le clerc Villemot qui défendra les intérêts de Schmucke
lors de la mise sous scellés de la succession de son ami.
25 Si dans le Cousin Pons, le droit est essentiellement présenté comme l'ensemble des lois qui
fixent les règles constitutives de l'activité rationnelle des membres de la société
bourgeoise, l’œuvre de Balzac suggère néanmoins quelques réserves sur la légitimité de
l'institution judiciaire. Alors que le droit fournit aux individus les instruments de la
poursuite rationnelle de leurs intérêts, le roman balzacien laisse sourdre une
insatisfaction, voire une inquiétude qui met en cause l'efficacité et la légitimité, sinon des
normes juridiques, au moins de leurs organes d'application. Deux points doivent être
relevés à ce propos.
26 En premier lieu, le Cousin Pons contient trop de descriptions et d'opinions dévalorisantes
concernant la justice pour qu'elle en sorte grandie. L'évocation des intrigues qui se
nouent entre les magistrats ainsi qu'entre les auxiliaires de la justice, la description des
manœuvres qu'elles suscitent et dont l’ancien avoué Fraisier a d’ailleurs été la victime, de
même que certains jugements portés par l’auteur sur l'institution judiciaire en général,
accusée de n'être ni très humaine ni très sage17, ne peuvent que mettre en cause
l'efficacité, voire la légitimité de cette institution. Sans doute, le fait que l’institution
judiciaire soit elle aussi présentée comme l'instrument des ambitions, des passions et des
intérêts de ceux-là même qui devraient la servir a nécessairement pour effet de mettre en
cause sa capacité d'exercer son rôle légitime de gardienne impartiale des lois. En d'autres
termes, l'assimilation entre, d'un côté, la rationalité instrumentale et, de l’autre, la
légitimité, assimilation qui domine la perspective de Balzac sur le droit, se heurte à une
limite en ce qui concerne l'institution judiciaire. La prétention de légitimité inhérente à
l'institution judiciaire entre nécessairement en conflit avec le rôle instrumental que
certains de ses organes veulent lui faire jouer au profit de leur carrière, de leurs
ressources et de leur pouvoir. De ce point de vue, le roman de Balzac ne peut ignorer la
prétention de légitimité qui est intrinsèquement liée à l'institution de la justice et qui se
révèle irréductible aux exigences de la rationalité instrumentale.
301

27 En outre, dans la mesure où il consacre la victoire de Fraisier qui l'emporte à la faveur


d'une ultime manœuvre d'intimidation, le dénouement du roman traduit un pessimisme
moral. Balzac ne laisse-t-il pas entendre que dans un univers social hanté par la recherche
du pouvoir, des honneurs et de l'argent, un être tel que Schmucke, l'ami honnête,
secourable et désintéressé, est nécessairement voué au rôle de victime sans défense ? Ce
pessimisme révèle bien que la critique restreinte suggérée par Balzac, sinon à propos du
droit lui-même, au moins à propos de l'institution judiciaire et de ses agents, demeure
une critique de portée largement individuelle qui prend sa source dans un ensemble de
valeurs morales au rang desquelles figurent, entre autres, l'honnêteté, le
désintéressement, la sincérité ou le dévouement. Tous les personnages « négatifs » du
roman, qu'il s'agisse de la Cibot, de la présidente Camusot ou de Fraisier, incarnent
l'antithèse de ces vertus. Seule une brève allusion à l'inégalité des conditions qui frappe
les plus humbles dans une nation pourtant ivre d’égalité laisse percer une critique de
portée sociale et politique.
28 En revanche, l'interrogation sur la légitimité du droit, ainsi que sur les principes ou les
valeurs susceptibles de la justifier, acquiert une tout autre envergure dans une œuvre
telle que l'Education sentimentale vers laquelle je voudrais me tourner à présent. Alors que
l’œuvre de Balzac implique l’acceptation du droit civil bourgeois, issu de la Révolution et
de l'Empire, en s'abstenant de questionner sa légitimité, celle de Flaubert au contraire fait
porter sur le droit tout le poids des conflits sociaux, politiques et idéologiques qui
divisaient la France au cours des années qui précédèrent et suivirent la Révolution
de 1848.
29 En effet, à travers les personnages de Frédéric Moreau, Charles Deslauriers ou Baptiste
Martinon, tous étudiants en droit, bientôt juristes diplômés, Flaubert confronte ses
lecteurs avec l'institution juridique. A la différence de la critique moralisante et limitée
que Balzac dirige, sinon contre les normes juridiques, au moins contre certains de leurs
agents d'application, l'Education sentimentale offre à la fois une représentation du droit
comme ensemble de normes spécifiques, un aperçu de ses fonctions sociales, ainsi qu'une
mise à l'épreuve de sa légitimité. Pour réaliser celle-ci, Flaubert mobilise, en recourant
aux personnages qui les incarnent, un ensemble de doctrines ou d'opinions qui
alimentèrent les conflits idéologiques qui divisaient la société française entre 1840 et
1850. Ces opinions sociales et politiques forment ainsi le prisme ou le kaléidoscope à
travers lequel la fiction romanesque pose la question de la légitimité du droit. Au-delà
même, la valeur de ces différents points de vue est mise à l'épreuve par la fiction. Aussi
bien Flaubert exprime-t-il, dans les passages de sa correspondance qui constituent en
quelque sorte le journal de l'Education sentimentale, son intention de critiquer, voire de
tourner en dérision, non seulement les thèses d’inspiration socialiste ou néo-catholique,
mais aussi les préjugés conservateurs de la bourgeoisie orléaniste18. Les discours
stéréotypés qui les expriment sont plongés dans un bain acide où se mêlent la froide
restitution, l'ironie19, la satire, voire la dénonciation pure et simple, et qui a pour effet de
révéler leur inconsistance.
30 L'approche du droit dans l'Education sentimentale s'opère donc en trois temps. Premier
temps : la découverte du droit, à travers les études juridiques qu'ont entamées Moreau,
Deslauriers et Martinon. Objet d'un enseignement passablement ennuyeux — dont
Flaubert avait éprouvé personnellement la rigueur — le droit est présenté comme un
ensemble d'institutions, de règles et de concepts particuliers dont la connaissance exige
une compréhension de leur cohérence parfois problématique. Ainsi, Frédéric Moreau est-
302

il interrogé lors de son deuxième examen sur la conciliation entre l'article 1351 du Code
civil, qui consacre la relativité de l'autorité de la chose jugée, et l'existence d'une voie de
recours extraordinaire telle que la tierce opposition20. Mais d'emblée les règles juridiques
apparaissent également comme des normes qui sont au service d'objectifs sociaux et de
valeurs dont la légitimité peut être contestée. L’on en veut pour preuve le concours
d'agrégation auquel se présente Deslauriers et qui conduit ce dernier à critiquer les règles
de la prescription au nom de la justice21. Flaubert suggère donc que les institutions
juridiques mettent en jeu des exigences de légitimité au nom desquelles elles peuvent
être critiquées, à juste titre ou non, et qui peuvent justifier aux yeux d'aucuns leur
transformation.
31 En un deuxième temps — qui est centré, entre autres, sur les affaires d'Arnoux, les
spéculations de Dambreuse et du Père Roque ou les démêlés financiers de Rosanette — le
droit est envisagé dans ses fonctions sociales et, en particulier, dans ses fonctions
économiques. A la faveur des actes qu'il permet de poser — emprunts, hypothèques,
saisies, testaments, constitution de sociétés, acquisition d'actions, mariage même — le
droit privé apparaît comme l'instrument des acteurs de la société civile. Avec l'aide de
praticiens habiles et compétents, tel l'avocat Deslauriers, le droit permet aux individus de
tisser les rapports de coopération ou de compétition par lesquels ils cherchent à accroître
leurs ressources et leur sécurité, tout en s'élevant dans la hiérarchie des pouvoirs et du
prestige social. Instrument des intérêts, le droit l'est aussi des passions : il offre des armes
juridiques qui permettent, par exemple, de satisfaire un désir de vengeance et
d'humiliation. Ainsi, sur les conseils de Deslauriers et par l’entremise de Sénécal, entre-
temps converti en agent d'affaires, Madame Dambreuse utilise contre Madame Arnoux, sa
rivale dans le cœur de Frédéric Moreau, les billets qu'elle et son mari avaient signés au
profit de M. Dambreuse.
32 Enfin, dépassant cette perspective réaliste centrée sur la rationalité instrumentale et
stratégique, Flaubert aborde la problématique de la légitimité du droit dans le troisième
temps de sa démonstration. C'est à ce propos qu'il mobilise toute une gamme de doctrines
et d'opinions qui peuvent être utilisées dans le but de justifier les règles existantes ou, au
contraire, de revendiquer leur transformation, voire leur abolition.
33 Or, pour l'essentiel, en évoquant ces thèses contrastées à travers le caractère et les
attitudes des personnages qui les représentent, Flaubert tend à dévoiler leur défaut de
validité. Diverses stratégies rhétoriques sont mises en œuvre à cette fin. L'une d'entre
elles consiste à associer certaines thèses morales, politiques ou sociales à des personnages
dont les travers rejaillissent sur leurs opinions de manière à les dévaloriser. Ainsi, d'être
associé au vicomte de Cisy dont la sottise et la vanité sont incurables, le légitimisme est-il
définitivement discrédité. De même, la haine et la dureté du républicain Sénécal, qui
exerce un temps le rôle d'un sous-directeur impitoyable dans la fabrique d'Arnoux22,
jettent le doute sur la valeur de son idéal de démocratie vertueuse.
34 Ceci conduit à une deuxième stratégie consistant à suggérer que les opinions ne sont que
le prolongement de frustrations, de désirs et d'intérêts plus ou moins avouables qu'elles
permettent de rationaliser ou de dissimuler. Ainsi, les proclamations révolutionnaires de
Deslauriers, qui appelle de ses vœux la « destruction complète de l’ordre actuel »23, son
évolution vers un cynisme politique qui rejette tout principe de légitimité24, sont
alimentées par un désir de pouvoir auquel se mêlent des frustrations sociales. De même,
Mademoiselle Vatnaz puise l'énergie qu’elle consacre à la cause socialiste et féministe
dans les désirs qu'elle n'a pu satisfaire : ainsi « avait-elle salué dans la Révolution
303

l'avènement de la vengeance25 » Mais, Flaubert n'épargne pas non plus les prétentions des
bourgeois qui se réunissent dans les salons de Madame Dambreuse. Alors qu'ils blâment
unanimement tout délit politique, Flaubert déclare : « La plupart des hommes qui étaient
là avaient servi, au moins, quatre gouvernements ; et ils auraient vendu la France ou le
genre humain pour garantir leur fortune, s'épargner un malaise, un embarras, ou même
par simple bassesse, adoration instinctive de la force »26. Flaubert affirme qu'au
lendemain des événements de février 1848, ces mêmes hommes, qu'ils soient
bonapartistes, légitimistes ou orléanistes, s'empressent tous d'embrasser avec zèle la
cause de la République27. Le financier Dambreuse, craignant pour ses propriétés, et le
magistrat Martinon, qui prospérait sous le régime précédent, soutiennent hypocritement
la nouvelle République, tout en exprimant leur récente sympathie pour les ouvriers28.
35 Finalement, au-delà de ces stratégies, Flaubert soumet au feu de son implacable ironie les
opinions de tous les camps idéologiques. Les visites que Frédéric Moreau consacre aux
clubs politiques, et notamment au mal nommé Club de l'Intelligence, permettent à Flaubert
de dresser un catalogue des revendications plus ou moins improvisées, plus ou moins
absurdes qui se propagent après février. Mais en regard de ces « nuages de sottise », les
bourgeois ne font pas meilleure figure. Décidément, pour Flaubert, le « fanatisme des
intérêts » équilibre les « délires du besoin ». Ainsi, la description d'un ultime dîner chez
madame Dambreuse lui fournit une fois de plus l'occasion de tourner en dérision les
jugements des possédants. Parmi eux, l'industriel Fumichon n’hésite pas à invoquer le
droit naturel pour défendre la propriété. Mais il s'agit d'un droit naturel qui s'exprime
désormais par la voix du roi des animaux politiques : « C'est un droit écrit dans la nature !
Les enfants tiennent à leurs joujoux ; tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux ;
le lion même, s'il pouvait parler, se déclarerait propriétaire ! »29.
36 Evoquons, pour terminer cette brève enquête, deux œuvres romanesques du XXe siècle,
dans lesquelles le droit tient une place sans doute moins importante que chez Balzac ou
chez Flaubert, mais qui n'en est pas moins significative. Deux œuvres contrastées par la
personnalité et les engagements de leurs auteurs : ainsi ai-je choisi d'évoquer, d'un côté,
un roman de Jacques Chardonne, Les destinées sentimentales et, de l'autre, l'une des
premières œuvres de Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique.
37 Rappelons que le roman de Chardonne, publié de 1934 à 1936, retrace le destin de Jean
Barnery, jeune pasteur issu d'une famille d'industriels engagés dans la production de
porcelaine à Limoges. L'échec de son mariage avec Nathalie Capet, bientôt suivi d'un
divorce, le conduit à renoncer au pastorat. Remarié avec sa cousine Pauline Pommerel,
Jean Barnery accepte finalement, à la demande de ses parents, de succéder à son oncle
Robert Barnery à la tête de l'entreprise familiale dont son cousin, Frédéric, doit être
évincé. A la veille de la première guerre mondiale, Jean Barnery s'engage dans un projet
de modernisation industrielle qui doit permettre à l'entreprise de résister à la
concurrence allemande et d'étendre ses marchés aux Etats-Unis. La crise des années
trente et le marasme qu'elle provoque dans l’industrie porcelainière empêchent ce projet
de produire les résultats escomptés. A la fin du roman, Jean Barnery, victime d'un
accident, malade, ne songe plus qu'à céder la direction de son entreprise au fils de
Frédéric Barnery.
38 Ce bref résumé révèle que la portée du roman de Chardonne dépasse de loin la réputation
de « romancier du couple » qui lui a souvent été attribuée. Dans Les destinées sentimentales
s'exprime en effet un engagement social, économique et politique qui conduit leur auteur
à faire de Jean Barnery le porte-parole d'un projet de modernisation de l'entreprise
304

familiale. Projet sans doute voué à l'échec et, en ce sens, pathétique car, dans sa volonté
d'adapter l'entreprise aux exigences de la concurrence internationale tout en préservant
la tradition et, plus encore, les limites de la propriété familiale, il se prive des moyens
juridiques et financiers qui seuls permettraient d'assurer son succès. De ce point de vue,
ce projet reflète sans doute les tensions qui, durant le premier tiers du XXe siècle,
s'imposaient à certains secteurs du capitalisme français déchirés entre la nécessité
d'affronter la concurrence internationale et la volonté de préserver des structures
exclusivement familiales de contrôle et de gestion.
39 Porté par Jean Barnery, ce projet de modernisation conservatrice tend à faire du chef
d'entreprise l'agent indispensable de sa perpétuation et de son développement, dont
dépend par ailleurs le sort d'un grand nombre d'individus. Ces objectifs requièrent non
seulement le respect des traditions qui garantissent la réputation des produits, mais aussi
l'adaptation des techniques de production. Or, pour disposer des ressources nécessaires,
le chef d’entreprise doit jouer le rôle d'une « main visible » chargée d’imposer des
sacrifices, non seulement aux travailleurs, mais aussi aux actionnaires auxquels il
demeure cependant associé par des liens familiaux. A l'intersection de l'ordre des familles
et de l'ordre des affaires, si étroitement imbriqués, le droit apparaît comme l'auxiliaire
indispensable de ce projet économique et social.
40 Dans Les destinées sentimentales, le droit conserve la fonction instrumentale, en particulier
dans le domaine économique, que les œuvres de Balzac et de Flaubert mettaient si
fortement en relief. Il permet ainsi de donner à l'entreprise Barnery la forme d'une
société en commandite dont les titres sont détenus par les membres d'une même famille 30
. Garantie de la propriété, le droit en assure également le transfert par les voies de
l'héritage ou de la donation. Il est enfin mobilisé au service des stratégies de direction de
l'entreprise : ainsi, afin de s'assurer la majorité des voix au sein du conseil, Frédéric
Barnery tente de racheter à Nathalie les parts que Jean Barnery lui avait données pour
compenser le divorce qu'il lui avait imposé31. Jean fait obstacle à cette manœuvre en
convainquant Nathalie de lui remettre en dépôt ses actions qui lui permettront de
disposer d'un nombre de voix suffisant pour diriger la société32. Les juristes, dont la
compétence est évoquée au passage, prêtent leur concours à ces opérations dont ils
assurent le succès. Le droit apparaît donc comme un instrument, sans doute dépourvu
d'agrément, mais efficace et même indispensable dans l'univers social et économique, en
particulier dans la vie d'un chef d’entreprise dont Jean Barnery décrit les contraintes à sa
femme Pauline : il s'agit de mener une vie « où l’on ne se meut sans se référer à un texte,
sans consulter un avocat, sans se heurter à une résistance, à un procès, moi qui ne peux
voir les papiers bleus de la justice sans vomir... »33.
41 Si l'efficacité du droit n'est pas mise en doute, sa légitimité se révèle plus problématique.
Elle dépend en fait des objectifs en vue desquels il est mis en œuvre et dont la valeur se
communique aux instruments juridiques utilisés. Lorsqu'il s'agit de répartir la propriété
entre ses ayants droit ou de réaliser les actes qui sont nécessaires pour assurer le
fonctionnement et le développement adéquats de l'entreprise, la légitimité du droit n'est
pas mise en question.
42 Par contre, dans d'autres hypothèses, le caractère nocif ou illusoire des fins poursuivies a
pour effet de réduire cette légitimité. Deux hypothèses peuvent être repérées à cet égard.
En premier lieu, un acte juridique, en apparence légitime, peut être vicié par ses
conséquences désastreuses. Ainsi, le premier testament par lequel Robert Barnery avait
légué à son fils Frédéric ses actions dans la société apparaît comme un acte contestable,
305

étant donné que son bénéficiaire était dépourvu des qualités requises pour gérer
l'entreprise. Mais il ne s'agit ici au fond que de l'utilisation malencontreuse d'un
instrument juridique dont la valeur de principe n'est pas remise en cause.
43 Il en va différemment lorsque le droit, sous la forme de dispositions législatives, poursuit
la réalisation d'objectifs chimériques et nuisibles. Jean Barnery ne méconnaît pas la
condition misérable qui est encore trop souvent celle des ouvriers de son époque. Il juge
inévitables et même justifiées leurs revendications. Mais à ses yeux, l'amélioration de leur
condition ne peut se réaliser que par des voies « lentes, rudes et injustes ». Cette
amélioration exige la sauvegarde des entreprises dont dépend leur existence. Et cette
sauvegarde exige à son tour que la direction de ces entreprises soit confiée à ceux qui,
parmi leurs propriétaires, possèdent le sens des responsabilités requis, les compétences
nécessaires, et même un instinct qui leur a été transmis par les voies de l'hérédité. De tels
dirigeants doivent être en mesure d'imposer aux propriétaires et aux travailleurs les
sacrifices qui sont indispensables pour assurer la continuité et le développement des
activités industrielles. Chardonne élabore précisément son récit de manière à faire
apparaître Jean Barnery comme ce responsable désintéressé qui assume la charge
d'assurer le bien de tous ceux qui dépendent de l'entreprise, en dépit de leurs
revendications. Ainsi n'agit-il pas en propriétaire puisque Nathalie conserve la propriété
des titres sur lesquels son pouvoir est fondé. Tout en appartenant aux contraintes
rebutantes de ce monde, le droit apparaît donc comme un instrument indispensable et
légitime, pour autant qu'il soit mis au service d'une conception adéquate du progrès
économique et social.
44 En revanche, sa légitimité est compromise lorsqu'il est utilisé dans le but de créer un
monde chimérique. A son fils Max qui évoque les espoirs de l'écrivain socialiste Pierre
Vouzelles appelant de ses vœux une société dans laquelle la coopération et le service se
substitueraient à la lutte et au profit, Jean Barnery répond qu'un tel monde serait un
univers de fonctionnaires et de gendarmes. A la fin du roman, Jean Barnery dénonce les
illusions des ouvriers aspirant à de « justes lois »34 qui répartiraient le bien-être entre
tous, mais qui, en réalité, les plongeraient à nouveau dans le dénuement.
45 La dernière œuvre que je voudrais évoquer, Un barrage contre le Pacifique, peut être lue
comme une suite de variations sur le thème du droit, ainsi que sur les notions corrélatives
d'illégalité, voire de non-droit. Le livre est dominé par le personnage de la mère, veuve
ruinée et désespérée par l'échec de toutes ses tentatives de culture des terres que
l'administration de l'Indochine française lui a concédées, mais qui se sont révélées
improductives parce que la plus grande partie d'entre elles sont régulièrement inondées
par la mer de Chine qu'aucun barrage n'est en mesure d'endiguer. Les plaintes
répétitives, l'amertume, le désespoir, la soif de vengeance même de cette femme
procèdent d'une conscience du droit bafouée. La mère ne cesse de revendiquer des droits
sur les terres concédées, et en particulier l'octroi d'une concession définitive sur la seule
parcelle exploitable de son domaine. Un droit qui se justifie à ses yeux par les efforts
qu'elle a consentis pour acquérir sa concession : elle y a en effet sacrifié les économies
qu'elle avait patiemment amassées durant quinze années de travail. Mais la mère est tout
autant consciente de la corruption de l'administration coloniale qui fait obstacle à ses
demandes. Si l'administration du cadastre lui a concédé des terres qui se sont révélées
incultivables, c'est parce qu'à l'origine la mère n'avait pas été en mesure de soudoyer ses
agents, selon l’usage illégal en vigueur.
306

46 Or, le roman de Marguerite Duras qui, à la différence de Chardonne, envisage le droit du


point de vue des dominés et des exploités, suggère au moins trois choses.
47 En premier lieu que, dans le système colonial tout au moins, les pratiques de corruption
de l’administration sont favorisées par le droit lui-même, dans la mesure où il assure aux
autorités administratives un pouvoir que Duras qualifie de discrétionnaire et de quasi
divin35. Paradoxalement, le droit lui-même sécrète donc l’illégalité et l'injustice.
48 Ensuite, qu'à la différence du respect du droit, les pratiques illégales en général sont
beaucoup plus efficaces d'un point de vue rationnel. Toutes les formes d'illégalité
évoquées dans le roman présentent ce degré d'efficacité. Qu'il s’agisse de la corruption
qui assure aux administrateurs publics de substantiels profits, de la fortune du père de M.
Jo fondée sur l'exploitation de logements insalubres, de la contrebande qui seule permet
aux colons les plus pauvres de tenir le coup et même des menaces physiques qui font fuir
les agents du cadastre en tournée d'inspection, les activités illicites apparaissent comme
le meilleur moyen de protéger et d'accroître les ressources des individus. En dépit de sa
conscience du droit, dans laquelle ses revendications puisent leur énergie, la mère elle-
même est contrainte de reconnaître cette efficacité. Dès qu’elle dispose de l'argent que
son fils Joseph prétend avoir tiré de la vente d'un diamant qui avait été donné à sa fille
Suzanne par M. Jo, la mère, dans l'espoir d'obtenir de nouveaux crédits, se hâte de régler
auprès des banques les dettes d'intérêts qu'elle n'avait pu payer auparavant. Les banques
ayant repoussé ses demandes, la mère reconnaît, dans un accès de lucidité, que le
payement des intérêts était une « honnêteté mal placée »36 car, tout en absorbant l'argent
dont elle disposait, il ne lui a pas permis d'obtenir les crédits qu'elle espérait. La
malhonnêteté eût été plus efficace.
49 L’accent qui est ainsi placé sur l’efficacité rationnelle des comportements illégaux marque
une rupture par rapport aux œuvres de Balzac, de Flaubert ou de Chardonne. Même s'il
arrive que certains de leurs personnages ne reculent pas devant une action coupable, tel
Fraisier lisant le premier testament de Pons ou Frédéric Barnery proposant aux autres
héritiers de son père de détruire le second testament qu'ils ont découvert, nous avons
constaté que ces auteurs admettaient généralement l'efficacité des actes légaux du point
de vue de la rationalité instrumentale et stratégique. Au contraire, le roman de
Marguerite Duras laisse entendre que les activités illégales sont de loin préférables à cet
égard. Dans l'univers implacable qu'elle met en scène, le droit a cessé d'être l'auxiliaire
efficace des stratégies individuelles d'acquisition ou d'ascension sociale.
50 Enfin, à la faveur de cette relativisation du droit, le roman suggère que, du point de vue
des individus les plus désavantagés, les revendications juridiques inspirées par la
confiance dans un droit équitable et impartialement appliqué sont fondées sur une
illusion qui traduit une méconnaissance de la toute-puissance d'un système injuste et
corrompu. Ainsi, par ses sarcasmes, Suzanne rappelle sans cesse à sa mère la vanité de ses
espérances. Alors qu'elle revendique à nouveau le droit d'obtenir une concession
définitive sur la part fertile de son domaine, Suzanne lui rétorque : « c'est peut-être ton
droit mais tu l'auras pas, c'est comme toujours, tu crois que t'as droit à tout et t'as droit à
rien »37.
51 Ainsi, en définitive, dans Un barrage contre le Pacifique, la fiction est mise au service d'une
dénonciation du régime colonial et du droit qui lui est lié. Par l'intermédiaire du monde
fictif qu'elle déploie, l'œuvre remet en cause les prétentions d'efficacité et de légitimité
qui sont inhérentes à l'institution juridique. Le droit en vigueur s'y révèle en effet
307

inefficace, non seulement comme auxiliaire de l'action rationnelle des individus, mais
aussi en tant qu’institution visant à établir un ordre social légitime. 11 contribue au
contraire à préserver un régime qui impose aux indigènes des conditions d'existence
inhumaines et dont l'injustice n'épargne pas les colons les plus démunis.
52 L'œuvre de Duras laisse cependant entrevoir, par contraste, la voie d’une justice
authentique, fondée sur la solidarité, l’équité et l'utilité commune. Ainsi la mère réussit-
elle à mobiliser les paysans misérables qui vivent sur les terres limitrophes de sa
concession afin de construire en commun des barrages qui seraient profitables à tous. Ces
barrages « amoureusement édifiés par des centaines de paysans de la plaine enfin
réveillés de leur torpeur millénaire par une espérance soudaine et folle »38 sont
cependant rongés par les crabes des rizières et s'écroulent en une nuit sous l'assaut des
vagues de l'océan. Duras écrit qu'en dépit de son échec, aucun de ceux qui avaient pris
part à cette entreprise n'en voulut à celle qui l'avait dirigée. En évoquant cette
approbation, le roman suggère sans doute que ce projet commun, malgré ses déficiences
techniques, incarnait pour ceux qui s'y étaient engagés l'espoir d’une organisation sociale
fondée sur la justice et la solidarité.

II

53 Quelles leçons peut-on tirer des œuvres que nous venons de parcourir ?
54 En fait, à la faveur du déplacement qu'elle impose au droit en l'insérant dans le monde
fictif qu'elle instaure, et quelle que soit l’ampleur de ce déplacement, l’œuvre littéraire
invite le lecteur à une expérience de pensée. L'enjeu de cette expérience me paraît tenir
dans la mise à l'épreuve d'un ensemble de prétentions qui sont inhérentes à l'institution
juridique et qui constituent autant de dimensions de sa rationalité présumée.
55 Cette mise à l'épreuve s'opère apparemment sur trois registres au moins.
56 En premier lieu, elle prend essentiellement pour objet les prétentions d'efficacité et de
légitimité en vertu desquelles le droit prétend fournir les normes qui permettent d'établir
ou de sauvegarder un ordre social présumé légitime. Ces prétentions concernent donc la
rationalité matérielle ou substantielle du droit, par opposition à sa rationalité formelle
qui traduit pour sa part une exigence de complétude et de cohérence des normes
juridiques39. Si elles portent essentiellement sur les normes qui forment son contenu, ces
prétentions d'efficacité et de légitimité du droit peuvent cependant se ramifier en
prétentions secondaires qui concernent, entre autres, la science du droit, dont l'ambition
minimale est de livrer une connaissance adéquate des normes en jeu, ou encore,
l’institution de la justice, censée donner aux litiges suscités par l'application des normes
juridiques une solution impartiale et conforme au droit.
57 Or, à la lumière des textes évoqués dans les pages précédentes, je serais tenté de
considérer que l'œuvre littéraire met nécessairement à l'épreuve tout ou partie de ces
prétentions lorsqu'elle accorde au droit une place significative dans l'univers fictif qu'elle
déploie. Même si la référence au droit peut remplir, et remplit généralement, d'autres
fonctions dans l'économie narrative, cette référence a cependant pour effet d'éprouver le
bien-fondé des prétentions fondamentales qui sont inhérentes à l'institution du droit. De
ce point de vue, il semble que si la littérature peut se saisir du droit, elle soit tout autant
saisie par lui, dans la mesure où le droit lui impose en retour certaines interrogations qui
sont liées à sa propre rationalité. Les prétentions de rationalité inhérentes au droit sont
308

en effet problématiques dans la mesure où elles requièrent des justifications dont la


validité n'est pas incontestable et doit être éprouvée. La fiction littéraire représente
précisément l'une des voies que peut emprunter cette mise à l’épreuve. Corrélativement,
l'œuvre littéraire confirme que le droit, en tant qu'institution sociale spécifique, repose
nécessairement sur des présupposés normatifs déterminés.
58 Par ailleurs, éprouver la rationalité du droit ne peut se réaliser en dehors du contexte
historique et social dans lequel s'inscrivent les règles juridiques et qui détermine à la fois
leur existence et leur efficacité. Ce deuxième registre apparaît évidemment comme un
facteur de variabilité. Ainsi rend-il compte, entre autres, de la diversité des systèmes
juridiques concrets dont les prétentions sont mises à l’épreuve ou de la pluralité des
références idéologiques susceptibles de fournir des critères d'évaluation. Par ailleurs, ce
contexte suggère à l'auteur un ensemble de d'interrogations, de nature sociale, politique,
morale, religieuse ou économique, au regard desquelles l'efficacité et la légitimité du
droit peuvent être évaluées. Encore revient-il à l'auteur, dans l'élaboration de la fiction,
de sélectionner les interrogations qui lui paraissent pertinentes. Aussi bien est-ce
seulement à la faveur d'une transposition sur le plan de la fiction que les interrogations
retenues peuvent orienter l'épreuve à laquelle est soumise la rationalité du droit.
59 Ceci nous conduit à un troisième registre, que je me contente de mentionner faute des
compétences requises pour en rendre compte de manière adéquate. L'on peut en effet
présumer que la mise en question de la rationalité du droit n'est pas sans relation avec le
mode d'être au monde de l'auteur. Qu'un Flaubert adopte la position d'un observateur qui
tient systématiquement à distance tous les discours susceptibles de fonder la croyance en
un ordre social légitime est sans doute étroitement lié à l'expérience psychique de
l’artiste. De même, pour prendre un exemple que je n'ai pas évoqué dans les pages
précédentes, l'œuvre de Kafka ne contiendrait pas une réflexion lancinante sur le bien-
fondé de la loi si, grâce au travail de l'écriture, son auteur n'avait tenté de tenir en
respect, tout en l'exploitant, le sentiment obsédant de culpabilité qui le rongeait.
60 Si tels sont les trois registres mis en jeu dans une expérience de pensée qui se situe au
croisement du transcendantal, de l'historique et de l'individuel, les œuvres que j'ai
évoquées révèlent que la mise à l'épreuve des prétentions du droit peut conduire à des
évaluations et des prises de position très diversifiées.
61 En effet, à la question de savoir si le droit permet d'établir un ordre social légitime, les
œuvres en jeu apportent, implicitement ou explicitement, des réponses différentes.
L'œuvre de Rabelais implique une réponse positive mais conditionnelle, dans la mesure
où les normes du droit romain ne peuvent remplir ce rôle que si elles sont interprétées et
appliquées de manière adéquate. Celle de Furetière implique une attitude plus critique,
dans la mesure où les déficiences des procédures juridictionnelles y sont dénoncées. Mais
le Roman bourgeois ne questionne pas encore la légitimité du droit matériel. Si, sous
réserve de quelques exceptions, Balzac soustrait la légitimité des normes et des
procédures juridiques à toute interrogation, celle-ci ne portant que sur les objectifs
qu'elles permettent d'atteindre et qui dépendent de la volonté des individus, Flaubert au
contraire soumet la légitimité du droit à une forme de doute hyperbolique. Nous avons
constaté que l'œuvre de Chardonne apporte pour sa part une réponse conditionnelle qui
fait dépendre la légitimité du droit des objectifs sociaux qui lui sont assignés. Par contre,
dans Un barrage contre le Pacifique, la capacité du droit d'instaurer un ordre social légitime
est radicalement mise en cause.
309

62 A cet égard, certaines œuvres évoquent l'idéal d'un droit légitime, sous la forme de
normes existantes ou simplement possibles. Rabelais en offre un témoignage : son œuvre
traduit en effet la croyance dans l'existence de normes légitimes et efficaces que le droit
romain serait en mesure de révéler, pour autant qu'il soit dégagé des commentaires qui
l'ont obscurci. Chez Chardonne, ce droit légitime est assimilé aux normes existantes du
droit privé, par opposition aux projets de réforme qui tendraient à faire de la loi
l'instrument d'une redistribution apparemment plus équitable des ressources et des
pouvoirs. Au contraire, le roman de Duras évoque un droit idéal futur dont certaines
expériences de coopération sociale révèlent la possibilité.
63 Par ailleurs, d'un point de vue sociologique, il apparaît qu'à l'exception sans doute de
l'œuvre de Rabelais, la mise à l'épreuve des prétentions d'efficacité et de légitimité du
droit s'est opérée, entre autres, à la faveur d'une confrontation avec l'un des aspects les
plus caractéristiques de l'évolution de l'action des individus dans la société moderne : la
progression de la rationalité instrumentale et stratégique. Les textes de Chardonne, de
Flaubert et, surtout, de Balzac confirment que le droit moderne, en particulier le droit
privé, a été conçu et envisagé comme un ensembles de nonnes assurant la régulation de
l'activité instrumentale et stratégique des individus, quels que soient les problèmes de
légitimité engendrés par cette conception. Dans la série des œuvres que j'ai évoquées, le
roman de Furetière paraît occuper à cet égard une position initiale, au point de transition
entre société traditionnelle et société moderne. Nous avons en effet constaté que, sous
couvert de désapprobation morale, il traduit une inquiétude face à la progression de
l'action rationnelle des individus, progression qui, tout en étant favorisée par les
déficiences des procédures d'application du droit, impliquait une transgression des
normes éthiques et juridiques traditionnelles. Un barrage contre le Pacifique représente au
contraire le terme de cette évolution, dans la mesure où ce texte met en cause, non
seulement la légitimité du droit, mais aussi son efficacité du point de vue de la rationalité
instrumentale et stratégique.
64 La fiction littéraire suggère donc un ensemble d'évaluations ou de jugements sur les
prétentions d'efficacité et de légitimité qui sont inhérentes aux normes juridiques.
65 Si l'œuvre littéraire peut assurer cette mise à l'épreuve des prétentions du droit, c'est
sans doute parce qu'elle ouvre un monde qui comporte, en raison même de sa nature
fictive, « un recours contre toute réalité donnée et, par là même, la possibilité d'une
critique du réel »40. La force référentielle de la fiction, telle que l'analyse Paul Ricœur41,
peut se manifester sous forme mimétique ou sous forme projective. D'un côté, quoiqu'elle
se réfère par principe à un univers distinct du monde ordinaire, la fiction vise
indirectement la réalité dans la mesure où elle en propose une redescription. Sans doute,
celle-ci n'est-elle pas équivalente à une connaissance élaborée dans le respect des
contraintes propres au savoir scientifique et jouissant par là même des garanties qui en
résultent. Mais, quoique son élaboration ne soit pas entourée de ces garanties, cette
reconstruction peut se révéler pertinente d’un point de vue descriptif42. Confirmée le cas
échéant par des recherches historiques et sociologiques, cette redescription éclaire la
diversité des dimensions du droit, ainsi que des perspectives selon lesquelles il peut être
envisagé dans un contexte social déterminé.
66 Par ailleurs, la fiction peut remplir une fonction projective lorsqu'elle anticipe un autre
univers possible. Culminant dans le récit utopique, cette anticipation ouvre de nouvelles
dimensions de réalité à la lumière desquelles nous pouvons porter un jugement sur le
monde tel qu'il est.
310

67 Mais cette possibilité de jugement et de critique du réel ne nous est pas seulement offerte
par la fiction lorsqu'elle remplit une fonction projective.
68 En effet, dans le registre mimétique, la représentation fictive du réel résulte d'un travail
de reconstruction qui procède, entre autres, par sélection, abréviation et condensation.
C'est de cette reconstitution sélective que procède l'écart ou la distance qui sépare
l'univers fictif de son référent réel. Et c'est cette distance inhérente à la fiction qui nous
permet de nous déprendre de la croyance naïve ou dogmatique dans la légitimité du
droit, tout en ravivant sa nature problématique.
69 Mais il semble que cette reconstitution puisse également impliquer des évaluations qui lui
confèrent, au-delà de sa valeur descriptive, une portée normative implicite. Dans cette
hypothèse, la représentation fictive revêt la portée d'un modèle qui doit conduire le
lecteur à poser un jugement sur la réalité donnée.
70 Or, cette portée normative est particulièrement apparente lorsque cette représentation
fictive met enjeu l'institution du droit. À partir du monde fictif qu'elle déploie et dont la
représentation implique certains jugements de valeur, la littérature nous conduit à
réévaluer le bien-fondé des prétentions de rationalité substantielle qui sont inhérentes au
droit. L'œuvre littéraire ouvre ainsi à la réflexion l'une des voies qui lui permettent de
poser à nouveau la question de l'efficacité et de la légitimité du droit.

NOTES
1. Fr. RABELAIS, Pantagruel, chap. V, in Œuvres complètes (Edition établie, annotée et préfacée par
G. Demerson, texte original établi par M. Renaud, translation par G. Demerson), Paris, Ed. du
Seuil, 1995, p. 330.
2. Pantaguel, op. cit., chap. X, p. 368.
3. Pantaguel, op. cit., chap. XI, XII et XIII.
4. Cf. M. SCREECH, Rabelais (trad. de M.-A. de Kisch), Paris, Gallimard, 1992, p. 105-106.
5. Fr. RABELAIS, Pantagruel, op. cit., chap. X, p. 366 et 368.
6. Pantaguel, op. cit., chap. VIII, p. 354.
7. Fr. RABELAIS, Gargantua, chap. X, in Œuvres complètes, op. cit., p. 96.
8. A. FURETIERE, Le Roman bourgeois, in Romanciers du XVIIe siècle (Textes présentés et annotés par
A. Adam), Paris, Gallimard (La Pléiade), 1958, p. 899 et suiv.
9. Cf. A. FURETIERE, Advertissement du libraire au lecteur, in Le Roman bourgeois, op. cit., p. 900-901.
10. Le Roman bourgeois, op. cit., p. 944.
11. Le Roman bourgeois, op. cit., p. 949.
12. Le Roman bourgeois, op. cit., p. 1032.
13. Cf. H. de BALZAC, Le Cousin Pons, in La Comédie humaine (Edition présentée par P. Dufief et A.-S.
Dufief). Paris, Omnibus, t. III, 1999, p. 479.
14. Cf. Le Cousin Pons, op. cit., p. 550.
15. Cf. Le Cousin Pons, op. cit., p. 553.
16. Cf. Le Cousin Pons, op. cit., p. 583.
17. Cf. Le Cousin Pons, op. cit., p. 443.
311

18. Cf. G. FLAUBERT, Correspondance (Choix et présentation de B. Masson), Paris, Gallimard (Folio
classique), 1998, p. 543 (il s'agit de la lettre du 19 septembre 1868 adressée à George Sand : « Le
néo-catholicisme d’une part et le Socialisme de l'autre ont abêti la France.
Je vous ai dit que je ne Battais pas les Démocrates dans mon bouquin. Mais je vous réponds que
les Conservateurs ne sont pas ménagés »).
19. Voy. à cet égard les pages que consacre Jacques Dubois à la « sociologie ironique » pratiquée
par Flaubert (cf. J. DUBOIS, Les romanciers du réel. De Balzac à Simenon, Paris, Ed. du Seuil, 2000,
p. 220-224).
20. Cf. G. FLAUBERT, L'Education sentimentale, in Oeuvres (Texte établi et annoté par A. Thibaudet
et R. Dumesnil), Paris, Gallimard (La Pléiade), t. II, 1952, p. 93.
21. Cf. L'Education sentimentale, op. cit., p. 141.
22. Cf. L'Education sentimentale, op. cit., p. 228-229.
23. L'Education sentimentale, op. cit., p. 170.
24. Cf. L'Education sentimentale, op. cit., p. 209.
25. L'Education sentimentale, op. cit., p. 329.
26. L'Education sentimentale, op. cit., p. 270.
27. Cf. L'Education sentimentale, op. cit., p. 324.
28. Cf. L'Education sentimentale, op. cit., p. 328.
29. L'Education sentimentale, op. cit., p. 376. Si l'on en juge par la lettre du 15 décembre 1867
adressée à Jules Duplan, l'ironie de Flaubert était dirigée contre l'ouvrage de Thiers, De la
propriété (Paris, Paulin, Lheureux et Cie, 1848) (cf. G. FLAUBERT, Correspondance, op. cit., p. 520).
30. Cf. J. CHARDONNE, Les destinées sentimentales, I : La femme de Jean Barnery, Paris, Grasset, 1934,
p. 316.
31. Cf. J. CHARDONNE, Les destinées sentimentales, II : Pauline, Paris, Grasset, 1934, p. 200-201.
32. Cf. Les destinées sentimentales, II, op. cit., p. 218.
33. Les destinées sentimentales, II, op. cit., p. 224.
34. J. CHARDONNE, Les destinées sentimentales, III : Porcelaine de Limoges, Paris, Grasset, 1936, p. 259.
35. Cf. M. DURAS, Un barrage contre le Pacifique, Paris, Gallimard, 1950, Folio, 1978, p. 309.
36. Un barrage contre le Pacifique, op. cit., p. 240.
37. Un barrage contre le Pacifique, op. cit., p. 238.
38. Un barrage contre le Pacifique, op. cit., p. 30.
39. L'on a pu montrer ailleurs que ces prétentions de rationalité, qui font l'objet de présomptions
plus ou moins contraignantes, peuvent orienter l'activité interprétative des juges (cf. Ph.
GERARD, Droit, égalité et idéologie. Contribution à l'étude critique des principes généraux du droit,
Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1981, p. 251 et suiv.)
40. P. RICOEUR, Du texte à l'action. Essais d'herméneutique, II, Paris, Ed. du Seuil, 1986, p. 368.
41. Cf. P. RICOEUR, op. cit., p. 220-225.
42. Cette valeur descriptive conduit par exemple un historien tel que François Furet à inviter ses
lecteurs à relire L'Education sentimentale pour mesurer la portée des événements de février 1848
(cf. Fr. FURET, Terminer la Révolution. De Louis XVIII à Jules Ferry (1814-1880), Paris, Hachette, 1988,
p. 232).
312

AUTEUR
PHILIPPE GÉRARD
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
313

Droit et poésie : des mots pour le


dire
Xavier Thunis

1 Associer le droit et la poésie est une idée à première vue étonnante. La poésie n’a pas
vocation à être l’auxiliaire du droit et elle ne nourrit vis-à-vis de lui aucune visée
impérialiste. L’analyse poétique du droit n’existe pas, même si la lecture de la poésie peut
réveiller le juriste de son sommeil dogmatique.
2 Le droit, quant à lui, offre aux œuvres poétiques originales une protection par la
propriété littéraire et artistique, mais on ne voit pas ce qu’il pourrait apporter à
l’élaboration d’un art poétique.
3 Dans une large mesure, les images du droit et de la poésie s’opposent. Une image fausse
mais tenace de la poésie la réduit aux halos imprécis et aux états d’âme versifiés. Elle
s’oppose à l’image du droit, du moins à celle que les juristes ont d’eux-mêmes. Le juriste
est l’homme de la précision conceptuelle. Le flou le gêne, bien qu’il doive de plus en plus
souvent s’y résigner. Son rêve secret, celui qu’il n’ose peut-être pas exprimer parce que,
malgré son souci de rigueur et de précision, les interprétations prolifèrent, c’est la
démonstration et la formule mathématiques, qui neutralisent l’implicite et l’équivoque.
Comme en témoigne la séduction qu’exercent sur lui certaines tentatives de formalisation
du droit, le juriste aspire moins au poème qu’au théorème.
4 Plutôt que de confronter des images ou des notions réductrices, prenons pour point de
départ que droit et poésie désignent des expériences fondamentales qui s’exposent au
langage et par le langage. Parler implique un risque, une perte et un gain. Les poètes y
sont plus sensibles que les juristes car ils utilisent le langage autrement. Ils voudraient ne
pas l’utiliser mais le faire parler en eux.
5 C’est sous l’angle du langage que je voudrais analyser les rapports entre le droit et la
poésie. Juristes et poètes ont en commun de prendre les mots au sérieux mais pour des
raisons différentes. Ils le montrent dans leurs textes. Toute l’expérience poétique ou
juridique ne se réduit pas à des textes mais elle s’y exprime en se transformant parce
qu’elle s’universalise. On peut tirer de ces textes, de ce qui est dit et de la façon dont c’est
dit, des éléments éclairants pour cerner les rapports entre droit et poésie.
314

6 I. Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert écrit du droit : « On ne sait pas ce que
c’est ». La formule est plaisante mais facile, car toute notion fondamentale se dérobe à
mesure qu’on la presse de se définir. Elle contient toutefois une part de vérité.
7 Dans la mesure où le droit ne se réduit pas aux normes émanant des organes étatiques et
se manifeste dans d’autres formes plus douces de régulation sociale (code de bonne
conduite, déontologie, etc.), il n’y a pas, il n’y a plus de critère formel simple pour
distinguer a priori ce qui est juridique et ce qui ne l’est pas.
8 Le « droit » est une étiquette commode mais trompeuse. Comme on sait, le droit est une
notion polysémique : prérogative ou pouvoir d’agir reconnu à un individu ou un
groupement, ensemble des règles en vigueur dans une société donnée à une époque
donnée, idéal supérieur de justice s’imposant aux règles positives et discipline
intellectuelle s’efforçant de tenir un discours ordonné et critique sur le phénomène
juridique et d’en améliorer la connaissance ou le fonctionnement1.
9 Le langage du droit n’est pas non plus une réalité homogène. Un texte de loi n’est ni une
décision de justice, ni une page de doctrine. Il n’y a pas un langage juridique mais
plusieurs langages contribuant à la création, à la réalisation et à la communication du
droit : langage législatif, judiciaire, doctrinal, etc.2. La difficulté serait plutôt de clore
l’énumération et de retrouver ce qu’il y a de commun entre les différents types de
langages coexistant au sein du monde juridique. Ce n’est pas facile. Une thèse de droit est-
elle du droit ? Oui et non. Comme œuvre de langage, comme forme, abstraction faite du
phénomène auquel elle s’applique, elle a plus en commun avec la littérature qu’avec le
texte de loi ou la décision de justice. Même si le style en paraît terne ou conventionnel à
l’observateur extérieur, la doctrine relève de la littérature juridique. Certains préfèrent
parler de science du droit. L’expression met l’accent sur l’aspect hypothético-déductif de
la démarche doctrinale, également partagée entre rigueur formelle et liberté créatrice.
10 Qu’elle affecte la neutralité, qu’elle s’enthousiasme ou qu’elle s’emporte, la doctrine
recourt, pour critiquer ou pour convaincre, à différents types d’arguments, parfois à des
images et à des comparaisons, bref à une série de figures rhétoriques que l’on ne retrouve
pratiquement pas dans le texte législatif qui ordonne3, que l’on retrouve moins et sous
des formes différentes dans la décision qui tranche. Si les textes doctrinaux ne sont pas
des poèmes, du moins peuvent-ils être des œuvres littéraires au sens où l’entend le droit
de la propriété intellectuelle.
11 Il n’est toutefois pas possible de tenir jusqu’au bout une distinction radicale entre la
doctrine et le droit tel qu’il s’exprime dans les lois et les décisions de justice. C’est de
littérature juridique qu’il s’agit. La doctrine participe à l’édification du droit et à
l’amélioration de celui-ci. Par ses théories et ses suggestions, il lui arrive d’inspirer et
d’influencer le législateur, le juge et, en général, les acteurs du monde juridique, avocats,
fonctionnaires, etc.4. Ce phénomène, redevable d’une analyse sociologique, se traduit par
une interaction des différents langages du droit qui s’exprime par des citations et des
références croisées. Les travaux préparatoires d’une loi ou les attendus d’une décision
font souvent référence à une doctrine éminente ou autorisée. Parfois, la source doctrinale
n’est pas citée mais elle est reconnaissable. Si la Cour de cassation belge s’abstient
actuellement de toute citation5, il lui arrive de reprendre, mot pour mot, des propositions
doctrinales. Ainsi, la Cour a adopté, dans plusieurs de ses arrêts, la définition que De Page
donne, dans son Traité, de l’ordre public visé à l’article 6 du Code civil. Si la Cour ne donne
pas sa source, c’est peut-être qu’elle estime être à la source6 !
315

12 Le droit est une création collective. Il s’organise en réseaux regroupant différents acteurs
dont les discours interagissent et s’influencent mutuellement. C’est beaucoup moins vrai
de la poésie. Certes, les poètes se lisent et s’influencent. Mallarmé et Rimbaud sont des
références presqu’écrasantes pour la poésie française contemporaine. Ils sont
abondamment commentés par les linguistes et les poètes, mais ils ne sont pas cités texto
par ces derniers comme argument ou comme composant de la production poétique elle-
même. A fortiori, les travaux scientifiques des linguistes, s’ils peuvent éclairer le poète sur
les ressorts et les procédés de sa création, ne contribuent pas manifestement au poème,
au texte de celui-ci envisagé dans sa matérialité7. Le poème énonce, affirme, non sans
influences mais sans références.
13 Comme le droit, la poésie en son essence est quasi insaisissable, même si les linguistes,
plus que les poètes, s’efforcent de la caractériser par un certain nombre de traits comme
le rythme, la réitération, la tendance à la fusion du son et du sens des mots ou la force que
des images associées puisent dans une différence de potentiel8.
14 Dans la Lettre de Lord Chandos, H. Von Hofmannsthal rappelle qu’« un poème est tissu sans
poids fait de mots qui, par leur arrangement, leur timbre et leur contenu, en reliant le
souvenir de choses visibles et de choses audibles avec l’élément du mouvement,
produisent un état d’âme fugitif, exactement circonscrit, de la netteté du rêve. »9.
15 Ce texte risque de suggérer que la poésie se loge dans les états d’âme et les replis du rêve.
Mais il souligne avec précision que les mots de la poésie libèrent une perception neuve,
un bloc perceptif à la fois sonore et visuel. La poésie est parole libre du poète qui résiste
au langage, parole libératrice du poème qui délivre un moment neuf et un nouveau
rapport au monde10.
16 Il n’y a pas, dans cette conception, de critère simple pour déterminer avec certitude ce
qu’est la poésie. Celle-ci n’est pas réductible aux procédés qui la caractérisent
habituellement.
17 Le Code Napoléon, mis en vers en 1811 par Monsieur Decamberousse, en fournit une
illustration éclatante11. Voici ce que devient la condition résolutoire de l’article 1184 du
Code civil :
« Toutes les fois que l’acte est synallagmatique,
Elle est sous-entendue et toujours on l’applique,
Quand l’un des contractants, à la convention,
Refuse de donner une exécution ».
18 Ce texte a pour seul mérite de montrer que le vers n’a pas, en soi, une vertu poétique. Il
ne permet pas de distinguer ce qui est poétique et ce qui ne l’est pas12. Comment le
pourrait-il ? Depuis plus d’un siècle, il est admis que la poésie se loge aussi bien dans le
sonnet le plus strict que dans le vers libre, qu’il y a des poèmes en prose et une prose
poétique. Le domaine de la poésie s’étend hors des frontières dans lesquelles les
stéréotypes continuent aujourd’hui encore à l’enfermer. La poésie contemporaine traite
de tout, parle de tout, de l’infini des mers, du temps et de la solitude mais aussi du verre
d’eau (Méthodes de Ponge) et des figures géométriques (Euclidiennes de Guillevic).
19 Plus de forme ni d’objet spontanément poétiques donc, ce qui accentue l’indétermination
fondamentale que la poésie partage avec le droit.
20 II. Le constat est décourageant, du moins si l’on veut confronter des définitions précises
du droit et de la poésie. Des définitions épuisantes au sens où elles atteindraient, par les
concepts qu’elles relient, l’essence de l’objet étudié13. Il faut, à mon avis, renoncer à
316

établir d’emblée des définitions pour en retirer, par un surcroît d’abstraction, le plus petit
commun dénominateur. Il s’agit de dégager des rapports, ce qui n’oblige pas à définir
strictement les notions associées. Leur signification doit émerger de leur mise en relation.
21 Le langage joue ici sur un double plan. Il est le fonds commun et le non-lieu où le droit et
la poésie peuvent voisiner aussi bien que le parapluie et la machine à coudre. Il met en
relation des activités humaines ayant précisément un langage propre, sans être tout à fait
hermétique au langage commun.
22 Que le droit soit un langage, plus exactement qu’un parallèle puisse être établi entre
l’origine et l’évolution du droit, d’une part, l’origine et l’évolution du langage d’autre
part, est un thème central de l’École historique du Droit14 représentée notamment par
Savigny et Grimm. Savigny relève que « Le Droit comme la Langue vit dans la conscience
populaire... Comme elle, il ne connaît pas de halte ; il est soumis, comme toute autre
manifestation de l’âme populaire, au même mouvement et à la même évolution et cette
évolution est régie par la même nécessité interne ». Grimm est plus attentif à la solidarité
profonde qui existe entre le droit et la poésie : « Il est aussi impossible à l’homme
d’inventer par sa seule raison un Droit qui se développe spontanément comme un Droit
indigène — qu’il est absurde de vouloir inventer une Langue ou une Littérature poétique »
15.

23 La mise en évidence de cette solidarité n’est pas gratuite. C’est la poésie juridique de
l’Allemagne, le droit issu de la conscience populaire qu’il s’agit de défendre
politiquement, contre la codification napoléonienne et, plus profondément, contre le
rationalisme et F universalisme juridique de l’École du droit naturel moderne. Le
parallélisme, mené dans la langue torrentueuse des auteurs allemands du 19e siècle, reste
général16.
24 La remarque de Grimm sur l’absurdité qu’il y a de vouloir inventer une langue, poétique
ou juridique, mérite d’être relevée. Il y a une tendance naturelle du langage poétique ou
juridique, à mesure qu’il se développe, à se fermer sur lui-même et à marquer son
autonomie par rapport au langage ordinaire.
25 L’obscurité en poésie ne date pas d’hier. « Le vers, écrit Mallarmé, qui de plusieurs
vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire [...], vous
cause cette surprise de n’avoir jamais ouï tel fragment ordinaire d’élocution, en même
temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère »17. Dans
son effort pour recréer non pas la chose mais l’effet produit par celle-ci sur un sujet
obscur à lui-même, le poète force le langage jusqu’aux limites de l’intelligible et de la
communication pour l’amener à exprimer un nouvel état, un nouveau rapport au monde.
Ce travail forcené débouche immanquablement sur une tentation, celle de considérer le
langage poétique en soi et de le boucler sur lui-même.
26 La même tentation existe dans le domaine juridique. Elle a notamment pour origine une
spécialisation et une conceptualisation croissantes du droit que Grimm redoutait
précisément. L’hyper-conceptualisation, qui mène le droit ou certains domaines de celui-
ci aux limites de l’intelligible et de la communication, provient en partie d’un rêve
techniciste, celui d’aboutir à un langage dont les concepts auraient des significations
clôturées et univoques s’enchaînant quasi mathématiquement les unes aux autres.
Précisément ce que la poésie refuse car elle sait que le langage ne peut être totalement
maîtrisé. Le paradoxe est que la conception logiciste et calculatrice du droit, le triomphe
du droit savant, se produit en Allemagne, berceau de l’École historique du droit. Pour les
317

rédacteurs du B.G.B., promulgué en 190018, le code est la machine à calculer des juristes.
Dans ces conditions, le juriste a sur le poète un avantage décisif : un calcul, ça se termine.
27 Dans un article de 1816 intitulé « De la poésie dans le droit », Grimm étudie, de façon plus
précise, les formules brèves et concises de l’Ancien droit recourant à certains procédés
fréquents en poésie, les allitérations, les répétitions, les rythmes etc. 19. Dans la même
veine, des auteurs français contemporains s’intéressent aux adages qui acquerraient
valeur poétique par la grâce du rythme, de la répétition et de la rime20. La lecture des
adages en question me laisse de marbre, qu’ils soient en français « luge unique, juge
inique » ou en latin « Res mobilis, res vilis ». Pourtant la musique et le rythme y sont, la
rime aussi dans certains cas. Les textes sont fort brefs mais un seul vers suffit à la poésie.
Serait-ce parce qu’il y a peu d’images dans ces adages ? Il y en a parfois. Certains poètes
contemporains se méfient des images et les utilisent peu. Leurs textes sont pourtant
poétiques.
28 Si ces adages, malgré un balancement étudié, laissent de marbre, c’est, à mon avis, parce
qu’ils prennent le destinataire pour du marbre à graver. L’adage parle à la mémoire21 La
poésie s’efface au service d’une fonction mnémotechnique. Le rythme de la poésie est
libération. Elle sait que la libération est éphémère. Le rythme de l’adage est d’imposition :
il entend marquer une fois pour toutes l’esprit du lecteur. L’adage est à la poésie ce que la
musique militaire est à la musique.
29 III. Les langages du droit et de la poésie présentent des caractères propres qui les rendent
presqu’immédiatement reconnaissables. Leur confrontation jette une lumière sur le droit
et la poésie eux-mêmes. Telle est l’idée centrale. Ce sont des choses parfois anodines, des
habitudes tellement incorporées qu’elles en sont oubliées par ceux qu’elles dominent
alors qu’elles frappent ceux qui les découvrent. Prenons par exemple la méthode
d’exposition des idées.
30 Si cette étude se conformait aux canons de la doctrine juridique francophone, elle
débuterait par une brève introduction contenant le plan de l’exposé en deux ou trois
parties. Elle proposerait, très vite, les définitions des deux concepts centraux pour les
soumettre à discussion de façon méthodique, par analyse et synthèse, classifications ou
enchaînements, moyennant toutes les références et les notes de bas de page nécessaires.
La doctrine juridique tient généralement à manifester urbi et orbi son talent et sa rigueur
d’exposition en structurant minutieusement les textes par titres, chapitres et sections, en
intitulant ses paragraphes ou, au minimum, en les numérotant. Elle offre des marques
obligées à la lecture. Il en va de même, dans une moindre mesure, pour les textes
législatifs et pour les décisions jurisprudentielles, surtout quand on s’élève dans la
hiérarchie judiciaire.
31 Ces marques de lecture ne sont pas superficielles. Les juristes, quels qu’ils soient,
définissent, classent, hiérarchisent, distinguent. Les poètes aussi, dans les déclarations
qu’ils tiennent sur leur art, définissent et distinguent. Certains poèmes ont des structures
internes très fortes, quoique peu visibles.
32 Mais le travail sur les mots se fait dans une perspective différente. Contrairement aux
juristes, les poètes ne sont pas obsédés par les définitions. Plutôt que des définitions, ils
donnent des points de vue, souvent splendides, sur leur pratique. « Donnez la parole à la
minorité de vous-même. Soyez poètes » enjoint Francis Ponge. « La poésie, cet envers du
temps » écrit Aragon. Ponge et Aragon seraient sans doute recalés pour imprécision par
un professeur de droit. Et pourtant, peut-on contester la vérité de ce qu’ils disent ? Non,
318

elle s’impose d’elle-même, sans médiation du concept ou presque22. Ces déclarations ne


sont pas des définitions au sens où l’entendent les juristes. Elles ne permettent pas
d’inclure ou d’exclure, de classer, de distinguer. Il s’agit de rendre compte d’une
expérience totale, de témoigner pour elle. Le dire vrai, en poésie, n’est pas d’essence
argumentative, même s’il jaillit d’un long travail sur les mots.
33 Les juristes aussi travaillent sur les mots. Prendre les mots au sérieux, pour un juriste,
c’est être précis. C’est tel mot et non tel autre qui lui permet de créer ou de discerner une
réalité juridique (par exemple acte juridique et fait juridique ; obligations solidaires et
obligations in solidum). C’est essentiel parce que toute réalité juridique est indissociable
d’un régime juridique à appliquer. Dès la première année, les étudiants en droit
apprennent que la règle de droit est générale et abstraite, que sa portée dépend de la
définition, de l’interprétation des concepts qui la composent. Les définitions juridiques
peuvent être concises (v. p. ex. l’article 544 du Code civil sur le droit de propriété) mais
les définitions les plus concises s’étendent quasi à l’infini parce qu’elles mobilisent des
chaînes de concepts eux-mêmes à définir. Une définition s’affine aussi inévitablement à la
lumière des cas d’espèce qui en éprouvent les frontières et la remettent en cause.
34 Malgré des trésors de précision, certains termes juridiques sont et restent polysémiques :
droit bien sûr23, cause, action, etc. Si la polysémie juridique est inévitable24, les juristes ne
l’aiment guère et tentent de la contrôler. Le législateur contemporain définit de plus en
plus souvent les notions qu’il utilise et en privilégie un sens particulier, ce qui réduit la
polysémie25 sans supprimer les difficultés d’interprétation. Faisant fi de toute
préoccupation stylistique, il répète la notion définie chaque fois qu’il le faut et évite
l’emploi de synonymes. La Cour de cassation belge a dans ses arrêts la même pratique, la
même politique, pourrait-on dire, puisqu’il s’agit de contenir la prolifération du sens26.
Plus fondamentalement, la Cour de cassation belge contrôle la légalité des décisions des
juges du fond. À ce titre, elle exerce une véritable police du discours en contrôlant si les
juges du fond utilisent les notions juridiques conformément à leur définition et qualifient
correctement les faits qui leur sont soumis. Elle rétablit l’orthodoxie à la fois linguistique
et juridique.
Qui a le gouvernement
Quand tu écris le poème ?
Tu le partages
Avec bien plus fort que toi.
Après, tu joueras le rôle
Du Conseil d’État.
(GUILLEVIC, Art poétique, p. 95).
35 Le poète travaille avec rigueur et contrôle ce qu’il écrit mais la prolifération du sens ne le
gêne pas fondamentalement. La polysémie est un des ressorts de la création poétique et le
poète l’exploite souvent, ce qui est une façon de la contrôler pour découvrir des rapports
nouveaux et faire parler le langage.
36 La répétition d’un même mot au sein d’un poème ne vise évidemment pas à éviter les
ambiguïtés. Elle assure une cohérence rythmique du poème et le mène, comme la rime,
vers un état quasi musical. La répétition brise la linéarité du texte en scandant le temps,
elle tente en quelque sorte de l’annuler même si le poème continue de se dérouler dans la
durée27,
Time present and time past
Are both perhaps present in time future,
And time future contained in time past.
319

If all time is eternally present


All time is unredeemable.
(T.S. ELIOT, Burnt Norton).
37 Intermède. Ce que la lecture de Francis Ponge, grand suscitateur, peut révéler au juriste
et aux autres28.
38 Le verre d’eau est un objet inépuisable. Il va être nommé, il l’est déjà. Ce verre d’eau, celui
du conférencier, ne bouge pas mais il est un meuble pour le droit. Ce verre d’eau-ci ne
bouge pas, dit le poète et avec lui l’honnête homme. Il pourrait bouger et c’est un meuble,
maintient le juriste. L’honnête homme se laisse convaincre, le poète s’obstine. C’est de ce
verre d’eau-ci que je parle, de ce verre-ci contenant cette eau. Rien que des voyelles dans
l’eau. Peut-être parce que l’eau est un liquide. Le poète sait que le mot n’est pas la chose
mais tout de même, s’il y avait trace de la chose dans le mot. Et puis, ce verre, il comprend
l’eau comme aucun concept n’a jamais compris aucune chose. Ce verre d’eau n’est pas un
verre d’eau comme les autres. Pour le droit, c’est un meuble corporel. Le conférencier
aussi est un meuble corporel puisqu’il bouge ou qu’il est susceptible de bouger. Non, il est
un sujet de droit qui boit une res nullius dans un objet de droit, un meuble corporel. Plein
ou vide, le verre est un meuble corporel.
39 L’honnête homme ne comprend plus rien, le poète s’obstine. L’eau désaltère. Mais
pourquoi de l’eau et pas du lait ?
40 On a l’impression que l’eau convient mieux aux conférenciers, qu’elle est transparente et
bénéfique. Eau pure. Mais on ne parle plus d’eau pure. Les textes de droit parlent d’eau
potable, potabilisable même. Plus de trois syllabes, ça fait long. Eau potable, médiocre,
juste bonne à consommer. Potabilisable : susceptible d’être rendue médiocre. Bref de l’eau
sale. Cette eau a été de l’eau sale. Cette res nullius devient un produit dangereux pour
l’intégrité corporelle. Arrêtons-là.
41 IV. Revenons au juriste. Comme la définition, la qualification est une opération
conceptuelle consistant à faire rentrer la situation à qualifier dans une catégorie
juridique préexistante, en d’autres termes à lui choisir un nom dont découle l’application
d’un régime juridique spécifique. La qualification est une opération juridique
fondamentale29. La transmission d’un logiciel est-elle une vente ou une location ? L’ordre
de virement est-il un mandat ou une délégation ? L’intérêt du mandat est de faciliter les
recours de l’émetteur de l’ordre contre un banquier avec lequel il n’a pas de relation
contractuelle directe. Le régime juridique visé influence le choix de la qualification, qui
n’est donc pas neutre. Pour que la qualification de mandat s’applique, il faut que la
mission du banquier du donneur d’ordre porte sur l’accomplissement d’un acte juridique,
le paiement. Le paiement est-il un acte juridique ou un fait juridique ? Si on veut voir
s’appliquer le mandat, la tentation est grande d’y voir un acte juridique. Si c’est
impossible mais que le régime du mandat est souhaité, on en viendra peut-être à
contester la limitation du mandat aux actes juridiques, etc. De proche en proche, la
qualification en vient à mobiliser un nombre croissant de concepts reliés et hiérarchisés.
42 L’essentiel de l’exercice est de retrouver, dans la situation à qualifier, les éléments
juridiquement pertinents, pour lui appliquer le nom correct dont découle le régime
applicable30.
43 Comme tout concept, le concept juridique vise l’universel. Le législateur qui le définit, le
juge qui interprète, a fortiori l’auteur de doctrine qui systématise ne recherchent que ce
qui peut servir de pierre de touche à la visée universalisante du concept qui se précise,
320

sans s’épuiser, dans chacune de ses applications. Le cas particulier met la règle et le
concept à l’épreuve sans les mettre en défaut31.
44 C’est grâce à cette puissance d’universalisation que la règle de droit, non seulement règle
le présent, mais aussi fait signe au futur. De même, la décision du juge ne clôture pas
seulement un litige passé, elle s’ouvre, par la leçon juridique qui s’en dégage, au
règlement de litiges à venir. Aussi attentif soit-il à rendre justice dans le cas d’espèce, le
juge dit le droit32.
45 Sa décision a pour contexte l’ensemble des textes du droit, pour horizon l’ensemble de la
communauté juridique et au-delà l’ensemble de la société. Les règles de procédure et
d’administration de la preuve, le principe du débat contradictoire et de la motivation des
jugements (Const., art. 149) produisent non pas une vérité existentielle mais une vérité
filtrée et argumentée, discutable mais justifiable et donc susceptible d’être communiquée
et acceptée par le plus grand nombre.
46 V. Homme du concept, le juriste a fatalement l’esprit de système 33. Par ses théories, ses
lois, ses décisions, il construit un monde dont il souhaite et dont il suppose la cohérence 34.
47 Dans sa pratique poétique et dans ses actes, le poète n’est pas l’homme des définitions et
des distinctions, il n’est pas l’homme du concept qui sépare et tend, par enchaînement et
décantation successifs, à composer un système. Le concept est un meurtre de la chose
sensible et le système est sa fatalité35. Nous nous perdons dans l’abstraction. Une bonne
part de la poésie moderne et contemporaine vise à court-circuiter le concept, non pas
parce qu’elle en nie l’utilité mais parce qu’elle tente de rétablir la singularité d’un rapport
au monde.
48 Cette pierre, ce chemin sec, ce ciel d’orage, t’en souviens-tu ? Il y a là une désignation et une
adresse singulières. Celles-ci s’opposent pratiquement terme à terme à toutes les marques
de généralité qui caractérisent le texte juridique, celui de la règle de droit en particulier 36,
« Tous les biens sont meubles ou immeubles » (C. civ. art. 516) « Tout contrat... » (C. civ.
art. 1126), « Tout fait quelconque de l’homme... » (C. civ. art. 1382) « On ne peut
déroger... » (C. civ. art. 6), etc. Les règles de droit emploient très souvent l’article défini
qui « marque sans équivoque l’universalité d’application »37, alors que les articles
démonstratifs sont fréquemment utilisés dans la poésie moderne et contemporaine. De
même, les articles indéfinis permettent, dans certains contextes, malgré une
indifférenciation apparente, de nommer les choses et les êtres de façon singulière, de
faire resurgir une présence par la parole de celui qui nomme. « Je dis : une fleur ! et, hors
de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les
calices sus, musicalement se lève, idée même et suave l’absente de tous bouquets » 38.
49 La règle de droit, comme le poème, utilise le présent. Mais le présent de la règle est un
présent qui ordonne. Il n’est pas indicatif mais impératif. Le présent de la poésie est tout
autre. Il n’est pas un présent éternel ou omnitemporel qui englobe un futur pour
l’ordonner. Il est un présent du présent, un présent du moment.
50 « Toute chose m’est claire à peine disparue » dit Valéry. Dire le présent est une tâche
infinie et peut-être impossible. Le langage ne nous permet d’évoquer qu’en mettant
définitivement hors de portée. Œuvre du langage, le poème aspire à la chose qui le
contredit. L’exclamation, les vers sans verbe ou sans sujet, la forme impérative visent, par
leur concision, à contracter la durée pour faire droit au surgissement. Le poème est une
durée qui rêve de s’abolir.
321

51 Par son attention à l’éphémère, à l’irruption de l’éternité dans l’instant fugace, la poésie
ne serait-elle pas à contretemps ? À contretemps de la durée, à contretemps du temps
long, celui du roman, celui de la narration, celui aussi de la société des institutions et
donc du droit ? Je me rends compte du danger qu’il y a à caractériser de façon aussi
grossière la poésie, faite d’expériences irréductibles39. En même temps, je suis frappé de
voir que Dworkin recourt à la métaphore du roman et non à celle du poème pour rendre
compte de la chaîne narrative dans laquelle s’insère le travail du juge. Il ne s’agit sans
doute pas d’un hasard.
52 VI. Dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, Giraudoux fait dire à Hector : « Le droit est la
plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi
librement qu’un juriste la réalité »40. La formule n’est pas flatteuse mais elle est juste à
certains égards : il y a des constructions juridiques artificielles41 de même qu’il y a des
poèmes étouffant sous l’excès des métaphores. Seulement, on ne voit pas très bien en
quoi consiste la réalité à laquelle juristes et poètes devraient, semble-t-il, être plus fidèles.
Si juristes et poètes sont accusés d’en prendre à l’aise, c’est toujours avec la réalité telle
qu’elle est vécue et nommée par un monde concurrent, le monde politique, le monde
scientifique ou encore le monde ordinaire. Même au sein de la communauté juridique, la
réalité tient lieu d’argument. Fiscalistes et commercialistes invoquent fréquemment le
réalisme économique, la pratique des affaires ou les usages à l’encontre des civilistes qui
ripostent en invoquant la rigueur des concepts et des qualifications juridiques.
53 Dans Le Faiseur42, Balzac a décrit de façon saisissante à quel point le monde juridique peut
être incompréhensible ou paraître futile pour ceux qui le subissent et qui n’en sont pas.
« Emprunter n’est pas voler. Virginie, le mot n’est pas parlementaire. Écoutez ! je prends
de l’argent dans votre sac, à votre insu, vous êtes volée. Mais si je vous dis : « Virginie, j’ai
besoin de cent sous, prêtez-les-moi ? » Vous me les donnez, je ne vous les rends pas, je
suis gêné, je vous les rendrai plus tard : vous devenez ma créancière ! Comprenez-vous, la
Picarde ? ».
54 Un langage peut être poétique stricto sensu par ses modes d’expression, ou lato sensu par le
monde qu’il crée. Il faut distinguer l’art poétique de la poétique qui vise l’activité
créatrice au sens large, en tant qu’elle instaure un monde singulier avec ses
représentations propres. En ce second sens, une théorie juridique ou une démonstration
mathématique, qui sont des créations issues du jeu réglé de la raison et de l’intuition,
peuvent être considérées comme poétiques. Elles peuvent, le cas échéant, présenter une
dimension esthétique43, appréciée par la communauté à laquelle elles s’adressent.
55 Par la définition et la qualification, le juriste nomme les choses. Il dit et redit, dans le
langage du droit, ce qu’elles sont pour le droit. Un ordre de virement est un mandat, un
jeune homme de dix-sept ans est un mineur (C. civ., art. 488), etc. Même si l’expression
n’est pas fréquente, il y a une force poétique du droit : le juriste construit un monde
propre selon les techniques et en fonction des valeurs qui sont celles de l’ordre juridique
auquel il appartient.
56 Ce sont sans nul doute les fictions qui exhibent le plus nettement la dimension poétique
du droit. Un lapin de garenne ou un poisson d’étang sont, en vertu de l’article 524 du Code
civil, des immeubles par destination quand ils sont affectés par le propriétaire d’un fonds
au service et à l’exploitation de celui-ci44. Selon les articles 1179 et 1183 du Code civil, la
condition accomplie opère avec effet rétroactif, ce qui est aussi une fiction45. Sans oublier
cette fiction suprême que nul n’est censé ignorer la loi. Ceci signifie non pas que tout le
322

monde connaît la loi mais qu’il n’est en principe pas permis d’invoquer son ignorance de
la loi pour échapper à son application. Ce dernier exemple montre clairement que la
fiction n’est pas une élucubration mais un procédé juridique utilisé pour aboutir à un
résultat considéré comme souhaitable.
57 Si la fiction est nécessaire au droit, elle n’est pourtant guère appréciée des juristes, qui y
voient une déformation de la réalité un peu embarrassante46.
58 Déformation poétique en un double sens. Au sens péjoratif et la fiction est alors vue
comme le produit objectivement faux d’une imagination un peu débridée qu’il faudrait
canaliser et réduire. Au sens positif et la fiction peut être considérée comme une
construction réglée et ordonnée produite par le droit pour servir, de façon cohérente, les
fins qui sont les siennes47.
59 S’agit-il d’une déformation, d’une contre-vérité, d’un mensonge par rapport à la réalité ?
Apparemment oui. Mais de quelle réalité parle-t-on ? À quelle réalité s’agirait-il de se
conformer ? Le pigeon est naturellement un volatile mais le législateur, en le considérant
comme un immeuble par destination, l’envisage sous l’angle du lien qui l’unit à
l’exploitation du fonds. La rétroactivité de la condition ne peut évidemment effacer ce qui
a eu lieu matériellement. Mais elle répond à un objectif juridique : unifier le sort du
contrat et protéger le titulaire du droit définitif contre les actes accomplis, pendant la
période d’incertitude, par le titulaire du droit conditionnel inverse48. Par exemple,
lorsqu’une personne est propriétaire sous condition résolutoire, si la condition
s’accomplit, elle est censée n’avoir jamais été propriétaire (C. civ., art. 1183). Les actes de
disposition qu’elle a faits sont donc caducs. Ceci protège le propriétaire définitif mais
présente un danger pour les tiers. Si la rétroactivité est contestée, ce n’est pas au nom
d’une réalité brute ou factuelle à laquelle le droit devrait se conformer mais au nom de la
sécurité juridique et de la protection des tiers acquéreurs ayant traité de bonne foi avec le
propriétaire sous condition résolutoire.
60 La fiction est peut-être moins une déformation de la réalité que l’expression la plus
achevée de l’autonomie du discours juridique, une manifestation de sa poétique et de sa
vérité propres49.
61 VII. L’expérience individuelle, au ras du corps, est inexprimable. Le langage ordinaire ne
peut l’accueillir réellement. Il la ramène nécessairement à du connu50. S’il laisse parler la
minorité de soi-même, le poète se heurte aux significations moyennes, aux contraintes et
aux mots d’ordre du langage commun. Il lui faut faire reculer l’inexprimable, dire ce qui
n’a pas encore pu être dit. Cette entreprise le mène quasi nécessairement aux frontières
du langage ordinaire, dont il met en cause les structures, les mots, les significations 51.
62 Ce ne sont pas là des actes gratuits ou sans portée. Toucher aux mots, porter atteinte à la
syntaxe, c’est contester un ordre du langage qui est un ordre social. Tous les dictateurs le
savent. L’infraction poétique est une infraction. Contrairement au dictateur et... au juriste
52, le poète ne tente ni de fixer le sens des mots ni de s’approprier le langage. Les mots

sont pour lui presque des choses. Il cherche, il hésite, il est comme un étranger dans la
langue, les mots lui font défaut53. Comme il n’y a plus d’art poétique incontestable,
disciplinant a priori son travail, celui-ci requiert d’autant plus de rigueur et
d’imagination ; il n’a rien à voir avec la liberté d’interprétation un peu débridée dont se
moque Giraudoux.
323

63 Travailler aux frontières du langage, c’est s’exposer à l’autre du langage. Depuis Rimbaud,
le silence borde et heurte la poésie. Le cri également où s’opère, à la limite, la fusion du
sens et du son. La musique enfin où le sens tend à s’effacer au profit du son.
64 Il ne faut pas tomber dans un romantisme de l’inexprimable. Les choses sont faites pour
être exprimées et elles le sont parfois avec bonheur. Mais si l’on a à l’esprit ces trois états
limites de la recherche poétique — silence, cri et musique —, on comprend que
l'hermétisme la guette. Cet hermétisme est subi plus que voulu. Il est dû à une concision
et une contraction extrêmes. « Cent vers tout au plus... » écrivait Valéry en 1889. Depuis,
la réduction se poursuit. Le poème, dans ses marges et dans sa présentation
typographique, fait sa place au silence qui est sa ressource et sa contrainte. Il doit
toutefois rester, un tant soit peu, lisible ou audible, accessible. S’il s’affranchit totalement
du langage ordinaire, il ne sera pas compris du lecteur qui lui donne vie et le fait renaître
à chaque lecture. Les grandes œuvres poétiques sont celles où le poète, en creusant sa
singularité, parle au plus grand nombre54 parce qu’il laisse tout le langage parler par lui.
Rêvé
D’un seul poème
Qui dirait la somme
De tes rapports avec le monde
Et ce toi-même en toi.
La somme que le tout
Doit dire à travers toi.
(GUILLEVIC, Art poétique, p. 165).
65 Il n’y a pas si loin du juge bouche de la loi au poète célébrant sa disparition illocutoire.
66 Si le travail poétique est essentiellement individuel et n’a pas pour objet premier la
communication, cela ne signifie pas que le poète puisse s’abstraire du jeu social. Quoi qu’il
fasse, il est de son temps. La poésie même la plus hermétique espère un interlocuteur et
finit par être de son temps55.
67 La poésie, comme le droit, est un phénomène social. La poésie, au contraire du droit, n’a
pas d’abord une visée sociale. Le droit est fondamentalement une forme de langage social.
Le droit est un langage social non pas seulement parce qu'il naît en société mais parce
qu’il vise des rapports sociaux comme tels. Le droit comme prérogative individuelle est
déjà une relation, le droit comme ordre tente de régler des relations de façon cohérente
et juste au niveau social. Il intervient en tiers pour trancher les différends éventuels 56.
68 Alors que le poème est l’œuvre d’un auteur singulier, la production juridique est le fait
d’instances souvent collégiales, s’exprimant de façon impersonnelle et abstraite. Avant
d’entrer en vigueur, la loi fait l’objet d’une série de débats et de contrôles préalables qui
visent à en assurer la correction juridique, la pertinence politique et la réception sociale.
La décision de justice peut résulter du délibéré de plusieurs juges où s’exprime une sorte
de sagesse collective. Il est vrai que les auteurs de doctrine travaillent de façon plus
solitaire mais ils relèvent plus de la littérature juridique que du droit positif. Précisément,
si l’on excepte la doctrine qui est autorité de fait et non source formelle de droit, il n’y a
pas vraiment place pour l’auteur dans les sources du droit. La coutume a un caractère
éminemment collectif, le législateur et les juges tendent à s’effacer de leurs textes pour
laisser place au droit. Même les contrats qui font la loi des parties ne paraissent pas avoir
d’auteur, tout au plus des signataires, des rédacteurs ou des garants57.
69 VIII. Si la poésie contemporaine est tentée par la concision, le droit contemporain est, lui,
frappé d’inflation. De plus en plus bavard et prolixe, il donne l’impression de vouloir tout
324

dire58. Il en résulte un « bruit » qui fait obstacle à sa bonne compréhension et à sa


réception effective dans le corps social. Le droit ne subit pas, comme la poésie, la
tentation du silence et s’il se fait lui aussi hermétique, c’est par excès de signes et non par
raréfaction.
70 Le droit ne doit pas être trop bavard mais il doit parler. Son silence, s’il existe, a un nom :
« vide juridique ». Ce nom est à notre avis trompeur. Dans la plupart des cas, il n’y a pas
de « vide juridique ». Il y a des solutions juridiques qui ne plaisent pas ou qui ne
conviennent pas, ce qui est différent.
71 De toutes façons, l’expression est significative : le silence du droit est source d’inquiétude.
Le droit faillit à sa mission, qui est en principe de parler, de régler des rapports sociaux
même et surtout dans ce qu’ils ont de neuf et d’imprévu. Le juge doit parler. « Il y a déni
de justice lorsque le juge refuse de juger sous quelque prétexte que ce soit, même du
silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi » (C. jud., art. 5). La suspension du
jugement n’est pas tolérable alors même que le doute pourrait exister sur l’aptitude de
l’ordre juridique à résoudre le litige de façon satisfaisante.
72 Si la communauté des juristes est attachée à une langue bien faite59, elle craint l’excès de
concision au moins autant que les épanchements. Les arrêts de la Cour de cassation
française sont régulièrement critiqués par la doctrine pour leur concision excessive, qui
les rend incompréhensibles et les soustrait à tout commentaire critique60.
73 Quand une situation contractuelle résiste à l’opération de qualification parce qu’elle est
irréductible aux dénominations juridiques existantes, il reste la qualification sui generis.
Ainsi le contrat de compte bancaire qui n’est ni un dépôt, ni un prêt sera-t-il considéré
comme un contrat sui generis ou innommé, dont le régime est à construire
progressivement, en empruntant aux figures connues et aux usages, s’il en existe61.
74 Les choses doivent être dites. Juristes et poètes sont là pour les nommer. Chacun à leur
façon, ils voudraient tout dire parce qu’ils tentent de dire le vrai. Le langage qui les porte
les oblige à tenir parole.

NOTES
1. Voy. le v° Droit dans le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris-
Bruxelles, Story-Scientia, L.G.D.J., 1988.
2. G. CORNU, Linguistique juridique, Paris, Montchrestien, 1990, p. 27 et suiv.
3. Sur les effets de style dans le discours législatif, G. CORNU, op. cit., p. 327. Cet auteur note que le
législateur est avare de figures rhétoriques car il ne raisonne pas. (ibid., note 109). Il est curieux
que l’ouvrage remarquable du professeur Cornu ne fasse que peu de place au discours doctrinal.
4. Ph. JESTAZ, Le droit, Paris, Dalloz, 3e éd., 1996, p. 61 et suiv.
5. P. MAHILLON « Remarques sur le langage de la Cour de cassation de Belgique », in Le langage du
droit, Bruxelles, éd. Némesis, 1991, p. 260.
6. Les notes de bas de page ne font pas partie de l'arrêt. Elles sont dues au procureur général ou à
l'avocat général ayant occupé le siège du ministère public.
325

7. Il paraît aussi significatif que jamais aucun linguiste ou critique ne revendique ni se voit
attribuer la qualité de poète alors qu’à l’inverse personne ne songerait à contester la qualité de
juriste à un professeur de droit. Signe peut-être d’une proximité plus grande de la doctrine
juridique au phénomène qu’elle étudie. Cette question de dénomination n'est pas purement
linguistique. Elle renvoie à un phénomène sociologique dont l’expression affleure dans le
langage.
8. La création poétique reste un mystère. Le langage poétique a donné lieu à d’innombrables
ouvrages et analyses des linguistes, des poètes et des philosophes. N’étant pas linguiste, j’ai aimé
l’ouvrage accessible de G. MOUNIN, Sept poètes et le langage, Gallimard, collection Tel, 1992. Il faut
aussi faire une place à part à Guillevic qui, dans son Art poétique (Gallimard, 1989) fait un poème
de l’art du poème. Nous sommes loin des directives de Boileau dans L’art poétique.
9. Gallimard, coll. Poésie, 1992, p. 25.
10. Comme l’écrit J. JACKSON (La poésie et son autre, Corti, 1998, p. 149) à propos de Yves Bonnefoy
mais la remarque peut être généralisée : « C’est grâce à la médiation artistique qu’il retrouve la
communication avec l’immédiat ».
11. Cité par A. LAINGUI, « La poésie dans le droit », Arch. phil. droit, 40 (1995), p. 135 et suiv.
12. G. GENETTE, « Langage poétique, poétique du langage », in Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 132
et suiv. (cet auteur se réfère, plus techniquement, à la contrainte métrique). Voy. aussi les
travaux du Groupe μ, Rhétorique de la poésie, Paris, Seuil, 1990, p. 10 s., p. 87 et suiv.
13. Telle paraît être, à propos du droit, la recommandation de F. GENY, Science et technique en droit
privé positif, Paris, Sirey, t. I, s.d., p. 152 et suiv. L’auteur souligne toutefois que les définitions
juridiques sont « provisoires et indéfiniment perfectibles ».
14. A. DUFOUR, « Droit et Langage dans l’École historique du Droit », Arch. phil. droit, t. XIX, 1974,
p. 151 et suiv.
15. Cités par A. DUFOUR, op. cit., p. 162 et 163.
16. Je renonce à établir si le droit, dans les temps reculés, a connu un âge poétique. À ce sujet,
voy. A. LAINGUI, « La poésie dans le droit », op. cit., p. 132 et suiv.
17. « Variations sur un sujet. Crise de vers », in Œuvres complètes, La Pléiade (édition établie par H.
MONDOR), p. 368.
18. Bürgerliches Gesetzbuch - Code civil allemand. Sur les caractères généraux du BGB, son
abstraction et sa technicité, Cl. WITZ, Droit privé allemand, Paris, Litec, t. I, 1992, p. 29 et suiv. Adde,
p. 62 et suiv. les réflexions sur la science du droit comme science des concepts ressemblant, par
son caractère logique, aux mathématiques.
19. A. DUFOUR, op. cit., p. 167.
20. G. CORNU, op. cit., p. 388 et suiv. Cet auteur n’hésite pas à affirmer que « Le droit et la poésie
entretiennent de puissants rapports. Le point culminant de leur rencontre est sans doute
l’adage ». Dans le même sens, A. LAINGUI, op. cit., p. 137 et suiv.
21. G. CORNU, ibidem, p. 401.
22. « Dans l’essence de la vérité, l’unité est tout à fait immédiate et c’est une détermination
directe. Ce qui caractérise cette détermination comme directe, c’est qu’elle n’est pas
questionnable », W. BENJAMIN cité par F. PROUST, L’histoire à contretemps, Livre de poche, Biblio
essais, 1999, p. 199.
23. Voy. p. exemple la définition (en 9 lignes !) que F. Geny donne du droit, p. 51 de son ouvrage.
Même lourdeur, d’ailleurs reconnue, chez Ph. JESTAZ, op. cit., p. 23.
24. Pour plus de détails, G. CORNU, op. cit., p. 89, particulièrement, p. 93 « La polysémie interne
est une marque essentielle du vocabulaire juridique ».
25. Pour des nuances, G. CORNU, ibidem, p. 105 et suiv.
26. P. MAHILLON, « Remarques sur le langage de la Cour de cassation », op. cit., p. 255 et suiv.
D’autres techniques pour contenir la prolifération du sens des mots sont possibles :
1° recherche de ce qui fait l’unité d’une notion généralement considérée comme polysémique.
326

Voy. p. ex. sur la cause : P. VAN OMMESLAGHE, « Observations sur la théorie de la cause dans la
jurisprudence et dans la doctrine modernes », R.C.J.B., 1970, p. 328 et suiv. ;
2° affirmation dogmatique de l’unité d’une notion malgré les inconvénients juridiques qui s’y
attachent. C’est tout le problème de l’unité ou de la dualité de la faute selon qu’elle est envisagée
sur le plan pénal ou sur le plan civil. Voy. à ce sujet, P.-H. DELVAUX et G. SCHAMPS, « Unité ou
dualité des fautes pénale et civile : les enjeux d’une controverse », R.G.A.R., 1991, n o 11795.
27. Voir à ce sujet Groupe μ, op. cit., p. 147 et suiv.
28. « Le verre d’eau », in Méthodes, Gallimard, Folio, essais, 1989, p. 97 à 139. Dans ce texte
étonnant, Francis Ponge fait le « tour » d’un verre d’eau pendant plusieurs mois.
29. Comme l’observe Ph. JESTAZ, « La qualification en droit civil » (in Droits, n o 18, PUF, 1993,
p. 47), le législateur lui-même, en définissant, ne fait que qualifier sur un mode général et dans
les termes qu’il fixe.
30. Les faits qu’il s’agit de qualifier ne sont pas des faits bruts mais des faits déjà saturés de
concepts juridiques orientant la qualification que le juriste va appliquer.
31. Comp. sur ce point les réflexions de Ph. COPPENS, Normes et fonction de juger, Bruxelles-Paris,
Bruylant-L.G.D.J., 1998, p. 124 et suiv.
32. Les limites de l’interprétation sont un des thèmes majeurs de la philosophie du droit
contemporaine. Nous ne le sous-estimons pas mais nous ne l’étudions pas ici.
33. Plus ou moins selon sa place dans la communauté juridique. Les auteurs de doctrine sont plus
naturellement bâtisseurs de systèmes que les juges de paix.
34. Même les interventions législatives contemporaines, pour anarchiques qu’elles paraissent,
sont soumises à cette contrainte de cohérence. Il suffit de constater à quel point des législations
incohérentes, soit en elles-mêmes, soit par rapport aux autres textes en vigueur, sont l’objet des
critiques doctrinales et d’« efforts de rattrapage » de la part des juges chargés de les interpréter.
35. Voy. le texte admirable de Y. BONNEFOY, « Les tombeaux de Ravenne », in L’improbable,
Gallimard, Folio, essais, 1992, p. 14 et suiv.
36. Pour un exposé détaillé, G. CORNU, op. cil., p. 276.
37. G. CORNU, op. cit., p. 282.
38. MALLARMÉ, « Variations sur un sujet — crise de vers », in OEuvres complètes, La Pléiade
(édition établie par H. MONDOR), p. 368. Ce texte célèbre a été l’objet de nombreux
commentaires. Voy. p. ex., V. DESCOMBES, Les institutions du sens, Paris, éd. de Minuit, 1996, p. 47.
39. Je ne prétends pas rendre compte de toute la poésie. La poésie citée et visée est la poésie
moderne et contemporaine, principalement francophone. Au sein de celle-ci, il faudrait mieux
respecter les différences. La poésie de Saint-John Perse n’est pas celle de René Char qui elle-
même, etc. Le rapport au temps et au langage des grands poètes du 20e siècle a été analysé avec
précision par G. POULET dans Études sur le temps humain, Paris, Agora, Presses Pocket, 4 volumes
(particulièrement le volume 3).
40. Acte II, Scène V. Hector s’adresse à Busiris, expert du droit des peuples et des volte-face
interprétatives. Toute la consultation de Busiris, interrogé par Hector, mériterait d’être citée et
commentée.
41. Voy. à ce sujet l’exposé bref mais suggestif de Ph. JESTAZ, op. cit., p. 86 et suiv.
42. Imprimerie Nationale Éditions, 1993, p. 17.
43. Certaines démonstrations mathématiques sont plus élégantes que d’autres. Il y a aussi du
« beau droit » et de « belles » questions juridiques. Voy. Ph. JESTAZ, « Le beau droit », Arch. phil.
droit 40 (1995), p. 14 et suiv.
44. Sur la jurisprudence belge récente en ce domaine (qui n’est évidemment pas limitée aux
lapins de garenne et aux poissons d’étang !), N. VERHEYDEN-JEANMART, Ph. COPPENS et C.
MOSTIN, « Examen de jurisprudence (1989-1998), Les biens », R.C.J.B., 2000, p. 75 et suiv.
45. P. ex. : lorsqu’une personne est propriétaire sous condition résolutoire, si la condition
s’accomplit, elle est censée n’avoir jamais été propriétaire (C. civ., art. 1183). Lorsqu’une
327

personne est propriétaire sous condition suspensive, elle est censée avoir toujours été
propriétaire si la condition s’accomplit.
46. « La fiction serait-elle la mal aimée du juriste ? » se demande O. CAYLA, « Le jeu de la fiction entre
''comme si" et "comme ça" », in La fiction, Droits, P.U.F., 1995, n o 21, p. 3.
47. Comp. L. DETHIER, « Le droit par la bande », R.I.E.J. 1990, n o 25, p. 16 et suiv. Pour cet auteur,
la fiction juridique ramène le droit à sa poïétique et constitue, non pas un mensonge ou une
déformation, mais le roc du discours juridique (op. cit., p. 26) où celui-ci manifeste son autonomie
et « dit vrai ».
48. Cf. J. CARBONNIER, Droit civil, t. 4, Les obligations, PUF, 20e éd., 1996, p. 253 et suiv.
49. « Une pièce, écrit Edward Albee, c’est de la fiction et la fiction, c’est un fait déformé jusqu’à la
vérité. »
50. ADORNO, « Parataxes », in Notes sur la littérature, Paris, Champs Flammarion, 1999, p. 336-337.
51. Pour plus de précisions, voy. les procédés indiqués par G. GENETTE, op. cit., p. 146 et suiv.
52. Sur l’utilité pour le prince de s’attacher les services d’un légiste, voy. les pages mémorables
de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, La Pléiade, p. 305 et suiv.
53. Selon G. Steiner (Après Babel, Paris, Albin Michel, 1978, p. 171 et suiv.), « Le concept du "mot
défaillant" hante la littérature moderne ». Pour cet auteur, la grande brèche dans l’histoire de la
littérature occidentale se situe vers 1870.
54. Ce plus grand nombre reste un petit nombre...
55. Voy. à ce sujet ADORNO, op. cit., p. 289 : « L’art ne consiste pas à mettre en avant des
alternatives, mais à résister, par la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue
de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine ». Et p. 305 : « L’œuvre la
plus sublimée cache quelque chose comme "il faut changer le monde" ».
56. Point soulevé par Ph. JESTAZ, op. cit., p. 17.
57. Voy. en ce sens, l’observation de M. FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Dits et écrits,
Gallimard, t. 1er, 1994, p. 798.
58. Ceci s’applique surtout aux textes législatifs et à la doctrine qui, elle aussi, paraît frappée de
logorrhée. Les décisions jurisprudentielles ont apparemment mieux résisté. Leur nombre a
augmenté mais leur longueur reste raisonnable et relativement stable.
59. Voy. par exemple le goût que le professeur Cornu manifeste tout au long de son ouvrage pour
les formules concises et bien frappées.
60. Voy. la controverse relatée par R. LIBCHABER et N. MOLFESSIS dans la Revue trimestrielle de
droit civil, 2000, p. 679 et suiv.
61. VAN RYN et J. HEENEN, Principes de droit commercial, Bruxelles, Bruylant, t. IV, 2e éd., 1988,
p. 335 et suiv.

AUTEUR
XAVIER THUNIS
Professeur aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur
328

Philosophie politique de la
narrativité juridique. Lectures
croisées Hannah Arendt –
Ronald Dworkin
Ioannis S. Papadopoulos

Plan
1 I. Introduction – Plan
2 II. Le récit entre herméneutique juridique et libéralisme politique
3 III. Récit fondateur et héritage narratif de la constitution américaine

I. Introduction – Plan
4 Le débat sur les rapports entre l’herméneutique juridique et l’herméneutique littéraire
est une des contributions les plus originales des juristes américains à la philosophie du
droit. Le propulseur de ce débat a été un mouvement interdisciplinaire généralement
connu sous le nom de Law and Literature. Il s’agit d’un phénomène qui a fait son apparition
dans le milieu universitaire nord-américain dans les années 70, pour prendre ensuite de
l’ampleur et déboucher sur un grand débat théorique et méthodologique dans les années
80.
5 Je ne voudrais pas entrer ici dans les détails concernant ce courant doctrinal. J’aimerais
plutôt parler de l’analogie entre l’interprétation juridique et l’interprétation littéraire
faite par un grand philosophe et juriste américain, Ronald Dworkin1, mais aussi de
l’importance qu’a cette analogie en matière de philosophie politique. Je procèderai en
deux temps. Dans un premier temps, je présenterai la théorie de Dworkin sur la
narrativité juridique et la fonction heuristique du récit pour la construction et le
maintien d’une communauté politique libérale. Puis, dans un second temps, je ferai
329

quelques réflexions sur deux problèmes de la temporalité communs à l’herméneutique


littéraire et la philosophie politique, à savoir le problème du commencement et le problème
de l'héritage2. Je proposerai, à cet effet, une lecture croisée d'Essai sur la révolution (On
Révolution) d’Hannah Arendt3 et de L’empire du droit (Law’s Empire) de Ronald Dworkin4.

II. Le récit entre herméneutique juridique et libéralisme


politique
6 Ronald Dworkin s’inscrit dans le sillage de la philosophie herméneutique par sa croyance
que le droit et la littérature communient au phénomène interprétatif. Pour lui, de la
même façon que l’interprétation artistique peut nous aider à mieux comprendre la nature
de l’interprétation juridique, l’interprétation juridique — une fois éclaircie — pourra
servir à son tour de paradigme à la compréhension du travail de l’interprétation en
général. Pour ce faire, Dworkin a recours à une double analogie : entre les juges et les
écrivains en série, d’une part, entre les théoriciens du droit et les critiques littéraires,
d’autre part. Pour ma part, je me concentrerai sur la première des deux analogies,
exprimée aussi comme une analogie entre le droit et le roman à la chaîne.
7 Le principal souci de Dworkin, philosophe du droit, est de se démarquer à la fois du
positivisme juridique, qui conçoit les propositions de droit comme purement descriptives
d’un état de fait (l’expression de la volonté du législateur), et des théories jusnaturalistes
dogmatiques, qui conçoivent le droit comme une description pure et simple d’un droit
naturel qui existe objectivement, en vertu d’une vérité morale transcendante. Ces deux
théories conçoivent en effet le droit comme un simple fait — fait découlant de la nature
pour les jusnaturalistes, fait institutionnel pour les positivistes — et le travail du juriste
comme un simple reflet de cet état de choses qui est objectivement réel sans le besoin
d’un intermédiaire humain. L’intuition de Dworkin a été que le droit est une pratique
sociale interprétative et que, par conséquent, une distinction tranchée entre sa description
et son évaluation trahit la praxis spécifique des juristes, qu’ils soient juges, avocats ou
universitaires. Le droit est un véritable jeu, jeu dans lequel les participants délaissent
leurs subjectivités pré-constituées pour se plier aux exigences du jeu lui-même, mais
arrivent aussi à en reformuler les règles et à les ajuster à leurs évaluations critiques au
fur et à mesure que le jeu se déploie5.
8 L’idée de Dworkin — fidèle en cela à la méthodologie de la commun law anglo-américaine
— se rapproche de ce que le philosophe italien Luigi Pareyson appelle la « rationalité
immanente »6 et le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer le « jeu » de l’œuvre d’art 7 :
les participants aux pratiques juridiques interprétatives suivent des règles, tout en les
reformulant continuellement par le biais d’interprétations qui rendent compte des
grands principes de la pratique et qui ajustent ces principes entre eux. En effet, la
rationalité propre à la common law fait que les juges comprennent un texte à la lumière
des pratiques sociales qui lui ont donné naissance et qui l’entourent ; les attentes
normatives des agents sociaux concernés forment un arrière-plan sur lequel viendra se
greffer le texte. Ainsi, c’est la rationalité de l’agir autonome qui fournit la prévisibilité et
la stabilité du « droit commun » en traçant les contours du possible dans les pratiques
sociales et du plausible dans les interprétations judiciaires.
9 Dworkin tire du phénomène de l’interprétation artistique un principe herméneutique
fondamental, qui est le suivant : la réception de l’œuvre par l’interprète doit être telle
330

qu’elle la révèle comme la meilleure œuvre d’art possible. Il s’agit, selon la définition
utilisée par Dworkin8, de « superposer un but à un objet ou à une pratique pour en faire le
meilleur exemple possible de la forme ou du genre qu’il est censé représenter ». En
d’autres termes, les interprétations et projections faites par l’auteur même d’un texte
littéraire (qui en est, en quelque sorte, son premier interprète) au fur et à mesure de son
écriture, puis par les lecteurs ultérieurs du texte, ne cessent de construire des hypothèses
sur le thème et la référence du texte. C’est cette reconstruction de l’esprit de l’œuvre par
l’interprète qui l’aidera à l’intégrer herméneutiquement, mais sans empiéter sur
l’intégrité du texte focal lui-même, car il est inadmissible de donner une interprétation
du texte qui en rende une grande partie (ou qui rende l’essentiel de son style ou de ses
tropes) sans pertinence.
10 Or, ce principe herméneutique, que Dworkin appelle « interprétation constructive »9, est
aussi valable pour l’interprétation juridique. Dans L’empire du droit, il écrit que les
interprétations constructives que sont les théories générales du droit « s’efforcent de
présenter la pratique juridique dans son ensemble sous son meilleur jour, de parvenir à
un équilibre entre la pratique juridique telle qu’elles la trouvent et la meilleure
justification de cette pratique »10. Selon Dworkin, la théorie générale du droit qui
constitue la meilleure explication et justification de l’ensemble des pratiques
argumentatives et interprétatives des juristes dans un Etat de droit est la théorie baptisée
« droit comme intégrité » (law as integrity)11. Cette théorie soutient que le droit contient
non seulement la lettre de la loi, le contenu explicite des décisions politiques autorisant
l’usage de la force collective, mais aussi — plus amplement — le schéma des principes
nécessaire pour leur justification.
11 Voilà pour l’aspect statique de l’intégrité de l’interprétation, en art et en droit. Mais le
problème ontologique (c’est-à-dire la question de savoir si nous avons affaire à une
interprétation de l’œuvre ou à l’invention d’une autre) ne se trouve pas, pour autant,
résolu. Une fois que la première interprétation a passé avec succès l’épreuve de la mise au
jour d’un aspect de la signification du texte, rien ne nous garantit a priori que les
interprétations subséquentes sauront se tenir dans le giron de la logique interne de
l’œuvre elle-même — de sa « rationalité immanente » — au lieu de la défigurer.
L’interprétation a une temporalité propre. L’« identité » du texte ne peut pas être une
identité permanente et immuable. L’aspect temporel de l’interprétation est la raison pour
laquelle Dworkin a inventé la fameuse image du « roman à la chaîne »12.
12 Un groupe de romanciers doit écrire un roman en écrivant chacun un chapitre. Chacun
d’entre eux doit écrire sa partie si bien que le roman est homogène et le meilleur possible
dans son genre ; tous (sauf, évidemment, le premier) doivent continuer un récit déjà en
voie de configuration en interprétant l’intrigue qu’ils trouvent déjà formée. De cette
manière, il faudra à chaque romancier une théorie opératoire sur les caractères, le genre,
l’intrigue, le thème et l’intérêt de l’ouvrage pour pouvoir distinguer entre ce qui compte
vraiment comme la continuation du roman et ce qui constitue un autre roman.
13 Pour ce faire, il passera ses interprétations au crible de deux tests interprétatifs 13. Le
premier, celui du fit, de cohérence formelle de l’intrigue, l’obligera à trouver une
interprétation qui explique la majeure partie du texte sans occulter un personnage
important, sans donner à un sous-récit marginal une importance exagérée, etc. Si
plusieurs interprétations passent ce seuil, le romancier à la chaîne sera obligé de mettre à
l’œuvre ses convictions esthétiques sur la valeur substantielle, autrement dit sur ce qui
fait l’importance ou la beauté de la littérature, afin d’élaborer le déroulement ultérieur du
331

récit. Ces convictions ne sont pas monolithiques, et un écrivain-interprète consciencieux


est prêt à abandonner quelques-unes d’entre elles pour mieux ajuster ses autres
convictions plus fondamentales avec les données du récit existant14. Il s’agit du fameux
« cercle herméneutique » entre le texte et ses interprétations : l’altérité du texte déjà
écrit limite la gamme des interprétations possibles dans l’abstrait et façonne les
jugements de l’interprète ; mais à leur tour, les convictions de celui-ci, qui sont
constamment soumises à l’approbation de sa communauté interprétative, influencent
chaque fois sa lecture du texte15. En définitive, le « vrai » roman à la chaîne n’est jamais
découvert en dehors d’un processus interprétatif, engagé d’un point de vue interne à son
écriture même.
14 Il serait peut-être opportun de donner un bref exemple (purement imaginaire) d’un
roman à la chaîne. Imaginons que Dostoïevski n’est pas mort en 1881, mais en 1880,
pendant qu’il écrivait son dernier grand roman Les frères Karamazov. Imaginons encore
qu’un disciple a découvert dans le bureau de son maître après sa mort une grande liasse
de papiers contenant le travail accompli jusqu’au dénouement de l’intrigue policière, où
l’on saura finalement que c’est Smerdiakov, et non pas son fils Dmitri, qui a tué le vieux
Fiodor Karamazov. Imaginons maintenant que les congénères spirituels du grand écrivain
russe ont voulu que le roman soit terminé avant d’être présenté au grand public en guise
de dernier hommage au maître et qu’ils ont chargé le disciple de le finir dans le strict
respect de l’esprit du roman et de la philosophie dostoïevskienne. Comment le disciple
saura-t-il départager les divers rôles, et notamment ceux des trois frères ?
15 Il peut imputer le meurtre à Dmitri sans pour autant déformer la cohérence formelle de
l’intrigue, consciencieusement restée ambivalente jusque-là au sujet du parricide. Mais
un éventail de choix s’offre au disciple dès qu’il commence à y réfléchir de plus près. Car
imputer le meurtre à Dmitri contrarierait tout l’exposé — d’inspiration chrétienne — sur
le grand pécheur sensuel qui cherche inconsciemment son expiation par la punition,
même si celle-ci est injuste au sens strict du tenue. Peut-être même notre apprenti
romancier sera-t-il amené à élargir ses sources de références à d’autres textes de
Dostoïevski en mettant par là en valeur l’intertextualité. Il s’interrogera, dès lors, sur la
récurrence de ce thème de la rédemption dans d’autres grands romans, par exemple dans
Crime et châtiment. Et en ce cas, comment traiter le sous-récit de Catherine Ivanovna, celui
sur la préparation de la fugue de Dmitri en Amérique aux fins d’éviter le bagne ? Il
écartera, certainement, la solution de l’évasion, car le ressort dramatique de l’œuvre
serait alors perdu.
16 Une fois cette intrigue dénouée, il faudra, pour conclure le roman, se pencher sur le sort
des deux autres frères, Ivan et Aliosha. Que deviendra Ivan, qui était parti du domaine
paternel la veille de l’assassinat, tout en devinant et en souhaitant même dans son for
intérieur la solution sanglante ? Admettons qu’il existe trois options à envisager. La
première, c’est le retour d’Ivan en catastrophe après l’annonce de la terrible nouvelle et
l’acceptation de sa part de l’héritage en toute bonne conscience, comme si de rien n’était.
Cette solution sera écartée parce qu’elle ne passe même pas le premier filtre, celui du fit ;
en effet, bonifier si subitement Ivan et le dépouiller de toute la grande métaphysique du
mal qui l’entoure et qu’il a lui-même thématisée, ce serait ipso facto annuler ce
personnage central du récit. Admettons maintenant qu’il reste un choix entre deux
alternatives : qu’Ivan sombre lentement dans la folie, emporté par le malin génie qu’il a
lui-même convoqué auprès de lui, ou qu’il se ressaisit, comprend que sa vanité
intellectualiste le mène au mépris des hommes et donc au diable, et décide de rendre
332

toute sa part de l’héritage et de rejoindre, en pénitent itinérant, un de ces groupes de


« fous du Christ » qui foisonnaient à cette époque en Russie. Le rapport avec son frère
cadet Aliosha ne sera pas le facteur le moins pertinent à cet égard. Car dans la longue
scène où ces deux se rencontrent au cabaret et où Ivan raconte sa fameuse parabole du
Grand Inquisiteur, l’emphase de Dostoïevski sur l’attachement viscéral de l’intellect
humain hypertrophié au désespoir est claire et contribue à rendre rétrospectivement
toute sa cohérence au caractère et aux agissements d’Ivan. D’où le choix de la folie.
17 Enfin, quant à Aliosha, qui est la poutre porteuse de tout le récit, il est certain que rien ne
doit être laissé au hasard. C’est pourquoi le sous-récit sur les écoliers devra être exploité
et déployé jusqu’à sa fin ; c’est pourquoi, aussi, le grand chapitre de la vocation d’Aliosha,
découverte auprès du starets Zosime, devra conduire le personnage à renoncer à l’amour
sincère, mais un peu infantile et complaisant, de Lise. Force est, donc, de constater que la
seule option vraiment libre, le seul pouvoir discrétionnaire — en langage juridique — du
jeune disciple, c’est bien le choix du type de vocation suivie par Aliosha. Et sur ce point,
on ne peut qu’admirer la hardiesse de Dostoïevski, qui a choisi la voix inédite de faire de
son héros un moine déambulant sans ordination préalable et sans habit ; je ne suis pas
certain que notre apprenti romancier, dans sa vénération du maître mais aussi des
traditions spirituelles du pays, ait pu opter pour autre chose qu’un enfermement
classique au monastère...
18 Ainsi va l’analogie : le « droit comme intégrité » demande aux juges de se considérer
comme des romanciers à la chaîne. Cette théorie demande aux juges de se tourner vers
l’histoire du droit, non pas pour saisir l’intention originelle des auteurs, par exemple
d’une loi, mais pour construire les principes opératoires qui puissent présenter la
pratique juridique comme une pratique consistante dans le temps. Un bon juge doit
concevoir les lois et les précédents pertinents comme un long récit qu’il doit d’abord
interpréter pour ensuite continuer, en fonction de son propre jugement sur la meilleure
façon d’articuler l’histoire, non plus d’un point de vue esthétique, mais d’un point de vue
de moralité politique. La continuation du récit juridique déjà en voie de configuration se
fera toujours selon deux paramètres : celui de la cohérence formelle et celui de la valeur
substantielle. Le premier paramètre sert de « filtre » parce qu’il écarte beaucoup
d’interprétations qui seraient possibles in abstracto, et même attrayantes à première vue,
mais qui ne peuvent pas être bien ajustées avec le corpus du droit déjà existant16.
19 Mais ce qui distingue, justement, les hard cases (les affaires difficiles) des autres est que,
dans ces cas d’espèce, deux interprétations au moins passent avec succès cette première
étape formelle de cohérence. Dès lors, le juge doit choisir entre ces interprétations en ne
dédaignant pas d’avoir recours à un jugement de valeur (ou de moralité politique).
Contrairement à toute la grande tradition humienne, Dworkin ne croit pas que ce
jugement traduise nécessairement des valeurs « subjectives » du juge ; il récuse, en
accord avec la philosophie herméneutique, l’épistémologie qui distingue entre le « sujet »
et l’« objet » et il croit que les sciences sociales qui étudient un phénomène normatif
comme le droit ne peuvent pas faire l’économie de la « rationalité axiologique » des
agents sociaux eux-mêmes17. Il existe une moralité politique (ou institutionnelle),
encapsulée et véhiculée par les traditions politiques et morales d’une communauté
politique, qu’il s’agit pour le juge de reconstruire.
20 Un exemple de récit juridique que Dworkin utilise à maintes reprises est l’exemple du
principe constitutionnel d’égalité18. Ce principe fut, dans un premier temps, interprété
d’une façon très restrictive par la Cour suprême comme n’interdisant pas un régime de
333

« séparés, mais égaux » (separate, but equal). Aussi l’installation de compartiments séparés
pour les Blancs et les Noirs dans les transports en commun fut-elle déclarée
constitutionnelle, du moment que la qualité du service public était identique dans les
deux zones19. Cette interprétation ultra-formaliste, informée par une stratification sociale
stagnante et une moralité publique frileuse à l’égard des minorités de couleur, tint le
coup jusqu’aux années 30, où les premières fissures commencèrent à apparaître dans la
jurisprudence. En 1954, la tension entre une vision positiviste du droit (pour laquelle
même la ségrégation raciale de jure est légale tant que la loi établit le même régime
juridique pour toutes les catégories) et une vision à la fois marquée par la dignité
intrinsèque de la personne et plus attentive à la nouvelle réalité sociale, était devenue
explosive. C’est pourquoi la Cour suprême décida de déclarer illégal l'apartheid dans le Sud
20
. Pour Dworkin, ce revirement de jurisprudence n’était que la seule suite plausible de ce
« roman à la chaîne », car il faisait preuve d’une plus grande fidélité axiologique au
principe fondamental de l’égalité de dignité des personnes, vu le nouveau contexte social
21
. Cet exemple suffit pour repousser les critiques qui ont parlé de conservatisme, voire de
traditionalisme inhérent à la théorie dworkinienne22.
21 Puis, à partir des années 60, les premiers grands programmes fédéraux d’affirmative action
(« discrimination positive » en faveur des minorités ethniques ayant subi des
persécutions) commencèrent à être adoptés. L’accueil de la jurisprudence à partir de 1978
fut mitigé, proscrivant les systèmes rigides des « quotas » mais retenant des systèmes
d’évaluation plus souples, pour lesquels la race d’un candidat, par exemple à un poste
d’université publique, entre légitimement dans un « faisceau de critères »23. Cette
extension du récit du principe d’égalité réussit, tant bien que mal, à pénétrer dans
l’horizon normatif américain et à former toute une génération d'affirmative action babies 24.
Mais les récits juridiques n’ont pas de clôture (sauf si un acte juridique — par exemple
une révision constitutionnelle — ne vient interrompre brutalement leur déroulement).
Des voix s’élèvent aujourd’hui (y compris au sein des minorités) pour revoir le concept
d’égalité dans une Amérique « post-ethnique »25 et l’orienter vers une conception plus
décrispée, qui tienne compte des progrès indiscutables dans l’intégration des minorités
depuis trente ans et du désir de celles-ci de « normaliser » leur statut juridique.
22 Maintenant, entre la philosophie de l’art et la philosophie du droit, la voie de passage, en
quelque sorte, est la philosophie politique. Dans la théorie de Dworkin, les rapports entre
les sphères artistique, politique et juridique se dessinent ainsi : l’analogie du « roman à la
chaîne » assume une fonction heuristique pour exprimer concrètement comment
fonctionne la « communauté (personnifiée) de principe » qui, elle, est le support
politique/moral justifiant sa théorie du « droit comme intégrité »26. Dworkin croit qu’une
communauté politique de type libéral (qu’il appelle « communauté de principe ») se fonde
sur l’idéal politique de l’« intégrité ». En effet, la moralité politique des démocraties
libérales nous convie à demander à l’Etat d’agir en vertu d’un ensemble unique et
cohérent de principes, même si les citoyens sont divisés sur la question de savoir quels
sont les principes d’équité ou de justice substantielle à suivre. La vertu cardinale de
l’intégrité « exige que l’Etat parle d’une seule voix, qu’il agisse d’une manière principielle
et cohérente envers tous les citoyens, qu’il étende à tous les normes fondamentales de
justice ou d’équité qu’il utilise pour certains »27. C’est l’intégrité des principes qui unifie,
qui synthétise un ensemble d’individus en une vraie société politique démocratique, tout
comme elle synthétise un ensemble disparate de règles, de préceptes, de jurisprudences
et de doctrines comme la common law en un vrai système de droit.
334

23 L’intégrité politique implique — et cela a suscité beaucoup de critiques — l’existence


d’une « communauté personnifiée »28. Elle suppose que la communauté comme un tout
peut être fidèle à des principes, de façon analogue à celle des personnes réelles, qui
peuvent maintenir une fidélité à leurs convictions, idéaux ou projets dans le temps. Pour
le dire autrement : une conception politique fondée sur l’« intégrité » présuppose
nécessairement une pensée de synthèse et de continuité dans le temps. C’est parce que
nous nous concevons comme des personnes ayant des droits que nous nous attendons à
un traitement d’égaux ; cela peut être assuré uniquement si nous nous représentons notre
communauté dans la continuité et comme un agent moral et politique distinct des
personnes qui ont chaque fois les rênes du pouvoir. Selon Dworkin, une philosophie
politique libérale est concevable si le citoyen intègre ne se préoccupe pas que de suivre
les règles juridiques écrites noir sur blanc, mais accepte aussi comme partie intégrale de
ses obligations politiques à l’égard de ses concitoyens les principes de moralité politique
de sa communauté. Un tel citoyen appellera de ses vœux une théorie du « droit comme
intégrité ». Et les responsables politiques qui laissent la moralité privée à l’appréciation
autonome des particuliers, mais qui mettent en œuvre une moralité politique soucieuse
de rester fidèle au schéma des principes de la communauté, sont comme des romanciers à
la chaîne et des juges de la common law29.
24 En résumant, on voit que l’analogie littéraire — avec cette idée primordiale de la
narrativité — a une très grande importance à la fois pour la philosophie du droit et pour
la philosophie politique. Cependant, bien qu’un flot de commentaires ait suivi l’analogie
dworkinienne entre le droit et la littérature, celle entre la politique et la littérature a été
quelque peu négligée. Or l’analogie est triangulaire. Dans un deuxième temps, je mettrai
donc en perspective Hannah Arendt et Ronald Dworkin afin d’identifier certains enjeux
communs à la narrativité juridique et la tradition républicaine nord-américaine.

III. Récit fondateur et héritage narratif de la


Constitution américaine
25 La réflexion menée par Arendt sur les origines et l’héritage de la Révolution américaine et
celle menée par Dworkin sur la communauté personnifiée et le récit juridique tournent
autour de quelques intérêts convergents, notamment le « récit fondateur » et l’« héritage
narratif » de la Constitution américaine. Revenons un peu à l’image du roman à la chaîne.
On dira que le premier romancier à la chaîne n’a — « évidemment » — d’autres
contraintes que le titre de la commande et quelques indications sur l’intention des
commanditaires. Il en va de même pour le premier juge à interpréter par exemple une
disposition constitutionnelle : il n’a d’autre guide que le texte lui-même, en plus de
quelques pistes esquissées par les travaux préparatoires (si ceux-ci existent). Cette
affirmation est faite par Dworkin sans plus de commentaires, tellement elle lui apparaît
évidente30.
26 Cependant, Stanley Fish, professeur de droit et littérature à Duke University, ne partage
pas cette opinion. Pour Fish, ce que nous appelons un « texte » n’est en réalité chaque fois
qu’un ensemble de stratégies interprétatives et de rhétoriques liées à des jeux de pouvoir
et des rapports de domination intellectuelle. En ce sens, par exemple, il n’y a pas de
différence entre les « textes juridiques » et les « textes littéraires » ; il n’y a que des
présuppositions contingentes, fruits d’une culture et d’un moment historique donnés, qui
335

structurent toute notre compréhension de ces deux « disciplines différentes »31. Cette
théorie représente incontestablement une dérive relativiste et ironique de
l’herméneutique littéraire. Il serait intéressant de regarder d’un peu plus près sa
répercussion sur la question de l'origine du récit.
27 Pour Stanley Fish, contrairement à ce que croit Dworkin — et sans doute le sens commun
—, le premier auteur à la chaîne n’est ni plus ni moins libre que les auteurs suivants. En
fait, les contraintes sur tous les auteurs de la chaîne sont les mêmes : il s’agit de la somme
des stratégies interprétatives qui constituent une communauté interprétative. Ceci
revient à dire que le texte n’exerce aucune contrainte par lui-même, car il n’existe pas en
dehors de sa réception et de sa figuration par une communauté interprétative. C’est la
raison pour laquelle il ne peut finalement y avoir de différence entre une
« interprétation » et une « invention » ; l’interprétation n’est pas une activité ayant
besoin de contraintes pour la distinguer de la transgression, mais elle est elle-même une
structure de contraintes toujours déjà en place dans chaque communauté interprétative.
Pour la thèse radicale de Fish, donc, il n’y a vraiment aucune différence entre les
entreprises romanesque et juridique ; tout membre de ces deux communautés
interprétatives ne peut que faire « naturellement » — selon les contraintes de sa
communauté qu’il a intériorisées — ce qui lui échoit32.
28 Ce que j’ai proposé d’appeler le « déterminisme ontologique radical » de Fish33 soutient,
en essence, que l’interprète a nécessairement, toujours déjà, incorporé la structure de
pensée de sa « communauté interprétative », si bien que ses interprétations soit sont
correctes, soit ne sont pas reconnaissables comme telles par sa communauté, et cela dès le
début du récit. Un rapport de pouvoirs cru, une lutte sans merci entre les communautés
imposera — mais seulement de façon provisoire — comme seule « interprétation
correcte » l’interprétation qui paraîtra « naturellement » comme telle parce que
légitimée par la rhétorique de la communauté interprétative dominante. Comment
répondre à une telle mise en cause de tout l’édifice narratif ? Il n’est certainement pas
suffisant d’affirmer brutalement qu’« au commencement était le vide », parce qu’il est
évident qu’au commencement il y a bien quelque chose ; mais dire, de l’autre côté, que les
contraintes interprétatives installées des le début du récit ne varient point par la suite
dans leur ampleur est très fortement contre-intuitif.
29 Le paradoxe du commencement est bien traité par Arendt dans son livre Essai sur la
révolution, où elle parle de la sagesse politique de la Révolution américaine, contrastée
avec la folie meurtrière et autodestructrice de la Révolution française. Le mot même
« révolution », qui signifiait pour l’Antiquité et son image circulaire du temps l’éternel
retour du grand spectacle de la Nature et de l’Histoire, a pris graduellement le sens du
« nouveau commencement » à partir, justement, des deux grandes révolutions du
XVIIIe siècle34. Cependant, un paradoxe se niche d’emblée dans ce concept moderne de
« révolution » : car si la révolution est incontestablement une libération, cette libération
vise à la fondation de la liberté. Autrement dit, la liberté de constitution de quelque chose
d’absolument nouveau a déjà en vue une constitution de la liberté. Les juristes appellent
cela dans leur langage le « pouvoir constituant », qui vise à la constitution des « pouvoirs
constitués ». On pourrait même dire que le paradoxe s’enfouit au plus profond de la
condition de l’homme : car, selon le mot d’Arendt, la révolution est « une expérience
nouvelle révélant la capacité de l’Homme à faire quelque chose de nouveau »35.
30 Martin Heidegger, dont la philosophie influença énormément Arendt, dit que chaque fois
que la métaphysique s’apprêtait à faire un vrai bond en avant, elle récupérait d’une façon
336

différente la « pensée matinale » des Grecs, la quête du fondement de l’étant en tant qu’il
est étant. Etrange destinée de l’homme que cette fuite en avant vers des régions les plus
reculées de son expérience ! Mais si la question fondamentale de la métaphysique est la
quête du fondement, Heidegger distingue, à juste titre, entre un « fondement originaire »
qui fonde véritablement (Ur-grund), et un « fond abyssal » qui refuse toute fondation (Ab-
grund)36.
31 Sur le plan de la philosophie politique, cette distinction correspond exactement à la
distinction établie par Arendt entre la Révolution américaine, qui réussit une vraie
fondation de la liberté, et la Révolution française, qui fut minée dans sa visée
fondationnelle. Le paradoxe suprême est que la Révolution française, qui éclata pour
assouvir les besoins des masses nécessiteuses, donc les exigences de la Nature (qui, pour
Arendt, représente l’illimité), dérapa vers la violence et l’anarchie et s’évanouit avec la
Restauration, tandis que la Révolution américaine, dont l’ambition se limitait à mettre en
place un nouveau pouvoir politique circonscrit par des freins et contrepoids (checks and
balances), finit par instaurer une vraie république37.
32 Doit-on conclure que le premier trait de plume du romancier ou du juge, l’acte même de
fondation, d’inauguration politique sont prédéterminés par la tradition ? Il est vrai,
comme l’observe Arendt, que dans les Constitutions dont se dotèrent les Etats dans la
foulée de la Révolution de 1776, peu de choses étaient nouvelles, à plus forte raison
révolutionnaires dans leur forme et leur contenu38. Il est tout aussi vrai que la Révolution
américaine elle-même se réclamait des libertés anglaises traditionnelles, qu’elle disait
vouloir restaurer de leur dégradation par le roi. Mais prétendre que l’originalité de
l’origine (si l’on peut dire) n’est qu’un jeu de dupes, comme le fait Stanley Fish, est
assurément aller trop vite. Car il est certain que le peuple américain était uni dans sa
détermination de prendre un nouveau départ, comme l’atteste sans ambages la
Déclaration d’Indépendance39.
33 Le paradoxe est peut-être surmontable si l’on pense à l’équivoque du mot « constitution »,
qui désigne l’énergie aussi bien que le résultat, le fait de constituer aussi bien que le
document ou les règles de gouvernement qui en résultent. Pourquoi ne pas dire, dès lors,
que le peuple est libre (ou, pour parler comme les gens du XVIIIe siècle, dans un « état de
nature ») lorsqu’il se forme en pouvoir constituant, mais soucieux de stabilité et de
permanence (donc épris de tradition) lorsqu’il s’agit de choisir le type de régime à mettre
en place ? L’abbé Sieyès n’a pas affronté autrement cette pétition de principe quand il a
distingué entre un « pouvoir constituant » illimité et un « pouvoir constitué » encadré par
la constitution40.
34 Pour revenir à nos deux analogies, les seuls à être (au moins conceptuellement)
totalement libres dans leurs actes seraient le commanditaire du roman à la chaîne et
l’assemblée constituante. En revanche, la liberté du premier romancier et du premier juge
serait un leurre. En ce sens, dire « l’œuvre n’est pas encore entamée » ou « il n’y a pas
encore de jurisprudence en la matière » est, strictement parlant, faux. Avant l’auto-
désignation d’une ou plusieurs personnes comme maître de l’ouvrage ou comme pouvoir
constituant, il y a liberté totale, informe ; après, tout sera encadré, peut-être de plus en
plus à mesure que progresse le récit ou la jurisprudence (comme le croit Dworkin), peut-
être une fois pour toutes (comme le croit Fish).
35 Le coup de force d’Arendt aura été de proposer une lecture du paradoxe de l’origine
dépassant ce clivage et explicitant, par là, le génie propre à la Révolution américaine 41.
Elle l’a fait en se ressourçant elle-même à nos deux langues fondatrices : le grec et le latin.
337

En effet, le mot principium veut dire à la fois « commencement » et « principe », tandis que
le mot grec archè veut dire tout cela en plus de « pouvoir ». Tout commencement
véritable, en rompant le fil de la continuité temporelle, se retrouve automatiquement
face à son propre arbitraire et chaos. La malheureuse expérience de la France — puis de la
Russie — révolutionnaires l’ont démontré : retournées à l’« état de nature » du pouvoir
constituant, sans repères ni limites autres que le caractère absolu de la monarchie
qu’elles venaient de renverser, les masses se sont finalement résignées à accepter un
pouvoir tout aussi absolu. Force est de constater que nous sommes, dans le cas français,
devant Un renversement même du clivage de la pensée constitutionnaliste européenne : à
un commencement marqué par la tyrannie de la nécessité des masses besogneuses
répond une libération incapable de se fixer des bornes, jusqu’à son anéantissement par le
coup d’Etat du XVIII Brumaire. Pourtant, comme le dit Arendt42, « ce qui protège le
commencement de son propre arbitraire est le fait qu’il porte en lui son principe propre
(...), commencement et principe, principium et principe, sont non seulement liés l’un à
l’autre, mais encore sont contemporains ». « En tant que tel, le principe inspire les actes
qui doivent suivre et reste apparent aussi longtemps que dure l’action »43. Selon un
ancien proverbe des Grecs, « le commencement est plus que la moitié du tout ».
36 Il n’y a donc que le principe qui puisse guider un commencement absolu et orienter son
énergie vers une fondation stable. Loin d’être une entrave à une hypothétique liberté
originaire, le principe constitue le jalon qui seul est capable de fonder une vraie liberté.
Car en matière politique — et sans doute aussi en fait de littérature et de droit —, la
liberté n’est pas synonyme de libération, au sens négatif d’absence de contrainte ; elle est
plutôt synonyme de capacité de délibération et d’action sur une chose contingente, mais
possible44. Un romancier ou un juge ne sont pas « libres » s’il n’y a que le vide derrière
eux ; ils ne sont pas non plus toujours déjà liés lorsque des attentes normatives les
accompagnent dans leur travail. Un romancier ou un juge ne sont libres que dans l’exacte
mesure où ils sont portés par, et contribuent eux aussi à expliciter, les principes
(esthétiques ou moraux) qui préservent l’énergie et le but du dessein originel.
37 Cela a été prouvé par la Révolution américaine. D’après l’analyse remarquable d’Arendt,
le principe qui présidait à cet événement fondateur le lendemain de l’indépendance
nationale n’était pas une volonté générale hypostasiée, ni des droits de l’homme naturels
et pré-politiques ; c’était celui « combiné du pacte commun et de la commune
délibération »45. Les premiers colons à mettre le pied sur le Nouveau Continent avaient
déjà compris, sans doute à cause de leur tradition puritaine des covenants, qu’« il y a dans
la faculté humaine de faire des promesses et de les respecter un élément de la capacité de
l’homme à bâtir un monde »46. Avant même qu’ils débarquent, les Pèlerins du Mayflower,
par peur justement de la nature sauvage de ces contrées inconnues mais aussi du cœur de
l’homme, signèrent un Pacte les liant mutuellement par la promesse de « s’allier
ensemble ». Sur ce pouvoir politique de nature contractuelle et associative, antérieur
même à la présence physique des hommes sur le territoire, vinrent se greffer par la suite
les « Ordres fondamentaux » des colonies de la Nouvelle-Angleterre, puis les premières
Chartes royales. C’est cette tradition que les révolutionnaires voulurent, en fait, restaurer
en montant l’assaut qui les amena à « aboli[r] la séquence même du temps », selon la
formule d’Arendt47. Comme l’a très bien compris Alexis de Tocqueville, en Amérique le
pouvoir de constituer était enraciné dans ces entités autonomes qu’étaient, d’abord les
communes (avec leurs fameux townhall meetings), puis les comtés et enfin les colonies,
devenues Etats48. Et l’autorité des délégués à la Convention de Philadelphie venait d’en
338

bas, non pas d’une « nation », mais d’une multitude de corps déjà constitués et ayant
acquis le goût de la délibération commune. Le fédéralisme fut donc la voie de sortie du
paradoxe de l’origine dans la pensée politique américaine.
38 Pour conclure ce thème de l’origine du récit, je ne ferai que lancer une idée : il n’y a rien
de déshonorant à ce qu’un écrivain et un juge s’acquittent chaque jour, dans leur tâche
d’écriture, de la dette envers leur propre tradition culturelle ou constitutionnelle, pourvu
que cette tradition repose sur des engagements mutuels sur la vie bonne et non pas sur
des principes moraux monologiques ou sur des ratiocinations spéculatives. Etre fidèle à sa
« pensée matinale » est un gage de liberté. Et les juges sont très bien placés pour assumer
ce rôle de gardiens de l'héritage, comme je vais essayer de le montrer maintenant.
39 Si la Révolution américaine fut exemplaire, elle ne fut pas pour autant paradigmatique.
Très vite après l’exploit que fut la mise en place d’une Constitution avec ses principes de
séparation des pouvoirs et de fédéralisme, les Américains, contents de s’être dotés d’une
charte de liberté efficace, furent obnubilés par le pragmatisme affairiste. Il est tout à fait
caractéristique que la première thématisation de leurs principes constitutionnels et de
leurs coutumes politiques — aujourd’hui encore citée avec admiration — fut faite par un
étranger, Alexis de Tocqueville49. Contrairement aux exégèses et études critiques de la
Révolution française, qui ne tarissent pas, la Révolution américaine a dû attendre le
XXe siècle pour être de nouveau sérieusement étudiée. Or, ce vide dans la figuration de
l’imagination politique a été extrêmement préjudiciable, comme le montre très bien
Hannah Arendt et, plus près de nous, Bruce Ackerman50.
40 Si l'on reprend les deux définitions de l’homme par Aristote, « animal politique » (phusei
politikon zôon) et « animal doué de discours » (zôon logon echon), nous voyons le
recoupement — qui n’est pas fortuit — entre le vécu politique et la parole51. Le domaine
du politique est par essence fuyant ; il est le propre du monde sublunaire, contingent et
imparfait, et de la constitution dialogique de l’homme, qui n’aime rien tant que « d’être
entouré d’amis »52. Il lui faut la reconstitution par la parole pour qu’il ne s’évapore pas.
Une idée forte du philosophe Paul Ricoeur est que l’action se met en œuvre dans des
discours, des textes et des images, car il n’y a ni cogito pur, ni praxis immédiate. Ricoeur
croit que l’ontologie de l’agir implique une herméneutique de l’événement fondateur. Il
écrit53 : « l’acte fondateur lui-même ne peut être revécu et réactualisé que par le moyen
d’interprétations qui ne cessent de le remodeler après coup ».
41 Pour sa part, Arendt exprime la même idée en disant que l’autorité de l’acte inaugural est
manifestée dans la religio romaine, le rattachement du peuple (du latin religare ) au
commencement de sa communauté politique, ce que les anthropologues appellent le
« récit fondateur »54. A Rome, toute transformation politique est comprise comme une
reconstitution et une restauration de l’événement liminaire : la fondation de Rome elle-
même est interprétée comme la résurrection de Troie ! L’idée est que l’autorité de toutes
les innovations et modifications ultérieures de la vie politique provient d’une espèce
d’« augmentation » (du latin augere, d’où auctoritas), « par la vertu de quoi », dit Arendt 55,
« [elles] restent liées à la fondation que, d’autre part, elles étendent et augmentent ».
42 Il existe bien, en Amérique du Nord, un culte diffus centré sur la Constitution. Mais
pendant trop longtemps, cette « religion civique » (civil religion) ne disposait pas de relais
scripturaux — historiographiques, littéraires ou juridiques —, tant et si bien que l’esprit
révolutionnaire a fini par s’assécher56. Pour le « républicanisme civique » dont Arendt se
fait l’écho, la racine du mal se cache dans la Constitution fédérale elle-même qui, sous
l’effort de constituer un nouveau corps politique, a oblitéré la tradition politique
339

communale, la source originelle de toute l’activité politique du pays. Coupés de leur


source, les droits civils se sont peu à peu dégradés en paravents d’un individualisme
égoïste et en mesure du bien-être du plus grand nombre d’individus. Bref, le manque
d’une configuration et d’une refiguration continuelle d’un récit constitutionnel ou, si l’on
préfère, le manque d’un « patriotisme constitutionnel narratif » a châtré la vigueur des
principes de l’origine et les a transformés en « valeurs ».
43 Les Pères fondateurs avaient, pourtant, réfléchi sérieusement sur la sauvegarde du
principe républicain. Comparée à la démocratie, dans laquelle règnent la majorité et une
opinion publique circonstancielle, un des grands avantages de la forme républicaine de
gouvernement est sa stabilité et sa longue durée. Dans un texte classique57, James
Madison prend toute la mesure du mal que peuvent causer l’esprit factieux inhérent à la
nature humaine ainsi que les sentiments de la foule et les passions débridées, qui en sont
les prolongements classiques. Le génie de la Constitution américaine a été de créer une
autorité stable assise sur des combinaisons des pouvoirs.
44 Dans l’esprit des Pères fondateurs, la mission de gardien de la Constitution et de la
mémoire institutionnelle du pays ne pouvait échoir qu’à une seule institution : la
judicature fédérale. Suffisamment éloignés, par leur indépendance organique et
financière, des considérations politiciennes, mais aussi dépourvus de « volonté »58, les
juges sont dans une position idéale pour préserver le temple de la « religion civique ». Et
cela pour une raison très simple : seuls les juges anglo-américains sont rompus au travail
pénible de la lecture correcte des précédents. La formation des juges de la common law est
fondée, précisément, sur la capacité de se retourner vers le passé institutionnel de la
communauté et de le schématiser chaque fois de nouveau à la lumière de la moralité
politique, des principes ou des politiques juridiques qui ont présidé à la naissance d’une
ligne de précédents.
45 Il me semble que telle est la raison pour laquelle un philosophe du droit comme Dworkin,
qui est très attaché à la réalité pratique de l’exercice du droit, s’est tourné vers les juges
pour leur assigner le rôle des « princes de l’empire du droit »59. Les juristes européens,
provenant d’un tout autre horizon politique et philosophique, ont plutôt mal accueilli
cette vision. Mais il est fort probable que Ronald Dworkin a voulu se ressourcer à la
tradition républicaine propre à son pays et à thématiser, en théorie du droit, l’autorité
quasi religieuse des juges dépositaires des principes inauguraux de la République.
46 Ce qui nous ramène, enfin, au problème de l’authenticité de l’héritage. Il est important de
reconnaître que l’assomption d’un héritage collectif, qu’il soit littéraire, politique ou
juridique, ne peut qu’être authentique. C’est un fait60 qu’une communauté qui ne se soude
pas autour de ses récits fondateurs, qui ne se raconte pas par le biais de quelques grands
narrateurs — écrivains, juges ou autres — ne saura se redresser par des injections de
narrativité externes. Nous sommes toujours frappés par le caractère indigène des grands
récits d’une communauté. Cela ne veut pas dire que d’autres communautés bien
intentionnées n’auront jamais accès à ces récits, mais seulement qu’elles adopteront
nécessairement un « point de vue herméneutique »61, une posture de description d’un
code de conduite ou d’un système de signes tels qu’ils sont appréhendés par les
participants eux-mêmes, mais neutre vis-à-vis des systèmes de valeur que ces nonnes
véhiculent ; elles n’adopteront jamais un « point de vue interne ».
47 Or, Dworkin insiste sur ce « point de vue interne »62 et consacre de longs développements
au problème de la responsabilité morale des « communautés personnifiées »63. Faudrait-il,
pour autant, crier au communautarisme ou au romantisme politique, qui concevraient la
340

communauté comme un super-sujet ayant son propre esprit (Volksgeist) et ses propres
principes d’action ? Il est vrai que l’analyse dworkinienne de la légitimité politique prend
comme point de départ les obligations régulant des formes de vie comme la famille,
l’amitié, la communauté de culte, ou encore la relation avec les collègues de travail, dans
lesquelles on n’entre pas, strictement parlant, volontairement ou par un acte contractuel
64
. Il est vrai aussi qu’il se réfère aux obligations du groupe comme étant spéciales, c’est-à-
dire valables au sein du groupe et non pas envers tout le monde65. Mais lorsque Dworkin
parle de l’« intégrité » en tant que fidélité de la communauté à ses propres principes, il ne
se réfère pas à la moralité conventionnelle, c’est-à-dire aux croyances et convictions de la
majorité des citoyens. Peut-être essaye-t-il de signifier la dignité des vrais conteurs
moraux de l’Amérique : les juges fédéraux.
48 Lorsque la Cour suprême, dans son arrêt infâme Dred Scott 66, légitima l’esclavagisme
sudiste en statuant qu’un esclave ayant trouvé refuge dans un Etat abolitionniste n’avait
pas le droit d’ester en justice, la Guerre civile finit par éclater peu de temps après ; mais
lorsque les juges de cette même Cour signèrent tous ensemble l’arrêt Cooper v. Aaron 67, qui
déclara inconstitutionnel le démantèlement d’un système scolaire unitaire pour les
Blancs et les Noirs par le gouverneur raciste de l’Arkansas, ils donnèrent l’autorité au
président Eisenhower d’envoyer des troupes fédérales dans cet Etat pour mettre un terme
à l’agitation sécessionniste. Dans les deux cas, l’autorité morale de la Cour de reprendre le
récit fondateur de la République (pour le rompre éventuellement) changea, littéralement,
le monde.

NOTES
1. Pour l’influence de la philosophie de l’art sur Ronald Dworkin, philosophe du droit, voir mon
Pratiques juridiques interprétatives et herméneutique littéraire. Variations autour d’un thème de Ronald
Dworkin, Cowansville (Québec), Canada, Yvon Blais, 1998. Sur l’analogie entre pratique juridique
et interprétation littéraire, on consultera aussi avec profit le livre récent de J. ALLARD, Dworkin et
Kant. Réflexions sur le jugement, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, coll. de philosophie
politique et juridique, 2001.
2. Je suis redevable au livre de Fr. OST, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999 des analyses de
cet article.
3. H. ARENDT, Essai sur la révolution, trad. Michel Chrestien, Paris, Gallimard, 1963 (trad. franç.
d’H. ARENDT, On Revolution, New York, Viking Press, 1963).
4. R. DWORKIN, L’empire du droit, trad. E. Soubrenie, Paris, P.U.F., coll. Recherches politiques, 1994
(trad. franç. de R. DWORKIN, Law’s Empire, Cambridge, Mass., The Belknap Press of Harvard
University Press, 1986).
5. Pour un développement de l’analogie du droit et du jeu, voir M. van de KERCHOVE et Fr. OST,
Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, P.U.F., p. 125-191
6. Voir, entre autres, L. PAREYSON, Conversations sur l’esthétique, trad. Gilles A. Tiberghien, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Philosophie, 1992, p. 102, où le philosophe italien parle de
« téléologie immanente de la forme ».
341

7. H.-G. GADAMER, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad.
intégrale P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1996, p. 119
et suiv. (trad. franç. de H.-G. GADAMER, Wahrheit und Methode, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul
Siebeck), 1960).
8. R. DWORKIN, op. cit., p. 57 (trad. franç. légèrement modifiée).
9. Ibidem, not. p. 56-58, 72-75.
10. Ibidem, p. 102.
11. Ibidem, p. 247 et svtes.
12. Ibidem, p. 250-254.
13. En réalité, les deux dimensions — formelle et substantielle — de l'interprétation/continuation
du récit sont imbriquées, mais suffisamment disjointes pour que la catégorie de l’ajustement
formel aux données de l’intrigue puisse exercer une forte contrainte sur celle de l’évaluation
substantielle du récit par l’interprète ; voir mon Pratiques juridiques interprétatives et herméneutique
littéraire..., op. cit., p. 29, 59-62.
14. Pour Dworkin, les idigmes — ces ensembles de pratiques, d’objectifs, de valeurs, d’exemples
et d’outils analytiques développés par une communauté scientifique ou interprétative — sont
complexes et structurés et, par conséquent, susceptibles d’adaptation. Un paradigme est étagé de
façon à abandonner, éventuellement, ses parties les plus faibles, celles qui se révèlent mal
adaptées à la contrainte des problèmes qui pointent à l’horizon, tout en gardant ses parties
supérieures en tant qu’elles sont garantes de la continuité de l’entreprise interprétative. Voir R.
DWORKIN, op. cit., p. 281-282. Le philosophe américain reprend à son compte un exemple d’Otto
Neurath : la réparation d’un bateau endommagé en mer doit se faire planche par planche et non
pas d’un seul coup (ibidem, p. 125 et 154).
15. Sur le nouveau sens acquis par la notion du « cercle herméneutique » en philosophie
herméneutique, voir H.-G. GADAMER, op. cit., p. 286-298. La problématique du cercle
herméneutique de la compréhension a été audacieusement déplacée par Heidegger, à la suite du
théologien Rudolf Bultmann, à la structure existentiale même du Dasein (M. HEIDEGGER, Etre et
Temps, trad. Fr. Vezin, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1986, § 32 ; trad. franç.
de M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, éd. de la Gesamtausgabe, Francfort-sur-le-Main, Vittorio
Klostermann, 1977).
16. Voir R. DWORKIN, op. cit., p. 57-58, 74-75, 241 et svtes, 252 et svtes ; cf. R. Dworkin, « Law as
Interprétation », repris in W.J.T. MITCHELL (éd.), The Politics of Interpretation, Chicago et Londres,
1983, p. 249 et svtes, p. 263-266.
17. Celle-ci est une des thèses centrales de mon livre Pratiques juridiques interprétatives et
herméneutique littéraire..., op. cit., not. p. 31-32.
18. Voir R. DWORKIN, op. cit., p. 412-430.
19. Arrêt Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537 (1896).
20. Arrêt Brown v. Board of Education of Topeka, 349 U.S. 294 (1954).
21. Voir R. DWORKIN, op. cit., p. 242-243, 399, et surtout p. 412-426 ; l’affaire Brown est présentée
d’entrée de jeu par l’auteur comme emblématique dans l’optique qui est la sienne (ibidem,
p. 30-32).
22. Pour quelques critiques allant en ce sens, voir V. KERRUISH, « Coherence, Integrity, and
Equality in Law's Empire : A Dialectical Review of Ronald Dworkin », International Journal of the
Sociology of Law, vol. 16, 1988, p. 51 et svtes, p. 56 ; J. DONATO, « Dworkin and Subjectivity in Legal
Interpretation », Stanford Law Review, vol. 40, 1988, p. 1517 et svtes, p. 1541 ; G. ZACCARIA,
« Diritto corne interpretazione : Sul rapporto Ira Ronald Dworkin e l’ermeneutica », Rivista di
diritto civile, 1994, p. 303 et svtes, p. 319-320. Selon ces auteurs, la « chaîne du droit » est peut-être
une bonne métaphore pour les systèmes juridiques de common law, dont la traditionalité est un
trait générique, mais pas pour les systèmes de civil law, qui ne sont pas tellement enclins à la
sacralisation du précédent judiciaire et à voir dans la figure du juge le continuateur par
342

excellence de la tradition juridique. Toutefois, selon Dworkin, « l’intégrité est une intégrité de
principe (principle) et n’exige aucune forme simple de cohérence en politique (consistency in policy)
» (trad. franç. légèrement modifiée, p. 243) ; cf. R. DWORKIN, Life’s Dominion : An Argument about
Abortion and Euthanasia, Londres, Alfred A. Knopf, 1993, p. 158-159.
23. L’arrêt de principe en la matière est Regents of the University of California v. Bakke, 438 U.S. 265
(1978), dans lequel la Cour suprême ne réussit pas à dégager une seule opinion majoritaire.
24. L’expression fut inventée par un intellectuel afro-américain, S.L. CARTER, Reflections of an
Affirmative Action Baby, New York, BasicBooks, 1991.
25. J’emprunte ce terme à l’historien David Hollinger (D.A. HOLLINGER, Postethnic America : Beyond
Multiculturalism, New York, BasicBooks, 1995).
26. Voir mon Pratiques juridiques interprétatives et herméneutique littéraire..., op. cit., p. 23-24.
27. R. DWORKIN, L’empire du droit, p. 183-184 (trad. franç. légèrement modifiée).
28. Ibidem, p. 190-194. Les critiques de la conception dworkinienne de la communauté politique
fusent de toutes parts ; voir, entre autres, les critiques de Drucitla Cornell, une théoricienne du
droit postmoderne proche des communautariens (D. CORNELL, « Institulionalization of Meaning,
Recollective Imagination and The Potential for Transformative Legal Interpretation », University
of Pennsylvania Law Review, vol. 136, 1988, p. 1135 et svtes), et de Jeffrey Abramson, qui croit que
Dworkin ne réussit pas à réconcitier l'universalisme moral d’inspiration kantienne avec le sensus
commuais éthique d’une communauté locale et historiquement située (J. ABRAMSON, « Ronald
Dworkin and the Convergence of Law and Political Philosophy », Texas Law Review, vol. 65, 1987,
p. 1201 et svtes).
29. C’est pourquoi Dworkin conclut son essai important « Law as Interpretation », in W.J.T.
MITCHELL (éd.), The Politics of Interpretation, op. cit., p. 249 et svtes, p. 270, par la déclaration
suivante : « Politique, art et droit sont unis, d’une certaine façon, en philosophie ».
30. Ni dans son exemple littéraire (où nous sommes conviés à faire une expérimentation de
pensée en imaginant que nous sommes des romanciers tout en bas de la chaîne de rédaction d’un
récit, voir R. DWORKIN, op. cit., p. 254-261), ni dans son exemple juridique (où nous sommes
invités à nous mettre à la place des juges statuant en matière de common law dans une suite de
précédents judiciaires, voir ibidem, p. 261-278), Dworkin n’envisage véritablement le problème de
ce que l’on pourrait appeler la « première signature sur un ouvrage collectif ».
31. Ce thème est une constante chez Fish depuis la publication de son livre remarqué Is There a
Text in this Class ? : The Authority of Interpretive Communities, Cambridge, Mass., Harvard University
Press, 1980 ; voir, entre autres, son petit texte poignant « Don’t Know Much About the Middle
Ages : Posner on Law and Literature », Yale Law Journal, vol. 97, 1988, p. 777 et svtes et son recueil
de textes Doing What Cornes Naturally : Change, Rhetoric, and the Practice of Theory in Literary and Legal
Studies, Durham, N.C., Duke Unversity Press, 1989, passim. Il faut dire que la rencontre avec le défi
herméneutique que pose Fish fut décisive pour la pensée de Dworkin, donnant lieu même à une
abondante littérature secondaire (not. A. GLASS, « Dworkin, Fish, and Legal Practice »,
Rechtstheorie, 1988, p. 443 et svtes et J.M. SCHELLY, « Interpretation in Law : the Dworkin-Fish
Debate », California Law Review, vol. 73, 1985, p. 158 et svtes).
32. S. FISH, « Working on the Chain Gang : Interpretation in the Law and in Literary Criticism »,
in W.J.T. MITCHELL (éd.), The Politics of Interpretation, op. cit., p. 271 et svtes ; cf. S. FISH, « Still
Wrong After All These Years », Law and Philosophy, vol. 6, 1987, p. 401 et svtes et l’ensemble de son
recueil de textes Doing What Cornes Naturally..., op. cit.
33. I. PAPADOPOULOS, Pratiques juridiques interprétatives et herméneutique littéraire, op, cit., p. 40.
34. H. ARENDT, op. cit., p. 36-47.
35. Ibidem, p. 45 (c’est moi qui souligne).
36. M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1967, p. 15 (trad.
franç. de M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, Tübingen, Max Niemeyer, 1953).
343

37. Dans quelques-unes parmi les plus belles pages de philosophie politique jamais écrites,
Arendt démontre comment l’appropriation par la pensée hégélienne du langage figuré des
révolutionnaires français (la révolution comme « torrent » ou comme « marche irrésistible ») a
pu mener à « ce résultat évident mais paradoxal qu’au lieu de la liberté c’est la nécessité qui est
devenue la catégorie essentielle de la pensée politique et révolutionnaire » du Vieux Continent
(11. ARENDT, op. cit., p. 73 ; cf. ibidem, p. 64-81).
38. Ibidem, p. 207-208.
39. La Déclaration de l’Indépendance des Etats-Unis du 4 juillet 1776 s’ouvre par la phrase célèbre
qui suit (dans la traduction de Thomas Jefferson lui-même) : « Lorsque dans le cours des
événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui
l’ont attaché à un autre, et de prendre, parmi les puissances de la terre, la place séparée et égale à
laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui donnent droit, le respect dû à l’opinion de
l’humanité l’oblige à déclarer les causes qui le déterminent à la séparation » (cité in M.
DUVERGER, Constitutions et documents politiques, Paris, P.U.F., 1957 (1996 14), p 677) ; et elle
continue : « En conséquence, nous, les représentants des Etats-Unis d’Amérique, assemblés en
Congrès général (...), publions et déclarons solennellement (...) que ces colonies unies sont et ont
le droit d’être des Etats libres et indépendants ; qu’elles sont dégagées de toute obéissance envers
la Couronne de la Grande-Bretagne ; que tout lien politique entre elles et l’Etat de la Grande-
Bretagne est et doit être entièrement dissous (...) » (ibidem, p. 677-678). Comme le montre
Blandine BARRET-KRIEGEL dans son opuscule Les droits de l’homme et le droit naturel, Paris, P.U.F.,
coll. Quadrige, 1989, p. 25, la Déclaration d’indépendance n’est pas une création ex nihilo, mais
plutôt la réponse des colons au fait que les Anglais avaient rompu unilatéralement les contrats
qui les unissaient à eux. De ce fait, les colons peuvent reprendre leur parole, dans le respect de la
loi naturelle qui soumet la souveraineté des Etats à l’égalité des peuples.
40. Voir les pages célèbres d’Emmanuel SIEYES, Qu'est-ce que le Tiers état ?, chap. V, éd. critique
avec introd. et notes Roberto Zapperi, Genève, Droz, 1970, p. 177-191.
41. H. ARENDT, op. cit., p. 287-316.
42. Ibidem, p. 314.
43. Ibidem, p. 315.
44. Cette définition se veut résolument aristotélicienne. Voir l’analyse de l’acte volontaire
(ekousion) et du choix préférentiel (proairesis) dans ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, III, 3 - III, 5.
45. H. ARENDT, op. cit., p. 316.
46. Ibidem, p. 258.
47. Ibidem, p. 304. Cf. l’analyse du « paradoxe fondateur » par François Ost : « la légalité forme
l’horizon sur fond duquel apparaît le pacte, mais celui-ci contribue à nouer le lien social dont
surgit la loi » (Fr. OST, Du Sinaï au Champ-de-Mars. L’autre et le même au fondement du droit,
Bruxelles, Lessius, coll. Donner raison, 1999, p. 12).
48. A. de TOCQUEVILLE, La démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, t. I, 1981 (éd.
originale 1835), p. 100 : « Chez la plupart des nations européennes, l’existence politique a
commencé dans les régions supérieures de la société et s’est communiquée peu à peu, et toujours
d’une manière incomplète, aux diverses parties du corps social. En Amérique, au contraire, on
peut dire que la commune a été organisée avant le comté, le comté avant l’Etat, l’Etat avant
l’Union ». Cf. ibidem, t. II, p. 132-133, 147-152, 157-159. Sur cet enracinement du pouvoir normatif
dans les communautés « d’en bas » (grassroots communities) en Amérique du Nord, voir R. SÈVE et
I. PAPADOPOULOS, « La conception américaine de la justice », Philosophie politique. Revue
internationale de philosophie politique, no 9, La Justice, 1998, p. 83 et svtes.
49. A. de TOCQUEVILLE, op. cit.
50. L’important livre de B. A. ACKERMAN, Au nom du peuple. Les fondements de la démocratie
américaine, trad. J.-F. Spitz, préf. Patrick Weil, Paris, Calmann-Lévy, 1998 (trad. franç. de B. A.
ACKERMAN, We The People, Vol. I : Foundations, Cambridge, Mass., The Belknap Press of Harvard
344

University Press, 1991) expose d’emblée la problématique qui est la sienne : la recherche de
catégories de pensée authentiquement américaines sur l’histoire constitutionnelle de ce pays,
une découverte de la Constitution américaine « sans l’assistance de guides importés d’autres
temps ou d’autres lieux » (op. cit., p. 29).
51. A la lecture du passage classique d’ARISTOTE, Politique, I, 2, 1253 a 1-18, on s’aperçoit que
l’enchaînement de la pensée aristotélicienne va de la « nature » (phusis) politique de l’homme —
qu’il partage avec d’autres animaux comme l’abeille — vers la différence spécifique de l’homme
qu’est la possession de la « parole » et de la « raison » (logos). Les travaux de Wolfgang Kullmann
ont montré que chez Aristote, la société politique est constituée à la fois par un élément
instinctif, que l’on trouve aussi chez d’autres animaux grégaires, et par un élément rationnel
propre à lui, le logos et une fin fondée sur une décision consciente (zein kata proairesin) ; voir, entre
autres, W. KULLMANN, « L’image de l’homme dans la pensée politique d’Aristote », in P.
AUBENQUE (sous la direction de), Aristote politique. Etudes sur la Politique d’Aristote, Paris, P.U.F.,
coll. Epiméthée, 1993, p. 161 et svtes, p. 169-172.
52. L’exposé classique en la matière reste le livre de Pierre AUBENQUE, La prudence chez Aristote,
Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 1963(19972), not. p. 64-70, 91-95, 111-116.
53. P. RICOEUR, Du texte à l’action, Paris, Seuil, coll. Esprit/Seuil, 1986, p. 385.
54. H. ARENDT, op. cit., p. 293.
55. Ibidem, p. 299.
56. Le constitutionnaliste et théoricien du droit américain qui s’intéresse particulièrement à ce
phénomène est le professeur Sanford Levinson ; voir not. S. LEVINSON, Written in Stone : Public
Monuments in Changing Societies, Durham, N.C., Duke University Press, 1998, et Constitutional Faith,
Princeton, N.J., Princeton University Press, 1988.
57. Le Fédéraliste, n o 10, trad. franç. Gaston Jèze, préf. André Tunc, Paris, Economica, 1988 (éd.
originale 1788), p. 66 et svtes.
58. Ibidem, n o 78 (Alexander Hamilton), p. 646 : « Le Judiciaire (...) n’a ni force, ni volonté, mais un
simple jugement ». Dans Le Fédéraliste, le mot volonté a plutôt la connotation humienne de caprice
ou de passion.
59. Voir sa déclaration dans L’empire du droit, op. cit., p. 443.
60. Rappelé encore récemment par la controverse autour du lieu de jugement du président
yougoslave déchu Slobodan Milosevic (tribunal national ou Tribunal pénal international sur la
Yougoslavie ?).
61. Selon le terme de Neil MacCORMICK, H.L A. Hart, Londres, Edward Arnold, 1981, p. 37-40, 43.
62. Voir sa déclaration liminaire dans L’empire du droit, op. cit., p. 15 : « Le présent ouvrage
reprend le point de vue interne, celui du participant ; il s’efforce de saisir la nature
argumentative de notre pratique juridique en se joignant à cette pratique, et en luttant avec les
problèmes de bien-fondé et de vérité que rencontrent les participants » (trad. franç. légèrement
modifiée). La légitimité du « point de vue interne » repose, selon Dworkin, sur le fait que le droit
est une pratique sociale argumentative et que « tout acteur de cette pratique comprend que ce
qu’elle permet ou demande dépend de la vérité de certaines propositions qui ne reçoivent leur
sens que de cette pratique, et dans son cadre » (ibidem, p. 14, trad. franç. légèrement modifiée).
63. Voir op. cit., chap. V, « Pragmatisme et personnification », not. p. 186-194 et chap. VI,
« L’intégrité », not. p. 217-238.
64. Ibidem, p. 217-218 : « Les obligations associatives (...) constituent une part importante de
notre paysage moral : pour la plupart des gens, la responsabilité envers la famille, les intimes, les
amis et les collègues de syndicat ou de bureau sont les plus importantes, celles qui nous engagent
le plus. L’histoire de la pratique sociale définit les groupes collectifs auxquels nous appartenons,
et les obligations qui nous y attachent ».
65. Ibidem, p. 221.
66. Arrêt Scott v. Sanford, 60 U.S. (19 How.) 393 (1856).
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67. Arrêt Cooper v. Aaron, 358 US 1 (1958).

AUTEUR
IOANNIS S. PAPADOPOULOS
Université de Picardie – Jules Verne

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