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Fanny Marsala

Si tu fermes les yeux...


© Fanny Marsala, 2020
ISBN numérique : 979-10-262-6790-4

Internet : www.librinova.com

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Chapitre I
Un vrai cauchemar

Un bruit assourdissant retentit dans l’obscurité.

Lorsque la police arrive, ils découvrent le corps d’un homme gisant


inconscient sur le sol, entouré de sang, de litres de sang. L’homme a une
carrure plutôt imposante. Son visage ensanglanté semble difficile à
identifier.

Le commandant Durant, un homme grand aux cheveux grisonnants et


dont le visage est marqué par le temps avec ses joues creuses et ses rides
prononcées, n’a pas l’air effrayé, il n’en est visiblement pas à son premier
homicide.
Il demande à ses équipes de prendre des photos de la scène de crime et de
débarrasser le corps. Il ordonne et ses troupes s’exécutent, c’est ainsi que ça
semble fonctionner.
Pourtant, l’officier Alexandra Fournier, une jolie petite brune, se jette à la
première occasion sur son supérieur. Elle débute dans ses fonctions et est à
la fois stressée et excitée par la situation, ce genre d’évènement ne se
produit pas souvent dans la région, elle doit saisir cette opportunité même si
elle sait que Bertrand Durant apprécie la discrétion de ses officiers. Elle fait
déjà beaucoup d’effort pour contenir son enthousiasme et ne pas paraître
trop opportuniste :
« Nous allons lancer une enquête mon commandant ?
— Non ce ne sera pas nécessaire, c’est une affaire déjà classée. »
Elle cache difficilement sa déception mais s’abstient de tout commentaire
face au regard strict de son supérieur. Bertrand est un homme d’expérience,
il n’a pas de temps à perdre avec une minette qui rêve de pouvoir se mettre
quelque chose sous la dent. Elle aura un jour sa chance, elle a du potentiel,
mais pas aujourd’hui.
Un autre bruit retentit soudain. Un bruit qui s’impose et occupe tout
l’espace, ne laissant place à aucun autre son. Un bruit assourdissant qui
vous tire de toutes vos pensées et vos actions.
Je suis prise de panique et je hurle.
C’est mon réveil. Rien de grave, seulement mon réveil.
Je reprends lentement mon souffle.

Encore ce fichu cauchemar, je le fais de temps à autre depuis des années


mais ces dernières semaines, il m’est apparu de plus en plus fréquemment,
certainement car je le redoute. C’est un cercle vicieux, plus j’y pense plus il
m’apparaît et donc plus j’y pense. Et bien sûr, j’y pense souvent juste avant
de dormir.
Ce n’est qu’un cauchemar, l’imagination vous joue quelquefois de sacrés
tours. Je ne connais pas cet homme et ne reconnais pas le lieu non plus,
certainement tiré d’un film policier que j’ai dû voir. Je ne sais pas, je n’en ai
même aucune idée.

Comme pour chasser ces images de ma tête, j’allume la télévision et y


laisse défiler un dessin animé.
Tout en dévorant mes céréales, je tape dans la barre de recherche de mon
téléphone, à tout hasard, le nom du commandant, ce nom que j’ai pu
observer sur son badge. Je découvrirais peut-être enfin le nom du film ou de
la série qui m’a inspirée. Je me félicite de cette idée mais j’aurais pu la
trouver plus tôt.
Ce que je trouve me coupe soudainement l’appétit. Je ne m’attendais pas
du tout à ça.
Le commandant Bertrand Durant, retraité, a été à la tête de la brigade
judiciaire des Bouches-du-Rhône. Il est aujourd’hui actif bénévolement
dans une association de réinsertion professionnelle d’anciens criminels.
Je recherche alors rapidement le nom de l’officier qui l’accompagnait.
Alexandra Fournier, capitaine de police de la même brigade, toujours en
poste. Elle a eu son heure de gloire lors d’une affaire de viols en série
qu’elle a su élucider.

C’est à la fois curieux et perturbant mais j’ai certainement dû voir leurs


noms dans un journal ou bien ma grand-mère, qui adore raconter les
histoires de la région, m’a peut-être parlé de ces policiers. Je n’ai pas le
temps de plus y réfléchir, je file au travail, une grosse journée m’attend
aujourd’hui et puis ce n’est qu’un cauchemar, je n’ai pas douze ans, je suis
capable de passer à autre chose.
Chapitre II
Les sœurs E

Une jolie maison de campagne ornée de plantes, beaucoup de plantes,


toutes sortes de plantes, de volets verts et d’une terrasse en béton jamais
carrelée, plutôt par fainéantise que par choix ; c’est ici que j’ai grandi. À
l’intérieur, un parquet blanc se craquelant à chaque pas, des chambres aux
couleurs et ambiances diverses qui reflètent des personnalités différentes.
On passe de la rose, décorée de danseuses et de poupées, à la jaune, illustrée
de dessins, en passant par la verte, qui révèle un tempérament plus nature,
puis la blanche, en quête de neutralité, à la violette enfin, avec ses fleurs
fanées. Chacune abrite une histoire, une vie.
Signe distinctif de la maison, il y a des prises électriques un peu partout
« juste au cas où ». Mon père est un ancien électricien, aujourd’hui retraité,
la maison familiale reste la vitrine de son savoir-faire passé et bien que ce
soit étrange nous devons reconnaître que c’est plutôt pratique. Outre les
habitants humains, résident ici trois chats et deux poissons rouges. Ces
derniers cohabitent dans un immense aquarium, qui était supposé se remplir
au fil des années, mais s’est toujours limité à deux occupants ; pas toujours
les mêmes, mais jamais plus nombreux.
La maison s’inscrit depuis une bonne trentaine d’années dans le paysage
d’une petite ville du sud de la France où l’odeur de la lavande et le chant
des cigales font partie intégrante de la routine quotidienne et ne me
quitteront jamais vraiment.
Elsa, c’est mon prénom. Je fais partie des sœurs « E », comme on nous
surnomme.
Rien de très original, juste parce que nos parents, et plutôt ma mère, ont
décidé de démarrer le prénom de chacun de leurs enfants par la lettre E.
Mon père, fol amoureux, n’a certainement pas osé lui dire que ça pouvait
être légèrement ridicule. De toute façon, c'est toujours elle qui décide. Mon
père, c'est un nounours, il n'y a pas une once de méchanceté en lui, il ne
s'impose jamais, il accepte tout, ça le rend aussi attachant que fatigant. Mais
après tout, il semblerait que ça lui convienne parfaitement ainsi, alors, je ne
m’en soucie pas vraiment.

Nous sommes six sœurs. Je suis au milieu.


J’aime mon positionnement et vu le caractère de ma mère et sa manie de
vouloir tout contrôler, je pense qu’être au milieu et se faire un peu oublier
dans la masse n’est pas vraiment un inconvénient.
Six enfants, ça paraît énorme pour une famille moderne, sauf quand on
précise que les places quatre et cinq sont occupées par des jumelles et que
la sixième était l’ultime tentative d’avoir enfin un garçon. Je dois dire que
sur ce point, je comprends ma mère. Après cinq filles, qui ne rêverait pas de
mettre au monde un petit garçon, d'acheter autre chose que des robes et des
poupées.
Ma mère s’est persuadée, en lisant des livres et en suivant un coach de
développement personnel, que si elle s’imaginait avec un petit garçon, à
100 % et sans laisser la moindre place au doute, l’univers le lui enverrait.
C'est ce que les connaisseurs en la matière appellent la loi de l'attraction.
Pour nous, c’est ainsi qu’Étienne est devenu Étienna car, bien sûr, elle
n’avait pas prévu de plan B au moment de l’arrivée de bébé. Dans sa
logique, demander le sexe avant la naissance aurait été un signe de doute,
qui ne lui aurait pas permis d’avoir le fils tant désiré.
La fameuse loi de l’attraction, qu’elle nous avait vendue si souvent, a
donc montré ses limites le jour de la naissance d’Étienna et ma mère n’a
plus jamais voulu qu’on en parle. Je pense qu'elle s'est sentie à la fois déçue
et ridicule d'y avoir tant cru ; une véritable humiliation psychologique
qu’elle s’est elle-même infligée.
Elle a fait une dépression post-accouchement et le mois suivant la
naissance, elle a décidé de mettre un terme radical à tout espoir en se faisant
ligaturer les trompes, comme par résignation. Nous serons donc à jamais les
sœurs « E ».
Grandir au sein d’une famille nombreuse laisse des traces, nous avons
tendance à parler fort pour nous faire entendre, à manger vite pour avoir
une chance d’obtenir les meilleurs morceaux de viande ou parts de gâteaux
mais cela permet aussi de développer le sens du partage, de la répartie et
des concessions. Autant de compétences que l’on développe naturellement.

Elvira, est l’aînée, elle a trente-trois ans.


Elvira a toujours été très belle, des sœurs « E » elle est celle que tous les
garçons ont un jour admirée et rêvée. Ses longs cheveux d’un brun profond
et brillant, ses légères ondulations, son regard envoûtant et ses formes
généreuses n’ont laissé personne indifférent. Mais Elvira n’est pas une fille
facile, elle aurait pu multiplier les conquêtes mais n’a pas eu plus de trois
petits copains au total.
Et finalement, Brahim est entré dans sa vie et comme pour braver
l’interdit, ma mère étant quelque peu contre les relations inter-religion, elle
est tombée follement amoureuse de lui.
Pourtant, quand on voit Brahim, il n’a rien de particulier, elle a eu des
hommes plus beaux, plus intelligents et plus gentils autour d’elle mais c’est
bien lui seul qui a su faire chavirer son cœur.
Comme l’a dit un philosophe, le cœur a ses raisons que la raison ne
connaît pas. [Pascal]
Elvira s’est convertie à l’Islam puis mariée, et ce, après seulement un an
et demi de relation. Elle avait à peine vingt-et-un ans. Ça a rendu ma mère
folle, outrée. Mon père, lui, beaucoup plus ouvert d’esprit, a su apaiser les
tensions et s’est toujours bien entendu avec Brahim.
L’ironie du sort, c’est qu’aujourd’hui, ma mère aussi adore Brahim et ose
même nous dire que nous devrions suivre l’exemple d’Elvira et trouver un
mari. C'est toute la contradiction qu'incarne ma mère. Elle peut dire tout et
son contraire et vous garantir qu’elle n’a jamais pensé différemment, au
point de vous en faire douter.
Elvira et Brahim ont mis au monde trois merveilleux enfants ensemble,
Hamza, Hassan et Hajar. Cela n’a échappé à personne, Elvira est la seule
qui a toujours trouvé génial que nous ayons des prénoms commençant par
la même lettre. Elle a donc naturellement souhaité reproduire le même
schéma avec sa propre famille et apparemment le concept a également
séduit Brahim. Elvira a mis fin à la malédiction des filles dans notre famille
en ayant deux garçons. Ma mère les gâte énormément et je la soupçonne
d’être beaucoup moins attachée à Hajar, en tout cas, c’est ce que son
comportement reflète.
Hajar n'a pas à s'en faire, ses cinq tantes seront toujours là pour elle,
autant que pour ses frères. Cette gamine a largement hérité de la beauté de
sa mère, avec en plus, les yeux en amandes et le teint hâlé de son père.
Autant dire que la perfection n’est pas loin, mais je ne suis pas des plus
objectives. Brahim va certainement avoir du mal à la laisser sortir quand
elle sera adolescente mais je compte bien sur Elvi pour la laisser libre de
vivre ses propres expériences, sans que son père surveille tous ses faits et
gestes.

Essie, la deuxième, a trente-et-un ans. Oui, elle a un prénom de marque


de vernis, mais c’est aussi, et avant tout, un prénom. Il convient de préciser
que nos prénoms ont été choisis par ma mère. Mon père, lui, ne fait que
suivre les décisions de ma mère. Il cautionne, tout comme s’il n’avait
jamais vraiment d’avis, ou que rien ne comptait vraiment à ses yeux.
Dépressive dans l’âme, Essie n’est jamais contente et attire à elle tous les
problèmes imaginables. Plutôt grande, elle a toujours été complexée, alors
qu’elle aurait pu être fière de son allure élancée. Il nous a toujours fallu
porter des talons hauts pour pouvoir prétendre être à la hauteur de notre
sœur.
C’est vrai que la différence avec le reste de la famille est surprenante et a
certainement dû participer au mal-être de Essie. La même fille, dans une
famille de grands, aurait certainement été beaucoup plus à l’aise.
Après six ans de relations avec Thomas, de trois ans son cadet, ils se sont
mariés. Elvira et elle nous ont bien prouvé que la durée de relation avant le
mariage ne garantit rien en termes de longévité du mariage lui-même. Après
seulement six mois de mariage, Essie et Thomas ont divorcé. Il l’a trompé
avec une vingtaine de femmes au moins, un vrai coureur de jupons.
En fait, nous n’avons jamais senti Thomas, il nous a souvent « draguées »
derrière le dos de ma sœur. Lorsque nous le lui disions, elle nous répondait
que sa manière de s’exprimer pouvait faire penser à de la séduction, mais
qu’il n’en était rien.
Malgré nos mauvais pressentiments à l’égard de Thomas, nous n’avons
pas voulu insister, mais visiblement nous avions raison, ce n’était pas sain.
Après son divorce, Essie a pleuré tous les jours pendant neuf mois, il a
été impossible de la raisonner. Cela fait maintenant cinq ans et Essie
continue à dire qu’elle finira ses jours seule, sans homme et sans enfants.
L’année dernière, elle a subi un licenciement économique, son entreprise
a délocalisé à l’étranger toutes les activités de gestion de la paie dont elle
faisait partie. Optimisation des coûts, ont-ils justifié. Essie, qui n’avait plus
que le travail pour se sentir utile, a replongé dans la dépression. Depuis, elle
est au chômage et à chaque fois qu’elle a un entretien, elle arrive à se faire
présélectionner dans la liste des finalistes mais n’obtient jamais le poste.
Mais ce n’est pas tout, je pourrais écrire un livre sur les malheurs
d’Essie ; à dix-sept ans on lui a détecté une dépigmentation de la peau. Rien
de grave mais elle doit, à jamais, éviter le soleil. Comme elle est blanche ça
ne se voit pas, mais c’est très frustrant de ne pas pouvoir bronzer. D’autant
plus que nous avons une peau qui se hâle rapidement au soleil, Essie paraît
donc toujours très pâle à côté de nous en été.
Grande et blanche, on a presque du mal à croire qu’elle fait partie de
notre famille. Enfin, c’est ce qu’elle pense mais sur plein d’autres traits
physiques, elle nous ressemble énormément.
D’aussi loin que je me souvienne, Essie a toujours eu tendance au
pessimisme. Petites déjà, il fallait qu’on la laisse gagner lors de nos parties
de jeux car dans le cas contraire elle le vivait mal et s’enfermait plusieurs
jours dans sa chambre.
Essie a besoin qu’on lui redonne confiance en elle, qu’on lui fasse des
compliments, qu’on la rassure. C’est le rôle qu’a su prendre une des
jumelles, Éline.

Et voici mon positionnement, je suis la troisième. J’ai vingt-neuf ans. La


vie m’offre beaucoup d’opportunités. Mes amis m’appellent la chanceuse.
J’ai toujours connu le succès dans tous ce que j’entreprends. Je suis
indépendante, n’en déplaise à ma mère, qui voudrait pouvoir nous modeler
à sa manière et décider pour nous. J’ai obtenu des bons diplômes dans les
meilleures écoles de France. J’ai voyagé. J’ai beaucoup d’amis aux quatre
coins du monde. J’ai rencontré l’homme de ma vie, Benno, un allemand,
lors d’un voyage à l’autre bout du monde. Mon leitmotiv "Souris à la vie et
la vie te sourira", et ça fonctionne plutôt bien. Je croque la vie à pleines
dents, j’ai des projets et des rêves plein la tête.
Je ne ressens pas le besoin d’être la plus belle ou la plus intelligente ;
j’aime être moi, telle que je suis. Bref, je me sens heureuse et épanouie et
c’est ce qui fait mon charme et mon authenticité. Depuis plusieurs années,
je travaille pour une entreprise multinationale, c’est ce qui m’a permis de
voyager et de vivre à l’étranger. En parallèle, je développe un projet avec
Benno. Nous souhaitons fonder notre propre ONG. Nous sommes de grands
amoureux de la nature et voulons agir pour sa protection.

Éline et Emma, les jumelles ont vingt-six ans.


Éline, en apparence très simple, n’aime pas se mettre trop en avant. Elle
rassemble toujours ses beaux cheveux longs en un chignon lâche, assorti de
quelques barrettes aux couleurs neutres. Elle porte continuellement des
jeans classiques et des t-shirts unis qu’elle décore d’une petite broche,
toujours la même, couleur or avec des petites perles blanches. À ses pieds,
des derbys, quelle que soit la saison.
Éline a toujours été bienveillante et empathique avec tout le monde.
À seulement douze ans elle s’est engagée dans les restos du cœur et a
passé ses week-ends à distribuer des soupes aux sans-abri.
Elle aide les voisins à porter leurs courses, propose ses services lorsque
quelqu’un en a besoin et refuse toute compensation monétaire.
Lorsqu’elle croise une vieille dame, elle l’aide spontanément à marcher
ou lui fait la conversation pour lui montrer de l’affection.
Elle se lève tous les dimanches matin pour aller à la messe où elle lit des
passages de la Bible et son auditoire l’adore. Mes parents ne lui ont pas
transmis ça, nous ne sommes jamais allés à la messe en famille. Éline ne
croit même pas en Dieu, elle trouve juste que la religion porte un beau
message et rassemble les gens.
J’admire beaucoup Éline, j’ai rarement connu une personne aussi
profondément bonne. Elle n’est jamais dans le jugement. Lorsque Elvira a
commencé à porter le voile, Éline l’a défendue corps et âme auprès de notre
mère.
Éline passe tant de temps à penser aux autres qu’elle a tendance à
s’oublier.
Sébastien est entré dans sa vie il y a trois ans. C’est un brave garçon et il
a de grandes qualités humaines mais au fond de moi j’ai toujours trouvé
qu’Éline méritait mieux. Effectivement, Sébastien a pour lui sa gentillesse
mais il est très maladroit et pas toujours très clairvoyant. Éline passe
beaucoup de temps à lui expliquer des choses simples. Je ne suis pas sûre
qu’elle soit vraiment amoureuse de lui. Je pense qu’Éline se voit comme
une missionnaire sur Terre et qu’elle dédie sa vie à rendre les autres
heureux, au détriment de son propre bonheur. Sébastien aurait bien du mal à
trouver quelqu’un d’autre et finalement plus j’y pense, plus je me dis que le
bonheur d’Éline dépend de celui des autres et de sa faculté à le diffuser
autour d’elle.
Quand nous étions enfants, nous l’appelions Sainte Éline. Jamais une
pensée négative ne traversait son esprit. Lorsqu’une de ses amies était
méchante avec elle, Éline lui écrivait une longue lettre pour lui expliquer
qu’elle ne lui en voulait pas et espérait qu’elles se réconcilieraient vite.
Sa bonté pouvait en devenir agaçante pour ma mère qui a une
personnalité plutôt égoïste et ne supportait pas l’idée que sa fille passe
autant de son temps à aider les autres. Elle lui a donné énormément de
tâches ménagères pour qu’elle ait moins de temps pour s’occuper du
voisinage. Éline ne lui en voulait pas et qualifiait ce comportement
d’attachement fort et de peur de l’abandon. Elle trouve toujours de bonnes
excuses à tout le monde. Alors, elle jouait les Cendrillon pour ma mère
tandis que nous, nous n’avions que très peu de corvées à faire. Éline ne veut
toujours pas s’installer à temps complet avec Sébastien car elle a peur que
ma mère ne sache pas venir à bout de ses besognes quotidiennes. Sébastien
a donc un appartement qu’il partage partiellement avec ma sœur et il passe,
lui aussi, beaucoup de temps chez mes parents, à aider ma mère dans son
quotidien.
Éline n’est pas notre aînée et pourtant j’ai l’impression qu’elle a toujours
joué les mamans avec nous.

Emma est complètement différente de sa jumelle. C’est une rebelle. Elle


est en perpétuel conflit avec ma mère. Emma est homosexuelle, même si ce
n’est pas un choix mais bien sa nature, je sais qu’elle se réjouit de pouvoir
créer le choc dans l’entourage maternel.
Emma multiplie les conquêtes, je ne me rendais pas compte du nombre
de lesbiennes dans notre région. Je crois que le charme d’Emma a su
convaincre nombre de filles de tenter l’expérience. Elle mêle féminité et
virilité, c’est intrigant. En effet, Emma est toujours bien apprêtée, son
vestiaire se compose principalement de jupes et de robes, plus sexy les unes
que les autres, la mettant bien en valeur ; et pour couronner le tout, elle se
maquille toujours impeccablement bien. Sa coupe de cheveux courte à la
garçonne s’accompagne de rouges à lèvres aux couleurs intenses ainsi que
de boucles d’oreilles imposantes.
À côté de cela, elle fait du rugby à un bon niveau, de la boxe et de la
musculation. Emma incarne le contraste. Elle peut sortir d’un match en sang
et quitter les vestiaires avec la tenue parfaite pour fêter la victoire. Son
coming out n’a pas été compliqué. Je pense que nous le savions tous avant
qu’elle en prenne conscience elle-même. Et, en dehors de la famille,
personne n’oserait se moquer d’elle car Emma est assez impressionnante,
autant physiquement que par sa forte personnalité. Il y a un an, Emma a
rejoint les femen, ce groupe de féministes provocatrices. Ça rend malade,
autant ma mère, qu’Elvira, laquelle ne cautionne pas le fait que sa sœur
puisse montrer ses seins à la télévision pour défendre une cause dépourvue
de sens. Elle évite de la laisser seule avec Hajar de peur qu’elle ne lui mette
ses idées dans la tête. Pour moi, c’est une erreur, n’importe quelle mère
devrait rêver d’avoir une fille aussi forte et affirmée qu’Emma, mais je
n’aborderai jamais le sujet avec Elvi, je ne suis pas sûre qu’elle réussisse à
comprendre.

Étienna, la benjamine, a vingt-deux ans, c’est notre bébé à toutes. Elle est
naïve, rigolote et légèrement susceptible. Nous lui avons toujours fait croire
mille et une histoires incroyables et ne lui avouions la vérité que lorsqu’elle
avait eu le temps de les répéter à tout le monde, ce qui était extrêmement
gênant pour elle, mais tellement amusant pour nous. Ma mère a toujours été
dure et exigeante avec chacune d’entre nous mais s’est clairement relâchée
avec Étienna. Elle l’ignore même carrément ; non pas parce que c’est la
dernière mais parce qu’elle est la fille qu’elle n’avait pas voulue, celle qui a
brisé à jamais l’espoir d’avoir un fils, celle qui a empêché la transmission
du nom.
Heureusement, selon moi, Étienna ne peut pas le ressentir, nous la
chouchoutons tellement qu’elle n’a pas besoin de l’attention de ma mère.
Au contraire ça lui permet de souffler un peu, cinq grandes sœurs ce n’est
pas des plus reposant.
Étienna accorde beaucoup d’importance à ses études, elle veut réussir
dans la vie et pour elle le succès rime avec éducation. Elle passe son temps
à étudier. Lorsqu’elle n’est pas plongée dans ses livres, elle regarde des
reportages scientifiques. Ses larges lunettes rondes et sa coupe carrée
parfaitement géométrique traduisent bien sa personnalité. Elle a réponse à
tout et lorsqu’elle ne sait pas, elle cherche, vérifie ses sources puis déballe
fièrement sa science. Aussi attachante qu’irritante, elle est notre petite
intello préférée et protégée.

J'ai eu la plus belle des enfances, mes sœurs et moi avons des milliers
d'anecdotes à partager. Nos parents nous ont donné le plus beau des
cadeaux, la fraternité. D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais pu
m'ennuyer, nous inventions des jeux plus fous les uns que les autres. Nous
avions toutes nos propres amis mais il y a toujours un moment où nous
souhaitions rester juste entre nous, en famille. Je crois qu'il n'était pas
évident pour nos amis de se faire une place dans nos vies, déjà bien
chargées. Beaucoup nous enviaient, c'est tellement génial d'avoir une
grande fratrie. Je rêve de fonder un jour ma propre famille et d'offrir tous
ces moments de bonheur à mes enfants.

Aujourd'hui, nous sommes adultes mais toujours aussi soudées, toujours


présentes les unes pour les autres. Il n'y a rien de plus précieux que la
famille, en tout cas pour nous, c'est une vérité indéniable. Lorsqu'une de
nous est malade, nous organisons des tours de garde pour qu'elle ne se sente
pas seule.
Nous n'hésitons jamais à poser une journée pour assister aux matches
d'Emma et l'encourager à en perdre nos voix. Lorsque Essie vit une galère
ou a juste une baisse de moral, il suffit qu'elle en contacte une pour que
nous débarquions toutes chez elles avec DVD, glaces, gâteaux et tout ce qui
peut lui redonner de l'énergie.
Étienna ne passe jamais un examen sans que chacune d'entre nous ne l'ait
interrogée au préalable, jusqu'à ce qu'elle soit vraiment incollable.
Elvira peut compter sur nous lorsqu'elle souhaite passer une soirée sans
enfants avec Brahim. C'est toujours avec grand plaisir que nous jouons les
nounous, ou plutôt les tatas gagas, tellement nous adorons ces trois
merveilles.
S’il arrive que je ne voyage pas pendant plusieurs mois, mes sœurs
s'inquiètent et se cotisent pour m'offrir un week-end, n'importe où en
Europe, sans toujours vérifier les conditions climatiques ce qui m'a valu
quelques mésaventures mais aussi, des souvenirs hilarants. Il m'arrive
même, je l'avoue, de ne rien organiser exprès, dans l'attente d'un week-end
surprise. Le dernier en date, Riga, en janvier. Malheureusement, le mois de
janvier est la pire période pour cette destination puisque Riga ne bénéficie
que d'environ une heure d'ensoleillement par jour. Autant dire que visiter
une ville de nuit n'a pas été des plus facilitant, on ne voit quasiment rien sur
mes photos. Mais ça a beaucoup fait rire les filles et après tout c'était une
expérience locale à vivre.
Enfin, il n'y a pas grand-chose que nous pouvons faire pour Éline
puisqu'elle n'est heureuse qu'en faisant des choses pour nous, alors nous la
couvrons simplement de remerciements autant que possible pour qu'elle
continue à toujours se sentir utile.
Nous n'avons pas besoin de parler pour nous comprendre, malgré nos
différences : d'un simple coup d'œil nous savons ce que nous ressentons.
Nous sommes liées par le sang et notre amour est indescriptible.
Il convient de préciser que comme toutes les sœurs il nous arrive, bien
évidemment, de nous disputer mais ça ne dure jamais longtemps car il y en
a toujours quatre autres pour nous raisonner.
Nous avons instauré le thé de la réconciliation et quand une dispute
semble trop importante, nous prenons simplement l'initiative de préparer un
thé qui finit toujours par un câlin général.

Nos relations avec nos parents sont bonnes, comme je l’ai déjà évoqué,
notre père est très discret et notre mère beaucoup moins. Chez nous, c’est
clairement la mère qui porte la culotte. Elle a complètement imposé sa
vision de l’éducation, qui parfois avec du recul a pu être étrange mais on
s’en sort bien de manière globale : nous n’avons pas de quoi nous plaindre,
nous n’avons jamais manqué de rien.
Il est vrai que nous aimerions que notre père se réveille, au moins de
temps en temps, mais ce n’est pas dans sa personnalité, c’est un passif, il se
laisse aller et déteste le conflit, il n’ira donc jamais contredire notre mère.
Elle, c’est le contraire, tout est objet à dispute, elle a un niveau
d’exigence très élevé et ne laisse passer aucune faute ou imperfection.
Nous sommes en froid avec presque tous nos voisins, elle reproche à l’un
de ne pas bien entretenir ses haies et de donner une mauvaise image globale
du quartier, à l’autre de ne pas contribuer au bien-être général en écoutant
trop fort sa musique, à d’autres de mal se garer, à un dernier d’avoir laissé
une lumière allumée en partant et ainsi ne pas respecter la planète, enfin,
elle a toujours quelque chose à critiquer. Le problème c’est qu’elle ne sait
pas prendre sur elle, elle ne se contente pas de le penser, non, elle n’hésite
pas une seconde à aller au front, ses phrases favorites sont « Il croit quoi
celui-là ? », « Je vais me gêner tiens » ou encore « J’y vais de ce pas, on
verra s’il fait encore le malin ».
Et c’est pareil avec la boulangère lorsqu’elle ne donne pas le pain parfait,
le boucher lorsque le prix de sa viande augmente et le fleuriste lorsqu’il n’a
plus ses fleurs préférées.
Tout est rapidement scandaleux, honteux.
Nous avons souvent été gênées par son comportement et son impulsivité,
notamment avec certains parents de nos amis à qui elle se permettait de
faire des leçons de morale comme si elle avait la science infuse.
En vacances, elle a souvent eu le chic pour gâcher de bons moments en
criant sur un serveur trop lent ou sur un maître-nageur pas assez attentif.
Elle attire l’attention sur nous et quand nous lui faisons remarquer, sa
réponse est simple et efficace : « Les familles nombreuses se font toujours
remarquer, les filles ». Elle n’a pas tout à fait tort mais c’est tout de même
un sacré raccourci à toute explication.
Heureusement, nous n’avons pas hérité de cela, quelle perte d’énergie
inutile ! La seule personne qu’elle rend malheureuse, à toujours être de
mauvaise humeur pour un oui ou pour un non, c’est elle-même.
Et mon père, il réagit comme si tout était normal, il la regarde
compatissant à chacune de ses crises, la soutient tout en restant à l’écart.
À première vue, ces deux-là n’ont rien à faire ensemble, tout les oppose,
mais pourtant, je suis persuadée qu’ils ne se quitteront jamais. Je n’imagine
pas une seconde mon père sans ma mère, il serait bien incapable de prendre
ses propres décisions et de les assumer. Ou peut-être, selon la « théorie
Emma », ça ferait du bien à notre père qu’elle le quitte, il serait alors
contraint de se reprendre en main, il pourrait alors même être surprenant.
Ça reste à prouver, et c’est, à ce jour, difficile à imaginer. D’autant plus
qu’Emma n’est pas vraiment objective, elle ne supporte pas notre mère et
ne fait plus preuve d’aucune tolérance à son égard ce qui la conduit à dire
que tout le monde se porterait mieux sans elle.
Chapitre III
D’étranges rêves

« Ta mère a toujours su qu’elle voulait enseigner ? »


Benno me pose cette question alors que nous prenons tranquillement le
soleil à la plage.
En effet, aujourd’hui retraitée, ma mère a enseigné la littérature pendant
plus de trente ans mais je suis bien incapable de répondre à cette question.
Je me rends alors compte que je ne me suis pas beaucoup intéressée au
passé de ma famille. Benno est incollable sur les histoires de ses parents et
peut remonter facilement trois générations d’anecdotes. Peut-être que je fais
simplement partie d’un milieu où l’on communique peu. Le présent est
tellement prenant dans une famille nombreuse que le passé peine à faire sa
place. Et le temps passe si vite, d’un seul coup, sans prévenir, nous sommes
devenues adultes. Bien sûr, nos parents nous ont raconté des histoires sur
leur enfance, leur jeunesse mais uniquement des futilités sans trop entrer
dans les détails. Leur rencontre, elle-même, reste assez vague, ils ont
fréquenté les mêmes écoles et se sont donc toujours connus. Rien de
romantique, on ne sait pas comment ils sont passés de simples
connaissances à amoureux puis mariés. D’ailleurs, ont-ils vraiment été
amoureux un jour ? On ne sent pas une passion fulgurante quand on les voit
tous les deux. J’espère secrètement qu’avec Benno, nous aurons toujours
cette flamme ou au moins, le courage de nous prendre en main si elle venait
à s’éteindre. Je ne peux pas m’imaginer partager mon lit par simple
habitude. Pour moi, la place de l’amour dans la vie est très importante, je
suis peut-être un peu trop fleur bleue mais ça me convient ainsi, j’aime
aimer et plus particulièrement j’adore l’aimer lui. C’est ainsi que je
commence, petit à petit, à me poser des questions que je ne me suis jamais
posées avant. Je ne sais pas si c’est l’âge ou les interrogations de Benno
laissées sans réponses mais il est vrai que ça ne m’a jamais autant intéressée
auparavant.

Une nuit d’automne, alors que les arbres s’étaient recouverts de leurs plus
belles teintes brun orangé et que les températures commençaient à chuter
peu à peu, alors que tout semblait normal, je fais un rêve des plus intrigant.
D’autant que je peux me souvenir j’ai toujours rêvé, d’ailleurs tout le
monde rêve. Pour ma part, j’adore les rêves, ils permettent d’être ce que
l’on veut, de vivre des expériences uniques et de traverser les registres et les
émotions, frayeur, joie, rire, tristesse.
Il n’y a aucune limite, tout semble possible. Et même quand on se
retrouve dans les pires situations il nous suffit de nous réveiller pour réussir
à oublier.
Quand on y pense, c’est comparable à de la magie.
Cette nuit-là, je m’assoupis tendrement quand soudain, devant mes yeux,
je vois un groupe d’enfants. Ils se ressemblent, je comprends vite que je
suis face à une famille. Ils sont tous plus mignons les uns que les autres, ça
me fait sourire, j’adore les enfants et j’adore voir des familles nombreuses.
Je connais leur complicité. Mais alors que je les observe sans trop me poser
de question, l’un d’eux attire mon attention. Il me fait drôlement penser à
mon père. C’est bien lui, mon père encore enfant. C’est un rêve, donc rien
d’incroyable en théorie mais quelque chose me perturbe, ça me parait si vrai
et je pense n’avoir jamais rêvé d’un de mes parents enfants. C’est difficile
pour notre imaginaire de se les représenter avec autant de précision, en
ayant rapidement vu quelques photographies d’époque et de surcroît, en
noir et blanc.
Pourtant il est là, je l’aperçois, entouré de sa famille. Je n’ai aucun de
doute, mon père a un grain de beauté assez imposant juste sous son menton,
qui attire d’autant plus l’œil sur un petit visage d’enfant. Je le reconnaîtrais
parmi des centaines.
Sa mère, ma grand-mère, qui les suit de près, semble en immense
difficulté à suivre le rythme. Rien de surprenant, être une mère veuve avec
cinq enfants en bas âge n’est pas de tout repos. Je suis admirative de ces
femmes et de leur courage pour assumer une famille entière sans aucun
soutien, ni financier, ni psychologique, parce qu’à cette époque on aurait eu
honte de demander de l’aide.
Mon père a perdu son père lorsqu’il était très jeune dans un accident de la
mine dans laquelle il travaillait, il n’en a que très peu de souvenir. Mon
pauvre grand-père, Giorgio, d’origine sicilienne, a immigré les yeux pleins
d’étoiles dans ce pays qui le condamnera en l’envoyant chaque jour au fond
du trou. Ce triste destin est celui de milliers d’autres. Quand il ne s’agissait
pas d’accidents, la mine a quand même su prendre la vie de ses travailleurs,
en attaquant leurs voies respiratoires notamment. Mais cette immigration lui
a aussi permis de rencontrer la femme de sa vie, une jolie Française attirée
par son teint mat, ses yeux noirs et son accent chantant. Celle qui fera de lui
un mari puis un père, celle qui dédiera sa vie pour la sienne. Celle qui lui
rendra visite tous les jours sur sa tombe, celle qui continuera de le pleurer
jusqu’à finalement le retrouver. Celle qui continue de le faire vivre à travers
elle.
Je me suis toujours doutée que ça n’avait pas dû être facile pour ma
grand-mère mais la voir, face à moi, en réalité, c’est autre chose. Je
comprends alors, à mes dépens, à quel point elle a pu souffrir et ça me
plante une flèche en plein cœur.
Nous sommes dans un petit parc pour enfant, il y a quelques balançoires
seulement, dont certaines semblent bien détériorées par le temps mais
apparemment suffisantes pour que les enfants s’amusent. En plein centre du
parc, sans aucun lien avec le reste, se trouve une grande sculpture
représentant un lion. Les enfants grimpent dessus et s’imaginent à dos de
cheval.
Ma grand-mère se pose sur un banc couleur chêne, les surveillant du coin
de l’œil tout en relâchant la pression le temps de quelques heures au grand
frais. Je vois dans ses yeux la fatigue et la tristesse.
Ma grand-mère a maintenant quatre-vingt-cinq ans mais son regard est
toujours le même. Il n’y a que ça qui ne vieillisse pas, le regard, le reflet de
l’âme.
Mais ce qui est perturbant, c’est que je m’aperçois que je ne suis pas
simple spectatrice, comme je pensais l’être ; elle me voit aussi. Je le
remarque car, se sentant observée, elle m’a jeté un regard furtif. Plutôt que
de rester dans le voyeurisme, je décide alors de prendre place à côté d'elle et
j’entame la conversation :
« Ils sont épuisants, ça fait du bien de laisser le parc prendre le relai.
— Oui, c’est plaisant de s’asseoir un peu.
— Vous venez souvent ici ?
— Oui, au moins deux fois par semaine et vous ? Il ne me semble pas
vous avoir déjà vue.
— Non effectivement, nous sommes seulement en vacances, nous
rendons visite à de la famille.
— D’où venez-vous ?
— Du Nord, près de Calais. »
Évidemment, elle ne me reconnaît pas puisque dans son monde je
n’existe pas encore mais quel plaisir de pouvoir échanger quelques mots
avec celle que j'appelle aujourd'hui grand-mère, celle qui indirectement m'a
permis de vivre.
Je voudrais tant lui dire que je suis sa petite-fille mais je n’ose pas. Ça
n'aurait aucun intérêt et la ferait même fuir ! Qui pourrait y croire ?
Je la trouve belle malgré sa fatigue apparente, belle et généreuse. Elle me
propose naturellement et poliment une part du goûter de ses enfants
lorsqu’ils viennent le lui réclamer. Je suis touchée car je connais les
problèmes financiers qu’elle traverse. Je sais que cette petite part de gâteau
prend une part importante de son budget mensuel et que tout est compté.
Pourtant, elle n’hésite pas une seconde à le partager avec une inconnue.
J’accepte, non pas par gourmandise mais parce que je sais ce que ça
représente pour elle, elle serait vexée que je refuse. Comme elle l’est
aujourd’hui, lorsqu’une de mes sœurs fait la difficile à table ou est au
régime.
Ce simple geste me rend très fière de ma grand-mère, encore plus que je
ne l’étais déjà. Je voudrais lui dire à quel point je me sens honorée de porter
son nom, de sentir son sang couler dans mes veines mais évidemment je
m’abstiens.
La conversation ne dure pas longtemps, je sens que ma grand-mère a
surtout besoin de calme et de repos, je ne veux pas la déranger plus
longtemps. En la laissant, je décide de lui offrir quelque chose à mon tour.
Spontanément, je lui tends mon porte-bonheur. C'est l’objet le plus précieux
que j'aie sur moi à ce moment-là. Il s’agit d’une roche volcanique que j’ai
trouvée lors d’un voyage en Indonésie et conservée depuis des années
maintenant. J’ai tout de suite aimé ses lignes irrégulières et son aspect
râpeux ; en la voyant, je me suis imaginé ses pensées, « Oui je suis
attractive mais ne me sous-estime pas », et me suis plus ou moins projetée
en elle.
Je confie à ma grand-mère que cette roche la protégera. Ce ne sont pas
des paroles en l’air, j’ai moi-même l’impression qu’elle m’a protégée lors
de certains épisodes de ma vie, c’est pourquoi j’en ai fait mon porte-
bonheur.
Elle me regarde pleine de gratitude car elle sent que cette roche a une
valeur pour moi. En effet, j’y tiens réellement et il est plus que certain que
je ne l’aurais jamais cédée à une réelle inconnue dans un parc.

À mon réveil, toujours un peu perturbée par ce rêve inattendu, mon


premier réflexe est de chercher cette roche pour la remercier de m’avoir
accompagnée dans ce beau moment. Je la laisse toujours sur ma table de
chevet, à côté de moi. Elle ne s’y trouve plus. Je commence donc à la
chercher autour et sous le lit. Impossible de mettre la main dessus. Je
réveille Benno avec mon brouhaha, à force de déplacer les meubles de la
chambre en quête de ma roche.
Il est assez surpris car avant de s’endormir, il est sûr de l’avoir vu, à sa
place habituelle. Les jours passent et je ne la retrouve pas. C’est étrange
mais je finis par accepter, je la retrouverai un jour, lorsque je ne m’y
attendrais pas dans un endroit certainement improbable. Peut-être l’ai-je
déplacée involontairement, en dormant. Peut-être s’est-elle d’ailleurs
invitée dans mon rêve pour la simple raison que je l’ai sentie en la
percutant, lors d’un mouvement trop violent. Notre subconscient se nourrit
souvent de ce que l’on touche ou entend lors de nos rêves, ce ne serait pas
étonnant.
Je cesse d’y penser.

Le dimanche suivant je me rends chez ma grand-mère pour un repas de


famille, mes sœurs, nos conjoints respectifs et mes parents sont présents.
La maison de ma grand-mère est la même depuis le début de sa vie. Elle
est même née à l’intérieur, ma pauvre arrière-grand-mère n’a pas eu la
chance de goûter aux joies de la péridurale et toutes ces belles techniques
qui permettent aujourd’hui de gérer la douleur. Un médecin de quartier l’a
aidé à expulser ses six bébés, non sans peine, mais avec succès.
La décoration n’a pas dû énormément changer depuis cette époque
lointaine, à part les quelques rares clichés de mon grand-père dont la qualité
laisse à désirer, ne nous permettant même pas de dire si ses fils lui
ressemblent.
Les tapisseries sont usées pas le temps, même décolorées par le soleil
passant timidement au travers des volets violets dont la peinture mériterait
un bon rafraîchissement. Sur les murs, on peut admirer des tableaux réalisés
en canevas représentant des oiseaux prenant leur envol, des paysages et des
natures mortes. Les meubles sont peuplés de bibelots sans aucun lien les
uns avec les autres et recouverts de poussière. De-ci delà se promènent des
napperons blancs avec des contours brodés bleus, roses, et jaunes. Tout ce
qu’il y a de plus kitsch est regroupé ici.
En intégrant les lieux, on ne peut ignorer l’odeur vieillissante qui
imprègne chaque tissu de la demeure. Ma grand-mère a démarré sa vie ici et
la terminera certainement sur le même lit grinçant. Elle est heureuse ainsi.
Pour elle, le changement est inutile et même angoissant. Pourquoi bouger
quand on est bien là où on est ? Je suis, pour elle, un véritable mystère ; moi
qui aime le voyage, l’aventure. Je ne cherche plus à la convaincre, c’est le
choc des générations à son apogée. Nous n’avons pas eu le même accès à
l’information et de ce fait, pas développé la même curiosité, la même soif
de découverte. Je ne peux donc pas la juger.

Ma grand-mère nous sert un ragoût d’agneau préparé avec tout son


amour.
Éline et moi sommes végétariennes mais je crois que notre chère grand-
mère fait un déni. Pour elle, ces nouvelles tendances alimentaires n’ont
aucun sens.
Pour ne pas la vexer, nous faisons l’impasse sur nos convictions et
mangeons ce repas qui a dû mijoter pendant quelques heures avant notre
arrivée et qui s’accompagne de produits frais de son jardin. Ma grand-mère
n’a pas un grand potager, il est même plutôt petit mais elle arrive à en tirer
une impressionnante diversité de légumes et d’aromates et elle n’achète
quasiment rien au supermarché. Je suis toujours impressionnée des
quantités qu’elle arrive à dégager de ces quatre symétriques carrés de terre.
À l’intérieur, réside depuis toujours un épouvantail qui, plutôt que de faire
fuir les oiseaux, a surtout réussi à nous effrayer nous, pendant toute notre
enfance. Nous angoissions chaque fois qu’on nous envoyait chercher des
légumes pour le repas. Pourtant, il n’a rien d’impressionnant : délavé par le
soleil, endommagé par le mistral, il peine à tenir debout. Mais dans
l’imaginaire d’un enfant, je peux vous dire qu’il a sa place dans le pire des
films d’horreur.
Ma grand-mère n’accepte jamais que nous emmenions quoi que ce soit.
Un jour, Éline, il y a quelques années maintenant, a eu le malheur de tenter
d’apporter le dessert, ma grand-mère l’a très mal pris, comme une offense à
son savoir-faire culinaire. Personne ne s’y est jamais risqué à nouveau.

Sans un regard, trop occupée à s’assurer que personne ne manque de rien,


ma grand-mère me lance :
« Elsa ma chérie, j’ai oublié mes médicaments, tu peux me les
apporter s’il te plaît ? »
Cette pauvre routine journalière est celle de toutes les personnes âgées,
prendre des médicaments avec chaque repas, pour moins sentir les dégâts
de l’âge.
Alors que je cherche ses médicaments dans le tiroir qu’elle m’indique,
mes yeux se troublent d’émotion, mes mains tremblent de confusion, mes
pensées se bousculent. Dans ce tiroir, aussi inattendu que cela puisse
paraître, se trouve ma roche. Mon porte-bonheur, celui qui avait disparu !
Aucun doute, c’est la même. J’ai le cœur qui bat la chamade. Je me dirige
aussi vite que possible vers ma grand-mère :
« Mamie, où as-tu trouvé cette roche ?
— Détends-toi Elsa. Il y a très longtemps, une jeune fille me l'a offerte,
m'assurant que ça me porterait chance, j'ai donc décidé de la conserver
même si je ne suis pas très superstitieuse. La sincérité dans le regard de
cette jeune fille m'a apporté beaucoup de réconfort lors d’une journée
difficile, répond-elle simplement, surprise par mon intonation. »
Elle recommence alors à radoter sur la mort de son mari et l’État qui n’a
pas voulu lui octroyer plus qu’une mini-rente et les gens d’aujourd’hui qui
osent se plaindre avec le triple de ses revenus de l’époque. Emma me
regarde et me murmure :
« Bravo tu as appuyé sur le bouton replay, on est parti pour une demi-
heure de radotage ! »
Tout le monde se marre, sauf Éline qui la prend dans ses bras et la félicite
pour son courage, à traverser seule toutes ces années. Éline est dotée d’une
telle empathie que c’est comme si elle l’avait vécu avec elle, par
procuration.

Dans ma tête, je ressasse les évènements en boucle, je n’arrive pas à


arrêter d’y penser. Je ne peux plus me concentrer sur le fil de la
conversation ou rigoler aux blagues de mes sœurs. Lorsque nous rentrons
finalement de ce repas qui m’a paru interminable, j’explique mon rêve à
Benno. Son calme me rend dingue, il cherche à me rassurer :
« Ta grand-mère a déjà dû te raconter cette histoire, ce qui explique ton
rêve.
— Et comment tu expliques que ma roche se trouve chez elle ?
— Ce n’est pas la même Elsa, il y a des milliers de roches comme celle-
ci.
— Alors où est la mienne ?
— Elsa, on la retrouvera un jour ou l’autre, elle ne peut pas être bien loin,
ce n’est pas la première fois que l’on perd quelque chose. »
Je sens qu’il ne me prend pas au sérieux alors je change de sujet. Après
tout, il a peut-être raison et je prends certainement les choses trop à cœur.

Alors que nous regardons un film, je sens que je m’endors, mes paupières
se font de plus en plus lourdes. J’arrête de résister et me laisse emporter.
Je me trouve dans une cour d’école. En regardant autour de moi, je me
rends compte que mon père est à nouveau l’un des protagonistes.
Décidément ! Cette fois, il est plus âgé, il est avec ses amis. Une dizaine de
jeunes garçons forment un arc de cercle autour de lui.
Je m’approche, juste assez pour entendre la conversation. Il est en train
de leur expliquer que sa sœur va se marier avec un type qu’il déteste. Je suis
extrêmement surprise car mes deux tantes paternelles sont mariées à des
hommes fabuleux que mon père adore.
Peut-être que l’une d’elles a failli épouser quelqu’un d’autre, mais je n’en
ai jamais entendu parler et j’ai du mal à y croire vu l’âge encore très jeune
de mes tantes, au moment de leur engagement avec leur mari actuel.
Un de ses amis prend la parole :
« Quel est le problème ?
— Sa gentillesse sonne faux, il en fait trop, je n’ai aucune confiance en
lui, dès qu’il lui aura mis la bague au doigt, nous découvrirons son vrai
visage c’est certain. Mais je ne lui en laisserai pas l’occasion, répond mon
père à son assemblée qui l’écoute comme s’il délivrait la parole sainte. »
Il a la haine dans le regard.
Je comprends très vite auquel de mes oncles il est en train de faire
allusion. Aucun doute, il ne s’agit pas d’un précédent promis ou élu. Il
s’agit d’Olivier. Olivier est toujours très gentil et ça peut paraître surjoué ou
faux. Mais quand on le connaît, on sait qu’il est juste soucieux de bien faire,
qu’il est vraiment naturellement gentil.
Mon père prend un air des plus sérieux et annonce son plan pour
l’éloigner de sa sœur. Il va lui faire peur et le menacer d’inventer des
histoires des plus embarrassantes à son sujet s’il ne rompt pas, de lui-même,
sa relation.
À l’époque, la réputation est une chose sacrée et Olivier pourrait bien tout
perdre, plus personne ne voudra l’épouser. Mon père demande à ses amis de
l’aider, il veut qu’ils soient de mèche pour accroître la frayeur.
Ce qui est surprenant dans cette conversation, ce n’est pas le plan en lui-
même, c’est que je découvre mon père en leader, lui qui reste toujours en
retrait et laisse habituellement ma mère prendre les devants.
Je ne peux pas rester simple spectatrice face à ce plan machiavélique, je
décide d’intervenir. Il m’est impossible de laisser Olivier subir ça, il ne le
mérite absolument pas.
J’entre en scène, à peine hésitante, et me présente comme la nouvelle
assistante du proviseur. J’essaye d’être la plus impressionnante possible, en
prenant une voix des plus autoritaire :
« Jeune homme, si vous faites quoi que ce soit contre Olivier je vous ferai
virer de l’école. Et sachez que j’ai pour habitude d’aller au bout de mes
intentions. Alors allez, faites le malin auprès de vos amis mais croyez-moi,
vous le payerez cher !
— Pardon madame, je vous promets de ne rien faire, d’abandonner toutes
ces stupides idées mais s’il vous plaît, ne dites rien à ma mère et ne me
faites pas virer de l’école ! répond-il, soudainement aussi doux qu’un
agneau, la peur apparente dans le regard. »
C’est un succès mais je ne montre aucun sourire satisfait, il doit rester
effrayé pour me prendre au sérieux. Je n’étais pas certaine que ça
fonctionnerait, je craignais qu’il se réjouisse de vacances anticipées. C’est
très étrange de gronder son propre père, enfant et encore plus de l’entendre
vous appeler « madame ». C’est loin d’être agréable mais il fallait que
j’agisse.

La sonnerie de mon réveil retentit, me sortant de mon rôle d’assistante de


proviseur. Encore une fois, ce rêve m’a semblé tellement réel. Je décide
d’appeler mon père sans plus attendre. Je ne sais pas où me mènera cet
appel mais il faut que je creuse, que j’essaye de comprendre.
Après les premiers échanges de courtoisie, j’entre dans le vif du sujet. Je
prends le risque de sembler étrange, voire ridicule.
À vrai dire, je serais rassurée que tout cela ne soit que le fruit de mon
imagination.
J’essaie tout de même d’être subtile :
« Papa, Olivier m’a dit l’autre jour que tu ne l’appréciais pas au tout
début de sa relation avec Rosie, j’ai du mal à y croire, je me dis qu’il doit
confondre. Est-ce vrai ?
— Oui, j’avais même décidé de tout faire pour annuler leur mariage, quel
idiot j’ai été, aujourd’hui on en rigole, dit-il laissant échapper un léger
ricanement.
— Et pourquoi tu n’as finalement rien fait ? demandai-je en m’asseyant
pour éviter le malaise, sentant mon cœur battre très fort à nouveau.
— Le manque de courage tout simplement, je discutais de mes plans
diaboliques avec mes amis lorsqu’une dame, qui travaillait avec le
proviseur et qui avait tout entendu, m’a menacé à son tour de me faire virer
si je mettais mes plans à exécution ; je pense qu’elle connaissait Olivier ou
certainement ses parents pour réagir de la sorte. Tu vois ma chérie, ton
vieux père, il n’a jamais été très courageux et heureusement finalement. »
Je reste bouche bée puis change de sujet quelques minutes pour ne pas
attirer l’attention sur mon comportement et je raccroche.
J’en parle immédiatement à Benno, il est mon confident, je ne peux pas
ne pas partager cela avec lui.
Benno reste également sans voix quelques instants :
« Tu es certaine que ton père ne t’avait jamais raconté cela avant ?
— Évidemment j’en suis certaine, ça m’aurait marqué, tu connais mon
père, on ne s’imagine pas cela de lui. »
Benno, qui ne me prenait pas au sérieux avec mon premier rêve, m’avoue
qu’il commence à être à bout d’explication rationnelle. Il prend sa tablette
d’un geste décidé et commence à faire des tas de recherches sur le Net. Il ne
prononce plus un mot, plongé dans ses lectures, des articles, des blogs et
même des références bibliques, il ratisse toute la toile mais, après quelques
heures, il se résigne, il n’y a aucun témoignage similaire.

Malgré le caractère insensé de la situation, je ne peux pas m’empêcher de


croire que tout était bien réel. J’ai réellement offert ma roche à ma grand-
mère avant même ma naissance et j’ai bien assisté à un complot monté par
mon père contre mon oncle.
Si je n’étais pas intervenu, Olivier ne ferait pas partie de la famille et
Flore, leur fille ne serait jamais née. Flore est la première de mes cousines,
elle est géniale et mère de deux merveilleuses filles, Louisa et Carolina, qui
ne serait donc, par effet boule de neige, pas non plus de ce monde.
Je ne peux m’arrêter d’y penser, que se serait-il passé si j’avais laissé la
situation se développer naturellement, comme cela était prévu ? Olivier
aurait peut-être d’autres enfants et Rosie également de son côté. Peut-être
qu’en sauvant Flore et ses filles, j’ai empêché d’autres naissances et donc
condamné d’autres enfants. Qui suis-je pour décider qui mérite le plus de
vivre ? De quel droit je me permets d’agir dans le passé ?

Benno tente de me réconforter par tous les moyens mais il me faut du


concret.
Je décide donc de passer boire un café chez Flore, j’ai besoin de me
convaincre que j’ai fait le bon choix. Flore vit avec sa petite famille dans un
magnifique duplex de centre-ville, avec des poutres apparentes et une
décoration rétro qui dégage un charme inexprimable. Elle a beaucoup de
goût, elle aurait pu être styliste ou architecte d’intérieur ; on se sent
vraiment bien dans cet appartement. Mais il n’en est rien, Flore est fleuriste.
Je ne sais pas si c’est par humour qu’elle a choisi un métier en adéquation
avec son prénom ou en raison d’une réelle passion pour les fleurs mais
depuis deux ans, elle a ouvert sa propre boutique avec son mari et ça
fonctionne plutôt bien. C’était un pari risqué qui, à vrai dire, en valait la
peine. Ils dégagent de bons bénéfices alors que leurs homologues résistent
difficilement à la concurrence impitoyable de la grande distribution.
L’enthousiasme que Flore diffuse autour d’elle n’y est pas pour rien, ses
clients passent toujours un bon moment dans cette boutique. Je ne pense pas
que les fleurs qu’elle vend soient plus jolies ou de meilleure qualité que ce
que proposent les autres fleuristes mais elle sait fidéliser ses visiteurs par
d’autres moyens. Lorsqu’il y a des enfants, elle trouve toujours une petite
sucrerie ou un ballon à offrir. Elle personnalise ses bouquets en y agrafant
de jolis messages. En bref, chacun de ses clients se sent unique et privilégié.
Comme toujours, Flore me reçoit dans les meilleures conditions. Elle me
raconte ses folles histoires et sa joie de vivre me réconforte rapidement. Je
ne doute plus, le monde aurait définitivement raté quelque chose sans elle et
ses filles sont également extraordinaires, elles sont polies, attentionnées,
rigolotes et je pourrais faire une liste sans fin des qualités qui les
définissent. Je doute que d'autres enfants auraient pu être aussi
exceptionnels, du moins c'est ce que je tente de m’autopersuader car de
toute façon je ne peux plus rien y faire et je ne pourrais jamais le savoir.

Pendant quelques jours je reste perturbée, pensive, presque déprimée.


Sentiment que je n’ai jamais ressenti avant, ou du moins, pas avec une telle
intensité.
À mon tour, je démarre des recherches sur les rêves pour essayer de les
contrôler, de ne plus les subir. Je ne veux pas une nouvelle fois chambouler
le destin. Je cherche donc à ne plus rêver du tout.
Je note sur un carnet toutes les informations que je trouve qui pourraient
m’être utiles.
Les rêves se déroulent lors du sommeil paradoxal. Un individu rêve une
heure et quarante minutes par nuit découpée en plusieurs cycles. Ça semble
donc plutôt compliqué de se réveiller avant chaque phase de sommeil
paradoxale, au nombre de quatre à cinq en une nuit. Mais il doit bien y
avoir un moyen.

Je prends rendez-vous chez le médecin. Pas mon médecin traitant, je ne


veux pas qu’il me pose trop de questions et je n’ai pas confiance à 100 % en
son respect du secret professionnel. Il nous suit, mes sœurs et moi, depuis
trop longtemps et est bien trop proche de ma mère pour que je lui confie
quoi que ce soit. C’est donc le docteur Duchemin qui a le privilège de
m’accueillir pour répondre à mes étranges questions.
Son cabinet n’est pas vraiment propice à la confidence. En effet, il est
très froid, des photos d’organes en guise de décoration me mettent
légèrement mal à l’aise et me rappellent que les médecins sont avant tout de
grands cartésiens qui croient en la science, fuyant tout ce qui est
paranormal. Je prétexte des cauchemars à répétition et donc un souhait de
me réveiller avant chaque phase de sommeil paradoxal.
Le médecin me dit que ce n’est pas possible et pas sain. Il se focalise sur
l’origine de ces cauchemars et m’oriente vers un de ses confrères
psychiatres. Je fais mine d’être intéressée et jette sa carte dans la première
poubelle en m’en allant. Quelle déception !
Je ne peux définitivement pas parler à un médecin de la vraie raison qui
me pousse à ne plus rêver, au risque qu’on me prenne pour une folle et me
fasse interner en hôpital psychiatrique. Je n'y aurais moi-même pas cru, si
on m'en avait parlé avant de le vivre, je ne peux donc pas jeter la pierre.

J’explore toutes les pistes qui me passent par la tête et me rends au sein
d’une boutique spécialisée dans les montres connectées. J’explique alors
que je souhaiterais contrôler mon cycle de sommeil et me réveiller avant les
phases de sommeil paradoxal. Le vendeur n’étant pas psychiatre, je ne me
sens pas contrainte de lui fournir plus d’explications ou de justification
lorsqu’il me dévisage.
Il m’explique que les montres vont permettre de décortiquer mon cycle
de sommeil et de l’analyser mais en aucun cas de m’empêcher d’entrer en
phase de rêve. Je le laisse sur le carreau, j’en oublie mes bonnes manières,
je n'ai pas de temps à perdre, il ne me sera d’aucune utilité.
C’est un nouvel échec…

Je continue mes recherches, mon carnet vert kaki à reliure dorée sous le
coude, prêt à accueillir des lignes d’informations.
Le record de jours sans dormir est de onze jours. Je ne m’attendais pas
vraiment à ce que cette piste puisse être la bonne et ne me lance donc pas
dans la privation totale de sommeil, ça ne ferait que repousser très peu le
problème.
Le reste de mes recherches ne fait que soulever des futilités.

Me voilà donc résignée. Résignée à devoir dormir, résignée à affronter ce


pouvoir qui m’a été imposé. Résignée à m’affronter moi-même.
Jusqu’à présent, j’ai été consciente de ce que je faisais lors de ces rêves,
il me suffirait donc de rester spectatrice. Mais rester spectatrice aurait
purement et simplement conduit à effacer Olivier du tableau familial et avec
lui Flore, Louisa et Carolina.
Aucune décision ne semble être la bonne et je ne m’octroie pas le droit de
pouvoir décider quelle vie a le plus de valeur.
Plus je réfléchis et plus je suis perdue.
Heureusement, Benno me sort de mes pensées en rentrant du travail. Il
s’approche, me caresse tendrement le cou tout en me susurrant
chaleureusement à l’oreille :
« Mon cœur, tu m’as manqué, comment s’est déroulée ta journée ?
— Très bien merci, me contentais-je de lui répondre, n’étant pas
d’humeur.
— Je te sens distante, que se passe-t-il ? me demande-t-il le regard
inquiet.
— Rien !
— Si c’est toujours cette histoire de rêve, il ne sert à rien d’y penser, tu
ne peux rien y faire et si ça se trouve tu n’en feras plus jamais. Après tout,
ça n’est arrivé que deux fois alors que tu as rêvé toute ta vie.
Je ne comprends pas comment Benno peut réussir à tout positiver de la
sorte, d’habitude j’adore son état d’esprit mais là je sors de mes gonds :
— Comment veux-tu que je pense à autre chose ? Tu connais beaucoup
de gens dont les rêves influent sur leur vie présente ?
— Elsa, tu n’as rien changé !
— Mais si, j’ai tout changé c’est juste que nous ne connaîtrons jamais la
première version, celle qui aurait eu lieu sans mon intervention, celle qui
aurait dû avoir lieu mais que je me suis donné le droit de changer.
— C’était le destin.
— Quel destin Benno ? Est-ce vraiment moi, Elsa Torredo, qui écrit le
destin ? Je suis quoi, un dieu sur Terre ? Un messie ?
— Je suis certain que ton père aurait abandonné ses plans de lui-même, et
ta grand-mère tu lui as juste apporté un peu de réconfort, dit-il essayant de
me calmer.
— Je n’en suis pas si sûre. »
Toutes ces histoires me torturent l'esprit, Benno me prend alors dans ses
bras et c’est exactement ce qu’il me faut. Benno a toujours été d’un soutien
inconditionnel et c’est ce que j’aime chez lui. Il ne me juge pas, je me sens
libre de tout lui confier et il est de très bon conseil. Et même lorsque je
m’énerve un peu facilement, il me comprend.
Heureusement que je l'ai, sans lui je deviendrai folle en ce moment
même.
Je préfère et décide de ne pas en parler à mes sœurs pour le moment, c'est
trop particulier, je ne suis pas sûre de la façon dont elles pourraient réagir.
Pour la première fois, je vais leur cacher quelque chose mais c'est pour leur
bien, elles ne peuvent pas m'aider de toute façon. Un brin de culpabilité me
traverse l'esprit mais je reste sur ma position de ne partager ce secret
qu'avec Benno.
Chapitre IV
La preuve indéniable

Nouvelle nuit, nouveau rêve.


Je me vois.
J´ai huit ans environ, le visage envahi par la tristesse. Je suis assise dans
notre jardin, seule, au creux de notre merveilleux cerisier. Il nous a fourni
les plus belles cerises pendant des années et ma grand-mère nous faisait les
meilleurs clafoutis grâce à lui, jusqu’à ce qu’une fâcheuse épidémie s’abatte
et nous le retire brutalement. Personne n’est épargné par la maladie, pas
même les arbres. Mère nature seule décide du destin de nos jardins, tout ce
que nous pouvons faire et d’en prendre soin tant qu’ils sont encore avec
nous.
Autour de moi, des poupées et dans mes mains une paire de ciseaux. Je
me souviens si bien de ces ciseaux, mes ciseaux d’école aux bouts ronds
pour ne pas se blesser. Avec les années, la couleur violette de ces derniers
s’est éclaircie de plus en plus, délabrées par le temps. Si je m’en souviens si
bien, c’est parce que je les ai choisis. Quand on est la troisième de la famille
on récupère souvent les affaires de ses aînés, on a peu l’occasion de choisir.
J’étais tellement heureuse de les choisir, sans savoir qu’ils tiendraient toutes
mes années d’école, aussi fidèle qu’un animal de compagnie. Je m’y suis
réellement attachée et les revoir fait curieusement battre mon cœur.

Tout à coup je me rappelle assez distinctement ce moment, ce qui fait de


ce rêve le plus perturbant de tous. Il appartient à mes propres souvenirs.
Je pourrais presque ressentir à nouveau la peine et la colère que j’ai eue
contre mes sœurs. C’est arrivé une paire de fois mais celle-ci est
particulièrement restée gravée dans ma mémoire.
Et pour cause, ce jour-là une dame est venue me voir et m’a demandé ce
qui n’allait pas. Je lui ai répondu avec mes mots d’enfant que mes sœurs
avaient été méchantes et que j’allais me venger en coupant les cheveux de
leurs poupées préférées. C’était ma manière d’extérioriser ma peine mais
cette gentille dame m´a convaincue de n’en rien faire.
Heureusement que je l’ai écoutée, elle avait raison car mes sœurs adorent
leurs poupées et les ont même conservées jusqu’à aujourd’hui ; Hajar joue
même avec certaines d’entre elles. C´est tellement beau de la voir jouer
comme sa mère, avec les mêmes jouets et les appeler par les mêmes
prénoms.
J’observe la scène, cette fois-ci de l’extérieur, et attends donc que cette
fameuse dame arrive pour m’empêcher de faire cette bêtise et me donner
cette belle leçon dont j’avais besoin. J’ai même hâte de la voir à nouveau,
cette fois avec des yeux d’adulte. J’aimerais avoir l’occasion de lui dire
merci de sa bienveillance, peut-être même en profiter pour apprendre à la
connaître et échanger quelques mots. Ce n’est plus très clair dans ma
mémoire, était-elle jeune ou âgée ? Seule ou accompagnée ?
Je guette, excitée de la revoir, mais ne vois personne arriver, même de
loin et je sens que je vais passer à l’acte d’une seconde à l’autre. Merde, où
se cache-t-elle et qu’attend-elle ? Il me paraît maintenant de plus en plus
impossible qu’elle arrive à temps puisqu’elle n’est toujours pas dans mon
champ de vision.
Tout à coup, je comprends, je suis la seule à être assez proche pour agir.
C’était donc moi la dame qui est intervenue. Je me suis donc vue il y a
vingt-et-un ans et je me suis parlé à moi-même. C'est incroyable et pourtant
bien vrai.
Sans plus tarder, je reproduis donc la scène exactement comme dans mes
souvenirs. J’essaye d’être fidèle à ce moi que je ne connaissais pas.
C’est tout naturellement que les mots sortent de ma bouche :
« Qu´est-ce qui se passe, jeune fille, tu as l´air bien triste ?
Je relève la tête très contrariée, nos regards se croisent j’en ai des
frissons.
— Mes sœurs ne sont pas gentilles, moi aussi je vais être méchante, je
vais couper les cheveux de leurs poupées, comme ça, elles seront tristes.
La réponse me fait sourire, pas trop pour ne pas me froisser mais assez
pour me montrer compatissante. J’ai envie de m’expliquer des tas de
choses, comme à quel point mes sœurs m’aiment et me le prouveront à
maintes reprises. Cependant, à ce moment-là, je ne serais pas capable de le
comprendre, je suis encore bien trop jeune. Je me contente donc de
reproduire le même discours que celui de mes souvenirs. Celui qui m’a
rendu service :
— Ne fais pas cela ma jolie, tu le regretterais. Lorsque quelqu’un te fait
de la peine, essaie plutôt de lui montrer que ça ne te touche pas et tu verras
il n´y aura plus d´intérêt de le faire alors elles arrêteront de te rendre triste.
Je semble convaincue.
— D´accord madame, je ne vais pas couper les cheveux de ces poupées,
— C´est très bien, tu peux être fière de toi ma jolie. »
Et je l´ai été, je m´en souviens. Cette dame, moi, m´a beaucoup apporté ;
j´ai souvent appliqué ses conseils dans ma vie, ça m´a permis d´avancer
sans me prendre la tête. Je me suis toujours dit que ce n’était pas un hasard
qu’elle soit passée, à ce moment précis. Elle s’est présentée comme un ange
venu apporter la bonne parole. Un ange tombé du ciel ou plutôt d’un rêve.
En fait, tout cela venait de moi-même, comme quoi nos propres
ressources peuvent toujours nous surprendre.

Benno est déjà réveillé, quand il me voit ouvrir délicatement les yeux. Il
me demande quel a été mon rêve, lui-même angoissé par ce que j’ai pu y
faire ou y découvrir. Les derniers ont souvent conditionné mon humeur du
jourv oire de la semaine et il est le premier à en pâtir.
Je lui raconte. Il sourit, soulagé :
« Tu as créé notre monde actuel mon amour.
Je lui souris en retour.
— Apparemment. »

J’ai l’impression que ce rêve m’a été envoyé pour me prouver de la


véracité de ce qui se passe dans mes rêves car, malgré tout, j’en doutais
encore. Mais si je peux douter des autres, imaginer des complots, je ne peux
pas douter de mes propres souvenirs et expériences passées. J’ai bel et bien
vécu ce moment deux fois, une fois étant enfant et une fois étant adulte, je
savais très bien ce qui allait se passer.
Pourtant, ça n’a aucun sens, je n’y comprends toujours absolument rien.
Comment aurais-je pu influencer le passé à partir du présent alors que le
passé est antérieur. Je multiplie à nouveau les recherches, j´ai besoin de me
raccrocher à des éléments rationnels, de ne plus être seule, de pouvoir
comparer mon expérience, obtenir des conseils mais tous mes espoirs
tombent à l´eau, les seuls faits similaires relèvent de la fiction. Je me
demande si tout ça n’est pas qu’un rêve, après tout c’est l’explication la
plus sensée que je puisse trouver. Je rêve que je fais des rêves, c’est plutôt
possible.
Comment sortir d´un rêve ? Se pincer, c´est une manière de se réveiller,
pas des plus douce mais efficace. Alors je me pince très fort. Tellement fort
que lorsque Benno me rejoint dans le salon, il hurle et me retire la main
violemment :
« Merde Elsa tu es en sang ! Qu´est ce qui te prend ?
Je ne m’étais pas rendu compte que je saignais, je voulais être sûre de le
sentir et de me réveiller. J’y ai mis toute ma force, sans savoir que j’en avais
autant.
— Je suis désolé Benno, je crois que je craque, je pensais être dans un
rêve, tout cela ne semble pas réel, pas possible…
Il s´adoucit subitement.
— Mon cœur, oui c’est déroutant, je ne te contredis pas mais je peux
t’assurer qu’actuellement tu ne rêves pas et que si tu continues à te faire
subir ce genre de traitement tu vas te retrouver à l’hôpital et ça deviendra un
véritable cauchemar pour nous deux, j´ai encore besoin de toi.
— Tu as raison je suis désolée, mais au moins je peux rayer cette piste
des éventualités.
Benno me regarde interrogateur.
— Qu’y a-t-il d’autre sur la liste des éventualités ?
— Rien, c’est ce qui m’embête et c’est la raison pour laquelle j’y suis
allée aussi fort. »
Benno me prend dans ses bras et pour le moment ça suffit à m’apaiser.
Sans lui je ne sais pas comment je pourrais tenir. J´ai toujours eu une vie
assez simple, tout roulait, il a fallu que ça me tombe dessus au moment où
je ne m´y attendais pas du tout. La vie m´a fait ce drôle de cadeau que je
dois tenter de dompter. Et je ne sais même pas si c´est permanent où
provisoire. Je rêverais d´avoir un avis médical mais ça dépasse les
compétences de la science, ça va bien au-delà de l´entendement.
Chapitre V
Michel

Je me suis tellement focalisée sur la réalité de mes rêves que j’en ai


oublié ce qui m’avait le plus interpellé lors de mon récent rêve dans la cour
d’école.
Mon père, lui qui est habituellement le suiveur de ma mère, qui n’a
presque jamais sa propre opinion, qui ne s’impose face à personne. Lors de
ce rêve j’ai vu mon père complètement différent, un leader. Ses amis
l’écoutaient comme leur chef, le regardaient avec admiration. Sa posture,
son ton de voix, il était impactant, confiant.
Mais que s’est-il passé pour qu’il passe de ce jeune garçon à l’homme
que je connais aujourd’hui ?
On dit que la personnalité se détermine les trois premières années de la
vie d’un individu. Apparemment ça avait plutôt bien démarré et pourtant,
quand on connaît le résultat actuel, on a du mal à comprendre.

Je décide d’en parler à Laurent, un de mes oncles du côté de mon père. Il


est plutôt du genre bavard et il adore ressasser le passé, raconter ses petites
anecdotes de jeunesse. Il suffit de le lancer en lui montrant un peu d’intérêt
et c’est parti pour une bonne heure. À moi de l’orienter pour récupérer le
maximum d’informations sans perdre des heures.
Cela tombe très bien, le dimanche matin je passe toujours lui ramener le
pain car ma boulangerie préférée se trouve dans son voisinage. Je gare donc
ma voiture chez lui et reviens avec deux super pains, un bien cuit pour mon
oncle et un pas trop cuit pour Benno et moi. Benno adore le pain français, je
crois que le dimanche est devenu son jour préféré juste pour ce rituel.
Laurent est divorcé. Cathy, sa femme, ne supportait plus sa fainéantise. Et
en effet, Laurent n’est pas des plus actif. Pour tout vous dire, moi ça me fait
rire, je trouve même que ça fait son charme. C’est un sacré personnage. Par
exemple, lorsque je suis en vacances, il va se plaindre de ne pas avoir de
pain mais ne va jamais enfiler ses chaussures pour aller en chercher un par
lui-même. La boulangerie n’est pourtant qu’à deux pas de chez lui, il serait
difficile de faire plus pratique. Mais il est comme ça, il lui faut une
excellente raison pour se mettre en mouvement.
Sa maison est un vrai chantier, Cathy deviendrait dingue en voyant dans
quel état il a su mettre leur ancien cocon. Il y a des outils qui traînent
partout ainsi que des paquets de biscuits entamés. Ses deux seules passions
sont le bricolage et la nourriture. Je ne sais même pas ce qu’il bricole, j’ai
l’impression qu’il démarre des tas de choses en même temps mais n’arrive
jamais au bout de rien. Il n’est clairement pas orienté résultat, il cherche
juste à occuper son temps. Des plantes par-ci par-là témoignent de son
ancienne vie de couple. Telle une décoration, un aspirateur est figé en plein
milieu du salon ; il essaye peut-être de se convaincre de l’utiliser ou alors, il
est resté là, bien sagement, depuis la dernière fois qu’il a été utilisé. Je crois
que Laurent lui-même n’en connaît pas la raison.
Je profite de mon passage pour rester et me fais un café. Encore un
exemple de sa flemme légendaire, Laurent te propose un café mais semble
ravi lorsque tu prends l’initiative de le faire par toi-même.
Il lance la conversation :
« Alors ma petite nièce, comment vas-tu ? Avec Benno tout est toujours
aussi parfait ? Tes sœurs vont bien ? J’ai vu Emma à la télé récemment, ta
mère a dû faire une crise cardiaque.
Ma sœur devient de plus en plus populaire chez les femen, elle est
récemment passée à la télévision lors d’une manifestation politique. C’est
les deux seins à l’air qu’elle a listé ses revendications, les caméras rivées
sur elle. Elle n’a pas froid aux yeux c’est le moins qu’on puisse dire. Je ne
sais pas si je cautionne totalement la forme mais je suis fière du fond.
Mais là n’est pas le sujet que je souhaite approfondir, je réponds donc
aussi brièvement que possible tout en restant polie et fine.
— Tout va au mieux, Benno prend soin de moi comme personne mais ça,
tu le sais déjà c’est sans surprise, je radote un peu. Mes sœurs vont très bien
également. Et pour Emma, je crois que ma mère s’est fait une raison, elle
est hors de contrôle.
En fait, je voulais te parler de mon père. Toi qui l’as connu depuis
toujours. Est-ce qu’il a toujours été comme aujourd’hui ?
Alors que cette question soudaine, qui sort de nulle part, pourrait paraître
étrange, Laurent me répond sans la moindre hésitation.
— Malheur ! Non ! Ton père a extrêmement changé.
Quand nous étions jeunes il était celui qui nous dirigeait, nous lui
obéissions au doigt et à l’œil. Ma mère disait toujours qu’il serait, plus tard,
à la tête d’une grande entreprise et que ses salariés n’auraient pas d’autres
choix que de suivre ses directives car il avait ce côté impressionnant par son
charisme naturel, on n’osait pas le contredire.
Je n'imagine pas une seconde mon père dirigeant d'entreprise et j’ai du
mal à croire ce que j'entends.
— Mais comment a-t-il pu changer autant ? Je ne connais pas l’homme
que tu décris.
— Ma belle, tout homme a ses faiblesses, pour ton père, une femme est
entrée dans sa vie, et on ne l’a plus reconnu.
— Ma mère ?
— Évidemment ! Ton père a eu des tas de conquêtes, il avait beaucoup de
succès mais lorsque ta mère est entrée dans sa vie, il n’a plus juré que par
elle.
Je n’en crois pas mes oreilles, je n’imagine pas mon père avoir du succès,
lui qui est toujours si discret. J’ai toujours imaginé que s’il n’avait pas
rencontré ma mère, il serait resté seul.
— Pourquoi personne n’en parle jamais ?
— C’est un sujet sensible, au début de leur relation ta mère et la mienne
ne s’entendaient pas du tout. Je ne suis pas sûr qu’il y avait une raison
spécifique au départ, je pense juste que quelquefois les rapports humains
sont complexes et que leurs planètes n’étaient pas vraiment alignées. Ta
mère s’est très vite imposée dans la famille et elle ne laissait jamais Michel
parler. Ça en était effrayant quelquefois. On a tous essayé de le mettre en
garde. Michel l’a très mal pris, il s’est éloigné de nous tous. Nous avons été
en conflit pendant quelques mois puis ma mère a décidé que nous allions lui
présenter nos excuses. Pour elle, il valait mieux accepter la situation telle
qu’elle était plutôt que le perdre à jamais. Elle était aussi persuadée que ta
mère le laisserait un jour comme une vieille chaussette et qu’il n’oserait
plus frapper à notre porte si nous lui tournions le dos. Une mère ne peut pas
abandonner son fils, aussi stupide qu’il puisse être. Et ensuite ils vous ont
eu, les unes après les autres et on vous a tellement aimées qu’on s’est dit
que, finalement, c’était une bonne chose qu’ils soient restés ensemble.
Je lui souris attendrie, il a marqué encore un point dans mon cœur ;
Laurent sait parler aux femmes, c’est le moins qu’on puisse dire.
— Tu as déjà parlé de tout ça à l’une de mes sœurs ?
— Oui, Emma. Cette petite n’est pas naïve, elle était très jeune quand elle
a commencé à m’interroger.
Je n’en crois pas mes oreilles, Emma a fait cette découverte sur notre
père il y a des années et ne nous a jamais rien dit. Je ne peux pas la blâmer,
je ne comptais pas non plus en parler mais mes raisons sont sans aucun
doute plus légitimes. J’ai posé cette question à tout hasard, sans vraiment
penser qu’il y ait une probabilité que l’une d’entre elles soit réellement au
courant.
Je m’occuperai du cas Emma plus tard, il faut que je continue de creuser.
— Laurent, je suis désolé mais je ne comprends pas. Comment ma mère
a-t-elle pu changer mon père à ce point ? Je conçois que l’on puisse changer
par amour mais on ne peut pas être deux personnes complètement
différentes non plus !
Laurent est presque gêné lorsqu’il répond.
— Ta mère exerce une emprise sur les gens, elle le fait avec vous
également, ça fait partie de ses gènes. Elle a décidé qu’il serait sien et il l’a
été. Quelquefois je me dis qu’elle a dû le voir comme un défi, lui au
caractère si affirmé, elle a réussi à le contrôler. Mais ma chérie, aujourd’hui
de l’eau a coulé sous les ponts, nous avons appris à apprécier ta mère, et
nous l’apprécions vraiment sincèrement, rien ne sert de ressortir toutes ces
histoires au grand jour. Emma a compris cela, je te demanderai d’en faire de
même. »
Consciente que je n’aurai pas d’autres informations si je le trahis, je lui
fais la promesse de ne pas en parler à mes sœurs ni à mes parents et je la
tiendrais. Mais je ne compte pas en rester là, je dois comprendre ce qui s’est
passé. Je dois comprendre qui est ma mère et quelles étaient ses intentions
lorsqu’elle a exercé son emprise sur mon père. Elle est maintenant dans ma
ligne de mire et je ne la raterai pas.
Était-ce, comme le suppose Laurent, un simple défi lancé à elle-même
dicté par son ego ou y a-t-il autre chose ? Une raison cachée ?
Chapitre VI
Philomène

Me voilà partie en quête de la vérité. Et je sais vers qui me tourner :


Emma. Même si elle ne nous a rien dit, il est impossible qu’Emma en soit
restée là. Je connais ma sœur et elle ne raterait pas une occasion de se
confronter à ma mère. Plutôt que d’interroger toute ma famille pour avoir
les mêmes informations qu’Emma a dû avoir il y a des années, je vais
gagner un tour et aller directement la voir.
Emma vit seule dans un petit appartement de centre-ville, ou devrais-je
même dire, minuscule. Il n’a aucun charme mais les deux seuls critères de
ma sœur étaient la localisation et la possibilité d’avoir un garage pour sa
moto. Il faut bien reconnaître que ce n’est pas si facile à trouver en centre-
ville, il aurait donc été complexe d’y ajouter d’autres critères de sélection.
Emma est la fêtarde de la famille et comme elle passe sa semaine à sortir
et qu’elle ne lésine pas sur sa consommation d’alcool, il lui fallait pouvoir
rentrer à pied, d’où le premier critère.
Chacun ses priorités. Peu de gens se satisferaient d’une si modeste
demeure en ayant passé l’âge des études. Et le pire c’est qu’il est onéreux.
Les propriétaires ont vraiment de la chance qu’il y ait le garage sinon,
jamais ils ne pourraient en demander un tel prix. J’en rougirais à leur place
car pour couronner le tout, il n’était pas bien entretenu quand ma sœur l’a
récupéré. Elle a dû, à ses frais, faire des réparations car ses chers
propriétaires avaient déclaré l’appartement habitable en l’état. Ils avaient
une pile de dossiers de candidatures qui ont convaincu Emma de faire profil
bas et de prendre en charge les travaux si elle voulait l’obtenir. Il faut croire
qu’elle n’est pas la seule à n’avoir que deux critères. Ma mère a eu une
raison de plus d’être folle de rage contre Emma, lui rabâchant qu’à son âge
au lieu de faire la fête à tout va elle devrait penser à investir et avoir son
propre appartement. Au lieu d’enrichir les autres elle pourrait commencer à
préparer son avenir. Je ne lui donne qu’à moitié raison, je pense qu’Emma
vit au jour le jour et étant moi-même épicurienne dans l’âme je ne peux que
cautionner son comportement même si, effectivement elle y a laissé des
plumes dans ce fichu appartement et je ne pense pas qu’il en valait la peine.
Mais nos choix nous appartiennent et elle ne s’en est jamais plainte. On ne
peut pas le lui enlever, Emma assume ses décisions.

En route pour me rendre chez elle, je lui passe un coup de fil afin de la
prévenir de ma venue, je sais qu’Emma ne reste pas souvent chez elle.
Quelques sonneries retentissent quand une voix rauque, de toute évidence
tout juste sortie du lit, répond :
« Allô ?
— Salut Emma, tu es disponible ?
— Euh, je viens de me réveiller mais dis-moi.
C’est confirmé, une vraie marmotte celle-là.
— Emma il est 13 heures !
— Et donc ? Bref qu’est-ce qu’il y a ?
— J’arrive chez toi, j’aimerais te parler de quelque chose.
— Euh, tu es mignonne toi, je ne suis pas seule.
Emma est rarement seule un lendemain de soirée, une vraie séductrice.
— Eh bien demande gentiment à ta conquête de s’en aller, c’est
important.
— Tu es gonflée toi ! Mais bon de toute façon je ne compte pas la revoir,
tu as de la chance, tu arrives dans combien de temps ?
— Je viens d’arriver, je trouve une place et je suis là.
— OK, bon tu m’obliges à être dure avec cette pauvre nana, mais bon, les
sœurs E avant tout hein ?
— Exactement. »
Comme à son habitude Emma ne pose pas de question et comprends
l’importance pour moi de ma visite. Je n’ai pas pour habitude de m’imposer
comme ça sans qu’elle ait même le temps de se réveiller.
Je raccroche puis me gare. Le temps que j’arrive à l’appartement, sa
conquête était déjà partie. Elle a fait vite. Ou peut-être que j’ai vraiment mis
du temps à faire ce fichu créneau, qui m’a valu quelques gouttes de sueur ;
ça n’a jamais été mon fort et plus j’essaye, plus je me stresse et moins j’y
arrive. C’est notre seul objet de dispute avec Benno, les manœuvres. Et en
centre-ville c’est bien le pire, entre les gens qui me regardent plein de
jugement et ceux qui me klaxonnent, impatients et non tolérants. Il m’arrive
souvent d’opter pour le taxi, rien qu’à l’idée de devoir me garer. Moi aussi
je sais perdre de l’argent stupidement, on a tous nos travers. Benno me
rabâche qu’on aurait pu faire un aller-retour pour deux en Nouvelle-Zélande
avec tout l’argent que je laisse dans les taxis. Évidemment il exagère, enfin
j’espère, mais je préfère ne pas compter.

« Salut beauté, me dit joyeusement ma sœur, j’en déduit qu’elle a passé


une bonne nuit.
— Salut Emma, tu vas bien ?
— Courte nuit mais ça va, alors qu’est ce qui est si important ma sœur ?
Pendant qu’elle me parle, Emma s’allume une cigarette, sans même se
rapprocher de la fenêtre. Je ne supporterais ça de personne d’autre, je
déteste les gens qui fument à l’intérieur, mais ça lui va si bien ce côté
rebelle. Ça la rend vraiment sensuelle, elle a un charme bien à elle.
En temps normal je lui poserais des questions sur sa conquête mais cette
fois je n’ai pas de temps pour ça. Je me lance dans le vif du sujet sans y
mettre les formes, entre nous c’est comme ça que ça fonctionne :
« J’ai parlé à Laurent, il m’a révélé le troublant changement de
personnalité de papa.
Je vois que je suscite soudainement tout l’intérêt de ma sœur, elle ne met
pas longtemps à comprendre ce qui me dirige vers elle.
— Ah et ensuite il t’a dit que j’étais au courant, c’est ça ? Sacré Laurent.
— Exactement, Emma pourquoi tu n’as rien dit ?
Ses yeux dans les miens, sans un battement de cil, elle me répond :
— Fais-moi confiance Elsa, il y a des choses que tu ne préfères pas
savoir.
Ça me fait froid dans le dos, je crois que je n’avais jamais vu ce regard en
elle. Qu’a-t-elle pu découvrir qui lui fasse penser ça. Emma est une femme
de caractère et courageuse, peu de choses l’impressionnent.
— Emma, je n’en resterai pas là et tu le sais, alors il serait plus simple
que tu me lâches tout ce que tu sais.
Emma m’observe un instant, écrase sa clope sur le rebord intérieur de la
fenêtre, comme si l’ouvrir était vraiment un trop grand effort et s’approche
de moi.
— Elsa, si c’est vraiment ce que tu veux, je vais tout te dire mais avant il
faut que tu saches que ta vie ne sera plus jamais la même, en me demandant
de te révéler la vérité sur notre mère, tu porteras la responsabilité de ta
décision, c’est bien compris ?
Le suspense est intenable. J’assure à Emma que je suis prête à tout
entendre, en tout cas je le crois, mais suis-je vraiment prête ? Peut-on se
préparer à découvrir les secrets qui ont un jour bouleversé les nôtres ?
Emma m´a mise en garde, je sais qu’il y aura un avant et un après ces
révélations. Je dois assumer ma curiosité. Je suis de toute façon incapable
de contenir mon désir de découverte. Elle en a déjà trop dit.
Me sentant prête, Emma démarre alors son discours.
— Lorsque Maman a rencontré papa elle avait déjà une famille, elle a eu
une autre fille avant nous avec un homme, Richard.
Je ne peux m´empêcher de l´interrompre, comment rester de marbre face
à de telles affirmations.
— Quoi ? Maman a une autre fille ? Mais de quoi tu parles Emma ? Ce n
´est pas possible.
— Elsa, cesse de parler et écoute, les réponses vont venir d´elles-mêmes,
crois-moi je sais que c´est dur à entendre mais tu as fait le choix de
connaître la vérité, alors maintenant écoute la !
Il est compliqué de ne pas réagir à de telles révélations mais je
comprends que si je veux en savoir plus, il va falloir que je me taise, alors
je m´exécute, de moins en moins sûre d´être prête à connaître la suite,
pourtant je n´ai maintenant plus le choix. Il serait impossible d´en rester là.
Des milliers de questions se bousculent dans ma tête. Ai-je vraiment
quelque part sur cette Terre une autre sœur ? Connaît-elle notre existence ?
Où est son père ? Quel est son nom ? Comment est-elle ? Qu’est-ce qu’elle
fait dans la vie ? Qu’est-ce qu’elle aime et qu’est-ce qu’elle déteste ? A-t-
elle elle-même des enfants ?
— C’est bon, vas-y.
Emma attend un instant, un instant qui me semble durer une éternité, puis
poursuit son récit.
— Richard était un homme violent, il les frappait maman et sa fille de
seulement un an. Lorsque Richard a découvert sa deuxième vie, il est
devenu incontrôlable et a tout détruit dans leur maison.
C’est là que ça devient difficile Elsa, mais je vais être directe. Il les a
tellement battues qu’Émilie, leur fille, est décédée. »
Le choc résonne dans mon esprit, Emma vient de répondre à mes
questions de la pire manière qui soit.
Je ne connaîtrais jamais cette sœur, je viens à peine de découvrir son
existence, d´entendre son doux prénom, qu´on me la retire déjà. Émilie n’a
ni enfant, ni métier, ni rêve ni rien du tout. Elle n’a même pas eu le temps
de vivre. Comment peut-on arracher la vie à un bébé, l’innocence incarnée.
Quel monstre est ce Richard ? Comment ma mère a-t-elle pu un jour aimer
cet homme ?
Emma, malgré l’émotion qu’elle peut facilement lire sur mon visage,
poursuit :
« Maman a alors pris la première chose qui lui est venue sous la main et
la lui a jetée à la figure. Pour la première fois, elle a osé riposter. Elle a osé
car elle n’avait plus peur de mourir, il lui avait enlevé sa seule raison de
vivre. Le vase s’est brisé sur la tête de Richard, il a perdu connaissance et
en tombant, il s’est rompu la nuque sur la table basse et il est décédé à son
tour. »
Je me mis à pleurer, je ne peux pas y croire, ce n’est pas possible. Ma
mère n’a pas pu vivre ça. Elle, si froide et directive n’a pas pu perdre un
enfant ni tuer un homme. Elle n’a pas non plus pu ignorer l’existence
d’Émilie pendant toutes ces années, ne jamais nous en parler, laisser périr
son souvenir au lieu de l’honorer.
Emma s’interrompt et me prend dans ses bras avant de m’annoncer :
« Elsa, tu dois être forte car la suite de l’histoire n’est pas moindre non
plus. »
Comment la suite pourrait-elle être aussi éprouvante que le début ? Que
peut-il bien se passer de plus ?
Je me reprends et la regarde fixement, je ne suis plus prête, je suis
complètement terrifiée en attendant la suite mais je dois la connaître.
Emma continue, d´un ton monotone et détaché, comme si l´unique
moyen de raconter cette histoire était de ne pas se sentir concernée, de
garder ses distances :
« Maman a paniqué, elle ne voulait pas finir ses jours en prison, alors elle
a appelé papa. Elle lui a dit qu’elle avait besoin de lui rapidement. Lorsque
papa est arrivé, maman avait tout nettoyé en profondeur et caché les
corps ».
J´essaye d´imaginer ma mère agir tel un serial killer qui cherche à cacher
toute preuve de crime. C’est insensé. Elle, qui vient de tout perdre, de
perdre son enfant, comment pourrait-elle trouver la force de faire le
ménage ? Comment pourrait-elle, même ne serait-ce qu’y songer ?
Emma ne me laisse pas le temps de réfléchir, ni de digérer les
informations qui me sont données, elle poursuit avec toujours la même
tonalité :
« Elle lui a montré le vase et lui a demandé s’il pouvait le réparer. Elle lui
a dit que c’était un objet de valeur sentimentale et qu’elle ne se pardonnait
pas de l’avoir cassé. Au vu de l’état dans lequel elle s’était mise pour ce
vase, papa n’a pas posé de question et l’a donc pris en main pour essayer de
voir ce qui était possible.
Sans trop attendre, Maman lui a montré les deux corps et lui a tout
expliqué. Évidemment Papa, beaucoup plus réaliste, lui a dit qu’il fallait
appeler la police au plus vite mais maman le lui a interdit.
— Mais pourquoi ? C’est stupide !
— Elle n’avait jamais rien remonté à personne de ces violences
conjugales, la légitime défense ne serait donc pas facile à prouver et elle
avait une peur bleue de finir en prison. Elle lui a déposé Émilie dans les
bras, effondrée. Tout était calculé. La peine était réelle mais n’a pas arrêté
son esprit tordu de se mettre à l’œuvre. Elle lui avait donc fait toucher son
bébé et le vase. Il lui a été plus que simple de menacer papa de le faire
accuser de double meurtre s’il ne l’aidait pas à faire disparaître les corps. Il
aurait été le suspect numéro un, quoi qu'il arrive, en étant l'amant.
— Non mais c’est une blague ?
Mes émotions s'entrechoquent dans mon esprit. Je passe de triste à
furieuse contre ma mère.
— Non, papa n’a fait qu’obéir à maman sous peine d’être arrêté pour
meurtre. Tout y était, le motif, l’arme, les empreintes, le témoin, bref elle
l’avait piégé et plutôt comme une pro.
Si je ne connaissais pas ma sœur, je pourrais penser qu’elle est admirative
de ma mère en entendant cette dernière phrase sortir de sa bouche.
Cette histoire n'a aucun sens, ça ne peut pas être réel, Emma a forcément
mal compris.
— C’est impossible Emma !
— Et pourtant bien vrai, répond-elle ne laissant planer aucun doute.
Je continue pourtant de la défier essayant de désamorcer toute cette
histoire, de revenir tant bien que mal à une vie normale au sein d’une
famille normale.
— Pourquoi serait-il resté avec elle toutes ces années ?
— Au départ, cela faisait partie de la menace. Comme tu peux t’en
douter, maman n’avait aucune envie de se retrouver seule, surtout après ce
qu’elle avait vécu. Je pense qu’avec le temps, papa a appris à l’aimer sous
la contrainte. Enfin, il était déjà amoureux avant le drame mais après avoir
découvert son côté psychopathe il se serait sûrement enfui, à grande foulée,
le plus loin possible d’elle. Mais elle le tenait et ensuite nous sommes
arrivées et papa n’a pu qu’éprouver de la gratitude envers sa femme, pour
lui avoir donné ses filles. »
De la gratitude ? Comment pourrait-il être reconnaissant dans de telles
circonstances.
Je ne sais pas si je crois Emma, tout cela paraît bien trop gros. Nous ne
vivons pas dans un film. Et avec le temps j’imagine que quelqu’un aurait
fini par découvrir la vérité sur cette nuit obscure. Elle n’a pas pu tout
contrôler sans faire aucune erreur, sans omettre aucun détail. Les meilleurs
meurtriers font des erreurs stratégiques même après avoir affiné leur plan
pendant des mois avant d’agir et ma mère, qui a presque tout improvisé
juste après avoir perdu sa fille, sa raison de vivre, aurait pu monter le
coup parfait ? Non, ça ne tient pas debout une seconde. Et puis, ma mère est
bien trop bavarde, la discrétion ce n’est pas son fort, elle aurait un jour ou
l’autre fait une gaffe en parlant d’Émilie ou de tout sujet faisant référence à
son passé ou à cette nuit précise.
Autre chose me vient soudain à l’esprit, Emma paraît si sûre mais il est
impossible que ma mère se soit confiée à elle :
« Comment as-tu découvert tout cela ?
— C’est papa lui-même qui m’en a parlé, personne d’autre n’est au
courant.
Encore une fois, je suis interloquée ; mon père pour le coup, lui, n’est pas
un grand bavard. Et là, il aurait pris le temps d’expliquer toute cette histoire
sordide à Emma ?
— Quoi ? Mais comment as-tu fait pour lui faire cracher ça ?
— Je pense que ça l’a soulagé de partager ce lourd secret et j’avais
tellement d’éléments que je ne l’aurais jamais lâché sans explication et ce
qu’il ne voulait surtout pas, c’est que j’en parle à maman. Il dit que tout est
parti d’une erreur de jeunesse et qu’elle n’est pas une mauvaise personne,
qu’on fait tous des conneries sans en mesurer les conséquences. Il dit aussi
qu'avoir été battue à mort, pendant des années, donne forcément des idées
noires. »
Je sens qu’Emma n’est pas convaincue, pourtant le dernier argument peut
s'entendre. Mais effectivement, pour moi également, rien ne peut justifier ce
qu'elle a fait endurer à notre pauvre père. Il n’y était pour rien, sa seule
erreur a été de tomber amoureux d’une femme déjà engagée, et encore, est-
ce vraiment sa faute si elle se montre volontaire pour une relation
extraconjugale ? Après tout, lui n’a trompé personne !
Mon attention revient sur Emma :
« Et pourquoi ne nous as-tu rien dit ? Comment as-tu pu garder tout cela
pour toi ?
Emma se montre soudain sur la défensive, comme si au fond, elle
culpabilisait de ne nous avoir pas mises dans la confidence.
— Elsa, premièrement ça m’a chamboulée pendant des mois, je ne
voulais pas vous faire vivre ça. Et deuxièmement, c’était la condition de
papa, il voulait que je garde le secret pour toujours. »
Même si je suis en colère je comprends Emma. Après tout ce qu’il a
traversé, je n’aurais pas non plus pu trahir mon père. Et je comprends que
ça a dû être compliqué pour elle de ne rien nous dire, de tout affronter seule.
Je me demande comment nous avons pu ne rien remarquer, elle a forcément
dû être plus pensive, moins joyeuse. Trop de questions restent en suspens
pour que je m’intéresse à la manière dont elle a su gérer ses émotions.
Emma l’a précisé, elle avait découvert plusieurs éléments avant de tout
faire avouer à mon père. Qui lui a donné quoi ? D’autres personnes sont-
elles impliquées de loin ou de près ? Certains touchent-ils du doigt la
découverte de ce terrible secret ? Soudain, je m’inquiète pour mes parents.
Qui détient des bribes de vérités ? Qui pourrait percer le mystère de cette
nuit ? Y a-t-il prescription ? Quels sont les risques après autant d’années ?
Je continue de chercher des réponses auprès de ma sœur :
« Quels sont les éléments que tu avais découverts avant ça ?
— J’ai interrogé toute la famille de papa y compris grand-mère. Tous
m’ont confié l’impressionnant changement de papa, du jour au lendemain.
Je savais donc qu’il y avait eu un évènement décisif, une coupure entre un
avant et un après. J’ai lu des tas de livres de psychologie, soit la
transformation est progressive soit il y a un fort élément déclencheur. Et j’ai
finalement eu mon explication.
Personne d’autre n’a creusé, ils ont tous vu mon père changer et personne
ne s’est inquiété d’en connaître vraiment la cause. J’ai l’impression qu’il a
été lâchement abandonné, seul dans sa souffrance. Évidemment qu’il est
resté amoureux de son bourreau dans de telles circonstances, elle était peut-
être la seule à s’occuper de lui, de ce qu’il ressent, à lui montrer de l’intérêt.
Je continue d’en vouloir à Emma, c’est plus fort que moi.
— Nous sommes nées de l’emprisonnement psychologique de notre père.
Nous ne le connaissons même pas réellement. Toutes ces années il a cessé
d’être lui-même. Maman a tout contrôlé et toi tu continues à aller la voir et
à manger à sa table ?
Emma ne supporte habituellement pas la critique mais je pense que celle-
là, elle s’y attendait alors elle me répond calmement :
— Elsa, si j’avais arrêté de manger avec maman, vous auriez voulu
savoir pourquoi et je ne voulais pas trahir papa. Je crois que sa vie a été
suffisamment compliquée tu ne crois pas ? Et au cas où tu ne l’aurais pas
remarqué, je n’ai jamais été très proche de maman. Tu es encore sous le
choc Elsa, mais ne prends pas de décision hâtive, ça ne sert plus à rien. Si
nous avions pu agir dans le passé ça aurait été utile mais aujourd’hui papa a
trouvé la paix, il est heureux comme ça et il serait dévasté que le sujet
revienne sur le tapis. Crois-moi, j’avais la même colère en moi, même pire,
mais j’ai fini par comprendre que je ne pouvais rien arranger pour lui et que
quoi que je fasse je ne pouvais qu’empirer les choses à ce stade.
— Agir dans le passé, me murmurai-je à moi-même.
— Quoi ?
— Non rien, je dois y aller Emma, Benno m’attend, merci de ton aide et
ne t’inquiète pas je ne ferai rien de stupide. »
Emma me regarde hébétée, elle ne s´attendait pas à me voir partir si vite,
elle ne me pensait pas capable de faire face à ses révélations puis de
reprendre soudainement la route, comme si de rien n’était, comme si le
cours de ma vie n’avait pas changé du tout. Effectivement, en situation
normale, je n’en aurais pas été capable mais nous ne sommes pas en
situation normale. Elle essaye de me retenir mais comprend vite que ça ne
sert à rien, que j’ai déjà avancé.

Les mots d'Emma résonnent dans ma tête comme si je tenais la solution


« agir dans le passé ». Je l’avais presque oublié, mais moi aussi j’ai un
secret, et pas des moindres. Un secret qui, bien utilisé, pourrait tout changer.
Et si ces rêves n’arrivaient pas par hasard ? Si je devais agir dans le
passé ? S’il m’était donné comme mission de sauver mon père ? Si j’étais la
clé d’une meilleure vie pour lui, plus de manipulation, de mensonge ou de
trahison. Une vie où il pourrait rester lui-même ? Si je pouvais changer ce
terrible moment ? Ces étranges rêves ont enfin un sens, ils ne sont pas
arrivés pour rien. Dans la vie, tout arrive vraiment pour une raison et face à
toute cette horreur, je me surprends à sourire. Je vois enfin la lumière dans
l’obscurité. Cette lumière dont je doutais. Mon sourire s’élargit à mesure
que j’y pense. Je vais le sauver, lui que j’aime tant.
Chapitre VII
L’apprentie détective

Sur la route du retour, je fais redéfiler dans mon esprit la conversation


que je viens d’avoir avec ma sœur. J’essaye de rester concentrée sur la
route. Il paraît que la plupart des accidents ont lieu sur les routes
quotidiennes, celles que l’on pense maîtriser parfaitement et sur lesquelles
on s’engage en toute confiance. C’est difficile, tellement cette conversation
était insensée. Cette route, c’est un peu comme ma famille, je les côtoie
tous les jours sans m’être jamais doutée que je ne les connaissais pas
vraiment, que des éléments insoupçonnés pouvaient surgir à n’importe quel
moment, de n’importe où, sans prévenir. Que des années de calme ne
permettent pas de baisser la garde, bien au contraire.
Étrangement, je ne suis pas effondrée. Je tiens quelque chose, j’en suis
certaine. J’ai un rôle dans toute cette histoire et pas des moindres. Je passe
de la tristesse et de la colère au bonheur de savoir que je vais pouvoir
sauver celui qui m’a donné la vie. C’est un véritable ascenseur émotionnel
intérieur. Peu de gens ont cette chance et je compte bien l’utiliser à bon
escient.

Lorsque je passe le hall d’entrée, je tombe nez à nez avec Benno. Je dois
avoir une drôle d’expression sur mon visage puisqu’il m’interroge aussitôt.
Il me connaît par cœur, il suffit d’une ride plus prononcée et il sait que
quelque chose me tracasse.
Je ne tiens pas longtemps, je prends mes précautions pour que personne
ne puisse rien entendre et je lui fais part de ma conversation avec Emma.
Lorsque je finis de lui révéler toutes mes découvertes, il reste bouche bée,
incapable de dire un mot. Il n´était pas non plus prêt à entendre de tels faits
sur le passé de ma famille et encore moins une histoire digne d’un roman
policier.
Il me regarde, intrigué, avant de lancer :
« Mon amour, comment peux-tu garder la force de sourire ?
Il a raison, en temps normal je serais effondrée.
— Je vais peut-être pouvoir faire quelque chose Benno.
— Et quoi ? répond-il, surpris.
— Il suffirait que je rêve du moment où elle l’appelle et que j’empêche
mon père d’y aller.
Benno semble inquiet pour moi.
— Tu ne contrôles pas tes rêves Elsa, ce rêve pourrait ne jamais arriver.
Tu ne peux pas passer ta vie à l’espérer.
Il marque un point mais je ne veux pas non plus me résigner.
— Et peut-être que si, peut-être qu’il arrivera et peut-être même dans un
avenir très proche. Il faut que je m´y prépare, que je trouve comment
convaincre mon père de ne pas s’y rendre.
Benno prend quelques secondes de réflexion puis me regarde l’air grave.
— Si ton père ne s’y rend pas et que ta mère va en prison alors elle ne
pourra pas te mettre au monde Elsa, ni toi ni aucune de tes sœurs, tu as
pensé à ça ?
En effet, il marque un point à nouveau, non je n’y avais pas pensé, pas
même une fraction de seconde. C’est mon défaut, je fonce toujours tête
baissée, je n’évalue pas les potentiels impacts collatéraux. Je suis Bélier de
signe astrologique et qu’on y croie ou non, chez moi, ça se voit.
Je réfléchis un instant puis une autre idée me vient :
— Alors il faut qu’il y aille mais qu’il ne touche à rien, qu’il rassure ma
mère, qu’elle plaide la légitime défense et qu’elle s’en sorte, qu’il soit là
pour elle et ils vivront ensemble libérés du monstre Richard. Ainsi ils
pourront nous mettre au monde et tout ira bien. »
Benno semble penser que ce serait une bonne solution, une femme battue
dont la vie de sa fille lui est retirée sous ses yeux n'a pas sa place en prison,
le contraire n'aurait aucun sens. Je suis convaincue que le risque est
moindre car, même si la cour se montrait injuste pour une quelconque
raison, les médias s'empareraient de l'histoire et ma mère finirait par avoir
gain de cause. Malheureusement, Benno a raison : je ne contrôle pas mes
rêves et ce moment précis, auquel je voudrais tant participer, n’arrivera
peut-être jamais. D’ailleurs, c’est certainement le cas puisque le présent est
ainsi. Si j’analyse mes rêves, je n’ai, en effet, jamais rien changé au
présent ; j’ignorais simplement que j’étais intervenue pour en arriver au
monde que je connais. Alors, même si j’ai tenté quelque chose, je n’ai pas
dû réussir à le convaincre.
Peut-être qu’il faut juste que je me fasse une raison, que j’accepte ce
passé, comme Emma a su le faire. Enfin pour Emma, c’était tout de même
plus simple à accepter, elle n’avait pas espoir de pouvoir changer le passé.
Elle ne pouvait que l’accepter. Et même ainsi, ça n’a pas dû être si simple et
elle a tout affronté seule. J’ai au moins Benno pour me confier, partager ma
peine.
Je sais qu’Emma compte sur moi pour ne pas révéler ce qu’elle m’a
confié et ne pas changer mon comportement vis-à-vis de mes parents. Je
tiendrais le coup. Mais je ne peux pas attendre de rêver pour en savoir plus.
Mes parents ont un lourd secret, je le sais maintenant. Ma mère a perdu un
enfant dans cette histoire et, même si elle nous a caché son existence, je ne
peux pas croire qu’elle se la soit aussi cachée à elle-même. Il m’est
inconcevable qu’elle n’ait rien gardé de ce premier enfant qu’elle a mis au
monde, de cet enfant qu’elle a aimé. Je réfléchis, avec autant d’enfants
comment peut-on cacher des photos ou des affaires sans que personne ne
tombe jamais dessus ?
La réponse paraît logique, il faut qu’ils soient hors de portée. Y a-t-il un
endroit dans notre maison qui soit hors de portée ? Mon visage s’illumine,
nous avons un grenier. Nous n’avions pas le droit d’y aller et de toute façon
pour y accéder il fallait une échelle et nous n’avons jamais su où se trouvait
l’échelle que mon père utilisait à de rares occasions et je crois que de toute
façon, aucune d’entre nous n’aurait été assez téméraire pour se rendre dans
un endroit sombre et sale comme je devine le grenier.
Une autre question me vient alors en tête, comment me rendre
aujourd’hui, adulte, dans le grenier sans que mes parents ne s’en
aperçoivent ? Il faut qu’ils quittent la maison. Le problème, c’est qu’ils ne
me préviennent pas vraiment quand ils sortent. Enfin, il y a une occasion
pour laquelle ils partent en même temps et pendant plusieurs heures. Une
fois par mois, ils ont un tournoi de pétanque avec un groupe d’amis. Entre
pastis et potins, ça peut durer longtemps. J’ai ma fenêtre de tir, il faut juste
que je me procure la date de la prochaine pétanque.
Reste un détail, et pas des moindres, mes sœurs Eline et Étienna ne
doivent pas être à la maison non plus. Ça complique nettement la situation.
Bon, première chose, il faut que je trouve la date ensuite je réfléchirais à
mes sœurs et à l’échelle, car accessoirement, je n’ai pas non plus d’échelle.
Je compose le numéro de téléphone du domicile de mes parents, espérant
tomber sur mon père. Évidemment, c’est ma mère qui répond :
« Bonjour Elsa.
— Bonjour maman, excuse-moi si je te dérange, j’ai juste une question.
Quand a lieu votre prochain tournoi de pétanque ?
— Mardi prochain, pourquoi ?
— Quel dommage, je voulais te demander si Benno pouvait se joindre à
vous mais j’ignorais que vous faisiez ça en semaine. Je lui parlais de vos
tournois mensuels et il a eu très envie d’y participer un jour. Fais-moi savoir
si vous le faites pendant un week-end la prochaine fois.
— Oui mais la plupart des participants sont retraités, ils réservent leurs
week-ends pour profiter de leurs enfants.
— Bon, j’imagine qu’il va devoir se trouver son propre groupe alors.
— Il y a des tas de clubs et d’associations, il faut juste qu’il se renseigne.
— D’accord, c’est ce qu’on va faire, je te remercie maman, bonne
journée.
— Bonne journée Elsa. »
Je raccroche satisfaite, j’ai la date et je n’ai pas eu besoin d’imposer un
moment embarrassant à Benno. Encore plus satisfaisant, le tournoi a lieu le
matin ; Étienna sera à l’université et Eline au travail. Je ne pouvais pas être
plus chanceuse. Je vais poser ma matinée.
Il me reste un dernier détail à régler, l’échelle. Tout prend forme dans ma
tête, je vais demander à mon père de me prêter son échelle pour des travaux
quelconques, et je lui dirai que je la lui ai redéposée mardi. Comme ça, si
jamais quelqu’un me surprend à débarquer chez eux avec une échelle, j’ai
mon alibi.

Je rejoins mon père après le boulot, comme convenu par message, pour
récupérer son échelle. Je me rends compte qu’elle n’a jamais vraiment été
cachée, elle était juste là où nous n’avions pas de grand intérêt à aller, dans
la cabane à outils de notre père. Elle est tout de même sous une bâche mais,
vu sa taille, nous aurions pu aisément deviner ce qui se cachait dessous.
Tout est prêt, il ne me reste plus qu’à attendre le jour J.

Mardi matin est enfin là, je me réveille anxieuse. En voyant mon stress,
Benno me demande de quoi j’ai rêvé.
Je ne lui ai pas parlé de mon plan car je ne voulais pas qu’il cherche à
m’en dissuader. Benno a tendance à être contre ce type d’action, il me
rabâche sans arrêt de ne pas faire aux autres ce que je n’aimerais pas qu’on
me fasse et de toute évidence je n’aimerais pas que ma fille fouille dans
mon grenier. Enfin, je n’aurais pour ma part rien à cacher, elle n’aura donc
aucune raison de fouiller.
Je ne me vois pas inventer un rêve alors je lui lâche tout. Étrangement, il
est plus surpris par le fait que je ne lui en ai pas parlé que par le plan lui-
même :
« Tu veux que je vienne avec toi ?
— Je crois que ce n’est pas une mauvaise idée mais tu travailles.
— Je vais dire que je ne me sens pas très bien, je reprendrai cet après-
midi. »
Je suis contente de ne pas y aller seule. Je n’y avais pas vraiment réfléchi
mais quand on cherche, on finit par trouver et ce que je vais trouver risque
d’être émotionnellement chargé. Me voilà donc partie, avec Benno et
l’échelle, chez mes parents.
Mes parents ferment la porte à clé mais en laisse toujours une, sous le pot
de fleurs, à l’entrée. Nous leur avons dit mille fois que ce serait le premier
endroit que regarderait un voleur mais ils ne veulent pas nous croire. Cette
fois, j’en suis plutôt contente, elle est bien là, fidèle au poste. S’ils nous
avaient enfin écoutées, tous mes plans se seraient effondrés avant même
d’avoir pu franchir le grenier.

L’échelle est en place, il ne nous reste plus qu’à grimper.


Benno me lance poliment : « Après toi. »
Je ne sais pas pourquoi je suis si anxieuse mais je me lance enfin, je n’ai
pas fait tout ça pour en rester là.
Le grenier est, comme je l’imaginais, pas du tout entretenu ; on sent qu’il
n’est pas souvent visité. Déposés sans soin, à même le sol, on y trouve des
vieilles raquettes de Tennis, des anciennes poupées, des cassettes vidéo de
dessins animés. Mais quel est l’intérêt de garder toutes ces vieilles choses ?
Entre les toiles d’araignées, Benno s’arrête devant un carton et me fait signe
d’approcher.
« C’est le seul carton dont le contenu n’est pas précisé, m’indique-t-il. »
Je l’ouvre et effectivement Benno a bien vu. Ce carton regroupe des
souvenirs d’un bébé.
Une couverture rose avec la lettre « E » brodée en son centre couvre le
reste du contenu. S’il est vrai que cette dernière aurait pu appartenir à
n’importe laquelle d’entre nous, je sais au fond de moi que ce n’est pas le
cas.
Dessous, se trouvent plusieurs affaires, une peluche représentant une
fraise, une sucette usagée, une robe rouge à fleurs jaunes et quelques photos
abîmées par le temps. Je découvre donc son visage pour la première fois.
J’ai l’impression qu’elle me sourit. Je m’effondre en pleurs, Benno me tient
la main et m’encourage. Je la trouve tellement jolie, tellement pleine de vie.
Le sourire qu’elle dégage sur ces quelques clichés est à la fois touchant et
bouleversant.
Benno me tend une feuille de papier sur laquelle est gribouillée une série
de chiffres. Je ne comprends pas :
« Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas mais c’était également à l’intérieur. Prends-les en photo,
nous rechercherons plus tard leur signification. »
Il a raison, pas de temps à perdre, il faut qu’on s’en aille avant que mes
parents ne rentrent.
Avant de refermer le carton, je regarde une dernière fois une des photos
de ma sœur et l’embrasse, j’aurais tant aimé la connaître. Sa vie entière se
résume à ce carton, c’est tout ce qui reste de ma pauvre grande sœur.
Nous refermons la trappe avec soin et replaçons l’échelle sous sa bâche
puis nous nous en allons. Pendant plusieurs heures nous restons tous deux
silencieux, comme si nous absorbions le choc, comme si nous vivions le
deuil des années après. Toute cette histoire est devenue vraie. Émilie a
maintenant, plus seulement un nom mais aussi un visage.
Benno me prend dans ses bras et brise finalement le silence :
« Rappelle-toi que tu peux encore la sauver ».
Il a raison et c’est ce que je vais faire, je souris à nouveau, tout n’est pas
perdu.
Chapitre VIII
Le sens de la vie

Avec toute l’émotion de voir le visage de ma sœur disparue, j’en ai


presque oublié la série de chiffres que Benno a trouvée, dissimulée entre les
affaires d’Émilie.
Que peuvent-ils bien signifier ?
Je n’en ai pas la moindre idée, Benno non plus.
Il faut que je dorme, j’en saurais certainement plus, un rêve va peut-être
me révéler leur signification.

Je me mets alors au lit, je suis à la fois excitée et stressée. Je ne fais que


gigoter, je change de position toutes les trente secondes, c’est insupportable.
J’ai l’impression que je ne trouverai jamais le sommeil, pour une fois que je
le veux vraiment, le voilà qui se cache.
Benno me rassure et me dit que je ne dois pas me mettre dans tous mes
états et qu’il sait que quel que soit mon rêve, je saurais prendre les bonnes
décisions. Pour être honnête, sa confiance m’ajoute une pression
supplémentaire. Je crois que je ne me fais pas confiance à moi-même, j’ai
peur de ne pas avoir le temps de réfléchir, d’agir trop vite et ainsi de ne pas
faire ce qu’il aurait été bon de faire. Comment être sûr que ce que l’on fait
est juste ? Dans le présent je ne me pose pas autant de questions mais dans
le passé, c’est bien plus stressant. Il s’agit de ma famille, c’est ma corde
sensible. Je suis très proche de ma famille, ce qui les touche me rend
particulièrement vulnérable, moins rationnelle, je suis capable de tout pour
sauver les gens que j’aime. De tout et peut-être de trop. L’avenir, ou plutôt
le présent, nous le dira.
Je m´endors finalement, non sans inquiétude, et me voilà qui ouvre les
yeux dans le hall d’un hôpital. Les blouses blanches, les patients qui
toussent, d’autres qui lisent des magazines en guettant l’heure de temps à
autre, les fauteuils roulants, je n’ai pas mis longtemps à comprendre où
j’étais.
Je regarde un peu plus attentivement autour de moi et j’aperçois mon
père, il fait les cent pas. Il est plus jeune mais n’a pas beaucoup changé. Il a
l’air stressé. Je me demande ce qui se passe encore. Un accident ? Ma mère
victime de blessures conjugales ? Il semble avoir perdu tout repère. Son
stress est contagieux, il me le transmet, pourtant je sais que ça ne peut pas
être si grave puisque dans mon univers, le monde actuel, tout va bien.
Après plusieurs longues minutes, une infirmière s’approche de lui,
avenante et souriante, pas vraiment l’allure que prendrait le corps médical
pour annoncer une mauvaise nouvelle. Je suis rassurée pour lui.
Elle lui fait signe de la suivre : « Vous pouvez venir monsieur, votre
petite fille est arrivée, votre femme vous attend avec impatience, elle a fait
du bon boulot mais elle est épuisée. »
Le visage de mon père s´éclaire, ni une ni deux, il se précipite dans la
salle d´accouchement.
Que faire ? Je ne suis certainement pas ici pour rien, je veux également
voir ce qui se passe. Mais, comme toujours, je ne suis pas transparente et ne
peux pas simplement observer, il faut donc que je trouve une astuce.
Spontanément, comme guidé par mon rêve, je me dirige dans un local
réservé au personnel hospitalier. Comment suivre mon père sans qu'on me
remarque ? Je regarde autour de moi, super, je trouve une tenue
d’infirmière, la passe sur moi, enfile un masque et entre au plus vite dans la
fameuse salle où je peux voir ma mère et j’entends alors : « Éléonore, mon
bébé, s’exclame mon père les yeux brillants. »
Mon père embrasse ma mère et ils se mettent tous deux à pleurer de joie.
Un détail ne saurait m’échapper. Éléonore ? ! Mais qui est Éléonore ?
Mes parents auraient-ils perdu un enfant ? Ou abandonné ? Qu´arrive-t-il a
toutes les filles de ma mère, est-ce une malédiction ?
Je prends le carnet du docteur pour y voir la date du jour : le 18 juin
1985. Il s’agit de la date de naissance d’Elvi. Je ne comprends pas. Le
médecin me regarde, le carnet à la main et me demande d’y inscrire le nom
du bébé. J’y inscris instinctivement, sans réfléchir, ELVIRA.
Je me réveille.

Je me rends chez mes parents en fin d’après-midi, prétextant avoir besoin


de leur appareil à gaufre pour la soirée. Mes sœurs et moi utilisons souvent
le matériel de cuisine de notre enfance. C´est comme si les saveurs ne
pouvaient pas être les mêmes si nous utilisions nos propres appareils. Ça
donne également le privilège à ma mère de pouvoir nous partager ses
secrets culinaires, ou plutôt de nous imposer ses recettes qu´elle
autoproclame les meilleures.
J’en profite pour aborder le sujet des prénoms avec mes parents :
« Je réfléchissais l’autre jour et je me suis rendu compte que nous avons
toujours parlé du choix de la lettre E mais jamais des prénoms en eux-
mêmes, comment les avez-vous choisis ?
Ma mère adore parler de nos prénoms, il lui en faut peu pour la lancer
dans des explications.
— Nous avons marché au coup de cœur, nous regardions la liste des
prénoms commençant par E et nous nous arrêtions sur ceux qui nous
plaisaient le plus, tout simplement. Nous n´avons jamais subi le choix de la
lettre E, bien au contraire, je m´en suis toujours félicité, les plus beaux
prénoms commencent par cette lettre. »
Elle termine sa phrase la mine satisfaite.
J’ai parfois l’impression d’être comparée à un animal dont l’année
d’adoption détermine la lettre.
Mon père se met à rire.
— Enfin, à part pour Elvi.
Ma mère rit à son tour.
— Effectivement, Elvira devait initialement s’appeler Éléonore.
Heureusement, l’infirmière en charge ne devait pas être très professionnelle
et a inscrit Elvira sur le carnet de naissance de ta sœur.
Encore une fois, ce n´était pas qu´un simple rêve, même si je n´en doute
plus vraiment.
— Pourquoi heureusement ?
— Nous aurions pu changer à nouveau mais quand le médecin a pris le
carnet et a souhaité la bienvenue à la petite Elvira, nous nous sommes rendu
compte que nous adorions ce prénom auquel nous n’avions pas pensé,
c’était comme une évidence. »
J’avais donc choisi le prénom de ma grande sœur, aussi incroyable que
cela puisse paraître. Mais ce n’est pas une mauvaise nouvelle, j’en suis
même plutôt fière, Éléonore ne correspondrait pas à sa personnalité, elle qui
aime l’exotisme et l’originalité. On ne peut pas faire plus classique
qu’Éléonore. Je suis sûre que si elle avait pu choisir, elle aurait aussi préféré
Elvira et mes parents ont l’air sincèrement ravis. Ils n’ont d’ailleurs pas
réutilisé Éléonore pour l’une de leurs autres filles et on peut dire que ce ne
sont pas les occasions qui ont manqué.

En rentrant, Benno me regarde, intéressé :


« Soirée gaufres, mon amour ?
Ah oui c’est vrai, j’avais oublié le gaufrier que je tiens sous mon bras.
— Non désolé, enfin, oui si ça te fait plaisir mais avant il faut que je te
raconte ce que mes parents viennent de me dire. »
Lorsque je finis mon récit Benno en reste stupéfait. Avant qu’il n’ait le
temps de s’exprimer, je poursuis :
« Tu sais Benno, mon père était vraiment heureux dans ce rêve et il a
embrassé sincèrement ma mère, je n’ai pas vu un homme emprisonné et
contraint de rester lors de la naissance d’Elvi.
Benno sourit, comme rassuré.
— Emma te l’a dit, il a finalement pardonné et a appris à aimer ta mère
avec ses folies. »
Ils avaient tous deux raison, je ne devrais peut-être pas me précipiter et
vouloir à tout prix changer le passé. Mon père semble foncièrement heureux
malgré tout et c’est tout ce qui compte.

Je commence donc ma pâte à gaufre ; après tout, je ne cuisine presque


jamais et Benno avait l’air tellement content de me voir arriver avec
l’appareil à gaufre, je ne peux pas le laisser sur sa faim et ça me détendra
sûrement de préparer un bon goûter, du moins, c’est ce que prétendent les
fans de cuisine.
Je fais partie des rares chanceuses à avoir un compagnon qui me fait tous
les jours de bons petits plats. Et par bons petits plats j’entends, des aliments
fraîchement achetés au marché du quartier, lentement mijotés avec, pour
couronner le tout, une présentation digne des plus grands. Benno et moi
avons mis un point d’honneur à répartir équitablement les tâches
quotidiennes. Je m’occupe de la lessive et de la vaisselle, il fait la cuisine et
le lit. Lors des sessions de ménage, chacun s’occupe d’une pièce et
personne ne s’arrête tant que l’autre n’a pas fini. Certains parlent de couple
moderne, nous trouvons tous deux cela simplement normal. Je suis tout de
même bien consciente que tous les hommes n’ont pas spontanément ces
réflexes et de la chance que j’ai d’avoir Benno.

Épuisée par les émotions, je pars me coucher tôt. Un nouveau rêve se


dessine devant mes yeux sans que je puisse le contrôler. Aucune lutte n’est
possible, je suis déjà en train de rêver.

Je vois Essie, elle marche lentement. Je la vois s’approcher d’un pont,


elle paraît être attirée à lui, comme aimantée.
Ce pont, je le connais, il s’agit du pont d’un village voisin qui accueille
chaque année des milliers de visiteurs, amateurs de sensation forte pour s’y
jeter avec une simple corde autour des chevilles. J’ai toujours trouvé ça un
peu fou, d’aimer se faire peur. Emma, la plus intrépide d’entre nous, s’est
lancée. Ce saut à l’élastique a été pour elle le premier d’une série. En effet,
elle a ensuite sauté en Nouvelle-Zélande, au Mexique et en Espagne. Des
paysages différents, des hauteurs différentes et donc, des sensations uniques
à chaque fois, du moins, c’est ce qu’elle nous dit pour justifier cette
curieuse addiction.
Mais ce lieu devient complètement vide la nuit tombée et Essie n’a pas
d’équipement. De toute évidence elle n’a aucune intention de découvrir les
sensations décrites par Emma.
Il n’y a aucune expression sur son visage, comme si elle était vidée, qu’il
n’y avait plus rien, ni passé, ni présent, ni avenir.
Je trouve ça effrayant, je ne l’ai jamais vue comme ça. Essie a souvent
une mine de victime et elle peut facilement faire de la peine mais là, il n’en
est rien. C’est le néant, le vide, il n’y a pas de solution, c’est comme si elle
était déjà partie, transparente. Elle n´est plus qu´une âme qui rôde.
Et la voilà qui commence à enjamber le pont, sans aucune hésitation. Il
est tard, il fait sombre, il n’y a personne, personne ne la verra, personne ne
pourra lui porter secours.
Personne, à part moi.
Je cours aussi vite que possible, je suis sa dernière chance. Je donne tout
ce que j'ai, puise dans mes forces les plus profondes pour arriver jusqu'à elle
et empêcher le pire de se produire. Au fond de moi, je sais que je vais y
arriver puisque Essie est toujours là dans le présent mais le stress s’empare
tout de même de moi. C’est ma sœur qui se penche dans le vide et s’apprête
à sauter. C’est ma sœur qui ne voit plus aucun espoir en la vie, qui n’a pas
su trouver le bout du tunnel.
Je ressens une montée d’adrénaline indescriptible, je ne sens pas l'effort
que je suis en train de faire, je reste focalisée uniquement sur mon but,
atteindre ma sœur à temps pour la sauver de cette force obscure qui la
pousse à en finir, pour la sauver d'elle-même.
Une fois à ma portée, je l’attrape brutalement sous les bras et la tire de
mon côté, du côté de la vie, de l’espoir.
La pression retombe, j'ai réussi. Je la regarde et fonds en larmes. Essie
change d’expression en me voyant, elle ne s’y attendait pas et moi non plus.
Elle s’affole, s’excuse et pleure :
« Elsa, je suis désolée.
Je ne la laisse pas s´excuser, je suis à la fois triste et énervée, abattue et
remontée, je ne comprends pas comment elle a pu en arriver là.
— Essie, tu peux nous parler, nous sommes toutes là pour toi, mais ne
nous fais pas ça ! Ne nous fais pas vivre à jamais avec cette culpabilité, ne
laisse pas tomber, bats-toi !
Ses yeux sont vitreux, envahis par le chagrin.
— Il m’a abandonnée, Elsa. Toi tu as Benno, tu ne sais pas ce que ça fait.
— Benno représente énormément pour moi mais je peux vivre sans lui, je
suis toujours une personne à part entière et personne ne peut m’enlever ce
que je suis et mon estime de moi-même.
Je suis hors de moi, je bous de l’intérieur, elle ne peut pas être
sérieusement en train de penser à mettre fin à ses jours pour un mec ! Et
encore moins pour ce mec !
— Oui, tu as cette force, Elsa, mais pas moi.
Je ne veux même pas prendre le temps de répondre à ça, je ne peux pas
m'empêcher de m'emporter.
— Essie, je te préviens, si tu fais ça, tu emporteras avec toi nos cinq
âmes, nous sommes unies à la vie à la mort, on ne peut pas vivre les unes
sans les autres et tu le sais. Alors, ce sera ton choix de nous faire tomber
avec toi. Réfléchis aux conséquences de tes actes, ne sois pas égoïste. Des
moments difficiles il y en aura d’autres, Essie, mais on ne mérite pas ça,
merde !
Elle baisse les yeux, telle une enfant prise en flagrant délit.
— Tu as raison, Elsa, s’il te plaît je préfère que tu n’en parles à personne.
Je suis partagée, je ne peux pas garder ça pour moi et prendre le risque
qu’elle recommence et que mes sœurs me le reprochent ensuite, mais d’un
autre côté, je comprends que ce soit très gênant pour ma sœur et qu'elle ne
souhaite pas que ça se sache, alors je trouve un compromis pour être en paix
avec moi-même.
— C’est promis Essie mais à une condition.
— Dis-moi ?
— Que tu promettes de ne plus jamais recommencer.
Elle me regarde et me répond sans hésitation :
— C’est promis. »
Je la crois, je sens sa sincérité.
Je me réveille en sueur et en pleurs.

Je raconte mon rêve à Benno, il me dit que cette fois ce n’était peut-être
bien qu’un rêve. Effectivement, habituellement les gens ne me
reconnaissent pas. Mais ce rêve date de sa rupture avec Thomas, il y a cinq
ans. Je n’ai pas énormément changé entre mes vingt-quatre et mes vingt-
neuf ans et il faisait sombre donc, même si j’ai pris une ou deux rides, ça ne
pouvait pas se voir. Il est tout à fait probable que ma sœur me reconnaisse
sans se rendre compte des étranges conditions temporelles.

Après le boulot, je décide de me rendre chez ma sœur Essie, afin d’en


avoir le cœur net.
Je débarque donc avec une bouteille de vin.
Essie a une belle petite maison un peu isolée. C’est ce qu’elle a toujours
voulu, être tranquille, loin du brouhaha de la ville. Elle avait un beau jardin
qu’elle adorait entretenir jusqu’à ce que l’État décide de le lui confisquer.
En effet, il s’est avéré que la nouvelle ligne de TER reliant deux villages
voisins devait passer juste à côté de chez elle et les infrastructures
nécessaires aux rails ont donc été installées exactement au milieu de son
jardin. La terre étant propriété de l’État, elle n’a même pas pu avoir une
compensation financière.
Encore un coup dur pour ma sœur qui, de surcroît, ne supporte pas le
bruit du train et dort désormais avec des bouchons d’oreilles peinant à
dissimuler les bruits. Nous l’avons encouragée à déménager mais avec la
nouvelle ligne la maison a perdu toute sa valeur, Essie ne veut donc pas
vendre.
Je pense aussi que c’est tout ce qui lui reste de sa relation avec Thomas et
qu’elle ne veut pas s’en défaire. Elle n'est pas prête à tout reprendre à zéro.
D’autant plus qu’elle lui a racheté sa part plutôt cher, sans aucune
négociation, car elle ne voulait pas ajouter de conflit supplémentaire entre
eux. Il a donné son prix et il l’a obtenu, alors qu’en vérité, il ne voulait
même pas garder la maison, elle ne lui correspondait pas, Thomas n’est pas
un solitaire.
Quelle erreur et encore une fois, il s’en sort très bien. C’est rageant mais
c’est ainsi et il ne pouvait pas non plus deviner le terrible destin du terrain,
il s´en est juste débarrassé au bon moment. Il a été plus chanceux qu’Essie,
ce qui n’est, malheureusement, pas bien difficile.

Je frappe à sa jolie porte bleue ornée d’une couronne de brindilles faite


maison et d’une inscription « Bienvenue », gravée au feutre blanc. J’aime
cette créativité, que nous, les sœurs E, nous partageons, chacune à notre
manière.
Je vois apparaître le visage de ma sœur :
« Salut ma belle, j’ai gagné un pari au boulot et voici le résultat, encore
une bouteille, Benno n’en peut plus, alors j’ai pensé à toi.
— Tu insinues, qu’après Benno, je suis la deuxième alcoolique de la
famille ?
— Non, par contre, après Benno et moi, oui, sans hésitation.
Essie laisse échapper un petit rire.
— OK, j’accepte le classement, ça me va. Allez, ne reste pas dehors
entre. »
Après quelques verres, il me semble plus simple d’aborder le sujet. Et je
vais l’aborder en supposant que c’était, encore une fois, bien réel. Tant
mieux si ça ne l’est pas, je mettrai cela sur le compte de l’alcool.
Je ne dévoile pas tout, je ne fais que lâcher des mots-clés qui la feront
réagir si c’était bien réel ou s’interroger si ça ne l’était pas, je changerais
alors de sujet. Stratégie bien en place, je me lance :
« Essie, nous n’avons jamais reparlé du pont.
Ma sœur me lance un regard glacial, un regard qui me confirme que ce
n’était, malheureusement, pas qu’un simple cauchemar.
— J’ai toujours trouvé merveilleux que tu n’en aies jamais parlé, que tu
aies réussi à faire comme si de rien n’était dès le lendemain pour ne pas me
mettre mal à l’aise mais voilà cinq ans après il faut que tu ressortes les
vieux dossiers.
Je rassure ma sœur aussi bien que je le peux, je voulais juste vérifier la
véracité de mon rêve et non réveiller en elle de mauvais souvenirs, ni la
mettre mal à l’aise.
— Non, je continuerai comme je l’ai fait depuis cinq ans, laisse-moi juste
être sûre que tout va bien et que ce genre d’idées ne te sont pas repassées
par la tête depuis.
— Non, Elsa, non je n’ai plus eu d’idée suicidaire. Je n’oublierai jamais
tout ce que tu m’as dit ce jour-là. Ça m’a littéralement bouleversée. »
Je sens la sincérité dans ses paroles, nous changeons alors rapidement de
sujet. Nous voilà lancées dans le visionnage de vidéos drôles de caméras
cachées sur internet, le temps que le taux d´alcool redescende et que je
puisse conduire, sans risquer de perdre mon permis.
C’est notre truc à nous, on adore, on a même voulu en réaliser nous-
mêmes, nous étions bourrées d’idées farfelues mais étions,
malheureusement, bien trop connues dans les environs pour pouvoir
interpréter des rôles et que ça fonctionne.
Enfin, en réalité nous l’avons fait une fois. Emma nous a convaincues de
tenter de piéger la voisine. Nous avons mis un drap blanc autour de notre
petite Étienna qui s’est discrètement faufilée dans le jardin voisin pour se
faire passer pour un fantôme. Elvira, en cameraman de l’extrême, a grimpé
dans un arbre avec la caméra dernier cri de notre père pour avoir la
meilleure prise possible, en prenant le risque d’endommager le matériel
emprunté sans consentement. Lorsque la voisine est sortie prendre son thé
de l’après-midi, comme à son habitude, elle a bien sûr hurlé à la mort. Le
souci c’est que son cri a effrayé notre pauvre complice Eline, qui s’est mise
à pleurer sous le choc. Il faut dire qu’Eline est très sensible aux émotions.
La plaisanterie a donc dû prendre fin, assez subitement. La voisine s’est
bien sûr plainte auprès de nos parents, ce qui nous a valu un mois sans
télévision. Nous n’avons jamais retenté l’expérience.

En rentrant, je suis songeuse, certes ces derniers rêves ne m’ont pas


permis de changer le destin de mon père comme je l’aurais souhaité mais je
suis heureuse de les avoir faits. Heureuse car il y a cinq ans, sans le savoir,
j’ai sauvé ma sœur d’une mort imminente. J’aime mes sœurs plus que tout
au monde et nous avons un lien sacré que personne ne pourra jamais
rompre. Nous n’aurions pas su nous relever d’un suicide, avec elle nous
aurions sombré. J’ai donc le sentiment d’avoir sauvé l’ensemble de ma
famille ce jour-là.
Essie ne sera peut-être jamais épanouie à 100 % mais elle se sent aimée
et elle sait pertinemment que nous ne la laisserons jamais tomber. Elle a pu
l'oublier dans un moment de désespoir mais j’ai pu le lui rappeler et
j'éprouve une profonde gratitude pour cette chance qui m'a été donnée.
Le fait que ça se passe lors d’un rêve m’a empêchée d’alarmer toute la
famille et de l’embarrasser. En effet, le « moi » de cette époque ignorait tout
de cet incident, si je l’avais vraiment vécu, au moment où Essie l’a vécu,
tout aurait été différent, je n’en serais certainement pas restée là.
Finalement, mon silence a été son plus grand réconfort et j’en suis
heureuse.
Au vu du résultat, je ne changerais rien au déroulement des choses, au
sens de la vie.
Chapitre IX
Transformer tes peurs en force

La vie m’a apporté cette particularité.


Je ne l’ai pas choisi, elle est arrivée du jour au lendemain. Je peux l’aimer
ou la détester, elle restera là et se manifestera quand elle l’aura décidé, sans
prévenir. Elle peut rester silencieuse pendant plusieurs nuits et réapparaître
soudainement, plus troublante que jamais. Elle m’a d’abord effrayée puis
j’ai décidé de l’appeler Don. Car c’est un don qui m’a été transmis.
Ai-je été l’élu de Dieu pour accomplir une mission ? Certains
l’interpréteraient ainsi, pour ma part, je ne suis pas croyante et n’en
arriverais donc pas là.
Ce que je crois en revanche, c’est que chacun d’entre nous laisse une
trace de son existence et a la lourde tâche de devoir laisser une trace, aussi
belle et juste que possible.
Sauver ma sœur Essie aurait pu me suffire. Mais non, je suis plus que
décidée à sauver également mon père et la pauvre petite Émilie. Oui, il a
appris à être heureux mais ce n’est pas juste et j’ai le pouvoir de changer
cela. Sans rien modifier à ma vie actuelle, je ne risquerai pas d’empêcher la
naissance de mes sœurs. Je ne prendrai aucune décision qui puisse affecter
leur vie présente. Tout ce que je ferai, je le ferai pour elles, pour lui, pour
nous.
Nous sommes les sœurs E et rien n’est plus fort que notre lien, le lien du
sang. Nous sommes toutes complètement différentes et pourtant notre
amour est puissant et unique. Nous aimons nos défauts autant qu’ils nous
agacent. Tant que nous serons six, rien ne pourra nous vaincre, pas une
maladie, pas d’envies suicidaires, rien.
Il nous arrivera des malheurs, nous affronterons des obstacles, ce sera dur
mais jamais insurmontable.
Et pourtant, si nous n’avions pas été sœurs, nous n’aurions certainement
pas été amies, on ne se serait même probablement jamais rencontrées, nous
avons des centres d’intérêt et fréquentons des lieux totalement différents.
Mais notre différence fait notre force, nous nous complétons.
On peut se demander comment, avec la même éducation, l’une d’entre
nous porte le voile, l'autre lit à l'église tous les dimanches tandis qu'encore
une autre montre ses seins à la télévision pour défendre la cause féminine.
La réponse est simple, nous avons toutes une chose en commun, c'est que
nous allons toujours au bout des choses pour défendre nos convictions.
Elles sont certes différentes mais nous avons la même manière de les traiter.
Rien ne peut nous faire douter quand nous les avons en tête. Nous sommes
courageuses, assumons nos choix et nos croyances. Même Essie, la plus
fragile réussira toujours à nous surprendre quand il le faut.

Je décide que Benno restera le seul au courant de mon don, il est difficile
à admettre et surtout, je suis bien placée pour le savoir, il peut effrayer.
Benno a le rôle principal dans ma vie. Il est l’oreille qui sait m’écouter ;
les yeux qui savent me voir, voir au-delà des apparences, me voir en
profondeur ; la voix qui sait m’apaiser ; il est ma moitié, mon amant, mon
meilleur ami. Et c’est parce que je ne m’imagine avec personne d’autre
qu’il faut que je sois également vigilante, lors de mes rêves, à ne rien
changer non plus de notre relation.
Il y a des piliers de ma vie que je ne peux risquer de supprimer, au risque
de la voir s'effondrer totalement.
Je dois apprendre à apprivoiser ce don. Je peux rester en position de
figurante, ça s’est encore vérifié, rien ne m’a jamais obligé à agir. Moi,
fonceuse, il va falloir que je mesure les conséquences de mes interventions.
Il faut que ce don reste une chance, une opportunité. Je n’ai pas le droit de
changer de manière néfaste le présent. Je ne sais pas pourquoi ce don m’a
été accordé mais je sais quelles sont les limites à ne pas franchir.
Benno me voit souriante et m’interroge :
« Tu as chassé toutes tes inquiétudes, mon amour ?
— Oui, j’avais commencé à accepter ce qui m’arrive et j’en suis
maintenant même de plus en plus reconnaissante.
— Mon amour, quand je regarde autour de moi je suis tellement fier du
monde que tu as créé, c’est tout à fait toi, plein d’amour et de bonheur.
C’est ce que j’adore avec Benno, pas une seconde il n’a douté de ce que
je lui disais. Au contraire, il observe ce qui l’entoure et y voit un peu de moi
partout.
— Assez parlé de tout ça, j’y passe déjà mes nuits, dorénavant en
journée, c’est uniquement toi et moi. »
Je l’attire dans mes bras et l’embrasse fougueusement. Cela fait trois ans
que nous sommes ensemble et il arrive encore à me séduire un peu plus
chaque jour.

Je n’ai aucune raison de me plaindre, rien ne pourrait aller mieux. Je suis


une femme épanouie. Emma m’a fait découvrir les malheurs d’un passé que
j’ignorais mais je n’éprouve plus aucune tristesse, au contraire, j’ai hâte
d’être confronté à ce moment, hâte d’agir, hâte de sauver mon père de ce
piège diabolique. Je dois rendre sa relation avec ma mère plus saine et
sauver ma grande sœur Émilie.
J’en veux à ma mère mais la rancœur ne sert à rien. Je ne comprends pas
mais accepte sa folie, comme l’a fait mon père. Après tout, elle reste ma
mère, celle qui m'a donné la vie.

Je pars me coucher avec cette impatience de découvrir ce qui m’attend.


Dans un rêve tout est possible, ce qui fait de mon don un pouvoir immense
et infini. Je suis le maître du jeu. Je change complètement d’état d’esprit et
de positionnement face à cela.
Et c’est tout délicatement que je tombe dans les bras de Morphée, sans
même m’en rendre compte.
Je regarde autour de moi, je me trouve à l’intérieur d’un chapiteau blanc,
une fête s’y déroule. Des tables et chaises ont été entassées sur le côté, le
début de soirée devait certainement être un dîner. Les coupes de cheveux et
le style vestimentaire des gens autour de moi m'amènent à la déduction que
je suis à l’époque de la jeunesse de mes parents.
Bingo, au loin je vois mon père arriver, au bras de ma mère. C’est
étrange, je n’arrive pas à les trouver beaux ensemble. Mon père est déjà
étrange, comme si une inquiétude l'habitait. Le meurtre a certainement déjà
eu lieu. Ma mère a cette stricte expression que je lui connais bien. Je
constate que mon père a changé mais pas ma mère. Il se sert un verre de
vin, elle le regarde d’un air accusateur, elle semble énervée et pas seulement
pour le vin.
Mon oncle Charles se dirige droit vers moi, mince je ne peux pas l’éviter.
Il prend sa plus belle voix :
« Salut ma jolie, tu es seule ? Je peux t’inviter à danser ?
Toujours aussi mauvais dragueur, j’ai envie de pouffer de rire. Mon oncle
s’est marié à trente-six ans, ce qui est très tard pour sa génération. Tout le
monde dit qu’il a mis du temps à trouver la femme qui comprenne son
humour et ne soit pas effrayée par ses approches. Ça prend tout son sens. Je
sais qu’il est une bonne personne mais ça n’est pas évident de le détecter.
C'est assez gênant mais je ne veux pas le repousser, je vais juste clarifier la
situation.
— Oui, pourquoi pas, mais je ne suis pas seule, enfin là oui, mon fiancé
travaille tard ce soir.
— D’accord, alors ça restera une danse sans ambigüité, mademoiselle.
Je sais qu’il le pense, il est très respectueux malgré ses grands airs. Je
n’aurais pas pris le risque de me faire peloter par mon propre oncle.
J’en profite pour lui adresser quelques mots.
— Michel, ça fait longtemps qu’il est avec elle ?
— Tu connais mon frère ?
— Non, pas vraiment, j’en ai entendu parler c’est tout.
— Toujours dans les bons coups celui-là, dit-il en rigolant, ça fait
quelques mois, ils ont commencé à se draguer lors d’une soirée similaire, et
toi, ça fait longtemps que tu connais ton fiancé ?
Je reste évasive, je ne veux pas que la conversation se tourne sur moi.
— Quelques années ; elle est énervée apparemment.
— Philomène ? Oh, Michel a sûrement dû jouer les coqs de basse-cour
sur le parking avant d’arriver, il a toutes les filles à ses pieds, cet enfoiré. Ça
l’énerve mais rien de grave, Philomène pardonne toujours très vite et il ne
fait rien, ce sont les femmes qui viennent à lui.
— Je n’aimerais pas non plus que mon fiancé soit entouré de toutes les
femmes de la ville, pour être tout à fait honnête.
Je me surprends à critiquer le comportement de mon père que j’ai
toujours trouvé irréprochable et par la même occasion à défendre ma mère,
chose que je ne fais pas souvent.
— Oui, enfin Philomène a aussi ses défauts et Michel s’est bien calmé
depuis qu’elle est entrée dans sa vie. »
Je le vois agacé alors je ne vais pas plus loin, il n’y a aucune raison pour
que je me prenne la tête avec mon oncle. La musique se termine, je le
remercie pour la danse et m’éloigne.
Tout en gardant mes distances, je continue d’observer mes parents. Mon
père a l’air très fier de l’avoir à ses côtés. Il est vrai que malgré son air
pincé et énervé ma mère a beaucoup de charme.
J’en suis même déroutée, j’ai l’impression de voir Elvi. Elle n’était pas
photogénique car j’ai vu des tas de photos d’elle plus jeune et n’ai jamais
remarqué cette beauté. Elle dégage quelque chose qui ne s’explique pas. Je
commence à comprendre pourquoi mon père est tombé fou amoureux, au
point de s’effacer et d’en perdre sa propre prestance.
Je me perds dans mes pensées lorsque j’aperçois ma tante Céleste.
Céleste est la sœur unique de ma mère, de trois ans sa cadette. Elles ne se
sont jamais vraiment entendues. Chaque repas de famille finissait en guerre
mondiale, elles ont alors naturellement pris leurs distances. Ma mère a été
très dure avec Céleste et nous a même interdit de la voir. Ce qui est injuste
car nous nous entendions bien avec elle et elle n’avait pas le droit de nous
mêler, nous les enfants, à ces histoires. Enfin, nous avons été contraintes de
prendre parti pour notre mère et je n’ai pas revu Céleste depuis bientôt dix-
huit ans.
Je ne sais même pas ce qu’elle devient, si elle s’est finalement mariée, si
elle a eu des enfants.

Céleste est dans un coin de la salle et elle ne quitte pas mes parents des
yeux, elle a l’air jalouse. C’est étrange, dans mes souvenirs, Céleste était
une femme très douce et généreuse. Face à moi, je vois une jeune fille
aigrie et jalouse. Céleste est beaucoup moins jolie que ma mère, on pourrait
même dire qu'elle n'est pas jolie du tout. Ses traits ne sont pas symétriques,
ses formes sont disgracieuses et elle ne dégage aucun charme particulier. Ça
n'a pas toujours dû être facile d'être la sœur de ma mère pour elle. La
comparaison a dû être inévitable entre les deux physiques que tout oppose.
Je reste focalisée sur l’expression de son visage, lorsque j’entends
quelqu’un tousser très fort. Je me tourne mais n’arrive pas à trouver qui
c’est, et pourtant ça paraît si proche de moi. Ça en devient de plus en plus
gênant, envahissant, je ne peux rien entendre d’autre que cette satanée toux.

Je sors d’un coup de mon rêve. Non ! Je voulais continuer d’observer ma


tante Céleste, je voulais voir comment aller se dérouler la soirée.
Je me réveille en sursaut et trouve Benno, assis, en train de tousser.
C’était donc lui :
« Pardonne-moi chérie, je t’ai réveillée ?
Au fond de moi je suis folle de rage mais il serait vraiment égoïste de lui
reprocher quoi que ce soit. En effet, je ne peux pas lui en vouloir, Benno a
attrapé froid hier soir et surtout il a le droit de tousser comme tout être
humain normalement constitué.
— Oui, mais ce n’est pas grave mon amour. »
Je lui raconte mon rêve. Il est surpris, personne ne parle jamais de
Céleste, il pensait même que ma mère était fille unique.
Ça me fait mal au cœur mais c’est la réalité, ma mère a réussi à la rayer
complètement du tableau familial.

Je n’ai rien fait dans ce rêve, peut-être parce que je me suis réveillée
avant d’avoir pu agir ou alors, parce que je devais juste observer. Observer
pour comprendre. Mais comprendre quoi ? Ou alors, observer pour
m’interroger.
Peut-être que je ne connais pas la vraie nature du conflit entre ma mère et
Céleste. Ma mère a toujours dit qu’elles étaient simplement trop différentes,
que ça ne pouvait pas fonctionner mais s'il y avait autre chose ?
Mes sœurs et moi sommes complètement différentes et ça fonctionne très
bien. Pour se déchirer autant, il y a forcément un élément déclencheur.
Et si cet élément déclencheur, c’était mon père…
C’est bien connu, les hommes sont souvent la cause des discordes entre
filles.
J’essaie de me souvenir comment étaient les relations entre mon père et
Céleste. Je n’arrive à me souvenir de rien d’autre que des disputes entre ma
mère et elle. En tout cas, rien ne m’avait mis la puce à l’oreille à l’époque et
comme mon père donne toujours raison à ma mère, je ne connais pas son
opinion réelle.
Il va falloir que j’introduise le sujet subtilement auprès de mon père et
que j’analyse sa réaction.

Cela fait maintenant quelques jours que j’ai fait ce dernier rêve, je me
décide à me rendre chez mes parents. Ils ne m’auront jamais autant vue. En
tout cas, habituellement, mes visites sont moins spontanées et plus
programmées.
Nous nous relayons avec mes sœurs pour qu’ils aient de la visite chaque
jour. Plutôt simple : quand on est six, on couvre déjà presque une semaine
avec juste un jour chacune. Et le dimanche, on se retrouve de toute façon
tous chez ma grand-mère. Je suis la fille du mardi. Il n’y a pas de raison
particulière. Elvira nous a imposé le lundi car les garçons ont natation ce
jour-là et que la piscine est proche de la maison de mes parents. Ça lui
permet de ne pas faire l’aller-retour. Elle reste, le temps de la session, avec
Hajar chez mes parents et profite du jardin. Emma a imposé le mercredi car
le mardi soir est apparemment le seul soir sans programme intéressant et
donc, elle s’estime plus sûre de ne pas subir de gueule de bois le mercredi et
ainsi, être plus apte à supporter ma mère. Je doute un peu de cette version,
je crois qu’Emma a surtout voulu se dire que rien ne lui est jamais imposé,
qu’elle a pris elle-même la décision de rendre cette visite hebdomadaire le
mercredi. Étienna vit encore avec nos parents mais n’a pas pour autant
échappé à la règle puisqu’elle passe en réalité plus de temps à la
bibliothèque qu’à la maison. Elle ne nous a donné qu’une consigne : « tout
à l’exception du jeudi » et pour cause, c’est le jour des soirées étudiantes.
Les seules soirées qu’Étienna s’accorde, on ne pouvait donc pas le lui
refuser. On lui a donné le samedi. Le reste des jours a été distribué de façon
aléatoire entre le reste d’entre nous trois.

Lorsque je me débrouille pour être enfin seule avec mon père, j’aborde le
sujet Céleste et contre toute attente, il se braque immédiatement :
« Elsa je comprends que tu puisses te poser des questions mais
concernant Céleste je pensais que ta mère avait été suffisamment claire,
nous ne voulons plus en entendre parler, de loin comme de près ! ».
Il a dit « nous » et ça me suffira pour le moment. Le conflit ne touchait
effectivement pas que les deux sœurs. Mon père était bien de la partie. La
décision, portée par ma mère, a été prise par deux personnes.
Il n’est pas toujours aussi passif qu’il n’en a l’air. Je change de sujet pour
ne pas ajouter plus d’huile sur le feu, j’aurais encore besoin de sa
coopération au cours de mon enquête :
« Les pétunias de maman sont incroyables cette année, les couleurs n’ont
jamais été aussi vives, il faut qu’elle nous partage son secret !
Il semble maintenant troublé et dans ses pensées mais il prend la peine de
me répondre sans animosité.
— Oui, plusieurs de tes sœurs ont fait la même remarque cette semaine
donc il faut croire que c’est vrai. Le secret de ta mère est simple, elle parle à
ses plantes. La clé, c’est la communication. »
Il est gonflé de dire ça juste après avoir refusé ouvertement toute
communication au sujet de Céleste. Mais pour une fois qu’il s’emporte, je
vais tâcher de ne pas lui en tenir rigueur.

Il me faut trouver un autre moyen de creuser le sujet. Elvira était la plus


âgée au moment du déchirement et de la séparation définitive entre les deux
sœurs, peut-être a-t-elle une vision plus claire de ce qui s’est passé. Le
surlendemain, je décide donc d’aller voir ma sœur et en profite pour prendre
des sucreries pour les enfants. Je m’assure qu’ils soient bien sans gélatine
de porc, je ne voudrais pas froisser les convictions de ma sœur et ainsi lui
manquer de respect.
En effet, les enfants ont toujours baigné dans l’Islam. Les garçons ont été
circoncis très jeunes et tous trois sont capable de réciter certains extraits du
Coran en arabe. Ils ont intégré une association leur permettant de découvrir
leur religion au travers d’activités ludiques et sont déjà très spirituels.
Lorsque j’arrive, Hajar joue seule à la poupée pendant que ses frères se
courent après dans le jardin. Quelle chance j’ai eue d’avoir des sœurs. Je
n’ai jamais vraiment eu à jouer seule.
Ils me sautent dessus dès qu’ils m’aperçoivent :
« Tata Elsa ! »
Ils comprennent vite que les sucreries que je transporte sont pour eux et
ils disparaissent aussitôt qu’ils arrivent à les attraper, pour se les partager.
Elvi a su leur transmettre le sens du partage. Peu d’enfants réussissent à
être aussi justes, sans qu’on ait besoin de les rappeler à l’ordre. L’Islam leur
a donné de belles valeurs. Qu’on croit ou non en Dieu, on peut néanmoins
en voir les impacts positifs dans la vie de ceux qui y croient. En tout cas, les
enfants d’Elvi ont une belle éducation dont Brahim et elle peuvent être
fiers.
Ma sœur me fait entrer, elle est en train de cuisiner. Elvi est vraiment
devenue la parfaite ménagère. Toujours aussi belle et apprêtée, même
lorsqu’elle a les mains à la pâte. Je ne serais certainement jamais à son
niveau, même avec tous les efforts du monde ; c’est inné chez elle. Elle a
toujours rêvé d’avoir ce genre de vie, de chouchouter sa famille, sans avoir
trop d’ambition professionnelle.

Je lance finalement le sujet Céleste :


« Elvi, je pensais à Céleste l’autre jour, c’est dingue je l’avais
complètement oubliée et je me demandais ce qui s’était passé pour qu’elle
sorte de nos vies si brutalement ?
Je vois ma sœur surprise et perturbée par le sujet. Elle me fixe et
soudainement, se dévoile. Elvira a beaucoup de mal à étouffer ses émotions.
— Elsa, il y a quelque chose que personne ne sait.
Hésitante, elle se lance tout de même : Lors de ma première grossesse,
j’ai voulu reprendre contact avec Céleste ; je ne sais pas si ce sont les
hormones mais je voulais avoir une famille unie autour de moi avant de
fonder la mienne.
Décidément ça ne s’arrête jamais, les révélations. Je ne sais vraiment plus
à quoi m’attendre dans cette famille.
Elle poursuit :
— Je ne me souvenais pas vraiment non plus de la cause et je me disais
qu’il n’y avait rien d’insurmontable. J’ai eu tort.
— Pourquoi, Qu’est-ce que tu as découvert ?
Les yeux de ma sœur se remplissent de larmes.
— Céleste est morte.
Je suis abasourdie par la nouvelle.
— Quoi ? Comment est-ce arrivé ?
— Elle s’est pendue, à peine deux ans après leur ultime dispute. Nous ne
l’avons même pas su, elle est morte seule comme jamais ; ça m’a brisé le
cœur.
Ça me brise également le cœur. Je sens les larmes me monter à mon tour,
comment a-t-on pu ne jamais se poser de questions ? Pourquoi m’a-t-il fallu
un rêve pour enfin repenser à elle. Comment une personne peut-elle mourir
seule et sans que sa propre famille ne s’en rende compte.
J’ai du mal à ne pas l’assommer de questions.
— Comment l’as-tu su ? Papa et maman le savent ?
Pourquoi ne nous as-tu rien dit ?
— Bien sûr qu’ils le savent, étant sa seule famille, ils ont hérité de tous
ses biens et de son argent. Je ne vous ai rien dit car c’était la dernière
volonté de Céleste. J’ai remué ciel et terre pour la retrouver. Maman m’a
finalement lâché l’information, voyant que je n’abandonnerais pas puis m’a
montré une lettre que Céleste lui a adressée, juste avant de passer à l’acte.
Céleste lui demandait de ne rien nous dire, elle disait que nous étions six
âmes innocentes et que nous ne méritions pas d’être confrontées à la triste
réalité de la vie.
Je comprends qu’elle ait gardé le silence, Elvi est ainsi faite, elle ne
trahirait jamais une défunte.
— Tu as su pourquoi ?
— Non, maman dit que ça n’a rien à voir avec leurs disputes, que Céleste
a toujours été seule et lugubre.
Même face à la mort, ma mère ne peut pas mettre de l’eau dans son vin,
c’est incroyable.
Je me permets de donner mon avis, malgré les années passées sans avoir
côtoyé ma tante :
— Ce n’est pas le souvenir que j’ai d’elle ; pas mariée, ne signifie pas
seule.
En effet, le souvenir que j’ai de ma tante est d’une personne chaleureuse,
ouverte et dotée d’une belle énergie positive.
— Je n’ai pas cherché plus loin, ça m’a assez chamboulée, je n’avais pas
besoin de ça en pleine grossesse et ensuite les enfants m’ont pris toute mon
énergie, je n’y ai plus pensé, avoue Elvira, toujours émue.
— Merci de m’en avoir parlé. »
Encore une fois, je la comprends et cherche à ne pas plus la bouleverser.

Je ne peux cesser de retourner la situation dans tous les sens. Qu’est ce


qui a pu pousser ma tante à en finir ? Y a-t-il un lien quelconque avec mon
père ?
Il y a des non-dits et Elvira n’est pas allé assez loin, mais ce n’était pas le
moment pour elle, la vie grandissait en elle et les héritages du passé ne
devaient pas assombrir son bonheur de fonder une famille.
Ce qui est sûr, c’est que Céleste ne pourra pas répondre à mes questions.
Du moins, pas de son vivant mais il me reste une chance dont,
malheureusement, la probabilité d’accomplissement ne m’appartient pas :
rêver d’elle. Je ne pourrai pas décider quand, mais je suis persuadée que ce
moment arrivera, il faut donc que je sois prête.
Cependant, il est difficile de se préparer quand on ne sait pas à quelle
date du passé on va la voir et donc, où elle en sera de cette dispute.
J’établis plusieurs scénarios possibles dans ma tête et essaye de m’armer
le plus possible mais je reste très limitée, tellement les possibilités sont
nombreuses.

Quel destin tragique ! C’est justement à la personne qui lui a fait le plus
de mal qu’elle a tout laissé et elle a empêché les seules personnes qui ne la
détestaient pas de lui dire adieu ; bien que je doute que ma mère nous en
aurait parlé s’il n’y avait pas eu cette lettre. Nous n’avions pas le droit de la
voir de son vivant, pourquoi nous aurait-elle laissées la voir à sa mort ! Ça
n’a pas de sens.
Cette lettre a dû tout de même bien l’arranger. Comment pourrait-on lui
en vouloir, elle a respecté les dernières volontés de sa défunte sœur.
Je quitte Elvira et me rends immédiatement chez mes parents, furieuse.
C’est trop injuste. Nous avions le droit de savoir. C’est trop facile de se
cacher derrière une lettre écrite par une personne désespérée et donc, de
toute évidence, pas en possession de toutes ses capacités mentales. Mes
parents auraient dû lui rendre hommage, enterrer la hache de guerre. Ils
auraient dû se comporter en adultes et nous laisser dire adieu à notre tante
qui n’a, au vu de sa lettre, pas cessé de nous aimer, malgré la distance et les
discordes.
Je ne prends même pas la peine de sonner, mes parents étant tout deux
retraités, et la voiture étant garée dans l’allée, je sais qu’ils sont présents.
J’ouvre directement la porte et m’introduis dans la maison. Après tout, c’est
ma maison d’enfance, je suis toujours chez moi et le serai toujours.
Ma mère est en train de cuisiner une tarte à la citrouille pendant que mon
père prépare ses paris sportifs. Une véritable caricature du couple de
retraités qui ne sait pas bien comment occuper son temps.
Ma mère me lâche sèchement :
« Bonjour Elsa, surtout ne te gêne pas.
Elle est comme ça, il ne faut pas attendre d’elle trop d’affections ou de
sympathie. Elle ne voit pas que je suis furieuse, la seule chose qu’elle voit,
c’est que je suis entrée sans m’annoncer et que ça ne se fait pas. Sa vie est
tellement dictée par les bonnes manières, elle a toujours peur du regard des
autres, veut que tout soit toujours parfait et sous contrôle comme si le
jugement des voisins avait une quelconque importance. Mais cette fois, je
ne m’excuserai pas, je suis bien trop énervée.
— Bonjour maman, non, je ne me gêne pas, tout comme tu ne t’es pas
gênée de décider pour nous qui nous avions le droit de voir et ce que nous
avions le droit de savoir !
Enfin je réussis à la faire réagir, à lui faire ressentir des émotions.
— Bon sang c’est quoi ton problème, Elsa, et de quoi tu parles ?
— De Céleste, tu sais, ta sœur, celle qui t’a tout donné et pour qui tu n’as
certainement même pas versé une larme.
Mon père nous coupe violemment, c’est la première fois que je le vois se
mêler d’une dispute entre mère et fille. C’est d’ailleurs même la première
fois que je le vois prendre la parole dans une dispute tout court. Il intervient
comme si le sujet était trop grave pour laisser passer.
— Elsa, nous ne voulons pas entendre parler de Céleste, j’ai pourtant été
clair ! Qu’elle soit morte ou vivante ça ne change rien, elle n’existe pas
pour nous alors maintenant, tu vas me faire le plaisir de ne plus prononcer
ce nom en notre présence et nous n’avons rien de plus à te dire !
Je suis choquée, je n’ai jamais vu mon père dans cet état, je n’ai jamais
vu mon père imposer son point de vue et je ne l’ai jamais vu aussi sévère.
Il s’est passé quelque chose de très grave entre eux trois, quelque chose
que Céleste n’a pas pu surmonter.
Mes parents n’ont même pas cherché à argumenter sur la lettre et les
dernières volontés de Céleste. Ils n’ont rien voulu entendre, ni se justifier de
quelque manière que ce soit. Je n’ai rien pu en tirer.
— Maintenant Elsa, si tu n’as rien d’autre à voir avec nous, nous allons
tous vaquer à nos occupations et t’attendons demain soir pour le dîner de
famille prévu, pour rappel, depuis quelques semaines, conclut ma mère.
C’est une manière, assez politiquement correcte, de me mettre à la porte,
elle a le chic pour faire ça.
Je suis trop étourdie par leur réaction pour protester et m’en vais. Aucun
dialogue ne paraît envisageable de toute façon.
Je n’obtiendrais rien de plus de leur part, ma seule chance reste donc de
croiser Céleste dans un de mes rêves.

Benno essaye de me rassurer, il me dit qu’à l’époque de nos parents, de


petites choses pouvaient prendre rapidement énormément d’ampleur et que,
malheureusement, la fierté de chacun peut conduire à des situations de non-
retour. Il me dit aussi que la culpabilité de ne pas avoir su faire la paix avant
qu’il ne soit trop tard, les pousse certainement à éviter le sujet.
Mais au fond de moi, je reste persuadée que quelque chose de grave s’est
produit. Mon père ne sort jamais de ses gonds ; même avec six filles à gérer,
il a toujours su garder son calme et pourtant nous avons été loin d'être
faciles, il nous est même arrivé d'être de vraies pestes, mis à part Eline, bien
sûr. Mon père a cette faculté de garder son sang-froid, de rester distant des
évènements qui l'entourent, de ne jamais prendre les devants. Et il sait que
ma mère n’a pas besoin de lui, elle a assez de caractère pour se défendre
toute seule ; pour autant, c’est lui qui est intervenu alors que je m’adressais
à elle.
C'est de plus en plus évident, il y a d'autres secrets de famille à découvrir.
Ce ne sera pas tâche facile car mes parents ne m'aideront pas, bien au
contraire. Mais c’était sans compter sur mes rêves, les dés sont à nouveau
jetés, rien ne pourra plus m’arrêter, je suis déterminée à comprendre le
passé pour expliquer le présent.
Chapitre X
Le lieu des ténèbres

Les jours passent, ma rage peine à descendre. Je voudrais être à nouveau


la personne positive que j’ai toujours été mais c’est difficile. Ma routine
quotidienne laisse place à des exercices de méditation et de yoga. Benno,
bien qu’il n’ait jamais trop aimé ce type d’activité, se joint à moi pour me
montrer son soutien. Rien n’y fait, je reste très tendue, prête à bondir à
chaque instant.
Le téléphone sonne, c’est Étienna :
« Salut Elsa, tu vas bien ?
Je vais lui épargner toute description de mon état colérique.
— Oui très bien et toi, ma belle ?
— Oui je vais bien. Tu as du temps pour qu’on se voie dans la journée ?
Il est très rare que je voie Étienna seule, sans aucune de mes autres sœurs.
Je me demande ce qu’elle peut bien me vouloir.
— Oui bien sûr, tu peux passer quand tu veux.
— Super, je finis quelques révisions et j’arrive, je serais là dans environ
deux heures.
— OK très bien, à tout à l’heure. »
Je confie à Benno ma surprise et lui demande s’il peut aller voir un ami
ou partir se promener pendant quelques heures. Je pense que ma sœur veut
me confier quelque chose et je ne suis pas sûre qu’elle sera à l’aise de le
faire en présence de Benno, même si elle n’a rien mentionné à son sujet.
Benno en profite donc pour proposer une partie de tennis à ses amis.
Étienna arrive enfin, ces deux heures d’attente m’ont juste permis de me
poser des milliards de questions. J’espère qu’elle n’a pas de souci
particulier, je suis assez inquiète.
Elle m’embrasse chaleureusement, elle a le sourire, ce qui me rassure :
« Installe-toi sur la terrasse, qu’est-ce que tu bois ?
— Un thé, à la menthe si tu as ?
— Oui madame, je t’apporte ça.
— Et voilà, un bon thé à la marocaine, lui dis-je joyeusement en lui
versant son thé.
Ma sœur me sourit et prend sa tasse au creux de ses mains, comme pour
se donner du courage.
— Elsa, je voulais te voir car je suis inquiète, j’ai entendu papa et maman
parler de toi à plusieurs reprises cette semaine. J’ai beaucoup hésité à venir
t’en parler mais je crois que la communication est nécessaire et peut
résoudre bien des problèmes. Je te prierais de ne pas leur dire que je t’en ai
parlé, OK ?
Moi qui m’inquiétais pour Étienna, je ne m’attendais pas à ce que ce soit
elle qui s’inquiète pour moi. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien dire de moi, ils
ne savent pas être discrets ? Ils l’ont été pendant des années et maintenant
ça les tuerait de ne pas parler de moi, qui essaye tant bien que mal de ne pas
mêler mes sœurs à tout ça.
Je prends une grande inspiration pour me retenir de m’énerver à nouveau
puis réponds :
— Bien sûr, si c’est ce que tu souhaites, je ne leur en parlerai pas. Qu’est-
ce qu’ils disent ?
— Elsa, l’important ce n’est pas ce qu’ils disent, c’est pourquoi ils le
disent. Ils pensent que tu vas trop loin, que tu leur manques de respect et
que tu es en train de déchirer notre famille.
Non mais je rêve, je suis celle qui déchire la famille ? Moi ? Vraiment ?
Et quand ils nous ont retiré toute relation avec notre pauvre tante, ils n’ont
pas déchiré la famille ? Ils ne se remettent donc jamais en question ? C’est
incroyable. Mais à nouveau, je prends une grande inspiration.
— Et donc, que veux-tu que je te dise, Étienna ?
— Rien, enfin, pas à moi. Si tu voulais me parler de ce qui te conduit à
agir comme ça, tu l’aurais déjà fait, je ne suis pas venue pour ça. Je
voudrais juste que tu réfléchisses différemment, je suis certaine que tu as de
bonnes raisons d’être énervée contre eux mais est-ce que ça en vaut
vraiment la peine jusqu’à déchirer notre famille ? Papa et maman sont
énervants, comme tous parents, ou peut-être un peu plus que les autres
parents, je ne dirais pas le contraire mais ce ne sont pas de mauvaises
personnes. Elsa, c’est la première fois que je les entends parler ainsi de
l’une d’entre nous et pourtant Emma a mis leurs nerfs à rude épreuve, plus
d’une fois. »
Je dois reconnaître que c’est assez mature de la part de ma sœur de venir
me parler tranquillement de cette situation. Elle est inquiète et elle a trouvé
les mots justes, la dernière chose que je souhaite, c’est bien de déchirer
notre famille. Mais elle ne sait rien et ne peut même pas s’imaginer les
raisons qui me poussent à agir de la sorte. Je lui promets tout de même de
me calmer, de faire un effort et la remercie de m’en avoir parlé. Je suis fière
de la jeune femme qu’elle est devenue, dotée d’un réel bon sens.

En se levant pour partir, Étienna me lance :


« En fait, quel est le trésor que tu caches dans les collines de Mémé ?
— Pardon ?
— Je parle de ces coordonnées GPS.
Elle me tend alors le papier sur lequel j’ai réécrit la série de chiffres
découverte dans le carton d’Émilie. J’en reste sans voix. Il n’aura fallu que
quelques secondes à Étienna pour élucider le mystère de ces chiffres, alors
qu’après des jours à nous pencher dessus, nous en sommes restés au point
mort, Benno et moi.
— J’ignorais qu’il s’agissait de coordonnées GPS pour tout te dire.
— Et ça sort d’où ?
— Barbara.
— Barbara ?
J’ai du mal à improviser, trop perturbée par la nouvelle. Barbara est mon
amie d’enfance. Étienna la connaît bien.
— Barbara postule pour un jeu télévisé et il y a des épreuves pour
départager les candidats. Ce code est un indice, elle m’a demandé de l’aider.
— Oh mon Dieu, Barbara dans un jeu télévisé ? C’est angoissant ! Ils
vont devoir faire un énorme travail de montage pour couper tous ses
monologues.
— Je suis sûre que ça fera grimper l’audience.
— Tu dis ça parce que c’est ton amie.
— C’est vrai. »
On éclate alors de rire, pour ma part un peu par moquerie et beaucoup par
soulagement. Ça a marché, elle m’a crue et n’ira pas chercher plus loin.

Mémé c’est Mélodie, une amie d’Etienna, elle a rebaptisé l’immense et


magnifique parc naturel qui encercle la demeure de son amie ainsi : les
collines de Mémé, comme si elles lui appartenaient. Je suis pensive. Quel
est le rapport avec Émilie ? Et pourquoi une localisation si précise ? Pour le
découvrir une seule solution, m’y rendre.
Je vais attendre le retour de Benno. Après hésitation, je décide de le
laisser finir sa partie sans le presser. Après-tout, c’est moi qui lui ai
demandé de partir, je suis sûre que ça lui fait du bien de souffler un peu, de
côtoyer des gens normaux. En attendant, je recherche les sentiers de
randonnées conduisant à ce point GPS. Il est hors-piste. Nous allons devoir
prendre quelques risques et nous éloigner des sentiers protégés et autorisés.
La porte s’ouvre, Benno entre, me coupant dans mes recherches.
Je lui saute dessus et lui annonce la dernière trouvaille.
Surpris, mais partageant mon désir de découverte, il me dit :
« Je prends une douche, je me change et on y va.
— Très bien, je télécharge une carte hors ligne, je ne suis pas sûre qu’on
puisse capter.
— Cherche la boussole. »
Je ne sais pas s’il était sérieux ou si c’était une blague mais je télécharge
également une application boussole, ça peut servir.
Après une longue route, quelques égratignures et une lutte intense contre
le vertige, nous voilà sur le lieu indiqué par les coordonnées GPS. Autour
de nous, rien de particulier, la nature est majestueuse mais je ne vois aucun
indice sur ce qui peut bien s’y cacher. Mais nous ne pouvons pas avoir
parcouru tout ce chemin pour rien, nous devons trouver. Nous creusons ici
et là, en vain. Le terrain est trop vaste, il nous faudrait beaucoup de chance
pour tomber sur le « trésor », et surtout nous ne savons même pas ce que
nous cherchons, ça ne nous facilite pas la tâche.
Nous nous écroulons, tous deux, au sol, déçus. La nuit commence à
tomber. Abattue, je m’adresse à Benno :
« Nous devrions y aller avant qu’on n’y voie plus rien.
— C’est du génie !
— Quoi ?
— Regarde là-bas, dit-il en me montrant une plante.
Et pas n’importe quelle plante, alors que l’obscurité fait place, la plante
se met à briller.
— Comment est-ce possible ?
— De la luciférine, c’est ce qui fait briller les lucioles, j’ai vu un
reportage là-dessus.
C’est donc ainsi que ma mère a planté un repère, visible uniquement de
nuit. Ingénieux.
On se met alors à creuser, quand Benno m’arrête soudainement :
— Mon cœur, je suis désolé.
— Quoi ?
— J’ai trouvé ce que cache cet endroit mais je ne sais pas comment te le
dire.
— Benno, dis-moi, je suis prête à tout entendre, tu le sais.
— Mais peut-être pas à tout voir.
— Quoi ?
Benno est de plus en plus gêné.
— Il y a des ossements.
Je m’arrête alors de creuser et des larmes glissent le long de mes joues.
— Montre-moi. J’ai besoin de le voir pour y croire. »
Benno me montre alors de petits ossements, des ossements d’enfants.
Nous pleurons ensemble sans pouvoir nous arrêter.
Benno prend le temps de réenterrer nos trouvailles, nous devons respecter
Émilie.
Elle est bien morte et ma mère l’a enterrée dans ces collines, seule,
isolée. Elle n’a même pas de tombeau. C’est une honte !
Je ne pourrai jamais me remettre de cette découverte et je crois que
Benno non plus.
Étienna me demande si mes raisons valent la peine de détruire notre
famille, je crois que je viens d’en avoir la réponse. Ce n’est pas moi qui ai
détruit la famille, ce n’est pas moi qui ai enterré ce tout petit être dans une
colline, ce n’est pas moi qui ne lui ai même pas offert d’enterrement. Ça
aurait pu être l’une d’entre nous ! N’importe laquelle d’entre nous ! C’est
ainsi que ma mère traite ses enfants, c’est ainsi qu’elle se débarrasse de
leurs traces quand ils l’embarrassent.
Pourquoi ?
Émilie n’a rien fait pour mériter ce destin.
Il doit y avoir autre chose, ma mère ne peut pas juste être un monstre. Je
ne veux pas avoir été élevé par un monstre.
Nous repartons lentement et silencieusement, je n’ai plus peur de tomber
ou de me blesser, plus rien n’a de saveurs.
Benno met quelques minutes à se décider à allumer le moteur puis
quelques minutes à le couper quand nous arrivons chez nous. Il est sous le
choc.
Au moment où nous nous mettons au lit il rompt le silence :
« Sauve-la.
— Oui je vais la sauver. »
Chapitre XI
Richard

Plusieurs semaines sont passées sans que je rêve de ma famille. Je fais de


petits rêves sans aucune importance. Des rêves dont je ne chercherais même
pas à savoir s’ils sont vrais ou non, tellement ils sont inutiles. D’autres, plus
farfelues, dont je suis pour le coup certaine qu’ils ne sont que le fruit de
mon imagination tels que des licornes volantes, des escargots cracheurs de
feu ou encore moi en première dame de France. Ces rêves sont certes drôles
et reposants mais j’en suis tout de même frustrée. Frustrée car cela
m’empêche d’avancer dans ma quête de la vérité.
Mais Benno me soutient qu’une pause ne me fait pas de mal, que j’ai été
épuisée par les récents évènements et qu’il se réjouit de voir que ça se
calme.
Je suis pour ma part anxieuse, et si ça ne revenait plus ? Je ne peux pas
rester avec autant d’interrogations. Je suis plus que décidée à sauver Émilie,
mon père et pourquoi pas Céleste également. Chaque jour une nouvelle
victime s’ajoute à la liste.
J’ai besoin de comprendre pour avancer. Et dire qu’il n’y a pas si
longtemps, je cherchais par tous les moyens d’arrêter de rêver. C’est un
incroyable retournement de situation.

Cette nuit lorsque je m’endors, je comprends vite que j’ai paniqué pour
rien et que ce n’était effectivement qu’une simple pause.
Je suis installée à la petite table d'un café et j’entends un homme hurler
sur la sympathique serveuse qui vient de me servir mon chocolat chaud. J’ai
toujours rêvé d’aimer le café, je trouve que ça donne une allure plus adulte
et même professionnelle de boire du café mais malgré toutes mes tentatives
je n’arrive pas à aimer. Je me suis fait une raison et assume ma commande
car en rêve comme en réalité, je n’arrive pas à avaler cette boisson amère
qui me repousse.
La scène dont je suis témoin est rageante, la pauvre serveuse est
terrorisée :
« Je suis désolée Richard, tu as raison ce n’est pas présentable, je vais
mieux ranger, je n'ai pas pris le temps, j'aurais dû m'en rendre compte, se
justifie-t-elle.
Je ne comprends absolument pas ce qu’il lui reproche, elle est seule pour
gérer un flux important de clients ainsi que le ménage et je trouve que le
café se porte à merveille. Peu de serveuses s'en sortiraient aussi brillamment
dans les mêmes conditions.
Il continue à hurler sur elle, comme si elle avait tué sa mère à mains
nues :
— Les gens comme toi ne sont vraiment pas faits pour réfléchir,
comment peux-tu placer les torchons à la vue des clients ? Ça fait sale !
Ça en est trop pour moi, j'attire son attention :
— Oh Richard, tu sais ce qui n’est pas du tout présentable ? Un patron
qui hurle et humilie sa serveuse devant ses clients !
Lorsque je prononce son prénom, j’ai l’impression de l’avoir déjà
entendu et prononcé récemment mais impossible de retrouver dans quel
contexte. Richard étant un prénom courant, il se peut que ce soit un pur
hasard.
Il s’indigne et me lance un regard des plus sombres, il aime générer la
peur :
— Mademoiselle, si ma manière de gérer mon établissement et mon
personnel ne vous convient pas, vous pouvez toujours aller boire ailleurs.
Je soutiens son regard, hors de question que je baisse les yeux face à lui,
je sais qu'il pense être le sexe fort mais je vais lui prouver que non.
— C’est exactement ce que je vais faire, vous ne me verrez plus mais j’ai
payé, alors je vais d’abord finir et j'aimerais pouvoir le faire dans un
environnement apaisant et sans cris ! Pensez-vous que ce soit à votre
portée ? »
Les autres clients du bar applaudissent, personne n’osait prendre la parole
mais visiblement, ils n’en pensaient pas moins.
Il s’en va en jetant un dernier regard furieux à la serveuse. Le peu de sens
du service client qui lui reste l'oblige à arrêter sa violence verbale et à se
retirer. Attendre de lui qu’il s’excuse aurait été trop demandé, je me
satisfais de cette minuscule victoire.
Après une telle scène je pourrais rejoindre Emma au sein des Fémen, je
comprends qu'on en arrive à créer des associations extrémistes pour
défendre le droit des femmes. C’est intolérable !
Alors que je finis ma tasse, la serveuse vient vers moi pour nettoyer ma
table et se confie en chuchotant :
« Je vous remercie pour votre compassion. Je pensais qu’il deviendrait
plus doux avec la naissance de sa petite Émilie mais on ne change pas ce
genre d’homme.
Émilie… Oh mon Dieu, ça y est le lien vient de se faire dans ma tête. Je
sais pourquoi ce prénom m’est familier.
Richard, le père d’Émilie, l’ex-conjoint de ma mère.
Comment ma mère a-t-elle pu être attirée par un homme aussi virulent ?
Il porte le mépris sur lui, il n'a pas une once d'empathie dans le regard.
Plutôt que changer la personnalité de mon pauvre père, elle aurait pu agir
sur lui
J’ai envie de dire à cette pauvre serveuse qu’elle ne s’inquiète pas, qu’il
aura son retour de flamme très prochainement, Émilie étant encore bébé au
moment des faits mais à la place, je cherche à la convaincre qu’elle mérite
un meilleur traitement :
— Vous devriez partir. En fait non, je ne vous laisse pas le choix, vous
allez démissionner, il y a des tas d’autres cafés où vous pourriez offrir vos
services, des endroits où le patron sera reconnaissant de tout le travail et
l’engagement que vous fournissez. Vous êtes exceptionnelle, ne laissez
personne vous faire penser le contraire !
Elle me regarde pleine de doute, elle a perdu confiance en elle, à force
d’être sans arrêt rabaissée, critiquée, il a réussi à la convaincre qu’elle ne
valait rien.
— Vous pensez vraiment que ce sera mieux ailleurs, que je saurai
satisfaire un patron ?
— Mais enfin, évidemment, je vous ai observée, vous travaillez pour
quatre ici. Ailleurs vous pourriez même faire des pauses et vous reposer sur
vos collègues.
Je vois une flamme se raviver dans son regard et après quelques
réconforts supplémentaires de ma part, elle lâche enfin :
— Vous avez raison, je m’en vais, je n’en peux plus, je vaux mieux que
cela ! »
Je sens croître en moi une grande satisfaction, en fait, elle avait juste
besoin de l’entendre. Je sens naître en elle un nouvel espoir, comme si enfin
elle pouvait à nouveau croire en l’avenir. Sa souffrance, qu’elle n’osait
même pas exprimer est devenue vraie, concrète, dès lors qu’elle a été
reconnue par une de ses clientes. Ce jour va changer sa vie. Il lui fallait ce
coup de pouce venu de nulle part, ou, pourrait-on dire, venu d'un rêve, le
mien.

La douce mélodie de mon réveil me sort de mon rêve. Je raconte à Benno


ma rencontre avec Richard. Je le déteste, il a mérité son sort. Benno me
félicite d’avoir sorti cette pauvre serveuse de cet horrible quotidien :
« Tu te rends compte : si tu la voyais aujourd’hui, elle te remercierait
certainement cent fois ».
J’avoue que je ne pensais pas à ça, tellement je restais focalisée sur ma
haine envers Richard, mais oui, j’ai changé sa vie, je lui ai ouvert les yeux.
Il y aura définitivement un avant et un après ma venue dans sa vie. Même si
ça n’a pas fait avancer mon enquête, je suis satisfaite de mon action.
Richard, lui, a dû me haïr et il n’a certainement jamais dû retrouver une
serveuse aussi efficace, en tout cas, ça me semble peu probable. Le patron
qui l'a récupéré, lui, en revanche, a dû se réjouir.
Bilan, j’ai dû faire deux heureux et un malheureux.
Au moins, peut-être que Richard réfléchira à deux fois avant d’insulter la
prochaine employée. Je dis « peut-être » en émettant beaucoup de réserves
car je ne suis pas certaine que ce genre de personnage se remette vraiment
en question. Un tel comportement ne peut être associé à une personne
capable d’une quelconque prise de recul. Il se dira certainement que cette
bonne à rien n’a aucune résistance au stress. Enfin, il se rendra vite compte
de ses capacités lorsqu’il sera face à de nouvelles recrues qui lâcheront
certainement bien plus vite, et c’est ce que je leur souhaite, personne ne
devrait subir son travail. Une serveuse n’est pas une servante !

Je suis contente de moi et plusieurs semaines passent sans rêve. Je sais


maintenant que mon esprit m’offre simplement un temps de répit et qu’il
me faut en profiter.
Chapitre XII
Souvenirs de jeunesse

Me voilà repartie pour un tour, aussitôt que mes yeux se ferment, apparaît
devant moi un paysage familier. Il s’agit d’un parking, boueux, en
périphérie de la ville. Ce genre de parking qui ne donne pas vraiment envie
d’y laisser sa voiture.
Ce parking, je le connais très bien puisqu’il s’agit du seul parking gratuit
de mes années étudiantes. Je m’y garais donc tous les soirs après les cours,
même si cela impliquait quinze minutes de marche pour rejoindre mon
appartement en colocation, situé au cœur de la vieille ville. Les jours de
pluie il me fallait changer de chaussures avant de sortir de la voiture, sous
peine de les détruire, tellement le sol devenait salissant. J’avais donc pour
habitude d’avoir toujours une paire de bottes sur la plage arrière, les joies
de la vie étudiante.
À ce moment-là, je vivais avec trois personnes avec qui je n’ai d’ailleurs
gardé aucun contact, je pense qu’on ne se correspondait tout simplement
pas mais on se tolérait car un appartement si bien situé, à ce prix-là, ça ne
courait pas les rues et personne n’était prêt à le lâcher.
Le premier à avoir investi les lieux, c’est Corentin, plusieurs années avant
moi. Il a vu du monde et des cartons défiler. Il était en école d’art plastique
et incarnait clairement le cliché de l’artiste incompris et solitaire.
J’ai emménagé la même année scolaire que mes colocataires Diane et
Manon.
Diane, qui avait abandonné la fac en cours de semestre, passait son temps
à manger et à regarder la télévision, certainement en quête d’une
réorientation qui n’est, d’après les rumeurs, toujours pas tombée du ciel.
Enfin Manon, certainement la plus normale, n’avait pas de temps à nous
consacrer. Le matin c’était réveil à 5 h 30 pour aller courir, ensuite douche,
thé détox et université. Le soir avant de rentrer, c’était salle de sport puis
douche, yaourt nature et dodo. Je crois qu’après analyse, elle n’était pas non
plus si normale.
Aucun de mes colocataires n’avait de voiture, j’étais donc la seule à me
garer sur ce parking et ça a duré deux ans.

Il est très tôt, il y a peu de circulation et le soleil commence à peine à se


lever. Au loin, je vois Manon arriver avec Diane et Corentin.
Étrange, je ne les imaginais pas se voir en dehors de l’appartement.
Je me cache derrière une voiture pour observer discrètement ce qui va se
passer.
J’entends Manon leur dire d’un ton fier :
« Vous voyez, je vous avais bien dit qu’elle se garait là.
— Oui enfin, ça valait la peine de se lever si tôt ? répond Diane
visiblement irritée.
— Si tu veux pouvoir récupérer la chambre pour ta chère copine il le faut,
oui ! s’exclame Corentin.
Non mais j’hallucine, qu’est-ce qu’ils trament ces trois-là.
Diane et Corentin regardent Manon en attente de ses instructions.
Apparemment c’est elle le leader.
— Allez-y, ne me regardez pas ainsi, brisez une vitre, ordonne Manon.
Quoi ? Je ne peux pas y croire. Je me souviens très bien de ce jour-là. Je
m’apprêtais à partir en week-end pour l’anniversaire de mon amie Barbara
quand j’ai découvert ma voiture avec le pare-brise cassé.
J’étais furieuse, il y avait des voitures bien plus intéressantes à voler
autour de la mienne, je ne comprenais pas l’intérêt. Je comprends mieux
maintenant, ils voulaient me faire peur pour que je décide de quitter
l’appartement et qu’ils puissent récupérer une chambre.
Je comprends l’intérêt de Diane mais clairement pas celui de Manon et
Corentin.
Et en fait non, comment pourrais-je comprendre, il faut être sacrément
tordu pour en venir à faire ça.
— Je n’ai plus envie, c’est ridicule et méchant, répond Corentin.
Enfin un peu d’humanité dans ce monde de brutes ! Merci Corentin !
Diane me donne alors la réponse sur l’intérêt de Corentin.
— Et comment va réagir Simona quand elle verra que tu t’es dégonflé au
dernier moment ?
Corentin aimerait, de toute évidence, beaucoup vivre avec cette Simona
car il en est amoureux.
— Peut-être qu’elle comprendra que le courage ce n’est pas de taper
lâchement sur une voiture dont la propriétaire dort encore paisiblement
mais de savoir changer d’avis et affronter ceux qui pensent différemment,
répond-il avec beaucoup de charme.
Je ne l’avais jamais vu de cet œil-là. Il a tellement raison. Mais de toute
évidence ça n’a pas suffi à sauver ma voiture. Manon sort tout à coup un
objet de son sac et le jette sur mon pare-brise qui ne résiste pas au choc.
Il explose littéralement.
Je vois que Diane regrette ce plan machiavélique, elle regarde Corentin
sous le choc, recherchant désespérément du réconfort.
Manon les regarde et leur dit sans même froncer un sourcil :
— Et maintenant les loulous, on se sépare pour ne pas éveiller les
soupçons. Je rentre en courant pour respecter mon rituel quotidien et
vous… Vous… Diane, télé ; Coco, peinture.
— Coco ? On vit ensemble depuis un an et demi, tu ne me connais même
pas et tu me donnes un surnom ?
— Et moi, tu crois qu’à part la télé, je n’ai rien d’autre à faire ? ajoute
Diane, vexée.
Bon là-dessus, je dois avouer que je n’aurais pas trouvé mieux que
Manon.
— Arrêtez un peu de pleurnicher, on n’est pas amis et on ne le sera
jamais mais sur ce coup il faut qu’on soit malins ensemble.
— Merde ! Manon, tu ne crois pas que tu as un problème, nous, on
voulait juste qu’une de vous décide de s’en aller pour céder sa place à
Simona, pas créer la terreur pour en éjecter une. Tu nous as embarqués dans
ton idée tordue et au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, nous n’allions pas
aller au bout, s’énerve Diane.
— Et d’ailleurs, pourquoi tu tenais tant à nous aider ? renchérit Corentin.
Il aurait été bon de se poser cette question avant que ma voiture ne se
fasse vandaliser mais j’attends tout de même l’explication avec impatience.
Nous n’avions pas d’atome crochu mais pas non plus de raison de se faire
des coups bas de la sorte.
Manon, gênée, répond :
— Sa mère m’a dit que si je l’empêchais de se rendre à ce week-end avec
ses amies elle me donnerait trois-cents euros. Quand je vous ai entendus
parler de Simona, j’ai sauté sur l’occasion, je n’avais pas le courage de le
faire seule mais je ne peux pas non plus renoncer à trois-cents euros, j’ai du
mal à joindre les deux bouts, entre le prix de l’abonnement au club de gym
et les compléments alimentaires. »
Je n’y crois pas.
Alors que je suis encore sonnée de cette nouvelle révélation, je quitte peu
à peu cette scène, sans pouvoir assister à la suite. J’ouvre les yeux. C’est
trop tard, je suis réveillée.
Avant de sortir du lit et de démarrer ma journée, je reste allongée,
songeuse. Comment ma propre mère a-t-elle pu me faire ça ? Et surtout
pourquoi ?
J’ai effectivement été incapable de me rendre à ce week-end et j’en ai été
bien triste. Je me suis demandé à maintes reprises quel imbécile avait pu
faire ça mais jamais je n’aurais pu imaginer qu’il s’agisse de Manon sous la
manipulation de ma mère. Elle m’a vu au plus mal pendant tout le week-
end. J’en ai pleuré des océans de larmes et elle n’a même pas montré une
once de regret, je ne me suis pas doutée une seconde qu’elle pouvait avoir
quelque chose à voir avec cette histoire.

Je dois me souvenir où avait lieu ce week-end pour comprendre ce que


ma mère voulait que j’évite. Mais impossible puisque je n’y suis pas allée,
je n’ai ni photo, ni souvenirs.
Celle qui est en capacité de me rafraîchir la mémoire, c’est bien celle qui
a, à la fois des photos et des souvenirs puisqu’il s’agissait de son week-end
d’anniversaire : Barbara.

Barbara est restée mon amie, même si on ne se voit qu’à de rares


occasions, chacune ayant évolué de son côté mais je sais que je peux la
contacter et qu’entre nous rien ne change. Elle fait partie de ces personnes,
à qui on n’a pas besoin de donner des nouvelles régulières, ou de grandes
démonstrations, pour rester amis.
Je rédige donc un message :
« Salut Barbara, j’espère que tu vas bien, peut-on se voir rapidement ?
J’aimerais te parler de quelque chose.
Quelques minutes plus tard, mon téléphone affiche un nouveau message :
— Tu te maries ? On se demandait tous quand est-ce qu’enfin il allait se
décider ! Quand ? Où ? Un thème, dress-code particulier ?
Comment, en quelques secondes, a-t-elle pu se faire un scénario aussi
complet et ne pas en douter ?
Elle est incroyable mais je ne peux m’empêcher de rire. Peut-on encore
avoir d’autres ambitions dans la vie que de se marier et d’avoir des gosses ?
— Raté ! Toujours pas, encore quelques années ou siècles de patience !
C’est un tout autre sujet que j’aimerais aborder avec toi.
Quelques minutes passent, je crois qu’elle se sent mal et ne sait plus trop
comment s’en sortir.
— Oups, désolée ! Je me suis un peu emballée, ce soir j’ai Justine mais
demain elle est chez son père, tu peux passer à la maison.
Elle est gonflée, elle prône le mariage, quand elle-même n’a pas su tenir
l’engagement, promis devant famille et amis. Après une dispute un peu
violente verbalement, Barbara a quitté Thibault. Ça a été radical, cela fait
maintenant trois mois qu’ils sont séparés et même si tout le monde pense
qu’ils vont se remettre ensemble, elle parle comme une femme divorcée
depuis des années. Et quelle erreur, Thibault est un homme super, plein de
belles valeurs et surtout, il la supporte, ce qui n’est pas donné à tout le
monde.
— OK pour demain, je passe vers 19 heures en rentrant du boulot. »
J’ai hâte, non pas de la voir, mais de récupérer l’information que je
recherche.
Le lendemain, ma journée me paraît interminable, je n’ai qu’une chose en
tête : comprendre le motif de ma mère.
Arrive enfin la fin de cette réunion, où ma valeur ajoutée a été proche de
zéro, mais dont ma présence était politiquement nécessaire. Le monde de
l’entreprise n’est pas toujours rationnel mais on fait avec, même si j’ai de
moins en moins de patience, au regard tout ce qui m’arrive en ce moment.

Je me rends chez Barbara. Elle habite une villa de campagne bien


agréable, très lumineuse et isolée des bruits incessants de la ville.
Quand j’arrive, Barbara est en train de repeindre son portail, d’une jolie
couleur aubergine pour un effet moderne chic inattendu. J’ai l’impression
qu’elle a besoin de changement dans sa vie et que, malheureusement pour
Thibault, il a été le premier à en faire les frais. Habituellement, une
nouvelle coupe de cheveux suffit mais pas pour Barbara.
Elle s’interrompt immédiatement à la vue de ma voiture dans son allée.
Elle ferme son pot de peinture, nettoie son pinceau et se dirige vers sa porte
d’entrée.
Je me gare et elle me fait signe d’entrer.
À peine le palier de porte franchi, Barbara engage la conversation :
« Comment vas-tu Elsa, j’ai l’impression que ça fait cent dix ans ! Je me
disais justement qu’il fallait qu’on s’organise vite quelque chose.
Je ne suis pas sûre que ce soit vrai, ce serait une drôle de coïncidence,
mais je me montre ravie et entre même dans son jeu.
— Je me suis dit la même chose, mais les mois défilent à une vitesse,
c’est affolant.
J’oriente le sujet vers ce qui m’intéresse réellement, après tout, Barbara
sait que ma visite a un but précis, pas besoin de tourner autour du pot trop
longtemps.
— Barbara, je voulais te parler de tes dix-neuf ans, de ton week-end
d’anniversaire que j’ai malheureusement raté.
— Oh oui, je me souviens bien, à cause de ces tarés sans cerveau et avec
un tout petit tu sais quoi, qui ont pété ta voiture.
— Mon pare-brise oui.
— De quoi veux-tu parler ?
— Impossible de me souvenir où tu le fêtais.
Barbara me regarde presque soucieuse.
— Et en quoi ça t’intéresse maintenant ? Tu sais au fond, tu n’as pas raté
grand-chose. Oui Monica était complètement saoule et elle a trompé Marco
devant tout le monde, oui Laëtitia nous a avoué être lesbienne et oui c’est le
week-end où nous avons fait un pacte d’amitié éternelle, mais à part ça, je
te jure, tu n’as rien raté.
J’en reste presque sans voix. Elle croit sincèrement que je puisse, après
toutes ces années, me sentir mal de ne pas avoir signé le pacte de l’amitié
éternelle avec elles ? Alors même que la plupart d’entre elles ne sont même
plus amies. Mais qu’est-ce qui cloche chez elle ?
— Oui ça a été dur mais tu sais, j’ai eu le temps de m’en remettre depuis,
je te promets.
Elle me regarde compatissante, comme si je ne voulais pas avouer la
vérité et qu’elle me faisait comprendre que ce n’est pas grave.
J’enchaîne avant de lui laisser le temps de repartir dans un monologue.
— Je suis en train d’organiser un anniversaire surprise à Étienna et je ne
trouve pas de lieu, je me souviens que tu avais adoré le tien et que ce n’était
pas si loin.
Je me demande si elle va vraiment avaler ça, mais je me félicite de mes
qualités d’improvisation, je deviens une véritable experte et Barbara n’est
pas du genre à se méfier.
— Oh super, quelle merveilleuse idée. Oui, en effet c’était juste
exceptionnel, enfin à part le fait que tu n’aies pas pu venir, j’étais tellement
déçue, c’était affreux. À maintes reprises j’ai levé mon verre à ta santé.
C’était dans une petite ville près de la mer. Mince je ne me souviens plus du
nom. Ça commence par un P. Non un M. Je ne suis pas sûre, c’était peut-
être un L. Attends, je vais retrouver l’album que m’avait fait Jennifer à la
suite du week-end. Elle avait un super appareil photo, elle s’est
complètement improvisé photographe privée, ce qui est drôle c’est
qu’aujourd’hui, elle fait même des expositions à New York. Tu savais que
Jennifer avait quitté Jules et qu’elle a tout lâché pour vivre de sa passion
aux États-Unis ? Je ne sais plus si je t’en ai parlé ?
Je l’ignorais mais je ne suis pas vraiment intéressée par le potin.
— Oui. Tu m’as déjà tout raconté, quelle histoire !
— Tu l’as dit, personne ne s’y attendait. Pauvre Jules, il n’a toujours pas
retrouvé l’amour, je pense qu’il n’arrive pas à l’oublier. Elle était tout ce
qu’il attend d’une femme, il me l’avait dit à la soirée de Caroline quand ils
étaient encore ensemble. Ah et je ne t’ai pas dit, Nastia l’a aperçu l’autre
jour, lorsqu’elle promenait son chien Digbou, tu sais le chien qu’elle a
adopté après la mort de son chien Casimir. Ça a été très dur pour elle, elle
m’a dit que c’était comme perdre un enfant. Tu imagines ? Enfin comme je
disais, elle l’a aperçu et elle l’a comparé à un fantôme. Il buvait son café sur
son balcon, le regard vide.
Comment peut-on aborder autant de sujets différents sans reprendre son
souffle ? Elle m’épatera toujours.
— Il venait peut-être de se réveiller, ça arrive à tout le monde d’avoir le
regard vide.
— Non pas ce genre de regard vide, Elsa, le vrai vide. Le regard d’un
fantôme, tu vois ?
Je ne vois pas du tout, mais il faut que je coupe court au débat.
— Oui je vois, c’est affreux, mais il finira par s’en remettre, j’en suis
sûre. Bon, tu vas chercher cet album ? J’ai hâte de finalement le voir.
— Oui, j’ai hâte aussi de participer à cette belle surprise, il faut qu’on
réfléchisse aux activités car j’imagine que certaines n’existent plus depuis
tout ce temps, et à la décoration de l’appartement que tu vas louer, c’est très
important la décoration.
Je ne voulais que le lieu, pas qu’elle commence à s’improviser
organisatrice évènementielle, je me demande comment je vais me sortir de
ce pétrin.
— On a le temps pour tous ces détails, on en reparlera, tu me montres ton
album ? »

Barbara s’en va finalement chercher son album. Je sais qu’elle est ravie
de pouvoir replonger dans ses souvenirs par la même occasion. Je crois
qu’elle ne m’a jamais montré cet album, probablement pour ne pas me faire
de la peine en voyant ce que j’avais raté. Barbara a un grand cœur, elle peut
sembler très superficielle et légèrement écervelée mais en réalité elle ne
l’est pas et elle est très sincère en amitié. Elle adore juste parler et a du mal
à synthétiser une histoire. Quand j’étais plus jeune et que nous passions des
heures au téléphone, il m’arrivait de le poser à côté de moi et de faire autre
chose. Quand je le récupérais, après de longues minutes, elle était toujours
en train de parler et ne se rendait jamais compte de mon absence. Je lançais
alors quelques « humhum » et m’absentais à nouveau discrètement.
De retour, l’album à la main, elle annonce fièrement :
« Et voilà, c’était Sérignan avec un S. »
Elle dépose ensuite l’album sur mes genoux et me regarde attendant que
je l’ouvre.
L’information me suffit pour faire mes recherches et interroger ma mère
mais Barbara est bien trop contente de feuilleter ses souvenirs pour que je
l’en prive, j’ouvre alors l’album.
Les photos sont incroyables, Jennifer a réellement un don, elle sait capter
le bon moment, la bonne lumière, les émotions. Du portrait au paysage, elle
maîtrise parfaitement l’ensemble des techniques, on arpente avec elle les
rues de Sérignan et en découvre son patrimoine architectural et ses
singularités. C’est digne des plus grands photographes, je comprends mieux
son succès actuel.
C’est alors que je vois un détail en arrière-plan d’une des photos, un
détail que Jennifer n’a certainement même pas identifié. Un détail qui me
noue la gorge et me laisse sans voix. Et là, soudainement, je comprends
pourquoi ma mère était prête à payer pour que je ne sois pas de la partie.
Troublée, je demande à Barbara un verre d’eau et alors qu’elle s’éloigne,
je prends discrètement le cliché en photo.
Il m’est difficile de partir, Barbara est tellement heureuse d’avoir
quelqu’un à qui parler qu’elle ne me lâche plus la grappe. Je la laisse me
raconter encore quelques anecdotes, avec tous les détails les plus
insignifiants et commence timidement à rassembler mes affaires pour
qu’elle comprenne d’elle-même que son temps de parole est écoulé.
Elle m’accompagne à ma voiture, le chemin me semble si long, alors
qu’elle n’est qu’à quelques mètres. Pauvre Barbara, beaucoup de gens
l’adorent, mais ne se risquent plus à venir lui rendre visite, pour la simple et
bonne raison que tu sais quand tu arrives, mais tu ne sais jamais quand tu
arriveras à repartir.
Chapitre XIII
Le cœur a ses raisons

Je suis presque sonnée quand je quitte Barbara, je n’ai rien laissé


transparaître mais j’ai beaucoup de mal à cacher mes émotions, tellement
elles sont intenses. Heureusement, Barbara n’est pas des plus observatrice,
certainement trop focalisée sur ce qu’elle va bien pouvoir raconter pour voir
quoi que ce soit du monde qui l’entoure.

Je me rends chez mes parents, plus que déterminée à obtenir des


réponses. Je ne repartirai pas sans rien, pas cette fois, et ils peuvent toujours
crier, je tiendrais bon. À peine ai-je franchi le pas de la porte que mon père
s’écrie :
« Salut Elsa, on ne t’aura jamais autant vu dis-donc !C almée ? »
Ma mère me regarde, dans l’attente d’une réponse, mais n’ajoute rien.
J’ignore la remarque de mon père, me tourne vers ma mère et lui dis
calmement, comme pour prouver que je suis bien intentionnée :
« J’aimerais te parler maman. »
Ma mère, toujours silencieuse se dirige dehors et s’installe sur une chaise
de jardin, c’est sa manière de me dire qu’elle est à l’écoute, mais toujours
vexée.
Je ne sais pas vraiment comment démarrer mais je me lance :
« Maman, je ne connais que très peu de choses sur toi, ton enfance, tes
parents, y a-t-il une raison particulière ?
Elle paraît surprise.
— Non, il n’y a juste rien d’intéressant ou de particulier, j’ai eu une
enfance des plus normale.
Il faut toujours lui tirer les vers du nez lorsqu’il ne s’agit pas de ses sujets
fétiches, je ne m’attendais pas à ce que ce soit simple.
— Tes parents par exemple, on ne les a pas connus.
— Elsa, ma mère est morte quand j’avais vingt-et-un ans et mon père,
juste avant la naissance d’Elvira, comment aurais-je pu vous les faire
connaître ?
— Oui, c’est ce que tu nous as toujours dit.
— Il y a un problème avec ça Elsa ? répond-elle ennuyée.
Je prends quelques secondes de réflexion. Comment lui faire comprendre
que je ne suis pas dupe sans pour autant l’agresser ? On dit qu’une image
vaut mille mots, je sors alors mon téléphone, retrouve le fameux cliché et le
lui tends.
— Qui est cette femme maman ?
Je vois le visage de ma mère se décomposer.
— Elsa, je ne sais pas qui elle est.
— Maman, tu imagines bien que je n’ai pu que noter un air de forte
ressemblance avec nous. Tu peux continuer à ignorer que j’ai tout compris,
telle une enfant, ou alors tu peux commencer à me donner des explications
comme à une grande personne.
Ma mère éclate en sanglots.
— Elsa, je souhaiterais que tu t’en ailles maintenant.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle me mette dehors, sans même chercher à
me fournir des explications.
— Mais tu es incroyable, j’ai besoin de comprendre maman, pourquoi tu
nous mens ? On a le droit de savoir d’où on vient, tu ne peux pas
continuellement nous berner.
Elle s’emporte soudainement.
— Elsa, il y a des raisons aux mensonges, tu ne peux pas simplement
rester à ta place ?
— Non, je ne peux pas rester à ma place, maman, car je ne sais même
plus qui tu es, j’ai l’impression que toute ma vie est bâtie sur un tissu de
mensonges et je n’ai plus l’âge de me taire ! Il y a une raison aux
mensonges ? Super, me voilà rassurée, je t’écoute !
— Elsa, sors de chez moi immédiatement !
Je n’y crois pas, elle ose vraiment m’expulser de la maison de mon
enfance.
Je sors de mes gonds.
— J’ignorais qu’ici ce n’était plus chez moi, maman, mais puisqu’il en
est ainsi, je n’y mettrais plus les pieds, tu peux compter sur moi ! Tu le
regretteras s’il te reste un semblant de sentiments.
Elle se calme vite, sentant certainement qu’elle est allée trop loin et que
moi aussi je suis bouleversée.
— Elsa, tu seras toujours ici chez toi, je ne sais pas si ma mère est
toujours vivante, je ne la connais plus. Je ne veux pas qu’il se passe la
même chose entre nous.
Je ne m’attendais pas à cet attendrissement mais je dois avouer qu’il me
fait du bien, derrière cette glace il y a bien un cœur.
Je m’attendris à mon tour.
— Que s’est-il passé, maman ? Tu sais que tu peux tout me dire, je suis
une adulte maintenant, tu n’as plus à me protéger, libère-toi de tous ces
secrets qui te rongent. Je sens bien que ce n’est pas facile pour toi, laisse-toi
juste aller, fais-moi confiance.
Contre toute attente ça fonctionne, tout doucement elle se confie.
— Ma mère n’a pas accepté ton père comme mon fiancé. J’ai tout
simplement estimé qu’elle n’avait pas son mot à dire.
Alors là, je ne peux m’empêcher de trouver qu’elle est bien gonflée après
ce qu’elle a fait endurer à Elvi et Brahim au début de leur relation, mais je
ne veux pas qu’elle se braque à nouveau, donc je m’abstiens de tout
commentaire.
— Qu’est-ce qu’elle lui reprochait ?
— Des absurdités qui ont conduit à une rupture totale de contact.
— C’est elle qui a coupé les ponts, ou toi ?
— Qu’est-ce que ça change, Elsa ? Nous avons coupé les ponts.
— Et Céleste ?
Ma mère me semble dévastée par la question pendant quelques secondes,
puis se reprend et me répond très simplement.
— Je ne connais pas la nature de leurs relations.
— Elles se voyaient toujours ?
— Je reformule, je n’en ai aucune idée.
Mon père sort avec un panier de muffins.
— Elsa, tu restes pour le café ?
Le rituel du goûter est sacré dans la famille. Nous adorons cette pause qui
nous apporte un regain d’énergie. Même lorsque nous faisions des régimes,
nous nous autorisions un encas à l’heure du goûter.
Ça me fait sourire.
— Non je vais y aller, Benno m’attend. »
J’embrasse mes parents, en insistant plus particulièrement sur ma mère,
je sais que ce n’est pas simple pour elle de s’ouvrir comme elle l’a fait et je
lui en suis reconnaissante, puis m’en vais.
Dans ma voiture, j’observe le visage de ma grand-mère une dernière fois
puis supprime le cliché. Cette fois, j’ai envie de croire ma mère, j’ai envie
de penser qu’il y a une bonne raison à ce mensonge. Si ma grand-mère n’a
pas accepté mon père, quelle qu’en soit la cause, elle ne nous accepte pas
non plus, par effet de ricochet. D’ailleurs, elle n’a jamais cherché à nous
voir. Il y aurait eu des moyens de nous trouver, sans même que ma mère le
sache. Elle a pris la décision de ne pas nous connaître et elle ne sait pas ce
qu’elle rate. Personne ne veut de ce genre de grand-mère. Elle va rester
morte pour mes sœurs et moi, comme ça a toujours été le cas. Nous n’en
avons pas vraiment souffert, notre deuxième grand-mère a été suffisamment
présente pour combler cette absence. Elle a été là dans tous les épisodes de
notre vie, les bons comme les mauvais, et elle mérite que l’on le lui rende
maintenant, qu’on soit là pour elle, comme elle l’a été pour chacune d’entre
nous.
Je ne révélerai pas cette découverte et je remercie même Manon,
intérieurement, d’avoir eu le courage de casser ma voiture.
Je n’aurais jamais imaginé avant aujourd’hui être reconnaissante envers
la personne qui a ruiné mon week-end, mais finalement tout arrive peut-être
pour une bonne raison. Il faut parfois juste du temps, même beaucoup de
temps, pour en comprendre la raison. Il faut donc s’armer de patience, mais
un jour ou l’autre l’explication vient d’elle-même et comme souvent, au
moment où on s’y attend le moins. Aujourd’hui, des années après les faits,
je pardonne enfin l’agresseur de ma voiture, celui que j’ai insulté pendant
des mois.
Chapitre XIV
Une lueur dans l’obscurité

J’entends des cris, des cris de femme, perçant l’obscurité de la nuit


tombée, des cris de désespoir. Ils sont alarmants, effrayants.
Je suis confuse, je ne sais pas où je suis.
Autour de moi se trouvent des arbres, beaucoup d’arbres et pas grand-
chose de plus. Sous mes pieds, j’entends le craquement des chutes de
branches sèches. Un immense jardin ? Peu probable. Une forêt ? Oui,
résolument. C’est la pleine lune, je l’avais rarement vue si belle, elle est
rayonnante, elle m’éblouirait presque. Être en forêt un soir de pleine lune,
qu’est-ce qui a bien pu me passer par la tête ? Je n’en ai aucune idée. Ce qui
est sûr, c’est que la situation est digne d’un film d’horreur. Je ne me sens
pas à l’aise du tout, l’atmosphère est glaciale, pesante.
Les cris continuent et prennent même de plus en plus d’ampleur, leur
rythme est de plus en plus intense, la peur est à son apogée dans l’esprit de
celle qui les émet. Ma compassion pour cette inconnue me dévore un peu
plus à chaque hurlement, je souffre avec elle.
Il faut que je l’aide, j’accélère donc le pas, je me dirige du mieux que je
peux vers ces appels au secours. Je ne réfléchis pas vraiment à la façon dont
je pourrais l’aider, mon cœur me conduit vers la bravoure, ou alors
l’inconscience.
Je sens que je m’approche de plus en plus. Les cris sont suivis de
sanglots, ce que je n’arrivais pas à distinguer plus tôt. Cette femme semble
abattue, épuisée, désespérée, comme si elle luttait contre un monstre depuis
des heures, en vain.
J’y suis presque, au loin j’aperçois une lumière qui me confirme que je ne
me suis pas trompée de direction. Malgré moi, sans que je puisse le
contrôler, mon corps se met à trembler. Et si elle était en train de se faire
attaquer et dévorer par un troupeau de loups affamés ? Suis-je vraiment sûre
de vouloir affronter cela toute seule ? Mais la vérité, c’est que je n’ai plus le
choix. La police mettrait bien trop de temps à venir, je ne saurais leur
expliquer ma position et de toute manière je suis au milieu de nulle part, il
n’y a aucun réseau.
Je suis sa seule chance de s’en sortir, de mettre un terme à son calvaire. Je
ne peux pas l’abandonner. Qui qu’elle soit, elle a besoin de moi. À sa place,
j’aurais aimé qu’on ne m’abandonne pas, qu’on se batte pour moi.
Prudemment, je m’approche encore, jusqu’à découvrir enfin les raisons
de ces cris.
Un homme est en train de la battre à mort, quelle pauvre femme ! Ils sont
dos à moi, je ne distingue pas leurs visages. La carrure de l’homme est
impressionnante. La violence qui s’abat devant mes yeux est effrayante. À
chaque fois qu’elle tente de se redresser, il refrappe aussi fort que possible,
puis lui envoie des coups de pied. Il n’y a pas d’issue, elle n’a pas la force
de s’enfuir en courant. La seule chose qu’elle arrive à faire, c’est de crier
dans l’espoir que quelqu’un l’entende, en plein milieu des bois. Mais bien
que ça paraisse illusoire, elle fait bien ! Me voilà, j’ai entendu sa détresse et
vais pouvoir la délivrer de ce mal, enfin je l’espère.
Je cherche aussi vite que possible autour de moi quelque chose,
n’importe quoi, pour arrêter cet homme. Un objet tranchant, une grosse
pierre, je ne trouve rien et je ne cesse de trembler, ce qui handicape
fortement mes chances de l’aider.
En levant la tête, toujours en quête d’une idée, j’aperçois à nouveau cette
lune, belle et ronde. Je souris et la remercie intérieurement de m’avoir
inspirée, une idée m’est venue.
Je ne peux pas aider cette femme seule, il est indéniablement plus fort
que moi, mais si des loups me venaient en aide ça changerait tout. Alors de
toutes mes forces, je hurle :
« Au secours, des loups ! »
Je tente le tout pour le tout, sans être certaine que ça marchera, qu’il y
croira. Ma voix est tremblante, ce qui joue en ma faveur, si des loups
m’attaquaient je ne serais pas plus sereine. L’homme s’arrête brusquement
et relève la tête, il cherche d’où proviennent mes cris.
Pourquoi ne part-il pas ?
S’il me trouve, ce sera fichu, je ne pourrais plus rien pour elle. Je lance
une pierre dans la direction opposée à la mienne, puis une autre, je voudrais
qu’il se sente encerclé et surtout, qu’il ne me trouve pas. Il a l’air confus, il
ne sait plus où chercher. Je suis tétanisée. Lorsque, contre toute attente, ça
fonctionne : il semble hésiter un court instant avant de se décider :
« Je laisse les loups finir le travail, grogne-t-il en s’en allant. »
J’ai à peine le temps d’entendre le bruit du moteur que déjà la voiture
s’éloigne.
Quel lâche ! Il l’abandonne vraiment ainsi, sans aucun espoir de survie.
Mais ça m’arrange car aucun loup ne va venir. Enfin je l’espère, j’espère ne
pas les avoir attirés à nous. Cette pleine lune continue de me faire peur,
mais il faut que je sois courageuse, elle a encore besoin de moi. Le pire est
derrière moi. Il est parti et ne reviendra pas.
La femme est allongée au sol, elle ne bouge plus, ne crie plus. Est-elle
morte ? Ou juste inconsciente ? Je cours à sa rencontre, priant
intérieurement de toutes mes forces qu’elle aille bien. J’ai du mal à rester
concentrée.
Je commence par chercher son pouls pendant que le mien continue à
battre plus fort que de raison. Elle est vivante, quel soulagement, je le vis
comme une première grande victoire. Je la retourne délicatement, c’est
alors qu’un frisson de terreur me parcourt tout le corps. Je ne m’attendais
pas à ce que je viens de découvrir, un ventre bien arrondi. Pas de doute, elle
est enceinte…
Cet homme est sans foi ni loi : comment peut-on s’en prendre à une
femme qui s’apprête à donner la vie : Il faut vite que je l’emmène à
l’hôpital le plus vite possible, ce n’est plus une seule vie qui en dépend,
mais deux.
Elle est pleine de sang, son visage est enflé. Je ne sais pas comment m’y
prendre. Je n’y arriverai pas seule, il faut qu’elle m’aide, qu’elle fasse un
dernier effort. Je prends son bras pour la réveiller en douceur. Après ce
qu’elle a vécu, je ne veux pas l’effrayer. À son poignet, un bracelet
m’intrigue, je l’ai déjà vu. Pas dans une boutique, non, il m’est familier. Il
est de couleur argentée, orné de perles vertes et blanches ainsi qu’un petit
trèfle à quatre feuilles au niveau de l’attache. Soudain, ça me revient, c’est
le bracelet que porte Elvira. Et je sais que c’est le même car il a un défaut
que je reconnais immédiatement. Une des perles blanches est coupée en
deux, Elvira s’assure toujours que cette moitié soit tournée du côté où on ne
peut pas la voir, elle a le souci du détail. Cette femme, en revanche, n’y a
pas prêté la même attention.
Ma sœur ne le quitte jamais. Et si c’était elle ? Mon cœur s’accélère.
Brahim a-t-il déjà levé la main sur ma sœur ? Ou quelqu’un d’autre ? Je
m’en serais rendu compte, je la vois toutes les semaines depuis ma
naissance.
Je dégage les cheveux ébouriffés de cette femme pour mieux voir son
visage, ce n’est pas ma sœur. Elle est certes dans un état des plus piteux
mais je la reconnaîtrais. Qui dans ce cas pourrait porter ce même bracelet ?
Ça ne peut pas être un simple hasard. La réponse m’apparaît alors, comme
une évidence : celle qui le lui a offert…
C’est ma mère que j’ai entre mes mains et c’est Émilie qui, en ce moment
même, vit ou lutte contre la mort, dans son ventre. Les larmes me montent
aux yeux : même au chaud dans ce ventre, elle n’est pas protégée.
Je savais que Richard frappait ma mère, mais à ce point, jamais je
n’aurais pu l’imaginer. Il l’a littéralement laissée pour morte, sans aucun
remords, aucun regard en arrière. Et je sais qu’elle est revenue à lui après
cet horrible épisode puisque je connais la suite de l’histoire. Est-ce par
amour, par culpabilité, par peur ou par dépendance ? Je n’en sais rien mais
c’est complètement insensé.
Je laisse mes états d’âme de côté et la réveille en douceur, elle n’arrive
pas à ouvrir les yeux mais me fait comprendre qu’elle m’entend. Ensemble,
nous marchons lentement jusqu’à rejoindre la route la plus proche. Ça m’a
semblé durer des heures. Je regarde régulièrement mon téléphone, en quête
de réseau, pas plus de quelques secondes, je ne peux risquer de ne plus
avoir de batterie. J’ai mal partout, mais je sais que ce n’est rien comparé à
la douleur qu’éprouve ma pauvre mère. Quand finalement nous atteignons
la route, je la dépose sur la chaussée et vérifie à nouveau le réseau. Toujours
rien ! Mince, en quelle année sommes-nous ? Il n’y a peut-être pas encore
de téléphone portable et de réseau. Je regarde autour de moi, à la recherche
d’une solution. Je cours, en quête d’une présence humaine, d’une voiture.
C’est alors que j’aperçois une cabine téléphonique. Est-ce un mirage ? Non,
un rêve !
Par chance, les numéros d’urgence ne requièrent pas d’argent, je peux
donc enfin joindre une ambulance.
Je sais que mon rôle s’arrêtera là et qu’elles survivront toutes deux. La
vie d’Émilie ne sera pas longue, mais elle aura au moins l’occasion de
naître, de voir le monde, de rire, d’aimer, d’avoir des premiers chagrins, des
premières peurs.
En partant, je rassure ma mère comme je le peux :
« Une ambulance est en route, ne bougez pas, ils savent où vous trouver.
Tout ira bien, votre enfant aussi va s’en sortir, faites-moi confiance ».
Elle ne répond pas, du moins pas avec des mots, mais je sens toute la
gratitude qu’elle éprouve. Elle me serre les mains dans les siennes avec
toute la force qui lui reste. Sans cette inconnue, moi, sortie des bois, elles
n’auraient pas pu survivre et elle en est consciente.
Je voudrais lui dire tant de choses, la convaincre de quitter Richard, lui
faire comprendre que ce qu’elle vit n’est pas normal et qu’il faut qu’elle se
décide à en parler à la police. Je veux qu’elle sache qu’il y a des milliers
d’autres victimes comme elle et des associations qui pourront la soutenir,
aussi bien moralement que financièrement. Je voudrais aussi qu’elle sache
que je l’aime fort même si je ne le lui montre pas tous les jours, même si
parfois elle m’agace. Je ne sais pas comment elle a pu tenir, survivre. Mais
ce n’est pas, ni le lieu, ni le moment de parler de tout cela. Maintenant, il
faut juste qu’elle s’en sorte, pour elle et pour son bébé, qu’elle trouve la
force de tenir encore quelques minutes de plus, le temps pour l’ambulance
d’arriver, ensuite elle pourra enfin tout relâcher, ils prendront soin d’elle.

En sauvant cette femme, ma mère, j’ai sauvé Émilie mais également moi-
même ainsi que chacune de mes sœurs. Tout aurait pu s’arrêter là. Et elle
prendra le risque, encore et encore, que tout s’arrête, car elle n’arrivera pas
à quitter son bourreau avant un drame, le drame, celui qui a condamné tant
de vies.

J’entends la sirène d’ambulance approcher et soudainement, mes yeux


s’ouvrent. Benno est là, il m’observe et pendant que mes yeux s’ouvrent, il
me chuchote :
« Bonjour mon amour, tout va bien ? Tu as beaucoup gigoté cette nuit
mais je n’ai pas osé te réveiller pour les raisons que nous connaissons tous
les deux.
Je suis si chanceuse, alors que certains hommes frappent leur femme à
mort, d’autres n’osent même pas perturber leurs rêves ! Le contraste est
énorme. On ne se rend pas compte de la chance que l’on a tant qu’on ne
voit pas de gens souffrir devant nos yeux. Oui, on sait qu’il y a beaucoup de
femmes battues, on connaît les chiffres, mais voir ce type de scène en temps
réel ça vous change à jamais.
— Tu as bien fait, c’était un cauchemar, mais il fallait que j’y reste,
quelle heure est-il ?
— 10 h 30, j’ai coupé ton réveil, j’avais le sentiment que tu avançais
considérablement ton enquête et je ne voulais pas que tu sois coupée en
pleine action.
Je me mets à pleurer, je me rends compte que Benno est en fait celui qui
nous a toutes sauvées, pas dans un rêve mais dans la vraie vie, par son âme
si pure et si sage et son sens du discernement. Si ce réveil avait sonné avant
que je ne puisse crier au loup, ou pendant que nous marchions, jamais elle
n’aurait pu survivre.
— Merci mon amour, tu ne sais pas à quel point je te suis reconnaissante.
Mais que fais-tu encore là ?
— J’ai pris ma matinée, je ne voulais pas que tu sois seule au moment de
ton réveil. »
À nouveau, je ne peux m’empêcher de pleurer : si la perfection avait un
nom, elle s’appellerait Benno. Je lui raconte mon rêve et le sens très ému,
lui qui serait bien incapable de faire du mal à qui que ce soit.
Chapitre XV
Le lien du sang

Je suis encore perturbée par mon dernier rêve, par la violence sans nom
qu’a vécue ma mère. C’est une survivante, elle revient de loin. Il y a une
vraie différence entre une claque, qui est déjà intolérable dans un couple, et
ce que j’ai vu cette nuit-là ; il avait l’intention de la tuer. Il ne frappait pas
seulement dans le but de la blesser, il voulait en finir.
Mais ce soir, je me couche avec d’autres attentes en tête. J’espère avancer
mon enquête, en découvrant par exemple, davantage de précision sur les
raisons qui ont poussé Céleste au suicide. Il me manque encore tant de
pièces au puzzle. En tout cas, je ne veux plus voir de choses en relation
avec cette violence ou avec ma grand-mère, j’ai eu les réponses que je
voulais, elles me suffisent.

J’ai à peine le temps de réfléchir, que je me retrouve au supermarché. Les


produits sont différents de ceux que j'ai l'habitude de trouver, ou du moins
les logos et les slogans ont bien évolué. Je devine donc que j'ai refait un
bond dans le temps.
Je détache mon attention des articles présents et regarde autour de moi.
Soudain, je reconnais ma mère, elle est avec Céleste, elles se tiennent par le
bras en arpentant les allées. Je les suis discrètement, en veillant à garder une
certaine distance. Elles s'arrêtent au rayon librairie un instant et pouffent de
rire en feuilletant un livre érotique puis le remettent à sa place et continuent
leurs courses. Elles paraissent tellement complices, on dirait deux amies de
longue date. C’est difficile à déterminer de manière précise, mais ma mère
ne doit pas encore être majeure, elle fait très jeune, mais a passé le cap de la
puberté.
Je suis très surprise par leur comportement car ma mère a toujours
soutenu qu'elles ne s’étaient jamais entendues.
Ma mère s’adresse à Céleste, d'un ton à la fois amical et bienveillant :
« Céleste, choisis un rouge à lèvres, il est temps de mettre cette petite
frimousse en valeur, c'est moi qui offre.
— Oh non, ça ne m'ira pas.
— Chut ! tu es juste en train d'insulter tous les professionnels de la
cosmétique qui assurent que leurs produits sont destinés à toutes les
femmes, imagines les conséquences si l'un d'eux t'entendait. Qui crois-tu
être pour douter de leurs promesses ?
— Oui, toutes les jolies femmes peuvent trouver leur bonheur.
Ma mère interrompt brutalement Céleste.
— Celui qui ose dire que ma petite sœur ne fait pas partie des jolies
femmes n'a aucune idée de ce que signifie la beauté. Tu es bien plus jolie
que la plupart des filles qui assurent la promotion de ces rouges à lèvres /
alors maintenant choisis en un avant que je ne me fâche et que je décide de
te prendre toutes les couleurs. Tu ne voudrais pas que je fasse craquer mon
porte-monnaie, n'est-ce pas ? dit-elle en défiant Céleste du regard.
Céleste sourit, observe le rayon quelques minutes et finit par déposer
timidement un rouge à lèvres dans les tons rosés avec le reste des courses.
Une mine satisfaite se dessine sur le visage de ma mère.
— Très bon choix, ma sœur, je n’aurais pas fait mieux !
Elle attrape alors un blush et l’ajoute au panier.
— Il ira parfaitement avec ton nouveau rouge à lèvres, dit-elle en faisant
un clin d’œil à Céleste. »
J'aime la femme que je vois. Elle prend soin de sa sœur, elle est
magnifique et simple. Je ne connaissais pas cette bienveillance en ma mère
et pourtant, c'est bien elle qui est en face de moi.
En les observant à ce moment présent, nous ne pouvons pas nous
imaginer qu'elles vont s'éloigner jusqu'à se renier. Personne ne pourrait
prédire qu’elles ne vont ni se voir, ni se parler, et ce pendant des années,
jusqu’à ce que l’une d’elles craque et se suicide, éliminant ainsi
définitivement toute chance de réconciliation.
Elles continuent leurs courses accompagnées de quelques ricanements
contagieux. Je me reconnais moi-même avec mes sœurs, je reconnais ce
lien qui les unit, le lien du sang. Je vois bien que ma mère est prête à tout
pour que Céleste se sente heureuse et je vois que Céleste est admirative de
sa grande sœur, admirative mais pas jalouse, il n'y a rien de malsain dans
leur relation.

Le réveil retentit, je sors de mon rêve en douceur, pensive. Il y a vraiment


de gros éléments manquants pour que je comprenne l'ensemble de l'histoire.
Mon père est-il celui qui a cassé cette belle complicité ? Est-ce la raison
pour laquelle il ne veut absolument pas en parler ? Culpabilise-t-il ?
Nos relations avec notre famille ne tiennent parfois qu'à un fil, nous
pensons que rien ne peut nous séparer et pourtant. Nos relations de sœurs
doivent forcément rappeler à ma mère sa propre relation avec Céleste. Elle
a dû éprouver de la nostalgie pour ces années de paix.
Ce rêve me donne envie d'organiser une sortie entre sœurs. Ces précieux
moments qui nous permettent de nous évader nous font le plus grand bien :
nous ne savons pas de quoi demain sera fait, alors je voudrais que nous
profitions de notre merveilleuse entente.
Je réserve deux heures de spa privatif dans un super centre de bien-être
proche de chez nous. Il est certes plus cher que les autres spas de la région,
mais j’ai envie de leur faire plaisir et de me faire plaisir.
J'envoie un message à mes sœurs afin de leur annoncer mon initiative et
de leur imposer de bloquer leur prochain dimanche soir. Cela va nous
détendre toutes, nous aider à souffler et à prendre du temps pour nous. Lors
de l'envoi du message j'hésite un instant puis y ajoute ma mère.
Je ne sais pas ce qui me prend, mais je me dis que peut-être que ça lui
fera du bien à elle aussi et j'ai très envie de la redécouvrir. Au moment où je
l'ajoute à la liste de mes convives, ce n'est pas la femme aigrie que je
connais que j'invite, mais cette jeune fille joviale et généreuse que j'ai vue
en rêve, celle que je veux délivrer car elle est quelque part, toujours en elle,
je le sens.

Dans la minute, j'ai un appel d'Emma, j'ai à peine le temps de décrocher


que j’entends :
« Non mais tu plaisantes ? Maman au spa ? Avec nous ? Après ce que je
t'ai dit ? Tu pètes un câble ? Tu veux en parler ?
Elle a raison : c'est étrange et inexplicable.
— Emma, elle va certainement dire non, c'était pour être polie.
— Depuis quand te soucies-tu d'être polie ? On a toujours fait des
activités entre nous, il n'y a rien d'irrespectueux. On n’est pas de la même
génération, on n’a pas les mêmes centres d’intérêt, tout va bien.
Encore une fois, elle marque un point. De toute façon, j’ai peu de chance
face au sens légendaire de la répartie dont fait preuve Emma. J’aurais aimé
qu’elle voie ce que j’ai vu, elle en sait beaucoup, mais le voir fait toute la
différence. Elle aurait plus de compassion pour notre mère.
Je ne rentre pas dans la confrontation.
— C'est peut-être une erreur mais c'est trop tard, on verra bien si elle
vient.
— L’ambiance va être folle, allez merci quand même, Elsa, dit-elle avant
de raccrocher sèchement. »
Emma est comme ça, elle ne s'attarde pas. Quand quelque chose l'agace,
elle ne se fait pas prier pour le dire, mais elle ne s'éternise pas non plus. Elle
sait faire culpabiliser.
Je reçois ensuite un message d’Eline :
« Top Elsa, j'ai hâte d'y être et quelle bonne idée d'avoir convié maman,
un grand merci à toi ma belle. »
J'ai au moins fait une heureuse. Eline a dû être au moins autant surprise
qu’Emma, mais agréablement. Elle aime tout ce qui peut unir.
Le reste de mes sœurs ont simplement répondu par une acceptation, je
pense qu'elles n'ont même pas remarqué la présence de ma mère dans la
liste des invités.
Ma mère, quant à elle, est restée sans réaction pendant plusieurs jours
puis elle m'a finalement envoyé un message :
« Elsa, tu sais que je n'aime pas ce genre d'activité, je vous laisse entre
vous, amusez-vous bien. »
Je suis énervée, ça la tuerait de juste dire merci ? Merci d'avoir pensé à
moi mais pas cette fois. Je ne demande pas de grand discours mais un peu
de reconnaissance. Je me suis quand même pris la tête avec Emma pour lui
proposer un moment avec nous. Mais c'est sa personnalité, c'est la
Philomène que je connais. Je ne sais pas ce qui m'a pris de croire que je
pourrais retrouver celle qu'elle a été, celle de mon rêve.
Quelque chose en moi persiste à penser qu'elle est toujours en elle mais
que les tristes évènements de sa vie ont tout changé et l'empêchent d'être
celle qu'elle est vraiment. La perte de sa première fille et son passé de
femme battue ne peuvent pas l'avoir laissée indemne. Je suis moins
exigeante envers elle, je dois l’être. Il serait mal venu de lui en vouloir
après tout ce que j’ai vu.

Notre soirée au spa a été un succès. Ça nous a fait un bien fou. Nous
avons beaucoup ri. Chacune a pu faire part des derniers potins aux autres.
Elvi nous a raconté le premier amour de Hamza, la petite Céline, qui est
très mignonne, toujours souriante avec de beaux cheveux bouclés ; il a
plutôt bon goût et s’en sort très bien pour une première expérience. Brahim,
lui, est déjà stressé par le sujet et tente de faire la morale à Hamza sur la
façon dont un homme se doit de traiter une femme. Mais Hamza est bien
trop gêné pour en parler, il change vite de sujet, ce qui fait beaucoup rire
Elvira. Elle nous explique que ses collègues lui ont enseigné que les petits
garçons mettent du temps à reconnaître qu’ils peuvent être amoureux. Ce
n’est pas assez viril, ils préfèrent parler de leur console de jeux et tournoi de
handball.
Essie nous a partagé sa dernière gaffe, elle était tellement stressée par un
entretien d'embauche qu'elle est allée dix fois aux toilettes avant et
malheureusement pour elle, une partie du papier toilette l'a suivie,
accrochée à sa chaussure. Elle a contrôlé une centaine de fois ses cheveux,
son maquillage et ses habits, tout était parfait. Ce n'est qu'une fois déjà dans
la salle, face au recruteur, qu'elle s’est rendu compte du désastre.
Évidemment, la honte s'est emparée d'elle, elle est devenue rouge écarlate,
n'a pas pu se concentrer sur les demandes de son interlocuteur et a
complètement échoué.
Pauvre Essie, heureusement, elle arrive cette fois à en rire même si nous
savons bien qu’elle l’a certainement mal vécu et qu’elle a eu du mal à nous
en parler. C’est dommage qu’elle ne comprenne pas qu’elle n’a pas été
recalée à cause du papier toilette, mais à cause du fait qu’elle ne sait pas
gérer son stress. Il aurait suffi qu’elle le retire discrètement, ou en faisant un
peu d’humour, et ça n’aurait plus été un problème.
Emma a eu une aventure avec une folle dingue qui n'a pas supporté
qu’elle ne veuille pas s'engager avec elle. Elle lui a déclaré sa flamme, en
pleurant, dans le métro, devant une vingtaine de personnes. La seule chose
qui est sortie de la bouche d'Emma a été : « Je ne t'ai jamais rien promis
mais de toute évidence, j'aurais dû être plus claire » et elle est descendue
dès l'arrêt suivant, la laissant seule et humiliée.
Elvira s’indigne un peu de la forme mais nous ne pouvons réprimer un
fou rire général en imaginant cette pauvre fille quand elle s’est retrouvée
seule dans le métro, après avoir tout tenté pour toucher le cœur d’Emma. Il
n’est pas si simple d’émouvoir Emma et elle a encore trop envie de
s’amuser pour envisager une relation sérieuse. Elle changera certainement
d’avis, quand elle rencontrera la bonne. Elle a besoin de quelqu’un qui la
challenge, elle n’aime pas la facilité.
Eline a voulu donner une pièce de monnaie à une sans-abri mais s'est
rendu compte, plus tard, en voulant faire ses courses qu'elle lui avait en fait
donné son jeton de caddie. Le magasin était en rupture de stock et elle a eu
trop honte pour aller le récupérer. Elle s’est donc retrouvée à faire la
manche à son tour, demandant aux personnes autour d’elle si elles n’avaient
pas un jeton pour la dépanner. Évidemment, personne ne l’a aidée, elle n’a
pas eu la chance de croiser une autre Eline et a dû se contenter d’un petit
panier, quand bien même elle avait prévu de faire de grosses courses.
Étienna, elle, n'avait pas bien révisé pour un de ses examens, elle a alors
voulu copier sur une de ses amies mais, n'étant pas une experte de la triche,
elle a même recopié le nom de cette dernière au lieu d'y mettre le sien. Je
pense qu’elle ne va plus jamais s’autoriser à arriver sans réviser, même son
professeur a dû en rire au moment de la correction.
Pour ma part, j'ai évoqué certains moments de solitudes dus aux
différences culturelles entre la famille de Benno et moi-même. Des
moments où je sens le fossé entre nos deux pays, mais qui peuvent être
hilarants quand on les raconte.
Le spa a également été pour moi l'occasion de me relaxer, de décrocher
mes pensées de toutes mes récentes découvertes. Quelques heures entre
sœurs nous suffisent à oublier tout ce qui peut nous contrarier et à rire de
tout et n'importe quoi. Ma mère a raté un vrai beau moment, ou peut-être
que personne ne se serait autant laissé aller en sa présence.
Notre relation est définitivement indescriptible, d’une intensité unique. Je
les aime indéfiniment.
Chapitre XVI
Perdre ses repères.

Les bienfaits du relâchement du spa n’auront été que de courte durée, je


repars très vite dans mes pensées qui me chamboulent complètement. Je
suis plutôt perdue, j’ai l’impression que tout ce que je pensais acquis ne
l’est finalement pas. On croit connaître les personnes qui nous entourent, les
membres de notre famille mais on ne les connaît jamais vraiment. Il nous
manquera toujours des éléments du passé, du présent ou du futur pour avoir
une analyse complète et fiable. Je ne connais réellement ni mon père, ni ma
mère. En quelques semaines de rêves, j’ai découvert tant de choses les
concernant, je ne peux plus les voir de la même manière et ne peux plus
agir comme je le faisais. Tout est différent, je ne peux pas ignorer les
découvertes que j’ai faites, elles sont trop importantes. De plus, j’ai le
sentiment que je ne suis pas au bout de mes surprises, que je risque de
découvrir tout ce que mes parents ont toujours tenté de cacher. Je touche du
doigt leurs pires secrets.
Le fait de ne pas en parler à mes sœurs commence à me peser. Pourtant,
je ne dois pas le faire. Soit elles ne comprendraient pas et me prendraient
pour une folle, soit elles s’inquiéteraient et se mettraient dans le même état
que moi, avec la différence qu’elles ne pourraient rien faire puisqu’elles ne
me rejoindraient pas dans mes rêves. Ça me rendrait folle à leur place. La
meilleure option reste donc de les tenir éloignées de tout cela pour le
moment et ainsi, de les épargner.
Je dois me comporter en adulte et, prendre sur moi, le temps que tout
rentre dans l’ordre. Je vais trouver le moyen d’arranger les choses, j’en suis
persuadée ; ce ne sera pas facile, mais je peux et vais le faire.
Ce qui est sûr, c’est que je suis épuisée de réfléchir, de tout retourner dans
tous les sens. Il me manque trop d’éléments, je ne trouve aucune logique,
aucune certitude.
Je lutte contre le sommeil mais m’endors progressivement.

J’ouvre les yeux, je suis dans la salle d’attente d’un cabinet professionnel.
Je ne comprends pas de quel type, Dentiste, docteur, architecte, notaire ?
Autour de moi, il y a peu d’indices, une pile de magazines en tout genre,
quelques plantes dispersées et des chaises noires des plus sobre et pas
vraiment confortables.
Soudain, la porte s’ouvre et une dame à l’apparence à la fois neutre et très
soignée avec son chignon serré, son tailleur beige et ses escarpins aux
pieds, annonce le nom de ses prochains patients ou clients :
« Monsieur et Madame Torredo s’il vous plaît ».
C’est mon nom de famille, discrètement je regarde autour de moi et
aperçois mes parents. Ils se lèvent, leur attitude et leur visage traduisent leur
angoisse. J’essaye de comprendre en quelle année nous sommes. Je les
reconnais facilement mais ils semblent plus jeunes, nous sommes donc
encore enfants. Ils se dirigent vers la dame, la saluent poliment et entrent
dans le bureau.
Mince, je ne peux pas les suivre, je ne suis toujours pas transparente. Il
faut que je trouve un moyen de les écouter. La salle d’attente est pleine, je
ne peux donc pas poser mon oreille sur la porte.
La première chose que je peux faire facilement c’est de découvrir quelle
est la profession de cette jeune femme. Je sors du cabinet pour voir les
plaques à l’extérieur, indiquant le type de professionnel travaillant ici.
Je suis extrêmement surprise par la réponse, il s’agit d’une psychologue,
avec une spécialité des plus étonnante. Madame Massy est psychologue
conjugale.
Je n’aurais jamais imaginé mes parents consulter un psychologue, de
quelque spécialité que ce soit, et encore moins un psychologue conjugal. Le
simple fait de reconnaître qu’ils ont un problème relève du surréel, alors
décider de consulter est une étape des plus incroyable dans leur vie.
Ma curiosité est à son apogée, je veux savoir ce qui se passe, je veux
entendre leurs confessions.
Ce genre de bureau est conçu pour assurer la confidentialité, ça me paraît
couru d’avance.
Soudain, me vient une idée légèrement saugrenue, mais qui tient la
route ; un téléphone, il faut que j’y installe un téléphone.
Dans la rue je vois un hypermarché. Je me précipite pour acheter un
téléphone, n’importe lequel, de toute façon ce n’est qu’un rêve, je ne
dépense pas vraiment d’argent. C’est plutôt plaisant comme idée, je n’y
avais jamais vraiment pensé. Je suis privilégiée comme enquêtrice,
j’imagine que Sherlock Holmes avait plus de contraintes, un budget à tenir.
Je me surprends à rire de mes pensées.
Sans perdre une seconde, je m’adresse au vendeur du rayon téléphonie :
« Il me faut un téléphone.
— Très bien quel type de téléphone souhaitez-vous ?
— Un téléphone qui peut gérer les appels. Donnez-moi n’importe lequel,
je veux juste qu’il soit déjà chargé. »
Il me regarde des plus surpris, je pense qu’il n’a jamais vu un achat de ce
type, aussi rapide. La vente n’a pas duré plus de trois minutes, montre en
main mais il n’en a pas profité pour me vendre le plus cher. Je ne lui en
aurais pas voulu et lui glisse un pourboire pour récompenser son honnêteté
et aussi parce que j’ai, pour la première fois, de l’argent fictif, alors autant
en profiter jusqu’au bout.
J’ai donc maintenant deux téléphones en ma possession. Je m’appelle sur
le nouveau et vérifie rapidement le son. Tout me paraît fonctionner à
merveille.
Première étape terminée avec succès, il faut maintenant que je trouve le
moyen de placer ce téléphone à l’intérieur de la pièce où se trouvent mes
parents et ce ne sera pas tâche facile.
Il va falloir que j’y aille au culot et je n’ai pas le temps de monter une
longue stratégie, j’ai déjà perdu un temps précieux dans ce magasin.
Je prends une grande inspiration et ouvre simplement la porte. J’entre en
cachant mon visage autant que je le peux et fais mine de pleurer :
« Madame Massy, je suis désolée de vous interrompre mais j’ai besoin de
vous voir d’urgence, ça ne va plus du tout avec mon mari.
Je dépose discrètement le téléphone dans une plante à côté de mes
parents, microphone en leur direction.
La psychologue se dirige vers moi et me demande poliment, mais
également fermement, de quitter immédiatement son bureau.
— Prenez rendez-vous auprès de ma secrétaire et je vous recevrai avec
grand plaisir mais actuellement, je suis déjà en consultation, vous n’êtes pas
autorisée à entrer.
— Oui, je suis désolée. »
Je sors immédiatement.
La secrétaire regarde Madame Massy d’un air paniqué. En même temps,
si elle ne passait pas son temps entre son téléphone portable et sa lime à
ongles, elle aurait pu m’arrêter. Mais je ne la blâme pas et la remercie
intérieurement d’être plus dévouée à sa personne qu’à son travail.
Mission accomplie. Je suis fière de moi. Je sors au plus vite m’isoler à
l’extérieur. Je ne sais pas de combien de temps je dispose avant de me
réveiller, je ne dois pas perdre une minute de plus.
J’écoute attentivement la conversation :
« Vous me disiez donc, Madame Torredo, que vous ne pouvez plus vous
empêcher de remuer les évènements du passé.
— Oui, j’aime sincèrement Michel, mais je ne peux plus ignorer tout ce
qui s’est passé et son comportement me rend folle : il est passif, comme si
plus rien ne le touchait. Comme si j’étais la seule à le vivre mal.
Elle s’en rend donc compte. Nous qui pensions qu’elle trouvait cela
normal.
— Madame Torredo, pour qu’un couple fonctionne, il faut toujours voir
dans l’avenir, se projeter ensemble, faire des projets concrets. Vous devez
laisser le passé derrière vous car vous ne pouvez de toute façon plus le
changer. Ce qui est fait est fait. En revanche, vous avez tout le loisir d’agir
sur le présent et le futur. Il y a de belles pages blanches qui n’attendent que
d’être écrites mais il ne tient qu’à vous de décider de fermer ou non le livre.
Comprenez-vous ?
— Oui je le sais.
— Monsieur Torredo, comment vivez-vous la situation de votre côté ?
— J’essaye de la rassurer mais ça devient compliqué, je ne sais pas si
nous avons toujours un avenir ensemble, Docteur. Ce livre dont vous parlez,
je ne sais pas s’il est en fait toujours ouvert.
Et il formule un avis ? Tout me surprend dans cette conversation.
— Vous l’aimez ?
— Oui sans aucun doute.
— Et vous, vous l’aimez ?
— Oui.
Ils sont touchants, je dois l’avouer. Je ne pensais pas qu’ils puissent tenir
à leur couple à ce point. Il est toujours plus simple de se séparer que
d’essayer de se reconstruire, de trouver des solutions.
La psychologue trouve les mots justes, je la trouve très pertinente et
professionnelle :
— La réponse est là, vous êtes tous les deux toujours amoureux alors oui,
je l’affirme vous avez un avenir ensemble. Vous devez apprendre à accepter
le passé et à avancer positivement ensemble.
J’entends ma mère pleurer soudainement.
— Vous avez raison et nous avons trois merveilleuses filles, nous
devrions être comblés. »
Je comprends alors exactement en quelle année nous sommes quand mon
réveil retentit et que j’ouvre les yeux.
Mon rêve se termine donc ainsi, je n’en saurai pas plus. J’aurais aimé que
la psychologue creuse sur ce fameux passé, ça m’aurait rendu service mais
elle était focalisée uniquement sur l’avenir. Ça semble pourtant évident, ma
mère culpabilise de ce qu’elle a fait à mon père. Lui, en revanche, paraît lui
avoir complètement pardonné. Le problème que traverse leur couple ne
semble pas venir d’une quelconque emprise.
Ça la rend plus humaine, c’est certainement elle qui est à l’initiative de ce
suivi psychologique, mon père n’est pas vraiment du genre à discuter,
encore moins à se livrer à une parfaite inconnue.
Ils m’ont tous deux montré une nouvelle facette de leur personne. Je me
rends compte, à nouveau, que je ne les connais pas complètement et qu’ils
réussiront toujours à me surprendre autant négativement que positivement.
Il est vrai que, même si nous l’oublions, nous n’entrons dans la vie de nos
parents que bien tard au cours de leur existence, donc oui, nous avons
fatalement raté une énorme partie de leur vie et pas des moindre, toute la
partie qui les a forgés.
Mes parents sont amoureux et malgré les difficultés qu’ils ont dû
affronter et surmonter, ils tiennent réellement à leur mariage. Ils ne jettent
pas l’éponge, ils s’accrochent. Et n’est-ce pas aussi ça le mariage, tomber et
se relever ensemble ? Ils ont signé pour le meilleur et pour le pire.
Ce rêve me permet aussi de comprendre que je ne dois pas faire de
conclusion hâtive au travers de ce que je vois, ce ne sont toujours que de
brefs moments dans une vie bien remplie. Pour pouvoir juger, il faudrait
avoir une vision complète et ce ne sera pas possible. Les rêves ne seront
jamais, ni assez longs, ni assez fréquents pour couvrir une vie entière. Il
faut donc que j’apprenne à prendre du recul, à ne pas tomber trop vite dans
l’indignation et l’énervement, à relativiser.
Chaque rêve m’apporte quelque chose, me fait grandir et fait grandir mon
enquête. Je suis reconnaissante à nouveau de ce don si particulier qui m’est
tombé dessus alors que je ne m’y attendais pas.
Comme à mon habitude, je fais un rapport à Benno de mon rêve puis lui
fais part de mes craintes :
« Mon cœur si ça nous arrivait, tu aurais le cran d’aller voir une
psychologue pour nous aider ?
— Je ne suis pas un grand fan de ce genre de chose, mais si c’était tout ce
qui nous reste, je le tenterai, évidemment et sans hésitation.
— Tu crois que ça nous arrivera ?
— Non mon amour, je ne pense pas que ça puisse nous arriver, nous
avons une excellente communication, c’est ce qui fait notre force. Mais si
nous avions la moindre difficulté, je serais prêt à tout tenter pour sauver
notre couple car je sais que notre amour est très spécial. »
Alors que la plupart des hommes échoueraient maladroitement à répondre
à ces questions, Benno s’en sort, encore une fois, haut la main.
J’espère ne jamais en avoir besoin, mais je note les paroles de la
psychologue et sa métaphore sur le livre ; juste au cas où, pour moi ou pour
conseiller mes sœurs ou mes amis.
Je me demande si cette madame Massy exerce toujours, j’aimerais lui
poser des questions sur mes parents. Elle sait forcément des choses que
j’ignore. Je cherche son contact sur internet. Elle a toujours son cabinet.
Sans préparer mon discours, j’appelle. La secrétaire qui répond me
demande de patienter un instant. Alors que j’attends calmement, je
l’entends discuter de sujets totalement hors du champ professionnel. Je n’y
crois pas, elle me fait patienter pour finir sa conversation avec son amie. Je
comprends alors vite que depuis toutes ces années, Madame Massy n’a pas
changé de secrétaire. Cette trêve imposée en plein élan me raisonne, je ne
vais pas au bout de mes idées et raccroche. Madame Massy est tenue au
secret professionnel et j’ai bien vu son professionnalisme, elle ne me dira
rien.
Benno qui m’a surprise au téléphone m’interroge :
« C’était bref, qui était-ce ?
— La psy.
— La psy de ton rêve ?
— Oui, elle exerce encore.
— Et quel est ton plan ?
— Je n’en ai pas, c’est pour ça que ce fut bref.
— Tu lui as parlé ?
— Non, juste à sa secrétaire et je lui ai raccroché au nez. Je sais qu’elle
ne me dira rien mais peut-être que nous pourrions prendre rendez-vous et
fouiller dans ses dossiers.
— Merveilleuse idée, je suis sûr qu’elle nous laissera fouiller.
— On pourrait la faire boire, le plus possible et quand elle ira aux
toilettes, on pourra fouiller.
— Mon cœur, j’admire ton imagination mais tu es consciente que ça ne
marchera pas, n’est-ce pas ?
Il a raison, c’est absurde. J’abandonne, cette fois complètement, l’idée
d’obtenir des informations par ce biais.
Chapitre XVII
Partie si vite

Nouvelle journée chez moi, signifie surtout nouvelle nuit et donc,


nouveau rêve.
Que je me sente prête ou non, il faut que j’y aille, que je me lance, que je
ferme les yeux.

Il fait nuit, je vois ma mère en pleine rue en train de faire les cent pas, il
semblerait qu’elle attende quelqu’un. Elle traverse la rue dans un sens, puis
dans l’autre, comme si elle espérait qu’une voiture ne s’arrête pas à temps
ou alors, tout simplement, pour passer le temps. Elle est toute de noir vêtue,
à part son sac à main bleu électrique, ce qui est rare ; elle aime d’habitude
porter des couleurs. Elle a l’air à la fois stressée et épuisée. J’ai l’impression
qu’elle a passé des heures à pleurer quand je vois son visage défait et ses
yeux cernés. Elle reste belle malgré tout, mais je ne l’ai jamais vue dans un
état pareil. J’ai envie de la réconforter. Qu’est-ce qui a pu encore lui
arriver ? Je commence à me dire qu’elle est un véritable aimant à
problèmes.
C’est alors que mon père entre dans mon champ de vision, il se dirige
vers elle en courant. Il y a une urgence, mon père ne court jamais, j’ignorais
même qu’il pouvait aller aussi vite. Ses longues et fines jambes frappent le
sol de toutes leurs forces.
Je m’approche discrètement, je dois toujours trouver cette bonne distance
pour entendre tout, en m’assurant de ne pas être vue. J’ai en ma faveur
qu’ils sont tous deux dans un état second, je ne pense pas qu’ils prêtent
vraiment attention aux détails et puissent remarquer ma présence.
Mon père arrive finalement à hauteur de ma mère, il ne prend pas le
temps de la saluer :
« Que se passe-t-il Philomène ? Tu as laissé les filles seules ?
Sa première préoccupation est que nous allions bien, j’en suis touchée, un
vrai bon père de famille.
— Ta mère est à la maison, je ne suis pas stupide, Michel, mais je ne
pouvais pas rester, pas après la lettre que j’ai reçue, que nous avons reçue.
— Quoi, quelle lettre ?
Elle a du mal à s’exprimer.
— C’est fini, Michel, elle est partie, il n’y a plus rien que nous puissions
faire, nous l’avons détruite. »
En sanglot, ma mère tend une lettre à mon père.
Tout à coup, je comprends de quelle lettre il s’agit, celle de Céleste sans
aucun doute. Celle dont m’a parlé Elvira.
Le visage de mon père se transforme à mesure qu’il parcourt les lignes. Il
est choqué. Ma mère, à côté est inconsolable, elle pleure à chaudes larmes,
sans s’arrêter.
Ils avaient l’air si distants quand je les ai confrontés à la mort de Céleste,
comme si ça ne les touchait aucunement, mais il n’en est rien, en réalité ils
sont complètement dévastés. Ma colère a certainement remué de vieux
démons en eux mais ils n’ont rien laissé paraître. L’objectif est-il de tenir
cette promesse, de nous épargner ? Je ne sais pas quelle est réellement leur
motivation mais ils sont tous deux déterminés.
Mon père reste quelques instants sans réaction en finissant sa lecture puis
range soigneusement la lettre dans sa poche. Sans un mot il prend ensuite
ma mère dans ses bras, lui aussi se laisse aller à pleurer maintenant. C’est
toujours plus étrange et émouvant de voir un homme pleurer. Surtout mon
père, lui qui ne montre jamais rien de ses émotions habituellement.
« Michel qu’avons-nous fait pour en arriver là ? lui demande ma mère en
suffoquant.
Le regard vide, comme s’il avait perdu une partie de son âme lors de sa
lecture, il répond :
— Nous n’avions plus le choix, il le fallait.
— Il fallait qu’elle se suicide ? lui hurle ma mère en se retirant
subitement de ses bras.
— Non, bien sûr que non, mais nous ne pouvions pas le prévoir, tu le
sais.
— Peut-être que si, Michel, nous l’avons sortie de nos vies sans aucune
explication.
— C’était pour son bien.
— La preuve ! rétorque ma mère. »

Je n’y comprends rien, de quoi parlent-ils ?


Sont-ils finalement responsables du suicide de Céleste ?
Pourquoi sont-ils si touchés alors qu’ils ont pris la décision de ne plus la
voir.
Et « pour son bien », ça n’a vraiment aucun sens.

Mon père, d’un geste déterminé, prend le visage de ma mère entre ses
mains :
« Tout cela doit s’arrêter Philomène. Plus personne ne doit souffrir. Les
filles ne doivent jamais rien savoir de tout ça.
— Quoi ? Tu n’imagines quand même pas que nous n’allons rien leur
dire de la mort de leur tante ?
— Il le faut, elles poseront des questions et c’est la dernière volonté de
Céleste, on peut au moins respecter ça.
— Elle a écrit cette lettre dans le désespoir, Michel, je ne peux pas laisser
ma sœur partir sans aucun au revoir, et tu ne peux pas me demander ça.
— Philomène, Céleste est partie à cause de tout ça, n’y mêle pas nos
filles, on ne peut plus rien pour elle, mais on peut encore épargner nos
filles. »

Je n’y crois pas, c’est mon père qui a insisté pour qu’on ne sache rien. Ma
mère était bien plus lucide, elle pensait exactement comme moi. Mais de
quoi veut-il tant nous protéger ?
Et il a, de toute évidence, réussi à convaincre ma mère. Comment ? Ce
décès cache quelque chose de plus grand, d’assez grand pour que ma mère
accepte de laisser sa sœur partir seule alors que ça lui paraissait
inenvisageable.

Je me réveille, j’imagine au bon moment, je ne pense pas qu’ils auraient


lâché d’autres informations et les voir pleurer ne me fait aucunement plaisir,
bien au contraire j’en souffre avec eux.
Je suis perturbée par ce nouveau rêve. J’ai du mal à croire que ce n’est
pas ma mère qui a tout orchestré mais bien mon père.
Ceci explique, en revanche, sa réaction lorsque j’ai osé parler du décès de
Céleste.
Je pleure à mon tour. Ma pauvre tante et ma pauvre mère, qu’a-t-il bien
pu se passer pour qu’elles en arrivent là ?
Mon sentiment, que le caractère si dur de ma mère s’explique en partie
par les épreuves de la vie qu’elle a dû surmonter, se confirme rêve après
rêve. Comme si ce n’était pas vraiment elle, comme si nous ne la
connaissions vraiment pas du tout, comme si ce qu’elle est, avait disparu il
y a des années déjà. J’aimerais tant qu’elle se confie à moi, qu’elle se sente
soutenue et comprise. Je ferais n’importe quoi pour l’aider, pour la délivrer
de ce secret.
Perdre une sœur doit être la pire des épreuves, surtout si jeune mais se
sentir coupable de sa perte me semble encore plus insurmontable. Rien que
le fait d’avoir vu Essie envisager de mettre fin à sa vie m’a fortement
traumatisée, alors je ne peux même pas imaginer ce que ma mère a traversé.
Cette douleur a forcément laissé des traces.
J’essaye de trouver un moyen d’avancer plus vite, d’élucider toute cette
histoire mais c’est très compliqué car quel que soit leur secret, ils ne
s’ouvriront pas à moi. Jamais ils ne lâcheront d’information, ça leur a coûté
trop cher pour tout dévoiler maintenant. Et je le comprends. Je comprends
maintenant pourquoi ils ne disent rien, il est trop tard depuis bien longtemps
pour dévoiler le plus grand secret de leur vie.
J’aimerais en parler à mes sœurs, plus que jamais j’ai besoin d’elles, de
leur soutien, de leur avis. Il serait beaucoup plus confortable, apaisant de les
avoir avec moi mais comme j’y ai déjà bien réfléchi ce n’est pas possible,
ce serait trop compliqué. Je ne peux pas changer d’avis maintenant, ce
serait une terrible erreur. Je dois aller au bout de mon enquête, seule. Je le
dois à ma mère.
Alors, comme toujours, Benno est celui qui doit, seul, absorber toutes
mes émotions.
Chapitre XVIII
La face cachée de l’histoire

Les jours passent, ni Benno ni moi, ne savons que faire. Mettre la


pression à mes parents pour qu’ils avouent malgré tout ? Attendre sagement
un nouveau rêve ?
Il n’y a pas d’issue, aucune évidence, j’ai l’impression que la vérité,
jamais n’explosera au grand jour. Il en est peut-être mieux ainsi. Mais quel
secret vaut la mort d’un être innocent ?

C’est un mardi soir, comme les autres, qui me conduit vers ce nouveau
rêve, alors que je ne l’attendais plus vraiment. Nous voilà, avec la parfaite
combinaison : pizza, télévision, prêts à visionner une populaire émission de
danse que nous avons pris l’habitude de suivre. Bien que Benno me
soutienne qu’il n’aime pas ce programme, il ne rate jamais le rendez-vous,
ça en est hilarant.
Mais cette fois-ci, je ne tiens pas jusqu’à la fin des prestations, la fatigue
m’emporte, mon rythme cardiaque s’apaise, mes yeux se relâchent, ça y est
je rêve.

J’avance le long d’un étroit couloir illuminé d’une lumière blanche


puissante. Et si c’était la fin ? J’ai l’impression de reconnaître le couloir de
la mort, celui décrit par certains voyants.
Rassurée, je sens que ce n’est pas encore mon heure lorsque je distingue,
de plus en plus clairement, une jeune femme pensive, aux traits familiers.
Elle porte une longue robe vert olive. Je sais immédiatement de qui il s’agit.
J’attends ce moment depuis si longtemps, je n’étais pas certaine qu’il arrive
un jour, je vais enfin pouvoir lui parler.
Lorsque Céleste me voit elle n’a pas l’air surprise, elle sait même qui je
suis. Je suis maintenant toute proche d’elle, elle me dit alors :
« Bonjour, ma belle Elsa. »
Pourtant, elle ne m’a jamais rencontrée adulte, et n’en aura jamais eu
l’occasion puisqu’elle est morte lorsque j’étais enfant.
La situation est particulièrement troublante, mais encore une fois, les
rêves ne nous donnent pas d'explication, tout est possible et je ne maîtrise
rien, même quand je le crois.
Elle me prend dans ses bras. Je me sens enveloppée d’un voile d’amour si
puissant que j’aimerais que ce moment ne s’arrête jamais. Après m’avoir
serrée quelques instants, elle me regarde droit dans les yeux et me lance :
« Je crois que je te dois une petite explication, c'est bien pour ça que tu es
là, n'est-ce pas Elsa ?
Pour la première fois, quelqu’un connaît l’objet de ma venue et prend le
temps d’y répondre. Je ne veux pas perdre ce temps précieux qui m’est
donné pour essayer d’en comprendre les raisons. Tant mieux, je n’ai pas
besoin de trouver de subterfuge ou de me faire passer pour quelqu’un
d’autre. Avec Céleste je peux être moi-même.
Je réponds donc simplement :
— Oui, j'aimerais comprendre ce qui s'est passé, pourquoi es-tu si mal ?
Je veux comprendre et, de plus, c'est ma chance, peut-être la seule, de
sauver Céleste, de la convaincre qu'il y a une solution, que je suis sa
solution. Il faut que je la fasse parler.
Céleste paraît prête à tout m’expliquer, comme si elle aussi attendait ce
moment depuis longtemps, elle prend une profonde inspiration et se lance :
— C'est une très longue histoire, ma chère Elsa, mais je vais prendre le
temps de tout t'expliquer car chaque détail a son importance. Et surtout, je
veux que tu comprennes que personne n'a tort ou raison, qu'il n'y a pas les
bons et les mauvais, le noir et le blanc, il y a juste des situations de non-
retour. La vie est nuancée et parfois, très compliquée. Tu ne dois pas
détester, ni ta mère, ni ton père, ce qui s'est passé appartient au passé, tout
est différent à présent. »
Elle me demande de ne pas en vouloir à mes parents, alors même qu’ils
sont certainement à l’origine de son mal-être.
Je suis de plus en plus curieuse, je suis à deux doigts de tout découvrir.
Dans ma tête, même si je tente de le cacher, j’ai toujours ce combat
incessant entre mon désir et ma crainte de tout découvrir. En effet, cette
vérité que je poursuis a tant pesé sur la vie de mes parents et de ma tante.
Moi qui suis maintenant en paix intérieurement avec ma mère, est-ce que je
souhaite vraiment prendre le risque de la haïr à nouveau ? Je n’ai plus
vraiment le choix, ni le temps de me poser des questions.

Céleste démarre son récit, elle est aussi douce que dans mes souvenirs
d’enfant, ça la rend à la fois merveilleusement belle et touchante. C’est bien
dommage qu’elle ne se rende pas compte de ce qu’elle dégage, qu’elle ait si
peu d’estime d’elle-même :
« Ton père et moi, nous nous sommes rencontrés bien avant que ta mère
soit avec lui. Nous fréquentions le même club de chant. Il détestait chanter.
Au lieu d’essayer de performer, il faisait le pitre et perturbait les autres. En
fait, ses parents l’avaient forcé à s’intéresser à autre chose qu’au sport. Je
dois avouer qu’il nous faisait beaucoup rire, sans lui, il n’y aurait pas eu
autant d’ambiance. »
Céleste reprend lentement sa respiration et poursuit :
« Pour ma part, j’adorais chanter, c’est le seul don que j’ai. Toute petite
déjà, je fredonnais tous les airs qui me passaient par la tête. Ma mère a vite
compris que ça deviendrait une passion et m’a toujours encouragée, poussée
à la vivre. Lorsque je chante, les gens me voient différemment, ou plutôt ils
me voient tout court. J’ai toujours été dans l’ombre. Je sais bien que je ne
suis pas jolie, que je n’ai pas grand-chose pour moi et qu’il y a un contraste
énorme avec ma magnifique sœur. Philomène est si jolie que tout le monde
la remarque. À ses côtés, je me sens comme son boulet de sœur, un boulet
qu’elle est obligée de traîner partout avec elle. Qui voudrait d’une sœur au
physique ingrat ? Ce n’est pas simple à gérer et je présume qu’elle doit
même se sentir coupable de plaire, notamment quand elle me voit batailler
pour essayer de juste passer inaperçue.
Mais lorsque je suis au club de chant, je suis enfin moi-même. Il est en
fait plus simple d’exister sans elle. De son côté, elle a choisi de pratiquer la
danse, son corps élancé tourbillonne au rythme de la musique avec
beaucoup de grâce et de classe. Les gens arrêtent enfin, un instant, de nous
comparer et ça me fait le plus grand bien. Il y a au moins une chose que j’ai
sur laquelle elle ne peut pas me concurrencer. »
À nouveau, elle marque une pause et prend un ton plus autoritaire :
« Attention Elsa, j’aime ta mère et elle n’est en aucun cas responsable de
nos différences physiques. Au contraire, elle a toujours tout fait pour que je
me sente bien dans ma peau, sans vraiment se rendre compte qu’elle était en
partie la cause de mon mal-être. Tu sais, je le répète, ce n’était certainement
pas facile pour elle de me voir malheureuse. Elle en a peut-être autant
souffert que moi car elle ne pouvait rien y faire, rien y changer. »
Elle attend mon approbation pour poursuivre, je hoche donc simplement
la tête pour lui montrer que je comprends.
Elle reprend alors son récit :
« Enfin, lorsque je commence à chanter, je sens que je peux m’exprimer,
que les gens m’écoutent enfin. Tout devient possible, je deviens une
personne à leurs yeux. J’ai fasciné ton père grâce à ma voix, lui qui avait
toutes les filles à ses pieds s’est soudainement intéressé à moi. Incroyable
n’est-ce pas ? »

Mon père s’intéressait à Céleste ? Je m’attendais à tout sauf à ça. Je suis


de plus en plus impatiente de découvrir la suite. J’aurais pu imaginer qu’elle
avait développé des sentiments pour mon père, son regard lors de la soirée
dans le chapiteau me le confirmait, mais pas l’inverse.

Mon regard surpris n’interrompt pas ma tante :


« J’étais mystérieuse et intrigante avec ma voix d’or. Ça a démarré par
des regards, puis des sourires et puis on a commencé à se voir en dehors des
cours. J’étais si heureuse, je ne pouvais pas croire ce qui m’arrivait. Je
n’avais jamais eu de petit ami et j’étais persuadée que ce n’était pas pour
moi, que je finirais seule. Et me voilà soudain avec le plus courtisé. Je me
souviendrais toujours de notre premier baiser, de nos premiers échanges de
messages nocturnes, des papillons que je sentais s’agiter dans mon ventre à
chaque fois que je le retrouvais et de son regard quand il posait les yeux sur
moi. Je voulais le crier haut et fort, mais ton père voulait garder cela secret,
il n’assumait pas, je n’étais pas assez jolie, pas la fille que l’on est fier de
sortir. Nous avons entretenu une relation secrète pendant plusieurs années.
Seules ma sœur et ma mère étaient au courant. »

Années ? Comment est-ce possible ?


Je trouve le récit de Céleste tellement triste, c’est même horrible,
comment a-t-elle pu supporter de vivre sa relation dans l'ombre. Pour moi,
un homme doit toujours être fier de la femme qui partage sa vie et le
physique n’a aucune importance. Je comprends que l’on puisse tomber
amoureux de Céleste, ce qu’elle dégage est puissant, bien plus puissant que
la beauté, son cœur est si pur. Tout le monde aurait fini par le comprendre,
juste en prenant le temps de la connaître. Peut-être suis-je trop idéaliste,
mais Céleste, de toute évidence, ne l’a pas été assez.

Céleste, voyant l’expression d’indignation se dessiner sur mon visage,


précise :
« Elsa, je sais ce que tu dois penser, mais au fond, ça me convenait aussi.
J’aimais vivre dans le secret et le fait que personne ne puisse nous juger me
rassurait. Le regard des autres aurait certainement été finalement plus dur à
vivre pour moi que pour ton père, crois-moi. J’avais mon jardin secret et je
l’entretenais avec joie.
Ta mère, elle, vivait une histoire d'amour passionnelle et peu saine avec
Richard, un homme grand, beau et musclé. En apparence, le genre
d’homme qui met tout le monde d’accord, malheureusement, seulement en
apparence.
Elle était folle de lui, elle aimait son air viril, elle lui pardonnait tous ses
excès. Je ne comprenais pas comment elle pouvait l’aimer, il était si
méprisant avec tout le monde, il la prenait pour sa chose, n’avait aucun
respect pour rien ni personne et se pensait au-dessus de tout, et notamment
des lois. Lorsqu’elle est tombée enceinte, je me suis dit que c’était la pire
chose qui pouvait arriver, mais elle était si heureuse. J'étais tout de même
contente de devenir tante, même si au fond de moi je savais que ça ne
pouvait pas bien se passer. Richard n'était définitivement pas fait pour être
père et surtout, cet enfant était en train de créer un lien éternel entre ma
sœur et lui, et je ne rêvais que d'une chose, qu'elle se libère de l’emprise
qu'il exerçait sur elle. La grossesse a coupé court à tous nos espoirs, ma
mère, Michel et moi, nos espoirs de la voir loin de ce poison humain.
Je dois avouer que Richard m'a surprise, il n'a pas été un mauvais père, il
a continué à lever la main sur Philomène mais n'a jamais touché un cheveu
d'Émilie, elle était la seule qui réussissait à l'adoucir, lorsqu'il croisait son
regard, il devenait soudainement un homme différent. On n’aurait presque
pu y voir une lueur d’espoir de transformation. Malheureusement, ça ne
durait que quelques secondes.
Un soir, il est rentré du boulot plus énervé que jamais. Leïla, la serveuse
de son café, la seule qu’il ait eue et donc, la seule qui savait tout gérer, a
soudainement démissionné. Apparemment, après une énième crise de
Richard, une cliente le lui a fortement recommandé. Elle avait raison, je me
demande même comment elle a pu tenir si longtemps. Le problème, c’est
que ça a rendu Richard furieux, il avait besoin de lâcher sa haine sur
quelqu’un et la seule qu’il ait eue sous la main, comme toujours, c’était ta
mère. Il l’a tabassée comme jamais ce soir-là. »
Oh mon Dieu, à cet instant, je comprends que c’est ma faute, c'était moi
la cliente qui a poussé Leïla à démissionner. Pas une seconde je n'en avais
mesuré les conséquences. Si je n’avais pas agi ainsi, ma mère aurait pu
éviter cet horrible moment. Et le pire c’est que j’étais fière de ce que j’ai
fait durant ce rêve. Je pensais faire ce qui est bon, donner du sens à mes
rêves, mais c’était tout le contraire. Je ne réfléchis pas aux potentiels
dommages collatéraux de mes décisions. Je m’en veux terriblement, même
si je ne pouvais pas deviner ce qui allait se produire.
Céleste poursuit, me sortant de mes pensées :
« Ta mère était effrayée, c’était pire que d’habitude. Après son appel, je
me suis précipitée chez elle avec ton père afin d’aller lui porter secours.
Nous l’avons retrouvé en piteux état, il y avait du sang partout, elle peinait
à se redresser. Ça faisait beaucoup de peine à voir, mais malgré cela, elle
restait magnifique ; même après avoir été tabassée, elle ne perdait pas cette
beauté légendaire. Je me dis parfois que c’est comme s’il lui avait tellement
été donné par nos parents, qu’il ne restait rien d’autre que la voix pour moi.
Enfin, ça nous a beaucoup affectés de la voir ainsi. C’est
psychologiquement très dur de voir les gens qu’on aime souffrir et de se
sentir impuissant.
Après cet événement, Michel a tenu à aller la voir tous les jours en
rentrant du boulot, afin d’être sûr que tout allait bien. C’était ma sœur, je
n’ai jamais eu peur qu’il se passe quelque chose entre eux, j’avais toute
confiance. »

La dernière phrase de Céleste est prononcée avec une telle déception, que
tout devient évident dans mon esprit. Mon père n’a finalement pas su
résister à la beauté de ma mère et ils ont commencé à entretenir une liaison.
Ce que je ne comprends pas, c’est comment Céleste a pu accepter,
ensuite, lorsqu’ils l’ont assumée et montrée au grand jour, de faire partie du
tableau mais en tant que sœur de l’épouse et belle-sœur de son propre
amour. Comment a-t-elle pu pardonner une telle trahison et continuer à les
fréquenter. J’essaye de m’imaginer à sa place, si une de mes sœurs me
faisait la même chose. Je suis persuadée qu’aucune d’entre elles ne pourrait
me faire ce genre de coup bas, nous avons bien trop de principes et de
valeurs, mais si ça arrivait, je ne pense pas que je serais capable de
pardonner. Tout comme il m’est inconcevable de les trahir et encore moins
pour un homme.

Céleste fond en larme, elle a trop de mal à contenir ses émotions :


« Pour une fois que quelqu’un s’intéressait à moi et pas à elle ! Il a fallu
qu’elle l’accapare, elle me l’a laissé, juste assez pour que je sois follement
amoureuse. Amoureuse au point d’accepter de cacher notre relation car il en
avait honte, tu te rends compte ?
Ensuite, Richard s’est enfui avec Émilie, on n’a jamais vraiment su
pourquoi, ça a été un terrible évènement pour toute la famille.
Ce n’est pas vraiment ce que l’on appelle une fuite, mais je décide de ne
pas lui raconter ma version des faits et la laisse poursuivre :
Pour ce qui est de Michel et moi, personne n’a jamais rien su, il a été aux
yeux de tout le monde le nouveau compagnon de ma sœur, puis son mari,
puis le père de ses enfants, mais jamais l’ex de sa sœur à qui elle a tout
volé. Je n’ai eu personne à qui me confier car personne ne devait savoir.
Seule ma mère a assisté à tout ce manège à mes côtés, mais je ne voulais
pas trop lui en parler car je ne voulais pas que notre famille en pâtisse. Et le
pire dans tout ça, c’est que j’ai fini par accepter la situation, je l’ai même
comprise, comment rester avec une fille comme moi quand on peut avoir
une fille comme ma sœur ? Et pour Philomène, je me disais qu’après la
disparition de sa fille, elle avait besoin de Michel, besoin d’affection.
J’ai été témoin de leur bonheur, sans jamais rien révéler à personne.
Mais ça devenait de plus en plus difficile, ta mère se permettait des
remarques du type : « Il serait temps que tu trouves quelqu’un Céleste, tu ne
vas pas toujours traîner dans nos pattes, tu pourrais avoir tes propres
enfants ». Ils avaient, je pense, du mal à le comprendre mais mon rôle de
tante m’a beaucoup apporté, vous me donniez tant d’amour. Les enfants
s’en fichent du physique, vous m’aimiez, bien que je ne sois pas jolie.
Un jour, face à une énième remarque déplacée de ta mère, je suis
finalement sortie de mes gonds et je leur ai tout lâché, tout ce que je gardais
pour moi depuis tant d’années, leur trahison et leur égoïsme de m’avoir
laissé supporter tout ça, sans jamais s’excuser.
Au lieu de se sentir coupable, Ils ont répondu que j’étais dingue, que cette
vieille histoire devrait être oubliée depuis longtemps, qu’entre Michel et
moi il n’y avait jamais eu d’amour, que c’était juste un mini-flirt
d’adolescents, alors qu’entre eux, c’était passionnel depuis le début. Ils
m’ont accusée d’être jalouse de leur bonheur et ont affirmé que ce n’était
pas sain. Évidemment je l’étais ! Comment ne pas être jalouse quand j’ai,
devant mes yeux, tous les jours, tout ce que j’ai toujours rêvé d’avoir ?
Comment ne pas éprouver de rancœur ? J’ai essayé mais c’était voué à
l’échec, tout ce que je demandais, c’était de la compréhension et du respect.
Après cette dispute, ils ont décidé de couper les ponts, ils ne voulaient plus
que je vous approche. Je pensais être celle qui avait le droit de couper les
ponts, pas eux ! J’avais décidé de ne jamais le faire, en souvenir de mon
amour pour chacun d’entre eux.
Tout cela m’a complètement bouleversée, une deuxième fois. Ta mère
m’a à nouveau tout pris. »

Je retiens mes larmes, j’essaye de me montrer forte pour elle, comme elle
l’a toujours été.
La suite je la connais, Céleste également, elle doit déjà avoir son suicide
fortement en tête. Et honnêtement, je la comprends… Qu’est ce qui lui
reste, qu’est ce qui pourrait la raccrocher à la vie ?
Je ne suis pas sûre de pouvoir la sauver, mais il faut que je le tente.
Je lui demande alors de revenir dans nos vies, je lui dis que nous avons
énormément de choses à vivre ensemble. Je tente de lui redonner de la
perspective, lui parle de chant, de potentielle carrière. Je donne tous les
arguments qui me viennent à l’esprit, même les moins terre à terre.
Céleste me sourit, j’ai l’impression que des petits espoirs de vie
renaissent en elle, ou alors, est-ce juste de la politesse, voyant toute
l’énergie dont j’use pour la convaincre…

Je me réveille et, sans prendre le temps de reprendre mes esprits, je me


jette sur mon téléphone ; il faut que j’appelle Elvi aussi vite que possible.
Après quelques sonneries qui me paraissent interminables, Elvi décroche
enfin son téléphone :
« Voilà un appel bien matinal, Elsa, que se passe-t-il ?
Je n’entends rien de ce qu’elle me dit, je n’ai qu’une question en tête que
je pose sans aucune précaution, sans aucun filtre, sans plus chercher à
paraître normale :
— Elvi, est-ce que Céleste est morte ?
Elvira laisse passer quelques secondes de silence, certainement surprise,
puis se décide à me répondre.
— Elsa, on en a déjà parlé, je te l’ai dit, elle s’est suicidée… Tu es sûre
que tout va bien ?
— Oui, je suis désolée, juste un drôle de rêve, bonne journée, Elvi, bisous
à Brahim et aux enfants. »
Je raccroche et m’effondre en pleurs. Je ne peux plus m’arrêter de
pleurer, je perds tout espoir.

J’ai échoué, je n’ai rien changé, Céleste n’a pas changé d’avis. Je l’ai
peut-être juste poussée à écrire cette lettre pour que nous ne sachions jamais
rien car elle a vu de l’amour dans mes yeux et n’a pas voulu que nous
soyons tristes. C’est bien la seule chose que mon intervention ait
éventuellement changée. Je m’en veux, j’aurais dû faire plus, trouver les
bons mots. C’était certainement ma seule chance de la sauver, j’étais face à
elle et elle était toujours en vie.
Je n'arrive pas à comprendre mes parents, surtout ma mère. Comment
peut-on agir ainsi avec sa propre sœur ? Elle lui a brisé sa vie, ses rêves et
tout espoir et elle continue à se regarder dans la glace sans scrupule. J’ai
honte du comportement de mes parents, honte de descendre de personnes
aussi inhumaines. Je ne les reconnais pas. Ils ont su nous inculquer de si
belles valeurs pour finalement incarner les pires.

Une pensée en amenant une autre, je repense aux confidences de ma mère


sur ses relations brisées avec ma grand-mère. Elle n’acceptait pas leur
relation…
Tout devient clair, ce n’est pas mon père qu’elle n’acceptait pas, mais
leur relation !
Cette peste a réussi à me faire croire que c’était injuste. Comment une
mère pourrait accepter qu’une de ses filles vole l’homme de son autre fille ?
Sa réaction était complètement justifiée.
C’est la dernière fois qu’elle réussit à m’avoir, je me le promets, ce
qu’elle a fait est bien trop grave. Quoi qu’elle puisse dire, je ne veux plus ni
la croire, ni même l’écouter. Ce n’est qu’une manipulatrice dépourvue de
sentiments. Je me sens trahie, abusée par celle qui m’a donné la vie.
Elle nous a privées de notre tante et de notre grand-mère et pour quelle
raison ? Pour cacher son vrai visage ? C’est scandaleux.
Je voudrais être la fille de Céleste, je voudrais qu’elle ait cette vie qu’elle
a tant méritée et je m’en contrefiche si ça implique d’être moins jolie, je
veux être le fruit d’une union saine et bienveillante. Je veux juste que
Céleste vive et soit heureuse.

Je fais des recherches sur ma tante, me demandant si elle a réussi à


continuer d’exister, au moins sur internet, à défaut d’avoir eu droit à une
longue vie dans le monde réel.
Je ne trouve pas grand-chose. Je la retrouve sans photo de profils sur
certains réseaux sociaux mais elle ne les alimentait pas. J’aimerais
l’entendre chanter. Je recherche alors le nom de sa chorale, en ajoutant
l’année approximative et le nom de l’école de mon père, et ça fonctionne. Je
passe des heures à éplucher les vidéos car je ne sais pas exactement en
quelle année mon père et Céleste ont été membres de la chorale. Dans une
vie normale, j’aurais pu, tout simplement, demander à mon père, mais
impossible, je préfère y passer des heures que de lui demander quoi que ce
soit.
Enfin, en scrutant tous les visages je reconnais mon père, au fond, il a
l’air sérieux, il devait faire le pitre uniquement en répétition. Je continue
d’examiner la vidéo que j’ai mise sur pause. Je la vois enfin, en plein centre
au premier rang, Céleste. Elle porte une robe blanche lui donnant un air
angélique qui lui va à ravir. J’inspire profondément et lance la vidéo. Les
chœurs démarrent et après quelques minutes, Céleste se lance en solo. Sans
que je puisse le contrôler, les larmes me viennent. Sa voix est
extraordinaire, la chair de poule envahit tout mon corps. Je cherche en vain
d’autres vidéos. C’est la seule. Alors, je l’écoute et la réécoute en boucle et
ce, pendant plusieurs jours. Je la fais également écouter à Benno, il en a lui
aussi des frissons. Après réflexion, je décide de l’envoyer à Elvira. Elle qui
a été tant touchée par le décès de Céleste mérite également de découvrir sa
voix. Mon mail est très succinct :
« Je suis tombée sur cette vidéo, je pense que tu reconnaîtras vite la jeune
femme au centre. Je te laisse savourer sa magnifique voix. »
Elvira a mis plusieurs jours à m’appeler, alors que je sais qu’elle consulte
régulièrement ses e-mails. Je pense qu’elle avait besoin de temps, seule, à
contempler notre tante, à écouter sa voix, à la retrouver au travers de ces
images. Je l’ai sentie très émue lorsqu’elle m’a remerciée du partage. Nous
n’en avons pas échangé, certainement par pudeur ; elle ne m’a pas demandé
comment j’avais trouvé cette vidéo et je ne pense pas qu’elle ait remarqué
la présence de notre père. Je n’ai pas jugé utile de lui préciser que notre
père était également sur la vidéo, tout simplement car pour une fois,
j’aimerais que l’on n’ait d’yeux que pour Céleste, elle l’a amplement
mérité.
Chapitre XIX
Cette belle inconnue

Cela fait trois semaines que je n’ai pas rêvé et en toute honnêteté, j’en
suis contente. Je ne sais pas si je veux vraiment continuer mon enquête, mes
parents m’écœurent et je ne peux certainement plus rien pour Céleste.
J’essaye d’éviter les contacts avec mes parents pour que mes sœurs ne
puissent pas percevoir ce qui se passe, mais ce n’est pas simple. Benno
essaye de me soutenir, tant bien que mal, heureusement.

Je me rends désormais sur la tombe de Céleste deux fois par semaine


pour lui adresser quelques mots et la fleurir. Personne ne prend jamais ce
temps pour elle, c’est honteux. Ce marbre gris clair gravé de son doux
prénom n’aurait pas dû exister avant des années et des années, ce n’est pas
dans l’ordre des choses, personne ne devrait partir si jeune et encore moins
volontairement.
Je me réjouis d’avoir pu la voir, même si c’était un moment poignant et
triste. J’espère qu’elle m’a vraiment vu avant de partir, et qu’elle s’est
sentie aimée ; je pense que oui. Jusqu’à présent, chacun de mes rêves s’est
révélé avoir été réel, il n’y a aucune raison que ce ne soit pas le cas pour
celui-ci.
La vie sur Terre était si compliquée pour ma pauvre tante que je
l’imagine mieux là où elle est maintenant, en paix. Elle qui était un ange sur
Terre doit être parfaitement à sa place là-haut, dans l’au-delà.

Le soir où mes rêves reprennent, je suis détendue, Benno est en week-end


avec ses amis d’enfance à Prague. J’en ai profité pour ne penser qu’à moi,
je me suis allongée plus d’une heure dans un bain bien chaud, me suis fait
un gommage ainsi qu’un soin du visage. Je me sens bien, m’étale en
diagonale sur notre lit et tombe lentement dans les bras de Morphée.

Je suis à la table d’un petit restaurant de centre-ville, il fait beau, je suis


en terrasse. Les tables sont très proches les unes des autres car le trottoir
n’est pas large. Des plaids rouges à carreaux blancs sont à disposition pour
les plus frileux dont je fais partie. Je suis en train de me couvrir quand la
serveuse prend place, face à moi, avec un large sourire et me récite,
enthousiaste, les suggestions du jour :
« En entrée, une salade niçoise ou des tartines chèvre miel, en plat
principal nous avons un arrivage tout frais de moules et proposons donc des
moules marinières ou à la provençale accompagnées de frites et pour le
dessert un tiramisu framboise ou le cheesecake citron revisité du chef.
Habituellement, je suis longue à me décider, mais là, il ne me faut pas
plus d’une seconde ; je ne suis pas réellement ici pour manger et je serais
peut-être réveillée avant même de pouvoir y goûter. Ça n’a donc aucune
importance.
— Salade, moules marinières et tiramisu.
— Très bon choix mademoiselle. »

Lorsqu’elle s’éloigne, je regarde autour de moi en quête de visage


familier. Soudain, une jolie dame élancée à la posture distinguée s’installe
sur la table voisine avec ses deux petites filles :
« Philomène, Céleste, ne soyez pas trop bruyante, les gens autour de vous
sont en train de manger. »
Les petites sont, en effet, légèrement excitées. Elles écoutent leur mère et
se calment tout en s’installant.
Me voilà donc, prête à manger juste à côté de ma mère, ma tante et ma
grand-mère.
Déjà à cette époque on peut voir la différence de charme entre les deux
fillettes, ça me fait mal au cœur de le constater alors qu’elles ne sont
qu’enfants. Pourtant, on sent bien les efforts de leur mère pour les mettre en
valeur, autant l’une que l’autre. Chacune a une jolie tenue, digne d’une
poupée et dispose d’un sac à main, format miniature, aux multiples
couleurs. Leurs cheveux sont coiffés avec soin, l’une avec deux tresses, une
de chaque côté et l’autre, une tresse africaine au centre.
La serveuse a l’air contente de les voir :
« Bonjour les filles, bonjour Annie, comment allez-vous ? Ça fait
longtemps qu’on ne vous a pas vues.
Annie… Je ne connaissais même pas le prénom de ma grand-mère,
comme si ça n’avait aucune importance. Mais ça en a une, tout être humain
aime connaître ses racines. En tout cas, Annie est rayonnante, elle porte une
robe bleue près du corps laissant admirer ses jolies courbes, des sandales à
talons et un grand chapeau. Rencontrer sa grand-mère avant que le temps
n’ait marqué son passage, la peau toujours lisse et le dos bien droit est
plutôt rare. Pour ma part, c’est la version âgée d’Annie que je ne verrais
certainement jamais.
— Bonjour Géraldine, nous allons bien merci, oui nous étions en
vacances et sommes rentrées avant-hier soir seulement. Les filles ont insisté
pour venir manger ici aujourd’hui et j’avoue en être plutôt ravie, surtout
avec ce temps. »
Je suis contente d’entendre la voix de ma grand-mère, elle a l’air
tellement agréable. Je voudrais l’écouter encore et encore.
La serveuse prend les commandes et s’éloigne.
Je fais mine de lire le journal avec mes lunettes de soleil pour pouvoir
observer la scène en toute discrétion.
Chacune à leur tour les fillettes racontent leur matinée, Annie prend le
temps de les écouter sans les interrompre. C’est bien plus que ce qu’a su
faire ma mère lors de notre enfance. Si seulement elle avait su reproduire
cela, nous parlerions toutes moins fort aujourd’hui. Les séquelles de la
famille nombreuse ne s’effaceront jamais et nous sont reprochées par nos
amis et conjoints respectifs.
Céleste, haute comme trois pommes, prend la parole :
« Maman, ce week-end on a bien réfléchi et on aimerait trop aller à la
plage.
Annie laisse échapper un léger ricanement.
— Oui c’est possible, mais seulement une fois que vos devoirs seront
faits, vos dents brossées et vos chambres rangées, d’accord ?
Cette fois c’est Philomène qui répond :
— Oui maman, et on pourra amener nos cerfs-volants ?
La parole est partagée très équitablement, je suis assez impressionnée.
Lorsque l’une parle, la deuxième écoute et inversement. Chapeau Annie !
Elle mériterait une médaille pour excellente éducation. Je me demande
quelle est sa profession pour être aussi bien organisée.
— Oui bien sûr, si le vent nous le permet. Les plats arrivent les filles,
mettez vos serviettes sur vos genoux pour vous protéger. »
Et les voilà qui s’exécutent, elles sont vraiment exemplaires. C’est si
triste quand on connaît la suite.

Je me réveille, en douceur. Il n’y avait rien qui fasse avancer quoi que ce
soit dans ce rêve, mais je suis très heureuse, heureuse d’avoir vu ma grand-
mère. J’aurai aimé qu’elle fasse partie de notre vie, je suis sûre qu’elle
aurait été une superbe grand-mère, mais à défaut, je suis déjà heureuse de
connaître son nom, son visage et le son de sa voix. C’est plus que ne
pourront jamais connaître mes sœurs. Et surtout, je suis contente de voir
que Céleste et ma mère ont eu une belle enfance pleine d’amour. Elles ont
été bien éduquées et encadrées, mieux que la plupart des enfants ;
malheureusement, cela n’a pas suffi à leur offrir un bel avenir. Annie a tout
fait pour leur donner les meilleures prédispositions, mais l’éducation n’y
change rien. Un destin tragique ne trouve manifestement pas son origine
dans l’enfance, comme peuvent le suggérer certains psychiatres. À ce
moment-là, personne ne pouvait se douter du déchirement qu’allait
connaître cette famille. Personne ne pouvait imaginer à quel point elles
allaient toutes trois souffrir et couper tous les liens les unissant. Je ne pense
pas qu’Annie pouvait concevoir de ne pas faire partie de la vie de ses
petites filles et pourtant même son prénom restera un mystère pour ces
dernières. Comment ma mère a-t-elle pu décider de renoncer à toute sa
famille pour un homme ?
Valait-il vraiment la peine de se mettre sa mère à dos et de conduire sa
sœur au suicide ?
Oui, elle peut en pleurer maintenant mais comment a-t-elle pu rester si
têtue pendant tant d’années.
Annie et Céleste lui ont donné plus d’amour qu’a pu le faire mon père.
Elle a brûlé à jamais leur souvenir juste pour pouvoir vivre une simple
romance ? C’est incompréhensible, dénué de sens et inhumain.
Je ne veux pas être le résultat de ces trahisons et je ne veux pas non plus
que mes sœurs le soient, c’est un fardeau bien trop dur à porter. Elle avait
peut-être raison de ne rien nous dire. Le mal étant déjà fait et complètement
irrattrapable.
Chapitre XX
Ich Liebe Dich.

Aujourd’hui, nous bénéficions d’une belle journée ensoleillée, pas un


nuage à l’horizon. Benno et moi décidons de rester en tête à tête. Nous
avons mérité de nous retrouver un peu, de nous éloigner, le temps d’une
journée, de toute cette pression familiale.
Avec lui le temps s’arrête, je me sens bien.
Nous avons préparé un pique-nique et avons avec nous l’essentiel : du
fromage, des cornichons, des crudités, de la charcuterie pour monsieur et en
dessert, des fruits de saisons. Benno nous a même concocté une citronnade.
Je me demande où il trouve toute cette motivation, mais il me répond
toujours que c’est rapide et qu’il préfère éviter les produits industriels
autant que possible. À côté de ça, il adore aller dans des fast-foods,
ingurgiter en moins de dix minutes un énorme burger, mais je pense qu’il
aime l’idée de contre balancer l’impact sur sa santé.
Nous avons également emmené quelques divertissements, des cartes, des
raquettes, une balle et des livres.
Il y a deux ans environ, nous avons repéré un bel endroit isolé, à
seulement quarante-cinq minutes de chez nous, loin des touristes et des cris
des enfants, juste pour nous deux. L’endroit est calme, on y entend les
chants d’oiseaux et on y observe, en fin de journée, un magnifique coucher
de soleil. Nous avons toujours été trop fainéants pour tenter d’aller voir le
lever de soleil mais je devine qu’il doit être également grandiose. Face à
nous s’impose un lac aux couleurs surprenantes, mêlant différentes teintes
de bleus et de verts. Lorsque la température le permet, nous pouvons nous y
baigner. Nous avons de merveilleux souvenirs ici. Nous essayons d’y aller
au moins une journée tous les deux mois et nous ne révélons l’emplacement
à personne afin que ça reste notre endroit. Pourtant, beaucoup ont tenté de
nous tirer les vers du nez, notamment chacune de mes sœurs, excepté Eline.
Elle demande à chacune de respecter notre intimité et soutient que le monde
est plein de belles surprises et que si on s’y intéresse, on peut tous trouver
un endroit comme celui-ci pour se détendre et arrêter le temps. Je n’en suis
pas si sûre mais comme ça m’arrange bien, je valide son discours tout en la
remerciant à chaque fois qu’elle s’y adonne.
Nous installons notre immense nappe, qui est en fait un ancien rideau gris
anthracite que nous n’avons pas gardé longtemps en raison de ses
dimensions. Benno avait mal pris les mesures, il laissait légèrement passer
le jour ce qui avait le don de me mettre de mauvaise humeur dès le matin.
Plus possible de faire la grasse matinée, j’étais automatiquement réveillée
par le lever du soleil. En revanche, il fait très bien son nouveau job de
nappe. Nous commençons à discuter et rigoler de tout et de rien. Ce genre
de moment est si précieux, je le savoure.
En effet, ici pas de réception, personne ne peut nous déranger. Je me sens
comme un chef d’entreprise qui a fermé son activité le temps d’un après-
midi, éteint son téléphone et qui a enfin droit à un peu de répit. Nous nous
autorisons à ne plus penser à rien d’autre qu’à nous-mêmes.

C’est allongé l’un à côté de l’autre que mes yeux se ferment, malgré moi.
Habituellement, Benno et moi adorons les siestes, c’est notre moment de
tranquillité, juste à nous, mais depuis le démarrage de toute cette histoire,
elles sont devenues redoutables. Nous les évitons autant que possible, mais
quelquefois le sommeil s’empare de nous, sans daigner demander notre
avis.

Eline est à quelques mètres de moi, il faut que je me cache avant qu’elle
ne me voie. C’est un passé très proche dans lequel je suis plongée. En effet,
ma sœur s’est coupé les cheveux il y a à peine trois semaines et dans ce
rêve, elle a déjà sa jolie coupe carrée. Cette coupe lui va à ravir, ses
cheveux encadrent merveilleusement son joli minois. Eline a toujours eu les
cheveux longs, c’était surprenant de la voir oser le carré.
Le personnage qui entre en scène à ce moment-là est plus qu’inattendu.
Benno, son large sourire aux lèvres, s’approche d’elle. Il a l’air tellement
heureux de la retrouver, c’est perturbant, je ne les savais pas aussi proche.
Je ne peux pas m’approcher plus et ne distingue donc pas ce qu’ils se
disent. Les conditions temporelles ne me permettraient pas de passer
inaperçue, ils me reconnaîtraient immédiatement. J’essaye de lire sur leurs
lèvres, sans succès. Soudain, elle lui saute dans les bras et lui fait un énorme
câlin. J’en reste sans voix. En moi commence à grandir un sentiment
nouveau, un mélange d’inquiétude et de jalousie. Et si ce qui était arrivé à
ma tante était en train de se reproduire pour moi également ? Si la trahison
était héréditaire ? Non, pas Eline, pas Benno, c’est impossible ! Ils ne
pourraient pas me faire ça.
Et pourtant, jamais ni l’un ni l’autre ne m’a indiqué s’être vu
récemment… Pourquoi ?
Alors qu’il lui parle, elle rit aux éclats. Ils avancent dans ma direction,
j’ai juste le temps de me glisser derrière un arbre quand ils arrivent à ma
hauteur.
J’entends parfaitement Benno :
« Tu me promets que tout ça restera entre nous, Eline, même tes sœurs ne
doivent pas savoir.
Mon cœur bat de plus en plus fort, j’ai l’impression qu’ils pourraient
l’entendre, tellement il s’affole.
— Tu penses que je suis stupide, je sais garder ma langue mais Elsa est
maligne, il va falloir être très discrets.
— Je sais, répond Benno l’air pensif et inquiet.
— On y va ? Je n’en peux plus d’attendre !
— Oui, ne perdons plus une seconde ! »
Ils s’éloignent à nouveau de moi, cette complicité me dérange, je ne sais
pas de quoi ils se parlent, ni où ils vont, j’essaye de me convaincre que ce
n’est pas ce à quoi je pense. Il faut que je les suive, que j’en aie le cœur net.
Je sens que je ne peux plus les suivre, que mon corps m’attire vers une
autre direction.
Je suis sortie brusquement de mon rêve par les ronflements de Benno, il
s’est également assoupi. Il a réussi à garder son secret grâce à ses
ronflements, n’est-ce pas l’ironie du sort ?
Je suis à la fois dévastée et énervée, j’hésite un instant puis je réveille
Benno, brutalement. Je ne peux pas me contenir, s’il se passe quelque chose
derrière mon dos je veux le savoir tout de suite. En temps normal, j’aurai
préféré creuser discrètement et le prendre par surprise mais je n’ai pas la
force de me lancer dans une enquête supplémentaire. Je suis déjà assez prise
émotionnellement avec mes parents. La charge est trop pesante je n’ai pas
de place pour plus de secret.
Benno sursaute, il ne s’y attendait pas :
« Que se passe-t-il ?
— Je suis au courant de tout ! »
Je décide de prêcher le faux pour savoir le vrai.
Benno a l’air de ne vraiment pas comprendre de quoi je parle. En même
temps, il ne peut pas se douter que je viens de rêver de lui, c’est la première
fois qu’un de mes rêves l’implique.
Je lui pose alors un ultimatum, je ne veux pas qu’il ait le temps de trouver
une explication, je veux la vérité :
« C’est très simple Benno, tu as cinq minutes pour me donner ta version
des faits concernant le rêve que je viens de faire à propos d’Eline et de toi
sinon, je pars et plus jamais tu ne me reverras. Tu n’auras pas l’occasion de
t’expliquer et t’excuser.
Son visage se décompose, ce qui est loin d’être rassurant.
— Oh merde, dit-il spontanément.
Je n’y crois pas, ça devient de plus en plus surréaliste.
— Oh merde ? Tu es sérieux ? C’est ça ton explication ? Après tout ce
temps ensemble, tout cet investissement, je n’ai le droit qu’à un « oh
merde » ?
— Tu n’étais pas censée le savoir maintenant, évidemment que je
comptais te dire plus qu’un « oh merde » mais je ne pensais pas que tes
rêves te conduiraient à ça. Je pensais avoir plus de temps, je voulais répéter,
je ne suis pas prêt.
Pas prêt ? Il paraissait plutôt prêt quand il rejoignait ma sœur, tout excité.
En plus d’être infidèle, c’est un lâche ! Tout ce que je pensais savoir
s’écroule, il n’y a finalement pas que mes parents que je ne connais pas, je
ne le connais pas lui non plus et il en est de même pour ma sœur. Eline ?
C’est bien la dernière que je pouvais imaginer faire ça. Elle qui prêche la
bonne parole partout autour d’elle. Les cordonniers sont toujours les plus
mal chaussés, c’est le cas de le dire ! Y a-t-il une personne sur cette fichue
terre que je connaisse réellement ou tout n’est qu’illusion autour de moi ?
J’explose :
— C’est ainsi que tu t’excuses ? Comment oses-tu me faire ça à moi et
avec ma propre sœur ?
Je me mets à pleurer, je voudrais être forte mais c’est trop difficile. Je
leur faisais confiance, je n’ai jamais eu le moindre doute.
— Mon cœur, je savais que tu pleurerais, mais j’imaginais plutôt des
larmes de joie. Et j’ai un peu de mal à comprendre de quoi je dois
m’excuser.C e genre de chose est supposé se faire en cachette, non ?
— Des larmes de joie ? Comment je pourrais être heureuse d’être
trompée et de surcroît avec ma propre sœur ! Ne t’excuses pas si tu n’en
vois pas la nécessité mais sache que la roue tourne et qu’un jour ou l’autre,
tu comprendras pourquoi les excuses sont importantes.
Benno en reste interloqué.
— Trompée ? OK mon amour, je sais que tes rêves ont toujours montré la
vérité mais là, vraiment, c’est une totale invention de ton esprit.
Il ne m’aura pas comme ça. Il n’y a aucune invention et il était en train de
l’admettre.
Je réponds ironiquement :
— Oh tu crois ? Pardon chéri, mais alors qu’est-ce que je n’étais pas
censée découvrir ?
— Euh… qu’est-ce que tu as vu exactement ?
— Tu crois vraiment que je vais te le dire pour que tu puisses ensuite
inventer quelque chose.
— Crois-moi il y a un gros malentendu et je préférerais ne pas te le
dévoiler maintenant.
Me voyant inconsolable et après toutes les émotions que j’ai déjà
traversées ces derniers temps, Benno décide de lâcher le morceau.
— Lève-toi.
Mais pour qui se prend-il maintenant.
— Non, tu ne me donnes pas d’ordre !
— S’il te plaît, mon cœur, fais-moi confiance.
— Te faire confiance ? Après ce que j’ai vu ? N’y pense même pas !
— Mon cœur, tu n’as rien vu de compromettant, fais-moi confiance,
insiste-t-il.
Je me dis que je n’ai, de toute façon, plus rien à perdre et je me lève. Il
attrape son sac à dos, y plonge sa main, ouvre une petite poche et en sort un
écrin pour bague.
Il se met à genoux.
— Je vais devoir raccourcir quelque peu mon discours car tu es
complètement imprévisible. Et je précise que c’est aussi ce que j’aime chez
toi mais là, tout de suite, ça ne me facilite vraiment pas la tâche. »
Il se racle la gorge et légèrement stressé, prend ma main ; la sienne est
moite. Enfin, il se lance :
« Mon cœur, depuis le premier regard je ne rêve que d’une chose, être
celui qui vieillira à tes côtés. Celui qui dédiera sa vie à veiller sur la tienne.
J’ai longtemps espéré avoir quelqu’un comme toi, je suis vraiment comblé
de bonheur. Rien ne me rendrait plus fier que de devenir ton mari. Tu es la
famille que j’ai choisie, et quel merveilleux choix ! À tes côtés, je me sens
invincible. Accepterais-tu de me faire l’honneur de partager ma vie pour
toujours, en devenant officiellement ma femme ? »
Je reste sans voix, c’est donc ça qu’ils organisaient ? Comment ai-je pu
me monter un scénario aussi épouvantable ?
La bague est incroyablement belle, mieux que je n’aurais pu l’espérer ou
même l’imaginer, j’y vois tout de suite la touche féminine de ma sœur.
Benno n’aurait pas pu faire un si bon choix seul, aucun homme d’ailleurs.
C’est un solitaire en or blanc orné d’un diamant étincelant avec une gravure
intérieure « us » qui nous représente. J’ai tellement hâte de la porter et de la
montrer autour de moi. Le boîtier l’accompagnant est en lui-même un bijou,
avec sa couleur dorée et son spot lumineux à l’intérieur ; cela rend la
demande encore plus magique. J’en suis même restée hypnotisée, éblouie,
complètement conquise.
Connaissant ma sœur, elle a dû également lui donner des tas d’idées, plus
créatives les unes que les autres, pour la demande. Elle a dû avoir à cœur
que tout soit parfait mais c’était sans compter sur mes rêves et mon
impulsivité. Elle serait si déçue.
J’ai tout gâché… Mais en même temps, je suis tellement heureuse.
Heureuse à la fois de m’être trompée sur ma théorie de la double trahison et
heureuse de me marier car c’est une évidence et sans attendre, j’accepte la
proposition de Benno. J’ai toujours su qu’il serait mon mari, depuis le tout
début. Je lui saute dans les bras et lui murmure des centaines de oui à
l’oreille. Je le sens soulagé, la crise est passée et n’avait pas de raison
d’être.
Après quelques minutes d’embrassades et de déclarations, il revient sur le
sujet qui m’a tant bouleversée :
« Comment as-tu pu penser qu’il se passait quelque chose avec ta sœur ?
Il est vrai que ça paraît maintenant stupide.
— Je vous ai vus comploter, j’ai eu du mal à y croire mais je ne voyais
pas ce que ça pouvait être d’autre.
— Mon pauvre amour. Acceptes-tu que je refasse ma demande comme
c’était initialement prévu ? Tu feras semblant d’être surprise.
— Avec plaisir, j’ai hâte de voir ce que vous avez préparé.
Nous nous éclatons tous deux de rire.
— On va se marier mon amour, dit-il en me regardant droit dans les yeux.
— Oui et ce sera le plus beau jour de notre vie. »

Je crois que ce rêve, même s’il a gâché la demande de Benno, n’est


finalement pas si inutile. Il est vrai que je m’en serais bien passée et qu’il
était particulièrement lourd en émotions, mais il m’a été donné pour que je
comprenne ma tante et sa décision d’en finir, que je lui pardonne d’être
partie si subitement. L’espace d’un instant, j’ai ressenti ce qu’elle a
ressenti : une douleur immense et atroce, le sentiment d’avoir tout perdu, un
coup de poignard dans le dos. La trahison par deux des êtres qu’elle a le
plus aimés au cours de sa vie et pour qui elle aurait tout donné,
inconditionnellement. Et le pire, c’est qu’elle a traversé cette terrible
épreuve toute seule. Pour ma part, j’aurai au moins eu mes autres sœurs
pour me soutenir.
Est-ce que j’en aurais eu fini avec ma vie, je ne pense pas, j’aurais fini
par rebondir, mais les circonstances sont tout de même bien différentes et je
ne peux que comprendre qu’elle n’ait pas su trouver d’issue et qu’elle en ait
fini avec la sienne.
Chapitre XXI
Un amour inconditionnel.

Cette nuit, je ne m’endors pas stressée ou apeurée. La demande de Benno


m’a fait comprendre que je vis beaucoup trop dans le passé et en oublie à
quel point le présent est merveilleux. Je ne peux pas tout mettre entre
parenthèses, je ne dois pas m’oublier, oublier ma vie. Il faut que j’apprenne
à mieux allier le passé et le présent, à recréer un équilibre.
C’est, blottie contre son torse que je m’endors et rejoins cette
bibliothèque. Je suis à l’étage des enfants, le type de livres présents sur les
étagères, la décoration et l’âge des visiteurs me le font vite comprendre. Il
semble qu’un évènement se prépare.
La pièce est décorée de peintures d’enfants et de sculptures en tout genre.
Je comprends que des ateliers sont régulièrement organisés. C’est plutôt
sympathique, je regrette que nous n’ayons pas fait ce type de sorties étant
enfants. J’imagine qu’il aurait été compliqué pour nos parents de canaliser
six enfants à la fois.
Soudain, une dame s’approche de moi, elle incarne le parfait cliché de la
bibliothécaire, avec ses cheveux en bataille parsemés de pellicules, son
tailleur complètement dépassé, usé par le temps, ses lunettes trop grandes
pour son visage et ses bijoux inadaptés au reste de sa tenue :
« Bonjour Madame, avez-vous pensé à vous inscrire sur notre registre ?
Je ne suis pas sûre de vouloir participer à l’évènement quel qu’il soit mais
je ne pense pas non plus que ce soit un hasard que je sois ici, à ce moment
précis ; je me laisse donc embarquer.
— Bonjour, non effectivement. Où est-il ?
— À l’accueil, vous connaissez le concept ?
— Non, je vous avoue qu’une amie m’a recommandé de venir mais je ne
me suis pas beaucoup renseignée.
— Pas de souci, je suis là pour ça. Quel âge a votre enfant ?
J’hésite à pointer du doigt n’importe quel enfant et lui inventer un âge
mais elle se rendrait vite compte de mon imposture et ça paraîtrait plus que
suspect. Je décide donc de la jouer autrement.
— À vrai dire, je n’ai pas d’enfant. Je suis maîtresse en maternelle et je
viens voir ce que vous proposez pour pouvoir en parler aux parents. Ils sont
toujours friands de recommandations. Je n’aime pas recommander si je n’ai
pas testé moi-même.
— Excellent. Je vais en parler à notre directrice, elle en sera ravie. Nous
pourrions même créer un partenariat et vous envoyer nos affiches. Dans
quelle école exercez-vous ?
— Je fais des remplacements, pour le moment je ne suis pas titularisée
donc je couvre plus ou moins l’ensemble des écoles de la région, en
fonction des besoins.
En disant cela, je m’impressionne moi-même sur ma capacité
d’adaptation et de mensonges à la carte. Je vois que je perds tout à coup son
intérêt, elle me considère comme une stagiaire et conclut poliment :
— Très bien. Nous en reparlerons à la fin de la session. Aujourd’hui,
notre atelier s’adresse aux trois à six mois pour une première découverte de
la musique. Lise Damatier, notre intervenante, va jouer des sons et
demander aux parents d’accompagner les instruments de différentes
postures et gestes.
— Intéressant. »
Je m’assois un peu à l’écart, en spectatrice.
C’est toujours passionnant d’observer les mamans. Il y a les stressées, qui
ont besoin de tout maîtriser, qui réagissent au moindre grognement de leur
bébé et les plus détendues, qui ne s’affolent pas, même quand leur bébé
rampe à toute vitesse, prêt à s’échapper ou tombe violemment et se fait mal.
Il est rapidement facile d’identifier les mères expérimentées et les plus
novices. Il y a aussi celles qui ont besoin de montrer à toutes à quel point
leur bébé est exceptionnel et celles qui assument d’avoir eu envie de
l’abandonner, à chaque fois qu’il a refusé d’avaler un nouvel aliment.
Je regarde le spectacle, le sourire aux lèvres, oubliant presque que je suis
ici pour une raison, jusqu’à ce que j’entende une voix familière. Ma mère.
Elle ne parle pas aux autres mamans, c’est à son bébé qu’elle s’adresse :
« Oui, Émilie, c’est bien, fais un gros câlin à maman maintenant. »
Je dois avouer que de toutes les mères, je trouve qu’elle est la plus
touchante. Elle a l’air hypnotisée par son bébé. Elle n’est pas là pour jouer
aux mamans parfaites mais vraiment pour partager ce moment avec sa fille.
Je reconnais la robe rouge à fleurs jaunes que j’ai découverte dans le
carton de ma sœur disparue.
J’ai l’impression que leur complicité est énorme, pourtant si j’en crois les
dires de la bibliothécaire, elle est encore très jeune et ne peut pas avoir plus
de six mois.
L’atelier démarre, toutes les mamans se placent en arc de cercle autour de
l’animatrice, une dame plutôt âgée. Il s’agit certainement d’une retraitée
bénévole, cherchant à se rendre utile. Elle a devant elle plusieurs
instruments et explique à son auditoire qu’elle va jouer et répéter des sons
de chacun des instruments. Le rôle des mamans est d’attribuer un geste à
leur bébé, à chaque son. Elles vont ainsi créer une sorte de chorégraphie,
qui permettra à l’enfant d’associer le son au geste.
Les instructions sont données, c’est parti.
Je n’ai d’yeux que pour ma mère et Émilie.
Émilie est un bébé souriant, plein de vie. Ma mère est folle d’elle, ça
crève les yeux. Elles ne voient rien autour, elles sont en fusion entre elles et
avec la musique.
Un coup de tambour, elle lui lève la main droite, un retentissement de
triangle, elle la met debout, une note de piano, elle lui tourne la tête et ainsi
de suite. À chaque mouvement, elle se concentre sur les réactions d’Émilie
et prend soin de ne pas la brusquer. Alors que la plupart des mamans
regardent autour d’elles, à la fois pour piquer des idées et à la fois pour
s’assurer que les autres voient les progrès de leur bébé, ma mère, elle, ne
quitte pas Émilie des yeux une seconde. Elle vit pleinement ce moment de
partage avec sa fille.
Les larmes me viennent à la pensée que dans quelques mois, tout va
s’écrouler et que ma mère va perdre sa raison de vivre. Je suis loin de
pouvoir m’imaginer la douleur qu’elle a pu ressentir. Peut-être n’a-t-elle
jamais pu nous aimer comme elle a aimé Émilie. Je ne me souviens pas de
cette complicité avec l’une d’entre nous.
La musique devient plus intense, plus agressive, elle me brûle les oreilles.
Mes yeux s’ouvrent, mon alarme s’intensifie jusqu’à ce que Benno l’arrête
d’un geste brutal, sans vraiment se réveiller.
Je suis bouleversée.
Je reste quelques instants de plus au lit, ignorant mes obligations
professionnelles et le temps qui passent. Ma mère était une mère formidable
et admirable avant qu’on ne lui arrache injustement l’amour de sa vie.
Ensemble, elles étaient resplendissantes, heureuses.
Je ne pourrais jamais comprendre ce qu’a ressenti ma mère au moment
du drame, mais je ne peux que comprendre qu’elle soit enfin passée à l’acte,
qu’elle ait ôté la vie de ce monstre qui a ruiné sa vie et celle de sa fille. Je
lui pardonne ses erreurs, même si j’ai toujours du mal à les concevoir, je
crois que personne ne peut la comprendre. Chaque être humain réagit
différemment face au drame, ma mère s’est transformée, elle est devenue
quelqu’un qu’elle n’aurait elle-même pas supporté par le passé, une
étrangère habitant son propre corps et entachant son âme.
J’avais vu une photo de ma sœur mais la voir en vrai a changé quelque
chose en moi, je me sens profondément touchée par le chagrin, comme si je
l’avais connue et que je venais de la perdre. Ce petit rayon de soleil a subi
un quotidien de violence et de haine mais quand elle était seule avec sa
mère, c’est de l’affection et de la tendresse qui l’entourait. Ses sourires et
son regard farceur m’ont montré qu’Émilie a réussi à se forger sur de
bonnes bases, malgré tout. Elle n’a pas vécu longtemps, mais a vécu
heureuse, enveloppée par l’amour inconditionnel de sa mère, ma mère.
Chapitre XXII
La nuit où tout a basculé.

Les rêves s’enchaînent mais ne me font plus avancer. Certains sont


coupés trop tôt à cause de mon réveil ou d’agitation dans la rue, d’autres,
même s’ils ont l’air réels, n’ont aucun lien avec ma famille. Je stagne
complètement. Je deviens irritable, mes sœurs me le font remarquer. Un
rien m’agace, me met dans tous mes états. Je tente de nouvelles stratégies,
en vain. J’ai récupéré des photos de mes parents plus jeunes afin de les
regarder avant de me coucher, en espérant orienter mon subconscient. J’ai
également demandé à Benno de me murmurer le nom de mes parents à
l’oreille lorsque je m’endors avant lui. Rien n’y fait. Je commence à
désespérer à nouveau. Je sais au fond de moi qu’ils reviendront, ils ne me
lâcheront pas avant que je n’arrive au bout de cette histoire, ils ne m’ont pas
fait traverser toutes ces épreuves pour m’abandonner subitement. Ce n’est
pas la première fois qu’ils s’interrompent mais ça pourrait durer des mois,
voire des années et je n’ai pas cette patience. Je crois que quelquefois, la vie
ne nous laisse pas le choix et nous demande de prendre le temps, de nous
poser, de méditer. Cela me permettra peut-être d’être plus mature dans mes
prochains rêves et mes prochaines décisions. Il faut que je trouve du positif
à cette situation de longue attente. C’est d’autant plus pénible, que je n’ai
aucune idée, aucun indice, sur le temps que cela va prendre. Résilience
devient mon maître mot.
Comme toujours, c’est au moment où je ne l’espère plus, qu’il apparaît,
ce rêve tant attendu.

Je suis dans le jardin d’une maisonnette de campagne. À l’extérieur, deux


chiens se disputent un os sans chair. Quelques fleurs fanées entourent la
propriété, une tondeuse à gazon, pleine de toiles d’araignées, explique l’état
du jardin.
Je m’approche de la maison. En regardant discrètement par l’une des
fenêtres, j’y découvre une décoration qui tente de rendre cet endroit
chaleureux, tant bien que mal. Des rideaux rouges, un tapis gris et quelques
cadres photos dispersés s’efforcent, en effet, à personnaliser ce lieu.
Je connais cet endroit, j’y suis déjà venu plusieurs fois mais impossible
de me souvenir dans quel contexte.
En tournant légèrement la tête, je vois, dans la continuité de la pièce, un
visage familier. Un visage que je n’aime pas mais que je me devais de
retrouver. Richard est là, une bière à la main, face à une télévision dont le
son est coupé. Émilie dort à côté de lui, vêtue d’une gigoteuse rose pâle,
dans un petit lit à barreau blanc cassé, serrant une jolie peluche coccinelle
contre elle. Elle a l’air paisible, comme si cet environnement glacial ne
l’atteignait pas. À chacun de ses mouvements, Richard jette un léger regard,
comme s’il jouait au bon père, soucieux du bien-être de sa fille ; ce que j’ai
du mal à imaginer.
J’ai compris ce que je faisais là. Je suis là où tout est arrivé, là où tous les
destins ont tragiquement basculé. J’y suis pour de bon, je m’apprête à tout
découvrir. Je sens que cette fois, c’est la bonne, que je touche la vérité du
doigt. Je suis à la fois excitée et stressée. Il ne s’agit pas d’un bon stress
mais d’un stress paralysant, un stress qui bloque vos muscles et vous
empêche tout mouvement, un stress que je n’avais jamais ressenti
jusqu’alors.
Il est trop tard pour reculer, je me concentre sur ce qui va suivre.

Soudainement, et contre toute attente, je vois mon père entrer furieux


dans cette pièce. Une boule se forme dans mon ventre, ce n’est pas lui que
je m’attendais à voir maintenant. Il a les poings serrés, le regard noir et
déterminé, rien ne l’arrêtera, c’est certainement ce qu’il se répète dans sa
tête.
À ce moment-là, je suis forcée de me rendre à l’évidence et de
comprendre que la version racontée à Emma n'est pas la vérité. Ma mère
n'est même pas là au moment des faits.
Encore une fois, j'aurais dû être moins radicale dans mes propos et mes
pensées mais c’est une leçon que j’ai du mal à retenir. Je culpabilise, j’ai été
particulièrement dure avec ma mère, qui est à priori largement la victime
numéro une de cette sombre histoire. On ne devrait vraiment croire que ce
que l’on voit, ça éviterait bien des erreurs.
Une histoire a toujours au moins deux versions, je le réalise à mes
dépens. La vérité se dessine lentement sous mes yeux.
Bien que je sois à l’extérieur, je peux voir très distinctement toute la
scène par cette fenêtre.
J’y vois mon père attrapant le vase et le brisant violemment sur le crâne
de Richard. Je comprends ce geste, Richard est une ordure, il ne méritait
pas moins.
Je vois la chute mortelle entraînée par le choc du coup reçu. Et là, tout à
coup, en voyant ce corps au sol, je comprends comment je connais ce lieu.
C’est le lieu de mes vieux cauchemars. Celui où j’ai vu, pendant des
années, le corps de Richard en sang, sans savoir qui c’était.
Richard n’avait aucune chance face à une telle haine. Il a poussé mon
père à bout sans s’en rendre compte. Nous avons peut-être tous en nous un
démon qui ne sort qu’en cas de situation extrême. Ce jour-là, le démon de
mon père est sorti, ôtant la vie de son adversaire sans aucune pitié.

Je ne suis pas la seule témoin, spectatrice malgré elle, Émilie pleure. Elle
n'est qu'un bébé et la violence qui s'abat face à ses yeux innocents la met
dans un état de panique.
Mon père est effrayé, apeuré, perdu. Il n'avait pas vraiment pensé à
Émilie, il était seul avec sa rage et Richard. Il se dirige vers Émilie. Tout
devient clair, évident. Ce n'est pas Richard qui n'a pas permis à cette pauvre
petite Émilie de vivre. Aussi monstrueux qu'il ait pu être, il n'aurait jamais
touché un cheveu de sa fille, son trésor. Elle était sa chair et son sang, il
l’aurait toujours protégée, envers et contre tout.

Mais voilà que je me réveille subitement. On ne me permet pas de réagir.


Je suis sortie brutalement de la scène que j'attendais tant. Mince ! Non, ce
n’est pas possible, j’ai trop patienté on ne peut pas me retirer si vite de ce
rêve !
Je me lève sans attendre et m'habille aussi vite que possible. Il faut que je
voie mon père, que je le contraigne à me livrer la vérité. J'ai quasiment tout
compris mais certaines interrogations restent en suspens. Je vais lui dire
tout ce que je sais, il n'aura alors d'autres choix que de compléter l'histoire.

Benno essaye de me retenir, il ne m'a jamais vue ainsi :


« Où vas-tu comme ça ? Qui que tu ailles voir, il faut d’abord que tu te
calmes et que tu respires.
— Mon amour, je suis désolée, je n'ai pas le temps de t'expliquer, ni de
respirer mais fais-moi confiance, je ne ferais rien de stupide, il faut juste
que je voie mon père et vite.
— Je te fais confiance. Reviens moi aussi vite que possible mon cœur,
me répond-il simplement, peinant à cacher son inquiétude. »
Il ne cherchera pas à me retenir, il sait que je vais faire ce que je dois
faire, ni plus ni moins. C'est cette confiance mutuelle qui me fait l'aimer si
fort. J'ai un mauvais pressentiment, une appréhension étrange en le laissant.
Je suis en train de vouloir changer un passé qui pourrait avoir des
répercussions sur notre relation présente. Vais-je pouvoir entrer dans sa
vie ? Va-t-il pouvoir avoir une femme qui l'aime autant que je l'aime s'il ne
m'est plus permis de le rencontrer ? Sera-t-il heureux ?
Mais la question n'est pas là pour le moment, alors je fonce rejoindre
l'homme qui a toutes les réponses à mes questions. L'homme qui, depuis le
début, est le seul à tout connaître de cette histoire. Celui qui parle le moins
est finalement celui qui a le plus de choses à dire. C’est d’ailleurs peut-être
la raison pour laquelle il s’est ainsi muré si longtemps dans le silence.
Chapitre XXIII
Les aveux.

J'arrive chez mes parents. Il faut que je trouve un prétexte pour être seule
avec mon père. C’est le jour d’Eline, elle va m’aider.
Super, elle est déjà à la maison. Je ne lui laisse pas le temps de
m'embrasser, je la tiens par les épaules :
« Eline, prends maman et allez faire des courses, fais-les durer le plus
longtemps possible, il faut que je discute avec papa, seul à seule. »
Au vu de l'expression sur mon visage, Eline comprend l'urgence, elle
semble inquiète, mais sans poser de question, elle prend ma mère avec elle.
Ma mère s'excuse alors en me voyant :
« Elsa tu tombes mal, nous nous apprêtions à partir faire des courses.
Eline et moi échangeons un regard complice.
— Aucun souci, je vais tenir compagnie à papa.
Mon père arrive vers moi, de son habituelle démarche nonchalante.
— Comment vas-tu Elsa ? »
Même si je n’ai pas du tout envie d’être sympathique et d’échanger
calmement avec lui, je le fais, le temps pour Eline de sortir ma mère. Une
fois seuls tous les deux, je ne perds plus une seule seconde et lui jette à la
figure tout ce que je sais. J’entre dans un niveau de détails le plus poussé
possible pour qu’il ne tente pas de nier quoi que ce soit.
Il en reste abasourdi, les mots lui manquent, les larmes lui montent aux
yeux ; il s’exprime enfin :
« Comment as-tu découvert tout cela Elsa ?
Il s’est donné tant de mal à nous cacher la vérité que tout s’écroule
soudain devant lui. Des vies ont été sacrifiées pour rien. Il aurait dû savoir
que quand le mensonge prend l’ascenseur, la vérité prend l’escalier mais ils
finissent tous deux par se croiser, un jour ou l’autre.
Sa réaction me touche malgré moi, mais je reste la plus sèche possible : si
je lui montre une faille, il risque d’en profiter.
— Si je te le disais, tu ne me croirais pas, alors contente toi de me donner
une version complète et vraie de ce qui s'est passé. Plus de mensonge, de
non-dits, juste la vérité ! »
Il comprend que le moment est venu de tout avouer, qu’il n’a plus
d’autres choix. Il m'explique alors ce qui s'est réellement passé. Il se livre
avec honnêteté et émotion.
Tout devient clair. Mon père n'est pas une mauvaise personne, il a juste
été pris dans l'engrenage d'une soirée maudite ; nourri par une envie
irrépressible de venger sa belle-sœur. Il ne supportait plus d'être témoin de
ces violences.
D'un seul coup, il a ôté la vie au bourreau de Philomène. Jamais il n'avait
imaginé aller jusque-là mais la rage était trop forte.
Ce qui est impardonnable, c’est la suite.
Émilie hurlait de pleurs face à l’horreur de la scène, son père gisait en
sang sur le sol et il y a eu des cris effrayants.
Mon père a tenté alors de la calmer mais rien n’y a fait.
Elle ne s'arrêtait plus de pleurer, de plus en plus fort, à en percer ses
oreilles. Ça en devenait insupportable, la situation était déjà bien trop
complexe à gérer, il ne se remettait pas des conséquences de son geste :l e
décès de Richard. L'atmosphère était tellement stressante qu'il en a perdu
tous ses moyens. Il a secoué Émilie "légèrement", croit-il, mais secouer un
bébé, ce n’est pas sans conséquence.
Il y est allé fort, trop fort, il n’a pas senti sa force… Émilie est décédée
vingt-sept minutes après son père.
C'est ainsi que mon père est devenu, en une seule nuit, le meurtrier d'un
père et de sa fille. C'est ainsi qu'il a bouleversé toute sa vie. Une troisième
personne a disparu ce jour-là, Michel, sa joie de vivre, sa prestance, tout ce
qui le définissait. Michel s'est condamné lui-même, plus rien n'aura
désormais de saveur. Il ne pourra plus jamais se regarder dans un miroir.
C'est cette soirée qui donne l'explication du changement brutal de
comportement de mon père et non l’entrée de ma mère dans sa vie. Après
avoir retiré la vie à un bébé, même si c'était involontaire, il a perdu toute
estime de lui-même, il ne se donne plus le droit d’aimer la vie.
Et c'est parce qu'il a enlevé ce qui était le plus cher aux yeux de ma mère,
qu'il va dédier sa vie à la sienne, jusqu'à en écarter celle qu'il aime vraiment,
Céleste.
Mon objectif a maintenant changé, je ne dois plus sauver mon père mais
deux innocentes : Émilie et Céleste. Il n'y a plus que ça qui compte et à
n'importe quel prix.

Philomène a su la vérité, il la lui devait. Étonnamment elle a malgré tout


décidé de l'aider à s'en sortir. Au fond d'elle, elle a toujours su que ça
finirait en drame. Elle a écarté sa pauvre sœur Céleste non pas par
méchanceté, mais par protection. Ce lourd secret, partagé entre Michel et
elle, ne regardait pas Céleste. Il était assez dur de vivre avec cela pour eux,
elle n'avait pas à subir la même chose. Céleste est une grande sensible, elle
n’arriverait pas à le gérer. Alors ils ont inventé une histoire, Richard a
disparu avec Émilie. Personne n’est mort mais plus personne n’est là.
Ensemble, ils se sont débarrassés des corps. Enterrer la petite Émilie a été la
pire des épreuves, mais il le fallait. Philomène a aussi abandonné ce qu’elle
était lorsqu’elle a creusé ce trou, y a plongé l’amour de sa vie et l’a
recouvert de terre pour ne plus jamais voir son visage. Elle a tenu à être
celle qui préparait le nouveau berceau de son bébé. Michel s’est occupé de
Richard, moins délicatement.

Au départ, ils ont tout fait pour éloigner Céleste, en allant jusqu'à lui faire
croire qu'ils avaient une relation. Ainsi, elle les détesterait et pourrait
avancer de son côté. Elle méritait mieux. Du moins, c'est ce qu'ils se sont
dit et dans leur état, ils ont certainement manqué de discernement.
Enfin, à force de n'être que deux à se comprendre, deux à partager ce
lourd secret, ils ont finalement appris à réellement s'aimer. Ils ont même
réussi à créer leur propre famille.
Mais ils ne seront plus jamais eux-mêmes.
Philomène est une mère stricte et sans empathie, Michel est un père
discret, presque absent.

Mon père est bouleversé. Il n'a jamais cessé d'aimer Céleste mais ma
mère et lui n'ont pas eu d'autre choix que de l'éloigner, c'était trop malsain.
Et elle s'est donné la mort.
« Ta mère a été dévastée par cette nouvelle, nous avons voulu faire ce qui
était le mieux pour elle mais nous lui avons purement et simplement ruiné
la vie. Tout est ma faute Elsa.
Voir mon père dans cet état me brise le cœur. Rien de tout ça n'aurait dû
arriver. Le seul coupable, c'est Richard.
— Papa, tu ne pouvais pas t'imaginer tout ce qui s'est produit, tu voulais
simplement aider ta belle-sœur en détresse et certainement que si tu n’avais
pas agi, il aurait fini par la tuer. »
J’en suis même persuadée, je l’ai vu agir dans les bois, je sais qu’il
voulait en finir avec elle. Et alors Émilie aurait été élevée par un monstre
seul, que serait-elle devenue ? Une femme sans valeur ? Une femme qui
pense qu’il est normal de traiter les autres sans aucun respect ? Il n’y avait
pas de fin joyeuse possible.
Il a l'air surpris que je fasse preuve de compréhension mais cela serait
complètement absurde autrement. Je le quitte en lui disant de ne pas
s'inquiéter, même si pour lui, tout s'effondre une nouvelle fois. Ce secret,
qu'il a eu tant de mal à cacher, refait surface malgré tous ses efforts. Lui qui
avait finalement réussi à fonder une famille, à croire en la vie au travers de
nos sourires, se voit contraint par sa fille à faire face à ses vieux démons.
Je vais l'aider, je vais trouver le moyen d'empêcher tout ça, un jour ou
l'autre il me sera permis de rêver de la rencontre entre Richard et ma mère
et d'empêcher leur relation de naître. Ou même empêcher les parents de
Richard de se rencontrer pour que jamais ils ne puissent donner naissance à
ce monstre. Ou encore, je rêverai de cette fameuse nuit et je crèverai les
roues du véhicule mon père, l'empêchant d'y aller. Il y a tellement de
possibilités, je sais que j'y arriverai. Il faudra certainement que je m'arme de
patience, mais le jour où j'aurai un de ces rêves, je saurais quoi faire. Ce
sera une évidence, je le sens.

Mais lorsque je me rendors, cette nuit-là, la vie en a voulu autrement. Je


me retrouve exactement là où mon dernier rêve s'est interrompu la nuit
précédente. C'est comme s’il m'avait été permis de prendre le temps de
réfléchir, de comprendre tous les tenants et aboutissants de ce qui était en
train de se passer et de la décision qu'il m'était donné de prendre. Je peux
fermer les yeux, faire demi-tour et ne rien changer, ou alors, je peux agir,
changer les choses, sauver Émilie. Cette chance ne me sera peut-être pas
donnée deux fois. Et je ne pourrais pas, moi aussi, vivre avec le souvenir de
ce bébé, enterré dans un trou où personne ne la trouvera jamais. Je
comprends pourquoi ce secret a détruit mes parents, je comprends pourquoi
ils ont fait les mauvais choix, pourquoi ils ont écarté Céleste. Je ne peux
pas, à mon tour, faire de mauvais choix.
Je sais ce que ça implique, choisir c’est renoncer, mais je sais que je ne
peux pas être égoïste, pas cette fois. Je sais que l’ordre juste des choses
n’est pas celui dans lequel je suis née, aussi dur que ce soit de l’admettre. Je
suis donc pleinement consciente qu'en faisant cela, je nous condamne, nous
les sœurs "E". Pourtant je n'hésite pas, je vais sauver Émilie et convaincre
mon père de se rendre. Il ira en prison, mais lorsqu'il en sortira, il pourra
vivre normalement, sans culpabilité. Ainsi, je vais également sauver
Céleste. En revanche, nous n'aurons pas l'occasion de naître, car il n'y a
aucune raison pour que mes parents décident de se mettre ensemble.
J'en ai une boule dans le ventre d'effacer la vie de mes sœurs de manière
aussi brutale mais c'est ce qui est juste. Émilie a le droit de vivre, Céleste
également et mes parents ont le droit à une vie saine.
En évitant la prison, mon père s'est enfermé lui-même dans une prison
psychologique à perpétuité, il n'y a rien de pire. Je suis persuadée que
chacune de mes sœurs aurait pris la même décision, aussi difficile soit elle.
Nous avons chacune notre propre caractère mais notre foi en la justice est
identique. Aucune d'entre nous n'agit égoïstement, sauvant ses propres
intérêts avant ceux des autres.
De plus, elles ne souffriront pas, personne ne le saura jamais, elles
n'auront tout simplement jamais existé. Alors que dans ma dimension
temporelle, quatre personnes sont condamnées à souffrir inlassablement.
J'entre et prends Émilie dans mes bras avant que mon père n'ait le temps
de s'en charger. Je borde ma grande sœur, celle dont j'ai trop longtemps
ignoré l'existence. Elle est belle, ses petits yeux couleurs noisette me fixent
et je tombe littéralement sous le charme. Comment regretter mon geste
quand je la vois et sens son odeur ? Elle se calme presque instantanément
au creux de mes bras. Je suis sa famille, elle le sent, elle est en confiance,
rassurée et sécurisée.
Puis je me dirige vers mon père et lui explique calmement la manière
dont les choses doivent se dérouler :
« Je suis désolée papa mais il va falloir que tu appelles la police et que tu
leur expliques ce que tu as fait ».
J’essaye de prendre une voix rassurante puis je lui tends le téléphone.
L'échange de regard, qui a lieu entre mon père et moi, est plein
d'affection, pourtant il ne me connaît pas. Il ne me demande pas pourquoi je
l'appelle papa, c'est comme s'il comprenait que je ne pourrais pas lui fournir
d’explication rationnelle et comme si, au fond de lui, il savait que je n’étais
pas un imposteur. Cet amour dans mes yeux, personne ne pourrait le jouer.
La sincérité de chacun de mes gestes et regards lui prouve que je suis
proche de lui, d’une manière qu’il ne pourra jamais comprendre mais qu’il
accepte.
Il prend alors le téléphone et compose, convaincu, le numéro 17. Ces
deux petits chiffres qui vont tout faire basculer.
Je dépose alors Émilie dans son lit et me redirige vers mon père. Je
l'enlace très fort. C'est la dernière fois que je peux le faire et je le sais. Je
l'aime infiniment. J'ai réussi ma mission, je les ai sauvés tous les quatre :
Michel, Céleste, Philomène et Émilie. Je suis heureuse de cela mais en
même temps, je pense à mes sœurs, à moi, à Benno. Tout cela est terminé.
De ce rêve je ne me réveillerai jamais car je n'existe plus. J'ai fait le choix
de sauver quatre vies et d'en condamner six autres.
Avant de m'en aller, je lui confie à l'oreille :
« Céleste est une femme formidable ; elle saura t’attendre, ne t’inquiète
pas. »
J’en suis persuadée.
Je comprends que c'est le moment pour moi de quitter mon père, lorsque
les sirènes de police s'approchent. Je le regarde une dernière fois et lui dis
"Je t'aime très fort papa, tu n'as rien fait de mal, tu es juste humain". Je le
quitte, confiante sur ce qui l'attend. Certes tout ne sera pas simple, la prison
n'a rien d'un club de vacances et la liberté est une chose essentielle, à
laquelle aucun être humain ne sait se passer. Mais à sa sortie, je sais qu'il
aura droit au bonheur, au vrai, celui qu’il mérite. Il aura payé pour son
crime et pourra enfin avancer. J’aurais aimé faire partie de sa vie, voir la
suite mais ce n’est pas ma place. C’est celle de Céleste.
Chapitre XXIV
Alexandra

L’officier Alexandra Fournier est tranquillement en train de mettre à jour


le rapport de la brigade, deux arrestations de jeunes adolescents pour
cambriolage et une agression d’un chauffeur de bus pendant son service. Il
n’y a rien de trépidant ce mois-ci, comme tous les autres mois d’ailleurs.
Elle qui adore sa région et qui s’est battue pour ne pas en bouger, se rend
maintenant bien compte que tout se passe à Paris. Tout à coup, la coupant
dans ses réflexions, le téléphone retentit. Elle répond d’une voix monotone,
s’attendant à un énième chat disparu dont le propriétaire tente de contacter
les services de police. Il n’en est rien, cette fois-ci, elle tient quelque chose :
« Bonjour, Michel Torredo à l’appareil, je vous appelle pour vous
signaler un meurtre.
Le cœur d’Alexandra bat la chamade.
— Bonjour Monsieur Torredo, pouvez-vous me signaler la localisation de
l’accident ainsi que tous les détails qui vous viennent à l’esprit ?
Elle a toujours rêvé de ce moment et n’est plus vraiment sûre des
questions qu’elle doit poser. Elle a fait le signe d’alerte à son commandant,
Bertrand Durant, pour qu’il déploie son plan d’action sans perdre de temps.
Il ne la laisse pas encore gérer de situation d’urgence seule. En effet,
l’arrivée d’Alexandra dans la brigade est bien trop récente.
— Le crime a eu lieu il y a quelques minutes au 6, allée des pommiers,
dans le salon du propriétaire, et moi, Michel Torredo, je suis le coupable, je
l’ai tué. Je vous y attends. »
Il raccroche.
Le commandant a déjà lancé ses troupes et à peine la déclaration
terminée, il crie :
« Alexandra, Tom, en voiture avec moi. »
Tom est également nouveau, il a rejoint la brigade quatre mois seulement
avant Alexandra mais elle ne lui laissera pas prendre la main sur cette
affaire. C’est la sienne, elle est celle qui a décroché le téléphone.
L’excitation monte, Alexandra adore le bruit de la sirène et la vitesse
exercée par son commandant.
Bertrand utilise la radio interne pour communiquer avec l’équipe :
« Chacun prend son poste autour de la maison et personne n’agit sans
mon consentement, le criminel pourrait être armé et dangereux.
— Et nous mon commandant, quel sera notre rôle ? le questionne
Alexandra.
— Vous restez avec moi et vous observez.
Alors que Tom acquiesce, presque rassuré de ne pas avoir à se mouiller,
Alexandra serre les poings pour se retenir d’insister.
La radio grésille, laissant parvenir les nouvelles du terrain :
— Commandant, nous sommes en position, nous avons une vue bien
dégagée sur la victime et sur le coupable.
— Très bien, si vous n’identifiez aucun risque mettez-le à terre, procédez
à la fouille et arrêtez-le.
Alexandra ne voulait pas manquer ce moment, elle serre ses poings de
plus en plus fort, elle voudrait intervenir et leur dire d’attendre.
— OK mais il y a autre chose commandant, il y a une troisième personne
sur les lieux.
Alors qu’il marque une pause, l’excitation d’Alexandra atteint son pic.
— Il y a un bébé, commandant, poursuit-il.
Pour la première fois, Alexandra décèle une émotion chez son supérieur.
Il prend une profonde inspiration :
— Attendez avant d’agir, Alexandra qui n’est pas en tenue de guerre va
s’occuper de récupérer l’enfant sans l’effrayer. »
Alexandra ne peut s’empêcher de sourire, elle a certes un petit rôle mais
elle en a un et elle va pouvoir assister en première ligne à l’arrestation.
C’est son moment, enfin, elle a bien fait d’être patiente.
Ils arrivent sur les lieux.
Michel Torredo semble inoffensif, en le voyant on a même du mal à
penser qu’il puisse être capable de tuer. Pourtant, il a abattu un homme et
devant les yeux innocents d’un bébé. Bertrand ne met pas longtemps à
donner son signal. Deux hommes le mettent à terre et Alexandra entre
aussitôt récupérer le bébé.
La vérité, c’est qu’elle s’est abstenue de le dire, mais elle n’est pas
vraiment douée avec les enfants ; elle n’a pas la fibre maternelle et ils le
sentent. Le bébé ne s’arrête plus de pleurer et elle ne sait pas comment le
calmer. Tom qui est père de famille lui vient en secours, il prend à son tour
le bébé dans ses bras et réussit à l’apaiser. C’est alors qu’Alexandra en
profite pour se jeter sur son supérieur :
« Nous allons lancer une enquête, mon commandant ?
— Non ce ne sera pas nécessaire, c’est une affaire déjà classée. »
En effet, les aveux sont enregistrés, il ne sera pas difficile de mettre
Michel derrière les barreaux.
L’histoire a fait la une des journaux nationaux mais le nom d’Alexandra
n’apparaît dans aucun article, à son grand désarroi, elle est pourtant celle
qui a recueilli les aveux. Il lui faudra encore patienter avant d’avoir son
heure de gloire.
C’est quelques années plus tard qu’Alexandra a pu enfin faire ses
preuves. Ses qualités de persévérance, de courage et d’intelligence
situationnelle, lui ont permis de résoudre une des plus grosses affaires de la
région. Une série de plaintes pour viols ont été déposés pendant plusieurs
mois. Alexandra, quelquefois en transgressant les règles, et notamment en
court-circuitant son responsable hiérarchique à plusieurs reprises, a su
démanteler un réseau de violeurs arméniens. Elle est alors, malgré ses
techniques controversées, passée capitaine. Ce titre est aujourd’hui sa plus
grande fierté, elle a pris des risques pour l’obtenir mais son ambition a fini
par payer. Elle est respectée de ses équipes et ensemble, ils luttent
efficacement contre toute forme de criminalité. Contrairement à ses anciens
responsables, Alexandra sait faire confiance et n’hésite pas à déléguer
certaines parties importantes de ses affaires quand on lui confie de bonnes
recrues et qu’elle perçoit du potentiel. Elle en est d’autant plus appréciée.
Chapitre XXV
Émilie

Aujourd’hui est un jour particulier pour Émilie. L’homme qui a tué son
père devant ses yeux alors qu’elle n’était qu’un bébé, va être libéré, après
vingt-cinq ans de prison.
Il s’appelle Michel, il est libéré avant le terme de sa peine pour bonne
conduite.
Émilie n’a pas connu son père mais cette nouvelle l’a tout de même
bouleversée. Elle a du mal à comprendre ce qui s’est réellement passé cette
nuit-là car sa mère, Philomène, n’a jamais vraiment voulu aborder le sujet.
En tout cas, Philomène ne déteste pas Michel, elle lui rend même visite
une fois par an en prison, ce qui est assez intrigant pour Émilie.
Après le drame, Philomène a décidé de déménager, de quitter ses vieux
démons.
Elle a su refaire sa vie avec Jean-Marc, il est top, il a même adopté
Émilie lorsqu’elle avait six ans.
Ensuite, elle a vécu le bonheur d’avoir deux petits frères : Étienne et
Éliot. Sa mère trouvait cela génial de mettre à ses enfants des prénoms
commençant par la même lettre. Émilie, de son côté, a toujours trouvé cela
légèrement ridicule.
Après Émilie, Philomène rêvait d’avoir un garçon, elle a toujours dit
qu’elle aurait son petit Étienne. Jean-Marc et Émilie n’osent pas imaginer
ce qui se serait passé si Étienne avait été une fille.
Émilie ne sait que penser de la mise en liberté de Michel. Comment peut-
on reprendre une vie après autant d’années d’emprisonnement ? Comment
peut-on vivre avec le sang d’un homme sur les mains ?
Ce qui est sûr, c’est qu’il l’a privée de son père. Elle aurait aimé le
connaître, partager des moments avec lui.
Même si elle appelle Jean-Marc « papa » et qu’elle l’aime profondément
comme un père puisqu’il l’a élevée et a su remplir sa vie d’amour, elle
ressentira toujours ce manque. Mais c'est un sujet tabou. Elle n’a vu qu’une
photo de lui, après avoir beaucoup insisté lorsqu’elle avait quinze ans. Ça a
mis sa mère dans un état tel, qu’elle s’est résignée à ne plus demander et à
garder ce cliché précieusement enveloppé dans ses souvenirs.
Émilie n’est pas stupide, elle a compris que son père n'était pas quelqu'un
de bien et que peu de gens ont pleuré sa mort ; pour autant, elle pense qu'ils
se seraient bien entendus et qu'elle aurait su trouver du bon en lui. Enfin,
c'est ce qu'elle veut croire car Émilie ne peut pas imaginer son père comme
quelqu'un de foncièrement mauvais.
Et après tout, comme personne n'en parle, elle peut bien s'imaginer ce
qu'elle veut !
Quand elle était petite, elle disait à ses amies que son père était autrefois
astronaute et avait perdu la vie sur Mars, lors d’une mission spéciale.
Malheureusement, il avait manqué d’oxygène sur la route du retour.
Quelques années plus tard, elle s’est inventé un père acteur, qui essayait
de percer aux États-Unis et avait perdu la vie sur une scène de Broadway
lors d’une confrontation houleuse avec l’un de ses concurrents jaloux.
Elle n’a jamais réellement dit la vérité pour la simple et bonne raison
qu’elle ne la connaît pas vraiment. Malgré tout, elle a aimé s’imaginer son
père de mille manières, plus extraordinaires les unes que les autres.
En grandissant, elle a arrêté d’inventer des histoires et a décidé de rester
évasive sur la mort de son père, comme tout le monde l’a toujours fait
autour d’elle.

Aujourd’hui, Émilie est une jeune fille de vingt-six ans, pleine de vie et
bien dans sa peau. Malgré l'absence de son père, elle a toujours vu la vie du
bon côté.
Elle et ses frères ont fait les pires bêtises, n’ont pas leur langue dans leur
poche mais ont toujours été très respectueux. Elle est la seule fille mais a
toujours su trouver sa place. Elle a vite laissé tomber les poupées pour
accompagner ses frères dans leurs jeux de courses et de voitures.
Elle n'en est pas moins féminine et elle a pris la beauté de sa mère. En
effet, les garçons la remarquent, elle passe rarement inaperçue.
Émilie n'est pas une beauté sophistiquée, elle se maquille peu, juste assez
pour mettre en valeur son visage angélique ; ses tenues sont simples mais
toujours bien assorties ; elle porte très peu de bijoux mais ne sort jamais
sans une touche de sa fragrance favorite, le patchouli. Ce dernier lui
rappelle son enfance, c'est sa marque distinctive ; elle laisse une légère
odeur sur son passage, pas en abondance, juste ce qu'il faut.
Pour le moment elle ne veut pas avoir de petit ami, elle se concentre sur
ses études. Émilie n’a qu’une idée en tête, elle veut devenir chirurgienne.
Les premières années ont été compliquées mais elle s’est accrochée coûte
que coûte à son rêve : sauver des vies.
Alors que ses amis découvraient les discothèques et l’alcool, Émilie ne
quittait pas son petit studio de vingt-cinq mètres carrés et révisait sans
relâche. Elle a des fiches accrochées un peu partout pour ne jamais perdre
de temps dans ses révisions, même les toilettes et les parois de douche sont
envahies.
On pourrait penser qu’elle gâche sa jeunesse mais rien ne rend Émilie
plus heureuse que d’apprendre la médecine.
Les stages ont en refroidi plus d’un, mais pas Émilie. Elle n’a pas peur du
sang. Elle veut donner un sens à sa vie.
Elle voudrait qu’aucun enfant ne perde ses parents et qu’aucun parent ne
perde ses enfants.
Elle se battra toujours pour aider les autres, pour qu’ils soient entourés de
ceux qu’ils aiment.
Ses parents sont très fiers d’elle et le lui font savoir. À chaque année
réussie ils l’emmènent en voyage, pour qu’enfin, elle puisse relâcher la
pression et se relaxer. La destination est toujours une surprise. Émilie est
une passionnée, elle y emporte plus de bouquins scientifiques que de
vêtements mais ça porte tout de même ses fruits, elle est heureuse de passer
une semaine en famille, loin du quotidien. Sa mère et elle s’autorisent
toujours un spa au réveil, pendant que Jean-Marc opte pour une grasse
matinée. Ses frères ne sont pas envieux, ils préfèrent partir avec leurs amis
plutôt qu’avec leur famille et ils sont clairement plus branchés sport que
détente.

Dans la vie d’Émilie, une autre personne est extrêmement importante, sa


tante Céleste, elle est si douce et d’un soutien inimaginable.
Céleste a suivi Philomène lors du déménagement, elle avait, elle aussi,
besoin de tourner la page sur leur vie d’avant. Lorsque Émilie et ses frères
étaient enfants, elle les a souvent gardés.
Céleste est toujours restée célibataire, elle dédie sa vie aux autres ; ou
alors elle attend son grand amour, personne ne sait et elle n’en parle jamais.
Ce jour-là, Céleste a pris le premier train pour être présente lors de la
sortie de Michel.
La veille, elle est allée chez le coiffeur, elle a refait sa couleur et un joli
brushing. C’est étrange, Émilie ne comprend pas bien les liens du trio
Philomène, Céleste et Michel.
Chapitre XXVI
Annie

Annie est très fière de sa progéniture, elle est ce que l’on peut qualifier de
grand-mère poule. Bien qu’elle vive à des kilomètres de ses petits-enfants,
elle parvient à leur rendre visite régulièrement et lorsqu’elle s’invite, ce
n’est pas pour quelques jours mais bien pour quelques semaines.
Elle profite pleinement des joies de la retraite, de se sentir libre comme
l’air et d’aller où bon lui semble pour aussi longtemps qu’elle le souhaite,
de n’avoir plus aucune contrainte si ce n’est la forme physique. En effet, il
faut bien reconnaître qu’Annie se fatigue plus vite que lorsqu’elle était
jeune et ça a le don de l’agacer, elle qui se donne tant de mal à pratiquer
régulièrement une activité sportive pour rester en forme.
Pour autant, elle n’a jamais souhaité déménager pour se rapprocher
définitivement de ceux qu’elle aime. Son village lui rappelle bien trop son
défunt mari, parti beaucoup trop tôt. Ils ont dévalé ensemble chaque
chemin, parcouru chaque ruelle, mangé dans chaque restaurant et dansé
dans chaque bar.
Comment pourrait-elle partir ? Elle aurait l’impression de le perdre une
deuxième fois, de le trahir. La maladie l’a emporté avant même qu’il ait le
temps de connaître ses petits-enfants. Annie en est bouleversée à chaque
fois qu’elle en parle. Elle s’est promis de ne jamais vendre leur maison, de
continuer de prendre soin de leur jardin car il adorait la contempler
jardinant. Il la comparait souvent à ses fleurs ; belles, colorées et dignes,
des combattantes qui survivent aux hivers ardus. C’est une jolie métaphore,
Annie est une vraie battante, elle ne lâche rien et pourrait se battre avec sa
propre famille si quelqu’un osait ne pas respecter ses principes.
Heureusement, cela n’est jamais arrivé car dieu sait combien ce serait dur
pour elle.
À chacune de ses visites, elle couvre les enfants de cadeaux. Ça a le don
d’irriter Philomène, qui l’accuse de les pourrir, elle qui fait tout pour qu’ils
restent simples et bien élevés. Annie explique vouloir se débarrasser de son
argent avant que l’État ne le récupère à sa mort.
Elle a tendance à se montrer très craintive. Elle fait partie de ce genre de
personnes âgées qui cache des billets sous leur matelas car elles ne font pas
confiance aux banques. Alors Philomène a un peu lâché prise et la laisse
dépenser son argent à sa guise, tout en rappelant aux enfants que ce n’est
pas chose normale d’être aussi gâtés et en leur donnant moins, en
contrepartie.
Les parents de Jean-Marc se sont installés au Portugal des années avant
qu’il rencontre Philomène, les enfants ne les voient donc que très rarement,
en moyenne une semaine tous les trois ans, pendant les vacances d’été,
lorsque la famille se décide à leur rendre visite. Ils utilisent l’excuse de leur
âge pour ne jamais venir, ça blesse énormément Jean-Marc qui n’est pas
dupe et sait qu’ils sont juste trop paresseux. Ils ne sont rentrés en France
que pour le mariage et pour les baptêmes des enfants, mais jamais plus que
quelques jours. Il apprécie donc les visites d’Annie et demande à Philomène
de s’en réjouir également.
C’est important pour leurs enfants d’avoir au moins une grand-mère
présente. Il était lui-même très proche de la sienne, et même si son décès a
été le pire épisode de sa vie, il souhaite la même chose à ses enfants.

Cette fois, la valise d’Annie est remplie, mais pas par des cadeaux. Elle a
apporté des tas de vêtements et chaussures pour homme, appartenant
autrefois à son bien aimé.
Annie aussi souhaite accueillir cet homme qui retrouve la liberté. Elle se
dit qu’il aura besoin d’affaires et il n’y a pas de hasard, sa taille est similaire
à celle de Pascal.
Elle les stocke depuis si longtemps ! Elle est contente qu’ils puissent
enfin rendre service.
Pascal n’aurait pas voulu qu’on les jette, mais qu’on leur donne une
seconde vie. Annie aime se dire que de l’au-delà, Pascal est encore utile à
ce monde, à sa famille, car pour Annie, Michel fait partie de la famille. Il a
plus que mérité sa place. Il a sauvé l’une de ses filles et il est l’amour de la
deuxième.
Alors oui, ce qu’il a fait n’est pas bien, mais Annie a trop longtemps rêvé
la mort de Richard pour lui lancer la pierre. Elle aurait pu être celle qui
commet l‘irréparable. Au fond d’elle, elle lui en est reconnaissante, ça ne
pouvait pas continuer ainsi, un drame allait forcément se produire et elle
n’aurait jamais pu supporter que les victimes soient sa fille ou sa petite-fille.
Michel a mis un point final à cette torture quotidienne, il en a payé très
cher les conséquences, mais aujourd’hui est un nouveau départ pour tout le
monde. On repart à zéro, tous ensemble, dans un monde meilleur.
Chapitre XXVII
Céleste

À son réveil, Céleste est perturbée, elle a fait un drôle de rêve. Elle était
avec sa nièce Elsa. Ça paraissait si vrai et elle avait l’impression de
vraiment connaître Elsa ; pourtant, ses seuls neveux sont Émilie, Étienne et
Éliot.
Lors de ce rêve, elle se sentait si mal, elle n’avait plus qu’une chose en
tête en finir avec sa vie ; jusqu’au fond de ses tripes elle ne ressentait plus
aucune envie de poursuivre, plus rien n’avait de sens, d’intérêt, de saveur.
Pourtant, tout va bien, même après avoir vécu un drame et avoir attendu
vingt-cinq longues années, aujourd’hui elle va enfin pouvoir retrouver
l’homme de sa vie, Michel.
Ils ont réussi à continuer de se voir régulièrement, pas dans les meilleures
conditions certes, mais ils s'y sont habitués. Le parloir, ce n'est finalement
pas aussi horrible qu'on peut l'imaginer et leur amour est bien plus fort que
ça. Leur amour a peut-être même été renforcé par ces épreuves. Céleste a
prouvé à Michel sa loyauté et sa fidélité. Michel, lui, a prouvé son
honnêteté en se rendant à la police ; en osant la quitter il lui a démontré sa
bravoure. Céleste l'admire tant pour cela.
Sa sœur Philomène a toujours pris soin d’elle et l’a toujours intégrée au
sein de sa famille. Elle a passé de merveilleux moments avec ses trois
neveux. Ces instants en famille lui ont permis de faire preuve de patience et
de ne pas perdre la raison face à une situation des plus complexe. Les
enfants ont ce pouvoir, de vous faire sourire en toutes circonstances. Sans
eux, il aurait été compliqué de positiver, elle leur en sera toujours
reconnaissante.
Céleste a également pu consacrer son temps à sa passion, le chant ; tout le
monde ne parle que d’elle à la fin de chaque prestation au sein de sa
chorale.
Sa voix est un don du ciel. Au début, la chorale ne faisait des
représentations que dans le village, mais petit à petit elle s’est fait connaître
et aujourd’hui, la troupe fait des tournées dans le pays entier. Même si ça lui
fond le cœur de partir plusieurs semaines loin des enfants et loin de la
prison, elle avoue vivre un conte de fées et se sentir très heureuse sur scène.
Philomène, qui adore avoir sa sœur près d’elle, l’encourage tout de même
toujours vivement à partir en tournée ; elle sait à quel point c’est important
dans l’équilibre de sa vie.
Céleste ne pense jamais à elle, se préoccupant toujours d’abord des
autres. C’est à chaque fois un soulagement pour toute la famille de la
retrouver, requinquée par la musique.
Céleste a réussi, grâce à sa force de persuasion et sa détermination, à faire
un spectacle musical dans le centre pénitentiaire où est retenu celui qu'elle
aime. Michel n'oubliera jamais la fierté qu'il a éprouvée lorsque ses
camarades de cellules ont découvert la voix d'ange de Céleste.

Mais aujourd’hui plus rien n’a plus d’importance, Céleste prend le


premier train afin d’être sûre d’être présente pour accueillir Michel dans sa
nouvelle vie, leur nouvelle vie. Ils vont enfin pouvoir vivre réunis et
heureux. Elle est si excitée, son cœur bat la chamade, comme une jeune fille
retrouvant son amant. Elle attend ce moment depuis si longtemps. Elle en a
rêvé jour et nuit pendant de longues années et enfin, le rêve devient réalité.
Elle n'est plus qu'à quelques heures de pouvoir toucher l'homme qu'elle
aime sans surveillance, sans séparation à chaque fois déchirante, sans pleurs
une fois seule à nouveau et sans nostalgie de ces moments de liberté que
nous ne savons pas apprécier à leur juste valeur tant qu'ils ne nous sont pas
ôtés.
Céleste a aussi perdu une part de sa liberté lors de l’emprisonnement de
Michel, il ne lui a plus été autorisé de vivre son amour comme elle le
souhaitait. Ses minutes avec lui étaient comptées.
Enfin ils vont pouvoir s'aimer librement et cette fois, Céleste le sait, rien
ni personne ne pourra à nouveau les séparer.
Chapitre XXVIII
Michel

Michel a commis l’irréparable. Ce soir-là, encore une fois, Céleste son


amour a dû porter secours à sa pauvre sœur Philomène car son conjoint l'a,
à nouveau, battue.
Malheureusement, c’était courant et de plus en plus fréquent…
S’en était trop pour lui, personne ne devrait avoir le droit de faire ça,
mais il savait que Philomène ne porterait jamais plainte, elle avait bien trop
peur. Malgré toutes les soirées qu’il a passées avec elle, à essayer de la
convaincre, elle ne voulait rien entendre. Elle n’a jamais signalé aucune
violence à la police. Avec l’arrivée d’Émilie, Céleste et lui ont eu l’espoir
qu’elle réagisse enfin mais ça n’a rien changé. Peut-être était-elle, même
encore plus effrayée d’agir.
Ce soir-là, en voyant l’état de Philomène, Michel est sorti de chez lui, fou
de rage, avec une seule idée en tête, en finir définitivement avec cette
histoire.
Il s'est alors introduit chez Philomène, s'est retrouvé face au monstre et a
pris la première chose qu'il a trouvée afin de libérer sa rage. Il a attrapé ce
vase, sans vraiment réfléchir et, de toutes ses forces, a frappé Richard à la
tête, si fort qu’en perdant connaissance Richard a fait une chute qui lui fut
fatale.
Michel n’est pas un meurtrier, il ne sait pas s’il voulait vraiment en
arriver là, il voulait juste donner une leçon à Richard pour que jamais il ne
recommence. Il a voulu lui montrer que ce n'est pas correct et qu'il ne s'en
sortira plus indemne. Ce qui est sûr, c'est que Richard ne recommencera
plus. Michel a ensuite paniqué. Au bout de la pièce, Émilie ne faisait que
pleurer, il ne savait plus quoi faire. Des cris, des coups, du sang, ce n’est
pas une première pour Émilie, mais un bébé peut-il s’habituer à cela ?
C’est à ce moment-là qu’une jeune femme est entrée dans la scène de
crime, il ne l’a jamais vue mais a l’impression de la connaître depuis
toujours.
Elsa a pris Émilie dans ses bras et l’a calmée. Cette étrangère a su
transmettre sans un mot, tout le réconfort dont Émilie avait besoin ; puis
elle s’est approchée de Michel et lui a dit :
« Je suis désolée papa, mais il va falloir que tu appelles la police et que tu
leur expliques ce que tu as fait. »
Elsa lui a tendu le téléphone tout en berçant Émilie.
Elle l’a appelé « papa », Michel ne comprend pas qui elle est mais il
éprouve de l’affection pour cette jeune femme, comme si elle était sa fille
ou un ange venu l’aider.
Alors, convaincu que c’est la meilleure chose à faire, il a pris le téléphone
et s’est dénoncé à la police. Il n’est pas entré dans les détails et n’a pas
évoqué un accident mais bien un meurtre dont il est à l’origine. Il s’est dit
qu’il aurait le temps de s’expliquer plus tard, qu’on lui poserait des milliers
de questions. En attendant la police, il a voulu profiter de ces minutes avec
son ange gardien.
Elsa a remis Émilie, complètement calmée, dans son lit. Elle s’est dirigée
vers Michel et l’a enlacé très fort comme pour lui dire adieu, Michel a été
autant ému qu'elle de cet adieu, même s'il ne comprend toujours pas bien
pourquoi. Un lien incompréhensible pour lui semble les lier, un lien aussi
fort que celui du sang. Elsa lui a confié à l'oreille que Céleste est une
femme formidable, qu’elle saura l’attendre, qu’il ne s’inquiète pas. Elle a
continué de l'enlacer et de le rassurer jusqu'à ce qu'elle entende les sirènes
de police s'approcher. Elle a alors regardé Michel une dernière fois et lui a
dit :
« Je t'aime très fort papa, tu n'as rien fait de mal, tu es juste humain.
— Attends, puis-je au moins connaître ton nom ? lui a-t-il lancé,
désespéré.
D’une voix douce et chaleureuse, elle a répondu :
— Elsa. »
Puis elle s’en est allée d’un pas harmonieux.
Michel l’a regardée s’éloigner, les larmes glissant lentement sur ses
joues, comme un adieu. Il ne sait pas pourquoi elle lui a fait cet effet et il
espère la revoir mais il a senti au fond de lui que ça n’arriverait pas, alors il
a savouré ces derniers instants à la contempler.
Ce moment était inexplicablement merveilleux. Elsa restera gravée pour
toujours dans la mémoire et le cœur de Michel, elle a su le guider au
moment où il a été le plus perdu. Elle a trouvé les bons mots et il lui a tout
de suite fait confiance, comme s'il la connaissait. Il se demande si après
tout, Elsa n'était pas un ange. Mais elle l'appelait "papa" et ça ne sonnait pas
faux…
Ce n’est que bien plus tard, à sa sortie, que Michel a parlé d’Elsa à
Céleste, ça paraissait fou mais Céleste l'a tout de suite cru. Elle lui a aussitôt
parlé de son rêve, elle aussi a rencontré Elsa. Ils se la décrivent de la même
manière. Elsa était très jolie, élancée, brune aux grands yeux marrons, de
petites ridules autour de ses grandes lèvres laissent penser qu'Elsa était une
fille très souriante. Et surtout, Elsa ressemblait à Michel, dans le regard,
dans l'expression de son visage et dans les petites fossettes qui se laissait
découvrir timidement sur ses joues rosées.
Elsa était bien la fille de Michel, ça ne fait aucun doute et elle est venue
les aider. Personne d’autre ne pourrait les croire mais ils savent qu’elle était
bien réelle.
Michel et Céleste n'auront pas d'enfant, la vie ne le leur a pas permis ;
Céleste est déjà trop âgée à la sortie de Michel pour porter un bébé mais ils
n'éprouvent pas de frustration. Céleste a eu la chance d'avoir vécu proche de
ses adorables neveux et nièces et Michel a rencontré sa fille, brièvement
certes, mais il a ressenti énormément d'amour et n'a jamais cessé de penser
à elle. Céleste et lui ont d'ailleurs décidé de créer ensemble une association
pour aider les femmes battues et l’ont appelé « Elsa » car elle est devenue
leur bébé, leur accomplissement. Michel a réussi à se réinsérer dans la vie
grâce à elle et ils n’ont jamais été aussi heureux. Ils sont les mieux placés
pour expliquer aux victimes qu’on ne répond pas à la violence par la
violence mais par des témoignages et des alertes. Ils les aident à dire stop et
à se reconstruire, à ne jamais accepter aucune forme d’irrespect, à leur
redonner confiance en elles. « Plus jamais ça », se répète-t-il avant chaque
rencontre, chaque accompagnement. Il n’y a pas de petites victoires, chaque
femme qui leur adresse un merci les comble de bonheur.
Ils font également de la prévention dans les écoles primaires de la région,
ils sont persuadés qu’il faut éduquer et transmettre les bons réflexes aux
plus jeunes. Les retours des parents et des professeurs sont positifs et
encourageants. Michel a eu beaucoup de craintes liées à son passage en
prison mais personne n’a jamais remis en question sa légitimité, bien au
contraire, il est très apprécié. Les gens connaissent son histoire et saluent
son courage de s’être dénoncé et avoir accepté de purger sa peine, en toute
humilité. Il n’est pas fier d’avoir tué un homme mais il garde la tête haute
car il en a pleinement assumé les conséquences et il est en totale conformité
avec la justice.
Céleste et Michel n’ont pas la prétention de penser qu’ils sauvent des
vies, mais ils ont le sentiment d’en améliorer quelques-unes. N’est-ce pas
cela donner un sens à sa vie ?

Il est vrai que la prison a changé Michel, mais en bien. Lui qui aimait se
montrer, parler plus fort que les autres, a compris qu’il devait se recentrer
sur les choses importantes de la vie. Derrière les barreaux, il a commencé la
méditation, il sait maintenant contenir son énergie. Et surtout, il a compris
qu’il pouvait être fier de Céleste, plus jamais il ne la cachera. Elle est bien
plus belle que toutes les autres femmes qu’il a pu croiser au cours de sa
vie ; ce qui la rend si belle c’est sa personnalité, sa gentillesse, sa générosité
et son amour.
Il a aussi fait des rencontres surprenantes : du dealer de drogue à
l’usurpateur d’identité, il a su se faire des amis. Des amis qui ne l’ont pas
jugé, car en prison on ne juge pas : « Nous sommes tous des criminels
jusqu’à ce que nous quittions cet endroit ; ensuite, nous redevenons des
individus avec une nouvelle chance de réussir notre vie, on repart à zéro. »,
lui répétait son compagnon de cellule, Joseph. Il n’oubliera pas ces hommes
avec qui il a su rigoler, apprendre de nouvelles choses et se confier. Il leur a
beaucoup parlé de Céleste et ils n’ont pas été déçus quand ils l’ont
finalement découverte en vrai, lors de sa prestation vocale.

Céleste continue de chanter mais de nouvelles mélodies, plus joyeuses.


L'homme de sa vie est présent lors de chacune de ses représentations et il en
est toujours autant ému.
Leur amour semble plus fort que tout, invincible. Et pourtant, ils ne le
savent pas et ne le sauront jamais mais il aurait suffi d'un évènement
terrible, la mort d'Émilie, et tout aurait été différent.
Chapitre XXIX
Benno

La vie de Benno se résumait à voyager et à profiter de l’instant, partout


dans le monde jusqu’à ce qu’il rencontre l’amour de sa vie, Larissa, dans
son pays d’origine. Qui l’aurait cru ? Il était de retour en Allemagne à
l’occasion du mariage d’un de ses amis d’enfance et il s’est retrouvé à la
table de cette belle inconnue, cousine de la mariée. Cela faisait longtemps
qu’il n’avait pas autant ri avec une femme. Elle a même su le faire danser,
lui qui n’aime pas vraiment ça.
Larissa est une jolie blonde aux yeux bleus ; à la base, ce n’est pas
vraiment le type de femmes qui plaisent de Benno. Il les préférait plus
exotiques, mais elle a su le conquérir ; ils se correspondent et sont très
heureux ensemble.

Larissa a toujours cru au grand amour, lorsqu’elle a rencontré Benno, elle


l’a tout de suite trouvé beau et passionnant, c’est un explorateur et il dévore
la vie à pleines dents, elle l’admire pour cela.
Qu’y a-t-il de plus romantique que de rencontrer l’homme de sa vie lors
d’un mariage ? Sa cousine peut se féliciter de son plan de table. Elle
n’oubliera jamais leurs premiers échanges et leurs premiers fous rires,
notamment quand la mariée a malencontreusement glissé au moment où
elle ouvrait le bal. Tout le monde a pensé à une maladresse mais Benno a
soufflé à l’oreille de Larissa :
« Je me disais bien qu’elle forçait un peu trop sur le vin. »
Leur complicité n’a échappé à personne, les parents de Larissa ont
d’ailleurs pris le temps d’échanger quelques mots avec ce jeune homme qui
courtisait soudainement leur fille. Évidemment, ils ont été, eux aussi,
conquis ; Benno met tout le monde d’accord. Leur seule crainte a été qu’il
reparte loin de l’Allemagne et qu’il brise ainsi le cœur de leur fille ou pire,
qu’il l’emmène et les sépare de leur trésor. Mais rien de tout ça n’est arrivé.

Après trois ans de relation, ils ont donné naissance à Lisa puis ont
enchaîné avec Jan, un an après. Benno n’a toujours pas fait sa demande
même s’il sait que Larissa n’attend que ça. Il ne trouve pas que le mariage
soit nécessaire, il aime leur vie telle qu’elle est.
En effet, aujourd’hui père de famille, Benno ne regrette pas sa vie
d’avant, celle passée sur son voilier à explorer le monde et ses merveilles,
au gré du vent. Il a compris qu’il y a un temps pour tout et ce que lui
apporte sa famille, il n’aurait pu le trouver nulle part ailleurs. Lisa et Jan
adorent écouter ses aventures. Benno a accroché une immense carte du
monde dans chacune de leur chambre pour illustrer ses histoires et éveiller
leur curiosité. Les enfants sont de plus en plus bons en géographie, ce qui
impressionne Larissa. Ils savent placer des pays qu’elle-même ne connaît
pas. Benno se moque régulièrement d’elle à ce sujet et lui dit qu’il envisage
sérieusement de placer une grande carte face à leur lit également, afin de
reprendre les bases. Si la géographie n’est pas son fort, Larissa adore le
dessin et la cuisine. C’est une créative. Benno en est plus que ravi. Quel
plaisir de déguster ces bons petits plats en famille ! Et elle trouve toujours
des stratégies pour faire manger des légumes aux enfants. Elle organise
l’assiette de manière à représenter des animaux ou des visages, ils en
oublient complètement le contenu et savourent tout ce qu’elle prépare.
Sa deuxième passion, le dessin, leur a permis de décorer la maison et les
longs ateliers de coloriage avec les enfants ont permis à Benno de profiter
de ses amis tranquillement, sans interruption. La vie avec Larissa paraît si
simple, c’est exactement ce qu’il a toujours voulu.

Quelquefois, Benno fait des rêves perturbants, il y voit le visage d’une


jeune femme ravissante et il a l’impression de la connaître. Il n’a jamais le
temps de lui parler, elle lui sourit puis elle disparaît. Même si ça ne dure que
quelques secondes, les émotions sont fortes, il ressent ce qu’il n’a jamais
ressenti pour personne d’autre et ne sait même pas le décrire, est-ce de
l’amour ? C’est insensé, il ne la connaît même pas. Pourtant, il doit
reconnaître que pendant ces brèves secondes c’est comme s’il la connaissait
depuis toujours, la connexion est si forte, c’est comme si leurs âmes n’en
formaient qu’une.
Il n’en a jamais parlé à Larissa, elle ne comprendrait pas et ça pourrait la
blesser. Il n’est pas vraiment à l’aise avec cette histoire. Ça restera son
jardin secret et puis, après tout, ce n’est qu’un rêve. Benno est très
cartésien, les rêves ne sont rien d’autre que le fruit de notre imagination. Il a
fait quelques recherches mais n’a rien trouvé de similaire, ce qui quelque
part, le rassure.

Un jour, de voyage en France avec sa famille, Benno s’est blessé en


randonnée, rien de sérieux mais il a tout de même été conduit à l’hôpital,
par précaution. La jeune stagiaire qui s’est brillamment occupée de lui
ressemblait drôlement à cette femme qu’il voit en rêve. Ce n’était pas elle
mais il ne pouvait que noter de grandes similitudes dans les traits de leurs
visages et dans la manière dont elles lui sourient. Il lui a alors posé mille
questions, ce qui a conduit la jeune interne à lui faire subir un scanner du
cerveau. Elle craignait que la chute ne lui ait provoqué autre chose de plus
important. Évidemment, le scanner n’a rien révélé d’inquiétant. Il n’a alors,
pas continué à chercher à comprendre le lien entre cette jeune fille et la
femme lui rendant visite dans ses rêves, par crainte de l’effrayer ou qu’on le
prenne pour un pervers. Pourtant, il aurait voulu comprendre
l’incompréhensible. Il n’aura réussi à obtenir que son prénom, Émilie, qui
n’a pas fait d’écho spécial à sa mémoire. Il en restera donc bien là, sans
chercher à revoir cette future chirurgienne.
Il est tout de même inexplicablement toujours ravi de s’endormir, ravi
d’apercevoir ce visage le temps de quelques belles secondes, ravi de lui
rendre son sourire et il accepte que tout cela ne reste à jamais qu’un
mystérieux rêve.
Remerciements

Je remercie toutes les personnes qui m’inspirent, m’encouragent et me


soutiennent dans tous mes projets, aussi fous soient-ils.
Je remercie plus spécifiquement : François A., qui a corrigé l’ensemble
de ce roman avec une finesse et une bienveillance des plus admirables ; Élie
B., le talentueux dessinateur qui a réalisé la couverture avec une écoute
attentive de mes attentes ; Nastasia N., ma bêta lectrice qui a su me faire des
retours constructifs et qui m’a fortement accompagnée dans ma stratégie de
communication.
Je remercie également ma mère qui m’a donné le goût de la lecture et
m’a poussée dans l’écriture et ma sœur Céline pour ses énormes coups de
pouce dans la réalisation de ce roman.
Un grand merci à Marius W. et mon père dont le soutien inconditionnel
m’a permis d’avancer dans ce beau projet.

Un énorme merci, à tous les futurs lecteurs qui prendront le temps de


découvrir mon univers. J’ai pris plaisir à créer cette histoire et espère de
tout cœur qu’elle vous plaira.

Enfin, je remercie la vie de m’avoir permis de réaliser ce rêve d’enfant,


d’écrire un livre.

Dans un livre, comme dans un rêve, tout est possible et j’ai déjà hâte
d’inventer de nouvelles histoires et de vous les partager.

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