Vous êtes sur la page 1sur 172

%

NA LE OS e
SAD e
LP
0
5-00
D-4E4
Dred LS nese
Me St PES
it imac roms

g Lu à

>
| er ER
LATE

EURE

en
RU
+:
Le
D A SR
Ve dre ER

Me
dde
onpr

7s

LSLPSC
ee)

ea
Large
NS


2-2
25
4.
ER PRO AE RER
: 234 4158 1 0 A 8
UNIVERSITYF
PENNSYILVANIA
LIBRARIES
Digitized by the Internet Archive
in 2022 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/alainresnaisetal0000unse
« études cinématographiques »

n® 100-103

Alain Resnais |
et Alain Robbe-Grillet
évolution d’une écriture
VA, y
Marge, 20
Michel ESTARER 2
res de
AREUNS
avec des textes de ES a

Mireille LATIL-LE DANTEC 14


Élie MAAKAROUN
Joël MAGNY
Daniel ROCHER
Ben STOLIZEUS

ÉEATRES MODERNES
MINARD
73, rue du Cardinal-Lemoine - 75005 PARIS

1974
Re

UNIVERSITY
OF
PENNSYLUANIA
LIBRARIES
er enares

Toute reproduction ou reprographie


el (ous autres droits réserves
IMPRIMÉ EN FRANCE
ISBN 2-256-90735-X
avant-propos

Ï ° 1961, la rencontre d'un cinéaste en quête d'une


écriture cinématographique nouvelle et d'un romancier
soucieux de rompre avec une esthétique romanesque
traditionnelle en définissant les lignes de force du « nouveau
roman» donnait naissance à L'Année dernière à Marienbad
où, dans son ensemble, la critique saluait la conjonction de
deux tempéraments d'artistes et de deux conceptions esthé-
tiques comparables.
Un mémoire de maîtrise préparé par Daniel Rocher et
centré sur « Le Symbolisme du noir et blanc dans L'Année
dernière à Marienbad » nous incite à réfléchir aujourd'hui
\ dans ce cahier à la fois sur les points de rapprochement
‘et d'opposition qui peuvent être établis en 1973 entre Alain
) Resnais et Alain Robbe-Grillet.
: Par opposition à ce que l'on pensait il y a dix ans,
Marienbad apparaît maintenant — note ici même Mireille
Latil-Le Dantec — comme «l'intersection de deux trajec-
} toires qui depuis n'ont cessé de s'éloigner ».
Au-delà de points communs (étudiés également par
Élie Maakaroun), les systèmes esthétiques des deux cinéastes
débouchent sur une dimension idéologique différente, comme
le montre avec fermeté Joël Magny.
4 AVANT-PROPOS

C'est une nouvelle écriture, dont l'enracinement est


idéologique, que tente d'instaurer aujourd'hui Alain Robbe-
Grillet à l'écran. Est-il fidèle, ce faisant, à sa vision de
romancier ? Ce cahier aurait été incomplet s’il n'avait contenu
une étude de Ben Stoltzfus s'attachant à définir les constantes
existant chez «les deux Robbe-Grillet », ou le passage d'un
langage romanesque à un langage cinématographique.

Michel ESTÈVE.
PREMIÈRE PARTIE

LE SYMBOLISME DU NOIR ET BLANC


DANS
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD

par DANIEL ROCHER

à Alain Resnais,
ce travail,
en manière de témoignage d'admiration.
GÉNÉRIQUE

Titre : L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD


Film franco-italien : 1961
Durée : 93 minutes
Production : Terra Film, Société nouvelle des films Cormoran, Precitel,
Como-Films, Argos-Films, Les Films Tamara, Cinétel,
Silver-Films, Cineriz (Rome)
Réalisation : Alain Resnais
Scénario original et dialogue : Alain Robbe-Grillet
Assistant réalisateur : Jean Léon
Directeur de la photographie : Sacha Vierny
Caméraman : Philippe Brun
Chef décorateur : Jacques Saulnier
Ingénieur du son : Guy Villette
Montage : Henri Solpi et Jasmine Chasney
Musique : Francis Seyrig
Directeur de production : Léon Sanz
Interprétation : Delphine Seyrig
Giorgio Albertazzi
Sacha Pitoëff
Distribution : Cocinor

NOTE :
Les personnages incarnés par : Delphine Seyrig se nomment : À
Giorgio Albertazzi
X
Sacha Pitoëff
M
Toutes les photographies illust
rant cette étude Sont tirées
dernière à Marienbad (clichés de L'Année
Terra Film).
INTRODUCTION

« Un coup de dés jamais n'abolira le hasard »


MALLARMÉ

u'il nous soit permis d'emprunter à des sources par


nous révérées une aide, arbitraire inévitablement,
pour l'approche du film. Ce parallèle fût-il d’ailleurs
nécessaire à établir, jamais une exégèse ne saurait rendre
pleinement compte de l’œuvre cinématographique. Ceci est
donc un exercice, pour le plaisir.
Les possibles sont morts. Ils se sont dissous dans un
château baroque où toutes les particularités du réel, tous
les excès, tous les rythmes humains et architecturaux se sont
figés après s'être retranchés du monde, ou peut-être parce
qu'ils n'auraient jamais pu y prendre place. Il est certaines
circonstances en dehors de toute circonstance, certains lieux
sans lieu qui s'imposent au détour de chaque moment de la
vie à la raison, trop vulnérable pour résister à leur séduction,
pour ne pas y périr. L'insolite devient quotidien, familier,
facile.
Désormais incapable de prendre appui sur un passé
pour persister dans son déroulement individuel en formant
des projets, l'existence s'égare, s'échappe à soi-même dans
les décors de l’intemporel où se meut sans durée le hasard.
devient
Las de ses soucis, de ses joies, de ses doutes, l'esprit
et ne connaît plus de lui-mêm e qu'une
sa propre absence
certaine présence indicible.
8 DANIEL ROCHER

La déliquescence se poursuit. Jamais, un simple chan-


gement fût-il rêvé ou entrepris, l’individualité ne saurait se
ressaisir, car elle est perdue, débile, sans plus songer à
quelque regret d'elle-même, hors de sa propre durée, hors
du temps.
Cependant, malgré la claire conscience de son échec
futur, mû par une impulsion originale, une manière de
réflexe vital, l'esprit songe à quelque modification, la souhaite
et l'appréhende au plus haut point de sa volonté et de sa
faiblesse. Hélas! sa stérilité se maintiendra, car le blanc
jamais non plus n’abolira le noir.
Il s’agit d’un conflit. L'Année dernière à Marienbad,
impitoyablement, nous mène jusqu'au terme du coup de dés,
en nous l'ayant toutefois décrit depuis son ambition initiale
déjà condamnée. Ainsi, dans Les Perses d'Eschyle, Xerxès
entame-t-il son existence poétique par une lamentation,
Sachant qu'il ne pourra que se redire à lui-même son malheur.
C'est le drame de la lucidité impuissante : « Le malheur, une
fois déchaîné, fait tout craindre.» Tout n'est même
plus à
craindre ; tout est joué depuis toujours. Tout est
clair. Alain
Resnais le dit: « L'Année dernière à Marienbad, c'est un
film simple. » *, Simple, sans doute. Naturel, non.
Car le noir
et blanc, selon Resnais, n'est pas naturel au cinéma,
puisque
la vie est «en couleur ». Pour lui, le public
a été habitué
depuis longtemps au noir et blanc au point
de prendre pour
naturel ce qui est devenu une « seconde nature
» du cinéma
par habitude. Si le cinéma a commencé par
le noir et blanc,
c'est parce qu'on ne maîtrisait pas encore
la couleur ; mais
on déplorait son absence, on la recherchait. enLa preuve
réside dans les tentatives faites pour
la produire par des
moyens annexes, pour recréer le monde
tel qu'il est. Muriel,
par exemple, s'est voulu « vrai » grâce
à la couleur. De même,
dans Je l'aime, je l'aime, la couleur maintient
sein de au
la science-fiction le réalisme de tous les
jours. On peut donc
dire que L’Année dernière à Marienbad
s'est voulu « faux ».
* Les déclarations d'Alain Resnais citées
dans cette étude et signalées par un
astérisque sont extraites de l'interview
qui nous fut accordée par Alain Resnais
en décembre 1968.
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 9

Faux, c'est-à-dire irréel. Outre les exigences de la technique,


il y a donc intentions, calculs minutieux, significations.
Tourné en noir et blanc, le film est fait de noir et de blanc.
De noir et de blanc aussi se compose le poème mallarméen
qui est lui aussi une image avant d'être un discours :

Il ne s’agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores réguliers


ou vers — plutôt, de subdivisions prismatiques de l’Idée, l'instant de
paraître et que dure leur concours, dans quelque mise en scène
spirituelle exacte, c'est à des places variables, près ou loin du fil
conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s'impose le
texte.
(Un Coup de dés jamais n'abolira le hasard. Préface)

Les images et le discours s'accordent à construire et à


détruire présences et absences.
Il s’agit d’un échec. Chaque séquence le dessine avec
des tons, des hésitations, des ralentissements douloureux,
des gestes stériles, ceux-là mêmes qui, glorifiés par Mallarmé
dans le langage, décrivent la solitude de toute pensée, sa
vanité donc, au sein du hasard où s’annulent tous les
possibles.
Dès lors, comment le discours peut-il subsister sinon
en tant qu'ornement futile, dérisoire, durée même et énon-
ciation de ce dérisoire qui enfouit dans le silence le souvenir ?
Il ne peut que justifier ou infirmer les images chargées
d’intentions, d'événements, de décisions ou de vide. Mallarmé
a écrit dans « Crise de vers »: « Je dis : une fleur. ». Resnais
pourrait déclarer : « Je photographie : l'absence ». Mettre le
hasard en images, c’est révéler l'autonomie du monde qui se
passe des hommes. Et faire de belles images, c'est aussi
faire une œuvre d'art.
Tout n’est qu’absence dans L'Année dernière à Marienbad,
puisque les êtres sont d'abord absents à eux-mêmes, qu'ils
se dérobent à leur durée, à leurs émotions, presque à cette
évidence première : la vie. Ils sont morts, mais d’une mort
située hors du temps, dans un espace arbitraire que le
hasard a transformé en prison nécessaire : la prison de la
discontinuité. Ils sont morts; mais ont-ils jamais vécu?
10 DANIEL ROCHER

Une volonté authentique, quelque forme qu'elle revête,


ne peut donc provenir que du dehors ; toutefois, ce coup de
dés ne peut aussi qu'aller se perdre dans la nuit informe
pour s’y dissoudre dans le néant. Car le premier geste du
hasard est d’abolir le passé. Aussi, dès le début, X porte-t-il
un enfant mort.
Partant, briser le silence, c'est se rendre coupable, car
c'est vouloir ordonner le discontinu, prononcer pour la
construire la trame de l’existentiel qui, par essence, se nie
lui-même instant par instant. Mais l'homme recèle ce para-
doxe d’être inscrit dans la discontinuité de la vie et de ne
se sentir vivre qu'en tâchant de la démentir. Vain effort
d'insecte aveugle soumis aux lois de l'univers!
I

UN COUP DE DÉS EN GRIS

1. LA DURÉE BLANCHE CONTRE LE HASARD NOIR

Peut-il se passer quelque chose dans le château ? Le style


même de l'édifice le place en marge du monde, en marge
du temps, et la gratuité du baroque, qui masque la réalité
en y plaquant des surfaces de fantaisie, impose une mosaïque
humaine et architecturale faite d'instants anonymes, soli-
taires, stériles. Cette mosaïque peut donc être prise pour
un certain désordre ; mais désordre ne signifie pas anarchie :
le désordre, parfois, a ses lois ; en l'occurrence, ce sont celles
du hasard.
La vie qu’'abrite le château est morte, glacée. Mais cette
«vie morte » se déroule néanmoins, réglée par la puissance
supérieure de certaines combinaisons, fréquences, construc-
tions et dissolutions internes que seuls de savants calculs
de probabilité pourraient tenter de rendre intelligibles. De
toutes façons, elles passent l’entendement, puisque l'enten-
dement lui-même est une carte, au même titre que chaque
pièce, chaque couloir, chaque meuble, chaque déplacement,
qu'il est donc également soumis aux décisions de la mathé-
matique du discontinu. Le hasard, c’est la rigueur inéluctable
de l'absurde qui concerne l’homme, mais qui se passe de lui.
12 DANIEL ROCHER

l'action dans la réalité du souvenir

Le privilège de X, c'est d’avoir des souvenirs : sa mémoire


est habitée. Il peut donc se nantir d'un passé qu'il ressaisit
en lui-même ou qu'il invente. Partant de la blancheur ration-
nelle de l'existence, il vient se plonger dans le hasard noir
de la vie, pour tenter de l'abolir au nom de sa durée
individuelle.
Qui dit tentative, dit effort de modification. Cela suppose
donc deux états : on prend appui sur le premier pour tâcher
de parvenir à l’autre. X est donc à mi-chemin entre le blanc
et le noir; aussi, porte-t-il un costume gris dans l'intérieur
noir du château lorsqu'il commence à demander à A de se
souvenir.
Mais X, malgré son aisance mondaine (d'ailleurs quel-
quefois empruntée), se trouve dans un milieu qui lui demeure
étranger, car il ne peut justement se mouvoir que selon son
souvenir. Il est

; [..] LANCÉ DANS DES


CIRCONSTANCES ÉTERNELLES
(Un Coup de dés)

que représente la présence intemporelle du château,

DU FOND D'UN NAUFRAGE

(Un Coup de dés)

qui est le sentiment cuisant de son échec de


l'année passée.
Ce souvenir est une vague: X est à l'extrémité
de cette
vague parmi les flocons d'écume qui se confo
ndent et qui
se disjoignent dans le présent. La vague se déroul
e, s'épanche
et se replie : incessamment, elle atteint la pointe de l'instant,
puis revient sur elle-même, mais il lui arrive
parfois de n'être
pas sûre d'être la même d’un bout à l’autre
de son étendue.
L'eau qui la compose, loin derrière la frise,
dans la région
où s'est éteinte la clarté des perles, lui devien
t par instants
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 13

étrangère. Et pourtant elle n'existe que par ce passé, de la


réalité duquel, parfois, elle doute, tandis que l’écume inutile
s'épuise.
La vague est en mouvement : son eau est trouble. X vient
donc introduire le temps dans le palais. Sera-t-il entendu ?
On ne sait encore. Le gris de son costume, entre le blanc
de l’action et le noir intemporel, est justifié par l'incertitude
éprouvée quant au résultat de sa démarche.
Il n’est encore, frêle tentative individuelle, qu'un mouve-
ment silencieux, telle errance maladive éparpillée dans la
confusion géométrique et figée du décor. Tue dès que pro-
noncée, la parole, indifférente à l'esprit qui la navre, s’immo-
bilise aussi, plus vide à chaque mot que tout esquif solitaire
sur l'onde. En manière de sursauts, voici des bribes, lam-
beaux à peine sonores de vie éteinte !
Clarté cependant, mais douteuse — oserait-ce être un
phare ? —, À semble exister dans le passé de X, habiter,
secrète et violente, sa propre durée. Mais la lutte nécessaire
dans l'infinie persuasion sera, non seulement pour réintro-
duire À, elle qui échappe au temps, prisonnière du palais,
dans cette durée, mais encore pour qu'elle fasse sienne sa
propre durée. « 11 ne s'agit pas d'une autre vie, il s'agit de
la vôtre, enfin », lui dit-il, car À donne encore quelques signes
de vie. Du moins, X veut-il l'en persuader: « Vous devez
partir, vous êtes vivante encore. »
Elle a même gardé, selon lui, des signes distinctifs qui
forment la répétition nécessaire de soi-même pour que l'indi-
vidu se reconnaisse tel: «J'aime, j'aimais déjà votre rire.»
Le passé rappelé rend possible le devenir dont les
exigences s'imposent. Aussi, X ajoute-t-il: «Je viens vous
chercher ». Le coup de dés transforme le souvenir en projet.
Démemequetliécrivaintestwenasoucis-denl'œuvre, Xwest-en
souci d’un passé qui réclame l'existence, qui exige le statut
de la réalité, qui doit donc être prononcé, que ce soit par
des images, des gestes ou des mots. X cherche à engendrer
une situation réelle dans ce milieu où tout se dérobe, reste
impalpable, parce que tout lui est étranger. Il dit à A:
« N'aviez-vous jamais remarqué tout cela? À. — Je n'avais
14 DANIEL ROCHER

encore jamais eu d'aussi bon guide.» C'est bien ce qui


différencie X des autres personnages : il « remarque », rien
ne lui échappe, parce que rien ne lui est encore familier
dans le château. Son premier effort sera donc celui de
s'adapter, de se confondre presque avec le hasard pour le
mieux duper, du moins le croit-il, une fois pénétré dans la
place sournoisement. Ainsi pouvons-nous quelquefois voir X
en noir, en smoking plus exactement, c'est-à-dire dans
l'uniforme du hasard, carte anonyme apparemment parmi
d’autres cartes, se prêtant aux jeux paisibles et futiles du
château, respectant le silence et l’immobilité universels, bref,
se coulant dans le monde «du bon ton » général, la pire
prison qui soit, pour se faire d’abord accepter par ce dont
il veut triompher.
Mais réussit-il à disparaître complètement dans le milieu
indifférencié du hasard? Il ne semble pas, car si rien dans
ses gestes ou dans ses attitudes ne le trahit, il est
rarement
maître de son regard. On pourrait dire que ses yeux
trouent
le silence environnant, tant la direction du regard
est précise,
l'expression intense. Sa ruse ne réussit donc
qu’à demi et
il devient vite le suspect, puisqu'il paraît
vivre de façon
autonome et — qui plus est — agir, dans la
mort figée du
château. Sa seule présence est une marque
du possible,
Partant, un danger, car elle risque de dérange
r les structures
du hasard.

l'inaction dans la prison du hasard

Qui est l'adversaire de X? I] n'y a pas


d’adversaire, il
n'y a que des obstacles : et c’est pour
cela que X a perdu
d'avance. On peut reconnaître un
adversaire, on peut le
circonscrire, pour mieux lutter
contre lui; à une action, on
peut opposer une autre action. À
un obstacle, on se heurte :
et lorsqu'il vous entoure, il est diffic
ile de le contourner ! La
témérité fatale de X l'a mené au milie
u du hasard, le condam-
nant à l’errance parmi la mort, à
être démenti dans chaque
mouvement par l'immobilité opaqu
e du décor. lenoirésou-
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 15

ligne la vanité de toute impulsion, exige sans effort, tant


sa présence est nombreuse et évidente, la perte presque de
soi-même au sein de tout effort.
L'obstacle, c'est d'abord la lumière sombre qui baigne
l’interminable immensité du palais. Elle amplifie encore, en
ne voulant souvent que la suggérer, l'abondance écrasante
de l’ornementation. La pesanteur du baroque est augmentée
par sa propre confusion. La profusion des boiseries, des
moulures, des tableaux, la débauche de formes, l’infinie
variété de la disposition composent une espèce de poulpe
architectural dont les innombrables tentacules, souples et
rigides à la fois, étouffent dans leur domaine, la virtualité
d’un coup de dés, quel qu'il soit. Le poulpe agit selon lui-
même, selon ses règles, et les combinaisons qu'il réalise
procèdent d’une mathématique inhumaine qui a précisément
« déshumanisé » ses prisonniers. Ceux-ci sont donc concernés,
mais uniquement pour subir, toute riposte exclue. D'ailleurs,
comment serait-elle possible ? Les tentacules sont si nom-
breux qu'on ignore depuis longtemps l'emplacement de la
tête. Exista-t-elle même jamais ? L'obstacle que représente
le poulpe peut nous proposer une image du hasard: un
ensemble agissant dont on ignore le centre moteur.
Nous avons parlé de « déshumanisation ». C'est, pour le
Hasard emoyentie- plus éfficaces de ‘s'attirer /lésrêtres, de
les faire passer dans son camp, surtout lorsque, par condi-
tion, ceux-ci étaient déjà relégués au rang d'instruments.
Aussi le premier humain qui apparaît sur l'écran est-il un
domestique. Il est debout, immobile, et, bien entendu, vêtu
de noir. Détail dérisoire de l’ornementation générale, il est
la négation de la condition humaine. Peu après, on peut
donc voir deux domestiques l’un en face de l'autre, dans
la même attitude figée, ce qui renforce bien l'anonymat de
chacun, la stérilité de leurs présences interchangeables.
Le ton est donné : la mort intemporelle, qui baigne toute
chose dans le palais, a réduit au rang de pièces sans âme
d'un jeu monotone les habitants du château. Si l’on excepte
X, tous ne se meuvent que sous l'exigence d'une volonté
supérieure qui se sert de chacun d'eux différemment pour
16 DANIEL ROCHER

manifester sa puissance. « L'art personnel, les âmes singu-


lières », pour reprendre l'expression de Valéry dans « Le
Cimetière marin », se sont dissous, bien qu'ils aient conservé
leurs formes, dans le noir général et renouvelé où ils ne
peuvent plus exister qu'en tant que symboles. C'est la plus
évidente et la plus constante prison : noirs sont les couloirs,
les glaces, les tableaux, noirs les personnages, qu'ils se pro-
mènent à travers les salons, qu'ils parlent ou qu'ils jouent
aux dames en silence. Noir, bien entendu, est M auquel A
est attaché par on ne sait trop quel lien : il est peut-être une
incarnation individuelle du hasard, tant il semble faire partie
des éléments qui composent le château, tant il demeure
toujours calme, glacé comme le marbre, sûr de lui. Il est
le hasard, dont le rire non plus que les larmes ne font partie
puisqu'ils expriment les limites de l'individu. Cependant,
M sourit deux fois au cours du film. Cela se produit d’abord
pendant l'énorme partie de dominos, puis pendant la partie
de poker : X et M sont placés l’un à côté de l’autre. M regarde
RME MlUSOourt, calme, figé, vide d'expression, sûr de sa
victoire aux dominos et au poker, sûr de l'échec de X dans
le château. On pourrait dire que M est ce que le hasard
daigne accorder à X pour qu'il comprenne son échec ; par M,
le hasard a l’indulgence cruelle de se mettre quelque peu
à
la portée de X pour lui mieux montrer la vanité de son effort.
À surtout est en noir, À qui est le seul point de repère
pour X. Elle lui refuse déjà, à sa première apparition
sur
l'écran, le point d'appui réel qu'il réclame pour entamer
son
action, Car sa robe est noire et elle demeure immobile.
Est-elle donc elle aussi, bien qu'elle existe dans
le passé
d'un homme, perdue à tout jamais dans les limbes originel
s
de l’intemporalité ? Tout nous le confirme : sa tenue
sombre,
la rareté de ses gestes et de ses déplacements,
son regard
lointain absorbé par un espace vide où rien ne
peut être
défini, reconnu, parce que rien n'y est formulé.
Rien ne la
rappelle à elle-même, tout la renvoie à sa propre
absence:
lorsqu'elle se mire dans une glace, le miroir
est OCCUPÉ
avant tout par le noir de sa robe. Tout lui redit
sa prison »
son impuissance. Elle est déjà trop lointaine
pour que X ,»
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 17

qui commence naïvement et maladroitement par « l’attaquer


de front », puisse éveiller en elle quelque résonance.
Certes, il lui arrive de porter des tenues plus claires, qui
vont jusqu'au blanc. Ce sont là des exceptions dont nous
tenterons, dans notre deuxième partie, de donner la signifi-
cation. Il n’en demeure pas moins que le noir reste la couleur
habituelle de À, une sorte de seconde nature. (Mais peut-être
n'en a-t-elle jamais eu d’authentique, peut-être n'est-elle, elle
aussi, qu'une manifestation du hasard, un piège séduisant
tendu à X.)
La beauté de À et celle de M sont aussi glacées l’une que
l’autre. C’est la beauté écrasante, obsédante et inaccessible
des statues. On comprend dès lors la difficulté que peut
éprouver X : fasciné et inefficace, il erre à travers le puissant
édifice, présence solitaire, rythme isolé, vie déjà stérile.
Une action ne peut s'effectuer que dans un milieu qui
lui donne une forme. Sinon, son contenu meurt. Or, ceux
qui habitent le palais n’agissent pas: « On » agit pour eux.
Ils ne vivent pas, ils sont « vécus ». Cette fascination est si
puissante qu'Alain Resnais nous a confié : « Pendant le tour-
nage, nous avons eu l'impression que quelque chose nous était
dicté » *. Voilà bien le propre de l'œuvre: agir par contre-
coup sur son créateur, acquérir une autonomie qui peut être
redoutable. Alain Resnais ajoutait : « Ce qui m'a frappé dans
ce film, c'est la présence de la mort » *. De fait, le château
est bien l’espace de la mort, son domaine incontesté mais
ce n'est pas la mort qui sanctionne la vie, c'est la mort
de ceux qui n’ont jamais vécu, de ceux qui, en marge de
la vie, ont une forme d'existence où l'action n'a point
place, où l'on n’a pas besoin d'elle pour se confirmer
à soi-même son authenticité parce qu'il n’y a plus d’au-
thenticité, où l'individualité n'existe pas. Les personnages
n'agissent pas parce qu'ils ne sont pas uniques; et c'est
parce qu'ils ne sont pas uniques qu'ils sont morts. Dès lors,
l’action interdite se réfugie dans le songe pour y trouver
quelque forme.
18 DANIEL ROCHER

2. UNE LIBERTÉ RÊVÉE

Ses images s'imposent presque d’elles-mêmes et ses


histoires se déroulent au gré de la fantaisie la plus capri-
cieuse, sans que jamais ne les entravent les hésitations, les
contradictions ou les insistances du sujet : voilà les privilèges
du rêve. Il est le moyen idéal de donner à la nonchalance
l'illusion de la volonté, à l’'emprisonnement, celle de la liberté.
Mais le rêve est périlleux : il échappe parfois au contrôle
lointain de la conscience et ouvre au sujet ses domaines
redoutables.
Séduisant et pervers, il va permettre une initiative
étrange : À va s'en servir jusqu'à en abuser, pour occuper
son oisiveté, qui devient quelquefois, perçant sous le masque
des bienséances, un lourd ennui, presque de l'accablement.
À, toute noire, à l’intérieur sombre du château, va penser à
«autre chose », imaginer une évasion.

la délivrance en blanc
Brusquement, au cours du film, le blanc se fait dans
les couloirs du château, le plan est surexposé, le blanc
est donc éblouissant, violent. Simultanément, le monolog
ue
commente : « Plus de murailles, plus de salons.» C'est
un
début. À, en transformant le labyrinthe d'ombre que compose
l'agencement du château en allée de lumière, abolit du
même
coup la matière, l'abondance et la variété des lieux
pour ne
plus voir qu'un endroit clair à l'architecture impalpable,
car
l'espace n'y est plus dessiné par des formes. « Que
la lumière
soit », dut-elle soupirer ; mais comme ce n'était qu'un
désir,
un regret même, la lumière ne fut que dans sa
seule imagi-
nation. Cela, cependant, suffit à sa maladive sensibilité trop
exacerbée pour qu'aucun démenti du réel ne
l’atteigne. Elle
toujours présente — il ne s'agit que d'elle —,
par un narcis-
sisme violent et craintif, la vision devient phantas
me dans
une série de «zooms» qui se succèdent rapidem
ent pour
imposer au spectateur, mais surtout à elle-mêm
e, l'image
d'elle, souriante, heureuse, qui ouvre les bras
en renversant
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 19

un peu la tête pour glorifier en l’augmentant la blancheur de


sa robe, de sa liberté. Rien, eût-elle encore dans la bouche
un arrière-goût d'entrave, ne pourra, quand bien même le
château s’y prendrait tôt et brutalement pour nier la chute
de l'écorce, diminuer d’un peu l'intensité de tels moments
que le désir a rendus réels.
À est habitée à tout jamais par son double, par son
contraire, et le chasser sera difficile, et l'échec sera plus dur.
Seuls des points de repère auraient eu chance de lui faire
croire au possible. Aussi lui faut-il se situer dans le temps et
dans l’espace, se prononcer dans les mots.
Or, il est pour elle un lieu privilégié dans le château, un
lieu où elle peut se dispenser de la réserve et de la stricte
politesse du monde : sa chambre ; elle est grande, baroque,
mais blanche, toujours blanche et légère. Là, elle peut
s'isoler ; et l'isolement, dans une prison, c'est déjà une
certaine liberté. Dès que M la quitte, vers la fin du film,
A réapparaît seule dans sa chambre en robe blanche, alors
qu'on l'avait quittée en robe noire. Elle réapparaît en blanc:
la solitude retrouvée lui permet de rêver encore, car le
blanc est la couleur la plus riche sous un certain rapport:
à la fois éblouissante et mate, selon qu’on l’expose au soleil
ou à l'ombre, elle permet tous les possibles : tout peut s'y
inscrire. C’est une couleur « ouverte ».
En l'occurrence, ouverte sur l'extérieur, car les fenêtres
de la chambre donnent sur le parc, sur le jour. Dans ce lieu
où n'existent pas les cloisonnements du château, où l'absence
de plafonds surchargés, imagine À, allège la marche du corps
et de l'esprit comme en les tirant vers cette grâce de l'espace
indifférencié, elle pourrait sans doute — mais jamais elle ne
l'ose réellement — se ressaisir soi-même dans une force
neuve. C'est l'ivresse du mouvement, rêvé d'une fenêtre, à
nouveau permis, le mouvement qui permet de fuir, de se
fuir d’abord soi-même, comme le lui dit X: « Vous séparer
de lui, de vous-même. »
Mais ce sont là des entreprises laborieuses, et À a besoin
d'un sauveur, de X, qui l'accompagne un peu partout, vêtu
d'un costume gris, plus ou moins clair, selon l'insistance
20 DANIEL ROCHER

qu'elle lui prête et les minces faveurs qu'elle consent, dans


ce songe de la délivrance, à lui accorder. X est l'effort dont
elle n'est pas capable ; aussi lui est-il nécessaire ; aussi est-il
encore en gris, à mi-chemin entre sa délivrance en blanc
et Sa prison noire, X est la forme que prend le coup de dés
de A. Les gris de ces costumes et du cadre qui l'entoure,
ponctuent un progrès ou un recul dans sa tentative, imaginée
par À, de prouver un passé commun. Par exemple : à peu
près aux deux tiers du film, X reste longtemps silencieux
devant À. Mais son silence est si puissant, si « convaincant »,
pourrait-on dire, que A lui dit: «Vous êtes comme une
ombre, — et vous attendez que je m'approche. Oh, laissez-
moi... laissez-moi… laissez-moi. »
À est prise au piège de son propre jeu: elle sent bien
que X fait partie de son passé, d'elle-même. C'est pour lui
une manière de triomphe, partiel et momentané, mais réel.
Aussi porte-t-il un costume gris clair, son visage est-il relati-
vement éclairé et le décor flou du fond va-t-il du gris moyen
au presque blanc. En outre, il se tient droit, la tête un peu
renversée : il est sûr de lui, sa seule présence suffit à prouver
le bien-fondé de sa démarche. En revanche, un peu après
(dans le déroulement du film s'entend), il commence
une
assez longue réplique par ces mots : « Souvenez-vous.
C'était
le soir, le dernier sans doute... »
Suit toute une série de précisions quant aux lieux
et
aux dates que X a besoin de formuler pour faire
se sou-
venir À. Il lui met «les points sur les i» car il
sent que A
lui échappe, qu'elle se sert à son tour du silence, mais
pour
se dérober. Il est donc légèrement penché vers elle,
le menton
en avant, dans l'attitude de l'effort. Son costume et
sa cravate
sont gris anthracite ; le fond du décor n'est plus
flou, comme
précédemment, mais représente un salon
du château dans
lequel les meubles et les tentures sont noirs.
Voilà comment, par la gamme des gris, À se raconte
sa tentative sans effort véritable pour revivre
, refusant à la
mort le droit de la soustraire à la vie, grâce
à X qui lui dit :
« Non, cette fin-là n'est pas la bonne. C’est vous
vivante qu'il
me faut.» Cependant, le jeu de l'incertitude,
des progrès et
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 21

des reculs est le plus fort au sein de ses visions ; elle répond
à X: « Vous délirez. Je suis fatiguée, laissez-moi. »
La délivrance en blanc se condamne elle-même car, avant
tout, elle est faite de l'étoffe du rêve. Cette blancheur est
cette blancheur rigide
désiroire
en opposition au ciel
(Un Coup de dés)

Le ciel, lui, est la région de la vraie liberté. D’autres raisons,


en dehors du rêve, viendront s'ajouter, dont il sera rendu
compte plus loin (II, 1).

la création d'un passé coupable

A ne se contente pas du blanc pour sa délivrance; elle


se donne, nous l'avons vu, un sauveur: X. C’est une faute,
car X, élément étranger dans le château, vient lui dire
qu'elle a été vivante, que, dans son souvenir, elle est « tout
en blanc». Mais avec X, le blanc devient coupable, parce
qu'il est susceptible d'être reproduit. En effet, hors de toute
la gratuité des propos mondains, X lui dit: «Vous avez
toujours eu peur, vous étiez vivante enfin.»
Or, il décrit au passé ce qui existe dans le présent du
temps ou du souvenir vécu. À est bien dans cet état de
peur au moment où elle le fait s'adresser à elle. Ce qui veut
dire qu’elle peut redevenir vivante, qu'il ne tient qu'à elle
d'exploiter cette peur pour reconnaître en soi-même l'étoffe
singulière de sa personnalité.
le mystère
précipité
hurlé
dans quelque proche tourbillon d'hilarité et d'horreur

voltige autour du gouffre


sans le joncher
ni fuir
et en berce le vierge indice

(Un Coup de dés)


D?) DANIEL ROCHER

Le « mystère », ce sont les révélations que X aurait à


faire à À, c'est-à-dire les paroles qu'il a à verser dans son
« tourbillon d'hilarité», lorsqu'elle se veut incrédule, «et
d'horreur », lorsqu'elle a trop peur des souvenirs coupables.
Ce mystère n'atteint pas À, mais ne la quitte pas non plus.
Il « berce » seulement en elle l'indice du souvenir que per-
sonne, jusqu'ici, n'avait remarqué.
La peur est le moyen pour A de revivre, car c'est
peut-être la seule émotion dont elle soit encore capable.
Comme elle revit en blanc, le blanc ne peut qu'engendrer
la peur, puisqu'il est coupable; A cherchera donc à s’en
débarrasser : nous assistons, par exemple, à un brusque
retour au noir qui interrompt un rêve de plaisir en blanc.
Nous supposons que ce rêve, d’ailleurs vite transformé en
phantasme, était éprouvé comme coupable et que le retour
au noir est la manifestation, pour employer des termes freu-
diens, d'une «censure du conscient», car rien ne permet
d'affirmer qu'il marque la fin du rêve.
À un autre moment du film, vers la fin, À, en blanc dans
sa chambre, se représente M qui s'approche pour la tuer
(ou pour tuer X). Elle est visiblement terrorisée. Ce n'est
pas l'effroi absurde, celui qui ne saisit pas les causes de
l'événement, mais une peur lucide, celle de l'animal qui
sentait son audace et qui se rend compte qu'il a échoué,
qu'il est pris au piège. De toute façon, cette panique est
justifiée, car que ce soit À ou X que veut tuer M, c'est
toujours elle qui meurt. Ici aussi, on peut penser à une
« censure du conscient » réalisée dans le personnage de M,
toujours noir, pour détruire le blanc du déshabillé que porte
À au moment où elle a peur. Il ne lui suffit pas d’avoir peur,
il faut qu'elle soit punie.
En outre, nous pensons pouvoir encore produire un
exemple de ces «censures du conscient » grâce à l’avant-
dernière séquence du film au cours de laquelle X et A se
retrouvent pour partir. Tout d’abord, ils sont tous les deux
en noir. À, quant à elle, est assise, l'air absent, et lorsque
la
pendule sonne minuit, par un de ces réflexes de défense
absurdes, elle ferme les yeux, comme si entendre la pendule
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 25

lui faisait mal et qu'elle pût, par ce geste incontrôlé et non


approprié, en éloigner le son. X parvenu auprès d'elle, elle
se lève sans enthousiasme, la mine aussi sombre que son
tailleur, pour marcher lentement aux côtés de M à travers
un salon. La séquence se termine. On ne les voit pas préci-
sément «sortir». Tout cela nous montre qu'il s’agit d'un
faux départ, d’abord parce que À ne semble vraiment pas
le souhaiter beaucoup et que X paraît ne plus y croire (son
costume est sombre; de plus il n’est pas du tout habillé
pour le voyage) ; ensuite, parce que partir ici, voudrait dire
avant tout: sortir, avoir la possibilité de parvenir à l'exté-
rieur. Or, que font-ils, sinon passer d’un salon dans un autre,
comme maintes fois au cours du film, et toujours du même
pas lent et monotone ? Enfin, parce qu'ils sont noirs et que
tout ce qui les entoure l’est aussi.
C'est dans ce noir que nous voyons une dernière « cen-
sure du conscient ». Le moment, par son caractère décisif,
est en lui-même assez scandaleux : le blanc n'est plus possible.
C'est déjà beaucoup que le début de ce départ soit vécu (un
peu, semble-t-il, malgré les personnages) avec cette relative
précision dans les mouvements et dans les expressions. Le
noir est donc nécessaire à son déroulement : il est la condi-
tion morale de sa possibilité. Il permet à la faute de s'expri-
mer, même si c'est pour échouer dans sa réalisation.
Mais de quelle faute s'agit-il donc ? Pourquoi À se sent-
elle coupable en blanc et pourquoi X est-il lié à la culpabilité ?
Il nous faut dire à quoi correspond, chez À, d’une part le blanc,
d'autre part le personnage de X qu'elle s'invente. Le blanc,
nous l'avons vu, est le signe d’une liberté possible, c'est-à-dire
d'une possibilité d'existence. Comme À se sent seule et faible,
elle éprouve le besoin de concrétiser cette possibilité par
un nouvel élément, qu’elle ne peut que choisir hors du
château pour qu'il vienne la délivrer : X. X est donc chargé
de la même signification que le blanc: la vie. Et voici la
faute de A: elle est coupable de vouloir vivre individuelle-
ment, c’est-à-dire de vouloir posséder une existence. Or, l’exis-
tence est l'effort de l'individu pour réciter le monde, pour
imposer à l'anarchie de la vie la continuité de sa présence
24 DANIEL ROCHER

avec sa durée. À est donc coupable aux yeux du hasard, règne


de la mort intemporelle. Que le dialogue ne nous abuse pas
lorsque X déclare à À, en parlant de M: «C'est de lui que
vous avez peur. C'est lui dont vous imaginez l'invisible
surveillance... »
Outre sa courtoisie et sa sollicitude distraite, M est trop
figé, trop lointain, avec À pour pouvoir être réduit aux
limites du mari trompé ; de son côté, la confiance et à la fois
la terreur de À sont trop excessives pour être expliquées
par les ruses et les repentirs d'une femme adultère, ou du
moins qui songe à l'être. Il y a plus. Il y a projet de désobéis-
sance aux lois imprescriptibles qui règlent les incertitudes
et l'arbitraire des combinaisons du hasard. On peut dire que
ce hasard, dans le château, est «tabou». Il représente un
ordre des choses autre que celui de la vie « normale »,
puisqu'il refuse l'existence, mais aussi implacable. Lutter
contre lui, c'est vouloir violer les règles du sacré : c’est être
sacrilège. M, incarnation entre autres du hasard, semble
chargé de faire respecter ce domaine du sacré.
Au-delà, donc, du projet de tromper celui qui est peut-
être son mari, À exprime le désir de l'humanité parvenue
au stade de la raison dialectique. Elle est la prise
de
conscience d’un destin : celui de l’homme en général, qui
se
situe dans l’histoire.
Partant, le passé ne peut être éludé : plus : il est la condi-
tion de la réalité de l'être en tant qu'individu, de
sa réali-
sation. La seule différence, la seule difficulté, c'est que
A,
prise dès le début dans le contexte de l'intemporel,
ne pos-
sède pas de passé. Il faut donc qu'elle se l’invente.
Il n’exis-
tera donc qu'en rêve et tiendra du rêve sa violenc
e, ses
contradictions, sa fragilité, et surtout son caractè
re fictif.
C'est un échec inévitable : il est mort dès l'origine.
Enfin,
puisqu'il habite l'imagination d'un personnage du
château,
puisqu'il ose faire appel à l'extérieur, puisqu'il
a l'audace
de se dérouler dans l'espace du sacré, il est coupabl
e.
IT

LA MORT BLANCHE DANS LE HASARD

1. UNE LIBERTÉ MORTELLE

Tragique rupture ! C’est le lot des âmes mortes de n'être


plus capables de ce dont elles ont soif. Infiniment figées
dans leur absence, palpitent-elles encore faiblement d'un
reste de désir, ou de regret seulement, stérile, qui tâche de
jeter à la face de l'esprit — déjà trop accueillant par faiblesse
— l'illusion lointaine d'une renaissance ? Du démenti,
naît la déchirure. L’évidence de l'échec proclame l'impuis-
sance, mais l'exigence fut si forte que la résignation ne vient
pas adoucir le mal de ne pas vivre. Tout remède inconcevable,
la mort se précipite, car le besoin n'est même plus un signe
de vie. Il perd celui qui ne peut l’assouvir, il le terrifie par
les projets qu'il lui fait concevoir, il le retranche du monde.
Au royaume des ombres, lumière, sons, gestes, regrets, tout
est crainte, appréhension. Voici À condamnée au désordre
suprême : la prison de celui qui n'est plus capable d'être
soi-même, qui ne respire déjà plus que l'air de la mort.

l'érotisme blanc comme intensité excessive

Alain Resnais nous a confié : « Dans ce film, le blanc me


semble être un signe d'érotisme » *. Tout, en effet, porte à
le croire. Il n’est que de remarquer dans quelles circons-
tances À se trouve vêtue de blanc ou dans un cadre blanc,
quels sont les lieux sinon parfaitement blancs, du moins
très clairs, comment ces séquences sont introduites et cou-
pées pour s'en persuader.
Le lieu le plus évidemment blanc (d'autant plus évidem-
26 DANIEL ROCHER

ment qu'il fait partie du château noir), c’est, bien sûr, la


chambre de A. Qu'elle soit réellement blanche ou qu'elle ne
tienne sa blancheur que de l'imagination de A qui, en règle
générale, s’y sent libre, peu importe. Il s’agit avant tout de
décrire les effets produits par ce blanc sur A, et sur le
spectateur.
Commençons par ce dernier. Il est sans doute surpris
de découvrir une pièce claire, aux vastes fenêtres qui laissent
couler la lumière « normalement » (ce qui n’est pas le cas
des autres fenêtres du château: malgré leur présence, les
pièces qu'elles sont censées éclairer restent sombres). Ce
golfe de lumière est-il un havre de paix ? On peut en douter,
car il est un peu « trop beau pour être vrai ». Il est étonnant
que cette pièce soit la seule dans le château à être blanche,
bien qu'elle garde le même style que le reste de l'édifice:
un baroque surchargé de boiseries, de stuc, de glaces, de
panneaux moulurés. Le blanc de cette pièce est insolite. Cette
intention de créer un effet d’insolite nous est confirmée par
les fréquentes surexpositions dans lesquelles se trouvent les
plans pris dans sa chambre.
Quant à À, elle garde toujours une attitude ambiguë à
l'égard de cette pièce. Elle la désire et la redoute tout à la
fois. Elle semble en avoir besoin dans la mesure où elle est
un lieu de repos : elle pourra s'y détendre. Mais cette détente
est surtout psychique, c'est-à-dire qu'elle est la substitution
d'une activité à une autre: en allant dans sa chambre, A
quitte la réserve et les obligations mondaines pour l'érotisme.
Tout, en effet, l'y porte: la sensualité de la lumière, des
objets (son déshabillé, la coiffeuse où l'on défait ses cheveux
pour la nuit, le lit), des personnages (Ià, elle peut retrouver
X). L'érotisme est la faute capitale, car il est une des mani-
festations les plus éclatantes, les plus immédiates de la vie.
Nous l'avons vu: À se sent effectivement coupable. Aussi,
ce blanc, bien que désiré, revêt-il une violence insupportable,
ce que nous confirme encore le fait que de nombreux plans
soient surexposés.
Avant même d'y parvenir, À est inquiète : nous la voyons
monter l'escalier qui mène à sa chambre, suivie de X qui
porte un blazer et un pantalon gris clair, tenue, somme
toute, très négligée, très «libre», par rapport à ce qui est
la coutume dans le palai dirait que le magnétisme de
On s.
la chambredès , l'escalier, agit sur X quise permet déjà de
prendre des libertés. À le sent bien ; elle le regarde la suivre
et elle songe à la chambre: elle paraît très nerveuse, très
gênée.
28 DANIEL ROCHER

Dès lors, on comprend que cette inquiétude, cette gêne


ne puissent que s’augmenter lorsque À se trouve dans sa
chambre, c'est-à-dire plongée au sein même du blanc. On la
sent vaincue par quelque chose qu'elle subit, sans pouvoir
l'assumer. Il y a de brèves apparitions d'elle en blanc dans
sa chambre, très surexposées, pendant lesquelles elle regarde
un talon de chaussure blanc; puis elle regarde plusieurs
chaussures blanches en désordre : elle ne sait que faire, elle
paraît épuisée, l'esprit tournant à vide. À un autre moment,
elle vient de quitter son mari qui, ayant « ses entrées » dans
cette chambre, fait d'elle un lieu d'inquiétude. A est d’ailleurs
très nerveuse dans son déshabillé. Dès que M n'est plus là,
elle se retrouve donc plongée dans l'érotisme et dans
l'inquiétude.
On la voit encore à mainte reprise sur son lit, dans des
attitudes crispées, ramassée sur elle-même ; c'est dire encore
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 29

à quel point elle est incapable désormais du juste abandon


qui lui permettrait de recevoir pleinement la vie: elle se
noue instinctivement, car sa nature est taillée dans l'étoffe
du hasard qui refuse aux sens la possibilité de s'exprimer.
Mais le blanc n'existe pas seulement dans la couleur,
il s'exprime aussi dans la lumière et de façon encore moins
soutenable. Si À peut malgré tout demeurer quelque temps
dans sa chambre, elle ne peut supporter une seconde l'éclat
du jour. Par exemple, au rez-de-chaussée du château, À court
vers la terrasse qui donne sur le parc. À peine y est-elle
parvenue qu'elle reçoit véritablement un «coup de clarté »:
ne soutenant pas l'éclat du jour, elle retombe assise sur une
chaise de jardin. La seule vue du jardin lui fait mal: une
fois elle le regarde de la fenêtre de sa chambre, mais un
très bref instant ; elle se retourne aussitôt pour s'appuyer
sur la cloison. Là encore, elle semble avoir été frappée bruta-
lement, blessée !.
Nous avons dit que le blanc existait dans la couleur et
dans la lumière. Il existe aussi dans les mots, et peut-être
est-ce là qu'il est le plus cruel, car les mots ne peuvent être
prononcés que par l'Autre, par X ; ils donnent donc à l'éro-
tisme sa plus redoutable précision ; plus l'image se précise,
plus elle est violente. Aussi est-ce une véritable tempête que
X déchaîne lorsqu'il déclare à A:

Vous étiez assise au bord du lit, dans une sorte de peignoir


ou de déshabillé blanc. Je me rappelle que vous étiez tout en blanc,
et vous aviez aussi des mules blanches, et ce bracelet Je me souviens
très bien de cette chambre. et de ces dentelles blanches au miiieu
desquelles vous gisiez sur ce grand lit. Vous aviez peur — vous aviez
peur, déjà.

Il faut remarquer que À avait «déjà» peur. Elle n’a


donc jamais pu supporter la seule idée de réaliser ses tenta-
tions érotiques. Elle est donc plongée depuis toujours dans
l'intemporel de la mort. L'érotisme fut toujours pour elle

1. Cf. photo supra, p. 27.


30 DANIEL ROCHER

l'Abime
blanchi
étale
furieux
(Un Coup de dés)

À n'est plus capable de vivre. C'est pourquoi l'érotisme


ne peut être pour elle qu'un abîme effrayant dans lequel elle
ne trouverait que la mort. Cela explique la peur panique dont
sont empreintes ses réponses à X, sa façon de mentir pour
s'aider à refuser: «Non. non! Vous inventez… Je n'ai
jamais eu de peignoir blanc. Vous vovez bien que c'est une
autre. Non! Taisez-vous. Je vous en supplie. Vous êtes tout
à fait fou.»
Elle nie l'évidence. Ce qui prouve qu'elle est morte pour
toujours, à quel point « l’Abîme »
très à l'intérieur résume
l'ombre enfouie dans la profondeur
(Un Coup de dés)

Le fait qu'elle n'est pas capable d’érotisme montre à


quel point toutes ses tentatives sont vaines pour se donner
l'illusion de l'existence. Son impuissance en est d’autant
plus lamentable, l'échec, plus amer. Si la quête de À ne peut
pas aboutir, c'est avant tout parce qu’elle est seule, Car X,
en fin de compte, n'est plus un sauveur, mais un ennemi.
Or, la solitude nous creuse parfois jusqu'à ce que nous ne
soyons plus qu'un vide obscur, étrangement rassurant, arti-
ficiel, que ne doit venir troubler aucune clarté authentique.
Alors, comme A, nous nous faisons besogneux et nous cher-
chons autour de nous des accessoires pour tâcher de nous
les rendre indispensables, d'éprouver une nécessité.
Il faut nous projeter en eux pour échapper à nous-
mêmes. C'est un échafaudage de vaines présences auxquelles
on veut croire, souvent avec la complicité d'autrui (M, en
l'occurrence) ; et l'on n’imagine pas à quels excès de futilité
l'être est ainsi poussé après qu'il a perdu le goût de se recon-
naître. Céder à la facilité des fades apparences, c'est renoncer
à l'exigence pénible de la simplicité, celle qui nous apprend
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 31

à regarder chaque objet tel qu'il est, à accomplir chaque geste


dans sa plénitude naïve, l'esprit clair, les sens illuminés,
pour atteindre l’authentique réalité de la vie. Mais les
lumières artificielles des lampes que nous allumons à notre
gré nous sont plus familières, par leur propre fausseté, que
l'éclat du jour. Si intenses soient-elles, elles restent sombres ;
la clarté du ciel, même au temps des journées grises, devient
meurtrière. Aussi À ne peut-elle regarder par une fenêtre
sans péril. Ses désirs se résolvent bientôt en soupirs et ses
gestes, inachevés, peu à peu se figent. Morte en dehors, morte
à ses désirs, morte à ses incertitudes, elle s'échappe à elle-
même en rejoignant, au sein du hasard, sa propre absence.
Là seulement, elle est en sécurité. Mais cette sécurité est
fragile, vulnérable.

l'angoisse du projet

À vit dans un mensonge, le mensonge d'un lieu qui ne


tient pas compte du temps. Elle chérit ce mensonge, parce
qu'il la rassure. Mais, nous l'avons dit, elle sent que ce
sentiment de sécurité est fragile ; c'est d’ailleurs le sentiment
de tous ceux qui habitent le château. Nous surprenons, par
exemple, dans un salon, l’un des personnages d'un couple
en train de reprocher à l’autre sa «crainte de perdre une
telle prison, un tel mensonge ».
Une captivité volontaire, oui. Voilà où sont plongés les
personnages et voilà ce qu'ils ont fini par choisir, déshabitués
de la vie, refusant tout ce qui pourrait modifier cet état.
Ainsi entendons-nous un autre couple échanger ces répliques :
« L'HOMME. — Je ne peux plus supporter ce silence. LA FEMME.
— Parlez plus bas.»
On réclame le silence car il est synonyme d’immobilité.
Partant, ce qu'on craindra le plus, c'est le mouvement. À en
a tellement peur qu’elle va demander au hasard, en la per-
sonne de M, de la protéger, bien qu'elle sache — comme lui
répond M — qu’elle est libre de ce mouvement. C'est
d'ailleurs parce qu'elle sent qu'elle pourrait l’accomplir
qu'elle est aussi angoissée:
32 DANIEL ROCHER

M (triste, rêveur). — Où êtes-vous, mon amour perdu...


À (incertaine). — Ici. Je suis ici.
X (avec douceur). — Mais non...
À (plus pressante). — Aidez-moi, je vous en supplie, aidez-moi.
M. — Où êtes-vous, que faites-vous?
À (dans un cri). — Ne me laissez pas partir.

Mais ce qui risque le plus de provoquer le mouvement,


c'estile projet. Loutiprojet enettét- estruin<ehoic Toutiehois
organise à la fois l'espace extérieur et l'espace mental,
implique une action. Dans le château, toute forme d'action
tend à nier le hasard, à sortir de la prison pour ressaisir
l'authenticité de l'existence. C’est pourquoi À a peur de X :

(Voix de A). — Mais de quoi parlez-vous ? Je ne comprends rien


à ce que vous dites.
X. — Si c'étaient des rêves, pourquoi auriez-Vous peur?

Effectivement, À n'a pas peur des rêves; mais X lui


propose ici l’authentique, il lui propose de commettre la
faute de vivre. Il lui est donc a priori inquiétant, sous ses
dehors mondains, même lorsqu'il ne parle point: à un
moment du film, par exemple, une de leurs rencontres est
ainsi décrite par Alain Robbe-Grillet : «/1 s'immobilise et
s'incline en un salut courtois. À, au contraire, a eu, en
l'apercevant, un instinctif mouvement de recul... » (pAIUD)A
Un peu après: «Gros plan du visage de À, de face. Figure
immobile mais qui semble lutter contre quelque chose,
quelque menace intérieure.» (AM, 101).
Cette menace, c'est celle d'un changement éventuel qui
la concernerait puisque X représente déjà un changement
à l'intérieur du château. On comprend que cette peur s’im-
plante en elle de façon permanente puisqu'elle peut, à elle
seule, former des projets, ou plutôt, puisque l'idée du projet
peut, à chaque instant, se saisir de n'importe quel prétexte
pour lui traverser l'esprit. Il y a notamment un objet qui
est le meilleur prétexte pour que l’idée du projet s'impose:

1. Alain ROBBE-GRILLET, L'Année dernière à Marienbad, Éd. de Minuit, 1961


[nos références seront à cette édition : AM].
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 33

le miroir. Nous voyons, une fois, À dans sa chambre, qui


se regarde dans la glace à trois panneaux de la coiffeuse.
Or, elle se trouve à la fois dans sa chambre et en robe noire.
Pourquoi ? Parce que la glace lui renvoie impitoyablement
l’image d'elle-même telle qu'elle est, c'est-à-dire prisonnière
du château et de sa couleur, et qu'en même temps, puisqu'elle
la contraint à se voir, elle l'oblige du même coup à s'inter-
roger sur ce qu'elle est. Mais se demander ce qu'on est,
c'est inévitablement se demander aussi ce qu'on n'est pas
et ce qu'on pourrait être. Penser à ce qu’on pourrait être,
c'est envisager implicitement la possibilité d'un changement.
Cela explique que A ait un visage tendu; l'angoisse sourd
de son image. Le plan suivant nous la découvre dans la
glace qui est au-dessus de la cheminée, elle-même continuant
à se mirer devant sa coiffeuse. À est donc en noir, prisonnière
des glaces, c'est-à-dire d'elle-même, de ce qu'elle est et de
la peur de penser à ne plus l'être.
L'idée du projet est redoutable. Elle oblige À à tenir
une conduite contradictoire. Si, d'un côté, elle s’invente
un passé pour mieux songer à la liberté, de l’autre, ce passé
habité de souvenirs la renvoie immanquablement à l'avenir.
L'avenir a certes besoin du passé pour être conçu (et le
présent est peut-être le temps de cette démarche de l'un
à l’autre), mais il est bien difficile de repenser à ce qui a
été sans le comparer à ce qui est et sans en tirer des leçons
pour ce qui sera. L'idée du projet va donc aussi se saisir
du souvenir pour tourmenter A. X en sera d'autant plus
dangereux. À mainte reprise, À va donc refuser le souvenir:
« X. — Je vous ai dit qu'il fallait partir avec moi. Vous
m'avez répondu que c'était impossible, naturellement. À. —
Oui... Peut-être. Mais non. Je ne sais plus.»
Elle semble avoir été tentée d'assumer ce souvenir;
mais elle s'est vite reprise, se rendant compte du danger
qu'il représente.
À d’autres moments, elle n'osera plus même répondre
directement aux rappels de X: « X. — Vous étiez seule.
À, — Laissez-moi. Je vous en supplie. »
Robbe-Grillet indique que le ton de sa réponse est
34 DANIEL ROCHER

« apeuré, excédé, presque suppliant ». C'est donc bien l’an-


goisse qui l'étreint.
Alors, pourrait-on objecter, pourquoi n'évite-t-elle pas
X, puisque c'est surtout lui qui réveille ses souvenirs ? Elle
cherche effectivement à l'éviter. Mais c'est par un effet de
la malice cruelle du hasard que À rencontre souvent X dans
le château, précisément « par hasard ». Robbe-Grillet nous
le dit: « X entre en scène, flânant d'un pas indécis. À n'est
pas tournée de son côté et lui ne la remarque pas non plus...
Enfin, X en tournant la tête, remarque la présence de À
Elle le remarque à son tour...» (AM, 109).
Rien d'étonnant, après tout. Puisqu'ils sont dans le
château, À et X sont soumis au même titre que les autres
personnages aux combinaisons du hasard qui provoquent,
exigent leurs rencontres non préméditées. Il est nécessaire
qu'ils se rencontrent «par hasard». Mais quel intérêt le
hasard en retire-t-il ? Sans doute la jouissance de provoquer
l'échec. Tel un mauvais génie tout-puissant dans son
domaine, il jongle avec les sentiments de ses prisonniers.
C'est un jeu constamment pervers. Toutes les rencontres de
À et de X ne font en effet que perpétuer une impuissance
chronique à communiquer. Leur inefficacité s'avère. Cepen-
dant le hasard a une façon plus subtile de triompher : il se
sert de ces rencontres pour laisser croire à À et à X que le
projet est encore possible, Sa perfidie réside dans le fait
qu'il maintient toujours le projet dans les limites de la
virtualité et ne permet jamais un embryon de réalisation,
même dans les circonstances les plus anodines. Ainsi, lorsque
X propose simplement à À d'aller jusqu'à la statue : « Venez-
vous ? », celle-ci répond : « Non, je n'ai pas envie. C'est trop
loin. »
Or, la statue est toute proche; mais ce simple dépla-
cement engendrerait un mouvement, un changement que À
appréhende. Comme elle ne veut pas l'avouer, elle se réfugie
dans la mauvaise foi. Elle se condamne donc elle-même à
demeurer dans sa chère prison refusant, d'un côté, de se
souvenir, de l'autre, d'envisager tout changement. À est un
arbre déraciné : mort sur le sol dont il ne peut plus bouger
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 55

de lui-même, ses racines n'étreignent plus que du vide


puisqu'elles sont coupées de la terre qui renfermait leur
passé, tandis que son feuillage qui n’est plus nourri n’espère
plus de lendemain. Cet arbre est figé incapable de toute
modification, sinon de la pourriture lente à laquelle il est
condamné.
L'avant-dernière séquence est, là aussi, significative.
À ne « part » pas : on l’'emmène, comme on emmène un arbre
mort pour en débarrasser le sol. Ce « on » n’est même plus X,
car lui-même semble aussi las, aussi abattu que A. C'est une
nécessité — celle du hasard, sans doute — qui les achemine
vers leur perte inévitable, puisque l'un est venu s’égarer
hors des limites du temps, et que l’autre était promise à
ce destin de toute éternité.

la vie n'est pas de «ce » monde

De quoi servent donc leurs rencontres, leurs paroles


échangées ? En se retrouvant, X et À tentent de recouvrer
un peu de blanc, sinon un peu de gris au milieu du noir.
Ils voudraient se dire qu'ils vivent encore, mais leurs efforts
s'accomplissent dans le vide: celui du château, celui des
autres, celui d'eux-mêmes, peu à peu, car ils cèdent de plus
en plus à l’engourdissement général. L'authentique ne peut
plus se produire et ses témoignages seront récusés de toute
façon. Par exemple, dans une galerie du château apparaît
à un certain moment un grand lustre, blanc. On pourrait
croire que X et À devraient s'y référer dans leur tentative
de délivrance. Or, le monologue dit que ce lustre est « d'un
autre siècle », lui déniant par là toute réalité. Le lustre est
donc déjà mort: sa présence ne signifie rien, puisque sa
vie appartient au passé. Blanc, le lustre aurait pu être un
objet de vie si le temps ne l'avait démenti.
Une autre possibilité de retrouver un peu de vie était
contenue dans la photographie. Quel témoignage indiscu-
table ! À a donc bien connu X il y a un an; le jardin dont
il lui parle existe donc bien, puisqu'elle est prise assise sur
l'un de ses bancs. Logiquement, c'est la preuve indubitable
36 DANIEL ROCHER

que le passé a existé. Mais les réactions psychiques de A,


ses déductions et ses conclusions ne procèdent pas (ou plus)
de la logique. Soumise au hasard, elle se sent très lointaine
de ce que veut exprimer la photographie. Elle ne la perçoit
d’ailleurs plus comme une « signification », mais seulement
comme un objet de papier anonyme, sans rôle précis, qu'on
peut multiplier à sa fantaisie, pour jouer. À dispose donc
les photographies identiques dans l’ordre du jeu de « Nim »
(vieux jeu chinois) pour pallier son désœuvrement. La multi-
plication des photographies (et l'emploi qu'en fait A) dissout
le réel authentique qu'elles représentaient dans la dérision.
À était blanche sur ces photographies : la vie est donc bien
morte.
La vie est morte parce que X et À sont enfouis dans
ce qui est peut-être un souvenir commun. Depuis un an
sans doute, la vie s'est déroulée à leurs côtés sans qu'ils
s'en aperçussent. Depuis un an, le temps a recouvert de
plusieurs siècles l’image de leur rencontre, puisque c'est dans
le château qu'ils se revoient. Au sein de l'intemporel, chaque
instant d'absence peut prendre les dimensions de l'éternité.
C'est dans le décor de l'absence qu'ils tentent de se redonner
à eux-mêmes au moins l'illusion d'une durée: comment
n'échoueraient-ils pas ? Ils sont d'ailleurs en noir tous les
deux lorsqu'ils font cette tentative: sur la terrasse du
château, À se trouve au milieu d’un EROUPDÉ Ra MIÉCANE
X prend part à la conversation pour attirer sur lui l'attention
de À. Comment a réagi celle-ci, c'est la voix de X qui nous
le dit: «C'est vous qui m'avez répondu, dans le soudain
silence, d'une phrase ironique sur l'invraisemblance de mon
propos. Les autres continuaient de se taire. J'ai eu de
nouveau l'impression que personne ne comprenait vos
paroles, peut-être même que j'étais le seul à les avoir
entendues. »
X et À ont donc communiqué au milieu du silence.
Autant dire qu'il ne peut s'agir d'une véritable communi-
cation car le silence d'autrui est une forme d'absence et on
ne peut vraiment se ressaisir dans son existence que par
rapport à autrui qui apporte la confirmation nécessaire.
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD al

Mais la vie n’est pas de ce monde, c'est-à-dire du monde


du château. Dans un cadre qui ne leur fournit aucun point
d'appui, privés de références, X et À ne peuvent aboutir à
une reconquête de l'existence, les autres continuent de se
taire lorsqu'ils se parlent : leur dialogue s'établit dans le
vide. Ils ne peuvent même plus se confirmer l'un à l’autre
la véracité de leurs propos : ceux-ci sont déjà lettre morte,
car X et À sont en noir, déjà absorbés hors des limites du
temps. Ils sont isolés. X lui dit encore : « C'était comme s'il
n'y avait eu, dans tout ce jardin, que vous et moi.»
Ils monologuent à deux sur un souvenir qui ne peut
plus prendre forme. Ce n'est là qu'une fausse liberté puis-
qu'elle s'exerce « en vase clos ». Elle est prise dans les rets
du château et le désir qu’en ont X et À ne sert, par contraste,
qu'à leur mieux faire sentir à quel point ils sont morts.
Mallarmé écrivait :

Choit
la plume
[21
s'ensevelir
aux écumes originelles
naguères d'où sursauta son délire jusqu'à une cime
flétrie
par la neutralité identique du gouffre

(Un Coup de dés)

Le couple X et À, «la plume », est destiné au néant du


château d'où, par pure velléité, il osa désirer sortir. Mais
son aspiration vers autre chose était déjà «flétrie»,
condamnée par le vide indifférencié du « gouffre ». Jusqu'ici,
le hasard est donc apparu franchement invulnérable : il n'a
pas caché sa volonté et les échecs sont immédiats et
évidents de ceux qui ont voulu s'élever contre lui.
Nous l'allons voir maintenant plus redoutable: à la
puissance, il va joindre la perfidie.
38 DANIEL ROCHER

2. LE HASARD SE DÉGUISE

Quoi de plus efficace, dans toute stratégie, que de faire


croire à l'adversaire qu'il triomphe ? Quel plus sûr moyen
de le mieux perdre ? Pour ce faire, on peut s'y prendre de
maintes façons : donner à penser qu'on abandonne, qu’on
est épuisé, qu'on a changé d'avis, que les circonstances ont
changé Mais le meilleur moyen d’abuser autrui est de lui
donner l'illusion qu'il prend l'initiative, après qu'il a décou-
vert «le défaut de la cuirasse». Une victoire qui vient
trop tôt n'apporte jamais un triomphe complet : il faut, pour
que ce dernier ne connaisse pas les démentis du lendemain,
qu'il ait obtenu lentement, savamment, au prix de multiples
feintes qui servirent à fatiguer, tromper, décevoir l'adversaire
dans son attente, bref : à le démoraliser. S'il ne croit plus
à ses chances de vaincre, il est déjà vaincu.
C'est ainsi qu'en use avec X le hasard. Il joue à se
rendre accessible, plus: vulnérable, en empruntant toute
une série de masques, se saisissant de l'objet, du lieu, du
jeu, de l'événement le plus banal pour séduire X par de falla-
cieuses possibilités. Les forces en présence sont par trop
inégales et X, ainsi que A quelquefois, donneront dans le
piège pour connaître de nouvelles difficultés et de plus
cuisants échecs qui les mèneront jusqu'à une espèce de
résignation. Le spectateur ne pourra que les accompag
ner
sur ce chemin qui ne s'achève que par un constat
d'im-
puissance.
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 39

la pièce de théâtre

Par deux fois, au cours du film, le théâtre apparaît avec,


sur la scène, la même pièce, semble-t-il. La première fois,
au début du film, la scène est découverte en « contre-champ »,
brillamment illuminée. Elle emplit l'écran. Deux comédiens,
un homme et une femme, en costume du siècle dernier, se
tiennent debout, immobiles, l’homme termine un monologue
par ces mots: «Je vous attends encore, hésitante encore
peut-être, regardant toujours le seuil de ce jardin. »

Voilà, à peu près, le contenu des propos que X va tenir


à A: il l'attend, malgré ses incertitudes, elle qui regarde
toujours vers l'extérieur sans être jamais capable de sortir
vraiment, qui s'arrête toujours au « seuil ».

La comédienne termine la pièce en lui répondant (sans


toutefois faire un seul geste vers lui): « Voila, maintenant.
Je suis à vous.»

C'est là une sorte de réponse idéale, celle que X doit


souhaïter entendre de la bouche de A. Le dénouement de
cette pièce, par l’analogie frappante entre le comédien et X
d'une part, la comédienne et À de l'autre, laisserait bien
augurer du dénouement du film. Plus d'une raison, cependant
incite au scepticisme:
— tout d’abord, au milieu de la scène illuminée, les
deux comédiens sont en noir, ce qui, dans notre optique,
peut constituer un premier démenti à leurs propos;
— ensuite, leurs habits sont vieillots, «d'un autre
siècle », ce qui prouve qu'ils n'appartiennent pas au temps
de l’action, mais à celui du souvenir, qu'ils ne peuvent rien
accomplir dans le présent ;
— en outre ils se tiennent non seulement immobiles,
mais raides, figés, comme les personnages du château : leurs
RUN TINTIN

propos s'inscrivent donc dans un contexte si « statique »


qu'ils ne sauraient en aucun cas engendrer ou seulement
commenter une action:
— enfin, nous sommes au théâtre, et tout est donc faux.
Vraisemblable, probable, naturel même, mais faux, car nous
avons affaire ici à une forme de théâtre traditionnel. Cette
fausseté commence par l'existence d'un décor. Quel est-il?

Un jardin à la française, une statue, une balustrade


de pierre, bref, la réplique de ce que le spectateur est appelé
à voir pendant les vues du parc. Mais comme il aura d’abord
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 41

vu au théâtre ce qu'il verra ensuite « en réalité », il replacera


instinctivement les vues réelles du parc dans le cadre de
la pièce, opérant ainsi fatalement une sorte de dégradation
duréel. Ce dernier est en effet grevé de ce réflexe de
« spectateur » qu'il ne peut pas, après la pièce de théâtre, ne
pas provoquer, se refusant par là tout crédit : on «n'y croit
pas », car on ne peut justement plus le percevoir qu'en tant
que décor. (L'absence presque totale de bruit ou de musique
pendant les vues du parc augmente d'ailleurs cette impres-
sion.) Ainsi, la première apparition de la scène de théâtre
fausse la vision de nombreuses séquences postérieures : le
caractère irréel des lieux, au fur et à mesure que les analogies,
pour ainsi dire à rebours, entre la scène et la nature,
s'établiront, ira grandissant. Ce n'est plus le théâtre qui
veut donner l'impression de la vie, c'est la vie qui ressemble
au théâtre. Cela, pour nous, spectateurs. Pour X et A, il
mentestériens IIS semblent: bientww«1y, croire ».. Dès: lors,
comment ne nous paraîtraient-ils pas infiniment dérisoires,
dans leur tentative laborieuse et maladroite de réaliser
« vraiment » ce que nous avons vu aboutir en quelques
minutes sur la scène. Tous leurs efforts ont pour nous un
goût de « rebouilli » et une cruelle impression de déjà vu;
cela nous empêche d'être intéressés par cette intrigue
besogneuse.
La fausseté vient aussi des paroles qui sont prononcées,
au fur et à mesure qu'on s’achemine vers le dénouement, de
plus en plus dans le « ton » du théâtre. Les acteurs « jouent »
leurs répliques: ils «en font» de plus en plus, frisant
parfois le « mélo». Par la suite, X ne pourra se défaire
d'une certaine solennité dans les intonations, d'une complai-
sance à « faire de la littérature » en parlant. À, de son côté,
aura toujours une façon inattendue d'accentuer les mots
qui étouffera toute spontanéité dans ses réactions; il y
aura une note insolite, en porte-à-faux avec l'élan du senti-
ment, dans chacune de ses répliques, une note ni bonne, ni
mauvaise : fausse. Nous devons ici rendre hommage à
Delphine Seyrig qui a su produire admirablement cet effet
de « fabriqué », d'artificiel, dans les dialogues. Tout, donc,
42 DANIEL ROCHER

irrémédiablement, sonne faux, puisque tout a pris un goût


de théâtre. À leur insu, en éprouvant une gêne confuse,
X et À, besogneux, vont s’engluer devant nous dans le rôle
qu'inconsciemment ils jouent, dans un texte qu'ils parvien-
dront de moins en moins à formuler clairement, perdant
peu à peu de vue leurs intentions, leurs situations respectives
l'un vis-à-vis de l’autre et la teneur exacte de leurs propos.
Cela nous explique qu'à la seconde apparition de la
scène de théâtre sur l'écran, nous ne faisions plus que voir
les acteurs, sans entendre le moindre mot de leur conver-
sation. Le dérisoire éclate : ce qu'ils disent (dans la même
histoire apparemment puisque leurs costumes n'ont pas
changé) a si peu d'importance, de portée surtout, qu'il n’est
même plus nécessaire de l'entendre. Cette seconde appa-
rition «muette» du théâtre vient comme un rappel: le
spectateur est maintenu dans le fictif, car rien n'est appelé
à durer : le rideau qui tombe marque la fin de toute chose.
Or, pour qu'il ressente la réalité, il faut à l'esprit le temps
de se regrouper, ne serait-ce que pour se reconnaître ; c’est
pourquoi ce qui est trop éphémère devient fictif.
La première — et non la moindre ! — rouerie du hasard
s'avère donc. Rappelons-nous que, lors de la première appa-
rition de la scène de théâtre, l'apparition « sonore », le texte
du comédien prolongeait le monologue de X, prenant ainsi
à son compte la situation de X. Ce dernier pouvait donc
aussi prendre à son compte l'intrigue théâtrale telle qu'elle
se déroulait et se résolvait, et se fonder sur son dénouement
pour, d'après lui, bien augurer de la suite de son aventure, et
croire avec un optimisme raisonnable dans l'utilité de ses
efforts.
Hélas ! Comment eût-il pu savoir que, tout comme les
personnages de la pièce sont prisonniers du texte qui leur
est écrit, jouets de l’auteur qui les manœuvre, il est, lui,
prisonnier du hasard qui en use avec lui selon sa fantaisie,
qui l'a mis en présence du théâtre pour lui faire éprouver.
par opposition, sa vie dans le château comme réelle, alors
qu'il s'agit d’une autre forme de vie «fausse». De même
que les personnages de la pièce «sont vécus » par leur
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 43

auteur, X, à son insu, «est vécu » par le hasard. Le pathé-


tique naît du fait que le spectateur se rend compte parfai-
tement de la situation de X et ne peut qu'assister, impuissant,
à ses démarches vaines, qui ne le font que s’abuser encore
plus sur lui-même.

le jeu du « Nim»

Au cours du film, le jeu du Nim revient périodiquement,


tel un leitmotiv. Il crée ainsi une certaine obsession. Il
convient, pensons-nous, de remarquer que c'est M qui
connaît ce jeu, et que c'est lui qui propose aux autres d'y
jouer. Le jeu finit donc par concerner à peu près tout le
monde, et plus particulièrement M, X et A.
On assiste à plusieurs parties ; ou plutôt le jeu apparaît
plusieurs fois sans qu'il s'agisse toujours de « parties » avec
des partenaires. Disons que, à plusieurs reprises, des objets
(allumettes, jetons de poker, cartes, photographies) sont
rangés dans l'ordre du jeu sept, cinq, trois, un. Apparemment
c'est chaque fois la même chose : il s'agit du même jeu et
on réfléchit aux moyens de gagner. Cependant, chaque fois,
les circonstances, les personnages, les objets mêmes et le
décor changent : chaque fois, il y a donc une signification
nouvelle.
Il est donc nécessaire de passer en revue les différentes
apparitions du jeu et de décrire avec précision les attitudes
et les expressions des personnages dans chacun de ces cas.
Nous tâcherons d'excuser — sinon de justifier — ce que
peut avoir de fastidieux pour le lecteur qui n’a pas vu le
film une telle suite descriptive par le souci que nous avons
de déduire des nombreuses manifestations du jeu une
signification générale qui s’inscrive dans le conflit qu'abrite
le château.
X joue une première fois au Nim sur l'invitation de M.
Il est en smoking noir dans un salon aux tentures noires.

M. — Je connais un jeu auquel je gagne toujours.


X. — Si vous ne pouvez pas perdre, ce n'est pas un jeu!
M. — Je peux perdre (silence). Mais je gagne toujours.
44 DANIEL ROCHER

Remarquons bien que X n'a pas dit: «ON peut me


battre», mais: «JE peux perdre». Ils jouent: X perd. Il
sourit, dans une expression d’étonnement amusé.
X joue une deuxième fois au Nim après avoir pris en
quelque sorte une initiative : il a demandé à M de commencer.
Ilestren gris Ilstjouent : Xtperd-1Ilinéisourit plus.
Puis, X, seul, a disposé les allumettes dans l'ordre du
jeu. Il réfléchit longuement en regardant les allumettes. Il
semblé soucieux AIlPresté perplexe:
X et M jouent une troisième fois ensemble. X est en
noir. Il perd. Il sourit. Mais ce n'est plus le même sourire
que la première fois : celui-là est résigné. On dirait que X
était sûr de son échec.
On a vu entre temps des personnages anonymes jouer
au Nim. Ils y jouent cérémonieusement, comme s'il leur
fallait satisfaire à un certain protocole, comme s'il était de
leur devoir de pratiquer ce jeu.
Enfin, À, seule dans sa chambre, a rangé les photo-
graphies d'elle, toutes semblables, dans l'ordre du jeu. Elle
semble l'avoir fait par désœuvrement, presque malgré elle.
Une fois les photographies disposées dans l’ordre sept, cinq,
trois, un, elle demeure, pensive, à les regarder, sans paraître
même réfléchir.
Le jeu semble donc exercer son action, son magnétisme
pourrait-on dire, dans trois domaines : X, À, et le château
en général.
X évolue sensiblement au cours de ses trois « affron-
tements » avec M. La première fois, il perd avec une curiosité
amusée car le coup de dés n'est pas encore entamé : il peut
se targuer d'avoir réussi à s’introduire dans le décor du
hasard grâce à son maintien réservé, à son smoking, et
surtout, au fond, à l'invitation reçue par M. Bien que cette
dernière fût quelque peu ambiguë, à cause de l’intonation
à la fois courtoise et ironique de M, X peut considérer qu’elle
lui sert pour commencer de s’assimiler au milieu du hasard.
Aussi perd-il sans en être affecté. Au contraire, il est inté-
ressé, car il lui semble sans doute que le hasard se dévoile.
Mais il est déjà trop tard. Le jeu l’a non seulement
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 45

amusé : il l'a aussi intrigué, il lui a déjà donné l'envie d'y


revenir. Déjà, sous une forme latente il est possédé par
le démon ; il va donc essayer de se servir du jeu pour faire
réussir son coup de dés. C'est pourquoi, la deuxième fois,
alors qu'il est en gris (le coup de dés est donc commencé),
il paraît très ennuyé d’avoir perdu, d'autant plus qu'il avait
tenté de mettre en défaut le hasard en demandant à M de
commencer. Dans les deux cas, qu'il commence ou non (ce
sont là les deux seules possibilités dans le déroulement du
jeu), il a perdu. Il lui faut donc se demander si toute chance
de gagner lui est refusée, ou si, malgré l'affirmation tran-
quille de M: « Je gagne toujours », il ne lui est pas possible
de découvrir la clé du jeu.
Il est donc naturel que nous le retrouvions seul devant
les allumettes en train de réfléchir à tête reposée sur les
combinaisons du Nim. Cependant, son sourcil reste froncé:
le jeu ne livre pas son secret. Il reste perplexe. Il prend
conscience de son incapacité à découvrir l'énigme du jeu;
il semble déjà pressentir qu'il ne sera jamais vainqueur.
Lors de sa dernière rencontre avec M, sachant qu'il va
perdre, X est en noir: le coup de dés avoue son échec. Le
sourire que X a à la fin de la partie ne ressemble pas à
celui du premier affrontement : celui-là est résigné. X, par
un masochisme très fréquent dans ce genre de circonstances,
a voulu vérifier qu'il allait perdre; il « partait battu », mais
il lui fallait la confirmation de son infériorité, après l'examen
qu'il avait fait, seul, de la disposition des allumettes.
Le hasard n’a donc pas de « défaut à la cuirasse»; ce
qui ne veut pas dire qu'il soit inaltérable. M l'a expliqué
en disant : « Je peux perdre » et non: « On peut me battre ».
Cela signifie que rien d'extérieur, d’étranger au hasard ne
peut l’atteindre ; si celui-ci se laisse vaincre, ce ne peut être
que par un défaut interne, une faute commise par lui-même,
une erreur de fonctionnement. Le seul aspect de M, la
maîtrise absolue qu'il a de lui-même nous indiquent assez
que toute erreur est impossible. M connait parfaitement le
jeu du Nim, il ne fera jamais de maladresse, n'aura aucune
distraction, gagnera toujours : le hasard est invulnérable.
46 DANIEL ROCHER

Tout au long du film, on voit des personnages anonymes


jouer au Nim. Tel un choryphée, M semble avoir donné le
signal aux choreutes du hasard pour qu'ils agissent selon les
désirs de la volonté qu'ils représentent. Le Nim ponctue
ainsi le déroulement du film, prenant vite un caractère
obsédant. Il se joue en silence, avec toute la retenue, le bon
ton qui sont de mise dans le château; les partenaires
demeurent impassibles et le jeu dépasse sa propre signi-
fication: il devient l’une des carapaces du hasard. Il en a
d’ailleurs la souplesse, la séduction, la facilité : tout le monde
peut y jouer, les règles sont simples, la partie est courte,
n'importe quels objets peuvent être utilisés pour former
les rangées, et, surtout, avant de commencer la partie, on
pense presque toujours qu'on va gagner, tant la disposition
des objets paraît simple et tant ceux-ci sont peu nombreux.
Bref, ce jeu, comme le hasard, donne une illusion de puis-
sance : il fait croire à une possibilité de victoire personnelle
quand il ne s’agit que d'être soumis aux lois d’un certain
nombre de combinaisons.
Nous avons dit que ce jeu concernait tout le monde.
Pour le prouver, il n'est que de remarquer que À, la noncha-
lante, l’oisive, est elle-même prise par sa séduction. Seule
dans sa chambre, elle se livre pour l'unique fois au cours
du film à un semblant d'occupation : elle rompt un bref
instant son désœuvrement en rangeant les photographies.
Veut-elle aussi réfléchir sur le jeu ? Dès le: début, on
sent
bien qu'elle en est incapable. Tout indique qu'elle ne pourra
pas Soutenir suffisamment son attention pour comprendre
le
jeu : sa façon détachée, lointaine de ranger les photographies,
sa pose pleine de mollesse sur son lit, sa tête qui
tombe
de côté. Dès le début, elle sait qu'elle ne pourra comprend
re,
mais ses gestes s’accomplissent néanmoins, comme s'ils
étaient dictés. Cependant, très vite, À ne sait plus
que faire,
elle ne cherche même plus à agir: le hasard, une
fois de
plus, triomphe.
Le hasard, une fois de plus, s'est déguisé. Des voix
off
commentent le jeu en ces termes: «11 y a un truc
», «il y
a des règles, sûrement », etc.
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 47

Certes, il y a des règles, et les plus rigides qui soient:


celles des mathématiques. Le joueur idéal, M, doit gagner
s’il commence. S'il gagne, même si ce n'est pas lui qui entame
la partie, c'est qu'aucun adversaire ne possède le jeu, les
combinaisons aussi bien que lui. Le Nim, qui sert au hasard
à stigmatiser son infaillibilité, est donc un jeu auquel M,
mathématiquement, doit gagner, toute surprise exclue.
Comble de perfidie ! Le hasard s’est déguisé en son contraire :
les mathématiques (mais peut-être est-il lui-même une mathé-
matique supérieure de l'absurde) pour à la fois se mieux
dérober et mieux manifester sa toute-puissance.

le parc

Deux espaces composent le film qui sont bien distincts


l'un de l’autre sans consentir à la moindre interpénétration :
l'espace du château et l’espace du parc. Ils s'opposent quant
à l'éclairage, à la musique, aux couleurs, à la durée des
séquences, si bien qu'au premier abord, on peut penser que
l'un est le contraire de l'autre, son adversaire, peut-être,
donc, sa délivrance. De fait, si le château est une prison,
le parc est a priori le domaine de la liberté, grâce à cette
évidence première : l'extérieur permet de sortir de l’intérieur.
Tout le film aurait pu se dérouler dans le château : aucun
doute n'eût été alors permis. Mais il y a le parc; il s'offre
à X et à À, et rien n'empêche quiconque de sortir pour s'y
promener à sa guise ; il est comme une glorieuse possibilité
de fuir les contraintes du château.
D'ailleurs, on parle beaucoup du parc dans le château.
On en parle en mots et en images: tantôt, un personnage
anonvme dit qu'il est «rassurant », « à portée de main»;
tantôt, une brève vue du parc vient trouer les travellings
interminables sur les couloirs et les salons : il apparaît alors
inondé de lumière, accueillant, hospitalier. Le parc semble
même, parfois, s’insinuer dans le château: par exemple,
nous voyons À en blanc dans un couloir; c'est que X lui
parle d’une fenêtre qui donne sur le jardin. En outre, maintes
vues de ce jardin nous sont offertes, qui proposent l’image
48 DANIEL ROCHER

d'une certaine liberté: la plus évidente, à ce sujet, est


peut-être celle où l'on voit X et À marchant dans le parc
sous un ciel éblouissant. Ils sont tous les deux habillés en
gris clair. Bien sûr, ce n’est pas le blanc parfait, mais ils sont
néanmoins très calmes, légers. Peu après, nous les retrouvons
en train de se caresser, sans toutefois s'embrasser : X se
contente de suivre du doigt le contour de la bouche et des
joues de A. Celle-ci, l'air toujours un peu absent, se laisse
faire très calmement. Ils se sont donc rapprochés. Mais
se sont-ils rejoints?
Non, sans doute, car le parc n'est pas exempt de toute
contrainte. D'ailleurs, si on en parle beaucoup, cela ne va
pas sans quelque méfiance. Le même homme qui le disait:
« rassurant », « à portée de main », ajoutait aussitôt : « mais
sans jamais nous rapprocher ». En effet, il y a toujours un
« mais ». Ce sont d’abord les distances qui limitent la liberté :
plusieurs fois, par exemple, nous voyons et entendons une
cascade. Le bruit de l’eau est très doux et on pourrait en
déduire, selon la symbolique freudienne, une possibilité
d'érotisme, puisque l’eau est un symbole sexuel féminin. Cela
semblerait confirmé par un autre plan qui nous fait voir X,
en gris clair, et À, en blanc, au bord d'un bassin. Cependant,
dans tous ces cas, le bruit de l’eau est non seulement très
doux, mais surtout très lointain; vers la fin du film, on
revoit même la cascade sans entendre le moindre bruit
d'eau. La signification du symbole, les possibilités qu'il
proposait sont donc « gommées » par l'éloignement. Dans
le parc, on se sent peut-être libre, mais on est loin de tout.
En outre, ce parc est un jardin à la française. Cela veut
dire qu'on a beau être à l'extérieur, sous le ciel, l’espace y
est rigoureusement orienté. Cela veut dire aussi qu'il Ÿ À
des pelouses et des allées, et que, puisqu'on ne marche que
dans les allées, les pas du promeneur sont soumis d’une part
à leur dessin, d'autre part à ce qui les compose : le gravier.
Et X rappelle à A: «Vous n'aimiez pas beaucoup vous
promener dans le parc, à cause des graviers. »
Voilà un obstacle de plus à une vraie liberté. Le parc
séduit encore perfidement en offrant ses bancs blancs. X et
À s’y assoient. Le banc, apparemment, devrait les rapprocher :
sa couleur, le fait qu'on y soit assis pour se reposer, tout
invite à de plus tendres entretiens. Mais X est en gris moyen,
A'hentmoir le feuillasemderrièremeux trèesssombre canex
dit à À au bout d'un long silence: « Mais il est trop tard,
maintenant. »
50 DANIEL ROCHER

Le jardin fut-il un jour capable de proposer une authen-


tique délivrance ? La vie y rôdait peut-être à une certaine
époque, quand le château ne s'était pas encore retiré du
monde, emmenant dans son éloignement irréversible son
grand parc figé qui porte maintenant ses couleurs. Désor-
mais, sous le charme de son château, le parc a gardé ses
formes, mais s’est fait plus étrange. La clarté devient incer-
titude, la géométrie est trop parfaite pour ne pas inquiéter.
À aura beau séjourner en blanc dans le jardin, elle n’y
trouvera jamais la confirmation d'aucun rêve ; elle s’y perdra,
particulièrement si elle s'y promène à la fin du jour. Nous
la voyons, un soir, en blanc, dans une allée, avec, en toile
de fond, la façade blanche du château. Peu à peu ses pas
se font hésitants : elle s'égare malgré elle le long d'une
uniformité qu'elle ne reconnaît plus.
Le parc donne donc à l'esprit en mal de lui-même l’illu-
sion qu'il aura le loisir de se retrouver aidé en cela par le
dessin régulier des formes et la sobriété extrême de la
flore dans lesquels on pourrait voir la réplique symbolique
concrète et stylisée des structures du conscient. Mais, juste-
ment, le parc semble trop bien à la mesure de l’homme pour
l'aider honnêtement à redevenir lui-même. Cette perfection
et cette clarté d'aspect ne laissent pas d'intriguer X qui
dira à la fin: «11 semblait, au premier abord, impossible de
s'y perdre. au premier abord... le long des allées rectilignes,
entre les Statues aux gestes figés et les dalles de granit, où
vous éliez maintenant déjà en train de vous perdre, PO
toujours, dans la nuit tranquille, seule avec moi. »
Le parc est donc le piège final. Il s'est proposé depuis le
début du film comme le contraire du château : sa situation,
son dépouillement s'opposaient apparemment aux intérieurs
sombres et surchargés de l'hôtel. Néanmoins, un point
commun demeurait entre eux : les teintes. On peut remarquer
tout au long du film que, dans le parc, seules les allées et
les statues sont blanches, à travers les pelouses grises, alors
que les massifs et les arbres, à l'arrière-plan, sont noirs. Le
blanc y est donc cloisonné, rigide, figé, cerné. Se promener
dans le parc, c'est être en liberté surveillée. En outre, c'est
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD il

aussi s'y perdre puisque, étant à l'image de nos structures


internes, il nous fait d'abord évoluer à travers nous-mêmes
dans un lieu soumis aux règles du hasard: c'est dire que
nous ne pouvons que nous y égarer. S'égarer dans le parc,
c'est s'égarer dans soi-même: n'était-ce pas là l'intention
du hasard ?
Un détail aurait d’ailleurs dû éveiller la méfiance depuis
longtemps : dans un couloir du château, est une gravure qui
représente le parc. Ce dernier est donc figé dans un cadre,
inscrit au sein de l’intemporel dans le contexte de la mort:
il est prisonnier du château. Toute sa signification se résume
dans ce cadre: il est, par essence, cloisonné, comme le
château, par le château. Comme le château aussi, il possède
cette vertu redoutable de figer ses occupants : insensiblement,
ceux-ci s'arrêtent de marcher, d'exister, et demeurent immo-
biles, tels une ornementation précise et éteinte, au même
titre que le gravier, le marbre, les massifs, dans la seconde
prison du hasard, dans le second visage d'une même déesse:
l'absence.

la statue

Pour faire sentir à quelqu'un que ce qu'on lui propose


est possible, il est souvent efficace (d'ailleurs absurdement,
car il ne s’agit jamais de la même situation) de lui produire
un exemple dans lequel ce projet ou cette intention sont
réalisés. Vois ce qui est, tu sauras ce que tu peux. C'est ainsi
que procède X avec À, grâce à la statue. Il va se livrer au
jeu des rapprochements.
Il commence par décrire le groupe : ce sont un homme
et une femme réunis dans une marche et qui semblent s'être
arrêtés pour une raison qu'on ignore. Leurs gestes sont
inachevés, leurs noms sont inconnus : on ne sait donc pas
à quoi s’en tenir. La statue est trop énigmatique et on la
voit trop souvent au cours du film pour qu'on ne s'inquiète
pas des noms des personnages et de l'époque à laquelle ils
appartiennent. À demande des précisions à X. Celui-ci
répond : «Ce couple, c'est vous et moi aussi bien.» Cela
5? DANIEL ROCHER

provoque le rire de A. Elle insiste et X répond: « Cela n'a


pas d'importance. À. — Si. X. — Alors, c'est vous et mot.»
Évidemment, À rit de nouveau. X et À semblent donc.
à propos de cette statue, se livrer à un badinage de bon ton,
tout à fait dans le goût de la réserve imposée par le château.
Cependant, ces propos légers ne sont pour X qu'une nouvelle
forme d'approche, une autre tentative de persuasion: il
finit toujours par assimiler le groupe de pierre au couple
qu'il rêve de former avec A. Le hasard lui tend donc ici le
piège de l’analogie et il triomphe une fois de plus, car À ne
prend pas X au sérieux quand il se livre à ses rapproche-
ments. On voit bien à quel point est artificiel le moyen que X
invente pour se tirer d'embarras (« Alors, c'est vous et moi»).
Cette gentille pirouette de galanterie mondaine n’entame pas
d'un pouce le mystère de la statue : sa signification demeure
opaque. L'étranger ne peut pas percer les énigmes du parc
et À, familière, malgré tout, du lieu, rit des vains efforts de X
qui se heurte à ce qui lui apparaît comme contingent. Ce
contingent n'est-il justement pas ce qui sert à définir le
hasard ? Ou plutôt, l’un des visages pris par le hasard pour
mieux maintenir son inviolabilité en usant l'imagination de
son ennemi dans de multiples et toujours fausses conjec-
tures ? Il n'appartient qu'au hasard de se connaître. Aussi X
ne découvrira-t-il rien. À ne fait d’ailleurs aucun effort pour
l'aider. C'est que À n'est pas un élément sûr et le hasard
réserve à celui qui l’incarne le mieux le soin de rendre
service — un faux service, bien sûr ! — à €
M va donc dire à X ce que représente la statue. Nous
allons voir pourquoi ce renseignement, loin de l'aider malgré
les apparences, devrait lui faire comprendre qu'une fois de
plus son échec se précise, qu'il a commis une nouvelle faute en
voulant empiéter dans une région qui lui est interdite, que
ce qu'il avait pu espérer être un « défaut à la cuirasse », est
en réalité un point fort qui le repousse une fois de plus dans
les limbes de sa tentative.
M adopte le ton le plus impersonnel (mais en posséda:t-il
jamais d'autre ?) pour indiquer à X ce qu'il faut comprendre
dans la statue. Au sein de ce « bon ton » d'homme du monde,
il va se permettre de dire des choses exactes, précises, mais
qui ne seront justement que d'un intérêt historique, « docu-
mentaire », et non affectif :

Pardonnez-moi, cher monsieur. Je crois que je peux vous ren-


seigner d'une façon plus précise: cette statue représente Charles III
et son épouse, mais elle ne date pas de cette époque, naturellement.
La scène est celle du serment devant la Diète, au moment du proces
en trahison. Les costumes antiques sont de convention pure.

La statue est inévitablement la représentation de quelque


chose, une apparence. Elle est donc l'arbitraire de certaines
formes qui réalisent un projet, une volonté, une signification.
54 DANIEL ROCHER

Aux veux de X, toutes les interprétations peuvent donc être


permises : «Ensuite, vous m'avez demandé le nom des
personnages, J'ai répondu que ça n'avait pas d'importance.
Vous n'étiez pas de cet avis.»
Pourquoi A paraît-elle vouloir obtenir des précisions?
Elle sent probablement qu'il y a là un signe de celui qui est
son maître. Le hasard veut en effet qu'elle réclame à X les
informations exactes pour lui mieux prouver l'impuissance
de celui-ci. Comment d’ailleurs X pourrait-il prendre appui
sur cette Statue qui, outre le fait qu'elle présente un décalage
chronologique par rapport à ce qu'elle représente, une
inexactitude volontaire quant à l'aspect vestimentaire des
personnages, est avant tout une œuvre d'art. Avant tout, elle
est donc du domaine du «faux», car elle est et reste de
marbre.
Et pourtant, quelle séduction pour X et A! Voiciun
homme et une femme réunis, et réunis dans une action
en
train de se dérouler ! Mis à part les commentaires de M qui,
nous l'avons vu, ont plus servi, bien qu'ils aient révélé son
passé, à figer cette statue qu’à l'animer, le mouvement n’en
demeure pas moins :. marche, vision, avertissement, le
groupe semble le lieu où les êtres communiquent et se
comprennent ; où le geste, né d'une pulsion personnelle,
trouve sa réponse dans «l'autre»: où «moi»
et «toi»
parviennent à signifier « nous »,
En outre, la statue est blanche comme la robe de A
auprès d'elle; les personnages sont à demi dévétus.
Triple
piège tendu à X qui est en gris lorsqu'il se trouve
près du
groupe. Parce qu'elle a la « même couleur » que
la statue,
parce qu'elle se montre familière avec elle, X devrait
sentir
que À et le groupe appartiennent au même monde,
comme y
appartiennent tous les autres habitants du château
qui, dans
le parc, ont le port et l'immobilité des statues.
Mais X est dans l'illusion à cause de son désir
: la preuve
en est qu'il regarde la statue avec énvie”
quilnnaltpasà
son égard une perception esthétique, mais qu'il
la prend, à
force de fatigue et d'intensité émotionnelle
, pour « du réel ».
« Alors, c'est vous et moi.»: cela révèle
bien, derrière le
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 55

badinage galant, la puissance de l'assimilation. Mais le coup


de dés ne peut aboutir car, ici, tout particulièrement:

| LE NOMBRE
EXISTÂT-IL
autrement qu'hallucination éparse d'agonie

(Un Coup de dés)

On peut dire de X qu'il devient halluciné par le groupe


à cause de sa fatigue — c'est-à-dire de son « agonie» (car
l'échec se déroule) — et que cette hallucination s’éparpille
dans ses diverses conjectures, efforts répétés au sein d’une
même impuissance. Le «nombre», s'il est possible, reste
donc très flou, à l’état de tendances indistinctes parmi les
fluctuations intérieures que le pauvre esprit, isolé dans ses
limites monotones, ne parvient ni à saisir, ni à interpréter.
Une émotion, si intense soit-elle, quand elle reste confuse,
n'est jamais une action. Le hasard s'est joué de X en se
contentant de faire vibrer en lui certaines cordes affectives
qui lui donnent l'envie du mouvement sans qu'il sache
cependant quelle forme lui donner, et, comble du paradoxe,
ce désir d'agir lui est donné par ce qui est silencieux et
immobile par excellence : le marbre. On comprend que X
usera son imagination et son énergie devant l’opacité impé-
nétrable du groupe qui ne fait que le renvoyer à lui-même
pour qu'il s'embrouille jusqu'à ce que M lui révèle, non pas
tant l'identité des personnages, que le caractère conven-
tionnel, « faux » de la statue, lui retirant définitivement ce
qu'il avait cru pouvoir prendre comme point d'appui dans
sa démarche besogneuse pour installer un certain passé.

un accident du réel dans le hasard

X aurait de bonnes raisons pour être découragé. Qui


ou quoi pourrait encore réveiller sa ferveur ? Son ressort
paraît brisé. Échec après échec, sa raison s'égare et il ne
trouve plus en lui-même d’'élans nouveaux. L'époque de la
56 DANIEL ROCHER

lucidité lui semble peut-être soudain lointaine, car les ouver-


tures qu'il avait cru apercevoir en longeant le flanc mouvant
et glacé du hasard, l’une après l’autre, se sont fermées. Des
relents de désirs meuvent encore X, désordre stérile de
gestes et de besoins dans la confusion des émotions et des
espoirs.
Cependant, un événement singulier va le fouetter de
nouveau et le faire s'engager une fois de plus, pris par
l'illusion des actes, dans une tentative de conquête.
On se souvient que X avait déclaré à A : « Vous n'aimiez
pas beaucoup vous promener dans le parc, à cause des
graviers, incommodes pour vos souliers de ville... » Il ajoutait
peu après : « Un jour, mais c'était sans doute plus tard, vous
v avez même cassé l’un de vos hauts talons. Il a bien fallu
que vous acceptiez mon bras pour vous soutenir, pendant
que vous enleviez votre chaussure. »
X n'est pour rien dans cet incident. Les graviers, le parc,
À elle-même en sont responsables. Mais l'incident s’est
produit en présence de X. À aurait pu casser son talon
étant seule, dans un autre endroit. Le talon s'est cependant
cassé alors que X était avec elle. par hasard. Oui, l'incident
s'inscrit dans le contexte du hasard qui, pour autant que
nous le sachions jusque-là, s'il ne l’a pas provoqué, lui a
au moins donné le contraire apparent de sa couleur : le talon
éstiblanc, étrilsSétbriSe Sur léwravier Clarr,
Cela s'est passé par une belle fin d'après-midi, dans le
parc paisible sous le ciel. Voici le jour immobile, sans
qu'aucune brise ne hâte sa marche vers la nuit: voici un
couple qui s'est arrêté à quelque distance de la façade
blanche du château; voici le temps qui, étrangement, s'est
manifesté dans l'espace intemporel en y créant une immo-
bilité insolite grâce à une cassure: la cassure précise du
talon. Il est naturel que X saisisse l’occasion. Puisque le
talon du soulier est cassé, À a besoin d’une aide et il lui faut
accepter le bras de X : la galanterie se met au service d'un
érotisme espéré. Et puis, voilà un point de repère assuré,
une chronologie embryonnaire rendue possible; X pourra
dire : « Avant » ou « Après » la cassure du talon. L'obligation
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD cf!

pour À de se soutenir sur le bras de X peut sembler une


manière de triomphe pour ce dernier. En garde-til encore
l'illusion lorsqu'il lui rappelle: «711 a bien fallu que vous
acceptiez mon bras [.….].»
Quand s'est-il rendu compte que cet incident n’a servi,
au bout du compte, qu’à abréger leur promenade dans le
parc, qu'à nier sa propre signification (un rapprochement
nécessaire) par sa conséquence immédiate: le retour au
château ? En effet, X donne le bras à A uniquement pour
l'aider à rentrer dans l'hôtel. Mais, tout à sa joie de sentir
le bras de A peser, si légèrement soit-il, sur le sien, voit-il
seulement que leurs pas ne les mènent qu'au château ? qu’en
fin de compte, il aide À à lui échapper! C'est peut-être là
l'exemple le plus flagrant de l'illusion de liberté.
Chaque fois que la vie réapparaît dans un milieu que
notre lassitude, c'est-à-dire l'impuissance de notre raison à
se regrouper pour ressaisir l’aperception originelle de l’ego,
a figé, notre présence singulière se ranime pour redonner à
notre existence la sensation perverse d'une autonomie indi-
viduelle. Une certaine rigueur instaurée, la liberté devient
possible. « La nécessité par l'arbitraire »!, disait Valéry. Mais
la confusion se fait vite entre la rigueur que l'esprit s'impose
à lui-même et une contrainte venu d’un événement extérieur.
X n'agit pas ici selon des lois qui lui sont propres, mais
selon les règles contingentes du savoir-vivre dont se sert le
hasard pour mieux triompher.
L'illusion de la petite victoire en blanc sera bien éphé-
mere "PEnteffét Mlorsqu'ils "reprennent leur marché; elle,
appuyée à son bras, le jour s'incline vers la nuit, le château
se rapproche. Jamais, grâce à cet incident, le plus banal
qui soit, la vie ne parut plus immédiate; jamais aussi elle
ne fut plus brève. À peine faussement ressuscitée, elle est
derechef engloutie au sein du néant silencieux et immobile.
Car, paradoxalement, le fait qu'ils reprennent leur marche
recrée l'immobilité générale de l’intemporel, contenue dans

1. VALÉRY, « Variété», Œuvres, 1 (Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la


Pléiade »), p. 1303.
58 DANIEL ROCHER

la lenteur même des gestes qu'il permet ou qu'il impose. En


revanche, l'incident du talon, qui fait s'arrêter X et À était
une manière de mouvement.
Le hasard a donc couronné la série perverse de ses
séductions par l'intervention contrôlée de son ennemie: la
durée individuelle. Il s'agissait bien de

la mer par l’aïeul tombant ou l'aïeul contre la mer


une chance oiseuse

(Un Coup de dés)

Le château a pu essayer grâce à X, « l'aïieul » (car il est


vieux de tout un passé), d'abolir son propre hasard, à moins
que ce ne soit X qui ait décidé lui-même d’abolir le hasard
du château, cette mer mouvante et profonde, aux formes
toujours nouvelles et « toujours recommencées », ces flots
insondables du baroque. De toute façon, la chance était
« oiseuse »; nous savons maintenant qu'elle ne se produisit
pas. Nous savons aussi maintenant que ce « rapprochement »
dû à l'incident du talon, qu'il soit réel ou bien rêvé, tout
comme l'hypothétique rencontre de À et de X il ÿ a un an,
ne peut être que

CE SERAIT
pire
non
davantage ni moins
indifféremment mais autant

LE HASARD
(Un Coup de dés)

L'échec de l'individu est donc indiscutable. Pas même


jaloux de sa suprématie, mais tellement sûr de son pouvoir
,
le hasard pratique le jeu cruel des faux possibles pour mieux
faire tomber dans ses pièges et rendre dérisoires calculs,
espoirs, souvenirs, émotions, bref : tout ce qui permettait à
la conscience de croire encore en elle-même.
III

LA PERFIDIE DU DISCOURS

1. LA PAROLE CORROBORE OU DÉMENT

Nous avons vu de belles images. La signification du


noir et blanc, pourrait-on penser, y est tout entière contenue.
Nous ne sommes malgré tout plus au temps du cinéma
muet : les images sont commentées par mille et une inter-
ventions sonores dont la première, parce que la plus évidente,
est la parole. Quel rôle peut-elle jouer dans L'Année dernière
à Marienbad ? Toute parole exprime quelque chose, révèle
ou masque une intention, un résultat. Au sein du commen-
taire, elle stigmatisera donc des progrès, des régressions;
elle fera des bilans. Pour déterminer ses significations, il
nous faut nous attacher à son contenu et à son ton. Les
intonations sont essentielles dans ce film, où un « laissez-
moi » de À peut avoir maints sens différents selon le rythme
et la note employés.
Notre introduction le laissait déjà entendre : la parole,
comme le discours en général, se borne à enjoliver. Toutefois,
pour être limité, ce rôle n’en est pas moins remarquable.
Qu'elles soient annoncées, préparées, exigées par le mono-
logue ou qu'elles soient ponctuées par le dialogue, les
images n’'acquièrent toute leur portée, les noirs, les gris
et les blancs ne s'imposent vraiment en tant que registres
symboliques, que grâce à la parole, qui tantôt s’attarde dans
son propos, tantôt ne fait que les effleurer, tantôt se tait
pour les mieux faire paraître, car le silence lui aussi fait
partie du discours.
60 DANIEL ROCHER

les incertitudes

Dès le début, la parole s'installe dans le flou puisque,


comme nous le dit Robbe-Grillet, elle naît progressivement
de la musique: «[..] au cours du générique, la musique
s'est transformée peu à peu en une voix d'homme. » (AM, 24).
On sait qu'il s’agit d'une voix d'homme, mais on ne sait
trop ce qu'elle dit, tantôt audible, tantôt inaudible, elle ne
laisse saisir son propos que par quelques mots, quelques
bribes de phrases qui semblent émerger un bref instant de
l'épaisseur du néant.
À la suite du monologue, nous parviennent les échos
furtifs de conversations variées : bribes de paroles et répli-
ques inaudibles se chevauchent. Cette confusion se poursuit
tout au long du film. Quelqu'un dit à son voisin qui vient
de lui narrer une anecdote : « Ah, alors raconté », Sur un
ton ironique, déniant ainsi toute valeur de témoignage aux
mots. Seul, donc, le vécu compte. Dans un autre groupe,
on peut entendre : « Extraordinaire ! — Non, pas tellement
extraordinaire. »
En faisant se contredire les interlocuteurs, le langage
se détruit lui-même. Le commentaire d’un fait réel par les
mots est sujet à caution, de sorte que ce fait, remis
en
question et soumis à l'appréciation fluctuante de
la parole,
sort peu à peu du réel pour se trouver à mi-chemin,
dans
la présence du souvenir, entre le vécu et l'imaginaire.
La
parole est aussi capable, par sa faculté de « gommer
» le
réel en l’exprimant par des termes vagues, de nier
facilement
les preuves les plus irréfutables qu'il propose. Ainsi,
lorsque
X montre à À la photographie d'elle assise sur
un banc du
parc, À dément ce témoignage par quelques paroles
évasives
comme: «{outes les photographies se ressemblent.»
On
a bien l'impression que la parole abuse de son
pouvoir pour
infirmer la portée des faits: À nie l'évidence.
Si donc elle offre, en face de l'authenticité du souvenir,
le refuge de la mauvaise foi, d’un autre côté, la parole se
borne à constater la fragilité même de
la mémoire. Un
homme, par exemple, dit à son interlocuteu
r (ils sont tous
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 61

les deux en noir): «Je ne me rappelle pas bien; en 1928


ou 1929. » De même, À réplique à X qui essaie de lui remettre
en mémoire sa promesse de partir avec lui: « Oui Peut-
être. Mais non. Je ne sais plus. »
Les souvenirs se brouillent. Mais peut-être sont-ce les
mots qui brouillent les souvenirs, par leur façon de s'appeler,
de se correspondre ou de se contredire. Ils tentent de
retirer de la nuit opaque un passé dont on puisse être
sûr. Contingence du choix, subjectivité inévitable, mala-
dresse de ceux qui les emploient, autant de raisons pour
qu'ils échouent à redonner aux êtres prisonniers de l’intem-
porel la possibilité de ressaisir leur unicité pour recouvrer
une durée individuelle.
Cette impuissance exige qu'on les répète, tels des
formules incantatoires dédiées à quelque cruel dieu du temps,
hélas ! absent de l'espace du château. Vidée de toute signi-
fication à cause de l'insistance même qu'on met à la
prononcer, la parole se creuse progressivement jusqu'à se
réduire à une manifestation sonore et stérile qui, loin de
faire naître un quelconque changement, ne sert qu’à renforcer
encore l'impassibilité muette de l’immobilité des lieux.
La parole fait donc le jeu du noir, puisqu'elle restitue
à la nuit les séquelles d'existence tombées des lèvres des
hommes. Elle leur ôÔte même l'illusion de la volonté indivi-
duelle : un homme (en noir) déclare : « En réalité, ce n'était
pas tellement extraordinaire. C'est lui-même qui avait monté
l'affaire de toutes pièces, si bien qu'il connaissait d'avance
toutes les issues. »
Ce « lui-même » inconnu ne serait-il pas de hasard ? En
tout cas, les propos de l’homme peignent bien ce qui pourrait
être sa démarche: donner à croire aux hommes qu'ils
peuvent agir de leur propre chef, que des coïncidences
inattendues se produisent, alors qu'«en réalité» ce n'est
pas tellement «extraordinaire» puisque ces événements
s'inscrivent dans les combinaisons et les calculs minutieux
du hasard qui en a prévu toutes les conséquences possibles.
On peut donc supposer que ce hasard avait prémédité les
retrouvailles de X et de A pour les mieux séparer car:
62 DANIEL ROCHER

RIEN
de la mémorable crise
ou se fût
l'événement accompli en vue de tout résultat nul
humain
N'AURA EU LIEU
A
OLEYLE, LIEL
inférieur clapotis quelconque comme pour disperser l'acte vide

(Un Coup de dés)

La «crise», c'est celle de l'année dernière, la rencontre


difficile et sans doute avortée de X et de A. « L'événement »
(l'amour, peut-être ?) était déjà condamné car il ne pouvait
aboutir qu'à un «résultat nul» parce qu'« humain» exclu-
sivement, stérile, donc, puisque les individus étaient déjà
pris dans les rets du hasard. Ils étaient déjà cantonnés à
leur niveau psychologique sans même avoir l’idée du retour-
nement métaphysique qui leur eût permis de prendre
conscience de leur position et de ne pas s’épuiser en de vaines
tentatives. Rien donc, aujourd’hui, de cette «crise» ne
demeure, que le château, où la vie en veilleuse n'est qu'un
clapotis dans lequel se disperse « l'acte vide » de la mémoire
qui ne parvient plus à fixer le souvenir

dans ces parages


du vague
en quoi toute réalité se dissout

(Un Coup de dés)

Oui, dans le château, la réalité se dissout parce


que les
objets qui la peuplent perdent toute signifi
cation. Leurs
couleurs, elles ausi, perdent peu à peu leurs valeurs
symbo-
liques, car la parole contredit leur apparence.
Ainsi, dans
les scènes d'intérieur, on trouve une première
fois À en
robe blanche dans un salon; mais elle
déclare: « C’est
impossible, je n'ai jamais été à Frédériksbad. »
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 63

On aurait pu s'étonner de voir À en blanc dans le


château: était-elle sur le point d'échapper au hasard? il
n'en est rien, puisque celui-ci reprend le dessus grâce à
la parole qui dément, en refusant le souvenir, l'espoir appa-
remment permis par le blanc et la robe. C'est donc À elle-
même qui nie son propre aspect. Une autre fois, ce sera X
qui se chargera, à son insu peut-être, de rétablir la souve-
raineté sans failles du hasard: «11 est trop tard », dit-il à
À, alors que celle-ci est en robe blanche, assise dans un
fauteuil. Inversement, À fait exception dans ce lieu d’excep-
tion qu'est sa chambre : nous l'y trouvons une fois en robe
noire; c'est qu'elle est en train de dire à X: « Laissez-moi ».
La chambre n'est plus à ce moment le lieu de la liberté
permise car X est là qui parle à À d'un passé coupable.
C'en est trop: l'érotisme (la chambre blanche, la présence
de X) s'est censuré lui-même par son propre excès. « C'était
trop beau»: tout concourait à la réussite de X et de A:
mais la robe devient noire et la parole met un point final
à cet espoir de plaisir immédiat.
La parole opère donc des mises au point quant aux
couleurs du décor: elle dissipe les apparentes contradictions
qu'elle présente parce qu'elle rend compte, chaque fois,
d'un état précis de la situation qui explique ces exceptions
aux règles habituelles du hasard. Mais nous avons vu aussi
qu'elle brouillait les souvenirs. Ses incertitudes se situent
donc à deux niveaux :
— premièrement, au niveau du discours lui-même, qui
est soumis, au moment où il tente de restituer un passé, à
l'état présent de l'individu, c’est-à-dire aux contingences de
l'instant à cause desquelles il devient maladroit, imprécis,
et perd peu à peu son pouvoir incantatoire pour se dissoudre
dans des bribes inutilés;
— deuxièmement, au niveau des images dont elle se
veut le reflet, en tant qu'énonciation confirmant ou démentant
les couleurs du décor, créant ainsi un contraste entre la
signification habituelle de la symbolique du noir et blanc
et la perception immédiate qu'a le spectateur des lieux et
des couleurs.
64 DANIEL ROCHER

Mais la parole, au-delà de ses incertitudes, nous révèle


encore d’autres aspects des personnages qui expliquent le
déroulement du conflit, partant, les modifications qui inter-
viennent dans l'agencement et la succession des couleurs.

la fatigue

« Fatiguée de ne rien faire»: voilà qui pourrait fami-


lièrement s'appliquer à A. Rien, d’ailleurs, de plus naturel:
trop d'oisiveté engendre toujours une langueur maladive,
appesantit le corps et l'esprit en renfermant, pour mieux
l'obscurcir, l'individu sur lui-même. Sous un certain rapport,
l'oisiveté rend tout possible, puisqu'elle est la disponibilité
par excellence ; or, si tout est possible, permis, rien ne vaut
plus la peine d’être accompli: le choix qu'implique toute
action, ne peut plus s'effectuer; il n'y a plus de préférences.
La fatigue devient même parfois trop grande pour que
l'individu puisse justifier par elle seule son inaction volon-
taire, son absence de désir; il se réfugie alors derrière
de fausses raisons dont la futilité n'abuse personne ; X et A
sont dans le jardin, près du groupe. X invite À à se diriger
Vers une autre Statue:

X. — Venez-vous ?
À. — Non. Je n'ai pas envie. C'est trop loin...
X. — Suivez-moi, je vous en prie.

Mais À refuse d'un signe de tête. Or, l’autre statue n'est


pas loin: elle est, à portée de regard, mais aussi à portée
de quelques pas, d'une courte promenade. Ce n'est pas que
À n'en ai pas envie (cela doit lui être complètement égal:
elle ne connaît, depuis longtemps que l'indifférence), c'est
qu'elle est trop fatiguée, c'est-à-dire trop figée pour se
mouvoir, comme le sont tous les prisonniers du hasard,
sauf M, qui est le délégué du hasard auprès de X, l'étranger.
La fatigue, elle aussi, fait le jeu du hasard puisqu'elle
fige les choses et les êtres et fait dire à ces derniers, A par
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 65

exemple : « Laissez-moi», d'un ton las, accablé. Comment


pourrait-on refuser plus clairement le mouvement ? À se
tourne toujours du côté de sa solitude et ses réflexes
défensifs ne servent qu'à écarter toute possibilité de vivre.
Ce « laissez-moi », comme le jeu du Nim, est une manière
de leitmotiv, la répétition de l'obstacle insurmontable parce
que non justifié, la voix par laquelle le hasard se prononce.
À cette formule de défense, correspond un geste de protection,
une attitude presque permanent : À tient presque toujours
son bras gauche vers son cou, comme pour s'envelopper,
se retirer en elle-même, se protéger des changement pos-
sibles, se créer une certaine quiétude. X a beau tenter de
la faire se souvenir d'une autre attitude qu'elle avait 5
« l'année dernière», en étant appuyée sur la balustrade: 2"
son attitude actuelle accuse son état de prostration et nie
tout ce que pouvait avoir de confiant, de dégagé, sa pose de
l'année passée. À refuse donc toute concession au passé;
cela la pousse à répondre à X: «Je ne sais plus », éludant
ainsi le souvenir, par paresse, par lassitude aussi, une
lassitude qu'elle finit par avouer : « je suis fatiguée, laissez-
moi », répond-elle à X qui la presse de partir.
Tout laisserait croire que le désir de X va s'exaspérer
devant la passivité accablante de A. Mais il ne faut pas
oublier que X, pour étranger qu'il soit au milieu du château,
n'en est pas moins plongé dans son décor et en subit peu
à peu ce que nous pourrions appeler les « effets soporifiques ».
La fatigue va le prendre, lui aussi. Son esprit va connaître
de plus en plus de difficultés pour trouver des arguments
convaincants et sa mémoire ne sera plus assez forte pour
continuer de rappeler à soi les souvenirs d'un passé qui
vacille de plus en plus. Ses chères images de l’année dernière
s'embuent, se brouillent de plus en plus. Le drame de l'an
passé se fige lui-même dans la confusion du présent.
« Mais vous ne semblez guère vous souvenir », disait X
à À. Ces paroles lui conviendraient au premier chef, mainte-
nant que le passé discuté, tenu à distance par l'incrédulité
bascule lentement dans l’agglomérat informe des bribes
sonores de la parole lasse. Chaque mot se prononce, prononce
66 DANIEL ROCHER

l'être qui le dit de la même façon qu'un réflexe prononce


encore l'individu qu'il habite au seul titre de manifestation
vitale, sans but et sans espoir.
X a dit la fatigue de À en lui faisant remarquer qu'elle
ne se souvient plus guère. Il ne tarde pas à avouer sa propre
lassitude: «Non, je ne me souviens plus moi-même »,
déclare-t-il d’un ton las, mais aussi déchiré, vaincu. À est
alors dans sa chambre. Mais puisque X lui avoue sa fatigue,
elle porte une robe noire. On comprend la douleur de X,
puisque c'est dans la chambre de A, le lieu privilégié par
excellence, le refuge possible du plaisir, qu'il prend
conscience, enfin, de l'échec. Le ressort semble s'être brisé.
La parole a donc, ici encore, justifié l’apparente discordance
entre la signification du lieu (l'érotisme de la chambre) et
la couleur noire de la robe de A. De même, X avait dit à A:
« Mais vous ne semblez guère vous souvenir» parce que
celle-ci était dans le château en robe blanche: il fallait
rétablir par les mots l'harmonie des couleurs et du cadre:
on peut dire des paroles de X qu'elles sont « noires »,
partant, qu'elles « noircissent » la robe de À qui les entend.
X perd de plus en plus son beau calme du début et
les intonations qui marquaient bien à quel point il était
sûr de lui. En décrivant avec imprécision certaines anecdotes
passées, en montrant à À sa fatigue, c'est aussi sa propre
lassitude qu'il nous révèle: « [..] pendant qu'il. Non: Ce
n'était pas ça.» Voilà comment se termine l’un de ses
monologues destinés à rappeler à A leur décision commune
de partir: le ton est maladivement insistant, comme si 'X
cherchait à retenir à tout prix des images qui lui échappent
irrésistiblement. Plus évidente encore sera son impuissance
à ressaisir avec netteté des fragments de leur vie passée
dans le monologue qui décrit À dans sa chambre :

Puis vous êtes retournée vers le lit. indécise d'abord, ne sachant


d'abord où aller. vous êtes retournée vers le lit, vous vous y êtes
assise, puis vous avez laissé couler votre Corps en arrière et vous
avez. vous êtes retournée vers le lit après être restée quelques
secondes — quelques minutes même peut-être, indécise, ne sachant
que faire, regardant droit devant vous dans le vide. Et vous êtes
retournée vers le lit Oh, écoutez-moi… rappelez-vous.… Écoutez-moi,
lon en SUDDlie SOUS LAVAL 00 Ce e
C'est trop tard. c'était trop tard déja... il n'v avait plus.
Ce texte est prononcé tantôt d'une voix insistante et impérative,
tantôt hésitante, ou agacée, tantôt franchement suppliante [..].
(AM, 1345)

On a remarqué la fréquence du mot « indécise ». Cette


insistance à le répéter n'est-elle pas le signe de la propre
indécision de X, de sa fatigue ? D'autre part, n'est-ce pas
également un signe de fatigue que ces ruptures de ton,
brusques et souvent contradictoires ? L'énervement de X,
le désordre qui point dans ses propos montrent assez
combien il tâche de pallier l'incertitude de ses souvenirs
par un débit saccadé qui se veut persuasif et qui ne réussit
qu’à rendre son propos décousu. Aussi, la fatigue le vêt-elle
de noir.
On peut se demander quelle est la nature véritable de
68 DANIEL ROCHER

Cettemlatisue Chez XX CHeNsSemble étrenréelle depuis sen


plus profonde ; d’ailleurs, le spectateur en saisit aisément
les motifs : les échecs successifs qu'il essuie, les refus de A
de plus en plus violents, mêlés à une coquetterie badine et
stérile, autant de raisons qui font que le public à l'instar
du héros, se donne du mal, s'irrite, s'exaspère, se lasse.
Chez À la fatigue est peut-être authentique, mais, à
supposer qu'elle le soit, se confondant avec un engourdis-
sement général qui vient du château, rien n'empêche de
supposer que À l'utilise pour se dérober aux instances de X
et pour éluder les souvenirs coupables qu'il lui propose.
La fatigue, chez À, serait donc une arme défensive au service
de la mauvaise foi, brouillant les pistes, réduisant immé-
diatement à un badinage sans conséquences les minces
concessions qu'elle fait à X: «Oui. Je crois», « Si vous
voulez », « Vous crovez… Peut-être ».
Ces mots ne vivent et n'ont de sens que dans l'instant
furtif où ils sont prononcés: ils sont prisonniers de cet
instant comme cet instant, ne pouvant s'appuyer sur aucun
autre qui le précède ou le suit puisque nous sommes dans
l'intemporel, est prisonnier du hasard. La fatigue étant ainsi
au service du hasard, le blanc, par sa faute, devient vite
gris avant de s’'engloutir dans le noir. Toute clarté s'efface
au seuil de ce palais.
Nous l'allons d’ailleurs constater plus précisément en
nous attachant à relever dans le dialogue, et surtout dans
le monologue, ce qui corrobore les images.

la description de la mort
Sous forme de litanies, la parole chante d’abord l'insai-
sissable du hasard. Sa lamentation se déroule au cours
d'un long thrène, tantôt récité, tantôt dialogué, pendant
toute la durée du film; le mot, simultané avec l'image,
l'impose inéluctablement et augmente le caractère obsédant
du décor. L'impression de claustration y acquiert une inten-
sité presque insupportable, car l'insaisissable des choses,
c'est l’'emprisonnement des êtres:
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 69

X (au cours du monologue), — C'étaient toujours des murs —


partout, autour de moi — unis, lisses, vernis, sans la moindre prise,
c'étaient toujours des murs.

La parole va même jusqu’à exprimer l'interdiction qui


la frappe, partant : son inanité:

X (poursuivant). — [..] et aussi le silence. Je n'ai jamais entendu


personne élever la voix, dans cet hôtel — personne... les conversations
se déroulaient à vide, comme si les phrases ne signifiaient rien, ne
devaient rien signifier, de toute manière ;: et la phrase commencée
restait tout à coup en suspens, comme figée par le gel. Mais pour
reprendre ensuite, sans doute au même point ou ailleurs. Ca n'avait
pas d'importance. C'étaient toujours les mêmes conversations qui
revenaient, les mêmes voix absentes. Les serviteurs étaient muets.
Les jeux étaient silencieux, naturellement. Il v avait partout des
écriteaux : taisez-vous, taisez-vous.

Le hasard prive donc l’homme de ce qui lui est spéci-


fique. Cette « phrase », « figée par le gel», n’est pas sans
rappeler les paroles gelées de Rabelais. Toutefois, alors que
l'humaniste semblait vouloir par là lutter contre l'ignorance
sous toutes ses formes en montrant que la libre parole est
la condition première de la possibilité du savoir, Robbe-
Grillet, lui, nous indique à quel point le hasard peut frustrer
l'être humain : si les mots ne signifient plus rien, le monde
se disloque ; si rien n’a d'importance, l'absurde fait perdre
le goût de vivre.
Au mépris des volontés individuelles, le hasard impose
la loi de l'arbitraire : « UN JEUNE HOMME. — C'est un endroit
que vous aimez ? UNE JEUNE FEMME. — Moi, non, pas tellement.
C'est le hasard : on revient toujours ict. »
Peu après, une voix de femme émerge de la confusion
sonore et on entend: «{[..] dont il n'v a pas moven de
s'échapper.» Aussitôt, X reprend en écho, d'un ton las et
résigné: «{[..] dont il n'v a pas moyen de s'échapper.»
Plus qu'un arbitraire imposé, c'est une fascination que
subissent les prisonniers du château, la même fascination,
sans doute, qu'éprouve tout homme devant l'inconnu, c'est-à-
dire devant l’image plus ou moins précise de la mort.
On comprend que les objets n'aient plus qu'un semblant
d'existence ; dans un pareil décor, tout n'est plus qu'appa-
rence, tromperie, et les humains eux-mêmes se réduisent
à de purs ornements car, comme le dit une femme au cours
d'une conversation : « /ci, c'est un drôle d’endroit pour être
libre. »
On décrit les êtres à peu près comme les choses,
c'est-à-dire dans leur absence de réalité. Le monologue nous
parle de « chapiteaux en trompe-l'œil, fausses portes, fausses
colonnes, perspectives truquées, fausses issues» et de
« personnages immobiles, muets, morts depuis longtemps
sans doute ».
Remarquons qu'il s'agit de personnages, et non de
personnes : la vie a bien quitté ces formes humaines qui
ne servent plus qu'à augmenter encore, mais en la figeant,
la profusion du baroque, motifs anonymes d'une ornemen-
tation morte, marionnettes arrêtées sur la scène d'un théâtre
où le temps ne saurait venir pour baisser le rideau.
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 71

Encore une fois, c'est la parole qui nous décrit, sans


lyrisme, le lieu de la mort intemporelle, Au début, le mono-
logue dit « Les couloirs, galeries, hôtels immenses, silencieux »,
«les glaces noires, tableaux de teinte noire», «cet hôtel
immense, luxueux, baroque, — lugubre, où des couloirs
interminables succèdent aux couloirs», «les enfilades de
portes, de galeries ». Cette énumération objective et précise
donne aux images de l’interminable travelling du début un
aspect glacé, que le baroque lui-même, par son mouvement
et ses surcharges d'ornementation, aurait peut-être été tenté
de démentir en l'absence de la parole. Il arrive que celle-ci
décrive l’image si exactement qu'elle fait mieux que la com-
menter : elle la prolonge. Par exemple, environ aux deux tiers
du film, après un retour au noir, dans un silence total, le
monologue reprend par: « Au milieu de la nuit...»
On voit donc bien que le noir est solidaire du silence,
c'est-à-dire d'une forme de néant ; que d'autre part, la parole
ponctue ce néant et l’accentue en l'imposant directement à
l'esprit qui le reçoit, le juge, multiplie ses aspects pour le
regrouper finalement dans une puissance accrue. Resnais
sait sans doute que l’image n'excite l'imagination que pour
se faire répéter ou nier, que ce sont les mots qui émeuvent
véritablement celle-ci car ils lui permettent de parcourir
tout le champ du possible sur un thème donné : en l'occur-
rence, la claustration. Le spectateur, prenant appui sur
l'image, reconstruit pour lui-même les mille et une façons
qu'a le hasard d’emprisonner les hommes. Dès le début du
film, il doit savoir que tout espoir de fuite est non avenu.
La mort est irréversible. Les personnages, eux, l'éprouvent
beaucoup plus confusément, et X ne s’en rendra compte
que très lentement, comme le montrent ces quelques
réflexions faites à A: «Vous aviez un entrain factice », lui
dit-il, se rendant bien compte que À n'est habitée que par
des velléités, et non par une volonté réelle. Cependant, cet
entrain qui «sonne faux » lui paraît être un signe de vie
au milieu des présences mortes du château: il le lui dit,
alors qu'ils sont tous les deux au bar de l'hôtel: « C'était
comme s'il n'v avait eu en ce jardin que vous et moi.» Ils
ve. DANIEL ROCHER

sont les deux seules présences tangibles dans ce château.


Cela pourrait représenter une manière d'espoir, mais X
s'aperçoit bientôt que À appartient au hasard quoi qu'il
fasse et ses remarques, apparemment anodines, trahissent
chez lui un étonnement, une inquiétude : « La nuit surtout,
vous aimiez vous taire.» Il devient assuré que À est morte
au sein de la mort; pis: qu'elle met de la complaisance
à augmenter son état de morte par son mutisme. Elle est
d'ailleurs en cela à l’image de l'éternité immobile à laquelle
sSenheure nr aCarecestubiermdtunenéternitienquiles ant
l'existence du château n'a ni commencement, ni fin, puisqu'il
est soustrait à la marche du temps. C'est ce qui fait dire
à X: « J'ai toujours cru avoir le temps.» En effet, le hasard
intemporel ne risque pas de disparaître. X en a la certitude
confuse. Or, si le hasard demeure, il demeure tel qu'il est,
c'est-à-dire avec tous ses éléments, dont font partie des
formes humaines qu'il emprisonne. L'éternité de l’emprisson-
nement, À la sent parfaitement. Mais comme elle fait partie
de l'irrationnel, À ne peut l’alléguer à X pour justifier son
refus, son impossibilité de partir : il ne s’en satisferait pas;
ombrageux et dubitatif, il ne serait pas convaincu. C'est
pourquoi elle choisit la solution de lâcheté, elle tente de
différer son départ : « Attendez encore un an», dit-elle à X,
qui a déjà attendu un an. Ils sont alors tous les deux dans
le parc, et À est en robe noire : on savait donc, avant même
qu'elle ne parlât, que leur départ était impossible. Ici encore,
la parole vient confirmer l'image pour la prolonger. Ici
encore, elle reste perfide, car différer d’un an le départ,
remettre une fois de plus à l’année suivante une prochaine
rencontre, c'est traîner X indéfiniment, d'année en année,
dans son pauvre désir amoureux ; c'est indéfiniment le faire
languir dans son espoir pour, en fin de compte, le décevoir:
c'est l'abuser sur ses propres forces et le condamner à
l'incertitude des gris qu'il prendra pour des chemins vers
le blanc, alors qu'ils ne conduisent qu'au noir.
Qu'elle corrobore ou qu'elle démente l’image, la parole,
on le voit, fait le jeu du hasard. Elle donne, pour ainsi
dire, leur «ton» aux couleurs. L'image de la photographie
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 1e

déjà reproduite!, par exemple, peut, au premier abord,


sembler « claire » ; or, après que A a dit à X : « Non... je n'ai
pas envie. C'est trop loin.», les gris du jardin semblent
soudain s'être obscurcis, certaines ombres être devenues
menaçantes. La parole est donc une perfidie de plus du
hasard qui, non seulement peut se déguiser en son contraire :
le blanc, mais encore est tout aussi capable de changer par
les mots la signification des teintes.
Toutefois, le discours peut-il se réduire à la parole?
N'est-il pas, dans ce film, tout ce qui se plaque sur l'image
pour nous parler de l'affrontement de l'individu avec le
hasard ? tout ce qui marque le triomphe de ce dernier?

2. LES BRUITS DE LA MORT

Nous avons dit du hasard qu'il était le lieu de la mort.


Nous avons dit aussi qu'il replongeait tout dans le silence.
Orquelmeilleur moyentd'exprimertlevsilencerque: de le
faire surgir autour de certaines précisions sonores, à l'occa-
sion d'événements particuliers qui, grâce au contraste qu'ils
produisent, mettent en valeur, par leurs propres bruits, le
gouffre muet dans lequel s’engloutissent les présences des
êtres et des choses ? Il est des qualités de bruits qui imposent
le silence de la mort. Il existe aussi une manière de bruit
insonore : le bruit que l’on voit, parce qu'on sait que c'est
un bruit, même si on ne l'entend pas.
Déclenchés par le hasard, ils ne surgissent à la surface

1. Voir photo supra, p. 67.


74 DANIEL ROCHER

du néant que pour affirmer l'absence indéfinie que la mort


hors du temps fait régner dans le château. Eux aussi sont
sans commencement, sans fin, car leur manifestation est
vidée de signification particulière. Ils se reproduisent à
volonté, machinalement, pour simplement ponctuer le rythme
sans cadence selon lequel se déroule l'absence de temps.
Loin d’être des points de repère, ils servent à montrer que
le milieu auquel ïls appartiennent est indifférencié. Ils
prennent la voix du blanc pour exprimer le noir et, en le
niant furtivement, pour le mieux affirmer.

les coups de feu

Brusquement, au cours du film, s'impose un plan fixe,


silencieux : cinq ou six personnages sont alignés, figés, vêtus
de noir, tenant dans leur main droite un pistolet. Au bout
d'un long temps de silence, ils se retournent brutalement,
l'un après l’autre, tirent au jugé, et demeurent à nouveau
figés dans cette nouvelle position. Les acteurs sont pris par
la caméra en légère contre-plongée, c’est-à-dire qu'ils sont
grandis par rapport à leurs tailles réelles. Leurs yeux sont
vides d'expression, leurs gestes sont ceux d’automates.
Qu'est-ce à dire ? D'abord, il est évident que de par leur
habillement (noir) et leur façon de tirer, puis de se retrouver
aussitôt après dans une immobilité totale, ils appartiennent
au château. Ensuite, bien que le spectateur, voyant la salle
de tir et le pistolet à la main de chaque homme, s’attende
à des coups de feu, il ne laisse pas d'être surpris lorsque
ceux-ci se produisent. Ils sont d'ailleurs d'une précision
sonore effrayante. Or, cette précision est obtenue par un
effet de contraste avec, d'une part, le silence qui les précède
et, d'autre part, le silence qui les interrompt. Ainsi isolés
dans le silence, ils ne servent qu'à le mieux mettre en valeur.
Trouant un bref instant le mutisme de la mort, juste le
temps de s'y tenir de nouveau, et le trouant toujours de
la même façon, c'est-à-dire anonymement, ils l’imposent avec
encore plus d'évidence que ne saurait le faire une pérennité
silencieuse des êtres et des objets.
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 75

Cette scène se répète de façon identique à deux détails


près:
1) les tireurs sont plus nombreux, on ne les voit pas tous ;
2) au lieu d’un silence total avant les coups de feu, un
tic-tac d’horlogerie se fait entendre de plus en plus fort et
de plus en plus nettement.
Autrement dit, la mort s'accentue. En effet, cet état
d’automates, nous le voyons, s'étend à un plus grand nombre
de personnages ; nous pouvons même imaginer qu'il y en a
une infinité. En outre, le tic-tac nous fait bien sentir qu'ils
sont pris dans un engrenage et que, lorsqu'ils tirent, c'est
qu'ils y sont contraints, à un moment précis, par une exigence
supérieure : ils n’ont pas le choix. D'autre part, ils tirent
au jugé: le hasard ne leur permet donc pas de faire un
effort personnel pour ajuster leur coup, il ne réclame d’eux
qu'une détonation : il en fait les moyens d’une manifestation
sonore qui ne leur appartient pas. Au service du hasard,
les tireurs stigmatisent l’irréalité totale du château : incrustés
dans la salle de tir, ils en font partie au même titre que
les meubles, le plancher et les cloisons; comme eux, ils
sont sans origine et sans autre essence que celle qui les
fait agir mécaniquement : leurs coups de feu sont les cris
de joie du hasard qui confirme par là à lui-même sa toute-
puissance.
Cependant, la salle de tir n’est pas l'unique endroit où
se produisent des coups de feu. Ils surviennent aussi dans
la chambre de A. Mais, alors qu'ils sont d'une précision et
d'une intensité sonore impressionnantes dans la salle de tir,
le bruit de l’unique coup de feu tiré par M sur A dans sa
chambre est très assourdi. Bien sûr, nous voyons M, noir
dans la chambre blanche, viser À très froidement, celle-ci
s'écrouler (non sans grâce, d'ailleurs), toutefois, «on n'y
croit pas ». Pourquoi ? Parce que c’est un peu «trop beau
pour être vrai», parce que ce serait enfin un événement
authentique survenu dans le château. Or, il n'en est rien:
le fait que le bruit du coup de pistolet soit très feutré, la
manière trop élégante pour être naturelle avec laquelle A
s'écroule, la surexposition évidente du plan, tout cela porte
|
5
|

à croire que ce coup de feu est imaginé par À, qu'il se range


au nombre de ses phantasmes. À rêve donc sa mort : peut-être
est-ce pour elle, prisonnière du hasard, une forme de déli-
vrance que de mourir de la « vraie » mort,

qui soit vraiment issue de cette vie,


où il trouva l'amour, un sens et sa détresse

(R.M. Rilke : « Livre d'heures »)

Il s'agit de la mort qui termine une existence réelle,


donc qui lui revient. Cependant, puisqu'« on n'y croit pas »,
le coup de feu est présenté comme incapable de délivrer
du hasard, car il ne peut lui donner la mort. Le hasard est
bien un emprisonnement éternel: la possibilité de mourir
n'y existe pas. Il est bien le lieu de la répétition ininter-
rompue, du toujours inachevé parce que du jamais surgi.
Il est l'en-deçà indifférencié où le blanc et les gris voltigent
sur fond noir.
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 711.

un verre se brise

Nous avons vu, avec le talon de la chaussure de À, un


accident du réel. En voici un autre, mais qui, lui, n’est pas,
a notre avis, un déguisement du hasard: il est le hasard,
dans une de ses manifestations bien précises, un de ses rôles
favoris : étouffer dans son sein tout ce qui risquait d'être
formulation de quelque désir, révélation d’une possibilité
d'un autre état de choses, et cela, sous le fallacieux prétexte
de la fatigue, du jeu ou, comme ici, des bienséances.
Jugeons-en.
Au bar, A laisse tomber un verre, qui se brise. Toutefois
le bruit de l'éclatement est noyé par le monologue qui décrit
l'aspect du château : mort, figé, etc. Peu après, un domestique
ramasse les morceaux au milieu d’un silence écrasant et
d'une immobilité générale.
Dans un lieu tel que le bar du château, où tout est
feutré, calme, où la tenue des consommateurs n'a d'égale
que la parfaite discrétion de leurs propos, rien ne pouvait
faire tache davantage que les conséquences de ce geste
maladroit de A. Rien de plus inattendu que cet accident,
et on pourrait croire que cet imprévisible allait surprendre
le hasard. Nous avons vu qu'il n’en a rien été : si la confusion
du début, lorsque le bruit du verre et le monologue sont
simultanés, peut laisser penser que la manifestation immé-
diate du réel va déchirer le voile oppressant du hasard, cet
espoir (que nourrissent À et le spectateur) s'envole vite dès
l'apparition du domestique, l'agent par excellence discipliné
du hasard, grâce auquel le silence s'impose, l'étau se referme,
bref : tout rentre dans l’ordre. Tout comme les coups de
feu, ce verre qui se brise, par son effet de contraste, sert
à nous mieux faire sentir l’omnipotence du hasard. Ce
sursaut dérisoire du réel qu'il représente fait figure de petit
scandale : c'est que le verre lui-même, à cause de l'éclairage
est blanc ; que À, qui l’a laissé tomber, est en robe blanche;
que toute la salle du bar, hommes et choses, est noire:
c'est bien le scandale et l'échec de la révolte auxquels nous
avons affaire ici. Le hasard demeure inaltérable.
78 DANIEL ROCHER

les pas humains

Pendant un long travelling sur les couloirs, les galeries,


les ouvertures sur de longs couloirs transversaux, le mono-
logue dit : « [...] les pas de celui qui s'avance sont absorbés
par des tapis si lourds, si épais, qu'aucun bruit de pas ne
parvient à sa propre oreille, comme si l'oreille elle-même de
celui qui s'avance [..] était très loin, très loin du sol, des
tapis, très loin de ce décor lourd et vide...»
Voilà donc que se produit l'absence de bruit à propos
de ce qui serait l'expression la plus immédiate et la plus
naturelle de la présence humaine : les pas de l’homme qui
s’avance. Cette présence est annulée par les tapis ; le hasard
absorbe cette manifestation — pourtant si anodine — de
l'individu pour que celui-ci, n'étant entendu de personne,
demeure anonyme, objet parmi les objets qui l'entourent,
mouvement sans gestes, trajet sans parcours à travers un
espace dont la signification et les exigences lui échappent.
Absent à autrui, l'individu «qui s’avance », c'est-à-dire qui
risque de se manifester, d’« apparaître» en tant que tel,
est aussi et surtout absent à lui-même puisque « aucun bruit
de pas ne parvient à sa propre oreille ». Sa solitude est donc
complète : le point de repère le plus permanent, le plus
fidèle, le plus inéluctable : l'aperception originelle de l'ego,
lui fait défaut. La raison ne pouvant plus se regrouper en
elle-même, comment la conscience individuelle pourrait-elle
encore maintenir sa pérennité ? C’est par ce genre de petits
détails que le hasard noircit malignement chaque seconde
de la « vie» de ses prisonniers ; c'est par ce genre de man-
quement qu'il fait se rendre compte à ses serviteurs de leur
inanité, pis: qu'il leur impose l'oubli total, puisqu'il com-
mence par l'oubli d'eux-mêmes.
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 79

3. LA MUSIQUE

Il est certain que la partition musicale de L'Année


dernière à Marienbad tient une place de choix, par son
importance et par sa qualité, bien sûr, mais aussi parce
que nous appellerons sa « disposition ». Répartie parmi les
séquences avec une minutie extrême, sa présence, ainsi
d’ailleurs que son absence, se fait sentir à tous les instants.
Nous pouvons en dire que, quel que soit son emploi, quel
que soit le rôle qui lui est imparti, elle demeure puissante,
proche, haute en couleurs, modifiant à son tour, simulta-
nément avec le discours, la qualité des blancs, des gris et
des noirs : cela justifie, espérons-nous, l'existence de ce court
chapitre terminal.

la musique qui dérobe

Autant que le discours, la musique sait « brouiller les


cartes » de ces personnages en quête de vie. Entre les bribes
de conversation, elle se précipite, s’alanguit, ou tâche de
se faire le plus neutre possible sans parvenir toutefois à
amoindrir si peu que ce soit l'intensité de sa présence. Elle
est plus que la fidèle image d’un esprit humain (que son
rôle n'est pas d'ailleurs d'évoquer), elle semble incarner
l’universelle pulsation vitale, en exprimer les soubresauts,
les impatiences, les confusions, les relâchements, se débattre
enfin en aveugle, ou plutôt: en esclave lucide et soumise
qui a l’ordre de faire croire possible une liberté en feignant
d'être responsable de ses audaces, et qui, réellement, est
le plus souple piège qu'ait pu imaginer son maitre. Robbe-
Grillet la décrit ainsi: « Une musique sérielle faite de notes
bien séparées par des silences, d'une apparence discontinue
de notes et d'accords sans lien entre eux.» (AM, 105).
Cette musique se dérobe donc au désir naïf de com-
prendre logiquement le pourquoi de certains accords, de
tel enchaînement, de la rupture inattendue d'une phrase.
C'est une musique sérielle : elle se fonde donc sur les demi-
tons et sur les mathématiques ; elle est donc soumise, elle
80 DANIEL ROCHER

aussi, à tout un système de combinaisons qui la règlent


et lui donnent sa signification. Tout cela nest pas sans
rappeler les règles précises selon lesquelles agit le hasard,
sous une apparence de confusion et de désordre: nous
sommes portés à croire que la musique, au-delà de ses
à-coups, de ses interruptions et de ses ruptures de rythme,
obéit elle aussi à des exigences qui la dépassent. Elle se
dérobe donc à notre perception ; mais elle nous dérobe aussi
sa signification profonde : lorsque les deux musiciens, sur
la scène, jouent du violon, ce n'est pas le violon qu'on entend,
mais un puissant son d'orgue qui vient on ne sait d'où et
qui s'impose sans nul doute à nos oreilles. On peut penser
que la vraie musique, celle qui est la pulsation, la ligne
mélodique originelle et universelle de l'instinct vital, ne
vient pas des hommes. Ceux-ci, dans le hasard, sont morts,
quoi qu'ils fassent, et ne peuvent tirer de leurs instruments
que de pâles reflets de l'Autre musique, si pâles=qu'ils
confinent au silence. La musique dérobe donc les hommes
à eux-mêmes en les laissant s'amuser avec ses semblants
d'elle-même,

la musique de la mémoire

Au début, l'interminable travelling (qui se poursuit par


un panoramique) sur les plafonds et sur l'entablement des
colonnes est accompagné par des sons d'orgue complexes,
touffus : cela fait l'effet d'une musique « nombreuse », confuse
et légère à la fois ; c'est la musique de la mémoire : elle en
a le rythme, l'incertitude, l'espace, la puissance; elle est
l'effort de la vie pour continuer d'être au nom de certains
souvenirs. Elle est l'imprévu qui préside aux rapports de
la conscience avec son objet, c'est-à-dire de son regroupement
nécessaire et de la volonté. C'est la musique grise par
excellence : l'orgue est sans doute l'instrument doué du
plus grand nombre de capacités harmoniques le gris est
sans doute la teinte susceptible d'être modifiée par le plus
grand nombre de nuances. Comme ceux du gris, les modes
d'existence, les démarches de l'orgue se placent au-delà de
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 81

toute logique humaine: leur caractère irrationnel nous


échappe. Mais cet irrationnel est le grand calcul du hasard,
sa logique supérieure, puisqu'il laisse croire à l’homme que
tout est possible pour se mieux jouer de lui et mieux
ruiner ses laborieux efforts ; il est le seul à avoir prévu
l'imprévisible.

une absence remarquée

« S'ouvrant sur une musique romantique, violente,


passionnée comme on en entend à la fin des films où
l'émotion éclate (avec tout un orchestre de cordes, bois,
cuivres, etc.). » (AM, 23). Ainsi Robbe-Grillet nous indique:t-il
l'accompagnement musical avec lequel commence le géné-
rique.
Première surprise : cette musique est celle qui sert en
général à terminer un film, et non à le commencer: non
à annoncer, mais à amplifier un effet : celui de l’effusion qui
s'épanche lorsque l'émotion s’avoue, s'énonce. Il s’agit donc
bien d'un résultat, bien que nous ne soyons qu'au tout début
du film: c'est sans doute l'issue d'un affrontement senti-
mental qui s’est achevé par l’aveu de l'un des deux parte-
naires; c'est une sorte de souvenir lyrique dont nous
attendons logiquement les prolongements.
Alors, se produit la seconde surprise : lorsque apparaît
le titre du film, la musique s’est brusquement et complè-
tement arrêtée. Nous lisons donc le titre dans un silence
total. Or, le titre, c'est: L'Année dernière à Marienbad;
c'est l'expression d’un souvenir, un souvenir qui est plongé
dans le silence, donc, qui est déjà mort. Par son absence,
la musique dément le discours ; elle l'empêche de produire
en nous les résonances qui, au-delà de la compréhension,
font qu'il ne demeure pas lettre morte ; elle lui ôte la possi-
bilité de s’incarner sous de multiples formes dans des
individualités prêtes à l'accueillir. La teinte dominante de
l'écran, au moment du titre, est le gris moyen, la partie
se joue donc en quelques secondes : le discours voudrait
blanchir le gris, mais le silence dans lequel il ne peut
82 DANIEL ROCHER

s'exprimer en tant que tel le replonge inéluctablement vers


lemoir.
Voilà donc quelle richesse et quelle souplesse d'emploi
acquiert la musique à l'occasion de ce film. Elle est vérita-
blement « disposée sous les images », comme, dans une tapis-
serie, la trame originelle supporte, efface ou renforce
l'ornementation des dessins qui s’y ajoutent : si cette trame,
à certains endroits, est absente, le dessin perd toute
signification.
Voilà comment la prêtresse du hasard célèbre son dieu
en devenant la respiration même du monstre sans tête dont
les tentacules cruels emprisonnent le monde sans histoire
du château.
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 83

CONCLUSION

Si l'histoire peinte, ou plutôt colorée par L'Année


dernière à Marienbad commence et finit avec le film, on peut
dire du conflit qui s'y déroule qu'il est toujours recommencé.
Jamais, en effet, l'homme ne se résignera, face au hasard,
à n'être que ce qu'il peut être, à cause de la fascination
de l’imprévisible. Il prend pour contingent ce qui n’est
qu'inattendu par lui, et garde espoir, envers et contre tous
les démentis possibles, songeant que ce qui est advenu
aurait pu être «autre». Valéry disait: «L'homme est
incessamment et nécessairement opposé à ce qui est par
le souci de ce qui n'est pas. »!. À fortiori, l’est-il chaque fois
que ce qui est arrivé n’a pas dépendu de lui. Mesquine vanité,
sans doute, mais qui est peut-être la condition de notre
existence.
Le château est la « présence de minuit », pour reprendre
l'expression de Mallarmé dans « /gitur », le lieu sans origine
et sans destination où rien n'existe vraiment, sinon l'absence.
A et X, ces deux personnages en quête d'eux-mêmes, n'auront
pu aller qu'à la perte d'eux-mêmes. Du blanc au noir, la
route a été longue, douloureuse pour X, et parcourue à
contre-cœur. Calme parmi les fleurs séchées de son souvenir,
la conscience vaincue par tant de veilles, il emmène vers
l'absence une compagne lasse, qui ne connut que des sursauts
maladifs, qui rêva confusément d’assouplir les barreaux de
sa cage. Mais le ciel du monde était ailleurs.

1. Conférence donnée le 15 novembre 1922 à l'Université de Zurich. Œuvres, 1


(Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), p. 1001.
84 DANIEL ROCHER

Ils le crurent pourtant tout proche, « à portée de ma


main », disait X, car, perfide plus que l’homme, le hasard
permit toujours un fol espoir à leur volonté aveugle. Les
dés furent jetés bien des fois avant qu'ils n'acceptassent
l'évidence qui niait l’autre évidence : leur propre présence.
Au générique le silence initial disait que ce conflit
devait être fatal ; la précision, la sûreté, le calme puissant
des faits ét dires de MYne Cessaent tie lé répéter: quelle
espérance démente et quel fol entêtement introduisirent X
dans les rouages ésotériques du château ? Voici que meurent
déjà les images d’un amour qui ne put que se rêver lui-même
pour feindre d'exister, qu'être porteur de douleurs pour
tenter l'aventure de lamvie -L'échec était inévitable, car Ie
sentiment n'entre pas dans le propos du hasard : au-delà de
toute émotion, il est le déroulement d'un ordre des choses
universel ; il participe de l'infini mouvement du cosmos que
la raison humaine, confusément, suppose, mais à l'égard
duquel elle ne peut rien sinon que constater sa dérision et
tâcher de tromper son impuissance par la pensée puisque:
« Toute Pensée émet un Coup de Dés ».
Mais si «toute pensée émet un coup de dés» au sein
de la conscience elle ne réussit pas à l’entamer. Elle échoue
devant ses structures impersonnelles qui semblent d'ailleurs
avoir prévu tout incident de ce genre pour le mieux réduire
lorsqu'il se présente ; le drame de la conscience est avant
tout anonyme : il est, dans le noir indifférencié, l'éternel
recommencement de tout ce qui n’a ni commencement, ni
fin, qui ne peut justement que recommencer, se répéter
soi-même plus ou moins exactement.
Le blanc tâcha, en s'appuyant mollement sur les
séquelles d'existence que recélaient encore X et A, d’appa-
raître parmi le noir, Çà et là, par petites touches. Il se feutra
en gris moyen, se faufila en gris clair, connut la déception
en gris sombre, s'abusa sur soi-même le temps d’un ou deux
éclairs au sein du noir calme et profond qui était l'essence
du château, le lieu même de sa mort, l'exigence supérieure
qui le réclamait comme holocauste pour le sacrilège, le
scandale sans précédent commis dans le domaine du néant.
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD 85

L'amour allait engendrer le souvenir : le souvenir, la douleur :


la douleur, l'espoir; l'espoir, la durée. C'est la naïveté propre
du blanc, dans les personnes de X et de À, qui est scanda-
leuse : faire à ce point fi du véritable ordre des choses,
celui de la matière, qui ne laisse place à nulle émotion, nul
sentiment, nulle pensée ; ordre des choses au regard duquel
les hommes ne sont que des épiphénomènes contingents,
aussi contingents que l'est l'accident par rapport à la
substance, aurait dit Aristote.
Cette naïveté est la nôtre. Chacun de nos pas, de nos
gestes, de nos mots est un sacrilège. Le scandale est permanent.
Cette naïveté est notre condition de survie. Tâchant de rendre
un peu plus clair notre passé, c'est-à-dire ce nous-mêmes
qui se dérobe à chaque seconde pour ne jamais plus revenir
intact, en meublant son absence noire avec des gris plus
ou moins précis, nous nous projetons vers un futur au blanc
éclatant : mais le futur est ce qui n'existe pas, pas encore...
jamais. Jamais, car il est ce qui ne parvient à exister que
pour mourir en tant que tel: tout futur qui se réalise est
immédiatement absorbé par le passé. Revoir et prévoir,
prévoir pour revoir, voilà notre effort; cet effort est le
présent. «Cest dire que lé "présent est une illusion de
puissance : celle de posséder ce qui n'est plus et celle de
connaître ce qui est à venir, ce qui vient de tous les possibles,
celle, donc, qui est à la merci du moindre démenti. Le
présent vacille.
Le sommeil sans âge du château est la véritable veille:
le néant est la manière authentique d'exister. X et À échouent
parce que ce sont eux, qui, en fin de compte, sont « faux ».
L'authentique présence du néant, c'est-à-dire l'Absence fonda-
mentale et universelle, a raison de l'apparence qu'ils repré-
sentent. Le blanc meurt de n'avoir jamais été: il est le
flottement incertain et fragile qui, parfois, s'attarde au-dessus
du cratère pour tenter de laisser croire que le volcan peut
encore gronder. Mais les volcans sont éteints depuis long-
temps ; depuis longtemps, leur silence nous dit que leur
raison d'être est le vide qu'ils contiennent que ce vide seul
demeure ce qui «est», parce qu'il ne se ferme jamais à ce
86 DANIEL ROCHER

qui « pourrait » être. Le hasard est le domaine de tous les


possibles : partant, il est la manière d’être du néant qui
n'existe que pour préserver tous ces possibles en refusant
d’apparaître sinon en tant qu'absence. Jamais, donc, le blanc
n’abolira le noir, car l'infini jamais ne peut être limité.
«Avec un film comme Marienbad, on ne peut pas se
tromper » *, nous déclarait Alain Resnais, sur le ton de
l'évidence. Voilà qui était à la fois rassurant et inquiétant:
tout était permis, y compris les pires inepties. Nous avons
couru ce risque : ce ne fut pas d’une grande bravoure, car
nous n'étions pas à la recherche de la « Vérité » ; nous avons
seulement tâché de préciser une impression. Cela dit non
pour excuser certains aspects de ce travail qui peuvent
paraître par trop arbitraires ou excessifs, mais pour tenter
de les expliquer. Nous savons bien que chaque spectateur
a sa clé du château et nous ne prétendons pas lui imposer
la nôtre: toutes y font pénétrer également. La visite- est
très agréable. Personnellement nous ne fûmes pas déçus:
cet exercice fut bien écrit « pour le plaisir ».
DEUXIÈME PARTIE

D'un langage à l’autre:

LES DEUX ROBBE-GRILLET

par BEN STOLTZFUS

| ES romans et les films d'Alain Robbe-Grillet sont le


miroir d’un monde clos, sans issue, autant que la
vision d’un monde ouvert où la liberté s'invente. Il
y a d'une part des personnages soumis à un déterminisme
rigoureux, et d'autre part des protagonistes libres qui jouent
avec la réalité et se moquent des conventions. Je me propose
dans cet essai d'étudier les deux versants d’un art où le
temps ne suit ni les enchainements traditionnels de la
causalité ni la chronologie absolue de l’'anecdote. Il y aura
dans l’œuvre grilletienne, entre roman et film, le passage
d'un langage à un autre, mais l'esthétique des deux genres
vise le même but: créer un temps mental.
88 BEN STOLTZFUS

La conscience qui subit ce temps subjectif se répète,


revient en arrière, saute des passages vécus ou imaginaires,
se hâte ou se ralentit, construit en somme un espace et
un temps purement mentaux — ceux du rêve et de la
mémoire, parfois d’un avenir — ceux de toute vie affective.
Ce temps mental est bien celui de la vie humaine avec ses
passions, ses obsessions, ses étrangetés, ses trous et ses
régions obscures, car ayant admis le souvenir, dit Robbe-
Grillet, nous admettons sans peine l'imaginaire !. Un specta-
teur. deflm policier par exemple "wvoit-surnlécranties
détails concernant un crime selon les dépositions des
différents témoins, dont certains mentent ou se contredisent,
mais qui sont tous présentés sous le même éclairage impartial,
avec le même réalisme, la même présence, la même
objectivité.
Ces images vraies ou fausses, mais vues par un lecteur
de roman ou un spectateur de film sont ce que Robbe-Grillet
appelle des «imaginations ». Ces «imaginations » sont la
synthèse d’une expérience vécue, d'un mensonge peut-être,
de la réalité immédiate, d'une hypothèse, ou d'une possibi-
lité future. Les _souvenirssqueMl'onmerevoit> et qu'un
romancier décrit, les régions lointaines, les rencontres à
venir, ou même les épisodes passés que chacun de nous
arrange dans sa tête, tout en modifiant la suite, tout cela
constitue un « film intérieur » qui se déroule continuellement.
À d'autres moments nous enregistrons par nos sens le monde
extérieur qui se trouve sous nos yeux. « Ainsi [dit Robbe-
Grillet] le film total de notre esprit admet à la fois tour à
tour, et au même titre, les fragments passés, ou lointains, ou
totalement fantasmagoriques. »?.
L'existence dans notre esprit de ce film intérieur exige
que le romancier et le cinématographe inventent un langage
spécial qui puisse capter cette réalité. On reconnaît aussitôt
les effets auditifs et visuels d’un film comme L'Année dernière
à Marienbad. Dans un roman comme La Jalousie, ce ne sont
pas les images sur l'écran mais des mots imprimés qui
décrivent la tache du mille-pattes, la chevelure noire de A,
LES DEUX ROBBE-GRILLET 89

les dimensions géométriques des bananiers.! Mais tout cela


est évident. Pourtant les mots des romans grilletiens recréent
des choses et un paysage où, comme au cinéma, tout est
vu ou imaginé avec une égale intensité. Ainsi l'accident
d'auto, imaginaire mais décrit comme s’il avait eu lieu, corres-
pond à cette rencontre /{imaginaire) L'Année dernière à
Marienbad et les images cinématographiques — même si
elles sont plus fortes et plus immédiates; même si elles
nous arrachent à notre réalité pour nous plonger dans
l'illusion du film; même si elles emploient la pellicule et
des images « vraies »; même si les mots d’un roman et les
instantanés successifs d’un film constituent une grammaire
différente — visent un seul et même but : traduire la réalité
intérieure de l’homme et capter le film total de son esprit.
Cette nouvelle écriture à laquelle toutes les audaces sont
permises et dont le réalisme objectif reflète aussi une réalité
subjective, existe à mi-chemin entre le moi et la chose. Il
établit une tension parfaite entre la conscience (l'œil) qui
perçoit et l’objet en soi. Dans Le Voyeur, le commis-voyageur
Mathias regarde les vagues qui frappent la berge avec un
bruit de gifle. La phrase décrit une réalité objective qui est
le mouvement de la mer mais capte en même temps une
subjectivité (le désir croissant de viol et de violence
qu'éprouve Mathias vis-à-vis de la jeune fille Jacqueline) qui
entend et interprète le son de cette vague comme un bruit
de gifle. La phrase écrite exprime une nouvelle réalité qui
correspond simultanément à la chose décrite et au désir
sexuel de Mathias.
L'Immortelle se sert d'un processus analogue, mais filmé,
qui fait voir aux spectateurs non seulement le chagrin du
professeur après la mort (imaginaire ?) de Leila, mais la
distance et le sentiment du vide qui sépare les vivants d'avec
les morts. De sa chambre, le professeur voit une foule
d'hommes portant un cercueil sur leurs épaules. Il effleure
une rose en bois sur un des immeubles. Il visite ensuite
les cimetières turcs où certains tombeaux sont enfermés par
des grilles de fer. Finalement, et à une très grande distance,
il revoit Leila (ressuscitée ?) qui marche pieds nus sur la
90 BEN STOLTZFUS

plage. La phrase écrite, qui n’a pas la présence visible et


concrète de l’image, possède en compensation une certaine
V économie verbale, mais, de ce fait, toute écriture sacrifie
son intensité émotive, car des mots comme « violence »,
« chagrin », «vide», décrivent une réalité abstraite que le
lecteur comprend mais qu'il ne ressent pas. Le montage du
cinéma perd cette économie artistique mais en revanche
permet au cinéaste de communiquer au spectateur une plus
forte émotion. Les images qui correspondent à l'état d'âme
du professeur : cercueil, rose en bois, tombe, plage ne sont
ni commentées ni expliquées. Elles sont là tout simplement,
pareilles à ces choses auxquelles Robbe-Grillet, dans un
essai intitulé « Nature, humanisme, tragédie » ?, refusait toute
profondeur. Le monde n'est «ni signifiant, ni absurde »,
disait-il, « il est, tout simplement ». Ainsi les images dans ses
films et les choses dans ses romans ont une autonomie
spatiale et géométrique qui nie toutes les conventions du
roman d'analyse. Mais si l’auteur refuse tout commentaire
c'est pour que nous déchiffrions nous-même le sens de son
œuvre. Cette profondeur psychologique, qu'il disait inexis-
tante, nous la retrouvons en nous. Comme ses films, les
romans visuels de Robbe-Grillet, puisque nous sommes en
pleine école du regard, se servent d’un montage romanesque
où les choses et les scènes décrites ressemblent à l’enchat-
nement discontinu du montage cinématographique.
Si le but de l’art est de faire voir ou de faire sentir,
c'est-à-dire de créer l'illusion du vrai qui corresponde à
l'état d'âme de l'artiste au moment même de la création,
il importe que cet art recrée toute l'intensité de l'état
primaire. Ce que les romans et les films de Robbe-Grillet
possèdent en commun c'est le pouvoir de nous communiquer
avec force une expérience vue et vécue au présent. Le cinéma
en particulier ne connaît qu’un mode grammatical qui est,
selon Jean Bloch-Michel, le présent de l'indicatif4 Ainsi
toute l'histoire de Marienbad ne se passe ni en deux ans. ni
en trois jours, ni l’année dernière, mais en une heure et
demie — la durée du film. Et l’année dernière devient cette
année-ci ou plus précisément ce soir.
LES DEUX ROBBE-GRILLET 91

Marienbad n'a ni passé ni avenir et le spectateur voit


sur l'écran une histoire imaginaire qui a lieu maintenant.
Il voit des personnages qui naissent et meurent sous ses
yeux et qui n'ont aucune existence en dehors du film. Ici,
le passé comme l'avenir n'existe pas. La mémoire ne joue
aucun rôle. C'est du présent et rien que du présent — une
expérience à la fois réelle et imaginaire. Si l'homme convainc
la femme qu'ils s'étaient rencontrés l’année dernière, c'est
que l’année dernière est aujourd'hui et que cet homme qui
la poursuit et qui joue avec son imagination en même temps
qu'il invente sa réalité réussit à nous convaincre nous aussi
que Mettenrencontre Lameutlieu, mais qu'éllehexistesen ce
moment. Ces imaginations filmées et vues sur l'écran sont
bien le film intérieur d’une ou plusieurs personnes, car les
voix off sont ambiguës et correspondent soit à la volonté
du narrateur, au désir de X ou à la sensibilité de A.
Comme ses films, les romans de Robbe-Grillet exigent
du lecteur une collaboration pour en déchiffrer le sens. Loin
d'avoir supprimé l’homme, ils lui donnent en fait la première
place, car le lecteur voit les scènes et les objets représentés
à travers les yeux d'un mari jaloux. Les héros romanesques
de Robbe-Grillet, sans naturel comme sans identité, ont
une subjectivité qui s’invente sans cesse, comme au fil de
l'écriture, qui se répète, se dédouble, se modifie, se dément,
sans jamais s’accumuler pour constituer une «histoire » au
sens traditionnel. Robbe-Grillet a ainsi besoin du concours
actif, conscient et créateur de son lecteur qui, à son tour,
devient un des personnages. Ce concours actif permet au
lecteur, non, exige de lui, par une intuition bergsonienne, de
s'identifier aux choses et de participer ainsi à la vie active
du roman.
On sait que dans ses romans Robbe-Grillet décrit
souvent des objets et des fragments de scène. Pourtant,
dans La Jalousie, certaines descriptions géométriques ou
arithmétiques, au lieu d'établir cette sympathie intuitive de
Bergson, semblent, au contraire, ériger des barrières entre
l'homme et les choses. Dans ses films, et dans L’Immortelle
en particulier, Robbe-Grillet a recours à des grilles de fer
92 BEN STOLTZFUS

pour séparer l’homme de la pierre tombale des choses. Il est


bien reconnu que ce « nouveau romancier » tient à souligner
la surface neutre, lisse et imperméable des choses. Mais si
les objets de ce monde n'ont aucun sens préétabli (elles sont
là, dit-il, et rien d'autre), les passions humaines (désir ou
deuil), qui ne sont jamais neutres, confèrent aux objets un
symbolisme ou une profondeur psychologique qui ne leur
appartient pas.
Dans La Jalousie, le mari voit le monde à travers les
jalousies et cet état d'âme prête à la tache du mille-pattes
une subjectivité qui contamine les choses. Mais les objets,
une fois contaminés par les passions, agissent comme des
catalyseurs réciproques et sont la source d'une « connivence
tragique »f, Cette connivence agit comme un labyrinthe qui
emprisonne l'esprit. C’est une maladie mortelle dont mourra
le soldat du roman qui erre dans le labyrinthe de Reichenfels.
Le professeur (dans L'Immortelle) en mourra lui aussi à
Istanbul. De même, la femme, dans L'Année dernière à
Marienbad, sera la prisonnière de ce château, de ce couloir,
de ces stucs, de ces plafonds baroques, de ce jardin, de ces
statues, de ces allées, de ces photos, de ces paroles d’un
homme qui la poursuit et réussit à la persuader qu'ils
s'étaient déjà rencontrés.
Les démarches interminables du soldat égaré (Dans le
labyrinthe), les culs-de-sac, les portes fermées, les escaliers
et les couloirs, comme dans les fictions de Kafka, qui ne
mènent nulle part sont bel et bien la métaphore d'une
condition humaine. Le lecteur a raison de croire que le soldat
enfiévré, qui marche dans les rues à la recherche d’un père
qu'il ne trouvera jamais et qui porte cette boîte contenant
des choses — une baïonnette en forme de croix, une bague
et des lettres — mourra à cause de ces « choses ». Les rues
de Reichenfels et les rues d'Istanbul sont un labyrinthe où
les hommes se perdent et ce professeur amoureux, qui
cherche sa Leila et qui sera lui aussi la victime des rues,
des maisons, des cimetières et de la Buick blanche, n’en
sortira pas. Ni le soldat ni le professeur n’échapperont à la
présence et à la solidité des choses.
LES DEUX ROBBE-GRILLET 93

L'œuvre grilletienne est un théorème qui nous présente


les résultats d'une «connivence tragique ». Les décors des
deux genres, film et roman, se ressemblent et sont les
métaphores visuelles des défauts ou des passions des person-
nages. Un meurtre est bien le résultat d'une passion et
Wallas, dans Les Gommes, tue un homme. Le viol de la
petite Jacqueline, dans Le Voveur, est lui aussi le résultat
d'une passion. La Jalousie est selon toute évidence une
passion courante, aussi bien que l’amour du professeur pour
Leila. Sur le plan réaliste, il faut bien croire à ces passions
même si l'aspect imaginaire de l’œuvre mine cette réalité.
Ainsi Robbe-Grillet prétend avoir purifié son art de la
métaphore suspecte, mais on se demande pourquoi ses
héros sont en proie à des émotions si violentes et, paraît-il,
sans issue. Robbe-Grillet semble avoir supprimé la métaphore
traditionnelle d'un Proust pour la remplacer par des descrip-
tions et des images «neutres». Pourtant, le mille-pattes
devient symbole de la « jalousie » parce que la subjectivité
du mari se voit objectivée sur le mur et la tache correspond
exactement à l'état d'âme du héros. En parlant de ce roman,
le lecteur dira facilement « la tache de sa jalousie » transfor-
mant l’image en métaphore — une métaphore qui contamine
l'esprit du mari et l'imagination du lecteur. Le Voveur est
plein de semblables métaphores et Mathias pense incon-
sciemment à la gifle de la mer. « À l'ombre des jeunes filles
en fleur » est une autre métaphore où les aubépines devien-
nent l’image des jeunes filles et les jeunes filles sont l'image
des fleurs. Proust ne dit pas que les jeunes filles sont des
fleurs, mais crée une identité imaginaire qui nous permet
d'approfondir les rapports entre les deux. De cette façon, le
lecteur apprécie mieux la beauté d'une jeunesse qui, avec
le temps, se flétrira comme ces fleurs. La métaphore n'est
pas nécessairement suspecte et elle ne contamine pas
nécessairement la réalité. Au contraire, elle permet une
compréhension plus rapide de certaines « vérités » comme
la beauté, le temps, la mort, etc.
Si, selon Proust, l'amour de Swann est une passion ou
une maladie imaginaire qui n’a rien à faire avec les qualités
94 BEN STOLTZFUS

médiocres d’Odette, on dira aussi que la jalousie du mari


n'a rien à faire avec la tache du mille-pattes et que cette
jalousie ne vient que de lui. On constate alors que le mille-
pattes est une chose ou une image ou une métaphore
beaucoup plus contaminée que la métaphore traditionnelle.
Ainsi le lecteur a bien souvent l'impression que Robbe-
Grillet se moque de lui, car il n’a nullement supprimé cette
«connivence tragique» entre l'homme et les choses. Il
l’approfondit même en éliminant l'analyse psychologique et
en objectivant les passions. Ces images, plus que la méta-
phore, deviennent un traquenard et les héros de Robbe-
Grillet, comme Wallas, Mathias, le mari jaloux et le soldat
égaré en sont les victimes. C'est la forme de ses romans
qui est neuve. Les passions restent les mêmes et la réalité
dure, lisse et impénétrable des choses, qui correspond à son
écriture romanesque, enferme l’homme d'une manière aussi
définitive que notre langage quotidien bourru de métaphores
et que Robbe-Grillet prétend avoir purifié.
Mais cette purification de la langue est impossible, car
notre identité dépend de notre subjectivité — de la manière
dont notre esprit façonne le monde ou réagit devant lui.
En attirant notre attention sur ce problème artistique et
phénoménologique, Robbe-Grillet nous a donné, malgré lui,
des «nouveaux romans » traditionnels. Le beau, comme le
disait les surréalistes, est le résultat de l'étincelle qui jaillit
du rapprochement de deux objets très éloignés. La juxtapo-
sition constante, dans les romans de Robbe-Grillet, du moi
vivant et de la chose inerte, le va-et-vient entre l'objectif
et le subjectif produit une suite d'étincelles qui illuminent
le lecteur et lui donnent une compréhension analogue à
l'épiphanie de Joyce.
Ainsi, dans Le Voyeur, la description de ficelles,
d’'anneaux en forme de huit, du vol des mouettes, des vagues,
d'une poupée désarticulée, d'un lit défait, etc., annoncent
le désir croissant de Mathias pour Jacqueline, Ce désir,
comme la jalousie du mari, se voit objectivé dans les choses
et fonctionne comme une métaphore. Si Robbe-Grillet
a supprimé l'analyse psychologique des passions et l’a
LES DEUX ROBBE-GRILLET 95

remplacée par la présence solide et incontestable des choses,


il n'a guère éliminé la subjectivité. Les objets que voient
Mathias ou le mari ne sont pas choisis au hasard. Ils sont
le point de mire d’un désir ou d'une passion nécessaire.
Car le point de vue romanesque (qui parle? ou qui voit ?)
exige la présence d'un œiïl pour enregistrer les choses et,
derrière cet œil, une conscience pour choisir. Dans La Jalousie,
il n'y a aucun lien objectif entre le mille-pattes, la chevelure
de À et l'accident d'auto. S'il existe un lien, il sera entiè-
rement subjectif. Le mari jaloux, qui imagine sa femme
dans un lit d'hôtel avec Franck, entend le crépitement du
scolopendre dont le son suscite l’image de A en train de se
brosser les cheveux. La chevelure de À, à son tour, évoque
l'image d'une voiture qui accélère pour atteindre son but
(c'est aussi l’image sexuelle de Franck et de A), mais qui
se heurte contre un arbre. Jalousie, crainte, amour, désir
de meurtre deviennent le feu qui consume l'arbre et les
amants.
Mais tout cela est imaginaire et l'accident n’a pas eu
lieu. Pourtant ces descriptions qui semblaient réelles, parce
qu'elles étaient décrites au présent, nous donnent l'image
vivante d'une passion. Ainsi, les objets, les scènes et les
événements sont des métaphores complexes qui corres-
pondent à la vie affective du héros. Ce film intérieur est
un langage romanesque dont le but est de capter, faire voir
et faire comprendre au lecteur le mouvement même de
l'esprit. Néanmoins, la démarche dans les romans et les
films grilletiens est toujours double. Il y a la réalité des
passions et la négation de cette réalité soit par l'imagi-
nation du héros ou du romancier lui-même. L'imagination
crée et détruit à la fois. Cette démarche double a suscité
« la querelle du Voveur », car certains critiques qui tiennent
à préciser la réalité de Mathias nient le côté imaginaire du
roman, tandis que d’autres soulignent le rôle de l'imagi-
nation pure qui détruit toute réalité. Ainsi tout a eu lieu et
rien n’a eu lieu !.
Dans les romans de Balzac, on sait que c’est l'auteur
qui invente mais le lecteur croit tout de même en cette
96 BEN STOLTZFUS

« réalité». Dans l'univers romanesque de Robbe-Grillet,


c'est l'aspecttirréelrnqui prendwlemdessus*parce quesRobbe:
Grillet met en doute, mine et détruit systématiquement la
réalité qu'érigent ses héros. Dans la deuxième partie du
Voveur, c'est Mathias, «sur le double-circuit », qui veut
détruire l'évidence d’un viol et d’un meurtre. Mais, dans la
troisième section du roman, le lecteur a bien l'impression
que c'est Robbe-Grillet lui-même qui veut gommer la réalité
des deux premières pour attirer notre attention sur la
création pure — sur le roman comme objet. Ce nouveau
roman n'aura d'autre réalité que la sienne et le doute
systématique de Descartes devient le nouveau cogito de
l’homme qui ne dit pas « je pense », mais « j'invente ».
Cette démarche double de création et de gommage,
visible dès le début avec Les Gommes, s'affirme de plus en
plus avec Trans-Europ-Express et La Maison de rendez-vous.
Dans Trans-Europ-Express, des erreurs volontaires contestent
la « réalité » de l’histoire racontée. Elias tue Eva parce qu'elle
lui a volé la clé de la consigne automatique où il a enfermé
la drogue. Mais quand Elias a déposé la drogue à la consigne,
il a oublié la clé sur la porte. Cette clé qu'il n’a jamais eue,
et qu'on lui a cependant volée, voilà que, quelques instants
plus tard, il la possède à nouveau, tandis que l'agent à qui
Eva l'a remise continue, lui, à la chercher, etc. En plus,
le personnage central de ce jeu sera Robbe-Grillet, le
cinéaste lui-même, installé dans le train avec Jean-Louis
Trintignant et qui dicte à sa secrétaire le scénario d’un
film que nous voyons se réaliser sur l'écran. Les contra-
dictions du récit, comme Dans le labyrinthe, ne seraient que
les hésitations, les maladresses, et les ratures de l'artiste
qui invente et élabore son œuvre. Mais il y a plus : on peut
imaginer que le film n'est que le rêve de l'acteur Jean-Louis
Trintignant transposant dans un univers de stéréotypes
cinématographiques son amour pour une jeune fille qui
l'attend à la gare d'Anvers. Un magazine pornographique,
dissimulé dans un exemplaire de L'Express, témoigne non
seulement de ses goûts érotiques mais souligne le fait que
le monde n'est pas toujours tel qu'on le voit.
LES DEUX ROBBE-GRILLET OU!

Le jeu de ce film consiste donc à reconnaître les


événements, les choses et les personnages. D'une part, Elias
nous a été présenté non comme un gangster, mais comme
un acteur de cinéma nommé Trintignant. D'autre part, le
personnage désigné comme « un figurant jouant le rôle d’un
patron de bar», est un vrai patron de bar, jouant, de ce
fait, le rôle d'un figurant. Nous croyions qu'il s'agissait d’un
trafic de drogue, mais les personnages n’y transportaient que
de la farine. Eva ne sera pas violée par Elias. C'est lui qui
la paie pour jouer une scène de viol. On dit que des touristes,
assistant par hasard au tournage du film, croyaient que
l'actrice Marie-France Pisier était une vraie prostituée. Nous
pouvons poursuivre à l'infini ce jeu de miroirs et de leurs
reflets instantanément gommés par les contradictions volon-
taires ou involontaires des acteurs, de l’auteur et de son
imagination.
Des contradictions pareilles foisonnent dans La Maison
de rendez-vous, car l'Américain Ralph Johnson est peut-être
un Anglais, Sir Ralph, ou même un Portugais trafiquant de
la drogue et des filles. On le voit souvent à «la maison de
rendez-vous » (un bordel) qu’on appelle La Villa Bleue. Nous
faisons la connaissance de Lady Ava Bergmann, la proprié-
taire de cette « maison», qui est peut-être aussi Eva ou
Eve ou Jacqueline. La petite fille japonaise, nommée Kito,
mourra probablement d’une drogue expérimentale. Son corps
sera vendu à un restaurant de Hong Kong où les spécialités
de la maison déguisent le contenu. Un autre personnage,
Georges Marchat ou Marchant ou Marchand, sera tué sur
les quais. À son tour, Edouard Manneret, le père des jumelles
eurasiennes de Lady Ava, Lauren et Loraine, mourra plusieurs
fois. Il y a aussi Laureen (?) qui refuse d’être la maîtresse
de Sir Ralph et qui sera elle, peut-être, la cause des deux
meurtres.
C'est Ralph Johnson ou Jonestone qui raconte l’histoire.
Mais à d’autres moments, dans le même paragraphe et
parfois dans la même phrase, la voix narrative se déplace
et devient un « je » anonyme en train de décrire Sir Ralph.
‘On ressent alors une certaine identité entre le narrateur
98 BEN STOLTZFUS

anonyme et Robbe-Grillet qui, de nouveau, est en train de


gommer la réalité de son roman. Labyrinthe symbolique ou
bordel, la « Maison de rendez-vous » est plus qu'un lieu de ren-
contre pour des liaisons clandestines. Elle est aussi la maison
de notre imagination aussi bien que celle de l’auteur, la
« chambre secrète » où s’élabore la réalité de ses fictions.
Ainsi, la voix narrative raconte, se souvient, note et imagine
toutes sortes de possibilités contradictoires. Dans cette
« maison », la réalité objective et subjective, vraie et fausse
ont rendez-vous.
Les mêmes ambiguïtés ont cours dans Projet pour une
révolution à New York où Laura, Joan Robeson (peut-être
Robertson), Ben Saïd et d’autres sont des personnages en
pleine métamorphose. Un serrurier myQope et voyeur ne sait
distinguer la réalité d'avec l'image d'une fille déshabillée
qu'on tient devant la serrure. Dans ce roman où tout est
possible et où la certitude des événements tour à tour
s'efface, nous assistons de nouveau à la double démarche
de l'imagination créatrice du romancier. L'auteur ment parce
que la réalité nous déçoit. Mais il y a plus que de la déception,
car la réalité est un sable mouvant et L'Homme qui ment
joue avec le passé, le présent et l'avenir qu'il invente, réinvente
et puis nie. D’après Robbe-Grillet, toute fiction est le roman
d'un tricheur. Mais il se dénonce pour que nous appréciions
mieux les valeurs génératrices de notre moi dans un monde
sans valeurs qui se laisse guider par nous.
Nous sommes loin des labyrinthes qui enfermaient les
héros du début. Les personnages des premières œuvres de
Robbe-Grillet étaient des êtres sans liberté. Ils étaient soumis
au déterminisme d'une «connivence tragique », tandis que
les personnages de la deuxième période (qui s'affirme surtout
dès Trans-Europ-Express et La Maison de rendez-vous) sont
entièrement libres. Ils ne sont plus des victimes, mais jouent
avec ces objets et cette réalité qui emprisonnaient le soldat
à Reichenfels et le professeur à Istanbul. Robbe-Grillet ne
veut plus nous offrir des mondes clos, achevés. Ses nouvelles
œuvres, par un jeu de miroirs et le pari narquois des
personnages, nous les montrent en train d'exercer leur liberté
LES DEUX ROBBE-GRILLET 99

et de participer à la création. À la suite d’un calembour


équivoque, les personnages grilletiens, comme ceux de Trans-
Europ-Express, sont «en train » d'inventer le monde autour
d'eux. Ils sont tous pour ainsi dire « dans le train » et cette
machine (c'est-à-dire l'invention et la création) devient l'engin
qui nous permet de confronter la réalité et de la vaincre.
Ces êtres ne sont pas des rêveurs passifs. L'Homme qui.
ment devient un obstiné fabriquant d'histoires et Robbe-
Grillet nous propose de participer à l'exercice inlassable de
l'invention créatrice en face de l’inertie des choses et des
événements. Nous assistons à la progression têtue de l'esprit
dans un labyrinthe d'éventualités nées de l'interrogation
d'un monde incapable de répondre. Cet art est un art qui
se crée lui-même parce qu'il reflète l'imagination créatrice.
« Le vrai, le faux et le faire croire [dit Robbe-Grillet] sont
devenus plus ou moins le sujet de toute œuvre moderne ;
celle-ci au lieu d'être un prétendu morceau de réalité, se déve-
loppe en tant que réflexion sur la réalité (ou sur le peu de
réalité, comme on voudra).»#. Dans L'Immortelle, Leila
notera le faux décor en disant : « Vous vovez bien que ce n'est
pas une vraie ville [..]. C'est un décor d'opérette, pour une
histoire d'amour. » °.
Le début et la fin de L’Immortelle nous montrent des
prises de vue des murs de la ville. Ces murs sont d'une part
la circonférence du « labyrinthe » créé et détruit par l'auteur
et, d'autre part, l'objectif corrélatif de la conscience du
héros. Le film, comme l'imagination construisant son œuvre,
nous montre des ouvriers reconstruisant les murs. Les pierres
de ces murs, l'architecture du film et la réalité du professeur
sont étroitement liées et cette œuvre circulaire qui en est
le résultat sera créée et abolie. Comme le mouvement de
l'écriture dans ses romans est plus important que celui
des passions et des crimes, le montage détermine lui aussi
le sens de ses films. La réalité d’une œuvre d'art, dit Robbe-
Grillet, est dans sa forme l.
Dans ce film tourné à Istanbul, Robbe-Grillet nous
donne l'image d'une tour reconstruite qui contredit l'image
d'une tour écroulée; le sentiment d'une Leila morte qui
100 BEN STOLTZFUS

contredit l’image d'une Leïla vivante; l’auteur fabriquant


une réalité qui contredit celle du professeur. L'Immortelle,
comme Les Gommes, où le détective-assassin recherche
inconsciemment sa propre victime, élabore le thème d'une
réalité multiple, assassinée. « Les plus belles œuvres contem-
poraines [dit Robbe-Grillet] nous laissent vides, déconte-
nancés. Non seulement elles ne prétendent à aucune autre
réalité que celle de la lecture, ou du spectacle, mais encore
elles semblent toujours en train de se contester, de se mettre
en doute elles-mêmes à mesure qu'elles se construisent. » 11.
Ainsi la forme d’un film comme L'’Immortelle ou d'un
roman comme Les Gommes devient le contenu. L'auteur
construit et détruit la réalité de son œuvre. Mais ces murs,
ces pierres, ces rues, ces maisons, ces images, ce dédale sont
la matière visible de l'œuvre. Et les personnages qui parlent
et agissent dans ces constructions imaginaires sont vrais et
faux à la fois. Car Istanbul est une vraie ville où de vrais
ouvriers sont en train de reconstruire de vrais murs. Leila
dit (off): « Les remparts de Bvzance [...]. Il faut les recons-
truire encore une fois [.….]. De la mer de Marmara jusqu'à la
Corne d'Or, vous longez, à perte de vue, la succession des
tours écroulées [..] vers le château des Septe Prisons:
Mais vous avancez au hasard [..]. Vous êtes étranger [..].
Vous arrivez dans une Turquie de rêve [..]. Fausses prisons
faux remparts, fausses histoires [..]. Vous ne pouvez plus
revenir en arrière [.….]. » !2.
Si l’art est le reflet d'une réalité contradictoire, l'œuvre
romanesque et cinématographique de Robbe-Grillet devient
la métaphore de «l'homme qui ment» mais quivrecréeren
même temps cette femme «immortelle» de notre imagi-
nation et de nos rêves. Ses romans et ses films poursuivent
les mêmes buts. Ainsi c'est avec difficulté que nous suivons
le raisonnement de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier pour
qui les films de Robbe-Grillet ne seraient pas l'aboutissement
des recherches du « nouveau roman » #. Il nous semble, au
contraire, que ses films représentent d'une façon plus directe
que ses romans le film intérieur de notre esprit, car le point
de rupture qu'a connu le roman en refusant le récit, le cinéma
LES DEUX ROBBE-GRILLET 101

de Robbe-Grillet, comme celui de Godard, l’atteint. Et cet


itinéraire parallèle que suivent littérature et cinéma aboutit
à la même nécessité d’autodestruction par laquelle l’œuvre
ne parle plus que d'elle-même pour devenir une réflexion
sur l'imagination créatrice. L'auteur imagine, le cinéaste
crée, les personnages eux-mêmes s'inventent et nous, à la
suite de notre collaboration active, nous nous inventons
aussi. Si le cinéma de Robbe-Grillet s’est inspiré de ses livres,
C'éstiqueéreeux-civontiétémles premiers à" capter « lesfilm
intérieur » de ces images intérieures qui sont la vie affective
de l’homme et qui s'expriment aussi bien (peut-être mieux)
sur l'écran que dans un livre.
Peut-on dire, par exemple, que Un Chien andalou, qui
précède le « nouveau roman » d’une trentaine d'années, s’est
inspiré du surréalisme littéraire ? Il existe certainement des
rapports. Mais le subconscient et les choses, les rencontres
intuitives du hasard objectif dépassent la littérature et
s'inspirent de la vie, pour s'exprimer en tant qu'art à travers
la peinture, la poésie, le roman et le cinéma. Le cinéma ne
dépend pas des autres genres, même si très souvent il ne
fait que raconter des histoires romanesques, car les recherches
cinématographiques, comme les recherches littéraires, vien-
nent d’une sensibilité plus profonde. La grammaire du cinéma
est polyforme puisqu'un film se sert de musique, d'images
et d'histoire (son, vision et sensibilité).
Représenter le film intérieur de notre esprit reste
toujours un problème de langage. Nos rêves surtout sont
le résultat d'un emmêlement du réel et de l'imaginaire dont
la synthèse nous donne des images toujours difficiles à
déchiffrer. Le montage de Marienbad et de L'Immortelle,
comme nos rêves, rend visible le discontinu, le baroque et
la nécessité profonde de nos désirs, de nos craintes et de nos
passions. Ainsi, un film comme Un Chien andalou, et le
cinéma en général, peut constituer l'expression directe et
immédiate de cette réalité. Les images suffisent.
Dans un roman, le langage déforme cette « réalité ».
Freud a déjà souligné les difficultés que subit l'esprit d'un
dormeur en réalisant un rêve. Non, c'est plutôt le dormeur
102 BEN STOLTZFUS

une fois éveillé, et qui veut raconter son rêve, qui a de la


peine à l'expliquer. Dans un rêve, il faut que le cerveau
invente l'équivalent des mots abstraits, des participes, des
conjonctions, etc., pour que le dormeur voie les images.
Supposons que le rêveur veuille posséder quelque chose. Il
doit d’abord trouver l'équivalent de ce verbe, puis le transcrire
en images. Nous sommes tous en possession d’un cerveau
super-habile qui automatiquement, pendant notre sommeil,
fournit les images nécessaires aux métamorphoses rapides
de nos « pensées » nocturnes. Pour l'artiste, le problème
est moins vite résolu. Il doit avoir recours soit à sa mémoire,
à son intelligence ou à sa sensibilité pour trouver l’hiéro-
glyphe nécessaire. Pour exprimer la possession il se fiera
peut-être à son Littré, car le mot posséder qui vient de
potis + sedeo veut dire s'asseoir dessus. Ainsi, l’image ou
le rêve d'un homme qui s’assied sur quelque chose nous
rappelle que le sens original de ce verbe, comme de tous
les mots à leur origine, était concret et qu'on peut le repré-
senter d'une manière directe et même physique “.
Dans Marienbad, nous avons un verre cassé, le cri de A
et le garçon qui ramasse les morceaux — l’hiéroglyphe de
la réalité brisée ou violée de la femme — suivi de scènes de
viol plus explicites. Dans La Jalousie, l'imagination du mari
voit la voiture écrasée contre l'arbre — toujours l’hiéroglyphe
de la vie affective qui a besoin de traduire ses sentiments
en images et qui, dans ce cas, représente le désir de vengeance
contre les amants et la crainte de perdre sa femme, le tout
imbu de sexualité. La réalité du professeur, dans L'Immor-
telle, s'écroule elle aussi à la suite des accidents d'auto. Les
murs écroulés, les cimetières en ruine, un palais vide sou-
lignent l'état de son esprit et l'absence de son amour.
Selon Freud, le contenu des rêves est représenté sous
forme d'objets et d'actions qui sont un rébus. Pour en
déchiffrer le sens il faut jouer avec, comme le fait d’ailleurs
X dans Marienbad. Si À perd la partie, c'est qu’elle se laisse
guider par les choses et la réalité que lui propose cet homme.
Elle est envoûtée par l’année dernière qui n'existe pas, parce
qu'elle s'est laissé persuader qu'ils s'étaient rencontrés.
LES DEUX ROBBE-GRILLET 103

Non, c'est plutôt les choses elles-mêmes qui l'envoûtent et


la persuadent.
Ainsi, les recherches artistiques de Robbe-Grillet dans
ses romans et ses films sont les mêmes. Les difficultés qu'il
a dû vaincre sont inhérentes à la forme de nos rêves qui
s'adaptent mieux au langage du cinéma. Déjà, avec La Maison
de rendez-vous et Projet pour une révolution à New York,
le deuxième Robbe-Grillet poursuit des voies moins satis-
faisantes. Même s'il se sert des faux-semblants, des toiles
en trompe-l'œil, des exagérations imaginaires qui reflètent
le monde plat de l'affiche, de la bande dessinée, des rapports
humains stéréotypés, dominés par des mythologies érotiques,
sociales, psychologiques et politiques qui nous écrasent, ces
exagérations sont moins réussies et moins convaincantes
qu'elles ne l’étaient dans ses premières œuvres.
En revanche une réussite comme Marienbad témoigne
d'une collaboration remarquable entre romancier et cinéaste,
entre Alain Robbe-Grillet et Alain Resnais. Le tournage de
ce film représente une alliance heureuse entre deux artistes
qui ont su capter le film intérieur d’un rêve particulier
et d'un mythe collectif. Il est à souhaiter qu'il y ait des colla-
borations futures entre ces deux hommes, car ces deux
artistes s’effacent devant la réalité pour s'identifier à elle,
pour qu'elle parle à travers eux. Ils donnent une autonomie
entière à la présence des choses et des images en nous
invitant à recréer l'œuvre, parce que.le romancier et .le
cinéaste, comme le Dieu de Flaubert, sont présents partout
mais visibles nulle part. La beauté de leurs œuvres fait un
appel direct à notre inconscient collectif qui s’est toujours
servi d'images pour exprimer ce qu'il y a de plus profond
dans notre vie affective, et qui recherche toujours et veut
donner un sens au film intérieur de notre esprit.
104 BEN STOLTZFUS

NOTES

1. « Introduction », L'Année dernière à Marienbad, Éd. de Minuit, 1961,


pp. 9-10.

2 Did Sp #10;
3. Pour un nouveau roman, Éd. de Minuit, 1963, pp. 45—68. C'est à cette
édition que nous nous référerons désormais pour les citations qui vont suivre.
4. Le Présent de l'indicatif, Gallimard, 1963, p. 7.
5. « Une voie pour le roman futur », Pour un nouveau roman, op. cit., p. 18.
6. Voir « Nature, humanisme, tragédie », Pour un nouveau roman, op. cit.,
pp. 45—68.

7. Voir Jean RICARDOU, Problèmes du nouveau roman, Éd. du Seuil, 1967,


Coll. « Tel Quel », pp. 38—41.

8. « Temps et description dans le récit d'aujourd'hui », Pour un nouveau


rOtHaN, OP CII, D 129.

9, L'Immortelle, Éd. de Minuit, 1963, p. 75. C'est à cette édition que nous
nous référerons désormais pour les citations qui vont suivre.
10. « Sur quelques notions périmées », Pour un nouveau roman, op. cit.
D'ART

11. « Temps et description dans le récit d'aujourd'hui», Pour un nouveau


roman, op. cil., p. 133.

12. L'Immortelle, op. cit., pp. 205.


13. De la littérature au cinéma, Armand Colin, 1970, Coll. « U2 D LT
14. Voir Sigmund FREUD, “The Dream-Work”, The Basic Writings of Sigmund
Freud, New York, Random House (Modern Library Edition), 1938, pp. 319-467.
2

EXPÉRIENCES ET STYLISTIQUES DU MANQUE

CHEZ RESNAIS ET ROBBE-GRILLET

par ÉLIE MAAKAROUN

Ï ŒUVRE n'appartient pas exclusivement à son auteur;


elle n'est pas la même pour lui et pour son public, en
particulier dans le domaine du cinéma moderne où le
spectateur tient un rôle primordial, non seulement par la
place déterminée que la caméra lui désigne, mais aussi et
surtout par sa fonction de créateur d’un sens. C’est dans cette
perspective que nous nous proposons, sans toujours passer
par leur genèse, de lire, en évitant dans la mesure du
possible le parallélisme étroit, quelques films! de Resnais
et de Robbe-Grillet, en y mettant en relief leurs expériences
et leurs stylistiques du manque. Cet éclairage, qui voudrait
combiner les codes du désir (sur ses deux niveaux, érotique
et mystique), du politique et du langage cinématographique,
ne prétend ni épuiser la complexité de ces œuvres, ni se
substituer à elles. Il cherche seulement, à partir de certains
points de repère dégagés par une première vision (fréquence
des thèmes de l'absence, de la vie-illusion, du temps fluide,
de la mort ; démystification des sujets et des valeurs ; impor-
tance des”"images mentales et des ellipses), à tracer le
« système » du manque et son fonctionnement sur les plans
socio-historique, existentiel et stylistique, plans intimement
unis mais que nous dissocions arbitrairement pour les besoins
de l'exposé.
106 ÉLIE MAAKAROUN

Sur le plan socio-historique, les œuvres de Resnais et


de Robbe-Grillet peuvent être lues comme une mise en
question cinématographique des discours politique et pro-
phétique, par une même opération qui démasque les
manques à l’intérieur de ces discours mêmes. Tentative qui
s'explique dans L'Ëre du soupçon, par une nouvelle problé-
matique sujet/histoire, née à la suite du grand conflit
mondial, à travers les transformations économiques dues
au «bond» technique et scientifique, et les « mutations
engendrées dans la conscience des hommes par l'apparition
de nouvelles structures sociales » ?.
L'Espagne, dont nous n’apercevons qu'un poste-frontière,
est la grande absente dans une œuvre (La Guerre est finie)
qui lui est pourtant consacrée. « Bonne conscience lyrique
de toute la gauche »* selon les propres paroles du héros,
elle est certes l'objet de longues discussions durant les
réunions du comité clandestin (rendues pénibles par la fumée
étouffante des cigarettes), d'analyse d'ensemble, de stratégies
mais tous ces discours sont comme viciés par le manque
de l’espace géographique, politique et humain de la réalité
espagnole. Alors que Roberto n'aime pas que la « réalité du
monde lui résiste »*, qu'elle ne soit pas à l’image de son
rêve, Diego vit l'expérience d'une faille entre la vision
théorique et le contact de la vie. Les images mentales qui
se déroulent dans sa conscience faisant de lui un présent-
absent, la voix off qui semble s'adresser à lui (sorte de dédou-
blement qui implique une distance intérieure) sont l'expres-
sion cinématographique de cette tension qui fait de Diego-
Carlos (double nom significatif) un être divisé, insatisfait,
en projet, jamais fixé, mobile comme la vie cyclique qu'il
mène entre le « paysage de l'exil »5 et la terre natale, avec
le train pour ironique moyen d'évasion qui le fait aller et
venir d'un pôle à l’autre. Un incident en apparence mineur,
une légère faute d'appréciation, déclenche, dans le film, cette
prise de conscience d’un manque que vient accentuer une
mise à l'écart par le comité, donc un isolement politique,
suivie d’un événement inattendu, la mort de Ramon. Cette
fatale crise cardiaque secoue la conscience de Diego qui vit
EXPÉRIENCES ET STYLISTIQUES DU MANQUE 107

en images mentales froides et silencieuses l'enterrement du


copain, découvrant que la mort est présente en lui depuis
le commencement de sa vie. L'œuvre avance comme une suite
de variations de plus en plus marquées autour d’un manque
central qui se développe, exigeant une réponse à défaut de
laquelle le militant se verrait définitivement englouti dans
ce creux même.
Même opération de démontage du mythe du résistant.
Tout d'abord par l'ironie. Claude Ridder (Je t'aime, je t'aime)
n'est pas reconnu par un ancien résistant qui lui aurait
fourni ses faux papiers! Son héroïsme semble pitoyable :
évoquant le souvenir d’un village libéré, il dit à Catrine:
« Nous devions être une cinquantaine. Les Allemands eux,
n'étaient que vingt. Mais ils ont bien failli nous encercler. »t.
Boris Varissa brouille les cartes et tourne en dérision
l'épopée officielle. Certes il est «l’homme qui ment», mais
il est aussi celui dont les différentes versions de l'événement
(que ce soit l'évasion de Jean Robain, sa mort, sa situation
et son rôle) finissent par déranger à la manière du doute
méthodique. Le héros, avec sa légende, son culte (album de
photos, portraits, discussions des villageois), est mis en
question par un brouillage (à base de parodie) qui détruit
l'unité de sens en établissant, soit des sens parallèles, soit
des sens opposés qui transforment les données claires de
l'histoire officielle en puzzle incomplet où les blancs ont
plus de relief que les affirmations. Cette déconstruction du
discours politique par une désarticulation du discours ciné-
matographique, véritable constante dans les œuvres de
Resnais et de Robbe-Grillet, se retrouve dans l'écart entre
la Turquie de rêve et la Turquie réelle (L'Immortelle),
comme dans l'Algérie des cartes postales et l'Algérie en
guerre (Muriel).
Cependant, à cette mise en question du discours poli-
tique s'oppose une recherche manifeste de sens, une volonté
de répondre au manque. Dans La Guerre est finie Marianne
crie à Diego, découragé, perdu dans son propre gouffre
intérieur, qu'elle espère qu'il se trompe et que la révolution
se fera bientôt comme si, soudain, elle, malgré sa condition
108 ÉLIE MAAKAROUN

bourgeoise, représentait la conscience révolutionnaire. Diego


lui-même finit par s'engager sur les routes de l'Espagne, en
une nouvelle action qui ne supprime pas le manque, mais
l'assume., Cette tension donne à ce film à la fois sa fécondité
dialectique et son allure classique, d’une certaine manière
« humaniste ».
Par contre, cene-sont jamais les"héros*quidanslies
œuvres de Robbe-Grillet, s'en prennent au manque historique
ou existentiel. Aux «faux bateaux», fausses murailles,
fausses images d'Istanbul, plus ou moins faux personnages,
ne s'opposent que les regards des tailleurs de pierre turcs
que nous découvrons comme figurants lointains, puis que
nous apercevons, debout, immobiles et fixant en plein centre
la caméra, comme pour mettre en accusation un jeu futile
d'ombres et de lumières, même s'il traite de la « probléma-
tique du réel et de l'imaginaire »®. Le monde de Djerba
(L'Éden et après) n'a de consistance qu’à travers l’image de
quelques comparses, quelques ouvriers du port que certains
plans nous montrent au travail, indifférents aux rêves, aux
fantasmes des personnages et de l’auteur.
Les mêmes expériences et stylistiques opèrent face au
discours prophétique, que ce soit celui de la foi, de la
philosophie ou de la science. Partout l'écriture cinémato-
graphique met en relief les «blancs» du discours, les
« ratés » de son fonctionnement.
L'Homme qui ment peut être considéré comme une
parodie du discours eschatologique. Boris joue aussi le rôle
du croyant, fidèle au pain et au vin, qui croit ou imagine
croire en un prochain retour du «héros », qui exorcise ses
peurs en sonnant avec violence les cloches de la vieille tour,
en affirmant que Jean Robain s'est réincarné en lui. Mais
nous savons, et il sait lui-même, qu'il est un comédien qui
se prend à son propre rôle, à ses propres mots. À travers
le grenier orné de portraits avec un long crucifix de pro-
cession, à travers la cérémonie de la communion avant le
jeu de l'exécution, à travers les interrogations des villageois
sur la vie ou la mort du héros, nous lisons une parodie de
la foi qui se trouve réduite à une grande forme avec à
EXPÉRIENCES ET STYLISTIQUES DU MANQUE 109

l'intérieur un trou, un manque où les personnages déchargent


leurs fantômes et leurs désirs réprimés.
L'ironie des cinéastes s'exerce aussi à l'égard de la parole
philosophique. Y a-t-il un sens de la création ? L'homme est-il
le centre, l'aboutissement et la mesure de tout? Réponse
de Catrine : « /magine une seconde que Dieu ait créé le chat
à son image [..]. Au chat, Dieu aurait donné l'indolence et
la lucidité [...] et à l'homme, la névrose, la passion de cons-
truire et de posséder des choses [..]. Ainsi l'homme n'aurait
été créé que pour prendre en charge l'existence du chat. »®°.
De l'humour ! mais de l’humour grinçant qui fait éclater les
présupposés anthropocentriques. Le décalage entre la gran-
deur poétique du mythe et le banal quotidien est constam-
ment mis en évidence. À Claude disant: «Si Prométhée
n'avait pas aimé son vautour », Catrine répond : « À propos
de vautour, j'ai acheté du poulet pour ce soir. » , Les images
bouleversent l’ordre et la logique naturelle par une ironie
qui va de la découverte d’une souris blanche-sur une plage
dans Je t'aime, je t'aime, jusqu'à la structure générale de
L'Immortelle faite d’apparitions et de disparitions des
personnages (le pêcheur sur le quai, les protagonistes, L. sur
la carte postale), comme sur une scène de marionnettes.
L'ironie transforme le discours en une multiplicité de
discours inquiétants, faisant de l'écriture cinématographique
l'expérience d’une autre création, celle de plusieurs ordres
de signes et de phénomènes, de tous les possibles qui surgi-
raient des manques dévoilés du monde quotidien.
La science, non plus, n’est pas épargnée. Le chef de
Crespel annonce à Claude que l'expérience sera concluante.
Mais elle échoue. Il y a un « raté » sur le chemin du retour,
une panne qui décèle un vice général de la machine et qui
aboutit à la mort de Claude. Mort omniprésente, comme le
grand manque dans les œuvres de Resnais et de Robbe-Grillet.
C'est en fonction de la mort que Catrine « adore le soleil »
mais qu'elle «ne pense qu'au fait qu'un jour elle ne verra
pas le soleil » 1, que Ridder considère le temps comme une
course vers la mort «à cent mille kilomètres à l'heure » ",
que sa vie est obsédée par la marche du temps (nous le
110 ÉLIE MAAKAROUN

voyons regarder simultanément trois montres-bracelets).


Dans Muriel, la «ville de Boulogne et ses quartiers qui
s'écroulent lentement, les meubles et la vaisselle en transit
chez Hélène, traduisent en effet par l'image la fuite du temps,
la vacuité irréversible d'une vie qui court vers la mort, c’est-
à-dire vers le néant » !. C'est la mort qui dérange le discours
scientifique, brouille les pistes en même temps qu'elle trace
le seul itinéraire implacable des personnages. Dimension
de manque dans la conscience, le gouffre exerce son attraction
sur les héros de L’Immortelle, de Je t'aime, je t'aime, comme
ceux de L'Éden et après. Le manque semble sortir de la mort
pour entraîner vers la mort.
Mais en face de cette subversion du discours prophé-
tique, les œuvres de Robbe-Grillet et de Resnais, rien que
par leur présence, ne signalent-elles pas une autre foi, d'ordre
poétique qui, à sa manière, est aussi d'ordre prophétique ?

Sur le plan existentiel, le manque se laisse voir dans la


faille qui sépare le rêve et le désir de la réalité et de la
jouissance. Les films de Resnais et de Robbe-Grillet tendent
à faire éclater, comme en deux temps, les sujets : d'abord
dans la tension de leurs contradictions internes, puis dans
leur être-à-l'œuvre.
L'expérience du manque sexuel se révèle nettement dans
L'Immortelle. Plages et dunes du Bosphore, danse du ventre
(violemment éclairée), barques et bateaux, automobiles
apparaissent comme les conducteurs du désir de N vers L.
D'ailleurs les signifiants cinématographiques du désir sont
liés chez les deux cinéastes au mouvement (en particulier
le train dans Trans-Europ-Express, Je t'aime, je t'aime,
Muriel, La Guerre est finie). Le bruitage, dans L’Immortelle,
est fondé sur une dialectique sonore, bruit d’un vapeur ou
barque à moteur/aboiement de chien, qui revient tout le
long du film, accompagné ou non d'images picturales corres-
pondantes, traduisant le conflit désir/interdit. La plage et
les rues (espaces ouverts) se heurtent aux maisons aux
EXPÉRIENCES ET STYLISTIQUES DU MANQUE 14lal

volets clos, la mer au vieux cimetière où N attend vainement


jusque dans la nuit celle qu'il aime. L'automobile conduit L
puis N vers la mort (accident provoqué par le molosse qui
barre la route). Non seulement l'amour aboutit à la mort,
mais il semble même impossible parce que lié dès sa
naissance à la mort ; mort que les amants refusent (L affirme
n'avoir pas entendu l’aboiement du chien sur la plage; N
recherche la morte comme une vivante) mais qui finit par
imposer sa loi. La disparition de L, son absence puis sa mort
détruisent la sécurité du professeur de français, et le forcent
à une quête passionnée à travers plages, cafés, connaissances,
mosquées, maisons, pour apaiser le manque qui le travaille
et qui le conduira au grand manque, à la mort. L’anxiété
du spectateur n'est pas moindre ; ne disposant pas de toutes
les données du problème, il vit, lui aussi, le manque comme
si l'écriture cinématographique devenait machine à ébranler
et à creuser des manques.
L'univers de L'Éden et après fait apparaître la même
faille, Les rêves de Violette sont portés par les posters
publicitaires, les films, la cocaïne, mais dans le déroulement
de leur aventure, ils aboutissent à la mort. Entre elle et
l’autre, il y a toujours un labyrinthe de peur (l'usine, les
corridors de la prison, les rues de Djerba) ou le désert avec
ses mirages. Chaque contact avec l’autre aboutit à un
meurtre : que ce soit celui de Dutchman, de son modèle
ou des copains de faculté. La distance n'est jamais une
distance critique entre les personnages, elle est toujours
éprouvée comme un vide hostile, à vaincre par l'érotisme,
la drogue, l'évasion et la violence. C'est le même tragique
manque que présente la relation qui unit Claude à Catrine,
Hélène à Alphonse. La faille dans le désir aboutit à une
faille dans la conscience : d’où des êtres en attente (Claude
et le tramway; Violette dans le café); des êtres divisés;
des êtres absents, par exemple le personnage de Muriel que
l'on croirait toujours vivant, ou Hélène (Muriel) qui paraît
parler avec sa voix chantante comme d'une autre planète.
Ces ruptures aboutissent à une sorte de mise en pièces
des personnages. Tout d’abord par le jeu des glaces qui
112 ÉLIE MAAKAROUN

dédoublent un André Varais dans son salon oriental, une


Violette qui se voit soudain, dans le désert, face à son alter
ego (gestes simultanés des deux femmes qui ressemblent à
des reflets dans un miroir), un écrivain qui se regarde dans
la création de son œuvre (archétype parodié). Cette division
constitue le premier mode de fission des sujets.
Le mensonge en est un autre moyen. Certes les diffé-
rents noms de Diego-Carlos, ses prétendus voyages en Italie
comme fonctionnaire de l'UNESCO, ne sont qu'une barrière
de défense. Mais chez d'autres personnages l'existence est
considérée comme jeu théâtral. Varissa se déclare comédien
professionnel et joue de multiples rôles : l’'Ukrainien résistant,
le séducteur (faisant penser à Don Juan), le croyant. Mais
l'œuvre peut démasquer le joueur. Alors il fuit devant une
caméra agressive : séquence de la battue où il semble moins
poursuivi par les soldats que par le cameraman. Mais s’il
comparaît devant un tribunal constitué par l’équipe qui a
réalisé l'œuvre, s’il est mis en accusation, il ne se laisse pas
prendre ; au contraire, par son rire (surtout quand il se
trouve accoudé à une fenêtre), il semble provoquer les
Spectateurs et le cinéaste. Le personnage, mis en question
par l'objectif, relance la question vers le public, y compris
le réalisateur.
Cette mise en pièces des sujets aboutit à une interdiction
de séjour lancée contre eux dans le récit cinématographique.
Les personnages de L’Immortelle semblent refoulés par le
récit ; quand ils forcent le champ de la caméra, on a l'im-
pression qu'ils vivent en fraude par rapport au réel. Claude
Ridder essaie de naître, de sortir du corps (la mer symbo-
lique) à la parole; mais la scène se répète indéfiniment
comme une lutte entre le sujet et la caméra qui le refoule
ou l’oublie, en l’écartant ou en le rendant illisible.
Il n'y a plus ni héros, ni même sujets. Le manque devient
manque d'exister. Au contraire les caméras s’attardent
longuement sur les vitrines, les cafés, le mobilier et les
immeubles de Boulogne, sur les greniers et la maison
délabrée des trois femmes, sur la sphère de Crespel. Les
objets envahissent l'écran avec, comme simples fonds de
EXPÉRIENCES ET STYLISTIQUES DU MANQUE 113

toile inquiétants mais lointains, des histoires d'hommes faites


de rêves, d'illusions, d'imaginations qui veulent forcer un
passage mais qui sont retenues par les digues des choses.
Les œuvres elles-mêmes finissent le plus souvent par
ne laisser voir que les forces naturelles ou les grands
ensembles propulsés au premier plan : la mer et la ville dans
Je t'aime, je l'aime ; le désert, l'eau, le sang, le soleil et la
mer dans L'Éden et après qui s'entrelacent en arabesques
fuyantes et se répétant à intervalle, comme en une compo-
sition musicale avec de nombreux plans-flashes qui suggèrent
l'effritement des regards humains, un certain retour au
chaos originel.
Mais, nous l'avons déjà dit, cette mise en pièces des
personnages se heurte à une force de vie. Au manque répond
dans l'œuvre de Resnais la tendresse par laquelle les sujets
communiquent, et donnent du poids à leur existence. C'est
l'amour de Marianne pour Diego, exprimé à plusieurs
reprises, par la parole (« Diego, je dis ton nom [..]. Je suis
heureuse » ; «Je t'aime, Diego » et lui de répondre : « Mais
je le sais bien » Ÿ); par les rapports sexuels (la scène qui les
unit s'oppose par sa durée, son fond musical, ses attitudes
à celle qui unit le héros à Nadine); par son désir d’avoir
un enfant de Diego !, comme si sa vie prenait sens par une
telle chair en elle; par son départ final pour sauver celui
qu'elle aime, avec une superposition significative de leurs
deux images. C’est toujours l'amour qui fait que le bonheur
de Claude réside dans les moments où il regarde le corps
de Catrine sur la sable, qui lui fait crier dans sa sphère
son attachement à elle. Le geste de Catrine versant une
goutte d'eau sur le scarabée, la larme finale de Ridder
(comme la douleur de Carmen dans La Guerre est finie),
véritable cri ultime du film, donnent à l’amour une portée
et une dimension rares dans le cinéma d'aujourd'hui.
Dans l’œuvre de Robbe-Grillet, la tendresse n'est pas
absente (amour de L et de N, amitié Elias-le garçon de café),
mais c'est surtout le corps qui résiste au manque. Violette
est le corps qui refuse de s'anéantir devant la conscience
malheureuse et vaincue. Corps qui brûle de plaisir jusqu'aux
114 ÉLIE MAAKAROUN

transes (longue scène avec Dutchman), en opposition avec


toutes les femmes enchaînées dans des cages avec des
bandeaux sur les yeux; corps qui danse autour du feu et
fait vibrer avec lui tout le petit peuple de Djerba frappant
des mains; corps qui se retrouve: Violette dit après
l'étreinte avec le sculpteur: «J'ai trouvé ce que je ne
cherchais pas »; corps qui, indifférent à la mort des autres,
s’unit à la mer sous un soleil ardent : « J'ai retrouvé la mer »
(avec un expressif bruitage d’explosion). Violette fait penser
à la jeune Parque qui, à la suite de ses jeux de conscience
et de connaissance, se laisse aller au jeu des sensations,
s'offre, telle une « vierge de sang», «en vêtements ravis »,
« recevant au visage un appel de la mer » ", au Soleil. Dans
L'Éden et après, film valéryen à bien des égards, sorte de
La Jeune Parque cinématographique, les manques de la
Conscience sont assumés par un «plus» de vie charnelle.

L'auteur de Pour un nouveau roman écrivait: «Ne


pourrait-on pas avancer au contraire que le véritable écrivain
n'a rien à dire ? Il a seulement une manière de dire. Il doit
créer un monde, mais c'est à partir de rien, de la pous-
sière [...]. » . Les stylistiques de Resnais et de Robbe-Grillet,
qui sont aussi des expériences, opèrent justement à partir
de ce même manque à dire.
Les deux cinéastes recourent largement à l'art du
brouillage : pratique des images mentales qui double la
narration, la détruit ou la prolonge, celle des variantes qui
font du récit un faisceau de possibles, de versions différentes :
meurtre ou accident de Catrine, évasions de Jean, colis jeté
à la mer par Elias ; fréquence des plans-flashes dans Muriel
et des images immobiles (comme dans L'Immortelle) qui
détruit la continuité narrative. En brouillant le langage, les
auteurs font ressortir les creux du récit qui prend une allure
inachevée, décomposée et discontinue.
Le brouillage est rendu encore plus opaque par l'ellipse.
Absence de transition, d’articulation logique (par exemple,
EXPÉRIENCES ET STYLISTIQUES DU MANQUE ES

entre les espaces, entre les personnages et entre les fantasmes


dans L'Eden et après); passages gommés (l'épisode de la
fille qui vole dans le train la valise d’Elias) : silences du texte
(nous savons peu de chose sur Muriel, sur Dutchman, ou
sur Leila); mémoire-tamis (chez un Claude Ridder qui, il
faut le signaler, possède une belle gomme et pas un seul
crayon); difficulté de déterminer le passage de la réalité
au rêve. Tous ces moyens d'expression du manque dislo-
quent la logique narrative au pouvoir et font de l'écriture
un projet de révolution.
Nous sommes donc face à une entreprise de décons-
truction idéologique. Fidélité à l'écriture automatique
surréaliste (et sa fonction révolutionnaire) chez un Resnais,
essai de placer l'écriture non dans le domaine de « non-
sens » certes, mais dans celui du «hors-sens commun » chez
Robbe-Grillet, hors du message et du discours narratif
traditionnel (véritable piège ironique dans ses œuvres). Chez
le premier, le cinéma tend à montrer surtout le jeu de la
conscience, chez le second, surtout le jeu des sensations !.
La rhétorique au pouvoir a-t-elle été prise d'assaut ? En
tout cas, le système du manque avec ses trois dimensions
fonctionne donc comme l’une des forces motrices des films
de Resnais et de Robbe-Grillet. Manque qui n'exclut pas la
tension mais qui, au contraire, la met en éveil, la provoque
dans l'œuvre et dans ses relations complexes avec l’auteur
et le public. Cependant, sans vouloir porter un jugement de
valeur, ne pourrait-on pas dire que le manque peut être
traité en un autre mode de créer, plus enraciné dans la
culture historique, moins émietté, plus proche du spectateur,
plus violemment tendu vers la conquête du sens, comme
dans les œuvres d’un Bergman, d’un Bresson ou d'un Fellini ?
116 ÉLIE MAAKAROUN

NOTES

1. Sans ignorer leur grande importance, nous avons délibérément écarté


Hiroshima mon amour, et L'Année dernière à Marienbad parce que ces films ont
fait l'objet d'études fréquentes et approfondies.
2. Annie GOLDMAN, Cinéma et société moderne, Anthropos, 1971, p. 71.
3. Jorge SEMPRUX, La Guerre est finie, Gallimard, 1966, p. 88.
Loto, Jos fe
5. Ibid., p. 108.
6 . Jacques STERNBERG, Alain RESNAIS, Je t'aime, je t'aime, L'Avant-Scène du
cinéma, n° 91, avril 1969, p. 23.

7. Alain ROBBE-GRILLET, L'Immortelle, Éd. de Minuit, 1963, p. 50.


8. Annie GOLDMANN, op. cit., p. 227.
9. STERNBERG, Op. citl., p. 43.
10. /bid., p. 48.
NERTIP TA EDR 0
I ae, or 25

13. René PRÉDAL, Alain Resnais, Lettres Modernes, 1968, « Études cinémato-
graphiques », n°° 64—68, p. 62.
14. SEMPRUN, op. cit., p. 83.
15. Zbid., p. 148.
162 dE pp 02
17. Citations extraites de La Jeune Parque : respectivement les vers 496,
511, 500.
18. Alain ROBBE-GRILLET, Pour un nouveau roman, Gallimard, 19,63, Coll.
« Idées DS Sie

19. Il faut noter ici une autre lecture de l'œuvre : « Par rapport à L'Année
dernière à Marienbad, les films de Robbe-Grillet souffrent d'une trop grande
cohérence, née de son rejet même; et alors que dans ses romans l'organisation
du récit autour d'un « creux central», irréductible à toute succession logique,
ouvre la porte de l'imagination, la même structure, appliquée directement au
cinéma se remplit aussitôt, et empêche la réalisation de l'imaginaire parce qu'elle
conduit à présenter le réel comme une imagination, que l'absence de toute
confrontation avec la réalité rend réfractaire à une appréciation critique. »
(M.-C. ROPARS-WUILLEUMIER, De la littérature au cinéma, Armand Colin 41970 Dr)
PA

NOTES SUR LA FICTION ET L'IMAGINAIRE

CHEZ RESNAIS ET ROBBE-GRILLET

par MIREILLE LATIL-LE DANTEC

« [ Ie fois de plus, je m'avance, une fois de plus, le


long de ces couloirs. » Revu après dix ans, L’Année
dernière à Marienbad, film intemporel conserve
encore ses pouvoirs de fascination.
Mais, à la faveur du recul, s’entrevoit mieux peut-être
l'équivoque de ce « mariage parfait» entre un réalisateur
et son scénariste ; équivoque encore aggravée par une critique
engouffrée dans la voie de la facilité pour qui Resnais, à
cause de son goût du texte, ne pouvait qu'être un cinéaste
« littéraire » et Robbe-Grillet, à cause de ses fameuses « des-
criptions » un romancier par erreur, en mal d'images ciné-
matographiques.
Sans doute aujourd'hui Marienbad apparaît moins une
rencontre miraculeuse que l'intersection de deux trajectoires
qui depuis n'ont cessé de s'éloigner. Muriel (1963), La Guerre
est finie (1965), Je t'aime, je t'aime (1968) vont prolonger
par-delà Marienbad la méditation d'Hiroshima mon amour
et des premiers courts métrages. Tandis qu'avec L'Immor-
telle (1963), Trans-Europ-Express (1966), L'Homme qui ment
(1968), L'Éden et après (1970), Robbe-Grillet a accentué, à
travers un mode d'expression nouveau pour lui, les intentions
déjà visibles dans ses quatre premiers romans (Les Gommes,
118 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

Le Voyeur, La Jalousie, Dans le labyrinthe) mais atténuées


sans doute par la collaboration avec Resnais dans Marienbad.
Intentions qu’à présent, après le manifeste Pour un nouveau
roman (1963) et surtout les deux romans les PItiSMrÉCentsE
La Maison de rendez-vous et Projet pour une révolution à
New York, il n'est plus permis d'ignorer.

Projet téméraire peut-être que de suspecter cette fameuse


«entente cordiale », sujet d’émerveillement à l'époque pour
les co-auteurs eux-mêmes, qui en soulignèrent abondamment
la rareté. Resnaïs, poussant en avant son scénariste — suivant
une attitude déjà trop habituelle pour être vraiment prise
en considération —, lui reconnaissait des « astuces de vieux
monteur ». Robbe-Grillet insistait sur le miracle de la création
en commun: « Ce que j'écrivais, c'est comme s'il l'avait eu
déjà en tête. Ce qu'il ajoutait au montage, c'est encore ce
que j'aurais pu inventer.»!. Ainsi, par exemple, des
« variantes » introduites par Resnais dans la scène où Del-
phine Seyrig essaie plusieurs positions sur son lit, Robbe-
Grillet avouait : « C’est le genre de choses que je souffre un
peu de n'avoir pas inventées. »?.
Enfin, à Resnais suggérant une harmonie préétablie entre
leurs deux esprits en déclarant : «11 y a un film que nous
avons certainement tourné ensemble, c'est Toute la mémoire
du monde. », Robbe-Grillet faisait ainsi écho:

J'admirais chez Resnais une composition extrêmement volontaire


et concertée, rigoureuse, sans excessif souci de plaire. J'v
reconnaissais
mes propres efforts vers une solidité un peu cérémonieuse, une
certaine lenteur, un sens du « théâtral», même parfois cette fixité
des attitudes, cette rigidité des gestes, des paroles,
du décor, qui
faisait en même temps songer à une statue ou à un opéra. Entin
J'Y retrouvais la tentative de construire un espace et un temps
purement mentaux — ceux du rêve peut-être, ou de
la mémoire, ou de
toute vie affective — sans trop s'occuper des enchaînem
ents tradi-
tionnels de causalité, ni d’une chronologie absolue
de l'anecdote… 4

Expressivité, théâtralité, dimension subjective : pourquoi


LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 119

chercher une meilleure approche des affinités entre deux


auteurs que celle effectuée par l’un d'entre eux ?
Il est bien vrai qu'on peut trouver chez le Resnais des
courts métrages et d'Hiroshima un certain dédain pour l’obli-
gation de «simuler» qui serait la vocation naturelle du
cinéma. Du spectateur de Mystère de l'atelier quinze ou de
Toute la mémoire du monde, on ne peut dire qu'il ait l'illusion
de vivre actuellement un événement. Le film exprime le
monde, il est un appel lyrique ou dramatique à le juger, à tra-
vers un langage cinématographique total qui est un « mixte »
d'autres langages: conceptuel, poétique, musical, imagé.
Dans Guernica, l'association du poème d'’Éluard, de la pein-
ture de Picasso, du bruit terrifiant des avions en piqué montre
bien une volonté créatrice qui ne craint pas de s'affirmer
ni de bâtir l'œuvre sur d’autres créations de l’homme: l’art,
le verbe poétique, ou la technique, fût-elle de destruction:
machines de guerre, usines, bibliothèques, camps de concen-
tration disent tous, non la Nature, mais les traces de l'homme
dans leur terrible ambivalence. Expression poétique dont la
vigueur est peut-être plus proche de la vérité d’un monde
« façonné » que l'illusion «en prise directe » de l'événement
due à cette écriture transparente, homogène, si longtemps
assimilée au «bon usage» du langage cinématographique.
C'est au contraire le cinéma des premières origines, au
temps du montage triomphant, que Resnais, abordant le
film de fiction, n’a pas craint de rejoindre. Hiroshima, mon
amour ne se cache pas de vouloir « faire opéra » en jouant
du contrepoint audiovisuel, de l’entrelacement des fameux
thèmes musicaux de Fusco (thème Corps, thème Fleuve,
thème Oubli, etc.). Par les leitmotive du texte, par des images
où les personnages apparaissent parfois « plaqués comme
des accords », s'élabore à travers les correspondances entre
un homme, une femme et deux villes, une forme cinémato-
graphique « proche de la forme sonore du quatuor ». Mais
d'autre part, en tant que spectacle, cette œuvre d’un Claudel
sans la foi eût pu par l'ampleur de sa visée paraphraser
l'introduction du Soulier de satin : la scène de ce film, c’est
le monde.
120 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

Incluse dans cette scène immense, où plutôt lui faisant


écho, il yMentatcependant unetautre cintémeute Etautre
affinité ressentie par Robbe-Grillet à l'endroit de Resnais,
c'est l'intérêt pour la subjectivité, cettehforce reconnnétpar
l’assertion bergsonienne selon laquelle « le temps homogène
est une idole du langage ». Je crois, dit Resnais, « que dans
la vie nous ne pensons pas chronologiquement, que jamais
nos décisions ne correspondent à une logique ordonnée »$f.
Le refus de cette logique temporelle met en cause du
même coup l'unité de l’espace, introduisant, comme Venise
dans l'hôtel de Guermantes, Nevers à Hiroshima, un jardin
à la française dans un château baroque, une chambre dans
un fumoir…… D'où au cinéma l'écriture contrapunctique, où
parfois l’image contredit totalement le texte. Mais le specta-
teur à qui est imposé ce mode de parcours discontinu, incer-
tain, s'il regrette la fameuse « vérité objective » appelée par
Proust «ce double emploi si ennuyeux et si vain de ce que
nos veux voient et de ce que notre intelligence constate »},
devrait pourtant reconnaître dans ce chaos une autre vérité :
celle du temps subjectif, avec sa confusion des espaces, son
désordre, ses trous et ses redites. Ici les impossibilités caté-
goriques dans l'ordre de l'événement — les répétitions et les
variantes — retrouvent leur logique dans l'ordre de l'affec-
tivité. Soit que, pour assurer sa permanence dans un temps
qui le fuit, l'être cherche à se retrouver le même en joignant
deux termes du passé et du présent ; soit que son projet
aspire à lui fixer un rôle sur la scène de son théâtre mental,
et que la progression d'une chronologie fictive ait besoin
de s'établir sur de faux souvenirs : « 11 était, quand je l'eus,
de grosseur raisonnable », dit Perrette du porc engraissé que
ses rêves ont allégrement déjà acheté.
Troublante ressemblance d'ailleurs, dans ces illogiques
parcours du temps, entre la mémorisation et le rêve éveillé,
entre l'élucidation et l'invention, trajets ambigus où souvent
le souvenir le plus douloureux comme le désir le plus vif
n'arrivent en fin de parcours que parce que plus violemment
censurés.
C'est à ces confins incertains de l'événementiel et de
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 121

l'imaginaire, entre la vision et la vue, entre le souvenir et


le souhait, que se situe la rencontre de Resnais et de Robbe-
Grillet à Marienbad. D'une part, Marienbad prolonge incon-
testablement le « double circuit » labyrinthique et répétitif,
avec retour au point de départ, des Gommes, du Voyeur, et
de Dans le labyrinthe. Par le contrepoint audio-visuel de ces
ordres donnés au passé à une image qui renâcle au présent,
une équivalence cinématographique difficile tente d'être
trouvée au mouvement impérieux de ces fameuses « descrip-
tions » qui mettent le sens en déroute et qu’une critique
étourdie # avait pu prendre pour un désir d’objectivité. Mais,
d'autre part, Marienbad peut sembler proche de la litanie
de l'oubli d'Hiroshima mon amour, de l'itinéraire désordonné
vers un aveu arraché à une certaine résistance, de la pro-
gressive structuration par la parole d’un événement vague,
ambigu, invérifiable autrement qu’à travers une vision. De
plus, dans les deux cas, à la reconnaissance de l'événement
en question est liée l'identité du personnage, la possibilité
de le retrouver unique: «Vous êtes toujours la même»
(Marienbad); «C'est là, il me semble l'avoir compris, que
j'ai failli te perdre et que j'ai failli ne jamais te connaître.»
(Hiroshima).
Et, curieusement aussi, dans les deux cas, la structu-
ration de l'événement par la parole aboutit à le dissoudre,
et le personnage avec lui. « L'histoire de quatre sous »,
objectivée à présent à la troisième personne (« Elle a eu
un amour de jeunesse allemand »), est désormais « donnée
à l'oubli». De même les personnages de Marienbad se
perdent-ils dès la coïncidence de la voix et de l'image: le
récit se supprime, dissous dans l’analogie par la multipli-
cation à l'infini de ses propres représentations et de ses
propres échos : pièce de théâtre, tableaux, lambeaux d’his-
toire qui, depuis le début, traînaient un peu partout.
« Nul n’a vécu dans le passé, nul ne vivra dans le futur,
le présent est la forme de toute vie ». C'était la phrase de
Schopenhauer qui régissait, par l'intermédiaire d'un robot,
la ville sans conscience et sans mémoire d’Alphaville, dont
s'échappait, avec son libérateur, la belle héroïne de Godard.
122 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

Mais l'on voit déjà que « l’ici-maintenant » où l’on dispa-


raît, à Hiroshima comme à Marienbad, n'est pas, dans les
deux cas, le même. Hiroshima, c'est un espace historique,
Marienbad, un espace filmique qui est à lui-même sa propre
réalité. C'est dire qu'une écriture cinématographique vigou-
reusement affirmée, qu'une subjectivité qui tient à être prise
en compte n'y révéleront pas nécessairement la même vision
du temps, la même saisie des rapports de l'imaginaire avec
le monde.
C'est dire aussi qu'il faudra n'envisager qu'avec prudence
certains rapprochements séduisants. Car il est vrai que l'on
pourra encore après Marienbad observer dans les deux
œuvres de Resnais et Robbe-Grillet ces progressions de type
erratique à la recherche d'une réalité ambiguë : déplacements
désordonnés de personnages dans Muriel — parcours incer-
tain et décevant de Diego à Paris dans La Guerre est finie —
cheminement chaotique de Claude Ridder à travers son passé,
dans Je t'aime, je t'aime. À quoi on pourrait relier chez
Robbe-Grillet la quête cauchemardesque de L'Immortelle, les
pérégrinations d’Elias dans Trans-Europ-Express, les allées
et venues d'un lieu à l’autre de L'Homme qui ment, les
errances désertiques de L'Éden et après. Et on pourrait de
même remarquer que le sentiment d'incertitude attaché à
ces parcours naît à l'occasion d'une répétition qui rate.
Muriel, c'est le « temps d'un retour », c'est-à-dire le vain
effort pour retrouver, avec les mêmes personnages et dans
les mêmes lieux, une situation initiale. La Guerre est finie,
c'est « une fois de plus » le passage de la frontière... Je t'aime,
je t'aime, seule occasion offerte par la science-fiction d’une
répétition exacte (une minute de. l’année dernière), voit
néanmoins l'errance s'installer par l'échec de l'expérience.
Chez Robbe-Grillet, L'Immortelle tente en vain de répéter
une chronologie précédant un accident d'auto, Trans-Europ-
Express celle d'un film érotico-policier. L'Homme qui ment
répète deux versions embrouillées et les contradictions d’une
aventure dans la Résistance...
Mais ces rapprochements n'ont d'intérêt que si on
remarque d’abord combien la recherche vaine d’une répéti-
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 128

tion exacte, assortie de la constatation de réitérations innom-


brables qui n'en sont que la parodie (cf. La Répétition
de
Kierkegaard), est associée traditionnellement à l'expression
du Temps et à la conscience du devenir : conscience malheu-
reuse si elle signifie l'échec de l'individu à se situer dans la
permanence, en face d'un présent qui l'engloutit, mais aussi
l'échec des sociétés sans mémoire à empêcher les recommen-
cements des vieux crimes. Hiroshima mon amour, c'est la
tragédie d'Hamlet dans sa double portée individuelle et
universelle ; c'est la conscience horrifiée des réitérations de
la vie: sur la même table, un banquet semblable célèbre le
mariage après les funérailles ; un même amour étreint le
Japonais après l'Allemand ; une même animation règne dans
les rues reconstruites de la ville. Et le contrepoint dit l’in-
conscience des hommes égale à celle de la nature, et l'angoisse
prophétique...

TEXTE Hiroshima se couvrit de fleurs. Ce n'était que bleuets et


glaïeuls et volubilis et belles d'un jour qui renaissaient de
leurs cendres...
IMAGE Membres et visages atrocement mutilés des survivants d'Hiro-
shima
TEXTE Dix mille soleils dira-t-on. L'asphalte brülera, un désordre
profond régnera, une ville entière sera soulevée de terre et
retombera en cendres...
IMAGE Cinéma, buildings, voitures roulant sur une route neuve.

Mais la conscience, c'est aussi le risque de pétrification


en souvenir. Si « l’inconsolable mémoire » d'Hamlet, contre
le changement, tente de figer le crime dans sa « reproduc-
tion » («la pièce dans la pièce »), l'amour d'Ophélie cepen-
dant demeure menacé. Si la mémoire d’Hiroshima se fige
dans ses musées et l'amour de Nevers dans un récit, l'amour
Japonais (« Regarde comme je t'oublie!>») en est par là
même tué en puissance. Le sens meurt d'être fixé. La très
ancienne angoisse du « seigneur latent qui ne peut devenir »,
comme l'appelait Mallarmé, devient pour le cinéaste moderne
«les contradictions de l'oubli indispensable et terrifiant »?.
Chez Resnais, l'issue du conflit ne peut être que dans le
passage de la conscience dans la vie et le sacrifice de soi-
124 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

même : passage déchirant mais nécessaire du métaphysique


à l'historique, du sens vertical au sens horizontal, du rêve à
l'acte, de l’unique à l’universel, du subjectif à l'objectif.
Cette «conversion», opérée par un retournement du
point de vue, est aussi la rédemption de la subjectivité:
énormité logique mais vérité profonde, le drame d’Hiroshima
n'a pris d'existence, n’a pu être vraiment vu qu'à travers un
vécu (la désintégration d’une personne) qui n’en est en rien
la reproduction, même en miniature, mais l'expression
symbolique, la métaphore. De même, dans Muriel, Hélène
n'aura-t-elle un accès fragile au drame d'Algérie qu'à travers
sa blessure personnelle ; de même, Marianne ne deviendra-
t-elle amoureuse de l'Espagne en lutte qu'à travers son
amour pour Diego. Version positive de la jeune femme d’Hiro-
shima, elle acceptera de se perdre dans les recommencements
de la révolution qui fait l'Histoire, remplaçant Diego, peut-
étre -poureétre asonctour-remplacéeut
Mais cette prise de conscience (souvent à peine ébauchée,
les personnages de Resnais n'étant souvent guère plus « posi-
tifs » que ceux d’Antonioni), ce passage dramatique du singu-
lier à l’universel sont portés par la forme du film. Déjà les
contrepoints d'Hiroshima disaient la tension entre des temps
et des espaces séparés. Toutefois la différenciation faite au
sein du film entre les points de vue — entre le monde
« pour » un personnage et le monde « commun » à tous —
y est motivée non par la logique arbitraire d’un «vrai»
et d'un «faux», mais par une esthétique du conflit, une
dialectique de l'imaginaire senti comme cette puissance qui
à la fois me sépare du monde et, seule, me permet d'y rentrer.
Ce qui définit du même coup le degré et les limites de
l'ambiguïté chez l’auteur.
Certes, le passé des personnages de Resnais demeure
incertain. Même si l’image en transmet quelque chose, c'est
une qualité actuelle et vécue et non une information: les
images cotonneuses et paralysées de Nevers ne sont pas une
perche logique tendue au spectateur, mais la «vision» de
la petite tondue par la femme d'Hiroshima. De même ne
savons-nous rien du «grand amour» passé d'Hélène pour
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 125

Alphonse dans Muriel, ni de la jeune fille naguère torturée !!,


ni du vrai passé d’Alphonse l'imposteur, ni des risques véri-
tables courus par Diego dans La Guerre est finie, ni même
si Claude Ridder (dans Je t'aime, je t'aime) a laissé exprès
ou non mourir sa femme, qu'il affirme à deux phrases d'’inter-
valle, avoir, et n'avoir pas tuée.
L'essentiel, c'est la nostalgie, les rêves d’honorabilité, le
remords, l'amitié menacée et la peur de mourir, le sentiment
de culpabilité et d'amour perdu qui secrètent aujourd’hui
autour des choses cet espace invisible du temps propre à
chaque individu et où il essaie vainement de saisir son être
hors de l'immédiat. C’est bien cette angoisse attachée au
mutisme du présent qui s'exprime lorsque Hélène dans
Muriel, pose la question très proustienne : « C’est bien nous
qui nous sommes aimés ? ». De même lorsque Diego n'arrive
plus à savoir « ce qu'est une vie » dans la répétition monotone
de ses voyages et de ses changements incessants d'identité
(Diego pour sa femme, Domingo pour Nadine, Carlos pour
le réseau, Sallanches ou Chauvin pour ses faux passeports).
De même lorsque Claude Ridder en proie à l’accablante
routine administrative, se définit comme « quelque chose
d'assez flou ; je rétrécis et je déteins au lavage ». Le person-
nage nous est donc aussi incertain qu'il l’est à ses propres
yeux et Resnais note à ce propos, pour différencier Je t'aime,
je t'aime de quelque puzzle arbitrairement réalisé à partir
d'une chronologie objective:

Tout passe par la vision de Ridder qui le plus souvent fausse


tout [..]. C'est par ce constant décalage, cette mouvante déformation
du réel que le film doit échapper au côté documentaire d'une vie
qu'il n'est pas du tout. Il me semble que le film idéal serait celui
où l'on prendrait les images de rêves pour la réalité et celles de la
réalité pour une sorte de cauchemar confus. Aussi cette scène doit
avoir un côté irréel, insoutenable et crispant. Sans aller jusqu'à une
technique réaliste du mécanisme de la pensée, il conviendrait quand
même de donner à voir que quand un homme est agacé par un groupe
de techniciens, sa vision des choses n'est pas celle d'une caméra qui
enregistrerait objectivement la même scène. !2

(Et Resnais d'ailleurs fournit la démonstration en filmant


126 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

différemment au début et à la fin du film la même scène au


laboratoire de Crespel : la première fois impersonnellement,
la deuxième personnellement.)
L'importance de ce texte ne peut échapper puisqu'elle
définit, avec le double regard de la caméra, les limites de
la subjectivité.
Certes Resnais, lorsqu'il nous montre Diego errant dans
les HLM,. Ridder dans le labyrinthe d’une bibliothèque, ou
les personnages de Muriel perdus dans le vacarme, la man-
geaille qui s'étale avec une sorte d’obscénité, les immeubles
neufs, prouve qu'il sait faire de la réalité un « cauchemar
confus ». (Rien n'est plus fantastique, plus hitchkockien, que
l'arrivée de Ridder dans le jardin innocent de Crespel, où les
savants terriblement débonnaires ont quelque chose du chef
des pompiers de Farenheit 451.)
De même à l'inverse, et malgré la difficulté de l'entreprise,
Resnais arrive à donner une impression de réalité aux images
mentales qui matérialisent les projets, les hypothèses et les
craintes de Diego pendant son voyage,
Mais l'ambiguïté de l'espace subjectif est circonscrite
par un regard « neutre » : nous savons bien que « Diego pre-
nant un taxi » est seulement une hypothèse de « Diego dans
le train ». De même le spectateur peut-il parfaitement saisir
l'emploi du temps «objectif» (c'est-à-dire représenté par
Resnais) des personnages du film.
Mais là, encore une fois, cette distinction apparaît bien
moins d'ordre logique que d'ordre esthétique. On ne peut
qu'être frappé de ce que plus Resnais s'ingénie à traduire
le flou de l'espace mental, plus il établit avec soin la
topographie des lieux et la chronologie de l'événement que
le film est censé représenter. Espace de parcours contrô-
lables, signifiés par tous ces véhicules : avions, trains, bateaux,
autos, métro, tramways, qui renvoient aux horaires du temps
des pendules, des heures de bureau, des rendez-vous, des
coups de téléphone, des départs et des décisions. Une nuit
et un jour à Hiroshima, quatorze jours à Boulogne, du
dimanche de Pâques au mardi matin à Paris, deux heures
pour l'expérience de Crespel. On pourrait dire que, de même
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 127

que l'espace réel pèse, le temps réel presse. C'est le temps


de l'acte, le temps partagé avec les autres, le temps, aussi,
de la mort.
La vision la plus pathétique de ce conflit est peut-être
celle offerte par Je t'aime, je t'aime, dont il ne faut pas
négliger le postulat de science-fiction : la « machine à resti-
tuer le passé ». En effet, c'est grâce à lui qu'est possible cet
affrontement où le dynamisme d’une conscience humaine
détraque le mécanisme «objectif » prévu — 6 naïveté de
la science ! — pour la passivité de la souris. Mais le tragique
de Resnais y trouve son expression la plus pure, puisque le
héros y est littéralement écartelé entre deux LémpsSRetnque,
dans le cauchemar d’une solitude sans exemple, l’homme qui
voulait quitter les hommes tend toute sa volonté pour
retourner parmi eux. La beauté des « variantes » de la chute
de Ridder sur la pelouse de Crespel, c'est que, placées aux
confins de deux espaces et de deux temps, elles sont le
moment précis où l'imaginaire est un acte, où l’homme
triomphe de son destin, pour être aussitôt vaincu, car échap-
pant à son passé, Ridder retrouve la mort.
Solitaire ou solidaire ? Camus posait ainsi, à une lettre
près, le drame de l’homme moderne. Le cinéma de Resnais
effectue dans le même sens la reconversion de l'imaginaire.
Ce n'est plus l'absence de Dieu qui se creuse derrière l’opacité
des choses, c'est l'absence de l’homme dans sa dignité:
l'Algérie derrière Boulogne, l'Espagne derrière Paris.
Il en est de même de l'imaginaire comme pouvoir déli-
mitant fictivement sur l'écran l'aventure d’un homme. L'œil
de Resnais n'est pas celui d’un Dieu imposant le sens sous
l'apparence du hasard. C'est plutôt celui d’un témoin fraternel
qui s'intéresse au personnage, à son passé probable, à son
caractère ambigu, à son avenir possible, sans avoir de prise
sur ses actes, comme il advient d’un être humain ordinaire
pour un autre être humain À,
Cette conscience anonyme et fraternelle, c'est celle qui,
dans La Guerre est finie, encourage Diego, à la faveur d'un
tutoiement qui, faisant communiquer l’espace de l'écran avec
celui de la salle, est la plus belle façon de montrer que la
128 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

fiction ne se clôt pas sur elle-même, que ce « faire croire »


appelle et provoque la réalité de notre vie, nous engageant
à la penser à notre tour l.

C'était donc la marque de Resnais dans Marienbad que


reconnaissait implicitement Xavier Tilliette lorsque, conscient
que «l'interprétation fait partie de la structure calculée
du film », il ajoutait cependant:
On risque de manquer le caractère le plus saisissant du film si on
se borne à prendre note de l'’ubiquité et de l'intemporalité de son
déroulement. Car Marienbad nous atteint d'une résonance pathétique
seulement si les interstices de la construction ouvrent des trouées
sur le monde vécu, et si cet espace démantelé, ce temps disloqué,
ressemblent aux fugues et aux soubresauts de notre cœur. l5

Et sans doute cette résonance était-elle accrue par la


qualité de présence de Delphine Sevyrig et l'envoütement
d'une voix musicalement brisée (écoutez la dire « un paysage
de neige... »). Sans doute, plus qu'une autre, cette présence
devenait le «rêve étrange et pénétrant» de Verlaine, ou
l’inconnue de Nerval
Que dans une autre existence peut-être
J'ai déja vue, et dont je me souviens.

Mais surtout la souplesse des fameux travellings de


Resnais, l'insistance du continuum sonore de l'orgue conférait
à Marienbad l'homogénéité d'une réalité, fut-elle onirique.
C'est justement par cette « vraisemblance » du rêve et
sa brume pathétique que Robbe-Grillet, primitivement dési-
reux d'une musique « faite pour crisper» avec «une struc-
ture de trous et de chocs», s’est finalement jugé trahi.
Tandis que Muriel est un retour brutal à l'oppression du
concret, par un cheminement inverse de celui de Resnais,
L'Immortelle affirme une volonté de s'évader plus nettement
de ce reste de vraisemblance — au moins dans l'ordre du
psychisme. L'Immortelle, dont un critique, précisément, a pu
écrires
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 129

[Dans Marienbad] Resnais réussissait le tour de force de donner


vie
à un décor abstrait. Une ville grouillante, un port, des voitures
fonçant sur une route nocturne, Robbe-Grillet réussit à les pétrifier
:
c'est aussi un tour de force [.]. [Quant au narrateur hanté
par
l'amour qui attend devant sa fenêtre], c'est tout juste s'il arrive
à nous donner l'impression que ce malheureux attend le tacle.
le
Quant au contenu de L'Immortelle, je doute de son existence. 17

Il y a aussi des éreintements qu'un auteur avisé devrait


toujours citer, tant ils résument avec clarté ses intentions
esthétiques les plus arrêtées!
Les déclarations de Robbe-Grillet sur L'Immortelle ont
fait état de cet orient de bazar, rempli de tous les clichés
de romans d'aventures et des « turqueries » les plus conven-
tionnelles.… Tout cela parce que la ville d'Istanbul y est
recréée par une imagination nourrie de mythes. Mais l'imagi-
nation de qui? « À peine celle d'un “narrateur” qui [dit
Robbe-Grillet] comme celui de Dans le labyrinthe, a l'air jus-
tement de tout raconter, mais qui s'incarne momentanément
au début du livre et à la fin et qui, à l'intérieur de cette
parenthèse, se glisse dans une autre conscience, celle d'un
soldat qui, etc. » là,
Rien d'étonnant alors à ce qu'un personnage ainsi décrit
ait l'air, à la lettre, « emprunté ». De même les premières
apparitions de Françoise Brion dans le film n'ont qu’une
réalité « d'image », comme un défilé de suggestions offertes
à l'imagination qui les étoffera ensuite, propositions à combi-
ner avec une auto blanche, des aboiements, le halètement
d'un vapeur, etc. « Peut être [disait Valéry] serait-il intéres-
sant de faire une fois une œuvre qui montrerait à chacun
de ses nœuds la diversité des issues qui s'v peut présenter
à l'esprit et parmi lesquelles il choisit la suite qui sera donnée
ARSMeNTerLe. » 7.
Mais ce qui n'était pour Valéry qu'une expérience inté-
ressante devient un propos systématique. Robbe-Grillet a
d'ailleurs souvent figuré cette démarche en une sorte de
blason, à l’intérieur de ses romans. Ainsi dans Le Voyeur:

[Les sentiers de l’île] offraient tous un parcours sinueux et morcelé


bifurquant, se raccordant, s'entrecroisant sans cesse, ou même s'arré-
130 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

tant net au milieu des bruvères. Cette disposition obligeait à de


multiples crochets, hésitations et reculs, posait à chaque pas de
nouveaux problèmes, interdisait toute assurance quant à l'orientation
générale du tracé adopté. 20

De même, dans La Jalouste, les deux lecteurs d'un même


roman

construisent un autre déroulement probable à partir d’une autre


hypothèse : si ça n'était pas arrivé. D'autres bifurcations possibles se
présentent, en cours de route, qui conduisent toutes à des fins difté-
rentes ; les variantes sont très nombreuses ; les variantes des variantes
encore plus. Ils semblent même les multiplier à plaisir, échangeant
des sourires, s’excitant au jeu, sans doute un peu grisés par cette
prolifération. 21

« Interdiction quant à l'orientation du tracé adopté »,


d'une part; «griserie à la prolifération », d'autre part: on
ne peut mieux définir à la fois le « pathétique de l’intellect »
et son euphorie créatrice. Si la réitération avec variantes est,
comprise négativement, échec de la quête de sens, elle est,
positivement, force du devenir et dynamique du sens.
L'errance à travers Istanbul du narrateur en quête de la
femme qui lui échappe et qui, croyant chercher l'événement
(l'accident de voiture) en est lui-même victime, n'est pas
sans rappeler celle de Wallas-ήdipe dans Les Gommes qui
tue son père sans le savoir pour avoir enquêté sur un
meurtre. Mais cette progression vers l'événement est la
démarche même de la fiction. Si pathétique il y a, il n’est
pas lié à l'aventure sentimentale inracontable d’un homme
qui existe à peine: car Robbe-Grillet a introduit dans
L'Immortelle (comme dans La Jalousie parexemple "ous a
Maison de rendez-vous) des « impasses » totales à la chrono-
logie en faisant varier un élément de l’ensemble (ainsi la
présence ou l'absence d'un pansement à la main droite du
narrateur)*. Par contre une sorte de mélancolie se dégage
du destin qui lie l'esprit à de perpétuels recommencements :
« [...] les remparts de Bvzance.…. il faut les reconstruire encore
une fois. De la mer de Marmara jusqu'à la Corne d'or, vous
longez à perte de vue des tours écroulées… vers le château
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 131

des sept prisons [..]. Fausses prisons, faux remparts, fausses


histoires. Vous ne pouvez plus revenir en arrière.» (plan 342).
De même, plan 255 (devant une épave échouée) :
L. — Voilà un navire comme dans vos rêves. Un navire qui ne
tenait pas la mer. IL FAUT MAINTENANT TOUT RECOMMENCER.
N. — Recommençons ensemble.
L. — Vous vous crovez si fort ? Ne soyez pas trop sûr de vous.
N'AYEZ PAS TROP CONFIANCE EN MOI.3

Et le dernier plan de L’'Immortelle (la jeune femme en


noir qui rit à la proue d’un bateau), même si l'on reste libre
de l'interpréter, ne peut que stimuler l'envie d'y apercevoir
la séduction mortelle et immortelle de l'imagination: il est
bien normal que plus d’un spectateur y ait retrouvé le vieux
mythe d’Eurydice, inspiration d’'Orphée, qui s'évanouit si
l’on regarde en arrière. L’Immortelle est donc l’adieu radical
à la réalité.
Mais la progression dans la griserie de l'invention sera
l'objet des œuvres suivantes, et L'Homme qui ment, la
réplique triomphale de l’homme qui cherche.
Ainsi, vus rétrospectivement, les « images flash » ou les
sons intempestifs, déjà discrètement présents dans Marienbad
(femme à la chaussure, pas sur le gravier), accusent plutôt
leur caractère d'inspiration que de remémoration. Mais si
« la volonté et les calculs de l'agent » comme dit Valéry, vont
constituer de plus en plus le seul sujet des films, « l'agent »,
lui, y sera de plus en plus démultiplié, de moins en moins
discernable.
Car l'existence d'un narrateur, si falot soit-il (et si puis-
sant dans ses développements imaginaires, comme cette pré-
sence immobile de Dans le labyrinthe, sournoisement avouée
au détour d'un je et d'un moi), cette existence posait un
problème au metteur en scène. Dès lors, en effet, qu'un narra-
teur — ne fût-ce qu'une seule fois — pouvait être authentifié
par une caméra objective qui le privilégie par rapport à ses
« apparitions », le spectateur pouvait attaquer en termes
d'expérience et de vraisemblance ces scènes contradictoires
où pourtant, dans tous les cas, et contre la constatation
d'Alain, on pouvait «compter les colonnes du Panthéon ».
132 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

Il pouvait, ce spectateur, accuser Robbe-Grillet de privilégier


indûment, et non sans simplisme, un univers de type hallu-
cinatoire, par cette indifférenciation du « vu » et de l’« ima-
giné » ; il pouvait donc lui reprocher de le mettre, lui specta-
teur, dans la situation de la jeune femme atteinte de cette
maladie et que Proust décrit plaisamment dans le Contre
Sainte-Beuve : entrant dans un salon et vovant la maîtresse
de maison lui désigner un fauteuil où elle voit un vieux
monsieur assis, il lui faut choisir au hasard entre deux réa-
lités qui logiquement s’excluent : la dame et le vieux monsieur.
Excellent exemple pour comprendre que la non-exclusion
l'une par l’autre de deux images ayant visiblement les mêmes
droits (comme deux touches sur une toile) ne peut se justifier
qu'au sein d’une même réalité : la réalité filmique. L'attaque
faite au nom de l'expérience du « mental » est désamorcée
si dans le film aucun « sujet » ne renvoie à l'expérience réelle.
De plus en plus, en effet, les « arguments » des films de
Robbe-Grillet : un homme persuasif (Marienbad), les rêveries
d'un professeur de français (L'Immortelle), un film conçu
par un metteur en scène (7Trans-Europ-Express), l'histoire
délirante d'un mythomane (L'Homme qui ment), les rêveries
sado-érotiques d’une étudiante (L'Éden et après) ressemblent
à des clés prudemment lancées à un public qu’on ne veut
pas faire fuir, alors qu'il n'y a pas de serrure, ou, suivant
comment on l'entend, peut-être même pas de porte. En effet,
plus on avance dans les œuvres de Robbe-Grillet, plus se
laisse voir cette volonté de faire sauter le monopole d’un
narrateur, dernier bastion de la vraisemblance. Tout narra-
teur est le personnage de quelqu'un, tout regardant un
regardé. La caméra traquant son personnage, et étant à son
tour dénoncée par son regard, l'être robbe-grilletien, comme
dans la nouvelle de Borges Les Ruines circulaires, rêve les
autres ; mais il est à son tour le rêve de quelqu'un. Dans ce
système de génération circulaire — à la façon des écailles du
serpent qui se mord la queue —, si tout le monde raconte,
c'est comme si personne ne racontait. Nous n'avons pas de
propriétaire du point de vue, pas de point de départ de
l'affabulation. Dans notre impossibilité à délimiter un sup-
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 133

port doué d'étendue, il nous faut convenir que, de même que


dans La Maison de rendez-vous le livre lui-même était, depuis
la première phrase, dispensateur du mode d'être 4, de même
dans les films (conçus d’ailleurs à la même époque) le géné-
rique s'affirme, non pas comme ce qui situerait le film par
rapport à un passé, mais comme ce qui, à la lettre, « l’en-
gendre ». Déjà le générique de L'Immortelle contenait l'essen-
tiel: remparts d'Istanbul, aboiements de chiens, hurlement
de femme, crissement de pneus. Celui de Trans-Europ-Express
annonçait la structure parodique d'un faux roman policier
qui échappa sans arrêt à sa destination première. Celui de
L'Homme qui ment incluait comme élément du film un nar-
rateur déjà installé dans un rôle fictif.
Par le mouvement d'un récit qui prolifère, échappant
continuellement à toute prédestination, à toute origine,
Robbe-Grillet consomme donc, de plus en plus, ce meurtre
du père très caractéristique de ses œuvres %. Mais c’est un
meurtre volontiers perpétré sous le signe de l’humour. C’est
le grand mérite d'André Gardies, auteur d'un récent ouvrage
sur Robbe-Grillet #, de joindre à une analyse minutieuse des
procédés de déconstruction de l’espace et du temps, le réper-
toire, moins exploré dans ses films, des parodies, surcharges,
clichés qui affichent l'univers de Robbe-Grillet comme pure-
ment fictionnel. Ce récit qui a des ratés, ces justifications
abracadabrantes de L'Homme qui ment, ces personnages qui,
vivant leur vie, ont parfois, comme dans Hellzapoppin, l'air
penaud de qui s’est trompé de film, toutes ces démarches
du prestidigitateur faussement à l'aise qui se prend ostensi-
blement les pieds dans ses propres trucs, tout cela se veut
un pied de nez aux labyrinthes du destin et à la tragédie du
sens. Et aussi à la réalité suprême, la mort, puisque tout
enterrement est un jeu, tout meurtre une mise en scène et
que tout cadavre cligne de l'œil. Est-ce le grand rire de Don
Juan à la barbe du Commandeur ? ? On sait que par l'humour,
qui désarticule le récit, avoue la fiction, dénonce les mythes,
Robbe-Grillet prétend démolir un certain « discours balza-
cien», garant de la «réalité», monde constitué avant
l'homme et que l'art devrait «imiter ».
134 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

En étalant à la surface du film toutes les perspectives


à la fois, tous les sens possibles, Robbe-Grillet détruirait « Le
vieux mythe de la profondeur », aidant ainsi l’homme à se
désaliéner, à construire lui-même son propre sens. Son entre-
prise de destruction de l'ordre narratif serait donc beaucoup
plus révolutionnaire que celle de Resnais chez qui l’ambi-
guité, aux yeux de son ancien scénariste, est probablement
« récupérée » par le vieil humanisme tragique.
Il semble pourtant que L'Éden et après jette quelques
doutes sur cette morale robbe-grilletienne de l'humour et
sur les vertus noblement anti-métaphysiques et libératrices
de sa distanciation. Celle-ci pourtant se veut exacerbée dans
ce film placé sous le signe du jeu et où le drame d'Hamlet
parodié en opéra bouffe est ainsi exprimé: « Ne pas être
ou bien jouer : tel est le dilemme. Pas de sentiments. Aucun
de mes sentiments n'existe en dehors de ceux que je joue
à éprouver. »
Comme le titre l'indique avec désinvolture, la caméra,
moins que Jamais, ne sera cet « œil innocent » avec lequel
un Flaherty découvrait le monde dans sa pureté originelle;
au contraire, elle s'emploiera à persuader que «c'est elle
qui donne l'être, qui fonde l'existence d'un personnage quand
elle prend dans son faisceau, dans son champ » et qu’ainsi
les personnages «ne sont que des fictions et ne vivent que
comme fictions »#; jamais les caprices de la création en
marche ne se seront plus délibérément affichés qu'à travers
ce récit qui, comme l’histoire des célèbres Crétois, se donne
pour mensonger ; et ce fil ténu ne confère guère d'existence
privilégiée à l'étudiante pseudo-narratrice puisque, sado-
masochiste à la manière robbe-grilletienne, elle est à la fois
scénariste et victime de ses propres machinations.
Le mouvement conjectural qui porte le spectacle (et est
a son tour relancé par lui) a lieu, plus que jamais, dans un
espace qui se veut purement imaginaire, né de la prolifération
et de la variation d'images, scènes et situations ayant seule-
ment valeur de « thèmes ».
Prélude, variations et fugue. Duchemin ou Dutchman?
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 185

Un hâbleur au visage trop viril (du type parachutiste-ayant-


appris-de-la-magie-à-deux-sous-dans-quelque-guerre-coloniale) ?
Un artiste expert en jeux érotiques, vivant dans quelque
désert (pourtant peuplé de débris, décors de théâtre, fausses
portes et modèles comme à La Grande Chaumière) ? Un
rendez-vous dans une usine en construction, où la technique
prend un aspect menaçant et labyrinthique ? Ou bien des
débauches sensuelles dans un cadre «sur-islamisé» tel
qu'un Club à la mode doit le promettre à ses adeptes?
Utilisera-t-on le thème de Marielle « qui fait semblant de
faire semblant d’être jalouse » en en faisant un suicide san-
glant digne du Musée Grévin ?
Ce qu'il y a de sûr, c’est qu'il faut tuer Duchemin — ou
Dutchman le Hollandais, l'Étranger que toute fille attend
dans ses rêves — ou l’image de l'oncle, ou du père inconnu,
à la fois désiré et détesté. Mais comment meurt-il? La
version « sans blessure apparente » est abandonnée pour la
version « sanglante ». (En effet, il y avait du sang sur la
carte postale.) Et puis cela permet de « caser » ce verre cassé
qu'on avait envie d'utiliser depuis le début. Quant à Marc-
Antoine, on renonce vite à cette bicyclette (peut-être trouvée
sur la digue du Voyeur) : elle va rester sur le sable, les roues
en l'air, et Marc-Antoine prendra un fiacre, avant de réappa-
raître en costume biblique sous forme de cadavre flottant
dans l’eau. non, plutôt gisant dans une cour intérieure, le
tableau caché sous lui.
Car tout cet arbitraire triomphant et saugrenu est sorti,
peut-être, de ce tableau semi-abstrait, comme sortaient d'un
tableau le soldat et l'enfant de Dans le labyrinthe, d'une
coupure de journal le double itinéraire de Mathias dans Le
Voyeur, d'une pièce de théâtre l'aventure de Marienbad, d'un
roman, La Jalousie, du destin d’un peuple grec la progression
fatale des Gommes. Mais cette rêverie autour d’un tableau
(à supposer qu'on la définisse ainsi) s’alimente aussi bien au
film sur la Tunisie, aux récits brouillés d’un exotisme de
pacotille tels qu'ils traînent dans toutes les bouches, aux
affiches et aux photos de la cafeteria.
C'est assez dire qu'on ne construit jamais sur du « natu-
136 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

rel », du « vrai », mais sur du « déjà dit », « déjà représenté »,


« déjà raconté » par les hommes, que ce soit sous forme
d'art ou de publicité. Parfois quelque bizarre « désir répulsif »
nous attire vers notre origine : le germe, le fæœtal, l’humoral,
vers l’œuf cru contre la coquille, le visqueux contre le struc-
turé, l’innommé contre le défini, les pulsions primitives contre
le culturel, le policé. Mais retrouver le point de départ, la
réalité brute est impossible. Le sexe, ce sont des affiches
« érotisées ». Le sang, les flacons de la transfusion. Le désert,
c'est le tourisme. Nous ne retrouvons nos désirs qu'à travers
de l’élaboré, des images déjà forgées. Ni fils de la nature, ni
fils de Dieu, mais fils de l’homme, notre « être », c’est d'’in-
venter sur de l’inventé.
Si l’homme ne foule jamais la terre vierge mais seule-
ment ses propres traces, à plus forte raison Robbe-Grillet,
auteur de fictions, puise toujours dans son propre magasin
d'accessoires ? d’où il tire les mêmes noms (Daniel Dupont,
Jean Robin, Violette, Boris, Franz), les mêmes lieux (île, jetée,
bac, mouettes, bicyclette, souks exotiques), les mêmes bruits
(verre brisé, coup de feu, bruits de pas), les mêmes objets
équivoques (anneaux doubles, jalousies à lamelles, cordelettes,
chaînes, fouets, bâillons), utilisés dans les mêmes scènes (viol,
meurtre, torture), les mêmes silhouettes caractéristiques:
l'Étranger ou Voyageur, l'Homme-fort-qui-fait-peur, et surtout
le Double du Narrateur, toujours prêt à prendre le relais.
Mais contre l'accusation de complaisance narcissique à
ses propres obsessions, on connaît la réponse de Robbe-
Grillet : il ne s’agit là que des mythes sur lesquels vit notre
société et il est impossible d'ignorer «ces objets sans pro-
fondeur T...] telles les images érotiques sur papier glacé des
magazines de mode à grand tirage »®%, Mieux vaut, plutôt
que de les enfouir, étaler au grand jour de l'humour ces
marchandises mythologiques que sont le sexe, la drogue, le
sang et le viol, du moment qu’elles sont « laissées délibéré-
ment à leur platitude de mythe». Et Robbe-Grillet de se
plaindre à une revue qui l'avait critiqué: « l'ironie de mes
références culturelles passe à mon débit comme si elles étaient
involontaires » #,
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 137

Mais est-il si étonnant après tout que Robbe-Grillet entre-


tienne l'équivoque ?
Quitte à nous faire accuser de cultiver le paradoxe, ris-
quons celui-ci: il y a un résultat bien curieux de cette
déconstruction volontaire de l'espace par indifférenciation
du point de vue, c'est qu'on rejoint ainsi l'ignorance totale
de la construction de certains metteurs en scène comme
Claude Lelouch (Un Homme et une femme, Vivre pour vivre,
La Vie, l'amour, la mort), qui n’a pas le moindre souci de
perspectives : le présent, le passé, l'invention, le récit, la
vision sur un écran de cinéma ou de télévision devenant
brusquement « directe» tout se mêle allégrement pour la
simple raison qu'en dépit d’alibis humanistes la seule préoc-
cupation de ce cinéaste est l’image et son attrait consommable.
Que fait d'autre Robbe-Grillet jonglant diaboliquement
avec l’espace et le point de vue dans L'Éden et après ? C'est
bien à des images déconnectées qu'aboutit cette structuration
déstructurante ; on peut en trouver une confirmation dans
le fait que Robbe-Grillet situe son meilleur public aux deux
extrêmes : chez les esprits scientifiques et chez les esprits
naïfs qui se laissent « porter par les images ».
Les premiers peut-être peuvent goûter un plaisir cérébral
à s'apercevoir que dans L'Éden et après «le même récit est
monté douze fois selon des structures différentes avec le
même matériau » À,
Mais qu'en est-il des seconds ? La différence ici avec la
vision d'un tableau non figuratif, où l'ignorance de la construc-
tion laisse la possibilité de jouir seulement de la couleur
pure, c’est que l’image pure, elle, continue à représenter et
que les tentatives contre l'illusion de présence, elles, ne sont
pas efficaces dans tous les cas. Il faut se demander en parti-
culier si la parodie atteint une scène sadique ou érotique
(étranglement, viol, etc.). La surcharge l'irréalise-t-elle de
façon à lui faire atteindre la « platitude du mythe » ou lui
donne-t-elle au contraire un impact accru ? Distanciation ou
fascination ? Le son, et aussi (comme l’a montré Christian
Metz 3) cet autre facteur décisif de réalité : le mouvement,
ne peuvent guère prétendre imiter le «papier glacé des
138 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

magazines ». Et ce point de vue dé-situé d'une conscience


sans sujet, alibi commode d'un spectateur-voyeur, jette des
doutes sur les moyens choisis par Robbe-Grillet, affirmant
que « mettre au jour ses fantasmes est le meilleur moyen
de n'être pas détruit par eux » ?.
Finalement, en effet, ce qui se veut vision humoriste d’un
sadisme et d’un érotisme de bande dessinée finit par être
perçu sans les moindres « guillemets » et la subversion du
langage peut se montrer le meilleur atout d'une aliénation
qu'elle prétendait combattre. Paul Valéry ou José Bénazéraf ?
Alain Robbe-Grillet, prince du jeu dans ses romans, serait-il
dans son cinéma complice d’un double jeu, où l’homme, au
lieu d’être rendu conscient de son rôle de créateur d'images,
en deviendrait au contraire le spectateur passif, immobile et
fasciné ?

Mais le problème posé par le cinéma de Robbe-Grillet


ne devient moral que parce qu'il est d’abord esthétique. Et
s’il y a un intérêt à cette confrontation — certes encore bien
insuffisante — qui vient d'être tentée avec le cinéma d'Alain
Resnais, c'est qu'elle permet de voir se dessiner des options
tout à fait différentes en face du paradoxe du langage ciné-
matographique et des limites que ce dernier en reçoit.
Contrairement à la littérature qui crée son langage sur un
langage, le cinéma travaille sur l'empreinte du vivant. Consta-
tation qui n'a rien de neuf : la contradiction est installée au
cœur du cinéma depuis que quelqu'un un jour, s’avisa de
faire signifier une reproduction, de convertir en langage,
c'est-à-dire en absence, cette image dont la présence tauto-
logique eût dû normalement en décourager l'exercice. Ce
qui est nouveau, c'est que cette contradiction, d’abord
exploitée par le triomphalisme du montage, puis camouflée
quasi innocemment par le cinéma de transparence, est aujour-
d’hui l’objet d'une prise — ou d’une crise ? — de conscience
particulièrement vive dans le cinéma français, qui témoigne
ainsi à sa façon de la crise plus vaste du langage.
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 139

Si la réalité, pour l’homme moderne, n'est plus cette


mère accueillante dispensant à tous le même sens comme un
lait nourricier, si « voir » ne fait plus un avec « comprendre »,
alors filmer ne va plus de soi. Il y a une voix qui parle à
travers cet œil qui regarde et — justement par ce que le
« dire » s'éprouve comme coupé de « l'être » — voici que tout
à coup et non sans une certaine gêne, le cinéma « s'entend
parler » et se « regarde voir ».
Il s'entend parler, par exemple, à travers la forme codi-
fiée de la comédie musicale chez Jacques Demy, à travers
les discrètes citations, parodies ou hommages cinématogra-
phiques de François Truffaut ou à travers ce texte qui, de
Jules et Jim aux Deux Anglaises, pose la marque du langage
sur le présent fragile de l’image.
Le cinéma se «regarde voir» à travers les caméras-
gigognes de Lion's Love où Agnès Varda, qui révèle sa pré-
sence dans un miroir, filme Shirley Clarke aux prises avec
un projet de film. Le cinéma surtout, se manifeste au maxi-
mum dans toute l'œuvre de Godard qui, au sein d’une
réflexion générale sur les mots et les choses, n’est qu'une
longue interrogation sur les droits et les devoirs du langage
cinématographique.
Mais, précisément, ne peut-on déceler sous cette osten-
tation du langage — et surtout chez Godard avec qui juste-
ment, et sans réciprocité, Robbe-Grillet se trouve des points
communs — une sorte de regard nostalgique en direction
de la Nature et de la vie? Ne dégage-t-il pas des gracieux
funambules de Jacques Demy un certain pathétique du
manque d'être ? N'y a-t-il pas chez Truffaut, la nostalgie du
vécu, de l'instant fulgurant de l’étreinte, l'espoir avorté d’une
procréation non imaginaire ? Et chez Varda, n'y a-t-il pas
primauté donnée (dans Le Bonheur, dans Les Créatures,
dans Lion's Love) à la splendeur muette de la Nature et à
son cycle biologique contre le petit théâtre de l’homme, ses
créations imaginaires, ses jeux perpétuels et l'énorme fiction
sociale où il baigne ? Rappelons-nous dans Lion's Love la
parodie des trois grands mystiques par les trois compères,
puis le plan final où Varda, après avoir joué pendant tout le
140 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

film avec sa caméra, la contraint, et nous avec, à « contem-


pler » la vie qui s'écoule sur le visage de Viva, à écouter son
souffle jusqu'aux limites du supportable. Est-ce forcer
l'interprétation que de sentir là une butée du langage sur
quelque chose qui lui échappe, et à la fois la nécessité, mêlée
peut-être d’obscur regret, de devoir néanmoins passer par
lui ?
Quant à Godard, qui aboutit très logiquement dans Tout
va bien à pulvériser ce cinéma dénoncé dès son premier
court métrage comme «art illusoire», et qui en dénonce
le caractère fictionnel avec tout le rituel brechtien, n'est-il
pas vrai que la dénonciation de l’artifice esthétique est seule-
ment le moyen de faire éclater l’artifice social, derrière
lequel, peut-être, une vérité de l’homme pourrait être trou-
vée? Dans les intervalles du langage surgit l'éclat fugitif de
la vérité nue, comme par hasard sur un visage féminin : ici
celui de Jane Fonda: « Attraper une raison de vivre et la
garder quelques secondes : voilà mon but» disait déjà le
cinéaste dans Deux ou trois choses que je sais d'elle.
Il ressort de ce panorama rapide que cette conscience
de l'expression cinématographique au sein du cinéma contem-
porain ressemble plutôt à une mauvaise conscience. Et que,
lorsque la fiction s'affiche, elle est encore une façon de
retourner à l’homme par le biais de ces personnages fictifs
qui parlant au spectateur les yeux dans les yeux viennent
attaquer son incognito confortable. C'est justement par rap-
port à cette crise de l'expression qu'on peut situer Alain
Resnais et Alain Robbe-Grillet dans la mesure où ils y
échappent l’un et l’autre, mais de façon radicalement opposée.
Pour Resnais — qui se révélait déjà dans sa coquetterie
de simple technicien du montage — l'expression cinémato-
graphique n'est ni un fardeau, ni une euphorie. Instrument
de travail et d'exploration manié par l’homme au service de
l’homme, elle n’a pas à s'afficher pour être vilipendée ou
idolâtrée. Le film, c'est un produit fictif qui ne rougit pas
de l'être, émanant d’un auteur qui ne s'excuse pas de créer,
d'acteurs professionnels qui n’ont pas honte de jouer. Mais
toute cette technique cependant ne traduit pas un homme
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 141

déjà fait, elle le cherche. Le tournage, c'est l’élucidation, dit


Resnais. C'est le travail dans un matériau dont, parce qu'il
est la vie, on reçoit en cours de route sans cesse des leçons.
Le spectateur, même devant le film achevé, est associé à ce
travail d'élucidation dans la mesure où justement ni le per-
Sonnage, ni l'événement ne sont emprisonnés dans une vérité
convenue. Faire croire à un «existant » filmique ne fait pas
tomber sur lui nécessairement la dictature du vraisemblable.
Faire croire que certaines choses «arrivent» ne met pas
forcément en cause la liberté du spectateur à en interpréter
le sens. Il faudrait même dire «au contraire », dans la
mesure où l'impression de réalité donnée par un grand
cinéaste est toujours liée au gommage de la signification qui
permet l'épanouissement des sens possibles dans l'esprit du
spectateur. (Et la confusion faite par Robbe-Grillet et ses
disciples entre le maintien de l’anecdote et l'arbitraire d’un
schéma naturaliste ou « psychologiste » relève de la naïveté,
sinon du terrorisme intellectuel. De même que le « discours
balzacien », selon Robbe-Grillet, renvoyait à un roman
conforme au modèle de ceux d'Henri Bordeaux ou Paul
Bourget, son anti-réalisme appliqué au cinéma précipite
Rossellini et Bresson dans la même trappe que Clouzot, Carné
ou Autant-Lara.) Chez Resnais, comme chez les plus grands,
« l'illusion objective » n’est pas une abstraction appauvris-
sante, mais l'occasion d’une rencontre de l’auteur et du
spectateur dans l'espace imaginaire que le film projette
autour de lui.
Il convient de se demander ici si l'esthétique la plus
« ouverte » est celle dont Robbe-Grillet revendique l'apanage.
Cette fiction qui existe, comme dirait Mallarmé, « seule à
l'exception de tout », ce fonctionnement autonome de l’œuvre
au détriment volontaire de l’auteur confère-t-il pour autant
au spectateur le rôle créatif essentiel qu'il est censé jouer ?
« L'œuvre de Robbe-Grillet [écrit André Gardies] est une
œuvre productrice de mouvement et par conséquent libéra-
trice.» #. "Dans sa hantise dé voir resurgir les fameux
« arrière-mondes », on sait que Robbe-Grillet a voulu couper
la route à un sens «caché derrière les apparences» en
142 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

mettant tous les possibles dehors. Qu’au lieu de construire


l'ambiguïté, il en a étalé les éléments comme un brouillon
sans ratures, comme un jeu de construction, à la surface du
film, surface qu'il est interdit de quitter. Mais cette interdic-
tion, justement, n'est-elle pas finalement une dictature pire
que cet «effet de réel» où André Gardies voit «le fonde-
ment du déterminisme bourgeois » * ?
Il a été clair, en effet, dès que Robbe-Grillet a abordé le
cinéma, que l'intérêt de l’image pour lui n'était pas sa
faculté d'illusion réaliste, mais son pouvoir d'objectivation
des mouvements de l'imaginaire. Or, en vertu de cette loi
de notre esprit, pour Proust la plus importante de toutes, qui
fait que nous ne pouvons imaginer que ce qui est absent,
matérialiser le mouvement de l'imaginaire revient à prendre
l'imagination du spectateur à la glu… Et s'il est bien vrai,
comme l'ont vu les premiers exégètes du cinéma, qu'un film
ne commence pas sur l'écran mais dans l'œil du spectateur,
il ne pourra être imaginé, être «dit» librement en lui si
tous les possibles remplissent l'écran d’une encombrante
et foisonnante présence. Quand le film s'amuse et parle tout
seul, le spectateur est inutile, il n'est personne. « Imperson-
nifié, le volume, autant qu'on s'en sépare comme auteur, ne
réclame approche de lecteur.» *,
Mais peut-on, dans un art qui se nourrit aussi directe-
ment de la vie, prolonger la tentative romanesque décrite
par Serge Doubrovsky à propos de la « nouvelle nouvelle
critique » :

[Lorsque] le discours littéraire s'enferme dans une immanence qui


ne renvoie à aucune autre réalité que la sienne [..] l’objet littéraire,
sans origine ni destination, coupé de tout renvoi au réel, fonctionne
alors comme un pur objet linguistique, délesté de toute contingence
et désembourbé de toute existence.3

Au cinéma, le pur objet linguistique, reposant sur une


image qui retrouve l'ancienne magie sous l’alibi de la « repré-
sentation », risque de fonctionner de façon ambiguë. Tenter
de réaliser «le Film» mallarméen en donnant la vie au
matériau de Lui ou des bibliothèques de gare, supposé « dis-
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 143

cours » de notre civilisation, certes, il fallait y penser. Mais


ainsi les candidats voyeurs des films de Robbe-Grillet jouiront-
ils au moins d’un anonymat ennobli par le structuralisme...

NOTES

I. « Introduction », L'Année dernière à Marienbad, Éd. de Minuit, 19,61.

2. Cahiers du cinéma, n° 123, septembre 1961 (propos recueillis par André


Labarthe et Jacques Rivette).
3. Cahiers du cinéma, n° 123, septembre 19,61,
4. « Introduction », L'Année dernière à Marienbad, op. cit.

5. Alain RESNAIS, in Alain Resnais [collectif], Lyon, S.E.R.D.O.C., 1961,


Coll. « Premier plan», n° 18, p. 77.

6. Cahiers du cinéma, n° 123, septembre 1961.


7. Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, III, Gallimard, 1954,
« Bibliothèque de la Pléiade », p. 895.

8. Voir cependant le texte de Jean Ricardou in Alain Resnais, op. cit. p. 21.
9. Alain RESXAIS, cité par Bernard PINGAUb, in Alain Resnais, op. cit., p. 21.
10. La répétition historique des situations et des rôles, dans une progression
révolutionnaire, fait écho à la méditation, empreinte de sérénité mais toute
tournée vers la nature, suggérée par Le Fleuve où Jean Renoir trouvait la solution
des conflits humains personnels dans l'adhésion aux grands cycles biologiques
de la vie et de la mort. Dans ce tres beau film, on s'en souvient, le premier
amour d’une toute jeune fille acceptait — comme à Hiroshima — de se dissoudre
dans une histoire toujours recommencée, au rythme des morts et des résurrections.
11. Il apparaît intéressant de donner sur ce point l'interprétation de
Robbe-Grillet : « Le grand moment de Muriel, de Resnais, c'est quand on
s'aperçoit que le cabaretier O.A.S. n'est jamais allé en Algérie, qu'il n'est ni
cabaretier ni O.A.S., qu'il a tout inventé; et on en viendrait à croire que le
jeune homme, censément traumatisé par des scènes de tortures, n'a assisté à
rien et n'a rien vu, comme à Hiroshima. Le jeune héros a fait son service
militaire en Allemagne, tout simplement, mais il a eu entre les mains un élément
de flash-back qui était des bouts de cinéma d'amateur qu'un ami lui a rapportés
et où il n'y avait rien d'effrayant, où l’on voyait simplement des soldats casser
la croute, ou quelque chose comme ça. Et, à partir de ces scènes réelles,
il s'est mis à construire une mémoire imaginaire sur ce qui le hantait, lui, à
propos du drame algérien dont toute la France parlait alors.» (Cahiers inter-
nationaux de symbolisme, n° 9-10, 1965-66, p. 120. Texte du colloque sur « Forma-
lisme et signification » de juin 1965.) Robbe-Grillet avoue d’ailleurs avoir beaucoup
surpris Resnais par cette interprétation !
12. « Je t'aime, je t'aime», L'Avant-scène du cinéma, n° 91, p. 39.
144 MIREILLE LATIL-LE DANTEC

13. Resnais a fait établir pour Hiroshima une « chronologie souterraine»


par Marguerite Duras pour tenter d'approcher son personnage « avant le film »
et même comprendre sa façon de sentir. Cependant il ne prétend pas vraiment
connaître tout son passé. Peut-être l'héroïne est-elle un peu folle ou mythomane?
se demande l'équipe pendant le tournage du film. Elle a un petit côté agaçant,
un peu masochiste. Et que fera-t-elle ensuite ? (Cf. l'interview de Resnais
réalisée par Jean Carta et Michel Mesnil, in Esprit, n° 6, juin 1960.)
De même, d'Alphonse (Muriel), Resnais dira que, malgré tout, il « l'aime
bien ». De Claude Ridder, il se demandera comment il est possible de vivre ainsi
en marge de l'existence (cf. L'Avant-scène du cinéma, n° 91, op. cit.) tout en
se sentant visiblement avec lui une certaine complicité. Il ne fait aucun doute
que Resnais « croit » en ses personnages sans penser avoir des droits sur eux.
14. À propos de Muriel, Resnais confiait: « Mon souhait, c'est, à travers
cet échange entre personnages et spectateurs, préciser chez certains Spectateurs
leur position par rapport à leur vie propre. » Et à propos de La Guerre est finie:
« Je veux faire du cinéma dans le but de provoquer une discussion entre les
personnages et le public. » (L'Avant-scène du cinéma, n° 61-62, n° spécial Resnais,
pp. 46 et 47).
15. Xavier TILLIETTE, « Marienbad ou le nouveau cinéma », Études, décem-
bre 1961.
16. À. ROBBE-GRILLET, propos tenus au cours des entretiens de Marly-le-Roi
(stage F°F:C:C:1970);
17. Claude TARARE, « Le moule à gaufres », L'Express, 28 mars 1963.
18. Alain ROBBE-GRILLET, Cahiers internationaux de svmbolisme, n° 9-10,
OP ACTE, D #106:
19. VALÉRY, Variété V, Gallimard, 1945, p. 83.
20. Le Voyeur, Éd. de Minuit, 1955, p. 186.
21. La Jalousie, Éd. de Minuit, 1957, p. 83.
22. L'absence du pansement à la première image interdit de penser au
flashback. Au moment du second accident, Robbe-Grillet s'arrange pour ne pas
laisser voir la main du narrateur, À propos de La Jalousie, le problème du refus
de la chronologie, étudié dans La Revue d'esthétique par Maurice Mouillaud, a
été à nouveau abordé par cet auteur au cours de sa conférence consacrée à « Le
sens des formes du nouveau roman » (conférence prononcée dans le cadre du
colloque « Formalisme et signification » de juin 1965: Cahiers internationaux
de symbolisme, n° 9-10, op. cit., p. 72). Sur ce point, à propos de La Maison
de rendez-vous, je me permets de renvoyer le lecteur à mon article « Alain
Robbe-Grillet héraut de l'imaginaire » (Etudes, mars 1966).
23: L'Immortelle, Éd. de Minuit, 1963, pp. 205 et 165.
24. « Alain Robbe-Grillet héraut de l'imaginaire », loc, cit.
25. Dans Dans le labyrinthe, « c'est pas mon père », répète avec insistance
le jeune garçon à propos de l'homme qui garde une certaine jeune femme. On
ne peut que remarquer ce type de protecteur-gardien plus ou moins inquiétant
auprès de créatures féminines : dans Le Voyeur (le père de Violette), dans
Marienbad (M), dans L'Immortelle (l'homme aux chiens), dans L'Homme qui
ment (le père de Sylvia, d'ailleurs précipité d'un balcon). Et, dans La Maison‘
de rendez-vous, on perpètre l'assassinat de Monneret, dit le vieux, dans des
circonstances qui semblent parodier le meurtre du père des frères Karamazov.
LA FICTION ET L'IMAGINAIRE 145
26. André GARDIES, Alain Robbe-Grillat, Seghers, 1971, Coll. « Cinéastes
d'aujourd'hui ». Ce livre, extrèmement fouillé et intelligent, que nous avons eu
entre les mains au moment où nous terminions cette
étude, semble indispensable
à qui veut découvrir l'univers de Robbe-Grillet cinéaste. Il contient en outre
des indications importantes sur la façon dont l'auteur
travaille avec les acteurs.
L'analyse du comique parodique contenu dans L'Homme qui ment paraît très
pertinente (corroborant d'ailleurs l'analyse des « aventures héroï-comiques de
l'invention » que nous avions tentée dans Études à propos de La Maison de
rendez-vous),

27. Il est extrémement intéressant d'apprendre (cf. André


GARDIER, OPA Cte
p. 177) que, pour son personnage de L'Homme qui ment, Robbe-Grillet avait
fait allusion à Don Juan. Et, au cours d’une interview télévisée précédant de
quelques mois L'Eden et après, le cinéaste avait affirmé son
admiration pour ce
héros dont la parole définit ce qui n'a plus qu'à s'y conformer.

28. A. ROBBE-GRILLET, Cahiers internationaux de symbolisme, n° 9-10, op. cit.,


p. 100.
29. À propos des accessoires de Robbe-Grillet, notons que l'on retrouve
dans L'Immortelle une « jalousie», des « gommes » et des anneaux dans
Le Voyeur ; dans Trans-Europ-Express, le colis encombrant de Dans le labyrinthe
et le pont transbordeur des Gommes: dans L'Homme qui ment, la jeune fille
jouant, les yeux bandés, à colin-maillard, déjà présentée dans Le Voveur.

30. « Lettre à Cinéma 70», n° 149, sept.-oct. 1970.


31. Voir Essai sur la signification au cinéma, Klincksieck, 1968, en parti-
culier pp. 13—24.
32. Alain ROBBE-GRILLET, Le Monde, 30 octobre 1970 (propos recueillis par
Josane DURANTEAU).

33. André GARDIES, Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 102.


34. MALIARMÉ, cité par Serge DOUBROVSKY, « Critique et existence », Les Che-
mins actuels de la critique, Plon, 1967, p. 265.

35. « Critique et existence », Les Chemins actuels de la critique, op. cit.,


p'271
4

DE RESNAIS À ROBBE-GRILLET :

INSTAURATION D'UNE ÉCRITURE

par JoËL MAGNY

Ï \ comparaison entre deux cinéastes est rarement fruc-


tueuse : pour louer l'un, on rabaisse l’autre, n’en ser-
vant aucun. À vouloir comparer le cinéma de Robbe-
Grillet à celui de Resnais, on risque de donner l'impression
d'écraser un cinéaste qui joua un rôle considérable dans
l'évolution des formes cinématographiques sous un autre
dont le progrès a été rarement souligné. Plus précisément,
il ne nous importe pas de décerner des lauriers, mais d’exa-
miner en quoi consiste le passage de l'écriture cinématogra-
phique de Resnais à celle de Robbe-Grillet. Et ce, en sachant
parfaitement à quel point des films comme Hiroshima mon
amour, Muriel, L'Année dernière à Marienbad ou L'Immor-
telle sont remis en question par des textes! cinématogra-
phiques plus importants (Méditerranée, Tu imagines Robin-
son, Othon, Luttes en Italie, Tout va bien, Jaune, le soleil,
et quelques autres..). [l ne nous convient pas d'envisager
les films de Resnais et de Robbe-Grillet comme des chefs-
d'œuvre brillant dans un ciel inaccessible et qu'il conviendrait
de faire reluire régulièrement d'une nouvelle couche d’exégèse.
INSTAURATION D'UNE ÉCRITURE 147

La remarque d'ordre pratique qui guide notre travail


insiste sur la relative facilité avec laquelle les œuvres
de
Resnais s'imposent, avec laquelle on s'accorde à y reconnaître
les signes d'une modernité, d’une esthétique nouvelle, et, à
l'opposé, les résistances violentes que rencontrent les films
de Robbe-Grillet, qu'elles se manifestent par le refus pur et
simple, le quolibet ou en tout cas l'écartement du champ
des réflexions sérieuses, Marienbad occupant une position
exactement intermédiaire entre ces deux types d’accueils.
Précisons que, si dans certains cas l'accueil peut avoir un
caractère symptomatique, nous n'entendons pas y attacher
une valeur de preuve, nous refusant à des assimilations
mécaniques autant que naïves, du type : Resnais a du succès,
il est donc un auteur intégré, Robbe-Grillet est mal accueilli,
il est donc subversif.
L'un des reproches les plus fréquemment proférés à
l'encontre de Robbe-Grillet est celui du théoricisme. Il va
nous permettre de saisir en quoi s'opposent ainsi deux
pratiques cinématographiques. Resnais, dit-on, est timide,
humble, secret, pudique, sensible, parfaite illustration du
génie classique français. Robbe-Grillet est prétentieux, caté-
gorique, terroriste, froid: c'est un «théoricien »! Interro-
geons-nous un instant sur cette première résistance. « Être
théoricien », pour un romancier, pour un cinéaste, en quoi
est-ce un crime contre l’art ? C'est s'inscrire en faux d’abord
contre une conception de l'Art issue du xix° siècle (et du
romantisme) et fondée sur la transcendance. L'écriture
(romanesque/cinématographique) est conçue comme simple
transitivité entre un réel, une vérité d'une part, et un lecteur/
spectateur d'autre part. En aucun cas elle n'est elle-même
productrice de sens. Ce qu'on appelle «art de l'écrivain »
(du cinéaste) n’est qu'un « savoir-orner », une mise en relief
d'autre chose toujours déjà donné et qu'il ne reste qu’à
dévoiler. La théorisation d’une pratique de l'écriture (qui
implique que : « ça ne va pas de soi ») met en cause le circuit
de l'échange et du commerce (l’œuvre comme parole, dia-
logue, transmission) et sa légitimité, surtout si elle met
l'accent sur un processus de production dépendant d'une
148 JOËL MAGNY

pratique matérielle (des structures linguistiques ou de


l'image). Que Robbe-Grillet présente ses films (ses romans)
comme liés à une réflexion théorique sur le monde et surtout
en procédant, voilà ce qu’on n’admet pas. Que l'artiste ait
une idée, une vision du monde et qu'il l’exprime dans (à
travers) son œuvre, voilà qui est naturel, mais que cette
idée en vienne à mettre en cause la littérature (le cinéma),
c'est-à-dire ce lieu neutre par essence d'où «ça parle »}?,
voilà une transgression majeure qu'on ne lui pardonnera pas
de longtemps.
Dans le passage de l'écriture d'Alain Resnais à celle
d'Alain Robbe-Grillet, il y a tout un renversement de perspec-
tive qu'il s’agit de préciser. Le lieu d’où «ça parle», dans
Hiroshima, est nettement défini et, en fait peu éloigné de
celui d'où « ça parle » chez Hitchcock, Minnelli ou Balzac. Si
les temps se mêlent, c'est toujours en référence à une situa-
tion fictive précise. Le film représente toujours des événe-
ments que la réalité quotidienne pourrait accueillir. Le spec-
tateur est installé en un lieu privilégié d’où il voit et entend
tout ce qui est nécessaire à la transmission du message.
Dès Marienbad, tout change : qui parle, que voit-on, où et
quand cela se passe-t-il ? Le spectateur ne sait non seulement
pas ce qu'il voit, mais surtout quel rapport il entretient
avec ce qu'il voit, commentle liré, le situer dans'ses réfé-
rences quotidiennes. Pour la première fois il est au cinéma
et ne reconnaît pas le monde qui l'entoure. |
Le spectateur a donc perdu ses privilèges : il n’est plus
considéré comme le centre de l'œuvre (et du monde). Il
n'est plus mis en position de tout savoir (tout apprendre,
£e qui revient au même), mais situé d'emblée hors du film
qui paraît se dérouler sans lui. C'est-à-dire que celui-ci devient
opaque, réalité matérielle et formelle, labyrinthe à parcourir,
système signifiant à déchiffrer. Tout acte de reconnaissance
est impossible.
Or ces « privilèges » du spectateur sont idéologiquement
déterminés. L'art du xix° siècle marque l'apogée de la bour-
geoisie. Le lecteur et l’auteur y occupent une position de
supériorité et leur rapport au savoir véhiculé par l’œuvre est
INSTAURATION D'UNE ÉCRITURE 149

identique à leur rapport au monde. Il est caractérisé par le


refus du travail (son refoulement). La marchandise (le pro-
duit) est considérée dans sa valeur d'échange, sa valeur
d'usage (le travail) est négligée. Dans une œuvre d'art, c’est
donc l'échange qui exclut la production. Mais qu'est-ce qui
s'échange, sinon le sens ? C’est donc le sens (la profondeur)
qui donne alors sa valeur à l’œuvre d'art. Dans la mesure
où s’y échange (du créateur au lecteur) le savoir, ou mieux la
vérité, Vérité d'essence divine, donc révélée et non produite
par le travail humain, la forme matérielle de l'œuvre ne
peut être que catalytique : tout effort dans son élaboration
vient remettre en cause son origine surnaturelle ?. Le forma-
lisme de Robbe-Grillet, en tant qu'il vient opposer à la trans-
parence rossellinienne l’opacité du matériau filmique, est
scandaleux. C'est en quoi l'accusation de théoricisme est liée
à la pratique scripturale de Robbe-Grillet. Faire procéder
l'écriture du film (et non de la «création» de «l'œuvre »)
d'un travail théorique“ revient à élaborer une tout autre
conception du cinéma, conception matérialiste (au sens non
dialectique du terme, Robbe-Grillet ne se réclamant pas
spécifiquement du marxisme, ni dans ses films, ni dans ses
écrits). Le sens n'est plus « donné », il est produit. Un film
est une machine productrice de sens, ou plutôt de signifi-
cations. Car l'unité du sens (présupposé par et présupposant
celle de la Parole divine) reviendrait à réduire la matière
filmique au rôle de transmetteur de messages : ‘avec l’insis-
tance sur la forme et l'abolition des privilèges des scripteurs/
lecteurs, disparaît le message ÿ.
Sans doute dans ses textes théoriques Alain Robbe-
Grillet n'a-t-il pas formulé ses conceptions en ces termes et
ceux-ci ne virent-ils le jour que plus tard, à la suite du travail
théorique du groupe Tel Quel. Néanmoins ils contiennent en
germe toute la recherche actuelle et Sollers ou Pleynet n'ont
Jamais nié l'apport, pratique comme théorique (aujourd’hui
dépassé, mais c’est le rôle de toute théorie comme de toute
production idéologique), de Robbe-Grillet au travail d'écriture
en cours.
Ce qui est généralement difficile devant les œuvres
150 JOËL MAGNY

modernes, qu'il s'agisse du « nouveau roman » ou de la pro-


duction textuelle la plus récente (Baudry, Sollers, Guyotat..)
ou du cinéma actuel, c'est de dépasser le stade de la tauto-
logie ; un film est un film, une image est une image, on ne
grimpe pas au mot «échelle», on ne se nourrit pas de la
tartine filmée. Le non-réalisme est une chose, encore faut-il
savoir ce qu'on en fait. Évidemment, il peut paraître surpre-
nant de qualifier Hiroshima de film réaliste. Il importe donc
de définir cette notion. Il y a réalisme (au sens large) dans
la mesure où l’être-là de l’image n'est qu'un substitut, un
représentant du référent, c'est-à-dire du réel (ou de ce qui
en tient lieu). La vision du spectateur traverse l’image pour
n'en saisir qu'une réalité (qu'il prend pour telle) extérieure
au film que celui-ci a pour fonction d'évoquer (sur le plan
de l'imaginaire). La liaison des images, le jeu des signifiants
du film sont organisés par cet extérieur (à la fois réel et
imaginaire) et par la nécessité d'en reconduire les caracté-
ristiques immédiates, abandonnant leur caractère d'images.
Même lorsque Resnais fait appel à l'imaginaire dans Hiro-
shima, il s’agit d’un imaginaire postulé réel, existant en
dehors de son statut filmique. C'est en ce sens qu'il y a
réalisme.
L'expérience de Robbe-Grillet part du fait que l'image,
même si elle est obtenue à partir d’une réalité extérieure
(organisée au tournage), n'est qu'une image, irréductible à
son modèle référent. Mais elle est une image. L'organisation
des signifiants ne se fait plus transversalement, par rapport
à un réel postulé, un au-delà de l’image, mais à son niveau
même, dans ses structures matérielles, horizontalement. La
lecture devient donc un travail de déchiffrement du système
signifiant des films (renouvelé à chaque film). Aucun sens
n'est lisible directement, aucun signifié ultime ne vient unifier
les couches de signification. C'est pourquoi il n’est pas faux
de penser que le film est à faire, que la lecture est à construire.
L'écueil à éviter est dans le dilemme cent fois proposé
entre réel et imaginaire. Bien des critiques, à la sortie de
Marienbad, éclairés par les propos de Resnais et de Robbe-
Grillet admirent qu'il fallait bien prendre le film pour ce
INSTAURATION D’UNE ÉCRITURE 151

qu'il était : une suite organisée d'images et de sons. Mais ne


pouvant se détacher d’une conception réaliste du cinéma,
pris par la nécessité d'attribuer cette suite à un référent (il
faut bien que ça représente quelque chose !), en attribuèrent
la paternité à l'imaginaire de l’auteur: Marienbad n'était
plus désormais insaisissable, l’onirisme étant une catégorie
connue et inoffensive. Le surréalisme y a mis depuis long-
temps bon ordre. Le film est ainsi classé parmi les curiosités
fantastiques, les monstruosités banales (on songe à l’attri-
bution du monde de Caligari à l'imagination d’un fou). Là
encore il s’agit de réduire le fonctionnement du texte filmique
à une instance extérieure dont il ne serait que la représen-
tation, occultant sa réalité matérielle et son fonctionnement
producteur. Qu'il s'agisse du monde réel ou d’un imaginaire
quelconque, le processus que nous avons décrit est le même.
Il s’agit de masquer l'écriture en tant que production maté-
rielle pour en faire l'institution transcendante d’une Parole
(fût-ce celle de la Folie et de l’Inconscient fétichisés).
De même il ne s’agit pas d'établir les divers plans de
réalité ou d'irréalité du texte filmique : dans la mesure où
aucun procédé n'indique l'apparition d'une image mentale,
il faut admettre pour seule base de lecture possible que tout
le film est sur le même plan de réalité (ou d'irréalité) filmique.
Tout autre attitude reviendrait à ramener les films de Robbe-
Grillet à l’anecdote.
Il importe encore de ne pas réduire l'apport de Robbe-
Grillet à une pure négativité, en faire un simple transgresseur
de l’ordre littéraire/cinématographique établi. Cette attitude
purement formaliste, qui consiste à voir en Robbe-Grillet le
simple inventeur de structures nouvelles et en ses films un
pur jeu de formes, reste fascinée par son objet et sous
l'emprise du passé, ne pouvant voir que ce qui diffère de
ses habitudes. Dans la révolution de l'écriture qui est en
cours depuis la fin du xix‘ siècle en littérature (Lautréamont,
Rimbaud, Mallarmé), depuis l'avant-garde soviétique des
années 1920 au cinéma (avec des éclipses nombreuses), le
formalisme n'est qu'une première étape dépassée et dépas-
sable : on en retrouve des séquelles dans certains travaux de
152 JOËL MAGNY

la jeune avant-garde française actuelle (en particulier le


groupe Zanzibar Production). Il s’agit le plus souvent d'un
cinéma qui s'hypnotise sur ses matériaux sans pouvoir dépas-
ser le stade du fétichisme de la matière. Rien de plus
étranger à Robbe-Grillet que ce non-art ou cet «art brut ».
Dans la mesure où le cinéma n’est fait que d'images et
sons ne renvoyant pas à la réalité extérieure, quel peut être
le rôle et la fonction du cinéma, si ce n'est de s’enfermer
dans l'univers, clos sur lui-même, du formalisme ? Il faut
remarquer qu'au lieu d’une attitude démiurgique et narcis-
sique qu'on veut parfois lui attribuer, Robbe-Grillet fait
preuve de lucidité en se refusant à l'illusion de mettre en
scène le réel, de modeler l’espace et le temps à coups de
caméra, d'écrire «avec la pâte du monde» (selon le mot
d'Astruc). Ce réel que nous postulons, nous ne le voyons,
ne l'imaginons qu'à travers un mode de représentation
culturel, lié à un certain état historique. Tous les reproches
faits à Robbe-Grillet au nom d’un certain « réalisme » négli-
gent le fait que nous ne connaissons du monde extérieur
que des représentations produites dans et par un système
économique, politique, idéologique donné. Les formes sont
idéologiques (et non seulement les structures narratives),
autant que les images elles-mêmes. Cette idéologie est pro-
duite par (et produit elle-même) les fictions que nous vivons
et dont nous nous nourrissons. Écrire, filmer, aujourd’hui,
c'est, quelles que soient nos ambitions et notre désir d'y
échapper, être dans l'idéologie. Le texte du monde ne nous
appartient pas, il est tout entier le produit de forces produc-
tives et de rapports de production. Il est totalement imposé
par la classe dominante dont le pouvoir commence à décliner.
L'entreprise de Robbe-Grillet, il ne faut pas se le cacher,
comme celle de nombreux écrivains et cinéastes d’avant-
garde, est d'ordre politique (appliquée au champ des pra-
tiques signifiantes, donc de l'idéologie). C'est en ce sens qu’il
faut prendre le terme d'Homme Nouveau que, selon Robbe-
Grillet, le « nouveau roman » se propose d'inventer. C’est en
ce sens qu'il s'oppose peut-être le plus fortement à Resnais,
pour qui le contenu, qu'on le veuille ou non, reste dominant.
INSTAURATION D'UNE ÉCRITURE 153

Robbe-Grillet n'a pas la naïveté de croire que les films susci-


teront des révolutions ou des prises de conscience politiques,
ni qu'ils peuvent représenter autre chose que des « fictions »,
des « organisations idéologiques » de la réalité politique. Le
seul mode d'action du film est idéologique. Tout ce qu'il
peut transformer, ce sont les fictions à travers lesquelles les
sociétés se vivent. Le monde n’est pas parlé directement par
l'écriture ou le film, il est toujours médiatisé par un langage,
c'est sur lui qu'il s’agit d'intervenir. Roland Barthes exprime
parfaitement cette situation de l'écrivain, du cinéaste révo-
lutionnaire :

En fait il n’y a aujourd'hui aucun lieu de langage extérieur à l’idéo-


logie bourgeoise, notre langage vient d'elle, y retourne, v reste enfermé.
La seule riposte possible n'est ni l'affrontement, ni la destruction, mais
seulement le vol: fragmenter le texte ancien de la culture, de la
science, de la littérature, et en disséminer les traits selon des formules
méconnaissables, de la même façon que l’on maquille une marchan-
dise volée.7

C'est ainsi que l’on comprendra sans doute mieux les réfé-
rences plus que permanentes des films de Robbe-Grillet à
la littérature et au cinéma. Ses films ne sont que des
emprunts, des séries de clichés qu'il s'agit de jouer, de faire
jouer et de déjouer, non seulement pour en révéler le carac-
tère de cliché, mais pour en expérimenter le rôle et la fonc-
tion dans les pratiques signifiantes elles-mêmes. Le monde
est conçu comme un gigantesque stock d'images, de situa-
tions, de structures liées à une idéologie et qu'il s'agit de
s'approprier (de détourner) en en détruisant le sens originel,
pour les faire fonctionner autrement (c'est à ce niveau — le
second terme : en particulier concernant l'orientation de ce
fonctionnement — que le travail de Robbe-Grillet reste au
niveau idéologique, sans pouvoir embrayer sur le politique).
Une lecture un peu hâtive de L'Immortelle, par exemple,
risquerait de n’y voir d’abord qu'une description objective
(objectale) du monde, sans signification, puis une descrip-
tion littérale, pure succession d'images et de sons, enfin un
jeu de l'imaginaire où les phantasmes se donnent libre cours
154 JOËL MAGNY

selon le principe de l'écriture automatique appliqué au


cinéma. En fait on a souvent insisté sur le caractère de
carte postale du film, l'aspect roman-photo des embryons
d'intrigues disséminées, enfin la nature élémentaire de son
érotisme, mais sans en expliquer le rôle. Tous ces éléments
sont empruntés à l'imagerie populaire et leur platitude est
recherchée tout autant que le style désuet et guindé de la
photographie. Le texte cinématographique joue le rôle de
transformateur des textes qu'il intègre dans sa démarche.
À partir des archétypes de l'Orient (exotique, sexuel), qui
ne sont que phantasmes, Robbe-Grillet construit un jeu de
structures qui visent à détruire leur fonction d’origine. Tous
les éléments fictionnels qui s'ébauchent se détruisent au fur
et à mesure pour se nier totalement (comme c'était déjà le
cas pour les solutions de Marienbad, ou le mythe d'Œdipe
dans Les Gommes: il y a des présomptions pour que le
mythe soit la clef du roman, mais aucune certitude, aucune
affirmation). À la fin du film, le spectateur a l'impression
d'avoir été joué, d’avoir parcouru un labyrinthe sans en
avoir tiré profit, c'est-à-dire que « l'exploitation » de la mar-
chandise-film lui ait apporté la moindre « plus-value » idéolo-
gique (le sens). Ce n'est que par son propre «travail» de
lecture sur l'appareil constitué par le film qu'il peut
« s'enrichir ».
C'est ici qu'on voit combien s'opposent les pratiques
de Resnais et de Robbe-Grillet. Dans La Guerre est finie,
Resnais met en scène un militant, avec ses problèmes quoti-
diens, tout un système d'investigation de son mécanisme
mental, tout un prolongement réflexif sur l'Espagne, l’action
politique (les militants « gauchistes ») etc. Il ne serait pas
difficile d'analyser les « mythologies »# «de gauche» que
véhicule le film. Insistons seulement sur le caractère huma-
niste du film. Son message politique, dans la mesure où il
est volontairement (et avec insistance) filmé au niveau du
vécu de l'individu, de ses sensations immédiates, ne peut
s'inscrire que dans une perspective humaniste libérale et
retomber de ce fait, quelles que soient les intentions et les
ambitions des auteurs, au niveau d’un idéalisme somme toute
INSTAURATION D'UNE ÉCRITURE 155

peu éloigné de l’idéalisme hollywoodien. Ce que Resnais


et
Semprun semblent ignorer volontairement, c'est que l'idéo-
logie (les mythologies politiques et héroïques au centre
desquelles nous vivons) n'est pas coupée de ses représenta-
tions formelles et qu'il n’est pas possible d'introduire un sens
nouveau (un message progressiste) dans des structures
anciennes ?. Ne serait-ce qu'au niveau de la notion d’héroïsme
— même rajeunie par un « décapage » du personnage, inver-
sion du héros classique, mais le retournement n'est jamais
suffisant, ne fait que renouveler les mythes sans les détruire
— le film de Resnais retrouve toute une forme de cinéma
(et de littérature) idéologiquement et historiquement
déterminée 1°,
Ce à quoi au contraire s'attaque l'écriture de Robbe-
Grillet, son sujet en quelque sorte, est l'écriture elle-même.
D'où les résistances qu'il rencontre, puisqu'il s’agit d'inter-
venir directement sur l'inconscient d’une société. D'où aussi
le caractère apparemment rhétorique de ses films, dans la
mesure où une telle entreprise ne peut être menée à bien
qu'en mettant à nu les mécanismes ou plutôt les automa-
tismes formels des textes. L'analyse de l'apport positif des
films de Robbe-Grillet doit donc faire appel à divers systèmes
d'approche encore mal adaptés au cinéma et à l'écriture
cinématographique. En premier lieu, l'analyse formelle des
structures et des matériaux mis en jeu dans chaque film
nous fournira un premier aspect !!. Mais s’en contenter serait
une erreur grave : il ne suffit pas de jouer avec les signes,
il faut encore s'interroger sur la place de ce jeu dans les
rapports sociaux et économiques où les films se produisent
et penser leur rapport à une transformation sociale (l'Homme
Nouveau...). Or il semble bien que ce soit là, comme nous
l'avons déjà signalé, la limite de l’œuvre de Robbe-Grillet,
qui ne semble pas articuler sa pratique idéologique sur une
pratique politique. Mais cela reste à examiner et nous mène-
rait au-delà de notre propos.
Le travail de Robbe-Grillet a sans doute été admirable-
ment préparé par celui de Resnais. Nous espérons avoir
montré combien sa pratique de l'écriture cinématographique
156 JOËL MAGNY

dépasse singulièrement celle de son prédécesseur. Rappelons


quelques-unes des notions acquises au cours de ce survol
du travail de Robbe-Grillet:
— Un film (un «texte») est le «produit» du travail
d’un cinéaste.
_— Ce travail est un travail de transformation des fictions
pré-élaborées, de re-lecture des textes qui le précèdent
historiquement, de ré-élaboration de ces données (mythes,
images, phantasmes, etc.).
— L'écriture n'est pas un simple transmetteur, mais
un mécanisme de destruction/construction du savoir (de
l'idéologie) et, comme tel, elle a une fonction de transforma-
tion sociale.
— L'écriture ne joue pas au niveau du réel vécu mais de
ses représentations : ce qu'elle transforme, c'est l'inconscient
social manifesté par ses langages.
— Un film s'inscrit à l'intérieur d'une lutte idéologique
déterminée par la lutte des classes (et pouvant d'ailleurs
réagir sur elle) en cours dans une société donnée.
Ces quelques notions constituent la base élémentaire
d'une « science du texte » pour laquelle (dans le champ des
pratiques cinématographiques) l'analyse des films de Robbe-
Grillet, malgré les limites que nous avons signalées, est d’une
grande utilité, sinon d’une impérieuse nécessité.

NOTES \

1. « Par texte, j'entends ici non seulement l'objet saisissable par l'impression
de ce qu'on appelle un livre (un roman), mais la totalité concrète à la fois
comme produit déchiffrable et comme travail d'élaboration transformateur. En
ce sens, la lecture et l'écriture du texte font à chaque reprise partie intégrante
du texte qui, d'ailleurs, se calcule en conséquence. Il s'agit donc d'un texte
ouvert donnant sur un texte généralisé. » (Philippe SOLLERS, « Niveaux sémantiques
d'un texte moderne », Théorie d'ensemble, Éd. du Seuil, 1968, Coll. « Tel Quel »,
p. 319).
Méditerranée, film de Jean-Daniel POLLET (et Philippe SOLLERS).
Tu imagines Robinson, film de Jean-Daniel POLLET (et Jean THIBAUDEAU).
Luttes en Italie et Tout va bien, films du Groupe DZ1G6A VERTOV (Jean-Luc GoDARD
et Jean-Pierre GORIN).
Jaune, le soleil, film de Marguerite DURAS.
Othon, film de J.M. STRAUB.
INSTAURATION D'UNE ÉCRITURE 157
2. Le «lieu d'où ça parle»: cette expression, employée aujourd'hui
par
de nombreux critiques (littéraires ou cinématographiques), est issue
directement
des Écrits de Jacques Lacan (Éd. du Seuil, 1967, Coll. « Le Champ freudien »).
Elle est à prendre à la lettre. Elle insiste ici particulièrement
sur le fait que
l’Auteur n'est pas le seul maître et unique producteur des énoncés
d’un discours
(cinématographique, par exemple). Ce discours est produit réellement dans la
chaîne des signifiants où vient s'aliéner le Désir de celui qui croit
l’émettre.
La dichotomie qui s'établit entre le Désir et son inscription
dans le discours
(le discours n'est pas le Désir, irréductiblement) donne naissance à l'Inconscient.
Ce lieu d'émission du discours est donc à trouver dans les signifiants eux-mêmes :
il n'est ni l’Auteur, ni l’Inconscient lui-même, directement.
3. On lira avec intérêt les textes de Jean-Joseph Goux dont cette analyse
procède, et plus particulièrement « Marx et l'inscription du travail » (in Théorie
d'ensemble, op. cit., p. 188): « Nous poserons que le signe (comme tout produit)
a aussi une valeur d'usage. Historiquement méconnue. Passée sous silence.
— Par
valeur d'usage d'un produit on entend non seulement le fait qu'il peut servir
immédiatement comme objet de consommation, mais aussi le fait [.….] qu'il sert
par une Voie détournée comme moyen de production [...]. La méconnaissance
de la valeur d'usage des signes n'est donc pas autre chose que l'occultation
de
leur valeur productive. Occultation du travail ou du jeu des signes, sur et avec
d'autres signes [...].» On se reportera aussi au livre I du Capital de Karl Marx.

4. En fait la pratique est première ou plutôt simultanée, Le scandale


tient dans le fait de mettre à jour, de porter à la connaissance du public un
travail d'ordre théorique qui accompagne l'œuvre et en révèle le caractère
de « produit ».

5. On trouvera dans Théorie d'ensemble (déjà cité) une description précise


de la « création littéraire » dans l'idéologie : Jean-Louis BAUDRY, « Linguistique
et production textuelle », p. 353.

6. Rappelons que le signe, dans la linguistique saussurienne, se compose


d'éléments : le signifiant qui est sa matérialité (son, trace): le signifié qui est
l’image mentale ou la notion abstraite à quoi il renvoie ; le référent qui est l'objet
réel qu'il tend à désigner.

7. Roland BARTHES, « Introduction » à Sade, Fourier, Loyola (Éd. du Seuil,


1971, Coll. « Tel Quel »).

8. Dans le sens où l'emploie Roland Barthes dans Mythologies (Éd. du Seuil,


1957, Coll. « Pierres vives »).

9. La même analyse vaudrait pour Z, L'Aveu, Coup pour coup, Les Cami-
sards, etc. Notons qu'est ici mise en cause l'efficacité politique du film d'Alain
Resnais qui, par ailleurs, possède de nombreuses qualités que nous n’entendons
pas nier.
e ,
L'analyse de La Guerre est finie que Marie-Claire Ropars-Wuilleumier
propose sous le titre « Le Commencement de la Révolution», dans son livre
L'Écran de la mémoire (Éd. du Seuil, 1970, Coll. « Esprit-La Condition humaine »,
pp. 203—10), est significative et confirme notre propos : l'originalité et la modernité
du film se situent à l'intérieur des limites du système de représentation classique.
Le fait de mêler temps réel et temps mental et de jouer sur leur interaction ne
remet pas en cause le statut idéologique de l'image, représentant d'une réalité
extérieure dont elle dépend totalement. À tout moment, le spectateur retrouve
dans le film ses points de repère quotidiens. L'apport principal de Robbe-Grillet
reste d’avoir situé le film au point de convergence et de divergence du subjectif
158 JOËL MAGNY

et de l'objectif. Le film n'est ni le réel pur, ni l'imaginaire pur. Il est un système


composé de signifiants qui s'enchaînent l’un l'autre, ni objet, ni concept. Ce qui
crée souvent la confusion, ce sont les textes et les déclarations de Robbe-Grillet
lui-même, qui formule ses hypothèses théoriques à l’aide de concepts parfois
dépassés ou approximatifs. Dans La Guerre est finie, cette fonction du matériel
signifiant est méconnue au profit d'une fonction transitive. Cinéaste et critique
font « comme si» c'était du réel (ou de l'imaginaire), sans tenir compte de la
résistance des matériaux cinématographiques. Résistance, c'est-à-dire organisation
préalable de la chaîne signifiante déterminée par les structures économiques,
sociales, politiques et surtout idéologiques (le cinéma, insistons, intervient dans
le champ de l'idéologique) d'une société donnée. Tenir la chaîne des signifiants
pour idéologiquement neutre, c'est s’enlever toute arme. C'est accepter délibé-
rément de se faire le complice d’une censure de fait, analogue à celle qui
s'exerce, sur le langage conscient.

10. C'est d'ailleurs le principe même de l'écriture « réaliste» ou plus


exactement « représentative » qui est miné: respecter l'apparence extérieure du
réel, c'est s'en tenir à ce qui nous apparaît, à la réalité sensible. Or la connais-
sance véritable n'est pas celle des réalités sensibles, mais des réalités objectives
ou plus exactement intellectuelles. Le « réalisme » ne peut produire qu'un effet
de connaissance illusoire (= idéologique). Faut-il rappeler la définition de
l'idéologie selon Althusser ? « Les idéologies sont des objets culturels perçus-
acceptés-subis, et agissent fonctionnellement sur les hommes par un processus
qui leur échappe [...]. Dans l'idéologie, les hommes expriment, en effet, non pas
leurs rapports à leurs conditions d'existence, mais la façon dont ils vivent leur
rapport à leurs conditions d'existence: ce qui suppose à la fois rapport réel
et rapport vécu, imaginaire. » (Cité par Jean-Louis COMOLLI et Jean NARBONI, dans
« Cinéma/Idéologie/Critique », Cahiers du cinéma, n° 216, octobre 1969).
11. Citons deux tentatives particulièrement remarquables, celle de Noël Burch
dans Praxis du cinéma (Gallimard, 1969, Coll. « Le Chemin ») sur L'Immortelle
et celle de René Gardies dans son Alain Robbe-Grillet (Seghers, 1971, Coll.
« Cinéma d'aujourd'hui ») sur L'Éden et après.
TABLE

avant-propos, par Michel ESTÈVE.

Le symbolisme du noir et blanc


dans
L'Année dernière à Marienbad,
par Daniel ROCHER

INTRODUCTION.

I. UN COUP DE DÉS EN GRIS.


1. LA DURÉE BLANCHE CONTRE LE HASARD NOIR.
l’action dans la réalité du souvenir — l'inaction
dans la prison du hasard
2. UNE LIBERTÉ RÊVÉE. 18
la délivrance en blanc — la création d’un passé
coupable
II. LA MORT BLANCHE DANS LE HASARD. 25
1. UNE LIBERTÉ MORTELLE.
l'érotisme blanc comme intensité excessive —
l'angoisse du projet — la vie n'est pas de « ce »
monde
2. LE HASARD SE DÉGUISE. 38
la pièce de théâtre — le jeu du « Nim» — le
parc — la statue — un accident du réel dans
le hasard

III TA PERFIDIE DU DISCOURS.


1. LA PAROLE CORROBORE OÙ DÉMENT. 59
les incertitudes — la fatigue — la description
de la mort
2. LES BRUITS DE LA MORT. 73
les coups de feu — un verre se brise — les pas
humains
3. LA MUSIQUE. 72
la musique qui dérobe — la musique de la
mémoire — une absence remarquée

CONCLUSION. 83

IT

1. D'un langage à l'autre: les deux Robbe-Grillet, par


Ben STOLTZFUS. 87
Expériences et stylistiques du manque chez Resnais
et Robbe-Grillet, par Élie MAAKAROUN. 105
Notes sur la fiction et l'imaginaire chez Resnais et
Robbe-Grillet, par Mireille LATIL-LE DANTEC. (17
De Resnais à Robbe-Grillet: instauration d'une
écriture, par Joël MaAGny. 147
Illustrations pp. 27, 28, 40, 49, 53, 67, 70, 76 (clichés Terra
Film).

Table 159
University of Pennsylvania Library
Circulation Department
Please return this book as soon as you have
finished with it. In order to avoid
a fine it must
Ke returned by the latest date stamped below.

M-719
nn

WITHDRAWN
JNIVERSITY OF PENNSY
LIBRARIES NE

16529
6 } Le
OL

Vous aimerez peut-être aussi