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La Sappho

du Rhône
Mémoire de licence ès Lettres en grec ancien
Faculté des lettres
Université de Lausanne

La Sappho du Rhône

Par Sophie Bocksberger


Sous la direction du Professeur David Bouvier
Déposé le 5 décembre 2008

Sophie Bocksberger
Av. Secrétan 3
1005 Lausanne
078 679 49 13
sophie.bocksberger@unil.ch
3

Table des matières

I. Introduction 5

II. Les textes 7


Les poèmes de Sappho 7
Les poèmes de la Comtesse de Die 13

III. Les fictions autour des figures de Sappho et de la Comtesse de Die 23


Sappho 25
Sappho et sa réception pendant l’Antiquité 25
Sappho au Ve siècle 26
Sappho du IVe au IIIe siècle 30
Sappho de l’époque hellénistique à l’époque byzantine 32
Sappho de la Renaissance à nos jours 37
Sappho et les autres poètes 40
La Comtesse de Die 42
La Comtesse de Die et Raimbaud d’Orange 43

IV. Contextes sociaux des deux poétesses 45


La poésie dans la société archaïque de Lesbos 45
Etre une femme poète au VIIe siècle avant J.C. 48
La pédérastie 48
Sappho et sa position dans le discours dominant 51
Le milieu aristocratique du sud de la France au XIIIe siècle 56
La Comtesse de Die et sa position par rapport à la lyrique courtoise 57

V. Comparaison 61

VI. «La Sappho du Rhône»: conclusion 63

Bibliographie 67
5

I. Introduction

En feuilletant le florilège des poèmes de sept troubadours choisis et traduits


par James J. Wilhelm, un professeur de l’université de Rutgers dans le New Jersey, on
remarque, à la section dédiée à la Comtesse de Die, que cette dernière est appelée «la
Sappho du Rhône». En poursuivant la lecture un peu plus loin, on peut même lire, en
guise de commentaire d’un des poèmes:
(…) it is not inappropriate to call the troubadouress «the
Sappho of the Rhone», for the Greek poetess had a similar
gift for making the intangible lucid and the oft-felt come
alive.1

Visiblement, pour cet auteur, c’est la capacité de rendre – je traduis – «l’impalpable


lumineux» et d’évoquer de manière vivante le «souvent ressenti» partagée par les deux
poétesses qui justifie qu’il associe Sappho avec la Comtesse de Die.
Ce rapprochement est le point de départ de ce travail dans lequel j’aimerais
déterminer dans quelle mesure il est possible de comparer les deux poétesses, alors
qu’aucune filiation n’existe entre leur production littéraire. Car elles partagent
indiscutablement certaines spécificités: elles sont toutes deux des femmes qui écrivent
des chansons dans une tradition littéraire très majoritairement masculine et l’amour est
un de leurs thèmes privilégiés. Plutôt que de les comparer du point de vue de leur style,
il s’agira donc d’observer si la réception de leur œuvre et de leur figure répond à un
mécanisme commun et s’il y a des similitudes dans la manière dont elles se situent dans
leur tradition littéraire respective. Enfin, il faudra aussi se demander quelle est la portée
de la qualification de «Sappho du Rhône» et quels enjeux se cachent derrière ce nom.
Afin de donner au lecteur tous les instruments dont il a besoin pour suivre ce
travail, j’ai préféré commencer par donner les poèmes dans le texte, en en proposant
ma propre traduction. En ce qui concerne les quatre poèmes de la Comtesse de Die,
je donne les hypothèse de travail et les traductions de François Zufferey que je me
suis parfois permis de légèrement modifier. J’ai eu la chance de pouvoir accéder à des
reproductions de la plupart des manuscrits mais n’ai malheureusement pas eu le loisir
d’ajouter mon travail d’édition à ce mémoire. Pour ceux de Sappho, je me contente
de proposer ma traduction, qui suit le texte donné par Edgar Lobel et Denys Page

1 J. J. Wilhelm, Seven Troubadours – The Creators of Modern Verse, p. 138. Les notes comprennent
seulement le nom des auteurs et le titre des ouvrages cités. Les références complètes figurent dans la
bibliographie.
6 L S 
 R

avec quelques améliorations proposées par Eva-Maria Voigt. En outre, je donne une
version plus complète du fragment 58, étant donné que j’ai tenu compte des résultats
de la récente découverte d’un fragment de Sappho dans le rembourrage d’une momie
égyptienne. Enfin, je donne, tout au long de ce travail, mes propres traductions des
extraits de texte que je cite.
7

II. Les textes

Il n’a pas été aisé de sélectionner les fragments de Sappho présentés dans
ce travail. En effet, il m’a semblé absurde de donner le corpus dans son ensemble
parce que certains fragments sont longs d’un mot seulement et qu’en plus, ils sont
décontextualisés, ce qui rend leur interprétation extrêmement risquée. Dès lors, il
fallait trouver un critère de sélection cohérent. Etant donné que nous possédons quatre
poèmes de la Comtesse de Die et que seuls quatre poèmes de Sappho sont considérés
comme plus ou moins complets2, j’ai pris le parti de profiter de cet heureux hasard qui
m’assure une distribution équitable et me permet de donner une importance égale aux
deux poétesses.

Les poèmes de Sappho


fragment 1

Po]ikilÒyro[n’ éyanãt’ ÉAfrÒdita,


pa›] D[€]ow dol[Òploke, l€ssoµa€ se,
µÆ µ’] êsaisi [µhd’ Ùn€aisi dãµna,
pÒtn]ia, yË[µon,
éll]å tu€d’ ¶l[y’, a‡ pota két°rvta (5)

¶k]luew, pãtro[w d¢ dÒµon l€poisa


x]rÊsion ∑ly[ew
êr]µ’ Èpasde[Êjaisa: kãloi d° s’ îgon
\]keew stroË[yoi per‹ gçw µela€naw (10)
pÊ]kna d€n[nentew pt°r’ ép’ »rãnv‡ye-
ro]w diå µ°ssv:

a‰]ca d’ §j€ko[nto: sÁ d’, Œ µãkaira,


µeidia€[sais’ éyanãtvi pros≈pvi
≥]re’ ˆtt[i dhÔte p°ponya k\tti (15)
dh]Ôte k[ãl]h[µµi

2 «In modern editions the fragments are numbered up to 264. But many of these do not contain a
single original word. Only sixty-three contain any complete lines; only twenty-one contain any complete
stanzas; and only three – till now – gave us poems near enough complete to appreciate as literary
structures. A recent find enables us to raise this number to four. In 2004, Michael Gronewald and
Robert Daniel announced the identification of a papyrus in the University of Cologne as part of a roll
containing poems of Sappho.» Martin West, June 2005, (http://www1.union.edu/wareht/story.html)
8 L S 
 R

k]\tti [µoi µãlista y°lv g°nesyai


µ]ainÒlai [yʵvi: t€na dhÔte pe€yv
`] `~ sãghn ~ [§w sån filÒtata; t€w s’, Œ
Cã]pf’, [édikÆei; (20)

ka]‹ g[år afi feÊgei, tax°vw di≈jei,


<afi d¢ d«ra µØ d°ket’, éllå d≈sei,>
<afi d¢ µØ f€lei, tax°vw filÆsei>
<kvÈk §y°loisa.>
<¶lye µoi ka‹ nËn, xal°pan d¢ lËson> (25)

<§k µer€µnan, ˆssa d° µoi t°lessai>


<y˵ow fiµ°rrei, t°leson, sÁ d’ aÎta>
<sʵµaxow ¶sso.>

Immortelle Aphrodite dont le trône étincelle, fille de Zeus, tisseuse de ruses, je t’en supplie:
ne dompte pas mon cœur, maîtresse, par des tourments et des chagrins,
Mais viens ici, si, jadis, une fois ou l’autre, m’entendant de loin, tu as écouté ma voix et es
venue en quittant la maison de ton père,
Ayant attelé ton char d’or. De beaux moineaux rapides t’emmenaient autour de la terre
noire en battant frénétiquement des ailes, tout droit du fond du ciel.
Ils sont arrivés tout à coup et, toi, bienheureuse, un sourire sur ton visage immortel, tu m’as
demandé ce qu’il m’arrivait encore, pourquoi je t’appelais
Et ce que, dans mon cœur agité d’un transport furieux, je convoitais le plus. Qui dois-je à
nouveau persuader (de céder) à ton amour? Qui te fait du tort, Sappho?
Car, même si elle te fuit, bientôt elle te poursuivra, si elle refuse tes cadeaux, elle t’en
donnera et si elle ne t’aime pas, elle t’aimera, qu’elle le veuille ou non.
Viens à moi maintenant encore et délivre-moi de mes pénibles soucis, accomplis pour moi
tout ce que mon cœur désire et toi-même sois mon alliée.

Commentaire:

Ce poème est écrit en strophes sapphiques et nous est parvenu grâce au témoignage
de Denys d’Halicarnasse. C’est un poème que l’on considère généralement comme
personnel puisque Sappho y invoque la déesse Aphrodite pour que cette dernière l’aide,
tout comme Diomède, dans l’Iliade, appelle Athéna à la rescousse lorsqu’il est blessé
et qu’il veut continuer à combattre malgré tout. C’est pourquoi il ne me semble pas
qu’il ait été écrit pour être récité dans un contexte public. Certes, il présente certaines
II. L  9

formules classiques de l’invocation d’un dieu et donc d’un hymne3 mais il me semble
que dans ce cas Sappho utilise ces formules dans le cadre d’une prière qui exprime des
préoccupations qui lui sont propres.
fragment 31

fa€neta€ µoi k∞now ‡sow y°oisin


¶µµen’ \nhr, ˆttiw §nãntiÒw toi
fisdãnei ka‹ plãsion îdu fvne€-
saw ÈpakoÊei

ka‹ gela€saw fiµ°roen, tÒ µ’ ∑ µån (5)


kard€an §n stÆyesin §ptÒaisen,
»w går ¶w s’ ‡dv brÒxe’ \w µe f≈nai-
s’ oÈd¢n ¶t’ e‡kei,

éll’ êkan µ¢n gl«ssa †¶age† l°pton


d’ aÎtika xr«i pËr ÈpadedrÒµhken, (10)
Ùppãtessi d’ oÈd¢n ˆrhµµ’, §pirrÒµ-
beisi d’ êkouai,

†°kade† µ’ ‡drvw cËxrow kakx°etai trÒµow d¢


pa›san êgrei, xlvrot°ra d¢ po€aw
¶µµi, teynãkhn d’ Ùl€gv ’pideÊhw (15)
fa€noµ’ ¶µ’ aÎtai:

éllå pån tÒlµaton §pe‹ †ka‹ p°nhta†

Il me semble être égal aux dieux, l’homme qui est assis en face de toi et qui t’écoute, alors
que tu chuchotes doucement près de lui et que tu lui fais un sourire plein de désir. Cela me
fait battre le cœur dans ma poitrine, je le jure. Car, lorsque je te jette de brefs coups d’œil, je
ne peux même plus dire un mot mais ma langue se brise ; un feu subtil aussitôt court sous
ma peau, mes yeux ne voient rien et mes oreilles bourdonnent ; une sueur froide me vient
(s’empare de moi); un tremblement me prend tout entière; je suis plus verte que l’herbe; il
me semble que je suis presque morte.
Mais on peut tout supporter car…

3 François Lasserre, dans son livre Sappho, une autre lecture, défend l’idée d’un contexte public pour
le fragment 1 en se fondant sur le fait que le simple emploi d’épithètes comme «poikilÒyrone» dénote
un contexte rituel. Même s’’il reconnaît que ces formules ont pu être détournées dans le cadre de la
démarche esthétique de Sappho, il estime qu’il est plus prudent de les prendre au premier degré.
10 L S 
 R

Commentaire:

Il est difficile de savoir dans quel contexte ce poème était récité. Pour certains,
comme Denys Page, il s’agit d’un poème à caractère personnel dans lequel Sappho parle
de ce qu’elle ressent à la vue d’une jeune fille qu’elle aime et qui chuchote amoureusement
à l’oreille d’un garçon. Pour d’autres, il s’agit d’un poème d’hyménée vantant les deux
futurs époux. Dans ce cas, l’amour que le «je» lyrique de Sappho manifeste pour la
jeune fille serait conventionnel, répondrait à la nécessité du genre et ne donnerait en
aucune manière un renseignement relatif à l’attirance de Sappho pour les femmes. Il
est néanmoins certain que, dans ce poème, le «je» lyrique de Sappho a le rôle du voyeur
généralement assumé par un personnage masculin, si bien que de nombreux poètes
comme Catulle et Ronsard ont été jusqu’à modifier le triangle amoureux originel dans
leur adaptation du poème.
fragment 444

KuprÒt[eukt(ow) (1)
kçruj ∑lye` y°[vn énÊteiw t’] ¶le[ge st]ãyeiw
ÖIdaow tå d’ ¶kasta f[ãn]eiw tãxuw êggelow:
/[«âVnaj P°rraµe, Maon€aw t’Ùnå pe€ra[ta (3a)
tãw t’ êllaw ÉAs€aw `t[Ò]de pån kl°ow êfyiton: (4)
ÖEktvr ka‹ sun°tairoi êg`oi`s’ §lik≈pida (5)
YÆbaw §j fi°raw Plak€aw t’ ép’ éÛnnãv
êbran ÉAndroµãxan §n‹ naËsin §p’ êlµuron
pÒnton: pÒlla d’ §l€gµata xrÊsia kêµµata
porfÊra kataÊtµena, po€kil’ éyÊrµata,
érgÊra` t’ énãriyµa potÆria kél°faiw.» (10)
áVw e‰p’: Ùtral°vw d’ énÒrouse pãthr f€low:
fãµa d’ ∑lye katå ptÒlin eÈrÊxoron f€loiw.
aÎtik’ ÉIl€adai sat€naiw Èp’ §utrÒxoiw
îgon afiµiÒnoiw, §`p`°baine d¢ pa›w ˆxlow
guna€kvn t’ êµa paryen€kan t’ ép[al]osfÊrvn, (15)
x«riw d’ aÔ Perãµoio yug[a]trew [§pÆÛsan
‡ppoiw d’ êndrew Îpagon Èp’ êrµata [kãµpula
p[ãnt]ew ±€y`eoi, µegãlv[s]ti d[
d[€froi]w én€oxoi f[
p`[ ¶]jago[n
(20)
. . .
(20a)

4 Pour ce poème, j’ai suivi l’hypothèse de travail de François Lasserre qui me semble apporter des
améliorations à celle d’Eva-Maria Voigt.
12 L S 
 R

mariage pour célébrer les nouveaux époux. Ce sont Hector et Andromaque qui servent
de modèle et la description de la fête correspond dans une certaine mesure à ce qui se
faisait lors d’un mariage à Lesbos. D’ailleurs, aucune action ou presque n’y est décrite
et le poème se résume plutôt à une succession de tableaux.
En outre, ce poème contient beaucoup d’homérismes, ce qui est sûrement
dû au fait que son sujet est un emprunt fait à l’épopée. En voici quelques exemples:
le rythme est dactylique, on trouve au vers 12 «ptÒlin» pour «pÒlin» et il y a des
formules épiques du type «∑lye y°vn» (vers 2).
fragment 58

ÖUµµew pedå Mo€san fi]ok[Ò]lpvn kãla d«ra, pa›dew,


spoudãsdete kai tå]n filãoidon ligÊran xelÊnnan.

¶µoi d’êpalon pr€n] pot’ [¶]onta xrÒa g∞raw ≥dh


§p°llabe, leËkai d’§g]°nonto tr€xew §k µela€nan

bãruw d° µ’ Ù [y]˵ow pepÒhtai, gÒna d’ [o]È f°roisi,


tå dÆ pota la€chr’ ¶on ˆrxhsy’ ‡sa nebr€oisi.

tå <µen> stenax€sdv yaµ°vw: éllå t€ ken poe€hn;


égÆraon ênyrvpon ¶ont’ oÈ dÊnaton g°nesyai.

ka‹ gãr p[o]ta T€yvnon ¶fanto brodÒpaxun AÎvn


¶rvi f[ya?]ryeisan bãµen’ efiw ¶sxata gçw f°roisa[n,

¶onta [k]ãlon ka‹ n°on, éll’ aÔton εvw ¶µarce


xrÒnvi pÒlion g∞raw, ¶xon[o]t’ éyanãtan êkoitin.

Enfants, montrez votre empressement pour les beaux présents des Muses à la poitrine parée
de violettes et pour la lyre mélodieuse qui aime les chants.
Pour ma part, déjà la vieillesse a ridé ma peau jadis délicate et mes cheveux ont passé du
noir au blanc.
Mon cœur est lourd et mes genoux ne me portent pas, eux qui avaient pour danser l’agilité
des faons.
Certes, je me lamente souvent à ce propos. Mais que pourrais-je y faire? Car, si on est un
homme, il n’est pas possible de s’affranchir de la vieillesse.
Cela a été le cas même pour Tithon: on disait qu’Eôs bien fleurie de roses, frappée d’amour,
était allée jusqu’aux extrémités de la terre en le portant (dans ses bras),
lui qui était jeune et beau ; mais la vieillesse qui fait grisonner l’a vaincu le temps passant,
même s’il avait une épouse immortelle.
II. L  11

[ ‡]keloi y°oi[w (21)


[ ] êgnon éol[le
ˆrµat`’ ai[ ]non §w ÖIlio[n
aÔlow d’ éduµ°lhw [ ]t’ Ùneµ€gnuto
ka‹ cÒfow krotãl[vn, lig°]vw d’ êra pãr[yenoi (25)
êeidon µ°low êgn[on, ‡ka]ne d’ §w a‡yera
êxv yespes€a` gel`[
pãnta d’ ∑w kåt ˆdo[iw
krãthrew f€ala€ t’ Ù[n°y]ue d¢ [k]r°a kã[la
µÊrra ka‹ kas€a l€banÒw tÉ Ùneµe€xnuto (30)
gÊnaikew d’ §l°lusdon ˆsai progen°sterai
pãntew d’ êndrew §pÆraton ‡axon ˆryion
Pãon’ Ùnkal°ontew §kãbolon eÈlÊran,
εnhn d’ ÖEktora kÉ ÉAndroµãxan yeoeik°loiw.

Ouvrage fait à Chypre… Idaos, le messager vint en courant et, une fois arrivé, dit en hâte,
se montrant un rapide héraut en chacun de ses actes:«O roi Priam, jusqu’aux extrêmités
de la Méonie et du reste de l’Asie, la gloire impérissable est tout ce que voici: Hector et ses
compagnons amènent de la sainte Thèbes et du Placos humide la tendre Andromaque aux
yeux vifs dans des bateaux sur la mer salée. Il y a beaucoup de bracelets d’or, de vêtements de
pourpre parfumés, de bijoux bien ouvragés, d’innombrables coupes d’argent et de l’ivoire.»
Ainsi parla-t-il. Son père se leva rapidement. La nouvelle parvint à leurs proches dans la
ville aux larges espaces. Aussitôt, les fils d’Ilos attelèrent des mules à leurs chars aux bonnes
roues; toute la foule des femmes et des jeunes filles aux fines chevilles y monta mais les filles
de Priam partirent séparément … Les bacheliers attelèrent des chevaux à leurs chars et les
conducteurs de char sur un grand espace … les cochers ... Pareils à des dieux ... sacré, tous
en foule ils s’élancent ... vers Ilion, et la flûte au doux son et la lyre se mêlaient ainsi que le
bruit des castagnettes; d’une voix claire, les jeunes filles chantèrent une chanson sainte et le
son divin en parvint jusqu’au ciel. Partout dans les rues … des cratères, des coupes … (des
odeurs) de myrrhe, de casse et d’encens se mêlaient. Toutes les femmes les plus âgées firent
retentir des cris de joie et tous les hommes firent entendre un joli chant aigu en invoquant
Péan à la bonne lyre qui lance ses traits de loin et ils entonnèrent un hymne en l’honneur
d’Hector et d’Andromaque semblables aux dieux.

Commentaire:
Ce poème faisait certainement partie du livre contenant les épithalames de
Sappho. Bien que cela ait été longtemps mis en doute – Ulrich Wilamowitz von
Moellendorf pensait que le fragment n’était pas de Sappho, alors que d’autres savants
pensaient qu’il ne s’agissait pas d’un épithalame – François Lasserre5 me semble avoir
apporté la preuve irréfutable que c’est bien le cas. En effet, il arrive à montrer que
le poème avait «§piyalãµiow» pour en-tête. Ce poème était donc chanté lors d’un
5 F. Lasserre, Sappho, une autre lecture, p. 81 à 106.
II. L  13

Commentaire:

Dans ce poème, Sappho explique par un détour mythologique le caractère


inéluctable de la vieillesse en prenant l’exemple de Tithon, l’époux d’Eôs, qui n’y a pas
échappé bien qu’il eût une épouse immortelle qui a réussi à obtenir pour lui l’immortalité.
Le début du poème fait référence à un groupe de jeunes filles avec lesquelles Sappho ne
peut plus danser, ce qui porte à croire qu’il s’agissait d’un parthénée ou, du moins, que
Sappho écrivait des chants pour des choeurs de jeunes filles, comme Alcman. Certains
commentateurs ont trouvé la fin de ce poème abrupte au nom de je ne sais quel critère
esthétique. Pour ma part, il me semble que l’ensemble est cohérent et réussi. Il n’y a
donc pas lieu de supposer qu’il soit inachevé. En effet, même si le mythe est raconté de
manière concise, aucun élément ne manque pour comprendre de quoi il retourne et on
comprend bien en quoi l’exemple de Tithon offre une sorte de consolatio à la vieillissante
Sappho: vieillir est le lot de tout homme, qu’on ait ou non la faveur des dieux.

Les poèmes de la Comtesse de Die


Dans les quatre poèmes de la Comtesse de Die, contrairement à ce qui est le cas
dans ceux de Sappho, on trouve une continuité et le corpus forme un petit ensemble
qui fait sens. J’ai suivi l’ordre chronologique proposé par François Zufferey6 plutôt que
celui que donnent Pillet et Carstens7.
BdT 46,5 - Chansonnier D

Strophe I
Fin joi me don’alegranssa,
per qu’eu chan plus gaiamen,
e no m’o teing a pensanssa
ni a negun penssamen,
car sai que son a mon dan
<li> fals lausengier truan,
e lor mals diz non m’esglaia,
anz en son dos tanz plus gaia.
Strophe II
En mi non an ges fianssa
li lausengier mal dizen,
c’om non pot aver honranssa
qu’<a> ab els acordamen ;
qu’ist son d’altrestal semblan

6 Lors d’un séminaire d’automne 2008 sur la poésie féminine dans la littérature provençale du Moyen
Age à l’UNIL.
7 A. Pillet et H. Carstens, Bibliographie der Troubadours.
14 L S 
 R

com la nivol que s’espan


qe· l sole<l>s en pert sa raia,
per qu’eu non am gent savaia.
Tornade
E vos, gelos mal parlan,
no· <u>s cuges qu’eu m’an tarçan
que jois e jovenz no· m plaia,
per tal que dols vos deschaia.

C’est une joie raffinée que me procure l’allégresse,


aussi je chante plus gaiement ;
je ne considère pas comme un sujet d’inquiétude
ni d’aucun souci
de savoir que travaillent à me nuire
les médisants hypocrites et malveillants:
loin de m’effrayer, leurs médisances
me rendent deux fois plus gaie.

Ils ne trouvent aucune alliance avec moi,


les médisants mal intentionnés
car on ne peut être honorable
si l’on passe un accord avec eux ;
ils resemblent, en effet,
à la nuée qui se répand
et fait perdre au soleil son éclat ;
c’est pourquoi je n’aime pas les méchantes gens.

Ah! vous jaloux médisants,


n’allez pas croire que je tarde
à prendre plaisir à joie et jeunesse
dans le but de vous faire mourir de douleur.

Structure:

Pièce isométrique en heptasyllabes. Quatre rimes alternées et quatre rimes


suivies. Coblas unissonans: I+II, T

I et II
a’
b frons
a’
b
II. L  15

------- tornade
c c
c cauda c
d’ d’
d’ d’

Commentaire:

Dans ce poème, la Comtesse de Die chante le bonheur que lui procure l’amour
et exprime l’immense mépris qu’elle porte aux losangiers. En les dénonçant, elle met
au jour le dysfonctionnement du système courtois. En effet, leur rôle est de garantir
que la dimension ludique du triangle érotique courtois ne soit pas dépassée et que la
relation ne se réalise jamais. Or c’est précisément ce que souhaite ici la Comtesse: elle
veut s’engager réellement au-delà du jeu courtois et ne semble pas disposée à n’être que
le prétexte à l’expression d’un idéal poétique, comme c’est le cas de la dame que chante
Jaufré Rudel dans L’Amour de loin.
BdT 46,1 - Chansonniers: AB – D – H – IK – a – T

Strophe I
Ab joi e ab joven m’apais
e jois e jovens m’apaia ;
car mos amics es lo plus gais,
per q’ieu sui coindet’e gaia ;
e pois eu li sui veraia, 5
be· is taing q’el [me] sia verais,
c’anc de lui amar no m’estrais,
ni ai cor que m’en estraia.
Strophe II
Mout mi plai car sai que val mais
sel q’ieu plus desir que m’aia, 10
e cel que primiers lo m’atrais
Dieu prec que gran joi l’atraia ;
e qui que mal l’en retraia,
no· l creza, fors so qu’ie· l retrais:
c’om cuoill maintas vetz los balais 15
ab q’el mezeis se balaia.
Strophe III
E dompna qu’en bon pretz s’enten
deu ben pausar s’entendenssa
en un pro cavallier valen,
pois ill conois sa valenssa ; 20
16 L S  R

que l’aus amar a presenssa


e dompna, pois am’a presen,
ja pois li pro ni· ll avinen.
no· n diran mas avinenssa.
Strophe IV
Q’ieu n’ai chausit un pro e gen 25
per cui pretz meillur’e genssa
larc e adreig e conoissen
on es sens e conoissenssa ;
prec li que m’aia crezenssa
ni hom no· l puosca far crezen 30
q’ieu fassa vas lui faillimen,
sol non trob en lui faillenssa.
Tornada
Floris la vostra valenssa
saben li pro e li valen,
per q’ieu vos qier de mantenen, 35
si· us plai vostra mantenenssa.

Je me nourris de joie et de jeunesse,


et joie et jeunesse m’apaisent ;
puisque mon ami est le plus gai,
je suis enjouée et gaie ;
et comme je suis sincère avec lui,
il convient qu’il soit sincère avec moi ;
jamais, je n’ai renoncé à l’aimer,
et je n’ai pas envie de m’en séparer.

Il me plaît beaucoup de savoir qu’il a plus de valeur


celui à qui je désire ardemment appartenir,
et je prie Dieu de combler de joie
celui qui le premier me l’a présenté ;
et de tout le mal qu’on peut lui rapporter à mon sujet,
qu’il n’en croie rien, à l’exclusion de mes propos:
car on cueille souvent les verges
avec lesquelles on est soi-même battu.

Une dame qui s’adonne au vrai mérite


a bien raison de placer son affection
en un chevalier valeureux et vaillant,
une fois qu’elle connaît sa vaillance ,
qu’elle ose l’aimer ouvertement
car une dame qui aime trop ouvertement
II. L  17

n’entendra que des propos aimables


de la part des gens valeureux et aimables.

Moi, j’ai choisi un homme valeureux et beau


grâce à qui mon mérite grandit et brille,
généreux, habile et compétent,
possédant intelligence et compétence ;
je le prie de croire en moi,
et je souhaite qu’on ne puisse lui faire croire
que je commets une faute envers lui,
pourvu que je ne trouve aucun défaut en lui.

Floire, votre vaillance


est connue des valeureux et des vaillants,
c’est pourquoi je demande dès maintenant,
s’il vous plaît, votre protection.

Structure:
Pièce hétérométrique. Rimes dérivatives: la rime masculine en –ais génère la rime
féminine en –aia. Coblas doblas: I + II, III+ IV, T

I+II III+IV
8a 8c
7b’ frons 7d’ frons
8a 8c
7b’ 7d’
- - tornade
7b’ 7d’ 7d’
8a cauda 8c cauda 8c
8a 8c 8c
7b’ 7d’ 7d’

Commentaire:

Ce poème célèbre la joie d’un amour partagé entre partenaires de même


niveau. Pour la Comtesse de Die, l’amour courtois n’est pas un jeu, ni une absence
constante, mais une relation pleinement vécue et satisfaisante. Elle veut pouvoir aimer
son ami en plein jour et en toute transparence sans devoir se cacher. L’architecture de
la pièce exprime la plénitude et l’idéal de la relation amoureuse, puisque les rimes sont
entrelacées, les coblas doubles et les rimes masculines et fémines également réparties et
entremêlées.
18 L S  R

Bdt 46,2 - Chansonniers: AB – D – IK – a – LN – G – bCR – W*

Strophe I
A chantar m’er de so qu’ieu no volria,
tant me rancur de lui cui sui amia,
car eu l’am mais que nuilla ren que sia ;
vas lui no· m val merces ni cortesia,
ni ma beltatz, ni mos pretz, ni mos sens,
c’atressi· m sui engana’e trahia
cum degresser, s’ieu fos desavinens.
Strophe II
D’aisso· m conort car anc non fi faillenssa,
amics, vas vos per nuilla captenenssa,
anz vos am mais non fetz Seguis Valenssa ;
e platz mi mout qez eu d’amar vos venssa,
lo mieus amics car etz lo plus valens ;
mi faitz orguoill en digz et en parvenssa,
e si etz francs vas totas autras gens.
Strophe III
Meravill me cum vostre cors s’orguoilla,
amics, vas me, per q’ai razon qe.m duoilla ;
non es ges dreitz c’autr’amors vos mi tuoilla,
per nuilla ren qe.us diga ni· us acuoilla ;
e membre vos cals fo· l comensamens
de nostr’amor: ja Dompnidieus non vuoilla
q’en ma colpa sia· l departimens!
Strophe IV
Proesa grans q’el vostre cors s’aizina
e lo rics pretz q’avetz m’en atayna,
c’una non sai loindana ni vezina,
si vol amar, vas vos non si’aclina,
mas vos, amics, etz ben tant conoisens
que ben devetz conoisser la plus fina,
e membre vos de nostres covinens.
Strophe V
Valer mi deu mos pretz e mos paratges
e ma beutatz e plus mos fis coratges ;
per q’ieu vos mand lai on es vostr’estatges
esta chansson que me sia messatges
e voill saber, lo mieus bels amics gens,
per que vos m’etz tant fers ni tant salvatges,
II. L  19

non sai si s’es orguoills o mals talens.


Tornada
Mas aitan plus vuoill li digas, messatges,
Q’en trop d’orguoill ant gran dan maintas gens.

Il me faudra chanter ce que je ne voudrais point,


tant j’ai à me plaindre de celui dont je suis l’amie,
car je l’aime plus que tout être au monde ; auprès
de lui ne me sont d’aucun secours merci ni courtoisie,
ni ma beauté, ni mon mérite, ni mon esprit,
étant trompée et trahie
comme je devrais l’être si je n’avais aucun charme.

Je me console de n’avoir jamais commis de faute


envers vous, ami, en aucune manière ;
je vous aime, au contraire, plus que Seguin n’aima Valence ;
et il me plaît fort de vous vaincre en amour,
mon ami, car vous êtes le plus vaillant ;
envers moi, vous vous montrez orgueilleux dans vos paroles
et dans votre attitude, alors que vous êtes aimable envers
toute autre personne.

Je m’étonne que vous vous montriez si orgueilleux


envers moi, ami, aussi ai-je raison d’être triste ; il n’est
pas juste qu’un autre amour vous enlève à moi, quoi
qu’il vous dise et quel que soit l’accueil qu’il vous réserve ;
qu’il vous souvienne du début
de notre amour: à Dieu ne plaise
que je sois responsable de la séparation!

La grande vaillance qui réside en vous


et l’éclatant mérite que vous avez m’inquiètent:
je ne connais pas une femme, lointaine ou proche,
désireuse d’aimer, qui n’éprouve quelque attrait pour vous
mais vous êtes, mon ami, si compétent
que vous devez bien reconnaître la plus parfaite
et qu’il vous souvienne de nos accords.

Ils doivent m’être de quelque secours, le mérite et ma nais-


sance, et ma beauté et plus encore mes sentiments raffinés ;
c’est pourquoi je vous envoie là où vous demeurez
cette chanson en guise de messager
et je veux savoir, mon cher et bel ami,
20 L S  R

pourquoi vous êtes si farouche et si dur à mon égard,


ne sachant s’il s’agit d’orgueil ou de malveillance.

Et je souhaite encore que tu dises, messager,


qu’un excès d’orgueil nuit grandement à maintes gens.

Structure:

Pièce isométrique en décasyllabes. Rimes presque exclusivement féminines.


Coblas singulars.

I II III IV V
a’ c’ d’ e’ f’
a’ c’ d’ e’ f’ frons
a’ c’ d’ e’ f’
a’ c’ d’ e’ f’
- - - - - -
b b b b b tornade
a’ c’ d’ e’ f’ cauda f’
b b b b b b

Commentaire:

Cette pièce est écrite en décasyllabes – le vers de l’épopée – ce qui donne un


effet solennel et tragique au poème ainsi que de l’ampleur au chagrin de la Comtesse.
En effet, cette dernière écrit une chanson pour donner voix à la tristesse qu’elle éprouve
à cause de la trahison de son cavalier. Pourtant, elle sait, même dans la douleur, garder
la maîtrise de ses émotions et conserver son habileté. Elle montre ainsi qu’elle est sans
reproche et qu’elle sait rester elle-même supérieure, même dans la douleur. De plus, elle
ne commet pas l’indélicatesse de fustiger son ancien ami. Au contraire, elle continue à
le complimenter et ne critique que son orgueil, c’est-à-dire son dédain injustifié pour
sa personne.
BdT 46,4 - Chansonniers: A– D–IK

Strophe I
Estat ai en greu cossirier
per une cavallier q’ai agut,
e voill sia totz temps saubut
cum eu l’ai amat a sobrier.
Ara vei q’ieu sui trahida
car eu non li doner m’amor,
II. L  21

don ai estat en gran error


en lieig e qand sui vestida.
Strophe II
Ben volria mon cavallier
tener un ser e mos bratz nut,
q’el s’en tengra per ereubut
sol q’a lui fezes cosseillier
Car plus m’en sui abellida
no fetz Floris de Blanchaflor:
eu l’autrei mon cor e m’amor,
mon sen, mos huoills e ma vida
Strophe III
Bels amics, avinens e bos,
cora.us tenrai e mon poder,
e que jagues ab vos un ser
e qe.us des un bais amoros?
Sapchatz, grand talan n’auria
qe.us tengues en luoc del marit
ab so que m’aguessetz plevit
de far tot so qu’eu volria.

J’ai été en cruel tourment


pour un chevalier que j’ai connu
et je veux que l’on sache à jamais
combien je l’ai aimé avec passion.
Maintenant je vois que je suis trahie
pour ne lui avoir accordé mon amour,
ce qui m’a valu bien des tourments
au lit aussi bien que vêtue.

J’aimerais bien tenir un soir


mon chevalier nu dans mes bras,
et lui s’en tiendrait pour ravi
si je lui servais seulement d’oreiller.
J’en suis, en effet, plus éprise
que Floire de Blanchefleur:
je lui donne mon cœur et mon amour,
mon esprit, mes yeux et ma vie.

Cher ami, aimable et bon,


quand vous tiendrai-je en mon pouvoir,
si bien que je pourrai coucher avec vous un soir
et vous donner un baiser d’amour?
22 L S  R

Sachez-le, j’aurais très envie


de vous tenir à la place de mon mari,
à condition que vous m’ayez promis
de faire tout ce que je voudrais.

Structure:

Pièce hétérométrique qui semble inachevée. Rimes embrassées. Coblas doblas


(I+II, III…).
I+II III+…?
8a 8e
8b frons 8f frons
8b 8f
8a 8e
-
7c’ 7’g
7d cauda 7h cauda
7d 7h
7c’ 7’g

Commentaire:

Ce poème n’a pas de tornade et semble incomplet, ce qui est sûrement un effet
voulu par son auteur. En effet, la Comtesse y chante le regret qu’elle a de son ami qui
l’a quittée ainsi que le désir qu’elle continue à éprouver pour lui malgré tout. Loin d’un
amour éthéré, elle dit sans détour qu’elle souhaiterait le tenir nu entre ses bras. Elle
aimerait d’ailleurs qu’il remplace son mari et lui fait même don de sa vie. Il est frappant
de voir comme la Comtesse semble avoir évacué du triangle courtois le personnage du
mari. Elle ne fait aucun cas de lui et la seule fois où elle en parle, c’est pour dire le désir
qu’elle a de le remplacer par son ami. La forme inachevée choisie pour ce poème me
semble donc exprimer à merveille son insatisfaction et le manque causé par l’absence
de son ami.
23

III. Les fictions autour des figures de Sappho et de la Comtesse


de Die

Il est courant de mélanger, même inconsciemment, l’œuvre et la vie d’un


auteur. On peut être tenté de croire que chaque personnage d’une fiction est une
facette cachée de l’existence de son auteur, qu’il parle à travers ses personnages et que
sa démarche artistique a été motivée par un événement de sa vie qui l’a inspiré. Cela
est dû au fait que la fiction est par essence ce qui est feint mais que, même si elle
n’est pas réelle, elle simule la réalité à laquelle elle s’oppose. C’est pourquoi, le lecteur
se fait continuellement prendre au piège de l’auteur qui, dans son rôle de créateur,
peut s’amuser à feindre ce qu’il veut. Evidemment, l’auteur reste toujours libre d’être
sincère et peut décider de réellement donner des renseignements sur sa vie. Cela a pour
conséquence qu’il est souvent difficile, surtout pour un auteur ancien au sujet duquel
on a peu de renseignements, de savoir si l’on peut accorder du crédit ou non à ce qu’il
dit d’un point de vue biographique.
Quand on a affaire à de la poésie lyrique, le risque est encore plus grand de se
laisser tenter par ce genre de chimères étant donné que le «je» lyrique crée sciemment
l’illusion d’être le «je» de l’auteur lui-même. Même si c’est peut-être souvent le cas, il est
impossible d’en être sûr. Par exemple, alors qu’Alcée donne beaucoup de renseignements
biographiques dans ses poèmes, il se trouve qu’un de ses fragments8 semble indiquer
qu’il ne parlait pas toujours en son nom, puisqu’il donne voix aux plaintes d’une jeune
fille à la première personne. Comme nous avons suffisamment d’informations à son
sujet, il n’est pas difficile de comprendre qu’il fait cela à des fins ludiques. En revanche,
si ce n’était pas le cas, il serait bien plus délicat de trancher.
Il y a deux manières de mélanger l’œuvre et la vie d’un auteur. La première,
qui peut surtout être observée quand on ne sait que très peu de choses au sujet d’un
écrivain, consiste à nourrir une biographie souvent lacunaire, en tirant et en extrapolant
à partir du texte des renseignements sur sa personne compatibles avec les informations
existantes. C’est ce que fait, par exemple, Uc de Saint Circ dans sa vida de Jaufré Rudel.
Comme l’auteur de L’Amour de loin affirme qu’il est amoureux d’une femme qui se
trouve loin de lui et qu’Uc de Saint Circ savait que Jaufré était parti à la deuxième
croisade mais n’en était pas revenu, il a beau jeu de créer une petite fiction romanesque
qui rendra le poème plus émouvant parce que «véridique».
Il imagine donc que la femme que Jaufré Rudel aime est la comtesse de Tripoli,
parce que Tripoli est effectivement loin et que c’est l’un des ports où accostent les
bateaux des croisés. Ensuite, il brode là-dessus une petite histoire romanesque qui fera
8 Le fragment 45a.
24 L S  R

verser une larme aux demoiselles de son public: Jaufré, tombé gravement malade sur le
bateau, est conduit agonisant dans une auberge à son arrivée à Tripoli. On fait chercher
la comtesse de Tripoli pour qu’elle vienne à son chevet et, à la vue de celle-ci, sa joie est
si grande qu’il retrouve ses sens avant de mourir, heureux, dans ses bras. Evidemment,
il est délicat d’affirmer que tout ce que raconte Uc de Saint Cric soit faux. Cependant,
il vaut mieux ne pas faire confiance à un biographe, à moins que l’on sache quelles sont
ses sources. Dans le cas d’Uc de Saint Circ, on sait qu’il était établi en Italie quand il
a rédigé ses vidas si bien qu’il ne disposait sans doute pas d’informations de première
main.
La deuxième manière de mélanger la vie et l’œuvre d’un auteur consiste à utiliser
des faits biographiques plus ou moins avérés pour expliquer une œuvre ou découvrir
sa signification cachée. Par exemple, certains critiques shakespeariens se fondent sur le
fait que Shakespeare venait d’une famille catholique – à cette époque les catholiques
étaient persécutés par la reine Elisabeth Ière qui était anglicane – pour voir partout des
références au catholicisme dans son œuvre.
Finalement, il arrive souvent – et c’est le cas pour les deux poétesses qui font
l’objet de ce travail – que ces deux processus se contaminent à travers le temps et qu’on
explique l’œuvre avec une biographie qui a été inventée à partir de l’œuvre elle-même,
ce qui rend le processus circulaire. Voici comment on arrive à un tel mécanisme: tout
d’abord Jaufré Rudel, pour reprendre son exemple, écrit une chanson. Puis, à partir
de cette chanson et d’une possible connaissance de certains éléments de sa vie, Uc de
Saint Circ écrit sa vida. Ensuite, la vida de Jaufré Rudel est considérée comme fiable
parce qu’une partie de ce qu’il affirme est confirmé par sa chanson, puisque ce sont des
éléments qui ont été repris de cette même chanson. A ce moment-là, il est même possible
qu’on crée une notice au sujet de Jaufré Rudel en utilisant les informations de la vida.
Finalement, plus tard, on utilisera cette vida – ou la notice, en ignorant complètement
l’existence de la vida – pour expliquer certains passages du poème qui semblent obscurs
ou du moins un peu abstraits et ainsi la boucle est bouclée! La chanson de Jaufré Rudel
a généré une fiction biographique qui s’est transformée en notice de dictionnaire qu’on
emploie pour expliquer cette même chanson. Cela a pour résultat qu’avec un vernis
historique on peut dire que L’Amour de loin est une chanson qui «explique» la passion
de Jaufré Rudel, ce grand amoureux parti aux croisades uniquement dans l’espoir de
rencontrer sa chère comtesse de Tripoli qu’il n’avait jamais vue. Ou alors, que Jaufré
Rudel était très amoureux d’une femme qu’il n’avait jamais rencontrée et qui vivait
très loin de lui, la comtesse de Tripoli, comme on «l’apprend» dans sa chanson. Or, il
est évident que Jaufré Rudel a peut-être composé ce poème par pur jeu littéraire, étant
lui-même peut-être très heureux en amour. Plus le laps de temps qui nous sépare de la
III. L      S    C  D 25

vie réelle d’un auteur est long, plus il y a un grand nombre d’occasions pour qu’un tel
processus ait lieu, ce qui implique qu’il peut être amplifié par sa répétition.
Il va de soi qu’en principe la critique est désormais plus attentive à ce genre de
problèmes et qu’elle procède d’habitude à un examen critique des sources avant toute
démarche scientifique. Ces problèmes sont d’ailleurs généralement plus importants
lorsque l’on étudie des auteurs antiques, parce que beaucoup de renseignements que
nous possédons ne sont pas de première main et qu’il est possible que des informateurs
tardifs aient affirmé des faits qu’ils n’avait absolument pas vérifiés ou qu’ils avaient
même inventés. Par ailleurs, à la Renaissance, les auteurs antiques avaient un tel prestige
que ce qu’ils disaient était rarement remis en question.
Après ces quelques remarques, je vais tenter de comprendre les effets qu’a pu
avoir un tel processus sur ce que l’on sait de la vie de Sappho et de la Comtesse de Die
ainsi que sur notre compréhension de leurs poèmes.

Sappho
Près de deux mille six cents ans nous séparent de Sappho. Pendant ce laps de
temps, son nom n’a jamais été oublié, alors que son œuvre a connu une autre fortune.
En effet, la taille du corpus des poèmes dont nous avons connaissance a beaucoup varié
suivant les époques. Une édition de tous ses poèmes circulait à l’époque alexandrine,
alors qu’à la Renaissance seuls deux poèmes plus ou moins complets, transmis par la
tradition indirecte, semblaient avoir échappé à l’oubli. Le fait qu’à cette époque ce
qui avait été dit sur sa vie était bien connu mais que son œuvre avait pratiquement
disparu de la circulation a largement contribué à faire prendre pour argent comptant
tout ce que les Anciens pouvaient raconter à son sujet même si tout cela était déjà le
produit de différentes déformations. Voilà pourquoi son identité a passé, au cours de
l’histoire, par énormément de filtres qu’il n’est pas toujours possible d’identifier. Je vais,
cependant, quand même tenter d’en dégager le mécanisme général. Pour commencer,
il me semble qu’il faut distinguer deux grandes étapes dans sa réception: sa réception
pendant l’Antiquité9 et sa réception dès la Renaissance.

Sappho et sa réception pendant l’Antiquité10


Pour se faire une idée de la réception de Sappho pendant l’Antiquité, il faut non
seulemement déterminer quel genre de sources nous possédons mais aussi procéder

9 Je fais aller l’Antiquité jusqu’à la fin du Moyen Age puisqu’on peut voir une véritable continuité de
l’étude du grec et des auteurs grecs dans l’empire byzantin et que cela me permet d’y inclure la Souda.
10 Je dois beaucoup à l’excellent livre de Dimitrios Yatromanolakis, Sappho in The Making, pour la
rédaction de cette partie de mon travail.
26 L S  R

à l’examen de celles dont disposaient les auteurs qui parlent de la poétesse afin de
mieux comprendre quelle pouvait être leur nature. De plus, il est important d’en rendre
compte de manière diachronique, étant donné que déjà pendant la première partie de sa
réception l’œuvre et la figure de Sappho ont été perçues par des sociétés très différentes,
même si on parlait toujours le grec et que son oeuvre n’était pas encore fragmentaire.
Outre les quelques poèmes qui ont subsisté, nous possédons beaucoup de textes
qui parlent de Sappho ou de son œuvre et qui attestent qu’elle était bien connue dans
le monde grec. A l’époque classique, il y a un passage d’Hérodote qui parle des poèmes
qu’elle aurait écrits pour blâmer son frère parce qu’il se serait ruiné en fréquentant
une courtisane, un passage du Phèdre de Platon dans lequel Sappho est associée
à Anacréon et quelques vases la représentant. Puis du IVe au IIIe siècles, nous avons
une citation d’un prétendu dialogue poétique entre Sappho et Alcée dans un passage
de la Rhétorique11 d’Aristote ainsi qu’un fragment d’une comédie de Ménandre qui
raconte que la poétesse se serait jetée du haut d’une falaise à Leucade afin de se guérir
de l’amour qu’elle éprouvait pour Phaon. En outre, nous savons que d’autres auteurs
de comédie comme Antiphane, Ephippos et Diphilos ont écrit des pièces intitulées
Sappho. Malheureusement, il ne nous en reste que quelques brefs fragments et parfois
même seulement le titre de la pièce. Finalement, à partir de l’époque hellénistique,
période à laquelle remonte la publication des poèmes de Sappho, de nombreux auteurs
comme Strabon (Ier siècle après J.-C.), Maxime de Tyr (IIe après J.-C.) ou Athénée (IIIe
après J.-C.) écrivent à son sujet. Les papyri d’Oxyrhynque12 ont révélé l’existence d’une
biographie de Sappho remontant au IIIe siècle avant J.-C. Il existe en outre une autre
biographie, écrite par Suidas, qui date du IXe siècle après J.-C. et qui fait partie de son
encyclopédie.

Sappho au Ve siècle
Nous ne possédons aucun témoignage contemporain sur la manière dont les
chansons de Sappho ont été diffusées avant le Ve siècle. A cette époque, son nom apparaît
sur des vases attiques13 – le plus ancien semble même dater de la fin du VIe siècle14 – ce
qui atteste que la poésie de Sappho, avec celle d’Anacréon et d’Alcée entre autres, était

11 En 1367a.
12 Le fragment 1800.
13 Oenochoé à figures rouges: femme avec barbitos, vers 490-480 av. J.-C., Cambridge, MA,
Harvard University Art Museum, Arthur M. Sackler Museum, Bequest of David M. Robinson, inv.
no. 1960.354./Vase calathoïde à figures rouges: Sappho et Alcée avec des baritoi, vers 480-470 av. J.-C.
Munich, Staatliche Antikensammlungen, inv. no. 2416.
14 Hydrie à figures noires: Sappho jouant du barbitos, attribué au peintre de Sappho, vers 510-500 av.
J.-C. Varsovie, National Museum, inv. no. 142333.
III. L      S    C  D 27

récitée et circulait dans le cadre du banquet, puisque la plupart des vases sur lesquels elle
est représentée étaient, par leur usage, rattachés à cet univers. Or, ce cadre a beaucoup
contribué à la perception de la figure de Sappho. En effet, les poèmes étaient souvent
chantés par des hétaïres et pouvaient être contextualisés de manière fantaisiste afin de
répondre aux diverses demandes ou attentes de l’audience. En plus, dans l’imaginaire
des Athéniens du Ve siècle, les habitants de l’est de la Grèce et plus particulièrement son
élite jouissaient d’un style de vie très fastueux – étant plus proches géographiquement
de la Lydie (ou de la Perse suivant l’époque) qui était célèbre pour ses richesses – et
s’adonnaient à toutes sortes d’excès. On croyait que les femmes de Lesbos, notamment,
étaient spécialement belles15, qu’elles avaient des mœurs très légères et qu’elles étaient
expertes en toutes sortes de pratiques sexuelles16. Il est donc tout à fait plausible que
cette idée reçue ait eu de l’influence sur la manière dont on percevait Sappho. En
outre, comme les poèmes de Sappho étaient chantés dans les mêmes circonstances que
ceux d’Anacréon17 dont certains poèmes ont clairement pour objet son amour pour
les jeunes garçons et les jeunes filles, la manière dont on comprenait ceux de Sappho a
sûrement aussi été influencée par le corpus des poèmes d’Anacréon. Il est impossible de
savoir si Sappho pratiquait elle-même la pédérastie et cela n’a de toutes façons que très
peu d’importance mais, visiblement, le contenu de ces poèmes ne le démentait pas et a
permis ce genre de fictionnalisation du «je» lyrique.
Dans ce qui nous reste des poèmes de Sappho, rien ne permet de comprendre
comment elle a pu être considérée comme une femme aux mœurs légères, hormis le
fait qu’elle s’adresse à ses ßtairai (compagnes), terme certes ambivalent puisque les
courtisanes qui servent les hommes lors du banquet sont appelées ainsi. Toutefois,
dans le contexte des poèmes, le terme ne semble pas suggérer plus qu’un simple
compagnonnage. En effet, ses poèmes célèbrent la beauté de ses ßtairai et parlent tout
au plus des sentiments qu’elles peuvent lui inspirer et non pas d’une relation amoureuse
avec elles. D’ailleurs, dans le fragment 5, elle semble signaler qu’elle tient sa réputation

15 Ceci est déjà attesté dans l’Iliade, IX 270-1.


16 Par exemple, une ancienne scholie des Grenouilles d’Aristophane explique que le verbe lesbiãzein
«faire comme les femmes de Lesbos», qui apparaît au vers 1308 («DIONUSOS: AÏth poy’ ≤ MoËs’ oÈk
§lesb€azen, oÎ.»), signifie «commettre un adultère» alors qu’une autre scholie plus récente dit au sujet de
ce vers que le verbe signifie: «faire des choses honteuses» ; car les Lesbiennes étaient célèbres pour leurs
pratiques (sexuelles) honteuses et adultères. Cela donne une bonne idée de la réputation que pouvaient
avoir les femmes de Lesbos.
17 Dans le Phèdre de Platon en 235c, Socrate, lorsque Phèdre lui demande de citer des auteurs
supérieurs à Lysias et faisant autorité sur la question de l’amour, donne naturellement les noms de
Sappho et d’Anacréon: «d∞lon d¢ ˜ti tin«n ékÆkoa, ≥ pou SapfoËw t∞w kal∞w µ ÉAnakr°ontow toË
sofoË µ ka‹ suggraf°vn tin«n.» Pour Platon, Sappho fait donc figure de référence dans les questions
qui ont trait à l’amour.
28 L S  R

très à cœur, puisqu’elle fait le voeu que son frère s’amende et veuille bien rendre son
honneur à sa soeur («tån kasignÆtan d¢ y°loi pÒhsyai` [ ] t€µaw»). En outre, à cette
époque, la pédérastie est quelque chose de toléré18, du moins chez les hommes. Par
conséquent, il semble tout à fait plausible que ce soit surtout son association avec le
contexte du banquet, la profession d’hétaïre et les poèmes d’Anacréon, bien plus que
le contenu de ses vers, qui a contribué dès le Ve siècle à modeler la figure d’une Sappho
sensuelle. Elle a eu un tel succès que bien plus tard, à l’époque hellénistique, on a fini
par distinguer deux Sappho: la poétesse et la courtisane.
Il semble que deux autres contextes aient eu une influence sur la perception
de la figure de Sappho au Ve siècle. En effet, une autre série de vases représente des
rassemblements de femmes lors desquels elles jouent de la musique, chantent – de
la poésie vraisemblablement – et/ou en lisent. L’un d’entre eux représente même une
femme tenant un rouleau de papyrus ouvert pour qu’une autre puisse le lire (et chanter
le poème?) en même temps qu’elle joue d’un instrument. Or sur un autre vase on peut
même identifier Sappho elle-même puisque le personnage central, qui tient un papyrus
et semble le lire, est appelé Sappho (SAPPVS). On peut remarquer que le potier qui a
fait le vase semble à peine savoir écrire, étant donné qu’il dessine beaucoup de lettres sur
ses vases sans que celles-ci forment un mot et que la manière dont il écrit le nom de la
poétesse est erratique. Cela paraît témoigner de ce qu’il a reçu peu d’éducation, si bien
qu’on peut en conclure que la connaissance de la poétesse n’était pas réservée à l’élite
de la société athénienne. De plus, ce vase me paraît attester que les poèmes de Sappho
circulaient déjà par écrit au Ve siècle et qu’il devait exister une édition pré-alexandrine
de son œuvre.
Il est impossible de savoir à quel milieu appartiennent ces femmes. Il semble
peu probable qu’il s’agisse d’une scène domestique et qu’elles fassent partie de la bonne
société athénienne, étant donné qu’aucune source ne nous apprend qu’on enseignait
la musique aux femmes de bonne famille. Mais comme toutes nos sources sont
androcentriques, il n’est pas exclu que cela ait été le cas. Il pourrait tout aussi bien s’agir
d’un rassemblement d’hétaïres19. Il est délicat de trancher. Pourtant, le fait que la figure
de Sappho apparaisse sur ce genre de représentations nous renseigne sur une autre
manière dont on percevait la poétesse à l’époque classique. Pour les hommes – seuls les
hommes pouvaient être artisans – elle était associée à des rassemblements de femmes

18 Par exemple, le fait qu’Alcibiade ait été l’§r≈µenow de Socrate, mais qu’on lui prête, lorsqu’il était
adulte, une relation adultère avec la femme d’un des deux rois de Sparte n’a jamais été considéré comme
étrange.
19 Où les hétaïres apprenaient-elles la musique et la poésie? Il semble qu’elles bénéficiaient de certaines
garanties légales mais qu’elles devaient payer un impôt à l’Etat.
III. L      S    C  D 29

dont les hommes étaient exclus20 avec toute la dimension fantasmatique et toutes les
connotations qu’un univers exclusivement féminin pouvait avoir. Finalement, un lébès
gamikos21 d’Athènes que l’on date de 430 à 420 av. J.-C.22, représente une femme qui
tient une harpe entourée d’autres femmes qui tiennent des coffres. Cette scène pourrait
évoquer des préparatifs de mariage, hypothèse qui est renforcée par l’usage auquel se
rattache la forme du vase. Comme la scène que représente ce vase ressemble beaucoup
à celles qui représentent des rassemblements de femmes, il semble que la récitation –
et la lecture? – de Sappho pourrait aussi lui être associée. On peut donc en conclure
que l’univers du mariage est peut-être un troisième filtre par lequel a passé la réception
de l’œuvre de Sappho au Ve siècle. L’existence de ce troisième filtre ne me semble pas
attestée de manière aussi convaincante que les deux autres mais il faut reconnaître que
de nombreuses sources tardives disent qu’un des livres de l’édition alexandrine des
poèmes de Sappho contenait seulement des épithalames, ce qui est confirmé par le
fragment 44 qui semble correspondre à ce registre.
Finalement, Hérodote23, l’une de nos plus anciennes sources littéraires
concernant la réception de Sappho à cette époque, raconte dans d’une digression au
sujet de la courtisane Rhodopis24 que Charaxos, le frère de Sappho, avait fréquentée à
Naucratis que lorsque ce dernier était rentré à Mytilène, «Sappho dans sa poésie l’avait
beaucoup raillé («§n µ°leÛ Sapf∆ pollå katekertÒµhs° µin»). Contrairement
à Dimitrios Yatromanolakis, je ne pense pas qu’il faille supposer que cette anecdote
renforce l’association entre Sappho et le monde des courtisanes. Au contraire, je pense
plutôt qu’elle oppose clairement cette dernière à ce monde et l’en différencie, puisqu’elle
critique son frère pour sa passion ruineuse. Par conséquent, il me semble que ce passage
d’Hérodote laisse transparaître un autre filtre par lequel l’image de Sappho aurait passé,
celle d’une Sappho plus moraliste. Je suis tout à fait d’accord avec l’hypothèse selon
laquelle il existait différentes visions de Sappho, parfois contradictoires, dès le Ve siècle et
j’ajouterai que cela a certes été largement encouragé par les contextes très différents dans
lesquels sa poésie était diffusée mais que la grande diversité de ces contextes ne peut pas

20 Rappelons que les hommes et les femmes vivaient séparés à Athènes et qu’une femme restait en
principe dans l’o‡kow.
21 Il s’agit d’un vase qui était utilisé lors de la cérémonie du mariage.
22 Inventorié sous le numéro 14791.
23 Hérodote, II, 135.
24 D’après Athénée, Hérodote pensait à tort que Doricha, nom traditionnellement attribué à la
maîtresse de Charaxos était un autre nom de la très célèbre courtisane Rhodopis.
30 L S  R

seulement être expliquée par la prétendue plasticité de ses poèmes25, qui est d’ailleurs
déjà mise à mal par le fait qu’on peut, à mon avis, postuler que les poèmes de Sappho
circulaient déjà par écrit au Ve siècle, comme j’en ai fait l’hypothèse précédemment.
Pour ma part, je pense plutôt que l’existence de ces contextes très différents permet
de comprendre que dès leur composition les poèmes de Sappho appartenaient à des
registres variés, ce qui me semble conforme à la diversité de contenu et donc de registre
des fragments qui nous sont parvenus.
D’ailleurs, la Souda affirme que Sappho écrivait des livres de vers lyriques
et qu’elle écrivait aussi des épigrammes, des élégies, des iambes et de la monodie:
«¶grace d¢ µel«n lurik«n bibl€a. (...) ¶grace d¢ ka‹ §pigrãµµata ka‹ §lege›a
ka‹ fiãµbouw ka‹ µonƒd€aw». Certes, Suidas est une source très tardive mais je pense
qu’on peut se fier à ses informations, étant donné qu’elles reposaient nécessairement
sur une connaissance directe de l’oeuvre de Sappho. C’est pourquoi, même si Suidas
ne les avaient pas de première main et qu’elles étaient peut-être imprécises, il n’est pas
imprudent d’en tirer la conclusion que Sappho pratiquait plusieurs genres de poésie.

Sappho du IVe au IIIe siècles


Il est depuis longtemps admis que la comédie attique a dû beaucoup contribuer
à déformer et à transmettre une image caricaturale de Sappho. Pourtant, si l’on regarde
nos sources de plus près, très peu d’éléments nous permettent de confirmer cette
hypothèse, bien qu’elle soit séduisante. En effet, nous savons que plusieurs auteurs de
comédies ont écrit une Sappho et, au vu de l’abondance des pièces qui portent ce nom,
il semble que ce sujet ait été à la mode, surtout au temps de la nouvelle comédie, mais,
malheureusement, dans les fragments que nous possédons, le personnage de Sappho
n’apparaît pas et nous manquons d’éléments permettant de reconstruire tant soit peu
l’intrigue de l’une de ces pièces, à l’exception de celle de Diphilos, dont nous possédons
un fragment qui nous indique que, dans la pièce, Archiloque et Hipponax26 étaient des
prétendants (par forcément heureux) de Sappho. Mis à part cela, seul un fragment de
la Leucadienne de Ménandre nous en dit un peu plus:

(t309-317.) LEUKADIA
La Leucadienne

25 Dimitrios Yatromanolakis prétend qu’une collection des poèmes de Sappho ne peut avoir existé
avant l’époque alexandrine et qu’ils étaient transmis oralement. C’est la raison pour laquelle ils auraient
pu être légèrement modifiés (quant à leur adresse et aux déictiques notamment) suivant le contexte de
leur récitation et donc de leur réactualisation. Je ne crois pas à cette hypothèse.
26 Athénée, Les Déipnosophistes, XIII, 72, 23-25: «ka‹ går D€filow ı kvµƒdiopoiÚw pepo€hken §n
Sapfo› drãµati SapfoËw §raståw ÉArx€loxon ka‹ ÑIpp≈nakta.»
III. L      S    C  D 31

(312.) o dØ l°getai pr≈th Sapf∆


tÚn Íp°rkoµpon yhr«sa Fãvn’
ofistr«nti pÒyƒ =›cai p°traw
épÚ thlefanoËw ëlµa kat’ eÈxØn
sÆn, d°spot’ ênaj . . . . (5)

Voilà pourquoi l’on dit que Sappho la première, alors qu’elle poursuivait Phaon le
présomptueux, piquée par le désir, a sauté du haut de la falaise qu’on voit de loin
conformément à ta prière, souverain seigneur …

(313.) eÈfhµe€syv
t°µenow p°ri Leukãdow ékt∞w.

Que l’on se taise à l’entour du sanctuaire du rivage de Leucade.

Ces fragments de Ménandre sont notre plus ancienne attestation de l’histoire


de l’amour malheureux de Sappho pour le beau Phaon. Faut-il croire que la comédie
de Ménandre était à l’origine de l’un des récits qui a le plus imprégné la fiction qui s’est
construite autour du personnage de Sappho, puisqu’Ovide qui l’a relayée dans l’Héroïde
XXIV a joué un rôle majeur dans sa réception dès la Renaissance? Je dois dire que j’ai
quelques doutes quant au fait que la comédie attique puisse être l’unique origine de
ce récit. En effet, cela reviendrait à dire qu’on aurait considéré comme véridique une
histoire puisée dans un registre ouvertement moqueur et parodique. Il faut donc plutôt
postuler que ce devait être une anecdote de banquet, seul contexte où il était possible
de faire circuler ce genre de fictions, tissées peut-être à partir d’une interprétation très
libre d’un poème, avec des apparences de vérité.
Il semble donc que l’influence que la comédie attique a eue sur l’élaboration
de la figure de Sappho ait été faible, mais qu’elle témoigne, en revanche, d’une très
grande popularité de la poétesse et de son œuvre à cette époque. La comédie a donc
fait ce qu’elle savait le mieux faire: parodier des fictions qui circulaient en tout cas
dès le Ve siècle lors des banquets et qui s’étaient, petit à petit, si bien mélangées aux
renseignements réellement biographiques au sujet de la poétesse qu’on ne savait plus
faire la part des choses.
D’ailleurs, on peut peut-être même affirmer que l’histoire de Sappho et de Phaon
remonte bien à cet univers des banquets. En effet, selon Athénée27, Aristoxène, un
péripatéticien du IVe siècle avant J.-C., raconte, dans son traité per€ Mousik∞w, que les
femmes avaient l’habitude de chanter une chanson de Stésichore qui s’appelait Calycé.
27 Athénée, Les Déipnosophistes, XIV, 619 D.
32 L S  R

Son contenu était le suivant: Calycé, une jeune fille, tombe amoureuse d’Euathlos,
un beau jeune homme. Elle prie régulièrement Aphrodite pour qu’il l’épouse un jour.
Mais Euathlos ne l’aime pas et Calycé, désespérée d’être rejetée, se jette d’une falaise
près de Leucade. Il se trouve que cette histoire présente de grandes similitudes avec
celle de Sappho et de Phaon. En effet, Sappho se jette aussi du haut des falaises de
Leucade, ayant été rejetée, tout comme Calycé, par celui qu’elle aime. Bien sûr, on ne
peut pas prétendre que le poème de Stésichore soit réellement à l’origine de l’histoire
des amours de Sappho et Phaon. Cependant, la chanson de Calycé montre qu’il existait
une structure narrative préexistante à cette fiction sur Sappho dont se sont peut-être
inspirés, consciemment ou non, ceux qui l’ont fait circuler.

Sappho de l’époque hellénistique à l’époque byzantine28


Le IIIe siècle avant J-C. est sans doute l’une des étapes décisives de la réception
de Sappho, puisque c’est à ce moment-là que les savants alexandrins incorporent son
œuvre à leur canon et publient une édition, en neuf ou dix livres, de ses poèmes. Or,
sans cette reconnaissance, il est fort possible que sa réception se serait interrompue. On
ne sait pas si une édition de ses poèmes existait avant l’édition alexandrine29 mais ce qui
est sûr, c’est qu’en tout cas, dès ce moment, ses poèmes sont normés et fixés et qu’ils
sont accessibles dans un nouveau contexte: celui des érudits. Il n’est pas étonnant que
ce soit aussi à cette époque qu’un nouveau paradigme de la poétesse émerge. En effet,
c’est seulement depuis l’époque hellénistique que l’on voit apparaître des épigrammes
qui élèvent Sappho au rang des Muses.
Epigrammata, 506

PLATVNOS
ÉEnn°a tåw MoÊsaw fas€n tinew: …w Ùlig≈rvw:
±n€de ka‹ Sapf∆ LesbÒyen ≤ dekãth.

De Platon
Certains disent (qu’il y a) neuf Muses. Combien c’est désinvolte! Car il y a aussi la dixième,
Sappho de Lesbos.

28 La réception de Sappho de l’époque hellénistique à l’époque byzantine me semble former un


continuum que je n’ai pas jugé bon de fractionner. En effet, les grands événements historiques qui ont eu
lieu à cette époque n’ont pas eu d’influence sur la continuité de l’étude de la littérature grecque.
29 En revanche, il me semble assuré que ses poèmes devaient déjà circuler par écrit. L’écrit faisait partie
du quotidien des Athéniens, comme on peut le voir dans le Phèdre. En effet, Phèdre, en une journée, a
pu écrire le discours que Lysias lui a exposé. Etant donné que Sappho était très populaire, il est probable
qu’on ait voulu posséder ses textes sous forme écrite. De plus, les vases dont j’ai parlé auparavant me
paraissent être un argument décisif.
III. L      S    C  D 33

C’est aussi dès cette époque qu’on rencontre les premières attestations du terme
poiÆtria (poétesse). En effet, à l’époque classique, la profession de Sappho est désignée
par le terme épicène de µousopoiÒw (poète lyrique) par Hérodote30. L’apparition dans
la langue d’un mot de genre féminin est un signe, à mon avis, de l’institutionnalisation
de Sappho. D’ailleurs, l’époque alexandrine compte de nombreuses poétesses.
Dès lors que Sappho est «canonisée» et étudiée méticuleusement, les érudits
alexandrins ont dû chercher à collecter tout le savoir qui existait à son sujet afin d’écrire
une biographie qui fasse référence. Or, les seules sources qu’ils avaient à disposition
devaient être les poèmes eux-mêmes ainsi que le mélange de fiction et de réalité que les
hétaïres avaient véhiculé lors des banquets.
Il nous reste deux fragments de biographie31. L’un, le plus ancien, date du IIe ou
du IIIe siècles avant J.-C. et fait partie de l’immense corpus des papyri d’Oxyrhynque.
D’auteur anonyme, ce texte fait partie d’une collection de biographies de figures
célèbres parmi lesquelles se trouvent notamment Simonide, Esope, Thucydide et
Démosthène. Cependant, aucune cohérence ne semble avoir guidé le compilateur dans
son choix. En effet, certains noms sont ceux de personnages de la mythologie32. En
voici la transcription que l’on peut trouver dans l’édition de Bernard P. Greenfell et
Arthur S. Hunt33 ainsi que la traduction que je propose:

Oxyrhynchus Papyrus n° 1800, fragment I

Col. i.
. . . . . .
].[. . .
peri Sapf]ouw
[Sapfv to µen genow] hn Le
[sbia polevw de Mit]ulhnhw
[patrow de Skaµ]androu ka
[ta de tinaw Ska]µandrvnu
[µou adelfouw d] esxe treiw
[Er]i[guion kai La]rixon pre
sbu[taton de Xar]ajon ow pleu

30 Hérodote, II, 134, 4.


31 D’après Athénée, 599 C, Chaméléon au IVe siècle aurait écrit une biographie de Sappho dont il
ne nous reste rien.
32 C’est, par exemple, le cas d’Abdéros, un fils d’Hermès ou de Poséidon et un compagnon
d’Héraclès.
33 The Oxyrhynchus papyri, part XV, edited with translation and notes by B. P. Greenfell and A. S.
Hunt, Egypt Exploration Society, London, 1922.
34 L S  R

saw e[iw Aigupton] Dvrixai ti


ni proso[µilht]hw kateda
panhsen eiw tauthn plei
sta ton de Larixon <neon> onta µal
lon hgaphsen yugatera d e
sxe Klein oµvnuµon thi e
authw µhtri k[a]thgorhtai
d up en[i]v[n] vw ataktow ou
[sa] ton tropon kai gunaike
[ras]tria thn de µorfhn
[eu]katafronhtow dokei ge
[gon]ena[i ka]i duseidestath[|n|]
[t]hn µen gar ocin faivdhw
[u]phrxen to de µegeyow >
µeikra pantelvw to d auto
[su]µbebhke kai peri ton
[ . . . . . . ]n elattv [ . . ] gegona
[ 15 lettres ] hn
. . . . .
.

Col. ii.
. . . . . .
perit [ 13 lettres vs
per Xaµailev[n . . . . . . . .
tiow eplanhy[h . . . . . . . .
ap autou legei [ . . . Aiolidi
dialektvi kexr[h . . . . . ge
grafen de bubl[ia ennea µen
lurika elegeiv[n de kai allvn
en
>
Au sujet de Sappho.
Sappho est née à Lesbos dans la ville de Mytilène. Elle était la fille de Scamandros ou, selon
certains, de Scamandronymos. Elle a eu trois frères, Eriguios, Larichos et Charaxos, l’aîné,
qui alla en Egypte par bateau et qui, en fréquentant une certaine Doricha, dépensa la plus
grande partie de son argent pour elle ; elle aima davantage Larichos qui était le cadet. Elle
a eu une fille, Cléïs, qui portait le nom de sa mère. Elle a été accusée par certains d’avoir le
caractère indiscipliné et d’aimer les femmes. En ce qui concerne sa beauté, elle semble avoir
été facile à mépriser et très vilaine. Quant à ses yeux, ils étaient gris. Pour la taille, elle était
tout à fait petite. Il (lui) est arrivé la même chose que …
… il s’est égaré … elle dit en langue éolienne … elle a écrit neuf livres lyriques … d’élégies
et autres …
III. L      S    C  D 35

Les quelques éléments réellement biographiques ont sûrement été tirés des
poèmes eux-mêmes puisqu’Hérodote atteste qu’elle a écrit des poèmes pour son frère
Charaxos et que le nom de Cléïs apparaît effectivement dans les fragments que nous
possédons. En ce qui concerne le père de Sappho, c’est encore Hérodote qui nous
apprend qu’il s’appelait Scamandronymos. A priori, il n’y a donc pas de raison de croire
que ces informations soient erronées mais il faut tout de même être réservé et rester
prudent.
La deuxième partie de cette biographie révèle qu’elle a été accusée par certains
d’être une «gunaikerãstria» et qu’elle était petite et laide. Si l’on est maintenant
en mesure de comprendre pourquoi elle a pu être attaquée pour ses mœurs légères,
sa description physique semble complètement fantaisiste et reflète bien le genre
d’inventions qui pouvait circuler à son sujet afin de donner plus de relief à un poème.
En effet, Platon, lui, l’appelle «≤ kalØ Sapf≈» (la belle Sappho), ce qui est d’ailleurs
tout aussi invérifiable.
La deuxième biographie que nous possédons provient de la Souda qui a été
écrite au IXe siècle, en pleine époque byzantine.
Suda Lexicon

(107.) S a p f ≈ , S€µvnow, ofl d¢ EȵÆnou, ofl d¢ ÉHerigÊou, ofl d¢ ÉEkrÊtou,


ofl d¢ SƵou, ofl d¢ Kãµvnow, ofl d¢ ÉEtãrxou, ofl d¢ Skaµandrvnʵou:
µhtrÚw d¢ KleidÒw: Lesb€a §j ÉEressoË, lurikÆ, gegonu›a katå tØn µbÄ34
ÉOluµpiãda, ˜te ka‹ ÉAlka›ow ∑n ka‹ Sths€xorow ka‹ PittakÒw. ∑san
d¢ aÈtª ka‹ édelfo‹ tre›w, Lãrixow, Xãrajow, EÈrÊgiow. §gaµÆyh d¢
éndr‹ KerkÊl& plousivtãtƒ, ırµvµ°nƒ épÚ ÖAndrou, ka‹ yugat°ra
§poiÆsato §j aÈtoË, ∂ Kle‹w »noµãsyh. •ta›rai d¢ aÈt∞w ka‹ f€lai
gegÒnasi tre›w, ÉAty€w, Teles€ppa, Megãra: prÚw ìw ka‹ diabolØn
¶sxen afisxrçw il€aw. µayÆtriai d¢ aÈt∞w ÉAnagÒra Milhs€a, GoggÊla
Kolofvn€a, EÈne€ka Salaµin€a. ¶grace d¢ µel«n lurik«n bibl€a yÄ.
ka‹ pr≈th pl∞ktron eren. ¶grace d¢ ka‹ §pigrãµµata ka‹ §lege›a ka‹
fiãµbouw ka‹ µonƒd€aw.
(108.) S a p f ≈ , Lesb€a §k MitulÆnhw, cãltria. aÏth di’ ¶rvta
Fãvnow toË Mitulhna€ou §k toË Leukãtou katepÒntvsen •autÆn. tin¢w
d¢ ka‹ taÊthw e‰nai lurikØn én°gracan po€hsin.

Sappho, fille de Simon, selon d’autres, d’Euménos, selon d’autres, d’Eriguos, selon d’autres,
d’Ecrytos, de Sémos, de Camon, d’Etarchos, de Scamandronymos; fille d’une mère appelée
Cléïs. Lesbienne d’Eressos, (poétesse) lyrique, née lors de la quarante-deuxième olympiade à
l’époque où vivaient aussi Alcée, Stésichore et Pittacos. Elle avait aussi trois frères, Larichos,
Charaxos et Eurygios (?). Elle a épousé un mari très riche, Kercylès qui venait d’Andros.

34 C’est-à-dire vers 612-609 av. J.-C.


36 L S  R

Elle a eu de lui une fille qui s’est appelée Cléïs. Elle a eu trois compagnes et amies: Atthis,
Télésippe et Mégara à propos desquelles elle a été accusée d’amitié honteuse. Ses élèves ont
été Anagora de Milet, Gongyla de Colophon et Eunice de Salamine. Elle a écrit neuf livres
de vers lyriques. La première, elle a inventé le plectre. Elle a écrit aussi des épigrammes, des
élégies, des iambes et des monodies.

Ce deuxième texte ressemble beaucoup au premier. Même si la formulation


n’est pas la même et qu’il contient des informations supplémentaires, il semble y avoir
un consensus quant à la vie de la poétesse. On peut d’ailleurs se demander si en amont
de ces deux textes ne se cache pas une source commune. En effet, il est probable qu’il
existait déjà une biographie autorisée, écrite par les érudits alexandrins dont Suidas
et l’auteur du fragment 1800 d’Oxyrhynque se seraient inspirés et qu’ils auraient
transformée chacun à sa manière, ajoutant ou supprimant des éléments là où cela leur
semblait nécessaire.
Par ailleurs, il est piquant d’observer que Suidas a préféré distinguer deux Sappho.
D’après Athénée35, ce serait Nymphodore qui aurait le premier fait cette distinction.
Visiblement, le modèle de la Sappho des banquets semblait être si incompatible avec
celui que promouvait le milieu érudit qu’il a créé une deuxième Sappho, courtisane de
profession! Cette distinction daterait donc déjà du IIIe siècle avant J.C. et Suidas aurait
choisi de relayer cette information, alors que le papyrus d’Oxyrhynque n’en fait rien. En
plus, il rattache à cette deuxième Sappho l’histoire de Phaon, ce qui permet d’éliminer
toute incohérence. La première Sappho vient d’Eressos (une autre ville de Lesbos) et
ses détracteurs l’accusent d’avoir eu des «afisxrçw il€aw» (des amitiés honteuses),
c’est-à-dire selon le contexte36 d’avoir éprouvé du désir pour des femmes37, alors que la
deuxième qui vient de Mytilène est une «cãltria» (une joueuse de harpe), c’est-à-dire
une professionnelle dont on louait les services pour distraire les symposiastes38.
Je pense que ce témoignage de Suidas synthétise à merveille la réception de
Sappho pendant l’Antiquité. Le «je» lyrique dans sa poésie prenait des formes si variées
et ses chansons étaient récitées dans des contextes si divers que la figure de la poétesse,
dès le Ve, n’était plus perçue de manière univoque. Ces disparités, en s’accentuant

35 Athénée, Les Déipnosophistes, 596 F.


36 Tout de suite après, les µayÆtriai (les élèves) de Sappho sont nommées.
37 Il me paraît clair qu’à cette époque on n’est plus en mesure de comprendre le cadre strict dans
lequel pouvaient avoir lieu de telles relations à l’époque archaïque, puisqu’on parle de «gunaik°w» et non
de «pa›dew ».
38 Je pense qu’Annalisa Paradiso a tort de donner raison à Bayle qui affirme que le dédoublement de
Sappho dans la Souda est dû au fait qu’on a voulu – je cite– «réhabiliter la grande Sappho, transférant
sur l’homonymie la réputation d’homosexuelle» (A. Paradiso, «Sappho, la poétesse», dans La Grèce au
féminin, éd. par Nicole Loraux, p. 70). En effet, l’homonymie permet seulement de distinguer une
Sappho homosexuelle, accusée pour ses amitiés honteuses (la poétesse), d’une Sappho hétérosexuelle
perdue par son amour pour Phaon (la courtisane).
III. L      S    C  D 37

encore avec le temps, ont été ressenties comme des incohérences, ce qui a provoqué
leur divorce et s’est concrétisé par la distinction entre deux Sappho différentes dans cet
article d’encyclopédie.

Sappho de la Renaissance à nos jours


La deuxième partie de la réception de l’œuvre de Sappho est caractérisée, en
quelque sorte, par le processus inverse de celui que nous venons d’observer. En effet,
l’Occident redécouvre Sappho non pas à travers son œuvre mais plutôt à travers l’amas
désordonné de la littérature secondaire puisque ses poèmes n’ont pas résisté au temps.
On a sans doute très vite cessé de les copier39 et c’est donc plutôt à travers Ovide,
Elien, Strabon et Athénée, entre autres, qu’une idée de qui avait pu être Sappho se
forme. Contrairement à sa première réception, ce n’est pas le contenu des poèmes
ou le contexte dans lequel ils sont récités qui déterminent la vision de la poétesse et
qui construisent petit à petit sa légende, mais c’est cette légende toute faite et très
hétérogène qui traverse le temps et nous parvient. C’est pourquoi la critique va rivaliser
d’ingéniosité pour faire coïncider les différents témoignages tout en proposant une
vision de la poétesse suffisamment lisse pour les mœurs de l’époque.
Donc, lorsque l’Europe renoue avec son héritage gréco-romain, il ne reste aucun
poème issu de la tradition directe des œuvres de Sappho. Principalement, on ne connaît
que le fragment 1 grâce à Denys d’Halicarnasse et le fragment 31 par l’intermédiaire
du Pseudo-Longin. On peut distinguer deux grandes tendances dans cette réception
tardive. La première consiste à vouloir faire de Sappho un personnage «respectable»
selon des critères synchroniques et donc à épurer sa poésie de tout élément qui pourrait
être choquant. C’est, par exemple, le cas célèbre du participe féminin «§y°loisa » du
fragment 1 duquel dépend exclusivement l’identité de celui ou celle dont Sappho est
éprise:
fragment 1, ligne 21-24

ka]‹ g[år afi feÊgei, tax°vw di≈jei,


afi d¢ d«ra µØ d°ket’, éllå d≈sei,
afi d¢ µØ f€lei, tax°vw filÆsei
kvÈk §y°loisa.

En effet, même si elle te fuit, bientôt elle te poursuivra,


si elle refuse tes présents, elle t’en donnera,

39 C’est sûrement sa mauvaise réputation et le fait qu’il était condamnable pour les chrétiens qu’une
femme exprime du désir pour une jeune fille qui a poussé les copistes à cesser de recopier son œuvre.
38 L S  R

et si elle ne t’aime pas, elle t’aimera,


qu’elle le veuille ou non.

Afin de sauver la réputation de Sappho, Robert Estienne en 1546 a préféré


suivre une leçon métriquement fausse du manuscrit de Paris de Denys d’Halicarnasse
dans son édition du fragment 1 afin que le sexe de la personne dont Sappho cherche
l’amour reste indéterminé. En effet, cette leçon propose «k’≈u k’§y°loiw» (même si toi40,
tu ne le veux pas), ce qui a l’avantage de ne pas révéler que l’être aimé est en fait une
femme, même si c’est métriquement impossible. En effet, à cet endroit, seul le schéma
suivant est acceptable: – u u – x. Anne Dacier (1647-1720), bien que son propre père,
Tanneguy Le Fèvre, ait défendu de manière très prudente l’idée que Sappho exprime
dans ses poèmes un amour homosexuel, reprend l’hypothèse de travail d’Estienne et
contextualise ce poème de manière fantaisiste en imaginant que Sappho l’aurait écrit,
alors qu’elle était éprise de Phaon!
La deuxième tendance, beaucoup plus récente puisqu’elle coïncide avec une
banalisation de l’homosexualité, consiste au contraire à accentuer et à revendiquer le
fait que Sappho ait chanté le désir que lui inspiraient des jeunes filles. Cela a pour
effet qu’on mélange la pédérastie avec l’homosexualité en la transposant à l’époque
contemporaine, sans vraiment comprendre les spécificités de telles relations dans la
société grecque archaïque. On a donc fait de Sappho une lesbienne qui aurait eu le
courage d’exprimer son orientation sexuelle dans ses poèmes. Au fil des découvertes de
nouveaux extraits de sa poésie, le travail des savants a donc plutôt consisté à déconstruire
les idées préconçues et fantaisistes qui circulaient au sujet de la figure de la poétesse.
En effet, il faut d’abord être en mesure de faire la part entre la réalité et la légende et,
quand on ne dispose que d’un corpus restreint, cela est presque impossible. C’est aussi
pourquoi il est si difficile de bien comprendre le mécanisme qui a généré ces histoires
romanesques. Etant donné qu’on ne connaît pas le contenu des poèmes qui en sont,
généralement, le fondement, on se perd en conjectures.
La réception de Sappho dès la Renaissance est déterminée par un autre facteur
essentiel qui est celui de la traduction. C’est à cette époque que sont éditées les premières
traductions des deux seuls poèmes qui avaient alors survécu au naufrage de la littérature
antique. Comme la traduction permet naturellement de manipuler, inconsciemment
ou non, le sens d’un poème, c’est dès lors sur ce terrain que s’affrontent les différentes
visions de la poésie de Sappho défendues par tel ou tel savant. Comme l’ont montré
David Bouvier et Pierre Voelke dans leur article intitulé «Métamorphoses érotiques d’un

40 C’est-à-dire Sappho elle-même.


III. L      S    C  D 39

texte poétique»41, le fragment 31 a été la principale victime de ce phénomène. Philippe


Brunet a d’ailleurs recueilli cent versions françaises de ce poème qui s’échelonnent de
1555 avec la traduction de Louise Labé à 1993 avec celle de Frédérique Vervliet42. Par
exemple, David Bouvier et Pierre Voelke font la remarque suivante au sujet des vers
5 et 6 du poème («tÒ µ’ ∑ µån, kard€an §n stÆyesin §ptÒaisen», que j’ai tâché de
traduire littéralement par «cela me fait battre le cœur dans ma poitrine»):
…, plusieurs traducteurs ont transformé l’émotion physique
en émotion psychologique. On peut alors distinguer quatre
groupes de traductions, celles qui choisissent de conserver
l’image originale du cœur palpitant dans la poitrine, celles
qui mentionnent le cœur mais oublient la poitrine – jouant
ainsi sur la double valeur physique et métaphorique du
terme «cœur» –, celles qui substituent à l’agitation du cœur
le trouble de l’âme et celles qui glosent le texte en parlant
tout à la fois du cœur et de l’esprit.

Cela me paraît bien montrer comme le moindre choix de traduction peut


transformer un poème et il n’est pas étonnant que la poésie de Sappho soit si différente
d’un recueil à l’autre.
Finalement, un dernier phénomène mérite d’être signalé. Il s’agit de la manière
dont des poètes ont réécrit Sappho. Le fragment 31, par exemple, a été imité par Catulle
et Ronsard et ces derniers ont préféré modifier le triangle amoureux mis en place par
le poème. Catulle se contente de masculiniser la voix de Sappho et de se l’approprier,
alors que le narrateur du poème de Ronsard prend la place de celui à qui parle la jeune
fille dont le narrateur est épris:

Je suis un Demidieu quand assis vis-à-vis


De toy, mon cher souci, j’escoute les devis,
Devis entrerompus d’un gracieux soubrire,
Soubris qui me detient le cœur emprisonné ;
Car en voyant tes yeux je me pasme étonné,
Et de mes pauvres flancs un seul mot je ne tire.43

Ainsi, la poésie de Sappho est normalisée et tout ce qui n’est pas habituel, voire
acceptable, est évacué avec le poème original, qui souvent n’était pas traduit!
41 D. Bouvier & P. Voelke, «Métamorphoses érotiques d’un texte poétique», dans W. Lenschen éd.,
Die Sprachen der Liebe, p. 187-208.
42 Philippe Brunet, L’égal des dieux, cent versions d’un poème de Sappho.
43 Pierre de Ronsard, «Les Amours de Marie», Le Second Livre des Amours commenté par Remi Belleau
du Perche, Paris, 1560, vers 1-6.
40 L S  R

Etant donné que la question de la réception de l’œuvre de Sappho à partir de la


Renaissance prend des proportions titanesques, je n’ai pas pas pu en traiter de manière
exhaustive et me suis contentée d’illustrer quelques tendances générales.

Sappho et les autres poètes


J’ai décidé de porter spécialement mon attention sur des constructions littéraires
concernant Sappho et sa relation avec d’autres poètes parce que j’y trouve un parallèle
intéressant chez la Comtesse de Die. J’ai expliqué plus haut comment Sappho a été
associée à Anacréon et à Alcée. Or cette association a eu comme conséquence directe ou
indirecte que l’on a prêté aux deux poètes la qualité d’être des prétendants de la poétesse.
Dans le cas d’Anacréon, il est facile de détecter la supercherie grâce à la chronologie44.
En revanche, dans le cas d’Alcée, qui est un contemporain de Sappho, on ne peut pas
exclure qu’ils aient été en contact mais leur liaison me paraît quelque peu douteuse.
En effet, bien que le fragment 384 d’Alcée «fiÒplok’ êgna µellixÒµeide Sãpfoi»
(Noble Sappho, aux boucles violettes et au sourire de miel) fasse directement référence
à Sappho, il semblerait qu’il soit en fait d’attribution incertaine. Non seulement la
forme du nom de Sappho n’est pas conforme au dialecte éolien, mais en plus l’une des
sources qui transmet le fragment donne la leçon suivante, dans laquelle n’apparaît plus
le nom de Sappho: « fiÒplok’ êgna µellixÒµeidew ãpfoi».
Quoi qu’il en soit, cette anecdote a ceci de particulier qu’elle a généré un certain
nombres de «collages» poétiques. Par exemple, Aristote témoigne d’un échange poétique
entre Sappho et Alcée:
Rhétorique 1367a

Àsper ka‹ Sapf∆ pepo€hken, efipÒntow toË ÉAlka€ou:


– y°lv ti efip∞n, éllã µe kvlÊei
afid≈w,
– afl d’ ∑xew §syl«n ·µeron µ kal«n
ka‹ µÆ ti efip∞n gl«ss’ §kÊka kakÒn
afid≈w k°n se oÈk e‰xen ˆµµat’,
éll’ ¶legew per‹ t« dika€v.

Comme Sappho l’écrit, après qu’Alcée a dit: – Je veux te dire quelque chose mais la gêne
m’en empêche. – Si tu avais le désir de choses bonnes et belles et si ta langue ne composait
pas quelque chose de honteux à dire, la gêne ne se lirait pas dans tes yeux et tu parlerais de

44 Anacréon est plus jeune que Sappho. Il est né vraisemblablement vers 550 avant J.-C. puisqu’il a
vécu au temps du tyran de Samos, Polycrate.
III. L      S    C  D 41

ce qui est juste.

En ce qui concerne ce fragment, plusieurs hypothèses peuvent expliquer son


existence. Tout d’abord, il s’agit peut-être effectivement d’un échange poétique entre
Alcée45et Sappho qui auraient correspondu ou alors se seraient trouvés dans un contexte
où ils auraient eu l’occasion de composer ensemble. Ensuite, il s’agit peut-être d’un
extrait d’Alcée mis bout à bout avec un extrait de Sappho, afin de faire communiquer
l’œuvre des deux poètes. Finalement, il est tout aussi plausible qu’il s’agisse d’une pure
invention et que ni Alcée ni Sappho n’aient écrit un mot de ce poème, comme c’est le
cas pour ce «collage» transmis par Athénée:

Xaµail°vn d’ §n t“ per‹ SapfoËw ka‹ l°gein tinãw fhsin efiw aÈtØn


pepoi∞syai ÍpÚ ÉAnakr°ontow tãde:

sfa€r˙ deËt° µe porfur°˙


bãllvn xrusokÒµhw ÖErvw
nÆni poikilosaµbãlƒ
suµpa€zein prokale›tai. (10)
∂ d’ (§st‹n går ép’ eÈkt€tou
L°sbou) tØn µ¢n §µØn kÒµhn
(leukØ gãr) kataµ°µfetai,
prÚw d’ êllhn tinå xãskei46.

ka‹ tØn Sapf∆ d¢ prÚw aÈtÚn taËtã fhsin efipe›n (15)

ke›non, Œ xrusÒyrone MoËs’, ¶nispew


ϵnon, §k tçw kalligÊnaikow §sylçw
TÆiow x≈raw ˘n êeide terpn«w
pr°sbuw égauÒw47. (20)

˜ti d¢ oÎk §sti SapfoËw toËto tÚ üsµa pant€ pou d∞lon. §g∆ d¢
≤go˵ai pa€zein tÚn ÑErµhsiãnakta per‹ toÊtou toË ¶rvtow. ka‹ går
D€filow ı kvµƒdiopoiÚw pepo€hken §n Sapfo› drãµati SapfoËw §raståw
ÉArx€loxon ka‹ ÑIpp≈nakta.

Chaméléon dans son traité «sur Sappho» prétend que certains disent aussi à son sujet que

45 Le fait de savoir si l’interlocuteur de Sappho dans ce «collage» était en fait Anacréon et non Alcée
était matière à débat pendant l’Antiquité, ce qui prête à croire que ce fragment est une construction
tardive et peut-être une improvisation lors d’un banquet.
46 (fr. 14 B).
47 (fr. 26 B).
42 L S  R

ceci a été dit dans un poème par Anacréon:

«quand Eros aux cheveux d’or m’a lancé un ballon rouge, il m’a invité à jouer avec la jeune
fille à la sandale décorée. Comme elle était de Lesbos la bien construite, elle a critiqué mes
cheveux – ils étaient blancs – et elle en a regardé une autre, bouche bée.»

On raconte aussi que Sappho lui a dit à propos de ces mots:

«Muse au trône d’or, tu m’as dit l’hymne que le noble vieillard de Téos, venu d’un pays aux
belles femmes bien renommé, a chanté de manière charmante»

que ce chant n’est pas de Sappho, c’est évident pour tout un chacun sans doute. Moi, je pense
qu’Hermésianax a plaisanté au sujet de cet amour. En effet, Diphilos, l’auteur de comédies,
a mis en œuvre dans son drame intitulé Sappho Archiloque et Hipponax comme amants
de Sappho.

Même Athénée n’est pas dupe de cette construction. La réponse de Sappho est
clairement un faux parce que, de toutes façons, chronologiquement, il n’est pas possible
qu’elle ait connu Anacréon, l’homme de Téos qui a vécu après elle, au temps du tyran
Polycrate. Pour ce qui est du poème attribué à Anacréon, s’il est tout à fait probable
qu’il l’ait écrit lui-même, on ne sait pas en revanche s’il s’adressait réellement à Sappho.
Les éléments qui militent dans ce sens sont les suivants: la jeune fille vient de Lesbos,
elle semble attirée par une femme et son attitude – elle la regarde bouche bée – rappelle
celle du «je» lyrique du fragment 31, puisqu’elle ne peut plus dire mot.
Quoi qu’il en soit, l’association de deux passages de poètes est un phénomène
très productif qui génère lui-même de la poésie et a donc tendance à grossir le corpus
des poètes qu’il a pour cible. Cette pratique devait être courante et, si l’on en croit
Athénée, c’est le poète élégiaque Hermésianax (IVe av. J.-C.) qui en a été l’initiateur par
jeu, ce qui atteste à mon avis l’ancienneté et la banalité de ce genre de «collages».

La Comtesse de Die
Pour la Comtesse de Die, les choses sont plus simples. On possède d’elle
quatre poèmes complets qui ont été écrits entre la deuxième partie du XIIe siècle et
la première partie du XIIIe et beaucoup moins de temps nous sépare d’elle. De plus,
le peu de succès que la littérature provençale a rencontré dès la Renaissance a eu pour
conséquence de préserver la Comtesse de Die du flux du discours périphérique et de ses
fictionnalisations abusives jusqu’au XIXe siècle. Depuis, on a recommencé à l’étudier et
on a cherché à savoir quelle figure historique se cachait derrière elle.
Dans les chansonniers A, B, I et K, apparaît une très brève vida écrite par Uc de
III. L      S    C  D 43

Saint Circ vers 1250. Cette vida est la suivante:

La comtessa de Dia si fo moiller d’En Guillem de Peitieus, bella domna e bona. Et


enamoret se d’En Rambaut d’Aurenga, e fez de lui mantas bonas cansos .

La Comtesse de Die fut l’épouse de Guillaume de Poitiers, dame belle et bonne. Elle s’éprit
de Raimbaud d’Orange et composa à son propos maintes bonnes chansons.

Cette vida confirme les seules informations solides dont nous disposions: la
Comtesse de Die était issue d’un milieu aristocratique et habitait à Die. Voilà tout ce que
nous savons. En ce qui concerne son mari, il est très probable qu’il ait été effectivement un
certain Guillaume de Poitiers. En revanche, la partie qui concerne Raimbaud d’Orange
est purement fantaisiste pour les raisons suivantes. Premièrement, Uc de Saint Circ est
connu pour ses inventions biographiques à partir de l’interprétation des chansons et,
comme il se trouvait en Italie lorsqu’il les a rédigées, il ne pouvait guère se renseigner.
En outre, Raimbaud d’Orange est célèbre, à tort ou à raison, pour son succès auprès
des femmes et étant donné que ses terres se trouvaient justement près de Die il était le
candidat idéal pour correspondre au cavallier décrit dans les chansons de la Comtesse.
En effet, cette dernière décrit son ami comme un beau et preux chevalier plaisant à
toutes les femmes, ce qui a pour conséquence qu’il lui est infidèle. En s’appuyant sur ces
quelques informations, des savants ont écumé les arbres généalogiques afin d’y trouver
la Comtesse mais elle est restée insaisissable, malgré les tentatives d’en faire une certaine
Béatrice de Die, contemporaine de Raimbaud d’Orange.
Donc, dans le cas de la Comtesse de Die, le mécanisme qui est le moteur de la
création de sa vida est des plus élémentaire. Il reflète l’envie que le personnage du «je»
lyrique soit incarné afin de donner une dimension plus réaliste à ses chansons et par
conséquent de les rendre, d’une certaine manière, plus accessibles: on substitue ainsi
à la relative abstraction de la poésie lyrique un caractère concret se rapprochant du
document historique.

La Comtesse de Die et Raimbaud d’Orange


La relation supposée de la Comtesse de Die avec Raimbaud d’Orange véhiculée
par la vida d’Uc de Saint Circ a eu un drôle d’effet. On a attribué une tenso à la Comtesse
à tort. En effet, il existe une tenso, attribuée dans certains manuscrits à Raimbaud
d’Orange, qui met en scène une dame et son ami. Tombant dans le piège tendu par
Uc de Saint Circ, on a pensé que l’interlocutrice du troubadour était la Comtesse. Or
la règle veut qu’on attribue la paternité d’une tenso à celui des deux interlocuteurs qui
44 L S  R

la commence. Comme dans notre cas, c’est la dame – prétendument la Comtesse de


Die – qui commence le poème, cette œuvre a été répertoriée dans les œuvres de cette
dernière par Pillet et Carstens48. Cela a pour conséquence que ce poème, dont la fausse
attribution se fonde sur la vida d’Uc de Saint Circ, devient un argument pour défendre
la réalité de l’anecdote de cette même vida.
Dans ce cas, même si personne ne s’est amusé à écrire un faux, comme cela s’est
passé pour Sappho, l’association de la Comtesse de Die avec Raimbaud d’Orange a
aussi risqué de venir étoffer à tort son corpus.

48 Pillet A. et Carstens H., Bibliographie der Troubadours.


45

IV. Contextes sociaux des deux poétesses

Maintenant que nous avons fait le départ entre réalité et légende concernant
la vie de Sappho et celle de la Comtesse de Die, ou du moins, que nous avons pris
conscience du peu d’informations assurées que nous possédons, il est temps de nous
interroger sur les conditions qui ont permis à ces femmes de s’exprimer et de faire
partie d’un canon littéraire essentiellement masculin. L’Antiquité et le Moyen Age
comptent extrêmement peu de femmes écrivains. Par conséquent, ces œuvres littéraires
ont toujours un caractère particulier, quelque chose d’exceptionnel, et il est à mon avis
nécessaire de nous demander quels sont les facteurs qui ont favorisé la transmission de
leur poésie. En effet, ce n’est pas le fait qu’une femme compose qui est étonnant, mais
plutôt que sa production littéraire nous soit parvenue et qu’elle ne soit pas anonyme.
Il n’y a aucune raison qu’une femme soit moins capable de composer qu’un homme et
il faut chercher les raisons de leur quasi-absence de la littérature antique et médiévale
ailleurs. Le manque d’instruction donné aux femmes et le fait qu’elles ne soient pas
stimulées par leur milieu à écrire sont certes des facteurs importants mais je pense que
cela tient surtout au problème de la circulation de leur œuvre et de sa transmission. Les
femmes ayant généralement une participation à la sphère publique limitée, elles ont
plus de difficulté à faire sortir leur travail de leur sphère privée.
Il s’agira donc d’observer comment chacune de nos poétesses s’intègre à la
tradition littéraire de son époque, en nous demandant si elles utilisent les mêmes
règles que leurs collègues masculins ou si, au contraire, elles contestent cette tradition
et s’émancipent. Quelle démarche est la leur? Ont-elles des revendications? Des
contestations? Sont-elles conscientes d’être des exceptions en tant que femmes artistes ?
Il me semble essentiel que nous nous interrogions sur ce genre d’enjeux afin d’avoir une
meilleure compréhension de leur œuvre et de mieux saisir le contexte dans lequel elles
écrivent. Finalement, cette comparaison a pour but de déterminer si leur rapport à la
société est analogue et, si ce n’est pas le cas, les différences devraient nous en apprendre
plus par contraste.

La poésie dans la société archaïque de Lesbos


Lors des migrations grecques, ce sont les enfants d’Oreste, selon la légende,
qui se sont établis sur l’île de Lesbos. La famille des Penthilides a régné jusqu’à ce
que Mytilène, comme de nombreuses cités grecques du VIIe siècle, connaisse un
régime tyrannique. D’après Diogène Laërce, c’est le tyran Mélanchros (612-609) qui
46 L S  R

instaure le premier un régime tyrannique. Il rencontre une forte opposition auprès de


l’aristocratie dont le poète Alcée fait partie et il est victime d’un renversement auquel
ont vraisemblablement participé les frères du poète ainsi que Pittacos, l’un des Sept
Sages. Suite à cela, c’est Myrsilos, à la mort duquel le poète boit dans un des fragments
qui nous sont parvenus, qui prend le pouvoir et devient tyran à son tour. Puis, Pittacos
est élu «aisymnète» par le peuple pour dix ans afin qu’il restaure la stabilité et il semble
qu’il ait effectivement renoncé au pouvoir après cette magistrature.
Tout porte à croire que Sappho faisait partie de l’aristocratie de Mytilène. Il
ne me semble pas très périlleux d’en faire l’hypothèse. En effet, plusieurs éléments le
confirment. Tout d’abord, le marbre de Paros indique que Sappho aurait été exilée
entre 605 et 591 av. J.C.:

éf’ o Sapf≈ §g MutilÆnhw efiw Sikel€an ¶pleuse, fugoËsa . . . . . . OL.


. . . . .Y. . . . . . .| êrxo]ntow ÉAyÆnhsin µ¢n Krit€ou toË prot°rou, §n
SurakoÊssaiw d¢ t«n gaµÒrvn katexÒntvn tØn érxÆn

Depuis le jour où Sappho a fui par bateau de Mytilène en Sicile (lors de telle ou telle
olympiade), alors que Critias l’Ancien était archonte à Athènes et qu’à Syracuse les Gamoroi
détenaient le pouvoir.

Or, étant donné le contexte politique de cette époque, il y a gros à parier que
si Sappho a été bannie, c’est parce qu’elle était membre d’une famille aristocratique
chassée par un des tyrans. En revanche, nous ne savons pas si cela s’est produit au
début ou à la fin de sa vie. Ensuite, les informations que nous possédons au sujet
de deux de ses frères indiquent aussi l’appartenance de sa famille à l’aristocratie de
Mytilène. Athénée49 dit que le plus jeune frère, Larichos, était échanson au prytanée et
Hérodote laisse à penser que Charaxos était riche puisqu’il s’est ruiné en Egypte auprès
de Doricha50. Finalement, l’univers que décrit Sappho dans ses poèmes et avec lequel
elle semble être familière me paraît aussi montrer qu’elle a joui d’une vie privilégiée
réservée à l’élite de la société archaïque.
On ne sait pas vraiment dans quel cadre Sappho écrivait ses poèmes. Au vu du
peu d’information dont nous disposons, on doit avoir recours à la via negationis pour
que se dessinent vaguement les contours de son quotidien. Vu son rang social et son

49 En 425 A.
50 Je rappelle qu’Hérodote appelle Doricha Rhodopis. Joel B. Lidov dans son article intitulé – Sappho,
Herodotus, and the «Hetaira» – pense qu’il n’est pas possible de lire un omega sur le papyrus qui donne le
fragment 15 et que, par conséquent, la conjecture D]vr€xa n’est pas une leçon qui devrait être retenue.
Je ne suis pas d’accord, tout comme Dimitrios Yatromanolakis, parce qu’aucune autre restitution n’est
possible, à moins d’envisager un hapax.
IV. C     47

statut de femme, il est peu plausible que Sappho ait pratiqué son activité de poétesse
pour gagner sa vie. En revanche, étant donné que certains de ses poèmes comme les
épithalames ont été écrits pour des cérémonies religieuses publiques, il n’est pas exclu
qu’elle ait été payée pour son travail mais il est impossible qu’elle ait voyagé et qu’elle ait
fait ainsi circuler elle-même son œuvre comme Anacréon ou Simonide plus tard, si bien
qu’on peut imaginer que ce sont soit les habitants de Lesbos ou les voyageurs étrangers
de passage qui ont contribué à la diffuser en se déplaçant.
L’idée selon laquelle Sappho aurait été la responsable d’un «collège» où les
jeunes filles apprenaient le chant et la musique me semble fantaisiste. Elle repose
uniquement sur une libre interprétation de sa poésie et seul un fragment parle clairement
d’enseignement. Or il est d’attribution peu sûre et complètement décontextualisé:

ÖHrvn §jed€daj’ <§g> Guãrvn tån énuÒdroµon51

J’ai enseigné à Ero de Gyaros, la rapide coureuse.

L’autre fragment52 sur lequel les partisans de cette thèse se fondent est tout
aussi decontextualisé53 et me semble constituer un argument bien fragile puisqu’il
repose uniquement sur le fait qu’on y fait allusion à une maison qui cultive les Muses
(«µoisopÒlai †ofik€ai† ou µoisopÒloi dÒµoi»), ce qui témoignerait que la maison de
Sappho cultive les Muses… De plus, ce fragment est transmis par Maxime de Tyr qui
l’utilise justement pour défendre l’idée d’une Sappho enseignante. Il pense que Sappho
était une sorte de Socrate au féminin et qu’elle avait un cercle de disciples auquel elle
enseignait. Il imagine aussi que Sappho aurait aimé Anactoria, par exemple, comme
Socrate a aimé Alcibiade, ce qui, en revanche, est une excellente hypothèse.
On a aussi défendu l’hypothèse selon laquelle Sappho avait un rôle religieux
à Lesbos et qu’elle était la maîtresse d’une sorte de thiase54. Encore une fois, cela me
semble bien fantaisiste et assez incompatible avec le fait que nombre de ses poèmes
étaient des skÒlia (scolies ou chansons de table que chaque convive chantait tour à
tour lors d’un banquet) ou du moins ont été considérés comme tels à Athènes au Ve
51 Sapphus vel Alcaei Fragmenta, ediderunt Edgar Lobel et Denys Page, Fragment 11.
52 Il s’agit du fragment 151 de l’édition d’ Edgar Lobel et Denys Page: «oÈ går y°µiw §n µoisopÒlvn
†ofik€ai / yr∞non ¶µµen’: oÎ k’ êµµi tãde pr°poi».
53 Maxime de Tyr indique simplement que Sappho s’adresse à sa fille.
54 La critique allemande du XIXe siècle notamment a développé cette théorie, afin, entre autres,
de défendre la vision d’une Sappho chaste. Cette théorie a été beaucoup critiquée par Denys Page
qui pensait que cette vision de Sappho avait tendance à considérablement réduire le génie poétique
et l’individualité de la poétesse. En effet, faire de Sappho une espèce de «maîtresse d’école» a pour
conséquence de diminuer l’originalité de sa poésie.
48 L S  R

siècle. De plus, de nombreux poètes comme Alcée ou Archiloque ont aussi écrit des
hymnes qui n’avaient pas de fonction religieuse. Toutes ces hypothèses ne me semblent
être que de vaines tentatives de masquer notre ignorance face à l’énigme que pose
l’existence même de Sappho. En effet, si le mode de fonctionnement de l’aristocratie
de la Grèce archaïque a laissé suffisamment de liberté aux femmes pour qu’une Sappho
voie le jour, comment expliquer qu’elle soit la seule poétesse dont on ait connaissance
à cette époque?

Etre une femme poète au VIIe siècle avant J.C.


Nous ne savons pas quelle était la vie d’une femme à l’époque archaïque dans
une cité comme celle de Mytilène. On peut seulement constater que cette société était
suffisamment tolérante pour qu’une femme puisse écrire une poésie variée qui aborde
des registres aussi bien personnels que solennels et que son œuvre circulait dans tout
le monde grec, même si cela conduit à une aporie, puisque, dès lors, il est difficile
d’expliquer pourquoi Sappho est la seule poétesse avant l’époque alexandrine que nous
connaissions55. Quoi qu’il en soit, il semble que les femmes de l’aristocratie jouissaient
de liberté et d’indépendance, ce qui n’était pas le cas dans la société athénienne du
Ve siècle. En effet, à cette époque, la femme est confinée au gynécée et vit retirée de
la sphère publique. Elle n’est pas citoyenne et n’a pas de droits civiques. Elle dépend
complètement des hommes: de son père dans la première partie de sa vie, puis de
son mari lorsque son père lui en trouve un. Cette inégalité est tellement ancrée dans
la société qu’elle a même marqué le langage. En effet, en grec, une femme n’épouse
jamais un homme ; elle est toujours épousée, puisqu’on emploie le verbe actif gaµ°v
(épouser) pour un homme, alors que pour une femme on emploie le passif gaµ°oµai
(être épousée).

La pédérastie
La pédérastie est une pratique courante chez les hommes de l’aristocratie.
S’il s’agit bien d’une de relation homosexuelle, elle n’a strictement rien à voir avec
l’homosexualité telle que l’on peut se la représenter à notre époque. La pédérastie –
littéralement, le fait d’éprouver du désir pour un enfant – a des limites bien définies. Elle
engage toujours un adulte et un jeune garçon, un pa›w, dans une relation amoureuse à

55 On pourrait objecter qu’il y avait aussi la poétesse Corinne, mais il semble qu’en fait l’œuvre de
cette dernière remonte seulement au IIe siècle avant J.-C. et que l’anecdote selon laquelle elle aurait donné
des conseils à Pindare est purement fictive. En effet, aucune source antérieure à l’époque alexandrine n’en
parle, on ne trouve pas de référence à des événements anciens dans sa poésie et l’orthographe du dialecte
béotien dans lequel elle écrit ne correspondent à celle du Ve siècle. Tout porte à croire qu’elle a en fait
vécu à l’époque alexandrine.
IV. C     49

but éducatif. Dans cette relation, les rôles sont bien répartis ; l’adulte est toujours actif,
il est celui qui aime: l’ §rastÆw. Le jeune garçon, quant à lui, est passif et se contente
d’être aimé. Il est l’ §r≈µenow. Cette relation est éphémère et cesse dès que le jeune
homme devient adulte, c’est-à-dire dès qu’il commence à avoir de la barbe. Dès lors, le
jeune garçon se marie et rien ne reste de sa précédente relation, si ce n’est de l’amitié et
de la solidarité.
Le passage suivant de Xénophon montre bien à quel point le cadre dans lequel
la pédérastie est tolérée est strict. Il concerne Ménon de Thessalie, l’un des généraux des
mercenaires enrôlés par Cyrus le Jeune. Xénophon le déteste et l’attaque violemment
pour n’avoir pas respecté ces règles:
Anabase, II, 6, 28

Ka‹ tå µ¢n dØ éfan∞ ¶jesti per‹ aÈtoË ceÊdesyai, ì d¢ pãntew ‡sasi tãdÉ
§st€. Parå ÉArist€ppou µ¢n ¶ti …ra›ow Ãn strathge›n dieprãjato t«n
j°nvn, ÉAria€ƒ d¢ barbãrƒ ˆnti, ˜ti µeirak€oiw kalo›w ¥deto, ofikeiÒtatow
§g°neto, aÈtÚw d¢ paidikå e‰xe YarÊpan ég°neiow Ãn genei«nta.

Certes, sur ce qui est invisible, on peut se tromper à son sujet mais voici ce que tout le
monde sait: alors qu’il était encore jeune homme, il a obtenu d’Aristippe de commander les
mercenaires; il a été très proche d’Ariée, qui était un barbare, parce qu’il aimait les beaux
garçons et, alors qu’il était imberbe lui-même, il a eu comme mignon Tharypas qui avait
de la barbe au menton.

Dans ce passage, Xénophon accuse Ménon d’avoir eu de nombreuses aventures


et de ne pas avoir respecté le rôle de jeune garçon passif qui lui était dévolu. En effet,
selon lui, il a d’abord obtenu un commandement grâce à la faveur d’Aristippe, un de
ses compatriotes. Puis, il est devenu très intime avec Ariée, un barbare. Finalement,
il aurait eu un mignon alors qu’il était encore jeune homme et que ce mignon était
adulte. Xénophon accuse donc Ménon d’avoir inversé la relation pédérastique tolérée à
son époque. Cette inversion des rôles est un scandale pour lui.
Un autre passage, dans Les Nuées d’Aristophane, montre clairement qu’il est très
mal perçu qu’un garçon continue à être le mignon d’un adulte, alors qu’il a lui-même
déjà de la barbe:
Les Nuées, vers 344 à 350

Sv. ÉApÒkrina€ nun ëttÉ ín ¶rvµai.


St. L°ge nun tax°vw ˜ti boÊlei.
Sv. ÖHdh potÉ énabl°caw e‰dew nef°lhn kentaÊrƒ ıµo€an
µ pardãlei µ lÊkƒ µ taÊrƒ;
St. NØ D€É ¶gvgÉ. E‰ta t€ toËto;
50 L S  R

Sv. G€gnontai pãnyÉ ˜ti boÊlontai: kütÉ µn µ¢n ‡dvsi koµÆthn


êgriÒn tina t«n las€vn toÊtvn, oÂÒnper tÚn Jenofãntou,
sk≈ptousai tØn µan€an aÈtoË kentaÊroiw ækasan aÍtãw.

Socrate — Réponds donc à ce que je vais te demander.


Strepsiade — Dépêche-toi de me poser ta question.
Socrate — Est-ce que tu as déjà vu un nuage semblable à un centaure, une panthère, un
loup ou un taureau?
Strepsiade — Oui! par Zeus. Pourquoi me demandes-tu cela?
Socrate — Ils deviennent tout ce qu’ils veulent. Alors, s’ils voient parmi ces poilus un type à
cheveux longs du genre de Xenophantos, pour se moquer de sa manie, ils se font semblables
à des centaures.

Le fils de Xénophantos est sans doute un jeune homme qui a déjà du poil
au menton. Il fait donc partie des lãsioi et n’a plus l’âge d’entretenir une relation
homosexuelle avec un homme adulte. Or, selon le Socrate d’Aristophane, il le ferait
quand même et cela le rend êgriow, comme un centaure.
Si la pédérastie, bien qu’ayant des règles très strictes, est une pratique courante
chez les hommes de l’aristocratie, aucun témoignage littéraire ne semble parler de
l’existence d’un pendant féminin à cette pratique. Que la pédérastie féminine ait existé
ou non, il n’est pas étonnant que nous n’ayons aucune source littéraire qui l’atteste,
étant donné que nos sources archaïques et classiques sont exclusivement – à l’exception
près de Sappho – androcentriques. Or, il me semble que les poèmes de Sappho attestent
clairement le fait qu’il était toléré qu’une femme – que ce soit réellement le cas pour le
personnage de Sappho ou non – éprouve du désir pour une jeune fille56. En effet, le fait
qu’elle donne voix à ce genre de désir me paraît une preuve décisive. Il est évidemment
impossible de connaître les limites que fixait la société à ce genre de relations, mais
chanter son désir, qu’on soit un homme ou une femme, pour un beau jeune homme
ou une ravissante jeune fille fait partie des topoi de la littérature grecque. En ce qui
concerne l’existence de cette pratique chez les femmes, nous possédons aussi des vases
qui semblent attester de l’existence de «mignonnes». En effet, il est écrit «kalÆ » sur
certains vases plutôt que «kalÒw », et l’on peut voir sur un vase à vin à figures rouges,
attribué au peintre de Tithon57, une femme qui poursuit une autre femme au-dessus de

56 Annalisa Paradiso est aussi de cet avis: «Cependant, et c’est chose connue, les rapports sexuels non
reproducteurs étaient admis et tolérés en Grèce, au cours de phases déterminées de la vie du citoyen.
Cette observation est juste en ce qui concerne l’homosexualité masculine, mais non l’homosexualité
féminine, qui, vécue ouvertement à l’âge archaïque, est au contraire censurée et devient un tabou à l’âge
classique.» dans «Sappho, la poétesse», dans La Grèce au féminin, éd. par Nicole Loraux, p. 43.
57 Cratère en calyce à figure rouge attribué au peintre de Tithon, vers 480-470 av. J.-C. Bochum,
Ruhr-Universität, Kunstsammlungen, inv. No. S 508.
IV. C     51

laquelle il est écrit «pa›w ».


Il me semble donc que Sappho, dans certains de ses poèmes, exprime le désir
d’un §rastÆw au féminin ou plutôt d’une §rãstria. De plus, dans le fragment 5
notamment qui semble être un poème personnel puisqu’elle y parle de son propre frère,
elle fait le voeu que ce dernier rentre sain et sauf et lui fasse enfin honneur. Tout porte
à croire qu’elle est très préoccupée par sa réputation et il semble donc qu’elle devait
être respectée à Lesbos. Le fait qu’elle ait pu exprimer, d’un point de vue féminin,
combien des pa›dew peuvent être désirables, sans que cela choque ou scandalise ses
contemporains me paraît un argument décisif en faveur de l’hypothèse selon laquelle
un pendant féminin à la pédérastie a pu exister à l’époque archaïque. D’ailleurs, comme
le montre bien Margaret Williamson dans son livre Sappho’s Immortal Daughters, la
sexualité en Grèce ancienne, en ce qui concerne les hommes comme les femmes, n’est
pas quelque chose qui appartient strictement à la sphère privée.

Sappho et sa position dans le discours dominant


L’île de Lesbos a une tradition poétique célèbre puisque de nombreux poètes
sont originaires de cet endroit comme Terpandre et Arion, un poète semi-légendaire
qui aurait fait carrière à Corinthe. Il semble donc que la poésie ait trouvé un terrain
particulièrement favorable à son développement dans cette société, puisque sur les neuf
poètes attestés au VIIe siècle, quatre sont originaires de cette île. Cela n’est peut-être pas
étranger au fait que l’on compte parmi eux la seule femme poète.
Les genres abordés par ces poètes du VIIe siècle sont très variés. Cela va de la
poésie satyrique écrite en iambes d’Archiloque aux poèmes d’amour de Mimnerme en
passant par les scolies de Terpandre et les élégies de Tyrtée. Si certains poètes semblent
ne s’être consacrés qu’à un seul genre de poésie, d’autres comme Alcman ont écrit des
poèmes appartenant à des registres variés. En effet, on lui prête traditionnellement des
parthénées, des épithalames, des hymnes et des chants d’amour.
Traditionnellement, on oppose la poésie monodique, représentée par Alcée,
Sappho et Anacréon, qui a un caractère intime ou personnel à la lyrique chorale,
représentée par Alcman et Arion notamment, qui est composée pour des cérémonies
religieuses publiques. Pourtant s’il est peut-être pertinent de faire une distinction entre
une poésie à caractère public et une autre à caractère privé, placer Sappho dans la
catégorie des auteurs monodiques me semble abusif. En effet, s’il est fort possible que
son hymne à Aphrodite58 soit un poème personnel, on ne peut pas savoir si les poèmes
où elle parle de jeunes filles le sont véritablement. Il se peut très bien qu’il s’agisse de
parthénées. De plus, l’attestation de l’existence d’un livre de l’édition alexandrine de
58 Le fragment 1.
52 L S  R

ses poèmes dédié exclusivement à ses épithalames montre que sa poésie touchait aussi à
la sphère publique. En fait, il me semble que la poésie de Sappho contient des thèmes
conventionnels qui font partie de la tradition poétique de l’époque. C’est pourquoi,
plutôt que de chercher à tout prix à faire de Sappho une exception – à cause de son
statut de femme notamment – il vaut mieux relever la façon admirable dont sa poésie
s’intègre à la production littéraire de l’époque. D’ailleurs, comme le dit très justement
Margaret Williamson, le débat sur sa sexualité ne constitue en aucun cas un enjeu
majeur dans ses poèmes:
It should be apparent by now that the sexual element of
Sappho’s poem has many aspects that cannot be reduced
to a single question about her own sexuality or that of her
companions. The poems for which she has become best
known, where one female voice expresses desire for another,
represent only one facet of an eroticism that suffuses her
poetry, and whose other elements include traditional
symbols such as flowers, garlands, and singing itself, the
celebration of marriage, and the worship of appropriate
deities.59

Le fait que cette poésie n’ait pas été pas marginalisée et qu’elle ait été appréciée
par un public masculin qui la considère comme aussi réussie que celle des autres poètes,
voilà ce qui est exceptionnel! D’ailleurs, si Sappho avait écrit pour un public uniquement
féminin, celui de ses amies ou de son cercle, comment expliquer la transmission de ses
oeuvres? En effet, comment des poèmes écrits pour un public de femmes, pour lesquelles
il était impossible de voyager, aurait-il pu se diffuser? En ce qui concerne Alcée, il est
beaucoup plus facile de se représenter comment cela est possible. En effet, le banquet
constitue le cadre idéal dans lequel sa poésie pouvait se diffuser puisque des voyageurs
étrangers et des hétaïres en faisaient partie. Mais, alors, dans quel cadre écrivait donc
Sappho? Malheureusement, je crains que jamais nous ne puissions répondre de manière
précise à cette question.
Le poème qui me semble le mieux montrer les liens que la poésie de Sappho
entretient avec la production littéraire de son époque est le dernier poème, presque
complet, qui a été reconstitué grâce à la découverte très récente de nouveaux fragments
à Cologne dans le cartonnage d’une momie égyptienne.
fragment 5860

Uµµew pedå Mo€san fi]ok[Ò]lpvn kãla d«ra, pa›dew,

59 M. Williamson, Sappho’s Immortal Daughters, p. 125.


60 Texte établi par Martin West.
IV. C     53

spoudãsdete kai tå]n filãoidon ligÊran xelÊnnan.

¶µoi d’êpalon pr€n] pot’ [¶]onta xrÒa g∞raw ≥dh


§p°llabe, leËkai d’§g]°nonto tr€xew §k µela€nan

bãruw d° µ’ Ù [y]˵ow pepÒhtai, gÒna d’ [o]È f°roisi,


tå dÆ pota la€chr’ ¶on ˆrxhsy’ ‡sa nebr€oisi.

tå <µen> stenax€sdv yaµ°vw: éllå t€ ken poe€hn;


égÆraon ênyrvpon ¶ont’ oÈ dÊnaton g°nesyai.

ka‹ gãr p[o]ta T€yvnon ¶fanto brodÒpaxun AÎvn


¶rvi f[ya?]ryeisan bãµen’ efiw ¶sxata gçw f°roisa[n,

¶onta [k]ãlon ka‹ n°on, éll’ aÔton εvw ¶µarce


xrÒnvi pÒlion g∞raw, ¶xon[o]t’ éyanãtan êkoitin.

Enfants, montrez votre empressement pour les beaux présents des Muses à la poitrine parée
de violettes et pour la lyre mélodieuse qui aime les chants.
Pour ma part, déjà la vieillesse a ridé ma peau jadis délicate et mes cheveux ont passé du
noir au blanc.
Mon cœur est lourd et mes genoux ne me portent pas, eux qui avaient pour danser l’agilité
des faons.
Certes, je me lamente souvent à ce propos. Mais que pourrais-je y faire? Car, si on est un
homme, il n’est pas possible de s’affranchir de la vieillesse.
Cela a été le cas même pour Tithon: on disait qu’Eôs bien fleurie de roses, frappée d’amour,
était allée jusqu’aux extrémités de la terre en le portant (dans ses bras),
lui qui était jeune et beau ; mais la vieillesse qui fait grisonner l’a vaincu, le temps passant,
même s’il avait une épouse immortelle.

Dans ce fragment, le «je» lyrique de Sappho nous fait part de son amertume face
au vieillissement. Elle regrette de ne plus pouvoir danser avec les jeunes filles qu’elle
appelle «pa›dew ». Pourtant, malgré sa mélancolie, elle sait rester sage et se console en
donnant l’exemple de Tithon. Tithon, dans la mythologie, est un homme dont Eôs
(l’Aurore) est tombée amoureuse et pour qui elle a demandé l’immortalité à Zeus.
Ce dernier a accepté mais s’est bien gardé de lui donner aussi la jeunesse éternelle.
Bien qu’il soit immortel, Tithon continue à vieillir éternellement, si bien qu’Eôs,
honteuse d’avoir un mari si décrépit, finit par l’abandonner à son triste sort. Tithon est
l’exemple classique qui montre qu’un être humain ne peut s’affranchir de sa condition
de mortel.
Il est éclairant de redécouvrir ce poème après si longtemps parce que c’est le
seul que nous possédons dans lequel Sappho utilise un mythe afin de métaphoriser son
54 L S  R

propos, ce qui est une pratique courante dans la poésie grecque, voire même chez les
philosophes. En effet, si elle parle de dieux dans ses autres poèmes, c’est toujours dans
le rapport direct qu’elle entretient avec eux, alors qu’ici elle nous raconte sa version
du mythe de Tithon. C’est d’autant plus intéressant que nous avons un fragment de
Mimnerne dans lequel il fait allusion à Tithon, ce qui montre que Sappho est en phase
avec la poésie de ses contemporains:
Mimnerme, fragment 461

Tiyvn«i µ¢n ¶dvken ¶xein kakÚn êfyiton


g∞raw, ˘ ka‹ yanãtou =€gion érgal°ou.

Zeus a donné à Tithon d’avoir un mal immortel: la vieillesse qui est même plus terrible
que la mort douloureuse.

Ce fragment est malheureusement trop court pour indiquer à quel genre de


poème il appartient mais il donne un autre exemple de l’emploi du mythe de Tithon
pour exprimer le malheur de vieillir. D’ailleurs, le rapprochement est d’autant plus
frappant que toute la poésie de Mimnerne tourne autour du thème de la brièveté de la
vie humaine.
Un autre contemporain de Sappho, le poète spartiate Alcman, connu
principalement pour ses parthénées, a écrit une poésie qui a des points communs avec
celle de Sappho.
Alcman, fragment 2662

oÎ µ’ ¶ti, parsenika‹ µeligãruew flarÒfvnoi,


gu›a f°rhn dÊnatai: bãle dØ bãle khrÊlow e‡hn,
˜w t’ §p‹ kʵatow ênyow ëµ’ élkuÒnessi potÆtai
nhde¢w ∑tor ¶xvn, èlipÒrfurow flarÚw ˆrniw.

O jeunes filles, voix saintes, suaves – mes membres ne peuvent


Plus me porter: si seulement je pouvais être un céryle,
Qui vole sur l’écume de la vague avec les alcyons.

Dans ce fragment, Alcman regrette, exactement comme Sappho, de ne plus


pouvoir se mêler à la danse des jeunes filles. Ce passage a été transmis par Antigone
de Carystos, un auteur du IIIe siècle avant J.-C., dans son flstori«n paradÒjvn
sunagvgÆ. Il l’introduit en expliquant que les alcyons mâles sont appelés céryles et

61 M.L. West, Iambi et elegi Graeci, vol. 2. Oxford: Clarendon Press, 1972.
62 Denys Page, Poetae melici Graeci. Oxford: Clarendon Press, 1962.
IV. C     55

que les femelles les portent en les prenant sur leurs ailes lorsqu’ils deviennent vieux et
ne peuvent plus voler. Cela explique très bien ce qu’Alcman a voulu dire: s’il était un
alcyon, les jeunes filles l’aideraient à danser avec elles malgré son grand âge.
Il est vrai que dans ce poème les jeunes filles ne sont pas appelées pa›dew, mais
un autre fragment montre que c’était aussi l’usage d’Alcman de les appeler ainsi:

lusiµele› te pÒsvi, taker≈tera (61)


d’ Ïpnv ka‹ sanãtv potid°rketai:
oÈd° ti µacid€vw gluk ` `Æna:
ÉA[s]tuµ°loisa d° µ’ oÈd¢n éµe€betai
éllå tÚ]n pule«n’ ¶xoisa (65)
[À] tiw afiglã[e]ntow éstÆr
»ran« diaipetÆw
µ xrÊsion ¶rnow µ èpalÚ[n c€l]on
[ ` `]n
[ ] ` di°ba tanao›w po[s€:] (70)
[ -k]oµow not€a KinÊra x[ãr]iw
[ §p‹ p]arsenikçn xa€taisin ·sdei:
[ ÉA]stuµ°loisa katå stratÒn
[ ] µ°lhµa dãµvi
[ ]µ`an •lo›sa (75)
[ ]l°gv:
[ ]enabal’ a[fi] går êrgurin
[ ]|`[ `]€a
[ ]a ‡doiµ’ a‡ pvw µe` ` `o`n filoi
îs]s`on` [fio]›`s’ èpalçw xhrÚw lãboi, (80)
a‰cã k’ [§g∆n fl]k`°tiw kÆnaw geno€µan:
nËn d’ [ ]da pa€da ba[ ]` Êfrona
paidi `[ ] µ’ ¶xoisan
[ ] `:e`[ ] `n è pa€w
[ ] xãrin: (85)

Par un désir qui relâche les membres et elle me regarde d’une manière plus languissante
que le sommeil et la mort et ce n’est pas en vain qu’elle est douce. Mais Astymeloisa ne me
fait aucune réponse mais tenant la couronne comme (?) une étoile qui vole à travers le ciel
lumineux ou un rameau d’or ou une feuille délicate … elle a traversé avec ses longs pieds.
La grâce humide de Cinyras s’installe sur les cheveux des jeunes filles. Astymelousa traverse
la foule … dont le peuple se soucie … Puissé-je je voir si elle voulait m’aimer. S’approchant,
elle prendrait ma tendre main et sur-le-champ je me ferais sa suppliante. Mais en fait. …
une fille sage … une fille … m’ayant … la fille … grâce …
56 L S  R

Comme on peut le voir à la fin du poème, le mot «pa€w» revient plusieurs


fois et, au vu du contexte, il ne peut s’agir que d’Astyméloisa. De plus, la manière
dont Alcman s’adresse à cette dernière n’est pas sans rappeler comment Sappho parle
d’Anactoria notamment.

Le milieu aristocratique du sud de la France au XIIIe siècle


Comme nous l’avons vu dans la partie précédente de ce travail, le fait que la
Comtesse de Die appartenait à l’aristocratie est l’une des seules informations solides
que nous possédions à son sujet. Or, même dans le milieu particulièrement favorisé
de l’aristocratie, les droits d’une femme de la noblesse étaient très limités. En effet, le
rôle social principal d’une noble de cette époque est de permettre à deux familles de
sceller une alliance en donnant, si possible, un héritier mâle au mari que lui a choisi
son père. En se mariant, elle passe donc de l’autorité du père à celle de son mari. De
plus, elle n’avait pour ainsi dire aucun droit sur l’héritage et n’était pas indépendante
financièrement puisque ses possessions étaient gérées à son époux. Par conséquent, la
marge de liberté dont elle disposait dépendait exclusivement de celle que cet époux
voulait bien lui accorder.
Comme on peut l’observer dans le célèbre Roman de Flamenca, la cour d’un
aristocrate doit être un lieu vivant où de nombreuses fêtes sont organisées auxquelles
sont notamment invités des artistes. Lors de ces fêtes, la dame représente le centre de
la cour autour duquel gravitent tous ses acteurs. La présence de la dame à ce genre
d’événements garantit la circulation entre les différents pôles du monde courtois et
par conséquent la largesse dont doit savoir faire preuve un seigneur et qui est une
qualité essentielle de la courtoisie. C’est pourquoi le mari n’est jamais en rivalité avec
un troubadour. En réalité, il est un mécène qui paie des artistes pour qu’ils chantent la
dame lors des fêtes. L’amour que chantent les troubadours n’a donc rien de véridique,
mais il est une convention ludique. Le mari connaît les règles du jeu et ne doit pas être
jaloux, comme le montre très clairement le thème récurrent du Castia-gilos (châtie-
jaloux). En effet, si le mari vient à être jaloux, il va empêcher la dame de faire des
apparitions publiques, voire la séquestrer comme c’est le cas de la pauvre Flamenca.
Un tel acte est unanimement condamné dans la littérature provençale parce qu’il a de
graves conséquences sociales. Si le mari prive la cour de son centre (la dame), elle devient
déserte puisque le rôle de la dame est d’y attirer les gens. Dès lors, la courtoisie ne peut
plus fonctionner, ce qui a pour conséquence d’avilir, tel Archambaud, le seigneur qui
n’y a plus part. En revanche, la dame n’est pas non plus libre de se comporter comme
elle l’entend. Elle et son admirateur ont des limites à ne pas dépasser dont les losangiers
sont les garants. D’ailleurs, la fin’amor exige que la dame se contente d’être courtisée et
IV. C     57

fasse seulement preuve d’un peu de merci envers son prétendant.


En ce qui concerne la Comtesse de Die, on ne sait pas non plus vraiment dans
quel cadre elle a écrit ni comment son oeuvre a été diffusée. Tout porte à croire qu’elle
était cultivée, puisque ses poèmes nous donnent la preuve qu’elle connaissait deux
romans de l’époque: Seguin et Valence ainsi que Floire et Blanchefleur. En revanche,
comme elle n’écrivait pas pour gagner sa vie – sa condition de femme et d’aristocrate
infirme cette possibilité – il n’y a pas de raison de croire qu’il y ait aussi une convention
ludique derrière ses poèmes. On serait donc tenté de croire à la sincérité de ce qu’elle
chante. Pourtant, comme dans un de ses poèmes elle dit clairement qu’elle remplacerait
volontiers son mari par son amant, il est difficile d’imaginer comment ses chansons
auraient pu circuler sans que ce dernier soit au courant de leur contenu. C’est pourquoi
il me semble que seules deux hypothèses permettent d’expliquer cela: soit les poèmes de
la Comtesse de Die ont une dimension ludique et son public est conscient qu’elle donne
voix à une dame fictive, soit elle avait assez de liberté pour communiquer librement et
pouvait donc envoyer à sa guise sa production à des connaissances qui se sont chargées
de la diffuser. Or, le fait que la Comtesse de Die fasse partie de la noblesse rend peu
probable la possibilité qu’elle écrive pour un mécène et, dès lors, il devient difficile
d’expliquer pourquoi elle aurait donné une dimension ludique à sa poésie, étant donné
qu’il devait s’agir de poèmes personnels. En effet, nous ne connaissons aucune cour où
ses poèmes auraient pu être récités par des jongleurs parce que leur contenu n’est tout
simplement pas adéquat à ce genre de contexte. Le seigneur paie des artistes pour qu’ils
chantent son épouse et non pour qu’ils donnent voix à une dame qui chante son ami
et n’a que faire de son mari. Tout porte donc à croire que ce sont ses proches à qui elle
faisait parvenir ses poèmes qui les ont collectés et préservés de l’oubli.

La Comtesse de Die et sa position par rapport à la lyrique courtoise


Traditionnellement, dans le grand chant courtois, le troubadour chante, dans
une perspective ludique, une dame inaccessible à qui il se soumet entièrement. Il est
prêt à faire tout ce qu’elle peut exiger de lui dans l’espoir d’obtenir la moindre faveur
et la recherche perpétuelle de cette femme inaccessible est en fait pour lui le moyen de
s’améliorer moralement. En contrepartie, la dame doit faire preuve de merci et savoir
récompenser son prétendant, s’il s’est conduit comme un fin aman. Malgré sa toute-
puissance, la dame n’a généralement pas la parole et on a accès à elle qu’à travers la
subjectivité de celui qui la chante. De plus, elle est généralement décrite de manière
hyperbolique, ce qui la rend facilement interchangeable avec d’autres dames. En effet,
des caractéristiques comme être «la plus belle» ou «la meilleure», par exemple, ne
l’individualisent pas. En outre, cela la rend si peu réelle qu’elle en devient désincarnée:
58 L S  R

son corps est dans une certaine mesure absent.


La Comtesse de Die, en tant que dame, devrait donc rester muette du haut
de son piédestal et ne pas chanter. Le fait même qu’elle prenne la parole, au lieu de se
contenter d’être chantée, est à mon avis une manière de contester le modèle courtois
qui lui est imposé et qu’elle connaît très bien. Elle respecte cependant la plupart des
autres conventions qui régissent le comportement d’une parfaite dame courtoise. En
effet, elle montre une excellente maîtrise du vocabulaire courtois et des valeurs de la
fin’amor, puisqu’elle fait allusion dans ses poèmes à tous ses concepts clefs. Son ami est
un cavallier valen qui a beaucoup de pretz, tout comme elle; elle est habitée par joi et
joven, tant que sa relation fonctionne et se moque des losangiers qu’elle méprise.
Elle donne voix à une dame sûre d’elle-même et consciente de sa propre valeur.
C’est pourquoi, même quand elle est trahie, elle garde sa position supérieure de dame
et continue à imposer ses conditions à son ami qu’elle désire continuer d’élever à son
niveau: elle lui dit qu’elle a envie qu’il prenne la place de son mari, mais seulement
s’il accepte de faire tout ce qu’elle voudra (de far tot so qu’eu volria). Contrairement à
la trobairitz Na Castelloza, elle n’inverse jamais le triangle courtois, quelle que soit la
situation, et ne se met jamais en position de faiblesse face à celui qu’elle aime. En effet,
même quand elle prie son ami, elle le fait toujours avec la hauteur et la supériorité que
lui confère son statut.
En outre, ce qui fait la grande originalité de la Comtesse de Die, au sein du
canon de la lyrique courtoise, c’est qu’elle parle de manière concrète de sa relation avec
son ami. En effet, même si elle l’idéalise, comme le code courtois l’exige, elle cherche
à avoir une relation avec lui qui ne soit pas l’éternelle inaccessibilité d’un amour qui
ne fleurit que grâce à l’insatisfaction perpétuelle. On sent d’ailleurs un net rejet de ce
modèle de la part de la Comtesse parce qu’elle se refuse à entretenir avec son ami une
imitation du rapport féodal qui unit un seigneur à son vassal. Elle prône une relation
égalitaire entre l’ami et sa dame qui soit pleinement vécue et non un jeu littéraire dans
lequel elle ne se retrouve pas. En effet, l’écoute de poèmes comme L’Amour de loin de
Jaufré Rudel n’avait pas de quoi faire rêver une dame et ne devait certes pas donner très
envie de s’identifier à celle que le troubadour prétend aimer sans l’avoir jamais vue! De
plus, dans ce genre de poèmes, chanter une dame n’est que le prétexte pour composer
un poème et atteindre un idéal exclusivement poétique. La Comtesse de Die, elle, à
mille lieues de la dame inaccessible et éthérée que chantent les troubadours, exprime
sans ambiguïté le désir que lui inspire son ami et le décrit sans équivoque.
BdT 46,4

Ben volria mon cavallier


tener un ser e mos bratz nut,
IV. C     59

q’el s’en tengra per ereubut


sol q’a lui fezes cosseiller

J’aimerais bien tenir un soir


mon chevalier nu entre mes bras
et lui s’en tiendrait pour ravi
si je lui servais seulement d’oreiller.

Dans sa démarche poétique, la Comtesse de Die utilise donc les codes de la


fin’amor et de la poésie provençale mais s’en affranchit quand ils ne correspondent pas
à ses aspirations: elle n’a pas envie d’attendre passivement son ami, elle préfère chercher
à le convaincre en lui montrant à quel point ils sont tous deux supérieurs. Cela a pour
résultat qu’elle nous donne à entendre les aspirations – habituellement tues – de la
dame et que cela nous donne un autre éclairage sur la fin’amor, puisque pour une fois
c’est la partie muette qui prend la parole.
Les trobairitz restent cependant assez marginales dans la littérature provençale.
Nous n’en connaissons qu’une vingtaine et leur production est petite, si bien que les
plus grands corpus sont formés de seulement quatre poèmes, comme c’est le cas pour la
Comtesse de Die. Le mot trobairitz n’apparaît qu’une seule fois dans toute la littérature
provençale. On le trouve dans le roman de Flamenca, écrit vers 1275 au crépuscule du
monde occitan. Le fait que notre unique attestation de ce mot soit si tardive montre bien
à quel point les trobairitz sont des exceptions. La lyrique courtoise est une littérature
de cour financée par le seigneur et la production des trobairitz n’entre pas dans ce cadre
ludique et professionnel.
61

V. Comparaison

Après avoir examiné la manière dont nos deux poétesses se situent face à leur
tradition littéraire respective, il me semble qu’il serait judicieux de comparer la manière
dont elles procèdent afin de mieux comprendre ce qui fait leur spécificité.
Il faut relever que toutes deux utilisent les règles de leur époque et que le
vocabulaire auquel elles se réfèrent est tout à fait dans l’air du temps. La Comtesse
de Die maîtrise admirablement bien le code de l’amour courtois et Sappho manie
tout aussi bien les thèmes chers à l’époque archaïque: l’attirance pour la beauté de la
jeunesse et la mélancolie de la vieillesse, entre autres. Mais il y a, à mon avis, une grande
différence dans leur manière de faire. En effet, il me semble que Sappho se place sur le
même plan que ses collègues masculins puisque son «je» lyrique chante son désir pour
les mêmes objets: les kalo‹/kala‹ pa›dew. En revanche, la Comtesse se situe sur un
plan différent. Elle donne voix à la dame, qui est normalement l’objet de désir dans le
code et qui reste presque toujours muette. En faisant cela, nous accédons à un autre
point de vue que celui de l’amoureux soumis que nous présentent généralement les
troubadours. D’ailleurs, la Comtesse de Die, même si elle fait l’éloge de la valeur de son
ami, ne se rabaisse jamais face à lui. En fait, elle l’élève à son niveau, tout en gardant sa
hauteur, et impose ses exigences.
Dans la poésie grecque et dans la poésie provençale – peut-être même dans la
poésie amoureuse en général? – la distribution des rôles est claire. La configuration
consiste la plupart du temps en un amoureux qui chante celle qu’il aime et un être
aimé, idéalisé, qui est chanté et reste silencieux. La Comtesse modifie à son compte
les règles du jeu puisqu’en prenant la parole elle ne prend pas le rôle de l’amoureux
soumis. Au lieu de procéder à une inversion des rôles et de mettre le chevalier en haut
du triangle courtois, elle conserve ses privilèges de dame et place son ami à son propre
niveau. L’un de ses poèmes, par exemple, chante le bonheur d’un amour partagé, ce qui
est assez exceptionnel puisque c’est plutôt le désir – et donc le manque et l’insatisfaction
– qui génère cette poésie. Quant aux poèmes où elle chante ce qu’elle ne voudrait pas,
à savoir la trahison de son ami, sa démarche est encore une fois originale, puisqu’elle
arrive à y conserver aussi son rôle de dame. En effet, même si elle regrette son ami et
est prête à lui pardonner s’il revient, elle continue d’imposer ses règles et ses conditions.
Après avoir fait l’aveu du désir qu’elle éprouve pour son ami, elle pose une restriction à
la réalisation de ce désir: son ami doit lui promettre de faire tout ce qu’elle voudra!
Sappho, en revanche, ne se perçoit pas comme un objet de désir. C’est toujours
62 L S  R

elle qui aime dans sa poésie, ce qui, généralement ou du moins dès le Ve siècle avant
J.-C., est le rôle des hommes. C’est d’ailleurs peut-être pour cela qu’Horace a dit d’elle
qu’elle était «mascula». D’après Joan De Jean, c’est aussi clairement pour cette raison
qu’elle a constitué une menace pour des auteurs comme Ovide:
Most strikingly – and this, I contend, constitutes the
central threat of Sappho’s creation for canonic critics such
as Ovid – the Sapphic narrator, a woman, assumes what
is generally a male prerogative. She is the desiring subject
and controls the gaze that objectifies the beloved woman,
thereby giving the poem its visual focus and creating its
geometry of desire.63

C’est pourquoi il me semble que Sappho, qui apparaît pourtant dans l’imaginaire
collectif comme une figure scandaleuse et contestataire, doit son originalité, dans une
large mesure, à son respect des conventions de son époque, ce qui d’ailleurs n’enlève rien
à la qualité de son oeuvre. Elle est parfaitement en phase avec la production littéraire de
son époque et il n’est pas étonnant qu’elle ait eu autant de succès, étant donné qu’elle
aborde avec autant d’adresse que ses collègues les différents genres et topoi de la poésie
lyrique archaïque. Au contraire, la Comtesse de Die me paraît s’opposer au canon
poétique essentiellement masculin de son époque, en dénonçant la relation dominant/
dominé du triangle courtois et en prônant une vision de l’amour courtois où la dame
et son ami sont sur un pied d’égalité et vivent un amour heureux qui leur apporte joi
et joven. Relevons, par exemple, qu’Alfred Jeanroy, le célèbre critique du début du XXe
siècle, la méprisait ainsi que toutes les autres trobairitz parce qu’il les considérait comme
des «esclaves de la tradition»64 qui se «se bornaient à exploiter des thèmes existants, à
se servir de clichés qui avaient cours, intervertissant seulement les rôles»! Après avoir
analysé la démarche de la Comtesse de Die, je pense avoir clairement montré comment
cette dernière a su utiliser la tradition à son avantage et la modeler au gré de ses désirs.
D’ailleurs, les schémas métriques qu’elle emploie dénotent aussi son originalité et son
goût de la recherche, puisque qu’ils sont uniques dans trois de ses poèmes.

63 J. De Jean, Fictions of Sappho, Critical Inquiry, p. 790.


64 A. Jeanroy: «Je croirais volontiers que nos trobairirtz, esclaves de la tradition, incapables d’un
effort d’analyse, se bornaient à exploiter des thèmes existants, à se servir de clichés qui avaient cours,
intervertissant seulement les rôles. Nous serions alors en présence de purs exercices littéraires qui ne sont
d’ailleurs pas dépourvus de mérite».
63

VI. «La Sappho du Rhône»: conclusion

Il est temps de revenir au point de départ de ce travail et d’essayer de comprendre


quels enjeux peuvent bien se cacher derrière l’appellation de « la Sappho du Rhône».
Tout d’abord, il faut signaler que James J. Wilhelm n’est pas le seul a avoir donné
ce nom à la Comtesse de Die. L’un des tout premiers romanistes, Giovanni Maria
Barbieri, dans son ouvrage intitulé Arte del Rimare écrit au XVIe siècle mais imprimé
seulement en 1790, appelle aussi la Comtesse ainsi:
Segue la Contessa de Dia con una sua Canzone in dolersi
suo vago non men bella, che la Pistola di Saffo a Faone, che
comincia65...

Suit la Comtesse de Die avec sa chanson de regret pour son ami


qui n’est pas moins belle que la lettre de Sappho à Phaon et qui
commence ainsi...

Pourtant, comme on peut le remarquer dans cet extrait, ce n’est pas une
des oeuvres réelles de Sappho que Barbieri compare à un poème de la Comtesse de
Die mais la fausse lettre écrite par Ovide dans laquelle il imagine la correspondance
que la poétesse aurait adressée à Phaon dont elle était, selon l’histoire, éperdument
amoureuse. La chanson de la Comtesse à laquelle pense Barbieri est naturellement
celle qui commence par «A chantar m’er de so q’ieu no volria» (Je dois chanter ce que
je ne voudrais pas) et la ressemblance qu’il trouvait entre ces deux chansons saute aux
yeux parce qu’elles partagent le même thème, celui du regret d’une liaison et de sa
rupture qui a eu lieu contre le gré des intéressées. Elles expriment donc le même genre
de sentiment et adressent toutes deux leur poème à cet amoureux perdu.
Si ce qui est comparable entre les deux poétesses est évident, cela ne nous dit
rien sur le sens de la démarche de Barbieri qu’il faut tâcher de saisir. Un peu avant la
citation précédente, ce dernier nous renseigne plus clairement à ce sujet:

Ma delle Donne, che furono tra’ Provenzali, quali tra’ Greci


Saffo, Corinna e Telefilla, non debbiamo noi rinnovellarne
di alcune parimente la memoria?

65 Giovanni Maria Barbieri, Arte del Rimare, publié par Girolamo Tiraboschi, Modena, 1790
64 L S  R

Mais, quant aux dames qui font partie de la littérature


provençale, ne devrions-nous pas nous souvenir autant de
chacune d’entre elles que nous nous souvenons des poétesses
grecques, Sappho, Corinne et Télésille66?

En fait, il place les trobairitz dans la continuité des poétesses antiques, ce qui
lui permet non seulement de montrer que la littérature provençale est aussi riche que
la littérature antique, puisqu’on y trouve aussi, chose rare, des femmes poètes, mais
cela lui donne aussi l’occasion de montrer qu’il faut redonner ses lettres de noblesse
à une littérature qui avait été méprisée à partir de la Renaissance. En effet, quand
on sait qu’il a fallu attendre le XIXe siècle pour que l’on redécouvre la production
littéraire du Moyen Age, on saisit mieux pourquoi Barbieri avait besoin de l’autorité
des anciens pour tenter de mettre à l’honneur les troubadours tombés en disgrâce
depuis la naissance de l’humanisme. La démarche de Barbieri est donc claire: il s’agit
de partager le prestige de la littérature antique avec la littérature provençale afin de
faire prendre conscience de sa qualité et de la mettre à l’abri de l’oubli. Cependant, en
agissant de la sorte, il continue ce que Joan De Jean67 caractérise comme la démarche
d’Ovide lorsqu’il écrit les Héroïdes:
He (Ovid) reverses the narrative focus of traditional
accounts, where attention is centered on the male as a
nexus of continued adventures, to allow women previously
condemned to silence to present their sides of well-known
tales. Yet they are given a voice only to try to win back
unfaithful lovers and to complain of their solitary pain.68

En effet, Barbieri, involontairement, puisqu’il semble ne connaître Sappho


que par Ovide, la réduit à une poétesse qui n’est autorisée à s’exprimer que pour
chanter son chagrin et il fait de même avec la Comtesse de Die, puisque le seul poème
qu’il cite est justement celui qui correspond à ce schéma. Or, une des spécificités de
ces poétesses est justement de s’exprimer dans d’autres registres: il faut dire que la
Comtesse de Die est quand même la seule trobairitz qui écrive un poème où l’on
célèbre le bonheur d’un amour partagé!
James J. Wilhelm ne nous dit pas s’il a repris cette épithète directement à
Barbieri ou s’il s’agit de sa propre idée mais il me semble tout de même que ce serait
vraiment un heureux hasard que les deux savants aient eu exactement la même

66 J’ai corrigé «Téléfilla» en «Télésille». Manifestement, il y a une coquille dans le texte de Barbieri à
cet endroit, puisqu’il n’existe pas de «Téléphilla» dans la littérature grecque.
67 J. De Jean, Fictions of Sappho 1546-1937.
68 J. De Jean, Fictions of Sappho, Critical Inquiry, p. 791.
VI. «L S  R»:  65

inspiration. En ce qui concerne le critique américain, sa démarche est plus difficile à


saisir. Tout d’abord, s’il compare Sappho à la Comtesse de Die, c’est surtout parce qu’il
trouve qu’il y a la même liberté de ton dans leur poème et une même sincérité dans
l’expression de leurs désirs et de leurs sentiments amoureux. Pourtant, il ne cite jamais
un vers de Sappho pour prouver ses dires. Or, comme j’ai tenté de le montrer dans
les parties précédentes de ce travail, la Sappho passionnée et scandaleuse à laquelle
il associe la Comtesse n’est que pure fiction. C’est pourquoi j’estime que Wilhelm
fait preuve d’une bien piètre connaissance de la poétesse qui ne repose pas sur la
lecture de ses poèmes mais plutôt sur ce qu’il s’imagine être leur contenu. Il compare
donc la Comtesse de Die à une figure fantasmée afin de lui donner quelque chose de
l’auctoritas d’une poétesse universellement reconnue.
Il faut, cependant, relever qu’au moins sa démarche part d’une bonne intention
puisqu’elle consiste à mettre en lumière le caractère exceptionnel de l’œuvre de la
Comtesse de Die en lui conférant la protection de la prestigieuse figure littéraire
de Sappho, ce qu’il estime, manifestement, nécessaire. Il est vrai que les trobairitz
ont énormément souffert du jugement sans équivoque et qui faisait loi de certains
provençalistes comme Alfred Jeanroy qui les avait reléguées au rang de curiosité
historique. Or, la comparaison de l’œuvre de ces deux poétesses a permis de saisir
à quel point la poésie de la Comtesse de Die présente un caractère novateur, par
rapport à celle de ses homologues masculins. De même, cette comparaison a l’utilité
de mettre en relief ce qui différencie Sappho de la Comtesse de Die en soulignant leurs
particularités respectives.
A cause de la dénomination de « Sappho du Rhône », au contraire, nos deux
poétesses sont considérées comme interchangeables – alors même qu’elles s’affirment,
précisément, comme des individualités. Cela porte évidemment moins à conséquence
en ce qui concerne Sappho puisque sa réputation n’est plus à faire mais cela minimise
considérablement l’intérêt de la Comtesse de Die. Or nous avons vu à travers le présent
travail qu’on ne saurait en aucun cas, entre ces deux figures originales, poser de signe
d’équivalence.
A première vue, tout porte à croire que Sappho était une poétesse extrêmement
originale – au sens moderne du terme – et que la Comtesse de Die, au contraire,
concentrait plutôt ses efforts sur une recherche formelle plutôt que thématique,
comme c’est généralement le cas des troubadours. A ma grande surprise, il s’est avéré
que la poésie de Sappho, replacée dans son contexte historique, était en fait assez
consensuelle et qu’elle était particulièrement admirée pour la beauté de ses vers plutôt
que pour leur hardiesse, alors que celle de la Comtesse de Die, considérée longtemps
comme un simple exercice de style, exprimait une opinion personnelle et critique
66 L S  R

de la fin’amor. Il me semble donc que les vers de la Comtesse de Die méritent d’être
appréciés pour eux-même et non pour leur prétendue ressemblance de ton avec ceux
de la plus célèbre des poétesses.
67

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