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du Rhône
Mémoire de licence ès Lettres en grec ancien
Faculté des lettres
Université de Lausanne
La Sappho du Rhône
Sophie Bocksberger
Av. Secrétan 3
1005 Lausanne
078 679 49 13
sophie.bocksberger@unil.ch
3
I. Introduction 5
V. Comparaison 61
Bibliographie 67
5
I. Introduction
1 J. J. Wilhelm, Seven Troubadours – The Creators of Modern Verse, p. 138. Les notes comprennent
seulement le nom des auteurs et le titre des ouvrages cités. Les références complètes figurent dans la
bibliographie.
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avec quelques améliorations proposées par Eva-Maria Voigt. En outre, je donne une
version plus complète du fragment 58, étant donné que j’ai tenu compte des résultats
de la récente découverte d’un fragment de Sappho dans le rembourrage d’une momie
égyptienne. Enfin, je donne, tout au long de ce travail, mes propres traductions des
extraits de texte que je cite.
7
Il n’a pas été aisé de sélectionner les fragments de Sappho présentés dans
ce travail. En effet, il m’a semblé absurde de donner le corpus dans son ensemble
parce que certains fragments sont longs d’un mot seulement et qu’en plus, ils sont
décontextualisés, ce qui rend leur interprétation extrêmement risquée. Dès lors, il
fallait trouver un critère de sélection cohérent. Etant donné que nous possédons quatre
poèmes de la Comtesse de Die et que seuls quatre poèmes de Sappho sont considérés
comme plus ou moins complets2, j’ai pris le parti de profiter de cet heureux hasard qui
m’assure une distribution équitable et me permet de donner une importance égale aux
deux poétesses.
2 «In modern editions the fragments are numbered up to 264. But many of these do not contain a
single original word. Only sixty-three contain any complete lines; only twenty-one contain any complete
stanzas; and only three – till now – gave us poems near enough complete to appreciate as literary
structures. A recent find enables us to raise this number to four. In 2004, Michael Gronewald and
Robert Daniel announced the identification of a papyrus in the University of Cologne as part of a roll
containing poems of Sappho.» Martin West, June 2005, (http://www1.union.edu/wareht/story.html)
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Immortelle Aphrodite dont le trône étincelle, fille de Zeus, tisseuse de ruses, je t’en supplie:
ne dompte pas mon cœur, maîtresse, par des tourments et des chagrins,
Mais viens ici, si, jadis, une fois ou l’autre, m’entendant de loin, tu as écouté ma voix et es
venue en quittant la maison de ton père,
Ayant attelé ton char d’or. De beaux moineaux rapides t’emmenaient autour de la terre
noire en battant frénétiquement des ailes, tout droit du fond du ciel.
Ils sont arrivés tout à coup et, toi, bienheureuse, un sourire sur ton visage immortel, tu m’as
demandé ce qu’il m’arrivait encore, pourquoi je t’appelais
Et ce que, dans mon cœur agité d’un transport furieux, je convoitais le plus. Qui dois-je à
nouveau persuader (de céder) à ton amour? Qui te fait du tort, Sappho?
Car, même si elle te fuit, bientôt elle te poursuivra, si elle refuse tes cadeaux, elle t’en
donnera et si elle ne t’aime pas, elle t’aimera, qu’elle le veuille ou non.
Viens à moi maintenant encore et délivre-moi de mes pénibles soucis, accomplis pour moi
tout ce que mon cœur désire et toi-même sois mon alliée.
Commentaire:
Ce poème est écrit en strophes sapphiques et nous est parvenu grâce au témoignage
de Denys d’Halicarnasse. C’est un poème que l’on considère généralement comme
personnel puisque Sappho y invoque la déesse Aphrodite pour que cette dernière l’aide,
tout comme Diomède, dans l’Iliade, appelle Athéna à la rescousse lorsqu’il est blessé
et qu’il veut continuer à combattre malgré tout. C’est pourquoi il ne me semble pas
qu’il ait été écrit pour être récité dans un contexte public. Certes, il présente certaines
II. L 9
formules classiques de l’invocation d’un dieu et donc d’un hymne3 mais il me semble
que dans ce cas Sappho utilise ces formules dans le cadre d’une prière qui exprime des
préoccupations qui lui sont propres.
fragment 31
Il me semble être égal aux dieux, l’homme qui est assis en face de toi et qui t’écoute, alors
que tu chuchotes doucement près de lui et que tu lui fais un sourire plein de désir. Cela me
fait battre le cœur dans ma poitrine, je le jure. Car, lorsque je te jette de brefs coups d’œil, je
ne peux même plus dire un mot mais ma langue se brise ; un feu subtil aussitôt court sous
ma peau, mes yeux ne voient rien et mes oreilles bourdonnent ; une sueur froide me vient
(s’empare de moi); un tremblement me prend tout entière; je suis plus verte que l’herbe; il
me semble que je suis presque morte.
Mais on peut tout supporter car…
3 François Lasserre, dans son livre Sappho, une autre lecture, défend l’idée d’un contexte public pour
le fragment 1 en se fondant sur le fait que le simple emploi d’épithètes comme «poikilÒyrone» dénote
un contexte rituel. Même s’’il reconnaît que ces formules ont pu être détournées dans le cadre de la
démarche esthétique de Sappho, il estime qu’il est plus prudent de les prendre au premier degré.
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Commentaire:
Il est difficile de savoir dans quel contexte ce poème était récité. Pour certains,
comme Denys Page, il s’agit d’un poème à caractère personnel dans lequel Sappho parle
de ce qu’elle ressent à la vue d’une jeune fille qu’elle aime et qui chuchote amoureusement
à l’oreille d’un garçon. Pour d’autres, il s’agit d’un poème d’hyménée vantant les deux
futurs époux. Dans ce cas, l’amour que le «je» lyrique de Sappho manifeste pour la
jeune fille serait conventionnel, répondrait à la nécessité du genre et ne donnerait en
aucune manière un renseignement relatif à l’attirance de Sappho pour les femmes. Il
est néanmoins certain que, dans ce poème, le «je» lyrique de Sappho a le rôle du voyeur
généralement assumé par un personnage masculin, si bien que de nombreux poètes
comme Catulle et Ronsard ont été jusqu’à modifier le triangle amoureux originel dans
leur adaptation du poème.
fragment 444
KuprÒt[eukt(ow) (1)
kçruj ∑lye` y°[vn énÊteiw t’] ¶le[ge st]ãyeiw
ÖIdaow tå d’ ¶kasta f[ãn]eiw tãxuw êggelow:
/[«âVnaj P°rraµe, Maon€aw t’Ùnå pe€ra[ta (3a)
tãw t’ êllaw ÉAs€aw `t[Ò]de pån kl°ow êfyiton: (4)
ÖEktvr ka‹ sun°tairoi êg`oi`s’ §lik≈pida (5)
YÆbaw §j fi°raw Plak€aw t’ ép’ éÛnnãv
êbran ÉAndroµãxan §n‹ naËsin §p’ êlµuron
pÒnton: pÒlla d’ §l€gµata xrÊsia kêµµata
porfÊra kataÊtµena, po€kil’ éyÊrµata,
érgÊra` t’ énãriyµa potÆria kél°faiw.» (10)
áVw e‰p’: Ùtral°vw d’ énÒrouse pãthr f€low:
fãµa d’ ∑lye katå ptÒlin eÈrÊxoron f€loiw.
aÎtik’ ÉIl€adai sat€naiw Èp’ §utrÒxoiw
îgon afiµiÒnoiw, §`p`°baine d¢ pa›w ˆxlow
guna€kvn t’ êµa paryen€kan t’ ép[al]osfÊrvn, (15)
x«riw d’ aÔ Perãµoio yug[a]trew [§pÆÛsan
‡ppoiw d’ êndrew Îpagon Èp’ êrµata [kãµpula
p[ãnt]ew ±€y`eoi, µegãlv[s]ti d[
d[€froi]w én€oxoi f[
p`[ ¶]jago[n
(20)
. . .
(20a)
4 Pour ce poème, j’ai suivi l’hypothèse de travail de François Lasserre qui me semble apporter des
améliorations à celle d’Eva-Maria Voigt.
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mariage pour célébrer les nouveaux époux. Ce sont Hector et Andromaque qui servent
de modèle et la description de la fête correspond dans une certaine mesure à ce qui se
faisait lors d’un mariage à Lesbos. D’ailleurs, aucune action ou presque n’y est décrite
et le poème se résume plutôt à une succession de tableaux.
En outre, ce poème contient beaucoup d’homérismes, ce qui est sûrement
dû au fait que son sujet est un emprunt fait à l’épopée. En voici quelques exemples:
le rythme est dactylique, on trouve au vers 12 «ptÒlin» pour «pÒlin» et il y a des
formules épiques du type «∑lye y°vn» (vers 2).
fragment 58
Enfants, montrez votre empressement pour les beaux présents des Muses à la poitrine parée
de violettes et pour la lyre mélodieuse qui aime les chants.
Pour ma part, déjà la vieillesse a ridé ma peau jadis délicate et mes cheveux ont passé du
noir au blanc.
Mon cœur est lourd et mes genoux ne me portent pas, eux qui avaient pour danser l’agilité
des faons.
Certes, je me lamente souvent à ce propos. Mais que pourrais-je y faire? Car, si on est un
homme, il n’est pas possible de s’affranchir de la vieillesse.
Cela a été le cas même pour Tithon: on disait qu’Eôs bien fleurie de roses, frappée d’amour,
était allée jusqu’aux extrémités de la terre en le portant (dans ses bras),
lui qui était jeune et beau ; mais la vieillesse qui fait grisonner l’a vaincu le temps passant,
même s’il avait une épouse immortelle.
II. L 11
Ouvrage fait à Chypre… Idaos, le messager vint en courant et, une fois arrivé, dit en hâte,
se montrant un rapide héraut en chacun de ses actes:«O roi Priam, jusqu’aux extrêmités
de la Méonie et du reste de l’Asie, la gloire impérissable est tout ce que voici: Hector et ses
compagnons amènent de la sainte Thèbes et du Placos humide la tendre Andromaque aux
yeux vifs dans des bateaux sur la mer salée. Il y a beaucoup de bracelets d’or, de vêtements de
pourpre parfumés, de bijoux bien ouvragés, d’innombrables coupes d’argent et de l’ivoire.»
Ainsi parla-t-il. Son père se leva rapidement. La nouvelle parvint à leurs proches dans la
ville aux larges espaces. Aussitôt, les fils d’Ilos attelèrent des mules à leurs chars aux bonnes
roues; toute la foule des femmes et des jeunes filles aux fines chevilles y monta mais les filles
de Priam partirent séparément … Les bacheliers attelèrent des chevaux à leurs chars et les
conducteurs de char sur un grand espace … les cochers ... Pareils à des dieux ... sacré, tous
en foule ils s’élancent ... vers Ilion, et la flûte au doux son et la lyre se mêlaient ainsi que le
bruit des castagnettes; d’une voix claire, les jeunes filles chantèrent une chanson sainte et le
son divin en parvint jusqu’au ciel. Partout dans les rues … des cratères, des coupes … (des
odeurs) de myrrhe, de casse et d’encens se mêlaient. Toutes les femmes les plus âgées firent
retentir des cris de joie et tous les hommes firent entendre un joli chant aigu en invoquant
Péan à la bonne lyre qui lance ses traits de loin et ils entonnèrent un hymne en l’honneur
d’Hector et d’Andromaque semblables aux dieux.
Commentaire:
Ce poème faisait certainement partie du livre contenant les épithalames de
Sappho. Bien que cela ait été longtemps mis en doute – Ulrich Wilamowitz von
Moellendorf pensait que le fragment n’était pas de Sappho, alors que d’autres savants
pensaient qu’il ne s’agissait pas d’un épithalame – François Lasserre5 me semble avoir
apporté la preuve irréfutable que c’est bien le cas. En effet, il arrive à montrer que
le poème avait «§piyalãµiow» pour en-tête. Ce poème était donc chanté lors d’un
5 F. Lasserre, Sappho, une autre lecture, p. 81 à 106.
II. L 13
Commentaire:
Strophe I
Fin joi me don’alegranssa,
per qu’eu chan plus gaiamen,
e no m’o teing a pensanssa
ni a negun penssamen,
car sai que son a mon dan
<li> fals lausengier truan,
e lor mals diz non m’esglaia,
anz en son dos tanz plus gaia.
Strophe II
En mi non an ges fianssa
li lausengier mal dizen,
c’om non pot aver honranssa
qu’<a> ab els acordamen ;
qu’ist son d’altrestal semblan
6 Lors d’un séminaire d’automne 2008 sur la poésie féminine dans la littérature provençale du Moyen
Age à l’UNIL.
7 A. Pillet et H. Carstens, Bibliographie der Troubadours.
14 L S
R
Structure:
I et II
a’
b frons
a’
b
II. L 15
------- tornade
c c
c cauda c
d’ d’
d’ d’
Commentaire:
Dans ce poème, la Comtesse de Die chante le bonheur que lui procure l’amour
et exprime l’immense mépris qu’elle porte aux losangiers. En les dénonçant, elle met
au jour le dysfonctionnement du système courtois. En effet, leur rôle est de garantir
que la dimension ludique du triangle érotique courtois ne soit pas dépassée et que la
relation ne se réalise jamais. Or c’est précisément ce que souhaite ici la Comtesse: elle
veut s’engager réellement au-delà du jeu courtois et ne semble pas disposée à n’être que
le prétexte à l’expression d’un idéal poétique, comme c’est le cas de la dame que chante
Jaufré Rudel dans L’Amour de loin.
BdT 46,1 - Chansonniers: AB – D – H – IK – a – T
Strophe I
Ab joi e ab joven m’apais
e jois e jovens m’apaia ;
car mos amics es lo plus gais,
per q’ieu sui coindet’e gaia ;
e pois eu li sui veraia, 5
be· is taing q’el [me] sia verais,
c’anc de lui amar no m’estrais,
ni ai cor que m’en estraia.
Strophe II
Mout mi plai car sai que val mais
sel q’ieu plus desir que m’aia, 10
e cel que primiers lo m’atrais
Dieu prec que gran joi l’atraia ;
e qui que mal l’en retraia,
no· l creza, fors so qu’ie· l retrais:
c’om cuoill maintas vetz los balais 15
ab q’el mezeis se balaia.
Strophe III
E dompna qu’en bon pretz s’enten
deu ben pausar s’entendenssa
en un pro cavallier valen,
pois ill conois sa valenssa ; 20
16 L S R
Structure:
Pièce hétérométrique. Rimes dérivatives: la rime masculine en –ais génère la rime
féminine en –aia. Coblas doblas: I + II, III+ IV, T
I+II III+IV
8a 8c
7b’ frons 7d’ frons
8a 8c
7b’ 7d’
- - tornade
7b’ 7d’ 7d’
8a cauda 8c cauda 8c
8a 8c 8c
7b’ 7d’ 7d’
Commentaire:
Strophe I
A chantar m’er de so qu’ieu no volria,
tant me rancur de lui cui sui amia,
car eu l’am mais que nuilla ren que sia ;
vas lui no· m val merces ni cortesia,
ni ma beltatz, ni mos pretz, ni mos sens,
c’atressi· m sui engana’e trahia
cum degresser, s’ieu fos desavinens.
Strophe II
D’aisso· m conort car anc non fi faillenssa,
amics, vas vos per nuilla captenenssa,
anz vos am mais non fetz Seguis Valenssa ;
e platz mi mout qez eu d’amar vos venssa,
lo mieus amics car etz lo plus valens ;
mi faitz orguoill en digz et en parvenssa,
e si etz francs vas totas autras gens.
Strophe III
Meravill me cum vostre cors s’orguoilla,
amics, vas me, per q’ai razon qe.m duoilla ;
non es ges dreitz c’autr’amors vos mi tuoilla,
per nuilla ren qe.us diga ni· us acuoilla ;
e membre vos cals fo· l comensamens
de nostr’amor: ja Dompnidieus non vuoilla
q’en ma colpa sia· l departimens!
Strophe IV
Proesa grans q’el vostre cors s’aizina
e lo rics pretz q’avetz m’en atayna,
c’una non sai loindana ni vezina,
si vol amar, vas vos non si’aclina,
mas vos, amics, etz ben tant conoisens
que ben devetz conoisser la plus fina,
e membre vos de nostres covinens.
Strophe V
Valer mi deu mos pretz e mos paratges
e ma beutatz e plus mos fis coratges ;
per q’ieu vos mand lai on es vostr’estatges
esta chansson que me sia messatges
e voill saber, lo mieus bels amics gens,
per que vos m’etz tant fers ni tant salvatges,
II. L 19
Structure:
I II III IV V
a’ c’ d’ e’ f’
a’ c’ d’ e’ f’ frons
a’ c’ d’ e’ f’
a’ c’ d’ e’ f’
- - - - - -
b b b b b tornade
a’ c’ d’ e’ f’ cauda f’
b b b b b b
Commentaire:
Strophe I
Estat ai en greu cossirier
per une cavallier q’ai agut,
e voill sia totz temps saubut
cum eu l’ai amat a sobrier.
Ara vei q’ieu sui trahida
car eu non li doner m’amor,
II. L 21
Structure:
Commentaire:
Ce poème n’a pas de tornade et semble incomplet, ce qui est sûrement un effet
voulu par son auteur. En effet, la Comtesse y chante le regret qu’elle a de son ami qui
l’a quittée ainsi que le désir qu’elle continue à éprouver pour lui malgré tout. Loin d’un
amour éthéré, elle dit sans détour qu’elle souhaiterait le tenir nu entre ses bras. Elle
aimerait d’ailleurs qu’il remplace son mari et lui fait même don de sa vie. Il est frappant
de voir comme la Comtesse semble avoir évacué du triangle courtois le personnage du
mari. Elle ne fait aucun cas de lui et la seule fois où elle en parle, c’est pour dire le désir
qu’elle a de le remplacer par son ami. La forme inachevée choisie pour ce poème me
semble donc exprimer à merveille son insatisfaction et le manque causé par l’absence
de son ami.
23
verser une larme aux demoiselles de son public: Jaufré, tombé gravement malade sur le
bateau, est conduit agonisant dans une auberge à son arrivée à Tripoli. On fait chercher
la comtesse de Tripoli pour qu’elle vienne à son chevet et, à la vue de celle-ci, sa joie est
si grande qu’il retrouve ses sens avant de mourir, heureux, dans ses bras. Evidemment,
il est délicat d’affirmer que tout ce que raconte Uc de Saint Cric soit faux. Cependant,
il vaut mieux ne pas faire confiance à un biographe, à moins que l’on sache quelles sont
ses sources. Dans le cas d’Uc de Saint Circ, on sait qu’il était établi en Italie quand il
a rédigé ses vidas si bien qu’il ne disposait sans doute pas d’informations de première
main.
La deuxième manière de mélanger la vie et l’œuvre d’un auteur consiste à utiliser
des faits biographiques plus ou moins avérés pour expliquer une œuvre ou découvrir
sa signification cachée. Par exemple, certains critiques shakespeariens se fondent sur le
fait que Shakespeare venait d’une famille catholique – à cette époque les catholiques
étaient persécutés par la reine Elisabeth Ière qui était anglicane – pour voir partout des
références au catholicisme dans son œuvre.
Finalement, il arrive souvent – et c’est le cas pour les deux poétesses qui font
l’objet de ce travail – que ces deux processus se contaminent à travers le temps et qu’on
explique l’œuvre avec une biographie qui a été inventée à partir de l’œuvre elle-même,
ce qui rend le processus circulaire. Voici comment on arrive à un tel mécanisme: tout
d’abord Jaufré Rudel, pour reprendre son exemple, écrit une chanson. Puis, à partir
de cette chanson et d’une possible connaissance de certains éléments de sa vie, Uc de
Saint Circ écrit sa vida. Ensuite, la vida de Jaufré Rudel est considérée comme fiable
parce qu’une partie de ce qu’il affirme est confirmé par sa chanson, puisque ce sont des
éléments qui ont été repris de cette même chanson. A ce moment-là, il est même possible
qu’on crée une notice au sujet de Jaufré Rudel en utilisant les informations de la vida.
Finalement, plus tard, on utilisera cette vida – ou la notice, en ignorant complètement
l’existence de la vida – pour expliquer certains passages du poème qui semblent obscurs
ou du moins un peu abstraits et ainsi la boucle est bouclée! La chanson de Jaufré Rudel
a généré une fiction biographique qui s’est transformée en notice de dictionnaire qu’on
emploie pour expliquer cette même chanson. Cela a pour résultat qu’avec un vernis
historique on peut dire que L’Amour de loin est une chanson qui «explique» la passion
de Jaufré Rudel, ce grand amoureux parti aux croisades uniquement dans l’espoir de
rencontrer sa chère comtesse de Tripoli qu’il n’avait jamais vue. Ou alors, que Jaufré
Rudel était très amoureux d’une femme qu’il n’avait jamais rencontrée et qui vivait
très loin de lui, la comtesse de Tripoli, comme on «l’apprend» dans sa chanson. Or, il
est évident que Jaufré Rudel a peut-être composé ce poème par pur jeu littéraire, étant
lui-même peut-être très heureux en amour. Plus le laps de temps qui nous sépare de la
III. L S C D 25
vie réelle d’un auteur est long, plus il y a un grand nombre d’occasions pour qu’un tel
processus ait lieu, ce qui implique qu’il peut être amplifié par sa répétition.
Il va de soi qu’en principe la critique est désormais plus attentive à ce genre de
problèmes et qu’elle procède d’habitude à un examen critique des sources avant toute
démarche scientifique. Ces problèmes sont d’ailleurs généralement plus importants
lorsque l’on étudie des auteurs antiques, parce que beaucoup de renseignements que
nous possédons ne sont pas de première main et qu’il est possible que des informateurs
tardifs aient affirmé des faits qu’ils n’avait absolument pas vérifiés ou qu’ils avaient
même inventés. Par ailleurs, à la Renaissance, les auteurs antiques avaient un tel prestige
que ce qu’ils disaient était rarement remis en question.
Après ces quelques remarques, je vais tenter de comprendre les effets qu’a pu
avoir un tel processus sur ce que l’on sait de la vie de Sappho et de la Comtesse de Die
ainsi que sur notre compréhension de leurs poèmes.
Sappho
Près de deux mille six cents ans nous séparent de Sappho. Pendant ce laps de
temps, son nom n’a jamais été oublié, alors que son œuvre a connu une autre fortune.
En effet, la taille du corpus des poèmes dont nous avons connaissance a beaucoup varié
suivant les époques. Une édition de tous ses poèmes circulait à l’époque alexandrine,
alors qu’à la Renaissance seuls deux poèmes plus ou moins complets, transmis par la
tradition indirecte, semblaient avoir échappé à l’oubli. Le fait qu’à cette époque ce
qui avait été dit sur sa vie était bien connu mais que son œuvre avait pratiquement
disparu de la circulation a largement contribué à faire prendre pour argent comptant
tout ce que les Anciens pouvaient raconter à son sujet même si tout cela était déjà le
produit de différentes déformations. Voilà pourquoi son identité a passé, au cours de
l’histoire, par énormément de filtres qu’il n’est pas toujours possible d’identifier. Je vais,
cependant, quand même tenter d’en dégager le mécanisme général. Pour commencer,
il me semble qu’il faut distinguer deux grandes étapes dans sa réception: sa réception
pendant l’Antiquité9 et sa réception dès la Renaissance.
9 Je fais aller l’Antiquité jusqu’à la fin du Moyen Age puisqu’on peut voir une véritable continuité de
l’étude du grec et des auteurs grecs dans l’empire byzantin et que cela me permet d’y inclure la Souda.
10 Je dois beaucoup à l’excellent livre de Dimitrios Yatromanolakis, Sappho in The Making, pour la
rédaction de cette partie de mon travail.
26 L S R
à l’examen de celles dont disposaient les auteurs qui parlent de la poétesse afin de
mieux comprendre quelle pouvait être leur nature. De plus, il est important d’en rendre
compte de manière diachronique, étant donné que déjà pendant la première partie de sa
réception l’œuvre et la figure de Sappho ont été perçues par des sociétés très différentes,
même si on parlait toujours le grec et que son oeuvre n’était pas encore fragmentaire.
Outre les quelques poèmes qui ont subsisté, nous possédons beaucoup de textes
qui parlent de Sappho ou de son œuvre et qui attestent qu’elle était bien connue dans
le monde grec. A l’époque classique, il y a un passage d’Hérodote qui parle des poèmes
qu’elle aurait écrits pour blâmer son frère parce qu’il se serait ruiné en fréquentant
une courtisane, un passage du Phèdre de Platon dans lequel Sappho est associée
à Anacréon et quelques vases la représentant. Puis du IVe au IIIe siècles, nous avons
une citation d’un prétendu dialogue poétique entre Sappho et Alcée dans un passage
de la Rhétorique11 d’Aristote ainsi qu’un fragment d’une comédie de Ménandre qui
raconte que la poétesse se serait jetée du haut d’une falaise à Leucade afin de se guérir
de l’amour qu’elle éprouvait pour Phaon. En outre, nous savons que d’autres auteurs
de comédie comme Antiphane, Ephippos et Diphilos ont écrit des pièces intitulées
Sappho. Malheureusement, il ne nous en reste que quelques brefs fragments et parfois
même seulement le titre de la pièce. Finalement, à partir de l’époque hellénistique,
période à laquelle remonte la publication des poèmes de Sappho, de nombreux auteurs
comme Strabon (Ier siècle après J.-C.), Maxime de Tyr (IIe après J.-C.) ou Athénée (IIIe
après J.-C.) écrivent à son sujet. Les papyri d’Oxyrhynque12 ont révélé l’existence d’une
biographie de Sappho remontant au IIIe siècle avant J.-C. Il existe en outre une autre
biographie, écrite par Suidas, qui date du IXe siècle après J.-C. et qui fait partie de son
encyclopédie.
Sappho au Ve siècle
Nous ne possédons aucun témoignage contemporain sur la manière dont les
chansons de Sappho ont été diffusées avant le Ve siècle. A cette époque, son nom apparaît
sur des vases attiques13 – le plus ancien semble même dater de la fin du VIe siècle14 – ce
qui atteste que la poésie de Sappho, avec celle d’Anacréon et d’Alcée entre autres, était
11 En 1367a.
12 Le fragment 1800.
13 Oenochoé à figures rouges: femme avec barbitos, vers 490-480 av. J.-C., Cambridge, MA,
Harvard University Art Museum, Arthur M. Sackler Museum, Bequest of David M. Robinson, inv.
no. 1960.354./Vase calathoïde à figures rouges: Sappho et Alcée avec des baritoi, vers 480-470 av. J.-C.
Munich, Staatliche Antikensammlungen, inv. no. 2416.
14 Hydrie à figures noires: Sappho jouant du barbitos, attribué au peintre de Sappho, vers 510-500 av.
J.-C. Varsovie, National Museum, inv. no. 142333.
III. L S C D 27
récitée et circulait dans le cadre du banquet, puisque la plupart des vases sur lesquels elle
est représentée étaient, par leur usage, rattachés à cet univers. Or, ce cadre a beaucoup
contribué à la perception de la figure de Sappho. En effet, les poèmes étaient souvent
chantés par des hétaïres et pouvaient être contextualisés de manière fantaisiste afin de
répondre aux diverses demandes ou attentes de l’audience. En plus, dans l’imaginaire
des Athéniens du Ve siècle, les habitants de l’est de la Grèce et plus particulièrement son
élite jouissaient d’un style de vie très fastueux – étant plus proches géographiquement
de la Lydie (ou de la Perse suivant l’époque) qui était célèbre pour ses richesses – et
s’adonnaient à toutes sortes d’excès. On croyait que les femmes de Lesbos, notamment,
étaient spécialement belles15, qu’elles avaient des mœurs très légères et qu’elles étaient
expertes en toutes sortes de pratiques sexuelles16. Il est donc tout à fait plausible que
cette idée reçue ait eu de l’influence sur la manière dont on percevait Sappho. En
outre, comme les poèmes de Sappho étaient chantés dans les mêmes circonstances que
ceux d’Anacréon17 dont certains poèmes ont clairement pour objet son amour pour
les jeunes garçons et les jeunes filles, la manière dont on comprenait ceux de Sappho a
sûrement aussi été influencée par le corpus des poèmes d’Anacréon. Il est impossible de
savoir si Sappho pratiquait elle-même la pédérastie et cela n’a de toutes façons que très
peu d’importance mais, visiblement, le contenu de ces poèmes ne le démentait pas et a
permis ce genre de fictionnalisation du «je» lyrique.
Dans ce qui nous reste des poèmes de Sappho, rien ne permet de comprendre
comment elle a pu être considérée comme une femme aux mœurs légères, hormis le
fait qu’elle s’adresse à ses ßtairai (compagnes), terme certes ambivalent puisque les
courtisanes qui servent les hommes lors du banquet sont appelées ainsi. Toutefois,
dans le contexte des poèmes, le terme ne semble pas suggérer plus qu’un simple
compagnonnage. En effet, ses poèmes célèbrent la beauté de ses ßtairai et parlent tout
au plus des sentiments qu’elles peuvent lui inspirer et non pas d’une relation amoureuse
avec elles. D’ailleurs, dans le fragment 5, elle semble signaler qu’elle tient sa réputation
très à cœur, puisqu’elle fait le voeu que son frère s’amende et veuille bien rendre son
honneur à sa soeur («tån kasignÆtan d¢ y°loi pÒhsyai` [ ] t€µaw»). En outre, à cette
époque, la pédérastie est quelque chose de toléré18, du moins chez les hommes. Par
conséquent, il semble tout à fait plausible que ce soit surtout son association avec le
contexte du banquet, la profession d’hétaïre et les poèmes d’Anacréon, bien plus que
le contenu de ses vers, qui a contribué dès le Ve siècle à modeler la figure d’une Sappho
sensuelle. Elle a eu un tel succès que bien plus tard, à l’époque hellénistique, on a fini
par distinguer deux Sappho: la poétesse et la courtisane.
Il semble que deux autres contextes aient eu une influence sur la perception
de la figure de Sappho au Ve siècle. En effet, une autre série de vases représente des
rassemblements de femmes lors desquels elles jouent de la musique, chantent – de
la poésie vraisemblablement – et/ou en lisent. L’un d’entre eux représente même une
femme tenant un rouleau de papyrus ouvert pour qu’une autre puisse le lire (et chanter
le poème?) en même temps qu’elle joue d’un instrument. Or sur un autre vase on peut
même identifier Sappho elle-même puisque le personnage central, qui tient un papyrus
et semble le lire, est appelé Sappho (SAPPVS). On peut remarquer que le potier qui a
fait le vase semble à peine savoir écrire, étant donné qu’il dessine beaucoup de lettres sur
ses vases sans que celles-ci forment un mot et que la manière dont il écrit le nom de la
poétesse est erratique. Cela paraît témoigner de ce qu’il a reçu peu d’éducation, si bien
qu’on peut en conclure que la connaissance de la poétesse n’était pas réservée à l’élite
de la société athénienne. De plus, ce vase me paraît attester que les poèmes de Sappho
circulaient déjà par écrit au Ve siècle et qu’il devait exister une édition pré-alexandrine
de son œuvre.
Il est impossible de savoir à quel milieu appartiennent ces femmes. Il semble
peu probable qu’il s’agisse d’une scène domestique et qu’elles fassent partie de la bonne
société athénienne, étant donné qu’aucune source ne nous apprend qu’on enseignait
la musique aux femmes de bonne famille. Mais comme toutes nos sources sont
androcentriques, il n’est pas exclu que cela ait été le cas. Il pourrait tout aussi bien s’agir
d’un rassemblement d’hétaïres19. Il est délicat de trancher. Pourtant, le fait que la figure
de Sappho apparaisse sur ce genre de représentations nous renseigne sur une autre
manière dont on percevait la poétesse à l’époque classique. Pour les hommes – seuls les
hommes pouvaient être artisans – elle était associée à des rassemblements de femmes
18 Par exemple, le fait qu’Alcibiade ait été l’§r≈µenow de Socrate, mais qu’on lui prête, lorsqu’il était
adulte, une relation adultère avec la femme d’un des deux rois de Sparte n’a jamais été considéré comme
étrange.
19 Où les hétaïres apprenaient-elles la musique et la poésie? Il semble qu’elles bénéficiaient de certaines
garanties légales mais qu’elles devaient payer un impôt à l’Etat.
III. L S C D 29
dont les hommes étaient exclus20 avec toute la dimension fantasmatique et toutes les
connotations qu’un univers exclusivement féminin pouvait avoir. Finalement, un lébès
gamikos21 d’Athènes que l’on date de 430 à 420 av. J.-C.22, représente une femme qui
tient une harpe entourée d’autres femmes qui tiennent des coffres. Cette scène pourrait
évoquer des préparatifs de mariage, hypothèse qui est renforcée par l’usage auquel se
rattache la forme du vase. Comme la scène que représente ce vase ressemble beaucoup
à celles qui représentent des rassemblements de femmes, il semble que la récitation –
et la lecture? – de Sappho pourrait aussi lui être associée. On peut donc en conclure
que l’univers du mariage est peut-être un troisième filtre par lequel a passé la réception
de l’œuvre de Sappho au Ve siècle. L’existence de ce troisième filtre ne me semble pas
attestée de manière aussi convaincante que les deux autres mais il faut reconnaître que
de nombreuses sources tardives disent qu’un des livres de l’édition alexandrine des
poèmes de Sappho contenait seulement des épithalames, ce qui est confirmé par le
fragment 44 qui semble correspondre à ce registre.
Finalement, Hérodote23, l’une de nos plus anciennes sources littéraires
concernant la réception de Sappho à cette époque, raconte dans d’une digression au
sujet de la courtisane Rhodopis24 que Charaxos, le frère de Sappho, avait fréquentée à
Naucratis que lorsque ce dernier était rentré à Mytilène, «Sappho dans sa poésie l’avait
beaucoup raillé («§n µ°leÛ Sapf∆ pollå katekertÒµhs° µin»). Contrairement
à Dimitrios Yatromanolakis, je ne pense pas qu’il faille supposer que cette anecdote
renforce l’association entre Sappho et le monde des courtisanes. Au contraire, je pense
plutôt qu’elle oppose clairement cette dernière à ce monde et l’en différencie, puisqu’elle
critique son frère pour sa passion ruineuse. Par conséquent, il me semble que ce passage
d’Hérodote laisse transparaître un autre filtre par lequel l’image de Sappho aurait passé,
celle d’une Sappho plus moraliste. Je suis tout à fait d’accord avec l’hypothèse selon
laquelle il existait différentes visions de Sappho, parfois contradictoires, dès le Ve siècle et
j’ajouterai que cela a certes été largement encouragé par les contextes très différents dans
lesquels sa poésie était diffusée mais que la grande diversité de ces contextes ne peut pas
20 Rappelons que les hommes et les femmes vivaient séparés à Athènes et qu’une femme restait en
principe dans l’o‡kow.
21 Il s’agit d’un vase qui était utilisé lors de la cérémonie du mariage.
22 Inventorié sous le numéro 14791.
23 Hérodote, II, 135.
24 D’après Athénée, Hérodote pensait à tort que Doricha, nom traditionnellement attribué à la
maîtresse de Charaxos était un autre nom de la très célèbre courtisane Rhodopis.
30 L S R
seulement être expliquée par la prétendue plasticité de ses poèmes25, qui est d’ailleurs
déjà mise à mal par le fait qu’on peut, à mon avis, postuler que les poèmes de Sappho
circulaient déjà par écrit au Ve siècle, comme j’en ai fait l’hypothèse précédemment.
Pour ma part, je pense plutôt que l’existence de ces contextes très différents permet
de comprendre que dès leur composition les poèmes de Sappho appartenaient à des
registres variés, ce qui me semble conforme à la diversité de contenu et donc de registre
des fragments qui nous sont parvenus.
D’ailleurs, la Souda affirme que Sappho écrivait des livres de vers lyriques
et qu’elle écrivait aussi des épigrammes, des élégies, des iambes et de la monodie:
«¶grace d¢ µel«n lurik«n bibl€a. (...) ¶grace d¢ ka‹ §pigrãµµata ka‹ §lege›a
ka‹ fiãµbouw ka‹ µonƒd€aw». Certes, Suidas est une source très tardive mais je pense
qu’on peut se fier à ses informations, étant donné qu’elles reposaient nécessairement
sur une connaissance directe de l’oeuvre de Sappho. C’est pourquoi, même si Suidas
ne les avaient pas de première main et qu’elles étaient peut-être imprécises, il n’est pas
imprudent d’en tirer la conclusion que Sappho pratiquait plusieurs genres de poésie.
(t309-317.) LEUKADIA
La Leucadienne
25 Dimitrios Yatromanolakis prétend qu’une collection des poèmes de Sappho ne peut avoir existé
avant l’époque alexandrine et qu’ils étaient transmis oralement. C’est la raison pour laquelle ils auraient
pu être légèrement modifiés (quant à leur adresse et aux déictiques notamment) suivant le contexte de
leur récitation et donc de leur réactualisation. Je ne crois pas à cette hypothèse.
26 Athénée, Les Déipnosophistes, XIII, 72, 23-25: «ka‹ går D€filow ı kvµƒdiopoiÚw pepo€hken §n
Sapfo› drãµati SapfoËw §raståw ÉArx€loxon ka‹ ÑIpp≈nakta.»
III. L S C D 31
Voilà pourquoi l’on dit que Sappho la première, alors qu’elle poursuivait Phaon le
présomptueux, piquée par le désir, a sauté du haut de la falaise qu’on voit de loin
conformément à ta prière, souverain seigneur …
(313.) eÈfhµe€syv
t°µenow p°ri Leukãdow ékt∞w.
Son contenu était le suivant: Calycé, une jeune fille, tombe amoureuse d’Euathlos,
un beau jeune homme. Elle prie régulièrement Aphrodite pour qu’il l’épouse un jour.
Mais Euathlos ne l’aime pas et Calycé, désespérée d’être rejetée, se jette d’une falaise
près de Leucade. Il se trouve que cette histoire présente de grandes similitudes avec
celle de Sappho et de Phaon. En effet, Sappho se jette aussi du haut des falaises de
Leucade, ayant été rejetée, tout comme Calycé, par celui qu’elle aime. Bien sûr, on ne
peut pas prétendre que le poème de Stésichore soit réellement à l’origine de l’histoire
des amours de Sappho et Phaon. Cependant, la chanson de Calycé montre qu’il existait
une structure narrative préexistante à cette fiction sur Sappho dont se sont peut-être
inspirés, consciemment ou non, ceux qui l’ont fait circuler.
PLATVNOS
ÉEnn°a tåw MoÊsaw fas€n tinew: …w Ùlig≈rvw:
±n€de ka‹ Sapf∆ LesbÒyen ≤ dekãth.
De Platon
Certains disent (qu’il y a) neuf Muses. Combien c’est désinvolte! Car il y a aussi la dixième,
Sappho de Lesbos.
C’est aussi dès cette époque qu’on rencontre les premières attestations du terme
poiÆtria (poétesse). En effet, à l’époque classique, la profession de Sappho est désignée
par le terme épicène de µousopoiÒw (poète lyrique) par Hérodote30. L’apparition dans
la langue d’un mot de genre féminin est un signe, à mon avis, de l’institutionnalisation
de Sappho. D’ailleurs, l’époque alexandrine compte de nombreuses poétesses.
Dès lors que Sappho est «canonisée» et étudiée méticuleusement, les érudits
alexandrins ont dû chercher à collecter tout le savoir qui existait à son sujet afin d’écrire
une biographie qui fasse référence. Or, les seules sources qu’ils avaient à disposition
devaient être les poèmes eux-mêmes ainsi que le mélange de fiction et de réalité que les
hétaïres avaient véhiculé lors des banquets.
Il nous reste deux fragments de biographie31. L’un, le plus ancien, date du IIe ou
du IIIe siècles avant J.-C. et fait partie de l’immense corpus des papyri d’Oxyrhynque.
D’auteur anonyme, ce texte fait partie d’une collection de biographies de figures
célèbres parmi lesquelles se trouvent notamment Simonide, Esope, Thucydide et
Démosthène. Cependant, aucune cohérence ne semble avoir guidé le compilateur dans
son choix. En effet, certains noms sont ceux de personnages de la mythologie32. En
voici la transcription que l’on peut trouver dans l’édition de Bernard P. Greenfell et
Arthur S. Hunt33 ainsi que la traduction que je propose:
Col. i.
. . . . . .
].[. . .
peri Sapf]ouw
[Sapfv to µen genow] hn Le
[sbia polevw de Mit]ulhnhw
[patrow de Skaµ]androu ka
[ta de tinaw Ska]µandrvnu
[µou adelfouw d] esxe treiw
[Er]i[guion kai La]rixon pre
sbu[taton de Xar]ajon ow pleu
Col. ii.
. . . . . .
perit [ 13 lettres vs
per Xaµailev[n . . . . . . . .
tiow eplanhy[h . . . . . . . .
ap autou legei [ . . . Aiolidi
dialektvi kexr[h . . . . . ge
grafen de bubl[ia ennea µen
lurika elegeiv[n de kai allvn
en
>
Au sujet de Sappho.
Sappho est née à Lesbos dans la ville de Mytilène. Elle était la fille de Scamandros ou, selon
certains, de Scamandronymos. Elle a eu trois frères, Eriguios, Larichos et Charaxos, l’aîné,
qui alla en Egypte par bateau et qui, en fréquentant une certaine Doricha, dépensa la plus
grande partie de son argent pour elle ; elle aima davantage Larichos qui était le cadet. Elle
a eu une fille, Cléïs, qui portait le nom de sa mère. Elle a été accusée par certains d’avoir le
caractère indiscipliné et d’aimer les femmes. En ce qui concerne sa beauté, elle semble avoir
été facile à mépriser et très vilaine. Quant à ses yeux, ils étaient gris. Pour la taille, elle était
tout à fait petite. Il (lui) est arrivé la même chose que …
… il s’est égaré … elle dit en langue éolienne … elle a écrit neuf livres lyriques … d’élégies
et autres …
III. L S C D 35
Les quelques éléments réellement biographiques ont sûrement été tirés des
poèmes eux-mêmes puisqu’Hérodote atteste qu’elle a écrit des poèmes pour son frère
Charaxos et que le nom de Cléïs apparaît effectivement dans les fragments que nous
possédons. En ce qui concerne le père de Sappho, c’est encore Hérodote qui nous
apprend qu’il s’appelait Scamandronymos. A priori, il n’y a donc pas de raison de croire
que ces informations soient erronées mais il faut tout de même être réservé et rester
prudent.
La deuxième partie de cette biographie révèle qu’elle a été accusée par certains
d’être une «gunaikerãstria» et qu’elle était petite et laide. Si l’on est maintenant
en mesure de comprendre pourquoi elle a pu être attaquée pour ses mœurs légères,
sa description physique semble complètement fantaisiste et reflète bien le genre
d’inventions qui pouvait circuler à son sujet afin de donner plus de relief à un poème.
En effet, Platon, lui, l’appelle «≤ kalØ Sapf≈» (la belle Sappho), ce qui est d’ailleurs
tout aussi invérifiable.
La deuxième biographie que nous possédons provient de la Souda qui a été
écrite au IXe siècle, en pleine époque byzantine.
Suda Lexicon
Sappho, fille de Simon, selon d’autres, d’Euménos, selon d’autres, d’Eriguos, selon d’autres,
d’Ecrytos, de Sémos, de Camon, d’Etarchos, de Scamandronymos; fille d’une mère appelée
Cléïs. Lesbienne d’Eressos, (poétesse) lyrique, née lors de la quarante-deuxième olympiade à
l’époque où vivaient aussi Alcée, Stésichore et Pittacos. Elle avait aussi trois frères, Larichos,
Charaxos et Eurygios (?). Elle a épousé un mari très riche, Kercylès qui venait d’Andros.
Elle a eu de lui une fille qui s’est appelée Cléïs. Elle a eu trois compagnes et amies: Atthis,
Télésippe et Mégara à propos desquelles elle a été accusée d’amitié honteuse. Ses élèves ont
été Anagora de Milet, Gongyla de Colophon et Eunice de Salamine. Elle a écrit neuf livres
de vers lyriques. La première, elle a inventé le plectre. Elle a écrit aussi des épigrammes, des
élégies, des iambes et des monodies.
encore avec le temps, ont été ressenties comme des incohérences, ce qui a provoqué
leur divorce et s’est concrétisé par la distinction entre deux Sappho différentes dans cet
article d’encyclopédie.
39 C’est sûrement sa mauvaise réputation et le fait qu’il était condamnable pour les chrétiens qu’une
femme exprime du désir pour une jeune fille qui a poussé les copistes à cesser de recopier son œuvre.
38 L S R
Ainsi, la poésie de Sappho est normalisée et tout ce qui n’est pas habituel, voire
acceptable, est évacué avec le poème original, qui souvent n’était pas traduit!
41 D. Bouvier & P. Voelke, «Métamorphoses érotiques d’un texte poétique», dans W. Lenschen éd.,
Die Sprachen der Liebe, p. 187-208.
42 Philippe Brunet, L’égal des dieux, cent versions d’un poème de Sappho.
43 Pierre de Ronsard, «Les Amours de Marie», Le Second Livre des Amours commenté par Remi Belleau
du Perche, Paris, 1560, vers 1-6.
40 L S R
Comme Sappho l’écrit, après qu’Alcée a dit: – Je veux te dire quelque chose mais la gêne
m’en empêche. – Si tu avais le désir de choses bonnes et belles et si ta langue ne composait
pas quelque chose de honteux à dire, la gêne ne se lirait pas dans tes yeux et tu parlerais de
44 Anacréon est plus jeune que Sappho. Il est né vraisemblablement vers 550 avant J.-C. puisqu’il a
vécu au temps du tyran de Samos, Polycrate.
III. L S C D 41
˜ti d¢ oÎk §sti SapfoËw toËto tÚ üsµa pant€ pou d∞lon. §g∆ d¢
≤go˵ai pa€zein tÚn ÑErµhsiãnakta per‹ toÊtou toË ¶rvtow. ka‹ går
D€filow ı kvµƒdiopoiÚw pepo€hken §n Sapfo› drãµati SapfoËw §raståw
ÉArx€loxon ka‹ ÑIpp≈nakta.
Chaméléon dans son traité «sur Sappho» prétend que certains disent aussi à son sujet que
45 Le fait de savoir si l’interlocuteur de Sappho dans ce «collage» était en fait Anacréon et non Alcée
était matière à débat pendant l’Antiquité, ce qui prête à croire que ce fragment est une construction
tardive et peut-être une improvisation lors d’un banquet.
46 (fr. 14 B).
47 (fr. 26 B).
42 L S R
«quand Eros aux cheveux d’or m’a lancé un ballon rouge, il m’a invité à jouer avec la jeune
fille à la sandale décorée. Comme elle était de Lesbos la bien construite, elle a critiqué mes
cheveux – ils étaient blancs – et elle en a regardé une autre, bouche bée.»
«Muse au trône d’or, tu m’as dit l’hymne que le noble vieillard de Téos, venu d’un pays aux
belles femmes bien renommé, a chanté de manière charmante»
que ce chant n’est pas de Sappho, c’est évident pour tout un chacun sans doute. Moi, je pense
qu’Hermésianax a plaisanté au sujet de cet amour. En effet, Diphilos, l’auteur de comédies,
a mis en œuvre dans son drame intitulé Sappho Archiloque et Hipponax comme amants
de Sappho.
Même Athénée n’est pas dupe de cette construction. La réponse de Sappho est
clairement un faux parce que, de toutes façons, chronologiquement, il n’est pas possible
qu’elle ait connu Anacréon, l’homme de Téos qui a vécu après elle, au temps du tyran
Polycrate. Pour ce qui est du poème attribué à Anacréon, s’il est tout à fait probable
qu’il l’ait écrit lui-même, on ne sait pas en revanche s’il s’adressait réellement à Sappho.
Les éléments qui militent dans ce sens sont les suivants: la jeune fille vient de Lesbos,
elle semble attirée par une femme et son attitude – elle la regarde bouche bée – rappelle
celle du «je» lyrique du fragment 31, puisqu’elle ne peut plus dire mot.
Quoi qu’il en soit, l’association de deux passages de poètes est un phénomène
très productif qui génère lui-même de la poésie et a donc tendance à grossir le corpus
des poètes qu’il a pour cible. Cette pratique devait être courante et, si l’on en croit
Athénée, c’est le poète élégiaque Hermésianax (IVe av. J.-C.) qui en a été l’initiateur par
jeu, ce qui atteste à mon avis l’ancienneté et la banalité de ce genre de «collages».
La Comtesse de Die
Pour la Comtesse de Die, les choses sont plus simples. On possède d’elle
quatre poèmes complets qui ont été écrits entre la deuxième partie du XIIe siècle et
la première partie du XIIIe et beaucoup moins de temps nous sépare d’elle. De plus,
le peu de succès que la littérature provençale a rencontré dès la Renaissance a eu pour
conséquence de préserver la Comtesse de Die du flux du discours périphérique et de ses
fictionnalisations abusives jusqu’au XIXe siècle. Depuis, on a recommencé à l’étudier et
on a cherché à savoir quelle figure historique se cachait derrière elle.
Dans les chansonniers A, B, I et K, apparaît une très brève vida écrite par Uc de
III. L S C D 43
La Comtesse de Die fut l’épouse de Guillaume de Poitiers, dame belle et bonne. Elle s’éprit
de Raimbaud d’Orange et composa à son propos maintes bonnes chansons.
Cette vida confirme les seules informations solides dont nous disposions: la
Comtesse de Die était issue d’un milieu aristocratique et habitait à Die. Voilà tout ce que
nous savons. En ce qui concerne son mari, il est très probable qu’il ait été effectivement un
certain Guillaume de Poitiers. En revanche, la partie qui concerne Raimbaud d’Orange
est purement fantaisiste pour les raisons suivantes. Premièrement, Uc de Saint Circ est
connu pour ses inventions biographiques à partir de l’interprétation des chansons et,
comme il se trouvait en Italie lorsqu’il les a rédigées, il ne pouvait guère se renseigner.
En outre, Raimbaud d’Orange est célèbre, à tort ou à raison, pour son succès auprès
des femmes et étant donné que ses terres se trouvaient justement près de Die il était le
candidat idéal pour correspondre au cavallier décrit dans les chansons de la Comtesse.
En effet, cette dernière décrit son ami comme un beau et preux chevalier plaisant à
toutes les femmes, ce qui a pour conséquence qu’il lui est infidèle. En s’appuyant sur ces
quelques informations, des savants ont écumé les arbres généalogiques afin d’y trouver
la Comtesse mais elle est restée insaisissable, malgré les tentatives d’en faire une certaine
Béatrice de Die, contemporaine de Raimbaud d’Orange.
Donc, dans le cas de la Comtesse de Die, le mécanisme qui est le moteur de la
création de sa vida est des plus élémentaire. Il reflète l’envie que le personnage du «je»
lyrique soit incarné afin de donner une dimension plus réaliste à ses chansons et par
conséquent de les rendre, d’une certaine manière, plus accessibles: on substitue ainsi
à la relative abstraction de la poésie lyrique un caractère concret se rapprochant du
document historique.
Maintenant que nous avons fait le départ entre réalité et légende concernant
la vie de Sappho et celle de la Comtesse de Die, ou du moins, que nous avons pris
conscience du peu d’informations assurées que nous possédons, il est temps de nous
interroger sur les conditions qui ont permis à ces femmes de s’exprimer et de faire
partie d’un canon littéraire essentiellement masculin. L’Antiquité et le Moyen Age
comptent extrêmement peu de femmes écrivains. Par conséquent, ces œuvres littéraires
ont toujours un caractère particulier, quelque chose d’exceptionnel, et il est à mon avis
nécessaire de nous demander quels sont les facteurs qui ont favorisé la transmission de
leur poésie. En effet, ce n’est pas le fait qu’une femme compose qui est étonnant, mais
plutôt que sa production littéraire nous soit parvenue et qu’elle ne soit pas anonyme.
Il n’y a aucune raison qu’une femme soit moins capable de composer qu’un homme et
il faut chercher les raisons de leur quasi-absence de la littérature antique et médiévale
ailleurs. Le manque d’instruction donné aux femmes et le fait qu’elles ne soient pas
stimulées par leur milieu à écrire sont certes des facteurs importants mais je pense que
cela tient surtout au problème de la circulation de leur œuvre et de sa transmission. Les
femmes ayant généralement une participation à la sphère publique limitée, elles ont
plus de difficulté à faire sortir leur travail de leur sphère privée.
Il s’agira donc d’observer comment chacune de nos poétesses s’intègre à la
tradition littéraire de son époque, en nous demandant si elles utilisent les mêmes
règles que leurs collègues masculins ou si, au contraire, elles contestent cette tradition
et s’émancipent. Quelle démarche est la leur? Ont-elles des revendications? Des
contestations? Sont-elles conscientes d’être des exceptions en tant que femmes artistes ?
Il me semble essentiel que nous nous interrogions sur ce genre d’enjeux afin d’avoir une
meilleure compréhension de leur œuvre et de mieux saisir le contexte dans lequel elles
écrivent. Finalement, cette comparaison a pour but de déterminer si leur rapport à la
société est analogue et, si ce n’est pas le cas, les différences devraient nous en apprendre
plus par contraste.
Depuis le jour où Sappho a fui par bateau de Mytilène en Sicile (lors de telle ou telle
olympiade), alors que Critias l’Ancien était archonte à Athènes et qu’à Syracuse les Gamoroi
détenaient le pouvoir.
Or, étant donné le contexte politique de cette époque, il y a gros à parier que
si Sappho a été bannie, c’est parce qu’elle était membre d’une famille aristocratique
chassée par un des tyrans. En revanche, nous ne savons pas si cela s’est produit au
début ou à la fin de sa vie. Ensuite, les informations que nous possédons au sujet
de deux de ses frères indiquent aussi l’appartenance de sa famille à l’aristocratie de
Mytilène. Athénée49 dit que le plus jeune frère, Larichos, était échanson au prytanée et
Hérodote laisse à penser que Charaxos était riche puisqu’il s’est ruiné en Egypte auprès
de Doricha50. Finalement, l’univers que décrit Sappho dans ses poèmes et avec lequel
elle semble être familière me paraît aussi montrer qu’elle a joui d’une vie privilégiée
réservée à l’élite de la société archaïque.
On ne sait pas vraiment dans quel cadre Sappho écrivait ses poèmes. Au vu du
peu d’information dont nous disposons, on doit avoir recours à la via negationis pour
que se dessinent vaguement les contours de son quotidien. Vu son rang social et son
49 En 425 A.
50 Je rappelle qu’Hérodote appelle Doricha Rhodopis. Joel B. Lidov dans son article intitulé – Sappho,
Herodotus, and the «Hetaira» – pense qu’il n’est pas possible de lire un omega sur le papyrus qui donne le
fragment 15 et que, par conséquent, la conjecture D]vr€xa n’est pas une leçon qui devrait être retenue.
Je ne suis pas d’accord, tout comme Dimitrios Yatromanolakis, parce qu’aucune autre restitution n’est
possible, à moins d’envisager un hapax.
IV. C 47
statut de femme, il est peu plausible que Sappho ait pratiqué son activité de poétesse
pour gagner sa vie. En revanche, étant donné que certains de ses poèmes comme les
épithalames ont été écrits pour des cérémonies religieuses publiques, il n’est pas exclu
qu’elle ait été payée pour son travail mais il est impossible qu’elle ait voyagé et qu’elle ait
fait ainsi circuler elle-même son œuvre comme Anacréon ou Simonide plus tard, si bien
qu’on peut imaginer que ce sont soit les habitants de Lesbos ou les voyageurs étrangers
de passage qui ont contribué à la diffuser en se déplaçant.
L’idée selon laquelle Sappho aurait été la responsable d’un «collège» où les
jeunes filles apprenaient le chant et la musique me semble fantaisiste. Elle repose
uniquement sur une libre interprétation de sa poésie et seul un fragment parle clairement
d’enseignement. Or il est d’attribution peu sûre et complètement décontextualisé:
L’autre fragment52 sur lequel les partisans de cette thèse se fondent est tout
aussi decontextualisé53 et me semble constituer un argument bien fragile puisqu’il
repose uniquement sur le fait qu’on y fait allusion à une maison qui cultive les Muses
(«µoisopÒlai †ofik€ai† ou µoisopÒloi dÒµoi»), ce qui témoignerait que la maison de
Sappho cultive les Muses… De plus, ce fragment est transmis par Maxime de Tyr qui
l’utilise justement pour défendre l’idée d’une Sappho enseignante. Il pense que Sappho
était une sorte de Socrate au féminin et qu’elle avait un cercle de disciples auquel elle
enseignait. Il imagine aussi que Sappho aurait aimé Anactoria, par exemple, comme
Socrate a aimé Alcibiade, ce qui, en revanche, est une excellente hypothèse.
On a aussi défendu l’hypothèse selon laquelle Sappho avait un rôle religieux
à Lesbos et qu’elle était la maîtresse d’une sorte de thiase54. Encore une fois, cela me
semble bien fantaisiste et assez incompatible avec le fait que nombre de ses poèmes
étaient des skÒlia (scolies ou chansons de table que chaque convive chantait tour à
tour lors d’un banquet) ou du moins ont été considérés comme tels à Athènes au Ve
51 Sapphus vel Alcaei Fragmenta, ediderunt Edgar Lobel et Denys Page, Fragment 11.
52 Il s’agit du fragment 151 de l’édition d’ Edgar Lobel et Denys Page: «oÈ går y°µiw §n µoisopÒlvn
†ofik€ai / yr∞non ¶µµen’: oÎ k’ êµµi tãde pr°poi».
53 Maxime de Tyr indique simplement que Sappho s’adresse à sa fille.
54 La critique allemande du XIXe siècle notamment a développé cette théorie, afin, entre autres,
de défendre la vision d’une Sappho chaste. Cette théorie a été beaucoup critiquée par Denys Page
qui pensait que cette vision de Sappho avait tendance à considérablement réduire le génie poétique
et l’individualité de la poétesse. En effet, faire de Sappho une espèce de «maîtresse d’école» a pour
conséquence de diminuer l’originalité de sa poésie.
48 L S R
siècle. De plus, de nombreux poètes comme Alcée ou Archiloque ont aussi écrit des
hymnes qui n’avaient pas de fonction religieuse. Toutes ces hypothèses ne me semblent
être que de vaines tentatives de masquer notre ignorance face à l’énigme que pose
l’existence même de Sappho. En effet, si le mode de fonctionnement de l’aristocratie
de la Grèce archaïque a laissé suffisamment de liberté aux femmes pour qu’une Sappho
voie le jour, comment expliquer qu’elle soit la seule poétesse dont on ait connaissance
à cette époque?
La pédérastie
La pédérastie est une pratique courante chez les hommes de l’aristocratie.
S’il s’agit bien d’une de relation homosexuelle, elle n’a strictement rien à voir avec
l’homosexualité telle que l’on peut se la représenter à notre époque. La pédérastie –
littéralement, le fait d’éprouver du désir pour un enfant – a des limites bien définies. Elle
engage toujours un adulte et un jeune garçon, un pa›w, dans une relation amoureuse à
55 On pourrait objecter qu’il y avait aussi la poétesse Corinne, mais il semble qu’en fait l’œuvre de
cette dernière remonte seulement au IIe siècle avant J.-C. et que l’anecdote selon laquelle elle aurait donné
des conseils à Pindare est purement fictive. En effet, aucune source antérieure à l’époque alexandrine n’en
parle, on ne trouve pas de référence à des événements anciens dans sa poésie et l’orthographe du dialecte
béotien dans lequel elle écrit ne correspondent à celle du Ve siècle. Tout porte à croire qu’elle a en fait
vécu à l’époque alexandrine.
IV. C 49
but éducatif. Dans cette relation, les rôles sont bien répartis ; l’adulte est toujours actif,
il est celui qui aime: l’ §rastÆw. Le jeune garçon, quant à lui, est passif et se contente
d’être aimé. Il est l’ §r≈µenow. Cette relation est éphémère et cesse dès que le jeune
homme devient adulte, c’est-à-dire dès qu’il commence à avoir de la barbe. Dès lors, le
jeune garçon se marie et rien ne reste de sa précédente relation, si ce n’est de l’amitié et
de la solidarité.
Le passage suivant de Xénophon montre bien à quel point le cadre dans lequel
la pédérastie est tolérée est strict. Il concerne Ménon de Thessalie, l’un des généraux des
mercenaires enrôlés par Cyrus le Jeune. Xénophon le déteste et l’attaque violemment
pour n’avoir pas respecté ces règles:
Anabase, II, 6, 28
Ka‹ tå µ¢n dØ éfan∞ ¶jesti per‹ aÈtoË ceÊdesyai, ì d¢ pãntew ‡sasi tãdÉ
§st€. Parå ÉArist€ppou µ¢n ¶ti …ra›ow Ãn strathge›n dieprãjato t«n
j°nvn, ÉAria€ƒ d¢ barbãrƒ ˆnti, ˜ti µeirak€oiw kalo›w ¥deto, ofikeiÒtatow
§g°neto, aÈtÚw d¢ paidikå e‰xe YarÊpan ég°neiow Ãn genei«nta.
Certes, sur ce qui est invisible, on peut se tromper à son sujet mais voici ce que tout le
monde sait: alors qu’il était encore jeune homme, il a obtenu d’Aristippe de commander les
mercenaires; il a été très proche d’Ariée, qui était un barbare, parce qu’il aimait les beaux
garçons et, alors qu’il était imberbe lui-même, il a eu comme mignon Tharypas qui avait
de la barbe au menton.
Le fils de Xénophantos est sans doute un jeune homme qui a déjà du poil
au menton. Il fait donc partie des lãsioi et n’a plus l’âge d’entretenir une relation
homosexuelle avec un homme adulte. Or, selon le Socrate d’Aristophane, il le ferait
quand même et cela le rend êgriow, comme un centaure.
Si la pédérastie, bien qu’ayant des règles très strictes, est une pratique courante
chez les hommes de l’aristocratie, aucun témoignage littéraire ne semble parler de
l’existence d’un pendant féminin à cette pratique. Que la pédérastie féminine ait existé
ou non, il n’est pas étonnant que nous n’ayons aucune source littéraire qui l’atteste,
étant donné que nos sources archaïques et classiques sont exclusivement – à l’exception
près de Sappho – androcentriques. Or, il me semble que les poèmes de Sappho attestent
clairement le fait qu’il était toléré qu’une femme – que ce soit réellement le cas pour le
personnage de Sappho ou non – éprouve du désir pour une jeune fille56. En effet, le fait
qu’elle donne voix à ce genre de désir me paraît une preuve décisive. Il est évidemment
impossible de connaître les limites que fixait la société à ce genre de relations, mais
chanter son désir, qu’on soit un homme ou une femme, pour un beau jeune homme
ou une ravissante jeune fille fait partie des topoi de la littérature grecque. En ce qui
concerne l’existence de cette pratique chez les femmes, nous possédons aussi des vases
qui semblent attester de l’existence de «mignonnes». En effet, il est écrit «kalÆ » sur
certains vases plutôt que «kalÒw », et l’on peut voir sur un vase à vin à figures rouges,
attribué au peintre de Tithon57, une femme qui poursuit une autre femme au-dessus de
56 Annalisa Paradiso est aussi de cet avis: «Cependant, et c’est chose connue, les rapports sexuels non
reproducteurs étaient admis et tolérés en Grèce, au cours de phases déterminées de la vie du citoyen.
Cette observation est juste en ce qui concerne l’homosexualité masculine, mais non l’homosexualité
féminine, qui, vécue ouvertement à l’âge archaïque, est au contraire censurée et devient un tabou à l’âge
classique.» dans «Sappho, la poétesse», dans La Grèce au féminin, éd. par Nicole Loraux, p. 43.
57 Cratère en calyce à figure rouge attribué au peintre de Tithon, vers 480-470 av. J.-C. Bochum,
Ruhr-Universität, Kunstsammlungen, inv. No. S 508.
IV. C 51
ses poèmes dédié exclusivement à ses épithalames montre que sa poésie touchait aussi à
la sphère publique. En fait, il me semble que la poésie de Sappho contient des thèmes
conventionnels qui font partie de la tradition poétique de l’époque. C’est pourquoi,
plutôt que de chercher à tout prix à faire de Sappho une exception – à cause de son
statut de femme notamment – il vaut mieux relever la façon admirable dont sa poésie
s’intègre à la production littéraire de l’époque. D’ailleurs, comme le dit très justement
Margaret Williamson, le débat sur sa sexualité ne constitue en aucun cas un enjeu
majeur dans ses poèmes:
It should be apparent by now that the sexual element of
Sappho’s poem has many aspects that cannot be reduced
to a single question about her own sexuality or that of her
companions. The poems for which she has become best
known, where one female voice expresses desire for another,
represent only one facet of an eroticism that suffuses her
poetry, and whose other elements include traditional
symbols such as flowers, garlands, and singing itself, the
celebration of marriage, and the worship of appropriate
deities.59
Le fait que cette poésie n’ait pas été pas marginalisée et qu’elle ait été appréciée
par un public masculin qui la considère comme aussi réussie que celle des autres poètes,
voilà ce qui est exceptionnel! D’ailleurs, si Sappho avait écrit pour un public uniquement
féminin, celui de ses amies ou de son cercle, comment expliquer la transmission de ses
oeuvres? En effet, comment des poèmes écrits pour un public de femmes, pour lesquelles
il était impossible de voyager, aurait-il pu se diffuser? En ce qui concerne Alcée, il est
beaucoup plus facile de se représenter comment cela est possible. En effet, le banquet
constitue le cadre idéal dans lequel sa poésie pouvait se diffuser puisque des voyageurs
étrangers et des hétaïres en faisaient partie. Mais, alors, dans quel cadre écrivait donc
Sappho? Malheureusement, je crains que jamais nous ne puissions répondre de manière
précise à cette question.
Le poème qui me semble le mieux montrer les liens que la poésie de Sappho
entretient avec la production littéraire de son époque est le dernier poème, presque
complet, qui a été reconstitué grâce à la découverte très récente de nouveaux fragments
à Cologne dans le cartonnage d’une momie égyptienne.
fragment 5860
Enfants, montrez votre empressement pour les beaux présents des Muses à la poitrine parée
de violettes et pour la lyre mélodieuse qui aime les chants.
Pour ma part, déjà la vieillesse a ridé ma peau jadis délicate et mes cheveux ont passé du
noir au blanc.
Mon cœur est lourd et mes genoux ne me portent pas, eux qui avaient pour danser l’agilité
des faons.
Certes, je me lamente souvent à ce propos. Mais que pourrais-je y faire? Car, si on est un
homme, il n’est pas possible de s’affranchir de la vieillesse.
Cela a été le cas même pour Tithon: on disait qu’Eôs bien fleurie de roses, frappée d’amour,
était allée jusqu’aux extrémités de la terre en le portant (dans ses bras),
lui qui était jeune et beau ; mais la vieillesse qui fait grisonner l’a vaincu, le temps passant,
même s’il avait une épouse immortelle.
Dans ce fragment, le «je» lyrique de Sappho nous fait part de son amertume face
au vieillissement. Elle regrette de ne plus pouvoir danser avec les jeunes filles qu’elle
appelle «pa›dew ». Pourtant, malgré sa mélancolie, elle sait rester sage et se console en
donnant l’exemple de Tithon. Tithon, dans la mythologie, est un homme dont Eôs
(l’Aurore) est tombée amoureuse et pour qui elle a demandé l’immortalité à Zeus.
Ce dernier a accepté mais s’est bien gardé de lui donner aussi la jeunesse éternelle.
Bien qu’il soit immortel, Tithon continue à vieillir éternellement, si bien qu’Eôs,
honteuse d’avoir un mari si décrépit, finit par l’abandonner à son triste sort. Tithon est
l’exemple classique qui montre qu’un être humain ne peut s’affranchir de sa condition
de mortel.
Il est éclairant de redécouvrir ce poème après si longtemps parce que c’est le
seul que nous possédons dans lequel Sappho utilise un mythe afin de métaphoriser son
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propos, ce qui est une pratique courante dans la poésie grecque, voire même chez les
philosophes. En effet, si elle parle de dieux dans ses autres poèmes, c’est toujours dans
le rapport direct qu’elle entretient avec eux, alors qu’ici elle nous raconte sa version
du mythe de Tithon. C’est d’autant plus intéressant que nous avons un fragment de
Mimnerne dans lequel il fait allusion à Tithon, ce qui montre que Sappho est en phase
avec la poésie de ses contemporains:
Mimnerme, fragment 461
Zeus a donné à Tithon d’avoir un mal immortel: la vieillesse qui est même plus terrible
que la mort douloureuse.
61 M.L. West, Iambi et elegi Graeci, vol. 2. Oxford: Clarendon Press, 1972.
62 Denys Page, Poetae melici Graeci. Oxford: Clarendon Press, 1962.
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que les femelles les portent en les prenant sur leurs ailes lorsqu’ils deviennent vieux et
ne peuvent plus voler. Cela explique très bien ce qu’Alcman a voulu dire: s’il était un
alcyon, les jeunes filles l’aideraient à danser avec elles malgré son grand âge.
Il est vrai que dans ce poème les jeunes filles ne sont pas appelées pa›dew, mais
un autre fragment montre que c’était aussi l’usage d’Alcman de les appeler ainsi:
Par un désir qui relâche les membres et elle me regarde d’une manière plus languissante
que le sommeil et la mort et ce n’est pas en vain qu’elle est douce. Mais Astymeloisa ne me
fait aucune réponse mais tenant la couronne comme (?) une étoile qui vole à travers le ciel
lumineux ou un rameau d’or ou une feuille délicate … elle a traversé avec ses longs pieds.
La grâce humide de Cinyras s’installe sur les cheveux des jeunes filles. Astymelousa traverse
la foule … dont le peuple se soucie … Puissé-je je voir si elle voulait m’aimer. S’approchant,
elle prendrait ma tendre main et sur-le-champ je me ferais sa suppliante. Mais en fait. …
une fille sage … une fille … m’ayant … la fille … grâce …
56 L S R
V. Comparaison
Après avoir examiné la manière dont nos deux poétesses se situent face à leur
tradition littéraire respective, il me semble qu’il serait judicieux de comparer la manière
dont elles procèdent afin de mieux comprendre ce qui fait leur spécificité.
Il faut relever que toutes deux utilisent les règles de leur époque et que le
vocabulaire auquel elles se réfèrent est tout à fait dans l’air du temps. La Comtesse
de Die maîtrise admirablement bien le code de l’amour courtois et Sappho manie
tout aussi bien les thèmes chers à l’époque archaïque: l’attirance pour la beauté de la
jeunesse et la mélancolie de la vieillesse, entre autres. Mais il y a, à mon avis, une grande
différence dans leur manière de faire. En effet, il me semble que Sappho se place sur le
même plan que ses collègues masculins puisque son «je» lyrique chante son désir pour
les mêmes objets: les kalo‹/kala‹ pa›dew. En revanche, la Comtesse se situe sur un
plan différent. Elle donne voix à la dame, qui est normalement l’objet de désir dans le
code et qui reste presque toujours muette. En faisant cela, nous accédons à un autre
point de vue que celui de l’amoureux soumis que nous présentent généralement les
troubadours. D’ailleurs, la Comtesse de Die, même si elle fait l’éloge de la valeur de son
ami, ne se rabaisse jamais face à lui. En fait, elle l’élève à son niveau, tout en gardant sa
hauteur, et impose ses exigences.
Dans la poésie grecque et dans la poésie provençale – peut-être même dans la
poésie amoureuse en général? – la distribution des rôles est claire. La configuration
consiste la plupart du temps en un amoureux qui chante celle qu’il aime et un être
aimé, idéalisé, qui est chanté et reste silencieux. La Comtesse modifie à son compte
les règles du jeu puisqu’en prenant la parole elle ne prend pas le rôle de l’amoureux
soumis. Au lieu de procéder à une inversion des rôles et de mettre le chevalier en haut
du triangle courtois, elle conserve ses privilèges de dame et place son ami à son propre
niveau. L’un de ses poèmes, par exemple, chante le bonheur d’un amour partagé, ce qui
est assez exceptionnel puisque c’est plutôt le désir – et donc le manque et l’insatisfaction
– qui génère cette poésie. Quant aux poèmes où elle chante ce qu’elle ne voudrait pas,
à savoir la trahison de son ami, sa démarche est encore une fois originale, puisqu’elle
arrive à y conserver aussi son rôle de dame. En effet, même si elle regrette son ami et
est prête à lui pardonner s’il revient, elle continue d’imposer ses règles et ses conditions.
Après avoir fait l’aveu du désir qu’elle éprouve pour son ami, elle pose une restriction à
la réalisation de ce désir: son ami doit lui promettre de faire tout ce qu’elle voudra!
Sappho, en revanche, ne se perçoit pas comme un objet de désir. C’est toujours
62 L S R
elle qui aime dans sa poésie, ce qui, généralement ou du moins dès le Ve siècle avant
J.-C., est le rôle des hommes. C’est d’ailleurs peut-être pour cela qu’Horace a dit d’elle
qu’elle était «mascula». D’après Joan De Jean, c’est aussi clairement pour cette raison
qu’elle a constitué une menace pour des auteurs comme Ovide:
Most strikingly – and this, I contend, constitutes the
central threat of Sappho’s creation for canonic critics such
as Ovid – the Sapphic narrator, a woman, assumes what
is generally a male prerogative. She is the desiring subject
and controls the gaze that objectifies the beloved woman,
thereby giving the poem its visual focus and creating its
geometry of desire.63
C’est pourquoi il me semble que Sappho, qui apparaît pourtant dans l’imaginaire
collectif comme une figure scandaleuse et contestataire, doit son originalité, dans une
large mesure, à son respect des conventions de son époque, ce qui d’ailleurs n’enlève rien
à la qualité de son oeuvre. Elle est parfaitement en phase avec la production littéraire de
son époque et il n’est pas étonnant qu’elle ait eu autant de succès, étant donné qu’elle
aborde avec autant d’adresse que ses collègues les différents genres et topoi de la poésie
lyrique archaïque. Au contraire, la Comtesse de Die me paraît s’opposer au canon
poétique essentiellement masculin de son époque, en dénonçant la relation dominant/
dominé du triangle courtois et en prônant une vision de l’amour courtois où la dame
et son ami sont sur un pied d’égalité et vivent un amour heureux qui leur apporte joi
et joven. Relevons, par exemple, qu’Alfred Jeanroy, le célèbre critique du début du XXe
siècle, la méprisait ainsi que toutes les autres trobairitz parce qu’il les considérait comme
des «esclaves de la tradition»64 qui se «se bornaient à exploiter des thèmes existants, à
se servir de clichés qui avaient cours, intervertissant seulement les rôles»! Après avoir
analysé la démarche de la Comtesse de Die, je pense avoir clairement montré comment
cette dernière a su utiliser la tradition à son avantage et la modeler au gré de ses désirs.
D’ailleurs, les schémas métriques qu’elle emploie dénotent aussi son originalité et son
goût de la recherche, puisque qu’ils sont uniques dans trois de ses poèmes.
Pourtant, comme on peut le remarquer dans cet extrait, ce n’est pas une
des oeuvres réelles de Sappho que Barbieri compare à un poème de la Comtesse de
Die mais la fausse lettre écrite par Ovide dans laquelle il imagine la correspondance
que la poétesse aurait adressée à Phaon dont elle était, selon l’histoire, éperdument
amoureuse. La chanson de la Comtesse à laquelle pense Barbieri est naturellement
celle qui commence par «A chantar m’er de so q’ieu no volria» (Je dois chanter ce que
je ne voudrais pas) et la ressemblance qu’il trouvait entre ces deux chansons saute aux
yeux parce qu’elles partagent le même thème, celui du regret d’une liaison et de sa
rupture qui a eu lieu contre le gré des intéressées. Elles expriment donc le même genre
de sentiment et adressent toutes deux leur poème à cet amoureux perdu.
Si ce qui est comparable entre les deux poétesses est évident, cela ne nous dit
rien sur le sens de la démarche de Barbieri qu’il faut tâcher de saisir. Un peu avant la
citation précédente, ce dernier nous renseigne plus clairement à ce sujet:
65 Giovanni Maria Barbieri, Arte del Rimare, publié par Girolamo Tiraboschi, Modena, 1790
64 L S R
En fait, il place les trobairitz dans la continuité des poétesses antiques, ce qui
lui permet non seulement de montrer que la littérature provençale est aussi riche que
la littérature antique, puisqu’on y trouve aussi, chose rare, des femmes poètes, mais
cela lui donne aussi l’occasion de montrer qu’il faut redonner ses lettres de noblesse
à une littérature qui avait été méprisée à partir de la Renaissance. En effet, quand
on sait qu’il a fallu attendre le XIXe siècle pour que l’on redécouvre la production
littéraire du Moyen Age, on saisit mieux pourquoi Barbieri avait besoin de l’autorité
des anciens pour tenter de mettre à l’honneur les troubadours tombés en disgrâce
depuis la naissance de l’humanisme. La démarche de Barbieri est donc claire: il s’agit
de partager le prestige de la littérature antique avec la littérature provençale afin de
faire prendre conscience de sa qualité et de la mettre à l’abri de l’oubli. Cependant, en
agissant de la sorte, il continue ce que Joan De Jean67 caractérise comme la démarche
d’Ovide lorsqu’il écrit les Héroïdes:
He (Ovid) reverses the narrative focus of traditional
accounts, where attention is centered on the male as a
nexus of continued adventures, to allow women previously
condemned to silence to present their sides of well-known
tales. Yet they are given a voice only to try to win back
unfaithful lovers and to complain of their solitary pain.68
66 J’ai corrigé «Téléfilla» en «Télésille». Manifestement, il y a une coquille dans le texte de Barbieri à
cet endroit, puisqu’il n’existe pas de «Téléphilla» dans la littérature grecque.
67 J. De Jean, Fictions of Sappho 1546-1937.
68 J. De Jean, Fictions of Sappho, Critical Inquiry, p. 791.
VI. «L S R»: 65
de la fin’amor. Il me semble donc que les vers de la Comtesse de Die méritent d’être
appréciés pour eux-même et non pour leur prétendue ressemblance de ton avec ceux
de la plus célèbre des poétesses.
67
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