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Olga GANCEVICI
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Coperta: Patricia Puşcaş
Ilustraţia copertei: Desen © Olga Gancevici
Referenţi şiinţifici:
Prof. univ. dr. Carmen PETCU
Prof. univ. dr. Albumiţa Muguraş CONSTANTINESCU
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Table des matières
Préambule .................................................................................. 7
■ La littérature du moi depuis un siècle ............................ 7
■ L’enfance (et l’adolescence) des écrivains ...................... 10
5
En guise de conclusion ............................................................ 173
Bibliographie ............................................................................ 179
Annexes ...................................................................................... 187
■ Enfance, autobiographie / autofiction d’autres
écrivains depuis 1900 ........................................................... 189
■ Quelques termes liés au thème de l’autobiographie /
autofiction rencontrés à travers la littérature de
spécialité ................................................................................. 201
6
Préambule
7
que se soit l’autofiction – dénomination qui sert à un
« pacte oxymoronique » supposant à la fois deux genres
opposés. Serge Doubrovsky – considéré unanimement
comme son parrain – avoue que le terme « auto-fiction »
existait en 1977 quand il l’a pris (avec des italiques) pour
le quatrième de couverture de son livre Fils [Ibid.]. La
définition qu’il donne est la suivante : « L’autofiction est
une forme particulière de l’autobiographie, dans sa
version contemporaine. » [« Ne pas assimiler aufiction et
autofabulation », Magazine littéraire, le 1er mars 2005, v.
web].
Même si l’autobiographie n’existe dans la
nomenclature littéraire que depuis le XXe siècle, elle
constitue à présent un genre distinct. Multiforme, elle se
définit d’abord par les trois termes qui la composent : auto
– qui renvoie à un « moi », bio – qui reflète le parcours de
la vie de ce « moi », et graphie – qui signifie l’histoire du
« moi » écrite par sa propre main. Un texte
autobiographique sera alors un récit crédible et réel de
l’existence (même rendue fragmentairement) d’un
personnage-narrateur qui se confond avec l’auteur-même.
Dès le journal intime, l’autoportrait, les carnets,
jusqu’aux confessions et aux mémoires, le lecteur se
trouve dans la situation de réfléchir s’il y est question de
véridicité et si la réalité a été transposée telle qu’elle fut,
sans invention aucune. En fait, tout texte
autobiographique publié (le journal intime, par exemple,
dans la plupart des cas, n’est pas édité sous sa forme
brute, exception faite, d’André Gide, Julien Green, Roland
8
Barthes1) oblige son auteur à instaurer une confiance entre
le récit et le lecteur, plus précisément à éliminer toute
confusion possible entre réalité et fiction, entre le
parcours réel et l’invention de sentiments inauthentiques.
L’auteur reste toutefois libre de découper les séquences, à
opérer une sélection, à omettre ou bien à retrancher des
événements. S’il veut ne pas mettre en discussion sa
propre vie (chose assez rare2), il expose des faits sans les
commenter, il présente les opinions d’autres personnes
réelles, ou bien, il ne fait que transcrire des entretiens avec
des célébrités de son temps. En d’autres termes, un texte
autobiographique suppose toujours qu’un moi ayant une
histoire personnelle, réalise un tableau tout en étant bien
ancré dans des milieux (historique, culturel, religieux)
particuliers.
Pour parler d’autofiction, on a besoin d’ « une
somme d’ingrédients », comme le constate Chloé
Delaume (Ibid. : 126) : utiliser « le vécu comme matériau »,
synthétiser des expérimentations (Ibid. : 110),
« démultiplier le Je, en faire une trinité : l’auteur, le
narrateur et le personnage central » (Ibid. : 111). Il s’agit
d’une « écriture de soi » (Ibid. : 126) dans laquelle
l’écrivain « manipule le ressenti, les souvenirs, la fiction »
(Ibid. : 110)… d’une exploration, d’une reconstitution…
Ou bien, si nous résumons les propos de Régine Robin,
l’autofiction se situe « entre réalité, fiction et simulation »
1
Nous faisons référence au Journal de deuil de Roland Barthes, Paris,
Seuil, 2009.
2
Par exemple, Michel Tournier, Journal extime.
9
(Ibid. : 87), une sorte de juxtaposition où moi devient
personnage dédoublé (Ibid. : 91).
L’autofiction est une alternative (Jacqueline
Rousseau-Dujardin, Ibid. : 95), une (auto)-exposition
(Catherine Cusset, Ibid. : 35), une révélation d’un secret,
une « sécrétion » car les deux termes ont la même origine
(Camille Laurens, Ibid. : 29), conformément au propos de
Pascal Quignard repris ici : « secreta du corps et de
l’âme »…
« Récit autofictif », « roman personnel », « roman
vécu » (Camille Laurens, Philippe Forest), « non-fiction »
(Catherine Cusset), « antifiction » (Manuel Alberca),
« libération » et « automutilation » (Sophie Bogaert),
expression d’une crise identitaire et « autofabulation »
(Arnaud Genon), « fiction du réel » (Arnaud Schmitt),
« témoignage » (Chloé Delaume) – sont quelques uns des
vocables employés par rapport à ce genre protéiforme qui
essaient par une équivalence définitoire de résoudre la
problématique de l’autobiographie vs. l’autofiction sinon
d’une façon exhaustive, du moins, dans la plus large
mesure du possible.
10
Les textes de ces écrivains ne peuvent être que
rarement catégorisés comme une littérature de jeunesse.
Décrire l’enfance et l’adolescence n’est pas toujours une
démarche adressée à des destinataires enfants et
adolescents. Parfois, les écrivains ne consacrent pas un
livre calculé à décrire l’enfance, leur enfance. Sur ce point,
les exceptions sont rares (Pagnol, Gary, Sarraute). On peut
même affirmer qu’il y a des écrivains dont l’œuvre semble
être un pastiche de leur vie sans pouvoir dire que leurs
ouvrages sont strictement autobiographiques. Cependant
il y a des traces de leur vie disséminées dans leurs
écritures soi-disant de fiction.
Où s’arrête la vie réelle et où commence
l’invention restera toujours un espace de frontière bien
imprécis. Parfois, de nombreux détails de
l’autobiographie semblent doubler la vie d’un personnage
ou de plusieurs personnages.
Serait-ce autobiographique un texte littéraire dont
l’auteur le revendique comme tel ? Serait-ce fiction un
autre texte déclaré, de la même façon, comme pure
création de son auteur, bien qu’il se fonde sur des
données qui ne sont pas seulement inspirées mais ont un
haut degré de similarité avec la vie de l’écrivain ?
Nous avons commencé la présentation de treize
écrivains à partir de plusieurs questions qui pourraient
éclaircir (sans faire recours à une bibliographie plus
technique, psychologisante ou psychanalytique) leur
œuvre en entier :
– Serait-ce l’enfance le moteur de leur création
littéraire ultérieure, des thèmes récurrents, des angoisses,
des choix sur le plan intime (mariage ou mariage libre,
11
ménage à trois, couple homosexuel, accouchement de
plusieurs bébés ou bien la décision ferme de n’en avoir
aucun, etc.) ?
– Une enfance malheureuse signifierait-elle
forcément la séparation d’avec les parents à la suite de
raisons objectives (le décès de ceux-ci – le cas Perec) ou
subjectives (l’abandon d’un parent – l’exemple de
Sarraute) ? Et j’ajouter : un enfant est-il malheureux à
cause du milieu familial (Bazin) ou à cause de certaines
prédispositions maladives (Proust) ?
– Est-ce la mère la plus responsable de ce malheur
lorsque l’enfant grandit et devient adulte ? Ou bien,
chaque parent a son rôle bien déterminé dans la
formation et l’éducation des futurs écrivains ? Nous
avons été intéressée à prendre des exemples vraiment
differents, les écrivains présentés plus loin ne se
ressemblant pas du point de vue de leur rapport à la mère
(aimante, possessive, rigide et implacable, religieuse ou
pharisienne) et au père (sévère ou complice, absent
quoique vivant, ou bien disparu prématurément).
Évidemment, d’autres membres de la famille jouent un
rôle important dans la formation des futurs écrivains
(sœurs, frères, grands-parents, tantes et oncles, cousines
et parrains…).
– Y a-t-il une « recette » ou une garantie que le
bonheur des premières années sera gardé à l’âge adulte ?
– Y a-t-il des scénarii similaires qui se trouvent à
la base de certaines orientations des adultes (bisexualité,
décision de ne pas avoir d’enfants, suicide) ?
Nous avons pensé à un moment donné, naïvement
peut-être, que l’essence même de l’attitude future des
12
enfants-écrivains que nous allons décrire plus loin, c’est
l’amour. Certes, voici une idée des plus banales possibles.
Cependant, l’éducation pour ou contre l’amour pendant
l’enfance peut déterminer ou non des expériences
positives ou acharnées, des angoisses et des traumas.
D’autant plus lorsque l’enfant n’a pas ses parents à côté
pour le lui transmettre et le faire sentir.
13
14
André GIDE
(Paris, 22 novembre 1862 – Paris, 19 février 1951)
15
soit-il ; 1955 – Correspondance avec Paul Valéry ; 1968 –
Correspondance avec Roger Martin du Gard, Correspondance avec
François Mauriac.
Préliminaires
16
personnelle, à côté du point de vue du narrateur
proprement-dit :
17
narrateur proprement-dit, bien que présent parfois dans
le texte d’une façon directe :
18
Giotto di Bondone (au Vatican) et Les époux Arnolfini de
Jan van Eyck (à Londres).
La production filmographique est riche elle aussi
en exemples de mise en abyme : Noblesse oblige de Robert
Hamer (1950), Pinot simple flic de Gérard Jugnot (1986),
eXistenZ de David Cronenberg (1999), Non-film de
Quentin Dupieux (2001), Adaptation de Spike Jonze (2003),
etc.
La mise en abyme est déjà universelle, car on la
retrouve dans la promotion du fromage (« La vache qui
rit »), des chips (« Lay’s »), du cacao (« Droste »), l’affiche
des films (Memento), la pochette d’albums (Ummagumma
de Pink Floyd), ainsi que dans des jeux (Maniac Mansion,
Runaway, Pokémon), la galerie des glaces de certains
bâtiments, les célébres « Matrioska » (poupées gigognes
russes), et ainsi de suite.
En littérature, la notion de « mise en abyme » est
attribuée à André Gide qui semble s’être inspiré des
blasons :
20
Il faut préciser que Gide n’a accordé à l’acte
gratuit qu’une importance relative.
21
extrêmement préoccupée à le former dans l’esprit de la
morale :
23
Le titre Si le grain ne meurt renvoie à un verset de
l’Évangile selon Jean :
24
pris, je l’avoue, et comme à peu près tous les enfants de
ma génération, un plaisir assez vif, mais stupide – un
plaisir non plus vif heureusement que celui que j’avais
pris d’abord à écouter mon père me lire des scènes de
Molière, des passages de l’Odyssée, La Farce de
Pathelin, les aventures de Sindbad ou celles d’Ali-Baba
et quelques bouffonneries de la Comédie italienne,
telles qu’elles sont rapportées dans les Masques de
Maurice Sand, livre où j’admirais aussi les figures
d’Arlequin, de Colombine, de Polichinelle ou de
Pierrot, après que, par la voix de mon père, je les avais
entendus dialoguer.
Le succès de ces lectures était tel, et mon père
poussait si loin sa confiance, qu’il entreprit un jour le
début du livre de Job. [p. 12]
25
26
Marcel PROUST
(Auteuil, le 10 juillet 1871 – Paris, le 22 novembre 1922)
Préliminaires
28
ascendance mixte qui n’est pas sans trace sur certains
aspects de la vie du futur romancier.
Il a eu une santé fragile, due, selon l’écrivain lui-
même, aux privations subies par sa mère pendant le siège
de 1870 et pendant la Commune de Paris, à l’émotion
produite par la blessure de son mari et à l’accouchement
difficile.
L’enfant Marcel Proust prouve un lien fusionnel
avec sa mère. Ce n’est pas seulement à travers la Recherche
du temps perdu que nous le remarquons ; la
correspondance entre Jeanne Proust et Marcel l’atteste
pleinement. Inquiète de tous les soucis de santé de son
fils, elle s’y interesse constamment... Ce profond
attachement entre mère et fils est révélé aussi grâce aux
surnoms affectueux qu’elle lui donnait, enfant, tels que
« mon petit jaunet », « mon petit serin », « mon petit
benêt » ou « mon petit nigaud ». Dans ses lettres, son fils
était « loup » ou « mon pauvre loup ».
Quant au docteur Adrien Proust, son père, les
gestes affectueux entre parents et enfants pouvaient virer
au ridicule en public. Le père ne réussit pas à transmettre
son modèle professionnel à Marcel ; il le fera avec Robert,
le frère cadet de l’écrivain qui deviendra chirurgien.
Cependant, des conversations avec le père, au sujet
médical, serviront à Marcel Proust pour ses futurs
romans. Le personnage du docteur Cottard dans la
Recherche semble s’inspirer de la personnalité d’Adrien
Proust.
Outre ses parents, il y a aussi d’autres membres de
sa famille qui ont profondément marqué Marcel depuis
29
son enfance dont la grand-mère présentée dans la
Recherche comme suit :
***
30
son tour en un moi « mondain » et un moi « privé », du
Narrateur, saisi à travers la Recherche par différents
signes : mondanité, amour, impressions ou qualités
sensibles, Art [Deleuze, 1971]. Le deuxième est considéré
comme le réel, le vrai moi, impénétrable, auquel on arrive
par l’intermédiaire de la mémoire involontaire. [Joozdani
& Naréï, 2008 : 1].
Le temps est l’autre déterminant capital de la
Recherche. « Perdu » et « retrouvé » – entre ces deux
attributs, on peut parler d’un temps objectif et d’un
temps subjectif, non chronologique et embrouillé,
discontinu, intermittent, le déjà-vu, un temps accéléré ou
ralenti, un « temps intemporel » – on en a un peu de tout
dans cette introspection commencée dès l’enfance jusqu’à
la Révélation finale : la vérité de l’Art. Tous les arts sont
convoqués par Proust dans son livre, cependant, la
solution qui lui vient finalement pour retrouver son
temps, c’est l’écriture.
L’œuvre de Marcel Proust, dans sa totalité, peut
être estimée comme un événement littéraire d’exception
de l’après-guerre. Que l’on la lise en entier ou
partiellement, il est certain que tout le monde a entendu
au moins du fameux épisode de la petite madeleine qui
fait surgir la mémoire involontaire. Par l’intermédiaire de
celle-ci, l’on recrée et revit des souvenirs passés qui se
mêlent avec les moments du présent. La petite madeleine,
trempée dans un thé de tilleul éveille une sensation
épouvée au passé, ressentie en liaison avec des êtres, des
lieux, des objets apparemment oubliés ; elle fait revivre
« le temps passé ». Sans vouloir détruire une légende,
nous précisons que la chose moins connue est que pour
31
écrire cet épisode capital de la Recherche de la petite
madeleine, Proust a longtemps hésité sur le type de
gâteau : « une tranche de pain grillée », « une biscotte »,
tel qu’il est noté dans les brouillons du roman [Estelle
Lenartowicz, « Madelaine ou biscotte ? », Lire, hors-série,
no 16, 2013, p. 12]. L’exemple est voué à remarquer une
fois de plus – s’il était encore nécessaire – que La Recherche
proustienne à la frontière très fragile entre autobiographie
et fiction.
32
Il faut cependant être d’accord que la sensibilité
dans une large mesure exacerbée voire maladive de
Marcel n’empêche pas de dire que son enfance fut
heureuse, car passée dans un milieu passionné d’art,
entourée par des personnes gentilles, attachantes,
sensibles.
Tout semble tourner autour d’une chambre : la
première période de vie de Marcel, de même que la
dernière étape qui coïncide à une réclusion pendant
laquelle l’écrivain aura la Révélation suprême de l’Art par
une interrogation acharnée de son propre moi :
33
m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que
ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter
qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le
temps de répit où maman n’était pas encore venue. […]
[p. 23]
***
34
largement descriptive, basée avec prépondérence sur des
portraits. L’intrigue n’y est pas nouée parce que ce qui
intéresse majoritairement le narrateur est la présentation
des personnages qui comptent dans son enfance mais
également dans l’ensemble de la Recherche.
Donc, il y a plusieurs portraits réalisés, à côté des
parents et de sa grand-mère : la tante Léonie, la cuisinière
Françoise, Swann, puis la demi-mondaine Odette de
Crécy qui deviendra l’épouse de celui-ci, leur fille
Gilberte dont le narrateur s’épendra, les Verdurin, les
riches qui ouvrent un « salon » afin d’imiter ceux qui
habitaient le Faubourg Saint-Germain, les Guermantes
(duc et duchesse), le musicien Vinteuil...
La tante Léonie, chez qui Marcel passait des
vacances joue un rôle essentiel dans l’expérience et l’idée
de la réminiscence, de l’intermittence et de la mémoire
involontaire.
Deux thèmes fondamentaux de la Recherche sont
annoncés, ainsi, et présentés dès le premier volume : le
Temps et la mémoire involontaire.
L’angoisse provoquée par la séparation de sa mère
le soir au coucher, que nous avons évoquée, semble se
situer au centre de sa mémoire volontaire. C’est, en fait,
apparemment, le seul vrai souvenir qu’il garde de
Combray et de son enfance... On pourrait dire que la
mémoire volontaire reste limitée. C’est le temps, donc,
que le narrateur montre la supériorité d’une mémoire dite
involontaire par l’intermédiaire d’un épisode qui est resté
redoutable : l’expérience de la petite madeleine. La
découverte, un jour froid d’hiver, d’une « félicité »
inattendue par un morceau de gâteau trempé dans une
35
infusion de tilleul préfigure les révelations produites au
long des sept volumes et notamment dans le dernier,
lorsque le narrateur trouvera le temps et, de cette façon, la
raison profonde du bonheur et de son existence.
La petite madeleine éveille des sensations
éprouvées dans le passé ; elle fait résurgir des souvenirs,
des personnes, des objets, des sentiments, tout un monde
considéré comme oublié. Le passé se mêle ainsi à des
expériences récentes et devient accessible grâce à la
mémoire qui réussit à le recréer dans sa totalité. Un passé
disparu revient par de simples sensations, par la mémoire
qui accumule les données du passé et les transforme en
images. Toute sensation présente fait résurgir une
sensation passée qui plonge le moi actuel dans une joie
intense et complète comme une extase ou bien l’image
d’une éternité.
36
Colette
(Saint-Sauveur-en-Puisaye, Yonne, 28 janvier 1873 – Paris,
3 août 1954)
37
Posthume :
1955 – Belles Saisons ; 1958 – Paysages et Portraits ; 1992 –
Histoires pour Bel-Gazou ; 2010 – Colette journaliste : Chroniques et
reportages (1893-1945), inédit. Présentation de G. Bonal et F.
Maget ; 2011 – J’aime être gourmande, présentation de G. Bonal et
F. Maget – introduction de G. Martin.
Correspondance :
2003 [rééd. 2006] – Lettres à sa fille (1916-1953), réunies,
présentées et annotées par Anne de Jouvenel ; 2009 – Lettres à
Missy, édition présentée et annotée par Samia Bordji et Frédéric
Maget ; 2004 – Colette Lettres à Tonton (1942-1947) réunies par
Robert D., édition établie par François Saint Hilaire ; 2012 –
Sido, Lettres à Colette, édition présentée et annotée par Gérard
Bonal ; 2014 – Un bien grand amour. Lettres de Colette à Musidora,
présentées par Gérard Bonal.
Plusieurs livres de Colette ont été portés à l’écran.
Préliminaires
38
Colette, tous les autres livres précédents étant signés
Colette Willy.
Après une première partie de vie artistique assez
scandaleuse (par exemple, en tant qu’artiste de
pantomime, à Moulin Rouge, Colette a présenté un
moment lesbien avec son amie, la Marquise de Belbeuf,
stoppé par la police), Colette arrivera à vivre de sa plume
et à connaître la consécration littéraire. Elle sera la
première femme en France à avoir des funérailles
officielles, quoique l’église catholique lui refuse le service
religieux à cause de ses deux divorces.
39
dévoile dans une large mesure les personnages (classe
sociale, profession, éducation, psychologie..). Voici une
diversité de niveaux qui prouve l’adaptation linguistique
de Colette [Irène Frisch Fuglsang : 8] et sa souplesse
discursive par l’intermédiaire d’un vrai « art de placer les
mots dans la phrase » [Ibid. : 18].
Concernant les mots-clés de l’œuvre colettienne,
vu son caractère subjectif, on a décelé de prime abord les
mots faisant référence aux sens (vue, odorat, ouï, goût,
toucher). [Ibid. : 22]
40
Peut-être semble-t-il inapproprié, mais l’évidence
nous fait dire que Sido n’est pas seulement un
personnage : elle est devenue un thème à part dans
l’œuvre de Colette, au moins dans sa dernière partie.
Sido fut mariée deux fois ; d’un premier mariage
avec un notable fortuné mais alcoolique et brutal, elle eut
une fille, Emélie Juliette, et un fils, Edmé Jules Achille.
Gabrielle voit le jour, la quatrième, après un autre frère,
Léopold, d’un second mariage de Sido, avec le capitaine
Colette. Gabrielle a la chance d’être élevée dans une
famille unie et chaleureuse, autour d’une mère qui
pratiquait volontiers l’art du jardinage, autant des plantes
rares que d’un potager et du verger.
41
Sido représente une remémorisation de l’âge de la
pré-adolescence de Colette (8-12 ans), jugé comme une
étape-clé pour son évolution ultérieure.
L’enfance de Colette y équivaut à une période
essentielle, une sorte d’âge d’or. La personnalité de
l’artiste se constitue à cette époque-là, croit-elle, l’adulte...
C’est pourquoi elle entreprend une recherche des
origines, une recherche de soi-même et de son identité à
travers une certaine hérédité.
La mère devient une sorte de centre de son
univers, de l’univers des autres aussi : elle atteint les
dimensions d’un mythe. Reine sur son jardin – vu par
Colette comme paradisiaque car le duplicata en miniature
de l’univers entier –, Sido semble être l’initiatrice de sa
fille à tous les miracles du monde.
42
22] et « captait des avertissements éoliens » [p. 24] –
signes et « messages » de l’univers lui révélant ses secrets
lorsqu’elle « levait l’index » et « centralisait les
enseignements d’Ouest » [p. 24] :
43
la garantie aurait pu s’annoncer dans la figure infaillible
de « celle qu’un seul être au monde – [s]on père –
nommait « Sido ».
Figure mythique, d’un visage « enflammé de foi,
de curiosité universelle », Sido est associée à Flore et
Pomone, des divinités des fleurs printaniers, des jardins
et des fruits...
44
Une femme qui avait le don du présage, consultée
par Colette après la disparition de ses parents, lui confie à
propos de son père : « Vous êtes justement ce qu’il a
souhaité d’être, et de son vivant il n’a pas pu. » [p. 70].
En conclusion, une enfance simple et joyeuse est
retrouvée et livrée au lecteur comme une existence hors
du commun, dans un espace magique, grâce à Sido,
personnage féerique dont les autres, ses frères par
exemple, se « contaminent » et deviennent « des
sylphes ».
45
fini de me hanter. Les motifs d’une telle présence ne
manquent pas : un écrivain, si son existence se
prolonge, se tourne pour finir sur son passé, pour le
maudir ou s’en délecter. J’ai été une enfant pauvre et
heureuse comme beaucoup d’enfants qui pour toucher
une vive sorte de bonheur n’ont besoin ni de l’argent ni
de confort. Mais ma félicité eut un autre secret, moins
banal : la présence de celle qui, au lieu de trouver dans
la mort un chemin pour s’éloigner, se fait mieux
connaître à mesure que je vieillis. Son prénom abrégé
brille, depuis Sido, dans tous mes souvenirs. […]
[Colette, Préface à La Maison de Claudine et Sido, dans
Œuvres complètes, Éditions de Fleuron, 1948-50].
46
Louis-Ferdinand CÉLINE
(Courbevoie, Haut-de-Seine, 27 mai 1894 – Paris, 1 juillet
1961)
47
Deshayes, 1947-1951 ; 1989 – Le questionnaire Sandfort, précédé de
neuf lettres inédites à J.A. Sandfort ; 1991 – Lettres à la NRF 1931-
1961 ; 1991 – Lettres à Marie Bell ; 1991 – Céline et les éditions
Denoël, 1932-1948 ; 1995 – Lettres à Marie Canavaggia, 1 : 1936-
1947 ; 1995 – Lettres à Marie Canavaggia, 2 : 1948-1960 ; 1998 –
Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen (1945-
1947) ; 2000 – Au fil de l’eau : Lettres de Louis-Ferdinand Céline à
deux amies, Aimée Barancy et Éliane Tayar, et documents annexes ;
2002 – Lettres à Antonio Zuloaga (1947-1954) ; 2007 – Cahiers
Céline 9 : Lettres à Marie Canavaggia (1936-1960) ; 2009 – Lettres ;
2009 – Devenir Céline : lettres inédites de Louis Destouches et de
quelques autres (1912-1919) ; 2009 – Cahiers Céline 10 : Lettres à
Albert Paraz (1947-1957) ; 2012 – Cahiers Céline 11 : Lettres à
Milton Hindus (1947-1949) ; 2013 – Lettres à Henri Mondor.
Chansons :
1955 – À nœud coulant et Le règlement. Interprétées par
l’auteur et enregistrées par Paul Chambrillon. Accompagnées à
l’accordéon par Aimable en rerecording.
Préliminaires
48
par l’écrivain lui-même, à cause de son tempérament
hargneux mais aussi de la nature de son génie, comme le
remarquait Pierre Henri Simon : « tempérament violent,
instable, colérique, avec des houles contrastées de fureur
et de pitié ; inégal et inconstant génie, puissamment
créateur de matière verbale » [Ibid. : 222].
En 2013, la réception de Céline ne semble pas
avoir changée, homme et écrivain à la fois, il continue à
susciter des passions et des positions partisanes [cf. Alliot,
2013, « Les sept vies de Louis-Ferdinand Céline », v. web].
Refusant les formes littéraires consacrées, la
tradition « sage » et conventionnelle, Céline imagine un
univers qui tourne vertigineusement entre passé et
présent, entre mémoire et délire, un tableau partiellement
surréaliste, néo-baroque, grotesque, pessimiste, regardé
avec cynisme et scepticisme voire mysanthropie par un
écrivain persécuté pour ses gestes littéraires mais,
paradoxalement, resté encore méconu. Il y a des gens qui
se retrouvent revoltés contre lui, uniquement à la suite
des rumeurs qui entourent « le cas Céline ».
Comme disait Steinhardt, Céline est le créateur du
style noir qui introduit, dès son premier roman, « la
proposition-exposition », « la proposition-crachat » et qui
« a pressenti, a compris, a prophétisé » [Steinhardt, 1976 :
279]. Il doit être compris dans sa personnalité complexe et
contradictoire.
Fondée sur l’autobiographie de l’auteur, conçue
allégoriquement, l’œuvre célinienne se concentre sur le
voyage intérieur et labyrinthique [Day, 1974] non
seulement vers le bout du monde, mais surtout de son
49
propre moi. En fait, le procédé d’allégoriste Céline
consiste à placer ce qui est familier dans un cadre insolite.
Le parcours du protagosniste-narrateur représente
une confrontation brutale et lucide avec la conscience de
sa futilité par rapport à l’espace-temps. Par
l’intermédiaire de la quête de son propre moi, l’écrivain
met en question les croyances religieuse, philosophiques
et socio-historiques de son époque puisque cette quête se
réalise toujours à l’aide d’un miroir : les Autres.
Toute l’œuvre romanesque de Céline, à partir du
Voyage... a une valeur d’initiation, en fait, d’accumulation
d’initiations successives qui se déroulent sur deux plans
entremêlés constamment : de l’action et de la réflexion.
Céline se confond avec son style, avec le langage
du milieu populaire, avec l’argot qui devient sous sa
plume une langue à part, singulière, d’un étonnant
rythme et d’un énorme potentiel littéraire. Toute situation
banale devient exceptionnelle grâce au mot dit, à la
cadence le plus souvent haletante qui contamine le lecteur
obligé à suivre sans arrêt cet aspect narratif, à la fois actif
et contemplatif, empreint d’oralité et de verve inégalable,
grincheux et drolatique.
50
enfance (Mort à crédit), expérience militaire ou guerre
(Casse-pipe, 1949) et Londres (Guignol’s band, 1944).
Le titre définitif est donné par l’auteur après
d’autres dénominations : Tout doucement et Chanson morte.
Ce fut une parution sans éclat, à cause du contexte
politique et de plusieurs passages laissés en blanc par
l’éditeur Robert Denoël qui trouve cette solution à la suite
du refus de Céline de couper certains morceaux
considérés trop violents et crus car truffés d’un argot trop
osé. Ce n’est qu’en 1981 que l’on pourra parcourir Mort à
crédit en entier, dans sa version originale, avec tous les
passages « honteux » non censurés.
Faire attention seulement à cet aspect licencieux
du roman, c’est classer Céline dans la catégorie des
écrivains pornographes. Ce qui détermine l’échec de son
accueil critique. Pourtant, on se doit d’aller plus loin de
cet aspect et de remarquer l’innovation stylistique
incontestable de ce deuxième livre célinien.
Mort à crédit est composé en diptyque : d’abord, le
personnage-narrateur qui s’appelle Ferdinand (sans
Bardamu comme dans Le Voyage...) présente son enfance
et son adolescence passées au sein d’une famille déchirée,
dans le second arrondissement de Paris ; ensuite, le
narrateur nous fait découvrir ses expériences à côté d’un
inventeur loufoque, Courtial des Pereires, dont l’un des
projets est l’agriculture tellurique.
Bien que le livre soit écrit à la première personne
du singulier et que le personnage central s’appelle
Ferdinand, il faut pourtant se méfier que l’on se trouve
devant une autobiographie proprement dite.
51
Né dans une famille de la petite bourgeoisie, Louis
Destouches (Céline) est le fils d’Auguste Destouches,
gratte-papier dans une compagnie d’assurances, et de
Marguerite Guillou, commerçante de dentelles et de
bibelots au passage Choiseul à Paris. L’éducation du futur
écrivain se développe dans une ambiance
ultranationaliste et antisémite. Cependant, l’enfant et
l’adolescent Louis Destouches semble être choyé par sa
famille, contrairement à ce que le lecteur apprend dans le
livre Mort à crédit. Le seul épisode négatif qui le touche
profondément, c’est la mort de sa grand-mère maternelle
dont il prendra le prénom, Céline, comme pseudonyme.
Jeune homme, après l’obtention du certificat
d’études, il est promis au commerce surtout par sa mère
qui rêvait pour lui de devenir un acheteur dans les
grands-magasins. C’est la raison pour laquelle Louis
Detrouches sera envoyé en Allemagne, puis en Angleterre
afin d’apprendre des langues étrangères qui lui
serviraient à ce dessein. Le sort décidera différemment :
de retour à Paris, il essaie plusieurs métiers et finalement
se décide à suivre une carrière médicale qui ne se
produira qu’après un apprentissage bénévole mais
cauchemardesque à la guerre.
***
52
l’existence de Ferdinand, mais qui désigne, en effet, les
difficultés majeures de cette époque-là pour une partie de
la population agonisante.
L’enfance apparaît sur le fond d’un délire, d’un
état fiévreux du jeune médecin Ferdinand. Il se souvient
de son père violent et humiliant qu’il déteste, Auguste,
employé à une compagnie d’assurance, et de sa mère,
Clémence, qui réussit à avoir son commerce de dentelles
et d’antiquités dans le Passage de Bérésinas à Paris où la
famille s’était installée : « Nous sommes dans la poésie...
Seulement qu’on vivait à l’étroit mais qu’on s’aimait
énormément. » [Céline, Mort à crédit : 33]
Voici le portrait du père fait au début de l’histoire,
qui sera complété au fur et mesure par divers traits de
plus en plus haissables :
53
Il poussait des affreuses clameurs, il s’en serait
fait péter la langue tellement qu’il était indigné. Dans la
grande transe, il se poussait au carmin, il se gonflait de
partout, ses yeux roulaient comme d’un dragon. C’était
atroce à regarder. On avait peur ma mère et moi. [p. 43-
44]
54
Les souvenirs regroupent une famille diverse : à
côté de la mère et du père, il y a aussi l’oncle paternel
Antoine – mort d’un cancer, la tante Hélène – morte sous
les balles d’un officier, l’oncle Arthur – un bohémien,
l’oncle Rodolphe – « le plus choche de la famille [...] tout à
fait sonné [...] parti dans un cirque [...] jamais revu » [p.
52-53] et l’oncle maternelle Édouard. Et d’ajouter la
grand-mère maternelle :
56
L’enfant Ferdinand sera marqué, en fait, par les
moments complices et chaleureux passés avec sa grand-
mère maternelle, mais aussi par la routine d’une existence
vécue dans un Passage, à côté d’une mère très capable car
tenace et confiante en son métier, endurant l’agressivité
de son mari avec indulgence, et d’un père toujours
mécontent et colérique, versant ses déceptions sur ses
proches...
L’expérience de l’enfant élevé dans une famille
artisane traditionnelle de la petite bourgeosie sera
déterminante pour l’adulte Céline qui se disait « artisan-
styliste ». Son style ne doit rien à l’improvisation, mais à
un travail acharné pourtant gratuit : l’écrivain Céline, tout
comme le médecin Destouches, est fort préoccupé par son
labeur, mais il semble complètement désintéressé au
bénéficiaire, que ce soit lecteur ou patient. Il le fait
volontiers au nom du travail lui-même qui lui procure le
plaisir, sans jamais réflechir à un « intérêt » quelconque
auprès de son « client ». La narration est pleine de trous,
non seulement des points de suspension, mais aussi des
omissions par rapport à certains événements (de même
que des informations contradictoires parfois), leur effet
étant celui de dérouter l’attente du lecteur, sans qu’il en
prenne conscience.
Les personnages de Mort à crédit, y compris le
narrateur, pourraient correspondre à des personnes qui
ont peuplé la vie réelle de Céline, mais ils restent dans
une large mesure des protagonistes romancés. Ils
composent et recomposent avec nostalgie une enfance
passée plutôt dans l’abjection.
57
Mort à crédit pet être considéré comme « une
évocation déformée de sa jeunesse, des impulsions de la
mémoire et de l’imagination » [Cerf & Béguin, 2008 : 262].
58
Hervé BAZIN
(Angers, 17 avril 1911 – Angers, 17 février 1996)
59
Préliminaires
60
rapports avec les autres Rezeau : ses frères (l’aîné
Frédéric, dit Frédie ou « Chiffe », et le puîné Marcel alias
« Cropette »), son père Jacques, professeur de droit dans
une université catholique chinoise, puis démissionaire et
chercheur, à la maison, en généalogie et en entomologie,
« l’un des plus grands sirphidiens du monde », [p. 36],
Alphonsine, appelée « Fine », la domestique sourde et
muette au service de la famille depuis une trentaine
d’années, un « personnage épisodique » [p. 36], mais
toujours en soutane – un précepteur engagé pour les
études à la maison des garçons, et, non en dernier lieu, de
fait, essentiellement, la mère, Paule Pluvignec, appelée
« Folcoche » par ses trois fils (contraction des mots
« folle » et « cochonne »), surnom qui avertit dès le début
sur le caractère de marâtre de celle-ci.
« Madame mère » [p. 33] est introduite dans
l’histoire, bien avant qu’elle n’apparaîsse en chair et en os,
par des remarques telles que :
61
Le clan Rezeau, comptant cinq membres, tourne
autour de cette figure maternelle impensable, portraiturée
initialement de la façon suivante :
62
sur le filet d’eau qui s’appelle l’Ommée, quelques
passerelles et une trentaine de bancs de pierre ou de
bois, répandus çà et lâ dans le parc, afin que s’y
répande éventuellement la distinguée fatigue du
maître. [p. 13]
63
cela va encore, mais ils le seront, de surcroît, privés de
toute tendresse, accablés par des persécutions et des
humiliations de toutes sortes. La contrainte arrive à
l’agression de la part de leur mère. Sur ce point, est
édifiante la scène où Folcoche pique violemment son fils
Jean avec la fourchette seulement parce qu’il ne se tient
pas « correctement » sur sa chaise. Mais le cauchemar ne
cesse jamais de redoubler : la mère instaure « la
confession familiale quotidienne », un rituel classifié par
le narrateur comme « odieux » car il équivalait à un
« déshabillage de conscience » [p. 56].
L’histoire poursuit dans un sens décourageant, ce
sera l’image d’une famille dont le père préfère s’effacer
constamment dans sa passion pour les insectes, en réalité
il évite une confrontation directe avec sa femme ; une
famille dont les fils détestent leur mère et gravent partout
à la Belle-Angerie « VF » = Vengence à Folcoche, et la mère
déteste ses fils, surtout Jean, le plus désobéissant, le
provocateur, l’audacieux...
C’est impensable qu’une mère puisse arriver sur le
point de vouloir à tout prix détruire ses enfants ! C’est
impensable qu’un fils parvienne à désirer – et même à
planifier – la mort de sa mère !
Il s’agit, finalement, d’un modèle d’éducation
inflexible qui prouve encore une fois qu’il ne donne pas le
même résultat lorsqu’il est appliqué : les trois garçons –
de plus, trois frères –, réagissent différemment au
traitement impitoyable de la mère insensible : l’aîné ne se
révolte pas franchement par commodité, mais accepte la
complicité contre la mère. Le puîné, le « frère de Chine »,
privilégié dans une certaine mesure par Folcoche, devient
64
duplicitaire : complice aux frères et à la mère à la fois...
Reste Jean qui s’appose à l’organisation familiale par tous
moyens (à partir du plus simple : pendant les repas, il fixe
intensément sa mère par ce que ses frères appellent la
« pistolétade »), y compris par sa fuite à Paris, auprès de
ses grands-parents maternels pour leur « demander
justice ».
65
De plus, on a confirmé ultérieurement la brutalité
et la sécheresse de cœur de la mère de Hervé Bazin.
Voici quelques éléments qui peuvent conclure sur
l’inspiration largement biographique du livre Vipère au
poing.
66
L’une des conséquences d’une discipline trop
rigide dans ses premières années de vie sera une attitude
de l’adulte Hervé Bazin se trouvant toujours en
opposition avec les « principes », les règles, les habitudes
de sa famille cléricale (par exemple, il adhère au
Mouvement de Paix, proche du Parti Communiste,
contrairement aux convictions des siens). Il se définit
comme un homme libre, au-delà des conventions sociales
hypocrites. Sans devenir un écrivain engagé, il sera
pourtant attentif à l’évolution de la société et participera à
des débats publics sur des thèmes fondamentaux comme
la famille, l’éducation, la justice.
67
68
Marcel PAGNOL
(Aubagne, Bouches-du-Rhône, 27 février 1895 – Paris, 18
avril 1974)
Œuvres :
Roman, nouvelles, essais
1921 – La Petite Fille aux yeux sombres, roman ; 1921 – Le
Mariage de Peluque, roman ; réédité en 1932 sous le titre
Pirouettes ; 1922 – L’Infâme Truc, nouvelle, extrait de Jazz ; 1932 –
Pirouettes, réédition retitrée de Le Mariage de Peluque, roman ;
1933-1934 – Cinématurgie de Paris, Les Cahiers du film ; réédition
remaniée dans Œuvres complètes, tome III, Éditions de Provence,
1967 ; 1947 – Notes sur le Rire, essai ; 1949 – Critique des Critiques,
essai ; 1957 – La Gloire de mon père (Souvenirs d’enfance I), roman
autobiographique ; 1957 – Le Château de ma mère (Souvenirs
d’enfance II), roman autobiographique ; 1959 – Le Temps des
secrets (Souvenirs d’enfance III), roman ; 1963 – L’Eau des collines
roman en deux parties : Jean de Florette, Manon des sources ; 1964
– Le masque de fer (remanié sous le titre Le Secret du Masque de fer
en 1973), essai historique ; 1968 – Les Sermons de Marcel Pagnol,
recueil (rassemblés par le RP Norbert Calmels).
69
Parutions posthumes
1977 – Le Temps des amours (Souvenirs d’enfance inachevé
IV), roman autobiographique ; 1977 – Les Secrets de Dieu,
nouvelle éditée en recueil Œuvres complètes. 12. 3-4 ; 1981 –
Confidences, essai et préfaces sur le théâtre et le cinéma ; 1984 –
L’Infâme Truc et autres nouvelles, recueil
Théâtre
1922 – Catulle, drame en 4 actes, en vers ; 1922 – Ulysse
chez les Phéaciens (en collaboration avec Arno-Charles Brun),
tragédie en vers ; 1923 – Tonton ou Joseph veut rester pur (en
collaboration avec Paul Nivoix), vaudeville sous le
pseudonyme de Castro ; 1925 – Les Marchands de gloire en
collaboration avec Paul Nivoix, comédie satirique en cinq
actes ; 1926 – Un direct au cœur (en collaboration avec Paul
Nivoix), comédie ; 1926 – Jazz (premier titre Phaéton), comédie
satirique en quatre actes ; 1928 – Topaze, comédie satirique en
quatre actes ; 1929 – Marius, comédie en trois actes et six
tableaux ; 1931 – Fanny, comédie en trois actes et quatre
tableaux ; 1946 – César, comédie en trois actes adaptée du film ;
1955 – Judas, tragédie en cinq actes ; 1956 – Fabien, comédie en
quatre actes.
Varia
1961 – Ambrogiani (l’homme et le peintre), Marcel Pagnol
& George Waldemar.
Adaptation posthume
1985 – La Femme du boulanger, comédie en quatre actes
adaptée du film
Traductions
1944 – Le Songe d’une nuit d’été, pièce de William
Shakespeare ; 1947 – Hamlet, pièce de William Shakespeare ;
1958 – Bucoliques, recueil de Virgile, traduit du latin.
Cinéma
Filmographie
Pagnol est le réalisateur des fils suivants :
70
1933 – Le Gendre de Monsieur Poirier, d’après la pièce
d’Émile Augier; 1933 – Jofroi ; 1934 – Angèle ; 1934 – L’Article
330, court métrage d’après la pièce de Georges Courteline ; 1934
– Le Premier Amour, scénario de Marcel Pagnol, plusieurs fois
mis en chantier mais jamais réalisé ; 1935 – Merlusse ; 1935 –
Cigalon ; 1936 – Topaze ; 1936 – César ; 1937 – Regain ; 1938 – Le
Schpountz ; 1938 – La Femme du boulanger ; 1940 – La Fille du
puisatier ; 1941 – La Prière aux étoiles (inachevé) ; 1945 – Naïs ;
1948 – La Belle Meunière ; 1951 – Topaze ; 1952 – Manon des
sources ; 1952 – Ugolin ; 1954 – Les Lettres de mon moulin ; 1967 :
Le Curé de Cucugnan (téléfilm).
Marcel Pagnol est l’auteur des scénarios et dialogues
des films suivants :
1931 – Marius d’Alexander Korda ; 1932 – Fanny de
Marc Allégret ; 1932 – Direct au cœur de Roger Lion, avec la
participation d’Arnaudy, d’après la pièce de Marcel Pagnol et
Paul Nivoix ; 1933 – Topaze de Louis Gasnier ; 1933 – L’Agonie
des aigles de Roger Richebé, d’après le roman de Georges
d’Esparbès, Les Demi-Solde ; 1934 – Tartarin de Tarascon de
Raymond Bernard, d’après Alphonse Daudet ; 1939 – Monsieur
Brotonneau de Alexandre Esway, d’après Flers et Caillavet ; 1950
– Le Rosier de Madame Husson de Jean Boyer, d’après Guy de
Maupassant ; 1953 – Carnaval de Henri Verneuil, d’après Émile
Mazaud ; 1962 – La Dame aux camélias (téléfilm), d’après
Alexandre Dumas fils.
L’œuvre de Pagnol a été traduite, adaptée ou reprise
depuis 1931 jusqu’aujourd’hui.
71
Souvenirs d’enfance : La gloire de mon père (Monte Carlo,
Pastorelly, 1957)
72
attachants, comme Augustine, la mère timide et « toute
belle » [p. 41], Paul, le frère cadet, le passionné pour des
petits jeux cruels, par exemple, mettre le feu à une colonie
de fourmis, mais aussi le truculent oncle Jules et la tante
Rose, la sœur de la mère. Le personnage central est,
comme le titre nous l’annonce, le père, nommé Joseph,
décrit comme un instituteur qui se découvre aussi un
grand amateur de la chasse, un joueur de flûte, un « cher
surhomme en flagrant délit d’humanité », au dire de son
fils [p. 79].
Toutefois, le livre constitue une initiation non
seulement du père à la chasse, mais également et dans
une mesure plus importante, une évolution et une
initiation émerveillée à l’existence du jeune Marcel. En
fait, cette éducation charmeuse vient de La Provence et sa
beauté rarissime – le théâtre de toutes les aventures.
Le livre s’inspire certainement de la biographie de
l’écrivain Pagnol, mais il est aussi, sans doute, produit
partiellement par son imagination. C’est, donc, une
autobiographie romancée, à partir de l’origine de ses
parents et leur installation à Marseille, après que le père
soit nommé instituteur à l'école du Chemin des
Chartreux.
L’épisode de la naissance de Marcel à Aubagne a
un charme particulier, dû au style de l’écrivain Pagnol, à
la fois sobre, émouvant et plein d’esprit, surtout lorsque le
narrateur fait des rapprochements entre sa propre
naissance et une autre, passée dans des situations
similaires :
73
Cette histoire n’est pas très étonnante, mais
attendez une minute, car elle va le devenir.
Au début du XVIIIe siècle, il y avait à Aubagne
une très riche et très ancienne famille de commerçants,
qui s’appelaient Barthélémy. [...] dans la nuit du 19 au
20 janvier 1716, Mme Barthélémy, qui était très jeune,
qui habitait Aubagne, et dont le mari s’appelait Joseph,
« ressentit les premières douleurs ». Elle monta
« précipitamment » en voiture pour se rendre auprès de
sa mère [...] Madame Barthélémy passa donc par les
gorges, puis par le col de la Bédoule, gémissante sous
les couvertures... Elle arriva à Cassis, « pâmée de
douleur, et pendant qu’on la mettait au lit, elle donna le
jour à un petit garçon. » Cet enfant d’Aubagne devait
être l’abbé de Barthélémy, auteur illustre du Voyage du
jeune Anarcharsis en Grèce, et qui fut élu à l’Académie
française le 5 mars 1789, au vingt-cinquième fauteuil :
c’est ce fauteuil même que j’ai l’honneur d’occuper,
depuis le 5 mars une autre année.
On pourrait tirer de cette double anecdote une
conclusion singulière : c’est que l’un des moyens de
faire un jour partie de l’Illustre Compagnie, c’est d’être
le fils d’un Joseph, et d’essayer de naître, par un petit
hiver d’hiver, dans une carriole doublement
gémissante, sur la route de la Bédoule. [p. 9-10]
74
sécurité parmi elles » [p. 16]. Avant de lui devenir oncle,
Jules s’est fait passer devant le petit pour le propriétaire
du parc Borély. Une fois la vérité apprise, le petit Marcel a
le commentaire suivant :
75
région. En fait, ce doublé formidable, tant rêvé par des
chasseurs plus expérimentés que le débutant Joseph
provoque une énorme fierté d’abord à Joseph lui-même,
puis à son fils.
La scène où le curé prend une photographie à
Joseh, Marcel et les deux bartavelles est d’un humour
irresistible et d’une antithèse évidente par rapport à
l’ironie antérieure de Joseph à l’égard d’un collègue qui
s’est laissé photographier avec un très grand poisson qu’il
avait pêché :
77
78
Romain GARY
(Vilnius, Lituanie, Empire Russe à l’époque, 8 mai 1914 –
Paris, 2 décembre 1980)
79
L’Homme à la colombe (version posthume définitive) ; 2014 – Le
Sens de ma vie. Entretien, préface de Roger Grenier).
■ Sous le pseudonyme de Fosco Sinibaldi
1958 – L’Homme à la colombe.
■ Sous le pseudonyme de Shatan Bogat
1974 – Les Têtes de Stéphanie.
■ Sous le pseudonyme d’Émile Ajar
1974 – Gros-Câlin ; 1975 – La Vie devant soi (Prix
Goncourt) ; 1976 – Pseudo ; 1979 – L’Angoisse du roi Salomon.
1
Il est intéressant de parcourir le roman Pseudo, paru en 1976 avec la
signature d’Ajar : c’est un récit autobiographique du soi-disant Ajar,
mais il est faux, bien sûr. Émile Ajar est un masque qui, à la fois,
cache et dévoile la personnalité de Romain Gary. La création d’un
auteur et de son autobiographie est une sorte de réinvention de sa
propre identité.
80
deuxième roman surtout, La vie devant soi... La vérité est
découverte un an après la disparition de Gary, à la
publication du livre posthume Vie et mort d’Émile Ajar :
« La vérité est que j’ai été très atteint par la plus vieille
tentation protéenne de l’homme : celle de la multiplicité »
[Gary, 1981 : 29] – ce qui explique l’incessante tentation de
Gary pour la pseudonymie, pour un style assez
caméléonesque.
« Gari » signifie en russe « brûle » mais aussi
« brille ! » et « Ajar » se traduit par « braise », noms se
trouvant dans une certaine proximité sémantique, même
davantage, dans un rapport cause et effet puisque le
deuxième (ajar) est la conséquence du premier (gari)...
Le destin de Gary semble tout particulier, il a
connu des expériences décisives dans chaque étape de sa
vie, y compris son point final : il se suicide à la fin du 1980
avec un revolver et laisse une lettre, datée « Jour J » dans
laquelle il note : « Aucun rapport avec Jean Seberg » [son
ex-épouse trouvée morte et supposée suicidaire un an
auparavant]. Ses cendres seront dispersées, dans la mer
Méditerranée, selon sa volonté, par sa dernière compagne,
Leïla Chellabi...
81
quittant sa famille et s’installant avec une autre femme
qu’il épouse après 1929 lorsque le divorce de Mina est
prononcé ; il en a deux enfants. Les quatre membres de la
nouvelle famille Kacew mourront pendant la seconde
guerre mondiale. Gary n’en parle pas dans ses livres
autobiographiques.
Depuis 1928, mère et fils s’établiront en France –
pays que Mina considère comme un tremplin pour que
Roman accomplisse son rève – à elle d’abord ! – celui de
devenir diplomate et artiste. Chose qui se passera en
effet ! Avec le prix de son usure physique pour préparer
la voie de son fils, minée par la maladie, elle a eu
plusieurs boulots pour réussir à s’entretenir tous les deux
et à persévérer avec obstination et détermination.
Le thème de l’enfant orphelin, marqué par
l’absence des parents s’impose dans les livres de Gary,
comme dans La vie devant soi, signé Émile Ajar, et le récit
autobiographique La promesse de l’aube, vu le sentiment
d’abandon paternel de Roman qui devra être rempli par
la mère :
82
légumes et la viande et les graisses qui étaient
strictement défendues.
Un jour, quittant la table, j’allais dans la cuisine
pour boire un verre d’eau.
Ma mère était assise sur un tabouret ; elle tenait
sur ses genoux la poêle à frire où mon bifteck avait été
cuit. Elle en essuyait soigneusement le fond graisseux
avec des morceaux de pain qu’elle mangeait ensuite
avidement et, malgré son geste rapide pour dissimuler
la poêle sous la serviette, je sus soudain, dans un éclair,
toute la vétité sur les motifs réels de son régime
végétarien. [chapitre II, p.5]
83
empêcher les mères d’aimer leurs petits. Je dis
simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore
quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un
amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif
auprès de chaque fontaine. Malheureusement pour
moi, je me connais en vrais diamants.
84
« nourrit l’espoir » qu’il pourrait être « un enfant prodige,
un mélange de Yacha Heifetz et de Yehudi Menuhin » [p.
7], mais ce fut un grand rêve « envolé ».
Raté en tant que futur violoniste, le nouvel essai
est d’être le futur Nijinsky [p. 9] mais la carrière de
Roman de grand danseur s’arrête net à cause de
l’indignation de la mère et sa volonté de ne l’exposer plus
à d’autres risques homosexuels, à la suite d’une tentative
de séduction du jeune Roman par son professeur.
Une découverte à dix ans disait à la mère que
Roman semble avoir du talent dans le domaine de la
peinture. Mais le destin d’un Van Gogh ou Gauguin [p.
9], décide Nina d’interdire dès le début une carrière qui
peut faire son fils « crever de faim » [Ibid.]. Ce sera un
regret, autant pour l’enfant Roman que pour l’adulte
Romain Gary qui a parfois « le sentiment d’une vocation
manquée » [p. 10].
Alors, il se tourne vers la littérature : « Ce fut à
treize ans, je crois, que j’eus pour la première fois le
pressentiment de ma vocation. » [p. 4]. S’ouvrir vers le
domaine de l’écriture, ce fut non marqué d’une certaine
hésitation de la part de sa mère :
85
Romain commence ses premiers essais littéraires
après leur installation à Nice avec quelques débuts
difficiles jusqu’au moment où sa mère réussit à trouver
une certaine stabilité financière, en gérante de l’hôtel
pension Mermonts.
Il fait des études de droit à Paris, puis il suit les
classes de l’école de l’air de Salon-de Provence. En qualité
de militaire, il va à la guerre afin d’accomplir encore un
rêve de sa mère : sauver la France. Il combattra en
Angreterre et en Afrique, sera blessé et survivra
miraculeusement chaque fois, et finira la guerre avec le
grade de capitaine, étant fait aussi « Compagnon de la
Libération ». On lui proposera de devenir secrétaire
d’Ambassade de France pour ses « services
exceptionnels ». En 1945, il publiera en Angleterre son
roman Éducation européene. Pour parvenir à son but, il faut
ne pas l’abandonner. C’est la leçon que Romain a reçue de
sa mère...
Pendant plusieurs années, les lettres de sa mère
l’ont constamment encouragé et protégé. On dirait que sa
mère le suivait partout dans son périple combattant, elle
était sans repos à côté de lui avec une vaillance et une
ténacité inflexibles. « [M]a mère m’empêcha de faire une
bétise irréparable [...] » avoue Roman à un moment
donné, et cela parce qu’ « il va sans dire que ma mère s’en
est mêlée immédiatement. » [p. 154]. Il est hanté par la
façon d’agir et de penser par sa mère, indiféremment de
la situation, parce qu’en réalité, elle n’était présente que
par l’intermediaire de ses réflexions et conseils donnés à
son fils durant sa vie :
86
Ce n’est pas que je l’eusse consultée, loin de là.
J’ai même fait tout ce que j’ai pu pour la tenir dans
l’ignorance de mon petit projet, pour la chasser loin de
mon esprit. En vain : en un clin d’œil, elee fut là, à mes
côtés, la cane à la main, et elle me tint un langage
extrêmement blessant. Ce n’est pas ainsi qu’elle m’avait
élevé, ce n’est pas cela qu’elle attendait de moi. Jamais,
jamais elle ne m’allait laisser remettre les pieds à la
maison, si je commettaits une action pareille. Elle
mourrait de honte et de chagrin. [...] [p. 154]
87
comme promis [...] J’ai même rebdu de grands services
à l’humanité [...] [p. 184]
88
Il y a dans le livre des pages qui tiennent plutôt de
la fiction et non de l’autobiographie proprement dite.
C’est en fait un hommage à sa mère qui intéresse Romain
Gary, qui a réussi par son amour parfois exubérant d’ex-
actrice juive exilée de construire le destin de l’écrivain et
diplomate Gary : « Tu seras un héros, tu seras général…
ambassadeur de France ». Rêves devenus réalités !
89
90
Albert CAMUS
(Mondovi, Algérie, le 7 novembre 1913 – Villeblevin, le 4
janvier 1960)
Œuvre :
Romans et nouvelles :
1942 – L’Étranger ; 1947 – La Peste (Prix de la critique en
1948), ; 1956 – La Chute ; 1957 – L’Exil et le Royaume, nouvelles
(La Femme adultère, Le Renégat, Les Muets, L’Hôte, Jonas, La Pierre
qui pousse).
Essais :
1936 – Révolte dans les Asturies, essai de création
collective ; 1937 – L’Envers et l’Endroit, essai ; 1939 – Noces,
recueil de quatre essais (Noces à Tipasa, Le vent à Djémila, L’été à
Alger, Le désert) ; 1942 – Le Mythe de Sisyphe, essai sur l’absurde ;
1951 – L’Homme révolté, essai ; 1954 – L’Été, recueil de huit essais
écrits entre 1939 et 1953 (Le minotaure ou la halte d’Oran, Les
amandiers, Prométhée aux Enfers, Petit guide pour des villes sans
passé, L’exil d’Hélène, L’énigme, Retour à Tipasa, La mer au plus
près) ; 1957 – Réflexions sur la peine capitale, en collaboration avec
Arthur Koestler, Réflexions sur la Guillotine de Camus ; 1965 –
Pluies de New York, impression de voyage (en ligne)
Théâtre :
1938 – Caligula (première version en 1938), pièce en 4
actes ; 1944 – Le Malentendu, pièce en 3 actes ; 1948 – L’État de
siège, spectacle en 3 parties ; 1949 – Les Justes, pièce en 5 actes ;
Chroniques :
91
1950 – Actuelles I, Chroniques 1944-1948; 1953 – Actuelles
II, Chroniques 1948-1953 ; 1958 – Actuelles III, Chroniques
algériennes, 1939-1958
Préfaces:
1944 [rééd. 1982] – Maximes et pensées : Caractères et
anecdotes de Chamfort ; 1945 – Le Combat silencieux d’André
Salvet ; 1946 – L’Espagne libre, Dix estampes originales, Pierre-
Eugène Clairin, 1947 – Poésies posthumes de René Leynaud ;
1947 – Laissez passer mon peuple de Jacques Méry ; 1948 [rééd.
1953] – La Maison du peuple de Louis Guilloux ; 1951 – Devant la
mort, J. Héon-Canonne ; 1952 [rééd. 1973] – L’Artiste en prison,
préface à La Ballade de la geôle de Reading d’Oscar Wilde ; 1952 –
L’œuvre d’Hermann Melville ; 1955 – L’Allemagne vue par les
écrivains de la résistance française, Konrad Bieber ; Poèmes, René
Char.
Traductions :
1952 – La dernière fleur, de James Thurber.
Adaptations et / ou mises en scènes :
1944 – Animation de la lecture chez Michel Leiris de Le
Désir attrapé par la queue de Pablo Picasso ; 1953 – Les Esprits de
Pierre de Larivey, adaptation et mise en scène Albert Camus,
Festival d’Angers ; 1953 – La Dévotion de la croix de Pedro
Calderón de la Barca, mise en scène Marcel Herrand, Festival
d’Angers ; 1955 – Un cas intéressant de Dino Buzzati, mise en
scène Georges Vitaly, Théâtre La Bruyère ; 1956 – Requiem pour
une nonne de William Faulkner, adaptation et mise en scène
Albert Camus, Théâtre des Mathurins ; 1957 – Le Chevalier
d’Olmedo de Lope de Vega, adaptation et mise en scène Albert
Camus, Festival d’Angers ; 1959 – Les Possédés, roman de Fiodor
Dostoïevski, adaptation et mise en scène par Albert Camus,
Théâtre Antoine.
92
Divers :
1948 – Lettres à un ami allemand, publié sous le
pseudonyme de Louis Neuville ; 1948 – Le témoin de la liberté,
allocution ; 1954 – Désert vivant, album de Walt Disney
contenant un texte d’Albert Camus ; 1958 [rééd. 1997] –
Discours de Suède, le discours du 10 décembre 1957 prononcé à
Stockholm, et la conférence du 14 décembre 1957 « L’artiste et
son temps » prononcée à l’Université d’Upsal ; 2013 – Albert
Camus, écrits libertaires (1948-1960) rassemblés et présentés par
Lou Marin.
Parutions posthumes :
1965 [rééd. 1986, 2009] – La Postérité du soleil,
photographies de Henriette Grindat. Itinéraires par René Char ;
1962 – Carnets I, mai 1935-février 1942 ; 1964 – Carnets II, janvier
1942-mars 1951 ; 1989 – Carnets III, mars 1951-décembre 1959 ;
1978 – Journaux de voyage, texte établi, présenté et annoté par
Roger Quilliot ; Les Cahiers Albert Camus : 1971 – Tome I : La
Mort heureuse, roman ; Tome II : Paul Viallaneix, Le premier
Camus suivi de Écrits de jeunesse d’Albert Camus ; 1978 – Tome
III : Fragments d’un combat (1938-1940) ; 1989 – Tome IV :
Caligula, version de 1941, théâtre, La poétique du premier Caligula,
Albert Camus et A. James Arnold ; 1985 – Tome V : Albert
Camus, œuvre fermée, œuvre ouverte ?, actes du colloque de Cerisy,
Raymond Gay-Crosier et Jacqueline Lévi-Valensi, juin 1982 ;
1987 – Tome VI : Albert Camus éditorialiste à L’Express (mai 1955-
février 1958), Albert Camus et Paul-F. Smets ; 1994 – Tome VII :
Le Premier Homme (Gallimard, 1994 ; publié par sa fille), roman
inachevé ; 2003 – Tome VIII : Camus à Combat, éditoriaux et
articles d’Albert Camus (1944-1947), Jacqueline Lévi-Valensi,
2012 – Les Quatre Commandements du journaliste libre, manifeste
censuré en 1939, publié pour la première fois par le quotidien Le
Monde le 17 mars 2012, après avoir été retrouvé par Macha Séry
aux Archives d’Outre-mer à Aix-en-Provence ; 2006 –
L’Impromptu des philosophes (1947), pièce en un acte signée du
93
pseudonyme Antoine Bailly (publiée dans Albert Camus,
Œuvres complètes : Tome II (1944-1948).
Correspondances :
1981 – Correspondance Albert Camus, Jean Grenier,
correspondance 1932-1960 ; 2000 – Albert Camus, Pascal Pia,
correspondance, 1939-1947 ; 2003 – Albert Camus, Jean Grenier,
Louis Guilloux : écriture autobiographique et carnets, actes des
Rencontres méditerranéennes, 2001, Château de Lourmarin ;
2004 – Hamid Nacer-Khodja, Albert Camus - Jean Sénac ou le fils
rebelle ; 2007 – Correspondance Albert Camus, René Char 1949-
1959 ; 2012 – Albert Camus / Michel Vinaver, S’engager ? -
Correspondance (1946-1957).
Préliminaires
95
Résistance française et il a été proche des courants
libertaires dans les débats moraux de la France de l’après-
guerre. Pendant deux ans, il a adhéré au Parti
communiste français, mais, en refusant toute
compromission, en témoin de son époque (voir la
question de l’indépendance de l’Algérie, de même que sa
critique du totalitarisme soviétique), Camus va rompre
avec son ami Sartre et avec d’autres intellectuels.
96
algérois de Belcourt, puis pendant des voyages entrepris
par l’écrivain aux Baléares et dans plusieurs villes
d’Europe (Prague, Venise).
L’essai qui retient notre attention, vu le thème de
l’enfance, est, avec prépondérance, Entre oui et non :
97
un petit éclat d’obus retrouvé dans les chairs. La veuve
l’a gardé. [p. 64]
98
lui couper le cou ». Ça n’a l’air de rien. Mais ça fait une
petite différence. Et puis, il y a des gens qui préfèrent
regarder leur destin dans les yeux. [p. 76-77]
99
posthumement, inachevé, par sa fille, Catherine Camus.
C’est la recherche d’un père en double sens : le père de
Camus à travers le père Camus...
Le premier homme, roman composé de deux parties
– Recherche du père et Le fils ou le premier homme – suit dans
toute la première séquence justement l’essai de découvrir
et de connaître mieux l’identité et la personnalité du père
disparu lorsque le protagoniste était tout petit.
Le lecteur trouve ainsi les traces de pied-noir de
Camus, dans son Algérie natale, par le biais du
protagoniste Jacques Cormery. Âgé d’une quarantaine
d’années, ce dernier remonte son passé jusqu’à son
enfance, et l’on peut penser à un parallèle entre Camus et
Cormery, même si le décor du livre est fictif. D’ailleurs,
Cormery n’est pas un nom choisi au hasard, mais c’est le
nom de jeune fille de la grand-mère paternelle de
l’écrivain. Jacques, c’est une sorte d’alter ego de Camus
lui-même.
Selon Joseph Jurt, « [c]e roman est ainsi devenu le
testament de Camus, son ouvrage le plus
autobiographique parce qu’il y conjure son enfance et sa
jeunesse. » [Jurt, Le mythe d’Adam. Le premier homme
d’Albert Camusi, v. web, p. 2]. Dans la première édition du
roman Le premier homme [1994], il y a des détails qui
renvoient à l’autobiographie, par exemple, la notation
« Vve Camus » [p. 189] au lieu du nom de Catherine
Cormery.
Même si, du point de vue formel, un « pacte
autobiographique » n’a pas été respecté, la narration étant
à la troisième personne, on ne peut pourtant s’empêcher
de réflechir qu’en réalité c’est un « je » masqué, puisqu’un
100
substrat autobiographique existe et il est souligné par
l’écrivain lui-même, dans les éléments déjà mentionnés,
ou bien, parce que le projet de trilogie qu’est Le premier
homme représente, selon Camus, « une éducation ».
Ce plan biographique réel s’associe à la dimension
mythique, en premier, au mythe du retour : à la mère, à
son origine, à la recherche d’un père, à l’enfance.
Nombreux détails convergent à l’idée que Le premier
homme renoue avec le volume L’envers et l’endroit, qui
réunit, comme nous avons déjà remarqué, des textes à
forte influence autobiographique. La figure autoritaire de
la grand-mère apparaît de nouveau :
101
Voici donc qu’un autre adulte reste marqué par le
moment où il devait se coucher pendant son enfance. À
part Proust que nous avons déjà commenté et Bruckner
qui le sera un peu plus loin, Camus y raconte son
désagrément lié à la scène du coucher, dans son cas, à la
sieste en particulier. Cependant, la rigueur de l’éducation
reçue de par la grand-mère s’avère plus dure encore :
102
essaiera de découvrir ses ancêtres, de plus en plus loin,
donc... En fait, ce sera un voyage initiatique en quelque
sorte, un chemin parcouru en divers moyens de
transport : la carriole de ses parents au début, le train vers
Saint-Brieuc, le bateau vers Alger, l’avion vers Mondovi –
l’ultime destination pour retrouver son origine.
Par rapport au thème du voyage, il faut préciser
qu’Albert Camus a voulu nommer la première partie du
livre justement Les Nomades, puisque la recherche du père
constitue un mouvement continuel du protagoniste. Il ne
trouvera pas finalement son origine parce que les traces
de son père à Mondovi se perdent dans celles de ces
ancêtres émigrés qui sont considérés par l’écrivain comme
des exilés, des victimes de l’histoire après 1871 :
103
fois, le père recherché et le fils lui-même qui devait se
construire un chemin sur cette « terre de l’oubli » [p. 179]
où chacun semble être le « premier homme ». Sinon, « le
premier homme » (personnage du manuscrit trouvé sur la
banquette arrière de la voiture accidentée de l’écrivain)
est plutôt « le dernier Camus », comme l’affirme Marc-
Henri Arfeux (4e de couverture, édition Gallimard 2000).
104
Jean-Paul SARTRE
(Paris, le 21 juin 1905 – Paris, le 15 avril 1980)
Œuvres :
Romans et nouvelles
1938 – La Nausée ; 1939 – Le Mur; 1945 – Les Chemins de
la liberté (L'Âge de raison, Le Sursis, La Mort dans l'âme).
Théâtre
1940 – Bariona, ou le Fils du tonnerre ; 1943 – Les
Mouches ; 1944 – Huis clos ; 1946 – La Putain respectueuse ; 1946 –
Morts sans sépulture ; 1948 – Les Mains sales ; 1951 – Le Diable et
le Bon Dieu ; 1954 – Kean ; 1955 – Nekrassov ; 1959 – Les
Séquestrés d'Altona ; 1965 – Les Troyennes ; 1969 – L'Engrenage.
Autobiographie, mémoires, entretiens et
correspondance
1964 – Les Mots ; 1983-1995 – Carnets de la drôle de guerre
- Septembre 1939-mars 1940 ; 1983 – Lettres au Castor et à quelques
autres, tome I et II ; 1980 – L'Espoir maintenant, les entretiens de
1980 (avec Benny Lévy).
Essais
1947 – Situations I ; 1948 – Situations II ; 1949 – Situations
III ; 1964 – Situations IV ; Situations V ; Situations VI ; 1965 –
Situations VII ; 1972 – Situations VIII ; Situations IX ; 1976 –
Situations X.
105
Essais politiques
1946 – Réflexions sur la question juive ; 1949 – Entretiens
sur la politique ; 1953 – L'Affaire Henri Martin ; 1974 – On a raison
de se révolter avec Pierre Victor et Philippe Gavi ; 1972 –
Plaidoyer pour les intellectuels.
Critique littéraire
1944 – La République du Silence ; 1946 – Baudelaire ; 1948
– Qu'est-ce que la littérature ?; 1952 – Saint Genet, comédien et
martyr ; 1971-1972 – L'Idiot de la famille (1971-1972) ; 1973 – Un
théâtre de situations ; Critiques littéraires ; 1986 – Mallarmé, la
lucidité et sa face d'ombre.
Philosophie
1936 – L'Imagination ; La Transcendance de l'Ego ; 1938 –
Esquisse d'une théorie des émotions ; 1940 – L'Imaginaire ; 1943 –
L'Être et le Néant, essai d'ontologie phénoménologique ; 1945 –
L'existentialisme est un humanisme ; 1957 – Questions de méthode;
1960 – Critique de la raison dialectique I : Théorie des ensembles
pratiques ; 1983 – Cahiers pour une morale ; 1985 – Critique de la
raison dialectique II : L'intelligibilité de l'histoire ; 1989 – Vérité et
Existence.
Scénarii
1947 – Les jeux sont faits; 1948 – L'Engrenage ; 1984 – Le
Scénario Freud ; 1943 Typhus (écrit durant l'occupation et édité
en 2007).
Adaptations au cinéma
1947 – Les jeux sont faits, de Jean Delannoy ; 1953 – Les
Orgueilleux, d'Yves Allégret ; 1962 – Freud, passions secrètes
(Freud, the Secret Passion), de John Huston (Sartre a toutefois
exigé que son nom ne figure pas au générique du film) ; 1962 –
Les Séquestrés d'Altona (I Sequestrati di Altona), de Vittorio De
Sica
106
Chanson
Dans la rue des Blancs-Manteaux avec la musique de
Joseph Kosma dont l'interprétation la plus célèbre est celle de
Juliette Gréco.
Préliminaires
107
énoncé athéiste par excellence, vu que l’essence se
rapporte à la divinité ou bien à des archétypes qui
engendrent des reproductions, et l’existence renvoie à la
naissance d’un événement unique, irréductible qui n’a
aucun sens en soi et ne peut se référer à rien. Les deux
conséquences principales de cette pensée sont le
sentiment d’isolement (parce que chaque individu est
unique et inassimilable) et d’incommunicabilité (source
du mal de vivre) et l’angoisse qui vient de la perception
du vide qui nous entoure et c’est une sorte de vertige
moral qui va jusqu’à la nausée – produite par l’existence
dans un monde sans repères.
Sartre présente l’être humain et sa condition dans
une authenticité idéale. En fait, à part l’authenticité, parmi
les termes-clés de la philosophie sartrienne, on peut
mentionner : Autrui, liberté, engagement, mauvaise fois,
situation.
Selon Sartre, l’homme est « condamné à être
libre », parce qu’il ne se rapporte à aucune entité (être
humain ou divinité), mais cette liberté est une charge,
c’est-à-dire un engagement de l’individu, un choix qu’il
doit faire, en toute sincérité, hors de la mauvaise fois et de
toute influence extérieure. S’engager, c’est se choisir une
conduite et c’est une conséquence et une nécessité de la
liberté humaine.
Exister signifie être en situation, c’est-à-dire,
condamné à faire un choix ; voilà pourquoi les
personnages surtout du théâtre de Sartre se trouvent dans
des situations limites auxquelles mène l’engagement de
leur vie.
108
La relation à l’autre occupe une place capitale chez
Sartre. L’autre est vu comme une sorte de limitation de la
liberté de l’individu, une sorte de menace, parce que
l’autre tend à me regarder objectivement, c’est-à-dire,
comme un objet, un « en soi ». La réciproque est valable :
l’autrui est pour moi un objet, d’où l’incommunicabilité
entre moi et autrui, de même qu’entre les deux
consciences qui arrivent à s’exclurent : « L’enfer, c’est les
autres », conclut un personnage de la pièce sartrienne
Huis clos qui est, en fait, un porte-parole de l’écrivain.
109
quelque sorte même le fait que Sartre lui-même n’a pas eu
d’enfants :
110
triste ; il s’ennuie comme un roi. Comme un chien. » [p.
79] – c’est l’opinion de l’adulte Sartre, et cela, peut-être,
parce que « L’enfance bourgeoise vit dans l’éternité de
l’instant, c’est-à-dire dans l’inaction. » [p. 79]
Sartre semble avoir été « programmé » pendant
son enfance bourgeoise pour « les mots », c’est-à-dire
pour le domaine littéraire : « Seul au milieu des adultes,
j’étais un adulte en miniature, et j’avais des lectures
adultes » [p. 58]
Le texte des Mots peut être envisagé comme une
sorte de règlement de comptes avec l’enfant-bouffon
« produit » par sa famille. La confession montre le « rôle »
détenu par l’enfant dans des « comédies des adultes » en
premier pour sa mère, privée des droits (« la jeune veuve
redevînt mineure : une vierge avec tache » [p. 14]), et son
autoritaire grand-père maternel :
111
En fait, Sartre explique dans ce livre, à travers des
souvenirs d’enfance, comment et pourquoi devenir
écrivain.
112
L’extrait ci-dessus repose sur le regard de l’adulte
Sartre sur l’enfant qu’il était, et, encore plus, sur le
rapport entre ce dernier et les autres. Il ne joue aucun
« rôle » aux yeux des enfants, il ne peut pas faire partie de
leur bande, de leurs jeux. De tels échecs successifs mènent
le gaçon Sartre à vivre son néant : le rôle du « mort » lui
semble réservé, car il n’est rien par rapport à ses
semblables. Malheureux, de sa position de spectateur, le
garçon voit en les autres des traits qu’ils n’ont pas en
réalité : ils hyperbolise leurs qualités et les voit comme
étant des héros – ce qui n’est pas vrai.
La mère, « grande et belle » [Ibid.], donc, en
opposition avec le gaçon (mais avec l’excuse de
l’hérédité : les Schweitzer sont grands tandis que les
Sartre sont petits), essaie de s’impliquer par tous moyens
pour l’aider : elle veut parler aux autres mamans pour
intervenir dans le jeu des enfants, ou bien elle feint
l’impatience et veut quitter le jardin public où jouent les
enfants pour ne pas laisser son garçon se sentir « un
nain » par rapports aux autres garçons, c’est-à-dire de se
considérer comme un exclu. Or, cette exclusion est vécue
par son fils comme une condamnation. C’est pourquoi,
même s’il avoue quelque part : « j’aimais mon mal. » [p.
65], il trouve la façon de fuir cette réalité et s’isole, se
refugie dans les fictions et, par malheur, dans
l’imposture : il laisse voir seule l’image de lui que veulent
les parents : « Je ne connais rien de plus amusant que de
jouer à être sage. » [p. 21]
C’est un souvenir d’enfance inoubliable parce que
c’est alors que Sartre découvre sa différence. Il ne réussit
pas à avoir des liens avec ses semblables, mais il ne
113
parvient à tisser un lien confortable avec sa mère non
plus, qui le fait se sentir écrasé.
Le récit de cet épisode est fait par un certain recul,
par un Sartre adulte et il faut y remarquer le côté plutôt
ironique d’un regard rétrospectif et jamais un essai
désespéré d’attirer la compassion sur le sort du garçon
qui n’entretenait que des relations inexistentes ou bien
étouffantes avec les autres. L’écrivain Sartre regarde avec
esprit critique son enfance et il démystifie la tendresse
dont d’autres écrivains décrivent l’enfance, en arrivant à
une affirmation curieuse : « Ma vérité, mon caractère et
mon nom étaient aux mains des adultes ; j’avais appris à
me voir par leurs yeux ; j’étais un enfant, ce monstre
qu’ils fabriquaient avec leurs regrets. » [p. 70]
Par la présentation des difficultés du rapport à
l’autrui, mais aussi de la découverte de soi par
l’intermédiaire des autres, la pensée existentialiste
sartrienne s’y trouve sous une forme latente.
« J’ai commncé ma vie comme je la finirai sans
doute : au milieu des livres. » [p. 33] déclare le narrateur à
un moment donné. L’apprentissage de la lecture va être
continué par celui de l’écriture – autre événement
fondamental qui marque la vie solitaire de « Poulou »,
comme l’enfant Sartre était surnommé.
Si Le mots représente une réponse possible à la
question comment devenir écrivain, il est plus passionant
de voir pourquoi devenir écrivain, en d’autres termes,
que peut la littérature. Jean-Paul est encouragé à écrire
par son grand-père, mais il succombe à nouveau à la
tentation de l’imposture, cette fois-ci, du plagiat. Le
grand-père essaie alors de l’éloigner d’un éventuel métier
114
d’écrivain et décide que « Poulou » devienne enseignant
de lettres. Curieusement, l’attitude du grand-père
donnera le résultat inverse, car, au dire de Sartre lui-
même, en l’éloignant de la littérature, il l’a, en fait, y
introduit. C’est pourquoi, il a pu proposer Les mots : « Je
ne cesse de me créer ; je suis le donateur et la donation. »
[p. 26]
115
116
Simone de BEAUVOIR
(Paris, le 8 janvier 1908 – Paris, le 14 avril 1986)
Œuvres principales
Romans
1943 – L'Invitée ; 1945 – Le Sang des autres ; 1946 – Tous
les hommes sont mortels ; 1954 – Les Mandarins ; 1966 – Les Belles
Images ; 1967 – La Femme rompue ; 1979 – Quand prime le spirituel.
Essais
1944 – Pyrrhus et Cinéas ; 1947 – Pour une morale de
l'ambiguïté ; 1949 – Le Deuxième Sexe ; 1955 – Privilèges ; 1957 – La
Longue Marche ; 1970 – La Vieillesse ; 1972 – Faut-il brûler Sade?
(reprise de Privilèges).
Théâtre
1945 – Les Bouches inutiles.
Récits autobiographiques
1958 – Mémoires d'une jeune fille rangée ; 1960 – La Force
de l'âge ; 1963 – La Force des choses ; 1964 – Une mort très douce ;
1972 – Tout compte fait ; 1981 – La Cérémonie des adieux suivi
de Entretiens avec Jean-Paul Sartre : août – septembre 1974.
117
Autres publications
1948 – L'Amérique au jour le jour, récit ; 1962 – Djamila
Boupacha en collaboration avec Gisèle Halimi et des
témoignages de Henri Alleg, Mme Maurice Audin, Général de
Bollardière, R.P. Chenu, DrJean Dalsace, J. Fonlupt-
Esperaber, Françoise Mallet-Joris, Daniel Mayer, André
Philip, J.F. Revel, Jules Roy, Françoise Sagan, un portrait
original de Picasso et un hommage des
peintres Lapoujade et Matta.
Œuvres posthumes
Sylvie Le Bon de Beauvoir, fille adoptive de Simone de
Beauvoir et héritière de son œuvre, a traduit, annoté et publié
posthumement plusieurs textes de l’écrivaine, en particulier sa
correspondance avec Sartre, Bost et Algren :
1990 – Lettres à Sartre, tome I : 1930-1939 ; Lettres à Sartre,
tome II : 1940-1963 ; Journal de guerre, septembre 1939 – janvier
1941 ; 1997 – Lettres à Nelson Algren, traduction de l'anglais par
Sylvie Le Bon ; 2004 – Correspondance croisée avec Jacques-Laurent
Bost ; 2008 – Cahiers de jeunesse, 1926-1930 ; 2013, Malentendu à
Moscou (nouvelle).
Préliminaires
118
son attitude dirigée vers les jeunes filles, car bisexuelle,
Simone de Beauvoir arrive à une consécration dans le
monde intellectuel de son époque par ses œuvres mais
aussi par son engagement pour le communisme,
l’athéisme et l’existentialisme.
Co-fondatrice de la revue Les temps modernes, avec
J.-P. Sartre, Raymond Aron, Michel Leiris, Maurice
Merleau-Ponty, Boris Vian et d’autres intellectuels de
gauche, Simone de Beauvoir s’accorde au but de ceux-ci
de faire connaître l’existentialisme, mais elle garde tout de
même des traits particuliers pour son œuvre. Elle voyage
beaucoup et fait la connaissance d’autres intellectuels
communistes tels Fidel Castro, Che Guevara ou Mao
Zedong.
Participante au mouvement de libération des
femmes des années 1970, Simone de Beauvoir est
considérée comme une théoricienne de référence du
féminisme. « On ne naît pas femme, on le devient. »
déclare l’écrivaine dans Le deuxième sexe [Beauvoir, 1949 :
13] Elle a excercé une grande influence, à côté de Gisèle
Halimi pour obtenir la reconnaissance des tortures
infligées aux femmes lors de la Guerre d'Algérie et le
droit à l'interruption de la grossesse, rédigeant « le
Manifeste des 343 », publié dans Le Nouvel Observateur en
1971.
L’essai d’environ mille pages Le deuxième sexe fut
vendu en plus de 22.000 exemplaires en une semaine et en
plus d’un million d’exemplaires finalement. Il a été
traduit en plusieurs langues, mais il vaut à l’écrivaine des
échos contradictoires, il produit un vrai scandale, par
exemple, le Vatican le met à l’index et François Mauriac
119
écrit à un ami de la revue Les temps modernes « à présent, je
sais tout sur le vagin de votre patronne ». Simone de
Beauvoir est victime de menaces de mort et injuriée dans
les médias. Cependant, Le deuxième sexe devient le livre de
chevet des défenseuses du féminisme, leur Bible. Simone
de Beauvoir y décrit la société de ses jours qui maintenait
la femme dans une situation inférieure et analyse
minutieusement la condition féminine à partir de
l’anatomie, les mythes, les religions, etc. Le livre aura une
réception partiellement indignée puisque’elle aborde le
sujet de la maternité et surtout de l’avortement (au début
des années 70, l’interruption de grossesse était conçue
comme un homicide) et du mariage considéré comme
quelque chose de bourgeois et de répugnant à cause
d’une soumission inconditionnée de la femme à son mari
(sur ce point, l’écrivaine fait même un parallèle entre
l’institution du mariage et la prostitution, vu que, dans les
deux cas, la femme ne peut pas échapper à la domination
de l’homme). En fait, les débats proposés par Simone de
Beauvoir sont complexes et sont centrés avec
prépondérence sur l’oppression masculine sur les
femmes, les harcèlements, l’inégalité et les
discriminations de toutes sortes concernant la femme, les
violences physiques et morales, l’ignorance à laquelle la
femme est forcée. Ce qui est important, c’est que
l’écrivaine n’accuse pas les hommes de tout cela, mais
invite les femmes à prendre leur destin dans leurs propres
mains et à lutter pour leurs droits.
En 2008, on a créé en l’honneur de l’écrivaine
Le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes.
120
Son œuvre littéraire porte la marque de son vécu,
non seulement les récits autobiographiques, mais aussi
nombre de ses romans, inspirés de ses expériences
personnelles. Dans L’invitée, son premier roman publié
chez Gallimard, il s’agit des hauts et des bas d’un ménage
à tois : Simone de Beaovoir, Sartre et Olga Kosakiewitcz –
ancienne élève de l’écrivaine, présentés comme des
personnages fictifs qui servent à l’expression de la
réflexion philosophique de Beauvoir par rapport à la lutte
entre les consciences et la réciprocité et ses possibles. De
même, le roman Les Mandarins qui a reçu le Prix Goncourt
en 1964, qui décrit les milieux intellectuels d’après la
guerre et pendant la guerre froide, puise son sujet,
toujours à travers des personnages imaginaires, dans un
amour impossible : la relation amoureuse que Simone de
Beauvoir a eue avec l’écrivain Nelson Algren de Chicago,
celui qui lui déclare dans une lettre « Jamais je ne pourrais
t’offrir moins que l’amour. » Peut-être que ce sont des
détails, mais ils peuvent être révélateurs à l’égard de la
femme Simone de Beauvoir : elle est enterrée avec
l’anneau aux motifs incas que Nelson Algren lui a offert.
121
l’éducation bourgeoise qu’elle a reçue dans une famille
désargentée. Simone de Beauvoir y décrit sa vie jusqu’à
l’âge de 21 ans, lorsqu’elle obtient l’agrégation de
philosophie.
Pourtant, selon Sartre, le livre Une mort très douce
représente le meilleur texte de Simone de Beauvoir. Elle y
retrace les moments d’avant la mort de sa mère, Françoise
de Beauvoir. Les événements la poussent à développer
certains sujets considérés comme tabous tels que
l’acharnement thérapeutique, la douleur, la mort,
l’euthanasie : « Entre la mort et la torture, une course était
engagée. » [p. 82]
Longtemps, Simone de Beauvoir n’a pas souffert à
la suite des options de sa vie par rapport à sa liberté, à ses
amitiés, à son anticonformisme et à son manque
d’engagement sentimental. D’ailleurs, l’attitude de sa
mère ne lui imposait pas un questionnement : « Jusqu’à la
sortie de L’Invitée elle a presque tout ignoré de ma vie »
[p. 96]. Cependant, la mort de sa mère en 1963 lui apporte
la douleur par laquelle elle doit payer pour sa liberté et sa
vie heureuse.
Après le décès de son père en 1941, Simone visitait
sa mère régulièrement mais c’était seulement des visites
de courtoisie, principalement distantes. Par contre, sa
sœur Hélène, plasticienne, conformiste, dont Simone lui
reproche sa vie facile, est plus proche de leur mère.
Le récit Une mort très douce commence au moment
où Françoise de Beauvoir tombe dans sa salle de bain, se
casse le col du fémur et, une fois à l’hôpital, on lui
découvre aussi une affection implacable : une tumeur
bloquait son intestin grêle. Durant un mois (« elle a
122
"gagné" trente jours, elle qui ne voulait pas en perdre un
seul » [p. 133], Simone de Beauvoir et sa sœur Hélène,
surnommée Poupette, restent avec leur mère et assistent à
son agonie. Il y a avait des moments où cette présence à
trois, leur déclenchait des souvenirs :
123
Souvent choquée par le contenu de mes livres,
elle était flattée par leur succès. [p. 96]
124
réalité, « un cadavre en sursis. » [p. 29]. C’est, d’ailleurs, la
première fois que la fille fait des réflexions à la vue de ce
corps dont elle est née : « Enfant, je l’avais chéri ;
adolescente, il m’avait inspiré une répulsion inquiète » [p.
27].
Inévitablement, rester longtemps, chaque jour, au
chevet de sa mère, provoque des souvenirs d’enfance. Ce
qui nous semble intéressant, c’est que Simone de Beauvoir
rapporte la mort à l’enfance, mais non forcément à son
enfance à côté de cette mère mourante, mais d’abord à
l’enfance de la mère elle-même. Ce sont, en d’autres
termes, des souvenirs de la mère rémémorés par sa fille.
C’est une occasion que la narratrice évoque l’image de sa
grand-mère : « Bonne-maman, à cinquante ans, était une
femme distante et même hautaine, qui riait peu » [p. 46].
Auprès de la mère moribonde, il est naturel de
n’avoir que des souvenirs liés à leurs rapports. « J’avais
été une enfant ouverte. » [p. 94] affime Simone de
Beauvoir. Voici d’autres souvenirs qu’elle nous dévoile :
125
manière mytérieuse à cette chambre dont elle sortait [...]
[p. 47-48]
126
Georges PEREC
(Paris, le 7 mars 1936 – Ivry-sur-Seine, le 3 mars 1982)
Œuvre
Romans
1965 – Les Choses : Une histoire des années soixante ; 1966
– Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? ; 1967 – Un
homme qui dort ; 1969 – La Disparition ; 1972 – Les Revenantes ;
1973 – La Boutique obscure. 124 rêves ; 1974 – Espèces d’espaces ;
1975 – W ou le souvenir d’enfance ; 1975 – Tentative d'épuisement
d'un lieu parisien ; 1978 – La Vie mode d’emploi ; 1978 – Je me
souviens ; 1979 – Un cabinet d’amateur. Histoire d’un tableau ; 1980
– Récits d'Ellis Island.
Théâtre
1960 – Die Maschine ; 1970 – Wucherungen (devenue
L’Augmentation) ; 1981 – Théâtre I
Varia / textes oulipiens
1969 – Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du
go (avec Pierre Lusson et Jacques Roubaud) ; 1972 – Oulipo.
Créations, Re-créations, récréations (avec Raymond Queneau,
Paul Fournel et les membres de l'Oulipo) ; 1974 – Ulcérations ;
1976 – Alphabets. Cent soixante-seize onzains hétérogrammatiques
(illustré par Dado) ; 1979 – Les mots croisés ; 1980 – La Clôture et
autres poèmes.
Livres posthumes
1982 – Épithalames ; 1985 – Penser/Classer; 1986 – Les
Mots croisés II ; 1989 – « 53 jours » ; 1989 – Vœux ; 1989 – L'Infra-
ordinaire ; 1989 – Presbytère et prolétaires: Le dossier P.A.L.F ; 1990
127
– Je suis né ; 1991 – Cantatrix sopranica L. et autres écrits
scientifiques ; 1992 – L. G., une aventure des années soixante ; 1993,
2009 – Le Voyage d'hiver (Recueil de 4 nouvelles écrites par Serge
Rezvani, Jacques Chessex, Jean Freustié et Georges Perec
consacrées aux saisons) ; 1994 – Beaux présents, Belles absentes ;
1996 – What a man ! (monovocalisme en a) ; 1997 –
Perec/rinations ; 1997 – Cher, très cher, admirable et charmant ami...
Correspondance Georges Perec – Jacques Lederer, 1956-1961 ;
1999 – Jeux intéressants ; 1999 – Nouveaux Jeux intéressants ; 2003
– Les Mots croisés ; 2003 – Entretiens et conférences ; 2008 – L'Art et
la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une
augmentation ; 2009 – Quelques-unes des choses qu'il faudrait tout
de même que je fasse, ill. Bruno Gibert ; 2009 – Vœux; 2012 – Le
Condottière ; 2012 – En dialogue avec l'époque et autres entretiens
(1965-1981).
Préliminaires
1
Voir le site actuel : www.oulipo.net. L’OULIPO a été fondé en 1960
par Qaymond Queneau et François Le Lionnais et rassamblaient des
littéraires et des artistes, mais aussi des scientifiques (par exemple, des
mathématiciens) qui utilisent la contrainte ou la règle comme procédé
créatif qui se trouve à la base de la réinvention de nouvelles œuvres
parfois à partir de textes préexistants. À préciser qu’il n’y a pas
d’esthétique oulipienne et il n’y a pas d’écrivain oulipien type non
plus.
128
La potentialité de la littérature représente ses
virtualités, ses possibilités inimaginables de la phrase, du
discours, des formes littéraires, du texte. Selon les
oulipiens, toute littérature est potentielle : elle n’est pas
faite, mais à faire.
Les oulipiens, parmi lesquels Perec, enregistrent
des expérimentations et des modalités textuelles
nouvelles, en suivant un principe commun : observer la
règle pour chaque technique utilisée et la respecter. Un
inventaire quasi complet des procédés utilisés par
l’OULIPO se trouve dans le livre Petite fabrique de
littérature d’Alain Duchenne et Thierry Legay (Éditions
Mania, 1985), ainsi que dans une bibliothèque oulipienne
(dont Oulipo. Créations, Re-créations, récréations, 1972).
Parmi de tels procédés, nous citons la copie, le plagiat, la
parodie, le pastiche, les retouches, les textes omophones,
les collages, les permutations, la prolifération des textes
selon des méthodes spécifiques, la variation sur la
première phrase d’un roman connu, la lettre inductrice, le
travail sur les titres, le texte à poursuivre, les noms cachés
dans le texte, les anagrammes, la polyglottie, les textes
combinatoires, la littérature définitionnelle, la méthode
S+7, la tautogramme, etc.
Paradoxalement, la contrainte libère. Perec
l’affirme avec conviction : « Au fond, je me donne des
règles pour être totalement libre. » Par exemple, il se
propose d’écrire La Disparition qui est un roman
lipogrammatique qui ne contient aucun « e ». Dans le
roman Les Revenantes, même si la contrainte est inversée –
l’auteur utilise seulement la voyelle « e » – il s’agit
toujours d’un lipogramme, cette fois-ci, la contrainte étant
129
vraiment plus compliquée à respecter : les voyelles « a »,
« i », « o », « u » et « y » ne sont pas du tout utilisées. En
fait, ce roman représente un auto pastiche.
Éclectisme et jeux de (ou avec les) mots – voici ce
qui caractérise le plus l’œuvre de Perec. Dans l’analyse
constante du quotidien, l’écrivain s’ingénie à y offrir des
exercices de styles surprenants.
Il y a une certaine dominante thématique dans
l’œuvre de Perec – la solitude (Un homme qui dort) et
l’absence (La Disparition) – thèmes qui peuvent être
remarqués, dans une large mesure, aussi dans d’autres
romans – La Vie mode d’emploi – , que dans son livre W ou
le souvenir d’enfance. Certes, il s’agit d’une composante
due à la disparition prématurée de ses parents pendant la
guerre.
À côté de son œuvre littéraire, on ne peut pas
ignorer son livre où il réflechit à son rapport avec
l’espace, en fait, avec plusieurs type d’espace : de la page
blanche, du vide sidéral, de l’urbain (Espèces d’espaces), le
traité qu’il écrit en collaboration sur le jeu de go, son
activité radiophonique ou la production du film Les Jeux
de la Comtesse Dolingen de Gratz, dont le scénario et la
réalisation appartiennent à la compagne de Perec,
Catherine Binet.
On attribue à Georges Perec à part des
monovocalismes (en « a » : Wat a man ! et en « o » :
Morton’s ob), la transposition en poésie d’un principe
rencontré dans la musique dodécaphonique, à savoir ne
pas utiliser une consonne avant d’avoir employé toutes
les autres consonnes (Alphabets – recueil de onzains
hétérogrammatiques), un des plus longs palindrommes
130
(1247 mots, 5566 lettres), l’utilisation de la polygraphie du
cavalier au jeu des échecs dans la construction
impressionnante des « romans » La Vie mode d’emploi,
plusieurs mots croisés publiés dans des hebdomadaires. Il
est aussi l’auteur du pangramme : « Portons dix bons
whisky à l’avocat goujat qui fumait au zoo », dans le
sixième chapitre du roman la Disparition.
131
une lettre énigmatique avec un blason compliqué à
déchiffrer, d’un certain Otto Apfelstahl qui lui propose un
rendez-vous. Le héros y va, les deux se rencontrent, mais
tout finit brusquement, avec des points de suspension. Un
chapitre sur deux, cette histoire mystérieuse sera reprise
et développée d’une façon différente : ce sera la
description de la société « W », île la Terre de Feu – une
sorte de « pays idéal » ou utopique. Les valeurs
dominantes y sont l’ordre, la discipline, le sport
olympique. Peu à peu, le tableau devient insoutenable
parce que plusieurs doutes sont transmis à l’égard de
l’organisation de la société « W »... On arrive à apprendre
finalement que cette description n’est qu’une réalisation
fictive d’un régime concentrationaire atroce et inhumain.
Constuit comme un fantasme qui se déroule
parallèlement à l’autobiographie de Perec, l’image de
« l’île W » devient progressivement troublante et, à la fin,
reste fixée inoubliablement dans la mémoire du lecteur.
L’auteur déclare avoir composé cette histoire à l’âge de
douze ans. Il se sert d’une citation percutante de David
Rousset pour tirer la conclusion générale aussi bien à ce
récit fictif mais saisissant, qu’au récit de son enfance :
132
sans fin le mouvement qui consiste à se plier très vite
sur les talons, les mains perpendiculaires ; très vite
(toujours vite, vite, Schnell, los Mensch), à plat ventre
dans la boue et se relever, cent fois de rang, courir
ensuite s’inonder d’eau pour se laver et garder vingt-
quatre heures les vêtements mouillés. »
[...] plusieurs îlots de la Terre de Feu sont
aujourd’hui des camps de déportation. [p. 219-220].
133
de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son
mari m’adoptèrent. [p. 13]
134
l’Atlas, à Paris, 19e arrondissement. C’est mon père, je
crois, qui alla me déclarer à la mairie. Il me donna un
unique prénom – Georges – et déclara que j’étais
français. Lui-même et ma mère étaient polonais. Mon
père n’avait pas du tout à fait vingt-sept ans, ma mère
n’en avait pas vingt-trois. Ils étaient mariés depuis un
an et demi. [p. 31]
135
pays natal avant de mourir. Elle mourut sans avoir
compris. [p. 48-49]
138
Nathalie SARRAUTE
(Ivanovo-Voznessenak, Empire Russe, le 5 juillet 1900 – Paris, le
19 octobre 1999)
Romans
1948 – Portrait d'un inconnu ; 1953 – Martereau ; 1959 – Le
Planétarium ; 1963 – Les Fruits d'or, 1963 ; 1968 – Entre la vie et la
mort ; 1972 – Vous les entendez ? ; 1976 – « disent les imbéciles » ;
1980 – L'Usage de la parole ; 1983 – Enfance ; 1989 – Tu ne t'aimes
pas ; 1995 – Ici ; 1996 – Œuvres complètes ; 1997 – Ouvrez.
Théâtre
1967 – Silence, suivi de Le Mensonge ; 1970 – Isma ou Ce
qui s'appelle rien suivi de Le silence et Le mensonge ; 1978 – Théâtre
contenant Elle est là (E.O.), Le Mensonge, Isma, C'est beau ; 1982 –
Pour un oui ou pour un non.
Essais
1939 – Tropismes ; 1956 – L'Ère du soupçon ; 1957 –
Tropismes (suppression d'un texte de l'édition originale de 1939
et ajout de six nouveaux) ; 1986 – Paul Valéry et l'enfant
d'éléphant, suivi de Flaubert le précurseur.
139
Préliminaires
140
existent même si elles ne sont pas dites à proprement
parler. Elle met en évidence la force énorme, parfois
destructrice, se trouvant derrière des mots ordinaires, des
lieux communs et des politesses conventionnelles.
L’essence du mot se découvre au-delà des apparences qui
masquent même de petits drames.
En fait, ces idées peuvent être détectées dans le
premier livre de Nathalie Sarraute, intitulé Tropismes
(1939) – mot désignant, dans le domaine de la biologie,
selon le dictionnaire, « réaction d’orientation ou de
locomotion orientée (mouvement), causée par des agents
physiques ou chimiques (chaleur, lumière, pesanteur,
humidité) » [Le Petit Robert, 2002 : 2693] et qui, avec la
parution du livre de Sarraute, est défini comme « réaction
élémentaire à une cause extérieure ; acte réflexe très
simple » [Ibid.]. Sur ce point, les romans qui se sont
imposés – Martereau (1953), Le Planétarium (1959), Les
Fruits d’or (1963) – représentent l’art exceptionnel de
l’auteur de suggérer une diversité d’états psychologiques
par le comportement d’une personne ou par l’écoute
d’une conversation. Il s’agit d’une inégalable objectivité
qui surpasse les procédés habituels d’un roman
d’introspection ou psychologique.
141
communique courageusement du point de vue littéraire :
le récit des souvenirs d’enfance sera fait d’une manière
non traditionnelle, mais en incorporant une structure
nouvelle, propre aux écrits sarrautiens : Enfance, c’est un
dialogue entre la narratrice et son double, une sorte de
conscience qui contrôle méticuleusement les mots rédigés
ou les idées projetées à être transcrites dans le livre :
142
Les deux voix agissent sur le schéma question-
réponse qui mène finalement à une introspection. Non
seulement que Nathalie Sarraute raconte ses souvenirs de
vacances, si possible les « beaux souvenirs » [p. 39], qui
seront finalement des souvenirs mélangés car il n’y en a
pas seulement de beaux, mais elle s’analyse par rapport à
ces souvenirs, adulte et enfant à la fois, par le biais de son
« interlocuteur » lucide.
La formule de cette autobiographie est sans doute
originale : l’emploi des deux voix semble équivaloir à
l’invitation du lecteur de parcourir une histoire
« expliquée » grâce au double de la narratrice qui
interroge ou fait réfléchir la dernière. Cependant, le style
de Nathalie Sarraute, au rythme parfois syncopé,
entrecoupé par des points de suspension nécessite un
déchiffrement de l’implicite et de l’inexprimable.
Grâce à ce dédoublement auctorial, Enfance peut
être reçu comme un livre double : d’une part, c’est le récit
des souvenirs d’enfance de Nathalie Sarraute jusqu’à ses
onze ans, de l’autre, c’est l’investigation de l’auteur par
rapport à son passé par un procédé capable de déjouer les
méthodes traditionnelles d’une autobiographie dont
l’auteur est méfiante. Pourquoi cette méfiance ?
Partiellement, à cause d’une certaine artificialité des
souvenirs « fabriqués » dans une sorte de continuum
chronologique et précis, ensuite du risque d’un
embellissement des souvenirs :
143
– Fais attention, tu vas te laisser alle à
l’emphase… [p. 166]
144
quand j’essaie de m’enfoncer, d’atteindre, d’accrocher,
de dégager ce qui est resté là, enfoui. [p. 86]
145
j’insiste : Est-ce que tu m’aimes, dis-le-moi. – Mais tu le
sais... – Mais je voudrais que tu me le dises. Dis-le,
papa, tu m’aimes ou non ?... sur un ton, cette fois,
comminatoire et solennel qui lui fait pressentir cequi va
suivre et l’incite à laisser sortir, c’est juste pour jouer,
c’est juste pour rire... ces mots ridicules, indécents :
« Mais oui, mon petit bête, je t’aime. »
146
ne vois que mon père... sa silhouette droite et mince,
toujours comme un peu tendu. » [p. 43]. Le père qui a
peur de mots, mais arrive quand même à s’adresser à sa
fille en usant des diminutifs : Tachok, Tachotchek ou
Pagalitza... [p. 44]. Il y a comme une sorte d’insistence de
la part de la narratrice pour transmettre le mouvement
intérieur de la fillette : « Mon père seul reste présent
partout. » [p. 54] Même les scènes du coucher, le soir –
omniprésentes dans les livres qui traitent de l’enfance des
écrivains – se passent autour de la figure paternelle [p. 52-
53].
Et pourtant, la mère ne peut être oubliée :
« Comme elle est belle... je ne peux pas m’en détacher, je
serre plus fort la main de maman, je la retiens pour que
nous restions là encore quelques instants... » [p. 91]. Et
encore, par contraste, la mère ne peut rester sans sanction
de son absence : « Maman a la peau d’un singe. » [p. 99].
Eh oui, « toutes étaient la preuve indubitable que
je n’étais pas un enfant qui aime sa mère. Pas comme doit
être un enfant. Le mal était en moi. » [p. 100].
Des réflexes contradictoires disent que la fillette a
été bien affectée par les circonstances de son enfance
vécue à côté de son père et sa nouvelle famille.
Une enfant à laquelle on ne donne pas
d’explications (le pourquoi reste froidement justifié par
« parce que ça ne se fait pas » [p. 187]) née dans une
famille faisant partie de la bourgeoisie aisée (le père était
un industriel qui ouvrira une usine en France finalement
et la mère était écrivaine), réussit à grandir dans un
milieu où il y a la peur des « mots »... Elle trouve
cependant leur sens dans des livres qu’elle parcourt avec
147
passion et dans l’étude : « – L’école dominait ton
existence... elle lui donnait un sens, son vrai sens, son
importance... » [p. 174].
La narration s’arrête assez abruptement, lorsque
la fille entre en sixième, arrêt justifié par la narratrice
d’une façon simple et naturelle : « il me semble que là
s’arrête pour moi l’enfance. » [p. 277].
148
Hervé GUIBERT
(Saint-Cloud, le 14 décembre 1955 – Clamart, le 27 décembre
1991)
Œuvre
Romans
1977 [2009] – La Mort propagande ; 1982 – Les Chiens, 1982
– Voyage avec deux enfants ; 1983 – Les Lubies d'Arthur ; 1985 – Des
aveugles ; 1986 – Mes parents ; 1987 – Vous m'avez fait former des
fantômes ; 1988 – Les Gangsters ; 1989 – Fou de Vincent ; 1989 –
L'Incognito : roman ; 1990 – À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie ;
1991 – Le Protocole compassionnel ; 1991 – La Mort propagande : et
autres textes de jeunesse ; 1991 – Mon valet et moi : roman cocasse ;
1992 – L'Homme au chapeau rouge ; 1992 – Le Paradis.
Recueils de nouvelles
1982 – Les Aventures singulières ; 1988 – Mauve le Vierge ;
1994 – La Piqûre d'amour : et autres textes ; suivi de La Chair fraîche.
Autres publications
1978 – Zouc par Zouc ; 1980 – Suzanne et Louise : roman-
photo ; 1981 – L'Image fantôme ; 1983 – L'Homme blessé : scénario et
notes, Scénario du film de Patrice Chéreau ; 1984 – Le Seul
Visage, photographies ; 1988 – L'Image de soi ou l'Injonction de son
beau moment ?; 1991 – Vice, photographies de l'auteur ; 1991 – J.
Bertoin, p. de planches ; 1992 – Cytomégalovirus, journal
d'hospitalisation ; 1993 – Photographies ; 1994 – Vole mon dragon :
théâtre ; 1997 – Enquête autour d'un portrait : sur Balthus ; 1995 –
Lettres d'Égypte : du Caire à Assouan, 19.., photographies de Hans
Georg Berger ; 1999 – La Photo, inéluctablement : recueil d'articles
sur la photographie, 1977-1985, 2001 – Le Mausolée des amants :
journal, 1976-1991 ; 2008 – Articles intrépides 1977-1985 ; 2013 –
Lettres à Eugène, correspondance 1977-1987.
149
Préliminaires
150
Mes parents est le récit éclaté composé de
souvenirs, reprises et reconstructions de l’enfance et
l’adolescence de l’écrivain, tels qu’ils lui ont apparus et
comme il les a notés à partir de son journal :
151
s’aimer. » [p. 14] et qu’Hervé est juif de par son père,
quoique celui-ci ait essayé de se dissocier des Juifs.
Les découvertes faites par Hervé à l’âge de 29 ans
(le même âge que son père avait au moment de son
mariage), ne change pas son attitude envers ses parents,
bien qu’il les apperçoive sous un jour différent parfois,
justement à cause de ce passé dont le masque est tombé.
Les premiers souvenirs de son enfance restent les
cauchemars pendant la nuit et les gifles de son père dans
la journée [p. 21], mais, il se rappelle également son
doudou Agneaudoux et la robe jaune en agora d’une
poupée de sa sœur qui fut l’un des objets fétichistes qui le
pousse à des « mauvaises habitudes » en cachette [p. 22]...
Même si l’âge de la découverte de ces plaisirs en solitaire
semble trop jeune, Guibert n’attend pas d’en être
approuvé ou pas, il nous divulgue son initiation à
l’homosexualité, passée toujours à un très bas âge.
Le récit Mes parents expose, ainsi, d’une façon
chronologique, le parcours d’Hervé Guibert, dans une
histoire constituée de dîners et vacances familiaux, scènes
de vie ordinaire, mais aussi des allusions aux relations
érotiques de ses parents, de même qu’à ses premiers
amours.
Durant tout le récit, le narrateur accorde une
attention particulière, comme il est naturel, vu l’intention
exprimée dès le titre, au portrait de ses deux parents,
toutefois, il se définit lui-même par l’intermédiaire de
ceux-ci et présente son autoportrait en évolution. La mère
et le père sont décrits d’une façon mélangée : avec défauts
et qualités à la fois... Si le père le giflait, la mère menaçait
de quitter ses enfants pour partir au Cuba, mais c’était
152
sans doute à cause de l’exaspération. Eh bien, « un jour
notre mère, au faîte de sa colère, nous dit adieu
solennellement et nous annonce que cette fois ça y est, elle
part pour Cuba. [...] Nous l’avons crue [...] Deux heures
plus tard elle revient, sans gêne, sans honte, sans
explication [...] elle est allée se calmer chez sa coiffeuse. »
[p. 25]
Une autre fois, les deux parents s’avèrent être
complices pour vacciner les deux enfants à la maison, loin
d’un cabinet médical, usant d’un stratagème et un
mensonge – ce qui reste gravé dans la mémoire d’Hervé.
[p. 27]
Même si les sentiments du narrateur à l’égard de
ses parents sont mêlés – il les déteste et les estime en
même temps – il n’arrive pas pourtant aux ressentiments
avoués par sa sœur dans son journal où « il n’est
pratiquement question que de sa tentative
d’empoisonnement de mes parents. » [p. 27].
Heureusement, la mère, vigilante, trouve le journal...
Le père apparaît comme agressif, mais on peut lui
trouver un simulacre de justification : il « tabasse »,
surtout la sœur d’Hervé [p. 29], pour cause : elle vole et
elle ment.
Il est à remarquer encore une chose par rapport au
devenir du narrateur : l’enfant Hervé se définit dans ce
livre autant par le rapport à ces parents, un portrait fait de
touches successives, de souvenirs mais aussi d’inventions,
mais il se développe dans une large mesure par rapport à
sa sœur, puisque tous les quatre – parents et enfants –
forment un tableau complet ; on ne peut pas imaginer
l’enfant Hervé hors de ce cadre. Et d’y ajouter les grand-
153
tantes, ainsi que « la mère de mon père, Alice Fortoul »
chez qui la famille va en vacances parfois.
La mère le lève, l’habille, le fait manger, l’emmène
aux chiottes, le lave sous le douche, lui fait récurer les
oreilles, lui fait le nombril avec de l’eau de Cologne… –
tout ce qui doit faire pendant la journée. « Le soir, c’est
dans les mains de mon père que je dois m’abandonner. »
[p. 31]. Les tâches des géniteurs sont, de la sorte,
partagées. Avec la mère, c’est l’hygiène, les repas, les
soins à la maison, avec le père, ce sont la visite chez le
coiffeur, le jeu de billes, l’itinéraire des vacances, le
divertissement (cinéma, Palais de la Découverte,
patinoire, musée Grévin, etc.), de même que la messe
obligatoire du dimanche matin que le garçon considère
comme une torture [p. 63]. De retour plus tôt de l’école,
un jour, Hervé découvre que ses parents ont un
comportement un peu étrange, ils dissimulent quelque
chose à l’enfant, mais ce dernier imagine au moins
partiellement qu’il y a quelque chose qui s’est passé entre
les adultes qui les fait se trouver dans l’embarras devant
lui. Le commentaire du garçon est radical : « Quelques
instants plus tôt, mon père est l’être que j’adore le plus au
monde. En quelques secondes, le temps de ce toucher [un
préservatif jeté à la hâte à la poubelle de la cuisine que
l’enfant y trouve – n.n.], il me devient l’être le plus
haïssable. Je ne sais s’il comprend pourquoi, désormais et
avec véhémence, je refuse de l’embrasser. » [p. 69]
Ce passage de l’amour à la haine se fait en un
instant. «J’ai quatorze ans, mes parents sont infernaux » –
déclare le narrateur un peu plus loin. C’est, en fait, l’âge
auquel l’enfant commence à se transformer. C’est
154
l’adolescent qui le remplace, le jeune homme attiré par
l’homosexualité, découverte d’abord dans une revue, Le
Crapouillot, une « déclicieuse bombe » qu’il va transporter
dans ses affaires en cachette et qui lui procure « une très
étrange sensation de liberté » [p. 75]. À partir de cette
époque-là, Hervé s’initie au monde du théâtre, soit en
spectateur, soit en amant d’un comédien, soit en acteur
lui-même dans une troupe. Au début, son père
l’accompagne à des spectacles, puis, arrive la scène où
Hervé trouvera une sorte d’indépendance concernant ses
escapades érotiques :
155
pincerai, et je leur arracherai une touffe de cheveux. [p.
93]
156
139], ou bien : « La nuit je ne peux pas me tourner sur le
côté droit, sur le côté qui lui fait mal, il me fait mal à moi
aussi. » [p. 141], et plus loin : « La peau qui me brûle,
comme celle de ma mère brûlée par les rayons. » [p. 146].
S’il y a des commentateurs du récit Mes parents qui
ont considéré que l’auteur y verse toute sa haine envers
ses géniteurs, se trompent majestueusement. Même s’il y
a des passages où il manifeste quelconque mépris ou
vindicte, cela ne peut qu’être mis à côté de l’attachement à
eux. Que dire d’autre quand la mère lui confie un jour :
« Tu sais, je suis très fière de toi, des choix que tu as faits
dans ta vie, de ton courage, de ton endurance à la
solitude. » [p. 149]
Une immense émotion s’empare de l’écriture de
Guibert dans cette dernière partie, conséquence
immédiate de la constatation : « Mort du corps, mort du
plaisir, mort de l’émotion, mort de l’aventure, mort de
l’écriture, mort imminente de la mère. » [p. 156].
La fin du récit adoucit toutes les asperités par
rapport aux déclarations guerrières contre les parents :
« La haine de la dédicace du livre, bien sûr, était fictive. »
[p. 171]. À préciser juste que cette dédicace est « À
personne ».
On ne peut pas ignorer les passages métatextuels
du livre : « le je, dans la transcription journalière de ses
gestes et pensées, se déguise un peu mesquinement sous
l’identité d’un personnage de roman » [p. 108], associés
avec de la pratique intratextuelle – car l’extrait cité fait
référence au premier roman publié par Hervé Guibert : La
mort propagande (1977), où il publie un cahier aux lettres
d’amour.
157
En somme, l’écriture d’Hervé Guibert nous semble
directe et percutante, provocatrice et évocatrice en même
temps, peut-être un peu trop crue à l’égard des scènes de
sexualité. Toutefois, on y apprend que l’homosexualité est
une façon de vie, un choix de jeune homme, assumé
contre tout empêchement possible. Même les parents l’ont
compris.
Guibert manipule l’art de l’essence : il réussit à
produire un maximum d’effets parfois avec un minimum
de mots : « Jour de l’opération de ma mère : soustraction
de la chair. » [p. 150].
Une affiliation littéraire peut être envisagée à
propos de son style dépouillé : Thomas Bernhard, Roland
Barthes, Bernard-Marie Koltès.
On peut conclure, en peu de mots, comme l’aurait
fait Guibert : livre de souvenirs d’enfance, d’initiation et
d’amour charnel ; récit d’un deuil.
158
L’enfance des contemporains (Profiles)
Patrick MODIANO
(né en 1945, à Boulogne-Billancourt)
159
fin, en révélant dans ses textes des details impressionant
par la minutie. Souvent, on dirait que ses livres s’appuient
sur une activité d’historiographe.
Livret de famille est un mélange d’autobiographie et
de séquences imaginaires. Ils sont associées dans quinze
chapitres qui peuvent être considérés comme des récits
individuels. Le narrateur se confond avec Patrick
Modiano qui présente des aspects de sa vie, mais aussi
d’autres portraits qu’il observe1 et rend aux lecteurs, non
sous forme administrative de « livret de famille » ce
« document officiel rattachant tout être humain à la
société dans laquelle il vient au monde » [Modiano, 1977 :
5], mais à travers les souvenirs. Ces souvenirs, bien
qu’imaginaires parfois, s’avèrent être plus convaincants
que la realité elle-même.
La naissance de sa fille Zénaïde (Zina Modiano, en
realité), la recherche à Biarritz du certificat de baptême de
Modiano lui-même (on a la trascription precise de ce
document authentique à la page 113), l’arrivée en France
de sa mère Louisa Colpeyn, la présentation de son père et
des relations assez tensionnées qu’ils ont eues, les
portraits de sa tante et de son oncle, à côté de la
description de personnes étranges ou énigmatiques
(Koromindé, Marignan, les Openfeld, les Reynolde, etc.),
tracent dans Livret de famille une première histoire dans
laquelle Modiano révèle quelque chose de son
autobiographie d’une façon directe.
1
On ne peut pas ignorer que le livre commence avec justement
l’action d’observer : « J’observais ma fille, à travers l’écran vitré. »
[p.11].
160
Annie ERNAUX
(née en 1940, à Lillebon, Seine Maritime)
161
Mon père est mort deux mois après, jour pour
jour. [p. 13]
Par la suite, j’ai commencé un roman dont il
était le personnage principal. Sensation de dégoût au
milieu du récit.
Depuis peu, je sais que le roman est impossible.
Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je
n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni
de chercher à faire quelque chose de « passionnant »,
ou d’ « émouvant ». Je ressemblerai les paroles, les
gestes, les goût de mon père, les faits marquants de sa
vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai
aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision
jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-
là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes
parents pour leur dire les nouvelles essentielles. [p. 23-
24]
162
Une femme (Paris, Gallimard, 1987)
163
164
Hélène GRIMAUD
(née en 1969, à Aix-en-Provence)
165
Le livre peut être partiellement considéré comme
un récit autobiographique. Certains arguments
incontournables s’y trouvent : l’emploi de la première
personne du singulier, l’identification du personnage-
narrateur et de l’auteur par l’utilisation du nom réel
d’Hélène Grimaud, la présence de nombreux détails réels
concernant le parcours de la pianiste depuis son enfance,
ses études avec Jacqueline Courtin au Conservatoire
d’Aix-en-Provence, avec Pierre Barbizet au Conservatoire
de Marseille, puis dans la classe de Jacques Rouvier au
Conservatoire National de Paris, jusqu’au moment où elle
décide de partir aux États-Unis et d’y fonder un centre de
recherches du comportement des loups, consacré à leur
sauvegarde et à leur réinsertion dans le milieu naturel.
Le parcours d’Hélène s’ouvre par une négation :
« Je n’ai aucune nostalgie de l’enfance » [p. 11] – phrase
qui sera déterminante pour son enfance et son
adolescence turbulentes. Hantée par l’équilibre, la très
jeune Hélène recourait à l’automutilation parce qu’elle
avait une manie obsessionnelle de la symétrie des choses,
même à l’égard de ses blessures d’enfance. Cette hantise
de l’équilibre amènera plus tard la pianiste à réaliser un
véritable éloge aux mains, à la gauche autant qu’à la
droite… Peu de compositeurs s’appliquent à la musique
ambidextre. Chopin en est l’inventeur (le suivent Liszt,
Scriabine, Ravel et Fauré) et Hélène Grimaud, gauchère,
le glorifie au long de quelques pages remarquables.
166
Éric-Emmanuel SCHMITT
(né en 1960, à Sainte-Foy-lès-Lyon)
167
Voici l’essentiel de nos échanges : mes lettres,
ses morceaux. Mozart s’exprime en sons, je compose
des textes. Plus que maître de musique, il est devenu
pour moi un maître de sagesse, m’enseignant des
choses si rares, l’émerveillement, la douceur, la sérénité,
la joie... [p. 6]
168
Amélie NOTHOMB
(né en 1966, à Etterbeek, Belgique)
169
va entreprendre pour le lancement de son roman
Methaphysique des tubes (Albin Michel, 2000), un autre
livre autobiographique dans lequel l’héroïne raconte ses
trois premières années passées au Japon.
La nostalgie heureuse, c’est un retour aux origines et
au pays du succès. Le récit se retrouve au carrefour des
souvenirs et des réflexions actuelles sur le passé, au
milieu d’un ton partagé entre une certaine mélancolie et
l’autodérision, moins caustique que dans d’autres textes
de Nothomb.
« Débarrassée de l’Occident » [p. 138], la narratrice
avoue : « Je suis une aspirine effervescente qui se dissout
dans Tokyo » [p. 139]. Elle ne raconte pas en réalité son
« impasse émotionnelle » que lui produit le voyage dans
le pays de son enfance, puisque c’est du domaine « de
l’indicible » [p. 152].
170
Pascal BRUKNER
(né en 1948, à Paris)
171
J’ai dix ans. Après un bref recensement des
fautes du jour, j’adresse à Dieu, notre Créateur tout-
puissant, une requête. [...] Je Lui demande simplement,
je L’abjure de provoquer la mort de mon père, si
possible en voiture. [...]
« Mon Dieu, je vous laisse le choix de l’accident,
faites que mon père se tue. » [p. 11]
172
En guise de conclusion
174
une conviction des enfants, c’est quelque chose
d’extérieur qui agit comme une contrainte. Sur ce point, il
y a d’autres exemples, à partir de Gide face à la rigidité de
sa mère à l’égard des principes religieux et la tentation à
des « mauvaises habitudes », Hervé Bazin, obligé à suivre,
dans la chapelle familiale, chaque soir, le rituel d’une
confession publique qui n’a rien de pieux, mais c’est un
stratagème de la part de Folcoche – la mère-vipère –,
d’apprendre tous les secrets de ces trois fils dans le
moindre coin de leur âme.
Le modèle religieux des parents ne s’héritent pas.
Les écrivains décrits dans notre intervention auront,
chacun, en adulte, un choix délibérément fait par rapport
à la foi. Mais il ne faut pas ignorer cet aspect : lorsqu’on
impose quelque chose, on peut s’attendre à une rébellion
à l’âge de l’adolescence et une option contraire aux
attentes des parents à l’âge de la maturité (voir le choix de
l’homosexualité – féminine et masculine –, ou le suicide).
Écrire son enfance ce peut être un salut (Perec), un
essaie de récuperer un portrait par l’apréhension de
certains mots affectueux informulés (Sarraute), une quête
d’identité (Camus), un défoulement d’une rancune
(Bazin), un revécu d’un univers paradisique lointain
(Collette), un hommage à la mère (Gary), un besoin
d’expliquer une émotion profonde insoupçonnée (de
Beauvoir), la passion pour créer et recréer des fictions
(Céline), un aveu d’une dissimulation continuelle (Sartre),
une révélation de certaines sensations passées et
mélangées aux plus récentes (Proust), un prétexte
d’expliquer un choix et une façon de vivre (Gide,
Guibert), une nostalgie lumineuse (Pagnol).
175
Avant 1900, l’enfance – la leur avec priorité – n’a
pas été du tout évitée par les écrivains. Voici quelques
preuves : Michel de MONTAIGNE (1533-1592), Essais
(Simon-Milleange, Bordeaux, (1580-1522) ; François-René
de CHATEAUBRIANT (1768-1848), Mémoires d’outre-
tombe (12 volumes, La Presse, 1849-1850) ; Jean-Jacques
ROUSSEAU (1712-1778), Les confessions (1770), Les rêveries
du promeneur solitaire (1778) ; STENDHAL (1783-1842), Vie
de Henry Brulard (1890), Souvenirs d’égotisme (1892) ;
Henri-Frédéric AMIEL (1821-1881), Fragments d’un journal
intime (1884, 1887, 1923, 1927), Journal intime (XII volumes,
L’Âge d’Homme, 1983-1994) ; Jules VALLÈS (1832-1885),
Jacques Vingtras : L’Enfant (1979), Le Bachelier (1981),
L’insurgé (Charpentier, 1886) ; Jules RENARD (1864-
1910), Poil de carotte (Flammarion, 1894).
176
qu’ils dégagent et qui parvient à contaminer le lecteur.
D’autre part, il est sans doute à découvrir que dans la
majorité des cas, l’œuvre entière d’un écrivain est
déterminée soit par plusieurs événements de l’enfance
proprement dite des écrivains, soit, en effet, par l’histoire
écrite et publiée de leur premier âge. En d’autres mots,
l’on peut parfois interpréter l’œuvre littéraire, la fiction
des écrivains, si l’on connaît des éléments définitoires du
passé vécu indéniablement par leurs auteurs (voir Camus,
son personnage Meursault et l’insistance sur
l’indifférence).
Notre présente démarche sur l’enfance racontée
par les écrivains, avec un focus sur la leur, n’est qu’un
commencement. Nous allons la poursuivre, d’une façon
plus approfondie, dans le cadre d’un projet de recherche
plus ample, en nous appuyant sur les textes des écrivains
contemporains ci-joint dans la brève présentation qui
précède ce point final.
177
178
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187
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199
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Quelques termes
liés au thème de l’autobiographie et de l’autofiction
rencontrés à travers la littérature de spécialité
201
circonfession (Jacques Derrida, Circonfession, Gallimard,
1991).
curriculum vitae (syntagme utilisé par Michel Butor pour
désigner le genre autobiographique).
écriture de soi
égolittérature / ego-littérature (Philippe Forest).
fiction du réel
fiction biographique
genre des « vies »
introspection
journal
mémoires
mémoire involontaire
moi de l’écriture / moi personnel
mythobiographie
non-fiction
nouvelle autobiographie
otobiographie
pacte autobiographique
prose de mémoire
récit autofictif
récit de filiation
récit d’enfance
relecture de soi
restitution de soi
roman personnel
roman vécu
« secrets de famille »
soi-même comme un livre
témoignage
202
203