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Les vacances à Appregnin étaient très différentes de celles d'Hendaye.

Par
l'ambiance, d'abord, moins sévère et moins guindée. Il paraît que j'ai dit une fois
à Mamie : "Chez toi, ce qui est interdit, on ne peut pas le faire du tout. Chez
Mimine, on peut le faire un petit peu."
C'est un assez bon résumé de la situation, je crois. Il y avait beaucoup
moins de "bons" principes à Appregnin et nous étions en fait plus détendus. Apé
et Mimine étaient pleins d'indulgence pour leurs petits-enfants et leurs quelques
exigences étaient plutôt des occasions supplémentaires de s'amuser.
Mimine et Simone, bien conscientes de la lourde charge que représentait
la maisonnée (quand il y avait les Monbeig, – 5 –, les Bernier Jacques – 6 – et
les Guillermou – 8), établissaient un tableau avec les charges de chacun. Il me
semble que je faisais mon lit, avec un peu d'aide. Mais "les grandes" (Blandine
et Chantal surtout, mais aussi Pascale et Béatrice, et peut-être un peu aussi Jean-
Marie et Emmanuel) aidaient à la cuisine, aux séances d'épluchage, au ménage,
etc. Pour elles, pas question de paresser au lit ou dans une chaise longue, du
moins le matin. Nous aidions un petit peu et j'ai le souvenir de quelques séances
de préparation de haricots verts… Pour 15 ou 20, tout le monde était convoqué
(surtout les filles, en fait). Les dames et les plus grandes travaillaient vite et
bien ; les plus jeunes s'appliquaient de leur mieux et effilaient laborieusement
deux haricots pendant que les autres en préparaient deux poignées. Mais nous
prenions part à cette corvée sans déplaisir ; au contraire, faire quelque chose
avec "les grandes" était le signe que nous n'étions plus des bébés.
Je crois que les garçons étaient plutôt préposés au remplissage des carafes,
car la coutume était de les remplir non pas à l'évier de la cuisine (à la pompe
d'abord, puis au robinet) mais au lavoir. C'était pourtant la même source mais on
ne discute pas les coutumes locales. Les garçons devaient se frayer un chemin
prudent entre les bouses de vache qui s'entassaient devant l'abreuvoir. Il y avait
alors des vache chez les Peysson, tout en haut du village, chez Mme Genin, à qui
nous achetions le lait, et chez les Castin, et toutes allaient boire à l'abreuvoir le
matin, en partant "en champ les vaches", et le soir en revenant pour la traite.
Seule la pluie nettoyait…
cuisinière à crapéou, femme de ménage
Pendant les "années Mimine", Jacques et Zabeth venaient quelques jours à
Appregnin, en fin d'été. Et les Guillermou arrivaient peu après, ayant en général
envoyé un télégramme qui arrivait après eux. Il n'y avait pas le téléphone à la
maison, seule Mme Brunet, en bas du village (la dernière maison à gauche en
descendant) l'avait. On entendait un jour, vers 6 ou 7 heures du soir, une voiture
s'arrêter devant le portail, des portes claquer, et quelqu'un déduisait aussitôt :
"C'est les Guillermou !" La fête !
Leur voiture, une 404 familiale suivie d'une remorque, était bondée : 8
personnes, les bagages, et tout ce que Simone avait emporté à Vallorcine et
qu'elle remportait à Nancy, puis à Grenoble, des pots de fleurs à la machine à
coudre en passant par le sèche-cheveux ou la cocotte en fonte. Il faut dire que
beaucoup de choses étaient bien plus onéreuses qu'aujourd'hui, et qu'on
n'achetait donc pas en double. Simone avait en général dans un sac du pain, un
peu de jambon, de fromage ou de viande froide, quelques fruits, les restes
rapportés de Vallorcine et qui venaient compléter le dîner.
messes à st germain
Mes grands cousins m'impressionnaient beaucoup. Je me souviens,
images fugitives, d'avoir contemplé avec étonnement, un été, Blandine qui, tous
les après-midi, s'installait dehors, sur la table en fer (verte, d'abord, puis repeinte
en rouge brique… ou le contraire), et travaillait assidûment. Je me souviens
aussi de mon admiration pour Jean-Marie, qui jouait du banjo et de la guitare,
mais aussi du ton infiniment méprisant avec lequel il m'a dit un jour, du haut de
ses 17 ou 18 ans, alors que j'écoutais la radio : "tu écoutes le Hit-parade ? C'est
nul, c'est un truc de petite-bourgeoise débile !"
Mais je me souviens aussi du fabuleux Jeu de Piste organisé par
Emmanuel et Jean-Marie, Dieu sait en quelle année, qui nous avait emmenés
dans tout le village chercher, entre autres, un crin de cheval, et Dieu sait quoi
encore ! Il y avait des billets cachés un peu partout, dans la maison ou le jardin.
Quel mal ils avaient dû se donner pour préparer tout cela !
Je revois aussi, une année, mes cousines toutes appliquées à tricoter, avec
de grosses aiguilles et une grosse laine, des pulls, la mode de cette année-là.

Pas de sieste, à Appregnin, mais les enfants étaient priés de ne pas


déranger les parents au moment du café. Apé s'accordait sa cigarette
quotidienne, les plus grands des cousins prenaient aussi une tasse de café,
fumaient et bavardaient. Les enfants se réfugiaient dans leurs chambres, ou au
grenier, dans les antres réservés : le Châtelet (au-dessus de Marignan) pour
Agnès et moi ; le Castelet, vulgaire copie de notre Châtelet, à côté de la
bibliothèque, pour Denis et Jean-Loup.
Nous allions souvent nous baigner, l'après-midi. Pendant des années, le
lac d'Armaille a eu nos préférences ; il n'était pas très loin et les garçons
pouvaient y aller en vélo, et les autres souvent à pied, avec chapeaux, sacs de
goûter et serviettes. Ambléon nous voyait souvent aussi. Nous ne sommes allés
au Lac de Bar (supprimé par le canal du Rhône, hélas) ou à Saint-Champ que
bien plus tard.
Très souvent, nous montions sur le chemin qui serpente au-dessus du
village, avec ou sans les parents. Personne ne s'inquiétait de nous savoir partis
par là-haut, petite bande de gamins de 6 à 10 ou 11 ans. Nous mangions
quelques mûres, ramassions éventuellement des champignons (seulement si
nous les connaissions), des fleurs. Quand des adultes nous accompagnaient,
nous emportions de quoi goûter : pain (les grosses tranches des énormes
couronnes, toujours un peu trop cuites et noires, mais délicieuses, de Joux, le
boulanger de Contrevoz), chocolat, morceaux de sucre, gourde d'eau. Nous
emportions souvent de petites musettes en plastique, dans lesquelles nous
enfermions les sauterelles que nous attrapions et que nous relâchions dans le
jardin.

Apé et Mimine nous ont une fois emmenés, Jean-Loup, Didier et moi,
faire une promenade avec la 403. Où ? Mystère. Je devais être bien petite. Je me
souviens seulement qu'Apé avait laissé la voiture dans un chemin de terre et que
lorsque nous avons voulu repartir, la voiture était bloquée par une grosse pierre,
bloquée sous le châssis. Apé, à ma grande frayeur, s'est alors couché par terre et
a entrepris, à grands coups de canne, de déloger le caillou perturbateur. Cette
vision incongrue de mon grand-père à plat ventre sur le sol m'a épouvantée, j'ai
fondu en larmes et je revois Mimine me consolant et me répétant qu'on allait
bientôt repartir.

Mimine faisait la plupart de ses courses chez les commerçants ambulants,


qui passaient à Appregnin, en s'annonçant par un long coup de klaxon. A 8
heures du matin, tout le monde n'appréciait pas ce réveil brutal ! Mimine se
précipitait, en robe de chambre longue, à motifs fleuris sur fond mauve, mais
toujours avec son chapeau de paille : une dame ne sortait pas "en cheveux" !
Monin, le boucher, s'arrêtait en plein milieu de la rue ; Joux se garait devant le
four ; Ramel, en bas, devant le lavoir. Monsieur Joux était le plus gentil ; son
camion embaumait le pain et il avait, fixé à la paroi, un petit tonnelet de
moutarde qu'il vendait au poids, en faisant couler la moutarde par un petit
robinet de cuivre, dans les verres qu'on lui apportait. Monsieur Ramel, une ou
deux fois par été, nous donnait un minuscule bonbon en forme de tranche de
citron ou d'orange. C'était chez lui aussi que Mimine se précipitait, à la sortie de
la messe et parfois même dès après la communion, quand elle avait beaucoup de
choses à prendre. Elle ne payait jamais, ce qui m'étonnait beaucoup quand j'étais
petite. En fait, elle avait un petit carnet pour chaque commerçant, sur lequel elle
notait soigneusement le montant de chaque note, et elle payait en fin d'été. Elle
mettait toujours un chapeau pour sortir, un chapeau de paille cerclé d'un mince
ruban, qu'elle mettait aussi quand elle montait au grenier, pour ne pas se blesser
si elle heurtait de la tête une des poutres basses.
Mimine ne s'habillait qu'en demi-deuil depuis la mort de Maurice, du gris,
du mauve, du noir et blanc, et je ne me souviens pas de lui avoir vu d'autres
bijoux que son alliance et sa bague de fiançailles. Elle n'a jamais accepté la mort
de son fils. Mamie m'a raconté que lorsqu'elle a rencontré Mimine pour la
première fois, en vue de préparer le mariage de mes parents, elles ont parlé de
leurs enfants. Mamie a souligné, à propos de Michel (son troisième fils,
handicapé mental), combien elle souffrait de son état et de son absence (Michel
vivait dans une institution spécialisée, à Lannemezan) et elle a dit à Mimine :
"Mon pauvre Michel ne peut rien faire pour personne. Vous, Madame, vous
avez au moins la consolation de penser que le mort de votre fils a servi à
quelque chose." Et Mimine lui a répondu : "Oh non, madame, même pas. Sa
mort n'a servi à rien."

Dans le salon d'Appregnin, sur le meuble breton, il y avait une grosse


potiche, toujours pleine de bonbons destinés aux enfants. Nous le savions tous,
mais nous n'aurions jamais osé en prendre sans autorisation ! Parfois, quelques
bonbons restaient d'une année sur l'autre ; on les retrouvait ramollis par
l'humidité et bien poisseux, ce qui ne nous empêchait nullement de les manger.
Au début de septembre, il y avait la foire à Belley ! Toute la gent féminine
y allait. Les hyper-marchés commençaient tout juste à se répandre et la foire en
tenait lieu, pour une part, et surtout pour les vêtements. Mimine en rapportait
toujours des pralines, cacahuètes enrobées de sucre caramélisés, que tout le
monde adorait. Les enfants y allaient aussi, dûment surveillés pour les plus
jeunes. Je me souviens de m'y être promenée avec Agnès, une année, alors que
nous devions avoir 10 ou 11 ans. Un bonimenteur, qui vendait des bas
"indémaillables", avait apostrophé gentiment Agnès en lui montrant un bas, bien
tendu entre ses deux mains : "Vas-y, essaye de l'accrocher avec tes ongles !"
Hélas pour lui, ma cousine avait des ongles pointus et au premier coup, la maille
s'arracha bel et bien !

Le matin, Apé partait souvent faire un tour, tout seul. Je le revois très
bien, avec sa veste en cuir, son chapeau assez informe et sa canne, revenant
d'une de ces promenades et rapportant, avec une fierté soigneusement
dissimulée, une poignée de mousserons dans un sac en plastique (il en avait
toujours dans ses poches). A chaque promenade, d'ailleurs, toute la famille
cherche "des grenouilles bleues", sans en parler, bien sûr, de crainte de ne rien
trouver. Si on en trouve, le découvreur s'exclame très haut "Chant'relles", sur
une mélodie descendante, "Sol-Mi", très caractéristique, identique à la mélodie
du "Obé" tant détaillé par Jean-Marie.

Le grand plaisir d'Appregnin, le but de toutes les vacances, c'était la


kermesse ! Nous en parlions longtemps à l'avance, on s'écrivait entre cousines
pour échanger des idées de sketches ou de spectacles… Une année, Agnès et
moi avions imaginé une exposition sur François Ier, avec, entre autres choses,
son biberon (emprunté à Philippe) et des crins de son cheval (récupérés sur la
porte de l'écurie des Brunet). Les grands présentaient des sketchs, empruntés
parfois à Fernand Raynaud. Rétrospectivement, j'admire le travail que faisait
Mimine, qui, non seulement prévoyait et organisait les repas de toute la tribu,
mais préparait des pêches à la ligne, des loteries, des "cornets surprise" pour les
plus jeunes. Tout le monde y prenait part et mettait un point d'honneur à faire un
sketch réussi, à se déguiser du mieux possible… Une année, Claude, pour les
besoins d'un sketch avec sa fille, s'était déguisé en… Mimine. Au moment où il
apparut sur scène, je revois encore toutes les têtes des spectateurs se tournant
vers la vraie Mimine, assise au premier rang de l'assistance, pour vérifier qu'elle
était bien là, tant la ressemblance était étonnante.
Quand il faisait beau, la scène était dressée dans le jardin, côté balançoire,
au pied du mur des Roux. On plaçait de vieux draps sur la corde à linge en guise
de rideau de scène, et les Ours nous servaient de loges et de coulisses tout à la
fois. En cas de pluie, tout le monde s'installait dans la salle à manger.
Je n'ai guère de souvenirs personnels de Mimine : j'avais 12 ans seulement
à sa mort. Je me souviens d'une dame très grande, qui m'emmenait parfois faire
les courses à Nice, qui s'asseyait toujours, dans la salle à manger de l'avenue
Foch, dans le fauteuil de droite, et qui prenait toujours la même place à table
pour avoir sous la main la sonnette qui permettait d'appeler la bonne pendant les
repas. Mais je n'ai jamais eu l'occasion de parler vraiment avec elle, hélas.

Le père et le grand-père d'Apé étaient morts tous les deux à 77 ans, et il


était persuadé qu'il ne dépasserait pas cet âge. La mort de Mimine, en 1970, l'a
véritablement détruit. Toutes les années qui ont suivi, il ne quittait plus
Appregnin, à la fin des vacances, sans s'exclamer : "Ah ! c'est le dernier été que
je passe ici !". Je crois qu'il y croyait moins qu'il ne l'espérait car la vie lui était à
charge.
Il s'en voulait de vieillir et de ne plus pouvoir se rendre utile. Il refusait de
rester inactif ; l'été où Maman et moi avons repeint les entre-poutres de la salle à
manger, aux sons fort peu mélodieux de l'opéra "Wojtseck" d'Alban Berg,
Maman a été quasiment obligée de lui donner des casseroles et moules en cuivre
à nettoyer, tant il souffrait de ne pas pouvoir nous aider.

Une année, en 1977, Maman est partie passer quelques jours à Nice, pour
recruter une nouvelle gouvernante pour Apé (en remplacement de l'ineffable
Monique) ou pour organiser son déménagement à Aix, je ne sais plus. Je suis
donc restée à Appregnin, avec la responsabilité de Philippe et Renaud, et d'Apé,
qui, lui, se considérait comme responsable de nous trois.
Le lundi, il y avait la foire de Belley, et nous avions décidé d'y aller ; je
devais emmener mes frères, que je ne pouvais pas laisser à la garde d'Apé, et
passer à Virignin chercher Agnès et Denis. Avant de partir, vers 9h 30, Apé me
dit : "Vous serez rentrés à quelle heure ? 11 heures ? – Non, sûrement pas. Le
temps d'aller chercher Agnès et Denis et de les ramener ensuite, nous ne
rentrerons pas avant midi."
Tout se passe fort bien à la foire, si ce n'est que Denis, parti de son côté
avec Philippe et Renaud et qui devait nous retrouver à 11h 30, est en retard. Il ne
nous rejoint qu'à midi largement passé. Me doutant bien qu'Apé va se faire du
souci, j'accepte la proposition que me fait Agnès de rentrer à Virignin en stop,
j'embarque mes deux garçons dans la 504 et je fonce. J'ai rarement fait la route
Belley-Appregnin aussi vite !
Quand j'arrive, à midi et demi, je trouve Apé dans une chaise longue,
bouleversé et mortellement inquiet, qui me dit d'une pauvre voix : "Ah, mon
petit ! Ah mon petit ! enfin, tu es là !". Il était resté sur son idée de retour à 11
heures et depuis plus d'une heure, il se rongeait d'inquiétude, nous imaginant
morts tous les trois. Par chance, Odile était venue le voir et avait pu essayer de le
rassurer, mais sans grand succès. Quand elle m'a reproché, avec beaucoup de
gentillesse, mon retard, je lui ai expliqué qu'il y avait surtout, à la base, un gros
malentendu sur notre heure de retour. J'étais à la fois désolée d'avoir tellement
inquiété mon pauvre Apé, et furieuse, parce que s'il avait tenu compte de mes
paroles, il se serait fait bien moins de souci !
Maman rentrait le soir, heureusement.

Une autre gaffe, dont j'ai encore des remords. Appregnin, 1975, au
déjeuner. Papa n'est pas là. Apé est à sa place habituelle, dos à la fenêtre,
Maman est à sa droite et moi à sa gauche ; Philippe et Renaud à côté de nous. Je
ne sais plus du tout de quoi nous discutons mais je prononce une phrase
– oubliée – qui se termine par "comme un vieux pépé de… "Et je sais que je ne
dois pas, que je veux pas dire "85 ans"… et je le dis tout de même, sans pouvoir
empêcher les mots de sortir, sans parvenir à articuler un autre chiffre. C'est juste
l'âge d'Apé. Maman, qui a depuis oublié cet incident, me lance un regard à me
faire rentrer dans un trou de souris. Apé ne bronche pas.

En quelle année ai-je imaginé d'aller m'installer à Nice avec lui, pour lui
tenir compagnie ? J'étais déjà en faculté et j'avais tout prévu : la nécessité d'une
femme de ménage, l'achat d'une voiture d'occasion pour emmener Apé en
promenade, ce qu'il faudrait que j'emporte comme livres… Maman a coupé
court à ma vocation de dame de compagnie, sans me prendre au sérieux le moins
du monde, alors que j'étais extrêmement sérieuse, mais aussi très inconsciente.

Apé s'est installé à Aix en mai 1978. Il venait déjeuner à la maison tous
les dimanches, Maman passait le voir tous les jours, Papa, une à deux fois par
semaine. J'étais en licence à Grenoble et j'avais donc peu de temps pour venir le
voir. Comme la conversation n'était guère facile, je préparais toujours à l'avance
quelque chose à lui raconter, un incident à la fac, un livre que j'avais lu ou un
cours intéressant. Je ne restais jamais plus de 10 à 15 minutes. Quel dommage
que je n'ai pas pu lui poser des questions sur la guerre de 14-18 ! Il n'en parlait
jamais, persuadé que ça n'intéressait personne, alors que j'aurais eu tellement de
choses à lui demander !
A Noël, nous lui faisions tous de petits cadeaux, bic, marque-page, savon,
sans grand intérêt. Devant son tas de petits paquets, il grommelait : "Il ne faut
pas me faire de cadeaux, c'est grotesque !" mais je crois qu'il était tout de même
très content.
En 1980, il s'est cassé le col du fémur. Hôpital, opération, puis on l'a
envoyé en convalescence au Touvet, je crois. Là, il semble qu'il est retombé et
on l'a ramené à l'hôpital d'Aix. Il s'affaiblissait peu à peu. La dernière fois que je
l'ai vu, c'était avant mon départ pour Lourdes, où j'allais passer une semaine. Il
n'avait plus très bien le sens des réalités. Quand je l'ai embrassé en partant, il m'a
demandé : "Tu ne m'emmènes pas ?" J'ai répondu, aussi gentiment et aussi
gaiement que possible : "Non, non, mon petit Apé, pas aujourd'hui". Et j'ai
rejoint la 4L en pleurant comme une madeleine. La veille de mon retour à Aix,
j'ai essayé à deux reprises de téléphoner, la ligne était occupée. Plus tard, quand
j'ai voulu essayer à nouveau, je n'ai pas pu trouver de cabine libre. A mon
arrivée à Aix, le lendemain matin, Maman n'était pas à la gare et je suis partie à
pied ; elle m'a cueillie aux deux tiers de l'avenue de la Gare. Elle était en noir et
elle m'a juste dit, très doucement : "Je pense que tu as compris".

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