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Florent POUVREAU
les genres ou les espèces, et sa laideur est censée susciter la répulsion. Mais
son apparition, toujours provoquée par des circonstances exceptionnelles,
témoigne également de la singularité de la figure sainte. Cette profonde
ambiguïté est encore plus prégnante dans l’iconographie, où les jeux
d’opposition (beauté/laideur, masculin/féminin, humanité/animalité) sont
confondus et moins explicites en raison de la temporalité condensée des
images. Ceci leur confère alors un intérêt qui dépasse très largement la
satisfaction d’une curiosité amusée liée au caractère à priori insolite du sujet.
Apparaissant comme une « évidence », comme « le lieu par excellence de
l’expérience vécue » 2, le corps constitue à travers son existence sensible,
notamment ses souffrances, une réalité commune que les fidèles partagent
avec les saints ou le Christ. Le traitement particulier du corps dans l’icono-
graphie du Moyen Âge, à la fois « érotisé et tabouisé » 3, ainsi que le caractère
hyperbolique de certaines transformations corporelles font cependant du
corps saint un objet dont les usages et les significations dépassent la seule
logique d’identification.
La nature polysémique et transgressive de l’excès pileux dans les sources
de la fin du Moyen Âge constitue un point de départ logique de l’analyse. Elle
permet de comprendre comment le caractère sauvage d’une pilosité surabon-
dante, autant par sa relation à l’animalité que par son caractère désordonné,
ou anomique, participe de la représentation de l’ascèse et de la réclusion
érémitique. Produit par les mortifications ou par une intervention divine
miraculeuse, l’excès de poil offre enfin aux artistes un motif particulièrement
riche et équivoque, permettant autant de cacher que de dévoiler le corps des
saints dans un contexte de spiritualité mystique qui accorde une large place à
l’expérience sensible.
(Quaderni di Acme, 41), vol. i, p. 25-62, et Laura Fenelli, « Il viaggio di Pafnuzio nel deserto e la
tradizione della Vita Onuphrii », dans Atlante delle Tebaidi e dei temi figurativi, dir. Alessan-
dra Malquori, Manuela De Giorgi et L. Fenelli, Florence, 2013, p. 150-151. Nous mention-
nons ici, à titre indicatif, trois autres textes rattachés à la tradition orientale qui reprennent le
motif de l’ermite velu à partir du viiie siècle, mais qui sont bien moins diffusés en Occident.
Dans la Vie de Marc l’Athénien, composée entre le viiie et le ixe siècle, le saint évoque sa
« pilosité », recouvrant un corps « sanctifié par le rayonnement des anges » (Ch. A. Williams,
« Oriental Affinities of the Legend of the Hairy Anchorite », art. cit., p. 446). Un texte grec
mentionne également la visite de saint Étienne le Sabaïte à un ermite velu (ibid., p. 480). Enfin,
une compilation plus tardive en syriaque présente dans deux manuscrits du xiie siècle relate éga-
lement la visite d’un saint martyr à un ermite barbu, chevelu et couvert de poils (ibid., p. 485).
24. Histories of the Monks of Upper Egypt and the Life of Onophrius, éd. Tim Vivian,
Kalamazoo, 1993 (Cistercian studies, 140), p. 143-166, ici p. 155.
25. Ibid., p. 151 (trad. de F. Pouvreau).
26. Giovanni Bonsi, Vierge à l’Enfant avec saint Onuphre, saint Barthélemy et saint Jean
l’Évangéliste, Florence, 1371, polyptique, détrempe sur bois, 166 × 234 cm, détail, Cité du
Vatican, Pinacothèque, inv. 40009. Le motif d’Onuphre velu est présent dans l’art florentin dès
la première moitié du xive siècle. Il figure ainsi sur la prédelle du polyptyque Baroncelli, réalisé
vers 1334 par l’atelier de Giotto pour la chapelle de l’église Santa Croce, ou sur les fresques de
l’église San Piero in Palco peintes vers 1350 (Maria Bandini, « Sant’Onofrio nella chiesa di San
Piero in Palco a Firenze », dans Atlante delle Tebaidi e dei temi figurativi, op. cit., p. 152-155).
Parmi les œuvres antérieures à celles de Bonsi, un dessin attribué soit à Pacino di Bonaguida soit
à Bernardo Daddi illustrant une Vie de saint Onuphre rédigée par Paphnuce présente le même
genre d’animalisation ; il représente en effet Paphnuce baisant les pieds griffus d’un immense
Onuphre (Florence, Biblioteca Riccardiana, ms. 1316, fol. 40v). Sur cette œuvre voir Oriente
cristiano e Santità. Figure e storie di santi tra Bisanzio e l’Occidente, dir. Sebastiano Gentile
[catalogue de l’exposition de Milan, Biblioteca nazionale Marciana, juil.-nov. 1998], Milan, 1998,
no 68, p. 294-296.
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dont elle constitue l’unique compagnie en ce désert égyptien 33. Pour les
images, la relation étroite entre Marie et les bêtes sauvages est particulière-
ment explicite dans un manuscrit de la Légende dorée composé à Bruges
entre 1445 et 1460 pour Jean d’Auxy, conseiller de Philippe le Bon. Dans une
miniature du Maître de Warvin illustrant la communion de la sainte, celle-ci
arbore un pelage dense et duveteux qui rappelle très clairement le feuillage
des arbres à l’arrière-plan et surtout la crinière du lion sur la droite de
l’image 34.
À partir du xiiie siècle, l’excès pileux est enfin régulièrement associé à la
figure de l’ermite pécheur et repenti dans des textes en langues vernaculaires.
C’est le cas dans la Vie de saint Jehan Paulus, qui raconte comment l’ermite
Jehan se rend coupable du viol et du meurtre d’une princesse 35. En guise de
pénitence, il s’impose une ascèse extrêmement sévère et s’ensauvage vérita-
blement : errant à quatre pattes, il voit son corps se couvrir de poils 36. Il est
découvert plus tard par un roi qui le prend pour un animal lors d’une partie
de chasse, avant que Dieu ne lui accorde enfin son pardon et lui permette de
ressusciter la princesse. La rédemption s’opère alors : il réalise de nombreux
miracles avant de mourir et d’être vénéré par tous. Une trame narrative très
proche structure la légende de saint Jean Bouche d’or, que l’on trouve dans de
nombreux textes en allemand et en italien au xve siècle 37. Là encore, l’ermite
ensauvagé est confondu avec une bête sauvage.
33. Ibid., p. 257 : « Adont li presta Zozimas sa mantel et le dos li tourna tant que vestie l’ot.
Mais tant estoit velue et desfiguree que paour avoient de lui les bestes sauvaiges du desert ; car
tant li estoit le poil crut que aultre vesture n’avoit que son poil. Dont dist elle : ‘‘Saint pere, pour
quoy me vas tu sievant ? Quel bien pues tu trouver ou il n’a fors que pors, ours, lions et bestes
sauvages ?’’ » Cette version Y est aujourd’hui conservée dans un unique manuscrit anonyme,
produit à Lille ou Tournai à la fin du xve siècle : Lille, Bibliothèque municipale, ms. 795, « Vies
de saints, en français », fol. 115v-118v.
34. Jacques de Voragine, « Légende dorée », Bruges, 1445-1460, New York, Pierpont Mor-
gan Library, ms. M 673, fol. 206v. Le texte de Jacques de Voragine, ici dans sa version française
traduite par Jean de Vignay entre 1330 et 1348, ne mentionne pas la pilosité et se limite au corps
noir brûlé par le soleil. La liberté prise par l’artiste face au texte montre ici la popularité du motif
iconographique de la sainte velue en Flandre à la fin du Moyen Âge. Sur ce manuscrit voir les
travaux de Jean M. Caswell, et en particulier « A double signing system in the Morgan-Mâcon
Golden Legend », Quaerendo, t. 10, no 2, 1980, p. 97-112.
35. Sur cette légende voir Brigitte Cazelles, Le corps de sainteté d’après Jehan Bouche d’or,
Jehan Paulus et quelques Vies des XIIe et XIIIe siècles, Genève, 1982 (Histoire des idées et
critique littéraire, 208). Pour l’édition des textes voir L. Karl, « La Légende de saint Jehan
Paulus (La légende en vers, en prose et le miracle) », Revue des langues romanes, t. 56, 1913,
p. 425-445 ; La vie de saint Jehan Paulus, éd. Louis Allen, dans Ch. A. Williams, The German
Legends of the Hairy Anachorite, with Two Old French Texts of La Vie de saint Jehan Paulus,
[Urbana (Ill.)] = Illinois Studies in Langage and Literature, t. 18, nos 1-2, 1935, p. 82-140. Le
texte en prose, daté du xive siècle, a été traduit en français moderne par Claude Gaignebet et
Jean-Dominique Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen Âge, Paris, 1985,
p. 310-312.
36. Ibid., p. 311 : « Sire, tu sais tous mes méfaits ; aussi je veux porter en pénitence en cette
grande forêt, telle que je me mettrai à quatre pattes et n’irai jamais autrement, jamais de ma
bouche ne sortira de parole, si ce ne sont des oraisons envers toi, Père Jésus-Christ. Et encore
jamais de viande, ni à boire mes mains ne porteront à ma bouche, je boirai et mangerai comme
les bêtes sauvages. [...] Alors, vinrent les veneurs qui virent le serviteur de Dieu sur un moncel
qui était en prière sous un arbre et qui était tout velu. »
37. F. Pouvreau, Du poil et de la bête, op. cit., p. 230-231.
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La Vierge forte
Au folio 191 d’un livre d’heures flamand du début du xve siècle illustré par
le Maître du cycle de l’Enfance, une singulière crucifixion s’offre à l’œil du
lecteur : entre deux aplombs rocheux caractéristiques des solitudes déserti-
ques, une femme barbue, nimbée et vêtue d’une longue robe tombante est
harnachée à une croix en tau (fig. 3) 39. La composition de l’image et la
présence du tau suggèrent une démarche pénitentielle qui rappelle celle des
ermites velus ; pour autant, il ne s’agit pas d’une pécheresse repentie mais
d’une vierge exemplaire, connue au xve siècle dans toute l’Europe sous des
dénominations variables : Wilgeforte (Vierge forte), Livrade et Liberata
(libérée), Kümmernis ou comme ici Ontkommer (délivrant du chagrin) 40.
38. Les clercs médiévaux considèrent que la Création s’organise en une échelle hiérarchisée
allant de l’inanimé (minéral) au divin. Saint Augustin, en ne reconnaissant pas d’âme immortelle
aux animaux mais une force permettant l’exercice des sens et de la mémoire (Confessions, x, vii
et viii), creuse le fossé entre l’homme et l’animal. Cette conception discontinue est remise en
cause avec la théologie scolastique et la redécouverte du corpus aristotélicien. Pour Thomas
d’Aquin, l’âme est une mais elle est dotée de trois puissances : une faculté végétative et une
faculté sensitive commune aux animaux et aux hommes, et une faculté intellectuelle, propre à ces
derniers. Thomas accorde ainsi une importance nouvelle à l’animalité de l’homme : seule l’âme
humaine est éternelle, mais l’expérience sensible que les hommes partagent avec les animaux est
considérée comme le point de départ de toute connaissance humaine. Cette expérience sensible
est par ailleurs liée à l’idée d’unité de l’homme, car elle procède d’un travail commun du corps
et de la faculté sensitive de l’âme ; Robert Pasnau, Thomas Aquinas on Human Nature. A
philosophical Study of Summa Theologiae 1a 75-89, Cambridge, 2002, p. 60 et sqq. Sur le
changement de statut de l’animal au xive siècle dont témoignent à la fois les textes et les images,
voir en particulier le travail de Pierre-Olivier Dittmar, L’invention de la bestialité. Une anthro-
pologie du rapport homme-animal dans les années 1300, thèse inédite, EHESS, 2010.
39. Heures de Kunera van Leefdael, Flandre, vers 1415, Utrecht, Universistaatsbibliotheek,
ms. 5 J 26, fol. 191. La miniature de sainte Wilgeforte est l’œuvre du Maître du cycle de
l’Enfance, qui enlumine la première partie du manuscrit, fol. 1-192v (James H. Marrow [intr.],
Henri L. M. Defoer, Anne S. Korteweg et al., The Golden Age of Dutch Manuscript Painting
[catalogue de l’exposition, Utrecht, 10 déc.-11 fév. 1989], Stuttgart-Zurich, [1989], fig. 22, no 15,
p. 64-65).
40. Sainte Wilgeforte a fait l’objet de monographies dès la fin du xixe siècle : Ludolf Anne Jan
Wilt Sloet van Beele, De heilige Ontkommer of Wilgeforthis. Een geschiedkundig onderzoek,
sainteté, ascèse et excès pileux 123
Apparaissant pour la première fois au début du xve siècle dans des textes en
moyen néerlandais, la légende se diffuse ensuite rapidement en Europe
(Allemagne et France notamment). Elle raconte comment la sainte, enfermée
par son père pour s’être opposée à son mariage avec un roi païen auquel il la
destine, demande à Dieu de modifier son apparence pour repousser son
prétendant (celui-ci se confondant parfois avec le père selon les versions de la
légende). L’intervention divine provoque la pousse d’une barbe, qui éloigne
le mari mais entraîne la colère du père et le martyre de la sainte. La relation
établie dans l’image entre la sainte et le monde sauvage ne procède pas à
proprement parler de la trame narrative de la légende mais bien de l’abon-
dance pileuse. Dans plusieurs versions de la légende, celle-ci est en effet
nettement établie : un texte en moyen néerlandais indique que la sainte
devient « sauvage » avec l’apparition du poil 41, tandis que Wilgeforte est
qualifiée « d’homme sauvage » (vir rusticalis) dans une version latine 42.
Bien entendu, la barbe de la sainte est également (et surtout) masculine.
Évidente dans la plupart des images, la masculinisation par le poil est souvent
renforcée par la ressemblance de la sainte à ses bourreaux : une miniature
d’un psautier réalisé en Flandres vers 1430 représente ainsi le père de
Wilgeforte au pied de la croix, portant une barbe blanche fournie, posté
devant un autre homme barbu (fig. 4) 43. La sainte prend donc l’apparence, la
semblance d’un homme, tout en restant une femme. Les textes sont par
ailleurs assez clairs sur ce point, indiquant régulièrement que Wilgeforte doit
être « vue » ou « regardée » comme un homme après sa transformation. Dans
La Haye, 1884 ; Raymond Castex, Sainte Livrade. Étude historique et critique sur sa vie, son
martyre, ses reliques et son culte, Lille, 1890. Quelques décennies plus tard, l’ouvrage de Gustav
Schnürer et Josef Maria Ritz, Sankt Kümmernis und Volto Santo. Studien und Bilder,
Düsseldorf, 1934, a proposé l’hypothèse d’un culte et d’une iconographie de la sainte dérivant
directement de ceux du Volto Santo, le Christ vêtu de Lucques. Pour ces auteurs, la croyance en
une sainte barbue procèderait d’une « erreur » d’interprétation des images du Christ vêtu. Une
nouvelle monographie en français est publiée peu après : La légende de sainte Wilgeforte ou
Ontcommer, la vierge miraculeusement barbue [1re éd. Anvers-La Haye, 1937], éd. et trad. fr.
Jean Gessler, Bruxelles-Paris, 1938. Dans un ouvrage consacré à l’iconographie de la sainte, Ilse
E. Friesen reprend l’hypothèse de G. Schnürer et J. M. Ritz en y apportant de substantielles
nuances : I. E. Friesen, The Female Crucifix. Images of St Wilgefortis Since the Middle Ages,
Waterloo (Ont.), 2001. Cette dernière est aujourd’hui cependant remise en question, notamment
pour l’espace flamand : Katharina Boll, « Die Legende von der Frau am Kreuz. Theologische
Überlegungen zur oberdeutschen Texttradition », dans Kunst und saelde. Festschrift für Frau
Prof. Dr. Trude Ehlert, dir. K. Boll et Katrin Wenig, Würzburg, 2011, p. 161-177.
41. K. Boll, « Die Legende von der Frau am Kreuz », art. cit., p. 168 : « at hy die gedaen van
haren schoenen aensicht veranderen wilde » (version Ges). Cette version de la légende, rédigée
dans un monastère flamand et dont la datation est incertaine, a été publiée par J. Gessler, De
Vlaamsche Baardheilige Wilgefortis of Ontcommer, Anvers, 1937, p. 47-51.
42. L’expression vir rusticalis est utilisée dans la version latine G2, un texte du xve siècle
contenu dans un manuscrit du couvent bénédictin d’Utrecht réalisé au début du xvie siècle :
Utrecht, Archives municipales (Het Utrechts Archief), 1005-4, no 28, fol. 58v.
43. Psautier anonyme, 1420-1430, Aschaffenburg, Hofbibliothek, ms. 3, fol. 29v. C’est
également le cas dans un livre d’heures composé à Bruges vers 1440 par le groupe d’enlumineurs
des « Gold Scrolls » (New York, Pierpont Morgan Library, ms. W 3, fol. 200v), ou sur les parois
de l’église Saint-Nicolas de Rostock peintes une dizaine d’années plus tard (nord du mur ouest).
Sur le manuscrit de New York voir Roger S. Wieck, William M. Voelke et K. Michelle Hearne,
The Hours of Henry VIII. A Renaissance Masterpiece by Jean Poyet, New York, 2000, fig. 4, p. 7.
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les images, la féminité de la sainte est conservée par deux éléments récur-
rents : la robe longue, qui ne peut être confondue avec une tunique, ainsi que
la présence plus ou moins discrète d’une poitrine dans l’iconographie fla-
mande. Cette dernière, uniquement suggérée par la courbure de la robe dans
une miniature des Heures de Marie de Bourgogne 44, est en revanche nette-
ment soulignée par le jeu d’ombre dans le psautier flamand ou les Heures de
Kunera van Leefdael (fig. 3 et 4) 45. La nature trouble de cette « Vierge forte »,
à la fois féminine et masculine, offre ainsi aux artistes une grande variété de
traitements possibles. Sur le triptyque qu’il réalise en 1480 à l’occasion de la
réception d’Adriaan Reins comme frère de l’hôpital Saint-Jean de Bruges,
Hans Memling choisit par exemple de conserver l’essentiel de la féminité de
la sainte : il ne peint pas une barbe fournie, mais plutôt un duvet, à peine
visible sur les joues de celle-ci qui fait face à sainte Marie l’Égyptienne sur les
panneaux extérieurs du triptyque 46.
L’excès pileux providentiel de Wilgeforte, qui l’enlaidit dans les textes
comme dans la plupart des images, lui permet de se soustraire à l’appétit
sexuel de son prétendant. La transformation corporelle manifeste ainsi le
renoncement définitif à la séduction et à la chair, et participe d’une démarche
ascétique pour le moins radicale. Dans ce cadre, les rapports entre féminité et
masculinité à l’œuvre dans la légende et dans l’être même de Wilgeforte se
jouent d’abord en termes d’opposition. En contestant l’autorité de son père et
en refusant une sexualité forcée, Wilgeforte s’oppose dans un premier temps
à la domination masculine et parvient à y échapper. Son corps conserve sa
virginité et s’affirme ainsi par l’humiliation et l’enlaidissement, son destin
s’apparentant dès lors à celui de certaines religieuses et mystiques féminines
du xve siècle qui se soustraient à l’autorité patriarcale et à la sexualité par une
religiosité fervente et l’enfermement au couvent 47. Mais dans le même
44. Heures de Marie de Bourgogne, Lievin van Lathem, Maître de Marie de Bourgogne,
Simon Marmion et al., Flandres, vers 1477, Vienne, O ı sterreichische Nationalbibliothek, Cod.
Vindobonensis 1857, fol. 125v. Les miniatures et les bordures des suffrages, parmi lesquels figure
la représentation de Wilgeforte, ont été exécutées par le Maître de Marie de Bourgogne (The
Hours of Mary of Burgundy. Codex Vindobonensis 1857 Vienna, Österreichische Nationalbi-
bliothek, com. E. Inglis, Londres, Harvey Miller, 1995, p. 47-48). Bien qu’il n’existe aucune
preuve formelle que l’ouvrage ait été réalisé pour Marie de Bourgogne, il s’agit incontestable-
ment d’une œuvre destinée à une femme, comme le montre la formulation de plusieurs prières
(ibid., p. 15).
45. Dans un autre livre d’heures réalisé dans le second quart du xve siècle, la sainte est
représentée avec une poitrine proéminente, mise en valeur par les contours serrés du vêtement
(Gand, Bibliothèque universitaire, ms. 2750, Livre d’heures anonyme, Flandres, 1425-1450,
fol. 112 ; l’image est reproduite dans La légende de sainte Wilgeforte, éd. cit., p. 80).
46. Hans Memling, Triptyque d’Adriaan Reins, Bruges, 1480, huile sur bois, Bruges, Sint-
Janshospitaal (Memlingmuseum) ; Barbara G. Lane, Hans Memling. Master Painter in
Fifteenth-Century Bruges, Londres-Turnhout, 2009, p. 170-172.
47. La lecture historiographique positive de la mystique et de l’enfermement est présentée,
entre autre, par María José de la Pascua Sánchez, « Corps humilié, corps glorieux. Paradoxe
d’un langage d’auto-affirmation dans la mystique féminine (xvie et xviie siècles) », contribution
au colloque « Rapports hommes/femmes dans l’Europe moderne. Figures et paradoxes de
l’enfermement », Université Paul-Valéry Montpellier 3, 9-10 novembre 2012 [en ligne], mis en
ligne le 4 octobre 2013, consulté le 07/08/2016, URL : https ://halshs.archives-ouvertes.fr/
halshs-00841145. Il est à cet égard significatif de remarquer la présence de la sainte parmi des
images de dévotion réalisées par les religieuses de Sainte-Walburge (à Eichstätt, près de Nurem-
berg) ; Jeffrey F. Hamburger, Peindre au couvent. La culture visuelle d’un couvent médiéval
sainteté, ascèse et excès pileux 125
Villosité et souffrances
Dans une version française de la Vie de Marie l’Égyptienne rédigée au
xve siècle (version V), la pénitence est déclinée sous la forme d’une liste de
privations et de grandes souffrances à l’issue de laquelle seulement intervient
la mention du corps velu : durée extrême de la pénitence, jeûne, dépouille-
ment vestimentaire et nudité, marche à quatre pattes, solitude, peine et
douleur (« painez et [...] grietez »), modification de l’apparence 51. L’idée,
(1re éd. Berkeley-Los Angeles-Londres, 1997), trad. Catherine Bédard et Daniel Arasse, Paris,
2000 (Imago mundi), pl. 3.
48. K. Boll, « Die Legende der Frau am Kreuz », art. cit., p. 171. La conception médiévale
d’une infériorité et d’une incomplétude de la femme est en partie appuyée sur l’interprétation du
récit de la Création par la côte d’Adam (Gn, ii, 23 : « elle partagera le nom de l’homme [Virago]
parce qu’elle est tirée de l’homme [vir] »). Les commentateurs ne retiennent souvent que ce récit
(et non celui d’une Création simultanée : Gn, i, 27) pour concevoir la création successive des
genres comme hautement hiérarchisée ; R. Howard Bloch, « La misogynie médiévale et l’inven-
tion de l’amour en Occident », Les cahiers du GRIF, t. 47, no 1, 1993, p. 9-23, ici p. 11. Le terme
Virago (ou « virage » en français) est repris à la fin du Moyen Âge, en particulier sous la plume de
Jean Le Fèvre, dans Le livre de Leesce (Les Lamentations de Mathéolus et le livre de Leesce de
JEHAN LE FÈVRE, de Resson. Poèmes français du XIV e siècle, éd. et trad. Anton Gerard van
Hamel, Paris, 1892-1905), dans une perspective opposée : en attribuant à de grandes figures
féminines des vertus considérées comme masculines, l’auteur entend prendre la défense des
femmes. Sur l’idée d’une affirmation de la transcendance des genres dans la spiritualité des
derniers siècles du Moyen Âge et son rapport à l’imitatio Christi et la mystique voir
I. E. Friesen, The Female Crucifix, op. cit., p. 20-25.
49. Frédérique Villemur, « Saintes et travesties du Moyen Âge », Clio. Femmes, genre,
histoire, t. 10, 1999, p. 58-89, ici p. 74.
50. Ibid., p. 72 : « Si on peut voir dans le travestissement le renversement d’un genre au profit
d’un autre, chez sainte Wilgeforte, il relève plutôt de la polarisation des deux genres ».
51. La Vie de sainte Marie l’Égyptienne, éd. cit., p. 144-145 : « La vesqui de trois pains .xvij.
ans. Et puis vesqui .xxx. ans au desert qu’elle ne but ne menga se Dieux ne luy administra. Toute
fu desroute et usee sa vesture. Elle n’ot soller en piét. Toute nue estoit et toute seulle par le desert
126 f. pouvreau
de Beauvais, tenu en prison par les Sarrazins de Conibres, voit par exemple
son corps se couvrir de poils 58. Paul Bretel a par ailleurs montré que dans les
textes français, la privation de nourriture est régulièrement à l’origine du
développement du système pileux : l’ermite de Malaquin, dans La Vie des
Pères, est ainsi à force de jeûne « touz [...] veluz de faim » 59.
Contrairement aux textes, les images de saints ermites velus ne montrent
pas la pousse des poils, ce qui ne les empêche pas, loin s’en faut, d’associer
villosité et souffrances. Sur les parois de l’église lombarde de Santa Brigida de
Averara (province de Bergame), peintes à fresque en 1478, saint Onuphre est
ainsi représenté aux côtés de saint Laurent et du Christ de douleur, sous
lequel figure une prière consacrée à la Passion 60 ; le corps velu d’Onuphre,
éprouvé par l’ascèse, est clairement associé dans cette image à celui du Christ
souffrant. La relation est encore plus nette dans un retable tyrolien de la fin
du xve siècle consacré en partie à la vie de Marie-Madeleine (fig. 5) 61. Sous le
panneau central montrant l’élévation de la sainte dont le corps velu, sembla-
ble à celui des images de Marie l’Égyptienne 62, est porté au ciel par des anges,
une large prédelle représente la Flagellation du Christ (fig. 6). Poil et sang se
répondent alors dans l’image : outre le traitement des poils de la sainte en
petites mèches qui peuvent rappeler les nombreuses blessures maculant le
corps du Christ, le corps de Marie-Madeleine figure dans une posture simi-
laire, le croisement des jambes étant rigoureusement identique.
58. Guillaume Issartel, La geste de l’ours. L’épopée romane dans son contexte mythologi-
que (XIIe-XIVe siècle), Paris, 2010 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 94), p. 595.
59. Paul Bretel, Les ermites et les moines dans la littérature française du Moyen Âge
(1150-1250), Paris, 1995 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 32), p. 489.
60. La prière est l’Adoro te, dont les usages aux xve et xvie siècles ont été examinés par
Gunhild Roth, « Die Gregoriusmesse und das Gebet Adoro te in cruce pendentem im Einblatt-
druck. Legendenstoff, bildiche Verarbeitung und Texttradition am Beispiel des Monogrammis-
ten d. Mit textabdrucken », dans Einblattdrucke des 15. und frühen 16. Jahrhunderts. Probleme,
Perspektiven, Fallstudien, éd. Volker Honemann et al., Tübingen, 2000, p. 277-324. Sur l’église
de Santa Brigida et ses fresques, voir en particulier Oleg Zastrow, L’antica arcipresbiterale di
Santa Brigida in valle Averara, [Bergame], 2000, et Riccardo Scotti, La figura di
Sant’Onofrio affrescata nell’antica chiesa di Santa Brigia nell’Alta Brembana in Provincia di
Bergamo, Pro Loco Santa Brigida Di Liddo, San Pellegrino Terme (Bg), 2001.
61. Retable, par Maître de Barbara (atelier de Friedrich Pacher), tempera sur bois, 1498,
Thal-Assling (Autriche), église Saint-Korbinian. Sur cette œuvre voir notamment Der Korbinia-
naltar von Friedrich Pacher, éd. Agnes Husslein-Arco et Veronika Pirker-Aurenhammer
[catalogue de l’exposition de Vienne (Autriche), 16 avr.-18 juil. 2010], Weitra, 2010, p. 18.
62. L’hagiographie de Marie-Madeleine emprunte très tôt, avec la vita eremitica notamment,
le thème de la retraite érémitique à la légende de l’Égyptienne. Le thème de la nudité de la sainte,
repris par Jacques de Voragine dans la Légende dorée, permet alors le développement d’images
de la sainte recouverte par sa chevelure en France et en Italie, et par des poils en Allemagne et en
Flandres. Sur l’interdépendance des légendes et des images des deux saintes voir en particulier
Marga Anstett-Janßen, Maria Magdalena in der abendländischen Kunst. Ikonographie der
Heiligen von den Anfängen bis ins 16. Jahrundert, thèse, Université de Fribourg-en-Brisgau,
1962, p. 126-157 ; Joana Antunes, « The Late-Medieval Mary Magdalene. Sacredness, Otherness,
Wildness », dans Mary Magdalene in Medieval Culture. Conflicted Roles, dir. Peter Loewen et
Robin Waugh, New York, 2014 (Routledge Studies in Medieval Literature and Culture, 4),
p. 116-139 ; Marilena Mosco, « Immagini della legenda dal xiii al xvi secolo », dans La Madda-
lena tra Sacro e Profano. Da Giotto a De Chirico, dir. M. Mosco [catalogue de l’exposition « Da
Giotto a De Chirico », Florence, Palazzo Pitti, 24 mai-7 sept. 1986], Milan-Florence, 1986,
p. 31-41 ; Élisabeth Pinto-Mathieu, Marie-Madeleine dans la littérature du Moyen Âge,
Paris, 1997, p. 90-95 et 132-135. ; F. Pouvreau, Du poil et de la bête, op. cit., p. 245-253.
128 f. pouvreau
Pour les ermites velus, l’apparition des poils peut en effet, dans les images,
apparaître comme le résultat d’une intervention divine. En traduisant
Vincent de Beauvais, dans un passage repris de Sulpice Sévère, Jean de
Vignay indique à propos de l’ermite du Sinaï que les poils couvrent sa nudité
et qu’il est ainsi « vestu par le don de Dieu » 67. La miniature du manuscrit
français 310 de la Bibliothèque nationale de France donne à cette toison un
caractère proprement miraculeux, dans la mesure où elle apparaît au specta-
teur comme une manifestation extraordinaire de la puissance divine échap-
pant aux lois habituelles de la nature (fig. 1) 68. Posthumien (le visiteur de
l’ermite) observe en effet avec stupeur les mains ouvertes, le corps velu de
l’ermite, ce dernier étant par ailleurs associé de par sa proximité dans l’image
à un autre miracle : celui du rameau brûlé et refleuri. Un cycle de miniatures
marginales du célèbre manuscrit dit Décrétales de Smithfield donne égale-
ment, par l’impression d’immédiateté du changement d’apparence, une
dimension miraculeuse à l’abondance pileuse de Marie l’Égyptienne : à peine
entrée dans le désert et encore en train de se dévêtir, la sainte est représentée
couverte par une abondante chevelure semblable à une toison 69.
Le développement miraculeux de la pilosité, s’il ne constitue pas un motif
récurrent pour les ermites, est en revanche régulièrement associé aux saintes
victimes d’humiliations ou d’agressions érotiques. Le type hagiographique
de Wilgeforte, qui fait de la barbe miraculeuse le rempart contre la domina-
tion sexuelle masculine, est ainsi utilisé à partir du xvie siècle pour d’autres
saintes, comme Paula d’Avila 70. Pour sainte Agnès, la croissance de la
chevelure qui recouvre son corps et lui permet d’échapper aux regards de la
foule romaine procède également du miracle. La confusion entre cheveux et
poils, extrêmement rare pour la sainte, est cependant réalisée dans un
exemplaire du « Miroir historial » enluminé par le Maître François et son
67. Cf. n. 20.
68. Nous nous conformons ici à la définition que Gervais de Tilbury propose du miracle, au
début du xiiie siècle, dans Id., Le livre des Merveilles. Divertissement pour un Empereur
(Troisième partie), éd. et trad. Annie Duchesne, Paris, 1992 (La Roue à livres, 15), p. 20 : « Par
miracles, nous entendons plus habituellement les faits n’obéissant pas à la nature, que nous
attribuons à la toute-puissance divine : par exemple une vierge qui enfante, Lazare qui ressuscite,
des membres infirmes dont on retrouve l’usage ».
69. Grégoire IX, Décrétales et Glose ordinaire (Smithflied Decretals), France ou Italie,
début du xive siècle (texte) et Angleterre, vers 1340 (miniatures), Londres, British Library, Royal
10 E IV, fol. 274. Ce manuscrit a été composé originellement pour la faculté de droit de
l’université de Paris (fol. 4 : doctoribus et scolaribus universis parisius), mais se retrouve au
xive siècle en Angleterre, probablement au prieuré augustinien Saint-Barthélemy-le-Grand de
Smithfield (Londres). Les miniatures marginales qui décorent l’ouvrage ont été réalisées en
Angleterre, certainement dans un atelier londonien, vers 1340. Sur ce manuscrit voir en
particulier Andrew Taylor, Textual Situations. Three Medieval Manuscripts and their Rea-
ders, Philadelphie, 2002, p. 137-196, et Alixe Bovey, « A pictorial Ex Libris in the Smithfield
Decretals. John Batayle, Canon of St Bartholomew’s, and his Illuminated Law Book », dans
Decoration and Illustration in Medieval English Manuscripts, éd. Antony S. Garfield
Edwards, Londres, 2002 (English Manuscript Studies 1100-1700, 10), p. 67-91.
70. Sainte Paule d’Avila est une création du xviie siècle. Sa légende raconte que cette vierge,
pour échapper à un viol, se réfugie dans une chapelle hors de la ville. Embrassant les pieds du
Crucifix, elle implore Dieu de changer son apparence. Une barbe miraculeuse lui pousse alors
sur le visage, empêchant alors que son poursuivant ne la reconnaisse (Acta sanctorum, Februarii,
t. iii, Société des Bollandistes, Anvers, 1658, p. 174).
130 f. pouvreau
atelier dans la seconde moitié du xve siècle. Dans deux des trois miniatures
consacrées à la vie de la sainte, celle-ci est représentée couverte d’une pilosité
surabondante, en tout point semblable à celle d’une femme sauvage 71.
Qu’il s’agisse d’une usure du corps, d’une chaleur intérieure excessive ou
d’un miracle, la raison de l’apparition du poil est donc régulièrement men-
tionnée par les auteurs et suggérée par les artistes. Si l’on peut alors, comme
le propose Jean Wirth, considérer certaines images d’ermites velus comme
une christianisation de la figure de l’homme sauvage aux derniers siècles du
Moyen Âge 72, ses raisons dépassent celles de la popularité du motif profane :
la relation étroite entre villosité et souffrances y participe également sans
aucun doute.
Dans l’ensemble des images, l’excès pileux signifie l’effacement du corps,
mais il n’en demeure pas moins un excès de matière, faisant du corps
monstrueux l’élément central de l’image. La possibilité d’un discours para-
doxal de l’image, dans le sens où elle montre le laid pour dire le beau,
témoigne alors d’un double mouvement propre aux derniers siècles du
Moyen Âge : tandis qu’une sainteté « populaire » et son iconographie, ados-
sées à une tradition vernaculaire (écrite ou orale), prend parfois ses distances
face à l’hagiographie latine ou à la rigueur dogmatique de la théologie, l’art
médiéval voit son répertoire rhétorique s’enrichir avec l’usage de plus en plus
affirmé de paradoxes et de jeux sur les contraires.
raison, participe au dynamisme de l’élan spirituel. Les relations entre l’âme et le corps sont au
centre d’une multitude de débats théologiques médiévaux ¢ ainsi que de travaux historiques
contemporains ¢ dont on ne saurait rendre compte ici. Pour une analyse d’ensemble voir en
particulier Anima e corpo nella cultura medievale. Atti del V Convegno di studi della Società
italiana per lo studio del pensiero medievale (Venezia, 25-28 settembre 1995), dir. Carla
Casagrande et Silvana Vecchio, Florence, 1999 (Millennio medievale, 15) ; Jérôme Baschet,
« Âme et corps dans l’Occident médiéval. Une dualité dynamique, entre pluralité et dualisme »,
Archives de sciences sociales des religions, t. 112, 2000, p. 5-30 ; Jean-Claude Schmitt, « Le
corps en chrétienté », dans La production du corps. Approches anthropologiques et historiques,
éd. Maurice Godelier et Michel Panoff, Paris, 1998 (Ordres sociaux), p. 339-355, et Id., « Corps
et âme », Dictionnaire raisonné du Moyen Âge, dir. Jacques Le Goff et J.-C. Schmitt, Paris,
1999, p. 230-245 ; Édouard-Henri Weber, La personne humaine au XIII e siècle. L’avènement
chez les maîtres parisiens de l’acceptation moderne de l’homme, Paris, 1991 (Bibliothèque
thomiste, 46).
74. Les flagellants pensaient que les mortifications les dispensaient du sacrement de péni-
tence accompagnant la confession auriculaire. L’Église les condamne et les déclare hérétiques
par une bulle pontificale de Clément VI en 1349. Cependant, l’argumentaire ne porte pas sur
l’atteinte au corps, mais sur la nature du sang versé lors des processions. Les flagellants
l’identifient à celui du Christ, alors que les autorités ecclésiastiques le considèrent comme une
souillure ; Anne Autissier, « Le sang des flagellants », Médiévales, t. 27, 1994, p. 51-58. De plus,
c’est le mépris de ces laïcs pour la hiérarchie ecclésiastique qui gêne véritablement l’Église. Jean
Gerson le rappelle en 1417 dans son court traité Contra sectam flagellantium dans lequel il
indique, après avoir associé la flagellation collective au paganisme et indiqué que le sang versé par
le Christ suffit pour le salut des hommes, qu’il faut respecter la hiérarchie et s’abstenir de saper
l’ordre établi (Patrick Vandermeersch, La chair de la passion. Une histoire de foi, la flagella-
tion, Paris, 2002 [Passages]), p. 120.
75. L’historiographie a longtemps opposé au sein de la mystique rhénane, ou rhéno-flamande,
une mystique « affective », « corporelle » ou « féminine », centrée sur l’amour du Christ et
attentive à la présence du divin dans la réalité sensible (notamment l’Incarnation) et une
mystique « spéculative » ou « intellectuelle » fondée sur une théologie négative et le détachement
du sensible. Cette distinction, qui paraît fondée en raison d’un rapport différent à l’expérience
sensible, n’empêche pas les dialogues entre ces deux tendances et ne doit plus être interprétée
comme une opposition entre une spiritualité féminine d’un côté et masculine de l’autre. À ce
sujet, voir le rappel historiographique de P. Nagy, « Sensations et émotions d’une femme de
passion. Luckarde d’Oberweimar († 1309) », dans Le sujet des émotions au Moyen Âge, dir.
Damien Boquet et P. Nagy, Paris, 2008 (Bibliothèque historique et littéraire), p. 323-351, ici
p. 325-326.
76. Les béguines, des femmes laïques vivant en communautés nombreuses aux Pays-Bas et en
Allemagne, en sont l’un des exemples les plus significatifs. Sur le rôle des laïcs dans la spiritualité
médiévale et la mystique affective en particulier voir André Vauchez, Les laïcs au Moyen Âge.
Pratiques et expériences religieuses, Paris, 1987 (Histoire). Sur les nouvelles formes de vie
religieuse aux Pays-Bas et en Allemagne au bas Moyen Âge voir les récentes publications de
Walter Simons, en particulier Id., « New forms of Religious Life in Medieval Western Europe »,
dans The Cambridge Companion to Christian Mysticism, dir. Amy Hollywood et Patricia
Z. Beckman, Cambridge, 2012 (Cambridge Companions to Religion), p. 80-113.
132 f. pouvreau
sainte quitte les siens très jeune pour rejoindre Alexandrie et s’adonner à la
prostitution. La plupart des textes insistent sur la grande beauté de la sainte,
faisant de son corps un instrument de tentation redoutable : elle est décrite
aussi belle qu’une comtesse ou une reine (version T, xiie siècle), les jeunes
gens attendant leur tour pour jouir de ses faveurs allant jusqu’à se battre et
s’entretuer (version X, xiiie siècle) 89. Le renversement est alors total lorsque
la sainte, retirée au désert, voit son corps se transformer et s’enlaidir sous
l’effet des souffrances de l’ascèse. Parfois, les auteurs rappellent d’ailleurs la
beauté disparue de la sainte dans les descriptions du corps noirci et velu
(version V, xve siècle) 90.
Dans les premières miniatures et gravures représentant la sainte couverte
de poils, produites pour l’essentiel en France et dans les Flandres entre 1430 et
les années 1480 91, l’abondance pileuse fait office de véritable vêture sauvage.
Elle recouvre entièrement le corps de la sainte et lui confère, si ce n’est une
franche laideur, du moins une épaisseur disgracieuse 92. Le corps de la sainte
est ainsi déféminisé par la toison, marquant de ce fait l’abandon de son usage
charnel. Dès 1440 cependant, une figuration discrète de la sainte apporte une
remarquable nouveauté : dans une marge des Heures de Catherine de Clèves,
Marie l’Égyptienne, bien identifiable par ses trois petits pains, est représentée
en prière le corps presque intégralement caché par un feuillage décoratif 93.
Or le Maître de Catherine de Clèves, qui couvre les bras de la sainte d’un
pelage roux bien distinct de la chevelure, offre le sein droit de Marie, tout
à fait glabre, au regard du spectateur. C’est précisément dans le second
89. Sur les versions T et X cf. n. 30 et 32. La beauté cruelle et dévastatrice de la sainte se
retrouve dans une version castillane du xiiie siècle, Estrella Ruiz-Galvez, « Une chevelure
mythique. Les cheveux de Madeleine, enseigne du féminin et emblème d’un repentir. Illustra-
tions littéraires et représentations iconographiques d’un thème (xve-xviie siècles) », dans Marie-
Madeleine. Figure mythique dans la littérature et les arts, dir. Alain Montandon, Clermont-
Ferrand, 1999, p. 75-86 (n. 16 p. 80) : « Les jeunes gens de la ville sont si attirés par sa beauté,
qu’ils vont la voir tout le temps et ne peuvent se séparer d’elle. Il y a tant d’hommes que les jeux
dégénèrent en bagarres. Ils se battent à l’épée et le sang coule au milieu de la rue. Elle n’avait
aucune pitié d’eux ».
90. Cf. n. 51.
91. Seules les Vies de la sainte en français et en flamand évoquent la pilosité de la sainte. Vers
1290, Martijn van Torhout fait clairement mention du poil de Marie l’Égyptienne dans son
poème Van Sente Marie Egyptiake. Celui-ci, dont on n’a conservé qu’un fragment, a été publié
par Napoléon De Pauw, dans Middelnederlandsche Gedichten en Fragmenten. Deel I. Gees-
telijke en zedelijke Gedichten, Gand, 1893-1897, p. 366-389. Le motif se retrouve plus tard dans
d’autres versions néerlandaises de la légende (Konrad Kunze, Studien zur Legende der heiligen
Maria Aegyptiaca im deutschen Sprachgebeit, [Berlin], 1969, p. 104-105).
92. Jacques de Voragine, Légende dorée, trad. Jean de Vignay, anonyme (enlumineur),
Paris, vers 1430, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Cod. Gall. 3, fol. 70v ; Heures de Dunois,
Maître de Dunois, Paris, 1440-1450, Londres, British Library, Yates Thompson 3, fol. 287 ;
Jacques de Voragine, Légende dorée, trad. Jean de Vignay, Maître de Warvin, Bruges,
1445-1460, New York, Pierpont Morgan Library, ms. M. 673, fol. 206v ; Der heiligen leben,
incunable publié par Anton Korberger, Nuremberg, 1488, New York, Metropolitan Museum of
Art, Harris Brisbane Dick Fund, 28.94.18, fol. 3v. Sur cette dernière image, le corps de la sainte
n’est pas épaissi par la toison : Marie l’Égyptienne est filiforme et la pilosité renforce l’impression
de maigreur, de fragilité et de faiblesse de la sainte.
93. Heures de Catherine de Clèves, Maître de Catherine de Clèves, Utrecht, vers 1440,
New York, Pierpont Morgan Library, ms. M. 917, fol. 107 ; John Plummer, The Book of Hours
of Catherine of Cleves, New York, 1964.
136 f. pouvreau
Tauler au xive siècle 111. Au siècle suivant, cette lecture mystique et enthou-
siaste du parcours spirituel de la sainte recule en France et dans l’Europe
méridionale : elle est remplacée par l’image d’une Madeleine pécheresse et
pénitente, véhiculée en particulier par les dominicains 112. Dans l’espace
germanique et flamand cependant, l’interprétation mystique de Madeleine
perdure davantage. Dans un sermon prononcé à Coblence le 22 juillet 1431
à l’occasion de la fête de la sainte, Nicolas de Cues rassemble ainsi les deux
portraits de la sainte, pénitente et mystique, dans un dialogue imaginaire
entre l’âme fidèle et la sainte. Dans cet intense passage du sermon, qui
succède à une longue dissertation sur le péché, la sainte répond à l’âme sur les
degrés de son élévation dans l’amour mystique et insiste sur l’importance de
la vie érémitique pour devenir l’épouse du Christ 113. Henri Herp, un prédi-
cateur flamand de l’Observance dont l’œuvre s’apparente à une synthèse
entre la tradition franciscaine et la mystique rhénane propose également un
portrait de Madeleine en pénitente passionnée 114. À Nuremberg, les domi-
nicains eux-mêmes diffusent l’image d’une Madeleine recluse et mystique :
une légende allemande de la fin du xve siècle écarte l’aspect traditionnel de la
pécheresse repentie pour décrire une série d’apparitions et de visions de
Madeleine 115.
111. Dans son célèbre sermon sur le Cantique « L’amour est fort comme la mort » (Fortis est
ut mors dilectio) prononcé pour la fête de Marie-Madeleine (22 juillet), Eckhart fait de la sainte
une figure de l’amour divin total et passionné (Œuvres de MAÎTRE ECKHART. Sermons-traités,
trad. Paul Petit, Paris, 1942 [Les classiques allemands], p. 274-277). Jean Tauler institue
également Madeleine en modèle de détachement et d’amour persévérant, en particulier dans son
sermon du 22 juillet (The Sermons and Conferences of JOHN TAULER [...] His Spiritual Doctrine,
trad. Walter Elliot, Washington, 1910, p. 667-675).
112. K. Jansen, « Mary Magdalen and the mendicants. The preaching of penance in the
late Middle Ages », Journal of Medieval History, t. 21, 1995, p. 1-25 ; É. Pinto-Mathieu,
Marie-Madeleine, op. cit., p. 35-43 ; D. Russo, « La Madeleine pénitente. Iconographie et
retables peints pour les femmes en Italie centrale (xive-xve siècles) », dans Femmes, art et
religion au Moyen Âge, dir. Jean-Claude Schmidt [actes du colloque tenu à Colmar, du
3 au 5 mai 2001], Strasbourg-Colmar, 2004, p. 103-113 ; S. Wilk, « The Cult of Mary Magdalen »,
art. cit.
113. Sermon Remittuntur Ei Peccata Multa, cité et traduit par Edmond Vansteenberghe,
Le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464). L’action, la pensée, Paris, 1920 (Bibliothèque du
xve siècle, 24), p. 163-164 : « Au premier degré de l’échelle, lorsque j’embrassais ses pieds,
j’aimas ; je brûlais au second, en baisant ses mains ; au troisième, je languissais... Et la langueur
faisait croître l’amour. Et plus il croissait, plus était claire la vision de mon époux, plus doux était
son baiser [...] Une septième fois il m’emporta sur les hauteurs ; et comme je commençais à
goûter la douceur de mon aimé, mon désir s’enflamma d’une ardeur extrême..., et mon aimé me
blessa le cœur du feu de son amour ; et je languissais, parce que je ne le possédais pas tout entier,
selon mon désir. Et tous les sens de mon corps furent liés, parce que mon âme vaquait à son aimé,
lui demandant de guérir la blessure à laquelle elle était liée indissolublement ». Pour la datation
et une traduction anglaise plus récente des sermons voir Nicholas of Cusa’s Early Sermons
(1430-1441), trad. Jasper Hopkins, Loveland, 2003.
114. Lionel Rousselot, « Sub alis Domini. La Madeleine dans la prédication du franciscain
Henri Herp », dans Religion et mentalités au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur d’Hervé
Martin, dir. Sophie Cassagnes-Brouquet, Amaury Chauou, Daniel Pichot et al., Rennes,
2003 (Histoire), p. 305-313.
115. Il s’agit de la Nürnberg Mary Magdalen Legend III éditée par Madeleine Boxler,
« Ich bin ein predigerin und appostlorin ». Die deutschen Maria Magdalena-Legenden des
Mittelalters (1300-1550). Untersuchungen und Texte, Bern, 1996 (Deutsche Literatur von den
Anfängen bis 1700, 22).
sainteté, ascèse et excès pileux 141
C’est dans cette perspective mystique que s’inscrivent les images d’une
Madeleine sensuelle, dont la villosité dévoile le corps bien davantage qu’elle
ne le cache : leur dimension érotique s’accorde en tout point avec la longue
tradition qui associe Madeleine à la fiancée du Cantique des cantiques 116 et
avec l’interprétation de l’élévation comme une extase sensuelle. Dans un
dessin que Jörg Schweiger réalise au début du xvie siècle, l’excès pileux
discret et partiel de la sainte participe une nouvelle fois d’une féminité
sereine et gracieuse 117. Mais le corps de Madeleine semble cette fois se
confondre avec celui des anges qui la soutiennent et la revêtent : le long
manteau couvrant à demi la sainte s’apparente à celui que portent les anges
et la longue chevelure bouclée de Madeleine, également semblable à celle de
ses quatre compagnons célestes, se mêle à l’aile de l’un d’entre eux. Jörg
Schweiger établit enfin un parallèle évident entre le corps de Madeleine et
celui d’un ange à sa droite, dévêtu et couvert de plumes. Cette représentation,
peu commune, apparaît comme un moyen original de figurer la nature
spirituelle et aérienne de l’être angélique 118. Les plumes et les poils distan-
cient alors dans cette image les corps représentés de ceux des hommes et en
soulignent la nature exceptionnelle. Le corps velu de Madeleine, dont la
féminité s’épanouit dans l’union mystique, échappe au monde terrestre et à
l’amour charnel pour se réaliser dans l’amour du Christ.
Une dynamique similaire traverse les différentes versions néerlandaises de
la légende de sainte Wilgeforte, dans lesquelles la sainte manifeste le désir
d’épouser le Christ, et uniquement lui. L’union mystique ne passe pas ici par
la sensualité mais par l’humiliation : permettant certes d’éloigner les hom-
mes, la barbe est surtout présentée dans ces textes comme un attribut
supplémentaire d’identification au Christ, après un supplice qui rappelle
en tout point la Passion (interrogatoire, détention, procès, flagellation,
crucifixion) 119. Les versions allemandes de la Vie de Wilgeforte insistent
116. Dans sa célèbre Homélie xxxiii, Grégoire le Grand est le premier à associer les baisers de
Madeleine sur les pieds du Christ à ceux de l’épouse du Cantique : « Le baiser est un signe de
l’amour [...] Ce qui fait dire à l’épouse du Cantique des Cantiques au sujet de son Rédempteur :
‘‘Qu’il me baise des baisers de sa bouche.’’ » Au xiiie siècle, le Cantique est encore au cœur de
plusieurs sermons du 22 juillet (Nicole Bériou, « La Madeleine dans les sermons parisiens du
xiiie siècle », Mélanges de l’École Française de Rome. Moyen Âge, 1992, t. 104, no 1,
p. 269-340, ici p. 275-276).
117. Bâle, Offentlichen Kunstammlung Basel, Kupferstichkabinett, 1510-1520. Ce dessin est
reproduit en couleur par T. Husband, Wild Men in the Middle Ages, op. cit., pl. vii, no 21, p. 28,
100-101.
118. L’angéologie chrétienne, qui oppose la spiritualité des êtres célestes à la corporéité des
hommes, doit beaucoup à l’œuvre du pseudo-Denys l’Aréopagite. Celui-ci, qui théorise la
hiérarchie céleste et influence toute la mystique médiévale, envisage la création comme le
rayonnement de la puissance divine. L’ange est ainsi un être immatériel pouvant revêtir un corps
spirituel, « définit par ce qu’il reçoit de lumière et ce qu’il transmet » (Philippe Faure, « L’ange
du haut Moyen Âge occidental [ive-ixe siècles]. Création ou tradition ? », Médiévales, t. 7, no 15 :
Le premier Moyen Âge, 1988, p. 31-49, ici p. 33-34).
119. K. Boll, « Die Legende von der Frau am Kreuz », art. cit., p. 168. L’enlaidissement sur
lequel insistent les textes néerlandais est alors pour les femmes dévotes et les religieuses une
pratique ascétique relativement courante à la fin du Moyen Âge, au même titre que la recherche
du dégoût (Antoine Roullet, « Souffrir pour être belle. L’enlaidissement au carmel, entre image
de soi et regard des autres », Europa moderna. Revue d’histoire et d’iconologie, t. 4, 2012,
p. 85-99). Les artistes flamands, féminisant davantage Wilgeforte que ceux d’Allemagne, jouent
142 f. pouvreau
Conclusion
125. La conception d’un travail de l’artiste médiéval comme une tâche mécanique et
absolument normée a longtemps conduit les spécialistes à analyser les écarts à ce qu’ils
considéraient être la norme en termes d’erreurs (P.-O. Dittmar, « Lapsus figurae. Notes sur
l’erreur iconographique », dans Quand l’image relit le texte. Regards croisés sur les manuscrits
médiévaux, dir. Sandrine Hériché-Pradeau et Maud Pérez-Simon, Paris, 2013, p. 319-335).
C’est cette conception, assortie d’une volonté de se réconcilier avec des images considérées
comme hétérodoxes, qui a conduit à considérer le culte et l’iconographie de Wilgeforte comme
une « erreur » dérivant d’une mauvaise interprétation du Volto Santo (cf. n. 40). Il est à cet égard
ironique de remarquer que cette considération s’est maintenue jusque dans un ouvrage majeur
ayant lui-même profondément renouvelé l’histoire de l’art médiéval par son approche des
pratiques dévotionnelles, J. F. Hamburger, Peindre au couvent, op. cit., p. 12 : « Fondée sur une
interprétation erronée du Volto Santo et de ses copies qui montrent le Christ en croix vêtu d’un
long colombium et non d’un pagne, la légende [de Wilgeforte] jouissait d’une vénération spéciale
chez les religieuses parce qu’elle célébrait la virginité féminine et le martyre à l’imitation du
Christ ».
126. À notre connaissance, sont conservées aujourd’hui plus de cent-vingt images produites
entre le début du xve siècle et le milieu du xvie siècle, essentiellement le long d’un axe allant de
l’Italie du sud jusqu’aux Pays-Bas.
127. Les images d’Onuphre velu se développent, à partir du xiiie siècle dans un contexte de
renouveau de l’érémitisme et de succès de ce modèle de sainteté, en particulier dans les pays
méditerranéens (A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge
d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1981 [Biblio-
thèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 241], en particulier p. 226-229). Par ailleurs,
le poil ne peut être en aucun cas pour Onuphre un rappel d’anciens égarements, le saint n’ayant
jamais péché et n’étant pas un pénitent.
144 f. pouvreau
L’apparence singulière des saints participe dès lors d’une double efficacité
des images. En montrant des corps extraordinaires, admirables, celles-ci
répondent d’abord au goût pour le prodigieux qui se manifeste dans l’hagio-
graphie puis dans les procès de canonisation aux derniers siècles du
Moyen Âge 128. Mais, ce faisant, les images de saintes présentées ici et
produites essentiellement pour des communautés laïques ou pour des fem-
mes de l’espace germanique et flamand accompagnent également une spiri-
tualité sensible qui fait du corps un médium essentiel pour l’accès au Salut.
Ces images constituent en dernier lieu une expression originale du para-
doxe essentiel sur lequel repose la conception chrétienne du corps, à la fois
charnel et corrompu mais perfectible et voué à la transformation 129. L’excès
de pilosité, animal, avilissant, sensuel, apparaît définitivement vertueux,
miraculeux, christique.
Florent Pouvreau
Grenoble
128. Sur ce dernier aspect voir A. Vauchez, La sainteté en Occident, op. cit., en particulier
la troisième partie, « Signes et significations de la sainteté ».
129. Jérôme Alexandre, « Paradoxe du corps chrétien », dans Les limites du corps, le corps
comme limite, dir. André Michels [et Patrick Landman], Ramonville-Saint-Agne, 2006 (Mono-
graphies de clinique psychanalytique), p. 273-289, ici p. 276 : « La théologie chrétienne, parce
qu’elle vit du paradoxe du Dieu fait homme, pense un corps à la fois garanti dans la fermeté de
sa réalité et néanmoins promis à transformation, à la fois souffrant et sauvé, humain, pécheur, et
cependant voué à la perfection. La théologie tient ensemble ces deux registres apparemment
discordants, au risque permanent de s’égarer dans le malentendu ou de le susciter ».
sainteté, ascèse et excès pileux 145
Fig. 1. ¢ Vincent de Beauvais, « Miroir historial », trad. Jean de Vignay, Guillaume Vrelant
(atelier), Bruges, 1450-1474, Paris, BnF, ms. Fr. 310, fol. 55v, Posthumien, l’ermite velu et le
miracle du Rameau brûlé et refleuri. © BnF.
146 f. pouvreau
Fig. 2. ¢ Giovanni Bonsi, Vierge à l’Enfant avec saint Onuphre, saint Barthélemy et saint Jean
l’Évangéliste, Florence, 1371, polyptyque, détrempe sur bois, 166 × 234 cm, détail, Cité du
Vatican, Pinacothèque, inv. 40009. © Vatican Museums, all rights reserved.
sainteté, ascèse et excès pileux
Fig. 3. ¢ Heures de Kunera van Leefdael, Flandre, vers 1415, Fig. 4. ¢ Psautier, vers 1430, Aschaffenburg, Hofbibliothek, ms. 3,
Utrecht, Universitätsbibliothek, ms. 5 J 26, fol. 191, Maître du fol. 29v, Crucifixion de sainte Wilgeforte. © Hofbibliothek
147
Fig. 6. ¢ Maître de Barbara (atelier de Friedrich Pacher), Retable, 1498, tempera sur bois,
prédelle, Flagellation du Christ, Thal-Assling (Autriche), église Saint-Korbinian.
Fig. 7. ¢ Maître de la Légende de sainte Marie-Madeleine, Retable, Bruxelles, vers 1518, triptyque, huile sur bois, panneaux laté-
raux, 29 × 81 cm (chaque panneau), Famille van Quesnoy van der Tommen, Saint Simon et sainte Marie l’Égyptienne, Bruxelles,
149
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 1330. © Musées royaux des Beaux-Arts deBelgique, Bruxelles / Photo : Grafisch
Buro Lefevre, Heule.
150 f. pouvreau
Fig. 8. ¢ Anonyme, Retable, Dantzig, v. 1430-1435, tempera et or sur bois, 182 × 122 cm,
panneau de retable, Élévation de Marie-Madeleine, Varsovie, Muzeum Narodowe w Wars-
zawie, inv. Sr.206/2. © Muzeum Narodowe w Warszawa.
sainteté, ascèse et excès pileux 151
Fig. 10. ¢ Anonyme, Fresque, paroi latérale nord du chœur de l’église Saint-Nicolas de Rostock
(Allemagne), 1445-1455, détail, Crucifixion de sainte Wilgeforte.