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UN POIL PLUS PRÈS DU CIEL

SAINTETÉ, ASCÈSE ET EXCÈS PILEUX À


LA FIN DU MOYEN ÂGE

par
Florent POUVREAU

La doctrine chrétienne déprécie le corps, envisagé comme le siège des


tentations à la suite du péché originel. Néanmoins, celui-ci n’est pas consi-
déré comme fondamentalement mauvais au Moyen Âge. Il occupe en effet
une place tout à fait centrale dans la théologie et les pratiques de piété de la fin
de la période. Les nouvelles formes de sensibilité religieuse, à l’image de
l’intérêt grandissant pour la Passion du Christ à partir du xiie siècle, insti-
tuent le corps du Christ et celui des saints en véritables objets de la dévotion
chrétienne. Alors que le culte des saints connaît son apogée, le corps de ces
derniers apparaît ainsi comme un véritable médiateur les reliant aux fidèles :
il est un support de vénération extrêmement efficace, aussi bien par ses traces
matérielles (culte des reliques) que par ses représentations graphiques (culte
des images). Il témoigne ensuite de la sainteté elle-même : c’est à l’aune de
son corps que se mesure une partie des vertus du saint, tant par les privations
ou les souffrances endurées (abstinence, jeûne, mortifications, martyr) que
par l’expression de miracles corporels (odeur de sainteté, stigmates). Il est
ainsi le lieu par excellence de la tension entre la part animale et divine de
l’humain : tantôt soumis aux tentations et aux besoins charnels, tantôt
affranchi des règles naturelles élémentaires (corps volants, flottants ou impu-
trescibles).
Au xve siècle, cette tension culmine avec la diffusion d’images associant la
sainteté à la superfluité peu noble du corps humain qu’est le poil. En Flandre
et dans le nord de la France, on trouve des saintes barbues ornant les parois
des églises ou les pages des manuscrits. Dans l’art germanique, Marie
l’Égyptienne et Marie-Madeleine sont régulièrement représentées velues.
Onuphre, un anachorète égyptien dont le culte est introduit depuis l’Orient
au xie siècle, est fréquemment couvert de poils, des côtes méditerranéennes
jusqu’aux rivages de la mer du Nord.
La villosité 1 apparaît comme proprement monstrueuse dans les sources
textuelles à l’origine de la plupart de ces images : elle joue sur les limites entre
1. La villosité désigne la « qualité de ce/celui qui est velu, recouvert de poils » selon le Trésor
de la langue française informatisé [en ligne], éd. Analyse et traitement informatique de la
langue française, Paris, 2004, consulté le 07/08/2016, URL : http://atlif.atlif.fr/tlf.htm. Ce
terme est retenu ici pour qualifier une pilosité surabondante, présente sur tout le corps excepté
le visage et les extrémités des membres (pieds et mains). Le vocable « pilosité » conserve dans

Revue Mabillon, n.s., t. 27 (= t. 88), 2016, p. 113-152.


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les genres ou les espèces, et sa laideur est censée susciter la répulsion. Mais
son apparition, toujours provoquée par des circonstances exceptionnelles,
témoigne également de la singularité de la figure sainte. Cette profonde
ambiguïté est encore plus prégnante dans l’iconographie, où les jeux
d’opposition (beauté/laideur, masculin/féminin, humanité/animalité) sont
confondus et moins explicites en raison de la temporalité condensée des
images. Ceci leur confère alors un intérêt qui dépasse très largement la
satisfaction d’une curiosité amusée liée au caractère à priori insolite du sujet.
Apparaissant comme une « évidence », comme « le lieu par excellence de
l’expérience vécue » 2, le corps constitue à travers son existence sensible,
notamment ses souffrances, une réalité commune que les fidèles partagent
avec les saints ou le Christ. Le traitement particulier du corps dans l’icono-
graphie du Moyen Âge, à la fois « érotisé et tabouisé » 3, ainsi que le caractère
hyperbolique de certaines transformations corporelles font cependant du
corps saint un objet dont les usages et les significations dépassent la seule
logique d’identification.
La nature polysémique et transgressive de l’excès pileux dans les sources
de la fin du Moyen Âge constitue un point de départ logique de l’analyse. Elle
permet de comprendre comment le caractère sauvage d’une pilosité surabon-
dante, autant par sa relation à l’animalité que par son caractère désordonné,
ou anomique, participe de la représentation de l’ascèse et de la réclusion
érémitique. Produit par les mortifications ou par une intervention divine
miraculeuse, l’excès de poil offre enfin aux artistes un motif particulièrement
riche et équivoque, permettant autant de cacher que de dévoiler le corps des
saints dans un contexte de spiritualité mystique qui accorde une large place à
l’expérience sensible.

Un excès pileux polysémique et transgressif

Un poil masculin, animal et sauvage


La pilosité est devenue depuis le milieu du vingtième siècle un objet
d’étude sérieux des sciences humaines, et de l’ethnologie en particulier 4.
Parmi les travaux ayant fait date, les points de vue opposés de Charles Berg,
d’Edmund Leach et de Christopher R. Hallpike ont très tôt montré qu’il
existe une grande variété d’interprétations possibles de la pilosité et des
interventions sur celle-ci : alors que Berg associait le système pileux au
phallus à travers une lecture psychanalytique centrée sur l’individu, Leach
cette étude son sens communément admis, celui de l’ensemble des poils présents sur tout ou
partie du corps, sans préjuger de leur quantité.
2. Dominique de Courcelles, « Le corps des saints dans les cantiques catalans de la fin du
Moyen Âge », Médiévales, t. 4, no 8 : Le souci du corps, 1985, p. 43-53, ici p. 43.
3. Jean Wirth, L’image du corps au Moyen Âge, Florence, 2013 (Micrologus’ Library, 56),
p. 8.
4. Une riche bibliographie est proposée sur ce sujet par Jean Da Silva, « ‘‘Hair Studies’’ : une
bibliographie. Pour une historiographie de la pilosité (cheveux et poils) », Apparence(s) [en
ligne], no 5 : De tous poils, 2014, mis en ligne le 14 février 2014, consulté le 07/08/2016, URL :
http://apparences.revues.org/1248.
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privilégia une perspective ethnologique pour dégager une signification


sociale de la symbolique phallique du poil 5. Cette dernière fut ensuite
contestée par Hallpike, qui proposa une analyse sociologique dans laquelle la
pilosité est davantage associée à la transgression des limites sociales 6. Plus
récemment, Christian Bromberger a montré la très grande polysémie du poil
à travers une approche typologique (âge, sexe, statut social, condamnation,
etc.) 7. Tout en indiquant que les signes pileux n’ont pas de signification
symbolique universelle mais qu’ils peuvent avoir un sens évocateur dans un
contexte particulier, Dimitri Karadimas propose au contraire d’étudier la
pilosité dans sa relation avec le sang et leur association à la vitalité et la
sauvagerie 8.
Les sources textuelles du Moyen Âge confirment la variété des interpréta-
tions symboliques et des usages sociaux de la pilosité qui, à l’exception de la
chevelure, n’a que très peu intéressé les historiens de la période jusqu’à
présent 9. La pilosité est d’abord considérée par la médecine médiévale qui
conserve pour l’essentiel les conceptions antiques, comme une superfluité
produite par un excès de chaleur 10. Chez l’homme, la pilosité est ainsi
appréhendée comme un signe prééminent de masculinité et de vigueur. En
commentant le psaume cxxxii sur Aaron, saint Augustin indique par exem-
ple que sa barbe correspond aux hommes forts, jeunes, vigoureux et actifs 11.
5. Charles Berg, « The Unconscious Significance of Hair », The international Journal of
Psychoanalysis, t. 17, 1936, p. 73-88 ; Edmund Leach, « Magic Hair », Journal of Royal
Anthropological Research Institute, t. 2, no 88, 1958, p. 147-164.
6. Christopher Robert Hallpike, « Social Hair », Man. The Journal of the Royal Anthropo-
logical Institute. New Series, t. 4, no 2, 1969, p. 256-264.
7. Christian Bromberger, « Trichologiques. Les langages de la pilosité », dans Un corps pour
soi, dir. Id., Pascal Duret, Jean-Claude Kaufmann et al., Paris, 2005 (Pratiques physiques et
société), p. 11-39 ; Ch. Bromberger, Les sens du poil. Une anthropologie historique de la
pilosité, Grane-Paris, 2015 (Poche).
8. Dimitri Karadimas, « Poils, sang et vitalité. Une problématique », dans Poils et sang. Un
imaginaire de la vitalité, dir. Id. [actes de la journée d’études « Pilosité et sang. Un imaginaire
de la vitalité » tenue au Collège de France en juin 2007], Paris, 2010 (Cahiers d’anthropologie
sociale, 6), p. 13-26.
9. Les rares travaux de médiévistes présentés par J. Da Silva (cf. n. 4), ainsi que l’article
suivant constituent l’essentiel des recherches sur le thème : Penny Howell Jolly, « Pubics and
Privates. Body Hair in Late Medieval Art », dans The Meanings of Nudity in Medieval Art, dir.
Sherry Christine Maday Lindquist, Farnham (Surrey)-Burlington (Vt.), 2012, p. 183-206.
10. Considérés comme appartenant aux parties semblables ou homéomères du corps humain,
le poil et la peau retiennent peu l’attention des anatomistes du Moyen Âge. Ces derniers
reprennent à Aristote l’idée d’une génération des poils par la peau. Barthélemy l’Anglais indique
ainsi que le poil est généré par une vapeur qui sort de la peau et sèche au contact de l’air (Id.,
Liber de proprietatibus rerum, lib. v, 65). Le poil provenant d’un excès de chaleur, il est
naturellement plus abondant chez l’homme que chez la femme, considérée comme plus froide.
Trois fonctions élémentaires sont également assignées à la pilosité corporelle. Le poil sert
d’abord à protéger le corps, de la chaleur ou du froid par exemple (Isidore de Séville,
Etymologiae, lib. xi, 1, 28). Il permet ensuite de purger le corps de ses humeurs excédentaires
(Die Anathomie in der Grande Chirurgie des Gui de Ghauliac. Wort- und sachgeschichtliche
Untersuchungen und Edition, éd. Sabine Tittel, Tübingen, 2004, p. 86). Il permet enfin de
renseigner, par sa forme et sa couleur, sur la complexion interne d’un individu ou sur une partie
du corps (Henri de Mondeville, Chirurgie, traité i, doctine i, chap. ii, éd. et trad. Édouard
Nicaise, Jean Saint-Lager et F. Chavannes, Paris, 1893, p. 28.
11. Patrologiae cursus completus [...] Series latina, éd. Jacques-Paul Migne, Paris (désor-
mais PL), vol. 37, col. 1733-1734.
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L’absence de barbe, qu’elle soit naturelle ou qu’elle provienne d’un rasage


trop fréquent 12, témoigne au contraire d’un excès de féminité. C’est ce que
déplore Alain de Lille au xiie siècle dans un passage de « La Plainte de la
Nature », un prosimètre moral dans lequel l’auteur condamne l’homosexua-
lité en décrivant de jeunes hommes efféminés se coupant les cheveux, rasant
leurs sourcils et leurs barbes naissantes 13. Le visage glabre de l’homme
inspire ainsi de la méfiance, et certains y devinent les signes d’un caractère
trompeur et déloyal. Pour le physiognomoniste Michel Savonarole au
xve siècle, « là où les poils de la barbe sont peu nombreux, la loyauté est
rare » 14.
L’aversion pour l’absence de pilosité ne s’accompagne pas pour autant
d’une valorisation de celle-ci lorsqu’elle abonde. Contrairement aux pres-
criptions du judaïsme primitif ou du christianisme byzantin, le clergé occi-
dental renonce très tôt au port d’une barbe fournie 15. L’abondance pileuse et
capillaire est régulièrement interprétée comme une manifestation du péché
et des idées superflues. Pour les clercs, la coupe de la barbe et des cheveux
signifie le renouveau de l’esprit et le triomphe de la vertu sur le vice 16, en
même temps qu’il manifeste la victoire de l’ordre moral et institutionnel sur
le désordre 17.
12. Nous ne traitons ici pour notre sujet que des interventions volontaires, naturelles ou
divines sur la pilosité. Les châtiments corporels relatifs à celle-ci sont par ailleurs fréquents dans
les sources textuelles et les images de la fin du Moyen Âge et attestent également la richesse
symbolique du poil. À titre d’exemple, nous renvoyons à l’article de Nella Lonza, « On Cutting
off Noses and Pulling out Beards. Face as a Medium of Crime and Punishment in Medieval
Dubrovnik », dans Our Daily Crime. Collection of Studies, éd. Gorgan Ravančič, Zagreb,
2014, p. 59-72.
13. Giles Constable, « Introduction », dans Apologiae duae. Gozechini Epistola ad Walche-
rum. Burchardi, ut videtur, abbatis Bellevallis Apologia de barbis, éd. Robert Burchard et
Constantijn Huygens, Turnhout, 1985 (CCCM, 62), p. 47-150. La féminisation du visage par le
rasage et l’épilation est ici fermement dénoncée car elle constitue un avilissement, une renon-
ciation volontaire à la supériorité masculine. Elle s’apparente au travestissement sexuel mascu-
lin, particulièrement subversif et bien plus rare dans les sources que celui des femmes. Voir à ce
sujet le travail de Delphine Dalens-Marekovic, « Le motif du héros travesti dans le roman
arthurien », dans les Actes du 22e congrès de la Société internationale arthurienne. Rennes,
2008, [Vendredi 18 juillet 2008, salle L144, session 2], dir. Denis Hüe, Anne Delamaire et
Christine Ferlampin-Acher [en ligne], mis à jour le 9 mars 2010, consulté le 07/08/2016, URL :
http://www.sites.univ-rennes2.fr/celam/ias/actes/programme.html.
14. Giovanni Michele Savonarola, Speculum physiognomiae, Paris, BnF, ms. Lat. 7357,
fol. 19v, cité par Joseph Ziegler dans « Skin and Character in Medieval and Early Renaissance
Physiognomony », Micrologus, t. 13 : La pelle umana / The Human Skin, 2005, p. 511-535, ici
p. 525 : Ubi est barbe pilorum paucitas ibi fidei raritas.
15. Marie-France Auzépy, « Prolégomènes à une histoire du poil », dans Mélanges Gilbert
Dagron, Paris, 2002 (Travaux et mémoires. Centre d’histoire et civilisation byzantine, 14),
p.1-12, ici p. 9 : « Le clergé byzantin a revendiqué face aux Latins qui soutenaient la tradition
inverse, la barbe comme un élément fondamental de la tradition de son église, et le poil défendu
par les Grecs, honni par les Latins, fut de fait un argument essentiel du schisme entre Orient et
Occident. » Sur le poil et le judaïsme voir Susan Niditch, My Brother Esau is a Hairy Man.
Hair and Identity in Ancient Israel, New-York-Oxford, 2008 ; Karine Michel, « Cheveux et
poils dans le judaïsme », Anthropology of the Middle East, t. 7, no 2, 2012, p. 39-56.
16. G. Constable, « Introduction », art. cit., p. 79.
17. Burchard de Bellevaux, dans son Apologia de barbis, cité dans G. Constable, « Intro-
duction », art. cit., p. 53, justifie ainsi aux frères convers de Rosières le port de la barbe courte les
distinguant de l’apôtre Barthélemy par l’humilité, le respect des prescriptions et la convenance
sainteté, ascèse et excès pileux 117

Masculin, viril et insoumis, le poil est enfin incontestablement sauvage et


animal dans l’esprit des auteurs médiévaux. En témoignent les lectures
physiognomoniques, associant fréquemment l’excès pileux à l’imprévisibi-
lité, l’instabilité, la brutalité ou l’imbécillité. Le lecteur médiéval peut ainsi
trouver dans le Secret des secrets, traité physiognomonique le plus diffusé au
Moyen Âge, une « analyse » sans équivoque : « l’excès de poil sur les épaules et
le cou dénote la stupidité et l’imprudence. Et trop de poils sur la poitrine et
le ventre dénote une nature sauvage, des difficultés de compréhension, et un
excès de tyrannie » 18.

L’ermite velu, à la limite entre humanité et animalité


C’est incontestablement cette dernière dimension symbolique (le poil
animal et sauvage) qui joue le rôle le plus significatif dans la diffusion
médiévale du motif antique de l’ermite hirsute. Charles Williams en a
proposé une étude exhaustive, dont nous devons rappeler ici quelques gran-
des lignes 19. À partir du milieu du ive siècle se fixent en Égypte les formes
chrétiennes de cette légende-type :
1. Un ascète dévot se retire au désert sous l’impulsion d’une vision
l’incitant à trouver l’ermite le plus isolé. Guidé par un ange (ou seul parfois),
il parvient après de dures épreuves en un lieu plaisant (une oasis le plus
souvent).
2. Il y trouve un saint anachorète à l’apparence remarquable, couvert de sa
chevelure et parfois entièrement velu. Le saint s’adresse au visiteur par son
nom et lui raconte souvent son expérience érémitique : après de nombreuses
années de souffrances il accède à la perfection spirituelle et il survit en se
nourrissant très peu.
3. Au matin l’ascète remarque que le saint a changé d’apparence, comme
transformé par une lueur intérieure. Ce dernier meurt rapidement et lors
d’une nouvelle visite l’ascète lui offre une sépulture décente.
morale (trad. de Florent Pouvreau) : « En considérant ses oreilles recouvertes de cheveux et sa
longue barbe, vous pourriez me demander pour quelle raison vos oreilles sont découvertes par
une haute tonsure et pourquoi, contrairement aux apôtres, vous ne portez pas de longue barbe
[...] Si vous me demandez cela, je demanderai également pourquoi vous n’avez pas de femmes
que vous pouvez emmener dehors comme les apôtres [1 Co, ix, 5], pourquoi en traversant les
champs de maïs vous ne pouvez pas cueillir les épis afin de les manger, en jetant les grains dans
votre bouche [Lc, vi, 1], ou pourquoi vous ne mangez pas avec les mains sales, comme l’ont
fait les apôtres [Mt, xv, 20]. Je vous dis cela car le changement de temps nécessite un changement
des manières, et l’importance des changements ainsi que ses raisons trouvent leurs causes dans
les personnes. Et comme ‘‘il y a un moment pour chaque chose’’ [Qo, iii, 1], et que différentes
choses plaisent à différentes personnes, et que beaucoup de choses conviennent à beaucoup de
personnes, il y a par conséquent un temps pour se laisser pousser les cheveux et la barbe et un
moment pour les couper et se raser, en accord avec la grande diversité des personnes, et la raison
est autant définie par la vérité cachée [sacramentum] du mystère que par l’éducation des
manières. »
18. Opera hactenus inedita ROGERI BACONI, vol. v, éd. Robert Steele, Oxford, 1920,
p.176-266, ici p. 220.
19. Charles Allyn Williams, « Oriental Affinities of the Legend of the Hairy Anchorite. The
Theme of the Hairy Solitary in its Early Forms [...] », University of Illinois Studies in
Language and Literature, t. 10, no 1, p. 189-242, et no 2, p. 429-510, 1910.
118 f. pouvreau

4. Enfin le visiteur s’en retourne relater son expérience et prêcher la


perfection du mode de vie du saint anachorète.
Au tournant du ive et du ve siècle, Sulpice Sévère relate pour la première
fois le parcours ascétique d’un ermite entièrement velu :
Dans les solitudes du Sinaï, il y avait un anachorète (je le cherchais beaucoup et
longtemps sans le trouver) qui, depuis plus de quarante ans, éloigné du contact des
hommes, n’avait d’autre vêtement que le poil de son corps, et couvrait sa nudité des
dons de Dieu 20.

La villosité est explicitement opposée à l’habit dans ce passage, et souligne


par le jeu de contraste entre le vêtu et le nu le dépouillement et l’abandon de
la civilisation. Cependant, la présence du poil pousse la comparaison plus
loin : il ne s’agit pas uniquement d’une perte du vêtement mais bien de la
substitution d’un habit par un autre. Avec sa toison, l’ermite change d’iden-
tité et fait corps avec le monde sauvage.
Le récit de Sulpice Sévère connaît une large diffusion au Moyen Âge :
Vincent de Beauvais reprend ce passage au xiiie siècle dans le Speculum
historiale, dont la traduction française par Jean de Vignay au siècle suivant
(le « Miroir historial ») est également très diffusée. Sous la rubrique « De
l’homme velu et des deux miracles d’obédience », les manuscrits de la version
française exposent l’histoire de cet anachorète velu du Sinaï, reclus cin-
quante ans au désert pour se délecter de la compagnie des anges plutôt que
de celle des hommes 21. Dans l’un des ces manuscrits, réalisé par l’atelier
de Guillaume Vrelant pour Louis de Bruges dans le troisième quart du
xve siècle, le corps de l’ermite, couvert de poils des pieds à la tête et semblable
en tout point à celui d’un homme sauvage, est l’objet de toutes les attentions
du visiteur qui vient à sa rencontre (fig. 1) 22.
Le motif de l’ermite velu est davantage développé dans la Peregrinatio
Paphnutiana, probablement rédigée dans la seconde moitié du ive siècle 23.
20. Sulpice Sévère, Dialogues, 8-17, dans Id., Œuvres complètes, trad. Pierre Herbert,
M. Riton et F. Ranque, Clermont-Ferrand, 2002 (Sources de l’histoire de France), p. 179.
21. Vincent de Beauvais, « Miroir historial », trad. Jean de Vignay, 1320-1332, liv. xix,
chap. 17, Paris, BnF, ms. Fr. 310, fol. 55v : « Et de la je men alay a deux moustiers Anthoine qui
encore au jour duy sont habites de ses disciples. En ce mesmes lieu ou le benoit pol fu premier
hermite et y conversa et si vis la rouge mer et si vis la haultesce du mont de Synay de laq[ue]lle
le sommet est si hault que a bien pou que il ne joint aux nues et toutesfoy y puet en bien aller. Et
disoit on que entre ces lieux estoit un anachorit que j’avoie longuem[en]t quis et ne le pouvoie
veoir le quel a bien pou ce disoit on quil avoit este cinquante ans estrange de toute humaine
conv[er]sat[i]on et navoit oncquespuis este vestu mais estoit couvert des soies qui issoient de son
corps et couvroient la nuesce de lui siquil estoit vestu par le don de Dieu. Et toutesfoiz quil
vouloit eschever la compaignee des hommes humains et que aucuns religieux aloient a lui il sen
couroit mucier ou de[se]rt la ou nulz ne aloit a lui. Et tant seulement il souffroit que un seul le
veist de cinq ans en cinq a[n]s sicomme on disoit le quel l’avoit desservy veoir pas sa bonne foy
sicomme je croy. Et quant il lui demandoit pourquoy il eschevoit ainsy les hommes on dist qu’il
respondy que cellui qui seroit hante des hommes ne povoit estre hante des anges. »
22. Vincent de Beauvais, « Miroir historial », trad. Jean de Vignay, Guillaume Vrelant
(atelier), Bruges, 1450-1474, Paris, BnF, ms. Fr. 310, fol. 55v.
23. Sur l’hagiographie médiévale d’Onuphre et ses origines orientales voir en particulier
Anna Maria Fagnoni, « Volgarizzamenti italiani della Vita Onufrii. Prime linee di ricerca », dans
Studi vari di lingua e letteratura italiana. In onore di Giuseppe Velli, 2 vol., Milan, 2000
sainteté, ascèse et excès pileux 119

Ce texte, dont on a conservé des versions coptes, grecques et éthiopiques,


est composé de trois parties et raconte successivement la visite du moine
Paphnuce (le narrateur) à saint Timothée puis à saint Onuphre et enfin à
d’autres anachorètes. La seconde partie de la légende, intitulée Vita sancti
Onuphrii dans ses traductions latines postérieures, décrit le parcours spiri-
tuel exemplaire d’Onuphre : moine fasciné par la vie érémitique, il quitte son
monastère d’Hermopolis pour vivre reclus soixante-dix ans au désert en ne se
nourrissant que de dattes et d’un pain qu’un ange lui apporte quotidienne-
ment 24. Paphnuce, lors de sa première rencontre avec Onuphre, est surpris
par cette créature velue qu’il prend d’abord pour un animal. La version copte
la relate en ces termes :
Je regardais et soudain je vis un homme au loin ; il était vraiment terrifiant car son
poil était réparti sur tout le corps comme celui d’un léopard. En effet, il était nu et des
feuilles couvraient son sexe. Quand il s’approcha je fus effrayé et je montais sur la
saillie rocheuse d’une montagne, pensant qu’il s’agissait peut-être d’un âne sau-
vage 25.

Onuphre termine sa retraite touché par la grâce, la Vita décrivant son


enterrement par Paphnuce et l’ascension céleste de son âme. Parmi les
nombreuses images d’Onuphre velu réalisées entre le xiiie et le xve siècle,
plusieurs soulignent explicitement l’animalité du saint. Dans son polyptyque
florentin de la Vierge à l’Enfant, Giovanni Bonsi représente ainsi le saint
pourvu de pieds disproportionnés ornés d’ongles noirs et crochus semblables
à des griffes (fig. 2) 26.

(Quaderni di Acme, 41), vol. i, p. 25-62, et Laura Fenelli, « Il viaggio di Pafnuzio nel deserto e la
tradizione della Vita Onuphrii », dans Atlante delle Tebaidi e dei temi figurativi, dir. Alessan-
dra Malquori, Manuela De Giorgi et L. Fenelli, Florence, 2013, p. 150-151. Nous mention-
nons ici, à titre indicatif, trois autres textes rattachés à la tradition orientale qui reprennent le
motif de l’ermite velu à partir du viiie siècle, mais qui sont bien moins diffusés en Occident.
Dans la Vie de Marc l’Athénien, composée entre le viiie et le ixe siècle, le saint évoque sa
« pilosité », recouvrant un corps « sanctifié par le rayonnement des anges » (Ch. A. Williams,
« Oriental Affinities of the Legend of the Hairy Anchorite », art. cit., p. 446). Un texte grec
mentionne également la visite de saint Étienne le Sabaïte à un ermite velu (ibid., p. 480). Enfin,
une compilation plus tardive en syriaque présente dans deux manuscrits du xiie siècle relate éga-
lement la visite d’un saint martyr à un ermite barbu, chevelu et couvert de poils (ibid., p. 485).
24. Histories of the Monks of Upper Egypt and the Life of Onophrius, éd. Tim Vivian,
Kalamazoo, 1993 (Cistercian studies, 140), p. 143-166, ici p. 155.
25. Ibid., p. 151 (trad. de F. Pouvreau).
26. Giovanni Bonsi, Vierge à l’Enfant avec saint Onuphre, saint Barthélemy et saint Jean
l’Évangéliste, Florence, 1371, polyptique, détrempe sur bois, 166 × 234 cm, détail, Cité du
Vatican, Pinacothèque, inv. 40009. Le motif d’Onuphre velu est présent dans l’art florentin dès
la première moitié du xive siècle. Il figure ainsi sur la prédelle du polyptyque Baroncelli, réalisé
vers 1334 par l’atelier de Giotto pour la chapelle de l’église Santa Croce, ou sur les fresques de
l’église San Piero in Palco peintes vers 1350 (Maria Bandini, « Sant’Onofrio nella chiesa di San
Piero in Palco a Firenze », dans Atlante delle Tebaidi e dei temi figurativi, op. cit., p. 152-155).
Parmi les œuvres antérieures à celles de Bonsi, un dessin attribué soit à Pacino di Bonaguida soit
à Bernardo Daddi illustrant une Vie de saint Onuphre rédigée par Paphnuce présente le même
genre d’animalisation ; il représente en effet Paphnuce baisant les pieds griffus d’un immense
Onuphre (Florence, Biblioteca Riccardiana, ms. 1316, fol. 40v). Sur cette œuvre voir Oriente
cristiano e Santità. Figure e storie di santi tra Bisanzio e l’Occidente, dir. Sebastiano Gentile
[catalogue de l’exposition de Milan, Biblioteca nazionale Marciana, juil.-nov. 1998], Milan, 1998,
no 68, p. 294-296.
120 f. pouvreau

Le succès du motif de l’ermite velu dans l’Occident médiéval se mesure à


travers la large diffusion géographique du culte de saint Onuphre 27, mais
également par l’addition du motif à des légendes originellement dépourvues
de celui-ci. C’est le cas pour sainte Marie l’Égyptienne, dont la première
légende grecque, du viie siècle, est attribuée à Sophronios 28. Dans ce texte, le
moine Zosime rencontre dans le désert une très vieille femme, qu’il confond
avec une bête sauvage en raison de la noirceur de sa peau 29. La légende
grecque, qui ne mentionne pas le poil de la sainte à l’exception de sa chevelure
blanchie, l’associe cependant très explicitement au monde animal et sauvage.
L’addition de la villosité apparaît d’abord dès la fin du xiie siècle, dans la
première légende en ancien français. Ce long poème anonyme (version T) 30,
s’attarde ainsi longuement sur la description d’un corps usé et meurtri par la
vie sauvage et les privations de l’ascèse 31. Or, l’auteur ajoute à la noirceur de
la peau la mention d’un corps « moussu », ou velu (vers 664). Cette première
évocation de la villosité dans l’hagiographie connaît un certain succès dans
les décennies suivantes dans des versions rédigées dans le nord de la France
ou le sud de l’Angleterre 32. Dans une version tardive du milieu du xve siècle
(version Y), l’animalisation de la sainte est poussée à son paroxysme : son
corps velu n’effraie plus seulement Zosime mais également les bêtes sauvages
27. Sur la diffusion du culte et des images en Occident à partir du xie siècle, nous renvoyons
à une précédente publication : F. Pouvreau, Du poil et de la bête. Iconographie du corps
sauvage en Occident à la fin du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècle), Paris, 2014, p. 207-219.
28. Patrologiae cursus completus [...] Series graeca, éd. Jacques-Paul Migne, Paris, vol. 87,
3e partie, col. 3693-3726 ; Bibliotheca hagiographica graeca, éd. Société des bollandistes,
Bruxelles, 1957, 1042.
29. L’épisode de la rencontre entre Marie l’Égyptienne et le moine Zosime fait l’objet d’une
iconographie assez riche aux xive et xve siècles. La sainte, qui cherche d’abord à échapper au
regard du moine, tente de fuir avant de recevoir de Zosime son manteau. Sur l’ambiguïté de
certaines de ces images illustrant la fuite de l’Égyptienne devant Zosime dans l’art italien, voir
A. Malquori, Il giardino dell’anima. Ascesi e propaganda nelle Tebaidi fiorentine del
Quattrocento, Florence, 2012 (Gli Uffizi. Studi e ricerche, 23), p. 30-34.
30. La version T de la légende de Marie l’Égyptienne est un poème de 1 532 octosyllabes à
rimes plates, dont l’auteur est inconnu et dont l’origine anglo-normande ou continentale,
remontant selon toute vraisemblance au dernier quart du xiie siècle, fait l’objet de controverses.
Le texte est conservé dans six manuscrits et dans deux fragments. Voir La Vie de sainte Marie
l’Égyptienne. Versions en ancien et moyen français, éd. Peter F. Dembowski, Genève, 1977
(Publications romanes et françaises, 144), p. 16-17 et 25-32.
31. Ibid., p. 46, v. 623-628 : « Li cors de li remaint tout nu, / N’avoit drapel ne fust rompu. /
Li chars de li mua coulor / Qui ains ert blance conme flor / Que par yver, que par esté / Tout li
noircirent li costé. [...] » Ibid., p. 47, v. 641-664 : « Noire et muee ert le poitrine, / A escorce
samblant d’espine, / N’avoit plus char en ses traians / Ne mais com il a en uns grans. Les bras,
les mains et les lons dois / Avoit plus noirs que nule pois. / Ongles avoit longes et grans / El les
retailloit a ses dens. / Li ventres li estoit caoit, / Petit de despensse i metoit. / Li pié li erent
decrevé, / En plusors lius erent navré, / Car el ne se gardoit d’espine, / Quant ele aloit par le
gastine, / Che li ert vis sien esciant / Que ele n’i failloit nient / C’uns de ses pekiés li caoit /
Quant une espine le pongnoit. / Por chou estoit ele molt lie / Quant ele souffroit le hasquie /
N’est merveille se iert noirchie / Car molt demenoit aspre vie. / Plus de quarante ans alla nue /
N’iert merveille se iert moussue. »
32. Au début du xiiie siècle est rédigée la version X, adaptation en prose de la version T. La
version X conserve une évocation de la pilosité de la sainte mais limite celle-ci à la poitrine, La
Vie de sainte Marie l’Égyptienne, éd. cit., p. 120 : « Si oil estoient atenvoié, sa poitrine iert toute
mossue et sembloit escorce d’espine noire tant estoit noire ». La sainte apparaît également velue
dans la version anglo-normande N, composée entre 1230 et 1250, ibid., p. 165, v. 262-264 : « Ke
il veit de homme la figure, / Kar ele esteit trestute nue / E si esteit tute mosue ».
sainteté, ascèse et excès pileux 121

dont elle constitue l’unique compagnie en ce désert égyptien 33. Pour les
images, la relation étroite entre Marie et les bêtes sauvages est particulière-
ment explicite dans un manuscrit de la Légende dorée composé à Bruges
entre 1445 et 1460 pour Jean d’Auxy, conseiller de Philippe le Bon. Dans une
miniature du Maître de Warvin illustrant la communion de la sainte, celle-ci
arbore un pelage dense et duveteux qui rappelle très clairement le feuillage
des arbres à l’arrière-plan et surtout la crinière du lion sur la droite de
l’image 34.
À partir du xiiie siècle, l’excès pileux est enfin régulièrement associé à la
figure de l’ermite pécheur et repenti dans des textes en langues vernaculaires.
C’est le cas dans la Vie de saint Jehan Paulus, qui raconte comment l’ermite
Jehan se rend coupable du viol et du meurtre d’une princesse 35. En guise de
pénitence, il s’impose une ascèse extrêmement sévère et s’ensauvage vérita-
blement : errant à quatre pattes, il voit son corps se couvrir de poils 36. Il est
découvert plus tard par un roi qui le prend pour un animal lors d’une partie
de chasse, avant que Dieu ne lui accorde enfin son pardon et lui permette de
ressusciter la princesse. La rédemption s’opère alors : il réalise de nombreux
miracles avant de mourir et d’être vénéré par tous. Une trame narrative très
proche structure la légende de saint Jean Bouche d’or, que l’on trouve dans de
nombreux textes en allemand et en italien au xve siècle 37. Là encore, l’ermite
ensauvagé est confondu avec une bête sauvage.

33. Ibid., p. 257 : « Adont li presta Zozimas sa mantel et le dos li tourna tant que vestie l’ot.
Mais tant estoit velue et desfiguree que paour avoient de lui les bestes sauvaiges du desert ; car
tant li estoit le poil crut que aultre vesture n’avoit que son poil. Dont dist elle : ‘‘Saint pere, pour
quoy me vas tu sievant ? Quel bien pues tu trouver ou il n’a fors que pors, ours, lions et bestes
sauvages ?’’ » Cette version Y est aujourd’hui conservée dans un unique manuscrit anonyme,
produit à Lille ou Tournai à la fin du xve siècle : Lille, Bibliothèque municipale, ms. 795, « Vies
de saints, en français », fol. 115v-118v.
34. Jacques de Voragine, « Légende dorée », Bruges, 1445-1460, New York, Pierpont Mor-
gan Library, ms. M 673, fol. 206v. Le texte de Jacques de Voragine, ici dans sa version française
traduite par Jean de Vignay entre 1330 et 1348, ne mentionne pas la pilosité et se limite au corps
noir brûlé par le soleil. La liberté prise par l’artiste face au texte montre ici la popularité du motif
iconographique de la sainte velue en Flandre à la fin du Moyen Âge. Sur ce manuscrit voir les
travaux de Jean M. Caswell, et en particulier « A double signing system in the Morgan-Mâcon
Golden Legend », Quaerendo, t. 10, no 2, 1980, p. 97-112.
35. Sur cette légende voir Brigitte Cazelles, Le corps de sainteté d’après Jehan Bouche d’or,
Jehan Paulus et quelques Vies des XIIe et XIIIe siècles, Genève, 1982 (Histoire des idées et
critique littéraire, 208). Pour l’édition des textes voir L. Karl, « La Légende de saint Jehan
Paulus (La légende en vers, en prose et le miracle) », Revue des langues romanes, t. 56, 1913,
p. 425-445 ; La vie de saint Jehan Paulus, éd. Louis Allen, dans Ch. A. Williams, The German
Legends of the Hairy Anachorite, with Two Old French Texts of La Vie de saint Jehan Paulus,
[Urbana (Ill.)] = Illinois Studies in Langage and Literature, t. 18, nos 1-2, 1935, p. 82-140. Le
texte en prose, daté du xive siècle, a été traduit en français moderne par Claude Gaignebet et
Jean-Dominique Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen Âge, Paris, 1985,
p. 310-312.
36. Ibid., p. 311 : « Sire, tu sais tous mes méfaits ; aussi je veux porter en pénitence en cette
grande forêt, telle que je me mettrai à quatre pattes et n’irai jamais autrement, jamais de ma
bouche ne sortira de parole, si ce ne sont des oraisons envers toi, Père Jésus-Christ. Et encore
jamais de viande, ni à boire mes mains ne porteront à ma bouche, je boirai et mangerai comme
les bêtes sauvages. [...] Alors, vinrent les veneurs qui virent le serviteur de Dieu sur un moncel
qui était en prière sous un arbre et qui était tout velu. »
37. F. Pouvreau, Du poil et de la bête, op. cit., p. 230-231.
122 f. pouvreau

Pour l’ensemble de ces textes, le changement d’apparence par la perte du


vêtement et la nudité souligne la désocialisation : le renoncement aux biens,
à la compagnie des hommes et à la parenté charnelle. La villosité ajoute à ce
basculement une dimension merveilleuse : le brouillage des limites entre
l’humain et l’animal provoque surprise et répulsion chez le visiteur de
l’ermite (Paphnuce, Zosime ou les veneurs du roi). Procédant de l’ensauva-
gement, l’excès de poil est le signe d’un avilissement temporaire, d’une
bestialisation, avant une rédemption totale du corps et de l’âme (perte des
poils, prise de l’habit ecclésiastique ou assomption céleste). La récurrence du
motif de l’ermite velu aux xive et xve siècles, dans la littérature vernaculaire
en particulier, témoigne dans un premier temps de l’intérêt croissant pour
l’expérience sensible et la part animale de l’homme propre aux derniers
siècles du Moyen Âge 38. Mais elle souligne également l’association étroite de
l’excès pileux à l’enlaidissement et au rejet du corps, que l’on retrouve dans
un tout autre contexte au xve siècle.

La Vierge forte
Au folio 191 d’un livre d’heures flamand du début du xve siècle illustré par
le Maître du cycle de l’Enfance, une singulière crucifixion s’offre à l’œil du
lecteur : entre deux aplombs rocheux caractéristiques des solitudes déserti-
ques, une femme barbue, nimbée et vêtue d’une longue robe tombante est
harnachée à une croix en tau (fig. 3) 39. La composition de l’image et la
présence du tau suggèrent une démarche pénitentielle qui rappelle celle des
ermites velus ; pour autant, il ne s’agit pas d’une pécheresse repentie mais
d’une vierge exemplaire, connue au xve siècle dans toute l’Europe sous des
dénominations variables : Wilgeforte (Vierge forte), Livrade et Liberata
(libérée), Kümmernis ou comme ici Ontkommer (délivrant du chagrin) 40.
38. Les clercs médiévaux considèrent que la Création s’organise en une échelle hiérarchisée
allant de l’inanimé (minéral) au divin. Saint Augustin, en ne reconnaissant pas d’âme immortelle
aux animaux mais une force permettant l’exercice des sens et de la mémoire (Confessions, x, vii
et viii), creuse le fossé entre l’homme et l’animal. Cette conception discontinue est remise en
cause avec la théologie scolastique et la redécouverte du corpus aristotélicien. Pour Thomas
d’Aquin, l’âme est une mais elle est dotée de trois puissances : une faculté végétative et une
faculté sensitive commune aux animaux et aux hommes, et une faculté intellectuelle, propre à ces
derniers. Thomas accorde ainsi une importance nouvelle à l’animalité de l’homme : seule l’âme
humaine est éternelle, mais l’expérience sensible que les hommes partagent avec les animaux est
considérée comme le point de départ de toute connaissance humaine. Cette expérience sensible
est par ailleurs liée à l’idée d’unité de l’homme, car elle procède d’un travail commun du corps
et de la faculté sensitive de l’âme ; Robert Pasnau, Thomas Aquinas on Human Nature. A
philosophical Study of Summa Theologiae 1a 75-89, Cambridge, 2002, p. 60 et sqq. Sur le
changement de statut de l’animal au xive siècle dont témoignent à la fois les textes et les images,
voir en particulier le travail de Pierre-Olivier Dittmar, L’invention de la bestialité. Une anthro-
pologie du rapport homme-animal dans les années 1300, thèse inédite, EHESS, 2010.
39. Heures de Kunera van Leefdael, Flandre, vers 1415, Utrecht, Universistaatsbibliotheek,
ms. 5 J 26, fol. 191. La miniature de sainte Wilgeforte est l’œuvre du Maître du cycle de
l’Enfance, qui enlumine la première partie du manuscrit, fol. 1-192v (James H. Marrow [intr.],
Henri L. M. Defoer, Anne S. Korteweg et al., The Golden Age of Dutch Manuscript Painting
[catalogue de l’exposition, Utrecht, 10 déc.-11 fév. 1989], Stuttgart-Zurich, [1989], fig. 22, no 15,
p. 64-65).
40. Sainte Wilgeforte a fait l’objet de monographies dès la fin du xixe siècle : Ludolf Anne Jan
Wilt Sloet van Beele, De heilige Ontkommer of Wilgeforthis. Een geschiedkundig onderzoek,
sainteté, ascèse et excès pileux 123

Apparaissant pour la première fois au début du xve siècle dans des textes en
moyen néerlandais, la légende se diffuse ensuite rapidement en Europe
(Allemagne et France notamment). Elle raconte comment la sainte, enfermée
par son père pour s’être opposée à son mariage avec un roi païen auquel il la
destine, demande à Dieu de modifier son apparence pour repousser son
prétendant (celui-ci se confondant parfois avec le père selon les versions de la
légende). L’intervention divine provoque la pousse d’une barbe, qui éloigne
le mari mais entraîne la colère du père et le martyre de la sainte. La relation
établie dans l’image entre la sainte et le monde sauvage ne procède pas à
proprement parler de la trame narrative de la légende mais bien de l’abon-
dance pileuse. Dans plusieurs versions de la légende, celle-ci est en effet
nettement établie : un texte en moyen néerlandais indique que la sainte
devient « sauvage » avec l’apparition du poil 41, tandis que Wilgeforte est
qualifiée « d’homme sauvage » (vir rusticalis) dans une version latine 42.
Bien entendu, la barbe de la sainte est également (et surtout) masculine.
Évidente dans la plupart des images, la masculinisation par le poil est souvent
renforcée par la ressemblance de la sainte à ses bourreaux : une miniature
d’un psautier réalisé en Flandres vers 1430 représente ainsi le père de
Wilgeforte au pied de la croix, portant une barbe blanche fournie, posté
devant un autre homme barbu (fig. 4) 43. La sainte prend donc l’apparence, la
semblance d’un homme, tout en restant une femme. Les textes sont par
ailleurs assez clairs sur ce point, indiquant régulièrement que Wilgeforte doit
être « vue » ou « regardée » comme un homme après sa transformation. Dans
La Haye, 1884 ; Raymond Castex, Sainte Livrade. Étude historique et critique sur sa vie, son
martyre, ses reliques et son culte, Lille, 1890. Quelques décennies plus tard, l’ouvrage de Gustav
Schnürer et Josef Maria Ritz, Sankt Kümmernis und Volto Santo. Studien und Bilder,
Düsseldorf, 1934, a proposé l’hypothèse d’un culte et d’une iconographie de la sainte dérivant
directement de ceux du Volto Santo, le Christ vêtu de Lucques. Pour ces auteurs, la croyance en
une sainte barbue procèderait d’une « erreur » d’interprétation des images du Christ vêtu. Une
nouvelle monographie en français est publiée peu après : La légende de sainte Wilgeforte ou
Ontcommer, la vierge miraculeusement barbue [1re éd. Anvers-La Haye, 1937], éd. et trad. fr.
Jean Gessler, Bruxelles-Paris, 1938. Dans un ouvrage consacré à l’iconographie de la sainte, Ilse
E. Friesen reprend l’hypothèse de G. Schnürer et J. M. Ritz en y apportant de substantielles
nuances : I. E. Friesen, The Female Crucifix. Images of St Wilgefortis Since the Middle Ages,
Waterloo (Ont.), 2001. Cette dernière est aujourd’hui cependant remise en question, notamment
pour l’espace flamand : Katharina Boll, « Die Legende von der Frau am Kreuz. Theologische
Überlegungen zur oberdeutschen Texttradition », dans Kunst und saelde. Festschrift für Frau
Prof. Dr. Trude Ehlert, dir. K. Boll et Katrin Wenig, Würzburg, 2011, p. 161-177.
41. K. Boll, « Die Legende von der Frau am Kreuz », art. cit., p. 168 : « at hy die gedaen van
haren schoenen aensicht veranderen wilde » (version Ges). Cette version de la légende, rédigée
dans un monastère flamand et dont la datation est incertaine, a été publiée par J. Gessler, De
Vlaamsche Baardheilige Wilgefortis of Ontcommer, Anvers, 1937, p. 47-51.
42. L’expression vir rusticalis est utilisée dans la version latine G2, un texte du xve siècle
contenu dans un manuscrit du couvent bénédictin d’Utrecht réalisé au début du xvie siècle :
Utrecht, Archives municipales (Het Utrechts Archief), 1005-4, no 28, fol. 58v.
43. Psautier anonyme, 1420-1430, Aschaffenburg, Hofbibliothek, ms. 3, fol. 29v. C’est
également le cas dans un livre d’heures composé à Bruges vers 1440 par le groupe d’enlumineurs
des « Gold Scrolls » (New York, Pierpont Morgan Library, ms. W 3, fol. 200v), ou sur les parois
de l’église Saint-Nicolas de Rostock peintes une dizaine d’années plus tard (nord du mur ouest).
Sur le manuscrit de New York voir Roger S. Wieck, William M. Voelke et K. Michelle Hearne,
The Hours of Henry VIII. A Renaissance Masterpiece by Jean Poyet, New York, 2000, fig. 4, p. 7.
124 f. pouvreau

les images, la féminité de la sainte est conservée par deux éléments récur-
rents : la robe longue, qui ne peut être confondue avec une tunique, ainsi que
la présence plus ou moins discrète d’une poitrine dans l’iconographie fla-
mande. Cette dernière, uniquement suggérée par la courbure de la robe dans
une miniature des Heures de Marie de Bourgogne 44, est en revanche nette-
ment soulignée par le jeu d’ombre dans le psautier flamand ou les Heures de
Kunera van Leefdael (fig. 3 et 4) 45. La nature trouble de cette « Vierge forte »,
à la fois féminine et masculine, offre ainsi aux artistes une grande variété de
traitements possibles. Sur le triptyque qu’il réalise en 1480 à l’occasion de la
réception d’Adriaan Reins comme frère de l’hôpital Saint-Jean de Bruges,
Hans Memling choisit par exemple de conserver l’essentiel de la féminité de
la sainte : il ne peint pas une barbe fournie, mais plutôt un duvet, à peine
visible sur les joues de celle-ci qui fait face à sainte Marie l’Égyptienne sur les
panneaux extérieurs du triptyque 46.
L’excès pileux providentiel de Wilgeforte, qui l’enlaidit dans les textes
comme dans la plupart des images, lui permet de se soustraire à l’appétit
sexuel de son prétendant. La transformation corporelle manifeste ainsi le
renoncement définitif à la séduction et à la chair, et participe d’une démarche
ascétique pour le moins radicale. Dans ce cadre, les rapports entre féminité et
masculinité à l’œuvre dans la légende et dans l’être même de Wilgeforte se
jouent d’abord en termes d’opposition. En contestant l’autorité de son père et
en refusant une sexualité forcée, Wilgeforte s’oppose dans un premier temps
à la domination masculine et parvient à y échapper. Son corps conserve sa
virginité et s’affirme ainsi par l’humiliation et l’enlaidissement, son destin
s’apparentant dès lors à celui de certaines religieuses et mystiques féminines
du xve siècle qui se soustraient à l’autorité patriarcale et à la sexualité par une
religiosité fervente et l’enfermement au couvent 47. Mais dans le même
44. Heures de Marie de Bourgogne, Lievin van Lathem, Maître de Marie de Bourgogne,
Simon Marmion et al., Flandres, vers 1477, Vienne, O ı sterreichische Nationalbibliothek, Cod.
Vindobonensis 1857, fol. 125v. Les miniatures et les bordures des suffrages, parmi lesquels figure
la représentation de Wilgeforte, ont été exécutées par le Maître de Marie de Bourgogne (The
Hours of Mary of Burgundy. Codex Vindobonensis 1857 Vienna, Österreichische Nationalbi-
bliothek, com. E. Inglis, Londres, Harvey Miller, 1995, p. 47-48). Bien qu’il n’existe aucune
preuve formelle que l’ouvrage ait été réalisé pour Marie de Bourgogne, il s’agit incontestable-
ment d’une œuvre destinée à une femme, comme le montre la formulation de plusieurs prières
(ibid., p. 15).
45. Dans un autre livre d’heures réalisé dans le second quart du xve siècle, la sainte est
représentée avec une poitrine proéminente, mise en valeur par les contours serrés du vêtement
(Gand, Bibliothèque universitaire, ms. 2750, Livre d’heures anonyme, Flandres, 1425-1450,
fol. 112 ; l’image est reproduite dans La légende de sainte Wilgeforte, éd. cit., p. 80).
46. Hans Memling, Triptyque d’Adriaan Reins, Bruges, 1480, huile sur bois, Bruges, Sint-
Janshospitaal (Memlingmuseum) ; Barbara G. Lane, Hans Memling. Master Painter in
Fifteenth-Century Bruges, Londres-Turnhout, 2009, p. 170-172.
47. La lecture historiographique positive de la mystique et de l’enfermement est présentée,
entre autre, par María José de la Pascua Sánchez, « Corps humilié, corps glorieux. Paradoxe
d’un langage d’auto-affirmation dans la mystique féminine (xvie et xviie siècles) », contribution
au colloque « Rapports hommes/femmes dans l’Europe moderne. Figures et paradoxes de
l’enfermement », Université Paul-Valéry Montpellier 3, 9-10 novembre 2012 [en ligne], mis en
ligne le 4 octobre 2013, consulté le 07/08/2016, URL : https ://halshs.archives-ouvertes.fr/
halshs-00841145. Il est à cet égard significatif de remarquer la présence de la sainte parmi des
images de dévotion réalisées par les religieuses de Sainte-Walburge (à Eichstätt, près de Nurem-
berg) ; Jeffrey F. Hamburger, Peindre au couvent. La culture visuelle d’un couvent médiéval
sainteté, ascèse et excès pileux 125

temps, l’exceptionnalité de la sainte se manifeste, pour compenser les fai-


blesses inhérentes à son sexe, par l’addition d’un attribut (la barbe) et de
caractères proprement masculins : force, courage, détermination ou chas-
teté 48. Le pouvoir de protection contre la stérilité que l’on prête à la sainte au
Moyen Âge et dans les siècles qui suivent atteste enfin le lien étroit entre
pilosité et force vitale procréatrice 49. Le poil participe donc avec Wilgeforte
d’une véritable « polarisation » des genres 50 : en somme, c’est à travers une
masculinisation que la sainte affirme une féminité affranchie de la domina-
tion masculine et accède au Salut. Et dans cette perspective, la barbe peut
apparaître comme la manifestation extérieure des vertus de la sainte.
Pour cette vierge comme pour les ermites velus, l’abondance pileuse jette
donc un voile sur le corps : elle montre le renoncement du saint à satisfaire
des besoins charnels élémentaires, et ce au profit d’une élévation spirituelle.
Le renoncement, ou l’ascèse, se manifeste ainsi par une pilosité qui fait glisser
le corps vers l’animalité ou la masculinité, sans pour autant l’avilir nécessai-
rement.

L’apparition du poil : entre mortification et miracle

Villosité et souffrances
Dans une version française de la Vie de Marie l’Égyptienne rédigée au
xve siècle (version V), la pénitence est déclinée sous la forme d’une liste de
privations et de grandes souffrances à l’issue de laquelle seulement intervient
la mention du corps velu : durée extrême de la pénitence, jeûne, dépouille-
ment vestimentaire et nudité, marche à quatre pattes, solitude, peine et
douleur (« painez et [...] grietez »), modification de l’apparence 51. L’idée,
(1re éd. Berkeley-Los Angeles-Londres, 1997), trad. Catherine Bédard et Daniel Arasse, Paris,
2000 (Imago mundi), pl. 3.
48. K. Boll, « Die Legende der Frau am Kreuz », art. cit., p. 171. La conception médiévale
d’une infériorité et d’une incomplétude de la femme est en partie appuyée sur l’interprétation du
récit de la Création par la côte d’Adam (Gn, ii, 23 : « elle partagera le nom de l’homme [Virago]
parce qu’elle est tirée de l’homme [vir] »). Les commentateurs ne retiennent souvent que ce récit
(et non celui d’une Création simultanée : Gn, i, 27) pour concevoir la création successive des
genres comme hautement hiérarchisée ; R. Howard Bloch, « La misogynie médiévale et l’inven-
tion de l’amour en Occident », Les cahiers du GRIF, t. 47, no 1, 1993, p. 9-23, ici p. 11. Le terme
Virago (ou « virage » en français) est repris à la fin du Moyen Âge, en particulier sous la plume de
Jean Le Fèvre, dans Le livre de Leesce (Les Lamentations de Mathéolus et le livre de Leesce de
JEHAN LE FÈVRE, de Resson. Poèmes français du XIV e siècle, éd. et trad. Anton Gerard van
Hamel, Paris, 1892-1905), dans une perspective opposée : en attribuant à de grandes figures
féminines des vertus considérées comme masculines, l’auteur entend prendre la défense des
femmes. Sur l’idée d’une affirmation de la transcendance des genres dans la spiritualité des
derniers siècles du Moyen Âge et son rapport à l’imitatio Christi et la mystique voir
I. E. Friesen, The Female Crucifix, op. cit., p. 20-25.
49. Frédérique Villemur, « Saintes et travesties du Moyen Âge », Clio. Femmes, genre,
histoire, t. 10, 1999, p. 58-89, ici p. 74.
50. Ibid., p. 72 : « Si on peut voir dans le travestissement le renversement d’un genre au profit
d’un autre, chez sainte Wilgeforte, il relève plutôt de la polarisation des deux genres ».
51. La Vie de sainte Marie l’Égyptienne, éd. cit., p. 144-145 : « La vesqui de trois pains .xvij.
ans. Et puis vesqui .xxx. ans au desert qu’elle ne but ne menga se Dieux ne luy administra. Toute
fu desroute et usee sa vesture. Elle n’ot soller en piét. Toute nue estoit et toute seulle par le desert
126 f. pouvreau

sous-jacente à cet énoncé, que la villosité procède des mortifications mêmes


de l’ascèse en plus du temps long de la pénitence, est confirmée par de
nombreux textes hagiographiques de la période. Dès le xiie siècle, la Vita
Kentigerni présente le personnage de Lailoken (ou Merlin) comme un « fou,
nu et velu, démuni de tout » 52. Or, l’aspect physique et l’alimentation de
Lailoken sont décrits plus loin et comparés à ceux des bêtes sauvages, l’auteur
indiquant que le poil pousse afin de protéger le corps 53. Un siècle plus tard,
la version T de la légende de Marie l’Égyptienne indique ainsi que la noirceur
et la villosité de la sainte ne constituent pas des « merveilles » mais qu’elles
s’expliquent naturellement par l’âpreté de la vie sauvage et l’exposition du
corps nu 54. Au xive siècle, dans une Vie italienne de Sant Albano inspirée de
la légende de saint Jean Bouche d’or, le régime alimentaire de l’ermite affecte
son corps et le rend maigre et velu 55.
En marge de l’hagiographie, la littérature profane confirme cette relation
entre les privations et l’apparition d’une pilosité abondante. Le Mabinogi
d’Owein insiste ainsi sur l’« usure » du corps du héros ensauvagé, responsable
de la pousse des poils 56. Dans Renault de Montauban ou les Quatre Fils
Aymon, composé à la fin du xiiie siècle, les quatre frères reclus en forêt,
« à force de porter leurs cottes de maille à même la peau », deviennent
« plus noirs que de l’encre et plus velus que des ours » 57. L’enfermement
peut également provoquer la villosité dans les chansons de geste : Orson
conversoit en faisant sa penance par grant devocion. Moult de painez et de grietéz endura. Sa
beauté de corpz, ou tant s’estoit delictee, et sa tenre char ly fu moult changie. Toute velue devint.
Ses blons cheveux furent tous blans et se alongierent, si que jusqez aux piés le couvrerent. » Cette
version de la légende, un texte anonyme en prose du xve siècle contenu dans deux manuscrits
picards, est probablement un abrégé rajeuni de la version X (cf. n. 32).
52. Le devin maudit. Merlin, Lailoken, Suibhne. Textes et étude, dir. Philippe Walter,
Grenoble, 1999 (Moyen Âge européen), p. 176-177.
53. Ibid., p. 181 : « Les soies et les poils sont une protection naturelle pour les bêtes grossières
et l’herbe verte, les racines et les feuilles leur sont une nourriture appropriée ».
54. Cf. n. 30 et 31. Dans la Vie italienne de l’ermite Johanne, rédigée au xve siècle, c’est très
clairement la rigueur du climat qui transforme le corps du saint, Drei italienische Prosalegen-
den. Euphrosyne, Eremit Johannes, König im Bade. Herausgegeben nach einer Handschrift des
15. Jahrhunderts, éd. Karl Kümmell, Halle a. Saale, 1905, p. 17 : « E per li caldi e per li fredi, per
li venti e per le piove e neve e per li altri mali tempi era deventato tuto nigro e tanto peloxo che
veramente pariva che fosse doventato una bestia ».
55. La Vie de saint Alban est un texte en prose qui transpose l’histoire de saint Jean Bouche
d’or en Inde : la fille d’un roi indien est violée et tuée par l’ermite, qui l’enterre dans sa cellule.
Le pénitent vit ensuite de racines, d’herbes, de pommes sauvages et d’eau, ces privations
transformant radicalement son corps, La Leggenda di Sant’Albano. Prosa inedita del secolo
XIV e la Storia di San Giovanni Boccadoro, secondo due antiche lectioni in ottava rima, éd.
Alessandro d’Ancona, Bologne, 1865 (Scelta di curiosità letterarie inedite o rare dal secolo xiii
al xix, 57), p. 75 : « Onde coloro, non trovandola, e veggendolo cosi afflito magro e spunto e
barbuto e piloso e defunto, stimaro che per gli spessi degiuni e le lounghissime vigilie e le infinite
orazioni e la malla vita colla molta penitenza, fusse cagion di quella sua debole appariscenza e
spaventata ».
56. Les quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge, éd. et trad.
Pierre-Yves. Lambert, Paris, 1993 (L’aube des peuples), p. 229 : « Le lendemain, lorsqu’il fut
levé, il ne se rendit pas à la cour d’Arthur mais partit pour les extrémités du monde et les
montagnes désolées. Et il erra ainsi, si longtemps que tous ses vêtements étaient usés, et son
corps aussi s’usait, pour ainsi dire ; il lui poussa de longs poils par tout le corps. »
57. Les Quatre Fils Aymon ou Renaud de Montauban, v. 3237-3239, éd. et trad. Micheline
de Combarieu Du Grès et Jean Subrenat, Paris, 1983 (Folio), p. 71.
sainteté, ascèse et excès pileux 127

de Beauvais, tenu en prison par les Sarrazins de Conibres, voit par exemple
son corps se couvrir de poils 58. Paul Bretel a par ailleurs montré que dans les
textes français, la privation de nourriture est régulièrement à l’origine du
développement du système pileux : l’ermite de Malaquin, dans La Vie des
Pères, est ainsi à force de jeûne « touz [...] veluz de faim » 59.
Contrairement aux textes, les images de saints ermites velus ne montrent
pas la pousse des poils, ce qui ne les empêche pas, loin s’en faut, d’associer
villosité et souffrances. Sur les parois de l’église lombarde de Santa Brigida de
Averara (province de Bergame), peintes à fresque en 1478, saint Onuphre est
ainsi représenté aux côtés de saint Laurent et du Christ de douleur, sous
lequel figure une prière consacrée à la Passion 60 ; le corps velu d’Onuphre,
éprouvé par l’ascèse, est clairement associé dans cette image à celui du Christ
souffrant. La relation est encore plus nette dans un retable tyrolien de la fin
du xve siècle consacré en partie à la vie de Marie-Madeleine (fig. 5) 61. Sous le
panneau central montrant l’élévation de la sainte dont le corps velu, sembla-
ble à celui des images de Marie l’Égyptienne 62, est porté au ciel par des anges,
une large prédelle représente la Flagellation du Christ (fig. 6). Poil et sang se
répondent alors dans l’image : outre le traitement des poils de la sainte en
petites mèches qui peuvent rappeler les nombreuses blessures maculant le
corps du Christ, le corps de Marie-Madeleine figure dans une posture simi-
laire, le croisement des jambes étant rigoureusement identique.
58. Guillaume Issartel, La geste de l’ours. L’épopée romane dans son contexte mythologi-
que (XIIe-XIVe siècle), Paris, 2010 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 94), p. 595.
59. Paul Bretel, Les ermites et les moines dans la littérature française du Moyen Âge
(1150-1250), Paris, 1995 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 32), p. 489.
60. La prière est l’Adoro te, dont les usages aux xve et xvie siècles ont été examinés par
Gunhild Roth, « Die Gregoriusmesse und das Gebet Adoro te in cruce pendentem im Einblatt-
druck. Legendenstoff, bildiche Verarbeitung und Texttradition am Beispiel des Monogrammis-
ten d. Mit textabdrucken », dans Einblattdrucke des 15. und frühen 16. Jahrhunderts. Probleme,
Perspektiven, Fallstudien, éd. Volker Honemann et al., Tübingen, 2000, p. 277-324. Sur l’église
de Santa Brigida et ses fresques, voir en particulier Oleg Zastrow, L’antica arcipresbiterale di
Santa Brigida in valle Averara, [Bergame], 2000, et Riccardo Scotti, La figura di
Sant’Onofrio affrescata nell’antica chiesa di Santa Brigia nell’Alta Brembana in Provincia di
Bergamo, Pro Loco Santa Brigida Di Liddo, San Pellegrino Terme (Bg), 2001.
61. Retable, par Maître de Barbara (atelier de Friedrich Pacher), tempera sur bois, 1498,
Thal-Assling (Autriche), église Saint-Korbinian. Sur cette œuvre voir notamment Der Korbinia-
naltar von Friedrich Pacher, éd. Agnes Husslein-Arco et Veronika Pirker-Aurenhammer
[catalogue de l’exposition de Vienne (Autriche), 16 avr.-18 juil. 2010], Weitra, 2010, p. 18.
62. L’hagiographie de Marie-Madeleine emprunte très tôt, avec la vita eremitica notamment,
le thème de la retraite érémitique à la légende de l’Égyptienne. Le thème de la nudité de la sainte,
repris par Jacques de Voragine dans la Légende dorée, permet alors le développement d’images
de la sainte recouverte par sa chevelure en France et en Italie, et par des poils en Allemagne et en
Flandres. Sur l’interdépendance des légendes et des images des deux saintes voir en particulier
Marga Anstett-Janßen, Maria Magdalena in der abendländischen Kunst. Ikonographie der
Heiligen von den Anfängen bis ins 16. Jahrundert, thèse, Université de Fribourg-en-Brisgau,
1962, p. 126-157 ; Joana Antunes, « The Late-Medieval Mary Magdalene. Sacredness, Otherness,
Wildness », dans Mary Magdalene in Medieval Culture. Conflicted Roles, dir. Peter Loewen et
Robin Waugh, New York, 2014 (Routledge Studies in Medieval Literature and Culture, 4),
p. 116-139 ; Marilena Mosco, « Immagini della legenda dal xiii al xvi secolo », dans La Madda-
lena tra Sacro e Profano. Da Giotto a De Chirico, dir. M. Mosco [catalogue de l’exposition « Da
Giotto a De Chirico », Florence, Palazzo Pitti, 24 mai-7 sept. 1986], Milan-Florence, 1986,
p. 31-41 ; Élisabeth Pinto-Mathieu, Marie-Madeleine dans la littérature du Moyen Âge,
Paris, 1997, p. 90-95 et 132-135. ; F. Pouvreau, Du poil et de la bête, op. cit., p. 245-253.
128 f. pouvreau

Dans l’iconographie de saint Onuphre, ou dans celle des saintes Marie-


Madeleine et Marie l’Égyptienne pour l’espace germanique et flamand, la
villosité n’est pas à proprement parler un attribut, car elle ne permet pas
d’individualiser le saint (Madeleine et l’Égyptienne peuvent ainsi êtres
confondues) 63. Elle en possède cependant certaines caractéristiques, per-
mettant à minima une identification « catégorielle » : tous les saints velus sont
des ermites pratiquant une réclusion longue dans le désert et une ascèse
radicale. Le poil apparaît ainsi comme le signe d’une identité érémitique,
d’une vie sauvage, en même temps qu’il manifeste par le langage du corps les
douleurs de l’ascèse dans le contexte des derniers siècles du Moyen Âge où les
souffrances et l’humiliation du corps sont de plus en plus présentes dans
l’iconographie 64.

Une pilosité miraculeuse pour vêtir, cacher ou repousser

En marge des souffrances provoquées par l’environnement extérieur, les


textes et les images attribuent le développement des saintes pilosités à deux
autres types de causalités. Pour Galla, dont la légende est connue dès le
vie siècle, il s’agit de la complexion intérieure de la sainte : Grégoire le Grand
indique dans ses Dialogues que cette jeune femme de l’aristocratie romaine,
veuve après un an de mariage seulement, refuse un second mariage pour
« s’unir à Dieu par des noces spirituelles » 65. Elle est alors avertie par des
médecins que sa chaleur excessive, à moins d’être tempérée par une nouvelle
union charnelle, provoquerait l’apparition d’une barbe « à l’encontre de sa
nature » 66. Dans une démarche toute ascétique, la sainte renonce alors à son
apparence extérieure, que le Christ ne peut aimer, en préférant la « beauté de
l’époux intérieur ». L’association de l’abondance pileuse à une humeur exces-
sivement chaude, traduisant l’effort de Grégoire pour associer cette mons-
truosité à une cause naturelle, fait cependant figure d’exception dans l’hagio-
graphie. Le plus souvent, c’est en effet Dieu lui-même qui est responsable du
changement d’apparence.
63. Sur l’attribut dans l’art médiéval voir en particulier Charlotte Denoël, « L’apparition des
attributs individuels des saints dans l’art médiéval », Cahiers de civilisation médiévale, t. 50,
2007, p. 149-160, ainsi que Des signes dans l’image. Usages et fonctions de l’attribut dans
l’iconographie médiévale (Du concile de Nicée au concile de Trente). Actes du colloque de
l’EPHE (Paris, INHA, 23-24 mars 2007), dir. Michel Pastoureau et Olga Vassilieva-
Codognet, Turnhout, 2014 (Les études du RILMA, 3).
64. L’importance croissante de la Passion du Christ dans la spiritualité occidentale à partir du
xiiie siècle participe à une représentation plus réaliste des sévices et du corps souffrant dans l’art
gothique. Le traitement du corps dans le vitrail en offre un bon exemple : Françoise Perrot,
« L’image de corps outragés dans le vitrail », dans Corps outragés, corps ravagés de l’Antiquité
au Moyen Âge, dir. Lydie Bodiou, Véronique Mehl et Myriam Soria [actes des journées
d’études de Poitiers et de Lorient, 15-16 janvier et 6 mars 2009], Turnhout, 2011 (Culture et
société médiévales, 21), p. 83-88.
65. Grégoire Le Grand, Dialogi, lib. iv, cap. xiii, PL, vol. 77, col. 340.
66. Dans une traduction-adaptation française en vers du xiiie siècle, Grégoire le Grand,
« Dialogues (iv) », trad. Angier, Oxford, 1212, Paris, BnF, ms. Fr. 24766, fol. 116v, le frère
Angier, moine de Sainte-Frideswide d’Oxford, indique « Co[mme] disoie[n] / cil qui sa nature
jugioient/ qe si ne fust d’o[m]me qenue / de sa chalor sereit barbue / encontre nat[ur]e ».
sainteté, ascèse et excès pileux 129

Pour les ermites velus, l’apparition des poils peut en effet, dans les images,
apparaître comme le résultat d’une intervention divine. En traduisant
Vincent de Beauvais, dans un passage repris de Sulpice Sévère, Jean de
Vignay indique à propos de l’ermite du Sinaï que les poils couvrent sa nudité
et qu’il est ainsi « vestu par le don de Dieu » 67. La miniature du manuscrit
français 310 de la Bibliothèque nationale de France donne à cette toison un
caractère proprement miraculeux, dans la mesure où elle apparaît au specta-
teur comme une manifestation extraordinaire de la puissance divine échap-
pant aux lois habituelles de la nature (fig. 1) 68. Posthumien (le visiteur de
l’ermite) observe en effet avec stupeur les mains ouvertes, le corps velu de
l’ermite, ce dernier étant par ailleurs associé de par sa proximité dans l’image
à un autre miracle : celui du rameau brûlé et refleuri. Un cycle de miniatures
marginales du célèbre manuscrit dit Décrétales de Smithfield donne égale-
ment, par l’impression d’immédiateté du changement d’apparence, une
dimension miraculeuse à l’abondance pileuse de Marie l’Égyptienne : à peine
entrée dans le désert et encore en train de se dévêtir, la sainte est représentée
couverte par une abondante chevelure semblable à une toison 69.
Le développement miraculeux de la pilosité, s’il ne constitue pas un motif
récurrent pour les ermites, est en revanche régulièrement associé aux saintes
victimes d’humiliations ou d’agressions érotiques. Le type hagiographique
de Wilgeforte, qui fait de la barbe miraculeuse le rempart contre la domina-
tion sexuelle masculine, est ainsi utilisé à partir du xvie siècle pour d’autres
saintes, comme Paula d’Avila 70. Pour sainte Agnès, la croissance de la
chevelure qui recouvre son corps et lui permet d’échapper aux regards de la
foule romaine procède également du miracle. La confusion entre cheveux et
poils, extrêmement rare pour la sainte, est cependant réalisée dans un
exemplaire du « Miroir historial » enluminé par le Maître François et son
67. Cf. n. 20.
68. Nous nous conformons ici à la définition que Gervais de Tilbury propose du miracle, au
début du xiiie siècle, dans Id., Le livre des Merveilles. Divertissement pour un Empereur
(Troisième partie), éd. et trad. Annie Duchesne, Paris, 1992 (La Roue à livres, 15), p. 20 : « Par
miracles, nous entendons plus habituellement les faits n’obéissant pas à la nature, que nous
attribuons à la toute-puissance divine : par exemple une vierge qui enfante, Lazare qui ressuscite,
des membres infirmes dont on retrouve l’usage ».
69. Grégoire IX, Décrétales et Glose ordinaire (Smithflied Decretals), France ou Italie,
début du xive siècle (texte) et Angleterre, vers 1340 (miniatures), Londres, British Library, Royal
10 E IV, fol. 274. Ce manuscrit a été composé originellement pour la faculté de droit de
l’université de Paris (fol. 4 : doctoribus et scolaribus universis parisius), mais se retrouve au
xive siècle en Angleterre, probablement au prieuré augustinien Saint-Barthélemy-le-Grand de
Smithfield (Londres). Les miniatures marginales qui décorent l’ouvrage ont été réalisées en
Angleterre, certainement dans un atelier londonien, vers 1340. Sur ce manuscrit voir en
particulier Andrew Taylor, Textual Situations. Three Medieval Manuscripts and their Rea-
ders, Philadelphie, 2002, p. 137-196, et Alixe Bovey, « A pictorial Ex Libris in the Smithfield
Decretals. John Batayle, Canon of St Bartholomew’s, and his Illuminated Law Book », dans
Decoration and Illustration in Medieval English Manuscripts, éd. Antony S. Garfield
Edwards, Londres, 2002 (English Manuscript Studies 1100-1700, 10), p. 67-91.
70. Sainte Paule d’Avila est une création du xviie siècle. Sa légende raconte que cette vierge,
pour échapper à un viol, se réfugie dans une chapelle hors de la ville. Embrassant les pieds du
Crucifix, elle implore Dieu de changer son apparence. Une barbe miraculeuse lui pousse alors
sur le visage, empêchant alors que son poursuivant ne la reconnaisse (Acta sanctorum, Februarii,
t. iii, Société des Bollandistes, Anvers, 1658, p. 174).
130 f. pouvreau

atelier dans la seconde moitié du xve siècle. Dans deux des trois miniatures
consacrées à la vie de la sainte, celle-ci est représentée couverte d’une pilosité
surabondante, en tout point semblable à celle d’une femme sauvage 71.
Qu’il s’agisse d’une usure du corps, d’une chaleur intérieure excessive ou
d’un miracle, la raison de l’apparition du poil est donc régulièrement men-
tionnée par les auteurs et suggérée par les artistes. Si l’on peut alors, comme
le propose Jean Wirth, considérer certaines images d’ermites velus comme
une christianisation de la figure de l’homme sauvage aux derniers siècles du
Moyen Âge 72, ses raisons dépassent celles de la popularité du motif profane :
la relation étroite entre villosité et souffrances y participe également sans
aucun doute.
Dans l’ensemble des images, l’excès pileux signifie l’effacement du corps,
mais il n’en demeure pas moins un excès de matière, faisant du corps
monstrueux l’élément central de l’image. La possibilité d’un discours para-
doxal de l’image, dans le sens où elle montre le laid pour dire le beau,
témoigne alors d’un double mouvement propre aux derniers siècles du
Moyen Âge : tandis qu’une sainteté « populaire » et son iconographie, ados-
sées à une tradition vernaculaire (écrite ou orale), prend parfois ses distances
face à l’hagiographie latine ou à la rigueur dogmatique de la théologie, l’art
médiéval voit son répertoire rhétorique s’enrichir avec l’usage de plus en plus
affirmé de paradoxes et de jeux sur les contraires.

Montrer ou cacher le corps des saints à la fin du Moyen Âge ?

Corps souffrants et corps glorieux dans les textes et les images


La théologie scolastique, qui constitue le cadre idéologique savant de
référence pour les derniers siècles du Moyen Âge, propose une conception de
la personne dans laquelle le corps ne s’oppose pas à l’âme (comme le
formulent les dualismes bogomile et cathare combattus par l’Église) mais est
subordonné à l’entité spirituelle. L’âme anime le corps, le commande, et
définit les limites d’une jouissance de l’expérience sensible sans lesquelles le
corps entraîne l’individu dans la matière et le péché 73. Dans le domaine des
71. Vincent de Beauvais, « Miroir historial », trad. Jean de Vignay, Maître François et
collab. (atelier), Paris, 1463, Paris, BnF, ms. Fr. 51, fol. 257. Ce manuscrit est le troisième volume
d’un exemplaire du « Miroir historial » réalisé à Paris pour Jacques d’Armagnac. Les deux
premiers volumes sont conservés au Musée Condé de Chantilly (ms. 722) et à la BnF (ms. Fr. 50).
Sur l’intense activité du Maître François entre 1460 et 1480 voir en particulier François Avril et
Nicole Raynaud, Les manuscrits à peintures en France (1440-1520) [catalogue de l’exposition
de Paris, BnF, 1993-1994], Paris, 1993, p. 45-52.
72. J. Wirth, « La représentation de la peau dans l’art médiéval », dans Id., L’image du corps
au Moyen Âge, op. cit., p. 71 : « Et, dès lors que le Maure et l’homme sauvage étaient devenus des
figures d’identification pour les laïcs, le moindre mal était encore de les christianiser en leurs
donnant des représentants parmi les saints ».
73. Bernard de Clairvaux condamne ainsi la chair ¢ la dimension matérielle du corps ¢ mais
souligne que le corps est un objet propice au développement spirituel quand il « compagnonne »
avec l’âme ; Piroska Nagy, Le don des larmes au Moyen Âge. Un instrument spirituel en quête
d’institution (V e-XIII e siècle), Paris, 2000 (Bibliothèque Albin Michel de l’histoire), p. 317.
Pour Thomas d’Aquin, le plaisir sensible est même un bien qui, encadré par l’exercice de la
sainteté, ascèse et excès pileux 131

pratiques de piété, en particulier pénitentielles, cette relation théorique de


subordination glisse régulièrement vers une dépréciation, voire une détesta-
tion du corps et se traduit par de substantielles atteintes à celui-ci. L’un des
exemples les plus fameux, celui des flagellants, montre combien est répandue
parmi les clercs et les laïcs à partir du xiiie siècle l’idée d’une efficacité de la
contrition proportionnelle aux souffrances endurées 74. Pratiquer l’ascèse ne
signifie pas pour autant détester systématiquement le corps : l’expérience
sensible (de la souffrance à la jouissance) est au cœur d’une mystique
« affective » 75 qui se manifeste à travers de nouvelles formes de vie religieuse
à partir du xiiie siècle 76.

raison, participe au dynamisme de l’élan spirituel. Les relations entre l’âme et le corps sont au
centre d’une multitude de débats théologiques médiévaux ¢ ainsi que de travaux historiques
contemporains ¢ dont on ne saurait rendre compte ici. Pour une analyse d’ensemble voir en
particulier Anima e corpo nella cultura medievale. Atti del V Convegno di studi della Società
italiana per lo studio del pensiero medievale (Venezia, 25-28 settembre 1995), dir. Carla
Casagrande et Silvana Vecchio, Florence, 1999 (Millennio medievale, 15) ; Jérôme Baschet,
« Âme et corps dans l’Occident médiéval. Une dualité dynamique, entre pluralité et dualisme »,
Archives de sciences sociales des religions, t. 112, 2000, p. 5-30 ; Jean-Claude Schmitt, « Le
corps en chrétienté », dans La production du corps. Approches anthropologiques et historiques,
éd. Maurice Godelier et Michel Panoff, Paris, 1998 (Ordres sociaux), p. 339-355, et Id., « Corps
et âme », Dictionnaire raisonné du Moyen Âge, dir. Jacques Le Goff et J.-C. Schmitt, Paris,
1999, p. 230-245 ; Édouard-Henri Weber, La personne humaine au XIII e siècle. L’avènement
chez les maîtres parisiens de l’acceptation moderne de l’homme, Paris, 1991 (Bibliothèque
thomiste, 46).
74. Les flagellants pensaient que les mortifications les dispensaient du sacrement de péni-
tence accompagnant la confession auriculaire. L’Église les condamne et les déclare hérétiques
par une bulle pontificale de Clément VI en 1349. Cependant, l’argumentaire ne porte pas sur
l’atteinte au corps, mais sur la nature du sang versé lors des processions. Les flagellants
l’identifient à celui du Christ, alors que les autorités ecclésiastiques le considèrent comme une
souillure ; Anne Autissier, « Le sang des flagellants », Médiévales, t. 27, 1994, p. 51-58. De plus,
c’est le mépris de ces laïcs pour la hiérarchie ecclésiastique qui gêne véritablement l’Église. Jean
Gerson le rappelle en 1417 dans son court traité Contra sectam flagellantium dans lequel il
indique, après avoir associé la flagellation collective au paganisme et indiqué que le sang versé par
le Christ suffit pour le salut des hommes, qu’il faut respecter la hiérarchie et s’abstenir de saper
l’ordre établi (Patrick Vandermeersch, La chair de la passion. Une histoire de foi, la flagella-
tion, Paris, 2002 [Passages]), p. 120.
75. L’historiographie a longtemps opposé au sein de la mystique rhénane, ou rhéno-flamande,
une mystique « affective », « corporelle » ou « féminine », centrée sur l’amour du Christ et
attentive à la présence du divin dans la réalité sensible (notamment l’Incarnation) et une
mystique « spéculative » ou « intellectuelle » fondée sur une théologie négative et le détachement
du sensible. Cette distinction, qui paraît fondée en raison d’un rapport différent à l’expérience
sensible, n’empêche pas les dialogues entre ces deux tendances et ne doit plus être interprétée
comme une opposition entre une spiritualité féminine d’un côté et masculine de l’autre. À ce
sujet, voir le rappel historiographique de P. Nagy, « Sensations et émotions d’une femme de
passion. Luckarde d’Oberweimar († 1309) », dans Le sujet des émotions au Moyen Âge, dir.
Damien Boquet et P. Nagy, Paris, 2008 (Bibliothèque historique et littéraire), p. 323-351, ici
p. 325-326.
76. Les béguines, des femmes laïques vivant en communautés nombreuses aux Pays-Bas et en
Allemagne, en sont l’un des exemples les plus significatifs. Sur le rôle des laïcs dans la spiritualité
médiévale et la mystique affective en particulier voir André Vauchez, Les laïcs au Moyen Âge.
Pratiques et expériences religieuses, Paris, 1987 (Histoire). Sur les nouvelles formes de vie
religieuse aux Pays-Bas et en Allemagne au bas Moyen Âge voir les récentes publications de
Walter Simons, en particulier Id., « New forms of Religious Life in Medieval Western Europe »,
dans The Cambridge Companion to Christian Mysticism, dir. Amy Hollywood et Patricia
Z. Beckman, Cambridge, 2012 (Cambridge Companions to Religion), p. 80-113.
132 f. pouvreau

Les pratiques dévotionnelles, et en particulier le culte des saints, accordent


également une place de choix au corps déprécié, meurtri, mort ou immaté-
riel. Omniprésents dans l’hagiographie des ascètes et des martyrs, les corps
apparaissent fréquemment à travers les souffrances qu’ils endurent et
« l’acharnement des saints à soumettre la chair » 77. Le culte des reliques, la
croyance aux miracles post mortem ou celle en des odeurs de sainteté émises
au moment de la mort ou aux abords de la tombe introduisent ensuite une
relation privilégiée entre le fidèle et un corps saint valorisé précisément parce
qu’il n’est plus animé ici-bas et qu’il échappe, par son imputrescibilité, à la
matérialité de l’enveloppe charnelle du commun des mortels 78. La distorsion
dans le parcours sensible du corps saint, depuis l’abandon jusqu’à la rédemp-
tion, trouve des formes paroxystiques dans l’hagiographie vernaculaire. Dans
plusieurs Vies françaises de saints ermites rédigées à partir du xiie siècle,
le corps du saint est au centre du récit et le renoncement à celui-ci est poussé
à l’extrême par la radicalité des mortifications, la longueur de la période
de réclusion et l’ampleur du changement d’apparence 79. Le goût de cette
hagiographie vernaculaire pour le merveilleux et le miracle corporel, que
confirment les légendes françaises abordées précédemment, se manifeste
alors parfois par l’apparition d’une pilosité surabondante.
La dynamique centrifuge qui anime une grande partie des relations au
corps dans les textes (éloignant le corps en l’assujettissant ou l’avilissant) se
retrouve très largement dans l’iconographie du sanctoral chrétien. C’est le
cas en particulier pour les corps suppliciés des martyrs ou celui, négligé et
souffrant, des ascètes et des ermites. Le corps de ces derniers, systématique-
ment vêtu jusqu’au xive siècle, ne se dévoile que très tard sur la période 80. Si
le dépouillement est suggéré par la rusticité de l’habit davantage que par la
nudité, le mépris du corps est figuré par l’abandon des soins et la présence
fréquente de longs cheveux ou de barbes fournies. La souffrance de l’ascèse
est quant à elle régulièrement figurée par une usure des corps, courbés
et voûtés 81.
77. Marie-Christine Pouchelle, « Représentations du corps dans la Légende dorée », Ethno-
logie française, t. 6, 1976, p. 293-308, ici p. 293.
78. Sur les odeurs de sainteté, voir les travaux de Martin Roch et en particulier Odeurs
miraculeuses et odorat dans l’Occident du haut Moyen Âge (Ve-VIIIe siècles), Turnhout, 2009
(Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 7).
79. Voir les exemples étudiés par B. Cazelles, Le corps de sainteté, op. cit.
80. Daniel Russo, « Le corps des saints ermites en Italie centrale aux xive et xve siècles. Étude
d’iconographie », Médiévales, t. 8, 1985, p. 53-73.
81. C’est le cas par exemple dans la Thébaïde de Buffalmacco, dans laquelle le peintre
accentue la barbe et les postures voûtées des ermites, que l’on ne retrouve par ailleurs que pour
les moines reclus du Triomphe de la mort dans les autres fresques du Camposanto réalisées par
le peintre à partir de 1336. Sur l’attribution de la Thébaïde à Buffalmacco et la datation des
fresques voir l’ouvrage majeur de Luciano Bellosi, Buffalmacco e il trionfo della morte, Turin,
1974, en particulier p. 25-54. Cette œuvre s’inscrit dans le contexte de la promotion du modèle
érémitique par les frères prêcheurs, comme le montre la traduction des Vitae Patrum par
Domenico Cavalca, prieur du couvent dominicain de Sainte-Catherine, à Pise, entreprise dans
les années 1310-1320. Sur l’influence dominicaine dans les fresques de Buffalmacco à Pise, voir
en particulier Chiara Frugoni, « Altri luoghi, cercando il Paradiso. Il ciclo di Buffalmaco nel
Camposanto di Pisa e la committenza domenicana », Annali della Scuola normale superiore di
Pisa. Classe di lettere e filosofia, 3a serie, t. 18, no 4, 1988, p. 1557-1643.
sainteté, ascèse et excès pileux 133

Mais cette dynamique centrifuge est compensée ou infléchie par plusieurs


éléments qui confèrent aux images de sainteté une véritable spécificité et
complexifient substantiellement le travail du corps au sein de celles-ci.
L’iconographie religieuse du Moyen Âge possède d’abord un ensemble riche
et variable de finalités qui déterminent en partie son contenu : l’imagerie des
martyrs déploie ainsi un répertoire quasi inépuisable de sévices corporels et
de souffrances destiné à susciter l’émotion et la compassion du public 82.
Dans beaucoup d’images de sainteté, le corps n’est pas maltraité mais au
contraire triomphant : la grande taille d’un saint, sa beauté ou la magnifi-
cence de ses vêtements sont alors utilisées pour accompagner l’admiration et
l’humilité du spectateur. Ainsi, l’iconographie de saint Martin associe fré-
quemment dans la scène du don du manteau le corps nu, usé et voûté du
pauvre à celui du charitable cavalier, vaillant, droit et dominant 83. Ce dernier
aspect incite Jean Wirth à considérer l’esthétique médiévale comme « une
érotique, les valeurs spirituelles s’incarnant elles-mêmes dans la séduction
physique » 84. Contrairement aux textes, les images médiévales ne jouent
ainsi que très rarement sur la tromperie des apparences : la beauté traduit la
vertu tandis que la laideur exprime le vice.
Cette mise en valeur rhétorique du corps est ensuite parfois doublée d’une
magnification narrative de celui-ci. Dans l’iconographie des saints guerriers
par exemple, c’est un corps puissant et vigoureux (bien que caparaçonné par
une armure) qui permet à un archange comme Michel de triompher du
démon 85. Le corps d’un saint est enfin parfois doté des qualités du corps
glorieux des élus, à savoir la beauté, la force, la luminosité (claritas), la
liberté, l’agilité et la sensualité (voluptas) 86. Les représentations de
l’Assomption de la Vierge, dont le culte s’amplifie en Occident à partir du
xiie siècle sous l’effet du monachisme cistercien, en constituent l’un des
exemples les plus évidents pour l’art des derniers siècles du Moyen Âge.
82. Les images sanglantes accompagnant la diffusion du culte de Simon de Trente avant sa
reconnaissance officielle par l’Église en constituent un bon exemple. Voir Dominique Rigaux,
« Antijudaïsme par l’image. L’iconographie de Simon de Trente († 1475) dans la région de
Brescia », dans Politique et religion dans le judaïsme ancien et médiéval. Interventions au
colloque des 8 et 9 décembre 1987, dir. Daniel Tollet, Paris, 1989 (Relais études, 7), p. 309-318.
83. Quelques exemples de miniatures pour les xive et xve siècles : Breviarium Parisiense
(« Bréviaire de Paris » dit Bréviaire de Charles V), Jean Le Noir et collab., Paris, 1364-1370,
Paris, BnF, ms. Lat. 1052, fol. 563 ; Vincent de Beauvais, « Miroir historial », trad. Jean
de Vignay, anonyme (enlumineur), Paris, 1396, Paris, BnF, ms. Fr. 313, fol. 307v ; Vincent
de Beauvais, Miroir historial, trad. Jean de Vignay, Maître François et collab. (atelier), Paris,
1463, Paris, ms. Fr. 51, fol. 250 ; Jacques de Voragine, Légende dorée, Jacques de Besançon
(enlumineur), Paris, 1480-1490, BnF, ms. Fr. 245, fol. 169. Sur l’iconographie de saint Martin
voir en particulier Christine Bousquet-Labouérie, « Image et rôle du pauvre dans la charité de
saint Martin », dans XVIe Centenaire de la mort de saint Martin. Colloque universitaire (22-
25 octobre 1997), Tours, 1997 (Mémoires de la Société archéologique de Touraine, 63),
p. 121-129, et D. Rigaux, « Une charité bien mal nommée. Sens et limites de l’iconographie du
partage du manteau dans la peinture murale au-delà des Alpes », ibid., p. 171-181.
84. J. Wirth, L’image du corps au Moyen Âge, op. cit., p. 10.
85. Dans le cas de saints guerriers et martyrs, comme Georges ou Maurice, les images de
combat sont de loin préférées aux scènes de martyre entre le xie et le xiiie siècle (Esther Dehoux,
« Représenter le martyre. Images de saint Georges et de saint Maurice dans le Regnum Franco-
rum [ixe-xiiie siècles] », dans Corps outragés, corps ravagés, op. cit., p. 117-137).
86. J. Baschet, « Âme et corps dans l’Occident médiéval », art. cit., p. 18.
134 f. pouvreau

En parallèle à ces grands principes formels, les artistes médiévaux déve-


loppent cependant progressivement un goût affirmé pour le jeu sur les
contraires et l’ambivalence des images. Ainsi, dès la fin du xiiie siècle, de
nouvelles formules iconographiques sont utilisées pour représenter la dualité
d’une apparence séduisante et d’une nature mauvaise et corrompue : le
Tentateur faisant face aux vierges folles sur le portail de la cathédrale de
Strasbourg n’a rien d’un démon effrayant, mais leur apparait au contraire
sous les traits d’un élégant jeune homme. Seul le spectateur, auquel il est
montré de profil, peut voir l’arrière du Tentateur, dont la chair est couverte de
vermines (crapauds et reptiles) 87. Un siècle et demi plus tard, un chef
d’œuvre de Donatello sanctionne l’aboutissement de cette tendance amorcée
dans l’art gothique, avec une dualité renversée : dans sa Madeleine pénitente,
c’est cette fois-ci une apparence repoussante qui fait le pendant à la beauté et
la plénitude intérieure de la sainte 88.
C’est dans ce double contexte, présenté ici rapidement, qu’apparaissent les
images de saintes barbues ou de saints velus dans la première moitié du
xve siècle. Ne rejetant pas le corps mais s’en méfiant, le christianisme valorise
un corps glorieux éthéré et dépossédé de ses besoins élémentaires (alimenta-
tion et reproduction), ses expressions vernaculaires témoignant alors d’un
goût particulier pour le miracle corporel. Dans le même temps, l’art
médiéval, totalement anthropomorphique, utilise pleinement le corps du
saint comme un support de piété. S’ils privilégient les corps beaux, vêtus,
souffrants ou glorieux, les artistes du xve siècle ne s’interdisent cependant
plus de jouer sur l’ambiguïté de certaines figures saintes à travers l’opposition
entre apparence et état intérieur.

Laideur et beauté du corps velu : entre dissimulation et exhibition


Cette dichotomie est particulièrement prégnante dans les Vies françaises
de sainte Marie l’Égyptienne, passant de l’état de pécheresse séductrice à
celui d’ermite pénitente. Née dans une riche famille d’Égypte, la future
87. J. Wirth, « La représentation de la peau dans l’art médiéval », dans Id., L’image du corps,
op. cit., p. 61.
88. La sculpture conservée au Musée de l’œuvre de la cathédrale de Florence, initialement
localisée dans le baptistère, montre en effet une Madeleine décharnée aux traits émaciés et aux
yeux caves, recouverte d’une épaisse chevelure tombante. Cette statue de 188 cm en bois
polychrome, dont les couleurs originelles ont quasiment totalement disparu aujourd’hui, a
probablement été réalisée dès le retour de Donatello de Padoue à Florence, en 1454, et figure
parmi les œuvres tardives de l’artiste (John Pope-Hennessy, Donatello, trad. fr. Jeanne
Bouniort, Londres-Paris-New York, 1993, p. 276-277). Donatello, alors en pleine maturité,
inscrit cette représentation de la sainte dans la thématique pénitentielle portée par la prédication
dominicaine florentine de son temps. Pour l’archevêque Antonin de Florence notamment, dont
la dévotion à la sainte a peut être inspiré la commande de l’œuvre, Madeleine constitue le modèle
par excellence de l’immodestie féminine, puis de la conversion et de la pénitence (Sarah Wilk,
« The Cult of Mary Magdalen in Fifteenth Century Florence and its Iconography », Studi
medievali, 3a serie, t. 26, fasc. 2, 1985, p. 685-698). L’artiste porte à son comble cette dimension
pénitentielle et ascétique, en inscrivant les souffrances sur un corps maigre, à la peau tendue, et
dont la bouche entrouverte semble expirer les derniers souffles. Voir également la notice de
l’œuvre dans Donatello e i suoi. Scultura fiorentina del primo Rinascimento, dir. Alan Philipps
Darr et Giorgio Bonsanti [catalogue de l’exposition de Florence, 22 fév.-27 avr. 1986], Milan-
Florence, 1986, p. 170-171, pl. xxi.
sainteté, ascèse et excès pileux 135

sainte quitte les siens très jeune pour rejoindre Alexandrie et s’adonner à la
prostitution. La plupart des textes insistent sur la grande beauté de la sainte,
faisant de son corps un instrument de tentation redoutable : elle est décrite
aussi belle qu’une comtesse ou une reine (version T, xiie siècle), les jeunes
gens attendant leur tour pour jouir de ses faveurs allant jusqu’à se battre et
s’entretuer (version X, xiiie siècle) 89. Le renversement est alors total lorsque
la sainte, retirée au désert, voit son corps se transformer et s’enlaidir sous
l’effet des souffrances de l’ascèse. Parfois, les auteurs rappellent d’ailleurs la
beauté disparue de la sainte dans les descriptions du corps noirci et velu
(version V, xve siècle) 90.
Dans les premières miniatures et gravures représentant la sainte couverte
de poils, produites pour l’essentiel en France et dans les Flandres entre 1430 et
les années 1480 91, l’abondance pileuse fait office de véritable vêture sauvage.
Elle recouvre entièrement le corps de la sainte et lui confère, si ce n’est une
franche laideur, du moins une épaisseur disgracieuse 92. Le corps de la sainte
est ainsi déféminisé par la toison, marquant de ce fait l’abandon de son usage
charnel. Dès 1440 cependant, une figuration discrète de la sainte apporte une
remarquable nouveauté : dans une marge des Heures de Catherine de Clèves,
Marie l’Égyptienne, bien identifiable par ses trois petits pains, est représentée
en prière le corps presque intégralement caché par un feuillage décoratif 93.
Or le Maître de Catherine de Clèves, qui couvre les bras de la sainte d’un
pelage roux bien distinct de la chevelure, offre le sein droit de Marie, tout
à fait glabre, au regard du spectateur. C’est précisément dans le second
89. Sur les versions T et X cf. n. 30 et 32. La beauté cruelle et dévastatrice de la sainte se
retrouve dans une version castillane du xiiie siècle, Estrella Ruiz-Galvez, « Une chevelure
mythique. Les cheveux de Madeleine, enseigne du féminin et emblème d’un repentir. Illustra-
tions littéraires et représentations iconographiques d’un thème (xve-xviie siècles) », dans Marie-
Madeleine. Figure mythique dans la littérature et les arts, dir. Alain Montandon, Clermont-
Ferrand, 1999, p. 75-86 (n. 16 p. 80) : « Les jeunes gens de la ville sont si attirés par sa beauté,
qu’ils vont la voir tout le temps et ne peuvent se séparer d’elle. Il y a tant d’hommes que les jeux
dégénèrent en bagarres. Ils se battent à l’épée et le sang coule au milieu de la rue. Elle n’avait
aucune pitié d’eux ».
90. Cf. n. 51.
91. Seules les Vies de la sainte en français et en flamand évoquent la pilosité de la sainte. Vers
1290, Martijn van Torhout fait clairement mention du poil de Marie l’Égyptienne dans son
poème Van Sente Marie Egyptiake. Celui-ci, dont on n’a conservé qu’un fragment, a été publié
par Napoléon De Pauw, dans Middelnederlandsche Gedichten en Fragmenten. Deel I. Gees-
telijke en zedelijke Gedichten, Gand, 1893-1897, p. 366-389. Le motif se retrouve plus tard dans
d’autres versions néerlandaises de la légende (Konrad Kunze, Studien zur Legende der heiligen
Maria Aegyptiaca im deutschen Sprachgebeit, [Berlin], 1969, p. 104-105).
92. Jacques de Voragine, Légende dorée, trad. Jean de Vignay, anonyme (enlumineur),
Paris, vers 1430, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Cod. Gall. 3, fol. 70v ; Heures de Dunois,
Maître de Dunois, Paris, 1440-1450, Londres, British Library, Yates Thompson 3, fol. 287 ;
Jacques de Voragine, Légende dorée, trad. Jean de Vignay, Maître de Warvin, Bruges,
1445-1460, New York, Pierpont Morgan Library, ms. M. 673, fol. 206v ; Der heiligen leben,
incunable publié par Anton Korberger, Nuremberg, 1488, New York, Metropolitan Museum of
Art, Harris Brisbane Dick Fund, 28.94.18, fol. 3v. Sur cette dernière image, le corps de la sainte
n’est pas épaissi par la toison : Marie l’Égyptienne est filiforme et la pilosité renforce l’impression
de maigreur, de fragilité et de faiblesse de la sainte.
93. Heures de Catherine de Clèves, Maître de Catherine de Clèves, Utrecht, vers 1440,
New York, Pierpont Morgan Library, ms. M. 917, fol. 107 ; John Plummer, The Book of Hours
of Catherine of Cleves, New York, 1964.
136 f. pouvreau

quart du xve siècle qu’apparaissent des figurations de femmes à la


poitrine découverte dans les images d’hommes et de femmes sauvages, dont
les liens avec celles des ermites velus sont extrêmement étroits 94. La nudité
des seins, qui renvoie aux fonctions procréatrices, maternelles et nourricières
des femmes sauvages dans ces premières images 95, possède en revanche
une dimension nettement plus sensuelle dans le cas de l’Égyptienne 96. En
Flandre, si la féminisation et l’érotisation du portrait de la sainte par la nudité
de la poitrine reste rare avant les années 1480, elle devient en revanche tout à
fait fréquente à partir de la fin du xve siècle 97. C’est en particulier le modèle
choisi par le Maître de la Légende de sainte Marie-Madeleine sur le triptyque
qu’il réalise à Bruxelles vers 1518 pour Marie van der Tommen à l’occasion de
la mort de son époux (fig. 7) 98. De part et d’autre d’une Annonciation, la
commanditaire et son défunt mari sont représentés aux cotés de leurs enfants
et de saints homonymes : tandis que saint Simon se tient derrière Simon van
Quesnoy, c’est une Marie l’Égyptienne velue qui figure aux côtés de Marie van
der Tommen. La féminité de la sainte, manifestée par une longue et délicate
chevelure, des seins nus et un ventre rebondi, s’accompagne dans cette œuvre
94. Sur l’homme sauvage voir en particulier Richard Bernheimer, Wild Men in the Middle
Ages. A Study in Art, Sentiment, and Demonology, Cambridge, 1952 ; rééd. New York, 1970 ;
T. Husband, The Wild Man. Medieval Myth and Symbolism, dir. Timothy Husband et Gloria
Gilmore-House [catalogue de l’exposition des cloîtres du Metropolitan Museum of Art, New
York, oct. 1980-janv. 1981], New York, 1980.
95. Les premières images datées avec certitudes sont celles des marges d’un livre d’heures
réalisé à Paris entre 1420 et 1425. Sur deux folios distincts, une femme sauvage velue allaite sa
progéniture au milieu d’un décor de vignette : Heures de Charlotte de Savoie, Maître de
Bedford, Maître de Guise, Maître du Morgan 453 et al., Paris, 1420-1425, New York,
Pierpont Morgan Library, ms. M. 1004, fol. 76v. et 90 ; Les manuscrits enluminés des comtes et
ducs de Savoie, éd. Agostino Paravicini Bagliani, Turin, 1990, cat. no 11, p. 208.
96. J. Wirth a montré que le sein féminin s’impose dans la littérature et l’art comme un motif
récurrent à partir du xiie siècle. Explicitement associé à la séduction et la sensualité sur le buste
dénudé des sirènes de l’art roman, le sein féminin est également progressivement érotisé dans
l’iconographie religieuse. À propos des images de lactation mariale, l’auteur indique ainsi dans
« Le sein féminin au Moyen Âge », dans L’image du corps au Moyen Âge, op. cit., p. 73-94, ici
p. 86, que « l’image sollicite les pulsions érotiques des fidèles, mais sur un mode infantile qui n’a
pas offensé la pudeur avant le puritanisme de la Contre Réforme ». Le choix de l’artiste de
dénuder et de montrer explicitement le sein de l’Égyptienne, une séductrice et pécheresse
repentie, laisse à notre avis peu de doutes sur la dimension sensuelle de la poitrine dans cette
image.
97. C’est le cas de plusieurs miniatures de livres d’heures : Livre d’heures, anonyme (enlu-
mineur), Flandres, vers 1500, New York, Pierpont Morgan Library, ms. M. 156, fol. 159v ; Livre
d’heures, anonyme (enlumineur), Flandres, 1500-1515, Cambridge, Fitzwilliam Museum,
Marlay Cutting Sp. 4 ; Livre d’heures, Louis Bloc et Simon Bening de Bruges (?), Bruges,
1510-1520, Syracuse, Syracuse University Library, ms. 07, fol. 231. Une sculpture de bois datant
des années 1480 et identifiée à tort dans les collections du musée de Linz comme une représen-
tation de Marie-Madeleine, correspond également à ce modèle : Linz, Schlossmuseum, inv.
820-1-S 63. La position des mains, jointes au niveau de l’abdomen, est tout à fait inhabituelle
pour Madeleine : il s’agit bien plus probablement d’une image de l’Égyptienne portant initiale-
ment ses trois petits pains, aujourd’hui manquants.
98. Bruxelles, Musées royaux des beaux-arts de Belgique, inv. 1330 ; The Flemish Primitives.
Catalogue of Early Netherlandish Painting in the Royal Museums of fine arts of Belgium,
vol. iv : Masters with provisional names, dir. Pascale Syfer-d’Olne et al., Bruxelles, 2006,
p. 104-126, pl. 22 et 23. Simon van Quesnoy, comme deux de ses fils et l’une de ses filles, est
représenté avec une petite croix rouge entre les mains, indiquant son décès au moment de la
réalisation du triptyque.
sainteté, ascèse et excès pileux 137

d’une véritable grâce : les traits délicats du visage de Marie l’Égyptienne, la


douceur du regard et du geste de la main gauche, tous deux dirigés vers la
commanditaire, donnent à la représentation de la pénitente une troublante
beauté et une impression de plénitude et de sérénité. On ne peut ici qu’appré-
cier la distance entre ce type d’image et les premières représentations de la
sainte velue : la villosité permet à l’artiste de dévoiler la nudité bien davantage
que de cacher le corps, dont la laideur est désormais loin d’être évidente.
L’iconographie germanique de Marie-Madeleine offre de remarquables
similitudes avec celle de l’Égyptienne. Parmi les premières images de la
sainte velue, réalisées entre 1420 et 1460, prime la représentation d’un corps
peu féminisé dans les scènes d’élévation céleste de la sainte : sur la sculpture
de retable qu’Hans Multscher réalise vers 1430 par exemple, le seul attribut
féminin est la longue chevelure tombante 99. Celle-ci se mêle et se confond
avec une abondante pilosité, qui ne laisse découverts que le visage, les mains
et les pieds de la sainte. Le corps de Madeleine, peu gracieux et statique, est
semblable à celui d’une autre sculpture de retable réalisée pour la confrérie
des tailleurs de Lübeck 100. Sur un diptyque anonyme peint à Dantzig dans
les années 1430 pour la famille Winterfeld, l’épaisseur et la lourdeur du corps
est mise en valeur par un habile procédé : le peintre, influencé par l’art
germanique de la période, affuble la sainte d’un corps velu dont la partie
inférieure est exagérément allongée (fig. 8) 101. L’ange qui supporte les
jambes semble accablé par leur poids, contrairement à ceux qui soutiennent
la tête rayonnante de la sainte. L’ensemble confère ainsi une dynamique
ascensionnelle à la représentation, à travers l’opposition entre la laideur des
membres inférieurs, sombres et lourds, et le haut du corps léger et lumineux.
À ce type de représentations dans lesquelles l’excès de poil apparaît comme
un avilissement du corps au profit de l’âme s’oppose rapidement de nom-
breuses images dans lesquelles la sainte, au corps velu et néanmoins sensuel,
conserve intacte sa légendaire beauté 102. C’est le cas en particulier pour une
99. Hans Multscher, Élévation de Marie-Madeleine, sculpture de retable, bois, vers 1430,
Berlin, Deutsches Museum, Bode Museum, inv. no 5923. Pour une reproduction de cette œuvre
voir l’article de Dany Sandron, « Un modèle de rédemption. La représentation de sainte
Madeleine à la fin du Moyen Âge », dans Mariage et sexualité au Moyen Âge. Accord ou crise ?
Colloque international de Conques (15-18 octobre 1998), dir. Michel Rouche, Paris, 2000
(Cultures et civilisations médiévales, 21), p. 263-272 et fig. 4, p. 267. Cette sculpture était à
l’origine destinée à un retable dont on ne connaît rien aujourd’hui.
100. Anonyme, Élévation de Marie-Madeleine, sculpture de retable, bois, xve siècle, Lübeck,
retable de l’église Sainte-Catherine. Sur cette œuvre voir J. Antunes, « The Late-Medieval Mary
Magdalene », art. cit., p. 124-125. L’auteur pointe en particulier le contraste entre la Madeleine
richement parée peinte sur les panneaux extérieurs du retable et « l’immense figure hirsute »
sculptée à l’intérieur. Des représentations similaires se retrouvent à Rottenstuben (fresque du
chœur de l’église Saint-Jacob, 1440-1460) et Münnerstadt (vitrail du chœur de l’église Sainte-
Marie-Madeleine, v. 1450).
101. Anonyme, Élévation de Marie-Madeleine, Dantzig, 1430-1435, panneau de retable,
tempera et or sur bois, 182 × 122 cm, Varsovie, Muzeum Narodowe w Warszawie, inv. Sr.206/2.
Ce retable est réalisé sur commande de la famille Winterfeld pour une chapelle de l’Église
Notre-Dame de Dantzig (Meisterwerke mittelalterlicher Kunst aus dem Nationalmuseum
Warschau, dir. Suzanne Greub, Thierry Greub et Małgorzata Kochanowska-Reiche, Munich,
2006, no 8, p. 78).
102. Contrairement à Marie l’Égyptienne, Madeleine conserve sa beauté durant sa réclusion
érémitique. C’est ce que montre notamment l’étude de la littérature germanique de la période :
138 f. pouvreau

sculpture de retable conservée à Aix-la-Chapelle (fig. 9) 103 ou pour une


autre, plus célèbre, réalisée par Tilmann Riemenschneider entre 1490 et 1492
pour l’église de Münnerstadt 104. Dans ces deux images, la sainte portée au
ciel par les anges est pourvue d’un corps aux formes souples et agréables,
auquel le léger fléchissement des genoux et l’inclinaison de la tête confère
une impression de mouvement et de légèreté. La villosité, traitée en un
duvet ondulé et régulier, laisse apparaître dans les deux cas la poitrine de
la sainte 105.
La diversité des traitements esthétiques du corps velu des pécheresses
repenties montre bien l’ambivalence du motif (entre laideur et beauté,
vêture et nudité) ainsi que l’enrichissement des modalités de représentation
des rapports entre le corps et l’âme à la fin du Moyen Âge (entre correspon-
dance et opposition). La villosité, qui offre une solution plastique originale à
la représentation partielle de la nudité féminine à partir des années 1450 dans
l’espace germanique et flamand, participe dès lors d’une sensualité complexe
et elle-même tout à fait ambiguë.

Union mystique et imitatio Christi : l’excès pileux comme transcendance


du corps
La sensualité exacerbée de Marie l’Égyptienne et de Marie-Madeleine dans
l’art germanique et flamand peut raisonnablement apparaître, au regard de
l’ensemble de leur iconographie occidentale, comme une évocation des
Bram Rossano, « Visualizing the Magdalen. The Depiction of Mary Magdalen in Medieval
Literature », Philologie im Netz, t. 45, 2008, p. 33-55.
103. Élévation de Marie-Madeleine, sculpture centrale de retable, bois, Allemagne, 1470-
1490, Aix-la-Chapelle, Musée Suermondt-Ludwig. Cette sculpture a été identifiée à tort comme
une représentation de Marie l’Égyptienne (Von der Erde zum Himmel. Heiligendarstellungen
des Spätmittlelaters aus dem Suermondt-Ludwig-Museum, dir. Sylvia Böhmer et al. [catalogue
de l’exposition du Musée Suermondt-Ludwig, Aix-la-Chapelle, juin-août 1993], Aix-la-Chapelle,
1993, no 43, p. 104).
104. Tilmann Riemenschneider, Élévation de Marie-Madeleine, sculpture centrale de
retable, bois, 1490-1492, Munich, Bayerisches Nationalmuseum, MA 4094. L’ensemble sculpté
du retable, commandé à Riemenschneider le 24 juin 1490 par le conseil de la Ville de Münner-
stadt pour l’église paroissiale, est la première œuvre documentée de l’artiste. Celui-ci n’hésite
pas à s’écarter de la tradition, en laissant au bois de tilleul sa couleur naturelle, contrairement
aux dorures et traitements polychromes alors très prisés. Cette innovation ne semble pas
convaincre les habitants de Münnerstadt qui commandent au sculpteur de Nuremberg Veit
Stoss, une dizaine d’années plus tard, de colorer le retable. En représentant Madeleine couverte
d’un gracieux duvet de poils sur tout le corps, l’artiste, tout en respectant la commande, imprime
à la représentation une sensualité ambiguë qui s’écarte de l’apparence grossière mentionnée par
le contrat de 1490. Ce dernier indique en effet, pour la sculpture centrale du retable (Justus Bier,
Tilmann Riemenschneider. His Life and Work, Lexington, 1982, p. 83) : « Et au milieu doit se
tenir Marie-Madeleine, portée au ciel par sept anges dans le désert, couverte d’un vêtement
grossier tel que celui de Jean Baptiste ». Sur l’ensemble du retable sculpté voir également J. Bier,
Tilmann Riemenschneider, vol. i : Die Frühen Werke, Würzburg, 1925, p. 9-59 et 92-99, pl. 4-32.
105. M. Mosco, comparant les sculptures de Donatello et de Reimenschneider, souligne bien
la dimension sensuelle de la poitrine découverte de la sainte dans l’œuvre du sculpteur allemand,
Ead., « Immagini della legenda », art. cit., p. 35-37 : « A differenza della Maddalena lignea di
Donatello [...] consunta dell’astinenza e dalla macerazione interiore, questa di Riemenschneider
appare consapevole della sua avvenenza sia pure nell’attitudine di pénitente coperta dal manto
dei capelli che a mo’ di peluria pubica vela la nudità lasciando scoperto il seno di una delicatis-
sima sensualità ».
sainteté, ascèse et excès pileux 139

égarements de leur vie de pécheresse 106 : la symbolique sexuelle du poil


fonctionne alors en écho au corps érotisé pour rappeler au public et
aux commanditaires des images, essentiellement constitué par la petite
bourgeoisie urbaine, les dangers de la chair 107. Cette exemplarité sexuelle
de la villosité, qui s’additionne à la dimension sauvage et ascétique du
poil, semble convaincante pour un nombre limité d’images dans lesquelles
le corps est explicitement avili 108. Mais il faut chercher ailleurs pour com-
prendre les images dans lesquelles le corps velu reste gracieux, sensuel
et séduisant.
Dans la Vita eremitica comme dans la Légende dorée, la réclusion
érémitique de Marie-Madeleine est un épisode essentiel de la conversion et
de l’accès au Salut. Dans ces deux textes hagiographiques, la sainte demeure
trente ans dans la solitude, sans rien boire ni manger : l’alimentation terrestre
est remplacée par la nourriture spirituelle que lui prodiguent les anges lors de
son élévation céleste quotidienne 109. À partir du xiiie siècle, cet épisode est
régulièrement interprété par les prédicateurs de toute l’Europe comme une
extase mystique : la lévitation angélique est décrite comme une expérience de
l’âme et du corps, rendue possible par un accomplissement spirituel et
permettant l’union au Christ 110. Madeleine peut également être présentée
comme une figure du détachement, de la persévérance et de l’amour divin,
comme en témoignent les sermons de Maître Eckhart et de son disciple Jean
106. La représentation de Madeleine pénitente, dont les cheveux recouvrent intégrale-
ment le corps, correspond à une féminisation du portrait de la sainte, en France et en Italie,
sous l’effet de la spiritualité franciscaine (Colette Deremble, « Les premiers cycles d’images
consacrés à Marie Madeleine », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen-Âge, 1992,
t. 104, no 1, p. 187-208, ici p. 206). Il est alors communément admis que la chevelure tombante de
la sainte, couvrant sa nudité, fonctionne dans les images comme une évocation des anciens
péchés : « Medieval depictions of the hair-covered and naked Magdalen did more than evoke
images of edenic innocence : they also pointed back to the sexual aspect of her nudity, a
reminder of her past as a sexual sinner. » (Katherine Ludwig Jansen, The Making of the
Magdalen. Preaching and Popular Devotion in the Later Middle Ages, Princeton, 2000,
p. 132-134).
107. J. Antunes, « The Late-Medieval Mary Magdalene », art. cit., p. 125.
108. Une gravure d’Hans Baldung produite vers 1511 (Londres, British Museum, inv. 1911,
1018.12.) est à cet égard particulièrement explicite. Elle représente Madeleine en prière,
entourée de six angelots dodus qui agrippent et caressent la sainte autant qu’ils la portent aux
nues : l’un d’entre eux plonge même la main entre les cuisses de Madeleine, sous une longue
mèche de cheveux qui vient en couvrir le sexe. Le traitement de la pilosité est également original
dans cette image : tandis que le buste de la sainte n’est recouvert que d’une discrète toison, qui
n’apparaît pas au premier coup d’œil mais qui se devine par ses terminaisons (poignets), les
mollets sont au contraire enveloppés d’une épaisse couche de poils drus. L’association d’une
pilosité peu gracieuse au bas d’un corps érotisé constitue ici sans nul doute une évocation des
péchés charnels de la pénitente (Friedrich Wilhelm Heinrich Hollstein, German Engravings,
Etchings, and Woodcuts [ca. 1400-1700], vol. ii : Altzenbach-B. Beham, Amsterdam, 1954,
p. 126, 137).
109. Jacques de Voragine, La Légende dorée, éd. Alain Boureau et Monique Goullet,
Paris, 2004 (Pléiade, 504), p. 517 : « Tous les jours, à chacune des sept heures canoniales, elle était
enlevée dans les cieux par les anges et elle y entendait, même avec les oreilles de son corps, les
glorieux concerts des troupes célestes. Aussi, rassasiée chaque jour par ces mets très suaves, et
ramenée par ces mêmes anges au lieu où elle habitait, ne ressentait-elle nul besoin d’aliments
corporels ».
110. À ce sujet voir entre autres la partie intitulée « The mystical Magdalen » par K. Jansen,
The Making of the Magdalen, op. cit., p. 124-142.
140 f. pouvreau

Tauler au xive siècle 111. Au siècle suivant, cette lecture mystique et enthou-
siaste du parcours spirituel de la sainte recule en France et dans l’Europe
méridionale : elle est remplacée par l’image d’une Madeleine pécheresse et
pénitente, véhiculée en particulier par les dominicains 112. Dans l’espace
germanique et flamand cependant, l’interprétation mystique de Madeleine
perdure davantage. Dans un sermon prononcé à Coblence le 22 juillet 1431
à l’occasion de la fête de la sainte, Nicolas de Cues rassemble ainsi les deux
portraits de la sainte, pénitente et mystique, dans un dialogue imaginaire
entre l’âme fidèle et la sainte. Dans cet intense passage du sermon, qui
succède à une longue dissertation sur le péché, la sainte répond à l’âme sur les
degrés de son élévation dans l’amour mystique et insiste sur l’importance de
la vie érémitique pour devenir l’épouse du Christ 113. Henri Herp, un prédi-
cateur flamand de l’Observance dont l’œuvre s’apparente à une synthèse
entre la tradition franciscaine et la mystique rhénane propose également un
portrait de Madeleine en pénitente passionnée 114. À Nuremberg, les domi-
nicains eux-mêmes diffusent l’image d’une Madeleine recluse et mystique :
une légende allemande de la fin du xve siècle écarte l’aspect traditionnel de la
pécheresse repentie pour décrire une série d’apparitions et de visions de
Madeleine 115.

111. Dans son célèbre sermon sur le Cantique « L’amour est fort comme la mort » (Fortis est
ut mors dilectio) prononcé pour la fête de Marie-Madeleine (22 juillet), Eckhart fait de la sainte
une figure de l’amour divin total et passionné (Œuvres de MAÎTRE ECKHART. Sermons-traités,
trad. Paul Petit, Paris, 1942 [Les classiques allemands], p. 274-277). Jean Tauler institue
également Madeleine en modèle de détachement et d’amour persévérant, en particulier dans son
sermon du 22 juillet (The Sermons and Conferences of JOHN TAULER [...] His Spiritual Doctrine,
trad. Walter Elliot, Washington, 1910, p. 667-675).
112. K. Jansen, « Mary Magdalen and the mendicants. The preaching of penance in the
late Middle Ages », Journal of Medieval History, t. 21, 1995, p. 1-25 ; É. Pinto-Mathieu,
Marie-Madeleine, op. cit., p. 35-43 ; D. Russo, « La Madeleine pénitente. Iconographie et
retables peints pour les femmes en Italie centrale (xive-xve siècles) », dans Femmes, art et
religion au Moyen Âge, dir. Jean-Claude Schmidt [actes du colloque tenu à Colmar, du
3 au 5 mai 2001], Strasbourg-Colmar, 2004, p. 103-113 ; S. Wilk, « The Cult of Mary Magdalen »,
art. cit.
113. Sermon Remittuntur Ei Peccata Multa, cité et traduit par Edmond Vansteenberghe,
Le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464). L’action, la pensée, Paris, 1920 (Bibliothèque du
xve siècle, 24), p. 163-164 : « Au premier degré de l’échelle, lorsque j’embrassais ses pieds,
j’aimas ; je brûlais au second, en baisant ses mains ; au troisième, je languissais... Et la langueur
faisait croître l’amour. Et plus il croissait, plus était claire la vision de mon époux, plus doux était
son baiser [...] Une septième fois il m’emporta sur les hauteurs ; et comme je commençais à
goûter la douceur de mon aimé, mon désir s’enflamma d’une ardeur extrême..., et mon aimé me
blessa le cœur du feu de son amour ; et je languissais, parce que je ne le possédais pas tout entier,
selon mon désir. Et tous les sens de mon corps furent liés, parce que mon âme vaquait à son aimé,
lui demandant de guérir la blessure à laquelle elle était liée indissolublement ». Pour la datation
et une traduction anglaise plus récente des sermons voir Nicholas of Cusa’s Early Sermons
(1430-1441), trad. Jasper Hopkins, Loveland, 2003.
114. Lionel Rousselot, « Sub alis Domini. La Madeleine dans la prédication du franciscain
Henri Herp », dans Religion et mentalités au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur d’Hervé
Martin, dir. Sophie Cassagnes-Brouquet, Amaury Chauou, Daniel Pichot et al., Rennes,
2003 (Histoire), p. 305-313.
115. Il s’agit de la Nürnberg Mary Magdalen Legend III éditée par Madeleine Boxler,
« Ich bin ein predigerin und appostlorin ». Die deutschen Maria Magdalena-Legenden des
Mittelalters (1300-1550). Untersuchungen und Texte, Bern, 1996 (Deutsche Literatur von den
Anfängen bis 1700, 22).
sainteté, ascèse et excès pileux 141

C’est dans cette perspective mystique que s’inscrivent les images d’une
Madeleine sensuelle, dont la villosité dévoile le corps bien davantage qu’elle
ne le cache : leur dimension érotique s’accorde en tout point avec la longue
tradition qui associe Madeleine à la fiancée du Cantique des cantiques 116 et
avec l’interprétation de l’élévation comme une extase sensuelle. Dans un
dessin que Jörg Schweiger réalise au début du xvie siècle, l’excès pileux
discret et partiel de la sainte participe une nouvelle fois d’une féminité
sereine et gracieuse 117. Mais le corps de Madeleine semble cette fois se
confondre avec celui des anges qui la soutiennent et la revêtent : le long
manteau couvrant à demi la sainte s’apparente à celui que portent les anges
et la longue chevelure bouclée de Madeleine, également semblable à celle de
ses quatre compagnons célestes, se mêle à l’aile de l’un d’entre eux. Jörg
Schweiger établit enfin un parallèle évident entre le corps de Madeleine et
celui d’un ange à sa droite, dévêtu et couvert de plumes. Cette représentation,
peu commune, apparaît comme un moyen original de figurer la nature
spirituelle et aérienne de l’être angélique 118. Les plumes et les poils distan-
cient alors dans cette image les corps représentés de ceux des hommes et en
soulignent la nature exceptionnelle. Le corps velu de Madeleine, dont la
féminité s’épanouit dans l’union mystique, échappe au monde terrestre et à
l’amour charnel pour se réaliser dans l’amour du Christ.
Une dynamique similaire traverse les différentes versions néerlandaises de
la légende de sainte Wilgeforte, dans lesquelles la sainte manifeste le désir
d’épouser le Christ, et uniquement lui. L’union mystique ne passe pas ici par
la sensualité mais par l’humiliation : permettant certes d’éloigner les hom-
mes, la barbe est surtout présentée dans ces textes comme un attribut
supplémentaire d’identification au Christ, après un supplice qui rappelle
en tout point la Passion (interrogatoire, détention, procès, flagellation,
crucifixion) 119. Les versions allemandes de la Vie de Wilgeforte insistent
116. Dans sa célèbre Homélie xxxiii, Grégoire le Grand est le premier à associer les baisers de
Madeleine sur les pieds du Christ à ceux de l’épouse du Cantique : « Le baiser est un signe de
l’amour [...] Ce qui fait dire à l’épouse du Cantique des Cantiques au sujet de son Rédempteur :
‘‘Qu’il me baise des baisers de sa bouche.’’ » Au xiiie siècle, le Cantique est encore au cœur de
plusieurs sermons du 22 juillet (Nicole Bériou, « La Madeleine dans les sermons parisiens du
xiiie siècle », Mélanges de l’École Française de Rome. Moyen Âge, 1992, t. 104, no 1,
p. 269-340, ici p. 275-276).
117. Bâle, Offentlichen Kunstammlung Basel, Kupferstichkabinett, 1510-1520. Ce dessin est
reproduit en couleur par T. Husband, Wild Men in the Middle Ages, op. cit., pl. vii, no 21, p. 28,
100-101.
118. L’angéologie chrétienne, qui oppose la spiritualité des êtres célestes à la corporéité des
hommes, doit beaucoup à l’œuvre du pseudo-Denys l’Aréopagite. Celui-ci, qui théorise la
hiérarchie céleste et influence toute la mystique médiévale, envisage la création comme le
rayonnement de la puissance divine. L’ange est ainsi un être immatériel pouvant revêtir un corps
spirituel, « définit par ce qu’il reçoit de lumière et ce qu’il transmet » (Philippe Faure, « L’ange
du haut Moyen Âge occidental [ive-ixe siècles]. Création ou tradition ? », Médiévales, t. 7, no 15 :
Le premier Moyen Âge, 1988, p. 31-49, ici p. 33-34).
119. K. Boll, « Die Legende von der Frau am Kreuz », art. cit., p. 168. L’enlaidissement sur
lequel insistent les textes néerlandais est alors pour les femmes dévotes et les religieuses une
pratique ascétique relativement courante à la fin du Moyen Âge, au même titre que la recherche
du dégoût (Antoine Roullet, « Souffrir pour être belle. L’enlaidissement au carmel, entre image
de soi et regard des autres », Europa moderna. Revue d’histoire et d’iconologie, t. 4, 2012,
p. 85-99). Les artistes flamands, féminisant davantage Wilgeforte que ceux d’Allemagne, jouent
142 f. pouvreau

beaucoup moins sur l’union christique et la laideur de la sainte, mais elles


indiquent en revanche que Dieu transforme le corps de la sainte à son image
(« gleich / in seine Gestalt ») 120. L’imitatio Christi est alors poussée à son
paroxysme, dans les textes comme dans les images (fig. 10) 121 : en recevant
une barbe, la sainte devient semblable au Christ, non plus seulement par ses
souffrances qui s’apparentent à la Passion, mais également par son corps 122.
Cette dynamique d’incorporation, que l’on retrouve dans la spiritualité
mystique des mulieres religiosae de l’Europe centrale est un élément sup-
plémentaire permettant de comprendre le succès du culte de la sainte dans les
Pays-Bas et en Allemagne au xve siècle 123.

Conclusion

L’historiographie récente a montré combien il est nécessaire de tenter de


s’affranchir des réflexes pudibonds et normatifs hérités du catholicisme
post-tridentin pour mieux saisir toute la richesse des images médiévales 124.
régulièrement sur le contraste entre la barbe et le reste du visage (peau, chevelure) pour enlaidir
la sainte. Dans un livre d’heures anonyme enluminé à Delft à la fin du xve siècle (1460-1480), La
Haye, Koninklijke Bibliotheek, ms. 135 E 18, fol. 119v, Wilgeforte est ainsi dotée d’une barbe
brune contrastant totalement avec sa peau blanche et sa chevelure blonde. Sur le ms. 135 E 18
voir en particulier Claas Wybe De Kruyter, « The emblematic character of the border orna-
ments in Delft codiques », Quaerendo, t. 3, no 3, 1973, p. 211-216, n. 2 et 3 p. 211, fig. 1-3.
120. K. Boll, « Die Legende von der Frau am Kreuz », art. cit., p. 169 et 172.
121. Anonyme, Fresque, paroi latérale nord du chœur de l’église Saint-Nicolas de Rostock
(Allemagne), 1445-1455, détail, Crucifixion de sainte Wilgeforte. L’identification au Christ est
accentuée ici par la composition : la crucifixion de Wilgeforte figure dans la fresque à côté de la
Trahison de Judas et d’une image des Instruments de la Passion.
122. Le culte de Wilgeforte, comme en témoigne l’hagiographie et les images flamandes, ne
doit rien à celui du Volto santo. Les similitudes frappantes entre les images allemandes de la
sainte et celles du Christ de Lucques montrent néanmoins que dans l’espace germanique
l’apparence christique de la sainte est cultivée aussi bien dans les images que dans les textes.
Dans la perspective théorique de l’androgynie primitive, féminin et masculin deviennent alors
complémentaires au sein de cette singulière figure de sainteté et lui permettent d’accéder au
royaume de Dieu. La conception d’une Ève moitié d’Adam (Gn, ii, 23) qui prédomine chez les
Pères de l’Église implique en effet l’idée d’une indifférenciation des genres avant la Chute. Jean
Scot Érigène, dont l’influence est notable sur les théologiens et les mystiques de la fin du Moyen
Âge, reprend et développe ainsi l’idée d’une androgynie primitive. Sur cette idée voir en
particulier Wayne A. Meeks, « The Image of Androgyne. Some use of a Symbol in Early
Christianity », History of Religions, t. 13, no 3, 1974, p. 165-208. La « femme androgyne de
Pregassona », une peinture murale du xvie siècle, constitue un autre exemple tardif d’illustra-
tion de ce motif et témoigne de sa relative fréquence dans les images de la fin du Moyen Âge
(D. Rigaux, Le Christ du dimanche. Histoire d’une image médiévale, Paris, 2005 [La librairie
des humanités], p. 87-89).
123. Le corps de Wilgeforte, comme celui des saints stigmatisés, devient avec la crucifixion et
la barbe un « corps de passion », selon l’expression de P. Nagy, « Sensations et émotions d’une
femme de passion », art. cit., p. 349. Sur la notion d’incorporation mystique voir D. Boquet,
« Incorporation mystique et subjectivité féminine d’après le Livre d’Angèle de Foligno
(† 1309) », Clio. Femmes, genre, histoire, 2007, t. 26, p. 189-208.
124. C. Heck, « Entre dissemblance et incarnation. L’image du corps dans l’art du Moyen
Âge », Perspective. Revue de l’INHA, 2014, no 2, p. 345-351, ici p. 345, indique à ce sujet que le
renouvellement de la recherche et l’intérêt grandissant pour la réalité physique du corps est dû
notamment « à une libération ¢ encore partielle et timide ¢ des limitations et des tabous qu’une
pensée chrétienne, forte depuis la Contre-Réforme, et encore plus prégnante depuis le
xixe siècle, a imposés à la culture en Occident. »
sainteté, ascèse et excès pileux 143

Longtemps négligées ou conçues comme des accidents ou des « erreurs » 125,


celles présentées ici en sont un exemple manifeste : aussi étrange que cela
puisse sembler à l’observateur moderne, il paraît clair que l’abondance
pileuse est un caractère physique relativement fréquent pour les saints au
xve siècle 126.
Éminemment sauvage et considéré comme un canon de laideur, l’excès
de poil témoigne d’abord, dans les textes comme dans les images, du mépris
de l’apparence, du détachement du corporel au profit du spirituel ; toisons
et barbes sont alors des signes extérieurs de l’ascèse, qu’ils proviennent
d’un miracle ou des souffrances mêmes de l’ermite. Mais s’il « signifie »
l’effacement du corps, l’excès pileux produit un « effet » strictement opposé
et complémentaire dans l’image : son caractère monstrueux place le corps du
saint au centre de la représentation et en fait un objet remarquable, excep-
tionnel. Le corps velu d’Onuphre, parfois animalisé, montre la radicalité du
parcours érémitique de l’ermite par la durée extrême de la retraite et la
rupture totale avec la société humaine 127. Pour Wilgeforte, l’androgénisation
par la barbe peut témoigner des qualités et des vertus masculines de celle-ci
(vitalité, chasteté, détermination) mais elle fait surtout du corps de la sainte
celui d’un alter Christus. Enfin, le xve siècle est le théâtre d’une évolution
importante pour les images de Marie l’Égyptienne et de Marie-Madeleine :
tandis que les premières représentations semblent dériver directement du
modèle de la pénitente hirsute, entièrement recouverte par sa chevelure, le
corps velu devient nettement moins animal et bien plus érotique à partir des
années 1450. Ainsi, la villosité apparaît autant comme une évocation de la
sensualité charnelle révolue que de celle, spirituelle, réalisée dans l’union
mystique.

125. La conception d’un travail de l’artiste médiéval comme une tâche mécanique et
absolument normée a longtemps conduit les spécialistes à analyser les écarts à ce qu’ils
considéraient être la norme en termes d’erreurs (P.-O. Dittmar, « Lapsus figurae. Notes sur
l’erreur iconographique », dans Quand l’image relit le texte. Regards croisés sur les manuscrits
médiévaux, dir. Sandrine Hériché-Pradeau et Maud Pérez-Simon, Paris, 2013, p. 319-335).
C’est cette conception, assortie d’une volonté de se réconcilier avec des images considérées
comme hétérodoxes, qui a conduit à considérer le culte et l’iconographie de Wilgeforte comme
une « erreur » dérivant d’une mauvaise interprétation du Volto Santo (cf. n. 40). Il est à cet égard
ironique de remarquer que cette considération s’est maintenue jusque dans un ouvrage majeur
ayant lui-même profondément renouvelé l’histoire de l’art médiéval par son approche des
pratiques dévotionnelles, J. F. Hamburger, Peindre au couvent, op. cit., p. 12 : « Fondée sur une
interprétation erronée du Volto Santo et de ses copies qui montrent le Christ en croix vêtu d’un
long colombium et non d’un pagne, la légende [de Wilgeforte] jouissait d’une vénération spéciale
chez les religieuses parce qu’elle célébrait la virginité féminine et le martyre à l’imitation du
Christ ».
126. À notre connaissance, sont conservées aujourd’hui plus de cent-vingt images produites
entre le début du xve siècle et le milieu du xvie siècle, essentiellement le long d’un axe allant de
l’Italie du sud jusqu’aux Pays-Bas.
127. Les images d’Onuphre velu se développent, à partir du xiiie siècle dans un contexte de
renouveau de l’érémitisme et de succès de ce modèle de sainteté, en particulier dans les pays
méditerranéens (A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge
d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1981 [Biblio-
thèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 241], en particulier p. 226-229). Par ailleurs,
le poil ne peut être en aucun cas pour Onuphre un rappel d’anciens égarements, le saint n’ayant
jamais péché et n’étant pas un pénitent.
144 f. pouvreau

L’apparence singulière des saints participe dès lors d’une double efficacité
des images. En montrant des corps extraordinaires, admirables, celles-ci
répondent d’abord au goût pour le prodigieux qui se manifeste dans l’hagio-
graphie puis dans les procès de canonisation aux derniers siècles du
Moyen Âge 128. Mais, ce faisant, les images de saintes présentées ici et
produites essentiellement pour des communautés laïques ou pour des fem-
mes de l’espace germanique et flamand accompagnent également une spiri-
tualité sensible qui fait du corps un médium essentiel pour l’accès au Salut.
Ces images constituent en dernier lieu une expression originale du para-
doxe essentiel sur lequel repose la conception chrétienne du corps, à la fois
charnel et corrompu mais perfectible et voué à la transformation 129. L’excès
de pilosité, animal, avilissant, sensuel, apparaît définitivement vertueux,
miraculeux, christique.

Florent Pouvreau
Grenoble

128. Sur ce dernier aspect voir A. Vauchez, La sainteté en Occident, op. cit., en particulier
la troisième partie, « Signes et significations de la sainteté ».
129. Jérôme Alexandre, « Paradoxe du corps chrétien », dans Les limites du corps, le corps
comme limite, dir. André Michels [et Patrick Landman], Ramonville-Saint-Agne, 2006 (Mono-
graphies de clinique psychanalytique), p. 273-289, ici p. 276 : « La théologie chrétienne, parce
qu’elle vit du paradoxe du Dieu fait homme, pense un corps à la fois garanti dans la fermeté de
sa réalité et néanmoins promis à transformation, à la fois souffrant et sauvé, humain, pécheur, et
cependant voué à la perfection. La théologie tient ensemble ces deux registres apparemment
discordants, au risque permanent de s’égarer dans le malentendu ou de le susciter ».
sainteté, ascèse et excès pileux 145

Fig. 1. ¢ Vincent de Beauvais, « Miroir historial », trad. Jean de Vignay, Guillaume Vrelant
(atelier), Bruges, 1450-1474, Paris, BnF, ms. Fr. 310, fol. 55v, Posthumien, l’ermite velu et le
miracle du Rameau brûlé et refleuri. © BnF.
146 f. pouvreau

Fig. 2. ¢ Giovanni Bonsi, Vierge à l’Enfant avec saint Onuphre, saint Barthélemy et saint Jean
l’Évangéliste, Florence, 1371, polyptyque, détrempe sur bois, 166 × 234 cm, détail, Cité du
Vatican, Pinacothèque, inv. 40009. © Vatican Museums, all rights reserved.
sainteté, ascèse et excès pileux

Fig. 3. ¢ Heures de Kunera van Leefdael, Flandre, vers 1415, Fig. 4. ¢ Psautier, vers 1430, Aschaffenburg, Hofbibliothek, ms. 3,
Utrecht, Universitätsbibliothek, ms. 5 J 26, fol. 191, Maître du fol. 29v, Crucifixion de sainte Wilgeforte. © Hofbibliothek
147

cycle de l’Enfance, Crucifixion de sainte Wilgeforte. © Univer- Aschaffenburg.


sitätsbibliothek Utrecht.
148

Fig. 6. ¢ Maître de Barbara (atelier de Friedrich Pacher), Retable, 1498, tempera sur bois,
prédelle, Flagellation du Christ, Thal-Assling (Autriche), église Saint-Korbinian.

Fig. 5. ¢ Maître de Barbara (atelier de Friedrich Pacher),


Retable, 1498, tempera sur bois, panneau central, Élévation
f. pouvreau

de Marie-Madeleine, Thal-Assling (Autriche), église Saint-


Korbinian.
sainteté, ascèse et excès pileux

Fig. 7. ¢ Maître de la Légende de sainte Marie-Madeleine, Retable, Bruxelles, vers 1518, triptyque, huile sur bois, panneaux laté-
raux, 29 × 81 cm (chaque panneau), Famille van Quesnoy van der Tommen, Saint Simon et sainte Marie l’Égyptienne, Bruxelles,
149

Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 1330. © Musées royaux des Beaux-Arts deBelgique, Bruxelles / Photo : Grafisch
Buro Lefevre, Heule.
150 f. pouvreau

Fig. 8. ¢ Anonyme, Retable, Dantzig, v. 1430-1435, tempera et or sur bois, 182 × 122 cm,
panneau de retable, Élévation de Marie-Madeleine, Varsovie, Muzeum Narodowe w Wars-
zawie, inv. Sr.206/2. © Muzeum Narodowe w Warszawa.
sainteté, ascèse et excès pileux 151

Fig. 9. ¢ Anonyme, Élévation de Marie-Madeleine, Allemagne, 1470-1490, sculpture


centrale de retable, bois, 108 cm, Aix-la-Chapelle, Musée Suermondt-Ludwig. © Musée
Suermondt-Ludwig.
152 f. pouvreau

Fig. 10. ¢ Anonyme, Fresque, paroi latérale nord du chœur de l’église Saint-Nicolas de Rostock
(Allemagne), 1445-1455, détail, Crucifixion de sainte Wilgeforte.

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