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L’auteure

Même s’il lui est arrivé de faire quelques incursions dans le domaine adulte
(Dead Air), Gwenda Bond est l’auteure de nombreux romans jeunesse et
jeunes adultes – à commencer par la série Cirque American et la trilogie Lois
Lane, centrée autour de l’emblématique personnage de comics. Elle coécrit
aussi avec son mari écrivain Christopher Rowe une série jeunesse intitulée
The  Supernormal Sleuthing Service. Après un diplôme de journalisme, elle a
décroché un master de creative writing à l’université du Vermont. Elle rédige
aujourd’hui encore des articles pour le Los Angeles Times, Publishers Weekly ou
Locus, entre autres. C’est, de son propre aveu, une très grande fan de la série
Stranger Things.
Gwenda Bond

Traduit de l’anglais (États-Unis)


par Céline Morzelle
À toutes les mères – à commencer par la mienne – dont le
courage indomptable est un exemple
SOMMAIRE

Prologue

Chapitre 1 - Un simple test

Chapitre 2 - Lucy in the sky with demons

Chapitre 3 - Voyages au bout de nulle part

Chapitre 4 - Des hommes et des monstres

Chapitre 5 - Poudre aux yeux

Chapitre 6 - Dons de l'esprit

Chapitre 7 - Promenons-nous dans les bois

Chapitre 8 - Nouveaux secrets, nouveaux mensonges

Chapitre 9 - Derrière les murs

Chapitre 10 - Ceux qui tirent les ficelles

Chapitre 11 - Goodbye & Hello

Chapitre 12 - La Débâcle
Épilogue
A u volant d’une voiture d’un noir immaculé, l’homme suivait les méandres
d’une route aussi plate que tout le reste de l’Indiana. Il ralentit en arrivant
devant un portail grillagé orné d’un panneau « Accès réglementé ». Le garde en
faction lui jeta un très bref coup d’œil par la vitre avant de contrôler sa plaque
d’immatriculation et de l’autoriser à passer d’un simple geste de la main.
Le personnel du laboratoire attendait de toute évidence son arrivée. Peut-
être même auraient-ils déjà réorganisé les lieux à sa convenance, conformément
aux instructions qu’il leur avait fait parvenir à l’avance…
Quand il atteignit le poste de contrôle suivant, il baissa sa vitre d’un tour
de manivelle pour présenter ses papiers au soldat qui faisait office d’agent de
sécurité. Le militaire lui prit son permis en évitant soigneusement de croiser
son regard – une constante chez la plupart de ses interlocuteurs.
Lui accordait au contraire une attention considérable à tous ceux qu’il
rencontrait pour la première fois –  au début, en tout cas. Car en moins de
temps qu’il n’en fallait pour le dire, il les avait déjà évalués et catalogués : sexe,
taille, poids et origine ethnique – d’où il tirait une première estimation de leur
intelligence et, plus important encore, de leur potentiel. Une fois ce dernier
diagnostic établi, la quasi-totalité des cobayes perdait presque tout intérêt à ses
yeux. Mais l’homme gardait toujours espoir. D’autant que l’observation et
l’analyse –  une part essentielle de son travail – s’apparentaient chez lui à une
seconde nature. Et si la majorité des individus ne présentaient aucune valeur à
ses yeux, les rares exceptions à la règle étaient, tout simplement, la raison même
de sa présence en ces lieux.
Le garde campé en face de lui n’était pas difficile à jauger : sexe masculin,
près d’1  m  75, 80  kg, de type européen, intelligence plutôt moyenne, et
potentiel… déjà satisfait par les huit heures par jour qu’il passait assis dans sa
guérite à contrôler l’identité des visiteurs, son arme de poing sagement rangée
dans la gaine à sa hanche. Son regard faisait la navette entre le nouvel arrivant
et le rectangle plastifié qu’il tenait encore à la main.
—  Bienvenue, monsieur  Brenner, finit-il par dire. On nous a avertis de
votre arrivée.
Amusant, quand on y songeait  : sur le permis en question figuraient
justement la plupart des informations-clés que recherchait toujours
Martin Brenner quand il procédait à une évaluation. Sexe masculin, 1 m 85,
90  kg, de type européen. Quant au reste  : un QI de génie et un potentiel…
illimité.
— C’est « docteur » Brenner, rectifia-t-il, mais sans la moindre animosité.
La sentinelle, qui refusait obstinément de regarder son interlocuteur en
face, posa des yeux toujours aussi soupçonneux sur la banquette arrière de la
voiture, où le sujet Huit, cinq ans, dormait roulé en boule contre la portière,
ses deux petits poings serrés sous son menton. Le nouveau directeur du centre
avait préféré superviser son transfert en personne.
— Docteur Brenner, bien sûr, pardon ! répondit le soldat. Et cette gamine,
là, c’est votre fille ?
Une pointe de scepticisme perçait dans cette question. D’un brun profond,
le teint de Huit jurait avec celui, pâle et laiteux, du médecin. Ce qui ne voulait
rien dire, aurait-il pu expliquer… Sauf que cette information, confidentielle,
ne regardait pas le militaire – qui, d’ailleurs, avait vu juste : Brenner n’avait pas
d’enfant. Il faisait certes régulièrement office de figure paternelle, mais rien de
plus.
Amusé, il observa le garde de plus près. Un soldat, donc, vétéran d’un
conflit ancien, d’une guerre déjà remportée –  contrairement à celle du
Viêt Nam, ou à la guerre froide qui opposait toujours le pays aux Soviétiques.
Ce que cet homme ignorait, c’est qu’au-delà des champs de bataille, les États-
Unis étaient aussi engagés dans un combat parallèle d’un autre genre, un
affrontement décisif dont l’enjeu n’était autre que l’avenir du pays…
— Je ne voudrais pas faire patienter mon équipe trop longtemps, répliqua
le médecin sur un ton toujours aussi cordial. Et, à votre place, je ne poserais
pas trop de questions à l’arrivée des autres cobayes. Ce projet est hautement
confidentiel.
Aussitôt rembruni, le garde ne fit toutefois aucun commentaire. Son regard
alla se poser sur les étages supérieurs du vaste complexe qui s’étendait au-delà
du portail.
—  Oui, vous êtes attendu. Vous êtes libre de vous garer où vous voulez,
allez-y.
Nouvelle précision complètement inutile. Brenner reprit son chemin sans
faire de commentaire.
Si une branche quelconque de l’État fédéral avait payé la construction et
l’entretien du centre, son aménagement – conforme aux exigences précises du
médecin – avait en revanche été financé par d’autres agences
gouvernementales, aux agissements plus clandestins. Mais pour rester top
secret, un programme de recherche se devait en effet d’adopter la plus grande
discrétion. Et pour atteindre l’excellence, il fallait parfois savoir contourner les
règles, la CIA ne l’ignorait pas. Leurs homologues russes n’étaient sans doute
pas soumis aux mêmes contraintes –  mais si leurs ministères n’avaient pas à
cacher l’existence de leurs laboratoires, c’était que, dans ce pays, les autorités
n’hésitaient pas à faire taire toute opposition. En cet instant même, à  des
milliers de kilomètres de là, les scientifiques du bloc communiste se livraient à
des expériences similaires à celles qu’abritait ce complexe de cinq  étages aux
façades brunâtres et aux sous-sols tentaculaires. Brenner ne se gênerait pas pour
le rappeler à ses subordonnés s’ils perdaient le sens des priorités ou se
montraient trop curieux. Leur dévouement devait l’emporter sur tout le reste.
Même lorsqu’il sortit du véhicule pour le contourner, Huit ne se réveilla
pas. Il ouvrit lentement la portière arrière, retenant l’enfant afin qu’elle ne
s’affale pas sur l’asphalte du parking. Par précaution, il lui avait administré un
sédatif pour toute la durée du voyage. La petite était bien trop précieuse pour
être confié à un tiers –  d’autant que, jusque-là, les aptitudes des autres sujets
s’étaient révélées… pour le moins décevantes. Accroupi à côté de la banquette,
le médecin secoua doucement sa protégée par l’épaule.
— Huit…
Elle remua la tête, sans pour autant ouvrir les paupières.
— Non, Kali, marmonna-t-elle.
Son vrai nom – elle insistait pour qu’il l’emploie. En temps normal, il ne
cédait pas, mais ce jour-là sortait de l’ordinaire…
— Réveille-toi, Kali. Ça y est, on est arrivés. Tu es chez  toi.
Elle cligna des yeux, une soudaine lueur d’espoir au fond des prunelles…
Elle l’avait mal compris.
— Ton nouveau chez toi, précisa-t-il.
Le regard de Huit se voila aussitôt. Brenner aida l’enfant à se relever et, de
sa main tendue, l’encouragea à sortir du véhicule.
— Tu vas te plaire ici, tu verras. Mais pour l’instant, papa voudrait que tu
entres dans le bâtiment en marchant comme une grande. Après, tu pourras
reprendre ta sieste.
La fillette ouvrit enfin sa petite main, qu’elle glissa dans la sienne. Quand
ils approchèrent de l’entrée principale, Brenner se contraignit à se plaquer sur
les lèvres le sourire le plus aimable de son arsenal. Le directeur intérimaire
n’était pas le seul à être venu l’accueillir, constata-t-il avec étonnement : dans le
hall l’attendait une longue rangée d’hommes en blouse blanche, au milieu
desquels se trouvait une seule femme. Les scientifiques de sa nouvelle équipe,
sans doute. Tous transpiraient le trac et l’anxiété.
Un médecin à la peau hâlée et au visage ridé par le grand air s’avança. Main
tendue, il jeta d’abord un coup d’œil furtif à Huit avant de reporter son
attention sur son nouveau supérieur. Les verres de ses lunettes cerclées de métal
étaient maculés de traces.
—  Docteur  Brenner, je suis le Dr  Moses, le directeur intérimaire du
laboratoire. C’est un grand honneur d’accueillir ici un chercheur de votre
calibre… Nous tenions à vous faire rencontrer toute l’équipe dès votre arrivée.
Et cette demoiselle est sans doute…
— Kali, lâcha la fillette d’une voix ensommeillée.
— Très fatiguée, et impatiente de découvrir sa nouvelle chambre, intervint
Brenner en faisant mine de ne pas voir la main de son collègue. J’ai exigé qu’on
l’installe un peu à l’écart des autres, il me semble… Ensuite, j’aimerais
rencontrer les cobayes que vous avez sélectionnés.
Dans le hall, il avisa la porte à double battant dont l’accès lui paraissait le
plus sécurisé et s’en approcha en compagnie de Huit. Un tel silence les
accompagna que le sourire de Brenner se fit presque sincère, mais il disparut
bien vite  : le médecin aux lunettes poisseuses se précipitait déjà pour les
rattraper, et se jeta en travers de leur chemin afin de sonner à l’interphone
placé au mur et d’y murmurer son nom. Le groupe de chercheurs, qui s’était
rué sur ses talons en un essaim désordonné, bourdonnait à présent de
conversations agitées. L’un des deux panneaux s’ouvrit.
—  Les participants n’ont pas été préparés, bien sûr, précisa le Dr  Moses,
qui ne cessait de glisser des coups d’œil furtifs à Kali.
À mesure qu’elle sortait de sa léthargie, la petite fille fixait un regard de
plus en plus curieux sur son nouvel environnement. Pas de temps à perdre : il
fallait l’installer.
De part et d’autre du couloir qui s’ouvrait derrière les portes se tenaient
deux soldats, raides comme des piquets… Un signe encourageant aux yeux de
Brenner  : au moins, le personnel ne prenait pas à la légère la sécurité du
laboratoire. Mais à peine les sentinelles eurent-elles contrôlé le badge du
Dr  Moses que ce dernier les dispensa d’un geste d’en faire de même pour les
nouveaux venus.
— Ils n’ont pas encore d’accréditation, dit-il aux militaires.
Les gardes, qui ne semblaient pas prêts à se satisfaire de cette explication,
remontèrent encore d’un cran dans l’estime de Brenner.
—  J’aurai mon passe la prochaine fois, leur assura-t-il avant de désigner
Huit d’un discret signe de la tête. Et un dossier en règle sera fourni sous peu
pour l’enfant.
Les deux  hommes capitulèrent, laissant passer le groupe tout entier.
Brenner enchaîna aussitôt :
—  J’avoue ne pas comprendre  : j’avais pourtant bien précisé que je
souhaitais rencontrer les nouveaux sujets dès mon arrivée. Ma demande ne
devrait pas vous prendre de court…
— Nous pensions que vous vouliez simplement les observer, avoua Moses.
Voulez-vous qu’on les prépare –  ou qu’on les prévienne tout simplement de
votre visite ? Le risque, c’est de perturber le bon déroulement de notre étude :
les psychédéliques déclenchent parfois des crises de paranoïa chez certains
patients.
Brenner leva sa main libre pour mettre fin aux explications de son
interlocuteur.
— Inutile. Si c’était le cas, je vous l’aurais spécifié. Bon, à présent, où va-t-
on ?
Les lampes suspendues au plafond du long corridor brillaient de cette
sinistre lueur qui, si souvent dans ce monde clandestin, éclairait les avancées de
la science. Pour la première fois ce matin-là, le nouveau directeur du
laboratoire eut l’impression qu’il pourrait finir par se sentir chez lui dans ce
bâtiment.
—  C’est par ici, dit le Dr  Moses avant de s’adresser à la seule femme de
l’équipe de chercheurs. Docteur Parks, pouvez-vous veiller à ce qu’un des aides-
soignants apporte un repas à la petite ?
Les lèvres pincées –  on lui assignait, comme par hasard, une tâche
typiquement féminine –, l’interpellée s’exécuta cependant sans protester.
Au grand soulagement de Brenner, Huit n’avait, jusque-là, pas dit un mot.
Le groupe atteignit bientôt une petite chambre meublée d’une table à dessin
adaptée à sa taille et d’un lit superposé. Le médecin avait fait commander ce
mobilier exprès pour rassurer la fillette et lui montrer qu’il lui cherchait
activement des camarades de son âge. Elle remarqua aussitôt ce détail.
— C’est pour un ami ?
—  Oui, un jour ou l’autre, lui confirma-t-il. Bon, on va t’apporter à
manger. Tu peux attendre un peu ici toute seule ?
Elle hocha la tête. Si l’arrivée lui avait conféré un regain d’énergie, il se
dissipait déjà – Brenner n’avait pas lésiné sur la dose de sédatif, il fallait bien le
dire – et elle se laissa tomber sur le rebord du matelas. Impatient de repartir, le
médecin fit volte-face au moment où la chercheuse réapparaissait,
accompagnée d’un aide-soignant.
—  Vous êtes sûr qu’elle peut rester seule sans surveillance  ? s’inquiéta le
Dr Moses, dubitatif.
—  Pour l’instant, oui, répondit son supérieur, avant de se tourner vers le
nouvel arrivant. Je sais qu’on dirait une simple enfant, mais respectez tout de
même les protocoles de sécurité. Elle pourrait vous surprendre… Elle a plus
d’un tour dans son sac.
Perplexe, l’aide-soignant se dandina d’un pied sur l’autre mais garda le
silence.
— Conduisez-moi à la première salle d’examen, lança ensuite Brenner au
Dr  Moses. Vous autres, rejoignez vos sujets respectifs, mais inutile de les
soumettre à la moindre préparation.
Quand l’ex-directeur vit que tous attendaient qu’il confirme ces
instructions, il haussa les épaules d’un air gêné.
— Vous avez entendu le Dr Brenner, allez !
Les scientifiques se dispersèrent aussitôt… Ils commençaient à
comprendre.
Dans la première pièce se morfondait un homme que son pied bot rendait
inapte au service militaire. Il affichait l’air perpétuellement hagard de ceux qui,
pour se couper du monde, optaient pour la marijuana. Banal en tout point.
— Vous voulez qu’on donne un psychotrope au patient suivant ? demanda
le Dr Moses, qui ne comprenait décidément rien aux méthodes de son nouveau
patron.
— Quand j’aurai besoin de quelque chose, je vous le ferai savoir.
L’homme acquiesça docilement. Ils visitèrent encore cinq  autres salles
d’examen. Brenner n’y trouva rien de plus que ce qu’il avait escompté  :
deux  femmes, plus quelconques l’une que l’autre, et trois  hommes, sans rien
d’exceptionnel non plus –  sauf, peut-être, leur extraordinaire absence
d’aptitudes.
— Rassemblez tout le personnel, j’ai à vous parler, finit-il par ordonner.
Non sans un dernier regard nerveux, le Dr  Moses le laissa patienter dans
une salle de conférences. Les membres de l’équipe ne tardèrent pas à l’y
rejoindre et se répartirent autour de la table. Quelques-uns d’entre eux
tentèrent bien de bavarder, comme si les événements de la matinée ne sortaient
absolument pas de l’ordinaire, mais l’ex-directeur les fit taire sur-le-champ.
— Nous sommes au complet, annonça-t-il aussitôt.
Brenner prit le temps d’observer son équipe de plus près. Il y aurait du
travail pour en faire des collaborateurs dignes de ce nom, néanmoins leur
silence attentif lui semblait prometteur. Autorité et peur allaient toujours
de pair.
—  Vous pouvez congédier tous les sujets d’étude que j’ai rencontrés ce
matin, leur annonça-t-il avec dédain. Réglez-leur la somme promise et
rappelez-leur les accords de confidentialité qu’ils ont signés.
Le petit groupe mit un peu de temps à digérer la nouvelle. L’un des bavards
du début de la séance leva la main.
— Docteur Brenner ?
— Oui ?
—  Je m’appelle Chad et je ne suis pas ici depuis très longtemps, mais…
Pourquoi cette décision ? Comment allons-nous poursuivre nos expériences ?
—  Ah… «  Pourquoi  ?  » est une question qui fait toujours progresser la
science. (L’homme marqua son approbation d’un signe de tête.) Il faut
cependant bien réfléchir avant de la poser à ses supérieurs. Mais je vais y
répondre pour cette fois, car vous devez comprendre les tenants et les
aboutissants de notre travail. Quelqu’un a-t-il une idée de ce que nous allons
faire ici, tous ensemble ?
Son attitude envers Chad leur avait cloué le bec. L’espace d’un instant,
Brenner crut que la chercheuse allait prendre la parole, mais elle se contenta de
croiser sagement les mains devant elle.
—  Tant mieux… finit-il par dire. Je n’aime pas les devinettes, de toute
façon. Nous sommes ici pour repousser les limites des facultés humaines. Et si
je ne veux pas de sujets quelconques –  de simples Mures musculi, bref, de
vulgaires souris de laboratoire –, c’est parce que, avec eux, les résultats que nous
obtiendrons n’auront jamais rien d’extraordinaire, justement.
Il balaya la pièce du regard : il avait toute leur attention, à présent.
— Vous avez eu vent, j’en suis sûr, des… obstacles rencontrés par les autres
équipes de chercheurs associées au projet. D’ailleurs, votre propre manque de
résultats est, à vrai dire, la raison de ma présence ici. Les échecs embarrassants
n’ont pas manqué, mais ils proviennent, dans une large majorité, du choix
d’individus inappropriés. Ceux qui s’imaginaient que de simples prisonniers,
ou des malades mentaux tout juste bons pour l’asile, nous apprendraient quoi
que ce soit… ceux-là se voilaient la face. Les réfractaires à l’enrôlement et les
camés de service ne valent pas mieux. Je fais transférer ici, en ce moment
même, une sélection de jeunes patients issus d’un programme analogue au
nôtre, mais j’aimerais disposer d’un échantillon complet de sujets de tous les
âges. Nous avons de bonnes raisons de croire que, catalysée par des stimuli
adaptés, les associations de molécules psychotropes nous révéleront les secrets
dont le pays a tant besoin. Pensez aux atouts, rien qu’en matière de
renseignements, dont nous disposerions si nous étions capables d’inciter nos
ennemis à avouer ce qu’ils cachent, si nous pouvions les rendre influençables,
ou exercer sur eux un contrôle absolu… Mais attention : à défaut de cobayes
adéquats, nous n’obtiendrons aucun résultat –  c’est aussi simple que ça.
Manipuler un esprit faible n’a rien de bien compliqué. Ce qu’il nous faut, ce
sont des êtres dotés d’un fort potentiel.
— Mais… où va-t-on les trouver ? demanda Chad.
Brenner nota dans un coin de sa tête qu’il faudrait le renvoyer avant la fin
de la journée, puis se pencha vers son auditoire.
—  Je vais mettre au point un nouveau protocole de sélection qui nous
permettra d’identifier de meilleurs candidats sur les campus universitaires où
nous nous fournissons déjà. Ensuite, je procéderai en personne au choix de nos
prochains sujets. Votre véritable travail entre ces murs ne fait que débuter…
Personne ne fit la moindre objection. Oui, ils commençaient vraiment à
comprendre.
1.
erry poussa la moustiquaire de la porte et la fumée entêtante qui
T emplissait l’appartement la fit aussitôt grimacer. L’odeur des projections
d’huile et des taches de café qui imprégnait son uniforme de serveuse –  une
tenue d’un rose rouge assortie d’un tablier blanc  – laisserait place à celle du
cannabis en un rien de temps. Faire une lessive, ajouta-t-elle en pensée à sa liste
du lendemain. Le bon côté des cours d’été, c’est qu’il y avait quand même
moins de devoirs que pendant l’année.
— Ah, tu es là, mon cœur ! lança Andrew depuis le sofa. Enfin !
Il passa le joint qu’il tenait à son voisin et fit à Terry un signe de la main.
Son accueil enthousiaste lui valut un sourire. Sa tignasse châtain, qui avait bien
poussé, encadrait chaque côté de sa mâchoire comme une parenthèse. La jeune
fille aimait bien ce nouveau style. Ça lui donnait un petit air dangereux.
Elle se fraya un chemin jusqu’au canapé au milieu des exclamations de
bienvenue de ceux qui la connaissaient. Installée dans le fauteuil inclinable, sa
sœur Becky avait l’air scotchée aux 19  pouces de l’écran noir et blanc que le
paternel de Dave – le colocataire d’Andrew – avait cédé à son fils après s’être
offert le dernier modèle en couleurs, en prévision de ce grand jour. Car cette
après-midi-là, Apollo 11 s’était posé sur la lune.
Au débit effréné du présentateur Walter Cronkite se mêlait la musique qui
s’élevait du tourne-disque –  Bad Moon Rising, de Creedance Clearwater
Revival, reconnut Terry.
— Alors, qu’est-ce que j’ai manqué ?
— Tu rigoles ? lui cria Dave. Tu as tout raté, tout ! Ça fait des heures que
nos gars ont aluni ! Tu étais où ?
— Elle bossait, répondit Andrew. Elle est toujours en train de bosser.
Il l’attira sur ses genoux, écarta avec douceur ses cheveux blond foncé et lui
planta un baiser sur la joue.
—  Tout le monde ne peut pas se faire payer son loyer par ses parents,
répliqua-t-elle.
Andrew et Dave avaient cette chance, raison pour laquelle ils louaient ce
chouette appartement plutôt qu’une chambre en résidence universitaire. Becky
leva la tête un bref instant pour échanger avec elle un regard de connivence,
puis reporta son attention sur l’écran. Terry posa délicatement ses lèvres dans le
cou d’Andrew, qui approuva d’un murmure.
C’est le moment que choisit Stacey –  avec qui Terry partageait sa
chambre – pour les rejoindre, chancelante. Elle en était visiblement à quelques
bières et quelques joints de trop. Ses boucles brunes pendouillaient en une
queue de cheval frisottée sur le point de rendre l’âme et la sueur trempait les
aisselles de sa chemise débraillée. Elle avait pris sa journée et en avait
clairement profité.
—  Toi, lâcha-t-elle en pointant sa colocataire d’un doigt menaçant, je te
trouve un peu trop sobre.
— Je suis bien d’accord ! renchérit Dave, qui voulut offrir son joint à Terry.
Stacey l’intercepta et en tira une longue bouffée.
— Apporte-lui plutôt une bière. Elle ne fume pas.
— Ça la rend parano, expliqua Andrew sans laisser à son ami le temps de
protester.
Il n’était pas loin de la vérité. La première expérience de Terry en matière
de fumette correspondait en tout point à la définition du terme « désagréable ».
Et si tout le monde lui répétait que c’était une simple hallucination, elle n’en
démordait pas : elle avait vu un fantôme… ou quelque chose du genre. Cela
étant, elle n’était pas du genre à laisser les autres décider à sa place.
— Allez, donne… Ce n’est pas tous les jours qu’on marche sur la Lune.
Étendant le bras, elle cueillit le joint des doigts de Stacey, tira brièvement
dessus en réussissant à ne pas tousser et le lui rendit avant de sauter sur ses
pieds.
— Je vais me chercher une bière !
Sur ce, elle se faufila jusqu’à la cuisine, au milieu de laquelle trônait un
coffre à jouets rempli de glaçons et d’une réserve de cannettes sur le déclin. Elle
attrapa une Schlitz qu’elle se passa sur la joue en retournant dans le séjour. La
chaleur de la foule entassée dans l’appartement s’ajoutait à celle de l’été, et le
climatiseur installé devant la fenêtre n’était pas de taille.
Le temps qu’elle retrouve le canapé, Stacey avait commencé à raconter une
anecdote. Terry reprit sa place sur les genoux d’Andrew.
—  Et donc, disait son amie avec force gestes, ce mec, un vrai rat de
laboratoire, me donne mes quinze balles et…
—  Quinze  dollars  ! s’écria la dernière arrivée, désormais tout ouïe. Pour
quoi faire ?
— Les tests pour l’étude psychologique à laquelle je participe, répondit sa
colocataire avant de se laisser glisser au sol pour s’asseoir face à elle. Bon, je sais
que, dit comme ça, ça n’a l’air de rien, mais ensuite…
Stacey s’était interrompue dans un frisson.
—  Ensuite, quoi  ? insista Terry qui avait enfin ouvert sa cannette et pris
une gorgée.
Penchée en avant, elle ne devait son équilibre qu’à Andrew qui lui avait
passé les bras autour de la taille pour l’empêcher de tomber.
— C’est là que ça devient bizarre, lâcha Stacey.
Elle porta une main à sa queue de cheval pour l’arranger, mais finit sans le
vouloir par la défaire complètement. Ses boucles emmêlées en amas
désordonné, l’air soudain hagard dans le halo noir et blanc de la télé, elle reprit
la parole.
—  Le mec m’emmène dans une salle sombre. À  l’intérieur, il y a un lit
d’hôpital où il me dit de m’allonger.
— Ah oui, d’accord, intervint Dave. Je commence à comprendre pourquoi
il t’a filé quinze balles.
Si les deux  filles le foudroyèrent d’un même regard, Andrew, lui, ricana.
Des mecs qui se comportaient en mecs et se croyaient à mourir de rire. Terry
leva les yeux au ciel.
— Et après ? relança-t-elle son amie. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il mesure mes signes vitaux, prend mon pouls, écoute mon cœur puis
note tout ça dans son gros carnet. Et là… (Stacey secoua la tête.) Ça va vous
sembler dingue, mais il m’a fait une injection, il m’a mis un comprimé
effervescent sous la langue et au bout d’un moment, il a commencé à me poser
tout un tas de questions bizarres…
— Quel genre de questions ? demanda Terry, captivée.
Qui donc pouvait bien payer quinze dollars pour si  peu ?
— Je ne sais plus trop. Je me souviens juste d’avoir répondu, mais ça reste
flou. Ce truc qu’il m’a donné… C’était comme prendre un buvard du pire
acide au monde ! Je… je me sentais tellement mal après.
— Et c’était quand, ça ? fit Terry.
— Vendredi.
— Mais pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant ?
Stacey détourna la tête pour regarder Walter Cronkite, puis revint à eux.
—  Je crois que j’ai mis un ou deux  jours à comprendre ce qui m’était
arrivé, dit-elle en haussant les épaules. En  tout cas, je n’y retournerai pas.
— Parce qu’ils voulaient que tu reviennes ? s’étonna Andrew, le menton à
présent posé sur l’épaule de Terry, la tête à hauteur de la sienne.
— Quinze dollars par séance, confirma Stacey. Mais je te jure que ça n’en
vaut pas la peine.
— Et c’est quoi, l’objectif ? demanda sa colocataire.
— Ils ne me l’ont pas dit. J’imagine que je ne le saurai jamais.
—  Moi, si tu veux, j’y vais  ! lança Andrew, qui n’en revenait pas de
l’aubaine. Pour ce prix-là, je me tape tous les bad trips que vous voulez. Un
mois de loyer, rien qu’en claquant des doigts, ça ne se refuse pas !
— De un, ton loyer, ce sont tes parents qui s’en chargent, rétorqua Stacey
avec une moue dédaigneuse. Et de deux, ils ne prennent que des femmes.
— Je vous l’avais bien dit que je savais à quoi servaient leurs quinze balles,
commenta Dave, qui esquiva le coussin que la jeune fille venait de lui lancer à
la figure.
— Moi, je vais le faire.
—  Attention, lâcha Andrew, «  la fille qui changera le monde  » est de
retour !
— Ça m’intrigue, c’est tout, se défendit Terry en lui faisant une grimace.
Ça n’a rien à voir avec cette remarque stupide.
Cette légende sous sa photo, dans l’album de sa promo, la suivrait
décidément jusqu’à la fin de ses jours… Ça et sa manie d’avoir tout le temps
des milliers de questions sur tout. Son père lui avait appris à toujours ouvrir
l’œil et elle ne voulait pas passer à côté de l’opportunité de jouer un rôle
important dans la société. Vivre si loin de San  Francisco et du campus de
Berkeley d’où partaient de véritables séismes culturels se révélait déjà
suffisamment frustrant… Là-bas, par exemple, contester la politique du
gouvernement en matière de guerre relevait du quotidien et ne valait plus,
comme à Bloomington, d’être mal vu par la moitié du voisinage, qui, au fond,
partageait pourtant la même opinion.
La curiosité de Terry n’avait certes encore jamais débouché sur rien, mais
peut-être que cette fois-là, ce serait différent. Et puis, ça lui ferait toujours
quinze dollars de plus. Avec un tel gain à la clé, Becky n’émettrait pas l’ombre
d’une objection.
— Attends, quoi ? lâcha soudain Stacey, qui semblait tout juste revenir à la
réalité.
— Je vais prendre ta place pour la suite des tests, répondit Terry d’un ton
décidé. Enfin, si tu ne veux vraiment pas y retourner, bien sûr.
—  Aucun risque, affirma son amie en haussant de nouveau les épaules.
Mais si tu crois que l’herbe te rend parano…
—  Ça m’est égal. C’est une chance de se faire un peu d’argent… Tu sais
qu’on ne roule pas vraiment sur l’or.
Ce n’était pas là sa vraie raison, et alors ? Becky lui fit un signe de tête –
 comme prévu, elle validait.
—  Taisez-vous, tout le monde  ! beugla tout à coup Dave. Éteignez la
musique ! Il se passe un truc !
La chanson s’interrompit.
— Tu es sûre de vouloir aller fourrer le nez là-dedans ? chuchota Andrew à
l’oreille de Terry. Je sais bien que tu ne peux pas t’empêcher de foncer tête
baissée au moindre mystère, mais…
— Tu es juste jaloux parce que tu ne peux pas participer.
— Là, mon cœur, tu marques un point.
La jeune fille porta la bière à ses lèvres –  une petite gorgée, intense et
amère  –, puis quelqu’un monta le son du téléviseur. Tous regardèrent
Neil  Armstrong émerger de la capsule. Il commença ensuite à descendre
l’échelle, échelon après échelon, en s’arrêtant sur chacun d’eux. Dave jeta un
bref coup d’œil par-dessus son épaule.
—  On est capable d’envoyer un homme sur la Lune et ils ne savent
toujours pas comment nous sortir du Viêt Nam !
— Bien dit ! commenta Andrew.
Des grognements approbateurs fusèrent dans tout le salon jusqu’à ce que
Dave les fasse taire. Que ce soit lui qui ait parlé le premier ne semblait pas le
perturber. À l’écran, il y eut un moment de flottement.
« O.K., annonça enfin Armstrong. Je vais maintenant m’éloigner du LEM. »
Plus personne ne respirait. La pièce baignait dans un silence du genre de
celui censé habiter l’espace : une absence de son pourtant porteuse d’un espoir
fébrile.
Et il le fit. Dans la bulle de sa combinaison conçue pour le protéger de
l’atmosphère et des microbes inconnus d’un autre monde, l’astronaute posa le
pied sur la surface stérile et sublime de la Lune. Armstrong reprit la parole :
« C’est un petit pas pour l’homme, mais un bond de géant pour l’humanité. »
Dave sauta au plafond. Tout le monde se mit à applaudir et à crier.
Andrew, lui, attrapa Terry et, l’espace de quelques secondes éblouissantes,
toutes de joie et d’émerveillement, il la fit tournoyer dans ses bras. À l’écran,
Walter Cronkite semblait sur le point d’éclater en sanglots. Comme Terry. Les
larmes lui piquaient les yeux.
Au bout d’un moment, le calme revint et tous regardèrent les astronautes
planter sur la Lune un drapeau américain, puis glisser de-ci, de-là sur ce corps
céleste suspendu dans l’espace, au-dehors. Transportés tout là-haut par une
incroyable machine née des mains de l’homme, ils avaient traversé le
firmament. Ils avaient survécu et voilà qu’ils marchaient sur la Lune.
Et dire que Terry venait de voir, de vivre un tel événement ! Plus rien ne
paraissait impossible à présent ! Elle reprit une bière et s’amusa à imaginer sa
rencontre avec le rat de laboratoire.
2.
Terry n’avait jamais eu cours dans le bâtiment de psychologie. Elle le
trouva caché dans un coin, au fond du campus, ses trois  étages plongés dans
l’ombre d’arbres dont les branches se reflétaient aux fenêtres et dont la voûte se
balançait sous un ciel gris, annonciateur de pluie.
À côté, une Mercedes rutilante et deux grosses camionnettes noires étaient
garées le long du trottoir alors qu’il restait plein de places libres sur le parking,
vu le peu d’affluence estudiantine en été.
Le van, véhicule favori des tueurs, pensa Terry avec amusement. Si c’est ça
mon truc hors du commun, ce n’est vraiment pas de pot.
À la lumière du jour, que ce bâtiment se veuille le théâtre d’une expérience
importante lui semblait… plus qu’improbable. Mais bon, maintenant qu’elle
était là… Quand elle avait demandé à Stacey ce qu’elle devait faire, son amie
lui avait assuré qu’elle n’avait qu’à se présenter devant la salle, à  l’étage. Elle
s’était aussi fendu de réconfortants adieux  : «  Si les mauvais délires
psychédéliques, ça t’attire, vas-y  ! Moi je ne le ferais pas –  la preuve  –, mais
chacun son truc ! »
Terry tira la porte en verre de l’entrée et tomba aussitôt sur une femme en
blouse blanche armée d’une planchette à pinces. Avec ses boucles châtains et
son large front, elle n’avait pas l’air du genre à plaisanter. Une doctoresse  ?
Une  étudiante en fin de cursus  ? Terry savait qu’il existait des femmes
médecins, mais elle n’en avait jamais rencontré.
—  Le bâtiment est fermé pour la journée, lui dit d’emblée l’inconnue.
À moins que vous ne soyez sur la liste.
— Quelle liste ?
À ce moment-là, quelqu’un entra derrière Terry et la heurta de plein fouet.
Manquant de tomber par terre, elle parvint néanmoins à conserver l’équilibre
et se retourna pour découvrir une fille en bleu de travail noire de cambouis,
qui, même sous l’œil inquisiteur de sa victime, ne se départit pas de son
sourire.
— Désolée, dit la nouvelle venue en haussant les épaules. Je croyais être en
retard.
— Pas de problème.
Terry ne put s’empêcher de sourire à son tour. Côte à côte, elles étaient on
ne peut plus différentes l’une de l’autre. Très soignée, elle-même portait une
jupe et un chemisier assorti. La nuit précédente, elle avait dormi avec des
papillotes en tissu dans les cheveux pour qu’ils retombent en jolies vagues à son
réveil. Sa voisine, en revanche, arborait une tignasse… peignée – c’était tout ce
qu’on pouvait en dire –, de l’huile de moteur jusque sous les ongles et des joues
couvertes de taches de rousseur. Un vrai garçon manqué. Quelques années plus
tôt, elle n’aurait même pas eu le droit de se balader en pantalon sur le campus.
— Vos noms, réclama la femme au bloc-notes. Que je vérifie que vous êtes
bien attendues.
— Alice Johnson, répondit illico la fille à la salopette en doublant Terry. Je
ne suis pas de l’université, je viens du centre-ville.
— Oui, vous êtes sur ma liste.
Ce qui ne risquait pas d’être le cas de Terry. Ça, ce n’était pas prévu.
D’ailleurs, pour ce qu’elle en savait, Stacey non plus n’y apparaissait pas, sur
cette liste. Mais Alice et la femme en blouse se tournaient déjà vers elle : à son
tour, tout à coup, de prouver qu’elle avait une bonne raison de se trouver là.
— Et vous ?
—  Stacey  Sullivan, mentit-elle, en se demandant si elle était vraiment au
bon endroit.
L’employée consulta sa liste dans un sens, puis dans l’autre. Terry sentit son
pouls s’accélérer.
—  Ah, vous voilà, s’exclama son interlocutrice, qui cocha le nom sur sa
feuille. Parfait. Vous êtes déjà venues, n’est-ce pas ? Vous montez au troisième
et là, vous serez prises en charge par mes collègues.
— Mais, c’est quoi tout ça, au juste ? s’enquit Terry d’une voix hésitante.
Je… euh… je ne me souviens pas que c’était aussi cadré la dernière fois.
—  Une nouvelle procédure de sélection. Vous comprendrez une fois
arrivées en haut.
Alice et elle s’avancèrent donc dans le hall.
— J’espère bien qu’on comprendra, lui glissa la jeune fille. Parce que moi,
c’est la première fois que je viens, en fait.
Terry dut se faire violence pour ne pas lui demander si elle savait de quoi il
s’agissait. Elle réussit à se retenir, mais tout juste.
— On monte à pied ? proposa-t-elle en s’arrêtant au bas de l’escalier. Les
ascenseurs sont tellement lents dans les vieux bâtiments…
—  Sûrement pas  ! s’écria Alice, clairement contre. J’adore prendre
l’ascenseur !
— Ah… D’accord.
Que pouvait-elle bien dire d’autre ?
Les traits de sa voisine se détendirent, et toutes deux parcoururent la courte
distance qui les séparait des ascenseurs. Elles attendirent et attendirent encore,
jusqu’à ce que la cabine arrive. Puis les portes coulissèrent enfin, en rechignant
tous les trois centimètres.
— Ah oui, il est vraiment vieux, celui-là ! souffla Alice, tout excitée.
Elle passa une main fascinée le long du cadre métallique et embarqua.
Terry s’abstint de lui faire remarquer qu’en général, plus l’ascenseur prenait de
l’âge, moins on avait envie d’y monter. Cette fille-là était un drôle d’oiseau. Pas
étonnant qu’elle se soit portée candidate pour une étude psychologique. Mais
Terry l’aimait bien.
— Tu disais être de Bloomington ? demanda-t-elle. J’ai grandi dans le coin,
moi aussi, à une heure d’ici. À Larrabee.
—  Ouais. Ma famille est d’ici. Je bosse dans le garage de mon oncle. Sa
spécialité, c’est les engins de chantier.
—  J’aimerais bien être comme une machine, parfois. Ça doit simplifier
l’existence.
— On est tous des machines, répondit Alice avec un haussement d’épaules.
Le corps humain, c’est juste une mécanique d’un genre particulier.
Vu comme ça…
— Et le cœur, alors ? plaisanta Terry.
— Le cœur, c’est la pompe qui nous maintient en vie.
Alice s’interrompit. Sans se presser –  comme au rez-de-chaussée  –, les
portes de l’ascenseur avaient commencé à s’ouvrir sur le troisième étage.
— Tu sais, reprit-elle, avec les bonnes pièces, je pourrais le rafistoler. Il n’est
pas foutu, il a juste besoin de retrouver un peu de sa splendeur originelle.
La splendeur originelle d’un ascenseur d’université… Alors, ça  ! Ça
m’apprendra à tirer des conclusions hâtives en me basant sur des taches de
cambouis, songea Terry.
— Avec un peu de chance, on n’ira pas jusqu’à devoir le réparer.
Alice lui adressa un grand sourire.
— J’espère aussi !
—  Et donc, tu n’es jamais venue ici  ? demanda l’étudiante à brûle-
pourpoint.
— Non. Mon oncle a vu une annonce dans le journal, la semaine dernière.
Ils cherchaient des femmes d’une vingtaine d’années avec des compétences
exceptionnelles. J’ai répondu et j’ai reçu un courrier qui me disait de me
présenter aujourd’hui.
«  Une nouvelle procédure de sélection  », avait dit la femme à l’accueil.
Comment Terry allait-elle se débrouiller pour être choisie  ? Qu’est-ce qui
pouvait bien compter comme une « compétence exceptionnelle » ?
Une fois sorties de l’ascenseur – qu’Alice avait gratifié d’une dernière petite
tape amicale  –, elles se retrouvèrent dans un couloir insipide, parsemé
d’affiches promouvant telle ou telle expérimentation, et dont toutes les portes
étaient fermées. Sauf une. Terry en déduisit qu’elles avaient trouvé la salle
qu’elles cherchaient. L’encadrement se révéla assez large pour qu’elles puissent
franchir le seuil de front, ce qui tombait bien vu qu’Alice refusait de passer et
avant et après sa camarade. Comme tout le reste chez ce curieux personnage,
cette lubie était charmante.
Dans la pièce, une nouvelle blouse blanche les attendait, un homme cette
fois, avec une coupe de présentateur de journal télé et des lunettes à monture
épaisse. Il leur donna à chacune une liasse de feuilles et un stylo.
—  Vos attestations de consentement à remplir. On vous appellera, dit-il
avant de leur indiquer une zone d’attente où avaient été installées quelques
chaises.
Trop aimable, le mec.
Six autres femmes patientaient déjà. Toutes avaient l’âge d’être étudiantes,
même si, à  moins que Terry ne se trompe, toutes ne l’étaient pas. Il y avait
aussi un homme  : ni plus jeune ni plus vieux que ses camarades, de longs
cheveux bruns, une barbe comme celle de Jésus et un pantalon à pattes
d’éléphant. Les deux seules places restantes se trouvant l’une en face de l’autre,
les nouvelles arrivantes durent se séparer. Alice prit place auprès d’une jeune
femme noire plongée dans un énorme manuel. Comparée à cette fille dans son
élégant tailleur mauve – une coupe sage mais à la pointe de la mode –, Terry
paraissait presque négligée. Sans parler d’Alice !
— Toi aussi, tu viens du centre-ville ? lui demanda cette dernière.
L’inconnue se tourna vers son interlocutrice. Ses boucles soulignaient
l’expression prévenante de son joli visage.
—  J’ai grandi à Bloomington, oui, répondit-elle avant de se présenter.
Gloria Flowers.
— Flowers, comme dans… ?
— Ces Flowers-là, oui.
Alice ouvrit des yeux ronds.
— Sa famille gère un immense magasin en ville et une boutique de fleurs,
lança-t-elle à Terry dans un chuchotement loin d’être discret. Bouquets de
Flowers.
—  Je suis juste à côté de toi, je te signale, fit Gloria. Et  c’est Flowers  :
Bouquets et Bonheurs.
— Toi aussi, tu as vu l’annonce dans le journal ? voulut savoir Alice.
— Non, il se trouve que je fais mes études ici. Biologie.
—  Oh, désolée, lâcha la mécanicienne, les joues cramoisies. Vraiment, je
m’excuse, je ne réfléchis jamais avant de parler.
—  Tu aurais dû l’entendre chanter les louanges de l’ascenseur, intervint
Terry.
Alice lança un regard reconnaissant à sa sauveuse, qui se pencha en avant
pour tendre la main à Gloria. Celle-ci hésita une seconde, mais finit par la
serrer, pressant ce faisant son manuel contre sa poitrine. D’entre les pages glissa
alors un objet qui tomba au sol. Des comics. L’étudiante en biologie écarquilla
les yeux, mortifiée. Terry ramassa l’illustré. X-Men, titrait la couverture aux
couleurs vives.
—  J’adorais les Betty et Veronica, dit-elle en rendant son bien à sa
propriétaire.
— Pas exactement le même genre, répondit Gloria avec un sourire.
—  Ah, d’accord. En tout cas, c’est chouette de rencontrer une autre
étudiante…
Terry hésita, soudain consciente qu’elle ne pouvait pas se présenter sous
son vrai nom. Pas encore.
—  Si je comprends bien, je n’ai plus qu’à m’en aller, soupira Alice. Non
mais je vous en prie, ne vous en faites pas pour moi.
— Tu es la plus intelligente de notre groupe, intervint le garçon, avec un
regard entendu, la tête inclinée de côté. Je m’appelle Ken.
— Je croyais qu’ils ne voulaient que des femmes, répliqua la mécanicienne
sur qui les flatteries n’avaient apparemment aucune prise.
— Je suis médium, souffla-t-il d’une voix à peine audible.
— Ah bon ? s’étonna Terry.
— Tout à fait. C’est comme ça que j’ai su que je devais me présenter ici.
— Tout à fait, répéta Alice, sans que Terry puisse dire si sa camarade était
sérieuse ou si elle plaisantait.
Si, de chaque côté du quatuor, les autres candidates s’efforçaient clairement
de ne pas paraître consternées par ce qu’elles entendaient, Terry, elle, se
trouvait plutôt en bonne compagnie. Après avoir échangé un regard avec Alice,
Ken le soi-disant devin et Gloria, elle en conclut qu’il en allait de même pour
eux.
Une porte s’ouvrit alors au fond de la pièce.
— Gloria Flowers, appela un homme en blouse blanche.
L’appelée fourra son magazine dans son manuel avec un clin d’œil, se leva
et suivit son guide dans le couloir.
Oui, décidément, Terry les appréciait vraiment beaucoup, ces trois-là.
 
Avec Ken, ils n’étaient plus que deux dans la salle, et ça faisait une éternité
qu’ils attendaient. Terry s’était lancée dans la lecture dense et jargonneuse des
attestations de consentement. Aussitôt, elle avait senti son estomac se nouer.
Elle avait raison  : cette expérience devait être sacrément importante. Les
documents, qui n’émanaient pas de l’université mais du gouvernement –  et
plus précisément, d’un certain «  Service du renseignement scientifique  »  –,
indiquaient que s’ils divulguaient quoi que ce soit des activités qui les
impliquaient, les participants s’exposaient à de sévères sanctions, pouvant aller
jusqu’à la prison. Ce qui allait se dérouler relevait donc du secret-défense.
Son père avait combattu pendant la Seconde Guerre mondiale et en avait
conservé de terribles souvenirs. Il n’en avait jamais parlé devant ses filles, mais
une nuit, Terry l’avait entendu se réveiller en hurlant. Se glissant hors de son lit
pour voir ce qui se passait, elle avait fini accroupie en chemise de nuit devant la
porte de ses parents, à  écouter son père décrire à sa mère un camp dont ils
avaient aidé à libérer les prisonniers, peu avant l’armistice. «  Leurs propres
compatriotes, entassés comme des bêtes, des corps squelettiques… et encore,
quand ils avaient survécu. » Il faisait des cauchemars, disait-il, des cauchemars
dans lesquels, garde dans ce même camp, il ne levait pas le petit doigt pour
empêcher l’infamie qui s’y déroulait.
— Tu ne ferais jamais une chose pareille, l’avait rassuré la mère de Terry. Tu
en serais incapable.
—  C’est ce que je me dis aussi. Mais beaucoup des hommes postés là-bas
devaient en penser autant avant la guerre. Pareil pour leur entourage. Ce qui me
réveille, à chaque fois, c’est d’imaginer que cet enfer pourrait arriver ici.
— Non, impossible.
— Ça me fait chaud au cœur que tu le penses.
— Je ne pourrais pas vivre, autrement. Je ne peux même pas imaginer comme
ce doit être dur pour toi, Bill.
Terry avait ressenti un tel élan d’amour pour eux deux en cet instant… Son
père, témoin de tant d’horreurs qu’il en venait à douter de lui-même, et sa
mère, qui croyait en lui, même quand lui n’y croyait plus.
Il regardait les nouvelles tous les soirs, sans exception, et leur rappelait,
à  elle et Becky, à  quel point il était crucial de ne pas s’en désintéresser. Il
insistait aussi sur le privilège que représentait le droit de vote et l’importance de
se tenir toujours aux aguets – on ne savait jamais quand viendrait son tour de
se battre pour défendre la liberté. Terry prenait ces leçons très au sérieux. Trop
au sérieux, selon sa mère et sa sœur. Mais son père, lui, était fier d’elle.
Voilà comment elle s’était retrouvée là. Tels deux ressorts tendus à bloc, le
trac en elle s’entortillait à l’excitation à mesure qu’elle avançait dans les
paragraphes. Arrivée à la fin du dossier, elle hésita… puis signa de son vrai
nom. Stacey ne voudrait sans doute pas être mêlée à toute cette histoire. Terry
devrait se débrouiller pour poursuivre l’expérience sous sa véritable identité.
D’une façon ou d’une autre…
— Stacey Sullivan ? lança l’homme depuis la porte.
Se faire passer pour son amie une dernière fois ne changerait cependant pas
grand-chose.
— C’est toi ? lui demanda Ken, qui la regardait d’un drôle d’air.
Une question, pas une affirmation. Intéressant…
— Euh… oui, répondit-elle avant de sauter sur ses  pieds.
Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle remarqua que l’homme à la porte n’était
pas celui qui les avait appelés jusque-là. Beau et mince, il présentait sous
d’épais cheveux bruns soigneusement coiffés un visage presque parfaitement
lisse. Lorsque son attention se focalisa sur elle, Terry eut toutefois la sensation
que sa température chutait de plusieurs degrés.
Il sourit, un pli quasi indécelable au coin des yeux.
— Mademoiselle Sullivan ?
Tu as la trouille, c’est tout. S’avançant un peu trop vite, Terry faillit lâcher
les formulaires –  évidemment, sinon ce n’était pas drôle. Elle les serra donc
contre elle, le temps de rajuster son sac sur son épaule.
— Présente, dit-elle enfin.
— Tout au bout du couloir, dernière porte à droite, précisa l’homme en la
laissant passer.
La porte en question ouvrait sur une grande salle encombrée
d’équipements divers, dont une table d’examen, qui trônait à l’entrée. Terry
s’arrêta à côté pour étudier le reste de la pièce, qui faisait très «  dépotoir du
département de psychologie  » –  deux  lits d’hôpital, des diagrammes affichés
aux murs, d’étranges appareils pleins de tubes et de fils, des tables, des piles de
carnets de notes et, abandonné dans un coin, un microscope qui semblait
n’avoir jamais servi. Terry aperçut même un moulage de cerveau, divisé en
huit quartiers rose pâle que l’on pouvait dissocier puis rassembler.
— Asseyez-vous, dit l’homme en désignant la table d’examen.
Son ton autoritaire laissait à penser qu’il avait l’habitude de donner des
ordres. La jeune fille hésita mais finit par s’installer là où on le lui avait
demandé. Ses pieds se balançaient dans le vide, comme pour lui rappeler
qu’elle avançait en terre inconnue. Debout face à elle, l’homme l’observait. Le
silence commençait à devenir gênant quand il reprit enfin la parole.
— Et vous êtes ? Pas Stacey Sullivan, en tout cas, c’est certain, enchaîna-t-il
avant que Terry ait décidé quoi répondre.
Eh bien, ça n’a pas traîné !
— Comment vous le savez ?
C’était sorti tout seul.
—  Si j’en crois les notes de l’universitaire qui m’a fourni son nom,
Stacey Sullivan a les cheveux bruns et bouclés. Elle mesure 1 m 60, a les yeux
marron et un QI dans la moyenne.
Terry se sentit vexée pour son amie.
— Vous, en revanche, poursuivit l’homme, vous faites 1 m 70, vous avez
les cheveux blonds tirant sur le châtain et les yeux bleus. Pour évaluer votre
intelligence, il me faudrait savoir pour quelle raison vous vous faites passer
pour Stacey  Sullivan, mais quelque chose me dit que votre QI se situe au-
dessus de la moyenne. Je répète donc ma question : qui êtes-vous ?
Quoi qu’ait pu imaginer Terry, elle n’aurait jamais cru que l’entretien se
passerait comme ça. D’autant que la scène ne ressemblait en rien au récit de sa
colocataire.
—  Vous non plus, vous n’êtes pas le rat de laboratoire dont m’a parlé
Stacey. (Personne ne décrirait ainsi l’homme qui lui faisait face.) Celui qui lui a
donné les cachets qui lui ont fait un drôle d’effet la semaine dernière. C’est
pour cette raison qu’elle n’est pas revenue. Alors, qui êtes-vous ?
Elle se demanda un instant s’il allait répondre. Il secoua la tête, amusé
peut-être – difficile à dire.
—  Martin  Brenner, médecin. Celui que votre amie a rencontré était un
psychologue de l’université, un sous-traitant. Ils ont tendance à bâcler les
procédures, raison pour laquelle nous reprenons les rênes, dit-il avant de faire
une pause. À votre tour, maintenant.
C’est de bonne guerre.
— Je m’appelle Terry Ives. Je suis la colocataire de Stacey.
— Et je ne sais donc absolument pas si vous correspondez ne serait-ce qu’à
un seul des critères recherchés pour cette expérience.
— J’ai parlé avec quelques-uns des autres candidats, dans la salle d’attente,
et certains ont juste répondu à une annonce dans le journal. La sélection ne
doit pas être si stricte que ça.
Immobile, il la considéra de nouveau longuement. Enhardie par le simple
fait de n’avoir pas encore été mise à la porte, elle se leva pour se retrouver à sa
hauteur et qu’il ne puisse plus la toiser.
—  Si j’ai proposé à Stacey de prendre sa place, c’est parce que je… je
sentais que ce projet sortait de l’ordinaire. Quel labo ferait venir des étudiantes,
simplement pour les droguer  ? Ça ne tient pas debout, il doit y avoir autre
chose.
— Et en quoi consiste le projet dont vous parlez, à votre avis ?
Terry haussa les épaules.
— Vu les attestations qu’on nous fait signer, je dirais que c’est une… une
expérience d’importance majeure. Et je veux en être.
Le médecin se racla la gorge, un poil sceptique.
— Quelles sont les conditions requises ? insista-t-elle. Dites-moi.
— Vous êtes célibataire ?
Le visage d’Andrew lui apparut.
— Je ne suis pas mariée.
— En bonne santé ?
— Je n’ai jamais manqué un seul jour de travail au restaurant où je bosse.
Le Dr Brenner hocha la tête en signe d’assentiment.
— Avez-vous déjà eu des relations sexuelles ?
Terry se raidit. Ce n’était pas le genre de sujet qu’on abordait avec des
inconnus. Encore moins quand l’inconnu se trouvait être un employé du
gouvernement – rien que ça.
— J’ai bien peur de devoir demander à nos participants de faire preuve de
franchise, ajouta-t-il sur un ton d’excuse.
— Oui, répondit-elle sans entrer dans les détails.
Nouveau hochement de tête.
— Avez-vous déjà eu des enfants ?
— Non.
— Enfin, diriez-vous que vous avez une volonté à toute épreuve ?
Elle réfléchit un bref instant.
— Est-ce que je me tiendrais devant vous autrement ?
— Bien. Je pense que vous remplissez les critères de base. Cependant…
Il la dévisagea, pas tout à fait convaincu –  pas encore, du moins. Terry
fouilla dans ses souvenirs pour se rappeler ce que lui avait dit Alice au sujet de
l’annonce dans le journal. Elle était capable de servir six à huit  tables sans
oublier une seule commande (tâche plus difficile qu’il n’y paraissait), elle ne
confondait jamais café et déca, ses notes restaient correctes alors qu’elle
rédigeait ses devoirs à la dernière minute, elle arrivait à faire rire Andrew même
quand il n’en avait pas envie et savait remonter le moral à Becky de temps à
autre… Des qualités qu’elle-même aurait inscrites dans la liste de ses
« incroyables compétences » mais qui n’impressionneraient sans doute pas son
interlocuteur.
— Et puis, je suis exceptionnelle, lâcha-t-elle.
—  Parfait, dit-il, comme si la balance venait de pencher en la faveur de
Terry (à  moins qu’il ait simplement voulu lui faire plaisir). Va pour
« exceptionnelle ». Maintenant, asseyez-vous.
La jeune fille avait beau détester qu’on lui dise quoi faire, elle s’exécuta.
3.
Dans sa Plymouth Barracuda vert émeraude dont, une fois par semaine au
moins, il lavait et inspectait amoureusement la carrosserie fuselée, Andrew
l’attendait derrière les vans. Il avait insisté  : vu l’histoire de Stacey, Terry
pourrait avoir besoin qu’on vienne la chercher. Il  était cependant plus tard
qu’elle n’aurait pensé et il devait patienter depuis un bon moment quand elle
sortit enfin.
Elle lui fit un signe de la main et traversa la pelouse en se demandant ce
qu’elle allait lui raconter de ce qui s’était passé. Déjà qu’il ne trouvait pas très
judicieuse sa décision de se présenter à l’expérience… Mais bon, il s’était
montré compréhensif.
— Je meurs de faim, lança-t-elle à peine installée dans la voiture, histoire
de gagner du temps. On va manger un bout quelque part ? Je t’invite.
—  J’en déduis que tu as touché tes quinze  dollars, répondit Andrew, qui
l’examinait sous toutes les coutures, comme pour vérifier qu’elle n’avait rien de
cassé. Pas de problème, on va où tu veux.
—  Pourquoi pas le Starlight  ? proposa-t-elle. Tu ne voulais pas voir ce
western ? La Horde sauvage ? Je crois qu’il est encore à l’affiche.
On était vendredi soir. Terry ne travaillait pas avant 9 heures le lendemain
matin et la touffeur de l’été conférait à la soirée la tiédeur d’un four encore
chaud. Le temps parfait pour un film en plein air. La séance ne débuterait pas
avant quelques heures, mais ils pourraient en profiter pour choisir l’une des
meilleures places. Et puis, le petit café attenant au drive-in serait déjà ouvert.
—  Tout me va  ! (Il fit démarrer la voiture et mit le cap sur la sortie du
campus quasiment désert). J’étais sur le point d’assiéger le bâtiment pour voir
s’ils ne t’avaient pas kidnappée, tu sais. C’était comment ? Tu as eu raison d’y
aller ou pas ?
— Je pense que oui, dit-elle en joignant les mains sur ses genoux.
— Vraiment ?
— Oui.
À son grand soulagement, il ne la contredit pas.
— Qu’est-ce qui s’est passé, alors ? demanda-t-il.
— Pour l’instant, le médecin m’a juste posé tout un tas de questions et m’a
autorisée à poursuivre l’expérience.
— Pas d’injections bizarres ? lança Andrew en lui jetant un regard en coin.
— Pas d’injections bizarres, répéta-t-elle car c’était la stricte vérité. Mais je
n’ai pas eu affaire au même mec que Stacey, donc la prochaine fois, qui sait ?
En tout cas, ça… ça m’a vraiment eu l’air d’être un projet important.
À la radio, le journaliste chargé de couvrir les derniers affrontements au
Viêt Nam annonçait le bilan des victimes américaines. Andrew tendit la main
pour monter le son.
— Un autre des potes de lycée de Dave est mort là-bas, dit-il.
Ils en connaissaient tous. Terry se représentait parfaitement leurs visages,
elle les voyait toujours comme sur leurs photos de fin d’année : souriants, en
noir et blanc… pris au piège.
Andrew bénéficiait d’un report d’incorporation grâce à son cursus
universitaire, mais la jeune fille savait qu’il redoutait le printemps et le moment
où il obtiendrait son diplôme. De ce qu’elle avait compris de l’unique
conversation qu’ils avaient eue à ce sujet, il comptait s’inscrire en master et
conserver ainsi son statut d’étudiant aussi longtemps que nécessaire.
— C’est horrible, souffla-t-elle.
Le terme était faible. Elle détestait quand les mots s’avéraient impuissants à
décrire certaines situations beaucoup trop odieuses. Andrew acquiesça tout en
continuant d’écouter les nouvelles.
Terry, elle, repensait aux dernières minutes de son entretien avec le
Dr  Brenner. Sans qu’elle comprenne vraiment ce qu’elle avait fait pour le
convaincre, il l’avait finalement qualifiée de «  haut potentiel  ». Les sessions
suivantes se dérouleraient hors du campus, dans un laboratoire spécialisé du
gouvernement. Si le médecin avait admis qu’il s’agissait de recherches d’avant-
garde d’une importance majeure, Terry ignorait toujours de quoi il retournait
exactement. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle avait rendez-vous trois semaines
plus tard au bâtiment de psychologie d’où, par la suite, on la conduirait
régulièrement à l’établissement en question.
«  Du moment que ça ne m’empêche pas d’aller en cours.  » C’était tout ce
qu’elle avait précisé au Dr Brenner, mais intérieurement, elle rayonnait, comme
si sa poitrine abritait une étoile. Un sentiment de fierté l’habitait.
Il faudrait qu’elle reste discrète face à Becky. Sa sœur n’avait pas intégré les
mêmes leçons paternelles qu’elle. Quand Terry était du genre à écrire aux
membres du Congrès pour leur faire savoir ce qu’elle pensait de la guerre, son
aînée, elle, préférait se faire d’emblée à l’idée que les gens comme elle devaient
travailler dur pour s’en sortir. Inutile de brasser du vent et de s’imaginer
pouvoir changer le monde pour le prix d’un timbre… pensait-elle. Tout bien
réfléchi, peut-être Terry n’avait-elle tout simplement pas besoin de mettre
Becky au courant de ses activités.
— C’est juste que… commença Andrew. Je ne vois pas comment on peut
encore faire confiance au gouvernement. Ils sont censés agir dans notre intérêt
à nous !
—  Tu prêches une convaincue, je comprends bien ce que tu veux dire,
répondit la jeune fille avant de baisser le volume de la radio. Et en même
temps, ils ont réussi à nous envoyer sur la Lune…
— Non, ça, c’est une victoire de la science. Et de toute façon, l’homme sur
la Lune, on le doit à Kennedy, pas au gouvernement actuel. Maintenant, tout
ce que font nos politiques, c’est de nous envoyer toujours plus nombreux au
cimetière.
Terry décida de ne pas mentionner tout de suite qui, au juste, menait
l’expérience à laquelle elle participait. À  savoir, des scientifiques du
gouvernement. Ce détail risquait de donner à Andrew une raison plus sérieuse
encore de s’opposer à sa contribution, et elle n’avait aucune envie de se disputer
à ce sujet. De toute façon, sa décision était déjà prise.
— Je crois que je vais prendre du pop-corn, un hot-dog, et peut-être même
un milk-shake, annonça-t-elle.
— Bien parlé ! Ça se voit que mademoiselle est pleine aux as maintenant,
lança Andrew avec un clin d’œil.
1.
e suis sûre qu’ils me prennent pour une sainte-nitouche  ! lâcha Terry.
– J
Mais ça n’a rien à voir si je ne viens pas !
Andrew la tira en arrière pour la faire se rasseoir sur les draps de son lit
défait, dans le coin d’une chambre encore plus en désordre.
— Ne parle pas si fort, ils vont t’entendre. Et puis tu pourrais venir… si tu
n’étais pas trop consciencieuse pour louper les cours.
—  Ou alors, tu pourrais te transformer en modèle de vertu dans mon
genre et rester avec moi, répliqua-t-elle en le poussant gentiment à l’épaule.
— Sauf que je n’ai pas le droit de participer à tes expériences de savant fou,
dit-il avec un grand sourire.
— Tu oublies les cours. Becky a déjà réglé mes frais de scolarité. Ça ne te
dérange vraiment pas de sécher ?
Techniques pédagogiques (ou quelque chose du genre…) pour elle et
philosophie pour Andrew  : tous les deux s’étaient inscrits à un séminaire de
quinze jours pendant la session estivale de cours optionnels.
— Ce qui me dérangerait, c’est que la vie me passe sous le nez.
— Très drôle.
Terry, elle, ne pouvait se permettre d’oublier que la moindre gaffe de sa
part toucherait aussi Becky, qui se sentait désormais responsable d’elle. Si le
jeune homme se montrait plus spontané – et se comportait même parfois en
véritable enfant gâté –, c’est qu’il avait toujours eu quelqu’un pour le tirer des
ennuis où il se fourrait. Mais ils avaient beau avoir des approches différentes,
tous deux partageaient les mêmes convictions –  et c’est tout ce qui comptait
finalement.
—  De toute façon, reprit-elle, tu as raison  : je dois retourner au labo de
psycho cette semaine. Ça règle donc la question.
— Tu es sûre que c’est une bonne idée ?
— Oui. Je dois y aller.
— Mais mon cœur, insista Andrew en lui prenant les mains, il y aura tous
les meilleurs ! Tu ne peux pas manquer ça !
—  J’ai eu du mal à convaincre le Dr  Brenner de m’accepter, ce n’est pas
pour risquer de me faire virer avant même que ça commence.
—  Bon, comme tu voudras, capitula-t-il avant de lui caresser la joue.
J’aurais quand même aimé que tu nous accompagnes. Tu vas me manquer.
— Debout là-dedans ! lança une voix d’homme de l’autre côté de la porte.
On décolle dans un quart d’heure !
Rick et ses cheveux gras, reconnut Terry. Ce mec lui filait la chair de poule.
C’était à lui qu’appartenait le van qui emmènerait les cinq compères jusqu’à ce
patelin dont personne n’avait jamais entendu parler, dans le nord de l’État de
New  York. Woodstock. On aurait dit un nom inventé. Elle leva les yeux au
ciel.
—  Promets-moi que tu seras prudent, dit-elle à Andrew. Tu vas quand
même passer cinq jours dans une fourgonnette en compagnie d’inconnus qui
viennent de Californie. Et après cette histoire de meurtres là-bas… Combien
tu paries que les tueurs avaient le même genre de voiture ?
Le ton avait beau être léger, Terry n’arrêtait pas de se réveiller la nuit, les
détails de cette sordide affaire gravés dans son esprit. Elle avait lu tous les
articles qui traitaient de ces assassinats barbares : les inscriptions en lettres de
sang sur les murs – « Helter Skelter », comme la chanson des Beatles –, et cette
pauvre actrice, Sharon  Tate, poignardée à mort à huit  mois de grossesse. Il
fallait vraiment être un monstre pour s’en prendre à une femme enceinte.
—  On sera à l’autre bout du pays, la rassura Andrew. C’est loin, la
Californie  ! Tu n’as quand même pas vraiment peur que des tueurs nous
attendent à un tournant, cachés dans un van, si ?
— Non.
En fait, si, se corrigea Terry. Mais surtout de tout ce qui pourrait arriver
d’autre. La vie, c’est rarement logique.
—  En plus, je ne pars pas avec des inconnus. Dave connaît Rick depuis
tout petit.
Sans doute, mais il ne pouvait pas en dire autant des autres amis du
conducteur  : un type louche surnommé Woog, et Rosalee, une fille qui
semblait se moquer de Terry en permanence. Sans compter que Rick, depuis
toutes ces années, avait eu tout le temps de changer. Et puis, il y avait de
grandes chances que la fine équipe ne soit passée proposer à Dave de les
accompagner sur la fin de leur périple depuis Berkeley que pour pouvoir
profiter de sa douche.
—  Peut-être que je m’inquiète un peu trop, admit-elle. Je sais que ça n’a
rien de rationnel. (Faux, cette attitude lui semblait parfaitement rationnelle, au
contraire.) C’est juste que j’ai un mauvais pressentiment… comme si quelque
chose de grave était sur le point d’arriver.
—  Ah ça, c’est inévitable… Mais avec un peu de chance, ça ne me
concernera pas, ni toi non plus d’ailleurs, dit Andrew en souriant, avant de la
renverser sur le lit et d’approcher les lèvres de son oreille. Tout bien réfléchi, on
devrait peut-être se dire au revoir comme il faut, juste au cas où.
— Je n’arrive pas à croire que tu vas voir Janis Joplin sans moi ! Je ne sais
vraiment pas pourquoi je sors avec toi.
— Encore une fois : viens !
C’était tentant. Plus encore lorsqu’il l’embrassa dans le cou.
Un quart d’heure plus tard, cependant, Andrew prit le chemin de
Woodstock et Terry celui de sa résidence. C’était la voie qu’elle avait choisie, et
elle entendait bien rester sur les rails.
2.
Quelques jours plus tard, lorsqu’elle se présenta devant le bâtiment de
psychologie, un van noir reluisant et familier attendait sur le parking. La jeune
fille était à peu près sûre qu’il s’agissait de l’un de ceux garés sur le trottoir la
première fois qu’elle était venue. Des vitres teintées mais pas opaques non plus
et une plaque d’immatriculation gouvernementale. Des vans, partout des vans.
Terry refoula un éclat de rire. Si Andrew la voyait, il se moquerait
gentiment de sa soudaine défiance à l’égard de ce genre de véhicule. Même si
celui-ci, avec ses couleurs sombres, tenait plus du minibus paroissial que du
camion de hippies ou de la chambre des tortures montée sur roues.
Elle espérait d’ailleurs qu’Andrew et toute la clique étaient bien arrivés à
Woodstock. Le festival, qui avait commencé plus tôt dans la semaine, faisait
déjà parler de lui dans la presse  : selon les estimations, 250  000  visiteurs
avaient envahi le paisible hameau, et l’on voyait dans tous les journaux les
photos de jeunes gens couverts de boue, les pupilles dilatées et l’air béat de
bienheureux ayant atteint la Terre promise. Elle n’avait repéré Andrew sur
aucune d’entre elles, pas plus que Dave, la seule autre personne qu’elle aurait
éventuellement pu reconnaître. Et tandis qu’il se racontait que Janis  Joplin
avait livré l’une des meilleures performances de sa vie, le séminaire de Terry
s’avérait être la définition même de l’ennui…
Espérons que cette expérience vaudra le coup, au moins.
Plutôt que de s’approcher du van, la jeune fille commença à faire les
cent pas sur le trottoir. Une grosse cylindrée toute déglinguée déboula alors sur
le parking dans un crissement de pneus, et Alice en sortit, aussi crasseuse que
lors de leur rencontre, son bleu de travail tout aussi sale. Terry ne put
s’empêcher de sourire.
—  Je suis en retard  ? s’inquiéta la mécanicienne sans prendre la peine de
dire bonjour.
— Non, pile à l’heure !
—  Qu’est-ce que tu attends, alors  ? s’étonna-t-elle au moment où la
portière de la camionnette s’ouvrait brusquement.
— Qu’est-ce que vous attendez, les filles ? lança Ken.
La coïncidence laissa Terry songeuse. S’agissait-il d’une tactique de la part
du jeune homme pour leur faire croire à ses pouvoirs de médium ? Alice et elle
échangèrent un regard perplexe, puis se décidèrent à embarquer. Assise sur la
banquette derrière Ken, Gloria était déjà là. Aussi élégante que la première fois,
elle portait une chemise à pois blancs et une jupe vert d’eau qui lui arrivait aux
genoux. Alice fit la moue en voyant Terry se glisser auprès de l’étudiante en
biologie. «  Merci de me laisser avec ce mec  !  » semblait-elle lui dire en
s’installant malgré tout sur le siège libre à côté de Ken. Terry haussa les épaules.
Leur chauffeur, un homme costaud aux bras extrêmement poilus, portait
une tenue d’aide-soignant.
—  Je dois vérifier vos noms pour des raisons de sécurité, dit-il avant
d’attraper une planchette à pinces sur le siège passager.
— On est tous là, l’interrompit le prétendu médium en levant la main. J’ai
déjà lu votre liste.
Le conducteur n’eut pas l’air d’apprécier l’initiative, mais pensant sûrement
qu’ils se connaissaient déjà tous, il remit le document à sa place et posa les
mains sur le volant. Le van démarra dans un léger ronflement.
— Alors comme ça, tu as dû regarder la liste, pour de vrai ? lança Terry à
Ken. Tu ne savais pas déjà ce qu’elle contenait ?
— Je ne m’attendais pas à être jugé ici, lâcha-t-il par-dessus son épaule, les
sourcils froncés et la moustache en berne. Je suis médium, je l’ai toujours été,
mais… ce n’est pas comme ça que ça marche.
Alice dévisageait Terry d’un drôle d’air, que celle-ci ne parvenait pas à
déchiffrer.
—  Euh… désolée  ? dit-elle à Ken, se rendant alors compte qu’elle l’était
réellement. Je ne voulais pas être méchante, c’était juste pour rire.
Il réfléchit un instant, puis hocha la tête.
— Dans ce cas, pas de problème.
Gloria se manifesta enfin, à voix basse.
— Tu penses vraiment qu’on va croire à ton histoire de médium ?
—  Pourquoi je serais là, sinon  ? rétorqua-t-il en portant à la poitrine sa
main grande ouverte.
Qu’il puisse ou non prédire l’avenir ou communiquer avec les esprits, Terry
devait admettre que Ken avait le sens de la mise en scène. De plus, elle voyait
dans sa réponse une opportunité d’en apprendre davantage sur une question
qui la taraudait.
—  Qu’est-ce qui vous a poussés, tous, à participer à cette expérience ? Je
veux dire, en dehors du fait d’avoir été sélectionnés ? lança-t-elle au moment
où le conducteur sortait du parking et s’engageait en douceur sur la route qui
menait hors du campus.
— Je n’ai pas vraiment eu le choix, répondit Gloria sans hésiter.
— Comment ça ? demanda Terry, interloquée.
— Le responsable de mon département d’études considère qu’on ne peut
pas m’assigner les mêmes projets de recherche qu’aux garçons, soupira la
biologiste. D’après lui, les gens comme moi ne devraient même pas être
acceptés dans ma spécialité. Mais comme mon père est venu se plaindre à cor
et à cri quand on m’a refusé les heures de labo au programme, la fac m’a dégoté
ce truc pour compenser et me permettre d’obtenir mes crédits.
— Oh…
— Et toi, Alice ?
Un bras sur le dossier de son siège, l’intéressée s’était retournée pour mieux
écouter la conversation.
—  Je veux m’acheter un coupé sport, une Firebird. Avec ce projet
rémunéré, je vais pouvoir me l’offrir plus tôt que prévu, expliqua-t-elle sur le
ton de l’évidence.
Dans le silence qui s’ensuivit, les trois  filles se tournèrent vers Ken dans
l’attente de sa contribution. Comme elle ne venait pas, Terry insista.
— Et toi ?
— Ma place est ici. J’ai senti que je devais me présenter, c’est aussi simple
que ça. Et je peux vous dire que ce moment restera gravé dans nos mémoires,
car nous allons tous finir par beaucoup compter les uns pour les autres.
Une déclaration dont Terry, sans qu’elle sache trop pourquoi, n’eut aucune
envie de se moquer. Et puis, elle ne voulait pas risquer de vexer de nouveau le
jeune homme.
— Et toi ? lui demanda-t-il à son tour.
— Tu t’appelles Stacey, c’est ça ? renchérit Alice.
— Alors, en fait… bredouilla-t-elle en se tortillant.
— Ce ne serait pas plutôt Terry ? intervint Ken, venu à sa rescousse.
— C’est ça. Terry Ives.
— Ah bon ? lâcha la mécanicienne, le nez froncé. J’étais pourtant sûre que
tu avais dit t’appeler Stacey. C’est le genre de détail que je retiens.
Tous les trois dévisageaient Terry à présent.
—  Pourquoi tu utilises un autre nom ? reprit Alice avant de baisser d’un
ton. Tu es une délinquante, c’est ça ? Oh, ou alors un de ces enfants disparus !
Tu as été volée à ta famille ?
La jeune fille ouvrait des yeux ronds comme des soucoupes, si bien que
Terry pouvait presque visualiser la flopée d’histoires qui se tissaient dans sa tête.
— Non, rien de tout ça. Je ne suis ni une délinquante, ni une espionne. Je
ne me suis pas fait kidnapper et je ne suis pas en cavale non plus.
— J’aurais dû m’en douter, grogna Alice, tellement déçue que Terry ne put
s’empêcher de sourire.
— Stacey, c’est la fille qui partage ma chambre à la résidence. C’est elle qui
s’était inscrite, avant de changer d’avis. Moi, j’ai besoin d’argent, et puis…
Elle aurait voulu leur dire que si elle était là, c’était parce que l’occasion
s’était enfin présentée pour elle de donner un sens à sa vie. Que tous les quatre,
ils allaient peut-être entrer dans l’histoire et que cette possibilité constituait la
raison de sa présence. Mais elle opta pour une explication plus simple, celle
qu’elle avait donnée au Dr  Brenner. Celle-là, au moins, ils ne la trouveraient
peut-être pas ridicule – c’est ce qu’elle espérait, en tout cas.
— Et puis, j’ai l’impression que c’est important.
—  Pas vrai  ? acquiesça Gloria à voix basse. Moi aussi. Ils se donnent
beaucoup de mal pour assurer nos allers-retours.
Terry se pencha en avant et, profitant de la place qu’Alice lui laissa à
l’arrière de son siège, s’accouda pour s’adresser au chauffeur, tout en se
demandant s’il avait écouté leur conversation.
— Je n’ai jamais entendu parler d’un laboratoire à Hawkins. C’est bien là
qu’on va, non ? À Hawkins ?
Elle avait cru reconnaître la route.
— Ça ne fait pas très longtemps qu’il existe, répondit-il. Le bâtiment n’a
été reconverti que l’an dernier.
— Dans quel but ?
— Pour la recherche.
Elle attendit des précisions, en vain. Le chauffeur semblait concentré sur le
plat de la route, de plus en plus déserte à mesure qu’ils s’éloignaient de la ville.
Les hauts champs de maïs s’étendaient de part et d’autre du bitume.
— Et ton amie, elle n’a pas besoin d’argent, elle ? demanda soudain Alice.
Décidément, elle ne lâche pas facilement l’affaire. Terry avait cru le sujet
« Stacey » clos.
—  Si, répondit-elle malgré tout. Mais pas assez pour accepter un
deuxième job, et elle avait l’impression que cette expérience en était un.
— Ah, ces Blanches qui ne savent pas ce que c’est de travailler, lâcha Alice
en secouant la tête au moment où son regard croisait celui de Gloria.
Qu’importe qu’elle-même travaille si dur et que la mécanicienne, de son
côté, soit couverte de taches d’huile de moteur, Terry ne pouvait nier que, sur
le principe, la jeune fille n’avait pas tout à fait tort.
— Je n’aurais pas dit ça, nuança Gloria.
— Pas la peine, je l’ai fait pour toi ! lança Alice avec un clin d’œil.
Vaincue, la biologiste se fendit d’un sourire amusé.
—  N’empêche, reprit-elle en continuant de parler à voix basse, ça sera
vraiment comme un boulot. À  la fac, on n’est pas payé autant pour prendre
part à une étude. S’ils nous dédommagent, c’est forcément pour une raison.
Curieuse de savoir combien rapportait une expérience classique, Terry
s’apprêtait à poser la question, histoire de comparer, quand le conducteur la
coupa dans son élan.
— Vous ne devriez pas parler de l’expérience en dehors du laboratoire. Ça
pourrait fausser les résultats.
Ils n’ouvrirent donc plus la bouche pendant cinq bonnes minutes, ce qui
devait être un record pour Alice.
—  Vous saviez que les Beatles allaient sortir un nouvel album  ? finit-elle
par lancer.
Et jusqu’à la fin du trajet, ils parlèrent de musique et d’autres sujets non
relatifs au projet.
3.
Une longue clôture grillagée leur indiqua qu’ils étaient arrivés. Ça et le
panneau à l’entrée leur annonçant qu’ils pénétraient sur le terrain du
«  Laboratoire national de Hawkins  ». Malgré ce que leur avait raconté leur
chauffeur, l’édifice n’avait pas l’air d’être de première jeunesse. Cela dit,
l’homme n’avait pas prétendu que le bâtiment en lui-même était nouveau,
seulement le laboratoire.
Après avoir franchi un poste de contrôle tenu par des soldats, leur véhicule
se dirigea vers un parking, où la réalité de la situation commença à s’imposer à
Terry. Devant elle s’étalait un complexe de cinq  étages assez vaste pour
comporter plusieurs ailes et nécessiter la surveillance de gardes armés.
La détermination, en cet instant, s’ancra jusque dans ses os. Sans doute
était-ce pourquoi Becky et leur tante Shirley disaient toujours de Terry que
lorsqu’elle avait une idée en tête, on ne faisait pas plus obstiné.
Bon, mais il se pouvait aussi qu’une fois à l’intérieur, ils terminent tous
assis en cercle pour une séance de méditation ou quelque chose d’approchant.
Stacey avait parfois tendance à en faire des tonnes.
— Terry ? l’appela Gloria.
Levant la tête, elle se rendit compte que la voiture était garée et la portière
ouverte.
— Désolée.
Peu rassurés, les quatre jeunes gens se mirent en marche sans se lâcher
d’une semelle. Quelques mètres devant eux –  mais pas trop loin non plus  –,
leur conducteur se retournait régulièrement, comme pour vérifier qu’ils ne
prenaient pas la fuite.
Les voitures qu’ils dépassaient sur le parking, pour belles qu’elles étaient,
n’avaient rien d’ostentatoire. Enfin, sauf la Mercedes étincelante garée sur la
place la plus proche de l’entrée. Celle-là aussi, elle y était, devant le bâtiment
de psycho, le jour des premiers entretiens. Ce devait être la sienne. Celle du
Dr Brenner.
Ils approchaient de l’entrée et de sa rangée de portes en verre lorsque Alice
se figea, les yeux rivés sur l’édifice.
— Ça va ? s’inquiéta Terry.
Sa camarade acquiesça lentement, la mine réjouie.
— J’ai hâte de voir les ascenseurs !
Personne ne fit de commentaire, ce qui était tout à leur honneur. Quand
leur guide leur tint la porte ouverte, Terry laissa passer les autres devant elle
pour profiter de l’instant.
— Allez, on y va, finit-il par la presser.
Le hall à lui seul soulignait le caractère officiel des lieux  :  le moindre
centimètre carré criait  : «  Locaux fédéraux  ! Affaires sensibles  !  » Devant les
accès aux différentes sections du bâtiment se tenaient postés d’autres militaires,
et derrière son bureau, une réceptionniste d’un certain âge qui se gardait bien
de sourire. Posé à côté d’elle, un épais registre d’inscription, destiné aux
visiteurs. Pas un grain de poussière alentour. Aussi net que du linge propre, le
sol immaculé n’était même pas souillé des habituelles traces de chaussures. Le
chauffeur les entraîna vers l’accueil.
— Vous aurez des badges la prochaine fois, mais aujourd’hui, il faut vous
inscrire.
— N’oublie pas que tu es redevenue Terry, souffla Ken à la jeune fille, une
expression indéchiffrable sur le visage.
Gloria attrapa le stylo près du registre, mais à peine l’avait-elle posé sur le
papier qu’au fond du hall, une porte à double battant à la sécurité plus élaborée
que les autres s’ouvrit. Dépassant un soldat qui tenait son fusil-mitrailleur au
garde-à-vous à l’entrée de la section, Brenner franchit le seuil à grandes
enjambées. Terry surprit sa soudaine transformation  : à  la seconde où il les
aperçut, il se para d’un sourire charmeur.
— Docteur Brenner ! s’écria-t-elle.
—  Bonjour tout le monde  ! Ne vous embêtez pas avec ça, lança-t-il en
agitant une main en direction de la réceptionniste sans prendre la peine de la
regarder. On va s’occuper de vos passes dès aujourd’hui, pas besoin de vous
enregistrer.
Les lèvres pincées de mécontentement – s’il y avait un problème, ce serait
sans doute sur elle que retomberait la faute – la femme de l’accueil acquiesça
d’un geste de la tête. Pour ce que changeait son avis… Le Dr Brenner repartit
aussitôt dans l’autre sens et, déjà bénéficiaires d’un traitement de faveur, les
quatre nouveaux venus le suivirent.
Derrière les portes par lesquelles il était arrivé s’étirait un long couloir
blanc. Lorsqu’ils s’y engouffrèrent, Terry vit Alice ralentir, subjuguée par l’arme
du garde. Quand elle la tira doucement par le bras pour la faire avancer, son
amie commença par se raidir, mais revint bientôt sur terre.
— Oh, lâcha-t-elle en cessant de résister. Merci.
— À ton service, répondit Terry avant d’accélérer pour rattraper leur guide.
Alors, docteur, qu’y a-t-il à savoir sur cet endroit, et sur votre travail ?
À l’éclair de surprise qu’elle surprit dans ses yeux, elle devina qu’il n’avait
pas l’habitude qu’on lui pose ce genre de questions.
— Pas grand-chose, à vrai dire. Vous n’allez pas tarder à tout découvrir par
vous-mêmes.
— Bien sûr, vous avez raison. Désolée, c’est l’enthousiasme.
Le sourire charmeur du médecin refit surface.
— Tant mieux, alors.
Ils s’enfonçaient dans un dédale de corridors, où une odeur de produits
d’entretien flottait dans l’air. D’impeccables rangées de luminaires à la lumière
éclatante pendaient du plafond et sur les murs comme sur le carrelage, toujours
aucune trace de saleté. Terry se fit la réflexion qu’elle aurait bien du mal à
ressortir seule d’un tel labyrinthe.
Ils croisaient de temps à autre la blouse d’un médecin ou celle d’un aide-
soignant, mais si leurs propriétaires respectifs saluaient le Dr Brenner d’un geste
de la tête, ils ignoraient en revanche le petit groupe, qui aurait tout aussi bien
pu être invisible. Leur chauffeur, lui, avait disparu. Leur guide s’arrêta enfin
devant un ascenseur, composa un code sur un pavé numérique – qui lança en
réponse un bip presque sympathique –, puis appuya sur le bouton d’appel du
bas.
Les yeux grands ouverts, Alice n’en perdait pas une miette et se mordait la
lèvre, probablement pour s’empêcher de poser toutes les questions qui lui
venaient en matière de technologie.
Sous le clavier, un écriteau  : «  Zone réglementée. Accès interdit au
personnel non autorisé. » Terry attendait le détail qui viendrait la contredire,
qui lui prouverait qu’elle s’était fait des idées sur ces lieux et l’importance de
l’expérience. Jusque-là, cependant, il se faisait désirer.
Les portes de l’ascenseur coulissèrent en douceur.
— Tout le monde à bord ! lança le Dr Brenner.
Ils s’exécutèrent.
Alice se mit aussitôt à inspecter les parois immaculées mais parvint à ne pas
ouvrir la bouche. La cabine descendit comme une flèche. Les tests auraient
apparemment lieu dans les sous-sols. Au deuxième sous-sol, nota Terry quand
la lumière des boutons de l’ascenseur faiblit et qu’il s’immobilisa.
À ce niveau-ci, au moins, il y avait un peu plus de monde. Dans le couloir
souterrain patientaient deux  hommes et une  femme –  celle que la jeune fille
avait déjà vue à l’université –, vêtus de blouses blanches et munis d’écritoires à
pinces. Ils s’avancèrent au-devant des nouveaux venus et, en les appelant
chacun par leur prénom, la femme salua Alice, l’un des hommes Gloria et
l’autre Ken. Le Dr Brenner braqua alors vers Terry son sourire étudié.
—  C’est moi qui vais m’occuper de vous. Je viendrai bien sûr m’assurer
régulièrement que tout se passe bien de votre côté, dit-il aux autres.
Puis, avec un signe de la tête à l’intention de ses collègues, il s’éloigna le
long de l’interminable corridor. Sa patiente attitrée lui emboîta le pas tout en
jetant un coup d’œil derrière elle –  ses camarades étaient emmenés chacun
dans une pièce différente. Par la lucarne d’une de celles qui donnaient sur le
couloir, elle distingua un lit de camp défait, une petite table et des paquets de
réserves diverses sur un plan de travail. Le Dr  Brenner et elle continuèrent
d’avancer.
— On s’installera ici, dit-il enfin en lui indiquant une porte ouverte.
Dans cette salle, plus grande que celle que Terry avait aperçue, se tenait
l’aide-soignant qui leur avait servi de chauffeur. Il y avait aussi une table,
plusieurs chaises, un assortiment de machines variées, et contre un mur, un lit
de camp recouvert de simples draps blancs, sur lequel attendait une blouse
d’hôpital bleue et blanche.
—  On va vous laisser vous changer, on revient tout de suite, dit le
médecin.
La jeune fille ravala difficilement sa salive.
— Il… il faut que je mette la blouse ?
— Oui, vous serez plus à votre aise, répondit-il avant de faire une pause, les
yeux rivés sur elle. Rassurez-moi, vous avez toujours envie de participer, non ?
La bouche trop sèche pour émettre le moindre son, Terry hocha la tête.
— Il n’y a aucune raison de s’inquiéter, ajouta le Dr Brenner, comme si une
telle procédure n’avait absolument rien d’inhabituel. Passez simplement la tête
dans le couloir quand vous aurez terminé.
L’aide-soignant et lui sortirent, accompagnés d’un claquement lorsque la
porte se ferma derrière eux. À  deux doigts de vérifier qu’elle n’était pas
verrouillée, la jeune fille secoua la tête. Pourquoi l’enfermer si elle était censée
les rappeler une fois changée…
Elle actionna tout de même la poignée – la porte s’ouvrit sans difficulté.
— Un problème ? demanda son médecin référent.
Les deux  hommes s’entretenaient de l’autre côté du couloir, où ils
attendaient pour laisser à leur patiente un peu d’intimité.
— Non, répondit-elle. Désolée.
Elle referma la porte.
Un tissu qui grattait, fin comme du papier : la blouse ressemblait à toutes
les blouses d’hôpital. Terry n’avait jamais été malade au point de devoir y
séjourner elle-même, mais quand sa sœur et elle étaient en primaire, leur mère
avait eu l’appendicite. Sur ordre de leur père, les filles étaient restées à son
chevet les deux  jours qu’elle avait dû passer là-bas. Or, pendant toute cette
durée, leur mère avait refusé de quitter ne serait-ce qu’une seule fois son lit en
leur présence, à  cause de l’échancrure béante au dos de sa blouse. «  Un
accoutrement conçu par des hommes  », avait-elle pesté, une remarque d’un
genre plutôt rare de sa part.
Petite, Terry n’avait pas cherché à savoir ce que sa mère entendait par là,
mais après s’être déshabillée et avoir enfilé la tenue en question, elle comprenait
mieux. Elle garda ses sous-vêtements.
Comme elle ne voyait ni le médecin ni son assistant par le hublot, elle en
profita pour faire le tour de la pièce et l’examiner plus en détail. La fonction de
toutes ces machines demeurait un mystère pour elle. La jeune fille avisa sur la
planchette à pinces abandonnée sur la table une feuille qui comportait de
nombreux espaces vides destinés à recevoir mesures et observations. Elle
remarqua également une rangée de gobelets à côté d’une bouteille sans
étiquette.
Retournant à la porte, elle l’ouvrit et fit signe aux deux hommes de revenir.
Elle commençait déjà à avoir froid aux bras et aux jambes, et ses pieds sur le sol
lui faisaient l’effet de deux gros glaçons. Elle regretta de ne pas avoir gardé ses
chaussures.
— Un verre d’eau ? proposa le Dr Brenner.
— Je veux bien.
Il remplit l’un des gobelets du contenu de la bouteille – ce n’était donc que
de l’eau – et le lui tendit. Elle le remercia après en avoir bu une gorgée.
—  Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, aucune raison de s’inquiéter,
reprit le médecin en lui offrant l’une des chaises. Nous resterons avec vous tout
du long. On va d’abord vous prélever un peu de sang, mesurer vos signes
vitaux, puis je vous demanderai de vous détendre un moment sur la couchette,
où je vous guiderai dans l’exécution d’un exercice.
L’expérience semblait plutôt simple… Étrange, peut-être, mais simple.
Terry s’assit. L’aide-soignant lui fit une prise de sang –  l’équivalent de
deux tubes à essai –, puis le Dr Brenner lui braqua dans les yeux une lumière
assez forte pour la faire grimacer. Son cœur tambourinait si bruyamment dans
sa poitrine que lorsque le médecin appliqua un stéthoscope gelé dessus, la
jeune fille songea que l’assistant aussi devait l’entendre. Le Dr  Brenner
approcha ensuite l’une des machines, appuya sur quelques boutons et lui fixa
un moniteur à un doigt.
Elle vit alors une ligne rouge, envoûtante, traverser l’écran du dispositif de
contrôle en zigzaguant. Son cœur continuait de cogner tellement fort…
Le médecin recula d’un pas. Terry tenta de le suivre des yeux, mais on
aurait dit que la pièce autour d’eux était devenue floue. De même que lui,
d’ailleurs. Dans la pièce, tout se brouillait, tournoyait, se déplaçait… Ou était-
ce elle qui remuait et remuait ?
— Ça commence à faire effet, commenta l’aide-soignant.
La patiente se demanda de quoi il parlait et tout à coup, la réponse lui
apparut avec clarté. Stacey n’avait pas exagéré.
— Vous m’avez droguée ?
— On reste avec vous, répondit le Dr Brenner. La substance que l’on vous
a donnée est un puissant hallucinogène, capable, nous en avons la preuve,
d’ouvrir l’esprit à la suggestibilité. Allongez-vous et essayez de rester calme le
temps que le produit opère.
Facile à dire. Et soudain, Terry se mit à rire. Parce qu’en fait, ça ne devait
pas être si facile à dire que ça pour le médecin. Pas avec son visage en train de
fondre. Les deux  hommes la soulevèrent de sa chaise et l’aidèrent à marcher
jusqu’au lit. Pourquoi ce visage déformé la faisait-il tant rire  ? Elle n’en avait
aucune idée. Un peu agitée et toujours hilare, elle s’étendit en douceur sur les
draps blancs. Dès qu’elle fut installée, le Dr  Brenner et son subalterne
s’écartèrent. De son côté, elle chercha et trouva son moniteur, avec sa ligne
rouge. Tant que l’ondulation reste régulière, songea-t-elle, tout va bien. Elle ne
riait plus. Le matelas lui semblait tantôt dur tantôt mou. Comment pouvait-il
être les deux à la fois ? La jeune fille avait envie de se lever.
— À présent, Terry, détendez-vous, lui dit le médecin d’une voix si calme
qu’elle eut envie de s’y accrocher. Essayez de vous ouvrir. De libérer votre
conscience.
Elle secoua la tête en signe de refus.
— Regardez-moi, Terry, poursuivit-il avant de produire entre ses doigts un
petit objet étincelant. Je voudrais que vous vous focalisiez sur le cristal et rien
d’autre, concentrez-vous là-dessus.
Vu la manière dont il la fixait, il n’avait pas l’intention de céder avant
d’avoir obtenu satisfaction. Elle chercha de nouveau la ligne sur le moniteur et
se rendit compte que suivre les instructions du Dr  Brenner revenait à
abandonner le battement écarlate de son cœur. Elle le regarda bondir encore
une fois puis reporta son attention sur la pâleur du cristal. Bye, bye, petit cœur.
— Et maintenant, fermez les yeux, reprit la voix. Laissez la pièce s’effacer
autour de vous.
Une multitude de taches s’épanouirent aussitôt derrière les paupières de la
jeune fille, de toutes les couleurs, comme la brume de fines gouttelettes qui
s’échappent d’un tuyau d’arrosage et que le soleil transforme en arc-en-ciel.
— Joli, murmura-t-elle.
— C’est mieux. Continuez de vous relâcher.
Une voix d’homme. Terry ne se souvenait plus à qui elle appartenait. Est-ce
qu’elle le connaissait ? Pas qu’elle sache.
— Descendez plus profond en vous.
Elle aurait voulu résister, mais il s’avéra bien plus facile de faire ce que
l’inconnu lui disait.
Alors, elle continua de descendre et s’enfonça jusqu’au bout d’elle-même,
aussi loin que possible.
4.
Alice n’aurait jamais cru qu’un endroit qui comptait autant de machines
puisse être aussi propre. Dans sa famille, le cambouis sous les ongles tenait du
mode vie. Bien sûr, pour les hommes et les garçons, personne ne disait rien. Ils
n’avaient pas besoin de se battre pour qu’on les laisse porter de vieux vêtements
confortables, eux, et c’est à peine s’ils s’embêtaient à se débarbouiller vite fait le
dimanche avant d’aller à l’église, histoire de se débarrasser du gros de la saleté
(contrairement à Alice pour qui prendre une douche semblait normal, question
de respect). À l’époque où elle avait commencé à travailler au garage, sa mère
n’avait plus que ça à la bouche : les doigts de sa fille et la crasse en demi-lune
au bout. À  l’écouter, jamais Alice ne trouverait quelqu’un avec des ongles
pareils, aussi jolie qu’elle soit… Mais même la pauvre femme avait fini par
lâcher l’affaire, au bout d’un moment.
Tenir bon, coûte que coûte, face à l’irritation générale, à la pression
étouffante d’autrui  : ce n’était pas la tasse de thé d’Alice –  ni de personne,
d’ailleurs – mais ça permettait parfois d’obtenir ce genre de petites victoires…
— J’aurais dû apporter une clé à molette. Ou bien un tournevis, murmura-
t-elle avant de se rendre compte qu’elle avait parlé à voix haute, la langue
pâteuse.
La femme qui s’occupait d’elle s’était présentée sous le nom de Dr  Parks.
Quand elle se tourna vers sa patiente, elle rayonnait d’un halo blanc. Elle lui
avait donné un petit bout de papier et lui avait demandé de le poser sur sa
langue… C’était quand, déjà  ? Alice n’aimait pas perdre la notion du temps.
Petite, le premier objet qu’elle avait démonté, c’était la montre de son cousin
de Toronto. Elle avait six ans et voulait voir si l’heure du Canada était la même
que celle de l’Indiana.
— Que voyez-vous ? demanda le médecin.
Il y avait deux Dr Parks à présent, deux figures, deux anges de blancheur
scintillants, si bien que la jeune fille ne savait pas trop sur lequel fixer son
regard. Le monde ne s’imbriquait pas correctement. Elle ferma les paupières,
mais les zigzags qui apparurent alors la déboussolèrent encore plus. Elle rouvrit
les yeux et se concentra sur l’ange de droite.
— Je veux voir à l’intérieur de ces machines, dit-elle.
La femme écouta sa requête avec cette sorte de retenue qui la caractérisait.
Un peu comme Gloria, mais en moins agréable. Sans doute était-on forcé
d’adopter ce genre de comportement quand on voulait faire carrière dans la
médecine ou la science. Surtout en tant que femme. Exactement comme Alice,
obligée de cultiver ses ongles et sa combinaison sales pour que les clients la
croient capable de réparer leur véhicule. Alors que ça n’avait absolument rien à
voir ! Elle comprenait la mécanique et son fonctionnement, c’était aussi simple
que ça. Moteur, transmission, bougies ou encore essieux… elle aimait les
rafistoler, et elle était plutôt douée.
Or, en cet instant, elle était persuadée que si elle pouvait voir à l’intérieur
de ces machines-là, l’ordre serait rétabli. Et à sa grande surprise, le Dr Parks se
tourna vers l’aide-soignant tapi au fond de la pièce.
— Allez me chercher un tournevis.
Alice songea que la joie devait se lire sur ses traits, car pour la première fois,
ceux du médecin s’adoucirent.
—  Cette séance pourrait s’avérer intéressante. Oh, et prévenez le
r
D   Brenner, ajouta-t-elle à l’intention de son assistant avant qu’il ne sorte. Il
voudra peut-être passer la voir plus tôt que prévu.
 
Alice planta l’outil dans la tête d’une vis qui vibrait et palpitait.
— Arrête de bouger, lui ordonna-t-elle.
Mais aussitôt, tout le reste se mit à pulser tel un cœur qui bat, les câbles
comme les pièces dentelées qui se combinaient les unes aux autres. Une seule
solution : démonter entièrement l’appareil. Alors seulement, elle comprendrait
comment il avait pu prendre vie. À  moins que ce ne soit l’effet du papier
qu’elle s’était mis sur la langue  ? Probable, sauf que tout paraissait tellement
vrai. Elle en avait la preuve, juste sous son nez.
La porte de la salle s’ouvrit et Alice tourna la tête pour voir qui venait
d’entrer. C’était le médecin en chef, le Dr Brenner, ses cheveux coiffés en vague
et son sourire dont la maîtrise semblait lui avoir demandé des heures et des
heures de cours de bonnes manières.
— Qu’y a-t-il ? lança-t-il.
Le Dr Parks lui désigna la jeune fille, qui s’en retourna illico à sa machine.
La mécanique trépidait et lui bourdonnait aux oreilles pour attirer son
attention.
— Ça va, ça va, fit-elle. Ne sois pas jalouse !
Très prévenant, l’aide-soignant lui avait apporté tout un tas d’outils sur un
plateau. Elle troqua son tournevis contre une pince plate qui, une fois en main,
lui sembla trop grande et difficile à manipuler. Luttant contre un sentiment de
malaise, Alice la plongea quand même dans les entrailles de la machine pour y
désentortiller quelques fils et les libérer avec délicatesse.
Soudain, elle sentit une présence à ses côtés. La silhouette s’agenouilla.
—  Qu’est-ce qu’elle fait subir à cet électrocardiogramme  ? demanda le
Dr Brenner.
Pourquoi ne pas lui poser la question directement  ? Elle se trouvait juste
devant lui.
— Je le démonte pour comprendre pourquoi il est vivant.
— Intéressant, dit-il en se relevant. Je serais curieux de voir comment elle
réagit à l’électricité. Essayons, voulez-vous ?
—  J’avais juste prévu une étude de référence aujourd’hui, répondit sa
collègue, dubitative. Je ne suis pas sûre que…
—  Mais moi, si, la coupa le Dr  Brenner avant de s’approcher d’Alice. Je
vais vous demander de vous allonger quelques minutes, qu’on puisse vous
administrer un autre… traitement.
—  Vous voulez me transformer en machine, riposta la jeune fille. Trop
tard, je suis déjà une machine. On est tous des machines.
L’aide-soignant la prit par le bras, et quand il lui retira la pince de la main
pour la poser sur la table, elle fut parcourue d’un frisson.
— Je n’aime pas ça, souffla-t-elle.
— Ça ne fera pas mal, lui assura le Dr Brenner, sans la gratifier d’un de ses
sourires, cette fois.
Il approcha du lit un nouvel appareil, monté sur roulettes. Son auréole
étincelante à présent liserée d’ombre, le Dr  Parks appliqua sur les tempes
d’Alice deux  ventouses reliées à des fils. Il fallait qu’elle leur dise qu’elle ne
voulait p…
La première décharge la changea en un éclair foudroyant.
La deuxième l’envoya loin à l’intérieur d’elle-même. Cernée de ténèbres et
de flashes de lumière déconcertants, elle se retrouvait incapable de se repérer.
Devant elle, un mur en ruines, lézardé et envahi de végétation. Dans l’air, de
minuscules spores cotonneuses qui dérivaient çà et là. Lorsqu’elle essaya d’en
attraper, ses doigts se refermèrent dans le vide. Que se passait-il, au juste ?
Respire, Alice, respire. C’est juste les médicaments. Et l’électricité.
Beau et funeste à la fois, le spectacle des plantes grimpantes qui oscillaient
sur le béton croulant disparut soudain, remplacé par un ciel empli d’une
multitude d’étoiles mouvantes.
La jeune fille décida d’attendre un moment dans son esprit, au creux de ce
recoin si étrange et si calme, où les images entraient en collision les unes avec
les autres. Les murs dans les étoiles, et les étoiles dans l’herbe. Oui, elle pouvait
rester cachée là, sous la réalité, jusqu’à ce que Brenner et sa satanée électricité la
laissent tranquille.
5.
L’arc-en-ciel demeura auprès de Terry un long moment, mais il finit par
s’évanouir, remplacé par l’obscurité – un gouffre. Non… C’était plutôt comme
de se trouver à l’intérieur d’un nuage en pleine nuit… Et puis, lentement, la
lumière enflait. L’atmosphère regorgeait de possibles. Ils vivaient en elle, autour
d’elle, en toute chose. Vibrantes d’énergie, des étoiles invisibles semblaient
l’encercler. Drôle de vision, mais ses autres pensées se révélaient, à vrai dire,
tout aussi étranges…
C’est fou ce que ses sens lui paraissaient en éveil, en ce lieu niché au plus
profond d’elle… mais où ? Elle l’ignorait.
En plein trip, voyons… Voilà où tu es !
Soudain, elle se sentit poussée en avant par des mains insaisissables. Il n’y
avait pas d’odeur en ce lieu. Pas de trace du temps qui passe.
Avait-elle peur ? Peut-être.
De temps à autre, elle entendait un son. Une voix venue de loin. Une bribe
volée de conversation. Rien devant elle, et rien derrière. Tout devant elle. Et
tout derrière.
— Terry, où êtes-vous ? lui demanda une voix d’homme, apaisante. Vous
m’entendez ?
— Plus profond, répondit-elle machinalement. Oui.
— Je voudrais que vous vous vidiez la tête… Que voyez-vous à présent ?
— Rien.
—  Bien, très bien. Maintenant Terry, vous allez suivre mes instructions,
c’est très important. Compris ?
— Compris.
— Vous allez vous remémorer la pire journée de votre vie et me raconter ce
qui s’est passé. Faites en sorte de revivre ce moment-là.
—  Mais je ne veux pas  ! protesta-t-elle en repoussant l’épisode qui avait
surgi dans sa mémoire avant qu’elle ait pu réagir.
—  Je reste avec vous, il ne vous arrivera rien, reprit l’homme sur un ton
aussi constant qu’une barque sur l’eau calme d’un lac. C’est important. Allez,
racontez-moi un peu.
Face à elle, un éclat blanc et brumeux se matérialisa. Ce  n’est que
lorsqu’elle s’y fut dirigée en pensée (sans vraiment s’en rendre compte) qu’elle
reconnut ce qui se dressait devant elle.
Une porte à double battant peinte en blanc. Des croix taillées dans la fibre
du bois. La dernière fois qu’elle les avait vues, c’était le jour de l’enterrement de
ses parents. La célébration avait eu lieu dans l’église où ils se rendaient à peu
près un  dimanche par mois – deux quand son père culpabilisait de ne pas y
aller plus souvent.
— Décrivez-moi ce qui se passe.
La paume à plat, Terry poussa la porte du sanctuaire.
—  J’ai dû retourner à la voiture, parce que j’avais oublié quelque chose.
Becky est déjà à l’intérieur.
— À l’intérieur ?
— De l’église.
— Quand a lieu cette scène ?
— Il y a trois ans.
La jeune fille fit un pas dans l’allée centrale et le sol grinça sous ses pieds.
À mesure qu’elle avançait, les bancs la contournaient sous la lumière qui filtrait
des vitraux que la paroisse avait pu faire installer grâce à une collecte. Jésus, les
bras ouverts. Un agneau auréolé de clarté. Jésus sur la croix, pieds et mains
ensanglantés…
Elle avait envie de faire demi-tour, de s’enfuir en courant –  exactement
comme elle l’avait souhaité ce jour-là  –, mais elle poursuivit son chemin, la
gorge serrée et les yeux rouges d’avoir passé des journées entières à pleurer.
Becky se retourna pour lui offrir un sourire humide.
— Ils sont beaux, tous les deux. Il a fait du bon travail avec maman.
L’autel avait été déplacé. Terry regarda les cercueils en bois vernis tout
simple, côte à côte. Sa sœur était restée bouche bée lorsqu’elle avait appris leur
prix, à  l’agence de pompes funèbres, mais elles n’avaient pas eu le choix. Les
paupières closes, leurs parents avaient l’air détendus, un peu comme s’ils
dormaient.
— Sauf qu’ils ne dorment pas, dit la jeune fille. Ils ont eu un accident…
un accident de voiture. Quand on est arrivées à l’hôpital, c’était déjà fini. Au
début, on n’était même pas sûres de pouvoir laisser les cercueils ouverts pour
les funérailles.
—  Et c’est celle-là, la pire journée de votre vie  ? demanda l’homme. Pas
celle de l’accident ?
Un sanglot sortit brusquement de la poitrine de Terry, qui s’écroula contre
le cercueil de son père.
— Non… C’est ce moment parce qu’à partir de là, c’est devenu réel. Je ne
les avais pas vus avant… l’enterrement. On savait mais… là j’y ai vraiment cru.
Qu’ils… qu’ils ne reviendraient jamais.
— Je vois.
Il y eut un silence et elle se mit à pleurer. Becky tapota le dos de sa sœur,
qui se trouva bien égoïste, car son aînée devait éprouver une douleur tout aussi
intolérable…
— Vous allez prendre tout ce que vous ressentez en cet instant, poursuivit
l’homme. Vous allez bien vous le rappeler, et ensuite, vous le rangerez dans une
boîte que vous mettrez de côté. Quand vous émergerez de cet état, vous vous
souviendrez de votre perte, mais pas de votre affliction. La douleur aura
disparu.
Impossible. Si ses parents lui manquaient moins qu’avant, il ne se passait
pas une journée sans qu’un détail la renvoie à son chagrin.
— Je…
— Allez-y, faites-le. Imaginez une boîte et abandonnez-y vos émotions. Ça
vous aidera.
Terry s’exécuta.
— Voilà, dit-elle, se sentant à la fois lourde et légère.
— Lorsque vous vous réveillerez, vous ne garderez en mémoire que ce que
vous avez vu et pas ce que je vous ai demandé.
— D’accord, répondit-elle avant d’être soudain envahie par une vague de
panique. Où est-ce que je suis ?
— Juste là, au laboratoire. À présent, Terry Ives, réveillez-vous. Vous êtes
en sécurité.
La jeune fille se rua vers cette voix pleine de promesses, ses pieds
martelaient le néant, elle galopait vers ces mots quand tout à coup, elle se
redressa en sursaut, ruisselante de transpiration et les ongles enfoncés dans un
fin drap blanc.
La pièce au sous-sol du laboratoire, bien que floue et brouillée, lui apparut
baignée d’une lumière froide. Fini les ténèbres. La vision de Terry s’éclaircit.
Elle délirait. Rien de plus, pas vrai  ? Elle se payait un trip aux frais du
gouvernement. Retrouvant la ligne rouge de son moniteur, elle la fixa tout le
temps que mit son cœur à retrouver un rythme régulier. Le Dr Brenner s’assit à
côté d’elle. Il lui posa une main sur le bras et se mit à y tracer de petits cercles
réconfortants, comme sa mère avait l’habitude de le faire.
— Je vais bien, dit-elle pour s’en convaincre.
— Donnez-lui un peu d’eau, ordonna le médecin à l’aide-soignant.
— Non ! s’écria Terry.
— Ce n’est que de l’eau, cette fois, lui assura-t-il. Promis. Vous avez fait un
excellent travail. On va vous laisser vous calmer, et ensuite, j’aurai quelques
questions.
Il n’était pas le seul.
6.
Martin  Brenner aurait aimé pouvoir voir à l’intérieur de l’esprit de ses
sujets. Fini les conversations embrouillées pour leur soutirer ce qu’eux –
 qu’importe l’efficacité de ses méthodes d’hypnose – pensaient avoir vu ou pas.
Fini les témoins peu fiables, qui doutaient de leur propre vécu.
Fini les mensonges, à moins qu’ils n’émanent de lui.
La jeune femme qui se trouvait sous ses yeux –  Theresa  Ives  – avait
cependant piqué sa curiosité. Phénomène plutôt rare, ces derniers temps,
surtout pour un cobaye adulte. La façon dont elle avait flairé une opportunité
et l’avait saisie en se présentant aux entretiens laissait entrevoir un potentiel
certain – un esprit difficile à décrypter, et d’autant plus à mater. Mais le défi
rendrait les résultats plus significatifs encore. Et puis, elle ne semblait pas avoir
peur de lui, une qualité qu’il appréciait… Enfin, sauf chez la gamine dont il
avait la charge et qui ne comprenait pas qu’on lui dise « non ».
—  Ça va mieux ? demanda-t-il à Terry, qui buvait à petites gorgées l’eau
que lui avait apportée l’aide-soignant.
Elle hocha la tête, lui rendit le verre et écarta ses cheveux trempés de sa
joue humide, luisante d’un mélange de larmes et de sueur. Elle semblait s’être
montrée extrêmement sensible à son cocktail de drogues.
—  Si vous ressentez encore les effets de la médication, où vous situeriez-
vous sur une échelle de un à dix ?
— À huit.
Pour quelqu’un qui donnait une telle réponse, elle avait l’air plutôt lucide.
—  Pouvez-vous me dire ce que vous avez vu  ? demanda-t-il avec une
douceur toute calculée.
Une hésitation – mais brève.
— L’enterrement de mes parents. Dans l’église, juste avant.
—  Très bien. Vous rappelez-vous quoi que ce soit d’autre d’important  ?
Comment vous sentez-vous, émotionnellement parlant ?
— Je me sens… commença-t-elle en ajustant sa blouse de façon à mieux
couvrir ses jambes. Plus légère, en quelque sorte. Je ne sais pas si ça répond à
votre question…
Brenner hocha la tête. Elle devait se sentir beaucoup plus légère, même : il
venait après tout de lui arracher une grande douleur, qu’il avait enfermée à
double tour. Pour préparer un esprit à de plus importantes manipulations,
c’était la première étape. Sans compter que la manœuvre lui donnait un moyen
de faire pression sur elle si cela s’avérait nécessaire à l’avenir. Le plus important
étant de faire en sorte qu’elle ne prenne pas conscience du changement avant.
— Et vous savez pourquoi ? lui demanda-t-il.
—  Non, répondit-elle avant de lui jeter un regard inquiet. Je peux vous
poser une question ?
— Bien sûr, assura-t-il en hochant de nouveau la tête.
—  Quel est le but de cette expérience  ? Est-ce aussi important que je le
pense ? Qu’avez-vous besoin que je vous dise ?
Il n’avait pas encore trouvé la réponse à donner à chacun de ces trois points
d’interrogation lorsque, à  sa grande surprise, elle secoua la tête et laissa
échapper un petit rire sec comme de la paille.
—  Laissez tomber. Je suis sûre que me répondre serait contraire au
protocole. Comme le fait de discuter de l’expérience avec les autres sur le trajet.
— C’est-à-dire ?
— Notre chauffeur nous a fait comprendre qu’on ne devait pas parler du
projet.
Brenner tourna les yeux vers son assistant, qui fixait le sol. Aucune
consigne de cet ordre n’avait été donnée. Du  moment que l’aide-soignant
prenait bonne note de ce qu’ils disaient, les sujets pouvaient raconter
absolument tout ce qui leur venait à l’esprit.
—  À l’aller comme au retour, vous êtes libres de discuter de ce que vous
voulez, rectifia-t-il.
Sans pour autant croiser son regard, l’homme accusa réception du message
d’un signe de tête.
— Avez-vous remarqué quoi que ce soit de particulier quand vous étiez en
transe ? poursuivit Brenner à l’adresse de Terry.
Elle prit une profonde inspiration.
—  Tout un tas de trucs dingues. Et puis, je suis tellement fatiguée. Je
n’avais jamais pris ce genre de drogues avant.
Ah, voilà qui explique en partie la virulence de la réaction.
— Pourtant, lors de notre premier entretien…
Il laissa sa phrase en suspens.
— J’ai affirmé avoir déjà testé le LSD plusieurs fois, admit-elle en ayant la
décence, cette fois, de paraître honteuse. J’ai pensé que c’était la réponse que
vous attendiez.
Que de potentiel… Elle en débordait. Tout comme un autre des cobayes –
 Alice –, qui avait répondu de manière intéressante aux électrochocs, même si
elle n’avait pas eu grand-chose à en dire par la suite. Cet échantillon de cobayes
s’annonçait décidément prometteur. Bien sûr qu’ils l’étaient  : il les avait
sélectionnés lui-même. Tous étaient dotés d’une forte volonté, bien
qu’inférieure à la sienne, évidemment.
— J’avais raison ? continua Terry. C’est ce que vous vouliez entendre ?
— Maline, commenta-t-il, oubliant presque qu’il n’avait pas affaire à Huit.
La jeune fille redressa d’un coup la tête, un sourire nerveux aux lèvres. Son
intrépidité feinte aurait pu convaincre quelqu’un de moins observateur.
— Je peux me rhabiller maintenant ?
— Allez-y, répondit Brenner. On essaiera de creuser davantage la prochaine
fois.
S’il prononçait ces mots, c’était surtout pour voir comment elle réagirait à
l’idée d’une prochaine séance. Elle se contenta cependant d’un « merci » avant
de se hisser sur ses jambes tremblantes.
L’aide-soignant avait déjà ouvert la porte. Dès lors, impossible pour le
médecin de poursuivre la conversation sans paraître impoli. Il fut bien obligé
de sortir.
—  Ne vous avisez plus jamais de me presser, gronda-t-il une fois dans le
couloir.
— Je suis vraiment désolé, je…
Les excuses de l’assistant se perdirent dans le dos de Brenner, qui remontait
déjà le corridor pour s’enquérir du reste du groupe.
Tous les participants s’en étaient bien sortis. Leurs premières réactions au
traitement serviraient de base pour la suite. Ils progresseraient –  moins vite
qu’il ne l’aurait voulu, mais enfin, ils progresseraient. Pourtant mère des vertus
de la science, la patience ne comptait pas parmi ses points forts.
Sans pouvoir dire ce qui l’avait amené à penser qu’aller voir le sujet Huit
s’avérerait thérapeutique, il déverrouilla la porte de la fillette, entra et se posta
au milieu de la chambre.
Le lit superposé était fait si soigneusement que Brenner aurait été incapable
de dire si l’enfant avait pris la couchette du haut ou bien celle du bas. Une
information qu’elle chérissait comme un secret  : elle lui avait même fait
promettre de ne pas le demander aux aides-soignants. En vérité, il s’en moquait
et n’aurait jamais pris cette peine.
Assise à sa table de jeu, elle travaillait au dernier d’une série de furieux
gribouillages. À force de coloriage, sa craie grasse noire se réduisait comme une
peau de chagrin. Il lui en faudrait une neuve. D’après la psychologue du
laboratoire, toute activité artistique pouvait se révéler d’une importance vitale
pour les enfants créatifs.
Or Huit ne manquait pas de créativité.
Elle faisait celle qui ne l’avait pas vu, ce qui – elle le savait – avait le don de
l’énerver. Il croisa les bras d’un air décidé.
— Comme c’est bientôt l’heure du dîner, j’ai pensé que tu aurais peut-être
envie de m’accompagner à la cafétéria.
Située plus bas encore dans les sous-sols, la cafétéria était l’endroit où son
équipe et lui prenaient leurs repas. Personne d’autre n’était autorisé à voir les
jeunes cobayes, et en aucun cas Huit ne devait être mise au courant de la
présence d’autres enfants dans les locaux. Brenner craignait que ces patients –
 tous très ordinaires pour le moment – n’infectent sa pépite.
La petite continuait de l’ignorer. Il fit un pas en avant, puis deux. Les
enfants, il fallait les discipliner, pour leur bien. Mais… ses collègues guettaient
encore ses moindres faits et gestes et il se passerait bien d’une révolte parmi ses
employés. De toute façon, ils ne tarderaient plus à lui être entièrement
dévoués.
Aux grands maux… Brenner glissa la main dans la poche de sa blouse
blanche et en sortit un paquet de friandises.
— J’ai une surprise pour toi, Kali. Des colliers de bonbons. Il paraît que
toutes les petites filles en raffolent.
Délaissant son crayon de couleur, Huit bondit, lui arracha le sachet avant
qu’il ait pu l’en empêcher et le déchira pour se mettre aussitôt à croquer une
rangée de pastilles. Il veillerait à ce qu’on lui fasse se brosser les dents à fond
avant de dormir.
—  Tu m’avais promis, papa  ! parvint-elle à prononcer, la bouche pleine.
Des amis. Tu m’avais promis !
Elle essuya son nez qui saignait du revers de la main.
—  Je sais. Et je t’ai dit que je m’en occupais. Tu finiras par les avoir, tes
amis. C’est pour ça que je t’ai pris un lit superposé. Pour que tu puisses le
partager avec un camarade de chambre, quand il ou elle arrivera. Je te l’ai déjà
expliqué.
Et expliquer quoi que ce soit à une gamine de cinq  ans exigeait un
minimum de patience. Patience qui, encore une fois, était loin de constituer
son point fort.
Il fallait reconnaître, cependant, que s’il avait obtenu de se lancer dans ce
nouveau projet, c’était grâce au travail accompli avec Huit. Sa première
réussite, le diamant qui prouvait que, bien encadrés, les humains étaient
capables de développer des facultés exceptionnelles. Débridées, les aptitudes de
la fillette restaient encore difficiles à contrôler pour elle – autant qu’elle-même
l’était pour lui –, mais qu’importe.
Il finissait toujours par arriver à ses fins.
7.
Après huit  heures passées au laboratoire, c’est épuisés qu’ils remontèrent
dans le van. Terry se sentait pourtant pleine d’une drôle d’énergie, qu’elle ne
s’expliquait pas –  d’autant que le Dr  Brenner lui avait fait revivre le pire
souvenir de sa vie.
Elle se demandait s’ils discuteraient sur le trajet du retour. À vrai dire, elle
doutait qu’Alice soit capable de rester silencieuse et espérait bien que non. Elle
avait envie de parler, de savoir comment chacun s’était débrouillé.
Mais la mécanicienne s’assoupit presque immédiatement et finit la tête sur
l’épaule de Ken. Il croisa le regard de Terry par-dessus la chevelure de leur
camarade endormie.
—  Celle-là, je ne l’avais pas vue venir, dit-il à voix basse, pour ne pas
réveiller la dormeuse.
Terry eut beau essayer de se forcer à sourire, c’était peine perdue. Pas de
discussion, donc. Alice fronça les sourcils dans son sommeil. Gloria, elle,
contemplait les champs de maïs par la fenêtre, les mains élégamment jointes
sur les genoux.
Comment s’était passée leur journée à eux  ? La question lui brûlait les
lèvres, mais Terry se retint de la poser. La prochaine fois.
1.
orsqu’ils retournèrent à Hawkins pour la séance suivante, Terry se retrouva
L dans une grande salle pleine de machines plus imposantes que la fois
précédente et grouillante d’assistants supplémentaires. Mais il y avait plus
impressionnant encore, à  savoir la combinaison de plongée qu’elle devait
revêtir et, surélevée devant elle, la cuve métallique remplie d’eau.
On lui indiqua une pièce où se changer et elle se faufila dans ce qui, fut un
temps, avait dû servir de réserve ou de placard à produits ménagers. Théorie
étayée par le parfum chimique qui persistait dans l’air.
Terry tira sur la combinaison moulante pour la faire remonter le long de
ses jambes et de son torse, puis ajusta les bretelles d’un mouvement d’épaules.
Vu la façon dont le tissu bâillait à certains endroits et la comprimait à d’autres,
elle devina qu’il s’agissait sans doute d’un modèle pour homme. Un
accoutrement finalement tout aussi révélateur de son anatomie que la blouse
d’hôpital. Mais ça, encore, elle s’en fichait –  contrairement à l’aiguille qui
tournait et la rapprochait du moment où on lui administrerait son traitement.
Elle carra les épaules, s’imagina porter une armure histoire de surmonter
son trac et sortit de l’ancien placard. Le Dr  Brenner et sa petite équipe
l’attendaient à l’extérieur avec l’intention de l’immerger dans cette boîte de
conserve aussi haute qu’elle. Une échelle d’acier menait à la longue ouverture
découpée au sommet.
— Je me sens l’âme d’un Houdini, plaisanta-t-elle.
—  À ceci près que vous, vous vous échapperez par là, dit le médecin,
l’index sur la tempe.
— Simple curiosité, fit-elle en s’appuyant contre une table. Comment en
êtes-vous arrivé à faire ce métier et conduire ce genre de recherches ?
Il vérifia un moniteur avant de hausser les épaules.
— Rien de très original. Fac de médecine et une certaine attirance pour le
service public.
Elle resserra l’une des sangles de sa combinaison.
— Et vous venez d’où ?
— C’est un interrogatoire ? répliqua-t-il avec un sourire.
Il lui donna un bonnet de bain et, du mieux qu’elle put sans miroir, elle se
débrouilla pour y coincer la masse de ses cheveux, la peau du front tiraillée par
l’entreprise.
— J’ai un peu les jetons, c’est tout, expliqua-t-elle sans chercher à mentir.
Encore un truc que je n’ai jamais fait avant.
Elle désigna la cuve d’un geste du menton.
— Les caissons de privation sensorielle peuvent s’avérer très agréables, lui
assura le Dr Brenner.
— Vraiment ? rétorqua Terry, qui ne pouvait s’empêcher de blaguer. Vous
avez déjà essayé ?
—  Pas personnellement, non, admit-il. Mais j’en ai déjà utilisé dans le
cadre d’autres recherches. Aucune raison de s’inquiéter, on surveillera vos
signes vitaux en permanence. L’absence de stimuli extérieurs devrait vous aider
à vous concentrer.
— Me concentrer sur quoi ?
—  L’extension et l’exploration de votre conscience. Je  serai là pour vous
guider.
— Et quand est-ce que vous comptez m’expliquer ce qu’on cherche à faire,
au juste ? Si je le savais je serais peut-être plus efficace.
— Je viens de vous le dire.
— Mais sans vraiment développer. Vous êtes plutôt du genre concis.
— La nature exacte de notre travail est confidentielle, précisa-t-il avec un
regard d’excuse avant de se tourner vers son équipe. Qui a le cocktail  ? (Il
reporta son attention sur elle et lui posa une main sur l’épaule.) Tout le monde
a ses petits secrets, Terry. Nous, nous essayons de trouver de nouvelles manières
de les porter à notre connaissance.
Des recherches relatives à la découverte de secrets, donc. Cette information
ne l’avançait pas beaucoup, mais… Terry saisissait en quoi ces travaux
pouvaient être importants.
Un assistant –  le même que la fois précédente  – lui apporta un petit
gobelet en carton rempli de LSD nec plus ultra –  ainsi qu’elle avait baptisé la
préparation du labo. Quand elle lui avait décrit son premier trip, Andrew avait
bien ri. Sans méchanceté, seulement… il ne jouait pas dans la même catégorie :
à Woodstock, il devait avoir pris trois fois plus d’acide.
— Cul sec ! lança-t-elle avant de vider son verre.
Le liquide avait un goût tellement amer qu’elle se demanda comment elle
avait pu le confondre avec de l’eau. Elle s’était un peu renseignée sur le LSD,
même s’il n’existait que peu d’informations à ce sujet. Le diéthylamide de
l’acide lysergique –  l’acide, de son petit nom  – avait été synthétisé pour la
première fois par un scientifique suisse en  1938, mais sa popularité n’avait
commencé à monter en flèche que quelques années plus tôt, en  Californie.
Considéré comme «  psychédélique  », il était décrit soit comme tenant du
miracle, soit comme le meilleur moyen de perdre la boule, selon qu’on était
pour ou contre sa consommation. Et puis, il y avait le mot « cocktail » qu’avait
utilisé le Dr Brenner. De quoi se composait son mélange à lui, exactement ? Il y
avait peu de chance qu’il veuille bien le lui dire.
— Prête ? lui demanda-t-il avec un sourire qui se voulait rassurant avant de
s’approcher pour coller un moniteur sous la bretelle droite de sa combinaison.
Rappelez-vous, je serai juste là.
Monter les barreaux de l’échelle renvoya Terry aux étés de son enfance,
qu’elle passait à la piscine municipale. Les autres sautaient du plongeoir et la
mettaient toujours au défi d’essayer alors qu’elle ne savait pas très bien nager.
Un jour – elle avait douze ans –, elle avait fini par céder et s’était jetée dans le
bassin, là où l’eau était la plus profonde, avant de recommencer, encore et
encore –  finalement, c’était plutôt rigolo. Quand, épuisée, elle s’était mise à
paniquer et que le maître-nageur avait dû la tirer de l’eau, il lui avait passé un
de ces savons  ! Mais Becky était arrivée et, du haut de ses seize  ans, avait
rétorqué au surveillant qu’il aurait dû, dès le départ, empêcher sa petite sœur
de plonger. Pendant qu’ils se disputaient, Terry s’était éclipsée discrètement
pour aller sauter une dernière fois du grand plongeoir.
Elle n’avait plus été admise à la piscine de tout l’été.
Arrivée sur la plate-forme en haut du caisson, elle scruta les ténèbres qui
clapotaient sous ses pieds. « Privation sensorielle. » Non qu’elle se soit attendue
à voir sous l’eau, mais les images qui dérivaient dans son esprit étaient à glacer
le sang. Elle y croisa des cercueils, y vit des noyades. S’imagina se noyer,
enfermée dans un cercueil. Elle repensa à ses parents.
— Tout va bien, se dit-elle à elle-même.
—  Tout va bien, confirma le Dr  Brenner. Rien ne peut vous arriver là-
dedans. (Il lui tendit un casque, pas si différent de ceux des astronautes.)
Tenez, pour que vous soyez constamment alimentée en air.
Ce n’est qu’en l’enfilant que Terry s’interrogea sur l’utilité du bonnet de
bain. Bon, au moins, respirer ne serait pas un problème. Elle fit pivoter sa tête
à présent alourdie et regarda le médecin. Il la fixait avec une sorte d’impatience.
Allez, semblaient dire ses yeux.
Elle lui donna le bras lui pour se stabiliser et pénétra dans l’eau. Sa
combinaison la protégeait du froid, mais aussitôt qu’elle se renversa en arrière,
un vague de pression lui enserra tout le corps. Le Dr  Brenner avait dit vrai,
cependant : la sensation n’était pas déplaisante… Jusqu’à ce que la jeune fille
s’enfonce complètement sous la surface, du moins. À cet instant, le médecin lui
lâcha la main et la luminosité s’atténua de plus en plus jusqu’à s’évanouir dans
un bruit sourd – celui de la trappe que l’on refermait.
Houdini ? Tu parles !
— Euh… ohé ? Est-ce qu’il y a quelqu’un ? appela-t-elle d’un ton qu’elle
voulait léger, ses mots étouffés par le casque.
— Personne d’autre que vous, répondit la voix calme du médecin.
Le casque était équipé d’un système audio.
Terry essaya de se détendre à mesure que l’obscurité grandissait… Sans
succès. Sa respiration s’accéléra et des taches apparurent à la périphérie de sa
vision. Elle tenta de remuer, mais dans l’eau, la manœuvre n’était pas aisée.
—  Votre cœur s’emballe. Prenez de grandes inspirations, lui conseilla le
r
D  Brenner. Calmez-vous. Fermez les yeux et laissez agir le mélange. Descendez
au plus profond.
Plus facile à dire qu’à faire dans un cercueil rempli de liquide. Terry fit
toutefois de son mieux pour s’apaiser. Réussirait-elle vraiment à retourner au
même endroit que la première fois ? N’était-ce pas l’hypnose qui lui avait alors
permis d’aller aussi loin ? L’acide commençait-il déjà à lui changer le cerveau en
gruyère ?
Les questions l’aidèrent à se ressaisir. Elle s’efforça de maîtriser son rythme
cardiaque, sauf que la sueur lui roulait sur les joues. Se concentrer dessus sans
pouvoir l’essuyer lui ferait perdre tout contrôle, ce qui serait pire que tout.
Elle ferma donc les yeux.
Mais pour ce que ça changeait… Elle les rouvrit sur la nuit qui régnait
autour d’elle. Au plus profond.
— À présent, Terry, repliez-vous sur vous-même, lui dit à l’oreille la voix
du Dr Brenner, qui aurait tout aussi bien pu se trouver dans sa tête. Je voudrais
que vous laissiez votre mémoire s’ouvrir et que vous me décriviez ce que vous
vivez. Ne cherchez pas le chagrin cette fois, plutôt le bien-être.
Peut-être parce que cette voix occupait toutes ses pensées, ou bien parce
que la drogue commençait à agir –  à moins que ce soit la combinaison des
deux –, la mémoire de Terry se mit en route dès que le médecin le lui suggéra
et son esprit conjura pour elle un autre endroit où se réfugier, extérieur au
caisson. À la lisière de sa lucidité dansait la conviction d’être plus qu’éveillée,
plus que vivante.
Elle s’imagina enfouir les doigts de pied dans les longs poils de l’épais tapis
du salon, à  la maison. À  la télévision passait le Tonight Show, l’émission de
Johnny Carson. Une odeur de pop-corn flottait dans l’air. Dans la cuisine, sa
mère secouait une casserole sur le feu. Les deux  sœurs coururent observer le
couvercle trépider quand le maïs commença à éclater…
— Où êtes-vous, Terry ?
— Je regarde la télé, avec Becky et mon père. Exceptionnellement, on a le
droit de se coucher plus tard que d’habitude. Ma mère nous prépare du pop-
corn pour l’occasion. On est tous les quatre.
Revisiter ces instants de bonheur en famille n’était généralement pas
exempt de tristesse, mais cette fois-ci, ce moment lui faisait juste l’effet d’un
câlin plein de tendresse.
— Passons. Quel autre souvenir, quel autre endroit suscite en vous la joie ?
La chambre d’Andrew. Pas juste un lieu  : un moment. La première nuit
qu’elle avait passée chez lui. Une bougie et un bâton d’encens sur la table de
chevet… Une telle sensation de maturité. Être adulte, c’était ça  : les effluves
entêtants du bois de santal et la caresse de draps étrangers. Ceux d’un homme.
En coton tout bête, mais quand même. Si Terry ne distinguait pas ce qu’ils se
disaient avec Andrew, si elle ne se rappelait pas leur conversation, elle
s’entendit rire avec lui, et aussitôt un sentiment de sécurité se coula en elle – à
moins que ce soit elle qui se soit lovée en lui. Le visage du jeune homme
s’auréola de traînées arc-en-ciel. Elle aurait aimé qu’il soit là. Ou bien être là-
bas…
— Vous êtes en train de rire, Terry. Où êtes-vous ?
— Avec Andrew.
— Andrew ?
— Mon petit ami.
— Et qu’est-ce que vous faites ?
Non, ça, elle ne pouvait pas le lui décrire…
— Rien, on est juste ensemble.
— Et vous vous sentez bien ?
— Oui.
Son cerveau continua de tourner encore et encore, et Terry répondit à
chacune des questions du Dr  Brenner, jusqu’à ce que, la seconde d’après –  le
siècle d’après  –, il l’informe qu’ils allaient bientôt la faire remonter. «  Mais
avant ça, essayez d’aller plus profond », lui dit-il. Et en effet, il restait bien un
endroit où elle souhaitait se rendre. Sauf qu’elle avait les sens glissants. Elle ne
savait plus où elle se trouvait. L’eau s’agitait autour d’elle.
Plus profond, se répétait-elle en essayant de se rappeler. Plus profond.
Elle finit par se figurer les portes blanches, celles de l’église. Elle voulait y
retourner. Sans qu’elle sache pourquoi, y penser ne la fit pas souffrir.
—  Bien, annonça le médecin. On va maintenant ouvrir le caisson sans
vous brusquer. Vous devriez fermer les yeux.
Terry eut envie de lui réclamer plus de temps, mais les néons au plafond
l’aveuglaient déjà. Elle suivit alors ses conseils avant de soulever avec précaution
les paupières et de remuer doucement, désaccoutumée au mouvement autant
qu’à la lumière.
2.
— Ça ne te fait pas peur ? lui demanda Andrew en lui prenant la main.
— Pas vraiment, répondit Terry. Enfin, peut-être un peu, c’est pour ça que
je voulais que tu viennes.
Tous deux traversaient le campus. Becky l’avait appelée car un courrier de
l’université priant l’étudiante de se présenter à l’administration venait d’arriver
chez elles. Au téléphone, sa sœur s’était inquiétée, lui avait demandé si elle
devait intervenir, si Terry s’était attiré des ennuis… Mais il s’agissait sans doute
d’une erreur ou d’une histoire de documents manquants. Le semestre venait à
peine de commencer et ce genre d’étourderie arrivait, pas vrai ? D’habitude pas
à elle, certes. Pour autant, un tel scénario n’était pas non plus totalement
invraisemblable.
—  Quand ils m’ont convoqué, moi, reprit Andrew, ce n’était pas une
bonne nouvelle…
Terry lui serra la main d’une manière qu’elle espérait réconfortante.
L’université n’avait pas apprécié qu’il ait séché son séminaire pour se rendre à
Woodstock. Il  avait reçu un avertissement disciplinaire, qu’il ne pouvait
prendre à la légère  : la sanction suivante –  le renvoi  – entraînerait aussitôt la
perte de son sursis d’incorporation. Déjà qu’aucun des étudiants n’avait hâte de
voir arriver la remise des diplômes…
— Tu feras un peu plus attention, c’est tout, lui dit-elle. Et puis, tu m’as
répété dix fois que ça valait vraiment le coup.
Replongé dans de fabuleux souvenirs, il hocha vivement la tête.
— Tu aurais adoré.
— Je n’en doute pas une seconde.
— Et sinon, tu as commencé mon livre ?
Terry poussa un grognement. Entre Bloomington et Woodstock, le temps
d’un aller et retour en van, Andrew était tombé amoureux du Seigneur des
anneaux. À peine rentré, il lui avait donc passé son exemplaire tout corné du
premier volume de la trilogie. Sur la couverture, un magicien à la longue barbe
blanche se tenait au sommet d’une montagne, sa robe jaune flottant au vent.
Le jeune homme lui avait juré qu’elle non plus ne pourrait plus s’en détacher,
mais…
— Ton livre… Il y en a quand même trois, je te rappelle…
— Certes, mais ils sont tous les trois géniaux.
— Je vais m’y mettre. Promis.
—  Il vaut mieux, parce que c’est tout ce que je demande pour mon
anniversaire, la semaine prochaine.
— C’est noté !
Ils avaient atteint le bâtiment de l’administration : trois étages de briques et
de verre. Andrew lui tint la porte. La convocation, lui avait dit Becky, précisait
qu’elle devait se rendre salle  151 –  ils la trouvèrent à l’autre bout du rez-de-
chaussée. Le secrétariat des inscriptions. Terry était déjà venue.
Elle laissa donc Andrew s’affaler sur l’une des chaises en plastique de la salle
d’attente pour se diriger vers le bureau d’une secrétaire.
—  Bonjour, lança-t-elle. Terry  Ives. Ma sœur a reçu une lettre qui me
disait de passer vous voir.
Derrière ses lunettes allongées façon œil de chat, l’employée lui lança un
regard vide.
— Quel genre de lettre ?
— Aucune idée. On n’a pas tout à fait compris de quoi il s’agissait.
— Terry Ives, c’est ça ?
— Oui, Theresa.
— Ça me dit quelque chose.
La secrétaire fit volte-face et s’enfonça d’un pas affairé dans le labyrinthe de
bureaux et de classeurs à tiroirs qui s’étendait derrière elle.
La jeune fille en profita pour décocher une grimace à Andrew, qui la lui
rendit, juste avant de lui faire signe de se retourner. Comme il fallait s’y
attendre, son interlocutrice était revenue. En matière de première impression
ratée, Terry avait une sorte de don. L’employée, cependant, ne parut pas se
formaliser de son échange avec le jeune homme.
—  On nous a demandé de vous faire savoir que vous serez désormais
dispensée de cours le jeudi.
— Quoi ? Mais pourquoi ?
Elle connaissait le système universitaire, et autant dire que la présence en
classe n’était pas optionnelle. Elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à
Andrew par-dessus son épaule, mais il haussa les siennes, tout aussi déboussolé.
— Vous obtiendrez vos crédits via les recherches psychologiques auxquelles
vous participez, expliqua la secrétaire à Terry. Vous n’aurez donc aucun devoir à
rattraper ces jours-là. Vos professeurs ont été mis au courant. Sauf indication
contraire, vous serez attendue devant le bâtiment de psychologie tous les jeudis
à neuf heures.
— D’accord, dit-elle avant de secouer la tête. Non, attendez, c’est quoi, le
piège ?
—  Vos résultats universitaires dépendront de votre assiduité, mais en
dehors de ça…
L’employée se contenta d’un haussement d’épaules.
— Mouais…
Étant donné que Terry n’avait pas prévu de laisser tomber le labo, ça ne
changeait pas grand-chose.
— Ce n’est pas commun, admit la secrétaire, mais c’est ce qui nous a été
dit. (Elle baissa d’un ton.) Qu’est-ce que c’est, ces recherches, au juste ?
Ça, la jeune femme ne pouvait pas en parler.
— C’est privé. Je n’ai pas besoin de faire quoi que ce soit d’autre ?
Le nez en l’air, son interlocutrice semblait mécontente de s’être fait clouer
le bec.
— Pas pour l’instant, rétorqua-t-elle sèchement en guise d’adieu.
Andrew se leva et tous deux sortirent de la pièce.
— C’est quoi, cette histoire ? s’écria-t-il une fois dans le couloir.
— Tu m’enlèves les mots de la bouche.
—  Dis-moi, c’est qui ces gens exactement  ? demanda-t-il en fronçant les
sourcils, chose qu’il faisait rarement, à part quand il écoutait les nouvelles.
Voilà qu’il s’inquiétait pour elle – il était tellement mignon.
—  Pas n’importe qui, ça, c’est certain, répondit-elle. Et c’est bien pour
cette raison que je veux faire partie de ce projet.
Il laissa son regard dériver vers la salle qu’ils venaient de quitter.
— Je n’aime pas beaucoup ça…
—  Mais tu vois comme c’est important, non  ? insista-t-elle en se
rapprochant de lui pour éviter d’être entendue des autres étudiants. À tel point
qu’il leur a suffi de demander pour que l’administration me libère le jeudi et
me donne carrément des crédits en retour  ! Ils vont jusqu’à faire compter
l’expérience dans ma moyenne, et personne ne dit rien, la fac n’y voit aucun
inconvénient. Il faut que je continue, je le sens !
Andrew posa son front contre le sien.
— J’espère que tu sais ce que tu fais, mon cœur.
— Oui et non.
Elle l’embrassa furtivement, mais quelqu’un – un employé administratif en
costume  – s’éclaircit la gorge, de sorte qu’ils durent se séparer. Elle tendit la
main et Andrew laça ses doigts entre les siens.
—  Quoi qu’il advienne en fin de compte, tu seras mon témoin à travers
tout ça, déclara-t-elle.
— J’en fais le serment solennel.
Ses yeux si bruns, son sourire si tendre… Il s’inquiétait vraiment pour elle.
Si bien que, l’espace de quelques instants, elle-même oublia de s’inquiéter de
quoi que ce soit.
3.
Les jours d’accalmie, peu fréquents au restaurant, faisaient figure de Terre
promise absolue pour Terry, qui pouvait alors respirer un peu tout en étant
payée. L’un des commis de cuisine ôta son tablier et la prévint qu’il sortait s’en
griller une. «  Tu me fais envie  », soupira-t-elle en contemplant les tables
désespérément vides. Il ne prit pas la peine de lui rappeler qu’elle ne fumait
pas.
Histoire de ne pas avoir à le faire plus tard et surtout de s’occuper, elle
décida de se lancer dans le réassort des bacs à couverts. On était mardi.
Deux jours seulement la séparaient de la prochaine séance au labo, qui aurait
donc lieu une semaine après la précédente – et non deux ou trois, comme ça
avait été le cas jusque-là. Cette accélération en termes de planning, ajoutée à la
nouvelle reçue le matin même… Ces changements devaient avoir une
signification, mais laquelle ?
Si elle mentionnait la carte Chance –  «  Vous êtes dispensée de cours  »  –
qu’elle venait de tirer, Becky lui poserait beaucoup trop de questions. Terry
prévoyait donc de lui raconter que l’université voulait simplement vérifier
qu’elle se plaisait dans son cursus.
Au pire, quand elle en aurait fini avec les couteaux et les fourchettes, elle
avait La Communauté de l’anneau, pour peu qu’elle n’ait toujours rien à faire.
Au fond de son sac, le livre de poche fatigué attendait sagement qu’elle entame
le chapitre deux.
Le carillon au-dessus de la porte tinta.
—  Salut  ! lança Terry avec un sourire quand elle reconnut Ken. C’est
marrant de te voir ici ! Assieds-toi où tu veux.
Elle attrapa un menu, une paire de couverts et contourna le bar pour aller
au-devant du jeune homme. Il s’attarda quelques secondes dans l’entrée,
indécis, puis se dirigea sur sa droite et se glissa sur la banquette de la deuxième
table.
— C’est la bonne place.
— Si tu le dis, répondit sa camarade en secouant la tête, amusée. Qu’est-ce
que je te sers ?
— Rien.
—  Rien  ? répéta-t-elle sans comprendre. Qu’est-ce que tu viens faire ici,
alors ?
La clochette sonna de nouveau et Terry se retourna pour voir Alice entrer
en trombe.
—  Oh, tu avais rendez-vous avec Alice  ? demanda-t-elle discrètement à
Ken. Il y a quelque chose dont je ne suis pas au courant ?
L’intéressée, qui les avait repérés, s’avança vers eux. Mais une fois arrivée à
leur hauteur, elle porta les mains à ses hanches, sur sa combinaison graisseuse.
— Qu’est-ce qu’il fait là, lui ? s’étonna-t-elle avant de désigner d’un geste la
banquette en face du jeune homme. La place est prise ?
— Vas-y, je t’en prie, répondit-il en lançant un regard entendu à Terry.
Alice s’assit. Visiblement prête à s’exprimer, elle ouvrit la bouche… et la
referma aussitôt, le temps de rassembler ses pensées. Terry avait très envie de
savoir ce que l’un et l’autre faisaient là, alors même qu’ils ne s’étaient pas donné
rendez-vous –  la coïncidence lui semblait un peu grosse. Mais voilà qu’une
autre silhouette familière se profilait à la fenêtre. Gloria.
— Deux secondes, dit la serveuse à Alice. Je reviens.
Le carillon sonna une troisième fois lorsqu’elle sortit sur le trottoir.
—  Les autres sont à l’intérieur, lança-t-elle à la nouvelle venue qui
traversait la rue. Vous aviez prévu de vous voir avec Alice ?
Vêtue d’un chemisier pastel à imprimé floral rentré dans une jupe mi-
longue d’un vert profond assorti à son sac à main – un ensemble relativement
décontracté pour elle –, Gloria eut l’air d’hésiter à pénétrer dans le restaurant.
— Un problème ? s’inquiéta Terry.
— Je ne viens pas de ce côté-ci de la ville, d’habitude. Je n’y ai pas vraiment
réfléchi avant de partir.
— Je comprends, mais ne t’inquiète pas : ici, tout le monde s’en fiche.
Officiellement, la ségrégation n’avait plus cours à Bloomington, sauf dans
les lieux tels que les country clubs et leurs terrains de golf. Dans les faits,
cependant, la plupart des habitants ne franchissaient ni les limites de leur
quartier ni celles que leur imposait leur couleur de peau. Sur le campus, les
étudiants noirs manifestaient d’ailleurs régulièrement pour réclamer une égalité
de traitement.
Gloria hocha brièvement la tête et, à la suite de Terry, passa la porte d’un
pas gracieux. Avisant aussitôt Alice et Ken, elle fronça légèrement les sourcils.
— Ah, ils sont vraiment là ? Je croyais que c’était une blague.
—  Et ils n’avaient pas prévu de se retrouver, précisa la serveuse pendant
qu’elles rejoignaient leurs amis. En tout cas, je ne crois pas.
— Toi non plus, on ne t’attendait pas, Gloria, fit remarquer Alice. Qu’est-
ce qu’on fait tous ici ?
— Ah, ça, c’est ma question, lança Terry. Après tout, je suis la seule à avoir
une vraie raison d’être là.
Gloria prit place à côté de la mécanicienne. Terry, elle, balaya une nouvelle
fois la salle du regard, puis, s’étant assurée que son patron n’avait pas quitté la
cuisine où il attendait l’arrivée de nouvelles commandes, s’assit à son tour.
—  J’irai vous chercher ce que vous voulez dans deux minutes, mais
d’abord, dites-moi ce qui se passe.
—  Le secrétariat t’a prévenue, toi aussi, pour nos jeudis  ? lui demanda
Gloria, la mine toujours soucieuse.
— Oui, confirma Terry, qui ne voyait là aucun motif d’inquiétude.
—  Prévenue de quoi  ? intervint Alice. On peut prendre des frites  ? (Elle
s’interrompit un instant. Incapable de tenir en place, elle se tordait
nerveusement les mains. C’était nouveau, ça.) Attends, elles sont bonnes ici ?
— Délicieuses.
Terry se leva, griffonna la commande sur un de ses tickets et alla l’épingler
au mur de la cuisine par le passe-plat. Quelques secondes plus tard, la friteuse
se mit en route et l’air se chargea du divin fumet du gras qui frétille. De retour
à la table, la jeune fille ne prit pas la peine de se rasseoir –  ce serait prêt
rapidement.
— On va être dispensées de cours tous les jeudis, Gloria et moi, déclara-t-
elle.
— Moi aussi, dit Ken.
— Je ne savais pas que tu étais à la fac, s’étonna l’étudiante en biologie.
— Vous ne m’avez pas posé beaucoup de questions sur moi, répondit-il en
joignant les mains sur la table en formica.
— On avait peur de ce que tu allais nous raconter, plaisanta Alice, les yeux
au ciel.
L’intéressé fronça le nez et elle éclata de rire. Gloria posa à son tour les
mains devant elle.
— Il n’y a pas que cette histoire de dispense. On m’a aussi fait comprendre
que mon avenir universitaire serait désormais lié à l’expérience.
—  Ce n’est pas exactement ce qu’ils m’ont dit, nuança Terry. C’est juste
qu’on aura nos jeudis de libre et qu’on doit continuer à aller à Hawkins parce
que… parce que nos notes en dépendront. (Elle marqua une pause.) Oh, je
vois.
—  Voilà, c’est ce que j’entendais par «  avenir universitaire  », répondit
Gloria en secouant la tête. Et ça ne me dit rien qui vaille.
— Quel est le problème ? Ce n’est pas comme si on avait prévu d’arrêter,
de toute façon. En plus, tu étais déjà obligée de participer, en remplacement de
tes heures de labo au programme.
— Justement, trop de contraintes, ça ne peut pas être anodin.
— Là, je suis bien d’accord. C’est le signe qu’on participe à un projet d’une
importance majeure.
Gloria se contenta de fixer ses ongles.
— Peut-être…
— Et toi, Alice ? demanda Terry. Qu’est-ce qui t’amène ?
—  La semaine dernière, tu as mentionné que tu travaillais ici, à  cette
heure-là, répondit-elle sur le ton de  l’évidence. J’ai pensé que tes horaires
devaient toujours être les mêmes.
— C’est ce qui m’a poussée à venir maintenant aussi, mais je crois que ce
n’était pas vraiment la question, intervint Gloria avec une petite moue. Le fait
qu’on soit arrivés tous en même temps, c’est juste une coïncidence. En ce qui
me concerne, du moins.
— Pour ma part, ce n’est pas un hasard, rectifia Ken.
— C’est prêt ! lança la voix du chef depuis la cuisine.
Terry partit comme une flèche et revint avec l’assiette de frites. Alice en
enfourna aussitôt une poignée plus chaude qu’une explosion atomique, ce qui
lui arracha une grimace. Cette tablée exigeant décidément un service
quatre  étoiles, leur dévouée serveuse réapparut avec trois  verres d’eau et put
enfin se rasseoir, prendre une frite, souffler dessus et l’engloutir.
— Donc, de votre côté, ils ont appelé la fac, reprit la mécanicienne après
avoir avalé ce qu’elle avait dans la bouche. Ils ont appelé mon oncle, aussi. Ils
lui ont dit qu’ils seraient ravis de le dédommager s’il me laissait aller au labo
chaque fois qu’ils auraient besoin de moi là-bas. Il a accepté mais il se méfie. Il
n’aime pas trop ceux qui travaillent pour le gouvernement. (Avant de
continuer, elle prit le temps d’attraper une autre frite.) Vous trouvez ça bizarre,
vous ? Ce qu’ils nous font faire là-bas ? Mon oncle n’arrêtait pas de me poser
des questions à ce sujet. J’ai fini par prétendre que c’était des « trucs de filles »
pour qu’il me laisse tranquille. De toute façon, on ne peut en parler à
personne  : n’importe qui penserait qu’on a pété une durite… Et puis, on a
signé ces papiers… Du coup, je me suis dit que j’allais passer : au moins, ici,
on peut en discuter.
— Je n’apprécie vraiment pas leurs méthodes, intervint Gloria. Ils auraient
pu nous prévenir avant de passer ces coups de fil, non ?
Terry se demanda si les autres avaient ressenti les mêmes choses qu’elle
durant leurs trips. Mais avant qu’elle ait pu leur poser la question, le carillon de
la porte retentit de nouveau et elle fut surprise de voir débarquer Andrew, qui
se dirigea vers eux et s’arrêta, hésitant, devant la table.
— Dis donc, qu’est-ce que je suis populaire aujourd’hui ! s’exclama-t-elle.
Voici mon copain, Andrew. Andrew, je te présente mes amis du labo  : Ken,
Gloria et Alice.
— On est en plein milieu d’une conversation privée, précisa cette dernière.
— Ne t’inquiète pas, lâcha Terry en riant. On peut lui faire confiance, il
est au courant.
—  C’était bien la peine de signer ces documents, répliqua Alice en
haussant les sourcils.
—  Je peux  ? demanda le nouveau venu, qui attendit d’en recevoir
l’autorisation pour prendre une frite. De quoi vous parliez ?
— Bonne question, renchérit Terry. De quoi on parle, exactement ?
— De la raison pour laquelle les chercheurs du labo se montrent soudain
déterminés à faire en sorte qu’on continue de s’y rendre, répondit Gloria.
Andrew attrapa une chaise pour s’asseoir en bout de table.
—  Je me suis posé la même question, déclara-t-il. Vous savez qui a
commandité ces expériences maintenant, ou pas encore ?
Le regard de Gloria glissa vers Terry, qui n’avait pas vraiment abordé ce
point avec le jeune homme.
— Une branche du gouvernement, lâcha-t-elle finalement.
— Tu ne me l’avais pas dit, ça ! s’étonna-t-il en penchant la tête sur le côté.
— Parce que je savais très bien comment tu allais réagir.
Terry ne voulait pas d’une scène devant ses nouveaux amis. Mais
visiblement, Andrew non plus.
—  O.K., reprit-il, et vous ne trouvez pas ça étrange, alors qu’on est en
guerre, que l’État consacre du temps à ce projet ? Leurs équipes de recherche ne
devraient-elles pas plutôt être en train de développer des armes ou je ne
sais quoi ?
— C’est peut-être ce qu’ils font, dit Ken à voix basse, même s’il n’y avait
qu’eux dans la salle.
— Ah oui ? Et à ton avis, c’est Alice ou moi, l’arme ? pouffa Terry. À moins
que ce ne soit Gloria ?
— Ou moi, rétorqua le médium.
Andrew les observa un à un.
— Bon, d’accord, ça ne tient probablement pas debout.
Gloria n’ajouta rien, et à part Andrew, aucun d’eux ne s’attarda beaucoup
plus longtemps. La serveuse déduisit les frites de ses pourboires et persista à
refuser de s’alarmer. Toutes ses questions, elle les poserait au Dr  Brenner le
jeudi suivant.
4.
Ils remontaient le couloir blafard du labo – celui qui menait à cet ascenseur
rutilant dont Alice ne supportait plus la vue, car elle savait où il les
emmènerait. Elle transpirait à l’arrière des jambes à cause du stress, et autant
dire que la sueur au creux des genoux, c’était vraiment désagréable. En plus,
depuis qu’ils avaient commencé les séances d’électrochocs, elle imaginait que
les lumières du bâtiment se moquaient d’elle et parlaient dans son dos,
chuchotant qu’elle pouvait tout aussi bien se considérer comme l’une d’elles,
désormais.
Elle se voyait déjà coincée à jamais dans cet endroit, forcée d’enluminer les
ténèbres. «  Enluminer  », c’était un joli mot, cela dit. Un jour, à  l’église, le
pasteur leur avait décrit les enluminures des manuscrits qu’il avait eu la chance
d’admirer lors d’une mission à l’étranger. Pour Alice, le terme en lui-même
évoquait des images forcément plus miraculeuses que la réalité.
Les lumières parlantes et d’autres idées dans le genre, c’était ce qui l’avait
poussée à se pointer sans réfléchir au boulot de son amie. L’appel qu’avait reçu
son oncle, elle ne s’en serait même pas inquiétée si Gloria ne s’était pas mise à
se poser tout un tas de questions.
—  Ça va  ? lui demanda Terry, qui avait laissé les autres pour venir la
rejoindre. Tu es drôlement silencieuse aujourd’hui. Je n’ai même pas eu à
t’empêcher de t’approcher du moindre appareil électronique.
Devant elles, Brenner avait légèrement tourné la tête, si bien que la
mécanicienne le voyait à présent de profil.
— Ça va.
Elle se retourna pour adresser également un petit signe à Gloria et à Ken.
Bien que muets, eux aussi s’inquiétaient pour elle.
— Tu es sûre que tu te sens bien ? insista Terry.
Elle posa la main sur le front d’Alice, qui tressaillit et le regretta aussitôt.
— Certaine.
— Je vais m’assurer que le Dr Parks prenne votre température, intervint le
médecin en chef. Nous verrons si vous êtes suffisamment en forme pour la
séance d’aujourd’hui.
— Merci, lui dit Terry. Elle n’aura pas à participer si elle est malade ?
— Bien sûr que non, répondit-il d’une voix rassurante.
Alice faillit le croire. Son amie, elle, semblait convaincue de la bonne foi de
leur interlocuteur. Les séances de l’étudiante devaient être vraiment différentes
des siennes. Elle ne voyait pas d’autre explication.
Quand le Dr  Brenner composa son code sur le pavé numérique, elle
observa chacun de ses doigts se déplacer comme au ralenti. Les portes de
l’ascenseur coulissèrent en un éclair et elle rêva qu’elle démolissait l’engin avec
minutie, puis sectionnait les câbles pour immobiliser la cabine.
Elle serait bientôt obligée de retourner se cacher en elle-même pour
rechercher ce lieu en-deçà de tout, hanté de ruines et de spores à la dérive. Le
problème, c’est que cet endroit au calme assourdissant, Alice n’avait aucune
envie d’y aller.
5.
Les blouses d’hôpital qu’on leur demandait de porter durant les expériences
constituaient un affront à la dignité. Ce n’était pas seulement son opinion,
c’était un fait. Gloria aurait été prête, pour le prouver, à  mener une étude
randomisée en double aveugle, qu’elle soumettrait ensuite à l’évaluation de ses
pairs.
Pour la énième fois, elle se demanda quels protocoles suivait le laboratoire,
au juste. Tous –  y  compris la pauvre Alice, qui paraissait si ébranlée  –
passaient-ils par les mêmes étapes d’expérimentation  ? Vu que rien dans cet
établissement ne se conformait ni à ses prévisions ni à ce que ses manuels
disaient de la démarche scientifique, elle en doutait fortement.
Et voilà qu’elle n’avait même plus la possibilité de se retirer. Car à présent
qu’ils avaient mis ses notes dans la balance…
Quand le vin est tiré, il faut le boire. Disait-on.
Les mains sur les genoux, elle attendait l’arrivée du jeune médecin qui
s’occupait d’elle. Green, de son petit nom, bleu de son état. Il manifestait à son
égard une certaine timidité, et Gloria avait silencieusement remercié le ciel de
ne pas avoir à se coltiner le Dr  Brenner. Au moins, lorsqu’elle posait une
question de temps à autre à son référent, elle pouvait obtenir une réponse.
Il entra justement, une planchette à pinces dans une main, et dans l’autre
un minuscule morceau de papier – sans aucun doute imprégné de LSD.
— Bonjour, Gloria, lança-t-il comme s’ils s’apprêtaient à prendre le thé.
Elle garda les mains sur ses genoux.
—  Docteur  Green, je me demandais… Vous m’avez dit que vous aviez
étudié à Stanford, non ? Qu’en est-il du Dr Brenner ?
Prenant bien soin de ne pas croiser le regard de sa patiente, le médecin posa
sa planchette et entreprit de rouler les manches de sa chemise – un peu trop
haut, même. On voyait à présent la marque de son bronzage.
— À vrai dire, je n’en sais trop rien.
Puis, sans s’appesantir sur le sujet, il détacha une feuille de son écritoire,
qu’il tendit à Gloria.
—  Je voudrais que vous appreniez ces informations du mieux que vous
pouvez. Ensuite, lorsque votre dose fera effet, je vous poserai quelques
questions. Votre objectif sera d’essayer de ne rien me révéler de ce que vous
savez. Compris ?
— Compris.
La jeune fille prit le document, avec l’impression d’être de retour au lycée,
même si en guise de contrôle, elle avait cette fois sous les yeux un rapport
militaire – réel ou factice – concernant les mouvements de troupes ennemies.
Après qu’elle eut tout mémorisé, le Dr Green lui échangea la grande feuille
de papier contre celle beaucoup plus petite, qui présentait un cercle jaune en
son centre. Gloria le posa sur sa langue, et le médecin s’en alla pour la laisser
« méditer ». Comme si ça risquait d’arriver.
Elle s’installa plus confortablement et, histoire de bien les avoir en tête, se
mit à se répéter encore et encore les informations listées sur le document que le
Dr Green avait emporté avec lui.
 
Le LSD commençait à agir, et bientôt les chiffres sur l’horloge murale
eurent tendance à lui apparaître comme dégoulinants de sang. Gloria s’aperçut
cependant qu’elle était capable d’y remédier rien qu’en fermant un œil cinq
bonnes secondes. Ainsi, quand le jeune Dr Green revint, elle savait qu’il s’était
écoulé environ trois heures depuis le moment où elle avait pris son buvard. Elle
en était au point culminant de son trip, ou pas loin –  ce qui expliquait les
lumières colorées qui dansaient autour du médecin. Elle ne voyait pas l’intérêt
d’halluciner et peinait à comprendre qu’on puisse apprécier l’expérience. Bien
sûr, si, grâce à ces recherches, ils réussissaient à trouver un usage pratique au
LSD, elle changerait peut-être d’avis. Mais elle en doutait.
Son écritoire à la main, le Dr  Green –  ou plutôt, les trois  Dr  Green à
présent face à elle – lui firent un signe de la tête.
— Mademoiselle Flowers ?
Plus tôt, il l’avait appelée Gloria, elle en était presque certaine. Un aide-
soignant de haute taille et d’allure menaçante pénétra dans la pièce et alla se
poster dans un coin.
— Oui ?
— Pourriez-vous, s’il vous plaît, nous révéler la position des troupes dans le
secteur dix-neuf ?
La manière dont le médecin fronçait les sourcils le faisait paraître plus âgé.
Il lui avait donné pour consigne de ne pas céder, et Gloria avait intégré cette
règle en mémorisant le reste. Pour une expérience sur l’obtention
d’informations sous l’influence de drogues, il leur fallait les sujets témoins les
plus résistants possible, pas vrai ? Autrement, les résultats seraient faussés.
— J’ai peur de ne pas comprendre de quoi vous parlez, dit-elle.
Ou en tout cas, c’est ce qu’elle pensait avoir dit. Depuis que le LSD avait
commencé à faire effet, les certitudes de la jeune fille s’étaient faites plus
vaporeuses.
Le Dr Green tira la chaise du bureau et s’assit en face d’elle, toujours juchée
sur le rebord râpeux du lit de camp. Elle tendit le bras pour ajuster sa jupe
avant de se souvenir qu’elle portait une fine blouse d’hôpital. Pas très opaque,
songea-t-elle soudain.
Concentre-toi.
— Vous êtes sûre ? reprit le médecin.
— De quoi ?
— De ne pas comprendre de quoi je parle. À propos du secteur dix-neuf et
du déplacement des troupes…
—  Certaine, répliqua-t-elle avec un imperceptible sourire à l’idée de
remplir si parfaitement sa mission.
Le Dr  Green se tourna un bref instant vers l’aide-soignant, qui s’avança.
L’homme avait beau sembler trop imposant pour tenir dans la pièce, il se
dressait bien là, devant Gloria, telle une ombre terrifiante.
— Êtes-vous sûre d’en être certaine ? insista le médecin.
Malgré les couleurs vives et la brume dans lesquelles elle évoluait à cause de
la drogue, elle aurait voulu lui faire la leçon, lui montrer que ce n’était pas la
bonne méthode pour conduire une expérience. Déjà, la formulation de ses
questions n’allait pas du tout. Et puis, sans que ce soit nécessaire, il mettait en
place une situation qui se révélerait difficile à reproduire sur le terrain.
— Mademoiselle Flowers ? reprit-il. Où sont-ils ?
Le géant avait beau ne pas sourire, tout dans son attitude montrait qu’il
prenait un plaisir évident à la situation. Je rêve ou ça l’amuse ?
Gloria se rappelait certaines rumeurs, ces cas qu’aucun de ses professeurs
n’évoquait jamais. Ces hommes atteints de syphilis laissés sans soins. Ces
esclaves vendus aux scientifiques pour les besoins de leurs expériences, les
cadavres d’hommes et de femmes noirs que l’on rencontrait dans toutes les
écoles de médecine. À peine plus de dix ans auparavant, en Floride, l’armée et
la CIA avaient lâché des moustiques porteurs de la fièvre jaune sur des
populations de couleur. Pour certains chercheurs, sa peau faisait de la jeune
fille un sujet d’étude – un sujet dispensable, même, pour la plupart d’entre eux.
Elle comprit que pour rester dans la partie, il lui faudrait donc, comme
toujours, faire semblant de ne pas comprendre les règles du jeu. Même si, en
pratique, ses résultats pourraient leur permettre d’affiner l’efficacité de leur
méthode, jamais le laboratoire ne supporterait de la voir remporter la
manche…
— Ah mais oui, pardon ! répondit-elle enfin. Je vous avais mal compris !
Leurs troupes se déplacent vers le nord, d’à peu près sept kilomètres par jour. Si
vous me donnez de quoi écrire, je peux même vous faire un dessin, ajouta-t-elle
en tendant la main.
Le Dr  Green haussa les sourcils et lança un sourire insolent à l’immense
aide-soignant qui, lui, avait l’air déçu à présent.
— Bon travail, Gloria, la félicita le médecin.
Désolée, s’excusa-t-elle intérieurement auprès des deux hommes. C’était tout
sauf du bon travail.
6.
La première partie du trip d’Alice s’étirait dans un flou paisible. Peut-être
n’y aurait-il pas d’électricité ce jour-là. Elle aurait voulu avoir à disposition son
plateau d’outils pour démonter quelque chose – n’importe quoi – plutôt que
de rester allongée à ne rien faire, mais elle garda ses envies pour elle. Elle
enferma tout à l’intérieur, en silence, dans l’espoir qu’on oublierait sa présence
jusqu’à ce qu’il soit l’heure de partir.
Comme elle le faisait toutes les deux ou trois semaines, le Dr Parks lui avait
prélevé un tube de sang, qu’elle avait étiqueté d’une fine bande adhésive
marquée d’une date et du nom de famille d’Alice. Puis un aide-soignant avait
écouté son rythme cardiaque, procédé à l’examen de ses yeux, et lui avait
ensuite donné une dose de cette drogue malfaisante. Et maintenant, de temps
en temps, lui apparaissait la presse typographique d’où était sortie l’annonce
qui lui était parvenue au garage de son oncle, ainsi qu’à son attention. Comme
avec l’ascenseur, elle s’imaginait un lent démantèlement, chaque pièce déposée
à côté de la précédente jusqu’à ce qu’aucun message ne puisse plus être délivré.
Ses pensées dérivèrent alors vers Ken et ses séances  :  lui ne semblait pas
avoir changé depuis le début de l’expérience, et s’il était vraiment médium, il
méritait un bon coup de poing dans le nez. C’était lui, après tout, qui les avait
incitées à monter dans le van, le premier jour.
« Alice, gronda la voix de sa mère dans sa tête, on ne frappe pas les garçons. »
— Même quand ils ne l’ont pas volé ? demanda-t-elle.
— Pardon ?
Le Dr Parks venait d’entrer dans la salle. C’est ce qu’Alice pensait, en tout
cas… Oui, elle en était sûre à présent, car derrière la femme se trouvaient le
Dr  Brenner et l’aide-soignant barbu qui ne le quittait jamais. L’assistant
apportait justement l’appareil qu’elle souhaitait démantibuler et massacrer plus
que tout autre, celui avec lequel ils l’électrocutaient.
— Rien, répondit-elle à sa référente avant de se redresser sur son lit et de
poser les pieds au sol. Attendez, je croyais que vous deviez prendre ma
température. Je ne me sens pas très bien aujourd’hui.
Le Dr Parks sembla soudain soucieuse.
— Quels sont vos symptômes ?
En dehors du fait que mes yeux voient comme des moulins à vent multicolores
partout sur ce tas de ferraille ?
— C’est psychosomatique, intervint le médecin en chef en s’avançant. Le
traitement lui fera du bien.
Sans pouvoir se retenir, Alice lâcha un grognement dubitatif. Le
Dr Brenner leva si haut les sourcils qu’ils parurent léviter au-dessus de sa tête.
— Vous ne me croyez pas ? Parce qu’en tant que professionnel de santé, je
peux vous assurer que si vous vous sentez mal, c’est probablement parce que
votre dernier traitement remonte à une semaine.
Je me sentirai mieux à la seconde où je sortirai d’ici.
— Vous n’avez parlé des électrochocs à personne, j’espère ? poursuivit-il.
Il s’était encore avancé et avait fait signe à son assistant d’approcher la
machine, dont il se mit à fixer les électrodes sur les tempes d’Alice.
— Je sais bien que c’est confidentiel, rétorqua-t-elle.
Elle n’en avait pas dit un mot. Elle avait bien failli, au restaurant, quand le
copain de Terry avait parlé d’équipement militaire. Elle s’était alors rendu
compte qu’avec ses envies de tout désarticuler, elle commençait à se sentir
davantage comme une arme que comme un être humain…
Stupide. Elle savait que c’était stupide, comme idée.
— Bien, lâcha le Dr Brenner avant de poser une main sur son épaule pour
la pousser à se rallonger doucement. Essayons d’augmenter la tension, cette
semaine.
— Vous êtes sûr que c’est judicieux ? demanda sa collègue, une main à la
gorge. Si elle ne se sent pas bien…
—  Ça va la ragaillardir illico, dit-il en se tournant vers sa patiente. Pas
vrai ?
Que faire à part hocher la tête ? Quoi qu’il ait promis à Terry, le directeur
du laboratoire faisait tout l’inverse. La  jeune fille ferma donc les yeux et
attendit, bien décidée à ne pas hurler ni crier, à n’émettre aucun son. Lorsque
la foudre la parcourut, elle lâcha pourtant un hoquet de douleur. Derrière ses
paupières se mirent bientôt à flotter des étincelles.
Non, pas des étincelles –  les spores, celles qu’elle ne parvenait jamais à
capturer entre ses doigts.
Elle s’enfonça au-dessous de la réalité à laquelle elle rêvait d’échapper. Dans
cet endroit à l’atmosphère pesante –  l’En-deçà, comme elle en était venue à
l’appeler  –, elle se sentait déconnectée. Comme si elle n’avait pas sa place au
cœur de cette vision peuplée d’ombres et de décrépitude.
Mais ce jour-là, les ombres ne bougeaient pas. Pas plus que les murs et les
fenêtres craquelés ou que les tentacules des plantes grimpantes mortes à leur
pied. Pour se prouver qu’il y avait encore de la vie quelque part et qu’elle-même
n’avait pas dépéri, Alice pénétra dans le tourbillon d’images qui s’enchaînaient
dans son esprit.
Décidément, le cocktail de cette semaine était sacrément costaud !
Elle tournait en rond. Elle fermait puis rouvrait les yeux, encore et encore.
À  chaque clignement, les ombres grandissaient à présent, jusqu’à ce qu’une
armée de tournesols lessivés de toute couleur surgisse de terre. Prise de vertiges
et percevant un mouvement du coin de l’œil, la jeune fille tourna sur elle-
même.
Tout droit sorti d’un rêve –  ou plutôt, d’un cauchemar  – un monstre
anguleux et reluisant lui faisait face. C’était le genre de bête qu’on trouvait
dans les comics que lisaient ses cousins. Le genre de créature qu’on obtenait
sans doute en démontant un être vivant avant de le remonter n’importe
comment. Des bras trop longs, une tête aux allures de fleur mortelle…
Elle se demanda si, comme elle, la chose n’avait pas envie de réduire en
pièces tout ce qui lui passerait sous la main.
—  Alice, vous m’entendez  ? demanda soudain la voix du Dr  Parks. Vous
pouvez ouvrir les yeux, si vous voulez.
Aussitôt, la bête se fondit dans l’ondulation noire et blanche des
tournesols. Alors comme ça, depuis le début, elle était des leurs  ? Peut-être
bien… Quelques papillons jaillirent d’entre les tiges qui se balançaient et les
fleurs retrouvèrent aussitôt leur jaune d’or.
Lorsque la garagiste rouvrit les yeux sur le monde réel et la petite pièce du
labo, le Dr Brenner remplissait son champ de vision.
— Des monstres, souffla-t-elle. J’aurais dû me douter que mon cerveau en
regorgeait.
Tant qu’ils restaient là-dedans, cependant, tout irait pour le mieux. Du
moins essayait-elle de s’en persuader.
7.
Un instant avait passé, puis un autre, et encore celui d’après. Terry avait
perdu la notion du temps, occupée qu’elle était à contempler le sol, les murs, le
plafond… Le  plafond  ! Pendant qu’elle le regardait, il s’était mis à se
transformer comme un ciel nuageux. Vu à travers l’objectif de ses méninges
imbibées de LSD, tout objet ordinaire prenait une dimension étonnamment
étrange, si bien que quand elle se rappela son intention d’interroger le
Dr  Brenner sur ses échanges avec l’université et l’oncle d’Alice, il avait déjà
quitté la pièce – une petite salle d’examen, cette semaine-là.
Et où qu’il soit parti, l’aide-soignant l’avait suivi.
Sans personne dans les parages, la jeune fille était laissée à l’abandon avec à
l’esprit ses regrets – les moments où elle aurait souhaité avoir agi différemment.
Mais si elle ne posait pas ses questions au médecin tant qu’elle y pensait, elle
risquait de les oublier de nouveau. Le vrai défi avec l’acide, c’est de se souvenir de
ce qui nous passe par la tête…
Son référent verrait-il un inconvénient à ce qu’elle parte à sa recherche  ?
Probablement pas. Il ne lui avait jamais demandé de ne pas bouger.
Elle se leva donc et se dirigea vers l’entrée. La poignée s’abaissa – ils avaient
laissé la porte ouverte. Considérant ce détail comme une invitation, Terry
sortit dans le corridor, qui s’avéra désert. Elle se mit alors en route et prit un
couloir qu’elle n’avait encore jamais emprunté. Sans doute le bureau du
Dr  Brenner se trouvait-il par là. Bientôt, le carrelage des murs commença à
danser.
Soudain, le bruit d’une porte qui s’ouvre lui parvint, suivi de celui de pas
sur le sol –  la jeune fille se recroquevilla contre la paroi. Un peu plus loin
devant elle, un homme en blouse blanche apparut d’un couloir adjacent et
s’éloigna le long de celui dans lequel elle se trouvait. Comme immergée dans
un jeu, elle fonça. La porte par laquelle l’employé était arrivé donnait sur une
autre aile du bâtiment, et était dotée d’un de ces claviers d’accès sophistiqués…
mais elle ne s’était pas encore complètement refermée !
Sans être sûre d’y arriver à temps, Terry se rua en avant et… Yes  ! C’était
moins une, mais elle avait réussi à se faufiler par l’entrebâillement.
Presque aussitôt, elle arriva à un nouveau croisement. Elle continua
cependant tout droit. Les salles qu’elle dépassait, garnies de lits et d’appareils
variés, étaient toutes inoccupées. Toutes, jusqu’à ce que…
Dans cette pièce-là se trouvait une fillette. Pouvait-il s’agir d’une
hallucination  ? Mais non, la petite était bien là. Assise à une table basse, elle
coloriait si fort que sa feuille menaçait de se déchirer.
Qu’est-ce que… ?
L’étudiante frappa discrètement à la porte et l’ouvrit sans difficulté.
— Bonjour, lança-t-elle d’une voix qu’elle s’efforça de rendre bienveillante
et rassurante.
Que fabriquait une gamine dans un laboratoire où l’on menait des
expériences au LSD  ? Vêtue d’une blouse d’hôpital –  la même que celle de
Terry –, la petite leva la tête et cligna des yeux.
— Tu es qui, toi ?
La nouvelle venue s’assit en face de la fillette avant de lui répondre. Elle
était trop grande pour la chaise – ses genoux remontaient bizarrement –, mais
son interlocutrice n’avait pas l’air de s’en soucier.
— Je suis une patiente, lui dit-elle. Et toi ?
— Moi, c’est Kali. (Elle s’interrompit un instant, pensive.) C’est quoi, une
patiente ?
— Hmm… Quelqu’un qui est malade.
La petite fronça ses sourcils d’ébène. Terry remarqua alors le dessin sur la
table : un homme aux cheveux peignés en arrière. Le Dr Brenner ? Sans doute.
— Tu es malade ? demanda la fillette.
— Non. Je vais bien.
— Alors qu’est-ce que tu fais là ?
— Je fais partie d’une expérience. Tu sais ce que c’est ?
—  Ah, tu es un su… un sujet, dit Kali, qui buta sur le dernier mot.
Comme moi. Papa sait que tu es ici  ? Je n’ai pas trop le droit de parler aux
autres, normalement.
« Papa. » Était-ce possible qu’elle soit la fille de Brenner ?
Une silhouette passa soudain dans le couloir et son instinct souffla à Terry
que personne ne serait ravi de la trouver là. Tout en prenant soin de rester
accroupie, à la hauteur de l’enfant, elle s’extirpa de son siège.
—  Ça pourrait être notre secret, qu’est-ce que tu en dis  ? Il faut que j’y
aille, mais je reviendrai te voir.
—  D’accord, répondit la petite en haussant les épaules. J’aime bien les
secrets.
Terry devait vraiment se sauver, mais il lui restait une dernière question.
— Kali ? Est-ce que toi, tu es un secret ?
La fillette hésita, puis fit oui du menton.
— Je crois.
— Je repasserai dès que possible.
Kali hocha de nouveau la tête et porta l’index de sa main droite à ses lèvres
– le symbole universel du silence. Si jeune, songea Terry. La petite pouvait-elle
réellement garder un secret  ? En même temps, une enfant qui se considérait
elle-même comme un secret devait avoir pas mal d’entraînement.
Pareil pour Brenner, d’ailleurs.
1.
ndrew étant parti chez ses parents pour quelques jours, Terry avait dû
A ronger son frein avant de pouvoir lui confier sa découverte, et comme il
lui avait indiqué l’heure vers laquelle il comptait rentrer, elle était venue
l’attendre chez lui. À peine avait-il franchi la porte de l’appartement et ôté son
sac à dos qu’elle lui sauta dessus.
— Il y a une gamine là-bas, Andrew ! Un enfant. Une petite fille.
— Pardon ? Déjà, salut mon cœur, répondit-il, visiblement heureux de la
voir, bien qu’un peu perdu. Ensuite, j’ai dû rater un épisode. Qui a un enfant
où ça ?
— Hmm… Oui, désolée, lâcha-t-elle avant de se passer une main dans les
cheveux en cherchant par où commencer. Le labo… Le Dr Brenner…
— Tu sais quoi ? Je crois qu’on a tous les deux besoin d’une bière.
Lui caressant la joue, Andrew lui déposa un baiser sur le front puis se
dirigea vers la cuisine. Terry lui emboîta le pas.
— Bonne idée. Désolée, c’est juste que j’avais hâte de pouvoir en discuter.
— Tu n’as pas revu tes amis du labo ? Ils ont l’air sympas.
Le jeune homme débusqua deux cannettes au fond du frigidaire et lui en
offrit une.
— Je ne suis pas certaine de tout comprendre dans cette histoire… dit-elle.
Je préfère ne pas leur en parler tant que je n’en sais pas plus. Mais ça m’a l’air
louche.
— O.K., je suis tout ouïe, répondit-il après avoir ouvert sa bière.
Une fois dans le séjour, Andrew s’installa dans le canapé, mais Terry, trop
survoltée pour se détendre, se mit à faire les cent pas. Elle lui décrivit
l’excursion psychédélique qui l’avait menée à Kali, la conversation qui s’était
ensuivie, la promesse qu’elle avait faite à la fillette de retourner la voir, et ne
s’immobilisa pour prendre une gorgée de bière qu’une fois son récit terminé.
— C’est sûr que c’est bizarre, commenta le jeune homme depuis le sofa. Tu
crois que quelqu’un d’autre est au courant de votre rencontre ? Tu ne l’as pas
dit au médecin, si ?
Elle secoua la tête.
—  Tu rigoles  ! Je… Pas un mot, j’avais trop peur. Je suis déjà contente
qu’on ne m’ait pas attrapée dans les couloirs.
Andrew tendit la main pour lui effleurer le bras.
— Tu crois que tu aurais eu des ennuis ?
— Aucune idée, reconnut-elle avant de finir par s’affaler à côté de lui. Tu
dois penser que je ne peux m’en prendre qu’à moi, non ? Après tout, c’est moi
qui me suis portée volontaire…
Il lui posa une main sur le genou.
— Mais non. Et puis, pour l’instant, tu n’as fait que découvrir une gamine.
C’est peut-être simplement la fille de ce Brenner. Si ça se trouve, elle est
malade…
—  Elle n’avait pas l’air, mais qui sait  ? Et si c’est bien sa fille, ces
expériences, c’est peut-être un moyen d’essayer de la guérir. Mais il y a un
détail qui ne colle pas, dit-elle en rejetant la tête en arrière. Un détail…
étrange. Dans la chambre… il y avait un lit superposé.
—  Sans doute pour la faire se sentir plus à l’aise le temps de son
traitement, quel qu’il soit… Tu devrais simplement poser la question à ton
médecin.
— Oui, peut-être.
Terry se représenta la scène. Une semaine plus tôt, elle l’aurait fait sans
hésiter, mais le malaise qu’avait exprimé Gloria en découvrant que leurs notes
se retrouvaient désormais inextricablement liées à l’expérience lui revint en
mémoire. Il lui fallait en apprendre davantage.
— Et sinon, comment s’en sortent les autres ? reprit Andrew.
Il la fit asseoir par terre, dos à lui, pour pouvoir lui masser les épaules. Elle
n’avait pas conscience d’être tendue et crispée à ce point.
— Ça a l’air d’aller. Alice ne se sentait pas bien, mais je crois qu’elle n’était
juste pas dans son assiette.
—  Et qu’est-ce qu’ils pensent de tout ça, eux  ? Pourquoi tu ne leur
demandes pas ?
Bonne question.
— J’ai bien l’intention de le faire… Sauf que je voudrais aussi essayer d’en
découvrir plus sur l’expérience et son objectif. Pourquoi c’est classifié, par
exemple ? Ça a peut-être un lien avec cette gamine, qui sait ?
—  Mon cœur, tu ne crois pas que si ce projet est tenu secret, c’est juste
parce qu’ils refourguent du LSD à des jeunes en bonne santé ?
— Si, bien sûr, c’est sans doute une des raisons, soupira-t-elle, avant qu’une
idée glaçante ne lui traverse l’esprit. Si ça se trouve, ils lui donnent de la drogue
aussi, à cette petite fille !
— Non, ça, sûrement pas. Elle avait l’air déphasée ?
— Pas vraiment, elle avait l’air normale.
Mais l’assurance d’Andrew faisait écho chez Terry à celle de sa mère, toutes
ces années auparavant, quand elle soutenait à son père que les horreurs dont il
avait été témoin pendant la guerre ne pourraient jamais se reproduire dans leur
pays. C’était faux, la jeune fille le savait. Même si elle croyait aussi en la
capacité de ses concitoyens à agir pour empêcher que la situation en arrive là,
et qu’elle le ferait.
— Je veux juste voir ce que je trouve, reprit-elle. Sur à peu près tout. Si je
pouvais comprendre ce que cette gamine fabrique là, je me sentirais mieux.
— Si tu as besoin de le faire, fais-le, répondit Andrew qui n’avait pas cessé
de lui malaxer les cervicales. Je te fais confiance, tu sais.
— Je sais.
Qui était le Dr Brenner exactement ? D’où sortait-il ? Que faisait-il avant
de débarquer à Hawkins  ? Chaque seconde apportait son lot de nouvelles
interrogations. Terry irait donc où se trouvaient en général toutes les réponses.
2.
La bibliothèque, où elle se rendit dès le lendemain, grouillait d’activité.
Prendre de l’avance sur le programme, se maintenir à niveau ou se hisser en
tête de promo – quelques semaines seulement après le début du semestre, tout
le monde avait encore à cœur de tenir ses bonnes résolutions. À  côté d’une
haute étagère chargée de catalogues de références à la reliure de cuir, Terry
attendait derrière trois autres étudiants qu’une bibliothécaire lui vienne en aide.
Elle sortit de son sac son roman de plus en plus abîmé et se replongea dans le
chapitre trois. Avant d’avancer sur le cas du Dr Brenner, autant en profiter pour
avancer dans Tolkien.
— Mademoiselle ?
Elle émergea d’une scène impliquant les hobbits. Andrew avait raison. Elle
se laissait happer. Face à elle se tenait une femme à l’air éreinté, dont le
chignon ne tenait plus que grâce à quelques épingles.
— Bonjour, la salua Terry. J’aurais besoin d’un coup de pouce.
Elle lui expliqua qu’elle souhaitait se renseigner sur un scientifique installé
dans la région depuis peu, ainsi que sur ses recherches passées. L’homme était
vraisemblablement détenteur d’un doctorat, en médecine ou autre, peut-être
même de plusieurs.
— Et vous ne savez pas où il travaillait avant ni de quelle université il est
diplômé ? Aucune idée de son domaine d’expertise ?
La bibliothécaire lui faisait clairement comprendre que seule une idiote ne
songerait pas à lui fournir au moins l’une de ces pistes.
— J’ai bien peur que non, répondit Terry. Mais je crois que ça a un rapport
avec la psychologie.
— Hmm…
Son interlocutrice fixait la file qui s’allongeait toujours plus
derrière l’étudiante.
—  Si vous pouviez juste me mettre sur la bonne voie, l’implora la jeune
fille. Ça m’est égal si je dois y passer du temps.
Elle obtint un hochement de tête approbateur : la bibliothécaire sortit un
bloc-notes et, d’une écriture soignée, lui rédigea une liste.
—  Vous n’avez qu’à chercher son nom à l’un ou l’autre de ces
emplacements. Si on a quelque chose sur lui, vous devriez finir par le trouver.
Bonne chance.
Première escale  : une étagère d’épais volumes, intitulés «  Livres
disponibles », qui s’avérèrent répertorier les titres, auteurs et éditeurs des divers
ouvrages. Non sans s’être d’abord trompée de tome, Terry trouva trois Brenner
dans celui des « BR ». Mais aucun Martin. Premier échec.
Essaie encore. Elle examina de nouveau sa liste, qui la conduisit au Who’s
Who in America, un dictionnaire de courtes biographies qui semblait inclure
quiconque ayant un jour joué un rôle dans l’histoire, plus quelques autres,
moins importants. Elle commença à en feuilleter les pages et repéra de
nombreux chercheurs. L’espoir enfla dans sa poitrine. Elle arriva aux «  B  »,
reconnut certains noms… Encore une fois, cependant, pas de Martin Brenner.
À côté du dernier élément de la liste, la bibliothécaire avait ajouté une
précision. Terry retourna donc à l’accueil demander où se trouvait la
documentation éphémère –  notamment les journaux et revues. Les chances
étaient minces, mais ça valait le coup d’essayer. Arrivée au premier étage, elle
s’attaqua à tout un méli-mélo d’opuscules et de rééditions d’articles
scientifiques archivés dans les tiroirs d’une rangée de hauts classeurs verticaux
et parcourut vaillamment chacun des dossiers de cette compilation qui n’en
finissait pas. Peut-être que dans celui-là… Chaque fois qu’elle en sautait un, elle
s’arrêtait pour revenir en arrière.
Le bout des doigts engourdi à force de feuilleter les différents documents,
elle approchait de la fin de la section lorsque les lumières de la bibliothèque
commencèrent à s’éteindre. Les haut-parleurs grésillants informèrent les
étudiants qu’il leur restait dix  minutes avant la fermeture. Terry devait se
rendre à l’évidence  : elle rentrerait bredouille. Un bon gros chou blanc.
Comme si, avant d’apparaître dans l’Indiana pour y prendre les rênes d’un
prestigieux laboratoire gouvernemental, Martin  Brenner n’avait jamais existé.
Ce n’était évidemment pas le cas, mais que pouvait-elle bien faire à présent
pour résoudre cette énigme ?
De retour au rez-de-chaussée, elle se dirigeait vers la sortie d’un pas
traînant quand elle croisa le regard de la bibliothécaire qui l’avait aidée. Elle lui
adressa un triste « non » de la tête. La femme hocha la sienne. « Eh bien, tant
pis… » semblait-elle lui dire.
Mais la situation n’admettait pas qu’on baisse les bras. Luttant contre
l’épuisement, Terry marcha jusque chez Andrew.
— Ça aurait quand même été beaucoup plus simple pour les hobbits de ne
pas quitter la Comté, lança-t-elle lorsqu’il lui ouvrit la porte. Mais non, ils ne
restent pas, ce serait trop beau. Il fallait que Frodon se retrouve avec l’anneau et
qu’ils partent avec.
—  Je savais que ça te plairait  ! s’écria le jeune homme, ravi, avant de lui
déposer un baiser sur la joue. Tu me diras quand tu voudras que je te passe le
bouquin suivant. Tu en es où ?
— Encore au début. Les hobbits n’ont peut-être pas de pouvoirs magiques,
mais j’ai ma petite idée sur la tournure des événements.
—  Tu peux passer toute la partie sur Tom  Bombadil et Baie d’Or, si tu
veux. C’est un peu long.
— Jamais de la vie ! s’exclama-t-elle avant de dévisager soudain Andrew. Je
rêve ou tu viens enfin de reconnaître que ce livre n’est pas parfait en tout
point ?
—  Ah ah, très drôle  ! lâcha-t-il en la plaquant au sol pour la chatouiller
jusqu’à ce qu’elle explose de rire.
Aussi efficace qu’un prince charmant éveillant d’un baiser sa princesse
ensorcelée, il avait su la ramener à la vraie vie. Le vaste monde ne se limitait pas
au laboratoire de Hawkins, à ses délires hallucinés et à sa mystérieuse locataire.
Terry ne devait pas l’oublier.
3.
Elle pianotait sur le matelas mais s’interrompit dès que le regard du
Dr  Brenner rampa vers ses doigts. Même immobile, sa main continuait
d’irradier des arcs-en-ciel ondulés.
—  Ce n’est quand même pas le cocktail qui vous rend nerveuse  ? lui
demanda-t-il, les lèvres pincées derrière son sourire comme pour bien lui
signifier qu’une telle attitude serait ridicule.
— Pas vraiment, non.
Et ce n’était pas tout à fait faux. Son stress n’avait rien à voir avec la
drogue.
—  Tant mieux, dit le médecin. Vous me faites confiance, Terry, n’est-ce
pas ?
Le fil glacé de la paranoïa commença à se dérouler en elle. Pourquoi lui
posait-il la question ?
— Oui.
Il l’observa un instant, indécis.
— Parfait. Vous savez, nous avons fait du bon travail tous les deux, jusqu’à
présent. Seriez-vous prête à aller plus loin ?
Mais c’est quoi, notre travail ? Ou plutôt, quel est le vôtre ? Et qui est Kali ?
La jeune fille ne voyait pas comment formuler ces questions de manière à
pouvoir se rétracter si nécessaire. D’autant que si elle y allait trop fort, elle avait
peur d’être évincée de l’étude et de perdre l’opportunité d’en découvrir la
véritable nature. Elle connaissait cependant la réponse que le Dr  Brenner
attendait d’elle.
— Je suis prête, oui.
— Très bien.
De la poche de sa blouse, il sortit son petit cristal, qu’il leva à hauteur de
ses yeux.
—  Concentrez-vous de toutes vos forces sur la pierre, et une fois que ce
sera fait, commencez à compter à rebours dans votre tête, en partant de dix.
Elle n’avait pas envie de se plier à l’exercice, et puisque c’était de son esprit
dont il était question, le médecin n’aurait aucun moyen de savoir si elle
respectait la consigne ou non. Elle resta donc assise là, à regarder droit devant
elle, sans s’autoriser à observer le cristal.
— Maintenant, fermez les yeux.
Ses paupières s’abaissèrent. Arcs-en-ciel et étincelles voletaient juste
derrière.
—  C’est le moment de passer à l’étape suivante, Terry, annonça la voix
satinée du médecin. Le moment de voir ce dont vous êtes capable. Tout ce qui
se dira à partir de maintenant restera secret. Vous garderez connaissance de la
nature de ma requête et remplirez votre mission sans vous faire repérer mais
vous ne vous souviendrez pas que c’est moi qui vous l’ai confiée. Vous
comprenez ? Pouvez-vous me répéter ce que je viens de vous dire ?
Qu’est-ce que c’était que ce cirque  ? Était-ce déjà arrivé, les fois où elle
s’était vraiment laissé hypnotiser  ? Elle aurait dû rester vigilante, se montrer
plus attentive !
— Ce qui se passe est secret, reprit-elle en luttant pour maintenir les yeux
fermés et une voix ferme. J’en garderai connaissance et m’acquitterai d’une
mission, mais je ne me souviendrai pas qu’on m’en a fait la demande.
— Bien. Très bien.
Il y eut un moment de silence, puis elle entendit la porte s’ouvrir. Un peu
plus tôt, l’aide-soignant les avait laissés seuls. Sans doute revenait-il à présent.
Un raclement au sol, suivi de la porte qui se refermait. Le cœur de la jeune fille
tambourinait si fort dans ses oreilles qu’elle craignait que le bruit ne couvre les
mots du Dr Brenner.
— Terry, vous êtes prête ?
— Oui.
—  Une fois les yeux ouverts, vous demeurerez dans votre état de transe,
poursuivit-il avant de marquer une pause.
Incapable de savoir si elle devait se lancer et soulever les paupières, elle ne
bougea pas d’un pouce.
— Allez-y, ouvrez les yeux.
Elle s’exécuta.
Sur la petite table qu’on venait de placer en face d’elle se trouvait un
téléphone noir dont le cordon ne menait nulle part et n’était branché à rien.
Assis derrière le bureau, le Dr  Brenner attrapa le combiné d’une main, et de
l’autre un objet si insignifiant que Terry ne l’avait pas remarqué –  un
minuscule morceau de métal sombre, plus fin qu’une pièce de monnaie.
— Vous voyez ce que je vous montre ?
Elle acquiesça.
Le médecin reposa le fragment métallique sur la table et dévissa la partie
inférieure du combiné, celle dans laquelle on parlait.
— Vous voyez comme c’est simple à ôter ? N’importe qui peut le faire.
— En effet.
— Même vous.
Il mit de côté le cache en plastique qu’il venait de démonter, récupéra le
morceau de métal et le coinça à l’intérieur du combiné, au milieu des fils et des
autres pièces qui s’y trouvaient déjà.
—  Pour que ça fonctionne, il faut le caler juste là, au contact de ce fil,
expliqua-t-il avant de réassembler l’appareil. Et vous, vous allez reproduire la
manœuvre que je viens de vous montrer. D’accord ?
Il repositionna le combiné sur sa base et, persuadée qu’il voulait qu’elle
l’imite sur-le-champ, elle tendit le bras.
— Non, l’arrêta-t-il. Pas ici, ni maintenant.
Il plongea la main dans une poche, la ressortit et ramena doucement celle
de Terry sur ses genoux en lui pressant quelque chose dans la paume. Elle
ouvrit les doigts pour y découvrir une pièce de métal identique à celle que le
médecin venait d’installer dans l’appareil.
—  Vous irez placer ce dispositif dans le téléphone du magasin Flowers  :
Bouquets et Bonheurs, la boutique de fleurs des parents de votre camarade. Vous
le ferez avant notre prochaine séance. Compris ?
Non ! Et pourquoi, d’abord ?
— Compris.
— Bien. Fermez les yeux, maintenant.
Elle ferma les yeux.
4.
Terry s’engagea dans la rue au ralenti, de peur de rater sa destination.
Précaution inutile  : un long store bordeaux brodé du nom de l’enseigne en
lettres d’ivoire ornait la large devanture qu’elle cherchait. Sous les mots «  et
Bonheurs » trônait un présentoir de friandises, à côté de meubles, de figurines
et de cadres photo. Sur la gauche, avec ses fougères étalées aux fenêtres et ses
somptueuses compositions végétales, la boutique de fleurs disposait de sa
propre entrée. Flanquée qu’elle était d’un encadré publicitaire qui couvrait le
quart de la page et listait les dizaines d’articles que proposait la maison,
l’adresse n’avait pas été difficile à dénicher dans l’annuaire de la résidence
universitaire.
Terry se gara le long du trottoir, pile en face du magasin. Levant le nez de
la marelle qu’ils avaient dessinée par terre à la craie, quelques enfants la
regardèrent descendre de voiture et traverser la rue, l’air de se demander ce
qu’elle venait faire de ce côté-ci de la ville. Elle vérifia dans la poche de sa veste
que le minuscule dispositif que lui avait donné Brenner s’y trouvait toujours.
La porte carillonna mélodieusement lorsque la jeune fille la poussa.
Aussitôt, le parfum exquis quoique entêtant des fleurs fraîchement écloses
l’assaillit. Dans le fond de la boutique, à  la caisse, une femme se leva de son
tabouret – Gloria en plus âgée, bien que tout aussi distinguée.
— Bonjour ! Je peux vous aider ?
Terry s’était approchée d’un pas hésitant, mais respira mieux dès qu’elle
aperçut son amie, assise derrière sa mère sur un second tabouret. Absorbée par
sa lecture – des comics –, elle ne l’avait pas vue.
— J’aurais voulu parler à Gloria, expliqua la visiteuse.
— Oh ?
La vendeuse fit volte-face et sa fille leva les yeux, surprise, avant de poser la
revue sur son siège et de contourner le comptoir pour saluer la nouvelle venue.
— Terry ? Qu’est-ce qui se passe ? C’est une amie, expliqua-t-elle à sa mère
par-dessus son épaule. Elle participe à l’expérience, au labo.
— Enchantée, dit Mme Flowers, la saluant cette fois dans les règles de l’art.
Les amis de Gloria sont les amis des Flowers.
— Merci, répondit la jeune fille qui se tourna vers sa camarade, un poids
de plus en plus lourd dans la poche. On peut parler seule à seule ?
— Maman, tu veux bien aller voir ce que fait papa pendant que je discute
avec Terry ? Je surveille la boutique.
—  Il n’y aura pas grand-chose à surveiller avant l’heure de sortie des
bureaux. Je reviens dans cinq minutes.
Sur ce, Mme Flowers disparut dans le couloir qui reliait les deux magasins.
—  Alors  ? demanda Gloria, soulignant sa question d’un haussement de
sourcils. Qu’est-ce qu’il y a ?
Terry déglutit, tira le dispositif de sa veste et ouvrit les doigts, la paume
bien à plat sous les yeux de son amie.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Un micro. Enfin, je crois. Brenner m’a demandé de le placer dans votre
téléphone, celui d’ici. Il pensait que j’étais sous hypnose.
L’attention toujours fixée sur le minuscule fragment de métal, Gloria
secoua la tête.
— Sympa, comme appareil… murmura-t-elle. Donc, il croyait que tu étais
sous hypnose, mais en fait, non ?
Terry confirma, soulagée que sa camarade ne l’ait pas encore mise à la
porte. C’était le risque en venant lui parler, mais même si elles ne se
connaissaient pas très bien, il était hors de question de la trahir. Pas quand
Brenner venait d’allonger la liste de ses interrogations.
— J’ai fait semblant. Je suis censée remplir cette tâche avant la prochaine
séance au labo. Il a dit que c’était l’étape suivante, dans les tests.
— C’est n’importe quoi, leurs tests. Ta mission en est une nouvelle preuve.
Je n’ai jamais rien vu d’aussi peu scientifique de ma vie. Bon, donne-moi ce
machin, ordonna Gloria, main tendue. Et explique-moi comment on fait pour
l’installer.
— Quoi ? Mais votre téléphone sera sur écoute !
— Je ne le laisserai que quelques jours, dit-elle, un petit sourire aux lèvres.
Et de toute façon, c’est un magasin de fleurs et de souvenirs, ici : s’ils veulent
mourir d’ennui en espionnant nos appels, libres à eux. (Elle marqua une
pause.) Je ne pense pas que ce soit vraiment nos conversations qui l’intéressent,
de toute façon. Il voulait surtout voir si tu lui obéirais.
C’est aussi ce qu’en avait déduit Terry. Appuyée par Gloria, l’hypothèse
n’en paraissait que plus vraisemblable… et plus perturbante.
—  Est-ce que, à  toi aussi, on t’a demandé de faire quelque chose de ce
genre ?
—  Non, pas encore. Mais vu toutes les expérimentations qu’ils font sur
notre mémoire et notre esprit… ça semble logique qu’ils essaient d’en prendre
le contrôle. De voir s’ils ne peuvent pas manipuler des civils pour faire le sale
boulot à leur place… Tu es sûre qu’il ne se doutait pas que tu jouais la
comédie ?
Étonnamment, oui.
— Je pense qu’il n’en a aucune idée, répondit Terry. Et moi, je suis censée
avoir oublié qu’il m’a demandé quelque chose.
—  Parfait. On ferait mieux de se dépêcher, lança Gloria qui se dirigeait
déjà vers le comptoir. Maman ne va pas tarder à revenir.
Son amie la rejoignit derrière la caisse et pointa du doigt le combiné.
— Tu dévisses la partie inférieure et tu places le mouchard contre les fils à
l’intérieur. Sinon ça ne fonctionne pas.
Pendant que Gloria se concentrait sur sa tâche, Terry repensa à Kali, qu’elle
n’avait toujours pas essayé de retrouver. Il aurait déjà fallu qu’elle réussisse à
s’esquiver, et ensuite, comment se débrouiller pour franchir la porte à code  ?
Ce n’était pas comme si elle pouvait attendre que quelqu’un l’ouvre de
nouveau. Ou comme si elle avait la moindre idée des moments où Kali serait
dans sa chambre, d’ailleurs. Parler de la petite à sa nouvelle amie ne serait sans
doute pas une mauvaise idée, elle aurait peut-être une théorie concernant la
présence d’une fillette dans un labo…
Sans avoir eu besoin de plus d’indications, Gloria avait proprement glissé le
micro dans le téléphone et replaçait à présent le cache.
— Voilà ! annonça-t-elle en lançant à sa comparse un sourire complice.
— Au fait, Andrew organise une soirée chez lui, pour Halloween, si ça te
dit de venir. Je vais prévenir Ken et Alice aussi.
C’était sorti comme ça, à brûle-pourpoint.
— Avec plaisir ! répondit Gloria.
Et peut-être qu’entre-temps, Terry aurait même décidé quoi leur dire à tous
les trois.
5.
Halloween avait toujours été la fête préférée d’Alice. Non que détonner et
être différente la dérange, mais ça faisait du bien de ne pas être remarquée ne
serait-ce que pendant vingt-quatre heures. En effet, ce jour-là, tout le monde
détonnait et s’efforçait d’être différent de d’habitude. Et puis, Halloween,
c’était aussi l’occasion de se déguiser !
Même si troquer son bleu de travail quotidiennement accessoirisé de clés à
molette contre une jolie robe signifiait aussi devoir encaisser des réactions
légèrement humiliantes. Alice adorait les déguisements, pas les taquineries qui
allaient avec. «  Les robes, ce n’est pas ton genre…  » lui faisait-on remarquer.
Autrement dit, «  faut pas mélanger les torchons et les serviettes  ».
Un  commentaire dénué de méchanceté, certes, mais le sous-entendu
demeurait.
Dans la vie, cependant, on ne pouvait pas tout avoir. Alice ne s’entendrait
jamais dire qu’elle était jolie sans clin d’œil ni coup de coude blagueur, il lui
fallait l’accepter.
Une part d’elle-même aurait bien voulu foncer tête baissée et se rendre à la
fête de Terry et son copain en Cendrillon. Mais en fin de compte, elle avait eu
peur de récolter les mêmes regards que ceux des paroissiens quand elle mettait
ses beaux habits pour aller à l’église. Elle avait donc opté pour un autre de ses
héros, dans un costume qui en jetait tout autant. Sur un vieux déguisement
d’Elvis Presley déjà blanc, elle avait ajouté un large col et fixé de grosses étoiles
le long des coutures de la veste et du pantalon pattes d’éléphant…
—  Evel  Knievel  ! s’écria Terry quand elle lui ouvrit la porte de
l’appartement. Ça te va super bien. Entre ! Andrew, viens dire bonjour à Alice !
La musique se déversait sur le palier. Dans le dos de son hôtesse, sous une
nappe de fumée odorante, le salon débordait déjà d’invités en train de danser.
La nouvelle venue se fendit d’un grand sourire, ravie que son amie ait identifié
son déguisement  : ce soir elle incarnait le célèbre motard, cascadeur
professionnel.
Les cheveux coiffés en bouclettes serrées et tirées sur les tempes pour révéler
une paire de fausses oreilles en pointe, Terry, elle, portait une vieille chemise et
un pantalon retroussé qui découvrait ses pieds nus… sur lesquels elle avait collé
une espèce de fourrure brune.
— Et toi ? demanda Alice, déroutée. Tu es censée être qui ?
Andrew apparut à ce moment-là aux côtés de sa copine. Même costume
qu’elle, mêmes boucles ridicules – et presque toujours aussi beau, malgré tout.
Lui avait carrément de la fourrure sur les mains.
— Terry c’est Frodon, et moi, Sam Gamegi. (Ah mais oui ! songea Alice.)
Les personnages de mon livre préféré. Je l’ai laissée choisir et elle m’a refilé le
rôle du fidèle compagnon. Mais bon, vu que c’est son fidèle compagnon à elle,
ça me va.
— Moi, je l’aime bien, Sam, rétorqua Terry en haussant les épaules.
— Ça tombe bien, moi, j’aime bien Frodon. Je vais te chercher un verre,
Alice !
Elle ne buvait pas d’alcool mais n’en dit rien, se contentant d’un « merci ».
Au milieu de toutes les têtes, ses yeux s’étaient posés sur un masque en
plastique fin, avec une bouche tordue pleine de crocs démesurés. Si cet
inconnu savait à quoi ressemblaient les vrais monstres… Rien que de penser au
labo, l’euphorie halloweenesque de la jeune fille se dissipa quelque peu. Cet
horrible endroit et les choses encore plus horribles qu’elle y avait vues…
— Allez, entre, Ken et Gloria sont déjà là.
Terry, qui l’avait prise par le bras, referma la porte derrière elle. Moulée
dans une longue robe sombre et portant une perruque noire à la raie
parfaitement centrée, une fille aux lèvres rouge sang s’avança alors.
—  Morticia  Addams, ravie de vous rencontrer, dit-elle à Alice en lui
tendant une main flegmatique.
— Pas mal ! Moi, c’est Evel Knievel.
— Et elle, c’est ma coloc, Stacey, précisa Terry avant de repérer quelqu’un
par-dessus l’épaule de son amie. Je  reviens dans deux  secondes et on ira
chercher les autres. Je déteste les soirées où je ne connais pas grand monde.
L’invitée balaya du regard la pièce bondée et les danseurs sur la piste. Elle se
demanda combien d’entre eux Terry connaissait et à combien de fêtes elle avait
déjà participé. Ça devait être un truc d’étudiant, parce que pour elle en tout
cas, cette soirée, c’était une première. La première de toute sa vie, même. Les
pique-niques et les barbecues de la paroisse, ça ne comptait pas. Même si, là-
bas, elle connaissait absolument tout le monde.
—  Vous vous êtes rencontrées comment, avec Terry  ? s’enquit Stacey en
esquivant un jeune homme en robe et maquillage de clown dont le verre faillit
bien lui atterrir dessus.
Alice se rappela soudain leur première conversation dans le van lors de leur
premier trajet jusqu’au labo : pour participer à l’étude, Terry avait pris la place
de sa colocataire.
— On participe toutes les deux à l’expérience psychologique, répondit-elle
à voix basse.
— Et ça se passe bien ? fit Stacey en butant légèrement sur les mots. Terry
n’en parle jamais.
Intéressant. À Andrew, oui, mais pas à sa coloc.
—  Ça ne t’intéressait pas de continuer, toi  ? demanda Alice au lieu de
répondre.
Son interlocutrice secoua la tête et lâcha un petit grognement.
— Ça m’avait complètement défoncée, leur truc. Et pas dans le bon sens
du terme.
— Eh bien… c’est à peu près pareil, alors.
Les sourcils froncés, Stacey s’apprêtait à réagir, mais Terry choisit ce
moment pour ressurgir.
— Par ici ! lança-t-elle en entraînant Alice par la manche.
Elles n’avaient fait que quelques pas quand les premiers accords de With a
Little Help from My Friends s’élevèrent sous les cris et les applaudissements de la
foule. Astronautes, sorcières et super-héros, tous entonnèrent spontanément les
paroles des Beatles, célébrant en chœur les bas et surtout les hauts de leur
jeunesse, leur besoin d’amour et leurs amitiés.
Aux côtés de Terry, qui chantait aussi fort que possible, Alice faisait de
même. Ce moment d’abandon, ajouté à l’insouciance de la mélodie, lui
donnait la sensation que son cœur fonctionnait mieux. Comme si, pour la
première fois depuis des semaines, le moteur de son corps se remettait à
tourner correctement. Lorsque la chanson s’acheva, elle éclata de rire et son
amie aussi.
Après avoir traversé tout l’appartement, les deux camarades émergèrent
dans une petite cour commune, où brûlait un feu, non loin d’une table de
pique-nique. Au-dessus de leurs têtes, les étoiles semblaient épinglées au
velours de la nuit.
C’était toujours comme ça, ce genre de soirées ? À vous faire regretter un
instant d’être venue, et être plus qu’enchantée d’être là l’instant d’après ? Alice
se sentait carrément sonnée ! Au moins, je porte pile le bon costume. Evel Knievel
était connu pour ses blessures, mais aussi pour sa résistance à toute épreuve.
— Alice !
Ken s’était levé de la table. Les cheveux lâchés comme à son habitude et la
barbe en friche depuis des jours, il était vêtu d’un T-shirt Led Zeppelin et d’un
jean.
— Tu t’es déguisé en toi-même ? s’offusqua-t-elle.
—  Aucune importance, intervint Terry pour détendre l’atmosphère,
consciente du sérieux avec lequel Alice prenait un tel affront.
Être comprise sans avoir à s’expliquer, quel sentiment étrange et agréable à
la fois ! Mais quand même, le jeune homme aurait pu faire un effort !
— Pas du tout ! rétorqua-t-il. Je suis censé être un indic des stups.
—  Tu es un indic des stups dans la vraie vie, alors  ? demanda la
mécanicienne, les yeux plissés.
— Mais non ! pouffa-t-il.
De son côté, elle ne voyait pas du tout ce qu’il y avait de drôle.
— Ce qui est sûr, c’est que tu es un gros flemmard, conclut-elle avant de
lui passer devant. Ah voilà ! Ça, c’est un costume !
Gloria s’était levée à son tour, bras écartés, prête à recevoir son verdict. Il
fallut à Alice un tour complet pour admirer la perfection, jusque dans les
moindres détails, de cette Catwoman telle que campée à la télévision par
Eartha  Kitt  : une combinaison noire, chatoyante et sexy, avec un collier de
disques dorés et une ceinture assortie. La  jeune fille portait même le masque
aux yeux effilés et les oreilles de chat… absolument toute la panoplie !
— Je te retourne le compliment, lança Gloria avec un sourire.
Andrew, qui s’approchait, avait surpris leur échange.
— C’était vraiment horrible, la façon dont la presse l’a traitée l’an dernier.
Eartha Kitt, je veux dire, intervint le jeune homme.
Il faisait allusion aux critiques faites par l’actrice à la première dame l’année
précédente lors d’un déjeuner houleux à la Maison-Blanche et au scandale qui
s’était ensuivi.
— Tout à fait d’accord, acquiesça leur Catwoman. Eartha n’a fait que dire
ce qu’elle pensait de la guerre.
Alice adressa au copain de Terry un signe de tête.
— Toi, je t’aime bien.
— Et moi, j’ai comme l’impression que tu es en passe de devenir la petite
sœur dont je n’ai jamais voulu, fit-il avant de lui tendre la bière qu’elle n’avait
pas demandée et de trinquer.
— Encore un frère ? Ah non, tout sauf ça !
— Je te rappelle que celui-ci a une Barracuda, s’en mêla Terry.
Alice savait se reconnaître vaincue.
— Bon, j’imagine que je peux supporter un frère de plus, surtout s’il n’en a
que le titre, dit-elle en s’asseyant à la table de pique-nique.
Lorsque Ken, en face d’elle, lui prit discrètement sa bière des mains pour la
poser un peu plus loin, elle leva les yeux, étonnée. Il haussa les sourcils, comme
pour attendre confirmation.
— Merci, dit-elle.
— Je vais te chercher de l’eau si tu veux.
Il était soudain tout pardonné de ne pas être venu en costume.
En bons hôtes, Terry et Andrew durent retourner au salon et Alice resta
dehors, ravie de la compagnie des seuls autres convives qu’elle connaissait. Du
moment qu’elle se débrouillait pour ne pas penser au pourquoi de leur
rencontre, tout allait bien.
Elle aurait cru que Gloria ne buvait pas non plus et fut un peu surprise de
la voir accepter le verre que revint bientôt lui offrir Terry – un vrai verre, pour
le coup.
—  Catwoman mérite mieux qu’un gobelet en plastique, se justifia cette
dernière.
— À la tienne !
Et verre contre bière, les deux filles trinquèrent.
À part un couple qui s’embrassait dans un coin, ils n’étaient plus que tous
les quatre dans la cour. Même Andrew était resté à l’intérieur. Alice travaillait
tôt le lendemain et, si elle n’aurait raté cette occasion de se déguiser pour rien
au monde, elle n’avait pas non plus prévu de partir trop tard. Sauf qu’elle
n’avait plus envie de bouger. Cette inertie, encore un truc propre aux soirées,
sans doute.
— C’est quoi ce que tu préfères dans la biologie ? demanda-t-elle soudain à
Gloria. Ce qui t’a poussée à choisir ces études ?
—  Oh oui, moi aussi je veux savoir  ! s’exclama Terry avant de prendre
place à côté de Ken, particulièrement silencieux depuis le début de la soirée.
L’interrogée croisa les mains sur la table.
— Je parie que vous vous attendez à une réponse du genre « les cellules ! »
ou « le miracle de la vie ».
— Je miserais plutôt sur les comics, répliqua leur hôtesse, tout sourire.
— C’est vrai qu’il y a beaucoup de scientifiques dans ces histoires, admit
Gloria. Mais souvent, ce sont les méchants.
— Et toi, tu fais partie des gentils, déclara Alice, même si c’était évident.
—  Tu es trop mignonne, merci  ! Enfin bref, la biologie permet de
comprendre comment on fonctionne, nous et tout ce qui nous entoure, et c’est
ce qui m’intéressait au début. Mais maintenant, c’est autre chose qui m’anime.
— Comment ça ? l’encouragea Terry.
— Ça va sans doute vous paraître un peu bête.
— Impossible, rétorqua Alice, qui le pensait dur comme fer.
— Tu peux faire confiance aux personnes autour de cette table, ajouta Ken.
—  Eh  bien, commença Gloria, les yeux perdus dans le ciel nocturne,
comme si elle n’avait pas tout à fait foi en ce qu’elle allait dire. C’est ce travail
d’équipe qui me fascine. La science ne peut progresser que par le partage des
mêmes normes et des découvertes de tous les chercheurs. Quand ce système
fonctionne, les différences personnelles ne comptent pas. Les seules différences
qui importent, ce sont celles entre les résultats.
Alice sentit gonfler en elle une vague d’admiration pour son amie.
— C’est magnifique.
Gloria lui sourit.
L’air de flâner ou même d’errer, Andrew réapparut dans la cour et se laissa
tomber à côté de la mécanicienne.
— De quoi vous parlez ?
— De la magie de la science, répondit Gloria. Quand elle est bénéfique en
tout cas.
L’étudiante en biologie n’avait pas conféré à sa déclaration la solennité
qu’elle méritait, mais Alice se montra magnanime.
Les amoureux qui se bécotaient avaient dû s’éclipser pendant leur
conversation et, la garagiste s’en rendit soudain compte, la musique s’était
arrêtée dans le séjour. Il n’y avait plus qu’elle, assise là, entourée des seuls êtres
qui pourraient la comprendre, sans chauffeur pour les espionner. Sans aides-
soignants ni médecins armés de machines qu’elle mourait d’envie de démolir et
de ne jamais réparer. Elle n’avait pourtant pas envisagé de leur dire quoi que ce
soit ce soir-là. Mais en cet instant, elle pouvait s’y risquer.
— Est-ce que l’un de vous voit les monstres ?
La question lui glissa si doucement des lèvres que la nuit l’avala. Peut-être
que personne ne l’avait entendue… C’est du moins ce qu’elle crut, jusqu’à ce
que Terry se tourne pour la regarder en face.
— Quels monstres ?
Elle pouvait encore faire machine arrière, garder le reste à l’intérieur. Au
lieu de quoi, elle persista.
— Je ne parle pas de Parks, Brenner et toute la clique. Je parle de ce que je
vois pendant mes séances, quand il vient me balancer des décharges. J’aperçois
des monstres, c’est comme des flashes. Ils sont affamés et n’ont pas l’air de
vouloir lâcher l’affaire… C’est comme s’il y avait un trou dans la réalité et que
je regardais au travers. Et ce que je vois me fiche la trouille.
Elle avait tout balancé d’une traite, presque sans respirer. Tout ce qu’elle
pouvait supporter, du moins.
— Et tu les as vus plus d’une fois ? demanda Terry.
Bien contente qu’il fasse si sombre, Alice refusa d’essayer de décoder
l’expression de son entourage. En tout cas, son amie avait parlé d’une voix
neutre. Tant mieux.
— Oui. C’est sans doute juste à cause de la drogue, mais…
— À quoi ils ressemblent, ces monstres ? la coupa Ken.
— Tu devrais le savoir, monsieur le médium ! rétorqua-t-elle d’un ton sec,
avant de s’en vouloir. Désolée.
— Je comprends, tu es à cran. Mais ce n’est pas comme ça que ça marche,
j’ai surtout des pressentiments.
—  Ces monstres, reprit-elle, c’est un véritable cauchemar. On dirait des
créatures sorties tout droit de films d’horreur. Ils sont grands avec des membres
trop longs, mais musclés. Couverts d’écailles et de peau… et pas humains.
Enfin, il y en a bien un qui marche comme un humain, ou presque. Je ne les
vois jamais très longtemps mais ils continuent de m’apparaître.
—  Quand tu parles de décharges… tu veux dire des électrochocs  ?
demanda Gloria, visiblement furieuse.
—  Oui, confirma Alice. Brenner appelle ça «  l’électricité  ». Je crois que
c’est parce que j’aime bien les machines… Je n’aurais jamais dû leur révéler
quoi que ce soit de personnel.
— Moi, je n’ai pas vu de monstres, déclara Terry.
La mécanicienne sentit son estomac se décrocher. Elle n’aurait jamais dû
ouvrir la bouche.
— Mais je… j’ai rencontré une petite fille au labo, poursuivit sa camarade.
Elle appelle Brenner « papa ».
— C’était quand ? voulut savoir Ken.
— J’aurais parié que tu ne m’avais pas tout dit, l’autre jour à la boutique !
lança Gloria.
— Elle hésitait à vous en parler, intervint Andrew. Vas-y, mon cœur.
Alice se pencha en avant. Elle n’était donc pas la seule à garder un secret ?
—  Je… je cherchais Brenner pour lui poser quelques questions sur ses
coups de fil à l’université et au garage, raconta Terry. Mais à la place, je suis
tombée sur cette gamine. Elle s’appelle Kali, et lui, elle l’appelle papa. Elle m’a
dit être un sujet, comme nous… Andrew pense qu’elle est peut-être malade ou
quelque chose comme ça.
— Et tu ne l’as vue que cette fois-là ? demanda Gloria.
—  Brenner ne m’a plus laissée seule depuis. En plus, j’ai rencontré Kali
dans une aile sécurisée du labo, protégée par un code d’accès. C’était un coup
de chance de réussir à y entrer la première fois.
Gloria siffla entre ses dents.
— Et dire qu’en plus, ce type a essayé de t’obliger à poser un mouchard à
sa place !
— Quoi ? s’écria Alice.
Terry leur rapporta alors la tâche que le médecin lui avait confiée pendant
qu’elle feignait d’être hypnotisée, et la façon dont leur camarade l’avait aidée à
accomplir sa mission sans qu’elle ait à trahir sa confiance.
— Je n’arrive pas à croire qu’il t’ait demandé de faire ça, lâcha Ken.
— Ah bon ? C’est drôle, moi, j’y arrive très bien, soupira Gloria. En tout
cas, la question, c’est : dans quoi est-ce qu’on a bien pu se fourrer ?
— Je ne sais pas trop, dit Terry. Mais je commence à penser… (Elle posa
les mains à plat sur la table, l’air aussi sobre que si elle n’avait pas bu une
goutte.) Je commence à penser que toute cette histoire sent franchement le
roussi. Même si je n’ai absolument rien trouvé sur Brenner à la bibliothèque, il
doit y avoir d’autres moyens de se renseigner… Il faut qu’on récolte le plus
d’infos possible sur ce qu’ils manigancent dans ce labo.
Il y eut un silence et Alice attendit de voir ce qu’allaient dire les autres.
— Je le savais, finit par lancer Ken.
— Évidemment, lâcha-t-elle en levant les yeux au ciel.
— Je t’assure.
—  Ça suffit les chamailleries, intervint Gloria. Je  vous ai expliqué
pourquoi j’aimais les sciences, et je voulais en apprendre davantage sur le
déroulement et les conditions des travaux en laboratoire. Mais comme je l’ai
déjà dit à Terry, ce qui se passe à Hawkins n’a rien d’orthodoxe. Surtout avec
cette histoire d’électrochocs. Leurs expériences ne devraient même pas être
autorisées. Alors, si on s’y met tous ensemble… peut-être qu’on pourra trouver
les réponses à nos questions.
Alice était pour, seulement, restait un problème plus pressant.
— Les monstres que je vois… Je crois… Et si jamais ils étaient réels ? Et si
Brenner pouvait… S’il les découvre, il pourrait s’en servir. Se servir de moi.
Terry lui attrapa la main par-dessus la table.
— Ça n’arrivera pas. Je ferai en sorte que ça n’arrive pas.
— Et je peux te garantir qu’elle le fera, petite sœur, renchérit Andrew.
Ni lui ni Terry ne pouvaient lui promettre une chose pareille, mais Alice
acquiesça malgré tout.
— Tu penses qu’ils sont réels ? lui demanda Ken.
— Aucune idée.
C’était la vérité. Mais la question se posait, en effet. Car si elle avait
commencé à craindre que les monstres existent pour de vrai, elle n’en avait pas
la moindre certitude.
— Bon, reprit-elle. Maintenant que tout le monde semble partant, qu’est-
ce qu’on fait ?
— À voir, dit Terry. Il faut que j’y réfléchisse.
6.
Brenner tendit la main droite et attrapa la serviette surdimensionnée que
lui tendait l’un de ses assistants. C’était la première fois qu’il tentait la privation
sensorielle avec Huit. Il lui avait donné une indication bien précise – essayer de
créer dans la salle un jour de beau temps. Mais il ne s’était rien passé, et tout
autour de lui, il discernait dans l’affairement des membres de son équipe un
certain soulagement. Si lui avait espéré que le caisson décuple les facultés de la
fillette, c’était probablement ce qu’eux avaient redouté. Il se pencha sur le
micro relié au casque de la petite.
— Huit ? Tu peux t’arrêter à présent. On va te faire sortir.
À la déception dans sa voix, elle comprendrait. Il lui avait promis un
cadeau si elle se montrait à la hauteur et parvenait à faire naître une illusion
contrôlée. Il avait même scrupuleusement réfléchi à ce qu’il pourrait lui offrir –
 sans non plus que la récompense l’encourage à tenir tête à son protecteur.
Mais pas de résultats, pas de récompense.
Le médecin fit signe à un assistant, qui ouvrit la trappe du caisson et aida
Huit à s’en extraire. Elle arracha aussitôt son casque et le jeta dans les mains de
cet homme.
— C’était horrible, papa !
À peine Brenner avait-il aperçu le filet de sang rouge sombre couler du nez
de Huit que l’illusion apparut. Aveuglé par l’éclat soudain du soleil, il plissa les
yeux et se baissa, comme les autres.
Mais il se força à observer la scène. Autour d’eux, une tempête faisait rage.
Arquées au-dessus de leurs têtes, d’immenses vagues menaçaient de les
engloutir. Il entendit un cri sur sa droite, puis le claquement de semelles qui
s’éloignaient… Il découvrirait l’identité du fuyard plus tard.
— Huit, dit-il d’un ton qui se voulait rassurant.
En vérité, elle l’impressionnait. Il n’avait jamais songé qu’elle avait déjà vu
la mer, mais ça se tenait : elle était, après tout, née de l’autre côté de l’océan.
Quand les rouleaux s’abattirent sur eux, Brenner contempla le phénomène sans
bouger. L’eau n’existait pas et pourtant, son aspect et le bruit qui allait avec se
révélaient des plus convaincants. C’est à peine s’il distinguait au travers des
images les contours et la disposition des murs.
Pendant que Huit sanglotait de colère, la respiration saccadée, il se redressa
et patienta au cœur du maelstrom qu’elle engendrait.
— Les cupcakes ! aboya-t-il au bout de quelques minutes, quand il estima
qu’elle avait réussi à maintenir son illusion assez longtemps.
Brenner tendit la paume gauche pour qu’on lui apporte la récompense. Des
pas précipités se firent entendre – à l’aller puis au retour – et une assistante, le
souffle court, lui plaça dans la main une boîte de cupcakes chocolat-vanille. Les
préférés de Huit. De quoi la contenter pour un moment. Ses jérémiades à
propos de nouveaux amis n’avaient fait qu’empirer, et le médecin n’était pas été
contre un peu de répit.
Cette surprise –  la stabilité de la performance de Huit  – achevait de
parfaire une excellente semaine. L’aisance avec laquelle Terry Ives avait rempli
sa mission l’avait déjà rendu optimiste. La jeune fille paraissait à cent lieues de
se douter de l’intention qu’il avait de lui remodeler petit à petit le cerveau à
force de suggestion. Prouver que cet exploit était possible, voilà ce qu’il
espérait.
— J’ai une surprise pour toi, Huit.
Il s’approcha de la fillette avec précaution. Le sang lui coulait de la narine
jusqu’à la bouche et se mêlait à ses larmes. Il posa une main sur son bras.
— Non, non, non… gémissait-elle. Je n’arrive pas à m’arrêter. Je n’y arrive
pas.
Les vagues autour d’eux se faisaient de plus en plus violentes. Brenner
fourra le paquet dans la main de la petite et attendit. Les doigts serrés autour,
presque au point d’écrabouiller les gâteaux à l’intérieur, Huit finit par tomber à
genoux. L’illusion disparut sur-le-champ.
Le médecin s’agenouilla lui aussi pour offrir à la fillette la serviette qu’il
tenait toujours, mais elle l’ignora. Tremblante, elle déchira la boîte en carton et
planta sans attendre ses petites dents dans un des cupcakes – le gâteau chocolat
se mit à dégouliner de fourrage blanc. Il aurait mieux fait de lui apprendre à
obéir… N’empêche, cette méthode fonctionnait. Huit ne devenait pas
seulement de plus en plus puissante, elle continuait aussi à se montrer
coopérative… Enfin, plus ou moins.
Statu quo, pour l’instant. Un jour, elle parviendrait à contrôler ses
pouvoirs. Il fallait se montrer patient, se dit-il en la regardant mastiquer.
— Quand est-ce que la dame reviendra me voir ? fit-elle d’une petite voix,
une fois le gâteau entièrement englouti.
— Le Dr Parks ? demanda-t-il, déconcerté.
Il ne l’avait jamais vue rendre visite à Huit, mais ça ne le surprenait qu’à
moitié. Ah, les femmes et leur sensibilité… Incapables de résister à une enfant.
— Non, répondit la petite.
Il fronça les sourcils.
— Qui ça, alors ?
— Je ne peux pas le dire, c’est un secret.
Le médecin la prit par le bras et la traîna jusqu’à sa chambre, où il la
maintint éveillée les treize  heures qui suivirent. Elle pouvait lutter aussi
longtemps qu’elle voulait, elle ne dormirait pas avant d’avoir avoué. Ce qu’elle
finit par faire.
— La dame avec la blouse de patiente. Elle n’est venue qu’une fois, mais
elle m’a dit qu’elle reviendrait.
— Comment elle était ?
— Jolie. Et gentille. C’était un secret.
— Mais tu as bien fait de m’en parler. Tous les deux, on ne se cache rien.
Huit leva vers lui un regard lourd de reproches. Tu parles  ! pensait-elle
tellement fort qu’il lui semblait l’entendre. Mais elle garda son opinion pour
elle et Brenner s’en alla, lui permettant enfin de se reposer. Il se rendit aussitôt
au poste de sécurité et ordonna aux agents de passer la vidéosurveillance de la
chambre de la fillette au peigne fin – la totalité de la bande depuis leur arrivée
au  laboratoire. Qu’ils établissent la liste exhaustive des allées et venues dans
cette pièce.
La petite devenait de plus en plus puissante. Hors de question de laisser
quiconque mettre ses progrès en péril.
1.
amburgers et galettes de pommes de terre : pas grand-chose d’autre au
H menu de la cafèt’, ce soir-là. Mêlés aux relents de friture et de viande
légèrement brûlée qui planaient dans l’air, se disputaient les effluves d’eau de
Cologne, de déodorant et de sueur que dégage n’importe quelle salle comble.
L’université s’apprêtait à diffuser l’intervention du président Nixon au sujet du
Viêt  Nam –  dont la direction avait rendu l’écoute obligatoire pour tous les
étudiants. Comme si ce détail allait persuader les frondeurs.
De l’avis de Terry, la fac se mettait le doigt dans l’œil. Mais bon, vu que ses
horaires au restaurant le lui permettaient, elle s’y était quand même rendue.
Serrée comme une sardine contre ses voisins, elle ne pouvait même pas sortir
ses devoirs. Cela dit, elle n’allait pas se plaindre  : une fois tous les sièges
occupés, une centaine d’autres étudiants au moins avaient dû s’asseoir par terre.
Si petite que personne ne verrait vraiment quoi que ce soit, une télé sur
roulettes avait été installée à l’autre bout de la pièce.
Alors qu’ils étaient censés se retrouver sur place, Terry ne voyait Andrew
nulle part. Quand elle l’avait appelé depuis le téléphone de la résidence, plus
tôt dans la journée, il avait pesté un bon moment contre l’injustice dont
l’université faisait preuve, à exiger d’eux la moindre marque de respect envers
Nixon. Peut-être avait-il fini par décider de sécher, en signe de protestation.
Avec un peu de chance, son absence passerait inaperçue.
— Terry !
La voix de sa colocataire lui parvint malgré la rumeur des conversations.
Plutôt que de se trouver une place dans le fond, Stacey joua des coudes
pour se faufiler entre Terry et l’inconnu à ses côtés, et s’asseoir carrément sur la
table, sans tenir compte de leurs voisins qui la regardaient d’un mauvais œil.
— Andrew vient d’appeler, lança-t-elle en se penchant vers son amie. Il a
dit que…
—  Silence, s’il vous plaît  ! annonça alors l’un des employés de
l’administration avant de placer son micro devant la télé, le volume poussé au
maximum.
Avec son grand front et son nez bulbeux, Nixon apparut au centre de
l’écran, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche.
« Mes chers compatriotes, bonsoir », tonna-t-il au milieu des parasites dus à
l’amplification.
— Ils vont débarquer, chuchota Stacey à l’oreille de Terry. Ici.
— Euh… d’accord, répondit-elle, déroutée par le ton pressant de son amie.
— Chut !
Par terre, devant elles, le garçon qui venait de les fusiller du regard s’était
déjà retourné, si bien que seule sa nuque reçut la grimace méprisante de Stacey.
Nixon, lui, s’était lancé dans un long discours pour expliquer pourquoi les
forces armées américaines n’avaient pas encore quitté le Viêt Nam, alors même
qu’il avait promis de les en faire sortir.
L’assistance l’écoutait, sous tension, lorsque les portes à l’autre bout du
réfectoire s’ouvrirent à la volée. Trois individus déboulèrent dans la salle, le
visage masqué. Une terreur dévorante s’empara aussitôt de Terry. Elle les
reconnaissait. Il y avait là Frankenstein, Nixon en personne, et enfin
Superman, avec sa bouclette noire sur le front – trois des masques oubliés chez
Andrew après la soirée d’Halloween. Stacey lui jeta un coup d’œil et fit une
grimace.
— Je t’avais prévenue.
Entre inquiétude et admiration, le cœur de la jeune fille balançait.
Solidement relié par les coudes, le trio de réfractaires n’eut que le temps de se
positionner devant l’écran avant que le directeur passe à l’attaque, leur ordonne
de quitter les lieux et appelle la sécurité.
— N’écoutez pas Nixon ! hurla quand même Dave pour couvrir le son du
poste.
— Assez de mensonges ! Qu’il mette fin à cette guerre ! renchérit la voix
d’Andrew.
Quelques étudiants leur manifestèrent leur soutien –  «  Marre de la
guerre  !  » se mirent-ils à scander  –, quelques  autres leur crièrent de laisser le
président parler, et bientôt, toute la salle était debout, tout le monde se
bousculait et s’indignait. Terry eut beau tenter une percée jusqu’au poste de
télévision, ses efforts ne servirent pas à grand-chose. Les hommes de la sécurité
arrivèrent les premiers. Mais non, ce n’était pas eux… C’étaient les flics.
La police avait débarqué.
—  Frodon est vivant  ! rugit Andrew juste avant qu’on lui passe les
menottes.
Un slogan griffonné sur un mur lors d’un rassemblement pacifiste du côté
de San Francisco – il lui avait montré une photo dans les journaux.
Submergée de fierté, Terry secoua la tête. Comme elle l’aimait, ce fou pétri
d’idéalisme – la preuve qu’elle était aussi folle que lui !
 
Elle se présenta au commissariat moins d’une demi-heure après que le
président eut terminé son discours. Le directeur avait menacé du même sort
que les rebelles quiconque partirait avant la fin, et Becky n’aurait pas été ravie
de la savoir derrière les barreaux. Pendant que Nixon soutenait que la majorité
silencieuse approuvait sa politique et que les contestataires ne constituaient
qu’une minorité espérant obtenir gain de cause en donnant de la voix, Terry
avait donc pris son mal en patience, un peu paniquée malgré tout, puis s’était
précipitée dans sa chambre pour récupérer la totalité de son liquide au cas où il
lui faudrait s’acquitter de la caution d’Andrew.
À  présent, elle attendait encore, dans un hall qui lui rappelait celui du
laboratoire de Hawkins. En moins étincelant de propreté. Des hommes et des
femmes entraient et sortaient, dont certains en uniforme.
— Vous êtes là pour qui ?
L’agent derrière le bureau d’accueil avait les sourcils tellement rapprochés
qu’ils lui donnaient un air constamment réprobateur. Elle sauta sur ses pieds,
son sac contre le cœur.
— Andrew Rich.
— Accusé de trouble à l’ordre public et d’intrusion. L’université ne laissera
rien passer.
C’était bien ce qu’elle craignait. Et lui qui se traînait déjà un
avertissement ! Chaque problème en son temps.
— C’est combien pour le faire sortir ?
— Cent dollars.
Un prix exorbitant. Mais pour une fois, la répugnance de sa banque à
ouvrir un compte à une jeune femme non mariée jouait en sa faveur : Terry,
qui gardait tout son argent dans une enveloppe au fond de son tiroir de sous-
vêtements, avait accès à une telle somme. Et même si le montant représentait
jusqu’au dernier cent de ce qu’elle avait gagné au labo, le sacrifice en valait la
peine.
— Je vais payer en espèces.
— Ça tombe bien, répondit l’agent, parce que jamais je n’aurais accepté le
chèque d’une jeune fille sans l’accord de ses parents.
— Mes parents sont morts.
Il eut la décence de baisser les yeux.
—  Désolé, mademoiselle. (Elle compta ses sous, qu’il encaissa.) Vous
pouvez retourner vous asseoir.
— Je… j’aimerais un reçu.
Les sourcils réprobateurs firent un bond, mais l’homme obtempéra.
— On va aller vous le chercher tout de suite, dit-il en la renvoyant vers la
zone d’attente d’un geste de la main.
Ce qui ne se révéla qu’à moitié vrai. Terry dut patienter encore trente
bonnes minutes avant qu’apparaisse la silhouette familière d’Andrew, flanquée
d’un autre policier. Sans se soucier de ce que pourraient penser les employés,
elle courut l’enlacer.
— Mon cœur, souffla-t-il. Tu aurais dû me laisser passer la nuit ici. Cette
caution, c’est du vol.
—  Je ne veux rien entendre. De toute façon, ils n’auraient jamais dû
t’arrêter.
— On savait que ça nous pendait au nez.
Elle l’embrassa sur la joue, glissa une main dans la sienne et le tira vers la
sortie. Ne pas le lâcher lui semblait essentiel –  autant que de quitter cet
endroit. Une fois au-dehors, elle inspira une grande bouffée d’air frais, comme
si c’était elle qui venait de passer deux heures dans une cellule.
—  Tu dois te demander ce qui m’a pris, lâcha Andrew. J’ai essayé de
t’appeler pour te prévenir. C’est juste… le fait d’être contraint et forcé
d’écouter son discours, de prétendre croire à ce qu’il raconte… Je… Il fallait
qu’on agisse, d’une façon ou d’une autre.
— Je sais.
Et c’était bel et bien aussi simple que ça. Elle comprenait.
—  Comme toi avec le labo. Quand j’ai pensé à ton courage… reprit-il
avant de secouer la tête. Enfin bon, ça m’étonnerait que la fac en ait terminé
avec moi, en tout cas.
À elle. Il avait pensé à elle. Après… Bien sûr qu’elle savait que cette histoire
ne se résoudrait pas si facilement !
— Allez, rentrons à la maison. On en a au moins fini pour ce soir.
Du moins l’espérait-elle… Mais dans sa vieille voiture d’occasion qui les
ramenait muets jusque chez Andrew, les possibles conséquences de l’acte de
rébellion du jeune homme s’accrochaient à eux telles des ombres. Dave et leur
autre ami avaient décidé de passer la nuit en prison. Enfin, décidé… Terry
soupçonnait surtout leurs parents d’avoir refusé de venir régler leur caution.
Elle se gara sur une place de parking, mais laissa tourner le moteur. Andrew
lui caressa la joue.
— Dis, ma sauveuse, je peux te convaincre d’entrer ? Voire de rester pour la
nuit ?
La question, chargée de sous-entendus, resta un instant en suspens. Le
désir se lisait dans les yeux du jeune homme, comme il devait se lire dans les
siens.
— J’ai cru que tu ne me le demanderais jamais.
Le silence du trajet les suivit jusque dans l’appartement puis dans la
chambre d’Andrew. Leurs lèvres déjà inséparables, ils se dirent tout ce que les
mots ne savaient exprimer. Tant que leurs peaux resteraient en contact, aucune
menace ne pourrait les atteindre : personne ne les arracherait l’un à l’autre ni
ne détruirait ce qu’ils partageaient. La menace, c’était la punition qu’infligerait
l’université au jeune rebelle, mais aussi Brenner, le labo et les pressions qu’ils
exerceraient contre Terry si jamais elle s’avisait de les défier.
Andrew et elle combattirent alors le monde extérieur de la seule manière
possible  : en faisant comme s’il n’existait pas. Et, juste pour cette nuit-là, ça
aurait tout aussi bien pu être le cas.
2.
Après avoir disposé une généreuse part de tarte au sucre bien crémeuse –
  spécialité de l’Indiana  – au centre de l’assiette à dessert, elle l’apporta au
dernier de ses clients encore en train de déjeuner, puis repassa en coup de vent
par le bar. Laurie, sa collègue sur les horaires de journée – celle-là même qui
confectionnait les tartes –, lui fit un signe de tête.
— Je me prends dix minutes ! annonça Terry.
— Pas de problème, ma puce ! lui répondit son acolyte, plus âgée qu’elle.
Va profiter de tes amis.
La jeune fille attrapa une chaise et s’installa au bout de la table où Ken,
Gloria, Alice et Andrew patientaient depuis qu’ils avaient terminé leur repas –
 sandwiches au bacon et Coca pour tout le monde. Les servir avait été moins
mouvementé que lors de leur premier passage. Il faut dire que cette fois, elle les
attendait.
—  Alors, pourquoi tu voulais nous voir  ? lança Alice sans le moindre
préambule. Tu as eu une idée ?
— Tu en doutais, frangine ? fit Andrew en lui donnant un petit coup de
coude.
—  Peut-être bien, répondit Terry sans trop hausser la voix. Mais on se
lance seulement si vous êtes d’accord. Je me demandais… En supposant que je
trouve le moyen de me réintroduire dans l’aile où j’ai rencontré Kali…
—  Sur ce point-là, je crois pouvoir t’aider, la coupa la mécanicienne.
Quand Brenner entre son code, je regarde à chaque fois. C’est le même à tous
les coups et il fonctionne probablement partout dans le bâtiment, y compris
pour cette partie-là. 9-5-6-3-9-6.
Un ange passa.
—  Décidément, Alice, tu ne cesseras jamais de me surprendre, déclara
Terry. Tu peux me l’écrire, histoire que je l’apprenne ?
—  Oui, pas de problème, répondit la jeune fille avec un haussement
d’épaules pour masquer sa gêne. J’ai le sens de l’observation, c’est tout.
— C’est quoi la suite du plan, du coup ? s’enquit Gloria.
— Maintenant que ce problème est réglé… reprit Terry, j’aurais besoin que
l’un de vous fasse diversion pour pouvoir retrouver la petite et lui parler, si elle
se trouve encore dans les locaux. Sinon, je pourrai toujours essayer de dénicher
le bureau de Brenner et fouiner de ce côté-là. Vu qu’on ne peut pas simplement
arrêter d’aller au labo du jour au lendemain…
— Tu es sûre de ça ? demanda Andrew.
— De un, rétorqua-t-elle, les nerfs à vif, il y a une gamine impliquée dans
cette affaire. On ne va pas l’abandonner là-bas sans savoir si elle est en sécurité
ou non.
— Et de deux, renchérit Gloria, ce n’est pas si simple de tout plaquer. Pour
Terry, Ken et moi, ça reviendrait à faire une croix sur notre année. Et encore,
ça, c’est seulement si on nous laisse partir.
— Comment ça, « si » on vous laisse partir ? s’écria Andrew, scandalisé.
La serveuse tendit la main par-dessus la table pour lui rappeler de ne pas
parler trop fort.
—  Vous êtes des citoyens américains, reprit-il en chuchotant cette fois.
Vous avez des droits !
Gloria eut un sourire désabusé.
—  Tu découvriras bien vite que quand le gouvernement s’en mêle, nos
droits sont généralement loin d’être gravés dans le marbre.
Andrew prit le temps d’assimiler les paroles de la jeune fille.
— Eh bien, je n’aime pas ça, finit-il par lâcher.
— Bienvenue au club, soupira-t-elle. Sache que j’en suis la présidente.
—  Moi, je ferai ce que vous voudrez, lança Alice. Démonter l’ascenseur,
par exemple. J’en meurs d’envie de toute façon. Je devrais réussir à les
convaincre de me laisser faire.
— Tu pourrais partir, toi, vu que tu n’es pas étudiante.
Une fois encore, la remarque venait d’Andrew. Gloria s’éclaircit la gorge.
— Tu n’en sais rien. Ces gens-là tirent des ficelles dont on n’a pas idée.
—  Pas la peine de débattre comme si je ne pouvais pas prendre une
décision toute seule, lança Alice en se redressant. Je ne quitterai pas le
programme sans vous, et je peux même servir de diversion.
—  Non, intervint enfin Ken. Tu as assez de soucis comme ça. Je m’en
occupe.
— Toi ? lâcha-t-elle, sceptique.
— Il n’y a pas plus doué que moi pour faire le pitre, dit-il en haussant les
épaules. En plus, l’acide ne me fait rien du tout. Ça me donne seulement envie
de pioncer, et le seul qui me surveille, c’est un petit jeune… Je ne sais même
pas vraiment pourquoi je me suis retrouvé dans cette étude. Tout ce dont je
suis sûr, c’est que je suis censé y être.
Alice poussa un soupir exaspéré.
—  D’accord, mais si c’est toi la diversion, essaie de ne pas t’endormir,
reprit Terry, qui sentait cette réunion sur le point de déraper. Reste encore à
décider du meilleur moment pour lancer l’opération. De mon côté, je vais
essayer de voir ce que Kali peut m’apprendre au sujet de son cher « papa » et de
ce qu’elle fait au labo. Mais… si jamais je tombe sur le bureau de Brenner à la
place ? À votre avis, qu’est-ce qui pourrait nous être le plus utile, en termes de
renseignements ?
— Là, c’est moi qui peut t’aider, répondit Gloria avant de poser les coudes
sur la table. Le mieux, ce seraient des descriptions de protocoles
expérimentaux, ou des documents de ce genre. Les dossiers des différents sujets
d’étude, aussi. (Elle fronça les sourcils.) Mais ils doivent être sous clé. Brenner
n’est pas du genre négligent. La plupart des chercheurs sécurisent l’accès à leurs
documents confidentiels.
Mince ! Dans ce cas comment…
— Je sais crocheter une serrure, lâcha Alice.
— Hmm… À mon avis, il n’y en aura même pas besoin, rétorqua Terry. Il
est bien trop arrogant. Je vous parie qu’il est tellement persuadé de l’efficacité
du système de sécurité du labo qu’il ne se soucie pas de celle de son bureau.
Gloria leva deux doigts croisés.
—  Je… je pense que je devrais pouvoir réussir à récupérer quelques
échantillons de mon cocktail de drogues, ajouta-t-elle. Au cas où on aurait
besoin de preuves, ou que l’on voudrait tenter de les analyser.
— Parfait.
—  Bien, on a donc un plan plutôt bancal et très risqué, commenta la
biologiste, soucieuse.
— C’est ça, oui.
Mais bancal ou pas, c’était toujours mieux que pas de plan du tout.
— Au fait, frangin, lança Alice à Andrew avec un petit coup de coude. J’ai
lu tes exploits dans le journal. Je n’en reviens pas qu’ils t’aient arrêté. Tu tiens le
coup ?
Face à tant de sollicitude de la part de son amie, Terry sentit son cœur se
gonfler d’amour. À  part peut-être depuis le début de leur conversation, elle
n’avait pas cessé de s’inquiéter pour lui de toute la journée. Il baissa les yeux.
— Ça va.
— Il a rendez-vous vendredi avec son conseiller d’éducation et le directeur,
compléta-t-elle. On espère qu’il s’en tirera sans trop de problèmes, vu qu’il
n’était pas le seul impliqué.
Andrew lui adressa un regard plein de reconnaissance et Gloria croisa de
nouveau les doigts.
— Ouais, conclut Terry. De la chance, en ce moment, on en a bien besoin.
3.
Descendu du van en dernier, Ken se dépêcha de rattraper les autres, qui se
dirigeaient déjà vers l’entrée.
Le chemin jusqu’au labo lui était devenu aussi familier que sa propre
écriture. D’abord, sortir de la ville. Ensuite venaient les champs de maïs, la
forêt et enfin le grillage, puis un, deux, trois  dos-d’âne –  un par poste de
contrôle  – avant de pénétrer dans le bâtiment où les attendait leur LSD. Ce
trajet, il avait l’impression d’en avoir vu quelques bribes avant même leur
premier aller-retour. Il savait que ses camarades ne croyaient pas en ses
pouvoirs de médium. Mais ce que les autres pensaient n’avait pas
d’importance.
Seule importait la vérité. Lui ne voyait pas de monstres, il était pris de
pressentiments, de certitudes qui se logeaient dans sa poitrine. Ses rêves se
teintaient d’aperçus volés à la réalité, d’éclairs d’intuition, qui –  comble du
comique  – se manifestaient à l’improviste. Résultat, il n’était jamais vraiment
surpris quand ils surgissaient.
Quand il avait dit aux filles qu’ils allaient finir par beaucoup compter les
uns pour les autres, il n’avait pas menti, seulement… c’était à peu près tout ce
qu’il en savait. Pas étonnant qu’elles ne le croient pas. Peut-être n’était-il pas
médium, d’ailleurs. Peut-être n’y avait-il simplement pas d’autre terme pour
décrire ce qu’il vivait.
Leur arrivée dans les locaux se déroulait aussi toujours sur le même tempo.
Chacune de ses amies pointait en scannant son badge, puis c’était son tour.
Leur chauffeur – l’un des aides-soignants de Brenner – jouait généralement les
baby-sitters jusqu’à l’ascenseur. À partir de là, le médecin ou l’un des membres
de son équipe prenait le relais. Il n’était pas difficile de deviner que ce même
chauffeur servait également d’espion à son supérieur, d’autant qu’il le suivait
presque automatiquement lorsque ce dernier se détachait du reste du groupe
pour emmener Terry dans une pièce ou une autre.
Ce jour-là, tout se passa exactement comme les autres fois.
Après avoir pris son acide, Ken patienta deux  heures, comme prévu.
Quand il se mit à brailler que les murs saignaient, le jeune homme chargé de le
surveiller eut du mal à contrôler sa nervosité.
— Ils dégoulinent ! glapissait le patient. Les murs ! Ils pissent le sang !
— On se calme ! lança son chaperon, les mains tremblantes.
— Mais enfin, sonnez l’alarme ! Il faut prévenir tout le monde qu’il y a des
intrus ! Vous ne voyez pas tout ce sang ?
— Euh…
Planté là dans sa tenue d’aide-soignant, le jeune employé regardait autour
de lui comme s’il s’attendait à ce que quelqu’un vienne à son secours, mais ils
étaient seuls dans la salle.
C’était le moment pour Ken de sortir l’artillerie lourde –  son paquet de
bonbons qui arrachaient. Au moment d’acheter des friandises à distribuer pour
Halloween, cette nouvelle marque avait semblé l’appeler dans le rayon du
magasin. Il en avait pris trois  sachets qu’il avait rangés dans le tiroir de son
bureau, dans sa petite chambre universitaire, mais n’avait compris pourquoi
que quand Terry leur avait annoncé qu’elle avait besoin d’une diversion.
Se retenant de sourire, il se couvrit la bouche, enfourna une poignée de ces
billes dont le cœur acide explosait au premier coup de dent et, secoué de
spasmes les plus convaincants possible –  inspirés de ceux de son oncle, qui
avait eu une attaque  –, il rejeta la tête en arrière de manière à ce que l’aide-
soignant voie bien l’écume qui lui crépitait entre les mâchoires. Comme prévu,
le pauvre perdit complètement les pédales.
— Mon Dieu, il a la rage… souffla-t-il avant de se ruer hors de la pièce.
— Du sang ! Du sang !
À deux doigts d’éclater de rire mais sans pour autant cesser de s’égosiller,
Ken courut dans le couloir pour déclencher l’alarme incendie fixée au mur.
Puis il se dépêcha de retourner dans la salle d’examen où il se remit à convulser
par terre après avoir englouti le reste de ses confiseries.
La sirène hurlait toujours quand l’aide-soignant revint enfin, accompagné
d’une femme. La sentence ne se fit pas attendre longtemps.
— On va avoir besoin du Dr Brenner. Allez le chercher ! insista la nouvelle
venue quand elle vit que son collègue tardait à réagir. Et dites-lui de prendre
des sédatifs.
Ken plaqua son visage contre le sol pour cacher son air réjoui. Vas-y, cours,
Terry ! pensa-t-il. Tu peux y arriver.
4.
Avoir des compagnons d’armes, être impliqués ensemble dans le même
plan, ça changeait tout. Terry était en train de le découvrir. Elle se retrouvait
certes avec un poids en plus sur les épaules, mais aussi un poids en moins.
Les autres pensaient comme elle  : Brenner flirtait impunément avec la
légalité sans égard pour la dignité humaine. Sa rencontre avec Kali, la
révélation d’Alice à propos des monstres –  et des électrochocs, aussi… Terry
recensait toujours plus de raisons de vouloir tirer cette affaire au clair. Plutôt
conservateurs, les habitants de la région ne cautionneraient jamais que le
gouvernement puisse subventionner des trips au LSD. Cette simple
information pourrait suffire à faire capoter tout le projet, mais même elle savait
qu’il leur faudrait davantage de preuves que leur simple parole contre celle de
Brenner. Sans  compter qu’ils ne savaient toujours pas ce qui se passait
exactement dans ce laboratoire.
Ken et elle avaient convenu de déclencher la diversion assez tôt. Ainsi, elle
serait dans l’élan ascendant de son trip et ne ressentirait pas encore la fatigue et
la paranoïa de la spirale descendante. Son ami lui avait garanti qu’elle saurait
quand viendrait le moment d’agir. Il ne lui avait pas menti. L’alarme incendie
venait de se déclencher quand un jeune aide-soignant frappa à la porte.
— Que se passe-t-il ? C’est une urgence ? Il y a le feu ? demanda Brenner.
Lorsque Terry lui avait rapporté avoir réussi à placer son mouchard sans
que personne le sache, il avait paru ravi – et déjà au courant. Bénie soit Gloria,
qui avait eu la présence d’esprit de le faire pour de vrai !
— Je, euh… je ne crois pas, bredouilla le nouveau venu, les joues rouges.
Enfin, j’ai bien une urgence avec mon patient. C’est le Dr Parks qui m’envoie.
Faites vite ! Ah oui, elle m’a demandé de vous dire de prendre des sédatifs aussi.
Brenner se tourna vers son assistant, leur sinistre chauffeur barbu, qui
l’accompagnait comme d’habitude.
—  Préparez-les  ! aboya-t-il avant de s’avancer vers Terry et de s’accroupir
près du lit de camp où elle était allongée. Quant à vous, vous allez rester ici
bien sagement et vous détendre. L’alarme n’est que le produit de votre
imagination.
— Rien que mon imagination, répéta-t-elle en s’appliquant à prendre un
air béatement absent. Comme une jolie musique.
— Allons-y.
Les paupières mi-closes, la jeune fille le regarda faire signe aux deux autres
de le suivre. Dès qu’ils eurent disparu derrière la porte, elle sauta sur ses pieds.
Le couloir fourmillait de membres du personnel en train d’évacuer ou de
demander à leurs collègues s’il fallait s’y résoudre. Terry entendit l’un des
gardes de la sécurité qui venait de la dépasser assurer à l’un des employés que
non, que la sirène avait été activée manuellement et qu’il n’y avait aucune trace
d’incendie nulle part. Une enquête était en cours sur l’origine de l’incident et
l’alarme n’allait pas tarder à s’éteindre.
Elle partit comme une flèche, tête baissée. Rasant les murs, elle ne s’arrêta
pas un instant, même quand, le temps d’un coup d’œil par une porte, elle
aperçut Alice. Assise à côté d’une sorte d’énorme poumon d’acier portable, son
amie lui adressa un sourire.
La trajectoire jusqu’à la chambre de Kali avait beau lui sembler gravée dans
sa mémoire, Terry se trompa de tournant une première fois, puis deux… Elle
avait presque perdu espoir lorsqu’elle déboucha enfin sur un couloir familier :
l’aile barrée protégée par un code. Elle courut jusqu’à la porte et entra la suite
de chiffres fournie par Alice.
Le clavier émit un bip et le panneau céda dans un déclic.
Terry se rua de l’autre côté, au-delà de la série de portes donnant sur des
chambres vides, jusqu’à atteindre la pièce équipée d’un lit superposé et d’une
petite table couverte de craies grasses. Mais pas de Kali en vue.
Au moins, il y a des chances pour qu’elle ne vive pas ici en permanence. Aussi
invraisemblable et horrible que soit l’idée, la jeune fille n’avait pas réussi à se
l’ôter de la tête.
Qu’importe, elle passerait directement à l’étape suivante, à savoir, le bureau
de Brenner. Si Kali appelait le médecin « papa », la petite était soit sa fille, soit
quelqu’un d’important pour lui de quelque autre façon. En toute logique, il ne
devait donc pas l’avoir installée bien loin de lui.
Terry fit demi-tour et prit au hasard le couloir qui bifurquait juste après
l’entrée de l’aile, tombant presque aussitôt sur un nouvel obstacle, un nouveau
clavier. Cette fois encore, le code fonctionna. Comme ce corridor-là se
composait de bureaux plutôt que de salles d’examen, elle persévéra et se mit à
passer en revue chacun des noms sur les plaques à côté des portes, en priant
pour que les lettres cessent de vibrer et de danser. Même si –  elle le savait  –
l’acide ne lui accorderait aucun répit.
r
« D  Martin Brenner » Elle effleura des doigts les lettres en relief. Alléluia !
La poignée s’abaissa sans résistance et la porte s’ouvrit, pile au moment où
l’alarme s’arrêtait brusquement. Si Terry comptait sur Ken pour faire durer la
confusion aussi longtemps que possible, elle n’avait pas non plus l’éternité
devant elle. Pas question que Brenner découvre ce qu’ils manigançaient, ils ne
pouvaient pas se le permettre. Pas encore, du moins.
Sous le bureau, elle essaya le tiroir du milieu. Fermé à clé. Bien vu, Gloria.
De toute façon, il ne devait pas contenir tant de dossiers que ça –
 contrairement au meuble d’archivage en bois qui se dressait contre le mur du
fond. L’intruse adressa au ciel une prière silencieuse et tira le deuxième tiroir en
partant du bas. Il coulissa sans problème.
Elle survola les documents, nota la présence de tampons « Confidentiel »,
les mots « MK Ultra » et « Indigo » inscrits en en-tête… Rien cependant qui
ait un sens à ses yeux. Sans cesser de guetter les termes mentionnés par Gloria,
elle parcourut tout le tiroir, sans succès.
Au suivant.
Sur ces dossiers-là, pas de noms, mais des numéros  :  001, 002, 003…
jusqu’à 010. Suivis de la mention « Projet Indigo ». Et à l’intérieur, en haut de
chaque page, toujours plus de tampons «  Confidentiel  ». L’intérêt de Terry
grandissait à mesure qu’elle comprenait les informations qu’elle lisait. Les
descriptions physiques, voilà ce qui lui mettait la puce à l’oreille  : des
indications de poids pas bien lourds, de tailles qui commençaient à
80 centimètres. Et puis les âges, inscrits sous la colonne « Arrivée à ».
« 4 ans. »
« 6 ans. »
« 8 ans. »
À en croire ce qu’elle voyait là, Kali n’était pas la seule, il y avait d’autres
enfants impliqués. Mais impliqués dans quoi, au juste ? Les commentaires dans
les dossiers se concentraient principalement sur les progrès de chacun, qui
n’avaient apparemment rien de transcendant. Sauf dans le cas du patient
numéro  008, pour lequel les observations, bien que mesurées, se révélaient
encourageantes…
Pas le temps de lire tout ça !
Terry referma le tiroir. Le cœur battant la chamade, elle se précipita hors
du bureau et revint sur ses pas le long du couloir administratif, puis de celui de
Kali – elle voulait retenter sa chance. Et en effet, la petite était de retour à sa
table de dessin, toujours en blouse d’hôpital. Peut-être avait-elle des rendez-
vous médicaux le jeudi ?
Mais avant que la jeune fille ait pu frapper à la porte pour lui poser la
question, une main lui attrapa le bras. L’homme en costume mal coupé à qui
elle appartenait la traîna loin de la petite patiente, qui ne leva pas les yeux.
— C’est une zone interdite, ici ! tempêta-t-il. Qu’est-ce que vous faites là ?
Terry commença à se creuser la cervelle, cherchant en vain une excuse,
lorsqu’elle se rendit compte que Ken lui avait procuré le parfait alibi.
— J’essayais de sortir, à cause de l’alarme.
— Comment vous êtes-vous retrouvée dans cette aile ?
— Je ne sais plus… j’ai suivi quelqu’un, je crois.
Si lui la croyait, en revanche, elle n’aurait su le dire.
5.
Remplie d’enthousiasme lorsque la sirène retentit, Alice dut se retenir
d’applaudir. Un instant plus tard, un aide-soignant aux traits adolescents
apparut paniqué à la porte, et avant même que le Dr  Parks ait pu le
questionner au sujet de l’incendie, il la supplia de venir voir un autre des
patients.
Ken.
Il avait réussi. Voyez-vous ça… Elle qui avait passé le trajet jusqu’au labo à
prévoir différents plans B et C ! Rien que d’y repenser, les deux lettres se mirent
à flotter, énormes dans son esprit, comme dessinées par un avion dans le ciel.
Cet effet-là, ce n’était que le LSD. Pas encore d’électricité aujourd’hui, et par
conséquent pas de monstres. Elle ne les avait pas revus depuis deux semaines –
 peut-être qu’ils avaient disparu.
Elle ferma les yeux et se laissa bercer par l’alarme. Quel son tenace  !
Difficile de faire abstraction d’un vacarme aussi assourdissant – ce qui tombait
bien, puisque c’était exactement ce qu’on attendait de lui.
Alice appréciait cette forme d’élégance, quand quelque chose remplissait
parfaitement sa fonction. Elle remarqua donc tout de suite quand le bruit
s’arrêta. Combien de temps s’était écoulé ? Elle eut à peine le temps de se poser
la question que le Dr  Parks revint, agitée et distraite. Et si Terry n’avait pas
terminé ?
— Je veux voir le Dr Brenner, exigea la patiente, les lettres lui dansant de
nouveau dans la tête. J’ai quelque chose à lui dire.
— Je ne pense pas que ce soit une très bonne idée, répondit sa référente,
sourcils froncés, avant de jeter un coup d’œil derrière elle.
L’aide-soignant venait de revenir, lui aussi.
— Allez chercher Brenner, insista Alice, s’adressant cette fois à l’assistant. Il
faut que je vérifie quelque chose, sauf que j’ai besoin de l’électricité.
Elle n’avait pas pensé à noter l’heure à laquelle l’alarme s’était déclenchée,
or il lui fallait offrir à Terry le plus de temps possible. Tous les objets de la
pièce, écrans comme cadrans, clignotaient furieusement comme pour lui
reprocher sa négligence.
— Faites venir Brenner ! insista-t-elle.
— Si vous y tenez, céda le Dr Parks.
L’aide-soignant sortit.
Si auparavant Alice avait toujours trouvé les machines bénéfiques et sages,
le laboratoire de Hawkins lui avait appris ce qu’elle aurait déjà dû savoir : quoi
qu’inventent les hommes, ils concevaient toujours un moyen de faire le mal
avec. Elle pointa du doigt l’appareil au cœur de tous ses cauchemars.
— Branchez-le.
Sa référente retroussa les lèvres et secoua la tête.
—  Qui réclame des électrochocs, franchement… marmonna-t-elle juste
avant qu’arrive le médecin en chef, visiblement agacé.
— Quoi encore ?
—  Il me faut de l’électricité. Il faut que je vous décrive les monstres, dit
Alice. Je crois… je crois qu’ils existent.
Sur le visage de Brenner, l’exaspération fit aussitôt place à l’intérêt. Le
regard plein de compassion, le Dr Parks terminait de fixer les fils sur les tempes
de sa patiente. Inutile de me prendre en pitié, songea la jeune fille. Aujourd’hui,
mes chers, c’est moi qui vous mène à la baguette.
Elle se redressa pour endurer le choc de la charge qui la traversa avant de se
mettre à décrire ce qui apparaissait sous ses yeux. Les contours d’un bois
plongé dans le brouillard où elle s’était promenée avec ses cousins. Tout de
suite après, un fouillis de pattes, une meute de chiens  : les molosses mi-
domestiques mi-sauvages avec lesquels elle s’amusait autour du garage quand
elle était petite. Peut-être qu’il n’y aurait pas de monstres ce jour-là… Mais
soudain, les chiens n’étaient plus des chiens. Enfin, plus des chiens normaux,
en tout cas. Entourées à présent de lumières multicolores qui jouaient dans
l’air, les bestioles grondaient et menaçaient de mordre.
Alice souleva une paupière pour voir si Brenner écoutait encore.
— Toujours aussi fascinante, dit-il avant de se tourner vers sa collègue. Il
faut que je retourne auprès de mon sujet, mais faites-moi un compte rendu
détaillé s’il se passe quoi que ce soit d’autre d’intéressant.
Il était clair qu’il ne croyait pas aux monstres. Et sans doute n’avait-il pas
tort. Alice elle-même n’était toujours pas sûre à 100  % de leur existence.
L’effort qu’elle avait fourni pour rester concentrée l’avait tant épuisée qu’elle
commença à piquer du nez pendant que le Dr  Parks la déconnectait de la
machine. Ou du moins, c’est ce qu’elle espérait, car tout à coup, le temps de
quelques flashes distordus, c’est Terry qu’elle vit parcourue d’électricité à sa
place. Terry qui portait les électrodes. Flanquée d’une silhouette floue qu’Alice
reconnut comme celle du Dr Brenner, c’est Terry qui criait à n’en plus finir.
6.
Gloria était arrivée au labo bien décidée à se glisser hors de sa chambre
pour essayer de découvrir où étaient stockées les réserves de médicaments. Sauf
qu’au moment d’actionner la poignée, elle avait trouvé la porte verrouillée. En
arrière-fond, la plainte paniquée de l’alarme lui détruisait toujours les tympans.
Il n’y a pas vraiment le feu, avait-elle cherché à se rassurer avant de
commencer à compter pour voir combien de temps le personnel mettrait à se
rendre compte qu’il l’avait oubliée.
Dix minutes.
Dix minutes pendant lesquelles elle était restée assise dans sa salle d’examen
à se recroqueviller petit à petit, de plus en plus mal à l’aise. Le temps que le
dindon de la farce –  à savoir le Dr  Green  – se montre, elle s’était presque
convaincue qu’ils allaient finir tous les quatre pieds et poings liés et qu’on allait
les emmener pour… Quoi d’abord ? Elle ne savait pas trop.
Mais le médecin l’avait simplement informée qu’il n’y avait en fait pas
d’incendie. Elle n’avait pas pris la peine de s’étonner qu’on l’ait enfermée.
De toute façon, elle n’avait pas quitté les lieux complètement bredouille.
Déterminée à garder les idées claires, elle avait glissé son buvard dans sa poche
et prétendu planer. Nul besoin d’ajouter à la paranoïa qu’elle ressentait déjà. Le
Dr  Green, qui n’avait rien remarqué d’inhabituel, avait continué à tester les
capacités de sa patiente en termes de retransmission d’informations. Persuadé
d’être sur le point de prouver que l’influence de la drogue rendait les
interrogatoires plus efficaces, il pensait réellement faire d’incroyables progrès.
Gloria n’avait donc qu’un buvard à montrer à ses amis.
Bien sûr, aucun d’eux ne pipa mot sur le trajet du retour. La discussion
devrait attendre. Une fois devant le bâtiment de psychologie, cependant,
comme par un accord tacite, chacun traîna devant sa voiture jusqu’à ce que le
van s’éloigne. Ils se regroupèrent ensuite sous la faible lueur d’un lampadaire.
— Tout d’abord, un grand bravo à l’homme de la situation ! déclara Terry
d’un ton qui se voulait enjoué.
Ken s’inclina et se fendit d’une demi-révérence. Ils applaudirent, mais le
cœur n’y était pas. Tous voulaient surtout savoir si le jeu en avait valu la
chandelle.
— Alors ?
Sur la pointe des pieds une seconde, sur les talons la suivante, Alice, à fleur
de peau, se balançait d’avant en arrière.
— Tu as trouvé quelque chose ? ajouta Gloria, qui ne comprenait que trop
bien son amie.
— Oui, répondit Terry. Mais je ne saisis toujours pas ce que ça veut dire.
— Explique, la pressa la mécanicienne.
— Je crois qu’ils travaillent avec plusieurs gamins, pas que Kali. Mais je ne
sais pas pour quel genre d’expériences.
Eh bien, s’ils s’attendaient à ça… Retenant un haut-le-cœur, Gloria porta
la main à son ventre. Elle se revoyait bloquée dans cette salle. Jamais elle ne
confierait des enfants aux employés de ce labo !
— Qu’est-ce que tu as trouvé au juste ?
—  Des dossiers concernant différents enfants impliqués dans une
expérience intitulée « Indigo ». Je n’ai pas eu le temps d’y chercher des notes
détaillées, juste de lire quelques commentaires sur leur progression, expliqua
Terry, le visage grave mais déterminé. J’ai vu Kali aussi, même si je n’ai pas
réussi à lui parler. Elle avait l’air en bonne santé, mais… il y a vraiment un truc
qui cloche dans cette histoire.
— Et on va trouver quoi !
La voix d’Alice vibrait d’émotion.
— Comment tu t’y prendrais, toi ?
Terry s’était adressée à Gloria, mais l’intéressée se tourna vers la
mécanicienne de la bande.
— Tu peux m’apprendre à crocheter une serrure ?
— Bien sûr. Celles du labo ? demanda Alice, sourcils froncés.
— Oui, répondit sa camarade, tout de suite plus détendue. Quand l’alarme
s’est déclenchée, ils m’ont enfermée.
— De mieux en mieux… souffla Ken.
— Autant vous dire que ce n’était pas une surprise très agréable. Résultat,
je n’ai réussi qu’à récupérer ma dose à moi. Le jackpot attendra la semaine
prochaine.
— Donc, on y retourne ? demanda Terry.
— On n’a pas le choix. Rien n’a changé.
— Bon, au moins, on sait où chercher nos preuves, reprit-elle en essayant
de voir le bon côté des choses. Et le code d’Alice fonctionne. Je ne lâche pas
l’affaire.
— Nous non plus, lui assura Gloria.
— Et m…
Le faisceau d’une paire de phares les balaya, coupant Ken dans son élan.
Plus loin, un van effectuait un demi-tour. Était-ce celui de Hawkins qui
revenait ? Dans l’obscurité, Gloria n’était sûre de rien.
— On ferait mieux d’y aller, trancha Terry. Rentrez bien, tous.
Alice eut l’air d’hésiter.
— Ça va, toi ? lui demanda-t-elle.
— Tout va bien. Ne t’inquiète pas pour moi.
Même si Alice hocha la tête, Gloria demeurait curieuse de savoir d’où
sortait sa question.
7.
Le Dr  Brenner se présenta au service de sécurité à 20  h  30. À  toutes les
stations d’écoute, ses employés s’affairaient. On venait de le prévenir – comme
il en avait donné l’ordre. L’homme qu’il avait eu au téléphone se leva pour lui
proposer son siège.
—  Elles discutent depuis cinq  minutes environ, lui dit-il avant de lui
glisser le casque sur les oreilles, chose que le médecin aurait pu faire seul.
Brenner entendait une femme qu’il ne connaissait pas poser des questions
qui ne l’intéressaient pas. Qu’importe, il attendrait. Il était passé voir Huit dans
sa chambre, après le départ des étudiants, mais elle boudait : impossible de lui
arracher un mot. Drôle de journée où il avait dû courir ici et là. Son instinct
lui soufflait que quelque chose ne tournait pas rond, bien qu’il ne comprenne
pas encore tout à fait quoi.
Terry Ives, son propre cobaye, avait été découverte errant dans les couloirs,
loin de la pièce où il l’avait laissée. En suivant quelqu’un dans une aile
sécurisée, elle s’était retrouvée à deux pas de Kali – bien trop près au goût de
Brenner. Le jeune homme, Ken, lui, avait apparemment fait une crise, mais
sans en présenter le moindre signe a  posteriori. Et le médecin avait beau
commencer à s’habituer à son étrange manière de fonctionner, même la petite
mécanicienne s’était montrée particulièrement exigeante. La seule qui n’avait
pas posé problème, c’était la biologiste. Cependant, le calme avec lequel, selon
le rapport de son référent, elle avait délivré ses informations le perturbait aussi.
Ce soir-là, il avait donc demandé qu’on surveille attentivement la ligne de
la résidence de Terry et celle de l’appartement de son petit ami. Quand on la
lui avait ramenée dans la salle d’examen, elle avait joué les innocentes, mais
quelque chose dans son histoire ne tenait pas debout. Raison pour laquelle il
espionnait présentement une conversation entre elle et sa sœur, qui vivait à
Larrabee.
— Qu’est-ce qu’il y a, Terry ? Tu as à peine sorti deux mots alors que c’est
toi qui m’as appelée. C’est à cause d’Andrew  ? Quand est-ce qu’il aura la
réponse ?
— Demain.
— Il aurait dû réfléchir avant d’agir.
Un léger craquement se fit entendre sur la ligne.
— Il a réfléchi. C’était important pour lui de prendre position.
—  Eh  bien je ne comprends pas pourquoi. Il ferait mieux de se tenir à
carreau et d’être content d’être encore là. Ce n’est pas en se baladant masqué
dans la cafétéria qu’il mettra fin à la guerre.
— Peut-être, mais c’est toujours mieux que de rester les bras croisés, riposta
Terry sans même essayer de cacher son irritation.
— C’est là qu’on n’est pas d’accord, soupira sa sœur. Vous ne pouvez pas
vous permettre de faire ce qui vous chante, ni l’un ni l’autre.
Brenner avait entendu tout ce dont il avait besoin. Il ôta le casque, qu’il
rendit à son propriétaire, et se leva.
— Merci. Continuez de l’écouter, dit-il avant de marquer une pause. Vous
avez le nom de son copain ?
— Andrew Rich.
—  Monsieur  ? le héla alors un autre employé. Je pense qu’on a enfin
trouvé.
Attenante aux stations d’écoute téléphonique, la salle dont venait de sortir
l’homme abritait la vidéosurveillance du bâtiment. Analyser l’enregistrement
de la chambre de Huit, heure par heure depuis son arrivée, s’était révélé
chronophage, même avec trois techniciens sur le coup.
Le médecin s’arrêta devant un écran figé sur pause : Theresa Ives assise avec
Huit à la table de la petite. Elle portait sa blouse, signe qu’elle avait réussi à lui
filer entre les doigts. Encore un fragment du puzzle, qui s’ajoutait à l’échange
qu’il venait de surprendre.
— C’était quand ? demanda-t-il.
— Il y a deux semaines.
Il l’avait sous-estimée. Il était à présent grand temps de reprendre
l’ascendant sur elle. Et la meilleure façon d’y parvenir restait de détourner son
attention, de lui donner de plus gros problèmes à affronter. Or, il savait ce à
quoi elle tenait le plus : elle le lui avait dit. La solution coulait donc de source.
Brenner félicita les techniciens puis remonta dans son bureau, d’où il
composa le numéro de son contact à Washington – l’homme qui avait le bras
long. Le Dr Brenner appréciait ce genre d’individu.
— J’ai un service à vous demander, lui dit-il sans préambule. C’est au sujet
d’un jeune homme. Andrew Rich.
8.
Assise sur le canapé à côté de Dave, Terry attendait Andrew. Elle était
venue directement chez eux après son dernier cours, impatiente de connaître le
verdict.
—  Ça va bien se passer, tenta de la rassurer le jeune homme pour la
troisième fois. Moi, ils m’ont juste fait la leçon.
Sa famille avait demandé à un avocat de leurs amis de contacter l’université
au nom des trois garçons. Il avait déjà réussi à obtenir l’abandon des poursuites
judiciaires et tout le monde espérait que, de son côté, la fac ne prendrait pas de
sanctions trop sévères. «  De nos jours, l’engagement du corps étudiant via la
résistance passive devrait être encouragé ! » C’était en gros l’argument qu’avait
avancé leur défenseur, même si Terry soupçonnait les parents de Dave d’avoir
également dû adresser un gros chèque au doyen.
Ceux d’Andrew n’avaient franchement pas été enchantés de découvrir qu’il
s’était encore attiré des ennuis, mais même sans se déclarer en faveur de la
désobéissance civile, ils aimaient leur fils –  assez pour tout lui pardonner. Et
bien que leur fortune ne soit pas comparable à celle de la famille de Dave, ils
avaient de l’argent. Même Michael, le dernier du trio, s’en était finalement tiré.
Terry n’avait donc vraiment aucune raison de s’inquiéter à ce point. Tout irait
bien pour Andrew. L’inverse aurait été totalement absurde. Mais alors,
pourquoi était-elle prise de crampes d’estomac, comme si son corps lui-même
refusait d’y croire ? Peut-être sa dispute avec Becky la veille au soir n’y était-elle
pas étrangère.
Enfin, la porte s’ouvrit et Andrew entra. Il alla d’abord prendre une bière
dans la cuisine avant de revenir s’asseoir –  s’allonger, même, la tête sur les
genoux de Terry.
— Salut, dit-il en la regardant. Jolie vue d’ici.
—  Merci, répondit-elle, un embryon de sourire aux lèvres. Bon, et si tu
arrêtais de nous torturer ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Andrew cligna des yeux, se rassit puis ouvrit sa cannette.
— Renvoyé, lâcha-t-il après avoir pris une gorgée.
Terry eut l’impression de recevoir un véritable coup de massue.
— Attends… Quoi ? Renvoyé ?
— Ils t’ont viré ? s’écria Dave, choqué.
— Dis-moi que c’est une blague, s’il te plaît ! supplia-t-elle en s’efforçant
de contrôler ses mains qui s’étaient mises à trembler.
— J’aimerais bien, dit Andrew avant de hausser les épaules. Je savais que ça
pouvait arriver. J’en accepterai les conséquences.
Les conséquences…
— Mais la conscription, le tirage au sort… C’est la semaine prochaine !
Le souligner n’aidait pas, mais c’était sorti tout seul. Elle se représenta le
jeune homme en uniforme. Impossible, elle nageait en plein cauchemar !
— Je sais, dit-il. Je n’ai plus qu’à espérer avoir épuisé mon lot de malchance
pour un moment. Je pourrai redéposer une demande d’inscription à la fac dans
six mois. Faut juste que je m’accroche d’ici là.
Terry n’avait jamais vu Dave aussi silencieux. Six  mois, soit une éternité
pour un homme en bonne santé, surtout avec le tirage au sort imminent.
— Tu pourrais partir au Canada, lança-t-elle.
— Non. Ma famille est ici. Mes racines sont ici. Je savais ce que je faisais et
les répercussions que ça pouvait avoir. Je ne trahirai pas mon pays.
— C’est tellement injuste, souffla Dave en secouant la tête. Écoute, notre
avocat peut sans doute passer quelques coups de fil… Après tout, c’est ma
faute.
— Non. C’est moi qui ai décidé de vous accompagner le jour du discours
de Nixon.
Une vague de fierté submergea alors Terry –  la même que celle déjà
ressentie dans le réfectoire quand elle les avait vus se révolter, mais pas
seulement. Andrew avait peut-être été un enfant choyé, il avait peut-être eu la
vie plus facile qu’elle, mais il avait bel et bien grandi, et pris du recul par
rapport à son éducation.
— Je t’aime, lâcha-t-elle à brûle-pourpoint.
Il lui sourit, d’un vrai et beau sourire.
— Moi aussi je t’aime, mon cœur. Tu vois ? Tout ne va pas si mal.
Sauf que c’était faux. Les petites victoires comptaient à peine au cœur de si
grandes guerres. Et tout allait très mal.
1.
a journée terminée, Terry guettait l’apparition du coupé sport d’Alice. À la
S seconde où elle l’aperçut, elle bondit de la banquette et adressa un signe de
la main à ses collègues.
— À demain, tout le monde !
—  Bonne chance à toi et à ton homme  ! répondit le cuistot, ses
encouragements repris çà et là par les employés et habitués du restaurant.
— Merci !
Les marques de soutien ne pouvant pas faire de mal, Terry les acceptait
toutes. Une fois dehors, elle courut vers la voiture et sauta dedans à peine le
véhicule arrêté.
— Je suis en retard ? demanda Alice.
—  Pile à l’heure, comme d’habitude, répondit son amie sans pouvoir se
retenir de sourire.
La garagiste avait proposé de passer la chercher après le boulot. Elles
avaient rendez-vous chez Dave et Andrew pour regarder le tirage de la
conscription, qui déterminerait l’ordre dans lequel les hommes seraient
désormais appelés sous les drapeaux. Pas une soirée ni rien de ce genre, il y
aurait là juste leur petit groupe : tendue, l’ambiance n’était pas à la fête.
—  Gloria ne pouvait pas venir, l’informa Alice. Elle avait déjà prévu de
suivre le tirage avec sa paroisse.
— Et Ken, tu lui as demandé ?
— Non, mais un médium devrait déjà connaître les résultats, pas vrai ? Et
puis de toute façon, il n’est pas concerné vu qu’il est étudiant, répliqua son
amie en s’insérant sur l’autoroute. Sinon, ça a été, au resto ?
Alice, papoter travail, pluie et beau temps ? Alors ça ! Jusque-là, Terry ne
l’avait jamais entendue faire la conversation. Sans doute la jeune fille ne
prenait-elle cette peine qu’avec les personnes qu’elle appréciait vraiment ou
avec qui elle se sentait à l’aise. La passagère sourit de nouveau.
— C’était la course. Et toi, le garage ?
—  Juste une réparation pas facile qui m’est arrivée ce matin, dit la
mécanicienne en grattant sa joue encore tachée de cambouis. Je me suis battue
avec toute la journée, mais mon charme a fini par opérer.
— Qui n’y succomberait pas ? plaisanta Terry.
Décidément, jamais elle ne s’habituerait à la façon dont l’esprit de son amie
fonctionnait !
— Tu l’as dit ! (Alice bifurqua dans une rue inconnue – de sa camarade, du
moins.) Un raccourci. Ça commence bien à 20 heures ?
— A priori, oui.
Terry s’était fait tellement de souci toute la journée qu’elle avait
l’impression de ne plus habiter son propre corps. C’était peut-être vraiment le
cas, d’ailleurs.
— Si ça se passe mal, j’ai de la famille au Canada, lança Alice. Des cousins
dont je suis proche. Je ne suis pas en train de traiter Andrew de lâche,
n’empêche que…
— Si seulement, soupira son amie avec un petit rictus. Je lui ai aussi parlé
du Canada, mais quel que soit le résultat de ce soir, j’ai bien peur qu’il le
respecte.
— Pas faux, reconnut Alice en secouant la tête. Ah, les hommes… Même
les meilleurs d’entre eux nous compliquent la vie !
C’était dit avec tant de conviction que Terry eut soudain envie de tout
savoir de ceux qui avaient inspiré une telle déclaration. Mais cette conversation
attendrait – elles s’engageaient déjà dans la rue des garçons. Elles se garèrent,
descendirent de voiture, et Alice releva la manche de sa veste pour vérifier
l’heure.
— On a encore cinq minutes.
Ce qui ne les empêcha pas de se dépêcher de rejoindre la porte, en silence.
Terry tourna la poignée sans attendre, au moment où sa camarade s’apprêtait à
frapper.
— On est là ! annonça malgré tout la garagiste.
— Mon cœur !
Andrew se précipita vers Terry pour déposer un baiser sur sa joue avant de
tendre une main vers Alice. Leurs paumes se rencontrèrent dans un
claquement.
— Salut frangine ! Vous arrivez juste à temps !
Il faisait bonne figure – comme tous les jours depuis qu’il avait été renvoyé
de l’université. Dès le lendemain, il avait envoyé plusieurs candidatures, dont
une pour un poste de manager dans un motel du coin, pour lequel il avait déjà
décroché un entretien. Malgré tout, Terry voyait bien la crispation autour de
ses lèvres et les ombres discrètes sous ses yeux qui s’ouvraient à trois heures du
matin pour ne plus décrocher du plafond de toute la nuit.
— Le canapé est réservé aux hommes en âge de servir dans l’armée, décréta
Dave. C’est la loi.
— Et à leurs copines, ajouta Andrew.
Terry ne se le fit pas dire deux fois : elle s’affala avec lui sur le sofa. Alice
prit le siège à côté d’elle. Devant eux, Stacey arrêta un moment de traficoter les
boutons du poste de télévision pour les saluer d’un geste de la main.
— Je crois que ça commence, lança Andrew.
Il n’essayait plus de cacher son stress à présent. Terry posa une main sur la
sienne pour le rassurer et leur amie augmenta le volume. CBS News annonçait
que le feuilleton du soir serait exceptionnellement précédé d’un reportage en
direct des locaux de la conscription, à Washington.
Roger  Mudd, le présentateur de la chaîne, apparut alors à l’écran, devant
un grand tableau et une armée d’officiels installés à leurs bureaux. Vingt-
sept ans après la précédente, il déclara ouverte cette nouvelle session de tirage
au sort des conscrits.
— Moi ce que j’en dis, c’est que Roger Mudd est super sexy, lâcha Stacey
avant de s’asseoir par terre.
— Beurk ! fit Dave. Il a au moins l’âge de ton père !
— Et alors ? Ça ne change rien à l’affaire, répliqua-t-elle en soufflant sur
ses ongles. Qu’est-ce que tu en penses, toi, Terry ?
— Qu’on ne doit pas voir le même homme, la taquina-t-elle.
— Et toi ? insista Stacey à l’intention d’Alice.
— Chacun ses goûts, répondit cette dernière d’un ton neutre.
—  Parfait, Roger  Mudd est donc à mon goût, conclut la colocataire de
Terry, qui reporta son attention sur le poste de télévision. Quelqu’un sait
comment ça va se dérouler ?
Comme s’il l’avait entendue, le présentateur entreprit d’éclairer les
téléspectateurs. Il se tenait à côté d’un gros récipient en verre, semblable à un
bocal à poisson rouge, dans lequel se trouvaient des centaines de capsules
préalablement mélangées. Chacune d’elles contenait un nombre correspondant
à un jour de l’année et donc à une date de naissance. Elles seraient tirées une
par une. Ainsi, tous les hommes nés le même jour sauraient dans quel ordre ils
seraient incorporés. En premier, en dernier, ou quelque part entre les deux.
Andrew prit la main de Terry dans la sienne.
— Ils choisissent le premier numéro.
Un officiel attrapa en effet une capsule et la tendit à un autre, assis derrière
un bureau, qui l’ouvrit. Sans un bruit, tous attendirent la sentence.
—  Le 14  septembre, lut le clerc sur le papier déroulé. Numéro  001  : le
14 septembre.
Un troisième  homme s’avança vers le tableau pour y inscrire la date
dévoilée tandis que la capsule suivante sortait déjà du bocal. Terry, elle,
n’arrivait plus à respirer. Les mots lui manquaient. L’étau des doigts d’Andrew
se resserra, auquel elle répondit par une brève pression.
— 14 septembre ? Pas de 14 septembre ? demanda Dave à la ronde. On n’a
qu’à en faire un jeu, O.K.  ? À  partir de maintenant, à  chaque fois qu’ils ne
tirent pas notre date de naissance, on boit.
—  Bonne idée, mais je vais quand même avoir besoin d’un verre
maintenant, dit Andrew en retirant doucement sa main de celle de Terry. Je
suis du 14 septembre. La première classe d’incorporés, apparemment.
Le silence qui s’abattit soudain dans le salon tenait du cauchemar, rien de
moins.
— Non… murmura Dave.
Et il éclata en sanglots.
— Eh mec, ça va aller, tenta de le rassurer Andrew d’une voix qui menaçait
de se briser.
— Bien sûr que non ! s’écria son ami.
— Stacey ? Alice ? intervint Terry. On sort deux minutes, on revient tout
de suite. Vous aidez Dave à se calmer ?
Sur ces mots, elle se leva et entraîna Andrew à sa suite. Autour d’elle, tout
semblait tourbillonner, mais elle était passée experte en la matière. Même si
cette fois, ce n’étaient pas les effets de l’acide. Juste son monde qui s’écroulait.
Le jeune homme ferma la porte derrière eux et ils demeurèrent plantés sur le
palier, dans le froid qui changeait chacune de leurs expirations en un petit
nuage.
— Mon chéri, souffla-t-elle. Je suis tellement désolée…
Ils se blottirent l’un contre l’autre.
— Je sais.
— On n’est pas encore sûrs de ce qui va se passer exactement…
Il secoua la tête et lâcha un semblant de rire.
— Ce n’est pas si difficile à deviner. Il me reste un mois, peut-être deux.
Ensuite, sans inscription à la fac, je ferai partie du premier groupe d’appelés.
On en sait plus qu’assez.
La gorge de Terry se serra. Elle chercha ce qu’elle pourrait lui dire pour le
réconforter, d’une façon ou d’une  autre… Sauf qu’aucune parole au monde
n’avait ce pouvoir.
—  Regarde-moi, murmura-t-il. On a maintenant, au moins. Alors
concentrons-nous sur le présent, d’accord ?
Elle avala sa salive et acquiesça.
— C’est moi qui devrais être en train de te remonter le moral.
— Si tu y tiens vraiment, j’ai bien quelques idées, lâcha-t-il en levant un
sourcil suggestif.
Elle le poussa gentiment.
— Comment tu peux encore faire des blagues dans un moment pareil ?
—  Mieux vaut en rire, tu ne crois pas  ? répondit-il avec un haussement
d’épaules.
Une telle réaction semblait compréhensible –  même si, en dehors de ça,
rien de ce qui se passait ne l’était vraiment. Ils retournèrent à l’intérieur, où
Dave ne repleura qu’une seule fois. Mais toute la nuit –  qu’elle passa chez
eux  –, les pensées de Terry revinrent en boucle à cette unique question  :
combien de temps leur restait-il ?
2.
Alice flottait dans l’espace. Ses semelles touchaient-elles jamais terre dans
l’En-deçà, où vivaient les monstres et où hurlait son amie ? Non, bien sûr que
non. Dans une vision – imbibée qui plus est de LSD et d’électricité –, on ne se
déplaçait pas à pied. Hallucination, réalité ou bien mélange déformé des deux,
elle n’en savait toujours rien, mais elle aurait bien aimé faire réapparaître Terry.
Revoir la scène lui permettrait peut-être de comprendre.
Son esprit, cependant, ne se montrait guère coopératif.
L’atmosphère où elle dérivait en compagnie des feuilles mortes était
dépourvue de tout souffle de vent. Elle déambulait à travers les branches aux
griffes acérées et les ruines envahies de plantes grimpantes. L’ambiance lui
paraissait si douce… Brumeuse aussi, comme lorsqu’on est prisonnier d’un
rêve.
Ou d’un trip, songea-t-elle.
Une porte éventrée pendait sur ses gonds, le bois fendu, déchiré en deux tel
un cœur en carton. Derrière se trouvait l’aire de jeux d’un endroit qu’elle
connaissait. L’école ? L’église ? Mais déjà, l’image avait disparu, remplacée par
d’autres, indistinctes, qui se mirent à défiler les unes après les autres pendant ce
qui lui parut une éternité. Qu’est-ce que ces scènes pouvaient bien vouloir
dire ? Rien qu’Alice comprenne, en tout cas… et toujours pas de Terry.
Soudain, un visage familier – Brenner.
Elle se concentra sur lui jusqu’à ce que ses traits se précisent. Rides au coin
des yeux. Cruauté au coin des lèvres. Et face à lui, dans une blouse d’hôpital
semblable à celle de tous les sujets de l’expérience, une gamine filiforme avec
des cheveux bruns, aussi courts que ceux d’un garçon, et sur la tête, une
armature métallique pleine de branchements reliés à son crâne.
Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Quand la fille arracha son casque de fils, Alice aperçut une série de chiffres
sur son avant-bras. 011.
À quoi était-elle en train d’assister  ? «  Assister  », oui, c’était vraiment le
mot : elle se sentait comme un témoin, posté là en vue de faire son rapport. Ce
« projet Indigo » dont Terry leur avait parlé… cette gamine devait sûrement en
faire partie.
Soudain, Alice se retrouva dans un long couloir. Tout au bout se trouvait
un homme en tenue d’aide-soignant. Un peu plus loin, la fillette de la scène
précédente leva une main et le propulsa violemment contre le mur. Comment
était-ce possible ?
La vision commença à s’effacer puis disparut complètement et Alice ouvrit
les yeux sur la salle qu’elle occupait chaque semaine au labo. La machine
génératrice d’électricité avait été placée à l’écart. Cette pauvre gamine,
prisonnière de Brenner, la pire des ordures au monde  ! Que lui avait-il fait
subir au juste ? Ce qu’Alice avait vu, était-ce bien la réalité ?
— C’est vraiment le mal incarné, ce labo ! lança-t-elle avant d’avoir pu se
mordre la langue.
Le Dr Parks s’abstint pourtant bien de la contredire.
— On va prendre votre pouls, fit-elle simplement.
Sa main glissa alors autour du poignet de sa patiente, tel un bracelet qui
l’ancrait à l’ici, à l’instant et au présent.
3.
Cette semaine-là, Terry avait plus que jamais maudit le fait d’être forcée
d’aller au labo. Il restait encore un peu de temps à Andrew avant d’être
convoqué pour l’examen médical. Et après ça, il y avait encore la longue
procédure d’enrôlement… Le départ en lui-même paraissait donc loin ! Malgré
tout, elle détestait se savoir séparée du jeune homme quand la moindre seconde
qui passait lui donnait l’impression d’être la dernière. Même si ce n’était pas le
cas, elle le ressentait comme tel.
Brenner lui tendit son gobelet de liquide amer. Elle le but d’un trait, avant
de présenter la main pour recevoir son buvard de LSD habituel. Il le lui donna
et elle le plaça sur sa langue, faisant abstraction de son goût chimique.
— Quelque chose ne va pas ? demanda le médecin d’une voix préoccupée.
Comme s’il se faisait du souci pour elle… Tu parles.
— Je n’ai pas envie d’en parler.
Elle lui poserait bientôt ses questions concernant Kali et tous les autres
enfants, mais pas cette semaine. Le cœur trop chancelant, l’esprit trop obnubilé
par Andrew, elle ne se sentait pas la force de mener une nouvelle bataille – au
cas où cet interrogatoire se révélerait en être une. Recrachant son buvard, elle le
jeta dans la petite poubelle prévue à cet effet.
Terry ne s’était jamais considéré trop collante ou dépendante. Au lycée, elle
était plutôt du genre à s’amouracher tous les quatre matins de garçons dont elle
était persuadée qu’ils recelaient une profondeur insoupçonnée (mais en fait,
non). Le truc dingue avec Andrew, c’est qu’elle l’avait justement cru insipide.
Quand Stacey lui avait dit, au détour d’une conversation, qu’elle pensait qu’ils
iraient bien ensemble, Terry s’était montrée sceptique, et ça ne s’était pas
arrangé le jour de leur rencontre. Avec ses longs cils et sa tignasse châtain, il
était beaucoup trop beau. Et puis, sa voiture toujours impeccable, son
appartement en dehors du campus… La jeune fille s’attendait à lui découvrir
un caractère odieux –  ou barbant  –, des mains baladeuses, une bouche bien
trop pressée de finir sur la sienne, ou encore une tendance soporifique à ne
disserter que sur lui-même.
Mais Andrew parlait politique, actualité, livres… musique. Il lui
demandait comment elle allait. Et  il  écoutait la réponse. Il se souciait du
monde qui l’entourait et il se souciait d’elle. Elle n’avait rien à redire sur la
façon dont il embrassait. Bref, dès la première minute, elle s’était sentie bien
avec lui.
Même sans qu’ils aient jamais évoqué le mariage ou le long terme, s’était
construite entre eux une sorte d’entente tacite  : tous les deux ensemble, ça
fonctionnait.
Terry savait bien qu’il leur faudrait avoir une conversation sérieuse sur ce
que les événements des derniers jours écoulés signifiaient pour leur couple…
mais elle ne se sentait pas encore prête et elle ne voulait pas non plus l’imposer
à Andrew. En attendant, elle se contenterait donc de rester assise là à se
tourmenter, le temps d’une traversée psychédélique. Génial…
— Allongez-vous, fit Brenner.
Un ordre aussi tranchant qu’un couteau, qui la coupa dans ses pensées. Elle
s’exécuta. Elle avait à peine dormi les nuits précédentes, qu’elle avait toutes
passées chez Andrew. Quand il avait souligné que la résidence universitaire
risquait de remarquer son absence et de lui sonner les cloches, elle s’était
rabattue sur une plaisanterie : si ça arrivait, elle pouvait sans doute compter sur
le labo pour la tirer d’affaire.
Voilà donc le genre d’histoires qu’elle ressassait. Rien de très joyeux, loin de
là.
Tellement fatiguée que s’allonger sur le lit de camp lui était apparu comme
la meilleure idée de la journée, elle ferma les yeux. Pouvait-on s’endormir en
plein milieu d’un trip ? Rien ne l’empêchait d’essayer en tout cas.
Un raclement sur le sol la déconcentra cependant et elle souleva les
paupières pour découvrir que Brenner avait approché une chaise et s’était assis
bien trop près d’elle.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
—  On va essayer quelque chose d’un peu différent aujourd’hui. (Le
médecin fit signe à son assistant de s’avancer.) Allez-y, commencez les
prélèvements.
— De sang ? fit Terry en se rasseyant.
— C’est la première session du mois, vous vous souvenez ? Vous avez droit
à un bilan complet, avec prise de tension aussi. On vérifie simplement que
vous restez en bonne santé et que vous ne faites pas de mauvaise réaction à
quoi que ce soit.
Dit comme ça, la démarche n’avait rien de louche. D’autant que ce n’était
effectivement pas la première fois qu’ils lui prenaient son sang. La gorge sèche,
elle hocha la tête. L’aide-soignant avait préparé trois  ampoules vides. Elle
l’observa lui insérer l’aiguille sous la peau –  le premier contenant se remplit
d’un liquide sombre. Quand l’assistant le remplaça par le deuxième, la patiente
sentit son cœur se soulever quelques secondes avant de s’apaiser.
Bizarre. C’était Becky à qui les prises de sang donnaient envie de vomir,
pas elle. Sa sœur ne supportait pas les seringues. Terry avait beau lui tenir la
main et lui parler pour la distraire, à chaque fois, elle manquait de s’évanouir.
Et voilà que la jeune fille comprenait pour la première fois ce que devait
ressentir son aînée. Quoi qu’on lui ait donné à ingurgiter cette semaine-là, ça
devait être corsé. En temps normal, la drogue mettait plus longtemps à faire
effet, mais là, des tourbillons tournoyaient déjà en périphérie de sa vision.
Terry entendit une porte s’ouvrir puis se refermer. L’aide-soignant, sans doute.
— Bon, commença Brenner. Vous avez des questions à me poser. Et si vous
vous lanciez ?
Elle aurait bien aimé, mais sa langue pesait une tonne.
— C’est un piège ?
— Je ne sais pas, à vous de me le dire. Qu’est-ce que vous voudriez savoir ?
— Eh bien, pour commencer, en quoi consiste votre étude, au juste… Et
puis…
Terry avait l’impression de s’être fait piéger.
— Je ne peux pas vous le dire sans compromettre l’expérience, esquiva-t-il.
Il va falloir me croire sur parole, mais je vous assure que notre travail actuel est
indispensable à la sécurité de la nation et ne peut être interrompu sous aucun
prétexte. Vous me suivez, n’est-ce pas ?
— Non, absolument pas.
Une réponse honnête, bien que peut-être pas intentionnelle. Une part figée
d’elle-même s’en retourna à Andrew. Sans qu’elle se l’explique vraiment, penser
à lui se révélait presque moins effrayant que d’affronter ce qui était en train de
se passer – quoi qu’il se passe exactement.
—  Vous n’êtes pas là pour comprendre, Terry, reprit Brenner. Est-ce que
vous saisissez ça, au moins  ? Vos actes ne sont pas sans conséquences, vous
devriez vous en souvenir. (Il marqua une pause et se pencha vers elle, les traits
émaillés d’un vernis de compassion.) Votre ami et vous avez reçu de mauvaises
nouvelles, je crois…
Même à travers la brume qui lui virevoltait au coin des yeux, le déclic se fit
dans la tête de la jeune fille. Comment pouvait-il être au courant  ? À  moins
que…
— C’était vous.
Encore une fois, les mots s’étaient échappés sans qu’elle ait l’intention de
les prononcer. Brenner soutint son regard sans ciller.
—  Je parie que vous ne savez pas ce que vous feriez sans lui  ? Dites-le.
Dites que vous ne savez pas.
— Je ne sais pas ce que je ferais sans Andrew, répéta-t-elle sans pouvoir se
retenir.
—  Eh  bien, vous allez le découvrir, répliqua-t-il en souriant. À  présent,
fermez les yeux, soyez sage et descendez au plus profond de vous-même. J’en ai
terminé avec vous… pour aujourd’hui, du moins.
Les paupières de Terry s’abaissèrent et elle sombra dans un rêve éveillé.
Continue d’avancer, lui intimait son cerveau. Mets le plus de distance possible
entre toi… et lui. Un espace qui s’étendait partout et nulle part se matérialisa
bientôt autour d’elle. Un néant aussi noir que la nuit. Elle avait les pieds dans
l’eau. Sauf que ce n’était pas le LSD qui la faisait halluciner  : cet endroit lui
paraissait réel, ce n’était pas un simple mirage. Elle y serait plus en sécurité que
là où elle se trouvait auparavant. C’était en tout cas l’impression qu’elle avait.
Une main sur son épaule la ramena dans la pièce où elle se tenait pour de
vrai. Mais lorsqu’elle découvrit Kali plutôt que Brenner, Terry se redressa en
sursaut et, affolée, le chercha des yeux. Envolé. La main de la fillette, en
revanche, s’avéra bien présente.
— Tu n’es jamais revenue me voir, lança la petite sur un ton de reproche.
Terry s’efforça d’assimiler ce qui venait de se passer – et qui se poursuivait,
d’ailleurs. À  l’orée de sa perception, tout tournait toujours plus vite, comme
des assiettes sur les doigts d’un équilibriste… Ne pas les faire tomber… Ne pas
les cass…
— Qu’est-ce que tu as ? lui demanda Kali. Tu es malade ?
—  L’homme que tu appelles «  papa  »… fit-elle, cherchant comment
formuler sa question. Qui c’est ? Ton père ?
— C’est papa, répondit la fillette sur le ton de l’évidence avant de baisser la
voix. Il ne sait pas que je suis là.
Oh non…
—  C’est dangereux, déclara Terry sans réussir à se rappeler pourquoi. Je
reviendrai te voir mais il ne faut pas qu’il sache que l’on communique.
—  Il découvre toujours tout, répliqua Kali en haussant une seule de ses
épaules. On ne peut rien lui cacher.
—  Si, rétorqua son interlocutrice en secouant la tête. Ce n’est qu’un être
humain… Impossible qu’il sache tout. Dis-moi, est-ce que papa te fait du
mal ? (La petite fronça les sourcils sans répondre pour autant. Terry chercha un
moyen de se faire comprendre.) Si c’est le cas… je peux t’aider.
Ce fut au tour de la fillette de faire non de la tête.
— Je ne pense pas. Moi, par contre, je peux peut-être t’aider.
Un champ de tournesols safran s’éleva alors dans la pièce, leurs pétales
dorés surmontés de la voûte d’un arc-en-ciel. Émerveillée, Terry se leva et fit
un tour sur elle-même.
— C’est magnifique ! Comment…
Elle posa le regard sur la petite juste à temps pour l’apercevoir essuyer d’un
revers de la main le sang qui lui coulait du nez et serrer les paupières. Aussitôt,
les fleurs se mirent à fouetter l’air d’avant en arrière et l’arc-en-ciel à briller
d’un éclat tel qu’il lui écorchait les yeux.
— C’est moi qui vais finir par te faire mal, s’écria Kali, sur le point de se
mettre à pleurer. Il faut que j’y aille.
— Tout va bien. Mais qu’est-ce que c’est ? Comment tu fais ?
La main en visière pour se protéger de la luminosité toujours plus forte,
Terry sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine. Pourtant, aussi surréaliste
que puisse paraître la scène, elle savait qu’elle ne rêvait pas.
—  Le faire, c’est facile, répondit Kali. C’est pour arrêter que c’est plus
compliqué. Il faut que je parte maintenant.
— Attends !
— Non !
La patiente avait tendu la main pour la retenir, mais la fillette recula en
tremblant. Bientôt, la lumière aveuglante céda la place aux ombres. Une masse
de ténèbres informe rampait vers elles deux. Terry voyait dans les yeux de la
petite qu’il lui fallait vraiment partir.
—  Je peux t’aider, répéta-t-elle, avec un peu moins de conviction, cette
fois.
Mais Kali sortit en refermant la porte dans son dos, et les ombres s’en
allèrent avec elle.
4.
Debout de l’autre côté de la vitre teintée, Brenner assistait à la scène. Les
tournesols constituaient une marque d’affection de la part de la petite. Elle
pouvait toujours prétendre ne pas être séduite, ce simple geste révélait une
vérité cruciale  : Huit aimait beaucoup Terry. Elle avait ensuite perdu le
contrôle, comme toujours, laissant son illusion s’emballer.
Ces retrouvailles, c’est ce que le médecin avait trouvé de mieux pour
occuper la fillette. Contrairement aux autres jeunes cobayes qui, au contact les
uns des autres, se  débrouillaient quasiment tout seuls pour se divertir, Huit,
isolée, ne désirait rien tant que des compagnons et une famille. Or Brenner le
lui avait promis. À certains égards, Terry lui rendait donc service… Il laisserait
faire tant que l’avantage qu’il tirait de la situation l’emportait sur le risque.
Décidément, il ne comprenait vraiment pas les enfants. Sans doute parce
qu’il avait l’impression de ne jamais en avoir été un lui-même.
Bien sûr, il avait songé à renvoyer la trouble-fête. Mais il avait trop investi
en elle, et avec son compagnon bientôt en partance pour le Viêt Nam – cadeau
du contact de Brenner à Washington  –, elle se montrait déjà plus malléable.
Sans compter qu’il serait beaucoup plus satisfaisant de la briser au moment
opportun.
Ce jour-là, le médecin lui avait donc fait avaler un nouveau composé
mélangé à sa dose –  un sérum de vérité  – pour la rendre réceptive, non
seulement la tranquille révélation de son implication à lui, Brenner, dans
l’incorporation d’Andrew, mais aussi à la suggestion –  mentale  – qu’elle ne
saurait pas gérer le départ du jeune homme. Ensuite, se surprenant lui-même,
il avait autorisé la visite de Huit. La fillette venait –  encore une fois  –
d’échapper à la surveillance de ceux qui la gardaient. Le médecin en avait bien
entendu été averti sur-le-champ.
On frappa à la porte derrière lui. Son aide entra dans la petite salle
d’observation. La lueur dans les yeux du barbu, ajoutée au document qu’il
apportait, laissait présager qu’il y avait du nouveau.
— Que se passe-t-il ?
— Vous n’allez pas le croire, lui répondit l’autre en lui tendant la feuille.
Brenner parcourut les résultats de sa patiente. Tout paraissait normal. Une
tension artérielle légèrement élevée, certes, mais c’était à prévoir, et son…
Il venait de comprendre.
— Elle est enceinte, souffla-t-il avec une stupéfaction non feinte.
Voilà pourquoi il fallait toujours réfléchir avant de prendre une décision
telle que de se débarrasser d’un sujet au simple motif qu’il s’était montré trop
curieux –  trait de caractère qui avait d’ailleurs valu à Terry, à  l’origine, d’être
considérée comme une excellente candidate. Elle pourrait en fin de compte
devenir une vraie poule aux œufs d’or, et ce, à plus d’un titre.
Le médecin se félicita de s’être déjà débarrassé du père. Il apporterait une
part de gâteau à Huit le soir même et lui assurerait qu’il était en passe de tenir
sa promesse. Enfin, il s’occupait de lui fournir un ou une camarade, unique en
son genre.
Il avait toujours soutenu que, dans les conditions adéquates, on pouvait
tout à fait encourager l’apparition de facultés exceptionnelles chez les êtres
humains. Mais jusque-là, il n’avait pu travailler que sur les personnes qu’il avait
sous la main et dont l’esprit n’était pas vierge. Cet enfant à naître… il pouvait
dès à présent commencer à stimuler le développement de ses capacités.
In utero, puis tous les jours de sa vie. Brenner ferait tout pour qu’il soit spécial.
— Du coup, est-ce qu’on la renvoie ? Mademoiselle Ives, je veux dire…
Bon soldat, son aide n’était cependant pas l’être le plus intelligent que le
médecin ait rencontré. Potentiel  : médiocre, au mieux. Mais il exécutait les
ordres sans poser de questions.
Ses rapports indiquaient que les quatre cobayes passaient de plus en plus de
temps ensemble. Il faudrait donc ouvrir l’œil. Quand les électrochocs l’auraient
poussée au point de non-retour, la mécanicienne resterait bien sûr à Hawkins.
Quant à Terry et aux autres, le médecin ne savait pas encore… Mais une chose
était sûre : jamais il ne laisserait partir l’enfant à venir.
—  Au contraire, répondit-il à son assistant. Dès la prochaine séance, on
augmente son traitement. On continuera ainsi d’une semaine sur l’autre. Il
nous faut la suivre de près. Quant à vous, n’en parlez à personne.
5.
Terry sut dès qu’elle l’aperçut qu’Alice aussi avait passé un sale moment.
Remontée comme une pendule, agitée de tics, la garagiste triturait les bretelles
de son bleu de travail. Et lorsqu’elle les lâchait, c’était pour se mettre à scruter,
immobile, les tréfonds de chacun des couloirs qu’ils croisaient sur le chemin du
parking. Il était tard et tous avaient émergé épuisés et taciturnes de leurs trips
respectifs. Sauf Alice.
— Ça va ? lui demanda Terry à voix basse.
— Plus tard.
Terry avait hâte de mettre enfin un pied dehors. Même encerclée de
grillage, elle respirerait mieux une fois sortie du bâtiment. Elle revoyait les
tournesols et l’arc-en-ciel – les ombres avides, aussi. Comment Kali avait-elle
pu créer ces  images  ? Et qu’est-ce que c’était que cette étendue nocturne où
elle-même s’était retrouvée  ? La scène lui avait semblé tout à la fois réelle et
impossible. En seulement quelques heures, sa vision du monde avait changé.
Andrew se faufila tant bien que mal dans ses pensées. Terry se demanda ce
qu’il faisait en cet instant, même si songer au peu de temps qu’il leur restait
avant le grand départ lui broyait le cœur. Et puis, il y avait l’insinuation de
Brenner. S’il pouvait envoyer quelqu’un au front, il n’y avait vraiment rien qui
ne soit en son pouvoir.
— Allez, on se dépêche, mesdemoiselles, les appela Ken.
La jeune fille se rendit compte qu’Alice et elle s’étaient laissé distancer par
les autres. Glissant un bras sous celui de sa camarade, elle la poussa alors à
accélérer. L’air frais qu’elle huma une fois dehors lui parut aussi doux qu’un
parfum.
Dans le van, personne n’ouvrit la bouche. Le paysage du retour défilait
dans un flou obscur. Si Terry surprit à deux reprises leur chauffeur l’épier dans
le rétroviseur, elle fit semblant de dormir. Il faut dire qu’elle n’avait pas
vraiment besoin de se forcer vu la fatigue qui la terrassait. Peut-être même
qu’elle s’assoupit réellement. Lorsqu’ils arrivèrent au campus, l’aide-soignant
descendit de voiture pour leur ouvrir la portière, avant de repartir.
La soirée était plus avancée que d’habitude : même les quelques étudiants
qui traînaient généralement à papoter dans les parages étaient rentrés chez eux.
Hors de question cependant de commencer à discuter sur place et de prendre
le risque de voir le van faire demi-tour.
—  On devrait aller se poser quelque part, dit Alice. Chez Andrew, peut-
être ?
Terry secoua la tête.
— Il a déjà assez de problèmes à gérer comme ça.
— On pourrait aller chez mes parents, sauf qu’ils ne nous laisseront jamais
tranquilles assez longtemps pour qu’on puisse parler, intervint Gloria avant de
jeter un coup d’œil à Ken. Il y a ma chambre aussi, mais on n’est pas autorisées
à recevoir des mecs.
— Pas plus que moi de filles.
—  Fille ou garçon, aucune visite ne sera possible dans nos résidences à
cette heure, soupira Terry, qui cherchait déjà une autre idée.
— Il y a toujours le garage de mon oncle. J’ai la clé.
La proposition d’Alice convenant à tout le monde, les trois  autres
montèrent avec Gloria dans sa berline et suivirent le coupé de leur amie qui les
guida vers Bloomington.
— Est-ce que tout va bien se passer pour Alice ? demanda Terry à Ken au
bout d’un moment.
Elle espérait tant qu’il lui donne une réponse – positive si possible. À vrai
dire, si elle avait tenu à faire le trajet avec eux, c’était essentiellement pour avoir
l’occasion de lui poser la question.
—  Pour l’instant, aucune idée, répondit-il. Même si j’aurais bien aimé le
savoir.
— Et moi donc, renchérit Gloria. Je crois qu’on y est.
Au bout d’une allée de terre, un énorme panneau en métal cabossé les
informait en effet de leur arrivée au « Garage Johnson, spécialisé en engins de
chantier : entretien, réparation et pièces détachées ».
Si Terry s’était un jour souciée de se représenter le lieu de travail d’Alice,
elle l’aurait sans doute imaginé semblable au garage où elle-même faisait
réparer son véhicule. En tout cas, jamais elle ne se serait figuré ce gigantesque
entrepôt entouré de pièces de bulldozers, de tracteurs démantibulés et de
camions dont les roues seules auraient pu écrabouiller sa voiture. Un véritable
cimetière de machines dans le silence de la nuit… L’angoisse.
Elle secoua la tête. Tu perds les pédales, on se reprend ! Ce n’était sans doute
que l’effet des restes de sa dose de drogues du jour. Plus le fait d’avoir été
témoin de l’impossible.
Petite lampe solitaire, l’éclairage de sécurité ne faisait pas le poids face à
l’obscurité, aussi la façade de l’entrepôt se retrouvait-elle drapée dans l’ombre.
Les pieds d’Alice devaient cependant connaître le chemin par cœur, car tandis
que Terry la regardait s’approcher de la bâtisse, son amie n’hésita pas une
seconde. Quelques instants plus tard, une large porte s’ouvrit et des lumières
s’allumèrent à l’intérieur.
— Après vous, fit Ken.
Les filles entrèrent donc les premières –  de front, vu que l’ouverture le
permettait. Terry émit un sifflement sourd. Entre les murs de l’immense atelier
qui embaumait l’huile de moteur, l’asphalte et la sueur, une nouvelle série
d’engins monstrueux les dominaient de toute leur démesure, rendus plus
impressionnants encore par le toit qui les abritait. Et dire qu’Alice retapait ces
mastodontes, qu’elle travaillait dessus… Cette fille était bel et bien un génie
dans son genre.
— Eh ben, c’est… c’est vraiment quelque chose !
Les bras serrés contre elle, leur hôtesse se tenait nerveusement les coudes.
— Je sais que ce n’est pas la fac, mais…
— C’est incroyable ! s’exclama Gloria.
— Pas la peine de me caresser dans le sens du poil, répondit Alice, les yeux
au ciel.
— Non mais je suis sérieuse. Tout ça tient de la science aussi, renchérit la
biologiste en secouant la tête. Et pas qu’un peu.
Relâchant enfin ses bras, sa camarade acquiesça.
Leur Alice, si forte et si fragile… Elle avait dû avoir peur qu’ils se moquent
d’elle, songea Terry, prise d’un soudain élan d’affection pour chacun de ces
inconnus devenus ses amis. De par le monde, il n’existait personne comme
eux !
Pff, ressaisis-toi, ma grande !
— Rappelle-moi que j’ai une radio à te faire rafistoler ! lança Ken à Alice
avec un clin d’œil.
—  Pas de problème, répliqua-t-elle avant de frotter pouce et index l’un
contre l’autre. Pour le fric, tout ce que tu veux. Ça fera dix balles.
L’atmosphère se détendit quelque peu.
—  On n’a malheureusement pas beaucoup de sièges, reprit Alice en
balayant des yeux l’atelier où, à ce que Terry constatait, le nombre de chaises
avoisinait zéro. Mon oncle considère qu’offrir aux clients de quoi s’asseoir, ça
les encourage à s’attarder et à fourrer le nez dans nos affaires.
Elle leur désigna donc le sol avant de s’y installer elle-même, adossée contre
le pneu d’un engin cousin du bulldozer.
Suivant son exemple, Terry s’assit en tailleur, une main appuyée sur le
béton froid, et Ken se posa à côté, chevilles croisées devant lui. Quant à Gloria,
elle prit de la hauteur et se percha sur le fauteuil rembourré d’un tracteur de
taille intermédiaire.
—  Bon, commença Terry quand elle vit que les autres demeuraient
silencieux. J’ai quelque chose à vous dire. Brenner a dû nous percer à jour,
parce qu’il m’a… menacée. À ce qu’il m’a raconté, il pourrait même avoir un
lien avec la sélection d’Andrew…
— Impossible, lança Alice. C’était un tirage au sort, non ?
— Oui, enfin, les journaux rapportent déjà que ce n’était sans doute pas si
aléatoire que ça, commenta Ken, l’air songeur.
— Je vous l’avais dit, ajouta Gloria. Ces gens-là tirent des ficelles dont on
n’a pas idée.
Une vague de terreur submergea soudain Terry.
— Alors… c’est ma faute ? lâcha-t-elle, horrifiée.
— Non ! Personne ne pense ça. Ce n’est absolument pas ta faute.
Maigre réconfort que le ton catégorique de Gloria.
— Il faudra que je vous parle d’un autre truc, reprit Terry. Mais Alice, si tu
veux te lancer en premier… Tu avais l’air perturbée tout à l’heure.
—  J’ai vu quelque chose qui pourrait s’avérer pire que les monstres,
répondit l’intéressée après avoir hoché la tête.
— C’est-à-dire ? fit Ken, intrigué.
— Il y avait Brenner, avec cette petite fille…
Et leur amie leur raconta toute l’histoire  : le médecin, l’enfant en blouse
d’hôpital avec un drôle de casque sur le crâne et le numéro 011 tatoué sur son
avant-bras. Sans oublier les pouvoirs dont elle s’était servie pour jeter un
homme contre un mur d’un simple geste – à ce qu’avait vu Alice, en tout cas.
— On aurait dit une expérience, conclut la mécanicienne. Et même si je ne
suis pas certaine que la scène ait vraiment eu lieu, tout semblait tellement
réel…
Ce 011 rappelait à Terry les chiffres des dossiers, dans le bureau de
Brenner. Peut-être que Kali possédait un numéro, elle aussi.
— La petite est venue me voir aujourd’hui. Elle a également des pouvoirs,
je ne vois pas comment le décrire autrement. (Elle leur résuma rapidement la
rencontre et les aptitudes qu’avait dévoilées la fillette, puis se tourna vers Alice.)
Donc, ce que tu nous as raconté, j’y crois.
— Hmm… fit Gloria, qui se mordillait la lèvre. À quoi elle ressemblait ta
gamine, Alice ?
— Cheveux bruns, courts. Vraiment courts, comme ceux de mes frères ou
comme s’ils commençaient tout juste à repousser après avoir été rasés. Ma tante
a eu un cancer, donc je me disais que peut-être… Sauf que même si elle était
très mince, cette fille avait l’air en bonne santé. (La garagiste ferma les yeux,
puis les rouvrit.) Et sinon, aux alentours de douze, treize ans ? La peau pâle et
un regard perçant.
Terry fronça les sourcils. Jusque-là, elle pensait que c’était Kali que son
amie avait aperçue.
— Et la tienne ? lui demanda justement Gloria.
— Ce n’est pas la même. Impossible. Déjà, Kali est plus jeune. (Elle se mit
à genoux et leva la main pour leur montrer à peu près la taille de la petite.)
Cinq  ans, je dirais, la peau brune et des cheveux noirs, jusqu’aux épaules.
Ça  confirme en tout cas qu’il y a plusieurs enfants au labo. Comment tu as
compris qu’on ne parlait pas de la même, Gloria ?
—  C’est juste que, les pouvoirs que vous avez décrits toutes les deux…
Bien sûr, je n’ai jamais entendu parler de quoi que ce soit de la sorte, mais s’ils
existaient vraiment… à  mon sens, ils n’appartiendraient pas à la même
catégorie. Ce que je veux dire, c’est qu’un même individu ne présenterait sans
doute pas les deux types de pouvoirs à la fois.
— Ce sont les comics qui te font dire ça, pas vrai ? lança Ken.
— Et alors ?
—  Mais quand même, c’est bizarre ce numéro  011, intervint Terry qui
restait bloquée sur ce détail. Les dossiers dont je me souviens n’allaient que
jusqu’à 010.
— Peut-être que Brenner intègre de nouveaux sujets au programme au fur
et à mesure, suggéra Gloria, mettant en mots l’évidence même.
— On doit l’arrêter ! s’écria Alice avec ferveur. Il se sert de ces enfants, j’en
suis sûre.
—  Tout à fait d’accord, renchérit Terry, sans pour autant réussir à se
débarrasser de la désagréable impression qu’ils passaient à côté d’un détail
essentiel. Dis, tu ne crois pas que tu as vécu une sorte de projection astrale ?
—  Tu penses qu’elle voyait ce qui se passait entre Brenner et la petite au
moment même où la scène avait lieu ? demanda Gloria.
—  Possible, répondit Alice en haussant les épaules pour exprimer son
impuissance. Je n’ai pas encore trop réfléchi au phénomène en lui-même.
Si encore c’était la seule étrangeté dont ils ne comprenaient pas le
fonctionnement ! Mais ils avançaient en territoire inconnu.
— Il n’y a qu’une seule solution, reprit Terry. Chercher à savoir combien le
labo contient d’enfants en tout, et ce à quoi les soumet Brenner exactement.
Kali a beau me dire qu’il ne lui fait aucun mal, elle n’a que cinq  ans…
En fonction de ce qu’on trouve, on devra peut-être organiser une opération de
sauvetage.
— Sauf qu’on ne sait toujours pas si Brenner n’est pas vraiment son père,
glissa Ken sans se départir de son calme. Parce que dans ce cas, notre mission se
réduirait à un kidnapping.
— C’est bien pour ça que j’ai dit « peut-être ». Mais tu n’as pas tort. En
attendant, Alice, si tu pouvais en voir le plus possible…
— Je ne contrôle pas mes visions, se déroba-t-elle.
—  Mais ça ne coûte rien d’essayer. Brenner a l’avantage, il faut qu’on
utilise tout ce qu’on a sous la main, insista Terry d’un ton bien plus assuré
qu’elle ne l’était en réalité. Si on veut des réponses, lui ne va certainement pas
nous faciliter la tâche.
La mécanicienne acquiesça d’un bref hochement de tête.
— O.K. Mais si on forme la Communauté de l’anneau, moi, je veux être
Galadriel.
Et sautant sur ses pieds, elle tendit la main devant elle.
—  Galadriel ne fait pas partie de la Communauté, rétorqua Terry en se
levant à son tour.
— Aucune importance. De toute façon, il n’y a pas tant de choix féminins
que ça dans ce bouquin et j’ai envie d’être Galadriel.
— Et Brenner, ce serait l’Ennemi, ajouta Ken.
Gloria avait sauté à bas de son tracteur, une expression amusée sur le
visage.
— Je ne sais pas de quel livre vous parlez, je suis la seule à ne pas l’avoir lu ?
— Oui, répondirent Alice et Ken en chœur.
Pour une fois, la jeune fille accorda à son camarade une petite moue
d’approbation.
— Bon, approchez vos mains par ici, tout le monde.
—  Et maintenant  ? demanda le médium après qu’ils se furent pliés aux
ordres d’Alice.
Terry repensa à l’équipe de basket de son lycée, à  la façon dont ils se
rassemblaient avant de lancer leur cri de guerre.
— Et maintenant, dit-elle, à la Communauté du labo !
S’ensuivirent quelques rires forcés. De ceux qui sortent quand, en réalité,
rien ne prête à plaisanter.
6.
Une semaine plus tard, Terry attendait patiemment que les drogues
agissent, les yeux fermés. Elle était restée fatiguée quelque temps, avant d’être
prise, deux  jours plus tôt, d’une sorte de regain d’énergie proche de
l’impatience. Parviendrait-elle à retrouver le néant de la fois précédente ?
Suffisant et complaisant, Brenner lui avait donné des gélules vitaminées à
emporter. C’était nouveau.
— Certains des composés que nous expérimentons peuvent avoir des effets
secondaires, lui avait-il expliqué. Ballonnements et nausées, par exemple.
Tenez-moi au courant si c’est le cas. Inutile de consulter votre généraliste
habituel, il ne saurait pas quoi faire. Quoi qu’il en soit, ces compléments-ci
devraient aider votre cerveau à récupérer des efforts qu’on exige de lui chaque
jeudi.
— Euh… merci ?
Elle avait dû se mordre la langue pour s’empêcher de lui demander à quoi
servaient ces expériences et si les enfants aux capacités extraordinaires qu’il
gardait au labo recevaient des compléments, eux aussi. Peut-être qu’ils avaient
droit à ces nouveaux bonbons multivitaminés en forme de personnages de la
famille  Pierrafeu qu’on voyait partout en pharmacie. Quoi qu’il en soit, ses
comprimés à elle finiraient à la poubelle dès la fin de la journée.
Sans doute le médecin lui avait-il ensuite suggéré de descendre au plus
profond de son être, mais Terry n’en était pas certaine. Il faut dire qu’elle se
concentrait de toutes ses forces pour ne pas écouter le son de sa voix
trompeusement apaisante. Respirant posément, elle s’était tournée vers
l’intérieur d’elle-même puis s’était imaginé s’enfoncer loin… encore plus
loin…
Elle voyageait à présent dans un désert qui se transforma en carrelage –
 celui du couloir –, puis en glace si froide sous ses pieds qu’elle en frissonna.
Du sable entre les orteils, elle atteignit une plage. Devant elle s’étalait une
première étendue d’eau : l’océan de ses vacances, un été. Avec la famille d’un
ami de son père – un camarade de l’armée –, ils logeaient dans un motel situé à
quelques centaines de mètres du rivage. Un soir que les enfants faisaient les
fous dans la piscine, Terry avait écouté la conversation des deux mamans qui
discutaient, assises à une table de pique-nique. Penchées l’une vers l’autre, elles
avaient oublié que, n’étant pas fana du plongeoir, la petite fille avait tout loisir
de flâner dans l’eau et de capter des bribes de leurs messes basses.
— Des cauchemars ?
— Oui. Au point, parfois, de ne plus dormir pendant des nuits…
— Il ne passe pas ses nerfs sur toi ou sur les filles, au moins ?
Un échange qui joua pour beaucoup dans l’idée que Terry se fit de l’âge
adulte. Maintenant qu’elle errait dans les méandres d’un test à l’acide, elle
songeait qu’elle avait eu parfaitement raison, qu’être «  grande  » se révélait
même encore plus étrange qu’escompté.
C’est ce moment que choisirent les ténèbres qu’elle avait espéré trouver
pour l’encercler. Le partout-et-nulle-part. Combien de temps avait-elle mis
pour le rejoindre, elle l’ignorait. Mais les souvenirs, la nostalgie qu’ils
provoquaient en général… Sans vraiment se l’expliquer, elle avait l’intuition
que ce néant leur ressemblait beaucoup. Un peu comme la mémoire, cette
espace reliait les êtres entre eux.
Pas d’odeur, pas de goût.
Il n’y avait rien dans cet endroit. Rien à part Terry… Jusqu’à ce qu’elle
distingue un visage en face d’elle.
Gloria. Un phare dans l’obscurité.
Mais son amie demeurait assise, paupières closes.
— Gloria, murmura Terry. Réveille-toi.
Rien ne laissait penser que l’endormie l’avait vue, ni même entendue. Et le
temps d’une inspiration puis d’une expiration, la jeune fille s’était effacée.
Terry continua alors d’avancer, l’eau giclant à ses pieds, mais rien d’autre
n’apparut. Elle restait seule.
Quand elle finit par ouvrir les yeux, elle fit semblant de déballer à Brenner
les secrets de son passé sur simple demande. Quelle que soit cette faculté
qu’elle venait de se découvrir, mieux valait qu’il en sache le moins possible.
À aucun moment il ne quitta la pièce, et la patiente n’eut donc jamais la
possibilité de filer en douce pour tenter de retrouver Kali.
7.
La faute au four, il faisait excessivement chaud dans la petite cuisine : une
atmosphère divinement douillette. Volume au maximum, la radio y déversait
ses chants de Noël et, une fois n’est pas coutume, Terry n’y voyait aucun
inconvénient.
— Non ! fit mine de s’indigner Andrew. Cesse ce massacre !
Cueillant sur la plaque un bonhomme de pain d’épice encore tiède, elle
l’éleva haut devant elle, l’approcha de son visage… et lui croqua la tête.
—  Pauvre monsieur d’Épice, commenta le jeune homme en secouant
tristement la sienne.
— Monsieur d’Épice ? pouffa-t-elle, la bouche pleine.
—  Pain, de son prénom. C’est monsieur Pain d’Épice, oui. Ou plutôt,
c’était, avant qu’il ne meure soudainement décapité.
Terry explosa de rire. Même le laboratoire fermait pendant les fêtes. Les
quatre  amis s’étaient donc vu accorder deux  semaines de pause. Si elle avait
hâte de repartir à la chasse aux indices, elle se délectait toutefois de ne pas
devoir se rendre à Hawkins. Andrew partirait dès le lendemain chez ses parents
pour le reste des vacances, mais cette veille de Noël, ils la passaient ensemble,
chez Becky. D’ailleurs, en parlant du loup…
— Vous êtes en train de vous embrasser ou je peux entrer ?
— Je ne peux pas l’embrasser et rigoler en même temps, répondit Terry.
— Avec un peu d’entraînement, tu pourrais, répliqua Andrew avant de lui
poser un baiser sur le nez.
— En tout cas, j’arrive. Il faut que je mette les pommes de terre à cuire.
En voilà une autre qui paraît de meilleure humeur que d’habitude, songea
Terry. Les premiers Noëls sans leurs parents s’étaient révélés désastreux, car
même si Becky s’était efforcée d’en faire de bons moments, le cœur n’y était
pour aucune des deux. Malgré la menace de son incorporation qui planait en
permanence, Andrew ajoutait une présence dans la maison, qui semblait moins
vide, et il allait falloir s’occuper quand il ne serait plus là. Les deux  sœurs
avaient d’ailleurs déjà prévu d’aller au cinéma, voir Butch  Cassidy et le Kid.
Encore un western… mais avec Robert Redford, l’idole de Becky.
— Terry, viens donc voir par là, lança alors Andrew.
Il l’entraîna dans le salon, près du faux sapin coiffé du même angelot que
tous les ans. Quelques cadeaux épars attendaient sous les branches ornées de
lumières scintillantes. Le jeune homme s’accroupit, en ramassa un – une boîte
de taille moyenne qu’il avait apportée – et le lui tendit. Vu qu’il l’avait emballé
lui-même, l’autre face devait être couverte d’une tonne de Scotch collé
n’importe comment. Mais sous cet angle, c’était parfait.
— Pour celui-là, je voulais qu’on soit juste tous les deux, expliqua-t-il. Vas-
y, ouvre-le.
Terry déchira le papier avec enthousiasme –  elle adorait ouvrir ses
cadeaux – et en resta bouche bée.
— Un Polaroid ? Andrew, c’est beaucoup trop !
—  Ça pourra te servir, pour ta mission, dit-il avant de pencher la tête,
soudain timide. Et puis, si jamais tu m’écris, tu pourras m’envoyer des photos
aussi, de temps en temps. Comme ça, même loin d’ici, je continuerai à te voir.
— Je ne veux pas que tu partes, souffla-t-elle, la gorge serrée et des larmes
au coin des yeux.
— Moi non plus.
C’était une belle surprise. Même si, lui comme elle, ce n’était pas ce qu’ils
désiraient le plus au monde.
1.
lice patientait dans le noir, cachée près de la porte à l’intérieur du garage.
A Elle se sentait gagnée peu à peu par la nervosité, mais sans la note
négative qui l’accompagnait généralement. Déjà, le plan auquel elle avait
réfléchi pendant les vacances lui permettrait peut-être de mettre ses visions au
service de la cause –  elle était convaincue que ça valait le coup d’essayer. Et
puis, elle était impatiente de revoir ses amis. Ils s’étaient dit que ce serait une
bonne idée de se retrouver la veille de leur retour au laboratoire.
À 23 heures – heure de leur rendez-vous –, elle regarda donc émerger dans
la nuit les phares de leurs voitures, et quand elle entendit enfin le crissement de
pas qui s’approchaient, elle alluma d’un coup les lumières et bondit au-dehors.
— Bouh !
Un cri retentit. Une main au cœur sur son chemisier parfaitement repassé,
Gloria entra dans l’entrepôt.
—  Félicitations, souffla-t-elle. Pas facile de réussir à provoquer une crise
cardiaque.
—  Oh, allez, c’était une blague  ! je t’ai bien eue… répliqua Alice en lui
décochant un petit coup de coude. Et  puis, je te rappelle que je t’ai appris à
démonter une serrure, quand même.
— En effet, admit Gloria en riant, avant de se retourner. Notre camarade
est d’une drôle d’humeur ce soir, cria-t-elle à la nuit. Attendez-vous à quelques
surprises !
— J’étais déjà au courant ! leur répondit la voix de Ken.
—  Je pensais qu’avoir un pote médium se révélerait plus utile, chuchota
Gloria, qui avait levé les yeux au ciel en même temps que son amie.
— Ça m’a pris du temps, mais je commence vraiment à l’apprécier.
—  Un peu comme avec de très bons épinards, ou d’excellents choux de
Bruxelles, conclut la biologiste en hochant la tête au moment où l’intéressé
entra avec Terry.
Ça faisait deux semaines et demie qu’ils ne s’étaient pas vus. Deux semaines
et demie sans van, sans labo, sans acide et sans électricité. Sans monstres, aussi.
—  Pas très sympa de s’en prendre à ceux qui ne sont pas là pour se
défendre, lança Ken.
—  Laisse tomber, intervint Terry avant de brandir un moule circulaire
garni d’une magnifique tarte meringuée. Je déclare ouverte cette réunion de la
Communauté. J’ai apporté le dessert.
— Pas d’Andrew ? demanda Alice.
Les traits de son amie s’assombrirent.
— Je ne peux pas lui dire pour Brenner et son possible lien avec le tirage au
sort. Il s’inquiéterait trop pour moi une fois parti.
—  Tu lui rends service, va, assura gentiment Gloria avant de poser une
main rassurante sur le bras de Terry, qui acquiesça.
—  Moi, c’est à nous que je rends service, lâcha Ken en montrant les
assiettes en carton et les couverts qu’il avait apportés. J’ai ce qu’il faut pour la
tarte.
— Et je ne l’ai même pas prévenu, fit semblant de chuchoter Terry.
Se saisissant d’une des fourchettes, Alice la plongea directement dans la
pâtisserie, dont elle engloutit une bouchée.
— Caramel écossais.
— C’est quoi ça ? pouffa Ken.
— Le paradis.
— C’est comme du caramel, mais avec du beurre en plus, et parfois un peu
de vanille. Quoi  ? ajouta Gloria face au regard qu’ils lui lancèrent tous. La
cuisine aussi, c’est de la chimie.
Alice se fendit d’un grand sourire.
—  Gloria  Flowers, vous êtes la plus surprenante de toutes mes
connaissances.
— Alice Johnson, je vous rends le compliment.
—  Bon, chère Communauté, Terry  Ives a les pieds en compote d’avoir
travaillé toute la soirée. On peut s’asseoir ?
Sur ce, la jeune fille se dirigea sans attendre vers l’endroit où ils s’étaient
installés la première  fois. Alice avait tellement appréhendé de les amener là.
Elle adorait son garage, ses odeurs d’huile et de cambouis, et les machines sur
lesquelles elle travaillait. Qu’aucun de ses amis ne se soit moqué d’elle, ça valait
tout l’or du monde. Ils avaient même paru impressionnés !
Plaçant avec précaution son chef-d’œuvre devant elle, Terry s’installa
maladroitement à côté du concasseur de granit qui avait remplacé le bulldozer,
reparti chez lui. Elle avait l’air un peu moins épuisée qu’avant les vacances.
Pourvu qu’Andrew et elle profitent au maximum du temps qui leur reste, songea
Alice. Dans un rêve qu’elle avait fait, ils se mariaient, tous les deux. Et même
que la petite qui jetait des fleurs devant Terry quand elle entrait dans l’église se
révélait être la fille d’un de ses cousins du Canada. Bizarre, hein  ? Certes, ce
n’était qu’un rêve et la scène ne lui avait pas semblé réelle, mais la
mécanicienne s’était réveillée le sourire aux lèvres – il s’était évanoui dès qu’elle
s’était souvenue qu’Andrew pouvait partir à tout moment. Les premiers tirés au
sort ne tarderaient pas à être appelés.
Après que Ken eut déposé assiettes et couverts près de la tarte, ils s’assirent
autour en tailleur – même Gloria, en pantalon ce soir-là –, attrapèrent chacun
une fourchette et attaquèrent le dessert.
— Si seulement on n’avait pas à y retourner, lâcha leur amie biologiste, la
première à évoquer ce qui les réunissait.
Alice avala ce qu’elle avait dans la bouche.
—  On n’a pas le choix. Par contre, je me suis creusé la cervelle à me
demander s’il n’existait pas un moyen pour moi de me montrer utile, de me
servir de ce que je vois… à notre avantage, pour reprendre les mots de Terry. Je
ne pense pas que vous puissiez accéder à l’En-deçà. Quant à moi, je vous l’ai
déjà dit, je ne peux pas y aller sur commande, en tout cas, pas encore. Mais si
je pouvais vous décrire exactement ce que je vois au moment où je le vois, pour
être sûre de ne perdre aucun détail en chemin… alors on pourrait vraiment
mener l’enquête.
—  Et comment on s’arrange pour faire ça  ? demanda Terry avant
d’enfourner un nouveau morceau de tarte.
À vrai dire, il semblait à Alice que l’En-deçà lui apparaissait quand même
de plus en plus clairement. Peut-être qu’augmenter la puissance de l’électricité
lui permettrait d’en découvrir davantage ?
— Vous me croyez quand je vous raconte ce que je vois là-bas ? La petite
fille ? Les monstres ?
Ils le lui avaient déjà assuré, elle le savait, mais le contraire lui aurait paru
tellement plus compréhensible.
— Moi, oui, répondit Terry sans hésiter.
— Je ne vois pas pourquoi je ne te croirais pas, renchérit Ken.
Gloria, elle, se contenta d’un hochement de tête. Terry posa sa fourchette.
— J’imagine que tu as déjà réfléchi à comment procéder ?
On en arrivait à la question qui fâche. Alice glissa un pouce dans l’un des
passants de sa ceinture.
—  J’ai un semblant de plan mais j’espérais que monsieur aurait trouvé
mieux, dit-elle en jetant un coup d’œil à Ken. Parce que vous n’allez pas aimer
mon idée.
—  Je n’ai rien à proposer, soupira-t-il en secouant la tête. Mon don ne
marche pas comme ça.
— Comment il marche alors ?
Si seulement elle avait pu comprendre ça, au moins…
— J’ai des sortes de pressentiments, parfois même des pensées totalement
articulées, et je sens au fond de moi qu’il s’agit de la vérité. C’est ce qui m’a
poussé à me procurer le journal, le jour où est paru l’appel à candidats pour
l’expérience. Un peu plus tard, l’image de quatre  personnes m’est venue à
l’esprit, avec cette pensée  : «  On va compter les uns pour les autres.  » Je ne
peux pas mieux l’expliquer, désolé.
Le jeune homme lui avait répondu avec calme, et Alice n’en était que plus
admirative.
— Non, c’est moi qui suis désolée.
L’heure était venue de leur exposer son plan, aussi pitoyable soit-il. C’était
important pour elle, et elle se battrait pour qu’ils l’acceptent.
— Est-ce que tu penses ou pressens parfois des choses que tu aurais préféré
ignorer ? demanda soudain Gloria à Ken.
— Oui.
—  Qui nous concernent  ? renchérit Terry, les yeux braqués sur lui tels
deux lasers.
— Pas encore.
— Bon, très bien, dit-elle avant de se tourner vers Alice. Allez, vas-y, c’est
quoi ta mauvaise idée, qu’on puisse voter contre ?
Ils allaient vraiment détester son plan, mais c’était le meilleur moyen
qu’elle ait trouvé. Et surtout, le seul. Elle qui comprenait les machines
réussirait bien à décrypter celles du labo. Dès lors, peut-être pourrait-elle créer
les conditions qui, pensait-elle, la transporteraient encore plus loin dans son
esprit. Sauf que, même en supposant que ce plan fonctionne, il demanderait de
faire subir un choc énorme au système impliqué. Son système. La jeune fille
inspira profondément.
— On va avoir besoin d’électricité.
— Tu avais raison, ça ne me dit rien du tout, lâcha Terry. Mais continue.
— Je ne sais pas si autre chose est nécessaire, n’empêche que ce dont je suis
sûre, c’est que mes… disons « visions », c’est comme ça que je les appelle… ne
se déclenchent que quand, en plus d’avaler mon cocktail, je reçois des
électrochocs.
Alice fixait la tarte à moitié dévorée, les énormes picots que formaient les
œufs en neige… Si elle levait les yeux, elle avait peur que les autres se rendent
compte à quel point elle se sentait ridicule. Le mot « vision » pouvait donner
l’impression qu’elle se considérait comme un génie, comme supérieure. Alors
que pas du tout. Mais comme personne ne réagissait, elle poursuivit.
— Si vous pouviez m’envoyer de l’électricité, je me chargerais de la suite.
Et vous prendriez des notes.
—  Non, asséna Terry. Hors de question, c’est beaucoup trop risqué pour
toi. Jamais je ne t’électrocuterai !
— Mais j’ai la possibilité d’agir ! insista Alice. Ces gamines sont sans doute
en train de souffrir et moi, je peux peut-être en avoir la certitude. Je ne vais pas
faire comme si je ne le savais pas. Des décharges, j’en reçois toutes les semaines,
de toute façon. Sauf que là, ce serait mon choix.
Lorsque Terry ouvrit la bouche pour répliquer, Gloria l’interrompit d’un
geste.
— Alice, tu es certaine, vraiment certaine, que ça en vaut la peine ? Parce
qu’en l’absence de faits concrets, tout repose sur tes intuitions.
La question avait été posée avec tant de bonne foi que l’intéressée se
détendit un peu.
— Certaine à 85 % environ, je dirais.
—  Je peux toujours faire quelques recherches, reprit Gloria. Histoire de
déterminer quelle quantité de courant t’envoyer en toute sécurité.
Alice ne tint pas compte de la remarque  : elle déciderait elle-même des
réglages.
— Mais ça la mettrait en danger ! protesta Terry.
— Elle est déjà en danger. On l’est tous.
Encore une fois, Ken s’était exprimé avec calme.
—  Si cette solution nous permet d’échapper plus rapidement à Brenner,
alors ça se tente, renchérit Alice en espérant persuader son amie. Tu sais que j’ai
raison. Rappelle-toi ce qu’il a fait à Andrew.
Ce qu’il t’a fait à toi.
— Hors de question de mener cette expérience au labo, déclara Terry, les
mains posées sur ses genoux. On ne peut pas risquer que Brenner découvre de
quoi tu es capable… On sait comment il traite ses patients. Il pense sans doute
que tes monstres ne sont que le fruit d’un délire, mais s’il apprenait que tu les
as observés, lui ou les enfants, qui sait ce qu’il ferait  ? Le simple fait que tu
parviennes à avoir ce genre de visions l’obséderait et il ne te lâcherait plus.
— Sauf que l’appareil à électrochocs se trouve au labo, souligna Gloria.
Le regard de Terry se posa sur chacun d’entre eux.
— Alice, tu pourrais fabriquer un appareil de ce genre ?
L’intéressée aurait préféré en avoir déjà démonté un. À  l’origine, elle
pensait juste devoir se débrouiller pour faire marcher celui qu’ils avaient déjà
sous la main.
—  Quelle question, répondit-elle pourtant. Celui que je fabriquerai sera
mille  fois mieux, voyons  ! Tu veux faire ça ici, alors  ? Et comment on va se
procurer la drogue ?
—  Il me reste toujours la dose que j’ai piquée en novembre, intervint
Gloria.
— Sauf que… Peut-être que tes visions dépendent aussi de l’endroit où tu
te trouves, reprit Terry, qui se mordait furieusement la lèvre. On devrait aller à
Hawkins.
— Je croyais que tu ne voulais pas, s’étonna la biologiste.
—  Quand je cherchais des infos sur Brenner à la bibliothèque, je suis
tombée sur une carte : le labo est entouré d’une forêt. Sans franchir le grillage,
on pourrait se rapprocher le plus possible du bâtiment…
—  Si on va se balader dans les bois, il faut que je fasse en sorte que ma
machine fonctionne sans source d’alimentation, fit remarquer Alice.
— Ça pose problème ? demanda Terry.
—  Disons que tu me lances un défi. Mieux  : tu me donnes une
opportunité de crâner !
— C’est vraiment de la folie, lâcha Gloria en secouant la tête. Mais bon, ce
plan n’est pas pire qu’un autre, j’imagine. Et puis, c’est le seul qu’on a. Je vais
avoir besoin de quelques jours pour me renseigner sur la meilleure marche à
suivre. On prévoit ça pour quand ?
Terry reprit sa fourchette.
— On n’a qu’à dire qu’on se lance dès que l’appareil d’Alice est prêt. À part
si quelqu’un trouve une meilleure solution d’ici là.
— Ce qui n’arrivera pas, assura Ken.
La mécanicienne sentit de nouveau la nervosité la gagner. Sauf que cette
fois, le sentiment n’avait plus rien de positif.
2.
Assise les yeux fermés dans la pièce qu’elle occupait au labo, Terry avait
terminé la longue série d’exercices de visualisation à travers laquelle l’avait
guidée Brenner. Il lui avait essentiellement demandé de se représenter les
différentes parties de son corps en les imaginant robustes et en pleine santé.
Rien de bien compliqué, même si elle n’en voyait pas vraiment l’intérêt.
Le médecin s’était ensuite tu pour la laisser s’enfoncer plus profond, et
voilà qu’elle se tenait de nouveau au milieu de ce partout-et-nulle-part. De ce
néant. Seule. Comme elle avait trouvé Gloria la fois précédente, elle avait tenté
de détecter quelqu’un, et même testé différentes façons d’y parvenir, mais il n’y
avait rien. Pas de lumière, d’aucune sorte.
Elle repensa à Alice. Même si elle voulait bien reconnaître la logique
derrière le raisonnement de son amie, qui disait qu’au moins c’était son choix,
Terry abhorrait l’idée d’avoir à lui envoyer des électrochocs. Elle avait même
essayé d’échafauder une autre stratégie, qui ne les réduise pas à une telle
extrémité. Sans succès.
Elle cligna des yeux. Kali s’était matérialisée face à elle et s’approchait dans
le noir. Une hallucination, pour sûr. Pourtant, entourée qu’elle était de
ténèbres, la fillette ne se volatilisa pas. Terry avança la main.
— Kali ? l’appela-t-elle dans son esprit.
— Je suis là, répondit la petite. Je suis en train de rêver ?
— Peut-être…
Qui aurait pu le dire ? Rêve ou pas, communiquer avec la jeune patiente au
nez et à la barbe de Brenner qui la surveillait rendait l’instant particulièrement
excitant. Vue de l’extérieur, Terry semblait juste en plein trip, immobile sur sa
chaise. Elle sentait son corps somnoler béatement, paupières closes.
Elle laissa tomber la main qu’elle tendait. Hors de question d’effrayer la
fillette, qui paraissait grincheuse. D’une humeur de chien, même. Elle choisit
une question neutre.
— Qu’est-ce que tu fais de beau aujourd’hui ?
— Des dessins pour papa.
— Tu veux dire… comme ces tournesols que tu m’as faits l’autre jour ?
— Non. Des dessins, répéta Kali, irritée, en levant la craie qu’elle tenait à la
main. Les tournesols, c’était une ’lusion.
Plissant les yeux, Terry avait repéré le minuscule tatouage sur l’avant-bras
de la petite – 008. Histoire de ne pas affecter sa jeune interlocutrice, elle essaya
cependant de ne rien laisser paraître de l’horreur que lui inspirait ce numéro.
— Une ’lusion ? Oh, une illusion !
— Ben oui, c’est ce que j’ai dit.
Terry avait beau ne pas avoir eu souvent affaire à des enfants, elle se garda
bien de discuter face à un tel ton. Il allait lui falloir prendre des pincettes.
— Papa sait qu’on discute toutes les deux ? Ou c’est toujours notre secret ?
—  Je te l’ai déjà dit. Papa découvre toujours tout. On  ne peut rien lui
cacher.
À ces mots, une boule de terreur embrasa les entrailles de la jeune fille, qui
tenta de dissimuler son malaise du mieux qu’elle put. La petite avait-elle
raconté à Brenner sa précédente escapade, lorsqu’elle était venue retrouver
Terry ? Ou pire : avait-il pu l’orchestrer ?
Kali dévisageait son interlocutrice avec l’attention dont seuls sont capables
les enfants qui attendent de vous une information importante. Si Terry
continuait à l’interroger de front, la fillette ne lui ferait jamais confiance. Et de
toute façon, la petite n’avait désormais plus besoin de se sauver de sa chambre
pour parler avec elle.
— On dirait peut-être qu’il sait tout, reprit Terry en plongeant son regard
dans celui de Kali pour qu’elle y voie toute la sincérité qui s’y reflétait. Mais
quand on discute ici, il n’est pas au courant. Ce secret-là reste entre nous. Si tu
ne lui dis rien, il n’a aucun moyen de le découvrir.
Le silence s’étira un long moment, jusqu’à ce que…
— Je ferai de mon mieux, promit Kali avant de la scruter avec un intérêt
tout neuf. Tu as des amis, toi ?
— Nous deux, on est amies, non ?
—  Des amis, c’est ce que je veux le plus au monde, répondit la fillette,
soudain tout sourire, visiblement ravie. Tu en as d’autres ?
—  Bien sûr  ! Certains sont même ici en ce moment. (La  petite regarda
autour d’elle dans le partout-et-nulle-part du néant, si bien que Terry dut
clarifier.) Pas dans cet endroit, mais dans le laboratoire. On est venus tous
ensemble. Et j’ai encore d’autres amis. Andrew…
Sa voix resta coincée dans sa gorge. Pourquoi avait-elle tant de mal à
prononcer son nom  ? La faute à l’acide. À  la conscription et au tirage au sort.
À Brenner. Décidément, elle se montrait beaucoup trop émotive, ces derniers
temps.
— Andrew, c’est un de mes meilleurs amis, poursuivit-elle enfin après avoir
avalé sa salive.
Kali se mit alors à taper du pied, envoyant une onde de ronds dans l’eau se
répercuter dans le noir.
— Ce n’est pas juste ! cria-t-elle. Pourquoi tu as autant d’amis ? Alors qu’en
vrai, tu n’es même pas spéciale. Papa continue de dire que j’en aurai un
bientôt, mais il me l’a déjà promis plein de fois !
— Tu n’as pas d’autres amis ?
À cette question, la petite laissa sortir toute sa rage – et qui aurait pu l’en
blâmer ? Si d’autres enfants dotés de pouvoirs occupaient le labo, pourquoi la
maintenir isolée ? Plus la jeune fille en apprenait sur le compte de Brenner et
plus elle le haïssait. Au bord des larmes, Kali secouait la tête, la mâchoire
crispée.
— Tu as raison, ce n’est pas juste, reprit Terry. En tout cas, je suis contente
d’être ton amie, moi. Une amie que tu t’es faite toute seule, en plus. Sans l’aide
de ton papa.
La fillette opina du chef.
— Il faut que j’y aille.
— Tu reviendras me voir, quand tu pourras ?
Beaucoup de questions restaient en suspens.
Le petit menton volontaire acquiesça, puis sa propriétaire se jeta dans les
bras de Terry et la serra très fort, avant de la lâcher aussi sec pour disparaître
dans l’obscurité du néant.
Quelle ténacité… Depuis combien de temps Kali était-elle sous l’emprise
de Brenner ? Touchée par ce câlin inattendu, Terry sentit une larme rouler sur
sa joue. C’est que c’était épuisant, les enfants. Et en même temps… plutôt
épatant !
3.
«  Cette barrière entre vous et moi n’est pas seulement symbolique. Sur
l’échelle du pouvoir, de très nombreux degrés nous séparent.  » C’est ce que
signifiait la taille imposante du bureau derrière lequel était assis Brenner.
— Ils se sont réunis tous les quatre au garage à deux reprises, monsieur.
Le responsable de la sécurité s’adressait à un point situé juste au-dessus de
l’épaule droite du médecin – une astuce qui faisait croire à tout interlocuteur
que vous le regardiez dans les yeux. La plupart des gens tombaient dans le
panneau. Mais Brenner ne faisait pas partie de cette catégorie.
— Vous avez des images ? Un enregistrement audio ?
Le regard au-dessus de son épaule se fit plus intense.
—  J’ai bien peur que non. Un de nos hommes y est allé en repérage
comme vendeur de systèmes de vidéosurveillance mais l’oncle de la petite
Johnson lui a rétorqué qu’il avait déjà installé le sien. Et vu l’ingéniosité avec
laquelle il avait caché les quelques caméras qu’il lui a montrées, impossible
d’être sûrs qu’on ne se serait pas retrouvés filmés en train de placer les nôtres.
—  Si je comprends bien… commença le médecin en prenant son temps
pour répondre, vous êtes venu m’informer que la CIA, censée être l’agence de
sécurité et de renseignements la plus performante de la planète, s’est laissé
damer le pion par un simple mécanicien.
—  Je ne dirais pas ça, répliqua l’homme, qui attendit (en vain) que
Brenner réagisse avant de reprendre. Mais si c’est ainsi que vous voulez voir les
choses… Pour  ma  part, je pense plutôt que l’enregistrement de rendez-vous
secrets entre étudiants farcis de LSD par vos soins n’a pas été jugé assez
important pour qu’on prenne le risque d’être découverts. Nous avons installé
nos dispositifs d’écoute aux domiciles de mesdemoiselles Ives et Flowers – dans
leurs chambres universitaires comme dans leur maison respective –, c’est bien
suffisant.
— Dehors.
La bouche du responsable de la sécurité s’ouvrit, se referma, et le directeur
crut un instant qu’allait en jaillir une objection. Le visiteur se contenta
cependant de secouer la tête et de se lever.
— Vous ne valez pas mieux que ce que l’on dit de vous.
— Et encore, vous ne savez pas tout.
Que leur réputation puisse être un sujet de préoccupation pour certaines
personnes restait un mystère pour le médecin. Lui se fichait bien de savoir si
son interlocuteur l’appréciait, il se fichait même de savoir si on l’estimait. La
seule chose qu’il tenait à faire respecter, c’était son autorité.
—  Oh, un dernier détail… (L’homme s’arrêta sur le pas de la porte.)
Attendez-vous à être réaffecté. Même si vous n’y comprenez rien, ce que nous
faisons ici revêt une importance cruciale. Ce n’est pas pour rien si certaines
informations sont classées confidentielles.
— Vous et vos expériences perverses… J’ai hâte de voir un jour quelqu’un
vous mettre des bâtons dans les roues, lança l’autre, avant de claquer la porte
sans attendre de réponse.
De toute façon, il n’en aurait pas obtenu.
Brenner aurait bien sûr pu confier à Terry une seconde mission et l’envoyer
poser un micro dans le garage. Mais il ne comptait plus sur sa discrétion – elle
en parlerait aux autres. Et à présent qu’elle était sur ses gardes, il n’était plus
certain que la suggestion par l’hypnose d’oublier sa requête fonctionnerait.
Il était l’heure de passer voir Huit. Depuis quelque temps, elle n’arrêtait pas
de lui offrir des dessins d’eux deux accompagnés d’une troisième personne avec
pour visage un point d’interrogation entouré d’un cercle, figurant l’ami qu’il
lui avait promis. Il aurait dû les ajouter au dossier de l’enfant, mais quelque
chose dans ces productions lui inspirait un vague sentiment de colère, si bien
qu’elles finissaient systématiquement à la poubelle.
4.
Lorsqu’elle se retourna sous la couverture, Terry se retrouva nez à nez avec
Andrew, qui la contemplait.
— Je bavais dans mon sommeil, c’est ça ?
— Tu sais que je trouve ça adorable.
— Adorablement dégoûtant, oui.
— Selon toi.
Ils échangèrent un sourire.
— Il est quelle heure ? demanda la jeune fille.
— Tôt.
Elle lui posa une main sur la joue. Elle préférait attendre qu’ils se soient
brossé les dents avant de l’embrasser : l’haleine du matin, elle ne trouvait pas ça
sexy du tout et Andrew le savait très bien.
—  Pourquoi on est réveillés alors  ? reprit-elle. On ne devrait pas se
rendormir ?
Ces derniers temps, elle piquait du nez n’importe où, comme sur
commande. Elle s’asseyait en cours ? Au restaurant, pendant sa pause ? On la
laissait tranquille plus de deux minutes ? Paf ! Dodo. Elle commençait à penser
que ça devait venir du manque de soleil.
Elle remarqua alors la tête d’Andrew, celle qu’il faisait quand il hésitait à
s’exprimer.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon cœur ? l’encouragea-t-elle.
— Rien. Mais tu t’es remise à parler dans ton sommeil.
Qu’est-ce que j’ai bien pu sortir ?
— Ce n’est pas nouveau. Stacey t’avait pourtant prévenu, quand elle nous a
présentés, non ?
Son demi-sourire indiqua à Terry qu’il s’en souvenait.
— J’étais au courant, oui. Sauf que là, tu me demandais de ne pas partir.
De rester.
— Rien d’autre ?
— Tu as aussi parlé de Brenner et de Kali.
Elle avait craint d’avoir révélé des détails à propos de l’implication du
médecin dans son départ, mais vu qu’il n’ajouta rien à ce sujet, il devait y avoir
autre chose.
— Et donc ? insista-t-elle.
— Il faut qu’on parle. Du premier sujet.
— D’accord…
Elle avait retiré la main de sa joue et, les draps serrés contre elle, là où elle
les aurait normalement laissés la découvrir, elle s’assit.
—  Ne le prends pas comme ça, soupira Andrew après s’être redressé lui
aussi contre la tête de lit. Même Frodon et Sam sont parfois obligés d’avoir des
conversations difficiles.
Peut-être, mais elle sentait déjà lui monter aux yeux des larmes qui
n’attendaient pour se déverser qu’un seul mot malheureux de sa part. Hors de
question, cependant. Il fallait qu’elle reste forte, pour lui. À  chaque fois que
son père avait tenu bon pour sa mère, et sa mère pour le reste de la famille,
Terry avait silencieusement résolu de suivre leur exemple. Cette fois, c’est ton
tour, essaie de ne pas tout gâcher.
—  J’apprécie quand même que tu aies les pieds moins poilus que Sam,
plaisanta-t-elle, étonnée de réussir à conserver une voix stable et normale. Vas-
y, je t’écoute.
Elle eut juste le temps de mémoriser son profil – le brun-vert de ses yeux si
sérieux et ses cheveux ébouriffés – avant qu’il se tourne vers elle.
— Bon… Avant tout, je tiens à dire que ce n’est pas comme si j’en avais
envie. Je n’ai jamais rien voulu de tout ça et si je pouvais revenir en arrière…
— Tu ne changerais rien, si ?
— Sans doute pas, admit-il après avoir considéré la question. Vu que je n’ai
aucune envie non plus d’être de ceux qui se retiennent d’agir par peur des
conséquences.
— Je sais bien.
Andrew n’avait même pas besoin de s’expliquer, Terry était pareille.
— J’ai eu ma mère au téléphone, poursuivit-il en lissant le drap près de sa
jambe, un tic nerveux. Elle voudrait que je retourne vivre chez eux, avant de
partir. Histoire de passer du temps en famille, de voir mes grands-parents…
qui ne rajeunissent pas. Sans la fac, ils ne voient pas trop ce qui me retient ici.
— Et ton boulot ?
Il avait décroché le poste au motel.
— Je n’en ai pas vraiment besoin en ce moment. Si je reste, c’est pour toi.
(Il s’interrompit avant d’inspirer profondément.) Et ça me semble égoïste.
Enfin, c’est ma mère qui le dit, mais je pense qu’elle a raison.
Terry se retrouva aussitôt submergée d’émotions et de pensées
contradictoires. Bien qu’elle se soit préparée à devoir tôt ou tard encaisser une
déclaration de ce genre, elle n’aurait jamais cru qu’Andrew puisse lui sortir
cette phrase-là  : que le fait de se comporter comme s’il ne leur restait plus
beaucoup de temps relevait de l’égoïsme. Parce que c’était la vérité, il leur
restait très peu de temps.
La mère d’Andrew ne savait-elle pas combien ils s’aimaient ? Ne voyait-elle
pas à quel point ils avaient besoin d’être ensemble ?
D’un autre côté, malgré l’étincelle de fureur qui s’était allumée dans son
cœur, Terry ne comprenait que trop bien – bien plus qu’elle ne l’aurait voulu,
d’ailleurs. Si elle et Becky avaient su qu’un jour leurs parents, pourtant si
jeunes, ne rentreraient plus jamais à la maison, bien sûr qu’elles auraient agi
différemment. Elles auraient passé davantage de soirées en leur compagnie
plutôt qu’à réviser ou à dormir chez des amies. Elles leur auraient proposé
d’interminables parties de Scrabble et des sessions Monopoly plus
interminables encore. Un état d’esprit que partageaient sûrement tous les
parents des garçons susceptibles de partir pour le Viêt Nam.
Officiellement, rien ne retenait Andrew : il se devait de retourner chez lui,
dans sa famille.
— Elle a raison.
— Pardon ?
— Ta mère a raison. Tu devrais rentrer chez toi.
— Tu le penses vraiment ?
—  Par contre, ne t’avise pas de quitter le pays sans repasser me dire au
revoir, ou je serai obligée d’aller jusqu’au Viêt Nam pour te tuer moi-même.
— Ben dis donc… Brutal, souffla-t-il. Je t’aime.
Lâchant les draps, elle se pencha vers lui – tant pis pour l’haleine du matin.
— C’était super de pouvoir partager ces moments égoïstes ensemble.
— Et c’est super que ce ne soit pas encore terminé.
5.
Gloria s’installa derrière sa mère, elle-même assise derrière la caisse, à son
poste habituel. Le flot des sorties de bureau enfin calmé et le coursier parti
livrer une flopée d’arrangements floraux aux pompes funèbres, elles avaient la
boutique rien que pour elles.
Bien que la maison ne se trouve qu’à deux pas, plus loin dans la même rue,
ses parents mettaient un point d’honneur à ne pas mélanger le foyer d’une part
et les affaires de l’autre. Par conséquent, quand Gloria avait un sujet sensible à
aborder avec eux, elle le faisait de préférence sur leur lieu de travail. Au moins,
on ne s’énervait pas en public. On ne haussait même pas le ton.
—  Au fait, ma glorieuse, j’ai oublié de te dire, lança sa mère, qui avait
pivoté sur son tabouret pour se retourner à moitié. Le magazine que tu avais
demandé, ton père te l’a mis de côté à la boutique.
— Le dernier X-Men est arrivé et tu ne m’en informes que maintenant !
Comme les précédents numéros ne s’étaient pas très bien vendus –
  contrairement aux Spiderman ou aux Quatre  Fantastiques  –, son père avait
retiré les X-Men de sa nouvelle commande, sans consulter sa fille. Sauf que le
numéro serait centré sur Jean Grey, alias Strange Girl, son personnage préféré
de tous les temps ! Gloria avait donc insisté avec tact pour qu’on lui en prenne
au moins un exemplaire.
Peut-être qu’un jour, l’une des héroïnes de Marvel lui ressemblerait
davantage, physiquement parlant, mais en attendant, Jean et ses pouvoirs
télékinétiques faisaient parfaitement l’affaire.
— Toi et tes bandes dessinées, lâcha sa mère.
Un commentaire plus affectueux que moralisateur.
La jeune fille était consciente d’avoir beaucoup de chance à cet égard. Ses
parents l’incitaient à s’intéresser à ce qui lui plaisait et à croire qu’il n’y avait
rien qu’elle ne puisse faire ou devenir. C’était tout ce qu’ils attendaient d’elle
pour faire honneur au nom de Flowers. Sa famille constituait l’un des piliers de
la communauté noire de la ville, ce qui comptait beaucoup pour son père et sa
mère. Pour elle aussi, d’ailleurs…
C’était aussi pour cette raison que, plutôt que de courir récupérer son
magazine, Gloria resta assise là où elle était.
— J’ai pas mal réfléchi… commença-t-elle.
—  Ça, ce n’est pas un scoop, pouffa sa mère pour la taquiner. Tu es
toujours en train de réfléchir.
— Maman, c’est sérieux.
—  Quelque chose ne va pas, ma chérie  ? s’alarma-t-elle aussitôt, se
retournant complètement cette fois.
— Déjà, je ne dis pas que je vais le faire. Je me renseigne, c’est tout, mais…
— Alors là, tu m’inquiètes vraiment.
La clochette de l’entrée tinta à ce moment-là.
— Alma ! s’écria M. Jenkins en se précipitant dans la boutique. Aurais-tu
une composition romantique à me proposer ? Ça m’était complètement sorti
de la tête mais c’est l’anniversaire de notre troisième rendez-vous !
Veuf, le pauvre homme qui fréquentait depuis peu l’une des célibataires de
la paroisse n’avait apparemment pas encore assimilé tous les codes d’une
relation débutante. Gloria sauta de son tabouret.
— Je m’en occupe. On a exactement ce qu’il vous faut.
Elle choisit un bouquet de tulipes violettes qu’elle enveloppa d’une feuille
de papier de soie nouée d’un ruban. L’habitué régla sa note puis se dépêcha de
sortir, aussi vite qu’il était arrivé.
— Bien, reprit la mère de Gloria. Je t’écoute.
Quasiment certaine de connaître la réponse à sa question, la jeune fille
avait presque décidé de laisser tomber, mais elle voulait profiter de la
conversation pour savoir si Brenner les surveillait avec autant d’attention et s’il
était prêt à tout pour les empêcher de quitter le navire. Or, dans ses efforts
pour recruter en son sein quelques étudiants de couleur – ceux qui présentaient
d’excellentes moyennes en sciences  –, une grande école californienne venait
justement de la contacter. Et si Gloria n’avait pas l’intention de partir où que
ce soit, cette proposition lui permettait de tester en toute sécurité la portée du
pouvoir du médecin. Elle se doutait déjà qu’il n’avait rien d’un mentor tel que
le Professeur Xavier, mais se révélerait-il pour autant le méchant en puissance
qu’elle imaginait ?
— Tu te souviens de cet établissement qui démarchait des étudiants, sur la
côte ouest  ? Eh  bien, je pensais demander quelques informations à la fac,
histoire de voir ce qu’un transfert impliquerait.
Voilà, c’était dit. Mise en scène ou pas, il fallait bien qu’elle prévienne ses
parents : il y avait forcément quelqu’un au secrétariat qui connaissait l’un des
deux –  voire les deux, d’ailleurs  –, et qui finirait par les mettre au courant.
Sa mère fronça les sourcils.
—  Tu n’obtiens plus tes crédits au laboratoire de Hawkins ce semestre  ?
Pourquoi est-ce que tu voudrais changer d’université ?
— Je ne suis pas sûre de continuer cette expérience. Ça ne correspond pas
du tout à ce que je croyais, dit-elle rapidement, pour ne pas avoir à s’expliquer.
Du coup, j’explore les autres possibilités qui s’offrent à moi.
— D’accord, ma puce, répondit sa mère après un long silence. Si tu penses
que c’est la chose à faire pour laisser ton empreinte, alors vas-y. Je pourrai
t’aider avec les papiers à remplir tout à l’heure, si tu veux. Je te connais, je suis
sûre que tu as déjà récupéré tous les formulaires. (Gloria acquiesça : le courrier
était arrivé le matin même à la résidence.) Allez, file, ma fille. Va chercher ton
drôle de bouquin.
— Merci, maman, dit-elle, la main sur la sienne
Sur ce, elle passa côté magasin et rejoignit son père, à qui elle ne prit pas la
peine d’exposer son projet. Sa mère s’en chargerait et réussirait à l’amadouer s’il
s’y opposait. De toute façon, Gloria n’irait nulle part, en réalité.
D’un côté, elle trouvait l’idée alléchante  : partir pour la Californie dans
l’une des écoles qui acceptaient de manière plus équitable les femmes – et en
particulier les Afro-Américaines  – dans les sciences, élargissant ainsi les
horizons…
C’était bien beau, tout ça, mais… elle n’avait pas envie, pour espérer laisser
sa trace, d’avoir à quitter son foyer. Elle trouvait injuste de s’y sentir obligée, et
résister à cette injustice faisait aussi partie de son combat.
Cette petite manœuvre, c’était juste sa manière à elle de partir en
reconnaissance. Les hommes tels que le Dr Brenner ne vous lâchaient plus, une
fois qu’ils vous avaient entre leurs griffes, surtout lorsque vous vous en étiez fait
des ennemis. Et s’ils décidaient tous les quatre de l’affronter, s’ils avaient déjà
pris leur décision, même, ils pouvaient sortir perdants d’un tel combat. Gloria
avait besoin de savoir jusqu’où irait l’acharnement de leur adversaire à les
maintenir sous sa coupe.
Jamais elle n’aurait cru que les aventures de ses super-héros la prépareraient
à ce qui l’attendait dans la vraie vie, mais jamais elle n’aurait cru non plus
qu’une de ses amies tiendrait à se soumettre aux électrochocs d’une machine
qu’elle aurait elle-même fabriquée, tout ça pour partager les visions qu’elle avait
dans la tête. Les comics de Gloria avaient au moins raison sur un point  :
manifester des pouvoirs hors du commun vous mettait en danger. Rien qu’être
proche de quelqu’un qui en manifestait vous mettait en danger. Quant à être
découvert par ceux qui désiraient contrôler ces pouvoirs… C’était le pire qui
puisse arriver. Pas l’ombre d’un doute là-dessus.
6.
Après avoir ralenti, Terry garda le pied sur le frein. Elle avait offert de
conduire, sa voiture étant celle qui attirerait le moins l’attention : en la voyant
abandonnée à la lisière de la forêt, n’importe qui penserait simplement que son
propriétaire, victime d’une panne, était parti chercher de l’aide.
— Ici, ça me semble pas trop mal.
D’un doigt pointé sur le pare-brise, Alice désignait nerveusement une large
zone recouverte de graviers, sur la bande d’arrêt d’urgence. Au-delà : rien que
des arbres et l’obscurité. Et encore au-delà ? Grillage et rondes de projecteurs.
Le Laboratoire national de Hawkins.
Une fois la voiture garée, les deux  filles sortirent le plus vite possible,
imitées par Ken et Gloria, qui s’étaient serrés à l’arrière. Chacun referma
discrètement sa portière, puis Terry alla ouvrir le coffre. Avant qu’elle ait pu
réfléchir à la meilleure façon de le transporter, Alice avait attrapé et soulevé son
appareil – appareil qui allait la traumatiser à coups d’électrochocs dans tout le
corps –, dont la forme irrégulière transparaissait sous un plaid en patchwork.
— Lampes torches ? fit la mécanicienne.
— Allez, chacun la sienne ! Tous pour une et une pour tous ! Enfin, sauf
pour toi, lui répondit Ken, qui les récupéra dans le coffre.
— Carnet de notes ? lança Terry.
— J’ai, confirma Gloria. Avec mon stylo préféré.
— Je peux ouvrir la voie, proposa alors le seul homme de la petite troupe,
qui venait d’allumer sa lampe et la pointait face à eux, le faisceau perçant un
sentier au cœur des bois. Alice, mets-toi juste devant moi, que je puisse
t’éclairer le chemin.
— Je pourrais tenir une lampe entre mes dents, rétorqua-t-elle. J’ai déjà vu
quelqu’un le faire dans un film.
— Je m’occupe de t’éclairer, répéta Ken d’un ton catégorique.
Alice n’insista pas, et tous deux se mirent en route. Leurs camarades
suivirent mais attendirent pour allumer leurs lampes torches d’avoir dépassé les
premiers arbres. Le souffle de Terry se transformait en brouillard dans l’air
froid. Emmitouflée dans son manteau d’hiver, elle sentait les branches lui
griffer les manches. Elle était d’humeur électrique, comme si la foudre l’avait
frappée et courait encore dans ses veines.
— Inquiète ? demanda-t-elle à Gloria.
— C’est peu dire.
— Pareil.
Scrutant l’obscurité au-delà du halo de sa lampe, elle distingua bientôt
deux silhouettes. Ken et, quelques pas plus loin, Alice.
— On continue jusqu’où ? demanda le jeune homme.
— Tu ne devrais pas le savoir ? ironisa Terry avant de désigner du menton
la voûte des arbres, sans lui laisser le temps de riposter. Cinquante mètres, pas
plus. On n’est pas loin, on voit déjà la lueur des projecteurs dans le ciel.
Téméraires qu’ils étaient (pour ne pas dire complètement inconscients), ils
avancèrent encore. Tout en se dégageant pour la énième fois d’une branche
accrochée à sa manche, Terry ne put s’empêcher de penser au saule maléfique
de la Vieille Forêt, qui avait manqué de peu de tuer les hobbits –  elle aurait
vraiment dû écouter Andrew et sauter toute la partie sur Tom Bombadil et
Baie D’Or. Mener sa propre Communauté droit dans la gueule du loup ne
l’enchantait pas, mais à quoi servait de former une équipe sinon à braver
ensemble le danger ? Et « mener », c’est un bien grand mot, se dit-elle avec ironie,
tu n’es même pas en tête.
—  Là, ça devrait aller, murmura-t-elle assez fort pour qu’Alice et Ken
l’entendent.
Au milieu des troncs, elle avait repéré un espace dégagé, juste devant eux.
La mécanicienne posa aussitôt son fardeau et s’essuya le front –  l’appareil
devait peser son poids.
— Cool, souffla-t-elle. Enfin non, pas « cool ». Bref, vous voyez ce que je
veux dire…
Du Alice tout craché ! songea Terry en souriant dans le noir.
— Il faudrait qu’on essaie d’être aussi silencieux et invisibles que possible,
leur dit-elle à tous avant d’éteindre sa propre lumière.
—  On n’a qu’à garder une seule lampe allumée, proposa Ken, qui
décidément démontrait ce soir-là des qualités d’organisation et de direction
aussi appréciées qu’insoupçonnées.
Il posa la sienne au sol de façon à éclairer la masse informe de l’appareil et
Alice tira sur un coin de la couverture. Sous les yeux de Terry apparut pour la
première fois la machine à laquelle ils s’apprêtaient à brancher leur amie.
— Eh bien, je suis contente qu’il fasse trop sombre pour bien voir l’engin !
plaisanta-t-elle.
— Si j’étais toi, j’éviterais de critiquer le travail d’un inventeur, fit Gloria,
qui vu sa voix devait secouer la tête.
—  Cette machine, j’ai fait en sorte qu’elle marche, pas qu’elle soit jolie,
renchérit Alice, les mains sur les hanches.
«  Ne l’écoute pas, ma belle, moi, je te trouve très bien comme ça  », crut
l’entendre marmonner Terry lorsqu’elle s’approcha pour mieux observer la
bête. Dans le faible éclat de la lampe, impossible pour elle de déterminer à quoi
correspondait chacune des parties de cet agglomérat de machines combinées à
la Frankenstein, et encore moins à quoi elles servaient. Lorsque Alice la fit
démarrer, le monticule de métal se mit à vibrer imperceptiblement et Terry
reconnut le bourdonnement grave d’un moteur.
— Allons-y, dit la garagiste.
— Minute papillon, intervint Ken. Tu ne crois pas que tu devrais d’abord
prendre l’acide et attendre un peu le temps qu’il opère ?
— Ah oui, pas bête.
De son sac, Gloria sortit un mouchoir qu’elle déplia et tendit à Alice. Son
amie collecta le buvard volé qui s’y trouvait et le fourra immédiatement dans sa
bouche. Dans le faisceau lumineux, sa main avait tremblé. Terry se rendit alors
compte qu’en dépit de son air fanfaron, leur camarade partageait leur angoisse.
— On est là, lui dit-elle.
— Arrête, ça me stresse encore plus.
Ses mots de réconfort, la jeune fille les avait de toute façon regrettés à peine
prononcés tant ils lui rappelaient ceux de Brenner la première fois qu’on l’avait
plongée dans le caisson de privation sensorielle. Mais eux, tous les quatre, ils
formaient une équipe – contrairement au médecin et à… personne d’autre, en
fait, il était seul.
Alice encaissait des électrochocs depuis des mois et elle se portait bien. Elle
restait Alice. Tout se passerait au mieux, et avec un peu de chance, ils en
apprendraient assez pour que son sacrifice en vaille vraiment la peine.
Du moins, c’est ce que Terry espérait.
— Bon, je vous explique, dit alors la mécanicienne, qui avait commencé à
s’affairer et démêlait les longues électrodes qui partaient du centre de l’appareil.
Ces trucs-là, je les ai volés au labo.
— Comment tu t’es débrouillée ? s’étonna Terry.
Cette fille ne cesserait jamais de l’étonner.
—  Je les ai piqués quand j’ai démonté leur machine pour voir comment
elle était faite. Il faut les placer là, leur apprit Alice en portant un doigt à
chacune de ses tempes avant de tendre à Terry les électrodes.
La jeune fille attrapa les ventouses, aussi froides que ses propres doigts.
Soumise à une espèce de dissociation, comme si c’était elle qui venait de
prendre de l’acide, elle avait l’impression de planer au-dessus de son corps et
d’observer toute cette folie de l’extérieur. Plus réactive, Gloria lui prit alors les
ronds de plastique des mains et entreprit de les fixer délicatement de chaque
côté du front d’Alice, qui en profita pour lui expliquer comment procéder.
—  Par précaution, je propose qu’on en reste à deux  chocs, maximum, à
basse intensité, conclut Gloria une fois que son amie eut terminé. Ils t’en
envoient combien pendant tes sessions ?
— C’est vrai, ça, bonne question, renchérit Terry.
Quand elle vit que l’intéressée demeurait silencieuse, elle secoua la
couverture, l’étendit par terre et s’assit dessus en lui faisant signe de la
rejoindre. Si Gloria avait été désignée pour actionner l’appareil et prendre des
notes, Terry, elle, serait la présence rassurante qui resterait aux côtés d’Alice.
— Ça dépend, finit par répondre cette dernière en se laissant tomber sur le
plaid avant de le rabattre sur leurs épaules. Deux, ça me paraît bien. Je sens
déjà le LSD  agir  : j’entends les arbres chuchoter. On attend encore une
quinzaine de minutes, et ensuite vous pourrez me faire passer sur le gril.
— Sympa comme terminologie.
Malgré son ton léger, Gloria consulta sa montre à la lueur de la lampe avec
le plus grand sérieux.
— En attendant, j’écouterais bien une histoire, lança Alice. Quelqu’un en
connaît une avec des fantômes ?
—  Hors de question  ! protesta Terry. On est au milieu des bois, tu es
branchée à un moteur de bagnole… Ce sera une belle histoire ou rien !
— Et pourquoi pas une belle histoire de fantômes ? proposa Ken, debout
près de l’appareil.
Il s’agenouilla sur la couverture.
—  Du moment que ça ne fiche pas la trouille à mademoiselle, répondit
Alice avant de ricaner. Et pour ta gouverne, ce n’est pas un moteur de voiture.
Vous imaginez la taille du machin sinon ? J’ai utilisé une batterie de voiture, ça,
d’accord, mais le reste je l’ai fabriqué avec…
—  C’est l’heure de mon histoire, l’interrompit Ken en claquant dans ses
mains.
Terry se blottit un peu plus entre les replis de la couverture. À condition
d’oublier ce qu’ils faisaient là et les circonstances qui allaient avec, elle pouvait
presque s’imaginer en train de camper avec des amis… réunis autour d’un
appareil à électrochocs fait maison en guise de feu de joie.
—  Mon oncle et ma tante vivaient dans une maison hantée, commença
Ken, ruinant en quelques mots l’atmosphère douillette qu’elle venait de se
créer.
— Je te préviens, ça n’a pas intérêt à faire peur.
— Tu n’y emménages pas, donc, t’inquiète, dit-il avant de se rapprocher,
les traits éclairés par le halo de la lampe.
— Ça y est, j’ai peur ! rétorqua-t-elle sans toutefois parvenir à garder son
sérieux.
— Moi, intervint Gloria, les fantômes, je n’y crois pas.
— Moi, si.
Ça, c’était Alice.
— Mon oncle Bill et ma tante Ama y croyaient aussi, reprit Ken. Normal,
quand on a vécu avec l’un d’eux pendant cinquante  ans. C’était dans les
années trente, ils venaient d’acheter leur toute première maison et leur fantôme
n’a pas attendu pour se manifester. Il s’amusait à déplacer les chaussures
d’Ama  : du rez-de-chaussée, il les emportait à l’étage. Ou alors il cachait les
ceintures de mon oncle. Et quand ils allaient se coucher, il tapotait – toc, toc,
toc – contre les murs jusqu’à ce que ma tante lui dise d’arrêter en le traitant…
de toqué.
— Comment ils savaient que c’était un garçon ? s’étonna Terry.
—  Aucune idée, admit-il d’un ton qui laissait deviner un haussement
d’épaules. Ils ont eu beau mener l’enquête dans leur voisinage, se renseigner sur
les précédents propriétaires, ils n’ont jamais réussi à déterminer l’identité du
trouble-fête. Il les dérangeait plus qu’autre chose. Mais plus tard, quand Bill a
rejoint la marine et a été envoyé en Corée, Ama assure que sentir une présence
dans la maison vide, ça la réconfortait.
— Oh, c’est tellement chou ! commenta Alice.
— Dis-moi que Bill est revenu…
Terry s’efforçait d’ignorer les ombres autour d’eux, car chaque fois qu’elle y
jetait un coup d’œil, il lui semblait qu’elles s’épaississaient.
— Il est revenu, oui, la rassura Ken.
—  Tu vois que c’était une chouette histoire  ! s’exclama Alice, qui avait
lâché son coin de couverture et essayait de la remettre en place du mieux
qu’elle pouvait.
— Attends, ce n’est pas terminé. Un jour, en Corée, l’unité de mon oncle
s’engage dans cette énorme bataille pour la prise du réservoir de Chosin.
Comme ils ne savent pas s’ils auront assez d’obus de mortier pour survivre, ils
demandent qu’on leur en fasse parvenir plus. Leur nom de code pour les
désigner, à l’époque, c’était « Snickers ». Eh ben, deux jours plus tard, quand le
ravitaillement leur est largué en parachute, ils se précipitent pour l’ouvrir, et
qu’est-ce qu’ils découvrent ?
— Des Snickers ? s’esclaffa Gloria. Tu rigoles ?
— Pas du tout. Apparemment, un opérateur radio ou un pilote qui n’était
pas au courant du jargon a pensé qu’ils étaient vraiment en manque de barres
chocolatées. (Alice ouvrit la bouche, mais Ken se dépêcha de poursuivre.)
Quand mon oncle est rentré à la maison, les Snickers, c’était devenu son porte-
bonheur. Pendant une semaine, il ne s’est nourri que de ça, il en gardait
toujours un dans sa poche, si bien que ma tante a fini par lui suggérer d’en
offrir au fantôme. Ce qu’il a fait : il a déposé une barre sur sa table de chevet.
Cette nuit-là, pas de « toc, toc ». Et au matin, le Snickers avait disparu. À partir
de ce moment-là, ils lui en ont laissé tous les soirs. Fini les chaussures et les
ceintures cachées, le fantôme s’est transformé en esprit domestique des plus
serviables. Quand on lui demandait de retrouver les objets perdus, par
exemple, pouf ! ils apparaissaient.
— Un fantôme amateur de Snickers… souffla Terry, émerveillée. Tu n’en
as pas apporté avec toi, j’imagine  ? Des  Snickers, je veux dire… pas des
fantômes.
— Même mes pouvoirs de médium ne sont pas en mesure de prévoir les
drôles de lubies d’Alice. Donc non, je n’y ai pas pensé.
Le silence retomba entre eux et s’étira un long moment. Terry se dit que
quelqu’un allait peut-être réclamer une autre histoire. Qu’ils allaient continuer
à temporiser… Sauf que ce n’était pas l’objectif.
—  C’est l’heure pour moi de passer sur le gril, lança Alice avant de se
tourner vers Gloria. Tu sais quoi faire.
Elle avait à nouveau lâché la couverture mais n’essaya pas de la récupérer
cette fois. Elle se contenta de se décaler pour que Terry puisse lui prendre les
mains.
— Ça a plutôt intérêt marcher, soupira la biologiste, qui ramena en arrière
l’un des leviers de la machine.Prête ?
Dans le noir, Terry vit son amie hocher la tête. Elle serra fort ses doigts
dans les siens, avant de les lâcher et répondit à sa place.
— Prête.
Gloria n’hésita qu’un bref instant avant d’actionner une des commandes de
l’appareil. Les yeux fermés, Terry sentit Alice se raidir à côté d’elle. Un cri
étouffé retentit, suivi d’un claquement de mâchoires…
— Encore, ordonna le cobaye, les mains tremblantes.
— Non !
— Une dernière fois, trancha Gloria. Désolée, Terry.
Alice fut secouée d’un nouveau spasme. À ses côtés, sa comparse poussa un
gémissement.
— Après le feu, la splendeur, lança la mécanicienne en claquant légèrement
des dents. C’est parti !
— Je t’écoute.
Gloria avait éteint le moteur, débarrassé leur camarade des électrodes, et
s’était postée près de la lampe de poche, armée de son carnet et de son stylo.
Les paupières d’Alice s’abaissèrent lentement.
— Oh… c’est comme si j’y étais vraiment.
— De quoi tu parles ? demanda doucement Terry.
—  De l’En-deçà. (Alice lui lâcha les mains pour englober d’un geste
l’obscurité de la forêt.) Les arbres sont morts et complètement recouverts de
toiles d’araignée et d’une substance gluante. Il y a de petites spores qui flottent
partout dans l’air. Ça va, pas trop horrible comme rêve, pour l’instant.
Terry fut parcourue d’un frisson.
—  Tu peux te diriger vers le labo  ? souffla Gloria, dont la voix trahissait
l’effroi.
Elle aussi devait tout juste commencer à prendre conscience de la réalité du
prodige en train de se dérouler.
—  Je… je ne sais pas. J’essaie. Je n’y ai jamais vu aussi clair  ! Je vole. Je
passe au-dessus de leur barrière toute branlante. Tu parles d’un dispositif de
sécurité ! pouffa-t-elle, pas perturbée pour un sou.
Évidemment, le phénomène relevait presque de la routine pour elle.
Secouant la tête, Ken et Gloria échangèrent un sourire.
— Continue, la pressa la biologiste.
Autour d’eux, l’hiver étouffait tous les bruits de la forêt, sauf le sifflement
du vent à travers les branches nues. Alice mit bien une minute à reprendre la
parole.
— Toujours en train de voler. Pas de monstres, mais des voitures… bizarres
sur le parking.
— Bizarres dans quel sens ?
Leur amie ne répondit pas tout de suite.
— Je ne reconnais aucune marque.
— D’accord, dit Terry. Continue à avancer.
Ils attendirent un moment, jusqu’à ce que…
—  Ça y est, je vois le labo  ! annonça Alice. Vaporeux comme un labo
fantôme, mais là quand même. J’arrive devant une des portes extérieures qui
donne directement accès au sous-sol. Un homme en uniforme de garde vient
de rentrer.
— Très bien, l’encouragea Gloria.
— Elle doit être au nord du bâtiment.
La préposée à la prise de notes s’empressa de reporter le commentaire de
Ken dans son carnet.
— Il faut un code pour passer par là, poursuivit Alice, d’une voix éthérée.
Cette entrée n’a pas l’air d’être très utilisée. C’est bon, je suis à l’intérieur. De
longs couloirs, le carrelage n’a pas changé. Mais j’ai l’impression que tout
s’efface. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir.
—  Regarde dans les chambres, lui conseilla Terry. Essaie de trouver les
enfants.
Paupières toujours closes, son amie acquiesça.
—  Cette pièce-là, c’est une grande salle avec plein de bureaux. Plusieurs
hommes travaillent sur… un drôle d’engin que je n’ai jamais vu nulle part.
Comme une machine à écrire reliée à un grand écran. Il est allumé, et il
affiche… des mots. (Elle marqua une pause.) Il y a aussi des petits carrés de
papier jaune collés partout… Oh, un des employés vient de glisser une petite
plaquette de plastique noir dans l’appareil.
— Tu arrives à lire ce qu’il y a sur l’écran ? demanda Gloria sans cesser un
instant d’écrire.
— Non. Il fait trop sombre. J’y vois de moins en moins.
— Continue d’avancer, dit Terry juste avant qu’Alice ne lâche un hoquet
de surprise. Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
—  La fille  ! s’écria-t-elle, bouleversée. Elle est… dans une nouvelle
machine. Avec Brenner au poste de commande.
— Quel genre de machine ? Et quelle fille ?
Gloria avait enfin levé les yeux de ses notes.
—  Je n’ai jamais rien vu de tel, répondit Alice, les traits crispés par la
concentration. On dirait… un énorme tube. La petite se tient dedans, sur une
plate-forme, avec un tas de lumières autour d’elle. Brenner lui a ordonné de
rester immobile, elle a l’air morte de trouille.
— C’est Huit ou Onze ? demanda Gloria.
Marrant comme façon de désigner Kali et la fille mystère. Terry n’y aurait
jamais pensé.
—  Onze, assura Alice. Elle vient de bouger et Brenner s’est énervé. Il l’a
envoyée promener. Elle sort.
— Suis-la ! lança Terry, appuyée par Gloria.
Mais leur camarade sombra une fois de plus dans le silence.
— Je ne peux pas. Je n’y arrive plus. Ils ont disparu.
— Où ça ? Tu vois d’autres enfants ?
—  Je ne sais pas, je ne vois plus rien. Désolée, souffla la mécanicienne,
désemparée, qui s’était mise à se balancer d’avant en arrière.
Terry s’apprêtait à la réconforter lorsqu’un faisceau de lumière balaya les
ténèbres en provenance du labo. Elle se figea.
— Tu es sûr qu’on est dans le bon secteur ?
— C’est là qu’aurait été aperçue de la lumière, oui.
— Tu parles, sans doute des gosses en train de fumer un joint.
— Allez, on leur flanque la frousse de leur vie et on rentre.
Deux voix. Deux hommes. Et entre les branches, la lueur de leur lampe qui
se rapprochait.
— On s’en va, éteignez tout ! chuchota Terry au moment même où Gloria
pensait à le faire. Alice, on prend la machine ?
—  Je n’arriverai pas à la porter, répondit l’intéressée en se relevant, aidée
par son amie. Qu’est-ce qui se passe ?
— On a de la visite.
— Dans ce cas, laissez-la. Elle n’a pas refroidi : si vous mettez la main au
mauvais endroit, vous risquez de vous brûler.
—  Problème résolu. (Joignant le geste à la parole, Ken ramassa la
couverture pour en envelopper l’engin, qu’il souleva avec un grognement.)
Gloria, ouvre la marche.
Aussi discrètement que le permettaient les arbres et l’obscurité, Terry suivit
leur guide, la main d’Alice serrée dans la sienne, le pas pesant du garçon de la
bande sur les talons. Elle s’attendait à tout moment à entendre une sirène, mais
hormis les lumières et les voix qui se faisaient de plus en plus distinctes, il n’y
avait pas un bruit.
— Attendez, chuchota soudain Ken.
Les trois filles s’immobilisèrent.
— Je crois avoir entendu quelque chose, fit l’un des hommes, à quelques
mètres seulement derrière eux.
Terry parvenait à peine à respirer. Qu’arriverait-il s’ils se faisaient prendre
en plein milieu des bois ? Elle vit alors Alice se pencher, ramasser un caillou et
le lancer de toutes ses forces sur sa gauche. Le projectile heurta un obstacle avec
un bruit sourd. Les intrus s’éloignèrent dans sa direction.
Gloria attendit une poignée de secondes avant de se retourner, l’index de sa
main libre sur les lèvres – silence absolu –, et tous les quatre repartirent aussi
vite que possible. De retour sur la bande d’arrêt d’urgence, Terry eut le plus
grand mal à insérer sa clé dans la serrure du coffre Ken puisse y charger la
machine. Heureusement, elle n’avait pas verrouillé sa portière à elle. Dès que
ses camarades se furent entassés dans la voiture, la conductrice mit le contact et
s’engagea sur la chaussée, juste à temps pour apercevoir une paire de phares au
loin dans son rétroviseur, tout au bout de la route qui menait au labo.
— On l’a fait, lâcha-t-elle finalement, le souffle court, une fois certaine que
personne ne les suivait.
Aucun d’entre eux n’avait osé ouvrir la bouche avant.
— Oui, enfin, c’était moins une, fit remarquer Gloria dans son dos.
— En tout cas, bravo Alice ! lança son voisin.
— Je n’en ai pas vu assez, soupira l’intéressée sur le siège passager. Vraiment
pas assez.
— Ce qui compte, c’est qu’on ait réussi, insista Terry pour ne pas céder au
pessimisme de leur amie.
Elle l’espérait de toutes ses forces, mais le silence perdura. Face à ce qui
ressemblait fort à un échec, les autres devaient probablement se sentir aussi
découragés qu’elle. Car, concrètement, qu’avaient-ils appris de nouveau ?
Selon toute apparence… rien.
1.
intimité –  toute relative  – de l’appartement d’Andrew lui manquait.
L’
Surtout dans de tels moments, quand debout devant le téléphone mural du
hall bondé de la résidence, elle ne pouvait compter que dix  minutes grand
maximum avant de subir les regards insistants de celles qui en avaient besoin à
leur tour.
— Allô ? répondit une voix de femme.
— Madame Rich ? Bonjour… Est-ce que je pourrais parler à Andrew, s’il
vous plaît ? demanda Terry en se tortillant sur place.
Perpétuellement affamée à cause du stress, elle ne rentrait plus dans ses
pantalons – d’où la jupe qu’elle portait ce jour-là. Sauf que même si elle valait
mille fois les gaines et les jarretières avec lesquelles elle avait grandi, sa précieuse
paire de collants en nylon lui entaillait présentement la taille. Les sous-vêtements
inconfortables, pensa-t-elle, ou comment le patriarcat continue de réprimer la gent
féminine…
— Je vais le chercher, lui dit la mère d’Andrew, qui semblait enrhumée.
Avant que Terry ait pu s’enquérir de sa santé, le bruit du combiné reposé
sans ménagement sur une table lui déchira le tympan. Éloignant quelques
secondes le téléphone de son oreille, elle l’agrippa plus fermement et attendit.
Andrew décrocha un instant plus tard.
— Mon cœur ? lança-t-il sans préambule, des trémolos dans sa voix grave.
Dis quelque chose, que j’entende le timbre que je préfère au monde.
— Quelque chose.
Le son qu’elle adorait par-dessus tout, elle  ? Celui de son rire un peu
rauque. Terry aurait aimé qu’ils soient seuls. Pour pouvoir lui raconter
l’infructueuse virée de la Communauté, mais aussi et surtout parce qu’il lui
manquait.
— Le semestre commençait aujourd’hui, c’est ça ?
— Hier, répondit-elle.
— Tu vas toujours au laboratoire demain ?
— Toujours, confirma-t-elle en posant son front contre le mur, hésitante.
Mais on devrait éviter d’en discuter au téléphone.
— Comme tu veux, miss parano…
Derrière son ton blagueur, la voix d’Andrew avait changé, teintée
désormais d’une certaine gravité. Résultat, quand vint la formule tant redoutée,
Terry s’y attendait presque.
— Il faut que je te parle…
— Laisse-moi deviner… commença-t-elle pourtant, bien décidée à chasser
cette soudaine solennité. Tu es né le 14  septembre et manque de bol, c’est
justement la première date à avoir été tirée au sort par les services de la
conscription. Mince alors, t’opposer à la guerre aura fini par t’y faire expédier.
— Très drôle… Mais c’est bien de ça qu’il s’agit. J’ai reçu ma convocation à
l’examen médical.
Dans ce cas, c’était plié. Avec une santé de fer et une forme comme celles
d’Andrew, inutile d’espérer une révocation pour cause d’inaptitude physique.
D’autant que, contrairement à une certaine élite de gosses de riches peu enclins
à servir leur patrie, jamais il ne simulerait le moindre handicap. Même si ladite
patrie lui refilait une vaine mission pour une guerre dans laquelle ni elle ni
aucune autre nation n’aurait dû s’engager.
— C’est quand ?
— La semaine prochaine. Je ne vais pas partir tout de suite après, mais…
—  Bientôt, compléta Terry avant de pousser un soupir dans le combiné.
Tu n’as pas oublié ta promesse, j’espère.
— Je ne risque pas. C’était déjà assez difficile de ne pas te voir ces dernières
semaines, alors…
— Bon, très bien, le coupa la jeune fille qui, si elle ne mettait pas très vite
fin à la conversation, avait peur de se mettre à pleurer, ce dont Andrew n’avait
vraiment pas besoin. Je ferais mieux d’y aller. J’ai cours dans un quart d’heure
et Claire White va me tuer si je ne lui laisse pas bientôt ma place.
La demoiselle en question passait son temps à hurler au téléphone sur son
copain, resté dans leur ville natale.
— Je t’aime, mon cœur, déclara Andrew.
— Moi aussi, je t’aime.
Il y eut un « clic ». Il avait raccroché. Terry ne s’était jamais sentie aussi loin
de quelqu’un qu’elle aurait voulu avoir à ses côtés. En reposant lentement le
combiné sur sa base, elle s’imagina de l’autre côté de la ligne, un «  clic  »
semblable au sien faisant écho à son propre au revoir.
Se comporter en adulte ? Il n’y avait rien de plus déprimant.
2.
Ce soir-là, Terry ne proposa ni à Gloria ni à Ken de les emmener au garage.
Elle avait besoin de réfléchir. Parfois, conduire seule aidait. Partie avec une
heure d’avance pour pouvoir faire un long détour par une autoroute déserte
ponctuée de quelques rares virages, elle chantait ou pleurait selon la musique,
la radio à fond. Quand commença Suspicious Minds – le célèbre tube d’Elvis –,
elle redoubla même de sanglots, souriant à travers ses larmes. Non qu’elle soit
particulièrement fan du King, mais ses parents l’adoraient. Eux qui avaient
toujours rêvé d’aller un jour à Las Vegas, ils auraient pu en prime l’y voir en
concert s’ils avaient encore été en vie ! Qui aurait pu imaginer qu’il s’installerait
là-bas ? Terry l’accompagna jusqu’à la fin de sa chanson, de toute la force de ses
poumons. Se retrouver pris au piège, ne pas pouvoir en sortir… Les paroles
avaient sur elle un effet cathartique.
Elle pénétra donc dans l’entrepôt persuadée d’avoir évacué le plus gros de
son blues, mais elle n’eut qu’à poser les yeux sur ses trois amis, déjà assis par
terre dans leur coin habituel pour se rendre compte que chanter n’avait pas
suffi. Une houle d’émotions enfla dans sa poitrine et une larme à la traîne roula
sur sa joue.
— Qu’est-ce qu’il y a, Terry ? Ça ne va pas ? demanda Gloria, qui l’ayant
vu entrer la première s’était avancée pour l’accueillir.
—  Désolée, je ne voulais pas… commença la nouvelle venue avant de se
réfugier dans les bras grands ouverts de sa camarade, où elle éclata de nouveau
en sanglots.
— Terry ?
Alice était apparue par-dessus l’épaule de Gloria, Ken derrière elle.
Toujours en pleurs, la jeune fille se sentait profondément ridicule.
— Désolée, répéta-t-elle en secouant la tête. J’ai essayé de me calmer avant
d’arriver, mais… Andrew a été convoqué pour la visite médicale.
— Je vais te chercher un peu d’eau, dit Alice. C’est ce que fait toujours ma
mère quand quelqu’un pleure.
— Merci, souffla Terry en se dégageant en douceur de l’étreinte de Gloria.
La mécanicienne se précipita vers la partie du garage dédiée à la gestion et
en revint illico avec un gobelet en carton trop rempli, dont le contenu déborda
en partie lorsqu’elle le lui tendit, mais Terry l’attrapa sans s’en formaliser.
Apaisée dès la première gorgée, elle en avala goulûment une seconde.
— Ça va mieux.
— Les mamans, quels puits de science… lâcha Gloria.
— Il est clair que la science a le temps avant d’en découvrir autant sur le
ciel et sur la terre que les mamans, déclara Alice après avoir fixé Terry un long
moment.
— Ah bah d’accord, je vous laisse deux minutes et notre hôtesse se prend
pour Shakespeare !
Ken avait lui aussi disparu côté administratif de l’entrepôt, et venait d’en
émerger, une chaise à la main.
— Tiens, dit-il à Terry.
Elle ne se fit pas prier. La règle voulait que les idiotes un peu fragiles qui
imposaient leurs crises de larmes à leurs amis aient le droit de s’asseoir.
—  On est vraiment désolés pour Andrew, lança alors Alice, incluant du
regard les deux autres, qui dévisageaient leur camarade avec compassion. Même
si tu savais que ça allait arriver, la réalité est toujours plus difficile à encaisser.
(Terry baissa la tête et la garagiste poursuivit d’une voix douce.) Pour le
Canada, c’est toujours possible, tu sais.
—  Non. Il n’acceptera jamais, dit Terry avant de plonger en elle-même
pour se raccrocher à l’infime sentiment de sérénité qui y subsistait. Désolée, je
ne voulais pas détourner la Communauté de son objectif. On s’y met  ?
Quelqu’un a eu une idée ?
Leur réunion avait en effet pour but d’analyser les informations fournies
par Alice dans la forêt. Au bout d’un long moment durant lequel il sembla à
Terry que la réponse à sa question se révélerait négative, Gloria leva la main.
—  Je crois qu’en fait, on a peut-être touché le gros lot, l’autre soir. Ou
alors, dit-elle après avoir marqué une pause, j’ai vraiment perdu tout sens de la
réalité.
— Comment ça ? demanda Alice, soudain alerte.
La biologiste attrapa son carnet de notes posé à côté d’elle.
— Je vous préviens… c’est une hypothèse à peu près aussi peu scientifique
que tout ce qui se passe dans ce labo, donc, laissez-moi aller jusqu’au bout
avant de réagir.
— Mais on ne demande que ça, lança leur hôtesse. Pas vrai ?
— Absolument, renchérit Terry.
Si elle ne voulait pas se faire de faux espoirs, son esprit, lui, se fichait
apparemment bien de ce qu’elle voulait.
—  C’est un de tes tout premiers commentaires qui m’a intriguée, Alice,
reprit Gloria. Quand tu as dit que tu ne reconnaissais pas les voitures sur le
parking. On est d’accord que venant de toi, c’est inhabituel ?
—  Plutôt, oui, admit l’intéressée en ricanant. J’ai grandi avec des mecs
pour qui les voitures faisaient office de cartes à collectionner.
— D’où le fait que ça m’a paru bizarre que tu n’en identifies aucune. Tu te
rappelles combien il y en avait ?
Sourcils froncés, Alice fit non de la tête.
—  Une fois sortie de l’En-deçà, je ne me souviens plus trop des détails.
C’est pour ça que je voulais tout vous raconter sur le coup. Désolée. J’espère
que ça ne fait pas foirer toute ta théorie…
— Non, non, ça aurait juste été un indice de plus, dit Gloria.
— Et donc, c’est quoi, ton idée ? l’encouragea Ken.
— Eh bien… Vous vous souvenez de ce qu’Alice a vu quand elle est entrée
dans le bâtiment  ? Elle nous a décrit une machine à écrire reliée à un écran,
une plaque en plastique insérée dedans et un appareil géant avec la petite fille à
l’intérieur. Je n’ai rien oublié ?
—  Je ne crois pas, non, répondit aussitôt Terry, captivée même si elle ne
voyait pas bien où Gloria voulait en venir.
—  Eh bien, à  ma connaissance, poursuivit leur amie, aucun de ces trucs
n’existe. Certains me font penser à ce qu’annoncent les salons scientifiques ou
les expositions universelles pour le futur, mais ils n’ont pas encore été inventés.
Gloria s’était interrompue sur ces mots, comme si elle venait de leur
dévoiler le point le plus important de son raisonnement. Pourtant…
— C’est moi qui suis bête ou…
Comme Terry, Ken s’efforçait de comprendre, mais Alice les devança tous
deux à ce petit jeu.
— Brenner… Les fois où je l’ai vu, il paraissait plus vieux ! Comment j’ai
fait pour ne pas m’en apercevoir ? Gloria… je crois que tu as raison !
L’étudiante en biologie se fendit d’un grand sourire.
— Bon, et si vous preniez la peine de nous expliqu… commença Terry une
seconde avant que tout s’éclaire. Attendez… Vous ne pensez quand même pas
que ce que voit Alice, c’est…
—  Le futur  ? Si, rétorqua Gloria. Des événements qui ne se passent pas
dans le présent, mais dans l’avenir.
— À une époque où les monstres existent ? lança Ken, sceptique.
— Apparemment, confirma-t-elle tandis que le jeune homme récoltait une
grimace dédaigneuse de la part d’Alice.
—  Le futur, répéta Terry en se tournant vers la mécanicienne. Qu’est-ce
que tu en penses ?
Encore sous le choc, l’intéressée secoua la tête.
— C’est sûr que, maintenant, je ne vais plus du tout envisager mes visions
de la même façon, mais quand je repense à tout ce qui m’est apparu… Ça me
semble vraisemblable. Enfin, vu la situation, quoi.
Terry se renversa contre le dossier de sa chaise à la solidité salutaire et reprit
un peu d’eau. Le futur. Ils avaient enfin une réponse, une réponse de taille,
même, mais… c’était loin d’être la meilleure pour l’échafaudage d’un plan
concret destiné à mettre fin aux agissements de Brenner. Ce problème-là venait
de se compliquer plus qu’autre chose.
— Comment modifier le futur ? lâcha-t-elle. Là est la question. Ça paraît
tout simplement impossible…
Quasiment sûre qu’il allait lui répliquer que ce n’était pas ainsi que
fonctionnaient ses pouvoirs, elle coula malgré tout un regard à Ken, en quête
de confirmation. Il se contenta de hausser les épaules.
— Certains événements semblent établis, d’autres non, qui peut savoir ?
—  De toute façon, intervint Gloria, ce n’est pas comme si on pouvait
révéler ce secret au grand jour. Personne ne nous croirait. Cette information
n’intéresse que nous.
—  Pas d’accord, rétorqua Terry, frappée d’une soudaine certitude. Il y a
quelqu’un d’autre que ça intéresserait. Brenner ne doit jamais découvrir
qu’Alice a la faculté de voir dans l’avenir, y compris dans le sien.
Gloria porta une main tremblante à sa gorge. À l’évidence, elle n’avait pas
envisagé cette possibilité.
— Vous imaginez ce dont il serait capable ?
—  Il ne faut pas qu’il sache, souffla Alice, affolée. Je…  je ne voulais pas
vous le dire, mais les électrochocs que vous m’avez envoyés étaient beaucoup
plus puissants que ce qu’on m’administre d’habitude au labo. Et même à cette
intensité, je commençais à peine à y voir clairement. Je ne pourrais pas supp…
—  Jamais, la rassura Terry. Il ne l’apprendra jamais. Et on ne te refera
jamais voyager dans le futur non plus. Mais… je pense que je devrais retourner
dans le bureau de Brenner pour rassembler plus de preuves. Après tout, j’ai déjà
réussi à dénicher quelques dossiers. Et puis, je ne vois pas trop ce qu’on
pourrait faire d’autre. On sait pour les monstres, on sait que Brenner soumet
des enfants à des expériences à cause de leurs pouvoirs… Il est trop tard pour
faire marche arrière maintenant. Il faut l’empêcher de poursuivre ses tests, c’est
plus important que jamais.
— Ou alors… commença Gloria.
— Ou alors quoi ?
—  On pourrait tenter de ne jamais remettre les pieds au labo. J’ai lancé
une petite expérience de mon côté  : faire semblant de vouloir changer
d’université, juste pour voir comment riposterait Brenner et jusqu’où il irait.
Je m’attendais à ce qu’il réagisse dès le dépôt des formulaires au secrétariat, sauf
que pour l’instant… rien.
Les yeux brillants d’une drôle de lueur proche de l’espoir, Alice dévisagea
tour à tour ses trois  amis. Terry aurait préféré qu’elle ne se fasse pas trop
d’idées.
— Peut-être, lâcha-t-elle, mais moi je ne pourrai plus jamais me regarder
dans un miroir si je ne l’arrête pas. Je dois au moins essayer.
— Je comprends, répondit Gloria, crois-moi. Je dis juste que ce serait bien
d’avoir une porte de sortie.
—  Sauf qu’on n’en a pas, intervint Ken avec calme. Mieux vaut rester…
pour l’instant. Même sans en savoir beaucoup plus, je sens que s’échapper ne
sera pas aussi facile qu’on le croit. (Il ferma les yeux, puis les rouvrit.) On a
tous la trouille et c’est normal. Seuls des imbéciles ne s’inquiéteraient pas à
notre place.
— Mais nous, on est loin d’être bêtes ! insista Terry. Regardez un peu ce
que Gloria vient de découvrir ! Il ne faut pas oublier qu’on est tous ensemble
dans cette galère. Tous les quatre, on est nos meilleurs alliés !
Et pourtant sa voix flanchait… Horrible. Elle détestait ça et pourtant,
quand les émotions l’envahissaient, impossible de les garder à l’intérieur : elles
débordaient de toutes parts.
—  Brenner n’abandonnera jamais ses expérimentations sur les enfants,
quelles qu’elles soient, dit alors Alice. Et ça m’étonnerait qu’il nous laisse partir
sans une bonne raison, question de logique. À nous, donc, de trouver ce qui le
fera céder. Et le meilleur moyen d’y arriver, c’est de commencer par aider Terry
à collecter des preuves.
— D’accord, mais ensuite ? demanda Gloria.
Une boule de peur dans la gorge, les yeux brûlants, Terry but encore un
peu d’eau.
—  On verra, réussit-elle à dire. Peut-être qu’on pourrait demander à un
journaliste de mener l’enquête ?
— O.K., finit par lâcher son amie avant de lever la main comme on lève
un verre. Dans ce cas : aux nobles fous que nous nous apprêtons à devenir !
—  Les plus nobles et les plus fous qui soient, renchérit Ken après avoir
poussé un soupir.
C’est son esprit à lui qu’il serait intéressant de sonder… se dit Terry. Mais s’il y
avait bien quelque chose de certain, c’est que connaître l’avenir ne résolvait
rien.
—  Ça sera plus difficile de détourner l’attention de Brenner cette fois,
souligna-t-elle. Ces derniers temps, il ne me lâche pas d’une semelle.
— Peut-être que l’un de nous pourrait tenter de pénétrer dans son bureau à
ta place ? proposa Alice en se mordillant la lèvre.
—  Non. Il m’a déjà dans le collimateur, autant essayer de vous tenir
éloignés. En plus, j’ai un Polaroid. Et puis, je devrais pouvoir réussir à
convaincre Kali de nous aider.
Après la crise que lui avait faite la petite la dernière fois qu’elles s’étaient
vues, c’était loin d’être garanti, mais justement  : peut-être que de se voir
confier une mission ferait du bien à sa jeune complice. Il fallait que Terry se
débrouille pour faire comprendre à la fillette que sa liberté à elle aussi était en
jeu. Mais pour l’aider, elle devait d’abord gagner sa confiance.
—  Il faut que je rentre me coucher, sinon je vais passer ma journée à
pleurer devant Brenner, demain, dit-elle en sautant sur ses pieds, avant de
s’interrompre un bref instant. Peut-être que je devrais faire une nuit blanche,
en fait. Il n’aurait que ce qu’il mérite.
— Mais pas toi, lui rappela Alice, qui s’était levée à son tour. De mon côté,
je vais profiter de mes séances d’électrochocs pour essayer de continuer à
repérer les éléments qui pourraient nous servir.
Puis, sans prévenir, elle gratifia Terry d’un nouveau câlin. Ajoutée à la
discrète odeur de cambouis et de sueur qui émanait de ses vêtements de travail,
la fermeté avec laquelle elle l’enlaçait avait quelque chose d’apaisant. Ken
s’approcha bientôt pour passer les bras autour d’elles deux – Alice se trémoussa
évidemment sur place à ce contact. Enfin, d’un geste gracieux, Gloria ajouta
son étreinte à la leur. Ils se mirent alors à se balancer doucement et Ken se
pencha vers l’oreille de Terry.
— Tu es plus forte que tu ne le penses.
Pour la première fois depuis qu’elle connaissait le jeune homme, elle
l’espérait vraiment médium. Si seulement cette affirmation pouvait faire partie
de ses certitudes… Car pas de doute, il allait lui falloir rester forte. Leur mêlée
se désagrégea lorsque Alice commença à fredonner une chanson des Beatles,
puis chacun s’en alla de son côté dans la nuit.
De retour à la résidence, Terry s’effondra sur son lit étroit, adressa un signe
à Stacey et sombra tout de suite dans le sommeil. Elle rêva qu’elle s’enfonçait
dans la forêt de Hawkins, poursuivie par un des monstres d’Alice, et se réveilla
avant d’avoir pu découvrir si elle avait réussi ou non à lui échapper.
3.
Ken avait frappé à la porte d’entrée sans savoir qui viendrait lui ouvrir, ni
comment il allait pouvoir expliquer sa présence. Mais il eut de la chance.
— Ken ? Qu’est-ce que tu fais là ?
Les yeux plissés derrière la moustiquaire, c’était bien Andrew qui le
dévisageait – le crâne déjà rasé, comme de rigueur dans l’armée. Le regard du
jeune homme s’illumina soudain et se porta vers le trottoir, sur la voiture de
Ken.
— Terry est avec toi ?
— Non, il n’y a que moi. Je ne lui ai pas dit que je venais et ce ne serait pas
plus mal qu’elle ne le sache pas. C’est Dave qui m’a donné ton adresse.
Andrew cligna des yeux puis sortit sur le perron en laissant le battant se
refermer derrière lui.
— Je peux te demander… pourquoi ?
— T’inquiète, je vais t’expliquer.
Se tenir là se révélait sacrément difficile pour Ken. La maison des Rich lui
rappelait celle de ses propres parents, même s’il n’y était pas retourné depuis
trois ans. Deux étages, un large porche de bois avec une balancelle et les mêmes
parterres de fleurs, protégés pour l’hiver et entretenus – il l’aurait parié – par la
maîtresse des lieux.
—  Tu ne veux pas entrer  ? proposa Andrew. Ma mère peut te préparer
quelque chose si tu as faim.
— Ça te dérange si on reste dehors pour l’instant ? J’ai un truc à te dire.
— Pas de problème. Après toi, dit-il en lui désignant balancelle.
Ils migrèrent jusque-là, le fauteuil oscillant légèrement sous leur poids
lorsqu’ils s’y installèrent.
—  Ça fait quand même bizarre de devoir t’annoncer une mauvaise
nouvelle sur une balancelle, lâcha Ken.
— C’est donc ça, la raison de ta visite, soupira Andrew. Je ne sais pas trop
si je crois à tes pouvoirs de médium, mais… tu es venu me dire que je vais y
rester, pas vrai ?
Ken ancra un pied dans le sol pour arrêter l’agaçant balancement. Oui,
c’était mieux comme ça.
— Non, mon vieux, ça, je n’en sais rien, dit-il avant de marquer une pause.
Mais j’ai essayé de voir comment ça se passait, pour Terry et toi. Sauf que tout
ce que j’ai pu en tirer, c’est cette vague impression… Elle va mal, tu sais, elle
n’est vraiment pas sereine.
—  Ah bon  ? (D’abord sceptique, Andrew sembla pourtant accepter cette
possibilité.) Je ne m’en étais pas rendu compte, mais d’un autre côté, elle me le
cacherait si c’était le cas. Qu’est-ce que je peux faire alors ?
— C’est pour ça que je suis là, lui assura Ken, qui doutait pourtant de sa
décision. Même si je ne suis pas censé interférer. C’est ce que dit toujours ma
mère.
Mais elle pouvait avoir tort, il le savait à présent.
— Vas-y, parle. Si c’est pour Terry, ça en vaut la peine.
— Je crois que vous devriez vous séparer avant que tu partes. Je ne sais pas
pourquoi, j’ai l’impression que ça pourrait l’aider.
Andrew demeura silencieux un instant, puis…
— Tu ne me dis pas ça pour pouvoir sortir avec elle ?
— Je te jure que non.
—  En même temps, je ne vois pas pourquoi je ne te donnerais pas ma
bénédiction si je ne reviens pas. Mais d’accord, souffla-t-il en secouant la tête.
Se séparer. C’est noté.
— C’est comme ça que tu réagis ?
Ken s’était attendu à un accrochage, une dispute – auquel cas, il se serait
d’ailleurs vite retrouvé à court d’arguments.
—  Je sais que tu tiens à elle, répondit simplement Andrew. Donc, si tu
crois que ça peut l’aider, bien sûr que je le ferai. J’y pensais déjà d’ailleurs.
Après tout, ça me semble normal : tant que mon avenir reste incertain, Terry
devrait se sentir libre.
Les yeux fixés sur le profil du futur soldat, Ken essaya de toutes ses forces
de discerner le futur. Mais quel qu’il soit, il continuait à lui filer entre les
doigts.
4.
Fantomatiques, agités d’une brise inexistante, les arbres autour d’elle
ricanaient, leurs feuilles claquant comme autant de crocs. À travers le paysage,
Terry distinguait le lit de camp, le carrelage au sol et bien sûr ses deux geôliers
– ce qui ne l’aidait pas le moins du monde à se calmer.
— Terry ?
Une main sur son épaule, la voix d’un démon. Quand il parlait, ses dents
paraissaient bien trop grandes pour sa bouche.
— Terry ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Vous devriez le savoir, répondit-elle – ou crut répondre, du moins.
Difficile d’en être sûre. Ce jour-là, son esprit la renvoyait sans cesse au
monstre et à la forêt de son rêve. En face d’elle, Brenner et ses questions
n’arrangeaient rien. Combien de temps avait-elle erré dans ces fourrés
hallucinés, cette dimension transparente entre le labo et elle ? Quatre heures ?
Cinq ? Elle en venait à craindre de fermer les yeux.
Elle n’avait pas réussi à retourner dans le néant, voir si Kali l’y attendait.
L’acide l’empêchait de toute façon de se souvenir pourquoi elle avait besoin de
la fillette exactement… Et voilà que le feuillage se remettait à craquer autour
d’elle.
— On ne devrait pas lui donner un sédatif ? demanda l’aide-soignant.
Les doigts du médecin glissèrent le long du bras de sa patiente, jusqu’à
trouver son pouls. Terry essaya de se dégager, mais il tint bon.
— Lâchez-moi tout de suite !
— Ou sinon quoi ?
Dans le bleu glacé des yeux de Brenner perçait un infime soupçon de
sourire. Le poing libre de la jeune fille se serra et elle avait ouvert la bouche,
prête à hurler, quand il lui lâcha le poignet, s’équipa de son stéthoscope – les
oreilles soudain pointues comme celles d’un loup – et entreprit de l’ausculter.
Lorsque le métal froid de l’instrument descendit vers son ventre, le cœur de
Terry –  que le médecin écoutait jusque-là  – commença à lui battre à tout
rompre dans les tympans. Elle tressaillit, repoussant franchement sa main.
— Du calme, ordonna Brenner en reculant, avant de se tourner vers l’aide-
soignant. Ses signes vitaux sont normaux. Un rythme cardiaque un peu élevé,
mais rien qui ne trouve son explication dans la prise d’hallucinogènes et le
stress induit.
—  Ce qu’il veut dire, c’est que je me tape un bad trip, ajouta Terry par-
dessus l’épaule du médecin, à l’intention de son sous-fifre, la tête ballottant de
droite et de gauche. Maintenant, laissez-moi tranquille !
— Pas avant que vous n’en soyez sortie.
Était-ce une note de satisfaction qu’elle avait entendue dans la voix de
Brenner, ou bien son esprit lui jouait-il des tours  ? Mais après tout,
qu’importe : les yeux fermés, Terry s’enfonça en elle-même et prit ses jambes à
son cou. Elle avait enfin trouvé sur quoi se concentrer  : fuir aussi loin que
possible de Brenner.
Sans cesser de courir, elle finit par réussir à s’échapper de la sinistre forêt,
à  quitter la pièce et à atteindre à nouveau le néant  : l’eau qu’elle associait
désormais au partout-et-nulle-part lui éclaboussait les jambes. La respiration
saccadée, elle ouvrit les yeux, son angoisse toujours vive. L’obscurité éthérée
s’étirait dans toutes les directions.
Elle eut juste le temps de se calmer un peu avant que Kali ne lui apparaisse.
Au milieu des ténèbres, la petite s’approchait en sautillant dans l’immense
flaque. Pauvre gamine… Terry avait du mal à imaginer ce qu’elle avait subi. Ses
études avaient beau la préparer en théorie à s’occuper d’enfants, dans la
pratique –  et surtout sous acide  –, revenir parler à Kali après leur dernière
conversation lui donnait plutôt l’impression de pénétrer dans un champ truffé
de mines. Les yeux bandés, qui plus est. Elle repensa à l’éclat de colère de la
fillette quand elle lui avait appris qu’elle avait des tas d’amis, puis à la force du
câlin qui s’était ensuivi. Révoltée, adorable, esseulée, cette petite lui fendait le
cœur. Pour ne pas l’effrayer, Terry s’efforça cependant de ne pas lui montrer à
quel point elle était soulagée de la voir.
—  Bonjour, lança Kali. J’ai demandé un calendrier, tu sais, et on m’en a
donné un. Depuis, je marque tous les jours, et le jeudi, c’est ton jour.
Elle s’était exprimée avec une certaine timidité. L’étudiante se baissa pour
se mettre à son niveau et dut se retenir pour ne pas remettre tendrement en
place la mèche de cheveux qui s’était échappée de derrière son oreille. À part
quand l’initiative venait d’elle, Kali n’avait pas l’air très tactile.
— Il y a des images sur ton calendrier ?
—  Oui  ! répondit la fillette en sautant sur place. Un  animal différent
chaque mois. En février, c’est un tigre !
— Bouh, les tigres, ça a de grandes dents.
— Et ça peut rugir ! ajouta Kali, qui commença à tourner autour de Terry
en grognant, avant de se figer d’un seul coup. Ma maman, elle faisait ce bruit-
là quand elle me racontait l’histoire du tigre. Kali, c’est le nom d’une déesse,
une guerrière féroce qui portait une peau de tigresse.
La petite avait donc une mère, quelque part.
— Et elle est où ta maman, maintenant ?
— Plus là, dit l’enfant en donnant un coup de pied dans l’eau, toute sa joie
évaporée. Plus là, partie, disparue.
— La mienne aussi, tu sais.
La fillette haussa les épaules.
— Kali ? Ça fait combien de temps que tu es ici ? reprit Terry, avant de se
rendre compte aussitôt qu’elle n’avait pas posé la bonne question. Ça fait
combien de temps que tu es avec le Dr Brenner ? (Toujours pas.) Avec papa, je
veux dire ?
— Je ne sais pas : je n’avais pas de calendrier avant.
— C’est un cadeau, c’est ça ? Qui te l’a donné ?
— Ceux qui s’occupent de moi. Les assistants de papa.
— Alors… tu vis ici ? insista Terry en faisant de son mieux pour garder une
voix égale.
—  Oui, c’est ma maison pour l’instant, répondit Kali avec un nouveau
haussement d’épaules.
Pour l’instant, oui… Seulement pour l’instant  ! avait envie de rétorquer
l’étudiante, qui s’abstint néanmoins.
— Est-ce que papa se fâche contre toi, parfois ?
Elle ne voulait pas demander à la fillette de faire quoi que ce soit qui risque
de lui attirer la colère de Brenner.
—  Oh, tout le temps  ! gloussa Kali en hochant la tête, hilare. Il s’énerve
tellement fort ! Mais parfois, il me donne des surprises pour que je sois sage.
Comme le calendrier.
Une pensée terrible traversa soudain l’esprit de Terry.
— Et… il te fait du mal quand il te gronde ?
— Hmm… pas vraiment, dit Kali après avoir réfléchi un instant. Il ment,
c’est tout. Je n’ai toujours pas d’ami. (Elle poussa un profond soupir.) À part
toi, bien sûr. Mais il me jure que j’en aurai un bientôt.
Donc, apparemment, non  : pas de maltraitance de la part du médecin.
Tant mieux. Vu la scène rapportée par Alice et la froideur de Brenner envers la
fille du futur, Terry avait craint le pire. Mais Kali ne semblait pas encline au
mensonge. Sans doute disait-elle la vérité, et ne lui faisait-il aucun mal. Pas
dans ce sens-là, du moins. Juste dans le sens où il l’oblige à vivre dans un endroit
pareil. Terry décida de tenter sa chance.
— Tu te souviens, la dernière fois, quand je t’ai parlé de mes autres amis
du labo ? Il y a Alice, Ken et Gloria. Et à eux – à nous –, papa nous fait du
mal. Il nous force à prendre des médicaments alors qu’on n’en a pas envie.
Du coup, on ne veut plus venir ici.
— Tu vas me laisser toute seule ? s’inquiéta Kali.
—  Non, ce qu’on aimerait, c’est emmener tout le monde avec nous, la
rassura Terry en se creusant la tête à la recherche d’une image qui évoquerait le
monde extérieur à une petite de cinq ans. Tu aimerais aller au zoo, un jour ?
Voir un tigre pour de vrai ?
— Oui. Et je veux rencontrer tes amis aussi.
— Un jour, promis. Je vais essayer de te faire sortir d’ici. De nous faire tous
sortir d’ici.
— Papa ne voudra jamais.
—  Peut-être qu’on peut le pousser à accepter, dit Terry avec précaution,
attentive à la réaction de la fillette. Mais pour aider mes amis – tous mes amis,
toi y compris  –, il va falloir que je me rende dans le bureau de papa, jeudi
prochain. Tu crois que tu pourrais faire diversion  ? Sans le mettre en colère,
hein ? Une simple farce pour que ses assistants et lui me laissent seule quelques
minutes.
Kali prit le temps de réfléchir à ce qu’on lui demandait, sans se presser pour
répondre. Terry avait presque abandonné tout espoir lorsque la petite reprit
enfin la parole.
— Je vais le faire. Avec tous les mensonges qu’il raconte, papa mérite qu’on
lui joue un bon tour.
— Absolument, ce sera bien fait pour lui ! renchérit Terry.
— O.K. d’ac ! Bon, je dois y aller ! déclara soudain Kali avant de s’éloigner
aussitôt d’une démarche guillerette, ne laissant pas le temps à son interlocutrice
d’essayer de la prendre dans ses bras.
Terry la regarda disparaître dans le néant sans réussir à se départir d’un
mauvais pressentiment. Bien sûr, elle aurait pu demander à Kali de se servir de
ses pouvoirs pour la diversion, mais elle s’y était refusée  : autrement, elle ne
vaudrait pas mieux que Brenner.
Inutile cependant de se soucier du succès ou de l’échec de la mission pour
le moment. La jeune fille aurait le loisir de s’en inquiéter toute la semaine à
venir. Elle se contenta donc de retraverser le néant dans l’autre sens. Ses pieds
effleurant l’eau sans aucun bruit, elle s’imaginait que, tapis dans l’ombre,
rôdaient des tigres fantômes.
5.
Ça faisait des heures et des heures qu’ils étaient au labo. L’heure du départ
ne tarderait plus. Ce moment n’arrivait certes jamais assez tôt à son goût, mais
assise au bord du lit de camp, Alice s’accrochait à cette certitude, histoire de
tenir bon. Elle avait reçu sa dose d’électricité et patientait à présent jusqu’à la
fin du marathon que représentait le jeudi.
Elle s’était montrée plus réservée que d’habitude. Le  Dr  Parks n’avait
visiblement rien remarqué. Pourtant, même si Alice avait répondu à toutes les
questions qu’on lui posait, chacun de ses mots avait été choisi avec soin.
Si  jamais Brenner venait à découvrir ce qu’elle avait vu et en comprenait le
sens… Rien que l’idée la glaçait jusqu’aux os. Mais elle ferait preuve de
courage, pour Terry et la fillette du futur.
Elle l’avait encore aperçue dans ses visions de la journée. La petite y
répétait quelque chose à Brenner, qui semblait enchanté. Rien d’autre. Après
ça, l’inconscient d’Alice avait repris le dessus et décidé de lui servir toute une
flopée d’images aléatoires. Vu l’effort phénoménal qu’elle avait fourni lors de
leur excursion dans les bois, elle avait pris garde cette fois-ci à ne pas trop en
demander à son esprit, à ne pas le pousser trop loin, contrairement à cette nuit-
là, où elle s’était sentie sur le point de craquer.
Alice aurait tellement voulu pouvoir faire savoir à cette fille du futur qu’elle
n’était pas seule, que certains veillaient sur elle et souffraient pour elle. Que
Terry allait l’aider. Qu’ils étaient tous au courant de son existence.
Sauf qu’évidemment, c’était impossible.
Retour au présent : le haut-parleur venait d’annoncer un « code Indigo ».
Le Dr  Parks et son aide-soignant avaient aussitôt quitté la salle. Indigo… Joli
mot, jolie couleur, songea Alice. Il lui restait suffisamment de LSD dans le
système pour qu’à cette simple pensée, toute la pièce se retrouve peinte d’une
riche nuance de bleu tirant sur le violet –  y compris la porte qui s’ouvrait,
à présent. La patiente, qui s’apprêtait à rappeler au Dr Parks qu’il était l’heure
de partir, se figea.
Ce n’était pas le médecin mais une petite fille. Pas celle qu’elle connaissait,
non. Celle que Terry leur avait décrite –  même si Alice, sans trop savoir
pourquoi, ne se l’était pas imaginée portant une blouse d’hôpital identique à la
sienne. Plus minuscule encore et beaucoup plus jeune que sa comparse du
futur. Cela dit, peut-être que, pour une fois, Alice était juste en pleine
hallucination. Elle se leva du lit et s’avança de quelques pas, les yeux plissés.
— Kali ? Tu es vraiment là ?
— Comment tu sais comment je m’appelle ? Tu le savais juste comme ça ?
lança l’enfant avec un grand sourire avant de secouer piteusement la tête. Ah
mais non, je suis bête, ce doit être Terry qui te l’a dit… J’ai cru que tu étais
comme moi. Tu es qui, toi ?
Incapable de s’en empêcher, la mécanicienne lui avait rendu son sourire. Ni
mirage, ni vision causée par l’acide, la petite se trouvait vraiment dans la pièce.
Mais comment ?
— Je m’appelle Alice. Dis-moi, c’est… normal que tu sois ici ?
— Non, non, non ! chantonna Kali, ravie. Je me suis enfuie parce que je
voulais rencontrer les amis de Terry. Et puis, elle m’a demandé de préparer une
distraction. On est amies aussi, maintenant ?
—  Bien sûr  ! Mais elle ne t’a pas parlé de la semaine prochaine, plutôt,
pour la diversion ?
C’était le plan, en tout cas. À  moins qu’il ait changé entre-temps  ? La
fillette leva les yeux au ciel.
— Ben, pas grave, je recommencerai.
—  Ça te fait mal quand tu crées des illusions  ? demanda soudain Alice,
curieuse de savoir.
— Non. Enfin… parfois, ça me chauffe dans la tête. Et je saigne un peu,
admit Kali qui se passa alors la main sous le nez, comme pour l’essuyer.
— Tu saignes ?
Bien décidée à la soigner si elle était blessée, Alice fondit sur l’enfant, força
la barrière de ses petits bras qui la repoussaient et lui attrapa la mâchoire pour
lui examiner les narines de plus près. Kali n’était pas près de se libérer d’une
prise testée sur des dizaines de frères et de cousins remuants  ! Ce qui ne
l’empêchait pas d’essayer.
— Mais je ne suis pas en train de le faire, là ! pesta-t-elle. Et puis, de toute
façon, c’est le prix à payer.
— Comment ça ?
— C’est papa qui le dit, bougonna la fillette après qu’Alice l’eut finalement
lâchée. Le prix des ’lusions.
— Le prix à payer… répéta Alice, ébahie, avant de se rappeler qui des deux
était l’adulte. Mais tu n’es qu’une gamine ! Tu ne devrais rien avoir à payer !
— C’est toi la gamine ! riposta la petite. Tu ne comprends rien. Tu es juste
normale !
— Kali, regarde-moi. (Alice posa une main sur son bras et ne la bougea pas
d’un pouce, même quand la fillette essaya de se dégager.) Je comprends très
bien. Et, non, je ne suis pas normale. Les médecins du labo me branchent à des
machines, qui me font mal… Cette souffrance, c’est le prix que je paie, moi,
pour voir ce que je vois.
— Et tu vois quoi ?
Kali avait beau être à présent tout ouïe, hors de question de lui parler de
monstres et de petites filles maltraitées.
— Toi, tu fabriques des illusions, des images qui ne sont pas vraiment là,
pas vrai ? répondit Alice. Eh bien, moi, je vois des choses qui ne se passent pas
ici et maintenant, mais qui sont quand même vraies. Tu crées des illusions et
moi, j’ai des visions.
— Oh, souffla la fillette en la dévisageant, des étoiles dans les yeux. Alors
tu es comme moi  ! J’ai une amie comme moi  ! Ken et Gloria aussi, ils sont
comme moi ?
— Non, admit Alice avec un pincement au cœur. Mais on va tous t’aider.
Terry ne t’abandonnera jamais ici.
— Mais c’est toi que j’aime ! Toutes les deux, on pourrait dire qu’on serait
des tigres !
Savoir que Brenner faisait sans doute du mal à une enfant avait beau lui
embraser le cœur d’une haine jamais ressentie auparavant, Alice éclata de rire
face à la grimace et au rugissement soi-disant terrifiants de Kali.
—  D’accord, on est des tigres, fit-elle avant de lui donner une petite
pichenette sur le ventre. Mais pour l’instant, tu ne crois pas que tu devrais
retourner d’où tu viens ?
La fillette lui attrapa les doigts et les serra très fort.
—  Si, j’y vais. Papa ne doit pas me découvrir ici, tu pourrais avoir des
ennuis, dit-elle avant de la lâcher et de se diriger vers la sortie avec un geste de
la main en guise d’au revoir.
Alice suivit ce bout de chou haut comme trois pommes pour lui ouvrir la
porte, mais la petite la devança et se débrouilla toute seule – comme elle l’avait
probablement fait à l’aller.
— Pas besoin d’aide, fanfaronna Kali dans l’entrebâillement. Je suis forte !
— Je vois ça, lança Alice, qui appréciait les filles au caractère bien trempé.
— Et moi, je te vois la semaine prochaine. J’ai un calendrier, tu sais.
Sur cette déclaration, le battant se referma. Aussi déroutant que charmant,
l’ouragan Kali s’était éclipsé.
6.
— Où étais-tu passée ?
Posté devant la chambre de Huit, entouré d’agents de sécurité et de
membres du personnel, Brenner alpagua la fillette dès qu’elle apparut au bout
du couloir.
— Ce n’est pas tes affaires, je fais ce que je veux, d’abord ! répliqua-t-elle,
butée, le menton relevé.
—  Laissez-nous un instant, lâcha-t-il en accompagnant son ordre d’un
geste de la main.
Tous les employés reculèrent aussitôt de plusieurs pas, non sans fixer la
petite de leurs yeux ronds, pratiquement bouche bée. « Comment réagir avec
professionnalisme en cas de crise ? » Ce serait le thème de la prochaine leçon
que leur supérieur leur dispenserait. Que faire, par exemple, quand une gamine
parvenait à quitter son aile sécurisée, se payant ainsi la tête de toute une équipe
– et ce, pour la deuxième fois ?
Bien placé pour savoir que Huit n’avait pas filé voir Terry, Brenner avait
craint le pire  : qu’elle ait réussi à s’échapper, d’une manière ou d’une autre.
Avec des pouvoirs comme les siens, il paraissait évident qu’un jour, elle
essaierait, voire qu’elle réussirait… Raison pour laquelle, dans l’espoir
d’éteindre en elle le désir même de s’y risquer, le médecin s’appliquait, entre
autres, à faire preuve de gentillesse à son égard. Ne lui ayant pas rendu visite
depuis plusieurs jours, il avait eu peur qu’elle n’ait fugué pour se venger.
Mais non, Huit n’était jamais partie. Elle réclamait juste son attention, rien
de plus, et Brenner laissa enfin libre cours à son soulagement. Une émotion si
rare valait bien qu’il s’y abandonne.
Ils n’étaient pas encore arrivés au moment décisif où Huit userait de ses
facultés contre lui. Elle n’avait que cinq  ans et pas assez de jugeote pour ne
serait-ce que penser à s’échapper. Les protocoles qu’avait établis le médecin
visaient justement à ce qu’il en reste ainsi le plus longtemps possible, et ils
venaient une fois de plus de prouver leur efficacité.
— Alors ? reprit-il face au silence de la fillette. Où étais-tu ? Je sais que tu
n’es pas allée voir ton amie : j’étais avec elle quand l’alerte a été donnée.
— Je me cachais, dit-elle, ses iris bruns telles deux sphères d’innocence.
— Où ça ?
—  Pas loin, fit-elle en haussant les épaules, geste qu’elle maîtrisait à la
perfection. J’avais envie de te voir. Je pensais que tu serais content…
— Tu ne croyais tout de même pas que je serais ravi de devoir te chercher
partout ?
— Pff, tu n’as même pas essayé de me trouver.
Refusant toujours de baisser les yeux, Huit avait riposté du tac au tac. Un
peu plus loin, dans le dos du médecin, quelqu’un lâcha un hoquet de stupeur.
S’il trouvait l’incapable qui épiait leur conversation, le renvoi serait immédiat.
Mais avant, pour faire bonne mesure, il souleva la petite et la prit dans ses bras.
—  Évidemment que non, répondit-il. Et tu sais pourquoi  ? Parce que
j’étais sûr que tu reviendrais. Bon, qu’est-ce que tu dirais d’une glace à la
cafétéria ?
Le réfectoire gardait toujours à disposition un stock de crèmes glacées  :
avec leurs plaisirs simples et leur mémoire courte, les enfants se révélaient les
créatures les plus faciles à soudoyer au monde. Huit recevrait sa punition, bien
sûr – une punition dont elle se souviendrait –, mais plus tard, quand il n’aurait
plus d’auditoire.
— Est-ce qu’on est amis ? lui demanda soudain la fillette d’un ton hésitant.
Face à cette question, différente de celle à laquelle elle l’avait habitué, le
médecin se trouva pris au dépourvu. Huit s’était sans doute mal exprimée. Il
répondit donc à la question qu’elle n’avait pas posée.
— Tu auras un ami, j’y travaille. Promis, c’est pour bientôt. (Elle ne cessa
pas pour autant de le défier du regard.) Mais avant toute chose, allons te
chercher cette glace !
— D’accord, papa.
Vu la façon dont il clignait des paupières, son sujet dormirait avant même
qu’ils n’atteignent la cafétéria. Brenner prit la résolution de se montrer plus
rigoureux à l’avenir et de lui rendre visite tous les jours, même ceux où il ne la
ferait pas s’exercer…
Il s’occuperait lui-même de son châtiment. Ensuite seulement, peut-être
serait-elle autorisée à passer le voir dans son bureau. Seul problème : il n’avait
conservé aucun de ses dessins. Il garderait donc précieusement les prochains,
histoire de la garder, elle, là où il en avait besoin – autrement dit, à disposition.
7.
Trois semaines avaient passé, février touchait à sa fin. Pendant les quelques
séances précédentes, Terry avait attendu Kali dans le néant, en vain. Si
seulement elle avait profité de la dernière fois que la petite était venue la voir
pour aller fouiller le bureau de Brenner  ! Mais depuis, le médecin ne l’avait
plus laissée seule et aucune grosse diversion ne s’était présentée. Résultat, s’ils
s’étaient retrouvés tous les quatre sous le ciel d’azur, en ce samedi
anormalement doux pour la saison, ce n’était malheureusement pas pour
planifier l’étape suivante, mais juste pour faire plaisir à Alice et honneur à la
« chouette surprise » qu’elle leur avait promis.
Plus bas encore de châssis, plus tape-à-l’œil et d’un rouge plus incendiaire,
le coupé sport devant lequel ils se trouvaient ressemblait un peu à celui de la
garagiste.
— C’est la tienne ? s’étonna Terry en scrutant les touches de peinture dorée
qui formaient comme des ailes de chaque côté du pare-brise. Tu es sûre qu’on
va tous rentrer ?
— Non. Et oui, princesse, on va tous rentrer, répondit Alice, les yeux au
ciel. Même si, c’est sûr, ceux qui seront à l’arrière n’auront pas beaucoup de
place pour leurs jambes.
Son expression contrite visait clairement Ken et Gloria.
— Terry va devant, confirma cette dernière. C’est sa sortie.
—  Terry n’est pas particulièrement fan des voitures, leur rappela
l’intéressée.
Remarque qui lui valut une nouvelle mimique blasée de la part d’Alice.
— C’est une Firebird ! Qui ne les aime pas, à part les communistes ? Bon,
et maintenant, direction Speedway : mon oncle nous a obtenu des places pour
qu’on puisse assister à un entraînement.
Génial, dis donc… Enclavée au cœur de la capitale de l’État – à une heure
de route  !  – la petite ville de Speedway abritait le circuit automobile qui
accueillait les fameux 500  miles d’Indianapolis. Le père de Terry regardait la
course chaque année. Bon d’accord, se dit-elle en le revoyant devant la télé.
J’arrête de me comporter comme une peste…
— Elle est à qui alors, cette voiture ? À ton oncle ? fit Ken.
— Tu ne voulais pas t’acheter ta propre Firebird, d’ailleurs, intervint Terry,
qui venait de se remémorer l’une des premières confidences de leur amie. Il te
reste encore beaucoup à économiser ?
— Finalement, j’ai décidé de garder mon argent pour le moment, juste au
cas où.
Plutôt que de taper dedans et de s’attirer les foudres d’Alice, Ken approcha
délicatement du pneu avant le bout de sa vieille Converse blanche.
— Speedway… Ça en fait du trajet, dis donc ! Dommage que la weed ne
me fasse aucun effet.
— Ah non, interdiction de fumer dans cette voiture ! Elle est pratiquement
neuve, et en plus, elle ne m’appartient pas. C’est un emprunt. En échange, je
dois la laver toutes les semaines pendant trois mois.
—  Je me trompe ou tu t’es volontairement proposée pour le faire, juste
pour pouvoir la conduire ? demanda Gloria en haussant un sourcil amusé.
Alice sembla soudain captivée par le bleu éclatant du ciel tacheté de nuages
moutonneux. Touché !
Aussi sympa que soit la surprise, Terry n’aurait pas dit non à une petite
sieste, plongée qu’elle était dans ses pensées. Quand la garagiste lui avait
raconté sa rencontre avec Kali trois  semaines auparavant, son amie en était
venue à penser que Brenner avait dû découvrir l’absence de la fillette et que
c’était pour cette raison qu’elle ne lui apparaissait plus. L’étudiante espérait
qu’il ne lui était rien arrivé.
Et puis, il y avait eu ce coup de fil, la veille. Andrew avait été convoqué et
s’apprêtait à commencer l’entraînement. Il  viendrait lui faire ses adieux
deux jours plus tard. Moins de deux jours, même. Quarante heures seulement
la séparaient du moment où elle dirait au revoir à celui qu’elle aimait et
commencerait à prier pour qu’il revienne.
Les murs autour d’elle se rapprochaient inexorablement, sans qu’elle puisse
rien faire pour les en empêcher. Jamais elle n’avait éprouvé un tel sentiment
d’impuissance auparavant : une battante, voilà ce qu’elle était. Ce que son père
avait souhaité qu’elle devienne. Ce que sa mère avait fini par accepter de
mauvaise grâce. Quant à Becky… Jamais sa sœur n’approuverait quoi que ce
soit de toute cette histoire. Mais il était bien trop tard pour reculer.
—  Allez  ! s’écria soudain Alice en lui agitant un doigt sous le nez. On
efface cette mine renfrognée, on essaie de sourire et on embarque !
— À vos ordres…
Et faisant signe à la mécanicienne de bien regarder ses yeux, Terry les leva
au ciel avant de plaquer sur ses lèvres un sourire de foldingue. Chacun s’installa
ensuite comme il le put sur les sièges étroits et Terry essaya de trouver une
position confortable. Sans succès. Le cuir couinait sous ses fesses.
— J’ai l’impression d’être un clown, commenta Gloria.
— Je t’interdis de comparer cette divine mécanique, que dis-je, cette œuvre
d’art automobile, à un véhicule de guignol ! (La garagiste mit le contact et dut
s’époumoner pour couvrir le rugissement du moteur.) Écoutez-moi cette
symphonie !
— Mouais. Bruyant.
Terry avait beau ronchonner, elle voulait bien reconnaître que la voiture
sentait bon. Une odeur de neuf.
— Et tu n’as encore rien entendu ! s’écria Alice, qui embraya brusquement
et enchaîna avec une marche arrière bien trop rapide au goût de son amie.
Leur conductrice n’ayant clairement aucun problème avec la vitesse, le reste
du voyage suivit la même cadence, si bien que Terry passa les vingt premières
minutes à craindre qu’ils ne récoltent une amende. Mais Alice affichait un
immense sourire derrière son volant, le bolide, vitres entrouvertes, avalait les
kilomètres et dépassait sans difficulté toutes les autres voitures sur
l’autoroute… Bref, d’accord, puisqu’il le fallait, Terry devait avouer qu’au bout
d’un moment, elle se surprit à apprécier la balade.
Et même si, dès qu’elle s’en rendit compte, la culpabilité revint à la charge,
la jeune fille la refoula. Personne n’avait à se sentir coupable d’être en vie.
D’être heureux. De faire comme si les pires horreurs du monde n’existaient
pas, pour peu qu’elles cessent un instant de pleuvoir. Du moment qu’on ne
faisait pas semblant pour toujours…
Elle tendit la main, tapota doucement le volant, et quand elle eut
l’attention d’Alice, articula un « merci » silencieux.
— De rien ! lui cria son amie.
Le sourire de la mécanicienne s’était encore élargi et Terry percevait les rires
de Ken et de Gloria derrière elle, douce mélodie à ses oreilles. Ces
trois personnes dans cette voiture, elle était prête à tout pour les protéger.
À tout.
1.
la seconde où elle entra dans la salle à manger, Gloria sut qu’il se tramait
À quelque chose.
Tout d’abord, patientait sur la table son plat préféré –  une salade sucrée-
salée garnie de morceaux de canneberge, de fruits en gelée et de
marshmallows  –, que sa mère réservait généralement pour Thanksgiving et
certainement pas pour un banal soir de semaine.
De plus, trônait près de son assiette une pile de comics tout neufs. Or son
père les lui rapportait très rarement à la maison : il préférait qu’elle vienne les
chercher au magasin, où elle pouvait passer sa sélection au crible et s’assurer
ainsi qu’il commandait ce qui se vendrait. Elle avait l’œil – la seule série qu’elle
adorait mais qui ne marchait pas fort, c’étaient les X-Men.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta-t-elle. Mamie va bien ?
—  Elle est en pleine forme, répondit sa mère depuis sa chaise. Viens
t’asseoir.
— On a reçu un coup de fil, enchaîna son père. L’université tient vraiment
à te garder  : on te propose carrément une bourse, et le responsable de
l’expérience à laquelle tu participes vient même dîner ce soir. Il ne devrait pas
tarder à arriver. Apparemment, il te trouve impressionnante.
Brenner ? Dîner avec ses parents après avoir envoyé Terry cacher un micro
dans leur téléphone ? Et dire que Gloria avait commencé à croire que quitter le
laboratoire se révélerait peut-être moins compliqué qu’escompté ! Quoi qu’elle
ait pu imaginer au départ, cependant, elle n’aurait jamais pensé que le médecin
attaquerait sur un plan aussi… personnel !
— Je reviens tout de suite, annonça-t-elle en récupérant ses magazines. Je
monte juste mes affaires dans ma chambre.
— Dis plutôt que tu ne veux pas que M. Brenner découvre ta passion pour
les super-héros, la taquina son père avec un clin d’œil.
— Pas faux.
Elle sortit de la salle à manger et venait de s’arrêter dans le couloir pour
essayer de se calmer quand on frappa à la porte.
— Ma chérie, tu vas ouvrir ? lui lança sa mère.
Elle n’avait aucune envie d’obéir, mais en dépit des apparences, ce n’était
pas une question. Gloria prit le temps de dissimuler son précieux chargement
sous un journal, de lisser sa jupe et d’affecter une expression accueillante.
Ensuite seulement, elle tourna la poignée.
— Alice ?
—  Désolée de débarquer à l’improviste, s’excusa aussitôt son amie. Je
n’avais que le numéro de la boutique et comme on m’a dit que vous étiez déjà
partis…
—  Pas de problème, l’interrompit Gloria en l’entraînant à l’intérieur.
À part que je viens d’apprendre que Brenner venait dîner. (La sidération sur le
visage d’Alice traduisait parfaitement son propre sentiment.) Mon petit test
pour savoir jusqu’où il irait pour nous garder au labo s’est retourné contre moi,
on dirait. Et il vaudrait mieux qu’il ne te trouve pas ici. Qu’est-ce que tu fais là,
d’ailleurs ?
—  Il fallait que je te parle d’un truc. Mais tu as raison, je ferais bien de
filer.
— Oh non, trop tard… Il est là.
De l’autre côté du verre dépoli de la porte venait de se profiler une ombre,
suivie bientôt de quelques coups sur le panneau.
— Maman ! Tu peux ajouter un couvert ? Mon amie Alice va rester manger
aussi.
La mère de Gloria passa la tête dans le couloir.
—  Bien sûr, répondit-elle après avoir détaillé du regard l’accoutrement
relâché de la garagiste.
« Bien sûr. » Comme si elle n’avait rien contre le fait qu’une femme porte
un pantalon un soir de fête ! Gloria avait beau adorer ses parents, elle détestait
qu’ils aient mis les petits plats dans les grands pour Brenner.
On frappa de nouveau. Elle plaqua sur son visage le sourire le plus résolu
possible. Plus le choix, il fallait ouvrir.
—  Bonsoir, docteur. Et bienvenue dans notre humble demeure. Vous
connaissez déjà Alice, bien sûr. Elle est venue…
Elle n’avait pas réfléchi à la fin de sa phrase. Heureusement, la
mécanicienne vola à son secours.
— Dîner, comme vous. À ce qu’il paraît, Mme Flowers est un vrai cordon-
bleu. Et puis, cette demeure n’est pas si humble que ça. C’est une très jolie
maison, quoi, se dépêcha-t-elle de préciser quand elle vit l’air perplexe de
Gloria.
Qui, en toute autre circonstance, aurait explosé de rire.
— Deux sujets d’étude prometteurs pour le prix d’un, commenta Brenner.
Quelle charmante surprise.
— Par ici, je vous prie.
La jeune fille passa un bras sous celui d’Alice pour que celle-ci n’ait pas à la
suivre en compagnie du médecin, puis elle conduisit ses convives dans la salle à
manger. Son père se leva pour échanger la poignée de main d’usage avec le
nouveau venu –  amicale et virile, assortie d’une tape dans le dos. Sa mère
réapparut un instant plus tard.
—  Nous sommes ravis de vous recevoir, docteur, lança-t-elle tout en
disposant sur la nappe le couvert d’Alice.
L’intéressé hocha la tête comme si cela allait de soi, sans même prendre la
peine de lui demander son nom –  pas étonnant, vu le personnage. Une fois
tout le monde attablé, le maître de maison attendit à peine qu’ils aient
commencé à se servir pour se lancer dans le vif du sujet.
— Alors, dites-nous un peu tout le bien que vous pensez de notre fille.
— Pour tout vous avouer, je suis on ne peut plus soulagé de savoir que la
Californie ne nous l’enlèvera pas, répondit Brenner en ne s’adressant qu’à lui.
J’ai quelques amis au sein de l’établissement en question, que j’ai convaincus
de nous laisser la garder.
À ces mots, Alice manqua de s’étouffer. Gloria, elle, attrapa la salade et en
garnit son assiette d’une énorme portion.
— Prends un peu de poulet avec, ma glorieuse, lui conseilla sa mère. Et toi
aussi, Alice.
—  Mais je suis curieux de savoir ce qui vous a poussée à vouloir partir,
Gloria, reprit le médecin.
À présent, c’était elle qu’il fixait.
— Je ne faisais qu’explorer une opportunité.
—  Je vous garantis que vous ne trouverez pas de laboratoire plus
performant que le mien.
Sur ce, il commença à expliquer en long, en large et en travers quel
prestigieux érudit il était –  un baratin en réalité dénué de toute information
concrète que Gloria n’écoutait déjà plus. J’aurais tant aimé qu’on puisse tous s’en
sortir. Je voulais juste vérifier qu’il n’existait pas un moyen très simple de le faire,
avant que…
Avant qu’il ne soit trop tard. Ne leur restait plus à présent comme solution
qu’à retourner fouiller le bureau de Brenner à la recherche de preuves – plan
déjà en cours, même si sa mise à exécution tardait. Ça faisait un moment que
Terry n’en avait plus reparlé, au moins depuis Speedway. Quelle fascinante
journée, d’ailleurs  ! Gloria avait demandé à Alice de lui servir de guide et de
tout lui expliquer, non seulement du circuit, mais aussi du mécanisme des
quelques rares voitures de course sur la piste cette après-midi-là. Une
« chouette surprise », vraiment. Leur amie n’avait pas menti.
Le retour au labo s’était révélé d’autant moins chouette en comparaison.
Passée maîtresse dans l’art d’éviter de prendre son acide – ou du moins, de ne
pas ingérer la totalité de sa dose –, Gloria coinçait son buvard dans sa joue avec
son chewing-gum, puis recrachait le tout dans sa paume dès que Green avait le
dos tourné. Histoire de ne pas s’ennuyer, elle faisait quand même semblant de
planer un peu de temps en temps, et continuait de se plier aux
interrogatoires… Bref, ce n’était pas de la science, c’était une mascarade !
Même ce qu’on fait dans votre dos est plus scientifique que vos combines. La
machine à électrochocs qu’Alice avait fabriquée elle-même, par exemple. Gloria
n’avait jamais eu aussi peur de sa vie que cette nuit-là. Avant d’envoyer à leur
camarade ses deux décharges, les pires scénarios catastrophes lui étaient passés
par la tête. Et si les choses tournaient mal ? Et si Alice ne tenait pas le coup ?
Jamais personne ne croirait que la mécanicienne s’était portée volontaire pour
une telle expérience. Personne ne croirait d’ailleurs qu’une fille comme elle, qui
n’avait probablement même pas passé son bac, avait pu élaborer un engin
pareil. Alors que la petite Flowers, mêlée à cette étrange affaire de jeune femme
torturée au fond des bois ? Accompagnée d’un homme non marié, en plus ! Les
commères préféreraient largement ce genre de scandale. Si Gloria craignait,
comme ses amis, de se faire attraper par les gardes du labo, ses préoccupations
ce soir-là allaient bien au-delà. Certaines vies se trouvaient tellement plus
faciles à ruiner que d’autres…
— Il n’y aura jamais de justice, n’est-ce pas ?
De retour dans la salle à manger, elle venait d’interrompre Brenner au beau
milieu de son discours sur l’importance de son œuvre.
— En effet, répondit le médecin. Le monde est injuste.
Sur le front du père de Gloria, les rides se creusèrent  : il étudiait la
question.
— Entre ces murs, dit-il enfin, tout se déroulera toujours de la manière la
plus juste possible. Mais il n’en va malheureusement pas de même à l’extérieur,
le Dr Brenner a raison.
Sa simple présence en était d’ailleurs la preuve…
— Malgré tout, intervint la mère de Gloria en reprenant sa fourchette, je
suis heureuse de constater que notre invité, lui, vous apprécie à votre juste
valeur, toutes les deux.
Sa fille reprit une bouchée de salade en silence. Tout plutôt que d’alarmer
ses parents dont le seul tort avait été de vouloir l’aider.
 
Tel un serpent venimeux infiltré dans la maison, Brenner poussa le vice
jusqu’à accepter un digestif avec son père, mais il finit enfin par prendre congé.
Soulagée qu’Alice soit restée jusqu’au bout –  endurer cette soirée seule
aurait été un véritable calvaire  –, Gloria n’avait pas non plus oublié la raison
première de cette visite inopinée. Elle prévint donc ses parents qu’elle
raccompagnait son amie et sortit avec elle sous l’auvent du perron. Une fine
bruine de mars s’était mise à tomber. Avant toute chose, elle inspecta la rue.
Pas de véhicule inconnu en vue.
— C’est bon, il est vraiment parti. Alors, qu’est-ce qu’il y a ? Je veux dire,
de quoi tu voulais me parler ? Je suis désolée que tu aies dû supporter ce sale
type en dehors du labo.
— Il ne nous lâchera jamais, pas vrai ?
— Terry te dirait qu’on va l’y obliger.
— C’est d’elle que je voulais discuter… Je l’ai vue dans l’avenir et… autant
dire que ce qui lui arrive n’a rien d’une bonne nouvelle. Je ne sais pas quoi
faire. Je ne sais pas si je dois la prévenir ou non.
Gloria ne voulait plus entendre aucun de ces horribles secrets. Mais parfois,
c’était ce qu’impliquait le fait d’avoir des amis.
— Je t’écoute, finit-elle par souffler.
2.
Face au petit miroir de sa chambre universitaire, Terry vérifia son chemisier
pour la énième fois. La veille, elle s’était baladée avec son haut à manches
bouffantes à l’envers jusqu’au déjeuner  ! Quand un inconnu avait finalement
eu la gentillesse de lui signaler discrètement l’étiquette qui saillait de son col,
elle s’était précipitée dans les toilettes les plus proches pour y remédier. Mais les
marques de déodorant ainsi révélées sur l’endroit du vêtement l’avaient encore
embarrassée plusieurs heures avant qu’elle puisse enfin courir se changer à la
résidence.
Ce matin-là, cependant, ouf ! tout allait bien côté tenue. Elle avait choisi
une blouse au joli motif cachemire dont Andrew lui avait dit un jour qu’il la
transformait en œuvre d’art, assortie d’une jupe – un peu trop serrée, d’ailleurs.
Ces derniers temps, elle mourait de faim en permanence et bien qu’elle n’ait
bizarrement pas pris un gramme, elle avait l’impression de ne plus être
proportionnée comme avant. Sans doute l’un des effets secondaires qu’avait
mentionnés Brenner. Pas question néanmoins de l’interroger à ce sujet.
Elle examina une fois de plus son maquillage et sa coiffure, puis jeta à
nouveau un coup d’œil par la fenêtre… C’était bien la première fois
qu’Andrew la rendait nerveuse. Alors même qu’il était probablement le seul
garçon pour qui elle ait jamais eu un faible – et certainement le seul qu’elle ait
jamais aimé –, elle s’était toujours sentie sereine en sa compagnie ou à l’idée de
le voir. Pas difficile, vu qu’il disait exactement ce qu’il pensait, et ce, avec une
telle franchise ! Même quand il changeait d’avis, il ne s’en cachait pas.
Lorsqu’elle vit la voiture vert émeraude s’engager sur le parking, Terry
fourra à la hâte ses affaires dans son grand sac – sans oublier son Polaroid – et
se rua dans le couloir… où elle freina des quatre fers. Avait-elle bien verrouillé
la chambre ? Oh, et puis tant pis ! Hors de question d’attendre l’ascenseur : elle
dévala les escaliers, atteignit les portes du hall au moment où Andrew s’en
approchait, fonça dessus pour les ouvrir en grand et se jeta dans ses bras.
— Mon cœur ! s’exclama-t-il en la rattrapant dans un éclat de rire. Et moi
qui m’inquiétais de savoir si tu serais contente de me voir !
Sans se lâcher, ils se mirent à se balancer d’avant en arrière. Va te planquer
au Canada. Ne pars pas. Reste avec moi, pour toujours.
— Tant de succès, faudrait pas que ça te monte à la tête. Je devrais peut-
être calmer mes ardeurs.
Elle ne desserra pas pour autant son étreinte.
— Oh non, c’est parfait comme ça.
— Je ne crois pas que je puisse faire autrement, de toute façon.
Juste pour pouvoir le regarder –  le regarder, vraiment  –, elle recula d’un
pas. Gêné par ses cheveux coupés ultracourts, presque rasés, il avait à son tour
l’air nerveux, timide et tendu. Fini les parenthèses, d’accord. Mais ça ne le
rendait pas moins dangereux aux yeux de Terry. Pas quand il détenait son cœur
en otage.
—  Pas mal, dit-elle en lui effleurant le crâne, le duvet tout doux sous sa
paume. J’aime vraiment beaucoup. Et puis, cette sensation apaisante et
relaxante…
— Arrête, j’ai l’impression d’être un morceau de viande.
Il avait beau dire, il souriait et elle le sentit se détendre.
— À ce propos… fit Terry en haussant un sourcil évocateur. Tu crois qu’on
pourrait se trouver un endroit tranquille ?
— Dave nous a laissé l’appart. Il revient prendre une bière vers 17 heures.
— Parfait, c’est parti, alors ! lança-t-elle avant de lui attraper la main pour
l’entraîner derrière elle. Pas de temps à perdre !
—  Toi qui as mis ton haut préféré, ce serait quand même dommage de
l’enlever !
—  C’est ton haut préféré à toi, je te signale, rétorqua-t-elle avec un clin
d’œil. C’est même pour ça que je le porte.
— Oh, alors dans ce cas…
Rien encore au sujet de son départ imminent. Inutile d’en parler pour le
moment. Entre eux, sur le point de tout gâcher, planait de toute manière
l’inéluctable.
 
Pelotonnée contre Andrew lové dans son dos, Terry profitait de ce que tout
lui semblait normal. Enfin, presque. La literie de Dave avait beau avoir été
changée et sentir bon la lessive, son satin bordeaux n’avait rien à voir avec les
doux draps en coton d’Andrew.
Mais dans l’ex-chambre du futur soldat logeait désormais Michael, le
dernier de leur trio d’intervention masqué. Michael, qui, à l’instar de Dave, ne
se retrouverait pas au Viêt  Nam une semaine plus tard. Tous les deux
continuaient de bénéficier de leur report d’incorporation grâce à l’université, et
de toute façon, aucun ne risquait vraiment d’être appelé –  leurs dates de
naissance respectives faisaient partie des dernières à avoir été tirées.
Quelle injustice…
Des draps différents, une chambre différente… Oui, tout avait changé, en
fin de compte. Sauf Andrew et Terry. Et encore, même entre eux, ce n’était déjà
plus tout à fait pareil.
— Terry ?
Elle se raidit instantanément. Il l’appelait presque toujours « mon cœur ».
« Terry », c’était pour quand il parlait d’elle aux autres. Elle qui avait résolu de
lui simplifier la tâche, elle n’y parvenait pas. Elle se retourna pour le regarder
en face.
— Andrew ?
— Tu sais que je t’aime.
— Et tu sais que moi aussi je t’aime.
Vite, vite, mémoriser la courbe de ses cils, les angles de son visage redéfinis
par sa nouvelle coupe. Encore un peu de temps, juste un tout petit peu…
— Écoute, poursuivit-il, je veux que tu vives ta vie. Je ne veux pas devenir
une entrave, un boulet à ta cheville.
La déclaration ayant été lâchée d’un trait, Terry se douta qu’il avait dû se la
répéter à maintes reprises. Elle se redressa sur un coude.
—  Andrew  Rich, répliqua-t-elle comme si ses paroles ne l’avaient pas
ébranlée, ne vous avisez pas de me dire ce que je dois faire.
— Pas du tout, mais…
— Mais ?
Elle tiendrait bon. Cette conversation n’avait de toute façon déjà plus rien
de facile, ni pour lui, ni pour elle.
— Mais je crois que si je t’imagine en permanence à m’attendre, reprit-il,
je n’arriverai jamais à faire mon devoir le moment voulu. Je penserai tout le
temps à toi, et…
—  Parfait, le coupa-t-elle sans même comprendre ce dont il parlait. Tu
n’auras qu’à penser à moi, à ton retour, à notre avenir ensemble.
Il roula sur le dos et poussa un soupir.
— Je savais que tu réagirais comme ça.
— Comment tu voulais que je réagisse ? rétorqua-t-elle, les yeux rivés à un
poster des Who.
—  Aucune idée, lâcha-t-il avant de se cacher la figure sous les draps. Ne
m’écoute pas. J’essaie de donner le change et de te faire croire que je ne suis pas
en panique totale, sauf que c’est faux.
Honnête, sincère, c’était cet Andrew-là qu’elle connaissait – et avec qui elle
pouvait discuter. Elle tira doucement sur la couverture.
— Je comprends, Sam. Tu pars quand même pour la Montagne du Destin.
Personne ne sait ce qui va se passer là-bas.
—  Peut-être. N’empêche que je sais bien que ce n’est pas là-bas que se
trouve l’Ennemi.
Lorsqu’il osa enfin se tourner vers elle, elle hocha la tête.
— C’est vrai. On est tous conscients de ça. Mais accepter de partir ne fait
pas de toi quelqu’un de mauvais. Au contraire.
— Tu crois ?
Elle ne pleurerait pas. Elle se montrerait forte. Plus forte qu’elle ne pensait
pouvoir l’être, comme Ken le lui avait annoncé.
—  J’en suis certaine, répondit-elle d’une voix assurée. Et je refuse de te
laisser rompre avec moi, parce que tout ce qui t’arrive… c’est ma faute. Je ne
sais pas comment, mais Brenner a tout manigancé. Je ne voulais pas t’en parler,
mais…
— Comment ça ?
— Je viens de te le dire : c’est Brenner qui s’est arrangé pour t’envoyer au
Viêt Nam. À cause de moi.
— Ça n’a plus d’importance, maintenant, dit-il avant de rester silencieux
un instant, puis de déposer sur ses lèvres un baiser si léger qu’elle le sentit à
peine. Ce n’est pas ta faute. Qui sait s’il est vraiment derrière tout ça ? Ça a très
bien pu me tomber dessus sans lui.
Incapable d’émettre le moindre son, Terry se contenta d’acquiescer.
— Et puis, ce n’est pas vraiment une rupture, continua-t-il. C’est ta liberté.
Si une opportunité se présente, n’y renonce pas juste pour m’attendre. Ça ne
m’aiderait pas de savoir que je te retiens, ce n’est pas ce que je veux. On n’a
qu’à dire qu’on fait une pause… même si je t’aime toujours, que j’espère que je
reviendrai et qu’on sera de nouveau réunis.
Encore une fois, ce petit discours paraissait appris par cœur. Tu vas revenir
et on finira par être réunis. Pas besoin de pause. C’est ce que Terry aurait aimé
dire à Andrew si elle avait pu lui faire une telle promesse. Sauf qu’elle ignorait
ce que leur réservait l’avenir. Celui des militaires, personne ne se risquait à le
prédire. À moins de se voiler la face et prétendre ignorer ce qu’on aurait aimé
ne jamais y deviner, raison pour laquelle on n’en parlait pas. Terry soupira.
— Si tu as vraiment besoin de cette pause, alors d’accord.
Andrew relâcha sa respiration et se laissa retomber sur son oreiller,
clairement soulagé. Quand elle sauta du lit pour aller extirper son Polaroid de
son sac, il haussa les sourcils.
—  Monsieur a l’esprit mal tourné, dit-elle avec un sourire, mais non. Je
veux juste une photo souvenir de nous.
— Ah, d’accord ! Mais… il va nous falloir quelqu’un pour la prendre…
—  Non, répondit-elle en secouant la tête. Juste des bras assez longs. Tu
attrapes un côté de l’appareil, j’attrape l’autre, et je n’ai plus qu’à appuyer sur le
déclencheur. Il faut simplement le placer correctement.
Prendre des portraits de soi-même  : cette idée de génie venait en réalité
d’Alice, Terry n’y aurait jamais pensé. Un genou sur le lit, elle colla l’œil contre
le viseur – les cheveux courts allaient décidément très bien à Andrew –, puis,
une fois satisfaite de son cadrage, fit signe au jeune homme de maintenir le
Polaroid immobile. Sans le lâcher de son côté, elle se rassit sur le matelas où ils
se serrèrent l’un contre l’autre pour que leurs deux visages apparaissent sur la
photo.
— Souriez, vous êtes filmés ! lança-t-elle.
Et elle pressa le bouton. Lorsqu’elle s’avança pour récupérer l’image en
train de sortir de l’appareil, Andrew fit mine de le reposer, mais elle le força à
garder la position. Les pellicules pour Polaroid avaient beau coûter cher, il lui
fallait une deuxième photo. C’était important.
— Ça devrait faire partie de notre entraînement, ce truc ! se plaignit son
cher et tendre, comme si garder le bras tendu menaçait de l’achever.
— Une dernière ! lui promit-elle.
Posant les lèvres sur sa joue, elle sentit son sourire s’élargir pile au moment
où elle actionnait encore une fois le déclencheur. Nouveau bourdonnement,
nouvelle impression. Andrew put enfin laisser tomber l’appareil qui rebondit
doucement sur le lit et, blottis de nouveau l’un contre l’autre, ils attendirent
que leurs clichés se révèlent en les agitant.
Si seulement il avait existé une astuce qui permette à Terry de prendre une
photo de cet instant et de s’y réfugier, le temps que plus rien ne se mette en
travers de milliers de moments similaires…
 
Sur le trajet jusque chez elle, Andrew n’avait même pas allumé la radio. Il
était censé ne faire que la déposer pour ensuite retourner à son ancien
appartement partager cette dernière bière avec Dave, mais garé à présent sur le
parking, il n’avait pas l’air pressé de repartir. Il récupéra sa photo sur le tableau
de bord et contempla leurs deux grands sourires, Terry légèrement penchée en
avant afin d’atteindre le bouton de l’appareil.
— Merci pour ça, souffla-t-il.
— Merci à toi, mon cœur.
Elle pleurerait plus tard mais pas maintenant.
Reste ! Ne pars pas. J’aurais tellement de choses à te dire, mais je ne peux pas :
les sortir maintenant reviendrait à admettre que je ne te verrai plus jamais.
Andrew reposa le cliché et lui prit les mains.
—  Promets-moi que tout se passera bien pour toi. Écrabouille-moi cette
enflure de Brenner et veille sur ma frangine et les autres.
Même si sourire faillit lui arracher quelques larmes, elle s’y força.
— J’y travaille, juré.
— Tu vas y arriver, je le sais. À leur place, j’aurais une de ces trouilles face à
toi !
— Ouais. Sauf que toi, tu n’es pas un monstre.
Elle ne lui avait toujours pas dit toute la vérité au sujet de ceux d’Alice,
d’ailleurs, ni d’où – ou plutôt de quand – ils venaient. Le moment de parler de
l’avenir était mal choisi. Elle aborderait la question à son retour. Quand ils
auraient un futur devant eux.
—  Je ferais mieux d’y aller, souffla-t-il. Essaie d’éviter les monstres, si
possible. Et puis, de temps à autre, écris-moi.
— Tu m’enlèves les mots de la bouche.
Et sans savoir si c’était la dernière fois ou non, Terry l’embrassa.
3.
Pas assez stupide pour lui donner rendez-vous au restaurant de Terry, où
quelqu’un pourrait les reconnaître et la mettre au courant, Ken avait demandé
à Andrew de le retrouver dans l’une des buvettes du campus, celle où le café
s’avérait le moins mauvais. La serveuse avait d’ailleurs paru scandalisée qu’il
ajoute trois sucres au sien, mais bon, c’était lui qui allait le boire, pas elle.
Celui qu’il attendait se laissa tomber sur la banquette en face de lui et se
passa une main sur le crâne. Un geste que Ken connaissait bien  : la dernière
fois qu’il avait opté pour une coupe courte – des années auparavant –, lui non
plus n’arrêtait pas, dès qu’il stressait, de chercher des doigts ses mèches
disparues.
— Tu as intérêt à avoir raison, lâcha Andrew. Parce que c’était horrible.
—  Peut-être, mais elle va déjà assez en baver comme ça. Comme je te
disais, elle a l’air au bout du rouleau en ce moment, et ça pourrait tous nous
mettre en danger.
Ken aurait été incapable d’entrer dans les détails. À  vrai dire, dès qu’il
s’agissait de Terry, il se sentait complètement perdu. Il lui venait des certitudes
par vagues – comme celle que, jour après jour, son amie prenait des forces –,
mais rien de concret ni d’exhaustif. C’était frustrant, d’autant qu’il en venait à
douter d’avoir bien fait de conseiller à Andrew de se séparer d’elle.
— Si elle apprenait que l’idée venait de toi, je ne donnerais pas cher de ta
peau, lui fit justement remarquer l’intéressé.
— Je sais, soupira Ken. Je ne devrais pas influencer le cours d’événements
importants. Je crois que je t’en ai déjà parlé, mais ma mère me le répétait tout
le temps quand j’étais gosse.
Andrew fit un signe à la serveuse, qui s’approcha, chewing-gum à la
bouche.
— Qu’est-ce que je te sers ?
—  Hmm… j’hésite… Oh, et puis un milk-shake au chocolat, s’il vous
plaît. (La femme hocha la tête et s’en alla.) Autant en profiter, commenta-t-il
avant de poser les coudes sur la table. Pour ce qui est de l’influence qu’on a ou
pas… C’est fou comme elles peuvent paraître minuscules, hein ? Nos vies, je
veux dire. Après tout, c’est ce que le gouvernement veut nous faire comprendre
en nous envoyant nous faire massacrer, non ? Qu’aucun de nous ne vaut grand-
chose.
Ken n’était pas du tout d’accord. Et puis…
— Une fois au Viêt Nam, tu devrais éviter ce genre de discours.
— Oh, je suis à peu près sûr que je ne serai pas le seul de cet avis.
Les yeux fixés sur son interlocuteur, le médium éprouva alors une drôle de
sensation, comme un transfert : ça aurait tout aussi bien pu être lui sur le point
de partir à l’autre bout du monde. Ça restait d’ailleurs possible, pour peu que
la guerre ne soit pas terminée quand il aurait fini ses études. Et même si son
jour de naissance n’était sorti du bocal que tardivement du bocal, même s’il ne
risquait rien pour l’instant, il se demandait comment il le vivrait s’il devait un
jour rejoindre l’armée. Mal, sans doute. Ou relativement bien, mais seulement
à condition de ne pas se faire remarquer et de garder ses secrets pour lui.
Il  avait beau avoir l’habitude, il n’appréciait pas pour autant de devoir se
cacher.
—  On a tous de la valeur, déclara-t-il. On fait trop souvent l’erreur de
croire le contraire.
—  On dirait que tu parles d’expérience, répondit Andrew qui avait
commencé à pianoter sur la table. En ta qualité de médium. C’est vrai
d’ailleurs, cette histoire de pouvoir ?
Ken regarda quelques instants par la fenêtre, le temps de sentir s’il devait
répondre ou non. S’il pouvait se montrer honnête. Tu peux lui faire confiance,
comme tu fais confiance à Terry. Cette impression lui suffit.
— Dans ma famille, on a toujours cru à ce genre de trucs, donc, oui, mon
pouvoir me semble réel. Je ne peux pas t’en dire beaucoup plus. Ces
pressentiments, ces aperçus de ce qui pourrait se passer, je m’en dépatouille
depuis tout petit, expliqua-t-il avant de prendre une gorgée de son café, puis de
commencer à faire tourner nerveusement sa tasse sur sa soucoupe. Depuis tout
petit, je pensais aussi qu’au sein d’une même famille, on veillait
automatiquement les uns sur les autres. Mais je crois qu’en fait on décide qui
on souhaite protéger ou non.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
L’intérêt d’Andrew ne semblait pas feint. Les paumes moites, Ken s’essuya
les mains sur son jean. Il évoquait rarement ses proches. En temps normal, il
faisait même tout pour éviter le sujet.
— Du jour au lendemain, mes parents se sont mis à me traiter comme si je
ne valais rien, répondit-il malgré tout. Mes facultés de médium, ils
comprennent, donc ça va, mais il y a d’autres différences qu’ils n’ont jamais
réussi à accepter.
À la manière dont Andrew secoua la tête, Ken vit bien que son ami n’avait
pas encore tout à fait saisi.
— Je suis vraiment désolé, lui dit pourtant le jeune soldat. Les miens ont
beau avoir trouvé mes actions stupides, ils ne m’ont pas laissé tomber. Ça n’a
pas dû être facile pour toi.
—  Sur le coup, c’était dur, oui, admit le médium avec un sourire triste.
Mais moins maintenant. Enfin, tant que je n’y pense pas.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Personne ne comprenait qu’avoir son don ne signifiait pas avoir raison à
tous les coups. Ken n’avait pas toujours une longueur d’avance. Comme tout le
monde, il lui arrivait de se tromper, ou de ne rien voir venir et de risquer d’être
déçu par ceux qui l’entouraient. Ses parents ou, dans le cas présent, Andrew.
Mais bon, autant se montrer honnête jusqu’au bout…
—  J’ai avoué à mes parents que je sortais avec un garçon. On n’est plus
ensemble, mais je sais que je vais retomber amoureux un jour. D’un homme,
encore une fois. Je crois même que je dois le rencontrer à Hawkins.
— Alors ça ! lâcha Andrew, soudain mal à l’aise. Enfin, je ne m’étais jamais
douté que…
— J’imagine que je dois prendre ça comme un compliment.
—  Pardon, c’était nul comme réaction. On ne devrait pas avoir à choisir
entre sa famille et la personne qu’on aime, c’est tout ce que je voulais dire. Je
suis vraiment désolé pour toi… Attends, c’est pour ça que tu t’es présenté pour
l’expérience, alors ? Pour rencontrer l’heureux élu ?
Le sourire de son ami contamina Ken. La confiance, quand elle était payée
de retour, était vraiment le meilleur sentiment au monde.
— En partie, oui, reconnut-il. Mais aussi, comme je l’ai déjà dit aux filles,
parce que je sentais qu’on allait devenir importants les uns pour les autres. Je
savais qu’il fallait que je le fasse, point barre. Mais bon, si ça me permet aussi
de trouver l’homme de ma vie, tant mieux.
— Pas encore de prétendants, si je comprends bien ?
—  Ce n’est pas comme s’il y avait beaucoup de choix au labo… Mais
quand je le verrai, je saurai. Du moins je l’espère.
Immense, mousseuse et visiblement savoureuse, la boisson commandée par
Andrew arriva à ce moment-là.
— Eh, tu as déjà essayé de tremper des frites dans ton milk-shake ? lança
Ken.
— Hein ? C’est quoi cette hérésie ?
— Tss, tu ne sais pas ce que tu rates !
Il rappela la serveuse qui commençait déjà à s’éloigner, lui commanda une
barquette de frites et attendit qu’elle soit repartie à pas pressés avant de
reprendre.
— Et Terry, comment elle l’a pris ?
—  Disons qu’elle ne m’a pas beaucoup aidé, répondit son camarade avec
un demi-sourire.
— Sans blague…
—  Dis, Ken… Moi, je ne veux pas savoir, mais Terry… (L’air indécis,
Andrew mit quelques secondes à se lancer.) Est-ce que tout va bien se passer
pour elle ?
—  Je ne sais pas. Ni pour toi, ni pour elle. Si je suis venu te voir l’autre
jour, c’est juste parce que… j’ai senti que la suite s’avérerait peut-être plus facile
pour elle si vous vous sépariez jusqu’à ton retour. Impossible d’expliquer
pourquoi.
La serveuse revint avec les frites. Aussitôt, Andrew en attrapa une – qui, vu
sa grimace, devait être brûlante –, la plongea dans son milk-shake au chocolat
et l’enfourna.
— Hmm… Chaud et froid, salé et sucré : un vrai délice !
Ken piocha lui aussi dans la barquette.
— Je te promets que je ferai tout ce que je peux pour m’assurer que Terry
va bien. Ça te va, comme ça ?
— Non, reconnut son ami en poussant vers lui frites et milk-shake. Mais
pour citer les Rolling Stones : on ne peut pas toujours avoir ce qu’on veut dans
la vie…
You Can’t Always Get What You Want. Un titre plein de sagesse, sauf que le
problème résidait dans la suite de la chanson. Ken soupira.
— Parfois, on n’a même pas ce dont on aurait besoin.
4.
Pour étrange qu’il demeure, le monde paraissait soudain à Terry plus réel
qu’il ne l’avait été les quelques semaines précédentes. Même au labo. Avouer à
Andrew qu’elle se sentait responsable de son départ l’avait délestée d’une
culpabilité qu’elle n’avait pas réalisé traîner. Tel un somnambule après une
longue crise, elle avait l’impression de s’éveiller enfin. Dans le van, elle avait
d’ailleurs discrètement prévenu les autres de son intention d’essayer de
recontacter Kali. Ils n’avaient plus d’autre choix. Il ne restait qu’à espérer que la
petite réapparaisse enfin dans le néant.
Brenner entra dans la salle et déposa deux  gobelets sur la table à côté
d’elle : l’un rempli de cachets, l’autre de liquide.
— Des vitamines, annonça-t-il. Je vois bien que vous ne prenez pas celles
que je vous ai prescrites pour chez vous. Et ça, c’est de l’eau.
Elle se risqua à en goûter une petite gorgée – rien que de l’eau, en effet –
puis avala les gélules d’un seul coup.
— Non, c’est vrai, vos vitamines, je m’en passe. Mais il y a quelque chose
dans ce que vous me donnez ici qui dérègle complètement mon métabolisme.
Et mon poids.
— C’est votre copain qui vous en a fait la remarque ?
Techniquement, elle n’en avait plus, de copain. Elle avait survécu aux
adieux. Même si elle avait prié pour lui ce matin-là et qu’elle le referait le soir
venu, même si elle s’inquiétait en permanence, au moins n’éclatait-elle plus en
sanglots à la moindre chanson mièvre diffusée à la radio. Peut-être était-ce ce
que signifiait «  continuer à avancer  ». Elle ne s’en réjouissait pas mais c’était
toujours mieux que de vivre torturée dans l’attente d’une mauvaise nouvelle.
Ou que d’avoir caché la vérité à Andrew. Elle choisit en tout cas d’ignorer la
question de Brenner.
— Dites-moi pourquoi mon corps est tout détraqué comme ça.
Le médecin l’observa sans répondre, puis s’approcha. Lorsqu’il lui pressa le
stéthoscope sur la poitrine, Terry parvint miraculeusement à se retenir de
tressaillir. Même à travers sa blouse d’hôpital, la brûlure du métal froid lui
écorchait la peau. Brenner entreprit ensuite d’écouter son ventre.
—  Vous m’avez l’air ragaillardie. Plus en forme que vous ne l’étiez ces
derniers temps. Vous vous sentez mieux aujourd’hui  ? demanda-t-il,
inquisiteur.
— Plutôt, oui, admit-elle à contrecœur.
—  C’est la preuve que ce que je vous donne fonctionne, conclut-il d’un
ton qui indiquait clairement qu’il ne tolérerait pas la contradiction.
— Ou pas.
Brenner la dévisagea longuement.
—  Mademoiselle  Ives, si vous ne savez pas ce qui est bon pour vous,
alors…
Oh, ce qu’elle avait envie de riposter ! De lui ordonner de finir cette phrase
dont le début ressemblait fort à une menace…
Mais elle repensa à la manière dont il s’était pointé chez les Flowers. Encore
sous le choc quand elle le lui avait raconté, Gloria lui avait rapporté l’épisode
du dîner  : le médecin s’était mis ses parents dans la poche en deux  temps
trois mouvements. Tous les quatre, ils devaient se montrer prudents.
—  J’ai pris vos vitamines, non  ? répondit donc Terry. Vous m’avez bien
vue ?
— En effet. Maintenant, vous allez prendre ça.
Brenner lui tendait un petit buvard de LSD. Elle le récupéra, le posa sur sa
langue et, méprisant la présence du médecin, ferma les yeux en espérant qu’il la
laisserait tranquille. Adossée à sa chaise, elle entendit bien quelqu’un entrer
mais ne prit pas la peine de vérifier qui. L’aide-soignant, sans doute.
S’efforçant de se remémorer le moniteur cardiaque qui avait accompagné
son tout premier trip au labo, elle réussit à en faire affleurer dans son esprit la
ligne rouge –  un pic, un autre, une ligne plate. Et bientôt –  du moins lui
sembla-t-il  –, elle se retrouva au fond d’elle-même. À  ses pieds, les rides de
l’eau, autour d’elle, le néant. Forte et alerte, elle patienta.
Lorsque, bras croisés, Kali s’avança à grands pas dans les ténèbres, Terry
faillit tomber à genoux de soulagement.
— Je ne pouvais pas venir avant, s’excusa l’enfant. J’avais trop sommeil. Je
ne crois pas qu’on soit dans un rêve, je ne me retrouve jamais ici quand je dors.
— Tu étais malade ?
— Je ne sais pas trop, je ne me sentais pas bien en tout cas. Papa est venu
me voir tous les jours. J’espère qu’Alice n’est pas triste. Si je ne suis pas
retournée lui parler, c’est parce que j’ai promis d’être sage.
— Mais tu n’as pas dit à papa que tu l’avais rencontrée, si ?
Kali fit non de la tête. Ouf  ! Le cœur de Terry avait fait une embardée
qu’elle était malgré tout parvenue à contenir.
—  Tu penses que tu pourrais créer une nouvelle diversion sans que ça
t’attire des ennuis ?
—  Quelque chose qui forcerait papa à venir me voir, c’est ça  ? vérifia la
petite après avoir réfléchi un instant, la tête penchée sur le côté.
— Oui. Quoi que tu aies fait l’autre jour, ça a très bien marché. J’ai juste
besoin qu’on me laisse seule une bonne dizaine de minutes.
—  Le problème, c’est que l’autre jour, ça l’a énervé. Mais j’ai une autre
idée !
Et sur ces mots, la fillette se sauva. Terry, elle, s’en retourna à sa salle
d’examen où elle ouvrit les yeux.
—  Je crois que je vais m’allonger, lâcha-t-elle avant de faire semblant de
s’étirer et de bâiller. Je ne me sens pas si bien que ça, finalement.
Brenner se contenta d’un vague geste de la main en direction du lit de
camp. Si faire preuve de sarcasme sans prononcer un mot relevait du talent,
alors il était très doué. Mimant de son mieux l’épuisement, elle traîna les pieds
jusqu’au fin matelas et s’y écroula, couchée sur le flanc, le visage caché derrière
les bras. Au même moment, le haut-parleur se mit à grésiller au plafond.
«  Code Indigo, annonça une voix masculine, je répète  : code Indigo. Le
r
D  Brenner est demandé d’urgence aile G. »
Les traits soudain déformés par la rage, le corps tendu comme un arc,
l’intéressé se précipita vers la sortie et Terry se rassit sur le lit, déroutée  : vu
l’expression qu’il arborait, elle se faisait du souci pour Kali.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle innocemment.
— Rien qui vous regarde, cracha-t-il en faisant signe à l’aide-soignant de le
suivre.
Tandis que le haut-parleur réitérait son appel, elle les regarda s’éloigner par
la lucarne de la porte, puis, dès qu’ils furent hors de vue, balança son sac sur
une épaule. Bien décidée à ne pas gâcher les efforts de Kali, elle s’élança à son
tour vers l’aile G, sans se tromper une seule fois de chemin.
Le code de sécurité avait beau avoir changé, Alice l’avait à nouveau
mémorisé. Quand Terry testa la suite de chiffres sur la première des portes qui
la séparaient du bureau de Brenner, elle fonctionna parfaitement. À  peine
avait-elle poussé le panneau, cependant, qu’elle entendit des éclats de voix – où
perçait le ton autoritaire du directeur. Mais au lieu de l’attroupement qu’elle
aurait pensé apercevoir au bout du corridor qui menait à la chambre de la
fillette, elle se retrouva face à un mur de flammes. Le brasier semblait réel…
sauf que c’était impossible : il ne dégageait aucune chaleur.
Une illusion… La diversion de Kali !
Elle repartit à toutes jambes. Le moindre recoin du labo devait être équipé
de caméras. Avec un peu de chance, néanmoins, les agents de sécurité ne se
repassaient pas tous les enregistrements. Lorsque Terry se glissa enfin dans le
bureau de Brenner, elle s’accorda un répit triomphal, le temps d’une profonde
inspiration. Attention quand même à ne pas crier victoire trop tôt…
— Pas faux, murmura-t-elle.
Elle lâcha son sac sur une chaise pour en sortir son précieux appareil photo
noir et argent, qu’elle posa sur la table de travail. Et maintenant, les doss… Pas
si vite !
Il fallait d’abord qu’elle pose le cadre, qu’elle situe le contexte. Récupérant
son Polaroid, elle immortalisa la plaque qui trônait à l’avant du
bureau  :  «  Dr  Martin Brenner  ». Génie du mal, ajouta-t-elle pour elle-même.
L’appareil délivra son cliché avec un vrombissement qui résonna dans le silence
de la pièce. Pourvu que ce ne soit que dans ma tête, songea-t-elle. Elle reposa le
Polaroid sur le bureau avec la photo –  plus que sept avant la fin de la
pellicule –, puis se dirigea vers le meuble d’archivage.
Quelle idiote, j’aurais dû penser à regarder l’horloge avant de partir  ! se
morigéna-t-elle avant de faire coulisser le tiroir. Trop tard maintenant. Le plus
important était de retrouver les dossiers des enfants. Ceux intitulés «  Projet
Indigo ».
Bingo !
Elle se dépêcha de chercher celui de Kali –  008, cinq  ans  – pour en
survoler le contenu : un récapitulatif d’expériences et leurs conclusions.
Le cobaye manifeste des dons nécessitant qu’on l’isole  : la présence d’autres
individus pourrait l’affaiblir… réclame sa famille en permanence, insiste pour
qu’on l’appelle par son prénom… a cessé de demander sa mère… a maintenu une
illusion crédible pendant cinq  minutes, mais sans réussir à la contrôler. Potentiel
grandissant de jour en jour…
Elle sélectionna deux des pages du compte rendu et les photographia, l’une
après l’autre, le bourdonnement de l’appareil s’en allant de nouveau retentir
contre les murs. Elle vérifia ensuite que les chiffres sur les dossiers ne couraient
bien que jusqu’à 010 et pas 011, puis prit encore une photo du tiroir de
documents –  pour que les journalistes sachent où chercher, pour peu qu’elle
parvienne à en convaincre certains de venir enquêter.
Bon, et notre expérience à nous, alors ?
Choisissant un tiroir au hasard, elle le tira et tomba aussitôt sur des dossiers
étiquetés « Projet MK Ultra ». Est-ce que c’était ça ? Elle en ouvrit un, constata
qu’il s’agissait du sien et le mit de côté. C’est celui d’Alice qu’il me faut !
Elle fouilla donc le reste du tiroir jusqu’à tomber sur le nom
d’Alice Johnson. Il y avait là une unique feuille, qui ne faisait que consigner les
prises d’acide de la mécanicienne ainsi que les paramètres et les dates de ses
séances d’électrochocs. S’ensuivait un paragraphe de la main du Dr  Parks  :
Impossible d’évaluer si les électrochocs produisent des résultats ou traumatisent la
patiente… avait-elle écrit en introduction. Augmenter la puissance électrique
pour savoir si… Une ébauche de commentaire, laissée en marge par Brenner.
Terry prit la page en photo. Le dossier suivant comprenait une note de
service explorant la possibilité de faire séjourner les sujets de l’expérimentation
MK  Ultra au laboratoire. «  En attente d’approbation, à  étudier  », disait le
tampon qu’on y avait apposé.
Hors de question !
Il ne lui restait probablement plus beaucoup de temps, il fallait déguerpir.
Elle fourra les clichés et l’appareil dans son sac, qu’elle mit à l’épaule, puis
quitta la pièce en se répétant le mensonge qu’elle raconterait en prétendant
planer si jamais on l’attrapait : qu’elle avait suivi le directeur dans les couloirs
avant de se demander s’il n’était pas dans son bureau.
Mais dans les corridors, plus un bruit : le remue-ménage s’était calmé. Sans
que personne la remarque – ou du moins, sans que personne l’arrête –, Terry
parvint à rejoindre son point de départ avant le retour de Brenner.
Si son expédition l’avait affaiblie, elle se sentait toujours moins fatiguée que
durant les dernières semaines écoulées. Raison pour laquelle, après avoir hésité,
elle décida malgré tout de repartir vérifier que Kali allait bien. L’absence
prolongée du médecin ne présageait rien de bon et Terry craignait que la petite
ait des ennuis à cause d’elle.
Sa vision périphérique encombrée d’ombres à mesure que la paranoïa
l’envahissait, elle ressortit donc de sa salle d’examen. Là encore, personne pour
la surprendre. Pas une âme sur le trajet jusqu’à la chambre de la fillette…
Rien que Brenner, qui l’attendait devant la porte.
— Inutile de faire demi-tour Terry, je vous vois. J’imagine que vous vouliez
vous assurer qu’elle allait bien. Approchez, je suis sûr qu’elle sera enchantée de
votre visite.
Alarmée par un tel accueil, la jeune fille n’y réfléchit pas à deux fois avant
de tourner la poignée : il fallait qu’elle voie la petite.
— Kali ! Qu’est-ce que tu as ?
Allongée sur la couchette supérieure de son lit superposé, les draps serrés
dans ses poings, la blouse tellement trempée de sueur que Terry le voyait même
de là où elle se trouvait, la fillette pleurait toutes les larmes de son corps et eut
du mal à lui répondre à travers ses sanglots.
— Tu… tu veux bien prendre le lit du b… bas ?
Craintive, l’étudiante se retourna. Le médecin, qui l’avait suivie dans la
pièce, la dévisagea.
— Je n’y vois pas d’inconvénient.
Le bon sens de Terry lui criait pourtant l’inverse : maintenant qu’elle avait
ses preuves, il fallait fuir ! Abandonner sa protégée sans s’assurer d’abord qu’elle
ne risquait rien n’était toutefois pas une option. La jeune fille se coucha donc
sur le lit, les yeux fixés sur le matelas au-dessus d’elle et sur les lattes de bois qui
le soutenaient. Si seulement… si seulement elle avait pu se projeter dans le
néant pour pouvoir y parler à Kali en secret !
— Je lui ai dit, avoua alors la petite. Pour nos conversations.
Fini de jouer. Terry aurait bien aimé juger de la réaction de Brenner, mais
elle se retenait de le regarder. Elle ne lui ferait pas ce plaisir. Lorsqu’elle le sentit
se déplacer, cependant, son instinct la poussa à tourner la tête. Elle se releva en
un éclair.
De quoi avait-elle eu peur, au juste  ? Elle-même n’en savait trop rien. Il
s’était juste adossé contre le mur, la bouche étirée en un sourire narquois, bien
conscient d’avoir remporté cette manche-là. Terry s’approcha de Kali.
— Qu’est-ce que tu lui as raconté, au juste ?
Dans son esprit flottait le visage d’Alice. Si le médecin avait découvert que
son amie voyait dans l’avenir, plus rien ne pourrait l’arrêter…
— La vérité, répondit-il à la place de l’enfant. Elle m’a avoué que vous lui
aviez demandé de détourner mon attention.
— Elle vous a dit que je… que je… Je n’ai pas…
Le cœur battant soudain la chamade, paralysée de terreur, Terry ne
parvenait qu’à bredouiller. Bien qu’elle déteste se laisser intimider par cet
homme qui ne le méritait pas, comment aurait-elle pu faire autrement ? Kali
lui avait-elle révélé l’existence du néant ?
— On ne ment pas à papa, il découvre toujours tout, souffla la petite.
Mais dans le même temps, elle avait tourné la tête vers Terry et, à l’abri du
regard de Brenner, venait de porter à ses lèvres un index tremblotant, symbole
d’un secret bien gardé. Le médecin n’était donc au courant de rien !
—  Exactement, lança-t-il alors, tout sourire, en tapant dans ses mains
avant de se décoller du mur pour s’avancer lui aussi vers Kali. J’ai hâte de voir
ta prestation le mois prochain. Je m’en doutais mais l’incendie de tout à l’heure
le confirme : tes pouvoirs augmentent. Tout ça m’a l’air très prometteur.
Marrant, Terry n’aurait pas vraiment choisi ce terme.
— Qu’est-ce qui se passe le mois prochain ? demanda-t-elle, fière de réussir
à conserver une voix égale.
— Une surprise pour Kali. Et pour vous.
Elle ferma les yeux. Le salaud…
5.
Escortée par Brenner, Terry retrouva sa salle d’examen pour constater que
l’aide-soignant y avait étalé le contenu de son sac sur une table  : l’appareil
photo, les clichés du bureau… tout y était  ! Sans oublier l’énorme serviette
hygiénique qu’elle gardait toujours à portée de main ces temps-ci, assortie de la
ceinture destinée à la maintenir en place.
—  Vos menstruations sont-elles régulières  ? lui demanda d’emblée le
médecin.
—  Avant d’en venir à ce genre de questions, on invite au moins la
demoiselle à dîner, cracha-t-elle, les joues en feu face à l’impudence de la
demande… et du sujet en soi.
— Alors ?
— Pas que ce soit vraiment vos oignons, mais oui.
—  Je me préoccupe juste des effets secondaires inhérents à votre
traitement. Tous les mois ?
Sans cesser de la sonder du regard, il attendit.
— À vrai dire, non, finit-elle par lâcher en rougissant de plus belle. Ça va
et ça vient en permanence, d’où la serviette que je trimballe partout. Les
saignements entre les règles, ça arrive à plein de femmes, surtout quand on est
stressées. Ça vous intéresse ? Non, parce que je pourrais vous parler du mal de
ventre pendant des heures.
Elle aurait voulu réussir à le mettre mal à l’aise, exactement comme lui
venait de le faire, mais imperméable à ses remarques, Brenner se contentait de
consulter calmement la pile de photos. Une par une, il les considéra
longuement, l’air de réfléchir, avant de lui montrer celle de la plaque à son
nom.
— Je garde celle-là, dit-il en reposant le reste. Les autres, faites-en ce que
vous voulez, on arrive à peine à y déchiffrer quelques mots. Désolé que votre
plan n’ait mené à rien. Vous aurez peut-être plus de chance la prochaine fois,
qui sait ? Même s’il vaudrait mieux pour vous qu’il n’y en ait pas, de prochaine
fois.
— C’est bon, vous avez fini ?
Toujours sous l’emprise du LSD, elle avait l’impression que la pièce vibrait.
— Presque, répondit Brenner en l’observant attentivement. Terry, vos amis
et vous faites partie, tout comme Kali, de recherches de la plus haute
importance, qui même si elles vous paraissent cruelles, sont en réalité loin
d’être inhumaines. Dans leur soif de repousser les limites de la connaissance,
d’autres pays font bien pire que nous.
À peine avait-il fini de s’exprimer qu’un nuage sombre se matérialisa autour
de lui. Ou peut-être que Terry était juste capable de le voir à cause de l’acide,
mais qu’en fait le médecin se déplaçait constamment auréolé d’ombre, un peu
comme l’un des neuf Cavaliers noirs jailli des pages de son roman. En tout cas,
elle ne pouvait plus prétendre ignorer sa véritable nature.
— Ah oui ? grogna-t-elle. Ces autres pays, est-ce qu’ils mettent des gosses
de cinq ans en quarantaine pour préserver leur prétendue pureté ? Est-ce qu’ils
gardent leurs gamins en cellule dans des labos comme ici  ? En blouse
d’hôpital ? Coupés du monde et privés d’enfance ?
—  Ces cobayes se révéleront peut-être notre seul atout. (Brenner
s’interrompit et demeura un moment silencieux avant de reprendre la parole,
un soupçon de sourire aux lèvres.) Nos services de renseignement m’ont
récemment fait savoir que les Russes avaient développé une théorie selon
laquelle il existe une connexion mentale entre une mère et son enfant. Et vous
savez comment ils s’y sont pris pour vérifier leur hypothèse  ? Ils ont fait se
reproduire des lapines et les ont ensuite mises dans une pièce avant de tuer leur
progéniture dans une autre. Juste pour voir si elles parvenaient à le sentir.
Dans la tête de Terry se mirent aussitôt à rebondir des dizaines de lapins
agonisants. Elle réprima un haut-le-cœur.
—  Je crois que vous devriez me laisser. Je me fais un trip beaucoup trop
intense.
Elle récupéra sa pile de photos et l’emporta jusqu’au lit. Brenner n’avait pas
bougé.
— Je vous dis donc à la semaine prochaine, Terry. Je vous assure que vous
n’avez aucune envie de tester jusqu’où j’irais pour vous retrouver et vous
ramener ici, la prévint-il avant de marquer une pause. Mais peut-être, en fin de
compte, que dans notre scénario vous tenez de la mère lapin… auquel cas, je
suis sûr que vous reviendrez. Vous ne voudriez pas risquer de me voir punir
une enfant à cause de vous, n’est-ce pas ?
— Je vous ai dit de me laisser.
Il pouvait toujours courir pour qu’elle admette qu’il avait raison. De toute
façon, il en était parfaitement conscient. Elle attendit que la porte se referme
sur lui pour enfin analyser les images qu’avait capturées sa précieuse pellicule.
Noms et textes flous vides de sens pour quiconque n’avait pas sous les yeux les
documents complets…
Son opération ne lui avait servi à rien, à part à se faire prendre.
6.
Si certains des hommes de la CIA se considéraient comme ses supérieurs, le
Dr  Brenner, en son for intérieur, les voyaient plutôt comme… de simples
commanditaires, ses bailleurs, en quelque sorte. Il ne leur rendait pas de
comptes, non : il leur rendait compte de ses travaux. Une nuance de taille.
Pour faire du bon travail, il fallait avant tout être son propre patron. Dès
que l’on commençait à suivre les caprices et les orientations d’un autre que soi,
la gangrène s’installait. Heureusement pour le médecin, la plupart des puissants
personnages dont il devait s’assurer le soutien étaient déjà putréfiés en
profondeur depuis bien longtemps, et les manipuler s’avérait d’une simplicité
déconcertante. Le commun des mortels se révélait toujours si prompt à perdre
le courage de ses convictions.
Cela étant… Bien que l’ex-responsable de la sécurité du laboratoire ait
reconnu ne pas avoir réussi à mettre sur écoute un bête garage, sa réassignation
en avait intrigué plus d’un en haut lieu et, arguant du fait que Brenner était sur
le terrain depuis des mois, plusieurs de ses « supérieurs » souhaitaient à présent
se tenir au courant de l’avancement de ses recherches.
Eh bien, qu’ils viennent ! Il élargirait même son invitation à la direction.
Prête à tout pour lui faire plaisir maintenant qu’il l’avait surprise à comploter
avec Terry Ives, Kali leur sortirait le grand jeu.
En ce qui concernait la jeune femme… Il se demandait quand est-ce
qu’elle finirait par se rendre compte de sa… condition. Si elle pensait encore
pouvoir lui échapper, elle comprendrait alors que ça ne risquait pas d’arriver.
Pas chargée d’une si précieuse cargaison.
7.
Terry n’avait pas l’intention de s’avouer vaincue. Que Brenner ait découvert
qu’elle cherchait des documents compromettants constituait un échec en soi,
mais dans le van qui les ramenait au campus, il lui vint une idée.
Tant pis si elle n’avait pas encore de preuves et si ses photos ne la menaient
nulle part : rien ne l’empêchait de proposer à un journaliste de venir fouiner !
Pour tirer Kali du labo, il fallait démasquer son bourreau. Que Brenner prépare
donc sa surprise, de son côté, elle lui en concocterait également une.
Une fois de retour à la résidence, elle demanda à consulter l’annuaire de
l’accueil, qu’elle ouvrit directement à la section dédiée à la ville la plus proche
de Hawkins. Là,  elle nota les coordonnées d’un journal de taille respectable,
puis attendit de pouvoir accéder au téléphone, derrière la file habituelle des
filles qui, comme tous les soirs, appelaient leur chéri. Quand arriva son tour,
les doigts fourmillant d’impatience, elle tira un à un chacun des chiffres du
numéro vers le bas du cadran rotatif, jusqu’à ce qu’enfin la tonalité se fasse
entendre dans le combiné. Une fois, deux fois, trois fois.
— Ici la rédaction, répondit un homme dans un bâillement.
—  Je, enfin nous… nous voudrions vous proposer un sujet pour un
reportage, déclara aussitôt Terry. J’appelle du Laboratoire national de Hawkins,
et les travaux de notre tout nouveau directeur, bien que classés confidentiels, se
révèlent passionnants. Il a déjà de nombreuses distinctions à son actif, et…
— Ils ont un labo à Hawkins, maintenant ?
— En effet ! Et vous n’imaginez pas tout ce qu’il y a à en dire !
S’efforçant de ne pas trop vanter le superbe article qu’il pourrait en tirer,
elle s’enroulait le cordon du téléphone autour du poignet. Son interlocuteur ne
pourrait pas se libérer le jeudi suivant ni celui d’après, mais la semaine encore
après, pas de problème. Il serait ravi de rencontrer ce Dr Brenner et de voir un
peu ce qui se passait dans ce mystérieux établissement à deux pas de chez lui.
Un sombre sourire aux lèvres, Terry raccrocha.
1.
e ne veux pas y aller… ronchonna Terry.
– J
Un bras devant les yeux pour les protéger de la lumière du matin qui déferlait
par la fenêtre de sa chambre, elle ne dormait plus depuis déjà une heure. Mais
la simple idée d’aller jusqu’à ce van, puis jusqu’à Hawkins pour finir une fois
de plus entre les griffes de Brenner lui paraissait insurmontable.
Pourtant, il le fallait. Elle avait rappelé le journaliste la veille, en se faisant
de nouveau passer pour quelqu’un du labo, histoire de confirmer leur rendez-
vous. Elle lui avait dit de se présenter à 10 h 30 précises et d’indiquer au poste
de sécurité que le Dr  Brenner l’attendait. Sauf qu’à présent, elle stressait,
incapable de déterminer si son stratagème tenait du génie ou de la bourde
monumentale.
— Tu n’as qu’à faire comme moi et laisser tomber.
Déjà à son bureau, Stacey avait prévu, comme à son habitude, d’abattre
l’équivalent de trois  jours de travail à la dernière minute. Terry n’en revenait
toujours pas que quiconque puisse penser que son amie avait un QI moyen. La
jeune fille, qui faisait toujours ce qui lui chantait sans que cette attitude se
retourne jamais contre elle, lui apparaissait au contraire comme la plus
intelligente de toutes.
Depuis son lit, Terry jeta un coup d’œil au côté de la chambre qu’occupait
sa camarade  : une explosion de posters de groupes de musique parsemée de
pages de magazines détaillant différentes techniques de maquillage.
Plus rangé, son mur à elle ne comptait que quelques photos de famille
encadrées et son affiche de Sabrina, avec Audrey Hepburn en vedette – cadeau
d’anniversaire de sa tante quand elle était ado.
—  Si je laissais tomber, soupira-t-elle, j’ai comme l’impression qu’ils
viendraient en van jusqu’à la résidence pour me kidnapper.
—  C’est moi ou tu deviens de plus en plus parano  ? lui répondit Stacey
par-dessus son épaule avant de s’en retourner aussitôt au devoir qu’elle
rédigeait.
— J’ai mes raisons.
Que son interlocutrice était loin de toutes connaître.
Brenner avait refusé de s’expliquer quant à la surprise annoncée
trois semaines plus tôt. Il ne s’était certes rien passé entre-temps qui puisse y
ressembler de près ou de loin, mais le médecin ayant passé les deux  séances
précédentes à la bombarder de questions sur son passé, Terry n’avait pas eu la
possibilité de rejoindre le néant et n’avait donc pas revu Kali. La peur ne la
quittait pas une seconde.
—  Tes raisons  ? pouffa Stacey. Tout l’acide qu’on te refourgue là-bas, tu
veux dire. Ça m’étonne d’ailleurs que tu ne sois pas constamment en train de
triper… Ou alors, c’est le cas et c’est justement de là que vient ta paranoïa !
— Non, ce n’est pas ce que j’entendais par là.
Sa psychose portait un nom : Martin Brenner. Raison pour laquelle elle ne
pouvait pas lâcher le labo. Autrement, Kali risquait d’en pâtir. Gloria, Ken,
Alice et elle devaient toujours en subir les conséquences. Non, décidément, pas
question de laisser gagner ce taré.
Tous les quatre, on finira par l’emporter !
— Jamais je ne baisserai les bras, proclama-t-elle sans remuer d’un pouce.
—  Ravie de l’apprendre, commenta Stacey, habituée à ce genre de
déclarations. Si seulement ils t’avaient chargée de parler à Paul, sûr que tu
aurais réussi à le convaincre de rester. Accuser Yoko me paraît tellement
injuste… Mais dans ce cas, à qui la faute ?
Terry mit quelques secondes à comprendre de quoi son amie lui parlait…
Les Beatles avaient décidé de se séparer – un secret que Paul McCartney venait
de révéler en début de semaine, annonçant qu’il se lançait dans une carrière
solo. Mais de l’avis général, la vraie responsable de la crise, c’était la femme de
John Lennon.
—  Ça faisait un bout de temps que John avait envie d’abandonner,
souligna Terry. Pourquoi personne ne l’accuse, lui ?
— Quand les poules auront des dents, oui ! Au fait, j’ai failli oublier ! Tu as
reçu une carte d’Andrew.
— Quoi ? Tu aurais pu me le dire hier, quand même !
Elle se leva d’un bond et récupéra son dû d’un même mouvement. La carte
– une photo de la Porte de l’Ouest, l’arche de Saint-Louis dans le Missouri –
était forcément arrivée la veille puisque la distribution du courrier avait
toujours lieu en fin d’après-midi. Pour faire bonne mesure, elle expédia à l’aide
de la missive une légère claque à l’arrière du crâne de son amie, puis se rassit au
bord du lit pour lire les mots d’Andrew.
 
Mon cœur…
Encourageant. Peut-être en avait-il déjà assez de cette histoire de
séparation.

En permission pour le week-end, je voulais juste te faire signe et te dire que


je quitte le pays demain. (Je t’enverrai bientôt ma nouvelle adresse postale.)
J’appellerai chez moi dès que possible et comme ma mère m’a fait promettre
de lui écrire chaque semaine, tu pourras passer par elle pour avoir de mes
nouvelles.
Tu me manques. Je reste pourtant convaincu qu’on a pris la bonne
décision. Je veux que tu vives ta vie tant que je ne suis pas rentré… Mais
pense à moi, de temps en temps. Moi je rêverai de toi, espérant finir mes
jours à tes côtés dans la Comté. Pour nous, pas de Havres Gris.
Avec tout mon amour,
Andrew

La nostalgie qui la terrassa alors faillit bien l’anéantir, mais au bout de


quelques secondes, elle s’en servit au contraire pour se reprendre. Si Andrew
s’envolait pour le Viêt Nam, où il devrait lutter pour sa survie et celle de ceux
qui l’entoureraient, elle pouvait bien monter dans un van avec ses amis et
affronter Brenner. Même si ce monstre justifiait le fait d’enfermer des enfants
pour les besoins de la science en lui expliquant que c’était quand même moins
choquant que d’assassiner des lapins. Le futur que discernait Alice avait beau
être affreux, Terry pouvait se battre pour mieux.
C’est même pour cette raison que tu as rejoint l’expérience à l’origine ! se força-
t-elle à se rappeler.
Et puis, maintenant qu’elle y pensait, elle ne voulait pas manquer la tête du
médecin quand il verrait le journaliste arriver. Elle fourra donc sa carte postale
dans son sac – pour la garder toujours près d’elle –, puis se retourna vers le coin
du miroir, de son côté de la chambre, où elle avait coincé la photo d’Andrew et
elle. Elle effleura du doigt leurs deux  sourires. Il fallait reconnaître qu’elle
dormait mieux ces temps-ci. Sur le moment, elle avait bien sûr détesté l’idée de
ne plus être officiellement sienne, mais si un semblant de rupture les aidait à
traverser cette épreuve, peut-être qu’il avait eu raison de proposer cette
solution. Pour ce que ça changeait, de toute façon… Le  jeune homme
demeurait dans chacun des battements de son cœur.
— Alors tu y vas, finalement ? demanda Stacey.
— J’y vais.
— Dans ce cas, tu ferais mieux de mettre un pantalon.
Terry soupira.
— J’ai vraiment un gruyère à la place du cerveau en ce moment.
Sans compter qu’elle ne rentrait plus dans aucun de ses pantalons. Elle
ouvrit la porte de la penderie pour farfouiller entre les cintres jusqu’à trouver ce
qu’elle  cherchait  : une jupe. Longue et fluide, elle masquerait très bien ses
formes. Parfait. Elle se hâta de l’enfiler.
— Tu ne veux pas savoir ce que disait Andrew ?
—  Pas besoin. J’ai lu la carte quand j’ai récupéré le courrier, lâcha sa
colocataire, hilare.
Terry attrapa son oreiller et le lui lança au visage. Tout à cet instant lui
paraissait si normal. Abstraction faite, bien sûr, de l’endroit où elle s’apprêtait à
se rendre.
2.
Composée de trois voitures noires l’une à la suite de l’autre, la délégation
de la CIA arriva tôt à Hawkins, assez pour rivaliser avec le soleil levant. Sans
doute espéraient-ils prendre Brenner au dépourvu.
Quand le médecin s’empressa d’aller accueillir ses hôtes devant la porte
d’entrée, il fut surpris de constater que le directeur en personne avait fait le
déplacement. Fallait-il y voir un bon ou un mauvais signe ?
— Je suis enchanté que vous ayez pu venir, messieurs, dit-il comme s’ils ne
venaient pas de débarquer avec trois  heures d’avance. Vous particulièrement,
Jim. Vous avez fait bon voyage depuis la Virginie ?
—  Assez pour que rien ne vaille pas la peine qu’on s’y attarde, répondit
l’intéressé qui observait déjà le bâtiment, sans un regard pour son hôte.
Un mauvais signe, donc.
Face au magnifique costume gris du médecin, le complet sombre de son
interlocuteur, bien que parfaitement coupé, frisait le ridicule. Parmi les autres,
Brenner en reconnaissait quelques-uns, croisés lors de réunions passées ou dans
divers laboratoires au quartier général de Langley. Des gens importants, mais
pas autant que leur directeur.
— Eh bien ce ne sera pas le cas ici, assura-t-il. Je vous jure que, de tout le
mois, vous ne verrez pas de résultats plus impressionnants que ceux de mes
recherches.
Il devait éviter de trop en promettre. « De toute l’année », voire « de toute
votre vie », voilà ce qu’il avait bien failli se laisser aller à déclarer, emporté par
son enthousiasme et la promesse que représentait à présent le bébé de
Terry Ives.
—  Ce qui est certain, c’est qu’on n’en verra pas qui nous coûtent aussi
cher, commenta l’un des hommes, ses chaussures cirées aussi reluisantes que ses
cheveux.
—  Accéder à l’extraordinaire requiert souvent d’extraordinaires
investissements, répliqua Brenner. Et vous êtes ?
— Toutes mes excuses. Bob Walker, répondit l’autre sans pour autant lui
tendre la main.
Le médecin lui adressa un hochement de tête. Compris. Il concentrerait
donc son attention sur Jim et sur cet individu. Leurs collègues se présentèrent,
mais ils n’avaient été conviés, à l’évidence, que pour servir d’escorte aux
deux  premiers et mettre en avant l’importance de leur statut. Si, depuis qu’il
avait été promu à la tête du contre-espionnage, le directeur ne voyageait plus
sans sa suite, Brenner avait eu vent d’anecdotes qui circulaient au sujet de sa
carrière de terrain, pour le moins mouvementée, ponctuée de zones d’ombre
parfois carrément oblitérées. Et  il y croyait. Les visionnaires tels que cet
homme se faisaient de plus en plus rares. Quel dommage de les voir finir ainsi
entourés de vulgaires gratte-papier !
Arrivé à l’interphone du hall, le médecin annonça les éminentes
personnalités qui l’accompagnaient, et les portes s’ouvrirent aussitôt dans un
ronronnement. Les soldats postés de l’autre côté saluèrent le directeur de la
CIA au passage. Bob Walker en profita pour se rapprocher de Brenner.
—  Dites-moi… Serait-il possible d’interroger le reste de votre équipe au
sujet de ce… projet et des dépenses engendrées ?
S’ils avaient répondu à son invitation, ce n’était donc pas seulement par
politesse. Ils avaient bien l’intention de lui couper les vivres. Cet homme-là, du
moins, était là pour ça. Mais pour quelles raisons ?
La réponse lui apparut bientôt comme une évidence.
— Auriez-vous, par hasard, servi aux côtés de notre ancien responsable de
la sécurité ?
— En effet, oui. Il y a un certain temps déjà. Quelqu’un de très bien.
Ceci explique cela.
—  Eh bien écoutez, mes collaborateurs œuvrant après tout sous ma
direction, je serai ravi de répondre moi-même à vos questions.
— Nous préférerions nous entretenir avec eux directement. Et rencontrer
quelques-uns de vos patients, aussi. J’ai cru comprendre que des enfants
vivaient dans les locaux ? Vous me passerez l’expression, mais ces méthodes ne
me paraissent pas très orthodoxes.
— Allons, allons, intervint le directeur. Ne nous emportons pas.
— Tout à fait d’accord, approuva Brenner en respirant profondément afin
de conserver un air serein. Jim conçoit mieux que quiconque l’importance de
ces travaux, sinon il ne m’aurait pas recruté pour superviser personnellement
cet établissement.
Bob parut pris de court  : il ne devait pas être au courant. Quant au
directeur, il n’eut pas l’air d’apprécier qu’on lui rappelle ce détail.
— Si elles coûtent plus qu’elles ne rapportent, certaines priorités peuvent
changer, dit-il.
— Bien sûr, conclut le médecin, satisfait malgré tout.
Il s’imaginait évoluer au milieu de requins. Mais inutile de s’inquiéter : il
en était un lui-même.
3.
Terry pianotait sur le siège à côté d’elle. Ils avaient dû attendre Ken cinq
bonnes minutes au départ du campus, et si le van tournait enfin dans l’allée du
labo, ils étaient quand même en retard. Cependant, quand elle aperçut la scène
qui se déroulait au loin, elle dut faire tous les efforts du monde pour se retenir
de sourire.
Quand leur chauffeur ralentit au poste de contrôle, elle échangea un regard
de connivence avec ses amis. Elle les avait mis au courant de son coup de fil au
journal. Or, devant eux, dans un vieux tacot d’une marque obscure, se
trouvaient un homme et une femme, en pleins pourparlers avec le garde en
faction. Même sans savoir combien gagnait un reporter, Terry aurait mis sa
main à couper qu’il s’agissait de son journaliste. Brenner venait de les rejoindre
après avoir traversé le parking d’une démarche furieuse. Les mains sur les
hanches, il écoutait l’agent de sécurité lui expliquer la situation et parut tout à
coup hésitant.
C’était bien la première fois que Terry le voyait manifester la moindre
indécision. Que ce soit par peur de se ridiculiser ou d’éveiller les soupçons, il y
avait fort à parier que le directeur ne se risquerait pas à renvoyer ses visiteurs,
mais elle devait faire son possible pour s’en assurer. Avant que quiconque ait pu
l’arrêter, elle glissa les doigts dans la poignée de la portière et l’ouvrit.
Seule la voix du chauffeur lui parvint dans son dos :
— Qu’est-ce que…
Trop tard. Debout sur le marchepied, elle s’était penchée au-dehors.
— Que se passe-t-il ? Un problème ?
Le journaliste –  si c’était lui  – se retourna pour la regarder. Prenant ça
comme un signe, elle descendit du van. Leur conducteur voulut la suivre, mais
Brenner leva la main et son laquais s’immobilisa. À peine arrivée à hauteur de
la voiture, Terry vit la femme sur le siège passager lever un appareil photo et
presser le déclencheur.
— Attendez ! intervint le médecin, qui n’avait pas baissé le bras. Personne
ne vous a autorisés à prendre des photos !
—  Oh, moi ça ne me gêne pas, lança la jeune fille, qui ne pouvait pas
s’empêcher d’être insolente. Enfin, j’imagine que ça dépend  : vous êtes qui  ?
À quoi serviront ces images ?
Une main au col de son chemisier ample, elle s’efforçait de jouer les
timides. Veste de sport et barbe hirsute, l’homme au volant arborait le look qui
correspondait à l’idée qu’elle se faisait d’un reporter. La photographe, plus
jeune – le même âge que Terry, à quelques années près – portait un T-shirt et
un pantalon de velours côtelé.
— On est de La Gazette, répondit le conducteur. On vient pour faire un
article sur le labo.
— Ils vont parler de notre expérience ?
Face à la surprise de l’étudiante, le journaliste plissa les yeux. Brenner, lui,
avait pincé brièvement les lèvres mais se détendit bien vite.
—  Pas exactement. Apparemment, c’est mon portrait qu’ils veulent faire.
Malheureusement, j’ai dû me mélanger les pinceaux dans mon emploi du
temps, et j’ai bien peur de ne pas pouvoir donner d’interview aujourd’hui.
—  Moi, je peux, proposa généreusement Terry. Je suis sûre que ça ne
dérangera pas les autres non plus.
—  Je ne vous ai rien demandé, la coupa-t-il un peu sèchement, avant de
capituler aussitôt en se tournant vers le militaire. Bon, d’accord. Donnez-leur
un laissez-passer pour le parking. Je vous retrouve à l’accueil.
Ce soudain revirement trouvait sûrement son origine dans le regard
inquisiteur du reporter. Terry profita de ce que le médecin se dépêchait de
regagner le bâtiment pour adresser aux journalistes son plus beau sourire.
— Hâte de voir ce que vous allez penser du labo et de l’équipe. Et puis, je
mourais d’envie d’en savoir plus sur les antécédents du Dr  Brenner. Quel
personnage fascinant !
—  Fascinant, oui, répéta l’homme sur un ton qui laissait plutôt sous-
entendre « pauvre type », avant de tendre la main vers l’agent de sécurité pour
récupérer son passe.
Même si ce n’était que pour se rendre jusqu’au parking, Terry remonta
dans le van.
 
Une fois dans les couloirs, Brenner expliqua aux deux journalistes qu’en
raison de son programme chargé, il allait les abandonner aux bons soins de sa
collègue, le Dr Parks. Étant donné la nature des recherches effectuées dans cette
structure de pointe, il leur faudrait également demander l’autorisation avant de
photographier quoi que ce soit.
—  Entendu, répondit la jeune femme, son appareil au cou, le doigt
toujours sur le déclencheur. Dans ce cas, une photo de vous avec ces jeunes
gens, ça vous va ?
— Je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer.
—  On devrait mettre les blouses qu’on porte d’habitude, s’empressa de
proposer Terry. Ça ferait plus vrai. On peut aller les enfiler tout de suite si vous
voulez.
Documenter visuellement leur présence au labo ainsi que celle de Brenner,
voilà ce qu’elle voulait.
— On ne vous retiendra pas longtemps, renchérit la photographe. On peut
faire vite.
Le médecin fronça légèrement les sourcils.
— Bon, d’accord, allons-y, finit-il pourtant par lâcher.
La jeune fille se délectait de le voir se débattre ainsi au milieu d’un tel
chaos. Maintenant, vous voyez ce que ça fait, songea-t-elle.
On les conduisit chacun dans leur salle d’examen respective, où les
attendait le personnel habituel. Le Dr Parks suivit aussitôt Terry dans la sienne.
— Interdiction de divulguer le moindre détail sur les expériences en cours,
lui rappela-t-elle, avant de repartir, sans doute pour transmettre aux autres le
même ordre émanant clairement de son supérieur.
Une fois changés, ils rejoignirent tous les quatre Brenner, qui patientait au
bout du couloir aux côtés d’une femme inconnue de Terry, elle aussi en blouse
d’hôpital. Le  journaliste griffonnait déjà sur son bloc-notes. Sa  comparse les
invita à se rassembler contre le mur de béton.
— Souriez !
Terry n’en fit rien, et doutait qu’aucun de ses camarades ait obtempéré.
L’obturateur s’ouvrit et se referma plus de fois que nécessaire.
— Alors, docteur, se lança le reporter. Que pouvez-vous nous dire de vos
activités ?
— Comme je vous l’ai expliqué, pas grand-chose. Nous ne voudrions pas
compromettre les résultats, à ce stade encore peu avancé. Je vous assure que le
travail accompli ici est vital pour la sécurité de notre pays, mais je vais devoir
vous laisser : j’enchaîne d’importantes réunions toute la journée.
Ah bon ? Tiens, tiens…
—  Et comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la recherche en
matière de sécurité ? insista le journaliste.
Brenner haussa les épaules.
— D’accord… reprit le reporter. Parlez-moi de votre enfance, alors.
—  Au risque de vous décevoir, elle fut ennuyeuse à tous points de vue,
répondit le médecin d’un ton faussement décontracté.
La rapidité avec laquelle il s’était adapté à la situation refroidit
sensiblement la satisfaction de Terry. Mais au moins, devait-il bouillir
intérieurement. Il pensait sans doute que l’un des membres de son équipe avait
organisé la venue de la presse dans son dos. Peut-être même ces événements le
rendraient-ils un peu parano. Bien fait.
Sauf que l’objectif avait été de le confronter à quelqu’un qui lui poserait
des questions auxquelles il ne pourrait se soustraire. Or, Brenner y arrivait
parfaitement.
—  Terry, voulez-vous bien m’accompagner, je vous prie  ? reprit-il le plus
naturellement du monde avant de se tourner vers ses visiteurs. Je vous laisse
entre les mains expertes du Dr Parks. Mais rien ne vous empêche de revenir une
autre fois, en vous annonçant plus à l’avance.
— Parce que trois semaines, ce n’est pas assez ? grommela le reporter.
Une réponse qui sembla intriguer Brenner, qui fit signe à Terry de le suivre
et la ramena dans leur salle.
— C’est vous qui leur avez demandé de venir ?
—  Je ne vois pas comment j’aurais pu, répondit-elle en haussant les
épaules, l’air absolument pas concernée.
— Vous avez failli mettre tout mon travail en péril, répliqua-t-il, immobile.
À  partir de maintenant, vous allez m’obéir au doigt et à l’œil ou je vous
garantis que vous n’apprécierez pas les conséquences. Quelqu’un viendra vous
chercher dans un moment. J’ai ici des hôtes de marque qui aimeraient vous
rencontrer, Kali et vous. Vous avez intérêt à vous comporter correctement.
Sur ce, il quitta la pièce avant qu’elle ait pu protester, et quand elle essaya
d’ouvrir la porte, elle eut la mauvaise surprise de découvrir qu’il l’avait
enfermée.
Des visiteurs pour Kali et elle ? Apparemment, les deux surprises adverses
s’affrontaient le même jour. Or celle de Terry avait encore une chance de porter
ses fruits. Si l’étudiante parvenait à amener la fillette jusqu’au journaliste et
qu’il lui posait les bonnes questions…
Pour passer le temps, et surtout trahir l’angoisse qui la tenaillait, elle
extirpa de son sac son Retour du roi au dos complètement usé –  l’exemplaire
d’Andrew, qui pliait toujours ses bouquins en deux quand il lisait.
Elle approchait de la fin. Peut-être découvrirait-elle bientôt ce qu’il avait voulu
dire en conclusion de son message ? Sortant la carte postale afin de s’en servir
comme marque-page, elle en profita pour la parcourir une nouvelle fois.
S’il vous plaît, faites qu’il ait fait bon voyage et que tout aille au mieux pour
lui. Qu’il soit entouré de vrais camarades, qui veillent les uns sur les autres. Laissez-
le me revenir.
Au beau milieu d’un chapitre où Sam et Frodon, après avoir pénétré dans
le Mordor, s’étaient fait capturer par les orques, la porte de la salle s’ouvrit
brutalement et l’aide-soignant habituel entra.
— Suivez-moi.
Vu la vilaine cicatrice qu’il arborait sur la joue – d’un rouge qui rappelait à
Terry qu’elle avait affaire à un être humain  –, il s’était coupé en se rasant, le
matin même sans doute.
— Un « s’il vous plaît », ça ne ferait pas de mal.
—  Pas le temps pour ça, lâcha-t-il en la prenant de haut. Le Dr Brenner
m’a demandé de bien vous redire de vous tenir à carreau devant ses invités.
Des invités. Quel genre d’individus pouvait-on convier dans un endroit
pareil ? Elle savait déjà que le médecin ne parlait pas des journalistes et que ces
inconnus devaient avoir un lien avec la fameuse surprise promise par Brenner
un mois plus tôt. Soudain, l’expression utilisée par le médecin revint à Terry : il
avait évoqué la future « prestation » de Kali. Y avait-il la moindre chance que
les hôtes de Brenner puissent ne pas approuver ses expérimentations ? Sauf que
dans ce cas-là, il ne te présenterait pas à eux… Mais qui sait ? Vissée sur sa chaise,
la jeune fille s’efforça de se recentrer et de se calmer. L’aide-soignant revint à la
charge.
— Bon, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
Cette fois, elle se leva. Aussitôt qu’elle fut sur ses pieds, cependant, des
taches noires commencèrent à danser devant ses yeux. L’homme lui prit le bras
pour la soutenir.
— Vous ne devriez pas vous lever si vite.
Ne l’ayant encore jamais vu faire preuve de prévenance, elle mit son
attitude sur le compte de la présence dans les locaux de ces mystérieux
visiteurs. Le larbin de Brenner entraîna Terry le long du couloir. Dans les salles
qu’ils dépassèrent, elle aperçut chacun de ses amis. Pas de «  prestations  »
prévues pour eux, donc… À moins que les leurs aient déjà eu lieu ?
Planté au bout du corridor, à  côté d’une pièce dont Terry se souvenait
qu’elle contenait le caisson de privation sensorielle, son médecin référent faisait
le pied de grue. Il s’avança impatiemment à leur rencontre.
— Mademoiselle Ives, souffla-t-il, j’espère que vous comprenez bien que de
votre coopération dépend le sort du sujet Huit.
«  Le sujet Huit.  » Elle se remémora les chiffres sur les dossiers et les
surnoms qu’avait donnés Gloria aux deux petites filles dans les bois. Ainsi
donc…
—  Huit  ? Parce que vous l’appelez vraiment comme ça  ? Pas par son
prénom ?
— Là n’est pas la question. Vous m’avez compris, j’espère.
— Pourquoi ne pas nous donner des numéros à tous, pendant que vous y
êtes ? cracha-t-elle, les bras croisés.
— Les adultes se montrent plus difficiles sur ce point. Encore une fois, me
suis-je bien fait comprendre ?
—  Ah oui, ça, pour comprendre, j’ai compris. (Que vous êtes l’homme le
plus monstrueux de la terre.) C’est qui ces invités, au juste ?
—  Des personnes importantes. Alors pas de coup fourré ou vous le
regretterez autant que moi.
Désolée, doc, les regrets, c’est réservé à ceux qui ont une âme. Vous, vous n’y avez
pas droit.
— Je ne ferai jamais rien qui puisse mettre Kali en danger, dit-elle malgré
tout en insistant sur le prénom de la fillette. Ou n’importe quel autre enfant
d’ailleurs.
— Bien entendu, lâcha-t-il avec dédain, l’ombre d’un sourire jouant sur ses
lèvres. On y va ?
Elle attendrait le bon moment pour attraper la petite et s’enfuir. Avec un
peu de chance, les journalistes n’auraient pas encore quitté le laboratoire.
Brenner ouvrit la porte et les laissa passer, l’aide-soignant et elle. Dans la salle,
Kali se tenait debout devant un groupe d’hommes que Terry n’avait jamais vus
auparavant. Assis sur des chaises disposées en demi-cercle face au caisson et à
l’espace dégagé à côté, on aurait dit qu’ils s’apprêtaient à assister à un spectacle.
Dès qu’elle l’aperçut, la petite lui fit coucou de la main et se fendit d’un sourire
rayonnant qui découvrit toutes ses dents de lait.
—  Ne bouge pas, lui dit gentiment le médecin avant de s’adresser à ce
public au teint pâle et aux costumes sombres. Je vous présente une autre de
mes patientes, prometteuse, elle aussi, qui va observer avec vous le sujet Huit.
Visiblement ravie d’être le centre de l’attention, Kali sourit de plus belle.
Levant alors la main, l’un des spectateurs la désigna d’un geste.
— Rassurez-moi, vous n’allez quand même pas nous présenter un tour de
passe-passe ou je ne sais quoi ?
— C’est quoi un tour de passe-passe ?
L’intervention de la fillette força l’importun, embarrassé, à fixer le bout de
ses chaussures.
— Un truc qu’ils ne savent pas faire, lança Terry d’une voix forte.
— Oh, commenta la petite avec sagesse.
La réponse de l’étudiante lui valut de la part du médecin un regard on ne
peut plus clair : pas plus qu’à une enfant on ne lui demandait son opinion.
— Et donc ? reprit le même homme sur sa chaise, une telle quantité de cire
dans les cheveux qu’ils étincelaient sous les plafonniers. À  quoi allons-nous
assister exactement ?
— Lumière, ordonna Brenner à son aide-soignant, qui l’éteignit aussitôt.
Il faisait à présent aussi noir qu’au théâtre juste avant le lever du rideau.
Aussi noir que dans le néant.
— Kali, lança la voix du médecin comme pour lui donner un signal.
— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? grogna un homme dans les ténèbres.
— On n’y voit rien ! râla un autre. Rallumez !
— J’en ai assez vu, cessez cette mascarade !
— Kali, répéta Brenner d’un ton plus menaçant.
Les flammes surgirent alors de nulle part. Partant de la fillette pour se
propager vers l’assistance, un brasier fantôme illuminait et dévorait la pièce,
pourtant gouffre d’obscurité l’instant précédent. L’auditoire se mit à pousser
des cris, non pas de douleur, mais d’affolement.
Face à ce mur de feu qui crépitait et s’élevait toujours plus haut, Terry aussi
aurait voulu prendre ses jambes à son cou. Sauf qu’elle entendait Kali pleurer
de l’autre côté. Elle plongea donc au cœur de l’incendie.
Ce n’est qu’une illusion, se répéta-t-elle pour se rassurer tout au long de sa
lente traversée. Difficile pourtant d’intégrer cette rengaine quand son cerveau
entier croyait à ce que ses yeux voyaient et l’exhortait au contraire à déguerpir
pour sauver sa peau. Mais Terry se concentra sur Kali. Lorsqu’elle atteignit
enfin la fillette au milieu des flammes qui ne cessaient de grandir, elle la prit
par l’épaule et l’attira à elle.
—  Tu peux y mettre fin, murmura-t-elle. C’est terminé, je suis avec toi,
maintenant.
La fournaise, pourtant, semblait ne jamais vouloir faiblir, et la petite
tremblait, agitée de sanglots.
— Je… je n’y arrive pas…
— Tu peux le faire.
Quand le feu mourut aussi soudainement qu’il était apparu, l’étudiante
sentit Kali, qui pleurait encore, s’écrouler contre elle dans le noir.
Puis la lumière revint.
— Non ! s’écria aussitôt Terry en faisant bouclier de son corps pour abriter
la fillette. Ne tirez pas !
Deux des visiteurs avaient sorti leur arme et les tenaient en joue. S’il s’était
présenté la moindre issue, ça aurait été le moment de détaler chercher les
journalistes. Mais Terry, tout comme sa protégée, se trouvait à leur merci.
Aucune possibilité de s’échapper en vue. Brenner avait établi les règles, et pour
l’instant, la jeune fille n’avait d’autre choix que de les suivre, même s’il lui en
coûtait de s’y résoudre. À présent, les invités du médecin étaient de toute façon
au courant pour les pouvoirs de Kali.
Le silence continuait de s’étirer.
Lorsque Brenner le brisa, ce fut en adressant son sourire charmeur à
l’individu pile entre les deux hommes armés.
—  Impressionnant, n’est-ce pas, monsieur le directeur  ? Je dirais même
miraculeux, si je croyais aux miracles plutôt qu’à la science.
—  Très impressionnant, en effet, répondit l’intéressé. Je  m’excuse d’avoir
employé le mot « mascarade ».
Il se tourna vers son collègue à la chevelure gominée, qui rangea son
pistolet – imité aussitôt par leur troisième collaborateur – puis finit par se lever.
Toujours abasourdi, il dévisagea alors Kali et Terry tour à tour.
— Imaginez… commença-t-il en s’avançant vers Brenner.
—  Imaginez que nous en ayons d’autres à disposition, de plus puissants,
même, compléta son hôte avant de s’approcher de Terry pour lui passer un bras
autour des épaules. Et nous les aurons, je vous le garantis.
— En êtes-vous certain ? demanda le directeur.
—  Comme je vous l’ai dit, la prochaine génération de merveilles et de
prodiges est en route.
L’homme aux cheveux lustrés les avait rejoints et reluquait lui aussi
l’étudiante de la tête aux pieds, comme on le ferait d’une jument de
compétition.
—  Merci de nous avoir fait venir… Nous allions commettre une grave
erreur. Mais dites-nous en plus sur les cobayes de son âge. Du potentiel de ce
côté-là ?
— Et comment ! répondit le médecin. L’une des patientes se montre très
réceptive aux électrochocs…
La façon dont tous ces inconnus jaugeaient Terry lui fichait la frousse. Elle
réfléchit à ce que venait de dire Brenner sur le fait qu’ils en auraient bientôt
davantage comme elle à disposition, sur la génération à venir, elle repensa à…
Sa fatigue permanente. Ses fringales persistantes. Sa  perpétuelle envie de
pleurer. La manière dont son corps avait changé.
Tous les symptômes dont lui avait parlé le médecin.
Mais pourquoi lui cacher la vérité ? Pourquoi lui faire poursuivre les prises
de LSD s’il savait ? Dans quel but ? Je peux aussi me tromper. Peut-être que je tire
des conclusions hâtives. Sauf que… Brenner s’avérait, sans conteste, tout à fait
capable de faire des expérimentations sur des enfants.
— Excusez-moi… il faut que je m’allonge.
Manquant de s’effondrer, elle avait commencé à se diriger vers la sortie.
Dès qu’elle eut tourné le dos à son bourreau, elle posa une paume sur son
ventre, à l’abri des regards, et crut sentir son cœur battre à tout rompre.
Bientôt, la pièce se mit à tourner. Derrière elle, la voix du médecin lui parvint.
— Aucun problème, allez-y, Terry. Et… bien joué !
«  Bien joué  ?  » Elle n’avait rien fait du tout, à  part être là pour Kali –
 attitude dont il ne pouvait se targuer.
Lorsque l’aide-soignant voulut à nouveau lui prendre le bras, elle se
dégagea. Hors de question de bouger sa main d’un pouce. Par-dessus le
tambour effréné de son cœur, une seule question lui importait : couvait-elle en
son sein un autre battement semblable au sien ?
4.
Était-ce l’acide, l’électricité ou juste elle qui se faisait de drôles d’idées  ?
Alice n’en savait trop rien, mais ce jour-là, l’énergie au labo lui semblait
différente. Comme si la fréquence même à laquelle vibrait d’habitude le
bâtiment avait changé. Occupée à gérer les reporters, le Dr  Parks n’était pas
venue la voir avant un bon moment. Cette histoire d’interview avait beau ne
pas vraiment s’être déroulée comme son amie l’avait espéré, peut-être que
l’imprévu suffirait à déstabiliser Brenner.
Peut-être.
Quoi qu’il en soit, sa référente ne lui avait administré cette fois-là qu’une
seule et puissante décharge avant de lui conseiller d’y «  aller doucement  »
jusqu’à la semaine suivante. Il y avait eu ensuite pas mal de mouvements dans
les couloirs – Alice avait même vu passer Terry, sous bonne garde.
Et là, elle venait de sortir d’un cauchemar d’une toute nouvelle envergure.
Un gigantesque vortex d’énergie, de flammes et de ténèbres, dont les tentacules
s’étendaient toujours plus loin lui était apparu. Ses membres devenaient
tellement énormes qu’au bout d’un moment ils en engloutissaient le ciel. Dans
la bouche du titan rougeoyaient les braises de la destruction…
Qui donc pouvait affronter pareille créature ?
Quand la porte s’entrouvrit, la garagiste ne fut qu’à moitié surprise de voir
Kali se glisser par l’entrebâillement. La gamine courut se jeter dans ses bras.
— Alice ! C’était une super journée, aujourd’hui !
— Ah bon ? Et pourquoi ?
La mécanicienne surveillait l’entrée, même si la petite n’avait apparemment
pas été suivie.
— Il y a des invités et j’ai eu le droit de leur montrer ce que je sais faire !
Terry aussi, elle a regardé.
Alice ouvrit des yeux ronds, une foule de questions se bousculant dans sa
tête. Mais déjà…
— Comment ça se fait qu’on t’ait laissée venir ?
— Papa est débordé ! Je lui ai demandé si je pouvais aller voir mon amie et
il a dit oui, répondit Kali avant de lui servir un sourire penaud. Il pensait que
je parlais de Terry. Mais elle, je l’ai déjà vue aujourd’hui, alors que toi, non !
Alice songea soudain à un détail inquiétant. Même si ses visions ne
représentaient pas le présent et que ce à quoi elle assistait n’avait pas encore eu
lieu… cette petite habitait là.
— Kali, tu as déjà vu un monstre au labo ?
—  Je ne crois pas, répondit son interlocutrice après avoir réfléchi un
instant, sourcils froncés. Quel genre de monstre ?
—  Grand, avec de longs membres bizarres et une bouche qui s’ouvre au
milieu de la tête, décrivit Alice en battant des bras pour mimer les tentacules.
— Et il vit ici ?
Les yeux comme des soucoupes, Kali secouait la tête. Terrorisée,
évidemment. Bien joué, Alice !
Elle-même n’avait regardé qu’un seul film d’horreur de toute sa vie, quand
elle avait huit  ans. Elle avait ensuite passé des mois à dormir avec la lumière
allumée. Forcément, ses parents lui avaient interdit de recommencer. Elle
continuait même, de temps à autre, à jeter un coup d’œil sous son lit avant de
se coucher, et ne laissait jamais, mais alors jamais son pied pendre au-delà du
matelas.
Si elle avait demandé à Ken une histoire de fantôme, la nuit de leur
expédition dans les bois, c’était juste qu’elle avait grandi depuis et qu’une part
d’elle-même aimait se faire peur. Enfant, cependant, c’était tout l’inverse : elle
détestait ça.
— Ne t’en fais pas, Tigrou ! dit-elle à Kali pour la rassurer.
Son petit front plissé, la fillette gardait un air soucieux.
— Ce monstre, tu l’as vu, pas vrai ?
— Oui. Mais pas maintenant. Pas dans le présent. Il vit dans le futur.
— Le futur ?
—  Le monstre finira par apparaître, mais pas avant très longtemps sans
doute. Allez, oublie ce que je viens de dire.
—  Je n’oublie jamais  ! lança Kali qui se mit soudain à raser les murs en
grognant tel un fauve avant de s’immobiliser. Oh ! Tu veux voir ce que je leur
ai montré, aux messieurs qui sont venus pour moi et Terry ?
— Non !
La petite parut blessée de sa réaction.
— C’est juste que je ne veux pas te voir en payer le prix, expliqua Alice.
— Ça ne me dérange pas, tu sais.
— C’est parce que tu es adorable.
— Ce n’est pas ce que pense Papa.
Un avis lâché d’un ton si détaché que la mécanicienne lutta un instant
pour trouver quoi répondre.
— Eh bien… Papa n’est qu’une crotte de bique !
S’adresser à la fillette dans son langage, telle était la clé : Kali éclata de rire,
si fort qu’elle faillit tomber à la renverse. Au moins l’enfant avait-elle oublié
pour un moment sa peur des monstres affamés. Si seulement Alice avait pu en
faire autant…
5.
De retour au campus, Terry attendit à peine que le van se soit éloigné pour
se tourner vers ses amis. Elle n’arrêtait pas de se toucher le ventre. Impossible
de s’en empêcher. Sur le trajet, elle avait imaginé un milliard de situations à
venir, dont un bon paquet des plus désagréables, parmi lesquelles son renvoi
probable de la fac, la fureur de Becky, l’annonce de la nouvelle à Andrew, la
possibilité qu’il panique… Et puis il y avait Brenner. Comment se débarrasser
de ce problème une fois pour toutes ?
— Il faut qu’on parle. J’ai quelque chose à vous dire.
—  On va au garage  ? demanda Ken, soucieux. Désolé que le coup du
journal ait capoté. Mais bon, ils vont quand même écrire un article.
— C’étaient qui, ces hommes en costume ? fit Gloria.
— L’une des raisons pour lesquelles il faut qu’on parle.
Les bras serrés contre sa poitrine, Terry s’étreignait elle-même. Alice posa
une main sur l’épaule de son amie.
— Viens, je t’emmène, si tu veux. Je ne sais pas ce qui se passe, mais ça va
aller.
— À ta place, je n’en serais pas si sûre, répondit Terry en secouant la tête.
Je voudrais avoir le temps de parler à ma coloc après, donc, si on pouvait rester
là…
Gloria scruta aussitôt du regard le parking et les environs.
— Comme tu préfères. Pas de chauffeur en vue.
Ken désigna du menton le bâtiment de psychologie.
— Il y a de quoi s’asseoir là-bas. Tant qu’on ne traîne pas trop longtemps,
on ne devrait pas se faire chasser par les gardiens de nuit.
Malgré le gris du ciel, couvert de nuages bas, il ne faisait pas froid. Sur les
branches des arbres avaient même germé quelques feuilles prématurées. Mais
dans le silence et la pénombre du soir, elles ressemblaient à des larmes. Près de
l’édifice, Alice et Ken s’assirent sur le trottoir. Gloria, elle, s’installa sur le banc
de métal et Terry prit place à ses côtés.
— Alors, dis-nous, qu’est-ce qu’il y a ? demanda la garagiste. Qu’est-ce qui
ne va pas ?
—  Je crois… commença Terry, qui peinait à se résoudre à exprimer ses
doutes à voix haute. Je crois que je suis enceinte.
Aucun ne sembla savoir comment réagir, tous sonnés par la nouvelle – un
peu comme elle, en somme. Au bout d’un moment, Ken claqua des doigts.
— Je savais bien qu’un truc m’échappait à ton sujet !
Des mots qui donnèrent à Terry envie de rire… et de pleurer. Et de hurler.
À la place, elle opta pour un coup bas :
— Tu es vraiment le pire pote médium au monde.
— Aïe, dur… J’avoue que je ne l’ai pas volée, celle-là.
Mais Ken était tellement gentil qu’il était difficile de ne pas s’en vouloir
aussitôt après lui avoir fait le moindre reproche.
— Désolée, s’excusa-t-elle donc.
— T’inquiète, la rassura-t-il d’un geste de la main.
Gloria se tourna vers elle.
— Tu es sûre de…
— Pas à 100 %, reconnut Terry. Mais… quasi certaine, oui.
Estomaquée, Alice la fixait, les yeux écarquillés.
— Comment ça se fait que tu n’aies rien remarqué ?
— Sans doute parce que ça se voit à peine pour l’instant, souligna Gloria
avant de continuer d’un ton plus apaisant. Il y a des… cliniques qui s’occupent
de ça, tu sais. Personne n’en saurait rien. Je connais deux ou trois filles dans ma
paroisse qui sont passées par là.
— C’est le bébé d’Andrew, objecta Terry. Si je suis enceinte, c’est de notre
enfant. Donc, non.
— Il faut que tu l’appelles, lâcha Alice, qui s’était mise à faire les cent pas.
Andrew, je veux dire.
— Il est parti. J’ai reçu une carte hier. Il doit être au Viêt Nam à l’heure
qu’il est.
Le pire, dans cette histoire, c’est que Terry savait très bien comment il
réagirait. Paniquer, lui ? Au contraire ! Il serait enchanté, elle n’en doutait pas
une seconde.
— Tu crois que Brenner est au courant ? lui demanda Gloria. Au vu de tes
prises de sang ?
— Il sait, j’en suis sûre. C’est même en entendant certaines de ses allusions
que j’ai compris.
Elle leur résuma la démonstration de Kali puis la conversation qui s’était
ensuivie.
—  Brenner est intouchable à présent, conclut-elle. Vous auriez vu la
rapidité avec laquelle ces types ont retourné leur veste  ! Maintenant, ils lui
mangent dans la main.
Alice cessa d’arpenter le trottoir.
—  Il savait que si tu découvrais la vérité, tu refuserais de continuer à
prendre ton cocktail de drogues. J’imagine que c’est pour cette raison qu’il te
l’a caché.
— Il a parlé de ce bébé comme de la prochaine génération d’enfants aux
pouvoirs extraordinaires, renchérit Terry pour ensuite secouer la tête. Mais
qu’il essaie d’y toucher et son labo, je le fais cramer.
— Sauf que Kali est toujours coincée là-bas, soupira Alice. Elle est passée
me voir, tout à l’heure. Je crois lui avoir fait un peu peur, d’ailleurs.
— Comment ça ?
— Eh bien… il se peut que je lui aie décrit un monstre.
Quoi ? Non !
— Alice !
—  La bonne nouvelle, c’est qu’elle m’a assuré n’en avoir jamais vu,
s’empressa de nuancer la fautive avant de se redresser. Qu’est-ce que tu attends
de nous, Terry ?
— Rien, à part réfléchir. Explorer tous ensemble la moindre possibilité. Il
doit exister un moyen de nous tirer de cet enfer. Hors de question que cette
ordure me prenne mon enfant.
—  Terry, écoute-moi, lança Gloria en posant une main sur la sienne. Ne
sois pas trop exigeante envers toi-même. Tu viens à peine de découvrir ta
grossesse, sous acide en plus… Pas question de faire n’importe quoi,
maintenant. On va déjà essayer de savoir pour quand est prévu le bébé, s’il est
en bonne santé…
— Ça, ils s’en sont sûrement déjà préoccupés au labo.
— Mais toi, non. Ça te fera du bien, crois-moi. Tu vas t’en sortir.
Son amie lui écarta une mèche de cheveux du visage avec tendresse, si bien
que Terry repensa à sa mère, qui avait souvent eu le même geste. Elle prit la
main de Gloria pour la serrer doucement.
— Merci. Merci à vous quatre.
À présent, il allait lui falloir parler à Stacey. C’était l’étape suivante – qui la
mènerait à celle d’après, puis à celle encore après. Terry se leva, suivie de Ken
qui, tout à coup, sans rien lui demander, posa une main sur le ventre de sa
camarade.
— Qu’est-ce que tu…
— C’est une fille, murmura-t-il. Je ne vous distingue pas bien, ni l’une ni
l’autre, mais c’est une fille.
Une fille. Une fille ! Elle allait avoir une fille.
Cette fois au moins, son médium préféré avait 50 % de chance de ne pas se
tromper. En admettant déjà qu’elle était bien enceinte et pas en train de virer
parano pour de bon.
6.
— Ouf, tu es là !
La Communauté –  ses nouveaux compagnons d’armes  – avait beau
comprendre ce qu’elle traversait d’une manière que personne d’autre ne
pouvait appréhender, sa colocataire demeurait sa plus vieille amie à
Bloomington. À  présent, c’était de son point de vue à elle –  forcément
différent du leur – que Terry avait besoin. Même si, occupée qu’elle était à se
vernir les doigts de pied en rose, assise sur son lit défait, l’intéressée n’avait pas
l’air de se soucier du trouble pourtant flagrant de la nouvelle venue.
— Quoi de neuf, ma belle ? Non mais…
Terry s’était arrêtée devant elle et lui avait confisqué le flacon de vernis. Elle
le posa sur son bureau, puis plaqua sur son ventre la main désormais libre de
son amie.
—  Je crois avoir compris pourquoi je suis devenue la nana la plus
ronchonne et la plus affamée du monde.
Stacey regarda sa main, puis leva les yeux vers son amie. La sidération que
reflétaient ses iris correspondait déjà plus à la réaction attendue.
— Mon Dieu, Terry… Qu’est-ce que tu vas faire ?
Rire, ou presque. Voir ses camarades manifester tous sans exception le
même degré de désarroi qu’elle avait un côté rassurant.
— Je comptais justement sur toi pour m’aider à y voir plus clair de ce côté-
là, répondit-elle. Il faut déjà que je vérifie que je suis bien enceinte… mais je
ne veux pas demander à mon médecin traitant. J’ai trop peur que le labo l’ait
mis sous surveillance.
— Mais on s’en fiche de ce labo ! s’écria Stacey. Tu n’y retournes pas et puis
voilà !
Terry se laissa tomber sur son propre lit.
—  Écoute… Tu ne veux pas juste prendre rendez-vous chez ton
généraliste ? Je préférerais vraiment aller le voir lui.
Stacey capitula d’un hochement de tête.
— Je l’appellerai demain matin.
— Et tu pourrais donner ton nom plutôt que le mien ?
Et voilà que Terry se retrouvait de nouveau à usurper l’identité de sa
colocataire ! Juste le temps d’un bref examen médical, mais quand même…
— Pas de problème. Et puis, maintenant, je sais ce qui te rend si parano :
les hormones  ! précisa sa sauveuse avant de marquer une pause. Mais je te
préviens, mon médecin est un vieux vicelard. Une fois, en m’auscultant, je suis
à peu près sûre qu’il en a profité pour me peloter…
— Je survivrai, trancha Terry en songeant à tous les cinglés qu’elle côtoyait
de toute façon au labo.
Stacey s’approcha, lui attrapa les mains et la força à se mettre debout pour
la prendre dans ses bras.
—  Andrew va être aux anges  ! Je suis sûre qu’il t’aurait demandé de
l’épouser avant de partir s’il avait été au courant.
— Je sais.
Il serait bien le seul à se réjouir.
— Ça aurait été tellement plus simple si vous vous étiez mariés, d’ailleurs.
Parce que là, tu es dans la mouise, insista  Stacey, soulignant l’évidence. Ça
risque même de flanquer ta vie en l’air.
Terry aurait dû acquiescer. Après tout, elle avait pensé exactement la même
chose quand elle avait appris la nouvelle. Pourtant, peut-être parce que Ken lui
avait dit qu’elle attendait une fille, peut-être parce qu’elle se trouvait à présent
obligée de se montrer forte, son être tout entier rejetait les propos de sa
camarade.
— Elle ne va rien flanquer en l’air. Elle sera parfaite.
— Encore une fois : alerte aux hormones !
1.
e cabinet du médecin de Stacey aurait pu lui sembler froid et impersonnel,
L mais avec ses murs ornés de diverses unes du Saturday Evening Post
illustrées par Norman Rockwell et de tableaux de mallettes à l’ancienne, Terry
le trouvait presque chaleureux comparé aux salles du labo. Sur une table étaient
alignés une boîte de mouchoirs et plusieurs pots remplis de bâtonnets servant à
l’examen de la bouche, de boules de coton, ou de sucettes. À côté, un poster
intitulé «  Le corps humain  » schématisait le squelette et les organes d’un
individu masculin. Quelque chose me dit que ce n’est pas là-dessus qu’on
m’indiquera où se trouve mon bébé…
Quand Terry lui avait expliqué ce qui l’amenait, l’infirmière toute menue
qui l’avait pesée lui avait lancé un regard réprobateur. Elle lui avait ensuite
donné une blouse au tissu plus épais qu’à Hawkins, puis l’avait laissée se
changer et uriner dans un gobelet.
—  Ici, on utilise de tout nouveaux tests, plus rapides. Vous aurez vos
résultats dans deux heures, lui avait-elle dit avant d’emporter l’échantillon.
Assise sur un drap en papier qui crissait, ça faisait donc presque
deux heures que Terry attendait le verdict officiel. Elle aurait dû demander un
journal, histoire de s’occuper et de se tenir au courant des derniers
développements de la fusillade qui avait eu lieu à l’université d’État de Kent,
dans l’Ohio. Une manifestation contre l’intervention américaine au Cambodge
y avait mal tourné. En treize  secondes, les gardes nationaux avaient tiré à
soixante-sept reprises sur la foule pacifique, sans que personne sache ce qui les
avait poussés à ouvrir le feu. Résultat  ? Neuf  étudiants blessés, quatre autres
tués.
À quoi ça tenait parfois, la vie…
La porte du cabinet s’ouvrit enfin et le médecin entra, suivi de l’infirmière.
— J’ai cru comprendre que vous étiez une amie de Stacey Sullivan, dit-il à
Terry, le ton d’emblée chargé de reproches.
— C’est ça.
La chevelure grise du vieil homme frisottait autour de son crâne en un
nuage, comme Einstein. On aurait dit un champignon. Lorsqu’il enfila sa paire
de gants, Terry remarqua ses doigts poilus et ses paumes énormes. Pourvu qu’il
n’ait pas les mains baladeuses !
— Les Sullivan sont des gens bien, reprit-il avant d’émettre un petit bruit
de bouche méprisant. Stacey est une fille intelligente, bien trop pour se mettre
dans ce genre de situation.
Le médecin de son amie s’avérait donc répugnant à tout un tas de niveaux.
—  Quel genre de situation ? demanda Terry. Est-ce que ça veut dire que
c’est confirmé, pour moi ?
— Oui, répondit-il en la considérant d’un œil torve. Je ne devrais même
pas vous recevoir sans un adulte ou le père de l’enfant. Mais j’imagine que s’il
était présent, vous ne seriez pas ici aujourd’hui.
— Il a été envoyé au Viêt Nam avant que je me doute de quoi que ce soit.
Notre relation, c’est du sérieux.
—  Moi, tout ce que je sais, c’est qu’en dehors d’une relation conjugale,
vous ne devriez pas vous trouver dans cet état. Bon, voyons voir l’ampleur des
dégâts.
Charmant, songea-t-elle. Comme elle regrettait son médecin de famille ! La
gentillesse incarnée, cet homme : avec lui, ses jeunes patientes avaient toujours
droit à une glace, même pour une banale poussée de fièvre – pour peu qu’elles
aient repris assez de force, bien sûr. Il avait même assisté à l’enterrement de ses
parents.
Elle regretta un instant d’être venue, ce qui ne l’empêcha pas d’obéir quand
l’odieux personnage face à elle lui fit signe de s’allonger. Elle recula sur la table
d’examen et s’y étendit, anxieuse. Depuis le temps, elle aurait dû avoir
l’habitude d’être tripotée dans tous les sens et de se retrouver à la merci des
médecins, mais là… c’était différent.
Partant de plusieurs dates, elle avait fait le calcul : sa grossesse pouvait tout
aussi bien se révéler très avancée que très récente. Andrew et elle prenaient
généralement leurs précautions, mais une ou deux fois, quand elle était à peu
près sûre d’où elle en était dans son cycle, ils ne s’étaient pas protégés.
L’infirmière lui souleva les chevilles pour forcer ses pieds dans les étriers
fixés au bout de la table et lui recouvrit les jambes d’un drap. Dès le début de
l’examen, désagréable au possible, Terry ferma les yeux et s’imagina ailleurs.
— C’est normal que les instruments soient si froids ?
—  Hmm, hmm… se contenta de répondre le praticien en redonnant du
même petit bruit de bouche. Vous pouvez vous rasseoir, mademoiselle.
Vachement à l’écoute, comme médecin, dis donc…
— Alors ? voulut-elle savoir.
— Vous en êtes vers le milieu de votre troisième trimestre.
L’infirmière lui coula un regard lourd de reproches, comme si la jeune fille
avait tout calculé. Mais en réalité, Terry était sous le choc. Elle ne s’était pas
attendue à en être aussi loin dans sa grossesse ! Elle compta à rebours dans sa
tête… Novembre. Enceinte depuis novembre. Le soir de l’irruption d’Andrew
dans la cafétéria, après sa sortie de garde à vue… Cette nuit-là comptait en
effet parmi leurs imprudences.
— Le troisième trimestre ? Déjà ?
Peut-être avait-elle mal compris.
— Vous en êtes à plus ou moins sept mois, même si ça ne se voit pas. C’en
est d’ailleurs incroyable ! Pas étonnant que vous ne vous en soyez pas aperçue
plus tôt. Ceci étant, une prise de conscience si tardive vous barre l’accès à toute
solution… honorable. Je ne peux que vous conseiller d’aller finir votre
grossesse dans un établissement spécialisé. Ainsi, personne ne saura rien de
votre imprudence.
Son regard réprobateur était la copie conforme de celui de sa collègue.
« Imprudence. » Elle ressentit un pincement au cœur en entendant ce mot,
juste après l’avoir pensé elle-même. Mais pas question de changer d’avis.
— Non, ma décision est déjà prise. Je n’abandonnerai pas ma fille.
—  Il est pour le moment impossible de connaître le sexe de l’enfant.
L’attachement irrationnel que vous concevez à son égard est seulement dû à vos
hormones.
Ah, ça vient de lui cette obsession des hormones ! Je comprends mieux pourquoi
Stacey me bassine avec !
— Vous avez commis une erreur de jugement, poursuivit-il comme pour la
faire bénéficier de sa grande sagesse. Maintenant, il vaudrait mieux pour tout le
monde que vous laissiez ce bébé trouver un foyer où deux  parents aimants
prendront soin de lui.
Terry avait beau n’avoir aucune intention de suivre un seul des conseils que
lui donnerait cet individu concernant son enfant, elle voyait bien que discuter
ne la mènerait nulle part. Or, elle avait besoin avant tout d’informations
concrètes.
— Que dois-je savoir concernant les mois qui restent ? Est-ce qu’ell… est-
ce que le bébé est en bonne santé ?
Le médecin joignit les mains et la toisa sous ses sourcils en broussaille.
— Tout m’a l’air normal de ce côté-là, concéda-t-il. Pour ce qui est du suivi
de grossesse, je peux vous recommander quelqu’un. Mais parlez-en à votre
famille, je suis certain qu’ils vous diront la même chose que moi.
Le regard assassin que lui décocha Terry ne le découragea en rien de
poursuivre son laïus.
—  Vous devez augmenter vos apports caloriques  : il faut que l’enfant
prenne davantage de poids, et vous aussi. Vous aurez sans doute besoin d’uriner
plus fréquemment. Et il vous faudra bien sûr abandonner vos études…
— Le semestre se termine la semaine prochaine.
Dieu merci ! Avec un peu de chance, elle passerait entre les mailles du filet
avant que l’université apprenne quoi que ce soit et la renvoie pour immoralité.
Si une jeune fille respectable n’était pas censée tomber enceinte avant d’être
mariée, la honte constituait bien le cadet des soucis de Terry. Elle s’en fichait à
un point, c’en était presque comique ! Car toutes ses pensées tournaient autour
du monstre qui l’avait bourrée de composés chimiques et des ambitions qu’il
nourrissait. S’il pensait faire de sa fille la nouvelle génération de quoi que ce
soit un tant soit peu associé à lui, il se trompait lourdement !
Comme rien ne garantissait que le laboratoire ne découvrirait pas son
rendez-vous, elle fut tentée de demander au médecin de Stacey la
confidentialité la plus totale quant aux détails de la consultation. Sauf que…
Sept  mois, bon sang  ! Sept longs mois  ! Brenner devait être au courant
depuis… une éternité  ! Ce qui ne l’avait pas empêché de continuer leurs
séances ! Alice avait raison, il avait sans doute fait exprès de ne rien révéler à
Terry de sa grossesse pour pouvoir continuer à lui administrer des drogues le
plus longtemps possible.
Oui, vraiment, la honte attendrait –  peut-être ne viendrait-elle jamais
d’ailleurs. Car pour l’heure, la préoccupation première de l’étudiante se
résumait en un seul verbe : fuir.
Il existait forcément une solution qui leur permettrait à tous de s’en tirer
sains et saufs. Mais chaque chose en son temps  : d’abord, faire parvenir la
nouvelle à Andrew, qu’il sache qu’ils attendaient un enfant. Terry se tourna vers
l’exécrable médecin.
— Je trouverai la sortie, merci.
2.
Bondé d’étudiants qui couraient en tous sens, deux  fois plus pressés que
d’habitude de rejoindre leur destination, le hall de la résidence n’avait
probablement rien à envier à celui de Grand  Central. N’ayant jamais mis les
pieds dans la célèbre gare new-yorkaise, Terry ne pouvait en être certaine, mais
c’est ce qu’elle imaginait d’après ce qu’elle en avait vu dans les films.
Plus qu’une semaine avant les partiels. Période d’hystérie durant laquelle
tout le monde tentait de se truffer le crâne de connaissances, histoire de
survivre aux épreuves, de rendre ses devoirs à temps et de pouvoir enfin faire la
fête tous ensemble avant de se séparer pour l’été.
Sans surprise, la queue s’étirait devant le téléphone –  quatre  personnes.
Terry avait sorti son roman, mais ne retenait rien de ce qu’elle lisait. Elle finit
par abandonner Sam et Frodon, toujours aux mains des orques.
Contacter la mère d’Andrew restait pour l’instant sa seule option. Elle
espérait que Mme Rich serait en mesure de joindre son fils pour convenir d’un
moment où il pourrait appeler à la résidence. Elle avait déjà réfléchi à ce qu’elle
dirait au futur père de son enfant  : Bon, et si on oubliait cette histoire de
séparation et qu’on se fiançait à la place ? Parce qu’on va avoir un bébé cet été…
Quand son tour arriva enfin, elle composa le numéro de mémoire, avant
de se mettre à danser d’un pied sur l’autre. À  l’autre bout du fil, la sonnerie
retentit un long moment. Terry s’apprêtait à laisser tomber lorsque la mère
d’Andrew se décida à décrocher – avec un petit reniflement dans le combiné,
comme la fois précédente.
— Allô ?
— Madame Rich ? Bonjour, c’est Terry. Terry Ives. J’aurais besoin de parler
à Andrew dès que possible. Vous pourriez lui demander de m’appeler à
l’université au moment qui lui conviendra le mieux  ? Je ferai en sorte d’être
disponible.
— Je… j’ai bien peur que…
Le bruit du téléphone qui tombe par terre. Suivi d’une voix masculine – le
père d’Andrew.
— Allô ? Qui est à l’appareil ?
— Terry, la copine d’Andrew. J’aurais aimé lui faire passer un message.
— Terry… je suis désolé. Je suis tellement désolé d’avoir à te l’apprendre,
mais…
Le reste, elle l’entendit à peine.
3.
En pleines révisions pour son examen de physique, Ken travaillait dans sa
chambre lorsqu’elle l’assaillit, cette froide et sombre conviction. Comme une
lumière qui faiblit avant de s’éteindre pour de bon – un implacable sentiment
de perte au cœur de son univers.
Lui qui, maintes et maintes fois, avait prié pour obtenir la réponse à sa
question, n’en voulait plus maintenant qu’il la connaissait. Malgré tout, la
moindre fibre de son être le lui criait.
Andrew n’était plus.
4.
Alice frappa à la porte de la chambre universitaire de Terry. Les premières
fois qu’elle était venue sur le campus, avide de comprendre comment
s’imbriquait chacune des composantes de ce monde qui lui avait toujours
semblé à portée de main et pourtant si mystérieux, elle n’avait eu de cesse de
fureter dans tous les coins –  surtout dans les ascenseurs. À  présent qu’elle
côtoyait certains étudiants, cette planète lui apparaissait plus ou moins
semblable à la sienne, même si elle continuait à s’y sentir vaguement mal à
l’aise. En arrivant, par exemple, elle avait surpris les drôles de regards de
quelques snobs qui se demandaient sans doute ce que pouvait bien faire à la fac
une fille habillée comme elle. Soutenir son amie, voilà ce qu’elle faisait là.
Stacey lui ouvrit la porte.
—  Salut, Alice. Merci d’être venue, tu vas pouvoir prendre la relève de
Gloria.
Assise au bureau avec Terry, entourée de copies et de livres, la biologiste
l’avait manifestement fait travailler dur.
— Salut toi, lança-t-elle à la nouvelle venue. Il faut juste l’emmener à son
partiel de littérature, et ensuite elle doit rendre ce devoir pour son séminaire. Je
t’ai listé les bâtiments concernés.
— Comment ça va, Terry ?
— Alice… Mes amis en sont à me noter les salles où je dois aller, répondit
l’intéressée en s’efforçant de faire bonne figure. Donc, pas la peine de
demander.
— Pas de questions sur ton état émotionnel, pigé. Dans ce cas… prête à
éblouir tes correcteurs ?
Quand Stacey avait appris pour Andrew, elle les avait appelées toutes les
deux en renfort. « Ma Terry ne foirera pas son année à cause de cette aberration
d’un autre âge ! leur avait-elle déclaré. Elle validera son semestre ! » Alice n’avait
pas protesté, au contraire. Elle approuvait. Toutes les trois, elles traîneraient
leur camarade jusqu’à la fin de sa période de partiels, par tous les moyens
nécessaires. Elles la forceraient à se présenter à chacun de ses examens ! Mais
comme leur amie n’était pas la seule à devoir en passer, les tours de garde
s’étaient imposés comme la méthode la plus efficace pour s’en assurer.
Après avoir enfilé son manteau et récupéré son sac à main, Gloria se tourna
vers Alice pour lui parler à voix basse.
— Et toi, ça va ? Prête pour demain ?
Un jeudi de plus en perspective…
— Je n’ai pas encore trouvé comment faire pour mettre le labo hors d’état
de nuire, mais pas question que j’y aille, de mon côté, intervint Terry qui les
avait entendues.
Alice et Gloria échangèrent un regard inquiet.
—  Et comment que tu n’y retournes pas  ! s’écria Stacey d’un ton
dédaigneux. Rien ne t’y oblige et tu as suffisamment de soucis comme ça !
— Nous, on n’a pas trop le choix, insista Gloria. Ne serait-ce que pour voir
comment Brenner réagit à l’absence de Terry.
— Tu parles ! Vous devriez toutes arrêter. Laissez ce mec, là, Ken, y aller…
Nouveau regard de connivence entre les deux camarades de galère. Difficile
d’en vouloir à Stacey de ne pas comprendre que l’horreur de ce qu’elles
enduraient là-bas dépassait largement celle de son vécu à elle.
— On se voit demain, confirma Alice à Gloria.
Cette dernière hocha la tête et sortit.
Terry trouverait une idée pour mettre fin aux agissements de Brenner. Ou
du moins, elle finirait par se réveiller pour redevenir elle-même et non la star
d’une tragédie. Et une fois le moment venu, elle s’inquiéterait de nouveau du
sort de Kali. En attendant, Alice se chargerait de vérifier à sa place que la petite
se portait bien et s’appliquerait aussi à ouvrir l’œil dans le futur, guettant le
moindre détail susceptible de les aider dans le présent.
— On lui met ses baskets ? lança tout à coup Stacey.
— Mon nom, c’est Terry, et je suis juste devant vous.
—  Parfait. Dans ce cas, choisis tes chaussures et débrouille-toi pour les
mettre, déclara sa colocataire, un doigt pointé vers la penderie.
Obéissante, la future mère attrapa une paire de tennis et commença à se
débattre avec les lacets. Alice lui laissa soixante secondes avant de prendre les
choses en main.
— Quand même, on ne réfléchit jamais assez à l’incroyable révolution que
ça a dû représenter, quand quelqu’un a eu l’idée pour la première fois d’utiliser
des cordons pour serrer ses chaussures. Une vraie merveille !
Terry la fixa un instant. Puis explosa de rire.
— Mes baskets ? Des merveilles ? C’est plutôt toi qui es merveilleuse avec
tes drôles de réflexions !
Et elle continua de pouffer, la tête rejetée en arrière. Oui, Terry s’en sortira,
songea Alice, heureuse de constater que l’étincelle qui habitait son amie n’avait
pas tout à fait disparu. Elle et les autres, ils y veilleraient.
La future mère se passa alors une main sur le ventre, par-dessus son haut
ample –  sans doute sélectionné avec soin pour cette raison par Stacey ou
Gloria.
— Merveilles et prodiges… Quelle farce !
—  Aucune idée de ce que tu racontes, lâcha Alice, mais avec une
inspiration pareille, je te parie que tu vas lui régler son compte en moins de
deux, à cet exam  ! J’ai toujours pensé que c’était le genre de phrase que
sortaient les profs de fac.
Elle termina le nœud du second lacet avec un petit coup sec et Terry lui
sourit, les yeux encore rouges, quoique moins gonflés que la veille.
— Ça ne fait que quelques jours, lui rappela Alice. Ça va aller, tu sais.
— Je sais, répondit sa camarade d’une voix presque rêveuse. Je me souviens
de comment c’était après l’accident de mes parents. Tu as beau être persuadée
que rien ne s’arrangera jamais, le temps passe et tu finis par faire de la place en
toi pour ceux qui sont partis. Afin de pouvoir continuer à avancer en les
emmenant partout avec toi.
La mécanicienne lui désigna son ventre d’un geste du menton.
— Peut-être que tu n’as tout simplement pas encore assez d’espace, remplie
à ras bord comme tu l’es.
— On a toujours la place de porter sa famille.
— J’en ai la larme à l’œil, les filles, vraiment, les interrompit Stacey, mais
vous feriez bien d’y aller ou tu vas être en retard.
Alice escorta donc Terry jusqu’au bâtiment de lettres, comme indiqué sur
le mot de Gloria. Dans le hall, une petite étagère proposait une sélection de
classiques. Elle en parcourut quelques-uns, histoire de passer le temps pendant
l’évaluation. Pour chaque ouvrage, elle choisissait un numéro de page à l’avance
et commençait à lire à partir de là.
Andrew… Quelqu’un de vraiment bien. Prévenue par Gloria, elle avait été
anéantie. Mais apparemment, c’était Ken que la nouvelle avait le plus touché –
  en dehors de Terry bien sûr. Étrange, Alice n’avait jamais remarqué que les
deux  garçons se parlaient tant que ça. Malheureusement, et malgré sa
touchante réaction, monsieur le médium ne pouvait pas beaucoup les aider,
à part en prenant les services de leur amie au restaurant, vu qu’il n’avait pas le
droit d’accéder à la résidence des filles. Mais bon, encore quelques jours et
Terry se réinstallerait chez sa sœur, dans la maison de leurs parents.
Alice avait beau regretter de ne pas avoir pu dire au revoir à Andrew, elle
détestait bien davantage l’idée qu’il n’ait jamais su qu’il allait avoir un enfant.
Terry avait pesé le pour et le contre, et pour protéger les Rich d’éventuelles
menaces de la part de Brenner, elle avait décidé de ne pas leur en parler – en
tout cas, pas pour le moment. D’ailleurs, si elle prévoyait de sécher la séance du
lendemain, c’était certainement pour voir comment réagirait le médecin. Rien
que d’y penser, Alice fut prise d’un frisson.
— Tu as froid ? demanda Terry dans son dos.
— Déjà terminé ? s’étonna Alice avant de remettre Les Trois Mousquetaires
à leur place sur le présentoir. On n’a plus qu’à aller déposer ton devoir alors.
Ensuite tu pourras te reposer un peu.
—  Pas besoin. En revanche, j’ai un truc à faire. Seule, de préférence. Je
reviens direct à la résidence après, promis.
La garagiste réfléchit un instant. Son amie ne lui avait pas semblé aussi
vaillante depuis plusieurs jours.
— S’il t’arrive quoi que ce soit, Stacey va me trucider.
— Ne t’inquiète pas, je vais juste à la bibliothèque.
Sûr qu’il ne risquait pas de s’y passer grand-chose.
— Bon, d’accord, mais je t’accompagne jusqu’à l’entrée du bâtiment, ça te
va ?
— O.K.
— Mais d’abord, on va rendre ton devoir. Ordres de Gloria.
Terry acquiesça, puis parut hésiter.
—  Si… si tu en as l’occasion, tu pourrais aller voir comment va Kali,
demain ? Et à ce propos, tu crois que je fais bien ? De ne pas y aller, je veux
dire.
— Si je pense que tu fais fausse route, je t’en parlerai, répondit Alice, qui
en réalité n’était sûre de rien.
—  Merci. C’est sans doute la meilleure promesse qu’on puisse faire à
quelqu’un.
La mécanicienne aurait pourtant voulu en faire tellement plus…
—  Communauté du labo pour toujours, se contenta-t-elle cependant de
déclarer.
—  Communauté du labo pour toujours, répéta Terry, une main sur son
ventre. Vous aussi, vous êtes ma famille.
— Ça, c’est certain ! approuva Alice.
— Allez viens, frangine, on y va.
5.
Trois  jours –  et trois  nuits  – sans qu’elle ait pu rester seule une seule
seconde  ! Il y avait en permanence quelqu’un avec  elle. Stacey ne faisait
décidément pas les choses à moitié quand elle s’en donnait la peine.
Même à la bibliothèque, Terry n’aurait pas beaucoup de temps avant que sa
colocataire s’inquiète. Elle se dépêcha donc de sillonner les rayonnages jusqu’à
retrouver derrière un bureau la bibliothécaire qui l’avait déjà dépannée
quelques mois plus tôt, puis s’inséra dans la queue –  plus courte que la fois
précédente – où elle prit son mal en patience.
Il n’y avait pas grand monde dans les environs, juste quelques retardataires
en train de finaliser leurs projets, leurs livres étalés sur les tables. Où qu’elle
aille, elle avait de toute façon l’impression d’évoluer dans un monde bien
différent. Toutes ces préoccupations du quotidien –  les partiels, la politesse,
lacer ses chaussures, se retenir de pleurer en public  – lui paraissaient
insignifiantes face à ses problèmes et au déchirement que représentait la
disparition d’Andrew. Elle aurait tant aimé avoir pu lui annoncer qu’il allait
être papa. Elle aurait tant aimé qu’il puisse être papa.
Mais il fallait songer au futur.
—  Oui  ? En quoi puis-je vous aider  ? lui demanda la bibliothécaire sans
vraiment la regarder.
— Euh… bonjour, commença Terry. Vous m’avez déjà orientée une fois, et
je me demandais si je pouvais encore vous déranger. Ça va vous paraître un peu
étrange comme requête, mais je ne sais pas par où commencer.
— Étrange : le genre de recherches que je préfère. Dites-moi tout.
D’un petit geste de la main, l’employée l’encouragea à se lancer, et Terry
avala sa salive.
—  Imaginez une jeune femme avec de gros problèmes qui voudrait
disparaître de la circulation. Comment devrait-elle s’y prendre, à votre avis  ?
Vous avez des livres à ce sujet ?
La bibliothécaire observa un moment l’étudiante qui lui faisait face  : sa
tenue informe, son visage bouffi et ses cernes sombres…
—  Des livres, non. Mais l’information, c’est mon domaine, répondit-elle
avant de marquer une pause. Cette jeune femme se trouve-t-elle en danger
immédiat ?
Une des questions du moment, justement.
— Pas sûr.
— A-t-elle besoin de disparaître pour toujours ou seulement pour quelque
temps ?
— Disons pour toujours, trancha Terry, qui n’y avait en réalité pas réfléchi
jusque-là.
—  Le nerf de la guerre, c’est l’argent. Plus elle en a, mieux c’est. Il lui
faudra aussi un moyen d’en gagner une fois partie. (La documentaliste baissa la
voix.) Mais si jamais elle est recherchée, le plus efficace serait, eh bien… qu’on
la croie morte.
Terry était déjà arrivée à la même conclusion, de son côté. Personne ne
pourchassait les morts… Sauf qu’elle n’avait aucune idée de la façon dont
simuler son décès. Et puis, quel nom endosser ensuite ?
—  Mais… comment  ? Je veux dire, pour vivre, on a forcément besoin
d’une identité…
—  Passionnant toutes les questions que ce problème soulève, pas vrai  ?
répondit la femme avec des airs de conspiratrice. Je me souviens de ce roman
dans lequel l’un des personnages prend le nom d’un garçon né à peu près à la
même époque que lui, mais décédé enfant. Personne ne se rend compte de rien
jusqu’à ce que l’usurpateur lui-même meure. La seule condition étant de ne pas
s’installer là où le nom d’emprunt risquerait d’être reconnu.
Terry nota soigneusement tous ces éléments dans un coin de sa tête.
— O.K. Dans ce cas, ce serait possible de consulter des avis de décès datant
d’il y a dix ans environ ? Pour voir si j’en trouve qui concernent des enfants ?
— Suivez-moi. Je vais vous sortir une ou deux années de journaux où vous
pourrez trouver ça. Parmi les décès, il y a aussi les accidents… Ça vaudrait
peut-être le coup de fouiller du côté des faits divers. Vous y dénicherez peut-
être une identité… pour les besoins de votre enquête purement hypothétique.
En la voyant si serviable, Terry se demanda soudain si sa bienfaitrice n’avait
pas elle aussi traversé une terrible épreuve. Quoi qu’il en soit, l’étudiante
n’allait pas se risquer à lui poser la question.
Quelques minutes après l’heure à laquelle elle lui avait demandé de la
rejoindre, Ken tira une chaise à côté d’elle, à la table où elle s’était assise.
—  Pas très réjouissant, commenta-t-il d’emblée, un œil sur la rubrique
nécrologique étalée devant elle. À moins que… tu essaies de rédiger la sienne ?
Elle n’y avait même pas pensé, à  vrai dire. Les parents d’Andrew s’en
occuperaient certainement, pour que l’avis paraisse dans le journal de leur ville.
Terry sentit les larmes lui brûler les paupières.
— Tout va bien, mademoiselle ?
Elle se redressa pour voir la bibliothécaire contourner la table, et comprit
tout de suite le sous-entendu dans son aimable intervention : fallait-il chasser le
jeune homme ?
—  Non… enfin, oui, tout va bien, répondit Terry. C’est un ami, pas…
l’auteur du problème.
Ken appuya ces propos d’un sourire triste. La documentaliste hocha la tête
d’un air convenu avant de les laisser.
— Terry…
Elle ne l’avait pas revu depuis son coup de fil aux parents d’Andrew. C’était
Stacey qui s’était chargée de prévenir leurs amis à tous les deux –  les plus
récents comme les plus anciens. D’après ce que sa colocataire lui avait dit, Ken
avait paru effondré.
—  Je ne m’étais pas rendu compte qu’Andrew et toi, vous étiez devenus
proches, dit-elle.
— On ne l’était pas au départ, mais on s’est revus avant qu’il parte. Pour
parler de toi.
— Ah bon ?
—  Je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas. C’est moi qui lui ai
suggéré de rompre… J’avais la vague impression que vous alliez être séparés
quoi qu’il arrive, et que ce serait peut-être plus facile à vivre pour toi de cette
manière. Mais j’aurais dû garder mes idées pour moi. Ne pas interférer dans le
cours des événements, comme ma mère me l’a appris.
— Ne t’inquiète pas, Ken, ça n’a rien changé. Notre rupture, c’était juste
une façade. Qui a aidé, c’est vrai, mais de toute façon, Andrew reste avec moi,
pour toujours.
— À plus d’un égard.
Terry éclata d’un rire sonore, que la documentaliste lui passerait sans
doute, mais qu’elle ravala malgré tout.
— Bon, reprit son ami, c’est quoi tout ça ? Pourquoi tu voulais me voir ?
—  J’essaie d’imaginer comment m’évanouir dans la nature. Pas juste
m’enfuir en laissant tout en plan derrière moi, mais échapper pour de bon à
Brenner et mettre un terme à ses expériences, définitivement. Et j’aimerais que
tu me tiennes au courant, si jamais il te vient une… certitude qui pourrait me
servir. Hors de question de perdre qui que ce soit d’autre.
—  J’essaierai, promit-il. Mais n’oublie pas que personne n’a envie de te
perdre, toi non plus.
— Sauf que ça pourrait bien être le cas. Je vais peut-être devoir partir. Mais
si ma disparition permet à tout le monde de s’en sortir sain et sauf, alors ça me
va. Tu comprends ?
Elle voyait bien que non. Tant pis. À vrai dire, elle avait déjà commencé à
mettre de côté  : tout ce qu’elle avait gagné au restaurant d’une part, et à
Hawkins de l’autre, depuis le soir où elle avait payé la caution d’Andrew. Elle
ne parlerait au reste de la Communauté de son projet de fuite qu’après en avoir
réglé tous les détails, mais elle aurait peut-être besoin que ses compagnons lui
avancent quelques dollars.
Elle porta soudain la main à son ventre : le bébé venait de lui donner un
coup de pied.
— Je peux ? demanda Ken.
Elle jeta un coup d’œil autour d’eux. Il n’y avait personne d’autre dans
cette section de la bibliothèque.
— Vas-y, dit-elle avant de prendre la main de son ami et de la placer là où
l’enfant continuait de taper. J’ai choisi un nom, d’ailleurs. Dans la salle
d’attente du médecin de Stacey, j’ai lu un article de National  Geographic à
propos de cette Anglaise, Jane Goodall, qui étudie les chimpanzés en Tanzanie,
et…
— Encore une expérience scientifique ? grommela le jeune homme.
—  Rien à voir avec Brenner. Elle, ses sujets d’étude, elle leur donne des
noms, pas des numéros. Ma fille s’appellera Jane.
Terry sentit encore un coup et s’interrompit. À présent que son existence
avait été révélée, bébé Jane, cachée pendant si longtemps, tenait absolument à
se manifester –  sans arrêt. Sa mère n’y voyait d’ailleurs aucun inconvénient,
bien au contraire.
— En plus, j’adore ce prénom, insista-t-elle. Donc, tu as intérêt à ne pas
t’être trompé sur le sexe.
—  Reçu cinq sur cinq, répondit Ken en retirant sa main. Je vois une
courageuse petite furie comme sa maman, pressée de découvrir le monde qui
l’attend. Aucun doute là-dessus.
6.
La journée de Brenner s’était révélée décevante et Huit n’y remédiait en
rien. Il avait beau lui avoir apporté ses cupcakes préférés sans qu’elle ait rien fait
pour les mériter, elle boudait. Qu’est-ce que les enfants pouvaient être
exaspérants ! Cela dit, les adultes aussi, à leur manière.
— Je veux voir mon amie, répétait la fillette.
— Terry n’est pas venue aujourd’hui, rétorqua-t-il.
Une absence qui le mettait d’ailleurs en rage. Oser ne pas se présenter…
Quel culot ! Quand on l’avait prévenu de la visite de la jeune femme chez le
médecin, il s’était bien sûr attendu à ce qu’elle panique. Qu’elle tente, même
piètrement, de rejeter son autorité ne le prenait donc pas totalement au
dépourvu, mais il faudrait toutefois s’appliquer à la faire filer droit de nouveau.
Ce qui l’avait surpris, en revanche, c’était la mort du copain. S’étant
arrangé pour que le garçon soit tiré au sort, il aurait dû le voir venir, mais après
tout, tant mieux. Ça lui faisait toujours un souci de moins pour la suite, et il
pourrait se servir de cette tragédie pour amadouer la future mère.
—  Je ne parle pas de Terry  ! ronchonna Huit. Je parle de celle qui est
comme moi.
Le médecin releva la tête, intrigué.
—  Il n’y a personne comme toi, lui rappela-t-il. Du  moins, pas encore.
C’est l’ami que je t’ai promis qui sera comme toi. J’y travaille. Terry y travaille.
— Mais je m’en fiche d’elle ! Même si je ne les ai pas vus, je suis sûre que
les monstres se cachent ici, quelque part. C’est pour ça que je dois voir celle
qui est comme moi !
Vu son humeur massacrante, Huit n’était pas près de lâcher l’affaire,
Brenner le savait. Néanmoins, les monstres… les monstres… ça lui disait
quelque chose, mais pourquoi ? Ah oui ! La mécanicienne, sur qui le traitement
par électrochocs fonctionnait à merveille, lui en avait déjà parlé. Comment
s’appelait-elle déjà  ? Alice… Johnson  ? Les noms s’avéraient tellement moins
faciles à retenir que les numéros !
— Huit, à part Terry, as-tu discuté avec quelqu’un d’autre dans les locaux ?
Occupée à lécher son index plein de ganache chocolatée, la petite étudia un
instant le plafond.
— Le Dr Parks, et aussi Benjamin, et aussi… (Tous les médecins et aides-
soignants de l’équipe y passèrent.) Et aussi toi, papa ! conclut-elle enfin.
— Personne d’autre ? demanda-t-il en s’efforçant de dissimuler sa véritable
réaction.
— Je ne dirai rien. J’ai promis.
La confidence murmurée transpirait la peur. Parfait. Il pouvait s’en servir à
ses fins.
— On en a déjà parlé. Les seules promesses qui comptent sont celles que
tu me fais à moi.
—  Non, c’est mal  ! s’écria-t-elle en secouant la tête, ses cheveux noirs
volant de droite à gauche.
— Laisse-moi juger de ce qui est bien ou mal.
— Nan !
Sur ce, la petite fonça vers la porte pour se sauver le long du couloir.
Brenner la suivit d’un pas vif. Pas la peine de courir, cependant : il n’y avait pas
d’issue. Aucune raison de s’inquiéter, donc. Ses talons résonnant sur le
carrelage, il la traqua lentement mais sûrement. Ils dépassèrent la pièce vide où
Terry aurait dû se trouver en train de couver sa plus grande réussite à ce jour,
celle de ce jeune excentrique du nom de Ken, celle ensuite de son sujet de
recherche le plus prometteur en termes d’interrogatoires –  Gloria  –, avant
d’arriver enfin devant la salle d’examen d’Alice.
C’était donc bien elle, la nouvelle camarade de Huit.
Debout devant la mécanicienne, la fillette avait déjà commencé à lui parler
à toute vitesse, avec de grands gestes. Quand Brenner posa la main sur la
poignée et l’actionna, Alice, de l’autre côté de la lucarne, ouvrit des yeux
médusés. Quant à la petite, elle disparut de son champ de vision. Le médecin
entra dans la pièce.
— Je sais que tu es là, Huit. Montre-toi…
— Huit ? répéta la jeune fille.
Le médecin fronça les sourcils. Ces gamines et leur manie de se formaliser
pour un simple prénom…
— Je ne suis pas fâché, Kali, tu sais…
Que lui avait-elle dit, déjà  ? Que son autre amie –  Alice donc  – lui
ressemblait. La garagiste dissimulait-elle un secret  ? Se pourrait-il que ses
monstres existent pour de vrai ? La question se posait, mais Brenner opta pour
une autre.
— Terry Ives et vous êtes amies, n’est-ce pas ?
—  Oui, répondit la mécanicienne avant de se lancer. Elle traverse une
période difficile en ce moment. Pas étonnant qu’elle ne vienne plus. Laissez-la
tranquille… Laissez-la vivre en paix.
Tant de naïveté… Comme c’est touchant !
— Ça suffit, Huit ! gronda Brenner en s’avançant au centre de la salle. Sors
de ta cachette, maintenant.
— Tu ferais mieux d’obéir, ma puce, souffla Alice, effrayée.
— Y a-t-il des monstres dans le laboratoire en ce moment ? lui demanda-t-
il.
Les yeux plantés dans les siens, elle acquiesça… mais le médecin comprit
bien vite ce qu’elle voulait dire. Elle parle de moi. Rien que d’y penser, ça le
faisait rire. Pas étonnant que Huit apprécie autant la demoiselle : elle avait dû
lui raconter toutes sortes d’horreurs à son sujet.
— Je ne suis pas un monstre, dit-il. Mais si ça vous amuse de le penser, ne
vous gênez pas. Allez, Kali. On y va.
— Au revoir, Alice ! lança alors une petite voix fluette.
La porte se rouvrit et le temps qu’il se retourne, Huit s’était déjà éclipsée.
Elle fit pourtant marche arrière pour se camper dans l’entrebâillement,
hésitante.
— Alice… Tu es sûre de sûre que les monstres ne sont pas là ?
L’intéressée n’avait pas l’air d’avoir envie de répondre, mais comme la
fillette ne bougeait pas d’un pouce, elle finit par capituler.
— Certaine.
—  Ça fait combien de temps que Kali vous rend visite  ? lui demanda
Brenner.
— Pas longtemps, répliqua-t-elle, le menton en l’air en signe de défi. Soyez
tranquille, je ne dirai rien à personne… sur ses pouvoirs.
—  Oh, je n’en doute pas. De toute façon, dans le cas contraire, nous en
serions informés. Bien, il est temps pour nous de partir. Au revoir,
mademoiselle Johnson.
Sur ces mots, il attrapa Huit par l’épaule et l’entraîna dans le couloir sans la
lâcher une seconde, histoire de ne plus la laisser détaler aussi facilement.
— C’était donc elle ton autre amie ?
—  Elle est comme moi, elle voit des choses. Mais pas dans le présent…
dans le futur.
Des monstres dans le futur ? Si Brenner n’était pas certain d’y croire, il sut
soudain comment forcer Terry à revenir au laboratoire, là où était sa place. Et
comment, du même coup, garder la mécanicienne sous la main, le temps de
percer ses secrets à jour et d’en évaluer la valeur.
7.
À peine avait-elle attrapé son dernier carton de vêtements que Becky l’en
délesta.
—  Il faut que tu arrêtes de soulever des trucs lourds, lui lança-t-elle en
emportant son chargement vers l’étage.
—  Et toi, que tu arrêtes de t’inquiéter pour rien. Je suis enceinte, pas à
l’article de la mort.
Non que Terry ait spécialement envie de porter quoi que ce soit, mais
l’attitude de sa sœur l’agaçait. Becky se retourna dans l’escalier de bois brut,
sourcils froncés.
— Arrête de râler et suis-moi. Tu as besoin de faire une sieste, mais avant,
j’aimerais qu’on ait une petite conversation.
— Une conversation ? Non, pitié ! Au secours ! À l’aide !
Terry commençait à reprendre du poil de la bête. Une fois ses examens
passés, elle n’avait presque plus rien eu à faire. Stacey avait supervisé
l’empaquetage et le déménagement de ses affaires avec tant d’efficacité qu’elle-
même avait pu se concentrer sur le contenu de deux cartons seulement : ceux
qu’elle avait baptisés «  Kit de disparition  ». Comme ça, d’une pierre
deux coups, sa valise était faite.
Même sans avoir encore réglé la question de l’argent et de la manière d’en
gagner une fois partie, avoir un plan d’urgence la rassurait. Elle avait même
choisi son nom  :  Delia  Monroe –  la vraie étant décédée de la tuberculose à
six ans. Il ne restait plus qu’à espérer que s’enfuir serait suffisant.
Contrairement à son aînée, qui même chargée du deuxième carton du Kit
de disparition gravissait le reste des marches sans effort, Terry, elle, prenait son
temps. Maintenant qu’elle se savait enceinte et ne pouvait plus mettre sa
fatigue, ses courbatures et sa mauvaise humeur sur le compte du quotidien, elle
avait la sensation que les douleurs et gênes de la grossesse la faisaient souffrir
davantage.
—  Au fait, sœurette, lança-t-elle, je ne te l’ai pas dit, mais je te suis
vraiment reconnaissante de ne pas m’avoir fait la leçon. Et je ne te remercie pas
juste pour te décourager de le faire maintenant, si c’est ce que tu as en tête.
Une fois atteint le palier, elles continuèrent jusqu’à la chambre de Terry, où
Becky posa son chargement avec le reste des affaires de sa cadette, au milieu des
photos d’enfance rassurantes, des portraits de famille et de la couverture en
patchwork que leur tante avait offerte à leur mère à l’époque où celle-ci
attendait Terry. La dernière photo d’Andrew et elle, prise avec le Polaroid, avait
déjà rejoint le miroir de la coiffeuse, juste au-dessus de la boîte à bijoux ornée
d’une ballerine miniature.
Et pile de l’autre côté du couloir, Becky avait commencé à décorer ce qui
serait la chambre du bébé. Si  on n’est pas déjà parties. Si Terry et sa fille
disparaissaient de la circulation assez longtemps, peut-être même pourrait-elle
se risquer à revenir plus tard délivrer Kali du laboratoire.
— Terry, à propos de ce que tu m’as dit dans l’escalier… commença Becky
avant de la prendre par les épaules pour l’obliger à la regarder dans les yeux. Tu
es ma sœur. Tu croyais quoi ? Que j’allais te mettre à la rue ? Bien sûr que je ne
vais pas te faire la leçon. Andrew était un garçon super. Je me doutais bien que
vous n’alliez pas attendre jusqu’au mariage, et puis d’ailleurs…
— D’ailleurs, quoi ?
Son aînée lui écarta du front une mèche de cheveux pleine de sueur et
Terry lui rendit la pareille.
— Un thé glacé ne nous ferait pas de mal, reprit Becky.
— Tu allais ajouter autre chose. Allez, dis-moi.
— Et d’ailleurs, ce n’était peut-être pas une si mauvaise idée… de ne pas
attendre. Vous vous aimiez, et je sais que tu aimeras votre enfant. Tu feras une
mère formidable et je t’aiderai. Tu n’affronteras pas cette épreuve toute seule.
Terry s’imagina le tableau. Sa sœur et elle, élevant une petite fille ensemble
dans la maison de leurs parents, qui s’en trouverait égayée, comme quand
Andrew était passé avant Noël. Pas déplaisant, comme avenir. Marrant comme
huit  mois plus tôt, l’idée de finir vieille fille aux côtés de Becky lui serait
apparue comme un sort à peine plus enviable que la mort. Alors qu’il existait
en réalité bien pire destinée. Une vie clandestine avec son bébé, par exemple,
éventualité tout aussi tangible… Non, décidément, le soutien inconditionnel
d’une grande sœur raisonnable, ça ne se refusait pas.
La sonnerie stridente du téléphone les ramena sur terre.
— Je vais répondre, lança la maîtresse des lieux. Toi, tu t’allonges et tu te
reposes. C’est un ordre.
— Chef, oui chef !
Terry attendit cependant pour obéir que sa sœur ait décroché dans le
couloir.
— Oui, allô ? Becky Ives à l’appareil. (Il y eut une pause, le temps que son
interlocuteur se présente.) Docteur  Brenner  ? Non, ça ne me dit rien. D’où
connaissez-vous Terry, exactement ?
Curieuse de savoir qui appelait, la future maman n’avait pas eu à patienter
bien longtemps pour le découvrir. Elle se glissa hors de sa chambre et
s’approcha de Becky. Un  doigt sur les lèvres pour lui imposer le silence, elle
dégagea délicatement sa tignasse bouclée de son épaule et lui prit le combiné
des mains pour le placer entre leurs deux  têtes, là  où elles pourraient toutes
deux suivre l’échange.
—  Je me demandais comme se sentait Terry, disait Brenner. J’ai cru
comprendre qu’elle devait faire face à une terrible nouvelle, mais j’espérais
qu’elle reviendrait bientôt au laboratoire, pour que nous puissions poursuivre
les tests.
L’intonation même du médecin équivalait à une menace lancée en pleine
figure. Terry sentit son pouls s’accélérer.
— Elle va mieux, admit sa sœur sans plus de détails.
— J’en suis ravi. Dans ce cas, quand pensez-vous que nous aurons le plaisir
de la revoir ?
—  Eh bien… Je ne pense pas qu’elle soit prête à se réinvestir dans votre
projet de sitôt.
Becky avait dû sentir Terry se tendre à la question de Brenner, d’où sa
réponse. Elle n’avait pas avancé l’argument de la grossesse, cependant,
persuadée que ce détail ne regardait personne. La jeune fille serait une mère
célibataire, impossible de revenir là-dessus, mais souligner le fait que le père de
son enfant était mort à la guerre limiterait les questions et lui éviterait d’être
traitée en paria.
— Vous m’en voyez navré, répondit le médecin. Serait-il possible de parler
à votre sœur ?
Si l’intéressée mourait d’envie de faire signe que non, il ne lui semblait pas
juste de laisser quiconque jouer les intermédiaires entre son bourreau et elle. Il
n’était plus temps de se cacher. Cette conversation pouvait d’ailleurs se révéler
source d’information pour elle aussi, pas seulement pour lui. Elle récupéra le
combiné.
— C’est moi.
— Bonjour Terry, j’ai été désolé d’apprendre ce qui était arrivé à votre petit
ami, lui dit d’emblée Brenner d’un ton aussi mielleux que s’il s’adressait à elle
devant un public. Mais si je ne m’abuse, je dois aussi vous adresser mes
félicitations.
Plutôt que la terreur glacée à laquelle elle s’était attendue, c’est une fureur
bouillonnante qui se déversa dans ses veines.
— Comme si vous n’étiez pas au courant depuis tout ce temps, et que vous
n’aviez pas…
Le regard effrayé que lui lança Becky la coupa net. Que vous n’aviez pas
continué à me droguer sciemment, finit-elle pour elle-même.
— Mais cet enfant sera extraordinaire ! s’exclama-t-il avant de se reprendre.
Notre enfant, celui que nous avons créé ensemble, sera extraordinaire. N’est-ce
pas là le rêve de tout parent ?
Sauf que vous n’avez aucun droit sur ma fille, à moi ! Notre fille à Andrew et
moi ! Elle parvenait à peine à respirer.
— Tout ce que j’ai fait, poursuivit-il, c’était pour votre bien, pour le bien
de tous.
Très tentée d’écrabouiller le téléphone contre le mur, elle réussit malgré
tout à prononcer d’une voix posée les seuls mots qui consentirent à franchir ses
lèvres.
— C’est faux.
C’était pour les besoins de votre horrible expérience, nuance.
— Terry, vous ne songeriez quand même pas sérieusement à ne pas revenir
à Hawkins ? Huit, ou plutôt Kali, en pâtirait, vous savez. Vous ne me laissez
pas le choix. Pensez aussi à vos camarades… J’ai récemment découvert un
détail des plus intéressants au sujet de l’une de vos amies.
Derrière la colère, la terreur qu’elle craignait tant montrait cette fois le bout
de son nez.
— De quoi parlez-vous ?
—  Je suis au courant, pour Alice, répondit-il. Je viens de remplir les
papiers.
Oh non, non, non ! « Au courant pour Alice. » Qu’entendait-il par là ? Terry
voulait mettre un terme à toutes ces expériences, mais s’il s’était aperçu des
facultés de leur amie, alors… Une ordure comme lui, sûr qu’il serait ravi de
connaître le futur, pour mieux le contrôler. S’il en avait l’opportunité, il
garderait Alice prisonnière à vie !
— Laissez-la tranquille.
— Terry, voyons, je ne souhaite que vous encourager à développer chacun
votre plein potentiel. Je peux même vous débarrasser de l’affliction liée à la
perte d’Andrew. Ce petit coup de pouce vous faciliterait grandement la vie,
non ?
Suffoquée de rage, elle ne répondit rien. De toute façon, son interlocuteur
n’avait pas terminé.
—  Vous vous rendrez compte que j’ai raison en repensant au jour des
funérailles de vos parents. Le premier des souvenirs que nous avons explorés
ensemble, vous vous rappelez  ? Quand vous le convoquez à présent, la
souffrance a disparu, n’est-ce pas  ? Eh  bien, c’est mon œuvre. Laissez-moi
continuer à vous aider.
Elle se représenta l’église, sa mère dans un cercueil, son père dans l’autre.
Une scène qui ne lui revenait généralement que dans ses cauchemars, le chagrin
étant trop intolérable pour que son esprit accepte d’y replonger éveillé.
Toutefois, à présent qu’elle y songeait, qu’éprouvait-elle ?
Rien qu’une douleur lointaine.
— Vous êtes le mal incarné, siffla-t-elle. Laissez-nous tranquilles.
— Impossible, j’en ai bien peur. Vous ne pourrez pas m’échapper.
Respire  ! Tu vas finir par trouver un moyen de te sauver, d’une manière ou
d’une autre, et tes amis avec. Le désespoir menaçait cependant de l’anéantir. Et si
jamais elle échouait  ? Elle raccrocha, sans parvenir à détacher les yeux du
téléphone. Les mains sur les hanches, Becky la fixait.
—  Bon sang, qu’est-ce que… Tu semblais prête à l’égorger à travers le
combiné, ce Dr Brenner ! En tout cas, tu penses bien que tu n’es pas en état de
poursuivre je ne sais quelle expérience !
Que faire ? Sa sœur serait bouleversée en apprenant la vérité, mais Terry en
avait assez de mentir.
— Je crois qu’il faut qu’on parle du laboratoire de Hawkins. De ce qu’ils
m’y ont fait subir, de ce qu’ils nous y ont fait subir, à  mes amis et moi. Ce
médecin, Beck, il savait que j’étais enceinte d’Andrew… Depuis combien de
temps, je ne sais pas… Longtemps, c’est sûr. Je vais t’expliquer, mais d’abord,
j’ai quelques coups de fil à passer.
— Terry, qu’est-ce que tu racontes ? Je…
— Deux secondes, je t’en prie.
Elle alla chercher la feuille où Stacey avait noté les numéros de tout le
monde – domiciles et résidences universitaires –, avant de revenir au téléphone,
pour composer celui des Flowers.
— Gloria ? Salut ! Tu pourrais passer prendre Alice et venir chez moi ? Je
vais prévenir Ken aussi. Il faut qu’on parle.
— Pas de problème !
Terry lui donna son adresse, puis appela leur ami. « Je suis en chemin ! » lui
annonça-t-il sans une once d’ironie.
Si les cartons du Kit de disparition et le plan associé semblaient avoir perdu
leur vertu rassurante, le soutien de sa sœur demeurait. Forte de cette certitude,
il venait même à Terry le début d’une idée, tel un remède au découragement
ressenti après l’appel de Brenner. Ses camarades et elle, ils formaient une
Communauté. Ils avaient des alliés –  et des pouvoirs. Brenner pouvait se
révéler l’être le plus cupide et cruel au monde, il pouvait avoir tout un appareil
gouvernemental à ses ordres, jamais elle ne le laisserait mettre la main sur sa
fille. Ni sur Alice, d’ailleurs. Pas question non plus d’abandonner Kali. Oui, cet
être abject finirait sans rien ni personne, c’était tout ce qu’il méritait.
C’était leur avenir à tous qui était en jeu, et Terry ne perdrait plus un seul
de ses proches dans cette bataille.
8.
Ken venait de passer la porte, Alice et Gloria étaient arrivées quelques
minutes plus tôt  : en moins d’une  heure, ils se trouvaient tous réunis. Terry
s’était creusé la tête en les attendant et avait déjà une ou deux pistes.
— Ça te dérange si on va en haut pour parler en privé ? demanda-t-elle à sa
sœur.
— Pas de problème, je vais préparer des brownies.
Terry détestait devoir lui faire des cachotteries, surtout à présent qu’elle lui
avait avoué presque toute la vérité, mais c’était plus sûr. Becky était née
sceptique  : déjà dubitative lorsqu’elle avait appris que Brenner, pourtant
conscient de la grossesse de sa cadette, l’avait droguée au LSD des mois durant,
jamais elle n’accepterait l’idée que le gouvernement puisse entraîner des enfants
dotés de super-pouvoirs. Si Terry prévoyait de retourner au labo, c’était
seulement, croyait Becky, dans l’objectif de réclamer une indemnisation pour
son traumatisme. C’est que ça coûtait cher d’élever un bambin.
La future mère conduisit donc ses amis à l’étage avec l’intention de les
emmener dans sa chambre. C’était compter sans Alice, qui tourna directement
à gauche, dans celle du bébé. Aucun problème, même si elle n’était pas encore
terminée. Terry entra à son tour et alluma la lumière.
— Becky a déjà installé pas mal de trucs.
Notamment un berceau d’occasion récupéré auprès d’une de ses amies de
lycée et le mobile accroché au-dessus. D’une chiquenaude, Gloria envoya
tournicoter les clowns rouges et bleus.
—  Trop mignon  ! Bébé Jane va adorer… même si je n’ai encore jamais
rencontré d’enfant qui apprécie les clowns.
— Tout le monde aime les clowns, s’étonna Ken.
— Ah non, moi, ils me fichent la trouille, objecta Alice.
— Désolée, mais j’ai une mauvaise nouvelle, les interrompit Terry. Brenner
a appelé.
Ce rêve qu’elle avait de pouvoir élever sa fille en paix, il deviendrait peut-
être réalité – oui, peut-être – si et seulement si elle parvenait à embarquer ses
acolytes dans un plan complètement dément et s’ils réussissaient leur coup.
Une chose était sûre cependant  : impossible d’en discuter ouvertement entre
ces murs. Impossible que Brenner ne soit pas en train de tendre l’oreille. Et
à vrai dire, c’était même ce que Terry espérait.
Elle attrapa le carnet où Becky avait noté les mesures pour les rideaux et
choisit une page vierge, vers le milieu. D’un geste, elle fit signe à ses camarades
de se rapprocher en silence afin de lire ce qu’elle écrivait : « On est sur écoute.
Jouez le jeu pour l’instant. Le vrai plan viendra plus tard. »
— Il m’a… menacée, reprit-elle à voix haute. Pour me forcer à reprendre
les séances au labo.
— Comment ça ? fit Gloria avec un sang-froid digne d’une espionne. Tu
dois y retourner bientôt ?
— Dès cette semaine, mais j’ai une idée et j’ai besoin de votre aide à tous.
Alice, il en a après toi.
— Quoi ?
Pétrifiée, la garagiste laissa ses yeux dériver vers le stylo de son amie, qui
continuait de s’activer. « Qu’est-ce que tu dirais d’aller habiter chez tes cousins
canadiens quelque temps ? Aussi longtemps que nécessaire ? »
Perturbée, Alice hocha malgré tout la tête.
— On est tous en danger, poursuivit Terry, avant de prendre une profonde
inspiration. Il est temps de faire tomber Brenner et de mettre fin à son projet,
et pour ça, il faut qu’on trouve une fois pour toutes des preuves de ce qui se
déroule à Hawkins. Si je réussis à récupérer les dossiers dans son bureau et si je
les envoie à des journaux, l’affaire pourra fuiter. Et je ne pense pas juste à la
Gazette, mais plutôt au New York Times ou au Washington Post… Un organe
avec assez de pouvoir pour tirer ces gamins de là, faire fermer le labo, et qu’on
n’ait plus jamais à y mettre les pieds.
— O.K., comment on s’y prend ?
Au lieu de répondre à la biologiste, Terry se tourna vers Ken.
— Tu penses que c’est faisable ?
— J’ai un bon pressentiment, oui.
—  C’est tout ce que j’avais besoin d’entendre. Dommage pour toi,
Brenner ! Gloria, tu crois que tu pourrais déclencher l’alarme incendie ?
— Aucun problème, je m’en occupe.
S’il vous plaît, faites que Brenner tombe dans le panneau ! pria la jeune fille
tout en continuant à exposer à ses compagnons son faux stratagème : une fois
que Gloria aurait lancé sa diversion, aidée par Ken au besoin, elle-même se
glisserait dans le bureau du médecin pour y voler ses dossiers.
Simple et basique… mais très loin du plan qu’elle avait en réalité à l’esprit.
— Et moi, je fais quoi ? demanda Alice.
Terry reprit son stylo  : «  On parlera de la vraie manœuvre dehors, plus
tard. Mais il faudrait que tu court-circuites la machine à électrochocs, sans
qu’on comprenne que ça vient de toi. Avec un peu de chance, Kali s’occupera
du reste. »
Nouveau hochement de tête… bientôt suivi de coups frappés à la porte
d’entrée. Terry se précipita sur le palier, les autres sur ses talons, et freina net en
haut des marches. Après s’être essuyé les doigts sur un torchon, Becky venait
d’ouvrir.
— Bonjour. En quoi puis-je vous aider ?
Un groupe d’hommes en uniforme se tenait sur le seuil. Terry fourra
aussitôt son carnet dans les mains de Ken.
— Cache-le !
Le garçon s’éclipsa.
— Nous cherchons Alice Johnson, dit l’un des visiteurs. J’ai ici le mandat
nous autorisant à la faire interner d’urgence au Laboratoire national de
Hawkins.
Et avant que Terry ait pu comprendre ce qui se passait, les militaires
s’engouffrèrent dans le vestibule.
— Attendez ! protesta Becky.
Peine perdue. Rapides comme l’éclair, ils grimpaient déjà les escaliers. Leur
chef se dirigea droit sur la future mère.
—  Doucement avec celle qui est enceinte, lui rappela un de ses
subordonnés.
—  Nous avons un message pour vous, mademoiselle, lui dit-il. «  Cette
semaine, soyez au rendez-vous. »
Et il la poussa hors de son chemin pour empoigner leur véritable cible.
— Non, je ne veux pas y aller ! s’écria la garagiste.
— Oh non ! souffla Terry, qui comprenait enfin. Les papiers… Il parlait de
son internement ! Brenner m’avait prévenue. Ne t’inquiète pas, Alice  ! On se
revoit très bientôt, je te le promets.
—  Je ne veux pas y aller  ! répéta la mécanicienne, les yeux ronds
d’épouvante, tandis que les soldats l’entraînaient dans l’escalier.
Gloria et Ken – qui venait de réapparaître – à ses côtés, Terry regarda les
hommes de main de leur adversaire emmener Alice jusqu’à leur véhicule, puis
s’éloigner dans la nuit. Impuissante, elle n’avait qu’un espoir : que sa stratégie –
 la vraie – parvienne à sauver leur amie.
1.
ôt en ce jeudi matin, Terry s’apprêtait à sortir rejoindre Ken et Gloria,
T leur plan étant aussi opérationnel que possible. Mais avant d’y aller, elle
voulait vérifier un dernier détail à propos d’elle-même et de ses capacités. Assise
sur son lit, paupières closes, une paume sur le ventre, elle tâchait de se détendre
et de respirer calmement. Pas de drogues, pas de moniteur pour surveiller ses
signes vitaux… rien qu’elle. Va au plus profond, s’exhorta-t-elle. Et bientôt, la
pièce autour d’elle s’évapora.
Après avoir parcouru un bon moment l’obscurité du néant les pieds dans
l’eau, elle allait presque s’avouer vaincue quand Alice se matérialisa enfin
devant elle. Couchée sur un lit d’hôpital dans leur blouse habituelle, la
prisonnière arborait de sombres cernes qui lui donnaient un air hagard. Elle ne
semblait pas voir son amie approcher.
Alice  ? On arrive, tiens-toi prête. Terry eut beau lui envoyer sa pensée de
toutes ses forces, la garagiste ne répondit rien. Pas moyen de savoir si elle l’avait
ne serait-ce qu’aperçue ou entendue. Lorsqu’elle-même rouvrit les yeux, sa
lampe de chevet clignotait sur sa table de nuit. Elle était prête.
2.
Dans son bureau, Brenner avait passé le début de la matinée à bouillir
d’impatience. Avec ses manigances, Terry Ives entretenait de si grands espoirs
que les détruire suffirait sans doute à garantir sa coopération sur le long terme.
Elle s’était déjà montrée bien plus entêtée qu’il ne l’aurait imaginé. Une
obstination qu’il tenait d’ailleurs presque en estime, bien qu’il ne puisse pas
vraiment respecter quiconque se lançait dans de si futiles machinations.
Comme s’il allait consentir à l’anéantissement de tout ce qu’il avait tenté de
bâtir à Hawkins ! De tout ce pour quoi il avait sué sang et eau jusqu’à présent.
D’aucuns pouvaient ne pas comprendre le zèle dont il faisait preuve à l’égard
de son projet, mais peu lui importait. Il n’avait pas besoin qu’on le comprenne,
seulement qu’on lui laisse le temps de prouver qu’il avait eu raison. Rien dans
ce laboratoire ne se verrait entraver, à part une vaine tentative de rébellion.
On frappa soudain à la porte. Un des agents de la sécurité.
— Docteur Brenner ?
— Oui, je vous écoute.
—  Mesdemoiselles Ives et Flowers sont arrivées. En revanche, leur
camarade ne s’est pas présenté sur le parking de l’université.
Ken. Peut-être avait-il décidé d’arrêter de venir. Qu’importe, de toute
façon, ses résultats s’étaient avérés peu convaincants.
Le médecin prit congé de son subalterne, puis, avant d’aller retrouver
Terry, fit un détour par le deuxième  étage, là où drogues et médicaments
étaient synthétisés. Le directeur adjoint qui gérait cette section avait reçu de sa
part des instructions bien spécifiques.
Dans l’atmosphère stérile des lieux, laborantins et chercheurs s’activaient
en silence autour d’énormes appareils dont la complexité permettait la
production de tout un éventail de substances chimiques, les unes altérant le
cerveau, les autres le corps. Ce jour-là, c’était de ces dernières qu’avait besoin
Brenner.
— Vous avez ce que je vous ai demandé ?
Le teint pâle, comme tout employé dévoué – on aurait dit qu’il n’avait pas
vu le soleil depuis des lustres –, son adjoint en blouse blanche hocha la tête et
lui présenta une large seringue munie d’un capuchon.
— Le composé devrait mettre plusieurs heures à agir.
— Parfait.
L’instrument en poche, Brenner repartit à travers le labyrinthe de couloirs
qui formait son domaine et se surprit même à fredonner un air peu mélodieux.
Arrivé devant la salle d’examen de Terry, il l’observa par la lucarne. Elle
l’attendait, assise fièrement sur son lit.
Il la briserait le moment venu. Mais d’abord, il allait s’amuser un peu.
— Je vois que vous avez tenu parole, lança-t-il en entrant. Je dois avouer
être quelque peu étonné. Votre amie se porte ici comme un charme, certes,
cependant, je croyais avoir détecté une bonne dose d’hostilité de votre part lors
de notre dernière conversation.
Elle lui adressa un sourire hypocrite.
— Tout le monde ne peut pas mentir aussi bien que vous.
Eh bien, quelle ardeur ! Brenner ne put s’empêcher de se demander si son
enfant lui ressemblerait.
S’il avait prévu de prendre son temps, il se rendait compte, à présent qu’il
se retrouvait face à elle, qu’il ne voulait plus attendre. Il sortit donc la seringue.
— Votre bras, s’il vous plaît.
—  Qu’est-ce que c’est  ? s’inquiéta-t-elle, sourcils froncés. Je ne prendrai
plus d’acide.
—  Ça, j’avais bien compris, répondit-il avant de secouer la tête. C’est
d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je vous ai caché votre condition.
Mais ce qu’il y a là-dedans devrait au contraire être bénéfique pour votre
grossesse. Vous ne risquez rien, ni vous, ni notre fœtus.
Elle pouvait se formaliser si ça lui chantait, ce bébé n’en demeurait pas
moins le leur, sa création à lui autant qu’à elle.
—  Comment je pourrais me fier à ce que vous m’administrez  ? cracha-t-
elle.
Sur un signe du médecin, l’assistant habituel pénétra dans la salle.
— Tenez-la, lui ordonna son supérieur.
Terry eut beau se débattre, l’homme la força à se mettre debout et lui
maintint les bras serrés le long du corps. Brenner lui inséra alors l’aiguille dans
le creux du coude et procéda à l’injection. Équipé du matériel adéquat,
résoudre n’importe quel problème s’avérait simple comme bonjour.
— Qu’est-ce que vous me voulez d’autre ? gronda-t-elle après s’être dégagée
de la poigne de l’aide-soignant.
—  Ce sera tout pour aujourd’hui. Je voulais juste vous faire cette petite
piqûre et quelques analyses sanguines, répondit-il en lui retournant son sourire
artificiel. Vous pouvez vous contenter d’attendre que mademoiselle Flowers ait
terminé sa séance.
— C’est tout ? Et après, vous allez nous laisser partir ?
— Mais bien sûr. Voyons, Terry, vous ne me faites pas confiance ?
—  Autant me demander si j’ai encore un cerveau, rétorqua-t-elle, une
moue sarcastique aux lèvres. La réponse est oui. Donc, non, je ne vous fais pas
confiance.
— Tâchez de vous reposer. Il ne faudrait pas vous surmener.
—  J’y compte bien, grogna-t-elle avant de s’allonger. Mais je n’ai pas
besoin de vos conseils.
Une enfant qui jouait la comédie…
— Je repasserai vous voir plus tard.
— J’ai hâte.
Brenner n’appréciait que moyennement d’avoir laissé à son sujet le dernier
mot, mais lui-même n’en avait pas encore terminé avec Terry. Il s’en retourna
donc à son bureau attendre qu’elle mette en branle son plan aussi risible que
dérisoire.
3.
Bien qu’une telle éventualité augmente le risque de se faire démasquer par
Brenner, Terry tenterait d’aller chercher Kali en personne si elle n’avait pas
d’autre choix. Mais elle essaierait d’abord de la rejoindre dans le néant,
puisqu’elle y parvenait désormais sans l’aide du médecin – sans aucune aide à
vrai dire.
Si une part d’elle-même aurait aimé que Brenner lui ait dit ce que
contenait l’injection, elle était aussi soulagée qu’il s’en soit abstenu. Elle devrait
se satisfaire de la certitude qu’il ne nuirait jamais à un bébé qu’il considérait
comme le sien. Car il ne lui nuirait jamais, bien sûr… Non, lui, tout ce qu’il
voulait, c’était enfermer ce futur enfant à double tour et le changer en cobaye
au service de ses ambitions dégénérées.
Terry se rassit et repensa à chacune des étapes de leur stratagème. À  la
façon dont il pouvait capoter à tout moment. Dont il leur faudrait l’exécuter à
la perfection. Elle songea à Andrew, se demanda à quoi ses dernières minutes
avaient ressemblé et si elle le saurait un jour. Elle se promit de terminer son
roman une fois sortie du labo, histoire de découvrir ce qu’il advenait de
l’anneau, de Frodon et de Sam.
Gloria était-elle prête ? Et Ken ? Et Alice…
Il fallait qu’ils réussissent !
Mais pour ça, ils avaient besoin de Kali. S’il vous plaît, faites que je la trouve
dans le néant, une dernière fois.
Elle ferma les yeux, avança d’un pas dans son esprit et se retrouva encerclée
de ténèbres. L’eau éclaboussait ses chevilles sans aucun bruit. En moins de
temps qu’il en fallait pour le dire, elle avait atteint le partout-et-nulle-part, où
la fillette apparut sans délai.
— Terry ? Ce que je suis contente de te voir !
Une telle surprise perçait dans la voix de la petite que l’intéressée ne put
s’empêcher de rire.
— Moi aussi, je suis contente de te voir. Écoute, il faut que je te parle d’un
plan très important. Alice et moi, on a besoin de ton aide. Et on veut aussi
t’aider, toi.
— Papa est au courant ? demanda l’enfant, soudain suspicieuse.
— Non, et il ne faut pas qu’il sache ! Ce n’est pas la première fois que je te
le dis, mais cette fois, je suis très sérieuse.
En réponse à la moue intriguée de Kali, Terry posa une main sur son
abdomen.
— Papa nous menace, mon bébé et moi.
— Tu as un bébé dans le ventre ! souffla la petite, ébahie.
—  Oui, mais papa veut lui faire du mal. Il va aussi en faire à Alice. Il
pourrait vraiment la blesser, tu sais, détraquer des choses dans sa tête auxquelles
il ne faut pas toucher.
Quand Kali leva les yeux vers elle, sa lèvre inférieure tremblotait.
— C’est à cause de moi, murmura-t-elle. Parce que je lui ai dit, pour les
monstres.
— Je sais que tu ne l’as pas fait exprès, la rassura Terry avant de se baisser
pour lui passer un bras autour des épaules. Mais cette fois, personne ne doit
savoir. Il faut que ça reste secret. Pour toujours. Il faut qu’on sauve Alice.
Qu’on sauve notre futur. D’accord ?
La fillette hocha la tête.
—  Très bien, reprit la future mère. J’ai besoin que tu crées une illusion
pour moi… mais seulement si tu penses pouvoir la contrôler. Ce ne sera pas
grand-chose.
— Je peux essayer, répondit Kali d’une petite voix.
Quitte ou double, donc. Comme à peu près tout le reste de leur entreprise.
—  Parfait. Tu crois que tu pourrais te rendre dans la salle d’examen
d’Alice  ? Une fois arrivée là-bas, il faudrait que tu génères une illusion qui
donnerait l’impression qu’elle dort très profondément… si profondément
qu’elle ne respirerait même pas. Et cette illusion, tu devras la maintenir coûte
que coûte. Tu t’en sens capable ?
Kali hésita. Puis se mit à taper du pied.
— Mais je ne veux pas qu’Alice s’en aille !
— Alors, viens avec nous ! Tu pourrais laisser papa ici et vivre libre !
Si c’était vraiment faisable, rien n’enchanterait plus Terry. Mais elle n’avait
aucune idée de la manière dont la petite réagirait à la proposition.
— Non, répondit Kali d’un ton solennel. Les monstres arrivent. Je ne peux
pas abandonner mon ami.
Son ami… Celui que lui avait fait miroiter Brenner. Terry porta soudain
une main à son ventre. C’était son bébé qu’il lui avait promis  ! Comment ne
m’en suis-je pas rendu compte plus tôt ?
Mais alors… la fille dans les visions d’Alice avec le numéro  011 sur le
bras…
Non ! Impossible que ça se passe comme ça !
— S’il te plaît, Kali… C’est nous, tes amis.
— Mais je ne peux pas partir, soupira la fillette au bord des larmes. Papa ne
voudra jamais.
Le scénario qu’avait craint Terry se confirmait. Laisser Kali au laboratoire –
  même pour une courte période  – avait beau lui paraître insupportable, elle
s’en tiendrait au plan. Dans ses entrailles, Jane donna un coup de pied.
— Je reviendrai te chercher. D’accord ? Dès que possible. Tu penses que tu
peux faire ce que je t’ai demandé ?
— Et Alice ? Elle ne reviendra pas, elle, c’est ça ?
Terry dévisagea la petite bouille en face d’elle.
— Non, Alice doit s’enfuir. Pour toujours.
— Je veux qu’elle reste avec moi.
—  Je comprends. Moi aussi j’aimerais la garder à mes côtés. Mais je n’ai
aucune envie qu’il lui arrive malheur… Et je suis sûre que toi non plus.
— C’est vrai, tu as raison.
Une concession grognée à contrecœur. Terry réfléchit à toute vitesse  :
comment faire entendre raison à la fillette ?
— Tu te souviens de ta maman, pas vrai, ma puce ? Tu sais qu’elle demeure
toujours en toi, dans tes pensées et dans ton cœur  ? demanda-t-elle avant
d’effleurer des doigts sa tempe, puis sa poitrine.
— Oui.
— Eh bien, c’est parce que ta maman, c’est ta famille. Et vu que les amis,
c’est comme une famille qu’on se crée, on les garde aussi avec soi, même quand
on n’est pas auprès d’eux. Même quand on les oublie un peu parce qu’on
grandit… Notre famille d’amis, elle reste toujours dans nos cœurs. Ça devient
comme une partie de nous-mêmes, qu’on emporte partout et tout le temps.
Comme Terry le faisait avec Andrew. Kali sembla réfléchir un moment.
— Alors ça veut dire qu’Alice sera toujours avec moi ?
— Et moi aussi.
— Je vais vous aider et je ne dirai rien. Je vous protégerai, jura-t-elle. On
est une famille.
Quand Terry se pencha pour déposer un baiser sur son front, la petite – à
sa grande surprise – la laissa faire.
— Je ne t’oublierai pas. Jamais, je te le promets. Allez, vas-y, maintenant.
Et rappelle-toi, il faut qu’Alice semble endormie au point de ne plus respirer.
Mais surtout, quoi qu’il arrive, fais en sorte que personne ne devine qu’il s’agit
d’une de tes illusions !
—  Quoi qu’il arrive  ! répéta Kali avant de s’éloigner en caracolant dans
l’obscur.
Hors des ténèbres, ni trop tôt ni trop tard, retentit alors un son que Terry
suivit jusqu’à retrouver sa salle d’examen.
Une alarme.
Gloria !
L’heure était venue.
4.
Rien que cette fois, Gloria aurait aimé montrer au Dr Green combien elle
se payait sa tête depuis le début. Mais il fit encore plus court que d’habitude.
Après lui avoir donné son buvard de LSD – qu’elle glissa discrètement dans sa
poche  – ainsi qu’une liste de coordonnées géographiques à mémoriser, il
disparut. Sans cerbère pour la surveiller, il était temps de faire de ses aventures
de super-héros une réalité.
Elle comptait bien jouer son rôle à la perfection. La première étape
impliquait de crocheter une serrure – celle de sa salle – selon la méthode que
lui avait enseignée Alice. Une fois la porte déverrouillée, elle partit en quête de
l’alarme incendie la plus proche.
Mais lorsqu’elle la déclencha, pas un bruit.
Le boîtier aurait-il été désactivé  ? Ce détail ne pouvait signifier qu’une
chose : que Terry avait raison, que la maison de Larrabee était réellement sur
écoute. Impossible cependant que tous les boîtiers du laboratoire aient connu
le même sort  : aucun scientifique, même le plus  siphonné, ne  ferait preuve
d’une telle imprudence dans un établissement pareil. Pas lorsqu’une simple
étincelle pouvait tout réduire en cendres.
Si Gloria avait souhaité une tâche plus ardue, elle ne pouvait espérer
mieux. Le sang lui battait aux oreilles et son cœur tambourinait à mesure
qu’elle progressait dans les couloirs, à  la recherche d’une autre alarme à
amorcer. Une entreprise qui lui coûta quelques précieuses secondes – avec un
peu de chance, ce délai ne contrarierait pas la suite du plan –, mais elle finit
par apercevoir un boîtier à quelques mètres devant elle… juste derrière un
employé et son chariot de produits ménagers.
Si on veut y arriver, pas le choix.
Elle poussa l’intrus d’un coup d’épaule assorti d’une excuse et tira la
manette de l’alarme. Pendant la demi-seconde de silence qui suivit, elle crut
avoir échoué une nouvelle fois, jusqu’à ce que le son merveilleux de l’odieuse
sirène emplisse l’air.
J’ai réussi ! Bien joué, Jean Grey !
Remis du choc, l’agent d’entretien essaya de l’attraper, mais Gloria, trop
rapide pour lui, lui passa sous le bras et repartit en courant dans la direction
d’où elle était venue. Sa mission n’était pas terminée.
Lors de ses errances sous électrochocs, le soir de leur sortie dans les bois,
Alice leur avait révélé l’existence de la porte de service dont ils auraient besoin,
au nord du bâtiment. C’est dans cette direction que se dirigeait Gloria, là
qu’elle avait rendez-vous avec Ken. Pourvu que la diversion qu’elle venait
d’enclencher ait l’effet escompté  : occuper suffisamment les gardes pour que
leur ami puisse faire une entrée en fanfare sans trop de problèmes.
Ce n’était plus qu’une question de minutes. Plus que quelques minutes.
Sans ralentir, la jeune fille s’autorisa à rire sous cape. Elle ne l’avait jamais
compris auparavant, mais… les super-héros étaient complètement givrés !
5.
Ken avait beau avoir grandi entouré d’amateurs de voitures, il ne s’était
jamais considéré comme l’un d’entre eux. Son père adorait peut-être écumer les
salons automobiles et parler prix, accessoires et carrosserie, mais lui, ce n’était
pas son truc.
Cela dit, il avait plutôt apprécié la journée organisée par Alice à Speedway.
L’engouement de la mécanicienne et de Gloria pour les bolides avait failli
déteindre sur lui. Un peu comme quand on pose une feuille de papier sur un
objet et qu’on frotte une mine de crayon dessus pour que l’empreinte s’y
dessine.
Même s’il avait été un passionné, cependant, il ne se serait sans doute pas
senti mal en songeant au sort qui attendait le véhicule de Terry. Il y avait
mieux, comme voiture. C’était d’ailleurs en grande partie pour cette raison
qu’ils l’avaient choisie.
Mais parce qu’il était Ken et décidément pas l’un de ces fous du volant, il
prit la peine, lorsqu’il arriva à proximité de Hawkins à bord de la vieille Ford,
de lui dire combien il était désolé qu’elle doive finir ainsi.
— Tu es une brave petite, tu sais. Tu as toujours servi Terry, sans faire ta
crâneuse et sans aller trop vite. Tu t’es toujours acquittée de ton devoir avec
dignité. Mais maintenant, il est temps de te transformer en char d’assaut.
Car Ken s’apprêtait à sonner la charge.
Le grillage apparut sur sa gauche, les projecteurs juste derrière, et il sourit.
Son absence d’intérêt pour les voitures n’avait sans doute pas non plus fait de
lui le conducteur le plus aguerri du monde, mais au moins avait-il la certitude
de ne pas mourir ce jour-là. Il en remercia silencieusement son ange gardien.
Le portail se rapprochait. Dans un crissement de pneus, Ken s’engagea sur
l’allée qui y menait, appuya sur l’accélérateur pour faire rugir le moteur, et se
mit à klaxonner à tout va. Si les gardes devant la barrière de sécurité mirent
quelques secondes à réagir, le temps que la Ford l’emboutisse et la démolisse, ils
avaient déguerpi.
À peine freinée dans son élan, la voiture fila dans un nuage de débris.
— Bien joué, Nellie ! s’écria Ken.
Oui, il lui avait donné un nom, et alors  ? C’était une bonne voiture.
Ensemble, à  grand renfort de klaxon, ils défoncèrent les deux postes de
contrôle suivants, puis remontèrent vers le laboratoire. Alertés par la sirène qui
s’était enclenchée presque aussitôt, les soldats commençaient à se mettre en
mouvement. Mais ils couraient derrière, et non devant Ken, qui contourna
l’édifice, jusqu’à l’entrée qu’avait découverte Alice au cours de sa vision dans la
forêt : la volée de marches qui menait à un accès direct au sous-sol. Il freina à
grand bruit, juste au moment où Gloria ouvrait la porte en grand.
— Elle n’est pas encore là ? s’inquiéta-t-il.
—  Elle arrive, répondit son amie, occupée à caler le panneau pour le
maintenir entrebâillé. Elle ne va plus tarder, je pense. Bon, j’y retourne. Ça ne
devrait pas nous prendre trop longtemps.
Espérons, songea Ken lorsque les premiers gardes apparurent au coin du
bâtiment.
6.
Brenner se redressa derrière son bureau. Il venait d’apercevoir une ombre
s’approcher de l’autre côté de la porte. Terry arrivait enfin. Pas trop tôt, la
sirène résonnait dans tout l’établissement à un volume tel qu’elle menaçait de le
rendre fou.
— Mademoiselle Ives, quelle surpr…
Il s’interrompit. Face à lui se tenait son nouveau responsable de la sécurité.
— Qu’y a-t-il ?
— Eh bien, nous… nous avons un problème, répondit l’homme, assez fort
pour couvrir l’alarme.
— De quel type ?
— Une alerte incendie, ainsi qu’une menace externe au bâtiment.
Le jeune Ken avait donc finalement décidé de se montrer. Le médecin se
leva, attrapa sa veste sur le bras de son fauteuil et l’enfila.
— Éteignez-moi cette sirène et neutralisez le danger extérieur.
— Pardonnez-moi, docteur, mais il ne s’agit que d’un civil. Et il y a plus
préoccupant. Mademoiselle Ives… Elle se dirigeait par ici, comme vous nous
aviez prévenus, seulement en chemin, elle… elle a vu quelque chose qui… l’a
fait s’arrêter. Elle se trouve avec Alice Johnson. Je… Vous feriez mieux de venir.
Elle est bouleversée et, euh… le Dr Parks également. Sans parler de Huit.
Brenner s’était préparé à se rengorger devant Terry de la manière dont il
avait découvert puis contrecarré son stratagème : il la voulait bouleversée, oui,
mais certainement pas en compagnie d’Alice  Johnson  ! Les événements
devaient vraiment avoir mal tourné pour qu’elle abandonne son plan.
Il suivit donc le responsable de la sécurité.
Décidément, il détestait les imprévus : il n’y avait rien de pire au monde !
Rien, mis à part la défaite.
7.
Maintenant le Dr Parks à distance, Terry fit un pas vers Alice. Étendue sur
le sol de sa salle d’examen près de la machine à électrochocs, la garagiste ne
cillait pas. Ne respirait pas.
— Elle ne bouge plus ! braillait Kali à côté d’elle.
Comme à chaque fois que l’étudiante l’avait vue se servir de ses pouvoirs, la
fillette pleurait, et essuya bientôt le mince filet de sang qui coulait d’une de ses
narines. Son chamboulement avait beau paraître authentique, l’illusion, plutôt
simple, demeurait stable. La petite parvenait à la maintenir. Bien joué Kali !
— Alice ! cria Terry. Non, je t’en supplie !
La patiente portait encore les électrodes à ses tempes, le bouton de la
machine réglé au maximum… Terry avait quitté sa blouse et remis ses
vêtements. Dissimulé dans sa poche attendait, au cas où, le couteau de cuisine
qu’elle avait pris chez elle.
Il était primordial que l’illusion soit impressionnante, mais pas au point
que Brenner la devine et se rende compte de la supercherie. S’il ne pensait pas
Kali capable de contrôler son pouvoir, Terry, elle, savait qu’on ne prenait
généralement conscience de sa force qu’une fois au pied du mur. C’était
particulièrement vrai pour les enfants, d’autant plus que cette illusion-ci
représentait pour la petite un défi moindre que celle des flammes.
Toutefois, le leurre ne durerait pas éternellement. Il  fallait qu’Alice
disparaisse. C’était d’ailleurs tout l’objectif de la manœuvre, pour peu qu’elle
fonctionne  : Brenner croirait leur amie morte… aussi longtemps que
nécessaire. Il fallait que leur plan marche, autrement, jamais le médecin
n’autoriserait aucun d’entre eux à partir !
— Vous devriez nous laisser nous occuper d’elle, mademoiselle, intervint le
Dr Parks.
— Je vous ai dit de la laisser tranquille, grogna Terry. Il n’y a plus rien à
faire, elle est morte !
Elle s’agenouilla et dégagea doucement les cheveux du front de la pseudo-
victime pour les lui caler derrière l’oreille. L’illusion persista. Terry croisa le
regard de la fillette, qui redoubla de pleurs plus vrais que nature. Oh Kali, je
reviendrai te chercher, promis !
Elle-même aurait perdu la tête si elle n’avait pas été au courant du caractère
illusoire de ce qu’elle voyait. Quand, quelques minutes plus tôt, elle avait
dépassé la salle pour revenir aussitôt sur ses pas, la scène – Kali, effondrée sur le
cadavre d’Alice et le Dr Parks, en larmes elle aussi, qui tentait de l’en éloigner –
s’était révélée déchirante.
— Que se passe-t-il ?
Même Brenner, qui venait d’entrer, s’arrêta net.
— Elle a modifié les paramétrages de l’appareil, murmura sa collègue. La
charge était trop forte.
— Tout ça, c’est votre faute ! siffla Terry qui s’était relevée, un doigt pointé
sur le médecin et la voix chargée de tous les reproches qu’elle nourrissait à son
encontre. C’est à cause de vous si Alice est morte ! Vous l’avez tuée !
— Calmez-vous, répliqua-t-il. Voyons déjà si elle peut être réanimée.
On voyait bien, cependant, qu’il n’y croyait pas.
— Elle est morte ! répéta la jeune fille. Elle ne se réveillera pas, et… Hors
de question qu’on reste ici une minute de plus  ! Hors de question qu’on
continue vos expériences !
Prétendument inerte et sans vie, la mécanicienne restait immobile.
— Pourquoi ne pas plutôt prendre un bon sédatif ? proposa Brenner.
— Je comptais voler des dossiers dans votre bureau pour vous faire chanter,
vous savez. Mais avec ce qui est arrivé à Alice… commença Terry avant
d’étouffer un sanglot. Sa mort suffit pour m’assurer que vous ne toucherez plus
jamais à mes amis ni à mon bébé. Je raconterai la vérité à sa famille et vous avez
intérêt à nous laisser tous tranquilles si vous ne voulez pas qu’ils parlent à leur
tour. Vous pouvez bien essayer de nous garder prisonniers ici, ça ne changera
rien. Je me battrai jusqu’à réussir à quitter cet endroit et je ferai en sorte – on
fera en sorte – que le monde entier sache que vous avez assassiné notre amie et
découvre ce que vous trafiquez dans ce labo !
— Terry, calmez-vous. Songez à votre enfant.
— Oh, mais j’y songe ! rétorqua-t-elle en sortant de sa poche son couteau,
dont la lame argentée étincelait. Je pars avec Gloria et Ken, vous n’avez pas
intérêt à nous suivre. Vous avez tué Alice et si vous ne voulez pas que ça se
sache, vous allez rester ici et nous laisser quitter les  lieux. Quand  je suis
décidée, rien ne m’arrête, vous le savez. Comme vous savez que vous ne pouvez
pas risquer qu’il arrive quoi que ce soit à mon bébé, pas vrai ? Eh bien, si l’un
de vos hommes m’approche, je n’hésiterai pas à me servir de mon arme  !
conclut-elle en la brandissant. Contre moi-même s’il le faut…
Debout devant elle, le médecin semblait indécis. Elle sentit le sang affluer
dans son cerveau. Et si Brenner refusait d’obtempérer  ? Quelle solution leur
resterait-il ?
—  J’aimais beaucoup Alice, geignit soudain Kali à travers ses larmes.
Laisse-les partir, papa.
Un soutien inattendu que Terry accueillit avec joie.
— Laissez-moi passer, ordonna-t-elle.
—  Quel gâchis, dit simplement le médecin avec un signe du menton en
direction de la défunte. Perdre un tel potentiel, c’est toujours triste quand il en
existe si peu dans le monde. Peut-être que malgré tout, ce qui nous reste d’elle
pourra se révéler utile…
Des mots qui donnaient à sa patiente envie de vomir, bien qu’ils signifient
que Brenner mordait à l’hameçon. Pourtant, il ne bougeait toujours pas. Elle le
défiait du regard et lui, il restait sur ses positions. Une véritable impasse. Que
faire s’il s’acharnait à résister ?
— On y va, tenta-t-elle.
— Très bien. Mais faites attention à votre enfant.
Et il s’écarta d’un pas. Sans lui donner le temps de changer d’avis, elle
s’élança vers la porte en trébuchant, le couteau toujours serré dans son poing.
Elle s’attendait à ce qu’il tende la main pour l’attraper à tout moment mais il
n’en fit rien.
—  Laissez-la passer  ! lança-t-il au contraire aux agents de sécurité postés
devant la salle, qui reculèrent aussitôt. Que tout le monde les laisse partir !
Terry, qui tournait déjà dans un couloir, ne tarda pas à tomber sur Gloria,
accoutrée d’une blouse d’aide-soignante, les cheveux plus longs que d’habitude.
— Ça a marché ? lui demanda la biologiste.
— C’est en cours. Kali a fait du bon boulot. Ken est en place ?
— Sur le pied de guerre ! Je vous retrouve dans deux minutes.
Sur ce, Gloria repartit en trombe. Terry ne se retourna même pas pour la
voir disparaître à l’angle de couloir, prête à attaquer la dernière phase de leur
plan.
8.
De peur qu’on la reconnaisse, Gloria était allée jusqu’à s’affubler d’une des
perruques dont sa mère se parait pour les grandes occasions. Mais il n’y avait
aucune raison de s’inquiéter. Quand elle entra dans la salle d’examen d’Alice
après avoir récupéré le brancard qu’elle avait préalablement caché au bout du
couloir, Brenner était déjà parti. Immobile sur le carrelage, Alice avait l’air…
morte. À côté, le Dr Parks ne pouvait plus s’arrêter de pleurer – pas plus que
Kali. Mais Gloria n’avait pas beaucoup de temps.
— Madame, dit-elle en prenant une voix plus grave qu’à l’accoutumée. Je
viens chercher le corps pour l’emmener à la morgue et procéder à la dissection.
«  Dissection  »… Rien que prononcer le mot lui retournait l’estomac.
Enfermée dans son chagrin, le Dr Parks l’autorisa d’un geste à s’acquitter de sa
mission. Gloria eut cependant toutes les peines du monde à soulever Alice, et
heureusement que la scientifique éplorée ne prêtait pas attention à ce qui se
déroulait sous ses yeux  car, chose  que font rarement les cadavres, la garagiste
finit par faciliter son propre chargement sur le brancard. L’aide-soignante en
herbe tira aussitôt un drap sur le corps de son amie et le poussa hors de la
pièce.
— Accroche-toi, chuchota-t-elle avant d’accélérer.
Les doigts de sa camarade agrippèrent l’armature du lit roulant.
— On va où ? demanda Alice.
— Loin d’ici.
— Ça me va !
À l’entrée nord, comme prévu, Ken avait reculé la Ford, coffre béant, le
plus près possible de la porte que Terry avait pris soin de maintenir grande
ouverte.
— Ne te relève pas tout de suite, lança Gloria juste avant d’atteindre l’air
libre. C’est bon, maintenant tu peux descendre, la voiture devrait faire écran.
Monte dans le coffre.
—  Quoi  ? protesta Alice, qui s’était laissée glisser du brancard pour
s’accroupir contre le pare-chocs.
— Pas pour longtemps, promis.
Non sans un soupir, la mécanicienne obéit. Gloria referma le coffre, puis se
faufila sur la banquette arrière, à côté d’une grosse valise. À l’avant, soi-disant
ravagés par l’annonce de la mort de leur acolyte, Ken et Terry paraissaient en
proie à une terrible détresse. Au dehors, les gardes avaient formé un périmètre
autour du véhicule, mais demeuraient en retrait.
—  Laissez-les partir… Ordre du directeur  ! confirma une voix. Que
personne ne tire !
— Prêts ? demanda Ken tout en mettant le contact.
—  Prêts  ! répondit Terry. Au revoir, labo de malheur, et avec un peu de
chance, à jamais !
Sauf quand je reviendrai pour Kali.
Elle n’avait évidemment pas l’intention de laisser Brenner poursuivre son
entreprise démoniaque, mais le plus urgent restait de mettre Alice à l’abri du
danger – et de mettre la petite Jane au monde. Quoi qu’il en soit, pour l’heure,
l’opération « Simulation de décès et fuite par la grande porte  » se révélait un
succès.
9.
Ils ne ralentirent pas avant d’avoir abandonné Hawkins loin dans le
rétroviseur, et ne s’arrêtèrent qu’une fois devant la gare routière d’Unionville,
à  quelques kilomètres seulement de Bloomington, non loin de Larrabee.
À peine délivrée du coffre, Alice secoua la tête, ébahie.
— Je n’en reviens pas que vous m’ayez sortie de là !
— Moi non plus, répondit Gloria en faisant mine de s’éponger le front.
Ken donna à la fugitive le ticket de bus qu’il lui avait acheté quelques jours
auparavant.
— Vous allez me manquer, les amis, souffla-t-elle, les larmes aux yeux.
—  Haut les cœurs, on a réussi  ! s’écria Terry qui, si elle n’y prenait pas
garde, finirait par pleurer aussi. Et puis, tu ne pars que le temps que je puisse
confondre Brenner et révéler au grand public ce qu’il manigance  ! En
attendant, tu seras en sécurité là-bas. Tu veux qu’on prévienne tes parents ?
— Mes cousins les appelleront dès mon arrivée. Je leur ai transmis un code
qu’ils utiliseront pour faire comprendre à ma famille que je vais bien.
Cette fille aurait fait une sacrée espionne.
— Parfait, répondit Terry avant de s’adresser à Ken. Tu sors la valise ?
Le jeune homme retourna à la voiture pour extirper de la banquette arrière
l’énorme bagage contre lequel Gloria était restée coincée pendant tout le trajet.
Il contenait l’ensemble du Kit de disparition. Alice et Terry faisant à peu près la
même taille, les vêtements de cette dernière devraient convenir à la
mécanicienne.
— Va m’enfiler ça, lança la future maman à Alice en lui tendant une tenue
de rechange dans une housse transparente. Là-dedans, personne ne te
reconnaîtra.
— Tu aurais dû me dire que tu comptais améliorer son style ! commenta
Gloria.
La garagiste lui tira la langue, tout en se dirigeant vers la gare routière le
plus discrètement possible. La biologiste attendit quelques secondes avant de
reprendre la parole.
— Vous croyez vraiment qu’il va nous laisser tranquilles ?
— Alice sera hors d’atteinte, au moins, répondit Ken.
—  Et c’est bien assez pour aujourd’hui, ajouta Terry avant de remarquer
l’air préoccupé de son ami. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien de certain, mais…
— Alors garde-le pour toi.
Très consciente, depuis son face-à-face avec Brenner, que les choses
auraient pu prendre une tout autre tournure, Terry ne se sentait pas prête à
essayer tenter de déchiffrer les vagues déclarations du médium.
— Ça vaut probablement mieux, dit-il d’ailleurs en haussant les épaules.
C’est alors qu’Alice sortit du bâtiment. Sa blouse d’hôpital au bras, elle
s’avança presque timidement, les yeux baissés, dans l’une des robes préférées de
Terry – et d’Andrew –, dont la jupe au motif floral s’arrêtait juste au-dessus du
genou.
Seule ombre au tableau : ses pieds nus.
— Les escarpins ! s’exclama la future mère, qui se mit à farfouiller dans le
coffre à la recherche de sa paire de talons. J’ai failli les oublier !
— Cette robe te va très bien en tout cas.
Alice rougit au compliment de Gloria.
— De toute morte à toute belle, renchérit Terry.
La mécanicienne prit les chaussures noires qu’on lui tendait et alla s’asseoir
à l’arrière de la voiture pour les enfiler.
— Vous ne trouvez pas que j’ai l’air cruche ? Un peu comme une gamine
qui aurait piqué les fringues de sa mère ?
— Pas du tout ! s’offusqua Terry. Tu es magnifique.
— J’ai l’impression d’être Cendrillon.
— Heureusement que minuit est encore loin ! plaisanta Ken.
Pourvu que tout se passe bien chez ses cousins, pria Terry. Avec un peu de
chance, ce ne sera pas pour toujours. Après de nombreuses embrassades, de
nombreux au revoir et quelques larmes, le bus tant attendu se gara sur le
parking. Avec lui vint l’heure des véritables adieux. La fugitive traîna son
bagage vers le véhicule et Terry l’accompagna, une boule dans la gorge.
Pendant que le conducteur rangeait sa valise dans la soute, Alice l’observa
d’un œil suspicieux, avant de lui suggérer de penser à resserrer les boulons de la
portière s’il ne voulait pas qu’elle finisse par se décrocher. Alors seulement, elle
s’approcha de Terry, qui l’attendait à l’entrée.
— Bon, j’imagine qu’on y est.
La mécanicienne lui jeta un regard hésitant, visiblement en proie à quelque
lutte intérieure.
— Crache le morceau, Alice…
—  Il y a un truc dont je voulais te parler, un événement dont j’ai été
témoin et qui t’arrive dans le futur. Mais Gloria m’a conseillé de te laisser le
choix, de te demander si tu souhaitais savoir ou non.
La garagiste battait nerveusement du pied dans ses talons, la mine
affreusement sombre. Quoi qu’elle ait vu, ça ne devait pas être très réjouissant.
— Dis-moi seulement… Est-ce que je continue à me battre ? À essayer de
faire ce qui me semble juste ?
— Oui, répondit Alice sans hésiter.
C’est tout ce que Terry avait besoin de savoir.
— Alors ne me dis rien. (Son interlocutrice commença à protester mais sa
décision était prise.) Si jamais je change d’avis, je te poserai la question. Ça te
va ?
—  Et ce, sans tergiverser  ! précisa Alice, qui accepta malgré tout le
compromis.
— Marché conclu, lâcha Terry en la serrant dans ses bras avant de la laisser
embarquer.
Elle ne demanderait plus jamais à qui que ce soit de lui révéler le futur.
Plus jamais.
Du moins l’espérait-elle.
Elle regarda le bus s’éloigner. Alice était désormais en chemin pour le
Canada.
— Allez, en voiture ! lança Ken à ses amies.
Ravie de le laisser conduire, Terry reprit place côté passager.
— Elle va me manquer, annonça Gloria à l’arrière.
— À moi aussi, répondirent les deux autres de concert.
10.
Brenner n’en revenait toujours pas. Alice Johnson était décédée en
emportant avec elle tous ses secrets. En plus, avec sa mort spectaculaire, elle
avait offert à Terry l’occasion rêvée de prendre le dessus. Quant à Kali,
bouleversée, elle venait tout juste de s’endormir, aidée par une bonne dose de
somnifère.
Mais la journée ne serait pas perdue. Il n’en était pas question.
Le Dr  Parks se remettrait de son soudain élan de mauvaise conscience. Il
l’avait renvoyée chez elle pour la fin de la journée, non sans lui rappeler les
clauses de confidentialité de son contrat. Le corps, lui, avait déjà été emporté à
la morgue. Brenner serait bientôt maître des mystères qu’il renfermait.
Malgré tout, il lui restait encore à prévenir la CIA. Il composa le numéro
du quartier général de Langley.
— Monsieur le directeur, je tenais à ce que vous soyez le premier averti de
quelques problèmes que nous avons rencontrés aujourd’hui.
— J’ai en effet eu vent d’une histoire d’alarme…
Eh bien, les nouvelles allaient vite.
— De fausses alertes, si l’on peut dire.
Il rapporta alors à supérieur les détails de la mort d’Alice Johnson, qui avait
modifié les paramétrages de la machine à électrochocs avant de l’utiliser sur
elle-même sans supervision : son cœur n’avait pas résisté. Plusieurs autres sujets
de l’expérimentation avaient vu le cadavre et leur premier réflexe avait été de
déclencher l’alarme incendie puis de provoquer une alerte «  menace
extérieure ». Le personnel avait cependant été réuni et, à l’heure qu’il était, tous
avaient enregistré la version officielle des faits : un ivrogne était venu encastrer
sa voiture dans le portail. Rares étaient ceux qui connaissaient la vérité, et
même ceux-là l’auraient de toute façon bientôt oubliée.
Et s’ils avaient besoin d’un peu d’aide, il existait des médicaments tout
désignés.
— En définitive, conclut Brenner, je pense que nous l’avons échappé belle.
Laissons la famille de la fille faire son deuil. Inutile de les déranger. Nous nous
contenterons de prélever sur sa dépouille ce qui mérite de l’être, même si j’ai
bien peur que l’électricité lui ait complètement grillé le cerveau. Pour ce qui est
des trois  autres, ils garderont le silence, ne serait-ce que pour se bercer de la
douce illusion qu’ils sont hors de danger.
Oui, Terry  Ives pouvait bien croire qu’elle l’avait emporté, sa victoire ne
serait de toute façon que de courte durée.
— Je croyais que nous avions besoin de l’enfant à naître, lança justement le
directeur.
— Je maîtrise la situation.
— Très bien, faites le nécessaire.
C’était le feu vert qu’attendait le médecin pour passer à l’étape suivante en
ce début de soirée. Étape qui, pour plus de facilité, aurait dû se dérouler au sein
même du laboratoire. Mais prendre en compte les imprévus et adapter ses
projets en conséquence ne dérangeait pas Brenner. Au contraire, même si cette
manière de procéder était nouvelle pour lui, il appréciait l’idée d’avancer ainsi
sous les projecteurs tout en parvenant à rester invisible. Il rassembla donc ses
certifications professionnelles, une blouse blanche de médecin et un faux
badge, puis monta dans sa voiture. Lorsqu’il franchit le portail éventré, bien
que l’équipe de nettoyage ait déjà réparé une bonne partie des dégâts, il ne put
s’empêcher de soupirer.
Il n’y avait qu’un seul service de maternité à proximité de Larrabee. Nul
besoin d’être un génie pour deviner dans quel hôpital finirait Terry avant la fin
de la nuit. L’injection ne tarderait plus à faire effet. Peut-être même que le
travail avait déjà commencé.
Brenner appuya sur l’accélérateur.
11.
De retour à Larrabee, Ken gara la Ford sur la pelouse, l’allée étant occupée
par sa propre voiture depuis le matin. Épuisée par les événements de l’après-
midi, Terry ne put retenir un bâillement.
—  Fatiguée  ? s’étonna le jeune homme. Moi, j’ai l’impression d’avoir
mangé du lion !
Sur la banquette arrière, Gloria leva la main.
—  Je suis du côté de Terry sur ce coup-là. Je ne sais pas ce qui m’a pris
d’imaginer que la vie d’héroïne aurait quoi que ce soit de séduisant, de
trépidant ou de facile.
Sa camarade éclata de rire.
— Vous voulez entrer cinq minutes ? Je crois qu’il reste quelques brownies.
Si elle espérait qu’ils refuseraient son invitation peu enthousiaste, elle ne
voyait pas non plus d’inconvénient majeur à ce qu’ils l’acceptent. La marque
d’une véritable amitié, en somme.
— Merci, mais la journée a été bien chargée, répondit Gloria. Et puis, tu as
besoin d’une bonne dose de sommeil. Allez hop, au lit !
— Quoi ! À cette heure ?
— Oui madame ! Quand on fabrique un bébé, c’est repos obligatoire !
— Ben voyons !
— Tu veux rester, Ken ?
Les yeux dans le vague, le jeune homme fixait un point invisible devant lui.
— Allô Ken, ici la Terre ! lui lança Terry. Tu as quelque chose à nous dire
ou tu es prêt à rentrer chez toi ?
—  Il y a bien un truc, mais je ne sais pas trop comment l’interpréter,
admit-il avant de lever les paumes devant lui en signe de défense. Oui, je sais
que c’est énervant, pas la peine de prendre le relais d’Alice maintenant qu’elle
est partie.
— Bon, en tout cas, moi, je rentre, trancha Terry en tendant la main pour
qu’il lui rende ses clés.
Il s’exécuta et tous trois sortirent de voiture.
— Beau boulot, Nellie, fit-il en tapotant la carrosserie.
La propriétaire du véhicule ne prit pas la peine de l’interroger sur ce
comportement étrange. D’un geste de la main, elle dit au revoir à ses
compagnons, franchit la porte de chez elle et se dirigea tout droit vers la
cuisine, pour se servir un grand verre d’eau. Ou de lait, peut-être. Restait-il
vraiment des brownies ? Après tout, elle méritait une récompense. Tout s’était
passé comme prévu  : Alice était en sécurité, comme eux tous, et Brenner les
oublierait bien vite, s’il avait un minimum de jugeote. Quant à elle, elle
trouverait bien un moyen d’informer le monde de ses terribles activités.
Mais si tout allait si bien… pourquoi les ténèbres s’amoncelaient-elles
soudain en périphérie de sa vision  ? Le corps tout à coup parcouru d’une
douleur atroce qui émanait de ses entrailles, elle sentit un liquide couler entre
ses cuisses. Elle agrippa le bord du plan de travail. Oh… le bébé.
— Becky ! hurla-t-elle. Elle arrive !
Une porte claqua à l’étage et sa sœur dévala l’escalier.
—  Qu’est-ce qu… Tu as perdu les eaux  ! s’écria-t-elle avant de marquer
une pause. Elle est en avance !
—  Il faut y aller, réussit à lâcher sa sœur, sur le point de s’évanouir.
L’hôpital, vite !
 
Quand Becky lui demanda ce qui était arrivé à sa voiture, Terry ne sut pas
quel mensonge inventer.
— Contente-toi de conduire, répondit-elle simplement.
—  Ça va aller, tu sais, la rassura son aînée. Cette maternité a très bonne
réputation.
Peut-être, mais aucune des deux n’avait oublié que leurs parents étaient
morts dans ce même hôpital. Chacune des contractions frappait Terry avec la
force d’un éclair. Elle avait mal, mal à un point…
— Plus vite ! Allez, fonce !
Becky ne se le fit pas dire deux fois. Elle mit la gomme et, dédaignant tout
danger, n’enfonça la pédale de frein qu’une fois arrivée au dépose-minute des
urgences. Malgré tout, le temps que sa sœur l’aide à s’extirper de son siège et la
tire vers l’entrée du bâtiment, Terry souffrait tellement qu’elle comprenait à
peine ce qu’elle faisait là.
— Elle va accoucher ! cria Becky en poussant les portes du hall.
— Aidez-moi, souffla la future mère. Sauvez mon bébé.
Il faut que tu t’en sortes, petite Jane. Tiens bon !
Médecins et infirmières se précipitaient déjà vers elle pour la hisser sur un
brancard et l’emmener au pas de course dans les couloirs. Becky courait à côté
d’elle, mais finit par disparaître. On lui posa une perfusion au niveau du bras,
« un analgésique », entendit-elle, juste avant d’entrevoir l’écran d’un moniteur
cardiaque. La ligne de son cœur – qui s’élevait puis chutait sans discontinuer –
lui apparut si familière que l’espace de quelques secondes, elle crut être de
retour à Hawkins.
— Le bébé se présente ! s’écria quelqu’un parmi l’équipe médicale.
Autour d’elle, la scène se dissolvait peu à peu en un enchevêtrement de
blouses et de masques stériles, mêlé aux bips des appareils, au cliquetis des
instruments de l’obstétricien sur son plateau métallique et à l’odeur du
désinfectant… Terry s’accrochait à la lucidité comme si sa vie en dépendait  :
surtout, rester consciente. La moindre de ses contractions lui faisant l’effet d’un
coup de couteau dans le ventre, elle acceptait la douleur, ses prières tournées
vers sa petite fille…
— Allez, un dernier effort, dit alors une voix toute proche, étouffée par un
masque.
Elle obtempéra et poussa de toutes ses forces, aveuglée par un éclat de
lumière… Et voilà qu’elle l’entendait, le plus beau son de l’univers !
Prête à faire connaître au monde l’opinion qu’elle avait de lui, Jane
s’époumonait comme en plein champ de bataille. Jane était là. Elle est là, se
répéta Terry en voyant quelqu’un tendre son bébé à l’un des médecins.
Mais… ces yeux… ces yeux bleus, elle les reconnaissait ! Il fallait l’arrêter !
C’est ma fille ! En dépit de ses efforts, elle se sentit perdre connaissance. Non  !
C’est ma fille !
 
Lorsqu’elle revint à elle, Becky attendait, assise à côté de son lit.
— Où est-elle ? demanda d’emblée Terry en s’efforçant de se redresser sur
son matelas. Où est Jane ?
La manière dont sa sœur demeura parfaitement immobile parlait pour elle.
—  Je suis désolée, ma belle, finit-elle par répondre. Il y a eu des
complications… Ils n’ont pas réussi à la sauver…
— Non ! C’est faux, je me souviens de l’avoir entendue !
Terry arracha aussitôt de son bras sa perfusion, et elle aurait sauté sur ses
pieds si sa sœur ne l’en avait pas empêchée.
— Tu ne comprends pas, Beck ! Je l’ai vu. Il me l’a volée ! Il m’a pris ma
Jane !
— Non, Terry. Il n’y a plus de bébé. Il faut que tu m’écoutes.
Mais elle, qui l’écouterait ?
Sa fille était vivante. Vivante.
Terry réussirait bien à le prouver.
ettez-la là-dedans, qu’on en finisse, ordonna Brenner à l’infirmière
– M
chargée de prendre soin de l’enfant.
— Mais vous pourriez… Je peux la garder dans mes bras.
À la façon dont cette femme tenait le nourrisson, il était clair qu’elle
considérait le médecin comme une menace.
— Je préfère m’en occuper seul, lui dit-il. Vous voulez bien attendre dans le
couloir ?
Une requête certes déplaisante, mais pas plus que la perspective de devoir
s’occuper personnellement de la petite s’il lui venait l’idée de régurgiter son
dernier repas ou de se faire dessus. Un comportement propre à tous les bébés,
même s’il aurait grandement préféré qu’ils sachent se retenir.
Avec toutes les précautions du monde, l’infirmière déposa le bébé dans son
landau. La petite remua sa tête duveteuse et presque chauve, ses yeux
apparemment incapables de se fixer nulle part. Quand donc commencerait-elle
à ressembler à un véritable être humain ? Patience, songea-t-il. Une vertu que tu
seras bien obligé de développer désormais. Elle ne te laissera pas le choix. Si
quelqu’un parvenait à lui enseigner cet art, ce serait en effet ce cobaye.
Histoire d’asseoir son autorité, Brenner tourna le landau vers la porte et fit
signe à l’infirmière de l’ouvrir pour lui et de la lui tenir. Elle obéit, puis adressa
un discret au revoir de la main à l’enfant. Comme si une créature de cet âge
comprenait quoi que ce soit en dehors de ses propres impératifs biologiques !
Dormir. Manger. Déféquer. Dormir encore. Manger encore. Recommencer.
Un jour, cependant… un jour, cette fille serait la source de son plus grand
triomphe.
Huit ne s’en doutait pas, mais pendant tout ce temps, le nourrisson ne
s’était trouvé qu’à deux  portes sécurisées d’elle. La première équipée d’un
clavier à code infranchissable, la seconde munie d’un simple verrou, qui
donnait sur la salle transformée en chambre de bébé.
Les mois précédents, les progrès de la fillette s’étaient révélés décousus. Elle
piquait régulièrement des colères monstres. Assuré cependant de détenir de
quoi la ramener dans le droit chemin en temps voulu, Brenner avait cessé de
lui rendre visite, à  moins que cela ne s’avère absolument nécessaire. Mais le
moment étant enfin venu pour ses sujets de se rencontrer, et tout serait
pardonné.
Aux dires de sa nounou, le bébé serait bientôt prêt à jouer, ce qui leur ferait
du bien à toutes les deux. Brenner avait déjà sommé son personnel de faire
repeindre la pouponnière de couleurs vives qui plairaient à Huit.
—  Nous y voilà, marmonna le médecin pour lui-même en poussant le
landau sur le carrelage de la chambre. Non, non, attendez-moi dans le couloir,
s’il vous plaît.
L’infirmière, qui avait voulu lui emboîter le pas, ne détachait pas ses yeux
méfiants de sa protégée, mais resta à sa place. La porte se referma sur elle.
Allongée sur la couchette supérieure de son lit superposé, Huit fixait le
plafond. Brenner remarqua qu’elle y avait même gribouillé un arc-en-ciel. Peut-
être suggérerait-il ce motif pour les murs de la future salle de jeux. Qu’elle se
soit remise à dessiner était plutôt bon signe. Elle passait beaucoup trop de
temps à contempler le vide ces derniers temps – c’était en tout cas ce qu’on lui
avait rapporté.
— Regarde un peu qui est là, déclara-t-il. Ta nouvelle petite sœur.
Pour amorphe qu’elle paraissait, Huit n’avait rien perdu de sa vivacité.
À peine avait-il fini sa phrase qu’elle s’était jetée à bas du lit pour se précipiter
vers le landau, devant lequel elle s’arrêta net. Anxieuse, presque timide, elle
risqua un coup d’œil à l’intérieur.
— Je te présente Onze.
—  Onze  ? s’étonna-t-elle avant d’étudier ses mains, pensive. Il faut que
j’utilise un orteil pour compter jusque-là. Est-ce que ça veut dire que Neuf et
Dix sont arrivés aussi ? Et Cinq et Six et tous les autres ?
Brenner fronça les sourcils.
—  Cette enfant, c’est ton amie, Onze. C’est tout ce que tu as besoin de
savoir.
— Mais elle est trop petite pour être mon amie !
— Oh, elle finira par grandir un jour. Et elle deviendra comme toi.
Tout en réfléchissant à ce qu’il venait de lui dire, Huit se pencha sur la
nacelle pour examiner le minuscule être qui y gigotait.
—  Je veillerai sur toi, bébé Onze, l’entendit-il murmurer au bout d’un
moment.
Elle leva les yeux vers lui avec un grand sourire.
— Je peux m’occuper d’elle, papa ?
— L’infirmière t’apprendra à jouer avec elle en toute sécurité. Tu veux ?
—  On sera comme une famille d’amies  ! chantonna la fillette. Huit et
Onze ! Deux sœurs !
En quelque sorte, oui, pensa Brenner. Tant que ça sert mes intérêts. Il se
demanda soudain si Terry  Ives persistait à répéter à son entourage et aux
journalistes qui avaient du temps à perdre que son bébé avait été enlevé.
Peu importe, l’enfant lui appartenait à présent. Après tout, il l’avait
prévenue, elle aurait dû l’écouter.
 
Assise sur un banc dans le parc, Terry attendait. En ce jour de grand beau
temps, elle se doutait que Gloria avait proposé ce lieu de rendez-vous exprès :
prendre l’air lui ferait du bien. Depuis sa sortie de la maternité, elle avait passé
le plus clair de son temps seule chez elle, à essayer de convaincre Becky de la
vérité. À appeler divers journalistes aussi, et à tenter de reconstituer ne serait-ce
que par bribes le passé de Brenner avant son arrivée à Hawkins.
Il lui avait volé son enfant. Elle en était persuadée, même si personne ne
semblait vouloir la croire.
Elle avait eu du mal à mettre un pied dehors, et maintenant qu’elle y
pensait, elle comprenait pourquoi. Assise dehors au soleil, on en venait presque
à oublier ce maudit laboratoire, même s’il ne se trouvait qu’à quelques
kilomètres de là. Terry ne supporterait pas de marcher quotidiennement en
pleine lumière, pas tant que sa fille ne se tiendrait pas à ses côtés.
Fidèle à sa parole – omission faite du kidnapping  –, Brenner n’avait plus
convoqué ni Terry ni ses amis. Les tests à l’acide avaient bel et bien pris fin. Pas
étonnant  : inutile de prendre des risques inconsidérés puisqu’il avait gagné.
Quant à elle, elle avait beau y mettre toute la volonté du monde, depuis le soir
de son accouchement, elle ne parvenait plus à atteindre le néant. Quelles
qu’aient été ses facultés, elles semblaient s’être envolées avec son enfant.
Au départ, Ken était censé les rejoindre. Ils avaient prévu de pique-niquer
tous les trois, avec Gloria. Mais à en croire ce que lui avait expliqué la
biologiste au téléphone le matin même, leur ami ne pourrait finalement pas
venir  : il était amoureux. D’un ancien militaire, apparemment. Qui l’aurait
cru  ? Terry se réjouissait pour lui. Il n’avait pas cessé de la renseigner sur ce
qu’il percevait de l’état de Kali. Selon lui, la fillette se trouvait toujours au
laboratoire, en bonne santé.
Si les quatre  amis de la Communauté restaient bien décidés à renverser
Brenner, Terry avait insisté pour donner l’impression d’être la seule à continuer
le combat. Elle n’avait pas traversé toutes ces épreuves pour perdre à nouveau
un être cher.
De ce qu’elle leur disait, Alice adorait le Canada. Elle travaillait pour ses
cousins et ne ressentait pas l’envie de rentrer pour le moment.
— Tu m’as l’air en pleine forme !
Arrivée dans son dos, Gloria venait de contourner le banc.
—  Menteuse, lui répondit Terry. Mais je pourrais te retourner le
compliment.
Les cheveux de son amie avaient poussé. Elle les portait à présent crépus,
au naturel. Ça lui allait bien. Elle s’assit, son sac à main – plus large que celui
qu’elle utilisait d’habitude – serré contre son ventre. Terry la connaissait assez
bien pour déchiffrer ce genre d’attitude.
— Gloria ? Tu as l’air stressée, ça va ?
Avant de répondre, l’intéressée jeta d’abord un coup d’œil dans toutes les
directions pour s’assurer que personne ne les observait.
—  J’ai quelque chose pour toi, dit-elle enfin en tirant de son sac une
chemise en papier. De la part de Ken. Son nouveau copain bosse au labo.
— Oh non… soupira Terry.
— C’est quelqu’un de bien, je t’assure ! C’est même lui qui a déniché ce
document.
— Et c’est quoi, au juste ?
— Tu vas voir.
Gloria déposa la chemise entre elles, puis joignit les mains sur ses cuisses.
Sous les yeux attentifs de son amie, Terry récupéra le dossier et, sans savoir à
quoi s’attendre, le lâcha sur ses genoux, où il s’ouvrit en grand. Une image s’en
échappa et tomba à terre –  un cliché en noir et blanc. Sur la photo, qu’elle
ramassa, figurait un bébé aux joues toutes rondes – en position assise, mais qui
semblait sur le point de tomber à la renverse. Et ces oreilles… On aurait dit
celles d’Andrew ! En guise de chevelure, la fillette n’arborait encore qu’un duvet
épars.
Le dossier contenait aussi un formulaire que Terry parcourut très
rapidement : « Projet Indigo. Sujet 011. Admission à : naissance. Responsable
légal : Dr Martin Brenner. Potentiel : extrême. »
Elle revint à la photo pour mieux contempler le visage du bébé. Est-ce que
la petite souriait ? Quoi qu’il en soit, elle sourirait… un jour. Une larme roula
sur la joue de sa mère.
— C’est elle. Elle est vivante. Jane est vivante.
Terry reverrait sa fille. Rien ni personne ne l’en empêcherait.
Comme tous les livres, celui-ci est né, non pas uniquement de la plume d’un
écrivain seul dans sa chambre, mais grâce à une foule d’acteurs qui lui ont
permis de voir le jour, et que j’aimerais donc remercier.
Merci tout d’abord à Elizabeth Schaefer, ma fantastique éditrice chez Del Rey
Books, qui a pensé à moi pour écrire cette histoire, et avec qui il s’avère si
agréable de travailler. Merci également à chacun des membres de l’équipe
éditoriale qui a fait de cet ouvrage une réalité et l’a mis entre les mains des
lecteurs.
Ce roman n’existerait bien sûr pas sans la vision des frères Duffer et de Netflix :
merci de m’avoir laissée explorer une portion si étendue de votre univers. Ce
fut un véritable honneur. Merci tout particulièrement à Paul Dichter pour ses
remarques et ses conseils.
Je voudrais aussi remercier Carrie  Ryan et Megan  Miranda qui, à  des étapes
importantes du voyage, ont partagé avec moi enthousiasme, verres de vin,
discussions sur les premiers Stephen  King et jérémiades relatives aux délais
à tenir.
Merci R.  D.  Hall pour la magnifique œuvre d’art que j’avais le plaisir de
contempler quand j’écrivais, et mille mercis à Tim Hanley de s’être plongé au
moindre e-mail de ma part dans de longues recherches concernant les comics
de l’époque.
Viennent ensuite les coutumiers de ce genre de liste  : merci… à mon agent
Jen Laughram, à mes parents, à mon mari Christopher – qui m’aide à franchir
toutes les lignes d’arrivée  –, à  mes chiens et mon chat –  qui m’assistent tout
autant dans la réflexion que dans la procrastination.
Et pour finir, sincèrement, du fond du cœur, merci à tous ceux qui ont lu ce
livre. Restez hors du commun.

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