Vous êtes sur la page 1sur 6

DYSMORPHOBIE – PHOTODRAME – LE CAS DE SOLANGE

Joe Finder

Association jeunesse et droit | « Journal du droit des jeunes »

2013/10 N° 330 | pages 27 à 31


ISSN 2114-2068
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-journal-du-droit-des-jeunes-2013-10-page-27.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Association jeunesse et droit.


© Association jeunesse et droit. Tous droits réservés pour tous pays.
© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)

© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Dysmorphobie – Photodrame –
Le cas de Solange
par Joe Finder (1)
Nous avons inventé le photodrame au C.F.D.J. de Vitry pour tenter de mieux
faire face aux problèmes de la dysmorphophobie dont souffrent les adolescents.
Certes, nous avons beaucoup exposé, écrit et publié à ce sujet, mais il n’existe
pas actuellement de description détaillée d’un photodrame vrai et pas d’illustra-
tion complète. Nombreux sont ceux qui en parlent et qui prétendent pratiquer
cette technique. Certains vont même jusqu’à parler de remède miracle ! À tort...
Le photodrame ne constitue pas un remède en soi qui mettra fin à toutes les
inquiétudes face à l’image corporelle.

Non, il ne suffit pas de faire d’excel- vie courante n’offre guère d’occasions pas tellement d’importance... Mais elle
lentes photos d’un individu en faisant de se mettre en valeur de cette manière, a les larmes aux yeux, ce que bien sûr
preuve de la plus grande gentillesse, et même les gens riches hésitent parfois je ne vois pas, car j’en ignore la raison
pour réussir dans cette technique. Un à se confier à un photographe pour cen- profonde.
photodrame vrai s’inscrit dans un en- tupler leur image. Elle porte un pantalon très large, une
semble d’efforts : L’application des règles sévères du espèce de t-shirt coloré et un pull.
- effort pour inspirer confiance afin que photodrame ne garantit pas la réus- Pendant qu’on bavarde «bêtement» en
le jeune parvienne à communiquer ses site. Mais du moins aura-t-on tenté de tournant autour du pot, j’essaie de me
angoisses. Seule, la sincérité authen- faire «gravure sur marbre» au lieu de faire d’elle une idée plus précise. Son
tique favorise l’efficacité; se contenter d’une belle inscription sur visage est très harmonieux, des grands
du sable. yeux expressifs et intelligents, le corps
- effort pour que naisse le souhait d’une très bien proportionné.
Une dernière mise en garde s’impose :
collaboration en vue de réaliser un rien n’est plus nuisible pour un jeune En un mot, ce qu’on appelle à mon avis
photodrame et que s’établisse une individu que d’être aidé par une per- une fille, même exceptionnellement jo-
solide motivation; sonne maladroite. Cela peut provoquer lie.
- effort pour maîtriser les techniques des dégâts parfois irréparables. Comme moi, son copain lui conseille
photographiques tout en animant un Question-test avant chaque décision de revenir seule me parler de ses préoc-
© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)

© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)


dialogue ininterrompu : dans ce domaine : «Suis-je capable cupations si elle le juge utile. J’insiste
- effort enfin pour assumer les angoisses d’aimer cette personne telle qu’elle est sur la nécessité d’un rendez-vous télé-
et non pas telle que je voudrais qu’elle phonique préalable pour que je puisse
de l’autre et embellir la réalité sans
soit ?». Si oui, photodrame permis. Si me rendre disponible.
jamais avoir recours au mensonge. non, contre-indication formelle qui, Pendant près d’une semaine, aucune
Aider, aimer et soutenir un garçon ou certes, peut n’être que passagère. nouvelle de Solange. Puis une commu-
une jeune fille nécessite une écoute at- nication téléphonique timide et coupée
tentive et répétée, de longs entretiens de silences pour me demander un ren-
de préparation et une maîtrise de soi Solange (17 ans) dez-vous urgent. Impossible de lui faire
patiemment éduquée. préciser la raison de cette urgence.
Solange m’est annoncée, puis présentée
J’ai fait des milliers de photos de gar- Solange se présente avec une étonnante
par un gars du Foyer qui la connaît. Le
çons et de filles, de jeunes et de moins exactitude. Sa première phrase : «J’ai à
gars m’avait annoncé cette visite, car
jeunes et je dois admettre qu’il s’agit vous parler».
lui-même s’est lancé depuis peu dans la
rarement d’un photodrame vrai.
pratique photographique, mais il n’ose Peut-être suis-je maladroit : pour dé-
Parmi les nombreuses séances de por- pas trop s’aventurer dans les problèmes tendre l’ambiance dramatique, je ne
traits que j ‘ai réalisées depuis quelques de Solange. retiens pas un sourire spontané et lui
années, un tiers d’entre elles seulement réplique : «Bien sûr que tu as à me par-
Inhibée, muette, à peine souriante, telle
méritent le nom de photodrame. Il est ler. Autrement, tu ne serais pas venue
est Solange. J’ai beau faire le clown
tellement plus facile de «prendre» jusqu’ici...».
pour la détendre, mes efforts demeu-
quelqu’un en photo que de «donner» un
rent vains. Son copain l’encourage à Même pantalon large, mais d’une
peu de sa patience et de son affectivité.
me parler ouvertement mais elle ré- autre couleur, une magnifique blouse
Bien sûr, même un pseudo-photodrame plique que c’est trop pénible et délicat. blanche. Je me surprends à l’admirer
fait avec la bienveillance qui s’impose Elle banalise ses préoccupations en un peu. Rougissante et gênée, Solange
procure à l’adolescent un bonheur pas- précisant qu’il exagère et que cela n’a parle de manière saccadée; ses jambes
sager. Être pendant une ou deux heures
un centre d’intérêt et recevoir une cen-
taine de photos de sa personne appor- (1) Ancien directeur du centre familial de jeunes (CFDJ) de Vitry jusqu’à la fermeture en 1983, puis du Plessis-
Trévise, jusqu’à son départ en 1991.
tent des satisfactions appréciables. La
JDJ n° 330 - décembre 2013
27
Elle évoque quelque chose «d’affreux» dans sa personne
sans vouloir me donner la moindre précision

restent croisées tout le long de la dis- contrariété visible. Euphorisé par mon sûrement pas l’intention de rester au
cussion. succès facile, je deviens imprudent et Foyer jusqu’à la fin de sa vie. Suit une
Son intelligence est assez vive. gaffeur. Innocemment, j’évoque le dé- dédramatisation par l’absurde, gros
sastre de son «cul d’éléphant»... calibre : j’envisage la façon dont nous
Après que nous ayons échangé les ba-
Réaction dépressive immédiate. Inutile allons la nourrir sur sa chaise, etc.. Elle
nalités d’usage, on frappe à ma porte.
de poser d’autres questions. Solange finit par se lever et fait quelques pas
Un garçon vient demander quelque
s’effondre en larmes et bredouille des maladroits, les yeux rivés au sol malgré
chose et Solange, prête à fuir, propose
excuses pour s’être laissée aller. mes compliments.
aussitôt de partir et de revenir un autre
jour. J’insiste fermement pour qu’elle Lorsqu’elle est à nouveau capable de Pour atténuer la tension, je lui recom-
reste. parler, elle est si convaincante que mande de m’apporter une autorisation
je commence à avoir des doutes et, parentale écrite, car je ne puis faire de
Pendant près d’une heure, elle tourne
pour combattre ses inquiétudes et photos d’elle sans en informer ses pa-
autour du pot, parle de tout et de rien...
mon manque d’assurance, je vocifère rents. Et obtenir leur accord. Je crois
Elle évoque quelque chose «d’affreux»
comme un papa qui gronde sa fille. dans son intérêt de retarder le plus pos-
dans sa personne sans vouloir me don-
sible la séance photodramatique, car
ner la moindre précision. Je lui dis que malgré le pantalon dont
elle est actuellement bien loin d’être
Pressée de questions que je voudrais elle s’est accoutrée, moi, un homme,
disponible et détendue comme il le fau-
délicates, elle paraît prête à parler, puis déjà un peu vieux, je vois en elle une
drait.
se démonte, se tait, ne sait plus... jeune fille d’une beauté exceptionnelle.
J’espère que la communication d’in- Je sais aussi que de nombreux jeunes
Un moment de flottement. Je ressens éprouvent le besoin de parler avec
conscient vienne à mon aide.
une espèce de colère : «Elle vient me quelqu’un qui leur est proche avant de
voir, veut être aidée mais ne fait rien Des milliers de filles donneraient la
se lancer dans cette aventure photogra-
pour me donner un coup de main. Pe- moitié de leur vie pour lui ressembler.
phique. Au Foyer, les garçons eux, peu-
tite garce !». Puis, je regarde de plus Et moi-même je regrette de ne pas avoir vent profiter de la présence des éduca-
près son air triste, ses yeux humides vingt ans de moins en face d’elle... teurs, du médecin et de la psychologue.
d’angoisse et je me traite aussitôt de Sa réponse : «Vous ne pouvez pas com- Grâce à ma banale demande d’autorisa-
vieux salaud inaffectif. prendre». tion parentale, j’apprends que Solange
En effet, je me sens trop coupable de Impossible de l’arracher à son effon- adore son père, un homme très large
ma passagère indisponibilité pour cher- drement sans manifester une certaine d’esprit et affectueux, quoiqu’un peu
cher honnêtement les raisons profondes autorité. Je lui demande donc de se pudique et vieux jeu. Il donnera sûre-
de ma contrariété. Je fonce donc de ma- lever et de faire quelques pas naturels ment à Solange l’autorisation, et ce
nière aussi clownesque que possible en dans la pièce. d’autant plus volontiers qu’il connaît
pratiquant la dédramatisation par l’ab- le Foyer.
© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)

© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)


Est-ce pour la rassurer ? Pour être sûr
surde : «T’as une grosse bosse cachée
de ce que je crois avoir constaté ? Avec une grande délicatesse, Solange
bien maquillée ?» lui ai-je demandé
Au vif d’une action difficile, je suis ra- me raconte aussi qu’elle ne s’est jamais
avec un sérieux qui m’étonna moi-
rement à même de faire le point avec très bien entendue avec sa mère. Je ne
même; sa colonne vertébrale est aussi
une objectivité indiscutable. pose aucune question précise.
droite que celle d’une statue antique.
À mes remarques littéralement idiotes, C’est là un des gros problèmes des gens
elle finit par sourire. «Ça y est, me qui s’occupent des autres. Les réticences
dis-je, je recommence à m’utiliser va- Existe-t-il une formation qui permette
lablement», car je trouve son sourire d’avoir toujours le regard d’en haut, Suit alors de ma part une longue, peut-
tellement beau que j'ai envie de la faire d’être totalement disponible sans rien être trop longue, explication sur notre
sourire encore. perdre de son objectivité et de son sens futur photodrame.. Solange écoute avec
critique par rapport à l’autre et par rap- un intérêt apparent et paraît d’accord
Devant ce succès, j’aborde les pro-
port à soi ? Jusqu’à quel point peut-on pour apporter toute une série de vê-
blèmes délicats avec la désinvolture
accepter ses insuffisances ? Sont-elles tements de rechange. Mais dès que je
qui semble s’imposer. Puisqu’elle m’a
admissibles de la part d’une personna- fais allusion à une minijupe, un short
laissé entendre qu’elle n’ose plus aller à
lité adulte, qui se met au service d’une ou un maillot de bain, elle refuse net.
la plage ni à la piscine depuis deux ans,
jeune fille ? Une heureuse agressivité surgit même :
j’ai trouvé son horrible malformation :
elle veut bien un photodrame, mais elle
elle n’a pas de seins et s’équipe de seins Il me faut plusieurs fois demander à So- en conteste d’avance l’efficacité. Il ne
artificiels. Aussitôt je la console en re- lange de se lever, car elle reste assise, pourra rien changer à la grave malfor-
marquant que, dans la vie quotidienne, paralysée, comme si elle ne comprenait mation de son bassin. Je détourne la
les seins artificiels paraissent mieux pas le sens de ma demande. conversation vers sa mère et la situation
que les naturels, puisqu’ils confèrent Elle ne peut pas, elle a peur, elle a conflictuelle entre elles deux.
une beauté idéale et interchangeable honte...
selon la mode. Solange parle de son enfance, puis re-
À bout d’arguments, je me fais plus vient à son opposition qui s’affirme
Pour la première fois, elle rit en ma pré- autoritaire pour la ramener à la réalité. inflexible. J’exprime mon respect pour
sence. Les allusions à sa féminité pro- Je lui explique qu’elle devra de toute sa pudeur et énumère les précautions
voquent un rougissement, mais pas de façon se lever pour partir, car elle n’a prises pour se préserver : une salle de

JDJ n° 330 - décembre 2013


28
Elle pense qu’elle peut tout me dire, elle est prête à répondre à
n’importe quelle question mais elle a trop honte de sa laideur

bains qui ferme à clef, pour se changer. sions, l’entretien semble moins crispé Et elle me donne de tels détails sur
Solange demeure sur ses positions : qu’il n’était redouté.. l’énormité de son bassin qu’à nouveau
elle ne s’oppose pas aux changements Elle vient me voir. je me reprends un moment à douter. S’il
de vêtements, mais refuse la minijupe existait réellement une malformation
Très vite Solange sort de sa poche l’au-
et le short. discrète une petite dysmorphie invi-
torisation parentale de faire un pho-
sible sous un pantalon flottant ?
Persuadé que la moindre faiblesse de todrame avec un éducateur du Foyer.
ma part sur ce point ne peut qu’accen- Ses parents y expriment même leurs Je pose délicatement quelques ques-
tuer son blocage, j’adopte une attitude vifs remerciements… anticipés. Ce tions sur les visites médicales au cours
très ferme. Plutôt rompre que mal faire. message me met plus à l’aise. Solange de son enfance, au lycée, mais les ré-
Pas de minijupe, pas de photodrame. semble donc réellement souhaiter que ponses restent vagues.
Notre entretien se termine assez aima- j’insiste...
blement mais un peu comme un échec On ne peut faire boire un âne qui n’a Le refus
définitif. Cependant, à toute fin utile, je pas soif, ni vivre ou penser à la place
demande à Solange d’y réfléchir pen- des autres, me dis-je, et je rends à So- Solange me quitte avec la certi-
dant une semaine ou deux, avant de lange l’autorisation de ses parents; je tude qu’elle ne pourra pas me suivre
prendre une décision définitive. Si d’ici lui précise que l’accord parental est jusqu’au bout. Elle me trouve trop dur,.
une quinzaine de jours, elle ne m’a plus devenue superflu du fait de son refus. trop exigeant. En fin de compte, elle
donné aucune nouvelle, je considére- Mais comme ses parents attendent des dit préférer d’y renoncer. Je n’en suis
rais sa demande comme annulée. photos d’elle, il faut leur dire que nous guère persuadé, mais garde le silence.
Elle me quitte triste et gênée. Je l’en- ne sommes plus tout à fait d’accord. Ce Pendant près de quinze jours, aucune
courage de mon mieux en lui suggérant désaccord est dû entièrement à mes ma- nouvelle de Solange. C’est la période
de ne plus attacher autant d’importance ladresses. des vacances de Pâques et Solange s’est
à ces choses. Très sincèrement, je lui Solange réagit à ces mots par une atti- rendue en province chez ses grands-pa-
demande d’excuser mes maladresses tude très ambivalente. Elle boude, mais rents si j’en crois la carte postale au
en précisant que les torts ne sont jamais me parle quand même. Puis elle évoque texte neutre et laconique que je reçois
entièrement d’un seul côté et que son sa scolarité et de son lycée. Elle sait d’elle.
refus découle aussi de mon insuffi- qu’elle est bonne élève. Bien que l’écriture soit très claire, sa si-
sance. Elle m’apprend aussi qu’elle fait de la gnature est minuscule et assez confuse
«Ce n’est pas en vous que je n’ai pas danse classique... avec un professeur Un garçon du Foyer vient de la rencon-
confiance mais en moi», me lance-t- particulier depuis quelque temps, parce trer dans les rues de Vitry-sur-Seine.
elle en descendant l’escalier en bois qui qu’elle n’ose pas se montrer en collant Elle me transmet le message qu'elle me
mène à mon petit bureau. comme les autres élèves de son cours à téléphonera l’ un de ces jours.
© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)

© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)


Pour tenter d’être tout à fait sincère, cause de son «horrible postérieur».
Appel téléphonique de Solange. Sa
je dois dire que l’échec définitif me Je note cette nouvelle confidence voix est comme déprimée, un ton un
paraît loin d’être évident. Les adoles- comme un appel ce qui renforce mon peu «suicidaire» : «Je n’en peux plus,
cents m’ont appris que leurs refus et souhait de me montrer directif. Conclu- dit-elle. J’y pense jour et nuit. Je crois
leurs acceptations sont souvent de vé- sion : photodrame en collant ou plus que je vais faire une dépression ner-
ritables passages à l’acte qui soulagent d’effort en commun. Refus, cette fois veuse».
et qui sur le coup, permettent ainsi de un tantinet agressif de sa part.
s’affirmer. Après seulement survient la Je lui demande en quoi consiste exac-
Malgré tout nous parvenons à la tement une dépression nerveuse d’une
réflexion en profondeur. conclusion que le photodrame doit se belle jeune fille. Solange en devient
Quelques jours après, nouveau coup dérouler dans une ambiance de grande agressive, me qualifiant de «cynique et
de fil à la voix timide.. Sa première confiance qui n’existe pas encore tout à incompréhensif».
phrase : «Ça va mal, j’ai le cafard». De fait entre nous.
ma part, bien sûr, aucune allusion à son Elle me reproche vivement d’être res-
Je précise : «De toute façon si les ponsable de l’aggravation de son mal
refus presque définitif. conditions élémentaires de succès de à cause de mon baratin et du désespoir
Néanmoins, ma position reste ferme et notre photodrame, exclut la photo en qui en résulte. Elle est si déçue de ne
sans concession. Solange finit par me collant mieux vaut y renoncer». pouvoir être aidée. Notre entretien se
dire qu’elle voudrait bien faire ce qu’il À ma surprise Solange exprime sa termine par une véritable engueulade
faut, mais qu’elle ne peut par manque confiance en moi. Elle pense qu’elle de sa part : Je me souviens aussitôt de
de courage. peut tout me dire, elle est prête à ré- l’un de nos slogans : «Il est des engueu-
Nous nous mettons d’accord sur le prin- pondre à n’importe quelle question lades qui ne sont en réalité que des dé-
cipe d’une rencontre pour des explica- mais elle a trop honte de sa laideur pour clarations d’amour pudiques».
tions complémentaires. Je lui demande se montrer à moi dans certaines tenues. Relativement satisfait de l’évolution de
de me convaincre de la validité des rai- Ce n’est pas de la pudeur d’être habillé la situation, je pense qu’il faut s’armer
sons qui font qu’elle ne peut accepter en minijupe, mais ne cache rien de sa de patience et savoir attendre l’évolu-
mes justes exigences et je me déclare malformation. «Des fois, je n’ose même tion intérieure.
prêt à la croire si elle parvient à m’en plus me regarder moi-même dans la
persuader. Contrairement à mes prévi- glace», précise-t-elle.

JDJ n° 330 - décembre 2013


29
Je sens cependant que cette gaieté cache
encore une montagne d’angoisse

À mon regret j’en arrive à me poser des À nouveau, elle évoque son immense chers aux adolescentes. Pour la toute
questions quand même pas trop inhu- affection pour son père. Elle lui confie première fois, elle me quitte toute
maines quant à la perception de la réali- beaucoup de choses, mais n’ose abor- contente, le visage vivement coloré.
té chez certains adolescents. Je propose der avec lui ses préoccupations affec- Oh surprise ! Pour la première fois, elle
à Solange mon aide gratuite, je la reçois tives et instinctuelles. Lui n’en parle me fait une bise timide en me quittant.
longuement, en lui consacrant ainsi des jamais.
De mon côté je prépare la rencontre
longues heures de ma propre vie d’hu- À sa mère, Solange reproche un avec un maximum de minutie tech-
main. Elle adopte face à cela une atti- manque de confiance systématique : nique. La qualité des photos ne sera
tude d’enfant devant à ses parents. Tout «Chaque fois que je sors pour aller au qu’une confirmation de la vision moins
lui est dû, puisqu’elle n’a pas demandé cinéma ou chez une copine, ma mère anxieuse de son image corporelle.
de la mettre au monde. me fait comprendre qu’elle craint que
Il sera nécessaire de préparer une pièce
Deux jours plus tard, un nouveau coup je ne revienne enceinte».
plus grande que mon bureau pour avoir
de téléphone. Le ton semble encore Sans cesse, elle revient sur sa crainte de un maximum de recul et d’éclairage. Je
plus déprimé et suicidaire que la fois se dégonfler au cours du photodrame; retire aussi de la salle de bains tout ce
précédente. Solange accepte toutes les elle a littéralement peur d’avoir peur. qui l’encombre, j’y vérifie l’éclairage
conditions et son père l’y encourage Puis, elle parle même de sa grande ti- pour qu’elle puisse s’examiner dans un
vivement. De toute façon, précise- midité, surtout devant les garçons. Elle miroir, etc..
t-elle je n’en ai plus rien à perdre, je ne «avoue» d’avoir parfois des envies de
peux plus vivre comme ça. Sa voix est Je prépare surtout quelques thèmes de
tendresse et même plus…
basse, le ton dramatique. Elle ajoute en discussion.
Nous nous quittons dans les meilleures
pleurant : «Si le photodrame arrive à
conditions en fixant un dernier rendez-
me guérir tout ira bien. Sinon, je n’ai
plus envie de vivre».
vous avant le soir du photodrame. La soirée de
Le dernier entretien est très détendu.
Solange se dit maintenant tout à fait
photodrame (durée :
Le retour à l’aise en ma présence. Elle est sou- environ 3 heures)
riante et pousse quelques petits cris de
Pour la première fois, je n’ose pas du surprise quand je m’exprime de façon Il me faut admettre une certaine
tout plaisanter et lui fixe un autre ren- particulièrement absurde : «Mais vous anxiété une demi-heure avant l’arrivée
dez-vous. êtes fou», lâche-t-elle. Ma réponse la de Solange. Sur la technique, pourtant,
Entretien de deux heures. Toute ces fait sourire : «Que me conseilles-tu je n’ai aucune inquiétude; des prépa-
volte-face, cette lente évolution font pour me guérir de ma folie ?». ratifs savamment calculés limitent les
partie de la photothérapie. La seule Je sens cependant que cette gaieté risques d’échec à un minimum insi-
© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)

© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)


suggestion efficace est celle qui favo- cache encore une montagne d’angoisse. gnifiant. Il me semble d’abord que je
rise l’autosuggestion.. Elle répète encore au cours de notre redoute l’échec, son blocage précédé
Solange paraît si déprimée et sans dé- discussion : «J’ai peur de me dégonfler. par une intervention insuffisante de ma
fense qu’elle aurait accepté désormais Faut m’aider. Il vous faut être patient». part.
un photodrame dans n’importe quelles Sur la feuille de préparation au photo- Plus de 200 photos doivent refléter sa
conditions. Je me garde évidemment de drame, après les histoires de vêtements, nouvelle joie de vivre…
profiter de cette dépression pour obte- elle me fait noter dans la rubrique «cô- Puis, en cherchant plus objectivement
nir d’autres acceptations, probablement tés avantageux de ma personnalité» : la raison profonde de mes inquiétudes,
inutiles.. mes yeux, mon visage, mes dents et, je m’aperçois que le motif principal de
Alors, elle parle d’elle avec une après quelques hésitations, le bas de mon inquiétude se trouve ailleurs. Je me
confiance nouvelle et déroutante. Tout mes jambes. demande comment se fait-il de souffrir
y passe : son enfance, les difficultés Je lui demande sur un ton banal si sa à ce point d’une dysmorphophobie qui
entre ses parents, sa puberté sans avoir poitrine est un peu laide. Elle rou- ne repose sur strictement rien de réel.
été préparée aux premières règles et des git, puis dit timidement : «Je crois au N’y aurait-il pas chez Solange ne se-
détails sur sa vie quelque peu intime. contraire». J’ajoute donc avec ma ver- rait-ce qu’une légère dysmorphie ?
Je ne l’interromps d’aucune manière deur habituelle : «Il faudrait donc pré- Je sais aussi qu’une petite imperfection
tout en manifestant un très vif intérêt voir des vêtements adaptés pour mettre peut être transformée en un petit point
pour Ses confidences. Elle semble sur- cela bien en valeur». original de «beauté». Tout dépendra
prise par mes remerciements de son J’insiste lourdement sur les côtés quelle donc de la valeur de l’intervention py-
attitude si confiante. Par moments, elle croit désavantageux et elle finit par chothérapeutique. Certes, il m’arrive
éprouve le besoin de se justifier : «Vous dire : «Je suis un peu grasse du bas». Je d’embellir la vérité, mais je n’ai pas
êtes éducateur, vous avez l’habitude souligne sa chance de ne douter d’elle l’habitude de faire appel au mensonge.
qu’on vous dise tout. Les gars du Foyer que sur ce seul point. Solange arrive à l’heure, chargée
me l’ont dit. Je vous raconte des trucs d’un sac de vêtements ridiculement
Vers la fin de ce long entretien, elle
que je n’ai jamais dits à personne. Je gros. Elle en rit, moi aussi. Je prends
insiste à nouveau sur sa crainte de se
crois que ça me fait du bien...». conscience du côté encore un peu artifi-
dégonfler à la dernière minute. Je tente
donc de la rassurer avec des arguments ciel de la situation

JDJ n° 330 - décembre 2013


30
Aucune malformation;
seulement harmonie et jeunesse

Solange semble comprendre sans que Son problème paraît donc moins grave Hamlet prétend que l’être humain pré-
je lui explique le détail de ma pensée : que je ne l’ai redouté. Je pense que fère la mort au doute.
«J’ai peur que vous soyez déçu», me sans doute la violente dysmorphopho- Il faut qu’elle sache toute la vérité...
prévient-elle en retour. bie, ses anxiétés au niveau du bassin ne Qui ne risque ne gagne guère souvent.
Trois appareils dont un en grand format sont que la cristallisation d’autres petits
Enfin elle sort de la salle de bains,
chargés posés sur la petite table. J’en problèmes névrotiques datant sa petite
gauche et récalcitrante comme un ani-
profite pour souligner l’importance que enfance.
mal à l’entrée de l’abattoir.
j’attache à notre travail en commun et Quand elle est encore en minijupe, je
Je prends les premières photos de So-
je sens qu’elle sait combien je la prends lui suggère d’imiter une femme fatale,
lange en collant, en faisant quelques
au sérieux. type vamp, et elle accepte avec amu-
compliments. Crispations et silences
Ensemble nous plaçons des draps sur sement. Cette facilité inattendue me
de son côté; du mien, triomphe et as-
les murs de la pièce Il faut un fond déconcerte. Pour bien confirmer mon
surance. Il me semble que cette ado-
neutre, noir ou blanc pour ne voir que la impression je lui demande de faire : «la
lescente est en toute objectivité d’une
personne photographiée. Les punaises vamp sexy». Mouvement de recul. Je
beauté remarquable et rien dans ses
tombent par terre à cause d’une mala- demande aussi à Solange de relever très
formes ne prête à la critique.
dresse et cela devient assez comique. légèrement sa jupe pour mieux faire ap-
paraître ses genoux; elle hésite bien que Aucune malformation; seulement har-
Pour rire, j’en rajoute. Elle est, de toute
je lui certifie sur la photo on ne verra monie et jeunesse. Je trouve même
façon, plus adroite que moi.
rien du maillot de bain. que la finesse de son bassin pourrait lui
Solange est assez comédienne. Elle poser un petit problème à la naissance
épouse rapidement, presque à la per- Je dois sans cesse parler pour gagner
de son premier enfant. Sûr de mes ar-
fection, les états d’esprit que je lui sug- quelques millimètres de jupe. Pour
guments, j’élève la voix et allume la
gère. Elle me paraît exceptionnelle, sait dédramatiser ma demande, je profite
caméra électronique afin qu’elle puisse
illustrer la vieille dame aigrie ou sa prof pour démontrer à Solange combien nos
se voir sur l’écran. Mon attaque géné-
en colère. C’est aussi un petit entraîne- coutumes exercent sur nos attitudes une
rale est efficace : la décontraction s’ins-
ment du «jeu de soi». influence déterminante.
talle peu à peu. Solange finit par poser
Par moments, surgissent des bouffées Le cas échéant, un tout petit bout de gentiment, fait des pas de danse tout en
d’angoisse : «Tout à l’heure, pourvu maillot de bain resterait dans les limites grognant de temps à autre comme pour
que je ne me dégonfle pas...». de la convenance, mais, s’il s’agissait se livrer à un baroud d’honneur.
d’un bout de slip, certaines personnes
Après toute une série de photos, j’ai Elle me dit combien elle est heureuse
âgées en arriveraient même à parler
recours aux vingt minutes de palabres de se trouver en collant devant un
d’un manque de pudeur. Ce n’est donc
qui s’avèrent nécessaires avant qu’elle homme sans plus en être gênée. De
pas la partie corporelle qui choque,
ne consente à enfiler une minijupe. J’en temps en temps, encore un retour de
mais le vêtement.
© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)

© Association jeunesse et droit | Téléchargé le 30/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.67.193)


transpire, mais me sens soulagé. Elle flammes : «Jurez-moi que vous me dites
a tous les avantages d’une très belle Pour finir presque une demi-heure de vraiment la vérité! Et de profil, est-ce
jeune fille. dialogue est nécessaire pour obtenir que je ne parais pas énorme ?», mais
que Solange se rende dans la salle de pas un geste pour fuir pudiquement en
Je l’engueule d’abord de m’avoir fait
bains et y enfile le collant final. direction de la salle de bains. Solange
croire quelle était informe, puis lui
demande la permission d’ôter ma che- Je me rends compte de mon erreur de ne semble plus pressée de remettre son
mise trempée de sueur. Elle est décon- photo-thérapeute encore un peu débu- large pantalon.
tenancée par cette sorte de respectueuse tant.. Il aurait été plus intelligent de J’en profite pour lui faire prendre
courtoisie. Jeune fille d’une éducation commencer par le plus délicat, pour conscience du caractère injustifié de
différente de la mienne, elle ne voit pas que le restant du photodrame se déroule ses craintes.
pourquoi on n’aurait pas le droit de se dans une ambiance de soulagement et
Elle est un peu fatiguée lorsqu’elle me
mettre en maillot de corps. de victoire.
quitte dans les meilleures conditions.
Je lui parle de ses copines, que je lui Je n’en suis nullement offusqué, Me sentant fier de notre victoire, je me
demande d’imiter, et aussi de ses rêves. puisque cette dernière lutte, ce combat prétends trop fatigué pour développer
Lorsqu’elle semble un peu fatiguée, je intérieur du sujet fait partie de la vertu les films aussitôt.
lui recommande de contrôler sa respi- de la photothérapie..
Sur le plan technique, le bilan s’avère
ration tout en s’allongeant quelques Je vais jusqu’à menacer de tout laisser excellent. Après quelques rencontres
instants sur le divan. Elle suit mes tomber et de jeter les pellicules déjà entre Solange et moi au cours des-
suggestions sans hésitation avec une utilisées de tout laisser tomber pour quelles je lui remets les photos et nous
touchante confiance. Et les photos se qu’elle décide de se présenter en col- discutons à propos de son corps, le mal
succèdent. J’en suis déjà à près de 200.. lant de danse. semble vaincu. Au moins partiellement.
Solange me surprend avant de se chan- Encore plus de dix minutes d’encoura- J’ai appris que peu de temps après la
ger en m’indiquant qu’elle porte un gement et d’attente à la porte de la salle remise des photos elle a repris ses cours
gros maillot de bain sous sa minijupe. de bains. Elle reste enfermée et n’ose de danse dans son club.
Je lui fais remarquer alors qu’un pas en sortir. Je lui rappelle la demande
maillot bain en laine la grossit, mais qu’elle me fit de lui éviter de se dégon-
en même temps je me réjouis de voir fler. Je récite Shakespeare qui, dans son
sa crainte d’un «gros bassin» s’envoler.
JDJ n° 330 - décembre 2013
31

Vous aimerez peut-être aussi