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JACQUES BERGIER
Une légende… un mythe
– Hommages –
L’Harmattan
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-12305-2
EAN : 9782296123052
Sommaire
Hélène Renard
Préface.……………………………………………………. 7
Nicole Bamberger
Jacques Bergier, l’une des voix fortes du XXème siècle.…………... 11
Claudine Brelet et Didier Paingris
Jacques Bergier et l’Esprit de Résistance.…………………….… 13
Serge Caillet
Jacques Bergier et l’alchimie.…………………………………. 29
Patrick Clot
Jacques Bergier, une brève histoire dans le temps.……….……….. 47
François Darnaudet
Jacques Bergier et les mathématiques.…………………………. 59
Jean-Pierre Desthuilliers
Jacques Bergier, “scifique” et scientifique.………………………. 65
Georges H. Gallet
Jacques Bergier et la science fiction.……………………………. 85
Jérôme Huck
Jacques Bergier et l’innovation.….……………………………. 91
Marc-Antoine Lumia
Jacques Bergier, cet homme très être ange.………………………. 107
Janine Modlinger
Jacques Bergier, un maître de vie.………………….………….. 115
Jean-Pierre de Monza
Jacques Bergier, un éveilleur de conscience.……………………… 119
Charles Moreau
La science-fiction et la vision scientifique de Jacques Bergier.……… 123
Richard D. Nolane
Du Matin des magiciens à la légende..……………………… 127
Marielle Pernin
Jacques Bergier et la coévolution.……………………………… 135
5
André Ruellan
Promenade avec un scribe de miracles.…………………….…… 139
Claude Seignolle
Petite Suite bergieresque.…………………….......…………… 143
Claude Thomas
Jacques Bergier dans la fiction.………………………….……. 147
Jacques Vallée
Jacques Bergier et les soucoupes volantes.………………………. 159
6
PREFACE
Eternel et prodigieux Jacques Bergier
Hélène Renard
Correspondant de l’Institut de France1
1
Hélène Renard est directrice de Canal Académie, la radio sur Internet qui
donne la parole aux académiciens des cinq Académies de l’Institut de
France : Académie française, des inscriptions et belles lettres, des sciences,
des beaux-arts, des sciences morales et politiques. Des personnalités, des
experts, des écrivains et des artistes s’expriment en toute liberté : 3000
émissions en libre téléchargement gratuit. Pour l’écouter ou recevoir les
programmes : www.canalacademie.com
7
a croisé, connu, voire découvert sans jamais le rencontrer, Jacques
Bergier. Le ton n’est pas à l’anecdote nostalgique.
Certes, on ressent toujours douloureusement son absence. Mais
ce que chaque auteur veut ici faire partager, c’est la fécondité
intellectuelle que Bergier a su faire naître en lui. Ce qu’il veut faire
découvrir, c’est la profondeur surprenante de cette vie engagée dans
la recherche et dans la Résistance.
Les témoignages rassemblés dans cet ouvrage sont comme les
diverses facettes d’un diamant qui, tour à tour, éclairent les multiples
aspects de la personnalité attachante de Jacques Bergier.
Vous croyiez le connaître ? Détrompez-vous ! Vous n’en aviez
entraperçu jusqu’ici qu’un aspect ou un autre… En lisant chacun de
ces témoignages, et ils sont tous très riches, il y a fort à parier que,
comme moi, vous vous exclamerez : « je ne savais pas tout
cela ! J’ignorais cet élément de sa vie ! »
Admettons que je sois un chaînon manquant. Cela ne fait pas
de moi le meilleur témoin pour évoquer Bergier. Durant cinq années,
dans la maison d’édition Culture Arts Loisirs, au 114 des Champs-
Elysées, je l’ai croisé chaque matin, sa serviette en cuir craquelé
bourrée de livres à la main, son indescriptible imperméable beige sur
le dos. Il disposait, là, d’un petit bureau tout en longueur, où nul,
hormis sa secrétaire et lui, ne pouvait pénétrer faute de place tant les
livres encombraient l’espace.
Pour ma part, rédactrice en chef de la revue Question de et
chargée des collections de spiritualité et d’ésotérisme dirigées par
Louis Pauwels, je ne travaillais pas directement avec Bergier mais
j’étais aux premières loges pour observer la relation entre les deux
hommes. Leur physique d’abord, l’un grand, attentif à son élégance
vestimentaire, l’autre petit, totalement indifférent à son apparence.
Mais le premier montrait de la déférence, accueillait son complice
avec des égards tendres. Je sentais Pauwels toujours excité par
l’étincelle que Bergier allait, à coup sûr, faire jaillir en lui. « Quoi de
neuf, aujourd’hui, Jacques ? ». Il avait toujours une lecture, une
trouvaille, une anecdote à partager. Pauwels jubilait. Bergier aussi. Ils
formaient un tandem intellectuellement pétillant.
8
Je n’en dirai pas plus, Pauwels a rédigé l’histoire de ce tandem
dans Blumroch l’admirable ou Le déjeuner du surhomme. Quiconque veut
connaître Jacques Bergier ne saurait se dispenser de lire cet
éblouissant portrait.
Tandis que j’écris cette préface – preuve, s’il en était besoin,
que le hasard n’existe pas – me parviennent deux gros ouvrages
d’Aimé Michel publiés par les Editions Aldane : La clarté au cœur du
labyrinthe et L’apocalypse molle. Dans ce dernier, je lis : « Bergier, le
vieux frère. J’ai un chagrin définitif. Plusieurs tiroirs sont fermés à
jamais. Sur le moment, j’ai été tellement saisi par la beauté de sa mort
(il a renvoyé tout le monde et a voulu mourir seul) que j’ai cru n’avoir
pas de chagrin. Hélas, never more. Surtout que Bergier, c’est pas ses
livres (dictés à toute allure pour se débarrasser des tapeurs en les
neutralisant par les éditeurs, le fric passant directement des seconds
aux premiers), c’était sa prodigieuse conversation, unique au monde,
sa gentillesse, sa générosité, son courage. Bref… »
Il a raison, Aimé Michel, de souligner les qualités humaines de
Bergier. A force de ne s’intéresser qu’à sa pensée, à ses travaux ou à
ses hypothèses, à son côté intellectuel, on finirait par oublier
l’homme, son inaltérable bonne humeur, sa bonté profonde, son
indéfectible courage mais aussi sa pudeur sur ses souffrances… Lisez,
par Aimé Michel, vous ne le regretterez pas, l’« Adieu à Jacques
Bergier » dans La clarté au cœur du labyrinthe. Le chapitre 28 s’ouvre sur
l’admiration et l’affection qu’il lui portait. Un portrait chaleureux,
servi par une magnifique écriture : aucun admirateur de Bergier ne
saurait l’ignorer.
Et Bergier, lui aussi, sur l’insistance, semble-t-il me souvenir, de
l’éditeur François Richaudeau et de Louis Pauwels, avait rédigé sa
biographie Je ne suis pas une légende, une énième autobiographie où lui-
même ne distinguait plus le réel de l’imaginaire, mais n’est-ce pas
justement pour cette confusion-là qu’il nous fascinait ?
Voilà trente ans que Bergier est reparti vers des sphères
inconnues de nous (en novembre 1978), de même qu’Aimé Michel
(en 1992) et plus de dix ans que Pauwels les a rejoints (en janvier
1997). Je crois en leur immortalité. Par la « forme », l’empreinte, la
trace qu’ils ont laissée dans les esprits des générations suivantes.
Chacun, à sa manière, n’a-t-il pas marqué nos capacités intellectuelles
9
comme au fer rouge, comme il marque aujourd’hui celles des plus
jeunes ? Plus jamais, après avoir lu Bergier, Pauwels ou Michel, nous
ne verrons le monde avec les mêmes yeux… Nous sommes, à notre
tour, atteints du même virus. Les auteurs de ce livre-ci l’affirment et
nous en fournissent une preuve éclatante : Jacques Bergier nous a
inoculé sa soif d’apprendre et de comprendre. Il demeure à jamais
pour nous tous « l’homme éternel ».
Et je me prends à rêver qu’il existe dans les cieux un (ou
plusieurs) dieu qui se régale de la conversation des trois amis enfin
réunis. Ils ont passé leur vie à se poser des questions sur les mystères
du monde : ils n’auront pas trop de l’éternité pour en parler !
10
Jacques Bergier, l’une des voix fortes du XXème siècle
Nicole Bamberger
Journaliste et auteur
11
prophètes tels (jugés non crédibles par le public comme par les
scientifiques officiels), pas un mot de ses idées ne semble contredit
par la réalité : « Nous vivons dans un monde du secret », écrivait-il en
1974, « où le pouvoir et le savoir s’occultent ».
Quant à ces livres multiples, aujourd’hui transformés en
cendres par la volonté de puissances successives, cette multitude
d’ouvrages désignés comme « livres maudits », et volontairement
brûlés, détruits, supprimés par les puissances de monde... comment
les remplacer ? Aucune trace aujourd’hui, des manuscrits millénaires
de la bibliothèque d’Alexandrie, anéantis par les flammes jusqu’à
destruction totale, aucune trace de dizaines de manuscrits brûlés par
ordre des autorités civiles ou religieuses, depuis les premières années
de notre ère jusqu’au siècle dernier...
Jacques Bergier était de ceux qui combattent les brûleurs de
livres, qui soutiennent les vrais philosophes, qui militent en faveur de
la pensée libre, dans le refus des censures et des interdictions. Il nous
manque.
12
Jacques Bergier et l’Esprit de Résistance
Claudine Brelet
Anthropologue, ancien membre du personnel de l’OMS, écrivain
et
Didier Paingris
Maître d’Arts martiaux et éducateur sportif
13
« Résistance »… que signifie ce mot ? Ce terme vient du verbe latin
resistere, insistant sur la posture de sto, stare « se tenir droit, debout » et son
préfixe re- signifiant « retour, répétition ». Résister désigne donc le refus d’un
changement imposé et une force d’opposition, mais aussi une unité de mesure de
l’aptitude d’une matière à s’opposer au passage d’un courant (électrique – ou
politique !), un conducteur d’électricité utilisé pour produire de la chaleur, ou
encore la capacité à supporter des contraintes physiques ou morales. Ce terme
définit parfaitement les capacités qui firent de Jacques Bergier un homme hors du
commun. C’est en pensant à ses synonymes – endurance, refus, ténacité…
désignant des postures physiques aussi bien que psychologiques, que me vint l’idée
de faire appel à un Maître d’Arts martiaux pour débrouiller le fil d’Ariane
conduisant à ce Maître en Esprit de Résistance que fut Jacques Bergier.
Cl. B.
* * *
orange.fr/andrebaud/
3 PALISSY, B. (1580). Discours admirables, de la nature des Eaux et fonteines, tant
naturelles qu’artificielles, des metaux, des sels & salines, des pierres, des terres, du feu &
des emaux. Avec plusieurs autres excellens secrets des choses naturelles. Plus un traité de
14
une approche philosophique de la nature que n’auraient pas reniée les
anciens alchimistes. Picasso – dont l’alter ego le plus connu fut, dit-
on, l’Arlequin classiquement associé au dieu Mercure et à l’alchimie –
ne régnait-il pas alors en maître des lieux sur Vallauris ?… L’avant-
garde artistique qui se retrouvait dans ce qui était encore un charmant
petit village provençal, avait d’ores et déjà éliminé nombre de
conceptions esthétiques et scientifiques périmées depuis le siècle
d’Auguste Comte.
Au début des années 1960, les plaies laissées par les atrocités
nazies n’étaient pas vraiment cicatrisées, mais une nouvelle civilisation
semblait possible, bien plus consciente et bien plus respectueuse de la
vie dans toute sa diversité. Certes, « la menace d’une guerre totale
planait sur l’humanité divisée en deux blocs »4, mais il semblait
finalement que l’humour, la tendresse et l’espoir, à l’instar de ceux
distillés par Jacques Prévert à l’heure de l’apéritif où se retrouvaient le
soir tous ces artistes, finiraient par avoir raison du cynisme des
fauteurs de guerre. Incarnant à sa façon un nouvel esprit de
résistance, Le Matin des magiciens débarqua dans ce climat
artistiquement fertile, donnant raison à ceux qui pensaient alors bien
plus intéressant de « situer l’aventure humaine dans la totalité des
temps » que de fomenter un suicide nucléaire collectif, et que
« l’homme a sans doute la possibilité d’être en rapport avec la totalité
de l’univers »5. Les artistes sont souvent quelque peu visionnaires et, à
Vallauris, presque chacun d’eux imaginait que l’exploration spatiale
finirait par transformer la concurrence entre l’URSS et les USA en un
véritable partenariat, générateur de paix dans le monde.
Didier Paingris : Tu me dis un jour que c’est la lecture du Matin des
magiciens qui avait déclenché ta vocation d’anthropologue. Pourquoi ?
Claudine Brelet : J’ai eu une sorte d’électrochoc lorsque j’ai lu, dans
Le Matin des magiciens, que l’anthropologie promettait une
compréhension moins biaisée de l’humanité que son histoire racontée
par l’Homme Blanc. Le sort en fut jeté ! J’atterris quelque temps plus
la marne, fort utile et necessaire, pour ceux qui se mellent de l'agriculture... Paris, Martin
le Jeune.
4 BERGIER, J. & PAUWELS, L. (1960). Le Matin des Magiciens. Paris,
Gallimard : 13.
5 BERGIER, J. & PAUWELS, L. (1960) : 76.
15
tard au Musée de l’Homme où André Leroi-Gourhan enseignait à
l’Institut d’Ethnologie, et au Collège de France pour y suivre les cours
de Claude Lévi-Strauss. Oui, comme Jacques Bergier l’avait fort bien
vu, « une nouvelle école d’anthropologie était en train de naître et M.
Lévi-Strauss n’hésitait pas à soulever l’indignation en déclarant que les
Africains sont probablement plus forts que nous en matière de
psychothérapie ». Avec tout l’enthousiasme de mes vingt ans, je
décidai de suivre la piste indiquée par le Matin des magiciens, persuadée
que « l’étude des civilisations anciennes et des peuples dits primitifs
révélera peut-être des technologies véritables et des aspects essentiels
de la connaissance. A un centralisme culturel succédera un relativisme
qui nous fera apparaître l’histoire de l’humanité sous une lumière
nouvelle et fantastique. Le progrès n’est pas de renforcer les
parenthèses, mais de multiplier les traits d’union »6.
Cette piste me conduisit quatre ans plus tard en Bulgarie.
Stagiaire à l’Institut d’Ethnographie de Sofia, j’y eus pour mentor le
Professeur Peter Petrov, grand spécialiste de la médecine populaire.
Déjà en 1964, les Bulgares soumettaient à l’analyse scientifique les
plantes et recettes de leur médecine ancestrale, pensant « qu’il
pourrait s’agir d’autre chose que de touchantes superstitions ou de
coutumes pittoresques »7. Apprenant qu’une voyante faisait, elle aussi,
l’objet d’une recherche scientifique très poussée et m’en étonnant, un
membre éminent du Parti me répondit : « Chez nous, tout
phénomène – même apparemment irrationnel – doit être étudié selon
les principes du matérialisme dialectique, car ce que l’on y découvrira
pourrait servir au bonheur du peuple »8. La science pragmatique de la
Bulgarie socialiste avait de quoi déranger la vision que nos
rationalistes avaient du « matérialisme dialectique » : marcher sur le
double titre dans cette société communiste, d’une part, en tant qu’employée
de la municipalité de Petricet, son village, et, d’autre part, en tant que
« chercheur » à l’Institut de Suggestologie. de Sofia. Néanmoins, tout ce qui
pourrait être qualifié d’orthodoxe, le clergé aussi bien que les athées purs et
durs, prit parti contre la voyante... L’orthodoxie ne s’accommode guère de la
diversité culturelle et, notamment, de ce qu’elle nommait non sans un certain
mépris « la culture populaire ».
16
feu y était même autorisé lors de la célébration, dans les campagnes,
de deux hautes figures de l’empire byzantin, sainte Hélène et saint
Constantin9…
Didier Paingris : Oui, mais tout cela ne nous dit pas quand, ni
comment tu as vraiment fait la connaissance de Jacques Bergier.
Raconte !
Claudine Brelet : Jacques Bergier s’était beaucoup intéressé à la
recherche conduite derrière le Rideau de fer sur qu’il est convenu de
nommer la « parapsychologie ». En Bulgarie, comme en URSS, la
recherche sur les phénomènes dits paranormaux n’y était pas soumise
aux oukazes – pour ne pas dire aux croyances et superstitions – des
rationalistes, comme c’est encore parfois le cas en France. J’ai
rencontré Jacques Bergier pour la première fois en 1965 dans les
couloirs très animés de Planète où travaillait le journaliste Michel Caen,
co-directeur avec Jean-Claude Romer10 de la revue de cinéma Midi-
Minuit Fantastique pour laquelle j’allais interviewer en Pologne le
réalisateur Wojcieh Has et Zbigniew Cybulski11, acteur vedette du
film Le Manuscrit trouvé à Saragosse12. C’est en 1968 que j’ai eu
l’opportunité de vraiment discuter avec Jacques Bergier chez un ami
commun, l’écrivain et folkloriste Claude Seignolle. Le moins que l’on
puisse dire, c’est que Jacques Bergier était loin d’avoir un physique
d’athlète, mais, d’emblée, j’eus l’impression très nette de rencontrer
une grande âme, un véritable génie, un esprit tout à fait hors du
commun. Habillé d’un petit corps bedonnant qui semblait épuisé,
vêtu d’un costume flasque et sans âge, son regard pétillait d’humour
et rayonnait de bonté.
d’un voyage initiatique est l’un des chefs d’œuvre de la littérature fantastique.
Jan Potocki (1761-1815) est considéré comme l’un des précurseurs du
surréalisme par Roger Caillois.
17
Paris émergeait à peine des événements de mai 68. J’y voyais un
mouvement de résistance contre une étouffante pensée dogmatique.
Mai 68 m’avait semblé porteur de cette nouvelle conscience annoncée
par Le Matin des magiciens et relever d’une révolution plutôt culturelle
que politique. Je fus donc très étonnée que Jacques Bergier n’y ait vu
que l’action de gauchistes irresponsables trop bien nourris.
Evidemment, au regard de Claude Seignolle et Jacques Bergier, deux
résistants qui avaient vécu de plein fouet les horreurs du nazisme, la
contestation soixante-huitarde pouvait sembler dérisoire. De plus, les
livres de Jacques Bergier et ses interventions à la radio avaient sans
doute fait exploser plus de verrous mentaux que les cocktails
Molotov et pavés lancés depuis les barricades du Quartier latin…
13Il fut brûlé vif en 1.111, à Constantinople. Par la suite, L’hérésie bogomile
se répandit des Balkans jusqu’en Italie et en France où, au XIIIème siècle, le
bogomilisme donna naissance au catharisme dont les adeptes eurent, eux
aussi, une fin tragique sur les bûchers de l’Inquisition. Cf. OLDENBOURG,
Z. (1959). Le bûcher de Montségur. Paris, Gallimard et GUIRDHAM, A. (1971
et 2002). Les cathares et la réincarnation. Traduit de l’anglais par Cl. Brelet.
Préface de Lawrence Durrell et postface de René Nelli. Paris, Payot.
18
seulement, fait rarissime en dehors des Balkans, Jacques se mit à nous
parler de l’hérésie bogomile devenue le symbole de la culture, des
aspirations et de la résistance du peuple bulgare lorsque l’empire turc
y porta le fer et le feu avec une cruauté sans pitié pendant quelque
cinq siècles14, mais encore il évoqua le nom de plusieurs écrivains
bulgares15 qui, tel Levski, surnommé « l’apôtre de la liberté »,
dirigèrent la Résistance dans laquelle entrèrent les Bulgares pour se
libérer du joug ottoman au XIXème siècle. Jacques Bergier était une
véritable encyclopédie vivante !
Une amitié indéfectible naquit de cette discussion16, renforçant
encore mon désir de découvrir d’autres manières de vivre – et donc
de concevoir le monde. L’Esprit de Résistance ne consistait donc pas
à « n’être qu’héroïque » en refusant de se laisser intimider par peur de
souffrir, voire de mourir. Si Jacques Bergier incarnait désormais à mes
yeux l’Esprit de Résistance, c’est qu’il impliquait des qualités
humaines peu courantes, mais constantes à travers l’histoire : le
courage, le sens de l’honneur et de la responsabilité, la liberté, la
fraternité, l’humanisme et la tolérance, la conviction que rien n’est
jamais perdu, la recherche de la justice… Ainsi, dès 1940, Jacques
Bergier entra dans la Résistance. Il fit partie du « groupe des trois
Ingénieurs »17, puis du réseau Marco Polo qui, à l’origine du
bombardement de la base des V1 et V2 à Peenemünde, devint un
exemple pour d’autres groupes de Résistants. Arrêté par la Gestapo à
Lyon en mai 1943 et bien que soumis à la torture à quarante-quatre
reprises, il ne donna aucun nom de ses camarades. Il fut donc expédié
dans la section « Retour indésirable » du camp de concentration de
Oreille, revue des arts de la parole, N°27. Paris, avril 2006 : 75-81.
17 Ce groupe de scientifiques, créé par André Helbronner, Alfred Eskenazi
19
Neue Bremme, en Sarre. Transféré ensuite à Mauthausen, il y
organisa aussitôt un nouveau réseau de résistance avec Franz
Dehlem, un communiste allemand, et Gregory Fedorov, qui succéda
à Beria en URSS après la guerre. Le camp de Mauthausen et son
annexe de Gusen-I furent les deux seuls camps du système
concentrationnaire nazi en Europe classés « Camps de niveau III »,
c’est-à-dire les plus durs à l’intention des « Ennemis politiques
incorrigibles du Reich ». Mauthausen était plus particulièrement
destiné à éliminer par le travail physique les intellectuels opposés au
régime nazi…
Jacques Bergier me raconta un jour comment, lorsque ses
tortionnaires l’obligeaient à rester nu dans la neige pendant plusieurs
heures, il s’évadait mentalement en faisant des mathématiques,
suivant une technique de concentration mentale guère différente de
celle pratiquée par les Tibétains et, d’ailleurs, avec des résultats
semblables car les flocons de neige fondaient au contact de son corps.
20
dont les principes sont pourtant aussi complexes, voire plus, que ceux
de la médecine moderne, m’exaspérait. Il me sembla qu’étudier des
pratiques jugées non scientifiques concernant la santé et démontrer
qu’il s’agissait bien plus que de « superstitions pittoresques » était une
forme de résistance dans notre pays accablé par ce que le sociologue
Alain Touraine nommerait, non sans humour, « le poids de notre
raison historique »18. Pour nous les anthropologues, de Margaret
Mead à Michel Leiris par exemple, notre métier est indissociable d’un
combat contre cette forme de totalitarisme qu’est l’ethnocentrisme.
Comme le souligna aussi Germaine Tillion, « Si l’ethnologie, qui est
affaire de patience, d’écoute, de courtoisie et de temps, peut encore
servir à quelque chose, c’est à apprendre à vivre ensemble ». Mépriser
toute forme de culture autre que la sienne, c’est de l’ethnocentrisme,
c’est-à-dire du racisme culturel – et l’on sait où cela conduit…
Entre autres qualités particulières, Jacques Bergier sut
conserver un sens de l’humour, très déconcertant pour certains de ses
visiteurs lorsqu’ils découvraient les gadgets, gags et bandes dessinées
qu’il accumulait dans son bureau de Planète, sur les Champs-Elysée.
Pourtant, ce goût de la plaisanterie ne témoignait-il pas d’une volonté
– et peut-être d’un besoin profond – de réenchanter le monde après
les épreuves des camps ? Bergier partageait son sens de l’humour et
son goût de la dérision avec Pierre Dac – autre célèbre résistant qui,
lui, devint l’un des Français qui parlent aux Français, au micro de la BBC
à Londres, dès octobre 1943. C’est ainsi qu’avec Pierre Dac, Jacques
Bergier créa la « Ligue de la matraque pour tous ». Tourner en
dérision un pouvoir totalitaire a toujours été un moyen efficace de
résister à l’oppression. Le rire chasse la peur. C’est bien connu et cela
me fait aussi penser au moyen qu’utilisa Germaine Tillion19 en
écrivant une opérette pour faire rire ses camarades et les aider ainsi à
s’échapper mentalement de leurs souffrances dans l’enfer de
Ravensbrück.
21
Face au repli identitaire, face à la violence qu’il entraîne et à
l’émergence d’un nouveau « centralisme culturel » déjà dénoncé tout
au long du Matin des magiciens, je ne peux m’empêcher de penser que
l’Esprit de Résistance, tel qu’il fut incarné par Jacques Bergier et tous
ceux qui ont refusé de céder aux cruautés du totalitarisme nazi,
semble singulièrement absent de notre société.
Didier, en tant que Maître d’Arts martiaux, tu as une longue
expérience de toutes sortes de formes de combat, et l’Esprit de
Résistance fait pour toi partie d’une longue tradition familiale puisque
ton père était lui-même entré dans la Résistance après avoir été Maître
d’armes. Qu’en est-il aujourd’hui, selon toi, alors que la violence se
banalise et que la mondialisation met au défi l’identité des uns et des
autres ?
22
aider à comprendre et accepter la diversité dans laquelle la vie se
manifeste. Ainsi, par rapport au sport basé sur la performance, l’art
martial fait prendre conscience de l’espace vital et du temps vital,
c’est-à-dire du temps et de l’espace propres à chacun. Cet art affine la
justesse de perception, la capacité permettant de percevoir la qualité,
la vérité enfouie au cœur des apparences – ce que les bouddhistes
nomment la maya, l’illusion. Prévoir est important, martialement
parlant. Seule une personne responsable et consciente d’elle-même
peut décider d’une transformation, et d’un engagement éthique. C’est
pourquoi la répression s’oppose à la transformation. Jacques Bergier
avait attiré notre attention sur ce nouvel événement qu’est la
pollution psychique maintenant ajoutée aux pollutions matérielles. Ne
pas savoir vider sa poubelle intérieure produit des monstres, des
tueurs potentiels.
23
français et musulman et de voir la France envoyer des soldats, donc
des Français comme eux, dans un pays musulman comme eux, par
exemple en Afghanistan. S’ils devaient résister, ce serait par rapport à
qui et à quoi ? En ce sens, ces jeunes sont dans un état de dissociation
qui peut évoquer le drame des « Malgré nous », ces jeunes d’Alsace-
Lorraine enrôlés de force par les nazi20, bien qu’aujourd’hui,
beaucoup de guerres ne sont plus transfrontalières, mais transplantées
au loin.
Cela nous renvoie encore aux Arts martiaux parce que leur
essence consiste à s’inventer soi-même face à une situation de crise –
ce qu’a fait Jacques Bergier dans les camps. L’Esprit de Résistance,
c’est ce qui fait naître un combat entre une autre personne ou un
autre groupe : l’opprimé se bat, résiste afin d’être reconnu pendant
que, simultanément, s’ajoute un combat contre soi-même – dans le
sens où il y a un décalage entre la production et la réception de
l’image que l’on a de soi.
24
résistance se produit généralement à la suite des trois phases
caractérisant une situation répressive qui, tout d’abord, vise à susciter
la peur qui déclenche une réaction du système nerveux central, puis
canalise la peur sur un bouc émissaire et, enfin, exploite cette peur en
se présentant comme l’idéologie providentielle.
25