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JACQUES BERGIER

Une légende… un mythe


Sous la direction de
Claudine Brelet

JACQUES BERGIER
Une légende… un mythe

– Hommages –

L’Harmattan
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-12305-2
EAN : 9782296123052
Sommaire

Hélène Renard
Préface.……………………………………………………. 7
Nicole Bamberger
Jacques Bergier, l’une des voix fortes du XXème siècle.…………... 11
Claudine Brelet et Didier Paingris
Jacques Bergier et l’Esprit de Résistance.…………………….… 13
Serge Caillet
Jacques Bergier et l’alchimie.…………………………………. 29
Patrick Clot
Jacques Bergier, une brève histoire dans le temps.……….……….. 47
François Darnaudet
Jacques Bergier et les mathématiques.…………………………. 59
Jean-Pierre Desthuilliers
Jacques Bergier, “scifique” et scientifique.………………………. 65
Georges H. Gallet
Jacques Bergier et la science fiction.……………………………. 85
Jérôme Huck
Jacques Bergier et l’innovation.….……………………………. 91
Marc-Antoine Lumia
Jacques Bergier, cet homme très être ange.………………………. 107
Janine Modlinger
Jacques Bergier, un maître de vie.………………….………….. 115
Jean-Pierre de Monza
Jacques Bergier, un éveilleur de conscience.……………………… 119
Charles Moreau
La science-fiction et la vision scientifique de Jacques Bergier.……… 123
Richard D. Nolane
Du Matin des magiciens à la légende..……………………… 127
Marielle Pernin
Jacques Bergier et la coévolution.……………………………… 135

5
André Ruellan
Promenade avec un scribe de miracles.…………………….…… 139
Claude Seignolle
Petite Suite bergieresque.…………………….......…………… 143
Claude Thomas
Jacques Bergier dans la fiction.………………………….……. 147
Jacques Vallée
Jacques Bergier et les soucoupes volantes.………………………. 159

6
PREFACE
Eternel et prodigieux Jacques Bergier

Hélène Renard
Correspondant de l’Institut de France1

Il paraît que je suis un chaînon manquant. L’un des chaînons


entre ceux qui nous ont quittés et qui nous manquent, les Bergier,
Pauwels, Michel… et ceux qui les découvrent aujourd’hui, jeunes ou
moins jeunes.
C’est si vrai qu’ils nous manquent que nous ne saurions
manquer à leur mémoire, nous qui les avons connus ! Et nous
sommes encore nombreux, Dieu merci ! En témoignent les auteurs
qui ont participé à cet ouvrage exceptionnel et qui fera date, initié par
l’Association des amis de Jacques Bergier. Ils ont voulu lui rendre
hommage, trente ans après sa disparition, pour exprimer tout à la fois
leur amitié, leur admiration et leur reconnaissance. Parmi ces auteurs,
quelques uns ont travaillé avec Bergier, plusieurs l’ont aimé et se sont
honorés de son amitié, la plupart se sont nourris de sa pensée et de
ses écrits : tous ont voulu porter témoignage.
Chacun des lecteurs de ce livre collectif se doit donc de
remercier sincèrement l’association « Les Amis de Jacques Bergier » et
je me fais volontiers leur interprète.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas seulement de
partager des souvenirs ni de relater en quelles circonstances, tel ou tel

1
Hélène Renard est directrice de Canal Académie, la radio sur Internet qui
donne la parole aux académiciens des cinq Académies de l’Institut de
France : Académie française, des inscriptions et belles lettres, des sciences,
des beaux-arts, des sciences morales et politiques. Des personnalités, des
experts, des écrivains et des artistes s’expriment en toute liberté : 3000
émissions en libre téléchargement gratuit. Pour l’écouter ou recevoir les
programmes : www.canalacademie.com

7
a croisé, connu, voire découvert sans jamais le rencontrer, Jacques
Bergier. Le ton n’est pas à l’anecdote nostalgique.
Certes, on ressent toujours douloureusement son absence. Mais
ce que chaque auteur veut ici faire partager, c’est la fécondité
intellectuelle que Bergier a su faire naître en lui. Ce qu’il veut faire
découvrir, c’est la profondeur surprenante de cette vie engagée dans
la recherche et dans la Résistance.
Les témoignages rassemblés dans cet ouvrage sont comme les
diverses facettes d’un diamant qui, tour à tour, éclairent les multiples
aspects de la personnalité attachante de Jacques Bergier.
Vous croyiez le connaître ? Détrompez-vous ! Vous n’en aviez
entraperçu jusqu’ici qu’un aspect ou un autre… En lisant chacun de
ces témoignages, et ils sont tous très riches, il y a fort à parier que,
comme moi, vous vous exclamerez : « je ne savais pas tout
cela ! J’ignorais cet élément de sa vie ! »
Admettons que je sois un chaînon manquant. Cela ne fait pas
de moi le meilleur témoin pour évoquer Bergier. Durant cinq années,
dans la maison d’édition Culture Arts Loisirs, au 114 des Champs-
Elysées, je l’ai croisé chaque matin, sa serviette en cuir craquelé
bourrée de livres à la main, son indescriptible imperméable beige sur
le dos. Il disposait, là, d’un petit bureau tout en longueur, où nul,
hormis sa secrétaire et lui, ne pouvait pénétrer faute de place tant les
livres encombraient l’espace.
Pour ma part, rédactrice en chef de la revue Question de et
chargée des collections de spiritualité et d’ésotérisme dirigées par
Louis Pauwels, je ne travaillais pas directement avec Bergier mais
j’étais aux premières loges pour observer la relation entre les deux
hommes. Leur physique d’abord, l’un grand, attentif à son élégance
vestimentaire, l’autre petit, totalement indifférent à son apparence.
Mais le premier montrait de la déférence, accueillait son complice
avec des égards tendres. Je sentais Pauwels toujours excité par
l’étincelle que Bergier allait, à coup sûr, faire jaillir en lui. « Quoi de
neuf, aujourd’hui, Jacques ? ». Il avait toujours une lecture, une
trouvaille, une anecdote à partager. Pauwels jubilait. Bergier aussi. Ils
formaient un tandem intellectuellement pétillant.

8
Je n’en dirai pas plus, Pauwels a rédigé l’histoire de ce tandem
dans Blumroch l’admirable ou Le déjeuner du surhomme. Quiconque veut
connaître Jacques Bergier ne saurait se dispenser de lire cet
éblouissant portrait.
Tandis que j’écris cette préface – preuve, s’il en était besoin,
que le hasard n’existe pas – me parviennent deux gros ouvrages
d’Aimé Michel publiés par les Editions Aldane : La clarté au cœur du
labyrinthe et L’apocalypse molle. Dans ce dernier, je lis : « Bergier, le
vieux frère. J’ai un chagrin définitif. Plusieurs tiroirs sont fermés à
jamais. Sur le moment, j’ai été tellement saisi par la beauté de sa mort
(il a renvoyé tout le monde et a voulu mourir seul) que j’ai cru n’avoir
pas de chagrin. Hélas, never more. Surtout que Bergier, c’est pas ses
livres (dictés à toute allure pour se débarrasser des tapeurs en les
neutralisant par les éditeurs, le fric passant directement des seconds
aux premiers), c’était sa prodigieuse conversation, unique au monde,
sa gentillesse, sa générosité, son courage. Bref… »
Il a raison, Aimé Michel, de souligner les qualités humaines de
Bergier. A force de ne s’intéresser qu’à sa pensée, à ses travaux ou à
ses hypothèses, à son côté intellectuel, on finirait par oublier
l’homme, son inaltérable bonne humeur, sa bonté profonde, son
indéfectible courage mais aussi sa pudeur sur ses souffrances… Lisez,
par Aimé Michel, vous ne le regretterez pas, l’« Adieu à Jacques
Bergier » dans La clarté au cœur du labyrinthe. Le chapitre 28 s’ouvre sur
l’admiration et l’affection qu’il lui portait. Un portrait chaleureux,
servi par une magnifique écriture : aucun admirateur de Bergier ne
saurait l’ignorer.
Et Bergier, lui aussi, sur l’insistance, semble-t-il me souvenir, de
l’éditeur François Richaudeau et de Louis Pauwels, avait rédigé sa
biographie Je ne suis pas une légende, une énième autobiographie où lui-
même ne distinguait plus le réel de l’imaginaire, mais n’est-ce pas
justement pour cette confusion-là qu’il nous fascinait ?
Voilà trente ans que Bergier est reparti vers des sphères
inconnues de nous (en novembre 1978), de même qu’Aimé Michel
(en 1992) et plus de dix ans que Pauwels les a rejoints (en janvier
1997). Je crois en leur immortalité. Par la « forme », l’empreinte, la
trace qu’ils ont laissée dans les esprits des générations suivantes.
Chacun, à sa manière, n’a-t-il pas marqué nos capacités intellectuelles

9
comme au fer rouge, comme il marque aujourd’hui celles des plus
jeunes ? Plus jamais, après avoir lu Bergier, Pauwels ou Michel, nous
ne verrons le monde avec les mêmes yeux… Nous sommes, à notre
tour, atteints du même virus. Les auteurs de ce livre-ci l’affirment et
nous en fournissent une preuve éclatante : Jacques Bergier nous a
inoculé sa soif d’apprendre et de comprendre. Il demeure à jamais
pour nous tous « l’homme éternel ».
Et je me prends à rêver qu’il existe dans les cieux un (ou
plusieurs) dieu qui se régale de la conversation des trois amis enfin
réunis. Ils ont passé leur vie à se poser des questions sur les mystères
du monde : ils n’auront pas trop de l’éternité pour en parler !

Paris, le 12 octobre 2008

10
Jacques Bergier, l’une des voix fortes du XXème siècle

Nicole Bamberger
Journaliste et auteur

Jacques Bergier… ou l’une des voix fortes de la seconde moitié


du XXème siècle, inoubliable, impossible à étouffer. Dès 1960, Le
Matin des magiciens, son discours, ses récits s’imposent ; aucun auteur,
autant que lui, ne sait convaincre, ouvrir les esprits, obliger ses
lecteurs à faire table rase de tant de leurs idées reçues, les rappeler,
dans le même mouvement intellectuel, à la crainte des fausses
croyances, au danger des fanatismes. Clubs de lecture, réseaux de la
revue Planète se multiplient autour de son nom, autour de ce qui
devient et apparaît une manière de rassembler, une façon de relire
l’Histoire, un désir de mieux appréhender et comprendre. Signe
particulier de Jacques Bergier : un don de convaincre. Entre le public
et lui, une connivence immédiate s’établit, qui va vite faire de ce
philosophe polyglotte, de cet érudit rescapé des camps de la Mort,
l’un des gourous reconnus par des assistances multiformes. On
l’écoute, à défaut souvent de l’entendre...
M’entendre annoncer, pour ma part, en 1973, que j’allais avoir
à rencontrer – à l’occasion du mariage de Claudine Brelet dont nous
serions l’un et l’autre témoins – ce Jacques Bergier qui me semblait
venir d’un autre monde m’avait emplie d’étonnement. Je n’imaginais
pas que mon chemin puisse croiser celui de cet inspiré, de ce puits de
connaissance, totalement extérieur me semblait-il à notre réalité
quotidienne... Je l’ai écouté parler, toute une soirée de printemps,
dans un jardin de Saint-Mandé, parler très vite, très aisément, avec
chaleur. Je l’ai entendu survoler les questions posées par son
auditoire, dominer les problèmes, aplanir les différends. Serein, ou
plutôt apparemment pressé de voir et savoir résolus les problèmes
posés à lui.
Trente années après la disparition de Jacques Bergier, alors que
l’on ne parle plus de lui ou presque, mais que le monde explose, jour
après jour, de phénomènes prévus et même annoncés par des

11
prophètes tels (jugés non crédibles par le public comme par les
scientifiques officiels), pas un mot de ses idées ne semble contredit
par la réalité : « Nous vivons dans un monde du secret », écrivait-il en
1974, « où le pouvoir et le savoir s’occultent ».
Quant à ces livres multiples, aujourd’hui transformés en
cendres par la volonté de puissances successives, cette multitude
d’ouvrages désignés comme « livres maudits », et volontairement
brûlés, détruits, supprimés par les puissances de monde... comment
les remplacer ? Aucune trace aujourd’hui, des manuscrits millénaires
de la bibliothèque d’Alexandrie, anéantis par les flammes jusqu’à
destruction totale, aucune trace de dizaines de manuscrits brûlés par
ordre des autorités civiles ou religieuses, depuis les premières années
de notre ère jusqu’au siècle dernier...
Jacques Bergier était de ceux qui combattent les brûleurs de
livres, qui soutiennent les vrais philosophes, qui militent en faveur de
la pensée libre, dans le refus des censures et des interdictions. Il nous
manque.

12
Jacques Bergier et l’Esprit de Résistance

Claudine Brelet
Anthropologue, ancien membre du personnel de l’OMS, écrivain
et
Didier Paingris
Maître d’Arts martiaux et éducateur sportif

Prendre la parole, écrite ou orale, à propos d’amis célèbres ou non, mais


disparus, m’a toujours semblé incroyablement difficile, non que j’hésite entre
l’œuvre et la vie, ou bien le parcours et la personnalité… mais peut-être parce que
l’anthropologue que je suis devenue, stimulée par les écrits de Jacques Bergier, vit
ses amitiés « à l’africaine ». En Afrique, comme d’ailleurs en Egypte antique, la
mort, c’est-à-dire la disparition totale et radicale des proches, est inconcevable.
Profonde sagesse, car ceux qui nous ont donné la chance de grandir ne
disparaissent jamais vraiment de notre propre vie en continuant de nous nourrir
intellectuellement, ou spirituellement.
Me sentant incapable d’écrire un hommage à ce grand esprit et ami que
Jacques Bergier fut pour moi, comme s’il fallait me confronter à son
anéantissement alors qu’il reste toujours présent tel un « Maître de vie », comme
l’écrit si joliment Janine Modlinger, j’ai demandé à Didier Paingris de m’aider à
sortir d’un certain silence… Maître d’Arts martiaux et éducateur sportif, Didier
apprécie particulièrement l’œuvre de Jacques Bergier dont nous parlons souvent.
Partager des valeurs communes et s’interroger ensemble est plus créatif que de
ruminer seul dans la tristesse et la nostalgie souvent au rendez-vous des hommages
à ceux dont l’on ne veut jamais vraiment croire à la totale disparition... Evoquer
la personnalité de Jacques Bergier, seule devant l’écran de mon ordinateur, me
ramène à ce 23 novembre 1978 où je filai en trombe vers le petit appartement de
Jacques, là où sa sœur Isabelle Vichniac (depuis Genève où elle était
correspondante du journal Le Monde auprès de l’ONU) m’avait demandé de
me rendre aux nouvelles. Seule au milieu des piles de livres entourant ce grand
lecteur, reniflant des larmes de quasi orpheline au chevet de sa dépouille mortelle, je
m’étais alors juré intérieurement de rester fidèle à ce que j’admirais le plus en lui,
sa grande bonté, son humanisme critique, son humour pétillant et son Esprit de
Résistance.

13
« Résistance »… que signifie ce mot ? Ce terme vient du verbe latin
resistere, insistant sur la posture de sto, stare « se tenir droit, debout » et son
préfixe re- signifiant « retour, répétition ». Résister désigne donc le refus d’un
changement imposé et une force d’opposition, mais aussi une unité de mesure de
l’aptitude d’une matière à s’opposer au passage d’un courant (électrique – ou
politique !), un conducteur d’électricité utilisé pour produire de la chaleur, ou
encore la capacité à supporter des contraintes physiques ou morales. Ce terme
définit parfaitement les capacités qui firent de Jacques Bergier un homme hors du
commun. C’est en pensant à ses synonymes – endurance, refus, ténacité…
désignant des postures physiques aussi bien que psychologiques, que me vint l’idée
de faire appel à un Maître d’Arts martiaux pour débrouiller le fil d’Ariane
conduisant à ce Maître en Esprit de Résistance que fut Jacques Bergier.
Cl. B.
* * *

Didier Paingris : Où, quand et comment as-tu rencontré Jacques


Bergier ?
Claudine Brelet : Ma première rencontre avec Jacques Bergier eut
lieu à Vallauris par le truchement du Matin des magiciens que
m’offrirent, au printemps 1961, les céramistes Micheline et André
Baud. M’ouvrant chaque année un peu plus au monde des arts, mes
vacances chez eux prirent parfois le chemin de ce qui allait devenir le
« réalisme fantastique ». Les décors typiques des œuvres d’André
Baud2, s’inspiraient de mouvements cosmiques, d’ondoiements de
particules, symbolisant le passage du noir primordial à la lumière,
comme le Grand Œuvre alchimique progressant de la putréfaction à
la résurrection. Le Matin des magiciens avait déclenché un enthousiasme
quasi général dans ce village d’artistes dont certains, sans pour autant
brûler leurs meubles afin d’alimenter leurs fours à l’instar de Bernard
Palissy3, mariaient leur technique chimique des argiles et des émaux à

2 Pour plus d’informations sur cet artiste, voir : http://pagesperso-

orange.fr/andrebaud/
3 PALISSY, B. (1580). Discours admirables, de la nature des Eaux et fonteines, tant

naturelles qu’artificielles, des metaux, des sels & salines, des pierres, des terres, du feu &
des emaux. Avec plusieurs autres excellens secrets des choses naturelles. Plus un traité de

14
une approche philosophique de la nature que n’auraient pas reniée les
anciens alchimistes. Picasso – dont l’alter ego le plus connu fut, dit-
on, l’Arlequin classiquement associé au dieu Mercure et à l’alchimie –
ne régnait-il pas alors en maître des lieux sur Vallauris ?… L’avant-
garde artistique qui se retrouvait dans ce qui était encore un charmant
petit village provençal, avait d’ores et déjà éliminé nombre de
conceptions esthétiques et scientifiques périmées depuis le siècle
d’Auguste Comte.
Au début des années 1960, les plaies laissées par les atrocités
nazies n’étaient pas vraiment cicatrisées, mais une nouvelle civilisation
semblait possible, bien plus consciente et bien plus respectueuse de la
vie dans toute sa diversité. Certes, « la menace d’une guerre totale
planait sur l’humanité divisée en deux blocs »4, mais il semblait
finalement que l’humour, la tendresse et l’espoir, à l’instar de ceux
distillés par Jacques Prévert à l’heure de l’apéritif où se retrouvaient le
soir tous ces artistes, finiraient par avoir raison du cynisme des
fauteurs de guerre. Incarnant à sa façon un nouvel esprit de
résistance, Le Matin des magiciens débarqua dans ce climat
artistiquement fertile, donnant raison à ceux qui pensaient alors bien
plus intéressant de « situer l’aventure humaine dans la totalité des
temps » que de fomenter un suicide nucléaire collectif, et que
« l’homme a sans doute la possibilité d’être en rapport avec la totalité
de l’univers »5. Les artistes sont souvent quelque peu visionnaires et, à
Vallauris, presque chacun d’eux imaginait que l’exploration spatiale
finirait par transformer la concurrence entre l’URSS et les USA en un
véritable partenariat, générateur de paix dans le monde.
Didier Paingris : Tu me dis un jour que c’est la lecture du Matin des
magiciens qui avait déclenché ta vocation d’anthropologue. Pourquoi ?
Claudine Brelet : J’ai eu une sorte d’électrochoc lorsque j’ai lu, dans
Le Matin des magiciens, que l’anthropologie promettait une
compréhension moins biaisée de l’humanité que son histoire racontée
par l’Homme Blanc. Le sort en fut jeté ! J’atterris quelque temps plus

la marne, fort utile et necessaire, pour ceux qui se mellent de l'agriculture... Paris, Martin
le Jeune.
4 BERGIER, J. & PAUWELS, L. (1960). Le Matin des Magiciens. Paris,

Gallimard : 13.
5 BERGIER, J. & PAUWELS, L. (1960) : 76.

15
tard au Musée de l’Homme où André Leroi-Gourhan enseignait à
l’Institut d’Ethnologie, et au Collège de France pour y suivre les cours
de Claude Lévi-Strauss. Oui, comme Jacques Bergier l’avait fort bien
vu, « une nouvelle école d’anthropologie était en train de naître et M.
Lévi-Strauss n’hésitait pas à soulever l’indignation en déclarant que les
Africains sont probablement plus forts que nous en matière de
psychothérapie ». Avec tout l’enthousiasme de mes vingt ans, je
décidai de suivre la piste indiquée par le Matin des magiciens, persuadée
que « l’étude des civilisations anciennes et des peuples dits primitifs
révélera peut-être des technologies véritables et des aspects essentiels
de la connaissance. A un centralisme culturel succédera un relativisme
qui nous fera apparaître l’histoire de l’humanité sous une lumière
nouvelle et fantastique. Le progrès n’est pas de renforcer les
parenthèses, mais de multiplier les traits d’union »6.
Cette piste me conduisit quatre ans plus tard en Bulgarie.
Stagiaire à l’Institut d’Ethnographie de Sofia, j’y eus pour mentor le
Professeur Peter Petrov, grand spécialiste de la médecine populaire.
Déjà en 1964, les Bulgares soumettaient à l’analyse scientifique les
plantes et recettes de leur médecine ancestrale, pensant « qu’il
pourrait s’agir d’autre chose que de touchantes superstitions ou de
coutumes pittoresques »7. Apprenant qu’une voyante faisait, elle aussi,
l’objet d’une recherche scientifique très poussée et m’en étonnant, un
membre éminent du Parti me répondit : « Chez nous, tout
phénomène – même apparemment irrationnel – doit être étudié selon
les principes du matérialisme dialectique, car ce que l’on y découvrira
pourrait servir au bonheur du peuple »8. La science pragmatique de la
Bulgarie socialiste avait de quoi déranger la vision que nos
rationalistes avaient du « matérialisme dialectique » : marcher sur le

6 BERGIER, J. & PAUWELS, L. (1960) : 181-182.


7 BERGIER, J. & PAUWELS, L. (1960) : 176.
8 Cette voyante, Vanga Dimitrova, fut par la suite (en 1967) intégrée à

double titre dans cette société communiste, d’une part, en tant qu’employée
de la municipalité de Petricet, son village, et, d’autre part, en tant que
« chercheur » à l’Institut de Suggestologie. de Sofia. Néanmoins, tout ce qui
pourrait être qualifié d’orthodoxe, le clergé aussi bien que les athées purs et
durs, prit parti contre la voyante... L’orthodoxie ne s’accommode guère de la
diversité culturelle et, notamment, de ce qu’elle nommait non sans un certain
mépris « la culture populaire ».

16
feu y était même autorisé lors de la célébration, dans les campagnes,
de deux hautes figures de l’empire byzantin, sainte Hélène et saint
Constantin9…
Didier Paingris : Oui, mais tout cela ne nous dit pas quand, ni
comment tu as vraiment fait la connaissance de Jacques Bergier.
Raconte !
Claudine Brelet : Jacques Bergier s’était beaucoup intéressé à la
recherche conduite derrière le Rideau de fer sur qu’il est convenu de
nommer la « parapsychologie ». En Bulgarie, comme en URSS, la
recherche sur les phénomènes dits paranormaux n’y était pas soumise
aux oukazes – pour ne pas dire aux croyances et superstitions – des
rationalistes, comme c’est encore parfois le cas en France. J’ai
rencontré Jacques Bergier pour la première fois en 1965 dans les
couloirs très animés de Planète où travaillait le journaliste Michel Caen,
co-directeur avec Jean-Claude Romer10 de la revue de cinéma Midi-
Minuit Fantastique pour laquelle j’allais interviewer en Pologne le
réalisateur Wojcieh Has et Zbigniew Cybulski11, acteur vedette du
film Le Manuscrit trouvé à Saragosse12. C’est en 1968 que j’ai eu
l’opportunité de vraiment discuter avec Jacques Bergier chez un ami
commun, l’écrivain et folkloriste Claude Seignolle. Le moins que l’on
puisse dire, c’est que Jacques Bergier était loin d’avoir un physique
d’athlète, mais, d’emblée, j’eus l’impression très nette de rencontrer
une grande âme, un véritable génie, un esprit tout à fait hors du
commun. Habillé d’un petit corps bedonnant qui semblait épuisé,
vêtu d’un costume flasque et sans âge, son regard pétillait d’humour
et rayonnait de bonté.

9 Ce phénomène, connu sous le nom de nestinartsvo, constitue l’une des


traditions les plus anciennes du monde balkanique.
10 Historien du cinéma, Jean-Claude Romer a également joué dans de

nombreux films de Jean-Pierre Mocky.


11 Surnommé le « James Dean polonais », Zbigniew Cybulski (1927-1967) fut

l’un des acteurs les plus populaires du théâtre expérimental et du cinéma


polonais d’après-guerre. Il est maintenant devenu une légende, lui aussi…
12 Scénario de Tadeusz Kwitkowski d’après le roman de Jan Potocki. Ce récit

d’un voyage initiatique est l’un des chefs d’œuvre de la littérature fantastique.
Jan Potocki (1761-1815) est considéré comme l’un des précurseurs du
surréalisme par Roger Caillois.

17
Paris émergeait à peine des événements de mai 68. J’y voyais un
mouvement de résistance contre une étouffante pensée dogmatique.
Mai 68 m’avait semblé porteur de cette nouvelle conscience annoncée
par Le Matin des magiciens et relever d’une révolution plutôt culturelle
que politique. Je fus donc très étonnée que Jacques Bergier n’y ait vu
que l’action de gauchistes irresponsables trop bien nourris.
Evidemment, au regard de Claude Seignolle et Jacques Bergier, deux
résistants qui avaient vécu de plein fouet les horreurs du nazisme, la
contestation soixante-huitarde pouvait sembler dérisoire. De plus, les
livres de Jacques Bergier et ses interventions à la radio avaient sans
doute fait exploser plus de verrous mentaux que les cocktails
Molotov et pavés lancés depuis les barricades du Quartier latin…

Didier Paingris : As-tu discuté avec de la Résistance avec Seignolle


et Bergier ?
Claudine Brelet : Oui, bien sûr. Les éditions Marabout venaient de
rééditer Les Loups verts, un roman de Claude Seignolle inspiré de son
histoire personnelle pendant la guerre. Inévitablement, la
conversation s’orienta vers la Résistance. Jacques Bergier évoqua
alors les noms d’autres grands résistants qui avaient marqué l’histoire,
notamment Giordano Bruno. Jacques Bergier avait une admiration
certaine pour ce dominicain qui, condamné comme hérétique, périt
brûlé vif sur un bûcher pour avoir proclamé que notre univers est
infini et donc très probablement peuplé d’une quantité innombrable
de mondes identiques au nôtre. Bergier cita même Diderot qui avait
inscrit Giordano Bruno dans l’Encyclopédie comme un progressiste face
aux despotes. Ne pouvant alors m’empêcher de penser à la longue
histoire de la résistance en Bulgarie où j’étais retournée pour travailler
sur le terrain un an auparavant, j’évoquai le bogomile Vassil Vratch,
lui aussi condamné au bûcher pour hérésie13. J’eus alors la preuve
vivante de la prodigieuse mémoire de Jacques Bergier. Non

13Il fut brûlé vif en 1.111, à Constantinople. Par la suite, L’hérésie bogomile
se répandit des Balkans jusqu’en Italie et en France où, au XIIIème siècle, le
bogomilisme donna naissance au catharisme dont les adeptes eurent, eux
aussi, une fin tragique sur les bûchers de l’Inquisition. Cf. OLDENBOURG,
Z. (1959). Le bûcher de Montségur. Paris, Gallimard et GUIRDHAM, A. (1971
et 2002). Les cathares et la réincarnation. Traduit de l’anglais par Cl. Brelet.
Préface de Lawrence Durrell et postface de René Nelli. Paris, Payot.

18
seulement, fait rarissime en dehors des Balkans, Jacques se mit à nous
parler de l’hérésie bogomile devenue le symbole de la culture, des
aspirations et de la résistance du peuple bulgare lorsque l’empire turc
y porta le fer et le feu avec une cruauté sans pitié pendant quelque
cinq siècles14, mais encore il évoqua le nom de plusieurs écrivains
bulgares15 qui, tel Levski, surnommé « l’apôtre de la liberté »,
dirigèrent la Résistance dans laquelle entrèrent les Bulgares pour se
libérer du joug ottoman au XIXème siècle. Jacques Bergier était une
véritable encyclopédie vivante !
Une amitié indéfectible naquit de cette discussion16, renforçant
encore mon désir de découvrir d’autres manières de vivre – et donc
de concevoir le monde. L’Esprit de Résistance ne consistait donc pas
à « n’être qu’héroïque » en refusant de se laisser intimider par peur de
souffrir, voire de mourir. Si Jacques Bergier incarnait désormais à mes
yeux l’Esprit de Résistance, c’est qu’il impliquait des qualités
humaines peu courantes, mais constantes à travers l’histoire : le
courage, le sens de l’honneur et de la responsabilité, la liberté, la
fraternité, l’humanisme et la tolérance, la conviction que rien n’est
jamais perdu, la recherche de la justice… Ainsi, dès 1940, Jacques
Bergier entra dans la Résistance. Il fit partie du « groupe des trois
Ingénieurs »17, puis du réseau Marco Polo qui, à l’origine du
bombardement de la base des V1 et V2 à Peenemünde, devint un
exemple pour d’autres groupes de Résistants. Arrêté par la Gestapo à
Lyon en mai 1943 et bien que soumis à la torture à quarante-quatre
reprises, il ne donna aucun nom de ses camarades. Il fut donc expédié
dans la section « Retour indésirable » du camp de concentration de

14 La grande bibliothèque de sa capitale, Tirnovo, fut incendiée par les


conquérants et brûla pendant un mois entier.
15 Notamment Botev, Karelov, Rakovski…
16 BRELET, Cl. « Claude Seignolle ou le conteur conté… », in La Grande

Oreille, revue des arts de la parole, N°27. Paris, avril 2006 : 75-81.
17 Ce groupe de scientifiques, créé par André Helbronner, Alfred Eskenazi

et Jacques Bergier, espionna les avancées techniques des nazis en matière


d’armes nouvelles. Le dossier qu’ils constituèrent, grâce à un ingénieur russe
travaillant sur la base de Peenemünde où les nazis expérimentaient les futurs
V1 et V2, sous la direction de Werhner von Braun, permit aux Alliés de
bombarder cette base et de la détruire en y larguant 2.000 tonnes de bombes
dont 300 tonnes de bombes incendiaires.

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Neue Bremme, en Sarre. Transféré ensuite à Mauthausen, il y
organisa aussitôt un nouveau réseau de résistance avec Franz
Dehlem, un communiste allemand, et Gregory Fedorov, qui succéda
à Beria en URSS après la guerre. Le camp de Mauthausen et son
annexe de Gusen-I furent les deux seuls camps du système
concentrationnaire nazi en Europe classés « Camps de niveau III »,
c’est-à-dire les plus durs à l’intention des « Ennemis politiques
incorrigibles du Reich ». Mauthausen était plus particulièrement
destiné à éliminer par le travail physique les intellectuels opposés au
régime nazi…
Jacques Bergier me raconta un jour comment, lorsque ses
tortionnaires l’obligeaient à rester nu dans la neige pendant plusieurs
heures, il s’évadait mentalement en faisant des mathématiques,
suivant une technique de concentration mentale guère différente de
celle pratiquée par les Tibétains et, d’ailleurs, avec des résultats
semblables car les flocons de neige fondaient au contact de son corps.

Didier Paingris : C’est ce que les Tibétains appellent le « feu de


toumo » ; Alexandra David-Neel en parle dans ses livres.
Claudine Brelet : Oui, il s’agit probablement du même genre de
phénomène. Si Jacques Bergier s’est intéressé à ce que l’on nomme
communément « les pouvoirs de l’esprit », c’est peut-être parce qu’il
s’est aperçu, sous la torture à Lyon puis dans les camps, que notre
esprit nous permet de disposer de ressources habituellement
inutilisées. Ainsi, il savait de quoi il parlait en affirmant que nous
n’utilisons que 10% des capacités de notre cerveau ! Jacques Bergier
me raconta aussi qu’il lui arrivait de faire une sorte de voyage dans le
temps, en se réfugiant pendant quelques secondes dans le passé pour
se régénérer après les trois ou quatre courtes heures de sommeil dont
les nazis tiraient leurs prisonniers pour les épuiser – physiquement et
moralement.

Didier Paingris : Bien sûr, c’était pour casser leur Esprit de


Résistance ! Mais en quoi les exploits de Jacques Bergier et de ces
grands résistants ont-ils pu influencer ta vocation d’anthropologue ?

Claudine Brelet : Le mépris dans lequel les médecines traditionnelles


étaient confinées dans les années 1960, notamment l’acupuncture

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dont les principes sont pourtant aussi complexes, voire plus, que ceux
de la médecine moderne, m’exaspérait. Il me sembla qu’étudier des
pratiques jugées non scientifiques concernant la santé et démontrer
qu’il s’agissait bien plus que de « superstitions pittoresques » était une
forme de résistance dans notre pays accablé par ce que le sociologue
Alain Touraine nommerait, non sans humour, « le poids de notre
raison historique »18. Pour nous les anthropologues, de Margaret
Mead à Michel Leiris par exemple, notre métier est indissociable d’un
combat contre cette forme de totalitarisme qu’est l’ethnocentrisme.
Comme le souligna aussi Germaine Tillion, « Si l’ethnologie, qui est
affaire de patience, d’écoute, de courtoisie et de temps, peut encore
servir à quelque chose, c’est à apprendre à vivre ensemble ». Mépriser
toute forme de culture autre que la sienne, c’est de l’ethnocentrisme,
c’est-à-dire du racisme culturel – et l’on sait où cela conduit…
Entre autres qualités particulières, Jacques Bergier sut
conserver un sens de l’humour, très déconcertant pour certains de ses
visiteurs lorsqu’ils découvraient les gadgets, gags et bandes dessinées
qu’il accumulait dans son bureau de Planète, sur les Champs-Elysée.
Pourtant, ce goût de la plaisanterie ne témoignait-il pas d’une volonté
– et peut-être d’un besoin profond – de réenchanter le monde après
les épreuves des camps ? Bergier partageait son sens de l’humour et
son goût de la dérision avec Pierre Dac – autre célèbre résistant qui,
lui, devint l’un des Français qui parlent aux Français, au micro de la BBC
à Londres, dès octobre 1943. C’est ainsi qu’avec Pierre Dac, Jacques
Bergier créa la « Ligue de la matraque pour tous ». Tourner en
dérision un pouvoir totalitaire a toujours été un moyen efficace de
résister à l’oppression. Le rire chasse la peur. C’est bien connu et cela
me fait aussi penser au moyen qu’utilisa Germaine Tillion19 en
écrivant une opérette pour faire rire ses camarades et les aider ainsi à
s’échapper mentalement de leurs souffrances dans l’enfer de
Ravensbrück.

18 TOURAINE, A. (1992). Critique de la Modernité. Paris, Fayard.


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Après l’exécution de Boris Vildé et Anatole Lewitsky, et l’arrestation de
Paul Hauet dont elle fut l’adjointe dès 1940, Germaine Tillion devint chef du
réseau de Résistance du Musée de l’Homme, avec le grade de commandant
(de 1941 à 1942). Ce réseau faisait du renseignement et aidait des
prisonniers à s’évader.

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Face au repli identitaire, face à la violence qu’il entraîne et à
l’émergence d’un nouveau « centralisme culturel » déjà dénoncé tout
au long du Matin des magiciens, je ne peux m’empêcher de penser que
l’Esprit de Résistance, tel qu’il fut incarné par Jacques Bergier et tous
ceux qui ont refusé de céder aux cruautés du totalitarisme nazi,
semble singulièrement absent de notre société.
Didier, en tant que Maître d’Arts martiaux, tu as une longue
expérience de toutes sortes de formes de combat, et l’Esprit de
Résistance fait pour toi partie d’une longue tradition familiale puisque
ton père était lui-même entré dans la Résistance après avoir été Maître
d’armes. Qu’en est-il aujourd’hui, selon toi, alors que la violence se
banalise et que la mondialisation met au défi l’identité des uns et des
autres ?

Didier Paingris : Jacques Bergier avait vu juste en attirant l’attention


sur la désorganisation psychique de la société où l’amplification et la
multiplication des informations entraînent de grandes difficultés à
penser juste. Sur le terrain, il n’est pas rare d’observer deux bandes de
jeunes d’origines différentes, prêtes à s’affronter parce que la veille, ils
ont vu une émission de télévision montrant un conflit où, bien qu’à
des milliers de kilomètres, ils reconnaissaient sur l’écran leur culture
d’origine. Ces jeunes se sentent dans un état de résistance face à un
ennemi, mais un ennemi supposé. Cette pléthore d’informations plus
rapides, plus fragmentaires, plus confuses, pose la question de leur
fiabilité, de leur sélection et de leurs impacts.

Claudine Brelet : Notre époque communique de plus en plus et


transmet de moins en moins et, surtout, de moins en moins de
valeurs éthiques. C’est là sans doute que se situe le fond du problème.
Que peut transmettre à ses jeunes une société où la richesse ne
s’évalue qu’en termes de valeurs marchandes ? Ne risque-t-elle pas,
finalement, de ne générer que des prédateurs ? A ton avis, que
penserait Jacques Bergier de cette situation ?

Didier Paingris : Jacques Bergier nous a légué des intuitions, voire


des clés, pour comprendre que les humains sont devenus prisonniers
de la machine comme d’une matrice – d’où la pagaille qui règne
parfois dans leur organisation psychique et d’où l’importance de les

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aider à comprendre et accepter la diversité dans laquelle la vie se
manifeste. Ainsi, par rapport au sport basé sur la performance, l’art
martial fait prendre conscience de l’espace vital et du temps vital,
c’est-à-dire du temps et de l’espace propres à chacun. Cet art affine la
justesse de perception, la capacité permettant de percevoir la qualité,
la vérité enfouie au cœur des apparences – ce que les bouddhistes
nomment la maya, l’illusion. Prévoir est important, martialement
parlant. Seule une personne responsable et consciente d’elle-même
peut décider d’une transformation, et d’un engagement éthique. C’est
pourquoi la répression s’oppose à la transformation. Jacques Bergier
avait attiré notre attention sur ce nouvel événement qu’est la
pollution psychique maintenant ajoutée aux pollutions matérielles. Ne
pas savoir vider sa poubelle intérieure produit des monstres, des
tueurs potentiels.

Claudine Brelet : Je pense que c’est à ce genre d’individus que


Jacques faisait allusion lorsqu’il me dit un jour, très sérieusement, qu’il
existe des « humains sans âme ». Le côté spirituel de la démarche
alchimique réclame des qualités allant de pair avec celles qui ont fait
de Jacques Bergier un grand Résistant.

Didier Paingris : Oui, certainement, le contenu symbolique des Arts


martiaux et la démarche alchimique ont en commun la prise en
compte de la pensée et de l’intemporalité de la pensée. Lorsqu’on
pense en termes de flux d’énergie, la maîtrise martiale ne s’obtient pas
par la contrainte, mais par l’organisation des flux intra- et extra-
psychiques. Un flux trop puissant conduit à l’explosion et
inversement, un flux moins puissant, à l’implosion. Il faut trouver un
équilibre entre les deux, avancer sur la ligne médiane du Tao…
trouver des instants de silence naturel. Cette alchimie intérieure, cette
capacité de régénérer sa pensée est une sorte de méditation active
permettant de se ressourcer.

Claudine Brelet : Trouver ces « instants de silence » est plutôt ardu


aujourd’hui, surtout pour des jeunes ayant une double, voire une
triple culture – et avec un walkman sur les oreilles !

Didier Paingris : L’un des problèmes des jeunes, notamment dans


les banlieues, est la contradiction entre le fait d’être, par exemple,

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français et musulman et de voir la France envoyer des soldats, donc
des Français comme eux, dans un pays musulman comme eux, par
exemple en Afghanistan. S’ils devaient résister, ce serait par rapport à
qui et à quoi ? En ce sens, ces jeunes sont dans un état de dissociation
qui peut évoquer le drame des « Malgré nous », ces jeunes d’Alsace-
Lorraine enrôlés de force par les nazi20, bien qu’aujourd’hui,
beaucoup de guerres ne sont plus transfrontalières, mais transplantées
au loin.
Cela nous renvoie encore aux Arts martiaux parce que leur
essence consiste à s’inventer soi-même face à une situation de crise –
ce qu’a fait Jacques Bergier dans les camps. L’Esprit de Résistance,
c’est ce qui fait naître un combat entre une autre personne ou un
autre groupe : l’opprimé se bat, résiste afin d’être reconnu pendant
que, simultanément, s’ajoute un combat contre soi-même – dans le
sens où il y a un décalage entre la production et la réception de
l’image que l’on a de soi.

Claudine Brelet : Pour être résistant, il faudrait donc avoir une


solide image de soi. En somme, entrer en résistance, serait-ce aussi
une question d’honneur ?

Didier Paingris : Pour devenir un Résistant, il faut être conscient du


danger et de la complexité du monde dans lequel on se trouve. Etre
résistant, c’est – grâce à l’engagement éthique – une reconstruction
permanente de son identité face à une force de destruction. Cette
reconstruction implique des mouvements intérieurs, des impressions,
des émotions, des représentations, des images qui vont entraîner un
processus d’individuation, la conscience de ses propres valeurs face à
une organisation totalitaire. Cela implique aussi de comprendre et
décider de son propre futur. La situation qui va produire une

20 Le 25 août 1942, Wagner, le gouverneur régional de l’Alsace annexée au


grand Reich de Hitler depuis juin 1940, décréta le service militaire obligatoire
pour les Alsaciens : 130.000 Alsaciens et Mosellans furent ainsi incorporés
de force dans l’armée allemande, après l’annexion de ces régions par le
régime nazi. Portant malgré eux l’uniforme feldgrau, 20.000 d’entre eux
moururent, la plupart sur le front russe, et 20.000 autres furent portés
disparus et les 40.000 faits prisonniers par l’Armée rouge ne rentrèrent de
leur captivité dans les camps soviétiques qu’en 1955…

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résistance se produit généralement à la suite des trois phases
caractérisant une situation répressive qui, tout d’abord, vise à susciter
la peur qui déclenche une réaction du système nerveux central, puis
canalise la peur sur un bouc émissaire et, enfin, exploite cette peur en
se présentant comme l’idéologie providentielle.

Claudine Brelet : Jacques Bergier a certainement su reconnaître très


tôt ces trois phases qui ont marqué la montée du nazisme, comme en
témoigne son entrée en résistance en distribuant à la sortie des
cinémas, lors de ses voyages d’affaires dans l’Allemagne de 1935, des
tracts au nez et à la barbe des nazis ! Je pense que sa curiosité, son
désir de mieux connaître ses propres limites, donc de voir jusqu’où
les repousser, et sa colère de voir ses coreligionnaires devenus boucs
émissaires ont supplanté toute peur en lui.

Didier Paingris : L’Esprit de Résistance se construit aussi dans


l’urgence. Jacques Bergier était conscient de l’urgence parce qu’il
savait que la recherche nucléaire des nazis pouvait aboutir à une
destruction massive de l’humanité par l’arme atomique. Pour le
philosophe Alain, l’acte par lequel une personne affirme la force de sa
volonté et accomplit son devoir en fuyant le mal pour accomplir le
bien, c’est la résistance. Cela implique un effort sur la durée et,
forcément, cet effort change la personne. Il ne faut pas oublier
qu’autour de la Résistance, il y a le conflit et que l’après conflit génère
une identité différente en même temps qu’une autre réalité.

Claudine Brelet : Tu penses à qui devint Jacques Bergier lorsqu’il


revint de Mauthausen en France ? – à celui qui reçut la
reconnaissance des Nations Unies, ainsi rédigée : « Par ce Certificat de
Service, je témoigne de mon appréciation pour l’aide rendue par Bergier Jacques
comme volontaire au service des Nations Unies pour la grande cause de la
Liberté » et signée du Maréchal Montgomery, Commandant en chef de
la 21ème Armée, le 6 mai 1946.

Didier Paingris : Oui, ce magnifique témoignage de reconnaissance


a certainement contribué à conforter sa personnalité – surtout alors
qu’il était revenu physiquement très affaibli de Mauthausen. A propos
des Nations Unies, est-ce le fait de connaître Jacques Bergier qui t’a

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