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Pourquoi Lacan

Licence eden-1639-94285-37829 accordée le 29 mars 2022 à


manuelhernandez
Du même auteur

De vous à moi.
Une psychanalyste répond au Courrier du cœur,
érès, 2020
Betty Milan

Pourquoi Lacan

Traduit du brésilien par Danielle Birck


Remerciements
Merci à la psychanalyste Maria Lúcia Balthazar qui a
été à mon écoute du début à la fin du texte, rendant
possible sa réalisation.
Merci à Rosemary Zuanetti pour avoir préparé le
texte et formulé des suggestions pertinentes.
Merci à Jean Sarzana qui m’a incitée à écrire ce livre
et a relu le manuscrit.

Conception de la couverture :
Anne Hébert

Version PDF © Éditions érès 2021


CF - ISBN PDF : 978-2-7492-7097-5
Première édition © Éditions érès 2021
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse, France
www.editions-eres.com

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Table des matières

I.  Préliminaires........................................................ . . 9
II.  Je veux faire une analyse............................. . 39
III.  Je veux être mère............................................ . 65
Notes................ ............................................................. . . 145
à la mémoire de Jacques Lacan

Licence eden-1639-94285-37829 accordée le 29 mars 2022 à


manuelhernandez
Ils m’ont appelé l’obscur et j’habitais l’éclat.
Saint-John Perse
I
Préliminaires

J’ai fait mon analyse avec Lacan dans les


années 1970. À l’époque, un éditeur français
m’a demandé d’écrire sur ce sujet. Le sur m’a
effrayée, je n’ai pas donné suite. Le transfert était
trop important, je n’avais pas la distance suffi-
sante pour pouvoir livrer mon témoignage. C’est
pour cette raison que j’ai plutôt écrit un roman
inspiré de mon analyse. Quarante ans plus tard,
j’ai eu envie de revenir sur ce qui s’était passé
au 5, rue de Lille où, entre autres choses, j’avais
appris à privilégier le moment opportun.

9
Si mon travail avec Lacan ne m’a pas définiti-
vement délivrée de l’angoisse, il a changé ma vie.
Il m’a permis d’accepter mes origines, mon sexe
biologique et la maternité, grâce d’une part à son
intérêt, dont je percevais l’intensité, et d’autre
part à sa manière de travailler qui, aujourd’hui
encore, suscite la controverse. C’est sur ce point
précis que je veux mettre l’accent, à partir de
mon expérience avec lui. Mais, tout d’abord, je
voudrais évoquer un exemple très significatif.
Récemment, dans un cercle d’intellectuels,
quelqu’un manifestait son indignation au sujet
d’une séance vécue par une de ses connaissances
qui avait fait une analyse avec Lacan dans les
années 1960. Sur le divan, l’intéressé était passé
spontanément du français au portugais, sans
que Lacan intervienne. Il avait laissé l’analysant
parler un bon moment sans comprendre ce qu’il
disait, puis il s’était levé et avait interrompu la
séance avec un à la prochaine fois. Comme rien
de ce qui avait été dit ne pouvait être interprété,
force est de conclure que, pour Lacan, le signifié
du discours de l’analysant avait moins compté
que le passage d’une langue à l’autre.

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Pour qui connaît l’importance de la langue
chez Lacan – il parlait souvent du « trésor de
la langue » –, cela n’a rien d’étonnant. Alors, à
quoi a servi la séance ? Le silence de Lacan, suivi
d’une interruption brutale, a mis en évidence
le désir de l’analysant de parler dans sa langue
maternelle, donnant ainsi un sens à l’idée que
« le désir est le désir de reconnaissance ». En
procédant de la sorte, le Docteur soulignait en
même temps le caractère irremplaçable de la
langue maternelle.

C’est d’abord autour de cette question de


la langue que s’est déroulée mon analyse entre
1973 et 1977. La vie intellectuelle à Paris était
alors en pleine ­effervescence, autour de Michel
Foucault, Michel Serres, Gilles Deleuze, Jacques
Derrida… Lacan tenait son séminaire dans le
grand amphithéâtre de la Faculté de droit,
place du Panthéon, où les premiers arrivés
chauffaient la place pour les autres. Au premier
rang s’asseyaient les familiers et les disciples les
plus proches du maître, lequel n’entrait que la
salle comble. L’hiver, il portait un manteau de

11
vison noir où jouait la lumière, comme dans
ses cheveux blancs auxquels il attachait un soin
particulier. L’entrée de Lacan était une véritable
apparition, le silence se faisait peu à peu. Le
maître allait parler, chaque parole serait bue,
même quand son discours était privé d’intelligi-
bilité. Lacan, d’ailleurs, se préoccupait peu d’être
immédiatement intelligible. Il mettait l’accent
sur le Nachträglich, ce concept freudien traduit
en français par après coup. Nachträglich signifie
que certains faits ne peuvent être compris
qu’après qu’ils se sont produits – et la pratique
de Lacan reposait sur cette notion, dans son
séminaire comme dans sa clinique.
Le séminaire s’adressait aux psychanalystes et
aux intellectuels intéressés par la théorie analy-
tique – ceux qui pouvaient attendre pour savoir.
C’est pourquoi Lacan a été, bien à tort, taxé
d’élitisme. Comment un maître dont la pratique
exigeait la plus grande patience pouvait-il, dans
son enseignement, se soumettre aux impératifs
de la communication immédiate ? Lacan ensei-
gnait à sa manière, différente de celle préconisée
par les professeurs et les communicologues, dont

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la transmission est forcément limpide en tant
qu’expression d’un savoir déjà constitué. Pour
Lacan, le non-savoir était aussi important que
le savoir, et il se livrait en public à la décou-
verte du chemin. C’est ce qu’il a fait dans tous
ses séminaires, de 1953 à 1980. Comme pour
évoquer Antonio Machado : « Le chemin se fait
en marchant/ Et quand tu regardes en arrière/
Vois le sentier que jamais/ Tu ne dois à nouveau
fouler/ Voyageur ! Il n’y a pas de chemin/ Rien
que des sillages sur la mer (1). »

Le Nachträglich était aussi le fondement de la


pratique du Docteur. Il interrompait la séance
sans aucune explication, faisant confiance à
l’analysant, à sa capacité de découvrir seul la
raison de l’interruption. Il incitait l’autre à
s’analyser lui-même. « Va-t’en, et reviens me
dire ce que tu as découvert. Va-t’en, et déchiffre
l’énigme de ta propre histoire. » D’où la subs-
titution du mot patient par celui d’analysant.
La position du patient est celle de celui qui
attend, celle de l’analysant de celui qui se livre
à l’analyse.

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Dans ce contexte, la cure dépend autant de
l’analyste que de l’analysant et la séance n’existe
pas sans la rue. Dans mon cas, sans le trajet du
5, rue de Lille à la rue de la Harpe ou, pour
reprendre mon lapsus, du Quartier Lacan au
Quartier latin. Je ruminais en chemin ce qui
avait été dit, et faisais souvent une découverte
qui me confirmait l’importance du travail.
Cet eurêka augmentait l’estime que j’avais de
moi-même, et le désir d’une nouvelle séance
s’imposait naturellement.
Lacan entretenait le transfert grâce à la
coupure – moyen efficace pour faire passer le
pouvoir d’analyser, c’est-à‑dire le sien, à son
analysant. En d’autres termes, il l’invitait à
accéder au savoir de soi-même. La coupure
évite la résistance à l’analyse, que peut provo-
quer l’interprétation du discours de l’analysant.
Comme l’interruption de la séance avait lieu
en fonction du discours et non du temps de la
pendule, il n’était pas possible de respecter la règle
des quarante-cinq minutes par séance établie par
l’Association internationale de psychanalyse (aip).
Pour Lacan, dès lors que l’essentiel avait été dit, la

14
séance était terminée, l’analyste avait rempli son
rôle. C’est la raison principale pour laquelle, en
1953, l’aip l’a invité à démissionner. Banni pour
« pratique déviante ».
La même année, pour justifier l’interruption
de la séance, il a écrit Fonction et champ de la
parole et du langage. Un de ses analysants parlait
sans arrêt de l’art de Dostoïevski, gaspillant le
temps de la séance en commentaires intermi-
nables. Lacan a interrompu son discours et, lors
de la séance suivante, a surgi un fantasme de
grossesse anale…, grossesse qui se terminait par
une césarienne. L’interruption avait eu comme
effet de suspendre un discours fallacieux et de
donner le jour à une parole pleine.
Lacan voulait que l’analyse se fasse, sans
épisodes dilatoires. Il réprouvait le gaspillage et
c’est pourquoi il s’est refusé à travailler selon le
temps chronologique, qui permet à l’analyste,
comme à l’analysant, de ne pas faire ce qui
est attendu. Ce n’était pas le temps linéaire de
Kronos qui le guidait, mais le temps de Kairos,
celui du moment fugace où se présente une
opportunité qu’il faut savoir saisir.

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En empruntant la voie de Kairos, Lacan
a bouleversé la psychanalyse et lui a rendu la
virulence de ses débuts. Ce qui comptait n’était
pas la ponctualité de l’analyste, mais sa promp-
titude. En d’autres termes, il ne suffisait pas
d’avoir été formé et d’être reconnu par ses pairs.
L’analyste devait donner à chaque séance la
preuve de sa compétence.
Le retournement a été si important que l’aip
a invité Lacan à démissionner. Son enseigne-
ment a été l’objet d’une censure peu ordinaire
qui a fait de lui un proscrit. Une situation qu’il
comparait à « l’excommunication majeure »
dont Spinoza avait été victime au xviie siècle.

En 1981, quand Lacan est mort, j’ai choisi


en exergue à sa nécrologie – écrite pour un
journal du Brésil – un vers de Saint-John Perse :
« Ils m’ont appelé l’obscur et j’habitais l’éclat. »
Lacan a éclairé ma route, en permettant qu’une
descendante d’immigrants libanais, victime de
la xénophobie des autres et de la sienne propre,
puisse enfin s’accepter.

16
Je ne me souviens pas de tout ce qui s’est passé
pendant l’analyse. Mais ce qui a été décisif, je ne
l’ai pas oublié. J’ai même conservé de certains faits
une mémoire quasi photographique. Comme
l’image du Docteur se tenant à l’entrée de la salle
d’attente, dans l’encadrement de la porte, pour
appeler l’analysant suivant. Son regard allait de
l’un à l’autre, hésitait un instant, puis il désignait
l’élu d’un geste de la main avant de tourner les
talons et de rentrer dans son cabinet.
Plus d’un analysant a parlé de l’impact de la
séance sans s’interroger à ce propos, soit parce
que le transfert n’avait pas pris fin, soit parce
qu’il est difficile de passer de la position d’ana-
lysant – qui se contente d’associer librement et
laisse l’analyste interpréter – à la position de
celui qui interprète. Ce passage implique aussi
la révélation de faits à laquelle l’analysant n’a pas
toujours le désir de se livrer. Beaucoup de ce qui
est dit en analyse est énoncé parce que l’analyste
s’engage à ne rien révéler. Je me souviens encore
de la séance où, pour m’arracher à mon silence,
Lacan m’a assuré : « Rien de ce que vous direz
ne sortira d’ici. »

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Si l’analyste ne peut pas parler de ce qu’il a
entendu, sauf à passer pour un traître, l’analysant
a la liberté de témoigner. Mais souvent ceux qui
sont devenus analystes s’y dérobent pour ne pas
se dépouiller de l’aura de mystère que, dans leur
imaginaire, ils doivent conserver pour exercer
leur magistère. Il reste que le témoignage est
important pour la transmission de la pratique,
qui se perpétue malgré tous les détracteurs de
la psychanalyse et les oppositions continuelles
entre analystes.
J’ai travaillé de manière suivie avec Lacan
de 1973 à 1977. Mais c’est seulement main-
tenant que je me demande comment il a fait
en sorte qu’une analyse aux limites du possible
devienne une réalité. Je dis cela parce que alors
je n’avais guère d’aisance en français et qu’au
fond je ne voulais pas vraiment m’engager dans
une analyse – comme c’est souvent le cas. Si
je n’avais pas dû quitter la Société brésilienne
de psychanalyse (sbp) pour irrévérence, avec
d’autres membres jugés indésirables, il est
probable que jamais je ne serais venue en France.
Mon souhait profond, c’était être reconnue

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comme psychanalyste à l’étranger pour pouvoir
exercer ensuite au Brésil. À 18 ans, en entrant
à la Faculté de médecine de l’université de São
Paulo, je m’intéressais déjà à la psychanalyse.
Dès que je le pouvais, je m’enfermais dans la
bibliothèque pour lire Freud.
Je m’étais identifiée à Lacan parce qu’il s’était
opposé à l’aip. Mais le fait que le Docteur soit
français a aussi beaucoup compté. Pour une
raison inconsciente, sur laquelle je vais revenir en
détail, et à cause de l’admiration qu’à l’époque
les intellectuels brésiliens vouaient à leurs homo-
logues du pays de Descartes.
Cette aura de la France au Brésil avait des
racines profondes (2). L’Histoire d’un voyage faict
en la terre du Brésil, de Jean de Léry, sur son
expérience avec les indiens anthropophages, le
chapitre fameux des Essais de Montaigne, « Des
Cannibales », issu de sa rencontre à Rouen avec
trois Tupinambas, l’influence des Lumières sur
les conjurés de l’Inconfidência du Minas Gerais,
la mission française envoyée par Louis XVIII
au Brésil, dont le peintre Jean-Baptiste
Debret a laissé des témoignages inoubliables,

19
les enseignements de Claude Lévi-Strauss et
Fernand Braudel à l’université de São Paulo,
les séjours de Michel Foucault à Rio et à São
Paulo, autant d’épisodes littéraires ou culturels
qui éclairaient ma relation avec cette contrée
lointaine et fascinante.

J’ai entendu parler de Lacan à São Paulo


en 1968, lors d’une réunion d’intellectuels. Il
y avait là un psychanalyste français qui n’a pas
voulu traiter des événements de Mai et n’a parlé
que de Lacan. Pour lui, la modernité ne résidait
pas dans les manifestations parisiennes, mais au
5, rue de Lille. Je suis sortie de la réunion avec
la même conviction, bien décidée à explorer la
relation entre psychanalyse et linguistique et la
nature de ce sujet du signifiant, si important dans
la théorie lacanienne.
Avec quelques autres, nous avons formé un
groupe pour déchiffrer les Écrits, objectif que
nous n’atteignions qu’à grand-peine en croyant
que la difficulté venait de la langue française,
alors qu’il s’agissait de la langue de Lacan. À cet
égard, on peut le comparer à Joyce qui, faute

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de pouvoir écrire en gaélique – une langue
parlée par une minorité – a inventé en anglais
sa propre langue. Une langue qu’on entend
chaque année lors du Bloomsday, cette journée
du 16 juin où les gens de Dublin célèbrent
Ulysses, en évoquant dans les rues, théâtres et
bars des épisodes de la vie de Leopold Bloom,
son principal protagoniste.
Comme Joyce, Lacan a inventé sa langue
et introduit un nouveau concept, lalangue,
qui se réfère à celle de tout un chacun, parti-
cularité dont, le plus souvent, seul l’écrivain a
conscience. À sa façon, le maître était poète et le
lien qu’il voyait entre psychanalyse et poésie est
devenu évident quand, dans un de ses séminaires
de 1977, il a déclaré qu’il n’était pas suffisam-
ment poète pour être un grand analyste.

Après un stage de psychiatrie au Brésil, j’ai


obtenu, par le biais d’un collègue, l’adresse de
Lacan à Paris. À l’époque, la grande nouveauté
dans mon domaine d’activité, c’était la trans-
formation de l’asile psychiatrique en commu-
nauté thérapeutique, et j’avais rencontré à

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Licence eden-1639-94285-37829 accordée le 29 mars 2022 à
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São Paulo son concepteur, Maxwell Jones. Nous
avons échangé une brève correspondance et je
me suis arrangée pour visiter la communauté
qu’il avait créée à Melrose, en Écosse. Avec
aussi le projet d’aller en France et peut-être de
rencontrer Lacan. Je dis peut-être parce que,
aucun rendez-vous n’ayant été fixé, il était peu
probable qu’un personnage d’une telle notoriété
me reçoive à l’improviste.
De Melrose, j’ai filé à Paris où je me suis
installée dans un hôtel de la rue des Écoles. J’ai
appelé plusieurs fois le numéro qu’on m’avait
donné, avec toujours la même réponse : il n’y
a aucun Docteur ici. Mon compagnon d’alors,
psychiatre lui aussi, a suggéré de nous rendre
directement au 5, rue de Lille.
Sur la porte de l’immeuble, pas de plaque.
Nous avons dû attendre que quelqu’un sorte
pour nous renseigner. C’était une femme,
complètement absorbée dans ses pensées. Peut-
être venait-elle de terminer une séance.
« S’il vous plaît, vous pourriez m’indiquer
l’étage de Lacan ?
– Comment ? Je n’ai pas compris…

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– Lacan… le cabinet du Docteur ?
– C’est au premier…  »
Et sans un mot, elle a tourné la tête et pour-
suivi son chemin dans la rue. Nous sommes
montés et, le cœur battant, j’ai osé sonner.
La secrétaire du Docteur, l’éternelle Gloria,
a ouvert et nous a dit bonjour avec son léger
accent étranger.
« Nous n’avons pas pu prendre de rendez-
vous avant de venir…
– Comment cela ?
– Le numéro de téléphone qu’on m’a donné
au Brésil doit être erroné.
– Au Brésil ? »
Gloria a écarquillé les yeux, ébauché un
sourire et, sans rien demander d’autre, nous a
conduits à la salle d’attente. Lacan est apparu à
la porte et, nous accueillant d’un geste, nous a
fait signe d’entrer.

En dépit de la dictature militaire au Brésil,


des arrestations et de la torture, je n’envisageais
pas de faire une analyse à l’étranger. Comme les
autres Brésiliens, j’étais très attachée à mon pays.

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Je n’ai pris contact avec Lacan qu’à seule fin de
lui demander de nous indiquer un analyste
susceptible de travailler avec notre groupe de
São Paulo, d’organiser sur place un séminaire et
d’enseigner sa théorie. Demande typique d’une
personne originaire d’une ville où rien n’a jamais
paru impossible, y compris d’y faire venir la mer,
comme l’avaient imaginé les Paulistes, à l’apogée
de leur splendeur…
Avant de formuler ma demande, j’expli-
quai que nous n’avions pas pris de rendez-vous
parce que nous n’avions pas le bon numéro de
téléphone.
« Dans ce cas, pourquoi n’êtes-vous pas venue
directement ici ? »
La question m’a laissée perplexe. Comment
pouvais-je pousser sa porte sans autorisation
préalable ? D’emblée, le Docteur me laissait
entendre que j’aurais pu – et pourquoi pas ? –
agir selon mon impulsion. Il valorisait le désir
et non l’imaginaire de la jeune étrangère, elle
qui comptait si peu à ses propres yeux. D’une
phrase, d’un sourire, j’étais conquise.

24
Dans la foulée, il a voulu savoir d’où nous
venions.
« De São Paulo.
– Du Brésil ! » s’exclama Lacan avec emphase.
Mettre ainsi l’accent sur notre origine révé-
lait l’intérêt du Docteur. Avec beaucoup de théâ-
tralité, comme souvent je l’ai vu faire. C’était
moi qui avais répondu – mon compagnon se
taisait –, c’est à moi qu’il s’est adressé.
« Vos ancêtres aussi sont brésiliens ?
– Mes grands-parents sont libanais… du côté
de ma mère et de mon père… des immigrés.
– Intéressant… Quand sont-ils arrivés au
Brésil ?
– À la fin du xixe siècle, pour échapper à la
guerre… et puis au début du xxe.
– Et vous, ma chère, que faites-vous ?
– Je suis psychiatre. J’ai fait une analyse et
maintenant j’étudie… Lacan.
– Vraiment ?
– Nous avons, à São Paulo, un groupe qui a
entrepris de lire vos Écrits. En dépit de la diffi-
culté, à cause de la langue, nous sommes venus
à bout du premier texte, La lettre volée. Nous

25
voulons maintenant inviter un analyste français
que vous nous aurez recommandé… J’ai là un
courrier de mes collègues. »
Je lui ai donné la lettre, qu’il a posée sur son
bureau après y avoir jeté un coup d’œil.
« Très bien. Revenez demain et vous me direz
quelles sont les conditions de cette invitation. »
Là-dessus, il s’est levé et nous a accompagnés
jusqu’à la porte.
En sortant de son cabinet, je n’étais plus la
même. En m’amenant à parler de mes origines,
Lacan me renvoyait à l’histoire occultée par mes
ancêtres. Pour eux, l’intégration des descendants
imposait l’oubli du passé. L’intérêt manifesté par
le Docteur me faisait assumer ce que je m’ef-
forçais de cacher depuis l’adolescence : la vérité
sur mes origines. Il m’autorisait à être petite-fille
d’immigrants. En d’autres termes, je suis sortie
de chez Lacan sans la honte de qui j’étais. Je
n’avais plus qu’une envie, c’était de retourner
au 5, rue de Lille. Ce qui n’avait pas échappé
au Docteur, dont le désir d’engager un nouveau
travail ne fléchissait jamais.

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Ce n’est pas par hasard qu’il a tant insisté sur
l’importance du désir de l’analyste dans l’effica-
cité de la cure. En même temps que sur cette
autre idée de résistance de l’analyste, quand on ne
parlait alors que de résistance du patient – auquel
on attribuait toute la difficulté du processus.

Je suis revenue le jour suivant avec mon compa-


gnon qui, à vrai dire, me servait de bouclier.
Comme personne ne se fait accompagner pour
aller voir son analyste, sa présence attestait que
la mienne n’était due qu’à l’initiative de mes
collègues paulistes. Mais cette fois, en apparais-
sant à la porte, c’est moi que Lacan a regardée
en me disant :
« Venez, ma chère. »
Venez, et je suis entrée, bien décidée à parler
des conditions de notre invitation.
« L’analyste désigné par vos soins enseigne-
rait votre théorie dans un séminaire que nous
organisons.
– Hmm…
– Il n’aura aucun frais à supporter, les parti-
cipants les prendront en charge.

27
– Bon, mettez-moi tout cela par écrit et
revenez demain. »
Avec le revenez demain, il m’insérait dans le
rythme du travail analytique, dont je désirais
secrètement emprunter le chemin. Il s’appuyait
sur l’impératif – revenez – et la régularité des
rencontres pour ouvrir la voie à l’analyse. Soit
la parole et le temps, toujours privilégiés par
Lacan. D’où l’importance, dans les Écrits, des
textes Fonction et champ de la parole et Le temps
logique.
Je me suis donc rendue une troisième
et dernière fois au 5, rue de Lille. Mais cette
fois-ci, c’était pour avouer au Docteur que je
voulais faire une analyse avec lui. Rétrospec-
tivement, je peux considérer que ce qui s’est
produit là, en1971, correspond à une première
étape de mon analyse, celle qu’on appelle l’étape
préliminaire.
Alléguant la nécessité de terminer une thèse
de doctorat au Brésil, je me suis engagée à revenir
à Paris dans les deux ans et à y rester quatre mois.
Le délai de deux ans pouvait paraître long, mais
ce qui importait était la parole donnée. Lacan

28 accordée le 29 mars 2022 à


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manuelhernandez
m’a dit au revoir en ajoutant : « Surtout, n’ou-
bliez pas de m’écrire. »
Non seulement il manifestait le désir de
ne pas me perdre de vue, mais il me donnait
la liberté de revenir quand je le désirais. Autre-
ment dit, votre heure sera la mienne, ce qui me
fait penser au troubadour qui donnait à sa dame
le nom de suzeraine et se disait son serviteur.
Pouvais-je ne pas m’engager à fond dans cette
nouvelle perspective, moi qui venais d’un pays
si profondément machiste ?
C’est seulement bien plus tard que j’ai
compris la manière de procéder de Lacan dans
la première étape de l’analyse. Le Docteur a pris
en compte la demande explicite – m’indiquer
un analyste susceptible de se rendre au Brésil –,
pour que mon désir inconscient puisse se faire
jour. Il a traité ma demande comme le contenu
manifeste d’un rêve, dont le signifié doit être
découvert par le biais des associations du rêveur.
Bien sûr, il a fait cela parce qu’il désirait que
je devienne son analysante. Un désir qu’il a
exprimé par pourquoi n’êtes-vous pas venue tout
de suite ? par revenez demain et surtout, n’oubliez

29
pas de m’écrire. Il a clairement donné à entendre
que mon engagement dans une analyse avec lui
était quelque chose d’important. C’est ainsi que
s’est concrétisée mon idée de traverser encore
une fois l’océan pour travailler avec Lacan.
L’analyse a débuté par trois séances brèves.
Vingt minutes pour la première et moins de
dix pour les suivantes. Une durée bien courte
pour ce qui représentait un tournant capital,
car ce n’était pas le temps chronologique qui
comptait, mais un mode opératoire reposant
sur une profonde empathie et sur la qualité de
l’écoute. La pendule comptait aussi peu que la
longueur d’un poème en poésie. Il n’a pas fallu
plus d’un vers à Camões pour définir la nature
du sentiment amoureux, qui est « un contente-
ment mécontent » (contentamento descontente),
ou « une douleur qui fait mal, mais ne se ressent
pas » (dor que dói e não se sente). Avec un seul
vers, « poussière nous sommes, mais pous-
sière amoureuse » (somos pó, mas pó amoroso),
Quevedo a montré combien la vie est indisso-
ciable de la mort.

30
À l’instar des poètes, Lacan s’est appuyé sur le
trésor de la langue pour faire beaucoup avec peu.
À titre d’exemple, ce néologisme qu’il a inventé
afin d’évoquer la transformation de l’amour en
haine : hainamoration. Un seul mot – qui pour-
rait servir de sous-titre à l’Othello de Shakes-
peare – pour désigner la substitution si ordinaire
de l’amour par la haine, comme si la haine était
l’autre face de l’amour.

Mon compagnon et moi sommes retournés


au Brésil, où j’ai rédigé une thèse de doctorat
en psychiatrie sur l’éclampsie, une pathologie
rare dans les pays développés, mais alors très
répandue au Brésil, en raison du manque de
moyens dans le domaine prénatal. Peut-être
parce qu’il n’était pas possible de remédier à
cette situation et d’éviter cette pathologie, les
médecins écrivaient des thèses sur la prévention
de la mort en cas d’éclampsie, un contresens qui
me révoltait.
Ce n’était pas une carrière de médecin que je
voulais suivre, mais de psychanalyste. À vrai dire,
je n’avais fait des études de médecine que pour

31
répondre au souhait de mon père, lui-même
médecin, qui ne voyait pas d’autre voie pour sa
fille. Comme beaucoup d’hommes de sa géné-
ration, il désirait que j’exerce une profession
libérale, la seule concevable à l’époque pour une
femme brésilienne « de bonne famille ». J’avais
donc suivi cette voie.
Durant mon enfance et mon adolescence,
mon père m’avait appris à cultiver mon corps et
à participer à des compétitions sportives, tout
en me consacrant à mes études. Il est mort à
48 ans, alors que j’étais en troisième année de
faculté, non sans m’avoir enseigné à soigner un
malade – lui – en phase terminale. Plus d’une
fois, je lui ai fait l’injection nécessaire. À la fin,
c’est moi qui lui ai prescrit la morphine. Il m’a
donc fallu supporter la mort d’un père encore
jeune qui me laissait la responsabilité morale de
la famille – l’étudiante en médecine était aussi
l’aînée.
Cette maturité précoce m’a autorisé
quelques audaces. Entre autres, celle de m’en-
gager en 1969 dans les mouvements opposés à
la dictature militaire, puis de quitter le Brésil

32
quatre ans plus tard pour entamer ma formation
avec Lacan, ce qui voulait dire me séparer de
mon compagnon d’alors – il travaillait de son
côté – et me retrouver seule, dans une ville dont
je ne connaissais pas la culture et dont la langue
n’était pas la mienne.
Le fait est que j’ai privilégié la formation
analytique, sans m’imaginer que cela allait me
coûter mon mariage. Mon compagnon n’était pas
de ceux qui peuvent attendre ou dire « ta date sera
la mienne », il a choisi le sexe plutôt que l’amour.
Sans véritable attachement pour moi, il était hors
d’état de parier sur ma liberté. Il était machiste
sans le savoir, et je ne le savais pas non plus.
L’amour se passe entre semblables, et le
machisme ne peut que lui être contraire,
puisqu’il n’autorise pas le désir féminin. Caetano
Veloso le dit en chanson : « C’est lui qui veut/
lui, c’est l’homme/ je ne suis que la femme. »
D’autres paroles de Chico Buarque disent clai-
rement comment celle-ci doit se tenir : « … en
ta présence, je me tais/ le jour, je suis une fleur/
la nuit, je suis ton cheval/ sa bière est sacrée/ sa
volonté est la plus juste… »

33
La culture machiste sévissait au Brésil,
un pays qui n’a jamais cessé d’être en bonne
place sur l’échelle du viol et du féminicide.
Les femmes et les enfants sont les premières
victimes de cette culture, mais les hommes le
sont aussi. Ils obéissent inconsciemment à l’im-
pératif maléfique de la vengeance et deviennent
des criminels.

Avant mon voyage, j’ai écrit deux fois à Lacan


pour lui dire que je désirais venir en France. J’ai
fixé la date en recevant son télégramme.
« Entendu, chère Madame, je prends mes
dispositions dès maintenant pour vous recevoir
à votre gré.
Croyez-moi vôtre,
Jacques Lacan
P.S. Précisez-moi dès que vous le pourrez la
date (précise) de votre arrivée. »
En recevant le télégramme, je n’ai pas
réalisé tout de suite la curieuse répétition du
post-scriptum. Ne trahissait-elle pas l’attente
du Docteur ? Elle n’a fait que précipiter mon
voyage.

34
Je me suis préparée avec l’aide de ma mère
qui, pour diverses raisons, fantasmait sur Paris.
Elle était si fascinée par la Ville Lumière – à
l’instar d’autres contemporains – qu’elle voyait
la constellation de la tour Eiffel dans le ciel du
Brésil et Notre-Dame de Paris dans la cathé-
drale de São Paulo qui, « en plus de ses deux
tours gothiques, possède une rosace ». Sans
doute cette fascination avait-elle à voir avec l’in-
fluence de la mode française, à laquelle j’étais
alors parfaitement indifférente. Au Brésil, ceux
qui se disaient à gauche ne se souciaient pas de
la manière de s’habiller. Nos préoccupations
étaient d’une autre nature, et c’est seulement à
Paris que j’ai découvert la mode.
Pendant mes préparatifs, en dépit de l’image
solaire émanant du Docteur, j’avais un peu
froid à l’âme. Nostalgie anticipée de l’espace où
je vivais depuis toujours et où rien ne m’était
étranger.

35
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II
Je veux faire une analyse

Le lendemain de mon arrivée, j’ai appelé


le Docteur pour lui dire que j’étais à Paris. Sa
réponse m’a sidérée.
« Et alors ?  »
Comment Lacan pouvait-il réagir ainsi ?
C’est pour lui que j’avais traversé l’océan ! Le
fait est que j’ai répondu je veux faire une analyse,
avouant clairement mon désir. D’une simple
question, il a précipité la réponse attendue. Puis
il m’a tout de suite fixé un rendez-vous pour le
jour suivant et il a raccroché.

39
Je suis restée le téléphone à la main jusqu’à
réaliser que l’essentiel avait été dit. En raccro-
chant d’un coup sec, il m’avait fait entendre mon
désir. C’est évident, le Docteur avait procédé
ainsi parce qu’il pressentait qu’il n’y aurait pas
de rupture. Grâce à son expérience clinique, il
avait fait de la brusquerie un ressort analytique
terriblement efficace.
Ce coup de fil a constitué la première séance
de la deuxième étape de l’analyse. C’est la
démonstration qu’en aussi peu de temps on
peut faire advenir ce qui est décisif. Par le biais
de la précipitation du désir et de l’interruption
au moment adéquat – en l’occurrence, immé-
diatement après avoir programmé la deuxième
séance.
Le Docteur n’était pas là pour une conver-
sation de salon, ce qu’il appelait une parole
vide, mais pour que j’entre le plus tôt possible
en analyse. L’espace du cabinet était fait pour
qu’affleure la parole pleine, une parole significa-
tive pour l’analysant dont l’histoire subjective
était traitée comme une épopée. Chacun avait
droit à la sienne.

40
Lacan recourait tantôt à l’empathie pour vous
inciter à entrer en analyse, tantôt à la distan-
ciation pour vous obliger à avancer. Son mode
opératoire était indubitablement paradoxal,
mais conforme à la logique de l’inconscient, qui
ignore la contradiction. La parole du Docteur
pouvait servir aussi bien de carotte que de bâton.
Chaque analysant trouvait en lui l’analyste qu’il
méritait.

Pour la séance suivante, je suis arrivée pile à


l’heure du rendez-vous. Mais je n’ai pas été reçue
tout de suite. Comment pouvait-il en aller autre-
ment, puisque la durée de la séance était fonc-
tion du discours de l’analysant et non du temps
chronologique ? Chez le Docteur, l’attente se
justifiait et je n’ai jamais croisé quelqu’un qui en
ait pris ombrage. Si on voulait faire une analyse
avec Lacan, il fallait accepter sa méthode. On
peut même considérer que le temps passé dans la
salle d’attente était un préalable, nécessaire pour
ce qui viendrait ensuite.
J’ai été la troisième personne à être appelée.
« Venez. »

41
Dans le cabinet, il y avait d’un côté le divan
et, derrière, un immense fauteuil avec des
incrustations de nacre. De l’autre côté, devant
une fenêtre qui donnait sur la cour, deux petits
fauteuils en velours pour le face à face, qui
précède le passage sur le divan. Le Docteur m’en
a indiqué un et s’est assis sur l’autre.
Dès que nous fûmes assis, j’ai entendu le
Dites-moi, qui allait se répéter pendant toutes
ces années. Ce n’était pas le sujet de la pensée
qui importait, mais le sujet de l’inconscient, qui
ne pouvait se révéler qu’à travers la parole. Il
fallait passer du Je pense, donc je suis au Je dis,
donc je suis.
« Je peux rester à Paris quatre mois,
maintenant.
– Comment ?
– Quatre mois, comme je vous l’avais dit.
– Votre français pose un problème. »
Pourquoi le Docteur avait-il tant attendu pour
me le dire ? Après tout, il m’avait déjà rencontrée
en manifestant clairement le désir que je revienne.
Mais dans votre français pose un problème, j’ai senti
un défi et répondu en conséquence.

42
« Donnez-moi un peu de temps. »
Ma réponse ne l’a pas convaincu.
« Je pourrais vous envoyer à une élève portu-
gaise installée ici, à Paris. »
Une proposition que Lacan n’avait pu faire
que par ignorance de la relation des Brésiliens
avec les Portugais, devenus objet de risée pour
avoir colonisé le Brésil. Pure xénophobie, mais
je ne m’en rendais pas compte. Le fait est que le
transfert n’était pas possible avec une analyste
du Portugal. L’analyste occupe la position du
sujet supposé savoir, et pour des raisons histo-
riques, dans mon cas, une Portugaise ne faisait
pas l’affaire.
De plus, en dehors de la dimension lexicale,
la langue parlée au Brésil n’est pas vraiment la
même qu’au Portugal. Les Brésiliens s’attardent
sur les voyelles, la prononciation des Portugais
est syncopée. En outre, à partir du Mouvement
moderniste de 1922, la langue écrite du Brésil a
été alignée sur la langue parlée, et on se moquait
de qui téléphonait au Portugal « pour savoir
comment ça s’écrit ». J’ai donc refusé avec véhé-
mence la proposition du Docteur.

43
« Si ce n’est pas avec vous, je reprends l’avion
ce soir pour le Brésil.
– Bien, alors revenez demain. »
Lacan, dont la devise était primo non
rompere, a pris au sérieux le je reprends l’avion
ce soir. Il a compris que la condition absolue
de mon désir, c’était lui, et que je ne ferais pas
d’analyse si cette condition n’était pas satis-
faite. Par ailleurs, il savait que la langue de
l’inconscient n’est pas la langue natale, que les
langues s’interpénètrent et que le signifiant du
désir finit par s’imposer.
Un autre analyste aurait pu arguer que l’ana-
lyse doit nécessairement être faite dans la langue
maternelle. Mais Lacan, dans la grande tradi-
tion humaniste, était tout sauf dogmatique, et
en privilégiant le désir, il s’est livré à une expé-
rience peu courante. Il a accepté l’analysante
et le cadeau que j’avais apporté du Brésil, un
peigne fabriqué par les Indiens d’Amazonie, que
j’ai retrouvé plus tard dans son bureau quand il
est devenu un musée.
Le fait est qu’à la séance suivante, il a voulu
savoir si je descendais d’Indiens. Une curiosité

44
qui m’a surprise. Je n’avais jamais vu d’Indien
et je ne m’intéressais guère à notre culture
indigène.
L’origine de São Paulo ne peut être dissociée
de la catéchèse des Indiens par les jésuites, ni du
fait que là-bas on a parlé le tupi-guarani jusqu’au
xviiie siècle. Pourtant, malgré la richesse de son
histoire, je ne me sentais pas concernée par ma
ville natale. São Paulo a toujours été indifférent
à son passé. Ses belles constructions coloniales
ont fait place à l’architecture néoclassique, puis
à celle des gratte-ciel, tant la ville se voyait l’égale
de New York. Les Paulistes de situation aisée
voyageaient rarement dans les autres États du
pays, São Paulo était le Brésil à lui tout seul.
On allait en Europe pour faire des achats et
rapporter des savoir-faire. Même si, la plupart
du temps, ces comportements étaient déjà passés
de mode à l’étranger.
Le Docteur n’était pas au fait de toutes ces
choses, et ne pouvait pas l’être. J’ai satisfait
sa curiosité sur mes origines en lui rappelant
que nos ancêtres étaient tous libanais, tous
immigrants.

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« Et quoi d’autre ?
– Il y a qu’ici, en France, je suis toute seule.
Je ne connais personne, je bute sur chaque
mot… on ne comprend pas ce que je dis. Si je
ne parle pas tout à fait comme il faut, le message
ne passe pas.
– Hmm… »
J’étais à peine arrivée et déjà je me plaignais.
Tout de suite, le Docteur est intervenu, souli-
gnant l’aspect dramatique de mes propos.
« Ça a été un grand saut. Vous êtes passée
d’un continent à un autre. Comme s’il s’agissait
pour vous de découvrir l’Amérique ! »
À ce qui n’était qu’un voyage en France, il a
donné une dimension épique, le transformant en
exploit et l’assimilant à une Découverte. En effet,
j’allais découvrir un nouveau Brésil, celui de la
culture populaire à laquelle j’avais été jusque-là
étrangère. Avant mon analyse, seule comptait à
mes yeux la culture française. Comme la plupart
des intellectuels paulistes de ma génération, la
culture de mon pays natal, avec ses particula-
rités, ne m’intéressait pas. Il s’agissait pour nous

46
d’absorber tout ce qui se produisait à Paris, de
partager une culture européenne « réchauffée ».
Si je n’étais pas allée en France pour travailler
avec Lacan, qu’aucun sujet ne laissait indiffé-
rent, je n’aurais jamais quitté mon cabinet pour
aller à l’écoute des carnavaliers. J’ai commencé
à le faire en 1979 parce que l’un d’entre eux,
Jãozinho Trinta, avait déclaré dans la grande
presse : « Le peuple aime le luxe ; ce sont les
intellectuels qui aiment la misère. » La formule
était une réponse à la critique hostile aux défilés
des écoles de samba, au motif que le pays ne
pouvait s’offrir un tel luxe. Pour savoir ce que
voulait dire le carnavalier, je suis allée le rencon-
trer à Rio (3).
Je l’ai entendu déclarer avec force que seuls
ceux qui habitaient des palais ou de vastes
demeures se plaignaient de la présence de chars
allégoriques dans l’avenue – le sambodrome.
Mais le peuple qui vivait dans des baraques sans
espace, le long des rues de terre battue, réclamait
du grandiose, des choses d’une autre dimen-
sion, qu’on ne pouvait rencontrer qu’au défilé.
Son luxe n’était pas celui de l’argent, mais des

47
bijoux. Même s’ils sont faux, ce sont eux les plus
vrais du fait de leur charge magique. « Quand
elle est vêtue comme une grande duchesse, une
employée de maison fait partie de la noblesse,
elle est la dame qu’elle voulait être. Ses bijoux
sont les plus authentiques, ce sont ceux de son
imaginaire. »
Pour le carnavalier – comme pour Baude-
laire –, l’imagination est sans nul doute la reine
des facultés. À tout ce qui existe le poète préfé-
rait « les monstres » de sa fantaisie.
Le carnaval est le culte d’une illusion, celle
qui met en scène un fantasme qui a présidé non
seulement à la conquête, mais aussi à la colo-
nisation du Brésil ; celle de trouver le paradis
ou de l’avoir déjà atteint. De cette façon, sans
jamais être le même, le carnaval fonctionne en
retrouvant un fantasme ancestral, inséparable de
l’attrait du mystère et du merveilleux.
J’ai découvert grâce aux carnavaliers que le
carnaval est non seulement le jour de l’oubli,
mais surtout la fête à travers laquelle le Brésil
se remémore son histoire et ne cesse de se
réinventer. Il s’approprie les représentations

48
de l’Orient et de l’Occident en les dévorant,
comme font les anthropophages. Il n’imite pas,
il joue librement avec les représentations pour
en créer d’autres, toujours nouvelles et toujours
surprenantes. C’est un culte du rire et du tran-
sitoire, qui répand partout la joie afin d’exalter
la vie.

La décision de faire mon analyse avec Lacan


et personne d’autre impliquait que j’approfon-
disse mon français et puisse le parler couram-
ment le plus tôt possible. Je me suis donc mise
à lire, jour et nuit. J’ai commencé avec À la
recherche du temps perdu, mais sans aller plus
loin que le premier volume, et avec difficulté.
Cet univers était pour moi bien trop étrange. Je
ne sais pas comment j’ai découvert le Voyage au
bout de la nuit, de Céline, mais ce livre m’a tout
de suite emporté. Peut-être parce que Bardamu,
cet anti-héros, est aussi médecin. Ou à cause
de l’oralité stylisée du langage qui caractérise la
littérature de mon pays, dès lors que ses écri-
vains ont rompu avec les conventions littéraires
du Portugal.

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Pour ne pas rester tout le temps seule à
l’hôtel, je passais de longues heures à lire, au
bistrot, avec une incroyable sensation de liberté.
Au Brésil, impossible de s’asseoir seule dans un
bar sans être importunée. C’était un espace
réservé aux hommes ou aux couples.
L’analyse était la première raison de ma
présence à Paris. Mais au fil de mes progrès
dans la langue, la vie parisienne est devenue un
facteur déterminant. La rue était sans danger et
la ville s’offrait à moi. À chaque pas, une décou-
verte me poussait à m’intéresser à son histoire.
Sans m’en rendre compte, je me détachais peu
à peu du Brésil, où la dictature militaire conti-
nuait d’emprisonner, de torturer et de tuer.

Mon pays ne me manquait pas. Beaucoup


de mes amis avaient été contraints à l’exil par
le régime militaire. En France j’échappais au
fardeau de mes origines.
Enfant, je me sentais parfaitement intégrée
au sein de ma famille libanaise, entourée de
mes parents, mes nombreux oncles et tous mes
grands-parents. À l’adolescence, j’ai été victime

50
de la xénophobie des camarades. Ils me trai-
taient de petite Turque – comme si ce n’était pas
à cause des Turcs que les Libanais avaient dû
émigrer – et m’excluaient d’événements réservés
aux « Brésiliens de quatre cents ans », descen-
dants des premiers colons. De leur côté, mes
ancêtres n’avaient que mépris pour les natifs.
Mon grand-père paternel, originaire d’un village
du mont Liban, n’avait de cesse d’opposer à
leurs quatre petits siècles ses quatre mille ans de
civilisation.
Moi qui aimais tant mon grand-père,
comment pouvais-je ne pas être critique vis-à-vis
de mes compatriotes ? Mes ancêtres avaient
conquis une place au soleil dans leur terre d’accueil
et m’avaient transmis de vraies valeurs – notam-
ment le goût du savoir –, mais ne pouvaient se
reconnaître dans le pays qu’ils m’avaient légué.
J’en suis venue à l’évoquer de manière indi-
recte au cours d’une séance.
« Je ne suis pas sûre d’aimer mon pays.
– Vraiment ?
– Oui.
– Dites-moi… Je vous écoute.

51
– En fait, je ne sais pas pourquoi je viens ici.
– Hmm…
– J’ai l’impression que je suis obligée de venir.
– Oui, c’est ça ! a répondu le Docteur en me
regardant fixement.
– Mais qui m’oblige ?
– Dites-le moi, ma chère.
– Si je le savais… vouloir n’est pas pouvoir.
– Ça aussi, c’est vrai. »
Sur cette phrase, le Docteur s’est levé et m’a
dit À demain.
Les mots m’avaient devancée. Ce n’est
qu’après que j’en ai compris la signification,
Nachträglich.
Ma grand-mère maternelle, dont le père était
devenu riche après avoir émigré, a passé un an
à Paris pour choisir le mobilier de sa demeure.
Dès l’entrée, on trouvait de la porcelaine de
Sèvres et des meubles importés de France. Mes
ancêtres étaient tous maronites et ne pouvaient
qu’idéaliser la France.
Après la chute de l’Empire ottoman à l’issue
de la Première Guerre mondiale, un mandat
de la Société des Nations a fait du Liban un

52
protectorat français. Déjà au xvii e siècle,
chrétiens maronites et Français entretenaient
d’étroites relations. Sous le règne de Louis XIV,
la plupart des consuls de France à Beyrouth
étaient maronites. Ils ont ainsi accédé à un statut
social plus élevé et ont vu dans la France un pays
ami autant qu’un protecteur. C’est aussi pour
cela que je me trouvais à Paris, pour réaliser le
désir des ancêtres. D’où le mot d’obligée, sur
lequel le Docteur avait mis l’accent.
Encore une séance illustrant la pertinence du
Je dis, donc j’existe, substitué au Je pense, donc
je suis. Si Lacan m’avait demandé pourquoi je
n’étais plus sûre de rien, il m’aurait amenée à
penser. Mais il a réagi en disant Vraiment ? puis
Dites-moi, je vous écoute, précipitant la parole. Il
savait que l’inconscient se manifeste par le biais
de la libre association et non pas par l’exercice
de la pensée. Avec le mot d’obligée, j’ai accédé
à l’histoire familiale et découvert la motivation
profonde de ma traversée.
Lacan n’a pas interprété ma parole en lui
attribuant telle ou telle signification. Quand il
a perçu que l’inconscient s’était exprimé, il m’a

53
renvoyée à la solitude de la rue, pour que je fasse
l’interprétation de moi-même. En valorisant
l’association libre, cette séance met en évidence
à la fois le caractère éminemment freudien de la
pratique du Docteur et le bien-fondé de la subs-
titution de patient par analysant. Si celui-ci ne
se penche pas sur ce qu’il a dit, l’analyse ne peut
avoir lieu. Chacun a l’analyste qu’il mérite…

L’analyse n’était pas toujours facile, et j’ai


décidé de voyager, de prendre des « vacances
de l’inconscient ». Mais comment le dire au
Docteur ? J’étais en France pour quatre mois
afin de travailler avec lui et je n’avais pas de
motif sérieux pour m’y soustraire. Je croyais que
le Docteur allait m’opposer un refus, comme
l’aurait fait mon père. Il n’en fut rien.
« Bien, ma chère, et je vous revois quand ? »
Je n’en ai pas cru mes oreilles et, à dire vrai,
ça m’a plutôt indignée. Était-il possible qu’il ne
me demande même pas pourquoi je m’absen-
tais ? Qu’il se montre aussi indifférent ?
Je suis restée un bon moment sans rien dire.
« Je serai de retour dans quinze jours.

54
– Quinze jours ? »
Sur ce, le Docteur s’est levé et j’ai réglé la
séance comme d’habitude, en posant deux
cents francs sur son bureau, puis je suis sortie. Je
dois dire que je l’ai fait sans rien comprendre et
que c’est seulement maintenant, en écrivant ces
lignes, que je mesure la pertinence de sa réponse.
En se bornant à demander quand il me rever-
rait, il a en même temps reconnu mon désir et
exprimé celui de poursuivre le travail.
Lacan n’était pas là pour répondre à une
demande d’amour inconditionnel, mais pour
que l’analysant cesse d’être contraire à soi-même,
qu’il assume son désir, qu’il devienne le sujet de
sa propre histoire.

J’ai voyagé sans quitter Paris, à la découverte des


monuments indiqués par le guide et participant
aux visites-conférences que proposait P ­ ariscope. Ce
qui m’impressionnait le plus, c’était la relation
des Parisiens à leur passé, la mise en valeur de
tout ce que recèle la ville, jusqu’au système des
égouts où avait trouvé refuge Jean Valjean, le
protagoniste des Misérables.

55
D’un côté, Paris me laissait bouche bée. De
l’autre, il m’obligeait à réaliser le mépris que le
Brésil porte à la mémoire. D’un jour à l’autre,
les bâtiments qui racontaient son histoire ont été
et sont encore impitoyablement démolis pour
laisser la place à d’autres, au nom de l’argent
et de l’efficacité. Ou alors, ils prennent feu par
négligence, comme en 2018 le Musée national
de Rio, ancienne résidence des empereurs du
Brésil, dont les collections réunies pendant deux
siècles ont presque totalement disparu. Dans ces
collections figurait Luzia, le plus ancien fossile
humain trouvé en Amérique du Sud, datant d’il
y a quelque treize mille ans.
La visite-conférence finie, j’errais dans la
ville en admirant les façades des immeubles
et les portails de bois sculpté, avec des motifs
que j’essayais de déchiffrer – c’est pourquoi je
portais toujours avec moi un petit dictionnaire
de mythologie. Quand je ne marchais pas dans
les rues, j’allais sur les quais goûter le paysage,
les péniches dont quelques Parisiens avaient fait
leur résidence, les platanes et les saules pleu-
reurs. Par sa couleur de jus de canne, la Seine
me rappelait mon enfance au Brésil.

56
Chaque fois que je passais place du Châtelet,
j’admirais la statue dorée de la Victoire, avec ses
seins et ses hanches exubérantes, ses bras ouverts,
une couronne de laurier dans chaque main. J’y
voyais une exaltation de la figure féminine et un
symbole de la Ville Lumière – peut-être à cause
de la dorure…
C’est une autre Victoire qui avait suscité, à
18 ans, mon fantasme de connaître Paris : la
Victoire de Samothrace, cette puissante figure de
proue qui trône au Louvre, en haut d’un escalier
monumental. J’ai profité des « vacances de l’in-
conscient » pour aller une fois de plus contem-
pler cette femme ailée, où je voyais une éclatante
représentation de la liberté de la femme.
En visitant Paris, je réalisai tout ce que la
ville avait encore à m’offrir. Mais avant que ne
s’achève cette parenthèse dans l’analyse, j’étais
déjà revenue dans le cabinet du Docteur. C’était
au lendemain d’un rêve qui s’était répété et que
j’avais besoin de lui raconter.
« Dites-moi.
– J’ai rêvé de vous, dans mon pays.
– Intéressant.

57
– Un vrai festin, un banquet… vous et moi
étions assis tout en haut d’un manguier.
– D’un quoi ?
– Un manguier… mais nous mangions
des sapoti, un fruit qui n’existe pas ici… Nous
étions trois, vous, moi et un ange noir avec une
couronne de fleurs d’ipé, un arbre de là-bas.
– Hmm…
– Vous épeliez les mots en portugais.
– Je suis donc passé du français au portugais !
– Et qui plus est, vous êtes monté au ciel avec
l’ange.
– En route pour un monde meilleur… »
Le Docteur s’est levé avec son À demain, et
je me suis demandé pourquoi il ne m’avait pas
incitée à faire les associations permettant d’inter-
préter le rêve. Sur le chemin du retour, je me suis
rappelé un passage de L’inter­prétation des rêves
où Freud évoque un songe d’Anna, sa fille alors
âgée de 1 an et demi. La petite s’était rendue
malade en mangeant des fraises et avait dû faire
la diète toute la journée. La nuit suivante, dans
son sommeil, elle avait récité un menu entier :
« Fraises, fraises des bois, omelette, pudding. »

58
Un tel rêve était pour Freud la preuve que le rêve
est la réalisation d’un désir.
Le désir s’exprime directement dans les rêves
d’enfant et l’interprétation se passe des asso-
ciations du rêveur. Mon rêve de festin avec le
Docteur ressemblait à celui des enfants. Il expri-
mait le désir de poursuivre l’analyse avec lui au
Brésil et en portugais. C’était à prévoir et Lacan
l’avait prévu. Mais c’était hors du champ des
possibles. Le travail était engagé, on ne pouvait
pas revenir en arrière. Que je le veuille ou non,
le français serait la langue de mon analyse,
puisque je ne concevais pas d’autre analyste que
le Docteur.

Sur les quatre mois que je devais passer en


France, il n’en restait plus qu’un. En plus de
l’analyse, j’avais à lire les séminaires du Docteur
et les auteurs auxquels il faisait référence. Cette
année-là, dans son premier cours, Lacan a dit
que le titre du séminaire pourrait aussi bien être
Les non-dupes errent que Les noms du père. Il a
donc commencé par un jeu de mots, mettant
en avant l’ambiguïté de la langue et le travail

59
de Freud sur le rapport entre le jeu de mots et
l’inconscient.
Dans son approche, Lacan revenait toujours
à Freud et à l’association libre, qui incite l’ana-
lysant à dire librement ce qui lui vient en tête,
quitte à se fourvoyer. C’est là la condition pour
que l’inconscient se manifeste. Par ailleurs, j’ai
retenu de ce séminaire une phrase qui m’a aidée
à poursuivre ma propre démarche : « On ne doit
pas comprendre trop vite. »
À la différence des autres savoirs qui excluent
le sujet au nom de l’objectivité, c’est précisément
sur le sujet que repose le savoir de l’inconscient.
Or celui-ci a besoin d’être déchiffré. Comme le
sphinx, l’inconscient nous soumet des énigmes
et exige de la patience. C’est sans doute pour-
quoi Lacan recommandait les mots croisés aux
analystes.
Je ne me souviens pas de toutes les séances
pendant ces quatre mois, mais je n’ai jamais
oublié la dernière, grâce à l’intervention fort
inattendue du Docteur.

60
Bon gré mal gré, j’avais fait mes valises. Je
devais reprendre ma clinique au Brésil, où mon
compagnon était censé m’attendre. Malgré le
froid, je flânais avant la séance : la journée enso-
leillée était une invitation à la promenade. Au
Châtelet, je m’arrêtai une fois de plus au pied
de la Victoire avant de passer par les Tuileries. Je
voulais revoir les femmes de Maillol, ses sculptures
érotiques et celle dont le geste semble repousser
celui qui s’approche. Elles aussi me manqueraient
au Brésil, où l’exhibition du corps féminin sert la
jouissance et non la contemplation. Le culte de
la féminité pouvait-il exister dans un pays qui n’a
jamais connu l’amour courtois ?
J’ai marché depuis le jardin jusqu’au cabinet
du Docteur, où la salle d’attente, pour une fois,
était vide. Il m’a donc reçue rapidement.
« Venez, ma chère.
– C’est la dernière séance…
– Hmm…
– S’il faut faire un bilan de ce qui s’est passé, je
ne saurais dire ni ce que j’ai fait ici, ni pourquoi
je m’en vais… À quoi cela me servira-t-il d’avoir
travaillé avec un analyste aussi renommé ?

61
– Dites-moi…
– Si je le savais, je vous le dirais.
Un silence.
– Je ne sais qu’une chose, c’est mon rêve
d’hier.
– Oui… je vous écoute.
– J’ai rêvé que je vous demandais quelque
chose.
– Quoi donc ?
– Je vous demandais de lire le nom d’une rue
au Brésil.
– Intéressant… renom, nom… Peut-être
vous ferez-vous un nom de mon renom… »
Le Docteur a fait une association conclue par
un jeu de mots. Il y recourait toujours dans la
séance comme dans le séminaire.
Le fait est que je suis partie satisfaite. Lacan
n’ignorait pas à quel point la question du nom
était importante pour moi, descendante d’im-
migrants. En plus de perdre sa terre d’origine,
celui qui émigre recommence sa vie ailleurs avec
un nom qui ne signifie rien, il n’est plus qu’un
inconnu.

62
Le Docteur a misé sur mon désir de devenir
une psychanalyste reconnue pour son travail
et, qui plus est, pour son travail avec lui. C’est-
à-dire qu’il a misé sur son propre désir. Pour
Lacan, comme pour Freud, la transmission de la
psychanalyse était fondamentale. Il voulait avoir
des disciples, alors, pourquoi pas au Brésil ?
III
Je veux être mère

Contrairement à ce que j’avais imaginé, le


retour au Brésil a été un désastre. Mon compa-
gnon avait rencontré une autre femme et n’avait
aucunement l’intention de s’en séparer. Dans
mon désespoir, je me suis mise à boire et j’ai été
saisie par une idée fixe : il fallait que je me venge.
Sans me rendre compte que je réagissais comme
dans le passé les femmes brésiliennes trompées
par leur mari avec l’une de leurs esclaves. Elles
s’abandonnaient à une cruauté sans mesure,

65
cassant à coups de talon les dents de la servante,
lui entaillant les seins, lui grillant les oreilles.
Cette violence ne me ressemblait pas, elle
dénotait un profond déséquilibre. Devant cette
situation, ma mère m’a convaincue de retourner
en France et de reprendre le travail avec Lacan.
Elle pressentait que mon état avait aussi à voir
avec l’interruption de l’analyse.
Me pliant à sa volonté, je suis repartie, sans
idée précise. L’avion a fait escale au Liberia, un
pays dont je ne savais rien, mais où j’ai eu envie
de rester. J’étais complètement déboussolée. Je
voulais retarder Paris et plus encore le Docteur.
Je ne l’avais même pas averti de mon retour.
Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir lui dire ?
Que j’étais obnubilée par la vengeance ? Capable
de commettre un crime ? Je ne voulais pas me
discréditer, mais ces idées me donnaient un tel
sentiment de puissance que je ne voulais pas y
renoncer.
À Paris, rongée par la jalousie qui se nour-
rissait d’elle-même, j’ai d’abord vécu dans le
métro. J’allais d’une station à l’autre, bougeant
sans cesse pour n’être nulle part, au milieu

66
d’inconnus pour n’être avec personne. Parfois
me revenait le jeu de mots du Docteur – Peut-
être vous ferez-vous un nom de mon renom. Main-
tenant il me paralysait. Tout ce que j’avais fait au
Brésil, c’était me séparer de mon compagnon et
me battre avec la rivale. Rien pour la noble cause
de la psychanalyse.

J’ai mis du temps à me décider et seul un


double whisky m’a permis d’aller rue de Lille
sans avoir prévenu personne. Gloria commen-
çait à me connaître, elle m’a ouvert la porte
et indiqué la salle d’attente. J’imagine que le
Docteur a été surpris de me voir, mais il n’en a
rien laissé paraître. Il m’a simplement fait signe
d’entrer. Il n’était pas de ceux qui ne reçoivent
que sur rendez-vous et résistent à l’analyse.
« Dites.
– Mais dire quoi ?
– Ce que vous voulez. »
Il a compris que j’avais peur, alors il a
poursuivi.
« Rien de ce que vous direz ne sortira d’ici.

67
– Je ne suis allée au Brésil que pour en
revenir.
– Comment cela ?
– Paris est tout ce qui me restait. »
Sans me demander pourquoi, le Docteur s’en
est sorti avec une réponse inattendue.
« Je ne peux pas me porter garant.
– Je ne vous l’ai pas demandé.
– Vous assumez entièrement le risque.
– Oui, je sais.
– Alors, revenez demain. »
Le Docteur m’a défiée. C’est ce qu’il me
fallait pour abandonner la position d’humiliée et
d’offensée, pour retrouver l’estime de soi. Lacan
savait évaluer le degré du transfert – maximal
dans mon cas – et agir en conséquence. Cette
séance montre à quel point la cure repose sur
la sensibilité de l’analyste et pourquoi Lacan
disait que la psychanalyse est un art. Dans
ces deux domaines, l’intuition, cette capacité
de comprendre sans raisonner, de piger, est
fondamentale.
Lacan m’avait remise en quelques mots dans
le processus de l’analyse, pour une troisième

68
phase – de 1974 à 1976 –, qui serait la plus
longue – et la plus décisive. Durant cette période,
j’allais affronter la double question des origines
et de la maternité, et je sortirais du confort de la
langue maternelle pour traduire le maître.

Mon père me mettait toujours au défi de


me dépasser. C’est sans doute pour cela que le
Vous assumez entièrement le risque du Docteur a
marché. Il met aussi en évidence deux recours
de Lacan en tant qu’analyste. En allant à l’en-
contre des attentes, dans un moment de crise, il
pouvait dire à l’analysant Ne comptez pas sur moi
pour l’inciter à compter sur lui-même. Il utilisait
le défi comme remède à la dépression. L’autre
recours résidait dans le paradoxe. D’un côté, Je
ne peux pas me porter garant, de l’autre, Revenez
demain. À l’instar de l’inconscient, Lacan n’avait
que faire de la contradiction.
Du coup, j’ai loué un appartement à Paris
pour pouvoir continuer l’analyse. Au Quartier
latin, bien entendu, d’où j’allais à pied rue de
Lille.

69
C’est à cause d’une nouvelle séance que j’ai
présenté un projet d’enseignement au dépar-
tement de psychanalyse de l’université de
Vincennes – dirigé par Lacan. La séance en
question avait un rapport avec un pendentif
que je portais à l’époque. C’était un œil en pâte
de verre aux paupières d’argent, combinaison
originale de métaux et de matériaux du Brésil,
un bijou créé par une artiste d’Europe de l’Est.
Ce jour-là, le Docteur ne s’est pas assis dans
le grand fauteuil comme à son habitude. Il est
resté debout, devant moi, me fixant avec un
léger balancement du corps.
« Dites-moi.
– Avec vous là, si près, je ne peux rien dire. »
Il ne s’est pas assis pour autant et a continué
à me regarder.
« Qu’est-ce que vous portez au cou ?
– Un œil.
– Un fétiche…
– Peut-être, mais je n’avais jamais songé que
c’en était un. C’est un bijou que j’aime bien.
– Quoi d’autre ?

70
– Je vais passer le concours pour enseigner au
département de psychanalyse.
– Sur quel sujet ?
– Je ne sais pas encore, mais je vais bientôt
présenter un projet.
– Très bien, allez-y… À demain, ma chère. »
Je suis sortie en m’interrogeant sur la
remarque bizarre du Docteur. Qu’est-ce que
l’œil en verre avait à voir avec un fétiche ? Je
me suis rappelé l’œil d’Horus que j’avais vu
au département d’art égyptien du Louvre. Il
symbolisait le pouvoir et écartait le mauvais
œil. L’œil d’Horus m’a fait penser aux fétiches
introduits au Brésil par les esclaves africains qui
n’ont jamais renoncé à leurs croyances et à leurs
rites – d’où le syncrétisme religieux du Brésil.
Comme les autres enfants de mon milieu
social, j’avais été éduquée par mes parents, mais
élevée par une descendante d’Africains – l’éter-
nelle employée domestique – et ne sortais pas de
la maison sans mon œil en sautoir. Comment
ne pas en conclure, après la séance, qu’il s’agis-
sait bel et bien d’un fétiche et que je croyais en
sa puissance protectrice ? Mais j’y croyais sans

71
en avoir conscience, ma formation scientifique
étant incompatible avec la magie.
Que je le veuille ou non, la culture africaine
était aussi la mienne. Si d’un côté j’avais grandi
en écoutant les histoires des Mille et une nuits,
narrées par mon grand-père libanais, de l’autre
j’avais entendu Maria me raconter ses histoires
de sortilèges, dire que le fétiche empêchait le
mauvais œil et rendait le corps invulnérable. Je
pouvais n’avoir que des ancêtres libanais, me
considérer de pure souche orientale. Culturelle-
ment, j’étais métisse.
Parce qu’il a regardé fixement mon pendentif,
le Docteur m’a amenée à définir le thème du
projet que j’allais présenter au département de
psychanalyse de l’université de Vincennes : ce
serait le fétichisme. Je voulais aller plus loin
quant à la signification du fétichisme dans la
théorie psychanalytique et dans le syncrétisme
religieux du Brésil, où j’avais été introduite par
une amie, qui était dramaturge. Elle m’avait
parlé plus d’une fois des effets de la magie
noire pour écarter une rivale, et nous sommes
allées dans un centre de Rio où une mère de

72
saint, Vovo Conga de Angola, avait le pouvoir
de défaire tout le travail de magie noire. Nous
sommes restées des heures là-bas, dans l’attente
de la mystérieuse grand-mère. Sa présence était
sans cesse annoncée, puis repoussée à plus tard.
Dans un espace traversé par des coqs et des
chiens errants, on ne voyait que la lumière des
bougies. Tout était imprégné d’une odeur de
fumée.
Ça a été une première expérience, elle
m’a appris comment le pouvoir s’instal-
lait en se prévalant de l’attente et du mystère
pour renforcer la croyance (4). À partir de ce
moment, j’ai fait d’innombrables voyages à
travers le pays comme apprentie-touriste, afin
de mieux connaître les cultes afro-brésiliens. J’ai
même pu assister au culte secret des ancêtres de
Bahia, dont le rituel rend visibles certains esprits
ancestraux. Ils ont nom Egun, Baba Egun ou
encore Baba. Ce culte a été une référence impor-
tante à la fin de mon analyse (5).
Grâce à tous ces voyages, j’ai pu surmonter
la xénophobie de mes ancêtres, peut-être liée au
fait qu’à leur arrivée au Brésil, ils avaient dû la

73
subir eux-mêmes. Des décennies plus tard, j’ai
moi aussi connu un tel mépris, au point d’oc-
culter mes origines. Par exemple, je disais à
qui voulait l’entendre que mon père s’appelait
Ricardo quand son prénom était Rachid.
Déjà à l’époque, à cause de l’immigration,
porter un nom arabe n’était pas une sinécure. La
menace terroriste n’a fait qu’aggraver la situation.
Beaucoup plus tard, quand mon fils est né, j’ai
refusé de lui donner un nom qui révélerait ses
origines arabes, malgré l’insistance de mon mari.

Paris est fait pour le regard. Il est une invitation


à voir et à se voir. Il y a des miroirs partout – dans
les entrées d’immeubles, les restaurants, les
bars… Pas moyen de négliger son apparence.
L’appartement que j’avais loué se trouvait dans
un immeuble du xviiie siècle, avec une glace
dans chaque pièce, et je savais en profiter. J’étu-
diais mes tenues, les anciennes, les nouvelles,
les futures. Au milieu des Parisiennes, j’ai voulu
devenir élégante. Avant, je n’aurais pas pu
l’imaginer.

74
La mode exigeait une silhouette de manne-
quin, mais avec son postérieur avantageux, mon
corps était une vraie contrariété. Il me fallait
négocier entre la mode et lui afin de satisfaire
la femme que j’étais en train de découvrir. Le
miroir m’était utile pour ne pas me tromper
quand un vêtement ne m’allait pas. J’avais
besoin de mon image pour trouver mon style et
j’en étais consciente. Mais c’est au cours d’une
séance que j’ai découvert la raison pour laquelle
le miroir me fascinait.
« Je me suis installée dans ma nouvelle
maison… C’est l’appartement d’une dame, je
lui ai donné du Madame mais elle voulait du
Mademoiselle. Une demoiselle de 60 ans qui se
dit amoureuse… L’appartement est lumineux et
il y des miroirs partout… d’ailleurs, j’aimerais
qu’il y en ait davantage.
– C’est vrai ? »
Après un silence, je suis passée au château de
Versailles que j’avais visité la semaine précédente.
« – La galerie des Glaces… Les fenêtres, la
vue des jardins… J’y retourne dès que je peux.
– Dites m’en davantage… Je vous écoute.

75
Licence eden-1639-94285-37829 accordée le 29 mars 2022 à
manuelhernandez
– Louis XIV a rêvé à ma place.
– Comment ? »
Le ton de sa voix dénotait la perplexité. J’ai
répété ce que j’avais dit.
« Louis XIV, le Roi-Soleil. »
Là-dessus, le Docteur a interrompu la séance
pour faire en sorte que je m’écoute. Mes propos
étaient bizarres, il s’est appuyé sur cette bizar-
rerie pour donner de l’importance à ma parole.
Comment le Roi-Soleil avait-il pu rêver à la
place de la Brésilienne ? Pour Lacan, la bizar-
rerie était le signe que l’inconscient se mani-
festait, un signe dont il tenait toujours le plus
grand compte dans sa pratique.
Louis XIV avait rêvé pour moi, parce que
ma grand-mère maternelle et ma mère rêvaient
tout haut de la royauté. Le rêve des ancêtres
était le mien, je me plaisais moi aussi à m’ima-
giner reine ou princesse. Je ne pouvais donc
qu’être à ma place à Versailles, dans la galerie
des Glaces. Cette fascination vient tout droit de
celle des Libanais pour le règne de Louis XIV
et des Brésiliens pour la monarchie. Ce n’est
pas par hasard que notre Carnaval abonde en

76
rois, reines, princesses et chevaliers. « Être reine
un jour, c’est ce qu’on veut, nous les pauvres »,
disait un personnage de la Mangueira, une
grande école de samba de Rio. « Briller dans l’or,
dans le lamé, l’argent, les pierres précieuses… »
C’est là le désir de ceux qui descendent de la
favela, pour prendre possession de la ville. Avec
ce luxe qu’est l’imagination, ils font de Rio le
théâtre d’un spectacle aussi grandiose qu’inso-
lite, digne des rêves les plus fous du Roi-Soleil.

Cette question du miroir était secondaire.


Ce qui m’intéressait, c’était la théorie psycha-
nalytique et l’élaboration de mon projet d’en-
seignement sur le fétichisme, à partir du texte
de Freud, Trois essais sur la théorie de la sexua-
lité. Mais écrire en français me compliquait la
vie. Si maintenant je le parlais sans problème,
l’écrire était une tout autre affaire. Cela m’irri-
tait profondément et je suis allée à la séance à
contrecœur. Sans aucune envie de parler.
Avec un autre analyste, j’aurais pu garder
le silence pendant toute la séance – comme si
lui et moi nous n’étions là que pour faire acte

77
de présence. Avec Lacan, c’était impossible. Il
portait le désir d’écouter et ne m’a pas permis
de rester silencieuse, ou plutôt de me taire pour
ne pas me plaindre.
« Dites-moi.
– Si je pouvais… »
Le Docteur a pensé que j’avais peur de
quelque chose et m’a répété qu’il n’était pas là
pour me censurer.
« Ce n’est pas par crainte que je ne parle pas.
Mais parce que le mot qui me vient n’existe pas
dans votre langue.
– Comment cela ?
– Simplement il n’existe pas.
– Quel est ce mot ?
– … Saudade. »
Tout de suite il a interrompu la séance. Le
Docteur m’a laissée partir, ma saudade et ma
langue natale au cœur. Après avoir parlé le portu-
gais sans avoir conscience de ma relation avec la
langue – comme la plupart des Brésiliens –, je
venais de réaliser que c’était dans cette langue, et
dans cette langue seulement, que je marchais en

78
terrain sûr. Combien de séances m’avait-il fallu
pour accéder à cette conscience nouvelle !

Ma langue était le portugais du Brésil et c’est


avec elle que je voulais vivre. Mais je n’avais
aucune envie de retourner à São Paulo. Une ville
qui s’autodévorait, qui avalait tous ses souvenirs,
qui rasait les villas coloniales pour construire des
gratte-ciel…, une ville sans limites, indifférente
à ses rues, à ses places, à ses arbres, traversée par
un fleuve ténébreux et nauséabond, un égout à
ciel ouvert…
Au cours des jours qui ont suivi la séance
saudade, j’ai rêvé à plusieurs reprises de Maria,
la femme d’origine africaine qui m’a élevée.
Dans le premier rêve, elle offrait un miroir à une
statuette rouge dont les seins et le sexe étaient
proéminents. Ce ne pouvait être que la Pomba-
Gira, une figure spirituelle de l’umbanda qui
circule entre le monde des divinités africaines
et celui des vivants. Arrivée au Brésil avec les
esclaves d’origine bantoue, elle est devenue un
puissant symbole érotique qui se manifeste par
le biais d’un médium.

79
Dans le deuxième rêve, jupe large et corsage
de dentelle, la Pomba-Gira exhibait ses colliers.
Maria lui offrait une bouteille de pinga et lui
disait : « Bois, je veux voir. » Ce qu’elle voulait,
c’était que la Pomba-Gira se mette à danser.
À travers son désir d’érotisme, c’était le mien
qui s’exprimait.
À la suite de ces deux rêves, j’en ai eu un
troisième où Maria lisait mon avenir dans des
cauris, rêve dont je voulais parler pendant la
séance. Mais comme le Docteur ne savait rien
de l’umbanda, de la Pomba-Gira ou des cauris,
l’évoquer n’avait guère de sens.
Ce jour-là, sitôt entrée dans le cabinet, au
lieu de m’asseoir comme chaque fois, je m’al-
longe sur le divan. Lacan ne bronche pas. Sans
rien dire, il s’installe derrière moi dans le grand
fauteuil.
« Et alors, ma chère ?
– C’est que je ne peux pas parler de ce que je
veux vous dire.
– Hmm…
– La Pomba-Gira, ça vous dit quelque
chose ? »

80
Une question provocante à laquelle, bien
sûr, il n’a pas répondu. Il ne s’agissait pas d’en-
tamer une lutte de prestige avec moi ni avec
quiconque.
« Intéressant…
– Vous ne répondez pas, vous dites juste inté-
ressant. Je ne comprends plus rien, je suis dés­-
orientée. Vraiment, je me demande ce que je fais
ici.
– Hmm…
– Maria me manque… ma langue… mon
pays. En fait…
– Oui, dites.
– En fait, je ne suis ici qu’à cause de vous. »
Je m’effondre en sanglots. Lacan se lève, d’un
bloc.
« Ne vous désolez pas. Vous avez magistrale-
ment pris possession de ce divan ! Maintenant
c’est acquis. »
Quelques mots de réconfort, énoncés de
manière théâtrale, et j’ai basculé. Me faisant
comprendre d’emblée que j’étais là pour ma
formation analytique et que je venais de fran-
chir un pas important, Lacan m’a fait passer de

81
la désolation à la satisfaction. Et un peu plus
tard, j’allais trouver une solution pour continuer
de travailler avec lui sans renoncer à ma langue
maternelle.
Ce jour-là, je suis sortie du cabinet en répé-
tant les phrases du Docteur… Vous avez magis-
tralement pris possession de ce divan ! Maintenant
c’est acquis. Que signifiait être passée du face à
face au divan ? Je ne verrais plus le Docteur, je
resterais toujours allongée, les yeux au plafond
et mes mots pour seule existence. Quant à lui, il
ne serait présent que pour m’écouter. Une rela-
tion reposant exclusivement sur la parole et sur
l’écoute. Ou plutôt, une parole que Lacan trai-
tait comme un texte et l’écoute de quelqu’un
lisant ce qui était dit. D’où, d’ailleurs, la subs-
titution du mot interprétation par ponctuation.
Cette nouvelle perspective m’angoissait un
peu. En sortant du cabinet, je suis allée marcher
dans la ville. J’ai tourné à droite dans la rue de
Lille, puis à gauche dans la rue des Saints-Pères,
et j’ai ensuite traversé en direction de la Seine,
qui à chaque fois me revivifiait. Je me suis arrêtée
un bon moment sur le Pont-Neuf pour regarder

82
les mascarons qu’Henri IV avait fait sculpter
pour ridiculiser ses ministres qui doutaient de
la solidité du pont.

Le passage au divan a été un tournant dans


l’analyse et a rapidement porté ses fruits. L’été,
quand il faisait très chaud, il y avait des rats
dans les rues de Paris. Mais ce n’est pas n’im-
porte quel rat que j’ai aperçu au rez-de-chaussée
de l’immeuble que j’habitais, c’en était un
énorme, proprement effrayant. J’ai demandé à
la concierge qu’elle vienne voir.
« Un gros rat ? Où ça ?
– Là, au rez-de-chaussée…
– Je ne vois rien.
– Là… Il s’est caché sous l’escalier. »
La concierge a regardé, puis s’est tournée vers
moi, agacée.
« Il n’y a rien du tout, Mademoiselle. L’im-
meuble a été assaini, et puis je suis très occupée. »
Là-dessus elle s’en est allée et je suis partie
à ma séance. Comment avais-je pu être aussi
sûre d’avoir vu un rat dont la concierge niait
l’existence ? Était-ce une hallucination ? Avais-je

83
perçu quelque chose qui n’existait pas ? J’ai
dû conclure que c’était le cas. Si j’en parlais
au Docteur, il allait me prendre pour une
psychotique…
À mi-chemin, j’ai envisagé de renoncer… ne
pas courir le risque d’être exclue du groupe des
futurs analystes. Comme si un analyste était à
l’abri d’un symptôme et que celui-ci échappait
au traitement. Ma peur était celle de quelqu’un
qui ne croyait pas suffisamment à la cure par la
parole. Je n’étais encore qu’une postulante et non
une analyste.
La salle d’attente était pleine, mais sans doute
à cause de mon visage défait, le Docteur m’a
reçue tout de suite.
« Venez. »
À peine allongée, je lui ai parlé de ce qui
était arrivé. Mais je me suis abritée derrière ma
formation psychiatrique, cherchant à montrer
que je savais ce qui était en cause.
« J’ai eu une hallucination.
– Comment ?
– Oui, une hallucination visuelle. »

84
Le Docteur n’a pas accordé d’importance au
symptôme. C’est à l’objet de l’hallucination qu’il
s’est intéressé.
« Et qu’est-ce que vous avez vu ?
– Un rat… un rat énorme.
– Comment ?
– Un rat, um rato. »
En répétant le mot, la première syllabe a pris
une importance subite et j’ai fait une association
inattendue.
« Ra est la première syllabe du nom…
– Dites…
– Du nom de mon père, le nom que je ne
prononçais jamais.
– Pourquoi ?
– Pour ne pas être traitée de Turque. »
Là-dessus, il a interrompu la séance. C’était
le nom du père, objet d’un déni permanent,
qui avait surgi dans l’hallucination. Il s’était fait
jour dans la réalité, et grâce à la coupure, qui
m’a obligée à m’écouter, il m’était désormais
impossible de nier mes origines. La voie qui
permettrait de dépasser l’autoxénophobie s’était
ouverte.

85
L’épisode du rat hallucinatoire met une fois
de plus en évidence la raison de la durée variable
de la séance. La durée dépendait de l’interrup-
tion opérée par Lacan au moment qu’il jugeait
opportun. C’est Kairos qui le déterminait. Par
ailleurs, cette séance permet de comprendre
pourquoi dans les Écrits, il a distingué le temps
logique du temps chronologique. N’était-il pas
logique d’interrompre mon discours quand
s’est imposée la question des origines ? Ra m’a
conduite à Rachid, le prénom de mon arrière-
grand-père, de mon grand-père et de mon père.
Une répétition qui se rattache au culte de Harun
al-Rashid, le calife qui a fait de Bagdad un grand
centre culturel et qui constitue une référence
pour tous les Orientaux – il figure dans plusieurs
histoires des Mille et une nuits.

S’ils n’avaient pas émigré, mes ancêtres


auraient pu mourir à cause de la guerre et
nous autres n’aurions jamais eu le droit de
vénérer le saint de notre choix. L’intolérance
religieuse – encore qu’elle n’ait pas été une
constante – est inhérente à l’histoire du Liban.

86
Née et élevée dans un pays où les religions et
les personnes se sont mélangées depuis toujours,
j’ignorais l’intolérance et n’imaginais pas l’im-
portance de la diaspora.
Les miens voulaient oublier le passé, l’oubli
était pour eux la condition de l’intégration
des descendants. Afin de mieux connaître les
circonstances de la traversée, je me suis entre-
tenue avec les membres de la famille qui ont
accepté de parler. Eux refusaient d’avoir vécu le
drame de l’immigration – une blessure narcis-
sique –, et moi je refusais d’être qui j’étais. D’où
le rêve qui a suivi la séance du rat hallucinatoire.
Je me trouve dans une demeure inconnue.
On sonne à la porte. Je regarde par la fenêtre et
j’aperçois un carrosse de verre. Deux taureaux
noirs se jettent contre les chevaux. L’un d’eux
tombe, blessé, et le carrosse se brise. Je me
précipite dans la rue. À côté du cheval blessé, je
trouve ma sœur, morte.
Je me réveille, effrayée, sans pouvoir respirer.
Qu’est-ce que ce rêve peut vouloir dire ? Je veux
que ma sœur soit vivante. Je sais que des associa-
tions sont nécessaires pour accéder au signifié. Je

87
ne parviens à en faire aucune. Je me souviens de
Freud. Il se réveillait au milieu de la nuit, écri-
vait son rêve et ses associations pour les inter-
préter plus tard. Je note le rêve, je le raconterai
lors de la prochaine séance.
Il m’était impossible de dormir et je suis
sortie dans la ville, bien qu’il fasse encore nuit.
Je voulais voir l’aurore. À Paris, à cette époque,
une femme ne courait aucun risque. J’allai de la
rue de la Harpe jusqu’au parvis Notre-Dame et
de là sur les quais. J’avais besoin de m’apaiser en
contemplant les eaux changeantes de la Seine.

Le jour de la séance arriva et je racontai mon


rêve.
« Quoi d’autre ?
– Quoi d’autre ? Ma sœur et moi sommes
physiquement très semblables. Je me suis
toujours vue en elle. Dans le rêve, elle est à ma
place.
– Hmm…
– Il me semble que le rêve est en rapport avec
ma mort… Pourquoi des taureaux, je l’ignore.
Le taureau, en Grèce, était un animal sacré…

88
Il symbolisait la force. Dans ma langue, il y a
même l’expression fort comme un taureau. Le
carrosse de verre, au contraire, est fragile… il
s’est brisé. »
Après un silence, le Docteur m’a relancée.
« Dites-moi.
– Le carrosse de verre fait penser à
Cendrillon… C’est elle qui était visée, la femme
blanche, blonde et civilisée… La femme que je
voulais être.
– Comment ?
– J’ai toujours eu le fantasme d’être blonde…
Je n’ai jamais voulu de ma peau olivâtre. Celle
qui est morte dans le rêve, c’est Cendrillon.
– Je vous écoute.
– Oui, c’est ça. C’est la Cendrillon que j’ai
été, et elle est morte. Maintenant, vous allez me
dire À demain. Mais je ne peux revenir que la
semaine prochaine. »
J’ai donné la date, j’ai réglé la séance et je
suis sortie. J’examinai le dos de ma main, de
la couleur de ceux qui sont venus de la Médi-
terranée. Je me suis alors souvenue d’une tante
qui cherchait à éclaircir sa peau avec du blanc

89
d’œuf. Elle habitait dans un petit village, loin de
la capitale, mais grâce au cinéma, elle connaissait
l’existence des blondes divas d’Hollywood.

Accepter la couleur d’olive de ma peau, ce


n’était pas encore l’aimer. Mais il ne m’était jamais
venu à l’idée de m’éclaircir la peau comme cette
tante qui vivait dans l’attente du mariage, s’ap-
prêtant sans relâche pour le futur mari. Comme
d’ailleurs les autres femmes de la famille avec
lesquelles je n’ai jamais pu m’identifier. À cause
tant de leur projet de vie que de leur relation au
corps. Elles frisaient toutes l’obésité, et j’avais été
élevée pour être une sportive. Adolescente, j’avais
participé à des concours de natation et je vouais
un culte à Esther Williams, dont j’adorais les
films.
Sans avoir jamais désiré être actrice, j’étais
fascinée par l’image féminine des stars d’Holly­
wood. Je ne sais pas combien de fois je suis allée
voir La dame aux camélias pour Greta Garbo, ou
Autant en emporte le vent pour rêver de Vivien
Leigh, l’entendre dire : « Demain est un autre
jour… »

90
C’est de tout cela que j’ai parlé pendant la
séance. Peut-être à la surprise du Docteur.
« Le seul rôle que j’aurais aimé jouer au
cinéma, c’est celui de Greta Garbo…
– Lequel ?
– La dame aux camélias, je voulais porter ses
robes longues… de tulle blanc ou noir.
– Quoi d’autre ?
– Je voulais être sur un piédestal, comme elle.
La courtisane ne désire pas, mais elle est désirée.
– C’est vrai.
– La dame aux camélias ou Scarlett O’Hara,
courtisée par tous, adorée par Rhett Butler… »
Après un silence prolongé, j’ai dit que je ne
me comprenais pas, et le Docteur m’a signifié
que la séance était terminée. Pour lui, l’essentiel
n’était pas de comprendre, mais de parler pour
ensuite trouver le sens. Il croyait fermement à
l’effet de la parole et à l’interprétation de l’ana-
lysant. À ce sujet, il dit dans l’exposé inaugural
des Écrits techniques de Freud : « Il appartient
aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à
leurs propres questions dans l’étude des textes ;
le maître n’enseigne pas ex cathedra une science

91
toute faite, mais il apporte cette réponse quand
les élèves sont sur le point de la trouver. » (6)
En se refusant à attribuer tel ou tel signifié à
la parole de l’analysant, Lacan a fixé une ligne de
partage des eaux. Sinon l’analyste peut susciter la
résistance et faire de l’analyse une lutte de pres-
tige. C’est pourquoi Lacan dit qu’à côté de la
résistance de l’analysant existe aussi la résistance de
l’analyste, qui s’exprime quand celui-ci en vient
à entraver le processus.
La séance évoquée plus haut montre à
quel point diffèrent le savoir de l’analyste, qui
accepte l’ignorance, et celui du professeur, qui
se présente comme le sachant. Dans ses textes,
Freud expose et corrige inlassablement ses idées.
Sa pensée est toujours susceptible d’être révisée,
c’est celle d’un éternel chercheur. D’où l’idée
que l’analyste se caractérise par une docte igno-
rance (ignorantia docta) et l’insistance du retour
à Freud, pour que la théorie psychanalytique ne
perde jamais la force de ses origines.

Je n’ai pas compris la séance où je m’étais


référée à Autant en emporte le vent tant que je ne

92
me suis pas rendu compte de mon narcissisme,
celui-là même qui caractérisait Scarlett O’Hara
et a fini par rendre impossible sa relation avec
Rhett Butler.
La difficulté à interpréter ce qui s’était passé
pendant cette séance m’a conduite à imaginer
la mort du Docteur. La salle d’attente était
pleine et soudain j’ai imaginé que les personnes
présentes assistaient à une veillée funèbre. Bien
que défunt, le Docteur apparaissait pour nous
dire adieu et nous consoler.
Quand mon tour est venu et que Lacan est
apparu dans le cadre de la porte, j’étais très mal
à l’aise. Il a marqué un temps avant de me dire
venez. J’étais tellement dans mon fantasme que
je me suis demandé s’il s’agissait du vivant ou du
spectre. Il m’a fallu percevoir un second venez
pour me lever, le suivre dans son cabinet et m’al-
longer sur le divan.
J’ai parlé tout de suite, comme si le Docteur
pouvait lire dans mes pensées.
« Je ne sais pas ce que je fais avec le mort…
– Quel mort ?
– …Vous.

93
– Hmm…
– Je me sens de plus en plus perdue. Dans
la salle d’attente, j’ai imaginé que nous étions
tous ici pour votre veillée funèbre. Pourtant,
je ne souhaite pas votre mort. À quoi me
servirait-elle ?
– Dites-moi.
–Tout ce que j’ai à dire, c’est qu’aujourd’hui
je ne veux pas parler. Je veux m’en aller. J’ai peur
du fantasme… non, non ce n’est pas ça.
– Qu’est-ce que c’est alors ?
– Je voulais dire peur du fantôme… Je me suis
trompée… c’était un lapsus. J’ai dit le mot en
portugais. »
Le drame des deux langues était récurrent et,
après la séance, j’ai trouvé une solution. Je me
suis proposée pour traduire un des séminaires
du Docteur, Les écrits techniques de Freud, et,
avec son approbation, je me suis lancée dans
l’aventure.

Le séminaire a été établi à partir de la parole


de Lacan. Autrement dit, la traduction devait
renvoyer à la langue orale, il fallait donc se

94
représenter comment il aurait parlé à des Brési-
liens et partir de là pour écrire. Ce qui impli-
quait de ne pas toujours respecter la grammaire.
C’était la condition pour que l’enseignement du
maître soit accessible dans mon pays.
Tout au début de l’analyse, Lacan m’avait
dit : Vous êtes passée d’un continent à un autre.
Comme à la découverte de l’Amérique ! C’est
précisément ce qui est arrivé grâce à la traduc-
tion. J’ai découvert l’Amérique à travers la
langue portugaise dans laquelle j’allais traduire
le maître avant d’écrire mes propres livres.
Le premier séminaire traduit et édité au
Brésil a donc été Les écrits techniques de Freud. Il
s’agissait d’une expérience entièrement nouvelle
et il n’a pas été facile de trouver le ton juste.
Pour y parvenir, j’écrivais, je lisais, je réécrivais,
je relisais un nombre incalculable de fois. J’ai
procédé comme Lacan qui recommandait, citant
Boileau : « Vingt fois sur le métier remettez
votre ouvrage. »
Si la question du ton était problématique, la
traduction des concepts ne l’était pas moins. Par
exemple le ça, qui correspond au es allemand.

95
L’édition anglaise des œuvres complètes de
Freud, la Standard Edition, a opté pour le latin,
avec le id au lieu du it. Une solution en opposi-
tion avec Freud qui a puisé dans sa langue pour
désigner les instances psychiques (ich et es).
Anticipant l’étonnement de ses lecteurs devant
le choix de simples pronoms allemands « au lieu
de pompeux noms grecs », Freud a insisté sur
l’importance d’adopter pour la théorie les mots
de la langue parlée. Il a souhaité en faire un
usage scientifique, afin que ses enseignements
puissent être compris par les patients « souvent
intelligents, mais pas toujours lettrés ».
C’est avec les arguments de Freud en tête que
je me suis rendue à la séance.
« Rien de plus difficile que de vous traduire.
– Hmm…
– Je ne sais pas comment rendre le ça, qui est
une traduction du es allemand. Dans la version
portugaise, le es a été traduit par id, comme
dans la Standard Edition. Je ne vois pas de raison
d’adopter la solution anglaise. Ce n’est pas ce
que vous avez fait en français.
– Oui, c’est exact.

96
– Freud montre que la théorie doit utiliser
les mots de la langue dans laquelle elle s’éla-
bore. Vous avez adopté un pronom dans votre
langue… c’est un retour à Freud.
– C’est cela… »
Je suis sortie de la séance avec en tête le mot
isso, que j’allais par la suite utiliser pour traduire
le ça.

Pendant un bon moment, le thème de la


relation entre les langues est revenu sans cesse
dans l’analyse, j’avais l’impression d’en être
prisonnière. Dans la vie quotidienne, je passais
du portugais au français, et dans la traduction
c’était l’inverse. Les deux situations étaient
inconfortables, et si j’ai pu le supporter c’est que
j’aimais Paris, sa beauté prégnante, cette liberté
que j’avais dans la ville. En dehors de quelques
analysants de Lacan et des membres de l’École
freudienne de Paris, je n’y connaissais presque
personne.
J’avais tout mon temps pour étudier, écrire
et flâner sans être importunée. Dans les années
1970, les rues étaient sûres. À l’exception du

97
clochard, qui avait choisi de vivre dans la rue,
il n’y avait pas autant de sdf ni d’immigrés
sans logement. Dans le Paris d’alors, on pouvait
imaginer celui d’Hemingway – Paris est une
fête – et d’Henry Miller – Jours tranquilles à
Clichy.
Un jour, après plusieurs vaines tentatives
pour traduire le ça, une solution m’est apparue.
J’ai couru en parler au Docteur.
« La traduction du ça en portugais… Je dois
tenir compte de l’allemand autant que du fran-
çais. Le es est un pronom neutre… Il relève du
domaine psychique étranger au moi…
– Oui.
– Il désigne ce qui n’est pas personnel… c’est
un pronom impersonnel.
– Hmm…
– Le ça est le substitut d’un pronom imper-
sonnel, mais aussi un démonstratif. Vous, les
Français, vous dites ça ne se fait pas, ce qui en
portugais donne isso não se faz. Pourquoi ne pas
traduire le ça par isso ? Le isso est démonstratif et
fonctionne comme pronom impersonnel. »

98
Lacan s’est levé et a répété avec force c’est ça,
c’est ça. Sa répétition et son emphase prouvaient
que mon argumentation l’avait convaincu. En
sortant du cabinet, j’étais rayonnante. Si je
n’étais pas délivrée de moi-même, j’étais enfin
délivrée de la traduction du ça, point de passage
obligé de mon analyse. Pour Lacan, la formation
supposait que l’analysant s’engage à diffuser la
théorie analytique. Mon travail de traduction
validait mon engagement.

Comme si vivre entre deux langues ne suffi-


sait pas, le rêve en a introduit une troisième.
Maria me berçait en balançant son corps. Ma
mère est apparue en répétant iahabibe – ma
chérie en arabe. Elle s’est approchée de Maria, et
lui a dit c’est l’heure. Puis s’est mise à me bercer à
son tour en chantant en arabe. Comme tous mes
ancêtres de la seconde génération, elle parlait à la
fois l’arabe et le portugais. C’est tout imprégnée
de ce souvenir que je me suis rendue à la séance.
« Mes grands-parents et mes parents parlaient
l’arabe, mais ne me l’ont jamais enseigné.
– Curieux.

99
– Ils utilisaient cette langue pour dire ce que
les enfants ne devaient pas savoir… pour cacher
certaines choses. Mais ma mère me berçait en
arabe… Sauf que je ne sais pas chanter comme
elle…
– Et alors ?
– Alors rien. »
Après un moment, le Docteur a eu recours à
son éternel Dites-moi.
« Je ne peux pas avoir d’enfant, parce que je
ne connais pas la berceuse de ma mère.
– Eh bien, pour votre enfant, vous en inven-
terez une autre. »
Sa réponse m’a mise sur un chemin que
je n’avais pas entrevu à cause d’un fantasme
inconscient. À l’époque, je m’imaginais que,
si j’avais un enfant, je devrais me comporter
exactement comme ma mère. Lacan m’a laissé
entendre ce que je découvrirai seulement après
avoir eu mon fils : il n’existe pas de modèle de
mère et il ne peut y en avoir. Chaque enfant
est unique, il incombe à sa mère d’inventer sa
relation avec lui.

100
Après l’entrée en scène de l’arabe, je suis
partie pour Le Caire – un voyage touristique – et
j’ai fait un rêve. Mon grand-père paternel portait
un fez et des pantalons bouffants. Nous survo-
lions un cimetière sur un tapis, au ralenti. Il me
montrait du doigt les sépultures et nommait les
offrandes que les Égyptiens faisaient aux morts :
statuettes, vases, instruments de musique, plats
de nourriture… Ce rêve m’a beaucoup impres-
sionnée, j’ai voulu en parler lors de la séance.
« Le cimetière n’en finissait pas… Un peu
comme la Cité des morts que j’ai visitée au
Caire. Mon grand-père a émigré du Liban au
Brésil, ce qui expliquerait cette tenue étrange.
C’était un homme simple qui passait sa vie à lire.
Il aimait nous montrer les ouvrages qu’il recevait
d’Alexandrie et nous raconter des histoires. Il y
mêlait des phrases en arabe, ses petits-­enfants
étaient tous fascinés. C’était un merveilleux
conteur… Un jour, il a eu tout à coup un
syndrome vestibulaire et il s’est évanoui. Mes
oncles ont dû le porter dans sa chambre… Cette
scène annonçait sa fin. Je ne l’ai jamais oubliée.
– Quoi d’autre ?

101
– Mon grand-père voulait m’enseigner
l’arabe. J’ai appris les nombres et l’alphabet,
mais c’est tout. Il est mort d’une crise cardiaque.
Il avait fait souche au Brésil, mais vivait dans la
nostalgie du pays natal.
– Hmm…
– Il me l’a léguée. »
Ce jour-là, c’est moi qui me suis levée la
première, au bord des larmes. J’ai posé l’argent
sur le bureau et j’allais sortir quand j’ai entendu :
« Revenez demain, ma chère. Je suis là, je vous
attends. »
Où que je sois, cette nostalgie héritée de mon
grand-père m’accompagne toujours.

Quand j’ai commencé à traduire, je cher-


chais une impossible identité entre le français et
le portugais. Cela était dû au fait que je n’avais
encore jamais traduit et à mon transfert vis-
à-vis de Lacan. Un parallèle s’était établi entre
la traduction et l’analyse. Elles s’avançaient de
concert vers la fin, quand le transfert s’achève
ou que l’analyste cesse d’être le sujet supposé
savoir. Ce qui, dans mon cas, impliquait que je

102 accordée le 29 mars 2022 à


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m’approprie le texte français en portugais. Ce ne
serait pas la conquête de l’Amérique, mais celle
d’une nouvelle patrie, la patrie de l’écriture, où
je me sentais en terrain sûr.
Le Docteur en était parfaitement conscient.
Il me laissait en proie aux affres du passage inces-
sant d’une langue à l’autre sans jamais intervenir,
sauf quand je lui faisais part de mes doutes.
Plus d’une fois je me suis plainte de la diffi-
culté de mener ma tâche sans que Lacan y prête
l’oreille. Il agissait comme le maître zen, qui
peut tout aussi bien ne pas interférer que donner
une bourrade à son disciple pour qu’il change
de position.
La traduction s’est échelonnée sur neuf mois,
le temps symbolique d’une grossesse. De celle-ci,
j’allais aussi parler avant la fin de l’analyse.

Pour apaiser ma nostalgie du Brésil, je faisais


comme les autres Latino-Américains installés à
Paris. Ils utilisaient des cabines téléphoniques
trafiquées pour pouvoir parler longtemps sans
bourse délier. Dès qu’une cabine était réparée,
quelqu’un du groupe en détraquait une autre.

103
C’était du vol, certes, mais cela ne venait à
l’idée de personne. De toute façon, aucun de
nous n’en aurait tenu compte. Dans les années
1970, les jeunes se réclamant de la gauche valo-
risaient le vol, attitude justifiée par le tqpb, Tout
ce Qui peut porter Préjudice à la Bourgeoisie. De
cela, bien évidemment, je ne disais mot dans
l’analyse.
Un jour, après avoir pas mal cherché, j’ai
trouvé une cabine libre à Saint-Germain-des-
Prés. J’ai bavardé avec les amis d’outre-Atlan-
tique et suis ressortie très contente de moi.
Puis je me suis aperçue que je n’avais plus mon
pendentif, le fameux œil en verre. J’ai passé une
partie de la nuit à sillonner les rues, parcourant
le boulevard Saint-Germain, revenant sur mes
pas, descendant le boulevard Saint-Michel vers
la Seine. Je me sentais tout à coup très vulné-
rable. En fait j’étais désespérée.
Je me suis endormie à l’aube et, le jour
suivant, j’ai failli rater la séance.
« Dites-moi.
– Je n’ai rien à dire, j’ai perdu mon œil.
– Comment ? Votre œil ?

104
– Oui, mon œil en verre. Sans lui je ne peux
pas rester ici. »
Sans hésiter, le Docteur m’a dit que je devais
tout de suite m’en procurer un autre.
« Comment faire ?
– Télégraphiez au Brésil ! Téléphonez ! »
Je suis sortie de la séance complètement
désarçonnée. Comment se faisait-il que le
Docteur, psychanalyste de métier, appuie ma
croyance en ce fétiche ? Évidemment, il s’agis-
sait en priorité d’éviter la rupture – primo non
rompere. Si le respect de ma croyance était la
condition pour que je reste, il ne pouvait que s’y
ranger. Le Docteur n’était pas là pour s’opposer
à moi, mais pour être mon analyste et le rester.
Il savait très bien que la résistance de l’analysant
trouve mille et un prétextes pour se manifester.
Avec cette séance, j’ai appris que l’analyste
doit être au diapason de l’analysant pour éviter
la résistance qui menace toujours le déroulement
de l’analyse. Je dis toujours parce qu’il est parfois
difficile de supporter les effets des découvertes
que l’analyse suscite d’elle-même.

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accordée le 29 mars 2022 à
manuelhernandez
Pour rester en accord avec moi, Lacan a été
capable de dire ce qu’aurait dit un père de saint.
Il était un acteur feignant de ne pas l’être et se
glissait dans chacun des rôles qui s’imposaient à
lui. À seule fin d’entretenir le transfert avec moi,
il est devenu brésilien. Il a sûrement procédé
ainsi avec d’autres analysants venant d’autres
horizons. Pour lui, la seule nationalité qui vaille,
c’était l’analyse. Le dogmatisme n’avait pas sa
place. Au 5, rue de Lille, la pratique de Lacan
était guidée par la docte ignorance.

Mon attachement à l’œil en verre avait à voir


avec l’enfance. J’ai été élevée par mes parents
dans la religion catholique, mais le monde de
ma nounou était celui du syncrétisme religieux
où se mêlaient la foi chrétienne et les croyances
venues d’Afrique. L’œil en verre symbolisait tout
mon passé, sans lui je ne pouvais pas vivre, à
Paris ou ailleurs. J’ai suivi l’avis de Lacan et j’en
ai commandé un autre.
Je m’autorisais ainsi à imiter une tante qui,
au désespoir de sa famille maronite, avait eu

106
recours au spiritisme à la mort de son fils. J’ai
conté cette histoire au Docteur.
« Mon cousin est mort au bord de la mer, sa
tête a heurté un rocher en plongeant. Son père
a dû identifier le corps à la morgue et ma tante
s’est effondrée lors des funérailles. Puis elle s’est
abandonnée à un médium.
– Hmm…
– Tout le monde la méprisait pour être passée
au spiritisme. La famille s’en tenait à son éternel
Mektoub.
– Quoi d’autre ?
– Mes grands-parents avaient émigré à cause
de l’intolérance religieuse et se sont moqués de
la tante et de son adhésion au spiritisme. Pour
elle, c’était la seule manière de retrouver son
fils, de parler avec lui. Comment peut-on être
victime de l’intolérance et devenir intolérant ? »
Lacan m’a laissée avec cette interrogation,
considérant que l’important était d’y être
arrivée et de devoir trouver une réponse. Ce
qui s’est produit quand j’ai compris qu’il était
possible de s’identifier avec le bourreau, en lisant
Histoire d’O. Non contente de se soumettre à

107
toutes les violences infligées par l’amant, O les
vit comme un honneur.
D’un côté, Lacan ne gaspillait pas le temps.
Il interrompait la séance dès que cela s’impo-
sait. De l’autre, il savait donner du temps au
temps en faisant confiance à l’analysant. C’était
sa façon d’ouvrir la voie pour que chacun puisse
devenir ce qu’il est.

Cela impliquait pour moi d’accepter à la fois


la couleur olive de ma peau et un corps qui ne
répondait pas à la mode française. Une préoccu-
pation futile, certes, mais j’osai en parler.
« J’aime assister aux défilés de mode. Mais
je serais incapable de porter les vêtements des
grands couturiers. Il me faudrait perdre au
moins dix kilos…
– Hmm…
– Et il y a autre chose… En haut, je fais
du 42, en bas du 46.
– La mode n’est pas faite pour tout le
monde…
– Elle n’est pas faite pour une Vénus
hottentote…

108
– Hottentote ?
– Mon corps est disproportionné, comme le
sien… c’est la tradition dans mon pays.
– De quel pays s’agit-il ? Vous pouvez me le
dire ? »
Là-dessus, il a clos la séance. Je suis sortie aussi
contrariée qu’intriguée. Comment pouvait-il
me poser une question pareille ? D’où venait ce
doute ? Lacan savait déjà qu’en dehors du Brésil,
j’avais été façonnée par le Liban et par la France.
Peut-être souhaitait-il que je m’installe en France
de manière définitive, pour exercer la psycha-
nalyse et traduire son œuvre. Peut-être avait-il
usé du doute pour contrer le dogmatisme dont
témoignait ma certitude.
Il faut dire que le Brésil était davantage mon
pays que les autres : c’était dans sa langue que je
rêvais, que j’écrivais. Déjà alors, j’avais besoin de
l’écriture pour remplir ma vie. L’une des raisons
de mon transfert avec Lacan était certainement
sa relation poétique à la langue. Il en tirait parti
pour créer des néologismes et faire des jeux de
mots, comme il est d’usage au Brésil.

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accordée le 29 mars 2022 à
manuelhernandez
Le doute émis par Lacan m’avait contrariée.
Mais cette nuit-là, j’ai fait un rêve curieux où
il apparaissait en brandissant une baguette. Il
disait piano, piano, puis l-pi-l-a-l-no, mettant
la lettre l entre chaque syllabe, comme font les
enfants.
En me réveillant, j’ai associé le l au Liban et à
mon enfance, que j’avais passée dans une petite
ville de l’intérieur où vivaient mes ancêtres,
entre la boutique, la maison et le jardin. Une
petite ville qui était un peu le Liban du Brésil et
où, une fois adulte, je ne suis jamais retournée.
C’est l’analyse qui m’a fait revenir dans cet
espace vital.
Mes ancêtres s’étaient installés dans deux rues
qui formaient un L. Nous, les enfants, passions
d’une maison à l’autre pour jouer et nous
gaver de fruits secs et des spécialités orientales
préparées par ma grand-mère et par mes tantes
avec les légumes du jardin. Le jour était fait de
douceurs et le moment d’aller dormir était le
seul désagrément.
Au fil des séances, je n’étais jamais parvenue à
évoquer mon enfance. Après ce rêve, j’ai mesuré

110
combien elle comptait pour moi. Vous pouvez
oublier votre enfance, elle ne vous oublie pas.
Mon grand-père paternel a vécu toute sa vie avec
le bêlement de la chèvre dans la montagne et
ma grand-mère évoquait toujours « l’eau de la
fontaine, là-bas ».

Après la question de Lacan sur mon pays


véritable, j’ai séché la séance. Sûrement parce
que je n’avais pas supporté le doute, qui m’avait
éloigné de lui ou qui, techniquement parlant,
avait suscité un transfert négatif.
J’avais déjà manqué plus d’une fois la séance
prévue, sans la régler. Une façon de ne pas
honorer la parole donnée. Voulais-je m’assurer
par là que le Docteur avait assez ressenti mon
absence ?
Je ne me souviens plus de ce que j’ai dit à
Lacan lors de la séance qui a suivi. Je sais qu’après
l’avoir réglé, sa réaction m’a déstabilisée.
« À quoi correspond ce que vous me donnez ?
– À la séance, bien sûr.
– Alors, donnez-moi le double.
– Comment ça ?

111
– Le double, oui.
– Ce n’est pas possible…
– Il faut que ce le soit. »
N’ayant pas d’autre issue, je me suis exécutée.
Pourquoi exigeait-il le paiement seulement
maintenant, quand j’avais omis de payer
d’autres séances où je ne m’étais pas rendue sans
prévenir ? Où était la logique ? Qu’est-ce que
ça pouvait signifier ? Sur les quais, je me suis
souvenue d’un vol, commis à l’école primaire.
La maîtresse d’anglais utilisait une craie améri-
caine – elle était de toutes les couleurs – j’en
voulais une aussi. Un jour, pendant son absence,
j’ai fourré la craie dans mon cartable et j’ai filé. Le
lendemain, à l’heure de la récréation, le professeur
a autorisé tout le monde à sortir de la classe, sauf
moi, sans m’expliquer pourquoi. Il m’a laissée
seule avec ma conscience.
Comme mon professeur, le Docteur m’a
amenée à décrypter le motif de ma conduite.
En réalité, je lui devais beaucoup de séances.
S’il m’avait demandé de tout régler, je me serais
acquittée de la dette réelle. En me réclamant le
double, il a recouvré une dette symbolique, celle

112
que j’avais envers la parole donnée. Il s’agissait
non pas de rectifier une situation, mais de me
faire comprendre que j’étais en défaut vis-à-vis
de la loi.

J’ai compris pourquoi il m’avait demandé le


double. Ce que je n’ai pas compris, c’est le plaisir
que j’éprouvais à ne pas payer la séance, ni le
téléphone pour le Brésil. Comment expliquer ce
goût de la transgression ? Je l’ai découvert en me
rappelant une histoire de mes ancêtres immigrés.
Sachant qu’on ne trouvait pas de brocart au
Brésil, ils avaient embarqué, au Liban, la pièce de
tissu précieux qu’ils vendraient à l’arrivée enroulée
autour du corps. C’était parfaitement interdit, et
ils se vantaient d’avoir berné le douanier. « Le
préposé n’a pas enregistré notre nom comme il
faut, mais nous, nous l’avons bien eu ! »
Cette apologie de la transgression a engendré
le désir de transgresser chez les descendants. J’ai
été plus d’une fois l’objet d’un tel désir, un écart
auquel le Docteur n’a plus voulu se plier.
C’est après cette séance du « double » que
le thème de la maternité a surgi dans l’analyse,

113
toujours par le biais d’un rêve. J’y apparaissais
avec dix individus qui me courtisaient en m’of-
frant des fruits. Nous nous trouvions tous au
milieu des nuages. J’ai commencé la séance en
racontant cette histoire. Puis j’ai enchaîné.
« Nous étions onze en tout, comme dans une
équipe de football.
– Curieux.
– Je me suis réveillée en me disant que je
voulais être au Brésil.
– C’est évident.
– Ce qui l’est moins, c’est le fantasme que
j’ai eu…
– Dites-moi.
– Le fantasme d’avoir un nombre d’enfants
suffisant pour former une équipe de foot avec
eux, dix gamins.
– Quoi d’autre ?
– Je ne sais pas… J’ai rêvé de dix enfants,
alors que je ne peux même pas en avoir un.
– Vous ne pouvez pas ?
– Je ne peux pas imaginer le père de l’enfant.
– C’est ça. À demain. »

114
Aucune interruption n’a été plus signifiante.
L’impossibilité d’imaginer le père avait à voir
avec le désir de donner mon nom à l’enfant.
Impossible de laisser un autre le faire à ma
place, d’accepter la condition imposée au sexe
féminin : concevoir sans pouvoir nommer.

Ma relation à ce point conflictuelle avec le


sexe féminin s’expliquait par mon histoire fami-
liale. En tant qu’aînée d’une famille d’origine
libanaise, j’aurais dû naître homme, et non
femme. Quand ma mère m’a mise au monde,
mon grand-père maternel a trouvé à dire : « Bel
enfant. Dommage que ce soit une fille… »
C’était au Brésil, en 1944. En 1961, en Angle-
terre, la future princesse de Galles, Diana, a été
victime d’un dédain du même ordre. Son père a
annoncé sa naissance sans mentionner le sexe, se
contentant de dire qu’il s’agissait d’un « parfait
spécimen de la race humaine ». Il est des phrases
et des omissions qui creusent la tombe de l’autre.
Par bonheur, mon père m’a éduquée pour
pouvoir exercer les mêmes compétences qu’un
homme. Il m’accompagnait dans les études et

115
dans le sport… mens sana in corpore sano. Mais
la position d’aînée me compliquait terriblement
la vie. Dans l’imaginaire familial, qui remontait
à l’origine des temps, elle était l’apanage du sexe
masculin. Inconsciemment, pour être aimée,
je voulais correspondre à cette attente de la
famille. La grossesse mettrait en évidence mon
sexe biologique et cela constituait pour moi une
entrave. Sans renier ma féminité, je penchais
plutôt pour une certaine indéfinition sexuelle.
La maternité dans mon cas n’avait donc rien
de naturel, il me fallait la conquérir malgré moi.
Ce thème est revenu avec insistance dans l’ana-
lyse. Après la berceuse de ma mère, il s’est mani-
festé à travers un autre rêve.
Quelque part, j’attends l’autobus avec une
amie enceinte. Puis je me retrouve ailleurs, sans
savoir où. À voir les gens qui m’entourent, je
réalise que je suis chez moi, dans ma ville, mais
les rues sont étroites comme celles des cités
médiévales d’Europe. Un inconnu me poursuit,
en costume et nœud papillon malgré la chaleur
étouffante… Soudain, il me crie que la police
me recherche. Mon amie le traite d’escroc et

116
moi je suis prête à me livrer. Surgit un policier,
je brandis mon diplôme et lui dis : « Vous me
prenez pour une marginale ? »
J’avoue au Docteur ne pas comprendre pour-
quoi le policier me poursuit.
« Quel crime ai-je commis ?
– Dites.
– L’amie dans le rêve est enceinte. Le crime a
un lien avec ça…
– Hmm…
– Je suis chez moi, dans mon pays, l’inconnu
en costume, c’est le père… Il porte un nœud, ce
ne peut être qu’un Français. La grossesse… le
père… un père français… »
Je serais restée muette si le Docteur ne s’était
pas manifesté.
« Quoi d’autre ?
– Je ne sais pas… un enfant franco-brési-
lien… Comme j’aimerais en avoir un…
– Et pourquoi pas ? »
Le Docteur avait dit que pour mon enfant,
je saurais bien inventer une berceuse. Mainte-
nant, voilà qu’avec sa question il faisait entrer
la maternité dans le champ du possible. Cela

Licence eden-1639-94285-37829 117


accordée le 29 mars 2022 à
manuelhernandez
parce que mon désir d’être mère s’était claire-
ment exprimé. Ce désir allait à l’encontre du
fantasme d’être un homme, qui s’imposait à moi
de manière catégorique. En d’autres termes, il
bouleversait mon imaginaire de façon radi-
cale, me poussant à changer de posture. Bien
entendu, c’est grâce à une manifestation de l’in-
conscient, au cours de l’analyse, que pareil chan-
gement a pu se produire. Ce qui donne tout son
sens au concept de subversion du désir, si cher
à Lacan.

Mais comment me voir dans le rôle de mère,


alors que je ne pouvais m’identifier avec mes
ancêtres, des femmes éduquées dans la seule
perspective du mariage et de la conception ?
Une de mes tantes exigeait de son ventre un
enfant mâle pour se sentir légitimée. Neuvaines
sur neuvaines pour concevoir le petit prince,
sans compter les promesses. Pour que le ciel lui
accorde la bénédiction de concevoir un garçon,
elle était prête à traverser la ville à genoux.
Sans le confort d’une identification du côté
de mes ancêtres, le comportement de ma mère

118 accordée le 29 mars 2022 à


Licence eden-1639-94285-37829
manuelhernandez
me fragilisait par ailleurs. Tout au long de mon
enfance, elle accourait au moindre pleur pour me
consoler, m’enseignant ainsi l’impatience et favo-
risant ma dépendance. Comment ne pas me voir
faible et fragile ? À cause de cet autre fantasme, la
grossesse me paraissait hors de portée.
Mais nous sommes autre chose que notre
seul imaginaire et l’analyse existe précisément
pour que nous puissions nous réinventer. La
séance où j’ai parlé de ma faiblesse fantasmée
m’a permis d’accéder à une conscience nouvelle.
« Ma mère n’a jamais imaginé son existence
en dehors de la mienne. Elle a toujours tenu
à m’emmener elle-même à l’école et elle venait
tous les jours me chercher. À 18 ans, quand
j’ai passé le concours d’entrée à la faculté de
médecine, elle a voulu m’accompagner jusqu’à
la salle d’examen. Une fois diplômée, j’ai quitté
la maison. Mais elle venait s’occuper de mon
installation partout où je posais mes malles… »
Un silence.
« Si j’avais un enfant, je cesserais d’être son
éternelle fille…
– C’est vrai.

119
– Mais à quoi ça m’avance de dire ce qui est
vrai ?
– Quoi d’autre ?
– Toujours la même question…
– Hmm…
– Je ne sais pas avec quelles forces…
– Oui, dites…
– Je ne sais pas comment mon corps pourrait
faire un enfant… s’il le supporterait. »
Là, le docteur a interrompu la séance et je
me suis rappelé l’histoire vécue par ma mère.
Avant de me mettre au monde, elle avait conçu
un garçon qui s’était étranglé in utero avec le
cordon ombilical. Son excès de protection à
mon égard s’expliquait par ce drame.

Ma mère ne m’a jamais laissé faire quoi que


ce soit à la maison ni dans l’entreprise familiale.
Avant de mourir, mon père avait assuré notre
avenir. Maman a donc assumé seule la gestion
des affaires et a incité ses trois filles à continuer
dans la voie des études.
D’où ma profonde négligence vis-à-vis de
tout ce qui touche à l’argent. Ainsi, je ne glissais

120
pas toujours ce qu’il fallait dans mon portefeuille
avant d’aller à la séance. Un jour, c’est dans la
salle d’attente que je m’en suis rendu compte.
Le Docteur m’a appelée et je suis entrée, mon
portefeuille vide à la main.
« Qu’est-ce que c’est, là, dans votre main ?
– Ça ? C’est un oubli. Aujourd’hui, je ne
peux rien vous dire.
– Comment ?
– J’ai oublié de passer à la banque et je suis
venue chez vous sans rien.
– Alors, allez à la banque et revenez demain. »
Le Docteur m’a envoyée à la banque parce
qu’il avait écouté mon je ne peux rien vous dire.
Comme je ne m’autorisais pas à parler sans
payer, il m’a prise au mot pour m’arracher à
ma négligence. Une autre façon de me faire
échapper à la tutelle maternelle.
Même si de prime abord, les séances
pouvaient paraître dénuées de sens, tout obéis-
sait chez Lacan à une logique qu’on peut déduire
du discours en train de se construire. À force
de pratiquer, il avait l’écoute la plus affutée qui

121
soit, ce qui justifiait pleinement le recours à la
séance courte.
Ce n’est pas sans arrière-pensée que le
Docteur m’avait envoyée à la banque. La ques-
tion de l’argent occupait une place centrale dans
l’histoire d’une famille pauvre qui avait quitté le
Moyen-Orient sans un sou. Une famille qui avait
mené une lutte forcenée pour se faire une place
au soleil, à travers l’humiliation du colportage.
Ma grand-mère paternelle était la seule à ironiser
sur ceux qui avaient eu l’illusion de s’enrichir
rapidement en Amérique. Les autres restaient
dans le déni des origines et j’ai été élevée comme
si nous avions toujours eu de la fortune person-
nelle. Tout était fait autour de moi pour oublier
le passé tragique de l’immigration.
Déjà, lors de notre première rencontre,
Lacan s’était montré curieux de mes origines
et ce n’était pas par hasard. La cure analytique
relevait pour lui de l’épopée et l’analysant du
héros. Grâce à son écoute, il faisait de chaque
séance un événement surprenant, au sens propre
extra-ordinaire. Il a donné à la cure une dimen-
sion d’épopée subjective qu’elle n’avait pas

122
auparavant. Une démarche analogue à celle de
Freud. En comparant les névrosés à Œdipe et
Hamlet, il en a fait des héros de tragédie, quand
à la même époque on ne les soignait qu’avec des
médicaments ou on les enfermait dans des asiles.
Cette conception épique de la cure est un des
nombreux exemples du retour à Freud effectué
par Lacan.

Le désir d’être mère se faisait insistant dans


mes rêves.
« J’ai à nouveau rêvé de mon pays… d’un
culte africain, qui se tient dans une île de Bahia.
– Je vous écoute.
– Ça n’est pas la peine d’en parler, vous
n’allez rien comprendre.
– Vous êtes sûre ?
– Disons que vous n’allez quasiment rien
comprendre.
– Allez-y, alors.
– Ce culte n’existe qu’en Afrique et au Brésil.
Le rituel auquel j’ai assisté rend visibles les
ancêtres des gens du village. Ce sont les Egun
ou les Baba Egun, ils ont le pouvoir de guérir.

123
– Le pouvoir de guérir…
– Oui… l’Egun apparaît tout à coup au son
des tambours, au milieu du rituel. Il est vêtu de
lanières de velours et de soie cousues de miroirs,
de clochettes, de coquillages, d’emblèmes divers.
Ces bandes de tissu sont attachées à une sorte de
capuche. On ne voit pas son visage, il est recou-
vert d’un filet. Pour parler, l’Egun se tient sur
un trône. Il dit ce qu’il faut faire à ceux qui se
plaignent à lui d’une douleur ou d’une maladie.
Sa voix est rauque et caverneuse… »
Un silence.
« Dans mon rêve, je suis assise en face du
trône. L’Egun me fait signe d’approcher. Malgré
ma crainte, je me lève et je vais vers lui. Soudai-
nement le mot Seriema résonne dans l’espace.
– Que signifie ce mot ?
– Seriema, c’est un oiseau en tupi-guarani.
– Hmm…
– Quand je me trouve en face de l’Egun, il
me dit Seriema, ema, emi…
– Comment ?
– Seriema, ema, emi… »
Silence.

124
« Et puis ?
– Je ne sais pas.
– Non, vraiment ?
– Emi… ma grand-mère libanaise m’appelait
emi… Ça veut dire mère en arabe… »
Aussitôt le Docteur a interrompu la séance.
Grâce à ce que l’Egun m’avait dit et à l’associa-
tion libre, le mot mère, le mot magique, avait fait
son entrée en scène dans la langue de la berceuse
oubliée. C’était une nouvelle manifestation de
mon désir d’avoir un enfant. Il n’y avait rien à
ajouter.
Lacan savait que l’inconscient peut se mani-
fester dans n’importe quelle langue, une de
ses façons de déjouer la censure. En témoigne
cette séance, ainsi que celle où le nom innom-
mable du père – Rachid – avait ressurgi par le
biais d’un mot français rat. Quand la porte est
fermée, l’inconscient sort par la fenêtre.
De plus, Lacan savait l’importance que
l’arabe représentait pour moi. C’était la langue
occultée, celle dans laquelle mes ancêtres
parlaient entre eux de ce qu’il nous était interdit
de savoir. C’est de façon délibérée que l’arabe ne

125
nous a pas été transmis. Dans leur imaginaire,
cette langue ne pouvait désormais nous servir
à rien. Bien plus, en raison de la xénophobie
ambiante, elle pouvait se révéler gênante. Pour
eux, c’était comme si l’intégration des descen-
dants impliquait le rejet de leur langue natale.

La perspective de la maternité me tourmen-


tait. Non parce qu’à mon tour, je réclamais de
mon ventre un enfant mâle, mais parce que la
dévotion de mes ancêtres à la tradition était
incompatible avec ce qui se passait dans les
années 1970. Sans être une féministe militante,
je savais que ma place était quelque part au
travail, et non à la maison. Par ailleurs, chaque
fois que je pensais à l’histoire de ma mère, la
grossesse me faisait peur. Comme si la saga de
l’enfant mort-né ne pouvait que se répéter.
C’est quand ma mère est venue en France
pour me voir que le désir de me séparer d’elle,
ou plutôt de son passé, s’est manifesté de façon
dramatique. Le jour suivant son arrivée, j’ai fait
un nouveau rêve. Je suis dans le désert, sans but,
complètement perdue. Soudain, elle vient vers

126
moi en appelant ma fille. À chaque pas en avant
de ma mère, j’en fais un en arrière. Puis elle me
fait une injection et le mot spirochaeta pallida
s’inscrit sur le sable.
« La bactérie de la syphilis…
– Oui, mais pourquoi ?
– Dites-moi, je vous écoute.
– Ma mère qui me poursuit… la spirochaeta
pallida, le germe qui rend fou.
– Quoi d’autre ?
– Je ne sais pas… ma mère, elle me pour-
suit… l’enfant mort-né. Je voulais devenir folle
pour lui échapper, pour échapper à l’impos-
sibilité de mettre au monde. Je ne peux plus
supporter tout ça. »
En répétant que j’allais devenir folle, je me
suis effondrée en sanglots. Lacan est intervenu
sur un ton catégorique.
« Ne devient pas fou qui veut ! »
Mon désir de folie ne signifiait pas que j’al-
lais en être atteinte. Lacan connaissait les périls
du processus analytique et, sans faire aucune
concession, savait trouver les mots pour que
l’analysant puisse supporter les manifestations

127
de son inconscient. Dans cette situation, il a su
me dire ce que j’avais besoin d’entendre. Peu à
peu, j’ai cessé de pleurer.

La séance a produit ses effets au cours des jours


suivants. Je me suis souvenue d’une de mes tantes
que l’on disait un peu bizarre et qui a fini ses jours
dans un asile psychiatrique. Je l’aimais beaucoup
pour son extravagance, qui a sans doute causé son
internement. On attendait des femmes arabes de
sa génération un effacement total, et à la moindre
originalité, on les taxait de folles.
Dans un registre différent, j’ai eu à souffrir
moi aussi de l’archaïsme familial. D’un côté,
j’avais été éduquée pour exercer une profession
libérale et avoir mon indépendance. De l’autre,
en tant que femme, je n’avais pas les mains
libres. Je devais me comporter comme les jeunes
filles de la génération précédente et, comme je
n’entrais pas dans ce moule, la relation avec mes
parents était conflictuelle, surtout avec mon père
qui se montrait profondément jaloux. Son atta-
chement me terrorisait au point de me rendre
orpheline avant l’heure.

128
Je n’imaginais pas que, tant d’années après, la
peur ressurgirait lors d’une séance qui aurait pu
être la dernière, sans l’habileté de Lacan. Après
une petite demi-heure dans la salle d’attente, le
Docteur m’a fait entrer dans le cabinet. Je me suis
allongée sur le divan, comme d’habitude. Mais
lui ne s’est pas assis dans son fauteuil. Il s’est
approché du divan et est resté là à me regarder.
« De quel droit vous vous tenez là, debout ? »
La question avait été formulée de manière si
abrupte qu’il est allé s’asseoir dans son fauteuil
et a répété mes mots
« De quel droit ?
– Oui, c’est bien ce que j’ai dit. »
Le Docteur est resté muet, percevant sans
doute que j’étais aux prises avec une menace du
passé.
« Si vous étiez attiré par moi, je n’aurais plus
qu’à m’en aller. »
Là-dessus, la séance s’est achevée et je suis
sortie en silence, étonnée moi-même par la
violence de mes propos. L’interruption avait
aussi pour fonction de provoquer pareil éton-
nement. Les jours suivants, je me suis souvenue

129
de mon adolescence, des scènes suscitées par la
jalousie de mon père à mon égard. Il m’interdi-
sait les fréquentations masculines, allant jusqu’à
suspendre un fouet sur le mur de l’entrée pour
que je n’oublie pas de sortir sans autorisation
et que je respecte l’heure fixée. Mais je trouvais
toujours un moyen de contourner ses interdits.
Je ne m’étais pas attendue à ce que le Docteur
s’approche. Il m’est apparu comme le père mena-
çant et j’ai exigé qu’il reste à distance. Je n’étais
plus aux prises avec le nom du père, mais avec
la passion du père et mon complexe d’Œdipe,
déterminant dans mon choix de Lacan comme
analyste. Mais je n’allais le découvrir qu’à la
toute fin de l’analyse, qui coïnciderait avec mon
retour au Brésil.

Lacan m’avait prévenue qu’il ne travaillerait


pas la semaine suivante. Mais, quelques jours
plus tard, il m’a téléphoné.
« Alors, quand est-ce que vous venez ? »
Ma surprise était telle que je n’ai pas su quoi
répondre.

130
« Eh bien ?
– Vous avez suspendu les séances, alors j’ai
décidé de quitter Paris. Mes valises sont prêtes.
J’ai besoin de prendre du champ pour relire une
dernière fois la traduction de vos Écrits tech-
niques de Freud. Je suis de retour lundi prochain.
– Bien, ma chère, à lundi. »
À mon retour, j’ai imprimé le texte et l’ai
apporté à la séance. J’ai posé le gros manuscrit
sur le bureau de Lacan et me suis allongée sur
le divan. Contrairement à mon attente, il s’est
borné à dire que ce n’était pas sa langue et s’est
assis dans son fauteuil.
Comment pouvait-il manifester une telle
indifférence, alors que j’avais fourni un gros
effort pour traduire son propre texte et qu’il
s’était toujours montré disposé à lever tous mes
doutes ? Il s’agissait du premier de ses séminaires
traduit en portugais. Je me suis sentie profon-
dément frustrée et n’ai pu me retenir de le lui
signifier.
« Vous vous souciez peu de vos analysants…
On m’a même dit que, dans vos dossiers, nous
sommes tous fichés en fonction du diagnostic.

131
– Que dites-vous ?
– Oui, oui… catalogués comme hystériques,
obsessionnels, pervers…
– Je sais aussi quel est le vôtre. »
Lacan a répondu à la provocation, sans tenir
aucun compte de ma plainte. Il savait combien
le temps est précieux et il n’était pas là pour le
gaspiller en se dispersant. Par ailleurs, son indif-
férence au manuscrit et à sa langue me faisait
clairement comprendre que cette affaire de
traduction était la mienne. Il ne pouvait en aller
autrement, l’émigration imposant le passage
d’une langue à l’autre. Mon grand-père libanais
racontait que, bien que pauvre, il s’était senti
riche d’avoir appris cinq mots en portugais :
pernilongo, pão, leite, água, obrigado – mous-
tique, pain, lait, eau, merci.
Lacan était certainement très satisfait de ma
traduction de son séminaire, mais la question
n’était pas là. Comme tous les grands, il ne quit-
tait jamais son rôle. Jean-Paul Belmondo n’a pas
renoncé à aller jouer au théâtre le jour de la mort
subite de sa fille. Sa prestation a été impeccable,

132
et je n’ai appris la tragédie à la radio qu’une fois
rentrée chez moi.

Avec la traduction, je n’ai pas seulement


appris le français, j’ai aussi approfondi mon
portugais. J’étais très tentée d’écrire une satire
sur les impossibilités auxquelles j’avais été
confrontée au cours de l’analyse. J’en ai parlé
pendant la séance.
« Il y a dans la littérature brésilienne pour
enfants une poupée de chiffon, Emilia. Elle
se moque des adultes, dit qu’ils n’apprennent
jamais rien, pas même la chose la plus simple au
monde : faire semblant.
– Et puis ?
– Et puis j’aimerais écrire une fiction,
imaginer… faire une satire de ce que j’ai dit
ici… la difficulté d’accepter mes origines, la
couleur de ma peau, mon sexe… un abîme de
difficultés, quoi.
– Hmm…
– J’ai toujours aimé ce que disait Emilia.
C’est en rêvant d’elle que j’ai pensé écrire une
satire… pour rire de tout ça.

133
– Vous l’écrirez, peut-être. »
Cette fois, Lacan a entretenu mon désir avec
son peut-être. Maintenant que la traduction était
achevée, je voulais écrire directement dans ma
langue, un pas qui serait décisif pour rentrer au
Brésil. Écrire ou non dépendait de moi et de
moi seule.
Ce n’est pourtant pas l’écriture mais la néces-
sité de diffuser la théorie psychanalytique que
j’ai invoquée pour justifier ma décision de partir.
Cette justification m’a valu d’être qualifiée de
rédemptrice par le Docteur. Est-ce parce qu’il
savait combien la psychanalyse est nécessaire dans
un pays qui s’est construit en l’absence de figure
paternelle et où la loi est privée de toute vigueur ?

Ce mot de rédemptrice a continué de résonner


avec sa cohorte de questions. La rédemption de
mon pays était-elle vraiment mon destin ? Ou
n’étais-je pas appelée à demeurer en France ? La
question se posait non seulement du fait de mon
attachement au Docteur, mais aussi parce que
j’avais rencontré l’homme qui allait devenir mon

134
mari et le père de mon fils. Et puis, par ailleurs,
il était bien difficile de quitter Paris et sa beauté.
Mes doutes se multipliaient, alors que ma
carte de résident arrivait à expiration. Je ne pour-
rais plus rester longtemps en France légalement.
Pourtant je me sentais incapable de prendre la
décision de partir.
Je suis sortie de chez moi pour me rendre
chez le Docteur. En arrivant rue de Lille, je suis
restée à tourner dans le quartier. Soudain, j’ai
entendu qu’on criait mon nom. C’était une
blonde exubérante.
« Le Docteur veut te dire un mot.
– Quoi ?  »
Lacan m’avait aperçue et avait arrêté sa
voiture, au milieu de la circulation, juste pour
parler avec moi. La femme blonde a répété ce
qu’elle venait de me dire, et je me suis approchée
de la voiture, plutôt embarrassée.
« Vous êtes venue jusqu’ici et vous n’êtes pas
montée ? Revenez demain, même heure. »
Je résistais à l’analyse, c’était flagrant, et
Lacan avait trouvé le moyen de s’opposer à ma
résistance. Lui, décidément, n’y résistait pas. Cet

135
épisode illustre la portée du concept de résistance
de l’analyste, qui se manifeste quand celui-ci
laisse l’analysant saboter le travail.
À la séance suivante, j’ai soulevé la question
de ma carte de résident. Je ne pouvais rester en
France que si mon autorisation était prolongée.
Le jour même, Lacan a écrit dans ce sens à la
préfecture de police.
Je soussigné souligne que Madame
Betty Milan est venue du Brésil
pour suivre l’enseignement distribué
par l’École freudienne de Paris dont
je suis le directeur. Ceci depuis
novembre 1973.
Son assiduité à cet enseignement
impose qu’on lui permette – c’est là
l’objet de ce certificat – la prolongation
de son séjour.
J. Lacan

Les dés étaient jetés, je resterais encore


quelque temps. Chaque fois que je parlais de
rentrer au Brésil, le Docteur me retenait dans les
mailles de son filet et la séance se terminait par

136
alors, je vous vois quand ? ou à demain. Après tout
ce qui s’était passé, la séparation était difficile. Si
je n’avais pas conquis l’Amérique, j’avais acquis
la certitude qu’en pratiquant à la fois l’écriture et
la psychanalyse, j’étais sur la bonne voie.
Peu avant la fin de l’analyse, j’ai dit au
Docteur que j’avais besoin de me guérir de
devoir me guérir. Il a seulement répondu
curieux. Je me suis souvenue d’un analysant que
je rencontrais toujours installé au même bar et
qui faisait jusqu’à plusieurs séances par jour avec
Lacan.
« Curieux… Combien de fois l’avez-vous
dit à cet analysant toujours fourré au même bar
et qui vient vous voir à toute heure du jour ?
L’analyse a dû lui coûter l’équivalent d’un massif
forestier, il vous a transmis tout son bien.
– Quoi encore ?
– Encore ? Je n’ai plus rien à dire.
– Oui…
– Oui quoi ? Vous ne vous intéressez pas à ce
que je dis. Seulement à ce qu’il y a encore à dire.
– C’est ça. À demain. »

137
Une fois encore Lacan faisait la sourde oreille
à la provocation. Il savait parfaitement que l’ana-
lyse touchait à sa fin et qu’au moindre faux pas
je m’en irais sans avoir dit l’essentiel. Seule son
intuition m’a permis d’arriver à bon port.

Ni mon désir de rentrer au Brésil, ni la


diffusion là-bas de sa psychanalyse n’avaient
pu convaincre le Docteur de me laisser partir.
De mon côté, je ne pensais qu’à vivre dans ma
langue maternelle, la langue du ão. Un désir
persistant qui me paraissait un argument impa-
rable. Lacan ne disait-il pas que la langue est un
trésor, jusqu’à introduire le concept de lalangue ?
Il pouvait donc parfaitement comprendre que je
désire vivre dans la mienne.
Avant la séance, encore des tours et détours
dans le quartier. Le Docteur portait une veste en
velours et soie à rayures et une chemise rose qui
rappelait la barbe à papa qu’on vend à l’entrée
des cirques.
« Votre chemise me rappelle une sucrerie que
je mangeais dans mon enfance, au cirque… et
aussi à une autre qui n’existe que dans mon pays.

138
– Ça s’appelle comment ?
– Pé-de-moleque.
– Mo-lek… ?
– Ça veut dire gamin futé. Une sucrerie que
tous les Brésiliens connaissent et qu’aucun Fran-
çais ne peut imaginer. Une raison de plus pour
aller vivre dans mon pays…
– Bien sûr.
– Vous êtes toujours d’accord, mais vous ne
comprenez pas ce que je dis. Je ne veux plus
vivre ici, je vais m’en aller. Aucun mot de la
langue française ne me fait rêver. Pour moi, les
mots du français sont comme des objets, je bute
dessus sans arrêt. Les mots du portugais sont
translucides, légers comme des voiles… c’est le
voile que je veux.
– Bien, ma chère, À demain. »
Le Docteur s’est levé, j’ai réglé et je suis
partie.

Le mot voile m’a fait rêver à mon père et


au déguisement d’odalisque que, dans mon
enfance, j’avais porté plusieurs fois pour le
Carnaval. À mon réveil, je n’ai pas compris ce

139
que l’odalisque venait faire dans mon rêve. Me
rappeler le sultan ? Les origines orientales de
mon père ? Ou sa jalousie maladive ? Il voulait
toujours me garder pour lui seul, c’était comme
s’il m’imposait de porter un voile. Soudain, tout
est devenu clair. Je comprenais enfin pourquoi
j’avais pris un analyste dont la langue n’était pas
la mienne. Il me fallait quelqu’un devant qui je
ne puisse pas me dévoiler entièrement. Lacan
ignorait le portugais, il répondait parfaitement
à cet impératif. Malgré moi, je n’avais pas cessé
d’être l’objet du désir du père. Paradoxalement,
je n’avais pas choisi Lacan pour ce qu’il savait,
mais pour ce qu’il ne savait pas, ce qu’il ne
pouvait même pas être amené à savoir.
Lacan avait suggéré, dès la première séance de
la deuxième étape, que j’aille faire une analyse
avec une de ses élèves portugaises. Il avait eu
l’intuition que la question de la langue était
fondamentale. Mais il a accepté que je rejette
sa suggestion afin d’éviter la rupture et de me
permettre d’effectuer la traversée.

140
Après le rêve, j’ai acheté mon billet pour le
Brésil. Je ne comptais revenir au 5, rue de Lille
que pour un contrôle.
« Bien sûr, ma sœur. »
Ma sœur… ! Je n’en croyais pas mes oreilles.

Je me suis rendue au contrôle pour évoquer


le cas de Mademoiselle Y., une de mes analy-
santes que je ne pouvais plus suivre en raison
de mon prochain départ. Y. était alcoolique et
je lui ai fait cadeau, pour sa dernière séance,
d’une bouteille de Châteauneuf-du-Pape. Un
acte aberrant au regard de la règle d’abstinence :
l’analyste se borne à interpréter, sans autre forme
d’intervention. Mon acte pouvait se justifier,
mais je redoutais ce contrôle. Et si on m’ex-
pulsait de l’École freudienne de psychanalyse,
comme je l’avais été de la Société brésilienne ?
J’ai commencé par dire à Lacan que la règle
de l’abstinence – comme toutes les autres – devait
être examinée au cas par cas, puis j’ai parlé d’Y.
La jeune femme était venue me trouver parce que
son précédent analyste l’avait mise à la porte, alors
qu’il la laissait arriver ivre à la séance.

141
Y. m’a dit qu’elle buvait parce qu’elle avait
du mal à parler, établissant un lien direct entre
la parole et la boisson. Elle n’était pas sujette à
l’addiction comme ces alcooliques qui doivent
sortir du cinéma pour aller boire, au milieu
du film, mais elle pouvait vider une bouteille
entière, « boire jusqu’au dégoût ».
Sa mère, médecin, ne croyait qu’aux médica-
ments et son père lui demandait sans arrêt de se
taire. Elle craignait que je fasse la même chose
avec elle. Ce qu’Y. désirait le plus, c’était arriver
à parler sans boire.
Elle était prise en étau, entre l’impératif du
père, le tais-toi, qui lui faisait ravaler chaque
mot, et la boisson, qui ouvrait tout grand la
vanne de la parole. En buvant, Y. pouvait parler
sans ­désobéir au père – puisque ce n’était pas
elle, mais la femme ivre qui parlait. Comment
et quand cesserait-elle d’être l’objet du désir
paternel pour devenir le sujet de son propre
désir ?
Un jour, Y. m’a raconté qu’étant enfant, elle
ingérait tout ce qui pouvait se boire dans le réfri-
gérateur. Il m’est venu à l’esprit qu’elle pourrait

142
peut-être se libérer de l’alcoolisme si, au lieu
d’avaler, elle était capable de déguster. Quelle
n’a pas été ma surprise quand, lors de notre
avant-dernier rendez-vous, elle m’a dit avoir
rêvé de moi… Je lui offrais une bouteille de vin
fin, « une grande marque brésilienne ». Le désir
exprimé dans le rêve confirmait mon hypothèse.
Déguster n’est pas boire. J’ai eu l’occasion
de le constater dans les caves de France. Le vrai
dégustateur goûte le vin et le recrache, avant
d’en décrire l’apparence, l’arôme, le goût… La
dégustation et le discours sont indissociables,
il était raisonnable d’imaginer que, par le biais
de la dégustation, Y. quitterait sa position et
parviendrait enfin à parler sans boire. D’où
mon idée de lui offrir, pour sa dernière séance
avec moi, un excellent Châteauneuf-du-Pape.
C’est avec ce présent énigmatique que je me
suis séparée d’elle, en espérant qu’elle cherche à
le déchiffrer, et que, si besoin était, elle aille voir
un troisième analyste.
Je n’ai pas été expulsée de l’École freudienne
de Paris pour avoir enfreint la règle d’abstinence.
Mon acte était aberrant de ce point de vue, mais

143
non de la théorie analytique, qui attend son
renouvellement de la pratique. Y. m’a dit plus
tard qu’à partir de la séance du Châteauneuf, elle
avait cessé de s’enivrer.
« Vous avez de la bouteille… »
C’est avec ce jeu de mots qu’après le contrôle
le Docteur m’a dit au revoir. Il m’a donné ce
dont j’avais besoin : exercer la psychanalyse où
je voudrais.
Plus de quarante ans ont passé, mais c’est
comme si c’était hier, parce que le 5, rue de
Lille ne cesse pas d’être actuel. C’est là que la
résistance au désir pouvait être vaincue, la liberté
conquise, la vie réinventée. Le Docteur n’accep-
tait pas que le temps soit dilapidé, mais donnait
toujours le sien à ceux qui étaient vraiment prêts
pour l’analyse. Oui, ça valait le coup d’avoir
traversé l’océan « comme s’il s’agissait de décou-
vrir l’Amérique » pour trouver mon chemin. Je
suis de ceux, de celles qui ont eu le privilège
d’avoir cru en Lacan.

144
Notes

1. Al andar se hace camino/ Y al volver la vista


atrás/ Se ve la senda que nunca/ Se ha de volver
a pisar/ Caminante no hay camino sino estelas en
la mar.
2.  La relation entre le Brésil et la France remonte
au xvie siècle. Le Brésil a été l’objet de la convoi-
tise de ­Villegaignon qui s’est installé dans la baie
de G ­ uanabara et a fondé, en 1555, la France
antarctique, rayée de la carte plus tard par les
Portugais. Dès lors, le pays est devenu un sujet
littéraire et philosophique pour les Français.
Jean de Léry, qui s’est rendu dans la France
antarctique, a publié en 1578, Histoire d’un

145
voyage faict en la terre du Brésil, un petit chef-
d’œuvre sur son expérience avec les indiens
anthropophages. L’auteur accuse les Français
d’être plus barbares que les cannibales, évoquant
le massacre des protestants à Paris, le 24 août
1572, lors de la Nuit de la Saint-Barthélemy.
Montaigne, après avoir rencontré trois tupi-
nambas à Rouen en 1562, a écrit Des cannibales,
où il affirme que les Européens, qui torturent
leurs prisonniers avant de les tuer, sont plus
cruels que les Indiens. La comparaison entre les
Portugais et les Indiens a amené Montaigne à
critiquer l’ethnocentrisme européen, et à s’op-
poser à l’idée que les barbares étaient les indiens.
C’est aussi pour cette raison qu’il est toujours
une référence pour les intellectuels brésiliens.
Au xviiie siècle, les idées des Lumières, véhi-
culées par des jeunes formés en Europe, ont
influencé les conjurés du Minas Gerais (incon-
fidentes mineiros) qui se sont révoltés contre le
Portugal et ont revendiqué l’indépendance. Il
n’était plus possible de payer les impôts exigés
par la couronne portugaise, qui menaçait d’em-
ployer les armes pour les recouvrer.

146 accordée le 29 mars 2022 à


Licence eden-1639-94285-37829
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Au xixe siècle, sous le règne de Don João VI
au Brésil, Louis XVIII a envoyé à Rio une
mission française qui a mis en place le système
d’enseignement supérieur académique et a eu
un rôle important dans la formation culturelle
du pays. Quant à l’artiste Jean-Baptiste Debret,
en plus de ses très nombreuses aquarelles retra-
çant la vie quotidienne, il a aussi écrit Voyage
pittoresque et historique au Brésil, qui reste une
référence.
Au xxe siècle, la présence de la France s’est
poursuivie avec une seconde mission détermi-
nante, composée de jeunes professeurs – dont
Claude Lévi-Strauss et Fernand Braudel –
qui ont fondé l’université de São Paulo, dans
les années 1930. Après la Seconde Guerre
mondiale, a débuté un programme intensif
d’échanges entre les deux pays. Dans les années
1960, le sociologue Fernando Henrique Cardoso
– qui allait devenir président de la République
de 1995 à 2002 – a été invité à enseigner à la
Sorbonne.
L’université de São Paulo a reçu des philo-
sophes, historiens et anthropologues devenus

147
célèbres. Parmi eux, Michel Foucault, invité offi-
ciellement au Brésil à cinq reprises, entre 1965
et 1976.
3. J’ai consacré trois années de recherche aux
écoles de samba de Rio de Janeiro. Mon livre
Rio, dans les coulisses du carnaval (L’Aube, 1998)
est une évocation poétique de la fête qui met
l’accent sur le caractère « ­anthropophage » de la
culture populaire brésilienne.
4. Sur ce sujet, j’ai écrit « Diabolavida »
(Ornicar, revue du Champ freudien, n° 6, mars
1975).
5. Le culte des ancêtres, Ilé Agbóula, se trouve
dans l’île d’Itaparica, à Bahia.
6. Leçon 1, 18 novembre 1953.

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