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LA MAISON

Il y a deux ans, dit-elle, quand je fus si malade, je remarquai personnes ou des lieux que l'on a aimés. Bien que je ne
que je faisais toutes les nuits le même rêve. Je me fusse jamais venue dans cette région, je connaissais
promenais dans la campagne ; j'apercevais de loin une parfaitement le paysage qui s'étendait à ma droite. Des
maison blanche, basse et longue, qu'entourait un bosquet de cimes de peupliers dominaient une masse de tilleuls. A
tilleuls. A gauche de la maison, un pré bordé de peupliers travers le feuillage encore léger de ceux-ci, on devinait une
rompait agréablement la symétrie du décor, et la cime des maison. Alors, je sus que j'avais trouvé le château de mes
arbres, que l'on voyait de loin, se balançait au-dessus des rêves. Je n'ignorais pas que, cent mètres plus loin, un
tilleuls. chemin étroit couperait la route. Le chemin était là. Je le
Dans mon rêve, j'étais attirée par cette maison et j'allais pris. Il me conduisit devant une barrière blanche.
vers elle. Une barrière peinte en blanc fermait l'entrée. De là partait l'allée que j'avais si souvent suivie. Sous les
Ensuite on suivait une allée dont la courbe avait beaucoup arbres, j'admirai le tapis aux couleurs douces que formaient
de grâce. Cette allée était bordée d'arbres sous lesquels je les pervenches, les primevères et les anémones. Lorsque je
trouvais les fleurs du printemps : des primevères, des débouchai de la voûte des tilleuls, je vis la pelouse verte et
pervenches et des anémones, qui se fanaient dès que je les le petit perron, au sommet duquel était la porte de chêne
cueillais. Quand on débouchait de cette allée, on se trouvait clair. Je sortis de ma voiture, montai rapidement les
à quelques pas de la maison. Devant celle-ci s'étendait une marches et sonnai.
grande pelouse, tondue comme les gazons anglais et J'avais grand-peur que personne ne répondît, mais, presque
presque nue. Seule y courait une bande de fleurs violettes. tout de suite, un domestique parut. C'était un homme au
La maison, bâtie de pierre blanche, portait un toit d'ardoises. visage triste, fort vieux et vêtu d'un veston noir. En me
La porte, une porte de chêne clair aux panneaux sculptés voyant, il parut très surpris, et me regarda avec attention,
était au sommet d'un petit perron. Je souhaitais visiter cette sans parler.
maison, mais personne ne répondait à mes appels. J'étais - Je vais, lui dis-je, vous demander une faveur un peu
profondément désappointée, je sonnais, je criais, et enfin je étrange. Je ne connais pas les propriétaires de cette maison,
me réveillais. mais je serais heureuse s'ils pouvaient m'autoriser à la
Tel était mon rêve et il se répéta, pendant de longs mois, visiter.
avec une précision et une fidélité telles que je finis par - Le château est à louer, Madame, dit-il comme à regret, et
penser que j'avais certainement, dans mon enfance, vu ce je suis ici pour le faire visiter.
parc et ce château. Pourtant je ne pouvais, à l'état de veille, - A louer ? dis-je. Quelle chance inespérée !... Comment les
en retrouver le souvenir, et cette recherche devint pour moi propriétaires eux-mêmes n'habitent-ils pas une maison si
une obsession si forte qu'un été, ayant appris à conduire belle ?
moi-même une petite voiture, je décidai de passer mes - Les propriétaires l'habitaient, Madame. Ils l'ont quittée
vacances sur les routes de France, à la recherche de la depuis que la maison est hantée.
maison de mon rêve. - Hantée ? dis-je. Voilà qui ne m'arrêtera guère. Je ne
Je ne vous raconterai pas mes voyages. J'explorai la savais pas que, dans les provinces françaises, on croyait
Normandie, la Touraine, le Poitou ; je ne trouvai rien et n'en encore aux revenants...
fus pas étonnée. En octobre je rentrai à Paris et, pendant - Je n'y croirais pas, Madame, dit-il sérieusement, si je
tout l'hiver, je continuai à rêver de la maison blanche. Au n'avais moi-même si souvent rencontré dans le parc, la nuit,
printemps dernier, je recommençai mes promenades aux le fantôme qui a mis mes maîtres en fuite.
environs de Paris. Un jour, comme je traversais une vallée - Quelle histoire ! dis-je en essayant de sourire.
voisine de l'Isle-Adam, je sentis tout d'un coup un choc - Une histoire, dit le vieillard d'un air de reproche, dont vous
agréable, cette émotion curieuse que l'on éprouve au moins, Madame, ne devriez pas rire, puisque ce fantôme,
lorsqu'on reconnaît, après une longue absence, des c'était vous.
André Maurois, La Maison
LE PORTRAIT OVALE

Le château dans lequel mon domestique s'était avisé de Je ne pouvais pas douter, quand même je l'aurais voulu,
pénétrer de force, plutôt que de me permettre, que je n'y visse alors très nettement ; car le premier éclair
déplorablement blessé comme je l'étais, de passer une nuit du flambeau sur cette toile avait dissipé la stupeur rêveuse
en plein air, était un de ces bâtiments, mélange de dont mes sens étaient possédés, et, m'avait rappelé tout
grandeur et de mélancolie, qui ont si longtemps dressé d'un coup à la vie réelle.
leurs fronts sourcilleux au milieu des Apennins, aussi bien Le portrait, je l'ai déjà dit, était celui d'une jeune fille.
dans la réalité que dans l'imagination de mistress C'était une simple tête, avec des épaules, le tout dans ce
Radcliffe. Selon toute apparence, il avait été style, qu'on appelle en langage technique, style de vignette,
temporairement et tout récemment abandonné. Nous nous beaucoup de la manière de Sully dans ses têtes de
installâmes dans une des chambres les plus petites et les prédilection. Les bras, le sein, et même les bouts des
moins somptueusement meublées. Elle était située dans cheveux rayonnants, se fondaient insaisissablement dans
une tour écartée du bâtiment. Sa décoration était riche, l'ombre vague mais profonde qui servait de fond à
mais antique et délabrée. Les murs étaient tendus de l'ensemble. Le cadre était ovale, magnifiquement doré et
tapisseries et décorés de nombreux trophées héraldiques de guilloché dans le goût moresque. Comme oeuvre d'art, on
toute forme, ainsi que d'une quantité vraiment prodigieuse ne pouvait rien trouver de plus admirable que la peinture
de peintures modernes, pleines de style, dans de riches elle-même. Mais il se peut bien que ce ne fût ni l'exécution
cadres d'or d'un goût arabesque. Je pris un profond intérêt, de l'œuvre, ni l'immortelle beauté de la physionomie, qui
- ce fut peut-être mon délire qui commençait qui en fut m'impressionna si soudainement et si fortement.
cause, - je pris un profond intérêt à ces peintures qui Encore moins devais-je croire que mon imagination,
étaient suspendues non seulement sur les faces principales sortant d'un demi-sommeil, eût pris la tête pour celle d'une
des murs, mais aussi dans une foule de recoins que la personne vivante. - Je vis tout d'abord que les détails du
bizarre architecture du château rendait inévitables ; si bien dessin, le style de vignette, et l'aspect du cadre auraient
que j'ordonnai à Pedro de fermer les lourds volets de la immédiatement dissipé un pareil charme, et m'auraient
chambre, - puisqu'il faisait déjà nuit, - d'allumer un grand préservé de toute illusion même momentanée. Tout en
candélabre à plusieurs branches placé près de mon chevet, faisant ces réflexions, et très vivement, je restai, à demi
et d'ouvrir tout grands les rideaux de velours noir garnis de étendu, à demi assis, une heure entière peut-être, les yeux
crépines qui entouraient le lit. Je désirais que cela fût ainsi, rivés à ce portrait. A la longue, ayant découvert le vrai
pour que je pusse au moins, si je ne pouvais pas dormir, secret de son effet, je me laissai retomber sur le lit. J'avais
me consoler alternativement par la contemplation de ces deviné que le charme de la peinture était une expression
peintures et par la lecture d'un petit volume que j'avais vitale absolument adéquate à la vie elle-même, qui d'abord
trouvé sur l'oreiller et qui en contenait l'appréciation et m'avait fait tressaillir, et finalement m'avait confondu,
l'analyse. subjugué, épouvanté. Avec une terreur profonde et
Je lus longtemps, - longtemps ; - je contemplai respectueuse, je replaçai le candélabre dans sa position
religieusement, dévotement ; les heures s'envolèrent, première. Ayant ainsi dérobé à ma vue là cause de ma
rapides et glorieuses, et le profond minuit arriva. La profonde agitation, je cherchai vivement le volume qui
position du candélabre me déplaisait, et, étendant la main contenait l'analyse des tableaux et leur histoire. Allant
avec difficulté pour ne pas déranger mon valet assoupi, je droit au numéro qui désignait le portrait ovale, j'y lus le
plaçai l'objet de manière à jeter les rayons en plein sur le vague et singulier récit qui suit :
livre. - " C'était une jeune fille d'une très rare beauté, et qui
Mais l'action produisit un effet absolument inattendu. Les n'était pas moins aimable que pleine de gaieté. Et maudite
rayons des nombreuses bougies (car il y en avait fut l'heure où elle vit, et aima, et épousa le peintre. Lui,
beaucoup) tombèrent alors sur une niche de la chambre passionné, studieux, austère, et ayant déjà trouvé une
que l'une des colonnes du lit avait jusque-là couverte d'une épouse dans son Art ; elle, une jeune fille d'une très rare
ombre profonde. J'aperçus dans une vive lumière une beauté, et non moins aimable que pleine de gaieté : rien
peinture qui m'avait d'abord échappé. C'était le portrait que lumières et sourires, et la folâtrerie d'un jeune faon ;
d'une jeune fille déjà mûrissante et presque femme. Je jetai aimant et chérissant toutes choses ; ne haïssant que l'art qui
sur la peinture un coup d'œil rapide, et je fermai les yeux. était son rival ; ne redoutant que la palette et les brosses, et
Pourquoi ? - je ne le compris pas bien moi-même tout les autres instruments fâcheux qui la privaient de la figure
d'abord. Mais pendant que mes paupières restaient closes, de son adoré. Ce fut une terrible chose pour cette dame
j'analysai rapidement la raison qui me les faisait fermer que d'entendre le peintre parler du désir de peindre même
ainsi. C'était un mouvement involontaire pour gagner du sa jeune épouse. Mais elle était humble et obéissante, et
temps et pour penser, - pour m'assurer que ma vue ne elle s'assit avec douceur pendant de longues semaines dans
m'avait pas trompé, - pour calmer et préparer mon esprit à la sombre et haute chambre de la tour, où la lumière filtrait
une contemplation plus froide et plus sûre. Au bout de sur la pâle toile seulement par le plafond. Mais lui, le
quelques instants, je regardai de nouveau la peinture peintre, mettait sa gloire dans son oeuvre, qui avançait
fixement. d'heure en heure et de jour en jour. - Et c'était un homme
passionné, et étrange, et pensif, qui se perdait en rêveries ;
si bien qu'il ne voulait pas voir que la lumière qui tombait
si lugubrement dans cette tour isolée desséchait la santé et
les esprits de sa femme, qui languissait visiblement pour
tout le monde, excepté pour lui. Cependant, elle souriait
toujours, et toujours sans se plaindre, parce qu'elle voyait
que le peintre (qui avait un grand renom) prenait un plaisir
vif et brûlant dans sa tâche, et travaillait nuit et jour pour
peindre celle qui l'aimait si fort, mais qui devenait de jour
en jour plus languissante et plus faible. Et, en vérité, ceux
qui contemplaient le portrait parlaient à voix basse de sa
ressemblance, comme d'une puissante merveille et comme
d'une preuve non moins grande de la puissance du peintre
que de son profond amour pour celle qu'il peignait si
miraculeusement bien. - Mais, à la longue, comme la
besogne approchait de sa fin, personne ne fut plus admis
dans la tour ; car le peintre était devenu fou par l'ardeur de
son travail, et il détournait rarement ses yeux de la toile,
même pour regarder la figure de sa femme. Et il ne voulait
pas voir que les couleurs qu'il étalait sur la toile étaient
tirées des joues de celle qui était assise près de lui. Et
quand bien des semaines furent passées et qu'il ne restait
plus que peu de chose à faire, rien qu'une touche sur la
bouche et un glacis sur l'œil, l'esprit de la dame palpita
encore comme la flamme dans le bec d'une lampe. Et alors
la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et
pendant un moment le peintre se tint en extase devant le
travail qu'il avait travaillé ; mais une minute après, comme
il contemplait encore, il trembla et il devint très pâle, et il
fut frappé d'effroi ; et criant d'une voix éclatante : " En
vérité, c'est la Vie elle-même ! " - il se retourna
brusquement pour regarder sa bien-aimée ; - elle était
morte ! "
Edgar Poe, traduit par Charles Baudelaire

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