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1- Ela Gloria Cellini

Grands, beaux et semblables, attirant tous les regards, ils


descendaient vers les vestiaires. Je me suis figé derrière
le comptoir, fasciné par ce couple captivant. J'oubliais
où je me trouvais, mes mains travaillaient toutes seules,
je prenais les manteaux et l'argent, je rendais le change
et le numéro, je répondais comme un automate.
Ils détonnaient parmi la foule comme une paire
d'inséparables. La femme était très belle, grande,
gracile, brune, avec de longs cheveux ondulés encadrant
un visage pâle, un front haut. Elle avait un air inquiet, le
regard endolori. Une ébauche de sourire tremblait au
coin des lèvres, plus près des larmes que du rire. J'ai
senti de loin son désarroi, la tristesse que dégageait sa
tête inclinée vers une épaule, ses joues creuses, le cou de
cygne.
L'homme était plus grand encore, bronzé, sombre.
De ses frisottis de gitan, noirs et soyeux, s'échappait
une mèche tourbillonnante qui cachait un œil
charbonneux. Il avait une balafre sur le menton, des
maxillaires carrés, puissants, les joues bleutées par une
barbe qui repoussait trop vite. Ses narines frémissaient,
2- Ela Gloria Cellini

la bouche ferme avait le contour ourlé. C'était un


homme viril, endurci, séduisant. Irrésistible.
Le couple se taillait un chemin à travers les gens,
descendant sous le plafond bas des vestiaires, passant
des zones fortement illuminées par les spots dans celles
en pénombre. Je voyais leurs chevelures et leurs épaules
mais je ne distinguais pas bien leurs visages mal
éclairés.
La femme s'approcha sans hâte, pivota et laissa
glisser le vison dans les mains de son homme. C'était
son homme, pas de doute. Ses mains fortes mais fines
parlaient pour lui. La fourrure, la jeune femme, le
charme hypnotique qu'elle répandait, tout ça lui
appartenaient. Il me tendit le manteau pendant que moi
je ne décollais pas le regard des épaules nues, du dos
dévoilé par la soie marine d'une robe-fourreau à
bretelles filiformes. Je mordais ma lèvre pour ne pas
rester bouche bée. Elle avait une peau de biche.
Il m'apostropha amusé. «Ça va, jeune homme ?»
Empochant le numéro, il entoura la taille de sa
partenaire et la guida vers les escaliers. Silhouette
longiligne, habit élégant, un peu froissé, chemise
blanche au col déboutonné, sans cravate. Cela le rendait
3- Ela Gloria Cellini

encore plus attirant. Il se pencha sur la nuque de la


femme et lui souffla : «Tu n'arrêtes pas d'étourdir les
jeunes, ma chérie». Elle le regarda dans les yeux avec
une grimace amère imprimée sur son profil de beauté
classique.
Ce soir-là j'avais la chance de travailler avec Annie,
Rolland et Jude. Annie s'en fichait du tango. Elle aimait
le River Dance. Rolland et Jude préféraient écouter le
match de hockey. J'ai promis de partir le dernier s'ils me
laissaient assister au spectacle. Le dernier se tape les
planchers mais tant pis, je raffole du tango. Tout est
clair dans cette dance. Amour, passion, jalousie, haine,
coquetterie, bêtise, vengeance. Les sentiments sont forts,
exprimés avec une infinité de mouvements d'une rare
élégance. J'observe attentivement mais les danseurs
bougent si vite que je n'arrive pas à suivre leurs pas.
Même aujourd'hui, après tant d'années, j'aimerais
apprendre le tango. Maintenant j'ai les moyens, mais
évidemment, je n'ai pas le temps.
Je me suis faufilé au dernier balcon de la salle
Wilfried Pelletier et j'ai eu la chance de trouver un
strapontin libre. À cette distance le dessin
chorégraphique se distinguait mieux. Les danseurs, de
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vrais pros, racontaient dans chaque tango une autre


histoire et la musique du bandonéon les portait comme
un dragon fabuleux dans des spirales compliquées,
envoûtantes. Le tango demande beaucoup d'effort, je le
savais bien, mais en regardant ces milongueros qui
semblaient s'amuser, je pensais que moi aussi j'aurais
pu accomplir la même chose. Aisément, bine entendu,
je me disais en me moquant de moi-même
Dix minutes avant la pause j'ai dû descendre pour
donner un coup de main aux garçons du buffet. Je
remplissais des verres de vin, je rangeais les plateaux de
petits chocolats et de tartines. Les spectateurs sortaient
en hâte se rouant vers le buffet. Les boissons
s'envolèrent en premier. Il fallait faire vite.
Le bel homme sans cravate s'approcha et demanda
trois bouteilles de Perrier. Près du rideau en fils brillants
qui couvre toute la largeur de la baie vitrée, la femme
brune l'attendait, le regard dans le vague. Il dévissa le
bouchon, lui tendit la bouteille verte et garda les deux
autres dans une seule main. Tête renversée elle vida la
moitié de la bouteille d'un seul trait. Sa longue gorge
palpitait tandis que l'eau descendait comme dans un
tuyau. L'homme n'était pas le seul à la fixer. Elle laissa
5- Ela Gloria Cellini

tomber la bouteille vidée sur une table basse et accepta


la deuxième qui de toute évidence ne la tenta plus. C'est
alors qu'il entama la sienne, un peu las, sans trop de soif.
Ils étaient à quelques mètres du buffet et je
m'approchais de leur côté, mine de rien, en rangeant des
cannettes dans un tiroir. Deux hommes s'avancèrent
avec des gestes de surprise, contents de les rencontrer.
Le brou-ha-ha du grand foyer m'empêcha d'entendre
toute leur conversation mais je distinguais des bribes. Ils
parlaient en anglais de New York, d'une certaine
compagnie, d'un papillon en voyage à Tokyo, d'un
enregistrement quelque part. Ils échangeaient sur des
avions, des affaires, des vacances en Île de Malte. Elle
ne disait presque rien. Les hommes avaient en commun
le nord de la Chine, le cours du dollar, celui du yen.
«J'avais lu sur la prochaine tournée de Gloria...» dit le
premier homme mais la sonnerie de fin d'entracte les
éloigna.
La deuxième sonnerie retentit dans le théâtre et la
foule se dépêcha pour retrouver ses places. J'ai aidé à
ramasser les bouteilles vides, les serviettes en papier et
les verres éparpillés partout et j'ai couru vers la salle.
Pas le temps de monter au dernier balcon. Je me suis
6- Ela Gloria Cellini

caché dans l'ombre d'une entrée latérale, près de la


scène. Ce n'était pas la meilleure place pour suivre la
dance mais j'ai eu la chance d'apercevoir le couple. Ils
étaient là-haut, au premier rang du balcon. Elle, penchée
en avant, les coudes appuyés sur le rebord, fascinée par
le spectacle. Lui, enfoncé dans son siège, la tête entre les
épaules, les yeux à peine ouverts, comme un homme très
fatigué qui aimerait ne pas être là.

À deux heures de la nuit, après avoir terminé les


planchers, je suis sorti par la porte de service donnant
sur Jeanne Mance. Fatigué, je traînais mes pieds en
descendant la rue vers le boulevard René Levesque pour
rentrer chez moi. J'habitais à deux pas de là, sur rue
Anderson, partageant un appartement avec deux autres
collègues. J'entendais clairement le bruit de mes pas car
à cette heure nocturne, en fin de mars, même le centre-
ville de Montréal reste silencieux.
En m'approchant de l'hôtel Hyatt Regency j'ai
ralenti. J'entendis des voix qui me semblaient connues.
Sous l'auvent de l'entrée il y avait un couple enlacé. Ils
parlaient en même temps, front contre front. Elle portait
le même manteau long et ample en vison argenté. Ils
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étaient enveloppés par la fourrure, cachés à l'intérieur,


collés l'un à l'autre. Elle pleurait, il l'embrassait et lui
chuchotait des mots. Les grands pots de sapins décorés
de petites lumières blanches masquaient ma présence. Je
n'osais pas avancer mais en fait je n'y tenais pas trop. Ce
couple si beau, si étrange me clouait sur place.
Il lâcha la taille de la femme, s'arracha de la
fourrure, lui passa un pan du manteau sur l'autre,
l'emmitoufla, l'embrassa longuement sur la bouche et
s'éloigna. Sa Mercedes USV attendait au trottoir. Il ne se
retourna plus mais secoua la main. Le geste disait « au
revoir», et peut-être «à la prochaine» mais je n'étais pas
sûr. La voiture disparut à la première flèche à droite sur
Sainte Catherine.
Elle tenait le manteau serré près du corps et pleurait
le nez dans le col.
Je m'approchais lentement comme d'un chat apeuré.
Elle ne me voyait pas. Je restais figé ne sachant pas quoi
faire. Finalement elle me fixa pour deux secondes, me
reconnut, ou peut-être pas, puis elle recommença à
sangloter. L'instinct me disait de la prendre dans mes
bras mais comment oser ? J'entourais gauchement ses
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épaules et je sentis à travers le vison le tremblement de


son corps. Elle avait mal mais elle avait aussi très froid.
− Voulez-vous que j'appelle un taxi ? J'ai demandé
comme un con, car j'ai bien vu qu'elle n'avait pas de sac
à main et donc, je supposais, pas d'argent non plus.
Elle fit non de la tête entre les soupirs.
J'ai continué de l'entourer de mon bras, de tapoter
son dos et peu à peu elle se calma. Je me sentais comme
un homme. Comme l'homme qui venait de la quitter. Ou
à peu près. Elle sortit une main des manches et s'essuya
les yeux. Ils étaient verts, grands et rougis, les cils collés
par les larmes. Elle plongea la main dans un pli de la
fourrure, sorti un mouchoir bleu, se détacha de moi, se
moucha puis fit un deuxième pas en arrière, me regarda
attentivement et esquissa un sourire.
− Le vestiaire ?
Je fis oui de la tête, redevenu le garçon de service.
− Veux-tu m'accompagner ? J'ai une chambre ici
mais j'ai peur de rester seule. Juste une heure. S'il te
plaît.
9- Ela Gloria Cellini

Ce que j'ai vu en premier c'était le lit défait, vaste,


qui parlait de lui-même. Sur la table ronde, près de la
fenêtre, il y avait deux plateaux à peine entamés. Mon
estomac gargouillait.
− Sers-toi. Tu dois être mort de faim après tout ce
travail que tu as dû faire.
− Comment savez-vous ce que je fais ?
− Je sais beaucoup de choses sur les théâtres. Sur
les coulisses, sur l'administration, sur presque tout.
− Comment ça ?
− Mange. Si tu as envie de quelque chose d'autre je
peux commander au room service. Malheureusement il
n'y a plus de champagne et ils ne servent pas d'alcool
après minuit. Je l'ai bu moi, toute seule, dit-elle en se
laissant tomber sur le lit. Je pense que je suis bien
pompette. En tout cas, assez pour ne pas conduire cette
nuit.
− Où voulez-vous aller ?
− Rentrer chez moi. Ma voiture est en bas mais je
dois me reposer quelques heures. Mange. Il y a un
gâteau dans le frigidaire. Ne te gêne pas.
10- Ela Gloria Cellini

Elle s'allongea enveloppée dans son vison, nicha sa


tête dans un oreiller, prit un autre sous le bras droit, posa
un genou sur un troisième et ferma les yeux.
− Et vous ?
− Moi ? Moi, mon cher garçon, dit-elle en soupirant
profondément, je suis habituée depuis des siècles à ne
pas manger. Les ballerines ne mangent pas.
− Vous êtes ballerine ?
− Plus maintenant.
Elle jeta une chaussure en s'aidant de l'autre pied,
essaya d'enlever la deuxième mais s'endormit
brusquement.
J'étais désemparé. J'aurais voulu lui enlever le
soulier mais je n'osais pas. Le grand oreiller callé sous
son bras donnait l'impression que la main pendait inerte.
Le poigné détendu, ouvert, échappa la boule de batiste
bleue et ses doigts longs, complètement relaxés, avaient
pris la pose de l'interrogation muette, comme sur une
scène. Elle respirait régulièrement et j'étais content de
voir sa détresse évanouie, du moins pendant le sommeil.
J'éteignis les lampes de chevet laissant allumée la
plafonnière de l'entrée. Assis confortablement dans la
chaise-fauteuil j'ai choisi parmi les merveilles des
11- Ela Gloria Cellini

plateaux froids. Il y avait des mets que je ne goûtais que


rarement ou que je ne connaissais pas et qui semblaient
meilleurs que l'immanquable saumon fumé enroulé sur
des asperges qui apparaissait régulièrement aux soupers
festifs. Il y avait de la charcuterie délicate avec des
cornichons miniatures, des tomates cerises fourrées d'un
mélange au fromage bleu, des quiches hautes comme
des verrines et des verrines au caviar rouge sur un lit de
je ne sais pas quoi. Il y avait de petits feuilletés à la
viande, des œufs de cailles dont les jaunes étaient ornés
de caviar noir de lompe, du bleu crémeux sur du pain
noir et des olives fourrées aux amandes. Tout un régal
pour moi, qui avais quelques dollars par jour pour me
nourrir. Parfois moins, parfois plus, mais le loyer, mes
cours et le peu d'épicerie que j'achetais avalaient ma
bourse entière et presque tout l'argent que je gagnais en
travaillant part-time. Il me restait très peu pour des
vêtements achetés en friperies et évidemment rien pour
du saumon fumé.
Ce n'était pas grave. J'étais jeune, ma vie était
formidable, mon avenir prometteur. Je me le répétais
souvent et je tenais le coup assez facilement. J'était un
bon garçon.
12- Ela Gloria Cellini

Je mastiquais patiemment pendant que la belle


femme dormait enveloppée dans sa somptueuse
fourrure. J'ai ouvert une bouteille de Perrier essayant de
boire comme elle, la tête renversée, mais le pétillant
m'étouffa et me fit roter. Comment faisait-elle pour
avaler tout d'un trait ?
Il y avait beaucoup de place sur le très grand lit
mais je préférais dormir sur le canapé. Il était assez
profond et suffisamment long. J'ai pris un oreiller et une
couverture et j'ai fermé la lumière. Pendant un moment
j'ai pensé de quitter cette chambre mais j'étais fatigué et
toute cette nourriture avalée au milieu de la nuit
m'alourdissait.
Je l'entendis marmonner. Elle avait repoussé
l'oreiller qui lui tenait place de rempart et s'était
retournée sur le dos. Un pan de la fourrure s'était ouvert
et dans la lumière bleue de la nuit j'ai vu qu'elle était nue
sous le manteau. J'ai enlevé délicatement sa chaussure et
j'ai tiré la couverture sur elle. C'est comme ça que font
les gentlemen dans les films, non ? Pourtant elle ne dit
13- Ela Gloria Cellini

rien, n'entoura pas mon cou de ses bras, ne m'attira pas


dans son lit.
Héroïque, je repris le canapé.

On sonnait à la porte et un chariot passa près de


mon nez répandant l'odeur d'un café chocolaté. J'ai
entendu les bruits des assiettes entrechoquées. On
ramassait les reliefs du souper de minuit et on installait
le petit déjeuner. J'ai ouvert un œil. Elle était enveloppée
de blanc et ses cheveux étaient mouillés. Encore
endormi, je décodais lentement ce que je voyais. Elle
avait pris une douche et portait le peignoir de l'hôtel. Le
lit était couvert tant bien que mal et sa valise ouverte
attendait sur le support à bagages. La pendule montrait
dix heures mois le quart. Elle beurra une tartine et la
couvrit d'une tranche de jambon.
Je me mis debout.
− Les ballerines ne mangent pas, j'ai dit.
− J'ai faim et je ne danse plus. Veux-tu l'autre
moitié du pamplemousse ? Je te le prépare avec du miel
? Je ne connais pas tes préférences. Il y a des œufs à la
coque avec des mouillettes grillées, du beurre, du
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jambon, du fromage, de la confiture. J'ai commandé


aussi du chocolat chaud et des croissants.
− Oh ho ! Je n'avale pas tout cela dans une journée
entière. Je l'ai dit vite et j'ai disparu dans la salle de
bains.
Quand je revins elle me montra l'assiette avec des
mouillettes beurrées.
Elle était déjà debout, grande, perdue dans ce
peignoir trop large, tout comme dans son vison. Elle me
tendit la main.
− Bon matin. Je m'appelle Ela Cellini. Merci
beaucoup d'être resté avec moi. J'avais envie de me tuer.
− Aïï ! Ne dites pas ça. C'est horrible et absolument
inutile.
− Qu'en sais-tu ? Tu...? Tu...?
− André Duchamp.
− André... Tu fais du bien comme ton saint patron,
André. Tu sauves des vies.
− Cela ne m'est pas arrivé trop souvent.
− Tu es encore si jeune. Quel âge ?
− Dix-sept. Dix-huit en mai.
− Et à part le théâtre ...?
− Étudiant.
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− Collège ?
− Université.
Je n'ai pas pu m'empêcher de me vanter.
− Wow ! As-tu sauté le cegep ?
− Non. J'étais bon, je n'avais pas besoins de suivre
les cours. J'ai passé les examens et ils m'on poussé
directement à l'université.
− Un surdoué ?
− Bah! Cela ne veut rien dire. Il y a des non-doués
qui se débrouillent dans leurs vies comme des as.
−En quoi étudies-tu ?
− Maths.
Je ne veux pas lui dire plus. J'ai déjà essayé de
conquérir une fille en lui parlant des espaces Banach et
elle a conclu qu'il n'existe pas de plus ennuyeux que
moi. Les mathématiques supérieures ne sont pas un sujet
pour charmer les dames. Surtout une comme celle-ci.
− Est-ce que tu as des cours lundi, André ?
− C'est la semaine de relâche.
− Ah bon ? Alors tu es libre.
− Pas vraiment. J'ai la chance de travailler tous les
soirs et puis, vacances ou pas, je continue mes
recherches.
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−Quelles recherches ?
− C'est long à expliquer et ennuyeux.
− Essaye quand même.
− Je fais partie d'un groupe de recherche conduit par
un grand mathématicien. Un savant, le professeur
Cantémir. Nous sommes reliés à deux autres
Universités. Une en Allemagne, à Berlin et une autre à
Moscou.
− Cela doit être passionnant.
− Ça l'est. C'est une chance pour moi. Si nous
aboutissons à quelque chose de concret, alors ce sera un
pas en avant pour la science.
− Tu es bien enthousiaste. Depuis combien de
temps travailles- tu à ces recherches ?
− Presque trois ans.
− Avec ce même savant ?
− Oui. C'est lui qui m'a découvert. Je ne
soupçonnais pas que j'étais capable de ce qu'il m'a
demandé de faire. C'est lui qui m'a poussé vers ces
recherches.
− Alors tu as été vraiment un enfant génial. Un
Mozart des maths?
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− Je ne pense pas. J'étais bon. Je comprenais tout


très vite, comme si je le savais d'avance. Parfois c'était
gênant.
− Pourquoi ? Non, ne me le dis pas. Laisses-moi
deviner. Les profs sont souvent des cancres, n'est-ce pas
?
− Certains d'entre eux, oui. Mais ce n'est pas
entièrement de leur faute. L'éducation a sa propre
génétique. À l'abri des diplômes on transmet légalement
la bêtise institutionnalisée.
− Tu es si... mature, André. Mature avec un visage
d'ange. Voudrais-tu me conduire chez moi ? Je te
rembourse l'argent perdu en ne travaillant pas et tu
reviens en train à Montréal, tous frais payés. Tu passes
quelques jours à la campagne avec moi. Qu'est-ce que tu
en dis ?
Je ne trouvais rien à dire. J'étais suis surpris, étonné
car je ne voyais pas ce qu'elle attendait de moi mais je
n'allais pas rater la chance de mieux la connaître. Qui
sait, peut-être que... Je chasse la pensée et je réponds
comme un con. Comme toujours quand il ne s'agit pas
de maths.
− Je dois me changer.
18- Ela Gloria Cellini

Elle fait des grands yeux.


− J'habite à deux pas d'ici. J'ai lavé des planchers
hier soir. Je veux...
− Bien sûr. Je comprends. Nous arrêterons en bas
de chez toi. Prends les vêtements que tu désires.
N'oublie pas ton maillot de bain. Nous avons une piscine
intérieure et l'eau est caliente.
Je trempe mon croissant dans le chocolat chaud et
j'essaye de l'avaler. Je suis à la deuxième tasse. Je viens
de manger deux œufs et trois tartines au jambon et au
fromage mais comme je ne suis pas un goinfre, le
croissant a du mal à passer. Les plateaux sont trop pleins
de bonnes choses; impossible de les terminer avant onze
heure, l'heure pour quitter un hôtel.
− Est-ce qu'on peut faire un doggy bag avec toute
cette nourriture ? C'est dommage de la payer et d'y
laisser plus de la moitié.
− Je crois qu'il y a assez de provisions chez nous. Je
t'assure que tu ne mourras pas de faim.
− Je n'en doute pas, mais je ne pensais pas à moi.
Mes colloques sont aussi fauchés que je le suis. Ils
aimeront beaucoup des croissants et des tartines le
samedi matin.
19- Ela Gloria Cellini

− Tu as raison. Nous allons emporter tout cela. Tout


ce que tu veux.
Ela téléphone au room service et commande un
autre plateau cette fois pour emporter. Dix minutes plus
tard le serveur sonne à la porte avec le paquet, un
support en carton avec quatre tasses remplies de café et
deux autres sacs vides. Il emballe les restes du petit
déjeuner et pose le tout dans une grande sacoche en
papier. Elle lui refile un pourboire et me demande de
tourner ma chaise vers la fenêtre.
Je regardais le ciel bleu sans nuages. En bas, dans
les rues serrées entre les bâtiments trop hauts, c'était
plus gris. J'avais lu quelque part que dans l'ancienne
Montréal une loi interdisait de bâtir plus haut que le
faîte des arbres. Cela venait de loin, de la Grèce antique
qui avait établi une relation de bon sens entre l'homme
et son habitat. Il ne fallait pas que l'ombre d'une maison
tombe sur une autre ni qu'elle dépasse la largeur de la
rue. Ici, au Centre-ville, cette loi ne s'appliquait plus
depuis longtemps. À moins d'habiter au dernier étage,
on ne voyait pas trop le soleil.
20- Ela Gloria Cellini

J'entendais Ela circuler entre la chambre et la salle


de bains. Elle tira une longue fermeture éclaire et dit :
«Je suis prête.».
Habillée d'un pantalon olive et d'un pull blanc-
cassé, sous une veste en cuir couleur pelure d'ognon,
avec sa queue de cheval et son visage dégagé, elle était
infiniment mince et beaucoup plus jeune. L'air de
femme fatale avait disparu, sa tristesse aussi. Ce matin
elle avait une beauté sage, lumineuse qui me semblait
plus attirante que celle du soir. Elle posa sur le lit un très
grand sac de chez Ogilvy, léger mais encombrant et une
housse noire dans laquelle devait se trouvait le vison.
− Vous devez quitter la chambre avant midi, n'est-
ce pas ?
Elle me sourit.
− Non, pourquoi ? Nous pouvons rester autant que
tu veux si tu as envie.
− Je pensais au règlement de l'hôtel.
− Ah, bon ? Moi je ne pense jamais à ça. On y va ?
− Où exactement ?
− Tu dois prendre la quinze nord, puis la quatre cent
quarante vers Laval. Ou la sept cent vingt et après la
treize nord. Nous habitons à Laval-sur-le-Lac.
21- Ela Gloria Cellini

Un bagagiste arrive muni d'un chariot doré. Je


trouve cela superflu mais elle semble habituée. Je lui
demande si elle ne doit pas passer par la réception pour
régler la note, du moins celle du petit déjeuner mais elle
me sourit et me dit que non, que l'appartement est au
compte de son mari qui le loue pour l'année.
− Quel appartement ?
− Celui-ci. Cette porte mène au salon qui lui sert de
bureau. Il y a une deuxième chambre aussi.
Je n'ai pas le temps de visiter mais j'aperçois dans
l'armoire des habits d'homme bien rangés sur des cintres
solides de chez Gold and Silver. Des housses
transparentes les protègent. Plus bas sont alignées
plusieurs paires de souliers élégants et des mocassins sur
des conformateurs en bois.
Nous descendons au premier sous-sol et le
bagagiste dépose la valise et le sac d'Ogilvy dans le
coffre de la Mercedes-Benz qui elle aussi a une place
réservée. Il veut accoter mes doggy bag mais je les
garde. Il couche alors sur la banquette arrière la housse
avec le précieux vison. Il connait bien son métier.
22- Ela Gloria Cellini

− Merci Tony, tu es toujours le plus gentil de tous,


dit Ela et lui glisse un billet de vingt dollar. Il devient
rouge et lui tient la porte du passager.
− C'est un plaisir de vous revoir, miss Gloria,
souffle Tony, évidemment amoureux. Revenez-nous
vite.
Dans l'appart ce fut la stupéfaction joyeuse. Mes
colloques me taquinèrent en demandant avec quelle
millionnaire j'ai passé la nuit.
− T'as fait quoi pour être si bien payé, cachotier ?
− A-t-elle une sœur ? Une cousine ?
J'ai pris vite une douche, je me suis changé, j'ai
fourré quelques vêtements dans un sac à dos, mon lap-
top, mes casques d'écoutes, les rechargeurs et j'ai
descendu en courant, inquiet. Et si elle ne m'avait pas
attendue ?
Elle était là, assise dans la chaise en cuir, écoutant
de la musique les yeux fermés. Je me suis dit : Tout va
trop vite. Mathématiquement c'est impossible. Pourtant
je savais que rien ne leur est impossible, à mes chères
maths. Il faut seulement trouver le bon raisonnement
pour mettre les choses en équation.
23- Ela Gloria Cellini

II
Elle avait dit : «Nous habitons dans un bungalow au
bord de l'eau. En face il y a l'Île Bizard et un peu plus
loin la petite Île Roussin. Tu vas voir, c'est un joli coin
avec de jolies maisons.»
Je ne connaissais pas le chemin mais la Mercedes
avait un GPS intégré qui me guida parfaitement.
Cinquante minutes plus tard j'entrais sur la rue.
Le coin était magnifique. Situé près de l'eau, c'était
une enclave avec des maisons grandioses entourées de
grands espaces. Seulement des propriétés prestigieuses.
Tout alentour sentait l'argent.
La cour était vaste comme un terrain de soccer et
entourée d'une haie haute de trois mètres qui devait
mesurer plus de deux kilomètres tout autour. Si la
grande maison pouvait être nommée «bungalow» c'était
tout simplement parce qu'il n'y avait pas d'étage.
Autrement il semblait dix fois plus grand que celui de
mes parents à Trois Rivières.
Je m'approchais lentement en suivant la chaussée
déneigée qui contournait la pelouse comme un fer à
cheval et j'arrêtais devant ce bungalow mesure spéciale.
24- Ela Gloria Cellini

J'ai eu le temps d'entrevoir un corps central et deux ailes


avec quatre garages collés sur celle de droite.
Ela me conduit vers le vestibule plus large et plus
grand que le salon de mon appart rue Anderson. Il y
avait des banquettes, des armoires anciennes pour les
manteaux et pour les chaussures, de grands pots avec
des plantes, de grands miroirs. Aucun meuble ne
semblait encombrer l'espace. Le sol était couvert par un
splendide carrelage noir, en dalles luisantes, séparées
par des lignes de paillettes dorées. Entre la porte
principale, double, en bois clouté à l'ancienne et la porte
française vers l'intérieur on avait jeté un pont oriental,
un tapis dans tous les tons de rouges. Mes sneakers s'y
enfonçaient.
L'espace suivant était une immense salle clairement
départagée en quatre. Au fond, à gauche, se trouvait un
piano à queue. Même avec le couvercle fermé, il devait
être imposant vu de plus près. De loin pourtant il
semblait perdu comme un jouet dans son espace
généreux. Un candélabre comme une grappe de raisin,
en cristal blanc et rose, se reflétait dans son vernis noir.
Dans le coin droit se trouvait la salle à manger. Quand je
dis coin, je veux dire une place assez large pour contenir
25- Ela Gloria Cellini

une table de douze avec toutes les chaises autour, son


buffet sur le mur du fond et la servante sur le côté.
J'avançais de quelques pas pour avoir une
perspective immédiate sur ma droite. Sans doute c'était
le coin salon. Des canapés profonds et invitants
formaient un U entrecoupés de tables de bout. Deux
poufs larges en cuir tenaient place de tables à café ou
que de repose-pieds, selon les désirs. L'angle était
occupé par une cheminée blanche, à la française, très
haute, avec cà et là des carrelages en faïences bleu. En
symétrie, sur la gauche, dans l'autre moitié, se trouvait
le coin lecture-musique-télé. Les murs étaient tapissés
de bibliothèques remplies de livres mais aussi de
vinyles. Une armoire centrale contenait une usine à
musique avec tout ce qu'un fanatique de l'écoute la plus
performante, ancienne ou moderne, pouvait rêver.
Je ne bougeais plus car il me fallait un peu de temps
pour assimiler tout ce que je voyais, à commencer par le
tapis. Je n'avais jamais vu un aussi grand. Il représentait
un arbre avec plusieurs branches et sur chaque branche
il y avait des femmes et des hommes, des enfants et des
vieillards, des oiseaux et des animaux. Je les découvrais
26- Ela Gloria Cellini

en avançant dans cette pièce qui, va savoir pourquoi, me


rappelais un plateau de télévision.
− Il est persan, le plus grand que mon père ait pu
trouver en Iran. Il fait quarante huit mètres carrés, dit
Ela qui se rapprocha lentement de moi. Elle avait eu le
temps de disparaître et de revenir accompagnée d'une
femme qui devait avoir l'âge de ma mère. Elle était de
taille moyenne, jolie et avenante. Ses cheveux blonds
étaient parsemés de fils argentés, des fines ridules
entouraient les yeux bleus et son visage souriant était
celui d'une femme intelligente à qui on ne pouvait pas
mentir. Ma mère tout crachée.
− Maji, je te présente André Duchamp. Cette nuit il
m'a sauvé la vie. André, Marie est ma meilleure amie et
la fée de cette maison. Elle prend soin de moi depuis
que j'étais toute petite. C'est avec elle que j'ai fait mes
premiers pas en danse et c'est grâce à elle que j'ai eu la
vie sauve plusieurs fois. C'est ce que vous avez en
commun, toi et Marie.
− Vous exagérez, en tout cas en ce qui me concerne,
j'ai dit et je me senti rougir devant cette femme qui
comprenait tout.
27- Ela Gloria Cellini

−Je suis sûre que non, dit Marie. Elle sait de quoi
elle parle, malheureusement. Crois-moi, André.
J'aimais le son de sa voix.
−Bon, je vais te montrer ta chambre et puis il faut
que tu me raconte un peu, poursuivit Marie.
−Que je vous raconte quoi ?
−Ta vie, bien sûr. Nous devons faire connaissance.
Viens. Et toi, Ela, repose-toi. Tu es très pâle. Je viens de
préparer ton jus. Bois-le avant qu'il ne s'oxyde.

Nous sortons par la porte française à quatre


panneaux située entre le piano et la salle à manger. Le
hall est rectangulaire, il n'a pas de fenêtres mais il reçoit
la lumière du jour par les vitres en cristal des autres
portes. Celles latérales ouvrent vers les deux ailes de la
maison. Celle d'en face, avec quatre sections de carreaux
biseautés, laisse entrevoir la cuisine. Et quelle cuisine !
Ela s'en va là-bas.
Nous sommes dans une boîte de lumières. Marie lit
dans mon regard.
− Eh oui, c'est impressionnant, je sais. Cette maison
fut bâtie sous mes yeux pourtant je continue d'être
28- Ela Gloria Cellini

surprise par ses dimensions et sa beauté. L'avantage c'est


qu'elle me tient en forme.
− C'est pour cela qu'elle et si mince ? Je fais un
mouvement de tête vers la cuisine.
− Ela ? Non. Pour elle ce n'est pas la maison, c'est
la barre. Tu verras. Viens d'abord que je te montre ta
chambre. Après, si tu as faim, tu mangeras. J'ai préparé
un déjeuner léger. Une soupe, un filet de poisson, une
meringue. Aimes-tu les meringues ? Si non, nous avons
des fruits.
Je n'ai jamais vu une maison aussi spectaculaire. Je
suis curieux et intrigué. Selon moi, Cantémir, mon prof,
est un homme riche. Il possède un cottage à
Westmount, il a comme voisins un tas de tuiles, même
un ministre. C'est à dire un autre riche. Il n'y a pas des
ministres pauvres et les riches habitent près des riches,
n'est-ce pas ? L'épouse de Cantémir est directrice je ne
sais pas où; il dit en riant qu'elle empile des rapports et
gagne trois fois plus que lui. Chaque été ils voyagent
ensemble en Europe et ils ont visité déjà plusieurs pays
d'Asie.
Ce bungalow grand comme un château me fait
changer de perception. Mon prof est peut-être riche mais
29- Ela Gloria Cellini

tout ceci n'a rien à voir avec son cottage de Westmount.


Ici c'est autre chose.

Ma chambre a sa propre salle de bains. Le lit est


grand, haut, couvert d'une courtepointe matelassée,
couleur café au lait mais avec plus de lait que de café.
Elle est bordée d'une lisérée violette et couverte de
coussins assortis en dégradé de mauve. Le même lait au
café des draperies est imprimé des branches de lilas
fleuri, grandeur nature, tout comme la tête du lit,
matelassée, avec des boutons violets enfoncés dans les
plis.
Du dessus de la commode me regarde une fillette de
quatre-cinq ans. Elle est assise dans la pénombre, devant
un piano à queue mais elle ne joue pas. Le noir du
couvercle jette sur son visage des teintes verdâtres. Elle
est sérieuse, avec un brin de reproche dans ses yeux
verts. Près d'elle, par la fenêtre ouverte, on aperçoit le
jardin ensoleillé contrastant avec le clair-obscur de la
chambre. Je sens le désir de la fillette de sortir dans la
lumière, de quitter le tableau, de jouer dehors. Je sens
que si on la retient encore un peu devant ce maudit
30- Ela Gloria Cellini

piano, elle se révoltera. Peut-être qu'à la longue, elle


deviendra une révoltée.
Je m'approchais de la fenêtre. La pelouse qui
descendait doucement vers l'eau était parsemée de
tâches blanches qui fondaient au soleil. En bas, une
bâche grise remplie de feuilles sèches couvrait la
piscine. L'Île Bizard semblait toute proche, au delà du
chenal, mais il n'y avait pas de maison en vue,
seulement des pontons. La Rivière des Prairies portait
des morceaux de glaces qui s'entrechoquaient sous l'eau
verte. Dans un mois ou bien deux le paysage
ressemblerait à celui du tableau.
Je suis sorti dans le couloir. Au plafond, une
verrière longue et étroite laissait passer la lumière du
jour. La porte de la chambre d'Ela était ouverte.
Allongée sur le lit, dos à la fenêtre, elle parlait au chat,
évidemment content d'être dorloté.
− Entre, André. Excuses-moi de ne pas faire les
honneurs de la maison mais je suis un peu patraque.
Cette semaine j'ai oublié mes routines et la ville me
fatigue. L'agitation de mon mari aussi. Je vais dormir
une heure et après je vais te raconter cette maison. Je
pense que tu l'aimeras.
31- Ela Gloria Cellini

− Reposez-vous, il n'y a aucune urgence. Je vais


voir les livres dans la bibliothèque.
− Ah oui ? Dans laquelle ?
− Celle du grand salon. Il y a deux murs couverts de
livres et de musique. Vous pouvez dormir plus d'une
heure si vous voulez.
− Merci. S'il te plaît, prends la couverture de là-bas
et jette-là sur moi. Je vais terminer la conversation avec
Muzzo qui demande des caresses à l'infini et nous allons
nous assoupir.
Le chat s'étire, se ramasse en boule et finit par
tourner le ventre pour être gratté. Il semble entièrement
d'accord avec le programme d'Ela.
Je la couvre avec une fausse fourrure, légère et
moelleuse et je ferme la porte derrière moi. Je n'ai
jamais vu une chambre aussi grande et aussi belle.
Même pas dans les films.

Je pensais ne pas avoir faim mais le poisson est une


merveille. C'était mon premier filet de flétan et aussi ma
première sauce safranée au vin. J'apprenais. Nous étions
32- Ela Gloria Cellini

assis dans la cuisine dans «le coin dinette», disait Marie


ironiquement en me montrant l'étendue de la table.
− Elle vous a appelé Maji. Cela vient de Marie-
Jeanne ?
− Oui, Comment as-tu deviné ? C'est comme ça
qu'elle m'appelait quand elle était petite.
− J'ai une cousine qui porte le même surnom. Vous
la connaissez depuis si longtemps ?
− D'avant sa naissance, si je peux m'exprimer ainsi.
J'avais déjà mes trois fils et j'attendais ma fille. Elles
sont nées toutes les deux à un mois de différence. Elles
ont grandi ensemble par ici.
− Ici-même ? C'est vrai que c'est très grand.
− Mais non ! Nous habitons à coté, dans le cottage,
au-delà de la haie d'ifs. Je dis «ici» pour désigner le
domaine mais il n'existait pas encore lorsqu'Ela était
venue au monde.
Les questions se bousculaient dans ma tête mais je
n'osais pas les poser. Marie l'avait compris.
− Tu te demandes si nous sommes aussi riches que
les Cellini, n'est-ce pas ?
− Oui.
33- Ela Gloria Cellini

− Eh bien, non. Nous ne l'avons jamais été. Je


travaille pour eux depuis plus de vingt ans. C'est une
longue histoire.
− Racontez-moi.
− Je pense que c'est à ton tour de raconter.
− Il n'y a rien d'intéressant à dire. Je viens de Trois
Rivières, j'ai un frère aîné, Armand, et deux frères
jumeaux plus jeunes que moi, Pierre et Paul. Et nous
avons tous une petite sœur que nous adorons. Les
jumeaux sont en secondaire, Julie au primaire.
− Tiens donc. Mon mari s'appelle Paul et son frère
Pierre. Mais ils ne sont pas jumeaux. Continue.
− Ma mère est gestionnaire dans un magasin et mon
père travaille chez Firestone. Armand, mon frère aîné,
aussi. Nous sommes une famille sans problèmes. Papa
ne boit pas et ne bat pas ma mère et ma mère n'est pas
une méchante créature.
− J'en suis sûre André, dit-elle en riant.
− Je suis le seul croche de la gagne et j'ai causé pas
mal de problèmes à mes parents à cause de mon
comportement à l'école. Il paraît que je défiais les profs.
Personne n'a vu que j'étais né avec un don pour les
sciences, les maths en spécial, mais j'ai eu la chance
34- Ela Gloria Cellini

qu'un prof découvre mes aptitudes. Il m'a pris sous ses


ailes, il m'a dopé de savoir et il m'a envoyé aux
olympiades de mathématiques que j'ai gagnées une
après l'autre haut la main. Un autre prof de McGill l'a
appris et il est venu à l'école pour me tester. Il est resté à
Trois Rivières quelques jours et nous avons beaucoup
parlé. Je ne savais pas combien le temps lui était
précieux et que ces jours passés avec moi étaient un réel
sacrifice. Il a dit à mes parents que je suis un enfant
doué et qu'ils doivent me laisser développer mon talent à
Montréal. Ils ont eu peur mais finalement ils ont accepté
à condition que je loge chez la sœur de ma mère. Le
ministère a organisé plusieurs examens à Trois Rivières,
spécialement pour moi. J'ai dû parfaire mon anglais en
vitesse, ce que fut fait en deux mois de doping selon -
ne riiez pas s'il vous plaît - une extraordinaire méthode
russe. Je suis arrivé à Montréal où m'attendaient d'autres
examens, ceux organisés par l'université. Finalement je
suis devenu boursier chez McGill. Je suis là depuis trois
ans et je suis bien. Voilà !
− Je trouve ton histoire pas mal intéressante. Quel
âge avais-tu quand tout a commencé ? Quand ton prof
de Trois Rivières t'a découvert ?
35- Ela Gloria Cellini

− Dix, onze ans. À Montréal j'ai passé deux ans et


demi chez ma tante qui est une mère de substitution
formidable mais elle habite très loin de l'université. En
automne j'ai déménagé avec deux collègues dans un
appartement qui nous coûte la peau des...je veux dire,
aaa... beaucoup, comme les yeux de la tête par exemple,
ce qui n'est pas un gros mot. Il le fallait, car les
recherches passaient dans une nouvelle étape et on nous
a demandé de travailler encore plus. Nous avions besoin
de plus de temps et d'argent. Notre appart est près de
notre institut de recherche, il est dans un bâtiment de
condos, en béton, moderne. Nous avons deux salles de
bains, le lave-vaisselle, et la laveuse-sécheuse en dedans
ce qui nous évite de trimbaler notre linge dans une
buanderie et de payer chaque lavage. Ma tante n'a pas
aimé que je déménage avant mes dix-huit ans, alors elle
passe souvent à l'improviste pour voir le bordel mais il
n'y en a pas. C'est propre et bien rangé. L'avantage de
ces descentes c'est que chaque fois elle nous apporte à
manger ce qui nous aide beaucoup. Voilà !
− Ela disait ce matin que tu travailles à la Place des
Arts.
− Ce matin ?
36- Ela Gloria Cellini

− Oui, ce matin même. On a parlé au téléphone.


− Oui, je travaille vingt heures par semaine, parfois
plus, comme préposé à tout faire. C'est le salaire
minimum, mais les spectacles me reviennent gratis. Je
suis chanceux.
− Elle m'a raconté comme tu l'as aidée à surpasser
les moments pénibles de la nuit.
− Pas vraiment. J'étais là par hasard, elle avait froid,
elle pleurait. C'était normal...
− Ce maudit bastard ! Ce que Jacques lui fait
endurer, Dieu du Ciel ! Je le tuerais celui-là.
− Devait-il partir en plein milieu de la nuit ?
− En principe non, il aurait dû rester jusqu'au
dimanche à midi mais il a reçu un appel urgent et il s'est
sauvé pour arriver chez lui au petit matin.
− Chez lui ? Est-ce que sa maison n'est pas ici ?
Marie me regarde en serrant les lèvres, mécontente
d'avoir trop dit.
− Plus maintenant. Il paye l'entretient comme s'il en
habitait en mari et maître. Mais en fait il ne loge plus ici.
Il n'en passe même pas. Je ne l'ai pas vu depuis trois
ans.
Je ne dis rien. Qu'est-ce que je pourrais dire ?
37- Ela Gloria Cellini

− C'est comme ça, conclut Marie. Elle ramasse les


assiettes et je l'aide à débarrasser la table.
− Est-ce que vous allez préparer un autre filet pour
Ela ?
− Je ne crois pas, mon garçon. Elle le fera elle-
même si l'envie la prend. Ela ne mange presque rien
depuis que Jacques est parti à New York. Elle dépérit en
l'attendant. Une semaine avant de le revoir elle
recommence à se nourrir mais cela ne suffit pas pour lui
redonner une santé. Heureusement elle a encore le
piano. Depuis qu'elle est malheureuse, elle joue encore
mieux et on lui demande plus souvent des
enregistrements. Alors je l'accompagne. Mais pour
donner des concerts elle n'en a plus la force.
− Je pensais qu'elle était ballerine.
− Haha ! Elle aussi avait pensé cela. En réalité le
ballet fut une échappatoire et en final elle le comprit.
− Comment a-t-elle compris ?
− À quinze ans elle était trop grande pour le
classique. Les ballerines ont rarement plus d'un mètre
soixante-cinq. Il faut qu'elles soient légères pour que les
danseurs puissent les soulever.
− Cela a dû être dur pour elle.
38- Ela Gloria Cellini

− Non, pas vraiment. Elle a eu le temps de se


résigner. On ne grandit pas dans un seul jour. Il n'y avait
rien à faire puisqu'elle ressemble à son père qui mesure
près de six pieds quatre.
− Alors elle est revenue au piano ?
− Ela est née avec une oreille absolue. Sais-tu ce
que cela veut dire ?
− Pas vraiment.

− Elle est un peu comme toi, surdouée. Elle


reconnait les sons comme si elle les avait appris d'avant
sa naissance. Elle n'a pas besoin d'un diapason pour
les comparer car elle possède une mémoire musicale
fantastique. Ce sont des dons rares mais il faut travailler
beaucoup pour les développer, pour les raffiner et
surtout pour ne pas les perdre. Car ils ne sont pas
garantis à vie.
−Travailler comment ? Jouer du piano, apprendre
par cœur ?
− Évidemment.
− Elle n'aimait pas ça. Je l'affirme avec conviction.
− Comment le sais-tu ?
− J'ai vu le tableau.
39- Ela Gloria Cellini

− Ah ! Il est éloquent, pas vrai ? Elle avait cinq


ans. Sa mère l'obligeait à jouer chaque jour deux heures
le matin et deux heures après sa sieste.
− Beurk.
− Eh oui. Elle voulait bouger, courir, jouer mais
Raïssa avait engagé un professeur qui lui enseignait la
technique. Une femme terrible. Nous l'appelions La
Soldate. C'est elle qui a poussé Ela vers le ballet, sans le
vouloir, bien entendu.
− Comment ?
− En l'écœurant avec ses interminables gammes.
Dans ce temps-là, Alexandre et Raïssa habitaient à
Outremont. Raïa était une diva en devenir, lui un
homme d'affaires et les deux voyageaient beaucoup.
Alexandre Cellini adorait sa fille et il lui importait très
peu qu'elle perde son oreille parfaite. Si Ela voulait faire
du ballet, rien ni personne ne pouvait l'empêcher. Il a
mis dehors La Soldate et il a libéré sa fille de la corvée
des arpèges. Ela a passé un été heureux, ici, chez nous.
Dans ce temps-là cette maison n'était pas encore
construite.
− Elle disait qu'elle a fait ses premiers pas en danse
avec vous.
40- Ela Gloria Cellini

− C'est vrai. J'enseignais le ballet dans une école à


Outremont. Ses parents m'ont demandé de m'occuper
d'elle pendant l'été. Je lui ai montré les premiers pas, les
postures, des choses élémentaires. En automne elle est
entrée dans une vraie école de danse en ville et elle a
poursuivi pour huit ans. Peu à peu, surtout quand sa
mère n'était pas aux alentours, elle revenait vers son
piano. C'était un besoin vital mais elle ne voulait pas
qu'on la pousse, qu'on lui fasse un programme. Pour le
ballet elle a accepté la discipline et tous les sacrifices
mais pour le piano elle est encore aujourd'hui son propre
maître. C'est une instinctive, une indomptable. Elle va
vers l'irrésistible mais à sa manière.
− Et maintenant ?
− Maintenant... Bah ! Elle fait de la barre chaque
jour comme elle l'a toujours fait, pour se tenir en forme
et vider sa tête. Elle joue chaque jour, selon son rythme,
mais elle ne donne plus des concerts. Elle attend
Jacques.
− Il a une suite à l'hôtel Hyatt, près de la Place des
Arts.
− Oh, ça... dit Marie dépitée. Ils avaient une maison
à Westmount, près des Cellini, sur la montagne. La vue
41- Ela Gloria Cellini

vers le fleuve était magnifique, mais Jacques l'a vendue


quand il a déménagé à New York. Il garde à Montréal
juste ce pied à terre pour ses quelques affaires et pour
rencontrer Ela. Pour que le bon monde sache qu'elle est
toujours sa femme, qu'elle lui appartient, qu'il ne l'a pas
abandonnée pour de bon.
− Mais pourquoi Ela ne va pas à New York avec lui
?
Marie soupire. Elle range la vaisselle dans la
machine et ferme la porte d'une armoire.
− Elle va te le dire si elle veut. Ce n'est plus un
secret mais je fais comme si. Maintenant je m'en vais.
J'ai encore des choses à terminer chez nous. On va se
revoir, André.

Le grand salon composite a plusieurs fenêtres à


meneaux, plus larges ou plus étroites, plus rapprochées
ou plus distantes, hautes ou plus basses, créant un jeu de
lumières des deux côtés. Leurs rebords couverts de bois
sont profonds car les murs sont épais comme ceux d'une
bastide. Sur beaucoup d'entre eux il y a un pot en
céramique blanche et bleu avec des fleurs rouges, sur
d'autres des coussins matelassés pour s'asseoir et
42- Ela Gloria Cellini

regarder dehors. Entre les fenêtres sont accrochés des


tableaux et, vue la grandeur de la pièce, il y a toute une
galerie. Justement, dans une des peintures, une jeune
femme est assise dans l'abri de la fenêtre, sur un tapis
oriental, le dos callé sur un coussin et tient dans ses
mains un linge qu'elle raccommode. Elle regarde par la
fenêtre, attentive et souriante, vers des enfants qui
sautent et crient. Sur ses genoux repose un livre fermé
avec un signe en tissu dont les franges sortent d'entre les
pages. Le tableau est plein de détails minutieusement
reproduits. Je vois la dentelle sur le linge que la femme
tient dans sa main et aussi son anneau de mariage, ses
cheveux blond, un bout de la chaîne qu'elle porte autour
du cou. Le livre s'intitule «Le crime de Sylvestre
Bonnard». Un roman policier, je me disais, car je ne
savais rien sur Anatole France, l'auteur. J'observe le
salon cherchant des yeux la fenêtre du tableau. Quant à
la dame, elle aurait pu être Marie ou une autre femme de
la famille.
Je m'arrête devant chaque tableau. Je ne connais pas
grande chose à la peinture mais je trouve les toiles très
belles. Beaucoup d'entre elles sont des paysages ou des
natures mortes mais il y a aussi des scènes vivantes, des
43- Ela Gloria Cellini

tables entourées de convives, de coins de terrasse


couverts de lierre et de roses grimpantes ainsi que
plusieurs portraits. Il s'en dégage de la joie, de la
poésie, de la beauté. Juste au milieu du salon, là où
l'espace est plus large, deux grands tableaux se font
face.
Le premier surprend le moment final de la Mort du
Cygne de Saint-Saëns. Je le sais parce que j'avais vu le
ballet plusieurs fois à la télé. Les cheveux noirs de
l'adolescente sont retenus par une résille en bas de la
nuque. Le haut de la tête est caché sous la couronne de
plumes blanches qui lui couvre aussi les oreilles. Le tutu
blanc, léger et touffu, s'épand comme une écume de
tissus vibrante dans la lumière crépusculaire. On
distingue clairement la broderie en fil d'argent sur les
bords des jupettes superposées. La ballerine est penchée
tout en avant sur sa jambe droite tandis que la gauche est
repliée sous elle. Elle force son dos, étirant la colonne
vertébrale dont on devine les nœuds et les côtes sous la
peau bleuâtre. Elle est collée sur la jambe allongée dans
la pose du cygne qui, après avoir battu des ailes pour
fuir la mort, renonce et se penche résigné sur la terre.
C'est le moment le plus douloureux du ballet, mais là,
44- Ela Gloria Cellini

surprise ! La ballerine tourne un peu la tête et, d'entre


ses bras entrecroisés et les plumes de sa couronne, jette
une œillade espiègle et rieuse vers le peintre. Le
tragique disparaît, on voit un cygne prêt à pouffer de
rire. Dans l'incompréhension flotte une blague, une
chose que la fille seule connaît. Plus vraisemblablement,
un secret entre le modèle et son peintre.
Dans l'autre grand tableau, celui qui fait face au
cygne, une jeune femme joue du piano. Il fait soir. Elle
porte une robe bleue avec des manches courtes et un col
en dentelle ivoire. Un lampadaire avec l'abat-jour orange
illumine les avant-bras et les doigts écarquillés sur les
touches en nacre et en ébène. Des éclats bleus foncés
brillent dans les cheveux noirs, ondulés, qui tombent
dans le dos. La jeune femme dans son halo de lumière,
la partition sur laquelle on pouvait déchiffrer les notes,
le clavier, sont tous reflétés dans le vernis noir du
couvercle soulevé. En premier plan la pianiste est
représentée du profil droit. On saisit bien ses doigts
enfonçant les touches mais on ne voit qu'une joue,
l'ombre d'un cil, un coin de la bouche. Elle donne
l'impression de fermer les yeux car sa tête est inclinée
vers l'arrière, le cou est exposé, blanc et long et son
45- Ela Gloria Cellini

visage est tourné vers la gauche dans un mouvement qui


suggère qu'elle se trouve dans un autre monde, celui
rempli de sons qu'on aimerait entendre. La musique
devait être très belle, exaltante. Par contre, dans le
miroitement oblique du couvercle noir, l'image change.
Elle est différente, plus complète, plus explicite que
celle réelle, grâce à l'angle de réfraction. Le visage de la
jeune femme est visible en entier. Elle a les yeux
grandement ouverts et dans leurs éclairs verts on voit
passer l'extase.

Je me suis endormi sur le canapé du coin lecture. À


mon réveil il était sept heures du soir et la lumière
tombait par les fenêtres de droite obliquement, douce et
chaude, tandis que des ombres d'un bleu hivernal
pénétraient par la gauche annonçons la nuit. Au loin le
lac Deux Montagnes brillait de toutes les nuances de feu
et la glace semblait se liquéfier. Je n'entendais aucun
bruit. J'ai bu un verre d'eau dans la cuisine où j'ai
découvert le message. «Je suis dehors. Prends la rue à
gauche vers le coucher du soleil.»
46- Ela Gloria Cellini

Elle était sur le bord du lac contemplant l'étendue


des eaux, les collines de l'autre côté, dorées par
l'incandescence qui palissait de minute en minute. Nous
restions silencieux un long moment. Je frissonnais et
elle me proposa de rentrer, mais le spectacle était trop
beau. J'ai fait quelques mouvements, des génuflexions,
des rotations des bras et j'ai sauté sur place. Elle riait,
bougeait aussi, mieux que moi, et la chaleur revint dans
nos veines. Le soleil s'enfonça dans l'horizon, comme
une pièce en or dans une fente et nous l'observâmes
glisser puis disparaître. Les restes du jour se déchirèrent
en lambeaux vite happés par les ombres.
La nuit nous tomba dessus tristement. Le froid
humide se frayait un chemin vers la moelle de nos os.
Nous étions seuls dans la rue déserte, vide de
tout mouvement. Les lampadaires brillaient, il y avait
des fenêtres éclairées dans les rares maisons d'alentour
mais il régnait une solitude glaçante. La Place des Arts
avec ses lumières et ses foules me manquait.
Aux faîtes des deux piliers les torches électriques
marquaient l'entrée dans le domaine. La chaussée en
fer à cheval étaient bordée par des carottes solaires qui
palpitaient tant bien que mal dans la neige fondue et
toute l'étendue était balayée d'un vent froid. Nous nous
dépêchâmes trottant vite vers la chaleur. J'avais faim.
47- Ela Gloria Cellini

Elle grilla des filets de flétan pendant que moi je


mettais la table. Le frigidaire grand comme un ascenseur
était à moitié plein. J'ai pris le pain, le beurre, des
tomates et un citron. Nous mangeâmes dans «le coin
dinette».
− C'est vrai que c'est grand mais on s'habitue, me
dit Ela. Les gens pensent que c'était le projet de mon
père mais ils se trompent. C'est ma mère qui a
commandé la maison. Elle a fait une liste de toutes les
choses qu'elle désirait. Par exemple, dans un hôtel
allemand elle a eu une salle de bains munie de spots
ultra-violets qui sèchent la peau après la douche. Pas
besoin de serviette, seulement de l'espace pour se
promener nu. Elle a voulu donc une salle de bains
pareille. Elle a aussi désiré des fenêtres à meneaux,
comme elle en a vu en Espagne et un grand salon
multifonctionnel comme chez des amis vivant en
Californie. Elle a envisagé une maison pour leurs vieux
jours, donc sans escaliers à monter, avec tout dont on a
besoin près de la main.
− Si les mains sont assez longues.
− Très, très longues, et les jambes agiles, tu as
raison. Seulement, lorsque le chantier a commencé, ma
48- Ela Gloria Cellini

mère était en tournée en Europe et quand elle est


revenue, la maison avait pris déjà sa forme. L'architecte
a respecté la liste des exigences, le bâtisseur a respecté
les plans et mon père n'a rien dit parce qu'il s'en fichait
tant et autant que sa Raïssa avait ce qu'elle voulait. Et
effectivement, la maison correspondait à ses souhaits.
Malheureusement, maman n'a pas tenu compte des
dimensions qui étaient nécessaires pour rentrer tous ses
désirs dans les plans. De l'espace pour les boudoirs, la
bibliothèque, l'atelier de Boris, le bureau de papa, la
salle de musique, les salles de bains, les chambres
d'amis et aussi pour tous ces walk-in, dépenses, armoires
et je n'en finis plus. Il n'y a avait plus rien à faire.
−Est-ce qu'elle a refusé d'y emménager ?
− Non, au contraire, ce fut une plaisante surprise.
Elle a vu cela comme une maison de vacances en
premier temps, projetant de faire plus tard leur résidence
de retraités. Nous avons donc habité ici pendant les étés
et parfois pendant les vacances d'hivers et mes parents
ont reçu royalement leurs amis. Finalement maman a
décidé que la vie à la campagne ne lui plaisait pas et elle
a eu en horreur l'idée de s'enfermer ici, loin des théâtres
et de tout ce qui bouge au centre-ville.
49- Ela Gloria Cellini

− Donc, ce fut une expérience utile.


− Elle aurait pu arriver à cette conclusion sans bâtir
tout un manoir. À mon mariage, mon père m'a fait
cadeau ce «bungalow». C'est ce qu'il devait être, un
simple bungalow. Ma mère a trouvé une autre maison à
son goût et ils ont changé de quartier tout en restant en
ville, près de la city.
− Sans étage ?
− Penses-tu. Il y a un ascenseur, alors cela fait son
affaire. Mais elle continue de monter les escaliers pour
se tenir en forme.
− Finalement, votre mère n'a pas voulu passer sa
retraite ici. Pourtant c'est une place merveilleuse.
− Mes parents sont des urbains, des gens attachés
aux villes. Je ne pense pas qu'ils prendront leur retraite
de sitôt. Ils passent de temps en temps une semaine par
ici, rarement deux mais ils prennent ite la poudre
d'escampette. J'ai gardé leur appartement dans l'aile sud-
est. En fait c'est Jacques qui a ajouté cette partie, mais
ce ne fut pas nécessaire. Il y avait déjà trop de place.
− Vous voulez dire que cette maison a été agrandie
?
50- Ela Gloria Cellini

− Eh oui, c'est comme ça. Avant notre mariage


Jacques a acheté pour nous une maison près de mes
parents, à Westmount, car lui aussi était lié au centre-
ville et il a mis celle-ci en rénovation. Il voulait lui
donner un cachet, un style, de la classe. C'est lui qui a
commandé les verrières aux plafonds dans les deux
ailes. Il a voulu la piscine intérieure et le gym qui sont
en bas, il a agrandi les garages et a prolongé l'aile
gauche. Il a changé de parqueterie, il a refait les salles
de bains et la cuisine, il a démoli l'ancien vestibule et a
construit celui que tu as vu et tout cela a entraîné la
modification du toit.
− Tout un chantier. Un coût énorme, pas vrai ?
− Je suppose. Je gagnais moi aussi de l'argent mais
il ne m'en a jamais demandé. Il a beaucoup fait, mon
Jacques, en pensant que cette maison sera remplie
d'enfants et d'amis venus avec leurs enfants, de gens qui
dormiront chez nous avec leurs familles. Il nous voyait
présider d'heureuses fêtes d'anniversaire et pour un
temps ce fut comme il a rêvé. Sauf que nous n'avions
pas d'enfants. Et Jacques est fou d'enfants. Il vient d'une
famille nombreuse et il veut avoir une pareille. Il est
sans pitié pour les imbéciles, il massacre dix employés
51- Ela Gloria Cellini

médiocres dans une seule journée mais il est incapable


de dire non à un enfant. Il en voit un, et bouf ! il fond. Je
n'ai jamais vu quelqu'un qui entre dans les têtes des
petits si facilement.
− Quelle chance pour un enfant. J'aurais eu besoin
d'un Jacques. À l'école on me prenait pour un effronté
alors que je m'ennuyais ou que je voulais seulement
corriger l'instituteur qui avait mal additionné. Comment
fait-il ?
− Je n'ai aucune idée. Il est né en Espagne dans une
grande famille avec beaucoup de frères et de cousins
mais il a tout laissé derrière pour venir à Montréal. Il
avait huit ans. Ce ne fut pas sa décision, bien entendu,
mais il ne regrette pas. Ce sont des oncles et des tantes
qui ont émigré et c'est avec eux qu'il est venu. Je ne sais
pas pourquoi il est parti si jeune. Il ne parle pas de cette
parenté que je n'ai jamais connue et il parle rarement de
son enfance.
− Est-ce qu'il ne retourne pas voir sa famille ?
− Je ne sais pas.
− Il est donc seul au monde, ici, au Canada.
Les traits d'Ela se figent dans cette grimace amère
que j'ai déjà vue.
52- Ela Gloria Cellini

− Non, il n'est plus seul au monde maintenant.

Ela a voulu faire une courte promenade après le


souper. Bien emmitouflées nous avons contourné la
pelouse plusieurs fois et elle m'a fait parler de mon
enfance, de mes parents et de mes frères. Elle était
vraiment curieuse et moi je me sentais en confiance,
détaché plaisamment de ma routine, de mes potes, de
l'université. J'aurais voulu savoir plus sur elle mais je la
laissais me poser des questions parce que la nature
même de ses interrogations et de ses commentaires me
parlait d'elle. C'était une fille surprotégée, élevée dans
l'abondance et le luxe, nonchalante avec l'argent et sans
idée de ce que son manque peut générer. D'une autre
part, elle savait très bien ce que voulait dire effort,
ambition, discipline, sacrifice. Elle était une battante,
une première de l'école, une championne. Cela n'allait
pas avec le mythe de la pauvre riche naïve. Si on sortait
son Jacques de l'équation, on obtenait une fille enjouée,
espiègle et tout à fait attachante. Mais ce Jacques
exponentiel ne pouvait pas être tout simplement raturé
53- Ela Gloria Cellini

de la page. Et la page ne pouvait pas être tournée tant


qu'il existait.

Dimanche matin il pleuvait à verses et des vents


cinglants frappaient les murs, léchaient les vitres et
tambourinaient sur les verrières. Parce que la quiétude
était perturbée par tant de bruits dissonants, Ela proposa
de nous réfugier au sous-sol, dans la piscine.
C'était pour la première fois qu'une piscine entière
était à moi et à moi tout seul.
Vu de face, le bungalow est bien assis sur une
pelouse plate mais en arrière le terrain descend en pante
et les ingénieurs de Jacques avaient exploité cette
dénivellation pour construire une piscine creusée et un
gymnase dont le toit sert de grande terrasse en arrière de
la maison. La piscine avait la forme d'un losange et c'est
sur la diagonale la plus longue qu'Ela a fait plusieurs
basins, alternant la brasse et le dos. Fatiguée ou tout
simplement ennuyée, elle est sortie après une demi-
heure et s'est assise dans une chaise-longue. Elle lisait
«Le testament français» d'un certain Andrei Makine
dont je n'avais pas connaissance.
54- Ela Gloria Cellini

− Un écrivain formidable, me dit-elle. En se


plongeant dans le livre elle semblait m'avoir oublié. Je
m'éloignais à l'autre bout de la piscine, près de la baie
vitrée et je contemplais la rivière qui pas loin de là
s'élargissait avant de rejoindre le lac. Je tenais mes
coudes sur le rebord rugueux qui évite aux pieds nus et
mouillés les risques de glissement. Des effluves tièdes et
parfumés sortaient des grilles fixées dans le plancher. Il
faisait chaud, l'eau était transparente, salée, sans odeur
de chlore et tout était propre, sans trace de poussière ni
d'oubli. Même les ficus avaient les feuilles dépoussiérés,
luisantes. Ela continuait de lire dans sa chaise longue,
dans un enclos formé pas des plantes vertes qui
entouraient abondamment les fauteuils en résine et les
petites tables, donnant l'impression d'un fragment de
serre tropicale.
Vers deux heures la pluie cessa et le vent assécha
les routes. Je ne voulais pas sortir, j'étais bien dans le
manoir, comme je l'appelle encore dans ma tête. Ela
proposa de téléphoner pour une livraison mais je
refusais. J'ai préparé une salade avec ce qu'il y avait
dans le bac à légumes et j'ajoutais du Camembert et du
salami aux figues et au porto. Une autre première dans
55- Ela Gloria Cellini

ma vie. Elle trouvait que je me débrouillais bien et «en


récompense» elle me montra la dépense, une chambre
frisquenette longue et étroite, collée à la cuisine, comme
une manche à un manteau. C'était une vraie caverne
d'Ali Baba. Les boîtes et les cannettes, les bouteilles et
les cartons étaient si nombreux qu'ils me faisaient penser
à une prochaine grande fête. Derrière la porte, dans
l'autre moitié de la dépense, étaient alignées des réserves
de toutes sortes, des nettoyants, des rouleaux d'Alcane,
de parchemin et de pellicule en plastique, des sachets à
sandwiches et de sacs plus grands, des pacs d'essuie tout
et de papier hygiénique. Ces gens attendaient un siège
ou quoi ?
J'ai choisi deux cap-of-soup de poulet.
− J'ai oublié que nous avons des pizzas dans le
congélateur, me dis Ela.
Le congélateur était jumelé au frigo, aussi grand et
large. En fait, je me rendis compte que c'était un
ensemble, car le frigidaire n'avait pas de section
congélateur. Je n'en ai jamais vu d'aussi grand. Je me
demande si Céline Dion en avait un duo pareil, si ma
folle de tante en aimerait un. Les pizzas auraient nourri
une équipe de soccer. Le congélateur n'était qu'à moitié
56- Ela Gloria Cellini

rempli pourtant il y avait des boîtes de crèmes glacés et


de croissants à faire cuire, des jus, et beaucoup d'autres
choses qui ajoutées à celles de la chambre froide
aideraient à tenir des semaines sans sortir de chez soi.
Manger ensemble et boire un verre nous mirent de
bonne humeur et délièrent nos langues. Elle m'entraîna
après dans la galerie de gauche où les murs étaient
couverts de photos.
− C'est moi qui ai fait tout ça et j'en suis très fière,
me dit-elle en montrant les photos. Ici il y a la
biographie de mon clan. J'ai agrandi des vielles photos
et j'ai commandé des cadres pareils pour toutes. C'est
comme un album de famille étalé sur les murs. À droite
les ancêtres de ma mère et à gauche les irlandais et les
italiens de mon père. Du côté de mon père on connaît
des personnages de la cinquième génération mais il n'y a
pas de photos d'eux, malheureusement.
Les images sont en noir et blanc jusqu'aux années
soixante. L'exposé de droite commence avec une
première photo en sépia qui montre un couple du dix-
neuvième siècle
− Ce sont mes arrière-grands-parents photographiés
à Kharkov, en Russie. Ils étaient des socialistes, ils ont
57- Ela Gloria Cellini

dû fuir la ville pour échapper à la déportation en Sibérie.


Mes grands-parents, que voici, étaient eux aussi des
socialistes. Ils avaient cru dans la révolution, dans
Lénine mais la politique de Staline les a dégoûtés et leur
a fait peur. Avant qu'il ne fut trop tard ils se sont
réfugiés en Suisse et de là, après la guerre, ils sont
arrivés à Paris. Ma mère est née près de Lausanne, dans
un village suisse. Elle dit que l'air frais et propre a donné
à sa voix l'amplitude si louée par les critiques.
− Comment est-elle arrivée à Montréal ?
− Le Québec recherchait des ébénistes, alors mes
grands-parents, qui avaient déménagés à Paris après la
guerre et qui ne se débrouillaient pas trop bien là-bas,
sont venus ici. Ils ont bien fait car ils ont eu une très
bonne vie. Regardes, c'est ma mère sur les genoux de
son papa, en Suisse. Ici ils sont à Paris avec mon oncle.
Maman a huit ans et lui trois. Et ici elle a quatorze ans et
elle est élève dans une école de musique à Outremont.
C'est dans ce quartier qu'ils se sont établis parce que
mon grand-père trouvait du travail dans les maisons des
riches. Il était un ébéniste hors pair.
− Est-ce que vous les avez connus ?
58- Ela Gloria Cellini

− Oui, bien sûr. On habitait tout près, on se voyait


souvent en pendant l'été et on vivait tous ici. Ils
arrivaient avant moi, à la fin du mai et retournaient en
ville le quinze septembre. À Noël tout le monde prenait
ses vacances d'hiver ici. Mon oncle Boris, le frère de ma
mère, descendait aussi. Dans sa jeunesse il est parti à
Paris étudier aux Beaux-Arts et il y est resté. Il vit là-bas
mais il aime la neige, le froid, les grands espaces et il
adore cette maison alors il revient dès que ses muses le
lui permettent.
− Est-ce que c'est lui qui a peint les tableaux ?
− Quelques-uns. Il peignait dehors ou dans la
bibliothèque pendant que grand-père travaillait son bois
dans le garage et que grand-mère cuisinait des
merveilles. Papy adorait le bois, aimait faire de petits
meubles ou réaliser de grands projets qui nécessitaient
de longs mois de labeur minutieux. Chez lui, sa place de
recueillement était son atelier et pour le garder tout l'été
avec nous, papa l'a aidé à organiser un ici, dans le
garage.
− Est-ce que l'atelier existe encore ?
59- Ela Gloria Cellini

− Non. Avant on avait un garage double mais


Jacques l'a agrandi lorsque papy a renoncé à son travail.
Il était trop vieux, malheureusement. C'est comme ça.
− Dommage.
− Je garde tout ce que Papy a fait. On m'a dit que
ses meubles valaient des fortunes mais c'est sans
importance. Je les aime, tout simplement et je ne les
vendrais jamais. Ah! C'était si bien quand ils étaient
tous rassemblés ici !
− Est-ce que les deux grands tableaux du salon sont
peints par votre oncle ?
− Oui. En dessous de ces tableaux j'ai mis les deux
petites commodes en marqueterie que mon grand-père a
travaillées dans son atelier, en ville. Elles étaient dans
notre maison de Westmount mais je n'ai pas voulu les
vendre quand Jacques...
Elle fixe la photo d'un jeune homme assis à côté
d'une belle femme. Elle mord ses lèvres.
Opportunément son cellulaire sonne, elle lit le
numéro et pousse la première porte sur la gauche. Je
continue de regarder les photos.
Elle revient et me fait signe d'entrer tout en écoutant
son cellulaire. La chambre est remplie de livres. Il y en a
60- Ela Gloria Cellini

sur tous les murs. En bas il y a des portes fermées et des


tiroirs, plus haut se dressent des armoires vitrées. Le
bois a la couleur chaude de l'ambre et les courbes
élégantes des vieux meubles précieux. Sur une tablette
plusieurs cadres entourent une grande photo en couleurs
qui ressemble à un tableau.
− Nous sommes sous le prunier en fleurs. J'ai quatre
ans et je suis assise sur les genoux de mon grand-père.
Les autres sont éparpillés dans le jardin. C'est la seule
photo où nous sommes tous les deux ensembles.
Regarde comme il est gentil.
− Il ressemble à Victor Hugo.
− Il était plus mince que le poète et plus grand.
Avec sa barbiche blanche et sa maigreur, il est plus près
de Freud. C'était un homme qui pensait toujours aux
autres. Un humaniste de gauche éduqué dans le respect
envers tout le monde, riches ou pauvres. Regardes ici, il
est avec un groupe de militants. Il est plus grand qu'eux,
il sourit mais il est ailleurs.
− Il a l'air d'un aristocrate.
− C'est vrai. C'était un socialiste avec des manières
d'aristocrate.
61- Ela Gloria Cellini

Nous prenons place dans un canapé - combien de


canapés y a-t-il dans cette maison ? - et elle me montre
un album de photos.
− Ma mère et papa le jour de leur mariage. Il a
entendu sa voix avant de la voir et il a su que cette fille
devait lui appartenir à vie. Il avait vingt-sept ans et elle
avait vingt. Elle rêvait de devenir chanteuse d'opéra.
− Où est-ce qu'il l'a entendue chanter ? Dans une
église ?
− Pas du tout. Il était au cinquième étage d'Ogilvy
magasinant pour Noël quand il a entendu la voix venant
de la salle Tudor.
Je ne suis jamais entré chez Ogilvy; j'avais vu
seulement sa célèbre vitrine de Noël.
− Elle chantait dans le magasin ?
− Au cinquième étage il y a une salle de concert.
Ce fut la première salle de concert de Montréal et ce
soir-là il y avait un spectacle de chants traditionnels.
− Qu'est-ce qu'elle chantait ?
− Ave Maria. Il a été ému par sa voix. Il est entré
dans la salle, l'a vue et il a décidé de l'épouser.
− Un coup de foudre ?
62- Ela Gloria Cellini

− Oui. Comme le mien pour toi. Mais moi je ne vais


pas te demander en mariage. Je veux juste que tu sois
mon ami.

Je ne sais pas si c'est en amis que nous sommes


allés lundi au Carrefour Laval. Elle disait vouloir
magasiner et préférait le lundi parce qu'il y avait moins
de monde.
− Les foules m'agacent et parfois elles me font
peur. Toute cette frénésie pendant les week-ends
pluvieux, ouah-ouah, comme je déteste ! Viens, on aura
le Carrefour entier pour nous seuls.
De toute évidence elle n'avait aucun désir de
s'acheter des choses. Elle m'entraîna dans les boutiques
pour hommes, sans aucun prétexte, tout simplement,
comme une maman qui veut habiller son adolescent. Je
fus surpris, embarrassé, gêné, mais j'ai fini par être ravi
comme un enfant. Bien entendu tout ce qui m'arrivait
c'était pour la première fois. Je n'avais jamais touché à
cette qualité de vêtements. Elle savait ce qu'elle voulait,
63- Ela Gloria Cellini

elle aimait ou elle n'aimait pas, son gout était sûr. Ceci
allait mais pas dans cette couleur, cela il fallait que ce
soit plus long, ou plus court, ou plus étroit, ou plus large
ici ou ici, et tourne-toi un peu, marche pour qu'on voit
comment tombe le pantalon, assieds-toi et dis-moi si tu
te sens à l'aise, si ça ne tire pas là, comprends-tu, là-là ?
J'ai essayé des jeans et encore des jeans, des
dockers et des pantalons en flanelles, en petits carreaux,
«sel et poivre» qu'elle disait, ou en grands carreaux,
nommés Prince de Galles, des pantalons unis, gris,
marine, noir-élégant ou noir délavé ou noir-tout-
simplement - mais non, pas celui-ci, c'est un noir sans
caractère. Ai oï ! Elle a choisi des chemises que j'ai
adorées dès la première vue, mais non, celle-ci ne va pas
avec cela, ou avec le pull. Et des pulls ! En V ou à la
base du cou, à manches très longues pour des débiles ou
normales ou trois quarts. En laine pure ? demandait le
vendeur. Mais non, ça pique! Alors en cachemire, en
mélange avec un peu de polyester pour la tenue ? Non,
jamais du polyester, je vous en prie, même pas en
mélange de trente-trois pour cent. Ça fait du peeling.
«Peeling ? » je demandais. «Des petites bouboules
disgracieuses.» disait-elle dégoutée. Serviables et
64- Ela Gloria Cellini

prompts les vendeurs s'occupaient par deux des désirs


d'Ela qui était gentille, souriante mais exigeante et ne
passait rien. Ils nous montraient des pulls en mélange de
laine et de coton, avec des insertions de cuir, avec une
seule fermeture-éclair ou plusieurs, avec capuchon
simple ou bordé de fourrure, à porter sous la veste ou
par dessus un autre pull, l'hiver ou hors saison. Des pulls
en laine d'été - je ne savais pas qu'il existait une laine
d'été - mais voilà, j'apprenais sous tous les arbres de
Noël qu'Ela érigeait pour moi en cette fin de mars. On y
va là, puis on y va là-bas, puis on retourne dans la
deuxième boutique parce que la première paire de
jeans allait à merveille avec cette veste qui est faite pour
toi. André, elle te va si bien !
Au bout de quatre heures nous étions fatigués,
encombrés de sacs et affamés.
− Il te faut biensûr des chaussures, mais ce n'est pas
un problème. On mange d'abord. Veux-tu déposer tout
ça dans la voiture et en se revoit chez les Italiens ?
J'ai trimbalé les achats jusqu'à la Mercedes en
pensant qu'Ela n'avait pas regardé les prix une seule fois.
Elle avait sorti sa carte de crédit sans s'inquiéter du total.
65- Ela Gloria Cellini

Elle aimait, elle achetait. L'argent n'était pas son


problème.
Du coin de l'œil j'ai calculé plus de deux mille
dollars.
Elle m'attendait dans un restaurant presque vide,
avec des nappes blanches impeccables. Pourquoi
manger dans le carré central brouillant et plein d'odeurs,
quand on peut se permettre des nappes blanches et une
blanquette de veau - pour la première fois de ma vie,
évidemment - avec une eau minérale pour moi parce que
je conduisais au retour et un verre de Montrachet pour
elle. Ça sonnait si bien, si prestigieux. Montrachet !
Mais que pouvais-je savoir moi sur les vins à l'âge que
j'avais alors, dans ce inoubliable mars 2000 ?

Les vêtements étaient tous étalés sur le lit de ma


chambre, sur les deux fauteuils et sur des cintres
accrochés à la porte de l'armoire. Je n'ai jamais eu autant
de fringues si belles et si chères. Les miens n'étaient pas
des gens pauvres mais avec cinq enfants et des salaires
décents on ne peut pas se permettre des vêtements
griffés. Je n'en ai jamais souffert et je ne me suis pas
66- Ela Gloria Cellini

senti mal à cause de mes jeans bon-marché de chez


Zellers. En toute modestie, je suis assez beau garçon et
j'ai d'autres atouts que la garde-robe. Un mètre quatre-
vingt six, un corps de sportif, amateur de basket, de
hockey et de tennis. Ma gueule n'est pas si mal, les filles
l'aiment et me le disent. L'uniforme de la jeunesse -
sneakers, jeans, tee-shirts et molletonnés - m'allait assez
bien.
Depuis une demi-heure j'essayais tous ces habits et
je me contemplais dans le grand miroir charmé par ma
propre image. Dans chaque tenue j'étais quelqu'un
d'autre. J'ai mis le pantalon de couleur marine foncée, la
chemise bleu pâle, une des cravates choisies par Ela et la
veste bleu d'ancre. Les souliers étaient châtaigne, en
cuir souple qui faisait des minuscules ridules comme le
visage d'une très vielle dame. Des Richelieu à deux
cents dollars la paire. Ce n'était pas moi. C'était un
autre, un riche, un type élégant, un cousin d'Ela.
On frappa à la porte. Elle entra, contente, légère,
avec un gros sac en plastique dans la main.
− Sais-tu à qui tu ressembles ?
− À un gosse de riches.
67- Ela Gloria Cellini

− Non, pas du tout. Tu ressembles à toi dans


quelques années. Lorsque tu seras célèbre et très bien
payé parce que les instituts de recherches se battront
pour t'avoir. Sois à l'aise, il n'y a rien de mal à être bien
habillé.
− Je ne me vois pas payer deux cents dollars pour
une paire de souliers. Mais je reconnais que c'est
tellement plaisant de les porter. Je ne sais pas si je
pourrais un jour vous ...
− Arrête ! Tu n'as aucune idée du plaisir que j'ai eu
aujourd'hui. C'est égoïste, je le reconnais, mais je me
suis imaginé que tu es mon fils et que nous faisons des
achats ensemble, que tu es content de retourner à l'école
avec les vêtements choisies par ta mère. Et qu'un jour tu
feras tes propres choix en gardant en mémoire les
quelques conseils que je te donnais quand tu étais jeune.
Que tu aimeras les tissus, les agencements des couleurs,
les tenues, car même si la mode change, le classique
reste le classique. C'est à cela que j'ai joué. Ne gâche pas
cette journée unique en pensant à l'argent. J'ai la chance
de l'avoir et j'en suis consciente même si je ne donne pas
cette impression. En échange je suis dépourvue d'autres
68- Ela Gloria Cellini

chances. Bah ! Il faut que la vie compense, qu'en dis-tu


?
Je dis :
− Vous êtes trop jeune pour être ma mère.
− Merci. Et quoi encore ?
− Est-ce que cette cravate va avec le reste ?
− Pas trop. Bleu sur bleu c'est un peu terne. Il te
faut une couleur contrastante. Essaye celle rouge-blanc-
marine. Les diagonales ont de belles proportions.
Je noue la France autour du cou et comme de
raison, la cravate met en valeur le reste.
C'est à son tour de me contempler.
− Dis-moi, André, tes frères sont aussi réussis que
toi ?
− Est-ce que vous voulez habiller toute ma fratrie ?
− Non. Mais en parlant de chances, je pensais à ta
mère. Elle doit être très heureuse de vous avoir.
− Mon père aussi. Il est envié par les deux familles
parce qu'il a quatre fils. Mes oncles ne le disent pas mais
je sais que pour eux les gars comptent plus que les filles.
Pourtant, ma petite sœur fait ce qu'elle veut de mon
père. Et de nous aussi. Maman est la seule qui lui
résiste.
69- Ela Gloria Cellini

− Quelle âge a la petite ?


− Douze. C'est la cadette et la plus gâtée. Je
m'ennuie d'elle et je regrette de ne pas la voir grandir.
Ça va si vite à cet âge là. Chaque fois que je retourne
chez nous elle a changé un peu.
− Pour elle toi aussi tu changes constamment. C'est
l'effet de la distance. Mais c'est vrai, à douze ans la
vitesse est ahurissante.
− Ah, l'effet de la distance vous dites. Dans la
théorie de la propagation de la lumière il y a un tel effet.
− Certainement. La lumière est la vie, n'est-ce pas ?
Je retire la cravate. Ela me montre un autre
agencement à essayer. Un docker noir, une chemise en
minuscules carreaux arc en ciel, un pull en V en
cachemire cacao et la veste en cuir.
− Tu peux porter ces chemises ou ces tee-shirts
avec ce docker ou avec l'autre pantalon noir en tergal.
Le premier donne une tenue sport, le deuxième est
plutôt élégant. Choisis en fonction de la situation.
Je m'en vais à la salle de bains et je change le
docker pour le pantalon en tergal. Il est léger,
confortable avec sa doublure en soie et il est garanti sans
repassage. Elle a raison, je me vois d'un autre œil. C'est
70- Ela Gloria Cellini

une tenue comme celle que portent les spectateurs des


fauteuils du premier rang.
− J'ai beaucoup à apprendre.
− C'est moins compliqué que les math, dit-elle en
souriant.
Elle s'en va dormir un peu, se disant fatiguée. Je le
suis moi aussi mais avant de piquer une sieste tardive,
car il est presque cinq heures de l'après-midi, je range
les vêtements dans l'armoire sur des cintres et sur les
tablettes. Je suis content, qui ne le serait pas ? Tout ça
est nouveau et me remplit de joie même si je suis
convaincu que je ne le mérite pas vraiment.

Je ramasse le sac en plastique oublié au pied du


fauteuil pour le lui rendre. Il est ouvert et il contient des
paquets de bas noirs, beiges et gris et des chaussettes
sport Calvin Klein. Au fond il y a un paquet de slips et
un autre de maillots de corps. Elle les a achetés pendant
que j'ai porté les sacs à la voiture. «C'est cela, je me
disais, mal à l'aise.» Ela n'était pas ma mère. En fait
elle aurait pu être la fille de ma mère, ma grande sœur,
mais je ne la voyais pas comme ça. Je m'interdisais de
rêver mais comment ne pas rêver quand on vit des
journées entières près d'une femme intelligente,
gracieuse et triste. Et tellement sensuelle. Elle
71- Ela Gloria Cellini

évoluait dans ce décor magnifique, racontait, riait,


parlait de choses sans importance, m'écoutait
attentivement. Et moi je moulinais des paroles espérant
tenir au loin sa tristesse. Une phrase anodine et paf !
Elle tombait soudainement dans la mélancolie.
Comment ne pas désirer une femme qui a le cœur brisé ?
C'est le défi du chevalier, du chérubin, du page. C'est à
dire le mien, sans le vouloir, sans l'envisager d'avance.

Maria admirait ma tenue.


− Qu'est-ce tu en penses ? demanda Ela.
− Tu es encore plus beau, mon petit André. L'habit
fait le moine. Et vous êtes bien habillés tous les deux
pour une longue promenade. Les filles vont monter dans
un quart d'heure.
Les filles sont quatre, elles viennent de la
compagnie de services ménagers et elles s'occupent du
nettoyage. Maria leurs dit quoi faire et elle supervise.
Elles arrivent une fois par semaine et nettoient l'entrée,
le grand salon, les chambres occupées, les salles de
bains, la cuisine, les couloirs et bien entendu la piscine.
72- Ela Gloria Cellini

C'est avec celle-ci qu'elles ont commencé. Si la maison


est pleine de monde elles arrivent plus souvent.
− Vous devez sortir ou descendre en bas quand elles
termineront si vous voulez avoir la paix. Mais je pense
qu'une promenade ne vous fera pas de mal. Je vais
préparer quelque chose pour le lunch.
− Plutôt pour le souper, Maria. Nous allons à
Rigaud. Je veux montrer à André le Sanctuaire de Notre
Dame de Lourdes.
− Allez-vous dîner au Willow Pub ?
− Je ne sais pas. Ça va dépendre du temps. S'il fait
aussi beau toute la journée nous pourrions pousser
jusqu'à Hawkesbury.
− Alors allez à Montebello.
− Bonne idée !
Ela a envie de conduire et cela me convient. Je n'ai
jamais venu par ici, tous ces noms me sont inconnus. Je
suis un gars de l'Est qui a habité chez sa tante à Pointe
aux Trembles et qui logeait depuis peu au centre-ville de
Montréal sans connaître grande choses sur le West de
l'ile et encore moins de la grande ville insulaire étalée
sur les trois rives. Mon programme était assez austère,
études-études-dodo-métro auxquels, depuis l'automne
73- Ela Gloria Cellini

passé, s'ajoutais la job à la Place des Arts. C'est mon


prof Cantémir qui me l'avait trouvée. Toujours grâce à
notre prof moi et mes deux camarades nous avons été
acceptés dans ce condo si bien situé et tellement
confortable. Il a garanti pour nous trois et nous ne
l'avons pas déçu, pas parce que nous sommes des anges
mais parce que nous n'avions pas le temps d'organiser
des sauteries bruyantes. Personne ne s'est plaint de nous.
En déménageant près de l'université nous avons
remplacé le métro avec plus de boulot, alors Montréal se
réduisait pour moi à la superficie d'un village.
La Mercedes passait près des bâtiments en verre
bleu sur le bord de l'autoroute quarante. Le centre
d'achats Fairview défilait, restait en arrière, des maisons
passaient en courant et nous avons vite monté sur un
pont pour quitter l'Île. Ela prit à droite sur un chemin
secondaire qui longeait le lac. À gauche il y avait des
terres, des anciennes maisons de ferme, des villas
nouvellement bâties, des espaces boisés. J'ai vu une
vieille église anglicane qui semblait découpée d'un
roman de Thomas Hardy. Des domaines, des propriétés
plus huppées au bord de l'eau, de plus en plus de
74- Ela Gloria Cellini

propriétés luxueuses défilaient devant la voiture qui


avançait lentement.
− D'ici tu peux voir au loin Laval-sur-le-Lac, dit Ela
qui arrêta sur l'accotement. Notre maison est derrière les
arbres. De novembre après que les feuilles tombent,
jusqu'au mai, on peut mieux l'apercevoir.
− C'est magnifique. Il doit faire très beau par ici en
été.
− Splendide. Hudson est en mutation permanente.
Dans les années cinquante il n'y avait que des fermes et
des chalets. Il fallait un jour entier pour arriver ici en
charrette en partant de Montréal.
Pas loin du traversier vers Oka elle s'arrêta à
nouveau.
−Voilà le Willow Pub. Veux-tu le visiter ?
Je n'avais ni faim ni soif mais nous sommes entrés
juste pour que j'observe cette ancienne auberge.
− Un pub à l'anglaise, comme on trouve en
Angleterre des centaines, me dit Ela. On peut prendre
un café sur la terrasse puisqu'il fait si chaud aujourd'hui.
Le barman qui sommeillait seul derrière ses
manettes en bois et en nickel, semblait content. Ela lui
75- Ela Gloria Cellini

demanda deux cafés turcs et l'homme acquiesça souriant


jusqu'aux oreilles.
− Ce monsieur est un des rares barmen qui savent
faire un café turc. Peut-être le seul.
− Est-ce qu'il est lui-même turc ?
− Il est grec, né en Turquie. Il a tout ce qu'il lui faut
pour faire un excellent café turc. Je vais lire ton avenir
dans le marc du café.
− On peut faire ça ?
− À Istanbul il y a beaucoup de femmes qui le font.
J'en ai connu quelques-unes. Je me demande ce qu'elles
liraient aujourd'hui dans ma tasse.
En attendant les cafés nous contemplions la
pelouse verte parsemée de taches de neige sale. Le ciel
était bleu, le lac aussi mais les branches des arbres ne
portaient pas encore de feuilles. Pourtant il faisait beau
et chaud. Une vraie journée resplendissante de
printemps.
− Nous venions souvent par ici l'été, en bateau. Il y
a une marina pas loin que Jacques aimait bien. Hudson
lui plaisait beaucoup. Peut-être un peu plus que Laval-
sur-le-Lac.
− Est-ce qu'il voulait déménager par ici ?
76- Ela Gloria Cellini

− Qui sait ? Notre futur dépendait de nos enfants,


de ce qu'ils auraient eu besoin. Une bonne nurse, une
bonne garderie, une excellente école. Tant que ces
enfants ne sont pas arrivés... Laval-sur-le-Lac ou autre
endroit...
− Et vous ? Vous auriez déménagé ?
− Oui. Je sais très bien que rien n'est éternel. Les
choses changent, rien ne reste immuable.
− Et Maria ?
− Maria vit là-bas tout le temps, elle y a élevé sa
famille. Maintenant que tous leurs enfants sont chez
eux, avec conjoints et rejetons, elle est libre. Pourtant je
ne pense pas que changer de place lui conviendrait.
Non, c'est trop compliqué.
− Elle m'a dit qu'elle travaille pour vous depuis
vingt ans.
− Oui, et non. Pour que tu comprennes mieux :
après notre déménagement à Laval-sur-le-Lac, mon père
ne trouvait pas de femme de ménage ni de plombier, de
jardinier ou d'hommes à tout faire. La situation était
pareille pour nos voisins car tous se plaignaient du
manque de services. Alors il a fondé une compagnie de
soins ménagers, a embauché des travailleurs de toutes
77- Ela Gloria Cellini

sortes et il a donné la direction à Paul, l'époux de Maria,


qui a développé l'affaire. Papa avait beaucoup d'autres
intérêts et s'occuper de cette compagnie lui prenait trop
de temps. Il l'a cédée donc à Paul qui est devenu le vrai
patron. Maria tient la comptabilité, elle a un poste dans
cette compagnie, un salaire; je ne sais pas bien, ce ne
sont pas mes affaires. Mais chez nous elle est comme
chez elle. Elle est la femme de la maison, elle supervise
les travaux ménagers et si elle prend soin de moi c'est
parce que nous avons une relation spéciale.
− Je comprends.
− Un de leurs fils travaille avec eux depuis quelques
années. Je pensais que Paul voulait lui laisser sa place
mais papa, qui le connaît bien, dit que même si Paul
ralentit, il ne renoncera jamais à son travail. Il ne peut
pas rester sans rien faire, donc il ne déménagera pas de
Laval.
− Je l'ai aperçu par la fenêtre. Il est en forme, pas
vieux du tout.
− C'est vrai. Il est plus jeune que mon père tandis
que Maria et maman ont le même âge. Nous sommes si
proches d'eux pas parce qu'ils travaillent pour nous mais
parce qu'ils sont nos amis. Ils sont de la même race que
78- Ela Gloria Cellini

mon grand-père et que mon père. Ils sont ma famille. Un


peu plus que... Enfin.
Elle fait un geste qui peut signifier «laisse faire»
puis elle reprend.
− Tu sais André, ma mère a des amis dans tous les
pays car elle a chanté et rechanté un peu partout, aussi
loin que Japon et Australie. Mais je pense que Maria est
sa seule vraie amie. Sa seule confidente.
Nous regardons le lac en silence. De l'autre côté
brille la flèche de l'église d'Oka.
− Les terres sur lesquelles sont bâties notre maison
et la leur ont été l'héritage de Maria. Elles étaient
abandonnées. Personne ne les habitait. Dans le temps ce
fut un boisé avec quelques refuges pour pêcheurs et
chasseurs. Évidemment, le frère de Maria a préféré la
ferme familiale, au nord de Laval et il lui a laissé cette
part d'héritage dont elle n'avait rien à faire. Elle était
interne à Montréal dans une Académie de ballet et rêvait
de devenir une prima ballerina et de voyager à travers le
monde.
− Maria était ballerine ?
− Elle a voulu l'être mais elle a rencontré Paul et ils
se sont mariés avant qu'elle réalise son rêve. Quand je
79- Ela Gloria Cellini

lui ai demandé pourquoi elle a lâché le ballet elle m'a


répondu qu'elle n'était pas la meilleure. Elle ne voulait
pas devenir danseuse dans les bars. Choisir Paul et avoir
des enfants étaient la meilleure chose à faire disait-elle.
J'étais très jeune et bien sûr en désaccord mais j'ai
changé d'idée en cours de chemin.
− Et la terre ?
− Longue histoire. Maria a rencontré ma mère à
l'Académie de musique. Elles habitaient toutes les deux
à Outremont et elles sont devenues très proches. Maria
s'est mariée la première et a commencé à faire des
bébés. Leur appartement devenait de plus en plus étroit
mais ils ne se permettaient pas un plus grand, tandis que
maman avait déménagé dans une grande maison achetée
par mon père qui était déjà bien établi comme homme
d'affaires. Cela ne les empêchait pas de se voir souvent,
chaque fois que maman revenait de ses tournées. Mon
père aimait beaucoup les Dumas. En apprenant que
Maria avait hérité d'une terre qui ne lui servait de rien, il
a voulu les aider. Eux rêvaient d'un appartement plus
grand ou d'une maison mais les prix étaient au dessus de
leurs moyens. Alors mon père leur a suggéré de vendre
la terre de Laval. Ils étaient d'accord et papa a essayé de
80- Ela Gloria Cellini

leur trouver des acheteurs, dans la mesure du possible.


C'est comme ça qu'ils sont venus tous visiter le coin.
−Ils ne le connaissaient pas ?
− Même Maria ne le connaissait pas bien. Les taxes
n'étaient pas exorbitantes dans ces temps-là mais
construire une maison, ça oui. C'est pourquoi beaucoup
de terres restaient en attente.
− Qu'est-ce que votre père a dit ?
− Il a cherché des clients parmi ses partenaires
d'affaires, en louant tellement la place que finalement un
de ses amis lui a demandé pourquoi il n'achète pas lui-
même si c'est si merveilleux par là. Mon père a eu un
déclic. Maria et Paul ont gardé un lot pour
éventuellement bâtir une maison. Le reste du terrain
c'est papa qui l'a acquis.
− Qu'est ce qu'il voulait construire ?
− Il a investi tout simplement mais je pense qu'il a
pressenti que cette pointe de l'Île Jésus deviendra un lieu
convoité. Tu sais, la plus part des affaires réussies sont
le résultat d'une vision.
− Et Maria ?
− Avec l'argent de la vente ils ont pu déménager
dans l'appartement rêvé et ce fut très bien car elle
81- Ela Gloria Cellini

attendait un autre bébé. Quelques années plus tard,


quand, tout comme mon père l'avait prévu, des chouettes
maisons ont commencé à apparaître dans le voisinage,
ils ont fait construire leur cottage.
− Avant vôtre «bungalow» ?
− Oui, avant le nôtre. J'avais quatre ans et je me
trouvais plus souvent dans l'appart des Dumas que dans
notre maison. Je partais le matin avec Luisette à la
même garderie. Maman étaient en tournée, papa la
rejoignait quand ses affaires le permettaient et c'est ainsi
que les Dumas étaient ma vraie famille. Quand ils ont
déménagé à Laval j'ai piqué du nez. Au début ce fut dur,
j'avais perdu mes repères, ma stabilité, mes frères. Les
miens ont fait un arrangement et Maria m'a pris chez
eux. J'allais à l'école à Outremont mais je passais les fins
de semaine et les vacances chez eux, avec les garçons.
J'avais le même âge que Louisette et nous nous
entendions très bien avec les boys. Dans ces conditions,
l'idée d'une maison là-bas s'est imposée d'elle-même.
Les choses se sont enchaînées pour le bonheur de nous
tous, comme il arrive parfois. Une fois dans une vie.
− Une seule fois ?
82- Ela Gloria Cellini

− Pour moi ce fut une seule fois. Je ne sais pas ce


qu'il y adviendra, si le marc du café me prédit un autre
enchaînement heureux ou pas, dit-elle en regardant le
fond de sa tasse.

Nous nous sommes arrêtés au Sanctuaire de la


Notre-Dame-de- Lourdes à Rigaud. Il n'y avait personne
car la saison commençait plus tard, mais Ela voulait
monter jusqu'à la petite chapelle blanche même si celle-
ci était fermée. Les marches et le sentier étaient
glissants, couverts de feuilles humides et de traces de
neige mais nous les avons grimpés sans encombre.
Essoufflé, sur le petit balcon, devant le magnifique
panorama, j'avalais goulûment le vent frais en ouvrant
largement les bras. Il me semblait possible de m'envoler,
de planer comme un aigle, léger et puissant, au-dessus
de ce vaste paysage ensoleillé. Le vent ébouriffait nos
cheveux, la rivière scintillait sous le soleil, l'horizon
était d'un bleu verdoyant. Je touchais à la grâce divine.
83- Ela Gloria Cellini

Je me demande pourquoi, pendant tant d'années, je


n'ai pas retournés là-bas où j'ai vécu des instants
uniques.

Ela voulait rester seule. J'ai descendu de la


montagne sur les serpentines et j'ai passé mon temps à
lire les affiches informatives sur ce sanctuaire dédié à la
Vierge. Lourdes, là où Sainte Mère Marie est apparue
devant une fillette, se trouve en France. Le Sanctuaire de
Rigaud est un lieu sacré qui lui ressemble, une copie en
quelque sorte, mais cela n'empêche pas des centaines de
croyants qui ont besoin d'un soutien trouver ici du
réconfort. Je me demandais si Ela était comme eux. Si
elle priait, ou si elle méditait ou si elle avait un souhait à
demander à la Sainte Mère. Moi j'aurais eu plusieurs
mais je ne pouvais pas Lui réciter ma longue liste.
« Sois sérieux André, aurait dit ma mère. Cela ne se fait
pas.»

Nous avons traversé le pont de Hawkesbury vers


trois heures de l'après-midi et un peu plus tard Ela
parqua la voiture dans la petite ville de Montebello,
84- Ela Gloria Cellini

devant l'ancienne gare transformée en musée dédié au


manoir Papineau et au célèbre château. Je me disais que,
n'ayant pas des vrais châteaux au Québec, nous
appelons comme ça nos hôtels. Je lisais les notes sous
les photos accaparé par la légende de ce nid d'amour qui
avait vu passer Bette Davis et la princesse Grace Kelly,
dont même moi j'avais entendu parler.
Ela ne me laissa pas le temps de tout lire. Elle avait
acheté deux figurines symbolisant nos signes zodiacaux.
«Cela va te porter bonheur» me dit-elle en me donnant
un petit taureau en métal fixé sur un éclat de marbre. Je
le garde après depuis sur mon bureau.
Pas loin du musée la voiture pénétra dans un grand
parc sous une arche en rondins massifs et s'arrêta
derrière le château Montebello. Tout ce bois rond,
massif, oxydé par le temps était impressionnant. Le
grand hall était bâti autour de la cheminée en pierres de
taille, monumentale, haute de deux étages, érigée au
centre. Des gens âgés et sûrement riches écoutaient la
musique ou somnolaient ici et là, dans des fauteuils et
des canapés rapprochés du feu ou plus éloignés sur un
deuxième cercle La première circonférence autour du
foyer était plutôt en pénombre, illuminé par des lampes
85- Ela Gloria Cellini

de tables et par les flammes qui brillaient à travers les


six portes aussi hautes qu'une personne moyennement
grande. Tout autour, dans le lobby, des boutiques de
souvenirs scintillaient derrière leurs vitrines. Du bar
venait une musique de jazz lancinante, sensuelle, qui
flottait doucement et arrêtait le temps.
− Mahalia Jackson, dit Ela souriante.
J'avais oublié de fermer la bouche. Mes nouveaux
mocassins anglais s'enfonçaient dans la moquette
épaisse d'une façon inhabituelle. Mes fringues, qui me
donnaient l'air d'un jeune bien nanti, ne m'aidaient pas à
mimer l'assurance. Dans le lobby du Château
Montebello les impressions se lisaient certainement sur
mon visage.
− As-tu faim ?
− Oh oui, très faim. Ma réponse rapide contenait
l'espoir qu'Ela décidera de manger là, dans cet hôtel
exquis.
− Moi aussi. Nous descendons par là.

Je ne me rappelle plus ce qu'on nous a servi parce


que j'avalais avec chaque bouchée les images qui nous
entouraient. Mes mâchoires mastiquaient
laborieusement tandis que mes yeux se promenaient
86- Ela Gloria Cellini

dans tous les sens enregistrant chaque détail de la grande


salle du restaurant, du service aux tables, de la vaisselle
et de la coutellerie, des lustres et du balcon intérieur.
J'étais dans un film. Je m'attendais à voir des femmes en
robes Charleston avec des colliers de perles jusqu'au
nombril, des interminables porte-cigarettes en ambre,
jetant des volutes de fumée bleuâtre. Elles devaient être
accompagnées par des hommes en smoking et
chevalière au petit doigt, les cheveux gominées, fumant
des minces cigares ou des cigarettes courtes, gardées
dans des étuis en or. J'avais eu droit à un verre de vin
blanc qui augmenta mon enthousiasme. Malgré moi, à
la fin du repas j'ai dû refuser le dessert faute de place.
− Ne t'en fait pas, ça sera pour la prochaine fois, rit
Ela voyant mon dépit.
La prochaine fois ! J'étais un garçon nourri à la
cuisine maternelle, aux cafétérias et dans les McDo et
cela pour encore des bonnes années.
Nous sommes allés nous promener dans le parc. Au
bord de la rivière, sur une pelouse mal entretenue, il y
avait un petit hélicoptère jaune.
− Il doit appartenir à quelqu'un qui habite ici.
− Ou qui travaille ici ? Vraiement ?
87- Ela Gloria Cellini

− C'est possible. Quoique je pense que c'est un


locataire. Il y a des hommes d'affaires qui amènent leurs
familles pour des vacances et font des allers-retours
pendant la semaine ou arrivent seulement pour le week-
end. C'est plus confortable qu'en voiture et plus court.
−Votre mari a lui aussi un appareil comme celui-ci
?
−Non. Parfois il affrète un lorsqu'il y a urgence.
L'avion de ligne est beaucoup mieux mais les attentes à
l'aéroport sont trop épuisantes.
− Il est si riche que cela ?
− Je ne sais pas combien riche il est. Je ne l'ai
jamais su mais il travaille beaucoup et on dit qu'il est un
homme d'affaires très habile. Il a commencé très jeune
dans la compagnie de mon père. Papa dit que Jacques l'a
depuis longtemps dépassé.
− Est-ce qu'il sait piloter ?
−Non, je ne pense pas. Jacques aime nager. À New
York il a installé ses bureaux dans un bâtiment qui
abrite une piscine intérieure semi-olympique. Il a besoin
de parcourir ses cinquante basins de crawl chaque matin.
Lorsqu'il voyage, il choisit les hôtels en fonction de la
piscine. Elle doit avoir au moins vingt mètres de long,
88- Ela Gloria Cellini

parce que barboter dans l'eau ou traverser une distance


en dix mouvements cela l'énerve.
− C'est pour ça que vos deux piscines sont aussi
grandes.
− Si on veut. La diagonale de celle intérieure
mesure vingt-deux mètres seulement. C'est pour cela
qu'on a choisi la forme d'un losange, pour l'étirer au
maximum mais Jacques n'a pas été totalement satisfait
du résultat. Pour agrandir celle qui est dans le jardin il a
payé une fortune mais au moins il a obtenu trente-trois
mètres pour se défouler pendant l'été. Pour lui l'argent
c'est phiuf et flute et foin !
Je ne dis rien mais je pensais que pour elle c'était la
même chose.
− Est-ce que vous aussi vous aimez nager ?
Elle me regarda attentivement, promena un doigt
sur mes joues, arrangea une mèche.
− Sais-tu quel est mon âge, André ?
− En robe de soir quand vous êtes triste, trente. En
jeans et queue de cheval, vingt-cinq.
− Good boy ! Va ! Il faut que tu m'appelle par mon
prénom. On se tutoie. Compris ?
− D'accord.
89- Ela Gloria Cellini

−Alors viens, on va nager. Ils ont ici une piscine


formidable, la plus grande de tous les hôtels.
− Je n'ai pas de maillot de bain.
− Mais si, tu en as. Je l'ai trouvé sur la corde dans la
chambre de lavage. Le mien aussi. Ils sont tous les deux
dans mon sac de voyage. Ils ont de beau peignoirs
blancs, nous n'aurons pas froid à la sortie. Allez, viens.
Elle me tira par la main et nous sommes retournés
en courant dans le lobby. À la réception on lui offrit un
appartement qu'elle loua pour une nuit.
− Ou pour plusieurs, je ne suis pas sûre, dit-elle au
réceptionniste.
− Aucun problème, madame Cellini. Simplement
nous aviser de vos décisions. Nous sommes à votre
disposition.
J'ai retourné dans le stationnement pour ramasser
son sac dans le coffre de la Mercedes et j'ai monté dans
l'appartement où Ela m'attendait déjà. Le sac n'était pas
lourd mais il ne contenait pas que nos maillots de bain.
Prévoyante elle avait mis quelques vêtements.
− On t'achètera une brosse à dent en bas, à la
réception.
90- Ela Gloria Cellini

Nous avons parcouru le tunnel entre l'hôtel et la


piscine habillés dans les peignoirs blancs, comme deux
moines allant à la messe. J'étais curieux de tout mais pas
trop désireux de nager.
La piscine aussi me laissa bouche bée. Avec des
grandes fenêtres de deux cotés et une autre centrale,
immense et arrondie, elle avait l'air d'une cathédrale.
Parce que c'était la saison morte ou simplement le
milieu de la semaine, il n'y avait pas beaucoup de
monde. J'ai nagé d'un bout à l'autre plusieurs fois,
essayant instinctivement d'imiter Jacques, mais je ne
suis pas un passionné des longueurs. Mon sport favori
est le basket ball et je me débrouille assez bien au
hockey. J'étais et je le suis encore un gars d'équipe.
Nager seul, en va et vient sans fin, m'ennuie. Pourtant
j'ai essayé de faire bonne figure pour ne pas décevoir
Ela qui se réjouissait pour moi plus que moi-même. À
un moment donné elle est sortie de l'eau et je l'ai vue
s'étendre sur une table de massage. Elle se laissa pétrir
par des mains expertes pendant que moi je barbotais
dans la piscine presque vide.
− As-tu faim ? me demanda-t-elle sur le chemin de
retour.
91- Ela Gloria Cellini

− Pas vraiment.
− Un dessert alors ?
− Ça oui, volontiers.
Elle rit.
− Tu n'as pas faim maintenant mais il est à peine
neuf heures. Tu seras mort de faim plus tard.
Pendant que je me changeais dans ma chambre, j'ai
entendu Ela parler au téléphone. Peu de temps après un
serveur poussa un chariot dans le salon.
− Mousse au chocolat avec de la glaces aux
marrons. Ça te va ?
− La portion est colossale !
− On va partager si tu veux. Je soustrais cinq petites
cuillères. Le reste est à ta charge.
C'était très bon mais impossible d'avaler tout.
La journée fut longue et je tombais de sommeil.
Nous nous sommes dits bonne nuit, j'ai laissé tomber
mes vêtements un peu n'importe comment sur un
fauteuil et je me suis glissé sous la couette. Kaput ! J'ai
commencé par revoir le balcon de la chapelle, je
m'imaginais emporté par les vents jusqu'au Château
Montebello, planant au-dessus de l'hôtel et de sa pelouse
ensoleillée. Le sommeil m'avala tout rond.
92- Ela Gloria Cellini

Je me suis réveillé la bouche sèche. Il faisait trop


chaud et je rêvais des choses réjouissantes, inavouables,
qui s'arrêtent brusquement lorsqu'elles deviennent
palpitantes. Cela arrive parfois, surtout lorsqu'on est très
jeune et je me suis demandé pourquoi c'était ainsi. On
dirait que le tissu du rêve se détrame comme s'il ne
pouvait pas supporter une grande extase.
J'ai baissé le chauffage et je suis allé au salon pour
prendre une bouteille d'eau minérale dans le frigidaire. Il
faisait froid car une des fenêtres était entrouverte. Ela
était recroquevillée sur le canapé, en slip et teeshirt,
devant la télé allumée sans son. Elle avait sûrement
froid. J'ai cherché une couverture mais elle m'entendit,
frissonna et essaya de se mettre debout sans réussir. Je
l'ai enveloppée dans la couverture je suis passé en
arrière du canapé pour lui frotter les épaules et le dos.
Elle grelottait, le nez lui coulait, les larmes baignaient
son visage. Elle essaya de parler mais elle hoquetait si
fort que je ne comprenais rien. Il n'y avait rien à faire
que la tenir dans mes bras pour la réchauffer et la bercer
doucement.
− J'ai froid, mes pieds sont gelés, souffla-t-elle.
− Viens, je vais te mettre au lit. Accroche-toi.
93- Ela Gloria Cellini

Je l'ai soulevée et je l'ai portée vers sa chambre.

Il n'y a rien de plus à dire.


Ah, si ! Parce qu'à cinq heures du matin j'avais très,
très faim, j'ai pioché dans le frigidaire. J'ai trouvé un
plateau d'hors d'œuvres et des yogourts. Et le reste de
mon dessert que j'avais mis au congélateur et que nous
avons terminé ensemble. Ela a appuyé sur zéro et a
communiqué qu'elle retient l'appartement encore un
jour. Ou deux. La femme de chambre ne nous a pas
dérangés.
Le lendemain nous sommes allés dans les alentours
pour acheter une nouvelle chemise, des bobettes et des
chaussettes pour moi, puis nous nous sommes perdus
sur les sentiers du parc Omega. C'est là, sur un banc
séché par le soleil, qu'Ela m'a montré un SMS. «Elle
attend un autre bébé. Je veux divorcer. »
− Elle lui a fait déjà deux filles. Elle ne lui demande
rien, d'après les dires de mon mari, mais il veut être un
père à part entière. Après la première fille il a passé plus
de temps à New York qu'à la maison. Après la deuxième
il a déménagé là-bas. Il a vendu la nôtre, celle de
Westmount et il est parti avec armes et bagages mais il
94- Ela Gloria Cellini

n'a pas été question de divorce. Si je veux je peux aller à


New York dans l'appartement de mon mari. Si j'ai
besoin de passer du temps au centre-ville, j'ai à ma
disposition l'appartement de l'hôtel Hyatt que je déteste.
Je n'ai jamais mis les pieds dans celui de New York.
− Qui est cette femme ?
− Une blonde quelconque, belle et du même âge
que moi. Mais elle fait des bébés. Avec le troisième
qu'elle met en route, elle me prend définitivement mon
mari. Il va l'épouser, il va avoir une autre vie et je ne le
verrais plus jamais. Il ne me reste plus rien.
− Mais si. Une nouvelle vie.
− Pas sans Jacques. Je le connais depuis que j'ai eu
douze ans. C'est le seul homme que j'aimé. Il n'y a eu
jamais un autre, même pas en peinture.
− Et moi ? Je disais en gonflant les biceps, essayant
de la faire rire. Je refuse d'être personne.
Elle souriait à travers ses larmes.
− Toi tu es un ange, un choux, un doux, un ami. Je
te fais confiance, tu ne peux pas me faire du mal. Mais
tu es tellement jeune. Ta vie est devant toi, une vie pour
un enfant surdoué, exceptionnel. Tes recherches, ta
carrière, tes journées remplies de travail - pas de place
95- Ela Gloria Cellini

pour moi. Je sais ce qui t'attend. Un jour tu rencontreras


une fille aussi douée que toi. Vous allez avoir des
enfants. C'est ça le bonheur, finalement. J'ai de l'argent
mais pas de bonheur à donner.
− Je suis heureux avec toi, je disais.
− Aujourd'hui à Montebello. Et la semaine
prochaine aussi. Un mois, deux mois mais pas une vie.
− Mais si. Tout le temps à venir. Trust me.
De retour à l'hôtel je lui ai fait l'amour longuement,
encore et encore. Quoi d'autre j'aurais pu faire ?
Nous sommes restés au lit jusqu'à vendredi dans
l'après-midi. Elle s'en fichait bien de payer encore une
journée juste pour quelques heures de plus. Vers six
heures du soir je conduisais droit devant vers Lachute et
de là vers la quinze sud pendant qu'Ela somnolait. Elle
avait mis un disque avec des aires d'opéra chantées par
sa mère. Je ne connaissais pas l'italien mais je sentais de
la joie, de la douleur et des exaltations. Je commençais à
les déchiffrer autrement.

Sur l'îlot de la cuisine il y avait une pile


d'enveloppes et une note «Urgent». À part cela, rien. Le
paysage avait changé en quatre jours, la neige avait
96- Ela Gloria Cellini

fondu, les saules commençaient à verdir. Le grand salon


était inondé de soleil. D'entre les plumes et le duvet Le
cygne me faisait de l'œil mais ne dévoilait pas son
secret. Je ne savais non plus quelle musique jouait la
pianiste. Quant au Crime de Sylvestre Bonnard, ce livre
n'existait pas dans la bibliothèque du manoir.
− Ce n'est pas un roman policier, me dit Maria le
lendemain. Il parle d'un savant qui vend ses volumes
rares pour constituer la dote d'une jeune fille. C'est ça
son crime : détruire sa précieuse bibliothèque. Dans sa
jeunesse il avait aimé la mère qui a été obligée d'épouser
un autre. Elle était partie au-delà laissant sa fille pauvre
et dépourvue de dote. Au nom de son ancien amour, le
savant veut aider la jeune fille. C'est un titre subtil,
ironique. Anatole France était un écrivain renommé
mais aujourd'hui il est presque inconnu. Dans mon
temps on l'étudiait à l'école.
− Est-ce que c'est vous dans ce tableau avec le
roman de cet écrivain sur les genoux ?
− Je n'étais pas encore née quand ce tableau a été
peint. C'est Boris qui l'a fait cadeau à sa mère. Le
peintre est polonais ou russe, un des ceux qui ont fui
l'empire de tzars à l'arrivé des Soviets. Il s'est établi à
97- Ela Gloria Cellini

Nice car ça lui rappelait la Crimée natale, au bord de la


mer Noire. Le personnage du tableau doit être son
épouse.
− La fenêtre ressemble à celle-ci.
Marie sourit amusée.
− Le tableau a inspiré Raïssa. L'architecte a dû la
copier et la placer du côté ouest. C'est la plus longue
parce qu'elle voulait que deux personnes puissent
s'assoir face à face, les jambes allongées et papoter
derrière les draperies.
− À qui pensait-elle ?
− Qui, Raïssa ou la femme du tableau ?
− Raïssa.
− À nous deux. On papotaient parfois lorsqu'elle
était ici.
− Est-ce que vous vous êtes assises ensemble pour
surveiller les enfants, comme dans le tableau ?
− La dame du tableau ne regarde pas les enfants. Ils
jouent plus loin, tandis qu'elle semble guetter quelqu'un
d'autre, que nous ne voyons pas. Elle est jeune, belle,
peut-être est-elle amoureuse. On ne sait pas, ça reste un
mystère.
98- Ela Gloria Cellini

− Comme l'œil espiègle du cygne. Je sens que la


ballerine rit aux éclats cachée sous les plumes. Pourquoi
?
− Demande-lui. Peut-être qu'elle te le dira.

Dimanche Ela prit le volant. Elle n'avait pas planifié


de retourner à Montréal mais elle devait donner suite à
une «lettre intéressante». J'étais content et je l'ai rejointe
dans l'appartement de Hyatt tard dans le soir, accourant
à son appel. J'avais déjà faim d'elle.
Le lendemain j'ai retourné à mes études et à mes
recherches. Je me sentais différent en dépit de mes
anciens jeans et de mes pulls ouatés que j'ai repris. Elle
était là, derrière chacun de mes gestes, assistant
silencieuse à mes raisonnements et à mes décisions. Mes
pensées glissaient, encore et encore, vers un moment ou
un autre passé pendant ces derniers jours. C'était comme
lancer une canne à pêche dans un lac plein de
ressources, j'enroulais la bobine, m'émerveillant de ce
qui m'arrive.
Nous avons fait l'amour chaque nuit pendant cette
première semaine à Montréal.
99- Ela Gloria Cellini

Vendredi elle dut rentrer à Laval-sur-le-lac. Après


son départ je me suis rendu compte que j'étais
amoureux. J'ai attendu son appel jour après jour,
pendant une semaine, j'ai laissé des messages dans une
boîte qu'on ignorait. Je me languissais d'elle, j'étais
souffrant, malade, incapable de me ressaisir.
Elle me téléphona un soir pour me dire qu'elle part
en tourné. J'ai compris d'après les intonations qu'elle me
disait adieu.
Avril, mai, juin passèrent. Vers la fin du juillet j'ai
reçu un appel de Maria. Elle voulait savoir comment
j'allais. Si je désirais la revoir j'étais le bienvenu. J'ai
sauté dans le premier train de banlieue.
La gare n'était pas loin et j'ai parcouru la distance
me remémorant les lieux au début d'avril. L'été était
magnifique et les rue entourées d'une abondante
verdure. Les belles maisons se cachaient derrière des
vieux arbres et des lierres grimpants.
− Le manoir est fermé, me dit Maria après m'avoir
invité dans la cuisine de son cottage. Elle me servit un
café-crème avec des gâteaux maison. Ela a accepté un
contrat et donne des concerts en Asie. Japon, Hong
Kong que sais-je.
100- Ela Gloria Cellini

− Elle m'a parlé de la tournée de concerts mais je ne


savais pas que c'était si loin.
− Six mois. Jacques est avec elle et Raïssa n'est pas
loin d'eux non plus. Elle aussi chante quelque part par
là.
− Jacques ne veut plus divorcer ? Ma voix était
éteinte.
− Non, ils se sont remis ensemble.
− Est-ce qu'ils vont vivre ici, dans le manoir ?
− C'est possible qu'ils reviennent comme avant,
pendant les vacances. Pour l'instant Jacques cherche une
maison à Westmount. Je ne connais pas tous leurs
projets mais je sais qu'Ela a reçu plusieurs propositions
d'Europe et que beaucoup de villes américaines l'invitent
à donner des récitals. Ils verront bien.
− Et Jacques ? New York, ses enfants ?
− Il ne m'a rien dit, pourquoi le ferait-il ? Ce qui est
bien c'est qu'ils se sont rabibochés. C'est un très beau
couple et ils s'aiment depuis toujours. Cela aurait été
dommage de les voir désunis. N'est-ce pas, André ?
− Je pense aux petites filles, dis-je et je le pensais
vraiment tout en regrettant d'avoir perdu Ela. Mais de
101- Ela Gloria Cellini

toute façon, elle ne fut jamais la mienne. Elle m'avait


prévenu et ce fut bien vrai, malgré mon amour
passionnel. Ela savait mieux combien cela pouvait
durer. J'avais mon propre chemin et je comptais bien le
suivre, en dépit de ma peine amère. Ma courte histoire
d'amour avait pris fin avant de bien commencer mais
son souvenir me poursuivit tout au long des années à
venir.

Fin mars 2017

Le grand foyer de la Place des Arts était plein de


monde. Un ensemble de tango d'Argentine, qui
comprenait plusieurs noms russes, donnait un seul
spectacle, et tous les amateurs de tango de Montréal
s'étaient réunis dans la grande salle Wilfried Peletier.
J'étais de passage dans la métropole appelé par mon
ancien mentor, le professeur Cantémir. Il présidait une
conférence internationale sur les destins des
102- Ela Gloria Cellini

mathématiques supérieurs et leur rôle de plus en plus


divers et indispensable dans toutes les sciences,
nouvelles ou plus traditionnelles. D'une certaine manière
c'était aussi la grande rencontre des anciens disciples du
savant car il avait formé plus d'une centaine de
mathématiciens, répandus maintenant aux quatre coins
du globe.
Je revenais au Québec de temps en temps pour
revoir les miens qui vivaient toujours à Trois Rivières.
Ma famille s'était agrandie au fils des ans, j'avais plus de
neveux et de nièces, auxquels ma petite sœur, qui n'était
plus si petite que ça, en ajouta deux garçons. J'étais le
seul qui vivait loin, à Boston, travaillant dans le
prestigieux Centre de Recherches en Mathématiques
Appliqués de Harvard, après avoir fait mes armes chez
Columbia pendant cinq ans et à Princeton pas mal de
temps. C'est dans cette dernière Université que j'ai eu la
chance de rencontrer une mathématicienne danoise
formée en Angleterre. Nos heures de travail
coïncidaient, nous étions semblables, nos goûts
avoisinaient. Cerise sur notre gâteau, Boston nous
repêcha tous les deux. Ce signe du destin consolida
notre couple. Cristina serait venue avec moi à Montréal
103- Ela Gloria Cellini

mais elle était retenue à Boston près de notre bébé de


huit mois, Anne-Margueritte, qui justement faisait ses
dents.
En Massachussetts j'ai retrouvé quelques-uns de
mes anciens collègues éparpillés dans le vaste monde,
car je dois dire, en toute modestie, que les étudiants de
Cantémir étaient engagés par les meilleurs centres de
recherche. Mon équipe et moi-même étions des
chanceux. Harvard-la-riche nous tenait à l'abri des
problèmes financiers, qui sont une tracasserie
permanente dans le monde de la recherche, et nous
formions une équipe créative. On nous demandait des
résultats sans nous mettre la pression. On travaillait avec
acharnement sans compter les heures car il régnait la
même atmosphère joyeuse qu'à Montréal du temps de
mes longues années d'études sous les ailes bienveillantes
de Cantémir.
Parce que je retournais rarement à Montréal, j'ai
profité du Congrès pour revoir certains lieus qui m'était
chers. Le tango, ancienne passion, et la Place des Arts,
où j'avais travaillé dans ma jeunesse, tombaient
ensemble à pic.
104- Ela Gloria Cellini

J'étais un peu déçu par la première partie du


spectacle. J'aime le tango traditionnel, le feu et la
flamme des sentiments exprimés par l'infinité des
mouvements classiques, or ce spectacle était pollué par
une danse plutôt acrobatique, performante, qui n'avait
rien à faire avec les rixes, les règlements de compte et
les histoires passionnelles.
J'avais quand même décidé d'assister à la deuxième
partie car le programme de salle indiquait un style
différent, purement classique.
Pendant la pause j'ai sorti pour me dégourdir les
jambes et m'acheter une bouteille d'eau. Près du buffet
une voix jeune demandait quatre Perrier bien fraîches.
Le ton était aimable mais plein d'assurance. Presque
autoritaire. J'ai tourné la tête vers cette voix, vers ce ton
surtout qui me rappelait quelque chose d'indéfini,
pourtant connu et ineffaçable.
Jai vu un jeune homme qui avait ma stature, la
même taille, mes cheveux un peu plus foncés, mon
corps aussi élancé que j'avais eu à cet âge-là. Le garçon
contourna une grosse dame et pour un moment j'ai vu
son visage de face. Je fus paralysé. Pour quelques
secondes j'ai sorti du temps réel. Je me voyais dans un
105- Ela Gloria Cellini

film, moi, jeune, à dix-sept ans. Le film se brouilla,


quand le garçon tourna la tête vers le rideau de fils
argenté. Je me regardais dans un miroir. Mon cœur
battait à tout rompre. L'adolescent avançait en agitant
ses longs bras avec les bouteilles de Perier au-dessus de
la cohue, comme pour dire : J'arrive ! Vous allez boire !
Il est passé vite près de moi, j'ai eu juste le temps de
voir ses yeux verts.
Il s'approcha d'un groupe de trois personnes. Deux
femmes tournaient le dos au hall plein de monde et
parlaient de choses amusantes car leurs épaules
tressautaient de rires. Près d'elles, un homme que je
reconnus tout de suite, se hissait sur la pointe des pieds
fixant la silhouette du jeune. Il y avait dans son regard
de l'impatience, de la fierté et de la complicité.
Le beau Jacques n'avait pas beaucoup vieilli. Ses
cheveux noirs étaient argentés aux tempes, juste assez
pour le rendre encore plus irrésistible. Grand et mince,
le corps bien entretenu, il ne paraissait pas se rapprocher
de la soixantaine.
Le jeune arriva près du groupe et les femmes se
retournèrent vers lui. J'ai aperçu brièvement le visage
d'Ela, aussi beau bien que différent. Elle regarda son fils
106- Ela Gloria Cellini

avec amour tandis que la jeune femme d'à côté le


débarrassa des bouteilles vertes. Pour quelques instants
ils parlèrent en groupe. Puis Jacques mit une main sur
l'épaule de l'adolescent et l'éloigna vers la gauche.
Discutions entre les hommes. Ela, toujours retournée
vers le hall, jeta un regard circulaire, cherchant peut-être
un visage familier. Je pensais qu'elle ne m'avait pas vu
mais quand elle se retourna vers la fenêtre j'ai perçu le
changement dans sa posture.
Elle reprit la conversation avec sa jeune compagne
mais elles ne riaient plus. Ses cheveux noués dans un
chignon dévoilait son long cou, sa nuque fine et laissait
deviner sous la dentelle de la robe des épaules osseux,
maintenant affaissées, sans défenses. Elle se tenait bien
droite comme avant, comme une personne sûre d'elle-
même mais j'avais l'impression de l'avoir quittée une
semaine plus tôt, de savoir qu'elle souffrait. J'aurais
voulu la prendre dans mes bras, la rassurer, la protéger.
C'était tout ce qui restait de mon grand amour de
jeunesse, pourtant en ce moment précis je ne savais pas
que je pensais avec l'âme d'un gars de dix-sept ans.
107- Ela Gloria Cellini

Le lendemain j'ai ignoré le GPS de la voiture car je


me rappelais très bien le chemin vers Laval-sur-le-Lac.
L'Île de Jésus avait beaucoup changé mais pas le
promontoire sur lequel se trouvait le manoir. Il était là,
aussi splendide, entouré de la même cour qui
commençait à verdir, comme dans le temps. Il semblait
habité mais personne ne m'attendait là.
J'ai sonné à la porte du cottage voisin. Je ne m'étais
pas annoncé, en prenant le risque d'une surprise
déplaisante. J'apportais un joli bouquet de frésias pour
Maria, espérant qu'elle habiterait encore là.
C'est elle qui m'ouvrit la porte.
− Te voilà donc, mon enfant ! Quel bel homme es-
tu devenu, André. Entre, entre vite, il fait encore frisquet
dehors.
J'étais heureux de la revoir. Je m'enquis de sa santé,
de son mari de tous les siens.
− Ça va. Pour soixante-quinze ans, je me porte très
bien, grâce à Dieu. Pas de ces maladies terribles, pas de
haute pression, je me rappelle où j'ai mis les clefs, que
désirer de plus ? Ah, un coude, un genou qui font mal
quand le temps change. Pff ! Des pacotilles. Parles-moi
de toi plutôt.
108- Ela Gloria Cellini

Je lui ai raconté un peu ma vie, mon travail, en lui


résumant le but de mes recherches professionnelles. Je
lui ai montré les photos de ma femme et de notre fille et
elle promena longtemps le doigt sur l'écran du cellulaire
pour revoir certaines images.
− Je suis allé hier à la Place des Arts.
− Je sais, me dit-elle.
− Comment...
− Ela t'a vu. Elle m'a dit que tu étais si bouleversé
que tu allais appeler sûrement ici.
− J'aurais pu retrouver votre numéro de téléphone
mais je n'avais pas de patience. Il fallait...
− Il s'appelle José-David. José comme le père de
Jacques, David comme le grand-père d'Ela. C'est un très
bon garçon. Il va étudier à l'université de Columbia.
Jacques aurait aimé le Harvard mais Ela savait que tu
travaillais là. Elle a suivi tout le temps ton parcours sur
Internet. Elle a toujours eu peur d'une possible rencontre
entre vous deux.
− Évidemment. Son intérêt n'était pas pour ma
personne.
− Ne dis pas ça. Elle aimait trop Jacques. Elle ne
pouvait pas renoncer à son mari. C'était plus fort qu'elle
109- Ela Gloria Cellini

et tu vois, la vie prouve que ce n'était pas juste une


lubie. Ils sont encore ensemble, inséparables. Cet enfant
les a unis pour toujours. Elle te soit gré chaque jour de
sa vie, André.
− Je l'aimais.
− Est-ce que tu te vois aujourd'hui en époux d'Ela ?
Sincèrement?
Je pense à Cristina, blonde et optimiste, avec son
corps élastique de nageuse dans les eaux glacés de ses
fiords nordiques. Cristina, en jeans, queue de cheval et
bandeau sur le front, courant avec la poussette dans les
allées du campus pour se maintenir en forme. Cristina
en petite tenue, dans notre maison de banlieue, cuisinant
une omelette après une séance chaude de va-vite le
dimanche matin, avant que le bébé se réveille. Je vois
ses joues roses, ses yeux bleus, son teint translucide, sa
chair laiteuse et je pense au beau visage d'Ela, beau
mais modifié subtilement par le temps.
Maria m'observe. Je pense aux épaules fragiles
d'Ela. Plus fragiles qu'il y a dix-sept ans.
− Est-ce qu'il la trompe ? Est-elle heureuse ?
Maria est mal à l'aise.
110- Ela Gloria Cellini

− Ils ont célébré trente ans de mariage. Il voyage


beaucoup. Mais il revient toujours à la maison. Qu'est-ce
que tu veux que je te dise ? Il a dix ans de plus qu'elle.
Toi tu as quinze de moins.
C'est facile à comprendre mais je ne lâche pas.
− José-David. Mon fils. Saura-t-il jamais la vérité ?
− Quelle vérité André ? Les parents sont ceux qui
élèvent l'enfant. Ils lui ont donné tout leur amour.
− Il est de mon sang, Bon Dieu !
− Tu as ta fille et tu auras d'autres enfants. Vous
êtes jeunes, pour vous ce chapitre de la vie n'est pas
clos.
− Lui aussi il a ses filles. Deux ou trois ?
− Il n'y a pas eu de troisième enfant.
− Pourquoi ?
− Sa maîtresse a fait une fausse couche. Ou elle a
simulé une fausse couche. Ou elle a simplement renoncé
quand Jacques lui a annoncé qu'il ne divorcera plus. Ou
il n'y avait pas eu de grossesse tout simplement. Qui
peut le savoir ?
− Il a quand même deux filles. Pourquoi...
− Il n'a rien ! Il n'a jamais eu rien, André ! Cette
femme lui a fait des enfants dans le dos. Son seul but
111- Ela Gloria Cellini

était de se faire épouser par Jacques, de posséder


Jacques. Elle était la fille gâtée d'un type riche, un
partenaire d'affaires. Ce n'était pas l'argent qu'elle
voulait mais Jacques tout entier.
− Je ne comprends pas.
− Elle l'aimait, elle était folle de lui mais pour
Jacques elle était juste une passade. Pourtant elle a
compris vite la situation et elle s'est arrangée pour lui
faire des enfants. Elle a misé sur son amour pour les
gosses. En apparence elle ne lui a jamais parlé du
mariage mais c'est ce qu'elle voulait. Un Jacques en
possession exclusive. C'est elle seule qui connait le pàre
ou les pères de ses filles.
− Oh !
− Eh oui, il est stérile.
− Est-ce qu'il le sait?
− C'est possible qu'il n'ait jamais voulu le savoir. Il
vient d'une famille de gitans espagnols. Chez eux, ça
s'appelle un chapon. C'est une terrible offense et un
déclassement. Personne ne te respecte si tu ne peux pas
faire des mômes.
− Comment le savez-vous ?
112- Ela Gloria Cellini

− Ela ne prenait pas la pilule et pourtant... Elle a


consulté, a passé tous les tests et tout était parfait. On lui
disait d'être patiente, mais on la conseilla aussi de
convaincre Jacques de voir un spécialiste. Il n'a voulu
rien entendre.
− Et alors ?
− Elle n'a pas eu un grand choix car entre temps
Jacques, qui passait une semaine par mois à New York
pour ses affaires, lui a annoncé la naissance de sa
première fille. C'était comme la mettre au défi.
− Est-ce qu'elle ne lui a rien dit ?
− La vérité ? Elle n'était pas sûre. Et puis, elle
l'aurait perdu à jamais et certainement qu'elle l'aurait
détruit. Elle aurait pu faire la même chose que son
amante mais ce n'était pas dans ses cordes de le tromper.
Elle ne pouvait pas.
− Elle l'a quand même fait lorsque Jacques lui a
annoncé son divorce, j'ai dit plein de chagrin.
− Non. Tu te trompes. Ce fut le hasard pas une plan
diabolique. Elle était seule et malheureuse et tu es tombé
du ciel. D'ailleurs, chaque fois qu'elle me parle de toi,
elle t'appelle «mon ange».
113- Ela Gloria Cellini

− Hier soir je me suis caché dans l'embrassure de la


porte et je les ai regardés. Ils étaient assis au balcon, au
premier rang. J'avais l'impression de me voir. Il me
ressemble tellement.
− Oui, c'est frappant. C'est de cela qu'Ela avait peur.
Il faut éviter une rencontre. Si Jacques te vois à côté de
José-David... Tout le monde souffrira mais l'enfant
encore plus. Ils sont une famille unie, André. Ses demi-
sœurs aussi seront effondrées.
− Comment vont-elles ?
− Bien. L'aînée un peu plus que la cadette. Elle a
grandi à Montréal.
− Comment-ça ?
− Lorsque leur mère a compris que Jacques ne sera
pas le sien elle est partie dans une croisière autour du
globe. Elle n'avait pas vraiment la fibre maternelle. Les
filles sont restées à Montréal pendant quelques mois. La
cadette a voulu retourner près de sa mère, qui est
revenue de son voyage avec un homme accroché à ses
basquets. Un docteur ou quelque chose de pareil. La
grande a préféré rester avec son père et l'arrangement
s'est fait sans encombre. Je pense qu'elle aurait laissée
ses deux filles à Jacques sans problèmes de conscience.
114- Ela Gloria Cellini

En tout cas, un enfant de moins lui convenait. Alors


Danielle, qui a quatre and de plus que José-David a
grandi pratiquement dans la famille de son père.
− Et Ela ?
− Ela s'est toujours bien entendu avec Danielle.
C'était une gosse très sympathique et facile à vivre.
Enjouée, intelligente, elle n'a jamais occasionné
d'embarras. Au contraire. D'ailleurs, José-David et elle
sont très liés. Je pense qu'ils se sentent vraiment comme
un frère et une sœur. En tout cas, Danielle est beaucoup
plus attachée à son demi-frère qu'à sa propre sœur
qu'elle fréquente rarement, même si elle aussi a fait des
études à New York.
− Pourquoi ?
− Elles sont très différentes. Sylvie est froide,
snobe, égoïste. Elle semble sûre d'elle, mais elle a
besoin d'assurance supplémentaire et elle négocie
chaque mouvement. Je ne l'ai vu que rarement mais je
pense que c'était une enfant malheureuse, qui se sentait
mal aimée, malgré le luxe dans lequel elle a grandi.
− Elle doit envier sa grande sœur.
− C'est possible mais ce n'est pas seulement ça. Qui
sait ce que cette enfant cache dans son cœur et dans sa
115- Ela Gloria Cellini

tête. Il parait que Jacques avait promis d'épouser sa mère


si le deuxième enfant était un garçon. Le sait-elle ou
pas ? Si oui, cela doit être terrible de se croire coupable
d'un tel gâchis.
− Oui, ça doit être terrible, j'en conviens. Est-ce que
la famille habite encore au manoir ?
− Oh, non ! Après la naissance de José-David
Jacques a acheté un terrain sur la rive sud. Il est deux
fois plus grand que celui-ci. Il a fait construire la maison
de ses rêves, avec une piscine quatre saisons fabuleuse.
Ils ont des chevaux, un héliport et un havre pour les
bateaux. Il a aussi une pourvoirie de poissons. Ils ont
des panneaux solaires et toutes sortes d'autres énergies
propres. Ela jardine et cultive des légumes.
− Est-ce qu'elle joue encore du piano ?
− Elle donne encore des concerts mais pas souvent.
− Et le manoir ?
− Vendu. Il est habité par des russes. De nouveaux
riches. Ils sont gentils. Je ne suis jamais allée voir
comment ils se sont installés. Je préfère garder mes
souvenirs.
116- Ela Gloria Cellini

Sur le chemin de retour j'ai repensé à tous ces


évènements. Entre ma brève relation avec Ela et mon
mariage j'avais passé par quelques liaisons courtes ou
plus longues. J'en avais parlé à Cristina, question de la
mettre au courant de mon existence nomade de tous les
points de vue. Mesuré en termes de durée, l'épisode
avec Ela semblait sans importance. En réalité il
signifiait beaucoup plus que toute autre liaison
amoureuse même avant d'en connaitre l'existence de
José-Davide. En principe Cristina n'était pas une femme
jalouse de mon passé. Elle avait eu elle aussi ses propres
histoires, nous en avons parlé et nous avons fait tous les
deux taboula rasa. Pourtant l'intuition me disait que la
pure vérité peut agir parfois comme un acide.
J'aimais profondément mon épouse et je'ai choisi
d'avoir confiance en elle. Avec cette conviction il ne me
fut pas difficile de lui raconter tout ce qui m'est arrivé à
Montréal, pendant le dernier séjour autant que dix-sept
ans auparavant. Nous avons passé toute la soirée et une
partie de la nuit à discuter. Petit à petit je suis arrivé à la
conclusion que ce qui me tracassait le plus c'était de ne
pas pouvoir rencontrer mon fils et de lui parler. D'être
exclus de sa vie. je voulais qu'il sache qui était son pàre
117- Ela Gloria Cellini

biologique parce que je croyais sincèrement dans la


génétique, dans la transmission par le sang pas
seulement par l'éducation.
− Si tu le voyais, Cris. Il est mon jument. Copie
carbone de celui que j'étais au même âge. La surprise fut
totale, presque violente. Une décharge électrique. Moi
en chair et en os, adolescent. Irréelle, incroyable,
hallucinante. C'est un sentiment indescriptible.
− Évidemment. Il doit être très rare. Ce n'est pas
quelque chose qui arrive souvent dans la vie des gens.
Les enfants nous ressemblent un peu mais pas
totalement.
− Tu vas rire mais pour une fraction de seconde j'ai
pensé que mon père a commis une infidélité et qu'il a
engendré un autre enfant qui me ressemble. Ce fut juste
une idée, comme une échappatoire.
− Tu as voulu fuir la réalité. Et si ça aurait été vrai ?
− Je refuse de spéculer dans ce sens. J'ai déjà assez
de problèmes de conscience comme ça.
− Ton seul problème est de savoir si cet enfant doit
connaître la vérité ou non.
− Toi, qu'est-ce que tu en penses ?
118- Ela Gloria Cellini

− André, la vérité sortira un jour à la surface. J'en


suis sûre. Ce garçon est encore jeune, au début de sa vie.
Donne du temps au temps. Ne le bouleverse pas. Un
jour, quand il sera un homme endurci par son destin,
quand tu ne risqueras plus de lui faire du mal, ni à Ela,
ni aux autres, tu lui diras la vérité. Ou tes enfants le lui
diront.
− Dans vingt ans ?
− Ou plus.
− Mais pas maintenant, c'est ça ?
− Mon chéri, tu leur as fait un immense cadeau sans
le vouloir. Tu n'as pas de grand mérite, reconnais-le,
mais les conséquences sont là: Ils sont heureux. Si tu
reprends ton cadeau, cette fois en sachant très bine ce
que tu fais, tu peux détruire des vies. Au moins huit d'un
seul coup. Ne le reprends pas.

xxx

Trois ans plus tard nous avons fait un voyage à


Copenhague car ma femme s'ennuyait des siens et de
son pays.
119- Ela Gloria Cellini

− Laissez-nous les mignons, nous dit ma belle-


mère. Prenez deux semaines de vacances et nous allons
nous réjouir de nos petits-enfants sans que vous vous y
mêlez. Nous allons nous éclater avec eux tandis que
vous irez à Paris, ou à Londres, ou à Venise. Peu
importe, prenez des vacances en amoureux et laissez-
nous être des grands-parents à temps plein !
Notre fils avait un an et demi, il bougeait sans arrêt
et je ne voulais pas que le dos de mon beau-père soit
détruit mais ils ont tellement insisté que nous avons
accepté. Ce sont tous les deux des êtres d'exception avec
une grande famille, les deux frères et les deux sœurs de
Cristina et toutes leurs progénitures.
Mon épouse voulait connaître la Provence et nous
avons marché plus ou moins sur les traces de Peter
Mayle. Après avoir mangé pendant une semaine comme
des goinfres, un peu partout, et bu des rouges et des
blancs et des rosés midi et soir, nous avons décidé
d'arrêter le gavage.
Où marcher à l'infini pour perdre les kilos
provençaux ? À Paris bien entendu ! Dans une de ces
promenades qui duraient du matin au soir, dans le vieux
Montmartre qu'on disait dénoué du charme d'antan - ce
120- Ela Gloria Cellini

que nous ne trouvions pas - le regard me fut attiré par


une affiche. Le peintre Boris Riazin exposait une
rétrospective qui réunissait une partie de ses tableaux
éparpillés un peu partout dans le monde. Le vernissage
avait déjà eu lieu mais l'exposition restait ouverte pour
tout le mois d'août et de septembre.
Il n'y avait pas beaucoup de monde dans cet après-
midi chaud et ensoleillé. L'exposition était riche et
parmi tous les tableaux se retrouvaient ceux que j'avais
vus dans la maison d'Ela. La rétrospective occupait
plusieurs salles, groupant les pièces par périodes mais
aussi par thèmes. Je reconnaissais les couleurs, les
bruns-orangés de la veste en cuir d'Ela, les verts des
arbres et des pelouses, les gris de France, doux mais
distingués, les bleus infinis des eaux et des cieux.
Evidement je ne connaissais pas toutes ces toiles mais
l'atmosphère intime, la douceur de vivre, le bonheur qui
s'en dégageait m'étaient familiers. Il y avait des
paysages de Paris, de Toscane, d'un village russe et de
beaucoup d'autres places mais aussi du lac de Deux
Montagnes vu du manoir. Dans la salle des portrais un
mur était dédié à la famille du peintre. Parmi eux, José-
David, en adolescent souple et joyeux, sans grande
121- Ela Gloria Cellini

ressemblance avec ses aïeuls aux visages plus ronds.


Sauf un certain sourire espiègle, à peine contenu. Je ne
pouvais pas me détacher du portait de mon fils que je
contemplais à travers les larmes.

Cristina me poussa dans la prochaine sale et


s'éloigna, attirée par les scènes de famille.
Un grand barbu m'observait tranquillement et me
suivait sans hâte. Les toiles étaient beaucoup plus
grandes et parmi elles j'ai retrouvé le cygne de Saint-
Saëns.
− Je l'ai fait venir spécialement de chez ma nièce,
du Canada, me dit le barbu qui s'est approché de moi.
Je tiens beaucoup à ce tableau. Elle avait douze ans et
elle commençait à grandir un peu trop vite. Elle n'est
jamais devenue une ballerine mais elle est une grande
pianiste.
C'était le visage rencontré dans les photos d'Ela.
L'oncle Boris, plus vieux maintenant mais avec la même
allure de moujik et un sourire amusé au coin des lèvres.
− Je connais la Mort du Cygne pourtant votre final
est inattendu. Pourquoi rit-elle ?
122- Ela Gloria Cellini

− Ah ! Tout le monde me le demande mais je ne


peux pas dévoiler son secret. C'est entre elle et moi.
− Au fil des ans je me suis posé la question trop
souvent, dis-je en regardant le tableau. Pourquoi riait la
petite Ela ?
Ce tableau n'avait jamais était exposé au public
mais j'étais tellement perdu dans mes souvenirs que je
ne me suis pas rendu compte de ce que j'affirmais.
− Je n'en doute pas, répond le peintre compréhensif.
Mais puisque votre présence ici est providentielle et
qu'elle me dévoile un mystère auquel moi aussi je
réfléchis depuis autant d'années que vous, je vais vous
rendre la pareille. Même si mon mystère est juste une
blague, ce qui n'est pas du tout le cas du vôtre. Lorsque
la petite Ela a pris la pose du cygne mourant, en étirant
sa colonne pour s'allonger parfaitement sur sa jambe,
elle a échappé un tout petit pet. Un pet d'enfant. Elle a
dit alors en riant : oncle Boris, heureusement que tu ne
peux pas peindre ça. Et elle a continué à pouffer dans
ses plumes. Qu'est-ce que vous en pensez ?
− Que vous avez résolu brillamment le problème.
Merci beaucoup. Je garderais vôtre secret pour le reste
de mes jours.
123- Ela Gloria Cellini

− Tout comme moi, jeune homme. Tout comme


moi.

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