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Irigaray
Irigaray
Irigaray Luce. Sur l'éthique de la différence sexuelle. In: Les Cahiers du GRIF, n°32, 1985. l'indépendance amoureuse.
pp. 115-119.
doi : 10.3406/grif.1985.1672
http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1985_num_32_1_1672
de la différence sexuelle
Luce Irigaray
\\s
communier, communiquer D'où la résistance ? Qu'est-ce que c'est? Question qui
entre elles. Il faut, il leur reste sans réponse. Lisez, écoutez, regardez, sentez... Qui
faut l'infini pour partager es-tu ? Question plus intéressante. Et toi ? Pouvons-nous
un peu. Sinon le partage en nous rencontrer ? Nous aimer ? Créer quelque chose en
traîne fusion-confusion, div semble ? Grâce à quel milieu ? Quel entre nous ?
ision et déchirement en
Nous ne le pouvons pas sans l'horizon de la différence
elle(s). Si je ne me rapporte
pas à quelque horizon d'a sexuelle. Aucun monde ne se produit ou reproduit sans
ccomplis ement de mon différence sexuelle. Les végétaux, les animaux, les dieux,
genre, je ne peux partager les éléments de l'univers... tout est sexué.
en protégeant mon deven Que la seule force de la matière (laquelle ? et
ir.» qu'appelle- t-on matière ?) engendre des êtres organisés
Pour devenir femme, pour reste une question insistante, notamment par rapport à
accomplir sa subjectivité fé l'origine de notre vie. Les recherches pour tenter de le
minine, la femme a besoin
prouver vont très loin, en tous sens, négligeant nos réali
d'une femme-dieu qui figure
la perfection de subjectivité. tésles plus élémentaires. Mais personne, jusqu'à présent,
Dieu est mort, dit-on, mais ne peut affirmer appartenir à un univers monosexué ou
il en reste des traces, des asexué. Sauf parfois dans la fiction ? Et dans la vérité
pas perdus d'un père qui dite formelle et neutre de la science (y compris celle de
engendre des fils à son la religion ?).
image. Il nous faut « un L'homme paraît avoir oublié ce destin en ce qu'il a de
dieu féminin qui exprime la plus universel, de plus créateur aussi. Au commencement,
transcendance de notre « Dieu » (ou quelque couple animal, végétal, pour qui
chair ». Pour nous situer
préfère) nous a créés nus, homme et femme, dans un
dans l'espace, pour ne plus
seulement représenter pour jardin qui suffisait à notre abri, notre nourriture. Travaill
eux l'espace, il nous est né er pour gagner notre vie, procréer notamment dans la
cessaire de faire référence à douleur, signifient un exil de ce jardin. Ce qui est devenu
quelqu'une qui habite l'in nos devoirs, notre seul horizon ne serait qu'un exil, en
fini de l'espace, de même attente d'un retour. L'interdit de la chair, l'obligation du
que pour eux leur Dieu. , travail, de la souffrance, représentent le revers, la dé
Il ne s'agit pas de nous in chéance de notre première naissance. L'homme aujour
venter une sorte de déesse d'huifouille son archéologie mythique quand il ne va pas
pour la seule raison que les
se chercher dans les plus lointaines planètes. Restant ici
hommes se sont donné un
maintenant lié à une faute dont il ne se délivre pas, à
dieu, mais pour nous donner
ce que notre subjectivité ré laquelle il n'arrive pas à se substituer comme tiers :
clame. C'est en lisant L'es l'amour, la grâce, la jubilation de la chair.
sence du christianisme de Un évangile apocryphe rapporte une parole du Christ à
Feuerbach que Luce Iriga une Salomé affirmant que le bonheur ne reviendra sur la
raya compris cette nécess terre que lorsque les femmes cesseront de procréer ! Ce
ité: « si Dieu est le miroir qui peut s'entendre comme une découverte de l'amour où
de l'homme, il manque à la l'enfant n'est plus nécessaire. Mais le texte, les textes
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ajoutent que la différence sexuelle alors s'effacera. Aut femme un miroir pour deve
ant dire qu'elle n'existe que pour ou par l'enfant, et dans nirfemme. Dieu est l'autre
la hiérarchie : il n'y aura plus ni homme ni femme, ni dont nous avons absolument
maître ni esclave. besoin. Nous avons besoin
du pressentiment d'un ac
Pour que la différence sexuelle se surmonte, ne faut-il
complis ement pour deven
pas qu'elle trouve d'abord son éthique ? Pour ne faire ir ».
qu'un n'est-il pas nécessaire que nous fassions d'abord On ne pourrait mieux dire.
deux? Sous peine de retomber dans quelque Un formel Ce qui toujours nous man
et vide, ou dans une nostalgie de régression intra-utérine que pour oser une sortie qui
où l'autre ne sert que de lieu, de nourriture, de véhicule... ne soit pas une perte d'ident
L'homme n'a-t-il pas confondu, dans son voyage, le ité,c'est un lieu-dit, un
plus archaïque de la terre et le plus céleste du ciel ? territoire intérieur. Peut-
être le cosmos est-il ce ter
ritoire et ainsi pouvons-nous
Comment l'éthique sexuelle est-elle à ce point négli
faire l'économie d'une vue
gée? Pourquoi emprunte-t-elle de tels détours ? Abordée céleste ? Encore faudrait-il
par le biais de l'écologie animale, de la sexuation des nous l'approprier ce cosmos
plantes, du langage plus ou moins pathologique de nos et non nous y noyer. La di
cellules, la sexualité serait devenue l'enjeu d'un pouvoir, vine nous tiendrait la main.
et d'une douleur. A peine plus. L'homme ne prend même
plus le temps de quelque parade sexuelle. Il doit travail Marie Denis
ler plus vite, toujours plus vite. Quant à la femme, ses
gestes d'amante semblent encore à inventer. Elle s'est
perdue dans la mère, ou dans une parade qui ne dessine
pas son espace de rencontre ni d'étreinte. Elle exprime
éventuellement son besoin-désir d'être aimée, mais non
son amour à elle. Pourquoi ? La femme a été réduite à la
maternité, au maternage et au langage qui y correspond.
L'homme qui, par son travail, a le monopole du symboli
que, n'a pas pensé son corps ni sa chair. Et peut-être
aurait-il quelque peine à dire ce qui constitue la singular
ité du monde sexuel féminin : le muqueux et le seuil qui
va du dedans au dehors du corps, de l'extérieur à l'inté
rieur de la peau (et de l'univers ?) sans blessure. Il s'agit,
pour elle, pour nous, d'apprendre à habiter le muqueux.
Mais cette chair (et le muqueux ne serait-il la matière de
la chair ?) est demeurée ignorée. Imaginée comme chaos,
abîme ou rebus. Matière première, ou rejet de ce qui est
déjà né. Elle n'a pas encore trouvé sa forme, fleuri selon
ses racines. Elle n'est pas encore née à sa propre nais
sance. Le féminin n'a pas encore déployé sa morphologie. 117
Ployé au maternel, réduit au matriciel, ou à la parure
pour séduire, le féminin n'a servi qu'à la conception, la
croissance, la naissance et renaissance des formes de l'au
tre.
Luce Irigaray
Le 15 février 1985
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