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Les Cahiers du GRIF

Sur l'éthique de la différence sexuelle


Luce Irigaray

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Irigaray Luce. Sur l'éthique de la différence sexuelle. In: Les Cahiers du GRIF, n°32, 1985. l'indépendance amoureuse.
pp. 115-119.

doi : 10.3406/grif.1985.1672

http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1985_num_32_1_1672

Document généré le 14/10/2015


Sur l'éthique

de la différence sexuelle

Luce Irigaray

Une éthique de la différence sexuelle ? Pour ne pas L'Éthique de la différence


risquer d'en faire une morale traditionnelle, il importe de sexuelle serait comme un
ne pas la redoubler dans un commentaire, une explication point d'arrivée, ou plutôt un
pas qui se tient sur un seuil.
de ce qui s'y invente, s'y découvre comme gestes de res
Point d'arrivée momentané
pect, d'amour, de création. Je n'ai pas, il n'y a pas, de
car déjà deux nouveaux tex
vérité de mon discours dans l'Éthique de la différence tes y ajoutent des aperçus
sexuelle à exposer, à faire apparaître plus clairement, à complémentaires ; je veux
résumer. Le langage y est déjà deux fois allié avec l'au parler de La croyance même
tre, d'autres. Et une alliance ne se transpose pas ailleurs, (Galilée 1983) et Femmes
ne se révèle pas en dehors de son acte, sa génération. divines, un article paru dans
Deux fois allié à l'autre ? Celles et ceux à qui ces paroles la revue Critique (mars
ont été prononcées, pour qui elles ont été écrites. Celui 1985).
En s'affirmant, pour elle-
que et avec qui je quête, avec qui je polémique, dont je
même et pour nous toutes,
me rapproche ou m'éloigne, avec lequel je danse, je
L. I. nous pose comme su
chante, j'essaie de bâtir un corps, une chair, un monde jets, face à l'autre sujet, et
en toutes ses dimensions et directions. Cet autre, et mon pose ainsi les conditions
autre en jeux et lieux avec lui, je ne peux les dire diff d'une éthique du respect.
éremment de ce qui s'esquisse dans ce livre : Éthique de la Une éthique des noces. Car
différence sexuelle. Je peux continuer ce parcours, je ne à nous aussi, femmes, il
peux le traduire d'une autre manière sous peine d'en dé faut un point d'appui qui
truire, brouiller les chemins. Chemins singuliers, non ré- permette sinon de franchir
pétables, gestes qui ne constituent pas un modèle, un au moins de remplir l'inter
vallequi toujours se creuse
idéal. Ils appartiennent plutôt à un style : de vie, de pas
entre les amants. A nous
sions, de pensée. Style qui résiste à un codage, un ré aussi un profil qui se des
sumé, un « abstract », un chiffre. Une mise en cases. En sine au loin, en haut : fem
cages ? En machines différemment programmées ou en mes divines, femmes qui
quêtes de programmes. Y compris dans les oppositions sont nous à l'infini.
sensible/intelligible, poétique/conceptuel..* masculin/fé «Si les femmes manquent
minin traditionnels ? de Dieu, elles ne peuvent

\\s
communier, communiquer D'où la résistance ? Qu'est-ce que c'est? Question qui
entre elles. Il faut, il leur reste sans réponse. Lisez, écoutez, regardez, sentez... Qui
faut l'infini pour partager es-tu ? Question plus intéressante. Et toi ? Pouvons-nous
un peu. Sinon le partage en nous rencontrer ? Nous aimer ? Créer quelque chose en
traîne fusion-confusion, div semble ? Grâce à quel milieu ? Quel entre nous ?
ision et déchirement en
Nous ne le pouvons pas sans l'horizon de la différence
elle(s). Si je ne me rapporte
pas à quelque horizon d'a sexuelle. Aucun monde ne se produit ou reproduit sans
ccomplis ement de mon différence sexuelle. Les végétaux, les animaux, les dieux,
genre, je ne peux partager les éléments de l'univers... tout est sexué.
en protégeant mon deven Que la seule force de la matière (laquelle ? et
ir.» qu'appelle- t-on matière ?) engendre des êtres organisés
Pour devenir femme, pour reste une question insistante, notamment par rapport à
accomplir sa subjectivité fé l'origine de notre vie. Les recherches pour tenter de le
minine, la femme a besoin
prouver vont très loin, en tous sens, négligeant nos réali
d'une femme-dieu qui figure
la perfection de subjectivité. tésles plus élémentaires. Mais personne, jusqu'à présent,
Dieu est mort, dit-on, mais ne peut affirmer appartenir à un univers monosexué ou
il en reste des traces, des asexué. Sauf parfois dans la fiction ? Et dans la vérité
pas perdus d'un père qui dite formelle et neutre de la science (y compris celle de
engendre des fils à son la religion ?).
image. Il nous faut « un L'homme paraît avoir oublié ce destin en ce qu'il a de
dieu féminin qui exprime la plus universel, de plus créateur aussi. Au commencement,
transcendance de notre « Dieu » (ou quelque couple animal, végétal, pour qui
chair ». Pour nous situer
préfère) nous a créés nus, homme et femme, dans un
dans l'espace, pour ne plus
seulement représenter pour jardin qui suffisait à notre abri, notre nourriture. Travaill
eux l'espace, il nous est né er pour gagner notre vie, procréer notamment dans la
cessaire de faire référence à douleur, signifient un exil de ce jardin. Ce qui est devenu
quelqu'une qui habite l'in nos devoirs, notre seul horizon ne serait qu'un exil, en
fini de l'espace, de même attente d'un retour. L'interdit de la chair, l'obligation du
que pour eux leur Dieu. , travail, de la souffrance, représentent le revers, la dé
Il ne s'agit pas de nous in chéance de notre première naissance. L'homme aujour
venter une sorte de déesse d'huifouille son archéologie mythique quand il ne va pas
pour la seule raison que les
se chercher dans les plus lointaines planètes. Restant ici
hommes se sont donné un
maintenant lié à une faute dont il ne se délivre pas, à
dieu, mais pour nous donner
ce que notre subjectivité ré laquelle il n'arrive pas à se substituer comme tiers :
clame. C'est en lisant L'es l'amour, la grâce, la jubilation de la chair.
sence du christianisme de Un évangile apocryphe rapporte une parole du Christ à
Feuerbach que Luce Iriga une Salomé affirmant que le bonheur ne reviendra sur la
raya compris cette nécess terre que lorsque les femmes cesseront de procréer ! Ce
ité: « si Dieu est le miroir qui peut s'entendre comme une découverte de l'amour où
de l'homme, il manque à la l'enfant n'est plus nécessaire. Mais le texte, les textes

\\6
ajoutent que la différence sexuelle alors s'effacera. Aut femme un miroir pour deve
ant dire qu'elle n'existe que pour ou par l'enfant, et dans nirfemme. Dieu est l'autre
la hiérarchie : il n'y aura plus ni homme ni femme, ni dont nous avons absolument
maître ni esclave. besoin. Nous avons besoin
du pressentiment d'un ac
Pour que la différence sexuelle se surmonte, ne faut-il
complis ement pour deven
pas qu'elle trouve d'abord son éthique ? Pour ne faire ir ».
qu'un n'est-il pas nécessaire que nous fassions d'abord On ne pourrait mieux dire.
deux? Sous peine de retomber dans quelque Un formel Ce qui toujours nous man
et vide, ou dans une nostalgie de régression intra-utérine que pour oser une sortie qui
où l'autre ne sert que de lieu, de nourriture, de véhicule... ne soit pas une perte d'ident
L'homme n'a-t-il pas confondu, dans son voyage, le ité,c'est un lieu-dit, un
plus archaïque de la terre et le plus céleste du ciel ? territoire intérieur. Peut-
être le cosmos est-il ce ter
ritoire et ainsi pouvons-nous
Comment l'éthique sexuelle est-elle à ce point négli
faire l'économie d'une vue
gée? Pourquoi emprunte-t-elle de tels détours ? Abordée céleste ? Encore faudrait-il
par le biais de l'écologie animale, de la sexuation des nous l'approprier ce cosmos
plantes, du langage plus ou moins pathologique de nos et non nous y noyer. La di
cellules, la sexualité serait devenue l'enjeu d'un pouvoir, vine nous tiendrait la main.
et d'une douleur. A peine plus. L'homme ne prend même
plus le temps de quelque parade sexuelle. Il doit travail Marie Denis
ler plus vite, toujours plus vite. Quant à la femme, ses
gestes d'amante semblent encore à inventer. Elle s'est
perdue dans la mère, ou dans une parade qui ne dessine
pas son espace de rencontre ni d'étreinte. Elle exprime
éventuellement son besoin-désir d'être aimée, mais non
son amour à elle. Pourquoi ? La femme a été réduite à la
maternité, au maternage et au langage qui y correspond.
L'homme qui, par son travail, a le monopole du symboli
que, n'a pas pensé son corps ni sa chair. Et peut-être
aurait-il quelque peine à dire ce qui constitue la singular
ité du monde sexuel féminin : le muqueux et le seuil qui
va du dedans au dehors du corps, de l'extérieur à l'inté
rieur de la peau (et de l'univers ?) sans blessure. Il s'agit,
pour elle, pour nous, d'apprendre à habiter le muqueux.
Mais cette chair (et le muqueux ne serait-il la matière de
la chair ?) est demeurée ignorée. Imaginée comme chaos,
abîme ou rebus. Matière première, ou rejet de ce qui est
déjà né. Elle n'a pas encore trouvé sa forme, fleuri selon
ses racines. Elle n'est pas encore née à sa propre nais
sance. Le féminin n'a pas encore déployé sa morphologie. 117
Ployé au maternel, réduit au matriciel, ou à la parure
pour séduire, le féminin n'a servi qu'à la conception, la
croissance, la naissance et renaissance des formes de l'au
tre.

Mais comment épouser qui n'a pas de formes ? De


bords ? De limites ? De style de noces et d'alliance à
proposer ? Dans cette absence d'affirmation d'elle,
l'homme se noie, consomme ou entreprend quelque odys
séenostalgique. La femme materne son petit, son dehors
d'elle ; elle le fait grandir et s'épanouir à sa place. Elle,
comme épouse, se masque, se pare. Mais la parade sans
intention propre n'entraîne que déceptions. Le vêtement
qui n'est que pour l'autre, qui n'est pas une efflorescence
de ma chair, ce vêtement, une fois enlevé, dévoile une
sorte de néant : l'incapacité qu'a eue la femme de s'a
imer elle-même, de se soucier d'elle-même, de devenir une
partenaire autre, irréductible à ce qu'attend l'homme,
toujours désirable, attrayante. Belle non seulement d'ap
parences plus ou moins construites mais de l'irradiation
d'une intériorité, d'une intimité. Mots qui nous font sou
rire aujourd'hui mais qui ne manquent pas de poids dans
de nombreuses traditions.

Ne manque-t-il pas aux femmes, dans la nôtre, d'avoir


connu et vécu ensemble l'initiation à leur sexualité ?
Dans certaines cultures, les hommes vivent en groupe, en
société, des rites de passage à la virilité. De manière ou
d'autre cela subsiste dans nos cultures. Pour les femmes,
cette initiation, quand elle est marquée comme une étape,
reste solitaire. La petite fille devient femme seule. Au
mieux avec sa mère, ou un substitut. Ce poids de solitude
nous reste. Même quand nous sommes ensemble, nous
savons rarement vivre et dire ce passage d'un état à un
autre. Nous en restons à la critique des situations exis
tantes, à la rivalité, à nos plaintes et soucis. Nous nous
initions peu ensemble à notre devenir femme. Éventuelle
ment nous parlons de nos maternités ou de nos mères. De
nos besoins et désirs sexuels de femmes quasiment ja-
118 mais. Si nous le faisons, nous en restons souvent au récit
de souffrances, de dommages subis. Nous échangeons des
bribes de jeux déjà joués. Nous inventons rarement de
nouveaux jeux, nos jeux.

Le langage semble avoir paralysé nos gestes, aussi ver


baux. Adultes, nous n'avons plus de mobilité. Nos trajec
toires mouvantes, passée l'enfance, sont réservées à la
poésie, l'art, la prière. L'intelligence encore silencieuse du
féminin ne signifie-t-elle pas des mouvements à libérer ?
Il ne s'agirait pas, pour elles, de faire une surenchère à la
technique, même si elles le peuvent, mais de découvrir
des gestes oubliés, méconnus. Autres que ceux du mater
nage, et qui éclairent différemment la génération corpor
elleau sens strict.
Le symbole le plus oublié de l'univers et de nos cultu
res est le symbole sexuel, symbole vivant. Dans la méconn
aissance de ce symbole vivant, les hommes - seulement
les hommes - échangent femmes, enfants, produits du
travail, monnaie (souvent frappée à l'image du fémi
nin?). Ils échangent quelque chose au lieu d'échanger
l'amour, le(s) dieu(x), l'art, la pensée, le langage. Toute
affirmation disant que Dieu constitue le plus noble des
échanges humains, sa clé de voûte céleste, est caduque si
Dieu n'est pas réellement échangé. Or il est, depuis des
siècles, l'enjeu d'un monopole - de vérité(s), de rites.
Mais un prédicat apparemment négatif lui demeure tou
jours : celui d'invisibilité. Invisible aussi nous reste notre
rapport, notre acte charnel, notamment par la médiation
de la femme. Quelle naissance a lieu, est encore à venir,
entre ces deux pôles d'invisibilité ?

Luce Irigaray
Le 15 février 1985

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