Vous êtes sur la page 1sur 3

Cours : Aimer la souffrance.

« Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons. »,
cette citation de Freud dans Malaise dans la civilisation rappelle un leitmotiv de la littérature romantique
ou un cliché culturel qui fait que tout amoureux est un sujet à la souffrance. Etant un corrélat inévitable
du sentiment d’amour, la souffrance peut aussi fasciner et séduire les amants. Peut-on donc accorder
d’aimer la souffrance ? En principe, l’amour doit charrier avec lui un cortège de sensations agréables
d’abord, et surtout, inspirer une lutte et une énergie positive contre toute forme de douleur. Mais y-a-il
dans la souffrance ce qui la rend un objet d’amour ? Le verbe aimer, d’après la plasticité de son emploi,
peut avoir la souffrance comme complément, comme réalité intrinsèque à chaque expérience intense et
passionnelle susceptible de faire naitre des douleurs. En un mot, il y aurait dans la souffrance un attrait
fascinant, une ardeur parallèle à la passion d’aimer. Aimer souffrir constituerait-elle alors une forme
authentique et sublime d’amour ?
I : Quelle étrangeté d’aimer souffrir !
A : Car aimer vise la jouissance et fuit la douleur :
Il semble sans conteste que l’amour de la souffrance s’oppose à la nature essentielle du
sentiment amoureux né et éprouvé dans la joie. Né du besoin, le penchant amoureux pousse les êtres
démunis, indigents à s’accomplir et à se compléter dans la joie et dans la profusion. Aristote, rappelé
surtout par André-Comte Sponville, associe déjà l’acte d’aimer à la réjouissance : « aimer c’est se
réjouir ». Cette satisfaction ne s’effectue qu’en ayant un sentiment de plénitude qui comble les
insuffisances et les malheurs des êtres nés tristes et isolés. Ainsi les amoureux s’abriteront dans l’amour
de toutes les formes de tristesse et de mélancolie. Bref, aimer constitue une promesse de jouissance et une
issue pour échapper à la souffrance.
B : Aimer la souffrance relève d’une anomalie, une démesure à proscrire :
En effet, la nature humaine penche plutôt vers ce qui est désirable et jouissif et abhorre ce qui
attriste et rebute. Dans ce sens, l’ataraxie du sage ne semble garantie qu’en évitant aussi bien le transport
amoureux que ses peines et tourments. C’est dire qu’aimer la souffrance ne trouve aucun écho dans
l’esprit des sages et des âmes rétives qui préfèrent s’abstenir d’aimer de peur de souffrir. Un exemple
éloquent nous est fourni par Laclos dans ses Liaisons dangereuses quand La Présidente de Tourvel
décline les avancées et les leurres du séducteur le Vicomte de Valmont : « s’il existe des plaisirs plus vifs,
je ne les désire pas, je ne veux points les connaitre. En est-il de plus doux que d’être en paix avec soi-
même, de n’avoir que des jours sereins, de s’endormir sans trouble et de s’éveiller sans remords ? »,
(lettre 56). La tranquillité de l’âme se trouve ainsi assurée par une abstinence totale : sont rejetés aussi
bien les joies que les tourments de la passion amoureuse.
Mais loin de tout ascétisme radical (relevant lui aussi d’une forme de souffrance aimable), il
est possible d’aimer sans s’exposer aux peines redoutables. L’amitié relève, dans ce cadre, d’une facette
d’amour sans transport et sans agitation. L’amitié offre la possibilité d’aimer mais dans l’autonomie et
dans le respect. Aussi le sujet amoureux esquive-t-il une certaine dépendance ou asservissement inhérents
à la passion amoureuse, vouant l’humain à souffrir. En sus de la réciprocité commune avec l’amour,
l’amitié offre les valeurs de l’affection et de la sympathie exemptes des séquelles de l’attrait sexuel, des
tourments de la jalousie inspirant la souffrance des amoureux. En somme, Si aimer s’impose pour les
humains, il faudrait privilégier une amitié amène à un amour blessant. Saint-Augustin dit à juste titre que
s’ « il est une consolation parmi les agitations et les peines de la société humaine, c’est la foi sincère et
l’affection réciproque de bons et vrais amis ».
Evident alors est de rejeter cette absurdité d’aimer la souffrance, d’autant plus que la
souffrance fascine les amoureux qui y voient un gage d’un attachement authentique et indéfectible.
II : Aimer la souffrance : Une forme d’amour inédite.
A : Le spectacle de la souffrance est aimable.
Ainsi, il y a justement dans la souffrance une certaine empreinte de beauté, de plaisir qui la
rendent aimable. Qu’elle soit infligée ou subie, la souffrance devient un véritable objet d’amour aussi
jouissif et épatant. L’analyse freudienne nomme par le sadisme la tendance du sujet aimant qui trouve du
plaisir en faisant souffrir son partenaire amoureux, et par le masochisme le plaisir que tire le sujet ayant
subi un mal à son encontre. Ce qui apparait inédit (et peut-être pervers) est que l’indifférence, la jalousie
et les maux qui attristent normalement sont accueillis avec joie et satisfaction sans que cela suscite
l’indignation des amoureux. Dans les deux, les amoureux se réjouissent et se délectent de voir dans leurs
angoisses l’expression authentique d’un amour profond et ardent. Si la littérature ne manque pas de
figures emblématiques ayant incarnées ces deux tendances, il est possible de recommander au jeune
public le film 50 Nuances de Grey. Ce dernier, adapté d’un best-seller, donne de la souffrance jouissive
et aimable dans sa dimension sadomasochiste les couleurs d’une romance qui fait rêver plus d’un loin du
sentiment de l’aversion ou de l’humiliation.
Infligée ou subie, la souffrance semble être indissociable de l’amour. Aimer n’est-ce pas
« avoir un faible » ? Aimer n’est-il pas tomber amoureux, malade ? En effet, aimer et souffrir dérivent et
se partagent la racine du mal. Les anciens ont toujours vu dans le sentiment d’aimer une inclination, un
transport, un déséquilibre émanant de l’âme, qui fait mal aussi bien au corps qu’à l’esprit. Aimer/souffrir
constituent plus des synonymes que l’oxymore. L’un doit impliquer l’autre. Aussi peut-on comprendre la
tonalité tragique et pathétique du célèbre « j’aime » de Phèdre de Racine. Dans cette tragédie, cette
déclaration est à recevoir comme un cri, un gémissement ou une lamentation contre un mal fatal qui la
ronge à son insu, elle qui se trouve submergée par une passion pour le fils de son époux. En gros, celui
qui aime devient inéluctablement sujet à la souffrance ou à la maladie. Voici comment Phèdre en dresse
le bilan symptomatique : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue /Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue/
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler /Je sentis tout mon corps, et transir et brûler. »
C’est pourquoi, « il n’y a pas d’amour heureux » comme le dit Louis Aragon. Etant
indissociables, amour et souffrance se font écho et se rencontrent comme reflet du pathos qui se dresse
face à l’humanité. Tous les amoureux s’exposent à la souffrance car elle constitue l’unique lot et butin de
toute aventure. Si aimer suscite une quelconque joie, c’est qu’il n’est que badinage ou amourette. La
poésie lyrique et romantique fait de l’amour malheureux et contrarié son thème de prédilection à tel point
que certains poètes, à l’instar d’Alfred de Musset, ne trouvent d’inspiration que lorsque l’amour suscite
les souffrances certes insupportables mais toujours douces et aimables !
Sans conteste, aimer souffrir n’a rien d’oxymorique tant ce sentiment rime et va de pair avec
des fureurs et des troubles indéniables. Cependant, dans cette souffrance d’aimer germe un bonheur
profond.
III : D’où le bonheur d’aimer souffrir
A : Bonheur de souffrir pour Dieu.
« La douleur est donc parfois aimable » écrivait Saint- Augustin dans ses Confessions. L’idée explicite ici
concentre l’effet inattendu des tourments causés par l’amour ou, pour mieux dire, convertis par la magie
d’aimer en bonheur et douceur. En effet, aimer la souffrance trouve son plein sens d’abord chez les
religieux, mystiques et ascétiques. L’abstinence, la privation et autres peines sont endurées dans la
satisfaction totale jusqu’à faire d’elles une source de joie et de plénitude. Il revient alors à l’acte d’aimer
de donner une énergie positive et une immunité contre le mal, mais surtout une raison de persévérer dans
ses tracas. Des religieux meurtris mais heureux, l’amour de la souffrance envahit les passionnés et les
amoureux ardents. La littérature courtoise et chevaleresque campe des personnages acharnés qui
s’exposent avec joie à toutes les peines, qui se démènent avec dévouement et qui pâtissent accablés pour
témoigner d’un amour authentique indéniable.
B : Aimer souffrir : rend fort, stoïque et purifie du mal.
Ainsi, il faut aimer souffrir d’autant plus qu’il inspire et élève de languir pour sa bien-aimée.
L’étymologie éclaire, à ce stade, bien des choses : souffrir veut dire « supporter », « accepter » et
« porter ». Par ce fait, aimer suppose la volonté du sujet aimant d’endurer tous les maux qui le portent à
embrasser l’idéal, à donner le meilleur de lui-même. Dans sa douce souffrance aimable, l’amoureux se
met sur la voie de l’héroïsme et de la perfection morale. La mémoire collective n’a retenu justement que
les prouesses des héros-amoureux ayant aimé se démener puis s’évertuer dans l’éternité, dans des chefs-
d’œuvre pour leurs objets d’amour. Il y a donc dans l’amour de la souffrance une sagesse faite de retenue,
de sacrifice et d’extase que seuls les prophètes, sages, poètes peuvent comprendre. Victor Hugo, endurant
les souffrances nées de différents types d’amour (surtout celui de sa fille, de la patrie, des valeurs…)
chantait ou se lamentait en disant : « La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s'y fond dans une
sombre joie. La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste ».
C : Aimer souffrir : bonheur d’en parler, de convertir le mal par les mots.
Mieux encore, aimer la souffrance s’exprime avec des accents joyeux notamment dans les textes. Les
mots convertissent les peines en bonheur. Si souffrance d’aimer il y a, c’est essentiellement pour qu’elle
se fonde en joie verbale, chantée, gravée dans le temps et transfigurée par la suite. Les exemples ne
manquent pour illustrer que les poètes et créateurs se délectent, se réjouissent en faisant de leurs
souffrances la matière première de leurs productions artistiques. Il suffit de rappeler que l’art ou les mots
permettent de chanter et d’enchanter la souffrance d’aimer. Du Bellay s’épanchait ainsi dans Les Regrets
en disant :
Je ne chante (Magny), je pleure mes ennuis :
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante,
Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi (Magny) je chante jours et nuits.

A la lumière de ce qui précède, valable est de dire qu’aimer souffrir enchante, émerveille plus qu’il
ne pousse à la désolation. Si aimer penche vers et pour le plaisir jusqu’au sacrifice qui immunise contre
toute peine, aimer la souffrance peut ne pas toujours inspirer des perversions que les amoureux doivent
s’efforcer d’endurer dans l’amertume. Aimer souffrir révèle l’élévation d’une âme aux prises avec les
interdits, avec les aléas du destin ou avec l’inaccessible. Tout humain condamné à aimer ne peut
rechigner de peur de souffrir mais se démener car sa grandeur est de se dévouer en aimant souffrir. Toute
la question de la cristallisation dans l’amour trouve ici son plein : la perfection à atteindre en s’exposant
avec amour à toutes les souffrances.

Vous aimerez peut-être aussi