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Les Formes de L'action Collective - Cadres Et Institution Des Problèmes Publics - Éditions de L'école Des Hautes Études en Sciences Sociales PDF
Les Formes de L'action Collective - Cadres Et Institution Des Problèmes Publics - Éditions de L'école Des Hautes Études en Sciences Sociales PDF
de l’École
des
hautes
études en
sciences
sociales
Les formes de l’action collective | Daniel Cefaï, Danny
Trom
Cadres et
institution des
problèmes publics
Les cas du chômage et du paysage
Frames and the Shaping of Public Problems. A Case Study
on Employment and Landscape Destruction
Resumen
Le problème de la constitution de nouveaux problèmes publics, et de leur
mise en forme à travers des catégories d’action, est traité à partir de deux
études de cas : le chômage et le paysage en Allemagne. La recherche met
ici en œuvre l’analyse de cadres, et la prolonge par une approche
processuelle, nécessaire pour analyser le problème posé. Dans un même
mouvement sont ainsi examinés des processus de mobilisation, de
cadrage et de catégorisation qui interagissent les uns sur les autres. La
définition d’un problème et l’expression d’une revendication, le travail de
mise en équivalence de cas singuliers et de stabilisation catégorielle
relèvent d’une dynamique de destitution et de recomposition de
catégories. Cette dynamique s’inscrit à la fois dans la longue durée des
cadres préexistants et dans la courte durée d’activités de mobilisation qui
visent leur transformation.
Texto completo
1 L’analyse de cadre (frame perspective) a souligné combien
toute mobilisation collective suppose, de la part des
personnes engagées dans l’action, un travail cognitif et
normatif visant à définir la situation dans laquelle elles
agissent (Snow, supra). Cette approche, conçue pour saisir à
la fois un processus, l’activité de cadrage (framing) et le
produit de cette activité, le cadre (frame), appelle deux
commentaires. Premièrement, elle s’est essentiellement
attelée à identifier et à répertorier des cadres, sacrifiant le
plus souvent la dynamique de cadrage inhérente à toute
mobilisation. Le cadre y apparaît sous une forme statique et
se confond avec un assemblage solide, mais assez
rudimentaire, d’idées et de normes. Deuxièmement, cette
approche postule que les acteurs disposent de ressources
culturelles qu’ils vont activer et assembler en vue de
confectionner un cadre qui rencontrera, en cas de succès, les
attentes du public. Un interactionnisme par trop stratégique
conduit ainsi à envisager l’activité de définition et de
négociation de la réalité comme étant sans contrainte
(Cefaï ; Trom, supra).
2 Pour infléchir cette perspective, tout en maintenant les
exigences qu’elle s’était données à l’origine, nous nous
proposons de croiser les propositions théoriques de l’analyse
de cadre avec une approche en termes de problèmes publics1.
Ce croisement permettra de déplacer l’attention non
seulement vers les processus de mobilisation, mais
également vers les activités de formulation de plaintes, de
critique et de revendication qui y sont à l’œuvre. Il permettra
aussi de saisir la mobilisation de manière dynamique, dans
le contexte plus large et plus contraignant de la disponibilité
générale d’un faisceau de problèmes publics qui borne le
travail des acteurs en situation (Trom, supra).
3 La sociologie des problèmes publics a souvent été cantonnée
dans les limites d’un constructivisme nominaliste (Cefaï,
1996). Dans la perspective constructiviste, le caractère
construit des problèmes publics est référé à l’activité
collective de définition et de revendication de groupes
d’intérêts particuliers (Kitsuse & Spector, 1973), qui requiert
une aptitude cognitive et morale à la dénonciation de
conditions jugées anormales ou injustes (Gusfield, 1981 ;
Jasper, 1997). La prise en compte d’une telle activité
constitue un apport indéniable. Mais les problèmes publics
ne sont pas toujours, du moins pas à tous les stades de leur
énonciation, le fruit d’un travail délibéré et cohérent de
construction, pas plus qu’ils ne sont forcément imputables à
l’activité revendicative d’un groupe social particulier. Le
supposer revient à surestimer la rationalité de la
dénonciation2 et à sous-estimer les balbutiements, les
tâtonnements et les incertitudes inhérents à toute
mobilisation ainsi que les conditions sur lesquelles elle
s’appuie.
4 Toute mobilisation est, entre autres, contrainte par la
disponibilité de catégories et de problèmes légitimes sans
lesquels une situation problématique ne pourrait pas, dans
des circonstances ordinaires, être thématisée. Mais cette
disponibilité mérite une exploration. C’est dans le
mouvement même d’institution d’un problème que se
configure son caractère public, reconnaissable et identifiable
par tout un chacun. Un problème public doit être conçu
comme le produit historique d’une activité collective
complexe, engageant une série d’acteurs hétérogènes et
ancrée dans des contextes particuliers. Les problèmes
publics sont constitués dans des moments de mobilisation
collective marqués par l’indécision, le tâtonnement, le
désaccord. En se stabilisant, ils se muent en entités
consistantes et acquièrent cette naturalité qui caractérise un
rapport durable au monde. C’est à ce titre qu’ils pourront
être activés comme de véritables cadres dans des processus
ultérieurs de mobilisation, permettant de thématiser des
situations vécues comme problématiques, de passer d’un
« trouble » éprouvé à un « problème » constitué (Mills,
1954). Ils rendent ainsi possibles des mobilisations
ultérieures, déterminant en particulier la manière dont les
personnes comprendront, saisiront les situations qu’ils
jugeront problématiques et se donneront une prise sur elles.
Aussi la constitution d’un problème public n’est-elle pas
seulement, ni avant tout, une affaire d’activité créatrice
(Joas, 1999). Elle suppose l’activation de schèmes
préexistants sans lesquels le « trouble » n’accéderait pas à la
visibilité dans un espace public. Le lien entre les processus
de mobilisation collective et la structuration du champ des
problèmes légitimes est patent en matière de confection
d’une cause publique.
5 Toutefois, la disponibilité d’un problème n’assure jamais de
manière mécanique la félicité des activités de mobilisation.
Le passage au public (Quéré, 1990 ; Cardon, Heurtin &
Lemieux, 1995) constitue toujours une épreuve pour les
acteurs (Boltanski & Thévenot, 1991). En ce sens, les
catégories disponibles sont à chaque fois rejouées dans les
situations concrètes et il n’est pas exclu qu’il en résulte, dans
certains cas, une transformation du problème public
concerné. Toutefois le coût de cette transformation est
extrêmement élevé puisqu’elle suppose de défaire ce qui a
été solidement noué et de reconfigurer entièrement ou
partiellement ce qui fait problème. Ce sont de tels
déplacements dans le cadrage de problèmes publics déjà
institués, et les processus de reconfiguration des catégories
établies de l’action publique qu’ils impliquent, que nous
nous proposons d’explorer dans cet article.
6 Nous définissons un problème public comme une manière
partagée, plus ou moins stabilisée, de thématiser une
situation perçue comme problématique. Cette thématisation
passe par la création ou l’usage de catégories (de personnes,
d’actes, d’objets, de situations, d’événements). En
particulier, cette catégorisation définit des classes plus
moins extensives de choses ou de personnes affectées par un
problème et susceptibles de bénéficier d’un traitement
public en tant que membres de ces classes. Les cadres de la
mobilisation désignent les manières multiples et situées,
dont, dans l’action, un problème public et des catégories
sont confectionnés, ou dont ils sont soumis à des critiques, à
des modifications ou à des déplacements. Ils constituent
donc des objets dynamiques, puisqu’ils renvoient aussi bien
aux conditions préalables d’un processus de cadrage qu’à
son produit ; celui-ci va lui-même, à son tour, conditionner
les mobilisations ultérieures. Dans une telle optique, le
recours à des matériaux historiques permet de rendre
compte de moments d’innovation, où émergent des
catégories d’appréhension et d’intervention nouvelles qui
seront disponibles par la suite. Quant aux mobilisations
observées dans le présent de l’action, elles paraissent le plus
souvent définir une situation problématique en la rapportant
à un problème public préexistant et stabilisé. Elles peuvent
tenter de modifier, corriger, ou déplacer les manières
convenues de poser et de traiter le problème. Mais ces
modifications restent souvent marginales, écrasées par la
puissance d’imposition des cadres établis.
7 Ainsi l’analyse en termes de cadrage peut-elle être infléchie
pour qu’elle ne soit pas cantonnée à la saisie d’idées ou de
valeurs impulsant la mobilisation. Elle doit permettre de lier
des processus de mobilisation et la production historique
d’entités abstraites durables (tels un problème public, une
catégorie de personnes ou d’objets) qui structurent
l’appréhension des événements et des situations
problématiques. Un tel infléchissement suppose que la
dimension diachronique des cadres soit placée au centre de
l’analyse.
8 Deux exemples de problèmes publics, constitués au tournant
du xxe siècle, nous serviront à documenter ces propositions
théoriques. Le premier concerne une injustice faite aux
personnes, à savoir le non-travail : nous examinerons la
mise en forme progressive de la catégorie de chômeur. Le
second concerne une injustice faite à la nature : nous
analyserons l’émergence du paysage comme objet de
sollicitude. Une personne privée de travail dans un cas, un
espace altéré dans l’autre, sont saisis sous une catégorie,
thématisés en termes de situation problématique, constitués
en objets d’une « politique de la pitié » (Boltanski, 1994). La
coïncidence temporelle de la constitution de ces deux
problèmes publics, de même que les points d’ancrage
communs des catégorisations que celle-ci occasionne,
permettent d’alimenter, à partir du cas allemand, une
réflexion plus générale sur les processus de reconfiguration
des catégories de l’action publique. C’est une telle réflexion
qui justifie le rapprochement de ces deux cas, plutôt qu’une
visée de comparaison systématique.
9 Nous retracerons dans un premier temps l’émergence des
deux problèmes. Puis nous décrirons leur solidification
progressive à travers le travail concomitant de catégorisation
des personnes et des choses. Nous montrerons que ce
processus s’inscrit dans une conjoncture historique
particulière, marquée par une intense mobilisation. Enfin, à
partir de l’analyse proposée de l’articulation entre problèmes
publics, catégories et mobilisation, nous reformulerons le
statut des processus de cadrage dans les mouvements
sociaux.
Entreprises de catégorisation
21 Dans le cas du paysage, c’est l’activité d’une multitude
d’associations locales, guidées par le souci d’une prise en
charge de questions relatives à l’aménagement et à la
valorisation de l’espace proche, qui fournit les prémisses de
la catégorisation. Ces initiatives dispersées forment, au cours
de la dernière décennie du xixe siècle, le terreau à partir
duquel un problème d’ampleur nationale sera identifié et
une revendication formulée. La prolifération des sociétés
d’embellissement (Verschönerungsvereine) est exemplaire
de ce processus. Ces comités de notables, soutenus ou
quelquefois impulsés par les municipalités, visent à
promouvoir l’embellissement du cadre de la vie quotidienne
par les habitants : fleurir les monuments, orner la place du
village en y plantant par exemple des arbres, maintenir la
propreté des rues et des lieux publics. Cette appropriation
d’un espace public restreint par les résidents, dans un souci
de présentation, pour soi-même et pour les autres (les
visiteurs), d’un espace « propre » – dans les deux sens du
terme : approprié et rendu propre, net et beau – redéfinit
progressivement les rapports entre espace intérieur et
espace extérieur : par l’inculcation du civisme, elle fait
partager un espace commun qui devient digne d’une
attention similaire à celle portée habituellement à la
maisonnée.
22 D’autres associations, régionales, qui s’apparentent plutôt au
modèle des sociétés savantes, prospèrent à la même époque.
Elles se consacrent à la protection des monuments, de
l’architecture urbaine, du bâti rural, des sites
archéologiques. Composées d’historiens locaux, de
folkloristes, d’historiens de l’art, elles affranchissent le souci
patrimonial (Denkmalpflege) de son cadre monumental
pour l’étendre à la culture matérielle bourgeoise des villes et
à la culture populaire du monde rural. Elles forment une
nuée de ligues aux caractéristiques similaires7, de sorte que
les historiens ont cru pouvoir y déceler, après coup, en y
intégrant le courant littéraire régionaliste en vogue, un
mouvement relativement cohérent appelé Heimatbewegung
(Appelgate, 1991 ; Thiesse, 1994). Le terme Heimat désigne
le « pays », cet environnement de proximité, cet espace
vernaculaire, dessinant une « forme de vie » propre à une
localité (Spranger, 1923). À côté de ces ligues, une série de
sociétés savantes naturalistes, plus anciennes, souvent
composées de botanistes et de géologues, s’orientent de
manière plus appuyée vers la préservation des objets
remarquables qu’elles prennent traditionnellement en
charge. Ici également, les pratiques d’identification et de
classement des entités dites naturelles (formations
géologiques, spécimens végétaux) circonscrivent
étroitement, et selon des standards rigoureux, ce qui doit
être porté à l’attention d’un public qui dépasse la
communauté des scientifiques.
23 Bien qu’elle affleure ici et là comme une entité pertinente, la
catégorie du paysage reste cependant cantonnée dans des
descriptions littéraires. Elle n’est pas encore disponible
comme catégorie générale de revendication et d’intervention
publiques. Elle affleure à l’occasion de l’engagement des
associations en faveur de la sauvegarde des clochers des
villages, des coutumes locales, d’un centre historique, d’un
château en ruine ou d’une grotte, mais comme l’arrière-plan
sur lequel ces objets se dessinent. Le paysage est alors
thématisé comme un contexte vague autorisant des
descriptions évocatrices ; mais il ne possède pas une
consistance propre.
24 Dans le cas du chômage, on relève le même foisonnement
d’initiatives locales, dans un premier temps indépendantes
les unes des autres, comme prémisses à l’entreprise de
catégorisation. Là également les municipalités se trouvent au
premier plan, aux côtés d’associations de défense d’intérêts
professionnels, essentiellement d’obédience sociale-
démocrate. Mais les motifs de la différenciation du non-
travail pour causes économiques des autres formes de
désœuvrement et, du coup, les modes de délimitation
catégorielle susceptibles d’en découler, sont, à la fin du
xixe siècle, fort variables d’une scène à l’autre. Les principes
de justification avancés se réfèrent toujours à une rationalité
de l’intérêt général, mais la construction de cet intérêt est
intimement liée à la manière dont se définit le collectif qui
soutient la revendication, de même qu’aux objectifs assignés
à la spécification catégorielle.
25 Alors que les municipalités, auxquelles incombe le devoir
d’assistance aux pauvres, cherchent à différencier le
chômeur de l’indigent afin d’élaborer des stratégies plus
fines de gestion du social, les syndicats produisent des
dispositifs d’indemnisation dont l’objectif est de renforcer
leurs atouts dans la lutte contre le patronat. Stabiliser les
effectifs en période de conjoncture économique défavorable
et réduire la pression sur les salaires exercée par les
chômeurs sans moyens de subsistance, telle est la double
vocation de l’indemnisation syndicale du chômage. Il en
découle une élasticité de la délimitation catégorielle, qui
s’opère de manière résiduelle par rapport aux autres
prestations existantes. Tout membre sans travail pour
d’autres raisons que la grève, la maladie, la vieillesse ou
l’invalidité, sera identifié comme chômeur. La distinction
entre chômage non fautif et fautif, au sens de faute
personnelle, n’y a pas cours. Procédant d’une double
rationalité individuelle et collective, cette identification du
chômeur se fonde sur la profession comme ressource
identitaire. Expression du lien qui attache l’individu au
groupe, la communauté de métier constitue le premier
critère de reconnaissance du chômeur. C’est dans l’espace
tissé par ce lien objectivé à travers le syndicat que sont
définies ensuite, selon des règles propres à chaque
organisation, des modalités plus précises d’identification.
Délimitant un espace de solidarité syndicale, les critères
d’appartenance au collectif et de reconnaissance par les pairs
conditionnent l’identification du chômeur secourable.
Loyauté à la profession organisée et logique de l’action
collective sont ainsi les traits communs aux différentes
variantes syndicales de la définition du chômage.
26 Sur les scènes municipales, les tentatives de constitution du
non-travail involontaire pour raison économique en nouvelle
catégorie de l’action publique sont liées, d’une part, à la
volonté de dégrever les fonds d’assistance de la prise en
charge des chômeurs, d’autre part, à l’action des sociaux-
démocrates au sein des assemblées locales. Il en découle des
critères spécifiques de détermination du chômage. Alors que
le syndicat reconnaît les chômeurs en vertu de leur manque
de travail dans la profession, la municipalité les identifie en
fonction des causes de leur désœuvrement – raisons
économiques ou inhérentes au marché du travail –, de leurs
moyens de subsistance et de leur lieu de résidence. La
résidence, ou plus exactement le domicile de secours,
subordonné à une durée minimale de résidence d’un an ou
deux selon les cas, détermine le groupe des bénéficiaires
potentiels des politiques municipales et tient lieu, en matière
de prestations sociales, de convention d’équivalence entre
les personnes8. De fait, la constitution du chômage en
catégorie de l’action publique s’appuie sur une double mise
en équivalence : l’une porte sur le non-travail et le travail
salarié, l’autre sur l’appartenance civique à la collectivité
prestataire. Or ces équivalences sont objet de controverses à
tous les niveaux – entre syndicalistes et réformateurs
municipaux, mais également à l’intérieur des organisations
syndicales et des municipalités –, ce qui engendre une
pluralité d’entreprises concurrentes de catégorisation,
situées et singulières.
27 En référence à un problème général, encore peu spécifié
mais envahissant, appelé Heimatlosigkeit ou
Arbeitslosigkeit, se dessinent ainsi des genres d’intervention
particuliers sur l’environnement et le non-travail9. Une série
d’objets et de situations sont identifiés, décrits, classés. Dans
le cas du chômage, ce sont les diverses causes de la pauvreté
et les diverses situations des personnes sans travail qui sont
inventoriées. Dans le cas du paysage, la classification
s’accompagne d’un ample mouvement d’extension
patrimoniale : églises rurales, maisons bourgeoises, fermes,
ponts, lavoirs, rochers remarquables sont désormais inclus
dans les choses qui non seulement méritent l’attention du
savant, mais appellent également la vigilance publique. Cette
extension s’adosse sur les pratiques spécifiques des
historiens et géographes locaux, folkloristes ou muséologues.
Elle repose sur un corpus de connaissances spécialisées, des
répertoires de classifications déjà éprouvées, des procédés
d’inventaire bien réglés. Le commun, le courant, le banal,
localement identifiables et saisissables en situation de
coprésence, deviennent ainsi objets d’attention en tant
qu’expressions uniques au regard d’un espace national dans
lequel ils s’inscrivent et qu’ils contribuent, par leur
spécificité, à définir.
Conclusion
58 Le croisement des outils conceptuels de l’analyse de cadre et
de la sociologie des problèmes publics et la restitution de
l’épaisseur historique des dynamiques de mobilisation et de
production catégorielle permettent de dégager une
perspective sensible aux activités des personnes et des
collectifs, mais soucieuse de décrire le cadre, tout à la fois
contraignant et habilitant, qui s’impose à eux.
59 Le recours à l’histoire vise à montrer comment, à partir d’un
ensemble hétérogène d’éléments, une boîte noire (Latour,
1989) se ferme progressivement, effaçant dans le
mouvement même de sa clôture les ressorts de sa
constitution, s’imposant alors dans son unicité et sa
simplicité à tout un chacun. Il permet dès lors de mieux
sonder l’effort collectif requis pour se référer autrement au
monde, y faire émerger quelque chose qui jusqu’alors n’y
trouvait pas place, ne renvoyait à aucune réalité robuste, en
prenant appui sur des ressources déjà disponibles (Sewell,
1992). Toutefois, les personnes ne demeurent pas aveugles
aux éléments hétéroclites tissés par le réseau et donc aux
opérations de mises en catégories qui s’y déroulent, même si
ces dernières, une fois constituées, imposent leur naturalité.
L’apport principal de l’analyse de cadre à la sociologie de
l’action et des mouvements sociaux a été de souligner qu’une
mobilisation n’advient que si une situation problématique
est définie, une injustice dénoncée, et donc une plainte ou
une revendication articulée. En reliant ces activités de
cadrage au travail historique préalable qui les rend possibles,
on se donne les moyens de sonder les conditions de
possibilité de la thématisation de situations problématiques
dans la vie quotidienne et, surtout, d’évaluer la densité des
efforts que requiert toute redéfinition des catégories
publiques d’appréhension du monde.
60 Dans les moments de contestation, lorsqu’une situation est
jugée problématique ou anormale, ce sont ces choses
solidement nouées qui font l’objet de tentatives de
changement. Si ces tentatives sont récurrentes, proviennent
de sites divers qui entrent en composition, alors on suppute
que se tisse un réseau susceptible de transformer ces
catégories, voire de les délaisser au profit d’autres catégories
en voie de constitution, de sorte que l’on parlera de
« tournant » ou de « révolution » – événements que l’on
imputera éventuellement à un « mouvement social ». Ainsi,
le recours à l’histoire ne vise pas tant à saisir la genèse d’une
configuration qu’à identifier et décrire des moments
d’institution dans une temporalité plus longue20. Que les
catégories solidifiées s’offrent ultérieurement comme des
cadres préalables qui se déclinent dans des sites particuliers,
enracinés dans des pratiques singulières, nous conduit dès
lors à plaider pour une approche dynamique, continue,
processuelle des problèmes publics.
Bibliografía
Notas
1. Sur la fécondité d’un tel croisement, cf. Benford (1997), Williams &
Benford (2000), Benford & Hunt (supra).
2. Pour une approche critique de cette rationalité, voir Boltanski (1984).
3. Alors que Arbeitslosigkeit et Heimatlosigkeit désignent des processus
négatifs affectant les personnes et les choses, arbeitslos et
Landschaftzerstörung désignent la classe pertinente des personnes et
des choses affectées par ces processus.
4. Les discussions s’organisent autour de la définition proposée en 1895 :
« non-travail involontaire des personnes valides et désireuses de
travailler. » (Adler, 1895).
5. Sur la définition de la catégorie comme habilitante et contraignante,
cf. aussi Laborier (1996).
6. L’enracinement de l’innovation conceptuelle dans des pratiques
préalables a été mis en évidence de manière exemplaire dans Sewell
(1983). Sur la nécessité d’enraciner l’analyse de cadre dans
l’appréhension de pratiques concrètes, cf. Haydu (1999).
7. Verein für Heimatschutz Lübeck, Niedersächsischer Vertretertag für
Heimatschutz, Heimatbund Mecklenburg, Rheinisches Verein für
Denkmalpflege und Heimatschutz, Minden-Ravenbergischer
Hauptverein für Heimatschutz und Denkmalpflege, Ausschuß zur Pflege
heimatlicher Natur, Kunst und Bauweise in Sachsen, Verein für
niedersächsisches Volkstum, Bayerisches Verein für Volkskunst und
Volkskunde, pour en citer quelques-unes.
8. Sur le domicile de secours (Unterstützungswohnsitz) et les lois
successives le réglementant, voir Tennstedt (1981, p. 92 sq.).
9. Dans le cas de l’environnement, le processus de destruction incriminé
est appelé Heimatzerstörung et l’intervention publique Heimatspflege.
Dans le cas du chômage, un tel vocabulaire spécialisé fait défaut.
10. Le terme « nationalisation » est utilisé ici au sens de doter d’une
dimension nationale, d’inscrire dans un espace national de résolution de
problèmes.
11. La GzBA est la section allemande de l’Association internationale de
lutte contre le chômage, fondée en 1910 à Paris par le Belge Louis Varlez
et le Français Max Lazard afin d’élaborer une plate-forme internationale
de lutte contre le chômage (Topalov, 1994, p. 59-115).
12. Nous utiliserons ici la notion de réseau à la fois pour décrire ce que
les gens font (la mise en réseau) et comme outil analytique (au sens de la
mise en réseau de compétences descriptives). Sur ces usages, voir
notamment Dujardin (1988).
13. StABerlin (Staatsarchiv Berlin), Rep 142/1, 5177: 1.
14. Les grands absents de cette longue liste sont les réformateurs du
Reichstag et les représentants du protestantisme social conservateur,
peu convaincus de la nécessité d’une intervention du Reich en matière de
chômage.
15. D’après le relevé effectué en 1908 : cf. Geschäftsstelle Berlin (1930).
16. Rudorff (1901).
17. Une question sur le dernier employeur est généralement censée la
constater.
18. « Gesetz über Arbeitsvermittlung und Arbeitslosenversicherung.
Vom 16. Juli 1927 », Reichsgesetzblatt, vol. 1, 1927, p. 187-220, § 87. Elle
doit en outre avoir acquitté ses cotisations pendant une durée minimale
de vingt-six semaines au cours de l’année précédant son chômage (§ 95).
19. La littérature récente appelle cette activité « social problems work »
(Holstein & Miller, 1997).
20. Sur le croisement entre sociologie de l’action et histoire, on se
reportera aux contributions de Contamin, Laborier, Trom,
Zimmermann, in Laborier & Trom (2001).
Autores
Danny Trom
La constitution du chômage en
Allemagne, Éditions de la
Maison des sciences de
l’homme, 2001
Simmel, le parti-pris du tiers,
CNRS Éditions, 2017
La liberté au prisme des
capacités, Éditions de l’École
des hautes études en sciences
sociales, 2008
Todos los textos
© Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2001