Vous êtes sur la page 1sur 67

La

nouvelle littéraire

UNE NOUVELLE
PAR JOUR

Français
Secondaire 4- Année 2017
Jour 1

Lucien

Lucien était douillettement recroquevillé sur lui-même. C’était une position qu’il lui plaisait de
prendre. Il ne s’était jamais senti aussi détendu, heureux. Tout son corps était au repos et lui
semblait léger. Une plume, un soupir, comme une inexistence. C’était comme s’il flottait dans
l’air ou peut-être dans l’eau. Il n’avait absorbé aucune drogue, usé d’aucun artifice pour
accéder { cette plénitude. Lucien était bien dans sa peau, heureux de vivre. Sans doute était-
ce là un bonheur un peu égoïste. Une nuit, le malheureux fut réveillé par des douleurs
épouvantables. Il se sentit pris dans un étau, écrasé par le poids de quelque fatalité. Quel
était ce mal qui lui fondait dessus? Et pourquoi sur lui plutôt que sur un autre? Quelle
punition lui était infligée? C’était comme si on l’écartelait. On brisait ses muscles à coups de
bâton. « Je vais mourir», se dit-il. Il ferma les yeux et s’abandonna { la douleur. Il était
incapable de résister { ce flot qui le submergeait; un courant qui l’entraînait loin de ses
rivages familiers. Il n’avait plus la force de bouger. C’était comme si un carcan l’emprisonnait
de la tête aux pieds. Il se sentait attiré vers un inconnu qui l’effrayait déj{. Il lui sembla
entendre une musique abyssale. Sa résistance faiblissait. Le néant l’attirait. Un sentiment de
solitude l’envahit. Il était seul dans son épreuve. Personne ne pouvait l’aider. C’était en
solitaire qu’il allait franchir le passage. Il ne pouvait en être autrement. Ses tempes battaient,
sa tête était traversée d’ondes douloureuses. «C’est la fin», se dit-il encore. Il lui était
impossible de faire un geste. Un moment, la douleur fut telle qu’il crut perdre la raison et
soudain ce fut comme un déchirement en lui. Un éclair l’aveugla. Non, pas un éclair, une
intense et durable lumière plus exactement. Un feu embrasa ses poumons. Il poussa un cri
strident. Tout en l’attrapant par les pieds, la sage-femme dit: «C’est un garçon.»
Lucien était né.

Claude BOURGEYX « Lucien », in Les Petits Outrages, 1984.


Jour 2
Erreur fatale

M. Walter Baxter était un grand lecteur de romans policiers depuis de longues années. Le
jour où il décida d'assassiner son oncle, il savait donc qu'il ne devrait pas commettre le
moindre impair.
Il savait aussi que pour éviter toute possibilité d'erreur, le mot d'ordre devait être «
simplicité ». Une rigoureuse simplicité. Pas d'alibi préparé à l'avance et qui risque toujours de
ne pas tenir. Pas de modus operandi compliqué. Pas de fausses pistes manigancées.
Si, quand même, une fausse piste, mais petite. Toute simple. Il faudrait qu'il cambriole la
maison de son oncle, et qu'il emporte tout l'argent liquide qu'il y trouverait, de telle manière
que le meurtre apparaisse comme un cambriolage ayant mal tourné. Sans cela, unique
héritier de son oncle, il se désignerait trop comme suspect numéro un.
Il prit tout son temps pour faire l'emplette d'une pince-monseigneur dans des conditions
rendant impossible l'identification de l'acquéreur. La pince-monseigneur lui servirait à la fois
d'outil et d'arme.
Il mit soigneusement au point les moindres détails, car il savait que la moindre erreur lui
serait funeste et il était certain de n'en commettre aucune. Avec grand soin, il fixa la nuit et
l'heure de l'opération.
La pince-monseigneur ouvrit la fenêtre sans difficulté et sans bruit. Il entra dans le salon.
La porte donnant sur la chambre à coucher était grande ouverte, mais comme aucun bruit
n'en venait, il décida d'en finir avec la partie cambriolage de l'opération.
Il savait où son oncle gardait son argent liquide, mais il tenait à donner l'impression que le
cambrioleur l'avait longuement cherché. Le beau clair de lune lui permettait de bien voir à
l'intérieur de la maison; il travailla sans bruit…
Deux heures plus tard, une fois rentré chez lui, il se déshabilla vite et se mit au lit. La police
n'avait aucune possibilité d'être alertée avant le lendemain, mais il était prêt à recevoir les
policiers si par hasard ils se présentaient avant. Il s'était débarrassé de l'argent et de la
pince-monseigneur. Certes, cela lui avait fait mal au coeur de détruire quelques centaines de
dollars en billets de banque, mais il s'agissait là d'une mesure de sécurité indispensable -et
quelques centaines de dollars étaient peu de chose, à côté des cinquante mille dollars au
moins qu'allait représenter l'héritage.
On frappa à la porte. Déjà ? Il se força au calme, alla ouvrir. Le shérif et son adjoint
entrèrent en le bousculant:
« Walter Baxter ? Voici le mandat d'amener. Habillez-vous et suivez-nous.
- Vous m'arrêtez ? Mais pourquoi ?
-Vol avec effraction. Votre oncle vous a vu et reconnu; il est resté sans faire de bruit à la
porte de sa chambre à coucher; dès que vous êtes parti il est venu au poste et a fait sa
déposition sous serment. »
La mâchoire de Walter Baxter s'affaissa. Il avait, malgré tout, commis une erreur. Il avait,
certes, conçu le meurtre parfait, mais le cambriolage l'avait tellement obnubilé qu'il avait
oublié de le commettre.

Erreur fatale, Fredric Brown, 1963.


Jour 3
Vaudou

Madame Decker venait de rentrer d'un voyage à Haïti - voyage qu'elle avait fait seule - et
dont le but était de donner au couple Decker le temps de réfléchir avant d'entamer une
procédure de divorce.
Le temps de réflexion n'avait rien changé. En se retrouvant après cette séparation,
Monsieur et Madame Decker avaient constaté qu'ils se haïssaient plus encore qu'ils ne le
pensaient avant.
- La moitié ! proclama d'une voix ferme Mme Decker. Je n'accepterai sous aucun prétexte
un sou de moins que la moitié de nos biens !
- C'est ridicule ! dit M. Decker.
- Tu trouves ? Tu sais que je pourrais avoir la totalité et non la moitié. Et très facilement :
j'ai étudié les rites Vaudou, pendant mon séjour à Haïti.
- Balivernes ! dit M. Decker.
- C'est très sérieux. Et tu devrais remercier le ciel d'avoir épousé une femme de coeur, car
je pourrais te tuer sans difficulté, si je le voulais. J'aurais alors tout l'argent, et tous les biens
immobiliers - et sans avoir rien à craindre. Une mort provoquée par le Vaudou est impossible
à reconnaître d'une mort par lâchage du coeur.
- Des mots ! dit M. Decker.
- Ah! Tu crois ça ! Je possède de la cire, et une épingle à chapeau. Veux-tu me donner une
petite mèche de cheveux, ou une rognure d'ongle ? Je n'ai pas besoin de plus. Tu verras.
- Superstitions ! dit M. Decker.
- Dans ce cas, pourquoi as-tu si peur de me laisser essayer ? Moi, je sais que ça marche.
Je te fais donc une proposition honnête : si ça ne te tue pas, j'accepterai le divorce sans
demander un sou. Et si ça marche; j'hérite de tout, automatiquement.
- D'accord, dit M. Decker. Va chercher ta cire et ton épingle à chapeau.
Il jeta un coup d’oeil à ses ongles :
- Mes ongles sont un peu courts, je vais plutôt te donner quelques cheveux.
Quand il revint, portant quelques bouts de cheveux dans un couvercle de flacon de
pharmacie, Mme Decker était en train de pétrir la cire. Elle prit les cheveux, qu'elle malaxa
avec la cire, puis elle modela une figurine représentant vaguement un corps humain.
- Tu le regretteras ! dit-elle en enfonçant l'épingle à chapeau dans la poitrine de la figurine
de cire.
Monsieur Decker fut très surpris. Il n'avait pas cru au Vaudou, mais c'était un homme de
précautions, qui ne prenait jamais de risques inutiles.
Et il avait toujours été exaspéré par l'habitude qu'avait sa femme de ne jamais nettoyer sa
brosse à cheveux.

F. Brown, Vaudou, 1963


Jour 4
Cauchemar en jaune

Il fut tiré du sommeil par la sonnerie du réveil, mais resta couché un bon moment après
l'avoir fait taire, à repasser une dernière fois les plans qu'il avait établis pour une escroquerie
dans la journée et un assassinat le soir.
Il n'avait négligé aucun détail, c'était une simple récapitulation finale. A vingt heures
quarante-six, il serait libre, dans tous les sens du mot. Il avait fixé le moment parce que
c'était son quarantième anniversaire et que c'était l'heure exacte où il était né. Sa mère,
passionnée d'astrologie, lui avait souvent rappelé la minute précise de sa naissance. Lui-
même n'était pas superstitieux, mais cela flattait son sens de l'humour de commencer sa vie
nouvelle à quarante ans, à une minute près.
De toute façon, le temps travaillait contre lui. Homme de loi spécialisé dans les affaires
immobilières, il voyait de très grosses sommes passer entre ses mains : une partie de ces
sommes y restait. Un an auparavant, il avait "emprunté" cinq mille dollars, pour les placer
dans une affaire sûre, qui allait doubler ou tripler la mise, mais où il en perdit la totalité. Il
"emprunta" un nouveau capital, pour diverses spéculations, et pour rattraper sa perte initiale.
Il avait maintenant environ trente mille dollars de retard, le trou ne pouvait être guère
dissimulé désormais plus de quelques mois et il n'y avait pas le moindre espoir de le combler
en si peu de temps. Il avait donc résolu de réaliser le maximum en argent liquide sans
éveiller les soupçons, en vendant diverses propriétés. Dans l'après-midi, il disposerait de
plus de cent mille dollars, plus qu'il ne lui en fallait jusqu'à la fin de ses jours.
Et jamais, il ne serait pris. Son départ, sa destination, sa nouvelle identité, tout était prévu
et fignolé, il n'avait négligé aucun détail. Il y travaillait depuis des mois.
Sa décision de tuer sa femme, il l'avait prise un peu après coup. Le mobile était simple : il
la détestait. Mais c'est seulement après avoir pris la résolution de ne jamais aller en prison,
de se suicider s'il était pris, que l'idée lui était venue : puisque de toute façon il mourrait s'il
était pris, il n'avait rien à perdre en laissant derrière lui une femme morte au lieu d'une
femme en vie.
Il avait eu beaucoup de mal à ne pas éclater de rire devant l'opportunité du cadeau
d'anniversaire qu'elle lui avait fait (la veille, avec vingt-quatre heures d'avance) : une belle
valise neuve. Elle l'avait aussi amené à accepter de fêter son anniversaire en allant dîner en
ville, à sept heures. Elle ne se doutait pas de ce qu'il avait préparé pour continuer la soirée
de fête. Il la ramènerait à la maison avant vingt heures quarante-six et satisferait ainsi son
goût pour les choses bien faites en se rendant veuf à la minute précise. Il y avait aussi un
avantage pratique à la laisser morte : s'il l'abandonnait vivante et endormie, elle
comprendrait ce qui s'était passé et alerterait la police en constatant, au matin, qu'il était
parti. S'il la laissait morte, le cadavre ne serait pas trouvé avant deux ou peut-être trois jours,
ce qui lui assurerait une avance bien plus confortable.
A son bureau, tout se passa à merveille ; quand l'heure fut venue d'aller retrouver sa
femme, tout était paré. Mais elle traîna devant les cocktails et traîna encore au restaurant ; il
en vint à se demander avec inquiétude s'il arriverait à la ramener à la maison avant vingt
heures quarante-six. C'était ridicule, il le savait bien, mais il avait fini par attacher une grande
importance au fait qu'il voulait être libre à ce moment-l{ et non une minute avant ou une
minute après. Il gardait l'oeil sur sa montre.
Attendre d'être entrés dans la maison l'aurait mis en retard de trente secondes. Mais sur le
porche, dans l'obscurité, il n'y avait aucun danger ; il ne risquait rien, pas plus qu'à l'intérieur
de la maison. Il abattit la matraque de toutes ses forces, pendant qu'elle attendait qu'il sorte
sa clé pour ouvrir la porte. Il la rattrapa avant qu'elle ne tombe et parvint à la maintenir
debout, tout en ouvrant la porte de l'autre main et en la refermant de l'intérieur.
Il posa alors le doigt sur l'interrupteur et une lumière jaunâtre envahit la pièce. Avant qu'ils
aient pu voir que sa femme était morte et qu'il maintenait le cadavre d'un bras, tous les
invités à la soirée d'anniversaire hurlèrent d'une seule voix : « Surprise ! »

F. Brown, Cauchemar en jaune, 1963


Jour 5
Cuisine à l’italienne

Le pied droit de Roberto glisse au fond d’une chaussure. Assis sur le lit, Roberto fait de
même avec le pied gauche. Il a cinquante minutes pour gagner 400 000 francs. Dans la salle
de bains, Monique est aux petits soins: gommage, masque purifiant, crème capillaire,
épilation des sourcils et massage au gant de crin, elle en a pour une heure. Roberto le sait.
Samedi dernier, il a chronométré.
Devant la porte de la salle de bains, Roberto écoute le doux murmure de l’eau jaillissant du
pommeau de la douche. À pas feutrés, il vient saisir son pardessus suspendu au
portemanteau du couloir d’entrée, et quitte l’appartement. Personne dans l’escalier. Roberto
se glisse dans l’arrière-cour. La nuit est froide, muette. Les façades des maisons se fissurent
sous le poids du sommeil. Roberto emprunte une ruelle qui chemine entre un mur lépreux et
des garages privés. Il longe la rue du Grand Verger sur une vingtaine de mètres, puis
s’engouffre dans une cour bordée de palissades.
La porte de la remise s’ouvre sans bruit. Roberto a pris soin de graisser les gonds lorsqu’il
est venu déposer les deux bidons d’essence jeudi dernier : ils attendent sagement dans un
coin, cachés sous un vieil imperméable que Roberto s’empresse de revêtir. Il transpire. Un
sourire fébrile court sous sa moustache. Depuis les narines jusqu’au menton, celle-ci forme
un arc de cercle dont les extrémités plongent volontiers dans le minestrone, telles des
mouillettes. Roberto est maigre, peu doué pour les choses sexuelles, mais il plaît aux
femmes. Surtout à sa nouvelle épouse. D’ailleurs, grâce aux économies de Monique,
Roberto s’est offert une pizzeria décorée de poutres en polystyrène expansé.
Les cuisines du restaurant donnent sur l’arrière-cour. Roberto déverrouille la porte d’accès.
Aucun son strident pour en signaler l’ouverture : Roberto a débranché l’alarme en quittant la
pizzeria tout à l’heure, à vingt-trois heures. Le contenu des deux bidons se répand dans la
cuisine. Roberto tire une boîte d’allumettes de sa poche. Une petite flamme vacille, plonge
dans une flaque d’essence. Roberto demeure un instant sur le pas de la porte. Pris dans un
nuage de feu, plafond et murs fondent comme du beurre. Roberto veut renifler cette bonne
odeur de roussi, s’imprégner du goût fort de plastique fondu. Ça sent l’argent, la grosse
indemnité d’assurance, 400 000 francs tout chaud.
À minuit dix, les brigadiers Claudin et Boulard se présentent au domicile de monsieur et
madame Danza. Roberto qui ronfle depuis cinq minutes quitte à regret la couette douillette.
Monique, elle, est toujours sous la douche. Dans le salon, Roberto écoute le rapport des
brigadiers d’une oreille distraite. Incendie foudroyant. Tout a brûlé. Le brigadier Claudin se
penche sur son petit carnet.
- D’après les premières constatations, on pense qu’il s’agit d’un incendie volontaire,
m’sieur Danza.
Roberto entend un faible murmure qui lui parvient depuis la salle de bains : l’eau ruisselle
doucement contre le rideau de douche. Roberto jubile. Il pense à son alibi. Pour une fois que
Monique lui sert à quelque chose...
- Euh... C’est pas tout, m’sieur Danza…
La voix du brigadier Claudin se fait moins nette.
- ... Les pompiers ont retrouvé quelque chose dans votre pizzeria...
Le crépitement de l’eau contre le rideau de douche a cessé. Assis sur le panier de linge
sale, Roberto regarde la chemise de nuit bleu ciel de sa femme posée sur le tabouret de la
salle de bains. Le savon est sec ; elle ne s’est même pas douchée. Tout à l’heure, quand
Roberto enfilait ses chaussures, elle est sortie en cachette. Empruntant la ruelle étroite puis
la rue du Grand-Verger, elle a rejoint Martial, le cuistot du Bel Canto. Roberto ignorait qu’ils
s’offraient des confidences tactiles sur une banquette du restaurant, chaque samedi, depuis
trois mois.
- On doit vous demander de nous accompagner pour identifier les corps…
Le brigadier Claudin soupire.
- C’est pas beau à voir, m’sieur Danza.
Homicide volontaire avec préméditation, Roberto fut arrêté par la brigade de gendarmerie
de la commune de Fameck le lendemain du sinistre. À défaut d’un petit pécule, Roberto
Dana toucha le maximum : trente ans de prison ferme.

Sophie Loubière, Cuisine à l’italienne, 2000


Jour 6

Quand Angèle fut seule…

Bien sûr, tout n'avait pas toujours marché comme elle l'aurait souhaité pendant toutes ces
années; mais tout de même, cela lui faisait drôle de se retrouver seule, assise à la grande
table en bois. On lui avait pourtant souvent dit que c'était là le moment le plus pénible, le
retour du cimetière. Tout s'était bien passé, tout se passe toujours bien d'ailleurs. L'église
était pleine. Au cimetière, il lui avait fallu se faire embrasser par tout le village. Jusqu'à la
vieille Thibault qui était là, elle qu'on n'avait pas vue depuis un an au moins. Depuis
l'enterrement d'Émilie Martin en fait. Et encore, y était-elle seulement, à l'enterrement
d'Émilie Martin ? Impossible de se souvenir. Par contre, Angèle aurait sans doute pu citer le
nom de tous ceux qui étaient là aujourd'hui. André, par exemple, qui lui faisait tourner la tête,
au bal, il y a bien quarante ans de cela. C'était avant que n'arrive Baptiste. Baptiste et ses
yeux bleus, Baptiste et ses chemises à fleurs, Baptiste et sa vieille bouffarde, qu'il disait tenir
de son père, qui lui-même... En fait ce qui lui avait déplu aujourd'hui, ç'avait été de tomber
nez à nez avec Germaine Richard, à la sortie du cimetière. Celle-là, à soixante ans passés,
elle avait toujours l'air d'une catin. Qu'elle était d'ailleurs. Angèle se leva. Tout cela était bien
fini maintenant. Il fallait que la mort quitte la maison. Les bougies tout d'abord. Et puis les
chaises, serrées en rang d'oignon le long du lit. Ensuite, le balai. Un coup d'œil au jardin en
passant. Non, décidément, il n'était plus là, penché sur ses semis, essayant pour la troisième
fois de la journée de voir si les radis venaient bien. Il n'était pas non plus là-bas, sous les
saules. Ni même sous le pommier, emplissant un panier. Vraiment, tout s'était passé très
vite, depuis le jour où en se réveillant, il lui avait dit que son ulcère recommençait à le
taquiner. Il y était pourtant habitué, depuis le temps. Tout de même, il avait bientôt fallu faire
venir le médecin. Mais celui-ci, il le connaissait trop bien pour s'inquiéter vraiment. D'ailleurs,
Baptiste se sentait déjà un peu mieux... Trois semaines plus tard, il faisait jurer à Angèle
qu'elle ne les laisserait pas l'emmener à l'hôpital. Le médecin était revenu. Il ne comprenait
pas. Rien à faire, Baptiste, tordu de douleur sur son lit, soutenait qu'il allait mieux, que
demain, sans doute, tout cela serait déjà oublié. Mais, quand il était seul avec elle, il lui disait
qu'il ne voulait pas mourir à l'hôpital. Il savait que c'était la fin, il avait fait son temps. La
preuve, d'autres, plus jeunes, étaient partis avant lui... Il aurait seulement bien voulu tenir
jusqu'à la Saint-Jean. Mais cela, il ne le disait pas. Angèle le savait, et cela lui suffisait. La
Saint-Jean il ne l'avait pas vue cette année. Le curé était arrivé au soir, Baptiste était mort au
petit jour. Le mal qui lui sciait le corps en deux avait triomphé. C'était normal. Angèle ne
l'avait pas entendue arriver. Cécile, après s'être changée, était venue voir si elle n'avait
besoin de rien. De quoi aurait-elle pu voir besoin ? Angèle la fit asseoir. Elles parlèrent.
Enfin, Cécile parla. De l'enterrement bien sûr, des larmes de quelques-uns, du chagrin de
tous. Angèle l'entendait à peine. Baptiste et elle n'étaient jamais sortis de Sainte-Croix, et
elle le regrettait un peu. Elle aurait surtout bien aimé aller à Lourdes. Elle avait dû se
contenter de processions télévisées. Elle l'avait aimé son Baptiste dès le début, ou presque.
Pendant les premières années de leur mariage elle l'accompagnait aux champs pour lui
donner la main. Mais depuis bien longtemps, elle n'en avait plus la force. Alors elle l'attendait
veillant à ce que le café soit toujours chaud, sans jamais être bouillant. Elle avait appris { le
surveiller du coin de l'œil, levant { peine le nez de son ouvrage. Et puis, pas besoin de
montre. Elle savait quand il lui fallait aller nourrir les volailles, préparer le dîner. Elle savait
quand Baptiste rentrait. Souvent Cécile venait lui tenir compagnie. Elle apportait sa couture,
et en même temps les dernières nouvelles du village. C'est ainsi qu'un jour elle lui dit, sur le
ton de la conversation bien sûr, qu'il lui semblait bien avoir aperçu Baptiste discutant avec
Germaine Richard, près de la vigne. Plusieurs fois au cours des mois qui suivirent, Cécile fit
quelques autres " discrètes " allusions. Puis elle n'en parla plus. Mais alors Angèle savait.
Elle ne disait rien. Peu à peu elle s'était habituée. Sans même avoir eu à y réfléchir, elle avait
décidé de ne jamais en parler à Baptiste, ni à personne. C'était sa dignité. Cela avait duré
jusqu'à ce que Baptiste tombe malade pour ne plus jamais se relever. Cela avait duré près
de vingt ans. Son seul regret, disait-elle parfois, était de n'avoir pas eu d'enfants. Elle ne
mentait pas. Encore une raison de détester la Germaine Richard d'ailleurs, car elle, elle avait
un fils, né peu de temps après la mort de son père; Edmond Richard, un colosse aux yeux et
aux cheveux noirs avait été emporté en quelques semaines par un mal terrible, dont
personne n'avait jamais rien su. Le fils Richard, on ne le connaissait pas à SainteCroix. Il
avait été élevé par une tante, à Angers. Un jour cependant, c'était juste avant que Baptiste
ne tombe malade, il était venu voir sa mère. Cécile était là, bien sûr, puisque Cécile est
toujours là où il se passe quelque chose. Elle lui avait trouvé un air niais, avec ses grands
yeux bleus délavés. Angèle en avait semblé toute retournée. Cécile était partie maintenant.
La nuit était tombée. Angèle fit un peu de vaisselle. Elle lava quelques tasses, puis la vieille
cafetière blanche, maintenant inutile, puisqu'Angèle ne buvait jamais de café. Elle la rangea
tout en haut du bahut. Sous l'évier, elle prit quelques vieux pots à confiture vides. À quoi bon
faire des confitures, elle en avait un plein buffet. Elle prit également quelques torchons, un
paquet de mort-aux rats aux trois-quarts vide, et s'en alla mettre le tout aux ordures. Il y avait
bien vingt ans qu'on n'avait pas vu un rat dans la maison.

Pascal Mérigeau, Quand Angèle fut seule..., 1983


Jour 7

Adieu Lucy

Tous ses voisins adoraient Lucy Quimby. Elle était gaie, discrète, serviable - la bonté même.
Les jeunes cadres un peu snobs du quartier l'estimaient physiquement quelconque - elle
était, il est vrai, un peu boulotte, un peu courte sur pattes, un peu trop blonde - mais dans
son regard toujours ensoleillé pétillait une telle gentillesse qu'il suffisait qu'elle vous dise
"bonjour", de grand matin, à l'heure où l'on achète son journal, pour que l'on se sente
aussitôt d'humeur allègre et que l'on ait envie d'embrasser ses deux joues rebondies. C'est
d'ailleurs ce qu'avait fait Joseph Quimby. Un jour de printemps, courant à son bureau, la
serviette sous le bras, il l'avait rencontrée, revenant du marché, son panier débordant de
carottes et de salades. En passant elle lui avait dit un mot aimable avec, dans l’œil, son bon
sourire. Alors pris subitement de folie fantasque, il l'avait serrée sur son cœur. Trois mois
plus tard, il l'avait épousée. Depuis, Joseph et Lucy Quimby étaient aussi heureux qu'on peut
l'être en ce bas monde. Pourtant, malgré l'amour qu'elle portait à son cher Joseph, la bonne
Lucy ne lui avait jamais avoué l'étrange, le terrible secret qui faisait d'elle une femme hors du
commun: elle était un peu sorcière. Sa grand-mère - une fieffée mégère, elle - lui avait appris
avant de mourir quelques incantations assez efficaces pour lui permettre sans douleur de se
transformer en n'importe quel animal. Lucy avait donc le pouvoir d'entrer à volonté dans la
peau d'un chat de gouttière ou d'une souris de salon, d'un tigre ou d'un dragon flamboyant,
les monstres légendaires n'étant pas exclus du catalogue. Mais elle n'abusait pas de ce don
bizarre. Elle en usait même avec la plus extrême discrétion. Sans doute, de temps à autre,
allait-elle voleter, abeille parmi les abeilles, autour des fleurs de son jardin, mais elle ne
poussait jamais plus loin l'extravagance. Elle était une épouse irréprochable et entendait le
rester. Or, vers la dixième année de son mariage, Lucy Quimby s'aperçut avec mélancolie
que Joseph l'accablait au fil des jours d'une indifférence de plus en plus morne. Il n'était pas
vraiment odieux, non, mais il baillait en sa présence, il rêvassait, l'air taciturne, en faisant
semblant de lire son journal, bref, il s'éloignait manifestement de sa tendre épouse, voguant
vers d'autres jupons. Lucy s'inquiéta. Comme elle était trop bonne pour être jalouse, elle se
reprocha de n'être pas assez belle, assez intelligente, assez affectueuse. Elle suivit donc un
régime amaigrissant, redoubla d'entrain et d'affection. Elle fit tant qu'elle parvint à ranimer
quelques braises et à réchauffer un peu l'atmosphère conjugale. "Alléluia, se dit-elle en son
cœur, mon cher Joseph revient { moi." Hélas, son cher Joseph, un soir, le front barré de
rides brisées, le regard fuyant, lui dit brièvement qu'une affaire urgente l'obligeait à
s'absenter pour le week-end. Alors Lucy, le premier moment de désespoir passé, décida
fièrement de le suivre. Non point pour l'espionner, Dieu l'en garde! La sainte femme voulait
simplement, tout simplement regarder vivre son époux hors du foyer et apprendre ainsi à
mieux le connaître pour l'aimer mieux et le rendre heureux, enfin, s'il était encore temps.
Mais comment l'accompagner partout sans être vue? Comment? Parbleu! Elle prononça la
formule magique et aussitôt se transforma en puce, en puce minuscule. Et pour être sûre de
tout voir, de tout entendre à l'aise, juste au moment où Joseph franchissait la porte de leur
petite villa, elle bondit, se posa à l'ombre du lobe de son oreille droite et attendit. Joseph
Quimby n'alla pas très loin. A quelques centaines de mètres de chez lui, il s'arrêta devant la
maison de Virginie Stone. "Ainsi, se dit tristement la petite puce, Virginie est l'heureuse élue."
C'était une vieille amie de Lucy. Elle était belle mais très médisante. Une vraie langue de
vipère. Une splendide chipie. Joseph entra chez elle. Elle l'accueillit avec passion. Il parut
gêné par ses débordements amoureux. "Mon pauvre mari n'a pas l'air dans son assiette, se
dit la puce, à l'ombre de l'oreille. Assurément, Virginie Stone n'est pas une femme pour lui.
Elle est trop passionnée, trop possessive." Il s'assit tout raide sur le bord d'un fauteuil en
face de sa vampirique maîtresse, s'humecta les lèvres et dit assez solennellement : - Ma
chère Virginie, j'ai mûrement réfléchi. Nous avons vécu ensemble une agréable aventure
mais pour parler honnêtement je ne suis pas amoureux de toi. J'ai décidé de ne plus te revoir
et de consacrer ma vie, désormais, à faire le bonheur de ma femme. Lucy est une admirable
épouse, j'ai honte de l'avoir trompée, j'espère qu'elle me pardonnera. Je veux passer ce
week-end tout seul, à me refaire, pour elle, un cœur tout neuf. Virginie, je te souhaite d'être
heureuse avec un homme digne de toi. La petite puce écouta ces mots avec une émotion
considérable. Elle pleura de joie si fort que ses larmes inondèrent quelques pores derrière
l'oreille de son cher Joseph. Virginie Stone, évidemment, réagit de manière en tous points
contraire. Quand Joseph Quimby se leva pour prendre congé elle l'agonit d'injures. Il
demeura de marbre. "Tu ne peux rien contre notre bonheur, lui cria la petite puce à voix
microscopique, gambadant follement sur la joue de son mari, tu ne peux rien contre notre
bonheur!" Hélas, elle se trompait. A bout d'arguments, Virginie Stone gratifia son ex-amant
d'une gifle vengeresse, une de ces gifles qui vous impriment pour plusieurs heures le parfait
dessin de cinq doigts et d'une paume, en rouge profond, sur la joue. Joseph Quimby,
stupéfait, caressa machinalement de l'index sa face durement outragée et la trouva
légèrement humide. Il regarda le bout de son doigt et vit un relief de bestiole écrasée. Il se
demanda stupidement où il avait bien pu attraper des puces et, complètement sonné, sortit
en bredouillant : - Adieu Lucy.
Ce n'était pas un simple lapsus.
Henri Gougaud
Jour 8

La Parure

C'était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur du destin, dans
une famille d'employés. Elle n'avait pas de dot, pas d'espérances, aucun moyen d'être
connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué; et elle se laissa marier
avec un petit commis du ministère de l'Instruction publique. Elle fut simple, ne pouvant être
parée, mais malheureuse comme une déclassée; car les femmes n'ont point de caste ni de
race, leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur
finesse native, leur instinct d'élégance, leur souplesse d'esprit sont leur seule hiérarchie, et
font des filles du peuple les égales des plus grandes dames. Elle souffrait sans cesse, se
sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de
son logement, de la misère des murs, de l'usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes
ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient
et l'indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle
des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres nettes,
capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et
aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par
la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux
meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets parfumés, faits
pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et
recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l'attention. Quand elle s'asseyait, pour
dîner, devant la table ronde couverte d'une nappe de trois jours, en face de son mari qui
découvrait la soupière en déclarant d'un air enchanté: « Ah ! le bon pot-au-feu ! je ne sais
rien de meilleur que cela », elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux
tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d'oiseaux étranges au milieu
d'une forêt de féerie; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses,
aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair
rose d'une truite ou des ailes de gélinotte. Elle n'avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et
elle n'aimait que cela; elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée,
être séduisante et recherchée. Elle avait une amie riche, une camarade de couvent qu'elle
ne voulait plus aller voir, tant elle souffrait en revenant. Et elle pleurait pendant des jours
entiers, de chagrin, de regret, de désespoir et de détresse. Or, un soir, son mari rentra, l'air
glorieux et tenant à la main une large enveloppe. -Tiens, dit-il, voici quelque chose pour toi.
Elle déchira vivement le papier et en tira une carte qui portait ces mots: "Le ministre de
l'Instruction publique et Mme Georges Ramponneau prient M. et Mme Loisel de leur faire
l'honneur de venir passer la soirée à l'hôtel du ministère, le lundi 18 janvier." Au lieu d'être
ravie, comme l'espérait son mari, elle jeta avec dépit l'invitation sur la table, murmurant : -
Que veux-tu que je fasse de cela? - Mais, ma chérie, je pensais que tu serais contente. Tu
ne sors jamais, et c'est une occasion, cela, une belle ! J'ai eu une peine infinie à l'obtenir.
Tout le monde en veut; c'est très recherché et on n'en donne pas beaucoup aux employés.
Tu verras là tout le monde officiel. Elle le regardait d'un oeil irrité, et elle déclara avec
impatience : - Que veux-tu que je me mette sur le dos pour aller là? Il n'y avait pas songé; il
balbutia : - Mais la robe avec laquelle tu vas au théâtre. Elle me semble très bien, à moi... Il
se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que sa femme pleurait. Deux grosses larmes
descendaient lentement des coins des yeux vers les coins de la bouche ; il bégaya: - Qu'as-
tu? Qu'as-tu? Mais, par un effort violent, elle avait dompté sa peine et elle répondit d'une
voix calme en essuyant ses joues humides: - Rien. Seulement je n'ai pas de toilette et par
conséquent, je ne peux aller à cette fête. Donne ta carte à quelque collègue dont la femme
sera mieux nippée que moi. Il était désolé. Il reprit : - Voyons, Mathilde. Combien cela
coûterait-il, une toilette convenable, qui pourrait te servir encore en d'autres occasions,
quelque chose de très simple ? Elle réfléchit quelques secondes, établissant ses comptes et
songeant aussi à la somme qu'elle pouvait demander sans s'attirer un refus immédiat et une
exclamation effarée du commis économe. Enfin, elle répondit en hésitant : - Je ne sais pas
au juste, mais il me semble qu'avec quatre cents francs je pourrais arriver. ll avait un peu
pâli, car il réservait juste cette somme pour acheter un fusil et s'offrir des parties de chasse,
l'été suivant, dans la plaine de Nanterre, avec quelques amis qui allaient tirer des alouettes,
par là, le dimanche. Il dit cependant : - Soit. Je te donne quatre cents francs. Mais tâche
d'avoir une belle robe. Le jour de la fête approchait, et Mme Loisel semblait triste, inquiète,
anxieuse. Sa toilette était prête cependant. Son mari lui dit un soir: - Qu'as-tu? Voyons, tu es
toute drôle depuis trois jours. Et elle répondit : - Cela m'ennuie de n'avoir pas un bijou, pas
une pierre, rien à mettre sur moi. J'aurai l'air misère comme tout. J'aimerais presque mieux
ne pas aller à cette soirée. Il reprit : - Tu mettras des fleurs naturelles. C'est très chic en cette
saison-ci. Pour dix francs tu auras deux ou trois roses magnifiques. Elle n'était point
convaincue. - Non... il n'y a rien de plus humiliant que d'avoir l'air pauvre au milieu de
femmes riches. Mais son mari s'écria: - Que tu es bête ! Va trouver ton amie Mme Forestier
et demande-lui de te prêter des bijoux. Tu es bien assez liée avec elle pour faire cela. Elle
poussa un cri de joie. - C'est vrai. Je n'y avais point pensé. Le lendemain, elle se rendit chez
son amie et lui conta sa détresse. Mme Forestier alla vers son armoire à glace, prit un large
coffret, l'apporta, l'ouvrit, et dit à Mme Loisel : - Choisis, ma chère. Elle vit d'abord des
bracelets, puis un collier de perles, puis une croix vénitienne, or et pierreries, d'un admirable
travail. Elle essayait les parures devant la glace, hésitait, ne pouvait se décider à les quitter,
à les rendre. Elle demandait toujours : - Tu n'as plus rien d'autre? - Mais si. Cherche. Je ne
sais pas ce qui peut te plaire. Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une
superbe rivière de diamants; et son coeur se mit à battre d'un désir immodéré. Ses mains
tremblaient en la prenant. Elle l'attacha autour de sa gorge, sur sa robe montante, et
demeura en extase devant elle-même. Puis, elle demanda, hésitante, pleine d'angoisse : -
Peux-tu me prêter cela, rien que cela? - Mais oui, certainement. Elle sauta au cou de son
amie, l'embrassa avec emportement, puis s'enfuit avec son trésor. Le jour de la fête arriva.
Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie que toutes, élégante, gracieuse, souriante et
folle de joie. Tous les hommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à être
présentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le Ministre la remarqua.
Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir, ne pensant plus à rien,
dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage de
bonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés,
de cette victoire si complète et si douce au coeur des femmes. Elle partit vers quatre heures
du matin. Son mari, depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec trois autres
messieurs dont les femmes s'amusaient beaucoup. Il lui jeta sur les épaules les vêtements
qu'il avait apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la pauvreté
jurait avec l'élégance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut s'enfuir, pour ne pas être
remarquée par les autres femmes qui s'enveloppaient de riches fourrures. Loisel la retenait :
- Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais appeler un fiacre. Mais elle ne l'écoutait
point et descendait rapidement l'escalier. Lorsqu'ils furent dans la rue, ils ne trouvèrent pas
de voiture ; et ils se mirent à chercher, criant après les cochers qu'ils voyaient passer de loin.
Ils descendaient vers la Seine, désespérés, grelottants. Enfin, ils trouvèrent sur le quai un de
ces vieux coupés noctambules qu'on ne voit dans Paris que la nuit venue, comme s'ils
eussent été honteux de leur misère pendant le jour. Il les ramena jusqu'à leur porte, rue des
Martyrs, et ils remontèrent tristement chez eux. C'était fini, pour elle. Et il songeait, lui, qu'il
lui faudrait être au Ministère à dix heures. Elle ôta les vêtements dont elle s'était enveloppé
les épaules, devant la glace, afin de se voir encore une fois dans sa gloire. Mais soudain elle
poussa un cri. Elle n'avait plus sa rivière autour du cou ! Son mari, à moitié dévêtu déjà,
demanda: - Qu'est-ce que tu as ? Elle se tourna vers lui, affolée: - J'ai... j'ai... je n'ai plus la
rivière de Mme Forestier. Il se dressa, éperdu : - Quoi !... comment !... Ce n'est pas possible !
Et ils cherchèrent dans les plis de la robe, dans les plis du manteau, dans les poches,
partout. Ils ne la trouvèrent point. Il demandait : - Tu es sûre que tu l'avais encore en quittant
le bal? - Oui, je l'ai touchée dans le vestibule du Ministère. - Mais si tu l'avais perdue dans la
rue, nous l'aurions entendue tomber. Elle doit être dans le fiacre. - Oui. C'est probable. As-tu
pris le numéro? - Non. Et toi, tu ne l'as pas regardé ? - Non. Ils se contemplaient atterrés.
Enfin Loisel se rhabilla. - Je vais, dit-il, refaire tout le trajet que nous avons fait à pied, pour
voir si je ne la retrouverai pas. Et il sortit. Elle demeura en toilette de soirée, sans force pour
se coucher, abattue sur une chaise, sans feu, sans pensée. Son mari rentra vers sept
heures. Il n'avait rien trouvé. Il se rendit à la Préfecture de police, aux journaux, pour faire
promettre une récompense, aux compagnies de petites voitures, partout enfin où un soupçon
d'espoir le poussait. Elle attendit tout le jour, dans le même état d'effarement devant cet
affreux désastre. Loisel revint le soir, avec la figure creusée, pâlie; il n'avait rien découvert. -
Il faut, dit-il, écrire à ton amie que tu as brisé la fermeture de sa rivière et que tu la fais
réparer. Cela nous donnera le temps de nous retourner. Elle écrivit sous sa dictée. Au bout
d'une semaine, ils avaient perdu toute espérance. Et Loisel, vieilli de cinq ans, déclara : - Il
faut aviser à remplacer ce bijou. Ils prirent, le lendemain, la boîte qui l'avait renfermé, et se
rendirent chez le joaillier, dont le nom se trouvait dedans. Il consulta ses livres : - Ce n'est
pas moi, madame, qui ai vendu cette rivière ; j'ai dû seulement fournir l'écrin. Alors ils allèrent
de bijoutier en bijoutier, cherchant une parure pareille à l'autre, consultant leurs souvenirs,
malades tous deux de chagrin et d'angoisse. Ils trouvèrent, dans une boutique du Palais
Royal, un chapelet de diamants qui leur parut entièrement semblable à celui qu'ils
cherchaient. Il valait quarante mille francs. On le leur laisserait à trente-six mille. Ils prièrent
donc le joaillier de ne pas le vendre avant trois jours. Et ils firent condition qu'on le
reprendrait pour trente-quatre mille francs, si le premier était retrouvé avant la fin de février.
Loisel possédait dix-huit mille francs que lui avait laissés son père. Il emprunterait le reste. Il
emprunta, demandant mille francs à l'un, cinq cents à l'autre, cinq louis par-ci, trois louis par-
là. Il fit des billets, prit des engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les races
de prêteurs. Il compromit toute la fin de son existence, risqua sa signature sans savoir même
s'il pourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses de l'avenir, par la noire misère
qui allait s'abattre sur lui, par la perspective de toutes les privations physiques et de toutes
les tortures morales, il alla chercher la rivière nouvelle, en déposant sur le comptoir du
marchand trente-six mille francs. Quand Mme Loisel reporta la parure à Mme Forestier,
celle-ci lui dit, d'un air froissé: - Tu aurais dû me la rendre plus tôt, car je pouvais en avoir
besoin. Elle n'ouvrit pas l'écrin, ce que redoutait son amie. Si elle s'était aperçue de la
substitution, qu'aurait-elle pensé ? Qu'aurait-elle dit ? Ne l'aurait-elle pas prise pour une
voleuse ? Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d'ailleurs,
tout d'un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle paierait. On renvoya
la bonne ; on changea de logement; on loua sous les toits une mansarde. Elle connut les
gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant
ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge
sale, les chemises et les torchons, qu'elle faisait sécher sur une corde; elle descendit à la
rue, chaque matin, les ordures, et monta l'eau, s'arrêtant à chaque étage pour souffler. Et,
vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l'épicier, chez le boucher,
le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent. Il fallait
chaque mois payer des billets, en renouveler d'autres, obtenir du temps. Le mari travaillait, le
soir, à mettre au net les comptes d'un commerçant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à
cinq sous la page. Et cette vie dura dix ans. Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout,
avec le taux de l'usure, et l'accumulation des intérêts superposés. Mme Loisel semblait
vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres.
Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande
eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s'asseyait auprès de la
fenêtre, et elle songeait à cette soirée d'autrefois, à ce bal où elle avait été si belle et si fêtée.
Que serait-il arrivé si elle n'avait point perdu cette parure? Qui sait ? Qui sait ? Comme la vie
est singulière, changeante ! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver !
Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs-Elysées pour se délasser
des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant.
C'était Mme Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante. Mme Loisel se
sentit émue. Allait-elle lui parler? Oui, certes. Et maintenant qu'elle avait payé, elle lui dirait
tout. Pourquoi pas? Elle s'approcha. - Bonjour, Jeanne. L'autre ne la reconnaissait point,
s'étonnant d'être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise. Elle balbutia: - Mais...
madame !... Je ne sais... Vous devez vous tromper. - Non. Je suis Mathilde Loisel. Son amie
poussa un cri. - Oh !... ma pauvre Mathilde, comme tu es changée !... - Oui, j'ai eu des jours
bien durs, depuis que je ne t'ai vue ; et bien des misères... et cela à cause de toi !... - De
moi... Comment ça? - Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m'as prêtée pour
aller à la fête du Ministère. - Oui. Eh bien? - Eh bien, je l'ai perdue. - Comment ! puisque tu
me l'as rapportée… - Je t'en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la
payons. Tu comprends que ça n'était pas aisé pour nous, qui n'avions rien... Enfin c'est fini,
et je suis rudement contente. Mme Forestier s'était arrêtée. - Tu dis que tu as acheté une
rivière de diamants pour remplacer la mienne? - Oui. Tu ne t'en étais pas aperçue, hein !
Elles étaient bien pareilles. Et elle souriait d'une joie orgueilleuse et naïve. Mme Forestier,
fort émue, lui prit les deux mains. - Oh ! ma pauvre Mathilde ! Mais la mienne était fausse.
Elle valait au plus cinq cents francs!...

17 février 1884, Guy de Maupassant


Jour 9
Pauvre petit garçon !

Comme d'habitude, Mme Klara emmena son petit garçon, cinq ans, au jardin public, au bord
du fleuve. Il était environ trois heures. La saison n'était ni belle ni mauvaise, le soleil jouait à
cache-cache et le vent soufflait de temps à autre, porté par le fleuve. On ne pouvait pas dire
non plus de cet entant qu'il était beau, au contraire, il était plutôt pitoyable même,
maigrichon, souffreteux, blafard, presque vert, au point que ses camarades de jeu, pour se
moquer de lui, l'appelaient Laitue. Mais d'habitude les enfants au teint pâle ont en
compensation d'immenses yeux noirs qui illuminent leur visage exsangue et lui donnent une
expression pathétique. Ce n'était pas le cas de Dolfi ; il avait de petits yeux insignifiants qui
vous regardaient sans aucune personnalité . Ce jour-là, le bambin surnommé Laitue avait un
fusil tout neuf qui tirait même de petites cartouches, inoffensives bien sûr, mais c'etait quand
même un fusil ! Il ne se mit pas à jouer avec les autres enfants car d'ordinaire ils le
tracassaient, alors il préférait rester tout seul dans son coin, même sans jouer. Parce que les
animaux qui. ignorent la souffrance de la solitude sont capables de s'amuser tout seuls, mais
l'homme au contraire n'y arrive pas et s'il tente de le faire, bien vite une angoisse encore plus
forte s'empare de lui. Pourtant quand les autres gamins passaient devant lui, Dolfi épaulait
son fusil et faisait semblant de tirer, mais sans animosité, c'était plutôt une invitation, comme
s'il avait voulu leur dire : « Tiens, tu vois, moi aussi aujourd'hui j'ai un fusil. Pourquoi est-ce
que vous ne me demandez pas de jouer avec vous ? » Les autres enfants éparpillés dans
l'allée remarquèrent bien le nouveau fusil de Dolfi. C'était un jouet de quatre sous mais il
était flambant neuf et puis il était différent des leurs et cela suffisait pour susciter leur
curiosité et leur envie. L'un d'eux dit : « Hé ! vous autres ! vous avez vu la Laitue, le fusil qu'il
a aujourd'hui ? » Un autre dit : « La Laitue a apporté son fusil seulement pour nous le faire
voir et nous faire bisquer mais il ne jouera pas avec nous. D'ailleurs il ne sait même pas
jouer tout seul. La Laitue est un cochon. Et puis son fusil, c'est de la camelote ! . « Il ne joue
pas parce qu'il a peur de nous », dit un troisième. Et celui qui avait parlé avant : « Peut-être,
mais n'empêche que c'est un dégoûtant ! » Mme Klara était assise sur un banc, occupée à
tricoter, et le soleil la nimbait d'un halo. Son petit garçon était assis, bêtement désœuvré, {
côté d’elle, il n'osait pas se risquer dans l'allée avec son fusil et il le manipulait avec
maladresse. Il était environ trois heures et dans les arbres de nombreux oiseaux inconnus
faisaient un tapage invraisemblable, signe peut-être que le crépuscule approchait. · « Allons,
Dolfi, va jouer, l'encourageait Mme Klara, sans lever les yeux de son travail. - Jouer avec qui
? - Mais avec les autres petits garçons, voyons ! vous êtes tous amis, non ? - Non, on n'est
pas amis, disait Dolfi. Quand je vais jouer ils se moquent de moi. - Tu dis cela parce qu'ils
t'appellent Laitue ? - Je veux pas qu'ils m'appellent Laitue ! - Pourtant moi je trouve que c'est
un joli nom. A ta place, je ne me fâcherais pas pour si peu. » Mais lui, obstiné : « Je veux
pas qu'on m'appelle Laitue ! » Les autres enfants jouaient habituellement à la guerre et ce
jour-là aussi. Dolfi avait tenté une fois de se joindre à eux, mais aussitôt ils l'avaient appelé
Laitue et s'étaient mis à rire. Ils étaient presque tous blonds, lui au contraire était brun, avec
une petite mèche qui lui retombait sur le front en virgule. Les autres avaient de bonnes
grosses jambes, lui au contraire avait de vraies flûtes maigres et grêles. Les autres couraient
et sautaient comme des lapins, lui, avec sa meilleure volonté, ne réussissait pas à les suivre.
Ils avaient des fusils, des sabres, des frondes, des arcs, des sarbacanes, des casques. Le
fils de l'ingénieur Weiss avait même une cuirasse brillante comme celle des hussards. Les
autres, qui avaient pourtant le même âge que lui, connaissaient une quantité de gros mots
très énergiques et il n'osait pas les répéter. Ils étaient forts et lui si faible. Mais cette fois lui
aussi était venu avec un fusil. C'est alors qu'après avoir tenu conciliabule les autres garçons
s'approchèrent : « Tu as un beau fusil, dit Max, le fils de l'ingénieur Weiss. Fais voir. » Dolfi
sans le lâcher laissa l'autre l'examiner. « Pas mal », reconnut Max avec l'autorité d'un expert.
Il portait en bandoulière une carabine à air comprimé qui coûtait au moins vingt fois plus que
le fusil. Dolfi en fut très flatté. « Avec ce fusil, toi aussi tu peux faire la guerre, dit Walter en
baissant les paupières avec condescendance. - Mais oui, avec ce fusil, tu peux être
capitaine », dit un troisième. Et Dolfi les regardait émerveillé. Ils ne l'avaient pas encore
appelé Laitue. Il commença à s'enhardir. Alors ils lui expliquèrent comment ils allaient faire la
guerre ce jour-là. Il y avait l'armée du général Max qui occupait la montagne et il y avait
l'armée du général Walter qui tenterait de forcer le passage. Les montagnes étaient en
réalité deux talus herbeux recouverts de buissons ; et le passage était constitué par une
petite allée en pente. Dolfi fut affecté à l'armée de Walter avec le grade de capitaine. Et puis
les deux formations se séparèrent, chacune allant préparer en secret ses propres plans de
bataille. Pour la première fois, Dolfi se vit prendre au sérieux par les autres garçons. Walter
lui confia une mission de grande responsabilité : il commanderait l'avant-garde. Ils lui
donnèrent comme escorte deux bambins à l'air sournois armés de fronde et ils l'expédièrent
en tête de l'armée, avec l'ordre de sonder le passage. Walter et les autres lui souriaient avec
gentillesse. D'une façon presque excessive, Alors Dolfi se dirigea vers la petite allée qui
descendait en pente rapide. Des deux côtés, les rives herbeuses avec leurs buissons. Il était
clair que les ennemis, commandés par Max, avaient dû tendre une embuscade en se
cachant derrière les arbres. Mais on n'apercevait rien de suspect. « Hé ! capitaine Dolfi, pars
immédiatement à l'attaque, les autres n'ont sûrement pas encore eu le temps d'arriver,
ordonna Walter sur un ton confidentiel. Aussitôt que tu es 'arrivé en bas, nous accourons et
nous y soutenons leur assaut. Mais toi, cours, cours le plus vite que tu peux, on ne sait
jamais... » Dolfi se retourna pour le regarder. Il remarqua que tant Walter que ses autres
compagnons d'armes avaient un étrange sourire. Il eut un instant d'hésitation. « Qu'est-ce
qu'il y a ? demanda-t-il. - Allons, capitaine, à l'attaque!» intima le général . Au même
moment, de l'autre côté du fleuve invisible, passa une fanfare militaire. Les palpitations
émouvantes de la trompette pénétrèrent comme un flot de vie 'dans le cœur de Dolfi qui
serra fièrement son ridicule petit fusil et se sentit appelé par la gloire. « A l'attaque, les
enfants ! » cria-t-il, comme il n'aurait jamais eu le courage de le faire dans des conditions
normales. Et il se jeta en courant dans la petite allée en pente. Au même moment un éclat
de rire sauvage éclata derrière lui. Mais il n'eut pas le temps de se retourner. Il était déjà
lancé et d'un seul coup il sentit son pied retenu. A dix centimètres du sol, ils avaient tendu
une ficelle. Il s'étala de tout son long par terre, se cognant douloureusement le nez. Le fusil
lui échappa des mains. Un tumulte de cris et de coups se mêla aux échos ardents de la
fanfare. Il essaya de se relever mais les ennemis débouchèrent des buissons et le
bombardèrent de terrifiantes balles d'argile pétrie avec de l'eau. Un de ces projectiles le
frappa en plein sur l'oreille le faisant trébucher de nouveau. Alors ils sautèrent tous sur lui et
le piétinèrent. Même Walter, son général, même ses compagnons d'armes ! « Tiens !
attrape, capitaine Laitue. » Enfin il sentit que les autres s'enfuyaient, le son héroïque de la
fanfare s'estompait au-delà du fleuve. Secoué par des sanglots désespérés il chercha tout
autour de lui son fusil. Il le ramassa. C n'était plus qu'un tronçon de métal tordu. Quelqu'un
avait fait sauter le canon, il ne pouvait plu servir à rien. Avec cette douloureuse relique à la
main, saignant du nez, les genoux couronnés, couvert de terre de la tête aux pieds, il alla
retrouver sa maman dans l'allée. «.Mon Dieu ! Dolfi, qu'est-ce que tu as fait ? » Elle ne lui
demandait pas ce que les autres lu avaient fait mais ce qu'il avait fait, lui. Instinctif dépit de la
brave ménagère qui voit un vêtement complètement perdu. Mais il y avait aussi l'humiliation
de la mère : quel pauvre homme deviendrait ce malheureux bambin ? Ouelle misérable
destinée l'attendait ? Pourquoi n'avait-elle pas mis au monde, elle aussi, un de ces garçons
blonds et robustes qui couraient dans le jardin ? Pourquoi Dolfi restait-il si rachitique ?
Pourquoi était-il toujours si pâle ? Pourquoi était-il si peu sympathique aux autres ? Pourquoi
n'avait-il pas de sang dans les veines et se laissait-il toujours mener par les autres et
conduire par le bout du nez ? Elle essaya d'imaginer son fils dans quinze vingt ans. Elle
aurait aimé se le représenter en uniforme, à la tête d'un escadron de cavalerie, ou donnant le
bras à une superbe jeune fille, ou patron d'une belle boutique, ou officier de marine. Mais elle
n'y arrivait pas. Elle le voyait toujours assis un porte-plume à la main, avec de grandes
feuilles de papier devant lui, penché su le banc de l'école, penché sur la table de la mai son,
penché sur le bureau d'une étude poussiéreuse. Un bureaucrate, un petit homme terne. Il
serait toujours un pauvre diable, vaincu par 1a vie. « Oh ! le pauvre petit ! » s'apitoya une
jeune femme élégante qui parlait avec Mme Klara. Et secouant la tête, elle caressa le visage
défait de Dolfi. Le garçon leva les yeux, reconnaissant, il essaya de sourire, et une sorte de
lumière éclaira un bref instant son visage pâle. Il y avait toute l'amère solitude d'une créature
fragile, innocente, humiliée, sans défense ; le désir désespéré d'un peu d consolation ; un
sentiment pur, douloureux et très beau qu'il était impossible de définir. Pendant un instant -
et ce fut la dernière fois – il fut un petit garçon doux, tendre et malheureux qui ne comprenait
pas et demandait au monde environnant un peu de bonté. Mais ce ne fut qu'un instant. «
Allons, Dolfi, viens te changer ! » fit la mère en colère, et elle le traîna énergiquement à la
maison. Alors le bambin se remit { sangloter { cœur fendre, son visage devint subitement
laid, un rictus dur lui plissa la bouche. « Oh ! ces enfants ! quelles histoires ils font pour un
rien ! s'exclama l'autre dame agacée en les quittant. Allons, au revoir, madame Hitler ! »
Dino Buzzati
Jour 10
Iceberg

Irène s’étire sur sa chaise longue, entrouvre les yeux, bâille longuement et pouffe : - Oh !
pardon ! Je n’ai pas mis ma main devant ma bouche. Elle me considère, mi-confuse, mi-
railleuse. - Quelle importance ? dis-je. - Pour vous, je suis sûre que ça en a. - Mais non ! On
dirait que ça ne me… Irène a tendance à me croire à cheval sur les convenances et très
pudibond. Tant mieux ! Parfait ! Je n’aime pas que l’on me connaisse trop. Je préfère rester
pour elle un iceberg : un cinquième visible et le reste immergé. Au début, je cherchais
toujours { m’expliquer, je sautais sur les rares occasions qu’elle me donnait de parler de moi.
Mais maintenant, c’est fini et je préfère changer de conversation. Je désigne la fenêtre du
premier étage de la villa : - Georges fait sa sieste ? - Oui. - Pourquoi ne la fait-il pas dans le
jardin ? - À cause du soleil. Je me retiens de ne pas hausser les épaules : le soleil
d’automne, { Bouville, n’a jamais tué personne. Mais après tout, si je me trouve seul avec
Irène dans le jardin et assuré d’un peu de tranquillité, je devrais être le dernier { m’en
plaindre. Mais je ne suis jamais seul avec Irène, ni dans le jardin d’ailleurs : la présence de
Georges rôde toujours entre nous et elle ne pense qu’{ Georges. - Il fait bon, dit-elle. Jamais
on ne se croirait au mois de septembre au bord de la Manche ! Quel beau week-end ! C’est
si gentil de nous avoir invités tous les deux. Vous savez que vous êtes un ami délicieux, mon
petit Bernard ? - Oh ! pour ça, oui, je le sais. Je suis gentil, délicieux et charmant. Un ami.
Elle a refermé les yeux. Elle doit penser à Georges. Un demi-sourire trotte sur ses lèvres. Le
visage d’une femme comblée… Enfin presque… Je suppose que le mariage lui aurait mieux
convenu qu’une aventure, mais Georges lui interdit même d’y penser. Derrière mes lunettes
fumées, je la contemple, étendue sur une chaise longue, un bras replié sous la nuque. Elle
se farde à peine, ses cheveux sont coupés courts, elle s’habille sans recherche, ses traits ne
sont ni très fins, ni très réguliers. Je ne la trouve ni gentille, ni délicieuse, ni charmante et elle
n’est pas mon amie. Je voudrais simplement l’avoir avec moi le reste de ma vie. Et elle est {
Georges… J’ai rencontré Irène un soir de printemps { six heures et demie, près de la rotonde
du parc Monceau. Elle sanglotait convulsivement, adossée { la grille, se tamponnant les yeux
d’un petit mouchoir rose. Les passants lui jetaient des regards furtifs et hâtaient le pas en
détournant la tête. Ma première réaction fut de les imiter, mais, poursuivi par l’image de cette
détresse solitaire, je revins sur mes pas. Je suis d’une nature assez sensible : je supporte
difficilement la vue d’un homme ou d’une femme qui pleure. Seuls les enfants m’agacent. Je
considérai quelque temps cette fille en larmes sans savoir que faire pour l’aider. J’aurais pu,
évidemment, l’aborder en lui demandant ce qui n’allait pas et en quoi je pouvais lui être utile.
Mais peut- être aurait-elle suspecté mes intentions, soupçonné quelque arrière-pensée. Or,
d’arrière-pensée, je n’en avais aucune à ce moment-l{. Simplement je savais ce qu’est la
solitude et je voulais faire un geste pour lui témoigner un peu de chaleur humaine ; elle avait
l’air d’avoir froid : elle frissonnait. Mais, pour un timide, il est difficile de faire preuve de
chaleur humaine. Or, je suis d’une nature très timide. On pourrait même dire renfermée (et
d’ailleurs on l’a dit). Je ne sais pas extérioriser, je ne sais pas communiquer, je ne sais pas
lier. Je restais là à la regarder sans me décider. D’autant plus qu’il y avait tous ces passants
qui n’arrêtaient pas de passer comme s’ils l’avaient fait exprès et qui la regardaient. Si je
l’abordais, ils me regarderaient aussi, et en règle générale, je n’aime pas qu’on me regarde :
on commence par vous regarder, puis on vous examine et on finit par vous juger. Pas de ça
avec moi. Tout { coup, j’ai eu une inspiration : je venais de me souvenir qu’il y avait un
fleuriste pas loin. J’achetai un petit bouquet de fleurs, je ne sais pas lesquelles, je ne m’y
connais pas en fleurs. Quand je déposai le bouquet près d’elle, le froissement du papier de
soie lui fit tourner la tête. Je marmonnai, les oreilles en feu : « Il ne faut pas pleurer comme
ça. » De près elle faisait moins jolie que de loin. Moins poétique. De loin, évidemment, on ne
voyait qu’une jeune fille éplorée. De près on voyait les petits détails : les yeux rouges, le nez
qui coule. Elle releva vivement la tête, me regarda. Un regard morne où pointaient un peu de
surprise et d’irritation. Je lui souris et m’éloignai sans me retourner: si l’on ne veut pas rater
ses sorties, il ne faut jamais se retourner. Nous nous sommes revus le lendemain. Je
revenais de mon travail, elle du sien, comme la veille, et nos chemins se croisèrent encore
devant la rotonde du parc Monceau. Elle ne pleurait plus. Seulement l’air abattu. C’est elle
qui, la première, m’adressa un petit sourire contraint. Je me risquai à lui demander si elle
allait mieux, elle me répondit : « un peu » et me remercia pour mes anémones (oui, au fait,
c’étaient des anémones). Le lendemain, on s’est encore rencontrés, puis le jour suivant, et
ainsi de suite, et voil{. Et maintenant, elle est allongée en face de moi dans la position
approximative de l’« Olympia » de Manet, robe en plus, hélas ! Je la contemple sans me
gêner beaucoup. Grâce à mes verres fumés, elle ne peut savoir si je la regarde ou non. Elle
me plaît. Vraiment, elle me plaît, avec son nez busqué, et son grain de beauté au-dessous
du genou. J’ai envie de l’embrasser, mais il n’en est pas question. A cause de l’autre, l{-haut.
Et justement, Irène n’y tient plus. Elle se lève avec un sourire contrit: - Excusez-moi. Je
monte rejoindre Georges. Je me retiens de lui dire que si son Georges a besoin d’elle, il est
bien capable de l’appeler tout seul. Patience et prudence. Après tout, que le cher Georges
profite de son reste. De tout son petit reste. Irène entre dans la villa. Nous avons pris
l’habitude de nous revoir chaque soir devant la rotonde. Je l’accompagnais un peu. Mois qui
ne suis ni liant, ni bavard, avec elle je me liais, je bavardais. Une huitaine de jours plus tard,
je l’ai invitée au cinéma. Après une légère hésitation, elle a accepté et nous nous sommes
mis à sortir une ou deux fois dans la semaine. Puis, j’ai suggéré que nous pourrions sortir
plus souvent. Elle éluda et je n’insistai pas sur le moment. Mais j’ai de la suite dans les idées
et quelque temps plus tard, je l’invitai { une exposition de peinture, un dimanche après-midi.
Moi à une exposition de peinture ! Même pas une exposition de peinture, d’ailleurs. Des
vitraux par Chagall, je crois, et qu’il fallait admirer dare-dare avant qu’on les expédie dans
leur église de Jérusalem ou de je ne sais où. Les vitraux de Chagall, moi, ça m’intéresse au-
tant que les théories de Teilhard de Chardin, mais enfin c’était un prétexte pour la voir un
dimanche. Nous n’avions jamais fait allusion ni l’un ni l’autre au chagrin qui était { l’origine de
notre rencontre, mais elle semblait à peu près maîtresse de ses soirées et je pouvais la
croire libre ! Or, au lieu de s’exclamer: « Oh! oui, allons voir ces merveilleux et fascinants
vitraux de Chagall ! (comme n’importe quelle fille aurait fait { sa place), ne la voil{-t-il pas qui
me répond tout net : - Je ne suis jamais libre pendant le week-end. Tel quel. Avec un sourire
contraint, mais d’un ton ferme. Moi, je n’ai pas insisté : quand on me claque une porte au
nez, j’ai assez d’amour-propre pour ne pas essayer de rentrer. Et c’est elle-même qui m’a
parlé de Georges. Évidemment, j’aurais bien dû me douter que je n’étais pas le premier
homme qu’elle rencontrait, que son chagrin du premier soir n’était pas dû { un simple vague {
l’âme… A un ami tel que moi, on pouvait tout dire, n’est-ce pas (et rien dans ma conduite
n’aurait pu lui faire supposer que j’éprouvais pour elle un autre sentiment que l’amitié). Alors,
non seulement elle me parla de Georges, mais elle devint intarissable { son sujet. Bien sûr, il
l’avait fait souffrir, mais tel qu’il était, elle l’aimait. Et puisqu’ils ne pouvaient se voir pendant
la semaine, les week-ends étaient à lui. D’abord, j’en suis resté abasourdi. Je ne m’attendais
pas { ça. Et puis, je me suis repris. J’ai décidé de réagir, de lutter. Avant tout, il fallait que je
réussisse { m’insinuer entre eux deux, { briser leur tête-à-tête, à participer aux sacro-saints
week-ends… Je n’y tiens plus. Que peut-elle bien fabriquer là-haut avec lui ? Il y a déj{ plus
de vingt minutes qu’elle est montée. Tant pis, j’y vais. C’est un peu mesquin, ce que je fais l{.
Je devrais la laisser profiter de son reste avec Georges. Mais elle oublie tout de même
qu’elle est chez moi. Elle pourrait y mettre du tact ! Je pénètre { mon tour dans la villa et
monte l’escalier. Je m’arrête devant la porte de leur chambre. Pas besoin de tendre l’oreille
pour entendre le bruit des baisers { l’intérieur. C’est plus fort que moi, j’entre. Irène se lève
vivement du lit en reboutonnant son corsage. Elle est devenue très rouge. Georges, qui est
resté allongé, me regarde entrer sans piper. - Vous auriez pu frapper, remarque Irène d’un
ton pincé. - Pardonnez-moi, dis-je, mais je ne pensais pas qu’{ cette heure-ci, vous… Je
m’éclaircis la gorge et demande le cœur battant, car de sa réponse dépend la réussite de
mon plan : - Que penseriez-vous d’une balade avec la voiture ? J’ai réussi, non sans mal, {
devenir « l’ami de la famille ». Irène m’invita { prendre le thé un dimanche et me présenta le
fameux Georges. Un des plus mauvais après-midi de mon existence. Jamais je n’ai eu
autant l’impression de ne pas exister. Dès cette visite, j’ai compris qu’un tel amour ne pouvait
laisser de place pour aucun autre et que, de Georges et moi, l’un était de trop. Il aurait été
beau encore ! Mais il était laid – une espèce d’avorton { moitié chauve – et son caractère
semblait aussi malgracieux que son apparence. Tel était celui qui empêchait Irène de
rechercher un homme capable de lui apporter un amour sérieux. Un homme qui, lui au
moins, l’épouserait. Moi. Et elle gâchait sa vie pour un être qui, dans son inconscience, ne
s’apercevait même pas du sacrifice ! Très rapidement, j’ai donc été amené { conclure que ce
serait un vrai service à lui rendre que de la débarrasser de Georges. Un service dont elle ne
me saurait évidemment aucun gré si elle apprenait que je le lui avais rendu, mais il importe
de savoir faire malgré eux le bien de ceux que l’on aime. Elle le pleurerait sans doute
pendant quelque temps, mais tout s’oublie. Elle l’oublierait. Dans mes bras. L’ennui c’est que
je ne pouvais faire disparaître Georges n’importe quand. En semaine, j’ignorais où il se
trouvait et il eût été trop dangereux d’interroger Irène sur ce point: elle aurait pu s’en
souvenir par la suite. Je ne pouvais atteindre Georges qu’un seul moment où il m’était
possible de le voir, c’est-à-dire pendant le week-end. Bon. Je savais quand. Maintenant, il
fallait savoir comment. J’ai tout envisagé, même le poison, mais rien ne convenait. Trop
dangereux pour moi, pas assez pour lui. Je commençais à désespérer quand j’ai pensé { la
voiture. J’ai préparé mon affaire longtemps { l’avance. J’ai commencé par inviter Irène pour
un week-end (en tout bien tout honneur, comme il se doit), dans la villa que possède ma
famille à Bouville. Comme je m’y attendais, elle m’a répondu qu’elle ne voulait pas venir sans
Georges. Sur quoi je l’ai assurée que jamais ne me serait venue l’idée de les inviter l’un sans
l’autre . Georges pouvait venir aussi, naturellement ! Avec sa voiture ! Ainsi s’est prise
l’habitude des week-ends, ainsi n’est-ce pas la première fois que nous venons jusqu’ici avec
la voiture. C’est un endroit qu’Irène et moi apprécions beaucoup, pour des raisons
différentes. Irène, c’est parce que nous dominons la ville et, au-del{, la mer ; que l’on peut
admirer un panorama somptueux et repérer Le Havre et la côte anglaise grâce { une table
d’orientation. Moi, c’est d’une part parce que la beauté du lieu distrait précisément Irène des
contingences ; d’autre part, parce que du petit rond-point où est située la table d’orientation,
partent deux chemins { très forte pente ; celui d’où nous venons et qui débouche cent mètres
plus bas sur une route { grande .circulation et un autre plus étroit mais tout aussi intéressant
qui aboutit droit { la lisière d’un terrain privé dont la barrière de clôture, basse et très
vermoulue, se trouve juste au bord de la falaise qui tombe à pic dans la mer. Nous nous
arrêtons près du petit rond-point. Irène bloque le frein et se dirige aussitôt vers la table
d’orientation. Elle est d’excellente humeur et ne semble plus me tenir rigueur de mon
irruption intempestive de tout { l’heure, dans la chambre. Georges, toujours aussi indifférent
et qui ne s’intéresse pas au paysage, reste dans la voiture. Jusqu’{ présent, tout s’est bien
passé comme { l’accoutumée. Mais cette fois, je fais un petit geste de plus : après avoir
laissé galamment Irène me précéder, d’un coup sec du pied, je débloque la pédale du frein.
Puis, je suis Irène sans même me retourner : que Georges aille se faire caramboler par les
voitures de la route ou se fracasser sur les rochers de la falaise avant de s’engloutir dans la
mer, peu m’importe, je ne suis pas sadique. Seul le résultat compte. Je sens, derrière moi, la
voiture commencer { s’ébranler tranquillement, { prendre de la vitesse. Encore un instant,
rien qu’un instant, tout sera fini. Mais, soudain, Irène se retourne vers moi en souriant –
Regardez comme la mer… Elle n’achève pas. Ses yeux s’agrandissent. Elle hurle – La
voiture ! Georges !… Elle fait demi-tour, me bouscule et s’élance vers la voiture, qui dévale
le chemin ({ ce moment seulement, je constate que le sort a choisi la falaise). Irène peut-elle
espérer rattraper la voiture ? Je cours derrière elle le moins vite possible en criant : « Mon
Dieu ! » et tout en souhaitant que Dieu ne se mêle de rien et laisse la voiture et son contenu
accomplir leur destin. Irène trébuche, chancelle, se rattrape, perd une de ses chaussures à
talons hauts, se débarrasse de l’autre, repart. Je n’aurais pu croire qu’une fille pouvait courir
si vite : elle parvient au niveau de la voiture juste au moment où celle-ci atteint le bord de la
falaise, saisit la poignée. Elle s’arc-boute, tente de freiner la voiture qui l’entraîne. Je hurle, et
cette fois sincèrement : - Mon Dieu ! Irène Je ne voulais pas cela ! Je voulais la perte de
Georges, pas la sienne ! Je me précipite pour la retenir { mon tour, mais quand j’y parviens,
ce n’est déj{ plus la peine et mon aide est devenue inutile : Irène, toute seule, a réussi à
stopper la voiture. Elle halète, pleure, rit tout ensemble en saisissant dans ses bras Georges
qui s’est mis { hurler. - Georges, mon chéri, sanglote-t-elle, mon ange, mon trésor, mon tout-
petit ! Elle le berce. Elle lui murmure des mois mystérieux, qu’il comprend et qui l’apaisent.
Ils se sourient ; de nouveau les voilà ensemble, complices, dans un tête-à-tête dont je suis
exclu. Je n’existe plus. Irène ne m’accorde pas un regard. Elle ne paraît pas soupçonner la
responsabilité que j’ai eue dans l’accident. Si elle s’en doutait, me dénoncerait- elle ? Ça
ferait bien l’affaire des journaux { sensation : « Un jeune homme tente de supprimer le bébé
de trois mois pour épouser la mère… ». Mais il n’y aura pas de gros titres, parce que je suis
malin et qu’Irène ne se doute de rien. Je me penche sur Georges et je fais { ce gêneur, que
son père n’a pas reconnu, des: « Gui, gui, gui, gui », des « areuh, areuh » et des « agoo,
agoo, agoo ». C’est ma manière { moi de lui dire dans sa langue : « Aujourd’hui, Georges, tu
t’en es bien tiré, mais je recommencerai, { l’occasion d’un autre week-end. Je
recommencerai, Georges, et cette fois-ci, je ne te raterai pas ! » Et Georges semble me
comprendre, car il me regarde fixement, fait la moue et se remet à hurler.

Fred KASSAK, Iceberg nouvelle extraite de Le Masque vous donne de ses nouvelles
Librairie des Champs-Elysées, 1989
Jour 11

Coup de gigot

Dans ses rideaux tirés, la chambre était chaude et propre. Les deux lampes éclairaient deux
fauteuils qui se faisaient face et dont l'un était vide. Sur le buffet, il y avait deux grands
verres, du whisky, de l'eau gazeuse et un seau plein de cubes de glace. Mary Maloney
attendait le retour de son mari. Elle regardait souvent la pendule, mais elle le faisait sans
anxiété. Uniquement pour le plaisir de voir approcher la minute de son arrivée. Son visage
souriait. Chacun de ses gestes paraissait plein de sérénité. Penchée sur son ouvrage, elle
était d'un calme étonnant. Son teint – car c'était le sixième mois de sa grossesse – était
devenu merveilleusement transparent, les lèvres étaient douces et les yeux au regard
placide semblaient plus grands et plus sombres que jamais. A cinq heures moins cinq, elle
se mit à écouter plus attentivement et, au bout de quelques instants, exactement comme
tous les jours, elle entendit le bruit des roues sur le gravier. La porte de la voiture claqua, les
pas résonnèrent sous la fenêtre, la clef tourna dans la serrure. Elle posa son ouvrage, se
leva et alla audevant de lui pour l'embrasser. – Bonjour, chéri, dit-elle. – Bonjour, répondit-il.
Elle lui prit son pardessus et le rangea. Puis elle passa dans la chambre et prépara les
whiskies, un fort pour lui, un faible pour ellemême. De retour dans son fauteuil, elle se remit
à coudre tandis que lui, dans l'autre fauteuil, tenait son verre à deux mains, le secouant en
faisant tinter les petits cubes de glace contre la paroi. Pour elle, c'était toujours un moment
heureux de la journée. Elle savait qu'il n'aimait pas beaucoup parler avant d'avoir fini son
premier verre. Elle-même se contentait de rester tranquille, se réjouissant de sa compagnie
après les longues heures de solitude. La présence de cet homme était pour elle comme un
bain de soleil. Elle aimait par-dessus tout sa mâle chaleur, sa façon nonchalante de se tenir
sur sa chaise, sa façon de pousser une porte, de traverser une pièce à grands pas. Elle
aimait sentir se poser sur elle son regard grave et lointain, elle aimait la courbe amusante de
sa bouche et surtout cette façon de ne pas se plaindre de sa fatigue, de demeurer
silencieux, le verre à la main. – Fatigué, chéri ? – Oui, dit-il. Je suis fatigué. Puis il fit une
chose inhabituelle. Il leva son verre à moitié plein et avala tout le contenu. Elle ne l'épiait pas
réellement, mais le bruit des cubes de glace retombant au fond du verre vide retint son
attention. Au bout de quelques secondes, il se leva pour aller se verser un autre whisky. –
Ne bouge pas, j'y vais ! s'écria-t-elle en sautant sur ses pieds. – Rassieds-toi, dit-il. Lorsqu'il
revint, elle remarqua que son second whisky était couleur d'ambre foncé. – Chéri, veux-tu
que j'aille chercher tes pantoufles ? – Non. Il se mit à siroter son whisky. Le liquide était si
fortement alcoolisé qu'elle put y voir monter les petites bulles huileuses. – C'est tout de
même scandaleux, dit-elle, qu'un policier de ton rang soit obligé de rester debout toute la
journée. Comme il ne répondait pas, elle baissa la tête et se remit à coudre. Mais chaque
fois qu'il buvait une gorgée, elle entendait le tintement des cubes de glace contre la paroi du
verre. – Chéri, dit-elle, veux-tu un peu de fromage ? Je n'ai pas préparé de dîner puisque
c'est jeudi. – Non, dit-il. – Si tu es trop fatigué pour dîner dehors, reprit-elle, il n'est pas trop
tard. Il y a de la viande dans le réfrigérateur. Tu pourrais manger ici même, sans quitter ton
fauteuil. Ses yeux attendirent une réponse, un sourire, un petit signe quelconque, mais il
demeura inflexible. – De toute façon, dit-elle, je vais commencer par t'apporter du fromage et
des gâteaux secs. – Je n'y tiens pas, dit-il. Elle s'agita dans son fauteuil, ses grands yeux
toujours posés sur lui. – Mais tu dois dîner. Je peux tout préparer ici. Je serai très contente
de le faire. Nous pourrions manger du rôti d'agneau. Ou du porc. Ce que tu voudras. Tout est
dans le réfrigérateur. – N'y pense plus, dit-il. – Mais chéri, il faut que tu manges ! Je vais
préparer le dîner et puis tu mangeras ou tu ne mangeras pas, ce sera comme tu voudras.
Elle se leva et posa son ouvrage sur la table, près de la lampe. – Assieds-toi, dit-il. J'en ai
pour une minute. Assieds-toi. C'est alors seulement qu'elle commença à s'inquiéter. –
Assieds-toi, répéta-t-il. Elle se laissa retomber lentement dans son fauteuil, ses grands yeux
étonnés toujours fixés sur lui. Il avait fini son second whisky et regardait le fond de son verre
vide en fronçant les sourcils. – Écoute, dit-il. J'ai quelque chose à te dire. – Quoi donc, chéri
? Qu'y a-t-il ? A présent, il se tenait absolument immobile, la tête penchée en avant. La
lampe éclairait la partie supérieure de son visage, laissant la bouche et le menton dans
l'ombre. Elle remarqua le frémissement d'un petit muscle, près du coin de son œil gauche. –
Je crains que cela te fasse un petit choc, dit-il. Mais j'ai longuement réfléchi pour conclure
que, la seule chose à faire, c'était de te dire la vérité. J'espère que tu ne me blâmeras pas
trop. Et il lui dit ce qu'il avait à lui dire. Ce ne fut pas long. Quatre ou cinq minutes au plus.
Pendant son récit, elle demeura assise. Saisie d'une sourde horreur, elle le vit s'éloigner un
peu plus à chaque mot qu'il prononçait. – Voilà, c'est ainsi, conclut-il. Et je sais que je te fais
passer un mauvais moment, mais il n'y avait pas d'autre solution. Naturellement, je te
donnerai de l'argent et je ferai le nécessaire pour que tu ne manques de rien. Inutile de faire
des histoires. J'espère qu'il n'y en aura pas. Ça ne faciliterait pas ma tâche. Sa première
réaction était de ne pas y croire. Tout cela ne pouvait être vrai. Il n'avait rien dit de tout cela.
C'est elle qui avait dû tout imaginer. Peut-être, en refusant d'y croire, en faisant semblant de
n'avoir rien entendu, se réveillerait-elle de ce cauchemar et tout rentrerait dans l'ordre. Elle
eut la force de dire : – Je vais préparer le dîner. Et cette fois, il ne la retint pas. En traversant
la pièce, elle eut l'impression que ses pieds ne touchaient pas le sol. Elle ne ressentit rien,
rien excepté une légère nausée. Tout était devenu automatique. Les marches qui la
conduisaient à la cave. L'électricité. Le réfrigérateur. Sa main qui y plongea pour attraper
l'objet le plus proche. Elle le sortit, le regarda. Il était enveloppé. Elle retira le papier. C'était
un gigot d'agneau. Bien. Il y aurait du gigot pour dîner. Tenant à deux mains le bout de l'os,
elle remonta les marches. Et lorsqu'elle traversa la salle de séjour, elle aperçut son mari, de
dos, debout devant la fenêtre. Elle s'arrêta. – Pour l'amour de Dieu, dit-il sans se retourner,
ne prépare rien pour moi. Je sors. Alors, Mary Maloney fit simplement quelques pas vers lui
et, sans attendre, elle leva le gros gigot aussi haut qu'elle put au-dessus du crâne de son
mari, puis cogna de toutes ses forces. Elle aurait pu aussi bien l'assommer d'un coup de
massue. Elle recula. Il demeura miraculeusement debout pendant quelques secondes, en
titubant un peu. Puis il s'écroula sur le tapis. Dans sa chute qui fut violente, il entraîna un
guéridon. Le tintamarre aida Mary Maloney à sortir de son état de demiinconscience, à
reprendre contact avec la réalité. Étonnée et frissonnante, serrant toujours de ses deux
mains son ridicule gigot, elle contempla le corps. – Ça y est, se dit-elle. Je l'ai tué. Son esprit
était devenu soudain extraordinairement clair. Épouse de détective, elle savait très bien
quelle peine elle risquait. Cela ne l'inquiétait nullement. Cela serait plutôt un soulagement.
Mais l'enfant qu'elle attendait ? Que faisait la loi d'une meurtrière enceinte ? Tuait-on les
deux, la mère et l'enfant ? Ou bien attendait-on la naissance ? Comment procédaiton ? Mary
Maloney n'en savait rien. Elle était loin de s'en faire une idée. Elle alla dans sa cuisine,
alluma le four et mit le gigot à rôtir. Puis elle se lava les mains et monta dans sa chambre en
courant. Là, elle s'assit devant sa coiffeuse, se donna un coup de peigne, se repoudra et mit
un peu de rouge à lèvres. Elle tenta de sourire. Le résultat fut lamentable. Elle fit une
nouvelle tentative. – Bonjour, Sam, dit-elle, joyeusement, à haute voix. La voix, comme le
sourire, lui parut dépourvue de naturel. – Pourriez-vous me donner quelques pommes de
terre ? Et puis une boîte de petits pois ? Cela allait mieux. Pour le sourire et pour la voix. Elle
répéta plusieurs fois son petit texte. Puis elle descendit, prit son manteau, sortit par la petite
porte, traversa le jardin pour se trouver dans la rue. Il n'était pas tout à fait six heures et
l'épicerie était encore éclairée. – Bonsoir, Sam, dit-elle joyeusement à l'homme qui se
trouvait derrière le comptoir. – Bonsoir, Mrs. Maloney. Comment allez-vous ? – Pourriez-
vous me donner quelques pommes de terre ? Et puis une boîte de petits pois ? L'homme lui
tourna le dos pour descendre du rayon la boîte de petits pois. – Patrick a décidé de ne pas
sortir ce soir, il est trop fatigué, ditelle. D'habitude, nous sortons le jeudi soir, vous savez
bien. Et je m'aperçois que je n'ai pas de légumes à la maison. – Et de la viande, Mrs.
Maloney, vous n'en prenez pas ? – Non, merci, j'en ai. J'ai un beau gigot congelé. – Ah! – Au
fond, je n'aime pas tellement faire cuire de la viande congelée, Sam. Mais, cette fois-ci, je
vais essayer. Qu'en pensezvous ? – Personnellement, dit le commerçant, je ne crois pas
qu'il y ait une différence. Voulez-vous de ces pommes de terre de l'Idaho ? – Oh oui, ça ira
très bien. – Et avec ça ? demanda l'épicier en souriant. Comme dessert ? Qu'allez-vous lui
donner comme dessert ? – Eh bien..., que me conseillez-vous, Sam ? L'épicier passa en
revue ses rayons. – Ce beau gâteau au fromage, par exemple ? Je crois savoir qu'il aime ça.
– Parfait, dit-elle. Il adore le gâteau au fromage. Puis, après avoir payé, elle dit avec un
sourire radieux : – Merci, Sam. Bonsoir ! – Bonsoir, Mrs. Maloney. Et merci ! Dans la rue, elle
pressa le pas. Elle se dit qu'elle allait retrouver son mari qui l'attendait à la maison. Elle se dit
encore qu'il fallait bien réussir le dîner parce que le pauvre homme était fatigué. Alors, si, en
rentrant, elle allait trouver quelque chose d'insolite, de tragique ou d'épouvantable, elle serait
tout naturellement bouleversée, elle deviendrait folle de chagrin et de terreur. Elle rentrait
chez elle, simplement, comme n'importe quel autre jour, après avoir fait ses provisions. C'est
Mrs. Maloney qui vient d'acheter des légumes et qui rentre à la maison, un jeudi soir. Elle
rentre chez elle où l'attend son mari. Elle va préparer un bon repas. « C'est la seule chose à
faire, se dit-elle Me conduire avec naturel et simplicité Être naturelle. Comme ça, pas besoin
de jouer la comédie. » C'est donc en fredonnant un petit air joyeux qu’elle entra dans sa
cuisine par la petite porte – Patrick ! cria-t-elle. J'arrive ! Elle posa son paquet sur la table et
passa dans la salle de séjour. Et lorsqu'elle le vit, étendu par terre, les jambes en bataille, un
bras replié, ce fut réellement un choc assez violent. Elle sentit rejaillir en elle tout un torrent
d'amour perdu de tendresse ancienne. Elle courut vers le corps tomba à genoux et se mit à
pleurer à chaudes' larmes. C était facile. Pas nécessaire de jouer la comédie. Au bout de
quelques minutes, elle se leva et alla au téléphone. Elle savait par cœur le numéro du poste
de police. Et lorsqu'elle entendit une voix au bout du fil, elle dit en pleurant : – Venez vite !
Patrick est mort / – Qui est à l'appareil? – C'est Mrs. Maloney. La femme de Patrick Maloney.
– Vous voulez dire que Patrick est mort ? – Je le pense, sanglota-t-elle. Il est étendu par
terre et je crois qu'il est mort. – On arrive, dit la voix. Le car arriva en effet très vite et
lorsqu'elle ouvrit la grande porte, elle tomba tout droit dans les bras de Jack Noonan, en
pleurant avec hystérie. Il l'aida gentiment à s'asseoir sur sa chaise, puis il alla rejoindre son
collègue qui venait de s'agenouiller près du corps. – Est-il mort ? sanglota Mary. – Je le
crains. Que s'est-il passé ? Elle raconta brièvement qu'elle était descendue chez l'épicier et
qu'elle avait trouvé Patrick étendu par terre en rentrant. En écoutant son récit coupé de
sanglots, Noonan découvrit une paillette de sang gelé sur les cheveux du mort. Il la montra
aussitôt à O'Malley, qui se leva et courut au téléphone. Peu après, d'autres hommes
envahirent la maison. Un médecin, puis deux détectives. Mary en connaissait un de nom. Le
photographe de la police arriva et prit des clichés. Ensuite ce fut le tour de l'expert chargé de
prendre les empreintes digitales. Il y eut de longs chuchotements autour du cadavre et Mary
dut répondre à d'innombrables questions. Mais tout le monde la traita avec beaucoup de
gentillesse. Il fallut qu'elle racontât de nouveau son histoire, depuis le début. L'arrivée de
Patrick alors qu'elle était assise dans son fauteuil en cousant. Il était fatigué, si fatigué qu'il
n'avait pas eu envie de dîner dehors. Elle raconta comment elle avait mis le gigot au four -II y
est toujours - et comment elle était descendue chez l'épicier. Et comment, en rentrant, elle
avait trouvé son époux gisant sur le tapis. – Quel épicier? demanda l'un des détectives. Elle
le lui dit et il parla à voix basse à l'autre détective qui, aussitôt, quitta la maison. Il revint au
bout d'une quinzaine de minutes avec une page de notes. Il y eut d'autres chuchotements,
et, à travers ses sanglots, elle put capter des bribes de phrases : Comportement absolument
normal... très enjouée... voulait lui préparer un bon dîner... petits pois... gâteau au fromage...
impossible qu'elle... Un peu plus tard, le photographe et le docteur prirent congé. Deux
autres policiers firent leur entrée pour emporter le corps sur un brancard. Puis l'homme aux
empreintes digitales se retira à son tour. Les deux détectives restèrent, ainsi que les deux
agents. Ils étaient tous remarquablement gentils et Jack Noonan voulut savoir si Mary n'avait
pas envie de quitter la maison, d'aller, par exemple, chez sa sœur ou, peut-être, chez sa
femme à lui qui prendrait soin d'elle et qui l'accueillerait volontiers pour la nuit. – Non, dit-elle.
Elle lui expliqua qu'elle ne se sentait pas la force de bouger. Qu'elle aimerait mieux rester où
elle était pour l'instant. Qu'elle ne se sentait pas bien. Pas bien du tout. Jack Noonan lui
demanda alors si elle ne voulait pas se mettre au lit. – Non, répondit-elle encore. Elle
préférait rester dans son fauteuil. Un peu plus tard peut-être, quand elle se sentirait mieux,
elle prendrait une décision. Ainsi ils l'abandonnèrent dans son fauteuil pour aller fouiller la
maison. Mais, de temps à autre, l'un des détectives revenait pour lui poser une question.
Jack Noonan revint à son tour et lui parla doucement. Son mari, lui dit-il, avait été tué d'un
coup violent sur le crâne, administré à l'aide d'un instrument lourd et contondant,
probablement en métal. Ils étaient actuellement à la recherche de cet objet. L'assassin avait
pu l'emporter avec lui, mais il avait pu aussi bien s'en débarrasser sur les lieux. – C'est une
vieille histoire, dit-il. Trouvez l'arme et vous tenez le bonhomme ! Plus tard, l'un des
détectives remonta de la cave et vint s'asseoir près d'elle. Il lui demanda si, à sa
connaissance, il existait dans la maison un objet ayant pu servir d'arme. Et si cela ne
l'ennuyait pas d'aller voir s'il ne manquait rien, une grosse clef anglaise, par exemple. Ou un
vase de métal. Elle lui dit qu'elle n'avait jamais eu de vase de métal. – Et une clef anglaise ?
Elle ne pensait pas en avoir. A moins qu'il n'y en eût une au garage. Les recherches
reprirent. Elle savait que d'autres policiers se trouvaient au jardin, tout autour de la maison.
Elle entendait le gravier grincer sous leurs pas et, de temps à autre, elle entrevoyait la lueur
de leurs torches par une fente du rideau. Il était tard. Près de neuf heures. Après tant de
vaines recherches, les quatre policiers parurent un peu exaspérés. – Jack, dit-elle lorsqu'elle
vit entrer le sergent Noonan. Auriezvous la gentillesse de me donner à boire ? – Mais
certainement ! C'est du whisky que vous voudriez ? – Oui, s'il vous plaît. Mais très peu, rien
qu'un doigt ! Je me sentirai peut-être mieux après. Il lui tendit le verre. – Pourquoi n'en
prenez-vous pas vous-même ? dit-elle. Vous devez être terriblement fatigué. – C'est que, fit-
il, ce ne serait pas strictement régulier. Mais j'en prendrais bien une goutte, pour rester en
forme. Un autre homme entra. Après quelques encouragements, ils étaient tous là, debout,
tenant gauchement leur verre à la main. Intimidés par la présence de la veuve, ils
s'efforçaient de prononcer des mots réconfortants. Puis le sergent Noonan alla faire un tour à
la cuisine. Il revint aussitôt et dit : – Vous savez, Mrs. Maloney, votre four est toujours allumé
et la viande est dedans ! – Oh ! mon Dieu ! s'écria-t-elle, c'est vrai ! – Voulez-vous que j'aille
l'éteindre ? – Vous seriez très gentil, Jack. Merci mille fois. Lorsque le sergent Noonan revint
pour la seconde fois, elle leva sur lui ses grands yeux sombres et mouillés. – Jack Noonan,
dit-elle. – Oui? – Voulez-vous me rendre un petit service, vous et vos collègues ? –
Certainement, Mrs. Maloney. – Eh bien, dit-elle, vous êtes tous des amis de mon pauvre
Patrick et vous êtes ici pour m'aider à trouver son assassin. Vous devez avoir faim, après
tant d'heures supplémentaires, et je sais que mon pauvre Patrick ne me pardonnerait jamais
de vous recevoir ici sans rien vous offrir. Pourquoi ne mangeriez-vous pas le gigot qui est au
four ? Il doit être cuit à point. – Impossible d'accepter... bredouilla Jack Noonan. – S'il vous
plaît, supplia-t-elle, faites-le pour moi. Moi-même, pas question que je touche à quoi que ce
soit. Tout me fait trop penser à lui. Mais vous, c'est différent. Vous m'aurez rendu un
immense service. Et ensuite, vous pourrez vous remettre au travail. Les quatre policiers
eurent un long moment d'hésitation ; mais comme ils mouraient tous de faim, ils finirent par
se laisser convaincre. Ils se rendirent à la cuisine pour attaquer le gigot. La jeune femme
demeura à sa place, ce qui lui permit de les écouter par la porte entrouverte. Elle put ainsi
les entendre parler, la bouche pleine, de leurs grosses voix pâteuses. – Un autre morceau,
Charlie ? – Non. Vaut mieux ne pas tout manger. – Elle veut qu'on mange tout. C'est ce
qu'elle a dit. Ça lui rend service. – Bon, si ça lui rend service, passe-moi encore un petit bout.
– Qu'est-ce qu'il a bien pu avoir comme gourdin, le type qui a bousillé le pauvre Patrick ? dit
l'un d'eux. Le toubib dit qu'il a une partie du crâne en miettes, comme broyée à coups de
marteau. – On finira bien par trouver. – C'est ce que je pense aussi. – Qui que ce soit, il n'a
pas pu aller loin avec son truc. Un truc comme ça, on ne le trimbale jamais plus longtemps
qu'il ne le faut. L'un d'eux éructa. – A mon avis, la chose doit se trouver ici, sur les lieux
mêmes. – Probablement. Nous devons l'avoir sous le nez. Tu ne crois pas, Jack ? Dans la
pièce voisine, Mary Maloney se mit à ricaner.
Roald DAHL
Jour 12
La Tisane

Jacques se jugea simplement ignoble. C'était odieux de rester là, dans l'obscurité, comme
un espion sacrilège, pendant que cette femme, si parfaitement inconnue de lui, se
confessait.

Mais alors, il aurait fallu partir tout de suite, aussitôt que le prêtre en surplis était venu avec
elle, ou, du moins, faire un peu de bruit pour qu'ils fussent avertis de la présence d'un
étranger. Maintenant, c'était trop tard, et l'horrible indiscrétion ne pouvait plus que
s'aggraver.

Désoeuvré, cherchant, comme les cloportes, un endroit frais, à la fin de ce jour caniculaire, il
avait eu la fantaisie, peu conforme à ses ordinaires fantaisies, d'entrer dans la vieille église
et s'était assis dans ce soin sombre, derrière ce confessionnal, pour y rêver, en regardant
s'éteindre la grande rosace.

Au bout de quelques minutes, sans savoir comment ni pourquoi, il devenait le témoin fort
involontaire d'une confession.

Il est vrai que les paroles ne lui arrivaient pas distinctes et, qu'en somme, il n'entendait qu'un
chuchotement. Mais le colloque, vers la fin, semblait s'animer.

Quelques syllabes, çà et là, se détachaient, émergeant du fleuve opaque de ce bavardage


pénitentiel, et le jeune homme qui, par miracle, était le contraire d'un parfait goujat, craignit
tout de bon de surprendre des aveux qui ne lui étaient évidemment pas destinés.

Soudain cette prévision se réalisa. Un remous violent parut se produire. Les ondes
immobiles grondèrent en se divisant, comme pour laisser surgir un monstre, et l'auditeur,
broyé d'épouvante, entendit ces mots proférés avec impatience :

- Je vous dis, mon père, que j'ai mis du poison dans sa tisane !

Puis, rien. La femme, dont le visage était invisible, se releva du prie-Dieu et,
silencieusement, disparut dans le taillis des ténèbres.

Pour ce qui est du prêtre, il ne bougeait pas plus qu'un mort et de lentes minutes
s'écoulèrent avant qu'il ouvrît la porte et qu'il s'en allât, à son tour, du pas pesant d'un
homme assommé.

Il fallut le carillon persistant des clefs du bedeau et l'injonction de sortir, longtemps bramée
dans la nef, pour que Jacques se levât lui-même, tellement il était abasourdi de cette parole
qui retentissait en lui comme une clameur.

***

Il avait parfaitement reconnu la voix de sa mère !


Oh ! impossible de s'y tromper. Il avait même reconnu sa démarche quand l'ombre de femme
s'était dressée à deux pas de lui.

Mais alors, quoi ! tout croulait, tout fichait le camp, tout n'était qu'une monstrueuse blague !

Il vivait seul avec cette mère, qui ne voyait presque personne et ne sortait que pour aller aux
offices. Il s'était habitué à la vénérer de toute son âme, comme un exemplaire unique de la
droiture et de la bonté.

Aussi loin qu'il pût voir dans le passé, rien de trouble, rien d'oblique, pas un repli, pas un seul
détour. Une belle route blanche à perte de vue, sous un ciel pâle. Car l'existence de la
pauvre femme avait été fort mélancolique.

Depuis la mort de son mari tué à Champigny et dont le jeune homme se souvenait à peine,
elle n'avait cessé de porter le deuil, s'occupant exclusivement de l'éducation de son fils
qu'elle ne quittait pas un seul jour. Elle n'avait jamais voulu l'envoyer aux écoles, redoutant
pour lui les contacts, s'était chargée complètement de son instruction, lui avait bâti son âme
avec des morceaux de la sienne. Il tenait même de ce régime une sensibilité inquiète et des
nerfs singulièrement vibrants qui l'exposaient à de ridicules douleurs, - peut-être aussi à de
véritables dangers.

Quand l'adolescence était arrivée, les fredaines prévues qu'elle ne pouvait pas empêcher
l'avaient faite un peu plus triste, sans altérer sa douceur. Ni reproches ni scènes muettes.
Elle avait accepté, comme tant d'autres, ce qui est inévitable.

Enfin, tout le monde parlait d'elle avec respect et lui seul au monde, son fils très cher, se
voyait aujourd'hui forcé de la mépriser - de la mépriser à deux genoux et les yeux en pleurs,
comme les anges mépriseraient Dieu s'il ne tenait pas ses promesses !...

Vraiment, c'était à devenir fou, c'était à hurler dans la rue. Sa mère ! une empoisonneuse !
C'était insensé, c'était un million de fois absurde, c'était absolument impossible et, pourtant,
c'était certain. Ne venait-elle pas de le déclarer elle-même ? Il se serait arraché la tête.

Mais empoisonneuse de qui ? Bon Dieu ! Il ne connaissait personne qui fût mort empoisonné
dans son entourage. Ce n'était pas son père qui avait reçu un paquet de mitraille dans le
ventre. Ce n'était pas lui, non plus, qu'elle aurait essayé de tuer. Il n'avait jamais été malade,
n'avait jamais eu besoin de tisane et se savait adoré. La première fois qu'il s'était attardé le
soir, et ce n'était certes pas pour de propres choses, elle avait été malade elle-même
d'inquiétude.

S'agissait-il d'un fait antérieur à sa naissance ? Son père l'avait épousée pour sa beauté,
lorsqu'elle avait à peine vingt ans. Ce mariage avait-il été précédé de quelque aventure
pouvant impliquer un crime ?

Non, cependant. Ce passé limpide lui était connu, lui avait été raconté cent fois et les
témoignages étaient trop certains. Pourquoi donc cet aveu terrible ? Pourquoi surtout, oh !
pourquoi fallait-il qu'il en eût été le témoin ?
Soûl d'horreur et de désespoir, il revint à la maison.

***

Sa mère accourut aussitôt l'embrasser.

- Comme tu rentres tard, mon cher enfant ! et comme tu es pâle ! Serais-tu malade ?
- Non, répondit-il, je ne suis pas malade, mais cette grande chaleur me fatigue et je crois que
je ne pourrais pas manger. Et vous, maman, ne sentez-vous aucun malaise ? Vous êtes
sortie, sans doute, pour chercher un peu de fraîcheur ? Il me semble vous avoir aperçue de
loin sur le quai.

- Je suis sortie, en effet, mais tu n'as pu me voir sur le quai. J'ai été me confesser, ce que tu
ne fais plus, je crois, depuis longtemps, mauvais sujet.

Jacques s'étonna de n'être pas suffoqué, de ne pas tomber à la renverse, foudroyé, comme
cela se voit dans les bons romans qu'il avait lus.

C'était donc vrai, qu'elle avait été se confesser ! Il ne s'était donc pas endormi dans l'église et
cette catastrophe abominable n'était pas un cauchemar, ainsi qu'il l'avait, une minute,
follement conçu.

Il ne tomba pas, mais il devint beaucoup plus pâle et sa mère en fut effrayée.
- Qu'as-tu donc, mon petit Jacques ? lui dit-elle. Tu souffres, tu caches quelque chose à ta
mère. Tu devrais avoir plus de confiance en elle qui n'aime que toi et qui n'a que toi...
Comme tu me regardes ! mon cher trésor... Mais qu'est-ce que tu as donc ? Tu me fais peur
!...

Elle le prit amoureusement dans ses bras.

- Écoute-moi bien, grand enfant. Je ne suis pas une curieuse, tu le sais, et je ne veux pas
être ton juge. Ne me dis rien, si tu ne veux rien me dire, mais laisse-toi soigner. Tu vas te
mettre au lit tout de suite. Pendant ce temps, je te préparerai un bon petit repas très léger
que je t'apporterai moi-même, n'est-ce pas ? et si tu as de la fièvre cette nuit, je te ferai de la
TISANE...

Jacques, cette fois, roula par terre.

- Enfin ! soupira-t-elle, un peu lasse, en étendant la main vers une sonnette.

Jacques avait un anévrisme au dernier période et sa mère avait un amant qui ne voulait pas
être beau-père.

Ce drame simple s'est accompli, il y a trois ans, dans le voisinage de Saint-Germain-des-


Prés. La maison qui en fut le théâtre appartient à un entrepreneur de démolitions.

Léon Bloy
Jour 13
Le Dragon

Le vent de la nuit faisait frémir l’herbe rase de la lande ; rien d’autre ne bougeait. Depuis
des siècles, aucun oiseau n’avait rayé de son vol la voûte immense et sombre du ciel. Il y
avait une éternité que quelques rares pierres n’avaient, en s’effritant et en tombant en
poussière, créé un semblant de vie. La nuit régnait en maîtresse sur les pensées des deux
hommes accroupis auprès de leur feu solitaire. L’obscurité, lourde de menaces, s’insinuait
dans leurs veines et accélérait leur pouls.
Les flammes dansaient sur leurs visages farouches, faisant jaillir au fond de leurs prunelles
sombres des éclairs orangés. Immobiles, effrayés, ils écoutaient leur respiration contenue,
mutuellement fascinés par le battement nerveux de leurs paupières. A la fin, l’un d’eux attisa
le feu avec son épée.
- Arrête ! Idiot, tu vas révéler notre présence !
- Qu’est-ce que ça peut faire ? Le dragon la sentira de toute façon à des kilomètres à la
ronde. Grands Dieux ! Quel froid ! Si seulement j’étais resté au château !
- Ce n’est pas le sommeil : c’est le froid de la mort. N’oublie pas que nous sommes là
pour…
- Mais pourquoi, nous ? Le dragon n’a jamais mis le pied dans notre ville !
- Tu sais bien qu’il dévore les voyageurs solitaires se rendant de la ville à la ville voisine…
- Qu’il les dévore en paix ! Et nous, retournons d’où nous venons !
- Tais-toi ! Écoute…
Les deux hommes frissonnèrent.
Ils prêtèrent l’oreille un long moment. En vain. Seul, le tintement des boucles des étriers
d’argent agitées, telles des piécettes de tambourin, par le tremblement convulsif de leurs
montures à la robe noire et soyeuse, trouait le silence. Le second chevalier se mit à se
lamenter.
- Oh ! Quel pays de cauchemar ! Tout peut arriver ici ! Les choses les plus horribles…
Cette nuit ne finira-t-elle donc jamais ? Et ce dragon ! On dit que ses yeux sont deux braises
ardentes, son souffle, une fumée blanche et que, tel un trait de feu, il fonce à travers la
campagne, dans un fracas de tonnerre, un ouragan d’étincelles, enflammant l’herbe des
champs. À sa vue, pris de panique, les moutons s’enfuient et périssent piétinés, les femmes
accouchent de monstres. Les murs des donjons s’écroulent à son passage. Au lever du jour,
on découvre ses victimes éparses sur les collines. Combien de chevaliers, je te le demande,
sont partis combattre ce monstre et ne sont jamais revenus? Comme nous, d’ailleurs…
- Assez ! Tais-toi !
- Je ne le redirai jamais assez ! Perdu dans cette nuit je suis même incapable de dire en
quelle année nous sommes !
- Neuf cents ans se sont écoulés depuis la nativité…
- Ce n’est pas vrai, murmura le second chevalier en fermant les yeux. Sur cette terre
ingrate, le Temps n’existe pas. Nous sommes déjà dans l’Éternité. Il me semble que si je
revenais sur mes pas, si je refaisais le chemin parcouru pour venir jusqu’ici, notre ville aurait
cessé d’exister, ses habitants seraient encore dans les limbes, et que même les choses
auraient changé. Les pierres qui ont servi à construire nos châteaux dormiraient encore dans
les carrières, les poutres équarries, au coeur des chênes de nos forêts. Ne me demande pas
comment je le sais ! Je le sais, c’est tout. Cette terre le sait et me le dit. Nous sommes, tout
seuls dans le pays du dragon. Que Dieu nous protège !
- Si tu as si peur que ça, mets ton armure !
- A quoi me servirait-elle ? Le dragon surgit d’on ne sait où. Nous ignorons où se trouve
son repaire. Il disparaît comme il est venu. Nous ne pouvons deviner où il se rend. Eh bien,
soit ! Revêtons nos armures. Au moins nous mourrons dans nos vêtements de parade.
Le second chevalier n’avait pas fini d’endosser son pourpoint d’argent qu’il s’interrompit et
détourna la tête.
Sur cette campagne noire, noyée dans la nuit, plongée dans un néant qui semblait sourdre
de la terre elle-même, le vent s’était levé. Il soufflait sur la plaine une poussière qui semblait
venir du fond des âges. Des soleils noirs, des feuilles mortes tombées de l’autre côté de la
ligne d’horizon, tourbillonnaient en son sein. Il fondait dans son creuset les paysages, il
étirait les os comme de la cire molle, il figeait le sang dans les cervelles. Son hurlement,
c’était la plainte de milliers de créatures à l’agonie, égarées et errantes à tout jamais. Le
brouillard était si dense, cerné de ténèbres si profondes, le lieu si désolé, que le Temps était
aboli, que l’Homme était absent. Et cependant deux créatures affrontaient ce vide
insupportable, ce froid glacial, cette tempête effroyable, cette foudre en marche derrière le
grand rideau d’éclairs blancs qui zébraient le ciel. Une rafale de pluie détrempa le sol. Le
paysage s’évanouit. Il n’y eut plus désormais que deux hommes, dans une chape de glace,
qui se taisaient, angoissés.
- Là ! chuchota le premier chevalier. Regarde ! Oh ! Mon Dieu !
À plusieurs lieues de là, se précipitant vers eux dans un rugissement grandiose et
monotone : le dragon.
Sans dire un mot, les deux chevaliers ajustèrent leurs armures et enfourchèrent leurs
montures. Au fur et à mesure qu’il se rapprochait, sa monstrueuse exubérance déchirait en
lambeau le manteau de la nuit. Son œil jaune et fixe, dont l’éclat s’accentuait quand il
accélérait son allure pour grimper une pente, faisait surgir brusquement une colline de
l’ombre puis disparaissait au fond de quelque vallée ; la masse sombre de son corps, tantôt
distincte, tantôt cachée derrière quelque repli, épousait tous les accidents du terrain.
- Dépêchons nous !
Ils éperonnèrent leurs chevaux et s’élancèrent en direction d’un vallon voisin.
- Il va passer par là !
De leur poing ganté de fer, ils saisirent leurs lances et rabattirent les visières sur les yeux
de leurs chevaux.
- Seigneur !
- Invoquons Son nom et Son secours !
A cet instant, le dragon contourna la colline. Son œil, sans paupière, couleur d’ambre clair,
les absorba, embrasa leurs armures de lueurs rouges et sinistres. Dans un horrible
gémissement, à une vitesse effrayante, il fondit sur eux.
- Seigneur ! Ayez pitié de nous !
La lance frappa un peu au-dessous de l’œil jaune et fixe. Elle rebondit et l’homme vola
dans les airs. Le dragon chargea, désarçonna le cavalier, le projeta à terre, lui passa sur le
corps, l’écrabouilla.
Quant au second chevalier le choc fut d’une violence telle, qu’ils rebondirent à trente
mètres de là et allèrent s’écraser contre un rocher.
Dans un hurlement aigu, des gerbes d’étincelles roses, jaunes et orange, un aveuglant
panache de fumée blanche, le dragon était passé…
- Tu as vu ? cria une voix. Je te l’avais dit !
- Ça alors ! Un chevalier en armure ! Nom de tous les tonnerres !
- Mais c’est que nous l’avons touché !
- Tu t’arrêtes ?
- Un jour, je me suis arrêté et je n’ai rien vu. Je n’aime pas stopper dans cette lande. J’ai
les foies.
- Pourtant nous avons touché quelque chose.
- Mon vieux, j’ai appuyé à fond sur le sifflet. Pour un empire, le gars n’aurait pas reculé…
La vapeur, qui s’échappait par petits jets, coupait le brouillard en deux.
- Faut arriver à l’heure. Fred ! Du charbon !
Un second coup de sifflet ébranla le ciel vide. Le train de nuit, dans un grondement sourd,
s’enfonça dans une gorge, gravit une montée et disparut bientôt en direction du nord. Il
laissait derrière lui une fumée si épaisse qu’elle stagnait dans l’air froid des minutes après
qu’il fut passé et eut disparu à tout jamais.

Ray Bradbury, Le Dragon, 1948


Jour 14
Continuité des parcs

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à cause


d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se
laissait lentement intéresser par l’intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après
avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté avec l’intendant une question de
métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d’où la vue s’étendait sur le parc
planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné
par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de
temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait
sans effort les noms et l’apparence des héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt.
Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui
l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du
dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu’au -delà des grandes
fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.

Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les


protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s’organisaient et acquéraient
progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane
parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l’homme le visage griffé
par les épines d’une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des
égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n’était pas venu pour répéter le cérémonial
d’une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le
poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du coeur, battait la
liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de
reptiles, et l’on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui
enveloppaient le corps de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient
abominablement les contours de l’autre corps, qu’il était nécessaire d’abattre. Rien n’avait
été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. À partir de cette heure, chaque instant avait
son usage minutieusement calculé. La double et implacable répétition était à peine
interrompue le temps qu’une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.

Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte
de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se
retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. À son tour, il se mit à courir, se
courbant sous les arbres et les haies. À la fin, il distingua dans la brume mauve du
crépuscule l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils
n’aboyèrent pas. À cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il monta
les trois marches du perron et entra. À travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui
parvenaient encore les paroles de la femme. D’abord une salle bleue, puis un corridor, puis
un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne
dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes
baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l’homme
en train de lire un roman.

Julio Cortazar, Continuité des parcs, 1963.


Jour 15
La sentinelle

Il était trempé et tout boueux, il avait faim et il était gelé, et il était à cinquante mille années-
lumière de chez lui.
La lumière venait d'un étrange soleil jaune, et la pesanteur double de celle qui lui était
coutumière, lui rendait pénible le moindre mouvement.
Il se leva pourtant et inspecta les alentours.
Depuis quelques dizaines de milliers d'années, la guerre sévissait dans cette partie de
l'univers, figée en guerre de position. Les pilotes et leurs astronefs avaient quitté la place et
seuls les fantassins occupaient le terrain. Depuis des milliers d'années, tous les jours, il
occupait ce terrain. Cette saloperie de planète d'une étoile devenait un sol sacré, un sol à
défendre puisque les Autres y étaient aussi.
Les Autres, c'est à dire la seule race douée de raison de la galaxie... des êtres
monstrueux, ces Autres, cruels, hideux, ignobles.
Il était trempé et boueux, il avait faim et il était gelé. Mais les Autres étaient en train de
tenter une manoeuvre d'infiltration et la moindre position tenue par une sentinelle devenait
un élément vital du dispositif d'ensemble.
Il restait donc en alerte le doigt sur la détente.
A cinquante mille années-lumière de chez lui, il faisait la guerre dans un monde étranger,
en se demandant s'il reverrait jamais son foyer.
C'est alors qu'il vit l'autre approcher de lui, en rampant. Il tira une rafale. L'Autre fit un bruit
affreux et étrange, s'immobilisa et mourut.
Il frissonna en entendant ce râle, et la vue de l'autre le fit frissonner encore plus. On devait
pourtant en prendre l'habitude, à force d'en voir - mais jamais il n'y était arrivé. C'étaient des
êtres vraiment répugnants, avec deux bras seulement et deux jambes, et une peau d'un
blanc écœurant nue et sans écailles.

Fredric Brown, La sentinelle, 1964


Jour 16
La première machine à temps

- Messieurs, dit le Dr Grainger d’une voix solennelle, voici la première machine à traverser
le temps, la première Machine à Temps.
Ses trois amis écarquillèrent les yeux devant la machine.
Celle-ci était constituée d’une boîte cubique d’une quinzaine de centimètres (6 pouces, très
exactement) de côté, pourvue de plusieurs cadrans et d’une manette.
- Il suffit de la prendre à la main, dit le Dr Grainger, de mettre les aiguilles des cadrans sur
la date désirée, et d’abaisser la manette. Un point, c’est tout.
Smedley, l’un des trois amis du savant, tendit la main, prit la boîte, la souleva et en
examina l’extérieur :
- Et cela marche vraiment? demanda-t-il.
- J’ai fait un premier essai, répondit le savant. J’ai réglé les cadrans sur la veille du jour de
l’expérience, et j’ai abaissé la manette. Je me suis alors vu — j’ai vu mon propre dos —
sortant de la pièce. Ça m’a fait un très curieux effet.
- Et que se serait-il passé si vous aviez couru vers la porte, pour vous botter les fesses?
Le Dr Grainger éclata de rire :
- Je n’aurais peut-être pas pu, puisque cela aurait modifié le passé. C’est le paradoxe
classique de tout voyage dans le temps : que se passerait-il si quelqu’un remontait dans le
passé pour y tuer son propre grand-père avant qu’il ait épousé grand-mère?
Smedley, la boîte toujours à la main, se reculait du groupe des trois autres. Il leur sourit :
- C’est exactement ce que je vais faire, dit-il. Pendant que vous discutiez, j’ai réglé les
cadrans sur il y a soixante ans.
- Ne faites pas ça, Smedley! cria le Dr Grainger.
- N’essayez pas de me reprendre la boîte ! dit Smedley, ou j’abaisse la manette tout de
suite. Si vous me laissez le temps de parler, je vais vous expliquer ce que je veux faire.
« Je connais le paradoxe, bien sûr, et il m’a toujours passionné, parce que j’ai toujours su
que j’aurais tué mon grand-père si j’en avais eu la possibilité. Je le détestais. C’était une
sombre brute, un ignoble individu qui a fait un enfer de la vie de ma grand-mère, et qui a
empoisonné toute l’existence de mes parents. Votre machine à temps me donne l’occasion
dont je rêve depuis que je suis en âge de comprendre.»
Ayant dit, Smedley abaissa la manette.
Il y eut comme une brume estompant soudain tout... puis Smedley apparut, dans un
champ labouré. Il regarda autour de lui, mais s’orienta sans mal ; s’il se trouvait bien à
l’endroit où la maison du Dr Grainger serait un jour élevée, la ferme de son grand-père devait
être à quinze cents mètres à peine, vers le sud. Smedley se mit en marche, à travers
champs. Au passage il ramassa un morceau de bois qui pouvait faire un excellent gourdin.
Arrivé près de la ferme, il vit un jeune homme aux cheveux roux flamboyants qui fouettait
un chien.
- Arrêtez! cria Smedley en courant vers l’homme.
- Occupe-toi de ce qui te regarde! lança l’homme, tout en continuant à frapper son chien.
Smedley leva, puis rabattit son gourdin.
Soixante ans plus tard, le Dr Grainger dit, d’une voix solennelle :
- Messieurs, voici la première machine à traverser le temps, la première Machine à
Temps.
Ses deux amis écarquillèrent les yeux devant la machine.
Fredric Brown, La Première Machine à temps, 1964
Jour 17
Une méchante petite fille

Cet après-midi, j’ai poussé Arthur dans le bassin. Il est tombé et il s’est mis à faire glou
glou avec sa bouche, mais il criait aussi et on l’a entendu. Papa et maman sont arrivés en
courant. Maman pleurait parce qu’elle croyait qu’Arthur était noyé. Il ne l’était pas. Le docteur
est venu. Arthur va très bien maintenant. Il a demandé du gâteau à la confiture et maman lui
en a donné. Pourtant, il était sept heures, presque l’heure de se coucher quand il a réclamé
ce gâteau et maman lui en a donné quand même. Arthur était très content et très fier. Tout le
monde lui posait des questions. Maman lui a demandé comment il avait fait pour tomber, s’il
avait glissé et Arthur a dit que oui, qu’il avait trébuché. C’est chic à lui d’avoir dit ça, mais je
lui en veux quand même et je recommencerai à la première occasion.

D’ailleurs, s’il n’a pas dit que je l’avais poussé, c’est peut-être tout simplement parce qu’il
sait très bien que maman a horreur des rapportages. L’autre jour, quand je lui avais serré le
cou avec la corde à sauter et qu’il est allé se plaindre à maman en disant : « C’est Hélène
qui m’a serré comme ça », maman lui a donné une fessée terrible et elle lui a dit : « Ne fais
plus jamais un chose pareille ! » Et quand papa est rentré, elle lui a raconté et papa s’est mis
lui aussi très en colère. Arthur a été privé de dessert. Alors il a compris et, cette fois, comme
il n’a rien dit, on lui a donné du gâteau à la confiture : j’en ai demandé aussi à maman, trois
fois, mais elle a fait semblant de ne pas m’entendre. Est-ce qu’elle se doute que c’est moi
qui ai poussé Arthur?

Avant, j’étais gentille avec Arthur, parce que maman et papa me gâtaient autant que lui.
Quand il avait une auto neuve, j’avais une poupée et on ne lui aurait pas donné de gâteau
sans m’en donner. Mais, depuis un mois, papa et maman ont complètement changé avec
moi. Il n’y en a plus que pour Arthur. On lui fait des cadeaux sans arrêt. Ca n’arrange pas
son caractère. Il a toujours été un peu capricieux, mais maintenant il est odieux. Sans arrêt
en train de demander ci ou ça. Et maman cède presque toujours. Vraiment, en un mois, je
crois qu’ils ne l’ont grondé que le jour de la corde à sauter et ça, c’est drôle, puisque pour
une fois, ce n’était pas sa faute ! Je me demande pourquoi papa et maman, qui m’aimaient
tant, ont cessé tout à coup de s’intéresser à moi. On dirait que je ne suis plus leur petite fille.
Quand j’embrasse maman, elle ne sourit même pas. Papa non plus. Lorsqu’ils vont se
promener, je vais avec eux, mais ils continuent à ne pas s’occuper de moi. Je peux jouer
près du bassin tant que je veux, ça leur est égal. Il n’y a qu’Arthur qui soit gentil de temps en
temps, mais souvent il refuse de jouer avec moi. Je lui ai demandé l’autre jour pourquoi
maman était devenu comme ça avec moi. Je ne voulais pas lui en parler, mais je n’ai pas pu
m’en empêcher. Il m’a regardée par en dessous, avec cet air sournois qu’il prend exprès
pour me faire enrager, et il m’a dit que c’était parce que maman ne voulait plus entendre
parler de moi. Je lui ai dit que ce n’était pas vrai. Il m’a dit que si, qu’il avait entendu maman
le dire à papa et qu’elle avait même dit : « Plus jamais, je ne veux plus jamais entendre
parler d’elle! »

C’est ce jour là que je lui ai serré le cou avec la corde. Après ça, j’étais tellement furieuse,
malgré la fessée qu’il avait reçue, que je suis allée dans sa chambre et que je lui ai dit que je
le tuerais.
Cet après-midi, il m’a dit que maman, papa et lui allaient partir au bord de la mer et qu’on
ne m’emmenait pas. Et il a ri et il m’a fait des grimaces. Alors, je l’ai poussé dans le bassin.

Il dort maintenant et papa et maman dorment de leur côté. Dans un moment, j’irai dans sa
chambre et cette fois, il n’aura pas le temps de crier, j’ai la corde à sauter. Il l’a oubliée dans
le jardin et je l’ai ramassée.

Comme ça, ils seront obligés de partir sans lui. Et après, j’irai me coucher toute seule, au
fond de ce vilain jardin, dans cette horrible boîte blanche où ils me font dormir depuis un
mois.

Jehanne JEAN-CHARLES, Les plumes du corbeau et autres nouvelles cruelles.


Jour 18
Happy Meal

Cette fille, je l’aime. J’ai envie de lui faire plaisir. J’ai envie de l’inviter à déjeuner. Une grande
brasserie avec des miroirs et des nappes en tissu. M’asseoir près d’elle, regarder son profil,
regarder les gens tout autour et tout laisser refroidir. Je l’aime.
« D’accord, me dit-elle, mais on va au McDonald. » Elle n’attend pas que je
bougonne. « Ca fait si longtemps… ajoute-t-elle en posant son livre près d’elle, si
longtemps… »
Elle exagère, ça fait moins de deux mois. Je sais compter.
Mais bon. Cette jeune personne aime les nuggets et la sauce barbecue, qu’y puis-
je ?
Si on reste ensemble assez longtemps, je lui apprendrai autre chose. Je lui
apprendrai la sauce gribiche et les crêpes Suzette par exemple. Si on reste ensemble assez
longtemps, je lui apprendrai que les garçons des grandes brasseries n’ont pas le droit de
toucher nos serviettes, qu’ils les font glisser en soulevant la première assiette. Elle sera bien
étonnée.
Il y a tellement de choses que je voudrais lui montrer… Tellement de choses. Mais je
ne dis rien. Je prends mon pardessus en silence. Je sais comment sont les filles avec
l’avenir : juste prometteuses. Je préfère l’emmener dans ce putain de McDo et la rendre
heureuse un jour après l’autre.
Dans la rue, je la complimente sur ses chaussures. Elle s’en offusque : « Ne me dis
pas que tu ne les avais jamais vues, je les ai depuis Noël ! » Je pique du nez, elle me sourit,
alors je la complimente sur ses chaussettes. Elle me dit que je suis bête. Tu penses si je le
savais. C’est la plus jolie fille de la rue.
J’éprouve un haut-le-cœur en poussant la porte. D’une fois sur l’autre, j’oublie à quel
point je hais les McDonald. Cette odeur : graillon, laideur et vulgarité mélangés. Pourquoi les
serveuses se laissent-elles ainsi enlaidir ? Pourquoi porter cette visière insensée ? Pourquoi
les gens font-ils la queue ? Pourquoi cette musique d’ambiance ? Et pour quelle ambiance ?
Je trépigne, les gens devant nous sont en survêtement. Les femmes sont laides et les
hommes sont gros. J’ai déjà du mal avec l’humanité, je ne devrais pas venir dans ce genre
d’endroit. Je me tiens droit et regarde loin devant, le plus loin possible : le prix du menu best-
of McDeluxe. Elle le sent, elle sent ces choses. Elle prend ma main et la presse doucement.
Elle ne me regarde pas. Je me sens mieux. Son petit doigt caresse l’intérieur de ma paume
et mon cœur fait zigzague.
Elle change d’avis plusieurs fois. Comme dessert, elle hésite entre un milkshake ou
un sundae caramel. Elle retrousse son mignon petit nez et tortille une mèche de cheveux. La
serveuse est fatiguée et moi, je suis ému. Je porte nos deux plateaux. Elle se tourne vers
moi :
— Tu préfères le coin fumeur, j’imagine ?
Je hausse les épaules.
— Si. Tu préfères. Je le sais bien.
Elle m’ouvre la voie. Ceux qui sont mal assis raclent leur chaise à son passage. Des
visages se tournent. Elle ne les voit pas. Impalpable dédain de celles qui se savent belles.
Elle cherche un petit coin où nous serons bien tous les deux. Elle a trouvé, me sourit encore,
je ferme les yeux en signe d’acquiescement. Je pose notre pitance sur une table
dégueulasse. Elle défait lentement son écharpe, dodeline trois fois de la tête avant de laisser
voir son cou gracile. Je reste debout comme un grand nigaud.
— Je te regarde.
— Tu me regarderas plus tard. Ca va être froid.
— Tu as raison.
— J’ai toujours raison.
— Presque toujours.
Petite grimace.
J’allonge mes jambes dans l’allée. Je ne sais pas par quoi commencer. J’ai déjà
envie de fumer. Je n’aime rien de tous ces machins emballés. Un garçon au crâne rasé est
interpellé par deux braillards, je replie mes jambes pour laisser passer ce morveux.
J’ai un moment de doute. Que fais-je ici ? Avec mon immense amour et ma pochette
turquoise. J’ai ce réflexe imbécile de chercher un couteau et une fourchette. Elle me dit :
— Tu n’es pas heureux ?
— Si, si.
— Alors mange !
Je m’exécute. Elle ouvre délicatement sa boîte de nuggets comme s’il s’était agi d’un
coffret à bijoux. Je regarde ses mains. Elle a mis du vernis violet nacré sur ses ongles.
Couleur aile de libellule. Je dis ça, je n’y connais rien en couleur de vernis, mais il se trouve
qu’elle a deux petites libellules dans les cheveux. Minuscules barrettes inutiles qui n’arrivent
pas à retenir quelques mèches blondes. Je suis ému. Je sais, je radote, mais je ne peux
m’empêcher de penser : « Est-ce pour moi, en pensant à ce déjeuner, qu’elle s’est fait les
ongles ce matin ? »
Je l’imagine, concentrée dans la salle de bains, rêvant déjà à son sundae caramel…
Et à moi, un petit peu, fatalement.
Elle trempe ses morceaux de poulet décongelés dans leur sauce chimique. Elle se
régale.
— Tu aimes vraiment ça ?
— Vraiment.
— Mais pourquoi ?
Sourire triomphal.
— Parce que c’est bon.
Elle me fait sentir que je suis un ringard, ça se voit dans ses yeux. Mais du moins le
fait-elle tendrement. Pourvu que ça dure, sa tendresse. Pourvu que ça dure.
Je l’accompagne donc. Je mastique et déglutis à son rythme. Elle ne me parle pas
beaucoup mais j’ai l’habitude, elle ne me parle jamais beaucoup quand je l’emmène
déjeuner : elle est bien trop occupée à regarder les tables voisines. Les gens la fascinent,
c’est comme ça. Même cet énergumène qui s’essuie la bouche et se mouche dans la même
serviette juste à côté a plus d’attrait que moi.
Comme elle les observe, j’en profite pour la dévisager tranquillement. Qu’est-ce que
j’aime le plus chez elle ? En numéro un, je mettrais ses sourcils. Elle a de très jolis sourcils.
Très bien dessinés. Le bon Dieu devait être inspiré ce jour-là. En numéro deux, ses lobes
d’oreilles. Parfaits. Ses oreilles ne sont pas percées. J’espère qu’elle n’aura jamais cette
idée saugrenue. Je l’en empêcherai. En numéro trois, quelque chose de très délicat à
décrire… En numéro trois, j’aime son nez ou, plus exactement, les ailes de son nez. Ces
deux petites courbes de chaque côté, délicates et frémissantes. Roses. Douces. Adorables.
En numéro quatre…
Mais déjà le charme est rompu : elle a senti que je la regardais et minaude en pinçant
sa paille. Je me détourne. Je cherche mon paquet de tabac en tâtant toutes mes poches.
— Tu l’as mis dans ta veste.
— Merci.
— Qu’est-ce que tu ferais sans moi, hein ?
— Rien.
Je lui souris en me roulant une cigarette.
— … mais je ne serais pas obligé d’aller au McDo le samedi après-midi.
Elle s’en fiche de ce que je viens de dire. Elle attaque son sundae. Du bout de sa
cuillère, elle commence par manger tous les petits éclats de cacahuètes et puis tout le
caramel. Elle le repousse ensuite au milieu de son plateau.
— Tu ne le finis pas ?
— Non. En fait, je n’aime pas les sundae. Ce que j’aime, c’est juste les bouts de
cacahuètes et le caramel mais la glace, ça m’écoeure…
— Tu veux que je leur demande de t’en remettre ?
— De quoi ?
— Eh bien des cacahuètes et du caramel…
— Ils ne voudront jamais.
— Pourquoi ?
— Parce que je le sais. Ils ne veulent pas.
— Laisse-moi faire…
Je me lève en prenant son petit pot de crème glacée et me dirige vers les caisses. Je
lui fais un clin d’œil. Elle me regarde amusée. Je balise un peu. Je suis son preux chevalier
investi d’une mission impossible. Discrètement, je demande à la dame un nouveau sundae.
C’est plus simple. C’est plus sûr. Je suis un preux chevalier prévoyant.
Elle recommence son travail de fourmi. J’aime sa gourmandise. J’aime ses manières.
Comment est-ce possible ? Tant de grâce. Comment est-ce possible ?

Je réfléchis à ce que nous allons faire ensuite… Où vais-je l’emmener ? Que vais-je
faire d’elle ? Me donnera-t-elle sa main, tout à l’heure, quand nous serons de nouveau dans
la rue ? Reprendra-t-elle son charmant pépiement là où elle l’avait laissé en entrant ? Où en
était-elle d’ailleurs ?... Je crois qu’elle me parlait des vacances… Où irons-nous en vacances
cet été ?... Mon Dieu ma chérie, mais je ne le sais pas moi-même… Te rendre heureuse un
jour après l’autre, je peux essayer, mais me demander ce que nous ferons dans six mois…
Comme tu y vas… Il faut donc que je trouve un sujet de conversation en plus d’une
destination de promenade. Preux, prévoyant et inspiré.
Les bouquinistes peut-être… Elle va râler… « Encore ! » Non, elle ne va pas râler.
Elle aussi aime me faire plaisir. Et puis, pour sa main, elle me la donnera, je le sais bien.

Elle plie sa serviette en deux avant de s’essuyer la bouche. En se levant, elle lisse sa
jupe et réajuste le col de son chemisier. Elle prend son sac et me désigne du regard l’endroit
où je dois reposer nos plateaux.
Je lui tiens la porte. Le froid nous surprend. Elle refait le nœud de son écharpe et sort
ses cheveux de dessous son manteau. Elle se tourne vers moi. Je me suis trompé, elle ne
me donnera pas sa main puisque c’est mon bras qu’elle prend.
Cette fille, je l’aime. C’est la mienne.
Elle s’appelle Valentine et n’a pas sept ans.

Anna Gavalda, Je voudrais bien que quelqu’un m’attende quelque part, 1999
Jour 19
La coquette

Les jurés, tour à tour, prêtèrent serment puis le président de la cour d'assises donna la
parole au greffier pour la lecture de l'arrêt de renvoi et de l'acte d'accusation. Assis entre
deux gendarmes impavides, Christian Eril se contentait de hocher la tête au rappel des faits
dont l'enchaînement implacable l'avait conduit à tuer Noémie Virel. Lors de l'appel des
témoins, il se permit de faire quelques signes d'amitié, et même de sourire, à des amis qui
détournaient le regard, gênés par cette indécente manifestation de complicité. Il semblait
comme étranger à cette assemblée qui allait pourtant décider de son sort, et son
détachement intriguait le public qui s'interrogeait depuis des mois sur l'apparente gratuité de
son geste. Le coup de coude d'un des gendarmes, dans les côtes du prévenu, souligna
l'injonction du président.
- Accusé, levez-vous!
Le juge attendit que le brouhaha s'apaise et laissa le temps s'appesantir sur la salle
surchauffée avant de commencer l'interrogatoire.
- Vous êtes Christian Eril, Alain, Jules, Antoine. Vous êtes né le 28 avril 1947 à Montpellier.
Après des études de médecine contrariées, vous exercez le métier d'aide-vétérinaire dans le
cabinet Marquisio à Paris, avant d'effectuer votre service militaire au 8e régiment de
chasseurs alpins. Le crime qui vous est reproché a justement eu lieu le lendemain d'une
réunion d'anciens appelés. C'est bien ça...
Il prit appui sur le dossier du banc des avocats.
- Oui, je fais partie de l'amicale, et nous nous retrouvons tous les ans, à la même époque,
dans un restaurant de Montmartre, Au Petit Savoyard. Il est tenu par un ancien chasseur
alpin qui fait une des meilleures fondues de tout...
Le président fit cesser les rires d'un simple «s'il vous plaît» prononcé d'une voix égale.
- On peut éviter les détails culinaires. Que s'est-il exactement passé au cours de ce repas?
- D'abord, ça a mal commencé. Je suis superstitieux, et nous étions treize à table... Je ne
peux rien avaler dans ces cas-là. J'ai demandé au patron de nous tenir compagnie, mais il
ne pouvait pas être aux fourneaux et au moulin... Notre conversation a amusé une cliente qui
mangeait seule, et elle a fini par nous rejoindre...
- C'est donc à ce moment précis que vous avez fait la connaissance de Noémie Virel...
- Oui, monsieur le Président. Elle s'est installée à côté de moi. On a sympathisé, elle m'a
dit qu'elle avait tout juste vingt ans... Je me suis laissé griser par sa jeunesse, et en sortant
du restaurant nous sommes allés à l'hôtel. Nous avons passé toute la journée ensemble, et
c'est le soir à huit heures et demie, alors que je regardais la télévision dans la chambre, que
je me suis aperçu qu'elle m'avait menti... Son sac était ouvert sur la table. J'ai jeté un coup
d'oeil sur sa carte d'identité: elle n'avait pas vingt, mais vingt-cinq ans...
Le président ne put réprimer ni un sourire ni un haussement d'épaules.
- S'il fallait tuer toutes les jeunes femmes pour délit de coquetterie!
Les ongles de Christian Eril crissèrent sur le bois verni. Un rictus déforma ses traits.
- Une coquetterie à 30 millions de francs! Trois milliards de centimes! Toutes les semaines
je joue ma date de naissance au loto: 28-4-47, le numéro de mon département 34, j'avais
rajouté le 8 pour mon régiment et le 13 du nombre des convives. Plus le 20 de son
printemps... C'est le 25 qui est sorti en complémentaire. Si elle m'avait dit la vérité, je serais
milliardaire au lieu d'être dans ce box!
Le soir même il fut condamné à vingt ans de réclusion criminelle. Le procureur en avait
requis vingt-cinq.
Didier Daeninckx
Jour 20

Le jeu-mystère

Patrick Bertin et sa femme, Sonia, habitaient une petite résidence de la rue Danton, à
Levallois. De leur balcon ils apercevaient la Seine, grise, et la pointe de l'île de la Jatte que
l'on aménageait en parc. Ils vivaient ensemble depuis cinq ans et attendaient un enfant qui
ne venait pas. L'espoir partagé des premiers temps avait laissé place à l'amertume. Une
guérilla domestique dans laquelle les coups de gueule et les prises de bec remplaçaient les
embuscades. Patrick se calmait en courant le long des berges, de Neuilly à Saint-Ouen.
Sonia, sédentaire, se gavait de chocolat devant la télé, de Dorothée-Matin à Soir 3. Un
midi, par ennui, elle se laissa aller à pianoter sur son Minitel la réponse à un vague
concours sur le feuilleton de la veille. Elle remporta le premier prix, un week-end à Amiens
offert par le Conseil Régional de Picardie, coproducteur du feuilleton en question... Ce fut
une révélation : eux qui ne donnaient même pas suite aux courriers mirifiques des Trois
Suisses ou de La Redoute leur promettant des millions par dizaines, des voitures, des
rivières de diamants, eux qui boudaient le tiercé, le loto, le tac-o-tac, se mirent à écumer les
journaux de télé, le stabilo-boss à la main, soulignant le moindre écho concernant un projet
de jeu, établissant des fiches par chaînes, par animateurs, par familles de questions... Ils
entraient les données dans l'ordinateur gagné à L'Antenne est à vous, sur FR3, peu après
le retour d'Amiens, et s'organisaient des épreuves à blanc... En six mois d'intense activité,
ils avaient acquis une connaissance précise du terrain et recruté un redoutable réseau
d'informateurs parmi les secrétaires, les assistants, les techniciens des studios auxquels ils
refilaient les lots en double. Un walkman contre l'adresse de Sabatier, un magnétoscope
pour le téléphone de Sophie Darel, un fer à repasser pour le planning du Jeu des mille
francs. Ils apparaissaient le midi sur la 2 pour Kazkado, empochaient dix mètres carrés de
carrelage, une encyclopédie, un sauna finlandais, et refaisaient surface le soir à Star-Quiz,
le sourire aux lèvres. Les trois pièces de l'appartement de la rue Danton étaient
impraticables, encombrées de télés. de cartons, de meubles, et c'est à la gentillesse des
voisins qu'ils devaient d'accéder à leur lit : chacun, dans l'immeuble, entreposait une
machine à laver, une table à repasser, une banquette ou une panthère en peluche!
Le 25 septembre 1988, ils décrochèrent Dimanche-Martin. Le quartier se mobilisa en
masse pour les soutenir, à l'Empire. Ils firent don de leur Voyage autour du inonde au curé
de la paroisse Notre-Dame du Perpétuel Secours qui sanglota en direct sur l'épaule de
Jacques Martin. De retour à la maison, Patrick alluma l'ordinateur et afficha la liste des
jeux. Il bascula Dimanche-Martin dans la colonne de droite, au milieu de l'impressionnante
liste d'émissions radio et télé auxquelles ils avaient participé. Un seul titre occupait
maintenant la colonne de droite : Le Cercle magique.
Au cours du mois qui suivit, Patrick et Sonia Bertin consacrèrent toute leur énergie à
dynamiser leur réseau afin d'obtenir une sélection dans l'émission vedette de TF1. Ils
étaient près d'aboutir quand, un vendredi soir de novembre, Michel Perrin apparut à 19 h
25, souriant, le cercle multicolore dans son dos, comme une auréole intégrale. Ce qu'il
annonça les glaça d'effroi.
— Mesdames, messieurs, vous allez assister ce soir à la dernière du Cercle magique...
Eh oui, nous sommes comme ça, à TF1, nous n'avons pas peur d'innover, même en plein
succès! Dès lundi, à cette place, je présenterai un nouveau jeu, encore plus passionnant et
dont je ne peux rien vous dire pour la bonne raison qu'il est nécessaire que j'en ignore tout,
moi-même, jusqu'à la dernière minute...
Sonia se rua sur le téléphone. Elle parvint à joindre le décorateur du studio qui, en
échange d'une chaîne laser, lui confia que son équipe était requise pour le week-end et
transformait les décors du Monde en face, un projet abandonné pour cause d'audimat
défaillant. Le lundi matin à huit heures ils battaient déjà la semelle devant les portes closes
quand Michel Perrin gara sa voiture sur le parking réservé. L'animateur les reconnut
instantanément.
— Qu'est-ce que vous foutez là?
Patrick se planta devant lui.
— Vous n'aviez pas le droit d'arrêter Le Cercle comme ça, sans prévenir... C'était la
seule émission qui nous manquait... On vous a écrit au moins dix fois... Jamais de
réponse...
Michel Perrin frissonna et rajusta le col de son manteau.
— Écoutez : vous traînez sur toutes les télés ! Depuis six mois, on ne voit que vous... Il
suffit que vous apparaissiez pour que les téléspectateurs croient que le jeu est truqué!
Prenez des vacances : vous en avez gagné au moins dix piges... Après on verra.
Sonia s'approcha.
— Vous ne pouvez pas dire cela : nous avons toujours gagné honnêtement... Prenez-
nous pour ce soir... Nous n'avons jamais eu l'occasion d'inaugurer une émission...
Michel Perrin la regarda fixement puis soupira.
— Je n'ai pas le temps de discuter, la sélection des candidats a lieu dans deux
heures... Entrez; maintenant que vous êtes la...
À midi les neuf dixièmes des postulant étaient éliminés. L'animateur attendait ce
moment pour sortir le questionnaire de blocage. Il laissa son regard s'appesantir sur les
cinq couples rescapés, s'arrêtant un moment sur Patrick et Sonia. Il énonça la question,
lentement, hachant les syllabes.
— La clémentine est : A. un fruit d'origine chinoise, B. une orange naine, C. la création
du père Clément.
Deux couples brandirent la pancarte A. deux autres la pancarte B. Seul Patrick exhiba
le panneau C. Michel Perrin hocha la tête et tendit la main vers eux.
— La bonne réponse était la troisième. Patrick et Sonia seront donc les candidats du
premier Jeu-mystère !
Ils passèrent une partie de la journée entre les mains des maquilleuses, des coiffeurs,
des couturiers. La chaîne lançait une offensive de grande envergure pour s'imposer sur la
tranche horaire menant à la grand-messe du Vingt-heures : tout devait scintiller. Ils
mangèrent légèrement dans une loge insonorisée et furent conduits, les yeux bandés, sur
le plateau. Michel Perrin dénoua les écharpes qui leur enserraient le crâne. La lumière des
projecteurs les fit vaciller. Les applaudissements crépitèrent, bientôt couverts par une
musique délirante où les trompettes coursaient les violons. Un gigantesque rideau rouge
dissimulait la plus grande partie de la scène. L'animateur se racla la gorge, profitant des
ultimes notes du jingle, et se plaça dans ses marques, face à la caméra numéro un.
— Le moment tant attendu est arrivé. Je vais découvrir en même temps que vous les
règles du Jeu-mystère. Nos candidats. Patrick et Sonia, vont enfin connaître les épreuves
qui les attendent.
Il décacheta l'enveloppe qu'un huissier en grande tenue vint lui apporter et déplia une
feuille parcheminée.
— Voilà... Patrick. Sonia, j'ai l'immense bonheur de vous annoncer que vous avez
gagné un robot ménager, un voyage à Bali pour deux personnes, une télévision coins
carrés, une statuette mexicaine, un magnétoscope programmable sur trois mois, un collier
en or véritable, une cuisine toute équipée et une Renault 19 TX... Huit lots magnifiques
pour une valeur de vingt millions de centimes !
Le rideau se souleva majestueusement sur l'amoncellement de cadeaux. Le public,
subjugué, ne réagissait pas. Sonia broyait la main de Patrick, derrière le pupitre rosé.
Michel Perrin continuait sa lecture.
— Vous avez gagné ces lots, mais pour les emporter, il va falloir répondre à huit
questions. Pour chacune de ces questions, vous devrez mettre l'un de vos cadeaux en jeu.
Si vous répondez juste, la mise est à vous, définitivement... Vous avez compris?
Patrick avala sa salive et hocha la tête. L'animateur tira la première fiche.
— Que misez-vous pour commencer ?
Sonia sacrifia le robot ménager.
— Voici la question : les bouteilles en plastique datent-elles de 1979, de 1969 ou de
1959?
Patrick ne prit pas le temps de consulter sa femme.
— 1959!
La musique désaccordée dégringola des cintres et une hôtesse vint enlever le robot
ménager. L'animateur esquissa une grimace.
— Eh non, c'est en 1969 seulement que Vittel répandit l'usage de la bouteille
plastique...
Au cours du quart d'heure qui suivit Patrick brada le voyage à Bali, la télévision, le
magnétoscope, le collier, la cuisine équipée. La Renault leur passa sous le nez à cause de
la bande Velpeau dont il attribua l'origine au grec ancien (vel pelos, soins de la peau!)
alors qu’il s'agissait tout simplement du nom d'un chirurgien... Sonia, décomposée, se
mordait les lèvres. Michel Perrin, dépassé par les événements, prit la dernière fiche.
— Patrick, je vous demande de réfléchir, vous avez le temps... Concertez-vous avec
Sonia avant clé répondre... Vous pouvez encore conserver cette superbe statuette
mexicaine en marbre certifié... Écoutez bien : nous avons interrogé cent personnes et leur
avons demandé quel était le plus grand dictateur de tous les temps... Oui ont-elles désigné
en majorité?
Sonia se pencha vers le micro.
— Hitler...
La musique éclata en harmonies subtiles et le public se mit à frapper dans ses mains.
L'hôtesse, qui jusque-là débarrassait les lots en coulisse, remit en gros plan la statuette
mexicaine à Sonia.
Ils rentrèrent à Levallois sans échanger un seul mot. Personne ne les attendait dans le
hall comme les jours de triomphe. On les épiait derrière les rideaux. Patrick se laissa
tomber dans le fauteuil remporté à Qui dit quoi et se versa un scotch. Sonia faisait les cent
pas dans l'appartement, bousculant les trésors placés sur son chemin.
— Arrête' Tu me fatigues...
Elle se planta devant lui,
— Elle est bonne celle-là! Je fatigue monsieur... Sur le plateau, c'est là que tu aurais
dû être fatigué, au lieu de dilapider tous nos cadeaux... Pauvre mec!
Il se releva, vert de rage, et lui envoya le fond d'alcool au visage.
— Tu vas, la fermer à la fin...
Sonia se précipita sur son sac pour prendre un kleenex et essuyer le scotch qui lui
brûlait les yeux. Ses doigts se refermèrent sur la tête de la statuette. Elle se retourna et,
par trois fois, le socle noir s'enfonça dans le crâne de Patrick.
Le reste de la nuit Sonia répondit à des dizaines de questions auxquelles elle avait
perdu d'avance.
Didier Daeninckx, Main Courante, Librio Noir
Jour 21

Les réflexions de Monsieur M’Ba

Le policier noir, que son supérieur appelait « monsieur M'Ba» en appuyant sur le
«môssieur», leva un regard fatigué sur le commissaire Dorléans, un homme gras dans la
cinquantaine, au teint rosé et reposé.
«Alors, môssieur M'Bencore fait des siennes? Et vous, vous étiez en train de roupiller
sur votre bureau, comme d'habitude ? »
M'Ba alluma une Dunhill et choisit de ne pas répondre à la provocation, se limitant à un
bref énoncé des faits :
« Bonjour, Patron. La victime est de race blanche, vingt-cinq à trente ans, un mètre
soixante-dix. Aucun papier. Elle a été violée et a reçu dix-huit coups de baïonnette. »
Le commissaire, de bonne humeur, opta pour une forme d'humour qu'il jugeait subtile :
«Allons, môssieur M'Ba, des détails, du frisson. Le frisson est au flic ce que la vue d'une
torpille est au commandant d'un supertanker.
- La victime n'a pas été tuée à coups de torpille, Patron. Ni à coups de supertanker. Je le
regrette, d'ailleurs : ça limiterait les pistes.
- Môssieur M'Ba, n'oubliez pas que les accords de coopération entre nos deux pays ne
m'obligent pas à vous garder à Paris. Votre stage, vous pourriez le finir à Hazebrouck. Ou à
Reims. Très pimpant, Reims, l'hiver. Allez, je vous écoute, "Capitaine". »
Le capitaine de police M'Ba faillit répondre vertement mais, une fois encore, il parvint à
se contenir :
«J'arrive donc sur les lieux. Imaginez la lumière incertaine émanant des lointains
lampadaires du boulevard du Centre ; le terrain vague chaotique bordé d'une palissade de
planches pourries, une vieille enseigne se balançant au vent en faisant grincer sinistrement
ses chaînes rouillées, les pavés disjoints et gras d'humidité de la ruelle : bref, tout
concourait à cette impression de crime sadique que nous avons ressentie à plusieurs
reprises.
- Encore, môssieur M'Ba !
- Encore quoi, Patron ?
- Des chaînes qui grincent, des os qui craquent... Vous autres, les Africains, on ne vous
retirera pas une chose : vous êtes de sacrés baratineurs !
- Vous le dites sans malice, Patron ? »
Le commissaire posa ses pieds sur le bureau. Il ressentait un profond bien-être à
provoquer son subordonné. Parce que celui-ci avait beau être capitaine dans son pays, ici, il
n'était rien. C'est donc le sourire aux lèvres que le commissaire Dorléans attaqua
résolument:
« Dommage, môssieur M'Ba, dommage : vos traditions, votre sacré folklore bordélique
et bariolé, fini tout ça. Ah, môssieur M'Ba... Par-dessus les moulins, les tam-tams. Au diable
vauvert, les boubous... Tout ça a mis les bouts. Ça a mis les bouts-bouts. »
II scruta son interlocuteur qui ne réagit pas. Satisfait, il ajouta :
«Au fond, vous gueulez beaucoup pour votre négritude mais vous êtes les premiers à
balancer votre morale, votre religion et tout ce qui s'était lové dans vos petits cerveaux. Vos
structures, quoi. »
Le capitaine M'Ba écrasa sa cigarette dans le cendrier et répondit :
« Pas structure, Patron, superstructure. Par quoi on entend ce que vous venez
d'énoncer et qui est un produit de l'infrastructure qu'on pourrait schématiquement définir
comme le mode de production. Vous ne saviez pas ça dans votre gros cerveau ?
- Si, mais c'est le genre de truc qu'on oublie précisément parce qu'on a un gros cerveau.
Allez, emmenez-moi à la morgue que j'aille mater cette foutue gonzesse. »
La patrouilleuse empruntait les voies réservées aux autobus et aux taxis. Le capitaine
M'Ba conduisait vite et bien, ce que personne n'aurait pu nier, pas même Dorléans qui, un
peu dépité, tenta autre chose :
« Ça, plus j'y pense, plus je me dis que c'est un crime de bougnoule. »
M'Ba sourit. Il songeait que vraiment : «Trop, c'est trop. » En outre, un plan prenait peu
à peu consistance dans son imagination.
Aussi manœuvra-t-il habilement :
«Sûrement que c'est un crime de bougnoule, Patron. Oh, oui ! »
Dorléans, d'abord surpris, dissimula sa joie en s'installant confortablement dans le siège
de la patrouilleuse. «Eh bien ça y est, pensa-t-il, ce négro est dompté. Suffit d'être ferme et
de tenir la laisse très courte. »
«Forcément, M'Ba, forcément. Je dirais même que c'est un truc de gourou, comme
l'assassinat de Sharon Tate. Tu crois pas ? »
Le capitaine ne releva pas le tutoiement :
« Pour sûr !
- D'abord, reprit Dorléans, ce qui prouve que c'est un crime de bougnoule, c'est qu'il n'y a
pas de gourou dans notre religion apostolique et romaine.
- Exact, Patron, tout à fait exact. On appelle ça autrement.
- Tout juste. Faut dire que la civilisation moderne ne change rien aux traditions de l'Église
et moi, ça me plaît.
- Un brin de conservatisme. Patron ? demanda le capitaine M'Ba.
- Hé oui. Et là, je suis sur la même longueur d'onde que notre Saint-Père.
- De la télépathie, quoi ! commenta le capitaine comme si la chose l'époustouflait.
- C'est qu'il est bien, ce pape! On a eu de la chance ! »
M'Ba évita un cycliste et approuva :
« Remarquable ! Au Mexique, en un seul discours contre la contraception, il a ruiné
trente ans d'efforts du Planning familial. Des millions de futurs affamés lui doivent la vie, ce
merveilleux présent !
- Vous le dites vous-même, M'Ba. Remarquez, sauf le respect que je dois à notre Très
Saint-père, au début, j'ai eu très peur. Un Polak, n'est-ce pas.. .Je me suis dit : méfiance !
C'est que ces gars-là sont très excités. Crois-moi, M'Ba!
- Ça, Patron, c'est indéniable : saoul comme un Polonais, fort comme un Turc et sombre
comme le cul d'un nègre. Vous puisez votre sagesse au cœur de la rationalité.
- Je fais ce que je peux, M'Ba! » répondit l'autre, méfiant.
Le capitaine déboîta pour doubler un autobus et déboucha, sirène hurlante, place de la
Concorde.
«Arrête la sirène, M'Ba, on s'entend plus... D'ailleurs, j'te disais que le Pape, au début,
j'étais mitigé. Rien que ce prénom. Carol, ça fait vraiment gonzesse. Des coups à ce que la
chrétienté devienne la risée de tous les peigne-culs du tiers-monde... C'est ses discours
musclés qui m'ont rassuré : on n'expie pas assez dans nos sociétés modernes.
- Les sociétés archaïques pourvoient généreusement à l'expiation globale, Patron.
- Peut-être. N'empêche que le Saint-père, il appelle un chat un chat.
- Sauf miracle : pourrait-il en être autrement ? Je vous le demande, Patron ?
- Comment ça?
- S'il appelait un chat banane, une banane gazogène, un gazogène pâquerette et une
pâquerette grenade à manche : son agitation de propagande perdrait de son efficacité !
- Pourquoi il ferait ça, notre Très Saint-père ? demanda le commissaire.
- Ça, Patron, je n'en sais rien. Cette problématique m'est étrangère. Initialement, vous
lançâtes le débat dans cette direction. »
Le commissaire fronça les sourcils :
«T'es souffrant, M'Ba?
- Juste un peu de fatigue. Ce que j'entends parfois, aucune bête au monde ne
l'entendrait plus de cinq minutes sans se dévorer les testicules. »
La patrouilleuse se trouvait bloquée au milieu des voies sur berge, à hauteur du Pont
Neuf. Le capitaine M'Ba, pour la première fois, se sentait vengé de tous les affronts subis :
pas de doute, son patron était bien le roi des cons et il faudrait un sacré putsch pour le
déloger.
Le commissaire écouta un moment la radio qui demandait d'urgence une patrouilleuse
place du Châtelet, à quelques centaines de mètres de là, puis il coupa la liaison en disant :
« Qu'ils aillent se faire foutre, c'est pas notre secteur! Qu'est ce que je te disais?... Ah
oui! Un pape, ça se juge sur pièces. C'est pour ça que j'ai fait le pèlerinage à Lisieux quand
notre Très Saint-père est venu en France. Frappant, mon vieux! Ah, le pape, les évêques,
les cardinaux... »
M'Ba hocha vigoureusement la tête :
«... Les sacristains, les bedeaux, les sonneurs de cloches, les bonnes de curé, les
humbles mitrons du grand chaudron totalitaire, chacun à sa place, chacun dans son rôle,
tous à leur poste de combat : c'est beau.
- Tu nous envies, hein ? demanda Dorléans.
- J'en crève, Patron.
- Enfin, quand t'es lucide, bien sûr.
- Oui, lorsque le vaudou ne me possède pas en me collant le rythme dans la peau. »
Le trafic devint plus fluide après l'Hôtel de Ville et le commissaire reprit :
«A Lisieux, j'ai acheté un objet pieux pour mon fils Riton.
- Ramener les jeunes âmes dans le saint giron : toujours vigilant, hein Patron ? »
Le patron hocha la tête :
«Ça vaut mieux. Ouais... L'objet en question, c'est une espèce de boule de verre et,
dedans, t'as un pape en plastique blanc. Sous l'eau.
- Et il a une bouteille d'oxygène, un scaphandre, des palmes, que sais-je ?
- Tu comprends rien à rien ! » répondit Dorléans d'un ton rogue.
En manière de représailles, il marqua une minute de silence avant de reprendre :
«Lorsque tu retournes la boule de verre, t'as de la neige qui tombe sur le pape. C'est
vraiment beau, ce petit pape tout blanc au milieu des flocons de neige blanche.
- C'est un peu comme un mineur de fond égaré dans une cave à charbon...
- Le petit Riton, il passe son temps à retourner le pape. Et cette neige blanche, si
blanche... continua Dorléans, rêveur.
- Dans la bulle, ils auraient dû mettre aussi le docteur Jivago. C'eût été utile pour la
respiration artificielle et les premiers soins. »
Dorléans n'écoutait plus. Le regard perdu vers les tours de Notre-Dame, il se sentait
proche de saint Jean de la Croix ou de tout autre mystique espagnol :
« Moi-même, quand je vois la boule qui traîne, je la retourne machinalement, et de voir
cette neige qui tombe sur le petit pape, ça me fait quelque chose, une grosse boule au
niveau de la gorge et une autre au niveau de l'estomac.
- Vous avez consulté un médecin? A votre place, j'apporterais cet objet aux propriétés
étranges directement au laboratoire central de la police. Qui sait? Peut-être une nouvelle
arme russe ?
- C'est la piété populaire, en somme. Qu'est-ce que tu disais, M'Ba?
- Rien d'important, Patron. Une simple remarque : c'est très cruel.
- Pourquoi ? demanda Dorléans, stupéfait.
- Écoutez, Patron : ce pape, déjà, il est quasiment noyé, les poumons pleins d'eau, des
algues dans les narines, des moules sur son chapeau pointu... En outre, dès qu'on heurte
la boule de verre, il se reçoit une avalanche de première sur la tronche histoire de le finir.
- Tu comprendras jamais rien, M'Ba : c'est pas ta culture.
- Pas M'Ba, Patron : crotte de bique. »
Un profond silence s'installa dans la patrouilleuse qui se trouvait maintenant à la
hauteur de Sully- Morland.
Un peu inquiet, le commissaire Dorléans répéta :
«Crotte de bique... Crotte de bique? Pourquoi?
- Autant vous l'avouer, Patron. C'est une traduction libre de mon dialecte tribal. Le M
signifie bique et le Ba crotte. L'apostrophe est le possessif qui relie en un pont aérien
douteux la crotte et la bique pour désigner ce tout crépusculaire qui est assis à vos côtés. »
L'hilarité remplaça bientôt la perplexité sur le visage du commissaire.
«Crotte de bique! Ah mon pauv'vieux ! Tu t'en étais pas vanté, hein? Bien entendu,
dorénavant, je t'appelle Crotte de bique, officier de police Crotte de bique.
- Ça fera bien rire les collègues au bal des petits képis bleus, Patron.
- Sois pas aigri... Crotte de bique. »
La patrouilleuse entra en trombe dans la cour de l'institut médico-légal et le
commissaire Dorléans en descendit, pissant de rire.
Ce fut sa première mauvaise note, les familles éplorées n'ayant pas apprécié ce manque
de tact.
La seconde mauvaise note ne tarda pas, le bruit courant que le commissaire injuriait
publiquement son adjoint africain. Il se trouva même des dizaines de flics qui, en toute bonne
foi, assurèrent à l'IGS que le patron traitait son subordonné de « crotte de bique ».
Dorléans, avec un calme qui impressionna les enquêteurs, expliqua qu'il s'agissait là de
la traduction en français de « M'Ba».
Ce que l'intéressé, et un linguiste convoqué à cette occasion, nièrent farouchement.
La réunion se clôtura dans le plus grand désordre après une tentative de voie de fait du
commissaire sur le capitaine.
Ce qui prouve que le pouvoir sans l'intelligence est fatalement précaire.

Frédéric H. Fajardie, in Mélodie bleu nuit Nouvelles noires, Editions Mille et une nuits
Jour 22
Le Reflet

Toujours en train de gueuler, d’éructer, d’agonir ! Derrière son dos, ça fusait, les insultes.
Le porc, l’ordure, le führer… Impossible de tenir autrement. Les courbettes par devant, les
salamalecs, le miel, le cirage. Et l’antidote dès la porte franchie. Apprendre à sourire dans le
vide en serrant les dents. Le pire, c’était les premiers temps, quand on arrivait à son service,
alléché par le salaire de mille dollars nourri-logé…Il vous laissait approcher en vous
regardant de ses yeux morts et vous plaquait les mains sur le visage, vérifiant l’ourlé des
lèvres, l’épatement du nez, le grain de la peau, le crépu des cheveux. Au moindre doute le
vieux se mettait à hurler de dégoût.
- Enfant de pute, virez-moi ça, c’est un Noir !
Le type y allait de sa protestation.
- Non, monsieur, je vous jure…
-
Mais ça ne servait à rien. Il repartait plein d’amertume, un billet de cent dollars scotché sur la
bouche, incapable de comprendre qu’il était tombé du bon côté et que l’horreur attendait les
rescapés surpayés de la sélection.
L’aveugle habitait un château construit à flanc de colline, à quelques kilomètres de
Westwood, et toute la communauté vivait en complète autarcie sur les terres environnantes,
cultivant le blé, cuisant le pain, élevant le bétail. Le vieux ne s’autorisait qu’un luxe : l’opéra
et les cantatrices blanches qu’il faisait venir chaque fin de semaine et qui braillaient toutes
fenêtres ouvertes, affolant la basse-cour.

Il ne dormait pratiquement pas, comme si l’obscurité qui l’accompagnait depuis sa


naissance lui épargnait la fatigue. Ses gens lui devaient vingt-quatre heures quotidiennes
d’allégeance. Le toubib vivait en état d’urgence permanent et tenait grâce aux cocktails de
Valium et de Temesta qu’il s’ingurgitait matin, midi et soir. Le vieux prenait un malin plaisir à
l’asticoter, contestant ses diagnostics, refusant ses potions. Ces persécutions n’empêchèrent
pas le docteur d’avertir son patient de la découverte d’un nouveau traitement qui parvenait à
rendre la vue à certaines catégories d’aveugles. Le vieux embaucha une douzaine
d’enquêteurs aryens et leurs investigations établirent que le procédé en question ne devait
rien aux Noirs.
On fit venir à grand frais la sommité et son bloc opératoire. Le vieux se coucha de bonne
grâce sur le billard et s’endormit sous l’effet du Penthotal. Il se réveilla dans le noir absolu et
demeura trois longs jours la tête bandée, ignorant si ses yeux voyaient ou non ses
paupières.
Le chirurgien retira enfin les pansements. Le vieux ouvrit prudemment les yeux et poussa
un cri terrible. Un Noir a l’air terrible lui faisait face. Il se tourna vers le chirurgien, terrorisé.
-Qu’est ce que ça veut dire ! Foutez-le dehors…
Le toubib, qui nettoyait les instruments, s’approcha doucement de lui, posa la main sur son
épaule et l’obligea à regarder droit devant lui.
-Alors il faut que vous sortiez…Ce que vous avez devant vous s’appelle une glace,
monsieur : ceci est votre reflet.

Didier Daeninckx, Main courante, 1994


Jour 23
Garder hors de la portée des enfants

Hier matin, j'ai dit à Mélanie Hunt que Charles ne viendrait jamais vivre chez nous. Elle a
ri (elle rit tout le temps pour rien) puis elle m'a dit que ma mère l'avait dit à la sienne. Qu'il
déménagerait au mois de septembre et qu'il m'enverrait dans un couvent parce que je suis
trop difficile. D'abord ce n'est pas vrai, je ne suis pas difficile. Et je n'irai pas au couvent.
Jamais. Mélanie Hunt est une menteuse.

Charles me prend pour un bébé! La semaine dernière, nous sommes allés au


restaurant, moi, maman et Charles. La serveuse a demandé si l'enfant prenait un menu
spécial. L'enfant! C'est lui qui a parlé de moi comme ça. Et il a répondu: «Notre petite Caro
mange bien, vous la servirez comme nous.» Notre petite Caro!! D'abord je ne suis pas sa
Caro. Encore moins sa petite. Et en plus, je déteste qu'on m'appelle Caro. Ça fait bébé et
mon nom est Caroline. Mais lui, Charles, ne m'appelle jamais Caroline. Ce n'est pourtant pas
compliqué à* retenir! Je pense qu'il fait exprès. Il n'arrête pas de répéter qu'il est si content
de me connaître, qu'il aurait toujours voulu avoir une petite (encore!) fille comme moi, qu'il
adore les filles parce que c'est plus doux que les garçons. C'est faux et il va s'en apercevoir
bientôt. Il paraît aussi que nous sommes plus propres. Charles est maniaque de la propreté.
«De l'hygiène, de l'hygiène» radote-t-il. J'en ai assez de son hygiène. Il faut toujours se laver
les mains avant de manger et se brosser les dents avant et après les repas. Moi, je trouve ça
• complètement idiot; à quoi ça sert de se laver les dents si c'est pour les salir en mangeant?
J'ai essayé de lui expliquer mon point de vue mais il m'a affirmé que je comprendrais plus
tard. Chaque fois qu'il ne sait pas quoi dire, Charles répète que je comprendrai plus tard.

Pour aujourd'hui, je ne comprends pas ce que ma mère lui trouve. Mon père est bien
mieux. Il y a deux ans, maman m'a dit qu'ils ne s'entendaient plus, elle et lui, et qu'ils
devaient se séparer. Que ça n'avait rien à voir avec moi, qu'ils m'aimaient tous les deux
autant. Je pense qu'ils devraient encore essayer de s'entendre. C'est ce que maman me dit
toujours quand je joue avec Mélanie Hunt: «Essaye de t'entendre avec, elle est gentille
Mélanie.» Papa aussi est gentil. (Plus que Mélanie ) Alors maman pourrait s'entendre avec.
C'est ce que je veux pour ma fête: que papa revienne ici.

Ma fête c'est dans dix-sept jours: le 23 juillet. J'aimerais qu'on fasse un grand pique-
nique, tous les trois avec des fraises à la crème pour dessert. D'abord, papa et maman ne se
chicanent plus. Avant ils criaient quand ils se voyaient mais maintenant ils parlent
tranquillement. Alors pourquoi ne reviendrait-il pas?

Si Charles s'imagine qu'il va prendre la place de papa, il se trompe!

J'ai dit à maman que je n'aimais pas Charles. Plusieurs fois. Elle m'a raconté que je
ne le connaissais pas. Qu'on ne peut pas détester quelqu'un que l'on ne connaît pas.
D'attendre un peu. Je verrais qu'il est bon. Bon en quoi? En biologie d'accord mais c'est
normal, il est biologiste. Ensuite? Il est bon dans l'ordre. Il fait beaucoup de ménage. C'est
toujours lui qui passe l'aspirateur et il n'habite même pas ici. Mais presque. En tous cas,
beaucoup trop. Il mange toujours ici sauf le vendredi parce qu'il joue au tennis à sept heures.
Il dort ici. Il fait son lavage ici. Heureusement qu'il travaille sinon il serait sans arrêt à la
maison.

Ça lui arrive aussi de voyager: il part trois, quatre jours en congrès. Dans d'autres
villes. Il me rapporte des cadeaux. II faut le dire vite! Moi, ses cadeaux, je les trouve idiots.
C'est toujours une poupée ou du papier à lettres. A qui pense-t-il que je vais écrire? Je
n'aime pas écrire, j'aime mieux le téléphone. Sauf à Noël où il m'a donné une montre au
quartz. Elle est plus belle que celle de Mélanie et elle donne la date et les secondes. Les
chiffres sont très jolis et il y a une mini-lampe de poche dedans; on peut voir dans le noir. Je
lis mes bandes dessinées la nuit dans mon lit même si j'ai trop chaud parce que je mets les
couvertures par-dessus ma tête. Avant, mon père venait me border. Charles a essayé une
fois mais j'ai fait semblant de dormir. Je suppose qu'il aurait voulu me raconter une histoire
de princesse délivrée par un prince charmant. C'est les seules histoires qu'il connaît. Je n'ai
rien contre les princesses et les princes mais c'est toujours la même chose. Je préfère
Gaston LaGaffe. Il a des idées terribles! J'ai demandé une mouette rieuse pour ma fête mais
maman ne veut pas. Elle dit qu'on ne peut pas garder ça dans la maison. Charles a ri et m'a
raconté que ces oiseaux-là transportaient plein de microbes et puis qu'est-ce que je ferais
avec une mouette? J'avais envie de lui dire qu'au moins elle, elle m'amuserait. Je n'ai pas
répondu. Je ne lui parle pas tellement. Juste quand je suis obligée. J'ai hâte d'être
débarrassée de lui. Au début je voulais mettre du ... je ne me souviens plus du nom; maman
en avait mis dans les armoires de la cuisine quand elle avait eu des cucugides. Mais elles
n'étaient pas toutes mortes et il a fallu peinturer par dessus. Pourtant c'était un produit super-
fort. Ça prend des super-produits pour tuer les cucugides. Parce que les cucugides résistent
à tout. Il paraît même qu'elles peuvent manger du plastique et du papier d'aluminium!

Quand maman a mis du garbaryl sur ses rosiers je lui ai demandé pourquoi (au fond
je le savais mais je voulais être sûre); elle m'a montré des pucerons: «Tu vois, ils attaquent
mes rosiers; ils veulent manger le coeur des fleurs. On ne peut pas les laisser faire.» «C'est
fort ton truc?» «Oui. Ça devrait les détruire tous.» J'ai attendu que maman ait fini de
saupoudrer son produit, je la regardais par la fenêtre de ma chambre puis je suis descendue
et je l'ai accompagnée au garage pour voir où elle rangeait le garbaryl. La preuve que je ne
suis pas un enfant c'est que c'est écrit sur l'étiquette GARDER HORS DE PORTÉE DES
ENFANTS et que la poudre blanche est à ma portée, dans la première armoire du haut. Si
j'étais un bébé, maman l'aurait mise ailleurs. Pendant qu'elle préparait le souper je suis allée
chercher du garbaryl; j'en ai mis dans mon coffre à crayons. J'avais enlevé les crayons, bien
sûr.

Tous les samedis soirs, maman et Charles boivent des margaritas comme apéritif. Ils
s'asseoient dans le jardin quand il fait beau et ils prennent lentement leurs cocktails. Je suis
bien contente qu'ils boivent des margaritas parce que c'est jaune-blanc avec de la mousse.
Quand je vais y mêler de la poudre, ça ne paraîtra pas.

Mais...

Une fourmi flottait dans sa margarita... Et Charles, si propre, jeta le cocktail (ainsi que
le garbaryl). plaça son verre dans le lave-vaisselle et se refit une autre margarita. «Tout est à
recommencer» se dit Caroline. Elle en voulait énormément à cette fourmi, cette petite fourmi
qui avait tout gâché par sa gourmandise.
Chrystine Brouillet, La vie en rose, juillet 1983
Jour 24
Cauchemar en rouge

Il s'éveilla sans savoir ce qui l'avait éveillé quand une deuxième secousse, venant
une minute après la première, vint secouer légèrement son lit et faire tintinnabuler divers
petits objets sur la commode. Il resta allongé, attendant une troisième secousse qui ne vint
pas.

Il n'en comprit pas moins qu'il était désormais bien éveillé et qu'il lui serait sans doute
impossible de se rendormir. Il regarda le cadran lumineux de sa montre-bracelet et constata
qu'il était tout juste trois heures, le plein milieu de la nuit. Il sortit du lit et s'approcha, en
pyjama, de la fenêtre. La fenêtre était ouverte et laissait entrer une brise fraîche; les petites
lumières scintillaient dans le ciel noir et il entendait tous les bruits de la nuit. Quelque part,
des cloches. Pourquoi faire sonner des cloches à une heure pareille? Les légères secousses
de chez lui avaient-elles correspondu à des tremblements de terre préjudiciables ailleurs,
dans le voisinage? Ou un vrai tremblement de terre était-il imminent et les cloches
constituaient-elles un avertissement, un avertissement appelant les habitants à quitter leurs
maisons et à sortir en plein air pour survivre?

Et soudain, mû non par la peur mais par un étrange besoin qu'il n'avait absolument
pas envie d'analyser, il éprouva le besoin d'être là dehors et non ici dedans. Il fallait qu'il
coure, il le fallait.

Et déjà il courait, franchissant le hall d'entrée, courant sans bruit sur ses pieds nus le
long de l'allée toute droite menant à la grille. Et il franchissait la grille qui se refermait toute
seule derrière lui, et il courait dans le champ... Le champ? Était-il normal, qu'il y eût un
champ là, juste devant sa grille? Surtout un champ parsemé de poteaux, de poteaux
massifs, semblables à des poteaux télégraphiques tronqués, pas plus hauts que lui? Mais
avant qu'il ait eu le temps de mettre de l'ordre dans ses idées, de prendre les choses à zéro
et de se rappeler où était "là" et qui 'il' était et ce qu'il était venu faire là, il y eut une nouvelle
secousse. Plus forte, cette fois ; une secousse qui le fit vaciller en pleine course et heurter à
toute volée un des mystérieux poteaux; un coup qui lui fit mal à l'épaule et dévia sa course
sans la ralentir mais en lui faisant perdre pied. Qu'était donc cet étrange et irrésistible besoin
qui le faisait courir, et vers où? C'est alors que vint le vrai tremblement de terre; la terre parut
se soulever sous lui et s'ébrouer; quand ce fut fini, il se retrouva étendu sur le dos, les yeux
braqués sur le ciel monstrueux dans lequel apparut alors soudainement, en lettres de feu
rouge hautes d'allez savoir combien de kilomètres, un mot. Le mot était TILT. Et pendant
qu'il était fasciné par ce mot, toutes les autres lumières éblouissantes disparurent, les
cloches cessèrent de sonner et ce fut la fin de tout.

Fredric Brown, Fantômes et Farfafouilles. Denoël


Jour 25

Cauchemar en gris

Il se réveilla avec une merveilleuse sensation de bien-être, savourant l'éclat et la


douce chaleur du soleil, dans l'air printanier. Il s'était assoupi sans bouger sur le banc du
jardin public, seule sa tête s'était penchée en avant ; son somme n'avait pas duré une demi-
heure, il le savait, puisque l'ombre du doux soleil n'avait que peu avancé pendant son
sommeil.

Le jardin resplendissait du vert du printemps, un vert plus doux que celui de l'été ;
c'était une journée magnifique et il était jeune amoureux. Merveilleusement amoureux,
amoureux à en avoir le vertige. Et heureux en amour : la veille, qui était un samedi, il s'était
déclaré à Susan dans la soirée et elle avait dit oui. Plus ou moins oui. Pour être précis, elle
ne lui avait pas dit oui, mais elle l'avait invité à venir, aujourd'hui dimanche, dans l'après-midi,
faire la connaissance de ses parents ; elle avait dit : «J'espère que vous les aimerez et
qu'eux vous aimeront... qu'ils vous aimeront autant que je vous aime.» Si ce n'était pas là
l'équivalent d'un oui, qu'était-ce ? Cela avait été un amour en coup de foudre, pratiquement,
raison pour laquelle il ne connaissait pas encore les parents de la jeune fille.

Adorable Susan aux doux cheveux sombres, à l'adorable nez tout petit, presque de
carlin, aux tendres taches de rousseur à peine marquées, et aux grands yeux noirs si doux...

C'était la chose la plus merveilleuse qui lui fût jamais arrivée, la chose la plus
merveilleuse qui pût jamais arriver à n'importe qui.

On en était enfin à ce «milieu d'après-midi» où Susan lui avait dit de venir. Il se leva
de son banc et, un peu engourdi par sa sieste, il s'étira voluptueusement.

Puis il se mit en route vers la maison, à quelques centaines de mètres du jardin


public où il s'était assis pour tuer le temps, vers la maison à la porte de laquelle il avait
raccompagné Susan la veille au soir. Une petite promenade agréable sous le beau soleil, par
ce beau jour de printemps.

Il monta les marches du perron, frappa à la porte. La porte s'ouvrit et, pendant une
fraction de seconde il crut que c'était Susan elle-même qui lui ouvrait. Mais la jeune fille
ressemblait seulement à Susan. Sa sœur, sans doute, la veille elle lui avait en effet parlé
d'une sœur, son aînée d'un an seulement.

Il s'inclina et se présenta cérémonieusement et demanda à voir Susan. Il eut


l'impression que la jeune fille le regardait d'un air bizarre, mais elle se contenta de lui dire :
«Entrez, je vous prie, elle n'est pas là pour l'instant, mais si vous voulez bien attendre au
salon, là... »

Il s'assit et attendit au salon, là. C'était bizarre qu'elle fût sortie. Même pour peu de
temps. C'est alors qu'il entendit la voix, la voix de la jeune fille qui lui avait ouvert la porte ; la
jeune fille parlait dans l'entrée et, mû par une explicable curiosité, il se leva et alla coller son
oreille contre la porte. La jeune fille parlait, semblait-il, au téléphone.

- Harry ? Je t'en supplie, rentre immédiatement ! Et ramène le docteur ! Oui, c'est grand-
père... Non, pas une nouvelle attaque cardiaque... Non, c'est comme la dernière fois où il a
eu sa crise d'amnésie2 et où il a cru que grand-mère était encore... Non, ce n'est pas de la
démence sénile, Harry, simplement de l'amnésie Mais cette fois, c'est plus grave. Il a
décroché de cinquante ans, cette fois... il est revenu à l'époque où il n'avait pas encore
épousé grand-mère...
Très vieux soudain, vieilli de cinquante ans en cinquante secondes, grand-père se mit
à sangloter sans bruit, appuyé contre la porte.

Fredric BROWN, « Cauchemar en gris », dans Fantômes et farfafouilles


Jour 26

On ne badine pas avec l’amour

Elle attendait ce moment depuis toujours, le moment dont chaque femme rêve, le
moment d’un bonheur inestimable où tout disparait et qu’il ne reste que lui. Il était le premier
qui avait attiré son regard parmi ce lot de concurrents. Il était d’un charme sans pareil, d’une
douceur et d’une tendresse renversante.

Comme toute femme, elle avait ses moments de doute quant au choix de celui qui
saurait l’envelopper d’une chaleur apaisante. Soudain, la panique s’insinua : Et s’il était
comme tous les autres, et s’il l’abandonnait après quelques mois d’exultation et d’euphorie ?
Se ravisant, elle le contempla avec insistance. Sa beauté et sa douceur faisaient de
lui un être irréprochable. C’était lui, elle en était convaincue. Ensemble, ils pourraient bâtir
une vie remplie d’amour et de jouissance immuable. Jamais, ils ne se quitteraient. Jamais,
elle ne laisserait leur passion s’effilocher au fil du temps.

Tremblant de tous ses membres, elle prit son courage à deux mains et se dirigea
avec assurance vers lui, celui qui avait conquis son cœur si prestement. Encore quelques
pas et elle pourrait le toucher. Encore quelques pas et elle pourrait sentir sa douce chaleur,
son riche parfum… Encore quelques pas et ils seraient ensemble pour toujours.

Elle était maintenant face à lui. Elle hésita une seconde… Sentant le courage lui
manquer, elle fit mine de rebrousser chemin. C’était insensé. Elle ne pouvait pas faire ça,
c’était trop beau, trop pour elle, petite citadine sans grande envergure. Elle se ravisa : «Allez,
ma belle, courage !Toi aussi, tu le mérites bien comme dit la publicité !» Elle tendit la main
vers lui, mais à cet instant, une voix s’éleva dans son dos, autoritaire, ferme, terrible :

- Désolée, mademoiselle, mais ce manteau n’est pas à vendre.


Jour 27

Allô

La cabine téléphonique est dans une petite rue sans arbres, sans passants, sans rien pour
distraire le regard ou emprisonner l'imagination. Quand il s'enferme là le lundi soir, avec son
carnet d'adresses, il parvient à oublier des quantités de choses déplaisantes, à commencer
par sa propre existence.
Il téléphone. Il téléphone à des femmes qu'il ne connaît pas, ce qui limite passablement les
conversations et constitue, il faut bien l'admettre, un geste répréhensible puni par la loi.
Il procède toujours méthodiquement, car on n'arrive nulle part, autrement, dans la vie. Il
choisit vingt-six noms de femmes dans l'annuaire, commençant par les vingt-six lettres de
l'alphabet. C'est simple, et ça favorise la diversité. Il reconnaît les femmes à leurs
prénoms - Julie, Carmelle, Zéphyrine... - ou à la puérile habitude qu'elles ont de se camoufler
sous une lettre, comme si ça ne constituait pas en soi une signature sexuelle. Il n'est
évidemment pas à l'abri des erreurs: il y a un M. Proulx, l'autre lundi soir, qui l'a laissé
pantois avec sa voix de brute belliqueuse, et d'autre part, l'époque est difficile, nombre
d'hommes se mêlent de plus en plus de se prénommer Dominique ou Laurence, pour
brouiller les pistes. Mais il s'agit de cas isolés, le vrai problème réside ailleurs. Il a pris
cruellement conscience, la dernière fois, que les Yanofsky, les Zajoman et les Winninger se
faisaient rares, ce sont là de périlleuses lettres, à vrai dire, tout juste bonnes à alimenter
encore une dizaine de lundis, il lui faudra repenser sa méthode. Déjà, en farfouillant dans
ces W, X, Y, Z barbares, il est tombé sur des étrangères, Allemandes ou Polonaises, qui
n'ont pas compris qu'il s'agissait d'un appel anonyme, et cela lui a tout à fait gâché le plaisir.
Quand il a arrêté son choix sur les vingt-six noms de femmes présumées commençant par
les vingt-six lettres de l'alphabet, il les copie dans son carnet parce que c'est plus intime,
ainsi, et que ça tisse subtilement des liens. Il s'appuie le dos contre la vitre de la cabine
téléphonique, il pose devant lui vingt-six pièces de vingt-cinq cents, il tient à la main son
carnet ouvert comme une sorte de drapeau blanc.
Il glisse une pièce de monnaie. Il compose les numéros. Il attend.

Il ne dit rien. Il attend que les femmes parlent, voix d'inconnues éraillées et délicates,
troublées et agressives, flétries et juvéniles, tant de voix différentes qui l'entraînent
sur-le-champ dans d'incroyables périples immobiles. Et pourtant, il n'a rien du détraqué
pervers, il en est sûr, il ne se branle pas au téléphone, par exemple. Ce qu'il aime, c'est
autre chose, c'est s'introduire subrepticement dans leur existence à partir de presque rien,
un timbre de voix, deux trois syllabes et il peut tout imaginer, leur visage, leur environnement
immédiat, leur état d'âme très précis, la façon dont elles se vêtent et mangent et cajolent leur
chat.
Elles raccrochent toujours trop vite, en ne disant rien, ou en lui hurlant dans les oreilles, ou
pire, en le menaçant d'une castration très douloureuse. Il ne voit pas en quoi il a mérité ça.
Quand il a terminé ses vingt-six appels, il reste un moment les yeux fermés avant de
composer l'ultime numéro, le même chaque lundi, qu'il connaît par cœur et qu'il n'a pas
cherché dans l'annuaire.
Elle répond. Il ne parle pas, il est tendu par l'angoissante expectative. Elle a sa belle voix
rauque qui s'impatiente au bout du fil: «Allô! ALLÔ!...», et ...

c'est le même déchirement, toujours, quand elle raccroche sans l'avoir reconnu, quand elle
le rejette brutalement dans le néant duquel elle l'a à peine tiré en le mettant au monde.

Monique Proulx : Les Aurores montréales, Montréal 1997


Jour 28
Prisonnière

Quel malheur !
Le désespoir m’envahit. Emprisonnée ! Moi ! Moi qui jouissais de ma précieuse liberté,
sans me soucier, sans penser qu’elle pourrait un jour m’être enlevée et ensuite jetée au vent
comme ces feuilles d’automne balayées par la brise.
Quelle misère !
Je ne sais plus que faire…
Tout s’est passé si vite ; je me souviens à peine des détails. Il y a un instant, je me
promenais, libre comme je l’ai toujours été, quand, soudain, je me rendue compte que des
murs s’érigeaient autour de moi. J’ai paniqué. J’ai contourné les murs à la recherche d’une
sortie, mais j’ai enfin compris avec terreur que j’étais prisonnière.
D’une véritable prison.
J’ignore qui m’a enfermée dans cet enfer. Je sais encore moins qui a le pouvoir de m’en
délivrer. Oh ! j’ai essayé de m’enfuir, croyez-moi. J’ai passé ce qui me semble être des
heures interminables à tenter de dénicher une issue. Mais mes espoirs d’évasion ont
lamentablement échoué. À un moment donné, j’ai été prise d’une rage folle. J’ai hurlé et je
me suis lancée sur les parois en les martelant de toutes mes forces.
Je ne saurais décrire cet enfer dans lequel on m’a enfermée. C’est tellement froid que je
ressens constamment un courant d’air glacial qui me transperce le corps et l’âme.
Les murs de ma prison sont gigantesques. Ils m’étouffent. Je me sens comme si, d’un
instant à l’autre, ils allaient s’écrouler et m’écraser.
Ce serait peut-être mieux ainsi.
Je vais mourir, je le sens au plus profond de mes tripes. Personne n’est venu me voir,
personne ne m’a expliqué ma présence dans cet endroit, personne ne m’a dit pourquoi on
m’a emprisonnée. Mais qu’ai-je fait de si répréhensible ? Je n’ai jamais causé de tort à
quiconque. Comment concevoir qu’il existe un être capable de tant de méchanceté ?
Je suis si jeune. Il est impensable que des gens me détestent, moi qui ai toujours vécu
paisiblement, honorablement même. J’aimais la vie. Je vivais parfois seule, parfois avec mes
amis, parfois avec ma famille.
Personne n’appréciait la liberté comme moi. Je me plaisais à gambader innocemment, à
goûter la douce brise sur mon visage, la chaleur réconfortante du soleil sur mon dos.
Toutes ces beautés m’enivraient. Je n’aurais jamais cru perdre ces grands bonheurs en
un rien de temps.
Ce monde me semblait sans danger. Mais cette illusion est devenue ma défaite. Je suis
victime de la haine et de la cruauté qui empoisonnent notre univers.
Aucun être vivant ne mérite un tel supplice.
Pourtant, on m’a légué ce destin pénible, ce maudit supplice qui peu à peu déchire mon
cœur, atrophie mon corps, vide petit à petit mon âme de toutes ses forces. Je commence à
croire que personne ne mérite ma confiance. J’ignore toujours qui m’a enfermée ici. Si je
m’en sors, comment pourrai-je encore avoir confiance en la vie ? Comment même songer à
aimer dans ce monde flétri, blasé, souillé, qui réserve un sort si cruel à une personne si
pauvre créature ?
Je faiblis à chaque seconde. L’oxygène se raréfie dans cette prison. Je martèle ses parois
et je me jette telle une enragée contre elles, comme si au fond de moi scintillait toujours
l’espoir de briser les murs qui me retiennent.
Je n’arrive même plus à me débattre.
Il me semble voir à travers les murs. Je distingue des formes qui bougent, qui dansent, qui
font du bruit. Je me mets à hurler comme une démone, mais personne n’entend mes cris,
mes pleurs. Personne ne veut m’aider ! Je veux fuir ! Exister !
Je respire avec peine. Est-ce que mon bourreau est le moindrement préoccupé par ma
survie ? S’imagine-t-il qu’il va me laisser pourrir dans cette prison ? Mourir seule, sans mes
amis, sans ma famille !
Je donnerais n’importe quoi pour apercevoir un visage familier.
N’importe qui… Juste un visage !
Je ne veux pas mourir seule…
Ah ! si seulement je pouvais espérer être secourue ! Je pourrais faire preuve de bravoure
et attendre des secours. Mais non ! Comment pourrait-on savoir où je suis ? Il est probable
que personne n’a vu où je suis enfermée. On m’aurait aidée depuis longtemps déjà.
J’agonise à petit feu.
Seule.
Mon geôlier n’a daigné venir me visiter une seule fois. Même pas pour me dévoiler la
raison de mon incarcération. Encore moins pour me donner à manger ou pour m’offrir à
boire, ni pour venir prendre conscience de ma douleur. Même pas pour rire de moi, pour me
regarder de ses yeux moqueurs, remplis de rage et de laideur.
Le temps s’écoule si lentement… mais aussi à vive allure. Il me semble que chaque
seconde dure une éternité. Tout mon être est en train d’éclater.
Serait-ce la folie ou la mort qui s’infiltre en moi ?
Non ! Va-t’en ! Je ne veux pas de toi ! Bien sûr, je sais que tu apaiseras mes souffrances.
Je devrais t’ouvrir grands les bras et te laisser me prendre. À défaut de m’évader de cette
prison, je m’évaderais de ma prison de chair.
Non ! C’est ridicule ! Je refuse de mourir. Tant que je garde espoir, je peux vaincre mon
destin !
Aïe ! Est-ce que je rêve ? Quelqu’un s’approche de moi. Je ne peux pas le voir, mais
j’entends ses pas, comme de la musique à mes oreilles.
Enfin ! Je peux respirer. Je sens de la chaleur, je perçois la lumière du jour !
Libre ! Oui ! Ma prison s’ouvre toute grande ! je ne peux identifier mon libérateur, j’ai à
peine le temps de le remercier. Je m’enfuis aussi rapidement que mon corps me le permet.
Oh ! merci ! merci !
Liberté. Je m’abreuve de ce mot comme si c’était une fontaine d’eau fraîche après la
traversée du désert.
Je suis vivante, je bois la liberté.
[…]

Marie-Ève OUELLETTE, « Prisonnière », Évasions !, coll. Nouvelles ado, Hull,


Éditions Vents d’Ouest, 2001, p. 31-37.

Qui est la narratrice ?

_________________________________
Chute de la nouvelle Prisonnière

[…]

Une voix rude s’élève brusquement…


— Tiens, maudite fatigante ! Va-t’en maintenant !

… suivie d’une voix douce :


— Jacques ? Qu’est-ce que tu fais ?
— Ah ! rien de grave. J’ai ouvert la fenêtre. Il y avait une mouche prisonnière entre les
deux vitres.

Vous aimerez peut-être aussi