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Les données de la nouvelle


question d’Orient

Aux conséquences de l’effondrement de l’Empire ottoman puis à celles


de la gestion européenne du monde arabe dans l’entre-deux-guerres
mondiales vont venir s’ajouter d’autres données complexes, créant une
« nouvelle question d’Orient ». Comme nous l’avons déjà évoqué, celle-ci
demeure aujourd’hui plus que jamais une question d’Occident. Elle prend
naissance au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et sera d’abord
caractérisée par les conflits violents nés de la décolonisation et des
aspirations à l’unité arabe, dont la constitution de la Ligue des États arabes
en mars 1945 devait être une préfiguration. Très rapidement cependant, la
rivalité américano-soviétique au Moyen-Orient causera de nombreuses
tensions entre États arabes. Leurs gouvernements seront divisés entre d’un
côté des proaméricains et en conséquence des antisoviétiques et, de l’autre,
des partisans d’un anti-impérialisme actif qui, dans le cadre du Mouvement
des non-alignés, s’orientent de plus en plus vers la coopération économique
et militaire avec l’URSS. Comme nous l’avons vu, la guerre froide entraîne
l’instrumentalisation de la religion musulmane par les États-Unis,
concrétisée de façon spectaculaire par l’entraînement et l’envoi de dizaines
de milliers de prétendus « djihadistes » partant se battre contre l’armée
soviétique en Afghanistan. La constitution d’Al-Qaida, véritable armée
panislamique, est réalisée durant cette dernière étape de la guerre froide.
Cette étape est ensuite directement suivie du désir américain de remodeler
le Moyen-Orient, notamment à partir du règne du président George Bush
(père), puis surtout celui du président George Bush (fils).
Les conflits nés de la décolonisation
La décolonisation des sociétés arabes ne s’est pas réalisée sans violences.
On a déjà évoqué les représailles massives entreprises en 1956 contre
l’Égypte suite à la nationalisation du canal de Suez par le régime du
président Nasser. Cette nationalisation avait été la conséquence du refus des
États-Unis et de la Banque mondiale de financer le projet de création du
haut barrage d’Assouan en Égypte pour régulariser le cours du Nil et
fournir de l’électricité à une population égyptienne déjà en forte croissance.
J’ai analysé cette crise longuement dans mon ouvrage Le Proche-Orient
éclaté, pour montrer le caractère fondateur de cet événement dans l’histoire
contemporaine du monde arabe.
En effet, la France et le Royaume-Uni, les deux puissances qui ont
asservi les sociétés arabes, vont joindre leurs forces militaires, en alliance
avec l’État d’Israël – qui n’a à cette époque que huit ans d’existence –, dans
une guerre menée contre l’Égypte dans le but de renverser le régime
nationaliste et développementaliste du président Nasser. Les deux
puissances européennes pensent ainsi rétablir leur domination sur la région,
cependant qu’Israël cherche déjà à élargir ses frontières et à se débarrasser
d’un régime qui soutient fermement les droits palestiniens. La France pense
par ailleurs naïvement que si le FLN algérien est privé de son soutien
égyptien, il pourra être plus facilement et rapidement vaincu.
L’alliance militaire de ces trois États aboutit à l’occupation du Sinaï et du
canal de Suez. Elle se heurte cependant à la condamnation conjointe des
États-Unis et de l’URSS au Conseil de sécurité des Nations unies. De plus,
cette attaque déclenche dans tout le monde arabe une vague révolutionnaire
sans précédent, caractérisée par le désir d’une émancipation collective de la
tutelle européenne encore pesante à cette époque. Le Caire deviendra plus
que jamais le centre du monde arabe et même africain. Le président
égyptien, Nasser, est un pilier du Mouvement des non-alignés créé en 1954,
un personnage admiré, voire adulé, dans tout le monde arabe. Aussi,
désormais, celui-ci sera-t-il l’« homme à abattre ». Il deviendra donc le
premier chef d’État arabe à être démonisé avec virulence. Israéliens et
Franco-Britanniques seront à l’affût de tout ce qui pourrait le déstabiliser,
d’autant plus que son soutien à la cause palestinienne est de plus en plus
important, notamment par la création de l’Organisation de libération de la
Palestine (OLP) en 1964.
La guerre israélo-arabe de 1967 viendra réaliser ce que l’attaque franco-
britannique et israélienne de 1956 contre l’Égypte nassérienne n’avait pu
réussir, à savoir l’affaiblissement considérable de ce pays le plus puissant
du monde arabe, mais aussi le catalyseur du nationalisme militant anti-
impérialiste. L’armée égyptienne sera vaincue par celle d’Israël en six jours,
ce qui constituera aussi pour les ennemis arabes du régime un thème de
propagande favori dénigrant le héros du monde arabe. Ce dernier meurt en
1970 à l’âge de cinquante-deux ans, sans que les raisons de ce décès aient
jamais été clarifiées. Avec l’aide de l’URSS, il avait reconstitué la capacité
de l’armée égyptienne, refusé les diktats israéliens et mené une guerre
d’usure à l’armée israélienne le long du canal de Suez.
En Algérie, la guerre de libération nationale sera particulièrement
sanglante et traumatique, compte tenu du nombre de victimes qu’elle aura
causé, surtout si l’on y inclut les victimes de massacres commis par l’armée
française avant même la rébellion armée du FLN. Aussi, lors de son
accession à l’indépendance en 1962, le nouveau pouvoir algérien se trouve-
t-il dans une situation très difficile avec fort peu de cadres et des ambitions
diverses des chefs du FLN. Les clivages installés par la colonisation entre
Kabyles et Arabes vont resurgir, la question de l’arabisation de
l’enseignement et des universités sera un autre problème grave, de même
que celui des biens laissés vacants par les colons, notamment dans les zones
rurales à fort potentiel agricole. Malgré cela, après l’Égypte, l’Algérie
deviendra un des grands centres du tiers-mondisme, de l’aide aux
mouvements de décolonisation en Afrique subsaharienne, une locomotive
du Mouvement des non-alignés et des revendications du tiers monde pour
un ordre économique international plus juste, notamment sous le régime du
président Boumediene (1965-1978).
Au cours des années 1960 et 1970, l’obstination du Royaume-Uni à
continuer d’occuper le sud de la péninsule Arabique donne naissance à une
importante guérilla. Cette dernière, qui porte des idées nationalistes arabes
et socialistes, est soutenue à la fois par l’Égypte nassérienne et le
Mouvement des nationalistes arabes, alors dirigé par le Palestinien Georges
Habache. Lequel créera bientôt le Front populaire de libération de la
Palestine, auteur de nombreux détournements d’avions civils occidentaux
pour attirer l’attention sur le sort injuste fait aux Palestiniens.
Par ailleurs, une série de coups d’État militaires ébranle alors la Syrie,
l’Irak, la Libye, mais aussi une tentative de coup d’État contre la monarchie
marocaine, témoignant de féroces luttes internes de nature socioéconomique
dans ces pays. À l’exception du coup d’État raté au Maroc, le cadre
idéologique qui anime les officiers reste le nationalisme arabe et son désir
d’unité des peuples arabes, le modernisme institutionnel et économique, la
réalisation d’un socialisme arabe.
Un des derniers conflits nés de la décolonisation sera celui causé par
l’évacuation de l’Espagne de sa colonie en plein cœur du Sahara, aux
confins des frontières déjà mal délimitées entre le Maroc, l’Algérie et la
Mauritanie. Il entraînera une dégradation des relations entre le Maroc, qui
annexe unilatéralement une large partie de ce territoire en 1975, et l’Algérie
qui soutient le Front populaire de libération sahraoui (Polisario), lequel
réclame le droit à l’autodétermination de la population du territoire. Jusqu’à
aujourd’hui, les relations entre l’Algérie et le Maroc restent glaciales et les
frontières terrestres fermées.
Bien que ne faisant pas partie du monde arabe, on ne peut passer sous
silence le conflit de Chypre (1974), qui aboutira à la division de l’île entre
une partie devenue exclusivement turque et une autre exclusivement
grecque. Pas plus que l’on ne peut exclure les conflits kurde et arménien,
qui constituent autant de retombées de l’effondrement de l’Empire ottoman
et des promesses non tenues des Alliés de créer un État arménien et un État
kurde sur le territoire de l’Anatolie turque. Le monde connaîtra une période
d’actions violentes de la part de l’Armée secrète arménienne de libération
de l’Arménie (ASALA), cependant que différents mouvements kurdes
cherchant à émanciper leurs territoires d’Irak, de Turquie et d’Iran sont
soumis à des répressions locales. Si la question arménienne s’apaisera après
l’effondrement de l’URSS et l’indépendance de l’ex-Arménie soviétique
(septembre 1991), il n’en ira pas de même avec la question kurde, plus
brûlante que jamais, surtout depuis la création d’un embryon d’État kurde
en Irak suite à la défaite de Saddam Hussein en 1991, État qui sera
consolidé par l’invasion américaine de l’Irak en 2003 et la chute du régime
de ce pays, en tant qu’État fédéré à l’Irak doté d’une nouvelle Constitution.
Sitôt après, les États-Unis augmenteront les pressions sur la Syrie, qu’ils
tentent de détacher de son alliance avec l’Iran, mettant en place tous les
éléments de déstabilisation de cet État « rebelle » qui éclatera en 2011,
éléments toujours présents en 2017.
Incontestablement toutefois, c’est le problème de la double
décolonisation de la Palestine qui va provoquer de très grandes violences au
Machrek arabe jusqu’à aujourd’hui. Cette décolonisation est double, car il
s’agissait d’abord de se débarrasser du colonisateur anglais qui avait
favorisé la constitution du fameux « foyer national juif », et par la suite
d’empêcher les colons immigrés d’occuper le territoire et d’en exclure sa
population palestinienne ou de l’asservir. Le conflit né de l’occupation de la
Palestine par le Royaume-Uni fera de très nombreuses victimes
palestiniennes et arabes, avec sa suite de guerres : 1948-1949, 1956, 1967,
1973, 1978-2000 avec les deux invasions successives et occupations de
larges parties du territoire libanais par l’armée israélienne1, août 2006 avec
les trente-trois jours de bombardements israéliens sauvages sur le Liban,
visant plus particulièrement le sud du pays et la banlieue sud de Beyrouth,
considérés comme fiefs du Hezbollah, sans oublier la série d’attaques
meurtrières successives contre la bande de Gaza en 2006, 2008, 2012 et
2014.
Le paradoxe dans le cas palestinien réside dans le fait que la
décolonisation de ce territoire par rapport à la domination du Royaume-Uni,
puissance mandataire, aboutit à la recolonisation immédiate de sa
population arabe du fait de l’émergence de l’État d’Israël, lequel se veut un
État des juifs et refuse toute solution dans un État multicommunautaire où
chrétiens et musulmans palestiniens coexisteraient sur un pied d’égalité
avec la population européenne immigrée de confession juive, comme le
stipulera d’ailleurs la Charte nationale palestinienne adoptée en 1964.

Les vents déstabilisateurs de la guerre


froide
On ne dira jamais assez combien ont été déstabilisatrices au Moyen-
Orient les tensions nées de la guerre froide. Elle a en effet soufflé fortement
sur cette région hautement stratégique du monde. Les États-Unis justifieront
leur politique de pressions multiformes sur les États de la région, et plus
particulièrement les États arabes, par le fait que ces derniers ont créé au
Moyen-Orient par leur faiblesse congénitale et leur balkanisation un « vide
de puissance » qui profiterait à la politique « expansionniste » de l’URSS.
Aussi les États-Unis se doivent-ils de combler un tel « vide » en engageant
les principaux États arabes à entrer dans un pacte antisoviétique avec des
États plus puissants dans la région, tels que la Turquie et l’Iran.

La profonde discorde entre États arabes. Les pressions américaines sur


les États arabes auront pour résultat de créer entre eux un clivage profond et
durable qui s’installe dès les années 1950, entre d’un côté ceux
(essentiellement les régimes monarchiques) alliés des États-Unis et soumis
à leur influence et, de l’autre, ceux dont le non-alignement tend
paradoxalement à les rapprocher de l’URSS. Cette dernière, en effet, arme
et finance les mouvements de décolonisation et aide économiquement les
États du tiers monde refusant de s’aligner sur la politique américaine et
privés en conséquence de toute aide économique de la part des États-Unis.
Ce clivage recoupe celui qui oppose alors, d’un côté, les régimes partisans
de la doctrine américaine et britannique de regroupement des États arabes
dans une coalition antisoviétique – concrétisée par le pacte de Bagdad de
1955 regroupant l’Irak et la Jordanie royalistes, en sus de la Turquie et de
l’Iran – et, de l’autre, ceux qui contestent cette option avec fermeté, tels que
l’Égypte et la Syrie, puis l’Irak après le coup d’État militaire de juillet 1958
qui renverse le régime royaliste pro-occidental et installe au pouvoir un
groupe de militaires aux aspirations socialisantes. Cette polarisation entre
deux groupes d’États arabes désormais opposés entraîne la même année
nombre d’autres événements : l’union de l’Égypte et de la Syrie comme
début d’une unité arabe plus large (mais qui se révélera éphémère), la crise
du Liban qui amène un débarquement de marines sur les plages de
Beyrouth, ou encore la crise non moins grave de Jordanie2.
Dix ans plus tard, face au soutien de plus en plus systématique du
gouvernement américain à l’État d’Israël qui continue d’occuper les
territoires arabes envahis en 1967, les États arabes anti-impérialistes (Libye,
Algérie, Syrie, Irak) se regroupent en un « front de résistance et de refus »
de l’ordre américano-israélien, à la rhétorique forte dans son soutien aux
différents mouvements palestiniens armés. Face à eux, les États
conservateurs pro-occidentaux sont qualifiés par les médias dominants de
« modérés », opposés aux régimes ayant constitué ce front de résistance,
désormais étiquetés comme « radicaux ». En 1969, ces modérés – Maroc,
Pakistan et, surtout, Arabie saoudite – prendront comme on l’a vu
l’initiative de créer l’Organisation de la conférence islamique (voir supra,
chapitre 1). Deux logiques vont désormais s’opposer : celle qui prône la
solidarité islamique, l’anticommunisme et dénonce l’expansionnisme de
l’URSS dans le tiers monde ; et, en face, celle qui dénonce l’impérialisme
américain et prône la solidarité des États arabes face à Israël et le nécessaire
rétablissement des droits de la population palestinienne.
Un autre facteur majeur d’instabilité et de tensions sera
l’instrumentalisation de la religion musulmane dans le but premier de faire
reculer l’influence idéologique, politique et militaire de l’URSS dans le
monde arabe et ailleurs dans le monde musulman. Trois faits majeurs
d’importance historique sont à signaler ici.

L’instrumentalisation de la religion musulmane et la naissance d’Al-


Qaida. Cette instrumentalisation de l’islam à des buts politiques et
géopolitiques est due essentiellement au soutien sans limite accordé par les
États-Unis à l’Arabie saoudite dont le régime politique se réclame de la
conception la plus rigoriste et extrême de la religion musulmane, apparue
au milieu du XVIIIe siècle au centre de la péninsule Arabique. Comme nous
l’avons déjà évoqué, il s’agit du wahhabisme, idéologie officielle du
royaume qui, dès sa naissance, exporte cette conception d’un régime
islamique pur et dur et soutiendra vigoureusement partout dans le monde
musulman la création et le développement de mouvements islamiques, en
particulier celui dit des « Frères musulmans » en Égypte. C’est ce qui
amènera à la création d’Al-Qaida dans le contexte de la première guerre
d’Afghanistan. Le résultat de cette politique se traduira par la constitution
d’une armée de mercenaires, prétendus « djihadistes », de toutes les
nationalités, qui sera par la suite transportée d’un pays à l’autre suivant les
besoins des affrontements géopolitiques, jusqu’au conflit en Syrie depuis
2011. Tout cela renforcera la thèse fantaisiste de Huntington d’un choc des
civilisations, ce que nous décrirons plus longuement au chapitre 8.

La confiscation de la révolution populaire iranienne de 1978 par le


clergé et ses conséquences sur le monde arabe. Le deuxième fait majeur de
la déstabilisation produite par la guerre froide est la confiscation de la
grande révolution populaire iranienne de 1979 par une partie du clergé
musulman d’obédience chiite (voir supra, chapitre 2). La fausse appellation
de « révolution religieuse » iranienne sera celle que lui donnera le célèbre
philosophe français Michel Foucault, qui vantera de façon surprenante les
mérites d’un pouvoir religieux qui apporterait selon lui de la spiritualité
dans la gestion politique des sociétés3. Le régime politique dit « islamique »
qui sera instauré en Iran par Khomeyni constitue une nouveauté quelque
peu détonante. Comme nous l’avons évoqué, il mêle des principes de droit
constitutionnel moderne avec une innovation totale sur le plan de la
théologie politique islamique, y compris celle de la branche chiite de
l’islam, à savoir celle d’un contrôle des religieux sur le fonctionnement des
pouvoirs politiques.
Ainsi que nous l’avons évoqué, cette innovation aura de profondes
répercussions dans le monde arabe où le désenchantement s’est développé,
notamment depuis la disparition de Gamal Abdel Nasser, suite aux échecs
successifs des régimes politiques se réclamant du nationalisme arabe :
incapacité de récupérer les territoires palestiniens occupés par Israël depuis
la guerre perdue de 1967 et d’assurer le retour des réfugiés palestiniens ;
rivalités interarabes généralisées, y compris entre la Syrie et l’Irak dont les
deux régimes politiques se réclament de l’idéologie du nationalisme arabe ;
pratique de plus en plus autoritaire du pouvoir dans les républiques se
réclamant de l’idéologie nationaliste arabe. Aussi les diverses formes
d’islam politique vont-elles avoir le vent en poupe dans les pays arabes. Les
Frères musulmans égyptiens, marginalisés du temps de Gamal Abdel
Nasser, sont favorisés sous le règne de son successeur, Anouar el-Sadate
(1970-1981), qui renvoie les nombreux experts soviétiques présents en
Égypte et entame une politique dite d’« ouverture économique » et de
libéralisation du commerce extérieur. Il signe une paix séparée avec Israël
en 1979. Il rompt ainsi avec le peu de solidarité existante encore entre États
arabes4. Par ailleurs, l’Arabie saoudite et d’autres principautés de la
péninsule Arabique prônent un renouveau islamique (sahouat ou en anglais
revival) dans tout le monde musulman, qui se veut un antidote à l’idéologie
du régime islamique iranien. L’Organisation de la conférence islamique
qu’elle a créée sert de plateforme d’expansion idéologique à une altérité
islamique qui est exaltée à l’encontre de l’idéologie des droits de l’homme
et de la domination de la modernité politique issue de la philosophie des
Lumières et de la Révolution française5.
Désormais, l’Arabie saoudite devient encore plus un partenaire majeur
des États-Unis, aidant ces derniers dans les financements occultes qu’ils
accordent à tous les mouvements anticommunistes dans le monde,
notamment en Amérique latine (les contras au Nicaragua par exemple). Le
Pakistan, un autre régime islamique, finance de concert avec l’Arabie
saoudite la constitution de mouvements islamiques radicaux en Asie. Le
mouvement afghan des talibans sera ainsi soutenu et aidé par les services
spéciaux pakistanais. Mais déjà quelques années auparavant, l’Indonésie,
sous le règne du dictateur Suharto qui avait liquidé par la force le très
important mouvement communiste indonésien et le régime laïque et ouvert
du président Soekarno, a vu aussi la constitution d’un mouvement d’islam
politique radical indonésien. Ce dernier pratiquera de nombreuses
opérations terroristes, dont la plus célèbre est celle commise dans l’île
touristique de Bali en octobre 2002.
C’est ainsi que la libération de la Palestine cesse d’être le centre des
préoccupations des sociétés arabes, qui se laissent prendre dans les
idéologies panislamistes radicales, dont le slogan majeur est « L’islam est la
solution ». L’occupation par Israël en 1978 d’une large partie du territoire
libanais, occupation étendue en 1982 jusqu’à Beyrouth pour y chasser les
combattants de l’OLP, avait d’ailleurs déjà laissé le monde arabe
indifférent. Le développement actif et soutenu de mouvances d’islam
politique, ainsi que la création d’une armée de « djihadistes » partis se
battre en Afghanistan auront réussi à détourner l’attention des drames
libanais et palestinien pris sous le marteau des violentes représailles
israéliennes.
Seul le nouveau régime iranien dit « religieux » affirme sa fidélité à la
libération de la Palestine, rompt les relations diplomatiques avec l’État
d’Israël et remet l’ambassade de cet État à l’OLP. Alors que l’Arabie
saoudite mène une politique active de « réislamisation » des sociétés
musulmanes partout dans le tiers monde, l’Iran, qui se prétend aussi de son
côté champion des causes musulmanes, se concentre sur la libération de la
Palestine et aide à la mise en place du Hezbollah libanais, qui parviendra en
2000 à mettre fin, sans aucune contrepartie pour le Liban, à l’occupation de
presque tous les territoires occupés par Israël en 1978 (à l’exception de la
région dite des fermes de Chéba’a, aux confins des frontières entre le Liban,
la Syrie et la Galilée).

L’alliance entre les États-Unis et les monarchies de la péninsule


Arabique et la guerre Irak-Iran. Entre-temps, les États-Unis, l’Arabie
saoudite et autres principautés pétrolières de la péninsule Arabique
convaincront l’Irak de se lancer dans une guerre sans pitié contre l’Iran,
guerre qui épuisera les deux pays (1980-1988). Désormais, les États-Unis
ont la voie libre pour remodeler le Moyen-Orient à leur guise, car le régime
soviétique ne tarde pas à s’effondrer, en 1989-1990.
L’alliance des monarchies conservatrices arabes avec Washington s’est
d’ailleurs développée de façon spectaculaire dans les années 1970 et 1980,
dans le contexte de l’occupation soviétique en Afghanistan (1979-1989),
motivée en URSS par la crainte d’une propagation de la révolte iranienne
dans le Caucase. Déjà au cours des bouillonnements révolutionnaires arabes
des années 1950 et 1960, l’alliance entre les États-Unis et les monarchies
s’était formée pour faire face à cette vague révolutionnaire, initiée par
Nasser et qui avait gagné du terrain dans tout le monde arabe, soutenue par
l’URSS. Nasser avait alors réussi à dominer de sa forte personnalité la
Ligue des États arabes ; il était aussi devenu un acteur important du
Mouvement des non-alignés. Disparu prématurément en 1970 après que son
armée et celles de la Syrie et de la Jordanie ont essuyé une défaite militaire
cuisante face à l’armée israélienne en 1967, il laissait le champ libre aux
monarchies pro-occidentales qui acquièrent un poids politique majeur sur la
scène arabe grâce aux moyens financiers considérables en provenance de la
rente pétrolière. Désormais, l’instrumentalisation de l’identité religieuse
islamique peut encore plus facilement être promue dans tous les domaines,
les États arabes dénués de ressources pétrolières devenant de plus en plus
dépendants des aides que fournissent l’Arabie saoudite et la Banque
islamique de développement dont elle est le principal financier. De ce fait,
l’influence de l’idéologie socialiste et antiaméricaine dans le monde arabe
et musulman ne peut que décliner considérablement au cours de ces années.
On évoque alors volontiers les bienfaits de la « réislamisation » de ces
sociétés ; l’Arabie saoudite est considérée comme une puissance
bienfaisante dans le monde arabe assurant la « modération », c’est-à-dire la
prise en compte des intérêts occidentaux dans le monde arabe, comme en
témoignent de nombreux ouvrages se voulant de nature académique qui
font un portrait idyllique de cette terrible dictature religieuse.
Toutefois, avant d’entrer dans l’analyse des conflits et soubresauts
permanents du Moyen-Orient et du monde arabe, ainsi que des
interventions européennes et américaines massives dans cette région, il
convient de revenir aux problèmes balkaniques. Car le drame yougoslave
témoigne bien des politiques cyniques de puissance, déjà responsables au
XIXe siècle et au début du XXe des violences en série connues par les
peuples de cette péninsule. Ce drame yougoslave marque bien la continuité
entre l’ancienne et la nouvelle question d’Orient. Les mêmes prétextes
d’intervention humanitaire servent à rétablir la domination euro-américaine
sur l’ensemble de la Méditerranée de l’Est et du Moyen-Orient, sitôt
disparu le régime soviétique.

Retour sur les Balkans : le démantèlement


sanglant de la Yougoslavie
Après l’effondrement de l’URSS et la libération des peuples d’Europe
centrale et balkanique, la politique des États membres de l’OTAN visera à
intégrer leurs États dans son alliance. Malgré la disparition du danger
soviétique, cette dernière va vouloir se renforcer et constituer un bloc
militaire qui va s’arroger le droit d’intervention dans toute cette région,
considérée comme stratégique. Le capital de sympathie dont avait pu jouir
la Yougoslavie lors de la guerre froide pour avoir résisté à l’influence
soviétique va disparaître immédiatement. Ce que l’Europe avait contribué à
construire en 1917-1918 dans l’émergence du royaume des Serbes, des
Croates et des Slovènes, elle va le défaire dans un des conflits les plus
sanglants de l’après-guerre froide, qui va inaugurer une série d’autres
interventions militaires musclées dans le monde arabe à l’est de la
Méditerranée.
Les Croates, les Slovènes et les musulmans de Bosnie-Herzégovine sont
encouragés à réclamer leur indépendance afin d’adhérer plus tard de façon
séparée à l’Union européenne. On assiste ainsi à l’intervention militaire et
médiatique des puissances européennes et des États-Unis. De très nombreux
arguments seront alors mis en avant par leurs dirigeants, les médias et
nombre d’ouvrages académiques pour justifier ce démantèlement. Ces
arguments sont exactement l’inverse de ceux développés en 1917 pour
mettre sur pied le royaume. Ils invoquent soit un nationalisme panserbe
agressif, soit la personnalité du président serbe qui est démonisé, soit de
supposées antipathies historiques entre les différentes communautés ayant
composé la Yougoslavie. Mais les Serbes sont, en fait, les plus affectés par
les débuts de sécession, car d’importantes communautés serbes existent en
Croatie et en Bosnie (ainsi qu’au Kosovo), ce qui n’est pas le cas des autres
composantes de la population. Aussi résisteront-ils avec acharnement à
l’éclatement de la Fédération yougoslave et leur politique sera de défendre
les régions peuplées par des Serbes en dehors du territoire de l’État fédéré
serbe.
Tout cela a été ignoré des nombreux analystes ayant participé à la
démonisation des Serbes et du président de cette république fédérée. Si les
massacres de Bosnie ont été largement couverts par les grands médias
occidentaux, parfois en boucle durant des semaines, le déplacement forcé
des Serbes de Croatie dans la région de la Krajina en 1995 a été rarement
évoqué, de même que le refus légitime des Serbes de Bosnie d’être séparés
du territoire de la Serbie elle-même pour être inclus dans un État bosniaque
en passe de devenir musulman et dont ils peuplaient 49 % du territoire.
Toute la responsabilité de la guerre et des atrocités a été mise à la charge
des dirigeants serbes, Slobodan Milosevic en tête, lequel sera traduit en
justice en 2001 devant un tribunal pénal international spécialement
constitué par l’ONU dès mai 1993 pour juger des auteurs de crimes contre
l’humanité commis durant la guerre6. En même temps, la Serbie est l’objet
de sanctions économiques drastiques, qui aboutiront comme dans le cas de
l’Irak à faire souffrir la population civile et non le commandement militaire
de la région serbe de Bosnie qui commettait des crimes de guerre. En tout
cas, la complexité du dossier des violences dans l’ex-Yougoslavie a été le
plus souvent passée sous silence7.
En avril et novembre 1994, puis en mai et août 1995, des forces de
l’OTAN interviennent contre les positions de l’armée serbe de Bosnie et
dans la région de la Krajina, peuplée de Serbes qui en seront expulsés8. Dès
juillet, le gouvernement des États-Unis avait préconisé une coalition croato-
musulmane en Bosnie-Herzégovine. La paix, conclue par les accords de
Dayton aux États-Unis le 21 novembre 1995, est entérinée à Paris le
14 décembre. Elle accouche d’un monstre constitutionnel pour la Bosnie,
qui comprend – en sus de l’importante communauté serbe – une forte
communauté croate, laquelle a longtemps fait le coup de feu contre les
musulmans de cette région. L’accord prévoit en effet la création d’un État
« musulman » en Bosnie sur les territoires où les Bosniaques résident, mais
qui est contraint d’entrer dans une fédération croato-bosniaque avec le
nouvel État indépendant de Croatie ; il prévoit aussi la création d’une
région autonome serbe sur le nouveau territoire de l’État, dont les
mécanismes de fonctionnement sont d’une incroyable complexité. Plus de
vingt ans après, cet accord reste un casse-tête qui paralyse tout
développement socioéconomique et qui rend ce dernier totalement
dépendant des aides massives de l’Union européenne, laquelle joue un très
grand rôle dans la gestion de la Bosnie. Le gâchis de cette guerre est
étonnant, surtout lorsqu’on se rappelle ce qu’avait été la République
fédérale de Yougoslavie, en termes de prestige mais aussi de développement
économique et de convivialité entre les composantes de sa population.
Une fois le démantèlement des principaux territoires yougoslaves achevé,
la « communauté internationale » s’est attaquée à la « question du
Kosovo », berceau de la nation serbe, mais peuplé majoritairement
d’Albanais. Ces derniers sont alors encouragés à prendre les armes et aidés
de diverses façons, y compris par des bombardements massifs de l’OTAN
en 1999 sur ce territoire et sur la capitale serbe, Belgrade, pour obliger
l’armée serbe à se retirer. Cette campagne amène le président Milosevic à
accepter l’indépendance de la province du Kosovo, qui sera définitivement
arrachée à la Serbie en 20089. C’est toutefois à celle-ci que sera attribuée
toute la responsabilité de cette guerre10. Cependant qu’il ne sera pas permis
aux Albanais de ce territoire devenu indépendant de l’intégrer à la
République albanaise voisine. En 1917, on l’a vu, le principal argument
européen pour unifier dans une fédération les communautés slaves avait été
les liens très forts, linguistiques, culturels et historiques, qui les unissaient.
En 1991, les arguments invoqués pour pousser à l’éclatement de la
fédération ont été ceux d’une antipathie historique entre ces mêmes
communautés… Ainsi, aussi bien dans la nouvelle question d’Orient que
dans l’ancienne, la « rage » à faire ou défaire des États est bien celle de
l’hubris des dirigeants des États-Unis et des puissances européennes…

Les catastrophes provoquées


par l’impérieuse volonté américaine
de remodeler le Moyen-Orient
La guerre froide gagnée, les ambitions américaines au Moyen-Orient et
celles de leurs alliés de l’OTAN, dont la France, le Royaume-Uni et la
Turquie, n’ont plus de limites. Elles se déchaîneront avec l’arrivée au
pouvoir – dans des conditions douteuses sur le plan constitutionnel – du
président George W. Bush en 2000 et les attentats de New York et
Washington en septembre 2001, attribués à Al-Qaida et dont une grande
partie des exécutants est constituée de ressortissants de nationalité
saoudienne.
Ce n’est point ici le lieu de raconter en détail les folies des États-Unis
qui, n’ayant plus désormais en face d’eux d’ennemi global tel que l’URSS,
entendent bien se débarrasser de tout régime politique arabe qui ne
s’alignerait pas sur la nouvelle politique américaine ; mais aussi se
débarrasser du régime iranien qui continue d’avoir une forte rhétorique
contre l’impérialisme américain et contre l’État d’Israël. Ainsi, outre
l’invasion de l’Afghanistan en 2001, les États-Unis envahissent l’Irak en
2003 et envoient des signaux forts sur la nécessité de mettre au pas les
régimes arabes récalcitrants, tels que la Syrie et la Libye.
Beaucoup d’ouvrages ont décrit et dénoncé l’hubris des néoconservateurs
américains, ayant débuté avec le président Reagan (1980-1988), pour
rebondir ensuite avec George Bush (père) et, surtout, son fils. C’est
Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale du président
Jimmy Carter (1977-1981), qui décrira avec le plus de férocité la tendance
du fils Bush de présenter en termes de théologie les événements du Moyen-
Orient et notamment le terrorisme, comme la lutte du bien contre le mal, et
non point en termes politiques11. D’où la notion d’« axe du mal » qui mêle
des situations totalement différentes, puisque y sont inclus la Corée du
Nord, l’Iran et l’Irak. Il fait aussi remarquer qu’en désignant un ennemi
global et abstrait, le terrorisme, le président Bush donnait aux États-Unis la
légitimité d’intervenir partout dans le monde et dans tous les domaines dans
cette lutte globale planétaire entre le bien et le mal, qu’il n’avait d’ailleurs
pas hésité à qualifier de « croisade ».
Le groupe de néoconservateurs américains illuminés, qui s’emparent de
tous les leviers de commande des États-Unis avec l’élection de George
Bush fils en 2000, avait invoqué depuis des années la nécessité de
remodeler totalement le Moyen-Orient à leur profit et à celui d’Israël, dont
la sécurité occupe une place prépondérante dans leurs objectifs pour la
région12. Au début de l’année 2003, le président Bush prononce plusieurs
discours sur la nécessité de ce remodelage, puis lance une initiative
pompeuse le 6 novembre de cette année, destinée à convertir à la
démocratie ce qu’il appellera désormais le « Grand Moyen-Orient »13.

Les résultats apparemment « absurdes » de l’invasion de l’Irak. Dans le


cas de l’invasion de l’Irak, les médias américains l’ont présentée comme
étant nécessaire pour libérer ce pays de son dictateur sanglant, Saddam
Hussein, dénoncé comme chef d’un clan sunnite minoritaire qui opprimerait
les chiites majoritaires dans ce pays, en sus des accusations totalement
mensongères concernant le développement supposé d’armes de destruction
massive, ainsi que celles de connivence du régime avec Oussama Ben
Laden. Dans sa gestion du pays, l’occupant aura un comportement
totalement aberrant qui mène à une quasi-désintégration de la société
irakienne. C’est ainsi que, dans la réforme politique des institutions, l’armée
et le parti Baath sont dissous. La nouvelle Constitution favorise la naissance
et le développement de blocs politiques communautaires, notamment
chiites, sunnites et kurdes. Cependant qu’est laissé libre champ à une
corruption effrénée qui paralyse la reconstruction du pays ravagé par ses
années de guerre avec l’Iran, puis par les bombardements américains
intensifs subis en 1991. Enfin, l’appauvrissement extrême de la population
par les douze ans d’embargo économique impitoyable, puis la politique
imposée de libre-échange réduisant à néant le secteur industriel irakien
constituent autant de facteurs ayant aussi largement créé le milieu favorable
aux recrutements de terroristes.
Cette politique américaine absurde aboutit à ce que l’influence iranienne
puisse ainsi se développer facilement dans ce pays, alors qu’à l’origine
l’invasion de l’Irak était destinée à envoyer un message fort aussi bien à
l’Iran qu’à la Syrie qu’il leur fallait désormais accommoder les intérêts
américains. Les États-Unis ont-ils voulu accomplir la promesse de George
Bush (père) qui, lors de l’expédition militaire contre l’Irak en 1990-1991,
s’était promis de renvoyer ce pays à l’« âge de pierre » ? Et ce faisant,
plutôt que d’affaiblir l’axe Iran-Syrie-Hezbollah, devenu l’équivalent d’un
nouvel « axe du mal » notamment depuis 2006, les États-Unis et leurs alliés
n’ont-ils pas renforcé ce trio14 ? Celui-ci forme en effet depuis un axe de
résistance générale aux ambitions américaines dans la région et au désir
d’Israël de se débarrasser du Hezbollah, qui veille désormais, de concert
avec l’armée libanaise, à empêcher tout retour de l’armée israélienne au
Liban. Face à ce trio, les régimes arabes apparaissent tous soumis aux désirs
de la puissance américaine dans la région et prêts à normaliser leurs
relations avec l’État d’Israël.

L’invention de la subversion d’un « triangle chiite ». Comme nous


l’avons évoqué au chapitre 2, face aux échecs répétés des actions
américaines dans la région, l’administration des États-Unis développera
avec ses alliés arabes la thèse de l’existence d’un triangle « chiite »
subversif, succédané de l’axe du mal cher à George W. Bush, comprenant
l’Iran, la Syrie et le Hezbollah, qui saboterait les efforts américains de
réorganisation du Moyen-Orient15. Désormais, tout conflit dans la région
sera analysé par les médias occidentaux et les nombreux médias arabes sous
influence américaine comme un conflit entre « sunnites » dirigés par
l’Arabie saoudite – et donc supposés « modérés » – et « chiites » (ou
communautés religieuses dérivées du chiisme), toujours considérés comme
étant sous haute influence iranienne (majoritairement chiite) – et donc
supposés radicaux et « terroristes ». Alors que la motivation de mettre fin à
la domination de la minorité sunnite de la population sur la majorité chiite
avait été souvent mise en avant lors de l’intervention américaine en Irak, les
médias occidentaux et arabes évoquent à l’inverse constamment, depuis
l’invention de l’expression « triangle chiite », l’intolérable domination des
dirigeants chiites sur la population sunnite de l’Irak, puis un peu plus tard
sur celle du Yémen. On peut donc voir la versatilité de ces analyses,
lesquelles sont amplifiées et répercutées par la plupart des grands médias
dépendant des intérêts américains, européens et de leurs alliés arabes. Nous
le verrons, cette « invention » va permettre des politiques violentes de
répression de grands mouvements populaires, notamment à Bahreïn puis au
Yémen dans le contexte des révoltes arabes de 2011.

Le détournement des révoltes arabes


de 2011
Les révoltes qui éclatent en 2011, du sultanat d’Oman à la Mauritanie,
constituent un événement majeur dans la vie des sociétés arabes. Le souffle
libertaire et moderniste qui les anime renoue avec l’ère révolutionnaire des
années 1950 et 1960, même si les revendications, structurées autour du
concept de « dignité », sont plus affaire de politique interne que de politique
extérieure : fin des pouvoirs autocratiques, des restrictions des libertés
publiques, justice économique et sociale, lutte contre la corruption… Toutes
les demandes sont de nature profane. Les femmes jouent un rôle majeur
dans ces manifestations, où l’on voit peu de personnes affichant le mode
d’habillement et d’apparence physique à l’islamique. Il s’agit donc d’un
mouvement de nature purement civile, duquel les mouvances islamiques se
tiennent d’abord à l’écart. Cette chaîne de révoltes populaires qui affecte la
quasi-totalité des sociétés arabes semble avoir surpris l’ensemble des
dirigeants arabes, européens et américains, dont les déclarations successives
improvisées prouvent bien leur état de désarroi16.
Les mouvances d’islam politique n’entreront dans le mouvement que
lorsque la victoire s’approchera et que la possibilité d’élections hors du
contrôle des appareils de sécurité deviendra évidente. C’est ainsi que la
victoire électorale en Égypte et en Tunisie sera facilement arrachée aux
mouvances libérales par les mouvements islamiques. Leurs militants
jouissent alors de l’auréole des persécutions, des années d’exil ou
d’emprisonnement qu’ils avaient subies, et du soutien d’un réseau
d’organismes caritatifs bénéficiant des financements pétroliers et évoluant
depuis longtemps dans les milieux populaires, ruraux ou urbains. Ce réseau
d’organisations caritatives se révèle extrêmement efficace lors des élections
parlementaires, les partis nationalistes et laïques modernistes indépendants
des pouvoirs en place ne disposant guère de moyens financiers.

Les mouvances politiques islamiques premières bénéficiaires. Les partis


se réclamant des valeurs de l’islam se posent désormais comme la seule
force organisée et suffisamment puissante pour hériter du pouvoir laissé
vacant par la chute des dictateurs. Ils adoptent des programmes
économiques d’inspiration néolibérale, s’abstiennent de déclarations
antioccidentales ou même anti-israéliennes17. Il devient vite clair que les
diplomaties occidentales les soutiennent et ne voient même pas
d’inconvénient à ce que certains ayant combattu sous l’étiquette d’Al-Qaida
en Afghanistan ou ailleurs prennent part à la vague révolutionnaire, en
nombre important comme dans le cas de la Syrie ou de la Libye ; cela ne
manquera pas par ailleurs d’aider à la prise de pouvoir d’éléments
« takfiristes »18 dans le nord du Mali.
C’est en Égypte, où un président appartenant au parti des Frères
musulmans a été élu en juin 2012, que la situation dégénère rapidement
sous son court règne. Appuyée par des millions de manifestants19, l’armée
égyptienne intervient à la fin juin 2013 pour mettre fin à la présidence de
Mohamed Morsi20. Le parti des Frères est accusé d’avoir gangrené l’État et
de l’avoir mal géré, cela sur fond de développement d’un terrorisme
islamique dans le Sinaï qui s’en prend de plus en plus à l’armée égyptienne.
Cette action, qualifiée de « coup d’État » par le Premier ministre turc ainsi
que par certains milieux favorables aux mouvances islamiques en Europe et
aux États-Unis, est considérée par la vaste coalition de partis égyptiens
libéraux et laïques comme un retour à l’esprit de la révolution de
janvier 2011 qui a permis l’éviction de Moubarak.
Des centaines de partisans des Frères musulmans sont emprisonnés et les
manifestations en faveur du président déchu sont réprimées. La Turquie
manifeste sa désapprobation complète du « coup d’État », de même que le
Qatar et de nombreux pays européens ainsi que les États-Unis, qui font part
de leur désaccord sur l’interruption du mandat du président librement élu.
Les actions terroristes contre l’armée se multiplient au Sinaï, mais aussi
au Caire et dans d’autres villes. Le parti des Frères musulmans est déclaré
« terroriste » le 25 décembre 2013 par le gouvernement issu du mouvement
du 30 juin et donc banni de la vie politique. Les prisons se remplissent de
membres de la confrérie. Au préalable, le président Morsi, avec quinze
autres dirigeants des Frères musulmans, avait été déféré à la justice le
8 septembre pour incitation à la violence. Le président déchu est à nouveau
déféré à la justice le 18 décembre, en même temps que le guide des Frères
musulmans, pour contacts avec des organisations étrangères hostiles à
l’Égypte et pour terrorisme. L’avenir de l’Égypte apparaît sombre.
En Tunisie, on a aussi assisté au retour en grande pompe du chef du parti
islamique Ennahda, Rached Ghannouchi. Un gouvernement de transition
légalise la présence de ce parti, qui était interdit depuis 1990. Lors de
l’élection d’une Assemblée constituante en octobre 2011, il deviendra la
première force politique avec 41,4 % des suffrages et quatre-vingt-dix
sièges sur deux cent dix-sept. Cette assemblée élit à la tête de l’État Moncef
Marzouki, un vieux militant exilé des droits de l’homme ; cependant que le
secrétaire général d’Ennahda, Hamadi Jebali, est nommé Premier ministre.
La plupart des ministères régaliens, sauf celui de la Défense, seront alors
attribués à Ennahda. Le gouvernement, mais aussi le président Marzouki,
facilitera le départ de nombreux Tunisiens islamistes pour se battre en
Syrie. C’est d’ailleurs en Tunisie que se tiendra la première réunion du
groupe des pays « Amis de la Syrie », le 24 février 2012.
L’instabilité s’installe toutefois rapidement en Tunisie, les éléments
islamistes les plus extrêmes prétendant exercer une tutelle sur la vie
culturelle et artistique du pays. C’est ainsi que le 12 juin le Premier ministre
instaure un couvre-feu à Tunis et dans sept autres gouvernorats, suite à de
violents affrontements entre la police et des salafistes ayant protesté contre
la tenue du Printemps des arts à Tunis. Les tensions ne feront que monter à
l’automne avec l’assassinat le 18 octobre d’un membre du parti Nida
Tounes, dans l’opposition au gouvernement. Peu de temps après, le 6 février
2013, est assassiné l’avocat Chokri Belaïd, appartenant à la mouvance
progressiste et laïque, ce qui provoque de vives manifestations contre
Ennahda. Le 8 août 2013, ce sera le tour d’une autre personnalité de
l’opposition, Mohammed Brahmi, d’être assassinée. En décembre, un
nouveau gouvernement est formé par une personnalité indépendante, Mehdi
Jomaa. La situation va commencer à se stabiliser et le projet de nouvelle
Constitution est approuvé. En novembre 2014, Nida Tounes, le parti de
l’ancien bourguibiste Béji Caïd Essebsi, sort victorieux des élections
législatives avec 39,6 % des suffrages et quatre-vingt-six sièges sur deux
cent dix-sept, contre 31,8 % seulement et soixante-neuf sièges pour
Ennahda. Caïd Essebsi sera élu président de la République le 21 décembre
de cette année. À la différence de l’Égypte, la normalisation de la situation
en Tunisie et le recul de la mouvance islamiste se font pacifiquement.
Cependant, aux frontières avec la Libye, l’armée tunisienne est souvent
attaquée par des éléments armés islamistes, tandis que divers attentats
terroristes frappent le pays, faisant drastiquement chuter le tourisme et les
investissements étrangers.
Quant à la Libye, l’intervention de l’OTAN ainsi que celle du Qatar ont
certes éliminé le président Kadhafi qui est tué de façon sauvage en
octobre 2011, lors d’une tentative de fuite. Mais le résultat est une situation
chaotique où les mouvances islamiques sont très actives dans la région de
Benghazi, et ont pu s’étendre aussi à la côte occidentale du pays, ainsi
qu’aux frontières sahariennes, contribuant de la sorte à la déstabilisation du
Mali – ce qui y entraînera une intervention militaire française en
janvier 2013. Rappelons que la résolution 1973 du Conseil de sécurité
concernant la Libye prise le 17 mars 2011 ne prévoyait que la mise en place
d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus du territoire libyen pour
empêcher l’armée de l’air de ce pays de bombarder les manifestants anti-
régime. Aucun bombardement par des aviations militaires de pays de
l’OTAN n’était prévu dans cette résolution, qui a donc été ouvertement
enfreinte par la France et le Royaume-Uni, appuyés par les États-Unis.
Désormais, la Russie et la Chine, échaudées par cet événement, mettront
systématiquement leur veto à tout projet de résolution du Conseil de
sécurité permettant d’établir une zone d’exclusion aérienne en Syrie.
Au Maroc, qui n’a pas été épargné par la contestation populaire, le roi
procède à des réformes constitutionnelles rapides qui calment le
mouvement, mais aux élections de novembre 2011 le Parti de la justice et
du développement (PJD), qui se réclame de l’islam politique, obtient le plus
grand nombre de sièges au Parlement (cent sept sur trois cent quatre-vingt-
quinze) et il lui revient de former le nouveau gouvernement où onze
ministères lui sont attribués.
Au petit royaume de Bahreïn, dont une partie de la population est chiite
et laissée pour compte de la prospérité du pays, l’Arabie saoudite fait
pénétrer son armée au printemps 2011 pour aider les autorités à mettre un
terme de façon drastique au mouvement protestataire tout à fait pacifique
qui réclame l’établissement d’une monarchie constitutionnelle. Aucune des
demandes des manifestants ne sera acceptée par le roi et la répression s’abat
sur les milieux contestataires « chiites ». Il sera facile de dénoncer
immédiatement la main de l’Iran et de donner crédibilité à la thèse du
triangle chiite subversif. La répression violente du mouvement et
l’emprisonnement de milliers de manifestants, pas plus que l’intervention
militaire saoudienne, n’émeuvent guère les organisations de défense des
droits de l’homme et ne suscitent pratiquement pas de commentaires des
responsables politiques européens ou américains, si soucieux par ailleurs
dans d’autres situations d’intervenir même militairement au prétexte de la
sauvegarde des droits de l’homme et de la démocratie.
Mais c’est surtout au Yémen que la théorie de la subversion chiite
prendra le plus de consistance. Dans ce pays, un immense mouvement
populaire a réussi à obtenir le départ, en novembre 2011, du président Ali
Abdallah Saleh, au pouvoir depuis trois décennies et qui était jusqu’alors un
protégé de l’Arabie saoudite. Le pays va rapidement tomber dans une
situation chaotique. La monarchie saoudienne entend cependant y jouer un
rôle prépondérant pour empêcher l’installation d’un gouvernement qui lui
serait hostile21. Le mouvement houthiste des partisans de l’ancien imam
ayant gouverné le Yémen, qui a été longtemps marginalisé dans la vie
politique du pays après le coup d’État républicain de 1962, mène une vaste
mobilisation de contestation populaire. Il parvient en septembre 2014 à
prendre la capitale, Sanaa. Le gouvernement se réfugie d’abord à Aden, au
sud du pays, puis en Arabie saoudite. La destruction du Yémen est mise en
route lorsqu’en mars 2015 l’Arabie saoudite constitue une coalition
militaire aérienne dont elle est le centre, avec les Émirats arabes unis. Cette
dernière, singeant le nom des grandes opérations militaires américaines ou
israéliennes dans le monde arabe22, se dénomme « Opération décisive »
(‘assifat al hazm). Commence alors une campagne de bombardements
sauvages du Yémen pour mettre un terme à la rébellion houthiste. Cette
campagne est menée à nouveau sous le signe de la lutte contre la
« subversion chiite » et l’« ennemi perse », devenue un thème permanent
désormais dans le vocabulaire politique de l’Arabie saoudite et de ses
nombreux alliés dépendant financièrement du royaume.
Il est vrai que quelques déclarations provocantes d’officiels iraniens sont
venues donner corps aux accusations de l’Arabie saoudite et d’autres
régimes arabes contre l’Iran – des déclarations souvent démenties par l’une
ou l’autre des hautes autorités de ce pays. L’Iran aura aussi une réaction
démesurée à l’exécution en janvier 2016 d’une personnalité religieuse
saoudienne chiite, le cheikh Nimr Baqr al-Nimr, arrêté en juillet 2012 pour
l’appui qu’il avait donné à des manifestations populaires ayant eu lieu en
février 2011 dans la province de Qatif, dont une partie de la population est
chiite : des manifestants s’en prendront à l’ambassade d’Arabie saoudite à
Téhéran, mettant le feu à une partie du bâtiment, sans que celui-ci soit
protégé par les forces de l’ordre. Mais rappelons ici qu’en septembre 2015,
à l’occasion de la célébration de la fête du sacrifice où se rassemblent à
La Mecque des millions de musulmans venus en pèlerinage du monde
entier, une bousculade géante provoque la mort de nombreux pèlerins, dont
de très nombreux Iraniens et parmi eux l’ancien ambassadeur d’Iran au
Liban23.
Le mouvement libertaire qui a secoué le monde arabe en 2011 a donc
perdu rapidement son élan. Avec l’arrivée au pouvoir des mouvances
islamiques par les urnes, l’instrumentalisation de la religion pour freiner le
mouvement libertaire a abouti à des situations de chaos dans plusieurs pays,
de même que l’intervention armée de l’OTAN en Libye ou l’envoi de
milliers de « djihadistes » en Syrie. Par ailleurs, dans beaucoup de
situations de conflit, l’opposition entre chiites et sunnites est très largement
amplifiée par les médias et sert désormais de clé d’analyse privilégiée de la
rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran, dont les enjeux ne sont pourtant
que profanes, puisqu’il s’agit d’un conflit d’hégémonie régionale entre deux
puissances locales, lié à la présence américaine et israélienne dans la région.
Cette dernière, rappelons-le, a été livrée aux « douleurs d’enfantement du
nouveau Moyen-Orient », ainsi que l’avait justifié comme on l’a vu
Condoleezza Rice, alors ministre des Affaires étrangères des États-Unis, à
propos de la guerre de trente-trois jours menée par Israël contre le
Hezbollah au cours de l’été 2006 (voir supra, Introduction).
Ces situations de chaos ont aussi permis l’arrivée de milliers de
combattants islamistes armés et équipés, de toutes les nationalités, ayant
pour objectif de faire tomber des « régimes impies » et d’instaurer à la place
un califat islamique. Est-ce pure coïncidence si cet afflux de combattants a
eu lieu justement dans les États où les régimes politiques sont considérés
comme rebelles aux demandes des États-Unis et de leurs alliés européens et
arabes ? Le fait que leur passage a eu lieu le plus souvent, pour ce qui est de
la Syrie, à travers le territoire de la Turquie, membre de l’OTAN, ne peut
que conforter l’hypothèse d’une complicité objective entre les mouvances
islamistes armées et la politique atlantiste au Moyen-Orient.

L’explosion des ambitions turques, membre clé de l’OTAN. À la fin des


années 2000, sous la direction du Parti de la justice et du développement
(AKP), parti islamique dit « modéré », la Turquie a en outre acquis un haut
profil régional. Cela tient aussi bien à la personnalité de son Premier
ministre, Recep Tayyip Erdogan, qui s’est posé en défenseur des
Palestiniens de Gaza après l’attaque d’Israël de 2008-2009 sur ce territoire
et qui n’a pas hésité à hausser le ton face à Israël, qu’aux éloges
ininterrompus des puissances occidentales sur cette « démocratie
islamique », souvent érigée en « modèle » pour les États arabes en
transition vers la démocratie.
Dans ce contexte où le drame syrien va bientôt éclater, le gain de
popularité de la Turquie dans le monde arabe l’amènera par ailleurs à
s’ériger en « puissance sunnite », ce qui légitimera aux yeux de ses
dirigeants leurs interventions massives dans la déstabilisation de la Syrie. À
ce titre, la crise syrienne a été d’une importance capitale, Erdogan devenant
brusquement, après avoir conclu en 2007 de nombreux accords
économiques avec le gouvernement de Damas, le détracteur le plus virulent
du président al-Assad. La Turquie, de même que la France, le Qatar et
l’Arabie saoudite, se mobilisera résolument pour fédérer une opposition au
régime syrien – en témoigne notamment l’organisation à l’étranger de
plusieurs rencontres avec les Frères musulmans syriens. En
instrumentalisant l’identité sunnite, Ankara joue néanmoins un jeu
dangereux, compte tenu de l’importante minorité alaouite turque très laïque
dans le sud-est du pays, mais aussi du mouvement nationaliste kurde,
généralement peu sensible à ce type de manipulation. La Turquie, réputée
jusqu’alors pour la solidité de son régime laïque depuis la fin du califat en
1924, s’érige désormais en puissance sunnite, protectrice des Arabes
sunnites qui se sentiraient menacés par la puissance du supposé « triangle
chiite », dont le régime syrien et le Hezbollah libanais sont parties prenantes
aux côtés de l’Iran.
La dérive autoritaire du président turc, qui s’aggrave considérablement
suite à la tentative ratée de coup d’État de juillet 2016, ternit fortement
l’attrait du modèle turc de régime islamique, tant vanté pour les pays
arabes. Les médias occidentaux rapporteront certes cette dérive du pouvoir,
qui envoie en prison des dizaines de milliers de fonctionnaires civils et
militaires, mais aussi de très nombreux juges, ainsi que des enseignants ; et
qui ferme des dizaines d’organes de presse d’opposition, trente maisons
d’édition et met en prison le chef du parti représentant les Kurdes au
Parlement turc. Mais les nouvelles de cette dérive autoritaire d’Erdogan
sont données avec une sobriété de ton contrastant avec celui employé
envers d’autres régimes politiques qui ne sont pas dans les bonnes grâces de
l’administration américaine et prennent des mesures de répression de
moindre ampleur de façon générale. Ainsi, la qualité de membre
militairement important de l’OTAN semble en tout cas avoir protégé le
président turc et le régime en place d’une opération de « démonisation » qui
serait sûrement survenue s’il s’était agi d’un régime « rebelle », comme cela
a été le cas pour les chefs d’État arabes successivement ciblés par les
diplomaties occidentales24.

La polarisation des rivalités géopolitiques


sur la Syrie
La dramatique situation syrienne qui commence à se développer au
printemps de 2011 va contribuer à polariser cet antagonisme
sunnites/chiites savamment entretenu par les médias et les diplomaties
arabes et occidentaux. Elle donnera une « réalité » à la thèse du « triangle
chiite » subversif qu’il convient de neutraliser. Dans le même temps,
d’ailleurs, le petit émirat du Qatar qui ne possède aucune institution
démocratique même formelle, fort de sa force de frappe financière et
médiatique (Al-Jazira), s’érige en protecteur des mouvances islamiques
politiques qui ont fait des percées spectaculaires aux élections égyptiennes
et tunisiennes. Mais aussi en défenseur sourcilleux de la démocratie dans
les autres pays arabes. Sans parler de son soutien aux groupes armés les
plus radicaux, qui vont devenir en quelques mois des acteurs majeurs de la
scène syrienne.
C’est dans ce contexte et à la faveur des révoltes des sociétés arabes au
début 2011 qu’intervient la déstabilisation de la Syrie, apparemment
planifiée depuis au moins deux ans aux dires de Roland Dumas, ancien
ministre français des Affaires étrangères (1984-1986 et 1988-1993) et
président du Conseil constitutionnel de 1995 à 2000, dans un long débat
organisé par la chaîne parlementaire française LCP, dans l’émission « Ça
vous regarde » en juin 2013. Ce dernier y a affirmé : « Il y a deux ans à peu
près, avant que les hostilités commencent en Syrie, je me trouvais en
Angleterre par hasard. […] J’ai rencontré des responsables anglais et
quelques-uns qui sont mes amis m’ont avoué, en me sollicitant, qu’il se
préparait quelque chose en Syrie. L’Angleterre préparait l’invasion des
rebelles en Syrie. Et on m’a même demandé à moi, sous prétexte que j’étais
ancien ministre des Affaires étrangères, si je participerais comme ça à
cette… J’ai évidemment dit le contraire, je suis français, ça ne m’intéresse
pas. C’est pour dire que cette opération vient de très loin, elle a été
préparée, conçue, organisée […] dans le but très simple de destituer le
gouvernement syrien, car dans la région il est important de savoir que ce
régime syrien a des propos anti-israéliens et que, par conséquent, tout ce qui
bouge dans la région autour… Moi j’ai la confidence du Premier ministre
israélien […] qui m’avait dit : on essaiera de s’entendre avec le Premier
ministre et avec les États autour et ceux qui ne s’entendront pas on les
abattra. C’est une politique. C’est une conception de l’histoire, pourquoi pas
après tout, mais il faut le savoir25. »
Il n’est pas facile de parler du conflit syrien, tant les passions ont été
fortes et le demeurent, même si le niveau d’intensité émotionnelle a quelque
peu baissé depuis quelque temps, chez tous ceux qui ont cru y voir une
nouvelle guerre civile sur le modèle de celle de l’Espagne de 1936 à 1939,
comme si les financiers de la rébellion armée aux couleurs manifestement
islamistes, l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie, étaient les équivalents des
régimes démocratiques d’Europe en 1936 et que le régime syrien était
l’équivalent de Franco soutenu par les régimes fascistes et nazi européens.
Les récits canoniques et affirmations clichés se sont succédé dans les
médias dominants. Un mystérieux Observatoire syrien des droits de
l’homme est créé dès 2006 au Royaume-Uni par un personnage jusqu’alors
inconnu, Rami Abdul Rahman (de son vrai nom Ossama Sleiman), qui a été
un opposant au régime syrien ayant fait de la prison à Damas avant d’être
libéré et de s’exiler en Angleterre. Il opère seul de sa maison située dans la
campagne près de Londres. Il devient vite la source principale, sinon quasi
unique, des informations diffusées par les grands médias sur la Syrie26. De
nombreux intellectuels en France ou ailleurs en Europe s’investissent dans
la question syrienne, pratiquant un déni de réalité de ce que sont sur le
terrain les mouvements armés qui combattent le régime sous des étiquettes
plus islamistes radicales l’une que l’autre. Toute parole de nuance est
stigmatisée de façon surprenante avec des arguments moraux27.
C’est pourquoi je me contenterai ici de dire que les manifestations
pacifiques qui ont eu lieu à la suite des incidents dramatiques de répression
de la part du régime, survenus dans la ville de Deraa, proche de la frontière
avec la Jordanie, puis qui se sont étendus à d’autres villes rurales
secondaires, en général à proximité du Liban, de la Jordanie et de la
Turquie, ont vite été dépassées par l’arrivée de combattants islamistes de
l’extérieur du pays, bien armés et bien équipés. Très rapidement, ce sont des
maquis anti-régime qui lèvent l’étendard du radicalisme islamique extrême
se réclamant du sunnisme wahhabite, tels qu’Al-Qaida, Al-Nosra et bien
d’autres groupes alimentés par des combattants islamistes venus de
différents pays arabes ou musulmans ; et enfin le prétendu État islamique en
Irak et au Levant (Daech d’après son acronyme arabe, ISIS en anglais), qui
s’empare de vastes zones de territoires en 2014 en Irak comme en Syrie. En
Jordanie, l’armée américaine entraîne de nombreux combattants qui seront
envoyés en Syrie, cependant que l’État d’Israël ne manque pas de soigner
les blessés près de sa frontière, dans la région du Golan, ou de bombarder
de temps à autre en Syrie même, y compris à Damas.
Je n’entrerai donc pas dans l’histoire détaillée des différents épisodes du
conflit, ni des personnalités syriennes résidant à l’étranger et cooptées par
les États membres de l’OTAN, le Qatar et l’Arabie saoudite principalement,
ni dans les fragmentations successives de leurs groupes, ni dans le fait
qu’aujourd’hui leur siège se trouve finalement en Arabie saoudite et que
l’on entend très peu parler d’elles28. Je me contenterai, comme pour les
autres conflits analysés dans ce chapitre, de montrer les intérêts
géopolitiques qui se sont abrités derrière des slogans de démocratie, de
défense des droits de l’homme, etc., ainsi que les complexités des
situations, comme je l’ai expliqué au chapitre 1.

Abattre un autre régime « rebelle ». Les événements de Syrie depuis le


début 2011 peuvent difficilement s’inscrire dans le sillage des deux grandes
révolutions égyptienne et tunisienne de janvier 2011, où des foules
immenses ont investi les places principales des capitales de ces deux pays.
En Égypte, les victimes des répressions policières seront très nombreuses,
mais l’emploi d’armes ne viendra que bien plus tard, lorsque les Frères
musulmans chassés du pouvoir en juin 2013 en feront usage et seront
l’objet, comme nous l’avons dit, d’une forte répression. Dans le cas syrien,
les organisations armées qui se forment très rapidement jouissent à
l’évidence dès le début de la bienveillance passive ou active des pays
occidentaux (dont la France en tête) et arabes (l’Arabie saoudite et le
Qatar), mais aussi de la Turquie par laquelle passent les très nombreux
combattants qui viennent d’Europe, de Tunisie ou d’autres pays29. Nous
avons déjà fait état de la démonisation pratiquée contre le régime syrien et
son chef de l’État, notamment par la France pour des raisons qui restent à
expliciter30. Certes, ils possèdent tous deux les traits négatifs de violations
des droits de l’homme, de corruption et d’une famille qui s’autoperpétue au
pouvoir depuis 1970. Mais revient la question lancinante, très rarement
posée dans les grands médias, du pourquoi de ce déchaînement sur ce
régime en particulier dans cette conjoncture donnée, dans une région où
l’on trouve d’autres régimes similaires, surtout après les résultats
catastrophiques pour le peuple irakien de l’invasion de l’Irak et ceux des
bombardements sur la Libye qui ont débuté dès juin 2011.
Libérer les Syriens de leur dictateur, quel qu’en soit le prix pour la
population, devient un impératif « moral » de première urgence chez les
dirigeants américains et européens et toute nuance dans l’analyse de la
situation syrienne est gommée dans les grands médias et les déclarations
incendiaires des hommes politiques, répétées presque quotidiennement. À
leur suite une cohorte d’intellectuels et d’universitaires répercutent et
amplifient ces déclarations. On assiste alors à une répétition élargie du
chaos mental qui a présidé à l’invasion de l’Irak. Les gouvernements
occidentaux semblent donner la priorité à la destruction du régime, comme
cela avait été le cas auparavant pour le régime irakien ou libyen, et pour
cela ferment les yeux sur l’armée de combattants se réclamant de
l’idéologie d’Al-Qaida sous de nouvelles dénominations (Daech, Al-Nosra
et bien d’autres du style « armée de l’islam » ou « armée de la conquête »).
Si, après la prise de Mossoul en Irak en juin 2014, ils se décident à former
une alliance militaire aérienne contre Daech, les résultats obtenus sont fort
maigres, car en réalité la destruction de tous les grands groupes terroristes
actifs en Syrie signifierait la victoire de l’État et du régime syriens, mais
aussi celle de l’intervention militaire aérienne russe en 2015 (voir ci-après),
ainsi que celle de l’Iran et du Hezbollah libanais qui se battent aussi dans ce
pays aux côtés de l’armée régulière syrienne. Une telle perspective est
évidemment inadmissible pour les États membres de l’OTAN, dont le
prestige serait gravement atteint. D’où une guerre qui se prolonge
cruellement, où l’on fait parfois changer de nom certains groupes
terroristes, mis par les États-Unis eux-mêmes sur la liste des organisations
terroristes à combattre, pour pouvoir continuer de les soutenir en prétextant
qu’il s’agit d’une organisation nouvelle « modérée » qui n’est pas sur la
liste des organisations terroristes31.
À la surprise des milieux de l’OTAN, toutefois, non seulement le régime
syrien ne tombe pas, mais l’arrivée de tant de combattants islamistes aboutit
à le renforcer, car bien rares sont les habitants de ce pays aux communautés
diverses habitués au vivre ensemble qui désirent se trouver dans les zones
tenues par toutes ces organisations radicales et terroristes se réclamant de
l’islam le plus virulent ; une intervention militaire russe à partir de l’été
2015, effectuée en coordination avec les gouvernements syrien et iranien,
permettra d’arrêter l’avancée spectaculaire de Daech marquée par la prise
de la ville de Palmyre en mai 2015 dans le désert syrien. Cette intervention
commencera à renverser un rapport de forces sur le terrain où l’armée
syrienne a du mal à faire front aux innombrables attaques des groupes
islamiques de plus en plus nombreux, dont la plupart ne sont que des
émanations d’Al-Qaida. À partir de ce moment, la situation syrienne tourne
à une guerre mondiale majeure, restreinte au territoire de ce pays. Ce sera le
président américain Barack Obama qui calmera le jeu un court moment à
partir de l’été 2013 (à propos de la crise des armes chimiques en Syrie),
puis en réussissant à faire aboutir en 2015 les négociations nucléaires avec
l’Iran, en dépit des vives protestations de l’Arabie saoudite et d’Israël unis
dans une même haine de l’Iran, désormais toujours qualifié de « chiite ». En
contraste avec les passions soulevées par la mise en accusation de l’Iran de
tenter de développer l’arme nucléaire, rappelons que le Pakistan l’avait
acquise dès 1998, sans que cela soulève de protestations ou sanctions contre
ce pays.
De plus, le flot ininterrompu de réfugiés syriens en provenance des côtes
turques vers l’Europe depuis 2015 a probablement refroidi quelque peu les
ardeurs guerrières de certains pays européens voulant absolument en
découdre avec le président syrien et changer le régime politique de ce pays.
Ce flot de réfugiés a été facilité par les autorités turques, qui en ont retiré
beaucoup de bénéfices matériels et politiques dans leur relation avec les
États de l’Union européenne.

Les motivations de l’intervention russe. Toutefois, après l’expérience


libyenne et les bombardements de l’OTAN (principalement ceux de la
France et du Royaume-Uni), la Chine et la Russie ne sont plus disposées à
laisser le champ libre à l’extension de son hégémonie sur l’ensemble du
Moyen-Orient. D’où leur refus d’une intervention en Syrie sur le modèle de
celle qui a eu lieu en Libye et leur ferme soutien au régime de Damas,
comme de façon plus discrète à l’Iran. Pour ces deux puissances, en effet,
abandonner cette zone hautement stratégique du monde aux seuls intérêts
occidentaux menacerait leur propre sécurité nationale. De plus, pour elles,
le nouveau développement spectaculaire de l’internationale de combattants
islamiques à la faveur des révoltes arabes pourra amener dans un futur
proche un regain d’actions terroristes violentes au Caucase, en Tchétchénie
ou au Xinjiang chinois (dont la majorité de la population est musulmane) et
même au cœur du territoire russe, qui comprend des communautés
musulmanes relativement importantes sur le plan démographique,
représentant environ 10 % de la population actuelle. D’où une attitude très
ferme de ces deux puissances, qui se traduit par un soutien sans faille au
régime syrien, que les puissances occidentales, en sens inverse, aidées par
la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite, tentent d’abattre par tous les
moyens.
À partir de 2013, une répétition du premier conflit afghan prend ainsi
corps en Syrie. Les combattants islamistes qui y affluent viennent de
diverses contrées musulmanes, mais aussi bien de pays européens et en
particulier de France, dont le gouvernement a fait de la chute du dictateur
syrien une haute obligation « morale »32. Ils viennent aussi d’Irak, où les
mouvances liées à Al-Qaida sèment la terreur par de nombreux actes
terroristes sanglants visant des civils dans les zones chiites du pays. Comme
nous l’avons vu, l’organisation dite « État islamique en Irak et au Levant »
(Daech) est particulièrement active, aux côtés de l’organisation Al-Nosra,
elle aussi directement issue d’Al-Qaida et en concurrence hostile avec
Daech sur le territoire syrien. Les défections survenues dans l’armée
syrienne (dont le nombre n’est d’ailleurs pas connu), qui avaient permis de
constituer l’Armée syrienne libre, sont complètement débordées par les
combattants « takfiristes », dont une très grande partie sont de nationalités
diverses (Tchétchènes, Saoudiens, Libyens, Tunisiens, Libanais, Yéménites,
mais aussi Européens convertis à l’islam et immigrés musulmans en
Europe). En décembre 2013, les combattants islamistes s’emparent des
dépôts d’armes de l’Armée syrienne libre ; celle-ci, déjà peu présente sur le
terrain, cesse pratiquement d’exister.
Ainsi, les puissances occidentales ont créé à nouveau une situation de
type afghan où des éléments islamistes radicaux sont armés et financés par
leurs alliés arabes, avec la bénédiction des États démocratiques. Une erreur
majeure de calcul a été de penser que le régime syrien s’effondrerait
rapidement, alors que sa profonde insertion dans le tissu social syrien, à
travers le parti Baath, a été totalement ignorée. Bien plus, cette quasi-
invasion de l’extérieur par des combattants fanatiques a contribué à
renforcer le régime qui, en dépit de tout ce qui peut lui être à juste titre
reproché, finit par apparaître comme le dernier rempart contre une barbarie
sur le mode des talibans.
Par ailleurs, la Russie renforce de plus en plus sa présence militaire en
Méditerranée, le long des côtes syriennes où sa flotte possède une base
navale importante dans le port de Tartous. Pour la Russie, en effet, l’armée
de combattants islamiques radicaux « takfiristes » rassemblée en Syrie ne
manquera pas d’être transférée au Caucase et en Tchétchénie, une fois le
régime tombé. Il s’agit donc d’une question vitale pour la sécurité même de
cette puissance. C’est pourquoi, en 2015, elle installe une base militaire
aérienne en Syrie pour procéder à des bombardements massifs des bases et
positions de Daech en Syrie, ce qu’était censée faire depuis 2014 la
coalition militaire aérienne composée des membres de l’OTAN et des États
arabes alliés des États-Unis. Étrangement cependant, aucun résultat tangible
n’est obtenu durant cette année et celle qui suit, puisque Daech parvient à
s’emparer de l’importante ville de Palmyre en plein désert et de son
extraordinaire patrimoine archéologique, qu’il met à mal, comme il l’a fait
pour les nombreux sites archéologiques qu’il a occupés en Irak.
L’organisation terroriste en sera chassée un an plus tard par l’armée
syrienne appuyée par les raids de l’aviation russe33.
Dans ce contexte, le Hezbollah libanais avait envoyé, à partir du
printemps 2013, des combattants en Syrie épauler l’armée syrienne dans la
bataille pour le contrôle de la ville de Qoussair, important verrou de la
frontière libano-syrienne par où s’infiltrent de nombreux combattants
islamistes libanais venant aider l’« opposition armée » au régime et par où
passent aussi d’autres combattants islamistes venus de Syrie pour
commettre des attentats à la voiture piégée au Liban34. Le Hezbollah s’est
estimé en effet directement visé par les opérations en Syrie. Si le régime
syrien venait à tomber et était remplacé par un régime pro-occidental et
anti-iranien, le Hezbollah perdrait en effet ses sources d’approvisionnement
et sa survie serait menacée. Pour le Liban, cela serait aussi la perte d’un
instrument précieux de dissuasion vis-à-vis de l’armée israélienne, qui l’a
tellement martyrisé depuis 1978 et pourrait ne pas avoir abandonné ses
plans de division du pays.
Du côté de la coalition antisyrienne, on a assisté en janvier 2013 à la mise
en place de bases de lancement de missiles américains Patriot le long de la
frontière turque avec la Syrie et à une guerre médiatique sans précédent,
visant à accélérer la chute du régime, sans compter l’épisode des
accusations répétées mais jamais vérifiées d’emploi par celui-ci d’armes
chimiques. En effet, au cours de l’été 2013, survient une dramatique montée
des tensions dans le conflit syrien, qui déborde au Liban avec la
multiplication d’attentats terroristes. Par la suite, les accusations lancées
contre l’armée syrienne d’avoir employé des gaz chimiques pour arrêter la
progression des insurgés dans les environs de Damas permettent au chef de
l’État français, suivi du président Obama aux États-Unis, d’estimer qu’une
« ligne rouge » a désormais été franchie par le régime. Des bombardements
punitifs sont alors sérieusement envisagés.
Je n’évoquerai pas les efforts déployés par les Nations unies pour mettre
fin au conflit et les rencontres à Genève entre représentants de l’opposition
à l’extérieur et représentants du gouvernement syrien35. Ce dialogue de
sourds n’a rien donné, car les représentants de l’opposition sous contrôle
saoudo-qatari et celui de puissances occidentales ont sans cesse réclamé le
départ immédiat du chef de l’État, inacceptable pour la délégation
gouvernementale, comme pour l’Iran et la Russie devenus des acteurs
incontournables de la scène syrienne. Aussi la guerre en Syrie continuait de
s’éterniser à la fin 2016, provoquant un flot constant de réfugiés, des
victimes de plus en plus nombreuses et des destructions matérielles
massives.
En réalité, les diplomaties arabes, turque et occidentales jouent avec le
feu et cette partie d’échecs au Moyen-Orient pourrait dégénérer à n’importe
quel moment. Cela a d’ailleurs failli être le cas lors de la crise sur
l’utilisation d’armes chimiques lors de l’été 2013. Brusquement, même les
États-Unis, jusque-là relativement discrets dans leur approche du conflit,
estiment qu’une « ligne rouge » a été franchie par le régime syrien, ce qui
appelle une punition militaire. En France, on assiste à une multiplication de
déclarations du chef de l’État et de son ministre des Affaires étrangères,
appelant à « punir » et à « frapper » militairement le régime. L’intervention
énergique de la Russie met fin à la crise. Cette dernière a augmenté sa
présence militaire navale en Méditerranée et a proposé la destruction de
l’arsenal syrien d’armes chimiques sous le contrôle d’inspecteurs de
l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), ce que le
régime syrien acceptera avec empressement, ôtant ainsi tout prétexte aux
États occidentaux impliqués d’attaquer militairement la Syrie. Mais cet acte
d’apaisement ne fait guère baisser le niveau d’intensité des violences en
Syrie. À partir de 2015, la bataille pour le contrôle de la ville d’Alep,
capitale économique du pays, deviendra emblématique. Une partie de ses
vastes banlieues, notamment celles à caractère industriel, sera prise et pillée
par les milices islamiques36, ainsi que certains quartiers Est de la ville, qui
est de la sorte coupée en deux. Ce n’est qu’en décembre 2016 que les
quartiers de cette ville aux mains de ces milices seront repris par l’armée
officielle syrienne, avec un appui aérien toujours constant de l’aviation
russe.
Ainsi, aux violences quotidiennes extrêmes qui continuent de sévir en
Irak depuis de si nombreuses années et avec la bataille pour la récupération
de la ville de Mossoul tombée aux mains de Daech en 2014, se sont
ajoutées celles de Syrie, la continuation du chaos libyen, la destruction du
Yémen par les bombardements saoudiens. Les bombardements aériens sur
ce malheureux pays y font souvent des centaines de victimes civiles par
jour ; il faut y ajouter les destructions d’infrastructures et de bâtiments (à
l’architecture exceptionnelle et célèbre dans le monde entier), mais aussi le
calvaire d’une population déjà très pauvre et qui vient à manquer de tout.
En dépit de cela, le contraste est grand sur le plan médiatique entre la
dénonciation permanente du régime syrien et de l’armée officielle
considérés comme seuls responsables des violences syriennes et le silence
sur les violences quotidiennes qui affectent la population civile au Yémen
du fait des bombardements saoudiens. L’agression contre le Yémen est à
peine mentionnée et les images terrifiantes des destructions provoquées par
les bombardements ou celles des innombrables victimes civiles ne font
guère l’objet d’images ou de reportages, sinon de façon exceptionnelle. Ce
qui prouve bien une nouvelle fois le deux poids, deux mesures pratiqué par
les grands médias occidentaux : dénonciations féroces et continues ici,
silence presque total ailleurs, au gré des intérêts géopolitiques des membres
de la puissante OTAN.
Le monde arabe offre ainsi un spectacle consternant : plusieurs des
sociétés qui le composent sont disloquées et en voie de désintégration, avec
une multiplication ahurissante des violences et des interférences externes
aux sociétés ainsi ravagées.
Si les Balkans et les problèmes de l’Europe centrale et orientale ont
constitué la poudrière ayant mené aux deux guerres mondiales du
XXe siècle, le Moyen-Orient est aujourd’hui la poudrière du XXIe siècle,
pouvant mener à une nouvelle conflagration militaire généralisée. Cette
hypothèse n’est malheureusement pas à exclure, surtout dans le contexte du
regain des nationalismes japonais et chinois, polarisés sur quelques îlots
disputés et déserts à proximité des côtes des deux pays.
Au début de l’année 2017, soit six ans exactement après le début de la
vague libertaire arabe, désamorcer la poudrière du Moyen-Orient apparaît
encore utopique, tant les passions restent fortes et les enjeux symboliques
de puissance élevés, aussi bien du côté occidental que de celui des
puissances montantes que sont la Chine et la Russie, comme du côté de
l’Iran, qui conteste depuis longtemps l’hégémonie occidentale dans la
région. De plus, la politique israélienne de colonisation de la Cisjordanie et
de la partie arabe de Jérusalem a bloqué toute possibilité de création d’un
État palestinien – le jeu israélien consistant à évoquer toujours la solution
des deux États, devenue impossible, au lieu de mettre fin à la scandaleuse
situation d’apartheid et de création de « bantoustans » enfermant la
population palestinienne de Cisjordanie et de Gaza.

Les réactions aux retombées terroristes en Europe du chaos créé dans


le monde arabe. On ne sera donc pas étonné, comme en ont témoigné les
réactions officielles aux opérations terroristes en France et en Belgique de
2015 et 2016, qu’aient alors été servis les mêmes discours creux que ceux
de l’ex-président américain George W. Bush : nous sommes « en guerre » et
les terroristes en veulent à nos valeurs démocratiques et à nos libertés. Les
chefs d’État de pays musulmans ne reprennent d’ailleurs pas à leur compte
le discours des responsables américains et européens. Et pour cause, ils sont
leurs principaux alliés et ne peuvent affirmer qu’ils sont en conflit de
civilisation ou de religion à leurs côtés contre le monde musulman. En fait,
les responsables occidentaux font une erreur majeure d’analyse lorsqu’ils
confondent le terrorisme se réclamant de la religion musulmane avec des
États dont la population est musulmane, mais qui non seulement ne sont pas
en guerre avec eux, mais au contraire sont leurs alliés. Nous sommes à
nouveau au cœur du chaos mental que ce livre essaye de déconstruire, afin
de contrer l’idéologie du choc des civilisations, aussi nocive que les
anciennes idéologies à base raciste, comme on le verra plus loin au
chapitre 8.
Les bombardements « humanitaires » au nom de la défense des droits de
l’homme peuvent-ils continuer d’être ainsi utilisés ? Nouvelle forme de la
politique de la canonnière pratiquée au XIXe siècle colonial, elle vise à faire
disparaître par la force un « dictateur honni », comme cela avait déjà été fait
en Irak par deux fois contre Saddam Hussein en 1991 et 2003. Ces
bombardements sont censés permettre la « transition » vers un régime
démocratique de respect du pluralisme politique et des droits de l’homme.
Mais soulignons tout de suite l’aberration d’une telle posture car, en matière
de droits de l’homme dans les États arabes ou d’autres États, combien
d’autres bombardements humanitaires seraient nécessaires !
On le voit bien, la manipulation de l’idéologie des droits de l’homme est
malheureusement devenue courante dans le monde d’aujourd’hui, ce qui
contribue à décrédibiliser cette noble notion de la liberté humaine. On peut
penser aussi que les vieux régimes démocratiques filent un mauvais coton,
car les citoyens ne se préoccupent guère de demander des comptes à leurs
gouvernants sur leurs aventures extérieures, le coût qu’elles représentent
pour les contribuables, mais aussi leur coût en vies humaines. Cette
démission démocratique est d’autant plus étonnante qu’elle semble
continuer même après les graves attentats terroristes se réclamant de Daech,
subis par les habitants de la capitale française en 2015 puis de la capitale
belge. Cette nouvelle irruption du terrorisme sur le territoire européen aurait
dû susciter une remise en cause de la politique française en Syrie, qui a
longtemps appuyé diverses organisations se réclamant de l’islam sans
réfléchir aux conséquences d’un tel appui, et même en faisant croire à leur
opinion qu’il s’agissait d’un appui légitime à une opposition représentative
et démocratique au régime autoritaire et corrompu de Syrie.
En dépit de ses résultats catastrophiques, la révision de la politique
officielle française au Moyen-Orient, menée successivement par les
présidents Nicolas Sarkozy et François Hollande, n’a pas eu lieu. Cette
politique demeure animée par la même hubris néoconservatrice que celle de
l’administration Bush Jr après les attentats de 2001. À savoir un ton
nationaliste et martial, de nouvelles restrictions des libertés individuelles,
ainsi qu’une relance des discours médiatiques oiseux sur la religion
musulmane. En France comme aux États-Unis, ne se manifeste alors aucune
remise en cause officielle des échecs successifs des politiques antiterroristes
euro-américaines menées depuis 2001, qui ont pourtant amené à la
multiplication du terrorisme en provenance du Moyen-Orient et en
Afghanistan. Aucune réflexion critique n’a été menée par les responsables
politiques ayant gouverné la France depuis 2003 sur les résultats totalement
catastrophiques des interventions militaires successives – directes ou
indirectes – dans le monde arabe. Les dirigeants des pays démocratiques
occidentaux paraissent avoir les mains totalement libres pour mener des
aventures militaires aux conséquences dramatiques, sans qu’il leur soit
sérieusement demandé des comptes par les représentants élus de leurs
citoyens et sans qu’ils soient sanctionnés (voir la conclusion de l’ouvrage).

Vers un nouveau Yalta au Moyen-Orient ?


Beaucoup d’analystes pensent qu’il se prépare dans les coulisses, derrière
les déclarations fortes d’antagonismes, un nouveau Yalta au Moyen-Orient
entre la Russie et les États-Unis. Ce qui mettrait fin aux tensions
insupportables déchirant la région et y ramènerait la paix. Il s’agit là d’une
vision très optimiste de l’avenir. Les expériences de la nouvelle question
d’Orient que nous avons passées en revue dans ce chapitre, tout comme
celles de l’ancienne, objet du chapitre précédent, montrent bien que le
démantèlement d’États comme leur création ex nihilo au détriment des
habitants d’origine de territoires dépecés n’ont fait que produire violences,
destructions, déplacements forcés de populations et crimes contre
l’humanité. Penser réorganiser le Moyen-Orient arabe en fragmentant
encore plus les entités étatiques issues des accords Sykes-Picot de 1916, de
façon à ce que les intérêts des États-Unis et de leurs alliés locaux
deviennent définitivement prédominants, ne pourra qu’amener plus de
souffrances et de chaos.
Au centre de ces conflits, la situation syrienne, ainsi que nous l’avons
montré, dont l’évolution sera décisive pour l’avenir de la région. À notre
sens, cependant, les enjeux de puissance et les passions qu’ils entraînent
sont trop importants pour que des concessions réelles soient possibles de la
part des principaux protagonistes, internationaux et régionaux, sur cette
question ayant acquis le statut d’un conflit implacable à dimension
internationale. L’atmosphère d’hostilité générale à Vladimir Poutine dans
les milieux atlantistes, ainsi que la dérive sur une supposée subversion
chiite dans la région, animée par l’Iran (et accessoirement le Hezbollah
libanais), ne sont pas des facteurs facilitant un apaisement. Le désir de voir
la Russie s’embourber en Syrie, comme cela avait été le cas lors de la
première guerre d’Afghanistan (1979-1989), peut éventuellement, malgré la
reprise des quartiers d’Alep Est par l’État syrien en décembre 2016,
contribuer aussi à prolonger le conflit syrien et à empêcher un arrangement.
On peut certes envisager que celui-ci finira par être trouvé entre Russes et
Iraniens, d’un côté, et Américains et leurs alliés arabes et de l’OTAN, de
l’autre. Le risque serait alors qu’il en résulte une balkanisation de la Syrie
en diverses entités pseudo-étatiques – voire de l’Irak, ainsi que du Yémen et
de la Libye. C’est l’objectif qu’avait visé la France mandataire au début de
son occupation coloniale de la Syrie, dans les années 1920, et qu’elle avait
abandonné devant les révoltes populaires. Un tel arrangement aurait pour
but une répartition de zones d’influence dans la région, à défaut pour les
États-Unis et leurs alliés d’y exercer une domination exclusive37. Il n’est pas
dit toutefois que les peuples concernés et leurs sous-groupes ethniques ou
religieux accepteraient de se voir imposer une telle emprise des hégémonies
extérieures sur leur destin, leurs ressources naturelles et leur vie
commune38.
Les stratèges en chambre et sans âme qui planifient le destin de peuples
qu’ils connaissent si peu vont en effet se heurter en Syrie à la grande mixité
communautaire qui règne dans plusieurs régions de ce pays. Tout comme
Israël s’était heurté à cette mixité au Liban, lequel a échappé de justesse à
une division en deux ou trois micro-identités sectaires durant la période
1975-1990 de déstabilisation violente, sous l’effet de nombreuses
interférences externes, armée israélienne en tête. Le prix payé au Liban en
termes de vies humaines, de massacres et de déplacements forcés de
populations a été immense. Aussi, on peut imaginer ce qu’il serait, au-delà
de celui déjà si lourd payé en Libye, en Syrie et en Irak (mais aussi au
Yémen qui pourrait être à nouveau divisé), au cas où un tel plan de partition
serait mis en œuvre à l’échelle régionale. Et combien il entraînerait de
nouveaux déplacements forcés de populations, voire de massacres et de flux
de réfugiés. L’instrumentalisation des communautés ethniques et religieuses
est donc toujours une politique dangereuse qui peut réserver bien de
surprises, comme l’a tragiquement prouvé le démantèlement de l’Empire
ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale. Plus près de nous, on l’a
vu, celui de la Yougoslavie a été un autre exemple des désastres provoqués
par les passions d’hégémonie.
Aujourd’hui, ce que révèle la situation syrienne, c’est surtout le désir des
États-Unis et des États membres de l’Union européenne de renforcer la leur
au Moyen-Orient et de briser définitivement l’alliance des opposants à cette
domination. L’Iran (pays non arabe, rappelons-le), malgré la très relative
normalisation de ses relations avec les États-Unis et les États européens
suite à l’accord sur le nucléaire, est toujours considéré comme la puissance
régionale qui continue de s’immiscer dans les affaires du monde arabe au
profit des communautés chiites afin de renforcer sa propre influence. Cet
État et le Hezbollah libanais sont dénoncés sans relâche comme
« subversifs » et « terroristes », cependant que la pesante tutelle saoudo-
israélo-américaine et atlantiste sur la quasi-totalité du monde arabe est
présentée comme légitime et l’équivalent d’un « droit divin » qui ne doit
susciter aucune contestation.
Il est malheureux que les leçons de l’histoire agitée et complexe des
relations entre les puissances occidentales et le monde arabe, la Turquie et
l’Iran n’aient pas été tirées par les milieux dirigeants européens et
américains et même par certains travaux académiques. De ce fait, les
involutions identitaires de type fondamentaliste auxquelles nous assistons
depuis plusieurs décennies dans le monde arabe et au Moyen-Orient
pourraient dégénérer de plus en plus en massacres et déplacements forcés
de populations, comme ce fut le cas lors de la longue agonie de l’Empire
ottoman, au cœur de la première question d’Orient. Le nombre de réfugiés
engendré par l’invasion de l’Irak et la déstabilisation de la Syrie n’a ainsi
cessé de croître au fil des années, créant des pressions énormes sur de petits
pays fragiles comme le Liban et la Jordanie. Par ailleurs, ce flux croissant
de réfugiés vers l’Europe y provoque des réactions d’hostilité, qui font le
jeu de partis politiques exploitant fort bien ce phénomène dramatique, en
s’abstenant bien sûr de mettre en cause la responsabilité des politiques
menées dans l’est de la Méditerranée et le monde arabe par leurs
gouvernements.
Il serait donc temps que les diplomaties occidentales sortent de leurs
passions et contradictions, mais aussi que celles des régimes arabes alliés
cessent de faire le jeu des politiques de chaos et de désintégration du monde
arabe. Ne serait-il pas temps aussi que ces diplomaties reconnaissent que la
question palestinienne ne peut trouver d’issue dans les pratiques d’Israël et
que cette question ne disparaîtra pas de la conscience des peuples arabes,
même si elle apparaît aujourd’hui éclipsée par les soubresauts sanglants de
la conjoncture régionale ? Un « nouveau Moyen-Orient » pacifié ne saurait
émerger de ces jeux cruels de puissance qui continuent depuis deux siècles.
Sur ce plan, ne faut-il pas se demander comment la nouvelle armée
irakienne, équipée et entraînée par celle des États-Unis depuis 2004, n’a pas
pu arrêter 15 000 à 20 000 combattants qui ont pu s’emparer en quelques
jours de vastes espaces irakiens et syriens et se sont approchés
dangereusement du Liban, où ils ont mené plusieurs opérations terroristes
sanglantes ? Surtout, comment les États-Unis, qui ont leur plus grande
ambassade en Irak, n’ont-ils rien vu venir ? Tout cela paraît bien étrange39.
En tout cas, de nouveaux démantèlements d’États et leur émiettement en
micro-entités étatiques de nature communautaire ne risquent-ils pas
d’entraîner la disparition des communautés chrétiennes arabes (et d’autres
communautés minoritaires, telles que les Yézidis), tout comme ont disparu
suite à la Première Guerre mondiale les communautés chrétiennes grecques
et arméniennes du Levant ottoman ? La grande mixité de peuplements qui a
fait de tout temps la richesse du Levant disparaîtrait alors, en même temps
que ce qui reste du christianisme oriental. Ainsi seraient encore plus
oubliées les racines des entités européennes où le christianisme a joué un
rôle majeur, mais aussi celles du peuplement européen du continent
américain (nord et sud). Ce qui signerait l’achèvement d’un déracinement
dont l’effet paradoxal est l’attachement irraisonné et passionnel à la
Palestine en tant qu’État des juifs. C’est pourquoi nous analysons dans le
chapitre suivant l’accélération de la disparition du christianisme des
origines dans le contexte des violences terroristes provoquées par les
interventions occidentales dans le monde arabe.

Notes du chapitre 5
1. La première a lieu en 1978 sur une large bande de territoire au sud du Liban et dure jusqu’à
2000 ; la seconde en 1982 et amène l’armée israélienne à occuper Beyrouth ; elle se retirera en deux

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