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L’Iran, après plus de 30 ans de régime

islamique
CERCLE LÉON TROTSKY N°119

16/04/2010

L'Iran était sous le joug de la dictature du Shah, Reza Pahlavi, une monarchie stable
depuis plusieurs décennies avec le soutien des puissances impérialistes américaines et
européennes quand le régime a été balayé par un véritable soulèvement populaire en
1979.
Lâché par le gouvernement américain lui-même, le Shah dut s'exiler tandis que le
soulèvement populaire portait au pouvoir l'ayatollah Khomeiny et le clergé chiite qui
fondèrent la République islamique.
Première dans son genre, la République islamique iranienne n'était pas le produit d'une
continuité féodale et moyenâgeuse comme d'autres régimes islamiques le sont en Arabie
Saoudite ou ailleurs, mais au contraire l'aboutissement du renversement d'un régime
militaro-policier grâce à la puissante mobilisation des classes populaires et de la petite
bourgeoisie iranienne. Jamais auparavant l'Iran n'avait connu un tel déferlement des
masses populaires, mais ce véritable soulèvement révolutionnaire fut contrôlé par le
clergé chiite qui en prit la direction. Celui-ci mit en place un régime ne souffrant aucune
contestation et contraignit la société à un mode de vie archaïque et discriminatoire envers
les femmes, au nom de la religion islamique.
La dictature réactionnaire des mollahs dure depuis plus de trente ans malgré l'hostilité
déclarée des puissances impérialistes. Non que ce régime soit irréconciliable avec les
intérêts des impérialistes occidentaux, qui en soutiennent d'autres tout aussi
obscurantistes et liberticides. Mais celui de la République islamique d'Iran a jusqu'ici été
trop incontrôlable à leurs yeux et surtout trop soucieux de son indépendance vis à vis des
intérêts occidentaux.
Son assise populaire l'a rendu assez solide pour résister dans les années 80 à une guerre
dévastatrice qui a duré huit ans, contre une autre puissance régionale, l'Irak de Saddam
Hussein, qui avait alors le soutien des Occidentaux. Le régime islamique d'Iran réussit
aussi à résister aux nombreuses pressions économiques dont un embargo commercial
initié par les États-Unis.
Cependant, depuis les élections présidentielles de juin dernier, dont le résultat a été
contesté par les perdants, des manifestations de protestations contre le président
Ahmadinejad, officiellement réélu, se sont développées. Des fractures au sein du pouvoir
ont éclaté au grand jour, comme cela s'était déjà produit dans le passé.
La contestation implique des dirigeants du régime, ex-ministres et ex-présidents qui
critiquent publiquement l'actuel président et même Khamenei, le chef religieux placé à la
tête de l'État. C'est une crise politique qui s'exprime au sein même du régime.
D'autre part, depuis la réélection d'Ahmadinejad jusqu'à la fin de l'année 2009, les
manifestations se sont multipliées, mobilisant en particulier la jeunesse étudiante de
Téhéran mais pas seulement. Fin décembre, les manifestants du mouvement qui se dit
« vert », comme la couleur symbolique de l'islam, brandissaient des slogans hostiles
comme « A bas Ahmadinejad », « Mort au dictateur », « A bas Khamenei » ou encore « A
bas le principe du velayat-e-faghih », principe inscrit dans la Constitution, qui attribue le
pouvoir suprême en politique à un chef religieux chiite, un ayatollah.
Que se passe-t-il actuellement en Iran ? Comment la situation peut-elle évoluer ? Le
régime islamique est-il ébranlé au point de tomber ?
Il est difficile de le savoir car nous ne connaissons des événements que ce qu'en rapporte
la presse. Or, celle-ci n'est pas objective : la presse iranienne, très contrôlée n'est pas
fiable, et de l'autre côté les médias occidentaux racontent à peu près n'importe quoi. Les
États-Unis exercent une pression pour tenter d'infléchir l'évolution du régime en leur
faveur. Les médias participent ici à une opération de propagande destinée à donner une
image du régime et de ses opposants qui convient aux impérialistes occidentaux, et leurs
explications sont bien souvent mensongères.
Nous pouvons quand même tenter de comprendre ce qui se passe en regardant comment
on en est arrivé là, comment ce régime a été mis en place, quelle a été son évolution, et
dans quelle mesure il est aujourd'hui déstabilisé.
Pour comprendre l'Iran d'aujourd'hui, il nous faut commencer par ce que fut l'Iran qui
donna naissance au régime islamique.
C'est au tout début du XXème siècle que du pétrole fut découvert dans le sud de ce qui
s'appelait encore la Perse, dans la région du Khouzistan. Dès 1908, l'Angleterre contrôlait
la production pétrolière avec la Compagnie Anglo-Perse de Pétrole.
En effet, depuis déjà plusieurs décennies, la Russie et l'Angleterre se partageaient la
Perse, les premiers contrôlant le nord et la région d'Azerbaïdjan, tandis que les seconds
avaient la main mise sur le sud du pays.
Le régime politique était de longue date une monarchie, celle des princes Qadjar, une
féodalité qui vivait sur le dos d'une paysannerie importante. C'était une société encore
largement tribale.
A cette époque, dans les centres des villes, dans les quartiers qu'on nomme là-bas le
Bazar, où marchands, artisans et usuriers étaient regroupés, une bourgeoisie
commerçante intimement liée au clergé s'était développée. Les religieux, influents, étaient
non seulement opposés au progrès mais aussi à la pénétration économique de l'Occident,
ce qui faisait d'eux des alliés de la bourgeoisie des quartiers du Bazar, les bazari. Cette
alliance s'exprima à plusieurs reprises au cours du siècle dans des conflits qui opposèrent
la bourgeoisie nationaliste et le clergé, aux puissances impérialistes.
Il existait, d'autre part, en Iran des intellectuels perméables aux idées modernes et
nationalistes, une élite cultivée, plus ou moins laïque, qui devint l'alliée des religieux lors
du soulèvement de 1906 contre le monarque Qadjar. C'est sous le nom de « Révolution
constitutionnelle » que sont désignés les événements qui se déroulèrent jusqu'en 1911 et
contraignirent le Shah à accepter le principe d'une constitution et la création d'un
parlement. Mais le mouvement n'alla pas loin. Les armées russes du tsar et l'armée
anglaise bombardèrent le parlement et la ville insurgée de Tabriz. Le Shah put ainsi
rétablir son autorité et le mouvement prit fin.
Durant la Première Guerre mondiale, l'État qadjar ne disposait encore d'aucune armée
nationale mais d'un seul véritable corps d'armée, la Brigade cosaque, commandée par des
officiers russes. Les Britanniques et les Français tentèrent de prendre le contrôle de tout le
pays, mais, à la fin de la guerre, seuls les Anglais contrôlaient encore une partie de la
Perse. Le reste du pays était en proie au chaos. L'Angleterre trouva l'homme qui allait lui
servir : le colonel Reza Khan.
Celui qui devint dictateur jusqu'à la Seconde Guerre mondiale commença par la
répression des mouvements régionaux et du tout récent mouvement communiste.
En effet, un parti communiste fut créé en Iran en 1920 par des intellectuels du parti social-
démocrate russe.
En septembre 1920, la Conférence des peuples d'Orient organisée à Bakou par
l'Internationale communiste réunissait une délégation persane aux côtés de délégations
d'Asie centrale, du Caucase et de délégations arabes ou chinoises.
La révolution russe avait ouvert une brèche en provoquant la désagrégation de l'armée du
Tsar, faisant souffler un vent de liberté pour les peuples. Dans ce pays composite qu'était
la Perse, plusieurs de ces peuples, du Kurdistan à l'Azerbaïdjan, s'en saisirent pour tenter
d'obtenir plus d'autonomie.
Une République socialiste soviétique persane fut créée en 1920 dans une région bordant
la mer Caspienne. Une guérilla formée de nationalistes radicaux et religieux s'allia aux
bolcheviks, et ils constituèrent la République socialiste soviétique du Guilan, avec le
soutien de l'Armée rouge. Elle ne dura que quelques mois. La division cosaque fut
chargée d'en finir avec ces insurgés. C'est sous la direction du colonel Reza Khan que
l'armée rétablit un ordre qui convenait aux Anglais pour pouvoir exploiter les ressources
naturelles du pays.
Reza Khan fut non seulement chargé de réprimer toute contagion révolutionnaire, mais
aussi d'établir un État fort. Il s'en prit non seulement aux communistes mais aussi aux
mouvements régionaux du Kurdistan, d'Azerbaïdjan et de la région pétrolifère du
Khouzistan.
Et il ne se contenta pas du pouvoir militaire : en 1925, il renversa l'ancienne dynastie
Qadjar, monta sur le trône et devint Shah, c'est-à-dire roi. Il fonda la dynastie Pahlavi avec
l'ambition de créer un État moderne et unifié. Il établit une dictature militaire, imposant la
sédentarisation aux tribus nomades et la terreur armée jusqu'aux fins fonds du pays. Le
nouveau monarque se voulait un modernisateur, et, à l'image de Mustapha Kemal en
Turquie, il chercha à limiter le pouvoir du clergé et s'opposa aux mollahs. Il imposa, à titre
symbolique, un style vestimentaire à l'occidentale. C'est en 1935 que la Perse changea de
nom et devint l'Iran.
Pour les masses pauvres, le modernisateur était l'homme de fer au service des classes
privilégiées et des puissances impérialistes qui contrôlaient les richesses du pays.
Avec l'industrie pétrolière, la classe ouvrière s'était développée. Des syndicats récemment
créés organisaient plusieurs milliers de travailleurs.
La nouvelle monarchie mit fin aux libertés politiques, interdit le parti communiste et le
Conseil Central des Syndicats où ils étaient influents. Des groupes de militants clandestins
subsistaient cependant. La dictature de Reza Pahlavi ne put empêcher ni les grèves, ni la
formation du syndicat des industries pétrolières, en 1928. Les travailleurs des industries
pétrolières étaient combatifs et ils firent de grandes journées de grève, comme celle du
1er mai 1929.
L'étau de la dictature ne fut desserré que lors de la Seconde Guerre mondiale, car les
dirigeants impérialistes changèrent alors d'attitude. Reza Pahlavi devenait gênant avec sa
sympathie pour le régime nazi, et par ailleurs les alliés anglais et russes avaient grand
besoin du pétrole iranien. Le Shah fut renversé et envoyé en exil. Le pays, bien que neutre
jusque là dans le conflit, fut entièrement occupé par les troupes alliées britanniques et
soviétiques, sous l'œil bienveillant de Roosevelt. Les dirigeants américains attendaient
leur heure, qui n'allait pas tarder à venir.
Après avoir déposé le père, les Occidentaux mirent sur le trône le jeune fils du Shah,
Mohammed Reza, qui promettait d'être aussi dévoué à leurs intérêts.
Durant ces années d'occupation, des groupes nationalistes et socialistes se développèrent
et le mouvement ouvrier connut un nouvel essor. C'est dans ce contexte que fut créé, en
1941, un nouveau parti se disant communiste, le Toudeh -ce qui signifie parti des masses.
Le Toudeh se constitua à la faveur de la présence militaire soviétique et s'implanta
rapidement dans les provinces du nord, dans la zone d'occupation de l'armée soviétique.
Il se développa aussi dans le centre du pays, à Ispahan, alors centre de l'industrie textile
puis, après la fin de la guerre, dans le sud, parmi les travailleurs de l'industrie pétrolière.
Loin d'être un parti prolétarien, le Toudeh n'a jamais envisagé la contestation de la
propriété privée, ses mots d'ordres se limitant à « indépendance, liberté et progrès ». Il
prônait dès ses origines la démocratie dans le respect de la monarchie parlementaire, ne
s'opposant ni à l'impérialisme, ni à la religion.
Pourtant, ce parti stalinien tissa des liens avec la classe ouvrière. Ses militants oeuvrèrent
à la constitution de syndicats qui connurent un développement important dans ces années
40.
En 1946 dans le Khouzistan, les revendications ouvrières s'exprimèrent lors d'une grande
grève des travailleurs du pétrole.
En 1951, c'est un bourgeois nationaliste modéré, nommé Mossadegh, chef du
gouvernement, qui décida la nationalisation du pétrole jusque là entre les mains de la
Compagnie anglo-iranienne détenue par les Britanniques. C'était une mesure favorable à
la bourgeoisie iranienne. Le parlement vota la nationalisation et la Compagnie nationale
iranienne des pétroles fut créée. Une coalition, nommée Front national, alors soutenue par
le clergé, regroupait aux côtés de Mossadegh des politiciens hostiles au Shah, des
hommes de la petite bourgeoisie moderniste et des marchands du Bazar.
Des grèves et des manifestations populaires éclatèrent en faveur de Mossadegh et de la
nationalisation. Mais en évinçant la compagnie pétrolière anglo-iranienne, le
gouvernement avait en fait atteint l'ensemble des intérêts des puissances impérialistes.
L'Iran dut alors subir un véritable blocus, un premier embargo en guise de représailles.
Des dizaines de milliers de travailleurs étaient prêts à se mobiliser dans le bras de fer qui
opposait Mossadegh à la puissante compagnie britannique. Il y eut des émeutes. Le parti
Toudeh, qui n'avait pas soutenu le mouvement dans un premier temps, se rallia finalement
à la mobilisation aux côtés du Front national. Parmi les masses, c'était le Toudeh qui était
le plus influent. Le Front national et le clergé ne souhaitaient pourtant pas le soutien des
communistes, ni la mobilisation de la classe ouvrière qui constituait aussi une menace aux
yeux des dirigeants impérialistes.
Pour eux, le risque devait être rapidement écarté.
Les États-Unis décidèrent d'en finir avec le gouvernement de Mossadegh et avec l'affront
que représentait la nationalisation du pétrole. C'est un général iranien qui fut le bras armé
de la CIA et réalisa le coup d'État renversant Mossadegh en août 1953.
Une vague de répression faisant des centaines de morts s'abattit sur ceux qui s'étaient
mobilisés et plus particulièrement sur les communistes. L'instauration d'une violente
dictature prolongea le coup d'État. Le Front national fut interdit et le parti Toudeh
démantelé.
Les États-Unis profitèrent de la situation : ils supplantèrent les Britanniques en prenant le
contrôle de 40 % du pétrole iranien.
La mise au pas du gouvernement iranien et la répression des ambitions nationalistes
aboutirent à un renforcement de la dictature au service des puissances occidentales.
Une police politique, la Savak, restée tristement célèbre pour ses nombreux crimes, fut
créée en 1957. Jusqu'en 1965, elle fut dirigée par des militaires de formation française,
Teymour Baktiar et Hassan Pakravan, tous les deux saint-cyriens. Mise en place avec
l'aide de la CIA, elle était également assistée par les services spéciaux israéliens, le
Mossad.
Les États-Unis entreprirent aussi d'aider la monarchie à constituer une armée puissante et
moderne. Il s'agissait non seulement de faire de l'Iran un rempart contre l'Union Soviétique
en période de guerre froide, mais aussi d'apporter un maximum de soutien à ce régime qui
leur était favorable.
A partir des années 60, le Shah sur les conseils de la Maison Blanche et du gouvernement
Kennedy mit en œuvre une série de réformes destinées à moderniser le pays. Ces
réformes concernaient principalement les campagnes et la plus importante d'entre elles
était une réforme agraire destinée à moderniser l'agriculture en nationalisant les terres de
certains grands propriétaires, lorsqu'elles étaient trop peu mises en valeur. En contrepartie
des terres qu'ils cédaient, ceux-ci bénéficièrent de parts de propriété dans des sociétés
industrielles publiques. Plusieurs millions de paysans furent concernés par la redistribution
de terres. Mais ils durent les racheter en s'endettant. Finalement beaucoup d'entre eux
plongèrent dans la misère et l'exode rural s'accéléra.
Une seconde réforme devait enrayer la déforestation en limitant les zones de pâturages.
Les nombreuses tribus nomades furent les victimes de cette mesure. Pour elles, les
nouvelles contraintes les obligeant à la sédentarisation étaient synonymes de
paupérisation.
Finalement, des millions de paysans furent ainsi poussés vers les villes, où ils devaient
former une nouvelle main-d'œuvre disponible pour le développement de l'industrie.
Des tensions et des révoltes apparurent dans les campagnes à cause de ces réformes,
menées d'une façon autoritaire, au nom de la modernisation. D'autres mesures
contraignaient hommes et femmes à un mode de vie occidentalisé.
Par exemple, le Shah interdit aux hommes de porter la barbe, aux femmes de porter le
voile, et on donna le droit de vote à celles-ci en 1963. Cela allait certes dans le sens de
l'histoire, mais c'est un régime de plus en plus détesté de tous qui tentait de faire
disparaître des archaïsmes, par la force et la brutalité.
Autant dire que ce n'est pas ainsi que les idées progressistes pouvaient pénétrer dans le
peuple.
Ces mesures provoquèrent l'hostilité du clergé. En 1963, les mollahs, qui craignaient par
ailleurs de perdre leurs propriétés foncières, entrèrent en révolte. Leur opposition à la
politique du Shah fut réprimée. Certains d'entre eux furent exilés dont l'imam Khomeiny
qui dut se réfugier en Irak.
Dès lors, la hiérarchie chiite constitua une opposition farouche à la monarchie Pahlavi.
Celle-ci, prise au piège entre les intérêts de l'impérialisme et la nécessité du
développement de l'Iran, ne s'opposa pas aux puissances occidentales, comme
Mossadegh avait tenté de le faire au début des années 50. Finalement, les mesures prises
contre les traditions empreintes de féodalité ne furent que superficielles et ne
transformèrent pas la société.
Les réformes du Shah étaient destinées à favoriser l'industrialisation du pays et le
développement de la bourgeoisie. Une nouvelle bourgeoisie apparut, dans les années 70,
grâce la privatisation d'une partie de l'industrie liée au pétrole. Cette bourgeoisie d'affaires,
proche de la cour du Shah, était directement liée aux sociétés internationales.
A partir de 1973, l'augmentation du prix du pétrole, qui fut multiplié par quatre, permit
l'enrichissement encore plus rapide d'une petite fraction de la bourgeoisie. Les fortunes
constituées alors étaient d'autant plus choquantes que le pays était maintenu dans un état
de sous-développement.
La misère poussait des millions d'hommes et de femmes vers les villes, et en vingt ans la
population urbaine augmenta tant que la ville de Téhéran passa d'environ 1 500 000
habitants en 1956, à 4 millions et demi en 1976.
Mais ce sont les inégalités sociales qui ont le plus augmenté dans cette période. A la fin
des années 70, le Bureau International du Travail considérait que les revenus en Iran
étaient parmi les plus inégalitaires du monde.
Le train de vie opulent de la cour du Shah s'étalait avec une ostentation qui connut son
apogée en 1971 quand celui-ci donna, sur les ruines antiques de Persépolis, une fête
fastueuse rassemblant des dizaines de rois et de chefs d'États. L'arrogance et le mépris
de ces privilégiés envers les masses pauvres ne fit qu'accroître leur haine à l'égard du
régime.
Les réformes du Shah s'accompagnaient aussi de la mise en place d'un régime de parti
unique, le sien, tout autre parti étant interdit. La dictature s'appuya sur les méthodes
féroces de la police politique, la Savak, qui comptait plusieurs milliers de permanents, et
un million d'informateurs en 1978.
Les contradictions sociales étaient tellement importantes, que malgré le poids de la
répression, la contestation qui débuta dans les années 60 se développa plus encore dans
les années 70.
Dans ces années 70, et particulièrement dans les dernières années de règne du Shah,
l'Iran était la principale puissance militaire de la région du Golfe, et l'armée le pilier du
régime.
Accédant aux technologies modernes et dirigé par un roi qui voulait ressembler aux
puissants du monde capitaliste, l'Iran pouvait passer pour un pays moderne, au contraire
des monarchies arabes voisines qui vivaient encore au Moyen-âge, à condition de ne
regarder qu'en direction des milieux bourgeois et petits bourgeois.
Pour les puissances impérialistes, le régime du Shah, qui semblait alors indéboulonnable,
était le solide bras armé dévoué à la défense de leurs intérêts dans la région, comme
l'était pour d'autres raisons l'État d'Israël.
Il existait pourtant des forces d'opposition au Shah, même si elles étaient peu
développées. Parmi celles-ci, c'est le parti communiste, le Toudeh qui était le plus
important. Ses militants luttaient dans la clandestinité, et plusieurs de ses dirigeants furent
condamnés à mort, en 1966.
D'autres organisations politiques combattaient aussi la dictature avec détermination.
C'est le cas de l'Organisation des Moudjahedines du Peuple créée en 1965. Recrutant des
étudiants et des intellectuels de la petite bourgeoisie, elle se définissait comme
nationaliste, démocratique et musulmane, l'aile religieuse de l'opposition. Au contraire,
l'Organisation des Fedayins du peuple se réclamait clairement du marxisme-léninisme.
Ces militants, Moudjahedines ou Fedayins du peuple, furent nombreux à laisser leur vie
dans le combat contre la dictature.
Dans les années 70, ils menaient des actions de guérilla contre le régime. Par ce choix,
ces militants étaient coupés des masses et ne pouvaient pas être très nombreux. Ce ne
furent pas eux, mais les religieux chiites qui purent alors avoir une influence grandissante
parmi les pauvres.
En effet, le clergé chiite fut la plus puissante des forces s'opposant à la dictature. Les
mosquées étaient un refuge où des imams tenaient des prêches dénonciateurs du régime.
D'autre part, les religieux avaient mis en place des formes d'aides sociales comme des
soupes populaires pour les plus pauvres.
Les mollahs, hostiles à la monarchie qui limitait leurs prérogatives, et des membres du
clergé, parfois ayatollahs, connurent aussi les geôles du Shah.
La répression massive des opposants, comme la condamnation à mort des dirigeants du
Toudeh, rendait cette dictature de plus en plus critiquée de par le monde. D'une façon
dérisoire et bien hypocrite, le président américain Carter engageait l'allié iranien à
respecter les droits de l'homme. Or, la Savak n'avait jamais autant emprisonné et
assassiné que dans ces années 70.
Pourtant, elle ne put empêcher le soulèvement populaire qui renversa le régime du Shah.
L'armée fut, elle aussi, en fin de compte impuissante devant le déferlement des masses,
soulevées contre la dictature.
Une agitation débuta vers la fin de l'année 1977 dans les universités et parmi les
travailleurs dont les grèves se multiplièrent.
La mobilisation qui surgit en 1978 toucha d'abord, durant quelques mois, les milieux de la
petite bourgeoisie, étudiants, commerçants et religieux. La destruction d'hôtels de luxe
destinés au Shah et à sa cour exprimait toute leur colère contre ce régime qui faisait tant
de laissés pour compte.
Mais à partir de l'été 78, ce ne furent plus seulement les étudiants, commerçants, la petite
bourgeoisie, ce furent les pauvres des villes et les travailleurs qui grossirent les
manifestations et celles-ci devinrent de plus en plus fréquentes.
Des manifestants désarmés, hommes, femmes, jeunes et enfants, par centaines de
milliers, venant des bidonvilles de Téhéran déferlaient vers le centre de la capitale, de plus
en plus nombreux malgré les balles de l'armée.
Cela dura plusieurs mois car les manifestants étaient déterminés, et ils revenaient en
vagues successives.
La répression, l'instauration de la loi martiale qui interdit toute manifestation en septembre
78, n'empêchèrent pas les manifestations de grossir. La mobilisation était
impressionnante, et les tanks, les armes automatiques ne pouvaient plus arrêter le peuple
soulevé. Le soulèvement connut son maximum au mois de décembre : chaque jour la
répression armée faisait des morts, et chaque jour les manifestants revenaient malgré
tout, encore plus nombreux.
La classe ouvrière ne resta pas à l'écart, même si elle ne s'impliqua massivement dans
cette lutte contre le régime que vers la fin de l'année 78.
Pour l'essentiel, elle s'était constituée peu de temps auparavant à l'issue de l'exode rural
provoqué par la réforme agraire du Shah dans les années 60-70. Ces travailleurs pauvres,
souvent très jeunes, étaient à peine sortis de la paysannerie. Ils vivaient dans les
bidonvilles de Téhéran ou d'Ispahan. La plupart d'entre eux étaient sans travail régulier et
ne survivaient que grâce à l'économie informelle. Et quand ils accédaient à un emploi, ils
étaient privés de syndicats ou de toute autre forme d'organisation dans laquelle ils
auraient pu prendre conscience de leurs intérêts de classe.
Mais il y avait aussi des travailleurs plus qualifiés dans le pétrole, les transports ou
l'électricité, et ce sont les travailleurs du pétrole qui se mirent en grève en novembre 78 et
entraînèrent les autres. Peu après, la grève générale paralysait l'économie, et dans le sud
du pays, lorsque les ouvriers de la raffinerie d'Abadan firent grève en novembre et
décembre 78, tous les pétroliers furent bloqués dans le port.
C'est alors que le glas sonna pour le régime du Shah.
Les revendications ouvrières étaient politiques, contre le Shah et la dictature, mais les
ouvriers participaient au soulèvement révolutionnaire sans avoir leur propre direction.
D'eux-mêmes les travailleurs avaient mis en place des comités de grève dans l'industrie
pétrolière où ils s'organisaient, créaient des liens entre eux, d'une entreprise à l'autre pour
mener la lutte le plus efficacement possible. Mais cela ne fut pas suffisant, car les
travailleurs qui lisaient les tracts des Moudjahedines ou du Toudeh, n'y trouvaient que des
appels à l'unité contre la dictature, sans aucune critique de la hiérarchie religieuse.
Le clergé dans l'opposition au régime impérial avait dénoncé le luxe dans lequel celui-ci
vivait, le gaspillage auquel il se livrait. Les religieux s'adressaient aux déshérités auxquels
ils promettaient un avenir meilleur en se battant contre la monarchie au service des
étrangers. Ces discours distillaient une propagande principalement moraliste et
nationaliste.
Alors que la répression n'était plus en mesure d'arrêter les masses, de plus en plus
nombreuses à manifester, le clergé déterminé à participer au renversement de la
monarchie se mit à leur tête.
Les 10 et 11 décembre 1978, il y eut plus d'un million de manifestants dans la seule ville
de Téhéran, mais toutes les organisations hostiles au Shah, dont les Moudjahedines et
Fedayins, manifestaient derrière des portraits de l'ayatollah Khomeiny. Le renoncement de
ces organisations, leur alignement derrière les religieux, contribuèrent à donner à ceux-ci
une situation hégémonique.
Khomeiny, en exil depuis 1964 et depuis peu en France, menait à distance une campagne
de propagande et préparait son retour en Iran en recevant des dirigeants de l'opposition
comme ceux du Front national qui cautionnaient ainsi l'autorité politique du chef religieux,
au lieu de la lui disputer. L'État français laissait Khomeiny diriger son réseau religieux
depuis sa résidence des Yvelines.
Les organisations de l'opposition apportèrent leur caution à l'ayatollah et des dirigeants
d'organisations laïques, libérales vinrent négocier avec lui.
Toutes ces organisations dont le parti Toudeh, les Moudjahedines et Fedayins du peuple
ont ainsi aidé les ayatollahs à s'emparer du pouvoir en se mettant à leur remorque quand
la contestation allait croissante.
Il n'était pas écrit que le clergé parviendrait à contrôler l'énergie révolutionnaire du peuple
iranien. Une organisation combattante comme celle des Moudjahedines aurait pu
contester la direction du mouvement aux religieux, ou au moins tenter de le faire, avec ses
limites évidemment. Elle n'en fit rien, ou du moins ne se décida à combattre politiquement
le clergé, que des mois après qu'il ait été porté au pouvoir.
Le parti communiste Toudeh ne combattait pas, lui non plus pour le pouvoir. Il s'était placé
depuis longtemps aux côtés de la hiérarchie chiite sans la contester. Il participa même à la
supercherie mystique des mollahs qui faisaient croire à une apparition surnaturelle de
Khomeiny. Voici ce qu'écrivait alors ce parti, « Nos masses laborieuses en lutte contre
l'impérialisme conduit par les États-Unis ont vu le visage de leur bien-aimé imam et guide,
Khomeiny, apparaître dans la lune ».
Sous la poussée de l'insurrection et de la mobilisation ouvrière, la dictature vacillait, et le
Shah, pour tenter de sauver son régime, mit en place un nouveau gouvernement, avec
Chapour Baktiar à sa tête. Mais il était trop tard. Et le dictateur jugea plus prudent de
s'enfuir à l'étranger, d'autant que dans ce contexte les États-Unis cessèrent de le soutenir.
L'état-major de l'armée, conseillé par les puissances impérialistes, jugeait alors qu'il était
prudent d'éviter tout vide institutionnel. Pour eux, Khomeiny constituait la solution de
rechange permettant de sauvegarder l'appareil d'État. C'est donc soutenu par les grandes
puissances et sans que l'état-major de l'armée impériale s'y oppose, qu'il put revenir d'exil
en avion et arriver sans ennui en Iran où il reçut un accueil triomphal.
Le coup de boutoir final contre le régime impérial fut donné par l'insurrection du peuple de
Téhéran début février. Elle se fit au nom de Khomeiny, mais pas à son initiative. Le peuple
se souleva durant trois jours contre gouvernement Baktiar et la dictature.
Alors que Khomeiny n'y était pas favorable, des insurgés purent s'armer avec la complicité
de certains militaires, car cette fois l'armée impériale n'était plus en ordre de bataille pour
réprimer.
A l'issue de ces journées, le 12 février 1979, la monarchie fut abolie.
Khomeiny put dès lors mettre en place un nouveau gouvernement avec le soutien des
manifestants et d'une partie de l'armée à leurs côtés. Durant les mois qui suivirent, la lutte
politique entre les prétendants au pouvoir permit au parti de Khomeiny d'en contrôler la
totalité.
Le gouvernement, dirigé par Bazargan, un politicien libéral, mit tout en œuvre pour stopper
l'élan révolutionnaire, et désarmer la population.
Le 8 mars, à l'occasion de la journée internationale des femmes, des milliers de femmes
féministes de la petite bourgeoisie urbaine défilèrent à Téhéran pour faire entendre leurs
revendications spécifiques. Les hommes du parti de la République islamique de Khomeiny
tentèrent de les faire taire. Ce parti venait tout juste d'être créé, il n'était pas encore tout-
puissant, mais ses milices commençaient à utiliser menaces et agressions pour se faire
craindre.
Dans l'appareil d'État, une épuration massive eut lieu. Des têtes tombèrent parmi les hauts
responsables de la monarchie déchue mais beaucoup d'entre eux s'étaient déjà enfuis à
l'étranger. L'essentiel de l'état major de l'armée passa dans le camp du nouveau pouvoir,
et quelques mois plus tard il ne fut plus question de demander des comptes aux assassins
de l'ancien régime, qui étaient amnistiés.
Avec le clergé et Khomeiny, le pouvoir restait entre les mains de la bourgeoisie. D'ailleurs,
les États-Unis comme l'Union soviétique reconnurent immédiatement le nouveau régime.
La terrifiante Savak, qui avait été chargée de défendre le pouvoir du roi, fut démantelée.
Le régime islamique mit en place sa propre police politique, la Savama, qui recycla les
méthodes de la Savak et même certains de ses hommes. Aujourd'hui appelée Vevak, la
police politique du régime islamique n'est guère différente de l'ancienne Savak. Le nom a
changé, une partie du personnel aussi, mais la fonction reste la même.
L'armée ex-impériale avait certes perdu un certain nombre d'officiers trop liés au Shah, qui
avaient eux aussi préféré partir. Mais elle assurait la continuité de l'appareil d'État.
Khomeiny était arrivé au pouvoir avec le feu vert de cette armée. Il ne pouvait cependant
pas compter sur elle pour défendre sa clique religieuse dans la rivalité, réelle ou
potentielle, entre les prétendants au pouvoir. Les Moudjahedines du peuple n'allaient pas
tarder à rompre l'unité qui avait porté Khomeiny au pouvoir et ce dernier pouvait craindre
que l'état-major opte pour un autre parti que le sien, voire qu'il s'empare lui-même du
pouvoir.
Une armée parallèle fut donc créée en mai 1979, l'Armée des Gardiens de la révolution,
chargée de défendre le pouvoir du parti de Khomeiny, le Hezbollah. L'Armée des Gardiens
débuta avec 4 000 hommes, appelés pasdarans. C'est aujourd'hui une armée puissante,
qui compte 125 000 pasdarans et dispose de corps de marine et d'aviation.
Avec les événements de ces années 1978-79, le clergé a pu se hisser au pouvoir en se
mettant à la tête des masses insurgées dans une situation révolutionnaire. C'était alors
tout à fait nouveau, car précédemment dans les années 60-70, les guérillas, les
mouvements insurgés contre l'impérialisme et ses dictatures, étaient généralement dirigés
par des groupes de gauche, bien souvent maoïstes.
Les événements révolutionnaires en Iran ouvraient une nouvelle époque, celle des
mouvements religieux islamistes. Car l'Iran a servi de modèle, et depuis 1979 d'autres
mouvements de contestation se font sous la direction de partis islamistes, comme par
exemple le Hamas ou le Hezbollah, en Palestine et au Liban.
Le soulèvement révolutionnaire, un véritable soulèvement des masses populaires
profondes, avait aussi secoué les campagnes. Dans plusieurs régions, des paysans
pauvres, sans terre occupaient celles de grands propriétaires.
Ainsi les Kurdes, partisans de l'autonomie de leur région, s'étaient insurgés. Dès le mois
de mai 79, les pasdarans furent envoyés pour les écraser tandis que l'armée classique
bombardait leurs villes. Ce fut une véritable guerre civile.
La violence s'abattit aussi sur les Turkmènes près de la frontière nord du pays et sur les
populations arabophones du Khouzistan.
Le nouveau pouvoir n'agissait pas autrement que le régime impérial, qui durant des
décennies, avait violemment réprimé les aspirations des peuples de ce pays, où les
Persans ne forment guère plus de la moitié de la population.
Peu après l'arrivée au pouvoir de Khomeiny, l'unité au sein du camp qui avait renversé la
dynastie Pahlavi fit place à la lutte des factions. A plusieurs reprises durant l'année 79, les
partis laïques et organisations de gauche s'opposèrent au parti islamiste de Khomeiny qui
tentait de s'imposer comme parti unique.
En protestation, des manifestations organisées par le Front national démocratique d'Iran,
un parti inspiré de l'ancien ministre Mossadegh et par les partis de gauche rassemblèrent
des dizaines de milliers de personnes en juin et juillet 79.
Les Fedayins du peuple, très actifs pendant la révolution, obtinrent environ 10 % des voix
lors des élections qui suivirent l'insurrection de février 1979. Comme le parti Toudeh, qui
vota la Constitution de la République Islamique, les Fedayins apportèrent leur soutien au
régime de Khomeyni durant ses premières années. Ils justifiaient ce choix en prétendant
que, dans le cadre d'une révolution par étapes, il était nécessaire de soutenir la petite
bourgeoisie nationale et démocratique dont le représentant était Khomeyni.
Seule une minorité des Fedayins fit scission en 1980 pour s'opposer au régime.
Le pouvoir des mollahs se consolidait en éliminant ses contradicteurs et en s'appuyant sur
une démagogie nationalistes et populiste sous l'emblème de la religion.
Une démagogie populiste car, le nouveau pouvoir affichait un discours destiné aux
« déshérités » comme il disait, pour leur faire croire qu'il allait répondre à leurs aspirations.
Dans le même temps, il s'attelait à limiter les libertés pour les travailleurs alors que des
comités ouvriers, des organisations syndicales avaient surgi à la faveur de l'élan
révolutionnaire. Le droit de grève fut rapidement interdit, les leaders syndicaux furent
arrêtés et la liberté de la presse supprimée.
Et le nouveau régime s'appuyait en même temps sur les sentiments nationalistes et anti-
américains.
Bazargan, alors chef du gouvernement, était plutôt favorable à des relations économiques
et politiques avec les pays étrangers, même les États-Unis. Eh bien, trop libéral et trop
pro-occidental pour le parti de Khomeiny, il n'allait pas tarder à tomber !
L'impérialisme avait mis l'Iran à sa botte avec la dictature du Shah, le régime de Khomeyni
montrait au contraire qu'il voulait avoir une plus grande marge de manœuvre vis-à-vis des
Américains.
Le coup de force des étudiants du Parti de la République islamique contre l'ambassade
des États-Unis, le 4 novembre 1979 était destiné à en finir symboliquement avec une
politique qui avait été celle du régime impérial. Les otages de l'ambassade américaine ne
furent libérés que plus de 440 jours plus tard.
Cette prise d'otages était une simple et spectaculaire opération de propagande qui
affichait la volonté de se débarrasser de l'emprise trop forte des États-Unis sur l'État
iranien. Le parti de Khomeiny en fut renforcé, et le gouvernement Bazargan démissionna.
Le nationalisme du nouveau régime s'exprima également, bien que moins brutalement,
vis-à-vis de l'Union soviétique par la dénonciation du traité irano-soviétique datant de
1921.
Pour consolider son pouvoir il restait à Khomeiny à s'imposer partout dans le pays, en
particulier dans la région d'Azerbaïdjan où un ayatollah influent devint le leader d'une
révolte contre le pouvoir dans la ville de Tabriz. La répression s'abattit sur le mouvement
pour le réduire à néant.
En janvier 1980, lors des premières élections présidentielles de la République islamique,
c'est un proche de Khomeiny, nommé Banisadr, qui fut élu. Il était l'un des rédacteurs de la
Constitution qui donna tout le pouvoir politique à l'ayatollah désigné comme guide
suprême, et qui affichait aussi le nationalisme du régime en interdisant par exemple de
céder les secteurs gazier et pétrolier à des compagnies étrangères.
Des manifestations anti-américaines furent organisées dans plusieurs villes et la rupture
des relations diplomatiques avec les États-Unis eut lieu en avril 1980.
Le clergé chiite et Khomeiny utilisant la religion pour tromper les masses avaient réussi à
mettre en place un régime avec une base populaire. Il donnait l'illusion d'être au service
des pauvres en prenant le contre-pied de ce qu'avait été la monarchie et en dénonçant
l'impérialisme américain.
D'autre part, un autre facteur joua en faveur du régime.
Avec la chute de la monarchie, les hommes proches du Shah, bourgeois affairistes,
responsables de l'administration ou de l'état-major, avaient été nombreux à fuir le pays.
Cela s'ajoutait à l'épuration qui eut lieu parmi les dirigeants et les cadres précédemment
en place et l'économie en fut dans un premier temps paralysée. Mais les nombreux postes
devenus vacants permirent une ascension sociale certaine à toute une catégorie de
subalternes, qui en furent reconnaissants au régime.
Pour gérer les biens expropriés des ex-dignitaires de la monarchie, des fondations furent
créées. Il s'agissait en quelque sorte de nationaliser les fortunes des hommes de l'ancien
régime. La plus importante d'entre elles, la « Fondation des déshérités » commença par
gérer les biens de la famille Pahlavi, avec un rôle principalement caritatif. Les fondations,
sous le contrôle du clergé, devinrent par la suite de véritables conglomérats à capitaux
publics, ayant de multiples activités.
Le régime prétendait construire une économie indépendante et puissante.
Les entreprises dont les propriétaires avaient disparu furent confisquées. D'autres furent
nationalisées : les banques, les caisses de retraite, des entreprises industrielles.
Finalement, la part de l'État dans l'industrie passa de 39 à 70 % du capital. Seuls les
secteurs de l'artisanat et du petit commerce n'ont pas été concernés par ces
nationalisations.
Malgré son poids, la bourgeoisie bazari, traditionnellement hostile à l'État-patron, n'avait
pu empêcher les nationalisations car celles-ci s'étaient imposées comme une nécessité
pour faire repartir l'économie. Le commerce extérieur ne fut pas immédiatement mis sous
le contrôle de l'État et la bourgeoisie commerçante put largement profiter des besoins du
pays dans le domaine des échanges et de l'importation. D'autant que ces besoins étaient
importants pour atteindre les objectifs affichés, tels que l'autosuffisance dans le domaine
agricole, et en particulier de ne plus avoir à importer de blé, objectif qui ne fut pas atteint
avant 2007.
Les puissances occidentales avaient perdu un pays ami, elles ne purent supporter plus
longtemps ce régime anti-américain, imprévisible et capable de leur tenir tête, en raison de
sa base populaire.
Les Occidentaux espéraient se débarrasser de Khomeiny grâce à Saddam Hussein.
Il s'agissait pour les puissances impérialistes d'utiliser l'État irakien, laïque et dirigé par des
musulmans sunnites, pour mener la guerre à l'Iran et faire tomber le régime chiite iranien.
L'Irak se lança à l'attaque de l'Iran en septembre 1980 en passant la frontière au sud,
dans la région du Khouzistan où l'armée irakienne prétendait arriver en libératrice, cette
région étant majoritairement arabe. Au bout de quelques semaines, la ville portuaire
iranienne de Khorramchahr sur le golfe arabo-persique était prise.
Le conflit dura huit ans, jusqu'en 1988.
Il permit au régime islamique d'invoquer l'unité nationale pour résister à l'invasion,
d'éliminer au passage les opposants, et de se consolider. Le Hezbollah se renforça
comme parti unique en bâillonnant et en pourchassant toute l'opposition. C'est de cette
époque que date l'interdiction des partis. Ceux qui sont considérés comme des ennemis
de dieu sont condamnés à mort. Ils peuvent être communistes, mais d'autres, par exemple
les adeptes de la religion Bahaï, un schisme de l'islam chiite, sont aussi traités de cette
façon.
A la faveur du conflit, un véritable apartheid institutionnel fut imposé aux femmes qui
eurent l'obligation de porter le voile à l'extérieur du domicile et sur les lieux de travail. Une
grande partie des femmes de la petite bourgeoisie urbaine, d'employées, perdirent leur
emploi. Elles étaient déjà peu nombreuses à avoir un travail rémunéré à l'époque de la
monarchie et cela s'aggrava dans les premières années du nouveau régime. C'était une
véritable régression pour les femmes de ces milieux. La loi islamique, la charia, fut aussi
imposée et l'éducation des enfants fut strictement encadrée par les religieux.
Les partis politiques devaient s'aligner, reconnaître la Constitution de la République
islamique et la suprématie du chef religieux à la tête de l'État.
L'invasion armée suscita une vive réaction patriotique des Iraniens. Khomeiny et les
mollahs bénéficièrent donc de l'invasion irakienne pour rassembler la population derrière
eux. Durant les deux premières années, il y avait une quasi unanimité pour suivre l'appel
de Khomeiny à la « défense de la patrie ».
L'opposition tenta pourtant de relever la tête ; il y eut des sursauts de résistance et des
manifestations en 1980 et 1981.
A l'Université, le parti de Khomeiny, le Hezbollah, cherchait à expulser toutes les
formations politiques qui ne le suivaient pas et il y eut de violents affrontements.
Finalement, l'Université fut fermée pour deux ans par le gouvernement.
En juin 1981, après la répression brutale d'un rassemblement organisé à Téhéran par les
Moudjahedines du peuple, ceux-ci entrèrent en résistance par une lutte armée et des
actions spectaculaires. Par exemple, ils firent sauter le siège du Parti de la République
islamique, tuant plusieurs dizaines de membres éminents du régime. Le pouvoir accrut
encore la répression contre tous ceux qui étaient suspectés de liens avec les
Moudjahedines, car ce parti avait attiré beaucoup de jeunes de la petite bourgeoisie et
avait de nombreux liens au sein même de l'appareil d'État.
D'après Amnesty International, il y aurait eu environ 1 800 exécutions d'opposants de juin
à septembre 1981.
La guerre civile contre les Moudjahedines et des groupes de gauche dura tout au long de
l'année qui suivit.
C'est dans ce contexte de terreur qu'Ali Khamenei, membre du clergé intermédiaire et
secrétaire général du Parti de la République islamique, devint président de la République.
Il choisit Mir Hossein Moussavi comme Premier ministre, le même homme qui fait
aujourd'hui parler de lui en dénonçant les irrégularités de l'élection présidentielle.
Parallèlement, l'Irak prenait le dessus dans la guerre. A la fin de l'année 1980, son armée
avait détruit la raffinerie d'Abadan et établi un front de 500 km de long en Iran.
Devant la ville de Khorramshahr, majoritairement arabophone, les Irakiens avaient
rencontré une résistance populaire inattendue. Les Arabes et les sunnites de cette région
ne voyaient pas avec sympathie l'occupation des troupes irakiennes car pour eux, comme
pour les Persans et les chiites dans tout le pays, le régime islamique de Khomeiny était le
résultat de leur soulèvement pour se débarrasser de la domination étrangère et de
l'oppression sociale.
De son côté, le gouvernement iranien tentait de réorganiser l'armée traditionnelle, affaiblie
par l'épuration des officiers royalistes et privée de l'aide américaine ; il mobilisa l'Armée
des Gardiens de la révolution et la population, dans des milices de volontaires, les bassiji.
Parmi eux, il y avait un certain Ahmadinejad qui aurait alors été instructeur de ces jeunes
prêts à mourir pour le nouveau régime. De très jeunes gens, des enfants, furent alors
engagés au combat dans ces milices, avec un esprit de sacrifice.
Tant et si bien qu'après presque deux ans de guerre, en juin 1982, l'armée irakienne dut
évacuer tout le territoire iranien.
A son tour, le pouvoir iranien décida d'attaquer le territoire irakien. En juillet, l'armée
iranienne passait la frontière irakienne et progressait en direction de la ville de Bassorah.
C'était un tournant à la fois militaire et politique, car dès lors le régime ne pouvait plus se
servir de l'argument de la défense du territoire national pour obtenir le consensus.
La contre-attaque iranienne allait faire durer la guerre plusieurs années encore.
Des protestations commencèrent à s'élever et, en 1983, des manifestations contre le
régime évoluèrent en affrontements avec la police dans plusieurs villes.
Pour la jeunesse iranienne, la seule perspective devenait l'enrôlement et le sacrifice au
nom de l'islam chiite. Ceux d'entre eux qui n'étaient pas prêts à aller se battre sur le front
étaient condamnés à aller nettoyer les champs de mines, en les faisant sauter avec eux.
Des centaines de milliers d'hommes jeunes fuirent alors dans un véritable exode, vers les
pays d'Europe ou d'Amérique du nord pour les plus riches, et à pied vers la Turquie ou
l'Inde pour les autres, quand ils en avaient les moyens.
Alors que l'Union soviétique signait un accord de coopération avec l'Irak, le gouvernement
décida d'en finir avec les communistes. Le parti Toudeh connut des milliers d'arrestations
et de nombreuses exécutions. Depuis, le Toudeh a presque disparu et la majorité de ses
membres, quand ils n'ont pas abdiqué devant le régime islamique, vivent en exil.
De son côté, l'Organisation des Moudjahedines du Peuple, dont les dirigeants et militants
s'étaient réfugiés en Irak, continuèrent à combattre le régime de Khomeiny en participant à
la guerre aux côtés de l'État irakien, et ils établirent une base de combat dans ce pays en
1986. Ce choix militaire des Moudjahedines les discrédita largement auprès de la
population d'Iran.
A partir de 1984, les forces armées des deux camps s'en prirent systématiquement aux
installations industrielles et pétrolières de l'adversaire.
Mais la guerre durait, et quand l'Irak reprit le dessus vers la fin de l'année 1987, il devint
bien plus difficile au régime iranien d'empêcher la démoralisation des combattants et
l'usure de la population qui fut massivement bombardée par l'aviation irakienne dans
plusieurs villes importantes.
C'est avec l'aide militaire des puissances impérialistes, dont la France, que les armées
irakiennes avaient repris le dessus depuis plusieurs mois. Les Américains détruisirent
d'ailleurs eux-mêmes des plate-formes pétrolières, puis une grande partie de la flotte
iranienne. Acculé, l'Iran accepta de terminer cette guerre en juillet 1988.
Au bilan, il y eut plus d'un million de morts. Des centaines de milliers d'hommes, dont
beaucoup étaient très jeunes, furent en outre gazés ou mutilés. En Iran, des millions de
personnes furent déplacées, car une grande partie des combats eurent lieu sur le sol
iranien.
Les conséquences de la guerre furent catastrophiques pour les deux pays.
Les destructions étaient très importantes : des villes étaient anéanties, des régions
entières dévastées.
L'Iran est sorti ravagé et affaibli par cette guerre. Et l'Irak aussi. A l'issue du conflit, les
deux pays étaient à nouveau plongés, pour des années, dans le sous-développement et la
dépendance économique vis-à-vis des mêmes pays qui avaient alimenté en armement les
deux camps opposés. En effet, si les Occidentaux ont soutenu l'Irak, ils ont vendu des
armes des deux côtés. Même les États-Unis le firent, par l'intermédiaire d'Israël car c'est
l'État d'Israël, très lié à l'Iran à l'époque du Shah, qui a été l'un de ses principaux
fournisseurs de matériel militaire.
De son côté, l'État français n'a pas été en reste, il soutenait officiellement l'Irak et il a été
son principal fournisseur d'armes. Au début de la guerre, en moins de trois ans, la France
a vendu pour plus de quarante milliards de francs d'armements à Bagdad. Mais plusieurs
entreprises françaises dont Luchaire et Dassault, ont aussi vendu des armes à l'Iran.
Sur le plan politique, en Iran comme en Irak, la guerre a renforcé les plus conservateurs et
les courants réactionnaires au pouvoir. La situation leur permit de justifier la suppression
de tout droit démocratique et d'éliminer les opposants.
Les forces d'opposition furent décimées et la classe ouvrière contrainte au silence, ce qui
par ailleurs ne pouvait que réjouir les États impérialistes et en premier lieu les États-Unis
qui finançaient pendant ces années les mouvements anti-communistes en Afghanistan,
depuis les Moudjahedines combattant la présence armée soviétique, jusqu'aux talibans.
Le pouvoir religieux put accentuer sa mainmise sur la société et sur l'armée et c'est dans
ce contexte que plusieurs courants religieux et politiques chiites, islamistes, sont devenus
plus puissants et plus actifs.
Le poids et l'effectif de l'armée idéologique du régime, des pasdarans, s'accrut. Le régime
put trouver de nombreux partisans parmi les hommes qui furent intégrés en grand nombre
dans l'appareil militaire et paramilitaire. Trouver du travail était alors très difficile, et
l'Armée des Gardiens de la révolution, comme les milices bassidji, représentaient l'un des
rares moyens pour les hommes de pouvoir toucher un salaire.
Le chômage massif, le rationnement mis en place par le gouvernement, favorisèrent le
développement du marché noir alors que l'inflation galopait. Toute une économie
commerçante souterraine se mit en place durant la guerre, au bénéfice de la bourgeoisie
des marchands du Bazar, eux-mêmes proches du pouvoir.
Les importations furent très fortement réduites durant cette période mais l'économie du
pays, presque en autarcie, ne s'écroula pas. Elle résista et le régime religieux tint le coup.
Khomeini mourut en 1989, un an après la fin de la guerre. Durant ses dix ans de pouvoir,
le régime avait réussi à se consolider, même si l'enrichissement de nouveaux riches liés
au régime, les « initiés », et de trafiquants divers, avait sans doute déçu les espoirs des
classes populaires qui avaient espéré que le changement de régime mettrait fin aux
injustices et aux profondes inégalités développées durant la monarchie. Le régime
islamique n'avait plus le soutien enthousiaste des premières années.
Ali Khamenei, toujours en place aujourd'hui comme guide suprême, fut le successeur de
Khomeiny. Il eut pour premier président, le richissime homme d'affaires Rafsandjani, qui
dirigeait alors le parlement. Durant les huit années de présidence Rafsandjani, l'affairisme
alla bon train.
Cet homme extrêmement riche est aujourd'hui encore l'un des piliers du régime, membre
dirigeant des plus hautes institutions du pays, comme le Conseil de discernement des
intérêts de l'État, mis en place pour arbitrer les conflits entre les cliques se disputant le
pouvoir.
Avec Rafsandjani, le discours du gouvernement se débarrassa en partie des justifications
idéologiques et, sous le mot d'ordre de « reconstruction », des privatisations débutèrent.
En 1997, l'ayatollah Khatami, connu pour être un réformateur, fut élu à la présidence du
gouvernement avec un score de 70 %. Son élection suscitait des espoirs dans la petite
bourgeoisie intellectuelle, car son programme promettait plus de liberté et de démocratie.
Mais peu après, en juillet 1999, un mouvement d'étudiants qui réclamaient plus de libertés
fut réprimé et plusieurs d'entre eux furent condamnés à mort. Une nouvelle vague de
répression s'abattit ensuite sur les intellectuels, tandis que de nombreux journaux étaient
fermés. Après cette vague de répression, les réformateurs perdirent la popularité dont ils
avaient bénéficié, car elle était basée sur les illusions démocratiques que leur arrivée au
gouvernement avait suscitées. La réélection de Khatami pour un second mandat fut
nettement moins triomphale.
C'est cet homme qui est aujourd'hui l'une des figures de l'opposition au gouvernement qui
lui a succédé en 2005, celui d'Ahmadinejad.
Ahmadinejad gagna les élections présidentielles en dénonçant la corruption. Une partie de
la population pauvre fut sensible à son discours inspiré des slogans de 79 comme celui de
la « république des pauvres ».
L'Iran a évolué depuis trente ans. Si le régime islamique est bien toujours le même pouvoir
réactionnaire, il y a eu par contre d'importantes transformations dans la société.
Même s'il reste encore un pilier essentiel du régime, toutes cliques confondues, le poids
politique de l'islam n'est pas aussi grand qu'à l'époque où les mollahs arrivèrent au
pouvoir.
Le régime n'est plus autant en adéquation avec la société qu'il l'était alors, dans une
société plus agraire qu'aujourd'hui. La jeunesse qui n'a connu que la République
islamique, si elle n'est pas forcément anti-religieuse, est de plus en plus anticléricale et
aspire à plus de libertés.
La population a beaucoup augmenté : de 34 millions d'habitants en 1976, elle est passée
à 70 millions. La société est aussi devenue plus urbaine : une évolution qui avait
commencé à l'époque du Shah, et qui s'est accentuée depuis : moins de 40 % des
Iraniens vivaient en ville en 1966, 47 % dix ans plus tard, et ils sont près de 70 %
aujourd'hui.
Depuis l'époque du Shah, la composition de la société a aussi évolué.
La fécondité, qui était de plus de six enfants par femme jusque dans les années 80, a été
divisée par trois. Cela est dû en partie à la politique de contrôle des naissances qui a
facilité l'accès à la contraception après la guerre, à la fin des années 80. Plus de 80 % de
la population féminine de Téhéran aurait recours à la planification familiale, et dans les
campagnes la contraception est aussi de plus en plus utilisée.
D'autre part, la population était largement illettrée sous le Shah, et ce n'est plus le cas
maintenant.
Les taux de scolarisation et d'alphabétisation ont beaucoup progressé. A l'époque du
Shah, une grande partie des hommes et les deux tiers des femmes étaient illettrés. Ces
proportions sont tombées à 20 et 25 % de la population en 1996 et se sont encore
améliorées depuis.
La population iranienne accède bien plus aux savoirs que dans le passé, et c'est un
changement important, l'un de ceux qui peuvent miner le régime islamique, d'autant plus
que les femmes ont particulièrement su profiter de cette évolution.
La situation des femmes, la place qu'elles ont su prendre dans la société constituent une
évolution majeure qui sape le machisme officiel. Elles accèdent de plus en plus aux
emplois salariés, même si elles sont encore fortement minoritaires dans la population
active.
Et en ce qui concerne l'école, elles sont en train de rattraper les hommes. Il est significatif
que sur un million et demi de jeunes qui font des études supérieures, plus de la moitié
sont des femmes. C'est mieux que dans la plupart des pays voisins, même quand ils sont
soutenus par les Occidentaux.
Cela fait partie des paradoxes de cette société, car il y a bien une ségrégation
institutionnelle contre les femmes, mais elles ont su la détourner et la contourner, pour
bénéficier du meilleur que la société peut proposer. Elles ont su résister aux règles les
plus réactionnaires, comme celles concernant le mariage, qui pouvait leur être imposé à
partir de l'âge de neuf ans d'après les lois de la République islamique ; or elles ont obtenu
que cet âge légal soit révisé, et dans la réalité elles se marient en moyenne à l'âge de
vingt-trois ans.
L'évolution s'est donc faite dans un sens opposé à l'idéologie réactionnaire du régime.
Après avoir brisé ses adversaires, il a obtenu un certain consensus et il a cru pouvoir
modeler la société par ses lois, mais il n'a pu empêcher une évolution, qui est le ferment
des bouleversements futurs.
Du côté économique, depuis les nombreuses nationalisations réalisées après la chute du
Shah, le secteur public domine. Les mollahs en ont pris le contrôle et ils s'enrichissent par
le biais des entreprises étatisées. Ils s'achètent aussi une clientèle en redistribuant une
partie de la rente pétrolière.
L'Iran est le quatrième plus gros producteur de pétrole au monde et détient les deuxièmes
plus grandes réserves de gaz. La dépendance de l'État vis-à-vis des recettes de la vente
du pétrole était totale à l'époque du Shah et elle est encore importante aujourd'hui car les
ventes de pétrole forment 60 % des recettes budgétaires de l'État, et les hydrocarbures
constituent 80 % du montant des exportations.
Pour être fluctuantes avec le cours du pétrole, les recettes pétrolières permettent le
financement d'un certain développement industriel.
De nouvelles routes ont été construites, l'électricité a été amenée dans les régions les plus
reculées, et des progrès ont été accomplis dans l'éducation et la protection sociale. Le
système de sécurité sociale qui inclut assurance maladie et retraite, même très insuffisant,
couvrirait 85 % de la population d'après les données officielles.
L'Iran reste néanmoins un pays sous-développé. Il est d'ailleurs significatif qu'une partie
du carburant dont le pays a besoin doit être importé. D'après le Wall Street Journal,
« faute de capacité de raffinage, l'Iran doit importer 140 000 barils d'essence et de gazole
par jour, pour un coût de 5 à 7 milliards de dollars par an ». L'essentiel de cet
approvisionnement en dérivés raffinés est assuré par des compagnies européennes et
asiatiques.
Après le renversement du Shah, il y a eu peu d'investissements dans le domaine de la
transformation des ressources naturelles. Le coût économique de la guerre contre l'Irak
n'est pas étranger à cette situation. Ainsi, la raffinerie de pétrole d'Abadan qui produisait
40 % de l'ensemble des produits raffinés en Iran a été complètement détruite pendant la
guerre.
Alors, l'Iran est toujours la proie des grands groupes étrangers, comme Total qui s'y était
implanté en 1954 après le renversement du gouvernement Mossadegh.
Dans les années 90, le gouvernement fit appel à l'investissement étranger pour réhabiliter
et développer un complexe énergétique dans le but d'accroître la production de pétrole.
Les multinationales d'Europe ou d'Asie qui sont en outre très intéressées par l'exploitation
de l'énorme réservoir de gaz, partagé entre le Qatar et l'Iran, ont envisagé des
investissements de plusieurs milliards de dollars conjointement avec les groupes iraniens.
On comprend pourquoi Margerie, le PDG de Total, se pressait en février 2008, à la
réception d'anniversaire du régime islamique, souhaitant renforcer la présence de son
groupe en Iran.
Malgré les sanctions économiques imposées par les États-Unis, les investissements
étrangers directs n'ont pas cessé de croître depuis 1994.
Le gouvernement islamique qui voulait, il y a trente ans, réduire la dépendance aux
revenus pétroliers pour limiter la pression impérialiste, n'a pas le choix, il reste dépendant
des pays impérialistes capables de faire les investissements nécessaires à l'exploitation
des ressources naturelles.
Cependant, malgré les sanctions internationales, le gouvernement tente de développer les
technologies et la production d'énergie nucléaire.
Ce n'est pas une préoccupation nouvelle puisque c'est le Shah qui avait lancé le
programme nucléaire dans les années 60. A l'époque, de nombreux contrats furent passés
avec les États-Unis, l'Allemagne ou la France. C'est ainsi qu'en 1974 l'Iran entrait dans le
capital du consortium européen d'enrichissement d'uranium, Eurodif, à hauteur de 10 %,
ce qui lui donnait droit à 10 % de la production d'uranium enrichi.
Les puissances occidentales font actuellement de grosses pressions destinées à
empêcher l'Iran de se doter d'une industrie nucléaire.
Le régime iranien nie vouloir fabriquer des armes nucléaires. Mais, même si c'est en
réalité ce qu'il cherche à faire -ce qui est bien possible-, il y a une réelle hypocrisie de la
part des États-Unis à vouloir l'en empêcher alors que plusieurs États voisins, le Pakistan,
l'Inde et Israël, disposent de cette technologie et des armes atomiques. C'est le droit du
plus fort que les États-Unis imposent en interdisant à l'Iran de posséder la technologie
nucléaire, alors qu'ils sont eux les seuls à s'être servis de la bombe atomique jusqu'à
présent.
En fait, les pressions occidentales sur ce sujet ont pour objectif d'accentuer la dépendance
de l'État iranien en le privant d'une industrie nucléaire. D'autre part, l'Iran cherche à
s'affirmer comme puissance régionale en établissant des liens avec les pays voisins, ce
qui déplait profondément aux États-Unis dans le mesure où le régime est fier de tenir tête
aux Occidentaux et ne se plie pas aux exigences américaines.
Durant ces dernières décennies, l'industrie s'est tout de même développée en Iran, en
particulier le secteur de la production automobile.
C'est maintenant une industrie qui emploie 500 000 ouvriers.
Les groupes locaux Saipa et Iran Khodro se sont liés à des groupes étrangers tels que
PSA, Renault, Kia ou Mercedes-Benz. Avec plus d'un million de véhicules assemblés en
2008, la production automobile est devenue supérieure à celle de l'Italie.
Le marché iranien intéresse tant les capitalistes étrangers qu'ils sont prêts à y prendre des
risques. Ainsi un ex-directeur de Peugeot Iran, évoquait en 2008, dans le journal Le
Figaro, « la 206 et la 405, toutes deux assemblées en Iran, constituent près de 30 % du
marché automobile iranien, et il n'est pas question pour Peugeot de renoncer à ses
activités ». Et il précisait « ...mieux vaut préserver jalousement sa place en Iran, pays riche
en pétrole et doté d'une population de 70 millions d'habitants à riche potentiel de
consommation, plutôt que de voir un hypothétique compromis avec Washington favoriser
un jour le retour des groupes américains».
Avec le marché intérieur, une bourgeoisie iranienne s'est aussi développée d'autant qu'elle
a été favorisée par la politique du régime avec des privatisations.
Malgré celles-ci, jusqu'en 2006, l'essentiel de l'industrie lourde, des télécommunications,
des transports publics, du secteur énergétique et minier, et du commerce extérieur était
toujours sous le contrôle de l'État.
Durant ces années, des dizaines d'entreprises industrielles ont été cédées à leurs
directeurs à des « prix de complaisance » (d'après Le monde diplomatique), une pratique
qui s'est poursuivie depuis.
L'ayatollah Khamenei, le guide suprême, demanda au gouvernement d'accélérer les
privatisations. Il exigea simultanément une meilleure protection juridique des droits de
propriété, pour selon ses termes « favoriser une hausse des investissements privés ».
Parmi les entreprises importantes qui ont été privatisées, la sucrerie Haft Tapeh était à
l'origine l'un des grands projets industriels du Shah. Elle débuta en 1975 par l'exploitation
de 12 000 hectares de canne à sucre dans le Khouzistan et fut l'une des plus grosses
productrices de sucre raffiné au monde. Il y a quelques années, sa capacité de production
était devenue quatre fois plus importante qu'en 1979.
En 2007, le gouvernement décida de privatiser l'usine et elle fut cédée à l'ayatollah
Djannati, par ailleurs président du Conseil des Gardiens de la Constitution. Loin de
favoriser le développement industriel, le passage d'une telle entreprise entre les mains
d'un propriétaire privé, tout ayatollah qu'il soit, n'aboutit à rien de bon car ce bourgeois
avide de profits agit comme cela se fait ailleurs, en cherchant à vendre l'usine et les terres
dans le cadre d'une opération immobilière lui offrant un bénéfice immédiat sûrement plus
important que la production.
Les privatisations ne profitent pas seulement aux hauts membres du clergé, mais aussi à
l'Armée des Gardiens de la révolution, dont le poids politique et économique est de plus
en plus important.
Après la fin du conflit contre l'Irak, à partir des années 90, des pasdarans ont obtenu des
postes-clé un peu partout : dans l'administration, les ministères, les préfectures.
Les dirigeants de cette armée, de plus en plus influents dans l'appareil d'État, contrôlent
aussi de nombreuses activités économiques et financières. Ils sont propriétaires de ports
commerciaux, d'aéroports, de compagnies aériennes civiles, et de nombreuses
entreprises dans des secteurs très variés. Ils dirigent une partie des secteurs du pétrole et
de l'armement.
Ces militaires ont aussi la mainmise sur les Fondations qui gèrent des capitaux
importants, dont l'aide sociale destinée aux plus défavorisés. Ces fondations, semi-
publiques, échappent au contrôle de l'administration et sont exemptées de taxes.
Les chefs de l'Armée des Gardiens de la révolution tendent à renforcer leur emprise sur
tout ce qui rapporte de l'argent. Il s'agit d'une nouvelle composante de la bourgeoisie,
toute dévouée au régime clérical qui pourvoit à son enrichissement.
Cette situation déplait sûrement à certaines fractions du clergé et de la bourgeoisie, dont
un bon nombre de notables ont perdu des postes, et de l'influence, au profit des chefs des
pasdarans.
La bourgeoisie du Bazar a par ailleurs perdu son monopole sur le commerce avec le
développement des centres commerciaux dans les banlieues des grandes villes.
L'ex-président Rafsandjani se fait peut-être l'écho du mécontentement de ce milieu. Son
opposition déclarée au président Ahmadinejad a récemment abouti à l'arrestation de
membres de sa famille, comme c'est le cas pour d'autres notables influents.
Toutes ces évolutions ont contribué à ce que le centre de gravité de la société iranienne se
déplace vers les villes où la classe ouvrière est de plus en plus importante avec toutes les
contradictions sociales que cela entraîne.
Peu après son arrivée au pouvoir en 2005, Ahmadinejad déclarait vouloir, « mettre l'argent
du pétrole sur la table des Iraniens ». Ainsi, il a tenté de gagner les faveurs des plus
pauvres en facilitant le crédit et en distribuant un certain nombre d'aides sociales, utilisant
pour cela une partie de la rente pétrolière qui évoluait alors favorablement avec la hausse
du prix du pétrole brut. Il a aussi octroyé une augmentation significative des salaires mais
elle fut rapidement rattrapée par une inflation importante.
Les mesures du gouvernement, aides et prêts bancaires, octroyés par les institutions
publiques et les fondations sont bien insuffisantes pour compenser l'inflation chronique, le
travail mal payé et le chômage. D'autant plus qu'il y a eu de nombreux licenciements
depuis deux ans et qu'un nombre croissant de travailleurs se trouvent maintenant sans
emploi.
Le travail précaire est la règle, et les salariés qui sont embauchés avec un contrat à durée
indéterminée ne représentent qu'environ 20 % de l'ensemble. Les salaires sont très bas.
Ils se situent souvent entre des montants équivalents à 100 et 200 €,
Et ils sont en plus, fréquemment payés avec des mois de retard, voire jusqu'à un an dans
certains cas.
Pour les travailleurs, en ce qui concerne les droits et les possibilités de s'organiser la
situation n'est guère meilleure aujourd'hui qu'à l'époque du Shah. Les seules organisations
ouvrières reconnues sont les Conseils islamiques du travail dont les dirigeants sont
désignés par le régime.
Mais des luttes ont lieu, parfois très dures, comme celle des ouvriers de la sucrerie Haft-
Tapeh qui ont réclamé le limogeage du directeur et la dissolution du conseil islamique du
travail, revendiquant le droit à la constitution d'un syndicat indépendant. Les miliciens au
service du régime ont molesté les grévistes, leurs manifestations ont été réprimées et
plusieurs ouvriers qui s'étaient mis en avant ont été arrêtés. Le mouvement ne s'est
pourtant pas arrêté là, les ouvriers ont demandé la libération de leurs camarades, puis en
2009, le « Syndicat des travailleurs de la sucrerie », un syndicat non inféodé aux mollahs,
a vu le jour.
Malgré l'interdiction des grèves et des syndicats indépendants les travailleurs se battent,
pour imposer leurs revendications et parfois celle de l'existence d'un syndicat libre.
C'est ainsi qu'a été créé le « Syndicat des travailleurs de la compagnie d'autobus de
Téhéran ». Ce syndicat est resté totalement clandestin jusqu'à l'organisation en 2005,
d'une grève réussie pour l'augmentation des salaires. La répression s'abattit alors
rapidement sur les leaders syndicaux qui furent emprisonnés avec des peines de plusieurs
années. Après une nouvelle grève des travailleurs des autobus, en janvier 2006, plus d'un
millier d'entre eux furent arrêtés.
Les informations concernant la classe ouvrière sont sporadiques et partielles. Elles
permettent seulement d'affirmer que, malgré la dictature, les travailleurs iraniens osent se
défendre et tentent à l'occasion de s'organiser pour le faire. Ce que l'on peut ajouter, c'est
qu'avec les contrecoups de la crise, la situation des travailleurs s'aggrave.
Le chômage, en tout cas, s'aggrave, quoi que les quelques rares chiffres publiés à ce sujet
ne soient pas d'un grand secours. Si le taux de chômage officiel est de 12 %, d'autres
évaluations donnent un taux de 30 %. Mais que signifient ces chiffres quand la grande
majorité des travailleurs n'a pas d'emplois fixes ?
Le chômage des jeunes s'aggrave plus encore. Et cette jeunesse ouvrière n'est plus la
même qu'en 1979. Elle n'est pas seulement plus nombreuse, elle est aussi plus éduquée,
plus informée.
Un autre facteur risque de contribuer à la dégradation de la situation des travailleurs ainsi
que, plus généralement, celle des classes populaires. Le niveau très faible des revenus de
celles-ci est, dans une certaine mesure, compensé, comme dans beaucoup d'autres pays
pauvres, par les subventions étatiques sur les produits de première nécessité.
Depuis que la République islamique a remplacé la monarchie, les denrées de base : le
blé, le sucre, le gaz, l'essence et d'autres produits, sont largement subventionnées. Cette
mesure était destinée à aider les plus pauvres, mais depuis 2009 le gouvernement
d'Ahmadinejad a envisagé de réduire ou même de faire disparaître ces subventions. Leur
suppression progressive sur cinq ans est un projet qui a le soutien du parlement.
Des allocations pour les plus pauvres, destinées à limiter les conséquences de la
disparition des subventions sur les produits de base, ont été envisagées, mais ces aides
ne compenseraient que partiellement la hausse des prix. L'essence rationnée mais
subventionnée, coûte 100 toumans le litre, mais elle coûte quatre fois plus lorsqu'elle n'est
pas subventionnée.
Le gouvernement semble craindre que la suppression des subventions s'accompagne de
protestations, comme en 2007, lorsqu'un plan de rationnement de l'essence avait
provoqué des émeutes à Téhéran. C'est pourquoi fin 2009, le parlement s'est opposé à la
disparition totale des subventions, en particulier pour l'énergie.
Bien que le gouvernement actuel se revendique de l'aspect populiste du régime islamique,
il risque d'être de plus en plus coincé entre ce qu'implique cette politique populiste de
mesures en faveur des plus pauvres, et l'avidité de la nouvelle couche riche issue de ses
propres rangs. Les hésitations autour de la question des subventions reflètent ces
préoccupations contradictoires du pouvoir.
Dans quelle mesure les travailleurs sont-ils touchés par la contestation politique ? La
voient-ils avec sympathie ou avec indifférence ?
Le gouvernement est de plus en plus largement contesté, il semble même qu'une partie
de la population de petites villes rurales et de villes moyennes ait participé à la
contestation à la fin de l'année 2009, alors que le monde rural a été jusque là un soutien
du pouvoir.
La mobilisation semble s'être développée surtout dans la jeunesse de la petite bourgeoisie
hostile au régime et attirée par l'Occident.
Les politiciens qui contestent le gouvernement se font les porte-parole de ceux qui, dans
la bourgeoisie, souhaitent des relations plus importantes avec les pays étrangers. Les
liens économiques internationaux existent, malgré l'embargo. Il est probable qu'une partie
de la bourgeoisie souhaite que ces liens se renforcent, que leur pays sorte de l'isolement
politique, renoue, avec les États-Unis, d'autant qu'Obama a fait des déclarations offrant
cette possibilité.
Ce n'est pas pour rien que Rafsandjani était le candidat préféré des puissances
occidentales lors de l'élection présidentielle de 2005 remportée par Ahmadinejad.
Or, ceux qui contrôlent actuellement l'appareil d'État en s'appuyant sur le nationalisme et
l'armée des pasdarans sont des freins à cette ouverture.
Moussavi, un autre candidat malheureux contre Ahmadinejad, promettait, de son côté, lors
de la campagne électorale, une libéralisation économique et une baisse du chômage, tout
en ne remettant nullement en cause le régime théocratique.
Une partie du personnel politique du régime tient donc un langage promettant plus ou
moins de démocratie et cherche à plaire aux Occidentaux, tandis que les hommes au
pouvoir conservent un discours anti-américain.
Les manifestants du mouvement vert n'ont en général connu que le régime de la
République islamique et les contraintes qu'il impose.
Ils ont peut-être été encouragés à contester par les dissensions qui existent au sein de
l'appareil d'État et qui s'expriment de plus en plus ouvertement, même si elles ne sont pas
nouvelles. Il se peut aussi qu'à l'inverse ce soit le mouvement de contestation qui s'étant
développé de plus en plus largement, ait permis à certains prétendants au pouvoir, issus
du régime, de se démarquer et d'apparaître comme des opposants en se faisant porter
par la vague de contestation.
Dans tous les cas, il semble que la clique disputant le pouvoir aux actuels dirigeants
espère capitaliser le mécontentement pour accéder au gouvernement lors d'une
« Révolution verte » ainsi que Moussavi l'appelle de ses vœux, une révolution qui n'en
porterait que le nom, comme ce fut le cas en Ukraine avec la « Révolution orange ».
Khatami et autre Moussavi pourraient bien constituer une solution de rechange au sein
même régime théocratique.
Dans l'évolution future du régime, il n'y a pas que le rapport de forces entre clans se
disputant le pouvoir qui compte. On ne peut pas faire abstraction des pressions, voire des
interventions directes des grandes puissances impérialistes, en particulier des États-Unis.
Ceux-ci pourraient parfaitement trouver leur compte dans un changement qui se limite au
sommet de l'État, où les dirigeants les plus populistes et les plus anti-américains seraient
remplacés par des individus souhaitant l'ouverture vers l'Occident sur le plan diplomatique
comme sur le plan commercial.
Que ces dirigeants aient été formés au sein du régime islamique ne les dérangera pas.
Les dirigeants des puissances impérialistes savent fêter comme il convient le retour des
enfants prodigues.
En outre, une « transition douce » entre Ahmadinejad et un autre, sans toucher au régime,
aurait l'avantage de ne pas laisser la population se mobiliser avec ce que cela peut
impliquer : si la mobilisation va en s'élargissant, les classes populaires pourraient alors
poser des revendications que ni la classe dirigeante locale, et encore moins l'impérialisme,
n'ont l'intention de satisfaire.
Si, à Washington, on a su applaudir, au moment où elles se produisaient les révolutions
« Arc-en-ciel » de l'Est de l'Europe ou d'Asie centrale, c'était surtout parce que ce n'était
justement pas des révolutions, ni de près ni de loin. De l'Ukraine à la Kirghizie, de la
révolution « Orange » à celle des « Tulipes », les masses populaires n'étaient conviées
qu'à applaudir le changement d'équipe gouvernementale, préparé dans les cénacles des
cercles dirigeants conseillés par les grandes puissances.
Mais c'est dans les craintes des grandes puissances comme de la bourgeoisie iranienne
qu'il y a de l'espoir pour tous ceux qui se revendiquent de la classe ouvrière.
Pour autant qu'on puisse le savoir, la classe ouvrière n'est pas intervenue jusqu'à présent
dans les événements qui se déroulent en ce moment en Iran. On peut simplement
supposer que, si la contestation se révèle durable, si elle est marquée par des
affrontements, la classe ouvrière peut être entraînée dans ce mouvement.
Les revendications mises en avant concernant la liberté ou la démocratie sont
susceptibles de toucher la classe ouvrière. Elle subit la dictature des mollahs, et lorsque
les travailleurs mènent leur propre combat pour des revendications salariales ou pour
créer un syndicat, ils se heurtent aux mêmes Gardiens de la révolution que les étudiants.
Mais c'est dans le vague des mots que résident tous les pièges que cette contestation,
telle qu'elle est aujourd'hui, recèle pour la classe ouvrière.
Le mot « liberté », par exemple, s'il signifie pour tous ceux qui subissent le poids de la
dictature une situation où ils n'auront plus à la subir, signifie pour les dirigeants du
mouvement simplement la liberté de renouer avec l'Occident et, plus généralement
comme pour toute bourgeoisie, la liberté d'exploiter.
Si la classe ouvrière, en se mettant en mouvement, ne veut pas pour autant être coincée
dans le mouvement vert et refuse le rôle de fantassin dans le combat pour le pouvoir entre
deux cliques, il lui faudra donner aux mots d'ordre vagues de « liberté » et de
« démocratie » un tout autre contenu, qui la concerne. Ne serait-ce qu'imposer la liberté
de faire grève, la liberté de créer des organisations politiques et syndicales, la liberté de se
battre au nom d'objectifs propres à la classe ouvrière.
Quant à la démocratie pour les travailleurs, il n'y en aura pas plus avec un régime
théocratique, simplement plus souple et plus pro-occidental, qu'il n'y en a avec le
gouvernement actuel.
La classe ouvrière n'aura que les droits démocratiques qu'elle aura la force et la volonté
d'imposer. Pour cela elle a besoin de se donner des organisations qui la représentent sur
le terrain politique.
Alors, les travailleurs se contenteront-ils de renverser le clan au pouvoir pour l'offrir à un
autre ?
Si, même mobilisés, les travailleurs iraniens se contentaient de se battre contre les
Ahmadinejad, Khamenei, ceux qui contrôlent aujourd'hui l'appareil d'État, ils ne feraient
que tirer les marrons du feu pour d'autres religieux et des dirigeants plus modérés comme
Moussavi, ou même, en écartant les religieux du pouvoir, pour mettre en place un régime
pro-occidental qui ne changerait rien au sort des travailleurs et des pauvres d'Iran.
Ce serait alors une sorte de réédition à l'envers du renversement de 1979.
Parmi les très nombreuses choses que, malheureusement, nous ignorons de la situation
en Iran, il y en a une qui peut prendre une importance décisive : qu'est-il resté du
mouvement révolutionnaire de 1979 dans la mémoire collective des travailleurs ?
Bien sûr, 1979, c'est loin dans le temps, c'est même toute une génération. Mais
l'expérience collective profonde d'une classe opprimée se transmet parfois par delà les
générations. En 1979, la classe ouvrière était pleinement actrice du soulèvement populaire
qui a renversé le Shah. Il n'était écrit nulle part que les religieux en prennent le contrôle
politique.
La classe ouvrière, qui avait des traditions de lutte et d'organisation, a été combative et
courageuse durant ces événements. Elle n'a pas manqué de détermination pour aller
jusqu'au bout, jusqu'au renversement du régime détesté. Ceux qui n'ont pas été à la
hauteur, ce sont les organisations, et en particulier celles qui, de près ou de loin,
prétendaient diriger les classes populaires. Ni le Toudeh ni les Moujahedines du peuple ni
les Fedayins n'ont représenté une politique pour la classe ouvrière.
Ils auraient quand même pu représenter une politique hostile à la prise du pouvoir par les
mollahs, mais ils ne l'ont pas fait.
Il faut en conclure qu'à cette époque, la seule façon consciente de s'opposer aux mollahs
était de mener une politique représentant complètement et jusqu'au bout les intérêts de la
classe ouvrière.
Il y a des périodes historiques qui n'admettent pas les nuances, les demis ou les quarts de
mesure. Et les périodes révolutionnaires sont des périodes comme cela.
Alors, il ne s'agit pas, dans l'état actuel des choses et des connaissances que nous en
avons, de comparer la contestation actuelle à la contestation qui, à partir de 1976-1977
s'est opposée au Shah pour déboucher sur le soulèvement de 1978-1979.
Il se peut que le régime d'Ahmadinejad conserve encore des soutiens dans les couches
populaires, en tout cas dans ses démêlés avec ceux qui se prétendent « réformateurs ».
C'est cela qui permet pour le moment au gouvernement de faire face, aussi bien à la
contestation, qu'aux pressions des grandes puissances.
Mais il y a la répression, les violences policières et les arrestations, et il est difficile de
deviner dans quel sens le mouvement pourrait évoluer dans le cas d'une accentuation de
la répression. Le gouvernement peut craindre, à juste titre, que la répression, même ciblée
sur les étudiants contestataires, finisse par déclencher des réactions dans la jeunesse et
même plus largement dans les classes populaires.
Même s'il n'est pas certain que la contestation dans les milieux étudiants, la revendication
d'obtenir plus de liberté, entraîne la jeunesse des classes populaires et en particulier la
jeunesse ouvrière, c'est à cette possibilité que devraient se préparer ceux qui se placent
dans le camp de la classe ouvrière.
Et ce qu'on peut souhaiter, c'est que s'y préparent tous ceux, du monde du travail ou des
intellectuels, qui ont compris la signification de ce qui s'est passé en 1979.
Qu'ils mettent en avant des objectifs qui, au lieu de noyer les travailleurs dans la
contestation derrière la jeunesse étudiante, et surtout sous la direction du mouvement
vert, cherchent au contraire à les en séparer. Des objectifs qui reprennent des
revendications dans lesquelles la classe ouvrière se retrouve, aussi bien des
revendications matérielles, économiques que politiques.
Un simple changement de la clique au pouvoir ne changera rien pour l'écrasante majorité
des classes populaires.
Mais la classe ouvrière organisée, déterminée à défendre ses intérêts politiques, et par la
même occasion aussi les intérêts politiques d'autres classes populaires, en premier lieu la
paysannerie, pourrait par contre changer les rapports de force entre les classes sociales
et peser sur la vie politique du pays.
Alors, la classe ouvrière est physiquement présente dans la société iranienne,
Mais sera-t-elle présente demain sur la scène politique ?
Et trouvera-t-elle une direction qui corresponde vraiment à ses intérêts ?
C'est la question-clé de la période à venir.

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