Vous êtes sur la page 1sur 543

Couverture 

: Jeune Iranien pointant un faux fusil sur une marionnette de Carter, Téhéran, novembre
1979 © Reza/Getty Images.
Maquette : © SYLVAIN COLLET

© CNRS Éditions, Paris, 2022

ISBN : 978-2-271-14360-0

Ce document numérique a été réalisé par PCA


Pour Fariba Adelkhah, chercheuse au CERI, arrêtée arbitrairement à
Téhéran en juin 2019
Sommaire

Couverture

Titre

Copyright

Avant-propos

Introduction

Une deuxième révolution

Question de méthode – « Si tu connais la réponse, tu poses un faux problème »

Les relations irano-américaines avant 1953

Premiers échecs

Premier échec, les missionnaires

Deuxième échec, un financier intègre

Troisième échec, un financier intègre et maladroit

Les Américains en Iran pendant la Seconde Guerre mondiale

Quelle stratégie américaine pour l'Iran ?

Messianisme, mercantilisme et défense du « monde libre »


Crises autonomistes en Azerbaïdjan et au Kurdistan

La crise nationaliste et le coup d'État de 1953

Situation de l'Iran

Le coup d'État « américain »

Février 1953, six versions divergentes pour un coup d'État manqué ?

Deux versions de Henderson

Trois versions de Mosaddeq

La version du shah

Vers le coup d'État

Ce que disent les Américains

Le mouvement nationaliste iranien

Le coup d'État et sa revendication

Récits du coup d'État

1921-1953, coups d'État comparés

La dépendance

Le pétrole et les « Anglais »

L'indépendance d'un despote éclairé ?

Washington et la politique intérieure iranienne

Le pacte de Bagdad (CENTO), une alliance régionale

Un deuxième traité entre l'Iran et les États-Unis


Kennedy, Amini, Pahlavi : la « Révolution blanche »

Ali Amini, échec d'un homme providentiel

La SAVAK

Impérialisme, identité, censure

Khomeyni et les Américains

Le « retour des capitulations »

Discours de Khomeyni contre l'assujettissement aux États-Unis

L'alliance antisoviétique

Les achats d'armement

Le président, l'empereur et le vizir

La crise des avions AWACS

Armement et dépendance

Les Américains et le shah, Démocrates et Républicains

Carter et le shah

Voyage du shah à Washington

Voyage de Carter à Téhéran

Carter et la crise iranienne

Ce que le shah pensait de Carter et des États-Unis pendant la crise

« Penser l'impensable »

Sommet de la Guadeloupe
Mission Huyser, 4 janvier-3 février 1979

De l'empire à la république

Les révolutionnaires et les États-Unis

Quatre intrusions violentes contre les diplomates américains

Un hôte encombrant, en quête d'un asile et d'un hôpital

La rencontre d'Alger du 1er novembre 1979

L'alliance américaine, deuxième temps de la révolution

Le discours anti-impérialiste

La prise des otages (4 novembre 1979)

Khomeyni et la prise d'otages

Les Étudiants musulmans suivant la ligne de l'imam

Avec combien peu de sagesse

Chronologie (1941-1979)

Bibliographie

Remarques

Abréviations

Sites internet accessibles en 2021

Livres et articles

Liste des personnalités

Présidents américains (1941-1979)


Premiers ministres iraniens (1941-1979)

Ambassadeurs américains en Iran

Autres par ordre alphabétique

Index
Avant-propos

Le dernier shah d’Iran, Mohammad-Rezâ Pahlavi, est monté sur le trône


en septembre  1941 à l’âge de 22  ans, alors que son pays était occupé au
nord par les Soviétiques et au sud par les Britanniques. Après la guerre,
avec l’aide des Américains, il a déjoué la tentative des Soviétiques de
détacher du pays les deux provinces de l’Azerbaïdjan et du Kurdistan, et se
trouva confronté à la montée du nationalisme. Mohammad Mosaddeq
devenu premier ministre en 1951 s’attela à la mise en œuvre de la
nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC) qui avait eu
jusque-là le monopole de l’extraction du pétrole iranien. Mosaddeq, affaibli
par un blocus pétrolier, fut finalement renversé en août  1953 par un coup
d’État où les Britanniques et surtout les Américains avaient pris une
participation active. Revenu au pouvoir grâce aux Américains, le shah
devint progressivement leur meilleur allié dans la région, jusqu’à mériter le
surnom de « Gendarme du golfe Persique ».
Après une période de forte arrogance consécutive au triplement du prix
du pétrole en 1973, le shah perdit confiance en son propre pouvoir : il avait
été informé de la maladie qui devait l’emporter (juillet 1980), et qui resta un
secret d’État. L’arrivée au pouvoir à Washington de Jimmy Carter (1977-
1981) acheva de le déstabiliser. Des manifestations réprimées violemment
mais sans stratégie claire ont précipité la chute de cette monarchie opulente
et apparemment si solide. L’âyatollâh Khomeyni, exilé à Najaf (Irak), en fut
chassé à la demande iranienne et se réfugia à Paris en octobre  1978. Les
masses iraniennes se soulevaient contre la monarchie et contre l’inféodation
à l’Occident et désignaient Khomeyni comme leur leader. Elles réclamaient
une islamisation dont personne ne pouvait dire en quoi elle consisterait.
L’insurrection finale, le 11 février 1979, fut « légalisée » par un référendum
instituant une république islamique (1er  avril) et par une Constitution
(plébiscitée les 2 et 3  décembre) où le pouvoir clérical était
institutionnalisé.
Le gouvernement provisoire de Mahdi Bâzargân, nommé par Khomeyni
avant même la victoire de la révolution, chercha à rassembler toutes les
forces politiques compatibles avec l’islamisation, et notamment des
nationalistes libéraux. Pendant neuf mois (février-novembre  1979),
Bâzargân a cherché à préparer le redémarrage de relations privilégiées avec
les États-Unis d’Amérique. En jeu, la reprise de l’exploitation pétrolière et
la sécurisation des frontières contre les menaces soviétiques. La peur de
l’inconnu vers lequel la révolution semblait précipiter l’Iran éloignait ce
gouvernement provisoire des forces vives et des courants anti-impérialistes.
Bâzargân fut désavoué par des étudiants qui prirent en otage des diplomates
américains à Téhéran, une action qui suscita l’enthousiasme des foules et le
soutien de Khomeyni.

*
Je termine ici une enquête (historia) commencée il y a quarante ans
pour comprendre la révolution de 1979 dont j’avais été un témoin direct et
participant. En effet, quand je participais aux grands cortèges
révolutionnaires à Téhéran et que je criais des slogans contre la dictature, je
n’avais pas les repères culturels et historiques pour comprendre d’où venait
cette puissance populaire. D’abord, j’ai cherché dans l’idéologie religieuse
1
de l’islam shi’ite  ; puis dans l’histoire politique et sociale . Avec la
dimension internationale qui m’avait manqué, je comprends mieux les
causes et les conséquences dramatiques des bouleversements
révolutionnaires et de la rupture entre l’Iran et les États-Unis. La figure de
l’Américain armé de bons sentiments, celle que les missionnaires et les
experts et conseillers avaient d’abord voulu laisser d’eux-mêmes, s’était
transformée en une figure de dominateur sans scrupule, celle que les
Iraniens ont soudain découverte et rendue visible aux yeux des pays
dépendants. Ils avaient contemplé avec envie la prospérité hollywoodienne
et consumériste. On leur montra la marque du collier qui tenait l’Iran
enchaîné. En brisant ce lien, les révolutionnaires iraniens ont déclenché une
guerre de plus de quarante ans dans tout le Moyen-Orient (Irak, Koweït,
Afghanistan, Tchétchénie, Syrie, Yémen…). Que de morts enrichissant les
producteurs d’armes et les marchands de pétrole et que d’hypocrisie dans
les prêchi-prêcha des mollâs ou les discours lénifiants de nos dirigeants  !
Que d’invectives à l’égard des Iraniens !
À l’instar de mes études précédentes sur l’idéologie shi’ite et sur
l’histoire sociale et politique, je cherche moins ici à décrire une vérité
objective sur l’impérialisme américain que le sentiment de dépendance des
Iraniens, une vérité subjective de l’histoire. Je ne sais pas ce qui s’est
vraiment passé pour la plupart des événements relatés. Je m’intéresse à la
manière dont les hommes nous en ont rendu compte.
Leur lien à l’Amérique avait sorti les Iraniens du narcissisme et fait de
leur pays le satellite d’une puissance arrogante. Le phénomène n’était pas
absolument nouveau pour eux qui venaient de mener un combat héroïque
contre l’Empire britannique. Mais il a été rapide et brutal, et nous le
découvrons aujourd’hui avec une grande richesse documentaire. C’est
également, avec des variantes culturelles locales, le sentiment de tous les
peuples qu’on soumet à une puissance étrangère au nom d’une nécessité
difficile à comprendre.
Une comparaison me hante, celle de l’Algérie  : dans mon enfance,
l’appartenance à la République de ces départements où vivaient un million
d’Européens et neuf millions d’Algériens musulmans, a été bousculée par
l’indépendance conquise les armes à la main. Sans jamais avoir abandonné
sa souveraineté, l’Iran était tombé sous la domination d’une grande
puissance, une subordination moins claire que la colonisation, et moins
invasive. La dénonciation de ce lien n’en a pas été moins douloureuse.
 
Ce livre est une relecture de la mésalliance irano-américaine et de sa
rupture brutale le 4 novembre 1979. Le point de vue le moins entendu par
les Occidentaux, celui des Iraniens, est le seul qui puisse nous éclairer sur
les racines de la révolution. Les sources utilisées sont facilement
accessibles ; mais souvent, nos yeux fatigués ne veulent pas voir l’évidence
la plus proche et cherchent des raisons obscures et lointaines aux
bouleversements du monde.

1.  Y. RICHARD, L’Islam chi’ite. Croyances et idéologies ; id., L’Iran de 1800 à nos jours.
Introduction

Le dimanche 4 novembre 1979, deux à trois cents jeunes militants qui


se firent appeler les «  Étudiants musulmans suivant la ligne de l’imam  »
(Dâneshjuyân-e mosalmân peyrow-e khatt-e emâm) enjambèrent le mur
d’enceinte de l’ambassade américaine à Téhéran et en quelques heures,
après avoir neutralisé les marines affectés à la garde, prirent en otage
66  diplomates et employés. Ils demandaient l’extradition vers l’Iran de
Mohammad-Rezâ Pahlavi, le dernier shah d’Iran (1919-1980), que les
Américains, après de multiples tergiversations, avaient admis dans un
hôpital de New York pour soigner son cancer.
Les Américains, avertis – par deux attaques – de la vulnérabilité de leur
ambassade située au milieu d’un grand terrain en pleine ville, avaient
anticipé l’assaut du 4  novembre et les bâtiments avaient été blindés pour
résister pendant trois heures, jusqu’à l’arrivée des secours extérieurs 1.
Comment les diplomates ont-ils pu négliger l’hypothèse qu’on ne
répondrait plus à leur appel, alors que la tension était à nouveau montée et
que des manifestations se tenaient chaque jour devant leur portail ?
Si les relations irano-américaines avaient été sereinement consolidées
de part et d’autre, un tel événement aurait été impossible. Mais les liens
ambigus du gouvernement provisoire de Bâzargân (février-novembre 1979)
avec l’ancienne grande puissance tutélaire et surtout la politique iranienne
inconstante de Carter ont paralysé tout projet de redémarrage. La défaite
américaine au Vietnam (1975) avait brisé le moral de la superpuissance et la
révolution iranienne confirmait son incapacité à affronter des mouvements
populaires dans un pays ami. Ni les manipulations politiques, ni les
pressions diplomatiques ne permettaient de faire face. Des gestes dérisoires,
des déclarations insipides de réconciliation non précédées de véritable mise
en lumière des contentieux du passé, avaient cherché à restaurer la
confiance des Iraniens. Lors de la victoire des démocrates aux élections en
novembre 1976, de généreux projets pour le désarmement et pour la paix en
Palestine, ou tout simplement pour le respect des droits de l’Homme dans le
monde, avaient alimenté l’espoir que les États-Unis sortiraient de leur
image guerrière et gagneraient les cœurs pendant que leur économie
continuerait à dominer le monde. Ainsi, après la Révolution, en
novembre  1979, Washington rêvait encore de rebâtir une alliance avec la
République islamique… Ne faut-il pas se conduire en ami des libertés ou en
défenseur du monde libre contre le danger soviétique ? Avant la Révolution,
le shah était le garant de la stabilité régionale  ; un an plus tard ses amis
américains l’abandonnent à une errance misérable pour préserver une
perspective de nouvelle alliance avec Téhéran… Au moment du triomphe
de Khomeyni le 12 février 1979, l’option à choisir pour Washington, entre
une solution incertaine avec des mollâs et l’écrasement brutal du
mouvement révolutionnaire par un coup d’État militaire, devient de moins
en moins inspirée par l’idéal, de plus en plus par la nécessité. Après avoir
renoncé à un coup d’État… comment tisser des liens amicaux avec ceux
qu’ils dénonçaient hier comme séditieux et auxquels, par ordre du shah, nul
n’avait le droit de parler  ? La surdité sélective des observateurs de la
révolution iranienne les empêchait de comprendre les deux pans de son rejet
quand elle proclamait na  qarbi, na sharqi, jomhuri-e eslâmi, «  Ni
Occident ! ni bloc de l’Est ! République islamique ! ». Les uns accusaient le
mouvement révolutionnaire d’être manipulé par Moscou alors que, à
Washington même, on a espéré en récupérer la dynamique anticommuniste.
Mais il fallait écouter jusqu’au bout le slogan et voir combien l’oxymore
«  République islamique  » avait réussi à mobiliser les forces qui, en 1906,
militaient pour une Constitution parlementaire et en 1951 pour la
nationalisation du pétrole.
Un autre slogan récurrent de la Révolution islamique dénonçait la
dépendance du régime impérial  : «  Indépendance  ! Liberté  ! République
islamique  !  » (esteqlâl, âzâdi, jomhuri-e eslâmi). Comment comprendre
cette demande d’indépendance –  alors que l’Iran n’avait jamais perdu sa
souveraineté nationale et ne pouvait en aucun cas se situer comme jadis ses
voisins indo-pakistanais ou irakiens dans la perspective d’une reconquête
sur la puissance coloniale  ? La cause anti-impérialiste et la lutte contre le
capitalisme international, apanages des différents mouvements marxistes
(parti Toudeh, Fedâ’iân, Mojâhedin) 2, ont été reprises par les khomeynistes
partisans d’une révolution islamique dont le contenu n’était pas encore bien
défini. Shariati, mort en 1977, avait aligné sa pensée sociale sur les thèmes
tiers-mondistes. Et Khomeyni lui-même avait courageusement, dès 1964,
protesté contre les droits capitulaires accordés au personnel militaire
américain, c’est-à-dire contre la subordination de l’Iran. La lutte du peuple
algérien pour son indépendance, mais surtout les vicissitudes des
Palestiniens chassés de leur terre par un État conquérant soutenu par les
Occidentaux, avaient alimenté le sentiment que la véritable libération des
musulmans iraniens devait faire éclater l’alliance avec les États-Unis.
Pendant la révolution un slogan répétait encore « Après le shah, ce sera le
tour de l’Amérique » (ba’d az shâh, nowbat-e Âmrikâ-st).
En provoquant la rupture, la détention d’une cinquantaine de diplomates
américains (après la libération des Noirs et des femmes –  pour afficher la
solidarité avec les luttes contre la discrimination raciale et sans doute pour
simplifier les conditions de détention) a déstabilisé tout un système
d’équilibres régionaux. Elle a ouvert les vannes d’une violence multilatérale
dans tout le Moyen-Orient. Par émulation, quelques jours seulement après
l’attaque de l’ambassade à Téhéran, des extrémistes sunnites ont pris
d’assaut la grande mosquée de La Mecque, entraînant quelques années plus
tard la création d’une série de mouvements insurrectionnels (al-Qaida,
Dâesh) dont l’idéologie de départ, celle de l’islam wahhabite, se retourne
contre la monarchie saoudienne jugée corrompue. En Afghanistan, profitant
de la focalisation médiatique sur Téhéran et six semaines seulement après la
capture des diplomates américains, les Soviétiques ont osé une invasion
militaire dont l’échec, dix ans plus tard, déstabilisera leur propre État et,
après un effort multinational piloté par les Américains, entraînera l’emprise
durable de l’islam politique radical sur cet État montagneux incontrôlable.
Tout le Moyen-Orient, du Yémen au Caucase, convoité pour ses
réserves d’énergie fossile et pour ses hauts lieux, La  Mecque, Jérusalem,
mais aussi pour les points de passage stratégiques, les cols de Khyber ou de
Salang, le détroit d’Hormuz, toute cette région est devenue le théâtre d’une
guerre de quarante ans, d’une guerre de cent  ans, des hostilités
interminables comme l’Europe en a connus, dont les enjeux économiques
ou stratégiques n’ont rien à voir avec les causes affichées.
La guerre à la frontière irano-irakienne (1980-88), au Koweït (1990-91),
en Tchétchénie (1994-96 et 1999-2000), en Afghanistan (2001), en Irak
(2003), puis en Syrie et en Irak (depuis 2011) : autant de conflits où, sous
des prétextes variés, les grandes puissances, l’Amérique, la Russie et leurs
alliés, sont intervenues directement, ont livré des armes, ont soutenu ou
réprimé sans pitié des insurrections. Tous les pactes antérieurs étaient
soudain caducs. La Palestine (y compris Gaza) ou le Yémen ne sont que les
continuations de ces ingérences. Les rivalités entre shi’ites et sunnites n’y
sont-elles pas que des prétextes pour occulter des enjeux plus sérieux ?
La séquestration d’hommes – comme toute action terroriste – est l’arme
des faibles. La fronde de David contre l’armure de Goliath : il suffit de viser
le point sensible. Comme cette épouse de chef mongol, dans la Perse
médiévale, qui mordit jusqu’à la mort les attributs virils de son
3
insupportable époux , les étudiants, sans armes, sans blesser ni tuer
personne, ont réussi à terrasser la puissance américaine en attaquant le
maillon faible, l’opinion publique. Leur action dénonçait tout à la fois
l’hypocrisie d’un humanisme trompeur (l’accueil du shah pour le soigner –
  alors qu’on n’osait pas lui donner tout simplement l’asile) et le discours
faussement démocratique de la puissance qui avait contribué à la chute de
Mosaddeq et qui s’était servi de l’Iran comme bouclier contre son rival
soviétique.
Les preneurs d’otages devenus les premiers prisonniers d’une action
dont personne n’arrive à sortir dignement : on trouve ici la quintessence et
les contradictions de cette forme de terrorisme. Comment en effet entrer en
négociation avec ceux qui dénient aux diplomates leur qualité première, la
représentation, avec ceux qui séquestrent les seuls étrangers auxquels est
reconnue par principe la pleine liberté de mouvement et de communication.

Une deuxième révolution

La révolution iranienne  ? D’abord une simple poussée de fièvre


intérieure, pensait-on. La prise d’otages, brisant l’illusion qui avait attiré la
sympathie des intellectuels du monde entier, en fit une crise mondiale et
suscita une réprobation générale. Les chancelleries étrangères, à Téhéran,
durent s’équiper de cadenas, de portes blindées, de sas de sécurité et de
détecteurs de métaux. Les relations de l’État iranien avec le reste du monde
avaient changé. L’islam politique s’attaquait désormais non seulement aux
dirigeants inféodés à l’intérieur des frontières, mais à l’impérialisme lui-
même, abrité derrière les plus sacrées des conventions internationales,
celles qui régissent les relations entre États.
Depuis 1979, un état de guerre quasi permanente gangrène le monde
musulman. Malgré l’illusion de l’internet et de la mondialisation, le fossé
entre les grandes puissances et le tiers-monde s’est creusé, et des
phénomènes migratoires inédits ont déstabilisé les pays riches  : ce n’était
plus seulement les gueux et les affamés qui affluaient, mais des diplômés,
ingénieurs, médecins, écrivains et savants désespérés de trouver un lieu
pour vivre à la hauteur de leurs ambitions.
Khomeyni n’avait-il pas raison de dire que la prise d’otages était la
« deuxième révolution, plus grande que la première » ? L’expression lui est
attribuée, elle pourrait être de lui…
Ce livre tente de comprendre ce qui s’est passé le 4  novembre 1979  :
accès de fièvre ou mutation profonde de l’ordre international  ? Quelle est
l’origine des conflits interminables de cette région  : querelles
confessionnelles  ? Enjeu du contrôle de l’énergie  ? Affrontement de
grandes puissances par le truchement de querelles locales ? Un monde trop
longtemps tenu à l’écart des mutations économiques et sociales s’engage
douloureusement dans sa restructuration à travers un conflit de forme
inédite.
Je suis frappé, dans la masse des publications occidentales traitant de la
révolution iranienne et de la crise des otages, par le refus quasi
systématique de chercher à comprendre la parole des révolutionnaires
iraniens. J’ai tendu l’oreille à leur cri. Encore aujourd’hui, la vague
révolutionnaire s’étant calmée, le discours iranien qu’on peut recueillir sur
cet événement fondateur de la République islamique est resté bloqué.
L’expression iranienne s’étouffe devant la figure hiératique de l’âyatollâh
Khomeyni et la détresse de n’avoir pu éradiquer la fascination exercée par
les États-Unis.
Comment écrire l’histoire d’un événement si proche ? J’étais moi-même
à Téhéran en 1979, et dans le journal que j’avais tenu depuis le début de la
révolution, je ne trouve rien, le 4  novembre, sur la prise d’otages à
l’ambassade américaine. Tel est le défi que j’essaie aujourd’hui de relever,
écrire l’histoire d’un fait récent, comprendre ce à quoi j’ai assisté en
aveugle. Conjurer l’irrationalité par la mise en perspective.
Faut-il chercher la cause de l’explosion révolutionnaire dans la relation
spécifique de l’Iran à une grande puissance dominante ou dans la réaction
épidermique à une occidentalisation trop rapide  ? Qu’est-ce qui, dans la
généalogie des relations irano-américaines, aurait pu engendrer de tels
malentendus et de tels conflits  ? Et comment comprendre l’attitude du
président Jimmy Carter, la logique interne de ses réactions face à la crise
iranienne  ? Le discours anti-impérialiste de la révolution iranienne s’est-il
focalisé sur le lien avec les États-Unis parce que le shah avait une attirance
particulière pour ce pays ? Comment peut-on expliquer que cet homme ait
engendré autant de passions  ? Comment alors qu’il a été tant cité comme
modèle de despote éclairé et d’analyste clairvoyant de la politique mondiale
par les Occidentaux, courtisé pour la richesse et l’importance stratégique de
l’Iran, a-t-il pu devenir si dangereux qu’aucun État, alors qu’il était détrôné
et malade, n’osait plus lui ouvrir ses frontières ? Et paradoxalement, alors
qu’approche l’agonie de ce souverain déchu, comment son accueil
humanitaire à New York a-t-il pu déclencher une telle réaction en Iran ?
La crise des otages vue du côté américain et du côté iranien peut-elle
nous apprendre quelque chose sur la gouvernance du monde ?
Avant de dérouler les cercles vicieusement enlacés, je propose de
chercher d’où part la spirale, de remonter à la généalogie de la
transgression : comment s’est nouée la relation des Américains avec l’Iran.
Ont-ils hérité du contentieux plus général laissé par les empires européens
et russes, ou ont-ils été tenus pour responsables de malheurs spécifiques ?
Enfin, la prise d’otages elle-même a fait monter la tension. Mais d’où surgit
ce ressort d’émotion ne débouchant sur aucune paix, sur aucune
reconnaissance mutuelle alors que les opinions publiques, d’un côté comme
de l’autre, se partagent entre les radicaux, jamais rassasiés d’invectives, et
des partisans de réconciliation, de commerce et d’embrassades ?

*
Cette histoire commence par des étapes balbutiantes, pré-impériales,
missionnaires –  et ce n’est pas un hasard  ! Les bonnes intentions
n’empêchent pas l’implication politique, l’arrivée de l’idéologie
messianique du Nouveau Monde dans les méandres d’une société asiatique
appelée à une grande transformation. Après la Seconde Guerre mondiale,
l’équilibre européen du monde, partagé jusque-là entre les Anglais et les
Français, se recompose. Quelques épisodes passionnants montrant
l’émergence de la superpuissance américaine méritent un examen : la crise
nationaliste et le renversement de Mosaddeq, la révolution post-féodale, et
la suite du gouvernement Amini, le rôle militaire croissant de l’Iran. La
révolution inattendue de 1978-79 dévoile enfin les faiblesses de
l’impérialisme américain. Les analyses qui suivent ne visent donc pas tant à
écrire l’histoire iranienne avant 1979 qu’à mettre en lumière quelques
épisodes significatifs.

Question de méthode – « Si tu connais la réponse,

tu poses un faux problème »

Un événement comme la prise d’otages à l’ambassade américaine a


suscité une immense curiosité et continue, après plus de quarante ans, à
occuper de multiples chercheurs. La bibliographie est pléthorique, surtout
bien sûr en anglais et en persan. Pourtant, à parcourir cette littérature, on
s’aperçoit de ses limites et de ses faiblesses, dues principalement à la
pauvreté du questionnement. Souvent la réponse vient avant la question  :
une des parties est foncièrement mauvaise ou méchante, on cherche
seulement à prouver ce qu’on a déjà jugé. Si tu connais la réponse, tu poses
un faux problème, disait le poète Sa’di (gar dâni-o porsi, so’âl-at khatâ-st).
En français, un ouvrage semble adopter la même problématique que la
mienne : Julien Zarifian, Choc d’empires ? Les relations États-Unis/Iran du
e
XIX  siècle à nos jours. Hélas, même si on peut pardonner quelques fautes
factuelles sur des dates ou des faits historiques, il n’est pas satisfaisant
d’avoir une histoire qui ne repose que sur la littérature secondaire, surtout
américaine, quelle que soit sa richesse. Un autre ouvrage, de Jocelyn
Cordonnier, Les États-Unis et l’Iran au cours des années 1970, préfacé par
l’auteur précédent, cite abondamment la littérature secondaire, mais il a
l’avantage de se référer aussi aux documents diplomatiques américains pour
la période qu’il étudie, celle du renforcement de l’alliance et de son
ébranlement par la révolution. Il semble ignorer qu’il pourrait y avoir des
sources intéressantes en persan et ne cite de sources iraniennes qu’en
traduction anglaise.
Parmi les ouvrages publiés aux États-Unis, certains proposent des
documents de première main. C’est le cas de The United States and Iran. A
Documentary History, un choix de correspondances diplomatiques
américaines et de documents officiels américains publié par Yonah
Alexander et Allan Nanes. De documents iraniens, les coéditeurs n’ont
aucune connaissance, ou aucune considération.
Richard W. Cottam est surtout connu pour son livre sur le nationalisme
(Nationalism in Iran, 1964) qui décrit avec une certaine empathie la genèse
et la composition du mouvement mosaddeqiste. Après la révolution, son
nouveau livre, Iran and the United States. A Cold War Case Study (1988),
cherche à «  décrire et à évaluer l’impact de la politique américaine sur
l’Iran  » (p.  15)  ; il pèche aussi par l’illusion que peuvent donner les bons
sentiments. Celui qui a été pendant deux ans associé au poste d’observateur
de la CIA à Téhéran (1956-58), ayant échoué à redonner une légitimité au
nationalisme libéral traditionnel dont le shah ne voulait vraiment pas, a
suivi intelligemment, en tant que chercheur universitaire, l’évolution de
l’Iran et assisté à la montée puis au déclin de l’influence américaine. Le
livre de Cottam fourmille de notations subtiles sur le jeu politique iranien et
sur la politique américaine. Hélas, lui aussi ignore, faute de lire les sources
persanes, la dimension iranienne en dehors des cercles nationalistes
sécularisés. Ainsi, bien que Cottam ait compris rétrospectivement les
racines de la Révolution islamique dans le mécontentement des classes
populaires dépaysannées, il signale le bannissement de Khomeyni en
novembre 1964 sans rien dire du discours étonnant du 26 octobre. Plus loin,
Cottam fait erreur en présentant la présidence de Johnson (1963-69) comme
la période dorée des relations irano-américaines (p. 148).
Barry Rubin, dans son livre paru en 1980, Paved with Good Intentions.
The American Experience and Iran, se réfère systématiquement aux
publications américaines et européennes, et aux positions de Richard
Cottam. Son regard critique sur l’aveuglement américain ne repose
malheureusement pas sur les sources diplomatiques, à l’époque encore non
publiées, ni sur les témoignages iraniens qui ne lui étaient pas accessibles.
Le politologue James Bill, avec The Eagle and the Lion. The Tragedy of
American-Iranian Relations (1988), livre une riche analyse de l’échec
américain du point de vue américain avec une empathie certaine pour l’Iran.
L’auteur avait auparavant, en 1972, publié une brillante étude sur les élites
politiques et sociales de l’Iran et la modernisation du pays. The Eagle and
the Lion est très instructif sur l’attitude des Américains dans la révolution,
mais il lui manque l’accès aux sources persanes.
La perspective annoncée par Mark Gasiorowski dans son titre U.S.
Foreign Policy and the Shah. Building a Client State in Iran (1991),
correspond plus encore à celle que j’ai adoptée, sauf que, faute sans doute
d’accéder aux publications en persan, il envisage bien la relation impériale
du point de vue de Washington plus que de celui de Téhéran. On pourrait
reporter cette réserve sur les autres publications de ce chercheur signalées
dans ma bibliographie. Ce reproche ne peut être fait à Kristen Blake qui,
dans The U.S.-Soviet Confrontation in Iran, 1945-1962. A Case in the
Annals of the Cold War, s’est efforcé de rendre compte de la littérature en
persan. Il limite hélas son champ de recherche à la période qui précède
Amini et la « Révolution blanche ». D’autres recherches limitées m’ont été
précieuses, comme celle de Stephen McGlinchey, US Arms Policies
Towards the Shah’s Iran, focalisée sur la question militaire. (McGlinchey
est tellement troublé quand il cite un Iranien ministre et ami du shah en
traduction anglaise, qu’il a changé en « âyatollâh » le prénom d’Asadollah
Alam)… Le livre de Roham Alvandi, inversement, a l’immense qualité
d’avoir utilisé les sources persanes disponibles, notamment les interviews
collectées en documents d’histoire orale, mais, comme son titre l’indique,
Nixon, Kissinger and the Shah. The United States and Iran in the Cold War
est surtout focalisé sur la période 1969-73.
Parmi les dernières études parues (2016), celle de Javier Gil Guerrero
sur les relations entre l’administration Carter et la chute de la dynastie
Pahlavi (The Carter Administration and the Fall of Iran’s Pahlavi Dynasty)
a l’avantage d’avoir pu consulter les archives de la Fondation Carter à
Atlanta et les archives fédérales américaines à College Park près de
Washington, l’auteur de ces lignes en ayant été empêché par la crise
sanitaire de 2020-21. Malheureusement Gil Guerrero n’a pu citer aucune
source en persan… et il arrête son étude à la victoire de la révolution, alors
que la logique profonde de l’administration Carter continue d’agir. Le
succès de la prise d’otages neuf mois après la révolution s’explique par
l’invraisemblable politique de Bâzargân sur lequel rien n’est dit dans ce
livre.
Parmi les études iraniennes qui me sont disponibles, je distinguerai le
livre d’Abd or-Rezâ-Hushang Mahdavi, Siâsat-e khâreji-e Irân (Politique
étrangère de l’Iran sous les Pahlavi), qui fait une synthèse claire de la
politique étrangère iranienne des deux souverains de la dynastie Pahlavi. Il
ne concerne que partiellement les liens Iran / États-Unis jusqu’à la prise
d’otages, mais son point de vue n’est jamais sectaire et il présente
intelligemment les grandes lignes de cette relation. Hélas Mahdavi, un
diplomate et universitaire respecté, ne semble pas avoir accédé à beaucoup
de sources en anglais et ne cite pas les archives américaines. De livres
étrangers, il ne cite pratiquement que des traductions françaises et parfois
des essais peu fiables en français. J’ai fini, grâce à l’obligeance de collègues
iraniens, par accéder à certains des titres auxquels il se réfère, comme une
chronologie des événements entre 1977 et 1979 (période de Carter), une
compilation peu fiable dont les sources non iraniennes sont tirées de
mauvaises traductions en persan non référencées. Je regrette de n’avoir pas
eu accès à d’autres travaux universitaires iraniens sur le sujet qui m’occupe
ici.
Il est inutile d’encombrer le lecteur avec la liste des parutions en toutes
langues qui abordent la relation de l’Iran avec les États-Unis avant la
révolution et son effondrement en 1979. On verra facilement, j’espère,
l’intérêt de reprendre ce dossier non plus en juge implacable des erreurs
commises, des fautes de l’impérialisme ou des enfantillages de la
révolution, mais comme chercheur, dans l’engrenage complexe où les
éléments de la radicalisation islamique se sont nourris. Des fantasmes,
certes, mais enracinés dans l’histoire.
Il va sans dire que les mémoires de Carter, de Brzezinski, de Cyrus
Vance, du shah, d’Ali Amini, de Bâzargân, et de beaucoup des acteurs de
premier plan, comme les nombreux entretiens oraux ou écrits des preneurs
d’otages ou des otages m’ont servi de sources. J’ai utilisé autant que
possible la parole des acteurs politiques, des diplomates, des chefs d’État et
de gouvernement, mais aussi des observateurs et des témoins.
Il m’est certes plus aisé de rendre compte des correspondances
diplomatiques américaines que de l’équivalent iranien. Une grande partie
des documents les plus intéressants est accessible par internet, mais j’ai
évité, chaque fois que c’est possible, de donner comme références des
adresses électroniques fluctuantes. Les acteurs politiques ont parfois des
discours eux-mêmes changeants, j’ai tenu à le montrer dans le cas du non-
événement qu’a été le faux départ du shah pour l’étranger en février 1953
(parfois appelé « tentative de coup d’État ») : j’ai trouvé pas moins de six
versions divergentes pour relater cet épisode significatif, trois de Mosaddeq
lui-même, deux de l’ambassadeur Henderson mis en cause directement, et
enfin celle du shah. Face à tant de labilité, faut-il renoncer à connaître la
vérité ? Non ! bien sûr. Mais l’historien sait que le discours historique est
déterminé par les points de vue, les questions posées au passé, l’utilisation
du passé par la mémoire faillible en vue de convaincre ou d’enseigner. La
parole de l’historien doit donc inclure le doute et la mise en défaut des
convictions, elle ne peut utiliser les témoignages que comme des facettes
plus ou moins déformantes.
Et pourtant la parole des acteurs contient sa propre vérité relative. Elle
m’intéresse en ce qu’elle révèle des intentionnalités datées. Quand les
acteurs sont interrogés sur leur comportement, parfois après des années, ils
reconstruisent et souvent nous égarent. Mais les fausses vérités qui
prétendent nous informer catégoriquement sur le passé sont tellement
ancrées dans la mémoire collective qu’elles écrasent parfois la simple
vraisemblance. Dichtung und Wahrheit, disait Goethe quand il entreprit
d’écrire son autobiographie. On en verra un exemple dans les récits du coup
d’État contre Mosaddeq : un non-historien comme Darioush Bayandor a osé
mettre en doute la sacro-sainte parole d’un rapport de la CIA. Il a montré à
quel point le document prouvant la culpabilité absolue des États-Unis dans
un traumatisme national avait pu être un écrit de circonstance dont certains
défauts ne doivent plus nous égarer aujourd’hui. Alors que l’étude
merveilleusement documentée d’Ali Rahnema sur le même événement
arrive à nous prouver de manière littéralement incroyable que le peuple
iranien, manipulé comme un pantin, n’aurait eu aucun rôle majeur dans le
renversement de son leader nationaliste… je dois rendre hommage à
l’érudition et à la sagacité de Rahnema, mais je m’interdis de mépriser à ce
point le peuple iranien. J’écoute, autant que la censure ou l’autocensure lui
permettent d’exister, le récit qui émane des Iraniens eux-mêmes, et si
possible en persan. Et je souhaite que les recueils de documents souvent
partiaux en Iran s’ouvrent à des domaines jusqu’ici inaccessibles, comme
les délibérations du gouvernement, des ministères, les rapports et les
correspondances diplomatiques, et dans un esprit plus ouvert à la
contradiction qu’un plaidoyer d’avocat général.
Je remercie les nombreux amis et collègues qui m’ont encouragé à
persévérer dans la rédaction de cette étude. La documentation iranienne
reste incomplète en raison notamment de l’impossibilité d’obtenir un visa
pour l’Iran. Par leur conversation et leur aide généreuse dans ma
documentation, mes collègues et amis Oliver Bast (Sorbonne Nouvelle), et
Nader Nasiri Moghaddam (Université de Strasbourg) m’ont beaucoup aidé.
Merci à Elisabeth Dandel qui m’a relu et encouragé et à Willem Floor
(historien indépendant), dont j’ai suivi humblement quelques objections.
Merci encore à Bertrand Badie, à Mojtaba Kazazi, à Ahmad Salamatian, à
Bernard Hourcade notamment pour la réalisation de la carte, et à tant
d’autres pour leurs suggestions. Et merci à mon éditrice Blandine Genthon
pour son aide précieuse et constante.

1.  C. VANCE, Hard Choices, p. 369.


2.  Le parti Toudeh (Tude, «  les masses  ») fut fondé en 1942 par des intellectuels marxistes qui
avaient été emprisonnés par Rezâ Shâh en 1937 ; se présentant comme nationaliste, le Toudeh était
en réalité inféodé à Moscou. Il a été déchiré par la crise d’Azerbaïdjan (voir plus bas). Les Fedâ’iân-
e xalq, «  Dévoués au peuple  » étaient des maoïstes partisans de la lutte armée et responsables
d’attentats spectaculaires dans les années 1965-75  ; leurs dirigeants emprisonnés furent libérés en
octobre  1978. Les Mojâhedin-e xalq, «  combattants du peuple  » étaient des marxistes islamistes
porteurs de la lutte armée dont les partisans ont troublé les premières années de la République
islamique avant de s’établir en Irak pendant la guerre Iran-Irak.
3.  Il s’agit de Sheykh Hasan Čupâni, personnage particulièrement cruel, tué par sa femme ‘Ezzat-e
Molk le 27 rajab 744/15  décembre  1343. Voir Mss BNF Supp. Persan 1651, f°326a  : tableau des
souverains de Natanzi, commenté par Denise Aigle, Studia Iranica, 21 (1), 1993, pp. 67-83.
Les relations irano-américaines avant 1953

Le Moyen-Orient, en 1977, est globalement stable, figé dans un


équilibre stratégique et politique. Le conflit palestinien risque certes de
déclencher les turbulences de la solidarité arabe et islamique –  ou anti-
occidentale encore soutenue par les Soviétiques, mais rien ne bouge, car
bien qu’Israël soit peu de chose face aux pays majoritairement musulmans
qui l’entourent, les Occidentaux l’arment et le protègent. Et l’alliance irano-
américaine à laquelle sont liés la Turquie et le Pakistan barre toute
ingérence soviétique vers le golfe Persique. La quasi-neutralité de
l’Afghanistan, tenu à l’écart des courants mondiaux par sa pauvreté et ses
montagnes, la faiblesse démographique de la péninsule Arabique et la
neutralité bienveillante de Téhéran vis-à-vis d’Israël renforcent la centralité
iranienne  : depuis l’effacement de l’ancienne puissance coloniale
britannique, qui s’est retirée du golfe Persique en 1971, les effets durables
de la Pax Americana profitent à l’Iran.
L’alliance irano-américaine est le fruit d’une longue maturation. La
conscience historique des Iraniens en dénonce les contradictions ou les
mensonges. Depuis la Seconde Guerre mondiale, caractérisée par un grand
réalisme géostratégique, cette alliance s’est concrétisée dans le contexte de
la guerre froide. Les États-Unis, devenus grande puissance, s’implantent là
où les Britanniques, après avoir perdu leur empire, abandonnent un des
piliers de leur stratégie mondiale, le contrôle du pétrole.
Le succès des Américains a suscité plus tard un rejet violent… mais
comment l’attrait des Iraniens pour cette puissance lointaine et idéalisée a-t-
il commencé ?

Premiers échecs

Cette histoire commence avec des évangélisateurs et des financiers, des


missionnaires de vertu pour les croyants et pour les démocrates, un triple
échec en prologue à une belle aventure et à une chute catastrophique. Il
n’est pas si incongru de commencer l’histoire du drame américain en Iran
par le paradigme des missionnaires  : armés de leurs belles intentions, de
leurs solides convictions, de leur supériorité technique et scientifique, ils
ont –  grâce à la protection de leur statut juridique  – apporté la médecine,
l’imprimerie, les sciences modernes… mais le bilan de leur action en
termes religieux est nul, voire négatif  : en 150  ans, les missionnaires
chrétiens ont contribué à éradiquer la présence des communautés anciennes
de langue syriaque ou arménienne de l’Azerbaïdjan ou d’Ispahan et à
donner une couleur occidentale au christianisme local..

Premier échec, les missionnaires

Des missionnaires occidentaux avaient cherché, depuis le Moyen Âge, à


pénétrer à l’intérieur des sociétés musulmanes et particulièrement en Iran.
Ils furent notamment actifs à la période safavide (1501-1722). Souvent, ils
s’implantaient localement dans les communautés chrétiennes
traditionnelles, parmi les restes en Perse de l’ancienne Église syriaque de
l’Est (souvent improprement appelée «  nestorienne  »), et dans l’Église
apostolique arménienne. Ils cherchaient à les ramener à la vraie foi et, par
ces églises locales, à évangéliser les musulmans. Ils obtinrent des résultats
pauvres parmi les chrétiens orientaux (séparés de Rome), nuls parmi les
musulmans. Il n’en reste principalement que la traduction de la Bible en
persan.
Les premiers missionnaires chrétiens à établir des institutions modernes
e
durables parmi les communautés locales de langue syriaque au XIX  siècle
furent des Américains. Leur dynamisme est dû à l’élan particulier d’un
christianisme du «  Grand Réveil  » (Great Awakening) dans les États
américains qui s’étaient émancipés du ritualisme et du sacramentalism de
l’Église anglicane. L’American Board of Commissioners for Foreign
Missions (ABCFM) fut fondé en 1810 et rassemblait plusieurs confessions
protestantes marquées par le congrégationalisme. En moins de quarante ans,
cet organisme réussit à envoyer des missions dans toute l’Asie, de la
Turquie ottomane jusqu’au Japon. Une de leurs motivations était « la visée
millénariste du salut de tous les non-chrétiens, un désir de glorifier “le seul
vrai Dieu”, conjointement avec l’espoir de servir l’humanité religieusement
et socialement 1  ». Ce messianisme entraîna la fondation d’hôpitaux,
d’écoles, d’imprimeries, et des œuvres de secours aux populations dans les
zones où des chrétiens étaient présents et pouvaient servir d’alibi pour
pénétrer dans la société musulmane.
Le nouveau statut juridique des chrétiens étrangers en Iran depuis le
traité de Torkamânčây (1828) facilitait l’activité des missionnaires : le statut
extraterritorial garanti par le régime des capitulations permettait en effet
d’échapper à toute condamnation devant les tribunaux religieux locaux, un
privilège que les non-musulmans étrangers, protestants et catholiques,
revendiqueront jusqu’à sa disparition en 1928.
Les envoyés de l’ABCFM étaient en outre animés par des sentiments
violemment antipapistes et volontiers méprisants pour les traditions
chrétiennes locales suspectées, même si elles étaient séparées de Rome,
2
d’avoir des penchants papistes, mariolâtres, superstitieux et ritualistes .
Après Urmia, Tabriz fut choisie pour centre de leur action parce que c’était
une ville ouverte au commerce, moderne, et équidistante de l’Inde, du golfe
Persique, d’Istanbul et de la Russie, donc un point stratégique primordial.
Malgré l’insistance des missionnaires américains sur le caractère
strictement religieux de leur action, l’enseignement de la langue syriaque et
la diffusion de livres imprimés localement dans cette langue ont suscité des
sentiments identitaires, voire nationalistes nouveaux –  liés à l’Assyrie
ancienne, discordants face au nationalisme persan qui émergeait alors. Les
communautés de l’Église de l’Est changeaient de nom  : ceux que les
catholiques appelaient « Nestoriens » devenaient les « Assyriens » face aux
«  Chaldéens  » uniates  ; leur fierté communautaire se nourrissait des
récentes découvertes archéologiques et philologiques 3. Concernant le projet
d’apostolat en milieu musulman, à commencer par les élites, le dilemme
était de savoir s’il fallait profiter de l’enseignement des sciences modernes
et de la culture européenne pour faire passer une évangélisation, au risque
de s’aliéner toute sympathie, ou de se contenter de l’occidentalisation. Cette
ambiguïté a été la même pour les missionnaires catholiques plus tard. La
concurrence acharnée entre catholiques et protestants n’eut du reste d’autre
résultat que d’accentuer l’assimilation entre le christianisme et l’Occident,
écartant par là même les minorités chrétiennes syriaques et arméniennes de
la nation persane : on n’appelait plus les chrétiens iraniens que « monsieur »
ou «  madame  » (mosyo, mâdâm), on les voyait plus proches du modèle
lointain de leurs nouveaux évangélisateurs que des sujets de l’Empire
iranien  ; quittant les villages des zones montagneuses, ils cherchaient à
s’installer dans les villes qu’ils contribuaient à moderniser, pour s’expatrier
plus tard en masse.
Au départ, les missionnaires s’efforçaient d’intégrer la hiérarchie
cléricale traditionnelle (dite «  assyrienne  » ou, si réconciliée avec Rome,
« chaldéenne »). Les premières conversions au protestantisme les incitèrent
à marquer la rupture  : adhérer aux activités des missionnaires voulait
désormais dire qu’on sortait de l’allégeance traditionnelle au patriarche,
c’est-à-dire des liens spirituels, mais aussi quasi féodaux, qui soudaient
l’ancienne communauté et la reliaient, à travers le patriarche, aux autorités
locales. L’allégeance ne passait plus désormais par une personnalité locale,
mais par une institution américaine 4.
Quand Justin Perkins, surnommé plus tard «  l’apôtre de la Perse  »,
accompagné de sa femme et de plusieurs autres missionnaires américains,
décida de s’installer à Urmia en 1835, ils étaient les seuls Américains en
Perse. Ils avaient demandé la protection des diplomates britanniques. Dans
un firman royal, Perkins est qualifié ainsi  : «  … de rang élevé, de
discernement rapide, noble, la perfection de l’intelligence et de la dignité,
l’accomplissement de l’élévation et de la grandeur, le plus grand des prêtres
chrétiens et le plus éminent des parfaits disciples de Jésus  »  ! Cette
appréciation louangeuse concerne les aspects séculiers de la mission. Le
prosélytisme évangélique n’eut, sur le plan du christianisme, aucun succès.
La Mission to the Mohammedans fut abandonnée en 1841 pour renaître en
1869 avec un titre plus réaliste.
Alors que les missionnaires lazaristes (catholiques) avaient des affinités
avec l’ordre monarchique, les évangéliques nourrissaient des sentiments
autonomistes et républicains 5. Ils s’attiraient l’hostilité ouverte du clergé
syriaque apostolique («  nestorien  »). Pour finir, le patriarche demanda au
gouverneur iranien de faire expulser les Américains, mais les
dysfonctionnements de l’autorité publique au moment de la mort de
Mohammad Shâh (1848) aboutirent à ce que ce soit lui, le patriarche, qui
reprît le chemin des montagnes accompagné d’une grande partie de son
peuple 6.
Une des conséquences inattendues de l’action des missionnaires
américains, notamment dans leurs efforts pour rallier les « nestoriens » du
Hakkâri, a été de briser leur alliance avec les tribus kurdes de la région
ottomane, aboutissant à des massacres épouvantables et finalement au
retrait des Américains à Beyrouth 7. Et pour finir, après la disparition des
tribus chrétiennes militarisées, le gouvernement ottoman profita de
l’isolement des chefs kurdes pour établir son autorité directement sans
intermédiaire féodal, prélude aux massacres et à la turquisation autoritaire
qui ont continué jusqu’à nos jours.
Côté iranien, diverses mesures cherchèrent à neutraliser les activités des
missionnaires américains, comme le recrutement par l’administration
iranienne de chrétiens dans un régiment d’Azerbaïdjan (1851) et l’étroite
surveillance des écoles chrétiennes, notamment pendant la guerre avec la
Grande-Bretagne (1855-57). Les pressions pouvaient s’exercer plus
facilement sur les populations chrétiennes que sur les missionnaires,
protégés par les garanties consulaires 8.
On ne peut comprendre l’impact des missions chrétiennes, notamment
américaines, que dans le contexte de la forte tension avec la Russie : pour
mieux résister à la poussée russe au Caucase et à ses menaces sur le
royaume de Perse, il fallait moderniser l’armée et l’administration. L’accès
à la culture moderne, aux technologies civiles et militaires, à l’hygiène, à la
connaissance de l’Europe, permettait de mieux faire face au défi. Les
missionnaires apportaient ce savoir avec leurs écoles et leurs hôpitaux.
Inversement, la politique russe de rechristianisation du Caucase et la
soumission de populations musulmanes à des «  chrétiens  » étaient
insupportables dans l’opinion iranienne. Les Américains –  plus tard les
autres nations européennes qui envoyaient des missions en Perse  –
affaiblissaient plus encore la cohésion du royaume en renforçant en son sein
les éléments non musulmans. Localement, en brisant la sujétion
traditionnelle des chrétiens aux chefs kurdes, ils favorisaient la pénétration
du pouvoir central dans des zones où la féodalité et les traditions ethniques
y avaient fait obstacle. Et surtout ils ouvraient la porte à de nouveaux
massacres de masse où les chrétiens étaient sans défense 9.
En 1869, devant la constatation que les efforts missionnaires n’avaient
pas abouti à convertir les « nestoriens », l’ABCFM décida de rediriger ses
efforts d’une part vers les Turcs, de l’autre vers la Perse, et de s’appeler
« The Mission to Persia ».
Indépendamment des missions chrétiennes, Mirzâ Taqi Khân Amir
Kabir, le premier vizir de Nâseroddin Shâh (r.  1848-1896), avait tenté
d’établir des relations diplomatiques avec plusieurs pays pour échapper aux
pressions russes et anglaises. Il chargea le représentant persan à Istanbul de
contacter le ministre américain George Marsh à cet effet. Les négociations
ont été longues en raison de la lenteur des communications, et le traité
d’« amitié et de navigation » a été signé à Istanbul le 9 octobre 1851. Mais
ces efforts ont été annulés par la révocation et l’assassinat du vizir (1852),
et aussi par les manigances britanniques contre les démarches
diplomatiques iraniennes envers les Autrichiens ou les Américains.
Quelques années plus tard, en guerre avec les Britanniques, Nâseroddin
Shâh chercha à réactiver le projet de relations diplomatiques et demanda
aux Américains de lui livrer des bateaux de guerre avec le personnel
navigant pour combattre les Anglais dans le golfe Persique, ou au moins de
protéger la flotte commerciale contre les hostilités britanniques. Il s’adressa
à eux parce que « le shah connaît l’Amérique pour son amour de la liberté
et sa puissance ». Malgré ses efforts pour garder les tractations secrètes, les
Britanniques et les Français y feront obstacle et elles resteront sans suite 10.
La révolte de l’émir kurde Obeydollâh, en 1880, avait des aspects de
guerre interconfessionnelle contre les shi’ites, et mit les missionnaires
américains en position délicate. Ils se rangèrent finalement derrière le
pouvoir central qui menaçait les Britanniques de faire appel aux Russes
pour juguler la rébellion. C’est à la suite de cet épisode dramatique
aboutissant à la défaite d’Obeydollâh que les Américains décidèrent
11
d’installer une légation à Téhéran en 1883 . De nouvelles perspectives
s’ouvrirent pour les nationalistes «  assyriens  » qui s’appuyaient sur une
nouvelle Église évangélique indépendante fondée en 1862.
D’autres raisons ont permis aux Iraniens de découvrir l’importance de
ce nouvel État américain. Pendant la guerre de Sécession (1861-65), des
répercussions économiques bouleversèrent le commerce du coton et les
Iraniens, trompés par les marchés, se sont mis à en produire. Leur
production était de médiocre qualité et dès que l’exportation des fibres
américaines a pu reprendre, les filatures de Manchester retournèrent à leurs
fournisseurs traditionnels. L’épisode éclaire l’intégration progressive de
l’Iran dans l’économie mondiale, et ses conséquences parfois désastreuses
sur les petits producteurs locaux.
e
La Perse, pour les Américains du début du XX  siècle, n’inspirait aucun
espoir de réforme politique  : même quand, en 1906, surgit la Révolution
constitutionaliste qui transforma le régime qâjâr traditionnel en une
monarchie parlementaire, le ministre plénipotentiaire américain en poste à
Téhéran en fit une description très sceptique et même ironique. Influencé
par des préjugés orientalistes, il pensait que ce mouvement ne laisserait
aucune trace, parce que la Perse a toujours connu le despotisme oriental et
que les mollâs étaient incapables d’abandonner «  le soutien aux idées
autocratiques 12 ».
Inversement, l’image de ce pays de pionniers et d’émigrés était plutôt
positive pour les Iraniens qui défendaient les libertés et souffraient de voir
les Britanniques et les Russes s’allier pour soutenir une monarchie
décadente. Quelques-uns se sont risqués à traverser l’Océan pour voir de
près ce monde de conquérants et de rêveurs, la «  terre des Yankees  »
(Yânki-donyâ). Au début du XXe siècle, deux personnalités entreprennent un
voyage autour de la terre, commençant par la Russie, la Chine, le Japon,
puis après avoir traversé le Pacifique, parcourent les États-Unis d’ouest en
est, décrivant surtout des villes industrielles. L’un des deux, Atâbak, un
politicien réactionnaire, devint peu après, pour la troisième fois, chef du
gouvernement, ayant réussi à convaincre les militants constitutionalistes
que ses idées avaient changé. La traversée du monde yankee l’avait-elle
convaincu des bienfaits de la démocratie ? Tous n’en furent pas persuadés
en réalité, et Atâbak fut assassiné le 31 août 1907.
Le sacrifice héroïque sur les barricades révolutionnaires le 19 avril 1909
de Howard Baskerville, qui enseignait l’anglais et les sciences dans une
école presbytérienne (Memorial School) parmi les militants
constitutionalistes et sociaux-démocrates de Tabriz, est souvent rappelé
pour souligner la générosité des Américains, un peuple de progrès dont les
idées démocratiques se répandent dans le monde entier. Sa mort exemplaire
ne mettait pas fin aux entreprises missionnaires américaines, mais il
symbolise l’abnégation au service d’une cause plus culturelle et politique
que spirituelle. C’est également l’échec des bons sentiments devant les
forces politiques réactionnaires, les mêmes qui vont avoir raison du
conseiller financier recruté par les constitutionalistes.

Deuxième échec, un financier intègre

La réputation de la fédération américaine, animée d’esprit égalitaire et


anti-impérialiste, soucieuse d’efficacité politique et peu suspecte –  à
l’époque – d’ingérence dans les affaires d’un pays d’Asie, incita en effet le
deuxième Parlement iranien, réuni après la victoire des constitutionalistes
(été 1909), à recourir à des experts américains pour redresser les finances.
Non pas russes ou britanniques, ni même français ou autrichiens, car après
la concrétisation de la Triple Entente sur le dos des territoires asiatiques où
les empires auraient pu entrer en concurrence, il fallait faire appel à un pays
neutre et lointain. La méfiance que cette initiative inspirait aux Russes et
aux Anglais a été vaincue par leur illusion de contrôler efficacement la
Perse face à ces experts que Washington envoyait sans bien savoir où ils
allaient. Le vote du Parlement de Téhéran a finalement prévalu sur leurs
réticences en contrant l’influence des deux puissances impériales 13. Mais
les Russes n’avaient cédé qu’en pensant à l’impossibilité pour l’Américain
qui serait choisi de faire la moindre réforme d’envergure.
Les choses furent rondement menées : la légation persane à Washington
reçut les instructions le 25  décembre 1910, et le 8  avril  1911, Morgan
Shuster, nommé Trésorier-Général de la Perse et ses quatre assistants, tous
francophones, quittaient New York. Arrivés le 7  mai à Anzali, par la mer
Caspienne, et à Téhéran le 12, ils se mirent aussitôt au travail. Toutes les
mesures importantes que préconisait Shuster, parfois reprises des réformes
de son prédécesseur français, contrariaient les politiques russe et
britannique. Elles visaient à rétablir la souveraineté de l’État là où les
puissances cherchaient à maintenir leur influence prépondérante, voire leur
présence militaire. Les fonctionnaires belges recrutés pour les douanes
tentèrent de refuser de se soumettre à la nouvelle administration des
finances : les revenus des douanes servaient à rembourser l’emprunt russe.
Les Britanniques cherchèrent également à utiliser les services des Belges
pour organiser leur propre police des routes aux frais du Trésor iranien, en
vue de garantir un prêt qu’ils consentiraient à Téhéran. De son côté, Shuster
chercha à recruter, pour diriger une gendarmerie du Trésor, un officier
anglais parfaitement persanophone. La condition mise par la légation
britannique à ce recrutement était inacceptable  : il fallait exclure de son
rayon d’action toute la zone d’influence russe au nord de la Perse, telle
qu’elle est définie par l’Accord anglo-russe de 1907. Enfin, en
septembre 1911, Shuster se heurta directement à la légation russe lorsqu’il
voulut faire saisir par la police fiscale les biens du frère du roi déchu deux
ans plus tôt, le prince Shoâ os-Saltana (1880-1920), qui revendiquait la
protection consulaire russe et le privilège des capitulations pour ne pas
payer d’impôts en Iran.
Shuster finit par être renvoyé sous la pression d’un ultimatum russe.
L’Américain défendait la légitimité nationale iranienne contre les appétits
impériaux de l’Angleterre et de la Russie. Deux visions du monde auraient
pu se rejoindre si Shuster avait réussi  : celle d’une modernité universelle
hégémonique, qui attire à elle les révoltés et les réformateurs ; celle d’une
authenticité identitaire, qui se défend contre les ingérences prédatrices.
Parmi les Britanniques, des esprits généreux, comme l’orientaliste Edward
Browne, soutenaient les efforts des constitutionalistes iraniens, mais
Londres avait choisi de s’aligner sur la Russie au mépris de la souveraineté
iranienne. Les mots employés par Shuster sont chargés d’émotion : « C’est
pour les convoitises des Russes et pour le commerce britannique que des
14
gens innocents ont été massacrés massivement . » L’Américain se montre
ici investi d’une mission moralisatrice, quasi évangélisatrice 15. Il faut
convaincre les Orientaux que cette réforme est conçue dans leur intérêt  :
s’ils s’aperçoivent que ce sont les Occidentaux qui en tirent tout le bénéfice,
ils n’y adhéreront pas.
Cette naïveté est soulignée par Kasravi, un historien iranien qui pointe
la responsabilité des députés du Parlement (Majles)  ; ils ont conféré à
Shuster, dénué de toute expérience dans le système politique de la Perse,
des pouvoirs exorbitants  : «  dès qu’apparaissait un Européen ou un
Américain, ils se faisaient tout petits devant lui et ils perdaient tous leurs
16
moyens .  » On pourrait ajouter qu’ils ne faisaient pas confiance à leurs
compatriotes trop souvent corrompus.

Troisième échec, un financier intègre et maladroit

L’échec de Shuster ne découragea pas les nationalistes iraniens qui


s’efforçaient par tous les moyens de contrer les manœuvres russo-
britanniques. Les Américains furent absents de la scène iranienne pendant
la Grande Guerre, mais dès que l’État iranien se fut consolidé, après l’échec
de l’Accord anglo-persan de 1919 et le coup d’État de 1921, c’est à
nouveau un financier américain, Arthur Millspaugh (1883-1955), qui fut
appelé pour mettre de l’ordre dans les finances iraniennes.
L’officier cosaque persan Rezâ Khân, l’un des conjurés du coup d’État
de 1921, s’était fait appeler Rezâ Pahlavi, et se fit couronner en 1926  : il
devint Rezâ Shâh.
Millspaugh, qui, ne parlant pas français, avait du mal à communiquer
avec les Iraniens, ne connaissait pas mieux que Shuster les méandres de la
vie politique locale. Il reçut cependant le contrôle des finances du royaume,
ce qui jeta le trouble parmi les membres de l’oligarchie qâjâr habitués à
prendre leurs aises avec les dépenses de l’État. Les prérogatives de
Millspaugh n’étaient pas clairement définies par son contrat. «  Conseiller
financier  »… cela ne voulait pas dire grand-chose. Il obtint que le Majles
donne une définition plus concrète de son pouvoir en le nommant
« administrateur général des finances » et il fit comprendre aux ministres et
à la Banque impériale de Perse qu’aucune dépense du gouvernement non
endossée par lui ne pourrait plus être honorée 17. Au bout de trois ans,
l’administrateur des finances fut même admis à assister chaque semaine au
18
Conseil des ministres . Millspaugh parle de la « Mission américaine », où
« mission » a le sens d’apostolat. Pour lui, le choix américain des Iraniens
était motivé par un désir d’indépendance  : «  Ils ne doutaient pas du
désintéressement de l’Amérique et n’avaient aucune crainte que les
Américains, sous le couvert de concessions ou d’emprunt, veuillent
interférer dans la politique d’un pays d’Asie ou dominer son
19
gouvernement . » La dernière phrase de son livre de 1925, dans lequel il
entend donner à ses lecteurs occidentaux une image encourageante de
l’économie iranienne et du développement du pays sous la direction de
Rezâ Khân, est un acte de foi dans l’indépendance du pays et une critique à
peine voilée de l’impérialisme britannique : « Il y a selon moi peu d’espoir
qu’on puisse contribuer à résoudre le problème de la Perse ou du monde
avec les anciennes méthodes désinvoltes et inefficaces de l’ingérence
politico-économique, de la mise en tutelle du faible par le fort, de
20
l’exploitation forcée et de l’accumulation des conquêtes . »
Après le renouvellement de son contrat, en 1925, ses relations avec la
Banque impériale de Perse dirigée par des Britanniques se détériorèrent.
Millspaugh voulait lever un emprunt aux États-Unis, la Banque impériale
en Grande-Bretagne 21… Cette rivalité avec les Britanniques eut raison de
lui, et Rezâ Khân, ne supportant plus ses prétentions à vouloir tout régenter,
y compris le financement de l’armée par les revenus du pétrole, mit fin à
son contrat.
Revenant, en 1946, sur le bilan de sa première mission en Iran pendant
cinq ans, le conseiller américain constate : « Même avec les conditions plus
favorables qui existaient entre 1922 et 1927 [par rapport aux conditions de
la mission Shuster en 1911], le succès de cette seconde mission, comme
nous pouvons le constater aujourd’hui, était en partie illusoire et presque
entièrement passager. Nos réformes financières ont aidé Rezâ à consolider
22
sa dictature . »
Les aventures iraniennes de Millspaugh ne s’arrêtèrent pas là, puisqu’en
1942, à la demande des Britanniques, l’expert américain fut à nouveau
recruté par le gouvernement iranien avec encore une fois des pouvoirs
exorbitants. L’Iran, depuis septembre  1941, est occupé par les troupes
soviétiques dans le Nord et britanniques dans le Sud, dans le but de garantir
que le pays ne basculerait pas dans une alliance avec Hitler et afin d’en
utiliser les infrastructures pour ravitailler l’URSS dans la dure bataille de
Stalingrad. C’est l’époque où le nationalisme iranien se cristallise autour de
la question du pétrole. En refusant la concession pétrolière demandée par
Staline sur la plaine Caspienne, les députés du Majles anticipent déjà la
nationalisation de la puissante société britannique, l’AIOC, et résistent aux
sollicitations américaines.
Avant même son retour à Téhéran, Millspaugh avait prévu de nommer
un Américain à la tête de la banque Melli, qui tenait lieu de banque
centrale, émettrice de monnaie. Or Abo’l-Hasan Ebtehâj venait d’être
nommé à ce poste par le gouvernement iranien, et confirmé par le
Parlement. Il n’entendait pas céder sa place.
Ebtehâj, le banquier qui fit tomber Millspaugh, n’avait rien d’un
dangereux révolutionnaire. Issu d’une grande famille du nord de l’Iran, il
avait étudié en France et au Liban, parlait couramment français et anglais,
et avait commencé, depuis la Première Guerre mondiale, une carrière à la
Banque impériale de Perse – contrôlée par les Anglais. Il souhaitait même
ardemment, pour équilibrer l’influence britannique et pour conjurer le
danger russe, que les Américains s’impliquent en Iran. Ce qui fut fait en
1942.
Les conflits entre Millspaugh et Ebtehâj furent permanents. Le
jugement de l’Iranien sur son supérieur hiérarchique américain est clair  :
«  Après seize mois de la mission de Millspaugh en Iran, il était devenu
évident pour moi qu’il n’avait absolument pas la capacité pour accomplir la
fonction qu’on lui avait confiée. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui
disaient que Millspaugh n’avait pas de bonnes intentions. D’après eux, il
voulait détruire les finances iraniennes, mais moi je pense que son
incapacité venait de ce que dans sa carrière passée il n’avait pas eu de
responsabilités administratives et exécutives. Autrement dit c’était un
économiste qui travaillait dans un institut de recherche américain ; confier à
une telle personne la gestion des finances et de l’économie d’un pays
comme l’Iran, avec tous les problèmes qu’il y avait, manquait totalement de
discernement. Une telle personne ne pouvait en aucun cas réussir en Iran, et
s’il avait pu collecter l’impôt lors de sa première mission en Iran, c’était
23
grâce à Rezâ Shâh . »
L’affrontement entre le banquier iranien et le fonctionnaire américain
devint public. Le soutien de l’ambassade américaine à son ressortissant
venait entre autres de la hantise qu’à la place d’un Américain ce pourrait
être un Soviétique, et Washington pensait déjà à l’après-guerre, quand
Staline redeviendrait un redoutable prédateur 24. Quant à la motivation
d’Ebtehâj pour résister au contrôle des finances iraniennes par un étranger,
c’est d’abord un sentiment nationaliste tout à fait naturel. Soutenu par le
Parlement et finalement aussi par le gouvernement, Ebtehâj obtint le départ
de Millspaugh au terme d’un échange de propos virulents entre eux deux,
notamment dans la presse 25.
Millspaugh avait une mission importante aux yeux de Washington,
encouragé par le département d’État, accompagné par les diplomates à
Téhéran, mais sans engagement officiel, en particulier lorsque tout
s’écroula en 1945, comme Millspaugh s’en explique lui-même dans une
lettre amère au New York Times après son retour en Amérique 26. Cette lettre
montre le mépris qu’il avait pour les élites iraniennes  : «  les classes qui
gouvernent la Perse –  politiciens professionnels, propriétaires fonciers,
profiteurs et racketteurs politico-économiques  – sont d’un égoïsme
incurable, à courte vue, incompétentes et corrompues. Leur mauvaise
gouvernance, leur manque de vraie représentativité, ont perpétué
l’instabilité intérieure tout en appelant et en justifiant l’intervention
étrangère. » On croirait lire un rapport de diplomates britanniques justifiant
leur intervention pour mettre de l’ordre dans le royaume. Du reste,
Millspaugh présente la mission financière qu’il dirigeait comme la planche
de salut dont les intrigues, avec la complicité des diplomates américains,
ont eu raison : « [La mission] représentait pratiquement la seule force dans
le pays œuvrant pour une administration honnête et efficace et pour un
renouveau et une stabilisation. Elle a contribué depuis le début à la stabilité
et à proposer ses services aux masses appauvries et sans voix, mais elle a
suscité l’opposition d’éléments cupides qui savaient ce qu’ils faisaient, ainsi
que celle de la clique des militaires 27. » Alors que les Soviétiques faisaient
tout pour la torpiller, pourquoi la mission financière a-t-elle été privée du
soutien de Washington ? C’est un signal de faiblesse dont le Kremlin ne va
pas tarder à s’emparer. Si l’on invoque ici la souveraineté iranienne (au nom
de laquelle Ebtehâj avait insisté pour que le Parlement limite les prétentions
de Millspaugh), alors, dit la lettre au New York Times, « notre ambassade à
Téhéran a elle-même fréquemment interféré dans les affaires intérieures de
la Perse, et parfois avec constance ». L’ambiguïté de la deuxième mission
Millspaugh est qu’elle est officiellement une affaire privée entre l’Iran et un
expert étranger, mais qu’en réalité elle implique directement la politique
étrangère américaine  : «  la mission a été établie sous les auspices et avec
l’assistance du département d’État 28. »
Millspaugh rappelle que c’est à la demande des Iraniens qu’en 1942 le
département d’État, dans l’esprit «  désintéressé  » de la Charte de
l’Atlantique, a autorisé, voire encouragé l’envoi de la troisième mission
financière, la deuxième de Millspaugh à Téhéran. Mais son statut était
ambigu  : l’«  Administrateur général des finances  » était décideur, non
conseiller (executive, not advisory)  ; en lien direct avec la légation
américaine, mais sur un contrat privé agréé par une loi votée au Parlement
29
iranien le 12  novembre 1942 . Il était recruté en apparence à la demande
des Iraniens… en réalité plutôt des Britanniques.
Ebtehâj, de passage à Washington avant la Conférence de Bretton
Woods en juillet 1944, exprime ses sentiments nationalistes, et se plaint de
la désinvolture du président Roosevelt qui n’a pas demandé audience auprès
du shah pendant son séjour à Téhéran. «  Il semble, dit-il au Secrétaire
d’État, que les États-Unis n’aient pas saisi la main amicale tendue par les
Iraniens  ». Millspaugh, contrairement aux demandes d’Ebtehâj, sera
maintenu en poste à Téhéran pour quelques mois –  avec le soutien du
Parlement – et la lettre personnelle du shah au président Roosevelt ne put
être transmise par Ebtehâj qui n’obtint pas de rendez-vous, le président
étant à Hawaï. L’amitié entre l’Iran et les États-Unis ne semble pas au
30
rendez-vous . Le même jour le département d’État rend compte à Téhéran
de l’amertume d’Ebtehâj et enjoint le chargé d’affaires de ne pas lâcher
prise, car l’amitié entre les deux pays est vitale, les États-Unis, qui agissent
de manière «  désintéressée  » (unselfishly) dans l’esprit de la Charte de
l’Atlantique, doivent neutraliser les ambitions impériales soviétiques et
britanniques sur l’Iran… mais aussi protéger leurs intérêts commerciaux et
31
viser l’attribution d’une concession pétrolière .
C’est pourquoi Millspaugh, très amer de n’avoir pas été, en fin de
compte, soutenu par son ambassade, dénonce l’isolationnisme traditionnel
de l’administration américaine. Le leadership américain réaffirmé par
Roosevelt et Truman implique d’intervenir «  partout où un conflit se
produit » : cette double référence, à la Charte de l’Atlantique (1941, prélude
à la fondation de l’ONU) et à la vocation impériale des États-Unis, anticipe
le basculement progressif des Américains vers une politique active en Iran.
L’échec de Millspaugh en 1945 n’est ici qu’un accroc malheureux
précisément à l’époque où les États-Unis s’impliquent fortement en Iran
contre le non-respect par Staline de l’Accord tripartite de janvier  1942.
Dans l’article du New York Times, Millspaugh dévoile les deux aspects de
l’implication américaine : le sentiment d’être généreux et de faire gagner la
paix et la prospérité partout dans le monde –  sous la surveillance de
Washington  – et une politique très intéressée à la fois pour sécuriser le
pétrole d’Arabie (l’ARAMCO) et pour éventuellement ouvrir de nouvelles
ressources dans un pays prometteur comme l’Iran.

Les Américains en Iran pendant la Seconde Guerre mondiale

Le 25  septembre 1941, on l’a vu, les troupes britanniques avaient


envahi le sud de l’Iran et les Soviétiques le nord, selon un plan concerté et
sans rencontrer de résistance notoire. Ils disaient vouloir éliminer toute
présence nazie en Iran, y compris sous le prétexte d’assistance technique ou
industrielle, alors que Rezâ Shâh se gardait bien d’expulser ces quelque
centaines d’experts allemands de peur de représailles si les troupes nazies,
qui atteignaient déjà le Caucase, arrivaient un jour jusqu’en Iran. Le but
immédiat de l’occupation anglo-soviétique était d’établir à travers l’Iran un
couloir de ravitaillement pour l’URSS en prévision de l’attaque allemande
sur Stalingrad (juillet 1942). Pour concrétiser le respect de la souveraineté
iranienne que les Alliés venaient de piétiner, un accord tripartite fut signé le
26  janvier 1942 entre l’URSS, la Grande-Bretagne et l’Iran, au terme
duquel les troupes d’occupation s’engageaient à évacuer le sol iranien au
plus tard six mois après la fin des hostilités.

Quelle stratégie américaine pour l’Iran ?

Dès le début de l’invasion, Rezâ Shâh se tourna vers Washington pour


demander aux Américains d’empêcher l’anéantissement de son pays. La
réponse américaine n’était pas négative mais dilatoire, rappelant les raisons
qui avaient poussé Churchill à l’occupation de l’Iran 32. Quelques jours
après, Rezâ Pahlavi fut contraint à l’abdication (16  septembre 1940) et à
l’exil, laissant le trône à son fils Mohammad-Rezâ âgé de 22 ans.
Sachant que Roosevelt et Churchill avaient publié, le 14 août 1941, la
Charte de l’Atlantique où ils affirmaient de généreux principes sur le droit
des peuples à choisir leur forme de gouvernement et à exercer leur
souveraineté, le jeune Mohammad-Rezâ Shâh demanda aux États-Unis de
se porter garants de l’accord tripartite. Le souvenir amer du partage de
l’Iran en trois zones d’influence, russe au nord, neutre au centre et
britannique au sud-est, en 1907, avait appris aux Iraniens à se méfier des
ententes de leurs voisins signées derrière leur dos 33. La garantie américaine
fut finalement accordée par la signature du président lors de la Conférence
de Téhéran (novembre-décembre  1943) pendant laquelle Roosevelt,
Churchill et Staline commencèrent le partage du monde qu’ils
concrétiseraient à Yalta.
Une dépêche du ministre américain à Téhéran nous indique clairement
qu’il s’agit d’une demande iranienne : « Le ministre des Affaires étrangères
m’informe qu’il va bientôt demander l’assistance du gouvernement
américain pour obtenir une aide financière, médicale, de gestion municipale
et sans doute d’autres conseillers et chargés de mission pour l’Iran. […]
L’Iran cherche de plus en plus assistance et conseil du côté des États-Unis
et nous ne devrions pas, je pense, manquer cette occasion d’améliorer notre
position 34. »
La demande iranienne était multiple en effet et incluait la réouverture
des écoles de missionnaires qui avaient été fermées dans les dernières
années de Rezâ Shâh 35. En réalité, face à l’occupation étrangère, les
Iraniens souhaitaient se préparer à un sursaut national et manquaient de
tout  : alimentation, ordre public, réorganisation des finances, d’une
gendarmerie et d’une armée nationale… La réponse américaine prit d’abord
la forme d’une aide humanitaire et économique pour faire face à la famine.
Il fallait aider Téhéran à échapper à l’emprise soviéto-britannique.
L’assistance militaire visait le long terme, pour encadrer et former les forces
iraniennes. Leur défaite honteuse devant les troupes étrangères avait montré
leur faiblesse. Rezâ Shâh avait bridé cette armée de peur qu’elle se retourne
contre lui. Elle ne s’était jamais battue que contre les tribus nomades à
l’intérieur du pays.
À la demande des Britanniques, et avant leur entrée formelle en guerre,
les Américains ont envoyé 30 000 hommes, des militaires non combattants,
pour assurer la logistique de l’acheminement à travers l’Iran de matériel
militaire et de ravitaillement vers l’URSS (bataille de Stalingrad) et pour la
réorganisation de l’armée et de la gendarmerie iraniennes. Parallèlement,
une mission financière (Millspaugh, 1942-46, cf. supra) et une assistance
alimentaire sont mises en place par les Américains.
La réorganisation de la gendarmerie ouvrait la perspective de sécuriser
l’Iran en préparant l’après-guerre. Dans l’immédiat, pour assurer le transit
du matériel de guerre livré en prêt-bail à l’URSS, des centaines de chars,
des camions, des canons et des équipements pour les troupes, les militaires
américains avaient d’abord été postés sur le sol iranien sous
36
commandement britannique puis américain .
Après la bataille de Stalingrad et le déplacement du front vers l’ouest
(février 1943), les raisons objectives de l’occupation de l’Iran disparurent.
Mais ni les Britanniques ni les Soviétiques ne partaient. La question de
protéger l’Iran contre deux empires habitués à en disposer à leur gré était
posée. La légation américaine, dans les dépêches envoyées à Washington,
renvoie dos à dos Russes et Britanniques. Les premiers étaient dans une
e
posture conquérante, depuis le début du XIX   siècle  ; mais les seconds,
apparemment sur la défensive, préoccupés de protéger la frontière avec
l’Inde et les ressources pétrolières dans le Khouzistan, n’étaient pas moins
manipulateurs et piétinaient la souveraineté iranienne. L’exemple des
émeutes pour le pain, en décembre  1942, est particulièrement frappant.
Téhéran vivait dans la pénurie et la famine alors que les Britanniques
bloquaient l’acheminement de 4  000 tonnes de céréales à Bassorah et à
Ahwaz. Ils cherchaient, dit un télégramme diplomatique américain, à faire
pression sur le gouvernement pour qu’il fasse cesser les manifestations
anglophobes et autorise les troupes britanniques à occuper Téhéran, la seule
zone que les Soviétiques et les Britanniques avaient accepté de ne pas
occuper 37. La légation américaine, pour détendre les esprits, demanda
l’envoi de 25  000 tonnes de blé. Elle se présentait comme garante
désintéressée d’un pays sans défense. Les Américains souhaitaient légaliser
par une convention ou un traité la présence de leurs troupes en Iran.
En mars 1942, le président Roosevelt avait décidé d’inclure l’Iran parmi
les bénéficiaires de la loi prêt-bail (Lend-Lease) et, par une petite phrase,
«  … la défense du gouvernement iranien est vitale pour la défense des
États-Unis » (The defense of the Government of Iran is vital to the defense
of the United States), résume ce que sera pendant trente-cinq ans la stratégie
américaine 38.
Pendant la guerre, les Américains ont en Iran une mission pour la
réorganisation de la police nationale et de la gendarmerie (général Norman
Schwarzkopf), une autre pour les services de santé et de médecine, une
autre pour la réorganisation des transports, et enfin la mission financière de
Millspaugh. « Nous allons bientôt être les dirigeants de l’Iran », s’inquiète
un conseiller diplomatique à Washington, «  et il est impensable que les
Soviétiques et les Britanniques décident du sort de l’Iran sans nous
consulter. » Il faut surtout éviter que les chicanes qui entravent la mission
Millspaugh se répètent dans les autres domaines 39.
On ne peut plus ignorer la contradiction entre les grands principes
vertueux de non-intervention et la réalité. Le ministre plénipotentiaire
américain à Téhéran, Louis Dreyfus, relève lui-même le 8 janvier 1943 que
le traité tripartite signé un an auparavant entre les occupants et l’Iran n’est
pas compatible avec la Charte de l’Atlantique ni avec les termes de la
Déclaration des Nations unies que l’Iran s’apprête à signer 40.
Un peu plus tard, à l’issue de sa mission en Iran, le général Patrick
J. Hurley, envoyé personnel de Roosevelt, rédige un premier rapport 41. « La
situation de l’Iran est inquiétante. Les conditions et les méthodes employées
par les Britanniques et les Russes dans leur occupation militaire ont rendu
le gouvernement iranien impuissant. […] Les Iraniens pensent que
l’existence future de leur pays en tant que nation indépendante est
menacée.  » Or les Américains, qu’ils le veuillent ou non, se sont rendus
complices de cette situation. La famine qui menace les Iraniens est causée
notamment par les achats massifs de nourriture par les forces d’occupation
russes. Plus grave, les Iraniens accusent les Anglais d’avoir confisqué, pour
un transfert en Égypte, un envoi de sérum antityphique commandé aux
États-Unis, entraînant la mort de milliers de malades. « Je pense, poursuit
Hurley, que je vous ai donné assez d’éléments qui montrent que les
Britanniques ne sont pas populaires en Iran. Les Iraniens accusent
sérieusement la Grande-Bretagne de se rendre coupable en Iran du même
type de comportement que les nazis en Europe.  » Parfois les Américains
sont soupçonnés d’être instrumentalisés par les Britanniques  : ni les
Iraniens ni les Soviétiques n’ont été consultés ni informés sur l’arrivée des
troupes américaines, alors même, relève Hurley, que la principale raison de
leur présence est de faire passer aux Soviétiques l’armement dont ils ont
besoin. Ce ne sont du reste que des troupes de « service », non de combat.
Les Américains assistent le gouvernement iranien pour garantir
l’approvisionnement des civils et ils le font dans des conditions difficiles,
sans que les dirigeants locaux ne leur délèguent la moindre autorité. D’où la
nécessité d’une convention avec l’Iran pour que la présence militaire
américaine soit légitimée.
Hurley dénonce les visées impérialistes des deux puissances
occupantes, qui ont des vues sur l’Iran après la fin du conflit. Il évoque des
pressions britanniques pour l’arrêt des livraisons américaines à l’URSS afin
de ne pas augmenter une menace communiste à l’avenir sur le nord de
l’Iran. «  L’antipathie pour la Grande-Bretagne au Moyen-Orient, ajoute
Hurley, a entraîné l’accroissement d’abord d’une influence pro-nazie, mais
aussi maintenant d’une sympathie pour les Soviétiques.  » Or le
gouvernement américain ne montre pas clairement s’il veut soutenir la
Russie et la Grande-Bretagne, ou la Charte de l’Atlantique et la défense des
libertés. «  Les Britanniques nous soupçonnent, dit encore en substance
Hurley, de nous transformer en une nouvelle puissance coloniale  », et la
propagande des puissances de l’Axe, au Moyen-Orient, alimente cette
caricature des Américains cherchant à prendre ici la place des Britanniques.
« À mon avis, leur répond Hurley, le gouvernement des États-Unis est
constitué de telle sorte qu’il lui serait impossible de se transformer en
administration coloniale sans renier les principes fondamentaux de son
existence. De plus, je suis certain que les États-Unis n’ont aucun désir de
devenir une puissance impérialiste ou coloniale 42. » Hurley semble sincère,
au moment où les États-Unis, attaqués par le Japon et solidaires des
Européens, deviennent le rempart du «  monde libre  » contre les
totalitarismes. Élever la représentation américaine en Iran au rang
d’ambassade, comme le préconise Hurley, ne change rien au projet déguisé
derrière les bons sentiments  : prendre la place des Britanniques dans le
champ politique iranien.
À la fin de la Conférence de Téhéran qui réunit, fin novembre et début
décembre  1943 Staline, Churchill et Roosevelt, une déclaration officielle
concernant l’Iran fut rédigée à l’initiative des Américains et signée par les
trois chefs de gouvernement puis paraphée par le ministre iranien 43. Les
Américains, répondant à une demande iranienne, prennent donc part, plus
précisément encore que dans le Traité tripartite, à la protection de l’Iran.
Roosevelt, lors de ce sommet, demanda à son ami Hurley de rédiger un
projet de traité américano-iranien qui servirait en quelque sorte de modèle
pour les relations avec des «  nations associées moins favorisées  » (less
favored associate nations).
Le rapport et sa réception par Roosevelt sont instructifs et dans la ligne
des jugements très négatifs de Millspaugh trois ans plus tard. Les
Américains décrivent l’Iran comme un pays très, très arriéré (a very, very
backward nation) 44 dont ils dramatisent les conditions sociales : 99 % de la
population y seraient asservis à 1  % d’aristocrates latifundiaires. La
corruption et l’inorganisation mettraient en échec tous les plans de
développement. De plus, la Grande-Bretagne et l’URSS revendraient à
l’Iran du matériel militaire ou des biens d’équipement livrés à ces deux
pays par les États-Unis dans le cadre de la loi prêt-bail (Lend-Lease Act)…
Il est donc non seulement moralement justifiable, mais urgent d’intervenir
pour montrer, à partir du cas iranien, « l’exemple de ce que nous pouvons
faire au moyen d’une politique américaine désintéressée (unselfish) : on ne
pourrait pas trouver une nation plus difficile que l’Iran et j’aimerais
45
essayer  », écrit Roosevelt. Et il ajoute que cela ne coûtera presque rien au
contribuable américain… Ce dernier point n’est pas innocent, il découle du
rapport de Hurley lui-même. En effet, les conseillers américains postés en
Iran seront payés… par les Iraniens ! Du reste, plusieurs points du plan de
Hurley ressemblent étrangement à l’Accord anglo-persan de 1919, si
controversé à l’époque, par lequel les Britanniques se faisaient attribuer
exclusivement le rôle de tutelle et d’assistance politique, économique et
militaire sur l’Iran dont ils tiraient, par le monopole pétrolier, un bénéfice
immense. Les premiers à critiquer cet accord à l’époque avaient été… les
Américains et les Français  ! Pendant la Seconde Guerre mondiale encore,
les jugements sévères des diplomates américains sur les méthodes
méprisantes et manipulatrices des Britanniques en Iran incitent les
Américains à mener leur politique « pour libérer les peuples de la politique
coloniale arriérée dans le monde entier » (to free people all over the world
from backward colonial policy) selon les mots de Roosevelt 46.
Nouvelle cependant est l’idéologie libérale et démocratique dont les
Américains s’estiment les missionnaires  : «  Les conseillers américains
seront totalement endoctrinés dans les principes de la politique de notre
gouvernement envers l’Iran […] ce qui est essentiel pour l’orientation de
notre politique et la protection de nos intérêts 47. » Il faudra, pour arriver au
résultat escompté, redresser l’Iran sur le modèle américain de l’autonomie
politique et de la libre entreprise. «  Le peuple américain, farouchement
attaché à l’indépendance et à la liberté  », veut mettre fin à l’impérialisme
des autres nations, dans la belle idéologie de la Charte de l’Atlantique.
La candeur du rapport affiche la bonne conscience globale des
Américains dans le désir d’exporter leur modèle. En réalité, au département
d’État à Washington, les formulations de Hurley faisaient discrètement
sourire, car personne n’ignorait que placer des conseillers dans un pays était
le moyen classique de mettre en place une relation de type impérialiste 48.
Dans son deuxième livre sur l’Iran publié en 1946, Millspaugh parle de
l’Iran comme d’un malade à l’agonie, les conseillers américains appelés à
son chevet sont le dernier espoir de le garder en vie 49. Le pays n’a pas
d’unité nationale, les paysans y sont exploités par des propriétaires cupides,
c’est une « société primitive » où les femmes sont maltraitées et recluses.

Messianisme, mercantilisme et défense du « monde libre »


Les limites du désintéressement de la politique américaine sont claires
dès 1943. La Standard Vacuum Oil Company négocie discrètement une
concession avec le gouvernement iranien en profitant de la mission
50
financière de Millspaugh et de l’appui de Washington . La question du
pétrole va surgir de manière de plus en plus violente comme thème
principal du nationalisme iranien à partir du printemps 1944 quand les
51
Soviétiques demanderont à leur tour une concession au nord de l’Iran . Le
monopole britannique aurait été ainsi grignoté… mais le refus du Majles,
dans les deux cas, anticipait la volonté de réintégrer cette richesse du sous-
sol dans le patrimoine national. Seul un traité commercial fut signé en
mai  1944 après plus d’un an de tractations 52. Au même moment, les
légations sont élevées au rang d’ambassades, ce qui marque l’importance
accordée à l’Iran par Washington.
Au retour de Yalta (février  1945), Roosevelt s’arrêta au Moyen-Orient
sur le Quincy, un croiseur ancré pour l’occasion dans le lac Amer (au milieu
du canal de Suez, par peur des sous-marins allemands), pour rencontrer les
souverains saoudien, égyptien et éthiopien. Il ne fut pas question de l’Iran,
pas encore central dans la stratégie américaine. Roosevelt cherchait d’abord
à sécuriser l’approvisionnement en pétrole de sa flotte et sans doute aussi à
pérenniser les accords pétroliers antérieurs à la guerre –  mais le marché
américain était déjà largement approvisionné par la production intérieure.
Ce qui inquiétait alors le président américain, comme Churchill qui
rencontra le roi Ibn Saoud quelques jours plus tard en Égypte, c’était le
«  foyer national juif  » en Palestine. En échange d’une sécurisation de
l’Arabie, il demandait aux Arabes d’accepter le projet sioniste. La
découverte des camps de concentration nazis allait en effet rendre la
question sioniste encore plus urgente pour l’Europe et les États-Unis. L’Iran
était moins directement concerné par la solidarité avec les Palestiniens
hostiles à la pérennisation du foyer national juif.
Ibn Saoud refusa de cautionner ce qui allait devenir l’État d’Israël.
Roosevelt, qui mourut quelques semaines plus tard, avait concrétisé sa
rencontre avec le souverain saoudien par une lettre où il s’engageait à
respecter la position des populations arabes. Mais le vice-président Truman
qui lui succéda, se sentant plus libre que son prédécesseur, ne respecta pas
cet engagement, et sa politique pro-sioniste lui aliéna la confiance des
populations arabes.
Ces trois questions comptaient pour les Américains, le pétrole, la
Palestine et la hantise de la mainmise soviétique sur le Moyen-Orient. La
dernière des trois, au moment où la guerre froide commençait, allait bientôt
obséder les États-Unis, et c’est en Iran qu’elle se concrétisa d’abord avec la
crise de l’Azerbaïdjan. Les déboires des Américains avec les Arabes les
poussèrent encore plus à s’engager aux côtés de l’Iran.
L’échec humiliant de la mission Millspaugh, comme on l’a vu, révélait
leur désir de prendre position dans ce pays en vue d’y susciter des réformes,
de renforcer son économie, de prendre des parts dans l’exploitation du
pétrole et de contrer les visées staliniennes. Dix ans plus tard, le pacte de
Bagdad aurait pu réintégrer au moins un grand pays arabe dans une ceinture
verte (à dominante musulmane) au sud de l’URSS, mais la défection de
l’Irak, très symptomatique, resserrait encore plus les liens de Washington
avec les nations non arabes de la région, la Turquie, l’Iran et le Pakistan.

Crises autonomistes en Azerbaïdjan et au Kurdistan

Les Démocrates de Tabriz (ils avaient repris l’appellation demokrât des


révoltes de 1920) et les nationalistes kurdes de Mahâbâd qui ont proclamé
leur sécession ou leur autonomie avec la protection des Soviétiques ne
pouvaient rester au pouvoir qu’avec le soutien militaire et économique des
occupants. Lorsque le secrétaire d’État Byrnes se rend à Moscou pour une
conférence des ministres des Affaires étrangères en décembre  1945, le
pronunciamento kurde est considéré comme un fait accompli. Byrnes est en
position de faiblesse, car après la soviétisation de la Pologne, les
négociations concernaient en outre la Corée et la Roumanie que les
Soviétiques envisageaient de rallier à eux. Le partage du monde entre les
Américains et les Soviétiques semblait plus profitable à Staline qui
déguisait ses conquêtes en révolutions locales 53.
La crise de 1946 illustre le danger qui menace l’Iran : contrairement aux
termes des deux accords tripartites, les Soviétiques n’évacuent pas leurs
troupes de l’Azerbaïdjan où ils ont aidé un mouvement local à proclamer
l’autonomie de cette riche province. La question avait déjà été évoquée et
éludée par les Soviétiques un an auparavant à Yalta : les Anglo-Américains
proposaient alors un retrait simultané des troupes. En avance par rapport
aux termes de l’Accord tripartite, les États-Unis retirèrent leurs troupes
d’Iran en janvier  1946  ; le retrait des Britanniques est achevé le 2  mars,
c’est-à-dire six mois après la reddition japonaise qui mettait fin à la guerre.
Le refus des Soviétiques d’évacuer l’Azerbaïdjan, malgré leur signature de
l’Accord tripartite, faisait craindre une nouvelle guerre imminente 54. Les
Soviétiques agissent ici comme en Europe centrale, en imposant le fait
accompli. L’Iran avait fait une première requête au Conseil de sécurité des
Nations unies en janvier  1946 à Londres. À la mi-mars, des colonnes
militaires soviétiques se dirigent vers Téhéran et les Iraniens se tournent
une deuxième fois vers le Conseil de sécurité (désormais à New York) avec
le soutien énergique des Américains.
Les militaires soviétiques agissent en terre conquise et semblent viser
au-delà de l’Azerbaïdjan : à Téhéran ils continuent à circuler sans contrôle
malgré les injonctions adressées en vain à l’ambassade soviétique. Le shah
55
craignait qu’ils ne fomentent un coup d’État . Ils se justifient désormais
non plus en référence à la campagne de 1941 régie par l’Accord tripartite,
mais au Traité d’amitié irano-soviétique de février  1921  : Bakou est en
position vulnérable et les Soviétiques ont le droit de protéger leurs
frontières en cas de menace depuis le sol iranien. Le sujet de l’occupation
soviétique revient sans cesse dans les correspondances diplomatiques entre
Téhéran et Washington, le shah demandant à Truman de l’aider à obtenir un
siège au Conseil de sécurité des Nations unies, la nouvelle instance vers
laquelle on peut désormais se tourner.
Étant donné le peu de vigueur de leur réaction, les Britanniques
auraient-ils accepté par avance un nouveau partage de l’Iran ? En 1942, une
appréciation surprenante de la part d’un spécialiste de la région au Foreign
Office laisse la question ouverte  : «  Si les Alliés gagnent la guerre, nous
devrons beaucoup aux Russes, et quoi qu’il arrive, nous ne devons rien aux
Iraniens. Si cependant les Russes sont décidés à protéger leurs frontières
méridionales en prenant un territoire supplémentaire au nord de la Perse, et
si nous n’avons aucun moyen de les en dissuader, il sera recommandé de
faire à ce sujet la meilleure figure possible 56.  » Malgré ces tendances qui
persistaient parmi le personnel consulaire britannique dans le Sud, et que
dénonçaient les Iraniens, le Foreign Office ne souhaitait pas et ne favorisa
pas le démantèlement de l’Iran ; il consentit à rappeler à Londres les deux
consuls accusés par Téhéran d’encourager les sentiments séparatistes dans
57
les tribus . Les Britanniques étaient notamment pressés par les Américains
de manifester clairement leur refus de soutenir les révoltes tribales dans le
Sud. Mais Le  Rougetel, leur nouvel ambassadeur, suggérait aux Iraniens
qu’il était préférable pour eux de perdre une province (l’Azerbaïdjan) et de
mettre une frontière étanche entre les Soviétiques et eux plutôt que de
risquer une infiltration de tout le pays par la propagande communiste.
Finalement, le gouvernement britannique fut heureux de voir l’engagement
des Américains derrière Ahmad Qavâm os-Saltana, un premier ministre
énergique, pour inciter les Iraniens à reconquérir leurs provinces
58
sécessionnistes . Malgré les grandes déclarations, la souveraineté iranienne
n’avait pas été défendue par Londres mais par Washington.
Ce soutien s’est exprimé de manière explicite au Conseil de sécurité des
Nations unies. Les Iraniens avaient été représentés à l’ONU dès sa création
à San Francisco en 1945. La perspective d’une plainte officielle de Téhéran
contre le maintien de l’occupation militaire de l’Azerbaïdjan était redoutée
par Staline qui a tout fait pour tenter d’en dissuader le premier ministre.
Qavâm craignait des représailles soviétiques contre l’Iran et contre sa
personne. Sans l’intervention américaine et notamment sans leur insistance
pour maintenir la pression tant que le retrait ne serait pas effectué, le
délégué iranien n’aurait pu se faire entendre. Ce sera la première affaire
sérieuse traitée par la nouvelle instance du Conseil de sécurité.
Le 24  mars, les Soviétiques évacuent Karaj (40  km à l’ouest de
Téhéran), puis Qazvin. L’Iran retire finalement sa plainte le 14 avril, après
avoir reçu l’assurance que le retrait des troupes serait achevé avant le 6 mai
59
1946 . À la demande des Américains, la question resta cependant inscrite à
l’ordre du jour du Conseil de sécurité jusqu’au retrait total des forces
occupantes.
La personnalité exceptionnelle d’Ahmad Qavâm, un politicien qui,
après avoir étudié en Russie, avait été membre d’un gouvernement dès
1910, tenait tête à Staline et osait faire venir trois communistes dans son
propre gouvernement, a permis à l’Iran de défendre ses intérêts.
L’ambassadeur américain Allen (1946-48) lui fit confiance, notamment
parce qu’il décida de maintenir le général Schwarzkopf à la tête de la
Mission américaine qui participait à la formation de la gendarmerie. Ce
corps de police réparti sur tout le territoire permettait à Qavâm d’équilibrer
le pouvoir du shah, qui avait fait de l’armée son domaine personnel. De
manière très significative, c’est à la demande de l’ambassadeur américain –
 qui est intervenu auprès du shah – que Qavâm a été obligé de remanier son
gouvernement en éliminant les trois ministres issus du parti Toudeh, le parti
60
communiste stalinien travesti en « parti des masses » . L’aide militaire et
économique donne aux Américains des droits sur la politique intérieure
iranienne.
La sécession en Azerbaïdjan et au Kurdistan a continué quelques mois
après le retrait soviétique. Mais l’isolement des autonomistes, la lassitude
des populations bousculées par des réformes sociales trop rapides et le
fiasco économique de la province ont permis à Téhéran d’organiser une
rapide campagne militaire commencée le 26  novembre 1946. L’ordre fut
rétabli au prix d’une répression sévère. L’aide financière des Américains fut
décisive sur le plan militaire. Elle manifestait l’engagement de Washington
dans cette opération qui faisait reculer les Soviétiques 61.
Les principaux dirigeants autonomistes d’Azerbaïdjan ont fui en URSS,
mais les autres et ceux du Kurdistan furent impitoyablement jugés et
62
exécutés .

La crise nationaliste et le coup d’État de 1953

Les conflits de l’après-guerre ne laissaient aucun répit aux Américains


dans la croisade mondiale contre le communisme. La guerre de Corée
(1950-53) accentua la hantise de l’extension du communisme. Le
renforcement des positions était donc indispensable.
La crise nationaliste iranienne, dans laquelle le parti Toudeh jouait un
rôle grandissant, préoccupait Washington. Les Américains étaient partagés,
en principe plutôt favorables au nationalisme iranien qui cherchait à se
défaire de la lourde tutelle britannique, mais inquiets de la proximité du
péril soviétique et des conséquences qu’aurait eues le basculement de l’Iran
dans l’orbite de Moscou. Dans la guerre froide qui commençait depuis
1946, les Américains jouissaient en Iran d’une image favorable pour avoir
généreusement pris la défense d’un pays où ils n’avaient encore aucun
intérêt majeur. Leur culture devenait progressivement dominante, par le
cinéma et par les études universitaires. La langue française, qui servait à
l’élite iranienne de moyen de communication privilégié avec le monde
extérieur, cédait progressivement la place à l’anglais.
La guerre avait fait converger sur la scène iranienne, en 1941 comme en
1914, la stratégie des deux empires rivaux, la Russie et la Grande-Bretagne,
et donnait l’occasion aux Américains de se présenter comme les justiciers
libérateurs renvoyant dos à dos les méchants. La guerre froide faisait d’eux
le refuge ultime de toutes les victimes du communisme. Au même moment,
la fin des empires coloniaux, en Inde, au Moyen-Orient, en Afrique…
laissait la place pour un protecteur d’un style nouveau, l’occasion pour les
Américains de consolider leur influence stratégique et économique,
d’étendre leur prestige de vainqueurs libérateurs.
Le jeune shah n’aimait pas les « Anglais  » (ethnonyme utilisé en Iran
pour «  Britanniques  ») et avait peur du communisme et de Staline. Les
politiciens plus âgés et expérimentés comme Qavâm et plus tard Mosaddeq
(tous deux de noblesse qâjâr) le regardaient avec une obséquiosité teintée de
condescendance. Suivant l’exemple de son père, Mohammad-Rezâ Pahlavi
trouvait une compensation dans l’armée dont il voulait conserver le
contrôle. Staline avait voulu le flatter en ayant avec lui des égards princiers,
et lui promettait des tanks et des avions ; mais c’est pour Roosevelt que le
shah éprouvait une réelle sympathie, et il n’oubliera jamais qu’en 1946
c’est aux Américains et à eux seuls qu’il avait dû de maintenir l’intégrité de
son pays.

*
La crise qui se termine par le coup d’État contre Mosaddeq a été
généralement interprétée comme révélatrice du caractère impérialiste des
États-Unis successeurs de la Grande-Bretagne. Il faut apporter des nuances
à ce tableau.
C’est à la demande britannique que les Américains sont intervenus en
Iran pendant la guerre d’abord, contre Mosaddeq plus tard. Depuis 1952, le
Royaume-Uni n’avait plus la représentation diplomatique qui lui aurait
permis d’introduire facilement des agents en Iran. Le complot contre
Mosaddeq est donc le fruit d’une intervention conjointe pour laquelle, pour
diverses raisons, la plupart des dirigeants américains étaient entièrement
d’accord avec les Britanniques.
Il n’est pas sûr que la volonté de juguler le danger communiste en Iran
ait été la première motivation des Américains dans le renversement de
Mosaddeq. En 1944, la fondation de l’ARAMCO et le partage des bénéfices
sur la base de cinquante-cinquante avec les Saoudiens rendaient la région
particulièrement sensible et attractive : d’autres champs pétroliers excitaient
la convoitise américaine mais il fallait les sécuriser. L’Iran était un bouclier
contre les Soviétiques.
Les Américains avaient beaucoup de mépris pour les méthodes
coloniales employées par les Britanniques et notamment dans l’exploitation
du pétrole (répartition très inégale des bénéfices, ségrégation du
personnel…), mais ils redoutaient une nationalisation dure qui aurait pu
créer une dynamique nationaliste dans toute la région. Et même s’ils ne
pouvaient plus s’opposer à la nationalisation elle-même, ils cherchaient à en
retirer la substance, le pouvoir de décision, l’accès au marché extérieur, etc.
Il faut ajouter également que, dans une première phase, les Américains
éprouvaient une sympathie pour la position indépendantiste et
antibritannique de Mosaddeq 63.
Avant d’examiner la responsabilité américaine dans le coup d’État, il
convient de décrire les forces en présence, l’importance grandissante du lien
avec les États-Unis, et de rappeler les grandes lignes de l’événement.

Situation de l’Iran

Le jeune shah d’Iran a eu du mal à se faire entendre de ces ténors de la


politique iranienne qu’étaient Ahmad Qavâm os-Saltana (premier ministre
1946-47) et surtout Mohammad Mosaddeq (premier ministre 1951-53), qui
jouissait d’une immense popularité. Il s’est arc-bouté sur l’usage instauré
par son père du contrôle direct de l’armée par le souverain, avec la
prérogative de nommer lui-même le ministre de la Guerre, de décider de
l’avancement des officiers et des achats d’armements. Pour consolider son
pouvoir en février 1949, après un attentat qui faillit lui coûter la vie (mais
dont certains disent qu’il était arrangé par lui), le shah fit bannir l’âyatollâh
Kâshâni et interdire les partis extrémistes, communiste (Toudeh) et
islamiste, les « Dévoués de l’islam » (Fedâ’iân-e eslâm). Il convoqua pour
la première fois le Sénat et fit réviser la Constitution de 1906-07 en se
faisant donner le droit de dissoudre le Majles et de nommer la moitié des
sénateurs.
La question d’équiper l’armée iranienne d’avions américains s’était
posée dans les dernières années du règne de Rezâ Shâh. Des contacts en vue
d’emprunter aux États-Unis pour ces achats étaient pris dès 1939 64. Les
rapports sur la solvabilité de l’Iran indiquaient une réponse positive : tous
les fournisseurs de la construction du chemin de fer transiranien avaient été
payés sans délai. Le déclenchement de la guerre en Europe et la situation en
Scandinavie (occupation du Danemark et de la Norvège par les Allemands)
provoquaient l’inquiétude du shah, il voulait se donner les moyens de
protéger la neutralité iranienne en cas de conflit dans la région. Mais les
Britanniques, qui avaient leur propre industrie aéronautique avec une chaîne
de montage en Iran, émettaient une objection à ce que les revenus du
pétrole servent de caution à un tel emprunt. Une première commande
d’avions par Rezâ Shâh, en 1940, avait tourné court du fait de leur
65
opposition .
Mohammad-Rezâ Shâh fit un premier voyage aux États-Unis en
novembre 1949 à l’invitation du président Truman, une occasion de revenir
sur ce projet et de passer commande des premiers avions de combat
66
américains . Ce voyage est moins anodin qu’il n’en a l’air, bien que ni les
sources disponibles en persan ni les biographies du shah publiées aux États-
Unis n’en fassent la moindre mention. En effet, depuis que le jeune
souverain avait survolé Téhéran dans l’avion d’un politicien américain
conseiller du président Roosevelt, il n’aspirait qu’à une chose, piloter lui-
même son propre avion. Il ajouta donc un avion à sa collection de voitures
de luxe, et loua les services d’un pilote américain pour apprendre à piloter
et obtint sa licence de pilote 67. Cette nouvelle passion vint compléter la
fascination pour le matériel militaire le plus moderne. Pendant tout son
règne, il étudia les catalogues d’armements et passa des commandes
extravagantes (voir infra). Dès avril 1949 le shah affirme vouloir mettre sur
pied une armée de 300 000 hommes, équipée des armes les plus modernes.
L’ambassadeur tente de le freiner : tout ce que l’Iran investira dans l’armée
retarderait le financement des projets de développement, cruciaux pour son
avenir. Pour marquer à quel point la question est brûlante, le shah utilise les
mêmes arguments que son père pour demander aux Américains le plan de
financement de ces efforts militaires : l’Iran a une économie saine, n’est pas
endetté. Et il revient à la charge en faisant porter à l’ambassadeur américain
par le premier ministre, Sâ’ed, une lettre en persan pour demander
formellement cette assistance sans passer par le Conseil des ministres ni par
les interprètes du ministère des Affaires étrangères. La demande émanait
donc bien du shah lui-même comme le confirme une note du 9  juin de
l’ambassadeur. Il s’agit d’armer et d’équiper 100  000  hommes, mais
68
l’aviation, pour l’instant, n’en fait pas partie . Les Américains ne peuvent
pas rejeter d’emblée une telle proposition, mais son caractère extra-
constitutionnel (sans le contrôle des ministres) les incite à la prudence. Les
Iraniens comparent l’effort financier exceptionnel consenti par Washington
à la Turquie et demandent l’équivalent. En tout cas, moins de
100 000 hommes bien équipés ne serait pas raisonnable ; si les Américains
ne peuvent y aider l’Iran, le pays sera obligé de se tourner vers une autre
puissance 69. Les Iraniens comparent leur sort avec celui des Européens qui
sont aidés par le plan Marshall. Inversement, les Américains disent  :
commençons par les mesures élémentaires de développement et ne donnons
à l’Iran que les moyens que son armée peut absorber. Devant l’insistance
iranienne, l’ambassadeur rappelle qu’il y a déjà deux missions américaines
en Iran, l’une pour conseiller l’armée (général Vernon Evans), l’autre pour
la gendarmerie (colonel James R. Pierce remplaçant Schwarzkopf). Or, ces
officiers de grande valeur sont peu consultés et leur rôle est minoré. À quoi
servirait donc un programme aussi ambitieux que celui proposé par le
shah ? D’autre part les divisions internes entre Iraniens – le shah entreprend
des démarches dont le gouvernement n’est pas informé – aboutissent à des
programmes incohérents. « Nous devons garder en permanence un pied sur
l’accélérateur et l’autre sur le frein. Dans nos relations avec les Mèdes et les
Perses [les deux grandes tribus rivales de l’Iran antique], n’oublions jamais
que nous avons affaire à un peuple auquel suffisent les intrigues du jour. Ils
ne manquent ni de talent ni d’aptitude, mais ils dédaignent le passé et
ignorent l’avenir 70. »
Peu avant de s’envoler pour New York, le shah avait demandé aux
Britanniques de l’aider pour l’acquisition de 48  avions de combat avec
71
l’entraînement des pilotes. La réponse fut négative . Était-ce un moyen de
dire aux Américains  : si vous ne voulez pas nous fournir, nous pouvons
aller ailleurs ? Le voyage a duré six semaines. Deux questions importantes
ont été discutées  : les demandes iraniennes en armement américain et en
entraînement pour les officiers iraniens  ; la proposition américaine d’un
pacte régional, à l’image de l’OTAN, auquel l’Iran et la Turquie au moins
adhéreraient. Le 18  novembre 1949, accompagné d’un général iranien, le
shah expose au Pentagone sa stratégie en cas d’attaque soviétique. Cette
stratégie nécessite un équipement moderne et l’entraînement d’officiers
iraniens aux États-Unis.

*
Le Front national (Jebhe-ye melli), une coalition de plusieurs partis
nationalistes, s’est constitué avec pour objectif principal de recouvrer la
pleine souveraineté iranienne sur les richesses du pays, à commencer par le
pétrole. Cette richesse, dont l’importance économique ne faisait que croître,
était exploitée depuis 1908 par l’Anglo-Iranian Oil Company, une société
de droit privé où le Royaume-Uni avait acquis 53 % des parts depuis 1914.
Le Front national fut formellement constitué en août  1949 lors d’une
manifestation pour protester contre les manipulations électorales à Téhéran.
Le « docteur » Mosaddeq (1882-1967), un aristocrate qui s’était opposé
à Rezâ Shâh fut élu au Majles à partir de 1943 et devint leader du Front
national. Orateur exceptionnel, il savait galvaniser les foules en vilipendant
les Britanniques. Juriste de formation, il avait de solides arguments pour
dénoncer l’inconstitutionnalité du remaniement de la loi fondamentale
demandé par le shah en 1949, mais il s’inclinait devant l’autorité du
souverain.
Pour régler à l’amiable la question de la nationalisation du pétrole, en
juin  1951 le shah a d’abord nommé premier ministre le général Ali
Razmârâ, qui réussit à se faire accepter des communistes et des
nationalistes, de l’URSS et des États-Unis. Il proposa notamment de réviser
la concession de l’AIOC avec répartition des royalties à cinquante-
cinquante, à l’exemple de l’ARAMCO. Razmârâ fut assassiné le 7  mars
1951 par un extrémiste musulman ; la semaine suivante le Parlement vota la
loi de nationalisation du pétrole. L’ambiance dramatique de la
nationalisation augmenta progressivement jusqu’au coup d’État
d’août 1953.

1.  Th. S. R. FLYNN, The Western Christian Presence in the Russias and Qājār Persia, p. 587.
2.  « … the old corrupt, irreformable Church », selon les missionnaires, cité Ibid. p. 672.
3.  Voir J.  JOSEPH, The Modern Assyrians of the Middle East, pp.  1 sq. et 107 sq.  ; Th.  S.
R.  FLYNN, The Western Christian Presence in the Russias and Qājār Persia, p.  609. Plus
récemment, Adam H. BECKER, Revival and Awakening, American Evangelical Missionaries in Iran
and the Origins of Assyrian Nationalism, Chigaco/Londres, University of Chicago Press, 2015.
4.  Th. S. R. FLYNN, The Western Christian Presence in the Russias and Qājār Persia, p. 629.
5.  Ibid.
6.  Ibid., p. 638.
7.  Ibid., pp. 656 sq.
8.  Ibid., p. 667.
9.  Cf. en 1843 dans l’Empire ottoman, où la situation était similaire, voir J. JOSEPH, The Modern
Assyrians of the Middle East, pp. 82 sq.
10.  F. ÂDAMIAT, Amir Kabir va Irân, pp. 573-579.
11.  J. JOSEPH, The Modern Assyrians of the Middle East, p. 122.
12.  FRUS, Papers Relating to the Foreign Relations of the United States…, 1906, Part  II,
document 137, le ministre Pearson au secrétariat d’État, 12 août 1906.
13.  W. M. SHUSTER, The Strangling of Persia, p. 6.
14.  «  It is in the pursuit of Russian interests or British trade that innocent people have been
slaughtered wholesale » (ibid., p. 331).
15.  Ibid., p. 333.
16.  A. KASRAVI, Târikh-e hejdah sâla-ye Âzarbâyjân, pp. 23 sq.
17.  A. C. MILLSPAUGH, The American Task in Persia, pp. 40-41.
18.  Ibid., p. 239.
19.  Ibid., p. 18.
20.  Ibid., p. 318.
21.  G.  JONES, Banking  &  Empire in Iran. The History of the British Bank of the Middle East,
p. 199.
22.  A. C. MILLSPAUGH, Americans in Persia, p. 253.
23.  A. EBTEHÂJ, Xâterât, I, p. 116. Voir également p. 123.
24.  Ibid., p. 122.
25.  Ibid., p. 134.
26.  A. C. MILLSPAUGH, The New York Times, 30 janvier 1946, p. 24.
27.  Ibid.
28.  Ibid.
29.  A. C. MILLSPAUGH, Americans in Persia, pp. 46-48
30.  A. EBTEHÂJ, Xâterât, I, pp. 119-129 ; FRUS : Diplomatic Papers, 1944, The Near East, South
Asia, and Africa, The Far East, vol.  V, document  461, le Secrétaire d’État par intérim au chargé
d’affaires à Téhéran, 31  juillet 1944. La lettre du shah (17  juillet 1944), au même volume, est le
document 340.
31.  FRUS : Diplomatic Papers, 1944, The Near East, South Asia, and Africa, The Far East, vol. V,
document  462, télégramme du Secrétaire d’État par intérim au chargé d’affaires à Téhéran du
31 juillet 1944.
32.  Y. ALEXANDER et A.  NANES (éd.), The United States and Iran, pp.  77-80. Voir également
L. FAWCETT, Iran and the Cold War, pp. 110 sq.
33.  B. R. KUNIHOLM, The Origins of the Cold War in the Near East, p. 143.
34.  FRUS, 1941. The British Commonwealth  ; the Near East and Africa, vol.  III, document  474  :
Dreyfus au secrétaire d’État, 5 novembre 1941.
35.  FRUS, 1941, The British Commonwealth ; The Near East and Africa, vol. III, document 350 :
Dreyfus au secrétaire d’État, 15 octobre 1941.
36.  B. R. KUNIHOLM, The Origins of the Cold War in the Near East, p. 145.
37.  FRUS : Diplomatic Papers, 1942, The Near East and Africa, vol. IV, document 225 : Dreyfus au
secrétaire d’État, Téhéran, 9 décembre 1942.
38.  F. D. Roosevelt, 10  mars 1942, FRUS  : Diplomatic Papers, 1942, The Near East and Africa,
vol. IV, document 326.
39.  Memorandum by the Adviser on Political Relations (Wallace Murray), 3  août 1942, FRUS  :
Diplomatic Papers, 1942, The Near East and Africa, vol. IV, document 268.
40.  FRUS : Diplomatic Papers, 1943, The Near East and Africa, vol. IV, document 484, télégramme
de Dreyfus au secrétaire d’État, 8 janvier 1943.
41.  General Patrick J.  Hurley, représentant personnel du président Roosevelt, au président, daté
du  Caire, 13  mai 1943 (Franklin D.  Roosevelt Library, Hyde Park, N.  Y.), FRUS  : Diplomatic
Papers, 1943, The Near East and Africa, vol. IV, document 369.
42.  P. J. Hurley, Ibid.
43.  FRUS  : Diplomatic Papers, 1943, The Near East and Africa, vol.  IV, document  432  :
er
«  Declaration regarding Iran  », 1   décembre 1943  ; The Tehran Conference, The Three-Power
Declaration Concerning Iran… publié par le ministère iranien des Affaires étrangères.
44.  F. D. Roosevelt au secrétaire d’État, 12 janvier 1944, cité en note du rapport de Hurley.
45.  F. D. Roosevelt, ibid.
46.  Cité par L. FAWCETT, Iran and the Cold War, p. 114.
47.  Rapport de Hurley, première partie.
48.  B. R. KUNIHOLM, The Origins of the Cold War in the Near East, p. 170.
49.  A. C. MILLSPAUGH, Americans in Persia, pp. 8 sq.
50.  FRUS : Diplomatic Papers, 1943, The Near East and Africa, vol. IV, document 667, télégramme
de Dreyfus au secrétaire d’État, 15 novembre 1943.
51.  Voir par exemple FRUS : Diplomatic Papers, 1944, vol. V, document 472, du chargé d’affaires
en Iran (Ford), au secrétaire d’État Washington, 3 avril 1944.
52.  Y. ALEXANDER et A. NANES (éd.), The United States and Iran, pp. 133-140.
53.  B. R. KUNIHOLM, The Origins of the Cold War in the Near East, p. 284.
54.  L. FAWCETT, Iran and the Cold War, p. 122.
55.  Y. ALEXANDER et A.  NANES (éd.), The United States and Iran, p.  165. Texte complet in
FRUS : Diplomatic Papers, 1946, vol. VII, document 259 : Murray à Washington, 11 mars 1946.
56.  Cité par L. FAWCETT, Iran and the Cold War, p. 153.
57.  Voir ibid., p. 171 sq. ; QAVÂM OS-SALTANA, Xâterât-e siâsi, p. 271 sq.
58.  Ibid., p. 280 sq. Couramment appelé Qavâm, cet homme issu de l’aristocratie qâjâr (1873-1955)
avait commencé sa carrière bien avant l’avènement des Pahlavi. Il était craint par le shah qui fut
cependant contraint, exceptionnellement, de lui conférer un titre nobiliaire, Jenâb-e Ašraf. Sur son
activité à cette période, voir Ralph KAUZ, Politische Parteien und Bevölkerung in Iran : Die hezb-e
Demûkrât-e Irân und ihr Führer Qavâmo s-Saltanä, Berlin, Klaus Schwarz, 1995.
59.  Accord connu sous le nom des deux négociateurs, Qavâm-Sadchikov. Y.  ALEXANDER et
A.  NANES (éd.), The United States and Iran, p  172. Détail sur toute la procédure dans
B.  R.  KUNIHOLM, The Origins of the Cold War in the Near East, pp.  304  sq.  ;
P. HOMAYOUNPOUR, L’Affaire d’Azarbaïdjan, pp. 116 sq.
60.  FRUS  : Diplomatic Papers, 1946, vol. VII, document  404  : l’ambassadeur Allen au secrétaire
d’État, 19 octobre 1946 ; B. R. KUNIHOLM, The Origins of the Cold War in the Near East, p. 389.
Sur les relations de Qavâm avec les Américains, voir ibid., pp. 344 et 384.
61.  Ibid., p. 392.
62.  QAVÂM OS-SALTANA, Xâterât-e siâsi, p. 276.
63.  E. R. ONEY, Interview, p. 6.
64.  FRUS  : Diplomatic papers, 1939, The Far East, The Near East and Africa, vol.  IV,
document 607, mémorandum du 25 septembre 1939.
er
65.  Mémorandum d’une conversation avec le ministre iranien à Washington, Schayesteh, 1   mars
1940 ; télégramme du chargé d’affaires à Téhéran Engert, 6 mai 1940 ; FRUS : Diplomatic Papers,
1940, The British Commonwealth, The Soviet Union, The Near East and Africa, vol.  III,
document 568.
66.  FRUS, 1949, The Near East, South Asia, And Africa, vol. VI, document 328, mémorandum de
G. McGhee au secrétariat d’État, 17 novembre 1949 ; Gh. R. AFKHAMI, The Life and Times of the
Shah (aucune mention)  ; A.  MILANI, The Shah, p.  145 (à peine une ligne avec une date fausse).
Dans ses Mémoires, McGhee reprend les dépêches et mémorandums des archives diplomatiques  :
voir G. MCGHEE, Envoy to the Middle World, pp. 61-79.
67.  A. MILANI, The Shah, p. 135.
68.  FRUS, 1949, « The Near East, the Far East and Africa », vol. VI, document 295, télégramme de
l’ambassadeur en Iran (Wiley) au secrétaire d’État, du 26 avril 1949, et document 309, télégramme
de Wiley au secrétaire d’État, du 8 juin 1949.
69.  Rapport d’une conversation avec Ebtehâj envoyé par le shah auprès de l’ambassadeur américain,
FRUS, 1949, «  The Near East, the Far East and Africa  », vol.  VI, document  312, télégramme du
7 juillet 1949.
70.  « They are not without talent or ability, but they disdain the past and ignore the future. » FRUS,
1949, «  The Near East, the Far East and Africa  », vol.  VI, document  310, télégramme du 22  juin
1949.
71.  L’ambassadeur américain Wiley l’avait appris de son collègue britannique à Téhéran. FRUS,
1949, « The Near East, the Far East and Africa », vol. VI, document 324, télégramme du 22 octobre
1949.
Le coup d’État « américain »

Après un gouvernement de transition et malgré ses réticences, le shah


nomma Mosaddeq premier ministre le 29  avril 1951 avec comme
programme prioritaire la mise en œuvre de la nationalisation du pétrole
votée par le Parlement. Les Britanniques firent obstruction à toutes les
mesures de son gouvernement et bloquèrent militairement l’exportation du
pétrole, provoquant une grave crise économique. Mosaddeq n’hésita pas à
plaider en personne la cause iranienne devant le Conseil de sécurité des
Nations unies à New York (octobre 1951) et devant le tribunal international
de La  Haye (juin  1952) dont il revint triomphalement. Diverses tentatives
américaines de médiation échouèrent devant l’intransigeance de Mosaddeq
sur la nationalisation effective du pétrole.
Suite aux élections de la 17e  législature, Mosaddeq présenta sa
démission et exigea du shah, pour accepter de former un nouveau
gouvernement, qu’il abandonnât son contrôle sur le ministère de la Guerre.
Le shah, décidé à garder cette prérogative, nomma Qavâm os-Saltana chef
du gouvernement, mais celui-ci dut démissionner au bout de quelques jours
en raison d’immenses manifestations avec le slogan «  Mosaddeq ou la
mort  !  » (21  juillet 1952, en persan Si-e tir). Le shah céda et nomma
Mosaddeq en acceptant ses conditions. L’âyatollâh Kâshâni, un religieux
très hostile aux Anglais, qui, non sans raison, estimait avoir joué un rôle
important dans la mobilisation pour le retour de Mosaddeq, demanda de
participer au choix des ministres. Devant le refus de Mosaddeq, il devint
son principal adversaire, encouragé dans cette scission par des agents
britanniques et américains.
Libéral et laïc, Mosaddeq avait su s’allier avec l’âyatollâh Kâshâni.
Politicien habile, il sut également se concilier les communistes du parti
Toudeh quand l’alliance avec Kâshâni fut rompue après juillet  1952  : il
avait besoin d’un soutien populaire et structuré ainsi que d’un signal fort
pour signifier aux Américains que s’ils ne voulaient pas aider son
gouvernement, le danger d’une prise de pouvoir par les communistes était
imminent.

Février 1953, six versions divergentes pour un coup d’État


manqué ?

Un premier faux pas de Mosaddeq, quelques mois avant son


renversement, lui donna, malgré ses dénégations, la posture de prétendant
au trône qui obsédait le shah et ses proches. Les Américains ont été
directement mêlés à cet épisode.
Mosaddeq avait acquis la preuve que la cour était manipulée par des
agents britanniques et que des projets d’insurrection, notamment dans la
tribu Bakhtyâri dont la reine Sorayâ était issue, étaient pilotés par
l’entourage du shah. Le premier ministre demanda au shah de partir en
voyage pour conjurer le risque d’un complot (la princesse Ashraf, sœur
jumelle du shah, avait déjà été exilée en Europe pour la même raison dès les
1
premiers jours du gouvernement Mosaddeq ). Le projet de voyage du
couple impérial devait rester secret et être présenté comme motivé par des
raisons de santé (infertilité). Mais l’ambassadeur américain Henderson
n’était pas le seul à en être informé –  par le ministre de la cour Hoseyn
Alâ – et à s’en inquiéter. Le fils du général Zâhedi raconte comment le chef
du protocole a répandu la nouvelle 2. Au Majles, l’âyatollâh Kâshâni alerta
une cinquantaine de députés qui s’opposèrent au départ du souverain. Ils
mobilisèrent également la foule. Le shah préférait partir plutôt qu’être la
cible de révélations dommageables pour la dynastie, corruption et collusion
avec les Britanniques. Même si ce départ n’était pas définitif, et qu’un
conseil de régence était nommé, il ressemblait à une dérobade, surtout avec
la consigne – devenue inutile – d’en garder le projet secret jusqu’au dernier
moment. Mosaddeq était allé en visite protocolaire pour faire ses adieux au
couple impérial et se trouva, à la sortie du palais, bloqué par une
manifestation hostile. Il fut persuadé que c’était un guet-apens où on l’avait
attiré pour l’assassiner en laissant de lui l’image d’un ministre séditieux.
Pour Henderson, le shah était le meilleur rempart de l’Occident contre
le basculement de l’Iran dans le radicalisme nationaliste ou communiste.
Son absence ferait s’écrouler tout le système politique. Mosaddeq faisait
donc figure de tombeur de la dynastie. Henderson sauvait le shah en le
dissuadant de partir, une ingérence dans le jeu politique iranien.

Deux versions de Henderson

Premier récit. L’ambassadeur américain donne d’abord son récit de


l’événement dans un long télégramme, écrit le soir même (à 17  heures),
longtemps resté secret. Il ne dissimule pas son initiative extra-diplomatique
qui a reçu, après coup, l’approbation de Washington. Il intervient d’abord
auprès du ministre de la cour puis auprès du shah pour le dissuader de
quitter Téhéran. (L’annonce du départ du shah semble tellement grave que
la reine Elizabeth elle-même lui adresse, par le truchement de la diplomatie
américaine, un message lui demandant de ne pas quitter son trône 3.) Est-ce
la pression populaire ou l’intervention de Henderson qui fait renoncer le
shah ? Après sa démarche auprès du monarque, rentré à son ambassade, il
doute encore du résultat et téléphone à Mosaddeq pour demander à le voir.
Dans cet entretien, qui se passe le jour même à 13  h  30, Mosaddeq étant
alité, il tente de persuader le premier ministre que le vide créé par ce voyage
lui sera lourdement préjudiciable.
Une telle ingérence dans les affaires intérieures déborde avec évidence
des limites de la diplomatie et rend Mosaddeq furieux. Le télégramme
envoyé le soir même ne fait état qu’indirectement de cette colère  : «  Le
premier ministre changea son attitude, et répéta sur un ton plus amical qu’il
n’insistait pas pour que le shah quitte le pays 4. » Henderson a alors besoin
de lisser les circonstances de son initiative dont il ne reçoit l’approbation
par Washington que plus tard.
Un autre télégramme, envoyé à 19  heures, décrit sur le vif les
manifestations violentes qui se prolongent devant la maison de Mosaddeq,
distante de quelques centaines de mètres du palais, obligeant le premier
ministre à s’enfuir en pyjama par la maison voisine. Henderson essaie de
comprendre les stratégies des opposants à Mosaddeq que Mosaddeq lui-
même, d’après Henderson, attribue alors non aux Américains, mais à des
«  agents britanniques à la cour  » 5. Cet additif au précédent télégramme
semble disculper les Américains de toute initiative contre le premier
ministre, contrairement aux affirmations de Mosaddeq après son
renversement. Il est impossible de savoir qui a raison.
 
Second récit. Dans un entretien accordé vingt ans plus tard à un
historien, Henderson concède plusieurs choses  : c’est au cours de son
échange avec le shah que celui-ci change d’avis (l’ingérence dans la vie
politique locale est plus nette). Il décrit sa visite, peu après, au chef du
gouvernement et ajoute  : «  Mosaddeq est devenu furieux. Il m’a accusé
d’ingérence dans les affaires de l’Iran, me disant que je n’avais pas à
conseiller au shah de ne pas quitter le pays. Je répondis que j’étais désolé
qu’il réagisse ainsi mais que, accrédité par le président des États-Unis
auprès de Sa Majesté, je considérais que j’avais le droit de lui parler, surtout
concernant des projets personnels 6  ». Une autre divergence entre les
télégrammes du 28  février 1953 et l’entretien de 1973 concerne un point
mineur  : en 1973, l’ambassadeur dit qu’il rend à Mosaddeq une visite
improvisée en sortant du palais (éloigné de quelques centaines de mètres),
alors que le télégramme, plus précis et plus fiable sur ce point, dit qu’une
fois rentré à sa chancellerie, après avoir appris la démarche similaire des
députés pro-Kâshâni auprès du shah, il décide de demander audience à
Mosaddeq qui était alors encore au palais. Il trouve Mosaddeq déjà couché
avec une migraine à 13 h 15 7.

Trois versions de Mosaddeq

Le premier récit de l’événement par Mosaddeq est un long communiqué


publié le 6  avril 1953 par le leader nationaliste, où il reprend les
déclarations qu’il avait faites à huis clos au Majles. Il fait l’historique de la
dégradation des relations entre le souverain et son premier ministre depuis
les manifestations de juillet 1952 8. Mosaddeq proteste de sa fidélité au shah
auquel il a prêté serment alors qu’il avait refusé d’en faire de même avec
son père. Le 20 février 1953, il fait savoir au shah les griefs qu’il a contre
certains agissements séditieux protégés par la cour. Le 24 février, alors que
le premier ministre est en réunion chez lui avec sept députés, l’un d’eux est
appelé au palais. Il revient en annonçant, sous le sceau du secret, le
prochain départ du shah pour l’étranger. Le lendemain Mosaddeq rencontre
le shah pendant quatre heures : le voyage lèvera certaines ambiguïtés et ne
durera pas plus de deux mois, Mosaddeq n’y est pas opposé. Le départ
devra se faire dans la plus grande discrétion. Une divergence concernant la
composition du Conseil de régence pendant l’absence du souverain aboutit
au refus de Mosaddeq d’y figurer.
Le samedi 28 février, Mosaddeq est convoqué à 13 h 30 pour déjeuner
avec le souverain, les ministres viendront plus tard et le départ du souverain
est fixé pour 15 heures. Il reçoit ensuite un appel de l’âyatollâh Behbahâni
demandant confirmation de la rumeur, puis demandant pourquoi lui,
Mosaddeq, ne s’oppose pas à ce départ. Un nouveau coup de téléphone du
shah l’avertit que l’heure du départ est avancée. On le prie de venir plutôt à
midi, avec les ministres. Les députés, réunis à huis clos, sont prévenus eux
aussi. Le shah s’explique lors de l’audience  : les parlementaires ayant
exprimé leur opposition à ce projet, il souhaite que son départ ait lieu avant
que ceux-ci n’arrivent au palais. Mosaddeq recommande malgré tout que
les parlementaires soient reçus par le shah pour qu’il écoute leurs
arguments. Le shah demande que les ministres viennent faire leurs adieux
immédiatement afin de prendre ensuite congé de ses frères venus pour
l’occasion. À 13  heures, Mosaddeq se retire avant les ministres et, en
arrivant à la porte du palais, entend les cris de la foule hostile rassemblée là
malgré les consignes données aux forces de l’ordre. Il se fait conduire
jusqu’à un autre portail et échappe à ses poursuivants qu’il entend dire  :
«  L’oiseau s’est échappé de la cage  ». Les manifestants s’attroupent
désormais devant sa porte (à proximité du palais), guidés par des officiers à
la retraite et des hommes de main. Mosaddeq décide donc, en passant par la
maison voisine, de quitter les lieux pour l’état-major de l’armée. (Il n’est
pas question d’une visite de l’ambassadeur américain.)
 
Le deuxième récit, de 1956, fait partie du dossier constitué par
Mosaddeq pour sa défense à la Cour suprême (Divân-e âli-e keshvar) 9. Il
commence par l’appel du ministre de la cour vers le 19  février, lui
annonçant le projet de voyage du shah à l’étranger. Mosaddeq objecte qu’en
pleine crise internationale ce départ fera mauvais effet (ici, il est donc
hostile au départ). Comme on lui oppose que le couple impérial doit
consulter des spécialistes en Europe pour son infertilité, le premier ministre
propose que la reine Sorayâ parte d’abord seule. Le 23  février chez
Mosaddeq, lors d’une réunion de députés du Front national qui revenaient
d’une audience au palais impérial, le Dr Abdollâh Moazzami (président du
Majles), est appelé au téléphone par la cour ; à la suite de quoi lui et deux
de ses proches entrent en conciliabule. Tous comprennent bientôt qu’ils
évoquent le voyage ultra-confidentiel du shah. Le lendemain, Mosaddeq est
convoqué au palais pour recevoir les consignes du shah. Si ce voyage est
secret, remarque-t-il, pourquoi l’avoir fait connaître à une dizaine de
députés, sinon pour être sûr que la rumeur se répandra partout ? Le premier
ministre transmet aux forces de l’ordre les recommandations d’usage pour
éviter les incidents aux abords du palais.
«  J’ai essayé de dissuader le shah, sans succès  », répond-il à un
religieux qui lui demande pourquoi il n’intervient pas. Le shah rappelle
Mosaddeq le 28 février pour lui dire de venir non à 13 h 30 comme prévu,
mais à midi. Les ministres le rejoindraient dès que les documents de voyage
du couple impérial seraient prêts. Parallèlement à l’audience de Mosaddeq,
le directoire du Majles est reçu à sa demande pour les adieux dans un salon
adjacent  : ils viennent pour convaincre le shah de ne pas partir, mais sans
succès ; Mosaddeq reste seul avec la reine Sorayâ. On lui apporte alors un
pli urgent l’avertissant de la demande de rendez-vous de l’ambassadeur
Henderson. Le shah prévenu n’y prête pas attention, mais lui fait ses adieux
ainsi qu’aux ministres avant d’aller rencontrer ses frères qui venaient
d’apprendre le projet de voyage. Au moment où les ministres sont reçus, les
ulémas arrivent au palais et sont dirigés vers un autre salon. Le shah se rend
à l’étage supérieur pour recevoir ses frères. Le chef du protocole lui fait
demander s’il avait encore quelque chose à dire aux ministres… «  Il était
clair qu’il n’avait rien à dire à aucun d’eux. » Mosaddeq prend congé avant
les ministres pour répondre à la demande d’audience de Henderson.
C’est alors, en voulant sortir du palais, qu’il découvre des manifestants
haineux. Comment les forces de l’ordre les ont-elles laissés approcher sans
l’en informer  ? Mosaddeq doit sortir par une autre porte et réussit à
regagner sa maison toute proche en échappant à ceux qui avaient été
envoyés pour le tuer. Henderson arrivé peu après, n’a rien à lui dire
d’important. Finalement, pour échapper aux manifestants qui l’ont
poursuivi jusque dans le jardin de sa maison, Mosaddeq réussit à passer
dans la maison voisine et à rejoindre l’état-major de l’armée. Les derniers
assaillants sont dispersés par des coups de feu. Le lendemain, Henderson,
dit Mosaddeq, revient le voir et lui dit qu’en sortant de chez lui la veille il
est intervenu pour qu’on cesse d’attaquer sa maison. « Pourquoi intervenez-
vous dans nos affaires ? lui demande le premier ministre. – Nous ne faisons
pas d’ingérence  ! –  Mais ce coup de téléphone en est une  !  »… et la
10
conversation s’arrête là .
 
Dans ses Mémoires, rédigés après 1961, environ dix ans après
l’événement, Mosaddeq fait un troisième récit. Il dit avoir été prévenu le
28 février à 8 heures du matin du projet de voyage par Alâ le ministre de la
cour, qui l’invite à déjeuner avec le souverain à 13 h 30, les ministres étant
attendus pour l’adieu protocolaire une heure plus tard. Vers 10 heures, Alâ
rappelle le premier ministre pour lui demander de venir plutôt à midi.
Mosaddeq comprend rétrospectivement que s’il était arrivé plus tard il
aurait été bloqué par la foule (qui venait pour le conspuer à la sortie du
palais). Pendant l’audience, on lui remet une enveloppe  : l’ambassadeur
américain veut le voir pour une affaire urgente. Il prend congé en
demandant au shah de remettre son départ, la visite de l’ambassadeur
voulant peut-être dire qu’un événement important est arrivé. De toute façon,
pense Mosaddeq, si le shah avait été encore décidé à partir, la foule ne serait
pas restée devant le portail et s’il avait renoncé, lui Mosaddeq serait resté au
palais tant que la foule n’aurait pas été dispersée. Donc, en quittant le palais
sans délai, il constate qu’une foule hostile le conspue. Il se fait reconduire
par une porte de service. Henderson qui l’attendait à la maison n’a rien de
spécial à lui dire, ils échangent quelques mots et il part. Ce qui veut dire,
d’après Mosaddeq, que Henderson a co-organisé une manifestation destinée
à le lyncher à la sortie de l’audience au palais. (Les Mémoires de Mosaddeq
continuent avec des réponses aux accusations du shah dans son livre publié
en 1961, Mission pour ma patrie.)
Vu la gravité de ce qu’il lui reproche, Mosaddeq n’aurait-il pas dû
demander le rappel de l’ambassadeur Henderson ? Il n’avait pas de preuve
concrète pour récuser l’ambassadeur américain, répond-il, et craignait
11
qu’après lui un autre encore pire soit envoyé par Washington .
 
On constate qu’entre la première version d’avril 1953 et la rédaction des
Mémoires après 1961 la confusion envahit progressivement les propos de
Mosaddeq. Dans les deux derniers récits, qui suspectent une connivence
entre l’ambassadeur américain et le shah pour se débarrasser de lui,
Mosaddeq a perdu le déroulement de cette folle journée et se présente
comme la victime désignée d’un vaste complot. L’omission de toute
allusion à Henderson dans le premier récit révèle un calcul : il y a encore un
espoir, en avril 1953, que les Américains aident son gouvernement à résister
économiquement à la pression britannique, et toute mise en cause de
l’ambassadeur pourrait avoir des répercussions négatives. Après la chute du
19  août, au contraire, il faut montrer la dimension internationale de la
conjuration.

La version du shah

Le point de vue du shah sur l’événement du 28 février va dans le sens


de Henderson 12. Après avoir, pendant plusieurs pages, décrit Mosaddeq
comme un richissime aristocrate qâjâr qui n’a jamais accepté le
couronnement de Rezâ Shâh ni l’avènement de la nouvelle dynastie, le
dernier shah montre son aversion pour le leader nationaliste qu’il avait
pourtant lui-même aidé à plusieurs reprises sous le règne de son père.
L’ambiguïté augmente encore en ce mois de février 1953 : oui, Mosaddeq
lui a demandé de s’éloigner de l’Iran pour un temps, afin de ne pas affaiblir
le gouvernement et oui, le shah a bien acquiescé. C’est Mosaddeq qui a
voulu garder ce départ secret et qui a demandé qu’il ait lieu en voiture pour
éviter qu’un attroupement à l’aéroport n’empêche le décollage de l’avion.
Une manifestation populaire venue demander au shah de rester à Téhéran,
dit encore le souverain, le fait changer d’avis. Le shah n’évoque pas la
venue de Henderson au palais pour le convaincre de renoncer à son voyage,
ni bien sûr un quelconque complot pour se débarrasser de Mosaddeq avec
des moyens expéditifs. On a déjà les éléments du coup d’État qui, six mois
plus tard, allait en finir politiquement avec la crise  : l’opposition
personnelle entre Mosaddeq et le shah, dramatisée par le projet de départ à
l’étranger ou par le départ effectif à l’étranger, et l’intervention conjointe
des religieux (Kâshâni et Behbahâni) et des Américains.
Pas plus qu’en 1921 Rezâ Pahlavi et Seyyed Ziâ ne parlaient des
Britanniques, en 1953 Mohammad-Rezâ Pahlavi n’évoque jamais les
Américains : dans les deux cas, c’est le peuple iranien qui sert de rideau de
fumée. Entre le récit du faux coup d’État de février et celui du vrai coup
d’août, que Mohammad-Rezâ Shâh nomme un «  sursaut patriotique  »
(qiâm-e melli), il prend un malin plaisir à accuser Mosaddeq d’avoir
cherché à instrumentaliser auprès des Américains son alliance avec les
communistes, disant en substance  : vous devez m’aider, sinon l’Iran
deviendra un satellite de l’URSS. Un chantage que Washington n’aurait pas
suivi : « À mon avis, commente le shah, les Américains étaient tout à fait
conscients de ces postures contradictoires et naturellement ils pensaient que
le peuple iranien réglerait lui-même ses propres problèmes politiques. Telle
13
est l’attitude que nous avons adoptée nous-mêmes . »
Ce faux coup d’État de février  1979 nous révèle beaucoup de choses.
Mosaddeq est accusé d’avoir manigancé pour éliminer politiquement le
shah en l’éloignant de Téhéran. Mais le premier ministre proteste de sa
fidélité à la dynastie et à la monarchie en général et accuse au contraire les
Américains (à l’époque, il ne dit pas la CIA) d’avoir organisé avec le shah
un guet-apens menant à son assassinat.
Aucune de ces six versions n’est totalement fiable, chacune présente des
lacunes, des oublis ou des confusions qui rendent le récit incompréhensible.
Le télégramme de Henderson, quelques heures seulement après l’incident,
est le seul qui donne un déroulé chronologique à peu près sûr. (Il minimise
seulement la faute d’ingérence dans la politique iranienne.) Il résulte de tout
cela que Mosaddeq est encore très populaire, et que ni le shah ni Henderson
n’envisagent une seconde une procédure pour le destituer et le remplacer
par un autre premier ministre. Mais il a également des ennemis déterminés
qui ont peut-être voulu jusqu’à sa mort à ce moment-là. Quant à Henderson,
son implication dans la politique locale est évidente, il ne s’en cache même
pas dans ses dépêches au département d’État. Et le Secrétaire d’État juge,
quelques jours plus tard, que c’était « la seule chose à faire 14 ».

*
Les contradictions multiples des acteurs principaux de ce non-
événement nous font mieux comprendre à quel point le degré d’ingérence
des Américains est difficile à déterminer. Aujourd’hui, la publication de
nombreux documents diplomatiques et extra-diplomatiques nous permet de
démêler partiellement l’écheveau. Mais que pouvait-on percevoir, en 1953,
de l’implication de Washington dans la politique iranienne  ? L’épisode
suivant, au mois d’août, n’est pas plus évident, de ce point de vue, que celui
de février. Et c’est pourtant sur son interprétation et ses conséquences que le
sentiment antiaméricain va se développer en Iran dans la période
révolutionnaire.

Vers le coup d’État

L’affaiblissement du leader nationaliste se concrétise depuis la prise de


fonction du président Eisenhower (20 janvier 1953). Ce général républicain,
après les deux présidents démocrates Roosevelt et Truman pendant vingt
ans, décide de participer au renversement de Mosaddeq avec la
collaboration des services britanniques (MI6) : la CIA monte une opération
AJAX à laquelle elle ajoute le préfixe TP pour Toudeh Party, une allusion
au fait que la justification de cette action est le combat contre le
communisme. Eisenhower refuse d’accorder l’aide financière réclamée par
Mosaddeq (29  juin 1953) et lance l’opération  : corruption de députés,
publication de fausses nouvelles, corruption de journalistes, recrutement de
gros bras pour entraîner des manifestants contre Mosaddeq, corruption de
religieux (Kâshâni, Behbahâni)… Il faut surtout convaincre le shah,
terrorisé à l’idée de destituer un premier ministre aimé et idolâtré malgré
l’érosion continue de sa popularité depuis juillet 1952. Il a fallu organiser le
voyage à Téhéran le 27  juillet de la sœur jumelle du shah, la princesse
Ashraf (alors exilée par Mosaddeq), puis du général américain
Schwarzkopf, pour convaincre ce souverain timoré de signer deux décrets :
le premier destituant Mosaddeq, l’autre nommant à sa place le général
15
Fazlollâh Zâhedi . Les Américains avaient pris soin de photographier les
deux décrets pour les diffuser dans la presse iranienne et internationale.
Or Mosaddeq, averti par des officiers communistes, fait arrêter le
colonel Nasiri venu lui porter son décret de destitution le soir du 16  août
1953. Le shah, prévenu aussitôt, s’envole pour Bagdad d’où il gagne Rome.
La direction de la CIA publie un communiqué interne laconique demandant
16
l’arrêt de toute l’opération : « L’opération a été tentée et a échoué . » Pour
le souverain comme pour les dirigeants de l’opération TPAJAX basés à
Nicosie, c’est l’échec. La CIA donne la consigne à ses agents de quitter
l’Iran au plus vite.
Dès le lendemain, d’immenses manifestations communistes sèment la
panique à Téhéran : les statues du shah et de son père sont déboulonnées,
son portrait arraché des murs et on crie des slogans en faveur d’une
république populaire. On a dit plus tard (et notamment dans le rapport
interne de la CIA, écrit par Donald Wilber) que ces manifestations avaient
été en réalité animées par de faux communistes «  américains  » (tude’i-e
âmrikâ’i) et financées en monnaie américaine, la CIA n’ayant pu convertir
17
assez de dollars en rials pour déguiser son intervention . Les dirigeants
d’alors du Toudeh démentent cette version, ils ont reconnu plus tard avoir
eux-mêmes envoyé leurs partisans dans la rue, jusqu’au moment où, après
la rencontre de l’ambassadeur américain avec Mosaddeq (le 18 août après-
midi), et à la demande du premier ministre, l’ordre de repli a été donné ; dès
lors, aucune manifestation pro-Mosaddeq n’a plus eu lieu. Mais les
débordements révolutionnaires (communistes) ont alerté les religieux qui
mobilisèrent leurs troupes, apportant aux soldats, aux tanks du général
Zâhedi et aux recrues amenées par camions des villages environnants la
force populaire qui avait manqué.
La question de savoir si en réalité ce sont bien les Américains qui ont
fait réussir le coup d’État, non les religieux, importe moins que celle de la
participation effective des Américains à la préparation du coup, à son
financement et leur revendication dans un document interne. Même si le
rapport Wilber attribue abusivement le succès du putsch à la CIA pour
justifier le maintien des crédits à cette officine récemment créée (1947), il
contient indéniablement des éléments de vérité 18. Les Américains ont bien
voulu le renversement de Mosaddeq et ont employé dans ce but des moyens
très éloignés de l’esprit et de la lettre de la Charte de l’Atlantique de 1941.
La réalité de la participation américaine a moins d’importance que la
certitude partagée très vite par les Iraniens que oui, c’est bien les
Américains qui l’ont fait. Les preuves documentées viendront bien plus
tard, la conviction est déjà bien ancrée et l’évolution de l’Iran après 1953
n’a fait que la conforter.

Ce que disent les Américains

«  Nous accordons plus d’importance à l’indépendance qu’à


l’économie 19 »
(Mosaddeq)
Le discours officiel de Washington, dès le commencement de la crise,
affichait la solidarité et l’identité de vue entre les États-Unis et la Grande-
Bretagne et les grandes valeurs de la Charte de l’Atlantique. Leur alliance
de 1941 avec l’URSS avait incité les Occidentaux à la prudence. Londres et
Washington restaient méfiants face à l’expansionnisme soviétique. Leurs
divergences commencèrent avec les enjeux stratégiques et économiques. Là
où les Britanniques protégeaient leurs intérêts pétroliers en Iran (l’AIOC) et
les frontières de l’Inde de toute contagion communiste, les Américains
voyaient la sécurité de leur récent contrat en Arabie et espéraient obtenir en
Iran une concession concurrente de l’AIOC en plus de juteux contrats
commerciaux, notamment pour équiper l’aviation iranienne.
Le discours de façade est aussi lisse que les critiques sont âpres. En
arrière-plan, la fierté américaine se heurte à l’attitude hautaine de l’ancienne
puissance coloniale, l’égalitarisme –  très relatif à une époque où la
ségrégation raciale reste institutionnalisée  – s’insurge contre l’ordre
colonial et encourage les mouvements indépendantistes non communistes
en Asie ou en Afrique, Mosaddeq en Iran, Nasser en Égypte. La guerre qui
a dévasté l’Europe est un moment propice pour investir dans des marchés
extérieurs, notamment en Iran.
En dehors des correspondances diplomatiques dont le langage convenu
tient compte des visées du gouvernement auquel elles s’adressent, il arrive
aux diplomates de s’exprimer plus librement. Ainsi, en janvier  1952,
quelques mois avant l’élection du général Eisenhower, Henry F. Grady, qui
a tout juste quitté son poste d’ambassadeur à Téhéran, publie une longue
analyse dans le Saturday Evening Post 20. L’Iran, dit-il, est une nation pour
laquelle il ne nous serait pas pardonné de commettre une erreur du fait de sa
situation géostratégique, des convoitises soviétiques et de ses réserves d’or
noir. L’attitude de l’AIOC a ouvert toutes les perspectives aux Soviétiques
en négligeant d’utiliser les richesses du sous-sol pour le développement du
pays. Les quelque 2  millions de dollars consacrés au Point Four
(«  Quatrième point  » du programme présenté par Truman en 1949) sont
insignifiants par rapport aux besoins du pays. Les Iraniens avaient estimé
leurs besoins, au titre la réparation des dommages de guerre, à 250 millions
de dollars. On avait garanti à Grady qu’un crédit de 50  millions pourrait
être débloqué. Il fut réduit à la moitié avant même le début de sa mission, et
encore ces 25  millions de dollars ne purent-ils être débloqués que début
1951… mais il fallait maintenant obtenir l’aval du Parlement. La déception
des députés et du général Razmârâ, alors premier ministre, était telle que
loin d’être reconnaissants aux États-Unis, les Iraniens se sentaient humiliés.
Accorder ce crédit au gouvernement de Mosaddeq qui s’était donné comme
projet principal d’appliquer strictement les termes de la nationalisation
(Grady écrit l’« expropriation ») du pétrole aurait été un encouragement au
radicalisme antibritannique. Ne pas accorder le crédit, c’était recommencer
les erreurs fatales de l’AIOC qui avaient poussé les nationalistes vers des
positions extrêmes.
La politique de l’AIOC était, dit Grady, «  positivement désastreuse  »,
digne des pires méthodes de l’ère victorienne qui ont conduit les
Britanniques au désastre en Inde, en Birmanie, à Ceylan (Sri Lanka) et en
Égypte. Pour l’Iran, elle avait pour logique de «  laisser les voleurs avoir
tellement besoin de leur argent qu’[elle] les [mettait] à genoux ».

Ils ont simplement été incapables de prendre en compte la montée du


sentiment nationaliste-indépendantiste dans les pays anciennement
colonisés ou semi-coloniaux comme l’Iran. Ainsi les Britanniques ont sous-
estimé Mosaddeq. En effet, il n’est pas aisé de se débarrasser d’un homme
qui obtient régulièrement la confiance des deux chambres du Parlement
iranien et qui jouit du soutien de 95  % de la population. D’ailleurs son
éviction ne garantirait pas l’avènement d’un homme plus responsable pour
lui succéder. À l’inverse, l’expérience nous enseigne, à travers l’histoire,
que le désordre et la désintégration économiques incitent à se porter vers les
radicaux plutôt que vers les modérés 21.

Les concessions raisonnables que Razmârâ demandait au Royaume-Uni,


continue Grady, auraient pu éviter la dégradation catastrophique de la
situation en Iran et le vote des députés pour la nationalisation, mais l’AIOC
et le gouvernement britannique ont été aveugles et intransigeants. Ils ne
sont devenus raisonnables que beaucoup trop tard («  … I fear this
reasonableness came too late. »), quand le mouvement populaire avait déjà
radicalisé ses exigences. De sorte que, selon Grady, les Britanniques
semblaient avoir joué le chaos pour ruiner tout espoir d’issue négociée en
espérant obtenir l’annulation de la nationalisation.

Ce qu’ils ont réussi à faire, c’est de donner à Mosaddeq une célébrité


mondiale, en faire un symbole phare de tous les pays du Moyen et de
l’Extrême-Orient qui se sentent opprimés 22.

Au lieu de diaboliser Mosaddeq comme l’ont fait les Anglais, Grady fait
de lui le portrait d’un gentleman oriental qu’on pourrait comparer à Gandhi.
Mais, écrit encore Grady, sans le vouloir, inconsciemment, il fait le jeu des
Soviétiques en pensant que son combat véritable est dirigé contre ce qu’il
pense être l’agression économique britannique. Les Américains,
heureusement, ont réussi à dissuader les Britanniques d’attaquer
militairement l’Iran, ce qui aurait provoqué le retour des Soviétiques et
probablement un conflit généralisé. La dégradation constante de l’économie
iranienne depuis la fin des royalties versées à l’Iran est une autre manière de
faire avancer la cause communiste dans ce pays. Américains et Britanniques
ont en commun la détermination de conjurer ce malheur. Mais les
Britanniques ne veulent pas, dit encore Grady, qu’un prêt américain à l’Iran
introduise une concurrence économique dans ce pays sur lequel ils estiment
avoir un droit historique.

Je ne souhaite pas que nous soyons entraînés à simplement souscrire à la


politique britannique quand elle aboutit à un désastre comme celui qui
arrive en Iran. Mais reconnaissons que la puissance, tant financière que
militaire, est de notre côté et les Britanniques ne peuvent rien faire sans
23
passer par nous .

La conclusion de Grady est claire : les Américains sont convoqués pour


combattre et ce sont eux qui financent la reconstruction, ils doivent être aux
commandes pour ce qu’ils ont payé si cher !
La question du pétrole et des concessions à des compagnies
concurrentes de l’APOC (devenue AIOC en 1935) avait surgi une première
fois au lendemain de la Première Guerre mondiale, quand les champs
pétrolifères de la plaine Caspienne, au nord, étaient convoités à la fois par la
Standard Oil Company of New Jersey et par les Soviétiques. Finalement,
pour des raisons à la fois juridiques et pratiques, la concession accordée en
1921 à la Standard Oil fut abandonnée 24.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Iraniens furent sollicités par
plusieurs sociétés européennes ou américaines pour des prospections
pétrolières. Les Soviétiques demandèrent qu’on leur attribue les
prospections dans les cinq provinces du nord de l’Iran qu’ils occupaient.
Les Américains, pour leur part, louchaient sur les régions de l’Est. Mais le
Majles avait bloqué toute négociation sur le pétrole tant que la guerre ne
serait pas terminée et que la présence de troupes étrangères empêcherait de
25
nouvelles élections . Quand une nouvelle législature fut ouverte, le
22 octobre 1947, les députés votèrent à la quasi-unanimité l’interdiction de
contracter une nouvelle concession pétrolière et ils ouvrirent la question de
faire valoir les droits du peuple iranien sur ses ressources naturelles, «  en
26
particulier à propos des pétroles du Sud .  » Cette question désormais
débordait l’ouverture d’une nouvelle prospection, puisqu’on remettait en
cause le monopole britannique sur les pétroles du Khouzistan. Ainsi les
initiatives soviétiques et américaines avaient incité les nationalistes iraniens
à prendre une position radicale.
Cette radicalisation est dans l’esprit des luttes tiers-mondistes de
l’après-guerre  : la création de l’Inde et du Pakistan (1947), la guerre de
Corée (1950-53), d’Indochine (1946-54), la nationalisation du canal de
Suez (1956), la guerre d’Algérie (1954-62). À part en Corée où les
Américains se donnaient la posture d’adversaires du totalitarisme
communiste, ils n’étaient pas directement touchés par les processus de
décolonisation et assistaient avec satisfaction à la fin des empires
britannique et français qui leur rappelaient leur propre passé de colonie et
les excluaient de certains marchés. La France et la Grande-Bretagne
peinaient à reconstruire leur économie après la guerre, alors que la
productivité industrielle américaine dominait les marchés. Face à l’URSS,
les États-Unis seuls représentaient l’alternative des libertés, alors que
Britanniques et Français nationalisaient chez eux les grandes entreprises
(banques, charbonnages, électricité, chemin de fer…) pour les sauver de la
faillite et maintenir l’emploi. (Le plan Marshall les aidait également à se
reconstruire, et aussi à acquérir des marchandises américaines.)
Les Américains étaient mal à l’aise avec les Britanniques et rêvaient de
prendre leur place. Malgré leur dénégation, ils ont envisagé des solutions
militaires depuis le début. Kermit Roosevelt, qui planifia pour la CIA
l’opération contre Mosaddeq, disait déjà en 1951, en commentant un
rapport plutôt lénifiant sur la situation  : «  Nous craignons que cette
“évaluation” n’encourage une politique attentiste, plutôt que cette sorte
27
d’action vigoureuse qui, à notre avis, est nécessaire .  » Mais Truman
n’avait certainement pas d’attirance pour une solution forte.
Le 4 mars 1953, le Conseil de sécurité nationale (NSC) se réunit autour
du nouveau président républicain, le général Eisenhower, pour évaluer les
scénarios possibles après l’incident du faux départ du shah et le blocage des
négociations. Le président rêve de redonner aux populations du Moyen-
Orient une image positive des États-Unis : « C’est en tout cas une cause de
grande souffrance que nous semblions incapables de faire en sorte que
certains peuples opprimés nous aiment au lieu de nous haïr 28.  » En sa
présence, il est alors envisagé, sans rompre la solidarité atlantique avec la
Grande-Bretagne, de monter une opération militaire américaine unilatérale
dans le sud de l’Iran pour « permettre la remise en marche de la production
pétrolière par les Américains sans compromettre les chances d’un règlement
irano-britannique sur le pétrole 29  ». Une aide économique limitée pourrait
être accordée à Mosaddeq dans ce cadre pour qu’il puisse tenir tête aux
pressions communistes. Ni aide à Mosaddeq ni intervention armée, c’est en
réalité un coup d’État qui va être organisé.
Les Américains sont finalement intervenus dans le renversement de
Mosaddeq. Deux justifications sont données pour cette intervention  : la
guerre froide et la peur d’un débordement soviétique vers le golfe Persique ;
la volonté de sécuriser l’approvisionnement en pétrole, notamment depuis
l’Arabie, et d’éviter une surenchère nationaliste partout dans le monde. Les
deux raisons se rejoignent, mais la première, avec son messianisme
idéologique, est moins convaincante que la seconde. Les Britanniques
tiennent les Américains par leurs intérêts économiques car de la sortie de
crise en Iran dépend l’avenir de l’industrie pétrolière et des contrats
d’exploitation en Arabie.
Après une réunion du Conseil de sécurité nationale à Washington au
tout début de la crise et du gouvernement Mosaddeq, un procès-verbal
résume la position américaine  : il n’est pas question de soutenir une
intervention militaire britannique qui entraînerait fatalement une riposte
soviétique, sauf si les communistes cherchent à s’emparer du pouvoir à
Téhéran. «  Il a été relevé que le premier ministre iranien et son
gouvernement ont rompu unilatéralement un contrat et que cette violation
de contrat n’était pas seulement répréhensible en elle-même, mais qu’elle
constituerait vraisemblablement un précédent pour d’autres pays à supposer
qu’ils puissent entreprendre une telle action unilatérale. C’est une situation
hautement contagieuse que nous devons arrêter de toutes nos forces 30. » Les
autres pays qui pourraient être infectés par cette «  contagion  », évoqués
dans une note d’un groupe de travail du Foreign Office, sont aussi bien le
Portugal que l’Indonésie, et les objets de convoitise sont aussi bien le
cuivre, le caoutchouc, le minerai de fer, l’étain, le nickel et les nitrates que
le canal de Suez… autant d’éléments essentiels à l’industrie capitaliste.
Mosaddeq disait que l’indépendance importait plus aux Iraniens que
l’économie, il pensait rappeler aux Américains une étape fondatrice de leur
histoire, surtout à quelques jours du 4 juillet. Il se trompait.
Le caractère de Mosaddeq et la difficulté des Américains à le manipuler
sont analysés de manière détaillée dans le rapport d’un secrétaire de
l’ambassade américaine, premier volet d’une trilogie dont les autres
concernent le shah et le clergé shi’ite 31.

Il joue sur l’importance stratégique et politique de l’Iran dans la politique


américaine de limitation de l’expansion du communisme pour forcer les
États-Unis à une aide budgétaire. Il voit les efforts américains pour l’aider
comme l’évidence du désir intense de la communauté internationale de le
maintenir en place. Il réalise que le désir intense des Américains va
augmenter à mesure de la progression de la menace soviétique sur l’Iran.
Ainsi il gesticule, dans la conversation avec les fonctionnaires américains,
et dit en substance : « Il est trop tard pour moi de changer quoi que ce soit
(le renvoi des techniciens britanniques d’Abadan, l’expulsion d’un
correspondant du New York Times, la fermeture des consulats
britanniques)… Vous, les Américains, vous devez sauver l’Iran de toute
32
façon . »

Cette analyse décrit assez bien le dialogue de sourds. Mais elle reste
superficielle. À la logique économique d’expansion industrielle et d’un
capitalisme international, Mosaddeq opposait une logique plus humaniste,
sur laquelle s’est greffé un nationalisme exacerbé. Il n’est pas certain que
les relations internationales, notamment dans le cas de l’Iran, soient sorties
de cette impasse.
En reprenant la rhétorique de la lutte du monde libre contre la dictature
soviétique, les historiens ont longtemps négligé le ressort véritable de la
politique étrangère américaine. Les anciens empires coloniaux exportaient
la civilisation et la vraie foi, mais exploitaient la main-d’œuvre indigène et
les matières premières  ; l’impérialisme moderne se cache derrière un
paravent humaniste et libéral et impose sa logique du profit maximal.

Le mouvement nationaliste iranien

En 1947, pour faire face aux nombreux défis budgétaires, les


Britanniques augmentèrent l’impôt sur les sociétés. Le Trésor britannique
prélevait alors une taxe sur le pétrole iranien jusqu’à trois fois plus
importante que les royalties versées à l’Iran 33. Pire encore, l’AIOC vendait
sa production moins cher à l’armée britannique qu’aux Iraniens 34… Les
Britanniques les traitaient en inférieurs, plus bas même que les Indiens
qu’ils amenaient parfois en Iran comme domestiques ou comme personnel
d’encadrement. Autour d’Abadan, les zones réservées pour le personnel
britannique étaient interdites d’accès aux Iraniens. Elles avaient leurs
propres réseaux d’électricité, d’eau courante, de téléphone, leur service
médical et postal : un État dans l’État.
Cette injustice s’ajoutait à tous les griefs que les nationalistes iraniens
nourrissaient depuis 1907 contre les «  Anglais  » qu’ils rendaient
responsables de toutes leurs difficultés. L’idée de nationaliser la puissante
AIOC n’était-elle pas venue de l’exemple des gouvernements français et
britannique après la guerre  ? Mais en Iran, «  nationaliser » (melli kardan)
signifiait plus qu’étatiser, c’était rendre au peuple une richesse usurpée par
des étrangers. Bien que les Iraniens n’aient jamais subi la colonisation et
n’aient connu l’occupation par des troupes étrangères que de manière
passagère pendant les deux guerres mondiales, ils avaient l’impression
d’être asservis à une puissance qui manipulait leur gouvernement. En plus
de l’intérêt économique du pétrole, les Britanniques avaient compris
l’avantage stratégique primordial pour eux de l’Iran, et ils entretenaient
dans ce pays un réseau de consuls et d’agents politiques très bien informés.
Conscients de ce pouvoir, les Iraniens ont développé le sentiment qu’ils
étaient les jouets de décisions prises à Londres, leur haine viscérale de
l’impérialisme britannique leur fermant les yeux sur leurs propres
faiblesses. Les deux puissances rivales qui, dans l’esprit des Iraniens,
permettaient d’échapper à cette oppression étaient l’URSS et les États-Unis.
Les intellectuels et les artistes, travaillés par un tropisme idéologique très
répandu à cette époque en Europe (et en France notamment), se tournaient
vers Moscou. Le parti Toudeh représentait une force politique imposante
dont on retrouvait les représentants au Majles et même, de manière
temporaire, dans le gouvernement de Qavâm à la fin de la guerre. Mais
l’affaire de la sécession de l’Azerbaïdjan manipulée depuis Moscou avait
aliéné ceux d’entre eux qui, devant les menaces de désintégration de leur
pays, étaient devenus nationalistes. La cour et le clergé se tournaient vers
Washington.
Razmârâ est devenu premier ministre après la signature d’un accord qui
porte le nom de ses négociateurs, Gass-Golshâ’iân, et qui donne à l’Iran une
part plus importante dans les bénéfices de l’AIOC 35. Mais le Parlement
refusa cet accord, car une minorité de plus en plus influente réclamait la
nationalisation. Le général Razmârâ essaya de reprendre la main et obtint la
confiance des Américains sans s’aliéner les Soviétiques. Il négocia un
partage cinquante-cinquante des bénéfices, à l’égal de ce que les
Américains venaient de conclure avec les Saoudiens pour l’Aramco. Il fut
assassiné le 7 mars 1951… au grand soulagement du shah qui craignait les
ambitions de son chef de gouvernement –  certains sont allés jusqu’à dire
que le tireur avait son aval. 36 Peu de temps après, la nationalisation était
votée au Majles.
Les Américains, qui n’étaient pas directement concernés par la
nationalisation, proposèrent une «  neutralité positive  » aux Britanniques
auxquels George McGhee, vice-secrétaire d’État, conseilla fortement
d’«  inclure dans leur plan au moins quelque apparence de
nationalisation 37. »
Mosaddeq qui devint alors premier ministre et le resta pendant deux ans
et demi chercha à contrer l’obstruction du Royaume-Uni sur le plan
juridique, d’abord à La  Haye où les Britanniques obtinrent un arbitrage
favorable contesté par l’Iran, puis à l’ONU où Mosaddeq se rendit en
personne (octobre 1951) et fit triompher sa cause. Il espérait également que
les Américains le soutiendraient et l’ambassadeur Grady, au début, était
38
ouvertement favorable à la cause iranienne . Or les Américains, obsédés
par la peur du communisme, restaient solidaires des Britanniques dans le
blocage de toute exportation du pétrole iranien pour faire plier Mosaddeq.
En juillet-août  1951, une mission diplomatique américaine dirigée par
Averell Harriman est envoyée par le président Truman pour tenter de
concilier plusieurs points de vue : celui des sociétés pétrolières américaines
qui ne voulaient pas aller au-delà du partage fifty-fifty, celui des
Britanniques qui voulaient continuer à contrôler l’exportation du pétrole
iranien nationalisé ou non, et celui de Mosaddeq qui voyait les Britanniques
comme l’émanation du diable  : «  Vous ne savez pas à quel point ils sont
malins. Vous ne savez pas combien ils sont méchants. Vous ne savez pas
comment ils souillent tout ce qu’ils touchent 39.  » La mission de Averell
Harriman, tenta en vain, en rencontrant le gouvernement anglais à son
retour, de le convaincre que le mouvement nationaliste iranien n’était pas
manipulé par Moscou 40. La diabolisation n’est donc pas l’exclusivité des
Orientaux.
Une deuxième initiative américaine fut pilotée par George McGhee,
haut fonctionnaire au département d’État, lors du séjour de Mosaddeq aux
États-Unis pour défendre en personne la cause de la nationalisation à
l’ONU et à Washington (octobre-novembre  1951). McGhee rencontra
longuement Mosaddeq qu’il trouvait sympathique et sincère. Les
Britanniques étaient persuadés que Mosaddeq pouvait être remplacé par un
politicien iranien plus malléable, les Américains que le départ de Mosaddeq
ferait sauter le dernier verrou contre l’arrivée des communistes. Les
discussions n’aboutirent à aucun résultat, sauf à définir ce qui, deux ans
plus tard, allait servir de base au règlement de l’après-Mosaddeq, la
constitution d’un consortium où entraient les sociétés pétrolières
américaines.
Les Britanniques cherchaient à préserver leur concession  : leurs
diplomates soutenaient la Compagnie et contestaient la légalité de la
nationalisation. Ils présentaient Mosaddeq aux Américains comme un
personnage dangereux qui croit être le rempart contre le communisme mais
qui, en réalité, ne fait qu’accélérer le danger d’une prise de pouvoir par le
41
parti Toudeh . George Middleton, chargé d’affaires britannique à Téhéran,
n’hésite pas à mettre en doute la santé mentale de Mosaddeq et à préconiser
un coup d’État 42. Les plus grands connaisseurs de l’Iran parmi les
Britanniques –  comme la fameuse Ann Lambton (1912-2008), ancienne
attachée de presse à Téhéran, devenue professeur à la prestigieuse School of
Oriental and African Studies  – conseillent d’arrêter toute discussion avec
Mosaddeq et critiquent leurs collègues d’outre-Atlantique qui manquent
d’expérience et de perspicacité pour comprendre l’Iran.
Les Américains acceptèrent à nouveau de jouer les médiateurs après les
manifestations du 21  juillet 1952 (Si-e tir), à un moment où Mosaddeq
venait de consolider son pouvoir, et avant la rupture de son alliance avec
l’âyatollâh Kâshâni. Le 27  août, l’ambassadeur américain Henderson,
accompagné du chargé d’affaires britannique (George Middleton), est reçu
pendant trois heures et demie par Mosaddeq chez lui, alors qu’il est alité : il
est souffrant mais, dit Henderson, « il semble mieux que nous supporter la
43
tension de notre conversation  ». Les deux diplomates sont porteurs d’une
proposition de transaction ne contenant pas clairement l’acceptation de la
nationalisation 44.
L’ambassadeur remarque l’attitude hostile de Mosaddeq. « S’il recevait
notre proposition, il serait tenu d’en informer immédiatement l’opinion », et
visiblement les Iraniens n’étaient pas prêts à ce compromis qui aurait
permis de débloquer l’exportation du pétrole, mais qui consistait à faire
payer très cher la nationalisation et qui actait le refus britannique d’y voir
autre chose que la confiscation de biens privés. La visite des diplomates
étant connue du public, Mosaddeq serait obligé d’en rendre compte et il leur
demande de retirer leur proposition. Pour finir, elle sera présentée
officiellement quelques jours plus tard et entraînera une réponse cinglante
du premier ministre.
Les États-Unis offraient une aide de 10 millions de dollars, une somme
importante pour l’époque, en compensation du délai de remise en route de
l’exportation du pétrole. Mosaddeq demandait quelle condition était
attachée à cette offre. Henderson dut reconnaître qu’il fallait accepter les
mesures proposées par l’AIOC et que son gouvernement serait très déçu si
cette aide n’était pas acceptée. Les Iraniens ne pouvaient pourtant accepter
aucun retour au statut antérieur de la concession pétrolière. Mosaddeq
décide d’accepter le paiement britannique en règlement de tout ce que la
Compagnie n’a pas versé dans le passé, mais de refuser toute aide
américaine assortie de conditions inacceptables. Vos quelques millions de
dollars, dit-il à Henderson, ressemblent à une aumône comme si nous
tendions la sébile. Il exige en revanche le versement par l’AIOC des
50 millions de livres sterling (140 millions de dollars) provisionnés lors de
l’accord Gass-Golshâ’iân 45. Peu après cette rencontre la rupture
diplomatique est consommée, les Britanniques quittent Téhéran. Les
Américains renforcent leur position, ils restent et continuent la négociation.
Les élections américaines de novembre 1952 donnèrent la présidence au
général Dwight Eisenhower, du parti Républicain. Il ne restait que quelques
semaines à Truman pour conclure un accord avec Mosaddeq avant un
durcissement de la position américaine.
Henderson présenta une nouvelle proposition le 25  décembre  : 1. La
compensation financière de la nationalisation sera décidée par un arbitrage
international  ; 2. À la signature d’un accord pour cet arbitrage, les États-
Unis accorderont à l’Iran une avance de 100 millions de dollars jusqu’à ce
que l’exportation du pétrole permette de renflouer le Trésor  ; 3. Afin
d’assurer des revenus stables à l’Iran, un contrat de vente à long terme sera
négocié entre le gouvernement iranien et la compagnie  ; 4. L’AIOC aura
perdu son monopole et les Iraniens pourront librement disposer de leur
46
pétrole en Iran .
Mosaddeq accepte d’aligner les critères de dédommagement de la
compagnie sur ceux qui avaient été appliqués lors des nationalisations dans
le Royaume-Uni (par exemple pour les charbonnages). Mais il refuse
obstinément de faire de l’AIOC le principal client du pétrole destiné à
l’exportation. À la place, il suggère la constitution d’un consortium
international. La formulation définitive de la proposition est présentée le
15  janvier 1953. La nervosité des Américains s’explique par l’urgence de
conclure avant la passation de pouvoir à Eisenhower, et le premier ministre
britannique, Eden, presse les Américains d’arriver à une signature. Or
Mosaddeq a déjà entamé une correspondance avec le futur président en vue
47
d’obtenir sa neutralité et le déblocage des exportations de pétrole . Comme
il le dit clairement dans un autre message à Eisenhower le 28  mai, il
espérait que le nouveau titulaire de la Maison Blanche serait plus
compréhensif que Truman pour les griefs iraniens à l’égard des Anglais.
Mosaddeq a prévenu : la liberté de l’Iran n’est pas à vendre ! et sa lutte
48
pour l’indépendance est une guerre sainte . Grâce à des rabais alléchants,
l’Iran réussit à attirer de petites compagnies qui se risquent, en passant à
travers les mailles des contrôles britanniques, à enlever de petites quantités
de pétrole et de produits raffinés. Un projet américain, qui met le
gouvernement britannique en fureur, envisage d’assister les Iraniens pour
reprendre l’exploitation du pétrole avant que les Soviétiques ne s’en
emparent : en moins de deux ans, pensent les experts d’outre-Atlantique, ils
pourraient construire un oléoduc d’Abadan au Caucase. Mosaddeq, pense
49
Eisenhower au début de sa présidence, est le dernier espoir de l’Occident .
En réalité, après le changement présidentiel à Washington, Mosaddeq se
retrouve face à une proposition identique, à laquelle il objecte qu’il ne veut
pas s’engager sur les pertes de revenus à venir de l’AIOC (du fait de la fin
de son monopole) pour un montant de plus de 25  % des ventes futures.
Après de multiples tergiversations – en partie dues à la situation intérieure
catastrophique du gouvernement iranien  –, les négociations sont rompues
en avril. Mosaddeq souhaite désormais la médiation personnelle
d’Eisenhower. Finalement, il demande au président américain, le 8 mai, une
aide financière urgente. La réponse se fait attendre jusqu’au 3 juillet, c’est
non.
Le refus constant de Washington de se désolidariser des Britanniques,
par exemple en autorisant les compagnies pétrolières à acheter et exporter le
pétrole iranien, commençait à irriter l’opinion. Le shah lui-même, dans son
livre de 1961 Mission pour ma patrie, dit que les crédits très réduits (de
25  millions de dollars) alloués au programme du Point Four Project en
compensation des pertes importantes subies par la population du fait de
l’occupation pendant la guerre faisaient monter un sentiment
50
antiaméricain .

Le coup d’État et sa revendication

Az mâ-st ke bar mâ-st
« Ce qui nous tombe dessus vient de nous ! »
(adage persan)

Le refus hautain de l’aide américaine, en présence du diplomate


britannique en août  1952, s’était changé en demande insistante après la
rupture avec Londres et à la fin des négociations directes. Faute d’avoir pu
accepter un compromis raisonnable, Mosaddeq réussit à décourager
Washington tout en implorant son aide. L’idée que seul un coup d’État
militaire peut venir à bout de Mosaddeq est approuvée après les événements
de juillet  1952 à la fois par George H.  Middleton, le chargé d’affaires
britannique, et l’ambassadeur américain Henderson 51. Dès l’automne 1952,
les Britanniques poussent aux solutions radicales. À Washington, les
services de la nouvelle administration républicaine, effrayés par le danger
communiste, ont commencé à travailler sur l’Iran avec les services
britanniques (MI6) dès février  1953. La CIA était nouvellement créée
(1947) et il était vital pour ses agents que cette opération réussisse. Le jeu
dangereux de Mosaddeq se retourne donc contre lui et, le 19  août, il est
destitué par un coup d’État.
Je ne peux pas ici reprendre les détails de l’organisation du putsch
parfaitement décrits par Ali Rahnema malgré un déficit d’analyse critique.
Depuis octobre  1952, les Britanniques n’avaient plus de représentation
diplomatique et avaient besoin de l’infrastructure déployée sur place par les
Américains. Ceux-ci, moins anciennement installés dans le pays, y avaient
déjà une bonne implantation parmi les forces de l’ordre (mission
Schwarzkopf auprès de la gendarmerie de 1942 à 1948) et dans l’armée.
Dès le début de la fondation de la CIA, un projet baptisé TPBEDAMN avait
mis en place une stratégie de contre-information pour lutter contre la
propagande soviétique en Iran et soutenir financièrement les journaux et
52
partis politiques anticommunistes . Les services d’aide humanitaire et
économique mis en place sous l’administration démocrate, le Point Four
Project, avaient permis l’établissement de réseaux de contact de
coopération sur une grande partie du territoire iranien pour la promotion de
l’hygiène, l’agriculture et l’éducation (octobre  1950) 53. Enfin, les
Américains jouissaient de la confiance du shah qui n’oubliait pas qu’il leur
devait la réintégration à son royaume de l’Azerbaïdjan et du Kurdistan en
1946. Les Britanniques, eux, accumulaient contre eux l’hostilité de la
population, de Mosaddeq et la méfiance du shah. Ils voulaient en finir avec
Mosaddeq et poussèrent les Américains sur la voie d’un coup d’État.
La préparation du coup d’État, pendant six mois, a consisté à isoler
Mosaddeq, à creuser le fossé entre lui et l’âyatollâh Kâshâni, à montrer la
fragilité de son appareil sécuritaire et à le pousser à une alliance avec les
communistes, ruinant ainsi son crédit parmi les Occidentaux. Durant cette
période, la décomposition de l’économie iranienne privée des revenus
pétroliers provoque des défauts d’approvisionnement et un mécontentement
croissant. La presse qui n’avait jamais été aussi libre en Iran offre un
instrument facile pour accentuer la grogne et montrer l’impasse dans
laquelle Mosaddeq s’est engagé.
Une réunion préliminaire conjointe des services britanniques et
américains a lieu en novembre-décembre 1952 à Washington, mais c’est à
partir de mars  1953 que la CIA reçoit la mission de préparer le
renversement du gouvernement iranien. En juin, Kermit Roosevelt (1916-
2000), chef du département Proche-Orient et Afrique à la CIA, soumet son
projet au SIS britannique avec l’assurance d’une part que les États-Unis
aideraient financièrement le prochain premier ministre iranien en attendant
la résolution du problème pétrolier et d’autre part que les Britanniques
négocieraient équitablement le contentieux de la nationalisation de l’AIOC.
Il est entendu que les sociétés pétrolières américaines pourraient entrer sur
le marché iranien. Le projet TPAJAX, est approuvé officiellement à la mi-
juillet.
Le shah, effrayé à l’idée qu’en cas d’échec il perdra la face et son
royaume à la fois, finit par accepter de signer un firman retirant à Mosaddeq
la conduite du gouvernement et un autre nommant à sa place le général
Fazlollâh Zâhedi (1888-1962). Ce dernier, un ancien cosaque persan, avait
rendu d’immenses services à Rezâ Shâh, mais n’avait pas toujours joui de
sa confiance. Pendant la guerre, ses sympathies pro-nazies avaient contraint
54
les Britanniques à l’arrêter . Il avait noué des relations d’amitié avec le
général Schwarzkopf –  alors que celui-ci n’était plus en poste, on le fit
revenir à Téhéran pour convaincre le shah de marcher avec le complot.
Après avoir été nommé ministre de l’Intérieur par Mosaddeq dans son
premier gouvernement (1951-52), Zâhedi s’est ligué avec l’âyatollâh
Kâshâni et a participé à diverses opérations pour déstabiliser Mosaddeq.
Recherché par la police, il passe à la clandestinité, avant d’être imposé au
shah par les Américains. Zâhedi a probablement été un choix par défaut,
après l’élimination d’autres prétendants qui étaient préférés par
Washington  : Ahmad Qavâm est âgé, malade, et réputé corrompu, mais
Henderson, malgré la crainte qu’il inspire au shah, le considère comme le
plus fiable pour faire repartir l’exploitation du pétrole et le plus alerte et
55
vif   ; Seyyed Ziâ est trop marqué comme l’homme des Anglais, depuis
1921 ; Matin-Daftari, gendre de Mosaddeq, est écarté parce que partisan de
la nationalisation de l’AIOC, d’autant qu’il a la réputation d’être neutraliste,
ce qui pour les Américains veut dire qu’il fait le jeu des communistes. De
Zâhedi l’ambassadeur américain écrit, le 20  juin 1952  : «  Parmi les
militaires suggérés pour devenir premier ministre, Zâhedi a été le plus
souvent mentionné. Présentement le shah ne semble pas penser à un
militaire pour ce poste. Zâhedi n’est pas aussi populaire que ce que Pyman
(diplomate britannique) imaginait, mais il pourrait être choisi s’il y avait
56
urgence . »
Le coup d’État tourne d’abord au fiasco, on l’a vu, quand le 16  août
1953, le colonel Nasiri est arrêté avant d’avoir pu faire parvenir à
Mosaddeq le firman de sa destitution. La manœuvre a été éventée, si bien
que la direction de la CIA demande que « les opérations contre Mosaddeq
57
(soient) arrêtées (discontinued)   ». Le shah, paniqué, s’enfuit à Rome.
Mais les organisateurs du coup, en diffusant massivement dans la presse la
photographie du décret de révocation signé par le shah, réussissent à
décrédibiliser Mosaddeq en le plaçant dans une posture de rébellion. Une
grande confusion règne à Téhéran pendant quarante-huit heures  : les
communistes organisent des défilés pour réclamer l’avènement d’une
république populaire, renversent les statues du shah et de son père,
découpent dans les billets iraniens les effigies du souverain. Ces excès
entraînent l’épouvante et le ralliement d’une grande foule derrière l’armée
qui soutient Zâhedi. Mosaddeq perd le pouvoir, sa maison, qui lui sert de
bureau de gouvernement, est saccagée et il est arrêté. Le shah, averti à
Rome par les Américains que le coup d’État a finalement réussi, est ramené
à Téhéran sous protection américaine.

Récits du coup d’État

On peut rêver d’un récit direct, objectif, neutre et fiable de ce qui s’est
vraiment passé entre le 16 et le 19 août 1953 à Téhéran. Côté iranien, il n’y
a que des récits partisans. Venant du parti Toudeh et des intellectuels de sa
mouvance, on rapporte la quasi-certitude de l’implication américaine, ou le
soupçon de la participation des Britanniques. On invoque comme preuve les
voyages de la princesse Ashraf et du général Schwarzkopf, mais ils ne sont
explicitement liés au coup d’État que dans les sources iraniennes tardives,
et documentés seulement en 1979 par le récit de l’un des agents de la CIA,
Kermit Roosevelt 58.
Le témoignage de Loy Henderson, ambassadeur américain à Téhéran
(1951-53), a été souvent commenté. Il est à la fois direct et différé, puisque
lors d’interviews variées, il a eu l’occasion de revenir sur son rôle et sur
l’attitude de son gouvernement dans la crise iranienne. À partir de
juin  1953, l’ambassadeur avait été rappelé en consultation à Washington
puis il avait pris ses congés en Europe. Bien qu’informé des projets de la
CIA, il n’a donc pas participé directement à la préparation du renversement
de Mosaddeq. On a ainsi une situation assez semblable à la préparation du
coup d’État de 1921 : le ministre britannique, Herman Norman, avait alors
feint à merveille de ne rien savoir des agissements des officiers de la North
Persian force à Qazvin.
Les dénégations tardives de l’échec du 16 août pour inverser le sens du
départ du shah, non plus une fuite, mais un appel au peuple iranien… sont
démenties par tous les documents diplomatiques. Un télégramme de
Bagdad au Foreign Office rend compte de la confusion totale qui règne
lorsque le shah arrive dans la capitale irakienne et des conseils qu’il
sollicite auprès des diplomates américains et britanniques avant de repartir
59
pour Rome . L’ambassadeur américain à Bagdad, qui rencontre le
souverain en fuite, écrit : « Le shah disait qu’il était absolument incapable
de comprendre pourquoi le plan avait échoué. […] J’ai essayé de lui
60
remonter le moral en disant qu’il retrouverait bientôt son trône …  » Les
Américains n’arrivent pas à convaincre Mohammad-Rezâ Pahlavi de rentrer
immédiatement à Téhéran. Ils lui demandent au moins, « pour son prestige
en Iran  », de ne jamais mentionner une quelconque intervention étrangère
61
dans les récents événements. Ce qu’il accepta .
Alors qu’il est à Beyrouth, Henderson reçoit les nouvelles d’Iran  :
l’échec du coup d’État, le shah parti et les manifestations communistes
menaçant l’avenir du pays. Il rentre d’urgence le 17  août et rend visite à
Mosaddeq le jour suivant. On peut distinguer son témoignage immédiat
(dans les dépêches diplomatiques) de ses souvenirs racontés vingt ans plus
tard en réponse à un historien.
Le 18  août à 22  heures, Henderson rend compte en détail de la visite
qu’il vient de faire à Mosaddeq et en fait envoyer également le rapport à
62
Londres . Il ne fait pas allusion au rôle qu’il aurait eu pour faire cesser les
manifestations hostiles au shah.
Le lendemain du coup d’État, à midi, l’ambassadeur fait un récit
complet et circonstancié des événements dans un télégramme envoyé à
chaud à Washington 63. Il ne mentionne bien sûr à aucun titre une
quelconque participation américaine et insiste au contraire sur
l’enthousiasme et la spontanéité des manifestants (bel exemple  de non-
fiabilité des correspondances diplomatiques dans l’écriture de l’histoire…).
Pour expliquer la relative facilité de ce renversement de tendance politique,
Henderson évoque la réaction de dégoût suscitée par les manifestations
communistes de la veille, le déboulonnage des statues des deux Pahlavi et la
violence du ton de l’éditorial de Fâtemi, le ministre des Affaires étrangères
de Mosaddeq, dans son propre journal, Bâkhtar-e emruz, où il dénonce de
manière outrancière la corruption de Rezâ Shâh et de son fils et leur
illégitimité. Henderson évoque également l’absence de toute manifestation
mosaddeqiste pour expliquer le «  haut degré de spontanéité  » des
manifestations pro-monarchistes. «  Il est possible que les dirigeants du
Toudeh aient attendu avec confiance le moment opportun de cette journée
où ils seraient invités par le régime de Mosaddeq à lui venir en aide. Mais à
mesure que la manifestation [monarchiste] se déroulait, le régime de
64
Mosaddeq [n’était] plus en position de demander une telle aide .  »
L’emploi du mot « régime » est significatif : jusqu’à maintenant Mosaddeq
était le chef du gouvernement, donc légitime. Il est devenu chef de
subversion.
Dans un télégramme écrit à Washington et de date incertaine (18 ou
19 août, l’original est perdu), la CIA insiste pour que le shah soit ramené au
plus vite à Téhéran et critique vivement son départ :

Si le shah était resté sur place et ne s’était pas enfui, s’il avait soutenu
Zâhedi par sa présence et avec conviction, le changement de gouvernement
se serait passé sans délai. L’échec venait en grande partie du fait que le shah
est parti subitement en laissant derrière lui deux morceaux de papier [les
deux firmans] dont la validité n’est pas très efficace en Iran, surtout quand
65
elle résulte de compromis .

Alors qu’il y avait eu, les jours précédents, des gestes hostiles ou des
violences contre des Américains et des étrangers suspectés de l’être, cette
fois, note Henderson à la fin de sa dépêche, aucun cri de «  Yankees, go
home ! », aucune violence. La voiture de l’attaché naval de l’ambassade a
été arrêtée par la foule parce qu’elle n’avait pas la photo du shah sur son
pare-brise… il a suffi que le diplomate affiche un billet à l’effigie du
souverain pour que tout le monde l’applaudisse et lui ouvre la route.
Un point controversé du témoignage de l’ambassadeur américain
concerne l’arrêt des manifestations communistes dans les rues de Téhéran
le 18  août. Dans l’interview donnée en 1973, Loy Henderson laisse
entendre que c’est lui qui a exigé de Mosaddeq qu’il fasse cesser ces
66
agissements dont les Américains étaient parfois la cible . Le premier
ministre aurait téléphoné devant lui au ministre de l’Intérieur et obtenu le
retrait et le silence des communistes et des partisans du Front national… qui
avaient désormais laissé la rue aux monarchistes. Pourquoi Henderson
l’aurait-il dit si tard, et n’aurait-il pas mis en valeur l’effet de sa visite dans
la dépêche du 18  août  ? Cette version (Mosaddeq aurait téléphoné devant
lui) est celle que les communistes ont eux-mêmes répandue et dont les
journaux iraniens de l’époque ont fait état. Elle a été démentie par
Mosaddeq lui-même (mais cette dénégation n’est pas totalement
67
convaincante) . Henderson en a fait plus tard sa version.
Les agents américains, repartis dès que possible, se retrouvent à
Washington après un passage à Londres. Ils délivrent à leurs supérieurs le
récit qui devient le récit officiel, mais top secret, où ils s’attribuaient le rôle
essentiel dans le succès du coup.
Après avoir écouté la version de Kermit Roosevelt à son retour de
Téhéran, le président Eisenhower écrit dans son journal  : «  Son récit
ressemblait plus à un roman d’aventure (a dime novel) qu’à un fait
historique. Quand nous réalisons que dans les premières heures du putsch
avorté tous les éléments de surprise avaient disparu du fait d’une trahison,
que le shah avait fui à Bagdad et que Mosaddeq semblait encore plus
solidement au pouvoir qu’avant, nous pouvons comprendre plus justement
combien notre agent a été courageux en restant correctement à son poste et
68
en continuant à travailler jusqu’à ce qu’il puisse inverser la situation . » La
satisfaction, à Washington, est totale. Le Directeur de la CIA parle d’une
opération exécutée «  avec succès, de manière superbe  », et félicite
personnellement Kermit Roosevelt pour «  sa ténacité, son extrême
69
compétence et son courage »… après un « découragement temporaire   ».
Un rapport mensuel du département d’État en septembre se termine par
cette profession de foi sur l’avenir des relations avec l’Iran  : «  … le
changement de gouvernement a permis d’améliorer considérablement les
contacts de la CIA dans les milieux politiques et militaires. Les capacités de
la CIA ont beaucoup progressé tant pour les programmes d’action politique
immédiate afin de soutenir le gouvernement actuel que pour les
programmes à long terme pour promouvoir la stabilité intérieure, le bien-
70
être général et l’orientation fermement pro-occidentale du pays .  » Ce
triomphalisme n’a plus rien à voir avec les grandes déclarations anti-
impérialistes sur la domination britannique en Iran quelques mois
auparavant.
Même si, globalement, la population est plutôt rassurée par le retour du
shah et par une perspective de normalisation économique, il est clair que la
situation ne s’est pas rétablie toute seule. De la même manière qu’en 1921,
on avait immédiatement vu la main de Londres dans le coup d’État de Rezâ
Khân et de Seyyed Ziâ, cette fois on sait que les Américains –  sinon les
Anglais eux-mêmes – sont intervenus. On raconte que des dollars circulent
dans le Bâzâr, les Behbahâni dollars, du nom d’un âyatollâh pro-
britannique 71. En tout cas, lorsque Mosaddeq rencontre l’ambassadeur
américain le soir du 18 août, il lui dit clairement qu’il tient les États-Unis
72
pour responsables du putsch manqué de l’avant-veille . Le lendemain,
Le Monde publie un reportage d’Édouard Sablier qui écrit notamment : « La
presse et l’opinion iraniennes désignent ouvertement l’Amérique comme
l’instigatrice du récent complot. Les murs de Téhéran se couvrent
d’inscriptions  : “Yankees, go home  !”  ». La désignation des Américains
comme agitateurs derrière le soulèvement, précise-t-il, vient des
Soviétiques. Au même moment la presse américaine, à l’exemple du New
York Times, se plait à relater le risque de prise du pouvoir par les
73
communistes . Après la réussite du coup, le même journal suggère que
l’opération est contraire à ce que les Américains auraient souhaité : l’arrivée
de Zâhedi au pouvoir c’est un autre courant du nationalisme iranien qui
chasse Mosaddeq, une tendance tout aussi radicale, ce qui montre l’erreur
des diplomates américains quand ils disaient que la seule alternative au
communisme était le gouvernement de Mosaddeq.
Le 21  août, le ton du New York Times change totalement  : c’est un
dictateur qui est renversé, et le shah, magnanime, exige qu’il soit traité avec
dignité. Zâhedi reçoit la démission de Mosaddeq et l’arrête avec respect,
malgré son accoutrement, souligné par le journal  : le premier ministre
déchu est en pyjama (p. 1) ! Quant au souverain, pas encore rentré au pays,
il est présenté non plus comme un roi détrôné fuyant après l’échec de son
coup de force, mais comme un «  ami de l’Occident, qui a donné la plus
grande partie de la fortune qu’il a héritée de son père pour aider son
peuple  » (p.  3). «  L’opposé de son père, Mohammad-Rezâ Shâh a mis en
place des réformes sociales et économiques comprenant un plan septennal
de développement commencé en 1949 avec l’aide des États-Unis, et a joué
le rôle d’un monarque constitutionnel. Sa philosophie est contenue dans une
déclaration faite avant le début de ce plan  : “Nos tâches prioritaires,
aujourd’hui, consistent à défendre notre indépendance, garantir la justice et
les libertés et élever notre niveau de vie et le niveau d’alphabétisation.” »
(p. 3)
Le discours officiel, celui du shah, désigne l’événement non comme un
coup d’État, mais comme une insurrection loyaliste pour conjurer la dérive
dictatoriale et politiquement dangereuse de Mosaddeq. Son départ pour
Rome – loin selon lui d’être une lâche fuite – n’aurait eu pour but que de
dévoiler à l’opinion iranienne les ambitions démesurées du premier ministre
félon. La réaction «  spontanée » de la population vient donc confirmer ce
pacte indestructible du souverain avec son peuple. Rien, dans son récit,
n’évoque le rôle qu’auraient pu jouer des services étrangers, britanniques ou
américains 74. (De manière semblable, le récit officiel du «  sursaut
patriotique  » de février  1921 omettait l’aide apportée par l’armée
britannique.)
Pourtant la version du shah n’est sans doute pas totalement fausse. Le
chercheur américain Richard Cottam, qui connait bien le Front national et
qui a constamment plaidé à Washington et à Téhéran pour l’intégrer dans la
construction d’une vie démocratique en Iran, demande aux nationalistes
iraniens d’ouvrir les yeux sur cet aspect du coup d’État  : «  C’est la
spontanéité du 19  août que les nationalistes iraniens doivent reconnaître
s’ils veulent jamais comprendre la signification du 28  mordâd [nom de
l’événement dans le calendrier persan]. Indépendamment du rôle
d’éléments étrangers, Mosaddeq n’aurait pas pu être renversé si des
éléments significatifs de la population n’avaient pas perdu confiance en ses
75
qualités de leader . » Interrogé vingt ans après l’événement sur le rôle qu’y
avait eu la CIA, l’ambassadeur Henderson ne nie pas que la CIA a pu
intervenir à un moment ou à un autre, mais, ajoute-t-il : « Aussi habile que
soit la CIA, elle n’aurait pu organiser le renversement de Mosaddeq si le
76
peuple iranien n’avait pas été massivement en faveur du retour du shah . »
Il est difficile de trouver un discours historique iranien avant 1979 qui
documente l’implication américaine dans le coup d’État. Après la
Révolution, un manuel destiné aux élèves officiers de la République
islamique s’attarde lourdement sur l’aveuglement de Mosaddeq après la
rupture avec l’âyatollâh Kâshâni. Il insiste sur la fameuse lettre datée du
18 août 1953 (27 mordâd, la veille du coup d’État) où Kâshâni, après avoir
rappelé à Mosaddeq tous ses griefs contre lui, lui aurait proposé son aide
pour contrer le coup d’État imminent. Si l’authenticité de cette lettre était
confirmée, ce dont je suis moins sûr aujourd’hui, elle contient une phrase
intéressante montrant le sentiment qui prévaut alors : « … comme je l’ai fait
remarquer à Henderson [l’ambassadeur américain], l’Amérique nous aura
aidés à reprendre le pétrole des mains des Anglais et maintenant avec
l’apparence de la nationalisation et d’une structure plus acceptable dans
l’opinion mondiale, elle veut reprendre de vos mains (il s’adresse à
Mosaddeq) cette richesse qui nous appartient et si vous ne voulez
absolument pas vous effacer dans les formes diplomatiques… [ils agiront
par un coup d’État dont je vous aurai prévenu] 77. »
La présentation assez réaliste de Henderson, qui relève la conjonction
d’intérêts entre certains Iraniens (guidés par le clergé ou monarchistes) et
les Occidentaux, contredit l’explication complotiste généralement donnée
par les Iraniens, qui se résume en une simple phrase : « Ils ont orchestré un
coup d’État ». « Ils », ce sont les étrangers, en l’occurrence les Américains.
Cette explication paranoïaque est reprise par les preneurs d’otages en 1979.
Un complotisme, après tout, assez naturel : quand on veut fermer les yeux
sur sa propre faiblesse, en Iran comme ailleurs, on accuse les autres, une
attitude alimentée en l’occurrence par les Américains eux-mêmes.
Un rapport ultra-secret, interne à la CIA, a en effet été rédigé par
Donald Wilber après le retour en Amérique de tous les agents qui avaient
participé à l’opération AJAX. Ce rapport, publié d’abord en 2000 dans une
version caviardée, pour que les noms des Iraniens ayant aidé la CIA ne
soient pas révélés, a été par la suite publié intégralement. Il est à la source
du discours du Caire où, le 4 juin 2009, le président Obama a publiquement
reconnu le rôle des Américains dans le renversement de Mosaddeq  :
«  Pendant de nombreuses années, l’Iran s’est défini en partie par son
opposition à mon pays et il existe en effet un passé tumultueux entre nos
deux pays. En pleine guerre froide, les États-Unis ont joué un rôle dans le
renversement d’un gouvernement iranien démocratiquement élu 78.  » Ce
rapport donne la structure de l’événement tel que des historiens comme
Mark Gasiorowski ou Ali Rahnema l’exposent aujourd’hui.
On cherche, depuis la Révolution islamique, à montrer du doigt
l’intervention américaine dans le renversement d’un gouvernement
rétrospectivement idéalisé et tout indice devient immédiatement une preuve.
Le clergé khomeyniste qui a pris le pouvoir tente en effet de donner une
image négative de Mosaddeq. Sa diabolisation permet de s’opposer, en
1979, aux derniers nostalgiques du Front national, Bâzargân ou Banisadr,
qui contestent le monopole du pouvoir clérical sur la République islamique
au nom d’une idéologie nationaliste laïque et libérale. Mais pour les contrer
efficacement, il faut aussi lutter contre la référence constante de leur
discours  : Mosaddeq peut-il servir de modèle politique pour remplacer le
régime impérial ? Quelle est la réalité historique du personnage et quelle est
79
la nature de sa relation au clergé  ? Les khomeynistes ne l’appellent plus
que Mosaddeq os-Saltana (litt. «  celui qui confirme la royauté  »), lui
restituant par dérision le titre nobiliaire dont il a tiré son patronyme quand,
au début de la dynastie Pahlavi, tous les anciens titres de l’époque qâjâr ont
été supprimés. Mosaddeq est pour eux coupable d’avoir combattu la
dictature des Pahlavi au nom d’un idéal encore plus occidental, celui des
libertés démocratiques, celui de l’homme débarrassé de l’empreinte du
divin. Pour marquer leur réprobation du culte voué par les nationalistes à
Mosaddeq, les religieux font remplacer les noms de rues ou lieux publics
qui, au lendemain de la révolution, avaient été renommés en référence à
Mosaddeq.
Que reprochent-ils précisément à l’ancien leader nationaliste  ? La
rupture d’une alliance. L’âyatollâh Kâshâni avait soutenu efficacement le
premier ministre et avait même galvanisé les foules lors des manifestations
du 21 juillet 1952 qui contraignirent le shah à rappeler Mosaddeq après un
court intermède. Depuis la Révolution constitutionaliste de 1906-1909,
c’était la première fois que les libéraux nationalistes s’étaient alliés avec les
religieux. Mais Mosaddeq, aristocrate laïc formé en Europe, n’admet pas les
pressions de Kâshâni pour islamiser l’Iran, encore moins son insistance
pour choisir lui-même certains ministres. La rupture entre les deux
hommes, on l’a vu, est exploitée par les services britanniques puis
américains. Kâshâni a l’avantage d’avoir d’excellentes relations avec les
négociants du Bâzâr et également avec les jeunes militants islamistes
radicaux, les Fedâ’iân-e eslâm, responsables de plusieurs attentats
meurtriers. Ruhollâh Khomeyni compte parmi les proches de Kâshâni. Le
soutien personnel de Kâshâni au général Zâhedi et à certains des acteurs
iraniens du coup d’État, et son insistance, immédiatement après le
renversement du premier ministre, pour qu’il soit jugé et condamné à mort
pour trahison d’État restent dans les mémoires, faisant de Kâshâni la bête
noire des mosaddeqistes : la haine entre nationalistes libéraux et islamistes
est mutuelle et réciproque.
De manière corollaire, pouvoir rejeter sur les Américains toute la
responsabilité du coup d’État anti-Mosaddeq est utile au clergé
khomeyniste de 1979 pour faire oublier le rôle des mollâs dans le retour
triomphal du shah, un sujet devenu hautement tabou dans la révolution.
Tous les religieux iraniens n’avaient pas suivi cette ligne hostile à
Mosaddeq. Le plus élevé alors dans la hiérarchie cléricale shi’ite,
l’âyatollâh Hoseyn Borujerdi (1875-1961), se donnait comme ligne de
conduite de ne jamais prendre position dans le domaine politique. Il fit
quelques exceptions à cette règle vers la fin de sa vie, quand il s’opposa à la
réforme agraire. Mais à l’époque de Mosaddeq, sauf peut-être au moment
du coup d’État comme on le verra, il resta neutre.
Beaucoup de musulmans, clercs ou non, continuaient de rester fidèles à
l’islam sans renier leur soutien actif à Mosaddeq, et désavouaient Kâshâni.
Parmi les clercs, on peut citer ici les deux frères Abo-l’Fazl et Rezâ Zanjâni
et le célèbre âyatollâh Mahmud Tâleqâni. Parmi les non-clercs, outre
Bâzargân et Banisadr qui joueront un rôle politique majeur après la
révolution, on peut également citer Ali Shariati (m.  1977), un intellectuel
musulman qui n’a jamais caché son admiration pour Mosaddeq.
Il est nécessaire de rappeler ces divergences pour comprendre l’audace
d’une interprétation récente de l’événement. Après les révélations des
rapports de la CIA en 2000 et les publications américaines assumant la
responsabilité du putsch, il était devenu monnaie courante pour les
khomeynistes, de critiquer Mosaddeq et de décharger le clergé de la
responsabilité du coup d’État. Un historien a pourtant osé mettre en
question cette version des faits, à la suite d’une analyse minutieuse.
Darioush Bayandor comprend, en lisant le document de la CIA, que
80
Donald Wilber donne un rapport déformé sur l’événement . D’une part,
contrairement à l’ordre qu’on leur notifie de Washington (et de Nicosie où
était la base-relais de l’équipe du projet TPAJAX), les agents impliqués
dans la préparation du coup d’État ne peuvent pas quitter Téhéran après le
16  août en raison de la complète désorganisation du pays. Or, deux jours
après leur échec, une mobilisation populaire assistée par l’armée vient à
bout du gouvernement Mosaddeq. Peuvent-ils raconter à tout le monde
qu’ils n’y sont pour rien ? Passant par Londres quelques jours plus tard sur
le chemin du retour, ils s’empressent de construire un récit où leur présence
obstinée –  malgré l’échec apparent de l’opération le 16  août  – aboutit au
succès du coup d’État. (Il est naturel qu’en de telles circonstances on
s’attribue le mérite principal d’un événement qui a réussi ; en 1921, de la
même manière trois acteurs, Seyyed Ziâ, Rezâ Khân et le général Ironside
s’attribuent chacun le rôle déterminant dans le succès du coup d’État, dans
des récits incompatibles les uns avec les autres et en occultant chacun
complètement le rôle de l’un des trois.) Le récit, uniquement destiné à une
lecture interne, de Donald Wilber, écrit en 1954, ne fait qu’amplifier et
officialiser cette reconstruction de l’événement  : pour la toute nouvelle
agence de renseignement et d’intervention, la CIA, il faut absolument
montrer son rôle déterminant dans le rétablissement de l’ordre à Téhéran
pour justifier la poursuite de son financement.
On comprend l’autojustification des agents américains. L’opinion
iranienne, avide d’attribuer à des interventions extérieures un événement
qu’elle a beaucoup de mal à digérer, n’attend pas la publication du rapport
de Wilber pour pointer du doigt Londres et Washington. Mais que des
chercheurs et universitaires américains reprennent le récit falsifié comme
une source inébranlable sans l’analyser, c’est déjà moins facile à accepter. Il
est aussi regrettable qu’un chercheur iranien travaillant à la fois sur des
sources iraniennes et occidentales restitue à la lettre toutes les sources
occidentales sans les questionner et dénie aux Iraniens la moindre parcelle
d’initiative dans un événement qui va dominer la vie politique de leur pays
pendant un quart de siècle. L’idéalisation du leader suprême conduit ainsi à
des affirmations qui font sourire : « Mosaddeq avait de nombreux défauts,
mais durant son exercice du pouvoir, il était devenu le seul politicien avec
lequel autant d’Iraniens étaient entrés dans une relation mi-affective mi-
rationnelle basée sur l’amour et le respect 81.  » Le portrait du bon prince
aimé de son peuple, un chevalier généreux et saint, est l’exact opposé du
portrait, selon les sources britanniques, d’un être démoniaque animé
exclusivement par la haine, le ressentiment et la xénophobie. N’est-il pas
étonnant d’imaginer qu’un peuple qui se serait donné un tel leader aurait
ainsi accepté de se laisser manipuler par une puissance étrangère jusqu’à se
trouver dépossédé de son trésor. Il est fort possible que le shah, Kâshâni et
d’autres Iraniens aient eu, très tôt, la même intention que les Britanniques :
en finir le plus tôt possible avec celui qui gênait le règlement de la crise… Il
est excessif de rejeter sur les Britanniques la responsabilité exclusive de
l’échec des tentatives de négociation, quand Mosaddeq, d’une méfiance
maladive devant les sorties de crise qu’on lui présente, se contredisait
souvent et revenait sur sa propre parole. D’autre part, les affirmations
péremptoires selon lesquelles le premier et le second coup d’État (celui
manqué du 16 août et celui du 19) auraient été exclusivement organisés et
programmés par la CIA et le SIS ne tiennent pas compte des impondérables
de l’histoire, des responsabilités historiques invisibles, des réactions
imprévisibles de la foule aux erreurs du parti Toudeh, en un mot ne
mesurent pas l’événement avec assez de distance.
Il est intéressant de noter la prudence de l’ambassadeur Henderson,
deux jours après le succès final, quand il prie le département d’État de ne
pas pavoiser concernant le rôle de ses compatriotes dans la victoire de
Zâhedi. En effet, écrit-il :

a) Il n’est pas dans l’intérêt des États-Unis sur le long terme d’être crédités
pour avoir eu un rôle dans l’évolution de la politique intérieure de l’Iran,
même si ces développements sont à l’avantage de l’Iran  ; b) le
gouvernement Zâhedi sera embarrassé si le sentiment qu’il est une création
des étrangers se généralise  ; c) le gouvernement Zâhedi va, comme c’est
habituel en Iran, devenir très vite impopulaire et alors on blâmera les États-
82
Unis de l’avoir fait exister .
De ce télégramme, Ali Rahnema tire un argument en faveur du complot
dans lequel les Iraniens seraient doublement instrumentalisés, puisqu’on va
leur prêter une responsabilité usurpée pour un putsch qui se serait fait
contre leur volonté. Dans une explication complotiste, il réfute tout partage
des responsabilités :

Relents de nationalisme, égards pour le principe d’autodétermination, honte


à l’idée d’une intervention dans les affaires des autres pays souverains, la
stigmatisation négative de tout putsch et de tout putschiste, la faute morale
consistant à aider des étrangers contre les intérêts de son propre pays, tout
cela oblige ceux qui approuvent aujourd’hui le renversement de Mosaddeq
à suivre la ligne du discours de Henderson et du shah quand ils affirment,
en dépit de toute évidence historique contraire, que le 28 mordâd (19 août)
était le résultat de la pensée, de la volonté et de l’action indépendantes du
peuple iranien. Faire du 28  mordâd un événement normal et iranien
innocente le putsch immoral planifié par des étrangers et complète le
processus de dissimulation mis en place par Henderson et le shah en
dénaturant le but du putsch et en glorifiant les putschistes iraniens. Cela
83
efface les traces de ceux qui sont intervenus et de leurs collaborateurs .

Cette conclusion polémique illustre combien la position adoptée à


propos d’un événement vieux d’un demi-siècle a des implications directes
dans la société iranienne actuelle. Elle rejette sans la réfuter la thèse de
Bayandor et passe sous le tapis les compromissions d’une grande partie du
clergé shi’ite de l’époque. Car les clercs khomeynistes de 1979 qui ont
continué à détester Mosaddeq n’ont pas assumé, eux non plus, la part des
religieux dans le renversement de son gouvernement. En rejeter la
responsabilité exclusive sur les étrangers permet d’oublier que ce sont
probablement les religieux enturbannés – plus encore que les dollars – qui,
en entraînant les foules dans l’insurrection finale le 19  août 1953, ont
décidé du succès. Leur motivation principale était claire  : la peur du
communisme.
Dans le langage clérical, ce que l’âyatollâh Borujerdi reproche à
Mosaddeq, c’est d’être neutre ou indifférent (lâ-be-shart), alors qu’un
responsable politique, dans le monde musulman, doit s’efforcer de
84
promouvoir la religion (moravvej-e mazhab) . Cette neutralité, pense
l’âyatollâh (exactement comme les Américains), profite aux communistes :
c’est pourquoi Mosaddeq représentait un danger. Un des principaux ulémas
khomeynistes, l’âyatollâh Montazeri, insinue même dans ses mémoires que
le shah et la cour ont tenté de retourner les religieux contre Mosaddeq en
faisant croire à une propagande anticléricale signée par le parti Toudeh.
«  Pour faire campagne contre Mosaddeq, ils faisaient de l’intox, ils
incitaient les communistes à répandre des slogans contre les ulémas et la
religion afin que le jour où ils voudraient écarter Mosaddeq personne ne le
85
soutienne . » La fausse information dénoncée ici émane-t-elle de la cour ou
d’une puissance étrangère ?
Bayandor, outre son doute méthodique sur l’authenticité des sources et
sur les explications stéréotypées, n’occulte pas la part des Américains dans
le complot contre Mosaddeq, mais il montre les composantes locales, le
mécontentement grandissant du fait des conditions économiques
draconiennes, la peur du communisme qui a atteint son paroxysme devant
le spectacle des manifestations outrancières des communistes et l’angoisse
suscitée par l’aventurisme de Mosaddeq. Les religieux iraniens ne sont pas
des marionnettes, les foules iraniennes ne sont pas manipulées comme du
bétail, les motivations doivent être plus respectueusement examinées. Et,
selon un témoignage oral digne de foi, on vient décrire à l’âyatollâh
Borujerdi dans le village où il réside en été, les excès des manifestations
communistes à Téhéran  ; sa réaction, aussitôt colportée comme un mot
d’ordre d’une grande efficacité, tient – si on accepte le témoignage rapporté
par Bayandor  – en trois mots  : Mamlekat shâh mi-khâhad, «  Ce pays a
besoin d’un souverain » et balaie ainsi non seulement les communistes qui
veulent la révolution, mais Mosaddeq qui cherche à gouverner sans le shah.
Un rapport laconique des agents de la CIA à Téhéran confirme cette
position au moment même du putsch  : «  Dirigeants religieux désespérés.
Tenteront n’importe quelle solution. Chercheront à sauver l’islam et le shah
86
d’Iran .  » Et  les manifestants se jettent dans les rues pour en finir avec
Mosaddeq et les communistes 87.

*
Le renversement de Mosaddeq, attribué généralement aux Américains,
est une blessure au cœur de l’unité nationale, même si le soutien à
Mosaddeq s’était beaucoup étiolé en août  1953. En Iran, le discours qui
diabolise la puissance impériale américaine comme seule responsable du
coup d’État est un dogme sur lequel il est utile de s’appuyer, en particulier
aujourd’hui pour faire oublier les compromissions du clergé. On entend
encore dans les milieux monarchistes des interprétations très divergentes
qui tendent à minimiser l’intervention américaine, souvent comme
plaidoyer pour faire oublier les erreurs du passé 88.
Le basculement américain qui s’achève le 19  août 1953 est
remarquable  : en 1942, Washington n’avait pas de mots assez durs pour
caractériser l’impérialisme britannique et le cynisme avec lequel, aidés par
des élites locales corrompues, les Anglais ont pillé les ressources et
manipulé la vie politique. C’est à la demande britannique et avec le
concours du MI6 que la CIA a préparé un coup d’État. Désormais, avec une
certaine modernisation des méthodes, l’impérialisme américain a pris le
relais.
Dès le mois de septembre  1953, il devient clair que le pétrole iranien
restera nationalisé et que c’est un consortium, officiellement créé le 9 avril
1954, qui va partager l’exploitation. Les Britanniques gardent 40  % pour
une société qui ne s’appelle plus AIOC mais British Petroleum Company,
les Américains gagnent 40 % répartis entre cinq compagnies, les Hollandais
(Royal Dutch-Shell) 14  %, et les Français (Compagnie française des
pétroles) 6 %. L’internationalisation de l’exploitation du pétrole maintenait
aux mains des étrangers les décisions importantes sur les investissements et
les niveaux de production.
Mais ce n’était pas la seule conséquence du coup d’État. Les
Américains ont consolidé leur influence dans l’armée, formant les pilotes,
encadrant les officiers, vendant du matériel toujours plus massivement. Ils
ont entraîné l’Iran dans une alliance protégeant la région contre l’influence
soviétique, grâce au pacte de Bagdad (devenu plus tard CENTO : Turquie,
Iran et Pakistan). La police politique, appelée SAVAK (Organisation du
renseignement et de la sécurité du pays), est formée à partir de 1957 avec
l’aide des services américain et israélien, dans une orientation
anticommuniste. L’État iranien est resté formellement indépendant, mais la
protection américaine a progressivement pris la forme d’une vassalisation.
La vie politique iranienne, qui reste en apparence réglée par la
Constitution de 1906-07, est plombée par l’illégitimité du shah. Aucun des
opposants politiques ne peut véritablement dialoguer avec celui qui doit son
pouvoir à un coup de force orchestré par une puissance étrangère. D’ailleurs
ni le Parlement ni aucun média ne peut désormais leur offrir une tribune. La
répression empêche l’opposition nationaliste libérale (le Front national), la
gauche communiste (le Toudeh) et les religieux de participer au débat
démocratique, ce qui ouvre la voie à la clandestinité, aux groupes radicaux,
à la violence politique.
L’image d’une Amérique modèle de modernité et de réussite
industrielle, défenseur des libertés et de la légitimité démocratique apparaît
progressivement comme le masque cachant le visage hideux de
l’impérialisme.

1921-1953, coups d’État comparés


La comparaison de ce que nous savons du renversement de Mosaddeq à
ce que nous savons du coup d’État du 21 février 1921 nous aidera-t-elle à
comprendre ce qui est radicalement différent en 1953 ?
Quand Seyyed Ziâ et Rezâ Khân, en 1921, prennent le contrôle de
Téhéran et obligent Ahmad Shâh à nommer Ziâ chef du gouvernement, la
réaction immédiate des Iraniens est de voir une opération commandée par
les Britanniques. Ils n’ont pas entièrement tort, mais on oublie
généralement de rappeler que le coup d’État a été organisé et réalisé par des
Iraniens qui ont rejoint les aspirations d’une grande partie de leurs
compatriotes en mettant provisoirement fin à la corruption et à la décadence
de la dynastie qâjâr. Trois acteurs majeurs de l’événement en revendiquent
l’initiative, dans des récits incompatibles les uns avec les autres, mais la
volonté politique convergeait vers le retour de l’autorité de l’État central sur
le territoire iranien.
Intervention étrangère masquée, intérêts d’une puissance occidentale,
occultation systématique des documents qui pourraient guider la conscience
historique, peur obsidionale de la puissance soviétique, 1921 et 1953 se
ressemblent. Les récits des acteurs, dans l’un et l’autre cas, sont
incompatibles entre eux, ce qui rend difficile le jugement de l’historien.
L’intervention des Américains en 1953 n’est pas absolument
déterminante puisque son échec n’a pas empêché le renversement de
Mosaddeq, et surtout elle est moins dénoncée par l’opinion à l’époque de
l’événement que celle, plus sournoise, des Britanniques. L’opinion
iranienne découvrira par étapes l’étendue de la mainmise américaine sur
l’économie, sur l’armée, sur le pouvoir politique. C’est seulement après
1979 que les documents et témoignages impliquant l’intervention
américaine sont progressivement publiés et qu’ils occultent les autres
facteurs.
Alors qu’en 1921 ni le pouvoir du gouvernement ni aucune force
politique structurée ne pouvait offrir de résistance au pronunciamento des
conjurés, en 1953, c’est contre un homme politique populaire et redoutable
que le coup a été organisé. Mosaddeq, affaibli par des scissions et par le
blocus économique, avait encore une base sociale, des moyens
d’intervention et une légitimité qui rendaient le renversement plus
traumatisant. Les nostalgiques du Front national ont continué pendant
longtemps à dénoncer la démolition d’une politique nationaliste. Les étapes
qui vont suivre, le rétablissement des relations avec le Royaume-Uni, la
signature avec le Consortium d’un accord pétrolier qui annulait de fait les
acquis de la nationalisation, et surtout le retour d’un régime autoritaire
écrasant les libertés et bafouant les aspirations nationalistes, ces blessures
n’ont pas permis aux Iraniens de savourer une quelconque victoire
collective, alors qu’au lendemain du coup d’État de 1921 seuls les
aristocrates rançonnés par Seyyed Ziâ étaient mécontents ; les intellectuels
et le peuple voyaient au contraire l’occasion de restaurer l’idéal
constitutionaliste, de retrouver la sécurité et la stabilité indispensables pour
le commerce et l’agriculture. Pour eux, le pouvoir d’un officier sorti du rang
conjurait le spectre de l’éclatement du pays. Du reste, en 1921, point de
mouvement de masse, point de manifestations, alors qu’en 1953 les
débordements de la rue sont nombreux, renouant en quelque sorte avec la
mobilisation qu’avait entraînée le mouvement constitutionaliste au début du
e
XX  siècle. Comme pendant la Révolution constitutionaliste de 1906-09, les

grandes manifestations pour et contre Mosaddeq ne concernent pas que


Téhéran, mais également les grands centres urbains de Tabriz, de Mashhad,
d’Ispahan ou de Chiraz, alors qu’en 1921 les répercussions du coup d’État
sur les provinces seront plus tardives et prendront l’allure d’une mise au pas
des mouvements locaux, à Mashhad, à Rasht ou ailleurs.
Deux facteurs différencient encore 1953 de 1921, l’un intérieur, l’autre
extérieur.
À l’intérieur, au lieu de museler l’influence des religieux, Mohammad-
Rezâ Shâh, reconnaissant implicitement leur rôle dans le renversement de
Mosaddeq, les a d’abord mis en position d’influence, une alliance fragile
mais réelle.
À l’extérieur, les Américains ont rapidement servi d’appui, de
conseillers politiques, de fournisseurs d’armes, de financiers et de
protecteurs contre le danger d’une ingérence soviétique. Ils sont devenus ce
que le coup d’État de 1921 avait apparemment conjuré en annulant
définitivement toute tentative d’imposer l’Accord anglo-persan de 1919, la
puissance tutélaire omniprésente. La réalité est plus complexe  : en 1921,
Seyyed Ziâ entérinait de fait certains volets de l’Accord qu’il prétendait
annuler. En 1953, les Américains renforcent les moyens d’action d’un
despote grâce aux ressources pétrolières qui le rendront arrogant et difficile
à canaliser. Le pétrole, par ailleurs, joue déjà un rôle important dans
l’implication étrangère en 1921, et son effet sur les orientations politiques
iraniennes ne cesse d’augmenter jusqu’en 1953 et au-delà.
Finalement l’appellation « coup d’État » pourrait être trompeuse. Il y a
changement brusque d’orientation politique avec intervention de l’armée
pour contrer des mouvements populaires et rétablir un pouvoir fort, aussi
bien en juin  1908 (rétablissement de l’absolutisme et abolition de la
Constitution avec l’aide des Cosaques et de leurs officiers russes), en
février  1921 (avènement de Rezâ Khân avec l’aide britannique) qu’en
août 1953 (retour du shah avec l’aide des Américains). Mais il n’y a pas de
forme structurelle de coup d’État ni de tropisme de pronunciamento qui
permettraient de définir un mode d’action politique.
Des interprétations divergentes divisent les historiens sur la
participation de militaires, de journalistes et de clercs shi’ites iraniens au
coup d’État de 1953. On retrouve ici une confusion semblable à celle qui
prévalut lors du coup d’État de 1921 : l’opinion publique, non sans raison, y
avait immédiatement démasqué la main des Britanniques en oubliant le rôle
majeur des deux conjurés principaux (Seyyed Ziâ et Rezâ Khân) et des
Iraniens qui les ont suivis. En 1953, faute de preuve, il était commode de
montrer du doigt encore une fois les services britanniques, et la piste de la
CIA, mise en avant très vite par les communistes, s’est finalement imposée.
Les Américains, malgré les consignes du département d’État et les
efforts pour dissimuler leur rôle, ne pouvaient faire oublier les multiples
contacts qu’ils avaient eus avec le shah et le général Zâhedi et manifestèrent
rapidement leur satisfaction après le renversement de Mosaddeq. Mais
n’avaient-ils pas échoué, au soir du 16 août, quand le shah avait quitté l’Iran
et se retrouvait en exil à Rome, envisageant de s’installer en Europe ou aux
États-Unis ? Les informations émanant de la CIA, même celles qui n’étaient
pas destinées à être jamais publiées comme le fameux rapport Wilber, ne
sont pas des preuves très solides si, comme le pense Darioush Bayandor,
elles ont été rédigées pour masquer l’échec d’une première tentative. Dans
cette hypothèse, sans nier les mécanismes de mobilisation et de propagande
mis en œuvre par les agents américains, l’intervention des clercs shi’ites,
anxieux d’une possible prise de pouvoir par les communistes, a pu être
déterminante dans la phase finale. Leur influence avec une telle efficacité
n’est pas une vérité à claironner trop fort puisqu’elle allait dans le sens de la
monarchie et des Américains, deux tabous qu’il convient absolument de
taire après la Révolution de 1979.

1.  A. PAHLAVI, Visages dans un miroir, pp. 132 et 136.


2.  A. ZÂHEDI, Xâterât, I, p. 121.
3.  FRUS, 1951-1954 (pdf, p.  468, document  166) [=  FRUS, 1952-1954, Iran, 1951-1954, vol.  X,
document 308] : Henderson au département d’État, 28 février, 17 heures.
4.  FRUS, 1951-1954, document 166, p. 472.
5.  FRUS, 1952-1954, Iran, 1951-1954, vol. X, document 309, télégramme de l’ambassadeur en Iran
(Henderson) au secrétaire d’État, 28 février 1953, 19 heures (non compris dans la version pdf).
6.  L. W. HENDERSON, Oral History Interview, pp. 206-207 de la transcription.
7.  FRUS, 1951-1954, pdf, p. 470.
8.  Md MOSADDEQ, Xâterât va ta’allomât, pp.  209-218 (ce communiqué est reproduit comme
annexe après le récit, postérieur à 1961, des Mémoires).
9.  Ibid., pp. 262 sq.
10.  Ibid., p. 266.
11.  Ibid., pp. 189-190 et la note de la page 189.
12.  Md-R. PAHLAVI, Ma’muriat barâ-ye vatan-am, pp. 175 sq.
13.  Ibid., p. 178.
14.  FRUS, 1951-1954, pdf, p. 482 : réunion du NSC, Washington, 4 mars 1953.
15.  Sur le voyage de la princesse Ashraf et de Schwarzkopf, voir D.  N.  WILBER, Clandestine
Service History. Overthrow of Premier Mossadeq of Iran, pp. 21-23 ; Md-Ali, MOVAHHED, Xâb-
hâ-ye âšofta-ye naft, II, p. 792. Le premier farmân a été daté du jeudi 22 mordâd 1332/13 août 1953 ;
le second du lendemain. Il est probable que les deux aient été signés avant d’avoir été calligraphiés…
comme l’indique Mosaddeq, Xâterât, p. 226. Voir aussi A. MILANI, The Shah, p. 180.
16.  «  … the operation has been tried and failed  » (D.  N.  WILBER, Clandestine Service History.
Overthrow of Premier Mossadeq of Iran, p. 64) ; D. BAYANDOR, Iran and the CIA, pp. 120 sq.
17.  Voir ibid., pp. 128 sq. Sur les Behbahani dollars, voir R. COTTAM, Nationalism in Iran, p. 226.
18.  Richard Helms avoua, après l’échec de la CIA contre Castro dans la baie des Cochons (1961),
que l’insistance sur son rôle en Iran en 1953 fut importante pour le maintien de ses crédits. Voir
A. ZÂHEDI, Xâterât, I, p. 269 et D. BAYANDOR, Iran and the CIA, p. 9.
19.  «  We value independence more than economics  » (conversation avec l’ambassadeur Grady,
28 juin 1951, FRUS, 1951-1954, pdf, p. 192).
20.  H. GRADY, « What went wrong in Iran ? ».
21.  Ibid.
22.  Ibid.
23.  Ibid.
24.  B. R. KUNIHOLM, The Origins of the Cold War in the Near East, pp. 190 sq.
25.  J. H. BAMBERG, The History of the British Petroleum Company, vol. 2, pp. 250 sq.
26.  Ibid., p. 256.
27.  «  … we fear that this estimate may encourage a wait-and-see policy rather than the kind of
vigorous action which we feel is required  » (Kermit Roosevelt, mémorandum interne à la CIA,
15 mars 1951, FRUS, 1951-1954, pdf (2018), p. 36.
e
28.  FRUS, 1951-1954, mémorandum d’une discussion à la 135   réunion du NSC, Washington,
4 mars 1953, pdf (2018), p. 488.
29.  Ibid.
30.  FRUS, 1951-1954, « Memorandum for the record », Washington, 16 mai 1951, pdf (1918), p. 90.
31.  FRUS, 1951-1954, rapport de John H.  Stutesman, 16  février 1952, «  The rise of an Iranian
nationalist », pdf (1918), pp. 184-215.
32.  Ibid. p. 212.
33.  J. H. BAMBERG, The History of the British Petroleum Company, vol. 2, p. 325.
34.  H. GRADY, « What went wrong in Iran ? », p. 57.
35.  J. H. BAMBERG, The History of the British Petroleum Company, vol. 2, pp. 383 sq.
36.  FRUS, 1951-1954, note de synthèse non datée, pdf (2018), p. 15.
37.  «  … he strongly recommended including in the British plan at least some facade of
nationalization » (FRUS, 1952-1954, Iran, 1951-1954, vol. X, document 13, p. 41).

Â
38.  F. RUHÂNI, Târix-e melli shodan-e san’at-e naft-e Irân, pp.  169, 228 et 235. Sur l’insistance
américaine auprès des Britanniques pour un règlement amiable, dès mai 1951, voir J. H. BAMBERG,
The History of the British Petroleum Company, vol.  2, pp.  422  sq. Voir également H.  GRADY,
« What went wrong in Iran ? ».
39.  « You do not know how crafty they are. You do not know how evil they are. You do not know
how they sully everything they touch. » in V. Walters, Silent Missions, p. 247. Walters accompagnait
Harriman à Téhéran comme traducteur. Voir aussi M. ELM, Oil, Power, and Principle, p. 129.
40.  M.  ELM, Ibid., chap. Sur la mission Harriman, voir FRUS 1952–1954, Iran, 1951–1954,
Volume X, documents 41 à 91.
41.  Voir FRUS, 1952-1954, Iran, 1951-1954, vol. X, document  197, lettre de l’ambassade
britannique à Washington au département d’État, 9 août 1952.
42.  Télégramme au Foreign Office du 28  juillet 1952, in J.  H.  BAMBERG, The History of the
British Petroleum Company, vol. 2, p. 473.
43.  Voir FRUS, 1952-1954, Iran, 1951-1954, vol. X, document  211  : l’ambassadeur en Iran
(Henderson) au département d’État, 27  août 1952. Le rapport envoyé à Londres par Middleton est
nettement plus négatif, cf. J. H. BAMBERG, The History of the British Petroleum Company, vol. 2,
pp.  475  sq. Bamberg, en écho aux diplomates britanniques, donne un portrait systématiquement
noirci de Mosaddeq et de ses humeurs imprévisibles.
44.  Texte in Y. ALEXANDER et A. NANES (éd.), The United States and Iran, pp. 227-228 ; FRUS,
1951-1954, Iran 1951-1954, vol.  X, document  214, l’ambassadeur en Iran (Henderson) au
département d’État, 30 août 1952 (sans le texte de la proposition).
45.  FRUS, 1951-1954, Iran 1951-1954, vol.  X, document  211  : télégramme de l’ambassadeur en
Iran (Henderson) au secrétaire d’État, 27 août 1952 ; J. H.  BAMBERG, The History of the British
er
Petroleum Company, vol. 2, p. 476. La livre valait 2,8 dollars (The New York Times, 1  octobre 1952,
p. 51).
46.  J. H. BAMBERG, The History of the British Petroleum Company, vol. 2, pp.  479 sq. ; FRUS,
1951-1954, Iran 1951-1954, vol. X, document 256 : le secrétaire d’État à l’ambassade américaine au
Royaume-Uni, 29 décembre 1952.
47.  Department of State Bulletin, 20 juillet 1953, p. 75 (dans un dossier contenant la correspondance
Eisenhower-Mosaddeq également repris dans Y.  ALEXANDER et A.  NANES (éd.), The United
States and Iran, pp. 230 sq.).
48.  M. ELM, Oil, Power, and Principle, p. 271.
49.  Ibid., p.  282  ; FRUS, 1951-1954, pdf, p.  480 sq., réunion du NSC du 4  mars 1953. Même
position exprimée devant Anthony Eden, ministre britannique des affaires étrangères en visite à
Washington, 6  mars 1953, FRUS, 1952–1954, Western Europe and Canada, Volume  VI, Part 1,
document 381.
50.  Md-R. PAHLAVI, Ma’muriat barâ-ye vatan-am, p. 159.
51.  FRUS, 1951-1954, Iran 1951-1954, vol.  X, document  191  ; FRUS, 1951-1954, pdf, p.  305
(l’ambassadeur en Iran, Henderson, au département d’État, 31 juillet 1952) ; Middleton, télégramme
du 28 juillet 1952, Royaume-Uni, National Archives, FO 371/Persia 1952/34-98602.
52.  M.  J. GASIOROWSKI, «  The 1953 Coup d’État against Mosaddeq  », pp.  235  sq. TP fait
référence au parti Toudeh.
53.  Y. ALEXANDER et A. NANES (éd.), The United States and Iran, p. 211.
54.  E. R. ONEY, Interview, p. 13.
55.  Sur la corruption de Qavâm, voir le discours au Sénat de Mahdi Farrox, 22 âbân
1330/14 novembre 1951, relaté par Henderson, FRUS, 1951-1954, p. 153 ; Henderson, télégramme
du 31 mars 1952, FRUS, 1951-1954, pdf, p. 225 ; télégramme du 12 juin 1952, FRUS, 1951-1954,
p. 246. Les discussions sur le choix d’un premier ministre font intervenir un spécialiste britannique,
voir FRUS, 1951-1954, pdf., pp. 232 sq.
56.  FRUS, 1951-1954, pdf, pp. 258 sq.
57.  Télégramme de la CIA (Washington) au poste à Téhéran, 18 août 1953, FRUS, 1951-1954, pdf,
document 278, p. 690.
58.  K.  ROOSEVELT, Countercoup, pp.  145 sq. Récit par la princesse elle-même, A.  PAHLAVI,
Visages dans un miroir, pp. 148 sq.
59.  Télégramme 488, Bagdad au Foreign Office, 17 août 1953, reproduit in A. ZÂHEDI, Xâterât, I,
pp. 452-453.
60.  Télégramme de l’ambassadeur américain en Irak (Berry) au département d’État, 17  août 1953,
FRUS, 1951-1954, pdf, document 271, p. 679.
61.  Télégramme de l’ambassade américaine en Irak au département d’État, 17  août 1953, FRUS,
1951-1954, pdf, document 271, p. 678.
62.  Télégramme de l’ambassade à Téhéran au département d’État, 18 août 1953, FRUS, 1951-1954,
pdf, p. 691.
63.  Télégramme de l’ambassade à Téhéran au département d’État, 20 août 1953, FRUS, 1951-1954,
pdf, pp. 699 sq.
64.  FRUS, 1951-1954, pdf, p. 702. Movahhed remarque l’importance de ce point. Voir infra.
65.  Télégramme de la CIA (Washington), «  19  août 1953  », retranscrit d’un microfilm qui a été
détruit, FRUS, 1951-1954, pdf, pp. 699 sq.
66.  L. W. HENDERSON, Oral History Interview, p. 212 ; K. ROOSEVELT, Countercoup, p. 185 ;
A.  RAHNEMA, Behind the 1953 Coup in Iran, p.  149. Dans le télégramme du 20  août 1953,
Henderson se contente de dire laconiquement : « Mosaddeq ordered streets cleared and cessation of
demonstrations  » (FRUS, 1951-1954, pdf, p.  700). Voir également D.  BAYANDOR, Iran and the
CIA, pp. 107 et 135, qui pointe la contradiction des deux récits de Henderson.
67.  Voir Md-A. MOVAHHED, Xâb-hâ-ye âšofta-ye naft, II, p. 837.
68.  Eisenhower Library, Whitman File, DDE Diary Series, Box 1, en date du 8 octobre 1953, cité in
FRUS, 1951-1954, Note de synthèse, pdf, p. 787.
69.  FRUS, 1951-1954, pdf, document 292, p. 709, télégramme de la CIA (Washington) au poste en
Iran, 20 août 1953.
70.  FRUS, 1951-1954, pdf, document 326, p. 785, rapport mensuel septembre 1953, § 6.
71.  R. W. COTTAM, Nationalism in Iran, p. 226.
72.  L. W. HENDERSON, Oral History Interview, p. 210 de la transcription.
73.  Voir par exemple The New York Times, 18 août 1953, pp. 1 et 5, « Statues of Shahs torn down in
Iran. » ; 19 août, pp. 1 et 6, « Extremist rioters in Tehran fought by police and army ».
74.  Md-R. PAHLAVI, Ma’muriat barâ-ye vatan-am, pp. 189 sq.
75.  R.  W. COTTAM, Nationalism in Iran, p.  229. Sur Cottam, voir M.  J.  GASIOROWSKI,
«  Obituaries  : Richard W.  Cottam (1924-1997)  », Iranian Studies, 30 (3-4), 1997, pp.  415-417  ;
E. R. ONEY, Interview, p. 20.
76.  «  No matter how skilled the CIA might be, it could not have engineered the overthrow of
Mossadegh if the people of Iran had not overwhelmingly been in favor of the return of the Shah »
(L. W. HENDERSON, Oral History Interview, p. 217 de la transcription).
77.  Sd J. MADANI, Târix-e siâsi-e mo’âser-e Irân, I, p. 280. Voir aussi Y. RICHARD, « Ayatollah
Kashani  : Precursor of the Islamic Republic  ?  », pp.  114  sq. L’authenticité du document a été
contestée par différents historiens iraniens. S’il est authentique, cela ne serait qu’une copie puisque
les archives de Mosaddeq ont disparu dans sa maison le 19 août.
78.  Barack Obama, «  A new beginning  », Université du  Caire, 4  juin 2009,
https://obamawhitehouse.archives.gov.
79.  Y. RICHARD, « Base idéologique du conflit entre Mosaddeq et l’âyatollâh Kâshâni ». Il n’y a
pas lieu ici de décrire la littérature haineuse du Parti de la République islamique contre Mosaddeq,
notamment les livres de Mahmud KŠÂNI (fils de l’âyatollâh), Qiâm-e mellat-e mosalmân-e Irân,
si-e tir 1331, [Tehrân, Xuša, 1359/1981], ou de Hasan ÂYAT, Čehra-ye haqiqi-e Mosaddeq os-
Saltana, Qom, Eslâmi, 1360/1982.
80.  D.  BAYANDOR, Iran and the CIA. Deux versions du rapport existent, celle rédigée par
D. WILBER, Clandestine Service History, et le compte rendu du ‘debriefing’ à Wawhington par les
cadres de la CIA le 28  août 1953, FRUS, 1951-1954, pdf, document  307, pp.  733  sq. R.  HELMS,
Interview, p. 4 ; A. ZÂHEDI, Xâterât, I, p. 269.
81.  A. RAHNEMA, Behind the 1953 Coup in Iran, p. 289.
82.  FRUS, 1951-1954, document  351, Henderson au département d’État, 22  août 1953. Voir
A. RAHNEMA, Behind the 1953 Coup in Iran, p. 296.
83.  Ibid., p.  297. Rahnema écrit «  Making 28 Mordad a legal and Iranian event… demonizes the
target of the coup… » ; j’ai traduit « demonetizes the target of the coup ».
84.  H.  MONTAZERI, Xâterât-e âyatollâh Montazeri, p.  66  ; D.  BAYANDOR, Iran and the CIA,
p. 151.
85.  H. MONTAZERI, Xâterât-e âyatollâh Montazeri, p. 65.
86.  « Religious leaders now desperate. Will attempt anything. Will try save Islam and Shah of Iran »
o
(télégramme du poste à Téhéran à la CIA, n  273, 17 août 1953, FRUS, 1951-1954, pdf, p. 683).
87.  D. BAYANDOR, Iran and the CIA, p. 153.
88.  Cf. A. ZÂHEDI, Xâterât, I, p. 165 insiste pour minimiser le rôle de la CIA et suggère même que
l’initiative du coup viendrait d’une conversation de son père avec le shah et la reine Sorayâ.
La dépendance

Le shah de retour, tout redevint donc un peu comme avant. Les


aventures dans lesquelles Mosaddeq entraînait le pays en le coupant de la
communauté internationale et de ses traditions monarchistes laissaient la
place à une légitimité rassurante. Les institutions adoptaient le discours
politique de façade autour du shah, rempart de l’identité nationale et
protecteur de son peuple. Par glissement, le discours du Front national
défendant la souveraineté contre les appétits étrangers devint le discours
officiel, un discours sans contenu que les intellectuels et les acteurs
politiques ne pouvaient entériner qu’en cédant à la tentation de s’établir à
l’ombre généreuse de la monarchie pétrolière. S’ils acceptaient des postes,
avec l’espoir de servir la nation, ils devenaient les instruments du régime.
Les arguments nationalistes du shah s’appuyaient sur l’histoire et la
géographie.
Pour la dimension temporelle, l’idéologie officielle utilisait la référence
à la monarchie achéménide, dont on tirait l’invention des droits de
l’homme  ; la racine de cette valeur centrale de l’humanité moderne ne
venait pas des Lumières ou des révolutions américaine et française, mais du
« cylindre de Cyrus » retrouvé en Irak en 1879, dont le texte en akkadien,
une déclaration du roi achéménide Cyrus, instaurait une attitude tolérante
pour les cultes des sociétés conquises 1. Les Iraniens se reconnaissent dans
cette référence, comme ils se mirent dans la mythologie du Livre des rois,
e
l’épopée de Ferdowsi écrite au XI   siècle, qui glorifie le passé du peuple
iranien opposé aux Turcs, aux Arabes… et aussi à l’occasion aux
Occidentaux. Les Grecs et les Romains dans l’Antiquité se sont heurtés aux
Achéménides, aux Parthes et aux Sassanides ; les Britanniques et les Russes
au nationalisme iranien à l’époque moderne. L’idée d’exalter la monarchie
iranienne, héritage de vingt-cinq siècles de gloire, lors des fêtes de
Persépolis en octobre  1971, ou de supprimer, en 1975, la référence à
l’hégire du prophète Mahomet pour la remplacer par la fondation –
  hypothétique  – de l’Empire perse comme point de départ du comput du
calendrier iranien, c’était revendiquer artificiellement ce passé dont les
Iraniens ne peuvent qu’être fiers et dont le shah voulait personnifier la
permanence.
Dans l’espace, le shah se présentait comme le défenseur de l’intégrité
territoriale. La reconquête de l’Azerbaïdjan en 1946, l’occupation de trois
îlots stratégiques du golfe Persique tout juste abandonnés par les
Britanniques en 1971, autant de preuves, s’il en fallait, que le pays était
bien défendu contre les convoitises étrangères. La langue persane, le
shi’isme, toutes les dimensions de l’identité étaient utilisées pour renforcer
l’illusion que cette monarchie très récente s’inscrivait dans une longue
durée et qu’elle défendait partout les valeurs chères aux nationalistes
iraniens face aux Russes communistes, aux Arabes sunnites ou aux
intellectuels occidentaux pervertis par le marxisme ou l’internationalisme.
Derrière cette façade nationaliste, les Américains avaient une place
encombrante. Le shah leur devait deux fois son trône  : en 1946 pour leur
aide contre les Soviétiques, en 1953 pour le retour peu glorieux après
quelques jours d’exil à Rome, mais il ne fallait pas en parler. Il a vu en eux
des alliés précieux. Mais l’alternance des Républicains et des Démocrates à
la Maison Blanche, et la culture débraillée de la nouvelle génération d’après
1968 n’étaient pas du goût de Mohammad-Rezâ Shâh. Grisé par le
triplement du prix du pétrole en 1973, le shah commença à donner des
leçons au monde, à dénoncer la permissivité des mœurs et la société de
consommation et à vouloir surpasser les Américains dans l’équipement
militaire.

Le pétrole et les « Anglais »

Dès septembre  1953, quelques semaines après le coup d’État, sous la


pression et par l’intermédiaire de l’ambassade américaine, les négociations
sur le pétrole reprenaient. Au début, elles étaient plus difficiles du fait de
l’absence de relations diplomatiques avec les Britanniques, ce qui explique
les pressions de tous côtés pour le rétablissement des ambassades sans avoir
l’air de capituler. La pression de l’opinion publique, des deux côtés, était
grande.
Les Américains, on l’a vu, avaient lorgné sur le pétrole iranien depuis
1919 et de manière plus concrète après la Seconde Guerre mondiale, alors
qu’ils venaient de s’implanter en Arabie. Ils désapprouvaient les conditions
monopolistiques et prédatrices qu’avait imposées l’AIOC, avec un partage
trop inégal des bénéfices et des méthodes coloniales. Mais le principe de la
nationalisation leur faisait peur, et pas seulement pour son empiètement sur
les règles de l’économie capitaliste libérale. C’était un mauvais exemple qui
pouvait remettre en question d’autres projets industriels dans les pays
nouveaux, comme l’Égypte ou l’Irak, dont on sentait monter la fièvre
nationaliste. Officiellement pour Londres, ce n’était pas une nationalisation,
mais une expropriation. Plus souples que les Britanniques, ils étaient prêts à
accepter le mot « nationalisation », mais à condition qu’il fût vidé de toute
substance et que ce soit moins une conquête, réduisant l’empreinte
industrielle des Occidentaux, qu’un accord mutuel consenti pour des raisons
d’intérêt bien compris.
Le renversement de Mosaddeq délivrait l’Iran, à leurs yeux, d’un
langage hargneux et revendicatif, il ne réglait pas la question de
l’exploitation du pétrole et de la liquidation du contentieux irano-
britannique. Les divergences de vues entre Washington et Londres
apparaissaient là : les Britanniques rêvaient encore de l’annulation de la loi
de nationalisation et d’un retour à la situation antérieure avec des
aménagements cosmétiques. Ils souhaitaient que le gouvernement Zâhedi,
qui trouva les caisses vides, négocie sous la pression pour retrouver au plus
2
vite les royalties pétrolières . Les Américains contrariaient ce plan en
versant immédiatement une aide d’urgence de 45  millions de dollars,
prélude à d’autres aides ou à des prêts. D’ailleurs, au Royaume-Uni,
certains observateurs remarquaient  : «  L’AIOC est capable de n’importe
quelle bêtise. Je pense qu’il est clairement compris que l’AIOC pue en Iran
et que toute tentative de la restaurer sous quelque forme que ce soit est
3
certaine d’échouer . »
En réalité l’aide américaine ne fut versée que par tranches de 5,3
millions de dollars par mois, un moyen de maintenir la pression sur le
nouveau gouvernement iranien et indirectement sur le shah, sans écraser ni
l’un ni l’autre 4.
Les Américains choisirent Herbert Hoover, le fils d’un ancien président
du même nom, un industriel du pétrole, pour mener les négociations. Il
comprenait que la production iranienne, suppléée sur le marché
international par d’autres producteurs, ne pouvait reprendre à une grande
échelle qu’avec le concours et l’intéressement des grandes compagnies
mondiales. D’autre part, les Iraniens devaient accepter l’idée que le contrôle
de la production devait leur échapper. Ce dernier point est crucial, c’était un
des enjeux principaux de la nationalisation, les Occidentaux ne pouvant pas
imaginer que le pétrole ne serait extrait qu’en fonction des besoins
financiers de l’Iran et non en fonction de leurs besoins industriels. La
nouvelle concession devait durer au moins quarante ans. Mais
l’ambassadeur Henderson conseillait d’assouplir cette attitude pour ne pas
risquer d’écœurer l’opinion iranienne ni de provoquer la démission du
gouvernement ou même l’abdication du shah 5.
Quelle que soit la confiance des Britanniques dans l’efficacité des
négociateurs américains, ils avaient hâte de renouer des relations
diplomatiques avec Téhéran pour participer eux-mêmes aux discussions.
Quant à Hoover, dans son voyage vers l’Iran, il évita de faire escale à
Londres afin de ne pas passer pour l’agent de l’AIOC, mais rencontra
clandestinement les dirigeants de la Compagnie à Amsterdam.
L’idée d’un consortium pour prendre la succession de l’AIOC et
concéder à un panel international de compagnies l’exploitation et la
commercialisation du pétrole iranien avait été évoquée déjà dans les
négociations avec Mosaddeq. Désormais, c’est sur cette base que le
gouvernement iranien souhaite repartir, préservant le principe de la
nationalisation et évitant qu’une société acquière plus que la moitié de
l’ancienne concession, une atteinte au prestige du gouvernement
britannique, comme le remarque avec une certaine malice le secrétaire
d’État américain 6. C’est une manière aussi de garantir la fin de la
concession d’Arcy de 1901 et de répartir éventuellement les frais
d’indemnisation sur les sociétés qui adhéreraient au consortium. Enfin, c’est
une manière habile d’introduire les Américains dans ce secteur en limitant
la place qu’ils y prendront.
Pour forcer la main de Londres et sans attendre que le gouvernement de
Sa Majesté fasse preuve de plus de respect pour la souveraineté iranienne,
le général Zâhedi décida de reprendre les relations diplomatiques
interrompues treize mois plus tôt par Mosaddeq. Il demandait en échange,
pour ne pas avoir l’air de céder devant les Britanniques, que ces derniers
lèvent l’embargo qui bloquait l’exportation du pétrole iranien. C’était
contraire à ce qu’avait annoncé à Hoover l’ambassadeur Nasrollâh
Entezâm, qui avait conditionné la réouverture des ambassades à la
conclusion d’un accord pétrolier 7.
Il n’y avait pas de divergence qu’entre les Britanniques et les
Américains, mais aussi entre le shah et son gouvernement. On l’a vu dans le
domaine militaire où le shah s’arc-boute sur des privilèges
extraconstitutionnels. Dans le domaine du pétrole, central pour la vie
économique de l’Iran, le shah tente également de mettre la main sur les
décisions importantes. Dès son arrivée, le chargé d’affaires britannique,
Denis Wright, reçoit un bout de papier lui enjoignant de ne parler d’abord
qu’avec le shah de tout ce qui concerne le pétrole. Le Britannique se fit
immédiatement un ami du général Zâhedi en lui demandant le lendemain ce
8
qu’il devait penser de cette injonction peu diplomatique . En l’occurrence le
pouvoir de décision était, ici encore, dans les mains des Américains, Wright
ayant rapidement compris et fait comprendre à son ministre à Londres
qu’un retour de l’AIOC en Iran était hors de question. Hoover poursuivait
donc son projet de consortium, même s’il enfreignait les lois antitrust. Le
soutien du président Eisenhower lui permit de vaincre cet obstacle. C’est
bien à Londres, à la mi-décembre, que tout fut organisé sous l’arbitrage de
Hoover entre les représentants de huit compagnies pétrolières, Standard Oil
of California, Standard Oil of New Jersey, Texaco, Gulf, Socony-Vacuum,
Compagnie française des pétroles, Shell et l’AIOC. Herbert
Hoover  Jr.  s’opposa à la nouvelle tentative des Britanniques d’obtenir au
moins 50  % des parts d’exploitation. Finalement l’AIOC (devenue British
Petroleum) aura 40  % et les compagnies américaines 40  %, les 20  %
restants étant attribués aux autres (Français et Néerlandais).
Un arrangement entre l’AIOC, dépossédée de ses installations et de sa
concession, et les autres partenaires du Consortium fut discuté en
mars 1954 à Londres, pour dédommager l’AIOC en lui reversant une quote-
part sur les quantités de pétrole exporté jusqu’à un total de 800 millions de
dollars. Le président de l’AIOC cherchait en outre à faire payer à l’Iran une
soulte de 2,73 milliards de dollars. Hoover intervint encore pour arrêter les
Britanniques sur leur proposition «  absolument inacceptable  »  : si le
Consortium conclut un arrangement avec partage à égalité des bénéfices
avec l’Iran, aucun dédommagement n’est plus justifiable. Les discussions
devinrent très tendues, le secrétaire d’État américain menaçant de rompre
toutes les négociations si les Britanniques maintenaient leurs exigences.
Un des arguments avancés par le secrétaire d’État John Foster Dulles
pour contrer les demandes britanniques est digne d’être cité  : «  le
gouvernement actuel a été mis en place par les Américains  »… et les
9
Britanniques devraient donc garder profil bas .
Une fois le Consortium constitué (9  avril 1954), restait à négocier à
Téhéran l’accord des Iraniens. Le délégué du Royaume-Uni fit tous ses
efforts pour percer les intentions de Hoover, mais il ne trouva chez lui, à
part quelques sarcasmes contre les Britanniques, aucun point faible dont il
10
pourrait se servir . Les Iraniens comprennent très vite qu’en réalité le
Consortium cherche à éliminer leur Société nationale iranienne du pétrole
(SNIP) 11 de toute position de contrôle et de gestion, comme si la loi de
nationalisation était bel et bien abrogée. L’idée, soutenue par les
Britanniques, que le Consortium devait être enregistré à Londres et siéger
dans les bureaux de l’AIOC… était proprement insupportable en Iran. Les
Néerlandais souhaitaient échapper à cette tutelle gênante en domiciliant tout
à Téhéran. De même les transactions pétrolières devaient-elles se faire en
livres sterling de sorte à obliger les Iraniens à passer par le contrôle des
changes britanniques  ? On comprend facilement que les Américains ne
l’auraient pas supporté.
Pour les Américains, il était logique d’échapper à la fiscalité des États-
Unis en comptabilisant les paiements des bénéfices de l’Iran (la moitié des
bénéfices) comme un impôt sur le revenu, diminuant d’autant les bénéfices
à déclarer chez eux. Et la durée du contrat devait reprendre celle qui était
prévue pour l’AIOC avant la nationalisation. En outre, les Américains
s’employaient à dissuader le shah de faire remplacer Zâhedi tant qu’un
accord n’aurait pas été trouvé 12. Il courait des rumeurs de corruption sur le
gouvernement et son chef et le shah voyait que la presse occidentale
critiquait souvent l’action du premier ministre  : cette image dégradée
n’était-elle pas préjudiciable à la position iranienne face au Consortium ? Il
avait hâte personnellement d’en finir avec la question du pétrole pour que
l’Iran retrouve le chemin de la prospérité et que lui-même et Sorayâ
puissent partir quelques mois en Europe et en Amérique.
Pour encourager le shah, le président Eisenhower lui envoya un
message flatteur, rappelant, au mépris d’une réalité récente (la fuite à
l’étranger le 16  août), son courage et sa ténacité au cours des dernières
13
années . La solution au problème pétrolier serait « un pas significatif vers
la réalisation de vos aspirations pour votre peuple  », ajoutait Eisenhower.
Dans la foulée le shah pressa le Parlement d’approuver l’accord avec le
Consortium. Ce qui fut fait au pas de charge, le 29 octobre 1954.
Le texte final donnait (pour la forme) la propriété des installations
pétrolières à la SNIP, mais en échange d’un dédommagement de
70  millions de dollars payables en dix ans. Ce coût fut difficile à faire
accepter aux Iraniens dont l’argument, depuis Mosaddeq, consistait à
rappeler que l’AIOC avait longtemps profité des très faibles royalties. Deux
compagnies appartenant au Consortium, l’une pour l’exploration et la
production, l’autre pour le raffinage, recevaient tout pouvoir de la SNIP
pour gérer et contrôler toutes les opérations. Ce pouvoir ne pouvait en
aucun cas être révoqué ou modifié, pas même par une mesure législative ou
aucun acte émanant de l’Iran pendant vingt-cinq ans, période renouvelable
trois fois pour cinq ans, ce qui fait un total de quarante ans se terminant en
1994. On revenait ainsi à la durée de la précédente concession de l’AIOC.
Différents artifices cherchaient à ménager les susceptibilités iraniennes sans
pour autant faire de concession majeure sur les droits du Consortium. Ainsi
les deux compagnies exploitantes étaient de droit néerlandais mais
enregistrées en Iran. Les parts du Consortium étaient immatriculées à
Londres, et les sociétés exploitantes étaient dirigées par un bureau de sept
14
membres dont deux Iraniens, la gestion générale étant néerlandaise .
Ce que ne disait pas l’accord était que le niveau de production serait
fixé par les compagnies membres du Consortium en fonction de leur
production dans d’autres pays et des besoins du marché. De sorte que l’Iran
était dépossédé à nouveau de tout pouvoir de décision sur une de ses
sources principales de profit. Seul un Parlement aux ordres pouvait
entériner un tel recul de souveraineté. Après le vote du Majles et du Sénat,
le shah signa le décret d’application et le lendemain même les premiers
tankers, qui appartenaient à l’AIOC, chargeaient l’or noir à Abadan.
Quelques jours plus tard l’AIOC prit le nom d’une de ses filiales, British
Petroleum.
Ali Amini, négociateur iranien de l’accord, n’était pas spécialement fier
de ce résultat, mais l’a défendu comme un moindre mal pour son pays, à un
moment où, acculé à cette solution par le blocus pétrolier, il fallait faire
redémarrer la production à tout prix. Il déclara au Parlement :

Nous ne prétendons pas que nous avons trouvé la solution idéale au


problème du pétrole et que le contrat de vente (du pétrole) que nous avons
conclu soit cela même que la nation iranienne avait souhaité. Car la solution
idéale pour notre nation viendra le jour où nous aurons acquis la puissance
et l’aisance et les moyens techniques pour rivaliser avec les grands pays.
[…] Même si ce contrat n’est pas à 100 % ce dont le peuple iranien avait
rêvé, il est très certainement le meilleur contrat, comparé aux contrats qui
ont été conclus dans les autres pays du monde pour commercialiser le
15
pétrole .

16
C’était un recul, mais en bon ordre, non une débandade . Amini avait
auparavant dirigé, pendant la guerre, une mission commerciale aux États-
Unis et il avait participé au gouvernement Qavâm os-Saltana comme
conseiller, puis comme ministre des Finances dans le deuxième
gouvernement Mosaddeq (octobre 1951-juillet 1952), et il fut pressenti pour
17
le même poste dans le gouvernement Zâhedi au lendemain du coup d’État .
Les relations de confiance établies par Amini avec les Américains ne sont
sans doute pas étrangères à sa nomination, en janvier  1956, comme
ambassadeur à Washington. C’est une sorte de récompense qu’il aurait
18
obtenue pour son rôle dans la négociation . (On retrouvera le Dr  Amini
plus tard quand j’aborderai la vie politique, il est à la charnière de
l’ingérence politique américaine et son rôle met en lumière les
débordements constitutionnels du shah.)
Les cinq sociétés américaines participant au consortium abandonnèrent
plus tard chacune 1  % du total afin de faire entrer une nouvelle société,
appelée Iricon, qui rassemblait des petites compagnies indépendantes, une
manière de ménager les apparences de la libre concurrence 19. Globalement,
on peut dire que cette première année après le renversement de Mosaddeq a
été plus que bénéfique pour les Américains.
Malgré le net recul des Britanniques et leur marginalisation à la fois
politique et économique dans tout ce processus, ils continueront, jusqu’à la
République islamique, à porter le poids de leur conduite du passé et une
grande partie de l’opinion iranienne leur attribue d’emblée la responsabilité
de tout ce qui arrive de mal dans le pays. On continue à les y appeler Englis
(dans le langage populaire, Ingilis ou même Ingiriz), comme si une seule
ethnie du Royaume-Uni portait le fardeau de cet héritage impérial. Le flou
historique qu’ont répandu les Anglais autour de leur royaume en voie de
désunion dans les îles Britanniques et au-delà, cette Grande-Bretagne
insaisissable gouvernée sans Constitution par un souverain dénué de tout
pouvoir, n’a pas d’équivalent dans le monde. Les États-Unis ont également
leur glissement trompeur  : ce n’est qu’une fédération de cinquante États
qui, en se faisant appeler « Amérique », « Américains », entretiennent aussi
le flou sur leurs frontières et leur réelle identité politique. Les Iraniens,
depuis la chute de Mosaddeq, sont fascinés par ces Américains, leur sens de
l’efficacité, leurs faibles scrupules quand il s’agit de gagner des marchés, de
faire fructifier la Bourse et d’imposer au monde leur modèle par le cinéma
et la publicité. Ils ne rêvent que d’envoyer leurs enfants dans leurs
universités somptueusement dotées où les meilleurs vont enrichir encore
une économie arrogante. Et la détestation hystérique de l’Amérique s’est
d’autant plus développée qu’on avait d’abord été séduit par l’humanisme de
façade, la défense des libertés et des droits de l’homme, autant de valeurs
dont les Iraniens ont trop souvent été privés.

L’indépendance d’un despote éclairé ?

Washington et la politique intérieure iranienne

Le shah n’avait pas choisi le général Fazlollâh Zâhedi, son nouveau


premier ministre, un militaire auquel il devait beaucoup pour son rôle en
août  1953, et qui ne s’en laissait pas conter. La première maladresse de
Zâhedi avait été la promotion du colonel Nasiri au rang de général. Ce
Nasiri n’avait-il pas été le messager de la destitution de Mosaddeq et la
victime, pendant quarante-huit heures, de l’échec du premier coup d’État (le
16  août). Sa légitime promotion heurta le souverain pour une question de
principe : dans le comité d’honneur formé pour l’accueillir à l’aéroport de
Téhéran, où il trouva le nouveau général avec déjà ses galons, le shah
rappela à son premier ministre que la promotion d’officiers dans l’armée
était de son ressort exclusif 20. L’abandon de cette prérogative dans le
deuxième gouvernement Mosaddeq était une parenthèse close.
Revenu sur le trône, le souverain devait affirmer son autorité et il fut
aidé en cela par ses protecteurs américains. Leur premier souci, pour
sécuriser la reprise de la production du pétrole, était de stabiliser le pouvoir
politique. Après les soubresauts parlementaires et les pouvoirs spéciaux
renouvelés pour Mosaddeq dans des conditions peu orthodoxes, le retour à
la routine voulait dire des élections semblables à celles de l’époque de Rezâ
Shâh, quand le Parlement servait principalement à entériner les décisions du
gouvernement. Ces pratiques sont notamment décrites avec un certain
cynisme par Ardeshir Zâhedi, le fils du général : « Dans les élections, mon
père [Fazlollâh Zâhedi] demandait que le shah lui précise toute personne
dont il ne voulait pas et qu’il assumerait lui-même la décision de s’opposer
à son élection. Pour les autres, on agirait comme du temps de Rezâ Shâh :
on réunissait les notables d’une circonscription et en fonction du contexte
local on choisissait les candidats 21. »
Le 18  septembre 1953 Henderson discute avec le shah de tous les
problèmes de politique intérieure, des dissensions entre lui et Zâhedi et
notamment, une nouvelle fois, des élections que le shah souhaite retarder
pour attendre que l’action du gouvernement puisse convaincre les électeurs
de la réalité d’un changement positif. Henderson presse au contraire pour
former au plus vite un nouveau Parlement afin de mettre en place un prêt
américain en bonne et due forme, avec l’aval du Parlement. Si un Iran
indépendant et démocratique n’est pas possible, alors, dit l’ambassadeur, il
reste deux options, soit un Iran provisoirement non démocratique mais
indépendant, soit un Iran définitivement non démocratique de l’autre côté
du «  rideau de fer  »… Le shah comprend que les élections doivent être
«  surveillées  » (supervised). «  Je m’aventurai, continue l’ambassadeur, à
remarquer cependant que dans ce cas le but serait de remplir le Parlement
avec des Iraniens intelligents à l’esprit ouvert et honnêtement patriotes et
doués de qualités de dirigeants 22… » Cynisme ou naïveté, Henderson venait
de définir le type de députés que les Américains souhaitaient faire venir au
Majles, non plus les latifundiaires corrompus du passé qui bloquaient les
réformes, mais de jeunes technocrates fascinés par le modèle occidental. Il
faudra attendre que la réforme agraire des années 1960 soit achevée pour
que ce projet commence à se réaliser. La démocratie pouvait attendre en
tout cas.
Un rapport de la CIA de novembre 1953 va encore plus loin et montre
que les Américains sont derrière tout le processus électoral : « On a réuni
des informations pour nous procurer les éléments nécessaires pour élaborer
un programme électoral à nous. Il est évident d’après cette étude que nous
ne pouvons espérer changer les méthodes pour le 18e  Majles, mais qu’il
nous faut recourir aux mêmes méthodes, avec le gouvernement et le shah,
pour l’élection d’un Parlement favorable à nos projets en Iran. Nous avons
déjà une liste de candidats déclarés pour ces législatives. Nous commençons
les pourparlers électoraux avec le gouvernement le 14  novembre [1953].
Nous avons déjà une liste de candidatures et nous sommes prêts à faire ce
que nous pouvons pour assister [XX] dans cette affaire 23. »
Certes, l’agent de la CIA qui s’exprime aussi crûment a pu se confronter
à d’autres exigences, notamment la rivalité entre le shah lui-même et le
gouvernement Zâhedi, sans compter les Britanniques dont le retour
diplomatique, dès le mois de décembre, va permettre la reprise des
négociations sur le pétrole.
Le shah sait ce qu’il doit aux Américains. Dès le retour de son bref exil,
il fait venir de manière dérobée l’ambassadeur Henderson auquel il réserve
un accueil chaleureux et reconnaissant 24. Il pleure en recevant par lui le
message de soutien du président Eisenhower.
Les relations entre le shah et son premier ministre furent tendues dès le
début  ; à chaque étape, on rencontre les Américains. Zâhedi était prudent
vis-à-vis d’eux et ne voulait pas être manipulé. La composition du
gouvernement ne convenait pas au souverain : il attendait l’occasion de le
remplacer. Zâhedi insistait également sur la réintégration d’officiers que
Mosaddeq avait fait mettre en retraite 25. L’ambassadeur américain une fois
encore insiste pour qu’aucune dissension entre le souverain et le premier
ministre n’apparaisse dans les médias. On a même l’impression que c’est à
Washington que sont prises les décisions. C’est de là que viendront les
subsides que Zâhedi demande avec insistance. Sa complaisance envers
Henderson est soulignée par une note d’un observateur britannique au
Foreign Office (où on recevait les doubles de certaines dépêches
américaines en attendant de rouvrir l’ambassade)  : «  M.  Henderson a une
meilleure impression que précédemment du général Zâhedi et l’estime
désormais capable de faire de grandes choses pour la Perse à condition
qu’on le dirige bien 26.  » Le moyen de pression est simple, car le nouveau
gouvernement a trouvé les caisses vides, l’État iranien est en cessation de
paiements.
Il ne s’agit pas de distribuer des aumônes – Zâhedi a la fierté de faire
comprendre aux Américains, comme Mosaddeq l’avait fait auparavant,
qu’il s’agit seulement de remettre les finances à flot  – et les crédits ne
pourront être mis en place qu’une fois le nouveau Parlement installé pour
que tout emprunt se fasse dans la légalité. Enfin, un langage plus
accommodant vis-à-vis du Royaume-Uni permettrait facilement de faire
passer dans l’opinion américaine une quelconque décision d’aide
27
financière . D’où l’importance de surveiller les élections.
Henderson insiste auprès de Zâhedi sur le nouveau rôle qu’il entend
donner à l’Iran dans les relations internationales : la reprise d’un dialogue
avec les Britanniques, l’interdiction du parti Toudeh, ne sont que des étapes
dans l’alignement sur la politique américaine. Il faudra désormais non plus
le non-alignement (attitude de Mosaddeq), mais le soutien aux mesures
décidées à l’ONU pour limiter l’influence soviétique, et en particulier, c’est
évoqué dès l’entretien du 26 août 1953, la constitution d’une alliance avec
la Turquie, l’Irak, l’Afghanistan et le Pakistan, pour faire barrière aux
initiatives de l’URSS dans la région, c’est déjà le projet du pacte de Bagdad
qui deviendra le CENTO. Sur l’URSS, qui a 1  200  miles (2  000  km) de
frontières communes avec l’Iran, Zâhedi se justifie et demande aux
Américains d’accepter qu’il entretienne avec Moscou un climat cordial et
apaisé, et des relations commerciales normales, qui feront mieux accepter
l’interdiction du Toudeh.
Sur les Britanniques, Zâhedi a compris, dit-il à Henderson, qu’ils
avaient «  un sentiment inné de justice  » (an innate feeling of fairness) et
attend d’eux des propositions qu’il puisse faire accepter à l’opinion
28
iranienne . Toute correspondance avec les Britanniques, dans le plus grand
secret, passe par le truchement de l’ambassadeur Henderson, et notamment
ce message du 3 septembre de Zâhedi à Churchill, où il fait allusion à son
arrestation par les Britanniques en 1942 et à sa déportation en Palestine,
quand il était soupçonné de sympathie avec les nazis  : «  Tout ce que j’ai
souffert des mains des Britanniques est annulé. […] Je veux que l’Iran soit
en famille avec le Royaume-Uni et les États-Unis afin de résister
fermement, main dans la main, au communisme soviétique. L’Iran, du fait
de sa situation actuelle, a besoin d’amitié. Il en acceptera les témoignages
comme seul un peuple fier et digne peut le faire, et reconnaîtra par le même
temps la dignité et la noblesse qui inciteront des amis à lui prêter assistance.
Cela vient d’un cœur de soldat qui n’a rien à cacher à un grand soldat que
j’admire et respecte beaucoup.  » Un message semblable, demandant un
geste de conciliation de la part des Britanniques, leur a été adressé par le
shah 29. Les relations furent rétablies en décembre 1953.
Peu avant, le 6  septembre, le chef de la mission militaire américaine,
McClure, télégraphie à son chef d’état-major au sujet de la longue
discussion qu’il a eue – sans interprète – avec le shah au sujet des besoins
en armement. Il est étonné le premier de voir à quel point le souverain se
tenait informé techniquement sur la meilleure stratégie à adopter pour
contrer toute menace de la part des Soviétiques et pour commander du
matériel adapté, notamment des tanks, des avions de chasse et des pièces
d’artillerie. Il demande des séjours de formation intensive d’au moins deux
ans aux États-Unis pour créer un corps de futurs entraîneurs iraniens qui
30
formeront les pilotes sur des chasseurs américains .
Les questions militaires étaient gérées directement par le shah. Les
Américains sont complices de cette interprétation de la Constitution contre
laquelle Mosaddeq s’était insurgé quand il avait exigé de diriger lui-même
le ministère de la Guerre. Lorsque le vice-président Richard Nixon s’arrête
pour la première fois à Téhéran (9-12  décembre  1953), il a une longue
conversation avec le shah sur l’organisation de l’armée et les achats
d’armes. Peu après le premier ministre iranien demande à l’ambassadeur
Henderson… de lui dire de quoi exactement il a été question  : les
Américains profitent ainsi des rivalités entre le souverain et son
gouvernement, ils n’en sont pas seulement les témoins mais en quelque
sorte les agents 31.
Le fils du général Zâhedi, Ardeshir, qui avait fait des études aux États-
Unis et qui avait assisté son père lors du coup d’État, trouva une fonction
précieuse, celle d’agent de liaison entre le gouvernement et la cour 32. Il
avait ses entrées partout, y compris à l’ambassade américaine. Mohammad-
Rezâ Pahlavi s’entendait bien avec lui, sans doute en raison de son jeune
âge (il avait neuf ans de moins que lui) et lui permettait de lui dire même
des choses désagréables. Ils jouaient ensemble au volley-ball et au trictrac.
Le shah emmena Ardeshir Zâhedi avec lui et Sorayâ dans leur long voyage
aux États-Unis (hiver 1954-55, un voyage que Zâhedi père désapprouvait).
Il lui donna en mariage, en 1957, sa fille la princesse Shahnâz (née en 1940
du premier mariage du shah).
Ce voyage donna au shah l’occasion de visiter les centres de l’industrie
aéronavale et de rencontrer les dirigeants des grandes firmes pétrolières. En
outre, à Washington, à Londres et à Bagdad les grandes lignes du pacte de
Bagdad furent discutées, en prévision de la signature du traité avec la
33
Turquie, l’Irak, le Pakistan et la Grande-Bretagne en octobre 1955 .
Pendant le périple du couple impérial en Europe et aux États-Unis, des
télégrammes parviennent au shah pour le supplier de rentrer et de mettre fin
aux tentatives de putsch contre Zâhedi. On se dispute déjà pour prendre sa
place, mais le premier ministre dément tout danger de déstabilisation,
affirme sans se lasser sa fidélité à la monarchie. Il affirme dominer la
situation… et en réalité, n’est pas fâché de l’absence du souverain pour la
gestion du gouvernement.
Fazlollâh Zâhedi était hostile à ce traité d’alliance régionale qui ne
protégeait pas plus l’Iran que le traité de Sa’dâbâd (1937), dont l’efficacité
34
lors de l’invasion soviéto-britannique en septembre  1941 fut nulle . Le
pacte de Bagdad créerait des problèmes inutiles avec l’URSS, et Zâhedi
pensait qu’il fallait garder des relations amicales avec les Soviétiques.
Quand les négociations ont commencé aux États-Unis, Zâhedi a télégraphié
à son fils de ne pas se mêler de telles discussions qui concernent le
gouvernement et en particulier le ministre des Affaires étrangères. En
réalité, pour Fazlollâh Zâhedi comme pour Mosaddeq avant lui, le shah
devait régner mais non gouverner 35. Si les étrangers prennent l’habitude de
traiter directement avec le shah, en cas de conflit la monarchie serait
engagée sans bénéficier d’un fusible. Ardeshir Zâhedi se réfère ici aux
rapports de Henderson –  aujourd’hui déclassifiés  – qui informaient
Washington des tensions entre le shah et son père sur le choix des ministres.
Après la conclusion de l’accord pétrolier avec le consortium et le
voyage du shah et de Sorayâ aux États-Unis (5  décembre 1954-15  mars
1955), le renvoi de Fazlollâh Zâhedi devient enfin possible (7 avril 1955), il
fut exilé en Suisse. Pendant l’absence du couple impérial, le premier
ministre, qui avait été accusé de tentatives de complot, était allé célébrer
seul l’anniversaire du coup d’État de Rezâ Shâh devant son mausolée.
C’était, aux yeux du souverain, une manière de faire remarquer que le
deuxième Pahlavi ressemblait un peu au dernier Qâjâr, qui avait préféré les
casinos de Deauville et de Monaco aux intrigues de son pays. Plus encore
qu’après le peu glorieux renversement de Mosaddeq, le shah se sentit
grandi et raffermi d’avoir congédié un homme fort. «  On a observé avec
attention, en avril 1955, l’impact de l’accession du shah au rôle dirigeant et
à la direction du gouvernement  », écrit plus tard un analyste de
Washington 36.
On constate cependant dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la
nomination des ministres, des élections législatives, des négociations sur le
pétrole, de l’équipement militaire, et surtout de la stratégie internationale,
que les Américains interviennent activement et discrètement. Ils ne se
privent pas de surveiller le budget iranien et d’exiger, avant le versement de
toute aide, le respect de certaines règles de bonne gestion, notamment pour
le reversement dans le budget général (séparé du budget militaire et du
37
service de la dette) de tout excédent des recettes pétrolières . Le retour des
Britanniques –  organisé par les Américains eux-mêmes  – ne va pas leur
ravir la première place, et c’est encore aux Américains que Zâhedi
demandait conseil avant toute démarche.
Dès le début de son «  nouveau règne  », libéré, par la chute de
Mosaddeq, des limites que le gouvernement pourrait imposer à son contrôle
de l’armée, le shah veut désormais prendre la main. C’est du reste le seul
danger que ne peuvent totalement dissiper les Américains  : les
gouvernements sont influençables, surtout quand ils manquent d’argent.
Mais le souverain, quand il prend goût au pouvoir, pourrait devenir plus
compliqué à diriger. Or Mohammad-Rezâ Shâh a changé : le jeune homme
impressionné par les politiciens de l’ancienne dynastie qâjâr, timoré devant
Razmârâ, Qavâm et surtout Mosaddeq, a été regonflé par sa brève
expérience de roi détrôné et, même devant un général aussi puissant que
Zâhedi, il affirme désormais son autorité. Un rapport de la CIA rapporte
que, le 3 septembre 1953, le shah lui-même se décrit comme un « homme
nouveau » depuis son retour de Rome. « Avant le 19 août, je n’étais que le
fils de Rezâ Shâh, et maintenant je suis le roi de mon plein droit.  » Du
temps de Razmârâ et de Mosaddeq, il levait les mains et les laissait faire,
désormais il va prendre un intérêt direct aux affaires. Et pour commencer, il
fait envoyer au palais tous les dossiers concernant l’armée, seul le double
ira au gouvernement  ; c’est lui qui prendra les décisions 38. En conclusion
d’une étude sur le shah, un diplomate américain écrit en 1957  : «  Pour
l’instant, il continue de jouer le rôle dangereux d’un dictateur sans avoir la
force nécessaire pour le tenir jusqu’au bout.  » Et si les choses tournaient
mal  ? «  Alors il serait judicieux d’user de l’influence américaine pour
convaincre le shah qu’il devrait reculer et assumer un rôle plus passif,
cérémoniel  », ajoute l’auteur de l’étude. Plus tard, les Américains se
rendent compte que les opposants, devant la dictature policière mise en
place (avec la SAVAK), les rendent complices  : «  Il y a une tendance
grandissante, particulièrement chez les éléments les plus jeunes et les plus
radicaux, à identifier les États-Unis avec le shah et les forces de sécurité et à
rendre les États-Unis responsables des méfaits et des erreurs du souverain,
réels ou prétendus 39. »
Débarrassé de Zâhedi, le shah semble prendre ses aises avec
Washington. Trois Premiers ministres ont succédé à Zâhedi, Hoseyn Alâ
(jusqu’en avril  1957), Manučehr Eqbâl (jusqu’en août  1960) et Ja’far
Sharif-Emâmi (jusqu’en avril 1961). Moins marquants et moins dangereux
pour le shah, ils ont participé à leur manière à sa dérive autocratique, ils ont
maintenu une certaine stabilité malgré la dégradation de la situation sociale.
Voici par exemple comment, dans sa description très détaillée de la
personnalité du shah, le diplomate américain cité plus haut décrit la
succession de Zâhedi à son administration  : «  … à sa place, le shah a
nommé un courtisan respecté, totalement fidèle, et a décidé d’être lui-même
son propre chef de gouvernement. Depuis sa nomination, il y a bientôt deux
ans, Hoseyn Alâ s’est révélé comme l’un des moins assurés de tous les
Premiers ministres de l’histoire iranienne récente.  » «  Un des aspects du
caractère du shah qui n’a vraiment pas changé depuis 1951, dit plus loin le
diplomate, est d’être dominé par la peur de tout homme fort en Iran autre
que lui-même. L’ex-premier ministre Zâhedi avait construit sa position de
telle sorte que, même démis de ses fonctions et bientôt beau-père de
l’unique enfant du souverain [la princesse Shahnâz], le général a été envoyé
40
en Suisse en exil virtuel . »
Le durcissement de l’attitude du souverain s’accompagnait d’une
dégradation de la situation générale. Une synthèse du secrétariat d’État,
d’après des observations de personnes revenant d’Iran, décrit ce pays dans
une situation de «  corrosion politique, d’évaporation de la confiance
publique, de perte de dynamisme gouvernemental et d’indécision royale
chronique. Ces développements ont un impact important sur la position du
shah, continue le rapport, et affectent négativement les perspectives pour
l’avenir de la monarchie  ; ils mettent en question la viabilité de la
répartition actuelle du pouvoir et ont une implication inquiétante sur les
intérêts américains en Iran et au Moyen-Orient 41. » Voilà qui est clairement
dit !
Faute d’une bonne gestion de l’économie et des institutions, les
Américains rechignaient à ouvrir de nouveaux crédits. Les gouvernements
laissaient s’installer la corruption et grandir le mécontentement, ils
s’accommodaient d’un Parlement aux ordres et surtout ils laissaient grandir
l’énorme budget militaire contrôlé exclusivement par le shah.
Eisenhower fit une brève visite à Téhéran en décembre 1959. Une scène
frappante est rapportée justement par Ali Amini dans ses mémoires  : à
l’occasion de cette visite, le premier ministre Eqbâl expose sa réforme
agraire au président américain, une loi tout juste présentée au Parlement
iranien. « Personne, commente Amini, n’a demandé à ce premier ministre si
le président américain était donc le propriétaire de ce domaine ou le chef de
ce pays pour que vous lui offriez comme en cadeau une réforme intérieure
42
de l’Iran . » Lui, Amini, ne rendrait de compte ni à une puissance étrangère
ni même au shah, mais à la nation. Il serait l’homme des réformes. Mais il
souligne également par cette anecdote le caractère ambigu des réformes en
Iran : sont-elles décidées par les dirigeants du pays pour la nation ou sont-
elles exigées par la puissance tutélaire ?
De son côté Eisenhower, en rapportant la conversation qu’il eut avec le
shah à Téhéran, où il fut surtout question de stratégie et d’alliance militaires
face au danger soviétique, note in fine qu’«  il a eu une bonne discussion
avec le shah au sujet de la réforme agraire, et [que] le shah lui a dit qu’il
projette de prendre des mesures d’importance majeure très bientôt, qui
auront un grand impact sur cette question 43  ». Ainsi l’accusation d’Amini
sur l’attitude du premier ministre concerne également le shah.
« Les orientations actuelles de l’Iran, dit un rapport des services secrets
début 1957, dépendent lourdement de l’autorité personnelle du shah, de
l’aide permanente des États-Unis et de la réalisation de progrès intérieurs
suffisants pour augmenter la confiance dans le régime et empêcher le retour
vers un nationalisme extrémiste 44.  » Dix-huit mois plus tard, la situation
régionale est tendue, un coup d’État à Bagdad renverse la monarchie pour
mettre à la tête du gouvernement le général Kassem, proche des
Soviétiques. L’exemple irakien inquiète grandement les Iraniens et le besoin
urgent de réformes se fait fortement sentir. Allen Dulles, directeur de la
CIA, fait état de velléités de rébellion parmi les jeunes officiers iraniens
excités par la propagande irakienne 45. Au même moment, une note des
services de renseignement s’interroge – vingt ans avant la révolution – sur
la «  stabilité du régime actuel en Iran  »  : «  Il y a une insatisfaction
fondamentale et très étendue vis-à-vis de ce régime en Iran, à la fois dans
l’armée et dans la population urbaine. […] On peut imaginer que des
éléments de l’armée, renforcés par des politiciens libéraux, voudront
ramener le shah à son rôle constitutionnel […] ce qui pourrait pousser le
shah à quitter le pays, même si ce n’était pas le but recherché. La possibilité
46
d’un coup d’État pour renverser la monarchie n’est pas à exclure … »
La discussion sur la fragilité de la monarchie iranienne, consécutive au
choc de l’assassinat du roi Faisal en Irak (14  juillet 1958), se poursuit à
Washington. « Nous croyons qu’il faut continuer à soutenir le shah, mais en
même temps exercer tous nos efforts pour l’encourager à entreprendre les
réformes nécessaires », dit un mémorandum du département d’État adressé
à Foster Dulles  ; il faudrait notamment inciter le shah à constituer dès
maintenant un Conseil de régence prêt à prendre la succession au cas où il
viendrait à ne plus pouvoir exercer son pouvoir 47. Un élément nouveau est
relevé dans cette discussion : le nouvel ambassadeur iranien à Washington,
Ali-Qoli Ardalân, est un canal plus fiable pour communiquer avec le shah 48.
Bien que le compte-rendu de cette discussion ne le précise pas, il est connu
que le prédécesseur d’Ardalân, Ali Amini, avait plus d’atomes crochus avec
les Démocrates qui allaient triompher des élections deux ans plus tard, et
que le shah, loin de l’écouter, se méfiait de lui et en avait peur, ce qui
explique son rappel avant la fin des quatre ans de sa mission.
La dynastie Pahlavi était récente, et la succession n’était pas assurée.
Dans une discussion informelle avec l’ambassadeur américain en 1969, le
shah avoue que s’il venait à disparaître le chaos s’installerait en quelques
mois, personne n’aurait l’autorité pour s’imposer par la force, et la force est
la seule garantie, à son avis, de pérennité 49.
Le shah, remarque un autre rapport, a commencé à changer d’attitude.
D’abord il se donne au difficile exercice des conférences de presse, une
manière de communiquer directement avec les médias du pays, avec le
peuple iranien. Il a également pris des mesures pour lutter contre la
corruption des membres du gouvernement, des parlementaires et des
membres de la famille royale  : ils n’auront plus le droit de passer des
contrats commerciaux avec le gouvernement et devront faire des
déclarations de patrimoine pour qu’on puisse évaluer à tout moment leur
enrichissement. «  De plus, le shah a décidé de faire un exemple avec les
fonctionnaires corrompus et a donné l’ordre qu’on lui serve sur un plateau
la tête de trois coupables chaque mois 50.  » (Rassurons-nous, il n’en fut
rien…)
Dans une nouvelle réunion partiellement consacrée à la situation au
Kurdistan, une zone vulnérable où la propagande du gouvernement iranien
a du mal à pénétrer, Gordon Gray, conseiller du président Eisenhower,
rappelle en novembre  1958 la position stratégique de l’Iran et les
inquiétudes suscitées par le caractère du souverain. Il écrit :

… nous traitons dans ce pays avec un individu, le shah, d’une qualité très
incertaine (of very uncertain quality). Or, de toute évidence, le shah, malgré
ses liens avec la classe des grands propriétaires terriens, évolue
actuellement dans la bonne direction (a new and desirable direction). C’est
le résultat d’incitations amicales des États-Unis plus que de pressions et de
harcèlement sur le shah. Ce dernier est tellement capricieux
(temperamental) que le département d’État a eu peur que, si on avait mis la
pression sur lui, il ait bien pu nous envoyer au diable et se mettre à jouer
51
avec l’autre camp .

Au même moment, à l’issue d’une réunion importante du Conseil de


sécurité nationale, une série de résolutions sont arrêtées pour définir ce que
doit être la politique américaine vis-à-vis de l’Iran. Le pouvoir du shah n’y
est pas considéré comme rassurant, non pas tant parce qu’il est
«  dictatorial  », mais parce qu’il suscite un mécontentement grandissant et
que le shah, d’un naturel angoissé, profondément déstabilisé par la crise
irakienne, se montre incapable d’adopter les mesures nécessaires. De
manière très significative, les Américains s’intéressent particulièrement à la
classe moyenne : les aristocrates et latifundiaires sont trop rigides et figés
dans leurs habitudes et la corruption, peu ouverts à l’innovation et à
l’influence étrangère et ils favorisent la montée du mécontentement, peut-
être même de la propagande communiste. Le shah lui-même cristallise la
force et les faiblesses du régime, il aspire à la prospérité, mais il est
paralysé par l’angoisse des changements et des réformes nécessaires.
Pourra-t-il prendre les mesures qui s’imposent  ? Il faudrait, dit le rapport,
qu’il agisse sur trois terrains : lutte contre la corruption, réformes sociales et
économiques, rétablissement des libertés publiques (suppression
progressive de la censure)  ; faute de quoi il pourrait être obligé, par les
militaires avec l’aide éventuellement des civils, de retourner à son rôle de
monarque constitutionnel, régner sans gouverner. «  Finalement, il se
pourrait bien que la monarchie soit renversée 52. » « Et de plus, s’il devient
évident que le shah est peu susceptible de traiter les problèmes intérieurs de
l’Iran et qu’une opposition forte se développe, les États-Unis ne peuvent
pas se permettre d’être identifiés comme intrinsèquement solidaires d’un
régime déliquescent. Par conséquent, il peut devenir nécessaire que le
gouvernement américain se dissocie du régime du shah et augmente les
contacts avec les successeurs éventuels, tout en étant conscient que cette
désolidarisation pourrait amplifier la chute du shah et risquer que le régime
qui lui succéderait soit moins pro-occidental dans sa posture.  » On peut
mesurer l’importance de ce rapport en ce qu’il est repris, mot pour mot,
pour certaines de ses parties les plus critiques, dans un nouveau rapport de
juillet 1960 53.
Le shah n’est pas à la hauteur pour mener les réformes au pas de charge.
Les États-Unis, quand on lit certains rapports, se sentent coresponsables de
ses faiblesses comme si les Américains étaient eux-mêmes les dirigeants de
ce pays à la dérive  ; ils en déterminent les réformes indispensables et les
objectifs. «  Notre politique n’a apparemment pas été assez efficace pour
orienter adéquatement le peuple iranien », peut-on lire dans une synthèse du
directeur de la CIA, Allen Dulles, en mars 1960. Il poursuit :

Le shah a maintenant proposé un programme de réforme agraire et


cependant nous avons toujours des doutes sur la stabilité du gouvernement.
Soit c’est le gouvernement iranien, soit c’est l’américain qui ne fait pas
quelque chose qu’il aurait dû faire [ce qui veut dire que les Américains sont
aussi les décideurs]… Les Iraniens étaient inconstants sur la suite des plans
qu’ils réalisaient. De plus, il y avait beaucoup de corruption dans les
milieux proches du shah. […] Le président [Eisenhower] disait que le shah
avait de toute évidence l’intention de terminer la réforme agraire en deux
ans. De toute façon nous essayons toujours de concevoir des mesures
d’urgence pour remédier à une situation critique. Une des difficultés en Iran
est la vieille clique des hauts fonctionnaires qui entourent le shah, une
clique dans laquelle des fonctionnaires jeunes et compétents ne peuvent
émerger. Le président [Eisenhower] a dit que la situation en Iran semble
assez désespérée 54.

En lisant ce diagnostic prémonitoire, auquel ne manque que la prise en


compte des mouvements religieux –  ils émergeront à partir de 1963  –, on
comprend difficilement l’aveuglement des Américains pendant les deux
décennies qui suivent…
Les dirigeants américains ont beaucoup de mal à voir la société
iranienne autrement qu’avec leur propre modèle. Ils évoquent régulièrement
la nécessité de faire monter au pouvoir les classes moyennes, c’est-à-dire
celles qui ont eu accès à l’instruction, connaissent le français ou l’anglais,
sont imprégnées du modèle culturel occidental à travers le cinéma, la presse
et bientôt la télévision, et sont hostiles au blocage politique et économique
de l’aristocratie, des propriétaires fonciers ou du clergé shi’ite… La réforme
agraire permettra de briser les restes de la société féodale, les chefferies
locales, l’inaction et la corruption des anciennes élites. Ils voudraient voir
advenir un système électoral qui fasse passer le pouvoir dans les mains des
entrepreneurs occidentalisés. Ils rêvent d’ailleurs de transférer le contrôle
des élections du mode local traditionnel vers un système rationalisé où les
électeurs sont enregistrés, pointés, et encadrés alors qu’en Iran on vote où
on veut, avec ou sans une justification d’identité en bonne et due forme, et
les campagnes électorales sont plus plébiscitaires que contradictoires et
ouvertes. La fraude électorale a été particulièrement dénoncée lors de
e
l’élection du 20  Majles. En position de façade, la réforme du code électoral
est également ce que préconise le shah devant un diplomate américain 55.
Les mutations sociologiques sont parfois difficiles à concevoir et à
maîtriser. L’accès à l’éducation supérieure qui s’est progressivement
généralisé après la Seconde Guerre mondiale a continué à dissocier les
classes aisées, qui envoyaient leurs enfants dans les universités
occidentales, des classes moyennes et modestes dont l’ascension sociale
passait par la réussite du concours d’entrée (konkur) des universités
iraniennes  : le nombre de places était très insuffisant, mais ceux qui
étudiaient en Iran étaient issus des classes les moins aisées, ce qui, en plus
de l’accès indirect à la culture européenne et américaine, accentuait le
ressentiment social et la conscience politique critique. Les meilleures
carrières étaient généralement offertes en priorité à ceux qui revenaient de
l’étranger  ; les tendances révolutionnaires étaient plus virulentes dans les
56
universités iraniennes que parmi les étudiants expatriés . Les grèves et
manifestations d’étudiants étaient sévèrement réprimées et surveillées en
Iran. Quand les autorités iraniennes cherchaient à obtenir des informations
sur les mouvements de leurs étudiants aux États-Unis, elles recevaient
généralement une réponse évasive : tant qu’ils n’enfreignaient pas les lois
américaines, ils ne faisaient l’objet d’aucune surveillance particulière et la
police ne pouvait pas répondre à la demande iranienne. Et inversement, les
étudiants iraniens avaient parfois l’oreille complaisante de certains hommes
politiques influents, comme Robert Kennedy quand ils revendiquaient les
libertés élémentaires 57…
Sommes-nous alors au bord d’une révolution  ? L’ambassadeur Wailes
(1958-61), depuis Téhéran, se fait l’écho d’une inquiétude profonde relatée
par la SAVAK et par son directeur le général Teymur Bakhtyâr. Ce dernier
voit déjà le shah en fuite vers l’Europe. Il en a assez des procédures
frauduleuses imposées par lui pour truquer les élections et faire élire les
candidats des deux formations autorisées pour donner une illusion de
pluralisme politique, le parti Melliun (« nationalistes »), et le parti Mardom
(«  le peuple  »). Wailes relativise quelque peu la position du général
Bakhtyâr : le chef de la SAVAK anticipe sans doute une action personnelle
pour se hisser sinon à la tête d’un gouvernement, au moins à celle de
l’armée de terre 58. Le diplomate américain avait d’ailleurs raison puisque,
peu de temps après, Bakhtyâr, démis de ses fonctions, partit en exil et, ayant
sans succès comploté depuis plusieurs capitales européennes et moyen-
orientales, il finit par se faire assassiner en Irak par des agents iraniens
(1969).
Bakhtyâr dénonçait à juste titre les manipulations électorales. Le
discours du shah sur la liberté du vote, claironné dans tous les médias, ne
trompait plus personne. La fraude était tellement vaste que même les piliers
du régime demandaient qu’on annule les élections. Le shah avait menti, on
ne pouvait plus lui faire confiance, et tous ceux qui, trompés par ses
promesses, s’étaient présentés aux élections, ont perdu la face, ils se
sentaient personnellement atteints. L’attitude du shah, au lieu d’attirer vers
un système représentatif, rejetait les dissidents vers les positions
59
extrémistes . Le 29 août 1960, le shah demanda au premier ministre Eqbâl
de démissionner en prenant sur lui la responsabilité de ces élections
truquées et il le remplaça par Ja’far Sharif-Emâmi. Commentaire du chef de
la CIA : le shah s’est débarrassé d’un gouvernement faible pour en installer
un autre encore plus faible 60…

Le pacte de Bagdad (CENTO), une alliance régionale

Une fois conjuré le risque du nationalisme exacerbé, en plus des


réformes économiques et sociales, un autre sujet préoccupe alors les
Américains, la tentation de l’Iran, depuis Mosaddeq, de se ranger dans le
mouvement des Non-alignés. La neutralité de ces pays, dont certains
venaient d’accéder à l’indépendance, était très théorique, l’Inde se
rapprochait de l’URSS pour se protéger de la Chine, Cuba, à partir de la
révolution castriste, prit le même chemin pour déjouer les tentatives contre-
révolutionnaires soutenues par Washington.
Ce qui deviendra le pacte de Bagdad, aussi appelé METO (Middle East
Treaty Organization), avait été esquissé pour la première fois en 1949 lors
du voyage du shah aux États-Unis, d’abord sous la forme d’une alliance
61
turco-iranienne avec les États-Unis . La Grande-Bretagne eut l’initiative
du traité bilatéral signé par la Turquie et le Pakistan en avril 1954. L’intérêt
des Américains à créer une ceinture contre la soviétisation de la région
aboutit, en 1955, à la signature d’un pacte entre l’Irak et la Turquie
auxquels se joindront le Pakistan et finalement l’Iran (novembre).
Le renversement de Mosaddeq avait écorné le prestige iranien auprès
des Non-alignés, mais l’Iran était encore représenté à la conférence de
Bandung (avril  1955) par un diplomate de haut rang, Nasrollâh Entezâm.
Adhérer à cette conférence était-il compatible avec le Pacte ? Téhéran s’est
gardé d’adhérer à une quelconque alliance autre que le pacte de Bagdad une
fois la décision prise par le souverain. Quand le shah est allé à Moscou
(juin  1956), il fut félicité à son retour par Eisenhower en personne de
n’avoir pas cédé aux sollicitations soviétiques. «  Je tiens particulièrement,
écrit le président à Mohammad-Rezâ Shâh, à vous féliciter pour la manière
directe mais habile avec laquelle Votre Majesté a mené une mission difficile
au nom du peuple iranien. Le respect des nations du monde pour la position
iranienne a été grandement augmenté par la politique étrangère courageuse
adoptée les mois derniers sous la direction de Votre Majesté.  » De fait,
comme le souligne le secrétaire d’État, la prouesse du shah «  a dépassé
notre attente  », durant ce voyage à Moscou, il a défendu la politique
étrangère iranienne en incluant son récent abandon de la neutralité (qui
faisait horreur aux Américains) et son adhésion au pacte de Bagdad (qui
faisait horreur aux Soviétiques). Il a repoussé toute négociation concrète
sous le prétexte qu’elle devait avoir l’aval du gouvernement, et « il a refusé
62
d’autoriser un communiqué commun à la fin du séjour  » . Le ton
paternaliste montre à quel point l’autonomie du shah était étroitement
surveillée à Washington.
Après le retrait irakien en 1959, le pacte de Bagdad devient le CENTO,
Central Treaty Organization, et son siège est transféré à Ankara.
Les Américains avaient sans doute des raisons de redouter les tendances
neutralistes qui auraient pu entraîner les Iraniens vers l’URSS.
Historiquement, l’Iran s’est déclaré neutre dans les deux guerres mondiales,
alors que la sympathie de l’opinion iranienne, dans les deux cas, allait aux
ennemis des Britanniques. Les mosaddeqistes, en souvenir du combat pour
la nationalisation du pétrole, restaient hostiles à l’alignement sur les
puissances occidentales, même représentées par les États-Unis. Le CENTO,
malgré la non-adhésion formelle des Américains, représentait désormais
l’alliance avec le nouvel impérialisme, et l’opinion iranienne n’y était pas
63
favorable .
Une des conséquences inattendues du pacte de Bagdad fut d’écarter plus
encore l’Égypte du camp occidental malgré les efforts, au début, de John
Foster Dulles pour l’y intégrer. En effet, la participation du Royaume-Uni,
ennemi juré de Nasser, rendait impossible l’adhésion de ce pays qui fut
attiré vers le bloc des Non-alignés et vers l’URSS. Cette opposition ouverte,
avant même la révolution irakienne de 1958, ouvrait une brèche pour la
propagande communiste au Moyen-Orient et rendait l’adhésion de l’Iran
encore plus précieuse. Eisenhower ne tira aucun profit à avoir soutenu la
nationalisation du canal de Suez contre la coalition anglo-franco-
israélienne. Le shah ne se priva pas d’agiter le spectre de Nasser puis du
Ba’th irakien dans sa demande constante d’équipement militaire
performant.
Sur le plan économique, l’alliance occidentale n’empêcha pas le shah de
conclure des contrats importants avec les Soviétiques  : aciérie d’Ispahan,
barrages et travaux d’irrigation, usine de machines-outils d’Arak, gazoduc
transiranien, échanges commerciaux concernant des productions
industrielles iraniennes, etc. Mais les pressions soviétiques ne purent jamais
détacher l’Iran du CENTO ni de son corollaire économique, la Coopération
régionale pour le développement (RCD, Regional Cooperation for
64
Development) entre le Pakistan, l’Iran et la Turquie .
La coopération militaire de l’Iran avec les États-Unis désespérait les
Soviétiques  : non seulement des manœuvres militaires communes furent
organisées en avril 1964 avec la participation de 7 000 officiers et soldats
américains, mais l’Iran s’engageait du côté américain contre les
communistes du Vietnam, un geste important au moment où les alliés de
Washington abandonnaient ce conflit à son enlisement.

Un deuxième traité entre l’Iran et les États-Unis

Au moment où l’Iran adhère au plan régional orchestré par les États-


Unis, un traité d’« amitié, de commerce et de droits consulaires » est mis au
point à Téhéran. Les États-Unis et l’Iran se contentent, dans ce document,
d’énumérer toute une série de droits coutumiers que résume parfaitement la
banalité de l’article premier  : «  Il y aura paix stable et durable et amitié
sincère entre les États-Unis d’Amérique et l’Iran 65.  » Ce cadre juridique
permettait un vaste champ d’action aux Américains en Iran, mais aussi aux
Iraniens aux États-Unis. Resté en vigueur théorique après la Révolution, il
n’a été formellement dénoncé que par Donald Trump, en 2018… mais son
inefficacité n’en est que plus évidente.
Il est intéressant de noter que ce traité a été invoqué par les États-Unis
lors des règlements de contentieux après la crise des otages, à la Cour
internationale de justice de La Haye : l’article II, alinéa 4, stipule en effet
que «  les ressortissants de chacune des Hautes Parties contractantes
bénéficieront de la manière la plus constante de la protection et de la
sécurité dans les territoires de l’autre Haute Partie contractante  ». Il y est
fait spécifiquement mention de la protection du personnel diplomatique…
L’Iran invoqua à son tour le traité devant la Cour internationale de
justice qui eut à statuer sur la destruction par la flotte américaine de
plateformes d’exportation de pétrole dans le golfe Persique en avril  1988,
dans les derniers mois de la guerre Iran-Irak. Il s’agissait alors de
représailles contre l’envoi par les Iraniens d’une torpille contre un navire
américain. Ces plateformes étaient soupçonnées de servir de base d’action
aux Gardiens de la révolution. Leur destruction était décrite par les Iraniens
comme une entrave au libre commerce garanti par l’article X, alinéa  1 du
traité. La Cour, se référant au traité, rejeta les arguments américains qui
plaidaient l’autodéfense, mais refusa de se déclarer compétente parce que,
depuis la mise en place de sanctions contre les exportations pétrolières
iraniennes par Washington, les plateformes ne participaient en rien au
66
commerce entre les deux pays .
Même si le contenu et l’efficacité du traité d’amitié n’ont aucune
incidence réelle sur les relations entre les deux pays, il est piquant de
constater qu’il ait pu être invoqué de manière si tardive et marginale.
Kennedy, Amini, Pahlavi : la « Révolution blanche »

La tonalité des dépêches américaines change en janvier  1961. Les


Démocrates américains qui arrivent au pouvoir se recentrent sur la question
palestinienne, la guerre froide au Moyen-Orient passe au second plan. Les
incertitudes iraniennes font dire aux experts que l’Iran est le maillon faible
(soft spot) du CENTO. On s’attend à voir la chute du régime Pahlavi. La
crise sociale en Iran devient plus importante aux yeux de Washington que
les caprices du shah et ses achats compulsifs d’armement. Du reste, le shah
avait – illégalement – financé la campagne de Nixon et doit se fendre d’une
longue lettre au président Kennedy pour tenter d’effacer son erreur et
surtout pour demander de l’aide : son pays est la clé de l’acheminement du
pétrole vers les pays industriels et sa sécurité est la sécurité du monde
libre 67. Dans un document écrit le même jour au Pentagone, on lit :

La politique américaine envers l’Iran reconnaît que dans les circonstances


présentes, il y va de l’intérêt des États-Unis de soutenir le régime du shah,
mais il faut aussi qu’on soit préparé à se désolidariser du shah s’il semble
probable qu’il sera renversé 68.

Cette constatation cynique trahit bien la fragilité de la situation. Tout


régime qui succédera au shah, communiste ou non, sera susceptible d’être
moins pro-occidental. La nouvelle administration américaine est donc
prévenue. Le rapport ajoute :

Cependant, si on admet la possibilité que des événements pourraient aboutir


à la soudaine déposition du shah, il faut des plans pour soutenir un
successeur pro-occidental, par exemple une régence ou une faction amicale
soigneusement choisie (a carefully selected friendly faction) 69.

Cette analyse pessimiste est contredite par l’impression de


l’ambassadeur extraordinaire Averell Harriman, envoyé à Téhéran en
mars 1961 par le président Kennedy pour prendre contact. (Harriman avait
fait, dix ans plus tôt, une mission délicate pour rencontrer Mosaddeq.)
Après avoir été reçu pendant six heures par le shah, l’envoyé de Kennedy se
dit confiant dans la stabilité et les progrès de l’Iran 70. La politique
américaine ne va donc pas changer, il faut aider ce pays.
Le discours lénifiant de Harriman a-t-il été influencé par les bonnes
paroles reçues au palais ? Il semble en effet négliger un rapport discuté au
même moment à Washington dans lequel une longue analyse des forces
politiques iraniennes parle pour la première fois, parmi les groupes «  de
droite », des religieux conservateurs alliés aux propriétaires fonciers. Mais
ce sont les nationalistes mosaddeqistes qui représentent la force
d’opposition la plus cohérente : éléments urbains pris en tenailles entre une
culture traditionnelle qu’ils ont rejetée et une occidentalisation qu’ils ne
peuvent pas adopter pleinement. On peut lire dans ce rapport :

Ils sont enclins à la xénophobie, à la démagogie et à chercher des boucs


émissaires […] La plupart ont une aversion pour les Britanniques, les
Russes, l’élite iranienne traditionnelle, et sont de plus en plus méfiants à
l’égard des États-Unis. Ils voient le régime actuel, dominé par l’armée et la
police, comme au service de l’Occident plutôt que du peuple iranien. Parmi
les forces religieuses, le rapport relève les noms de Mozaffar Baqâ’i et
d’Ali Amini. Ce dernier, lit-on, dirige un groupe informel infiltré par le
régime, «  visant à l’union entre les mosaddeqistes modérés et les
conservateurs modérés, collaborant avec un shah dont les pouvoirs seraient
réduits ». […] Amini a un prestige considérable parmi les conservateurs, y
compris quelques officiers supérieurs des forces de sécurité 71.

On devine dans ce rapport que les informations viennent directement de


la SAVAK. Le portrait de Baqâ’i est plus féroce. Ce libéral, détesté des
nationalistes pour s’être retourné contre Mosaddeq, n’aurait aucun principe.
En compensation partielle de l’incertitude politique, l’armée contrôle et
encadre la population, une armée tenue directement par la main du
souverain, et dans laquelle, en suscitant des rivalités internes, il évite de
laisser germer des oppositions politiques contre lui. Mais cette armée
manque de soutien populaire, de professionnalisme et d’idéologie, elle
pourrait difficilement servir d’alternative au régime actuel, note l’auteur du
rapport. « Un régime qui lui succéderait sur un mode purement militaire et
conservateur aurait peu de chances de durer longtemps, car les militaires,
dans l’état actuel, sont considérés encore plus négativement et avec plus de
défiance que le shah par les opposants 72. »
Les États-Unis peuvent-ils intervenir  ? Ils pourraient exiger des
réformes, la lutte contre la corruption, la liberté d’opinion, une vraie
réforme agraire, un partage du pouvoir avec l’opposition modérée. C’est ce
qui se passerait si le shah, dit le rapport américain, était l’émanation des
États-Unis et du Royaume-Uni. On crierait à l’ingérence, et le shah serait
porté, pour y échapper, à se tourner vers l’URSS. Des élections libres ? Cela
donnerait le pouvoir aux pires réactionnaires soutenus par les âyatollâhs,
contestés par les vociférations des mosaddeqistes. Soutenir unilatéralement
le shah serait dangereux et donnerait l’impression que les Américains sont
du côté de la dictature. L’auteur du rapport envisage même un coup d’État
soutenu par les Britanniques et les Américains pour mettre au pouvoir des
partisans d’Amini. Mais avec une nouvelle dictature, les problèmes seraient
grosso modo les mêmes et il manquerait le pouvoir charismatique de la
monarchie pour stabiliser le régime.
Si les Américains favorisaient un coup d’État avec l’aide de quelques
jeunes officiers et des mosaddeqistes, il y aurait certes un soutien populaire,
mais les intérêts occidentaux et surtout américains seraient mis en danger,
tant sur le plan économique que militaire et stratégique. Et préparer une
telle opération exigerait des contacts intenses de l’ambassade américaine
avec des opposants, ce qui ne manquerait pas d’alerter le shah et d’aliéner
sa sympathie envers les États-Unis.
Pour couper toute éventualité d’une intervention soviétique, le rapport
préconise de libérer dès l’automne 1961 un crédit supplémentaire de
20 millions de dollars réclamés par le shah.

On peut noter que la réunion des chefs d’état-major [du CENTO] a


récemment indiqué qu’elle voulait aider le shah par l’adhésion des États-
Unis au CENTO, par le stockage d’armes atomiques en Iran et par des
mesures similaires. Si ces renforcements du CENTO ne sont pas
accompagnés d’un accroissement significatif de l’assistance militaire à
l’Iran, ils seront d’un effet limité ou même négatif pour préserver
l’orientation pro-occidentale du shah et ils ne changeront pas la situation
73
politique intérieure à l’avantage des intérêts et des objectifs américains .

La deuxième annexe au mémorandum du 27  mars est un rapport


détaillé, non daté, sur la sociologie politique et électorale du régime. Les
Américains attendent beaucoup, c’est encore évident ici, du développement
d’une classe moyenne industrieuse, instruite, détribalisée, hostile à la
corruption et désireuse d’acquérir les bienfaits de la civilisation
consumériste de l’Occident. Le problème, c’est que cette classe moyenne ne
comprend pas vraiment le fonctionnement d’une démocratie à l’occidentale.
(Peu après cette analyse américaine pessimiste, c’est le ministre iranien des
Affaires étrangères lui-même, lors d’une réunion du CENTO à Ankara, qui
déclare à ses interlocuteurs-protecteurs que « son pays n’était pas prêt à la
démocratie comme nous [Américains] l’envisageons parce que le peuple
iranien n’a aucune confiance en ses parlementaires élus. Un député très
critique a gagné une grande popularité seulement en voyant les choses
différemment et en prenant position contre le gouvernement 74… ». Un aveu
surprenant de la part d’un ministre s’adressant à des diplomates étrangers.)
Le rapport ne voit qu’un homme pour maintenir le pays hors de l’eau,
un homme instruit, soucieux du développement de son pays, jouissant d’une
certaine confiance dans la population… le shah. La déception, après avoir
lu tant de critiques de Mohammad-Rezâ Shâh, que les experts américains le
voient malgré tout comme le sauveur de son pays, doit être relativisée par le
caractère théorique de ces rapports rédigés par des experts en prospective
stratégique. On est, d’un bout à l’autre dans la spéculation et l’uchronie. Il
n’est pas question pour les Américains de renoncer à leur position
dominante en Iran. Ils font avec ce qu’ils ont. Les conditions pour que le
shah puisse « saisir et modeler » les aspirations des classes moyennes sont
énumérées à la fin du rapport, et elles sont tellement irréalistes que c’est
bien le pessimisme qui l’emporte  : le shah devra rendre leur rôle aux
ministres du gouvernement et se contenter de régner sans gouverner, faire
partir en Europe la plus grande partie de la famille Pahlavi (pour
l’empêcher de piocher dans les finances publiques et de comploter sans
cesse), réduire ou arrêter ses nombreuses, chronophages et inutiles visites
d’État à l’étranger, réduire drastiquement les forces militaires, se
désolidariser des riches propriétaires fonciers, se démarquer des postures
occidentalisées ostentatoires, réduire considérablement son train de vie,
faire une vraie réforme agraire, prendre une posture agressive face au
Consortium pétrolier pour montrer qu’il n’est pas son allié mais qu’il lui
extorque des concessions sous la menace, faire nommer des mosaddeqistes
modérés à des postes importants (comme ministre des Finances), faire
contrôler la Fondation Pahlavi par des mosaddeqistes, se rapprocher de la
classe moyenne…
D’autres documents importants, dans les archives américaines, nous
permettent de comprendre que le shah était perçu à Washington, non
comme un pantin facilement manipulable, mais plutôt comme un autocrate
jaloux de son rang et maniaque de l’armement à tout prix, usant de tous les
stratagèmes, y compris le chantage au revirement d’alliance  ; le président
Eisenhower était même intervenu par une lettre adressée au shah en
janvier  1959 pour le mettre en garde. Quand un conseiller de Kennedy
décrit plus tard les relations des Américains avec le shah en disant : « Nous
jouions du shah comme d’un violon…  », il exagère grandement 75. Ce qui
perturbait le plus les Américains, en ce début d’année 1959, c’était la
perspective d’un traité de non-agression entre l’Iran et l’URSS que le shah
négociait sans y associer en aucune façon ses alliés du pacte de Bagdad 76.
Kennedy et le parti Démocrate vont finalement changer le moins
possible la ligne de conduite qui s’était imposée pendant les huit années
Eisenhower  : le développement d’abord. Ils cherchent toujours la solution
de rechange au cas où le shah serait mort ou renversé, « l’identification et
l’examen de dirigeants de rechange efficaces et responsables qui pourraient,
en dernier ressort, remplacer le shah s’il échouait complètement comme
dirigeant politique 77 ».
Les Américains poussaient l’Iran vers des réformes structurelles pour
neutraliser les risques de conflits sociaux que les communistes ne
manqueraient pas d’exploiter à leur profit. Cette attitude définie dans la
« doctrine Eisenhower » avait précédé – avec une pratique bien en deçà des
grandes déclarations – la politique que menèrent les Démocrates à partir de
1961. Ils voyaient le système agraire figé en Iran comme un frein à la
modernisation de l’agriculture qui n’assurait au capital disponible qu’une
rentabilité réduite, alors qu’il pourrait être investi dans des entreprises
industrielles plus productives. Les propos très tardifs (après la révolution de
1979) d’un agent de la CIA à Téhéran suggèrent que les réformes mises en
œuvre au début des années 1960, après l’élection de Kennedy, auraient été
élaborées par les Américains après le coup d’État qui renversa la monarchie
irakienne (1958) pour éviter à l’Iran un semblable scénario 78.
La réforme agraire elle-même, sur laquelle les rapports diplomatiques
américains vont beaucoup insister, n’est pas une invention du parti
Démocrate américain comme le prétendent certains historiens iraniens 79. En
effet, celui dont Amini avait fait son ministre de l’Agriculture, Hasan
Arsanjâni (1922-1969), avait milité, depuis l’époque de Rezâ Shâh, pour
que ceux qui cultivent la terre en deviennent les légitimes propriétaires. Ce
juriste avait commencé sa carrière dans la Banque de l’agriculture où,
encore étudiant, il projetait la création de coopératives agricoles. Plus tard,
avec Ahmad Qavâm, il proposait d’utiliser le financement américain
(programme Point Four) pour initier une réforme agraire et permettre un
rééquilibrage social de l’Iran 80. Dans le gouvernement Amini, sa popularité
était grande et ses compétences telles que le shah le fit rester encore à son
poste sous le gouvernement d’Alam avant de le rejeter, craignant qu’il lui
fasse de l’ombre au moment où il fallait que toutes les réformes soient
attribuées à son impériale sagesse.
Depuis les années Mosaddeq (1951-53), la réforme agraire faisait partie
des mesures fondamentales que les politiciens, souvent issus eux-mêmes de
la classe latifundiaire, voulaient prendre pour mettre fin aux mœurs quasi
féodales, moderniser l’agriculture et mobiliser le capital des grandes
familles dans les investissements industriels. La résistance aux réformes
venait bien sûr de ces classes possédantes provinciales, liées à l’aristocratie
e
et aux grandes familles de négociants qui, depuis le XIX   siècle, avaient
transféré une partie de leur patrimoine dans les domaines agricoles. Le shah
lui-même avait plus ou moins devancé la réforme en vendant aux paysans
une partie des immenses domaines qui avaient été acquis par son père…
(Les opposants ne manquaient pas de faire remarquer qu’il aurait plutôt dû
les rétrocéder aux anciens propriétaires qui avaient été spoliés par Rezâ
Shâh.)
Même s’il n’y a pas d’alternative en vue, le shah, lui, doute que la
nouvelle administration le soutienne vraiment, et il était donc urgent que
l’ambassadeur Harriman vînt le conforter. Mais l’aide militaire pourra-t-elle
continuer dans cet environnement politique incertain 81 ?

Ali Amini, échec d’un homme providentiel

C’était sans doute pour l’éloigner des intrigues, à l’heure où le shah,


libéré de Zâhedi, cherchait à s’imposer, qu’Amini avait été nommé
ambassadeur à Washington (1956-58). L’importance grandissante d’Amini
avait été relevée par l’ambassadeur américain qui, dans un télégramme
d’octobre  1955, remarque sa participation aux négociations avec le
Consortium, puis, devenu ministre de la Justice, aux négociations pour
l’entrée de l’Iran dans le pacte de Bagdad, et sa présence auprès du premier
ministre lors de discussions bilatérales. Il ajoute entre parenthèses : « Amini
qui semble en réalité être le véritable ministre des Affaires étrangères 82. » À
Washington Amini fit la connaissance du sénateur John F.  Kennedy qui
préparait sa campagne électorale de 1960 83. Ils étaient convaincus, plus
encore qu’Eisenhower, que le développement était préférable à l’armement
massif pour contrer le danger communiste. En tout cas, à l’heure où un
complot du général Mohammad-Vali Qarani semble avoir été déjoué à
Téhéran, le shah soupçonnait Amini, à Washington, de vouloir utiliser un
soutien américain pour le renverser, un fantasme vigoureusement combattu
par Washington : « Autant que nous pouvons le savoir et le croyons, Amini
s’est conduit d’une manière exemplaire et a fidèlement et loyalement servi
le shah comme ambassadeur aux États-Unis 84… » Le shah soupçonnait tout
le monde de comploter contre lui, fantasmes paranoïaques parfois
confirmés par l’histoire. Mais il savait utiliser les compétences de ceux
85
qu’il soupçonnait tant qu’il avait besoin d’eux .
La mission de négociateur avec le Consortium pétrolier est
régulièrement utilisée par les commentateurs iraniens pour mettre en doute
l’honnêteté d’Amini : il aurait vendu les intérêts nationaux et obtenu ainsi la
confiance des Américains. Fardust, un ancien officier proche du shah et
rallié plus tard à Khomeyni, accusera même Amini d’avoir en réalité
86
continué à rester fidèle à la dynastie Pahlavi jusqu’à la Révolution .
L’évidence du contraire est pourtant claire, comme on le verra. Le même
Fardust attribue à l’indifférence des Américains vis-à-vis du shah leur
soutien à Amini, une opinion qui rejoint les doutes des diplomates
américains sur les chances du souverain de garder longtemps son trône.
L’éditeur des mémoires de Fardust, un livre qui fit date dans
l’historiographie de l’Iran contemporain, ajoute, dans un volume de
documents annexes, tout un dossier de coupures de presse et de documents
de la SAVAK montrant Amini préparant pendant trois ans sa nomination à
la tête du gouvernement, avant même son retour de Washington
87
(avril 1958) .
Kennedy entre en fonctions avec un très beau discours sur la mission
prophétique des États-Unis pour la liberté des peuples : « Que toute nation
sache, qu’elle nous veuille du bien ou du mal, que nous paierons n’importe
quel prix, nous supporterons n’importe quel fardeau, accepterons n’importe
quelle épreuve, nous soutiendrons n’importe quel ami, nous nous
opposerons à n’importe quel ennemi afin d’assurer la survie et le succès de
la liberté 88. » Ce président va imposer à l’Iran un nouveau style politique…
Le 6 mai 1961, après la démission de l’éphémère cabinet Sharif-Emâmi
(huit mois) qui avait été incapable de répondre à des manifestations
massives d’enseignants et de mécontents de tout bord à Téhéran, Ali Amini
est enfin nommé à la tête du gouvernement. Il est présenté par les
diplomates américains comme «  détracteur du régime  ». N’avait-il pas
89
critiqué le shah lorsqu’il était ambassadeur à Washington   ? Amini a
accepté de former un gouvernement à trois conditions : c’est lui qui choisira
les ministres (sauf celui de la Guerre) ; le Parlement (Majles et Sénat) doit
être dissous (le nouveau scrutin avait encore été manipulé et venait de
réélire une majorité de propriétaires fonciers hostiles à toute réforme
agraire)  ; un tribunal spécial sera chargé de lutter contre la corruption. Le
shah, acculé par les mécontentements et la grève des enseignants, a fini par
90
accepter ces conditions . Philipps Talbot, qui dirige à Washington un
groupe spécial pour suivre la situation iranienne au sein du Conseil de
sécurité nationale, nommé Iran Task Force (ITF), déclare immédiatement :
«  Le nouveau gouvernement en Iran doit être une force stabilisatrice et
notre comité va se concentrer sur les objectifs de moyen terme plus que sur
91
les crises immédiates . » Amini rencontre sans tarder le leader de la grève
des enseignants, Mohammad Derakhshesh, et en fait son ministre de
l’Éducation.
Prudemment, les Américains donnent la consigne de ne pas manifester
leur sympathie pour Amini, de ne pas le soutenir personnellement et de ne
pas se solidariser avec son gouvernement. Il peut être balayé très vite, et
c’est le shah qui continuera. Cette consigne est donnée parce que bien sûr
les Américains connaissent le nouveau chef de gouvernement et souhaitent
ardemment qu’il réussisse. Ils font en sorte qu’il reçoive immédiatement les
crédits nécessaires pour faire repartir l’administration. Le montrer soutenu
par une puissance étrangère détruirait sa crédibilité. Sa réputation est
pourtant faite, l’historiographie iranienne le présente comme l’homme des
Américains, voire comme un pion avancé par les Américains pour mettre en
92
échec la formation d’un gouvernement pro-britannique .
Les convictions religieuses d’Amini et ses relations avec les ulémas
sont atypiques et ont sans doute déconcerté l’opinion et renforcé sa
popularité. Aussitôt nommé premier ministre, selon un historien iranien, il
se serait rendu à Qom pour rencontrer les principaux âyatollâhs, dont
Khomeyni qui n’avait pas encore la posture d’opposant radical acquise en
juin 1963 93. C’est un point sur lequel, dans les chasses aux sorcières qu’on
mena contre les élites de l’ancien régime, les enquêteurs de la République
islamique ne pouvaient rien lui reprocher. Mais dans l’imaginaire
complotiste de l’éditeur de documents de la police politique (SAVAK)
concernant Amini, les relations de ce dernier avec les milieux politiques
américains datent de bien avant sa nomination comme ambassadeur à
Washington (janvier  1956)  : il aurait été en relation amicale avec Allen
Dulles (directeur de la CIA entre 1953 et 1961, c’est-à-dire notamment
pendant le renversement de Mosaddeq), et par lui, quand Amini était
devenu ambassadeur à Washington, avec son frère aîné John Foster Dulles,
le secrétaire d’État d’Eisenhower 94.
De quelle autorité bénéficiera Amini ? Le shah ne risque pas de laisser
tomber son contrôle sur les décisions du gouvernement. Le nouveau
premier ministre n’est pas non plus, comme on aurait pu le redouter à
Washington, une dernière chance accordée aux mosaddeqistes (Amini a été
aussi ministre de Mosaddeq) : ni nationaliste extrémiste ni neutraliste. Très
circonspect, l’ambassadeur américain à Téhéran Wailes n’ose faire des
95
pronostics sur la survie du « régime Amini » au-delà de deux à trois ans …
S’abstenant prudemment de soutenir Amini, les Américains ne doivent
intervenir que par des conversations privées qui ne laissent pas de trace.
Comme la dissolution du Parlement contredit formellement la base des
principes démocratiques défendus comme modèle politique, l’ambassadeur
se sent obligé d’ajouter la justification suivante :

Nous ne croyons absolument pas que les États-Unis devraient presser en


aucune manière le transfert du gouvernement local à des assemblées élues
localement. Dans ce pays, les élections, ni maintenant ni dans un avenir
proche, ne peuvent désigner des représentants du peuple qui soient
responsables (responsible representatives of people) 96.
Le raisonnement de Wailes est ambigu  : veut-il dire que la gestion
locale d’un pays (au niveau des provinces) peut continuer sans la délégation
démocratique de l’autorité de la nation (des électeurs) au pouvoir local ? ou
que l’absence de démocratie dans le pays dépendant (l’Iran) n’empêche pas
le pays dominant (les États-Unis) d’exercer efficacement son pouvoir ? En
réalité l’ambassadeur répondait ici à une question sur la décentralisation du
pouvoir : « Les États-Unis devraient-ils insister sur le transfert du pouvoir
local à des conseils élus localement ? » La philosophie politique exprimée
par l’ambassadeur est finalement transférable de l’échelon local (question
de la décentralisation) à l’échelon national ou international.
Nous continuerons donc, ajoute-t-il, à chercher à influencer les
décisions du gouvernement iranien, mais en faisant paraître que ce sont
leurs propres réformes que nous encourageons.
À Washington, l’Iran Task Force publie son rapport qui dramatise la
situation :

La dérive de l’Iran vers la révolution et le chaos a atteint un point où les


États-Unis doivent agir vigoureusement. Notre position en Iran dépend d’un
régime pro-occidental mais fragile et de plus en plus soumis à la pression
d’une opposition majoritairement neutraliste. […] La situation dans
l’immédiat est dangereuse, même si la nomination d’Ali Amini comme
premier ministre au moment où se développait la crise a probablement
apporté plusieurs mois de répit. […]
Les États-Unis pourraient, à un prix considérable, maintenir le shah dans
une position de pouvoir personnel pour plusieurs années en lui offrant un
soutien inconditionnel et illimité. Cela voudrait dire, entre autres, lui donner
une assistance militaire accrue et, pour garder une influence durable, faire
dépendre de manière irrévocable le prestige et les espoirs américains d’une
entité politique vouée à l’échec. [On pourrait aussi miser sur les
mosaddeqistes modérés.] Une troisième option serait de soutenir le meilleur
des leaders militaires de droite dans une dictature pro-occidentale. Un tel
régime serait bientôt confronté à toutes les pressions qui accablent le shah,
mais sans le socle qui est le sien. L’avènement du premier ministre Amini
offre une autre possibilité d’action pour les Américains. L’Iran Task Force
recommande de suivre cette voie qui cherche à réduire la fracture entre des
groupes rivaux et à construire lentement un nouveau cadre d’unité nationale
et de progrès.

Amini, continue le rapport, a trouvé les caisses vides et une grande


méfiance de l’opinion pour les politiques publiques. Il doit se méfier non
seulement des mosaddeqistes mais des intrigues du shah et de possibles
complots militaires de droite. Il peut également se trouver dans une
situation de cessation drastique de paiements l’empêchant d’accomplir toute
réforme. Il conviendrait donc, continue le rapport de l’ITF, de soutenir
plutôt le gouvernement iranien que le shah personnellement. On insiste
ensuite sur l’importance croissante de la classe moyenne urbaine sur
laquelle il convient de s’appuyer.

La population rurale est largement pauvre, analphabète, politiquement


ignorante et atone. Par conséquent des élections libres n’apporteraient en
elles-mêmes aucune base politique saine. Grâce à la croissance des partis
politiques, à la généralisation de l’instruction et à la modernisation de la
société, la perspective d’un gouvernement plus largement représentatif va
augmenter. […] Les États-Unis doivent activement chercher à élargir leurs
contacts avec les nationalistes et encourager ceux qui promettent d’agir de
manière ferme et responsable dans l’opposition à ceux qui ont développé
des tendances extrémistes anti-occidentales.

Dans cette perspective, les États-Unis doivent pousser vers


l’amélioration des conditions de vie des ruraux, vers la hausse du niveau de
l’instruction, et vers tout ce qui consolidera les institutions contre les
pressions extérieures.

Les buts que nous visons et qui sont à long terme dans l’intérêt des Iraniens
sont globalement compatibles et presque identiques avec ceux que le
nouveau premier ministre a déclarés publiquement comme son programme.
Nous devons donc lui donner tous nos encouragements et notre soutien.

En résumant le rapport de l’ITF, R. W. Komer, conseiller du président


Kennedy, écrit :

Certains pensaient qu’Amini n’était qu’un nouvel interlude réformiste et


qu’il serait sapé par le shah dès qu’il aurait repris ses esprits. C’est pourquoi
[certains] semblaient penser que nous ne devions pas appuyer trop fort.
Mais nous nous sommes entendus sur le fait que l’Iran était tombé bien bas
sur le chemin du chaos et que l’alternative à Amini était une dictature
militaire insupportable ou la mainmise d’un nationalisme ouvert (open)
aboutissant au chaos. Donc l’Iran Task Force a décidé que nous devrions
plutôt tout faire pour donner à l’expérience Amini une chance de se
défendre (a fighting chance), même au prix d’irriter le shah 97.

Le programme de l’ITF consiste à encourager le développement social


et économique plus que les dépenses militaires. Il faut soutenir Amini, dit
en substance Komer, sans le faire voir, et profiter de ce que le shah veut
nous montrer des garanties avant de lui couper l’herbe sous le pied comme
il a fait pour tous les prédécesseurs. « Si Amini échoue, le shah partira sans
doute avec lui dans le fossé.  » Dans l’immédiat, le conseiller résume  :
«  Nous devons insister pour que le président prenne une ligne d’action
ferme même s’il est nécessaire de risquer de mécontenter fortement le shah.
Nous devons choisir les moyens appropriés de faire comprendre au shah
qu’Amini est notre homme (et devrait également être le sien) 98. »
Pourquoi Ali Amini devient-il premier ministre alors qu’il est notoire
que le shah ne l’aime pas ? Amini, plus âgé que lui de quatorze ans, vient
de la famille qâjâr et représente ce que l’Iran traditionnel a produit de
mieux  : un patrimoine confortable, mais aussi une formation moderne et
une grande intelligence politique. Pour un souverain qui entend jouer le
premier rôle, Amini est gênant : il est compétent, il pourrait être ambitieux.
Imbu d’idéal démocratique et libéral, Amini n’est entravé ni par l’idéologie
ni par la corruption.
Quelle personnalité plus difficile à classer qu’Amini  ! Ce prince qâjâr
né au moment de la Révolution constitutionnelle (1905), titulaire d’un
doctorat de la Sorbonne en économie (1931), et qui fut au service de tous
les gouvernements avant de devenir lui-même premier ministre (1961),
avait commencé sa carrière comme conseiller de Dâvar (m. 1937), ministre
de la Justice et auteur du premier code civil iranien 99. Amini passa du
gouvernement de Qavâm (1946) à celui de Mosaddeq puis de Mosaddeq à
Zâhedi. On avait besoin de lui parce qu’il avait un esprit non partisan,
tourné vers les réformes sociales, et remarquable gestionnaire de
l’économie, en particulier dans ces années de disette. De plus, ce qui était
rare parmi les élites de son époque, il se disait croyant et entretenait
d’excellentes relations avec le haut clergé shi’ite 100. De son origine sociale
et de cette posture d’expert indispensable, Amini avait gardé pour lui-même
une règle intangible  : ne jamais s’abaisser devant quiconque, ne jamais
signer avec les formules flagorneuses de la tradition impériale iranienne où
on devait se dire le serviteur dévoué, l’humble serviteur. Cette fierté, même
devant le souverain, était prise par ce dernier pour de l’arrogance
insupportable.
La compétence d’Amini avait été éprouvée lors des difficiles
négociations avec le Consortium puisque, tout en dirigeant le ministère des
Finances de Zâhedi, il était le négociateur iranien. L’accord final de 1954 a
été reproché à Amini par les nationalistes iraniens qui voyaient clairement
ce qu’Amini lui-même ne cachait pas vraiment  : cet accord est un
renoncement aux espoirs de la nationalisation. Plus tard la mission
diplomatique d’Amini à Washington, écourtée du fait de suspicions
morbides du shah, avait consolidé la confiance des Américains.
C’est justement pour mettre en place des réformes structurelles et
relancer le développement que l’économiste Amini intéressait les
Américains. L’administration Kennedy n’est pas à l’origine des grands
projets de réformes sociales et économiques. En réalité, depuis le coup
d’État de 1953, les réformes structurelles apparaissaient nécessaires et
même prioritaires, aux yeux des Américains, par rapport aux dépenses
militaires que le shah voulait faire pour se défendre d’une attaque
soviétique. Dès les premiers mois du gouvernement Zâhedi, Henderson
évoquait déjà par exemple l’urgence d’une réforme agraire, une action que
Mosaddeq avait lui-même esquissée et que le général Zâhedi était incapable
d’entreprendre. En mars 1954, il écrit :

Il semble que le gouvernement [iranien] reconnaisse l’urgence de la


question agraire et cherche finalement à mettre en place une législation
nécessaire pour appliquer un programme de distribution des terres du
domaine public parallèlement au programme du shah pour distribuer les
terres de la couronne. Bien qu’on ait entendu en privé le premier ministre
évoquer que son gouvernement proposerait la distribution forcée des terres
de propriétaires privés, il semble douteux, étant donné les antécédents du
premier ministre et des membres de son cabinet, que les députés et ceux qui
les soutiennent aboutissent à un programme concret ou que ce
gouvernement soit capable de mettre en pratique un tel programme 101.
L’ambassadeur ajoute qu’ils pourraient inversement faire appel à des
distributions soumises à la bonne volonté des propriétaires. Ceux qui
s’opposaient le plus à un tel programme de réforme agraire étaient les
grands latifundiaires qui dominaient la représentation parlementaire,
soutenus pour des raisons structurelles par le clergé shi’ite.
La politique du président Eisenhower, on l’a vu, n’encourageait pas le
shah à acheter inconsidérément des armes dont son armée n’aurait jamais
pu faire qu’un usage limité. Au contraire, la «  doctrine Eisenhower  »
insistait déjà sur la nécessité de réformes sociales et de développement
économique pour renforcer la cohésion nationale et dissuader les
Soviétiques de toute convoitise et de tout espoir d’une déstabilisation de
l’Iran par des révoltes sociales. L’élection de Kennedy (démocrate) ne
devait donc rien changer fondamentalement. Mais le style, les bases
idéologiques, les affinités personnelles, les moyens utilisés, tout rendit les
relations avec le shah plus difficiles.
Amini a-t-il été nommé premier ministre sur pression de Washington ?
Telle est en effet la réputation qu’on lui fit, du fait de l’amitié avec le
sénateur Kennedy, nouée pendant les années de son ambassade à
Washington, et du soutien constant dont il a joui de la part du nouveau
président démocrate élu en 1960 102. Entre le shah et Amini, inversement, les
relations étaient exécrables et les Américains, qui soutenaient le programme
de réformes, cherchaient à tenir le souverain à l’écart pour éviter d’être
compromis en cas d’échec. La solution qui convenait à Amini aurait
consisté à maintenir le shah à son rôle constitutionnel d’arbitre des
institutions et à faire en sorte que le gouvernement continue seul d’assumer
tous les risques 103.
Le soutien américain à Amini fut assuré par un crédit sans délai pour
l’aider à boucler son budget, fragilisé par la quasi-banqueroute de l’État  :
15  millions de dollars immédiatement (mai  1961) qui seront suivis par
5  millions additionnels. Les directives de la Task Force étaient radicales  :
Amini ou la mort, Amini notre dernière chance. Le plus difficile était de
convaincre le shah, au lieu d’affaiblir son gouvernement comme il l’avait
fait pour les précédents, de conjuguer ses efforts avec ceux de Washington.
En outre, puisque le succès d’Amini ne devait pas inquiéter le shah, les
Américains ont tenté d’insinuer que les réformes entreprises par ce
gouvernement étaient bien les siennes propres. Et le shah a fini par y croire.
Amini refusait en tout cas catégoriquement d’en attribuer la paternité
aux Américains. Lors du premier essai de réforme agraire par le
gouvernement Eqbâl (1957), il était choquant, remarque-t-il, qu’Eqbâl
prenne la posture d’offrir cette réforme aux Américains comme si le
premier ministre iranien ne faisait qu’obéir à leurs injonctions 104. Lui,
Amini, dément avoir fait quoi que ce soit sous la pression américaine, mais
il reconnaît que les occasions de céder existaient, en raison des contrats
importants qui étaient signés et de la pression environnante. La famille
Pahlavi, dit-il, était au premier rang des instances intéressées, notamment
par le biais de la Fondation Pahlavi, un paravent humanitaire commode
pour récolter les commissions 105. Effet d’annonce ou réalité, le shah lui-
même, écœuré par le comportement de certains de ses proches ou désireux
de faire bonne figure devant les Américains, n’hésitait pas à faire le
ménage. Ainsi, en 1958, lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale
(NSC) en présence du président Eisenhower, un conseiller signale que le
shah a « pris des mesures sévères » (crackdown) contre des membres de la
famille Pahlavi dénoncées pour leurs pratiques corrompues 106. Souvent,
c’est sa propre sœur jumelle, Ashraf, qui est la cible de telles campagnes.
Un scandale soulevé dans les années 1960 par Khaibar Khân Gudarzian
(1926-1999), un agent iranien passé au service des Américains et désireux
de régler ses comptes avec la famille Pahlavi, avait mis en cause devant les
tribunaux américains les transactions douteuses de la Fondation Pahlavi
avec des banques américaines et entraîné –  au moins provisoirement  – le
blocage des comptes des Pahlavi aux États-Unis. Cette mesure avait mis le
shah hors de lui et l’administration américaine avait beaucoup de mal à lui
faire comprendre que les processus judiciaires échappaient à l’intervention
du pouvoir politique 107.
Le blocage de la réforme agraire est venu également et surtout du clergé
shi’ite 108. Le clergé dépendait, pour sa subsistance, des versements faits à
titre personnel et bénévole par les propriétaires fonciers et les négociants,
mais aussi, par le biais des fondations pieuses (vaqf), des revenus fonciers
attachés à des œuvres (écoles, mosquées, dispensaires, pèlerinages,  etc.)
dont vivait une grande partie des ulémas. L’islam, religion née dans un
milieu de négoce, érige la propriété privée en un principe fondamental  :
même pour une bonne cause, nul ne peut donc obliger un propriétaire à
aliéner ses biens. Le dernier chef spirituel qui fit efficacement barrage à la
réforme agraire fut l’âyatollâh Hoseyn Borujerdi, un théologien apolitique
hostile à la modernité et soucieux de préserver l’autonomie du clergé : si on
limitait le financement des institutions religieuses ces revenus fonciers leur
feraient défaut. À la mort de Borujerdi, le 29  mars 1961, cet obstacle fut
levé. Il n’était d’ailleurs pas question d’inclure les fondations de mainmorte
dans la première phase de la réforme.
Quatre mois après l’installation du gouvernement Amini, un nouveau
rapport de l’Iran Task Force était rédigé à Washington. Les membres de
l’ITF constataient que le shah ne renonçait pas à intervenir dans la conduite
des ministères. «  La situation politique reste critique  ; nous persistons à
appuyer Amini et à faire en sorte que le shah continue à le soutenir 109.  »
Malgré les difficultés budgétaires entraînées par les augmentations de
salaire des enseignants, Amini jouissait encore d’une marge de manœuvre
relativement grande. Le président de l’ITF écrit  : «  [Il] n’a pas encore été
obligé d’avoir recours à des mesures apparemment antiaméricaines prévues
dans notre précédent rapport » (§ 2), une ruse pour manipuler l’opinion et
lui faire croire à la totale indépendance du premier ministre…
Les États-Unis refusaient d’encourager toute tentative de coup de force,
y compris si c’était pour soutenir contre le shah l’actuel chef du
gouvernement, Amini (§ 3). De même, tout en approuvant la réduction des
pouvoirs du souverain à la définition limitative qu’en donnait la
Constitution, en cas de révocation d’Amini, le soutien au shah serait
maintenu à tout prix (§ 6).
Commenté par le conseiller du président Kennedy, le rapport reflète
l’inquiétude des Américains : la situation iranienne a empiré depuis le mois
de mai, elle est même comparée à la dégradation du Vietnam à la même
période. Or il faut maintenir le cap  : l’Iran est en train d’accomplir une
110
«  révolution contrôlée  » (a controlled revolution) . Cette dernière
expression semble justifier les sacrifices et la patience des Américains : ce
pays est définitivement sur la bonne voie malgré les apparences. Il faut
donc agir comme au Vietnam, exiger des rapports réguliers d’exécution des
directives de la Task Force (§  1). «  Répéter au shah qu’Amini est notre
homme (that Amini is our man), et que nous pensons qu’il a besoin d’un
soutien inconditionnel, car il y a des rumeurs que le shah pense déjà à le
remplacer  » (§  3a). Et parmi les mesures envisagées pour affermir la
position d’Amini, l’aider à diviser le Front national en attirant à lui les
éléments les plus modérés (§ 3h).
Dès l’été 1961, les Américains sentaient qu’Amini n’avait pas pu rallier
une partie du Front national mosaddeqiste et que, dès lors, il était
vulnérable face au shah. Dans le nouveau rapport de l’ITF, le conseiller du
président met en garde que le sort est contre eux et qu’il pense qu’il faut
persévérer dans le soutien d’Amini, jusqu’à ce que l’on leur dise
111
d’arrêter . Plusieurs rapports alarmistes de cette période constatent que le
premier ministre iranien n’a pas su élargir sa base politique, il n’a pas réussi
à attirer les mosaddeqistes modérés et il n’a pas avancé dans les réformes :
ni la lutte contre la corruption ni la réorganisation fiscale ne semblent
avancer. Une nouvelle réunion de l’ITF se tient en septembre et donne lieu
à des dialogues stériles : il faut agir, mais seuls les gens qui sont sur place
savent ce qu’on peut faire, et justement, le problème est que ni le
gouvernement ni l’ambassade n’entreprend des réformes concrètes. Même
des options militaires (associer les officiers à la classe moyenne tant
recherchée et s’appuyer sur eux) ou paramilitaires (armer des militants qui
défendraient le régime en cas de crise grave) sont évoquées. Mais aucune
décision n’est prise 112. Dans une synthèse rédigée quelques jours plus tard,
la nécessité de ne pas viser seulement le court terme (le gouvernement
Amini) mais la consolidation à long terme de l’alliance iranienne incline à
intervenir au niveau du Troisième plan quinquennal qui doit commencer en
1962. La méthode préconisée au début du nouveau gouvernement, que
l’aide américaine soit le plus discrète possible, ne semble pas très
convaincante… On peut lire ceci dans la synthèse de l’ITF :

Fondamentalement, deux écoles émergent. La première préconise un rôle


ouvertement actif des États-Unis, ce qui implique de lier l’aide américaine à
des engagements publics de la part de l’Iran pour certaines actions destinées
à réformer des défauts spécifiques et des faiblesses dans la trame politique
et économique de la société iranienne. L’autre, à l’inverse, voudrait que les
mêmes objectifs, étant donné la complexité et la fragilité de la société
iranienne, soient mieux atteints par l’exercice discret et en privé de
l’influence et de la pression des États-Unis 113.

L’interventionnisme américain est sans doute plus un mot d’ordre


général pour prendre le contrôle d’une économie à la dérive et pour guider
un régime soumis aux caprices de son souverain et de ses élites : il reflète
en tout cas le sentiment des Américains d’être chez eux dans ce pays mal
gouverné et de devoir y accomplir les réformes nécessaires pour l’empêcher
de tomber dans l’orbite soviétique. Contrairement aux hommes politiques
iraniens, les experts de l’ITF, à Washington, savent, eux, ce qu’il faut faire
et décident d’une série d’actions et de pressions sur lesquelles leurs
diplomates, plus tard, devront rendre des comptes, établir des rapports.
Dans les «  buts de l’action des États-Unis  », dont la liste est
impressionnante, on peut lire à la suite du rapport précité que pour
maintenir le régime iranien dans une attitude favorable aux Occidentaux il
faudra agir sur le shah « pour dissoudre sa défiance excessive à l’égard des
leaders politiques indépendants [comme Amini] et sa vulnérabilité à la
flagornerie  » (§  1). De même, pour développer l’économie iranienne, les
Américains décident d’« appliquer un Troisième plan judicieux (sensible),
financé par un consortium international et directement soutenu par l’aide
américaine  » (§  4b). Enfin, et pour limiter cette démonstration aux
déclarations les plus caractéristiques, afin d’«  améliorer la capacité et
l’acceptation de l’armée iranienne dans le tissu social […] éliminer les
officiers anciens en surnombre et inutiles  ». Les intéressés, tenus à l’écart
de ces résolutions, n’ont, au plus, que subi les conséquences, sans jamais
savoir clairement que des experts, à Washington, avaient réglé leur sort.
Les choses ne vont pas dans le sens souhaité par les Américains : Amini
se heurte d’une part à l’opposition des mosaddeqistes et de l’autre à la
résistance du shah qui fait tout pour reprendre la main sur les décisions
politiques. Alors qu’Amini, après avoir obtenu la dissolution des deux
chambres, souhaite conduire ses réformes sans entraves et recule sans cesse
les nouvelles élections, le shah agite l’urgence de convoquer les électeurs
pour marginaliser son premier ministre. L’ambassadeur Holmes demande
qu’on l’autorise à dire au shah de ne pas intervenir dans la conduite du
gouvernement et de ne pas hâter la reprise du processus électoral  : il
faudrait attendre encore au moins six mois avant toute élection. Et
d’ailleurs, demande ingénument Holmes pour répondre au shah qui
proclame que les prochaines élections seront libres, «  est-il possible à ce
moment du développement politique iranien de tenir des élections sans
interférence du gouvernement 114 ? »
Les Américains redoutent, dans la ligne dure qu’ils préconisent, un
désaveu des Britanniques. Curieusement, bien qu’il se défende de soumettre
ses décisions de politique intérieure à la consultation d’ambassadeurs
étrangers, le shah les convoque ensemble et leur demande conseil ensemble,
pour éviter qu’ils se liguent plutôt avec Amini. «  Bien que les questions
intérieures fussent de son ressort, il pensait que l’alliance étroite avec les
États-Unis et le Royaume-Uni justifiait des consultations et la recherche de
leur accord et de leur aide 115.  » Ils se sont concertés et il semble que les
Britanniques ne cherchent pas à retrouver ici la position dominante qu’ils
avaient avant 1951. En répondant à l’invitation conjointe du shah, ce qu’ils
feront jusqu’à la révolution de 1979, ils alimentent le fantasme du complot
anglais permanent. Le shah les associe dans l’idée de les mettre en rivalité
ou en dissonance, ce qui, désormais, laisse les Britanniques indifférents. Et
pourtant, lorsque les critiques contre Amini s’amplifient et gagnent
l’entourage du shah, l’ambassadeur Holmes suggère qu’elles pourraient être
alimentées par l’ambassade britannique. «  Le shah qui a peur des
Britanniques, écrit-il au département d’État, pourrait bien se retourner
contre Amini parce qu’il s’imagine que les Britanniques souhaitent qu’il
agisse ainsi 116. »
Les Américains se gardent de montrer trop de hardiesse dans la séance
de consultation demandée par le shah. Le souverain se demande s’il doit
parler à Amini de l’agenda électoral et des réformes maintenant ou après la
fin de l’année fiscale (mars 1962)… mais l’opinion des deux ambassadeurs
117
n’étant pas directement demandée, « nous n’en proposâmes aucune  ».
L’argument américain le plus convaincant reste l’aide économique.
Dans les directives envoyées à l’ambassadeur américain, lors de son
audience suivante au palais impérial, il doit annoncer son espoir de pouvoir
bientôt notifier au premier ministre une aide budgétaire supplémentaire, et
«  cette aide implique la continuation du programme gouvernemental
118
actuel …  ». Il suffira, ajoute la directive, de faire savoir au shah que
Washington ne voit pas pour l’instant de crise majeure qui impose de
modifier la situation parlementaire ou gouvernementale actuelle. Autrement
dit, le shah ne pouvait prendre une telle initiative sans l’aval américain.
Le long rapport de janvier  1962 de l’ITF est un mélange
d’autosatisfaction pour le travail accompli pendant les sept premiers mois
de gouvernement Amini et de justification laborieuse pour expliquer
l’insuffisance des résultats obtenus 119. Le mépris pour le shah et son
caractère « mystique » apparaît sans cesse :

Malgré les bonnes intentions du shah, son patriotisme et son intelligence, il


reste essentiellement mystique, vain et suspicieux. […  malgré quelques
progrès], le shah est soit dans le refus, soit dans l’incapacité de prendre les
mesures, difficiles et pour lui désagréables, qui pourraient lui valoir la
pleine confiance et le soutien enthousiaste de la majorité de ses sujets les
plus conscients et organisés politiquement.

Plus loin, le rapport ajoute :

Un exemple récent et spectaculaire de l’application des recommandations


de l’ITF était la finesse avec laquelle les ambassadeurs américain et du
Royaume-Uni, en collaboration avec le premier ministre, ont dissuadé le
shah de larguer le premier ministre ou de le réduire à n’être qu’une
marionnette. Cette attitude était demandée avec insistance au shah par des
courtisans jaloux ou inquiets, des hommes d’affaires conservateurs, des
propriétaires fonciers et des officiers réactionnaires. Cet effort s’est retourné
contre ses instigateurs quand le shah a renforcé son soutien public au
premier ministre…

Et enfin, la complaisance du rapport n’a plus de borne quand il


commente :
Le shah reste confiant, pro-occidental et anticommuniste, il s’est abstenu à
un degré encourageant de la position politique trop exposée qu’il avait
occupée pendant les années précédentes et il a délégué des pouvoirs
importants à son premier ministre compétent. Il a transformé toutes les
propriétés royales en une fondation pieuse inaliénable dont les profits sont
consacrés à des œuvres de bienfaisance et dont les données financières vont
être rendues publiques. Le shah a montré de l’intérêt pour un programme de
réformes intérieures dynamiques bien que son intérêt pour les questions
militaires techniques soit toujours fort 120.

Le département d’État a les choses en main, commente Komer,


conseiller de Kennedy, qui critique le fatalisme consistant à considérer
comme inéluctable le retour des mosaddeqistes au pouvoir. La hantise des
Américains est encore le neutralisme, le non-engagement, première étape
vers l’hégémonie soviétique. Au lieu de se ranger, comme l’ambassadeur
américain, derrière le shah en laissant croire que le danger qui guette l’Iran
est une attaque de l’Afghanistan ou de l’Irak… auquel cas il faut abonder
dans les livraisons d’armes demandées par le shah, Komer pense que les
Américains doivent avoir une politique active et interventionniste. Il vaut
mieux agir au risque de se tromper que laisser le pays se désagréger en
regrettant ensuite de n’avoir rien fait pour le sauver. Désapprouvant
l’ambassadeur Holmes, il écrit :

Ce diplomate compétent mais routinier ne comprend absolument pas la


nature essentielle du problème auquel nous sommes confrontés en Iran
aujourd’hui. La priorité est plutôt d’accomplir la transition d’un régime
féodal à une société moderne (modernized) sans qu’il y ait ce chaos et ces
soulèvements qui permettraient à Khrouchtchev de se pavaner parce que
l’Iran tombera tout cuit dans son escarcelle 121.
Deux problèmes sont à régler dans l’immédiat. Faut-il donner
satisfaction au shah qui demande 70 millions de dollars supplémentaires sur
cinq ans pour des achats d’armes, pour lui faire plaisir (to keep him
happy) ? Faut-il organiser une visite d’État aux États-Unis pour renouer des
liens avec lui  ? Sur le deuxième point, tous semblent d’accord, une telle
visite protocolaire renforcera l’influence américaine. D’abord il avait été
question de l’organiser pour l’automne 1962, au moment où les arbitrages
finaux pour les orientations du Troisième plan seront décidés. Mais les
Américains veillaient à ne pas perdre leur allié et avancèrent la date d’une
invitation officielle pour conjurer le spectre d’une abdication ou d’une
rupture d’alliance, après que l’ambassadeur Holmes eut décrit le shah dans
un état dépressif qui aurait pu fragiliser l’édifice stratégique américain. Le
compte rendu de l’audience accordée à l’ambassadeur est intéressant, car le
diplomate donne une leçon de courage au souverain. Il avait demandé à le
voir après avoir entendu dire que le shah voulait renoncer à son titre de
commandant en chef des armées… «  Il sentait que les États-Unis soit ne
comprenaient ni l’importance de l’Iran pour le monde libre ni la situation
ici, soit ne s’en souciaient pas 122.  » Holmes lui rappelle sa responsabilité
«  envers lui-même et envers son pays  » et que ses propos pourraient
ressembler à des menaces qui seraient mal reçues à Washington. Et Holmes
lui rappelle les exigences de développement économique, prioritaires selon
les Américains.
Les grandes décisions concernant l’Iran sont prises à Washington au
cours de réunions d’«  experts  » qui trépignent d’agir, d’en finir avec les
tergiversations politiques orientales, et les joutes psychologiques dans un
palais, à Téhéran, où un souverain neurasthénique est confronté à un
123
diplomate plus rusé que lui . Ce ne sont pas des caprices que le shah
expose, mais le désir inassouvi de s’affirmer face à une puissance plus forte
que lui. La conclusion de l’ambassadeur n’est pas enthousiaste :
Je pense que la principale explication de son comportement est qu’il n’est
pas, en réalité, assez grand pour la tâche qui lui est confiée. Cependant, il
n’y a aucun individu, aucun élément en Iran qui soit qualifié pour accomplir
cette tâche et il ne s’en trouvera probablement pas avant un grand nombre
d’années. Nous sommes confrontés à une situation où nous sommes obligés
de nous appuyer sur un roseau faible, mais je n’en vois aucun autre sur
124
lequel nous puissions nous adosser pour arriver à nos fins .

Aucun diplomate ne sera assez fort pour lui redonner confiance. C’est
une rencontre en tête à tête avec le président Kennedy que demande le shah,
avant l’échéance envisagée d’octobre. En cédant à ce caprice, les
Américains anticipent l’échec de leur politique avec Amini. La décision de
renvoyer ce premier ministre trop nettement soutenu par Washington
semble prise dès le début mars  1962, c’est une manière pour le shah de
montrer son indépendance.
Il fallait d’urgence rééquilibrer le sentiment que le président Kennedy
aurait en Amini son protégé à Téhéran, et montrer au shah que lui seul
incarnait la permanence de l’État et des liens stratégiques. La visite fut
fixée, pour complaire au souverain, du 10 au 18 avril 1962.
Concernant les crédits militaires, l’ambassadeur à Téhéran réagit
vivement en faisant valoir que, si l’intention de Washington était de faire
réduire la taille de l’armée iranienne de 205  000  hommes à 150 000…, il
fallait que la modernisation du matériel et la concrétisation de l’assistance
militaire en cas d’attaque extérieure soient à la hauteur, et non pas un
125
simple appât (bait, glamor) pour tromper le shah .
On pourrait conclure que sur les points essentiels du programme
américain pour soutenir Amini les résultats n’ont pas été atteints. Et
pourtant, près d’un an après la mise en place de l’Iran Task Force, il semble
que les mots d’ordre soient inchangés. Les grandes réformes (distribution
des terres aux paysans) stagnent, la collecte de l’impôt sur le revenu reste
inefficace, l’armée reste pléthorique, et surtout le shah continue d’être
omniprésent, et autour de lui la corruption impossible à démanteler.
L’absence de parlement n’a pas donné plus d’efficacité au gouvernement.
Or l’ITF continue de délivrer ses directives impériales. Le résumé des
consignes politiques du 15  mars 1962, qui ne fait qu’amplifier les lignes
directrices, est intitulé  : «  Pour le renforcement de l’unité politique, la
modernisation économique et sociale et l’intégrité nationale de l’Iran ». Cet
intitulé fourre-tout indique combien les Américains ont pris à cœur de
défendre l’Iran, en présupposant que les Iraniens ne le font pas. Il y est
question de :

Consolider en Iran un régime pro-occidental avec la volonté et la capacité


de résister aux pressions soviétiques sur une base politique élargie et
articulée avec des intermédiaires autres que les élites ou les futures élites ;
développer l’économie iranienne, faire progresser  les capacités et
l’intégration politique des forces armées ; transformer les classes moyennes
126
urbanisées en une force constructive .

Le plan d’action, placé sous l’autorité de l’ITF, et regroupant le


département d’État, le ministère de la Défense, l’Agence américaine pour le
développement international (USAID), l’Agence d’information des États-
Unis (USIA), l’ambassade en Iran et l’expression elliptique «  Téhéran  »
désignant l’antenne de la CIA en Iran, est décrit comme :

Un mélange astucieux d’incitations et de stimulus, d’améliorations


périodiques et de retraits tactiques, de patience et d’action décidée, mis en
place principalement par l’influence de l’ambassadeur sur les hauts
fonctionnaires iraniens, à commencer par le shah et le premier ministre  ;
l’assistance économique (deuxième et troisième plans) et la stabilisation de
l’économie  ; l’assistance militaire…  ; des programmes d’information
127
médiatique et culturel .

Ce document à la fois englobant et creux justifie l’ingérence en Iran et


trahit le manque de vision d’avenir. En même temps, comme le rappelle
beaucoup plus tard un conseiller de Kennedy en décrivant la manière dont
Washington cherchait à influencer le premier ministre,

Oui, nous avons essayé d’offrir notre contribution de deux sous afin de le
conseiller sur les choses que nous estimions dangereuses ou peu
judicieuses. Mais fondamentalement, c’était son programme. Et ses
problèmes concernaient d’abord ses relations avec le shah. Le shah n’aimait
pas que nous donnions des avis non sollicités (gratuitous) à ses hommes.
Nous étions généralement attentifs à ça. Il y a des pays où nous dirigeons le
premier ministre, nous écrivons ses discours, etc. L’Iran n’était pas de ces
128
pays .

La préoccupation principale avouée est de défendre le monde occidental


contre l’URSS  : l’Iran n’est qu’un instrument local pour une politique
impériale beaucoup plus vaste. On a déjà préparé la chute d’Amini, il faut
empêcher que le shah, déprimé, ne disparaisse de lui-même. C’est pourquoi
la date de l’invitation est avancée. Il faudra lui montrer que le président
Kennedy traite directement avec lui (on renonce donc à réduire son rôle
politique) et il faudra l’impressionner pour le persuader de la supériorité
américaine sur les Soviétiques. Comme il est « très émotif » et qu’il envie
les générosités que les Américains ont pour les pays non-alignés, plus que
pour leurs alliés, il faudra lui montrer qu’on a besoin de lui. « Nous avons
besoin, dit le rapport après une réunion du Conseil de sécurité nationale
(NSC), d’un gouvernement de plus en plus réformiste en Iran et d’une
129
révolution contrôlée (a controlled revolution) dans ce pays . » Ce dont le
conseil veut convaincre le shah en lui parlant de manière un peu dure lors
de sa visite d’État, c’est que le danger qui guette son pays n’est pas celui
d’une attaque soviétique qui déborderait fatalement les frontières iraniennes
et pour laquelle la riposte américaine serait immédiate, mais un danger
intérieur.
Le ton choisi pour parler au shah justifie l’aversion que le shah
éprouvait pour Kennedy et son équipe. Pour préparer les discussions au
sommet avec le shah, désarçonné sur les questions militaires par ses visites
précédentes, quand il demandera encore à exprimer son intérêt pour les
questions d’armement, ils suggèrent : « Nous proposons comme stratégie de
l’amadouer d’abord en prenant l’initiative immédiatement, en le rassurant
sur la supériorité stratégique permanente des États-Unis et notre force
croissante sur le plan général.  ». De même, les experts du département
d’État entendent « saisir l’occasion de faire la leçon au shah » (to educate
the Shah) en lui montrant que le vrai danger pour l’Iran ne vient pas de
130
l’extérieur, mais d’un développement économique déficient . Une attaque
venant d’Irak ou d’Afghanistan serait contrée par l’armée iranienne. Les
Américains se tiennent prêts avec les flottes stationnées en Méditerranée,
dans l’océan Indien ou en Europe, à intervenir contre une intrusion
soviétique 131.
L’organisation de la visite du shah était guidée par l’exigence iranienne
qu’on ne fasse pas moins que pour Nasser ou Ayoub, les présidents
égyptien et pakistanais, qui avaient eu droit à des dîners de gala, à un
discours devant le Congrès et à une série de visites et d’inaugurations
officielles. Les experts préparèrent toute sorte de notes de synthèse à
l’intention du président Kennedy. On pouvait y voir à nouveau la mise en
garde contre le caractère émotif du shah, son obsession pour l’armement
sophistiqué, sa jalousie vis-à-vis de son premier ministre. Or les Américains
n’ont pas renoncé à appuyer Amini qui a commencé un ambitieux
programme de modernisation. Sans nier l’engagement militaire aux côtés
des Iraniens, il faut faire comprendre au shah que le développement et la
politique du gouvernement Amini sont la base de la politique américaine –
132
  ainsi que de son propre avenir . Les conseillers du président américain
n’hésitent pas à dire que les Américains, en Iran, défendent leurs propres
intérêts, et que les Iraniens ont –  en conséquence  – également intérêt à y
collaborer.
Les premières discussions officielles traitaient des problèmes de
stratégie de défense – contre l’éventualité d’une attaque soviétique – et de
questions budgétaires, l’aide régulière des États-Unis étant soumise à de
133
nouveaux contrôles du Congrès . Lors d’une longue discussion avec
Kennedy, dans laquelle le shah défendit avec pugnacité sa vision d’une
armée puissante et nombreuse, en accord disait-il avec les résolutions du
CENTO, il exonéra l’Iran de son retard dans l’établissement d’un
fonctionnement démocratique et transparent de la vie parlementaire comme
l’atteste une phrase lucide que rapporte le compte-rendu officiel américain :

Il n’était pas par nature un dictateur, mais si l’Iran doit réussir, son
gouvernement devra agir avec fermeté pour un temps ; et il savait bien que
les États-Unis n’insisteraient pas pour que l’Iran fasse tout dans des formes
134
absolument légales .

Au cours d’une autre discussion au sommet, le shah est revenu sur sa


philosophie politique et a défendu ce qu’il appelle le «  nationalisme
positif ».
Le slogan nationaliste défini par Amir Kabir au milieu du XIXe  siècle,
l’« équilibre négatif », voulait dire qu’on ne donnait à aucune puissance un
avantage sans donner l’équivalent, pour neutraliser l’influence
prépondérante, à la puissance rivale  ; le shah, pour se démarquer
notamment de Mosaddeq qui avait repris la formule de l’«  équilibre
négatif  », définit le «  nationalisme positif  » (nâsionâlism-e mosbat), dans
son livre en persan de 1961, Mission pour ma patrie. Derrière la
formulation qui ressemble à une lapalissade, il faut lire le refus du
mosaddeqisme conçu comme un repli xénophobe et le refus des idéologies
comme le communisme soviétique, qui dissimulent un embrigadement
impérialiste.

Dans ma pensée, le « nationalisme positif » est une doctrine qui garantit le


maximum d’indépendance politique et économique du pays de sorte qu’elle
soit compatible avec l’intérêt de ce pays. Pour nous Iraniens, cela ne veut
pas dire se recroqueviller et se séparer, mais établir tous les traités avec les
autres pays, quelle que soit leur tendance politique, pour autant qu’ils
garantissent notre intérêt, et ne pas craindre les menaces de ceux qui
135
voudraient choisir nos amis .

Ce que dit en substance Mohammad-Rezâ Pahlavi aux Américains, dont


il veut se démarquer pour ne pas passer pour un valet (stooge) de
l’Occident, c’est qu’il est fidèle aux valeurs nationalistes iraniennes qui
restent très vives dans son pays dix ans après Mosaddeq, tout en se disant
l’ami de l’Occident. On peut lire, dans le rapport de la conversation entre le
shah et Kennedy :

Comme il l’a dit au président, son caractère personnel n’a rien de celui d’un
dictateur, car à la longue les dictateurs ne peuvent pas durer. Mais il doit
donner à son peuple la base sur laquelle il pourra construire.

La pensée du shah est explicitée plus loin par le diplomate américain :

Pendant longtemps l’Iran a regardé les puissances occidentales avec


méfiance, en particulier la Grande-Bretagne et la Russie. C’est pourquoi
dans la Première Guerre mondiale, l’[opinion iranienne] était du côté de
l’Allemagne. Mais maintenant la politique iranienne a tourné au profit de
l’Occident et il y a lieu de penser qu’elle continuera. L’Iran appuie la
politique des États-Unis. C’est pourquoi le shah comprend dans quel sens
nous [Américains] sommes en accord avec son «  nationalisme positif  »
136
(positive nationalism) .

Se débarrasser d’Amini, c’était se débarrasser d’un rival qui, s’il


continuait ses réformes et devenait populaire, aurait fait de l’ombre au shah.
Le lien avec les États-Unis joue ici un rôle important. Kennedy a eu la
maladresse de lui dire que ses deux dirigeants de gouvernement préférés
étaient Caramanlis en Grèce et Amini en Iran –  une gaffe dont le shah se
souviendra longtemps. Si les réformes d’Amini se révèlent positives, et que
le shah les reprend à son compte après avoir congédié leur initiateur, leur
attribution à l’influence américaine devait être neutralisée. Or Amini venait
de commettre une grave erreur en faisant savoir que l’État iranien était au
bord de la banqueroute, ce qui a eu pour effet de faire fuir tous les capitaux
137
disponibles . En 1957, l’ambassadeur américain écrivait :

Le shah commence à réaliser que son rôle, de plus en plus celui d’un
monarque absolu, ne lui attire pas dans la population le bénéfice d’espoir,
de confiance ou de soutien qu’il aurait aimé. Sa première réaction est
d’intensifier la politique du “diviser pour régner”. Et, jusqu’à un certain
138
point, d’encourager ce qui peut contrebalancer l’influence américaine .

C’était une manière pour l’observateur américain de comprendre le


recours à un discours nationaliste excessif, ou les gestes apparemment
conciliants envers les Soviétiques. Quel rôle a eu le voyage du shah aux
États-Unis en avril 1962 sur le renvoi d’Amini ? Les documents ne disent
rien de très clair, mais on peut reconstituer l’évolution. Le shah tenait non
seulement à rencontrer personnellement Kennedy, mais aussi les principaux
membres de son gouvernement, et il a réussi à les convaincre que l’Iran,
c’était lui. On oublie la fragilité d’une dynastie dont le prince héritier vient
juste de naître, on oublie les manières autocratiques de gouverner en
gardant tous les ministères sous la main d’un seul homme, on oublie les
dépenses militaires déraisonnables… car on vient d’avoir devant les yeux
un despote oriental brillant qui déborde de déclarations rassurantes sur
l’engagement antisoviétique. Les réformes d’Amini restent, elles
deviendront la «  Révolution du shah et du peuple  ». Et personne ne fera
plus d’ombre à l’ombre de Dieu sur la terre.
Le shah ne supportait pas qu’Amini puisse diriger le gouvernement sans
lui. Il confie à son ami américain le colonel Gratian Yatsevitch, chef de
l’antenne locale de la CIA, un mois après la nomination d’Alam, qu’une
politique consistant à laisser à Amini la main libre «  aurait reçu
l’approbation de la presse et des hauts fonctionnaires des États-Unis et
d’ailleurs », sous-entendu, pas de moi. Il était plus exposé désormais si des
erreurs étaient dénoncées, mais :

En Iran aujourd’hui un prétendu « premier ministre » fort ne le protégerait


pas de l’opinion publique en cas, disons, d’une révolution  ; et si des
troubles importants arrivaient, il souffrirait le même sort que le roi Faisal en
Irak ou, au mieux, le roi Farouk d’Égypte. […] Le souverain sera tenu pour
responsable en dernier ressort du fait des particularités de la scène iranienne
et de la culture du pays. C’est pourquoi le shah sent qu’il doit participer
activement au gouvernement et le conduire lui-même vers des réformes et
139
le progrès .

On voit ici la hantise permanente de décrocher du pouvoir personnel


comme si le syndrome irakien hantait le shah, bien plus que le syndrome
égyptien. Le destin de Louis  XVI avait effrayé tous les souverains qâjârs.
Les Pahlavi ne voulaient pas être des rois passifs et soupçonnaient les
Américains, les premiers à l’époque moderne à s’être débarrassés de la
monarchie, d’être indifférents à un tel scénario. (Le pouvoir excessif n’a
pourtant pas protégé Rezâ Shâh ni son fils des aspirations de leur peuple.)
En tout cas, le shah est très attentif à l’image de lui que donne la presse
américaine. Il confie à Yatsevitch son soulagement que le Time Magazine
ait adopté un ton louangeur à son égard. Et «  il sent qu’une relation bien
meilleure a été établie avec Washington depuis sa visite et qu’il a désormais
un ami dans le vice-président Johnson. Toute la nation iranienne s’est
140
réjouie de la visite de Johnson  ».
Dès le début de juin, les Américains avaient commencé à anticiper
l’échec d’Amini, qui est d’abord un échec financier, son gouvernement
n’ayant pas réussi à équilibrer le budget. Un an auparavant, les Américains
se disaient prêts à tout faire pour aider Amini à réussir et ont trouvé des
moyens de le soutenir par des prêts ou des subsides divers. Après le voyage
du shah, il semble que cet effort ne soit plus à l’ordre du jour  : le nouvel
espoir de Washington, c’est le souverain dont on oublie qu’il n’attendait que
la chute de son premier ministre.

En ce qui concerne le soutien spécifique du shah, nous ne pensons pas


qu’Amini ait à se plaindre  ; les difficultés auxquelles il se heurte
actuellement sont dues plus à ses propres actions et inactions et à celles de
son gouvernement qu’au rôle du shah. Bien sûr cela aiderait
considérablement le premier ministre si le shah consentait à réduire le
budget de l’armée, mais ce serait trop attendre du shah qu’il aide Amini à se
141
sortir d’une situation créée principalement par Amini lui-même .

Un conseiller économique de Kennedy, Edward S. Mason, revenu d’une


mission en Iran, dresse un sombre tableau –  approuvé par le secrétaire
d’État – de la situation budgétaire :
[Mason] pense que la situation économique est un désastre absolu et
qu’Amini est lessivé. Politiquement et physiquement, il est épuisé (Amini is
a spent force), il n’arrive même pas à contrôler son cabinet. Résultat, le
budget iranien a environ 170 millions de dollars de déficit, car pratiquement
chaque ministère a dépassé son enveloppe de 20 à 30 %.
En attendant le shah se met en retrait, sans rien faire. Il aurait dit qu’Amini
étant l’homme des États-Unis les Américains peuvent le soutenir. Les
Iraniens vont certainement demander un prêt budgétaire, peut-être quelque
chose comme 60 millions de dollars. Mason pense que le soutien budgétaire
serait fatal au point où on en est et ne ferait que repousser les mauvais jours,
à moins que le shah ne demande des coupes budgétaires suffisantes. Mason
est si découragé qu’il projette de retirer ses experts de Harvard dès
l’expiration de leur contrat en septembre. […] Ce dont [le shah et Amini]
ont besoin actuellement, ce n’est plus de recommandations seulement, mais
de conseils (not just exhortations but advice).
Le shah ne se décidera pas à soutenir Amini sans un signal de nous venant
de haut. Je pense à suggérer qu’on donne à l’ambassadeur Holmes une
directive orale du président quand il retournera à son poste le 19  [juin].
Kennedy pourrait rappeler au shah les discussions économiques pendant sa
visite officielle et le presser d’agir de manière rapide et efficace de crainte
qu’il s’avère impossible de mettre en route le Troisième plan dans les
délais 142.

Le lendemain, un autre conseiller du président américain se demande si


Amini démissionne ou s’il s’agit encore d’un chantage de son ministre des
Finances pour obtenir une rallonge de crédits. Amini semble avoir perdu le
contrôle, mais, comme le remarque l’ambassadeur à Téhéran, y a-t-il une
alternative ? Le retard du contrôle fiscal et de l’équilibre budgétaire diffère
la mise en place du consortium international destiné à financer le Troisième
plan. L’inquiétude de Washington est grandissante. Le shah ne joue pas le
jeu qu’on attendait, de réduire la taille de l’armée et de soutenir Amini,
mais les Américains ne peuvent plus rien faire. « Dans l’affolement iranien,
reprend Komer deux jours plus tard, j’insiste pour qu’on fasse tout pour
garder Amini si possible. […] Il est le seul bon premier ministre que l’Iran
ait eu dans les dernières années et le seul que l’on pourrait trouver pour
conduire l’Iran où nous voulons qu’il aille. Si nous retournons aux mêmes
qu’avant en Iran, nous ferons face au chaos très vite, et tout autre
gouvernement aura les mêmes problèmes, sans avoir la capacité d’Amini
143
pour les traiter .  » Au lieu de faire comme l’ambassadeur Holmes le
préconise, laisser les Iraniens se débrouiller et venir eux-mêmes quémander
auprès des Américains, Komer est partisan d’aller à eux pour leur dire quoi
faire. « Notre intervention à ce moment critique, même si elle est risquée,
pourrait faire la différence entre le succès et l’échec 144. »
Il est probable, comme l’analyse un rapport de la CIA, qu’Amini soit
tombé du fait de son incapacité à faire plier le shah sur la réduction des
145
crédits militaires comme il l’avait fait pour les autres ministères . Les
témoignages de diplomates décrivent le premier ministre comme un homme
épuisé qui ne domine plus la situation. Le responsable de l’antenne
iranienne de la CIA, Gratian Yatsevitch, a un jugement plus froid, vingt-six
ans plus tard : « Je pense que j’en étais venu à la conclusion qu’Amini était
146
plus faible que ce que nous avions cru d’abord . »
Le 25  juillet un long télégramme de Téhéran annonce la fin du
gouvernement Amini. «  Quel dommage qu’il n’ait pas pu durer plus
longtemps  !  » L’ambassadeur Holmes relève que, malgré son échec final,
Amini laisse après lui toute une série de réformes sur lesquelles on ne
pourra plus revenir, et notamment la lutte contre la corruption, la réforme
agraire et la stabilisation de l’économie. Il est tombé parce qu’il n’a pas eu
assez de discernement pour choisir des collaborateurs capables et parce
qu’il n’a pas su réduire les dépenses en fonction des revenus, comme il
avait promis aux Américains de le faire afin de ne pas dépendre de manière
systémique de leur secours financier. L’épilogue du jugement final de
l’ambassadeur est un mélange de sentiment et de raison patriotique :

À la fin il garda assez de raison pour démissionner et refuser de chercher


plus longtemps ce qui était devenu impossible. Il était même incapable de
se tourner vers ses amis américains – et il savait bien que nous sommes ses
amis  – avec un plan cohérent afin de résoudre le problème budgétaire par
une demande raisonnable adressée aux États-Unis pour une aide quelle
qu’elle soit. Sans avoir pu m’adresser aucune demande lui-même, il
démissionna. Il se conduisit mal pendant vingt-quatre heures, accusant les
États-Unis, puis se repentant jusqu’au point de faire des excuses publiques
le mieux qu’il put, et plus élégamment encore à moi personnellement. Puis
il accusa le shah de n’avoir pas obtenu de soutien budgétaire pendant sa
147
visite à Washington .

La polémique à laquelle l’ambassadeur fait allusion avait été attisée par


les journaux : le lendemain de sa démission, au cours d’une conférence de
presse improvisée, Amini avait reconnu avoir reçu 30 millions de dollars de
subsides pour soutenir le commencement de son programme. «  Nous
sommes, ajouta-t-il en substance, le pays le plus ordonné et le plus pro-
occidental de tout le Moyen-Orient… mais c’est maintenant, au moment où
nous en aurions eu le plus besoin, que les Américains nous refusent leur
aide. Ils nous ont donné 30  millions de dollars mais tout d’un coup cette
aide a été coupée 148 ». Le lendemain, sur une mise au point de Washington
faisant état d’une aide de plus de 60  millions de dollars, Amini s’est
excusé  : «  Je ne me plains pas des Américains, mais dans les conditions
actuelles, nous attendions plus d’aide…  » En réalité, ses griefs vont sans
doute plus loin : ce serait pendant la visite d’État du shah à Washington que
l’hypothèse d’une révocation d’Amini aurait été avancée  : le souverain
donnait des gages de fidélité à ses protecteurs en échange d’une plus grande
latitude d’action politique 149.
Les pronostics américains, au lendemain de cette reprise en main par le
shah, sont plutôt pessimistes. Le shah lui-même continue, comme si rien ne
s’était passé, à se lamenter sur l’état misérable de son armée et sur
l’incompréhension des stratèges de Washington qui voudraient lui réduire
ses effectifs sans vraiment fournir un armement performant. Les analystes
de la CIA voient des coalitions de mécontents partout, ils imaginent même
une possible alliance des communistes du parti Toudeh avec les
mosaddeqistes ou avec des militaires aigris, ils redoutent la moindre
étincelle, une rébellion au Kurdistan, un scandale à la cour ou une émeute
sociale, et ne se reposent plus que sur les forces de répression, en particulier
150
de la SAVAK, pour prévenir et frapper . Personne, même dans les
résistances à la réforme agraire, n’évoque l’intervention du clergé shi’ite
qui avait pourtant retardé la mise en place des mesures de redistribution des
terres. Un responsable de la CIA avouera plus tard avoir été totalement
151
aveugle sur la capacité de mobilisation du clergé à cette époque .
L’Iran Task Force semble avoir disparu, trop ouvertement
interventionniste face à une diplomatie trop prudente. Un récapitulatif des
réactions de l’ambassade américaine aux signes d’épuisement d’Amini
montre la cécité des diplomates, qui ne voyaient pas d’autre solution
qu’Amini et qui pensaient que le shah finirait par céder en réduisant le
budget de la défense alors même que, resté sourd à ces injonctions, le
souverain montrait clairement aux Américains les limites de leur
152
clairvoyance .
L’élimination politique d’Amini, en juillet  1962, avait pour le shah un
parfum de victoire sur Kennedy, même si la réputation faite à Amini d’avoir
été imposé par le président américain relève plus du fantasme que de la
réalité. Un des griefs contre Kennedy était de fait dirigé contre Robert
Kennedy (alors procureur général, équivalent de ministre de la Justice des
États-Unis), favorable à des contacts avec le Front national mosaddeqiste,
qui jouissait d’une grande influence sur la politique iranienne de son frère.
(Il n’est pas impossible que, un an plus tard, le 22  novembre 1963,
l’assassinat de John F.  Kennedy ait été un soulagement pour le souverain
iranien. Kennedy lui semblait trop arc-bouté sur les principes et les droits de
l’homme, comme Carter quinze ans plus tard 153.) Le shah s’entendait mieux
avec le vice-président Johnson, qui lui avait rendu visite à Téhéran en
août 1962. À l’issue de ce voyage au Moyen-Orient, Johnson écrivait, pour
dissiper les interrogations des experts de Washington après la démission
d’Amini :

En Iran, nous devons accepter le shah, malgré ses défauts, comme un acquis
positif. Nous devons coopérer avec lui et l’influencer du mieux que nous
pouvons, car nous n’avons pas d’alternative acceptable. Nous devons
continuer à l’inciter aux réformes sociales pour l’empêcher de perdre
154
l’affection des masses populaires .

L’élimination d’Amini ne changea pas le programme de réformes, sauf


que désormais c’est le shah qui en revendique la paternité. Le conseiller de
Kennedy pour l’Iran le dit crûment : « Le shah a éjecté Ali Amini et s’est
approprié son programme.  » On hésite même à dire que la formule
« Révolution blanche » (Enqelâb-e sefid) pour désigner le train de réformes
proposées au référendum du 26 janvier 1963 a été inventée par le shah ; elle
pourrait bien être d’Amini lui-même… sinon, pourquoi pas  ? des
Américains : selon un historien iranien, c’est l’inspiration de Walt Whitman
Rostow, un sociologue anticommuniste qui fut au service d’Eisenhower
puis de Kennedy, qui poussa Washington à faire pression pour les réformes
155
en Iran . Amini ou Rostow, peu importe après tout lequel a inventé les
réformes mises en œuvre à l’époque en Iran, réformes qui n’étaient pas
mauvaises en soi. Ce qui leur est reproché serait plutôt d’avoir été imposées
d’en haut, donc incomprises, incomplètes, et finalement manquées. Le
capital généré par la vente des domaines fonciers n’est pas allé à la création
d’entreprises et à la production de biens d’équipement, mais à la
spéculation immobilière. Les belles idées furent déguisées en caricatures.
Une note très personnelle de Robert Komer, l’agent de la CIA devenu
«  conseiller Moyen-Orient  » de Kennedy, fait le point sur la politique
156
américaine trois mois après la chute du gouvernement Amini . Il y
examine la situation et envisage, dans une sorte de délire spéculatif, toutes
les solutions qui s’offrent à la diplomatie américaine  : garder ou non le
shah, lui imposer ou non un conseil de régence, parier ou non sur un
pouvoir aux mains des mosaddeqistes du Front national, faire convoquer le
Parlement ou attendre au contraire que le pouvoir soit consolidé avant
d’affronter le verdict des urnes, chercher un Amini bis ou pousser Amini à
revenir au pouvoir avec des moyens d’action mieux garantis, changer
l’ambassadeur en poste à Téhéran pour un non-professionnel plus
audacieux et plus interventionniste… dans tous les cas, il importe de
préserver les intérêts américains à long terme au lieu de subir les
événements en gérant à vue dans l’immédiateté.
Que devrait impliquer l’attitude américaine pour éviter l’implosion de
l’Iran  ? D’abord, répond Komer, «  faire pression sur le shah et sur son
gouvernement pour qu’ils aillent plus vite sur le développement planifié, la
réforme agraire, la lutte contre la corruption, une meilleure collecte de
l’impôt, une réforme de la bureaucratie,  etc. Cela impliquerait des efforts
pour maîtriser le budget militaire et pour influencer le processus budgétaire
en général. Cela voudrait dire également plus de subsides, mais nous
pourrions raisonnablement nous attendre à en tirer un meilleur rendement ».
Komer ajoute les arguments déjà entendus sur le danger d’afficher trop
clairement le soutien américain à une telle politique : ce serait le baiser de
la mort (kiss of death), discréditant ceux-là mêmes que nous voulons
soutenir. Il continue :
Les États-Unis sont identifiés avec le régime actuel et le thème de la main
cachée a tellement pénétré l’opinion iranienne que personne ne croit que
nous ne sommes pas réellement en train de tirer les ficelles. Nous sommes
engagés envers le régime iranien actuel et notre prestige souffrira s’il
échoue, peu importe [pour quelle raison]. Ne nous leurrons pas avec ce qui
serait surtout des arguments pour l’inaction. De plus, si on identifie
franchement les États-Unis avec des pressions pour la réforme et le
développement en Iran, cela ne nous fait pas vraiment de tort quel que soit
le régime qui succéderait en se saisissant du pouvoir si l’actuel échoue.

En conséquence, la première recommandation de Komer est de se


résigner à soutenir le shah. Il précise :

[…] mais en le poussant bien plus fort dans la direction que nous pensons
qu’il doit prendre, lui donner une solide orientation (a strong lead), au lieu
de nous courber devant ses fantaisies. Faire pression sur lui au moment
opportun pour qu’il nomme un autre premier ministre réformiste. Le
meilleur serait encore Amini : « peut-être devrions-nous le remettre à jour »
(perhaps we should start re-grooming him). Nous ferons pression sur ce
type également, en le conseillant et là où c’est nécessaire, avec de l’aide 157.

Concluons provisoirement le chapitre du gouvernement Amini, qui m’a


paru emblématique pour montrer à la fois l’interventionnisme américain,
l’arrogance des « experts » de Washington, et l’extrême prudence dont les
États-Unis font preuve en continuant à soutenir le pouvoir dictatorial du
shah, en faisant confiance à celui qui leur paraissait si fragile. L’arrivée de
Kennedy n’a pas bouleversé la vision sécuritaire obsédée par la guerre
froide. Le shah a su jouer sur ce point faible de la stratégie américaine. Il a
repris à son compte le langage pseudo-révolutionnaire en achevant certaines
des réformes mises en place par Amini et notamment la réforme agraire sur
laquelle les Américains avaient tant insisté. Quand le chef tribal d’une
grande ethnie nomade du sud de l’Iran, Nâser Khân Qashqâ’i, vient à
Washington en décembre  1962, il revendique une sorte de légitimité
d’opposants variés, allant du Front national mosaddeqiste aux religieux, en
passant par certains haut gradés, et demande un soutien pour opérer une
destitution ou une mise sous tutelle de la dynastie pahlavi. Cette démarche
est également associée au projet de remettre en selle Ali Amini, un
descendant qâjâr qui donne une caution morale et réformatrice. Le puissant
juge fédéral William Douglas est tenté par ce discours empreint de raison et
qui garantirait un avenir de long terme, mais Komer, rendu à la raison
d’État, est conscient que cette aventure pourrait conduire au chaos. Si le
shah apprenait qu’on a accordé un entretien avec le président à l’un de ses
opposants emblématiques, Nâser Khân ou Ali Amini, les États-Unis
perdraient aussitôt le capital de confiance patiemment accumulé. Les
Soviétiques ne seraient pas longs à profiter du désordre qui suivrait. Ainsi,
cloués à leur vision sans perspective à long terme, les Américains sont
prisonniers de leurs intérêts immédiats, la sécurité au Moyen-Orient,
158
l’approvisionnement en pétrole pour l’industrie .
Épilogue  : seize années plus tard, après l’échec du bref gouvernement
Azhâri, pendant la période la plus forte de l’agitation révolutionnaire
(décembre 1978), le shah désespéré, tenta de convaincre Amini de prendre
la tête d’un nouveau gouvernement. Comme le souverain n’était toujours
pas prêt à abandonner ses prérogatives politiques et surtout militaires,
159
Amini refusa . Comme on sait, c’est un opposant encore plus radical,
membre influent du Front national mosaddeqiste honni du shah, Shâpur
Bakhtyâr, qui acceptera finalement de se sacrifier ; il ne bénéficiait d’aucun
bilan politique personnel ni de véritable soutien américain, ni de base
populaire, et échoua très vite.
Or, d’après un historien de la République islamique, Amini s’était
rapproché de Bâzargân, le premier ministre nommé par Khomeyni dès son
retour en Iran (février 1979), Bâzargân dont on verra plus loin les penchants
pro-américains. On sait par ailleurs qu’Amini était utilisé par des militants
antimonarchistes depuis la fin des années 1950, ce qui faisait de lui, d’après
certains, le meilleur candidat pour une république si le shah avait été
destitué plus tôt. Ces spéculations de groupuscules que l’on présente
comme manipulés par les Américains pour préparer une alternative en cas
d’effondrement du pouvoir du shah… ne sont que des spéculations, mais les
rapports de la SAVAK publiés après la Révolution, dont le shah avait alors
l’exclusivité, décrivent Amini en perpétuel comploteur, y compris après sa
160
destitution .

La SAVAK

L’Iran avait une police politique informelle très répressive du temps de


Rezâ Shâh, un souverain qui ignorait la concertation, le débat politique et le
sens même de la démocratie parlementaire. Son fils Mohammad-Rezâ, au
commencement, a réduit la pression sur la population, sur les nomades, sur
les intellectuels, sur les dissidents, sur les clercs : il était jeune, pas encore
préparé à exercer le pouvoir, avait reçu une éducation occidentale et son
pays était occupé par des troupes étrangères. Les Iraniens, libérés de vingt
ans de dictature, étaient désormais exposés à des influences idéologiques
contradictoires et notamment de la part des communistes. Après le départ
des troupes étrangères, il n’y avait pas d’État protecteur, et les libertés
politiques et idéologiques ont permis l’éclosion de multiples partis et d’une
grande effervescence littéraire et idéologique.
Mosaddeq, qui eut à lutter contre l’influence des Britanniques sur la
presse et sur les parlementaires, fut à l’origine de pratiques liberticides et
d’un embryon de police politique. Après sa chute, l’enjeu a été beaucoup
plus clairement la lutte contre le communisme ; la guerre froide donna aux
Américains des raisons de s’introduire dans les réseaux du renseignement
iranien, afin de débusquer les éléments communistes qui, par principe, leur
161
étaient hostiles .
La police et l’armée avaient en commun la fonction de renseignement.
Mais aucune institution autonome ne pouvait contrôler ce qui se passait
dans l’une et dans l’autre. Or il était connu qu’un réseau communiste s’était
constitué dans le corps des officiers, il fallait le démanteler après le coup
d’État. Les Américains avaient aussi parmi les officiers des éléments qui
leur étaient favorables, qui utilisaient le matériel américain, notamment les
pilotes qui faisaient des stages dans les centres d’entraînement aux États-
Unis. L’époque où les officiers supérieurs sortaient majoritairement des
écoles russes (avant 1917) ou françaises était révolue.
Un des plus brillants jeunes officiers, Ardeshir Tâjbakhsh, qui avait été
élève de Fardust à l’École militaire de Téhéran en 1955, fut remarqué par
les officiers américains qui le firent nommer à la tête du deuxième bureau
(Edâre-ye dovvom ou Rokn-e dovvom-e setâd-e artesh), le service de
renseignement de l’armée  ; en l’absence de conflit extérieur, Tâjbakhsh
s’occupait surtout des mouvements internes de l’armée. Il jouissait de toute
la confiance des Américains et obtint d’eux l’envoi outre-Atlantique
d’experts de haut niveau pour instruire les spécialistes iraniens du contre-
espionnage. Fardust ignorait comment s’était vraiment terminée la carrière
de ce brillant officier  : un jour, en 1966, Tâjbakhsh demanda son départ
anticipé à la retraite pour raison de santé, puis il disparut et on suppose qu’il
a été exfiltré par les Américains pour servir la CIA 162.
L’après-Mosaddeq fut une période de grande nervosité, la chasse aux
sorcières s’est étendue d’abord aux proches collaborateurs du Front
national, puis aux communistes et aux militants religieux extrémistes
responsables de nombreux assassinats. La loi martiale, administrée à
Téhéran par le général Teymur Bakhtyâr, permettait tout, la torture, la
censure, la surveillance permanente de tout mouvement politique. Cette
ambiance alimentait un climat de terreur dissuasif pour ceux qui auraient
voulu réorganiser une force d’opposition, mais elle ne pouvait pas durer.
Dès qu’une certaine détente s’instaura, il fallut penser à la sécurité
intérieure et extérieure, avec l’obsession de contrer toute subversion
communiste.
Le premier noyau opérationnel de ce qui deviendrait plus tard la
SAVAK avait commencé dès la chute de Mosaddeq, c’étaient des agents
dirigés par Teymur Bakhtyâr pour débusquer les membres du parti
communiste Toudeh et notamment son réseau militaire. Puis Bakhtyâr
démantela l’organisation des « Dévoués de l’islam » (Fedâ’iân-e eslâm) qui
furent sacrifiés par le clergé shi’ite en échange d’une lutte ouverte contre les
e 163
bahâ’is (religion née au XIX  siècle, combattue par l’islam officiel) . Pour
cette branche de la police occupée à la répression intérieure, le modèle était
le FBI. Quand la SAVAK fut officiellement créée en mars  1957, les
Américains ne s’occupaient que de la formation des agents, non des
nominations aux postes principaux 164. Leur enseignement était purement
oral, sans manuel. Pour réformer l’institution, Fardust s’est inspiré de ce
qu’il avait appris en Grande-Bretagne. À l’aide d’une commission de sept
personnes choisies pour leur intégrité, il a recruté jusqu’à 5  000  agents
répartis sur tout le territoire. La présence de dix experts américains à la
SAVAK lui a paru progressivement inutile. Ils glanaient les informations
qui les intéressaient et seuls deux, selon Fardust, étaient capables
d’enseigner. Ils furent remerciés en 1963.
C’est en effet à la CIA, avec, semble-t-il, l’accord des Britanniques, que
fut confiée la tâche d’organiser une véritable institution de renseignement
165
placée sous l’autorité du gouvernement . Il s’agissait d’abord d’informer,
dans le but d’assurer la sécurité face à des entreprises de déstabilisation
pilotées de l’extérieur  : contre-espionnage et police intérieure. D’après le
général Hoseyn Fardust, la partie «  renseignement  » était confiée aux
Britanniques, plus anciennement implantés en Iran. Les Israéliens se sont
introduits plus tard et ont supplanté les Occidentaux, les Américains gardant
le contrôle du deuxième bureau pour surveiller l’armée et organiser le
contre-espionnage pour l’armée et la SAVAK. En 1958, après le complot
déjoué du général Qarani, le shah demanda aux diplomates américains –
 qu’il soupçonnait d’avoir soutenu Qarani – de n’avoir plus de contacts avec
aucun dissident ou opposant. Mais il demanda aussi que les militaires
américains n’aient plus de contacts avec les militaires iraniens au sujet du
renseignement (intelligence) ni de la politique. Il semble en réalité que les
Américains, par leur antenne de la CIA, avaient connaissance d’un dossier à
charge pour des faits de corruption que Qarani avait constitué sur Teymur
Bakhtyâr, le premier directeur de la SAVAK. D’après Fardust, ce sont les
« Anglais » qui ont aidé les services iraniens à démanteler le complot avant
qu’il ne soit trop tard, alors que Qarani était soutenu par les Américains. Il y
aurait donc eu une rivalité entre les services britanniques et la CIA. Cette
dernière (notamment Richard Cottam) a continué à avoir des contacts avec
166
le Front national, ce qui contrariait fortement le shah .
Peut-on croire Hoseyn Fardust  ? Cet ancien ami d’enfance du shah,
passé au service de la Révolution et dont les mémoires furent publiés par la
République islamique, raconte qu’après un voyage du shah en Angleterre,
en avril  1959, fut créé, avec l’aide des Britanniques, le Bureau spécial de
renseignement (Daftar-e viže-ye ettelâ’ât), une sorte de contrepoids à la
SAVAK, dépendant directement du shah.
Les «  révélations  » de Fardust alimentent la tendance de l’opinion
publique iranienne à attribuer toutes les souffrances du pays à une puissance
extérieure maléfique, la Grande-Bretagne –  souvent réduite à la nation
anglaise (Englis)  –, et à des agents secrets mystérieux. Fardust, qui restait
réservé dans ses relations avec les agents américains, est décrit par le
dernier ambassadeur de Washington comme « les yeux et les oreilles » du
shah, une éminence grise qui faisait trembler tout le monde dans la
bureaucratie iranienne, y compris à la SAVAK dont il devint sous-directeur
en 1961. On soupçonne que Fardust aurait également été, au moins dans les
années 1950, recruté par le KGB ; la sœur jumelle du shah l’a même accusé
–  sans preuve  – d’avoir été en lien avec l’âyatollâh Khomeyni plusieurs
années avant la Révolution 167.
Ces soupçons ne diminuent pas l’importance de sa description du
fonctionnement de la police et du renseignement dans le régime iranien
avant la Révolution. La création du Bureau spécial de renseignement, après
la création de la SAVAK, pour compenser le poids de cette dernière, réputée
liée aux Américains, évoque cet équilibre recherché constamment par les
Iraniens depuis les Qâjârs pour neutraliser les pressions d’une grande
puissance au moyen d’une autre grande puissance. Fardust reste une source
essentielle d’abord parce que la publication de ses mémoires a eu un grand
écho en Iran après la Révolution  : ce récit, même passé par le filtre d’un
historien paranoïaque (Shahbâzi), reflète et amplifie ce sentiment
profondément ancré que l’Iran a été manipulé par des puissances étrangères.
Fardust décrit en outre le fonctionnement interne d’une institution, la police
politique, sur laquelle beaucoup de fantasmes s’étaient formés avant 1979 :
derrière l’imagination débordante et épouvantée de l’opinion, il montre des
hommes corrompus, parfois pervers, au service d’un despote, et un
organisme finalement peu efficace. Au lieu d’informer le shah et les
Américains, et de consolider le régime du shah, la SAVAK ne s’est focalisée
que sur le danger du communisme et a renforcé l’hostilité des opposants de
tout bord, prêts à taire leurs divergences pour en finir avec le shah.
Pour conclure sur la personnalité de Fardust, on peut encore citer un
rapport sur les élites iraniennes écrit en 1975 par un expert de la CIA :

Le lien du shah avec les officiers de l’armée et de la sécurité passe par l’un
de ses plus vieux amis, le général Hoseyn Fardust. Il est l’un de ceux qui
avaient été choisis pour être élevés avec Mohammad-Rezâ [le futur shah]
dans l’école élémentaire spéciale qui avait été fondée dans ce but. On sait
peu de choses sur le contexte familial de Fardust : son père était un sergent,
plus tard promu capitaine, qui a probablement été associé avec Rezâ
[Pahlavi] avant le couronnement de ce dernier : il aurait été l’ordonnance de
Rezâ Shâh. Hoseyn Fardust accompagna le [futur] shah à l’école du Rosey
en Suisse et à l’École militaire à Téhéran. Sauf pendant une brève période,
il a toujours eu des postes importants et jouissait d’une grande autorité
même si ses promotions militaires n’ont été obtenues qu’au rythme normal.
Mohammad-Rezâ a pu l’utiliser dès 1941 pour faire la liaison avec
l’ambassade allemande. Fardust a depuis le début dirigé le Bureau spécial
de renseignement du shah, et a été parallèlement sous-directeur de la
SAVAK. Présentement [1976] il dirige également l’Inspection impériale qui
fonctionne comme le chien de garde du shah pour surveiller les activités du
gouvernement. Il est calme, sans prétention et très méticuleux dans
l’accomplissement de ses missions. Fardust est à l’aise financièrement, mais
on le dit personnellement honnête. Il dit lui-même  : « Tout ce que j’ai, je
168
l’ai par la grâce du Palais . »

En 1961, après la nomination de Hasan Pâkravân à la direction de la


SAVAK, le shah a nommé Fardust sous-directeur de l’institution en le
maintenant à son poste de directeur du Bureau spécial de renseignement. De
fait, sans empiéter sur la fonction de Pâkravân, qui gardait le contrôle des
opérations (renseignement, contre-espionnage), Fardust était chargé de
corriger les déviances de son prédécesseur Teymur Bakhtyâr qui avait
détourné des fonds et profité de son poste pour faire du trafic d’armes. Les
Américains avaient monté, dit-il, un organisme qui n’existait que sur le
papier, seuls cinq ou six agents travaillaient vraiment. En 1957, lors de sa
création, une dizaine d’experts américains y étaient affectés. Leur modèle
était copié à la fois du FBI (sécurité intérieure) et de la CIA (renseignement,
espionnage), les deux étant organisés dans une institution unique où le volet
extérieur était négligeable. Le shah ne voulait pas avoir plusieurs agences
en concurrence entre elles, mais une seule lui faisant des rapports de
169
synthèse .
Komer, un des décideurs de la politique américaine au Moyen-Orient
sous la présidence de Kennedy, conscient du rôle des Américains dans la
création de la SAVAK, en parle comme « du plus efficace organe de sécurité
170
du gouvernement iranien   », mais rejoint Fardust quand il décrit
sommairement comment les États-Unis recueillaient du renseignement en
Iran :

Nous avons utilisé la SAVAK, le service de sécurité intérieure de l’Iran,


ainsi que la CIA. Pratiquement… non, je ne veux pas dire que nous avons
créé la SAVAK, mais nous leur avons fourni énormément d’assistance, des
équipements spécialisés et des choses comme ça. Nous pensions en retour
qu’ils allaient nous donner beaucoup de renseignements, ils l’ont fait.
171
Parfois c’étaient des renseignements concoctés pour nous .

Quand Fardust se plaint des instructeurs américains qui ne laissaient pas


de manuel à la disposition des agents du renseignement qu’ils formaient, il
faut décrypter : la CIA a utilisé des méthodes d’interrogatoire dont on a une
description systématique publiée en 1963, le manuel Kubark  (la version de
1963 n’est probablement que la suite de fascicules antérieurs). Ces
méthodes n’ont été révélées publiquement (avec des passages occultés) que
beaucoup plus tard, en 1997. Ce livret, s’il avait été laissé dans les mains
d’agents iraniens, risquait d’être divulgué et il est évident que les
formateurs américains avaient des consignes strictes pour qu’il ne tombe
jamais dans des mains hostiles. Il est possible que les formateurs israéliens
qui prirent le relais des Américains en 1963 aient eu moins de scrupules.
Le manuel américain, Kubark Counterintelligence Interrogation, dont
un exemplaire de 128 pages moins censuré est disponible depuis 2014 sur
internet, contient dans son chapitre  9 une vingtaine de pages sur
l’interrogation coercitive, autrement dit la torture et la manière de l’utiliser
le plus efficacement possible. Il ne fait pas de doute qu’au moins une partie
de ces méthodes ont été enseignées aux interrogateurs de la SAVAK. Leur
application a été souvent dénoncée par les opposants qui ont survécu aux
172
interrogatoires .
La SAVAK dépendait du premier ministre, mais quand les journalistes
interrogeaient Amir-Abbâs Hoveydâ dont le gouvernement a duré douze
ans (1965-77) dans une période de dure répression, il faisait comprendre
qu’il n’était pas responsable de cette institution. Autrement dit  : allez
interroger le shah ! C’est précisément ce que fit le journaliste Éric Rouleau,
qui aborda la question très directement avec le souverain au moment des
fêtes de Persépolis  :

— Sire, diverses autres sources soutiennent que des tortures sont infligées
dans les prisons iraniennes…
— Le malheur avec nos adversaires est qu’ils nous sous-estiment. L’Iran a
accompli d’immenses progrès dans tous les domaines, y compris celui des
interrogatoires. Croyez-moi, la torture n’est plus nécessaire pour obliger des
coupables à passer aux aveux…
— À quelles méthodes faites-vous allusion ?
— Il y en a plusieurs, très sophistiquées, comme par exemple les pressions
morales… Non, M. Sartre et ses amis qui nous accusent d’atrocités feraient
mieux de s’occuper de ce qui les regarde. On ne sait plus d’ailleurs dans
quel camp se situe M. Sartre. Il y a quelque temps, il s’est mis à défendre
contre nous le général Bakhtyâr, l’ancien chef de la sécurité iranienne que
173
beaucoup avaient surnommé le « Bourreau du peuple » …

Le premier directeur de la SAVAK, Teymur Bakhtyâr, avait en effet


montré sa redoutable efficacité dans la répression après le coup d’État
contre Mosaddeq. Après lui le poste resta jusqu’au bout dans la main des
militaires.
Qui était Teymur Bakhtyâr ? Membre de la famille des chefs de la tribu
nomade Bakhtyâri, né en 1914, cet officier, tel qu’il est décrit par Fardust,
ne jouissait pas d’une grande fortune et sa famille s’abstenait sans doute de
trop soutenir celui qui, engagé dans l’armée, se mettait au service des
Pahlavi. Rezâ Shâh et après lui son fils s’étaient en effet juré de faire
disparaître le nomadisme et le tribalisme, qui symbolisaient à leurs yeux
l’arriération (ou le refus de la civilisation urbaine), une résistance militaire
au pouvoir central et surtout la solidarité tribale, comme celle de la dynastie
qâjâr dont les Pahlavi voulaient effacer les traces. Après des études à
Beyrouth et à l’école de Saint-Cyr, Teymur Bakhtyâr s’était
particulièrement illustré dans la campagne de reconquête de l’Azerbaïdjan
en 1946, et les Américains avaient repéré en lui un éventuel futur chef si
Mohammad-Rezâ Shâh venait à perdre son trône. Lors du coup d’État de
1953, il s’est joint immédiatement aux forces loyalistes en gagnant Téhéran,
depuis Kermânshâh où il était stationné. Il était populaire dans l’armée et
aurait pu, dit Fardust, faire à son profit le coup d’État. Le shah n’aurait rien
pu contre lui. Mais les «  Anglais  » l’en auraient dissuadé 174. Le général
Zâhedi fit de Teymur Bakhtyâr un des piliers de sa reprise en mains du pays
en le nommant gouverneur militaire de Téhéran. «  Par ordre des
Américains », dit Fardust. Il devint ivre de pouvoir, pourchassant sans pitié
tous les «  ennemis  » que lui désignaient les Occidentaux, communistes,
islamistes ou mosaddeqistes. « Sa brutalité tribale, dans l’ombre du pouvoir
absolu, se transforma en sauvagerie complète  », ajoute Fardust, faisant
allusion aux chambres de torture qu’il fit installer dans des casernes. Et il
devint l’officier préféré des conseillers militaires américains. Sa nomination
à la tête de la SAVAK leur convenait, et le shah, le transformant en policier,
voyait là un moyen d’éloigner des troupes un agitateur potentiel.
D’après Fardust, Teymur Bakhtyâr était très populaire au début, et
même son successeur le général Pâkravân, qui avait été son adjoint,
beaucoup plus modéré que lui, l’admirait et l’aimait 175. Mais il avait profité
de ses nouvelles fonctions pour s’enrichir, n’hésitant pas par exemple à
accuser faussement un riche négociant d’être en lien avec l’URSS pour le
rançonner. La fonction de renseignement n’était plus véritablement assurée.
À part une vie dissolue, des fêtes rassemblant les élites du pays et des
diplomates étrangers, Bakhtyâr n’avait plus apparemment qu’une ambition,
devenir premier ministre. Il l’affichait dans les journaux qu’il
subventionnait et le faisait savoir au shah par la princesse Ashraf, qui
fréquentait assidûment ses fêtes. En tenant des propos insultants à l’égard
d’Ali Amini, tout juste nommé avec le soutien des États-Unis, il donna au
shah une bonne occasion de se débarrasser de lui avec l’aval de Washington
(juin  1961). Teymur Bakhtyâr fut envoyé à Genève d’où il commença à
mobiliser ses contacts en Europe et aux États-Unis pour comploter contre le
shah.
Le responsable à Téhéran de la CIA lors de la destitution de Bakhtyâr
affirme que cette purge, qui concernait non seulement la SAVAK mais aussi
le Deuxième bureau (renseignement militaire) et la police, n’avait
absolument rien à voir avec une quelconque intervention américaine même
si Bakhtyâr, non pas arrêté comme les autres mais seulement éloigné d’Iran,
était venu lui demander des explications avant de quitter l’Iran 176.
Fardust soutient que les Américains – ainsi que certains Britanniques –
ont ménagé Bakhtyâr, y compris dans son exil, jusqu’en Irak, le gardant en
réserve au cas où un coup d’État deviendrait nécessaire à Téhéran. D’après
une autre version, elle aussi non vraiment documentée, la CIA aurait été
divisée au sujet de Bakhtyâr, entre ceux, convaincus de l’imminente chute
du shah, qui voyaient en Bakhtyâr une solution d’avenir et ceux qui
n’aimaient pas le général dont la corruption éclatait trop 177. À Bagdad,
protégé par Saddam Hussein, rejoint par quelques officiers dissidents et des
membres du parti Toudeh, il aurait projeté de retourner clandestinement en
Iran sur le territoire de la tribu Bakhtyâri et de lancer un mouvement
insurrectionnel en appelant les puissances étrangères à le soutenir.
Finalement, l’un de ses proches, un officier communiste agissant pour la
SAVAK, le tua au cours d’une partie de chasse avant d’être exfiltré en
Amérique latine (1970) 178.
Fardust organisa la formation systématique du personnel de la SAVAK
en dispensant en Iran un véritable cursus, faisant rédiger des manuels et des
enseignements par des instructeurs iraniens et des experts américains puis
israéliens. Une section de recherche fut créée. Quatre bâtiments furent
construits pour abriter les différents services précédemment installés dans
179
des appartements en location .
Fardust décrit avec condescendance la direction exercée sur la SAVAK
par le général Pâkravân après le renvoi de Teymur Bakhtyâr. La réforme de
l’institution, c’est lui Fardust qui la conduisit. Pâkravân dirigeait les
opérations « sans s’y intéresser et avec faiblesse », de 1961 à 1965. C’est
Pâkravân notamment qui fit élargir l’âyatollâh Khomeyni après les
manifestations de juin  1963 (voir infra), il avait choisi le dialogue plutôt
que la répression. Pâkravân était en quelque sorte l’opposé de Bakhtyâr  :
intellectuel, humain, soucieux de sa famille et non violent 180. Le shah le
rendit responsable de l’outrecuidance de Khomeyni qui conduisit à son
expulsion d’Iran (4  novembre 1964). Pâkravân, nommé ambassadeur au
Pakistan, fut remplacé à la direction de la SAVAK par le colonel Nasiri,
celui qui s’était illustré lors du coup d’État de 1953. Nasiri, c’est d’après
Fardust le comble de la SAVAK, ce qui l’a rendue odieuse par sa violence et
son omniprésence dans la société iranienne. Au début de la tourmente
révolutionnaire, Nasiri fut envoyé à son tour comme ambassadeur au
Pakistan et remplacé par le général Moqaddam. Pâkravân et Nasiri furent
tous deux exécutés peu de temps après la Révolution.
Pour faire travailler ensemble au minimum les différents organes du
renseignement, à l’image du Joint Intelligence Committee britannique, le
shah demanda la création d’un organe de coordination des différentes
officines recevant des informations sensibles, le Conseil de sécurité
nationale iranien (Shurâ-ye amniat-e keshvar) devenu plus tard «  Conseil
supérieur de coordination  » (Shurâ-ye âli-e hamâhangi) composé du
directeur du Deuxième bureau (armée), du directeur de la SAVAK, du
directeur général de la police, du commandant en chef de la gendarmerie et
du directeur du Bureau spécial de renseignement. Teymur Bakhtyâr,
premier directeur de la SAVAK, manifestait son mépris pour ces réunions
qui étaient souvent l’occasion d’affrontements internes, jusqu’à ce que le
shah le mette à la retraite (1961). Les réunions n’avaient pas un grand
intérêt, car chacun des participants voyait le shah directement au moins une
fois par semaine, et c’est le shah qui faisait la synthèse, non les participants
à ce Conseil de sécurité iranien. Mais les choses furent redressées par
l’émissaire britannique, Shâpur Riporter, qui participa à une réunion
spéciale en présence du shah pour rappeler leur devoir aux officiers
iraniens 181. Par la suite, un deuxième conseil de coordination composé de
responsables de différentes sections des organes de renseignement fut mis
en place avec les pouvoirs de convocation des officiers supérieurs et des
ministres, sous peine de révocation. Les rapports du deuxième conseil
étaient transmis au premier, avec copie aux Britanniques et aux Américains.
Mais, dit Fardust, la mauvaise habitude d’en référer directement au shah
182
pour toute affaire importante a fait retomber l’intérêt de ces conseils . On
se trouve ici devant une architecture complexe où un double jeu neutralise
l’efficacité du système  : d’une part la surveillance et la délation
systématique pour lutter contre la corruption et la trahison ; d’autre part la
toute-puissance du shah et la solidarité entraînée par la corruption partagée.
En dénonçant trop ouvertement des conduites contraires à la loi, on
s’exposait à un rejet brutal qui n’aurait servi la cause de personne. Les
Américains n’étaient sans doute pas directement complices, mais, si le récit
que fait Fardust du fonctionnement de ces institutions est juste, ils étaient
informés. Selon ses propres mots :

Ce n’était qu’un centre mécanique de réception et de recueil et de mise en


forme des informations afin de les faire parvenir à Mohammad-Rezâ
[Shâh]. C’était le shah qui décidait pour toute chose, qui arrangeait les
décisions politiques et qui, de fait, appliquait les décisions que lui dictaient
les Américains et les Anglais. Mohammad-Rezâ [Shâh] ne sentait pas la
nécessité d’un Bureau spécial de renseignement tel qu’il aurait dû vraiment
exister. Les Américains et les Anglais non plus n’attachaient pas
d’importance à ce que le régime qu’ils avaient installé [en Iran] possède un
système nerveux, un cerveau, un système sensoriel : tel qu’il avait été mis
en place, pour eux, c’était assez et répondait à leur besoin d’information sur
la situation intérieure 183.

Ce Shâpur Riporter (1920-2013), qui est intervenu pour réformer le


fonctionnement des services secrets, alimente l’imagination complotiste des
Iraniens nationalistes. C’était un agent britannique d’origine indienne
(parsi). Son père, Ardeshirji Riporter, arrivé en Iran en 1893, aurait été celui
qui a fait connaître Rezâ Khân (Pahlavi) au général Ironside, une rencontre
déterminante pour le coup d’État de 1921 184. Lui-même, né à Téhéran, fit
des études en Grande-Bretagne et créa en Inde les émissions en persan de la
BBC qui contribuèrent à la décrédibilisation puis à la destitution de Rezâ
Shâh. Plus tard il participa à l’organisation du coup d’État contre
Mosaddeq 185. Zoroastrien et lié à l’impérialisme britannique, il suscite à la
fois curiosité et suspicion  : les minorités religieuses sont par définition
tentées de garantir leur sécurité par des appuis extérieurs, mais les
zoroastriens ne sont-ils pas les vrais et purs descendants des Iraniens
d’avant l’islam, et à ce titre le point de mire des nationalistes  ? Riporter,
père et fils, ne sont-ils pas en plus liés à la franc-maçonnerie  ? Une telle
affiliation veut dire culte du secret et de la solidarité et serment de vassalité
avec les loges européennes. Riporter et son père sont accusés d’avoir servi
la dynastie, ils symbolisent la trahison. Que ce soit Shâpur Riporter qui ait
sélectionné Fardust pour diriger le Bureau spécial est caractéristique : voilà
les services secrets iraniens directement contrôlés par une capitale
186
européenne .
Riporter avait son équivalent américain, moins familier de la culture
locale, mais très vite devenu proche du shah et ami des gradés iraniens du
renseignement, de l’armée et de la police, le colonel Gratian Yatsevitch
(1911-1997), un Ukrainien ayant étudié à Harvard, réfugié aux États-Unis
pendant la guerre et dont la CIA, depuis 1950, a utilisé les immenses talents
linguistiques 187. Yatsevitch est resté sept ans en Iran comme chef local de la
CIA (1957-64) au moment de forte ingérence américaine sur les institutions
iraniennes, au début de la SAVAK. Dix conseillers américains étaient
affectés à cette nouvelle organisation de sécurité jusqu’en 1963, à une
époque où, dit Fardust, partager des informations avec des agents
britanniques ou américains n’était pas interdit : pour l’Iran ils n’étaient pas
des espions mais des collègues. Après 1963, les Israéliens ont pris le relais,
communiquant aux Iraniens leurs méthodes et leur matériel, notamment
pour le contre-espionnage extérieur. Le Mossad est séparé du Service de
sécurité intérieur (Shin Bet) qui, lui, est soumis aux lois constitutionnelles
de l’État d’Israël. D’après Fardust, trois antennes israéliennes du Mossad
étaient établies en Iran : au Khouzistan (Ahwaz probablement), à Ilam et à
Marivân, c’est-à-dire proches de la frontière irakienne. Leurs informations
étaient partagées avec le Deuxième bureau de la SAVAK qui n’arrivait pas,
avec ses dix bases implantées dans les pays arabes voisins, à un résultat
comparable à ces trois bases israéliennes 188.
Depuis la fin des années 1950, les Américains avaient installé au nord
de l’Iran des stations d’espionnage équipées de radars très puissants qui
couvraient tout le sud de l’URSS. Avant l’apparition des satellites
d’observation, l’Iran était en effet un terrain stratégique précieux pour
contrôler notamment les activités balistiques et les mouvements de troupes
des Soviétiques. Ces installations de radars étaient protégées par la SAVAK,
mais les informations qui en émanaient n’étaient communiquées qu’au
gouvernement américain 189.
La CIA avait une forte implantation en Iran. Richard Helms, après être
devenu directeur de la CIA, fut nommé ambassadeur à Téhéran (1973-77)
par Nixon. «  Les Américains nomment un espion comme ambassadeur en
Iran, aurait commenté le représentant soviétique… – Au moins, comme ce
sont des amis, ils n’ont pas envoyé le numéro  10, mais le premier des
190
espions », répliqua aussitôt le premier ministre Hoveydâ .
Richard Helms tient une place particulière dans les relations des États-
Unis et de l’Iran. Il est couramment dit que, lui qui est né six ans avant
Mohammad-Rezâ Pahlavi, aurait connu le futur shah comme camarade de
classe à l’école du Rosey en Suisse. En réalité, c’était son jeune frère. Lui-
même avait quitté ce collège quelques années plus tôt 191. Mais il laissait
planer un doute pour en imposer par une prétendue familiarité avec le
souverain avec lequel il eut très tôt des entretiens privés chaque fois qu’il
passait par Téhéran. Après une brillante carrière de journaliste, Helms entra
dans les services secrets puis à la CIA où il monta jusqu’à l’échelon
suprême. Au moment du coup d’État de 1953 il était directeur général des
opérations à Washington et avait donc autorité sur Kermit Roosevelt, le
responsable de l’opération TPAJAX, mais il affirmera plus tard n’avoir
aucun souvenir de son rôle dans cet événement qu’il ne couvrait pas
personnellement. L’historien iranien Abdollâh Shahbâzi soupçonne au
contraire qu’un lien existait entre lui et le shah dès cette époque, et que la
courte nomination d’Ardeshir Zâhedi comme ambassadeur à Washington
(1960-62) aurait permis d’établir de nouveaux contacts avec lui, alors un
des dirigeants de la CIA (et futur directeur général, 1966-73), pour
neutraliser le soutien à Amini dans l’administration Kennedy. Le shah
192
aurait eu en Helms un allié indéfectible .
Helms a rencontré le shah pour la première fois en 1957, lors de son
passage à Téhéran. Puis à nouveau en 1964. Il y avait un accord pour que la
CIA n’empiète pas sur les compétences intérieures de la SAVAK, c’est-à-
dire ne cherche pas à contacter ni à étudier les mouvements d’opposition à
l’intérieur de l’Iran. C’était déjà, en quelque sorte, anticiper la
reconnaissance du shah comme «  gendarme  » du golfe Persique  : ses
compétences relayaient celles des Américains 193. Helms quittant la CIA en
fin de carrière déclina l’ambassade à Moscou et accepta Téhéran. Les trois
ans et demi de sa mission furent entrecoupés de seize voyages à Washington
pour les auditions du procès Watergate, ce qui réduit la portée de cette
ambassade dans les derniers mois de l’idylle irano-américaine. Helms a
continué à voyager en Iran pendant quelques mois après sa démission
(1976), devenu conseiller financier pour les Iraniens désirant investir aux
États-Unis. Nous sommes loin de l’ambassadeur tout-puissant qui aurait
manipulé le shah.
La SAVAK, contrairement à ce qu’on pense souvent, n’était pas
toujours bien informée, et son chef ne pouvait pas dire au shah tout ce qu’il
savait 194. Et comme les Américains étaient obligés de passer par leurs
homologues iraniens pour connaître les opposants au shah, ils étaient
également mal informés 195.
Le chef de poste de la CIA à Téhéran pendant les premières années de
la SAVAK tempère ce jugement en évaluant le bénéfice que les Américains
en tiraient selon les années. À la question de savoir si les activités
intérieures de la SAVAK (surveillance de l’opposition au shah) avaient un
intérêt, Yatsevitch répond :

Bien sûr que oui. Je pense que tout ce que faisait la SAVAK intéressait la
CIA. Après tout, ce que faisait la SAVAK et la manière dont ils agissaient
avait un impact sur la sécurité intérieure de l’Iran lui-même, et nous étions
naturellement attentifs à suivre cela. Je pense que la dégradation de la
SAVAK s’est faite progressivement. Quand c’était un organisme tout
nouveau, c’était réellement une institution d’élite, capable d’attirer la crème
des officiers et des diplomates pour en faire l’organisme créé au début. Puis,
petit à petit, quand le rôle de police intérieure de la SAVAK (FBI type
responsibilities) s’est accru, je pense qu’ils ont attiré des gens différents.

En dehors de ces activités plus orientées vers le démantèlement de toute


organisation d’opposition et vers la répression, on doit aussi tenir compte de
l’évolution des préoccupations politiques et idéologiques. La guerre froide
exigeait d’abord de contrôler tout mouvement qui aurait pu profiter à
l’URSS : en premier tout ce qui ressemble au communisme et qui est lié au
parti Toudeh  ; puis, en lien immédiat, tout mouvement nationaliste qui
pourrait avoir un regard critique sur l’influence occidentale (américaine) et
faire indirectement le jeu de l’Union soviétique. Dans les années 1960, avec
le rayonnement du modèle cubain, de l’agitation autour de la Palestine, de
l’Algérie, puis du Vietnam, le castrisme, la guérilla urbaine, la guerre
populaire illustrée par le maoïsme, la montée des revendications libertaires
culminant en 1968 en Europe et aux États-Unis donnaient de nouvelles
priorités aux agents de la SAVAK. Les mouvements d’extrême gauche
organisaient des opérations de guérilla urbaine et des attentats contre des
chefs militaires, on était loin des agitations bien ordonnées du Toudeh.
Un exemple étonnant est donné par Parviz Nikkhâh, un des principaux
militants de la Confédération des étudiants iraniens en Europe ou aux États-
Unis. Ce mouvement nationaliste gauchisant préoccupait beaucoup le shah
parce qu’il lui faisait une propagande hostile à l’étranger et parce qu’il
mobilisait les futures élites de la nation, les enfants des classes aisées qui
pouvaient financer des études dans les meilleures universités occidentales.
Nikkhâh venait d’une famille communiste, mais lors de ses études à
Londres, il devint gauchiste, fasciné par le maoïsme, la guerre populaire, la
guérilla. Il est même possible qu’il soit allé en Chine à l’invitation du
régime de Mao. Rentré en Iran en 1964, il continua à militer dans un groupe
clandestin, étroitement surveillé par la SAVAK. Le 10 avril 1965 le shah fut
la cible d’un attentat par l’un de ses gardes qui fut aussitôt abattu. Bien qu’il
n’y ait eu aucun lien direct entre le coupable et le groupe de Nikkhâh, ce
dernier fut mis en cause et condamné à mort, puis, en appel, à seulement dix
ans de prison. On suppose qu’un travail psychologique habile a été fait sur
Nikkhâh qui finit par être retourné et prit publiquement position en faveur
de la révolution blanche et du shah. Il obtint même une audience
personnelle avec le souverain qui lui fit enlever les menottes. Plus tard
Nikkhâh obtint des missions bien rémunérées et finit comme l’un des
responsables de l’information à la télévision nationale. Il fut exécuté après
un procès sommaire au lendemain de la révolution de 1979 196.
Le cas Nikkhâh situe l’évolution de l’opposition au shah et le
glissement vers les mouvements d’activisme gauchisants, très différents des
méthodes du parti Toudeh inféodé à Moscou. Il semble que la SAVAK a pu
agir efficacement pour le neutraliser et même utiliser sa fragilité
personnelle, une fois isolé et confronté à un discours idéologique adéquat,
pour le retourner. Mais la plupart du temps, malgré la torture et les
pressions de toute sorte, la SAVAK ne pouvait guère plus contre les
gauchistes qu’obtenir leur condamnation à mort ou les exécuter
sommairement dans des simulacres de combats de rue ou d’évasion.
L’engagement américain au Vietnam – dont le shah se montra solidaire
en envoyant des renforts logistiques  – donna un nouveau modèle aux
marxistes iraniens déçus par le blocage du parlementarisme. Si les
Vietnamiens réussissaient à mettre en échec la « pacification » imposée par
les GIs, alors l’action militaire et le terrorisme pourraient briser l’illusion
sécuritaire du régime du shah et provoquer un soulèvement populaire.
L’histoire des deux mouvements principaux, les Fedâ’iân-e khalq
(« dévoués au peuple »), d’inspiration marxiste-léniniste, et les Mojâhedin-e
khalq (« combattants du peuple »), d’inspiration islamico-marxiste, montre
que même les méthodes les plus répressives, les tortures, les exécutions
après des procès à huis clos, ne viennent jamais à bout de la contestation. Il
s’agissait de mouvements iraniens dirigés contre l’État iranien, mais la
dénonciation de l’impérialisme et de la dépendance du régime tenait une
grande place dans leur idéologie.

Impérialisme, identité, censure

Dans le domaine intellectuel, le thème du retour à l’identité et le refus


du nivellement mondialiste de l’occidentalisation devinrent populaires à
partir des années 1960 et certains livres interdits, qui circulaient sous le
manteau, prenaient encore plus d’importance par leur interdiction. C’est le
cas de deux livres d’un militant original, Jalâl Âl-e Ahmad (1923-1969), fils
d’un théologien que les réformes de Rezâ Shâh avaient ruiné. En rupture
familiale pendant la guerre, il devint communiste sans rester prisonnier de
l’allégeance aux Soviétiques et au parti Toudeh. Lourdement affecté par le
renversement de Mosaddeq, il revint dans ses dernières années à l’islam
comme rempart de l’identité iranienne. Sa reconversion à l’islam reste plus
intellectuelle que spirituelle : il va au pèlerinage rituel à La Mecque, mais
dans le journal qu’il tient, on voit plus de volonté d’accompagner et
d’observer les pèlerins que d’accomplir une dévotion, plus de réflexion
sociologique que d’émotion religieuse 197.
L’essai le plus célèbre d’Âl-e Ahmad dénonce l’occidentalisation dont il
fait une maladie. Il l’appelle Qarbzadagi, qu’on a traduit en français par
L’Occidentalite  : l’Occident n’est plus le remède à la maladie du sous-
développement et de la tyrannie, il est la maladie même, c’est-à-dire que les
Iraniens occidentalisés sont allés chercher chez les autres ce qu’ils avaient
eux-mêmes, selon le distique bien connu de Hâfez : « Pendant des années il
cherchait en nous la coupe de Jamshid / Ce qu’il avait lui-même, il est allé
le quémander à l’étranger 198.  » Qarbzadagi commence par la chanson de
Merle Travis, Sixteen Tons, une manière de rappeler qu’au cœur de
l’Amérique, ce pays si puissant et dominateur, des hommes souffrent et sont
exploités. Leur système n’est donc pas bon. (Le concept de qarbzadagi est
emprunté par Âl-e Ahmad au philosophe Ahmad Fardid, 1909-1994, qui
nommait par là un nihilisme occidental ayant des racines jusque dans la
Grèce antique, et qu’il opposait, comme symbole du progrès humanocentré,
à la vision mystique de l’islam orienté vers «  le Dieu d’avant-hier et
d’après-demain ».)
Les arguments et les exemples analysés par Âl-e Ahmad dans son essai
polémique sur l’occidentalisation ne sont pas tous très solides, mais ils
réveillent chez le lecteur iranien la fierté d’une identité piétinée. S’agit-il de
la culture, de la connaissance du passé iranien que les Iraniens
d’aujourd’hui ont retrouvées à travers les travaux des orientalistes, ou
même des publications de cette époque, des livres scolaires, de
l’enseignement universitaire en anglais à Chiraz…  ? La pénétration et
l’influence croissante des intérêts capitalistes occidentaux et américains en
particulier sont impressionnantes.

Il faut encore ajouter que Ford et Rockefeller possèdent des fondations


culturelles et distribuent des fonds par-ci par-là pour la diffusion de la
culture. Bon. Voici que sur ces mêmes fonds s’installe la «  Fondation de
l’Iran » (Bonyâd-e Irân), tandis qu’à Chiraz poussent hôpital et université.
Allez donc voir quel soutien on a fait pour les classes supérieures, et
comment, aux oreilles de Hâfez et Sa’di, la langue officielle de leur faculté
des lettres est l’angliche. Et cet observatoire pour suivre les mouvements
des satellites américains, de la vis à l’écrou, jusqu’aux pots et potiches, sans
compter portes et fenêtres, tout en fut importé directement des États-Unis.
Et ces mêmes Ford et Rockefeller accordent par ailleurs des crédits à
l’éditeur Franklin à Téhéran pour qu’il mette de l’ordre dans les livres
scolaires. Voyez quelle gigantesque société ils ont créée, et quel monopole
ils se sont taillé dans le domaine des livres scolaires, et comment ils ont
brisé les éditeurs locaux 199 !

Cette dénonciation des méfaits de l’occidentalisation reste très générale


et ne dirige ses critiques que très rarement contre la pénétration culturelle
américaine qui n’a fait que croître en Iran depuis le milieu des années 1960.
L’intérêt de Qarbzadagi venait surtout de l’avertissement donné aux
intellectuels de son temps encore fascinés – et Âl-e Ahmad le premier – par
le modèle occidental. Le fait que ce livre n’ait pu, jusqu’à la Révolution,
circuler que clandestinement lui donnait encore plus d’importance.
Contemporain d’Âl-e Ahmad et plus nettement que lui combattant pour
un retour à l’identité islamique comme antidote à l’occidentalisation,
comme ferment d’un militantisme tiers-mondiste et anti-impérialiste, Ali
Shariati (1933-1977) a surtout rencontré l’Occident dans sa dimension
européenne. Il a certes été témoin, après la guerre d’Algérie, des luttes
postcoloniales et de la montée de la puissance américaine au Moyen-Orient.
En 1976, lors du départ de son fils Ehsân, à 16  ans, pour les États-Unis,
Shariati réfléchit à ce choc culturel qu’il compare à la transplantation d’une
jeune pousse que le danger oblige son propriétaire à arracher lui-même pour
la mettre dans une terre plus propice. Sent-il des menaces sur Ehsân, et
perçoit-il comme beaucoup d’Iraniens désormais, les avantages que les
études aux États-Unis peuvent avoir pour son fils ?

L’Amérique, l’Amérique ! cette grande stupidité, cette sauvagerie civilisée,


cette moderne primitivité, cette violence distinguée, ce pillage légal, cet
horrible bonheur, cette liberté de cadavre, cette démocratie imbécile, cet
individualisme préformaté et standardisé comme le temps de l’idolâtrie
préislamique avec les nobles Qoreyshi et les Noirs d’Abyssinie et le temple
de la Ka’ba qui s’appelle aujourd’hui la statue de la Liberté et la foire
annuelle d’Okâz devenue aujourd’hui Wall Street, la dynastie omeyyade,
les Bani ‘Abd Manâf et Bani Hâshem [grandes familles mecquoises
préislamiques] qui sont aujourd’hui les Morgan, les Ford, les Rockefeller et
les Kennedy et le souvenir confus d’Abraham et la fierté ignorante
d’Abraham et d’Isma’il qui sont remplacés par George Washington et
Abraham Lincoln et un peu partout la tribu juive des Banu Qoreyza et des
Banu Nazirir et des Banu Qeynqâh qui avaient le monopole de l’argent et
des bijoux et des alcools… mais dans un agrandissement de millions de fois
de sorte que chaque chameau à deux bosses est devenu un bombardier
jumbo jet B-52 à huit moteurs et les bâtiments administratifs de l’Arabie
ancienne sont devenus la CIA…
Alors, dans un tel champ de bataille d’imbécillité, de force et de plaisir,
dans un tel enchevêtrement de sauvagerie, de terreur, d’horreur, que va
devenir l’humanité d’un jeune homme iranien de seize, dix-sept ans qui
vient d’un pays où il n’avait plus ni culture ni père ? Que va-t-il faire ? Que
peut-il faire 200 ?

Et pour terminer sur les mises en garde à Ehsân, Shariati lui rappelle les
valeurs de base du pacte social… non pas iranien ni musulman, mais bien
français, la liberté, l’égalité et la fraternité, opposant les contre-valeurs de la
société américaine telles qu’il les voit depuis l’Iran aux valeurs du pacte
démocratique européen. La comparaison de la culture païenne américaine
avec la culture arabe préislamique que le prophète Mahomet a fini par
renverser suggère le souhait profond d’en finir avec cette force
insupportable, la culture matérialiste et idolâtre, la nécessité d’une
révolution semblable à ce que fut la naissance de l’islam en Arabie.
Cette lettre qu’on trouve depuis la période de la Révolution dans le
premier volume des œuvres complètes de Shariati était restée bloquée,
comme la plupart des écrits de l’agitateur idéologique, par la censure. Elle
fut à nouveau interdite de publication avec les lettres de ce volume dans les
premières années de la République islamique du fait du ton très anticlérical
de certaines autres lettres de Shariati.
La censure n’était pas très habile, et surveillait moins
l’antiaméricanisme que tout ce qui pouvait délégitimer le régime et la
dynastie Pahlavi. Le communisme, banni, refaisait surface sous la forme
d’un marxisme social et historique à la fois intellectualisé et simplifié, qui
dominait insensiblement le discours des sciences humaines sans dire son
nom. Ainsi la réaction anti-occidentale mettait dans le même sac la
dénonciation de l’impérialisme européen et américain, du rationalisme, du
machinisme, de l’idéologie du progrès, de la collectivisation de l’éducation,
du nivellement culturel, de la mondialisation (dont la critique a germé en
Iran depuis les années 1960), de sorte que la censure a laissé passer un
discours qui semblait critiquer le collectivisme soviétique et qui en réalité
sapait les bases de toute culture importée, en particulier des États-Unis. Et
avant de disparaître, le régime impérial s’était fait le point de ralliement
d’une critique systématique de l’Occident. Un des penseurs très bien intégré
de cette critique était le sociologue Ehsân Narâqi (Ehsan Naraghi, 1926-
2012), chercheur issu d’un milieu clérical ouvert, passé par le marxisme,
formé en France et en Suisse, ami aussi bien de l’impératrice Farah que du
futur premier président iranien Banisadr.
Naraghi avait, pendant plusieurs années, étudié et dénoncé, en tant que
directeur de la Division de la jeunesse à l’UNESCO, l’exploitation
systématique par les pays riches, en particulier par les États-Unis, des
jeunes talents recrutés dans les universités du tiers-monde  : la fuite des
cerveaux. Rien de tel en effet pour enrichir un pays que d’attirer dans des
laboratoires et centres de recherche bien équipés les plus brillants des
universitaires que les pays comme l’Iran ont formés à grand renfort
d’investissement éducatif et qui arrivent à Harvard ou à UCLA à l’âge où
ils commencent à produire le meilleur de leur recherche.
Dans un ouvrage publié en Iran à la veille de la révolution, Naraghi
réfléchit à l’éducation supérieure et remarque que la domination de la
culture occidentale, accélérée par le cinéma et la télévision, aboutit à
préformater les jeunes pour qu’ils se préparent à abandonner leur pays et à
s’expatrier. Les écoles des missions chrétiennes avaient commencé en
imposant le français et l’anglais comme langues des élites. Ceux qui
revenaient des universités européennes ou américaines étaient en parfait
décalage avec leur société d’origine où ils n’aspiraient qu’à importer des
modes de vie et de consommation étrangers. Que dire de l’université
Pahlavi de Chiraz, financée par les Américains, et entièrement organisée
avec un enseignement en anglais pour que les étudiants puissent se
préadapter à une entrée dans les établissements américains  ? Le premier
article que Naraghi a publié sur la fuite des cerveaux date de 1967. Il y
remarque que l’ampleur de cet exode, pas seulement des pays pauvres, mais
des pays européens eux-mêmes, vers les États-Unis, appauvrit leurs
universités d’origine alors que les grandes facultés américaines ne cessent
201
de se développer et d’attirer les élites mondiales .
Pourfendre l’occidentalisation au nom d’une authenticité de l’identité
iranienne comme l’a brillamment fait Naraghi était parfaitement compatible
avec le régime monarchique iranien, tant que la collusion du pouvoir avec
l’impérialisme américain n’était pas dénoncée. Plus sophistiqué encore que
Naraghi, Dâryush Shâyegân (1935-2018), éblouissant philosophe
polyglotte, reprenant les concepts forgés par Fardid, a développé l’idée que
l’invasion de la culture occidentale fondée sur la tyrannie de l’histoire
linéaire, sur l’idée d’un salut chrétien incompatible avec les archétypes de
la mythologie, allait détruire les cultures traditionnelles de l’Asie, à
commencer par la culture islamique iranienne traditionnelle. Shâyegân,
comme d’autres intellectuels formés en Europe, était choyé par le régime
qui en faisait une vitrine destinée à montrer aux Occidentaux que les
Iraniens n’avaient pas peur de les affronter sur le terrain des idées, sans
remettre en question la dépendance 202.
Khomeyni et les Américains

On avait vu réapparaître les religieux dans la vie publique après la


destitution de Rezâ Shâh, sous la forme de quelques individus engagés dans
l’arène politique (les âyatollâhs Kâshâni et Tâleqâni) ou sous la forme de
groupements d’extrémistes partisans de méthodes violentes comme les
Fedâ’iân-e eslâm, auteurs de plusieurs assassinats politiques retentissants.
Les correspondances diplomatiques américaines ne les mentionnent
qu’exceptionnellement, comme si l’islam était perçu par les étrangers
comme une composante culturelle interférant peu avec la vie politique.
Au début des années 1970, une spécialiste américaine de l’Iran aussi
avisée que Nikki Keddie disait encore qu’«  étant donné la croissance
continue du pouvoir de l’État et l’expansion de l’armée, de la bureaucratie
et de l’instruction laïque, même dans les villages, il semble probable que le
pouvoir politique des ulémas continuera à décliner comme il l’a fait dans le
dernier demi-siècle  ». Elle ajoutait il est vrai aussitôt  : «  Malgré le
conservatisme économique et social des ulémas, cependant, les problèmes
qu’ils soulèvent continuent de toucher une corde sensible pour beaucoup
d’Iraniens 203. »
Tant que l’âyatollâh Borujerdi était le chef spirituel de la grande
majorité des shi’ites iraniens, la ligne dominante du clergé était de se tenir à
l’écart des engagements politiques, une attitude que Nikki Keddie a proposé
d’appeler « quiétiste » (et qui n’a rien à voir avec le quiétisme, un courant
mystique du catholicisme français au XVIIe siècle). Borujerdi suivait en cela
la ligne adoptée depuis les années 1920 par le rénovateur du centre d’études
théologiques de Qom, Abdolkarim Hâeri Yazdi (m. 1937), qui reprenait lui-
même une ancienne tradition shi’ite, celle de la dissimulation mentale
(taqiya). Selon cette tradition, dans un contexte social et politique hostile, le
croyant a intérêt à ne pas affronter ouvertement le pouvoir et à composer en
apparence avec lui afin de préserver l’intégrité de la foi et de la transmettre.
Cette attitude serait l’héritage de Hasan, le Deuxième Imam, petit-fils du
Prophète, qui avait accepté un compromis avec les Omeyyades pour
sauvegarder la communauté des partisans de son père Ali. Une tradition
opposée, celle de la révolte, se rattachait à Hoseyn, le Troisième Imam, qui
s’était rebellé et avait offert sa vie jusqu’au martyre (Karbalâ, 680) pour
lutter contre l’iniquité. Telle était l’inspiration des Fedâ’iân-e eslâm et
désormais de Khomeyni.
Après 1961, les religieux entrent dans l’arène. Leurs premières
motivations concernent les réformes de la Révolution blanche : d’abord le
changement du serment prêté par les nouveaux élus, qui ne serait plus fait
sur le Coran mais sur le « livre saint ». Ainsi les zoroastriens, les juifs et les
chrétiens pourraient prendre leur propre livre sacré. Mais surtout les bahâ’is
ne seraient plus exclus, même s’ils ne sont pas explicitement mentionnés.
Ensuite, pour anticiper la loi pas encore votée donnant le droit de vote aux
femmes, il était question que le référendum de janvier  1963 entérinant la
Révolution blanche serait ouvert aux femmes. Pour finir et, cette fois-ci,
respecter la loi qui limitait le suffrage aux hommes, les femmes votèrent
dans des urnes séparées, non comptabilisées dans le résultat officiel.
Khomeyni, plus tard, ne fit aucune objection à l’ouverture des scrutins de la
République islamique aux femmes, y compris pour être élues (sauf aux
présidentielles), mais en 1963 les religieux iraniens jugeaient une telle
réforme incompatible avec l’islam.
C’est à propos de la réforme agraire, on l’a vu, que les ulémas se sont le
plus mobilisés. Comme le rappelle Willem Floor, ils redoutaient moins
l’atteinte au sacro-saint droit de propriété garanti par l’islam (malgré les
réserves de certains théologiens qui rejoignaient une critique marxiste du
capitalisme) que la réduction de leurs ressources provenant de propriétés
foncières léguées à des fondations de mainmorte au profit du clergé ou des
204
œuvres gérées par lui . Tant que Borujerdi était encore vivant, le
gouvernement avait temporisé, mais le promoteur de la réforme agraire,
Hasan Arsanjâni, ministre du cabinet Amini, est revenu à la charge. Pour
atténuer la portée de l’opposition, dans un premier temps, les fondations
pieuses étaient exclues de la réforme.
De Khomeyni peu de gens avaient entendu parler en dehors des milieux
cléricaux. Né en 1902, il étudiait et enseignait à Qom pendant la période la
plus dure de la laïcisation de l’État (1922-41). Populaire parmi les jeunes
théologiens, il s’intéressait surtout à la littérature philosophique et
mystique. En 1943, lorsqu’un ancien mollâ publie un pamphlet cinglant
contre le cléricalisme et les déviances superstitieuses de leur enseignement,
Khomeyni répond par un livre relativement banal où, point par point, il
démonte les arguments de son ancien collègue défroqué et prend position
pour un relèvement des musulmans devant les attaques nombreuses dont ils
ont été victimes depuis une vingtaine d’années : au pamphlet Asrâr-e hezâr-
sâla (« Secrets millénaires »), il répond par un réquisitoire, Kashf ol-asrâr
(« Le dévoilement des Secrets »).
Plus tard, sans jouer de rôle majeur, Khomeyni se range, avec Kâshâni
et les Fedâ’iân-e eslâm, dans le camp des musulmans radicaux. Il avait
plusieurs qualités complémentaires essentielles pour faire un chef : il parlait
avec conviction en s’engageant dans sa parole, comme un maître soufi, et sa
main bénissait ceux qui venaient chercher un secours spirituel ; après avoir
enseigné la mystique, il avait enseigné la jurisprudence islamique et
connaissait le langage juridique de l’islam ; il avait gardé autour de lui les
élèves devenus disciples qui se dévouaient entièrement à son service,
Motahhari, Beheshti, Hâshemi-Rafsanjâni, Khâmena’i et bien d’autres, qui
deviendront pour la plupart les cadres de la République islamique. C’est
pourquoi lorsque Khomeyni prôna le boycottage du référendum sur la
Révolution blanche, en mars  1963, il entraîna vite un grand nombre de
mollâs, enseignants et enseignés, pour appuyer sa campagne de
dénonciation. La violente répression qui eut lieu dans l’école Feyziya au
moment du nouvel an (Nowruz, 21-22  mars  1963) suivie le 5  juin par
l’arrestation de Khomeyni et de nombreuses manifestations organisées dans
tout l’Iran par les Associations islamiques unies (Hey’at-e mo’talefa-ye
eslâmi) fit de nombreux morts, au moins vingt à Téhéran ainsi que plus de
205
mille blessés, et suscita un plus grand ressentiment contre le shah .
Comme le fait remarquer Robert W.  Komer, cet expert auprès de la
présidence américaine, la politique de Washington a changé après la chute
d’Amini  : alors qu’on avait insisté pour que le shah laisse la politique
exécutive aux mains du gouvernement et qu’il se contente de son rôle
constitutionnel, désormais les États-Unis acceptent l’intrusion du shah dans
le gouvernement direct et dans la mise en place des réformes  ; ils se
résignent à « travailler à travers lui plutôt que chercher à limiter son rôle »
(work through him rather than attempting to circumscribe his role). Au lieu
de rester passifs devant l’événement comme l’ambassadeur Holmes, Komer
préconise d’agir concrètement car, dit-il, si le shah échoue, nous serons du
mauvais côté, et s’il réussit on pointera de toute façon le doigt vers nous 206.
(Les Américains semblent résignés à être mal-aimés.)
Ces événements s’inscrivaient en effet aussi dans le cadre des relations
irano-américaines. Dénonçant une entreprise d’éradication de l’islam,
Khomeyni accusait le shah de la mener pour le compte de l’Amérique et
d’Israël 207. C’est la première fois que les États-Unis sont cités comme
puissance hostile dans un discours religieux, et non dans une rhétorique de
type marxiste (capitalisme, impérialisme contre le droit des peuples,  etc.).
La dimension antisioniste apportait une note actuelle  : la cause
palestinienne était populaire chez les musulmans et dans les milieux de
gauche. Celui qui émergeait seulement comme grand âyatollâh commençait
sa lutte frontale contre le régime du shah, et pointait le caractère inféodé du
régime. Arrêté, mis en prison puis en résidence surveillée, protégé par son
récent statut de «  guide à imiter  » (marja’-e taqlid), Khomeyni fut
finalement libéré le 5  avril 1964, on l’a vu, après qu’un accord verbal fut
passé entre lui et le nouveau directeur de la SAVAK, le général Pâkravân.
Le shah était hostile à cette décision qui lui a été demandée par le premier
ministre Ali Mansur. Cette libération, peu avant les célébrations du deuil
shi’ite de moharram qui mobilise particulièrement les foules, était destinée
à faire retomber la pression 208. L’âyatollâh ne devait plus intervenir sur la
sphère politique. Mais cet engagement au silence n’était pas tenable très
longtemps.
Ce n’est pas la tonalité antiaméricaine qui semble le plus inquiéter
Washington à ce stade. Un document de synthèse sur la situation en Iran,
rédigé conjointement par la CIA et par des spécialistes de la Défense et des
Affaires étrangères relève que

les réformes semblent donner [au shah] un regain de popularité parmi les
paysans et une partie du prolétariat urbain, mais lui ont aliéné les élites
traditionnelles religieuses, les propriétaires fonciers et les classes aisées,
sans lui gagner l’appui des éléments urbains dotés d’un haut niveau
d’instruction. [Le shah] peut probablement compter sur le soutien de
l’armée et des forces de sécurité qui peuvent probablement contrôler tout
problème de sécurité interne dont la survenue est envisageable 209.

Les Américains pensent donc que la répression viendra à bout du


mécontentement et se félicitent dans la foulée du renouvellement en 1962,
pour cinq ans, du plan d’assistance militaire (§  7). Autrement dit, ils sont
solidaires des moyens qui permettront de faire passer les réformes de gré ou
de force et sont conscients que la popularité du shah va décliner (§ 13).
Un mémorandum rédigé pour le secrétaire d’État Rusk le lendemain de
l’arrestation de Khomeyni, alors que l’Iran connaît des émeutes
coordonnées, constate que ce ne sont pas les communistes qui sont derrière,
puisqu’ils sont hostiles aux religieux qui le leur rendent bien. «  En vrai,
c’est la hiérarchie shi’ite qui a lancé une guerre civile contre le régime… »
Aucune preuve non plus d’une ingérence de Nasser. Les Américains qui se
hasarderaient dans la rue seraient en danger. Il n’est pas à craindre que les
religieux veuillent renverser le shah et exercer le pouvoir, ils en sont
incapables, mais ils seraient bien derrière tout projet politique incluant la
neutralité –  hantise des Américains  – et la fin des réformes donc du
progrès 210. C’est donc la première fois que Washington prend la mesure du
contre-pouvoir de l’islam en Iran.
Une ambiguïté pourrait surgir ici  : devant la force messianique d’un
prédicateur, d’une doctrine religieuse shi’ite, les Américains pourront, plus
tard, espérer tirer un bénéfice pour redéfinir une force anticommuniste.
Leur messianisme chrétien fondateur ne retrouve-t-il pas ici un certain
cousinage avec l’esprit frondeur du militantisme shi’ite quand il s’attaque
aux puissances de ce monde ? En réalité les experts américains sont restés
sourds devant les discours de l’islam politique, ils n’avaient pas anticipé
que le clergé shi’ite pourrait jamais jouer un rôle politique central.
Le mouvement insurrectionnel inquiète à ce point les Américains qu’ils
consultent les commandements militaires en Europe pour connaître à quel
degré l’alerte peut être donnée. La situation ne leur paraît pas incontrôlable,
mais ils sont sceptiques sur la capacité des militaires iraniens à venir à bout
des troubles par la simple répression : ils n’ont pas été entraînés à contrer
une révolte d’une telle ampleur.
Parmi toutes les nuances dans l’évaluation des menaces, des possibilités,
des fidélités, etc., il est clair qu’il existe une sérieuse menace à la sécurité
intérieure dans un de nos bastions stratégiques, face à une révolution sociale
et économique  : les forces subversives seront promptes à exploiter toute
situation critique. Les États-Unis seront identifiés avec toute résolution de
la crise, quelle qu’elle soit, et une assistance renforcée dans tous les moyens
anti-insurrectionnels n’est pas seulement exigée, mais on pense en Iran que
nous sommes tenus de la procurer. Le haut commandement américain en
Europe résume ainsi les besoins essentiels  : l’insistance prioritaire sur
l’assistance américaine dans ce problème est de la responsabilité du
département d’État. Une approche directe et franche du shah et de ses
agences gouvernementales semble le plus logique. Cette approche doit
donner des recommandations sans appel et doit clairement indiquer l’erreur
que seraient des actions de répression par l’armée. Il faut donner une
tonalité psychologique, des méthodes pour faire passer cette tonalité,
apporter la mobilisation des ressources existantes pour distribuer des
moyens de subsistance  ; il faut des programmes pour contrôler et
211
coordonner les projets de réforme agraire .

Ainsi Washington se méfiait de la brutalité et préférait la méthode


douce, le retournement psychologique. Le commandant des forces armées
en Europe se dit prêt à finaliser un programme contre-insurrectionnel
mobile (Counterinsurgency Mobile Training Team Program for Iran) tout
en reconnaissant que ce programme a été préparé pour contrer une
insurrection pilotée de l’étranger, non une révolte intérieure.
Un télégramme de l’ambassadeur à Téhéran, dont le texte est encore
partiellement soumis au secret en 2022, fait le point de la situation après
quelques semaines. Il reflète probablement une conversation de Yatsevitch,
responsable local de la CIA, avec le shah. Après avoir déploré que la
SAVAK n’ait visiblement pas fait son travail correctement, on se félicite
d’abord que les militaires aient fait un usage « mesuré » de leurs armes. Le
nombre de morts est d’au moins 125 et il y a de nombreux blessés qui n’ont
pas tous été comptés et dont certains sont peut-être morts ensuite. La
situation est revenue sous contrôle en dépit des courtisans affolés qui ont
prié le shah de changer le gouvernement, de négocier avec les mollâs, etc.
En fait, malgré la disposition des mollâs à négocier pour faire retirer les
réformes qui leur déplaisent, le shah n’a aucune envie de faire des
concessions, tout au plus ferait-il preuve de clémence magnanime. Et il
voudrait, pour sanctuariser les fondations pieuses et ainsi calmer les
inquiétudes des religieux, créer un ministère dédié à la gestion des affaires
religieuses et des vaqfs. Ce serait une manière de fonctionnariser les
212
mollâs . L’ambassade américaine pense que le shah réussira à contrôler le
clergé.
Le shah donne une vue stratégique des émeutes en voyant poindre
l’influence égyptienne et il reproche aux Américains d’avoir favorisé
l’implantation du nassérisme au Yémen. Il constate également l’offensive
culturelle de l’Union soviétique qui envoie des orchestres, des programmes
de danse et des spectacles pour attirer l’attention sur ses réalisations
prestigieuses. Il faudrait donc que les Américains neutralisent cette
campagne en redoublant de leur côté leur offre culturelle en Iran 213.
On remarquera que les Américains sont directement concernés par les
émeutes, ils cherchent les meilleures solutions. La solution «  douce  » par
l’action psychologique n’est guidée par aucune idéologie non violente,
démocratique ou humanitaire quelconque, mais par le souci de faire durer
un régime où ils ont investi.

Le « retour des capitulations »

Du fait du grand nombre de leurs militaires stationnés en Iran, la plupart


avec leur famille, les Américains commencèrent à négocier un statut
particulier pour les tenir à l’écart de toute action juridique pouvant être
engagée contre eux devant les tribunaux du pays. D’après un courrier
interne à l’administration américaine, le problème principal auquel ils sont
confrontés eux et leur famille en Iran est le problème du respect du code de
la route, que les personnes soient assurées ou non (et ceux qui ne
conduisaient pas pendant leur service n’étaient souvent pas assurés). De
sorte que, en cas d’accident ou de contravention, les Iraniens étaient en
droit d’appliquer leurs lois et probablement, dans certains cas, de rançonner
214
les conducteurs . Il est probable que d’autres situations conflictuelles
pouvaient survenir, même si, dans l’accord conclu, les Américains
s’engagent à ne pas permettre à leurs ressortissants d’échapper à la justice
iranienne en cas de délits haineux, de violences personnelles, etc.
Dès 1962, le 7  février, les demandes américaines sont précisées dans
une note verbale de l’ambassade à Téhéran où l’ambassadeur rappelle que
les officiers supérieurs affectés en Iran jouissent déjà du statut diplomatique
défini dans la convention de Vienne et il demande son extension pour le
personnel de la mission consultative militaire (United States Advisory
Mission Personnel) et, pourquoi pas, plus encore :

L’ambassade suggère en outre que, dans l’intérêt d’uniformiser pour


faciliter l’administration, ce principe soit étendu à tout personnel militaire et
à tout civil employé du département de la Défense des États-Unis ainsi qu’à
leur famille faisant partie de leur foyer, quand leur présence en Iran est
autorisée par le gouvernement de l’Empire iranien 215.

La question est discutée plus largement à Washington entre le secrétariat


d’État et la Défense qui sont avertis qu’un tel sujet est très sensible en Iran
où les ingérences étrangères du passé ont laissé un souvenir amer :

Avec l’inquiétude grandissante, à la fois ici [Washington] et à Téhéran au


sujet des juridictions criminelles auxquelles est soumis le personnel
militaire américain en Iran, nos deux ministères ont, comme vous savez, le
projet d’une directive conjointe adressée à l’ambassade à Téhéran. Bien que
les détails exacts de cette directive n’aient pas encore été totalement définis,
nous allons probablement suggérer aux Iraniens que tous les membres de
nos missions militaires en Iran soient considérés comme «  personnel
administratif et technique  » tel que défini dans la récente convention de
216
Vienne sur les relations diplomatiques et l’immunité qui en découle . Si et
au moment où les Iraniens acceptent cette proposition, la juridiction
criminelle [sur le personnel militaire en Iran] sera donnée aux autorités
217
américaines .

L’agrément du Conseil des ministres iranien à l’extension demandée du


statut diplomatique a été donné le 5  octobre 1963 et ne pourra être
promulgué qu’après son approbation par les deux chambres. Or le
Parlement iranien, qui avait été dissous par Amini, venait seulement d’être à
nouveau élu. La procédure était donc en voie d’adoption, mais ne fut
effectivement mise au vote des députés qu’un an plus tard. La composition
du Parlement ne laissait pas de doute sur l’issue du vote : les dirigeants du
Front national (mosaddeqiste) avaient été arrêtés suite aux émeutes de
juin  1963 et aucun opposant n’avait été autorisé à se présenter aux
élections.
La loi autorisant le gouvernement à donner l’immunité diplomatique au
personnel militaire américain a été approuvée par le gouvernement le
218
13 octobre 1964 (21 mehr 1343 dans le calendrier iranien) .
Pendant ce temps Khomeyni, aussitôt libéré, gagnait une popularité
renforcée. Parmi les nationalistes mosaddeqistes, son discours du 15 avril,
élargi à des thèmes non liés à l’islam, séduisait, à l’heure où la répression
empêchait toute expression critique. L’ambassadeur américain écrit :
Une des choses les plus intéressantes dans les déclarations de Khomeyni est
son appel pour un gouvernement constitutionnel, et cela intrigue le Front
national qui a peu de raisons par ailleurs de sympathiser avec les mollâs.
Ses discours s’en prennent également aux dépenses militaires, aux relations
avec Israël et se caractérisent par des thèmes xénophobes (il affirme aussi
que le gouvernement «  abandonne nos ressources aux mains des
étrangers  ») et par conséquent il attaque le shah lui-même et tout le
programme de réformes. Nous comprenons que des enregistrements du
discours du 15  avril circulent dans les milieux d’opposition de Téhéran et
que des éléments du Front national envisagent maintenant une collaboration
avec les mollâs 219.

Peu de temps après, début juin, le shah est invité aux États-Unis pour
une visite semi-officielle comprenant une remise de doctorat honoris causa
à l’Université de Californie à Los  Angeles (UCLA), où l’attendent de
nombreux étudiants hostiles. L’expulsion d’Ali Shâyegân, «  le plus
220
fanatique et anti-occidental des proches de Mosaddeq  » est demandée .
L’ambassadeur Holmes rappelle que le shah, est dans une phase euphorique,
que sa popularité remonte et qu’il faut le flatter pour continuer à l’avoir
221
dans le camp américain . C’est dans cet esprit que les relations américano-
iraniennes se renforcent et que se prépare l’épisode crucial suivant.
Le 9  septembre 1964, le ton monte encore dans les propos de
Khomeyni. Un long discours s’adressant aux habitants de Qom dénonce les
complots de l’Occident contre les pays musulmans, contre les Palestiniens.
La dépêche qui en fait état, rédigée par le conseiller politique de
l’ambassade américaine, est encore partiellement caviardée en 2022.
Khomeyni attaque les États-Unis et mentionne Israël. Il dénonce le RCD
(volet économique du CENTO) et l’attitude des Occidentaux en général, qui
cherchent à diviser les musulmans pour mieux les dominer. Bien que le
conseiller politique de l’ambassade américaine ait compris la radicalisation
du discours et son absence totale de soutien au gouvernement iranien, il
s’efforce de le présenter sous un jour lénifiant  : ce ne serait plus
222
l’opposition frontale du printemps 1963 . La version persane de ce long
discours d’ouverture des enseignements annuels du centre théologique de
Qom est intégralement publiée 223.
D’emblée, Khomeyni élargit la perspective à tout le monde islamique, à
tous les pays musulmans. Il parle dans le style qu’on connaîtra plus tard
dans les grands moments de la Révolution, avec de l’émotion dans la voix :

Dans l’urgence, avec une joue qui s’est un peu inclinée sur ma poitrine, il
m’est impossible de vous livrer tous les sujets auxquels j’avais pensé, mais
je vais parler à l’oreille de votre nation, à votre oreille, messieurs. Je suis
vraiment désolé de la situation générale des pays musulmans. Je suis très
attristé de la situation générale des pays musulmans, de la situation de l’Iran
en particulier. Les États islamiques, que ce soient les souverains, les
présidents de la république ou les Premiers ministres de ces États, subissent
la pression du colonialisme et oublient les exigences de la religion
musulmane, ils ne réalisent pas les problèmes de l’islam, ils ne veulent pas
prendre conscience des lois de l’islam, ils ne peuvent pas être conscients,
dans la situation où ils sont, de tout ce que l’islam a apporté à l’humanité et
de ce à quoi parvient l’humanité quand elle se soumet à l’islam.

Les pays colonialistes, les pays qui veulent s’emparer des richesses des
musulmans, par des moyens divers, détournent l’attention des pays
musulmans, des dirigeants islamiques par des ruses multiples, ils divisent
les musulmans en utilisant les dénominations de «  shi’ite  » et de
«  sunnite  », et même en Orient, ceux qui ne sont pas musulmans sont
trompés. On dit qu’en Inde, au moment de la fête du Sacrifice, on apporte
un grand nombre de vaches sacrées vers ceux qui les vénèrent pour les
vendre à des musulmans à prix très bas pour les obliger à sacrifier ces
animaux sacrés devant ces croyants pour leur dire : regardez, ils sacrifient
224
vos vaches sacrées  !

Avec la tonalité militante et éminemment politique de ce discours,


Khomeyni entend démentir par les actes qu’il ait conclu un quelconque
accord avec la SAVAK pour ne plus parler publiquement de politique. Loin
de cela, il dénonce fortement tous les efforts des Occidentaux, depuis plus
d’un siècle, pour opposer et diviser les musulmans, pour les convaincre de
leur infériorité. La politique de laïcisation du régime et notamment sa
tentative de fonctionnariser les ulémas sont pourfendues. Une attaque
particulièrement sévère est dirigée contre l’État d’Israël et le régime iranien
qui a des relations diplomatiques avec lui (reconnaissance de facto). Les
juifs et les bahâ’is sont dénoncés comme des suppôts du régime. Une partie
importante de ce discours est consacrée à la propagande. Un étudiant a écrit
à Khomeyni depuis les États-Unis pour lui dire que (là-bas), l’islam est
présenté comme la cause du malheur des musulmans : il faut inverser cette
image médiatique, exiger qu’on laisse la place aux bons prédicateurs dans
les médias, à la radio. Il faut que les mollâs arrêtent de présenter l’islam
comme une religion du passé : non, c’est au contraire la religion de l’avenir,
de la libération. Khomeyni utilise ici le terme « colonisation  » (este’mâr),
qui nous paraît un peu dépassé, mais n’oublions pas qu’on est en 1964 et
que la guerre d’Algérie n’est pas loin, celle du Vietnam ne fait que
commencer. Le vocabulaire est par ailleurs susceptible d’attirer l’adhésion
des nationalistes, voire des militants de la gauche anti-impérialiste. Mais le
mot « impérialisme » n’est pas prononcé.
À un mois de la ratification définitive du décret sur l’extension de
l’immunité diplomatique au personnel militaire américain, la tension était à
nouveau montée au plus haut, même si le message du chargé d’affaires
américain relatant ce discours du 9  septembre remarque le ton moins
emporté de Khomeyni qu’en juin 1963. Il signale que la SAVAK n’est pas
inquiète : la situation est sous contrôle.
Le vote des députés eut lieu le 13 octobre 1964 (21 mehr 1343 dans le
calendrier iranien) : la loi est passée à 74 voix contre 61, un véritable fiasco
pour le parti majoritaire Irân-e novin (« Nouvel Iran  »), 138  députés dont
50 étaient absents lors du vote et 12 ont voté contre le gouvernement
(l’opposition avait demandé un vote secret facilitant les défections).
Visiblement le gouvernement avait mal évalué la situation, d’autant que les
débats, présidés par le vice-président du Majles, peu expérimenté dans la
fonction, prenaient un cours dramatisé artificiellement par un
malencontreux accident  : la veille, la jeep d’un militaire américain s’est
déportée sur la gauche et a violemment heurté un taxi, blessant le chauffeur
et deux passagers 225. Cet événement a bien sûr été évoqué par les députés
défavorables à cette loi, qui ont fait valoir des arguments pour tenter de
s’opposer à l’octroi du statut diplomatique ou de ne l’accorder qu’aux
officiers. Le gouvernement a objecté à cela le fait que le personnel de la
« mission consultative militaire » peut être des civils ou des techniciens ou
des chauffeurs ; de toute manière, ils sont au service de l’Iran et en cas de
conflit ou de litige, c’est l’Iran qui peut unilatéralement rompre le contrat de
tel ou tel militaire ou technicien et le renvoyer immédiatement. La question
qui reste imprécise est celle des délits commis en Iran et qui ne pourraient
être poursuivis par la partie iranienne. Faut-il les exclure des privilèges
« diplomatiques » ? Si le statut est voté, un sous-officier américain pourrait
226
impunément gifler un général iranien …
De toute évidence, le débat du Majles a été succinct, il fallait
impérativement conclure ce vote, qui confirmait celui du Sénat, avant les
congés de Mehregân, une fête de l’Iran préislamique. Ni le mot
«  capitulations  » ni aucun sentiment patriotique exacerbé n’ont troublé le
débat, à part une évocation historique douloureuse : celle du major Imbrie,
un attaché militaire américain qui fut lynché par la foule en 1924 parce qu’il
avait voulu photographier dans la rue une fontaine rituelle. Imbrie était
consul, et jouissait des privilèges capitulaires et diplomatiques, ce qui n’a
pas empêché la vive réaction spontanée de la foule contre lui. Le nouveau
statut protégera-t-il les militaires américains ? Du reste, personne ne savait
vraiment combien de personnes étaient concernées par ce statut : quelques
dizaines ou plusieurs milliers ?
La reprise du terme «  capitulation  » est polémique. Le privilège
consulaire accordé aux étrangers depuis le traité de Torkamânčây est un
régime juridique indépendant de la condition professionnelle des étrangers
concernés et justifié par l’impossibilité de les juger équitablement, à
l’époque, dans une juridiction islamique. Le statut d’immunité accordé aux
militaires américains, à l’inverse, ne fait que reproduire ce que Washington
avait déjà obtenu pour leurs troupes stationnées en Europe et en Turquie
après la Seconde Guerre mondiale. Bien évidemment le rapprochement des
deux statuts juridiques s’imposait, et l’impopularité de cette loi a été utilisée
habilement par Khomeyni 227.
Comment l’âyatollâh Khomeyni, à Qom, a-t-il été informé des débats
du Majles  ? L’historien Abd or-Rezâ Mahdavi rappelle que, pour ne pas
provoquer de vagues dans l’opinion, le gouvernement avait empêché –  en
prétextant un problème technique – la publication des débats dans le journal
officiel. La presse n’en dit pas un mot. Mais les milieux politiques étaient
informés par les députés. Mozaffar Baqâ’i, un politicien de Kermân
fondateur d’un «  Parti des travailleurs  » (Zahmatkeshân), intellectuel
original et inclassable, qui s’était retourné contre le camp mosaddeqiste en
1952, avait obtenu des services de sténographie du Majles un exemplaire de
la transcription de cette séance et l’avait fait porter à Khomeyni 228.
Dans un recueil d’écrits publiés par Baqâ’i après la Révolution pour
justifier ses choix politiques inconstants, a été reproduit l’extrait d’une
déclaration que le politicien aurait faite le 23 octobre 1964 (trois jours avant
le discours de l’âyatollâh), où il déclare notamment qu’«  accorder
l’immunité diplomatique aux Américains est plus humiliant encore que les
capitulations du traité de Torkamânčây… ». D’après Mahdavi, le fascicule
publié par Baqâ’i sur cette loi et sur le débat du Majles a été saisi
immédiatement par la SAVAK, sauf quelques exemplaires qui ont pu être
mis de côté. Pourquoi, si Baqâ’i a bien été l’informateur de Khomeyni, ne
l’aurait-il pas proclamé plus nettement, lui qui est mort en prison sous la
République islamique (1987) 229 ?
Dans les entretiens publiés par le programme d’histoire orale de
Harvard (par Habib Ladjevardi), Baqâ’i raconte comment les débats du
Majles ont été tenus à l’écart de la presse. Au Sénat, ce fut encore plus
clair  : le vote de la loi sur l’immunité diplomatique des militaires
américains a été fait, en dehors de l’ordre du jour, en fin de séance, vers
minuit, de sorte que les vieux sénateurs… n’avaient qu’une hâte, l’entériner
à l’unanimité  ! C’est par l’intermédiaire d’un certain Soltân-Mohammad
Fereyduni, que Baqâ’i a pu se procurer le compte rendu des débats et en a
fait état dans un opuscule de 48 pages intitulé « Est-ce ou n’est-ce pas [les
capitulations]  ?  » (Hast yâ nist  ?). Akbar Hâshemi-Rafsanjâni, une fois
arrivé aux plus hautes fonctions sous la République islamique, a prétendu
avoir lui-même apporté à l’âyatollâh Khomeyni à Qom le texte des débats
du Majles qui a alimenté le célèbre discours (voir infra). Mais, clame
Baqâ’i, ce sont bien certaines phrases de Hast yâ nist ? qui ont été reprises
textuellement par Khomeyni quelques jours plus tard 230. (D’après un
biographe bien documenté, au moment même où Baqâ’i dénonçait la loi sur
les privilèges diplomatiques, il écrivait à l’ambassade américaine pour
protester de ses meilleurs sentiments amicaux pour les États-Unis, son écrit
polémique n’aurait été qu’une manière pour lui de rester sur la scène
231
politique .)
De son côté, Seyyed Hamid Ruhâni Ziârati, clerc lui-même, auteur de la
grande saga qui vante et documente de la montée en puissance héroïque de
Khomeyni depuis sa jeunesse à Qom ne parle pas de Baqâ’i, mais
seulement du compte rendu des débats publié régulièrement par le
Parlement, qui serait parvenu à Khomeyni quelques jours plus tard 232.
La source d’information de Khomeyni n’a d’importance que par le
discours qu’il va en tirer et par les conséquences et l’écho qui vont être
donnés à son discours. Si l’initiative de ses propos vient d’un intellectuel
libéral, l’originalité en sera d’autant diminuée. En effet, c’est surtout par le
livre posthume et très controversé de Jalâl Âl-e Ahmad (m.  1969) que le
discours de Khomeyni a été rendu célèbre  : le but de cet essayiste, lui-
même issu d’un milieu clérical, et passé par le marxisme avant de revenir à
la religion de ses ancêtres, était de montrer la veulerie et la « trahison » des
intellectuels occidentalisés face à ce religieux enturbanné qui n’avait pas sa
langue dans sa poche 233. Le livre d’Âl-e Ahmad avait pour but de
revaloriser auprès des intellectuels quelques grandes figures du clergé
shi’ite militant, qui avaient mieux que les élites occidentalisées défendu la
culture et l’identité des Iraniens face aux entreprises hégémoniques des
sociétés occidentales. Âl-e Ahmad dénonce le capitalisme, le colonialisme,
le matérialisme et la sécularisation rationaliste envahissante. Son livre a été
imprimé clandestinement avant la Révolution et répandu par les ulémas
khomeynistes pour préparer l’opinion à une intervention inattendue de la
pensée islamiste dans les débats de société. Cette idéologie ne devait plus se
cramponner aux croyances dans leur forme ancienne, mais revivifier la foi
musulmane comme une force libératrice.
Volontairement, Âl-e Ahmad aborde le discours de Khomeyni du
26  octobre 1964 (4  âbân 1343) après une longue citation d’un intellectuel
e
nationaliste du XIX   siècle, Mirzâ Âqâ Khân Kermâni  : là où Kermâni
s’identifie platement à l’Occident et se gargarise de nostalgie excessive
pour un passé mythique (l’Iran pré-islamique) qu’il idéalise avec naïveté,
Khomeyni se bat contre l’envahissement de l’Occident. La publication du
même discours du 26  octobre par l’historien khomeyniste Hamid Ruhâni
vient après une présentation dramatisée du trouble vécu par Khomeyni en
apprenant la teneur des débats du Majles le 12 octobre : l’âyatollâh perd le
sommeil et cherche par tous les moyens à mobiliser l’opinion des croyants
contre le gouvernement et contre le shah. Il rencontre les principaux
âyatollâhs de Qom, écrit à ceux qu’il ne peut rencontrer, envoie des
messages dans les mosquées de tout le pays et annonce son discours qui
doit avoir lieu un jour de fête, l’anniversaire de la naissance de Fatima, la
fille du Prophète, figure centrale pour les shi’ites, un jour qui était en même
temps, dans le calendrier islamique, l’anniversaire de sa propre naissance.
(Il se trouve que, cette année-là, le 20 jamâdâ II 1384 de l’hégire tombait le
26  octobre 1964, ou 4  âbân, anniversaire du shah, d’où sans doute,
l’allusion de Khomeyni à la personne du souverain dans le discours…) La
publicité donnée à l’avance à ce discours avait attiré l’attention du
gouvernement qui envoya un émissaire à Qom pour mettre l’âyatollâh en
garde contre toute parole qui attaquerait le shah ou, pire encore, les
Américains 234. Ce fut peine perdue. Les haut-parleurs avaient été disposés
dans la ville de Qom pour que le discours soit entendu par les nombreux
pèlerins. Khomeyni sortit de chez lui, le teint blême, vers 8 h 30 du matin et
galvanisa la foule par sa parole.

Discours de Khomeyni contre l’assujettissement aux États-Unis

Il y a un message écrit daté du 4 âbân 1343/26 octobre 1964, destiné à


être imprimé et diffusé largement, intitulé « Message aux clercs et au peuple
iranien, opposition à la loi de capitulation  ». Je préfère prendre ici le
discours du même jour, plus spontané que la déclaration écrite 235.

Car nous sommes de Dieu et vers Lui nous retournons… (sourate al-Baqara,
156)
Je n’arrive pas à exprimer l’émotion qui m’étreint le cœur. Mon cœur est
sous pression. Depuis le jour où j’ai entendu les dernières nouvelles d’Iran,
je n’arrive plus à dormir (pleurs des gens). Je suis inquiet, mon cœur est
sous pression. Sous le coup de l’émotion, je compte les jours  : combien
reste-t-il avant la mort ? (Redoublement de pleurs dans la foule.)
L’Iran n’a plus de fête, ils ont fait de la fête de l’Iran un deuil (encore des
pleurs), ils ont fait un deuil et l’ont décoré de lampions, ils en ont fait un
deuil et tous ensemble ils ont dansé. Ils nous ont vendus, ils ont vendu notre
indépendance, ils ont à nouveau mis des lampions et ont frappé le sol en
cadence.
Si j’avais été à leur place, j’aurais interdit les lampions, j’aurais dit de
mettre des drapeaux noirs sur nos marchés couverts, sur la porte de nos
maisons, de hisser des voiles noirs !

Notre grandeur a été piétinée, la gloire de l’Iran a disparu (pleurs des gens),
ils ont piétiné la gloire de l’armée iranienne !
Ils ont présenté une loi au Parlement dans laquelle d’abord ils nous ont
rattachés à la convention de Vienne, et ensuite ils ont ajouté que tous les
conseillers militaires américains, avec leur famille, avec les techniciens,
avec le personnel administratif, avec les domestiques et toutes les personnes
qui sont avec eux ont l’immunité pour tout crime qu’ils commettraient en
Iran.
Si un domestique américain, ou un cuisinier américain assassine votre chef
religieux au milieu du marché couvert, qu’il l’écrase sous ses pieds, la
police iranienne n’a pas le droit de l’en empêcher  ! les tribunaux iraniens
n’ont pas le droit de le mettre en accusation ! l’affaire doit être transmise à
l’Amérique ! et c’est là que nos maîtres prendront toute décision.
Le précédent gouvernement avait approuvé ce projet de loi et ne l’avait dit à
personne, il y a quelque temps, le présent gouvernement a transmis ce
projet au Sénat. D’un vote unanime ils l’ont adopté et une nouvelle fois ils
ont retenu leur souffle et il y a quelques jours le projet de loi a été présenté
à l’Assemblée parlementaire  ; là il y a eu un débat, et certains députés se
sont déclarés opposés à cette loi, mais elle a été adoptée, ils l’ont approuvée
avec un total cynisme  ; le gouvernement a appuyé cette loi honteuse avec
un total cynisme, il a rendu la nation (mellat) de l’Iran plus vile que des
chiens américains ! Si quelqu’un écrase un chien américain avec sa voiture,
il sera arrêté. Même si c’est le shah d’Iran qui écrase un chien américain, il
sera poursuivi. Mais si un cuisinier américain écrase le shah d’Iran, ou l’un
des plus hauts dirigeants, personne n’a le droit d’intervenir.
Pourquoi ?
Parce qu’ils voulaient faire un emprunt, l’Amérique a voulu qu’ils fassent
comme ça.
Après quelques jours, ils ont demandé un prêt de 200 millions de dollars à
l’Amérique, il leur a été accordé, et pendant cinq ans, la somme sera versée
au gouvernement iranien  ; et après en dix ans ils recevront les
remboursements de 300 millions de dollars* 236.
Vous comprenez ce que cela veut dire ?
200  millions de dollars, et chaque dollar vaut 8  tomans, seront prêtés au
gouvernement de l’Iran pour payer des dépenses militaires. Et en dix ans ils
récupèrent 300  millions de dollars. Ainsi ils gagnent 100  millions de
dollars, c’est-à-dire 800 millions de tomans, sur l’Iran comme bénéfice de
ce prêt. Ainsi, pour ces dollars, l’Iran s’est vendu, il a vendu notre
indépendance, on nous prend pour un des pays colonisés. Le peuple
musulman iranien (mellat-e moslem-e Irân) va passer dans le monde pour
plus retardé que des sauvages !
Qu’allons-nous faire de cette calamité ? Avec ces souffrances, que va faire
le clergé (ruhâniun). À quel pays vont-ils pouvoir se plaindre  ? Tous les
autres États s’imaginent que c’est le peuple (mellat) d’Iran qui s’est avili à
ce point, ils ne savent pas que c’est le gouvernement (dowlat) de l’Iran, que
c’est le Parlement de l’Iran, ce Parlement qui n’a aucun lien avec le peuple
(mellat), c’est ce Parlement des baïonnettes, quel est son rapport au
peuple ? Le peuple iranien n’a pas élu ces députés, beaucoup d’ulémas de
haut rang et de guides religieux ont boycotté ces élections et le peuple les a
suivis, il n’a pas voté, mais par la force des baïonnettes on a amené ces gens
et on les a mis sur leur siège de député.
Ils ont vu qu’on ne peut pas faire ce qu’on veut de l’influence du clergé. Ils
voudraient anéantir l’influence du clergé !
Dans un des manuels d’histoire qu’on a imprimés cette année, qui est
enseigné dans nos écoles à nos enfants, après des mensonges et des contre-
vérités, on a écrit que la suppression de l’influence du clergé a été obtenue
pour l’intérêt et pour le bien-être du peuple !
Ils ont compris à juste raison qu’avec l’influence du clergé, cela ne passe
pas, que le peuple ne peut pas être un jour prisonnier des Anglais, et un
autre des Américains.
Avec l’influence du clergé, cela ne passe pas qu’Israël confisque l’économie
iranienne, que les marchandises israéliennes, sans taxes d’importation,
puissent être vendues en Iran.
Avec l’influence du clergé, cela ne passe pas qu’ils puissent ainsi, d’eux-
mêmes, imposer au peuple iranien une telle dette.
S’il y a l’influence du clergé, on ne peut pas instaurer un tel désordre dans
les relations internationales.
S’il y a l’influence du clergé, un État ne pourra plus faire tout ce qu’il veut,
tout ce qui est à cent pour cent contraire au peuple iranien.
S’il y a l’influence du clergé, le Parlement ne pourra plus être ainsi
ridiculisé, on ne pourra plus convoquer un Parlement par la force des
baïonnettes afin de produire des choses aussi honteuses.
S’il y a l’influence du clergé, ça ne peut plus arriver qu’une fille et un
garçon s’enlacent [en public] pour pratiquer ensemble la lutte, comme on
l’a vu à Chiraz.

S’il y a l’influence du clergé, on ne verra plus les filles innocentes des gens
être livrées aux jeunes gens dans les écoles, ni les femmes enseigner aux
garçons ou les hommes dans les écoles de filles pour répandre la corruption.
S’il y a l’influence du clergé, on donnera un coup dans la gueule de ce
gouvernement, dans la gueule de ce Parlement, et [ces] députés seront
expulsés des deux chambres.
S’il y a l’influence du clergé, on ne laissera plus ces gens nommés députés,
imposés au peuple, dominer le destin du peuple de ce pays.
S’il y a l’influence du clergé, celui qui est imposé par l’Amérique pour
accomplir de tels forfaits sera expulsé d’Iran.
L’influence du clergé est-elle nuisible au peuple (mellat)  ? Pas du tout  !
c’est à vous qu’elle fait du tort ! Elle vous fait du tort, traîtres, non pas au
peuple. Vous savez que face à l’influence du clergé vous ne pouvez pas
faire tout ce que vous voulez, toutes les bêtises, et c’est pourquoi vous
voulez supprimer l’influence du clergé. Vous pensez qu’en arrangeant la
réalité vous pourrez introduire la zizanie au sein du clergé  ? c’est un
fantasme que vous obtiendrez dans la mort : vous ne pourrez pas faire ça,
les clercs sont unis.
Je m’incline devant tous les ulémas, je baise la main de tous les ulémas. Ce
jour-là, j’ai baisé la main des «  guides à imiter  » (marâje’), mais
aujourd’hui je baise également la main du commerçant (pleurs et sanglots
forts).
Messieurs ! je sonne l’alarme.
Ô armée de l’Iran ! je sonne l’alarme.
Ô dirigeants politiques de l’Iran ! je sonne l’alarme.
Ô commerçants d’Iran ! je sonne l’alarme.
Ô ulémas d’Iran et vous, guides religieux de l’islam ! je sonne l’alarme.
Ô vous les élites  ! vous les étudiants en théologie, les centres d’études
religieuses, vous Najaf, vous Qom, vous Mashhad, vous Téhéran, vous
Chiraz ! je sonne l’alarme.
Il y a danger, on va le voir, on a caché quelque chose, nous ne savons pas
quoi. Au Parlement on a dit qu’il ne fallait pas dévoiler les choses. On
verra. Ils ont fait des rêves pour nous. Que peut-il arriver de pire ? qu’y a-t-
il de pire que l’emprisonnement  ? de pire que la honte  ? Que veulent-ils
faire ? Qu’est-ce qu’ils sont allés imaginer ? Cet emprunt en dollars, quel
malheur va-t-il apporter à ce peuple ? Faut-il que ce pauvre peuple verse en
dix ans un intérêt de 100 millions de dollars à l’Amérique, 800 millions de
tomans ? et qu’en même temps, pour un tel emprunt vous nous vendiez.
Les militaires américains et les conseillers militaires américains, quelle
utilité ont-ils pour vous  ? Si ce pays est occupé par l’Amérique, alors
pourquoi est-ce que vous hurlez ? Pourquoi parlez-vous tant de progrès ? Si
ces conseillers sont vos serviteurs, pourquoi les traitez-vous plus haut que
leurs maîtres  ? S’ils sont des serviteurs, faites avec eux comme avec les
autres serviteurs. S’ils sont vos employés, vous aussi, faites comme les
autres pays vis-à-vis de leurs employés. Si notre pays est sous l’occupation
américaine, dites-le, et renvoyez-nous de notre pays** 237.
Que veulent-ils faire  ? Ce gouvernement, que nous dit-il  ? Ce Parlement,
qu’a-t-il fait avec nous  ? Ce Parlement illégal, ce Parlement illégitime, ce
Parlement qui a été boycotté par le décret des plus hautes instances
religieuses (be-hokm-e marâje’-e taqlid tahrim shoda-ast), ce Parlement qui
prétend parler d’indépendance et de révolution et dit qu’il est l’émanation
de la « Révolution blanche » !
Moi, je ne sais pas où est cette révolution blanche sur laquelle on a fait tant
de déclarations tonitruantes. Dieu sait que je suis bien informé et que je
souffre, je suis informé sur ces villages et ces provinces éloignés et sur
Qom, cette ville si sous-développée, je suis informé sur la sous-alimentation
des gens, sur les désordres de l’agriculture et du monde agricole. Vous
devriez penser à ce pays, penser à ce peuple, ne pas multiplier les
endettements, ne pas devenir des serviteurs. Bien sûr, le dollar entraîne
aussi la servitude  ! Prenez donc les dollars, utilisez-les  ! C’est nous qui
allons faire les serviteurs ! Si nous passons sous la voiture d’un Américain,
personne n’aura le droit de faire la moindre remarque à cet Américain !
Ces gens qui nous disent de nous taire et de ne rien manifester, est-ce qu’ils
nous disent aussi de la fermer dans ce cas ? Il nous faut, ici encore, garder
le silence et ne rien dire. Ils nous vendent et nous ne dirions rien  ? ils
bradent notre indépendance et nous resterions silencieux ?
Par Dieu, le pécheur, c’est celui qui ne proteste pas. Par Dieu, il commet un
péché grave, celui qui ne crie pas (forte émotion dans la foule).
Ô responsables de l’islam ! venez au secours de l’islam !
Ô, ulémas de Najaf ! venez au secours de l’islam !
Ô, ulémas de Qom ! venez au secours de l’islam ! L’islam a disparu (pleurs
intenses des gens présents).

Vous, nations de l’islam (melal-e eslâm)  ! Vous, chefs des nations de


l’islam  ! Vous, présidents de la république des nations islamiques  ! Vous,
souverains des nations islamiques ! Venez à notre secours, ô shah de l’Iran !
va à ton propre secours !
Nous, comme nous sommes une nation (mellat) faible et que nous n’avons
pas de dollars, nous devrions nous soumettre sous les bottes de
l’Amérique ? L’Amérique est pire que l’Angleterre, et l’Angleterre pire que
l’Amérique… et l’Union soviétique est pire que les deux à la fois, ils sont
pires les uns que les autres, ils sont tous plus repoussants les uns que les
autres, mais aujourd’hui, c’est après l’Amérique que nous en avons.
Que le président de la république d’Amérique sache, qu’il comprenne bien
qu’aujourd’hui, face à notre nation, il fait partie des pires individus du
genre humain pour avoir exercé une telle oppression sur la nation
islamique. Aujourd’hui le Coran est son ennemi, la nation d’Iran est
ennemie avec lui. Le gouvernement de l’Amérique doit savoir cela, en Iran
on l’a honni et insulté.
Pauvres députés ! Ils ont crié pour demander qu’on n’exige pas trop de nos
amis [de l’Amérique], ne nous vendez pas, ne transformez pas l’Iran en
colonie… mais qui a prêté l’oreille à cela ?
Il y a un article de la convention de Vienne qu’on n’a pas évoqué,
l’article  32 qui n’a pas été transcrit, je ne sais pas ce qu’il y a dans cet
article*** 238. Non seulement moi, je ne le sais pas, mais le président du
Majles non plus ne le sait pas, les députés non plus. Mais malgré cela, les
députés ont voté pour le projet de loi et ils ont signé, ils l’ont ratifié bien
que certains aient dit qu’ils ignoraient ce qu’il y a dans l’article 32 et qu’il
est possible que ceux-là n’aient pas signé. Mais les autres députés, qui ont
signé, ils sont pires, c’est une bande d’ignares.
On a mis à pied l’un après l’autre nos hommes politiques et nos officiers
supérieurs. Aujourd’hui, dans notre pays, les hommes politiques patriotes
n’ont plus de fonction. Que l’armée sache aussi qu’on va la mettre
progressivement à l’écart. Restera-t-il encore un peu de fierté à notre armée
quand elle verra qu’un planton américain, un cuisinier américain, passera
devant un général en chef (arteshbod) de chez nous ? Si j’étais militaire, je
démissionnerais, je n’accepterais pas cette honte.
Pour un cuisinier américain, un mécanicien américain, un secrétaire
américain, un technicien américain, pour les employés techniques
américains et leur famille, il faut qu’il y ait l’immunité, mais les ulémas de
l’islam, les prédicateurs de l’islam et les serviteurs de l’islam, ils sont en
exil ou en prison, accusés d’être des clercs ou partisans des clercs.
Dans leurs livres d’histoire, ils transmettent un document qui dit que le
soulagement des problèmes de la nation (mellat) viendra quand on aura
brisé l’influence du clergé, c’est-à-dire que le réconfort de cette nation ne
peut venir qu’en neutralisant le Prophète de Dieu. Les ulémas n’ont rien par
eux-mêmes, tout ce qu’ils ont, ils le tiennent de l’Envoyé de Dieu : il faut
donc couper ce qui relie l’Envoyé de Dieu à cette nation ! C’est ce qu’ils
recherchent afin qu’Israël puisse faire tranquillement tout ce qu’il veut,
pour que l’Amérique puisse faire d’un cœur léger tout ce qu’elle veut.
Aujourd’hui, tous nos ennuis viennent de l’Amérique, tous nos ennuis
viennent d’Israël, Israël dépend aussi de l’Amérique. Ces députés aussi
dépendent de l’Amérique et ces ministres également dépendent de
l’Amérique, ils sont mis en place par l’Amérique. Sinon, pourquoi ne se
lèvent-ils pas pour protester contre cela ?
Actuellement, moi-même je suis dans un état de bouleversement, ma
mémoire ne fonctionne plus normalement, je n’arrive plus à faire remonter
les questions à ma conscience. Dans une séance d’un Parlement antérieur, le
regretté Seyyed Hasan Modarres (m.  1937) était député alors que le
gouvernement russe avait envoyé un ultimatum à l’Iran – dans une affaire
dont je n’ai plus actuellement le souvenir précis**** 239  – menaçant
d’envahir Téhéran en passant par Qazvin. Le gouvernement de l’époque
avait fait pression sur le Majles pour qu’il renonce à sa [résistance].
Un historien américain écrit  : «  Ce religieux qui s’appuyait sur une canne
[Modarres] est arrivé à la tribune et a déclaré  : “Puisque nous allons
disparaître, pourquoi signerions-nous nous-mêmes notre condamnation ?” »
Grâce à son opposition, le Parlement a osé repousser l’ultimatum et les
240
[Russes]***** n’ont rien pu faire !
Voilà ce que fait un religieux, un clerc maigre, faible, a repoussé d’une main
de fer l’ultimatum du puissant gouvernement russe. Aujourd’hui s’il y avait
un religieux au Parlement, il ne laisserait pas les choses se passer comme
cela. Voilà pourquoi ils veulent couper l’influence du clergé pour arriver à
leurs fins comme ils l’espèrent.

Il y a tellement de sujets qui s’emmêlent, il y a tellement de corruption dans


ce pays que dans l’état où je suis, avec mon souffle affaibli, je ne peux pas
vous dire tout ce que je sais, mais vous, faites savoir tout cela autour de
vous. Les ulémas ont le devoir de faire prendre conscience à la nation
(mellat), la nation a le devoir d’élever la voix à ce sujet. Qu’elle proteste
auprès du Parlement, qu’elle proteste auprès du gouvernement en leur
demandant des comptes sur leur décision  : pourquoi nous avez-vous
vendus ? Vous n’êtes pas nos députés ? Mais si vous l’aviez été, après cette
trahison, vous auriez été par le fait même déchus de votre mandat. C’est une
trahison à votre pays. Mon Dieu  ! ces gens-là ont trahi notre pays. Mon
Dieu  ! le gouvernement a trahi notre pays, il a trahi l’islam, il a trahi le
Coran. Les membres des deux Assemblées, ceux qui ont donné leur accord
à cette décision, ont trahi. Les sénateurs, ces vieillards, ont trahi. Les
députés du Parlement, ceux qui ont donné leur accord à cette décision, ont
trahi leur pays, ce ne sont pas des députés. Que le monde sache qu’ils ne
sont pas les députés de l’Iran. S’ils l’ont jamais été, moi, je les ai destitués,
ils sont démis de leur mandat et toutes les délibérations qu’ils ont ratifiées
jusqu’à maintenant sont illégitimes.
D’après le texte de la loi, d’après l’article  2 du Supplément à la
241
Constitution****** , si les théologiens qualifiés (mojtahed) ne surveillent
pas [la légitimité islamique des décisions] du Majles, les lois n’ont aucune
valeur. Depuis le début de la période constitutionnelle jusqu’à maintenant,
quel mojtahed a exercé la surveillance théologique  ? S’il y avait eu cinq
mojtahed dans cette Assemblée, ou même s’il n’y avait eu qu’un seul clerc
(ruhâni) dans ce Parlement, il aurait répondu à ces gens-là [litt., « il aurait
frappé ces gens à la mâchoire »], il n’aurait pas laissé cette chose avoir lieu,
il aurait perturbé l’Assemblée.
Moi, à ces députés qui se sont opposés en apparence, je fais cette objection
que si vraiment vous vous étiez opposés, pourquoi n’avez-vous pas répandu
de la terre sur votre tête [en signe de deuil]  ? Pourquoi ne vous êtes-vous
pas levés pour prendre au collet ce sinistre individu ? S’opposer se limite-t-
il à dire « nous nous opposons » et à revenir s’asseoir à sa place ? Et user
encore de toute cette flagornerie ? Vous devez crier, envahir le Majles, ne
pas laisser un tel Majles exister et ôter ce projet de l’agenda parlementaire.
Croyez-vous qu’en étant simplement opposé tout sera réglé ? Vous avez vu
ce qui se passe.
Nous ne reconnaissons pas comme loi ce texte qu’ils disent avoir approuvé
par vote. Nous ne reconnaissons pas ce Majles comme le Parlement, ni ce
gouvernement comme le gouvernement. Ces gens sont des traîtres, des
traîtres au pays (keshvar).
Seigneur, réforme les affaires des musulmans («  Âmin  !  » de la foule),
Seigneur, garde sous ta grande protection la religion sacrée de l’islam
(« Âmin » des gens présents).
Seigneur, réduis à néant les gens qui trahissent cette terre et cette eau [cette
contrée], qui trahissent l’islam, qui trahissent le Coran.

J’ai cité in extenso ce discours dont la portée est immense  : c’est le


prélude à la révolution de 1979. L’émotion est communiquée de manière
très forte par de grands effets oratoires. Depuis le discours du 9 septembre
on avait vu monter, par conviction ou par opportunisme, le thème de la
défense de la nation. Le terme employé ici vingt fois par Khomeyni, mellat,
est légèrement ambigu car, jusqu’en 1906, et surtout dans la bouche d’un
théologien musulman, il ne pouvait désigner que la communauté
242
religieuse . La défense de la mellat était donc un combat sacré. Mais
depuis la Révolution constitutionnelle, depuis la confrontation des Iraniens
avec les intérêts des autres nations, hier les Russes et les Britanniques puis
les Américains, désormais mellat désignait clairement la nation. Le grand
combat de la nationalisation du pétrole par le Front national (jebha-ye melli)
faisait monter un sens secondaire, plus conforme à une idéologie
révolutionnaire, celui de «  peuple  »  : la nationalisation, c’était rendre au
peuple iranien ce qui lui appartenait, au peuple, non au gouvernement
(dowlat). En octobre  1964, Khomeyni oppose la nation, le peuple, à
l’appareil politique gouvernemental ou parlementaire qui trahit le peuple. Et
il appelle à lui les nostalgiques de Mosaddeq  : notre combat commun
consiste à briser l’influence et la mainmise des Américains sur l’Iran.
Khomeyni s’est pleinement engagé dans ce discours du 26  octobre et
n’a sans doute pas été surpris quand, neuf jours plus tard, les forces de
police sont venues l’arrêter chez lui. Au lieu de l’emprisonner, cette fois, on
l’a conduit en Turquie, en bannissement. Plus tard, les parlementaires turcs
s’étant émus de cette mesure, l’Iran s’arrangea avec le gouvernement
irakien pour le faire envoyer à Najaf, dans l’idée qu’il y serait confronté à
des théologiens plus éminents que lui et dont les orientations apolitiques
étaient contraires aux siennes  : il serait ainsi bientôt marginalisé et
243
oublié … Mais c’était également renouer avec une pratique du
e
XIX   siècle  : les clercs shi’ites sont-ils, en Iran, soumis à une pression

politique ou idéologique  ? leur parole, s’ils s’établissent à Najaf ou


Samarra, dans les lieux saints shi’ites qui sont aussi des lieux
d’enseignement religieux, dans l’Empire ottoman hier, en Irak désormais,
aura encore plus de poids parmi les croyants iraniens. Le refroidissement
des relations irano-irakiennes entre 1965 et 1975, suite au rapprochement de
Saddam Hussein avec les Soviétiques, permit à Khomeyni de jouir de
facilités plus grandes encore pour envoyer des messages et recevoir des
visites.
Bien que clerc, c’est en intellectuel que s’exprime Khomeyni  : sur la
situation intérieure de l’Iran, il pose un regard critique, dénonce la
corruption, la répression, l’absence d’élections libres, l’illégitimité des
institutions. Pour comprendre ces désordres, il faut tourner le regard vers la
domination américaine. Le thème de l’illégitimité d’Israël, pays avec lequel
tous les Iraniens savent que Téhéran entretient des relations quasi
diplomatiques (reconnaissance de facto), ne fait qu’alourdir la
condamnation des Américains, tenus pour responsables de la création et de
la prospérité de l’État hébreu. Un intellectuel ne met pas en avant les
croyances religieuses, puisque le modèle de l’intellectuel, emprunté à la
France, est l’élargissement des débats politiques à la dimension
internationale, l’universalité des valeurs, en fait partie. Or Khomeyni
n’avance pas des arguments fondés sur l’islam, il ne cite pas le Coran, mais
il dénonce la manipulation de l’État iranien par Washington, l’octroi d’un
emprunt de 200  millions de dollars –  destinés à acheter des armes
américaines – étant conditionné par le vote de cette loi inacceptable.
Sur deux points Khomeyni diverge du modèle «  intellectuel  »  : d’une
part son refus de traiter les écolières iraniennes à égalité avec les garçons,
son refus du droit de vote accordé aux femmes (cette dernière question est
évoquée dans le communiqué écrit du 26 octobre que je ne traduis pas ici).
Cette crispation sur un sujet très sensible dans la société traditionnelle a été
dénoncée immédiatement par Jalâl Âl-e Ahmad. Arrivé à l’endroit où
Khomeyni proteste contre le fait que des jeunes, garçon et fille, s’enlacent
pour pratiquer la lutte, il insère cette parenthèse : « Ici, j’ai supprimé deux
phrases qui sentaient trop le moralisme clérical traditionnel (âkhund-bâzi)
au sujet d’un instituteur homme dans une école de filles et l’inverse. C’est
ce genre de remarque qui dévalorise le clergé en tant que guide dans les
domaines religieux et social. Pardonnez-moi 244 ! »
En plus des références à la tradition religieuse, un autre point distingue
le discours de l’âyatollâh d’un discours intellectuel  : l’absence de
vocabulaire abstrait. Les nombreux exemples donnés sont à la fois très
concrets  : décisions d’un Parlement aux ordres, exemple d’un subalterne
américain qui écrase une personnalité iranienne, problème d’un emprunt
débloqué grâce à une décision inique, la description de Modarres comme un
homme ascétique,  etc. On ne trouve ni le mot «  colonialisme  », ni le mot
« exploitation », ni le mot « impérialisme », mais des expressions exprimant
l’émotion, les larmes, les sanglots, la défense des femmes et des jeunes
filles, des faibles et des pauvres contre l’arrogance de ceux qui commandent
et qui considèrent les Iraniens comme leurs serviteurs : ils les humilient, les
empêchent juridiquement de défendre leurs droits quand ils sont écrasés.
Khomeyni revient de manière obsessionnelle sur le thème qu’il
développera plus tard dans la théorie du pouvoir clérical, le velâyat-e faqih
(«  gouvernorat du juriste-théologien  »), c’est le clergé qui protège la
société, le clergé qui empêche les dirigeants politiques de prendre les
mauvaises décisions, c’est l’influence des ulémas qui seule peut servir de
contrepoids aux changements sociaux et aux pressions extérieures.
Avant la parution du livre de Ruhâni (1977), c’est dans l’essai
sociologique d’Âl-e Ahmad «  Sur la mission et la trahison des
intellectuels » que le discours de Khomeyni a été rendu public de manière
durable. Ce livre réhabilitait la figure du clerc shi’ite dans la société
iranienne depuis la fin de l’époque qâjâr  : ce sont les ulémas, non les
intellectuels occidentalisés, qui ont défendu l’identité iranienne contre les
ingérences violentes des Occidentaux dans les domaines économiques et
culturels. J’ai essayé ailleurs de définir comment les clercs iraniens, dans
certaines de leurs postures, sont des intellectuels 245. Âl-e Ahmad oppose
quant à lui les ulémas aux intellectuels, mais pour les mettre sur un
piédestal, une attitude étonnante de la part d’un ancien communiste
nationaliste, mais tout à fait en phase avec l’évolution khomeyniste dans la
période prérévolutionnaire. Âl-e Ahmad est mort en 1969, mais son essai
(comme le précédent sur l’« occidentalite »), bien qu’interdit, a circulé sous
le manteau. «  Sur la mission et la trahison des intellectuels  » devenait la
carte de visite du clergé prérévolutionnaire, attirant vers une mobilisation au
nom de l’islam et autour du clergé une frange croissante de jeunes
intellectuels. Les groupes marxistes-léninistes, en revanche, ont
vigoureusement condamné la trahison d’Âl-e Ahmad.
Quel écho a eu le discours de Khomeyni  ? Il est difficile d’en juger
d’après la presse iranienne, dont la consigne a certainement été d’ignorer
l’événement, comme elle avait gardé le silence sur le vote de la loi
d’immunité au Parlement. Mais cinq jours après cette harangue, le premier
ministre Ali Mansur fit un long discours au Sénat et après avoir évoqué le
contexte international (la chute de Nikita Khrouchtchev), il se félicita de la
stabilité de l’Iran et de l’indépendance totale garantie par l’armée iranienne.
Et sans nommer Khomeyni, il pourfendit le personnage qui avait osé semer
le trouble en mettant en doute le bien-fondé de la loi récente. Du reste,
ajoute Mansur, les privilèges diplomatiques étendus au personnel militaire
américain existent dans tous les pays de l’OTAN où sont stationnés des
militaires et c’est une banalité sans intérêt que l’Iran se soit aligné sur cette
pratique. Le discours du premier ministre fut radiodiffusé pour avoir plus
d’impact et les journaux en firent état aussitôt en première page. Hélas, de
fâcheuses erreurs sur la définition des bénéficiaires de l’immunité pouvaient
introduire des interprétations négatives, l’ambassade américaine s’efforça
d’obtenir une rectification immédiate 246.
Quatre jours après cette intervention au Sénat, Khomeyni était exilé en
Turquie. Éloigné de ses fidèles, il radicalisa encore plus son refus des
valeurs importées de l’Occident et détourna patiemment à son profit le vide
politique créé par la répression. Son arrestation et son bannissement
auraient été annoncés à la radio, mais rien n’apparaît dans la presse. Une
partie du bazar de Téhéran a fermé, mais aucune manifestation de soutien
n’a été signalée 247. Les Américains attribuent ce bannissement à l’appel fait
par Khomeyni à la désobéissance des forces de l’ordre  : «  Si j’étais
militaire, je démissionnerais, je n’accepterais pas cette honte.  » Le
diplomate qui relate cette relégation non explicitée juridiquement, écrit  :
«  Cependant son appel au renversement du gouvernement et son appel à
suborner les forces armées ont été la goutte d’eau faisant déborder le vase
(straw that broke camel’s back) ». Il se demande pourquoi, cette fois-ci, le
gouvernement a agi de manière relativement douce (et non, comme en
juin  1963 par l’emprisonnement), et il relève les implications
internationales de l’opposition de Khomeyni  : il a mis en cause les
privilèges accordés aux militaires américains, alors que le gouvernement
n’a cessé de dénoncer de prétendus contacts de l’âyatollâh avec le
gouvernement de Nasser, la bête noire du shah, et la diffusion de ses
248
déclarations par la radio du Caire .
Reprenant la comparaison entre la loi de 1964 et les capitulations
imposées à l’Iran par le traité de Torkamânčây, déjà faite par Baqâ’i et par
Khomeyni, l’historien et ancien diplomate Abd or-Rezâ Hušang Mahdavi
souligne qu’en 1828 l’Iran, vaincu une deuxième fois par la Russie et
partiellement occupé, n’avait pas le choix et accepta des conditions
humiliantes pour sortir de la guerre, alors qu’on aurait dit, en temps de paix,
que le gouvernement et les parlementaires de 1964 avaient accepté sans
raison de se soumettre aux mesures imposées par les Américains, faisant
ressembler l’Iran à un pays colonisé. Et il ajoute que bientôt cinquante mille
Américains vont profiter de ce statut, un contingent comparable à celui des
forces d’occupation dans les Länder allemands du Sud après la défaite nazie
249
de 1945 .
Un expert anonyme du département d’État revient, en 1965, sur la
situation difficile créée pour les Américains par l’opposition frontale d’un
haut représentant de la religion et sur les maladresses commises par le
gouvernement iranien. Khomeyni aurait tout aussi bien pu soutenir les
réformes :

Bien sûr Khomeyni s’est opposé à certains aspects du programme du shah.


Il a complètement condamné les méthodes autocratiques du shah. Bien sûr,
il a une apparence réactionnaire et provinciale, quel que soit son degré de
connaissances. Paradoxalement, il y a peu de leaders en Iran qui, par leur
expérience, seraient plus aptes à formuler pour les fidèles une justification
religieuse de la modernisation. Khomeyni est reconnu comme le meilleur
représentant de l’ejtehâd, la doctrine shi’ite par laquelle le changement peut
250
être adapté à un cadre islamique .

Une fois Khomeyni banni, et la surveillance policière autour des centres


religieux renforcée, les Américains n’ont pas suivi le discours clérical. Leur
sécurité n’était pas menacée. Il n’y avait pas de revendication de pouvoir
clérical, et aucune organisation politique ne présentait un danger de
basculement révolutionnaire dont ils auraient eu à s’inquiéter. Par leur
tournure d’esprit, les Américains rechignaient à intervenir dans les débats
religieux. De plus, ajoute un expert de la CIA dans un entretien d’histoire
orale enregistré en 1991,

… il y avait surtout des raisons éthiques : il n’était simplement pas tolérable


de s’en prendre au clergé ou même de l’infiltrer. Ceci, je pense, fait partie
de notre état d’esprit, de notre état d’esprit psychologique, qui rendait une
telle chose presque impossible pour nous. Après la manifestation du
pouvoir clérical en 1979, il devint évident que c’était précisément ce que
nous aurions dû faire et en tout cas que nous aurions dû tenter depuis 1970,
pour avoir des sortes de sources d’information dans le clergé, pour mieux
251
sentir ce qui était en train de se passer .
L’alliance antisoviétique

Un point commun entre les gouvernements démocrates et républicains


des États-Unis pendant la guerre froide est leur obsession de la menace
soviétique sur le Moyen-Orient. Cet argument qui permet tous les excès a
peut-être été aussi une couverture pour la politique de conquête des
ressources en pétrole, mais il a fonctionné.
« L’expérience montre, écrit Lazar Focsaneanu sur les motivations de la
Doctrine Eisenhower, que l’agression indirecte ne réussit jamais, ou
presque jamais, dans les régions où existe une sécurité suffisante contre
l’agression directe, où le gouvernement dispose de forces de sécurité
loyales et où les conditions économiques sont telles que les séductions du
communisme restent inefficaces 252. » Dans le cas de l’Iran, qui a adhéré à la
nouvelle doctrine américaine, son application a abouti non pas à des aides
accrues aux réformes et au développement économique, mais à l’armement
et à l’encadrement militaire américain. Du reste le montant global de l’aide
économique accordée par Washington au Moyen-Orient en application de la
« doctrine » est environ du même montant que l’aide militaire (60 millions
de dollars contre 51  millions), ce qui diminue l’importance humanitaire
qu’on aurait été tenté de donner à ce nouveau programme, dont
l’ambassadeur Richards, envoyé en mission au Moyen-Orient par
Eisenhower, affirme qu’il ne consiste pas « à créer des sphères d’influence
ou des positions spéciales de puissance » 253…
Il n’y a pas cependant de conflit entre les intérêts économiques et
militaires, car le but est de garantir militairement la domination des alliés du
monde capitaliste sur leur approvisionnement en énergie fossile. La
rhétorique utilisée par le shah pour forcer la main des États-Unis dans
l’armement de l’Iran semble définie par les experts américains eux-mêmes.
Mosaddeq renversé, les États-Unis tenaient à consolider la position de l’Iran
dans leur stratégie, ainsi que le démontre clairement un rapport du Conseil
de sécurité nationale américain (NSC) en 1954 :

L’Iran constitue une position d’où on peut contrer toute opération lancée à
travers le Caucase pour encercler la Turquie, attaquer le canal de Suez ou
s’emparer de la zone du golfe Persique. Du fait de sa position géographique
à la périphérie de l’URSS et de sa situation clé par rapport aux autres pays
du Moyen-Orient, l’Iran peut offrir des sites militaires appréciables, avec un
support logistique apporté depuis le golfe Persique pour toute attaque alliée
qu’on pourrait monter contre l’URSS depuis le Moyen-Orient.

L’Iran peut offrir une position de blocage pour contrer toute opération
soviétique visant à priver le monde libre des ressources du Moyen-Orient.
À l’heure actuelle, nos alliés en Europe de l’Ouest dépendent des ressources
pétrolières du Moyen-Orient. Si elle ne dispose plus des
approvisionnements adéquats en produits pétroliers, l’Europe de l’Ouest est
sans défense, nos investissements pour sa reconstruction seront gaspillés, ils
seront perdus et nous en serons redevables devant le monde libre. On a
estimé que vers 1975 l’Europe sera dépendante du Moyen-Orient pour 90 %
de son pétrole brut en période de paix et devra importer 3,7  millions de
barils par jour. De même, en période de paix, les États-Unis auront besoin
d’importer 1,2 million de barils par jour du Moyen-Orient (8,8 % du total
de leurs besoins en période de paix). C’est pourquoi tant que les besoins
essentiels et principaux des alliés – y compris les États-Unis – ne sont pas
pourvus par d’autres sources, il faut garantir des réserves pour un
approvisionnement en temps de guerre des ressources pétrolières du sud-
ouest du golfe Persique. […] Les alliés doivent donc interdire aux
Soviétiques les zones de l’Iran d’où l’URSS pourrait lancer des attaques
aériennes ou terrestres en vue d’empêcher la production pétrolière au
Koweït et en Arabie Saoudite.
C’est pourquoi l’Iran est d’une grande importance stratégique pour défendre
254
les régions de la Méditerranée occidentale et du golfe Persique .

Cette démonstration est éclairante : l’OTAN est autant concernée que le


CENTO par la consolidation des points de passage des hydrocarbures.

Les achats d’armement

Mohammad-Rezâ Shâh, qui avait reçu un enseignement militaire en


Iran même, était bien conscient de l’importance d’un matériel moderne
servi par des officiers entraînés par ceux mêmes qui avaient conçu le
matériel. Dès le début il demanda donc aux Américains, comme l’avait fait
son père peu avant d’abdiquer, non seulement de livrer les chasseurs-
bombardiers les plus perfectionnés, mais aussi de former des officiers au
pilotage afin qu’après deux ans au moins d’études intensives aux États-Unis
ils puissent devenir eux-mêmes instructeurs en Iran.
L’armée iranienne avait été notoirement incapable de résister plus d’une
semaine à l’invasion soviéto-britannique en 1941, ce traumatisme a sans
doute persuadé le shah, dès le début de son règne, de reconstruire une force
militaire d’au moins 300 000 hommes. Mais il n’était pas crédible quand il
voulait, en quelques années, l’équiper des armes les plus modernes afin de
pouvoir sinon contrer, au moins ralentir une invasion soviétique dans
l’attente des Américains. En 1947, un rapport de la CIA conclut  : «  Dans
l’éventualité où l’Iran deviendrait le terrain d’une confrontation entre les
deux grandes puissances, on ne pourrait attendre aucune aide combattante
des forces armées iraniennes 255. »
De plus, instruits par le coup d’État de 1921, les deux Pahlavi avaient
peur d’un pronunciamento de généraux rebelles et se sont efforcés de
neutraliser tout mouvement dans l’armée qui ne serait pas commandé par le
souverain lui-même. Ce à quoi visait le shah était de pouvoir défendre l’Iran
avec ses propres moyens et d’arriver à une position dominante dans la
région, à l’instar des grands empereurs du passé préislamique. Le prestige
de la dynastie exigeait cet uniforme et le titre que le shah se fit donner par
ses courtisans : Bozorg-e arteshtârân, « Commandant en chef des armées ».
Financer l’armement de pays sous-développés comme le Pakistan et
l’Iran était l’objet de débats entre les différents départements de
l’administration américaine et le Congrès. Ce que demandent les experts et
les députés de Washington, c’est une garantie de stabilité, et donc des
réformes sociales structurelles pour que l’effort consenti ne soit pas anéanti
par un renversement politique au profit des Soviétiques.
Les Américains –  républicains et démocrates  – cherchaient à modérer
les appétits du shah pour les achats démesurés. Constatant les besoins
criants de la société iranienne pour des investissements d’infrastructure afin
de mettre fin à la misère, à l’illettrisme, à la corruption… ils pressaient le
shah d’utiliser d’abord à des dépenses productives les crédits qu’il pouvait
recevoir  : adductions d’eau, construction de routes et de chemins de fer,
aménagement des ports, urbanisme moderne,  etc. La logique, pour
Eisenhower comme pour ses successeurs, était de sortir l’Iran au plus vite
de la misère pour que la propagande communiste n’ait aucune prise ni sur
les paysans ni sur les ouvriers des villes. En dispensant une instruction
moderne, en donnant du travail à tous, en sortant les paysans des relations
quasi féodales avec les propriétaires latifundiaires, les sociologues
développementalistes étaient persuadés que le risque d’une révolution ou
d’une soviétisation serait à jamais conjuré. Eisenhower considérait en outre
qu’en cas d’attaque militaire des Soviétiques l’armée iranienne ne pourrait
rien faire, même dotée des meilleurs avions  ; seuls les Américains
pourraient défendre efficacement ce pays 256.
Un écho des divergences entre Washington et Téhéran apparaît dans la
rencontre entre le secrétaire d’État John Foster Dulles et le ministre iranien
des Affaires étrangères, Ali-Qoli Ardalân, en marge de l’Assemblée
générale des Nations unies en 1957. Le contexte est extrêmement tendu, les
Soviétiques multiplient les déclarations agressives, et livrent massivement
des armes à l’Égypte  ; l’Arabie Saoudite demande également aux
Américains de l’armer, alors que le contrôle et l’hégémonie militaire sur le
golfe Persique l’opposent déjà à l’Iran  ; enfin l’URSS s’implante
militairement et économiquement en Syrie et en Afghanistan. Comment dès
lors refuser d’équiper l’Iran  ? Comment l’aider à construire un aéroport
militaire à Qom ?
L’année suivante, résumant un entretien de près de deux heures qu’il
vient d’avoir avec le shah à Washington, le président américain semble
séduit par le discours tenu par son hôte, parfaitement en phase avec la
philosophie de sa «  doctrine  »  : «  Le président dit qu’il avait apprécié la
claire compréhension qu’avait [le shah] de la relation entre l’économie et la
force militaire, et que la force militaire doit être évaluée par
l’économie 257. »

Ce qui a retenu les Soviétiques de commettre des agressions contre des pays
du monde libre, c’est qu’ils savaient qu’ils ne pouvaient attaquer aucun
pays sans se retrouver impliqués dans un conflit avec les États-Unis.
Comme le ministre des Affaires étrangères [iranien] le sait bien, le Congrès
américain a voté une résolution autorisant le président à utiliser les forces
armées des États-Unis pour défendre des pays du Moyen-Orient contre
toute agression soviétique, en conséquence de quoi les États-Unis ont
rejoint le comité militaire du pacte de Bagdad. […] Les États-Unis sont
confrontés à un problème difficile, car tous leurs alliés du monde libre
veulent construire leurs forces armées et demandent l’aide américaine. Mais
le problème est compliqué par l’action du Congrès qui réduit les fonds de
l’assistance militaire 258.
En résumé, les Américains veulent rester indispensables pour la sécurité
de la région. Et la seule puissance face à l’URSS. À cette logique du
président Eisenhower le shah rétorque que, en cas d’intrusion intempestive
des Soviétiques, il faudrait un certain temps pour que les forces américaines
arrivent sur le terrain prêtes au combat… alors que l’armée iranienne, si elle
259
est correctement équipée, est directement sur place . Ces propos
s’adressent à Henry Cabot-Lodge, ambassadeur à l’ONU et futur co-listier
de Nixon… une manière pour le shah de court-circuiter l’ambassadeur
américain à Téhéran qui se montrait très critique à l’égard des demandes
«  extrêmes  » du shah en matière d’armement. Quelques jours plus tôt en
effet, le secrétaire d’État Dulles, qui avait obtenu une mesure favorable à la
demande iranienne, venait lui-même en visite à Téhéran. Dans son
télégramme au président Eisenhower, il fait état de ses contacts avec le shah
avec une ironie cinglante : « Le shah, qui se prend pour un génie militaire,
est déterminé à reconstruire les forces militaires de l’Iran et à accéder à la
place dominante au sein du  pacte de Bagdad. […] Ceci ajouterait
évidemment une charge économique au pays et déséquilibrerait encore plus
le budget de l’État. […] Les ministres iraniens sont très inquiets des
problèmes économiques, mais ils sont incapables de les gérer face aux
obsessions militaires du shah 260. » Le shah n’a-t-il par clairement menacé le
secrétaire d’État de se retirer du pacte de Bagdad s’il n’obtenait pas
satisfaction ? Pour finir, le shah est invité, lors du voyage privé qu’il prévoit
aux États-Unis, à discuter en tête à tête avec le président et avec les
généraux du Pentagone. Aucune décision ne fut prise alors, mais la
campagne psychologique menée par le shah fait son effet sur les dirigeants
américains.
L’élément déterminant fut le coup d’État irakien le 14  juillet 1958, au
cours duquel le roi et le premier ministre furent exécutés. En effet, ni le
basculement de l’Égypte et de la Syrie vers le camp soviétique, ni la fusion
des deux pays arabes en une éphémère République arabe unie, ni la
popularité de Nasser dans le monde arabe n’avaient touché aussi près
l’appareil sécuritaire illusoire du pacte de Bagdad. (L’alliance, amputée de
son centre, fut obligée de déménager à Ankara et de s’appeler CENTO.) Le
shah utilise immédiatement l’exemple irakien : « Pour nous, dit-il au chargé
d’affaires américain, c’est désormais une question de vie ou de mort… » Et
Eisenhower, sensibilisé par la récente visite du shah, lui écrit :

Avec à l’esprit ce qui vient de se passer, nous croyons qu’il est important de
commencer maintenant à reconsidérer notre plan de sécurité collective.
C’est aussi notre conviction que vos forces armées, telles qu’elles sont
actuellement maintenues, doivent être promues pour une puissance
opérationnelle convenue et à un haut degré d’efficacité. C’est pourquoi j’ai
déjà donné des directives pour qu’on accélère la livraison d’un grand
éventail d’équipements et je suis prêt pour qu’on fournisse à vos forces
armées actuelles de manière accélérée une assistance d’entraînement
supplémentaire sur une base sélectionnée mais intensifiée. Dans la mesure
où, avec notre appui, vous êtes capable de présenter un personnel préparé
par une formation adéquate, mon gouvernement est prêt à considérer avec
vous l’opportunité d’activer des unités supplémentaires ainsi que la
261
possibilité de vous assister pour équiper de telles unités .

Le shah a donc gagné. Profitant de l’arrivée du nouvel ambassadeur


américain, les conditions de mise en place de l’aide promise sont précisées
sans délai et Edward T. Wailes rapporte que :

Tout en se réjouissant de la nouvelle offre de tanks, [le shah] exprima un


certain regret sur le fait que les nouveaux avions n’étaient pas des F-100 à
la place des F-86 et que la défense antiaérienne n’était toujours pas au
niveau 262.
La réaction du shah est caractéristique. Le conseiller de Kennedy pour
l’Iran se souvient que, au début de la présidence, le shah demandait qu’on
lui livre un tank qui n’existait encore qu’à l’état de spécimen expérimental.
Il avait probablement trouvé la description de ce nouveau modèle dans un
catalogue… ou la demande lui en aurait été soufflée par les Israéliens 263. Il
était fasciné par la technologie militaire et rien n’était trop beau pour l’Iran,
quel que soit le niveau de préparation des militaires qui auraient à utiliser ce
matériel.
En septembre 1962, en dépit de l’opposition du ministère de la Défense,
Kennedy, sur l’intervention personnelle du shah, autorise la livraison à
l’Iran de deux frégates. La doctrine américaine était que l’Iran était
défendu, sur la côte méridionale, par les marines britannique et américaine,
mais la volonté du souverain avait prévalu, il y aurait également une flotte
iranienne 264.
Le niveau de décision, côté iranien, est compliqué par l’intervention du
shah dans toutes les instances. Abo’l-Hasan Ebtehâj, directeur de
l’Organisation du Plan, s’est plaint par exemple que les Américains
faisaient pression sur le shah pour qu’il acquière du matériel militaire au-
delà des capacités budgétaires et que les prévisions du plan s’en trouvaient
bouleversées  : un retournement de situation inattendu, dénoncé par les
responsables de la BIRD réunis pour examiner les problèmes budgétaires de
265
l’Iran à Washington . Cette plainte d’Ebtehâj est incompréhensible pour
les Américains qui s’inquiètent, de leur côté, d’un véritable chantage exercé
sur eux par le shah qui menace, si ses demandes ne sont pas acceptées, de se
266
tourner vers l’URSS .
Ce qui a changé dans les relations irano-américaines, c’est surtout
l’élection de John F. Kennedy en novembre 1960. Après huit ans de pouvoir
républicain, un esprit nouveau, tourné vers le développement et la paix
devait estomper l’obsession de la guerre froide. Le 26 août 1960, en pleine
campagne électorale, il prononça les paroles messianiques destinées à
redonner un idéal à la puissance américaine : « Le Moyen-Orient a besoin
d’eau, non de guerre, de tracteurs, non de tanks, de pain, non de
bombes…  » En réalité, on l’a vu précédemment, les réponses de
Washington n’ont changé que superficiellement. À plusieurs reprises sous
son court mandat, notamment pendant la crise des missiles de Cuba, on n’a
jamais été aussi près d’une guerre ouverte entre les États-Unis et l’URSS.
Et Kennedy, qui savait ce que son élection devait au lobby juif, livra aux
Israéliens des armements sophistiqués que leur avait refusés Eisenhower,
mettant en danger l’influence américaine dans le monde musulman. De
même un rapprochement avec l’Inde mécontentait le Pakistan et fragilisait
le CENTO.
Les relations entre Kennedy et le shah, on l’a vu, étaient tendues et
méfiantes. Robert Komer donnait au président le conseil de répondre à toute
demande de livraison supplémentaire d’armement par une demande de plus
de réformes. Pour faire face aux difficultés budgétaires, la consigne était de
réduire la taille de l’armée de 208  000  hommes à 150  000  hommes, alors
que le shah parlait de la porter à 300 000…
Alors qu’il achève sa mission d’ambassadeur à Téhéran au printemps
1958, Chapin écrit : « les ambitions militaires du shah et sa préoccupation
d’une position militaire large et moderne nous posent un problème non
seulement pour la santé économique, mais aussi pour la bonne marche
politique du pays. Elles sont un dérangement majeur dans nos relations avec
267
l’Iran . »
Quelques années plus tard, une note (memorandum) non datée mais
probablement de début mars  1962 de l’Agence pour le développement
international adressée au Conseil de sécurité nationale (NSC) propose un
argumentaire pour convaincre le shah, lors de sa prochaine visite d’État, de
réduire à 150 000 les effectifs de son armée. L’ambassadeur Holmes, pour
complaire aux demandes insistantes du shah, avait chiffré à 421 millions de
dollars le montant de l’enveloppe allouée au Programme d’assistance
militaire (MAP) pour l’Iran au cours de la période 1962-67. Le
mémorandum réduit cette somme à 330  millions de dollars, avec un
dépassement de 30 millions par rapport aux règles de l’administration, mais
en réduction significative par rapport aux demandes iraniennes. Il faut
mettre en valeur auprès du shah l’effort exceptionnel (sans le chiffrer) pour
livrer à l’Iran du matériel ultramoderne afin de faire passer la pilule. Il faut
faire comprendre au shah qu’il est préférable d’avoir des armements
performants sur le plan militaire plutôt que du matériel clinquant et tape-à-
l’œil politiquement (political glamour value of weaponry) comme les armes
livrées par l’URSS à l’Irak. Pour compenser également, Washington ferait
savoir au shah son consentement à un prêt de 20  millions de dollars pour
construire un nouveau port à Bandar Abbâs et pour la route reliant le port
vers le nord du pays. Du reste, le danger vient principalement de la situation
sociale et économique à l’intérieur du pays plutôt que des pays voisins, et
une vigoureuse politique de réformes sociales sera plus sécurisante à long
terme que de lourds investissements militaires. C’est pourquoi les États-
Unis encouragent vivement la programmation du Troisième plan
quinquennal d’investissement dont ils abonderont le financement s’ils ont la
garantie que les fonds dédiés au développement ne sont pas détournés vers
l’armée.
En anticipation de la visite d’État du shah en avril, qui avait été avancée
sur sa demande pressante, il a été décidé, pour rester dans l’enveloppe des
330  millions de dollars, de réduire les frais d’assistance technique pour
permettre au shah d’acquérir quatre escadrons de F-5A, un avion à bas coût
utilisé aux États-Unis pour l’entraînement des pilotes. La visite du shah n’a
pas fait bouger les points de vue, et il a été signifié que l’aide militaire ne
pouvait être accordée qu’avec un plan de réduction des effectifs. En
compensation, on fait valoir qu’une aide de 400 à 600  millions de dollars
sera débloquée sur cinq ans pour le Troisième plan de développement, une
occasion, dit Komer de « faire la leçon » au shah (to educate the Shah) sur
268
les priorités . Le blocage de la négociation a été évité grâce au voyage à
Téhéran de Lyndon Johnson, le vice-président, fin août, après la démission
du gouvernement Amini, c’est-à-dire en plein échec apparent de la politique
de réformes voulue par Washington. (Le déficit budgétaire iranien, attribué
aux dépenses militaires, était d’au moins 110 à 120 millions de dollars.) À
son retour, le vice-président écrit à Kennedy :

En Iran, nous devons accepter le shah, avec ses défauts, comme un atout de
valeur. Nous devons coopérer avec lui et l’influencer aussi bien que nous
pouvons, car nous n’avons pas d’autre solution. Nous devons continuer à le
pousser dans la direction des réformes sociales pour l’empêcher de perdre
l’affection des masses de son peuple. Il a accepté le gel du soutien à la
défense et nous devons rester fermes contre toute demande de reprise. Nous
devons examiner attentivement le potentiel militaire réel, présent et futur,
des forces armées du shah et leur accorder le Programme d’assistance
militaire (MAP) dans le contexte des intérêts mondiaux de sécurité des
269
États-Unis, sans considérer les contrats d’alliance .

Un des changements d’attitude concerne l’autorisation de crédit à l’Iran


pour l’achat des deux frégates qui avaient été rayées des commandes parce
270
qu’elles dépassaient le plafond autorisé .
Or un nouvel incident semblait remettre le shah au cœur de la stratégie
américaine de la guerre froide au moment où Nikita Khrouchtchev et
Kennedy cherchent à en sortir. Alors qu’on est à quelques semaines de la
Crise des missiles à Cuba (octobre  1962), les Américains ne devraient-ils
pas autoriser l’Iran à acquérir des missiles antiaériens qui seraient
commandés par des officiers iraniens  ? Les Soviétiques pressent en effet
l’Iran de signer avec eux un communiqué commun interdisant le
déploiement de missiles d’une armée étrangère sur son sol. En confiant le
commandement des nouveaux missiles aux Iraniens, ils évitent d’affronter
la susceptibilité soviétique. Ce qui retient les Américains de les déployer
cependant, c’est justement l’exemple cubain  : ils ne tolèrent pas que cette
île voisine de la Floride devienne potentiellement dangereuse, et, en cas de
déploiement de missiles en Iran, les Soviétiques demanderaient le même
type de facilité pour Cuba 271. Un conseiller de Kennedy écrit :

Pensez à l’analogie de Cuba. Que se passerait-il si les Soviétiques


pouvaient dire qu’ils reconnaissent à un pays frontalier le droit d’avoir des
missiles sous son propre contrôle, mais que les Américains ne reconnaissent
pas ce droit à Cuba. Cela semble sans doute improbable, mais je me réjouis
que l’ambassadeur Holmes ait dissuadé les Iraniens de signer une telle
déclaration 272.

Pour échapper à un tel traité qui les lierait à l’URSS, les Iraniens font
connaître, avec l’accord préalable de l’ambassadeur soviétique, leur
engagement unilatéral stipulant qu’aucune base de missiles ne serait jamais
concédée à une puissance étrangère (les États-Unis) sur son sol. L’Iran
sortait d’une période de quatre ans de tension avec son voisin du Nord,
conséquence de son adhésion au pacte de Bagdad. Le gouvernement Amini
avait accentué l’alignement sur Washington. Par une note verbale du
15 septembre 1962, Téhéran faisait donc un geste de bonne volonté envers
l’ambassade soviétique. Le communiqué officiel de cette décision mettait
fin au refroidissement des relations avec Moscou qui n’exigeait plus de
Téhéran l’interdiction de toute installation de base militaire d’un pays tiers.
Le shah considère le règlement de cette question comme une victoire
273
diplomatique .
La négociation sur les missiles en Iran était liée à la négociation
parallèle avec la Turquie qui a demandé à Washington de démanteler les
bases de lancement des fusées Jupiter de son sol. Le développement et le
déploiement, à la même époque, des fusées Polaris et des sous-marins
équipés d’ogives nucléaires rendaient d’ailleurs obsolète le maintien de la
stratégie des missiles dirigés vers l’URSS.
Le 19  septembre 1962, une réunion a lieu au palais impérial entre le
shah, l’ambassadeur américain Holmes et deux généraux dont l’un venu de
Washington, pour définir l’aide militaire qui sera accordée par les États-
Unis à l’Iran dans les cinq prochaines années. Il est significatif que, du côté
iranien, aucun ministre ni aucun général ne participe à la discussion. Le
shah essaie de négocier le nombre total de militaires exigé par Washington,
réduit à 160  000  hommes  : oui, si ce chiffre ne concerne que l’armée de
terre… Mais les Américains demandent que les 12 000 hommes des forces
aériennes et les 3  000 de la marine soient inclus, ce qui fait
145 000 hommes pour l’armée de terre. Sur différents points, sur l’ajout de
tanks (pour équiper trois bataillons supplémentaires), de camions de
transport de troupes, les points de vue divergent. Une concertation semble
en cours pour l’installation de stations de contrôle aérien (Aircraft Control
and Warning) couvrant le nord de l’Iran, détectant tout passage soviétique
vers Téhéran et la frontière avec l’Irak  ; mais le financement n’est pas
assuré. Le shah revient sur l’avion F-5A que les Américains s’apprêtent à
livrer à l’Iran, et dont ils vantent les mérites tant opérationnels
qu’économiques. Mais le shah s’enquiert des F-110 ; ils sont, lui répond-on,
trop chers et trop sophistiqués, et la production est réservée en priorité à
l’US Air Force.
Le rapport envoyé à Washington par l’ambassadeur à Téhéran a
indisposé Komer qui en fait part à Kennedy  : Holmes a outrepassé ses
instructions en laissant entendre que des aménagements étaient
envisageables. Les demandes du shah sont passées sous silence une fois
acquises les deux frégates, « mais nous pouvons nous attendre à ce que le
shah revienne à nous avec plus de demandes très bientôt 274 ». Un peu plus
tard, dans son rapport de synthèse du 20 octobre 1962 déjà cité plus haut, le
même Komer évalue l’argent dépensé en un an par les États-Unis en Iran à
environ 300  millions de dollars, c’est-à-dire l’équivalent de ce qui est
envisagé pour cinq ans. Et l’incertitude est telle qu’il plaide pour une
véritable « révolution », mais une révolution « contrôlée ». « Nous sommes
conscients, écrit-il, que les États-Unis devraient faire plus, mais nous nous
méfions des solutions trop radicales comme pousser pour convoquer des
élections parlementaires ou écarter le shah en organisant un conseil de
régence.  » Ce qu’il faut, c’est une solution militaire. Teymur Bakhtyâr
pourrait être une bonne solution bien que nous l’ayons écarté il y a deux ans
au profit d’Amini. Le danger de durcir le régime serait de tomber sur un
homme comme Kassem (en Irak), plus enclin à se rapprocher de l’URSS…
Le shah, lui, a le mérite d’exister déjà et de s’appuyer sur deux bases
solides, les paysans et l’armée. Il reste peu de choix aux Américains s’ils ne
veulent pas prendre de risques, ajoute Komer  : continuer à faire pression
pour des réformes et se préparer à débourser encore plus pour l’armée « en
espérant en tirer plus de profit  » (we could reasonably expect to get more
for it too) 275 !
Soutenir le shah comme un mal nécessaire dont les Américains se sont
rendus prisonniers implique également de soutenir les forces armées
iraniennes, et, sur le plan intérieur, maintenir la SAVAK en état de contrôler
les activités du parti Toudeh et de juguler toutes les tentatives de
subversion, avec, dans chaque ville, des forces de police antiémeute
efficaces encadrées par un personnel américain spécifiquement formé 276.
L’auteur du rapport ajoute :

La politique américaine vise à consolider les forces armées iraniennes dans


leur rôle comme soutien du pouvoir du shah, particulièrement dans l’avenir
immédiat. En même temps, l’armée iranienne est assez faible militairement
et elle siphonne substantiellement l’économie et la société iraniennes.
D’une part elle est surdimensionnée et inefficace, d’autre part d’importants
secteurs de sa direction sont faibles, incompétents et opposés aux réformes
sociales. La politique américaine consiste à améliorer son organisation et
son efficacité militaire, à la rendre plus professionnelle et à l’orienter vers
une modernisation progressive du pays. Une entrave à nos efforts dans ce
sens est que, pour notre propre intérêt, ces efforts doivent être contenus par
la permanente fiabilité de l’armée aux yeux du shah 277.

Pour faciliter le développement de l’armée, les Américains demandent


encore qu’elle passe d’environ 200  000  hommes à 160  000. L’armée de
terre comprend, en 1962, 143  000  hommes divisés en six corps. Elle sera
réorganisée en deux armées et un centre logistique. Chacune des deux
armées consistera en 7 divisions d’infanterie de 10 000 hommes, 3 divisions
de chasseurs alpins (3  500  hommes), une brigade blindée (environ
2  000  hommes) et des unités de soutien de combat et de logistique. La
marine (3  800  hommes) comportera deux frégates, quatre vedettes garde-
côtes, six démineurs. Les forces aériennes (12 000 hommes) comprendront
huit escadrons de combat (quatre F-86F et quatre F-5A), un escadron de
transport (C-130).
La courte présidence de Kennedy avait réussi à entamer une nouvelle
ère après la guerre froide, celle de la détente. Au Moyen-Orient, le
basculement de l’Égypte et de l’Irak vers l’URSS aboutissait à renforcer la
position de l’Iran, ce qui explique le relatif succès du shah face aux
pressions soviétiques. Le shah affirmait son droit d’avoir une assistance
militaire directe de son allié américain en lui déniant seulement le droit
d’installer en Iran des bases de missiles. En même temps qu’une aide en
armement renforcée et garantie pour cinq ans, les Américains avaient
finalement décidé de le soutenir contre toute tentative de subversion. Au
même moment la coopération militaire américaine se renforçait avec Israël,
ce qui faisait de l’Iran et de l’État hébreu deux pays amis, les deux piliers
pro-américains d’un nouveau clivage stratégique au Moyen-Orient 278.
Depuis le rapprochement avec l’URSS (automne 1962), le danger
principal contre lequel le shah demande l’aide des Américains devient de
plus en plus le nationalisme arabe, c’est-à-dire l’Égypte et l’Irak. Johnson,
pour sa part, est préoccupé d’abord de politique intérieure et, de plus en
plus, du Vietnam. Un long rapport de la CIA du 20 mai 1964 passe en revue
la situation de l’Iran et relève que l’armée sert à seconder la SAVAK pour
réprimer les émeutes sporadiques qui continuent à troubler la scène
iranienne. Les officiers supérieurs ont un intérêt bien ancré dans le maintien
du statu quo et redoutent les effets des réformes structurelles de la
Révolution blanche. Les plus jeunes officiers qui pourraient être tentés de se
joindre aux mécontents contre le régime sont méthodiquement surveillés
279
(§§  9-10) . En outre le shah semble satisfait des exercices conjoints
effectués avec des éléments de l’armée américaine et tranquillisé par
l’engagement d’aide militaire américaine pour les années 1962-67 (§ 35). Et
le shah, conforté par les revenus pétroliers en hausse, pense déjà à la suite,
et à engager des emprunts supplémentaires pour augmenter ses achats
d’armement. Parallèlement au rapport de la CIA, dans une lettre au
secrétaire d’État, l’ambassadeur Holmes se félicite des protections et
facilités que les militaires et techniciens iraniens ont apportées aux
Américains pour l’installation et la maintenance de stations de radars aux
frontières du pays. Le secrétaire d’État Rusk voit dans cette attitude une
manière pour le shah de garantir le succès de sa future demande pour des
achats militaires sur des crédits supplémentaires que les Américains
280
n’avaient pas l’intention de lui accorder .
Pour éviter que lors de son prochain voyage aux États-Unis (juin 1964)
le shah ne fasse pression sur le président Johnson en réitérant ses demandes
de nouveaux tanks et de nouveaux chasseurs-bombardiers, Holmes suggère
que Johnson l’oriente sur les grands problèmes internationaux : « Le shah
se prend pour un homme d’État à l’échelle du globe et sera flatté d’être
281
engagé vers une discussion sur les problèmes mondiaux . » Le but est de
le ramener aux priorités du développement économique et social ; et de ne
pas suréquiper son armée avec un matériel inutilisable faute de techniciens
formés.
Le 12 juin, à la fin de ce séjour, le shah invita à son hôtel trois officiers
du Département de la Défense et un représentant du département d’État
pour discuter de la modernisation de l’armée iranienne. Le climat était
tendu : le shah venait juste d’arriver de Los Angeles où il avait dû affronter
une manifestation d’étudiants hostiles et, devant le Waldorf de New York où
avait lieu la réunion, on entendait les slogans de manifestants que la police
avait du mal à maîtriser. On informa le shah que les 166 blindés M-60 et les
4  gros-porteurs C-130 allaient être livrés en 1965 et que le nouveau
programme de commande pour les années 1965-69, si le Congrès donnait
son accord, devrait être négocié à Téhéran. La discussion entra dans des
considérations techniques et commerciales qui semblaient impressionner et
convaincre le shah. Le shah parla enfin des autres commandes qu’il avait en
vue, après avoir accéléré la construction du port de Bandar Abbâs  : deux
destroyers. Des armes légères (mitrailleuses) vont lui être livrées. Pour finir,
grâce aux réponses complaisantes de ses interlocuteurs et dans l’attente des
282
futures négociations à Téhéran, « le shah était manifestement satisfait »  !
L’obstination du shah finit par payer : le 2 juillet, non seulement il fut
décidé que l’aide militaire américaine serait prolongée de deux ans,
jusqu’en 1969, mais on se mit d’accord pour un programme de crédit de
200 millions de dollars pour l’acquisition de matériel militaire sur cinq ans,
1964-69. Les revenus pétroliers en augmentation permettent une
réévaluation plus généreuse des programmes. Il n’est plus question de
plafond de dépenses militaires prédéfini, mais de limites redéfinies chaque
année en fonction de l’augmentation parallèle des dépenses de
283
développement .
Deux jours plus tard, alors que le shah signait formellement l’accord
négocié à Téhéran, il ajoutait qu’il se réservait la possibilité de nouveaux
achats si les revenus du pétrole continuaient à monter. Il envisageait
notamment des lance-missiles Hawk supplémentaires, une station radar
pour Bandar Abbâs et un ou deux escadrons de F-4C pour remplacer des F-
5A. Malgré les multiples difficultés de formation d’officiers pour piloter ce
matériel, des assurances étaient données au shah qui se dit une nouvelle fois
« entièrement satisfait » 284… Visiblement, les revenus en hausse montaient
à la tête du shah qui dépassait à chaque fois les limites qu’on lui assignait
pour ses dépenses militaires. Rappelons-nous que les crédits
supplémentaires engagés pour les dépenses militaires furent approuvés,
dans la foulée des nouveaux statuts diplomatiques pour le personnel
militaire américain en Iran, par le Parlement, et que l’âyatollâh Khomeyni a
dénoncé, dans son fameux discours du 26 octobre, le lien entre ce crédit et
les privilèges (voir supra). Les diplomates américains n’arrivaient pas à
convaincre les Iraniens qu’il s’agit d’une simple coïncidence, en rien d’une
concomitance 285. Le shah était en réalité obsédé par l’acquisition des
derniers équipements et les Américains se disaient en lutte permanente pour
lui imposer des limites 286. En acceptant de repousser les limites initialement
fixées, l’administration Johnson avait ouvert les vannes, et comme il ne
s’agissait plus d’aides accordées gracieusement par Washington mais
d’achats faits à crédit, les arguments pour freiner le processus faisaient
défaut. Ni les industriels ni les banques ne se plaignaient.
Une nouvelle fois, sans trahir ses engagements aux côtés des
Américains, le shah fit un voyage à Moscou fin juin 1965 : un accord irano-
soviétique prévoyait la construction d’une aciérie près d’Ispahan et de
plusieurs projets de barrages pour l’irrigation et la production d’électricité.
Il fut aussi question du Vietnam et des chasseurs-bombardiers MiG  : la
seule information de ces discussions faisait trembler les décideurs
américains.
Pendant l’été 1965, un conflit opposa le Pakistan et l’Inde. Les
Américains et les Soviétiques imposèrent un cessez-le-feu, et les ventes
d’armes américaines au Pakistan furent temporairement suspendues. Mais
aucun soutien logistique ou stratégique ne fut donné à cet allié du
CENTO… ce qui incita le shah, encore plus, à ne pas compter sur les
Américains en cas d’attaque soviétique ou arabe, mais plutôt à équiper son
armée pour faire face à toutes les situations 287. Les ambitions du shah sont
servies par ses revenus pétroliers impressionnants, non par le président
Johnson ou ses conseillers. L’un d’eux décrit une situation échappant à tout
contrôle : Kennedy et vous, écrit-il au président Johnson qui doit recevoir le
nouvel ambassadeur américain pour lui donner la ligne à suivre, avez
toujours prêché la priorité aux réformes, mais le shah «  n’en fait qu’à sa
tête ».

Cependant le shah est meilleur en baratin (palaver) qu’en réalisations. Avec


les revenus du pétrole en augmentation rapide (750 millions de dollars l’an
dernier), il voudrait dépenser beaucoup trop pour du matériel militaire
dernier cri et trop peu pour répondre aux attentes croissantes de son propre
peuple. Il a fait un bon programme de réforme agraire, mais reste à la traîne
pour les facilités de crédit et les accommodements commerciaux pour aider
les paysans à s’en sortir. En un mot, il ne fait pas assez attention à sa propre
économie, mais aime bien se faire peur avec la prétendue menace arabe
288
maintenant que nous lui avons supprimé celle des Soviétiques .

Les revenus du shah, ajoute Komer, nous permettent de supprimer


progressivement les programmes d’aide. Mais ses dépenses sont soumises à
notre approbation grâce aux accords de crédit du programme d’assistance
militaire, ce sera donc le rôle de l’ambassadeur de le contrôler. Or
justement, le shah comprend qu’il est manipulé. «  Il est de plus en plus
mécontent de sa totale dépendance des États-Unis pour ses achats
d’armement… » et il est furieux de devoir payer pour tout, pour les pièces
détachées et la maintenance, alors que la plupart des autres pays d’Asie ou
d’Afrique reçoivent ces prestations à titre gracieux. Lui, pourtant, est le seul
qui défende ouvertement les États-Unis au Vietnam ! Quand il a voulu aider
le Pakistan en lui fournissant des pièces détachées durant le conflit avec
l’Inde, il s’est vu opposer une interdiction américaine, non seulement pour
le matériel livré au titre de l’assistance militaire, mais aussi pour celui qui a
été acheté à crédit ou en vente cash, quand cette vente était soumise à
l’autorisation du gouvernement américain. « Nous ne sommes pas libres ! »,
déclara ostensiblement le shah à son nouveau premier ministre Hoveydâ en
présence de l’ambassadeur Meyer. Le shah aurait reçu à Moscou une offre
pour acheter des chasseurs MiG, et serait tenté d’y donner suite. En tout
cas, il fait comprendre aux États-Unis qu’en freinant les livraisons d’armes
à l’Iran ils alimentent l’inclination à se tourner vers Moscou 289.
L’ambassadeur américain prend au sérieux cette possibilité malgré les
arguments pour un maintien des circuits d’approvisionnement : une rupture
permettrait au shah de se montrer vraiment indépendant 290.
Pour résumer, il semble qu’un changement important ait eu lieu depuis
la présidence démocrate à Washington (1961). La guerre froide n’a pas
totalement disparu, mais le maître-mot devient progressivement désormais
« la détente ». Pour l’Iran, cela s’est traduit, depuis 1962, par l’abandon de
l’obsession soviétique, et un pacte de non-agression avec Moscou a permis
le développement de relations économiques normales. Le danger, au moins
dans la rhétorique officielle du shah pour obtenir l’importation d’armes
toujours plus nombreuses et sophistiquées, vient désormais du monde arabe,
principalement de l’Égypte, très influente au Yémen et en Syrie, et de l’Irak
qui a donné l’exemple d’une révolution sanglante. Égypte et Irak ont
penché du côté de l’URSS, notamment pour obtenir un armement moderne.
Parallèlement, le relatif succès de la Révolution blanche, dont le shah est
très fier, et l’augmentation rapide des revenus du pétrole, permettent de
nouvelles ambitions. Le discours américain a moins de prise sur le shah qui
peut désormais de manière crédible se tourner vers d’autres fournisseurs
d’armement, même vers l’URSS. L’assistance militaire est désormais
supplantée par des achats sur lesquels Washington garde encore le contrôle.
La crédibilité de l’alliance régionale du CENTO est affaiblie, les
Américains étant préoccupés par le conflit du Vietnam  ; l’Iran y est
ouvertement engagé du côté de Washington et envoie même des
bombardiers F-5 pour seconder ses alliés 291. Ce soutien est précieux, car les
Américains se sentent isolés contre le Vietnam du Nord. Le conflit du
Vietnam et le conflit indo-pakistanais de 1965 alimentent les hantises du
shah : un conflit régional avec implications mondiales, une attaque venant
de l’Irak ou de l’Égypte par le golfe Persique. La protection militaire de la
province du Khouzistan (S-O), d’où est extrait le pétrole iranien, devient un
enjeu majeur. Le chantage du shah pour diversifier ses fournisseurs d’armes
devient plus crédible, car l’Égypte est déjà suréquipée en avions et en
destroyers et sous-marins, l’Irak également en chasseurs-bombardiers MiG-
21, et il lui faut y faire face 292…
Au printemps 1966, les Américains sont conscients d’atteindre «  un
point critique », et la question d’accepter les commandes de l’Iran se pose
sérieusement. D’après un accord de 1964, toute vente d’armes à l’Iran
dépendait d’un examen annuel, en juin, de l’économie du pays, et en
particulier de sa situation budgétaire, car les États-Unis avaient dû
intervenir à plusieurs reprises pour combler le déficit. Le shah trouvait les
conditions américaines « irritantes et insultantes », en contradiction avec sa
nouvelle affirmation d’indépendance. Le shah demande 328  millions de
dollars de crédits supplémentaires, mais l’administration américaine calcule
qu’on ne peut lui accorder que 184 millions en repoussant une partie de sa
commande à plus tard. Cette augmentation est liée à une augmentation des
enlèvements de pétrole  : les compagnies du Consortium prévoient d’en
exporter entre 10,5 et 15  % de plus qu’en 1965, le shah exige qu’elles
293
tablent sur 17 % .
Mais cette fois, le shah doit comprendre que de trop lourdes dépenses
militaires risquent de peser sur le budget iranien, et les Américains,
lourdement affectés par la guerre au Vietnam, ne pourront plus combler les
déficits. Au moment où les États-Unis s’apprêtent à débloquer une
deuxième tranche de 200  millions de dollars de crédits, Walt W.  Rostow,
conseiller de Johnson met en garde le président  : «  Le shah est dingue
(foolish) de dépenser son argent comme ça. […] Mais après tout, si nous ne
pouvons pas l’en dissuader, on ne gagne rien en perdant une belle vente (no
point in loosing a good sale). […] Tout ce que nous pouvons faire, c’est
appuyer sur le frein. 294  » Il conviendrait donc d’assouplir les règles,
continue Rostow, et de proposer au shah un matériel haut de gamme, ou
plus d’avions F-4D, enfin, de rester son fournisseur principal.
Le shah, qui avait envisagé l’achat de missiles sol-air à l’URSS, y a
finalement renoncé au profit de matériel moins sophistiqué comme des
véhicules de transport de troupes ou des armes légères, pour l’équivalent de
110  millions de dollars 295. Il marquait en tout cas son indépendance par
rapport à Washington sans pouvoir changer de camp, les analystes
américains le savaient bien.
Au moment où paraissait le dernier rapport de la CIA évoqué plus haut,
l’ambassadeur Meyer était convoqué à Washington pour exposer les
demandes du shah. Robert McNamara, secrétaire d’État à la Défense,
déclara qu’il ne laisserait pas dépasser d’un sou les crédits de ventes
d’armes à l’Iran. Il était alors sous pression du fait de la coûteuse guerre du
Vietnam. Meyer écrivit dès son retour à Téhéran une lettre à McNamara
pour plaider encore la cause du shah et conclut : « Avancer dans les ventes
additionnelles d’armes à l’Iran est d’une valeur considérable. Le shah est
l’un des meilleurs amis que nous ayons dans le monde afro-asiatique 296. »
Et Meyer écrit au président Johnson pour demander plus de souplesse
dans les formalités imposées au shah pour ses achats d’armement  :
arrangements financiers pour ne pas lui faire payer des intérêts d’emprunt
avant que le matériel commandé ne soit effectivement livré (et, de manière
corollaire, respecter les délais annoncés) et surtout ne pas le traiter en
mineur :

À la place de l’attitude « Papa sait mieux que toi ce qui te convient », dont
l’usage excessif est à mon avis largement responsable de
l’antiaméricanisme dans cette partie du monde, je crois qu’il serait plus
avantageux de traiter le shah en adulte 297.

Du temps de la guerre froide, le shah avait la hantise d’un coup d’État


communiste. S’il se tournait vers le marché militaire soviétique, il aurait
désormais la hantise que les Américains soutiennent un coup d’État contre
lui. Il en fait part très franchement à l’ambassadeur américain qui lui
répond : « Cette idée même est ridicule. » « Cependant, dit Meyer dans son
rapport à Washington, le shah continua en indiquant ce que nous perdrions
s’il perdait son trône. Commentaire  : Une telle obsession est
298
incompréhensible pour nous, mais elle fait partie du caractère du shah . »
À Washington, où le Vietnam comptait alors beaucoup plus que l’Iran,
une certaine distance prise par le shah par rapport à son fournisseur d’armes
habituel n’était pas considérée comme une catastrophe par tout le monde.
Après tout, si le shah se montrait plus autonome, plus libre vis-à-vis de
l’Amérique, et pouvait ainsi consolider sa position politique en Iran, tant
mieux ! Et même, puisque les discussions entrent dans les détails financiers,
savoir si on réduit ou non le taux d’intérêt du prêt consenti à l’Iran pour ces
achats d’armes, le délai de livraison,  etc., eh bien  ! le département d’État
préconise de ne pas relancer le shah, mais d’attendre qu’il revienne lui-
même négocier en position de demandeur 299 ! Le shah était sans doute plus
rusé que le Secrétaire d’État Dean Rusk. Fin juillet, il laisse filtrer
l’information par les Israéliens –  et par les Britanniques  – qu’il est sur le
point d’acheter «  plusieurs escadrons  » de MiG-21 au prix du quart de
l’équivalent américain, les F-4E. Cette fois, c’en était trop : « le 2 août, le
“redoutable quatuor” (Awesome Foursome, selon les termes d’Amin
Meyer), le président, les secrétaires d’État et de la Défense et Walt Rostow,
se réunit et décide d’ouvrir une nouvelle ligne de crédit à Téhéran, de
200 millions de dollars, à peu près ce que le shah avait demandé. La seule
réserve est que le crédit serait libéré par tranches de 50 millions par an avec
l’aval du président chaque année sur rapport positif concernant la bonne
santé des finances iraniennes. La dernière réticence venait de l’Agence
300
américaine pour le développement international (USAID) .
Comme le note l’ambassadeur américain à Téhéran dans ses mémoires,
il n’est peut-être pas étranger à la décision du 2  août que le président
israélien ait été précisément en visite à Washington à ce moment-là…
La négociation sera finalisée à Téhéran par un émissaire spécial de
Lyndon Johnson auprès du shah. On lui proposera non seulement les crédits
nécessaires, mais les rabais sur le prix de 32  chasseurs-bombardiers F-
4E (deux escadrons) et sur le prix des missiles Hawk, sur lesquels ne seront
plus imputées les dépenses de « recherche et développement » 301. Le shah
accepta, mais quelques jours après, dans une lettre à Johnson, il exprima des
réserves sur l’insuffisance des concessions américaines 302. Il demande
encore plus…
Deux événements ont perturbé le transfert d’armes américaines à leurs
alliés au Moyen-Orient pendant l’été 1967. D’une part la guerre des Six
Jours entre Israël et ses voisins arabes (juin) a été l’occasion pour Johnson,
qui soutenait ouvertement Israël, de ne pas restreindre aux armes défensives
la vente de matériel militaire à l’État hébreu, il avait décidé de lui livrer des
F-4  Phantom, des tanks M48 et des avions d’attaque Skyhawk, ouvrant
ainsi une brèche dans le contrôle par le Congrès des exportations d’armes
dans cette région du monde. D’autre part on apprit la revente par
l’Allemagne à l’Iran d’un escadron de F-86 qui furent donnés au Pakistan
pour compenser les pertes de cet allié du CENTO dans la guerre avec
l’Inde. L’Iran, qui s’était engagé à garder les avions sur son sol, avait donc
menti 303. Le climat s’était tendu pour la visite du shah à Washington en
août  1967. L’endettement colossal de l’Iran inquiétait les Américains, et
l’USAID préconisait de geler les ventes d’armes tant que l’équilibre des
dépenses iraniennes n’était pas rétabli au profit des dépenses
d’investissement et d’infrastructure. Mais le département d’État voulait au
contraire stabiliser les programmes d’armement pour les années à venir. Le
shah rencontra les sénateurs de la commission des Affaires étrangères et
leur dit franchement que si les États-Unis avaient un empêchement
quelconque pour lui livrer les armes dont il avait besoin, il se tournerait vers
d’autres fournisseurs 304. Le désaccord grandissant, le Sénat décida de
bloquer les programmes de vente d’armes à partir de l’été 1968, une
décision qui annulait les espoirs suscités lors des discussions avec Johnson
fin août 1967. Le shah, qui attendait cette décision, répéta à l’ambassadeur
Meyer qu’il tenait à maintenir ses liens avec les États-Unis, mais qu’il sera
305
obligé de se fournir ailleurs . Il écrit à Johnson en rappelant habilement
d’abord la croissance rapide du PNB iranien, d’environ 9 % chaque année,
ainsi que les programmes pour améliorer l’irrigation et le rendement
agricole. Il en vient enfin au sujet principal  : l’Iran envisage de dépenser
800 millions de dollars en dépenses militaires dans les cinq années à venir,
il voudrait savoir si les États-Unis sont prêts à répondre à ses demandes 306.
Meyer lui-même comprend bien que l’humiliation imposée au shah, qu’une
commission de parlementaires américains examine chaque année le budget
iranien pour décider si oui ou non on lui donne le droit d’acheter les armes
qu’il paye, est contre-productive, elle risque d’aliéner un des meilleurs amis
de Washington 307.
Une des réticences américaines à accéder à toutes les demandes du shah
vient de l’incapacité des militaires iraniens à utiliser autant de matériel
sophistiqué. Faute de pilotes formés, à quoi servent les avions  ? Qui va
assurer la maintenance  ? L’afflux de plus en plus massif de personnel
militaire américain en Iran suscite des réactions hostiles. Le général
Twitchell, qui dirigeait la MAAG (US Army Mission in Iran/Military
Assistance Advisory Group), était partisan de refuser de vendre à l’Iran ce
qui n’était pas utilisable par son armée. Les « cols-bleus » (blue suiters) de
l’armée de l’air américaine n’étaient pas assez nombreux pour répondre à la
demande du shah 308.
On entre alors dans une période cruciale  : en janvier  1968, les
Britanniques annoncent leur retrait du golfe Persique dans les trois années à
venir, une zone qu’ils ont dominée militairement depuis le XIXe siècle. C’est
dans ce contexte que les Américains décidèrent d’installer une base
309
permanente dans l’océan Indien, à Diego Garcia .
Les sempiternelles gesticulations du shah, notamment sa visite à
Moscou après un nouveau voyage à Washington (juin 1968) inquiétaient la
CIA  : cette fois, en plus d’achat d’armes sophistiquées à l’URSS il était
question d’une concession de pétrole. La proposition américaine abaissait le
montant demandé par le shah : non pas 800 millions, mais 600 millions, et
non sur cinq ans, mais sur six. Le Congrès avait mis une limite globale pour
les ventes d’armes à l’étranger, 190 millions de dollars pour l’année fiscale ;
une réunion interministérielle à Washington décida d’en accorder
100 millions à l’Iran, grâce au départ de McNamara, partisan de la fermeté
contre l’Iran, et au plaidoyer habile de Dean Rusk qui faisait valoir que les
310
relations irano-américaines entraient dans une ère nouvelle .
Les huit années d’administration démocrate avaient marqué un
changement radical de l’attitude américaine  : les armes sont désormais
achetées, à crédit certes, mais achetées par un souverain qui décide et
marchande efficacement. Après avoir essayé de limiter sa fringale de
matériel sophistiqué, les Américains ont compris qu’ils n’avaient aucun
intérêt à perdre un aussi bon client. Un allié aussi fidèle dans une région
aussi troublée et riche. Pourtant les nouveaux contrats consistaient plus en
promesses qu’en accords formels et rien n’engageait Nixon quand il accéda
à la présidence en janvier 1969.
Le souvenir que Nixon avait pu garder de son premier séjour à Téhéran,
en décembre  1953, alors qu’il était vice-président, n’était sans doute pas
aussi serein que la propagande voulait bien le dire  : une violente
manifestation avait alors eu lieu, non pas directement contre les États-Unis,
mais contre la restauration des relations diplomatiques entre Téhéran et
Londres. Il y avait eu plusieurs morts, et les étudiants de Téhéran avaient
depuis commémoré ce triste événement tous les 16 âzar (7 décembre). En
1972, les ombres sont encore là.

Le président, l’empereur et le vizir

Laissons les sempiternelles réclamations du shah et ses marchandages


pour obtenir au meilleur prix, le plus rapidement, dans les quantités qu’il
décide lui-même, les derniers armements sortis de l’industrie américaine.
Pour ne pas mélanger les technologies et avoir sous la main les instructeurs
compétents, il est finalement contraint de rester fidèle aux États-Unis. Une
croissance annuelle de plus de 10  % du produit intérieur brut –  sans
compter le triplement du prix du pétrole en 1973  – lui permet toutes les
audaces. Un président républicain est aux commandes à Washington, moins
enclin aux états d’âme que Kennedy ou Johnson, et fermement engagé sur
la scène internationale.
À Washington et à Téhéran, deux doctrines stratégiques convergent
désormais. Le président Nixon conduit une politique étrangère nouvelle  :
premiers pas vers une reconnaissance de la Chine communiste, négociations
directes avec Moscou en vue du désarmement et de la détente, volonté
ferme de mettre un terme à la guerre du Vietnam. Pour réaliser ces projets
grandioses, Nixon a en effet besoin d’alliances locales qui relaient les États-
Unis. Dès 1969, la «  doctrine Nixon  » affirme trois principes  : les États-
Unis honoreront tous leurs engagements internationaux (sont ici visées les
alliances avec les pays d’Asie, la Corée du Sud, le Vietnam du Sud, les
Philippines et l’Iran)  ; si une puissance nucléaire menace la liberté d’une
nation alliée, ou « dont [ils] consid[èrent] la survie comme vitale pour [leur]
propre sécurité », les États-Unis opposeront leur protection ; « dans des cas
impliquant d’autres types d’agression [non nucléaire], [ils] fourniron[t]
l’assistance militaire et économique qui [leur] sera demandée en accord
avec [leurs] engagements, mais [ils] attend[ent] que la nation directement
menacée assume la responsabilité première de fournir les troupes pour sa
311
défense  » . Au Dhofâr (sud d’Omân), l’Iran aide le sultan à réprimer un
soulèvement de tendance maoïste, et, la veille de la date annoncée par les
Britanniques pour mettre fin à leur protectorat, les troupes iraniennes
envahissent les trois îlots stratégiques commandant le détroit d’Hormuz
(30  novembre 1971). Avec la bénédiction de Washington. Et quand Israël
est en guerre contre ses voisins arabes, en 1967 ou en 1973, l’Iran ne coupe
pas l’approvisionnement en pétrole ni pour l’État hébreu ni pour la
e
VI  flotte américaine en Méditerranée.
L’autre doctrine est celle du shah. Il avait constaté, notamment après la
guerre indo-pakistanaise de 1965, qu’il devait assumer lui-même la sécurité
de ce pétrole qui alimentait si bien son trésor, et dont dépendait également
la vie économique du monde capitaliste, puisque 60  % du pétrole
312
consommé dans les pays industriels passaient alors par le golfe Persique .
Les Britanniques se désengagent-ils à l’est de Suez ? Le shah ne veut pas
laisser avancer les pays arabes, alliés ou non à l’Égypte de Nasser qu’il
déteste. C’est lui qui doit occuper les trois îlots commandant le détroit
d’Hormuz. Ce petit coup de force militaire, très important stratégiquement à
l’époque, irrite au plus haut point tous les nationalistes arabes. Le shah vise
plus loin en réalité, comme il le dévoile deux ans plus tard dans un discours
improvisé à Persépolis  :
Il y a trois ans, nous ne pouvions rien imaginer au-delà du golfe Persique
comme frontière à défendre. Mais aujourd’hui, non seulement nous devons
porter notre attention sur la mer d’Oman et sur la côte iranienne jusqu’à
Gwadar [ou Gavâdar, frontière du Pakistan] et même, comme les eaux de la
mer d’Oman ouvrent sur les océans et que sur l’eau il n’y a point de
frontière, notre responsabilité change complètement et nous devons porter
notre attention sur des portions du pays auxquelles nous ne pensions
absolument pas auparavant. Il y a des fronts qui se sont ouverts à nous qui
n’existaient pas. Donc, la défense de notre pays ne concerne pas seulement
la modernisation des forces existantes, mais elle exige la création d’unités
nouvelles indispensables qui puissent affronter les événements nouveaux du
313
monde actuel .

Nixon connaissait déjà le shah du temps où il avait été pendant huit ans
vice-président d’Eisenhower (1953-61), depuis sa visite à Téhéran en
décembre  1953. Il décrit alors un jeune souverain «  pas très sûr de lui  »,
mais auditeur attentif et très conscient des problèmes non seulement de
l’Iran mais du monde entier. Pendant les huit  années Kennedy-Johnson,
Nixon est allé quatre fois en Iran pour voir un dirigeant mûri par
l’expérience et par sa révolution sociale et culturelle, même si les droits de
314
l’homme avaient peu progressé dans son pays . Désormais, lui est
président, et le shah semble lui faire totalement confiance. L’ambassadeur
Douglas MacArthur rapporte des propos du shah sur Nixon :

Vous savez, j’admire votre président. Il comprend le monde international et


en particulier cette partie-ci du monde bien mieux que tous ses
prédécesseurs. Ils ne comprenaient rien du tout à ce Moyen-Orient ni à
toutes ses complexités.
C’est bien le souverain iranien qui porte un jugement légèrement
condescendant sur le président américain. En retour, dans cette même
conversation, Nixon fait l’éloge du shah, mais avec un certain mépris pour
les Iraniens :

J’aimerais bien qu’il y ait tout autour du monde quelques dirigeants de plus
qui aient une vision aussi prévoyante (foresight)… et sa faculté d’aller vite,
on peut le voir comme une dictature virtuelle, dans un sens bienveillant
(benign)… Parce que, quand vous parlez d’avoir une démocratie de notre
genre dans cette partie du monde, mon Dieu, cela ne marcherait pas, bien
315
sûr .

J’ai parlé de deux doctrines convergentes, mais l’ambassadeur Armin


Meyer a suggéré que la fameuse «  doctrine Nixon  » évoquée plus haut
serait née, un peu plus d’un an avant l’élection présidentielle, lors d’un
voyage effectué à Téhéran par Richard Nixon.

Quand [Nixon] arriva à la Maison Blanche en 1969, il avait apparemment


été converti à l’analyse du shah concernant le rôle clé de l’Iran dans la
sécurité du Moyen-Orient. Les conséquences plus larges de la thèse du shah
impliquaient que dans les conflits régionaux l’Amérique devrait mieux
équiper ses alliés et les laisser assumer une plus grande responsabilité. Cette
thèse a émergé comme l’essence du discours de Guam, la «  doctrine
Nixon » 316.

La doctrine du shah avait, avant Nixon, impressionné un diplomate


américain de haut rang, Averell Harriman, envoyé une nouvelle fois en Iran
par le président Johnson en novembre 1966. Harriman fut impressionné par
le tour d’horizon international que lui présenta le shah, et constatait que ce
souverain, qui avait osé envoyer au Vietnam une équipe médicale pour
manifester concrètement sa solidarité avec les Américains, revendiquait par
ailleurs sa totale indépendance. Le shah, dit-il, illustra sa thèse qu’« il n’est
pas raisonnable pour un pays comme l’Iran de considérer qu’être dépendant
même d’un aussi bon ami que les États-Unis serait une part essentielle de
sa politique de défense ». Étant donné l’exemple du Vietnam, justement, il
faut absolument que l’Iran «  développe sa capacité de s’occuper de lui-
même en dissuadant ou en gérant les menaces régionales, même s’il doit
payer un prix élevé aux États-Unis pour son équipement  ». Et le shah
anticipe déjà le retrait Britannique d’Aden (celui de la zone du Golfe
n’étant pas encore au programme). « Le shah pensait qu’assurer à l’Iran la
capacité d’affronter des désordres régionaux était autant l’intérêt des
Américains que celui des Iraniens 317. »
La remarque d’Armin Meyer sur l’origine de la « doctrine Nixon » nous
rappelle la véritable fascination exercée par le shah sur les responsables
politiques de la droite américaine  ; l’autre versant de la philosophie
politique du shah, sa dureté envers ses ennemis en Iran, ne les troublait pas
trop. Inversement, les Démocrates Kennedy ou Carter, sensibles aux droits
de l’homme et aux traditions émancipatrices de l’histoire des États-Unis,
avaient beaucoup plus de mal à accepter les méthodes violentes, la censure,
la torture et le mépris des libertés.
Un événement important a lieu dans ce contexte en mai 1972, la visite
du président Nixon à Téhéran. La rencontre du président américain,
accompagné de son conseiller pour la sécurité, Kissinger, avec le shah est
calée au retour de Moscou, quelques mois après la rencontre historique de
Nixon avec Mao à Pékin. L’étape iranienne, hors de proportion avec les
deux autres, méritait-elle pour autant le silence du président dans ses
318
mémoires  ? Pour compenser cette lacune, les dépêches diplomatiques, les
reportages de journalistes, le témoignage de Kissinger et les notes
personnelles du ministre de la Cour Asadollah Alam donnent des traces
contrastées et complémentaires.
Kissinger était conseiller à la sécurité. Ce poste (National Security
Adviser) ainsi que l’organisme qu’il dirige, le Conseil de sécurité nationale
(NSC), avaient été créés par Truman en 1947 pour rassembler les analyses
et informations de différents ministères et les présenter au président chaque
fois qu’une décision importante était à prendre. Deux titulaires à forte
personnalité, Henry Kissinger du temps de Nixon et Zbigniew Brzezinski
du temps de Carter, ont donné à cette fonction son importance : le président
ne voyage pas sans son conseiller à la sécurité alors que le secrétaire d’État
reste à Washington pour diriger la diplomatie.
À Téhéran, il s’agit d’une visite éclair, vingt-deux heures en tout, mais
attendue par le shah depuis plus d’un an. Nixon aurait dû être la vedette des
fêtes de Persépolis (octobre  1971)… mais puisqu’il les avait boudées, il
319
fallait une visite d’État à Téhéran . N’était-il pas l’ami du shah, comme il
le dit lui-même dans un livre tardif ? Il aurait même fait plusieurs voyages à
Téhéran après son échec à la présidentielle de 1960. Il remerciait ainsi le
shah pour son aide financière dans la campagne électorale, aide
probablement clandestine et illégale qui prouve le remarquable
renversement dans la politique internationale  : c’est un petit pays du
Moyen-Orient qui manipule la politique d’une grande puissance… Nul
doute que Nixon avait profité de la visite privée, en 1967, pour alimenter les
griefs du shah contre Kennedy et Johnson qui bridaient ses projets
320
d’armement et de puissance régionale .
La presse iranienne fait de la visite de mai 1972 un événement mondial,
retransmis en direct par satellite et en profite pour retracer l’histoire des
relations entre les deux pays depuis Amir Kabir (1850). Les conversations
des deux chefs d’État doivent porter sur les événements mondiaux…
Malgré les détails sur la couverture médiatique exceptionnelle et la
présence de nombreux journalistes étrangers, aucune information notable ne
semble avoir filtré des conversations directes limitées aux deux dirigeants, à
part les propos lénifiants de Kissinger sur la poursuite du soutien militaire
apporté à l’Iran, en réplique au récent accord irako-soviétique. Les attentats
des Mojâhédines sont rapportés avec une volonté très nette, malgré les trois
321
victimes, de les minimiser .
Les relations irano-américaines ont radicalement changé : le shah, déjà
très enrichi, cherche à faire monter encore le prix du baril de pétrole, un
produit trop riche, a-t-il coutume de dire, pour être bêtement brûlé dans un
moteur de voiture 322. Avec cet argent, il peut acheter ce qu’il veut. Les
Américains désormais ont besoin de lui pour garantir la sécurité régionale.
Lors de son étape à Téhéran, le président américain, dit-on, aurait rappelé la
« doctrine Nixon » et imploré le shah, « Protégez-moi ! » voulant dire que
l’Amérique comptait sur ce relais de puissance. Faisant l’éloge du shah, il
avait besoin de lui pour assumer les fardeaux «  que sinon [ils auraient] à
assumer  ». En échange, les États-Unis ne feront plus de critiques sur la
répression ni sur l’indifférence de l’État iranien pour la misère de son
peuple. Le shah, qui va dépenser 16,2  milliards de dollars en cinq ans en
armement américain va entraîner avec lui les Américains dans le rejet
323
populaire .
Systématisant la pratique inaugurée par Johnson, Nixon ne cherche pas
à limiter les dépenses militaires du shah, mais plutôt à consolider l’alliance
avec l’Iran en régionalisant les missions sécuritaires. Revenant de huit jours
de discussions avec les dirigeants soviétiques, le président s’arrêtait à
Téhéran avec une certaine appréhension  : quelques mois plus tôt, comme
les autres chefs des principales puissances occidentales, il avait décliné
l’invitation aux festivités tapageuses de Persépolis et s’était fait représenter,
provoquant l’irritation du shah  ; et du reste, pendant ces célébrations
luxueuses, des groupes de guérilla s’étaient déjà manifestés, signe que la
prospérité rapide de l’Iran suscitait aussi des mécontentements et des
324
violences .
Kissinger, qui accompagne Nixon en mai  1972, parlera, dans ses
mémoires, de l’importance d’une visite préparée longtemps à l’avance par
les diplomates, et tient même, alors que l’effondrement du régime Pahlavi
est consommé au moment où il écrit, à faire un éloge appuyé du shah :

Quelles qu’aient été les erreurs du shah, engagé probablement contre des
forces au-delà du contrôle d’un homme, il était pour nous le plus rare de
tous les dirigeants, un allié inconditionnel, et dont la compréhension de la
situation mondiale faisait progresser la nôtre. Au fil des ans, j’ai eu de
nombreuses discussions avec lui. Dans sa compréhension des courants
internationaux, il était l’un des dirigeants les plus impressionnants que j’aie
rencontrés 325.

Le conseiller de Nixon n’avait pas attendu la visite d’État à Téhéran


pour traiter positivement les demandes du shah. Plusieurs mois avant ce
voyage, il avait écrit pour Nixon une note recommandant de passer outre,
pour l’Iran, à la limitation réglementaire à 500  000 dollars du programme
d’assistance destiné à former le personnel militaire aux nouvelles
techniques, au pilotage, etc., sur place et aux États-Unis  ; pour l’Iran la
limite serait à 942 000 dollars. « Le shah, explique Kissinger, attache une
grande importance à ce programme qui donne à ses forces armées, à tous
les niveaux, des conseils sur les différents aspects de leur modernisation et
326
de leur progrès . »
Il est vrai que le shah, ami des États-Unis, est un excellent client  : le
budget iranien de la défense passe de 844  millions de dollars en 1970 à
10  milliards de dollars en 1977. L’étape iranienne de Nixon après les
négociations de désarmement à Moscou allait-elle annoncer la fin des
ventes massives à Téhéran  ? Au contraire, la «  doctrine Nixon  » libérait
toutes les conditions limitatives. Plus de la moitié des dépenses militaires
iraniennes vont à des équipements de haute technologie achetés en
Amérique. En six ans, l’Iran a acheté pour plus de 14 milliards de dollars
d’armes aux États-Unis  ; en outre 11  000  officiers iraniens étaient allés
suivre une formation en Amérique et pouvaient piloter les engins achetés 327.
Dans la préparation de la visite présidentielle, un mois avant, un rapport
diplomatique décrit une angoisse diffuse en Iran. Le contexte régional,
notamment du côté irakien, met les Iraniens sous pression ; des groupes de
guérilla urbaine créent une tension interne, à l’heure où les sentences
capitales sont régulièrement prononcées contre ceux qui refusent le
simulacre de démocratie parlementaire du régime. Le shah, surtout, est le
seul à prendre les grandes décisions, ni le gouvernement ni les
parlementaires n’osent émettre la moindre critique  : que se passera-t-il le
jour où il disparaîtrait ? L’ambassade américaine à Téhéran ne croit pas que
cette disparition changerait fondamentalement l’orientation du pays 328. De
toute manière, comme le déclare sans hésiter Richard Helms, directeur de la
CIA, le shah est le mieux placé pour exercer le leadership régional, appuyé
d’une part sur Israël et la Turquie, d’autre part sur la Jordanie et l’Arabie
Saoudite : militairement et politiquement, c’est le pivot de l’ordre américain
dans la région. Comme l’écrit encore plus clairement le conseiller de
l’ambassade : « … L’Iran est le seul pays ami, stable et fiable (responsible)
dans cette région, entre l’Asie du Sud-Est et l’Europe de l’OTAN, qui soit
susceptible de servir les intérêts américains à l’avenir 329.  » Ce que Nixon
traduira en termes encore plus forts dans les propos rapportés de sa
conversation avec le souverain iranien :

Nous sommes venus rendre visite à l’Iran parce que nous considérons que
cela symbolise la force du soutien à nos amis. Nous ne laissons pas tomber
nos amis (We would not let down our friends) 330.

Pourquoi Nixon n’a-t-il pas cru bon de rappeler le passage à Téhéran en


mai 1972 quand il écrit ses mémoires ? Il n’en a sans doute pas que de bons
souvenirs du fait de sa grande fatigue après les pourparlers américano-
soviétiques de Moscou et quelques explosions qui ont assombri son
331
séjour . Ces attentats, le mardi soir et le mercredi matin, ont blessé le
général américain Harold Price et son chauffeur et tué deux passantes. Le
journaliste du New York Times parle de groupes terroristes qui voulaient
surtout faire peur, les charges n’étaient pas très fortes. En réalité les
Américains étaient bien visés à la fois symboliquement (usine Coca-Cola)
et politiquement à travers le bureau d’information, le général Price et le
cortège du président. Les motivations politiques n’étaient pas clairement
exprimées : « Les sources locales disent que les explosions seraient l’œuvre
d’un mouvement terroriste urbain farouchement opposé à ce qu’il considère
comme la politique intérieure autocratique du shah, à son amitié avec Israël
et sa politique étrangère alignée sur l’Occident, peut-on lire dans le New
York Times. Ces sources disent que cinq jeunes terroristes ont été exécutés
332
la semaine dernière .  » Le Washington Post montre l’embarras du
gouvernement américain, qui cherche à dissocier la visite présidentielle de
ces attentats : il y a eu, dit le porte-parole du département d’État cité dans
l’article, une série d’incidents (lisez « attentats ») depuis dix-huit mois, dus
à des groupes gauchistes et le cortège officiel n’était pas spécifiquement
visé… Sur les questions insistantes des journalistes, le porte-parole fit
marche arrière. Qu’on oublie sa remarque  ! Ce qui veut dire que, oui, ils
333
savent bien que les opposants au shah protestaient contre l’Amérique .
L’historien Ervand Abrahamian, citant les bulletins clandestins des
Mojâhédines du peuple (Mojâhedin-e khalq), un mouvement de gauche
islamiste qui s’était manifesté violemment lors des fêtes de Persépolis,
donne plus de détails sur toute une série d’attentats commençant le 16 mai,
en réponse aux premières exécutions de leurs camarades arrêtés l’automne
précédent. Ils posaient leur bombe tard dans la nuit et avertissaient les
voisins pour éviter les victimes civiles. Ils protestaient contre l’arrivée à
Téhéran de 6 000 conseillers militaires – dont le général Price était le chef –
et contre la répression au Vietnam, en Palestine et à Oman. Huit explosions
furent programmées lors de la visite de Nixon, mais la vague d’attentats
avait commencé bien avant (au moins en février) et se poursuivit jusqu’en
334
1975, principalement à Téhéran et à Ispahan .
Quasiment dix ans après les mouvements de protestation dirigés par
Khomeyni et les clercs shi’ites, voici donc l’émergence d’une guérilla d’un
style tout à fait nouveau  : à l’imitation des guérillas marxistes (et
notamment des « Dévoués du peuple », Fedâ’iân-e khalq) pour l’action de
harcèlement urbain, mais avec une idéologie tirant son inspiration du
shi’isme révolutionnaire. Ni le ministre de la cour Asadollâh Alam, ni
Kissinger ne semblent conscients de l’importance de cette opposition
armée. Il n’y a pas de relation ni vraiment d’hostilité entre cette guérilla et
la tendance religieuse cléricale  : certains jeunes intellectuels musulmans
hésitent sans doute, mais la plupart des clercs n’aiment pas l’idéologie
simpliste et les méthodes staliniennes des Mojâhédines ; le dogmatisme des
mollâs rassure les masses populaires, mais rebute les jeunes urbains qui
veulent en découdre avec le régime, ce sont donc deux groupes obéissant à
des logiques inverses.
Les bombes de la nuit, et notamment celle qui a éclaté près du mausolée
de Rezâ Shâh (le père de Mohammad-Rezâ) où Nixon devait déposer une
gerbe, font hésiter les services de police… Le ministre de la cour déjà
furieux que les mesures de sécurité qu’il avait prévues n’aient pas été prises
assez rigoureusement, décide Nixon à braver le danger et s’assied à côté de
lui dans la voiture pour convaincre les services américains. La gerbe sera
bien déposée et rien ne se passa. La presse iranienne commenta bien
entendu ces attentats dans le sens du régime, en insistant sur la cruauté des
terroristes qui ont tué deux innocentes et grièvement blessé le général
335
américain père de trois enfants .
Lors du déjeuner, Nixon est interpellé sur l’état lamentable où la
contestation étudiante a conduit les universités américaines. Un
rapprochement avec l’actualité immédiate, l’attentat commis à Tel-Aviv par
des révolutionnaires japonais qui ont tué 23  personnes, conduit Nixon à
cette affirmation peu orthodoxe  : «  ces étudiants révolutionnaires, on
devrait les exécuter et les juger ensuite ». « C’est ce qu’on fait dans les pays
336
communistes ! », glisse malicieusement Asadollâh Alam à Mme Nixon .
Cette visite historique, qui inspira des superlatifs dithyrambiques à la
presse iranienne, aura duré moins de vingt-quatre heures, mais elle a rassuré
le shah sur son rôle dans la stratégie américaine. Le lendemain, quand le
ministre de la cour arrive au palais, le souverain lui résume la teneur des
conversations en tête à tête  : «  D’abord, tout ce que je voulais, il me l’a
donné  !  » L’éditeur des Carnets d’Asadollah Alam explique en note que
Nixon a donné son accord pour la vente de tout armement conventionnel,
sans passer par le contrôle du Département de la Défense. Et ajoute que
«  dans les cinq ans qui suivront, l’Iran a commandé pour environ
12  milliards de dollars d’armement à l’Amérique  ». Après avoir évoqué
l’opposition du Congrès à la politique de Nixon au Vietnam, le shah précise
à son ministre : le président « attache un grand prix à notre responsabilité
dans le golfe Persique et il est très attentif à notre stabilité dans cette partie
du monde. Kissinger a dit que les Russes avaient beaucoup avancé en Irak
337
et qu’il fallait que nous les dépassions  ». « Avancer », « dépasser »… ?
en équipement militaire bien entendu.
Le communiqué commun rendu public à l’issue de la visite fait allusion
aux problèmes en cours sur la scène internationale et notamment en
Palestine (appel aux Arabes pour la paix, aux Israéliens pour un retrait des
territoires occupés)  ; pour une solution durable au conflit indo-
pakistanais… Il ne mentionne pas ce qui s’est dit et qu’a rapporté la presse,
les incidents militaires dans le golfe Persique ni, surtout, ce qui ressort de la
« carte blanche » donnée au shah, l’affirmation ainsi rapportée : « l’Iran est
la puissance maritime dominante dans le Golfe depuis le retrait britannique,
mais [qu’]il se sent menacé par les incursions de la marine soviétique et par
les liens croissants de Moscou avec l’Irak, voisin hostile à l’Iran, à l’ouest.
Les deux hommes, cependant, ont parlé du besoin de “stabilité et sécurité”
dans le golfe Persique et le président a affirmé que les États-Unis
“continueraient à coopérer avec l’Iran pour renforcer sa propre
338
défense”  ».
Avec une prudence très diplomatique, le communiqué ne parle pas de
domination, mais rappelle la nécessité de collaboration de tous les pays
riverains du golfe Persique et «  la détermination de l’Iran à renforcer ses
capacités de défense en vue d’assurer la sécurité du pays », ce à quoi Nixon
s’engage à coopérer. « Les deux pays réaffirment leur respect pour le droit
souverain de chaque nation à choisir son propre destin par lui-même sans
interférence extérieure.  » Ce sont les termes du communiqué officiel que
339
reprend la presse iranienne . Ce droit souverain, c’est bien celui qui était
dénié à l’Iran quand ses commandes d’armes étaient examinées à la loupe
par le Congrès en fonction des rapports de la CIA sur son développement
économique et social.
George Ball a très bien analysé la mutation qui s’est faite pendant la
courte rencontre du président et de l’empereur : les intérêts américains dans
la région étaient trop importants pour qu’ils laissent la sécurité à la dérive.
Faire l’économie d’une présence militaire renforcée et donner aux Iraniens
le rôle principal auquel le shah aspirait, cela convenait à tout le monde. En
échange, ils ont accepté d’aider les Kurdes, c’est-à-dire d’affaiblir l’Irak, et
d’ouvrir en grand l’arsenal américain où le shah s’approvisionnait en
armement de toutes sortes.

En désignant le shah comme le gardien des intérêts occidentaux dans toute


la région du Golfe, Nixon a inconsciemment encouragé la mégalomanie qui
a finalement contribué à la chute du shah. […] C’était comme donner les
clés du plus grand magasin de spiritueux à un alcoolique notoire. […] En
essayant de remplir son rôle messianique, il s’isola de son peuple et perdit
tout sens des proportions, encourageant les forces destructrices qui ont
340
causé sa perte .

Suite à cette libération, le marché des armes a battu tous les records  :
pour plus de 2 milliards de dollars furent commandés des équipements tels
que 175 chasseurs-bombardiers, 500 hélicoptères, de nombreux missiles air-
sol. D’après l’historien iranien Mahdavi, les dépenses militaires de l’Iran
entre 1972 et la révolution se présentent ainsi (source  : département de la
Défense, Washington) :

Année montant (millions de dollars)


1972 519,1
1973 2157,4
1974 4373,2
1975 3021
1976 1458,7
1977 4213

Dans la seule année 1974, 1  milliard et 500  millions de dollars furent


dépensés pour 80 F-14, sauvant de la faillite l’entreprise Grumman Aircraft
Engineering Corporation 341. D’après un rapport de la CIA, alors qu’en six
ans le budget iranien de la défense a été multiplié par quatre, la moitié des
achats, concernant l’aviation et les équipements de haute technologie
(radars), étaient d’origine américaine, le reste étant réparti surtout entre la
Grande-Bretagne (tanks Chieftain) et l’URSS (équipements terrestres).
Une partie importante des commandes qui devait être livrée à partir de
1979 n’a jamais été livrée et alimente un contentieux complexe. L’Iran a
réclamé en vain la livraison des pièces détachées… dont un stock important
a rouillé dans des dépôts sans pouvoir être utilisé faute d’inventaire
informatisé. Pendant la guerre Iran-Irak (1980-88), la République islamique
a eu recours aux Israéliens. (La fameuse opération montée par Reagan, Iran-
Contra en 1985-86 a permis à l’Iran d’acquérir des missiles antichars
TOW).
Parallèlement à cet armement, le nombre d’hommes sous les drapeaux,
que les Américains avaient obligé le shah à réduire à environ
160 000 hommes, a été augmenté jusqu’à 413 000 hommes en 1978, dont
250 000 pour l’armée de terre. C’est dans l’armée de l’air que les progrès
ont été le plus spectaculaires : 290 bombardiers F-4 Phantom, 23 F-5, 80 F-
14 et 140 F-16 furent commandés. En plus de sept bases principales, trois
bases opérationnelles, cinquante bases aériennes de taille plus réduite
étaient prévues pour y installer des rampes de lancement de missiles
antiaériens. En 1976, la marine iranienne disposait de trois bases maritimes
sur le golfe Persique, et une base importante était en construction sur
342
l’océan Indien .
Parmi les détails relatés du sommet irano-américain, Asadollâh Alam
note que le soir, après le banquet officiel, le premier ministre Amir-Abbâs
Hoveydâ, qui avait été écarté des discussions, invita le vice-secrétaire
d’État Sisco et Kissinger soi-disant pour leur montrer Téhéran…

… mais en réalité je crois bien pour faire du lèche-cul (kun-lisi) ! Car il sait
bien que les Américains le soutiennent. Ces gens-là [les proches
d’Hoveydâ] sont de la bande de traîtres de Mansur [premier ministre
assassiné, 1964-65] qui sont venus au pouvoir grâce au soutien et aux
directives des Américains. Comme le shah a mené la discussion en tête à
tête avec Nixon –  en présence de Kissinger, mais sans y admettre
Hoveydâ  – et que le premier ministre s’en était inquiété, il a emmené
Kissinger surtout pour s’informer et se montrer servile. À 3 heures du matin
j’étais dans mes bureaux à travailler et j’ai vu rentrer Kissinger dans la
résidence à côté du palais de Sa’d-âbâd. Ils étaient allés dans un cabaret et
de là ont rejoint la réception donnée au ministère de l’Information pour les
343
journalistes .

Pour l’anecdote, à la fin de cette soirée, à la réception où participaient


les journalistes, une danseuse du ventre s’effondra sur les genoux de
Kissinger… qui eut ce mot plein d’humour : « C’était une fille charmante,
très intéressée par la politique étrangère  ! Nous avons discuté sur les
différentes évaluations de l’accord de limitation des armes stratégiques… »
Le Washington Post va jusqu’à publier la photo de la danseuse devant
Kissinger et donne une version encore plus piquante de l’humour du
célibataire Kissinger : « J’ai passé quelque temps à lui expliquer comment
on fait l’équivalence des missiles balistiques avec des sous-marins
nucléaires 344. »
Kissinger rédige son récit de l’étape iranienne au retour de Moscou au
moment où la Révolution islamique a mis en échec la façade brillante du
shah, celle de la réussite économique et de la puissance militaire. Les zones
d’ombre apparaissent : corruption et brutalité de la répression, « indigne des
buts nobles qui sont affichés ». La prospérité rapide provoque des troubles
politiques, et «  la migration massive des campagnes vers les villes sépare
les travailleurs de leurs repères traditionnels avant que de nouvelles
345
relations sociales aient pu en prendre le relais   ». Les partisans de la
démocratie et de la tolérance se sont retrouvés écrasés entre le pouvoir et sa
346
contestation radicale .
Les achats massifs d’armement, pour Kissinger, n’ont pas empêché le
financement de réformes importantes. Si on les avait arrêtés, il n’est pas sûr
que l’Iran aurait gagné en stabilité. « Avec une frontière de 2 500 km avec
l’URSS et confronté à des gouvernements toujours plus radicaux en Irak et
en Afghanistan [le shah] savait qu’il devait rééquilibrer la pression à ses
347
frontières sauf à celle du Pakistan . » Au lieu de partir à l’aventure ou de
se reposer totalement sur la protection militaire américaine, le shah a choisi
délibérément l’amitié américaine. «  Soupçonneux de manière excessive,
voire morbide, de toute tentative pour diminuer son autorité, il garda une foi
presque naïve dans les États-Unis. Et en même temps, il n’était pas préparé
à une Amérique vacillant à l’heure de sa tragédie 348.  » Autrement dit,
d’après Kissinger –  qui écrit après l’avènement de Khomeyni  –, le shah
était prêt à assumer son rôle de gendarme, mais à condition d’être appuyé
fermement à Washington.
Le shah, continue Kissinger, a toujours été de notre côté : en 1973 lors
des accords de Paris sur le Vietnam ; avec l’Europe pour surmonter la crise
économique du pétrole  ; avec les pays modérés d’Afrique contre les
agressions soviéto-cubaines  ; le shah a fermé son espace aérien aux
Soviétiques lors de la guerre du Kippour (octobre 1973, contrairement à la
Turquie)  ; il n’a jamais rejoint les embargos pétroliers contre les pays
occidentaux ou Israël… «  En résumé, sous le shah, l’Iran était l’un des
meilleurs et des plus importants et des plus fidèles amis de l’Amérique dans
le monde. Le moins que nous lui devons consiste à ne pas dénigrer les
actions que huit présidents américains – y compris le président en exercice
349
[Carter] – ont accueillies avec gratitude . »
Ce vibrant hommage du vizir (à la fois ministre et conseiller du prince,
un juif allemand qui a si bien servi la politique étrangère américaine)
explique aussi la position de Nixon. La description concrète de l’étape à
Téhéran en est l’illustration  : d’abord le sentiment d’être dans un espace
non contraint, car Kissinger, fondamentalement, est anticommuniste et il est
350
heureux, à Téhéran, d’oublier «  les miasmes du totalitarisme   ». Il
s’amuse à décrire les faiblesses de Nixon, un introverti timide, comme le
shah, qui s’embrouille lors du dîner officiel quand le shah lui demande de
répondre à un toast par une allocution improvisée transmise en direct à la
télévision. Les conversations en tête à tête (les deux dirigeants et le vizir)
étaient celles de deux alliés proches et Kissinger répond aux reproches
qu’on fit plus tard à Nixon d’avoir été aveugle sur la faiblesse intrinsèque
du shah et la fragilité de son régime : il y avait à l’époque 15 000 soldats
soviétiques en Égypte et l’Iran était un allié solide des Américains 351.

Le vide laissé par le retrait britannique [dans le golfe Persique], alors


menacé par l’intrusion des Soviétiques et par un mouvement [panarabe]
radical serait comblé par une puissance locale amie avec nous. L’Irak serait
dissuadé d’une aventure contre les Émirats dans la partie occidentale du
Golfe, contre la Jordanie et contre l’Arabie Saoudite. Et tout ceci serait
réalisé sans aucun investissement américain, car le shah acceptait de payer
tout l’armement sur ses propres revenus pétroliers. Renoncer à faire
l’équilibre avec l’apport d’armement soviétique dans les pays voisins aurait
accéléré la démoralisation des forces modérées au Moyen-Orient et
précipité la radicalisation de cette zone, y compris en Iran. J’oserais même
dire que cela aurait empêché ou rendu beaucoup plus difficile le
retournement de Sadate en faveur de l’Occident 352.

Quant à l’achat des F-14 ou F-15 vers lequel le shah manifestait une
envie pressante, si on le lui avait refusé, il se serait tourné vers le Mirage
français, moins avancé technologiquement. Et pour le décret de Nixon
exemptant l’Iran de tout barrage parlementaire pour ses acquisitions
d’armes, il s’agissait, toujours selon Kissinger, d’une simple mesure de bon
sens. «  Notre amitié avec l’Iran nous a été bien utile dans les crises qui
353
allaient s’abattre sur nous  », conclut Kissinger . Le résumé de la
conversation du dernier tête-à-tête le 31  mai est encore plus surprenant.
Nixon revient en conclusion sur sa doctrine et va jusqu’à sa conséquence
paradoxale :

Le président accepta de fournir à l’Iran des bombes à laser, des F-14 et des
F-15. Il demanda au shah de comprendre le but poursuivi par la politique
américaine. « Protégez-moi ! (Protect me ! ), déclara-t-il, ne voyez pas dans
la détente quelque chose qui va vous affaiblir mais comme un moyen, pour
les États-Unis, d’accroître leur influence » La Doctrine Nixon est un moyen
pour les États-Unis de construire une politique de long terme pour soutenir
leurs alliés. Telle est la vision du président  : l’intelligentsia américaine ne
reflète pas la politique américaine : qui est bon, qui est mauvais ? demande
le président de manière rhétorique. C’est difficile à dire. La majorité, c’était
354
des échecs (The majority were failures) .

Que de paradoxes dans cette conclusion  : le président d’une grande


puissance demande à un parvenu de le protéger… et semble dire que, quels
que soient les braillements des intellectuels libéraux, la démocratie n’est
plus un idéal politique. C’était l’écho des propos du shah qui venait de dire
que Mao était heureux de voir l’Iran fort… et la reine Farah s’apprêtait
355
justement à faire une visite semi-officielle en Chine . Après avoir évoqué
la répression récente en Turquie où deux mille opposants (subversives)
venaient d’être arrêtés, le shah avait dit qu’en Iran les paysans étaient
satisfaits d’être devenus propriétaires et avait ajouté  : «  Quant aux
universités, nous mettons juste les éléments subversifs en prison 356  ». Les
deux chefs d’État se rejoignaient donc pleinement.
Les conséquences immédiates de la carte blanche donnée au shah ne se
firent pas attendre  : entre juillet et novembre  1972, il fit l’acquisition
d’armement pour 3,5  milliards de dollars, plus que le montant total de
l’assistance militaire des États-Unis pour toute l’année à tous les autres
pays. Ce n’était qu’un début. En réalité, un expert du NSC, proche de
Kissinger, qui a participé à la rencontre de mai  1972 à Téhéran, Harold
Saunders, minimise le changement apporté par ce sommet, car depuis
l’arrivée de Nixon à la présidence, le shah pouvait déjà acquérir ce qu’il
voulait aux États-Unis. La «  carte blanche  » donnée au shah était
l’officialisation de la pratique déjà en place. La décision d’aider
financièrement et militairement la résistance kurde pour stopper l’élan pro-
soviétique de l’Irak était plus significative comme on va le voir bientôt 357.
Nixon et le shah ont mis fin définitivement à la stratégie imaginée par
les Britanniques lorsqu’ils abandonnaient leur domination militaire dans le
golfe Persique  : pour eux, il fallait une réelle force militaire de l’Arabie
Saoudite pour équilibrer la puissance iranienne, et seul cet équilibre pourrait
garantir la sécurité des Émirats et celle des exportations de pétrole. À
l’annonce du départ britannique (1968), les Américains étaient d’abord
alignés sur le discours de Londres et surtout indécis, sans option entre l’Iran
et l’Arabie  ; ils avançaient prudemment afin de ne pas avoir l’air de
358
s’engager dans un camp plutôt que dans l’autre .
Un retour en arrière permettra de comprendre comment le shah avait
décidé de s’imposer régionalement.
Eisenhower était mort le 28  mars 1969, au début de la présidence
Nixon. La famille ne souhaitait pas des obsèques grandioses, mais avait
invité quelques chefs d’État avec lesquels le général avait eu des relations
de confiance, l’un était le shah, une occasion pour lui de prendre contact
359
avec la nouvelle administration . On avertit Kissinger qui allait le
rencontrer de ne pas prendre position sur les questions de stratégie régionale
parce que le shah, lui, se préparait alors à occuper les îlots et à dominer seul
360
le golfe Persique et il attendait le soutien de Nixon .
L’occupation iranienne – avec la connivence de Washington – des trois
îlots du détroit d’Hormuz (30  novembre 1971) et maintenant le
renforcement de l’alliance irano-américaine apportaient une solution
unilatérale différente, la seule satisfaisante pour l’ambition du shah ; c’était
le résultat d’une utilisation systématique par le shah des arguments de la
361
«  doctrine Nixon  » appliqués à la sécurité du golfe Persique . La seule
concession faite par le shah pour permettre aux Émirats arabes de sauver la
face était l’abandon des prétentions de souveraineté iranienne sur le Bahreïn
dans le cadre d’une procédure patronnée par l’ONU. L’opinion majoritaire
des Bahreïniens était de toute façon défavorable à l’Iran et la résolution de
362
ce problème historique sortait l’Iran d’une situation inconfortable .
Peu après son voyage à Washington pour les obsèques d’Eisenhower, le
shah était en voyage officiel en Tunisie lorsqu’une guerre allait éclater entre
son pays et l’Irak au sujet du Shatt ol-Arab, le fleuve frontalier réunissant le
Tigre et l’Euphrate. D’après un traité de 1937, une commission mixte devait
concrétiser la limite frontalière au niveau du thalweg, et organiser le trafic
maritime de telle sorte que les navires remontant du golfe Persique jusqu’à
Khorramshahr pourraient naviguer dans les eaux territoriales iraniennes,
sans aucun contrôle irakien. Cette commission ne s’est jamais réunie. Avant
de quitter l’Iran, le shah avait demandé qu’un bateau battant pavillon
iranien et escorté par des avions et par la marine militaire empruntât
ostensiblement le fleuve pour affirmer la souveraineté iranienne. Les
autorités militaires iraniennes s’affolèrent : si un conflit éclatait et que l’Iran
était reconnu agresseur ou responsable d’une provocation, les Américains
pourraient ne pas le soutenir. Le shah semblait sûr de lui. Le ministre de la
cour suppose que l’opération était destinée à faire baisser la pression
irakienne sur la Jordanie au moment où le royaume hachémite allait faire la
paix avec Israël. La démonstration d’intimidation semble possible au shah
après les discussions qu’il avait eues à Washington deux semaines plus tôt,
363
il lui fallait prouver sa supériorité aux Irakiens .
Évoquant, avec Fâzeli, adjoint du chef d’état-major iranien, l’hypothèse
que des coups de feu soient tirés lors du passage de ce navire marchand,
l’ambassadeur américain avertit que le soutien militaire de son pays ne
pourrait pas s’exercer. Quand le shah, depuis Tunis, reçut l’écho des paroles
de Meyer, avec lequel il avait toujours eu des relations très amicales, il se
mit en colère et câbla au ministre de la cour que l’ambassadeur ne
connaissait pas le sujet (eblâq gardad ke shomâ dorost vâred-e mowzu
nistid), car la provocation serait venue du côté irakien, et la réaction de
Meyer n’avait pas lieu d’être 364.
En réalité, le voyage du cargo iranien de petit tonnage, arborant les
couleurs iraniennes, ne posa pas de problème et la situation revint au modus
vivendi initial. Les Irakiens firent savoir qu’ils ne voulaient pas la guerre.
Mais les Américains avaient clairement refusé d’envisager en cas de conflit
l’envoi de leurs techniciens dans le Sud pour assurer la maintenance des
bombardiers iraniens, une manière de signifier aux Iraniens leur
dépendance et, rétrospectivement, de constater leur détermination à se faire
respecter 365.
La démonstration de force de l’Iran vis-à-vis de l’Irak fut suivie d’une
politique interventionniste auprès des Kurdes. Pendant cinq ans l’Iran et
Israël, dans le but d’affaiblir Bagdad, de détourner son attention de la
Palestine et de montrer l’inutilité de son alliance avec les Soviétiques,
allaient non seulement soutenir la rébellion kurde de Mas’ud Bârezâni en
vue de l’autonomie, mais aussi y entraîner indirectement les Américains.
N’était-ce pas la meilleure illustration de la « doctrine Nixon » ?
Malgré les efforts de Kissinger et de Nixon, les achats massifs d’armes
américaines par l’Iran suscitaient de nombreuses réserves au Congrès.
Parmi les arguments avancés, on pouvait voir, en plus des habituelles
critiques sur le retard des programmes de développement et sur
l’impréparation des officiers iraniens pour utiliser correctement ces avions,
ces tanks, ces missiles, qu’il y avait un réel souci d’éviter l’escalade des
armements dans une zone où tant d’intérêts stratégiques se croisaient. Le
shah avait déjà assez de chasseurs-bombardiers, il en commandait 71 en
plus, ainsi que 4  chasseurs de reconnaissance et 30 avions-porteurs C-130
(Hercules)… Cela allait inciter les Soviétiques à livrer encore plus d’armes
à l’Irak et à s’infiltrer encore plus massivement dans la région 366.
Le choix américain allait cependant imposer la souveraineté iranienne
(preponderance of Iranian power) sans renoncer ouvertement ni à
l’équilibre entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, ni à la présence navale
367
américaine dans le golfe Persique . Le shah lui-même, lors de sa visite
officielle à Washington en octobre  1969, reconnut que l’Irak n’était pas
militairement un danger pour lui. Mais il tint aux Américains un discours de
guerre froide : les Soviétiques se servaient de l’Irak au nord et du Yémen au
sud pour prendre en tenaille les monarchies arabes et se mettre en position
d’avancer dans le golfe Persique. Ce discours du shah semblait convaincre
Kissinger et Nixon, trop absorbés alors par la guerre du Vietnam  : ils
368
regardaient le golfe Persique à travers les yeux du shah . Le shah avait
bien compris que seuls les pays riverains du Golfe pouvaient en assurer la
sécurité, mais que

… [cette coopération] n’a de sens que si l’Iran possède une puissance de


dissuasion militaire forte et crédible. «  Qui d’autre dans cette région,
demanda [le shah], peut fournir une dissuasion militaire crédible dans le
Golfe ? Le Pakistan, l’Arabie Saoudite, les faibles principautés du Golfe ?
369
Bien sûr que non  ! »

Ce qu’il fallait garantir, c’est la supériorité de feu (over-kill) de l’Iran !


Trois ans plus tard, le shah est au Pentagone avec une poignée de hauts
fonctionnaires de la Défense (y compris le secrétaire à la Défense) et
l’ambassadeur iranien. Il expose ses vues sur la nécessité pour l’Iran de
prendre en main sa propre défense, y compris jusqu’à l’extrémité de l’océan
Indien. Le danger soviétique est partout, dit-il, voyez ce qui vient de se
passer en Afghanistan (coup d’État de Dâ’ud Khân, juillet 1973). Et l’Iran
est surtout un « bastion de liberté pour protéger le golfe Persique ». Le shah
continue  : «  Il paraît que les Soviétiques appellent l’Iran le “Gendarme
autoproclamé du golfe Persique” (self-appointed gendarme of the Persian
Gulf)… Pourquoi pas  ? L’Iran aimerait bien partager cette responsabilité
avec les autres, mais ils ne sont pas prêts, et l’Iran ne peut pas abandonner
370
son rôle parce que cela entraînerait la destruction de l’Iran . »
La situation financière de l’Iran n’a fait, après la démission de Nixon
(9 août 1974), que s’améliorer, rendant tout contrôle des achats d’armement
illusoire. Après le Watergate et la démission du président, la complicité
entre Nixon et le shah a laissé la place à une atmosphère de méfiance
mutuelle  : le Congrès a repris ses exigences, notamment en matière de
respect des droits de l’homme, et le shah, en mars 1975, a durci son régime.
Le bipartisme a été remplacé par le parti unique Rastâkhiz
(«  Résurrection  »), les grandes ambitions mégalomaniaques du shah, le
bond vers la Grande Civilisation (Tamaddon-e bozorg), la construction
d’une ville administrative nouvelle dans une zone désertique entre Téhéran
et sa banlieue bourgeoise (le Shahestân-e Pahlavi) et le discours arrogant
du shah donnaient à son régime un air d’invincibilité. Les objections et les
réserves des Américains devenaient inutiles. Ceux, en Iran, qui ne voulaient
pas adhérer au nouveau projet politique «  pouvaient s’en aller  », disait le
shah, ils n’auraient pas leur part de gâteau. En réalité les opposants, de plus
en plus déterminés, se retrouvaient souvent en prison, le climat de
surveillance et de dénonciation, la torture, les arrestations arbitraires et la
censure étouffaient toute contestation, et le mécontentement grandissant
rendait illusoire la pérennité du régime. Les remontrances du shah aux
Occidentaux, sur leur société permissive, leur hypocrisie pour défendre les
droits de l’homme en dehors de chez eux et leur appétit de profit immédiat
aux dépens des producteurs de matière première… rendaient le dialogue de
plus en plus difficile.
Au moment de ce durcissement du régime, le shah, qui négociait déjà
secrètement avec l’Irak, décida de lâcher son soutien aux Kurdes et, au
cours d’un sommet à Alger, de signer avec Saddam Hussein un accord
historique par lequel les Irakiens acceptaient la définition du thalweg
comme frontière sur le Shatt ol-Arab dans la partie commune aux deux
pays, mettant ainsi fin en principe à un conflit plus que centenaire (5 mars
1975). Une partie des Kurdes fut autorisée à se réfugier en Iran, les autres,
après le retrait iranien, n’avaient d’autre choix que d’abandonner les armes,
cédant devant l’arabisation de l’Irak. Les Américains, dépités de trahir un
engagement de solidarité positivement médiatisé (le bon Kurde luttait pour
son indépendance avec le soutien israélien et iranien contre le méchant
Saddam Hussein manipulé par l’URSS), ne purent faire autre chose que
d’approuver le traité d’Alger 371. C’était à nouveau une victoire iranienne. Et
un sérieux recul pour le prestige américain.
Les responsables du Pentagone étaient particulièrement inquiets de la
nécessité, pour la maintenance des armes et pour la formation des officiers
iraniens, d’envoyer un nombre croissant de techniciens et de militaires
dépendant du département de la Défense qui devaient vivre en Iran. De
11 000 en 1973, ils étaient passés à 17 000 au début de 1975. Ils habitaient
d’abord principalement à Téhéran et dans le Khouzistan, mais désormais on
les voyait nombreux à Chiraz et à Ispahan. En 1977 l’ambassadeur Sullivan
trouve 35  000 Américains quand il arrive en Iran. On prévoyait qu’ils
seraient environ 50 000 en 1980. Aux militaires, il faut ajouter des milliers
de techniciens civils pour pallier le manque de techniciens iraniens. Autant
d’hommes qui pourraient se trouver contre leur gré impliqués dans un
conflit. Autant d’étrangers arrogants et généralement méprisants pour les
Iraniens 372. Autant d’Américains qui pourraient également être accusés
d’incompétence si par malheur l’Iran se trouvait en difficulté devant un
ennemi. La colère populaire serait alors difficile à juguler, et il pourrait
arriver à ces militaires ce qui était récemment arrivé en Égypte aux
373
Soviétiques qui ont été expulsés du jour au lendemain .
À ces arguments utilisés par les parlementaires américains pour réduire
les ventes d’armes s’ajoutent les problèmes culturels immenses qui viennent
de l’exode de populations rurales iraniennes confrontées, dans les villes, à
un style de vie trop contraire aux traditions locales : consommation d’alcool
en public, femmes peu habillées, et même, pour les militaires américains,
«  importation  » de prostituées vietnamiennes. Le ressentiment est certes
tempéré par les emplois dérivés de la croissance, mais les
dysfonctionnements des services urbains, les coupures d’eau et d’électricité,
les embouteillages monstrueux, et la montée astronomique des loyers…
sont attribués à la présence de ces Américains dont la seule motivation en
Iran est l’attrait de hauts salaires. Et les officiers iraniens regardaient avec
envie leurs collègues américains, payés quatre ou cinq fois ce qu’ils
recevaient eux-mêmes 374.
Le ressentiment des Iraniens face à ces Américains arrogants, qui
voulaient en remontrer à tous et considéraient que leur mode de vie était
l’exemple le plus enviable, est exprimé par la charismatique porte-parole
des preneurs d’otages à l’ambassade américaine :

La plupart des Américains qui vivaient en Iran se conduisaient d’une


manière prétentieuse et arrogante. De la part de tous les Iraniens, du cireur
de chaussures jusqu’au shah, ils s’attendaient à recevoir un respect excessif,
de la déférence. Mais quand un être humain se sent supérieur à un autre,
notre religion voit cela comme un péché. […] Dans notre pays, les modes
de vie américains ont été imposés comme un idéal, le but ultime.
L’américanisme était le modèle. La culture populaire américaine –  livres,
magazines, cinéma – avait déferlé sur notre pays comme un raz de marée.
Cette agression culturelle défiait le sentiment d’identité d’un peuple comme
le nôtre. […] Peut-être les Américains croyaient-ils encore qu’ils étaient
invulnérables. Pas nous 375.
La crise des avions AWACS

La «  carte blanche  » de mai  1972, on l’a vu, n’a pas changé


radicalement les ventes de matériel militaire à l’Iran. Kissinger va même
plus loin dans le deuxième volume de ses mémoires. Les avions F-14 et F-
15 commandés par l’Iran, dit-il, n’étaient pas encore disponibles, les
premiers le seraient en 1973, les seconds en 1977, et Nixon avait donné son
accord pour la vente de l’un ou l’autre modèle. Le Congrès voulait que
l’Iran attende la disponibilité du F-15 pour se décider, alors que Nixon
laissait le choix au shah d’acheter quand il voulait. Les deux présidents
suivants, Ford et Carter, ont continué les ventes encore plus massives à
l’Iran, apparemment sans se soucier de la «  carte blanche  » donnée par
Nixon 376.
Au moment de la démission de Nixon, le Congrès américain réussit à
imposer au minimum la règle que toutes les ventes de matériel militaire
américain, même aux alliés, soient déclarées. Même cette règle pouvait
difficilement être appliquée en toute rigueur  : l’Iran avait obtenu de
coproduire à Ispahan deux cents hélicoptères Bell. Comment les
comptabiliser  ? Mais comment évaluer aussi les frais de  participation à la
recherche et au développement, l’investissement de l’acheteur qui permet
de faire baisser le prix d’un équipement et de le rendre accessible au budget
du Pentagone  ? La coproduction  ? Une manière de rendre le contrôle du
Congrès impossible était de grouper les annonces d’achat pour arriver à des
sommes inimaginables. Début septembre 1976, des achats pour 6 milliards
de dollars étaient annoncés. Les prix ne correspondaient plus à rien : le shah
commandait trois cents F-16 pour 2,14 milliards de dollars… mais le temps
que le Pentagone examine le dossier, le prix s’envolait à 3,8  milliards de
dollars pour seulement cent soixante appareils ! Le shah finit par accepter le
nouveau prix, qui incluait tous les faux frais, les pièces de rechange,
l’inflation et les coûts d’infrastructure. Et quinze jours plus tard, pour
arriver au chiffre de trois cents initialement commandés, il ajouta encore
cent quarante appareils. Et comme il fallait à tout prix que ces commandes
soient entérinées avant l’élection présidentielle à venir, il ajouta deux cent
cinquante F-18L pour un total de 5 à 6 milliards de dollars 377 ! L’élection de
Carter fut vécue comme une douche froide par le shah, et il n’est pas dit que
ces commandes n’aient pas alerté aussi l’opinion américaine sur le fait qu’il
était temps de changer de politique étrangère.
Un autre terrain mal défini est celui du nucléaire. Le premier réacteur
expérimental avait été livré par les Américains, mais l’Iran et les États-Unis
avaient signé le Traité de non-prolifération (TNP –  il s’agit du nucléaire
militaire –, 1970), et il n’était pas question de déroger à la règle, Nixon lui-
même y voyait la seule exception à l’ouverture à l’Iran du marché
américain de l’armement. C’est vers la France et l’Allemagne que le shah se
tourna pour le nucléaire civil, mais jusqu’en 1976 la coopération iranienne
avec les États-Unis se poursuivit également 378. Malgré les dénégations de
façade, on peut soupçonner que le shah, qui voyait Israël et l’Inde s’équiper
d’ogives nucléaires, ne pensait pas l’idée d’une telle dissuasion si ridicule
pour son pays comme l’atteste cette déclaration au Monde aussitôt
répercutée à Washington par les diplomates américains. Le shah déclare au
rédacteur en chef du Monde :

Je suis prêt à répéter ce que j’ai proposé déjà plusieurs fois, c’est-à-dire à
déclarer notre zone –  une zone géographique dont on pourrait préciser
évidemment les frontières – non nucléaire. Parce que, honnêtement, je crois
que cette course aux armements nucléaires est ridicule. Que veut-on en
faire ? S’en servir contre les grandes puissances ? On ne pourra jamais avoir
la parité. Nous en servir pour nous entre-tuer ? Un pays qui se procurerait
ce moyen pour attaquer n’attendrait pas longtemps avant de se faire écraser
par un autre pays qui prendrait aussi les devants. Mais s’il n’y a pas assez
de vision, si dans cette région chaque petit pays essaie de s’armer avec des
armements même précaires, même élémentaires, mais nucléaires, alors
peut-être les intérêts nationaux de n’importe quel pays exigeraient qu’il
379
fasse de même, mais je trouverais cela tout à fait ridicule .

L’idée de se tourner également vers les États-Unis pour le


développement du nucléaire civil a continué à faire son chemin jusqu’aux
premiers mois de la présidence Carter, comme l’atteste une correspondance
de l’ambassadeur américain à Téhéran, Sullivan, adressée au Pentagone fin
380
juin  1977 . Certes, la suspicion des visées militaires du shah a
constamment freiné les Américains, faisant le jeu de Framatome et de
Kraftwerk Union. Les documents manquent pour comprendre tous les
calculs des uns et des autres. L’opinion publique, en Iran, ignorait tout, on
ne lui vendait que du nucléaire civil. Mais le confident du shah, Asadollâh
Alam, note lui-même le 29  novembre 1975  : «  … je suis sûr que le shah
381
poursuit l’idée d’une bombe atomique (même s’il le dément toujours) » .
Je renvoie ici aux publications de Blurr et au livre de McGlinchey qui
montrent que le shah ne pouvait pas renier la signature iranienne et
l’adhésion au TNP, mais il ne pouvait pas supporter non plus l’idée que
l’Iran perdrait son autonomie dans le processus de retraitement de
l’uranium et devrait en confier la tâche à un pays habilité comme dans son
contrat avec Eurodif.

*
Les deux commandes récemment passées pour trois cents F-16 et deux
cent cinquante F-18L étaient devenues problématiques avec l’élection de
Carter. Le shah s’est empressé (fin novembre) de signer un contrat pour
cinq cents véhicules blindés de transport de troupes et un ensemble de
missiles et d’artillerie antiaérienne. Dès le début de la présidence effective
de Carter, l’ambassadeur iranien à Washington rappelle à Zbigniew
Brzezinski, nouveau Conseiller à la sécurité du président, les commandes
confirmées par le président Ford, pour un montant « entre 15 et 50 milliards
de dollars  ». Le chiffre supérieur supposerait que le nucléaire soit
contractualisé et inclus. Le chiffre inférieur supposerait que l’échange (troc)
pétrole contre armement soit confirmé.
Le shah avait peur que la nouvelle présidence porte atteinte à la
politique étrangère de l’Iran et à ses intérêts de sécurité. Carter envoya le
secrétaire d’État Cyrus Vance à Téhéran pour lui expliquer que les contrats
passés (du temps de Ford) seraient honorés, avec cette réserve  : «  Nous
devons développer un meilleur moyen de déterminer les besoins futurs de
l’Iran en matière militaire et comment on pourrait y répondre 382 ». Ce genre
de position paternaliste était le contraire de ce que le shah pouvait accepter,
car lui seul avait jusqu’ici correctement (selon lui) le jugement de
l’opportunité des achats d’armements et il avait même réussi à convertir à
ses vues les derniers présidents.
Les cent quarante F-16 additionnels n’étaient, du point de vue de
Washington, plus à l’ordre du jour, car l’obstacle du Congrès pour les
premiers cent soixante n’était pas encore gagné. Quant aux F-18, l’armée
américaine elle-même les avait jugés inadaptés et avait exclu leur
acquisition, il était donc plus sage que l’Iran y renonce. Et l’autre élément,
l’avion-radar AWACS (Airborne Warning  &  Control System) venait de
sortir des usines. Les décisions finales devaient être discutées lors d’une
invitation officielle à Washington en novembre  1977. Le shah ne fit pas
d’objection aux principes des droits de l’homme, pour autant que la sécurité
de l’Iran n’était pas menacée. Il s’arrangea pour faire libérer des prisonniers
politiques avant d’y être contraint par des remontrances de Washington 383.
La nouvelle philosophie politique démocrate est progressivement
définie par des directives présidentielles (presidential directives). La
treizième directive, émise le 13  mai 1977, au retour de Cyrus Vance de
Téhéran, est absolument incompatible avec les pratiques antérieures que le
shah voulait prolonger. Elle concerne l’exportation des armes
conventionnelles pour tous les pays excepté les membres de l’OTAN, le
Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Pour la sécurité d’Israël, Carter
se contenta de confirmer qu’il honorerait les «  engagements historiques  »
américains (historic responsibilities regarding Israel’s security). L’Iran ni le
CENTO n’étaient mentionnés. Le but était de réduire la prolifération des
armes conventionnelles et de «  promouvoir le respect pour les droits de
l’homme  » dans les pays importateurs. Chaque année le montant total en
dollars des ventes d’armes et des livraisons d’armes au titre du programme
d’assistance militaire (MAP, Military Assistance Program) devaient
diminuer. Les Américains s’abstiendraient dorénavant d’introduire dans une
région des armes d’un type nouveau qui susciteraient le besoin des autres
pays voisins d’acquérir des équipements équivalents. En particulier ils
éviteraient d’exporter des armes qui exigeaient la présence d’un personnel
de maintenance américain pour une longue période 384.
À l’ambassadeur iranien Ardeshir Zâhedi venu lui objecter le peu de
considération pour l’Iran dans cette directive, le secrétaire d’État Vance
répondit en citant le passage où Carter a évoqué les pays amis qui « doivent
dépendre de l’armement le plus moderne pour contrebalancer un
désavantage quantitatif ou qualitatif et maintenir l’équilibre régional » 385.
La question des AWACS, qui entrait précisément dans cette catégorie,
fut notifiée le 7 juillet au Congrès : l’Iran en commandait sept exemplaires,
pour un total de 1,2  milliard de dollars. Toutes les objections furent
soulevées  : le retard iranien pour le respect des droits de l’homme,
l’énormité de la dépense, la nécessité de prévoir un grand nombre
d’Américains en Iran pour assurer la maintenance et former les militaires
iraniens  ; et enfin la question de la stabilité de l’Iran après le shah. Le
gouvernement américain décida de retirer la question de l’ordre du jour du
Sénat à titre temporaire le 28  juillet 1977, afin d’obtenir du shah de
nouvelles garanties pour lever les objections des sénateurs. Le shah trouva
cette demande humiliante et menaça d’annuler sa commande, il l’aurait
remplacée par un avion-radar britannique, le Nimrod. La presse iranienne –
 qui d’ordinaire restait très discrète sur les Américains – signala à la une, le
31  juillet, que l’Iran retirait sa commande de sept avions AWACS.
L’explication donnée par l’Ettelâ’ât (« les informations »), grand journal du
soir, décrivait les fortes dissensions au sein du Congrès, et insistait sur la
volonté de Carter de trouver une solution pour obtenir une majorité
favorable après les vacances parlementaires. La relative liberté de ton
s’explique sans doute par les débuts de l’influence de Carter pour faire
desserrer la censure. L’article ne mentionne jamais cependant que la
question des droits de l’homme bafoués en Iran était un des arguments
avancés par les sénateurs américains  : il insiste sur le danger, évoqué au
Congrès, qu’un avion AWACS tombé entre des mains soviétiques livrerait à
l’URSS de précieux secrets technologiques 386.
Le shah ressentait avec amertume les attaques dirigées contre son
régime dans la presse américaine. Quant à Carter, qui voyait cela avec
détachement, il note laconiquement dans son journal : « Je me moque qu’il
nous les achète ou non (I don’t care whether he buys them from us or
not) 387. » Même avec de nouvelles assurances, les critiques du Congrès se
concentraient sur les droits de l’homme et sur le risque d’interception d’un
appareil par les Soviétiques. L’intervention personnelle du président Carter
était nécessaire pour obtenir l’assentiment des membres du Congrès à
l’achat des AWACS. D’après l’ambassadeur Sullivan, ce débat a dégénéré à
cause de maladresses commises par le nouveau gouvernement dans ses
relations avec le Congrès, et a permis aux parlementaires américains de
répéter des attaques personnelles contre le shah et de dénoncer la violence
388
du régime iranien . Dans ses mémoires, Cyrus Vance écrit :

Le résultat de ce combat pendant tout l’été fut, paradoxalement, d’ébranler


la confiance du shah dans les États-Unis comme allié sûr. Il avait perdu
l’accès libre à l’équipement militaire américain dont il avait joui depuis le
début des années 1970, et il ne supportait pas les critiques de l’opinion
publique 389.

Quand l’ambassadeur Sullivan rejoignit le shah dans sa résidence


estivale de Râmsar pour lui présenter le compromis arrangé par Carter  : il
n’y aurait pas dix avions-radar, mais sept, et légèrement moins équipés en
électronique sensible, «  il fut offensé par la honte de devoir endosser une
dégradation de son niveau pour qu’on l’accepte comme client  ». Sullivan
ajoute : « je pris congé d’un souverain boudant, sur sa terrasse parfumée par
les orangers, dans son pyjama de soie noire dominant le bleu brillant de la
Caspienne 390 ».
Tout devait être clarifié lors du voyage officiel du shah, le 15 novembre.
Le shah avait hâte de rencontrer Carter et la nouvelle administration. La
visite commença mal comme on le verra plus loin.
La révolution iranienne mit fin aux acquisitions envisagées par le shah,
aucun Boeing E-3 Sentry, couramment appelé AWACS ne fut jamais livré à
l’Iran.

Armement et dépendance

Du temps de la guerre froide, la CIA avait regroupé la Grèce, la Turquie


et l’Iran dans une direction unique  : même si les nations et la culture
politique différaient beaucoup, la vulnérabilité à une offensive soviétique
était considérée comme un facteur déterminant. Vers 1976 les bureaux
furent répartis autrement et l’Iran se retrouvait dans une section PGI
(Persian Gulf-Iran), la Grèce et la Turquie étant mises avec l’Europe. Cette
évolution éclaire assez bien d’une part l’importance accrue du pétrole
comme facteur stratégique et d’autre part la montée d’une rivalité entre le
monde arabe (les Émirats) et l’Iran.
La question de l’armement n’est pas anodine. Pourquoi livrer
gratuitement des armes à un pays ami, sinon pour se protéger soi-même
contre un danger dont ce pays ami est le bouclier ? Et pourquoi vendre des
armes à ce pays, sinon pour rentabiliser un secteur de production dont le
contribuable américain voit le coût exorbitant ? Équiper l’armée américaine
devient plus facile dès lors que les frais de recherche et développement sont
partagés.
Pourquoi freiner les achats d’armes d’un pays ami, sinon parce qu’on ne
lui fait pas entièrement confiance  ? Chaque fois qu’un pays de la région
(Égypte, Irak) passe du camp occidental au camp soviétique, la technologie
des armes américaines acquises par ces pays passe aux mains de la
puissance rivale qui peut en copier les innovations, en contrer les effets
dévastateurs. Dans le cas de l’Iran, hormis l’éventualité toujours ouverte
d’un basculement, par exemple suite à un coup d’État ou à la disparition
brutale du souverain, pendant vingt-cinq ans le discours
développementaliste, de Eisenhower à Carter, apportait une dose de
réalisme et de messianisme. Le réalisme, parce qu’on a toujours peur que la
violence sociale, la misère et l’injustice économique conduisent à des
émeutes et mettent tout le système en péril  : il faut donc équilibrer les
budgets, planifier et financer le développement, construire une
infrastructure qui garantisse la satisfaction des besoins essentiels de la
population. Le messianisme parce qu’on travaille pour le bien du pays, on
se préoccupe des êtres humains. Tout, certes, est d’abord décidé à
Washington, en fonction des besoins économiques (pétrole) et stratégiques,
et le discours enrobe la réalité d’une couche bienveillante qui fait oublier
les aspects sordides de la domination.
Ce que cet habillage n’a pas prévu, c’est que le sentiment nationaliste,
la fierté de l’indépendance, existent aussi chez les dirigeants les plus
favorables à l’Occident. La flatterie et la corruption ne viennent pas à bout
de l’obstination du shah quand il insiste pour recevoir non pas des modèles
anciens, mais la dernière technologie, non pas une quantité limitée prévue
simplement pour ralentir une attaque en attendant la véritable contre-attaque
des Américains, mais des formations crédibles, des hommes nombreux et
bien formés, en somme, l’armée d’un pays indépendant et maître de son
destin. Plusieurs facteurs ont permis à l’Iran de faire entendre son point de
vue et d’accéder à une certaine autonomie militaire :
– l’exemple israélien qui jouissait depuis le début des années 1960 d’un
puissant lobby aux États-Unis, faisant oublier l’affaire de Suez ; désormais
ni la présence d’armes nucléaires ni la livraison de missiles Hawk ne
faisaient vraiment barrage.
– la guerre indo-pakistanaise de 1965 et de 1971 au cours de laquelle la
solidarité du CENTO ni l’aide américaine n’ont été disponibles ; le shah en
a tiré immédiatement des leçons.
–  l’hostilité croissante, parallèle à l’amenuisement de la guerre froide,
des pays arabes, Égypte, Irak, Yémen, et une pression grandissante sur le
golfe Persique, zone vitale pour le pétrole.
–  le retrait des Britanniques de l’est de Suez, annoncé trois ans en
avance pour l’année 1971.
–  la guerre du Vietnam dans laquelle l’Iran se solidarisait des
Américains par de courageuses déclarations de soutien et par l’envoi de
contingents symboliques (équipes médicales, logistique)  ; ce n’était pas
directement l’affrontement des deux grandes puissances, tant redouté
pendant la guerre froide, mais un affrontement par pays tiers, précisément
ce que redoute alors l’Iran au Moyen-Orient.
–  et enfin, surtout, l’enrichissement spectaculaire de l’Iran dès les
années 1960, lui permettant de passer du statut de pays assisté à celui de
pays librement endetté et solvable, donc maître de ses décisions.
L’ancien ambassadeur américain à Téhéran Meyer écrit :
Au milieu des années 1970, la moitié des revenus de l’État venait du
pétrole. En 1970, ils atteignaient un milliard de dollars, les deux tiers du
financement du Quatrième plan iranien.

[…]
L’histoire semble montrer que notre diplomatie tranquille de l’époque
Johnson a trop bien réussi. Après la politique de redressement dans les
années Kennedy, la politique américaine est passée sous l’administration
Nixon à un soutien inconditionnel. En 1972, Nixon lui-même, dans une
note en marge d’un rapport du NSC, donnait la consigne qu’il n’y ait pas de
réévaluations des demandes d’armement présentées par le shah. Le résultat
fut le gonflement des fournitures d’équipement militaire jusqu’à trente fois,
passant de 100  millions de dollars par an dans la période 1965-69 à
3  milliards dans les années 1970. À Téhéran, une mégalomanie se
développa et les ministres de Sa Majesté devenaient de plus en plus
flagorneurs 391.

Que le shah n’ait pu anticiper l’effondrement, aveuglé qu’il était par son
pouvoir et par les flatteries de ses courtisans comme de ses «  alliés  »
américains, c’est compréhensible. Mais comment les États-Unis ont-ils
poussé leur avantage si loin sans s’inquiéter qu’un tel échafaudage reposait
principalement sur la présence d’un homme et un seul à la tête de l’État
iranien ?
Le résultat militaire pour l’Iran est assez mitigé  : certes, quand l’Irak
attaqua en septembre  1980, la République islamique pouvait compter sur
une aviation bien équipée avec d’excellents pilotes (la majorité étaient
restés). Mais seuls les Américains avaient l’inventaire des stocks de pièces
détachées accumulés dans les hangars. La diversification limitée des
acquisitions a permis d’harmoniser l’adaptation des militaires, mais les a
paralysés après la rupture.
On s’est posé la question de l’élément déterminant dans la décision de
donner carte blanche au shah pour ses achats d’armes aux États-Unis : est-
ce une décision du président Nixon qui voyait dans ce souverain un allié
fidèle et sûr auquel il fallait faire entièrement confiance pour régler les
conflits locaux, ou bien une opération bien préparée du shah pour obtenir de
ce politicien ami ce qu’aucun autre président n’aurait voulu lui accorder
auparavant  ? Dans les deux cas, ce sont deux individus (auxquels il faut
certes ajouter Kissinger) qui ont agi en dehors de tout contrôle
parlementaire, et sans le contrôle d’aucun contre-pouvoir, ni la presse, ni le
système constitutionnel, ni même d’un gouvernement ayant le soutien d’un
Parlement 392.

Les Américains et le shah, Démocrates et Républicains

Qui était donc Mohammad-Rezâ Pahlavi pour les Américains ? On peut


en avoir une idée en voyant les portraits qu’en ont faits, pour l’usage interne
des diplomates postés à Téhéran, les spécialistes de l’Iran chargés de
conseiller les décideurs et les diplomates ; ces rapports internes ne devaient
pas être connus à l’extérieur, ce qui exclut les réserves de courtoisie ou
d’opportunité. Le but était d’évaluer correctement l’interlocuteur sur lequel
reposaient les décisions politiques, militaires et économiques principales.
En 1951, John H.  Stutesman, attaché à l’ambassade américaine, a
préparé un portrait du shah et six ans plus tard, un de ses successeurs à
Téhéran, Thomas A.  Cassily, a repris et actualisé son texte dont les
événements avaient montré la pertinence 393.
Depuis le coup d’État de 1953, dit le rapport, le shah n’a fait que gagner
en confiance en lui-même. En s’enfuyant vers Bagdad et Rome, il eut
l’impression que son départ était accepté comme l’avait été en 1941 celui
de son père, par un mélange d’indifférence et d’insatisfaction. La
nomination du général Zâhedi a été douloureuse, le shah s’en méfiant en
permanence, mais il fut remplacé en 1955 par un ami proche du souverain,
Hoseyn Alâ, aussi malléable politiquement que Mosaddeq était fermé à tout
accommodement, et le shah est, de fait, devenu son propre chef de
gouvernement. La stature internationale du shah s’est imposée dans les
chancelleries quand, après avoir adhéré –  à contrecœur  – au pacte de
Bagdad, le souverain iranien est allé à Moscou et a clairement assumé
auprès des Soviétiques sa participation à l’alliance pro-américaine  : il
affirme clairement que l’Iran ne peut pas assurer son indépendance sans une
solide alliance extérieure, et cette alliance est dans le camp occidental. Le
renvoi, en 1955, d’Ernest Perron, un personnage trouble qui s’était non
seulement interposé dans la relation amoureuse du shah avec Sorayâ, mais
avait voulu intervenir dans le retour du Royaume-Uni sur le secteur
pétrolier iranien, marque également le changement profond du shah  : le
rapport américain s’abstient de relever le lien souvent dénoncé de Perron
avec les Britanniques, il sous-entend clairement que l’alliance américaine
était incompatible avec l’ingérence de ce personnage dans les décisions du
394
souverain .
Cassily constate qu’en 1957 le shah consulte moins souvent des
interlocuteurs, tel l’ambassadeur américain, et se montre plus autonome,
plus sûr de lui dans ses décisions… Il reçoit beaucoup de visiteurs chaque
jour et les écoute attentivement, mais apparemment aucune note, aucun
rapport n’est rédigé après ces visites. Quand le shah prend ensuite une
décision, il cherche à donner l’impression que ses interlocuteurs ont
confirmé le projet qu’il avait lui-même élaboré et présenté pour recueillir
leur avis. Il joue avec un conseiller contre un autre, les mettant en rivalité.
Le seul qui ait le courage de dire non, qui soit inspiré par une véritable
idéologie progressiste que le rapport américain qualifie d’«  occidentale  »,
est Abo’l-Hasan Ebtehâj, un économiste qui dirige l’Organisation du Plan.
Par ailleurs, la majorité des interlocuteurs iraniens du shah sont des
flagorneurs et il est difficile au souverain de savoir la réalité. «  On peut
douter, écrit Cassily en 1957, de la réelle conscience que le shah peut avoir
de l’insatisfaction croissante partout dans le pays. On dit qu’il croit que
l’Organisation du Plan est un succès réel. Il est quasiment impossible pour
le shah de briser le mur qui l’isole et de comprendre par lui-même ce qui se
passe réellement en Iran 395. »
Incapable d’assumer un oui ou un non franc, le shah s’habitue à
louvoyer, il change d’avis en faisant annoncer le changement par l’un de ses
proches pour éviter de se contredire clairement lui-même, commente encore
396
Cassily .
Les diplomates américains constatent les réactions extrêmes suscitées
par le shah. Habituellement, il est l’objet d’une flagornerie délirante, dont il
semble tirer une grande satisfaction. Mais il a également traversé des
périodes de désespoir, comme lors de son bref exil à Rome, en août 1953,
quand il a constaté qu’aucun Iranien n’était venu le soutenir. Ses crises de
dépression ont même fait penser qu’il était susceptible de démissionner
brutalement. Arrêté plusieurs fois dans ses crises, et sauvé de situations
difficiles, il attribue volontiers son salut à des causes surnaturelles et se
tourne vers la piété. Perron, qui était un catholique pieux (et homosexuel),
poussait son ami Mohammad-Rezâ vers le mysticisme  : il faisait
annuellement un pèlerinage au tombeau de l’imam Rezâ à Mashhad. «  Le
roi, écrit Cassily, semble avoir une croyance quasi messianique que Dieu l’a
destiné à diriger son peuple vers un grand avenir 397.  » Cette conviction le
conduit à gouverner lui-même le pays au lieu de s’en tenir, comme
Mosaddeq ou plus tard Amini l’y poussaient, à un rôle plus constitutionnel
de représentation et de garantie de continuité, laissant le pouvoir à son
gouvernement sous le contrôle du Parlement. Les Américains ont plusieurs
fois, et notamment en 1961, poussé le shah dans cette direction, en vain. Un
homme politique fort, mais dénué de soutien populaire, comme Ebtehâj, ne
lui faisait pas peur. Mais un chef puissant, surtout si c’est un militaire,
comme le général Zâhedi ou le général Bakhtyâr, lui faisait peur. Il voyait
en lui un rival susceptible de faire ce que Rezâ Khân, son père, a fait avec
Seyyed Ziâ et plus tard avec Ahmad Shâh, l’évincer sans lui laisser aucun
recours. Mosaddeq était la bête noire du shah parce qu’il venait de
l’aristocratie qâjâr et qu’il galvanisait les foules. Cassily reprend la formule
déjà présente en 1951 dans le portrait du shah de John H. Stutesman :

Malheureusement, le shah est convaincu qu’une monarchie est solide tant


que son gouvernement est faible. Ses bonnes intentions sombrent dans cette
croyance. Nous trouvons donc un shah qui, par patriotisme, empêche le
progrès de son peuple. Ceux qui veulent aider l’Iran doivent se confronter à
cette politique et à cette crainte.
[Le résultat est un grand mépris pour les règles du parlementarisme
constitutionnel  :] il utilise la Constitution comme un instrument pratique
398
pour arriver à ses fins ou comme une béquille s’il préfère l’inaction .

Refusant d’avoir un ministre des Finances rigoureux, le shah gère son


pays avec la perspective qu’il obtiendra toujours une aide américaine pour
boucler son budget. Cette mauvaise habitude dénoncée par Cassily en 1957
va laisser la place plus tard à l’arrogance d’un souverain qui, grâce aux
revenus pétroliers, n’aura plus besoin de subsides et pourra acquérir en
grande quantité, comme on l’a vu, tous les armements dont il pense avoir
besoin 399.
Mohammad-Rezâ Shâh s’est pris au jeu de la représentation
internationale en multipliant les voyages à l’étranger, en Europe, en Asie et
au Moyen-Orient. Au cours de ces tournées, les biographes de l’ambassade
américaine montrent que le shah rend formellement hommage aux principes
démocratiques, mais constatent que, dans la réalité, tout est contrôlé par lui,
à commencer par les élections : il ne veut à aucun prix se retrouver dans la
situation de 1952 quand des élections libres avaient donné une majorité
favorable au gouvernement Mosaddeq, un véritable cauchemar pour lui.
Le portrait dressé en 1951 par John H.  Stutesman montre que le shah
« recherche sincèrement des réformes économiques et un progrès social ».
Un des marqueurs de ces réformes, qui deviendra le pivot de la Révolution
blanche de 1963, est la réforme agraire dont la première étape fut la vente
d’une partie des domaines royaux, les terres acquises –  le plus souvent
spoliées  – par son père. Cette vente aux paysans, qui n’avait rien d’une
distribution, choquait les diplomates américains qui relèvent avec ironie que
le shah se présente comme un souverain généreux et progressiste et qu’il
dénonce par le même discours les « deux cents familles » de latifundiaires
réactionnaires pour leur action de lobbying au Parlement qui font obstacle à
toutes ses réformes progressistes 400.
Ce shah despote était-il au moins un bon chef pour son armée  ? Le
rapport de 1951 en doutait, rappelant l’amère expérience de son père 401. En
septembre 1941, Rezâ Shâh croyait pouvoir s’appuyer efficacement sur des
officiers… qui l’ont abandonné lâchement au moment où il aurait vraiment
eu besoin d’eux. En tout cas Mohammad-Rezâ Shâh est passionné de la
chose militaire et une de ses activités favorites, souvent relevée dans les
rapports américains, consiste à feuilleter les catalogues des derniers
modèles d’avions, de tanks, de missiles et de lance-torpilles. C’est lui aussi,
et nul autre, comme il l’a rappelé à Zâhedi à son retour de Rome en 1953,
qui décide de la promotion des officiers supérieurs et de leur affectation.
Malgré la méfiance qu’il avait pour sa propre armée, le shah constata
avec satisfaction que lors du coup d’État contre Mosaddeq, il pouvait
compter sur elle, ce que le rapport américain de John H.  Stutesman ne
laissait pas prévoir en 1951 402. C’est donc sur l’armée qu’il se repose en
priorité pour conserver son pouvoir malgré les faiblesses dont il est lui-
même conscient. En 1957, Cassily écrit :

Sa Majesté se rend compte de la corruption et du népotisme dans son


armée, mais il n’est pas prêt à prendre les mesures nécessaires pour la
réformer. On estime avec une forte probabilité que jusqu’à un tiers des
officiers de l’armée de terre, de la marine et des forces aériennes sont
absents de leur poste sans permission chaque jour, et cette situation a été
portée à l’attention du shah. Mais Sa Majesté est si désireuse de ne rien
faire qui porterait préjudice aux cliques d’officiers et risquerait de retourner
l’armée contre elle qu’elle préfère ignorer même les abus de pouvoir les
plus flagrants.
Non seulement le shah pense qu’il est un soldat supérieur, mais les autorités
militaires américaines rapportent qu’il a vraiment une bonne
compréhension de la stratégie. En cas d’invasion, il sera vraisemblablement
celui qui prendra personnellement le commandement des forces armées.
Cependant, quand on considère son manque de vigueur (his lack of
forcefulness), on peut douter que le roi se révèle vraiment un atout militaire
s’il n’est pas soutenu par un officier solide 403.

Un des points de divergence entre le shah et les experts du Pentagone


est le danger qui menace le golfe Persique où passe plus de la moitié des
hydrocarbures du monde industrialisé capitaliste  : en décrivant à ses
interlocuteurs une stratégie soviétique pour bloquer ces exportations, il se
présente comme le garant de la sécurité des Occidentaux, à condition bien
sûr qu’on lui fournisse tous les armements dont il dit avoir besoin. Au
moment où, après l’assassinat de Kennedy, la politique extérieure des États-
Unis est une nouvelle fois remise en cause, les experts réunis au
département d’État à Washington réagissent avec ironie aux exigences
iraniennes :

Le shah est un anxieux de nature et on dit qu’il a des crises de mélancolie.


Une part de son anxiété est réelle et une autre part a pour but de nous lui
404
faire donner des destroyers, des stations de radars et des lance-torpilles .
Un expert de la CIA chargé pendant trente ans (1950-80) d’analyser les
informations concernant l’Iran, Earnest R.  Oney, reprend, en
décembre  1975, un portrait du shah dans le cadre d’un panorama assez
complet des élites iraniennes, de la famille royale, du personnel politique,
militaire, religieux. Son rapport, rédigé pour circuler seulement parmi les
diplomates en poste à Téhéran, a été retrouvé par les «  Étudiants
musulmans suivant la ligne de l’imam » et publié parmi les « documents du
nid d’espions ». On peut donc légitimement y voir un reflet de ce que les
décideurs américains savaient et pensaient du shah et de son appareil de
pouvoir quelques années avant la révolution et sans aucun filtre de
bienséance ou d’opportunité politique. Du reste, dans les publications
officielles des archives américaines sur la politique étrangère les dix
405
premières pages du rapport, légèrement caviardées, figurent à l’identique .
Oney commence par relever le conflit, parmi les élites iraniennes, entre
la culture ancienne qui reste vivante et l’influence de l’Occident, de plus en
plus sensible dans l’éducation moderne.

Le bureaucrate iranien occidentalisé, rentré chez lui après son travail, se


trouve confronté à une institution bien plus ancienne que la Business School
de Harvard (p. 9).
[…]
À la tête de la structure de l’élite se trouve le shah, autant par sa position
comme monarque que par son pouvoir personnel. La tradition iranienne
séculaire de la royauté est plus forte que toute dynastie ou que tout chef
politique individuel. L’Iran sans un monarque pour gouverner et protéger la
nation contre des ennemis extérieurs serait pour la plupart des Iraniens une
contradiction dans les termes. L’acceptation du monarque va cependant de
pair avec la disposition à entériner l’élimination d’un shah [Rezâ Shâh] qui
était incapable de se défendre ou de défendre la nation. [… Le souverain
actuel], fils anxieux (insecure) d’un père tyrannique et dominateur, s’est
remarquablement transformé après son avènement. Pendant un tiers de son
règne, il a été dominé par les autres et frustré par son manque de pouvoir
pour mettre en pratique ses décisions. Pour le deuxième tiers, il s’est engagé
dans un combat réussi pour établir sa domination. Pour le dernier tiers, il est
clairement au pouvoir et il est si fort que sa parole a force de loi (pp. 9-10).

Ce que Oney décrit de la famille Pahlavi et de la cour de Téhéran est


très cru : la princesse Ashraf, jumelle du shah, représentant bien une famille
licencieuse et financièrement corrompue, est «  possédée par une nature
avide et des tendances nymphomanes  » (pp.  10 et 64  sq.). Toutefois, le
mariage du shah avec Farah en 1959 a donné une tonalité plus saine, la
reine, dit Oney, secondant le shah dans ses réformes sociales et
économiques. L’entourage rapproché du shah est essentiel pour cet homme
qui se méfie de tout le monde  ; Oney distingue ici Asadollâh Alam,
«  proche du shah depuis quarante ans, issu d’une ancienne famille
d’aristocrates », et le général Fardust, « un ami de cinquante ans » issu de
milieu modeste. Le journal intime d’Alam, dissimulé pendant des années et
préservé dans une banque en Suisse, décrit crûment la vie quotidienne du
shah. Quant à Fardust, dont nous avons déjà vu ici le ralliement à la
République islamique, il a livré au nouveau régime un portrait sans fard de
la dictature de celui qu’il avait servi si longtemps… « Le shah est seul, écrit
Oney […] Il cherche à s’informer, il ne cherche pas à être conseillé et peu,
en Iran, se risqueraient à le conseiller. Il décide, les autres exécutent  »
(p. 10). Le destin de Alam, mort de cancer peu avant la révolution et celui
de Fardust qui se mit au service de la République illustrent bien la solitude
du souverain au moment où il aurait eu le plus besoin d’un homme de
confiance…
Parmi les failles du régime iranien, Oney relève le grand nombre de
diplômés qui refusent de travailler pour un système qu’ils condamnent ou
qui en font le moins possible. Le premier ministre Hoveydâ, le premier à
durer aussi longtemps, doit son succès à des qualités négatives : capacité à
manipuler le jeu politique et à neutraliser ceux qui voudraient accéder à son
poste, habileté pour ne jamais contredire les désirs du shah, capacité à jouer
les seconds violons derrière le shah (ability to play second fiddle to the
Shah). Dans le terme fiddle utilisé par Oney, il y a aussi l’idée de
« magouille », de « dissimulation ». (On a vu plus haut comment le ministre
de la cour, Alam, qualifiait Hoveydâ en 1972, le méprisant pour sa servilité
envers Kissinger et les Américains en général  ; Hoveydâ n’avait pas
participé aux discussions avec Nixon.)
Le système parlementaire est décrit par Oney comme entièrement
manipulé par le shah. Quand les députés, alors majoritairement issus de la
classe latifundiaire, s’opposaient à la réforme agraire, le Parlement fut
suspendu. Et quand le nouveau Parlement fut réuni, avec des élus
soigneusement choisis par le shah, l’approbation des réformes était
automatique (p. 12).
Les professions libérales (médecins, juristes, enseignants, artistes et
intellectuels) ainsi que les bureaucrates en tout genre, formés par des
institutions modernes, n’adhèrent ni à la vision du monde traditionnelle de
type féodal, ni à l’islam, ni à l’idéologie de modernisation autoritaire du
shah. Il n’est cependant pas sûr qu’ils forment une classe homogène et se
constituent en force politique. Il y a bien en Iran des groupes résolus à
«  détruire le shah et son système  » par la violence, mais, dit Oney, ils ne
mettent pas le régime en question. Oney cite ici les Mojâhedin-e khalq,
mélange de religieux et de communistes ayant dominé leur mutuelle
antipathie pour s’en prendre au régime (p.  14). Cette définition simpliste
d’Oney est loin de couvrir la réalité des groupes de guérilla qui ont émergé
dans les dix années avant la révolution.
Concernant le clergé, Oney, en décembre  1975, décrit deux tendances
contradictoires  : la peur des grands désordres sociaux et la défiance par
rapport au shah.
Le clergé n’aimerait pas l’élimination de la monarchie, mais serait heureux
du départ du shah actuel. Pour lui, écrit-il dans son rapport, un pouvoir laïc
(a secular government) serait aussi dangereux que le shah actuel, mais aux
yeux des chefs religieux, Mohammad-Rezâ a trahi un élément important de
son rôle, la protection de l’islam. De plus, la génération actuelle de guides
religieux semble convaincue que le shah, comme son père avant lui, est
déterminé à détruire l’islam en Iran (p. 15).

Oney passe (involontairement  ?) sous silence plusieurs changements


importants qui ont troublé les religieux. Depuis les célébrations tapageuses
de Persépolis (octobre  1971), l’insistance du shah sur les références
préislamiques, considérées comme païennes par les musulmans, le
changement de référence du calendrier dont le comput, à partir de 1975,
était artificiellement calculé non plus depuis l’hégire mais depuis la
prétendue fondation de l’Empire perse par Cyrus, et même le projet de
déplacer le jour de congé hebdomadaire du vendredi au dimanche pour
faciliter les transactions commerciales avec l’Occident… étaient reçus
comme des attaques contre les piliers musulmans de la culture iranienne.
Revenant plus loin sur les rapports du shah à la religion, il remarque
qu’à la différence de Rezâ Shâh qui ne manifestait jamais de sentiments
religieux en public, le deuxième Pahlavi va régulièrement en pèlerinage à
Mashhad et fait des dons substantiels aux grands sanctuaires, à La Mecque
et aux mausolées des Imams. « Mais il considère que la religion doit œuvrer
pour promouvoir ses réformes (à lui), et rejette farouchement, comme son
père, les prétentions cléricales à exercer le pouvoir temporel » (p. 51).
Grâce à ce rapport confidentiel publié en février 1976 dans leur cercle
restreint, les diplomates américains étaient donc avertis de l’hostilité féroce
que le clergé éprouvait à l’égard du shah. Les clercs l’attaquaient dans leurs
sermons et chaque année, lors des célébrations du martyre de l’imam
Hoseyn (pendant le mois de moharram), ils vilipendaient les Omeyyades et,
à travers eux, les auditeurs comprenaient immédiatement qu’ils
condamnaient le shah et son gouvernement qui, pensaient-ils, étaient
soutenus par les États-Unis et Israël, deux États ayant décidé d’éradiquer
l’islam, et par les bahâ’is, une religion impie née au XIXe  siècle et
condamnée par les théologiens (p. 53).
Oney estime qu’il y a environ 100  000 clercs, dont 10  % seulement
dépendent des subsides de l’État. Le reste reçoit les dons des fidèles et les
revenus des fondations de mainmorte. Le revenu annuel du clergé atteint
environ 300 millions de dollars, dont une part importante est distribuée aux
clercs, étudiants en théologie et prédicateurs occasionnels, une autre part
aux œuvres charitables. La moitié du clergé, économiquement indépendant
de l’État, est en opposition frontale avec le gouvernement. Environ 40  %
seraient apolitiques, prudemment en retrait de toute déclaration politique.
Dans l’ensemble, le clergé semble le secteur de la société iranienne qui s’est
le moins incliné devant le shah (p. 52).
Les religieux shi’ites ont la capacité de s’adapter avec plus ou moins de
succès à la société même dominée par un pouvoir impie, mais les dirigeants
politiques, trop laïcisés (secularized), ne ressentent aucun besoin d’infléchir
leurs réformes pour complaire aux décrets religieux (p.  52). Oney décrit
assez finement les différentes tendances du shi’isme iranien contemporain,
allant des fonctionnaires qui enseignent la religion dans les écoles et lycées
aux militants violents nostalgiques des Fedâ’iân-e eslâm, un groupe de
militants islamistes radicaux qui ont commis de nombreux attentats entre
1942 et 1956. Oney confond cependant les différentes orientations de
l’islam politique et présente les Mojâhedin comme suppôts de Khomeyni
(exilé en Irak) et guidés en Iran par l’ingénieur Mahdi Bâzargân (p. 54).
Le shah manifestait ouvertement son adhésion à l’islam shi’ite. Par
contre, la majorité des théologiens iraniens étaient partisans du « silence »
(c’est-à-dire de la taqiya ou « dissimulation mentale ») pour ne pas affronter
directement le pouvoir politique, ce que, à la suite de Nikki Keddie, on
appelle le « quiétisme ». Alors, il ne devrait pas y avoir de conflit entre le
shah et les ulémas. Eh bien, Oney, au contraire, pense qu’il y a là deux
puissances foncièrement antagonistes.

Il semble qu’il y ait peu de chance qu’une trêve s’installe entre le régime et
la communauté religieuse. Ceux parmi les clercs qui suivent une politique
de silence –  et ils sont probablement la majorité  – ne semblent pas être
désireux ni capables de dissuader les Mojâhédines [du peuple] d’avoir
recours à la violence. Et même si les forces de l’ordre balayaient
entièrement les Mojâhédines, l’opposition religieuse resterait, bien que
moins violente. Le caractère laïc (secularism) du gouvernement et le
conservatisme religieux du clergé semblent irréconciliables et il n’y a aucun
esprit de conciliation (accommodation) d’un côté ni de l’autre (p. 55).

Cette question des rapports de l’État à la religion concerne directement


les Américains : Oney redoute l’utilisation de la xénophobie par le clergé,
une dérive populiste qui n’a rien à voir avec les traditions d’hospitalité
individuelle qui subsistent pleinement. Il est facile de remuer les sentiments
hostiles aux étrangers dans les foules et de mêler ce rejet à des sentiments
religieux. Les Soviétiques, toujours selon Oney, tentent d’exciter les clercs
shi’ites contre les Américains qu’ils accusent de répandre la pornographie
dans la société iranienne. Le mal vient de l’extérieur, on peut le désigner
facilement pour réveiller ce qu’il y avait de pire dans le nationalisme de
l’époque de Mosaddeq. Et cette fois la cible serait l’Amérique (p. 55).
Je me suis arrêté sur ces notations très lucides du rapport d’Oney pour
montrer que les Américains avaient un pressentiment de ce qui allait se
passer : en 1975, ils connaissaient la force de l’opposition cléricale, mais en
la ramenant systématiquement à des forces hostiles déjà connues et contre
lesquelles ils pensaient être bien défendus (le nationalisme, l’influence
soviétique), ils s’épargnaient l’effort d’ouvrir les yeux sur les nouveaux
débats à l’œuvre dans la société iranienne. Du reste, Oney ne parle jamais
des idées de Khomeyni, de son fameux discours de 1964 qui s’apparente à
ses yeux au nationalisme – et tout est dit. Et surtout il ne parle jamais des
nouveaux intellectuels musulmans qui mobilisent les jeunes Iraniens et que
même la SAVAK, à l’occasion, utilise pour combattre le «  danger  »
communiste. Jamais de Shariati par exemple. Cette nouvelle idéologie
islamique avait un dynamisme plus corrosif, car elle présentait un islam
décléricalisé, modernisé, ouvert sur les luttes internationales, sur la question
palestinienne et, au-delà, sur la question de l’hégémonie occidentale, de
l’impérialisme américain.
Oney décrit ensuite les milieux émergents d’une élite formant déjà les
prémices d’une classe moyenne modernisatrice (a new modernizing middle
class, p. 56) dont on a vu que les Américains guettaient la naissance pour en
faire le socle de leur influence politique, économique et culturelle. Il passe
en revue tous les membres de la famille Pahlavi et ne retient aucune qualité
éminente qui compenserait la corruption active et passive dont ils font leur
occupation principale. Pour un Américain (forcément imbu d’un certain
puritanisme de façade), ces histoires ne peuvent que ternir le prestige de la
famille impériale. Le prince héritier, 15  ans au moment où le rapport est
écrit, ne mérite pas des éloges prometteurs  : «  On dit qu’il est un élève
médiocre, de capacité moyenne. Les échos médiatiques n’aident pas à juger
la valeur du prince héritier. Il est décrit comme “magnanime”, “généreux”,
“protecteur des faibles”, “toujours obéissant” et “possédant une intelligence
remarquable”, que des vertus, mais ce ne sont que des mots qui souffrent
des hyperboles obligatoires quand la presse iranienne parle de la famille
royale. » (p. 73). Il a été annoncé que le prince Rezâ ferait toutes ses études
en Iran, une manière d’affirmer officiellement la haute valeur du système
d’enseignement local. Mais il n’a jamais été et ne quittera sans doute jamais
des institutions privées créées pour lui à la Cour, pour des raisons de
sécurité.
L’opinion du shah sur le potentiel de son fils n’est pas connue. Mohammad-
Rezâ [Shâh] a pris soin de ne pas prédire trop de choses pour son
successeur. « Un roi du futur sera capable de faire beaucoup de bien s’il le
veut. Par ailleurs nous arrangeons les choses pour qu’il ne fasse aucun
mal. » Le prince serait capable de gouverner comme il l’a fait lui-même s’il
est un “grand homme”, et on verra. « S’il devient un “grand homme”, il sera
accepté comme un père, mais un père comme autrefois –  dans notre
enfance, auquel on obéissait. Si le prince héritier devient une personne
ordinaire, il découvrira que son père a construit un système de pouvoir qui
lui permettra de gouverner d’une manière moins complètement
monarchique 406. »

Pour achever ses grandes réformes, le shah, âgé de 56 ans au moment


où Oney écrit son rapport, ne disposait pas forcément d’une longue période
et devait prévoir que l’héritier du trône continuerait le même programme.
Oney, en particulier, ne savait rien à l’époque de la maladie du shah, sur
laquelle je reviendrai plus loin. Le shah se défiait-il de son successeur
potentiel ? Le volume des « documents du nid d’espions » qui a publié le
rapport d’Oney s’arrête de manière un peu abrupte avec une liste de fiches
biographiques. Il est prolongé, avec pagination continue, par une note plus
récente, écrite en février  1977 (au tout début de la présidence Carter) en
caractères dactylographiés, qui pourrait être de John D. Stempel, conseiller
politique à l’ambassade de Téhéran de 1975 à 1979. On y lit notamment
ceci, qui commence par une tautologie :

Les intérêts américains consistent à maintenir des relations étroites avec


l’Iran pour encourager les éléments modernisateurs qui soutiennent les
politiques généralement favorables aux intérêts américains (sic). Comme les
tensions intérieures augmentent, cela va demander une finesse diplomatique
substantielle, de la résilience (forebearance) pour affronter l’hostilité
occasionnelle, et une volonté de parler franchement et honnêtement pour
désamorcer les problèmes avant qu’ils perturbent tout. Tout en
reconnaissant que le shah est vraiment la force dominatrice de l’Iran
moderne, nous devons maintenir et augmenter nos ponts pour communiquer
avec d’autres groupes de la société iranienne afin de prendre mieux
conscience des tendances et des forces qui vont dominer la course au
pouvoir en Iran après le shah (p. 90).

La préoccupation de l’avenir devient donc plus concrète, au point


d’enfreindre l’interdiction du shah aux diplomates étrangers d’avoir les
moindres contacts avec les milieux non gouvernementaux, et surtout avec
les opposants. Oser penser l’avenir sans Mohammad-Rezâ Shâh est pire
encore. L’expression «  jockeying for power in post-Shah Iran  » laissant
entendre qu’aucune solution préétablie pour maintenir la dynastie Pahlavi
n’est totalement acceptée.
Les forces d’opposition brièvement décrites par ce rapport de
février  1977 sont réduites au «  clergé musulman fanatique  » et à deux
«  groupes terroristes  ». On voit donc où va la préférence du rapport…
Passons sur les terroristes, les Mojâhédines du peuple (Mojâhedin-e khalq)
et les Dévoués du peuple (Fedâ’iân-e khalq), deux groupes dont les
connexions extérieures donnent immédiatement, d’après ce rapport
américain, le degré de crédibilité  : le Libyen Qaddafi et le FPLP du
Palestinien Georges Habache. Le paragraphe décrivant les futurs leaders
iraniens montre à quel point les Américains étaient loin de comprendre où
allait l’Iran.

À droite, le clergé musulman fanatique constitue une force d’opposition


sous-jacente qui n’a plus aucune influence politique majeure, mais qui
garde assez de partisans pour ralentir beaucoup de programmes
gouvernementaux, [des programmes] qui, du point de vue [de ces clercs],
e
dévient des normes [définies sous] la dynastie safavide du XVII   siècle.
Pendant les dix dernières années, ces forces ont mené un combat perdu
d’arrière-garde contre la montée progressive du développement économique
occidentalisé (secular). Si des événements imprévus (comme la mort du
shah, un désastre militaire ou une récession grave) conduisaient d’autres
catégories de la population à défier le gouvernement, le clergé musulman
pourrait sans aucun doute attirer des partisans en nombre modeste, ou peut-
être, en fonction des questions en jeu, plus substantiel. Comme les États-
Unis sont étroitement associés dans leur esprit avec le régime réformateur
du shah, et que le clergé s’est toujours opposé à l’influence étrangère, les
États-Unis deviendraient l’objet d’attaques politiques dures dans
407
l’éventualité d’un nationalisme religieux resurgi .

Le texte d’Oney, destiné à préparer les diplomates iraniens à


comprendre le pays dans lequel ils auraient à travailler, passe ensuite à la
description concrète de différentes catégories d’élites. Concernant les
orientations politiques du shah, il les décrit vacillant entre les principes
démocratiques acquis à l’école du Rosey en Suisse, une période de son
éducation pendant laquelle le jeune Mohammad-Rezâ a appris le
vocabulaire de la modernité politique, et l’exemple ou les leçons reçues de
son père Rezâ Shâh, qui n’hésitait pas à utiliser au contraire la répression et
la contrainte physique pour imposer ses vues et ses réformes. Pour travailler
avec lui, dit l’expert de la CIA, l’expérience des premières années du shah a
montré qu’ «  un premier ministre assez faible pour ne représenter aucun
danger pour le trône était incapable d’éperonner une bureaucratie
léthargique ; un premier ministre assez fort pour s’attaquer aux problèmes
de l’Iran semblait considérer que le shah était le premier bastion qu’il fallait
soumettre » (p. 25).
Dans les pays démocratiques, le renouvellement des élites politiques
passe en grande partie par les élections. En Iran, dit Oney, les élections ont
presque toujours été manipulées. «  Elles ont de fait conduit à nommer au
Parlement des représentants des intérêts dominants de chaque
circonscription, mais certainement pas des représentants de la population
qui en aucune manière n’aurait la capacité ni l’organisation nécessaire pour
exprimer ses intérêts. En 1963 la Cour, en la personne du shah, a émergé
comme le centre de pouvoir dominant et non comme l’un parmi d’autres »
(p.  46). Le Parlement élu ainsi n’est qu’une chambre d’enregistrement (a
rubber stamp) pour le shah.
En ce qui concerne l’armée, Oney s’étend sur les tensions entre les
prérogatives défendues jalousement par le shah qui désire tout contrôler et
qui surveille de près les avancements, et les ambitions potentielles dans un
secteur central à l’intérieur comme à l’extérieur (il y a environ 460  000
soldats et 300 généraux). Il relève le bon niveau général, un grand nombre
d’officiers ayant séjourné dans les écoles militaires américaines (les pilotes
notamment) et françaises.

À la différence de beaucoup de pays en voie de développement, en Iran les


militaires ne sont pas les détenteurs exclusifs de la modernité, de l’expertise
en gestion et des relations avec l’étranger. C’est pourquoi les officiers ont
moins tendance à développer le sentiment collectif que seuls les militaires
pourraient “sauver le pays”. Tout successeur au shah aura besoin du soutien
de l’armée, mais les militaires ne semblent pas devoir jouer un rôle
politique tant que le shah est vivant (p. 51).

Les experts américains s’interrogent sur l’opportunité de soutenir le


shah en faisant abstraction de tout courant politique, en ne considérant pas
la nécessité d’une solution de succession en cas d’accident. Ils ont compris
que les solutions alternatives (Qavâm, Mosaddeq, Zâhedi, Teymur
Bakhtyâr, Amini…) n’offraient aucune stabilité ni aucune ouverture. Seul le
shah incarnait une ligne de continuité fiable. Comme l’exprime, après la
révolution et en tentant d’évaluer l’aveuglement de son gouvernement, un
expert de la CIA, « … l’ambassade, lentement – j’insiste sur “lentement” –,
est arrivée à la conclusion que le shah était le seul élément stable avec
lequel ils pouvaient traiter, car les gouvernements et les premiers ministres
venaient et partaient sans qu’il y ait eu jamais personne avec qui on aurait
408
pu parler de manière constructive  ».
On pourrait ajouter ici des considérations de sociologie politique sur ce
qu’un chercheur a appelé le «  sultanisme  » de Mohammad-Rezâ Shâh, sa
hâte d’utiliser son pouvoir immense et non partagé pour introduire des
réformes modernes non comprises, qui faisaient l’admiration de ses
observateurs américains, mais suscitaient l’incompréhension totale de ses
concitoyens. Avec son parrainage de la modernisation sociale, il sous-
estimait la logique traditionnelle selon laquelle le pouvoir autocratique était
fondé et créait un modèle sociopolitique hybride qui ne satisfaisait ni les
409
partisans de la tradition ni les réformistes .
Le rapport d’Oney sur les élites n’était pas le seul signal donné aux
décideurs de la politique étrangère américaine montrant la fragilité de la
construction politique iranienne. Je remarque une certaine continuité entre
la tendance, sous la présidence du républicain Gerald Ford, à alerter
Washington sur la question des droits de l’homme et l’obsession des critères
de liberté dans la campagne présidentielle (1976) et l’action politique du
démocrate Jimmy Carter. En janvier  1975, un rapport (d’Oney  ?) publié
dans les documents trouvés à l’ambassade par les preneurs d’otages, relève
que si le shah continue sa politique rigide, sans compromis avec
l’opposition, il provoquera «  une réponse à la fois peu “persane” et
vigoureuse », faisant allusion à la faculté de louvoiement et de transaction
410
qui caractérise la vie publique iranienne . La préoccupation majeure des
Américains concerne alors surtout le prix du pétrole que le shah tient à
maintenir aussi haut que possible et que les Américains veulent abaisser en
persuadant le monarque que faire durer la récession économique est
contraire à son intérêt. Une deuxième préoccupation est le nucléaire, où les
scrupules américains ont poussé le shah à négocier plutôt avec la France et
l’Allemagne, tout en reprochant à Washington sa méfiance systématique (en
relation avec le Traité de non-prolifération) et ses remarques humiliantes
sur la vie politique iranienne. L’Iran, ou plutôt le shah qui s’identifie avec la
nation, s’inquiète de l’incertitude de la relation avec Washington : les États-
Unis sortent affaiblis de la guerre du Vietnam, leur système politique a été
ébranlé par le scandale du Watergate et la démission de Nixon (1974) et une
année électorale est toujours un moment délicat pendant lequel l’attention
se porte plutôt sur la politique intérieure 411.
Déjà sous la présidence Ford, les remontrances du Congrès remettaient
en cause la «  carte blanche  » donnée par Nixon au shah pour l’achat
d’armement. Désormais, avec les vociférations des opposants iraniens, très
nombreux parmi les étudiants aux États-Unis, il faut justifier l’alliance avec
un pays autoritaire. Et le shah a des moyens de pression  : il invite
secrètement Yitzhak Rabin, le premier ministre israélien et, en plus de la
réconciliation israélo-égyptienne, ils discutent de la livraison de munitions
(mi-juillet  1976), l’ambassadeur américain Richard Helms –  ancien
directeur de la CIA – ne l’apprend qu’après coup.
La période qui suit la création du Parti « de la résurrection de la nation
iranienne  » (Hezb-e rastâkhiz-e mellat-e Iran), en mars  1975, est une
période de durcissement de la répression et d’excès nationaliste  : le shah
supprime la référence du calendrier officiel à l’hégire du prophète Mahomet
et la remplace par la «  fondation de l’Empire perse  », et il n’hésite pas à
inviter à quitter le pays les Iraniens qui n’adhèrent pas au parti Rastâkhiz,
désormais le seul autorisé. Les dépêches de Helms concernant les droits de
l’homme, pendant l’été 1976, s’efforcent de rendre compte des abus de la
répression, des cas de torture, des exécutions capitales. Mais l’ambassadeur
tente de diminuer la gravité de ce durcissement en comparant la situation
iranienne avec ce qu’on trouve dans les pays voisins en matière de violence
politique. L’Iran est un havre de tolérance dans une région où le droit des
minorités est généralement piétiné. Cela dit, les juifs iraniens qui se
félicitent de leur situation actuelle, disent redouter ce qui les attend quand le
412
shah ne sera plus là . Il est clair que l’ambassade de Téhéran et les
fonctionnaires du département d’État cherchent le langage approprié pour
présenter décemment les inégales prestations du shah dans le domaine des
droits de l’homme.
La situation est loin d’être calme en tout cas : quelques semaines avant
le voyage du président Giscard d’Estaing à Téhéran, le 28 août 1976, trois
Américains techniciens en électronique furent tués dans un attentat par des
hommes en armes qui les ont coincés dans un guet-apens en pleine ville,
alors qu’ils se rendaient dans une base aérienne au petit matin. Helms
attribue l’attaque aux Mojâhédines du peuple. La répétition de ces
violences, après l’assassinat de deux colonels américains en mai  1975,
semble donner raison à l’intransigeance du shah avec ses opposants qu’il
qualifie de « terroristes ».
Les Américains sont clairement visés par les groupes armés comme si,
pour marquer leur opposition au régime, les guérilleros avaient
délibérément choisi de s’en prendre à ceux qui protègent et soutiennent le
shah, commandés depuis Washington.
Sans aucun doute le shah souhaitait l’élection de Gerald Ford et
redoutait, si Carter l’emportait, une nouvelle phase de tergiversations
américaines comme en 1961 avec Kennedy. Mais la période de détente
internationale, les accords d’Helsinki, et surtout, en mars  1975, l’accord
d’Alger mettant fin à la tension entre l’Irak et l’Iran, ne justifiaient plus
pour l’Iran d’entretenir une armée aussi puissante et coûteuse. Dans une
rencontre entre Andreï Gromyko et Henry Kissinger en marge de
l’Assemblée générale de l’ONU, en septembre 1976, le ministre soviétique
s’étonne de la quantité irraisonnable d’armement vendue à l’Iran, dans une
413
région où il n’y a pas de conflit ouvert . Ces questions ouvertes devant
l’opinion américaine en période électorale fragilisent évidemment le parti
républicain. Le débat du 6  octobre 1976 entre les deux candidats à la
présidence, Ford et Carter, concernait la politique étrangère. Contrairement
à ce qu’on pouvait attendre, il fut très peu question de l’Iran, sinon de
manière allusive, quand Carter, selon le résumé du New York Times, critiqua
les actions clandestines qui «  ont conduit les Américains à soutenir des
414
dictatures, à signer des traités secrets et à ignorer les droits de l’homme  ».
Ce qui a fait débat, concernant le Moyen-Orient, c’est plus l’indifférence de
l’administration américaine au boycottage des produits israéliens par les
pays arabes, y compris les plus proches des Américains comme l’Arabie
Saoudite. Alors que l’Iran, allié d’Israël, ne s’est associé à aucun
boycottage, y compris pendant la guerre du Kippour. On peut donc fermer
les yeux sur les dérives despotiques de cet allié indéfectible. Mais que
penser du surarmement ? Un des thèmes favoris de Carter est la nécessité de
diminuer la tension internationale en désarmant des régions entières, en
désamorçant les arsenaux nucléaires et en faisant respecter à la lettre le
Traité de non-prolifération nucléaire. Ford lui rappelle que l’Iran est
frontalier avec deux puissances hostiles, l’URSS et l’Irak  : «  c’est ma
conviction profonde que nous devons vendre des armes à l’Iran pour sa
propre sécurité nationale et en tant qu’allié indéfectible des États-Unis.  »
Ford met ici sur le même plan trois pays amis de Washington, Israël, l’Iran
et l’Arabie Saoudite (p. 36). Cette campagne électorale passe sous silence la
fragilité du système politique iranien et le mépris du shah pour les droits de
l’homme. Les propos concernant l’armement sont de toute évidence
édulcorés, mais quelle que soit la crédibilité du pacifisme de Carter, il est
évident que le shah ne souhaite pas son élection.
La campagne de Carter obtint rapidement un premier résultat : même le
Républicain Gerald Ford s’efforça de couper l’herbe sous le pied des
Démocrates en présentant sa politique étrangère comme fondée sur les
droits de l’homme. Et le shah, voyant que les régimes autoritaires comme le
sien étaient de plus en plus la cible des médias américains, commença à
modifier sa dénonciation des opposants présentés jusque-là comme
manipulés par Moscou et potentiellement les plus dangereux des criminels.
Dès le printemps il appela les congressistes du nouveau parti à se préparer à
des élections libres ! Que voulait-il dire ? N’avait-on pas toujours proclamé
qu’elles étaient libres  ? Au mois de novembre, il fit proclamer la fin des
procès à huis clos, la réouverture des prisons aux inspections de la Croix-
Rouge internationale, l’interdiction des tortures, la levée de la censure, etc.
Il appela cet adoucissement du régime l’« espace politique ouvert » (fazâ-ye
bâz-e siâsi).
Un historien iranien dénonce l’hypocrisie de cette ouverture.
N’empêche, on sentit un vent nouveau souffler sur l’Iran, que les
intellectuels perçurent rapidement, sans oser y croire immédiatement  : on
pouvait diffuser de manière informelle des lettres ouvertes adressées avec
déférence au souverain pour dénoncer les innombrables abus de la police et
415
de la justice .
Le shah attendait impatiemment l’occasion de rendre visite au nouveau
président. Auparavant il voulut montrer plus ostensiblement que sa
politique changeait, il obtint la démission de Hoveydâ qui avait dirigé le
gouvernement pendant plus de douze ans et nomma un économiste, Jamshid
Âmuzegâr (7 août 1977). Pour la première fois, le premier ministre n’avait
plus pour principale langue étrangère le français, mais l’anglais, il avait
étudié aux États-Unis. Mais ce changement était sans doute déjà trop tardif,
le climat, à Téhéran, était devenu électrique. En juin 1977, après la mort de
Shariati, les écrits de ce penseur d’un islam progressiste, libérés de la
censure, s’arrachaient dans les librairies  ; des cortèges impressionnants
occupèrent l’espace public lors de la rupture du jeûne du ramadhan et des
réunions explosives de lectures poétiques enflammèrent les intellectuels à
l’Institut Goethe de Téhéran (octobre  1977). Ce n’étaient encore que des
intellectuels, des religieux, mais ils étaient soutenus par une masse
croissante d’Iraniens heureux de pouvoir enfin s’exprimer.

1.  Ce cylindre d’argile est conservé au British Museum. Il a été prêté une deuxième fois à l’Iran pour
une exposition qui remporta un immense succès dans la République islamique. À cette occasion, le
18 septembre 2010, le président Ahmadi-Nežâd en fit un éloge surprenant, semblable au discours du
shah qui fondait son idéologie sur une réinterprétation de l’histoire antique en écartant toute influence
occidentale. Une recherche sur internet en persan sur « Ahmadinežâd » et « Kuroš » renvoie à des
louanges inattendues du président iranien (2005-2013) sur Cyrus le Grand que le shah n’aurait pas
reniées.
2.  M. ELM, Oil, Power, and Principle, p. 310.
3.  FO 371/104684, Samuel Falle (agent consulaire britannique) à Baker, cité par M.  ELM, Oil,
Power, and Principle, p. 310.
4.  FRUS, 1952-1954, vol. X, Iran 1951-1954, document  366, télégramme de Henderson au
département d’État, 11  septembre 1953 (omis dans la version pdf)  ; FRUS, 1951-1954, 2  janvier
1954, pdf, p. 874.
5.  US National Archives, Record Group 59, Box 5511A, télégramme de Henderson, 25 septembre
1953, cité par M. ELM, Oil, Power, and Principle, p. 311.
6.  Télégramme du secrétaire d’État Dulles à l’ambassadeur Henderson, 9  novembre 1953, FRUS,
1952-1954, vol. X, Iran 1951-1954, document 383 (omis dans la version pdf).
7.  Note de synthèse FRUS, 1951-1954, pdf, p.  791  ; télégramme de l’ambassadeur Henderson au
département d’État, 2 novembre 1953, FRUS, 1952-1954, vol. X, Iran 1951-1954, document 378.
8.  M. ELM, Oil, Power, and Principle, p. 314.
9.  Ibid., p. 316.
10.  Ibid., p. 319.
11.  En anglais : National Iranian Oil Company, NIOC ; en persan : Sherkat-e melli-e naft-e Irân.
12.  Télégramme de l’ambassadeur Henderson au département d’État, 28  mai 1954, FRUS, 1952-
1954, vol. X, Iran 1951-1954, document 466 (omis dans la version pdf).
13.  US National Archives, Record Group 59, Box 5509, « Oil controversy », vol. III, appendice D8,
lettre du président au shah, 5 août 1954, cité par M. ELM, Oil, Power, and Principle, p. 311.
14.  Je résume ici M. ELM, Oil, Power and Principle, pp. 324 sq.
e
15.  Cité par B. ÂQELI, « Pišgoftâr », p. 17 ; Mozâkerât-e Majles-e melli, 18  législature, séance 58,
28 mehr 1333/20 octobre 1954.
16.  A. AMINI, Y. Tavakkoli (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, pp. 75 sq.
17.  B.  ÂQELI, «  Pišgoftâr  », pp.  13-14  ; A.  AMINI, Y.  Tavakkoli (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini,
pp. 79 sq.
18.  B. ÂQELI, « Pišgoftâr », p. 18.
19.  M. ELM, Oil, Power, and Principle, p. 328.
20.  A. MILANI, The Shah, p. 190.

Â
21.  A. ZÂHEDI, Xâterât, I, p. 341.
22.  FRUS, 1952-1954, vol. X, Iran 1951-1954, document  368, télégramme du 18  septembre 1953
(omis dans la version pdf).
23.  CIA, «  A study of electoral methods in Iran  » (13  novembre 1953), FRUS, 1951-1954, pdf,
p. 839 (le caviardage est maintenu jusqu’à nos jours…).
24.  FRUS, 1952-1954, vol. X, Iran 1951-1954, document  353, télégramme de l’ambassadeur
Henderson au département d’État, 23 août 1953 (omis dans la version pdf).
25.  A. ZÂHEDI, Xâterât, I, p. 336.
26.  Note du diplomate Christopher Gandy (1917-2009) au FO, 27  août 1953, reproduite par
A. ZÂHEDI, Xâterât, I, p. 459.
27.  L’ambassadeur Henderson au département d’État, 27 août 1953, FRUS, 1952-1954, vol. X, Iran
1951-1954, document  357  ; ibid., document  359, Henderson au département d’État, 31  août (omis
dans la version pdf).
28.  Télégramme de Henderson à Washington, 31 août 1953, FRUS, 1952-1954, vol. X, Iran 1951-
1954, document 359 (omis dans la version pdf).
29.  Transmis par la CIA. FRUS, 1951-1954, pdf, document 318, p. 765.
30.  FRUS, 1951-1954, pdf, p. 750 sq.
31.  FRUS, 1952-1954, vol. X, Iran 1951-1954, document  396, l’ambassadeur Henderson au
département d’État, 17 décembre 1953 (omis dans la version pdf).
32.  A. ZÂHEDI, Xâterât, I, pp. 287 sq.
33.  Gh. R. AFKHAMI, The Life and Times of the Shah, pp. 202 sq.
34.  A. ZÂHEDI, Xâterât, I, p. 333.
35.  Ibid., p. 335.
36.  FRUS, 1955-1957, Near East Region ; Iran ; Iraq, vol. XII, document 378, mémorandum sur la
politique américaine vis-à-vis de l’Iran, 11 janvier 1957.
37.  FRUS, 1955-1957, Near East Region ; Iran ; Iraq, vol. XII, document 348, département d’État à
l’ambassade en Iran, 8 février 1956.
38.  Rapport de la CIA (Téhéran), 14 septembre 1953, FRUS, 1951-1954, pdf, p. 764.
39.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, 1, c, compte-rendu d’une discussion avec W. Averell Harriman
(vice-Secrétaire d’État), Washington, 27 mars 1961.
40.  FRUS, 1955-1957, Near East Region ; Iran ; Iraq, vol. XII, document 393, 11 mars 1957, « The
Shah of Iran – A revised study » par J. H. Stutesman et Th. A. Cassilly.
41.  FRUS, 1955-1957, Near East Region  ; Iran  ; Iraq, vol. XII, document  356, mémorandum du
17 mai 1956.
42.  A. AMINI, Y. Tavakkoli (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, p. 159.
43.  FRUS, 1958-1960, vol.  XII, document  281, mémorandum d’une conversation, 18  décembre
1959.
44.  FRUS, 1955-1957, vol. XII, document 381, National Intelligence Estimate 23 janvier 1957.
45.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 248, note de synthèse, fin août 1958.
46.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 249 National Intelligence Estimate (CIA) 26 août 1958.
47.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 251, 9 septembre 1958.
48.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 252, 18 septembre 1958.
49.  A. MEYER, Interview, p. 54.
50.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 255 (CIA), 10 novembre 1958.
51.  FRUS, 1958-1960, vol.  XII, document  256, mémorandum du NSC, 13  novembre 1958.
Remarquer l’expression « desirable direction ».
52.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 256, document 257, NSC, 5 novembre 1958, § 7.
53.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 256, document 257, NSC, 5 novembre 1958, § 11. Voir
ibid., document 293, NSC, 6 juillet 1960.
54.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 287, NSC, 10 mars 1960.
55.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 293, rapport NSC, 6 juillet 1960 ; sur les élections, ibid.,
document 296, ambassade au département d’État, 4 août 1960.
56.  E. R. ONEY, Interview, p. 103.
57.  Ibid., p. 109.
58.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 297, l’ambassadeur. à département d’État, 18 août 1960.
59.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 298, mémorandum du 26 août 1960.
60.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 299, note de synthèse, mi-septembre 1960.
61.  FRUS, 1949, « The Near East, the Far East and Africa », vol. VI, mémorandum d’une discussion
avec le shah, l’ambassadeur iranien Alâ et le secrétaire d’État, document  331, Washington,
18 novembre 1949.
62.  FRUS, 1955-1957, vol. XII, document 360, annexe au mémorandum du 24 juillet 1956.
63.  G. YATSEVITCH, Interview, pp. 73 et 75.
64.  A. al-R. H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi, pp. 319-325.
o
65.  NATIONS UNIES, Treaty Series/Recueil des traités, vol. 284, p. 111, n 4132 : le texte officiel
est en anglais et en persan. N°  4132  : Treaty of Amity, Economic Relations, and Consular Rights,
signed at Tehran on 15 August 1955.
66.  Arrêt de la Cour internationale de justice, 6 novembre 2003.
67.  Le shah à Kennedy, 26 janvier 1961 (4 pages), https://www.jfklibrary.org/. Document JFKPOF-
119-008. Cf. A. MILANI, The Shah, p. 248.
68.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 4, mémorandum du 26 janvier 1961, § 4.
69.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 4, mémorandum du 26 janvier 1961, § 6.
70.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 21, ambassadeur Wailes au département d’État, 14 mars
1961 et document 26, mémorandum, Washington, 26 mars 1961.
71.  Rapport du 11 février 1961 annexé à FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 27, mémorandum
du 27  mars 1961  ; sur la corruption dans l’entourage du shah, cf. G.  YATSEVITCH, Interview,
pp. 166 sq.
72.  Rapport du 11 février 1961 annexé à FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 27, mémorandum
du 27 mars 1961.
73.  Ibid., fin de l’annexe I au rapport.
74.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 37, Ankara, 28 avril 1961.
75.  R. W. KOMER, « Reminiscences of R.W. Komer », p. 14.
76.  FRUS, 1955-1957, vol. XII, document  354, télégramme de Washington à l’ambassadeur à
Téhéran, 16 mars 1956 ; FRUS, 1955-1957, vol. XII, document 410, de l’ambassadeur (Chapin) au
secrétaire d’État, 7  novembre 1957, §  8  ; FRUS, 1958-1960, vol.  XII, télégramme du département
d’État à l’ambassadeur. à Téhéran, 16  janvier 1959  ; FRUS, 1958-1960, vol.  XII, document  263,
lettre d’Eisenhower, 30  janvier 1959, et le même jour, télégramme de l’ambassadeur (Walles) au
secrétaire d’État ; G. YATSEVITCH, Interview, p. 46.
77.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  27, toute fin du deuxième rapport annexé au
mémorandum du 27 mars 1961. Voir également G. YATSEVITCH, Interview, p. 57.
78.  Ibid., p. 42.
79.  B. ÂQELI, « Pišgoftâr », p. 23.
80.  Voir A. K. S. LAMBTON, The Persian Land Reform, pp. 50 sq. et 61 sq.
81.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 29, mémorandum du 31 mars.
82.  FRUS, 1955-1957, vol. XII, document 339, télégramme de Chapin au secrétaire d’État, 8 octobre
1955.
83.  A. AMINI, Y. Tavakkoli (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, p. 131.
84.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 229, télégramme du département d’État à l’ambassade en
Iran, 28 février 1958. Sur le complot, voir M. J. GASIOROWSKI, « The Qarani affairs and Iranian
politics ».
85.  Cf. R. COTTAM, Iran and the United States. A Cold War Case Study, p. 128.
86.  H. Fardust in A. ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol. I, Xâterât…, p. 253.
87.  A. ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol. II, Jostâr-hâ-i…, pp. 290 sq.
88.  https://www.bartleby.com/124/pres56.html, J. F. Kennedy, discours inaugural, 20 janvier 1961.
89.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  41, note de synthèse 10  mai 1961  ; lettre de René de
Chochor (agent littéraire, ami d’Amini) à l’économiste W. Rostow, 10 octobre 1961, JFKL.
90.  B. ÂQELI, « Pišgoftâr », p. 19.
91.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  41, note de synthèse, sans date  ; G.  YATSEVITCH,
Interview, p. 76.
92.  A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  II, Jostâr-hâ-i…, p.  296  ;
B. ÂQELI, « Pišgoftâr », p. 18.
93.  Ibid., p.  26  ; A.  AMINI, Y.  Tavakkoli (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, pp.  47  sq.  ; A.  AMINI,
H. Lâjvardi (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, pp. 160 sq.
94.  (Anonyme, éd.) Dr ‘Ali Amini be-revâyat-e asnâd-e Sâvâk, p. 19.
95.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 46, Wailes, ambassadeur en Iran, au département d’État,
10 mai 1961.
96.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 46, Wailes, ambassadeur en Iran, au département d’État,
10 mai 1961, § 4.
97.  Komer à McGeorge Bundy (NSC), rapport préliminaire de l’Iran Task Force, 15  mai 1961,
JFKL.
98.  Cabinet du président, NSC, « A review of problems in Iran and recommandations for the NSC, A
report of the Task Force on Iran  », 15  mai 1961, https://www.jfklibrary.org/asset-
viewer/archives/JFKNSF/115/JFKNSF-115-011.
99.  A. AMINI, Y. Tavakkoli (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, pp. 29 sq.
É
100.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document 64, note sans date (1965) du département d’État.
101.  Télégramme, document 1689 du 10 mai 1954, Henderson au secrétaire d’État, accessible sur le
site de la Fondation Eisenhower  :
https://www.eisenhowerlibrary.gov/sites/default/files/research/online-documents/declassified/fy-
2012/1954-03-10.pdf.
102.  A. AMINI, Y. Tavakkoli (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, pp. 160 et 214 sq. ; R. HELMS, Interview,
p. 9.
103.  A. AMINI, Y. Tavakkoli (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, p. 168.
104.  Ibid., p. 159 ; A. AMINI, H. Lâjvardi (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, pp. 133 sq.
105.  A. AMINI, H. Lâjvardi (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, pp. 135 sq. et 140 ; A. MILANI, The Shah,
p. 261.
106.  FRUS, 1958-1960, vol. XII, document 256, mémorandum du 13 novembre 1958.
107.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document 62, mémorandum de Talbot au secrétaire d’État
Rusk, 19  décembre 1964  ; FRUS, 1964-1968, vol.  XXII, Iran, document  92, télégramme du
département d’État à l’ambassade à Téhéran, 24  juin 1965  ; FRUS, 1964-1968, vol.  XXII, Iran,
document  106, télégramme de l’ambassade au département d’État, 18  novembre 1965  ;
G. YATSEVITCH, Interview, p. 47.
108.  W. M. FLOOR, « The revolutionary character of the ulama… »
109.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 90, session de l’Iran Task Force, 2 août 1961.
110.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  93, mémorandum de F.  W. Kromer au président
Kennedy, 4 août 1961.
111.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  97, annexe, lettre de A.  Meyer, 11  août 1961, à
l’ambassadeur américain à Téhéran ; FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document  98, mémorandum de
R. W. Komer, 11 août 1961.
112.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 105, réunion de l’ITF, 7 septembre 1961.
113.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 127, rapport de l’ITF (Ph. Talbot), 14 octobre 1961.
114.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  129, note relatant une dépêche de Téhéran, fin
octobre 1961.
115.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  134, ambassadeur en Iran au département d’État,
30 octobre 1961.
116.  Holmes à Washington, 18 octobre 1961, § 5, https://www.jfklibrary.org/asset-viewer/archives/.
117.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  134, ambassadeur en Iran au département d’État,
30 octobre 1961.
118.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  135, Washington à ambassadeur. en Iran, 31  octobre
1961.
119.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 168, rapport de l’ITF, 18 janvier 1962.
120.  FRUS, 1961-1963, vol. XVII, document 170, mémorandum de R. W. Komer, 19 janvier 1962
121.  Ibid.
122.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  207, l’ambassadeur Holmes au département d’État,
7 mars 1962,
123.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  168, rapport de l’Iran Task Force (Ph.  Talbot),
18  janvier 1962  ; ibid., document  170, mémorandum du 19  janvier  ; ibid., document  181,
mémorandum du 30 janvier ; ibid., document 209, mémorandum du 8 mars.
124.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  207, ambassadeur Holmes au département d’État,
7 mars 1962.
125.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  172, l’ambassadeur au secrétaire d’État Rusk,
22 janvier 1962.
126.  Département d’Etat, instruction politique, 16  mars 1962, https://www.jfklibrary.org/asset-
viewer/archives/.
127.  Ibid.
128.  R. W. KOMER, « The Reminiscences of R.W. Komer », p. 40.
129.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  218, rapport d’une réunion d’information du NSC,
23 mars 1962.
130.  FRUS, ibid., document  224, mémorandum de R.  W.  Komer au président Kennedy, 28  mars
1962.
131.  FRUS, ibid., document  228, mémorandum pour le secrétariat d’État à la Défense, 29  mars
1962. G. YATSEVITCH, Interview, p. 58 dément que le shah ait eu de l’aversion pour Kennedy.
132.  FRUS, ibid., document 238, mémorandum pour le président Kennedy, 7 avril 1962.
133.  FRUS, ibid., documents 243 et 244, mémorandum de conversations avec le shah, 12 avril 1962.
134.  FRUS, ibid., document 246, mémorandum d’une conversation à Washington, 13 avril 1962.
135.  Md-R. PAHLAVI, Ma’muriat barâ-ye vatan-am, pp. 231 sq.
136.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  247, mémorandum d’une conversation, Washington,
13 avril 1962.
137.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document 108, §§ 2 et 16, télégramme de l’ambassade au
département d’État, 25 novembre 1965.
138.  FRUS, 1955-1957, vol.  XII, document  410, de l’ambassade au secrétaire d’État, 7  novembre
1957.
139.  Mémorandum de G. M. Yatsevitch à l’ambassadeur à Téhéran, 18 septembre 1962, § 1d, JFKL.
140.  Ibid., § 1j, JFKL.
141.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  292, le conseiller diplomatique en Iran Stuart
Rockwell au secrétariat d’État, 12 juin 1962.
142.  FRUS, ibid., document 294, mémorandum de R. W. Komer, 15 juin 1962 ; ibid., document 295,
télégramme de D. Rusk à l’ambassadeur à Téhéran, 15 juin 1962.
143.  FRUS, 1961-1963, vol. XVIII, document 4, R. W. Komer à Kennedy, 16 juillet 1962.
144.  FRUS, ibid., document 5, R. W. Komer à Kennedy, 18 juillet 1962.
145.  Mémorandum de la CIA, 16 août 1962, p. 3, JFKL.
146.  G. YATSEVITCH, Interview, p. 84.
147.  L’ambassadeur à Téhéran, J.  C.  Holmes, au Département d’État, airgram du 25  juillet 1962,
p. 4, jfklibraryJFKNSF-424-001-p0118
148.  Ettelâ’ât, mercredi 27 tir 1341/18 juillet 1962, p. 17 ; note de la CIA, 18 juillet 1962, JFKL,
§ 5.
149.  G. YATSEVITCH, Interview, p. 85 ; E. R. ONEY, Interview, p. 46.
150.  Rapport confidentiel de Charles D.  Jackson (éditeur de Life Magazine), 7  août 1962, relatant
une longue conversation avec le shah ; rapport de la CIA, 16 août 1962, JFKL. Ce rapport de la CIA
est repris, parfois mot pour mot, par un rapport des services de renseignement du 7 septembre intitulé
« Political prospects for Iran », FRUS, 1961-1963, vol. XVIII, document 35.
151.  G. YATSEVITCH, Interview, pp. 106 sq.
152.  Mémorandum d’une conversation avec Robert M Macy, directeur de USAID à Téhéran,
13  septembre 1962  ; divergences de vues à l’ambassade américaine sur le ministère Amini,
17 septembre 1962, JFKL.
153.  G. YATSEVITCH, Interview, pp. 119 et 154 ; M. RAFIZADEH, Witness, p. 124 ; J. BILL, The
Eagle and the Lion, p. 137 ; A. al-R. H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi,
pp. 342 sq.
154.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVIII, document  29, note de synthèse relatant un rapport du
28  septembre 1962. Sur ce voyage, voir R.  W. KOMER, «  The Reminiscences of R.W. Komer  »,
p. 29.
155.  Ibid., pp. 12 sq. et 40 ; A. ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol. II, Jostâr-
hâ-i…, pp. 302 sq.
156.  FRUS, 1961-1963, vol. XVIII, document 85, note de synthèse par R. W. Komer, Washington,
20 octobre 1962.
157.  FRUS, ibid., p. 194, « Recommendations », § 2.
158.  Lettre de l’ancien ambassadeur à Téhéran John C. Wiley au juge Douglas, 12 décembre 1962 ;
R. W. Komer, « Memorandum for record », 15 décembre 1962, JFKL.
159.  H.  Fardust, in A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…,
p. 590.
160.  A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  II, Jostâr-hâ-i…, pp.  307 et
320 sq. ; MARKAZ-E BARRESI-E ASNÂD-E TÂRIXI (éd.), Doktor Ali Amini be-revâyat-e asnâd-
e Sâvâk ; E. R. ONEY, Interview, p. 45.
161.  H.  Fardust, in A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…,
pp. 381 sq.
162.  Ibid., p. 387 ; E. R. ONEY, Interview, p. 54.
163.  Persécution encouragée par le général T. Bakhtyâr, voir E. R. ONEY, Interview, p. 19.
164.  SAVAK, sigle persan de l’« Organisation pour la surveillance et la sécurité du pays », Sâzemân-
e Ettelâ’ât Va Amniat-e Keshvar. Un des formateurs, lui-même analyste de la CIA, était Earnest
R. Oney, cf. E. R. ONEY, Interview, pp. 42 et 49 sq.
165.  H.  Fardust, in A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…,
p. 289.
166.  FRUS, 1958-1960, vol.  XII, document  246, télégramme de l’ambassadeur Wailes au
er
département d’État, 1   août 1958  ; G. YATSEVITCH, Interview, pp.  38  sq. et 60  ; R.  COTTAM,
Iran and the United States. A Cold War Case Study, p. 128 ; M. J. GASIOROWSKI, « Obituaries :
Richard W. Cottam (1924-1997) » ; H. Fardust, in A. ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e
Pahlavi, vol. I, Xâterât…, p. 330 sq. ; E. R. ONEY, Interview, p. 44.
167.  Sur les mémoires de Fardust, voir E.  ABRAHAMIAN, Tortured Confessions, pp.  159-162  ;
H.  Fardust, in A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…, p.  292
et 340 sq. ; W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, pp. 76-77 ; A. PAHLAVI, Visages dans un miroir,
p. 210 ; excellent portrait in A. MILANI, Eminent Persians, I, pp. 438-444.
168.  E.  R. ONEY, Elites and the Distribution of Power in Iran, p.  32.  Oney semble penser que
l’aisance financière est liée en général à la corruption.
169.  H. FARDUST, in A. ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…,
pp. 409 sq. ; R. HELMS, Interview, p. 6 ; E. R. ONEY, Interview, p. 51.
170.  « Memorandum for General Maxwell D. Taylor », JFKL, 17 avril 1962.
171.  R. W. KOMER, « The Reminiscences of R.W. Komer », p. 42.
172.  Voir https://nsarchive2.gwu.edu//NSAEBB/NSAEBB122/index.htm#kubark  ;
Gh. R. AFKHAMI, The Life and Times of the Shah, pp. 384 sq. ; sur le caractère contre-productif de
la torture, voir E. R. ONEY, Interview, pp. 57 sq.
173.  Le Monde, 8 octobre 1971.
174.  H. FARDUST, in A. ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…,
p. 417.
175.  Ibid., p. 424.
176.  G. YATSEVITCH, Interview, pp. 24-25 et 68 sq.
177.  E. R. ONEY, Interview, pp. 38-40 ; M. RAFIZADEH, Witness, chap. X.
178.  H.  Fardust, in A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…,
pp. 420 sq.
179.  Ibid., p. 413.
180.  Gh. R. AFKHAMI, The Life and Times of the Shah, p. 384 ; E. R. ONEY, Interview, p. 60.
181.  H.  Fardust, in A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…,
pp. 389 sq.
182.  Ibid., p. 393.
183.  Ibid., p. 395 ; Mémoires d’Ardeširji Riporter cités en persan par ŠAHBÂZI, ibid., II, Jostâr-hâ-
i…, pp.  145-159 (aucune référence sur l’existence de l’original anglais/gujarati). Sur la qualité du
renseignement donné par la SAVAK, voir G. YATSEVITCH, Interview, p. 165.
184.  A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  II, Jostâr-hâ-i…, p.  151 (récit
autobiographique d’Ardeširji Riporter).
185.  Wikipedia (anglais et persan), « Riporter » ; H. Fardust, in A. ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-
e saltanat-e Pahlavi, vol. I, Xâterât…, pp. 293 sq.
186.  Ibid., pp. 293 sq.
187.  G. YATSEVITCH, Interview, passim  ; H.  Fardust, in A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e
saltanat-e Pahlavi, vol. I, Xâterât…, pp. 337 sq. Sur les activités commerciales de Yatsevitch en Iran
après la fin de sa mission, voir A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  II,
Jostâr-hâ-i…, pp. 226 sq.
188.  H.  Fardust, in A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…,
pp. 367 sq. et 443 ; G. YATSEVITCH, Interview, p. 116.
189.  H.  Fardust, in A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…,
pp. 342-343 ; E. R. ONEY, Interview, pp. 95-97.
190.  W. SHAWCROSS, The Shah’s Last Ride, p. 206.
191.  H.  Fardust, in A.  ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol.  I, Xâterât…,
p. 340 ; vol. II, Jostâr-hâ-i…, pp. 210 sq. et 213 ; R. HELMS, Interview, p. 1.

Š Â
192.  R. HELMS, Interview, p. 2 ; A. ŠAHBÂZI (éd.), Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi, vol. II,
Jostâr-hâ-i…, p. 211.
193.  R. HELMS, Interview, pp. 7 et 13.
194.  Ibid., p. 32.
195.  W.  H. SULLIVAN, Mission to Iran, p.  99  ; cf. aussi J.  GIL GUERRERO, The Carter
Administration & the Fall of Iran’s Pahlavi Dynasty, p. 81.
196.  Gh.  R. AFKHAMI, The Life and Times of the Shah, pp.  389 sq.  ; A.  MILANI, Eminent
Persians, I, pp. 254-260 ; E. ABRAHAMIAN, Tortured Confessions, pp. 114 sq.
197.  Jalâl ÂL-E AHMAD, Xasi dar miqât («  Brin de paille  » au lieu de la rencontre), Tehrân,
1345/1966.
198.  Sâl-hâ del talab-e Jâm-e Jam az mâ mi-kard  / ânče xod dâšt ze bigâna tamannâ mi-kard,
HÂFEZ, Divân, P. N. Xânlari, éd., qazal 136.
199.  J. ÂL-E AHMAD, Qarb-zadagi, p. 129 ; trad. fr., p. 103.
200.  A. ŠARIATI, Bâ moxâteb-hâ-ye âšenâ, p. 73.
201.  E. NARÂQI, Jâme’a, javânân, dânešgâh, pp. 243 sq.
202.  Voir D.  ŠÂYEGÂN, Bot-hâ-ye zehni va xâtera-hâ-ye azali.. Pour connaître mieux Shayegan,
lire D. SHAYEGAN, Sous les ciels du monde.
203.  N.R. KEDDIE, « The roots of the ulama’s power in modern Iran », p. 229.
204.  W. M. FLOOR, « The revolutionary character of the ulama… ».
205.  Version khomeyniste des événements : Sd H. RUHÂNI, Bar-resi-e tahlili az : nahzat-e Emâm
Xomeyni, I, pp. 329 sq. ; version américaine : FRUS, 1961-1963, vol. XVIII, Near East, 1962-1963,
document 263, mémorandum de Talbot au secrétaire d’État Rusk, Washington, 6 juin 1963 ; The New
o
York Times, n   38484, jeudi 6 juin 1963, pp.  1 et 8 (probablement la première fois que le nom de
Khomeyni paraît dans le journal).
206.  FRUS, 1961-1963, vol. XVIII, document 249, mémorandum de R. W. Komer, 16 mai 1963.
207.  H. ALGAR, « Khomeini », p. 550a.
208.  FRUS, 1961-1963, vol. XXII, document 12, 6 avril, document 13 du 8 avril et document 18 du
25 avril 1964, Holmes, ambassadeur en Iran, au département d’État.
209.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVIII, document  212, «  Special national intelligence estimate  »,
Washington, 10 avril 1963.
210.  FRUS, ibid., document 263, mémorandum, Washington, 6 juin 1963.
211.  FRUS, ibid., document 271, mémorandum, Washington, 13 juin 1963.
212.  XOMEYNI, Sahifa-ye nur, vol. 1, p. 380 (9 septembre 1964).
213.  FRUS, 1961-1963, vol. XVIII, document 279, télégramme de Téhéran au département d’État,
24 juin 1963.
214.  G. YATSEVITCH, Interview, p. 160.
215.  NATIONS UNIES, Recueil des traités, vol. 776, p. 289.
216.  La convention de Vienne sur les relations diplomatiques (1961), Nations unies, Recueil des
traités, vol. 500, p. 95, art. 1, c et f, n’évoque pas le personnel militaire. [YR]
217.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, document  210, lettre du 9  mars 1962, Talbot (vice-secrétaire
d’État) à William Bundy (assistant au département de la Défense).
218.  NATIONS UNIES, Recueil des traités, vol. 776, p. 298 (persan), p. 299 (anglais).
219.  FRUS, 1961-1963, vol. XXII, document 18 du 25 avril 1964, Holmes, ambassadeur en Iran, au
département d’État.
220.  FRUS, 1961-1963, vol. XXII, document 21, mémorandum du département d’État, 13 mai 1964.
221.  FRUS, ibid., document 27, mémorandum du département d’État, 28 mai 1964.
222.  FRUS, ibid., document 51, de l’ambassade en Iran au département d’État, 22 septembre 1964.
223.  «  Bayânât-e Emâm Xomeyni dar mowred-e naqša-hâ-ye este’mâr barâ-ye qârat-e mamâlek-e
eslâmi » [Déclaration de l’imam Khomeyni au sujet des plans des colonialistes pour piller les pays
islamiques], Sahifa-ye Emâm, vol. 1, pp. 373-396, 18 šahrivar 1343 / 9 septembre 1964. Description
de l’événement du point de vue khomeyniste : Sd H. RUHÂNI, Bar-resi-e tahlili az : nahzat-e Emâm
Xomeyni, I, p. 696 sq.
224.  Ibid.
o
225.  Ettelâ’ât (n  11511) lundi 20 mehr 1343/12 octobre 1964, p. 14.
e
226.  Débats du Parlement iranien, séance 104 de la 21   législature (internet)  ; FRUS, 1961-1963,
vol. XXII, document 52, de l’ambassade en Iran au département d’État, 14 octobre 1964.
227.  E. R. ONEY, Interview, p. 67.
228.  A.  al-R.  H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi, pp.  317 sq.  ; Ḥ.  –
 ‘A. MONTAẒERI, Xâterât, pp. 112 sq.
229.  M. BAQÂ’I-KERMÂNI, Šenâxt-e haqiqat, pp. 424-425.
230.  M. BAQÂ’I-KERMÂNI, Interview en persan recueillie par H. Ladjevardi, New York, 24 juin
1986, transcription de la bande magnétique 21, p. 9.
231.  A. MILANI, Eminent Persians, I, p. 116.
232.  Voir https://mashruteh.org/wiki/index.php?title =‫قرارداد_وین_درباره_روابط_سیاسی‬  ; Sd
H. RUHÂNI, Bar-resi-e tahlili az : nahzat-e Emâm Xomeyni, I, p. 708.
233.  J. ÂL-E AHMAD, Dar xedmat va xiânat-e rowšanfekrân, II, pp. 84-90.
234.  Sd H. RUHÂNI, Bar-resi-e tahlili az : nahzat-e Emâm Xomeyni, I, p. 711.
235.  Je traduis d’après la version de Ruhâni. Celle de Jalâl Âl-e Ahmad est légèrement différente
(autre transcription de l’enregistrement, avec une incise intéressante d’Âl-e Ahmad à propos de
l’éducation des filles, voir infra). Sd H. RUHÂNI, Bar-resi-e tahlili az : nahzat-e Emâm Xomeyni, I,
pp. 716-726 ; R. XOMEYNI, « Payâm » et « Soxanrâni dar jam’-e mardom (moxâlefat bâ lâyeha-ye
kâpitulâsion va e’lâm-e azâ-ye omumi) », Sahifa-ye Emâm, vol. 1, pp. 409-413 et 415-424.
236.  * L’ambassade américaine note, le 27 octobre (lendemain du discours), que le 25 (la veille du
discours), le Majles a voté à l’unanimité l’approbation du prêt de 200  millions de dollars (FRUS,
o
1964-68, Iran, vol. XXII, n  54, télégramme de l’ambassade au département d’État, 27 octobre 1964,
sans aucune allusion au discours de Khomeyni). Au sujet de cet emprunt, voir infra la partie
consacrée au programme d’achat d’armement.
237.  **  Et, en envoyant Khomeyni en exil en Turquie quelques jours après ce discours, le
gouvernement iranien répond par l’affirmative, il est bien sous l’occupation des Américains (note de
Sd H. RUHÂNI, Bar-resi-e tahlili az : nahzat-e Emâm Xomeyni, p. 721).
238.  *** Dans la traduction persane de la convention de Vienne ratifiée peu avant par le Majles, cet
article avait été –  accidentellement  – omis. La discussion du Parlement pour l’extension de cette
convention au personnel militaire américain a soulevé l’objection  : avons-nous ratifié de manière
valide une convention internationale et pouvons-nous par la suite étendre cette convention dont nous
ne connaissons pas tous les termes à des catégories nouvelles de bénéficiaires ? L’article 32 prévoit
que les bénéficiaires de l’immunité diplomatique peuvent renoncer à l’immunité de juridiction sans
perdre leur droit à l’immunité d’exécution de jugement ou à l’exemption de taxes douanières. Il est
donc pertinent de mettre en question la validité d’une ratification où cet article n’est pas repris. Les
juristes du Parlement ont trouvé une parade : la ratification ne portait pas sur les articles séparés, mais
sur la totalité de la convention.
239.  **** Il s’agit de l’annulation de la mission Shuster en 1911.
240.  ***** Khomeyni dit : les « Soviétiques ».
241.  ****** Voici cet article, résultat d’une longue négociation entre les islamistes cléricaux et les
modernistes laïcs : « La vénérée Assemblée consultative nationale – instituée grâce à la bienveillante
assistance de l’imam du Temps, grâce à la généreuse attention de Sa Majesté le Roi des Rois de
l’islam, sous la surveillance des théologiens et de toute la nation de l’Iran – ne doit en aucun moment
adopter un article de loi qui s’écarte des préceptes vénérés de l’islam et des lois édictées par le
Prophète. Il est décidé que les ulémas les plus savants auront la responsabilité de distinguer si les lois
proposées sont contraires aux préceptes de l’islam. C’est pourquoi un aréopage d’au moins cinq
théologiens de haut rang et de pieux docteurs de la loi instruits des nécessités du temps présent sera
institué en permanence de manière officielle  : ainsi [les dignitaires islamiques] présenteront à
l’Assemblée les noms de vingt ulémas qui possèdent les qualités requises ; les députés en choisiront
cinq ou plus selon les circonstances, à l’unanimité ou par tirage au sort, et les reconnaîtront comme
membres de leur Assemblée, pour qu’ils examinent avec soin les articles présentés aux deux
chambres, qu’ils exposent et rejettent les articles contraires aux préceptes vénérés de l’islam afin
qu’ils ne deviennent pas articles de loi. L’avis de cet aréopage sera obéi et suivi. Cet article ne pourra
être changé jusqu’au retour de [l’imam] garant de notre temps » (voir Y. RICHARD, L’Iran de 1800
à nos jours, p. 132).
242.  Y. RICHARD, L’Iran de 1800 à nos jours, p. 128.
243.  Ḥ. – ‘A. MONTAẒERI, Xâterât, p. 120.
244.  J. ÂL-E AHMAD, Dar xedmat va xiânat-e rowšanfekrân, II, pp. 86.
245.  Y. RICHARD, « Clercs et intellectuels dans la République islamique d’Iran ».
e
246.  Mašruh-e mozâkerât-e Majles-e Senâ, 4  législature, séance 75, samedi 9 âbân 1343/31 octobre
o
1964  ; Ettelâ’ât, n   11527, 9 âbân 1343, pp.  1 et 13  ; FRUS, 1964-1968, vol.  XXII, Iran,
document 55, télégramme du chargé d’affaires Rockwell au département d’État, 3 novembre 1964.
247.  FRUS, 1964-1968, vol.  XXII, Iran, document  56, télégramme du conseiller Rockwell au
département d’État, 4 novembre 1964.
248.  FRUS, ibid., Iran, document  58, télégramme du conseiller Rockwell au département d’État,
5 novembre 1964.
249.  A. al-R. H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi, p. 317.
250.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document 64, note sans date (1965) du département d’État.
251.  E. R. ONEY, Interview, p. 73.
252.  L. FOCSANEANU, « La “Doctrine Eisenhower” pour le Proche-Orient », p. 42.
253.  Ibid., pp. 86 sq.
254.  FRUS, 1951-1954, pdf, pp. 890 sq., NSC, « United States policy toward Iran… Part 3, strategic
significance of Iran », 2 janvier 1954.
255.  Rapport de la CIA du 20 octobre 1947, cité par S. MCGLINCHEY, US Arms Policies towards
the Shah’s Iran, p. 8. J’ai utilisé le livre de McGlinchey pour cette section sur l’armement.
256.  La « doctrine Eisenhower » a été exposée lors d’un discours au Congrès le 5 janvier 1957. Voir
A. AMINI, Y. TAVAKKOLI (éd.), Xâṭerât-e ‘Ali Amini, p. 129.
257.  FRUS, 1958-1960, vol  XII, document  241, mémorandum d’une conversation téléphonique
entre Eisenhower et Foster Dulles, 30 juin 1958.
258.  FRUS, 1955-1957, Near East Region, Iran, Iraq, vol. XII, document 406, mémorandum d’une
conversation entre Dulles et Ardalân, New York, 17 septembre 1957.
259.  FRUS, 1958-1960, Near East Region, Iraq, Iran, Arabian Peninsula, vol. XII, document 226,
mémorandum d’une conversation entre le shah et l’ambassadeur Cabot Lodge, Téhéran, 2  février
1958.
260.  FRUS, 1958-1960, Near East Region, Iraq, Iran, Arabian Peninsula, vol. XII, document 225,
télégramme de H. Cabot Lodge au département d’État, Téhéran, 25 janvier 1958.
261.  FRUS, ibid., document  243, message du président Eisenhower au shah, télégraphié du
département d’État le 19 juillet 1958.
262.  FRUS, 1958-1960, Near East Region, Iraq, Iran, Arabian Peninsula, vol. XII, document 245,
mémorandum intergouvernemental (Défense-Secrétariat d’État), Washington, 24 juillet 1958, § I, 1,
a : « Military assistance ».
263.  R. W. KOMER, « The Reminiscences of R.W. Komer », p. 32.
264.  FRUS, 1962-1963, vol.  XVIII, document  43, télégramme du département d’État à
l’ambassadeur à Téhéran, 18 septembre 1962 ; ibid., document 44, mémorandum d’une conversation
avec le shah, 19 septembre 1962.
265.  FRUS, 1958-1960, Near East Region, Iraq, Iran, Arabian Peninsula, vol. XII, document 259,
mémorandum de conversation, BIRD, Washington, 9 décembre 1958.
266.  FRUS, 1958-1960, Near East Region, Iraq, Iran, Arabian Peninsula, vol. XII, document 260,
télégramme du département d’État à l’ambassade à Téhéran, 16 janvier 1959.
267.  FRUS, ibid., document 235, l’ambassadeur Chapin au département d’État, 29 mai 1958.
268.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVII, Near East, 1961-1962, document  224, mémorandum de
R. W. Komer au président Kennedy, 28 mars 1962.
269.  FRUS, 1961-1963, vol. XVIII, Near East, 1962-1963, document 29, note de synthèse relatant le
rapport de Johnson daté du 28 septembre 1962.
270.  FRUS, ibid., Near East, 1962-1963, document  43, télégramme du département d’État à
l’ambassade en Iran, 18 septembre 1962.
271.  FRUS, ibid., Near East, 1962-1963, document 42, mémorandum de R. W. Komer, 14 septembre
1962. Mémorandum de G.  Yatsevitch (CIA) à l’ambassadeur, 18  septembre 1962, jfklibrary
JFKNSF-424-001-p0076, § g ; A. al-R. H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi,
pp. 299 sq.
272.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVIII, document  42, mémorandum de R. W.  Komer au conseiller du
président, 14 septembre 1962.
273.  A.  al-R.  H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi, pp.  299-300  ;
mémorandum d’une conversation avec le shah de G.  Yatsevitch, le 17  septembre 1962, Jfklibrary
JFKNSF-424-001-p0076.
274.  FRUS, 1961-1963, vol. XVIII, Near East, 1962-1963, document 43 (supra) ; id., document 44,
mémorandum d’une conversation entre le shah, Holmes, le général John C.  Hayden et le général
H. A. Twitchell, 19 septembre 1962 : voir en particulier la dernière note.
275.  FRUS, 1961-1963, vol. XVIII, Near East, 1962-1963, document  85, note de synthèse par
R. W. Komer, Washington, 20 octobre 1962.
276.  Jfklibrary (JFKNSF-424-001-p0040), «  Outline of country defense plan –  Iran  », 30  octobre
1962.
277.  Ibid., p. 11, volet militaire.
278.  S. MCGLINCHEY, US Arms Policies towards the Shah’s Iran, pp. 32-33.
279.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document  23, «  National Intelligence Estimate  », 20  mai
1964.
280.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document 24, lettre de Holmes à Rusk, 20 mai 1964 et la
note 3.
281.  FRUS, ibid., document 27, télégramme de l’ambassade au département d’État, 28 mai 1964.
282.  FRUS, ibid., document 42, compte rendu d’une conversation, Washington, 12 juin 1964.
283.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document  46, mémorandum de H.  Saunders (National
Security Council) au conseiller du président, Washington, 2 juillet 1964.
284.  FRUS, ibid., document 49, ambassadeur Holmes au département d’État, Téhéran, 4 juillet 1964.
285.  FRUS, ibid., document 79, mémorandum de la CIA, Washington, 23 avril 1965.
286.  FRUS, ibid., document 80, mémorandum d’une réunion au Pentagone avec des représentants du
département d’État, Washington, 23 avril 1965.
287.  FRUS, ibid., document 110, § C, télégramme de l’ambassadeur Meyer au département d’État,
28 novembre 1965.
288.  FRUS, ibid., document 77, mémorandum de R. W. Komer pour le président Johnson, 15 avril
1965.
289.  FRUS, ibid., document  102, télégramme de l’ambassadeurMeyer au département d’État,
24 septembre 1965 ; A. MEYER, Quiet Diplomacy, p. 142.
290.  FRUS, ibid., 1964-1968, vol. XXII, Iran, document  110, télégramme de l’ambassade au
département d’État, 28 novembre 1965.
291.  R. NIXON, The Real War, p. 84 ; H. PRECHT, Interview, p. 42.
292.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document 122, lettre du shah au président Johnson, 7 mars
1966 ; ibid., document 123, ambassade en Iran au département d’État, 14 mars 1966.
293.  FRUS, ibid., document 135, mémorandum de la CIA, Washington, 6 mai 1966.
294.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document  141, W.  Rostow au président Johnson, 21  mai
1966.
295.  The New York Times, 24 août 1967, p. 13.
296.  Lettre du 14  mai 1966 [Digital National Security Archive, IR00581] citée par
S. MCGLINCHEY, US Arms Policies towards the Shah’s Iran, p. 45 ; A. MEYER, Quiet Diplomacy,
p. 143.
297.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document  143, pièce jointe, Meyer au président Johnson,
23 mai 1966 ; A. MEYER, Quiet Diplomacy, pp. 141-142.
298.  FRUS, ibid., document 151, l’ambassadeur au département d’État, 7 juillet 1966, § 15.
299.  FRUS, ibid., document 165, W. Rostow au président Johnson, 29 juillet 1966.
er
300.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document  166, mémorandum du 1   août 1966 des chefs
d’état-major au secrétaire à la Défense  ; FRUS, 1964-1968, vol.  XXII, Iran, document  167,
mémorandum du 2  août de W.  Wriggins à W.  Rostow  ; A.  MEYER, Quiet Diplomacy, p.  145  ;
S.  MCGLINCHEY, US Arms Policies towards the Shah’s Iran, pp.  46-48, qui utilise d’autres
archives américaines auxquelles je n’ai pas eu accès.
301.  FRUS, ibid., document  167, W.  Rostow à D.  Rusk (Dép. d’État) et R.  McNamara (Défense),
2 août 1966.
302.  FRUS, ibid., document 173, lettre du shah au président Johnson, 15 août 1966.
303.  S. MCGLINCHEY, US Arms Policies towards the Shah’s Iran, pp. 48-49.
304.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document  237, télégramme du département d’État à
l’ambassade à Téhéran, 26  août 1967  ; S.  MCGLINCHEY, US Arms Policies towards the Shah’s
Iran, p. 50.
305.  FRUS, ibid., document 241, A. Meyer au département d’État, 3 novembre 1967.
306.  FRUS, ibid., document 242, le shah au président Johnson, 15 novembre 1967.
307.  A. MEYER, Interview, p. 28.
308.  Ibid., p. 22.
309.  S. MCGLINCHEY, US Arms Policies towards the Shah’s Iran, p. 52.
310.  A. MEYER, Quiet Diplomacy, p. 146.
311.  R.  NIXON, discours radiodiffusé, 3  novembre 1969, http://www.nixonlibrary.gov/. Cette
«  doctrine  » a été énoncée la première fois dans l’île de Guam en juillet  1969. Voir A.  ol-R.  H.
MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi, pp. 400 sq.
312.  Le Monde, 15 mai 1973 : « Le chah se pose en “gardien et protecteur” du golfe Persique ».
313.  Md-R. PAHLAVI, discours devant les commissionnaires du Cinquième plan quinquennal (en
persan), Persépolis, 6 novembre 1972 (15 âbân 1351), https://mashruteh.org/wiki/.
314.  R. NIXON, The Real War, pp. 272 sq.
315.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document  122,
conversation entre Nixon, MacArthur et le général Haig, 8 avril 1971.
316.  A. MEYER, Quiet Diplomacy, p. 140.
317.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, n. 180, A. Meyer au département d’État, 2 novembre 1966,
§ 9.
318.  R. NIXON, The Memoirs of Richard Nixon.
319.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document  121,
mémorandum de Kissinger à Nixon, 6 avril 1971.
320.  R. NIXON, The Real War, p. 296.
o
321.  Ettelâ’ât, n  13809, 9 et 10 xordâd 1351/30 et 31 mai 1972.
322.  Md-R. PAHLAVI, Be-su-ye tamaddon-e bozorg, p. 209 ; A. MEYER, Interview, p. 36.
323.  G. C. HERRING, From Colony to Superpower, p. 799.
324.  Le Monde, 8  octobre 1971  : «  L’absence de M.  Pompidou aux fêtes de Persépolis…  »  ;
12 octobre 1971, « Persépolis accueille avec un faste sans précédent des dizaines de chefs d’État et
de gouvernement », par Éric Rouleau.
325.  H. KISSINGER, White House Years, « XXIX, Summit Aftermath, A Visit to the Shah of Iran »,
p. 1480.
326.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document 158, Kissinger
à Nixon, 11 janvier 2012.
327.  A. ol-R. H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi, p. 402.
328.  FRUS, 1969-1976, vol.  E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document  182,
er
télégramme de L. Douglas Heck (Téhéran) au département d’État, 1  mai 1972.
329.  FRUS, ibid., document  185, mémorandum de Helms à Kissinger, 4  mai 1972  ; id.,
document 188, Heck au département d’État, 6 mai 1972.
330.  FRUS, ibid., document  200, mémorandum de conversation entre le shah, Nixon et Kissinger,
Téhéran, 30 mai 1972.
331.  A. ‘ALAM, Yâddâšthâ-ye ‘Alam, II, p. 283 (9 et 10 xordâd 1351/30 et 31 mai 1972).
er er
332.  The New York Times, jeudi 1  juin 1972, p. 16 ; Le Monde, 1  juin 1972, « Téhéran, attentats
contre des Américains… ».
er
333.  The Washington Post, 1  juin 1972, p. 3.
334.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document 168, rapport
non signé, Téhéran, 28 février 1972 ; E. ABRAHAMIAN, The Iranian Mojahedin, p. 140.
o er
335.  Ettelâ’ât, n  13811, jeudi 11 xordâd 1351/1  juin 1972, p. 29.
336.  A. ‘ALAM, Yâddâšthâ-ye ‘Alam, II, p. 286 (10 xordâd 1351/31 mai 1972). La version anglaise
est déficiente.
er
337.  Ibid., p. 287 (11 xordâd 1351/1  juin 1972).
er
338.  The New York Times, 1  juin 1972, p. 16.
339.  FRUS, 1969-1976, vol.  E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document  202,
o
communiqué irano-américain commun, Téhéran, 31 mai 1972 ; Ettelâ’ât, n  13811, jeudi 11 xordâd
er
1351/1  juin 1972, p. 4.
340.  G. BALL, The Past Has another Pattern, pp. 454 sq.
341.  S.  MCGLINCHEY, US Arms Policies towards the Shah’s Iran, p.  82  ; J.  GHAZVINIAN,
America and Iran, chap. 17, « The final emperor » ; A. ol-R. H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân
dar dowrân-e Pahlavi, p. 405.
342.  Ibid., pp.  404-406  ; pour le montant des dépenses, voir aussi S.  MCGLINCHEY, US Arms
Policies towards the Shah’s Iran, p. 80.
343.  A.  ‘ALAM, Yâddâšthâ-ye ‘Alam (9 et 10 xordâd 1351/30 et 31  mai 1972). The Washington
er
Post, 1  juin 1972, p. 3.
er o er
344.  The New York Times, 1  juin 1972, p. 16 ; Ettelâ’ât, n   13811, jeudi  11 xordâd 1351/1  juin
1972, p. 4.
345.  3. H. KISSINGER, White House Years, p. 1259.
346.  4. Ibid., p. 1260.
347.  5. Ibid., p. 1261.
348.  Ibid., p. 1261.
349.  Ibid., p. 1262.
350.  Ibid., p. 1262.
351.  Ibid., p. 1263.
352.  Ibid., p. 1264.
353.  Ibid., p. 1265.
354.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document  201,
mémorandum d’une conversation entre Nixon, le shah et Kissinger, 31 mai 1972.
355.  Le shah renonçait à l’accompagner parce que Mao, malade, n’aurait pas pu le recevoir.
356.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document  201,
mémorandum d’une conversation entre Nixon, le shah et Kissinger, 31 mai 1972.
357.  H. H. SAUNDERS, Interview, p. 56.
358.  FRUS, 1964-1968, vol. XXII, Iran, document 285, J. Foster (NSC) à W. Rostow, 21 mai 1968 ;
FRUS, 1964-1968, vol. XXI, Near East Region, Arabian Peninsula, document 155, mémorandum du
département d’État avant l’envoi d’une commission d’experts militaires en Iran, 28 août 1968.
359.  A. MEYER, Interview, pp. 53 sq.
360.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document  7, Saunders
er
(NSC) à Kissinger, 1  avril 1969.
361.  R. ALVANDI, Nixon, Kissinger and the Shah, p. 30.
362.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document  1, tableau
estimatif (CIA), 10 janvier 1969, §§ 15 et 16.
363.  A. ‘ALAM, Yâddâšthâ-ye ‘Alam, 17 avril 1969 (28 farvardin 1348).
364.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document  11,
l’ambassadeur Meyer au département d’État, 18  avril 1969  ; A.  ‘ALAM, Yâddâšthâ-ye ‘Alam,
19 avril 1969 (30 farvardin 1348) ; R. ALVANDI, Nixon, Kissinger and the Shah, p. 44.
365.  FRUS, ibid., document  12, Bureau renseignement et recherche (Washington) au Secrétaire
d’État Rogers, 22 avril 1969.
366.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document 93, secrétaire
à la Défense (Laird) au secrétaire d’État, Washington, 27 octobre 1970.
367.  FRUS, ibid., document  97, mémorandum de National Security Decision, Washington,
7 novembre 1970.
368.  FRUS, ibid., document 33, mémorandum d’une conversation du shah avec plusieurs ministres
américains, Washington, 22 octobre 1969 ; R. ALVANDI, Nixon, Kissinger and the Shah, p. 55.
369.  FRUS, 1969-1976, vol. E-4, Documents on Iran and Iraq, 1969-1972, document  55,
l’ambassadeur (relatant une audience avec le shah) au département d’État, 19 mars 1970.
370.  FRUS, 1969-1976, vol.  XXII, Iran-Iraq, 1973-1976, document  29, mémorandum d’une
conversation, Washington, 26 juillet 1973.
371.  R. ALVANDI, Nixon, Kissinger and the Shah, pp. 114-119.
372.  W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, pp. 29 et 31 ; H. PRECHT, Interview, p.  43, estime leur
nombre à 50 000 en 1975.
373.  FRUS, 1969-1976, vol. XXVII, Iran-Iraq, 1973-1976, document 99, mémorandum de Leonard
Sullivan Jr, analyste du Dépaetement de la Défense au Secrétaire à la Défense James R. Schlesinger
et au vice-secrétaire à la Défense William P. Clements, 23 janvier 1975 ; W. H. SULLIVAN, Mission
to Iran, p. 28. Voir aussi A. MEYER, Interview, pp. 24 et 51.
374.  A.  QARABÂQI, Xâterât-e Ženerâl, p.  99 (fr. A.  GHARABAGHI, Vérités sur la crise
iranienne, p. 81).
375.  M. EBTEKAR, Takeover in Tehran, p. 61 ; dénonciation virulente de l’impérialisme culturel et
de la morbidité de l’Occident chez les Iraniens par R.  XOMEYNI, Sahifa-ye emâm, vol.  X,
pp. 387 sq., discours aux étudiants d’une école d’interprétariat, 7 âbân 1358 (29 octobre 1979).
376.  H. KISSINGER, Years of Upheaval, chap. XIV, « Persian Gulf Interlude », pdf, p. 481.
377.  S. MCGLINCHEY, US Arms Policies towards the Shah’s Iran, p. 112.
378.  Ibid., p. 97 ; W. BURR, « A brief history of U.S.-Iranian nuclear negotiations ».
379.  Interview du shah par André Fontaine, Le Monde, 25 juin 1974 ; W. BURR, « A brief history of
U.S.-Iranian nuclear negotiations », n. 3.
380.  FRUS, 1969-1976, vol. XXVII, Iran  ; Iraq, 1973-1976, documents 159 et 160, mémorandum
du 26 et du 30 janvier 1976, NSC au président Ford ; document 162, mémorandum de B. Snowcroft,
4 février 1976, etc. ; W. BURR, « A brief history of U.S.-Iranian nuclear negotiations », n. 2 à 5 ;
W.  BURR, contribution au site Nuclear Vault,
https://nsarchive2.gwu.edu//nukevault/ebb268/index.htm ; ُE. R. ONEY, Interview, p. 78.
381.  A. ‘ALAM, Yâddâšthâ-ye ‘Alam, 8 âzar 1354 / 29 novembre 1975.
382.  C. VANCE, Hard Choices, p. 318.
383.  Ḥ. – ‘A. MONTAẒERI, Xâterât, p. 188.
384.  https://fas.org/irp/offdocs/pd/pd13.pdf  : Federation of American Scientists, Intelligence
Resource Program, Presidential Directives (PD), Carter Administration, 1977-1981.
385.  C. VANCE, Hard Choices, p. 319.
o
386.  A. MILANI, The Shah, p. 330 ; Ettelâ’ât, n  15376, dimanche 9 amordâd 2536/31 juillet 1977,
pp. 1 et 4.
387.  C. VANCE, Hard Choices, p. 320 ; J. CARTER, Keeping Faith, p. 434.
388.  W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 115. Voir aussi C. VANCE, Hard Choices, pp. 319 sq.
389.  Ibid., p. 321.
390.  W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 117.
391.  A. MEYER, Quiet Diplomacy, pp. 148 et 155.
392.  S. MCGLINCHEY, US Arms Policies towards the Shah’s Iran, p. 62.
393.  FRUS, 1955-1957, Near East Region  ; Iran  ; Iraq, vol.  XII, document  393, dépêche de
l’ambassade au département d’État, Téhéran, 11 mars 1957, p. 910.
394.  1. Ibid., p. 912.
395.  2. Ibid., p. 914.
396.  3. Ibid., p. 914.
397.  Ibid., p. 915.
398.  Ibid., p. 916.
399.  3. Ibid., p. 916.
400.  1. Ibid., p. 916.
401.  2. Ibid., p. 918.
402.  3. Ibid., p. 918.
403.  Ibid., p. 918.
404.  FRUS, 1961-1963, vol.  XVIII, Near East 1962-1963, document  382, mémorandum du
département d’État, 6 décembre 1963.
405.  E. R. ONEY, Elites and the Distribution of Power in Iran (désormais accessible librement sur
un site de la CIA : Documents from the US Espionage Den, Iran Embassy, CIA Station, 1979, pp. 2-
83). FRUS, 1969-1976, vol.  XXVII, Iran  ; Iraq, 1973-1976, doc.  161, Research study, CIA,
Washington, février 1976.
406.  E. R. ONEY, Elites and the Distribution of Power in Iran, p. 74, qui reprend ici l’interview du
shah à l’île de Kish, telle qu’elle est publiée dans le New York Times, dimanche 31 mars 1974 p. 16.
Les propos cités sont rapportés du shah lui-même. La fameuse phrase du shah disant « arranger les
choses pour que son successeur ne fasse aucun mal » figurait déjà dans le rapport Oney (p. 15).
407.  Documents from the US Espionage Den, Iran Embassy, CIA Station, 1979, vol.  7, p.  98. Le
e
texte parle du « VII  siècle » (seventh century, manifestement un lapsus pour seventeenth).
408.  E. R. ONEY, Interview, pp. 8-9.
409.  T. McDANIEL, Autocracy, Modernization and Revolution in Russia and Iran, p. 89.
410.  Rapport émanant de l’ambassade de Téhéran (E.O. =  Earnest Oney  ?), 28  janvier 1975,
Documents from the US Espionage Den, Iran Embassy, CIA Station, 1979, vol. 7, p. 136.
411.  FRUS, 1969-1976, vol. XXVII, Iran ; Iraq, 1973-1976, doc. 180, Téhéran au secrétariat d’État,
er
1  août 1976.
412.  FRUS, ibid., doc.  184, Téhéran au Secrétariat d’État, 18  août 1976  ; ibid., doc.  185,
mémorandum de Frank Huddle Jr, Washington, 20 août 1986.
413.  FRUS, 1969-1976, vol.  XXVII, Iran  ; Iraq, 1973-1976, doc.  188, mémorandum de
conversation entre Gromyko, Kissinger et des diplomates soviétiques et américains, New York,
29 septembre 1976.
414.  The New York Times, 7 octobre 1976, p. 38. Le texte intégral du débat est publié pp. 36-38.
415.  Dr Sd J. MADANI, Târix-e siâsi-e mo‘âṣer-e Irân, II, pp. 234-239.
Carter et le shah

Entre la défense des droits de l’homme et la vente, déjà actée par ses
prédécesseurs, d’un arsenal impressionnant à l’Iran, Carter était prisonnier
des contradictions récurrentes des dirigeants de son pays. Le shah, qui se
disait allié et admirateur de la démocratie américaine, ne pouvait pas
ignorer cette tension et, après chaque alternance politique, devait séduire
des interlocuteurs rétifs pour continuer à en obtenir le soutien 1.
Dès la prise de fonction du nouveau président, le shah lui envoya un
télégramme amical de félicitations. Du fait de l’inexpérience des nouveaux
responsables démocrates, une coupable négligence fit attendre deux mois la
lettre de remerciement au shah, alourdissant inutilement le climat de ce
nouveau départ. Conformément à l’«  espace politique ouvert  » qu’il avait
défini, le shah fit acquitter ou élargir un certain nombre de prisonniers
politiques à l’occasion du nouvel an iranien (21  mars). Il se confia
sarcastiquement au nouvel ambassadeur américain William Sullivan pour
lui montrer son manque de conviction dans l’application des droits de
l’homme : « Ce ne sont que des criminels, mais j’espère que cela réjouira
Washington » 2 !

Voyage du shah à Washington


À chaque changement de président, Washington accueillait le shah en
visite officielle pour réactiver les liens personnels et dissiper les
malentendus. Les désaccords, comme on a vu dans la négociation des
AWACS, ne manquaient pas. Le shah redoutait non sans raison les critiques
acerbes de l’entourage de Carter sur le régime iranien. Il était prévenu par
l’ambassadeur qu’il aurait à répondre à des questions sur les droits de
l’homme. En outre, le prix du pétrole obsédait les dirigeants politiques et
économiques, qui faisaient valoir au shah que la montée brutale des cours
du brut avait provoqué une vaste crise économique et une inflation
préjudiciables aux Iraniens eux-mêmes, à la fois clients et investisseurs aux
États-Unis.
La visite du shah commença mal  : après une nuit de repos, l’accueil
officiel était prévu le lendemain matin devant la Maison Blanche où une
estrade avait été dressée. Deux groupes iraniens s’opposaient  : quelques
milliers que l’ambassade d’Iran avait réussi à mobiliser pour fêter le
souverain, face à quelques dizaines de milliers, des étudiants venus en
autocar de tout le pays et du Canada pour huer le tyran, renforcés par des
opposants américains à Carter rompus aux grandes manifestations depuis la
guerre du Vietnam. Il y eut 92  manifestants et 22  membres des forces de
l’ordre blessés. La police eut beaucoup de mal à séparer les deux groupes
opposés et utilisa massivement des gaz lacrymogènes. Le vent poussa les
gaz vers l’estrade et le shah et sa femme pleurèrent. Le couple présidentiel
réussit à échapper à cette déconvenue en se détournant pour laisser passer
les miasmes et en évitant de se frotter les yeux ; le couple impérial affronta
courageusement les éléments et montra aux caméras, en essuyant ses
larmes, la faiblesse de sa constitution humaine 3. Le récit de Sullivan tente
de sauver les apparences en prétendant que le shah avait aussi bien résisté
que Carter. Hélas pour le souverain, les images furent montrées en Iran où
elles provoquèrent la stupeur. Le grand héros n’était donc qu’un homme.
Cette découverte préfigurait la chute, un an plus tard ; celui qui entamait la
trente-septième année de son règne était vulnérable comme tout mortel, le
cancer avait même commencé à le ronger.
Carter affirme dans ses mémoires que sa femme Rosalynn et lui «  se
sont retenus de se frotter les yeux, afin de ne pas subir les irritations
extrêmes que la plupart des autres personnes sur le podium ont subies  ».
Son propos est clairement démenti par une photo à la une du New York
Times, le 16 novembre : le couple présidentiel se masse et se mouche tandis
que le shah, stoïque, débite son discours au micro. Il semble en tout cas
qu’un destin contraire, un «  vent contraire  » (ill wind) selon Carter, avait
dispersé les gaz non sur les manifestants mais sur un hôte embarrassant,
préfigurant ce qui allait se passer exactement deux ans plus tard quand ce
même shah, malade, accueilli sur une civière, déclencha une tempête qui fit
trembler toute l’Amérique. Si Carter avait lu le Golestân, il se serait
souvenu que lorsqu’un souffle contrariant s’emprisonne dans les entrailles,
il faut l’expulser au plus vite. Faute de Sa’di, il s’excusa auprès de
l’empereur d’une pollution temporaire stagnant au mauvais moment sur la
Maison Blanche. L’impératrice Farah écrivit plus tard dans ses mémoires
qu’elle n’aurait jamais vu pareille scène du temps de Nixon. La nouvelle
administration n’a-t-elle pas autorisé les manifestants à approcher d’aussi
près pour les embarrasser  ? Quant au shah, touché par les remarques
élogieuses de Carter pour rattraper la situation, il plaisanta en disant que sa
visite avait apporté «  des larmes au matin et au soir à nouveau des
larmes 4 »…
Le reste de la visite se passa mieux, surtout après que le shah se fut
engagé à refuser toute augmentation du prix du pétrole lors de la prochaine
réunion des pays producteurs de pétrole. On pouvait maintenant fermer les
yeux sur toutes les ventes d’armes.
En Iran, la scène du shah qui pleure, transmise par la télévision d’État, a
créé un choc. Les commentaires n’ont pas suivi les images et tout le monde
s’est interrogé. Le journal Ettelâ’ât ne publia qu’une photo des couples
Pahlavi et Carter sereins et droits écoutant l’hymne national des deux pays.
La une était partagée avec le voyage historique de Sadate à Jérusalem, pour
lequel le shah avait aussi beaucoup œuvré personnellement, cela tombait
bien pour tout le monde et justifiait pour l’équipe Carter la continuation de
l’alliance avec l’encombrant monarque. Dans l’article d’Ettelâ’ât sur la
cérémonie d’accueil perturbée, les deux manifestations, pro-shah et anti-
shah, sont décrites en termes émouvants  : d’un côté les bonnes familles
iraniennes avec des enfants, tenant des drapeaux tricolores et des pancartes
louant la Révolution blanche… de l’autre d’affreux communistes masqués,
portant des drapeaux rouges avec faucille et marteau. Soudain, les méchants
anti-Iraniens, parmi lesquels des Noirs (donc bien sûr non-iraniens) passant
sur les barrières de sécurité, se servent des bâtons de leurs bannières pour se
jeter sur les bons Iraniens… Pas un mot sur les larmes du couple impérial 5.

Voyage de Carter à Téhéran

Le voyage du shah avait brisé la glace. Il convenait de rendre la


politesse. Aussi, de manière partiellement improvisée, Carter s’avisa que
l’Iran était situé entre la Pologne et l’Inde, mais que l’escale à Téhéran
n’était pas prévue. Pour le shah, l’idée d’une nuit de la Saint-Sylvestre avec
le président américain était une belle opération montrant au monde entier
les liens profonds de l’Iran avec la grande puissance occidentale, une
réponse aux thuriféraires des droits de l’homme. Côté iranien, on se faisait
fort d’improviser en deux semaines une grande réception avec dîner de
gala… alors que l’équipe américaine visait un austère dîner informel et
retraite nocturne… à 22  heures. (Environ 500  personnes accompagnaient
Carter : journalistes, agents de sécurité et officiels divers…) La déception à
Téhéran fut grande, mais on obtint une prolongation du dîner, désormais
qualifié d’officiel, jusqu’à minuit. Et le shah, marquant une nouvelle fois sa
part dans le rapprochement entre Le  Caire et Tel-Aviv, fit venir le roi
Hussein afin d’associer le royaume jordanien au processus de
reconnaissance d’Israël. Comme la dynastie des Pahlavi n’avait accédé que
récemment au rang royal, pour respecter la règle qu’une tête couronnée
aurait dû passer pour le protocole avant celui qui n’en était qu’à sa première
année de pouvoir présidentiel, Hussein n’apparut pas au dîner, mais
seulement aux réjouissances qui suivirent. Les discussions entre les trois
chefs d’État tournèrent principalement autour des négociations de Camp
David 6.
Deux points sont à souligner dans cet événement anodin.
Le 1er  janvier ne signifie absolument rien dans la culture religieuse et
encore moins dans la culture nationale des Iraniens qui ont toujours fêté le
nouvel an (Nowruz) le jour de l’équinoxe de printemps : non seulement le
shah se manifestait, chez lui, dans une célébration qui n’avait de sens que
pour les étrangers, mais il le fit devant la presse avec le représentant de la
puissance dominante. Boire de l’alcool est une longue tradition
aristocratique pour les Iraniens en général et surtout pour les souverains qui
s’estiment supérieurs à la loi religieuse de l’islam. Le faire avec ostentation
– en plein mois de moharram, pendant lequel les shi’ites commémorent le
martyre de l’imam Hoseyn  – choque  : la photo de Carter et du shah
trinquant avec leur coupe de champagne induisait un message contre-
productif. Le geste est d’autant plus absurde qu’en réalité la boisson n’était
probablement pas alcoolisée, en raison à la fois des convictions baptistes de
Carter et des problèmes de santé du shah…
Le deuxième point, ce sont les mots utilisés par Carter, que les Iraniens
n’oublièrent pas.

L’Iran, du fait de la direction magistrale du shah, est un îlot de stabilité dans


l’une des régions les plus agitées du monde (Iran, because of the great
leadership of the Shah, is an island of stability in one of the more troubled
areas of the world 7).

Carter, il est vrai, n’abandonne pas ses paroles moralisatrices sur le


désarmement, la paix et les droits de l’homme. Mais désormais, du fait du
rôle joué dans le désamorçage du conflit israélo-palestinien en lointain
prélude aux accords d’Oslo, le shah redevient l’allié prioritaire de
8
Washington . C’est pourquoi, abandonnant les admonestations glaçantes
des premiers mois de son mandat, le président américain tente de faire
oublier les vexations qu’il avait alimentées avec l’affaire des avions
AWACS et s’abstient de toute remontrance au sujet des droits de l’homme.
Objectivement, il y aurait eu encore beaucoup à dire, mais Carter, en
présentant le shah comme un bon élève, ne consolidait pas sa position, il en
détruisait la légitimité. Inconscient de cette disgrâce, se voyant protégé par
le maître yankee, l’empereur redoubla d’arrogance et se crut tout permis.
Y a-t-il un lien entre la flatterie de Carter et l’audace dont le shah se
sentait désormais capable ? Une semaine après ce « premier de l’an » sorti
de toute raison, il fit publier dans le journal Ettelâ’ât un article infamant
contre l’âyatollâh Khomeyni 9. Cet article, à la fin du mois de moharram
(période de deuil rituel pour les shi’ites), a mis le feu aux poudres,
provoquant une mobilisation immédiate à Qom avec une manifestation
réprimée dans le sang, puis, avec le rythme du deuil shi’ite, quarante jours
plus tard à Tabriz, puis Yazd, Ispahan,  etc. Cette descente rapide de l’Iran
vers la violence et la déstabilisation nous ramène vers les démons de la
politique iranienne, la hantise de perdre l’autorité. Carter avait démonétisé
le shah en soulignant son lien de dépendance à une puissance étrangère.
L’article contre Khomeyni s’efforçait, en mêlant quelques éléments de
vérité à un tissu de calomnies, de présenter le rival invisible exilé à Najaf
comme le pion des Britanniques et comme l’instrument à la fois des
communistes et des grands propriétaires féodaux ennemis des réformes.
Dans cette accusation absurde, l’auteur de l’article (caché derrière un
pseudonyme) ramène les Iraniens à la fin de la période qâjâr, quand l’Iran
était convoité par les deux puissances rivales, l’URSS et la Grande-
Bretagne. Derrière l’écran de cette rivalité du passé, le lecteur oublie qu’en
1978 le prédateur réel, la puissance impérialiste qui protège le shah et se
sert de lui, c’est les États-Unis. C’est pourquoi la dénonciation par
Khomeyni de la puissance américaine, dans le discours du 26 octobre 1964
(voir supra), le premier pas vers la révolution qui vient, est totalement
occultée par l’article de l’Ettelâ’ât.

Carter et la crise iranienne

Les Occidentaux ont fait comme si rien ne se passait. Manifestations


sporadiques, vite maîtrisées et dégâts nettoyés rapidement, le crédit de
l’Iran est tel que beaucoup de gens ne s’aperçoivent de rien. En avril 1978,
trois futurs chefs d’État, Margaret Thatcher, Donald Reagan et George Bush
(père), voyagent en Iran, font du tourisme et sont seulement dissuadés de
s’approcher trop des foules du bazar. L’ambassadeur britannique visite Yazd
10
quelques jours après les émeutes et tout semble déjà revenu à la normale .
Alors qu’au début de son mandat Carter était plus préoccupé par la
question israélo-palestinienne et les négociations de Camp David, il est
évident que la crise iranienne a été le centre de son attention à partir de
l’automne 1978, et qu’il a été hanté par la prise d’otages l’année suivante. Il
a perdu toute initiative de réformes ou de présence internationale pendant
les deux dernières années de sa présidence. C’est par l’évocation de la crise
des otages qu’il commence la rédaction de ses mémoires. Et quand il arrive
à son récit des événements révolutionnaires, il commence par citer une
phrase qu’il a prononcée le 17 janvier 1979, quelques jours avant le retour
de Khomeyni à Téhéran : « Nous n’avons aucune intention, ni la capacité ni
11
le désir, d’interférer dans les affaires intérieures de l’Iran . » On pourrait
objecter qu’il avait, tout au contraire, l’intention, la capacité et le désir de
s’ingérer dans le processus qu’il avait déclenché sans le savoir. Mais il lui
manquait une volonté ferme et éclairée.
Un problème récurrent vient des informations lénifiantes données
depuis Téhéran à l’administration américaine. Malgré l’effervescence
croissante dans les villes iraniennes, Carter note :

Les rapports des renseignements américains pendant l’été 1978 n’indiquent


aucune raison sérieuse de s’inquiéter de la situation. D’après une
déclaration de la CIA publiée en août (1978), l’Iran “n’est pas dans une
situation révolutionnaire ni même prérévolutionnaire”. Le rapport continue
en disant que les militaires étaient fidèles à la monarchie et que ceux qui
étaient dans l’opposition, les violents comme les non-violents, n’avaient pas
les moyens de créer plus qu’une gêne qui aurait pour but d’aller vers un
12
nouveau régime .

L’antenne iranienne de la CIA ayant eu pour consigne depuis des années


de ne pas enquêter sur l’opinion politique et encore moins sur l’opposition,
elle a été contrainte de se fier aux renseignements communiqués par la
SAVAK. Or la SAVAK avait une limite infranchissable : elle ne pouvait pas
dire que le shah avait cessé d’être aimé de son peuple. Tous les troubles
arrivant en Iran étaient donc interprétés par elle comme des complots
dirigés de l’étranger. Cette conviction était du reste celle du shah lui-même :
il demande à Sir Anthony Parsons, l’ambassadeur britannique, si ce ne sont
pas les Américains qui excitent l’opposition… et à Sullivan si ce ne sont
13
pas les Britanniques . D’ailleurs, comme le remarque l’ambassadeur
britannique, l’idéologie de la «  Révolution du shah et du peuple  », selon
l’expression qui avait remplacé la « Révolution blanche », avait tout prévu
14
sauf la situation où la politique du shah serait rejetée par le peuple .
L’aveuglement américain a pris des proportions inquiétantes  : en
septembre  1978, alors que plusieurs villes sont sous couvre-feu et
administration militaire, après l’incendie du cinéma Rex d’Abadan et le
Vendredi noir de Téhéran qui avaient fait des centaines de victimes, alors
que la production de pétrole, du fait des grèves, était tombée de 6 à
2 millions de barils par jour, Carter écrit :

L’ambassadeur William Sullivan nous a rejoints, mes autres conseillers et


moi-même, dans l’opinion que le shah était notre meilleur espoir pour
maintenir la stabilité en Iran. Le 28  octobre 1978, Sullivan envoie une
dépêche disant  : «  Le shah est le seul qui puisse d’une part retenir les
militaires et d’autre part conduire une transition contrôlée… Je
15
m’opposerais à toute ouverture vers Khomeyni.  »

Ce que le shah pensait de Carter et des États-Unis pendant


la crise

Aux sermons du président Carter sur les droits de l’homme, le shah


avait sa réponse qui osait renvoyer les Occidentaux à leurs propres
contradictions. En 1977, peu avant le voyage à Washington, il énumère à un
célèbre journaliste ce qu’il craignait plus que tout :

… la montée du terrorisme, les sociétés permissives, et l’effondrement de la


démocratie du fait d’un manque de loi et d’ordre. Si les choses continuent
sur leur lancée actuelle, la désintégration des sociétés occidentales va
arriver bien plus vite que vous ne le pensez, sous les coups de boutoir du
fascisme et du communisme. La liberté n’est pas sans un point de rupture et
vos ennemis voudraient que vous arriviez à ce point 16.
Cette menace, pour le shah, ne concernait pas l’Iran. Mais Carter, en
novembre 1977, profite d’un moment de rencontre informelle en tête à tête
avec le souverain et s’ouvre à lui d’une inquiétude symétrique :

La classe moyenne en augmentation [en Iran], rapporte Carter des propos


tenus à son hôte, des étudiants de haut niveau, et une communauté
religieuse solide semblaient un bon fondement pour la stabilité et pour de
nouveaux progrès. Mais je savais par des rapports du renseignement
américain que ces groupes avaient en eux les semences d’une dissension
interne à l’Iran et je pensais qu’il fallait que je parle au shah en tête à tête
17
sur les problèmes qu’il aurait probablement à rencontrer .

De ces problèmes, le shah ne voulait pas entendre parler : si l’Iran était


en danger, le respect de la loi était pour lui préférable à un assouplissement
18
de la répression et de la censure .
L’été 1978 passe, la situation ne fait qu’empirer. Le shah, désemparé,
convoque en son palais les deux ambassadeurs américain et britannique.
Carter note dans son journal  : «  Le shah a manifesté une profonde
inquiétude pour son propre avenir, cherchant à décider s’il fallait mettre en
place un gouvernement intérimaire, un gouvernement militaire ou peut-être
même abdiquer. Nous l’avons encouragé à tenir bon et à compter sur notre
19
soutien .  » «  Nous  », cela voulait dire nous Occidentaux, solidaires,
Sullivan et Parsons, les deux diplomates dont le shah se méfiait, mais dont
il ne pouvait plus se passer. Ils ont l’air de s’entendre merveilleusement
bien et leurs rapports sur l’évolution de la crise iranienne rassurent
paradoxalement Washington et Londres  : deux ambassadeurs consultés
aussi fréquemment ne peuvent pas se tromper. Le shah semblait accepter les
conseils que Parsons lui prodiguait, mais l’envoyé britannique s’empressait
d’ajouter qu’il n’avait aucun mandat du Foreign Office pour cela et que ses
avis n’étaient donnés que si on les sollicitait et n’avaient que la valeur d’un
point de vue personnel et amical.
Le shah est déçu de la mollesse du soutien qu’on lui apporte  : des
paroles lénifiantes. Le 10  septembre, après le massacre de la place Jaleh
(Žâla), c’est le président égyptien Sadate qui conseille à Carter d’appeler le
shah, et Carter confirme son soutien au souverain, certes, mais l’exhorte
surtout à continuer à libéraliser le pays par l’«  espace politique ouvert  »
(fazâ-ye bâz-e siâsi), alors que le shah voulait réprimer plus efficacement,
en faisant éventuellement porter la responsabilité des victimes s’il y en avait
sur les Américains. L’ex-chancelier Willy Brandt, qui présidait alors
l’Internationale socialiste, demandait à Carter de cesser de soutenir le
shah 20.
En arrivant à l’une de ces nombreuses audiences communes, le
4 novembre, Sullivan informa Parsons qu’il avait des instructions nouvelles
de Washington. Brzezinski avait appelé le shah au téléphone : les États-Unis
le soutiendraient dans les deux hypothèses, celle d’un gouvernement de
coalition (avec participation du Front national mosaddeqiste) ou celle d’un
gouvernement militaire. Sullivan complétait le propos du conseiller national
à la sécurité de Carter  : les États-Unis ne poussent pas à la solution
militaire. Les généraux iraniens pourtant, se déclarant désireux de « sauver
le pays  » et ayant appris qu’un gouvernement militaire serait soutenu par
Washington, poussaient en ce sens et se faisaient fort de venir à bout des
manifestants et des grévistes en procédant à des arrestations. Parsons
préconise un gouvernement «  neutre  », autour de quelques politiciens
respectés de tous (comme Abdollâh Entezâm ou Ali Amini  ?), le temps
21
d’organiser au plus vite des élections libres .
La confrontation au mécontentement populaire, nouvelle pour le shah,
le ramène aux premières années de son règne, quand les phases de
dépression le conduisaient à douter de lui-même et à se laisser emporter par
un syndrome d’échec. Une autre interprétation du projet d’abdication disait
que, dès que le prince héritier Rezâ aurait atteint la majorité, son
avènement, avec son père en coulisse pour assurer la transition, aurait
constitué une garantie de perpétuation de la dynastie. Le shah – et personne
d’autre ni en Iran ni aux États-Unis à l’époque  – savait que le cancer
lymphatique dont il était atteint ne lui laisserait pas beaucoup de répit 22.
La question, en dehors de celle du shah lui-même, était de choisir un
chef de gouvernement. Washington laissait entendre que toute solution
serait acceptable à condition de maintenir le régime. Le gouvernement
militaire du général Azhâri, mis en place le 5  novembre, n’arrivait pas à
faire surface et son chef, malade, fut finalement exfiltré vers l’Europe fin
décembre.
Carter s’inquiète de voir les déclarations antiaméricaines de l’entourage
de Khomeyni à Neauphle-le-Château. Pour cette raison en particulier, il
renforce son soutien au shah, en l’absence de toute considération pour le
23
destin des Iraniens . Son ambassadeur en Iran recommande-t-il qu’on
ouvre le gouvernement aux mosaddeqistes du Front national  ? Carter
demande à son secrétaire d’État Cyrus Vance que les responsables de la
politique étrangère sous ses ordres n’oublient pas le soutien au shah en
ajoutant «  que le shah sache bien qu’on est avec lui  ». Ardeshir Zâhedi,
l’ambassadeur iranien à Washington, rappelle à Carter le 21 novembre que
le shah n’a aucun conseiller autour de lui, aucune structure politique qui soit
prête à assurer la continuation en cas d’abdication, au moment où les
manifestants osent la demander ou en cas d’élections si les électeurs étaient
consultés. Zâhedi se vante d’avoir été sollicité pour devenir ministre de la
cour ou premier ministre… mais les renseignements parvenus depuis
Téhéran disent que l’idée, en réalité, n’enthousiasme absolument pas
24
l’empereur .
Le shah, devant une situation ingérable, se résout en dernier recours à la
solution qu’il aurait voulu repousser pour toujours, il appelle un membre du
Front national à former un gouvernement civil. Ce ne sera pas le Dr Sadiqi
(Sadighi), qui demandait au shah de quitter Téhéran mais non l’Iran, en
s’écartant totalement du pouvoir, ce sera Shâpur Bakhtyâr, qui demandait
son départ pour l’étranger et la dissolution de la SAVAK. Le rêve de
Bakhtyâr était de faire un pacte avec Khomeyni qu’il serait allé voir à
Neauphle en lui reconnaissant l’autorité religieuse, mais en se faisant
adouber pour recevoir de lui pleine légitimité : vous revenez en Iran et vous
restez à Qom, je gouverne à Téhéran pour organiser des élections et
remettre des institutions en place. Khomeyni refusa catégoriquement de le
recevoir tant qu’il se prévalait d’une nomination par le shah et par un
Parlement totalement illégitime à ses yeux.
On attendait avec anxiété une explosion de violence lors des
manifestations traditionnelles du mois de moharram (2-31  décembre)  : la
surchauffe des sentiments religieux mêlée à la mobilisation politique a
entraîné, contrairement aux pronostics, une intense mobilisation mais sans
violence, deux cortèges immenses (un million  ? deux millions  ? personne
ne pourrait dénombrer cette foule). Aucun heurt ces jours-là avec les forces
de l’ordre, mais une défaite totale pour les monarchistes. L’acceptation de
Bakhtyâr de gouverner au nom du shah, dans ce contexte, était une trahison
absurde, aucun observateur ne lui donnait une chance de réussir. Aucun des
ministres que Bakhtyâr avait désignés ne put même entrer dans ses bureaux.
Même la ruse de Bakhtyâr de commencer un discours devant une
photographie du shah qu’il fit voiler d’un rideau derrière lui dès les
premières minutes ne rallia personne. Les ambitions isolées n’avaient
aucune chance de succès.
Devant cette lutte à mort entre le shah et le mouvement révolutionnaire,
le président américain n’était pas informé, mais surinformé, il n’était pas
conseillé mais conduit vers des positions inconciliables comme la pirogue
de Saint-John Perse qui, tournant et tournant, ne sait plus si le vent voulait
rire ou pleurer. « Même les partisans du shah se rendirent à l’évidence que
le souverain devrait quitter le pays avant toute tentative de restaurer
l’ordre », finit par écrire Carter sans préciser à quelle date cette conviction
lui était venue. « Mais, continue-t-il, j’étais d’accord avec lui qu’il devait le
faire avec dignité, avec son propre plan, et seulement après avoir établi un
gouvernement stable pour succéder au précédent 25. » Donc la quadrature du
cercle.
Immédiatement après, spéculant sans doute sur un rapprochement
improbable entre Bakhtyâr et Khomeyni, par le truchement de l’ingénieur
Bâzargân (un croyant, nationaliste, ami de Bakhtyâr, qui, lui, était allé à
Neauphle pour faire allégeance à l’âyatollâh-patriarche), Carter rejette une
proposition de Sullivan  : depuis Téhéran, l’ambassadeur américain
recommandait que Washington refuse de suivre le plan dicté par le shah et
exige le départ immédiat de ce dernier. Mais le président américain, fidèle à
la parole qu’il avait donnée au shah et soucieux de ne pas contrarier les
dirigeants militaires iraniens, continuait à les soutenir, «  ils en avaient
besoin  ». Toute la pression de Washington allait vers la solution d’un
gouvernement Bakhtyâr qui allait bientôt émerger comme le dernier
compromis possible avec le shah.

« Penser l’impensable »

Mais que disait Sullivan dans cette fameuse dépêche qui a tant
déstabilisé le soutien de Carter au shah  ? En attendant la publication des
documents d’archives pour cette période très sensible et si prolixe en
correspondances diplomatiques multiples et confuses, on doit se référer à ce
que les acteurs nous livrent eux-mêmes.
Je remarque tout d’abord que la relation des deux ambassadeurs
impériaux avec le shah est très perverse. Le shah, en perte progressive de sa
superbe, n’arrête pas de les convoquer au palais pour solliciter leur avis,
comme si le soulèvement ayant été fomenté depuis Londres ou Washington,
l’ordre ne serait rétabli que par Londres ou Washington. Et le Britannique
ose raconter sans aucune gêne, alors que l’effondrement du régime est
encore récent, qu’il donnait alors au shah –  certes à titre personnel, sans
mandat particulier du Foreign Office, mais sans être désavoué non plus  –
des conseils, on a presque envie de lire des directives, en vue de telle ou
telle solution, que, en contradiction avec son collègue américain, il lui
déconseillait formellement la solution militaire : elle ne manquerait pas de
provoquer un blocage généralisé du pays. En recevant un représentant du
clergé shi’ite à son ambassade, Parsons se trouve, bien qu’il s’en défende,
dans la position du négociateur entre le shah et les opposants, un peu
comme les diplomates de l’été 1906 qui transmettaient à Mozaffaroddin
Shâh les demandes des révolutionnaires réfugiés dans les jardins de la
chancellerie britannique.
L’envoyé de Washington a une position plus délicate encore en raison
des trente-cinq ou quarante mille ressortissants qu’il doit protéger et des
intérêts militaires et stratégiques qu’il doit défendre. Le 9 novembre 1978,
Sullivan change de discours.
Le gouvernement militaire du général Azhâri est à peine installé et les
Téhéranais sont à peine remis des troubles du 5  novembre qui ont mis la
capitale en état d’émeute généralisée. L’origine réelle de ces mises à sac de
banques, de cinémas et de débits de boissons n’est pas vraiment élucidée, et
l’ambassadeur britannique accuse indirectement les forces de l’ordre
d’avoir provoqué des destructions pour faire accepter plus facilement
26
l’option du gouvernement militaire .
Sullivan distingue Mahmud Tâleqâni et Mohammad Beheshti, parmi les
clercs en vue, tous deux ont une expérience de type universitaire. Cette
appréciation est intéressante  : en effet, ils peuvent être qualifiés
d’«  intellectuels  » au sens où ils ont reçu, en plus de leur cursus clérical
traditionnel (feqh, connaissance du Coran, de la tradition islamique et des
rituels), une ouverture vers le monde extérieur. Pour Tâleqâni,
l’« université » serait plutôt la prison où, côtoyant des militants de gauche,
il s’est intéressé aux mouvements sociaux et au marxisme, une démarche
originale pour un clerc. Il a également milité dans le Front national autour
de Mosaddeq, et plus tard dans le Mouvement pour la liberté en Iran
(Nahzat-e âzâdi) avec son ami Mahdi Bâzargân. Ses enfants étaient engagés
dans des mouvements de gauche, marxistes ou islamo-marxistes. Tâleqâni,
qui était très populaire, venait d’être libéré de prison (avec des dizaines de
prisonniers politiques) et suscitait un regain d’enthousiasme
révolutionnaire. Quant à Beheshti, qui avait séjourné longtemps à
Hambourg comme recteur de la mosquée shi’ite, sa connaissance des
langues européennes (surtout l’anglais et l’allemand) et de l’Europe lui
permettait de concevoir plus clairement que les autres ce que pourrait être
une république inspirée par l’islam. En plus de ces deux clercs, Sullivan
prend conscience que des universitaires ou cadres supérieurs restés fidèles à
la foi musulmane sont capables d’assurer la relève du pays, et que donc
Khomeyni, réputé à tort ou à raison n’avoir aucune expérience dans le
domaine de la gestion et de la politique, est déjà virtuellement entouré de
gens capables de prendre en main les affaires de l’Iran. J’ai tenté ailleurs de
montrer que notre concept d’« intellectuel » laïc et rationaliste pouvait être
étendu à des catégories plus larges incluant des clercs : un intellectuel est un
créateur de valeurs centrales dans la société, et on peut être attaché à des
valeurs absolues, à une foi, tout en promouvant une vision neuve des
rapports sociaux et politiques 27.
Autour de Tâleqâni et de Beheshti, des figures d’intellectuels non
enturbannés viennent conforter cette image  : outre l’ingénieur Bâzargân,
Sullivan cite Amir-Entezâm, Nâser Minâči, Ebrâhim Yazdi… Ce dernier,
non seulement “docteur” (en biologie), mais devenu citoyen américain en
1971, est parfaitement bilingue.
La considération, même quelque peu obscure, que Sullivan manifeste
pour des figures de l’opposition khomeyniste le conduit à ne plus voir
l’avenir de l’Iran en termes aussi catastrophistes que précédemment. Si le
shah tombe, c’est-à-dire si le gouvernement militaire échoue, certes les
Américains perdront un allié avantageux, mais on peut entrevoir une relève
par des gens compétents et ouverts au dialogue. C’est ainsi je crois qu’il
faut voir le sens de la fameuse dépêche du 9  novembre qui va changer le
regard de Washington 28.
La vitalité de la tendance religieuse, shi’ite, de la nation iranienne,
analyse l’ambassadeur américain, est frappante au moment où la popularité
du shah s’épuise. Son soutien principal, c’est l’armée. Or, même si les
militaires réussissent à remettre l’économie iranienne sur les rails, «  il y
aura, écrit Sullivan, une persistance de la tension et une augmentation du
terrorisme  ». Si les militaires échouent, il faudra réexaminer les
conséquences pour les États-Unis et faire en sorte que l’armée et le clergé
puissent coexister pacifiquement «  selon les lignes qu’il a exposées pour
examen à Washington  ». Quels politiciens modérés  ? Bâzargân et Minâči,
bien différents de l’Égyptien Nasser ou du Libyen Qaddafi,
deux personnages emblématiques que Khomeyni aurait tendance à prendre
comme modèle. Et bien sûr les plus haut gradés seraient partis avec le shah,
laissant l’autorité militaire aux mains de plus jeunes officiers. L’avantage
pour les dirigeants religieux et pour Khomeyni lui-même serait de
débarrasser l’Iran du shah et d’éviter un bain de sang, tout en préservant les
forces armées nécessaires pour maintenir la loi et l’ordre pour le nouveau
régime. Pour les Américains, une telle solution éviterait le chaos, en
garantissant le maintien de l’intégrité territoriale et bloquerait les tentatives
de contrôle du golfe Persique par les Soviétiques. Sullivan ajoute, à
l’attention du président Carter :

Dans ces circonstances, les pertes les plus graves, telles que je les vois,
seraient une réduction de notre proximité (intimacy) dans les relations
militaires et sécuritaires, un passage de l’Iran du camp pro-israélien vers
des positions antisionistes et une certaine réserve dans nos négociations en
général.
Quand bien même cette situation serait certainement moins attrayante que
les arrangements dont nous avons profité sous le règne du shah, elle serait
certainement meilleure que celle où une révolution à peine ébauchée
l’emporterait et où l’intégrité des forces armées serait détruite. C’est
pourquoi j’ai suggéré que nous commencions à «  penser l’impensable  »
(think the unthinkable) et que nous nous préparions pour cette éventualité 29.

Cette dépêche, dit Sullivan dans ses mémoires, ne manqua pas de


provoquer la consternation à Washington où on n’avait pas encore osé
anticiper la fin du shah. Il est possible que pour ne pas distraire l’attention
de Carter immergé dans les difficiles négociations de Camp David, on ait
tenu le président à l’écart de ces dépêches déstabilisatrices. Brzezinski tenta
de démentir la véracité du diagnostic pessimiste de Sullivan, se donnant
ainsi une bonne excuse pour n’avoir pas averti le président d’une crise
imminente. Il n’y eut jamais de réponse à la dépêche «  Penser
l’impensable » 30. De fait, le conseiller pour la sécurité Brzezinski n’avait
plus confiance en Sullivan, que le shah accusait de comploter contre lui.
Brzezinski établissait désormais un contact direct avec l’Iran par le
truchement d’Ardeshir Zâhedi, ambassadeur du shah à Washington, sans
passer par le département d’État, obligeant Cyrus Vance à réagir
31
fortement . Le mal était fait  : Carter avait désormais deux réseaux
différents donnant des échos divergents de la crise, il ne savait ni quoi
penser ni quoi faire.
La politique du shah était la première à louvoyer sans cesse : en octobre,
il avait décidé de lâcher du lest en levant toute censure, de libérer la plupart
des prisonniers politiques, en particulier les religieux « de gauche » et les
marxistes. Le but était de s’attirer les bonnes grâces des opposants libéraux
(nationalistes mosaddeqistes) et de les détacher de l’allégeance à
Khomeyni. Le gouvernement militaire mis en place le 5 novembre était en
réalité le contraire d’un gouvernement musclé, il évitait à tout prix de verser
le sang pour ne pas alimenter la propagande khomeyniste. Et le shah est
obsédé par le complot piloté de l’étranger  : quand il n’accuse pas
Washington, c’est Moscou, fortement soupçonné de lancer les militants du
parti Toudeh à l’assaut du verrou iranien. Carter est informé que ce
fantasme ne repose sur aucune réalité.
Début novembre, Carter, encore ignorant de la dépêche de Sullivan,
note :

Nous ne connaissions pas grand-chose des forces contestant le shah, mais


leurs slogans antiaméricains et leurs communiqués en disaient assez long
pour renforcer notre résolution de soutenir le shah dans son combat pour
survivre 32.

Autrement dit, soutenir le shah signifiait pour les Américains se


défendre contre leurs ennemis. Carter ne parle plus des droits de l’homme,
mais il écrit dans son journal (10 novembre 1978) qu’il demande à Vance de
s’assurer que ses subordonnés au département d’État sont bien sur sa
position  : «  Que le shah sache bien que nous sommes avec lui.  » Une
33
directive effacée du journal de sa présidence qu’il a publié plus tard …
Le 21  novembre, Carter se fait l’écho des analyses de l’opinion
iranienne relayée par l’ambassadeur iranien Ardeshir Zâhedi  : il n’y a pas
d’équipe de rechange, pas de conseiller ni de structure servant à faire
connaître aux Iraniens ce que le souverain leur propose. Zâhedi se présente
à Carter comme le bon candidat à un tel poste, ministre de la cour ou
premier ministre, mais Carter sait que le shah repousse cette idée. Notons
au passage que Zâhedi semble passer par le président américain pour
briguer un poste clé en Iran.
Le 14  décembre, Carter se dit désormais convaincu que le shah doit
élargir « la base de l’autorité politique du gouvernement ». Il veut savoir ce
que le shah a l’intention de faire avant de le pousser à faire entrer des
opposants au gouvernement. «  Le shah veut désespérément garder le
contrôle de l’armée, ce qui peut, ou non, être possible (which may or may
not be possible).  » Cette ultime réserve est assez caractéristique de la
faiblesse du président : il voudrait user de son influence pour faire du shah
l’acteur d’une politique de coalition, un moyen assez banal, dans les
démocraties, de repartir dans une situation de crise. Ce n’est probablement
pas possible, mais même le «  probablement  » n’est pas sûr. Et il ose
reproduire cette incertitude dans ses mémoires destinés à justifier son
attitude et finalement son échec face à la révolution. Le shah lui fit savoir
qu’il était prêt à certaines concessions sur la gestion de la défense
(18 décembre). Le drame du shah, c’est que même le général qu’il a voulu
placer à la tête du gouvernement ne croit plus en lui. Quelques jours après
avoir été victime d’un infarctus, Azhâri convoque l’ambassadeur
américain : « L’indécision du shah, lui dit-il, nous conduit à la malédiction,
vous devez le savoir et le dire à Washington. » Le général décrit une armée
démoralisée, à laquelle on demande de répondre par des tirs en l’air aux
provocations et aux harcèlements des manifestants. Un écho pathétique de
cette remarque est donné dans le journal de Carter à la date du
23 décembre : « … nous marchons sur une corde raide en Iran, en donnant
au shah toutes les garanties, mais en l’encourageant à être ferme (decisive).
Il est juste le contraire, ce qui a aggravé une situation déjà mauvaise 34.  »
Les opposants modérés (nationalistes libéraux, comme le Dr  Sadiqi)
sollicités par le shah, sentant que les concessions sont très limitées et
réversibles, se récusent, sauf finalement Bakhtyâr, à condition que le shah
parte à l’étranger. Le shah n’acceptera cette dernière injonction qu’après
qu’on aura respecté le protocole constitutionnel de la mise en place du
gouvernement, l’adoubement du parlement.
Malgré le refus de Khomeyni d’entériner le gouvernement Bakhtyâr,
Carter pense début janvier que cette solution est possible, « il y a un espoir
que leurs relations pourraient s’arranger. Bakhtyâr a démontré une assez
grande indépendance et de l’énergie, il avait apparemment le soutien de
35
certains groupes dissidents en Iran  ».
Alors que Carter rêve d’un compromis consensuel sur la tentative de
Bakhtyâr, Sullivan recommande qu’on s’oppose à cette solution. Il
répercute vers le département d’État, le 2  janvier 1979, le rapport d’une
visite à Neauphle-le-Château du spécialiste américain de l’Iran
contemporain, l’ancien agent de la CIA Richard Cottam qui venait d’arriver
à Téhéran. « Khomeyni a vraiment déclaré qu’il ne souhaitait pas que les
mollâs prennent la direction du gouvernement et donnait l’impression que
le succès de son mouvement était voulu par Dieu et inévitable. Cottam a
constaté de manière frappante que l’ego de Khomeyni était peu engagé dans
le mouvement et qu’il n’y avait pas de questions d’obéissance (deference
pattern) parmi l’entourage de Khomeyni. Cottam remarque que c’est très
inhabituel [pour des Iraniens] et que cela dénote probablement l’influence
de l’idéologie socialiste égalitaire exposée dans les écrits d’Ali Shariati, un
courant intellectuel dominant dans le mouvement de Khomeyni 36  ». Cette
référence à Shariati est un contresens assez symptomatique de l’ignorance
où étaient les Américains de l’idéologie du mouvement khomeyniste.
Khomeyni dément formellement la hantise entretenue parmi les Américains
que les Soviétiques seraient derrière son mouvement. Non seulement
l’unanimité des Iraniens est très forte, sans la moindre allusion à une
thématique communiste, mais les Russes eux-mêmes n’oseraient pas
manipuler par des thèmes islamistes, à la porte du Caucase, des pulsions
nationalistes qui auraient tôt fait de se retourner contre la pression constante
de Moscou en Azerbaïdjan, en Tchétchénie au Turkménistan ou en
37
Ouzbékistan .
Comme Sullivan n’était plus écouté, que ses informations concernant
l’armée n’étaient plus considérées comme fiables à Washington, il fallait
trouver un contrepoids à ses rapports défaitistes. Avant de faire appel à un
général haut gradé, le gouvernement américain demanda à George Ball, un
diplomate et juriste bien connu au département d’État, de faire sa propre
enquête en Iran. Ball décida de travailler depuis Washington et ne respecta
pas la consigne donnée par Brzezinski de ne pas utiliser les réseaux
diplomatiques dépendant de Cyrus Vance. George Ball constata très vite
que Brzezinski, un peu comme Kissinger avant lui, avait constitué une sorte
de diplomatie parallèle, concurrente du département d’État, correspondant
avec les dirigeants étrangers sans en référer à Cyrus Vance. Pour accéder au
shah, Brzezinski passait, on l’a vu, par l’ancien ambassadeur iranien
Ardeshir Zâhedi, un chemin que Ball s’empressa de rendre caduc en le
faisant connaître à Vance et à Carter, alors que Brzezinski prétendait que,
quand ce n’était pas Carter qui lui demandait d’appeler Zâhedi, c’était
Zâhedi lui-même qui l’appelait parfois de Téhéran 38. Le secrétaire d’État et
le conseiller à la sécurité nationale divergent de plus en plus. « Zbig[niew
Brzezinski] semblait voir un coup d’État militaire comme seul espoir de
protéger les intérêts américains qui passent avant le soutien au shah », écrit
Vance, qui pour sa part cherchait une solution politique, si possible avec le
maintien du shah dans un rôle constitutionnel (régnant sans gouverner),
sinon sans le shah. Un coup d’État pourrait échouer à cause du contingent
d’appelés qui saboteraient les opérations, et puis ce serait contraire à
l’inspiration politique de Carter  : «  Le président refusait de donner la
bénédiction américaine à [la mise en œuvre d’une] poigne de fer 39. »
Ball avait un jugement très négatif sur le Conseiller à la sécurité du
président Carter  : à ses yeux Brzezinski était un amateur, l’inventeur
d’« abstractions qui sonnaient trompeusement universelles et ne semblaient
profondes que pour des présidents non immunisés par une rapide
confrontation à l’expérience  ». Le 11  décembre, Ball présenta un rapport
disant que le régime iranien était « au bord de l’effondrement » en partie par
la faute des États-Unis qui agissent là contre leur propre intérêt après s’être
liés à lui au point de devenir dépendants de sa survie.

Pour l’instant nous devons affronter les réalités résultant de la position


précaire du pouvoir du shah et l’aider à y faire face. Nous devons bien
montrer que de notre point de vue la seule chance qu’il a de sauver sa
dynastie (si c’est encore possible) et de maintenir notre soutien consiste à
transférer son pouvoir à un gouvernement qui soit responsable devant la
nation. C’est seulement s’il agit ainsi que l’Iran pourra espérer voir cesser
ce mécontentement durable qui entraîne une paralysie économique de plus
en plus grave 40.

Il fallait inciter le shah à transférer le pouvoir à un gouvernement


responsable devant la nation, composé de différents partis représentatifs,
autour d’une personnalité comme Ali Amini ou Karim Sanjâbi ou Qolâm-
Hoseyn Sadiqi. En privé, Ball comparait le président Carter, dans son
soutien au shah, au dirigeant de l’orchestre sur le Titanic… Ball préconisait
non un gouvernement qui n’aurait aucune chance de s’imposer, mais la fin
de la répression par l’armée et la constitution d’un conseil de personnalités
garantissant la transition. Dans ce dernier conseil, il prévoyait de nommer
aussi bien l’âyatollâh Beheshti –  dont les contacts avec les Américains
n’ont jamais été révélés  – que des monarchistes proches du shah. Ball
insiste également sur le fait que la marque « américaine » de la répression
empêchera le retour à des relations apaisées avec l’Iran à l’avenir. En dépit
de ce rapport, Carter évoque devant Ball et Brzezinski l’envoi de ce dernier
à Téhéran pour renforcer le soutien au shah. « N’oublions pas, répliqua Ball
en qualifiant cette décision de la “pire idée qu’il ait jamais entendue”, que
le côté clivant de la révolution est anti-occidental et spécifiquement anti-
américain. Si Brzezinski va à Téhéran, cela va figer le shah et tout ce qu’il
fera ensuite sera regardé comme une action dictée par vous, président
Carter… Cela ne fera qu’exacerber le sentiment antiaméricain et vous en
41
serez tenu pour responsable. » La décision a été annulée .
Après la remise du rapport de George Ball (13  décembre 1978), le
gouvernement américain resta divisé sur la question iranienne.
Ainsi s’imposa l’idée d’envoyer le général Robert Huyser, commandant
adjoint des forces américaines en Europe, qui connaissait déjà l’Iran. Sa
mission consisterait d’abord à établir la liaison avec les officiers iraniens et
à les encourager à rester en Iran au cas où le shah déciderait de partir. En
somme, non satisfait d’avoir des conseillers contradictoires à Washington,
Carter voulait avoir deux ambassadeurs parallèles… et antagonistes.
Les événements se succèdent désormais en six semaines  : la fin du
gouvernement Azhâri passe inaperçue  ; un sommet inutile et sans
programme se réunit à la Guadeloupe ; la mission du général Huyser finit
par donner raison à l’ambassadeur Sullivan  ; Bakhtyâr essaie en vain de
faire cohabiter Khomeyni avec la monarchie parlementaire ; le shah s’en va,
mais sans savoir où  ; Khomeyni revient en vainqueur et la révolution
triomphe… Tout cela est tellement rapide que l’on pense alors que cela ne
durera pas.

Sommet de la Guadeloupe

Comme le dit Brzezinski dans ses mémoires, Carter était partagé entre
la sécurité des Américains en Iran (plus de 35 000 en 1977) et la continuité
de la stratégie américaine dans la région en utilisant ces mêmes Américains
pour maintenir coûte que coûte les objectifs de sécurité militaire et
économique. Brzezinski, lui, n’aurait pas hésité à utiliser la manière forte,
mais l’autre conseiller, le secrétaire d’État Cyrus Vance, jouait les droits de
l’homme jusqu’au bout. «  Ainsi, conclut Brzezinski, le président était
écartelé dans des directions opposées par ses conseillers et sans doute même
par un conflit entre sa raison et ses émotions 42. »
Les tergiversations au plus haut niveau de décision de la puissance
dominante et le retour à la faiblesse physique et psychologique
(procrastination morbide) du shah ont certainement accentué l’éclatement
de la ferveur révolutionnaire. C’est le shah qui devait garantir en Asie la
base de l’hégémonie des États-Unis, et l’alimenter en énergie et en
financement militaire. Contre cette stratégie impériale, les Iraniens ont
découvert dans l’ivresse un pouvoir que, depuis 1953, ni les Américains ni
leur souverain ne leur avaient permis d’exercer, celui de la rue. Ils voyaient
avec méfiance, qu’ils fussent favorables ou non à la révolution, tout ce qui
se passait loin d’eux, à Londres, à Moscou ou à Washington. Beaucoup de
fantasmes, hélas documentés par de douloureuses expériences historiques,
enrichissaient cette paranoïa  : Londres ni Moscou n’avaient probablement
aucun rôle dans les événements, mais les évoquer permettait d’oublier le
rôle de Washington. C’est là que devait, dans leur conscience complotiste,
tout se jouer.
Le tropisme pro-américain, c’était Washington, mais également Harvard
ou Los Angeles ; l’excellence de la tradition scientifique, la fascination pour
l’idéologie libertaire, pour la réussite économique, pour le modèle
consumériste, pour la modernité technologique et clinquante  ; les États-
Unis, c’était une laïcité molle où Dieu était même sur les billets de banque,
compensant la répulsion qu’éprouvaient les Iraniens pour les mœurs
permissives, pour la grossièreté et la violence des Américains, leur guerre
au Vietnam et leur soutien à l’État sioniste. Pour conjurer cette
ambivalence, on exagérait la condamnation de son hégémonie, mais on se
référait à ses succès dans les domaines économiques et culturels.
Y a-t-il eu un déclencheur qui aurait fait basculer la position américaine
vis-à-vis de la révolution iranienne  ? Les milieux monarchistes iraniens
disent qu’on a décidé d’abandonner le shah et de chercher une nouvelle
alliance avec le camp révolutionnaire lors d’une conférence d’un genre
inédit que convoqua à la Guadeloupe le président français Valéry Giscard
d’Estaing. Pour eux, c’est une deuxième Soufrière qui provoqua l’éruption
redoutée, c’est à ce moment-là que Carter aurait vraiment changé sa
position. Car malgré l’évidence que j’ai essayé de montrer, malgré
l’indécision permanente de la présidence américaine depuis l’avènement de
Carter, l’opinion iranienne, surtout chez les nostalgiques de l’ancien
régime, pense que Carter, indécis jusqu’alors, a pris sa décision en parlant
avec le président français.
Il y a aussi des auteurs iraniens qui –  volontairement ou non  ? –
  omettent de parler de la conférence de la Guadeloupe, comme Abd or-
Rezâ-Hushang Mahdavi qui tente pourtant d’expliquer le changement de
l’attitude américaine en la situant peu avant, au cours des négociations de
43
Camp David (décembre 1978) . Le shah, dans sa Réponse à l’Histoire ne
44
parle pas non plus du sommet de la Guadeloupe . Pour lui, il n’était pas
opportun alors d’accuser les Américains de l’avoir trahi, il pensait sans
doute, quelques mois seulement après son renversement, avoir à nouveau
besoin de leur aide pour retrouver son trône ; c’est l’Union soviétique qu’il
accuse, tout au long de ce livre chargé de ressentiment, d’avoir sapé la
popularité dont il pensait jouir naturellement dans le peuple iranien.
D’autres, comme Jalâl od-Din Madani, dans un cours qu’il professait au
début de la République islamique pour les élèves officiers, avouent n’avoir
pas beaucoup d’informations sur ce qui s’est dit au sommet de
janvier 1979 :

Les dirigeants de quatre pays occidentaux importants, l’Amérique,


l’Angleterre, la France et l’Allemagne, se sont rassemblés au moment le
plus sensible de la crise iranienne pour maintenir dans leur camp d’une
certaine manière ce pays révolutionnaire. Bien que leurs pourparlers aient
été entièrement secrets et confidentiels, il a filtré à l’extérieur que Carter
s’est dit fortement inquiet en analysant la situation critique et stratégique de
l’Iran. Giscard d’Estaing, président de la République française, a exposé
son point de vue concernant le séjour de l’imam en France en considérant la
conclusion de la mission à Téhéran de Poniatowski, au cours de laquelle il a
rencontré le shah. Schmidt, le chancelier allemand, et Callaghan, le premier
ministre anglais, ont évoqué les conséquences de la question du carburant
et de l’énergie. La décision est restée secrète et ils n’ont publié aucun
communiqué final. À la suite de cette conférence, Bakhtyâr a été confirmé
plus encore comme l’homme qui doit tenir les positions du shah et
éventuellement lui succéder. On s’est efforcé d’établir un lien entre l’imam
Khomeyni et Bakhtyâr. [C’est pourquoi] le général Huyser est arrivé en Iran
et y est resté un mois. Mais cela n’a pas changé la position du guide de la
révolution qui a déclaré que tout gouvernement qui collabore avec le régime
iranien actuel était condamné. […]
Bakhtyâr ne pouvait pas être approuvé par le peuple (mardom) iranien parce
que malgré tous les efforts pour le présenter comme « nationaliste » (melli),
sa base américaine était caractéristique et le soutien total que Carter lui
apportait était indéniable. Le shah avait signé le décret de nomination au
moment où son règne avait perdu toute crédibilité. Le peuple (mellat)
iranien s’était fondamentalement révolté contre le régime monarchique et,
avec une grève générale et des manifestations de millions de personnes, en
avait demandé la dissolution. Comment reconnaître Bakhtyâr et le
gouvernement qui émanait d’un tel souverain dans ces conditions 45 ?

Le résumé de Madani donne l’impression que la question iranienne était


le motif principal de cette conjuration des grands décideurs du monde
occidental et fait de l’écartement de la presse ou de l’absence de
communiqué commun une source de mystère pour cacher un complot. En
réalité, le but originel de la conférence était tout à fait étranger à la question
iranienne, même s’il n’y avait aucun ordre du jour et aucune structure de
discussions préétablie. Comme le rappelle Ebrâhim Yazdi à partir de
dépêches de l’Associated Press, il était prévu de parler de la Chine, de la
guerre civile au Cambodge, des violences en Afrique du Sud, de la présence
soviétique dans le golfe Persique, de la Turquie, du coup d’État en
Afghanistan et de la question du Yémen… La question iranienne était
également prévue en raison de l’incertitude qui régnait alors après la
démission du gouvernement du général Azhâri. Et finalement, en raison des
événements, l’Iran a tenu une place importante dans les discussions.
Juste avant le sommet, le président Giscard d’Estaing avait envoyé à
Téhéran le prince Michel Poniatowski, ancien ministre de l’Intérieur, pour
en rapporter une description fraîche et concrète de la situation. Au retour
d’un voyage très rapide (26-28 décembre  1978), Poniatowski envoie au
président français un rapport sur les conditions de son séjour et ses
rencontres avec le shah. Giscard rencontre Poniatowski la veille de son
propre départ pour la Guadeloupe, et reçoit un rapport oral où des détails
sur la santé du souverain iranien sont donnés : « Le shah est malade. Il n’a
plus la force de réagir. Il m’a confié qu’il passait des nuits entières sans
sommeil. Visiblement son mal a empiré. Il s’agit d’un cancer, relativement
contrôlé jusque-là. Mais, au lieu du calme nécessaire, il vit dans une usure
nerveuse incessante 46. »
Le shah, sur un ton désabusé, se sent abandonné, notamment des
Américains  : «  Les Américains me disent qu’ils me soutiennent jusqu’au
bout. Je sais, déclare le souverain au prince envoyé de Paris, que certains
47
ont déjà des hésitations sérieuses … » Le shah reconnaît certaines erreurs,
notamment celle d’être allé trop vite dans les réformes… mais dénonce des
ingérences soviétiques et libyennes. Revenant sur l’idée qu’il a toujours
objectée aux Américains quand ils voulaient contacter l’opposition
iranienne, le shah répète que le traitement des manipulations venant de
l’étranger lui incombait à lui seul :
Sur le plan intérieur, c’est à moi de décider et de conduire mon action.
Toute impression ressentie par l’opinion publique iranienne concernant une
intervention étrangère est mauvaise et dangereuse. Certains pays le font et
pensent m’aider, mais ils aboutissent au résultat strictement inverse. La
représentation diplomatique d’un de ces pays [allusion à l’ambassadeur
américain Sullivan] a été jusqu’à procéder à des consultations avec les
dirigeants de l’opposition pour la constitution d’un nouveau
48
gouvernement .

Le shah dit à son interlocuteur français qu’il refuse un coup de force :


cela impliquerait de très nombreuses arrestations et surtout un bain de sang.
Il pointe à nouveau le doigt vers les Américains qui lui soufflent de faire
intervenir l’armée et d’opérer une répression massive. Puis, informé de la
réunion très proche des quatre dirigeants occidentaux à la Guadeloupe, il
demande à Giscard d’Estaing de lui «  rendre un service  », qu’«  à la
Guadeloupe une position claire soit adoptée pour agir collectivement auprès
de l’URSS afin d’obtenir qu’elle n’agisse ni n’intervienne en Iran, mais
surtout que ceci soit bien clairement l’effet d’une volonté collective
nettement affirmée 49… »
Le shah s’en tient donc à ses deux idées fixes qui l’empêchent de réagir
à la crise  : l’origine des troubles est une ingérence soviétique par
l’intermédiaire du parti Toudeh ; les États-Unis dont il dépend entièrement
« prétendent l’aider » ; mais brouillent les cartes. Quant à la France, le shah
répète qu’il ne demande pas l’expulsion de Khomeyni, car il précise  :
«  pour moi comme pour vous [c’est-à-dire pour vous Français] les
répercussions peuvent être très graves ».
Poniatowski ajoute ses propres commentaires et prédit le ralliement de
l’armée à la révolution khomeyniste  : «  Tous deux sont très nationalistes,
50
traditionalistes, antimarxistes .  » Un démenti à l’insinuation du shah sur
l’intervention soviétique. Pour le prince diplomate occasionnel, qui pense à
l’indépendance de l’Iran, ce ralliement serait aussi sécurisant pour les
militaires – et pour les Occidentaux – que la fidélité au shah, minée par la
répression et la corruption. Il ne voit que deux solutions, la guerre civile
avec démantèlement des provinces allophones, à commencer par le
Kurdistan et le Baloutchistan, ou bien le départ « négocié » du shah avec la
mise en place d’un pouvoir fort (militaire) lié aux religieux.
er
Quant à Carter, il commence l’année, le 1   janvier, par une longue
discussion sur l’Iran et la nécessité d’évacuer les Américains en cas
d’escalade de la violence. « Nous pensions tous que le shah aurait à partir,
51
et il doit être ferme dans cette décision .  » Cette remarque du président
américain montre bien, comme on va voir, que la rencontre de la
Guadeloupe n’a pas changé beaucoup de choses.
Dans l’ambiance détendue de la Guadeloupe, James Callaghan et Valéry
Giscard d’Estaing viennent chacun avec leurs informations mises à jour sur
la situation iranienne. C’est à Callaghan que Giscard, dans une paillote, à
l’abri des journalistes, donna d’abord la parole. «  Sa conclusion est
pessimiste : le shah est perdu [dit Calaghan], il ne contrôle plus la situation.
Il n’y a pas de véritable solution de remplacement. Les hommes politiques
en place n’ont qu’une autorité limitée. D’ailleurs, la plupart sont compromis
avec le régime. L’armée peut-elle assurer la transition  ? Elle n’a pas
d’expérience politique et est dirigée par des professionnels qui sont loyaux
52
au shah .  » Cette analyse semble saper le terrain de la conclusion de
Poniatowski, qui voyait dans le ralliement de l’armée l’espoir d’une
solution apaisante.
Carter prend alors la parole et, selon Giscard, il déclara :

La situation a beaucoup évolué. Et le shah ne peut pas rester. Le peuple


iranien n’en veut plus. Et il n’y a pas de gouvernement qui accepte
désormais de travailler avec lui. Mais nous n’avons pas à nous inquiéter : il
y a les militaires. Ce sont eux qui vont prendre la situation en main. La
plupart des chefs militaires ont fait leurs études dans nos Écoles, et ils
connaissent très bien les chefs de notre armée. Ils les appellent par leurs
53
prénoms  !

Giscard ironise sur le dernier détail  : cette familiarité est-elle une


garantie pour l’avenir  ? Mais il constate, désabusé, l’abandon brutal du
shah, de la bouche de celui qui lui assurait il y a si peu de temps un soutien
inconditionnel. Revenant plus tard sur la même volte-face, il écrit  : «  Les
Américains, croyait [le shah], le soutiendraient jusqu’au bout. Mais en huit
54
jours, le vent a tourné …  ». Dans un article du Monde, le journaliste
Jacques Amalric écrit :

Les États-Unis vont-ils maintenant chercher à encourager une «  solution


militaire » de la crise ? On paraissait le penser dans certaines délégations. Il
est significatif en tout cas que ni M.  Carter, ni M.  Callaghan, ni
M.  Schmidt, ni M.  Giscard d’Estaing n’aient adressé le moindre
encouragement au chah dans leurs déclarations à la presse, comme si le
55
personnage appartenait déjà au passé .

Mission Huyser, 4 janvier-3 février 1979

On a du mal en effet à comprendre la mission du général Huyser,


envoyé à Téhéran le jour même où Carter arrivait à la Guadeloupe.
Différents chercheurs ont enquêté sur les contacts entre Khomeyni et les
Américains. Je laisse de côté le message de novembre 1963 où Khomeyni,
au moment de la forte mobilisation contre le shah, faisait savoir aux
Américains qu’il souhaitait la continuation de leur protection contre le
danger soviétique. Le document n’a pas été publié, mais il est attesté dans
56
un rapport semi-officiel de la CIA de 1980 . Ce message est suivi en
octobre  1964 du discours commenté plus haut sur le «  retour des
capitulations  » qui met clairement en cause le statut des militaires
américains en Iran  : le caractère anti-impérialiste –  et antiaméricain  – du
discours de Khomeyni ne peut être mis en doute. Khomeyni a sans doute
pris conscience entre-temps du lien intrinsèque entre le pouvoir du shah et
ses protecteurs d’outre-Atlantique.
Au moment où la chute du shah devient clairement inéluctable, et
notamment après la fameuse dépêche de Sullivan datée  du 9  novembre
1978, «  Penser l’impensable  », il est évident que Khomeyni et les
Américains, chacun de son côté, ont besoin d’établir un contact. L’ennemi
principal du camp révolutionnaire à ce stade, c’est le shah et les forces de
répression en Iran. Quant aux Américains, leur hantise est l’hypothèse
d’une ingérence communiste. C’est ainsi qu’a germé progressivement l’idée
qu’un nouveau régime iranien pourrait s’établir avec le soutien de l’armée
et des Américains. Il fallait donc parler à ceux qu’on devrait accepter
comme futurs alliés.
Les incompréhensions entre l’ambassadeur Sullivan –  qui plaide le
premier pour abandonner le soutien au shah et pour chercher dans
l’opposition iranienne les éléments susceptibles de collaborer avec
Washington – et le président Carter ne s’arrangent pas. Quant au shah, dont
Bakhtyâr met le départ comme condition de la formation d’un
gouvernement, il en recule la date  : ce ne sera pas avant le vote de
confiance du parlement. Sullivan, séduit par l’idée que l’alliance irano-
américaine pourrait être reconstruite avec les nouveaux acteurs politiques,
demande le départ «  immédiat  » du souverain pour mettre en confiance
l’entourage de Khomeyni. Mais Carter refuse cette solution « parce que le
shah, Bakhtyâr et les officiers supérieurs de l’armée avaient besoin d’un
57
soutien cohérent (consistent) des États-Unis  ». Carter qualifiera plus tard
58
les rapports de Sullivan de « tendancieux et erronés  ».
Quoique la confiance entre le président et son ambassadeur en Iran soit
rompue, il était impossible de remplacer au pied levé un élément aussi
important du dispositif dans la phase la plus critique de la révolution, d’où
l’idée d’envoyer une sorte de deuxième ambassadeur. C’est le général
Huyser qui a été jugé le plus apte à maintenir le contact entre les
départements d’État, de la Défense et les plus haut gradés iraniens, pour
« renforcer leur détermination et les encourager à rester en Iran même si le
shah décidait de partir ». Et comme si l’ambiguïté n’était pas suffisante, on
met à la disposition du shah, invité à se réfugier aux États-Unis, une
propriété luxueuse en Californie. Cette proposition, même dès le début, ne
faisait pas l’unanimité.
Le 4 janvier 1979, ajoutant encore à la confusion, Carter, au moment de
rejoindre la Guadeloupe, donne à Huyser l’instruction de faire tout ce qui
est possible «  pour renforcer la position du shah  ». Il est troublé par
l’attitude de Sullivan qui se montre «  obsédé par l’exigence d’une
abdication sans délai  ». Du reste, le shah refuse alors de recevoir
l’ambassadeur. Les rapports de Sullivan, à la relecture, manifestaient, selon
Carter, un esprit déséquilibré, ils demandaient avec insistance de soutenir
Khomeyni, même au prix d’affaiblir Bakhtyâr et le gouvernement de
coalition qu’il essayait de former. C’est en Huyser que Carter a désormais
confiance comme véritable ambassadeur. Ce même 4  janvier, Carter note
dans son journal que des généraux iraniens ont parlé à Sullivan  : ils ne
laisseront pas le shah quitter le pays et il doit selon eux aller sur une île
iranienne du golfe Persique. Ces militaires préparent un coup d’État et le
shah serait de connivence avec eux. Cyrus Vance, le secrétaire d’État, veut
arrêter ce projet. Carter donne pour instruction de maintenir à tout prix les
relations avec le shah et avec les militaires  ; il écrit dans ses mémoires  :
«  [ce sont] nos seuls deux liens pour de solides relations avec l’Iran car
nous ne savions pas quelle forme de gouvernement l’emporterait si les
militaires étaient éliminés comme force majeure ». Le lendemain le shah dit
à Sullivan qu’il contrôle parfaitement l’armée, elle ne fera rien pour le
contraindre à quoi que ce soit. Il veut seulement quitter l’Iran pour renforcer
l’autorité de Bakhtyâr. «  Ceux qui voulaient faire un coup d’État
soutiendraient désormais Bakhtyâr et resteraient prêts à intervenir si
59
Bakhtyâr échouait  ».
Au moment où, à Washington ou à Téhéran, certains rêvaient d’un coup
d’État pour conjurer le danger communiste, un observateur américain plus
perspicace envoie une analyse très différente. Dans un rapport qu’il intitule
«  Prévisions de temps nuageux sur l’Iran  », le consul David McGaffey
envisage l’échec des solutions modérées comme celle de Bakhtyâr (dont le
gouvernement n’est pas encore confirmé, et qui est désavoué par ses amis
du Front national).

Si le gouvernement de Bakhtyâr tombe, continue le consul américain, le


résultat le plus probable sera un nouveau régime autoritaire, issu soit d’un
coup d’État militaire, soit d’une insurrection de la droite radicale mettant
Khomeyni au pouvoir, soit de la gauche radicale peu susceptible d’être
favorable aux États-Unis. Un putsch militaire qui serait à la fois couronné
de succès et favorable aux États-Unis ne durerait pas longtemps, car les
foules (populace) ont appris comment combattre les militaires –  par la
désobéissance civile et la pression économique plutôt que par la violence
directe  – et rien n’indique que les militaires auraient appris à y répondre
adéquatement 60.

McGaffey n’est pas plus optimiste en cas de succès de Bakhtyâr :

Le sentiment xénophobe antiaméricain continue ici [à Ispahan],


accompagné d’une violence croissante. Si un gouvernement à Téhéran
retient la revanche sur la SAVAK et les responsables de la sécurité et adopte
une attitude antiaméricaine, il y aura presque inévitablement une
augmentation d’incidents violents contre les Américains, et au niveau actuel
[ou] supérieur de violence, le résultat sera de graves blessures ou la mort. Il
semble que ce qui sera la meilleure solution pour les États-Unis marchera
contre l’intérêt des individus américains, ce qui exigera une réduction
61
importante de la présence américaine ici, pour plusieurs mois au moins .

Dans ce climat d’incertitude, les instructions données à Sullivan


changeaient selon la source qui les émettait. Elles étaient incohérentes et
contradictoires. «  Une ligne se manifestait quand c’est Brzezinski qui
dominait la scène [et poussait] à une solution militaire ; les autres reflétaient
62
le point de vue du département d’État [c’est-à-dire de Cyrus Vance] . » Et
l’ambassadeur à Téhéran, voyant la détermination des révolutionnaires,
n’en faisait qu’à sa tête. Les deux principaux comités qui s’emparaient de la
question iranienne à Washington, le Policy Review Committee –  que
Brzezinski soupçonnait d’avoir été créé pour que Vance y impose son point
de vue – et le Special Coordinating Committee présidé par Vance mais lié
au Conseil de sécurité nationale, donc à Brzezinski… étaient le théâtre
d’affrontements stériles où les rivalités entre les deux hommes ajoutaient de
la confusion aux perspectives contradictoires sur la situation en Iran. Une
des préoccupations des intervenants était de ne pas servir de bouc émissaire
le jour où l’Iran s’effondrerait, il serait alors trop facile au shah ou à
l’opposition de pointer le doigt sur la responsabilité de Washington pour les
erreurs et les violences commises. L’idée leur vint également d’exacerber
les différences à l’intérieur du mouvement révolutionnaire, les uns croyant à
l’émergence d’un régime islamique à vocation universelle, les autres se
ralliant par opportunisme à Khomeyni, en pensant que finalement le
pouvoir ne pouvait que leur revenir parce que, malgré leur faible
attachement à la religion, eux savaient ce qu’est la démocratie et la gestion
d’un grand pays moderne.
La présentation par Carter de cette tempête de décisions contradictoires
est difficile à suivre. À la Guadeloupe, au cours des longues conversations,
il a trouvé peu de soutien pour le shah. « Les trois » (Giscard, Callaghan et
Schmidt) disaient, selon le président américain, que le shah devait partir le
plus tôt possible. Giscard dit qu’il avait envisagé d’expulser Khomeyni,
mais que le shah craignait qu’il trouve refuge en Libye ou en Irak « où il
pourrait orchestrer encore plus de troubles  ». Après le retour de
Guadeloupe, l’insistance de Sullivan pour qu’on envoie un émissaire auprès
de Khomeyni et qu’on conclue un arrangement avec lui se heurte au refus
de Carter. Ce dernier demande cependant, par l’intermédiaire de la
présidence française, qu’on tente de voir si Bakhtyâr ne pourrait pas obtenir
un appui tactique… que, on l’a vu plus haut, Khomeyni lui refusait
catégoriquement.
Cette démarche indirecte et voulue secrète a été révélée immédiatement
par Ebrâhim Yazdi, un des proches de Khomeyni. En Iran, elle a rendu
Sullivan furieux et «  insolent  ». Il ne pouvait plus donner un rapport
objectif de la situation et ne tenait plus aucun compte des directives de
Carter. Il avait perdu la confiance non seulement du président à Washington
mais du shah à Téhéran. Cyrus Vance refusait de mettre fin à sa mission en
plein milieu de la crise. Carter n’avait plus confiance qu’en Huyser, qui
gardait la tête froide et cherchait à avoir le contact avec toutes les parties à
Téhéran 63. Les généraux iraniens, à Téhéran, étaient consternés que Carter
ait osé contacter Khomeyni 64.
Tant que Khomeyni résidait à Neauphle-le-Château, les contacts
informels étaient relativement faciles. Selon un des proches de Khomeyni,
Ebrâhim Yazdi, le 8  janvier Carter a effectivement envoyé, par
l’intermédiaire d’un émissaire français, un message à l’imam en le
menaçant, s’il ne soutenait pas le gouvernement de Bakhtyâr, d’un bain de
sang en Iran. L’armée serait en effet sur le point d’intervenir. Ne serait-il
pas opportun de calmer la situation ? Ce message, espère Carter, doit rester
absolument confidentiel. Yazdi précise qu’il a été rédigé pendant le sommet
de la Guadeloupe et révèle la démarche à la presse. La réponse de
Khomeyni était connue d’avance : concernant le gouvernement de Bakhtyâr
et pour l’apaisement, c’est aux États-Unis de soutenir la volonté du peuple
iranien qui s’est soulevé contre cette monarchie illégitime, et en retirant
votre soutien au shah et à Bakhtyâr, vous obtiendriez la paix intérieure que
vous appelez de vos vœux.
Dans son livre paru en 1984, Ebrâhim Yazdi commente une nouvelle de
l’agence United Press du 8 janvier, c’est-à-dire au lendemain du sommet de
la Guadeloupe, et qui résonne comme une résolution commune des quatre
dirigeants  : «  Le shah d’Iran qui attend la réponse des États-Unis
d’Amérique doit finalement prendre la décision soit de rester en Iran soit de
partir pour des “vacances” qui peuvent se conclure par la fin de son règne.
Du fait des oppositions croissantes et de toute part des Iraniens, l’Amérique
65
ne peut pas le soutenir .  » Yazdi se contente de glaner des informations
dans les dépêches de journalistes ou les mémoires de Brzezinski. Il ne nie
pas l’existence de contacts avec le gouvernement de Carter qui demande à
66
Khomeyni de soutenir Shâpur Bakhtyâr . À défaut de convaincre
Khomeyni d’assouplir sa position sur Bakhtyâr, Carter cherche désormais
(le 14  janvier) à obtenir de «  Valéry  » que la France retarde le retour
annoncé de l’âyatollâh en Iran, le temps pour le gouvernement de
67
s’installer . On sait que les ministres de Bakhtyâr n’ont jamais pu accéder
à leurs bureaux…
Quelle était au juste la mission confiée à Huyser  ? Sullivan résume  :
« aider à stabiliser les forces armées iraniennes ». Cette mission aurait été
décidée quand Washington avait reçu de Sullivan des dépêches faisant état
des troubles parmi les militaires iraniens inquiets d’apprendre que le shah
allait partir. Il fallait les persuader, tout en restant fidèles au shah, d’assurer
le succès du gouvernement de Bakhtyâr. Le général Alexander Haig, alors
commandant suprême des forces alliées en Europe, était hostile à cette
mission et menaçait Carter de démissionner. Huyser, son proche
collaborateur, arriva clandestinement à Téhéran le 4 janvier 1949, habillé en
civil. Ses instructions étaient de contacter les officiers supérieurs iraniens et
de les convaincre, avec le soutien indéfectible des États-Unis, de transférer
leur fidélité au shah en fidélité au premier ministre Bakhtyâr, une mission
qu’il tenta de remplir malgré ses appréhensions 68. Cela voulait dire que le
shah acceptait de se retirer de la fonction essentielle pour lui de
commandant suprême des forces armées et de les conférer à un politicien
mosaddeqiste qui avait toujours été son opposant.
Huyser reçut une douche froide à son arrivée à Téhéran : un télégramme
de Cyrus Vance lui ordonnait d’oublier toutes les instructions précédentes…
Et l’ambassadeur lui exposait son point de vue  : le shah avait perdu et
devait partir au plus vite. Bakhtyâr, dont le gouvernement n’avait pas
69
encore été constitué, n’avait aucune chance de réussir . Le lendemain, les
instructions n’étaient plus annulées mais reviennent, validées par le
département d’État ! Il faut convaincre les chefs militaires.
Logeant chez les Sullivan, Huyser ne voyait son hôte que le soir après
qu’ils eurent téléphoné à Washington chacun sur l’une des lignes cryptées
de l’ambassade : l’ambassadeur avait passé sa journée à la chancellerie, au
palais, en visites variées, le général à l’état-major de l’armée iranienne. Le
12 janvier Huyser accompagna Sullivan au palais… puisque le shah avait
appris la présence du général en Iran (et qu’il était furieux de ne pas en
avoir été informé officiellement).
D’après Sullivan, le shah acceptait l’idée d’être invité aux États-Unis et
même Khomeyni avait fait savoir qu’il voyait d’un bon œil le départ du
shah, quelle que soit la destination. « Tout ce qui les [Huyser et Sullivan]
intéressait était de savoir quel jour et à quelle heure je partirais », se plaint
le shah dans un ultime récit d’exil, suggérant ainsi qu’il ne percevait pas de
dissension entre les deux envoyés de Washington 70.
Le shah voulait entrer aux États-Unis par la base aérienne d’Andrews et
être accueilli comme un chef d’État. Mais il n’était pas question à
Washington de prêter le flanc à une démonstration de soutien qui ferait
penser que les Américains préparent le retour triomphal du shah comme en
août  1953. C’est pourquoi Sullivan insiste une nouvelle fois pour qu’un
geste clair soit fait dans le sens d’accepter ouvertement la perspective d’une
entente de l’armée avec les leaders de la révolution, qui partageaient (avec
eux Américains) « la même répulsion pour le communisme » 71.
Alors que Sullivan ne reçoit plus de réponse à ses télégrammes, Huyser
avait quotidiennement des instructions «  pour consolider l’armée en vue
d’une confrontation avec la révolution  ». Le 14  janvier, l’ambassadeur
reçoit, par le canal de son homologue au  Caire, une invitation de Sadate
pour le shah, afin qu’il prenne quelques jours de repos avant d’aller aux
États-Unis. Le shah donna d’abord une réponse négative. Mais le lendemain
il fit savoir qu’il acceptait l’invitation de Sadate pour une escale de vingt-
quatre heures à Assouan où il retrouverait l’ex-président Ford. Et le
16 janvier 1979, au terme d’une courte cérémonie télévisée à l’aéroport de
Mehrâbâd, le shah et sa famille s’envolèrent. Un immense débordement de
joie envahit alors les rues. Les journaux qui recommençaient à paraître
après une longue grève présentaient en une un énorme titre occupant la
moitié de la page : Shâh raft, le shah est parti.
Il resta moins d’une semaine en Égypte, puis partit pour le Maroc : deux
pays islamiques pour manifester qu’il avait des liens étroits avec des
dirigeants musulmans, pas seulement avec les Américains. La perspective
de recevoir l’hospitalité de Carter s’éloignait, Carter lui-même n’en voulait
plus.
Parmi les haut gradés iraniens rencontrés par Huyser, il n’y avait pas le
général Azhâri, premier ministre démissionnaire, victime d’un infarctus fin
décembre et parti en Europe. Il voyait quotidiennement Abbâs Qarabâqi
(Gharabaghi), commandant de la gendarmerie impériale, ministre de
l’Intérieur du gouvernement de Sharif-Emâmi (août-novembre  1978), qui
venait d’être nommé à la tête de l’état-major, et Fereydun Jam (1914-2008),
ex-chef de l’état-major, deux généraux respectés. Huyser parlait également
avec le général Hasan Tufâniân (1913-1998), un homme hyperactif,
pressenti pour le ministère de la Défense et mécontent de n’avoir pas été
appelé à diriger le gouvernement  ; avec Amir-Hoseyn Rabi’i (1931-1979)
qui commandait «  à l’américaine  » les forces aériennes, et avec Kamâl
Habibollâhi (1930-2016) qui dirigeait les forces navales. La plupart des
officiers supérieurs étaient anglophones (certains aussi francophones), ayant
étudié aux États-Unis, certains avaient depuis des années des rapports
amicaux avec l’envoyé spécial du président Carter. Cela facilitait le contact.
Qarabâqi a publié en France un livre où il justifie sa position consistant à
mettre l’armée hors du conflit politique entre les révolutionnaires et le
72
shah . Les dissensions et les jalousies entre militaires paralysaient toute
action. Seul le shah avait maintenu entre eux une certaine cohésion tout en
suscitant les rivalités. C’est le shah qui, selon Tufâniân, en intervenant sans
cesse, a empêché le gouvernement Azhâri d’agir librement et de neutraliser
le mouvement révolutionnaire.
Grâce au général américain Howie Stone qui commandait à Téhéran la
section de l’armée de terre du Groupe militaire d’assistance et de conseil
(US Military Assistance Advisory Group, MAAG), Huyser comprit qu’un
coup d’État se préparait dans le plus grand secret. Questionné à ce sujet,
Tufâniân nia l’existence d’une telle conjuration, mais ne cacha ni son désir
d’en finir avec Khomeyni ni sa hantise que les communistes soient derrière
tout le mouvement révolutionnaire, une justification suffisante pour un
putsch. Il ne pouvait pas contacter les membres de l’opposition, puisque
73
l’opposition n’avait aucun statut légal … L’ambassadeur Sullivan, réputé
être à l’origine de l’idée d’éloigner le shah du pays, n’avait pas bonne
presse chez les militaires. « Les grands États-Unis, demandait Tufâniân, ne
pourraient-ils pas faire taire Khomeyni ? » Mais avant tout il faudrait faire
éteindre les émissions en persan de la BBC qui répandaient leur poison dans
la population !
Les Américains devraient être plus prudents :

Tufâniân était très heureux des garanties exprimées par le président Carter,
mais il mit en garde contre le fait que trop de soutien exprimé pour le
gouvernement Bakhtyâr par les États-Unis pourrait être contre-productif.
Khomeyni avait développé un syndrome de haine à l’égard de l’Occident,
avec les États-Unis au centre de la cible. Bakhtyâr souffrirait s’il héritait des
liens étroits du shah avec ce pays 74.

Le général Rabi’i est encore plus explicite dans son amertume vis-à-vis
des Américains, et surtout de Sullivan. Il fustige la BBC qui répand de
fausses nouvelles : pourquoi les Américains n’en viennent-ils pas à bout ?
Si le soutien de Carter apporté par Huyser est réel, pourquoi l’ambassadeur
a-t-il tant insisté pour que le shah s’en aille  ? Pourquoi pas plutôt faire
« quelque chose » (something) avec Khomeyni 75 ? Quand Qarabâqi parle de
la mission du général américain, il évoque surtout la suspension des
contrats de vente d’armement, ce qui veut dire que pour Washington le
changement de régime est inéluctable, et il est nécessaire pour le personnel
américain basé en Iran de protéger les équipements extrêmement sensibles
comme les avions  F-14 ou les missiles Phoenix, dont la technologie
avancée ne doit à aucun prix tomber dans les mains des Soviétiques. De
plus, la présence de douze mille techniciens militaires américains sur le sol
iranien, après le départ de quarante mille civils depuis le mois d’octobre,
nécessite de prévoir un rapatriement d’urgence au cas où la situation se
détériorerait. Le message de Huyser était clair  : nous, Américains, ni nos
alliés occidentaux ne soutenons plus le shah, mais Bakhtyâr, la seule chance
de maintenir un minimum de stabilité et de cohésion dans l’armée, au
service de la nation.
Concernant un projet de coup de force, oui, Rabi’i confirme à Huyser
qu’un comité secret existe, et que le shah en est informé. L’envoyé du
président américain et le général Philip C. Gast, commandant en chef de la
MAAG, ont beaucoup de mal à le convaincre, ainsi que les autres généraux
qu’ils rencontrent un par un puis en réunion commune, de transférer sur
Bakhtyâr la fidélité qu’ils ont jurée au shah et à les inciter à rester à leur
poste même après le départ du souverain. Mais ils craignent que Bakhtyâr,
ayant eu vent de leur conjuration, ne les arrête aussitôt après le départ de
76
leur empereur et commandant suprême . Pour cette raison peut-être,
Qarabâqi, au nom des généraux, exprime le souhait que le shah parte en
vacances, mais seulement pour l’île de Kish, dans le golfe Persique, d’où, si
nécessaire plus tard il s’en irait à l’étranger ; c’était une manière de garantir
que le régime reste en place 77. En réalité la communication passe mal entre
les officiers et Bakhtyâr : il avait été un opposant au shah depuis la chute de
Mosaddeq, il ne peut pas, à leurs yeux, représenter aujourd’hui la légitimité.
De plus, quand la presse a recommencé à paraître après deux mois de grève,
Bakhtyâr n’a rien fait pour empêcher les attaques –  à leurs yeux
mensongères  – contre les haut gradés, contraires à la cohésion demandée
par Washington entre le nouveau gouvernement et l’armée 78.
Les dissensions et les jalousies rendent fragiles les actions des
militaires. Le gouverneur militaire de Téhéran, le général Oveysi, après
avoir transféré tout ce qu’il pouvait à l’étranger, avait pris, contrairement à
l’interdiction formelle qu’il avait reçue, le chemin de l’exil avant tous les
autres. Il était honni de beaucoup de ses collègues généraux 79. À part ces
trahisons des officiers supérieurs, le moral de l’armée était au plus bas. Tout
manquait dans les casernes, à commencer par le carburant, les défections de
soldats, atteints par la contagion révolutionnaire, étaient nombreuses. Le
rôle répressif convenait de moins en moins à ceux qui restaient, gagnés au
mouvement quand les manifestants venaient mettre une fleur dans le canon
de leur arme et les invitaient à se joindre à eux. La perspective du départ du
shah plongeait tout le monde dans l’incertitude et l’angoisse. C’est à ce
moment que Sullivan, n’ayant reçu aucun contrordre de Washington, prit
l’initiative de rencontrer Bâzargân et ses amis et tenta d’organiser la
rencontre avec eux du général Qarabâqi, un militaire ambigu, ami de
l’ambassadeur et ne cachant ni ses sentiments religieux ni son respect pour
80
Bâzargân .
Les généraux donnent trois conditions à Huyser pour collaborer avec
lui  : obtenir que Khomeyni cesse de faire parvenir des cassettes de ses
propos séditieux en Iran ; retarder ou rendre impossible son retour en Iran
depuis Paris ; faire taire les programmes en persan de la BBC. En échange,
Qarabâqi accepterait de rencontrer Mahdi Bâzargân (futur premier ministre
de Khomeyni) et l’âyatollâh Beheshti, représentant de Khomeyni et le
penseur et théoricien de la République islamique. Consulté, le shah voit
cette rencontre d’un mauvais œil. La rencontre entre Bâzargân et Qarabâqi
eut bien lieu le 29  janvier, mais sans résultat concret 81. Pour les trois
conditions, Huyser se défilait en disant attendre la réponse du
gouvernement américain, et que la BBC, de toute façon, n’était pas un
organe dépendant de Washington. Mais les généraux étaient persuadés que
Carter pourrait faire pression sur Londres pour faire taire cette radio
ouvertement favorable à la révolution.
Vue de Washington, la mission Huyser confirmait la nécessité de
soutenir Bakhtyâr et d’obtenir que l’armée collabore avec lui pour éviter un
bain de sang et une « république islamique » qui ne serait que la première
étape vers un régime communiste. Le 12 janvier 1979, Huyser pensait qu’il
était indispensable de contacter Khomeyni pour obtenir son soutien et
surtout empêcher son retour prématuré en Iran. Mais il constata que les
officiers supérieurs étaient soit tellement corrompus qu’ils étaient prêts à
partir même avant le shah, soit tellement attachés à la personne du shah
qu’ils n’arrivaient pas à envisager de continuer leur mission sans lui. La
réponse de Brzezinski, soumise au président Carter le 13  janvier, force
l’interprétation du message de Huyser vers le soutien à un coup de force
militaire : « Si Bakhtyâr échoue, écrit-il à Carter, [un coup d’État doit être
lancé] avec le soutien des États-Unis, en accord avec vos instructions.  »
C’est pourquoi, ajoute le conseiller, il faut soutenir Bakhtyâr pour éviter
82
d’avoir recours à cette solution .
L’accord rêvé par Carter entre l’armée et Khomeyni se révéla
impossible à réaliser par le haut, du fait de la divergence profonde sur les
buts poursuivis : d’un côté préserver l’ordre du régime et de l’autre en faire
er
table rase. En revanche, au matin du 1  février, dès le retour de Khomeyni
que Bakhtyâr contre son gré finit par autoriser, c’est l’adhésion au
mouvement révolutionnaire par secteurs des militaires de la base puis des
techniciens de l’armée de l’air (homâfarân) qui dissuada les hauts gradés
d’entretenir la perspective d’une opération violente pour juguler la
révolution. Les dissensions entre Sullivan, qui n’était pas vraiment arrêté
par le département d’État, et Huyser empêchaient les Américains
d’intervenir dans un sens ou dans l’autre. Le général Huyser écrit dans ses
mémoires :

L’ambassadeur Sullivan répétait sa croyance qu’il serait mieux de


“débrancher” les militaires du gouvernement Bakhtyâr, de les laisser hors
circuit (switch them off), et, au retour triomphal de Khomeyni, de les
brancher sur lui. Je ne pouvais pas donner mon accord à cela. Mon choix
était de rester fermement avec M. Bakhtyâr, non seulement parce que c’était
ce à quoi je croyais, mais aussi parce que c’était les instructions que
Washington m’avait assignées. Je pensais qu’un putsch militaire serait bien
meilleur que l’acceptation d’un gouvernement de Khomeyni. Je me serais
peut-être rallié à une coalition entre Khomeyni et M.  Bakhtyâr si nos
principes n’en eussent pas souffert, mais même ici l’ambassadeur préférait
aller directement à un gouvernement Khomeyni. J’ai suggéré que je
transmettrais nos deux points de vue opposés à Washington ; cela donnerait
à l’Administration un choix clair, appuyé par des arguments et des
constatations de première main. M.  Sullivan n’avait pas d’objection. En
fait, il pensait que c’était une bonne idée de leur donner une base plus large
pour fonder leur décision 83.

L’avant-veille du retour de l’imam, Huyser demande à Washington de


trancher  : qui doit-on soutenir, et doit-on soutenir au prix d’un coup de
force faisant couler le sang  ? Le soupçon des manipulations communistes
autour de Khomeyni est omniprésent, comme si c’était le seul obstacle qui
devait retenir les Américains de lâcher Bakhtyâr et de pactiser avec
Khomeyni. Huyser est « convaincu que la situation est manipulée largement
par une source extérieure, et pense que son quartier général est à
84
Moscou   ». Une féroce campagne médiatique antiaméricaine, prenant
notamment argument de la présence de Huyser à Téhéran, est alors
orchestrée depuis la capitale soviétique, comme Huyser l’apprend de son
ami et collègue Alexander Haig depuis Francfort. La guerre civile semble
imminente, à moins qu’on ne contraigne Khomeyni à négocier d’homme à
homme (avec Bakhtyâr), mais était-il un homme raisonnable, sensible à
l’intérêt supérieur du pays ? L’âyatollâh donne à tous les Iraniens, avant de
quitter Paris, la consigne de désobéir aux autorités en place.
Dans la plupart de ses interviews et de ses déclarations de ses derniers
jours à Neauphle-le-Château, Khomeyni n’oublie pas d’en appeler à la
conscience nationale et islamique des militaires et les exhorte à se rallier au
mouvement. Il demande aux Iraniens d’accueillir fraternellement tous ceux
qui abandonneront la fidélité au shah pour adhérer aux valeurs patriotiques.
« L’intérêt de l’armée est de retourner dans les bras de la nation », répond
85
l’âyatollâh à un journaliste de la télévision française . Au lendemain du
départ du shah, il appelle les Iraniens à rester mobilisés : « La victoire finale
ne sera obtenue que lorsque le régime de cette dynastie, et surtout la
domination étrangère sur l’Iran seront terminés 86. » N’est-ce pas l’annonce
des grandes luttes qui attendent les Iraniens ?
C’est dans l’agitation exceptionnelle créée par la nouvelle du retour de
l’imam pour le lendemain que Huyser prit la décision, confirmée depuis
Washington, de partir au plus vite par un avion qui viendra le chercher dans
la partie militaire de l’aéroport. La nouvelle qui décida le départ fut publiée
par les journaux iraniens : la Pravda (Moscou) accusait le général Huyser
de fomenter un coup d’État en Iran. Mais un revirement du Département de
la défense à Washington suggéra de retarder le départ de quelques jours
pour ne pas laisser aux militaires iraniens le sentiment d’être abandonnés
face à Khomeyni. Il partit le 3  février, un départ demandé comme une
urgence par Sullivan qui avait peur que la mission du général, dont les
instructions tactiques manquaient de « stratégie à long terme », n’empêche
les militaires de composer avec Khomeyni pour éviter une guerre civile 87.
Il semble, dans le désordre de son esprit, que ce soit bien au moment où
il se voit obligé d’assister au retour triomphal de l’âyatollâh que le général
Huyser, envoyé de confiance de Carter, ait laissé tomber cette phrase pleine
de dépit adressée à l’armée iranienne à laquelle il enjoignait de délaisser la
rue pour ne protéger que les installations sensibles : « Si la foule veut brûler
et détruire Téhéran, laissez-la faire 88. »
Le général Qarabâqi fit savoir publiquement qu’il s’opposait à
l’ingérence de l’armée dans la politique. «  L’armée soutiendra le
89
gouvernement légitime .  » Cette belle phrase, son «  premier principe  »,
pouvait aussi bien servir Bakhtyâr que Khomeyni… Le deuxième principe,
qui ne posait pas de problème, c’était le maintien de l’indépendance et de
l’intégrité du pays. Quant au troisième principe, l’unité et la cohésion des
forces armées, après leur implosion partielle au moment de l’insurrection
finale, la République islamique allait progressivement le rendre caduc en
reconnaissant la milice des Gardiens de la révolution (Pâsdârân-e enqelâb)
comme une armée parallèle à part entière, reprenant une ancienne sagesse
des miroirs des princes de la littérature persane : un prince n’est à l’abri des
séditions qu’avec deux armées qui se surveillent mutuellement.
Les événements ne se déroulèrent effectivement pas du tout comme
prévu. Dès les premiers jours de Khomeyni en Iran, dans le logement
provisoire qui lui fut dévolu dans l’école Alavi au cœur de la capitale,
l’imam reçut chaque jour un grand nombre de personnalités qui se ralliaient
à lui. Le 19 bahman (8 février), le Keyhân publia une photo surprenante : on
voyait de dos, en uniforme, de nombreux éléments des services techniques
de l’armée de l’air faire allégeance en saluant militairement l’imam dans la
cour. Ils reprenaient un slogan des manifestations de l’automne  : «  Nous
sommes tous tes soldats, Khomeyni, nous attendons tes ordres, Khomeyni !
(mâ hama sarbâz-e to-im Khomeyni, gush be farmân-e to-im
90
Khomeyni) . » L’âyatollâh leur répondit : « Salut à vous qui vous ralliez au
gouvernement de Dieu (hokumat-e Allâh).  » C’était la première réponse
publique aux appels réitérés de Khomeyni aux militaires le jour même de
son arrivée à l’aéroport et dans un grand discours au cimetière de Téhéran.
Cette brèche dans la position officiellement neutre de l’armée, et venant du
corps d’armée le plus pénétré de l’influence américaine, provoqua de
nombreuses mutineries dans les casernes que les généraux avaient voulu
garder fermées. Des règlements de comptes sanglants eurent lieu non entre
l’armée et les révolutionnaires, mais entre éléments militaires fidèles au
shah et éléments ralliés au mouvement khomeyniste. Des arsenaux furent
pillés et de nombreuses armes légères tombèrent aux mains des insurgés.
L’assaut populaire contre le régime, qui consistait à prendre la radio-
télévision, les ministères, et surtout les casernes, eut lieu le 11 février. Dans
la nuit, de multiples explosions successives étaient entendues dans les
quartiers périphériques, notamment au sud de Téhéran  : les dépôts de
munitions sautaient l’un après l’autre. Aucune tentative de putsch militaire
n’était plus envisageable.
De l’empire à la république

On a du mal à imaginer plus différents que Khomeyni et Bâzargân. Le


clerc enturbanné, qui n’a d’autres références que les autorités théologiques
et la tradition, et l’ingénieur francophone cravaté, professeur de
thermodynamique. Bâzargân, depuis la chute de Mosaddeq, a passé son
temps à défendre un idéal nationaliste libéral, militant dans des
organisations politiques interdites, souvent emprisonné par la SAVAK, resté
fidèle à son opposition au shah, et surtout fidèle à la foi shi’ite. En prison,
Bâzargân avait connu Bakhtyâr, mais avait surtout retrouvé son ami de
longue date l’âyatollâh Tâleqâni. Il a cherché à exprimer sa foi shi’ite par
des livres qui réconcilient la foi et la science… et il a défendu son idéal de
liberté avec un courage que tous les Iraniens, croyants ou non, ont respecté.
Entre Khomeyni et Bâzargân, la convergence de vues est limitée : tous deux
sont foncièrement hostiles au communisme, à l’impérialisme et à la
dictature du shah. L’âyatollâh, dont l’influence a augmenté d’autant plus
depuis le début de 1978 qu’il a tenu face au shah un discours plus
intransigeant et refusé tout compromis, avait besoin d’un homme capable de
rallier les classes moyennes à un projet politique plus moderne que la
référence unique à l’islam des origines. L’attachement de Bâzargân aux
droits de l’homme ne contredisait pas l’humanisme affiché de Khomeyni,
mais pour l’un, le pôle principal était la liberté des individus, alors que pour
l’autre c’était la loi divine qui garantit cette liberté. Leur rencontre eut lieu
le 21  octobre à Neauphle-le-Château, Bâzargân y allait en pensant faire
plier l’âyatollâh vers un compromis, l’acceptation de la Constitution de
1906-1909, mais l’intransigeance eut raison de lui  ; revenu à Téhéran il
déclara en privé avoir rencontré «  Âryâmehr couronné d’un turban  »
(Âryâmehr, «  Soleil des Aryens  », était le surnom que le shah s’était fait
attribuer par le Parlement).
Lorsque, en 1977, les activités politiques reprirent timidement, malgré
la répression qui continuait à empêcher tout rassemblement d’opposants,
Bâzargân eut du mal à faire revivre son Mouvement pour la liberté en Iran
(MLI, Nahzat-e âzâdi, qu’on peut traduire également « Mouvement pour la
libération  ») dont un des leaders principaux, l’âyatollâh Tâleqâni, était
encore en prison. Mais il devint le président d’un Comité iranien pour la
défense de la liberté et des droits de l’homme, une association qui profitait
de l’effet Carter pour dénoncer les multiples abus de la SAVAK, la torture,
la censure,  etc. Dans le cadre de cette activité, Bâzargân et ses amis
membres du Comité étaient en relation avec des universitaires (et
informateurs) américains comme Richard Cottam, mais aussi avec des
juristes et autres personnalités proches de Carter comme Richard Falk et
Ramsey Clark. Ils avaient même réussi à faire venir Kurt Waldheim, alors
91
secrétaire général de l’ONU, à Téhéran .
Les trois intermédiaires entre Khomeyni et les Occidentaux, depuis le
séjour à Neauphle-le-Château, Ebrâhim Yazdi, Sâdeq Qotbzâde et Abo’l-
Hasan Banisadr, étaient parfaits pour jouer l’interface avec les journalistes
et la communauté internationale, ils parlaient plus ou moins bien français
ou anglais, mais ils avaient plus vécu et milité à l’étranger qu’en Iran,
contrairement à Bâzargân qui comprenait mieux de l’intérieur les tensions
entre les nationalistes libéraux et le clergé militant. C’est donc bien de
Bâzargân que Khomeyni avait besoin, lui qu’il pressentit pour diriger le
premier gouvernement de la future république.
Les contacts de John D.  Stempel, conseiller politique à l’ambassade
américaine à Téhéran, avec les dirigeants du MLI avaient commencé le
92
8 mai 1978 dans un climat de méfiance mutuelle . Quelques jours plus tard
Stempel rencontra trois dirigeants du MLI, Bâzargân, Tavakkoli et Sahâbi.
Pendant plus de deux heures, ils parlèrent des droits de l’homme. Bâzargân
exprima son souci de représenter politiquement une tendance islamique
modérée qui couperait l’herbe sous le pied de mouvements extrémistes dont
l’alibi était le blocage total du dialogue entre le shah et les opposants. Il
voulait probablement désigner ici comme terroristes les Mojâhédines du
peuple (Mojâhedin-e khalq) un mouvement lié à l’origine au MLI. Et
Stempel ajoutait cette étonnante définition du khomeynisme dans son
rapport :

Nous avons discuté brièvement des relations entre le MLI et le mouvement


islamique [khomeyniste]. Bâzargân et Tavakkoli ont déclaré que le
mouvement islamique était fondamentalement pro-occidental. Ce serait
dommage que le shah les pousse dans les mains d’autres forces hostiles*.

En somme une alliance anticommuniste et libérale des islamistes, ou en


tout cas du MLI, est envisageable avec les Américains. Comme le déclara à
Stempel un des cadres de la SAVAK qui ne croyait pas à l’avenir du
mouvement religieux :

Les modérés « attendent un signe » venant du shah montrant que l’activité


politique est souhaitée. Cela peut prendre la forme d’une garantie donnée
personnellement par lui pour libérer l’expression d’une opposition et pour
combattre la corruption. Le shah doit montrer qu’il place le bien-être de la
93
nation au-dessus de celui de sa famille .

Un autre conseiller de l’ambassade américaine, George Lambrakis, se


joignit à Stempel pour rencontrer Bâzargân mi-juillet  1978, quand les
violences urbaines étaient encore limitées et que la recherche d’une solution
modérée pouvait être envisagée. La solution constitutionnelle donnant aux
ulémas le contrôle de la légitimité islamique des décisions du Parlement
aurait permis de reprendre langue avec le clergé. Mais Bâzargân pose
crûment la question au sujet du « réformisme » inattendu du shah : « Tous
les Iraniens restent circonspects au sujet des intentions du shah. Comment
un homme [le shah] qui a gouverné en autocrate pendant trente-sept ans
peut-il se convertir soudain [à la démocratie] ? Des documents parvenus au
Comité des droits de l’homme montrent des violations récentes des droits et
94
le MLI pensait que le shah n’était pas sincère . »
Le 21  août et le 25  septembre, les 19 et 31  octobre 1978, d’autres
rencontres ont lieu entre les diplomates américains et des responsables du
MLI, à la demande du MLI, et avant le fameux télégramme «  Penser
l’impensable » de l’ambassadeur. C’était encore le temps où le shah et les
Américains rêvaient d’une solution consensuelle avec un premier ministre
modéré faisant figure d’opposant au shah sans effrayer Washington. On
95
pense alors à un retour d’Amini . Après les immenses manifestations des
10 et 11  décembre, un des dirigeants du MLI téléphone encore à Stempel
pour tenter de le convaincre qu’il faut abandonner le shah : « Les États-Unis
96
sont toujours contre le peuple, dit l’interlocuteur, du Vietnam à l’Iran .  »
Le rapprochement n’est pas anodin. Le même jour le responsable du bureau
Iran au département d’État fait part d’une longue discussion lors d’un dîner
dans un restaurant français de Washington avec Ebrâhim Yazdi qui
rejoignait Houston, son laboratoire de recherche, pour une ultime réunion
avec ses collègues, et après une interview importante de Yazdi à la chaîne
de télévision PBS. Mis à part le ton lénifiant de Yazdi, qui présente
Khomeyni comme un non-violent, refusant de tirer le premier coup, le
contenu de la conversation, telle qu’elle est rapportée par Precht, rejoint ce
que disait le militant du MLI à Stempel. Avant de se séparer, l’Iranien et
l’Américain conviennent qu’ils n’avoueront jamais aux médias qu’il y ait
eu le moindre contact entre l’âyatollâh Khomeyni et l’administration
américaine… Precht ajoute en conclusion son propre commentaire :

Tout cela semble bien naïf. Ça l’est, mais c’est aussi profondément senti.
J’avais l’impression que l’organisation de Khomeyni était très amateur dans
sa gestion des relations personnelles et dans les contacts avec les étrangers.
Mais de toute évidence ils ont, pour opérer en Iran, un art que les gens du
97
shah ont oublié .

Les opérations de rapprochement de la diplomatie américaine avec


l’entourage de Khomeyni auraient pu prendre un tour plus direct si Carter,
fraîchement revenu de Guadeloupe, n’avait bloqué l’envoi d’un émissaire
diplomatique auprès de l’âyatollâh. L’ambassadeur extraordinaire pressenti,
Theodore L.  Eliot, était un diplomate expérimenté qui venait de passer
quatre ans en Afghanistan et parlait persan couramment. Vance l’envoyait à
Paris, pour convaincre Khomeyni de temporiser, de laisser à Bakhtyâr le
temps de calmer la situation et de ne retourner en Iran que lorsque le risque
de bain de sang serait écarté 98. Mais Carter eut peur de suggérer qu’en
contactant Khomeyni directement il abandonnait le shah. Il renonça au
projet au dernier moment et téléphona plutôt à son ami Giscard d’Estaing,
qu’il avait vu quelques jours auparavant en Guadeloupe, et c’est un
diplomate français qui a passé le message. L’effet n’était pas du tout le
même.
C’est également un contact intermédiaire, à nouveau Ebrâhim Yazdi,
qui est utilisé le 23  janvier 1979, par un diplomate américain en poste à
Paris, pour sonder l’imam sur ses intentions concernant l’armée  : si
Khomeyni souhaite ménager lui aussi la cohésion des militaires et éviter le
bain de sang, il faut qu’il laisse faire à Téhéran une prise de contact. La
réponse, dit Cyrus Vance, était à la fois une menace et un brin d’olivier : s’il
y a confrontation, les intérêts américains sont directement compromis  ; le
gouvernement qu’il s’apprête à nommer sera disposé à traiter avec
l’ambassade américaine si celle-ci n’intervient pas dans les affaires
iraniennes 99.
La naïveté de Yazdi décrite par le rapport de Precht en décembre 1978
est confirmée par sa jubilation (Yazdi sounded jubilant) quand il annonce
imprudemment aux journalistes, le 27 janvier 1979, que la rencontre rêvée
entre Bakhtyâr et Khomeyni aurait lieu le lendemain. Le jour même le
ministre de la Défense de Bakhtyâr, après avoir démissionné, était venu à
Paris et Khomeyni l’avait reçu. La liesse de Yazdi fut de courte durée
puisque Qotbzâda, un des trois proches de Khomeyni à faire l’interface
entre l’âyatollâh et les Occidentaux, vint rappeler que, faute de
démissionner, Bakhtyâr ne serait pas reçu. La publication, quelques mois
plus tard, de cette dépêche par les Étudiants de l’ambassade occupée à
Téhéran n’est pas innocente, car Yazdi, comme Bâzargân, restait l’homme
du rapprochement avec les États-Unis. Bâzargân avait même prévu
d’accompagner Bakhtyâr jusqu’à Neauphle-le-Château ! C’est Banisadr qui
fit échec à cette tentative désespérée. Yazdi pour sa part comprend que
Bakhtyâr aurait risqué, s’il avait démissionné à cette date, de déclencher un
coup d’État militaire que ni Huyser ni Sullivan n’auraient pu éviter. En
demandant à Khomeyni de différer son retour en Iran de deux mois,
Bakhtyâr voulait, selon Yazdi, «  gagner du temps  » afin de placer ses
hommes aux postes stratégiques 100.
Du reste, depuis le départ du souverain, alors que le prince héritier était
déjà aux États-Unis pour sa formation militaire, la seule instance qui
pouvait maintenir la légitimité monarchique était le Conseil de régence
(Shurâ-ye saltanat). Or le président de ce conseil, Seyyed Jalâloddin
Tehrâni, avant même qu’une seule réunion se soit tenue, partit pour Paris et
démissionna pour être reçu par Khomeyni. Avant d’accueillir son
hommage, Khomeyni exigea de lui en outre qu’il déclare illégal le Conseil
de régence. Le 1er bahman 1357 ou 21 janvier 1979 – jour anniversaire de
l’exécution de Louis XVI –, le régime impérial iranien était juridiquement
aboli dans un modeste pavillon de la grande banlieue parisienne à
Neauphle-le-Château 101.
Dans son livre sur la crise révolutionnaire, Yazdi donne plus de détails,
tout en taisant son erreur d’avoir cru à l’arrangement de réconciliation.
Khomeyni avait par avance nommé un Conseil de la révolution (Shurâ-ye
enqelâb) qui, de manière informelle, représentait la légitimité
révolutionnaire à Téhéran. Parmi les cinq scénarios issus d’une négociation
secrète entre Bakhtyâr et le Conseil de la révolution, par l’intermédiaire
d’un membre du MLI, on cherchait comment accepter la venue de Bakhtyâr
à Paris, sa démission et sa nomination provisoire par Khomeyni. Aucune
des cinq solutions ne fut finalement acceptée, malgré, Yazdi le concède à la
fin, l’accompagnement par Mahdi Bâzargân prévu pour cette allégeance.
Une lettre habilement rédigée par Bakhtyâr, se disant animé par un idéal
patriotique et demandant à Khomeyni en tant que chef religieux de décider
pour l’avenir du pays, semblait recevoir l’assentiment de tous. Une extrême
confusion régnait à Téhéran où Bakhtyâr ne pouvant s’appuyer ni sur le
souverain ni sur le Conseil de régence demande l’approbation du Conseil de
sécurité iranien (Shurâ-ye amniat), une nouvelle instance réunissant le
premier ministre et les chefs militaires, et parmi les révolutionnaires, une
assemblée hétéroclite d’«  ulémas migrants  » (olamâ-ye mohâjer) vint se
joindre au Conseil de la révolution : ils étaient arrivés dans la capitale pour
accueillir Khomeyni et, en attendant, ils occupaient l’université de Téhéran.
Tout ce monde s’accorda sur le texte que Bakhtyâr proposait de publier,
avec seulement une petite correction pour montrer que Bakhtyâr n’avait pas
à anticiper sur le gouvernement de l’avenir, il s’en remettrait à l’imam. La
communication de tout cela entre Bâzargân (à Téhéran) et Yazdi (à Paris) se
faisait par téléphone. Il semblait convenu que, comme on avait fait avec le
président du Conseil de régence, on demanderait à Bakhtyâr après son
arrivée à Paris, mais avant d’accéder à l’âyatollâh, à un moment où il ne
pourrait plus reculer, de démissionner 102. C’est alors que Khomeyni,
s’adressant aux «  ulémas migrants  », démentit formellement avoir conclu
avec Bakhtyâr un accord préalable : s’il voulait être reçu, il devait d’abord
démissionner. Or s’il avait annoncé sa démission avant de quitter l’Iran, les
militaires auraient empêché son départ 103.
Pourquoi Bakhtyâr n’a-t-il pas signé, en fin de compte, la lettre de
démission dont il avait lui-même, avec le Conseil de la révolution, rédigé
les termes  ? Yazdi suggère en effet le blocage des militaires, mais aussi
celui des Américains. Ces derniers avaient certainement un plan pour
l’avenir de l’Iran et Bakhtyâr leur avait d’abord servi à faire partir le shah.
Sa démission aurait bouleversé leur plan. Le 23  janvier 1979 (3  bahman
1357), quand la signature de cette fameuse lettre était convenue avec le
Conseil de la révolution, Bakhtyâr, avec le truchement des diplomates
français, tentait de retarder la date du retour en Iran de l’imam. Il voulait
tout simplement gagner du temps, écrit Yazdi. Cette négociation n’était
donc qu’une ruse pour détourner l’attention. Il maniait la carotte et le bâton,
faisait croire qu’il se soumettait mais redoublait dans la répression des
manifestants. L’histoire de ce prétendu voyage à Paris s’est en réalité
terminée quand la police a tiré sur la foule devant l’université de Téhéran le
104
26 janvier .
À l’appui d’un complot de Bakhtyâr avec complicité américaine, Yazdi
cite les mémoires de Brzezinski. Le conseiller à la sécurité de Carter
raconte en détail comment, depuis Washington, l’équipe gouvernementale
suivait et tentait de contrôler Bakhtyâr. Partisan de la manière forte, il avait
même envisagé de faire détourner le vol de Khomeyni sur un aéroport où il
n’était pas attendu pour arrêter l’âyatollâh à sa descente d’avion. Entre
Brzezinski et Cyrus Vance, la discussion sur cette possibilité a été
interrompue par un appel de l’ambassadeur Sullivan et de Huyser qui tous
deux demandaient qu’on les autorise à chercher désormais à rapprocher
105
l’armée et les révolutionnaires .
Pour comprendre la position américaine, il faut revenir quelques jours
en arrière. Le 19 janvier 1979, des instructions éclairant à la fois Sullivan et
Huyser sur la position de Washington exposent cinq options indiquant les
nuances que les Américains sont prêts à mettre dans leur soutien à
Bakhtyâr. On y lit :
Le succès du gouvernement de Bakhtyâr (Bakhtiar regime) demande qu’on
traite avec l’armée et les forces non communistes. Nous reconnaissons le
besoin qu’a Bakhtyâr d’obtenir le soutien de forces supplémentaires, y
compris les religieux. À cette fin les discussions avec différents groupes
peuvent être nécessaires, y compris avec des gens comme Bâzargân. De
notre point de vue, le but de ce dialogue n’est pas de transformer la nature
du gouvernement de Bakhtyâr en une coalition avec Khomeyni, mais de lui
donner une base populaire et un soutien élargi, en particulier grâce à
certains clercs et certains groupes clés qui soutiennent la Constitution. […]
Nous souhaitons éviter un glissement vers un gouvernement qui agirait
contre les intérêts de l’Occident ou entraînerait la fragmentation des forces
armées 106.

Les deux garde-fous sont donc clairement rappelés : la Constitution de


1906, donc la monarchie parlementaire et la cohésion de l’armée. Et
Bâzargân est nommé comme fréquentable. Carter parle des révolutionnaires
avec des stéréotypes, il dit qu’il ne tolérera pas que Bakhtyâr se rapproche
plus de « la gauche » (the left), ce qui montre son ignorance de la nature du
mouvement khomeyniste. On dit, continue Carter dans cette discussion
interne au gouvernement le 19  janvier, que nous favorisons un
gouvernement de coalition, cela démoralise les militaires. Et il conclut,
reprenant une formule que lui avait glissée Brzezinski : « Nous appuierons
les militaires dans leur soutien à Bakhtyâr, mais nous ne voulons pas de
dérapage plus grand vers la gauche. La menace d’un coup d’État militaire
est le meilleur moyen d’empêcher Khomeyni de glisser vers le pouvoir 107. »
Il était décidément difficile d’évaluer la situation depuis Washington. Le
23  janvier, abandonnant provisoirement la solution de l’arrestation de
Khomeyni à son arrivée, Sullivan et Huyser demandent s’ils peuvent
épauler Bakhtyâr dans le sens d’un compromis avec le camp khomeyniste,
c’est l’épisode de la lettre de démission évoqué plus haut. Brzezinski parle
des négociations de Bakhtyâr comme si la décision venait du gouvernement
américain, qu’il pouvait retarder le retour de Khomeyni ou envoyer le
premier ministre iranien faire allégeance à Neauphle-le-Château. «  Ne
devrions-nous pas, suggère en substance Brzezinski, encourager Bakhtyâr à
arrêter Khomeyni ou en tout cas encourager Bakhtyâr sans lui donner des
signaux contradictoires  ? Il nous était impossible de rédiger des
instructions ». Et il écrit :

J’avais à présenter au président plusieurs versions alternatives. Le président


décida de ne pas approuver la rédaction de Vance disant à Bakhtyâr de ne
pas mettre son plan à exécution, mais après m’avoir appelé plusieurs fois
dans le Bureau ovale, il choisit une version du texte que Harold Brown
(secrétaire à la Défense) et moi préférions, qui donnait en fait le feu vert à
Bakhtyâr pour faire ce qu’il avait proposé. Hélas Khomeyni choisit de
retarder son retour et, même s’il avait obtenu une victoire psychologique
relative dans cette escarmouche, le problème resta sans solution 108.

On comprend que Bâzargân était furieux de cette rebuffade après une


négociation qui semblait aboutie.
Ce même Bâzargân, dont la nomination au poste de premier ministre
par Khomeyni était proche, venait d’avoir une dernière rencontre
symboliquement très importante, mais sans résultat, à Téhéran, le 24 janvier
109
1979, avec l’ambassadeur Sullivan . Pour ce politicien tiraillé entre le
nationalisme libéral et l’engagement islamique, réconcilier l’Iran et les
États-Unis, ou Bakhtyâr et Khomeyni, devait permettre d’éviter les conflits
sanglants et de protéger la nation contre le danger soviétique. La
communauté de vue sur ces valeurs que les diplomates pouvaient
percevoir  chez Bâzargân et ses amis, et leur lien avec Khomeyni
contrairement à beaucoup d’intellectuels et militants politiques sécularisés
de la mouvance mosaddeqiste, faisaient du MLI un interlocuteur privilégié
pour de futurs compromis entre l’ancien régime lié à Washington et le camp
révolutionnaire 110. Un an plus tôt le shah se serait mis en colère s’il avait
appris qu’il y avait aussi d’autres personnalités iraniennes que les
diplomates cherchaient à rencontrer pour élargir leur horizon et avoir des
idées sur l’avenir du pays. Il me semble assez significatif que la rencontre
de Bâzargân et de ses proches amis politiques avec les Américains ait pris
une si grande place dans les « documents du nid d’espions », au moment où
les clercs radicaux qui avaient pris le pouvoir pourchassaient les libéraux
(liberâl-hâ), reprenant le code linguistique du communisme. Il est connu,
notamment par les Mojâhédines du peuple, que de semblables documents
concernaient des contacts avec l’âyatollâh doktor seyyed Mohammad
Beheshti, par exemple, mais que le fondateur du Parti de la République
islamique avait réussi à convaincre les Étudiants preneurs d’otages de les
faire  disparaître. Pour Bâzargân, c’était l’inverse, puisque sa politique de
retour à l’alliance américaine, au début de la République islamique, était
désormais condamnée et qu’il fallait le présenter comme un traître 111. Grâce
à la publication des documents trouvés à l’ambassade américaine, les
Étudiants nous permettent de combler le vide impensable que les archives
officielles auraient longtemps laissé pour documenter la transition entre
l’empire et la République islamique.
Dans le livre qu’il publia à Téhéran en 1984, Bâzargân évoque cette
réunion avec Sullivan et la situe quelques jours plus tôt (au mois de dey,
sans préciser le quantième, c’est-à-dire avant le 20  janvier). Il était
accompagné d’un clerc khomeyniste, l’âyatollâh Musavi Ardebili. «  Nous
cherchions à leur faire accepter l’idée de principe d’un référendum national
sur le changement de Constitution, pour le passage de la monarchie
parlementaire à la République islamique. Notre seule divergence résidait
dans le fait de décider si le gouvernement qui mettrait en place ce
référendum serait celui de Bakhtyâr avec nous comme observateurs, ou
l’inverse 112… » Bâzargân raconte avec fierté qu’il avait réussi, avant même
le retour de l’imam, à établir des contacts positifs avec quelques diplomates
étrangers, pas seulement américains, mais aussi français ou allemands.
Il y a bien eu un message adressé directement par Khomeyni aux
Américains par l’intermédiaire de Yazdi et de l’ambassade américaine à
Paris. Le ton lénifiant du message essaie de rassurer les Américains s’ils
veulent bien être complaisants. Les Américains présents en Iran, dit
Khomeyni au gouvernement de Carter, pourraient souffrir aussi au cas où
Bakhtyâr et l’armée continueraient leur obstination.

Si Bakhtyâr et le commandement actuel de l’armée cessent d’intervenir


dans les affaires [des Iraniens], nous calmerons les gens et cela ne créera
aucun problème pour les Américains. Ce type d’activité et d’attitude [de
Bakhtyâr et des dirigeants de l’armée] n’apportera pas de calme ou de
stabilité à la région. La nation m’obéira et à travers mes directives et la
réalisation de mon plan, la stabilité viendra. Quand j’annoncerai le
gouvernement provisoire, vous verrez que beaucoup de points qui sont flous
[pour vous] vont disparaître et vous verrez que nous n’avons pas
d’animosité particulière à l’égard des Américains [c’est moi qui souligne,
YR]. Vous verrez que la République islamique, qui est fondée sur la sagesse
et sur les lois de l’islam, n’est qu’une république humanitaire (a
humanitarian one) qui servira la cause de la paix et de la tranquillité pour
toute l’humanité. C’est la fermeture des aéroports pour m’empêcher de
rentrer en Iran qui perturbe la stabilité 113.

Khomeyni finit par arriver à Téhéran le matin du 1er  février. Pendant


qu’il préparait son triomphe, Sullivan pressait Huyser de s’éclipser, pour
échapper aux foules excitées contre lui par les révélations de la presse
iranienne. Brzezinski «  s’est mis en boule  », tenta en vain de joindre
Brown, et téléphona à Vance : ce serait une honte pour les Américains que
le général s’enfuie deux heures avant l’atterrissage de Khomeyni… Le
contrordre put être transmis à temps et finalement Huyser ne quitta Téhéran
que le 3  février. Aussitôt après son arrivée à Washington, le général
renouvela la conviction de Carter qu’il fallait soutenir Bakhtyâr pour
redonner confiance aux militaires. Le jour même, une fuite de confidence
émanant du département d’État fit dire aux médias que le gouvernement
américain ne comptait pas voir Bakhtyâr résister plus de deux ou trois jours,
ce qui mit le président en colère  : il ordonna une épuration drastique du
114
ministère . Les diplomates américains visaient désormais plus
modestement un accord final entre Bakhtyâr et Bâzargân, ce qui, dit
Brzezinski, aboutirait fatalement à la désintégration de l’armée.
Les événements allaient dépasser le rythme des délibérations de
Washington. La révolution triompha le 11  février. Comme si le
gouvernement américain allait encore décider de ce qui devait se passer, il
délibéra pour savoir si l’armée devait se rallier à Bâzargân et rester unie en
s’enfermant dans les casernes ou si elle devait continuer l’idée d’un coup de
force pour «  restaurer l’ordre  »  : «  … si l’armée avait la volonté et la
capacité de prendre le contrôle de la situation, nous devrions être préparés à
115
agir comme une grande puissance et à les aider.  » Ne pouvant même plus
organiser une évacuation par les airs des Américains restant en Iran, alors
que le consulat de Tabriz venait d’être mis à sac par la foule et que les
premiers généraux iraniens étaient exécutés, il ne restait qu’à se tourner
vers le gouvernement mis en place par Khomeyni pour demander à
Bâzargân d’assurer la sécurité des Américains. Bâzargân, reprend
Brzezinski, n’était pas le premier choix des militaires iraniens, mais il était
le moins mauvais, « meilleur que ce qu’il y avait à sa gauche ». Je souligne
cette expression inappropriée révélatrice de la difficulté pour les dirigeants
américains de sortir de leurs catégories politiques locales  : l’opposition
gauche/droite existe bien dans le langage politique iranien, mais ni
Bâzargân, ni Khomeyni ne peuvent être situés «  à gauche  » par leur
116
opposition au shah qui aurait été a priori « à droite » .
D’ailleurs Carter se félicite, dans son journal, de la coopération du
gouvernement Bâzargân pour protéger les Américains, y compris le général
Gast, et même, comme on va voir bientôt, lors de la première prise d’assaut
de l’ambassade américaine à Téhéran. «  Bâzargân, peut-on lire dans les
mémoires de Carter, annonça publiquement son désir d’avoir de bonnes
relations avec les États-Unis et déclara que l’Iran allait bientôt reprendre les
exportations de pétrole pour tous ses clients 117. »
L’option du coup d’État soutenu par Washington n’est pas exclue,
même après le triomphe de la révolution le dimanche 11  février et la
disparition de Bakhtyâr, caché chez des partisans avant de s’enfuir pour la
France. Au moment le plus crucial de l’insurrection, impossible de joindre
ni Carter ni Vance  ! Ils étaient allés à l’office dominical dans la résidence
présidentielle de Camp David 118… Il ne restait, une fois les bénédictions
reçues par le président, qu’à se rapprocher de Bâzargân pour lui dire que les
Américains souhaitaient « un Iran stable et pacifique » (we wanted a stable,
peaceful Iran). Et Brzezinski ajoute qu’ils avaient un levier pour l’aider à y
arriver, selon les garanties qu’ils recevraient de l’Iran. «  Plus j’entends ce
qui se passe, conclut-il, plus je suis déprimé de ne pas avoir réussi à faire
appuyer par le gouvernement américain – ou même à mettre en œuvre – un
coup d’État militaire.  » Ni le shah ni l’armée n’avaient bougé, et
Washington n’a jamais donné l’ordre de faire ce putsch. Qui a perdu
119
l’Iran  ? Les États-Unis ont failli à ce qui leur incombait « du point de vue
international  » en fonction de leurs propres intérêts, et leur incapacité à
soutenir efficacement le régime du shah était regardée avec inquiétude par
d’autres dirigeants de la région qui comptaient sur l’appui américain. Le
shah détrôné n’a eu de cesse que de rejeter la faute sur l’irrésolution de
Washington « dans le but de justifier sa propre indécision » 120.
Je relève une nouvelle fois ici que le conseiller à la sécurité nationale de
Carter ne considère à aucun moment ni l’enlisement ancien des États-Unis
dans leur alliance avec un régime très déséquilibré, reposant sur une seule
personne, ni la réalité sociopolitique qui éclatait devant ses yeux, l’éveil
d’un peuple opprimé. Et pourtant les instruments pour connaître ce
processus existaient. Aveuglés par la poursuite d’intérêts immédiats, ni les
Démocrates ni les Républicains n’ont osé remodeler une relation qu’il était
plus commode de caresser comme une belle réussite.
On frémit en pensant à ce qui aurait pu se passer dans la situation
inverse, celle de l’interventionnisme résolu. Après des pages de doute et
d’interrogation sur les occasions manquées, Brzezinski revient à la charge :
«  Je n’ai aucune base pour prouver catégoriquement que les militaires
auraient pu l’emporter, quoique dans une confrontation directe (head-on)
mobilisant une intense brutalité l’équilibre des forces aurait certainement
121
été en leur faveur .  » Mais le président Carter pensait qu’il n’était pas
souhaitable de soutenir le shah au-delà du raisonnable et de déclencher une
guerre civile qui n’aurait profité qu’à l’URSS. «  Personne, écrit Carter en
commentant son propre journal pour cette période, n’avait alors une
compréhension claire de ce qui se passait en Iran 122. »

*
Le shah avait tenté parallèlement, pendant l’été 1978, de s’adresser à
des responsables religieux, à l’intérieur même du clergé shi’ite, pour briser
l’unanimité qui se soudait autour de Khomeyni. Il contacta à plusieurs
reprises l’âyatollâh Mohammad-Kâzem Shariat-Madâri (1906-1986), dont
les positions méfiantes vis-à-vis de l’engagement politique des clercs
étaient connues. Il n’est pas innocent que cette information nous soit
connue par les mêmes diplomates américains qui avaient contacté le MLI et
par les mêmes révélations des Étudiants dans la ligne de l’imam. Là aussi,
l’efficacité de la lutte contre le danger communiste était le terrain commun
entre l’âyatollâh rival de Khomeyni et le shah. Mais Shariat-Madâri ne se
désolidarisait pas ouvertement du mouvement khomeyniste et ne démordait
pas des demandes de moralisation de la vie publique et de libération des
clercs emprisonnés. La démarche du shah ne donna aucun résultat 123.
Cependant le 11  octobre 1978, à partir d’un contact avec un familier de
l’âyatollâh Shariat-Madâri, Sullivan faisait état dans une dépêche des
dispositions de cet âyatollâh à collaborer avec le gouvernement de Sharif-
Emâmi et d’un assouplissement possible de Khomeyni que Bâzargân et ses
amis voulaient obtenir en se rendant à Paris  ; on a vu que c’était un vain
espoir, mais le voyage de Bâzargân en France était étroitement suivi par les
Américains.
Shariat-Madâri, il est vrai, n’était pas un révolutionnaire et il fut
directement impliqué dans un complot contre Khomeyni en 1982, accusé en
plus d’avoir collaboré avec la SAVAK 124. Il a expié ce crime en étant
confiné chez lui à Qom, interdit de visites jusqu’à sa mort quatre ans plus
tard.
Quels que soient les partisans du compromis, deux positions extrêmes
ont continué à s’affronter : Khomeyni et le shah. Le shah a fini par accepter
l’abandon de sa prérogative extra-constitutionnelle de chef des forces
armées et sa défaite en quittant l’Iran. L’âyatollâh, depuis le pavillon de
Neauphle-le-Château où il s’est installé début octobre  1978, recevait des
politiciens ou des émissaires qui s’étaient promis de l’entraîner à une
conciliation : accepter une transition constitutionnelle avant d’envisager un
changement de régime. Bâzargân, quand il lui rend visite en octobre 1978,
était porteur du message de Shariat-Madâri, mais il finit par faire allégeance
sans pouvoir infléchir la position. Karim Sanjâbi n’obtint pas plus et fit
aussi allégeance. Bakhtyâr, en janvier, tenta l’opération avec des alliés de
poids : Bâzargân depuis Téhéran et Yazdi à Paris. La rigidité de Khomeyni
semblait mettre en péril ses propres chances de succès, l’armée en viendrait
à bout. Mais l’armée elle-même, lâchée par ses généraux qui se disputaient
entre eux s’ils n’avaient pas déjà fui en Europe, par le personnel de l’armée
de l’air et de nombreux sous-officiers qui se rallièrent en uniforme et par les
nombreux soldats du contingent qui se mutinèrent, cessa de protéger le
régime impérial. Le seul homme qui finalement pouvait rassembler assez
largement et les partisans de Khomeyni et ceux d’une alliance avec les
Américains, Bâzargân, a précisément été nommé premier ministre par
Khomeyni le 5  février 1979 avant même la victoire de l’insurrection et
d’avoir le contrôle des lieux de pouvoir, radio-télévision, état-major de
l’armée et de la police, Banque centrale, etc.

1.  Excellente présentation du problème dans le chapitre  3, «  Human rights and arms exports  », de
J. GIL GUERRERO, The Carter Administration & the Fall of Iran’s Pahlavi Dynasty.
2.  A. MEYER, Interview, pp. 51 sq.
3.  C.  VANCE, Hard Choices, p.  321  ; J.  CARTER, Keeping Faith, p.  433  ; W.  H.  SULLIVAN,
Mission to Iran, p. 128 ; The New York Times, 16 novembre 1977, p. 1.
4.  Citée par J. GIL GUERRERO, The Carter Administration & the Fall of Iran’s Pahlavi Dynasty,
p. 52.
5.  Ettelâ’ât, 25 âbân 2536/16 novembre 1977, pp. 1 et 3 ; A.  PARSONS, The Pride and the Fall,
p. 56.
6.  W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 133.
7.  « Tehran, Iran toasts of the President and the Shah at a State dinner », Téhéran, 31 décembre 1977,
https://www.presidency.ucsb.edu/documents/tehran-iran-toasts-the-president-and-the-shah-state-
dinner ; J. CARTER, Keeping Faith, p. 437. Voir aussi A. PARSONS, The Pride and the Fall, p. 58.
8.  Ibid., p. 435.
o
9.  Ettelâ’ât, n  15506, 17 dey 2536/7 janvier 1978, p. 7 : « Irân va este’mâr-e sorx va siyâh » par
Ahmad Rašidi-Motlaq. (= « L’Iran et le colonialisme rouge et noir »). Sur le lien avec le soutien de
Carter, voir A. H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi, p. 474.
10.  A. PARSONS, The Pride and the Fall, p. 65.
11.  J. CARTER, Keeping Faith, p. 433.
12.  Ibid., p. 438.
13.  E. NARAGHI, « Dans les prisons de Téhéran », propos recueillis par Philippe Simonnot, Esprit,
août-septembre 1987, p. 61 ; A. PARSONS, The Pride and the Fall, pp. 16, 24 et 34 ; sur le complot
britannique ou américain, ibid., p.  74  ; sur l’interdiction faite aux diplomates de contacter
l’opposition, voir le rapport de Stanley T.  Escudero, «  What went wrong in Iran  ?  », été 1979,
Documents from the U.S. Espionnage Den, vol. 63, p. 72b.
14.  A. PARSONS, The Pride and the Fall, p. 67.
15.  J. CARTER, Keeping Faith, pp. 438-439.
16.  Interview avec Arnaud de Borchgrave, cité sans référence in J. CARTER, Keeping Faith, p. 436.
17.  Ibid., p. 436.
18.  Ibid.
19.  Ibid., p. 439 ; A. PARSONS, The Pride and the Fall, pp. 90 sq.
20.  A.-R. H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi, pp. 479-480.
21.  A. PARSONS, The Pride and the Fall, pp. 85-86.
22.  Ibid., p.  49. À Saint-Moritz, pendant l’hiver 1975, le président français a reçu du shah des
confidences sur le peu de temps que les médecins lui laissaient : « Mon intention est de partir dans
sept ou huit ans », lui dit-il. Il mourut cinq ans plus tard. « Ce qu’il veut faire est irréalisable, note
philosophiquement Giscard…, la dangereuse irréalité a déjà pris le pas sur le réel » (V. GISCARD
D’ESTAING, Le Pouvoir et la Vie, I, p. 104).
23.  J. CARTER, Keeping Faith, p. 440.
24.  Ibid., p. 441.
25.  Ibid., p. 443.
26.  A. PARSONS, The Pride and the Fall, p. 97.
27.  Y. RICHARD, « Clercs et intellectuels dans la République islamique d’Iran ».
28.  W.  H. SULLIVAN, Mission to Iran, p.  201  ; texte (moins quelques lignes indéchiffrables)
disponible sur le site : https://nsarchive.gwu.edu/dc.html?doc= 5734181-National-Security-Archive-
Doc-07-U-S-Embassy.
29.  W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 202.
30.  Ibid., p. 204.
31.  C. VANCE, Hard Choices, p. 328.
32.  J. CARTER, Keeping Faith, p. 440.
33.  Ibid., p. 440 ; J. CARTER, White House Diary, p. 259.
34.  D’après une dépêche au Foreign and Commonwealth Office de l’ambassadeur Parsons,
21  décembre 1978, citée par D.  BAYANDOR, The Shah, the Islamic Revolution and the United
States, p. 285 ; W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 212 ; J. CARTER, White House Diary, p. 268.
35.  J. CARTER, Keeping Faith, p. 443.
36.  «  Cottam on Khomeini, Liberation Movement (LM), and National Front (INF)  », Stempel
(Téhéran) au secrétaire d’État, 2 janvier 1979, dépêche reprise dans Documents of the U.S. Espionage
Den, vol. 24, p. 44 ; Md AYATOLLAHI TABAAR, Religious Statecraft, p. 76.
37.  Transcription de l’échange entre R. Cottam et Khomeyni : R. XOMEYNI, Sahifa-ye Emâm, V,
pp. 285 sq., daté du 7 dey 1357 (28 décembre 1978).
38.  C.  VANCE, Hard Choices, p.  328  ; G.  BALL, The Past Has another Pattern, p.  458  ;
Z. BRZEZINSKI, Power and Principle, pp. 370 et 372 ; H. PRECHT, Interview, p. 65.
39.  C. VANCE, Hard Choices, p. 331.
40.  G. BALL, The Past Has another Pattern, p. 459.
41.  Ibid., p. 461 ; Z. BRZEZINSKI, Power and Principle, p. 373 ; J. GIL GUERRERO, The Carter
Administration & the Fall of Iran’s Pahlavi Dynasty, pp. 148-149 ; E. YAZDI, Âxarin talâš-hâ dar
âxarin ruz-hâ, pp. 62 sq.
42.  Z. BRZEZINSKI, Power and Principle, p. 355.
43.  A.-R. H. MAHDAVI, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e Pahlavi, pp. 475-482.
44.  Md-R. PAHLAVI, Réponse à l’Histoire.
45.  Dr Sd J. MADANI, Târix-e siâsi-e mo‘âṣer-e Irân, pp. 308 et 314-315.
46.  V. GISCARD D’ESTAING, Le Pouvoir et la Vie, I, p. 111.
47.  M. PONIATOWSKI, « Note confidentielle de Michel Poniatowski au président », p. 396.
48.  Propos du shah rapportés par Poniatowski, ibid.
49.  Ibid., p. 398.
50.  Ibid., p. 399.
51.  J. CARTER, White House Diary, p. 271.
52.  V. GISCARD D’ESTAING, Le Pouvoir et la Vie, I, p. 112.
53.  Ibid., p. 113 ; voir aussi J. CARTER, White House Diary, p. 275.
54.  V. GISCARD D’ESTAING, Le Pouvoir et la Vie, II, p. 238.
55.  Le Monde, 9 janvier 1979.
56.  (Anonyme), Islam in Iran, p. 67.
57.  J. CARTER, Keeping Faith, p. 443.
58.  J. CARTER, White House Diary, p. 277.
59.  J. CARTER, Keeping Faith, p. 445.
60.  Rapport du consul d’Ispahan au département d’État, 6  janvier 1979, Documents of the U.S.
Espionage Den, vol. 63, pp. 41-42.
61.  Ibid.
62.  H. H. SAUNDERS, Interview, p. 124.
63.  J. CARTER, Keeping Faith, p. 446.
64.  A.  QARABÂQI, Xâterât-e Ženerâl, p.  140 (fr. A.  GHARABAGHI, Vérités sur la crise
iranienne, p. 111).
65.  E. YAZDI, Âxarin talâš-hâ dar âxarin ruz-hâ, p. 89.
66.  Ibid., p. 91.
67.  J. CARTER, Keeping Faith, p. 447.
68.  W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, pp. 227-229.
69.  R. E. HUYSER, Mission to Tehran, p. 24.
70.  Md-R. PAHLAVI, Réponse à l’Histoire, p. 246 ; W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 232.
71.  Ibid., p. 233.
72.  A. QARABÂQI, Xâterât-e Ženerâl (fr. A. GHARABAGHI, Vérités sur la crise iranienne).
73.  R. E. HUYSER, Mission to Tehran, p. 31.
74.  Ibid., p. 34.
75.  Ibid., p. 35 (6 janvier 1979).
76.  Ibid., p. 41.
77.  Ibid., p. 45 ; A. QARABÂQI, Xâterât-e Ženerâl, p. 137 (fr. A. GHARABAGHI, Vérités sur la
crise iranienne, pp. 110 sq.).
78.  Ibid., pp. 125-126 (fr. ibid., pp. 100 sq.).
79.  Ibid., pp. 35 et 76 (fr. ibid., pp. 46, 64 et 68) ; W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 238.
80.  W.  H. SULLIVAN, Mission to Iran., pp.  236 sq.  ; D.  BAYANDOR, The Shah, the Islamic
Revolution and the United States, p. 376.
81.  A.  QARABÂQI, Xâterât-e Ženerâl, p.  146 (fr. A.  GHARABAGHI, Vérités sur la crise
iranienne, p. 114) ; Md-R. PAHLAVI, Réponse à l’Histoire, p. 246.
82.  Mémorandum de Z. Brzezinski au président, le 13 janvier 1979, reprenant la dépêche de Huyser
envoyée le jour même de Téhéran, National Security Archive (internet).
83.  R. E. HUYSER, Mission to Tehran, p. 232.
84.  Ibid., p. 235.
85.  R. XOMEYNI, Sahifa-ye Emâm, V, pp. 499 ; R. E. HUYSER, Mission to Tehran, p. 236.
o
86.  Ettelâ’ât, 27 dey 1357 (17 janvier 1979), n  15762, p. 2. Une erreur matérielle fait porter à cette
page du journal la date de la veille, mais il s’agit bien du lendemain du départ du shah.
87.  W. Sullivan, document du 2  février 1979, Z.  Brzezinski Collection, Jimmy Carter Presidential
Library, cité par J.  GIL GUERRERO, The Carter Administration  &  the Fall of Iran’s Pahlavi
Dynasty, p. 180.
er
88.  «  Notes, Iran-Meetings  », dossier du 1   au 17  février 1979, Z.  Brzezinski Collection, Jimmy
Carter Presidential Library, cité par Md AYATOLLAHI TABAAR, Religious Statecraft, p. 80.
o
89.  Ou « légal » (qânuni). Ettelâ’ât, 19 bahman 1357 (8 février 1979), n  15780, p. 8.
o
90.  Ettelâ’ât, 19 bahman 1357 (8 février 1979), n  15780, p. 2 ; A. QARABÂQI, Xâterât-e Ženerâl,
pp 305 sq. (fr. A. GHARABAGHI, Vérités sur la crise iranienne, pp. 203 sq.)
91.  H. E. CHEHABI, Iranian Politics and Religious Modernism, pp. 230 sq.
92.  Documents of the U.S. Espionage Den, vol. 24, pp. 2 sq., rapports de conversations des 8, 25 et
30 mai et 18 juillet 1978, rédigés par John D. Stempel.
93.  * Ibid.
Documents of the U.S. Espionage Den, vol.  25, p.  65, conversation de Stempel et deux autres
diplomates avec Cyrus Elahi (cadre de la SAVAK), Téhéran, 3 octobre 1978.
94.  Documents of the U.S. Espionage Den, vol.  24, p.  18  ; J.  GIL GUERRERO, The Carter
Administration & the Fall of Iran’s Pahlavi Dynasty, p. 85.
95.  Sur le projet des Américains de faire revenir Amini au gouvernement en été 1978, voir
E. YAZDI, Âxarin talâš-hâ dar âxarin ruz-hâ, pp. 56 sq.
96.  Sullivan au secrétaire d’État, Téhéran, 14  décembre 1978, Documents of the U.S. Espionage
Den, vol. 24, p. 20.
97.  Mémorandum d’Henry Precht sur la conversation avec Ebrâhim Yazdi (Washington),
12  décembre 1978, Documents of the U.S. Espionage Den, vol.  18, pp.  117-121  ; H.  PRECHT,
Interview, p. 57 ; E. YAZDI, Šast sâl saburi va šokuri, III, p. 379. Dans le troisième volume de ses
mémoires, Yazdi consacre un chapitre aux contacts américains avec le mouvement révolutionnaire,
ibid., pp. 255 sq.  ; détails sur la rencontre manquée dans Ch.  BAKHTIAR, Ma fidélité, pp.  139 et
154 sq.
98.  W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, pp. 222 sq.
99.  C.  VANCE, Hard Choices, p.  343. Sullivan semble situer cette rencontre entre Warren
Zimmerman et Ebrâhim Yazdi, dans un restaurant proche de Neauphle-le-Château, plus tôt début
janvier…

É
100.  Dépêche de Chapman, ambassade américaine à Paris, au secrétaire d’État et à l’ambassade à
Téhéran, 28  janvier 1979, in Documents of the U.S. Espionage Den, vol.  18, p.  120  ; E. YAZDI,
Âxarin talâš-hâ dar âxarin ruz-hâ, pp.  137  sq. ; récit par Bakhtiar  : Š. BAXTYÂR, Si-o haft ruz,
pp. 23 sq.
101.  E. YAZDI, Âxarin talâš-hâ dar âxarin ruz-hâ, pp. 128-136, 149 et 153.
102.  E. YAZDI, Âxarin talâš-hâ dar âxarin ruz-hâ, pp. 154 sq.
103.  Ibid., p. 160.
104.  Ibid., p. 172.
105.  Z. BRZEZINSKI, Power and Principle, p. 388.
106.  Ibid., p. 387.
107.  Z. BRZEZINSKI, Power and Principle, pp. 387-388.
108.  Ibid., pp. 387-389.
109.  D. BAYANDOR, The Shah, the Islamic Revolution and the United States, p. 358.
110.  M. BÂZARGÂN, Enqelâb-e Irân dar do harakat, p. 89.
111.  E. YAZDI, Âxarin talâš-hâ dar âxarin ruz-hâ, p. 317.
112.  M. BÂZARGÂN, Enqelâb-e Irân dar do harakat, p. 71.
113.  «  Message to the USG from Khomeini  », ambassade américaine à Paris au secrétaire d’État,
27 janvier 1979, NLC-16-25-4-9-9, Jimmy Carter Presidential Library, cité par Md AYATOLLAHI
TABAAR, Religious Statecraft, pp. 81-82.
114.  J. CARTER, Keeping Faith, p. 449 ; H. PRECHT, Interview, p. 61.
115.  Z. BRZEZINSKI, Power and Principle, p.  390. Carter s’attribue l’initiative d’avoir différé le
retour de Huyser, J. CARTER, Keeping Faith, p. 448.
116.  Z. BRZEZINSKI, Power and Principle, p. 391.
117.  J.  CARTER, White House Diary, p.  290, entrées du 12 et du 14  février 1979  ; id., Keeping
Faith, p. 450.
118.  Z. BRZEZINSKI, Power and Principle, p. 392.
119.  Ibid., p. 393.
120.  Ibid., p. 394 ; sur la faiblesse du shah, ibid., p. 396.
121.  Ibid., p. 395.
122.  J. CARTER, White House Diary, p. 288.
123.  Documents of the U.S. Espionage Den, vol. 25, pp. 23 sq. ; J. GIL GUERRERO, The Carter
Administration & the Fall of Iran’s Pahlavi Dynasty, pp. 85 sq.
124.  Documents of the U.S. Espionage Den, vol. 25, pp. 67-71.
Les révolutionnaires et les États-Unis

Réduits à élaborer des conjectures, les analystes de la CIA écrivaient,


quelques jours avant le retour en Iran de Khomeyni, que celui-ci
continuerait son discours antiaméricain pour mobiliser la dynamique
révolutionnaire contre un ennemi lointain, mais « ne serait pas indifférent à
poursuivre des intérêts mutuels entre l’Iran et les États-Unis 1  ». Par une
ironie de l’histoire, c’est Bakhtyâr lui-même qui, contrairement à la
promesse qu’il avait faite au shah le 16  janvier à l’aéroport, annula
plusieurs contrats d’achat d’équipement militaire pour la marine au
lendemain de l’arrivée de Khomeyni à Téhéran. L’Iran, disait-il, n’a pas
vocation à devenir une grande puissance et à faire le gendarme dans le golfe
Persique. Et Bakhtyâr retira l’Iran du CENTO. Par un mémorandum signé
le 3 février 1979, l’administration Carter entérinait ce recul en feignant de
l’approuver et Washington acceptait de rembourser les équipements non
livrés 2.
Quant à Khomeyni dont les Américains espéraient qu’il adoucirait sa
rhétorique après le contact avec les réalités du terrain, il ne laissait à
Bakhtyâr qu’un seul choix pour éviter de violents combats, la démission. Le
nouveau gouvernement révolutionnaire, nommé le 5  février, aurait
désormais seul la légitimité d’exercer le pouvoir. Malgré l’obstination à ne
reconnaître que Bakhtyâr, Washington finit par autoriser Sullivan à
contacter officiellement Bâzargân pour assurer concrètement la sécurité des
Américains en Iran et achever le rapatriement de ceux qui pouvaient partir.
Mais la tension montait dans les casernes et faisait croître
l’antiaméricanisme : pourquoi en effet s’obstiner à soutenir Bakhtyâr quand
la solution d’un gouvernement modéré soutenu par Khomeyni était acceptée
par la plupart des Iraniens ? On a vu que les dissensions entre les militaires
avaient précipité la victoire finale des révolutionnaires le 11  février.
Sullivan et son personnel ont lutté pour sortir les conseillers militaires
américains des sites exposés. Lorsque Washington réussit à appeler
l’ambassadeur au téléphone pour demander quels étaient les risques d’un
putsch immédiat, le secrétaire d’État reçut une réponse qualifiée par lui de
«  colorée, mais non imprimable  » (a colorful, but unprintable, reply). La
version de Sullivan n’est pas moins ironique : « La totale absurdité d’un tel
questionnement dans de pareilles circonstances à Téhéran m’a incité à
adresser à Brzezinski une suggestion scabreuse qui semble avoir choqué le
haut fonctionnaire habitué aux manières feutrées que j’avais au bout du fil.
Quand il m’objecta que ce n’était pas un commentaire particulièrement
utile, je lui ai demandé s’il voulait que je le traduise en polonais et j’ai
raccroché 3 ! »
À Washington, l’option de susciter un coup d’État quoi qu’il en coûte,
défendue par Brzezinski, aurait supposé une plus grande cohésion parmi les
généraux ou au minimum le renvoi à Téhéran de Huyser avec un
investissement massif de généraux et de troupes américaines. Elle a été
rapidement abandonnée du fait, on l’a vu, des divisions internes chez les
militaires iraniens et certainement aussi du manque de motivation des
Américains pour une aventure trop risquée peu de temps après leur défaite
au Vietnam.
Le gouvernement était effectivement modéré, en contraste avec les
slogans des cortèges révolutionnaires. Bâzargân était assisté d’un vice-
premier ministre, Ebrâhim Yazdi, titulaire d’un passeport américain… et
son ministre des Affaires étrangères, Karim Sanjâbi, était un illustre
représentant du nationalisme libéral mosaddeqiste  : ni trahison ni
provocation.

Quatre intrusions violentes contre les diplomates américains

La prise en otages des diplomates américains en novembre  1979 est


l’événement majeur que ce livre tente de comprendre. Il a été précédé de
trois attaques moins dramatiques qu’il n’est pas inutile de rappeler parce
qu’ils auraient pu servir d’avertissement que le renforcement des mesures
de sécurité aurait permis d’éviter la catastrophe.
Des menaces physiques contre des Américains en Iran s’étaient
multipliées. Ceux qui n’étaient pas agressés étaient souvent menacés par
téléphone ou par messages anonymes dans leur boîte aux lettres pour les
convaincre de quitter l’Iran au plus vite. Le 23 décembre 1978, un ingénieur
au service du Consortium pétrolier fut assassiné à Ahwaz. Le 15 janvier un
autre ingénieur était assassiné à Kermân 4.
On peut attribuer des attentats contre les personnes à des situations
particulières, ou même à des provocations limitées. Par contre, s’en prendre
aux enceintes diplomatiques engage une violence collective plus forte et les
Iraniens, notamment depuis l’affaire Griboïedov en 1828, ou l’occupation
de la légation britannique en 1906, connaissent les enjeux et les privilèges
qui sont attachés au statut diplomatique. L’attaque sans victime –  et sans
lendemain  – de locaux consulaires britanniques le 5  novembre 1978
résultait probablement, on l’a vu, d’une provocation délibérée des autorités
militaires du régime impérial. Tel n’est pas le cas des quatre actes violents
commis par la foule ou des groupes organisés contre les Américains.
 
— Le 24 décembre 1978 à Téhéran
Dans le climat angoissé qui suivit l’assassinat d’Ahwaz, et à la faveur
d’une imprudence commise par un chauffeur de l’ambassade américaine qui
avait insisté pour qu’on lui ouvrît la grille pour rentrer en voiture dans
l’enceinte diplomatique, la foule qui manifestait à ce moment-là non loin
autour du siège de la SNIP s’était approchée et un cocktail Molotov avait
été lancé sur la voiture bloquée devant le portail. La voiture a explosé.
Alerte générale à l’ambassade : l’ambassadeur Sullivan donne l’ordre de ne
tirer que des grenades lacrymogènes et des salves en l’air pour éloigner les
manifestants, dont certains, après avoir escaladé les grilles, s’étaient déjà
introduits dans l’enceinte diplomatique. Les renforts iraniens appelés
finirent par disperser la foule et malgré l’angoisse, les Américains purent
fêter Noël dans les chants et l’alcool. Cet avertissement montrait la
vulnérabilité d’une ambassade occupant un vaste terrain dans une zone très
urbanisée et l’agressivité latente et spontanée des révolutionnaires contre la
représentation américaine 5. Elle fut vite oubliée.
 
— Le 10 février 1979 à Téhéran
La veille de la victoire de la révolution, après la révolte des officiers de
l’Armée de l’air (Homâfarân), le général Philip Gast était bloqué par les
insurgés, avec d’autres généraux américains, dans un bâtiment en feu de
l’état-major de l’armée impériale. C’est l’âyatollâh Beheshti et Ebrâhim
Yazdi qui les libérèrent et les convoyèrent en personne vers l’ambassade 6.
 
— Le 14 février 1979 à Téhéran 7
Après la victoire de la révolution, dans un climat de confusion et de
surexcitation extrême, il était naturel qu’on considère avec méfiance la
présence résiduelle des militaires américains et des installations américaines
en Iran. Le souvenir, en partie fantasmé, du coup d’État d’août 1953 faisait
en effet craindre une intervention pour faire échec à la révolution. L’envoi
de renforts aériens dans les bases américaines de Turquie et maritimes dans
l’océan Indien ne passait pas inaperçu. Le sigle CIA étant magique pour
évoquer toute opération clandestine, renseignement ou manipulation, les
militants crurent en voir une déformation dans les bureaux de l’Agence
internationale des communications américaine (sigle anglais : USICA), un
organisme qui s’occupe de l’adaptation de la diffusion des médias
américains aux différents publics auxquels ils s’adressent… Les bureaux
dont le personnel était absent, furent pillés le 13 février 1979 et il n’y avait
strictement plus rien à l’intérieur, pas même un cancrelat, quand ils furent
restitués aux Américains trois semaines plus tard avec les excuses du
gouvernement provisoire iranien issu de la Révolution.
Le même 13  février, un militant révolutionnaire demanda, en vain, au
planton de l’ambassade d’amener le drapeau américain hissé près du portail
d’entrée…
Le lendemain, l’ambassadeur Sullivan eut du mal à joindre Ebrâhim
Yazdi, ministre des Affaires étrangères, pour lui transmettre une note
verbale faisant savoir que Washington reconnaissait le nouveau régime et
souhaitait maintenir son ambassade auprès des nouvelles autorités. Une
sorte de déclaration d’amour (le jour de la Saint-Valentin) que le
destinataire aurait sans doute préféré ignorer.
Au même moment, vers 9  h  30, on commença à tirer à l’arme lourde
contre les bâtiments de l’ambassade depuis les immeubles alentour. Les
fusiliers marins montant la garde dans l’enceinte diplomatique reçurent la
consigne de ne riposter qu’avec des grenades lacrymogènes, leurs armes ne
devant servir qu’en cas de légitime défense. Des militants commencèrent à
escalader le mur d’enceinte, haut d’environ 3 mètres. Les tireurs embusqués
sur les terrasses voisines tiraient sans cibler des points précis, faisant éclater
les vitres et rendant dangereux tout mouvement dans les jardins intérieurs
de l’enceinte. Les assaillants commençaient à entrer, et les fusiliers marins
avaient réussi à se regrouper dans la chancellerie ou dans la résidence de
l’ambassadeur. L’assaut se concentra vers le restaurant de l’ambassade
protégé par seulement deux gardes. Les assaillants étaient d’abord environ
200, mais leur nombre augmenta bientôt jusqu’à au moins 400. Les effectifs
américains, inversement, étaient réduits  : alors qu’après le 11  février
Sullivan avait par prudence renvoyé chez eux la plupart des employés de
l’ambassade, il n’en restait en tout qu’une centaine au plus. Les attaquants
avaient coordonné leur action, les tireurs des immeubles étant reliés par
talkie-walkie avec les assaillants au sol. L’ambassadeur Sullivan donna aux
fusiliers marins l’ordre de se rendre pour éviter le bain de sang et fit appeler
les renforts militaires iraniens, mais il fallut plus d’une demi-heure pour
joindre le gouvernement dont les lignes téléphoniques sonnaient
désespérément occupé. Enfin, vers 10 h 45, on lui promit de l’aide. En plus
du restaurant, la résidence de l’ambassadeur était désormais occupée et le
bâtiment principal assiégé. Une nouvelle vague d’assaillants s’était équipée
de masques à gaz. Vers 11  heures, ils atteignirent les terrasses et en une
demi-heure ils étaient aux étages supérieurs. Les employés et diplomates se
hâtaient de déchiqueter les documents secrets et de détruire le matériel de
communication le plus sensible. Les révolutionnaires sectionnèrent les
lignes téléphoniques. Très vite le contact avec Washington fut coupé.
Environ 70 personnes étaient entassées dans la salle blindée qui résistait. À
la menace des assaillants de tout faire sauter, l’ambassadeur fit ouvrir la
porte.
Alors que tous étaient conduits dans le bureau de l’ambassadeur et que
la rumeur courait que des exécutions allaient commencer, les assaillants
furent identifiés comme des militants marxistes-léninistes, membres de
l’Organisation des Fedâ’iân du peuple. Un coup de feu retentit alors à
l’extérieur  : c’étaient –  enfin  – les renforts annoncés par le gouvernement
avec Ebrâhim Yazdi et l’âyatollâh Beheshti en personne entourés de 50 à
75 membres des Mojâhédines du peuple, le groupe de combattants rival des
Fedâ’iân, qu’on peut définir comme «  islamo-marxiste  ». Ce scénario
paraîtrait invraisemblable quelques mois plus tard, mais au lendemain de la
révolution, ces groupes de guérilla urbaine armés avaient pignon sur rue, ils
s’étaient constitué des arsenaux en pillant les casernes, et ils menaçaient
déjà les fragiles autorités que Khomeyni essayait de mettre en place : entre
eux et le nouveau régime, il y avait désormais plus de rivalité que de
concorde et une profonde divergence idéologique. Ni les Fedâ’iân ni les
Mojâhédines n’avaient quoi que ce soit à voir avec le parti communiste
Toudeh, mais leurs références marxistes, leurs modèles chinois ou
palestinien ou castriste ou libyen… semblaient justifier la hantise des
Américains de voir l’Iran basculer vers la sphère communiste avec tout
l’arsenal ultra-moderne acquis par le shah dans les vingt précédentes
années. Pratiquement, la différence entre Fedâ’iân et Mojâhédines était
difficile à percevoir, c’était de jeunes guérilleros qui se faisaient peur
mutuellement. Sur la photo de presse de la libération des diplomates, ce
jour-là, le «  libérateur  » (un mojâhed) qui se tenait à côté de Sullivan
8
ressemblait parfaitement à l’un des assaillants …
L’attaque du 14  février a traumatisé les diplomates américains. La
remise en état des bâtiments leur a donné l’occasion de repenser leur
stratégie, mais sans vraiment diminuer la vulnérabilité de leur chancellerie.
L’emplacement d’une grande enceinte diplomatique à l’intérieur de la ville
rendait les Américains dépendants, en cas de crise, de la protection apportée
par le pays hôte. Les experts en sécurité renonçaient à entreprendre une plus
grande sécurité que celle qui garantissait aux diplomates la vie sauve, en cas
d’attaque sérieuse, pendant trois heures, le temps jugé maximal qu’il
9
faudrait aux forces de l’ordre iraniennes pour intervenir . Si l’on voulait
plus, il aurait fallu construire une forteresse, non pas une ambassade.
Provisoirement le gouvernement proposait de poster 40  soldats devant
l’ambassade et 40 à l’intérieur de l’enceinte, une pratique originale pour
une enclave diplomatique, mais sans doute dissuasive pour de futures
aventures hostiles. Un milicien anglophone –  ayant antérieurement fait
partie d’un commando projetant d’assassiner l’ambassadeur  ! – fut affecté
comme garde du corps de Sullivan.
Pour les nouveaux dirigeants iraniens, cette attaque, au cœur de la
capitale, était un avertissement : la tendance qui semblait l’emporter, celle
de Khomeyni, se confrontait à des groupes armés à la fois militairement et
idéologiquement, avec un but à long terme très éloigné de la société
islamique dont ils rêvaient. L’expérience des Fedâ’iân et des Mojâhédines
avait mûri dans les prisons du shah, mais aussi dans les centres de
mobilisation des guérillas, en Palestine notamment. Il n’était pas certain
qu’on puisse s’en débarrasser facilement. Dans les futures crises qui allaient
éclater, une des préoccupations des nouveaux dirigeants était de ne laisser
aucune zone du pays sous le contrôle de groupes de gauche qui pourraient
s’en servir de levier pour mettre en échec l’installation d’une république
islamique contrôlée par le clergé khomeyniste. Les rébellions du Kurdistan
et du Torkamânsahrâ, par exemple, ont été durement réprimées parce que
les insurgés étaient infiltrés par des éléments communistes concurrents des
nouveaux dirigeants islamistes. Une des motivations de la prise d’otages du
4  novembre était précisément d’empêcher que ce soit à nouveau des
groupes marxistes qui prennent cette initiative, car ils auraient acquis une
position centrale pour regagner de l’influence avec une cause porteuse dans
l’opinion publique. Que Sullivan et Bâzargân aient accordé aux
Mojâhédines la mission de protéger les diplomates américains en se postant
à l’intérieur de l’enceinte diplomatique montre à quel point la profonde
divergence qui existait entre l’idéologie de ce groupe politique et celle de
Khomeyni était encore vue comme négligeable dans les premiers jours de la
République. Bâzargân essayait de ramener les Mojâhédines au sein du MLI.
Sullivan voyait sans doute en eux un moyen d’établir un contact avec une
tendance au moins dans le nouveau régime. Quant aux Mojâhédines, ils se
rendaient utiles, voire indispensables, à un moment où ils n’étaient pas
encore au ban du système politique, ils essayaient encore de présenter des
candidats aux élections, ils existaient et préparaient leur légitimation.
On peut dire que la note verbale envoyée le matin même au ministre
iranien tombait bien. Cet événement donnait la réponse iranienne : oui nous
vous considérons comme des diplomates et nous vous protégeons des actes
incontrôlés de certaines milices ; après la panique des diplomates menacés
dans leurs locaux, la venue en personne d’Ebrâhim Yazdi et de l’âyatollâh
Beheshti venait sceller le désir des deux parties de vivre et de travailler en
paix pour des buts qui se rejoignaient, notamment pour conjurer le danger
communiste. Quand Sullivan s’est avancé vers Beheshti pour le remercier
de l’intervention du gouvernement, l’âyatollâh parut d’abord effrayé mais
finalement, en lui serrant la main, lui manifesta la même chaleureuse
satisfaction de l’heureuse conclusion de l’événement. Cette convergence
inattendue était confirmée par l’envoi d’une délégation de clercs shi’ites par
l’âyatollâh Khomeyni deux jours plus tard. Ils assuraient Sullivan «  que
cette attaque était contraire à la politique et aux souhaits de l’âyatollâh qui
proposait de laisser deux jeunes mollâs sur place pour dissuader des
groupes islamistes de renouveler de telles attaques s’ils en avaient
10
l’intention  ».
Dans la presse iranienne le soir du 14 février, la nouvelle de la « chute »
de l’ambassade américaine fait la une en gros caractères. L’article très
mince, rejeté en page intérieure, ne donne que des informations confuses et
inexactes, rejetant la responsabilité de l’attaque sur des provocateurs de la
SAVAK, et décrivant les fusiliers marins de l’ambassade comme des soldats
agressifs qui tiraient sur la foule. L’article ne parle ni des Fedâ’iân, ni des
Mojâhédines, ni de l’intervention de Yazdi, ni de Beheshti. Le lendemain et
les jours suivants, ce non-événement (au regard du journal) est éclipsé par
les exécutions de généraux de l’ancien régime et par l’arrivée à Téhéran de
11
Yasser Arafat .
Dans un commentaire envoyé au département d’État un peu plus d’un
mois après l’événement, l’ambassadeur relève les différences entre Fedâ’iân
et Mojâhédines, et il remarque la confiance limitée qu’accorde Bâzargân à
ceux que Yazdi a nommés pour assurer la sécurité des Américains. Il
s’interroge sur la complicité qui pourrait exister entre le vice-premier
12
ministre Yazdi et eux .
 
— Le 16 février 1979 à Tabriz
Sullivan ne s’étend pas sur la situation des consulats américains de
Tabriz, Ispahan et Chiraz, mais les dit victimes de foules déchaînées. À
Ispahan le consul est tabassé parce qu’il est venu au secours d’un
Américain enivré. Le consulat de Chiraz a été fermé par précaution, et le
personnel expatrié ramené d’urgence à l’ambassade à Téhéran. À Tabriz, le
consulat a été attaqué à deux reprises, pillé et incendié après que la ville fut
tombée aux mains des révolutionnaires. Le consul Michael J. Metrinko, sur
le point d’être lynché par la foule, a finalement eu la vie sauve ainsi que son
personnel. Le journal où il relate les événements s’est retrouvé dans les
13
documents publiés par les Étudiants dans la ligne de l’imam .
Les violences contre les institutions américaines au lendemain de la
révolution n’étaient pas le fruit du hasard, car on avait bien conscience que
les États-Unis avaient soutenu, autant que possible, l’ancien régime. Elles
n’ont pas engendré un mouvement de masse aussi fort que six mois plus
tard, quand l’opinion publique avait d’autres motifs d’inquiétude, comme
un éventuel complot monarchiste épaulé par Washington. Les nouveaux
dirigeants du pays ne voulaient pas déclencher de conflit avec l’ancienne
puissance tutélaire  : l’Amérique avait perdu sa bataille pour maintenir la
monarchie coûte que coûte, mais on ne voulait pas lui donner des motifs
d’intervention en l’attaquant frontalement.
Les autorités révolutionnaires n’ont pas adopté une position claire et
subissaient les conséquences d’une émeute qui les poussait plus loin que
prévu. En février  1979, il n’était pas question de laisser croire aux
Américains qu’on voulait se débarrasser d’eux. Ils étaient utiles pour la
crédibilité internationale du nouveau régime, mais aussi pour le maintien de
la sécurité extérieure face à l’URSS. Ce sont des gauchistes marxistes qui
ont attaqué, comme un geste de provocation pour montrer leur force au
moment où le pouvoir était progressivement occupé par les religieux. Pour
ces groupes anti-impérialistes, après le shah et Bakhtyâr, il fallait s’attaquer
à la superpuissance qui avait dominé l’Iran jusque-là. La priorité du
gouvernement Bâzargân était au contraire d’organiser le nouveau pouvoir
pour lui assurer la continuité : l’effort le plus urgent se portait à l’intérieur,
vers le Kurdistan, pour réduire le danger de sécession, puis vers le
Torkamânsahrâ. La presse et les intellectuels, qui continuaient à contester
l’islamisation systématique et l’exclusion des groupes révolutionnaires non
khomeynistes, allaient également, petit à petit, subir des pressions. Les
Américains appuyaient cette politique, car une guerre civile ne profiterait
qu’aux Soviétiques 14.
Une grande confusion était entretenue sur l’origine des mouvements
autonomistes au Kurdistan. De toute évidence, une tradition pro-soviétique
avait existé dans cette région depuis la tragique expérience de la République
15
de Mahâbâd à la fin de la Seconde Guerre mondiale . Mais désormais c’est
une gauche plus radicale qui s’est emparée de cette cause. La répression
impitoyable menée par la République islamique est parfois présentée
comme la continuation de la répression de l’époque du shah, autrement dit,
dans l’esprit des militants, c’est une stratégie américaine. Curieusement,
cette logique est inversée dans la rhétorique du gouvernement provisoire
qui présente les violences commises contre les Gardiens de la révolution
(une milice récemment formée avec les militants des comités islamiques de
quartiers) chargés de maintenir l’ordre  : les fauteurs de troubles qui s’en
prennent aux forces de police envoyées de Téhéran ne peuvent qu’être des
agents américains… L’invraisemblance est à son comble quand la nouvelle,
publiée le 10 octobre 1979 dans le quotidien du parti clérical de l’âyatollâh
Beheshti, Jomhuri-e eslâmi (« République islamique »), est prise au sérieux
par l’attaché de presse de l’ambassade américaine, Barry Rosen, qui en fait
un résumé pour Washington, un rapport retrouvé par les preneurs d’otages
16
qui l’ont publié à leur tour . Cet article illustre la montée d’une campagne
anti-américaine orchestrée dans les milieux khomeynistes et l’inquiétude
suscitée par cette campagne parmi les diplomates quelques jours seulement
avant l’accueil de l’ex-shah à New York.

Un hôte encombrant, en quête d’un asile et d’un hôpital

Depuis 1941, l’homme avait demandé la protection des Américains et,


en échange des opérations de sauvetage de son royaume menacé par
l’avidité territoriale et énergétique des Soviétiques et des Britanniques, il
leur avait promis sa soumission et sa fidélité. Né dans la famille d’un sous-
officier cosaque persan analphabète, Mohammad-Rezâ Pahlavi était devenu
empereur à 22  ans et tremblait devant des politiciens deux fois plus âgés
que lui, issus de la noblesse qâjâr, auxquels il devait confier le
gouvernement. Tiraillé entre les paroles suaves de son «  ami  » Ernest
Perron et les remontrances de sa sœur jumelle Ashraf, Mohammad-Rezâ
Shâh se construisait un personnage en apprenant à piloter les avions les plus
modernes et en feuilletant les catalogues des derniers armements
disponibles. En 1946, il dut sa victoire sur les sécessionnistes d’Azerbaïdjan
et du Kurdistan à Qavâm os-Saltana et à Harry Truman. En 1953, après
avoir perdu son trône et fui en Europe, ce sont les Américains qui le
ramènent à Téhéran après avoir renversé Mosaddeq. Depuis, la guerre
froide et les intérêts pétroliers faisaient du partenariat entre Washington et
Téhéran un axe indestructible, et malgré l’indifférence du shah à la mise en
marche des réformes sociales qui paraissaient indispensables aux
Américains, ces derniers, à demi convaincus de la pérennité de cette
alliance, finissaient par livrer en grande quantité des armes inutiles
demandées par le shah. Pendant la longue guerre du Vietnam, l’Iran a été le
plus fidèle des alliés, défendant partout la position américaine, y compris
auprès des Soviétiques, et envoyant symboliquement des escadrons de
chasseurs-bombardiers ou des escouades de secours médical en renfort des
troupes américaines.
De 1941 à 1979, le shah a rencontré huit présidents américains et a fait
un grand nombre de voyages officiels à Washington. Il a reçu à Téhéran
trois présidents en exercice, pour de très brefs séjours (Roosevelt, Nixon et
Carter). Il a impressionné le monde entier en invitant un grand nombre de
têtes couronnées et chefs de gouvernement à Persépolis en 1971 et il a
fasciné de nombreux interlocuteurs par sa capacité à analyser les problèmes
mondiaux, faisant de l’Iran un pôle stratégique international. Remplaçant
les Britanniques comme garant de la bonne exportation du pétrole du golfe
Persique vers les pays industriels, le shah utilisait l’immense richesse du
pétrole pour mettre à ses pieds les financiers, les industriels et les chefs
d’État. Il se rendit indispensable dans le soutien à Israël et au processus de
paix entre Le Caire et Tel-Aviv.
Pourtant, le 16  janvier 1979, quand Mohammad-Rezâ Pahlavi quitte
Téhéran, il devient immédiatement un paria. Au lieu d’accepter l’invitation
à se rendre aux États-Unis où Carter lui avait préparé un lieu d’accueil
californien à la fois confortable et isolé, il préféra un pays musulman proche
et s’envola pour Assouan en Égypte où il resta une semaine. Le 22 janvier il
s’envole pour le Maroc où Hassan II l’invite en mettant à sa disposition son
palais de Marrakech. Encore une fois, c’était un pays musulman et
relativement proche, d’où le shah aurait pu rentrer à Téhéran si la situation
s’était retournée en sa faveur. Mais les menaces d’attentat téléguidé ou non
par Téhéran le font partir le 30  mars pour une destination plus difficile
d’accès, l’île Paradis, aux Bahamas. L’entrée aux États-Unis lui est alors de
fait barrée, sans que l’administration Carter renonce à envisager de
l’accueillir. À plusieurs reprises le président consulte les diplomates en
poste à Téhéran qui, à chaque fois, renvoient des alertes pour signifier la
colère qu’un tel geste susciterait en Iran. Le soutien de la famille
Rockefeller ne suffit pas à convaincre les autorités de Nassau de renouveler
le visa de trois mois, et la famille Pahlavi quitte l’île le 10  juin pour
Cuernavaca, dans la banlieue de Mexico.
Les médecins français Georges Flandrin et Jean Bernard avaient
diagnostiqué le cancer du shah depuis 1974. En juin  1978, alors que
l’agitation révolutionnaire commence à être préoccupante, le shah annule de
nombreux rendez-vous et voyages et disparaît pendant quelques semaines
de l’espace médiatique. Son traitement entraîne chez lui l’alternance d’états
de grande fatigue avec des périodes très actives. Les médecins étaient venus
plusieurs fois à Téhéran dans la plus grande discrétion. L’hypothèse de la
mort du souverain avant la majorité de son fils (né en 1960) aurait
gravement altéré la détermination des Américains à le soutenir.
Avant de connaître l’état de santé du shah qui venait de s’installer au
Mexique, le secrétaire d’État Cyrus Vance sonde, à titre purement
personnel, le chargé d’affaires américain à Téhéran sur une demande
réitérée du shah lui-même « par différents canaux » de s’établir aux États-
Unis, dans l’hypothèse où il renoncerait lui et ses héritiers à toute
revendication monarchique ou bien dans l’hypothèse où il s’engagerait
publiquement à ne plus avoir aucune activité politique. Laingen répond
dans un télégramme du 28 juillet 1979 que la situation est tellement instable
que chacun cherche un bouc émissaire pour atténuer le mécontentement et
détourner l’attention. Les hypothèses de renoncement aux revendications
dynastiques ou à l’activité politique ne seraient pas crédibles pour les
Iraniens. «  Je conclus, écrit Laingen, que ce serait encore aujourd’hui
sérieusement préjudiciable pour nos intérêts et pour la sécurité des
Américains en Iran que le shah prenne sa résidence aux États-Unis dans
l’avenir immédiat. On pourrait en discuter dans deux ou trois mois 17.  »
Laingen fait allusion à l’assemblée des experts qui va rédiger la future
Constitution  : une fois que l’Iran aura des institutions stables, on pourra
envisager de banaliser l’accueil du shah. «  Cela entraînerait presque
certainement des manifestations massives contre notre ambassade. Avec un
peu de chance, on s’en tirerait sans assaut physique, du style de ce que nous
avons vécu en février dernier. Nous n’aurions aujourd’hui aucune assurance
de cela, car l’armée et les forces de police sont largement démoralisées, on
ne pourrait pas leur faire confiance pour empêcher la violence contre nous.
En réalité le gouvernement ici a encore à trouver la force et les moyens de
remplacer par des agents en uniforme les guérilleros irréguliers qui ont reçu
de Khomeyni la mission de “protéger” notre enceinte depuis février.  »
« Donner l’asile au shah maintenant serait la négation de tout ce que nous
avons réussi à faire jusqu’à aujourd’hui.  » L’idée de reporter l’accueil du
shah à la période où un gouvernement non provisoire mais constitutionnel
serait installé était également défendue à Washington  ; elle supposait que
18
l’état de santé du shah n’exigeait pas une intervention d’urgence .
À plusieurs reprises encore, suite à de nouvelles demandes du shah, le
département d’État consulte et reçoit des réponses claires : à aucun prix on
ne doit accorder l’asile aux États-Unis pour le souverain détrôné. « Le shah
est trop haï. Les Iraniens pensent peut-être qu’ils étaient mieux il y a trois
ans, mais personne ne regrette le départ du shah. […] Les Iraniens ne
comprendraient pas, ils verraient notre acceptation comme un acte hostile à
l’Iran et contraire à notre propre intérêt à long terme. Faites partir le shah en
Afrique du Sud, tout le monde connaît ses liens très proches avec ce régime.
Il n’a pas été un véritable ami des États-Unis et nous a utilisés pour son
propre avantage 19… »
Les tergiversations américaines concernent l’intérêt évident de ne pas
inquiéter le gouvernement provisoire de Bâzargân. La question des soins
médicaux n’est pas évoquée parce qu’elle n’a pas été exposée. Le 2  août,
Precht, directeur du bureau Iran au département d’État, envoie un
mémorandum confidentiel (eyes only) au chargé d’affaires à Téhéran pour
l’informer des intentions du gouvernement américain  : pour l’instant, il
n’est pas question d’accueillir le shah, mais une fois la Constitution adoptée
et mise en place, quand il y aura un gouvernement non provisoire mais
régulièrement désigné et que les relations entre Washington et Téhéran
seront en voie de normalisation, c’est-à-dire en janvier ou février  1980 au
plus tôt, on pourra envisager de laisser le shah entrer aux États-Unis. Pour
les « Étudiants musulmans dans la ligne de l’imam » preneurs d’otages qui
tombent sur ce document dès les premiers jours de l’occupation de
l’ambassade, il s’agit de la confirmation que Carter avait bien l’intention de
faire venir le shah, les soins hospitaliers étant un prétexte pour avancer la
date de son arrivée. La mention « eyes only » sur le document, somme toute
très raisonnable, lui donne une couleur complotiste. C’est la première
révélation du premier volume des « documents » du nid d’espions 20…
Pendant le séjour mexicain les médecins envisagèrent une
hospitalisation pour une intervention lourde. Désormais le secret bien gardé
du cancer lymphatique était révélé à son entourage, à sa sœur Ashraf, sa
femme Farah Dibâ et surtout aux Américains et aux médias. Les
Américains ne pouvaient plus reculer, car les adversaires politiques de
Carter s’étaient emparés du sujet et en avaient fait une question d’honneur
national amplifiée par les interventions des Rockefeller et de Kissinger 21.
Le 20  octobre 1979 Carter autorisa l’admission du shah qui arriva le 22
d’abord en Floride puis à New York. Le personnel de l’ambassade
américaine était consterné d’entendre cette nouvelle.
L’information sur l’arrivée du shah tomba le jour où Henry Precht,
directeur du bureau Iran du département d’État arrivait à Téhéran. Il en
parla avec Yazdi, puis avec Bâzargân. Ce dernier s’engagea à faire de son
mieux pour protéger les diplomates comme il l’avait fait le 14  février.
« Vous avez allumé un incendie », leur confia-t-il. Le climat politique était
tendu, sans plus. Sur la suggestion de Yazdi, Precht est allé à la prière du
vendredi, dans le campus de l’université de Téhéran, avec John Limbert, un
des rares Américains de l’ambassade qui connaissait le persan… et ils ont
crié, pour faire bonne figure au milieu de la foule, « Mort à l’Amérique ! »
et « Mort à Carter !  ». Il n’y eut aucune allusion au shah dans le sermon,
mais Khomeyni avait lancé ce commentaire  : l’Iran pourra enfin faire un
procès pour lui faire restituer la fortune illégitime qu’il a accumulée dans
les banques américaines. L’information ne figure qu’en dernière page des
22
journaux, sans aucun relief .
Le ton adopté par la presse dès le lendemain change radicalement.
Ettelâ’ât publie une photo parue deux semaines auparavant dans Paris-
Match où on voit le shah se promener avec ses amis comme un touriste
ordinaire. Peut-on croire qu’en si peu de temps cet homme ait tellement
chuté qu’il ait besoin d’une hospitalisation d’urgence ? L’éditorial, placé à
la une sous un titre accrocheur, «  Le jeu politique de l’Amérique pour
donner l’asile au shah détrôné –  L’impérialisme resserre encore
l’encerclement », est une dénonciation en règle des Américains :

Kissinger avait donné ce conseil : « Si nous ne protégeons pas les vassaux
qui nous ont servis pendant des années, nous effraierons nos nouveaux
vassaux et cela nuira aux intérêts de l’Amérique dans les pays qui sont
dépendants d’elle. » Cette attitude n’est pas propre à Kissinger, c’est celle
qui caractérise la politique d’oppression de l’impérialisme américain qui
regarde les pays faibles comme ses domaines réservés, s’empare de leurs
richesses et manipule leurs institutions. […] La caractéristique de la
domination corruptrice de l’Amérique envers des pays comme le nôtre n’a
pas besoin qu’on en fasse à nouveau l’expérience pour la connaître  ; par
exemple quand elle envoie sa flotte dans le golfe Persique ou qu’elle
dénonce les batailles fratricides du Kurdistan, qu’elle protège le shah
criminel, ce sont des signes de l’assombrissement des relations entre l’Iran
et l’Amérique après la Révolution. Rien n’a changé dans l’attitude inique
des États-Unis envers nous. Que pouvons-nous espérer de plus que des
destructions et de la corruption  ? […] Non seulement l’impérialisme
américain n’a pas cessé de s’imaginer remettre la main sur l’Iran, il
s’imagine qu’en prolongeant les soulèvements et les désordres dans nos
provinces, en semant la discorde entre nos dirigeants nationaux et religieux
(rahbarân-e melli va dini), en attaquant sur le front sioniste des médias
occidentaux, il obligera l’Iran révolutionnaire à plier devant les alliances
militaires et politiques pour perpétuer la dépendance qui existait
précédemment 23…

La violence du ton et l’importance donnée à l’événement sont


certainement le reflet de l’impact médiatique de la nouvelle. L’émotion est à
son comble. Tous les malheurs du nouveau régime sont l’effet de la
pression américaine, même les révoltes du Kurdistan. Le lendemain, à la
une, un nouvel éditorial est consacré à l’accueil du shah à New York : il faut
exiger, dit le gouvernement, que dès que les soins auront été prodigués, le
shah soit extradé pour être jugé en Iran. Le 9  âbân (31  octobre 1979), la
veille de la fête du Sacrifice, l’Ettelâ’ât publie plusieurs articles à la une
pour mobiliser les croyants, après la prière, contre l’impérialisme
américain. Il rappelle, dans un éditorial, le slogan qui dominait après la fuite
du shah : « Après le shah, ce sera le tour de l’Amérique » (Ba’d az shâh,
nowbat-e Emrikâ-st). Khomeyni, à l’occasion du jour de ‘Arafat a écrit un
message destiné aux pèlerins de La  Mecque  : «  Musulmans, opprimés du
monde, soulevez-vous contre l’impérialisme américain allié au
sionisme  » 24  ! Le contexte était donc à la fois tendu et de portée
internationale, le message diffusé à La  Mecque l’étant également en Iran.
De plus on allait célébrer, le 13  âbân (4  novembre 1979), l’anniversaire
d’une fusillade qui fit plusieurs victimes dans l’enceinte de l’université de
Téhéran en 1978, une occasion pour Khomeyni de s’adresser aux étudiants
et lycéens pour les mobiliser contre l’Amérique et Israël, dans tout l’Iran,
mais particulièrement à Qom et à Téhéran en montrant la collaboration
étroite des étudiants des écoles de théologie et des universités 25.
Quelques jours plus tard, l’attaché politique de l’ambassade (Stempel ?
ou Laingen  ?) rencontre le responsable de la division politique du ministère
des Affaires étrangères, Pârsâ Kiâ. Ce dernier aborde le sujet de la présence
du shah aux États-Unis et se met, pendant trois quarts d’heure, à expliquer
sur un ton chargé d’émotion que le shah devait quitter ce pays au plus tôt.
Lui (Kiâ) et le directeur général pour l’Europe et les Amériques, E’tesâm,
« avaient travaillé durement pour éviter une crise dans les relations avec les
États-Unis, mais c’était quasi impossible. Ils avaient cherché à modérer
autant que possible la réaction du gouvernement provisoire, mais la
pression extérieure était trop forte  ». La décision venait désormais de
l’extérieur. « Le ministère des Affaires étrangères pourrait réparer les dégâts
créés sur les relations irano-américaines si le shah partait immédiatement
après sa sortie de l’hôpital. Sinon il y aura une crise [… pouvant aller
jusqu’à] la rupture des relations entre l’Iran et les États-Unis. » La hantise
des Iraniens était que le shah utilise New York comme base d’une opération
médiatique à la manière dont Khomeyni avait agi à Neauphle-le-Château 26.
Les Mexicains qui avaient d’abord proposé que l’opération se fît dans
un hôpital de Mexico changèrent de position quand il s’est agi du retour du
shah après son opération à New York. Désormais, probablement effrayés
par l’ampleur internationale de la crise des otages (voir infra), ils refusaient
le retour chez eux de l’ex-shah et de sa famille. Carter fit transférer
Mohammad-Rezâ Pahlavi dans une base militaire au Texas avant de
négocier un transfert vers le Panamá où le shah resta, sous protection
américaine, du 15  décembre au 24  mars 1980. Soumis aux pressions
iraniennes, le Panama demanda au souverain détrôné de chercher un autre
asile. Il s’envola le 24 mars 1980 pour l’Égypte où, après deux opérations
de la dernière chance, il expira le 27 juillet.
Le retournement brutal de la situation d’un dirigeant opulent, surarmé et
adulé du monde entier, devenu paria et indésirable après avoir été renversé,
dépasse l’entendement. L’errance d’un enfant du peuple devenu empereur et
retourné à la souffrance de sa chair… devrait inspirer un dramaturge.
Quiconque aurait inventé un tel destin pour un héros de roman deux ans
avant la mort du shah se serait fait traiter d’insensé.
On a chargé de honte le gouvernement américain, incapable d’accueillir
celui qui, pendant trente-huit ans, avait été son protégé et  que Carter lui-
même avait longtemps encensé comme étant son ami. À la lumière de la
prise d’otages, on a modéré le jugement : accueillir un homme déchu aurait
certainement rassuré tous les chefs d’État qui s’étaient mis sous la
protection américaine, mais la raison d’État qui a prévalu obéit à une
logique implacable, l’action tournée vers l’avenir et non vers le passé.
L’erreur avait été commise bien avant, en refusant de voir ce que
d’innombrables rapports diplomatiques et analyses stratégiques avaient dit
aux décideurs américains  : le shah était seul à exercer un pouvoir sans
partage et sans solution de remplacement. La honte est moins celle des
dirigeants réalistes qui cherchaient à préserver la sécurité de leurs relations
avec l’Iran que celle des flatteurs, flagorneurs et sycophantes qui avaient
fermé les yeux sur les tortures, la censure et les exactions et repartaient les
mains pleines de caviar, de tapis de soie et d’espèces sonnantes et
trébuchantes. Laisser entrer le shah pour être opéré seulement et l’expédier
loin dès que possible n’était pas très élégant, mais les Américains n’avaient
plus le choix, ils avaient depuis longtemps perdu la face.
Il n’était pas très glorieux pour la République islamique de s’acharner
pour obtenir le retour et le jugement – connu d’avance – d’un malade, une
fois avéré aux yeux de tous que cet homme était définitivement hors d’état
de nuire. Le shah avait-il manifesté plus de respect pour ses ennemis ?

er
La rencontre d’Alger du 1  novembre 1979

Le ministre iranien des Affaires étrangères du gouvernement provisoire,


Ebrâhim Yazdi, avait profité de son séjour à New York à l’Assemblée
générale de l’ONU pour rencontrer le secrétaire d’État Cyrus Vance le
3  octobre 1979. C’est Yazdi qui a lancé la discussion sur la possible
admission du shah aux États-Unis. Vance n’a pas exclu cette hypothèse
pour des raisons médicales. Yazdi était évasif (noncommittal) sur le sujet et
la discussion a pris un tour plus général, à propos des relations bilatérales.
Encore une fois, en réponse à la déclaration du ministre américain de
chercher des relations basées sur l’amitié et le respect mutuels, Yazdi est
décrit comme «  évasif  ». Le ministre iranien a eu également des contacts
plus techniques concernant l’ajustement des comptes d’assistance
militaire 27.
Parmi les questions soulevées par Yazdi à New York figuraient la
fourniture de pièces détachées et de munitions que les Américains avaient
décidé de livrer en très petites quantités et la nomination d’un ambassadeur.
Le ministre iranien suggérait –  dans une discussion informelle  – que
Richard Cottam soit nommé. Ce politologue orientaliste avait travaillé pour
la CIA, mais il avait toujours plaidé pour le dialogue avec les nationalistes
28
libéraux iraniens .
Chaque année le 1er novembre, les Algériens célèbrent l’anniversaire du
début de la lutte pour l’indépendance appelée la «  Révolution  » (1954).
e
Pour le 25  anniversaire Zbigniew Brzezinski avait traversé l’Atlantique et
plusieurs délégations, y compris la française, profitaient de l’occasion pour
solliciter un rendez-vous avec lui. On peut hésiter à dire que ce sont les
Iraniens qui ont sollicité la rencontre. Le 29  octobre le chargé d’affaires
américain, Laingen, avait signalé au département d’État que Bâzargân,
Yazdi et le ministre de la Défense Mostafâ Chamrân seraient à Alger. Le
vice-secrétaire d’État David Newsom, et Zbigniew Brzezinski auraient donc
la possibilité de les rencontrer. « Je pense que ce serait très utile si l’un de
vous ou les deux pouviez les voir », écrit Laingen, qui en a parlé, sans avoir
l’air d’insister, à Bâzargân rencontré dans une réunion. «  Il a semblé très
ouvert à cette idée. De mon point de vue, plus on aura de contacts avec cette
équipe, mieux ce sera 29. » Bâzargân présente l’initiative de ce contact d’une
manière légèrement différente dans une interview à l’agence iranienne
Pârs : « J’ai dit à Brzezinski qu’il fallait que les États-Unis adoptent vis-à-
vis de l’Iran une attitude différente de celle qu’ils avaient du temps du shah.
[…] Deux jours avant mon départ pour Alger, le chargé d’affaires américain
en Iran m’a informé que Brzezinski souhaitait que lors de mon séjour en
Algérie nous puissions nous rencontrer et nous parler. Aujourd’hui, cette
entrevue a eu lieu. […] On a parlé des traités qui avaient lié l’Iran à
l’Amérique et de la manière dont on pouvait envisager les relations entre les
deux États. Brzezinski a noté les points évoqués pour en référer aux
autorités de Washington et il est envisagé que ces discussions se
poursuivent à Téhéran avec le chargé d’affaires 30. » Dans cette interview où
Bâzargân ne donne aucun détail sur les sujets discutés, il ne parle même pas
du problème majeur qui préoccupe alors les Iraniens, la présence du shah à
New York.
À Alger, les Iraniens témoignaient de leur solidarité avec les peuples
musulmans qui se sont révoltés contre l’impérialisme occidental. Bâzargân,
on l’a vu, a clairement assumé sa rencontre ce jour-là, dans sa propre
chambre d’hôtel, avec le conseiller à la sécurité nationale du président
Carter. Les deux ministres, Ebrâhim Yazdi (Affaires étrangères) et Mostafâ
Chamrân (Défense) étaient là. Nul ne pouvait les empêcher de remplir leur
mission, dit Bâzargân, en décidant de rencontrer un homologue américain :
il n’avait de permission à demander à personne et il en assume pleinement
la responsabilité 31.
Une dépêche de l’ambassadeur américain en Algérie signale, la veille
des cérémonies, que la rencontre a été demandée par son collègue iranien à
Alger, ce que confirme Brzezinski dans ses mémoires ; aurait-il refusé cette
occasion, les Iraniens en auraient immédiatement tiré argument pour
prouver les mauvaises intentions de Washington 32. Ces documents,
retrouvés dans les archives non déchiquetées de l’ambassade américaine,
ont servi à alimenter le dossier à charge des Étudiants contre Bâzargân : ce
gouvernement provisoire, même nommé par Khomeyni, ne pouvait
vraiment pas être le défenseur des révolutionnaires.
De quoi ont-ils parlé ? Les sujets brûlants à aborder avec les Américains
ne manquaient pas, en dépit des préoccupations intérieures du
gouvernement  : rétablissement de l’autorité centrale dans les provinces,
neutralisation des mouvements armés dissidents et même de ceux qui se
réclamaient de l’islam (assassinats de l’âyatollâh Motahhari et de
Mohammad Mofatteh), reprise en main de l’armée et de la police après
épuration, redémarrage de l’économie, des exportations de pétrole, débats
de l’Assemblée constituante, etc. Certains sujets impliquant les Américains
étaient aussi liés au maintien de l’ordre intérieur du pays : la nécessité de se
prémunir contre un danger soviétique, d’assurer la maintenance des
équipements américains de l’armée (approvisionnement en pièces détachées
notamment pour les avions F-15 utilisés pour bombarder les insurgés
kurdes), réorganisation du marché pétrolier déstabilisé depuis la longue
grève des champs d’extraction… et surtout la neutralisation définitive du
danger de restauration monarchique en empêchant l’ex-souverain d’accéder
à une aide étrangère. Ce dernier point était extrêmement sensible depuis
que, le 22  octobre 1979, après une longue hésitation, le président Carter
avait autorisé l’arrivée du shah pour une intervention médicale urgente à
New York. Les réactions antiaméricaines en Iran à cette annonce ont été
amplifiées par la rivalité entre groupes de gauche pour se montrer plus
intransigeants les uns que les autres vis-à-vis du danger de conspiration
américaine.
D’après Brzezinski, la discussion n’a pas d’abord concerné la présence
du shah à New York, mais la relation bilatérale de manière plus générale. Le
conseiller de Carter rappela : « [les États-Unis] ne trament ni n’encouragent
aucun complot contre le nouveau régime iranien et nous sommes disposés à
établir toute forme de relation que les Iraniens souhaitent… Le
gouvernement américain est préparé à développer la sécurité, l’économie,
les relations politiques et de renseignement, au rythme qui vous
conviendra  ». Chamrân, ministre iranien de la Défense, souleva alors la
question d’une assistance américaine à l’armée iranienne. «  Sans faire
aucune promesse, je n’ai rien exclu », conclut Brzezinski.
Survient alors la question du shah. Yazdi, décrit comme un
révolutionnaire forçant le trait radical de son personnage, rappela le
mauvais souvenir de 1953. «  Même si le shah pourrait ne pas être
personnellement actif, ses partisans l’étaient, et sa présence aux États-Unis,
aurait dit Yazdi, induit notre peuple à conclure que les États-Unis sont
engagés.  » Il ne croyait pas un seul instant à une raison médicale pour la
venue du shah à New York.
Ce à quoi l’Américain –  d’origine polonaise  – réplique en exprimant
son écœurement, et en rappelant l’accueil que l’Iran avait fait aux réfugiés
polonais en 1941. C’était une question humanitaire d’accueillir un homme
malade. Le faire examiner par des médecins iraniens, comme le suggérait
Bâzargân  ? On pourrait en discuter. La discussion, toujours selon
Brzezinski, s’est terminée de manière très cordiale, ce dont il a
immédiatement rendu compte à Washington 33.
La nouvelle de la maladie n’avait été diffusée, même dans les cercles les
plus proches du shah – sa femme ou sa sœur jumelle –, que très récemment,
et l’incrédulité des Iraniens était compréhensible. Le premier ministre
iranien lui-même, grand défenseur des droits de l’homme, a certainement
compris la contradiction dans laquelle il s’était mis. Il souhaitait continuer à
neutraliser le retour des Américains en Iran, mais la question du shah
perturbait l’opération. Ses contradictions allaient plus loin encore,
puisqu’elles mettaient en question la place excessive à ses yeux de l’imam
Khomeyni dans le jeu politique iranien.

L’alliance américaine, deuxième temps de la révolution


Les Étudiants preneurs d’otages ont trouvé à l’ambassade américaine
une appréciation sur Bâzargân du secrétaire d’État Cyrus Vance adressée au
comité des affaires étrangères de la Chambre des représentants, le 8  mai
1979 :

Le nouveau gouvernement est en train de s’installer et d’étendre son


autorité sur tout le pays. C’est une tâche très difficile, comme on peut le
dire dans toute situation révolutionnaire. […] Le premier ministre et son
gouvernement se dirigent vers une voie à mon avis constructive pour
prendre en main et gouverner le pays dans des circonstances extrêmement
difficiles. Le premier ministre est un homme extrêmement capable. Nous
tous lui souhaitons de réussir dans ce qu’il est en train de faire 34.

On retrouve ici le même type de contentement des Américains qu’ils


avaient eu avec Bakhtyâr : dans l’adversité, c’est le meilleur qu’on pouvait
trouver. Washington souhaitait par ailleurs réévaluer le statut de leurs
relations avec l’Iran et nommer un ambassadeur pour remplacer Sullivan,
dont la carrière s’achevait début avril. Le successeur fut proposé au
gouvernement iranien à un mauvais moment  : un homme d’affaires et
philanthrope de confession juive, Habib Elqâniân, qui avait été en très bons
termes avec le shah, venait d’être condamné à mort pour contacts avec
l’État d’Israël et pour corruption. Son exécution provoqua une protestation
officielle du Sénat américain et en retour le gouvernement finit par refuser
l’agrément au nouvel ambassadeur 35.
Comment Mahdi Bâzargân, dont les Américains appréciaient les bonnes
dispositions à leur égard, voyait-il lui-même son rôle dans le processus
révolutionnaire  ? Dans un livre intitulé «  La révolution iranienne en deux
temps  », publié en 1983, il distingue deux phases du mouvement
khomeyniste  : le rejet violent du régime Pahlavi, de son iniquité et de sa
dépendance de l’Amérique ; et une fois conquis le pouvoir, la nécessité de
construire un ordre nouveau. Dans la seconde phase, les priorités changent.
Le premier temps, c’était le renversement du désordre établi,
l’insurrection de tout un peuple contre la tyrannie –  et contre ceux qui
soutiennent la tyrannie. En ce sens, oui, il a été révolutionnaire et il s’est
opposé aux Américains. Ne rentrons pas dans les détails concrets et les
contradictions de celui qui a cherché à plusieurs reprises à accepter des
compromis pour éviter la violence, plusieurs fois en porte-à-faux avec
Khomeyni. Une fois la victoire acquise, seuls les fous de révolution, ceux
qui par principe veulent détruire l’ordre établi, continuent à prôner les
changements radicaux. Les autres prennent acte des changements et
cherchent à construire un ordre nouveau, c’est le deuxième temps.

Comme on l’a montré dans la première partie, c’est une particularité de


cette révolution et de sa direction, et une des raisons de sa victoire, qu’elle a
privilégié le rejet de la tyrannie et de la dictature impie (estebdâd va tâqut).
La lutte contre l’ingérence étrangère, comme le montrent les slogans des
manifestations et le contenu des tracts et des interviews, avait un caractère
tout à fait défensif, ce n’était que la dénonciation du soutien que l’Amérique
donnait au shah et de la soumission du shah à l’Amérique. Ce que les gens
et la direction de la révolution demandaient, c’était l’arrêt de l’ingérence
dans les affaires de l’Iran de ce pouvoir criminel et des grandes puissances
prédatrices qui portaient atteinte à notre indépendance. Mais après la
victoire, un pas a été franchi, le slogan et la revendication de s’en prendre à
tous les étrangers et d’écraser l’impérialisme et de s’en prendre
physiquement à l’Amérique dans le monde entier, c’était ce qu’ils ont mis
dans le programme de leur révolution. […] Ce langage des révolutionnaires
professionnels, ces excès et cette agressivité qui utilisent le mépris et la
mise en accusation afin d’arriver à la haine et à la division, c’est à l’opposé
de l’unité (vahdat) et de la chaleur enthousiaste du premier temps. C’est
36
incompatible avec les normes morales de l’islam .

Le langage très déférent vis-à-vis de l’imam Khomeyni estompe sans la


cacher la responsabilité du Guide que Bâzargân s’attache à montrer dans ce
qui est pour lui le ratage de la construction d’une véritable république
islamique. Le soutien quasi immédiat apporté par l’âyatollâh à la prise
d’otages est la négation de toute normalisation avec les Américains, comme
si Khomeyni n’avait pas compris en quoi consiste le deuxième temps de la
Révolution. Ou bien est-ce Bâzargân lui-même qui n’a pas compris que
l’exigence profonde de la Révolution était de couper radicalement ce lien
pervers qui faisait de l’Iran l’allié indispensable des États-Unis –  c’est-à-
dire leur vassal – pour conjurer l’expansionnisme soviétique ? Une logique
radicale de la révolution que l’imam n’avait pu développer qu’après les
quelques mois de gouvernement provisoire, parce que la prise en main du
pays exigeait cette transition et a obligé le stratège Khomeyni à faire appel à
Bâzargân et aux nationalistes libéraux.
Lorsqu’il était à la tête du gouvernement provisoire, Bâzargân fut invité
à prendre la parole à la prière du vendredi pour le premier «  Jour de
Jérusalem » (ruz-e Qods) proclamé par Khomeyni, le dernier vendredi du
ramadhan (17  août 1979). Il a dénoncé le sionisme et le projet colonial
d’Israël, mais également condamné les Américains, manipulés par le lobby
sioniste, les mêmes Américains qui avaient soutenu le shah. Il s’en excuse :
« Je suis navré d’avoir à dire que… », comme si ce rappel contredisait sa
politique de rapprochement avec Washington, une contradiction dont il est
37
fort conscient .
Il est particulièrement difficile pour Bâzargân, avec ces prémisses
ambiguës, de donner à la prise en otage des diplomates un sens positif. Les
«  Étudiants musulmans suivant la ligne de l’imam  » ont non seulement
renversé son gouvernement en l’accusant de pactiser avec Satan, mais ils
ont dénoncé tous les politiciens iraniens qui avaient gardé ou rétabli des
liens avec lui depuis la révolution, à commencer par Amir-Entezâm, vice-
premier ministre de son gouvernement, récemment nommé ambassadeur
dans les pays de l’Europe du Nord. Bâzargân se défend d’avoir été contraint
à la démission par la prise d’otages, la lettre de démission était signée avant,
prétend-il, mais c’est la même pression anti-impérialiste dans laquelle il
faisait figure d’accusé qui l’avait paralysé et contraint au départ. La
campagne antiaméricaine et la prise d’otages n’ont fait que donner un
contexte plus théâtral à son échec. En réalité la lettre de démission était
peut-être rédigée avant, mais la date de la démission est bien le 14  âbân,
soit le 5  novembre 1979, le lendemain de l’occupation de l’ambassade
américaine. Elle reprend, c’est vrai, les mêmes arguments qui avaient
poussé d’autres ministres de son gouvernement à démissionner  : les
pouvoirs du gouvernement sont systématiquement mis en cause par une
sorte de gouvernement de l’ombre auquel ils doivent se référer en allant
quémander auprès de Khomeyni la confirmation de chacune de leurs
décisions. « Les interventions, les gênes, les oppositions et les dissensions
rendent impossible la tâche confiée au gouvernement dans des conditions
historiques très délicates pour sauver le pays et faire fructifier la
révolution 38… »
Dans un long texte intitulé «  Adieu à la nation  », daté de trois jours
après la prise d’otages, Bâzargân s’explique sur sa démission. L’événement
déclencheur, semble-t-il, est la fameuse rencontre, à Alger, avec Zbigniew
Brzezinski. Non, le premier ministre de la République islamique n’avait pas
à demander l’autorisation de l’imam pour rencontrer un ministre étranger.
Yazdi, alors ministre des Affaires étrangères, savait bien lui aussi ce qu’il
faisait. Les critiques adressées au gouvernement étaient donc déplacées, ce
n’était d’ailleurs pas la première fois. Et Bâzargân va jusqu’à lancer ce
défi : si vous n’êtes pas d’accord, que Khomeyni vienne donc s’installer à
Téhéran et contrôler tous les actes du gouvernement, ce sera le retour à ce
qui était devenu la règle entre le shah et Hoveydâ  : le premier ministre
39
devait demander la permission pour avaler un verre d’eau .
Bien entendu, Bâzargân n’évoque pas ici la raison de sa rencontre avec
le ministre américain, ni les livraisons de munitions et d’armement laissées
en suspens, ni les échanges de renseignements sur les préparations
belliqueuses de l’Irak ou sur les installations américaines de surveillance de
l’URSS au nord de l’Iran… ni encore moins la question brûlante du shah
que finalement Carter a laissé entrer aux États-Unis pour des raisons
humanitaires incomprises en Iran. Il y a donc des sujets sur lesquels il ne
faut pas débattre en public, les relations avec les Américains par exemple.
Ce que souligne Bâzargân dans son livre de 1983, c’est le virage
antilibéral qu’a représenté la prise d’otages  : «  Désormais, les valeurs du
passé, la liberté de la nation, le gouvernement du peuple par le peuple dans
des formes parlementaires (shurâ’i) étaient frappés d’opprobre, il fallait
s’en faire pardonner. Parmi les fautes qu’on imputait au gouvernement
provisoire et à son premier ministre, l’insistance – contre l’avis de l’imam –
pour qu’on appelle le nouveau régime “République démocratique
islamique” (jomhuri-e demokrâtik-e eslâmi) à la place de “République
islamique” […] alors que l’expression rejetée avait justement été approuvée
par le Conseil de la révolution et que feu le Dr Beheshti avait défendu et
soutenu l’introduction du vocable démocratique.  » D’ailleurs, continue
Bâzargân, Khomeyni lui-même avait à plusieurs reprises soutenu l’idée que
nous défendions un idéal de liberté et que la loi fondamentale de 1906
surtout avec son supplément de 1907, une fois débarrassée du concept de
40
« monarchie », pouvait parfaitement convenir aux révolutionnaires .
Le slogan repris dans tous les cortèges de la Révolution, « Ni de l’Est,
ni de l’Ouest, République islamique  » (Na sharqi na qarbi, Jomhuri-e
eslâmi), ne dénonçait pas l’Amérique autrement que comme la
superpuissance qui soutenait le shah, et la dénonçait en proclamant dans le
même mouvement le refus de l’idéologie communiste (du bloc de l’Est). Il
n’était pas question d’imiter la Chine maoïste en lançant une «  révolution
culturelle  » qui bloque le fonctionnement de toutes les universités.
Bâzargân fait également porter aux « Étudiants musulmans suivant la ligne
de l’imam  » la responsabilité de cette diabolisation de la culture
universitaire, comme si enseigner la physique islamique pouvait avoir un
sens (p.  108). «  Bien sûr, il ne faut pas, continue en substance Bâzargân,
que l’enseignement des sciences et des techniques fasse de nos chercheurs
et de nos ingénieurs des agents de l’Occident, qui enverraient les meilleurs
étudiants enrichir les campus déjà opulents d’Europe ou d’Amérique.  »
« C’est pourquoi, écrit-il, le gouvernement provisoire avait adopté comme
mot d’ordre “servir l’Iran par l’islam ou en suivant les préceptes de
l’islam”, alors que Khomeyni, pour la Révolution et pour sa propre mission,
avait choisi la devise “servir l’islam par le moyen de l’Iran” ; selon lui, le
peuple iranien, en versant son sang, a servi l’islam. […] Selon l’imam
encore, “le peuple iranien veut l’islam” (mellat-e Irân eslâm-râ mi-
khâhand)  », des formules que Bâzargân rejette, en militant nationaliste
41
fidèle à Mosaddeq . Khomeyni, certes, accomplissait son devoir de
prédicateur et de chef spirituel en insistant sur la nécessaire réislamisation
du pays, concède Bâzargân, mais un gestionnaire de la chose publique doit
respecter la conscience de chacun, «  la vie privée des gens  » (zendagi-e
khosusi-e mardom) et agir pour le peuple, pour le bien de tous (p.  112).
Autrement dit, être laïc.
Les révolutionnaires ont élargi la perspective en reprenant une
terminologie que Bâzargân décrit comme calquée sur le langage
communiste, les prolétaires étant devenus les «  nécessiteux  » (ou
« misérables », mostaz’afin).

De manière logique, inversement, on a parlé des puissants (ou « arrogants »,


mostakbarân) du monde qui sont les hégémonistes (ou «  mangeurs  » du
monde, jahânkhâr), les ennemis de l’islam, les anti-Dieu, les maîtres de
l’ordre matérialiste, les porte-étendards de l’anti-révolution qu’il fallait
écraser et humilier. Et le premier symbole de tous ceux-là, c’est l’Amérique
impérialiste contre laquelle, le septième mois après notre victoire, l’imam a
commencé à lancer des attaques très fortes. […] Ainsi, la révolution qui
était contre l’absolutisme et pour l’indépendance nationale et islamique de
l’Iran a pris le visage politique de l’anti-impérialisme et de la libération des
peuples (p. 114).

La manière dont Bâzargân parle de cette diabolisation montre qu’il y est


hostile. Il parle probablement le langage de la raison, mais l’écho
extraordinaire de cette prise d’otages dans le monde et notamment dans les
pays pauvres, montre que sans doute, comme Khomeyni le disait lui-même,
les Étudiants avaient donné à la Révolution la dimension qui lui manquait
quand le gouvernement provisoire, à moitié clandestinement, se cachait
pour négocier avec Washington.
Bâzargân se plaint également du mélange des genres opéré par le
clergé  : au départ, Khomeyni lui-même avait dit qu’il ne cherchait pas le
gouvernement de la bure et du turban, « le devoir sacré du clergé était de
prêcher et de guider les gens dans les écoles théologiques et les mosquées ».
La cléricalisation s’est faite par étapes, dans le Conseil de la révolution,
dans la nécessité d’encadrer les miliciens des comités révolutionnaires, puis
de constituer dans chaque ville des réseaux de prédicateurs pour la prière du
42
vendredi,  etc. . Progressivement les clercs sont devenus ministres, puis
premier ministre et même président de la République (Ali Khâmena’i,
1981-89). Bâzargân s’amuse à citer Khomeyni lui-même quand, en 1981, il
avait préconisé l’engagement provisoire des clercs enturbannés dans les
fonctions dirigeantes parce que les intellectuels avaient tendance à aller soit
vers l’Occident soit vers le bloc de l’Est (le communisme) : « Dès que ce ne
sera plus nécessaire, ces messieurs les clercs rentreront dans leurs écoles et
leurs mosquées 43. » Bâzargân rappelle également que, dans le shi’isme, les
clercs sont relativement autonomes par rapport à la sphère politique, ils
constituent une sorte de corps clérical, entretenu directement par les fidèles
et dont les responsables sont cooptés sans interférence de l’État,
contrairement à ce qu’on voit dans les pays d’islam sunnite, ce qui implique
qu’ils gardent des distances par rapport au pouvoir politique, non qu’ils
s’identifient à lui. Au lieu de cela, subrepticement, et sans le nommer en
tant que tel, les « experts » de l’Assemblée constituante, à l’automne 1979,
ont introduit le principe théocratique de la «  gouvernance du juriste-
théologien  » (velâyat-e faqih) dans une loi fondamentale basée sur un
mélange d’islam et des droits de l’homme, conforme aux exigences de la
démocratie parlementaire. Ce principe nouveau était tiré d’un livre que
Khomeyni avait écrit pendant son exil irakien, où il élaborait, sur un plan
purement théorique, ce qu’une cité idéale serait si on la fondait sur l’islam
et qu’on en confiait le pouvoir suprême à un juriste-théologien (faqih). Il en
est résulté une Constitution qui n’a pu fonctionner que pendant les quelques
44
années où Khomeyni a occupé la fonction suprême .
Dans une dernière partie de son livre, où il révèle plus encore sa pensée,
Bâzargân cherche à caractériser ceux qu’il appelle les «  vainqueurs de la
révolution » (fâtehin-e enqelâb). Il dégage trois catégories : les jeunes, les
marxistes et le clergé. Sur les jeunes, il n’y a pas grand-chose à dire  : cet
enthousiasme et cette énergie n’ont pas pu s’arrêter le jour où la révolution
a triomphé, ce qui a donné les excès et les avancées de la République
islamique. C’est leur révolution qui a triomphé. Les preneurs d’otages de
l’ambassade américaine appartiennent à cette catégorie. C’est aussi à eux
qu’il faut imputer la fermeture des universités pour la «  révolution
culturelle », une grave erreur selon Bâzargân.
Le marxisme n’a pas dominé la phase de construction du nouveau
régime de manière ouverte, à travers des partis politiques et un programme
clairement affiché. Non, il s’est invité dans le programme des autres. Il a
attisé les contradictions, les dissensions, les exclusions, le climat de délation
et de dénonciation, les invectives et condamnations péremptoires, les
soupçons, les révélations, les haines, les campagnes d’épuration spontanées,
les rejets tranchés du nationalisme et du libéralisme, « de la manière dont
avaient agi Staline et Lénine avec l’appui des congrès du Komintern et du
Kominform ». Le marxisme a triomphé en interprétant la société en termes
de classes opposées, selon les principes dialectiques de l’affrontement
systématique entre les dominants et les dominés. «  Dans le dogmatisme
doctrinal d’un parti hégémonique, dans les épurations politiques et
administratives et éventuellement physiques de tous les opposants, ou de
ceux qui n’étaient pas d’accord, du parti, du gouvernement, des
administrations, de la culture et de la société avec des étiquettes
caractéristiques telles que “impérialiste”, “féodal”, “prolétaire” (ranjbarân),
“opportuniste”, “partisan du compromis”, “politicien –  ou économiste  –
libéral”,  etc., autant de qualificatifs qui viennent tout droit de
l’enseignement et de la logique marxistes et qu’ils ont habillés de manière à
pénétrer plus facilement les cœurs et les yeux, avec des concepts religieux
comme ceux d’oppresseur et d’opprimé (mostakbar va mostaz’af, voir plus
haut), de petit et de grand Satan 45. »
Quand il dénonce ces dérives révolutionnaires et le marxisme rampant
qu’on perçoit sous le khomeynisme, Bâzargân, inconsciemment, parle le
langage des Américains et justifie encore plus, dans la conscience des
militants radicaux du khomeynisme, la condamnation des libéraux qui font
le jeu des ennemis. Mais il est intéressant de suivre jusqu’au bout le
discours de Bâzargân :

L’Amérique et l’Angleterre –  si on leur prête une pensée ou un pouvoir


dans nos actions – ne sont pas mécontentes de voir l’esprit et la méthode et
les sédiments du communisme avoir cours en Iran mais sans
qu’interviennent la politique ni la puissance directe de l’URSS. Même les
programmes sociaux pour les ouvriers ou les paysans, tant qu’ils sont mis
en œuvre par des gens comme Qavâm os-Saltana ou le shah, ils sont encore
satisfaits. Parce que d’abord tout en diminuant les tensions et les
mécontentements qui conduisent à des révoltes, l’insatisfaction et les
besoins du pays sont accrus et ensuite le peuple fait l’expérience du vrai
visage du marxisme et aspire plus encore au modèle occidental, et les
éléments positifs et  sains des forces actives et créatrices dans leur
opposition aux idées et à la politique de l’URSS se raffermissent. Du fait
que ces puissances [l’Amérique et l’Angleterre] sont foncièrement hostiles
à l’islam, il ne leur déplaît pas que l’islam se mêle à la violence
révolutionnaire ou à des solidarités réactionnaires et perde son attrait de
46
doctrine vivante et créatrice …

On a deviné que Bâzargân se situe dans un anticommunisme


systématique. Il n’hésite pas, du reste, à se citer lui-même, comme
représentant l’opinion du MLI  : «  Si l’Amérique est le grand Satan
[expression utilisée par Khomeyni à partir de la prise d’otages à
l’ambassade américaine], le marxisme, qui inspire la politique de l’URSS et
du parti Toudeh, est le plus grand Satan (Sheytân-e akbar ast)  ». Après
l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques, Bâzargân et son journal
Mizân ont été les seuls à dénoncer cette agression alors que tous les médias
iraniens, focalisés sur les crimes américains et l’occupation de l’ambassade
des États-Unis, gardaient un silence complice.
Sur la composante cléricale de la révolution, je passerai rapidement
parce que cela nous éloignerait du sujet. La critique du pouvoir clérical, que
Bâzargân a osé publier alors que Khomeyni était encore vivant et à la tête
du pays, est cinglante. Il va jusqu’à comparer les réseaux cléricaux utilisés
par le pouvoir khomeyniste aux commissaires du parti communiste que
Lénine et ses successeurs envoyaient partout pour enseigner les fondements
de la doctrine de l’État soviétique et pour contrôler l’exécution des
47
programmes . Dans un registre encore plus sulfureux, un mois après la
prise d’otages à l’ambassade américaine, Bâzargân est allé jusqu’à
comparer Khomeyni… à Hitler comme un «  entraîneur d’hommes  », un
« organisateur des foules » en ajoutant : « C’est ainsi qu’il est arrivé là où il
48
est maintenant » .

Le discours anti-impérialiste

Si la révolution était destinée d’abord à renverser un pouvoir


tyrannique, on aurait pu imaginer qu’elle se serait accommodée d’une
alliance avec les États-Unis pour se prémunir contre une tentative
d’invasion soviétique. En plus de l’intérêt stratégique évident, elle aurait pu
bénéficier d’avantages économiques, notamment pour l’exportation de son
pétrole vers les puissances occidentales. Après tout, le royaume saoudien,
avec ses institutions marquées, plus encore que la République islamique,
par une conception rigide de l’islam, ne menace pas les intérêts américains,
bien au contraire. Plusieurs facteurs ont rendu un tel scénario impossible en
Iran.
Les préoccupations premières des groupes politiques après la révolution
n’étaient pas tournées vers l’anti-impérialisme. Chaque parti, chaque
faction voulait s’assurer une place dans le nouvel échiquier politique, et les
problèmes de censure, de prise de pouvoir dans les provinces, de lutte
contre les complots, de rédaction de la Constitution… occupaient assez les
esprits. Se prémunir contre un retour du shah faisait également partie des
priorités, car on se doutait qu’il y avait des nostalgiques, et d’où qu’elle
vienne, il fallait neutraliser toute tentative de restauration. Le souvenir de
1953, la fête prématurée et les statues renversées dès le départ du souverain,
puis son retour et la répression qui avait suivi… restait gravé dans la
mémoire nationale. Au Maroc ou aux Bahamas, le shah n’inspirait pas de
crainte particulière. Aux États-Unis, c’était différent. Le peuple demandait
qu’il soit jugé, mais personne ne se faisait d’illusion sur les demandes
d’extradition.
Le vocabulaire religieux traditionnel avait des mots pour dénoncer la
tyrannie et la dictature. Les vocables désignant le colonialisme et les luttes
anticoloniales (este’mâr, zedd-e este’mâr) étaient entrés dans la culture
politique iranienne de l’après-guerre et notamment lors de la nationalisation
de l’AIOC pendant le gouvernement Mosaddeq. «  Impérialisme  »
(emperiâlism) faisait partie du vocabulaire plus marqué venant des
intellectuels communistes. L’impérialisme était la même chose que le
colonialisme, sauf qu’on voyait moins les représentants de la puissance
dominante : ils agissaient par l’intermédiaire du pouvoir local.
Pour citer au moins un exemple, une brochure publiée un an après la
révolution par un employé de la Banque centrale à Téhéran (Bânk-e
Markazi) qui dénonce «  les pillages en Iran  » cherche à définir
l’impérialisme américain.

Pour dominer les pays riches et piller les richesses nationales, il emploie
tous les moyens possibles. Il se fait passer pour pacifique et utilise les
armes de la philanthropie, il lance un programme de Peace Corps, devient
partisan des droits de l’homme et enfin si tous ces moyens ne réussissent
pas à l’emporter, il utilise un coup d’État et la contrainte. Notre patrie, avant
cette Révolution islamique historique, notre nation héroïque, comme les
autres pays colonisés a été le domaine de l’hégémonie et le terrain de chasse
gardée de ce démon agressif qui fait couler, avec ses griffes, le sang des
peuples opprimés, démunis (mostaz’af) et sans refuge du monde. Un démon
qui avec ses ruses sataniques s’empare des richesses et des cerveaux de ces
contrées, qui utilise des éléments corrompus et traîtres comme Mansur,
Hoveydâ, Majidi, Nahâvandi, Homâyun et Bakhtyâr et les amène sur la
scène à des moments différents, les manipule comme des marionnettes et
empoche les bénéfices et met en place les plus corrompues des dictatures
mondiales, celle du shah criminel en lui donnant asile et entreprenant une
nouvelle étape dans le combat contre la révolution de notre peuple
49
musulman pour l’obliger à subir ce complot anti-iranien .

Cette logorrhée insipide n’a pas une grande originalité, mais elle révèle
la conscience d’avoir été dominé par une puissance étrangère qui ne s’en
prend pas qu’aux richesses matérielles, qui attire à elle les cerveaux, en se
présentant comme une mission philanthropique. Les missionnaires chrétiens
qu’on a vus s’installer au Kurdistan iranien dans des conditions héroïques
e
au XIX   siècle sont les précurseurs des militaires et des financiers et des
sélectionneurs de boursiers pour drainer vers les États-Unis tout ce qui
apporte de la valeur. L’auteur est conscient que l’impérialisme n’agit pas
uniquement sur l’économie et la politique, mais qu’il détourne la culture
même des peuples asservis pour imposer son style de films, de littérature,
de représentation du monde. Indépendamment de la sexualité « libérée » qui
heurtait les consciences traditionnelles, le consumérisme et l’introduction
d’habitudes alimentaires tendaient à valoriser tout ce qui venait d’outre-
Atlantique plutôt que ce qu’on produisait sur place.
Prenons maintenant un texte tout à fait contemporain de l’occupation de
l’ambassade américaine de Téhéran, et servant officiellement de référence
pour le nouveau régime, le préambule de la Constitution de 1979 50. Dès les
premières phrases le combat de Khomeyni contre le « complot américain »
de la Révolution blanche est évoqué :

Ce combat contre la tyrannie (estebdâd) et la dépendance politique,


culturelle et économique de l’Iran vis-à-vis de l’impérialisme mondial
(emperiâlizm-e jahâni) a été le facteur du mouvement unitaire de la nation,
qui a entraîné la grande révolution sanglante de la nation islamique en
juin  1963. Le point de départ réel de l’épanouissement du soulèvement
glorieux et vaste a confirmé la direction de l’imam comme guide
islamique… marquée par la loi accordant la capitulation (statut
diplomatique) aux conseillers militaires américains (p. 52).
Plus tard, quand le mouvement de résistance contre la dictature et ses
«  maîtres  » (arbâbân) a pris de l’ampleur, la concession d’un «  espace
politique ouvert » n’a trompé personne. C’est aux cris de « Indépendance !
Liberté ! République islamique ! » (esteqlâl, âzâdi, jomhuri-e eslâmi) que le
soulèvement général a eu lieu (p. 54).

Bien qu’il s’agisse d’un texte officiel destiné à être lu et compris par
tout le monde, les longues phrases ampoulées, la logorrhée révolutionnaire
s’accumulent. Je retiens la référence à un combat mondial contre
l’impérialisme américain clairement désigné, l’utilisation de néologismes
abstraits empruntés au langage de la sociologie politique et au marxisme.
Au lieu de limiter la rétrospective sur la révolution au désir de pouvoir
populaire, de liberté, de restituer aux ulémas leur rôle directeur dans la
société, les auteurs de la Constitution ont cherché à marquer la conscience
d’avoir deux ennemis à combattre, le shah à l’intérieur et l’impérialisme à
l’extérieur. Il y a un messianisme de libération des peuples musulmans,
mais aussi de tous les peuples opprimés en aidant «  les mouvements
islamiques et populaires  » (jombesh-hâ-ye eslâmi va mardomi) (p.  55).
Cette lutte est un impératif religieux, et nécessite la direction générale de la
société par un (ou plusieurs) juriste(s)-théologien(s). La subordination des
institutions à l’imam Khomeyni et à son futur successeur est clairement
justifiée, ainsi que le caractère transnational des futures institutions qui,
bien que provisoirement limitées à l’Iran, ont vocation à servir d’avant-
garde pour la libération de tous les peuples.

1.  CIA, «  Imam Khomeini’s prospects and views  », Washington, 19  janvier 1979 DNSA, cité par
J. GIL GUERRERO, The Carter Administration & the Fall of Iran’s Pahlavi Dynasty, p. 179.
2.  E. F. von Marbod et J. T. Tavakoli, « Revisions of foreign military sales (FMS) letters of offer and
acceptance », 3 février 1979, DNSA, cité par J. GIL GUERRERO, The Carter Administration & the
Fall of Iran’s Pahlavi Dynasty, p. 182.
3.  C. VANCE, Hard Choices, pp. 342 sq. ; W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 253.
4.  J. D. STEMPEL, Inside the Iranian Revolution, p. 162.
5.  Sur le 5  novembre, A PARSONS, The Pride and the Fall, pp.  92 sq.  ; discussion dans
D.  BAYANDOR, The Shah, the Islamic Revolution and the United States, pp.  252  sq.  ; sur le
24  décembre, W.  H.  SULLIVAN, Mission to Iran, p.  179  ; J.  D.  STEMPEL, Inside the Iranian
Revolution, p. 155.
6.  Récit de Charles Naas, premier conseiller à l’ambassade américaine, 1978-79, recueilli par un
journaliste de la BBC : http://www.bbc.com/persian/iran/2014/11/141101_u01-beheshti-main. Yazdi,
dans une interview à la BBC le 9 novembre 2015 dit qu’il n’était pas accompagné par Behešti, mais
par Mahdavi Kermâni. Voir aussi G. SICK, All Fall Down, p. 155.
7.  Pour ce récit, J.  D. STEMPEL, Inside the Iranian Revolution, pp.  183  sq.  ; W.  H.  SULLIVAN,
Mission to Iran, pp. 258 sq.
8.  W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 262.
9.  B. LAINGEN, Yellow Ribbon, p. 5.
10.  W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 267.
o o
11.  Ettelâ’ât, n  15785 et n  15786, 25 et 28 bahman 1357 (14 et 17 février 1979). L’édition spéciale
non numérotée du vendredi 16  février ne contenait que les premières exécutions de notables de
l’ancien régime.
12.  Documents of the U.S. Espionage Den, vol. 24, pp. 38-39 (paginé 74-75).
13.  Documents of the U.S. Espionage Den, vol. 14, pp. 42-52 ; W. H. SULLIVAN, Mission to Iran,
p. 271.
14.  A. MILANI, The Shah, p. 393.
15.  Y. RICHARD, L’Iran de 1800 à nos jours, pp. 303 sq.
16.  Documents of the U.S. Espionage Den, vol. 34, p. 185.
17.  Documents of the U.S. Espionage Den, vol. 7, pp. 274-275.
18.  Ibid., vol. 7, pp. 272 sq. ; pp. 323 sq. ; H. PRECHT, Interview, p. 74.
19.  Compte-rendu d’une conversation à Washington entre Henry Precht et l’ambassadeur iranien
Mahmud Foruqi, 17 septembre 1979, Documents of the U.S. Espionage Den, vol. 28, p. 79.
20.  H.  Precht à Laingen, 2  août 1979, Documents of the U.S. Espionage Den, vol.  1, pp.  8  sq.  ;
H. PRECHT, Interview, p. 79.
21.  Gh. R. AFKHAMI, The Life and Times of the Shah, pp. 560 sq. ; voir pour toute cette partie le
chapitre 9, « Pahlavism in America : The informal politics of foreign policy-making », in J. A. BILL,
The Eagle and the Lion, pp. 319 sq.
22.  R. XOMEYNI, Sahifa-ye emâm, vol. 10, p. 335, allocution au personnel municipal de Qâemšahr,
er er o
1  âbân 1358 ; H. PRECHT, Interview, p. 76 ; Ettelâ’ât, 1  âbân 1358 (23 octobre 1979), n  15984,
p. 15 ; J. LIMBERT, in http://lobelog.com/death-to-america-or-a-life-sentence/.
o
23.  Ettelâ’ât, 2 âbân 1358 (24 octobre 1979), n  15985, p. 1.
24.  R.  XOMEYNI, Sahifa-ye emâm, vol. 10, p.  338, message du 3 âbân (3 ze’l-hejja 1399,) /
o
25 octobre 1979 ; Ettelâ’ât, 9 âbân (31 octobre 1979), n  15991, pp. 1 et 2.
o
25.  Ettelâ’ât, 12 âbân (3 novembre 1979), n  15992, p. 10.
26.  Le chargé d’affaires Laingen (Téhéran) au département d’État, 31 octobre 1979, Documents of
the U.S. Espionage Den, vol. 7, pp. 289 sq.
27.  C.  VANCE, Hard Choices, p.  371  ; J.  A. BILL, The Eagle and the Lion, p.  327 interprète
noncommittal comme « très inquiet » (deeply concerned).
28.  H. PRECHT, Interview, p. 74.
29.  Laingen à David Newsom, 29 octobre 1979, Documents of the U.S. Espionage Den, 34, p. 202.
30.  M. BÂZARGÂN, « Mosâheba bâ xabar-gozâri-e Pârs qabl az safar be ah-Jazâ’er » ; « Molâqât-e
bâ Berežinski », Moškelât va masâ’el-e avvalin sâl-e Enqelâb, pp. 62-65.
31.  M. BÂZARGÂN, « Xodâ-hâfezi bâ mellat », 7 novembre 1979, Moškelât va masâ’el-e avvalin
sâl-e Enqelâb, p. 290.
32.  Documents of the U.S. Espionage Den, vol.  10, p.  26 [et même document vol.  34, p.  203],
dépêche de l’ambassade américaine à Alger, 30  octobre 1979  ; Z.  BRZEZINSKI, Power and
Principle, pp. 474 et 476.
33.  Z. BRZEZINSKI, Power and Principle, pp. 475 sq.
34.  C. Vance à l’ambassadeur Sullivan, 12 mai 1979, Documents of the U.S. Espionage Den, vol. 15,
p. 15.
35.  H. PRECHT, Interview, p. 73.
36.  M. BÂZARGÂN, Enqelâb-e Irân dar do harakat, pp. 93-94.
o
37.  M. BÂZARGÂN, Moškelât va masâ’el-e avvalin sâl-e Enqelâb, p. 218 ; Ettelâ’ât, n  15931, 27
mordâd 1358 (18 août 1979), p. 12.
38.  M. BÂZARGÂN, Moškelât va masâ’el-e avvalin sâl-e Enqelâb, p. 69.
39.  M. BÂZARGÂN, « Xodâ-hâfezi bâ mellat », 7 novembre 1979, Moškelât va masâ’el-e avvalin
sâl-e Enqelâb, pp. 285-295.
40.  M. BÂZARGÂN, Enqelâb-e Irân dar do harakat, pp. 92-93, en note.
41.  Ibid., p. 111.
42.  Ibid., pp 121 sq. ; Y. RICHARD, « Clercs et intellectuels dans la République islamique d’Iran ».
43.  Xomeyni, d’après M. BÂZARGÂN, Enqelâb-e Irân dar do harakat, p. 123.
44.  Ibid., p. 124.
45.  Ibid., pp. 170 sq.
46.  Ibid., p. 174.
47.  Ibid., p. 183.
48.  Interview en décembre 1979 avec Hamid Algar, Nasr, organe des Muslim Student Associations,
er
publié le 1   février 1981, cité par H.  E.  CHEHABI, Iranian Politics and Religious Modernism,
p. 276.
49.  Hoseyn ARŽANGI, Qâratgari dar Irân, Tehrân, chez l’auteur, bahman 1358/février 1980, p. 13.
50.  Qânun-e asâsi-e Jomhuri-e eslâmi-e Iran, le texte officiel commence à la page 51.
La prise des otages

 (4 novembre 1979)

Khomeyni et la prise d’otages

Dans un discours enflammé destiné en particulier aux pèlerins de


La Mecque, Khomeyni avait réveillé le sentiment révolutionnaire quelques
jours avant l’assaut contre l’ambassade américaine (31 octobre) :

Tous, soulevez-vous  ! soulevez-vous pour Dieu, chacun isolément pour


lutter contre les démons sataniques à l’intérieur de votre cœur, et
collectivement contre les puissances sataniques !
Ô pèlerins de la demeure divine [La Mecque] ! faites connaître aux gens du
monde entier les complots de droite et de gauche, en particulier de
l’Amérique prédatrice et agressive et d’Israël criminel. Demandez de l’aide
pour dénoncer les crimes de ces nations et pour que Dieu réforme les
musulmans et neutralise [litt. « coupe les mains de »] les criminels et pour
vous protéger, et moi, par la volonté de Dieu tout-puissant, je vous annonce
la victoire et le triomphe 1…

Les messages de Khomeyni de cette période reviennent régulièrement


sur les États-Unis mais sans excès. Ainsi le message à l’occasion de la
célébration des vingt-cinq ans de la Révolution algérienne rappelle les luttes
anticoloniales, ou le message pour la fête du Sacrifice, destiné à tous les
musulmans, parle de la lutte contre les grandes puissances et contre Israël,
mais ne focalise pas sur l’hostilité à l’Amérique. Aux mécontents qui
veulent immédiatement des réformes et des projets de développement, il
prône la patience, car on ne peut rien faire dans le désordre. La révolution
iranienne est exemplaire en ce qu’elle n’a pas suspendu les libertés, mais il
faut en user modérément. Du reste, dit Khomeyni, il faut d’abord assurer
l’indépendance économique si la République islamique veut être
véritablement indépendante des grandes puissances. Elle doit pouvoir se
passer des techniciens et des ingénieurs étrangers, continue Khomeyni,
former elle-même les ingénieurs. La présence du shah à New York ne tient
quasiment aucune place dans les discours qui précèdent la prise d’otages…
sauf dans un message du 1er novembre adressé aux jeunes 2.
Dans ce message, Khomeyni appelait les étudiants et lycéens à de vastes
manifestations antiaméricaines à Téhéran et dans tout l’Iran à l’occasion de
l’anniversaire de l’attaque par la police le 4 novembre 1978 qui fit plusieurs
morts dans le campus de l’université de Téhéran : « le traitement inhumain
par la police des étudiants en théologie et des étudiants des universités doit
nous inciter, dit en substance l’âyatollâh, à mener un combat commun
contre les séquelles du régime monarchique ». Significativement, il relie ce
combat à la lutte contre les États-Unis : « Il est du devoir des lycéens, des
étudiants et des étudiants des écoles théologiques de diriger et d’étendre le
plus fortement possible leurs attaques contre l’Amérique et contre Israël
pour contraindre l’Amérique à l’extradition du shah criminel détrôné. » Et il
3
appelle tout le peuple à les accompagner et à les encourager .
À l’exception de cette admonition, les allocutions de l’imam, jusqu’au
dimanche 4  novembre au matin compris, ne se préoccupent ni des États-
Unis ni de l’extradition du shah. L’Amérique n’est évoquée que comme une
superpuissance liée au régime du shah et dont il faut se méfier, dont il faut
se rendre totalement indépendant, économiquement et culturellement 4. Le
même jour encore Khomeyni parle à des lycéens de Qom et de Téhéran et
les exhorte à cultiver l’unité, notamment avec les élèves des écoles
islamiques. Il leur rappelle son invitation à manifester ce jour-là, mais
quand il évoque précisément le shah, qui trouve asile aux États-Unis, c’est
pour le mettre en parallèle avec Bakhtyâr à qui les Français ont de leur côté
ouvert leur frontière. «  Dans ces conditions, ajoute l’imam, nous allons
traiter autrement avec eux. Nous ne les laisserons pas réussir leur complot.
Notre peuple est prêt à tout. Nous briserons les complots. Ces dirigeants
corrompus, soit nous les corrigerons soit nous les rejetterons. Mon cher
5
peuple (mellat-e ‘aziz), sois fort ! c’est Dieu qui te soutient . »
Le message de Khomeyni aux lycéens et étudiants fut entendu et diffusé
largement. Les journaux du dimanche 4  novembre, bouclés trop tôt le
matin, ne font état que des cortèges impressionnants qui se formaient. La
nouvelle qui va attirer l’attention du monde entier pendant quatorze mois
est à la une le lendemain : « L’acte anti-impérialiste le plus radical et le plus
frappant des jeunes révolutionnaires iraniens ! »
Le lendemain de la prise d’otages, Khomeyni parle aux agents de
l’assurance Markazi 6. Il commence par une tradition shi’ite décrivant le
grand Satan qui, pour empêcher le Prophète d’accomplir sa mission,
s’entoure d’une multitude de petits satans. « Dans cette Révolution, le grand
Satan, c’est l’Amérique, et elle s’entoure d’une foule de petits satans qui
crient, qu’ils soient à l’extérieur ou à l’intérieur de l’Iran.  » Ce sont les
Anglais qui ont mis Rezâ Shâh sur le trône, rappelle Khomeyni, et ce sont
les Alliés, pendant la Seconde Guerre, qui ont jugé qu’il était bon de mettre
son fils sur le trône à sa place. Bon pour le peuple ? « Non ! répond-il, bon
pour eux. »
Puis, toujours selon Khomeyni que je paraphrase ici, vint la phase
d’exploitation ou de prédation. Pour commettre leurs crimes, ils
s’appuyaient sur des (petits) satans (shayâtin) qui s’étaient mis à l’œuvre à
l’appel de l’Amérique pour leurs œuvres sataniques.
Le peuple (mellat) doit réagir et rester vigilant pour neutraliser ces
complots. […] Tout ce tapage créé par le grand Satan pour ameuter les
[petits] satans, cela veut tout simplement dire qu’il ne peut rien faire [litt.
« on lui a coupé la main »]. Sa main ne peut plus s’emparer de nos réserves,
des intérêts qu’il exploitait ici. Comme il a peur de ne jamais plus pouvoir
s’emparer de ces intérêts usurpés, il fomente des complots. Et ce centre que
nos jeunes ont pris d’assaut, c’est un centre d’espionnage et de complots.
L’Amérique pensait amener le shah là-bas [à New York] pour organiser un
complot qu’elle aurait réalisé ici [dans l’ambassade à Téhéran]. Et nos
jeunes se seraient assis pour regarder  !… Leurs racines corrompues ont
encore fonctionné, comme si nous allions intervenir et dire aux jeunes de
sortir de là où ils sont allés. Les jeunes ont fait cela parce qu’ils ont vu, ces
gens ont offensé nos jeunes. Une monarchie qui, en cinquante ans, a mis ce
pays en coupe réglée, l’a pillé et distribué  ; ils ont pris ce qu’on leur a
donné ; le shah lui-même s’est servi. Et le pire, c’est qu’ils ont tué, ils ont
massacré en masse, le 15 khordâd (5 juin 1963), on a même dit qu’il y a eu
jusqu’à quinze mille morts (p. 491). Depuis, nous avons eu au moins cent
mille morts et plusieurs centaines de milliers d’estropiés avec lesquels nous
sommes confrontés chaque jour.
Maintenant ils ont procuré au shah le confort optimal, qu’il soit vraiment
malade ou non, et ils emprisonnent nos jeunes qui manifestent contre lui.
Nos jeunes sont allés à la statue de la Liberté («  liberté  »  ? qu’est-ce que
cela veut dire pour eux  ?), et ils ont accroché des calicots pour demander
l’extradition du shah. Nos jeunes voudraient que, dans ce monde, leur pays,
pour lequel ils ont tant souffert, que leur pays soit à eux. Quand ils voient
qu’il y a un complot pour faire revenir les choses comme avant, pour que
tout parte dans un coup de vent, ils ne peuvent pas rester assis sans rien
faire. « Nos jeunes, avec toute leur volonté, avec toutes leurs forces, doivent
briser ce complot  » (p.  492). Si nous montrons de la faiblesse, si nos
écrivains nous décrivent dans la crainte et la division, les Américains s’en
apercevront. Ils doivent nous renvoyer le shah et nous restituer les fortunes
que celui-ci a volées et placées dans les banques. Sinon nous devrons
trouver un autre moyen de pression. Qu’ils ne croient pas que nous allons
rester passivement à les regarder faire. Ils doivent renvoyer Bakhtyâr et le
shah, ou au minimum les expulser de chez eux 7.

Les propos de Khomeyni, à la suite de ces déclarations de soutien aux


Étudiants dans la ligne de l’imam, concernent d’autres sujets très éloignés
de la question des otages, comme si cette crise n’occupait qu’une place
secondaire dans l’agenda. Différents groupes sociaux reçoivent à leur tour
des directives morales ou citoyennes qui font oublier la crise mondiale
déclenchée à Téhéran. Mais l’événement central qui commence à faire la
une de la presse mondiale semble loin de l’imam.
C’est le 7  novembre que la position iranienne devient plus radicale.
Carter avait choisi un juriste ayant noué des liens amicaux avec les
opposants au shah, Ramsey Clark, pour envoyer à Khomeyni une mission
de médiation. Khomeyni décida non seulement de ne pas recevoir Clark,
mais d’interdire à tout responsable iranien de le rencontrer. La mission fit
escale à Istanbul et repartit…

En donnant asile au shah, le gouvernement américain se montre hostile à


l’Iran  ; d’autre part il apparaît que l’ambassade américaine était un centre
d’espionnage contre le saint mouvement islamique, c’est pourquoi je ne
pourrai pas recevoir les envoyés spéciaux [de Carter] ; aucun des membres
du Conseil de la révolution n’a le droit de les rencontrer ; aucun responsable
n’a le droit de les recevoir ; si l’Amérique renvoyait en Iran le shah détrôné
–  ennemi numéro un de notre chère nation  – et cessait ses activités
d’espionnage, la voie des négociations en vue de relations qui soient
avantageuses pour notre nation serait ouverte 8.
Le même jour Khomeyni reçoit un groupe d’étudiants en économie de
l’université d’Ispahan 9. En prenant clairement parti pour les «  Étudiants
musulmans suivant la ligne de l’imam  » qui occupent l’ambassade
américaine, l’imam désavoue Bâzargân –  dont il vient d’accepter la
démission. Pour les jeunes, le constat, qu’on aurait fait la révolution pour
rien, serait démobilisateur. L’apparente inertie du gouvernement provisoire
est déconcertante, mais on pourrait, paradoxalement, comprendre avec
Mohsen Rezâ’i, le commandant en chef des Gardiens de la révolution
pendant la guerre Iran-Irak (1980-88), que la nomination de Bâzargân était
la plus belle ruse de Khomeyni pour attraper les Américains  : leur faire
croire que la révolution n’était pas dangereuse, tant que le nouveau régime
10
n’aura pas été consolidé . De son côté Ebrâhim Asqarzâda, un des
principaux organisateurs de la prise d’otages, affirme dans une interview de
2013 que les étudiants n’avaient pas d’animosité particulière envers
Bâzargân. Les relations entre les étudiants (le monde étudiant en général) et
le gouvernement provisoire, dit-il, se sont détériorées en septembre  1979
(mehr  1358), mais, ajoute-t-il, ils n’avaient pas l’intention, en occupant
l’ambassade américaine, de renverser le gouvernement. « Dans le climat où
nous étions nous pensions que le pays allait éclater, beaucoup des mots
d’ordre de la Révolution ne se réalisaient pas, nous émettions des
communiqués, nous organisions des manifestations. Nous sommes entrés en
dialogue avec le gouvernement. Nous lui avons proposé des informations
sur les provinces, d’où une partie d’entre nous venions. Une fois, il y avait
Maryam Azodânlu [future femme de Mas’ud Rajavi le leader des
Mojâhédines]. Bâzargân insistait pour intégrer les Mojâhédines dans le
ministère de la Croisade de la reconstruction (Jehâd-e sâzandagi). Je m’y
11
étais opposé .  » Les Mojâhédines du peuple sont effectivement la pierre
d’achoppement : ils avaient été soutenus par l’âyatollâh Tâleqâni, qui venait
de mourir, mais Khomeyni ne les avait jamais acceptés depuis la scission de
1975 au cours de laquelle la nature hybride de leur idéologie, mélange de
marxisme et d’islam progressiste, apparut au grand jour. Bâzargân, qui
n’avait pas de sympathie particulière pour eux, voulait les considérer
comme les fils spirituels de son mouvement, le MLI, une manière pour lui
de rappeler qu’il n’était pas seulement lié aux nationalistes libéraux, mais
aussi aux révolutionnaires. Si les étudiants refusent l’intégration des
Mojâhédines, c’est qu’ils perçoivent la distance entre ce mouvement et
Khomeyni. L’ambiguïté de Bâzargân ne leur convient pas, ils penchent du
côté de l’imam.
A-t-on fait la révolution pour rien  ? Il s’est bien passé quelque chose
après la révolution, et l’occupation de l’ambassade en est l’étape décisive.
Les femmes et les hommes qui ont manifesté avec autant de ténacité pour
faire aboutir le slogan « Indépendance ! Liberté ! République islamique ! »
(Esteqlâl, âzâdi, jomhuri-e eslâmi) ne peuvent supporter, dit encore
Khomeyni, qu’aucune autre nation vienne exercer chez eux une position de
domination :

Certains disent que les trois grands principes, «  Indépendance, Liberté,


République islamique  », ont été perdus. Sommes-nous encore en
monarchie ? Y a-t-il encore de l’oppression ? Est-ce que les conseillers de
ces grandes puissances sont encore à l’œuvre ici  ? Est-ce que notre
gouvernement, notre peuple (mellat) est encore sous leur emprise  ? Vous
connaissez la réponse à ces questions. Maintenant, il y a la liberté, c’est ce
qui nous réunit ici vous et moi. Il y a cinq ans, aurions-nous pu tenir une
telle réunion pour parler  ? Vous pouvez parler et critiquer. Vous pouvez
critiquer le précédent régime, le gouvernement qui lui a succédé [de
Bâzargân]. Ça, c’est la liberté : personne ne vient vous dire que non, vous
ne devez pas critiquer. Donc, nous avons gagné la liberté, nous avons
obtenu ce que le peuple a réclamé à grands cris.
Quant à l’indépendance, même si on dit que maintenant c’est l’Amérique
qui gouverne ici, vous voyez que le centre de la corruption, les jeunes y
sont allés et l’ont pris. Et ils ont fait prisonniers les Américains qui étaient
là. Ils ont pris ce nid de corruption et même l’Amérique n’est pas fichue de
faire quoi que ce soit (Emrikâ ham hič qalati ne-mi-tavânad bokonad )* 12.
Que les jeunes soient certains que l’Amérique n’est pas fichue de faire quoi
que ce soit. On a tort de dire qu’elle va intervenir militairement.
L’Amérique peut-elle intervenir militairement dans ce pays ? Elle n’en a pas
13
les moyens. Le monde entier** a actuellement les yeux vers nous.
L’Amérique peut-elle s’opposer au monde entier en intervenant
militairement  ? Elle aurait bien tort (qalat mi-konad) d’intervenir
militairement.
N’ayez pas peur, n’ayez pas peur, dans ce jugement que nos jeunes, avec
leur sensibilité de jeunes, ont fait, que si les Américains voulaient intervenir
militairement, qu’est-ce que nous ferions  ? Dans ce jugement, il faut
supprimer le «  si  »  : l’Amérique n’a pas les moyens d’intervenir
militairement par ici. Ils [les Américains] ont devant eux des problèmes, des
questions qu’ils ne peuvent pas résoudre. S’ils pouvaient intervenir
militairement, ils auraient maintenu le shah. Malgré tout leur pouvoir, ils
ont tenté de faire croire qu’ils le maintiendraient, et notre peuple (mellat-e
mâ) n’en a pas tenu compte. Et non seulement eux [les Américains] mais
toutes les puissances se sont alignées derrière pour le maintenir et ils n’ont
pas pu. Parce que notre peuple, quand il veut quelque chose, il n’est pas
possible que quiconque puisse lui résister, jamais de la vie. Qu’on n’oppose
pas cet argument à nos jeunes, qu’il y aurait une intervention militaire.
Leurs interventions à eux, ce sont des interventions sataniques (sheytâni),
des complots. S’ils veulent faire quelque chose, ils veulent obliger nos
jeunes à manifester et pendant les manifestations, leurs agents viendraient
les provoquer, susciter des troubles pour que nous ne puissions plus
bénéficier d’un climat libre et serein pour exposer nos problèmes et faire
des projets. Eux, ils avancent par le chemin d’œuvres sataniques, ils
envoient leurs œuvres sataniques vers ces mêmes jeunes sincères et
innocents, ils écrivent sur les murs. Que ne font-ils pas  ? Un jour, vous
voyez qu’ils ont envoyé des jeunes dans les rues pour manifester, des
manifestations légitimes, mais dont ils font un usage illégitime.

Cette histoire qui est l’actualité à la “une” dans le monde entier, c’est
l’histoire de l’ambassade d’Amérique, c’est-à-dire non de l’ambassade, le
lieu des complots de l’Amérique, car les jeunes ont trouvé beaucoup de
leurs trucs [dans les documents de l’ambassade]. Dans cette histoire, on
nous a avertis hier qu’à Tabriz et à Téhéran et dans d’autres endroits il y a la
rumeur qu’il y aurait des manifestations pour soutenir l’ingénieur
14
Bâzargân*** . Cette histoire, c’est eux qui la cherchent ; je ne sais pas s’ils
réussiront ou non. Ils ont voulu faire quelque chose comme ça, pour, petit à
petit, arriver à ce que par exemple on s’attaque à l’ambassade d’Irak, à
l’ambassade d’Afghanistan, pour arriver à mettre le pays d’Iran en inimitié
avec tous les pays. Ces diables, voilà ce qu’ils projettent. Que nos jeunes
soient sur leurs gardes pour se protéger de leur influence. Quand ils disent
qu’il faut manifester, mais suggèrent-ils que Bâzargân est dans l’opposition
au Conseil de la révolution  ? Comme Bâzargân s’est mis en marge parce
qu’il était fatigué, ne vont-ils pas en trouver un autre pour tenir sa place ?
Car lui [Bâzargân] est une de ces personnalités qui inspire le respect à tout
le monde. Ils s’imaginent qu’on lui aurait manqué de respect ? Non, il est
respecté… [Khomeyni évoque encore les révoltes du Kurdistan comme des
complots pour diviser les Iraniens.]
Ces gens qui s’intitulent eux-mêmes «  ceux qui se sacrifient pour le
15
peuple  » (Fedâ’i-e khalq)**** , je n’ai pas entendu qu’ils aient déclaré
leur soutien à ce qu’ont fait les jeunes qui ont pris cet endroit-là
[l’ambassade américaine]. S’ils ne sont pas « américains », pourquoi n’ont-
ils pas proclamé leur soutien ? À moins qu’ils ne soient « soviétiques », ou
« nationalistes »… Les gens qui sont patriotes (ou « nationalistes », melli),
il faut qu’ils soient ennemis de l’Amérique. Comme toute notre nation
(mellat). De même que notre peuple (mellat) voit aujourd’hui dans
l’Amérique notre ennemi numéro un, parce qu’elle a pris notre ennemi
numéro un [c’est-à-dire le shah] et l’a gardé. Même quand il [le shah] était
encore là, [l’Amérique] était déjà notre ennemi numéro un. Ces gens [le
shah et les siens] étaient leurs valets. Ils avaient une «  mission pour leur
patrie (vatan)  ». Leur mission consistait en ceci, que leur patrie n’avance
d’un seul pas. Vous et moi, notre peuple (mellat) considérons l’Amérique
comme notre ennemi numéro un. Il n’est pas arrivé à mes oreilles que ces
Fedâ’iân-e khalq aient manifesté le moindre soutien à ces jeunes. Pour
d’autres groupes, si. Bon, peut-être l’ont-ils fait et que je n’en ai pas
entendu parler, que vous, vous en ayez eu connaissance et pas moi. Si ces
jeunes avaient eu quoi que ce soit contre le gouvernement, ou contre
l’islam, alors on aurait vu [ces militants gauchistes] se précipiter pour les
soutenir. Un des plans, c’est celui-là, que ces gens-là, maintenant, chez moi
j’en ai la preuve, ils les apportent jusqu’ici, avec la signature « Les Dévoués
du peuple (Fedâ’i-e khalq)  », ce sont eux qui répandent des mensonges
pour empêcher que le mouvement arrive à son but. Vous avez pu lire vous-
mêmes ces écrits, alors même que ces gens-là ne [nous] laissent pas arriver
à nos buts, alors même que si on veut faire des choses plus fondamentales
un climat serein est nécessaire. Quand il y a la guerre dans une ville, peut-
on envoyer des gens pour asphalter les rues ? Bien sûr que non. Alors vous
en avez assez lu au sujet du Kurdistan et vous avez travaillé, vous les
jeunes, que Dieu vous garde ! Eux, avec tout ça, sans avoir honte, ils disent
16
que rien n’a été fait. Le cœur du problème est là .

On peut admirer ce vieil homme (77  ans) qui n’hésite pas à rappeler,
quand il parle des Pahlavi, qu’il a connu l’arrivée au pouvoir du père et du
fils et qu’il a été témoin des violences de cette dynastie ; en même temps, il
ne cesse de faire l’éloge des «  jeunes  » (javân-hâ) qui ont osé prendre
l’ambassade d’assaut. Il approuve les jeunes pour leur conduite
révolutionnaire en général, leur amour de la liberté.
À titre de complément, on pourra juger du contraste entre les propos de
l’imam, chargés d’émotion spontanée, et ceux, formatés, du journal
Ettelâ’ât à la une de l’édition du 5 novembre :

À la fin, on a épuisé les réserves de patience de nos jeunes révolutionnaires


conscientisés. Ils ont mis leur colère dans la courageuse occupation du nid
d’espions américain et ils ont mis fin à toutes les politesses diplomatiques
qui ne sont qu’un vernis de complaisance et de compromis. Depuis le début
de la glorieuse révolution de notre nation musulmane, le peuple, la presse,
les organisations progressistes, les partis et tous les éléments engagés, en
rangs solidaires, ont fait du combat contre les impérialismes de l’Occident
et du bloc de l’Est – et en premier contre l’Amérique – l’étendard de leur
combat. Mais au fur et à mesure qu’on s’éloignait de la révolution de
bahman (février), certains politiciens professionnels dont, pour beaucoup,
on ignore d’où ils viennent, ont fait dévier la direction du combat du peuple
(khalq) valeureux d’Iran soulevé contre l’impérialisme, et par leur silence et
leur compromis, dans de nombreuses occasions et notamment dans
l’annulation des traités de type colonial, dans la dépendance militaire et
économique pernicieuse ils se sont livrés à des négociations, en secret ou au
grand jour, pour perpétuer les relations iniques et inhumaines entre l’Iran et
l’Amérique, et ces politiciens ont rappelé de manière implicite que telle est
la réalité, nous ne pouvons pas nous maintenir sans l’aide américaine et ces
17
“dépendances” sont incontournables .

Ces négligences, continue l’éditorialiste, viennent de ce qu’on a


insuffisamment tenu compte de la détermination quasi divine de l’imam
Khomeyni qui a rappelé sans relâche la dimension essentielle du combat
contre les impérialismes des blocs de l’Est et de l’Ouest. Grâce à sa
détermination, à celle de la presse et des partis nationalistes, le peuple a
compris qu’il n’obtiendrait rien sans rompre les liens de dépendance de type
colonial. L’occupation de l’ambassade a le soutien implicite de la nation
(mellat).

C’est une phase nouvelle de notre combat contre les colonialistes du monde
qui a commencé. Et cette fois encore ce sont les talentueux jeunes de notre
nation héroïque… Dans cette nouvelle étape, notre combat doit aller jusqu’à
l’effacement total de toute dépendance. Et n’oublions pas que dans ce
combat nous avons besoin de l’union totale de toutes les forces de la
nation… 18

Il est inutile de poursuivre. Cette logorrhée utilise un vocabulaire


emprunté à la gauche. Le mot khalq est significatif. Les références
religieuses sont minimales et le recours à Khomeyni comme le Guide
suprême dans le combat contre l’impérialisme est purement instrumental.
On peut dire que cet éditorial joue sur le thème de l’anti-impérialisme, un
thème porteur, connoté à gauche. En même temps, ce que Khomeyni, dans
le discours adressé aux étudiants d’Ispahan, s’interdit de faire, le journal
Ettelâ’ât ne s’en prive pas  : il attaque, sans le nommer, le gouvernement
provisoire de Bâzargân qui voulait tout simplement refaire une alliance avec
les Américains.

Les Étudiants musulmans suivant la ligne de l’imam

Qui étaient ces «  jeunes  » dont parle Khomeyni, que personne ne


connaissait avant le 4 novembre 1979, et qui restent si mal identifiés plus de
quarante ans après leur assaut contre l’ambassade ? À quel groupe politique
et idéologique se rattachaient-ils, à quelle motivation ont-ils répondu ? Quel
était leur lien réel avec Khomeyni  ? Comment ont-ils eu l’idée de
s’attaquer, sans armes, à cette enceinte diplomatique ? Un grand nombre de
questions se posent à leur propos. Leurs témoignages directs sont désormais
disponibles. On peut, avec prudence, les utiliser pour reconstituer la genèse
e
d’une opération qui a bouleversé la fin du XX  siècle.
Deux sources principales permettent de répondre, le récit de
Massoumeh Ebtekar, l’étudiante qui a servi de traductrice et de porte-parole
au groupe, et celui d’Ebrâhim Asqarzâda, le leader (ou un des leaders) de
l’opération. Massoumeh, que les otages appelèrent plus tard «  Mary  »,
n’était pas là les premiers jours, mais son récit reprend pour la première
étape celui de Mohammad, son futur mari, qui faisait partie du premier
groupe. On ne s’intéresse pas ici aux multiples péripéties de l’occupation de
l’ambassade et de la libération des otages, abondamment décrites et
analysées par de nombreuses publications, mais aux motivations et aux
préparatifs de l’opération, jusqu’à son approbation post factum par
19
Khomeyni .
Alors que leur action allait attirer encore plus la réprobation unanime
des médias occidentaux à l’encontre de la révolution iranienne, il semble
que ce soit pour rétablir leur vérité sur l’impérialisme américain que les
Étudiants ont voulu prendre en otage des Américains. Ils voulaient attirer
l’attention du monde sur le scandale que représentait, à leurs yeux, l’accueil
de l’ex-shah à New York 20. Leur action ne devait pas excéder vingt-quatre
21
ou quarante-huit heures .
Le premier grief contre les Américains qu’évoque Ebtekar est leur rôle
dans le coup d’État de 1953. On a vu plus haut qu’effectivement la CIA a
participé à l’action destinée à remettre le shah sur son trône, mais que
l’agence avait peut-être été moins déterminante que la peur du
communisme et l’intervention du clergé shi’ite contre Mosaddeq. Cette
réalité doit être éliminée du discours public, car il est désormais de bon ton
de s’aligner sur la position khomeyniste  : la monarchie –  et surtout
représentée par la dynastie Pahlavi – est un système politique impie. Mais
on accuse les Américains, ce sont eux qui ont tout fait. C’est une manière
de se dire aussi nationaliste que les mosaddeqistes du régime islamique
comme Bâzargân et Banisadr (l’âyatollâh Tâleqâni est mort en septembre).
La logique de l’accusation est actualisée  : comme les Américains ont fait
cette chose horrible en 1953, tout porte à croire qu’ils vont recommencer en
1979, c’est pourquoi ils auraient trouvé le stratagème de l’hospitalisation
pour faire venir chez eux le souverain détrôné, ils veulent le ramener à
Téhéran (E247, n. 9 ; E52). Et c’est pourquoi les Américains refusent son
extradition.
Le shah, pour Ebtekar, symbolise à la fois la tyrannie et la soumission
aux Américains «  destructeurs de la culture iranienne et sapant son
indépendance » (E50).
Mohammad, l’étudiant qui devint plus tard le mari de Massoumeh
Ebtekar, était originaire d’Ispahan, étudiant en thermodynamique à l’Institut
polytechnique de Téhéran  ; il logeait dans un foyer d’étudiants qui
fonctionnait comme un incubateur révolutionnaire (E47).
Prévenu par un camarade de l’admission du shah aux États-Unis, il est
invité à une réunion secrète de militants islamistes à laquelle il se rend le
soir même. Ils sont une douzaine à peine, qui se connaissent, parlant déjà à
voix basse. Les huit dirigeants, deux de chacune des grandes universités de
la capitale, préconisent une action rapide. Ils sont prudents, car un climat
d’insécurité règne depuis l’assassinat de plusieurs personnalités comme
Mortazâ Motahhari et Mohammad Mofatteh. De nombreux nouveaux partis
ont vu le jour et on sait que certains, notamment dans les provinces
périphériques, sont soutenus par des puissances étrangères. La révolution
est menacée. Le premier ministre provisoire, Bâzargân, semblait
impuissant, paralysé, incapable d’agir ou réticent à se dresser face aux
États-Unis (E50-51).
Depuis l’admission du shah à New York, « les Américains ont démarré
une nouvelle conspiration contre la révolution. Si nous n’agissons pas
rapidement, si nous montrons de la faiblesse, alors une grande puissance
comme les États-Unis pourra intervenir dans les affaires de n’importe quelle
nation dans le monde. Nous sommes responsables non seulement vis-à-vis
de notre pays, mais devant tous ceux qui aiment la liberté, qui honorent la
dignité humaine et qui ne peuvent tolérer qu’une personne soit soumise à
une autre personne, ou à une puissance autre que Dieu  » (E51-52). Cette
déclaration quelque peu grandiloquente donne le ton  : il y a un enjeu
universel. «  Nous avons été sous la coupe des États-Unis pendant plus de
cinquante ans, continue l’orateur, exagérant la durée de la domination,
maintenant c’est l’occasion de faire quelque chose pour y mettre fin  »
(E52). Fallait-il multiplier les manifestations antiaméricaines, organiser un
sit-in devant l’entrée principale de l’ambassade, faire une grève de la faim ?
Quelle action aurait le plus d’impact sur la communauté internationale  ?
(E53)

Ce que nous proposons est une occupation pacifique de l’ambassade


américaine, sans armes. Cela voudra dire que nous prenons le personnel de
l’ambassade en otage non comme personnel diplomatique mais comme les
agents du gouvernement américain. Ils sont de toute manière profondément
impliqués dans les conspirations de leur gouvernement. En intervenant dans
nos affaires intérieures, même maintenant après la révolution, ils ont
ébranlé les conventions internationales (E53).

Pour sa part Asqarzâda relève, parmi les options envisagées, l’idée


d’une chaîne humaine autour de l’enceinte de l’ambassade américaine,
d’une brèche dans le mur d’enceinte sans rester à l’intérieur, ou d’une
occupation pacifique pour dénoncer l’impérialisme américain. Pendant l’été
les étudiants avaient appris que des caisses de documents avaient été
exportées depuis l’aéroport sans passer par les contrôles douaniers
habituels, ils savaient que des informations précieuses, issues notamment
des stations de contrôle de l’URSS, au nord du pays, étaient ainsi
soustraites au regard des autorités iraniennes 22.
Autrement dit, ce ne sont pas les conventions diplomatiques que
contestent les Étudiants, mais la manière dont les Américains, selon eux, les
contournent ou les sapent. « Sans armes », est une réponse à l’attaque quasi
militaire des Fedâ’iân le 14  février. Eux, ils veulent l’impact médiatique,
pas le sang. La mobilisation antiaméricaine semble se faire spontanément
dans la population, leur action sera populaire. Il y a des risques, mais
l’enjeu est énorme.
Par groupes, les Étudiants se divisent la tâche  : certains, en tant que
demandeurs de visa, iraient à l’intérieur de l’enceinte pour repérer
l’emplacement des bâtiments et faire le plan. D’autres repéreraient depuis la
terrasse des immeubles voisins à quoi ressemble le terrain. D’autres
prépareraient la nourriture pour un maximum de trois jours (E54). Un
groupe préparerait des portraits de Khomeyni et des bandeaux rouges avec
l’inscription Allâho Akbar. Il était initialement prévu de prévenir Khomeyni
pour avoir confidentiellement son aval : on demanderait à celui qu’il avait
fait nommer comme son représentant à la Radio-télévision nationale,
Musavi Kho’eynihâ, un théologien progressiste proche des milieux
étudiants dont il était en quelque sorte l’aumônier. « Il avait été proche des
étudiants dans les années précédant la Révolution, explique Asqarzâda et il
avait fait, dans la mosquée de Niâvarân, des commentaires novateurs du
Coran avec une approche révolutionnaire. Il était populaire parmi les
étudiants 23. »
On arrêterait le jour et les derniers détails dans une nouvelle réunion
(E55).
Les repérages faits, on décida de former cinq équipes pour s’attaquer à
chacun des bâtiments principaux. L’entrée se ferait par le portail principal
en évitant la confrontation avec les forces de l’ordre iraniennes. La question
de l’utilisation ou non des armes fut à nouveau posée, mais la décision
d’avancer mains nues était claire et majoritaire. Comme les manifestants
dans les grands cortèges de la révolution (E57).
Les préparatifs se heurtèrent à des imprévus. En particulier le hojjat ol-
eslâm Kho’eynihâ fit des objections non à l’opération elle-même, mais au
fait d’en informer préalablement l’imam Khomeyni. En sa qualité de chef
d’État ou plus exactement d’autorité suprême de la révolution, il ne pouvait
pas approuver une telle opération avant sa réalisation. Kho’eynihâ promit
seulement d’en informer l’imam dès que ce serait possible. En réalité le
message du 1er  novembre de Khomeyni, destiné particulièrement aux
étudiants des universités et des écoles théologiques et aux lycéens (voir plus
haut) allait clairement dans la direction de l’action prévue, et les scrupules
des organisateurs ont été levés (E58). Il était clair, d’après Abbâs Abdi, que
si l’imam les désavouait par la suite, ils arrêteraient immédiatement
24
l’occupation de l’ambassade .
Il fallait maintenant que le petit groupe d’une dizaine de militants
conjurés recrute cent à cent cinquante étudiants pour réaliser l’assaut avec
eux. Le critère de recrutement était de n’appartenir à aucun groupe ou
parti  : ils se méfiaient des fuites ou des récupérations de leur plan, et en
réalité ils ne voulaient à aucun prix être doublés ou précédés par les
organisations de lutte armée des Fedâ’iân ou des Mojâhédines. On limita le
recrutement aux universités dont venaient les organisateurs, où ils avaient
déjà des réseaux de militants connus  : université Sharif (ex-Âryâmehr),
Melli (devenue plus tard Beheshti), Polytechnique et de Téhéran. Les
étudiants recrutés par les organisateurs devaient se trouver le lendemain
matin 4  novembre à 7  heures devant deux de leurs institutions,
Polytechnique et université de Téhéran, plus proches de l’ambassade, et
sans savoir encore le but de cette convocation. Les infiltrations d’éléments
marxistes, pro-soviétiques ou pro-chinois (parti Toudeh, Fedâ’iân, ou autres
groupuscules comme Peykâr «  Combat  »), ou islamo-marxistes
(Mojâhédines) étaient particulièrement redoutées, elles donneraient un sens
très différent au mouvement prévu. À l’origine, c’est le 6 ou le 7 novembre
que l’assaut était programmé, mais on avait avancé la date après la
circulation d’une rumeur sur le renforcement des mesures de sécurité par les
Américains, inquiets des manifestations hostiles qui se multipliaient dans
tout le pays (E59). La liste des manifestants agréés avait été dressée, aucun
de ceux qui se présentaient ne serait autorisé à les quitter avant la fin des
opérations (E61). Le comité exécutif seul habilité à prendre les décisions
était composé de cinq étudiants, répartis pour représenter les différentes
institutions universitaires. Ils choisirent le nom d’«  Étudiants musulmans
suivant la ligne de l’imam » (Dâneshjiuyân-e mosalmân-e peyrow-e khatt-e
emâm) pour éviter les affiliations à des groupes existants.
«  Nous étions environ cent cinquante. Nous devinions que certains
Américains étaient à l’extérieur de l’ambassade. Ce n’était pas très
important pour nous, car nous voulions seulement faire une occupation
pacifique (tahasson). Nous n’avions pas anticipé qu’il y aurait une
résistance de la part des diplomates et nous n’avions pas visé une “prise
25
d’otages” », explique Asqarzâda .
Deux ou trois étudiants présents le 4 au matin s’opposèrent au projet et
s’apprêtaient à en informer le gouvernement ; mais en moins d’une heure la
manifestation était prête, ils ne purent rien faire. Parmi les contestataires,
d’après certains témoins, se serait trouvé Mahmud Ahmadinežâd, futur
président de la République (2005-13), qui voulait attaquer non pas
26
l’ambassade américaine, mais l’ambassade soviétique .
Chacun reçut un brassard avec l’inscription Allâho akbar, et une photo
de Khomeyni que chaque intervenant devait se suspendre autour du cou
pour être facilement identifié. Deux groupes différents devraient converger
vers l’ambassade à 10  heures, après avoir défilé derrière une bannière en
faisant mine d’aller vers l’université de Téhéran. Aucune arme avec eux,
mais des étudiantes avaient, sous leur tchador, des pinces coupantes pour
briser les cadenas de la grille, et une nouvelle chaîne avec cadenas pour la
refermer derrière eux (E62). Il faisait frais et nuageux, le trafic était fluide ;
seuls quelques policiers gardaient les portes de l’ambassade, quelques mots
des étudiants les convainquirent de se retirer (E63).
La bannière fut déployée à 10 heures comme prévu, au cri de « Allâho
akbar ! », tous se précipitèrent, on ne pouvait plus reculer. Une fois passé le
portail, la prise du bâtiment n’offrait pas de difficulté majeure, les gardes
américains ayant la consigne de ne pas tirer et d’utiliser les moyens de
résistance permettant aux forces de sécurité iraniennes d’arriver à leur
secours.
Une fois maîtrisés les diplomates et les fusiliers marins et bloqué le
déchiquetage des documents sensibles, dans la plus grande pagaille, les
Étudiants ont demandé à l’hojjat ol-eslâm Kho’eynihâ de venir à
l’ambassade et de contacter Khomeyni pour l’informer. Kho’eynihâ a
immédiatement téléphoné (à Qom) au fils de l’imam, Ahmad Khomeyni,
qui filtrait les appels importants vers son père  : il fallait lui dire que des
étudiants se réclamant de Khomeyni avaient pris l’ambassade d’assaut et
l’occupaient. Il ne s’agissait plus, comme le 14 février, d’une action armée
au nom d’un groupe révolutionnaire marxiste rival de la Révolution
islamique, mais d’une action non violente visant à renforcer la révolution.
L’imam aurait pu s’emporter, protester que personne n’avait le droit de se
réclamer de lui avant qu’il se soit lui-même exprimé. La réponse ne tarda
pas à sortir, selon Asqarzâda : « L’endroit que vous avez pris est un très bon
endroit  ; restez-y fermement et ne bougez pas  !  » (jâ’i ke gereftid, jâ-ye
besyâr khubi’st va mohkam ânjâ be-istid va takân na-khorid) 27.
En venant en personne saluer les étudiants qui occupaient l’ambassade,
Hâjj Ahmad Âqâ (le fils de Khomeyni) donna à l’action, devant les
journalistes, l’appui quasi officiel du Guide  ; le gouvernement provisoire
s’effondra et c’est alors, dit encore Asqarzâda trente-quatre ans plus tard,
«  que nous comprîmes que nous étions devenus otages de la prise
d’otages ».
Le hojjat ol-eslâm Kho’eynihâ s’est exprimé lui-même sur son rôle et
sur la réaction de Khomeyni quand il apprit l’occupation de l’ambassade
par les Étudiants  : l’imam qui terminait sa prière rituelle n’a pas hésité à
dire que les étudiants étaient bien où ils étaient, qu’ils y restent. Eux-mêmes
n’avaient osé espérer un soutien aussi clair 28.

*
Les Étudiants qui ont mené l’assaut contre l’ambassade n’avaient pas eu
beaucoup de temps pour organiser leur opération. Ils n’étaient pas organisés
par des groupes idéologiques armés et connus. Ils ne prévoyaient pas une
occupation dépassant quarante-huit heures, qui aurait nécessité une
préparation plus complète et un discours plus structuré.
La force de l’habitude et l’illusion que le temps jouait en leur faveur
avaient convaincu les Américains qu’une telle opération était de plus en
plus improbable, car le gouvernement provisoire encore soutenu par
Khomeyni avait manifesté peu d’empressement pour l’extradition du shah.
Les manifestants qui défilaient en criant des slogans hostiles à Carter et à
l’Amérique ne représentaient pas un réel danger et nul n’avait anticipé
qu’un groupe se constituerait parmi des jeunes intellectuels fortement
motivés. L’incapacité du gouvernement à venir au secours des diplomates
était totalement nouvelle pour eux, alors que Bâzargân, Yazdi et Beheshti
avaient manifesté clairement, en février, le désir de protéger les Américains
–  dans l’idée sans doute d’en être un jour protégés si les Soviétiques
devenaient menaçants.
Ce qui a suivi n’est pas le sujet de ce livre  : la souffrance infligée
directement à quelques dizaines de diplomates qui étaient plus des
prisonniers d’un État irresponsable que les otages d’un groupe d’étudiants
idéalistes. Mais surtout, la souffrance du peuple américain victime d’une
guerre médiatique amplifiant encore plus profondément l’humiliation subie
quelques années auparavant au Vietnam. Ni les gesticulations désordonnées
du président Carter, ni l’opération militaire catastrophique ensablée à Tabas,
ni les déclarations compatissantes et impuissantes, ni les négociations
multiples ne pouvaient calmer l’impatience de retrouver les otages. Ils ont
été finalement libérés à l’heure précise où le président Reagan prêtait
serment à Washington. Le cauchemar du président Carter a été partagé par
tous ses partisans démocrates et par les Américains en général, il a généré
une hostilité durable et profonde à l’égard de l’Iran. Les sanctions
économiques décrétées contre Téhéran n’ont pas réussi à faire fléchir la
République islamique, pas plus que l’intervention des Américains dans le
golfe Persique à la fin de la guerre Iran-Irak. Et on a vu, après que l’accord
de Vienne en 2015 (JCPOA signé au siège de l’Agence internationale de
l’énergie atomique chargée de l’exécution du TNP) a déterminé un cadre de
reprise des échanges entre l’Iran et les pays industrialisés en réduisant les
perspectives d’accéder à l’arme atomique, avec quelle facilité, en 2018,
Donald Trump, soutenu par l’opinion publique américaine, a pu en retirer la
signature américaine et geler toutes les relations renaissantes entre l’Iran et
l’Occident.
Depuis 1981, et sans interruption jusqu’à aujourd’hui (2022), les
Iraniens et les Américains se rencontrent à La Haye à la Cour internationale
de justice, pour démêler les innombrables contentieux juridiques,
économiques et financiers qu’a créés la crise des otages. Les négociations
reprises à l’initiative du président Biden pour permettre aux Américains de
réintégrer le JCPOA piétinent depuis des mois à la date d’achèvement de ce
livre.

o
1.  Xomeyni, message pour le jour de arafât, Ettelâ’ât, n   15991, 9 âbân 1358 (31  octobre 1979),
p. 2.
er
2.  R. XOMEYNI, Sahifa-ye Emâm, vol. X, pp.  412 à 465, période du 10 au 12  âbân 1358 (1   au
3 novembre 1979).
er
3.  Xomeyni, message du 10 âbân (1   novembre 1979 pour la commémoration du 13  âbân 1357),
R. XOMEYNI, Sahifa-ye Emâm, vol. X, pp. 412-413 ; Ettelâ’ât, n 15992, 12 âbân 1358 (3 novembre
1979), p. 10.
4.  Voir par exemple le discours pour les professeurs de pédagogie de Téhéran, Qom, 13  âbân
(4 novembre 1979), R. XOMEYNI, Sahifa-ye Emâm, vol. X, pp. 465 sq.
5.  Discours pour des écoliers de Qom et de Téhéran, Qom, 13 âbân matin (4  novembre 1979),
R. XOMEYNI, Sahifa-ye Emâm, vol. X, pp. 472 sq.
6.  Discours aux agents des assurances Markazi, 14 âbân (5 novembre 1979), R. XOMEYNI, Sahifa-
ye Emâm, vol. X, pp. 488 sq.
7.  Ibid.
8.  H. PRECHT, Interview, p. 78 ; R. XOMEYNI, Sahifa-ye Emâm, vol. X, pp. 503 sq.
9.  Ibid., vol. X, pp. 515 sq.
10.  Mohsen REZÂ’I, Interview à l’agence de presse Fârs, 26 dey 1359 (16  janvier 2011)  :
« Bâzargân, bozorgtarin kolâh-i bud ke emâm bar sar-e Âmrikâ gozâšt ».
11.  E. ASQARZÂDA, « Gorugân-e ân gorugângiri šodim ».
12.  * Il s’agit d’une parole improvisée contenant de nombreuses répétitions, et des formes familières
et parlées, des phrases inachevées ou entrecoupées. L’enregistrement disponible montre bien que
Khomeyni, par ailleurs à l’aise dans une langue très littéraire et truffée de mots arabes, s’adresse dans
la langue de tous les jours à un public réactif. La transcription officielle que j’ai utilisée, à partir du
recueil officiel de toutes les déclarations et tous les écrits de circonstances de l’âyatollâh (disponible
sur internet) a partiellement élevé le discours à un niveau de langue écrite. Khomeyni prononce en
effet, par exemple Emrikâ hič qalati nemitune bokone. Tout lecteur iranien décode automatiquement,
car l’ordre des mots, la répétition de pronoms peu différenciés (inhâ, ânhâ) ou de mots-valises qu’on
peut traduire par «  truc  », comme čiz, čizâ (čiz-hâ), laisse entendre que le locuteur, probablement
fatigué de ses nombreuses prises de parole, sait que l’auditoire le comprend immédiatement. Les
«  jeunes  » (javânâ, javân-hâ) est plus expressif et plus expéditif que «  les Étudiants musulmans
suivant la ligne de l’imam » (Dâneshjuyân-e mosalmân-e peyrow-e khatt-e emâm).
Pour la première fois, Khomeyni utilise cette formule de défi bien frappée, qui va être recopiée des
milliers de fois sur les murs des villes iraniennes : « L’Amérique n’est pas fichue de faire quoi que ce
soit  » (Emrikâ hič qalati nemitavânad bokonad). Non, Khomeyni ne devinait pas qu’à Tabas,
quelques mois plus tard, une armada prétentieuse allait s’ensabler et battre en retraite avant tout
combat en laissant huit morts (opération «  Serre d’aigle  », Eagle Claw  ; 24-26  avril  1980). Mais
pendant l’hiver précédent, Khomeyni avait constaté que malgré les bruits persistants annonçant un
coup d’État militaire avec l’aide américaine, Washington n’avait rien pu faire pour aider le shah à
rester au pouvoir. Il ne pouvait rien faire par la force aujourd’hui non plus contre un peuple en colère.
Une autre formule célèbre est attribuée à Khomeyni au début de la crise des otages : il aurait dit que
l’action des Étudiants à l’ambassade américaine est une « deuxième révolution, plus grande que la
première  » (enqelâb-e dovvom, bozorgtar az enqelâb-e avval). On ne retrouve cette phrase très
parlante dans aucun des textes ni aucune des conversations référencés de l’imam. Elle est relatée par
les transmetteurs les plus crédibles, comme son successeur l’âyatollâh Khâmena’i, mais sans date,
sans contexte, sans aucun détail des personnes auxquelles Khomeyni se serait alors adressé. L’imam
n’ayant pas démenti, on peut continuer à lui en attribuer la paternité  : l’expression dit bien que la
coupure du lien avec l’Amérique constitue la véritable révolution des Iraniens, celle qui les rend
libres, indépendants, fiers.
13.  ** « Le monde entier », cette expression pour Khomeyni ne veut pas dire « les médias du monde
occidental  », qui étaient unanimement hostiles à la prise d’otages, puisqu’elle balayait l’ordre
diplomatique, la convention de Vienne et toutes les traditions de coexistence pacifique. Khomeyni
considère ici seulement les nations engagées dans un processus de libération anticolonial ou anti-
impérialiste. En Asie, en Afrique ou en Amérique latine, de nombreux signes de solidarité ont été
envoyés aux preneurs d’otages iraniens. Cet acte plein d’audace et injustifiable du point de vue des
Nations unies ou des institutions étatiques attirait la sympathie des peuples qui n’avaient pas terminé
leur décolonisation.
La même différence fondamentale dans l’appréciation internationale de l’événement peut s’appliquer
pour la fameuse fatvâ contre Salmân Rushdie quelques années plus tard (1989). La réprobation
unanime des médias occidentaux et des dirigeants islamiques n’empêchait pas l’accueil enthousiaste
des masses dans les pays musulmans. Enfin, disaient-ils, un dirigeant qui défend l’islam contre ses
détracteurs. (Je ne justifie pas ici la fatvâ et ses conséquences catastrophiques pour l’Iran, mais
constate simplement que, du point de vue de Khomeyni, elle a été un succès.)
14.  ***  Les attaques contre les nationalistes (melli) sont moins marquées que celles contre les
Fedâ’iân-e khalq (voir note ****) parce que Khomeyni a encore besoin d’eux. Bâzargân vient de
démissionner, il ne faut pas s’en faire un ennemi. On a vu combien Bâzargân désapprouvait
profondément toute la radicalisation dont Khomeyni se fait ici le chef de file. Au passage, quand il se
moque de ceux qui avaient une mission pour leur patrie, l’imam se moque de l’expression qu’avait
choisie le shah en 1961 pour le titre de son premier livre autobiographique, Mission pour ma patrie
(Ma’muriat barây-e vatan-am).
15.  ****  Une grande partie du discours attaque les Dévoués du peuple (Fedâ’iân-e khalq), cette
organisation de guérilleros qui avait acquis ses lettres de noblesse dans les dix années qui ont précédé
la révolution, en harcelant la police, en posant des bombes, en tuant des officiers de l’armée du shah.
Un de leurs actes les plus célèbres avait été la prise d’un poste de police du Gilân (province du nord
de l’Iran), à Siyâhkal, en février  1971 [voir A.  RAHNEMA, Call to Arms. Iran’s Marxist
Revolutionaries, pp.  240 sq., qui montre l’impréparation et le fiasco final de cette opération].
Khomeyni est conscient que les Étudiants preneurs d’otages qui se réclament idéologiquement de lui
ont en partie mené leur opération pour que ce ne soit pas un groupe gauchiste, comme le 14 février,
qui profite de l’aubaine médiatique d’une telle prise d’otages. L’accusation courante de collusion des
Fedâ’iân avec les Américains semble absurde, mais l’idée est que, dans cette période de compétition
entre les milices, ceux qui se retournent contre le gouvernement révolutionnaire font le jeu des
Américains, qu’ils en soient conscients ou non.
Khomeyni parle ici à des étudiants en sachant très bien l’emprise qu’a sur eux le discours marxiste
des Fedâ’iân-e khalq. Son insistance est destinée à discréditer les soi-disant révolutionnaires qui
n’osent même pas soutenir l’action des preneurs d’otages qui les ont devancés.
On remarque que Khomeyni s’abstient de parler de l’organisation des Mojâhédines du peuple
(Sâzemân-e Mojâhedin-e khalq) comme il parle des Fedâ’iân. En effet, les Mojâhédines
revendiquaient une idéologie inspirée par l’islam révolutionnaire et ils n’avaient pas encore été
chassés de toutes les institutions de la République islamique. Bâzargân avait voulu leur faire une
place officielle dans le ministère de la Croisade de la reconstruction (Jehâd-e sâzandagi). Il y avait
certainement infiltration des Mojâhédines parmi les occupants de l’ambassade, car leur
hebdomadaire, Mojâhed, faisait état des documents dont la publication a été écartée pour ne pas
ternir la réputation du puissant âyatollâh Beheshti [Md MUSAVI XO’EYNIHA, « Vâkoněs-e Musavi
Xo’eynihâ be ed’â-ye hozur-e monâfeqin… », Interview à Târixirâni, 2011.]. Les Mojâhédines ont
d’abord critiqué l’occupation comme un acte antirévolutionnaire puis, voyant les approbations de
Khomeyni et de l’âyatollâh Beheshti (à l’Assemblée constituante), ils ont officiellement exprimé leur
soutien à l’occupation de l’ambassade. Du fait de leur volte-face, l’entrée à l’ambassade fut refusée à
Mas’ud Rajavi et à Musâ Khiâbâni qui voulaient signer le registre pour acter leur geste opportuniste.
16.  Xomeyni, discours du 16 âbân 1358/7  novembre 1979, in R.  XOMEYNI, Sahifa-ye Emâm,
vol. X, pp. 515 sq.
o
17.  Ettelâ’ât, 14 âbân 1358 (5 novembre 1979), n  15994, p. 1.
18.  Ibid.
19.  Sur les négociations et la résolution de la crise des otages, voir Md BEDJAOUI, F. MERONI et
A. SALAMATIAN, L’Amérique en otage.
20.  M. EBTEKAR, Takeover in Tehran, préface de F. A. Reed, p. 21.
21.  Ibid., p. 36. Dans le texte « E47 » veut dire « Ebtekar, Takeover in Tehran, p. 47 ».
22.  E. ASQARZÂDA, « Gorugân-e ân gorugângiri šodim », p. 3.
23.  Ibid., p. 4.
24.  A. ABDI, « Az ešqâl-e sefârat-e Emrikâ bâ me’yâr-e emruz-am defâ’ nemi-konam ».
25.  E. ASQARZÂDA, « Gorugân-e ân gorugângiri šodim », p. 4.
26.  K. NAJI, Ahmadinejad, pp. 18 sq.
27.  E. ASQARZÂDA, « Gorugân-e ân gorugângiri šodim », p. 6.
28.  Md MUSAVI XO’EYNIHÂ, «  Vâ koneš-e Musavi Xo’eynihâ be ed’â-ye hozur-e
monâfeqin… », Interview à Târixirâni, 2011.
Avec combien peu de sagesse

Que s’est-il passé dans la révolution iranienne pour que ce pays, un des
plus opulents de la planète, militairement suréquipé et doté d’une police
redoutable cède aussi rapidement devant le mécontentement populaire ? Les
dirigeants de la République islamique insistent sur sa composante
religieuse, ils n’ont pas tort, car le discours de l’islam militant, l’irruption
sur la scène publique du clergé shi’ite, l’idéologie avant-gardiste et l’attente
du retour de l’imam, entre autres, donnent le ton et la justification de la
révolte. L’aveuglement du shah et du personnel politique, leur insensibilité
à l’attente eschatologique des shi’ites ont permis aux révolutionnaires de
réveiller des forces intérieures symboliques, pour ne pas dire spirituelles,
qui ont profondément déstabilisé le discours et le système politique
iraniens. Il est légitime, en ce sens, de parler de Révolution islamique.
Les intellectuels et les esprits laïcs voudront caractériser la révolution
par sa dimension sociale. Malgré la richesse des transformations de l’Iran
au XXe siècle et l’émergence d’une conscience citoyenne, malgré l’explosion
mal contenue du nationalisme iranien lors de la crise mosaddeqiste, malgré
l’importation de la modernité occidentale, malgré l’extrême opulence de
l’État qui permettait de compenser une très mauvaise répartition des
revenus et des richesses, la société iranienne étouffait sous la pression
policière et les contraintes politiques. Aucune soupape ne permettait à la
population d’exprimer ses désirs et de discuter les décisions du pouvoir
politique, de faire respecter un minimum d’équité économique. L’explosion
était inévitable. Il est légitime de dire qu’il y a véritablement eu une
révolution.
Mais la puissance de la révolution iranienne vient d’ailleurs. Du
nationalisme  ? C’est ce que veulent dire les mosaddeqistes qui restent
focalisés sur le grand moment d’émergence de la nation iranienne, quand
elle s’est soudée pour réaliser la nationalisation des pétroles contre les
Britanniques. Mais les mosaddeqistes étaient les Iraniens les plus
occidentalisés, les plus anticléricaux, même quand ils avaient gardé leur
conviction religieuse, et dans la définition de leur identité, ils souhaitaient
d’abord ressembler à ceux, les Européens ou les Américains, dont ils
contestaient la prédation et l’ingérence dans leurs affaires. Pour les
Américains, considérer l’opposition par sa composante nationaliste
induisait une sorte de soulagement : ceux-là nous ressemblent !
Les révoltes ou les révolutions ont toujours une dimension
internationale, les agents du régime contesté cherchant des appuis à
l’étranger, et les insurgés cherchant à restructurer les échanges
commerciaux ou idéologiques, à abolir les alliances ou les traités imposés
par la force. La révolution iranienne a poussé très loin en brisant le lien
avec une grande puissance sans s’assujettir au camp adverse. De toutes les
revendications des manifestants, celle de l’indépendance (esteqlâl) était la
plus inattendue, elle a probablement été la plus nettement conquise.
D’ailleurs quand l’Irak a déclenché la guerre en septembre 1980, l’Iran s’est
trouvé totalement isolé sur la scène internationale  ; seule la Syrie, qui
n’avait même pas de frontière commune, l’a soutenu.
La prise d’otages à l’ambassade américaine a été en grande partie
improvisée et elle a été une réussite exemplaire, ralliant la grande majorité
des Iraniens et aboutissant à la rupture totale d’avec la puissance tutélaire.
Elle correspondait à une aspiration profonde que les Américains étaient
incapables de percevoir. Paradoxalement, les Iraniens sont restés fascinés
par le modèle américain. Les mêmes qui cherchaient à retrouver une
inspiration dans leurs traditions nationales et religieuses envoyaient leurs
enfants étudier aux États-Unis. Téhéran et les grandes villes iraniennes se
sont développées après la révolution selon un modèle américain  :
Tehrangeles, disait-on pour décrire le tropisme californien, les autoroutes
urbaines, les centres commerciaux, les vitrines clinquantes, les restaurants
perchés sur des tours de télécommunication pivotant sur leur axe. Et quand,
après l’effondrement de l’URSS, l’administration Clinton fait faire des
sondages dans le monde entier pour évaluer le degré de sentiment pro ou
antiaméricain, l’Iran retourne une proportion favorable inattendue  : la
rupture n’a fait qu’épurer l’attraction pour le modèle américain.
De son côté, l’arrogance américaine, déjà brisée par la défaite du
Vietnam, fut offensée de manière plus profonde encore par ces jeunes gens
sans armes qui, en occupant leur ambassade, humiliaient le gouvernement
de Jimmy Carter et toute la nation américaine. Les « Étudiants musulmans
suivant la ligne de l’imam » ont renvoyé aux Américains l’image de leurs
contradictions et de leur impuissance. Carter a-t-il voulu promouvoir les
droits de l’homme en Iran ou au contraire –  en soutenant aveuglément le
shah – garantir les intérêts à court terme des États-Unis ? A-t-il voulu une
transition sereine vers un nouveau régime ou un coup d’État faisant fi des
désirs du peuple iranien  ? A-t-il voulu faire pour le souverain déchu un
geste humain élémentaire ou ne l’a-t-il accueilli que contraint et forcé par
des lobbys trop puissants, en sachant très bien qu’il aurait à affronter la
colère des Iraniens  ? Voulait-il prouver qu’il reconnaissait la légitimité du
nouveau régime iranien ou comploter avec les monarchistes  ? Voulait-il
préparer le retour sournois vers une forme d’alliance déséquilibrée pour
arrêter l’expansionnisme soviétique  ? Carter voulait-il rester fidèle à
l’héritage de la révolution américaine, à l’émancipation conquise contre la
puissance britannique ou obéir à la logique de plus en plus forte, depuis la
Seconde Guerre mondiale, de la construction impériale  ? Bien sûr, les
Américains ne voulaient pas explicitement bâtir un empire, ils se sont
retrouvés progressivement à organiser un empire sans l’avoir voulu. Dans
leurs relations avec l’Iran, ils cherchaient d’abord la stabilité, et en sont
venus à oublier qu’ils avaient initialement le projet de promouvoir le
développement et la démocratie 1.
Périodiquement, les diplomates américains en poste à Téhéran avant la
révolution alertaient leur gouvernement sur la fragilité du système politique
iranien où tout passait par une personne et une seule, sans solution de
remplacement. Si on considère les attentats contre le shah, depuis 1949,
c’est un miracle que cet homme ait pu se maintenir au pouvoir pendant plus
de trente-sept ans. Il n’a pu le faire, comme il l’a dit lui-même à des
journalistes ou à des diplomates, qu’en étant sans pitié avec ses ennemis :
ils disent qu’ils veulent ma mort, pourquoi aurai-je pitié d’eux  ? On ne
dialogue pas avec des criminels. S’accommoder de cette dureté répressive
dénaturait toute référence aux sacro-saints « droits de l’homme ». Il n’a pu
se maintenir, doit-on ajouter, qu’avec la connivence de ses protecteurs.
Dans la longue aventure irano-américaine, deux systèmes hétérogènes
cherchaient à s’allier  : d’un côté une monarchie dont la légitimité était
chancelante, qui ne pouvait se maintenir qu’en s’imposant ; de l’autre une
république dont les dirigeants avaient l’obligation, tous les quatre ans, de
retourner devant les électeurs et acceptaient la douloureuse règle de
l’alternance politique. En schématisant, d’un côté la force, de l’autre la
séduction. D’un côté l’usure, de l’autre le renouvellement.
Cette asymétrie empêchait les deux systèmes de bien se comprendre.
On pourrait argumenter que le fait de tenir le pouvoir des urnes pour
négligeable donnait au shah une philosophie politique plus durable, plus
réaliste et pragmatique –  voire cynique  –, alors que les responsables
politiques américains étaient obligés de pratiquer tous les quatre ans la
surenchère électorale, les promesses en l’air, la manipulation du rêve
idéologique. Le shah avait beaucoup de mal à s’adapter à la nouvelle
administration lorsqu’il y avait alternance entre républicains et démocrates.
Les présidents américains cherchaient à s’assurer de la pérennité de l’État
iranien avant de s’engager dans de nouveaux contrats. Et finalement, ils y
renonçaient en se contentant de la bonne santé (apparente) du shah. Ainsi,
comme le dit en conclusion de deux voyages un diplomate américain invité
à faire un audit des relations de son pays avec l’Iran après la Révolution :
« Simplement dit, je pense que nous n’étions pas préparés à l’effondrement
du régime pahlavi parce que nous ne voulions pas voir la vérité 2. »
Aristote décrit l’essence du politique dans la relation de dominant à
dominé. On a cherché les meilleures méthodes pour appliquer cette relation
à la gestion de nos affaires publiques en ménageant au mieux les exigences
de citoyens qui veulent participer aux décisions qui les concernent. Les
élections, les équilibres entre le pouvoir politique et les contre-pouvoirs (la
presse, les partis politiques, la justice indépendante, une police s’interposant
devant la violence…) garantissent les limites qui empêchent un pouvoir de
dégénérer en despotisme.
Le schéma dominant-dominé se reproduit également à l’échelle des
peuples  : les plus forts imposent leurs règles, leur supériorité militaire ou
commerciale, voire leur suprématie tout court. Le colonialisme écrasait
l’identité des peuples soumis, la domination impériale de l’URSS ou des
États-Unis établissait une relation inégale pour le profit hégémonique de la
grande puissance. L’exemple iranien est éclairant sur la naissance d’une
relation impérialiste dans la seconde moitié du XXe siècle. Auparavant l’Iran
avait été dominé par la Russie et par la Grande-Bretagne, mais plutôt sur un
mode colonial, celui de l’inégalité juridique des personnes (les
capitulations), de l’exploitation des ressources. Le pétrole est vite devenu
un enjeu capital et les Britanniques ne se sont pas gênés pour l’exploiter à
leur profit exclusif. L’arrivée des Américains allait-elle changer le
processus  ? En apparence, oui  : fidèles aux principes de la Charte de
l’Atlantique, les Américains ont combattu l’hégémonie britannique et
l’avidité conquérante des Soviétiques. Avec ces derniers, la menace était
aussi idéologique que militaire ou économique. Très vite, et surtout après
1953 (déprise britannique), les Américains se sont glissés dans les bottes
des Russes et des Anglais.
La guerre froide a consolidé leur expansion impériale : ils n’étaient pas
venus pour asservir mais pour libérer. Non pour se servir, mais pour aider
au développement. La grande générosité messianique avait des limites. La
défaite américaine en Corée et l’exacerbation de l’anticommunisme ont
entraîné les Américains dans la confusion des intérêts iraniens avec les
leurs. Finalement, entrés dans le jeu de l’exploitation pétrolière, des intérêts
commerciaux (vente d’armes) et des nécessités stratégiques (sécurisation de
l’acheminement du pétrole), ils ont été pris dans l’engrenage de la guerre
invisible. Le shah, dont l’intelligence supérieure était mise au service d’une
immense ambition, sut utiliser les faiblesses des Américains pour se hisser
lui-même au centre de la stratégie.
Je laisse ouverte aux théoriciens du politique la question du
bilatéralisme, de l’affrontement entre l’URSS et les États-Unis et de leur
peur commune de déclencher une guerre nucléaire pour garantir leurs
intérêts impériaux, et celle, concurrente, du multilatéralisme dont la
meilleure illustration est l’Organisation des Nations unies. L’Iran avait été
un des premiers pays à adhérer à la SDN, il fut également un des premiers à
l’ONU. Une partie du succès obtenu pour récupérer l’Azerbaïdjan et le
Kurdistan, en 1946, est à porter au crédit du Conseil de sécurité des Nations
unies. Mais ni le shah ni les Américains n’ont jamais cru que l’ONU
s’interposerait si les Soviétiques reprenaient la conquête territoriale aux
dépens de l’Iran. Il semble, dans la mesure où l’Iran avait une politique
étrangère construite avec une autonomie réelle, que le pays a plutôt opté
pour le bilatéralisme  : il fallait être protégé par un parapluie dissuasif. Le
shah, qui a mené les relations extérieures depuis 1953, ne croyait pas au
CENTO, et il se défiait également du mouvement des non-alignés qui
cachait une attraction pro-soviétique. En réalité, il se voyait plutôt comme
une grande puissance militaire émergente dans une région convoitée où il
aurait donc un rôle majeur.
Du reste, multilatéralisme ne veut pas dire qu’on serait protégé des
guerres.
Le rapprochement antiaméricain entre les nationalistes laïcs et les
partisans de l’islam politique avait une limite qui divisait profondément
l’opinion  : la peur du communisme. Déjà, en 1953, il est probable que la
chute de Mosaddeq ait été précipitée par la hantise d’une révolution pro-
soviétique dont le parti Toudeh aurait été le principal instigateur. Comme le
montra l’invasion soviétique de l’Afghanistan (décembre  1979),
l’hypothèse, pour expliquer la révolution de 1978-79, d’une opération qui
aurait profité des troubles pour faire avancer les forces russes vers le sud
n’était pas absurde. Mohammad-Rezâ Shâh lui-même, depuis l’épisode de
la sécession éphémère de l’Azerbaïdjan, la redoutait : il voyait se profiler,
derrière Khomeyni, la transformation de l’Iran en Irânestân, c’est-à-dire en
satellite de l’URSS. Les nationalistes libéraux, héritiers de Mosaddeq,
partageaient cette hantise. Parmi eux, certains étaient culturellement et par
conviction proches des âyatollâhs  : ils voyaient naturellement dans le
communisme la menace suprême pour le culte et la transmission de la foi,
la confiscation des biens privés et leur redistribution, c’est-à-dire la fin de
l’entrepreneuriat et du négoce tels que l’islam les a toujours protégés.
Les deux dimensions intérieure et extérieure de la politique peuvent
coïncider et permettre à un peuple de s’épanouir sans aliéner son identité. Il
semble que certains peuples, s’ils veulent trouver leur place dans
l’environnement international, doivent passer par le renoncement à certains
droits constitutionnels, à des libertés qu’ailleurs on jugerait inaliénables. Le
shah, qui avait promis l’ouverture de la société iranienne à la consommation
et aux droits démocratiques, avait implicitement renoncé à l’indépendance.
L’exercice solitaire du pouvoir l’a empêché de voir à quel point
l’étouffement des libertés ne faisait qu’exacerber le désir d’émancipation.
Et le sentiment d’injustice gagnait le cœur de ses sujets qui voyaient que la
consommation effrénée et les libertés qui avaient cours dans la classe
dirigeante…, libertés de mœurs et de mouvement plus que d’opinion, les
avaient oubliés.
Khomeyni avait-il une claire vision de la république qu’il était en train
de construire ? Avant d’accepter qu’une « assemblée pour l’étude finale de
la loi fondamentale » élue au suffrage universel soit convoquée, le Guide de
la révolution était prêt à entériner un projet constitutionnel où le pouvoir
clérical n’était pas central et même, pour ne pas perdre de temps, il voulait
le faire avaliser sans assemblée constituante, inutile à ses yeux 3. C’est
Bâzargân et les libéraux qui tenaient à en passer par une procédure
démocratique… Mais dans le message qu’il adresse aux constitutionalistes
avant le début de leurs travaux, Khomeyni insiste bien  : «  Si certains des
membres de cette assemblée étaient tentés par les idéologies de l’Ouest ou
de l’Est [lire  : du capitalisme libéral ou du communisme] ou étaient
influencés par des idées perverses, qu’ils ne fassent pas entrer leurs
4
inclinations dans la loi fondamentale de la République islamique  ! »
Khomeyni fait lire ces lignes le 19 août 1979 (28 mordâd 1358), c’est-à-
dire pour le 26e  anniversaire du coup d’État contre Mosaddeq, dont la
responsabilité est attribuée aux Américains. La concomitance entre
l’humiliation infligée au nationalisme iranien et le renouveau de l’État
souverain est voulue. C’est déjà une réponse aux manœuvres que
l’ambassade américaine entreprend alors pour circonvenir le gouvernement
provisoire de Bâzargân et contraindre le nouveau régime dans la continuité
de la stratégie antisoviétique.
Or, comme l’écrit un historien de la République islamique, les
Américains avaient pensé que le Shah et ses proches auraient été remplacés
par un gouvernement nationaliste pro-occidental 5. Le peuple serait satisfait,
les organisations des droits de l’homme auraient continué à faciliter la
pénétration d’agents américains, en somme, tout ce que prétendent
dénoncer les étudiants preneurs d’otages en publiant les documents
reconstitués où les diplomates américains, après le 11  février, rendent
compte fidèlement de tous leurs contacts avec les intellectuels et politiciens
libéraux en Iran, la plupart des partisans ou anciens collaborateurs de
Mosaddeq.
Cette chasse aux libéraux a été destructrice et efficace.
Après la victoire de la Révolution et l’attaque manquée contre leur
ambassade en février, les Américains avaient continué à croire à une
alliance avec Bâzargân  : «  … Je prenais acte que les Iraniens voulaient
continuer des relations amicales avec les États-Unis et qu’ils souhaitaient
continuer à coopérer avec nous dans les domaines économique et militaire.
Bâzargân et ses ministres l’ont confirmé… 6  », écrit l’ambassadeur
américain Sullivan. Après son départ, les mêmes stratégies visant à
consolider le camp nationaliste libéral, plus facilement compréhensibles,
ont conduit les diplomates à rencontrer ceux avec lesquels ils pouvaient
parler. Ils avaient soit la même langue (généralement l’anglais, notamment
parmi les élites qui avaient étudié aux États-Unis), soit les mêmes
références humanistes, le même idéal démocratique. Déjà ces contacts
remettaient en cause les certitudes chancelantes acquises depuis 1953, que
le régime du Shah était invincible, que les libertés individuelles pouvaient
se limiter au glissement culturel vers le modèle américain, que le peuple
était incapable de se diriger,  etc. Le sentiment anti-impérialiste était mal
compris. Et la couleur religieuse donnée au nouveau régime avec le pouvoir
clérical envahissant ne constituait pour eux qu’une bizarrerie absurde.
Cette mutuelle méconnaissance rendait le dialogue irano-américain
pendant ces quelques mois surréaliste, à l’image de ces militants gauchistes
(membres des Mojâhédines) embrassant l’ambassadeur Sullivan à son
départ d’Iran. L’Iran vivait une période pluraliste, puisque, des maoïstes aux
islamistes les plus radicaux, toutes les tendances pouvaient s’exprimer. Il
n’y eut jamais autant de titres divers et contradictoires dans les kiosques ou
sur les trottoirs pour la vente militante. Mais la logique inverse était plus
forte, elle s’appelait «  l’unité de parole  » (vahdat-e kalama). Quiconque
mettait en doute le Guide, ou la doxa islamique, ou le bien-fondé des
décisions du Conseil de la révolution était dénoncé comme traître, libéral,
agent de l’Amérique.
La prise en otage des diplomates américains à Téhéran le 4  novembre
1979 a été l’acte fondateur de la nouvelle indépendance de l’Iran. Depuis
lors l’Iran a fasciné le monde entier par son arrogance, et les troupes
iraniennes ont repoussé l’attaque irakienne (1980-88), puis, après 2003,
conquérantes, elles ont attendu la chute de Saddam pour faire de l’Irak leur
tremplin vers la Syrie et ont atteint, pour la première fois depuis les
Sassanides, les rives de la Méditerranée en allant au secours du président
Bachar al-Assad. Aucun cordon ombilical ne relie plus l’Iran à une grande
puissance pour la première fois depuis 1813. L’Iran existait.
Cette nouvelle fierté nationale qui n’ose pas dire son nom a pris la place
de l’ancien nationalisme. Les Américains n’ont pas compris que l’ère de
Mosaddeq était révolue, que l’Iran avait des ambitions plus vastes que la
défense de ses frontières étriquées et que, par étapes, la République
islamique avait pris la posture d’un centre anti-impérialiste, c’est-à-dire
d’un nouveau centre impérial au moins dans sa région. Les Américains ont
compris trop tard que le discours populiste faisait appel à une opinion
populaire puissante, à un peuple qui relevait la tête. Traiter exclusivement
avec le shah pendant si longtemps leur avait fait oublier que ce souverain, si
brillant fût-il, ne pouvait plus parler au nom de son peuple.
Les guerres de cent ans, de trente ans, qu’elles soient en Europe ou au
Moyen-Orient, qu’elles sacrifient des chrétiens (protestants et catholiques)
e e
comme aux XVI   et XVII   siècles ou des musulmans (sunnites et shi’ites)
comme aux XXe et XXIe siècles, doivent un jour s’arrêter.
 
Quarante ans après, on peut revenir sur le contexte, sur la réalité des
faits, et évaluer la rupture qui a suivi la crise des otages et la profonde
déstabilisation de tout le Moyen-Orient. Cette crise rappelle hélas encore
une fois la réflexion désabusée du chancelier suédois Axel Oxenstierna, An
nescis, mi fili, quantilla prudentia mundus regatur (« Tu ne sais pas, mon
fils, avec combien peu de sagesse le monde est gouverné  »)  : c’était en
1648, à l’issue de la terrible guerre de Trente Ans quand le fanatisme
religieux, manipulé par cynisme politique, avait conduit des hommes à
s’entretuer sans fin. Entre l’Iran et l’Amérique, le déchaînement des
passions n’a pas, Dieu merci !, entraîné de guerre ouverte, mais combien de
conflits inutiles ont été attisés !
Joncy, 24 juillet 2022

1.  V.V. NEMCHENOK, «  “That so fair a thing should be So frail”. The Ford Foundation and the
failure or rural development in Iran, 1953-1964 ».
2.  Stanley T. ESCUDERO, « What went wrong in Iran ? », Documents of the U.S. Espionage Den,
vol. 63, p. 72.
3.  H. E. CHEHABI, Iranian Politics and Religious Modernism, p. 265.
4.  Ṣurat-e mašruḥ-e mozâkerât-e Majles-e bar-rasi-e nahâ’i-e qânun-e asâsi-e Jomhuri-e eslâmi-e
Irân, [Débats de l’Assemblée constituante de 1979], Tehrân, Ravâbeṭ-e ‘omumi-e Majles-e šurâ-ye
eslâmi, 1364/1985, vol. I, p. 6.
5.  Dr Sd J. MADANI, Târix-e siâsi-e mo‘âṣer-e Irân, vol. 2, pp. 339 sq.
6.  W. H. SULLIVAN, Mission to Iran, p. 274.
Chronologie (1941-1979)

1941
—  La Grande-Bretagne et l’URSS exigent de Rezâ Shâh, malgré la
neutralité officielle de l’Iran, qu’il fasse expulser les agents allemands.
Le 25 août les troupes soviétiques au Nord et anglaises au Sud
envahissent l’Iran.
— 14 août : Roosevelt-Churchill, la Charte de l’Atlantique.
—  24 shahrivar 1320/16 septembre  : abdication de Rezâ Shâh après
l’arrivée des troupes soviéto-britanniques.
— 7 décembre : Pearl Harbor. Les Américains entrent en guerre.
 
1942
— janvier : création du parti Toudeh (communiste).
—  26 janvier/6 bahman 1321  : signature de l’Accord tripartite (Grande-
Bretagne, Iran, URSS).
— août : Ahmad Qavâm os-Salṭana premier-ministre.
— 8-9 décembre : émeutes pour le pain à Téhéran.
 
1943
— 2 février : victoire des Soviétiques à Stalingrad.
—  mai  : Arrivée de la mission militaire américaine en Iran. Colonel
Norman Schwarzkopf.
— Arrestation de l’âyatollâh Kâshâni. Manifestations du Bâzâr.
— 9 septembre : l’Iran entre officiellement en guerre du côté des Alliés.
—  novembre  : conférence de Téhéran (Roosevelt, Churchill, Staline).
Declaration of the Three Powers Regarding Iran.
—  décembre  : après la Conférence de Téhéran, les États-Unis décident
d’élever leur légation à Téhéran au rang d’ambassade (avec réciprocité
pour l’Iran à Washington). Les Britanniques font une démarche
similaire.
 
1944
—  octobre  : mobilisation du Toudeh pour faire accepter la concession
pétrolière à l’URSS au Nord de l’Iran.
—  26 novembre  : de Gaulle à Téhéran se rendant à Moscou, reçu par le
shah.
—  2 décembre  : Loi Mosaddeq  : aucune concession pétrolière négociée
sans l’aval du Parlement.
 
1945
— janvier : Conférence de Yalta.
— 14 février : pacte du Quincy, Roosevelt – Ibn Saoud.
—  12 avril  : mort de Roosevelt. Harry S. Truman devient président des
États-Unis.
— 3 septembre : Pishavari fonde le Parti Démocrate d’Azerbaïdjan.
—  12 décembre  : Gouvernement général de l’Azerbaïdjan proclamé à
Tabriz.
— 24 décembre : Conférence tripartite de Moscou (USA, UK, URSS) pour
discuter du sort de l’Iran, sans l’Iran.
 
1946
—  19 janvier  : Taqizâda porte plainte contre l’URSS au nom de l’Iran au
Conseil de Sécurité de l’ONU.
— 20 janvier : Qavâm os-Saltana premier ministre.
— 2 mars : retrait des troupes britanniques.
— 10 mai : fin du retrait des troupes russes.
— Qavâm os-Saltana lance son Parti démocrate d’Iran.
—  16 octobre  : remaniement ministériel, le Toudeh éliminé du
gouvernement Qavâm.
— (12) décembre : l’armée iranienne reprend Tabriz.
— 15 décembre : les troupes iraniennes du général Homâyuni entrent dans
Mahâbâd. Fin de la République du Kurdistan.
 
1947
—  13 janvier  : sit-in de Moṣaddeq et de ses amis au palais royal pour la
liberté des élections.
— juin : les États-Unis ouvrent un crédit de 25M$ à l’Iran pour équipement
militaire.
— Elections au Majles XV, ouvert le 22 octobre 1947.
— 6 octobre : accord pour la mission militaire permanente américaine.
—  21 octobre/29 mehr 1326  : le Majles repousse le projet de concession
pétrolière pour l’URSS.
 
1948
— 18 juillet : départ du shah pour l’Europe, y compris la Grande Bretagne.
 
1949
—  4 février  : attentat manqué contre le shah à l’Université de Téhéran.
L’âyatollâh Kâshâni exilé.
— 21 avril-11 mai : révision de la Constitution, création du Sénat.
—  17 juillet : Accord Gass-Golshâ’iân (Supplemental Oil Agreement)
augmentant les royalties de 22 à 33 cents/baril.
—  août  : élection au Majles  XVI. Création du Front national autour de
Mosaddeq.
— 16 novembre – 30 décembre : première visite du shah aux États-Unis.
 
1950
—  farvardin 1329/mars  : élections à Téhéran du Majles  XVI, annulées
après l’assassinat de Hažir.
— 25 mai : discours remarqué de Mosaddeq au Majles : illégitimité de la
Constituante de 1949, dénonciation de la dictature naissante.
— 10 juin : retour triomphal de Kâshâni après un an d’exil au Liban.
— juin : cabinet Razmârâ.
 
1951
— 16 esfand 1329/7 mars : assassinat de Razmârâ.
— mars-avril : cabinet Hoseyn Alâ.
— 24 esfand 1329/15 mars : Loi de nationalisation du pétrole.
— 26 mars : grève des ouvriers du pétrole.
— ordibehesht 1330/29 avril : Mosaddeq, premier ministre.
— 25 mai : la Grande-Bretagne soumet la question de l’AIOC au Tribunal
de La Haye.
—  juillet  : arrivée à Téhéran de Averell Harriman comme médiateur
américain.
—  21 septembre  : Henderson ambassadeur américain en Iran, succède à
Henry Grady (juin 1950-51).
— 2 octobre : expulsion du personnel britannique de l’AIOC.
— 8 octobre-18 novembre : Mosaddeq aux États-Unis avec Matin-Daftari
pour défendre la cause iranienne à l’ONU.
 
1952
— janvier : suspension de l’aide américaine (Point IV)
— fin mars : loi martiale à Téhéran, suite à des manifestations violentes.
— ordibehesht 1331/avril : Majles XVII.
— 28 mai-24 juin : Mosaddeq à La Haye pour défendre le dossier iranien
contre le Royaume-Uni.
— 15 tir 1331/5 juillet : démission du cabinet Mosaddeq devant le nouveau
Majles.
— 21 juillet/30 tir 1331 : insurrection ramenant Mosaddeq au pouvoir.
—  22 octobre/1 âbân 1331  : rupture des relations diplomatiques avec le
Royaume-Uni.
— 4 novembre : élection de Dwight D. Eisenhower (républicain).
 
1953
— janvier : Eisenhower président des États-Unis.
— 9 esfand 1331/28 février : coup d’État manqué contre Mosaddeq.
— 5 mars : mort de Staline.
— 29 juin : Eisenhower informe Mosaddeq du refus de l’aide américaine.
— 16 août : échec du premier coup d’État ; fuite du shah pour Bagdad et
Rome.
— 17 août : retour de Henderson à Téhéran.
— 18 août : Henderson rencontre Mosaddeq.
— 19 août/28 mordâd : Mosaddeq destitué par le coup d’État.
— 22 août : retour du Shah à Téhéran.
— 7 décembre /16 âzar : violentes manifestations à l’université de Téhéran
à l’occasion de l’arrivée du vice-président Richard Nixon et de la
reprise des relations diplomatiques avec le Royaume-Uni.
 
1954
— février : élections pour le Majles XVIII et le Sénat.
— 2 avril : traité de sécurité signé par la Turquie et le Pakistan.
— à partir d’août : démantèlement du réseau militaire du Toudeh.
—  2 novembre  : mort du prince héritier Ali-Rezâ Pahlavi, demi-frère du
shah, après un accident d’avion.
— 5 décembre-12 mars : voyage du shah aux États-Unis avec Sorayâ.
 
1955
— avril : Zâhedi exilé en Suisse, Hoseyn Alâ premier ministre.
— juillet : Chapin remplace Henderson comme ambassadeur à Téhéran
—  8 octobre  : l’Iran adhère au Pacte de Bagdad, rejoignant la Turquie,
l’Irak, le Pakistan et la Grande-Bretagne.
 
1956
— 19 janvier : Ali Amini ambassadeur à Washington
— 25 juin : voyage du shah à Moscou
— Pèlerinage du shah à La Mecque.
— Création de la SAVAK.
 
1957
— 27 mars : mission James P. Richards à Téhéran (le premier Ministre Alâ
affirme l’adhésion de l’Iran à la Doctrine Eisenhower, aide militaire
accrue).
— 20 farvardin/9 avril : Manučehr Eqbâl premier ministre.
 
1958
— 24-26 janvier : Foster Dulles, Secrétaire d’État, à Téhéran.
— 14 mai : Ali-Qoli Ardalân, ambassadeur à Washington à la place de Ali
Amini.
— 18 juin : Edward T. Wailes, ambassadeur américain à Téhéran.
— 30 juin – 2 juillet : visite du shah aux États-Unis.
—  juillet  : renversement de la monarchie irakienne. Le Pacte de Bagdad
devient CENTO.
 
1959
— 7-10 octobre : réunion des ministres des Affaires étrangères du CENTO
à Washington.
—  14 décembre/âzar 1338  : brève visite du président Eisenhower à
Téhéran.
— 21 décembre : mariage de Md-Rezâ Shâh et de Farah Dibâ.
 
1960
— esfand 1338/16 mars : première loi de réforme agraire.
— 16 mars : Ardeshir Zâhedi, ambassadeur à Washington.
—  juillet  : l’Égypte rompt ses relations diplomatiques avec l’Iran auquel
elle reproche la reconnaissance de facto d’Israël.
— 27 août/5 shahrivar : démission de Eqbâl. Ja’far Sharif-Emâmi, Premier
ministre. Organisation de nouvelles élections.
— 31 octobre/9 âbân 1339 : naissance du prince héritier Rezâ Pahlavi.
— novembre : élection de J. F. Kennedy
 
1961
— interdiction du Front national, nouvelles élections au Majles XX.
— destitution du général Teymur Bakhtyâr.
— mars : ambassade extraordinaire de Harriman à Téhéran.
— 29 mars/9 farvardin 1340 : mort de l’âyatollâh Sd Hoseyn Borujerdi.
— 6 mai : Ali Amini, premier ministre.
 
1962
—  19 dey 1340/9 janvier : loi de Réforme agraire complétée le 27 dey
1341/17 janvier 1963.
— 30 mars 1962 : Hoseyn Qods-Nakha’i, ambassadeur à Washington à la
place d’Ardeshir Zâhedi.
— farvardin 1341/10 avril : le shâh à Washington pour rencontrer Kennedy.
—  26 tir 1341/17 juillet  : Amini démissionne, se plaignant d’une aide
américaine insuffisante. Asadollâh Alam, proche du Shâh, premier
ministre.
— 24-26 août : le vice-président Lyndon Johnson à Téhéran.
 
1963
— 6 bahman 1341/26 janvier : referendum sur la Révolution blanche.
— février : arrestation des principaux leaders du Front national et du MLI.
— 5 avril : Mahmud Foruqi, ambassadeur à Washington.
— 15 khordâd 1342/5 juin : révolte et répression autour de Khomeyni.
— 16-20 octobre : de Gaulle en Iran
—  22 novembre  : assassinat de Kennedy. Lyndon Johnson, président
jusqu’au 20 janvier 1969.
 
1964
— 5 juin : voyage du shah aux États-Unis.
— loi d’immunité juridique au personnel militaire américain en Iran.
— 26 octobre : discours de Khomeyni sur le « retour des capitulations ».
— 4 novembre : arrestation et bannissement de Khomeyni en Turquie.
 
1965
er
—  1 bahman 1343/27 janvier  : assassinat de Hasan-Ali Mansur, premier
ministre.
— 21 farvardin 1344/10 avril : attentat contre le shah au Palais de marbre.
— avril : Armin Meyer, nouvel ambassadeur américain à Téhéran.
—  juin  : voyage du shah en URSS, aciérie d’Ispahan et contrats
d’armement en discussion.
— 15 septembre/24 shahrivar 1344 : le Majles donne le titre “Âryâmehr” au
shah.
 
1967
— 22-24 août : le shah aux États-Unis pour 2 jours.
— 26 octobre : couronnement du shah.
 
1968
— janvier : les Britanniques annoncent leur retrait du golfe Persique dans
les trois ans.
— juin : voyage du shah à Washington, puis à Moscou.
 
1969
— Richard Nixon président (jusqu’au 9 août 1974).
er
— 1 avril : le shah à Washington pour les obsèques d’Eisenhower.
—  17 avril  : incident sur le Shatt ol-Arab, la guerre avec l’Irak évitée de
justesse.
— 23 octobre : le shah en visite officielle à Washington.
 
1970
— 22 août : assassinat de Teymur Bakhtyâr en Irak.
 
1971
—  9 février  : attaque de la gendarmerie de Siyâhkal par des Fedâ’iân-e
khalq.
— 14 août : l’Iran reconnaît l’indépendance du Bahreïn.
— 17 août : relations diplomatiques entre l’Iran et la Chine.
— 11-17 octobre : fêtes de Persépolis.
— 30 novembre : occupation par l’armée du Shâh des îlots de Tomb et Abu
Musâ.
 
1972
—  9 avril  : traité d’amitié entre l’Irak et l’URSS. Les Kurdes irakiens se
tournent vers l’Iran.
— 30-31 mai : Nixon et Kissinger à Téhéran.
— 18 septembre-2 octobre : l’impératrice Farah en Chine.
— 10-31 octobre : le shah et Farah en URSS. Traité d’amitié entre URSS et
Iran.
— automne : envoi de troupes iraniennes en Oman.
 
1973
— 7 mars : Ardeshir Zâhedi à nouveau ambassadeur à Washington.
 
1974
— 9 août : démission de Nixon.
 
1975
— 5 mars : accords d’Alger entre le shah et Saddam Hussein.
— Parti Rastâkhiz, « La résurrection de l’Iran ».
— 15-16 mai 1975 : le shah à Washington.
 
1976
— novembre : élection de Carter.
 
1977
— mai : début des lettres ouvertes d’intellectuels adressées au shah.
— 7 août : Jamshid Âmuzgâr, premier ministre succède à Hoveydâ.
—  14 novembre  : voyage du shah aux États-Unis. Le 15 novembre, il
pleure devant la Maison Blanche.
— 31 décembre : J. Carter à Téhéran.
 
1978
— 7 janvier/17 dey : article insultant sur Khomeyni dans Ettelâât.
—  avril  : Margaret Thatcher en Iran (Téhéran, Ispahan, Chiraz). Même
chose pour Ronald Reagan et George Bush fin avril .
— avril : voyage de Jamshid Âmuzegâr à Washington.
— 9 août : émeutes et destructions à Ispahan, Hôtel Shah Abbas incendié.
5 morts. Annulation du festival de Shirâz.
— 11 août : loi martiale à Ispahan.
— 27 août/5 shahrivar : Ja’far Sharif-Emâmi, premier ministre.
— 29 août-1er septembre : Hua Gofeng à Téhéran.
— 7 septembre/16 shahrivar : loi martiale à Téhéran.
—  8 septembre/17 shahrivar  : l’armée tire sur la foule à la place Žâla
(Jaleh), Vendredi noir.
— 10 septembre : Carter appelle le shah depuis Camp David, pour l’assurer
de son soutien.
—  6 octobre  : Khomeyni arrive à Paris. Le 9, transféré à Neauphle-le-
Château.
— 18 octobre : grève générale de la raffinerie d’Âbâdân.
— 2 novembre : Bzrezinski, dans une note, encourage le shah à prendre des
mesures décisives pour rétablir l’ordre et rétablir son autorité. Soutien
américain sans réserve pour utiliser la force.
—  5 novembre (dimanche)  : violentes manifestations à Téhéran. Le
général  Azhâri devient premier ministre. Discours du shah. Grève
générale.
— 9 novembre : « Thinking the Unthinkable », télégramme de Sullivan à
Washington pour envisager l’arrivée de Khomeyni au pouvoir.
— 7 décembre : Sadiqi pressenti pour diriger un gouvernement.
—  10-11 décembre/9 âzar  : immenses manifestations à Téhéran, Tâsu’â-
šurâ.
—  24 décembre  : lors d’une manifestation une voiture de l’ambassade
américaine qui cherchait à se faire ouvrir le portail est incendiée, la
foule lance des projectiles. Attaque repoussée sans victime.
— 26-28 décembre : voyage de Michel Poniatowski à Téhéran et rapport à
VGE.
—  31 décembre  : démission d’Azhâri. Chapour Bakhtiar devient premier
ministre.
 
1979
— 4 janvier : conférence de la Guadeloupe.
— 4 janvier-3 février : mission Huyser.
— 6 janvier : Shapour Bakhtiar présente son gouvernement au shah.
— 16 janvier : départ du shah pour l’Égypte.
— 22 janvier : départ du shah pour Marrakech.
er
— 1 février : arrivée de Khomeyni à Téhéran.
— 5 février : Bâzargân nommé premier ministre de Khomeyni.
— 8 février : des militaires en uniforme participent à une manifestation en
faveur de Khomeyni.
— 11 février : insurrection, victoire de la révolution.
— 14 février : première occupation de l’ambassade américaine.
— 30 mars : le shah quitte Marrakech pour les Bahamas.
— 22 octobre : le shah arrive à New York.
— 4 novembre : prise d’otages à l’ambassade américaine.
— 15 novembre : l’assemblée des experts adopte la nouvelle constitution.
—  20 novembre/1 moharram 1400  : prise de la Grande mosquée de La
Mecque.
— 3 décembre : referendum sur la Constitution.
— 27 décembre : invasion de l’Afghanistan par des troupes soviétiques.
Bibliographie

Remarques

De nombreux documents diplomatiques et extra-diplomatiques (CIA)


américains sont disponibles sur le site Foreign Relations of the United
States. Pour la période particulièrement sensible du coup d’État contre
Mosaddeq, certains ont été réunis par James C. Van Hook dans le volume
Foreign Relations of the United States… Iran 1951-1954, accessible sur
internet (même site) au format pdf, dans deux éditions différentes, de 2017
(1007 pages) et 2018 (deuxième édition, 1013 pages). Quand une
pagination est mentionnée, c’est, par défaut, l’édition de 2018. Si aucune
pagination n’est mentionnée pour une référence FRUS, il faut se référer au
site https://history.state.gov/historicaldocuments/ dont la consultation est
aisée (2022). Comment le choix des documents publiés a été fait, sur quels
critères  ? c’est une question ouverte. Paradoxalement, la publication de
documents qui donnent plutôt une image défavorable de l’action américaine
n’empêche pas les archivistes de garder des documents ou des portions de
documents à l’abri de notre curiosité (parfois quelques noms ou mots ou
lignes ou paragraphes mentionnés non accessibles, not declassified),
comme si, bientôt soixante-dix ans après leur rédaction ces documents ou
certains faits ou certains personnages avaient encore besoin d’être protégés
par le secret et le caviardage.
Y.  ALEXANDER, &  A.  NANES, eds., The United States and Iran, a
Documentary History ont publié un choix des documents américains les
plus importants.
Chaque fois que c’est possible, j’ai utilisé les versions originales des
discours ou des mémoires, par exemple pour les discours du shah ou de
Xomeyni ; ou les carnets d’Asadollâh Alam dont la traduction anglaise est
très incomplète.
Les titres en persan sont transcrits de manière plus simple et courante
dans le texte, de manière plus précise (une lettre, un phonème ou un signe
translittéré, un graphème persan) ici et dans les notes. Notamment č = tch ;
š = sh ; x = kh ; ž = zh. Le e se prononce toujours « é » et le u, « ou ».

Abréviations

ABCFM = American Board of Commissioners for Foreign Missions


(1810)
AIOC = Anglo-Iranian Oil Company (depuis 1935)
APOC = Anglo-Persian Oil Company (jusqu’en 1935)
ARAMCO = Arabian American Oil Company, devenue Saudi Arabian
Oil Company
ARMISH =  US Army Mission in Iran Headquarters (fondu avec
MAAG en 1958)
AWACS = Airborne Warning & Control System
BBC = British Broadcasting Corporation
BIRD =  Banque internationale pour la reconstruction et le
développement (= IBRD)
CENTO = Central Treaty Organisation (nouvelle appellation du pacte
de Bagdad depuis 1959)
CIA = Central Intelligence Agency
DNSA = Digital National Security Archive
FO = Foreign Office
FRUS = Foreign Relations of the United States
IBRD =  International Bank for Reconstruction and Development,
(= BIRD)
ITF = Iran Task Force (1961)
JCPOA =  Joint Comprehensive Plan of Action, accord signé le
14 juillet 2015 à Vienne.
JFKL = J. F. Kennedy Presidential Library and Museum
MAP = Military Assistance Program
MAAG =  U.S. Army Mission in Iran/Military Assistance Advisory
Group
METO = Middle East Treaty Organization
MLI =  Mouvement pour la Liberation de l’Iran (Nahzat-e âzâdi-e
Irân)
MI6 =  Military Intelligence, section  6, service de renseignement
extérieur britannique
NIOC = National Iranian Oil Company [en français, SNIP]
NSC = National Security Council, Conseil de sécurité nationale
PRC = Policy Review Committee (automne 1978)
RCD = Regional Cooperation for Development, volet économique du
CENTO (1964).
SCC = Special Coordinating Committee (lié au NSC)
SNIP =  Société Nationale Iranienne du Pétrole [=  NIOC], Šerkat-e
melli-e naft-e Irân
USAID = US Agency for International Development
USICA = United States International Communication Agency

Sites internet accessibles en 2021

https://archive.org/details/DocumentsFromTheU.s.EspionageDen
(Documents from the U.S. Espionnage Den, Asnâd-e lâna-ye
jâsusi)
http://belog.jigaram.com/documents-from-the-u-s-espionage-den/
(Documents from the U.S. Espionnage Den, Asnâd-e lâna-ye
jâsusi) [au 25 mars 2022)
https://www.ghbook.ir/index.php?lang=fa (Asnâd-e lâna-ye jâsusi)
1
http://basij.aut.ac.ir/usemb/farsi/1.pdf (Asnâd-e lâna-ye jâsusi)
https://www.ical.ir/fa/MashroohMozakerat (débats du Parlement
iranien)
https://www.eisenhowerlibrary.gov/ (Bibliothèque D.K. Eisenhower)
https://iranicaonline.org (Encyclopædia Iranica)
https://history.state.gov/historicaldocuments/ (Foreign Relations of the
United States, documents diplomatiques américains déclassifiés)
https://nsarchive.gwu.edu/ (National Security Archive)
https://www.jfklibrary.org/asset-viewer/archives/JFKNSF (J.  F.
Kennedy Presidential Library and Museum)
https://mashruteh.org/wiki/ (Journal Ettelâ’ât)
https://mashruteh.org/wiki/ (collection de tous les discours du shah en
persan)
http://tarikhirani.ir/fa (Tarikhirani, site d’histoire contemporaine)
https://fis-iran.org/en/ (Foundation for Iranian Studies – Oral History)
https://library.harvard.edu/collections/iranian-oral-history-project
(Harvard Oral History Project – Habib Ladjevardi)
https://fis-iran.org/en/resources/pahlavi (Foundation for Iranian
Studies, documents sur les Pahlavi.
http://lib.eshia.ir/ (discours de Khomeyni Ṣaḥifa-ye nur)
http://www.imam-khomeini.ir/fa/ (œuvres et discours de Khomeyni,
Ṣaḥifa-ye Emâm)
https://www.radiozamaneh.com/ (radio libre en persan financée par le
parlement des Pays-Bas).
https://www.mashreghnews.ir/news/490732/‫تسخیرشد‬-‫آمریكا‬-‫سفارت‬-‫چرا‬
(Enquête sur les causes de l’occupation de l’ambassade américaine,
4 novembre 2016, avec interview des preneurs d’otages)

Livres et articles

ABDI, Abbâs, “Az ešqâl-e sefârat-e Emrikâ bâ me’yâr-e emruz-am


defâ’ nemi-konam” [Avec mes critères d’aujourd’hui, je ne défends
pas la légitimité de l’occupation de l’ambassade américaine],
interview avec Radio Zamaneh (Amsterdam), 13 âbân 1395
(4 novembre 2016), https://www.radiozamaneh.com/305985
ABRAHAMIAN, Ervand, Iran between Two Revolution, Princeton (N. J.),
Princeton University Press. 1982.
ABRAHAMIAN, Ervand, Tortured Confessions  : Prisons and Public
Recantations in Modern Iran, Los Angeles, University of
California Press, 1999.
ABRAHAMIAN, Ervand, The Iranian Mojahedin. London, Tauris / New
Haven – London, Yale University Press, 1989.
AFKHAMI, Gholam Reza, The Life and Times of the Shah, Berkeley,
Los Angeles, London, University of California Press, 2009.
‘ALAM, Asadollâh, ‘Ali-Naqi ‘Âlixâni, ed., Yâddâšthâ-ye ‘Alam,
[Carnets de A. Alam], 7 vol., Bethesda, Iranbooks, 1992 sq. [texte
persan publié aux États-Unis, sensiblement identique (sauf la
pagination) à une réédition iranienne, Tehrân, Ketâbsarâ,
1371/1992 sq.].
ALAM, Asadollah, The Shah and I.  The Confidential Diary of Iran’s
Royal Court, 1969-1977, introduced and edited by Alinaghi
Alikhani. London-New York, I.B. Tauris, 1991 [traduction très
abrégée du précédent].
ÂL-E AHMAD, Jalâl, Qarb-zadagi, [Tehrân, Ravvâq, 1979], (trad. fr. par
Fr.  Barrès-Kotobi et M.  Kotobi, L’Occidentalite, Paris,
L’Harmattan, 1988)
ÂL-E AHMAD, Jalâl, Dar xedmat va xiânat-e rowšanfekrân [Sur la
mission et la trahison des intellectuels], Tehrân, Xârezmi, 2 vol.,
1357 / 1978.
ALEXANDER, Yonah & Allan NANES, eds., The United States and Iran,
a Documentary History, Frederick (Maryland), Aletheia Books,
University Publications of America, 1980.
ALGAR, Hamid, “Khomeini”, Encyclopaedia Iranica (XVI, 5), 2019.
ALVANDI, Roham, Nixon, Kissinger and the Shah : The United States
and Iran in the Cold War, Oxford – New York, Oxford University
Press, 2014.
AMINI, Ali, (Habib Lâjvardi, ed.) Xâṭerât-e Ali Amini [Mémoires sous
forme d’interview, trois séances, décembre  1981, dans le cadre
d’un projet de l’université de Harvard], avec introduction de Bâqer
Âqeli, Tehrân, Našr-e Goftâr, 1376/1998. [Autre édition iranienne
avec pagination différente, introd. Mas’ud Behnud, Tehrân, Esâlat-
e Tanšir, 1377/1998]
AMINI, Ali, Ya’qub Tavakkoli, ed., Xâṭerât-e ‘Ali Amini [Mémoires
rédigés par l’auteur, publiés initialement dans Keyhân-e Landan,
Londres, 1372/1993], Tehrân, Howza-ye honari-e Daftar-e adabiât-
e Enqelâb-e eslâmi, 1377/1998.
(Anonyme), Islam in Iran, rapport rendu anonyme partiellement
déclassifié en 2005, Washington, CIA, 1980, accessible en pdf sur
le site internet de la BBC.
(Anonyme, ed.) Dr ‘Ali Amini be-revâyat-e asnâd-e Sâvâk [Le Dr
A. A. d’après les documents de la Savak], Tehrân, Markaz-e bar-
rasi-e asnâd-e târixi-e Vezârat-e Ettelâ‘ât, 1379/2000.
ÂQELI, Dr. Bâqer, “Pišgoftâr” [Introduction], A.  AMINI, H.  Lâjvardi,
ed., Xâṭerât-e ‘Ali Amini.
ASQARZÂDA, Ebrâhim, “Gorugân-e ân gorugângiri šodim” [Nous
sommes devenus les otages de cette prise d’otages], Tarikhirani 13
âbân 1392 / 4  novembre 2013. Consulté le 28/12/2018 (7 pages)
http://tarikhirani.ir/fa/news/3714/
AYATOLLAHI TABAAR, Mohammad, Religious Statecraft. The Politics of
Islam in Iran, New York, Columbia University Press, 2018.
AZIZI, Ahmad, Šetâ-ye omr. Barga-hâ-ye xâterât-e siâsi [Mémoires
politiques]. Tehrân, Našr-e Ney, 1395.
BAKHTIAR, Chapour, Ma fidélité, Paris, Albin Michel, 1982.
BAXTYÂR, Dr Šâpur, Si-o haft ruz pas az si-o haft sâl [Trente-sept jours
après trente-sept ans], interviews sur son gouvernement, Paris,
Radio-Iran, xordâd 1361 / 1982.
BALL, George, The Past Has Another Pattern. Memoirs, New York,
W.W. Norton & Company, 1982.
BAMBERG, J.H., The History of the British Petroleum Company. Vol.
2 : The Anglo-Iranian Years, 1928-1954, Cambridge – New York –
Melbourne, Cambridge University Press, 1994.
BAQÂ’I-KERMÂNI, Dr Mozaffar, Šenâxt-e haqiqat. Dr Mozaffar Baqâ’i
Kermâni dar pišgâh-e târix [Connaissance de la vérité : M. B-K. au
devant de l’histoire], Kermân, [été 1379].
[BAQÂ’I-KERMÂNI, Dr Mozaffar, orthographié Mozzafar Baghaii],
Interview en persan par Habib Ladjevardi, Iranian Oral History
Project, Franklin Lake, NJ et New York, 1986. (Accessible sur
internet, publié en Iran avec le titre Xâterât-e Doktor Mozaffar
Baqâ’i Kermâni, Tehrân, Elm, 1382/2003.)
BAYANDOR, Darioush, Iran and the CIA. The Fall of Mosaddeq
Revisited, Basingstoke – New York, Palgrave-Macmillan, 2010.
BAYANDOR, Darioush, The Shah, the Islamic Revolution and the United
States, Cham (CH) – New York, Palgrave Macmillan, 2019.
[BÂZARGÂN, Mohandes], Moškelât va masâ’el-e avvalin sâl-e Enqelâb
az zabân-e mohandes Bâzargân [recueil des discours et
déclarations de M.  Bâzargân pendant la première année de la
révolution], Abdolali Bâzargân, ed., Tehrân, Nahzat-e âzâdi,
1361/1983.
BÂZARGÂN, Mohandes Mahdi, Enqelâb-e Irân dar do ḥarakat [La
révolution iranienne en deux temps], [Tehrân], chez l’auteur, 3e éd.,
1363/1984 (1re éd., 1983).
BEDJAOUI, Mohammed, MERONI, Flavio et SALAMATIAN, Ahmad,
L’Amérique en otage. 444 jours de diplomatie secrète en Iran,
Paris, Riveneuve, 2022.
BEEMAN, William O., “Images of the Great Satan : Representations of
the United States in the Iranian Revolution”, in N. R. Keddie, ed.
Religion and Politics in Iran, pp. 191-217.
BILL, James A., The Eagle and the Lion. The Tragedy of American-
Iranian Relations, New Haven –  London, Yale University Press,
1988.
BLAKE, Kristen, The U.S.-Soviet Confrontation in Iran, 1945-1962, A
Case in the Annals of the Cold War, Lanham (Maryland) –
 Plymouth (UK), The University Press of America, 2009.
BOWDEN, Mark, Guests of the Ayatollah. The first battle in the west’s
war with militant Islam. London, Atlantic, 2006
BRZEZINSKI, Zbigniew, Power and Principle : Memoirs of the National
Security Adviser, 1977-1981, New York, Farrar – Straus – Giroux,
1983.
BURR, William, “A Brief History of U.S.-Iranian Nuclear
Negotiations”, Bulletin of Atomic Scientists, 65, no. 1 (2009),
pp. 21–34.
CARTER, Jimmy, Keeping Faith. Memoirs of a President. London,
Collins, 1982.
CARTER, Jimmy, White House Diary, New York, Picador, 2011.
CHEHABI, H.  E., Iranian Politics and Religious Modernism, the
Liberation Movement of Iran under the Shah and Khomeini, Ithaca
(NY), Cornell University Press, 1990
CORDONNIER, Jocelyn, Les États-Unis et l’Iran au cours des années
1970. Une amitié particulière au temps de la guerre froide, Paris,
L’Harmattan, 2015.
COTTAM, Richard W., Nationalism in Iran, Pittsburgh, University of
Pittsburgh Press, 1964.
COTTAM, Richard W., Iran and the United States. A Cold War Case
Study, Pittsburg, University of Pittsburg Press, 1988.
DJALILI, Mohammad-Reza, Le golfe Persique, problèmes et
perspectives, Paris, Dalloz –  Téhéran, Librairie Larousse
internationale, 1978.
[Documents of the U.S. Espionage Den / Asnâd-e Lâna-ye jâsusi]  :
[Texte anglais des 72 volumes des documents de l’ambassade
publiés par les étudiants] Accessibles par le site internet américain
https://archive.org/details/DocumentsFromTheUSEspionageDen/
e
EBTEHÂJ, Abo’l-Hasan, Xâterât [Mémoires], 2 vol., 2   éd., Tehrân,
Elmi, 1375/1997.
EBTEKAR, Massoumeh (with Fred A.  Reed), Takeover in Tehran. The
Inside Story of the 1979 U.S. Embassy Capture, Vancouver, Talon
Books, 2000.
ELM, Mostafa, Oil, Power, and Principle. Iran’s Oil Nationalization
and its Aftermath, Syracuse (NY), Syracuse University Press, 1992.
Encyclopædia Iranica, New York, Persian Heritage
Foundation  &  Leiden, Brill (aussi consultable en ligne,
https://iranicaonline.org)
ESMÂ’ILI, Dr Bahman, Zendagi-nâma-ye Mosaddeq os-Saltana
[Biographie de Mosaddeq os-Saltana], s.l.n.d. [Tehrân, vers 1980]
FARDUST, H. voir ŠAHBÂZI, A.
FAWCETT, Louise L’estrange, Iran and the Cold War. The Azerbaijan
crisis of 1946, Cambridge –  New York  – Port Chester –
 Melbourne – Sydney, Cambridge University Press, 1992.
FLOOR, Willem M., “The Revolutionary Character of the Ulama  :
Wishful Thinking or Reality ?”, in N. R. Keddie, ed. Religion and
Politics in Iran, pp. 73-97.
FLYNN, Thomas S.  R. (OP), The Western Christian Presence in the
Russias and Qājār Persia, c.1760—c.1870, Leiden – Boston, Brill,
2017.
FOCSANEANU, Lazar. “La ‘Doctrine Eisenhower’ pour le Proche-
Orient”, in  : Annuaire français de droit international, volume  4,
1958. pp. 33-111.
Foreign Relations of the United States… Iran 1951-1954, voir VAN
HOOK, James C.
Foreign Relations of the United States, 1952–1954, Iran, 1951–1954,
Second Edition, Washington, United States Government Printing
Office, U.S. Department of State, Office of the Historian, Bureau
of Public Affairs, ebook, 18 octobre 2018.
Foreign Relations of the United States, 1958–1960, Volume XII, Near
East Region ; Iraq ; Iran ; Arabian Peninsula. Washington, United
States Government Printing Office, U.S. Department of State,
Office of the Historian, Bureau of Public Affairs, 29 mai 2018.
Foreign Relations of the United States, 1961–1963, Volume  XVII,
Near East, 1961–1962, Washington, United States Government
Printing Office, U.S. Department of State, Office of the Historian,
Bureau of Public Affairs, 30 mai 2018.
GASIOROWSKI, Mark J., «  The 1953 Coup d’État in Iran  ».
International Journal of Middle East Studies, 19, 25. 1987.
GASIOROWSKI, Mark J., & KEDDIE, N. R., éds., Neither East Nor West :
Iran, the Soviet Union, and the United States, New
Haven & London, Yale University Press, 1990
GASIOROWSKI, Mark, U.S. Foreign Policy and the Shah. Building a
Client State in Iran, Ithaca  &  London, Cornell University Press,
1991.
GASIOROWSKI, Mark J., “The Qarani Affairs and Iranian Politics”,
o
International Journal of Middle East Studies, 25, n   4 (1993),
pp. 625-644.
GASIOROWSKI, Mark J., “Obituaries  : Richard W.  Cottam (1924-
1997)”, Iranian Studies, 30 (3/4), 1997, pp. 415–417.
GASIOROWSKI, Mark J., “The 1953 Coup d’État Against Mosaddeq” in
M.  J. Gasiorowski  &  M.  Burne, eds, Mohammad Mosaddeq and
the 1953 Coup in Iran, Syracuse (N.Y.), Syracuse University Press,
2004.
GASIOROWSKI, Mark, “US intelligence assistance to Iran, May-October
1979”, Middle East Journal, 66, no 4 (October 2012), 613-627.
GASIOROWSKI, Mark, “US Covert Operations toward Iran, February–
November 1979  : Was the CIA Trying to Overthrow the Islamic
Regime ?” Middle Eastern Studies, 51 (1), January 2015, 115-135.
GHAZVINIAN, John, America and Iran. A History, 1720 to the Present.
New York, Oneworld Publications, 2021.
GIL GUERRERO, Javier, The Carter Administration and the Fall of
Iran’s Pahlavi Dynasty. US-Iran Relations on the Brink of the 1979
Revolution, Basingstoke – New York, Palgrave Macmillan, 2016.
GISCARD D’ESTAING, Valéry Le pouvoir et la vie, I [La Rencontre,
Paris], Compagnie 12/Le Livre de poche, 1988.
GISCARD D’ESTAING, Valéry Le pouvoir et la vie, III, Le pouvoir et la
vie, [Paris], Compagnie 12/ Le Livre de poche, 2006.
GRADY, Henry F. “What Went Wrong in Iran  ?”, Saturday Evening
Post, 5 janvier 1952, p. 30, 56-58.
HELMS, Richard, interview par William Burr, Foundation for Iranian
Studies, Program of Oral History, 1986 (entretien réalisé en 1985 à
Washington)
HENDERSON, Loy W.  Oral History Interview, the Harry S.  Truman
Library (1973), https://www.trumanlibrary.gov/library/oral-
histories/hendrson#1, entretiens avec Richard D.  McKinzie les
14 juin et 3 juillet 1973 transcrits en 239 pages.
HERRING, George C., From Colony to Superpower. U.S. Foreign
Relations Since 1776. Oxford –  New York, Oxford University
Press, 2008.
HOMAYOUNPOUR, Parviz, L’Affaire d’Azarbaïdjan, Lausanne, Payot,
1967.
HUYSER, General Robert E., Mission to Tehran. London, André
Deutsch, 1986
JONES, Geoffrey, Banking and Empire in Iran. The History of the
British Bank of the Middle East, vol.  1, Cambridge, Cambridge
University Press, 1986
JOSEPH, John, The Modern Assyrians of the Middle East. Encounters
with Western Christian Missions, Archaeologists, &  Colonial
Powers. Leiden – Boston – Köln, Brill, 2000.
JOWDAVI, Hoseyn (ed.), Dânešjuyân va gerugân-hâ. Târix-e šafâhi-e
dânešjuyân-e peyrow-e xaṭṭ-e Emâm [Histoire orale des Étudiants
suivant la ligne de l’Imam]. Tehrân, Mo’assesa-ye farhang-e honari
va Entešârât-e Markaz-e asnâd-e Enqelâb-e eslâmi, 1392/2013.
KASRAVI, Ahmad, Târikh-e hejdah sâla-ye Âzarbâyjân [Dix-huit
e
années d’histoire de l’Azerbaïdjan], Téhéran, Amir Kabir, 8   éd.,
2536/1977.
KEDDIE, Nikki R., “The Roots of the Ulama’s Power in Modern Iran”,
in N.R. Keddie, ed., ed., Scholars, Saints and Sufis. Muslim
Religious Institutions in the Middle East since 1500, Berkeley –
 Los Angeles – London, University of California Press, 1972.
KEDDIE, Nikki R., ed. Religion and Politics in Iran. Shi’ism from
Quietism to Revolution, New Haven (Ct), Yale University Press,
1983.
KISSINGER, Henry, White House Years. Boston –  Toronto, Little,
Brown & Co., 1979.
KISSINGER, Henry, Years of Upheaval, New York –  London, Toronto,
re
Sydney, Simon & Schuster, paperbacks, 2011 (1  éd., 1982).
KHOMEYNI, voir XOMEYNI
KOMER, Robert W., Oral History Interview, Kennedy Oral History,
31  octobre 1964. Accessible en ligne sur le site de J.  F. Kennedy
Presidential Library and Museum.
KOMER, Robert W., “The Reminiscences of R.W. Komer”, American –
 Iranian Foreign Policy, Oral History Project, Columbia University,
Foundation for Iranian Studies, interview avec William Burr,
27 avril et 11 août 1987, Washington, 1987.
KUNIHOLM, Bruce R., The Origins of the Cold War in the Near East.
Great Power Conflict and Diplomacy in Iran, Turkey, and Greece,
Princeton (NJ), Princeton University Press, 1980.
LAINGEN, Ambassador L. Bruce, Yellow Ribbon. The Secret Journal of
Bruce Laingen, Washington –  New York  – London, Brassey’s
(US), Inc., 1992.
LAMBTON, Ann K.S., The Persian Land Reform, 1962-1966, Oxford,
Oxford University Press, 1969.
LERNER, Daniel, avec la coll. de L.  W. Pevsner et l’introd. de
D.  Riesman, The Passing of Traditional Society. Modernizing the
Middle East, Glencoe (Ill.), The Free Press, 1958.
LIMBERT, John W., Negociating with Iran. Wrestling the Ghosts of
History. Washington, United States Institute of Peace Press, 2009.
MCGHEE, Ambassador George, Envoy to the Middle World. Adventures
in Diplomacy, préface de Dean Rusk, New York  etc.,
Harper & Row, 1969.
McDANIEL, Tim, Autocracy, Modernization and Revolution in Russia
and Iran, Princeton, Princeton University Press, 1991.
MCGLINCHEY, Stephen, US Arms Policies Towards the Shah’s Iran,
London [etc.], Routledge, Taylor and Francis Group, 2014.
MADANI, Dr Sd Jalâl od-Din, Târix-e siâsi-e mo‘âṣer-e Irân [Histoire
politique de l’Iran contemporain], Qom, Daftar-e entešârât-e
eslâmi-e vâ-basta be Jâme‘a-ye modarresin-e ḥowza-ye ‘elmiya-ye
Qom, 1361/1982.
MAHDAVI, Abd or-Rezâ Hušang, Siâsat-e xâreji-e Irân dar dowrân-e
Pahlavi, 1300-1357 [Politique étrangère de l’Iran sous les Pahlavi,
1921-1979], Tehrân, Alborz, 1373 /1994.
MAHDAVI-KANI, Mohammad-Rezâ, Xâṭerât-e âyatollâh Mahdavi-Kani
[Mémoires], Qolâm-Rezâ Xᵛâja-Sarvi, ed., Tehrân, Markaz-e
asnâd-e Enqelâb-e eslâmi, 1385/2007.
[MAJLES-E XOBRAGÂN] Ṣurat-e mašruḥ-e mozâkerât-e Majles-e bar-
rasi-e nahâ’i-e qânun-e asâsi-e Jomhuri-e eslâmi-e Irân, [Débats
de l’Assemblée constituante de 1979], Tehrân, Ravâbeṭ-e ‘omumi-e
Majles-e šurâ-ye eslâmi, 1364/1985 (3 vol.)
MARKAZ-E BARRESI-E ASNÂD-E TÂRIXI, ed. Doktor Ali Amini be-revâyat-
e asnâd-e Sâvâk [Dr Amini d’après les documents de la SAVAK],
Rejâl-e asr-e Pahlavi, 3 –  Tehrân, Markaz-e bar-resi-e asnâd-e
târixi-e Vezârat-e ettelâ’ât, 1379/ 2000.
MEYER, Armin, Interview avec William Burr, Washington, 29  mars
1985, Foundation for Iranian Studies (internet).
MEYER, Armin, Quiet Diplomacy. From Cairo to Tokyo in the Twilight
of Imperialism, Lincoln (Nebr.), 2003.
MILANI, Abbas, The Shah, New York, Palgrave Macmillan, 2011.
MILANI, Abbas, Eminent Persians, The Men and Women who made
Modern Iran, 1941-1979, 2 vols., New York, Syracuse University
Press & Persian World Press, 2008.
MILLSPAUGH, A.C., The American Task in Persia, New
York & London, 1925.
MILLSPAUGH, Arthur C., Americans in Persia, Washington, The
Brookings Institution, 1946.
MOIN, Baqer, Khomeini : Life of the Ayatollah, New York, I. B. Tauris,
1999.
MONTAẒERI, Ḥoseyn-‘Ali, Xâterât-e âyatollâh Montaẓeri, majmu’a-ye
peyvast-hâ va dast-nevis-hâ [Mémoires], [Paris], Enqelâb-e eslâmi,
2001.
MOSADDEQ, Md, Xâterât va ta’allomât [Souvenirs et souffrances], Iraj
Afšâr, ed., Tehrân, ‘Elmi, 1365/1986.
MOVAḤḤED, Md-Ali, Xᵛâb-hâ-ye âšofta-ye naft. Dr Mosaddeq va
Nahzat-e melli-e Irân, [Les fantasmes du pétrole, le Dr Mosaddeq
et le mouvement national de l’Iran], 2 vol., Tehrân, Kârnâma,
1378/1999.
MUSAVI XO’EYNIHÂ, Seyyed Mohammad, “Vâ koneš-e Musavi
Xo’eynihâ be ed’â-ye hozur-e monâfeqin dar ešqâl-e sefârat-e
Âmerikâ  : Rajavi va Xiâbâni ejâza nayâftand be dâxel-e Lâna-ye
jâsusi biâyand” [Réaction de Kho’eynihâ sur les prétentions des
Mojâhédines à avoir participé à l’occupation de l’ambassade
américaine]. Interview, 13 âbân 1390 (4  novembre 2011),
Târixirâni, http://tarikhirani.ir/fa/news/1481
NAJI, Kasra, Ahmadinejad. The Secret History of Iran’s Radical
Leader, London – New York, I.B. Tauris, 2008.
NARÂQI, Ehsân, Jâme’a, javânân, dânešgâh, diruz, emruz, fardâ [La
société, la jeunesse et l’université hier, aujourd’hui, demain],
e
Tehrân, Franklin / Jibi, 1350 / 1971 (3  éd. 2536 / 1977).
NATIONS UNIES, Recueil des traités. Traités et accords internationaux
enregistrés ou classés et inscrits au répertoire au Secrétariat de
l’Organisation des Nations Unies, vol. 776, New York, 1975.
NEMCHENOK, Victor V., « ‘That So Fair a Thing Should Be So Frail :’
The Ford Foundation and the Failure or Rural Development in Iran,
1953-1964 », Middle East Journal, 63, 2 Spring 2009, pp. 261-284.
NIXON, Richard, The Memoirs of Richard Nixon, New York,
Simon & Schuster, 1978.
NIXON, Richard, The Real War, New York, Simon & Schuster, 1984.
FLYNN, Thomas S.  R. (OP), The Western Christian Presence in the
Russias and Qājār Persia, c.1760—c.1870, Leiden – Boston, Brill,
2017.
ONEY, Earnest R., Elites and the Distribution of Power in Iran,
[Washington], CIA, Directorate of Intelligence, Office of Political
2
Research, February 1976 .
ONEY, Earnest R., Interview par Seyyed Vali Reza Nasr, Bethesda
(Maryland), 22 et 29  mai 1991, Foundation for Iranian Studies,
Oral History Program. [Transcription révisée par Oney]
PAHLAVI, Princesse Ashraf, Visages dans un miroir. La sœur du shah
témoigne, trad. de l’anglais, Paris, Robert Laffont, 1980.
PAHLAVI, Mohammad-Rezâ, Ma’muriat barâ-ye vatan-am [Mission
pour ma patrie], Tehrân, Bongâh-e tarjome va našr-e ketâb, 9e  éd.,
2535/1976 (1re éd. 1961)
PAHLAVI, Mohammad-Rezâ, Be-su-ye tamaddon-e bozorg [Vers la
Grande civilisation], Tehrân, s.d. (1977).
PAHLAVI, Mohammad Reza, Réponse à l’Histoire, Paris, Albin Michel,
1979.
PARSONS, Anthony, The Pride and the Fall. Iran 1974-1979, London,
Jonathan Cape, 1984.
PONIATOWSKI, Michel, “Note confidentielle de Michel Poniatowski au
président” (du 29  décembre 1978), in V.  GISCARD D’ESTAING, Le
pouvoir et la vie, I, pp. 395-400.
PRECHT, Henry, “The Iranian Revolution : An Oral History with Henry
Precht, Then State Department Desk Officer”, Middle East
Journal, 58, 1 (Winter 2004), pp.  9-31. [extrait de l’interview de
l’Association for Diplomatic Studies and Training]
PRECHT, Henry, Interview par Charles Stuart Kennedy, 8  mars 2000,
Association for Diplomatic Studies and Training, [Washington,
consultable en pdf sur adst.org]
Qânun-e asâsi-e Jomhuri-e eslâmi-e Iran, mosavvab-e sâl 1358 bâ
eslâhât-e 1368 [Loi fondamentale de 1979 avec révisions de 1989],
Tehrân, Riâsat-e Jomhuri, Edâra-ye koll-e qavânin va moqarrarât-e
kešvar, 2e éd., 1374 /1995.
QARABÂQI, Abbâs, Xâterât-e Ženerâl. Xâterât-e artešbod A Q –
  mordâd-bahman 57. Tehrân, Našr-e Ney, 1364 /1985 [version
française : A. GHARABAGHI, Vérités sur la crise iranienne, Paris, La
Pensée Universelle, 1985]
QAVÂM OS-SALṬANA, Ahmad (Qolâmḥoseyn Mirzâ-Ṣâleḥ, éd.),
Xâterât-e siâsi [Mémoires politiques], Tehrân, Mo’in, 1391/2012.
RAFIZADEH, Mansur, Witness. From the Shah to the Secret Arms Deal,
An Insider’s Account of U.S. Involvement in Iran. New York,
William Morrow & Co, 1967.
RAHNEMA, Ali, Behind the 1953 Coup in Iran. Thugs, Turncoats,
Soldiers, and Spooks, New York, Cambridge University Press,
2015.
RAHNEMA, Ali, Call to Arms. Iran’s Marxist Revolutionaries.
Formation and Evolution of the Fada’is, 1964-1976, Londres,
Oneworld Academic, 2021.
RAMAZANI, Rouhollah K., The United States and Iran : The Patterns of
Influence, New York, Praeger Publishers, 1982.
RICHARD, Yann, “Base idéologique du conflit entre Mosaddeq et
l’âyatollâh Kâshâni” in : Le Cuisinier et le philosophe. Hommage à
Maxime Rodinson. Études d’ethnographie historique du Proche-
Orient réunies par J.-P.  Digard, Paris, Maisonneuve et Larose,
1982. – pp. 263-274.
RICHARD, Yann, “Ayatollah Kashani  : Precursor of the Islamic
Republic  ?”, in N.  R. Keddie, ed., Religion and Politics in Iran,
pp. 101-124.
RICHARD, Yann, “Clercs et intellectuels dans la République islamique
d’Iran”, in  : Gilles Kepel  &  Y.  Richard, eds., Intellectuels et
militants de l’Islam contemporain, Paris, Seuil, 1990 (pp. 29-70).
RICHARD, Yann, L’islam chi’ite. Croyances et idéologies, Paris,
Fayard, 1991.
RICHARD, Yann, “Le coup d’Etat de 1921 et les sources historiques”,
Studia Iranica, 38, 1 (2009), pp. 69-103.
RICHARD, Yann, L’Iran de 1800 à nos jours, Paris, Flammarion, 3e éd.,
2016.
ROOSEVELT, Kermit, Countercoup, The Struggle for the Control of
Iran, New York, etc., McGraw-Hill Book Company, 1979.
ROSEN, Barbara & Barry with George Feifer, The Destined Hour. The
Hostage Crisis and One Family’s Ordeal. New York,
Doubleday & Cy, 1982.
RUBIN, Barry, Paved With Good Intentions. The American Experience
and Iran., New York – Oxford, Oxford University Press, 1980.
RUHÂNI, Fuâd, Târix-e melli shodan-e san’at-e naft-e Irân [histoire de
la nationalisation du pétrole en Iran], Tehrân, Jibi –  Franklin,
1353/1974.
RUHÂNI, Sd Ḥamid, Bar-resi-e tahlili az : nahzat-e Emâm Xomeyni dar
Irân [Étude sur le mouvement de l’Imam Khomeyni en Iran],
vol. I, Tehrân, Našr-e Ahrâr, [1356/1977].
[ŠAHBÂZI, Abdollâh, ed.,] Zohur va soqut-e saltanat-e Pahlavi
[Avènement et chute de la dynastie Pahlavi], 2 vol., I- Xâterât-e
artešbod-e sâbeq Hoseyn Fardust [Mémoires de l’ex-général
Hoseyn Fardust]  ; II- Jostâr-hâ-i az târix-e moâser-e Irân
[Recherches sur l’histoire contemporaine de l’Iran], Tehrân,
Moassesa-ye motâleât va pažuheš-hâ-ye siâsi Entešârât-e Ettelâ’ât,
1370/1991.
SÂBETI, Parviz, Dar dâmgah-e ḥâdesa. Barresi-e elal va avâmel-e
forupâši-e nezâm-e šâhanšâhi. Goftogu bâ Parviz Sâbeti, modir-e
amniat-e dâxeli-e Sâvâk, par ‘Erfân Qâne’i-Fard. Los Angeles,
Ketâb, 2012.
SALAMATIAN, Ahmad, voir BEDJAOUI, Mohammed
ŠARIATI, Ali, Bâ moxâteb-hâ-ye âšenâ [À des correspondants
familiers], Œuvres complètes, I, [Tehrân], 1356/1977.
SAUNDERS, Harold H.  (1930-2016), Interview avec William Burr,
Washington 1987, Foundation for Iranian Studies, Oral History.
ŠÂYEGÂN, Dâryuš, Bot-hâ-ye zehni va xâtera-hâ-ye azali [Idols of the
mind and perennial memory], Tehrân, Amir Kabir, 2536/1977.
ŠÂYEGÂN, Dâryuš, Âsyâ dar barâbar-e qarb [L’Asie face à
l’Occident], Tehrân, Amir Kabir, 2536/1977.
SHAYEGAN, Dariush, Sous les ciels du monde, entretiens avec Ramin
Jahanbegloo, Paris, éd. du Félin, 1992.
SHUSTER, W. Morgan, The Strangling of Persia. Story of the European
Diplomacy and Oriental Intrigue that Resulted in the
Denationalization of Twelve Million Mohammedans. A Personal
Narrative. New York, The Century Co., 1912
STEMPEL, John D., Inside the Iranian Revolution, Bloomington,
Indiana University Press, 1981
SULLIVAN, William H., Mission to Iran, New York – London, 1981
VAN HOOK, James C., ed. Foreign Relations of the United States,
e
1952-1954, Iran, 1951–1954, 2   éd., Washington, United States
Government Publishing Office, 2018 [version pdf accessible par
internet].
VANCE, Cyrus, Hard Choices. Critical years in America’s Foreign
Policy. New York, Simon and Schuster, 1983.
WALTERS, Vernon A., Silent Missions, New York, Double Day, 1978.
[ch. 13, “The Story of Dr Mosaddeq and Harriman”].
WILBER, Dr Donald N., Clandestine Service History. Overthrow of
Premier Mossadeq of Iran, November 1952-August 1953.
[Washington, CIA] CS Historical Paper no 208, écrit en mars 1954,
publié en interne en octobre  1969 et en 2000 par le New York
Times.
XOMEYNI, (Emâm [Ruḥollâh]), Ḥokumat-e eslâmi [Gouvernement
islamique], s.l.n.d. (Najaf, 1971), Trad. H.  Algar, Islam and
Revolution, Berkeley, Mizan Press, 1981.
XOMEYNI, (Emâm [Ruḥollâh]), Sahifa-ye nur [“Carnet de lumière”
propos et discours], 22 volumes Tehrân, Vezârat-e farhang va
Esršâd-e eslâmi, Sâzemân-e asnâd va madârek-e Enqelâb
(http://lib.eshia.ir/) [édition défectueuse]
XOMEYNI, (Emâm [Ruḥollâh]), Sahifa-ye Emâm [Carnets de l’Imam,
propos et discours], 22 volumes, Tehrân, Tehrân, Mo’assesa-ye
tanzim va našr-e âsâr-e Emâm Xomeyni, s.d.
YATSEVITCH, colonel Gratian, interview par William Burr, Foundation
for Iranian Studies, Program of Oral History, 1990 (entretien
réalisé en 1988-89 aux États-Unis).
YAZDI, Dr Ebrâhim, Âxarin talâš-hâ dar âxarin ruz-hâ. Matâleb-i nâ-
gofta pirâmun-e Enqelâb-e eslâmi-e Irân [Derniers efforts dans les
derniers jours, aspects inédits de la Révolution islamique d’Iran],
Tehrân, Entešârât-e Qalam, 2e éd., 1363/1984.
YAZDI, Dr Ebrâhim, Šast sâl saburi va šokuri, Xâterât-e Dr E.  Y.
[Mémoires de 60  ans de patience et de gratitude], 3 vol., ed. pdf,
site târikhema.org. s.d.
ZÂHEDI, Ardešir, Xâṭerât. I : Az Kudetâ tâ este’fâ-ye pedar az naxost-
vaziri [Mémoires, du coup d’État jusqu’à la démission de son père
comme premier ministre], Bethesda (Md), Ibex, 2006.
ZARIFIAN, Julien, Choc d’empires ? Les relations États-Unis / Iran du
e
XIX   siècle à nos jours, Paris, Maisonneuve et Larose /
Hémisphères, 2018.

1.  La traduction persane des documents du nid d’espions donnée par ces deux sites sont peu fiables,
mais c’est ainsi que la plupart des Iraniens en ont connaissance.
2.  Documents publiés par les Étudiants suivant la ligne de l’imam, Asnâd-e lâne-ye jâsusi, (1979-
81), vol. 7. Dans la version persane (nouvelle éd.), la traduction se trouve au vol. 1, pp. 242 sq.
Liste des personnalités

Présidents américains (1941-1979)

Roosevelt, Franklin D. (1933-1945) Dem.


Truman, Harry S. (1945-1953) Dem.
Eisenhower, Dwight D. (1953-1961) Rep.
Kennedy, John F. (1961-63) Dem.
Johnson, Lyndon B. (1963-69) Dem.
Nixon, Richard (1969-1973) Rep
Ford, Gerald (1973-77) Rep.
Carter, Jimmy (1977-1981) Dem.

Premiers ministres iraniens (1941-1979)

Mansur, Ali (1940-1941)


Foruqi, Mohammad-Ali (1941-42)
Soheyli, Ali (1943-1944)
Sâ’ed Marâqe’i, Mohammad (1944)
Bayât, Mortazâ-Qoli (1944-1945)
Sadr, Mohsen (1945)
Qavâm os-Saltana, Ahmad (1942-1947 ; juillet 1952)
Hakimi, Ebrâhim (1945 ; 1947-1948)
Hažir, Abd ol-Hoseyn (1948 ; assassiné le 4 novembre 1949)
Sâ’ed Marâqe’i, Mohammad (1948-1950)
Mansur, Ali (1950)
Razmârâ, Ali (1950-1951)
Alâ, Hoseyn (1951)
Mosaddeq, Mohammad (1951-53)
Zâhedi, général Fazlollâh (1953-55)
Alâ, Hoseyn (1955-1957)
Eqbâl, Manučehr (1957-1960)
Sharif-Emâmi, Ja’far (1960)
Amini, Ali (1961-62)
Alam, Asadollâh (1962-1964)
Mansur, Hasan-Ali (1964-65, fils de Ali Mansur, assassiné le 27 janvier
1965)
Hoveydâ, Amir-Abbâs (1965-1977)
Âmuzegâr, Jamshid (1977-1978)
Sharif-Emâmi, Ja’far (septembre – novembre 1978)
Azhâri, général Qolâm-Rezâ (5 novembre – fin décembre 1978)
Bakhtyâr, Shâpur (janvier 1978)
Bâzargân, Mahdi (février-novembre 1979).

Ambassadeurs américains en Iran

Louis G. Dreyfus, Jr., 1940-1943 (ministre plénipotentiaire)


Morris, Leland B., 1944-1945 (premier ambassadeur)
Murray, Wallace, 1945-1946
Allen, George V., 1946-1948
Wiley, John Cooper, 1948-1950
Grady, Henry F., 1951-1954
Henderson, Loy W., 1951-1954
Chapin, Selden, 1955-1958
Wailes, Edward T., 1958-1961
Holmes, Julius C., 1961-1965
Meyer, Armin H., 1965-1969
MacArthur, Douglas II (neveu du général homonyme), 1969-1972
Farland, Joseph S., 1972-73
Helms, Richard, avril 1973-1977
Sullivan, William, 1977-1979.
Laingen, Bruce, chargé d’affaires, 1979-1980

Autres par ordre alphabétique


Âl-e Ahmad, Jalâl (1923-1969), écrivain, un des premier dans les thèmes
identitaires.
Bakhtyâr, Shâpur (1914-1991), dernier premier ministre du shah
(janvier 1979).
Bakhtyâr, Teymur (1914-1970), général, premier directeur de la SAVAK.
Ball, George, Sous-secrétaire d’État (1961-66), ambassadeur américain à
l’ONU (1968), chargé d’une mission sur l’Iran par Carter en
décembre 1978.
Baqâ’i-Kermâni, Dr Mozaffar (1912-1987) politicien libéral, parti des
Travailleurs (Zahmatkešân).
Bâzargân, Mahdi (1907-1994), opposant au shah, fondateur du MLI et du
Comité de défense de la liberté et des droits de l’homme (1977),
premier ministre de la République islamique de février à
novembre 1979.
Behbahâni, Mohammad (1874-1963), âyatollâh hostile à Mosaddeq
Beheshti, Mohammad, Seyyed, âyatollâh Dr(1928-1981), clerc modéré,
fonde le Parti de la République islamique.
Borujerdi, âyatollâh seyyed Hoseyn Tabâtabâ’i (1975-1961), chef suprême
des shi’ites dans les années 1950.
Brown, Harold, Secrétaire à la défense de Carter.
Brzezinski, Zbigniew (1928-2017), Conseiller à la sécurité de Carter.
Chamrân (Čamrân, m. juin 1981), Mostafâ, ministre de la Défense dans le
cabinet Bâzargân.
Churchill, Winston (1874-1965), premier ministre britannique, 1940-45  ;
1951-55.
Cottam, Richard (1925-1997), politologue spécialiste de l’Iran moderne,
collaborateur de la CIA.
Ebtehâj, Abo’l-Hasan (1899-1999), économiste iranien.
Fardust, Hoseyn (1917-1987), général, proche du shah, retourné à la
Révolution.
Gast, général Philip, chef de la MAAG en Iran, 1977-1979.
Hâshemi-Rafsanjâni, Akbar (1934-2017), hojjat ol-eslâm et homme
politique, président du parlement iranien (1980-89), président de la
République (1989-1997).
Huyser, général Robert (1924-1997), commandant adjoint des forces
américaines en Europe, envoyé spécial du président Carter en Iran,
4 janvier – 4 février 1979.
Kâshâni, Abo’l-Qâsem (1882-1962), âyatollâh très anti-britannique.
Kissinger, Henry (1923- ) Conseiller à la sécurité de Richard Nixon, 1969-
1973.
Khâmena’i, Ali (1939-  ), président de la République islamique (1981-
1989), Guide suprême de l’Iran (successeur de Khomeyni) depuis 1989.
Khomeyni, Ruhollâh (1902-1989), âyatollâh, «  Imam  », Guide de la
révolution, Guide suprême de 1979 à 1989.
Komer, Robert W. (1922-2000) Conseiller du NSC, conseiller du président
Kennedy pour le Moyen-Orient.
Lambrakis, George (), Conseiller politique à l’ambassade américaine à
Téhéran (1976-79)
Montazeri, Hoseyn-Ali (1922-2009), âyatollâh, nommé successeur de
Khomeyni, destitué en 1988.
Motahhari, Mortazâ (1920-1979), théologien et philosophe shi’ite assassiné
après la révolution.
Newsom, David, Under Secretary of State for Political Affairs, 1977-1981.
Oney, Earnest R.(1920-2014), expert sur l’Iran, CIA (1953-1979)
Pahlavi, Rezâ (1878-1944), Rezâ Khân, Rezâ Shâh, r. de 1925 à 1941.
Pahlavi, Mohammad-Rezâ (1919-1980), Mohammad-Rezâ Shâh,
Âryâmehr, r. de 1941 à 1979
Perkins, Justin (1805-1869), missionnaire presbytérien américain
Precht, Henry, Political officer, Tehran (1972-76)  ; Country Director for
Iran, State Department (1978-1980).
Qavâm, Ahmad (1876-1955) ou Qavâm os-Saltana, plusieurs fois premier
ministre iranien.
Qarabâqi, Abbâs (1918-2000), général iranien, chef de l’état-major au
moment de la révolution.
Riporter, Shapur (1920-2013), agent britannique d’origine zoroastrienne
(indienne).
Sadiqi, Qolâm-Hoseyn (1905-1991), sociologue iranien, ministre de
l’intérieur de Mosaddeq.
Shariati, Ali (1933-1977), penseur iranien, idéologue d’un islam militant.
Shuster, Morgan (1877-1960), juriste et économiste américain, Trésorier-
général de la Perse (1911).
Staline, Joseph (1878-5 mars 1953), dirigeant soviétique 1917-1953.
Stempel, John D.  (1938-), diplomate et universitaire américain, posté à
Téhéran de 1975 à 79.
Vance, Cyrus (1917-2002), secrétaire d’État de Carter, 1977-1980.
Yatsevitch, Gratian (1911-1997) colonel américain, agent de la CIA en Iran,
1957-1964.
Yazdi, Dr Ebrâhim (1931-2017), militant du MLI devenu citoyen
américain, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Bâzargân
en 1979.
Zâhedi, Ardeshir (1928-), fils du général Fazlollâh Z.  gendre du shah,
ambassadeur iranien à Washington.
Zâhedi, Fazlollâh (1892-1963), général, premier ministre 1953-55.
Index

Abadan 76-77, 82, 112, 304


Accord anglo-persan (1919) 34, 45, 103
Accord tripartite 39, 48-49
Afghanistan 11, 15-16, 25, 117, 154, 159, 225, 259, 266, 320, 341, 382, 395,
412
AIOC 9, 36, 57, 70-73, 77-78, 81-83, 85-86, 100, 107-112, 383

AJAX 185
Voir TPAJAX
Alâ, Hoseyn 60, 65, 121-122, 278, N61
Alam, Asadollâh 21, 138, 162, 249, 254-255, 258, 271, 284, 425, 428, N331,
N336, N343, N363, N364, N381
Âl-e Ahmad, Jalâl 188-190, 207, 218-219, N197, N199, N233, N235, N244
Algérie 11, 74, 186, 190, 204, 371-372

Amini, Ali 19, 21-22, 112-113, 122-124, 132, 134-135, 138-153, 156-159, 161-
171, 180, 185, 194-195, 201, 230, 232-233, 280, 292, 306, 316, 340, 428,
N16, N17, N42, N83, N89, N93, N94, N95, N99, N102, N103, N104,
N105, N152, N160, N256
Âmuzegâr, Jamshid 296
Arabie Saoudite 39, 47, 70, 75, 107, 190, 223, 225, 253, 261-262, 265-266, 295
ARAMCO 39, 52, 57, N35
Ardalân, Ali-Qoli 124, 225

Ashraf, princesse 60, 68, 87, 148, 179, 284, 363, 366, N15
Asqarzâda, Ebrâhim 391, 399, 401-404, N11, N22, N27
AWACS (avion radar) 269, 272-275, 298, 301
Azerbaïdjan 9, 26, 29, 47-51, 78, 84, 106, 179, 315, 363, 411-412, N2

Azhâri, Qolâm-Rezâ 171, 307, 309, 313, 317, 320, 330-331


bahâ’isme 173, 194, 203, 286
Bahamas 364, 383
Bakhtyâr, général Teymur 128, 173-174, 176, 178-181, 233, 292
Bakhtyâr, Shâpur 171, 307-308, 314, 319-320, 325, 327-329, 334-335, 338, 343-
344, 346, 348, 354, 374, 384, 389
Ball, George 256, 315-317, N38, N40, N340
Bandar Abbâs 230, 236-237

Banisadr, Abo'l-Hasan (président de la République islamique) 94-95, 191, 339, 342, 399
Banque impériale de Perse 34-36
Baqâ’i, Dr Mozaffar 134, 205-206, 220, N229, N230

Bârezâni, Mas'ud 265


Bayandor, Darioush 23, 96, 98-99, 104, N5, N16, N18, N34, N66, N80, N80,
N84, N87, N109

Bâzargân, Mahdi 10, 13, 22, 94-95, 171, 287, 308, 310-311, 333, 338-340, 342-
347, 349-354, 359-360, 362, 366, 371-382, 391-393, 395, 398-400, 405, 413-
414, N10, N14, N15, N30, N31, N36, N37, N38, N39, N40, N43, N110,
N112
Beheshti, âyatollâh Mohammad 195, 309-310, 316, 333, 347, 356, 358, 360, 362,
378, 405, N15
Borujerdi, âyatollâh Hoseyn 95, 99, 149, 193-194
Brzezinski, Zbigniew 22, 250, 271, 306, 312, 315-317, 326, 334, 344-346, 348,
350, 354, 371-373, N82, N87, N88
capitulations 27, 33, 199, 205-206, 220, 323, 411
Carter, Jimmy 9, 13, 18, 21-22, 168, 249-250, 260, 269-275, 289, 292, 294-295,
297-309, 311-320, 322-325, 327-332, 334, 336, 339, 341-342, 344-345, 348-
351, 353, 363-364, 366-367, 369, 372-373, 377, 391, 405-406, 409, 431,
N1, N1, N2, N3, N4, N7, N9, N11, N15, N16, N23, N32, N33, N34,
N35, N41, N51, N53, N57, N58, N59, N63, N67, N87, N88, N94, N113,
N114, N115, N117, N122, N123, N195, N384, N387
Caucase 16, 29, 39, 82, 222, 315
CENTO 101, 117, 129-132, 135-136, 160, 202, 223, 227, 229, 238-239, 243,
272, 276, 353, 412
Chamrân, Mostafâ 371-373
Charte de l’Atlantique 38-40, 43-44, 46, 70, 411
Chiraz 103, 189, 192, 211, 267, 361
CIA 20, 23, 67-70, 74, 84-87, 89-90, 92-93, 95-97, 99-100, 104, 115-116, 121,
123, 126, 129, 138, 142, 157, 162, 165, 167, 169, 173-174, 176-177, 180,
183-186, 190, 196, 198, 221, 224, 235, 241, 245, 253, 256-257, 275, 282,
291-293, 303, 314, 323, 353, 356, 371, 399, 425, 434, N1, N16, N18,
N23, N27, N29, N38, N46, N50, N57, N65, N66, N69, N76, N80, N84,
N86, N87, N88, N145, N148, N150, N164, N255, N271, N285, N293,
N362, N405, N407, N410
clergé shi’ite 285-286, 290
Conférence de Téhéran 40, 44
Conseil de régence 63, 124, 343
Cottam,  Richard 20-21, 92, 174, 314, 339, 371, N17, N36, N37, N71, N75,
N85, N166

coup d’État (1953) 59


Cuba 129, 229, 231
Cuernavaca 364
droits de l’homme 105, 114, 168, 248-249, 266, 272-274, 292-293, 295, 297-298,
300-301, 304, 313, 317, 338-340, 373, 380, 384, 409, 413
Dulles, Allen 123, 126, 142

Dulles, John Foster 110, 130, 225


Ebtehâj, Abol-Hasan 36-38, 228, 279-280, N23, N30, N69
Ebtekar, Massoumeh 399-400, N20, N21, N375
Eden, Anthony (premier ministre britannique) 82, N49
Égypte 43, 47, 71-72, 107, 130, 163, 225, 227, 234-235, 239, 247, 260, 268,
275-276, 330, 364, 369

Eisenhower, président américain 68, 71, 74, 81-83, 90, 109, 111, 116, 122-123,
125-127, 130-131, 137, 139, 142, 147-148, 168, 222, 225-227, 229, 247,
263, 275, N47, N68, N76, N101, N252, N256, N257, N261
Entezâm, Abdollâh 306
Entezâm, Nasrollâh 109, 129, 310, 376
Eqbâl, Manučehr 121-122, 129, 148
espace politique ouvert 296-297, 306, 385
Étudiants dans la ligne de l’imam 13, 283, 351, 361, 366, 376, 378, 390-391, 398,
403
Fardid, Ahmad 189, 192

Fardust, général Hoseyn 140, 172-184, 284, N86, N159, N161, N165, N166, N167,
N169, N174, N178, N181, N185, N187, N188, N189, N191
Fedâ’iân-e eslâm 53, 95, 173, 193-195, 286
Fedâ’iân-e khalq 15, 187, 254, 290, 358-360, 396, 401-402, N2, N14, N15
Ford, Gerald (président américain) 189-190, 269, 271, 292-295, 330, N1, N51,
N380
Front national 56, 64, 89, 92, 94, 101-102, 105, 150, 167, 169-171, 173-174,
201, 216, 306-307, 310, 325

Gasiorowski, Mark 21, 94, N52, N75, N84, N166


Giscard d’Estaing, Valéry 294, 318-323, 342, N22, N46, N52, N54
Grady, Henry F. 71-73, 78, N19, N20, N34, N38
Grande-Bretagne 9, 25, 29-31, 33, 35, 38, 40-45, 48-49, 52-54, 56, 59-60, 67,
70-75, 77-81, 83-85, 87, 97, 100-102, 104, 106-110, 113, 116-120, 129-130,
134-135, 152-153, 161, 172-175, 180, 182-183, 216, 242, 244, 246-247,
258, 262, 276, 279, 302-303, 363, 408, 411, N38
Gromyko, Andréï 294, N413
guerre Iran-Irak 132, 277, 406, 408, N2
Harriman, Averell (diplomate américain) 79, 133-134, 139, 248-249, N39, N39, N40
Hâshemi-Rafsanjâni, Akbar 195, 206
Helms, Richard 184-185, 253, 293-294, N18, N80, N102, N169, N191, N192,
N193, N329
Henderson (ambassadeur américain) 23, 60-62, 64-67, 80-81, 83, 85, 87-90, 92-93,
97-98, 108, 115-118, 120, 146, N3, N4, N5, N5, N6, N6, N7, N12, N24,
N27, N28, N31, N43, N44, N45, N51, N55, N66, N72, N76, N82, N101

Holmes, Julius C. (ambassadeur américain) 152-153, 155-156, 164-165, 196, 202, 229,
232-233, 235-236, N116, N122, N124, N208, N219, N274, N280, N284
Hoover, Herbert 108-110

Hoveydâ, Amir-Abbâs 178, 184, 239, 258, 284, 296, 377, 384
Hurley, général Patrick 43-46, N41, N42, N44, N47
Huyser, général Robert 317, 319, 323-325, 327-336, 342, 345-346, 348, 354, N69,
N73, N82, N83, N85, N115
Imbrie, major 205
Irak 9, 11, 16, 47, 105, 107, 117, 119, 124, 128-129, 155, 159, 163, 180,
217, 230, 233-235, 239, 256-259, 261-265, 267, 275-277, 287, 294, 327,
377, 391, 395, 406, 415, N2, N60, N61
Iran Task Force 141, 143-145, 149-151, 153-154, 157, 167, N97, N109, N112,
N113, N119, N123

Ispahan 26, 103, 131, 237, 254, 267, 269, 302, 326, 361, 391, 398, 400, N60
Israël 25, 47, 184, 196, 201-203, 210, 217, 235, 243, 246, 253-254, 260, 264,
270, 272, 286, 295, 300, 364, 368, 374, 376, 387-388
Johnson, Lyndon (président américain) 20, 163, 168, 230, 235-238, 240-241, 243-
244, 246-247, 249-251, 277, N269, N288, N292, N294, N297, N299, N302,
N306

Jordanie 253, 261, 264


Kâshâni, âyatollâh 53, 59-60, 62, 67-68, 80, 84-85, 93-95, 97, 193, 195, N79

Keddie, Nikki 193, 287, 432, N203


Kennedy, John (président américain) 128, 132-133, 137-140, 144, 146-147, 150, 154,
156, 158-162, 164, 167-170, 177, 185, 190, 228-231, 233-234, 238, 246-
247, 249-250, 277, 282, 294, 426, 441, N67, N88, N110, N130, N131,
N132, N143, N144, N268
Kennedy, Robert 128
Khâmena’i, Ali (successeur de Khomeyni) 195, 379, N12
Kho’eynihâ, âyatollâh Mohammad Musavi 402, 404-405

Khomeyni, âyatollâh Ruhollâh 9-10, 14-15, 17-18, 20, 95, 140-141, 171, 175, 181,
193-197, 201-208, 216-221, 237, 254, 260, 287-288, 301-304, 307-308, 310-
312, 314-315, 317, 319, 321, 323-325, 327-329, 331-339, 341-349, 351-354,
358-360, 365, 367-369, 372, 374-380, 382, 385, 387-392, 395, 398-399,
401-405, 412-413, 427, N12, N13, N14, N15, N37, N205, N223, N236,
N237, N240
Khouzistan 42, 74, 184, 240, 267
Khrouchtchev, Nikita 155, 219, 231
Kissinger, Henry 21, 249-252, 254, 256, 258-263, 265, 269, 277, 284, 294, 315,
366-367, 432, N319, N325, N326, N329, N330, N354, N356, N360, N361,
N364, N368, N371, N376, N413
Komer, Robert 144-145, 154-155, 165, 169-170, 177, 195-196, 229-230, 233, 238,
N75, N97, N111, N120, N128, N130, N142, N143, N144, N154, N156,
N158, N171, N206, N263, N268, N271, N272, N275, N288
Kubark 177
Kurdistan 9, 48, 51, 84, 125, 167, 322, 359, 362-363, 367-368, 384, 395, 397,
411
Laingen, Bruce 368

Lambton, Ann 80, N80


MacArthur, Douglas 248, N315
Madani, Jalâl od-Din 319

Mahdavi, Abd or-Rezâ Hušang 22, 205-206, 220, 257, 319, N9, N20, N43, N64,
N153, N228, N249, N271, N273, N311, N327, N341
Mansur, Ali (premier ministre iranien) 196, 219, 258, 384

Mashhad 103, 211, 280, 286


McGaffey, David 325-326
McGhee, George 78-79, N66

Mexique 364, 369


Meyer, Armin (ambassadeur américain) 239, 241-242, 244, 248-249, 264, N2, N49,
N111, N287, N289, N296, N297, N300, N305, N307, N310, N316, N317,
N322, N359, N364, N373, N391

Middleton, George (chargé d'affaires britannique) 80, 83, N43, N51


Millspaugh, Arthur 34-39, 41-42, 45-47, N17, N22, N26, N29, N49

Mojâhedin-e khalq 15, 187, 250, 254-255, 285, 287, 290, 294, 339, 347, 358-
360, 392, 402-403, 414, N2, N15
Montazeri, âyatollâh Hoseyn 99, N84, N85
Mosaddeq 9, 16, 19, 23, 52-53, 56, 59-72, 74-76, 78-105, 107-109, 111, 113-
114, 116-120, 129, 133-134, 138, 142, 145-146, 160-161, 172-173, 178, 183,
188, 202, 217, 222, 278, 280-281, 287, 292, 310, 332, 338, 363, 378,
383, 399, 412-415, 425, N8, N15, N43, N47, N52, N77, N79

Mossad 184
mostaz’af 381, 384

Motahhari, Mortazâ 195, 372, 400


Narâqi, Ehsân (Ehsan Naraghi) 191-192, N13, N201
Nâser Khân Qashqâ’i 170-171
Nasiri, Ne'matollâh, officier, directeur de la SAVAK 24, 69, 86, 114, 181

Neauphle-le-Château 307-308, 314, 327, 335, 338-339, 342-343, 346, 352, 369,
N99
Nikkhâh, Parviz 186-187
Nixon, Richard (président américain) 21, 118, 133, 184, 226, 245-258, 260-263,
265-266, 269-270, 277, 284, 293, 299, 363, N291, N311, N314, N315,
N318, N319, N320, N326, N330, N354, N356, N361, N364, N368, N371
Nucléaire 232, 246, 270-271, 293, 295, 411
Occidentalite 189
Voir Qarbzadagi
Oney, Earnest R. 282-292, N54, N56, N63, N149, N160, N162, N163, N164,
N166, N168, N169, N172, N177, N180, N189, N227, N251, N380, N405,
N406, N408, N410
ONU 39, 50, 78-79, 117, 226, 263, 294, 339, 370, 411

pacte de Bagdad 47, 101, 117, 119, 129-130, 137, 139, 226-227, 232, 278, 426
Pahlavi, Farah 191, 262, 284, 299, 366

Pahlavi, Mohammad-Rezâ 9, 13, 40, 52, 54, 67, 87, 91, 103, 106, 119, 121,
130, 136, 161, 179, 184, 223, 278, 281, 290, 292, 363-364, 369, 412,
N12, N50, N70, N74, N81, N313, N322
maladie 320, 364, 370, 390
quitte l'Iran 330
voyages aux États-Unis 54
Pahlavi, princesse Shahnâz 119, 122
Pahlavi, Rezâ 36, 40-41, 67
Rezâ Khân 34-35, 91, 96, 101, 103-104, 183, 280
Rezâ Shâh 34

Pahlavi, Rezâ (prince héritier) 288


Pakistan 25, 47, 74, 101, 117, 119, 129, 131, 181, 224, 229, 238, 243, 247,
259, 266

Pâkravân, général Hasan 176, 179, 181, 196


Palestine 14, 16, 47, 117, 186, 254, 256, 264, 359

Panama 369
Parsons, Anthony 303, 305-306, 309, N5, N5, N7, N10, N13, N14, N19, N21,
N26, N34
Perron, Ernest 278-280, 363
Persépolis 178, 247
Point Four 71, 83-84, 138

Poniatowski, Michel 319-320, 322, N47, N48


Precht, Henry 341-342, 366-367, N8, N18, N19, N20, N22, N28, N35, N38,
N97, N114, N291, N372
Qarabâqi, général Abbâs 330-333, 336, N64, N72, N77, N81, N90, N374

Qarbzadagi 188-189
Qavâm, Ahmad 49-50, 52-53, 59, 78, 85, 113, 121, 138, 145, 292, 363, 381,
N55, N57, N58, N59, N60, N62

Qom 141, 193-194, 202, 205-207, 211, 225, 302, 307, 352, 368, 388, 404, N4,
N5, N79
Rabin, Yitzhak 293
Rahnema, Ali 23, 84, 94, 98, N66, N81, N82, N83

Rastâkhiz (parti) 266, 293


Razmârâ, général Ali 57, 71-72, 78, 121

réforme agraire 95, 115, 122-123, 126-127, 135-136, 138, 141, 146-149, 165,
167, 169-170, 194, 198, 238, 281, 284
Révolution blanche 21, 132, 168, 194-195, 212, 235, 239, 281, 299, 304, 385

Révolution constitutionaliste 31, 95, 103, 145, 216


Riporter, Ardeshirji 182
Riporter, Shâpur 181-183

Rockefeller 189-190, 364, 366


Roosevelt, Kermit 74, 85, 90, N58

Roosevelt, président américain 38-40, 42-45, 47, 52, 54, 68, 87, 185, 363, N27,
N38, N41, N44, N45, N66
Rostow, Walt W. 168, 240-242, N89, N294, N299, N300, N301, N358
Rouleau, Eric 178, N324
Rusk, Dean (secrétaire d'État) 197, 235, 242, 245, N107, N125, N142, N205,
N280, N301
Sadate, Anouar 261, 299, 305, 330
Saddam Hussein 180, 217, 267

Sadiqi, Dr Qolâm-Hoseyn 307, 314, 316


Sanjâbi, Karim 316, 352, 354
SAVAK 101, 121, 128, 134, 140, 142, 167, 171-181, 183-187, 196, 198, 203-
204, 206, 234-235, 288, 303, 307, 326, 338-340, 351, 360, N93, N164,
N183
Schwarzkopf, officier américain 42, 50, 55, 68, 84-85, 87, N15
Shariati, Ali 15, 95, 190-191, 288, 296, 314-315

Shariat-Madâri, âyatollâh Mohammad-Kâzem 351-352


Sharif-Emâmi, Ja'far 121, 129, 140, 330, 351

Shatt ol-Arab 263, 267


Shâyegân, Dâryush 192, 202
Shuster, Morgan 33-35, N13, N239
SNIP 110-111, 355, 426
Sorayâ (femme du shah) 60, 64, 111, 119-120, 278, N88

Staline 36-37, 39-40, 44, 48, 50, 52, 381, 417


Stalingrad
bataille de — 36, 39, 41

Stempel, John D. 289, 339-341, 368, N4, N5, N7, N36, N92, N93
Stutesman, John H. 278, 280-281, N31, N40
Sullivan, William (ambassadeur américain) 267, 270, 274, 297-298, 303-306, 308-312,
314-315, 317, 321, 323-331, 333-336, 342, 345-348, 351, 353-355, 357-361,
374, 414, 436, N3, N3, N5, N6, N6, N7, N8, N10, N13, N28, N29,
N34, N34, N68, N70, N79, N80, N87, N96, N98, N99, N167, N195,
N372, N373, N388, N390
Tabriz 27, 32, 48, 103, 302, 349, 361, 395
Tâjbakhsh, Ardeshir 172-173

Tâleqâni, âyatollâh Mahmud 95, 193, 309-310, 338-339, 392, 399


Tehrâni, Seyyed Jalâloddin 343
Torkamansahrâ 362
Toudeh 15, 50-51, 53, 59, 68-69, 78, 80, 87-88, 97, 99, 101, 117, 167, 173,
180, 186-188, 234, 312, 321, 358, 382, 403, 412, N2, N52
TPAJAX 69, 85, 93, 96, 185

TPBEDAMN 84
Truman, président américain 39, 47, 49, 54, 68, 71, 74, 79, 81-82, 250, 363

Tufâniân, général Hasan 330-331


Turquie 25-26, 47, 55-56, 101, 117, 119, 129, 131, 205, 217, 220, 222, 232,
253, 260, 262, 275, 320, 356, N237
URSS 9, 15, 25, 36-37, 39, 41-51, 53, 57, 67, 70-74, 78, 82, 106, 117-119,
123, 129-131, 135, 137, 147, 158, 162, 171, 179, 184, 186, 188, 199,
213, 217, 223-226, 228-235, 238-239, 241, 245, 258-261, 265-268, 273-274,
278, 287, 295, 302, 311, 315, 319, 321, 332, 351, 362-363, 377, 381-382,
401, 405, 408, 411-412, N240

Vance, Cyrus 22, 271-274, 307, 312-313, 315, 317, 325-327, 329, 341-342, 345-
346, 348, 350, 364, 370, 374, N1, N3, N3, N27, N31, N34, N38, N39,
N99, N382, N385, N387, N388
velâyat-e faqih 218

Vietnam 13, 131, 150, 186-187, 204, 235, 237-242, 246, 249, 254-255, 260,
265, 276, 293, 298, 318, 341, 354, 363, 405, 409
Wilber, Donald 69-70, 93, 96, 104, N15, N16, N80
Wright, Denis 109

Yalta 40, 47-48


Yatsevitch, Gratian 162-163, 165, 183, 186, 198, N63, N71, N76, N77, N91,
N107, N131, N139, N146, N149, N151, N153, N166, N176, N183, N187,
N188, N214, N271, N273
Yazdi, Ebrâhim 193, 310, 320, 327-328, 339, 341-344, 348, 352, 354, 356-358,
360-361, 366-367, 370-373, 377, 405, N6, N41, N65, N95, N97, N99,
N100, N111
Zâhedi, Ardeshir 115, 119-120, 185, 273, 307, 312-313, 315, N2, N18, N21,
N25, N26, N32, N34, N59, N80, N88

Zâhedi, général 60, 68-69, 85-86, 91, 95, 97-98, 104, 107, 109, 114-121, 145-
146, 179, 278, 280-281, 292
Ziâ'oddin, Seyyed 67, 85, 91, 96, 101-104
Ziâ, Seyyed 280

Vous aimerez peut-être aussi