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Collection Perspectives géopolitiques

Introduction L’Iran éternel, entre la nation, l’islam et le monde

Première partie - Les enjeux géopolitiques de l’Iran


Chapitre 1 - La nation encerclée ?

La terre et l’eau

Les peuples d’Iran

La construction du nationalisme iranien

Chapitre 2 - Islam, chiisme et révolution

L’héritage islamique

L’islam iranien entre clergé et révolution

Contestations en islam iranien

Chapitre 3 - L’Iran mondialisé

L’Iran en marge du monde

Une société ouverte sur le monde

Une économie sous embargo

Le défi américain

Chapitre 4 - Les moyens stratégiques de l’Iran

Forces armées et forces révolutionnaires


Police et milice

Armement et capacités militaires

La tentation nucléaire

Chapitre 5 - La politique étrangère de la République islamique

Trente années de conflits

Exportation de la révolution et realpolitik

Diplomatie et politique

Enjeux et lieux stratégiques

Seconde partie - Les trois cercles de la géopolitique iranienne


Chapitre 6 - L’Iran et ses voisins

Une nation et des frontières floues

Les grands rivaux : la Turquie et l’Irak

Les pays arabes du golfe Persique : pétrole et mondialisation

La découverte des nations sœurs du Caucase et d’Asie centrale

Afghanistan et Pakistan : un nouveau risque stratégique ?

La Russie, voisin et grande puissance

Chapitre 7 - L’Iran et le monde islamique

L’Iran chiite et l’islam mondialisé

L’Iran chiite face à Israël et au monde arabe

À la recherche du tiers-monde islamique

Chapitre 8 - l’Iran et les mondes du xxie siècle

Iran – États-Unis : pétrole et fascination

L’Europe : la fin d’un règne ?

Go East : Iran, tiers-monde et pays émergents


Conclusion Quand l’Iran s’éveillera

Bibliographie

Chronologie
© Armand Colin, Paris, 2010
978-2-200-25722-4
Collection
Perspectives géopolitiques
Document de couverture : Mosquée Jameh de Yazd, Iran © Michele
Falzone/JAI/Corbis
Cartographie : Aurélie Boissière
Maquette de couverture : Yves Tremblay
Maquette intérieure : Yves Tremblay
Préparation : Danielle Roque
Composition : Yves Tremblay
www.armand-colin.com

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous


procédés, réservés pour tous pays. • Toute reproduction ou représentation
intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées
dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et
constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les
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destinées à une utilisation collective et, d’autre part, les courtes citations
justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans
laquelle elles sont incorporées (art. L.–122-4, L.–122-5 et L.–335-2 du Code
de la propriété intellectuelle).
Armand Colin Éditeur • 21, rue du Montparnasse • 75006 Paris
Introduction
L’Iran éternel, entre la nation, l’islam et le monde
Présenter l’Iran comme un pays de grande civilisation est souvent un
moyen pour souligner le potentiel, mais aussi les difficultés de ce pays
émergent. En effet, depuis un siècle et malgré ses nombreux atouts, l’Iran n’a
pas trouvé sa place dans le monde actuel et semble aller d’échecs en
impasses : la révolution constitutionnelle de 1906 a été étouffée, la
construction nationale sous Réza chah fut mise à mal dès 1941 par
l’occupation Alliée, Mossadegh après avoir nationalisé le pétrole a été
renversé en 1953 par un coup d’État fomenté de l’étranger ; quant à la
République islamique, elle a subi la guerre Irak-Iran puis un embargo
international pour sa politique islamiste et aujourd’hui pour son programme
nucléaire controversé. Le bilan de trois décennies de régime islamique est
enfin contesté par une majorité d’Iraniens.
Inversement, ce pays indo-européen de 75 millions d’habitants
massivement alphabétisés et ouverts sur le monde, grand producteur de
pétrole et de gaz, héritier d’une longue histoire, et situé entre les mondes
arabe, turc, indien et européen est depuis trente ans au cœur de l’actualité
politique mondiale. La révolution islamique de 1979, qui fut la première de
l’ère postsoviétique, a fait de l’Iran une république et un laboratoire pour les
relations internationales du siècle nouveau, mais surtout, à tort ou à raison, un
symbole de guerre et d’oppression. L’Iran islamique est devenu un acteur
imprévu et paradoxal de la géopolitique du Moyen-Orient et de l’Asie
centrale, du monde musulman, mais aussi des pays industrialisés directement
concernés par les enjeux énergétiques, à commencer par les États-Unis.
L’impact géopolitique de l’Iran islamique semble souvent survalorisé ou
échapper à tout contrôle, car l’ancienne Perse longtemps oubliée et largement
ignorée après trois décennies d’isolement, est souvent présentée aujourd’hui
comme un symbole, sinon la clé de voûte, des futurs équilibres
internationaux. Les discours sur la République islamique ou sur les Iraniens
sont souvent irrationnels et passionnels au lieu d’être politiques, stratégiques,
géographiques, économiques ou culturels. L’Iran est à la fois objet de
fascination et de répulsion.
Les splendeurs de la culture persane, des monuments d’Ispahan, de la
poésie amoureuse ou mystique ou de l’Iran antique ont alimenté à juste titre
l’intérêt et la passion des savants orientalistes comme du public qui ont
souvent vu dans l’émergence brutale de l’islam populaire et politique une
sorte d’agression contre « l’identité iranienne ». En organisant les fêtes de
Persépolis pour célébrer les 2 500 ans de la fondation de l’Empire iranien en
1971, Mohammad-Réza Pahlavi faisait appel à un passé mythique pour
valoriser le présent, mais cette tentative de reconstruction d’une identité
nationale, qui n’était pas sans rappeler l’Italie et l’Allemagne de la première
moitié du XXe siècle, s’est mal terminée. En prenant pour modèle l’antique
Darius et pour objectif le lointain Japon, le chah négligeait l’Iran du présent
qui avait pourtant bien plus de ressources que ne le pensaient le monarque et
ses mentors américains.
L’image prestigieuse et moderne de Mohammad-Réza Chah et de la
Chahbanou dans les médias et les lobbies occidentaux, relayée par une
diaspora iranienne transnationale de haut niveau financier et culturel,
continue d’influencer les politiques des pays occidentaux qui n’arrivent pas à
considérer la République islamique comme légitime et ne peuvent
s’empêcher d’évoquer une restauration monarchique. Dans les milieux
populaires comme dans les élites gouvernementales, cette nostalgie des fastes
impériaux occulte l’évaluation des rapports de force et bloque la mise en
œuvre des sorties de crise. Jusqu’en 2009, la politique américaine était fondée
sur la nécessité du renversement du régime islamique comme préalable à
toute autre action politique. Nostalgie du coup d’État de 1953 contre le
gouvernement du Dr Mossadegh ?
La passion ou la mythification du passé préislamique remplacent parfois la
connaissance de l’Iran contemporain. Le contraste entre l’omniprésence de
l’Iran sur la scène internationale et l’ignorance que le monde a de la
complexité actuelle ce pays, est large mais aussi dangereux car il laisse le
champ libre aux idéologies et aux slogans, en Iran comme à l’étranger. L’Iran
fait peur. Pour les néoconservateurs américains très influents sous
l’administration républicaine de George W. Bush, l’Iran exerçait ainsi une
répulsion aussi irrationnelle que celle des radicaux islamistes envers Israël ou
envers le « grand Satan » américain.
Il est fréquent de présenter l’Iran comme un pays à part. Cette exception
iranienne est fondée sur le fait que ce pays au passé antique est peuplé de
persans chiites dans un Moyen-Orient dominé par des populations arabes et
turques sunnites, et entouré de nations hostiles qui ont souvent envahi leur
haut plateau. On souligne volontiers que le persan est, avec l’arabe, la seule
langue de culture écrite de la région ayant donné des œuvres littéraires
devenues universelles. Ce passé exceptionnel fait dire aux Iraniens que
« Ispahan est la moitié du monde », mais l’Iran actuel est bien plus que cet
héritage.
Par sa localisation entre le Moyen-Orient, l’Asie centrale, le monde indien,
et le Caucase, l’Iran ne peut rester à l’écart des événements politiques,
économiques ou militaires qui affectent des pays voisins comme l’Irak,
l’Afghanistan, le Pakistan ou l’Arabie. L’Iran est donc partie prenante de la
lutte contre le terrorisme islamique sunnite et bien sûr de la sécurité des
régions productrices de pétrole et de gaz que sont la mer Caspienne et surtout
le golfe Persique.
Cette logique géopolitique acquiert une nouvelle dimension quand on
prend en compte l’histoire iranienne depuis un siècle, qui a fait d’un pays
marginal dont on exploitait le pétrole, un partenaire potentiel, difficile mais
incontournable, pour les pays industrialisés. Les Iraniens ont la culture
démocratique la plus ancienne de la région, depuis la constitution de 1906 et
surtout après l’instauration en 1979 d’une République dont on connaît les
limites, mais qui génère des ambitions de liberté dans la population. Quelle
que soit l’évolution politique de son gouvernement, l’Iran devrait continuer
d’affirmer sa volonté d’indépendance, notamment envers les pays
occidentaux qui exercent une influence jugée trop dominante dans la région,
et ses ambitions pour être reconnu comme le plus grand pays chiite, capable
de faire contrepoids au sunnisme radical.
Les légitimes ambitions nationales ou idéologiques de l’Iran et des Iraniens
sont toutefois déterminées, pour de longues décennies, par les enjeux du
marché mondial de l’énergie. Avec la découverte du pétrole en 1908, la
géopolitique de l’Iran a changé d’échelle, en ajoutant aux niveaux nationaux
et du monde islamique celui des grands pays industriels. L’Iran veut être
reconnu comme un acteur non seulement local ou du monde islamique, mais
comme un pays émergent aux ambitions internationales affirmées, un leader
du nouveau tiers-monde, en valorisant tout son potentiel de pays républicain,
islamique et producteur d’énergie pétrolière, gazière ou nucléaire. Après
trente années de régime islamique, ces objectifs restent largement virtuels.
Après avoir été un État fantôme au XIXe siècle, l’Iran est aujourd’hui
qualifié de puissance régionale incontournable ou du moins potentielle. Quel
chemin parcouru en un siècle, mais aussi quel prix payé par les Iraniens pour
une ambition qui est très loin d’être réalisée ! La situation politique et
économique de l’Iran trois décennies après la Révolution, est en effet
inquiétante. Rares sont en effet les États qui ont des relations confiantes de
coopération avec ce pays ambitieux, jaloux de son indépendance et qui se
complaît souvent dans une crainte obsidionale d’ennemis parfois imaginaires.
La force de l’Iran actuel tient plus à la crainte qu’il suscite qu’à ses
propositions constructives. En appliquant son principe de non-alignement et
d’indépendance, « ni Est ni Ouest, République islamique », l’Iran s’est isolé.
Les pays voisins craignent, comme c’était déjà le cas sous le régime
impérial, la simple présence de ce vaste pays puissant et peuplé dont
l’influence sur les sociétés locales ou les systèmes politiques (socialisation
des femmes, république) est plus à redouter que les armes, fussent-elles
nucléaires. L’Iran chiite craint inversement la montée du sunnisme radical et
du terrorisme d’al-Qaida qui trouve ses appuis en Arabie, au Pakistan et en
Afghanistan.
Dans le monde islamique, l’Iran veut se faire reconnaître comme
protecteur des communautés chiites, mais la question centrale reste celle de la
lutte radicale contre Israël et du soutien aux organisations palestiniennes
(Hamas) ou libanaises (Hezbollah). Cela provoque l’opposition des pays
occidentaux mais aussi l’hostilité des pays arabes qui ne souhaitent pas cette
intrusion persane et chiite dans ce qui fut un des combats du nationalisme
arabe.
Le conflit bilatéral avec les États-Unis est d’autant plus important qu’il est
devenu un des piliers constitutif du régime islamique. La proposition
d’ouverture du président Barack Obama en 2009 a donc autant bouleversé la
politique intérieure de la République islamique que les relations de l’Iran
avec la plupart des nations développées ou non, lassées par cette guerre froide
sans fin. L’avenir des relations avec l’Europe est lié à cette normalisation qui
permettrait de donner sa pleine dimension à une coopération économique et
culturelle qui n’a jamais cessé malgré les crises et les drames, mais se trouve
réduite au minimum.
Le pétrole et le gaz justifient l’implication des États-Unis et des autres
grandes puissances industrielles dans la sécurité du golfe Persique qui restera
pendant plusieurs décennies la première région mondiale dans ce domaine.
Cet enjeu permanent est aujourd’hui imbriqué dans les questions liées à
l’islamisme, au terrorisme international, au trafic de drogue, et aux projets
des pays émergents qui voient dans le nucléaire civil, et donc potentiellement
militaire, un moyen d’imposer leur présence.
Aucun des souverains et gouvernements qui se sont succédé en un siècle
n’a permis à l’Iran d’occuper une place digne de son passé entre Europe,
monde arabe, Inde et Asie centrale. Chercher l’explication de ces échecs dans
la lutte éternelle entre « tradition » et « modernité », ou bien entre un Orient
(forcément compliqué) et un Occident (toujours rationnel) semble insuffisant.
Chaque politique a trouvé ses limites en donnant une place trop dominante à
une seule des dimensions de l’identité politique et géopolitique de l’Iran
contemporain : le nationalisme, l’islam et l’ouverture internationale. La
politique étrangère de l’Iran et les moyens mobilisés pour la mettre en œuvre
peuvent, en effet, être analysés à travers l’interaction entre ces trois enjeux
politiques et géographiques, que l’on peut désigner comme les trois « i » de :
Iran, Islam et International. La géopolitique de l’Iran est donc complexe car
elle comprend trois échelles emboîtées aux logiques souvent contradictoires :
la nation, le monde islamique et l’économie mondiale. Après avoir été
longtemps une île isolée dans son caractère exceptionnel, l’Iran est enfin
impliqué dans les dynamiques et les contradictions liées à la mondialisation.
La société iranienne, avec sa diversité et ses contradictions, a opéré cette
mutation, mais la République islamique est-elle capable de faire de même ?
Première partie

Les enjeux géopolitiques de l’Iran


Depuis trois décennies, les politiques intérieure et étrangère de l’Iran ont
été déterminées par les enjeux pétroliers, les projets islamistes de la
République, la tradition d’indépendance du pays et l’aspiration des Iraniens à
trouver leur place dans le monde contemporain. Ces ambitions
complémentaires et/ou contradictoires ont provoqué une interaction constante
et dramatique à l’échelle de la région, du monde musulman et de la
communauté internationale, provoquant l’intervention des États-Unis.
Depuis la fin de la guerre Irak-Iran, le territoire iranien a été épargné, mais
la crise du nucléaire, les projets de bombardement israélien et les sanctions de
l’ONU ont fait naître une menace plus grave que les guerres de Koweït,
d’Afghanistan et d’Irak car l’Iran dispose des moyens politiques,
économiques et militaires pour se défendre et provoquer un conflit qui
dépasserait la région. Où veut aller l’Iran trente ans après la chute de
l’empire ? Le pire n’est pas certain depuis que le changement de politique
américaine ouvre la porte à un « cessez-le-feu » qui serait durable si l’Iran
modérait son discours rejetant la responsabilité des crises sur la seule
« agression occidentale » et sortait de sa logique obsidionale de pays faible et
encerclé.
Chapitre 1

La nation encerclée ?
L’Iran est fondé sur la symbiose ininterrompue pendant quatre millénaires
entre une terre et un peuple. « C’est l’entité politique la plus ancienne, de
type impérial, actuellement existant sur la planète, apparue de façon
définitive dans son emplacement actuel quelque trois ou quatre siècles avant
que la Chine ne parvienne au stade d’État unique centralisé » comme le
rappelle le géographe Xavier de Planhol [2006, p. 261].
L’exception iranienne est bien réelle, fondée sur un territoire à
l’environnement bien spécifique, sur un peuple indo-européen qui a créé une
littérature exceptionnelle, sur une histoire politique à la fois impériale et
nationale, et sur une constante ouverture au monde, qu’il s’agisse de la Grèce
antique ou de l’économie pétrolière. Cet héritage est donc un légitime objet
de fierté, mais aussi une source de drames car les Iraniens ont le sentiment
d’avoir toujours été confrontés, souvent à juste titre, à des peuples et forces
hostiles, à des invasions qui ont enrichi et diversifié leur culture, mais surtout
entravé leur développement et spolié leur indépendance. Comment expliquer
que la Perse ait été gouvernée presque sans interruption du XIe au XXe siècle
par des dynasties turcophones qui ont fait la grandeur du pays ? Pourquoi la
Perse n’a-t-elle jamais été colonisée au XIXe siècle ? Pourquoi la République
islamique craint-elle une « invasion culturelle occidentale » alors que la
société iranienne n’a jamais été aussi forte pour tirer avantage de la
mondialisation ?
Aujourd’hui, les vertus du nationalisme iranien ont peut-être été
transformées en un réflexe obsidional sinon en un mythe ou même en une
paranoïa poussée à son paroxysme sous la République islamique qui a
cumulé la crainte nationaliste liée à l’hostilité réelle ou supposée des pays
voisins et la défense d’un islam qui serait encerclé par un Occident chrétien
agressif. L’éternel Iran est-il devenu un mythe ou au contraire une force en
plein renouveau qu’il faut craindre [CLAWSON, 2005] ? La devise de la
République islamique est « Indépendance, liberté, République islamique »,
elle place en tête l’indépendance nationale. Ce n’est pas un hasard.

La terre et l’eau

La forteresse du plateau iranien

L’Iran est un vaste pays de 1 648 195 km2 – trois fois la France – dont le
centre est occupé par de vastes cuvettes désertiques (Kavir et Lut) dont
l’altitude est rarement inférieure à 600 mètres, entourées de très hautes
montagnes (Alborz et Zagros), formant comme un rempart dominant les
basses terres extérieures et les peuples non iraniens qui les habitent : mer
Caspienne (Turcs), golfe Persique et Mésopotamie (Arabes), vallée de l’Indus
(monde indien).
L’œkoumène iranien est très vaste et divers, composé de terroirs, de
systèmes écologiques et anthropologiques contrastés ou complémentaires. Le
modèle géographique iranien associe trois composantes : la montagne, le
piémont et le désert. Les villes qui commandent l’ensemble sont situées au
débouché des vallées de montagne, tandis que les plaines de piémont sont
occupées par les villages et que les nomades migrent entre désert et
montagne. La division du territoire entre terres chaudes (qeshlâq, ou garmsir)
et terres froides (yeylâq ou sardsir) est constitutive de l’image mentale
géographique des Iraniens, de même que les notions de « haut » et de « bas »
qui sont autant topographiques que morales. En Iran, l’espace a un sens. Le
cœur du système est la montagne. Elle fournit l’eau des canaux d’irrigation
qui font vivre les villes et les villages jusqu’au cœur du désert. Pour plus de
sûreté, il est donc nécessaire de contrôler les deux versants des montagnes et
donc les basses terres situées au-delà, mais nul besoin d’aller plus loin. Ces
piémonts
Figure 1 Le plateau iranien

Entre la Mésopotamie, l’Indus, la mer Caspienne et le golfe Persique,


le plateau iranien est comme une île. C’est le cœur de l’Iran, entouré de
hautes montagnes dont les eaux irriguent les piémonts avant de se
perdre dans les déserts centraux.
extérieurs font donc partie du cœur historique de l’Iran et constituent des
zones de contact, donc de conflit, avec les peuples voisins. Les frontières de
l’Iran ne sont donc pas sur les crêtes montagneuses mais dans les plaines de
la Caspienne, du Khuzistan, de Sarakhs, Moghan, Zabol ou sur les rives du
golfe Persique.
Les montagnes qui entourent le plateau central désertique constituent
l’armature de l’environnement naturel, culturel et politique de l’Iran car,
outre leur topographie qui fait barrage aux étrangers, elles sont une réserve
d’eau abondante pour les piémonts et les plaines intérieures, un refuge pour la
vie animale, végétale, mais aussi pour les hommes. Tout au long de l’histoire,
ces châteaux d’eau ont permis aux populations d’y trouver refuge pour fuir
les invasions ou résister. Les villages des hautes vallées de l’Alborz central,
de Nur, Larijan, ou Taleqan sont autant de fiefs de familles ayant joué un
grand rôle dans la vie du pays. Alamout est resté célèbre pour avoir permis à
la fameuse secte ismaélienne des Nizarites, fondée par Hassan-Sabbah, le
« vieux de la montagne » cité par Marco Polo et connue en Europe comme la
secte des « Assassins », de résister pendant deux siècles aux pouvoirs
centraux avant de tomber face aux Mongols en 1256. Les montagnes sont
enfin et surtout le symbole mythique de la demeure de dieux.
Le mont Damavand (5 683 mètres), volcan récemment éteint qui domine
Téhéran, est devenu le symbole du nationalisme iranien, comparable de ce
point de vue au mont Ararat des Arméniens ou au Fuji-Yama des Japonais.
Ce splendide sommet, que l’on peut voir de Téhéran les rares jours sans
pollution, est cité dans l’Avesta et les légendes comme la montagne où le bon
roi Fereydun a enfermé le mauvais Zohak ; c’est également le domaine des
dieux et de l’oiseau fabuleux Simorq. Cette référence intemporelle à l’identité
nationale de l’Iran a fait du Damavand une icône intouchable et consensuelle
de l’Iran national et éternel, en opposition, ou plutôt en complément, à l’Iran
islamique. L’omniprésence de l’image de cette montagne sur les sites Internet
iraniens officiels comme sur ceux de la diaspora montre combien ce sommet
est devenu un symbole de l’unité des Iraniens. Pour toute entreprise ou tout
leader politique, fut-il islamiste radical, une photo du Damavand enneigé est
« indispensable » sur les affiches de propagande. Pour ne pas être en reste, les
autorités ont même fait du 4 juillet « le jour du Damavand », une occasion de
récupérer d’anciennes fêtes paysannes locales et d’islamiser ce symbole
national préislamique. D’autres sommets – souvent volcaniques – ont
également une forte fonction symbolique régionale comme le Sabalan
(4 811 mètres) près d’Ardebil et le Sahend près de Tabriz pour les Azéris, ou
le mont Alvand près de Hamadan.
Au nord, la crête de l’Alborz et des massifs annexes dépasse 4 000 mètres.
Cette puissante barrière climatique sépare les déserts centraux des plaines
caspiennes au climat tropical humide situées à 23 mètres sous le niveau de la
mer. Les rizières, plantations de thé et vastes forêts toujours vertes du nord de
l’Iran et du versant nord de l’Alborz (provinces du Gilan et du Mazandaran)
offrent un contraste saisissant avec le versant méridional aride et dénudé,
parsemé de forêts résiduelles de genévriers, mais couvertes en hiver de neiges
abondantes alimentant tout l’été de nombreux torrents qui vont se perdre dans
les cuvettes désertiques du plateau intérieur. Sur le plan botanique, la
couverture végétale de l’Alborz central se situe à la jonction des aires de
diffusion des espèces venant des mondes sibérien, indien, européen,
méditerranéen et africain. L’Iran est donc vraiment au centre du monde…
Entre l’Azerbaïdjan au nord et le Baloutchistan au sud, les monts
Kurdistan, du Zagros puis de Kerman et du Makran couvrent le quart de
l’Iran. Ces hauts plateaux calcaires séparent l’Iran de la Mésopotamie et du
golfe Persique, la Perse du monde arabe ; ils sont dominés par des sommets
de haute altitude : Zardeh Kuh (4 547 mètres) à l’ouest d’Ispahan, Kuh-e
Dena (4 409 mètres) dominant Yasuj, Kuh-e Hezar (4 351 mètres) près de
Kerman. Les hautes terres et collines froides et humides du Kurdistan et de
Hamadan sont les seules régions d’Iran où la céréaliculture est possible sans
irrigation et où la densité de population rurale est assez forte (entre 10 et 20
habitants par km2). Le Zagros central, jadis couvert de forêts de chênes,
domaine des nomades Bakhtyari, Qashqa’i, Khamseh ou Lors qui ont
longtemps formé le tiers de la population du pays et le cœur des forces
armées impériales. Ces hauts plateaux calcaires sont traversés par des gorges
immenses et profondes où coulent des fleuves très puissants – Dez, Karkheh
et surtout Karun – qui drainent 60 % des ressources en eau du pays vers la
Mésopotamie et non vers l’Iran central.
À l’est des monts de Kerman s’étendent des terres marginales. L’altitude
des montagnes diminue même si le Baloutchistan reste une zone au relief très
tourmenté (Makran), avec au centre le vaste bassin désertique de Jaz Murian.
Ces marges orientales de l’empire ouvrant vers les Indes sont longtemps
restées mal intégrées à l’empire et le restent encore. Kerman était la dernière
ville persane tandis que la citadelle de Bam, à l’entrée du désert du Lut, était
l’avant-poste de la Perse. Vers le Pakistan et l’Afghanistan, le plateau iranien
est limité par les monts du Khorasan et du Baloutchistan (volcan du Kuh-e
Taftan ou Daptani, 4 042 mètres) qui séparent le monde iranien occidental, la
Perse, des autres peuples iraniens orientaux, Baloutches, Hazaras ou
Pashtouns.
Les vastes plaines désertiques (Kavir) de l’Iran central couvrent 60 % du
territoire, mais en fait bien plus si l’on ajoute les innombrables bassins
intérieurs de taille diverse, où vont se perdre au printemps les torrents
saisonniers descendant de montagnes alentour. L’Iran aride des kavirs s’étend
à l’est d’une ligne Téhéran - Ispahan - Chiraz, où il tombe moins de
300 millimètres de précipitations, mais où les montagnes pourvoyeuses d’eau
restent toujours visibles à l’horizon. Ces déserts iraniens ont été
traditionnellement peu fréquentés car les routes de caravanes, jalonnées de
caravansérails, suivaient presque toujours les piémonts, aux limites des kavirs
où se trouvent quelques hameaux ou villages d’oasis. Le désert du Dasht-e
Kavir composé de multiples lacs salés asséchés et parsemé de petites
montagnes comprend quelques oasis comme Tabas, mais le désert du Lut est
en revanche un des plus absolus du monde, totalement azoïque.

Irrigation et construction politique de l’Iran

Les techniques d’irrigation sont à l’origine de la nation iranienne. Le centre


de l’Iran est désertique mais presque toutes les rivières du pays, souvent
temporaires, vont se perdre dans les sables, graviers et autres sédiments de
l’immense cuvette endoréique du plateau central. Les grands fleuves
descendant du Zagros septentrional (Diyala, Karun, Dez, Karkheh) coulent
par contre vers l’Irak et le Khuzestan, à l’extérieur du plateau. Le Qezel-
Uzen/Sefid Rud fait figure d’exception puisqu’il coule du plateau aride vers
la Caspienne après avoir traversé l’Alborz par la cluse de Manjil. Le seul
grand fleuve pérenne du plateau iranien est le Zayandeh rud qui traverse
Ispahan.
La prospérité historique de l’Iran vient en fait de la maîtrise des techniques
d’exploitation de ces eaux cachées dans les sédiments du désert [BALLAND,
1992]. L’origine minière de ces méthodes d’irrigation remonte probablement
au IIe millénaire avant J.-C. dans l’Urartu (Est de l’Anatolie), mais leur
développement est lié aux populations indo-européennes. Ces canaux
souterrains d’irrigation appelés en persan karez mais plus connus sous leur
nom arabe de qanât (qui a donné en français canal), ont été exportés en
Égypte et Oman et jusqu’au Maghreb (appelés foggara), mais n’ont jamais eu
dans ces pays la place centrale qu’ils occupent en Iran.
Les qanats, souvent longs de plusieurs dizaines de kilomètres et profonds
de plusieurs dizaines de mètres (les records sont de 60 kilomètres et
300 mètres de profondeur pour le puits d’amont) constituent un des plus
grands chantiers de « travaux publics » jamais réalisé dans l’histoire. Tous les
50 mètres, des puits permettent l’évacuation des déblais pour le creusement et
l’entretien de la galerie souterraine dont la pente doit être très faible pour
éviter l’érosion. En drainant la nappe phréatique en amont pour conduire
l’eau vers la surface très en aval, où la nappe est inaccessible en grande
profondeur mais où les terres cultivables sont étendues, les qanats n’épuisent
pas les eaux souterraines et n’exigent aucune énergie si ce n’est celle de la
construction et de l’entretien de la galerie.
En 1950, la moitié des terres irriguées d’Iran l’était grâce à cette technique.
Le débit cumulé des 20 000 qanats, totalisant environ 125 000 kilomètres de
longueur, encore actifs dans les années 1970 était égal à celui des puits
profonds, modernes, équipés de pompes. Ces techniques traditionnelles qui
ont fait la prospérité de l’Iran pendant plusieurs millénaires ont connu un
regain d’intérêt après la Révolution islamique par souci de retour aux valeurs
du passé, mais les qanats ne peuvent plus être entretenus faute de techniciens
(moghani) en nombre suffisant et de système de travail collectif dans les
villages.
Figure 2 Les empires iraniens

Dans l’Antiquité, l’empire iranien s’est agrandi, vers l’Europe des


Grecs et des Romains ou Byzantins, puis la frontière occidentale de
l’Iran moderne (XVIe s.) est restée immuable. Vers l’est, les limites sont
plus incertaines et les influences ou les menaces plus durables. L’Iran
moderne n’est pas un empire.
L’Iran n’est donc pas le pays des fleuves, mais celui des piémonts dont la
mise en valeur depuis trois millénaires grâce à l’irrigation par qanat a permis
aux Iraniens d’avoir le privilège de bien se nourrir et de vivre prospères en
ayant deux ou trois récoltes par an et de hauts rendements. Au Ve siècle
avant J.-C., la généralisation en Iran de cette technique fut une véritable
révolution agricole comparable à la suppression des jachères en Europe au
XVIIe siècle [PLANHOL X. DE, 1993, 2006]. Des rendements de 40 quintaux de
blé par hectare étaient possibles grâce à l’eau et à la fumure apportée par un
abondant bétail, notamment des chevaux, nourris sur place avec de la luzerne
irriguée et dont la Perse fut le centre de domestication et de diffusion. La
construction de ces qanats puis leur entretien avaient exigé du temps et de
l’argent, donc un système social et politique stable et une armée capable de
défendre ces équipements sophistiqués bien plus longs à réparer en cas de
destruction par un ennemi, qu’un simple canal de dérivation de fleuve ou de
torrent.
La prospérité de l’Iran et la puissance du plus ancien empire du monde,
celui des Achéménides (Ve siècle avant J.-C.) trouvent leur origine dans la
généralisation de ces techniques agricoles. A contrario, la destruction par les
Mongols de Tamerlan des qanats du Sistan au XIVe siècle, réduisant cette
riche plaine au passé prestigieux en un désert misérable, montre la
conséquence d’un pouvoir local faible. « L’empire perse fut un don des
qanats » pour reprendre l’expression de H. Goblot [1979]. La puissance ainsi
conférée à l’empire achéménide permit la construction du premier grand
empire mondial [BRIANT P., 1996], qui tira gloire et impôts de ses conquêtes,
mais n’eut pas d’ambition assimilatrice ou coloniale. « La culture iranienne
n’est pas sortie de la terre d’Iran. L’Iran n’a pas été colonisateur et ne le
deviendra jamais » souligne X. de Planhol [2006, p. 264]. Le modèle iranien
ne serait donc pas exportable car trop lié à un œkoumène bien précis, les
conquêtes servant d’abord à protéger la terre-mère, comme en témoignent les
Empires iraniens, sassanides ou safavides centrés sur le plateau iranien.
Cette révolution agricole a également engendré un mode de pensée et des
systèmes de valeurs tout à fait originaux qui marquent encore l’Iran actuel.
Le jardin irrigué, souvent enclos de murs le séparant de l’espace extérieur
aride et poussiéreux, est devenu le symbole du paradis, de l’ordre, de la
civilisation sophistiquée, opposé à la steppe, à la violence sans loi et au
chaos. L’Iran est pays d’Iraj, un des trois fils du roi légendaire Fereydun qui
donna à son autre fils Tur, l’Asie centrale, le monde des steppes et des
nomades turcs (Turan) et au troisième, Salm, le pays de Rum, le Levant. Une
division géopolitique qui n’est pas sans rappeler le partage de l’empire
carolingien. La religion zoroastrienne s’inscrit dans ce contexte opposant le
Bien et le Mal, et valorisant les arbres, l’eau et la nature. La terre est ainsi
divinisée. L’exception culturelle iranienne s’est ainsi construite à partir de ce
haut plateau aride transformé en jardin par le génie des hommes, et si souvent
envahi.
Confiants dans la supériorité de leur civilisation, les Iraniens ont démontré
leur remarquable capacité de résistance en assimilant les multiples
envahisseurs qui sont restés prisonniers de ces terres de paradis. Les Grecs
d’Alexandre le Grand n’ont guère laissé de traces, les Arabes ont apporté
l’islam et 40 % du vocabulaire persan moderne, mais n’ont pas pu arabiser le
pays, tandis que les Turcs, mieux intégrés au territoire iranien, n’ont fourni
que 3 % du vocabulaire persan. La coexistence entre Persans et Turcs, est
constitutive du monde iranien, mais chaque composante est toujours restée
distincte, héritage des luttes entre Iran et Turan. L’État iranien a parfois
disparu comme entité autonome, mais la civilisation iranienne a toujours
trouvé les moyens de s’adapter et de s’imposer.

Les peuples d’Iran

Le pays des Iraniens

Les Iraniens sont d’origine indo-européenne et non pas sémitique comme


leurs voisins arabes, ou ouralo-altaïque comme les Turcs. Les premières
tribus indo-iraniennes, branche orientale des Indo-européens également
appelés Aryens, sont probablement entrées sur le territoire actuel de l’Iran au
milieu du IIe millénaire avant J.-C. Auparavant, ce haut plateau avait été
peuplé dès la préhistoire, comme en témoignent les objets et bijoux
remontant parfois au VIIIe millénaire, sur des sites comme Suse, Hosanlu ou
Tepe Sialk. À partir du IIIe millénaire, la civilisation d’Elam, dont la capitale
était Suse, fut la première à prospérer sur le plateau iranien entre le Zagros
oriental et l’Iran central jusqu’au sud de Kerman où l’on a découvert en 1990,
dans la région de Jiroft, une autre civilisation plus ancienne, différente de
celles de l’Indus ou de la Mésopotamie. La culture des Élamites est
notamment connue pour les fameux bronzes du Luristan ou les vases de Tepe
Sialk, leur langue et leur écriture cunéiforme proche de celle de Sumer furent
utilisées très longtemps, jusqu’à la période Achéménide. Les conflits entre les
royaumes élamites et leurs voisins sumériens ou assyriens de Mésopotamie
furent incessants, ce qui tendrait à inscrire la récente guerre Irak-Iran ou
l’hostilité entre les empires ottoman et safavide dans la longue histoire de
deux mondes rivaux. Le royaume d’Iraj contre celui de Salm.
La chute des Élamites fut progressive avec l’installation à partir du
VIIe siècle des tribus aryennes Mèdes et Perses dans le Zagros central et
méridional. Vers 650 avant J.-C. un Mède nommé Cyrus de la famille des
Teispides prit le royaume d’Anshan en Elam puis s’imposa aux autres tribus
iraniennes notamment aux Perses, c’est-à-dire à ceux qui habitaient la
province du Fârs. L’empire Achéménide (du nom de l’ancêtre de Cyrus)
devint ainsi le premier « État » iranien qui domina ensuite toute la région
après la défaite des Assyriens et la prise de Babylone en 639 avant J.-C. Cette
date fut retenue par Mohammad-Réza Pahlavi lors des festivités de Persépolis
en 1971 pour commémorer la « fondation » de l’empire iranien. Les
recherches archéologiques montrent combien les Iraniens ont emprunté aux
Élamites et aux Sumériens et inversement. En prenant Babylone, le « bon roi
Cyrus » a non seulement libéré les Juifs déportés mais respecté les traditions
locales, ce qui lui a valu le respect et la coopération des élites assyriennes. Il
est clair que les divers peuples ont longtemps coexisté avec leurs traditions,
religions, systèmes sociaux spécifiques. Sur le tombeau de Darius, à Naqsh-e
Rostam, il est inscrit : « Je suis Darius, le Grand Roi, roi des rois, roi des pays
de toutes ethnies… » [BRIANT P., 1996, p. 50]. Cette image d’harmonie ne
saurait cependant faire oublier la cruauté du Grand Roi contre les rois locaux
qui se révoltaient.
Après la domination des Grecs d’Alexandre le Grand, des Séleucides puis
des Parthes, l’empire sassanide (224-651) constitua, l’apogée du nationalisme
iranien. Cet empire tomba avec l’invasion arabo-islamique mais reste le
symbole de l’adéquation entre un peuple, celui des Aryens/Iraniens, et une
terre, mais aussi entre une religion et un peuple, puisque Ahuramazdâ, le dieu
des Zoroastriens est désigné depuis les Achéménides comme le dieu des
Aryens. Le terme d’Iran/Eran (de Ariyânâm territoire habité par les
Aryens/Iraniens, parlant des langues iraniennes) en tant que concept politique
religieux et culturel a été forgé à cette époque tardive quand les premiers rois
sassanides ont introduit le nom écrit en toutes lettres de Erân, ou Erânshahr
pour désigner le territoire sur lequel ils exerçaient le pouvoir [HUYSE P.,
2005, p. 11]. Avec la chute des Sassanides et l’arrivée de l’islam, le pays des
Iraniens, qui s’étendait jusqu’en Transoxiane (Asie centrale), garda sa culture
tout en étant intégré à des empires divers, turcs puis mongols, avant que la
dynastie turque des Safavides ne fonde l’État iranien moderne en 1501.
Longtemps, les Européens donnèrent à cette région le nom de « Perse », du
nom de la province du Fârs (la Perside des Grecs et Romains) qui avait
donné son nom à la langue persane dont on verra le rôle capital dans la
construction de l’identité iranienne. En revanche, les populations du plateau
iranien ne cessèrent jamais de se désigner comme « iraniennes » et de
revendiquer leur « aryanité ». En 1935, le gouvernement iranien imposa le
nom d’Iran dans l’usage officiel et international. Le nom de Perse désigne
cependant assez bien le monde iranien occidental, c’est-à-dire l’Iran actuel où
le persan est la langue dominante et qui fut le cœur des empires, pour le
distinguer de l’Iran oriental (Asie centrale et Afghanistan actuels). Certains
iranologues suggèrent d’utiliser le nom de Perse (en anglais Persia) pour
désigner cet espace au sens culturel et historique, et celui d’Iran pour
désigner l’État actuel [YARSHATER, 1989].

La langue persane et l’unité culturelle de l’Iran

Comme l’islam chiite, la langue persane a fait l’unité de l’Iran car elle
n’est pas réductrice à une ethnie. Son histoire et la culture qu’elle véhicule en
font une composante identitaire et un trésor partagés par l’ensemble des
Iraniens, du moins par toutes les élites. La quasi-totalité des Iraniens
comprend aujourd’hui le persan parce que toutes les ethnies qui composent le
pays considèrent cette langue prestigieuse et internationale comme
patrimoine commun, sans pour autant abandonner les langues locales. Le
caractère transculturel du persan et des œuvres artistiques associées
(manuscrits illustrés – « miniatures » –, tapis, architecture, et surtout musique
et poésie) n’a pas été lié à un pouvoir politique. La seule statue de Téhéran
qui n’ait pas été abattue pendant la Révolution de 1979 fut celle de Ferdowsi
(Xe siècle), l’auteur du Livre des Rois ; quant aux poésies de Hafez
(XIVe siècle), elles parlent à tous les Iraniens, quelle que soit leur langue
maternelle.
Les Iraniens ne sont pas peu fiers de rappeler que le persan était la lingua
franca au XIVe siècle sur la Route de la soie, de Venise à la Chine, dans
l’empire Moghol des Indes, langue officielle de travail de l’East Indian
Company jusqu’à la fin du XIXe siècle et la langue de culture en Inde du
Nord, à la cour ottomane ou chez les notables turcs de Sarajevo jusqu’à la
Première Guerre mondiale. Ce fut aussi la langue de travail entre Iraniens,
Afghans et certains diplomates américains lors de la conférence de Bonn sur
l’Afghanistan en 2001. La langue et la littérature persanes ont fait l’unité du
monde iranien et connaissent une nouvelle dynamique internationale puisque
trois États indépendants, l’Iran, l’Afghanistan et le Tadjikistan, plus la
minorité tâdjik d’Ouzbékistan, ont cette langue en partage, sans compter la
très nombreuse diaspora créée par l’exil des élites à la suite des conflits et des
révolutions d’Afghanistan et d’Iran.
Cette langue iranienne était à l’origine parlée par les tribus indo-
européennes installées au sud-ouest de l’Iran, dans ce qui est aujourd’hui le
Fârs (d’où son nom fârsi, qui a donné en français Perse, persan). Au Ve siècle
avant J.-C., l’empire achéménide donna une grande expansion au vieux perse,
écrit en caractères cunéiformes et surtout en écriture araméenne, adaptée plus
tard pour former l’écriture utilisée en moyen perse (pehlevi) en usage sous les
Sassanides. Le persan moderne s’est forgé entre le IXe et le XIe siècle comme
langue écrite dans le Khorasan et en Transoxiane, aux marges orientales de
l’empire musulman, au contact de l’arabe et du turc [LAZARD G., 1995]. Dans
le contexte bilingue arabo-persan de la Transoxiane et du Khorasan du nord,
des dynasties locales iraniennes comme celles de Samanides ont facilité le
développement de cette langue populaire qui s’était maintenue aux marges de
l’empire islamique. Le persan devint langue de cour (fârsi-e dâri) et de
culture en complément plus qu’en concurrence avec l’arabe dont elle utilisa
l’alphabet en usage partout et presque la moitié de son vocabulaire. Aux IXe-
XIe siècles, les premiers monuments littéraires en persan comme le Livre des
Rois (Shâhnâmeh) de Ferdowsi, reprenant les mythes, thèmes et pensées de
l’Iran ancien zoroastrien, hellénistique et indien, donna définitivement au
persan une notoriété et une qualité qui ont permis son développement
ultérieur sur le territoire de l’Iran actuel et dans tout le monde iranien lato
sensu, de Samarcande à Boukhara, Ghazni, Hérat, Ispahan ou Chiraz, comme
dans l’Empire moghol en Inde. Le persan est ainsi devenu la langue de la
société civile, des « belles lettres », tandis que l’arabe était celle de la religion
et de l’administration. L’usage conjoint des deux langues était généralisé
parmi les lettrés.

« Fârsi » ou « persan » ?
L’usage du persan, comme langue écrite ayant donné des monuments de la littérature
internationale, s’est généralisé dans tout le monde iranien et même dans le monde turc et arabe.
Le persan classique, fârsi, est une référence commune à tout le monde persanophone qui
comprend plusieurs dialectes dont le tadjiki, langue officielle du Tadjikistan, et le dari, langue
officielle, avec le Pashto, en Afghanistan. En Iran, on parle de l’émergence d’un dialecte
« tehrâni » en raison de la puissance des moyens de communication du gouvernement iranien
(radio et télévision par satellite).
Comme ancienne langue internationale, le persan a très tôt été étudié, traduit et désigné par
un mot particulier en de nombreuses langues européennes : persan en français, Persian en
anglais, Persiche en allemand… Dire aujourd’hui « je parle fârsi » est non seulement incorrect
(on ne dit pas « Je parle English »), mais rabaisse cette langue au niveau d’un simple dialecte
pour lequel il n’y aurait pas de mot en français pour le désigner. Cet usage erroné, mais plein de
sous-entendus politiques, s’est répandu aux États-Unis après la chute du régime impérial, comme
pour montrer que désormais l’Iran avait perdu son héritage culturel et que sa belle langue était
devenue un simple dialecte.

La force et le paradoxe de l’identité culturelle persane sont d’avoir tiré un


profit des drames de l’histoire : les invasions arabes ont permis la
construction du persan moderne et les invasions turco-mongoles son
expansion [FRYE R., 1975]. Plus que la langue de la majorité de la population
iranienne, le persan est la langue de l’unité nationale avec les nuances et
critiques que cela implique.
Persan, bilinguisme et langues régionales
Avec les progrès de la scolarisation, le persan, langue officielle de l’Iran, est aujourd’hui
compris par l’immense majorité des Iraniens tandis que les autres langues régionales sont
toujours très vivantes. Le bilinguisme est ainsi un phénomène nouveau qui change les rapports
entre les cultures nationale et régionale. En réaction à la politique aryano-centrée du chah, les
rédacteurs de la Constitution de la République islamique ont reconnu la légalité de l’usage des
langues (article 15) :
« La langue et l’écriture officielles communes à tout le peuple iranien sont le persan et
l’écriture persane. Les documents, les correspondances et les textes officiels, ainsi que les livres
scolaires doivent être rédigés dans cette langue et avec cette écriture. Toutefois, l’usage de
langues locales ou de celles des tribus dans la presse et les moyens de communication de masse,
ainsi que pour l’enseignement de la littérature de ces langues dans les écoles est autorisé à côté
du persan. »
C’est ainsi qu’il existe des journaux, programmes de radio ou de télévision, en turc azeri,
kurde, ou dialecte arabo-persan bandari ; les articles et livres savants sur les langues et cultures
régionales se multiplient à l’initiative d’associations locales ou regroupant dans les grandes villes
les personnes originaires d’une même région. Ces activités et publications sont bien sûr
contrôlées par les autorités qui occupent ainsi le terrain culturel local pour mieux observer et
bloquer les revendications politiques. Les langues régionales sont donc légales mais ne sont pas
enseignées en Iran alors que le kurde, le turc azeri ou le baloutche le sont depuis longtemps dans
plusieurs universités européennes ou américaines.

Le recensement de 1986 a confirmé que 88,5 % des Iraniens déclaraient


comprendre le persan et 84,9 % le parler. Cette situation moyenne allait de
pair avec de grandes inégalités géographiques, puisque dans certaines régions
dotées d’une forte identité ethno-culturelle et peu alphabétisées, la majorité
de la population (75 % dans le département kurdophone de Piranshahr) ne
comprenait pas le persan, mais parlait surtout le baloutche, l’arabe, le kurde,
le lori ou le turc azéri [HOURCADE B., 2000]. Le contraste entre le centre du
plateau iranien, persanophone, et les périphéries du territoire national traduit
bien la géographie ethnoculturelle du pays mais aussi le sous-développement
de ces provinces où la scolarisation, surtout celle des filles en milieu rural, a
connu des retards évidents. Ce problème est en passe d’être résolu depuis que
la République islamique a mis en place une politique très active de
scolarisation et de développement des zones périphériques. Selon un sondage
réalisé en 2002, 93 % de la population comprenait alors le persan avec des
écarts régionaux très faibles, hormis le sud du Baloutchistan qui reste la seule
province vraiment marginale [Centre de statistiques d’Iran, 2003].

L’Iran multiethnique

L’Iran est un État multiethnique [DIGARD J.-P., 1988], héritage des siècles
où c’était un empire, mais la crainte d’un éclatement du pays ou de
l’autonomisation d’une province demeure très vive parmi les élites et
l’administration, au point que la seule évocation de la diversité culturelle et
ethnique du pays est parfois considérée comme une volonté de briser l’unité
nationale. La diversité ethnique est donc reconnue, mais cantonnée aux
aspects touristiques (artisanat local, tapis, costumes, belles photos, musées
ethnographiques). Si les trois quarts des Iraniens parlent des langues
iraniennes (sous-groupe des langues indo-européennes) comme le persan, le
kurde, le baloutche, le pashto et le lori – qui sont également parlées en
Afghanistan, au Tadjikistan, en Ouzbékistan, en Irak, en Géorgie, en Turquie
et au Pakistan –, les Persans stricto sensu forment moins de la moitié de la
population du pays. Environ le quart des Iraniens ont pour langue maternelle
le turc (Azéris, Turkmènes, nomades Qashqa’i), et que moins de 4 % sont
Arabes.

Les groupes ethnolinguistiques en Iran

Langue Population, en million Part dans la population totale, en %


Persan 32,7 46,3
Turc azeri 14,5 20,6
Kurde 7,1 10,0
Lori 6,2 8,8
Caspienne 5,0 7,2
Arabe 2,5 3,5
Baloutche 1,9 2,7
Turkmène 0,4 0,6
Autres 0,2 0,3
Source : Estimation d’après les diverses enquêtes dont celle de l’état-
civil, 1993.
Figure 3 L’Iran multi-ethnique

La langue persane est aujourd’hui comprise par la quasi-totalité des


Iraniens. Les Persans vivent sur le plateau central tandis que les autres
populations, parlant d’autres langues iraniennes (Kurdes, Baloutches,
Lors) ou turques (Azéris) ou sémitiques (Arabes), occupent les
montagnes et régions périphériques et sont souvent transfrontalières.
Cette géographie ethnoculturelle opposant le centre de l’Iran aux
périphéries reste très déterminante dans l’activité économique et la vie
politique du pays.
Les Persans occupent traditionnellement le centre du plateau iranien, mais
ils sont également nombreux dans les provinces périphériques avec les
migrations des fonctionnaires envoyés par le gouvernement central. Il existe
de nombreux dialectes persans locaux seulement usités dans les campagnes.
La grande province du Khorasan, divisée depuis 2005 en trois provinces,
conserve une forte originalité aux portes de l’Asie centrale et de
l’Afghanistan, avec des minorités turcophones, kurdes, pashto, et surtout
persanes sunnites. Le sanctuaire de l’imam Réza qui attire des pèlerins de
tout le pays a fait de Mashhad la ville la plus peuplée du pays après Téhéran.
Chiraz est la porte du Sud et du monde arabe, mais est également la ville des
nomades Qashqa’i. Dans la région de Hamadan et Arak, au cœur de l’Iran
profond, rural, les Persans côtoient des Turcs et des Kurdes. La province de
Kerman, fief de A. A. Rafsandjani, fut longtemps un avant-poste de l’Iran
persan et chiite face au monde indien. Isolée et entourée de déserts, cette
région, qui a conservé des traditions iraniennes anciennes avec une forte
communauté zoroastrienne, est fière de sa culture du « Kavir ». Yazd au
centre géométrique du pays, capitale des zoroastriens est réputée pour son
sens de la parcimonie et un certain conservatisme culturel et politique. L’eau
y est rare et venait uniquement des qanats locaux jusqu’en 1995. Ispahan,
dans son immense oasis irriguée, est également une ville industrielle,
universitaire et culturelle qui conserve les cultures traditionnelles persanes et
chiites communes aux villes du désert comme Kashan et Qom.
En établissant leur capitale à Ispahan, sur le plateau iranien peuplé de
Persans, les dynasties turcophones safavides ont cherché à protéger le cœur
persan de l’Iran dont ils étaient les protecteurs, contre les attaques des Turcs
ottomans à l’ouest et des Ouzbeks à l’est. Des Kurdes ont été déportés en
masse au XVIIe siècle vers le nord-est du pays où ils se trouvent toujours en
nombre [PAPOLI-YAZDI M. H., 1991]. Le centre du plateau iranien
persanophone, chiite, développé, massivement scolarisé s’oppose souvent
aux périphéries sous-développées où vivent des populations non
persanophones (Turcs azéris, Arabes), parfois nomades (Qashqa’i,
Bakhtyaris, Lors, Turkmènes), ou conservant des formes d’organisation
tribale (Kurdes, Baloutches). La plupart des populations non persanophones,
souvent sunnites, sont transfrontalières et donc perçues comme autant de
chevaux de Troie venant des pays voisins avec le soutien des puissances
étrangères hostiles à Téhéran. Inversement, les États frontaliers de l’Iran
voient dans ces populations transfrontalières autant d’agents d’influence de la
République islamique.
La révolte des peuples des marges fut une constante de l’histoire iranienne
sans remettre en cause la notion d’empire. En revanche, le principe de
l’autonomie ou d’une simple diversité culturelle devint incompatible avec le
nouvel État-nation moderne créé en 1923. Avant même son accession au
pouvoir, Réza khan écrasa la révolte des Jangalis du Gilan, soutenue par le
nouveau pouvoir soviétique, puis celle des Lors et des autres nomades dont il
interdit les migrations en 1932, provoquant la mort des troupeaux après avoir
exécuté ou emprisonné les chefs tribaux. Pour des raisons multiples, ces
conflits avec le pouvoir central n’ont jamais cessé sous Mohammad-Réza
Chah avec la défaite des républiques autonomes d’Azerbaïdjan et du
Kurdistan en 1946 ou les combats contre les Qashqai en 1960, puis sous la
République islamique qui combattit les Turkmènes en 1980, les Kurdes
jusqu’en 1982, et qui reste confrontée à des troubles meurtriers au
Baloutchistan. Les frontières actuelles de l’Iran sont cependant anciennes et
stables et les administrations nationales largement acceptées, si bien que ces
populations « périphériques » sont aujourd’hui bien plus liées à Téhéran qu’à
Baghad, Bassorah, Soleymanieh, Bakou, ou Quetta. Le sentiment
d’appartenance ethnique reste toujours très vivant et soutient des
revendications économiques sociales ou culturelles, mais il ne se traduit plus
en revendications politiques irrédentistes. L’unité de l’Iran n’est plus remise
en cause par sa diversité. Chacun veut désormais sa juste place dans le
pouvoir central.
Les Kurdes (7 millions) se présentent souvent comme les descendants des
anciens Mèdes, ayant conservé dans leurs montagnes les caractères les plus
authentiques des anciens Iraniens. Après avoir été considérés comme une
nation ayant vocation à être indépendante par le traité de Sèvres (1920), les
Kurdes sont aujourd’hui divisés entre l’Iran, l’Irak, la Turquie et la Syrie. La
majorité des Kurdes d’Iran parlent le dialecte Sorani et le Kurde-lori et non
pas le Kurmanji parlé en Irak et Turquie. En Iran, ils vivent dans l’ouest du
pays (provinces du Kurdistan, Azerbaïdjan occidental, Kermanchah et Ilâm)
et ont conservé une identité d’autant plus forte que la plupart sont sunnites ou
Ali-Allâhi, une secte chiite mystique. Jusqu’à la fin des années 1970, les
Kurdes étaient rares à quitter leurs provinces, mais la misère puis la guerre
civile après 1979 ont provoqué un exode important vers Tabriz, Téhéran et
surtout Karaj. Les villes du Kurdistan d’Iran, comme Sanandaj, Mahabad ou
Ilâm, se sont développées à un rythme très rapide, ce qui a favorisé le
développement socio-économique, mais aussi politique, de ces provinces
longtemps marginales, qui ont enfin des universités et quelques industries.
Kermanchah, à majorité chiite, est devenu une grande métropole régionale.
Le souvenir de l’éphémère République kurde de Mâhabad de 1945 reste
vivant, mais seulement comme le témoin d’une époque révolue. L’opposition
traditionnelle au pouvoir central se conjugue avec la critique du
gouvernement islamique pour maintenir une effervescence politique
constante. La présence de l’État central se traduit plus par une présence
policière que par une politique de développement économique et
d’intégration. L’histoire politique de la « Question kurde » dépasse en outre
le cadre national iranien, si bien que les revendications des Kurdes
constituent, avec le Balouchistan, le principal problème ethnique du pays par
ses implications nationales et internationales. Les Lors (6 millions) parlent
une langue iranienne poche du kurde. Ils sont chiites et ne forment pas un
groupe ethnique homogène doté d’une forte identité collective, car ils sont
divisés en plusieurs tribus autonomes, souvent nomades, dans le Zagros
(Boyer-Ahmad, Mamasani et surtout Bakhtyaris).
Les Baloutches iraniens sont environ 2 millions. Leur province, isolée du
reste de l’Iran par le désert du Lut, est longtemps restée un no man’s land
entre les empires d’Iran et des Indes. Vers le nord, aux confins du Khorasan,
la riche plaine agricole du Sistan irriguée par le Hilmand descendu des
montagnes de l’Hindukush afghan est chiite alors que les Baloutches sont
sunnites et forment une population transfrontalière surtout établie au Pakistan
et en Afghanistan. Ils ont conservé une organisation tribale très active qui
favorise d’autant plus la contrebande et une certaine marginalité, que
l’urbanisation est récente dans cette vaste province sous-développée. La
capitale provinciale, Zâhedan, fondée par les Britanniques, est longtemps
restée un centre administratif peuplé de fonctionnaires venus du reste de
l’Iran avant que n’arrivent, au début des années 1980, de très nombreux
réfugiés afghans fuyant l’invasion soviétique. Les Baloutches sont depuis peu
devenus majoritaires dans ce qui est désormais « leur » capitale de 600 000
habitants, qui ne dispose pas d’un réseau d’eau potable, mais seulement d’eau
salée. Le développement d’un grand pôle universitaire regroupant plus de
10 000 étudiants venus de tout le pays (Université d’État du Sistan-
Baloutchistan et Université libre islamique) a changé la culture de la ville,
tandis que l’achèvement en 2009 de la jonction entre les réseaux ferrés
iranien et pakistanais a ouvert des perspectives économiques, handicapées par
l’insécurité et le trafic de drogue. La contrebande locale a toujours été active
dans cette région où la frontière est récente et artificielle, mais depuis que
l’Afghanistan est devenu le premier producteur mondial d’opium, ce trafic
local a pris une dimension internationale qui dépasse les tribus baloutches. Le
Baloutchistan iranien se trouve sur la principale route de la drogue entre
l’Afghanistan/Pakistan et l’Europe via la Turquie. Une véritable guerre
oppose les trafiquants baloutches à la police des frontières ou aux Gardiens
de la révolution, surtout depuis que des groupes terroristes liés aux Talibans
ou à al-Qaida profitent de l’interaction entre pauvreté, drogue,
analphabétisme, guerre d’Afghanistan et traditions locales. La reconnaissance
du fait sunnite par le gouvernement de Mohammad Khatami entre 1997
et 2005 avait permis la pacification de la région avec le concours des chefs de
tribu et ulémas sunnites, mais la politique radicalement chiite de
M. Ahmadinejad a ravivé les conflits soutenus par des groupes islamistes
sunnites basés au Pakistan. L’insécurité est depuis lors grande dans toute la
province et les conflits avec les chefs de tribus, comme les Rigi, souvent
meurtriers [DUDOIGNON S., 2009]. Cette région aux portes de l’Afghanistan et
du Pakistan en guerre est devenue la première source de conflits internes
et/ou internationaux pour l’Iran.
Les Gilakis et les Mâzandaranis (environ 5 millions de personnes) habitent
les provinces caspiennes du Gilan et du Mâzandaran. Depuis longtemps
alphabétisés et ouverts aux influences extérieures, notamment russes, ces
Iraniens de confession chiite, vivent dans un monde à part, synonyme de
paradis pour les habitants du plateau aride, en raison de l’humidité du climat,
de la verdeur des paysages, de la présence de nombreuses villes et de la
prospérité de l’agriculture locale (riz, thé, agrumes). Dans la culture politique
iranienne, la révolte des « hommes de la forêt » (Jangalis) entre 1914 et 1921
est valorisée comme une des premières révolutions « modernes », laïque et
même marxiste, du Moyen-Orient sous la direction d’un notable local, Mirza
Kuchek Khan, devenu, malgré les réticences du gouvernement islamique, un
héros national, symbole des libertés populaires et de l’identité régionale. Ces
provinces liées à Téhéran par d’intenses migrations touristiques, se
comportent comme la capitale sur le plan politique. De nombreux hommes
politiques influents en sont originaires comme l’ayatollah Taleghani,
organisateur de la révolution islamique à Téhéran, ou Ali Larijani, président
du Parlement depuis 2008.
Les turcophones (14 millions, principalement des Azéris) forment, après
les Persans, le second groupe ethno-linguistique d’Iran. Le fait turc est
d’autant plus fort en Iran que le pays a été gouverné presque sans interruption
du XIe au XXe siècle par des dynasties turques ou mongoles qui ont été par
ailleurs les ardents défenseurs de la culture persane et ont islamisé toutes les
provinces. Le monde iranien, de la Perse à l’Afghanistan et au Tadjikistan,
est en fait turco-iranien.

Téhéran, capitale des Azéris


Sous les Qadjars, dynastie turcophone qui régna sur la Perse de 1786 à 1923, le prince héritier
était traditionnellement gouverneur de Tabriz. Devenu roi, il apportait avec lui à Téhéran sa cour,
son armée et sa maisonnée, formant ainsi une élite turcophone qui domina vite la nouvelle
capitale. Ce courant migratoire fut rapidement suivi par celui des villageois et petites gens qui
vinrent en nombre trouver des emplois et des protecteurs à Téhéran. Ce mouvement n’a jamais
cessé, puisqu’aujourd’hui le quart des migrants arrivant dans la capitale et ses banlieues est
originaire des provinces turcophones du nord-ouest du pays. Les Azéris et descendants directs
d’Azéris forment ainsi plus de la moitié de la population de Téhéran. Ils occupent les plus hautes
fonctions dans l’administration, l’armée, l’université, le bazar ou le petit commerce. Dans les
années 1930, la grande majorité des étudiants boursiers envoyés en Europe venait d’Azerbaïdjan
et de Téhéran, ce qui revenait presque au même. La « vraie » capitale des Azéris n’est plus
Tabriz, mais Téhéran.

Plusieurs tribus nomades sont turcophones, les Qashqa’is du Fars, les


Afshars de la région de Kerman, et les Turkmènes, sunnites, du sud-est de la
Caspienne, mais l’immense majorité des Turcs d’Iran sont les Azéris qui
vivent entre la frontière turque et la banlieue de Téhéran et descendent de
populations iraniennes ayant adopté la langue turque et le chiisme sous les
Safavides. La dynastie Safavide qui créa l’Iran moderne au XVIe siècle est
originaire d’Azerbaïdjan et d’Ardebil. Jusqu’au début du XXe siècle, la vraie
capitale culturelle et intellectuelle de la Perse n’était pas Téhéran mais
Tabriz, siège de nombreux consulats étrangers, en relation permanente avec
Istanbul, Tbilisi, ou Moscou.
Les Azéris ne forment donc pas une minorité brimée mais au contraire un
groupe ethnique chiite dont les membres ont toujours joué un rôle de premier
plan dans la vie politique et religieuse iranienne depuis la révolution de 1906
jusqu’à la République. Le Guide Ali Khamene’i est d’origine azérie comme
l’ancien Premier ministre Mir-Hossein Moussavi. L’adhésion à la Révolution
islamique du grand ayatollah azéri Mohammad-Kazem Shariat-Madari fut
décisive pour faire basculer tous les réseaux azéris en faveur de l’ayatollah
Khomeyni et renverser le Chah, ce qui montre ainsi à quel point l’affirmation
identitaire des Azéris se développe dans le cadre national iranien et non dans
une perspective irrédentiste. Ce sentiment identitaire reste pourtant très fort,
avivé par les tensions politiques internes à la République islamique. Le grand
rassemblement annuel dans les ruines du château de Babak Khorramdin près
de Meshkinshahr, qui se révolta contre les califes Abbassides au IXe siècle,
est devenu le symbole de la lutte identitaire « azéri » alors que le personnage
n’a aucune relation avec les Turcs arrivés en Perse deux siècles plus tard.
Quant au souvenir de la République autonome d’Azerbaïdjan créée en 1946-
1947 avec le soutien de l’URSS qui occupait l’Iran septentrional, il reste un
rêve illusoire pour les Azéris et un danger improbable mais inacceptable pour
le gouvernement de Téhéran qui a souvent des relations délicates avec la
république voisine d’Azerbaïdjan dont le gouvernement a parfois eu un
discours nationaliste visant à réunir les deux régions séparées depuis
l’annexion de la région de Bakou par la Russie en 1828.
Pour les Arabes, l’Iran était « l’Irak ajami » c’est-à-dire l’Irak (partie
orientale de l’empire islamique) où l’on bafouille et ne parle par correctement
la langue arabe. Dans les pays arabes comme en Turquie, le qualificatif
d’Ajam a longtemps été utilisé dans le langage courant pour désigner la Perse,
en oubliant l’étymologie du mot [BIANQUIS T., 1996]. Si la Perse n’a pas été
arabisée, la langue persane a beaucoup emprunté à l’arabe à commencer par
son alphabet, mais cette proximité n’a fait que renforcer la rivalité entre
Arabes et Persans. Cette réalité culturelle globale, profonde et passionnelle
interfère malgré tout assez peu avec la situation locale de la minorité
arabophone d’Iran.
Les Arabes iraniens sont moins de 2,5 millions, principalement en Basse
Mésopotamie (province du Khuzistan) où ils sont chiites comme leurs
proches voisins irakiens de Bassorah et d’Irak méridional où se trouvent les
villes saintes de Nadjaf et Kerbala. Cet ancien « Arabestan » est la province
pétrolière de l’Iran, ce qui donne à cette population transfrontalière
longtemps rurale, une place sensible même si au XIXe siècle les tribus arabes
de cette région, en rivalité avec les sheykhs de Bassorah, prêtaient allégeance
au chah de Perse. En envahissant la région en septembre 1980, le président
irakien Saddam Hussein pensait que leur identité arabe allait en faire des
alliés contre Téhéran, mais il dut au contraire affronter leur résistance. En
dehors de quelques incidents isolés, les Arabes chiites du Khuzestan chassés
de leurs villages dévastés, n’ont pas changé de camp. Après la guerre, ils ont
massivement migré vers les anciennes villes pétrolières d’Abadan,
Khorramshahr et Ahwaz où ils sont désormais majoritaires, donnant ainsi au
sentiment identitaire une force nouvelle. Les idées autonomistes restent
cependant moins fortes que l’impact des conflits liés à la politique
internationale, à la présence du pétrole et du gaz ou à l’attrait des Arabes du
Khuzistan pour le Koweït où ils vont travailler en nombre.
Les Iraniens arabes sunnites des rives du golfe Persique, entre Bouchir et
Bandar-Abbas, ont également des liens très étroits avec les Émirats arabes
unis et le Qatar. Ils ont souvent plusieurs passeports et font du commerce,
souvent de contrebande, avec leurs navires en bois traditionnels, les lenj.
Depuis le début des années 2000, ces régions jadis très isolées et au climat
hostile ont été profondément bouleversées par le développement des
industries liées à l’exploitation du gisement de gaz de South Pars et par
l’afflux de travailleurs venant de l’Iran intérieur et la construction de
nouvelles villes autour d’Assaluyeh. La « capitale » de toute cette région
reste néanmoins Dubaï et non pas Bandar-Abbas.
L’Iran est, après la Mongolie, le pays du monde où vivent le plus grand
nombre de nomades. Le second recensement général des nomades de 1997 en
a dénombré 1,5 million, soit seulement 2,5 % de la population alors qu’au
milieu du XIXe siècle les pasteurs nomades formaient 40 % de la population
de la Perse et encore 25 % (2,5 millions de personnes) vers 1900. Leur rôle
géopolitique reste cependant capital puisque leurs parcours couvrent environ
la moitié de la surface du pays [DIGARD, 2006]. Ce mode d’organisation
sociale et de production a évolué vers des migrations plus courtes, en petits
groupes familiaux, vers le semi-nomadisme et enfin la sédentarisation, tout
en conservant certaines traditions tribales. Il existe des groupes nomades dans
tout le pays, mais les plus nombreuses tribus nomades du monde que sont les
Bakhtyaris et les Qashqa’is comme les nombreux groupes nomades Lors
(Mamasani, Boyer-Ahmad) ou les Khamseh estivent surtout dans le Zagros et
les montagnes du Fars.
Le nomadisme s’est développé en Iran, pays de paysans sédentaires, à la
suite des invasions turco-mongoles qui ont provoqué une « bédouinisation »
des paysans contraints de s’adapter au mode de vie de leurs envahisseurs. À
partir du XVIIIe siècle, ces pasteurs nomades ont formé de puissantes
confédérations qui ont connu leur apogée au XIXe siècle. Les souverains
iraniens, dépourvus d’armée nationale, recrutaient parmi les nomades les
cavaliers et les troupes dont ils avaient besoin, mais qui pouvaient se
retourner contre le pouvoir royal. Le khan Bakhtyari Hajji Ali-Qoli Khan
Sardar ‘Asad II (1857-1917) occupa Téhéran avec ses cavaliers pendant la
Révolution constitutionnaliste. Ce fut l’apogée du pouvoir nomade en Iran.
La répression sous Réza Chah Pahlavi, puis la normalisation administrative
liée à la nationalisation des pacages sous Mohammad-Réza Chah et enfin par
les programmes de développement de l’Organisation de la Lutte pour la
Reconstruction (Jahâd-e sazandegi) sous la République islamique ont mis fin
au pouvoir politique des nomades d’Iran. En faisant fusiller en octobre 1982
dans sa capitale de Firuzabad le dernier khan des Qashqa’is qui s’était
révolté, la République islamique a mis fin, sans appel, au pouvoir multi-
centenaire des nomades dans la vie politique iranienne.
La diversité ethnique de l’Iran, et notamment l’existence de populations
transfrontalières, a posé de tout temps des problèmes politiques aux
gouvernements iraniens, mais cela n’a jamais mis en cause l’unité nationale
et le fait que ce qui unit est plus fort que ce qui divise. La multiplication des
guerres sur toutes les frontières du pays depuis trois décennies a provoqué
une instrumentalisation des minorités ethniques, ou du moins de groupes
militants, pour provoquer des incidents ou même des actions terroristes
durement réprimées en retour. On soupçonne souvent la CIA, parfois avec le
concours de l’Organisation des Moudjahédines du peuple d’Iran du camp
d’Ashraf en Irak, d’avoir utilisé des groupes nationalistes arabes, baloutches
ou kurdes comme moyen de pression sur Téhéran [GARDINER S., 2006].
Cette vision ethnique du pouvoir iranien correspond à un modèle d’analyse
révélant une méconnaissance du fait ethnique dans l’Iran actuel. Depuis les
Safavides, qui ont organisé leur territoire pour protéger le centre de leur
empire, sur le plateau iranien, les incidents ou guerres sur la périphérie ont
été innombrables et ont rempli leur fonction de protection du « centre » de
l’empire. Il existe en outre un consensus très fort entre toutes les tendances
politiques et au sein de la population, pour s’unir contre toute velléité des
périphéries d’imposer leur volonté au pouvoir central quel qu’il soit. Vouloir
affaiblir le régime islamique en créant des troubles dans les provinces arabe,
kurde ou baloutche a donc exactement l’effet contraire. L’histoire récente a
montré que la chute du régime impérial n’est pas venue d’une révolte des
provinces périphériques ou d’une ingérence étrangère.
Cette unité nationale n’est pas seulement géographique, car elle implique
aussi les catégories sociales des régions périphériques qui bénéficient et
dépendent aujourd’hui de l’action de l’État plus que des pouvoirs locaux,
c’est notamment le cas dans les provinces pétrolières. Les progrès constatés
dans les zones rurales et les petites villes de tout le pays, dans les domaines
de l’éducation, de la santé, des communications, équipements et
infrastructures sont évidents et impliquent une relation de
coopération/revendication avec les services de l’État et non avec les pouvoirs
traditionnels locaux, ethniques qui trouvent par contre une nouvelle place
dans le domaine culturel ou à l’échelle familiale.
Le fait ethnique a changé de nature et de fonction dans la vie politique
iranienne. Il n’en reste pas moins une composante essentielle des
mouvements sociaux ou politiques locaux, au Kurdistan, en Azerbaïdjan et
surtout au Baloutchistan, moins pour soutenir une volonté séparatiste toujours
vivante dans les mémoires, mais minoritaire, que pour exiger de Téhéran une
meilleure intégration économique et sociale à la nation [AGHAJANIAN A.,
1983]. Malgré cette intégration nationale, les inégalités restent évidentes
entre le cœur de l’Iran défini par l’association du chiisme, du persan et la
centralité géographique, et les régions périphériques qui n’ont pas ces
« qualités ». Les attentats meurtriers qui affectent le Baloutchistan traduisent
la réalité d’une région non persane, sunnite et sous-développée éloignée de
Téhéran, donc fragile et proie facile de groupes terroristes sunnites, de chefs
de tribus autoritaires et de trafiquants de drogue. L’analyse des élections et
des conflits politiques depuis trois décennies montre que la division entre
chiites et sunnites devient plus forte que les différences ethniques.

La construction du nationalisme iranien

Si la géographie et l’ethnicité expliquent la cohésion nationale de l’Iran


antique et le chiisme celle de l’État impérial, le nationalisme iranien s’est
construit au XXe siècle avec la création d’un État-nation moderne, confronté
aux enjeux mondiaux du pétrole et à l’émergence des nouveaux États voisins
arabes et turc. Après la perte du Caucase face aux Russes en 1813, puis de la
région de Hérat en 1857 face aux Anglais, la Perse n’était plus un empire, tel
que le définit Bertand Badie [1995], dont les composantes ont des liens
distendus avec le centre, mais un État dont les frontières étaient désormais
fixées et qui devait forger une identité adaptée à son nouveau format
géopolitique [COTTAM R., 1979].
Les prémisses du nationalisme iranien contemporain se trouvent dans
l’Iran qadjar, même si cette dynastie a longtemps gardé une culture tribale et
nomade et maintenu la Perse en dehors de mouvements politiques,
intellectuels et bien sûr économiques qui transformaient le monde du XIXe
siècle.
Sous les Qadjars, l’empire iranien était rétif à toute réforme, en exilant les
rares intellectuels modernistes comme Jalal ed-Din Asadabadi (dit al-
Afghani) ou en laissant assassiner les premiers réformateurs comme Amir
Kabir. L’Iran est ainsi passé à côté de l’histoire en n’ayant qu’un lointain
écho de la colonisation, de la révolution industrielle, de la création des États-
nations, des idées libérales, de la création des universités modernes, du
progrès scientifique ou des révoltes de peuples colonisés. La première
manifestation du nationalisme naissant fut celle des religieux chiites qui
poussèrent la population à la révolte contre le monopole du tabac accordé
en 1890 au Britannique Talbot. La révolution constitutionnelle de 1906, la
découverte du pétrole en 1908 puis la Première Guerre mondiale
provoquèrent des réactions et des discours nationalistes, mais il fallut attendre
1921 pour que les Britanniques facilitent le coup d’État militaire du futur
Réza Chah Pahlavi et que la Perse amorphe commence vraiment à se
construire comme un État-nation.

L’invention de l’Iran sous les Pahlavi

De Marco Polo à Montesquieu, à Voltaire et aux ambassades de Louis XIV


ou de Napoléon, la Perse a souvent suscité en Europe plus de curiosité
« orientaliste » que de vrai intérêt intellectuel ou stratégique. En Iran,
l’histoire ancienne n’était connue que par les magnifiques légendes
rapportées par le Livre des rois et connues de tous les Iraniens, même
illettrés, grâce aux conteurs de rue. Persépolis était connu comme le « Palais
de Jamshid » (Takht-e jamshid). Cette ignorance du passé n’est pas récente
puisque les souverains iraniens n’avaient pas vraiment conscience d’une
« filiation ». Jusqu’au XXe siècle, faute d’une vraie historiographie en langue
persane fondée sur des sources et archives locales, les mythes et les légendes
sur le passé et les origines ont longtemps fait office de conscience historique
nationale ou dynastique. Les Qadjars, dynastie d’origine turkmène, disaient
avoir pour ancêtre – mythique – Gengis Khan mais ne comprenaient pas
l’intérêt que les archéologues européens pouvaient avoir pour des bâtiments
en ruine ou des vases brisés [NASIRI-MOGHADDAM n., 2004] ils avaient
toutefois conscience d’appartenir à un grand peuple héritier d’une longue et
brillante civilisation.
En recherchant des racines dans le passé antique, le nationalisme iranien
moderne ne s’est pas inscrit dans une continuité, mais dans une double
rupture avec la notion d’empire qui avait permis, depuis le XIe siècle, à des
dynasties turcophones de diriger un pays à majorité irano-persane, et avec
l’islam chiite autour duquel s’était construit l’Iran moderne depuis les
Safavides au XVIe siècle. Le nationalisme iranien puis le patriotisme ont alors
été construits autour d’un territoire (vatan) aux frontières bien définies, plus
que pour un peuple (mellat) que le nouveau régime des Pahlavi va chercher à
formater [KASHANI-SABET F., 1999].
La Perse est devenue l’Iran en 1935. Ce changement officiel de nom
symbolise la création d’un nouveau pays sous la conduite d’un souverain sans
passé dynastique, un militaire issu d’une famille de bergers du Mazandaran.
Le nouveau souverain, Réza Chah Pahlavi a ainsi « inventé » un passé et une
histoire nationale pour donner une cohérence forte à sa politique de
développement d’un pays marginalisé par deux siècles de retard sur le plan
industriel et intellectuel et politique. Mohsen Foroughi, Ali-Akbar Davar,
Ahmad Kasravi, Abdol-Hossein Teymourtash, jeunes intellectuels et hommes
politiques formés en France, furent parmi les inventeurs de cette nouvelle
culture nationale qui avait l’avantage de combattre, sur son propre domaine
culturel, l’héritage islamique chiite conservateur. Tout a été « inventé » en
quelques années : armée, ministères, budget, chemin de fer, routes, industries
[ANSARI A., 2003 ; DIGARD J.-P. et alii, 2007 ; RICHARD Y., 1989, 2006]. Le
passé antique mis à jour pour la première fois de façon scientifique par les
fouilles archéologiques françaises [NASIRI-MOGHADDAM N., 2004] fut sollicité
et même exploité par le nouveau monarque. Il légitima son pouvoir politique
et culturel en puisant dans ce passé prestigieux préislamique les noms, les
formes artistiques, la gloire et les ambitions nécessaires à un État nouveau
dont la légitimité nécessitait un ancrage historique incontestable, différent de
l’islam chiite alors dominant. Quand il créa en 1925 un système d’état-civil
avec un prénom et un nom de famille, le nouveau souverain choisit pour lui-
même « Pahlavi », le nom de la langue moyen-perse en usage sous les
Sassanides. Une autre famille avait déjà pris ce nom et fut contrainte de
l’abandonner…
Entre 1923 et sa destitution par les Alliés en 1941, la politique culturelle de
Réza Chah pour imposer dans tout le pays des valeurs et des modes de vie à
la fois « iraniens » et « modernes » a durablement transformé le pays :
institution du nouveau calendrier iranien et non plus islamique (1927),
interdiction du port du voile pour les femmes (1936), et du turban pour les
hommes, création de journaux et de la radio nationale (1940), institution de
l’Organisation pour le développement intellectuel (Sazmân-e parvaresh-e
afkar, 1939) proposant dans tout le pays, même dans les petites villes, des
conférences sur des thèmes « modernes », création du scoutisme pour
encadrer les jeunes (1933).
La langue persane fut l’un des instruments de cette révolution culturelle.
Les révolutionnaires de 1906, comme Taqizadeh, pourtant lui-même Azéri,
avaient déjà défini cette langue comme celle de « tous les Iraniens », mais en
faisant du persan la langue nationale, le régime Pahlavi s’inscrivait dans la
logique culturelle nationaliste de ses voisins arabe et turc au moment où
disparaissaient les Empires russe, britannique et ottoman. L’Académie de la
langue persane, créée en 1935, a tenté d’éliminer les mots d’origine arabe ou
étrangère du vocabulaire persan moderne tandis que le gouvernement
interdisait l’usage des langues étrangères dans la vie publique ou les
enseignes de magasins. En célébrant avec faste le « Millénaire de Ferdowsi »
en 1934 (construction d’un mausolée à Tus, création de la place Ferdowsi à
Téhéran, invitation de nombreuses personnalités étrangères), la dynastie
Pahlavi affirma sa filiation avec le « fondateur » de la langue persane
moderne et avec celui qui a glorifié et vulgarisé les mythes et les légendes des
rois de l’Iran antique. Malek os-Sho’ara Bahar, « le prince des poètes »
(1886-1951), était alors le poète officiel dont les odes chantaient la gloire de
Réza Chah mais surtout la fierté nationale et la patrie. Célébré depuis
longtemps par ces cercles d’intellectuels, le patriotisme iranien devenait une
réalité diffusée par des revues littéraires et politiques publiées non seulement
par des intellectuels en exil à Berlin comme Kâveh et Irânshahr (Terre
d’Iran) mais aussi en Iran comme Ayandeh (Avenir) par Mahmoud Afshar
[RICHARD Y., 2002, 2006].
Cette politique nationaliste d’encadrement social, culturel et idéologique,
n’est pas sans rappeler l’Allemagne nazie, mais elle n’a pas été appliquée
assez longtemps pour transformer en profondeur une société bouleversée dès
1941 par la destitution du souverain, la guerre et l’occupation du pays par les
Russes, les Britanniques puis les Américains de 1941 à 1946. Cette politique
culturelle n’avait pas pu toucher la masse de la population largement illettrée,
dans un pays où les communications intérieures étaient d’une rare médiocrité.
Ces idées et institutions sont néanmoins restées en place sous diverses formes
pour être mises en œuvre de façon consensuelle par les gouvernements
ultérieurs, les médias, et une classe politique désormais acquise à ces valeurs
nationales et patriotiques. La notion d’empire avait vécu.
La lutte sans merci du gouvernement de Téhéran contre les tentatives
d’autonomie ou de sécession des provinces kurdes et d’Azerbaïdjan en 1945-
1946, soutenues alors par l’URSS qui occupait encore le nord de l’Iran fut
une des premières manifestations politiques du nationalisme iranien et du
rejet de toute intervention étrangère. Le symbole de ce combat nationaliste
reste la nationalisation du pétrole en 1951 par un Parlement quasi unanime,
présidé par l’ayatollah Kashani, dominé par le parti du Front national du
Dr Mohammad Mossadegh, et soutenu par le Parti communiste Toudeh de
Nuroddin Kianuri. Ce conflit avec l’Anglo Iranian Oil Company a pris la
valeur d’une guerre d’indépendance que l’Iran, jamais colonisé, n’a jamais
faite et explique pourquoi le coup d’État du 19 août 1953, soutenu par la CIA
et les Britanniques, qui rétablit Mohammad-Réza Pahlavi sur le trône, est
toujours considéré par les Iraniens comme profondément injuste et même
impardonnable.
La crédibilité de Mohammad-Réza Pahlavi comme symbole de la nouvelle
nation iranienne en a été durablement affectée. Le nouveau souverain a
reconstruit sa légitimité et son pouvoir autour de sa personne et non plus de la
nation. Ce fut le cas de grandes réformes de la « Révolution blanche du Chah
et du peuple » en 1962 (réforme agraire, vote des femmes, etc.), du
couronnement en 1967, et surtout des fêtes de Persépolis en 1971 qui
rappelaient celles du millénaire de Ferdowsi de 1934. Devant le tombeau de
Cyrus, Mohammad-Réza Pahlavi se proclama « Roi des rois », en
revendiquant à son profit une continuité dynastique qui n’a jamais existé.
Retour illusoire à un empire virtuel.

La République islamique, apogée du nationalisme


L’un des paradoxes de la République islamique aux ambitions universelles
fut d’avoir mis en œuvre une politique nationaliste radicale en combattant
pendant huit ans l’Irak, un pays à la fois voisin, musulman et chiite. De
même, après avoir prôné et même inscrit dans la constitution le respect de
l’identité culturelle des peuples constituant la nation iranienne multiethnique,
le nouveau régime a conduit une véritable guerre, pour imposer une nouvelle
identité nationale à la fois chiite et persane. Cette volonté politique
d’intégration géographique et culturelle de toutes les régions du pays a été
facilitée par une active politique de développement des zones rurales après la
Révolution et de création d’un bon réseau de communication intérieur. En
1900, il fallait 40 à 45 jours de marche en caravane pour aller de Téhéran à
Chiraz et 130 à 180 jours entre Tabriz et Mashhad, alors que l’Iran possède
actuellement 54 aéroports. L’homogénéité géographique du territoire national
iranien est devenue un facteur nouveau de cohésion nationale.
Après avoir envisagé de donner aux peuples non persanophones une place
légitime dans les nouvelles institutions, le gouvernement islamique s’est
trouvé confronté à des contestations animées par les mouvements d’extrême
gauche dans les régions turkmènes, par les notables de tribus nomades
Qashqa’i, par les religieux sunnites et au Kurdistan par le Parti démocratique
du Kurdistan d’Iran (PDKI) et le Komala (parti marxiste). Les premières
négociations menées par le nouveau président A. Bani-Sadr et l’ayatollah
Taleghani ont très vite été interrompues par le gouvernement qui a décidé de
bloquer par la force toute discussion avec les sunnites et les peuples non
persans par crainte d’une instrumentalisation par l’opposition royaliste ou par
des puissances étrangères, mais surtout par conviction nationaliste et
centralisatrice.
Les accords d’Alger de 1973 avec l’Irak avaient mis fin à un long conflit
dont les Kurdes des deux pays furent les victimes. Les espoirs des Kurdes
étaient donc grands à la chute du régime impérial, mais la guerre civile
commença dès le mois d’août 1979 avec le bombardement de la ville de
Mahabad par l’armée régulière. Cette guerre civile fut ensuite imbriquée dans
celle contre l’Irak qui servait de base de repli aux peshmergahs (combattants
kurdes) du Komala et du PDKI dont le leader Abdul-Rahman Ghassemlou
fut assassiné à Vienne en 1989 par des diplomates iraniens avec qui il
négociait un accord de paix. En 1992, d’autres responsables politiques kurdes
iraniens furent assassinés à Berlin, rendant difficile une pacification durable.
Cette guerre de la République islamique contre les Kurdes d’Iran fut dure,
cruelle et inachevée, car si les combats massifs ont cessé en 1983, le statut de
ces provinces reste conflictuel et les revendications des populations non
satisfaites. Téhéran craint l’exemple de l’autonomie des provinces kurdes
d’Irak, mais constate que le développement des relations commerciales entre
Sanandaj et Soleymanieh où l’on parle également le Sorani, favorise
l’économie régionale et permet au gouvernement islamique de conforter sa
présence officielle (consulats) ou confidentielle (Gardiens de la Révolution)
en Irak. Lors des élections présidentielles de 2005 et 2009, les provinces
kurdes se sont massivement abstenues ou ont voté contre Mahmoud
Ahmadinejad alors qu’elles avaient soutenu fortement Mohammad Khatami
dont les propositions allaient dans le sens d’une citoyenneté prenant en
compte la spécificité sunnite et kurde. La question kurde interroge toujours le
nationalisme iranien [RICHARD Y., 1991 ; BOULANGER P., 2006].
L’apogée du nationalisme et l’affirmation du patriotisme iranien furent à
l’évidence consacrés par l’invasion irakienne de la province du Khuzistan le
20 septembre 1980. Pour la première fois dans l’histoire moderne de l’Iran, le
pays était l’objet d’une agression étrangère. L’armée nationale créée par Réza
Chah Pahlavi se mobilisa sans état d’âme contre l’ennemi, malgré les
exécutions, les purges et arrestations de très nombreux officiers supérieurs
considérés comme royalistes mais qui furent réintégrés [ROSE G., 1983].
Toutes les tendances politiques furent alors unanimes pour condamner
l’agression et se mobiliser pour la défense de la patrie en danger. Cette unité
nationale imposée par l’adversité a permis au gouvernement islamique encore
fragile de se doter de pouvoirs exceptionnels, d’éliminer ses opposants et aux
religieux d’accaparer les postes et les ressources économiques du pays
pendant que les jeunes révolutionnaires étaient sur le front. Le nationalisme a
ainsi été instrumentalisé avec efficacité par le régime islamique pour asseoir
durablement son pouvoir, avec plus d’efficacité que le régime impérial, grâce
à la mobilisation populaire issue de la Révolution, et au réseau clérical dirigé
par le Guide dont l’autorité était à la fois islamique et nationale. La très forte
emprise du nouveau pouvoir politique et idéologique, mais également la
multiplication des élections qui ont mobilisé la totalité du pays, créent une
conscience politique nationale. Les oppositions entre factions ou groupes
d’opinion vont de pair avec un sentiment de solidarité face au pouvoir central
qui est devenu un enjeu dans un système politique qui est malgré tout une
république.
Le sentiment obsidional de l’encerclement de l’Iran par des peuples et
nations étrangères et hostiles a été utilisé avec succès par la République
islamique pour mobiliser les Iraniens contre l’agression irakienne. On peut
cependant penser que ce consensus nationaliste est en partie révolu. En
utilisant la crainte de l’agression étrangère sur les frontières, l’idéologie, la
culture ou l’économie du pays, le régime islamique n’a jamais réussi à faire
l’unité des Iraniens : L’opposition aux États-Unis, ou à Israël et même le
programme nucléaire n’ont pas fait l’unanimité. Les Iraniens ne croient plus
au nationalisme de combat utilisé et accepté pendant la guerre car l’agression
irakienne et l’occupation de l’Iran étaient alors bien réelles. Son usage
systématique par le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad et d’une façon
générale par les « radicaux » est désormais contesté par une partie croissante
de la population qui refuse que le nationalisme renforce plus la dimension
islamique du pouvoir que la nation iranienne. La République islamique a
bénéficié pendant trois décennies d’une alliance entre nationalisme et
islamisme, renforcée par l’hostilité des États-Unis qui ne cessaient de vouloir
un changement de régime à Téhéran. Le discours du président Barak Obama
au « peuple iranien » à l’occasion du nouvel an iranien 1388/2009 a
bouleversé ce rapport de force bien établi depuis trente ans. En déclarant
« respecter » l’Iran, le président américain a libéré les nationalistes et leur a
permis de se séparer des islamistes pour se rapprocher des partisans d’une
ouverture internationale sans pour autant avoir le sentiment de trahir leur
pays en s’alliant à l’ennemi.
En mettant en place une République et des élections, la Révolution
islamique a donné aux Iraniens (mellat) des droits et des outils d’expression,
si bien qu’en dépit du maintien des traditions despotiques de l’État (dowlat),
la nation iranienne a renforcé son pouvoir ou du moins ses ambitions et sa
volonté d’expression. Le nationalisme iranien a acquis une nouvelle
dimension plus « démocratique », au sens étymologique du terme. Le
sentiment d’être une nation encerclée restera toujours fort, surtout en cas
d’agression extérieure, mais le nationalisme iranien longtemps associé à
l’Islam, semble en passe de trouver de nouveaux rapports avec une
mondialisation d’autant plus désirée et mythifiée qu’elle était et reste interdite
ou sous contrôle.
Chapitre 2

Islam, chiisme et révolution


Après avoir contribué de façon magistrale à la pensée islamique, la Perse a
connu son âge d’or grâce à l’islam [ARBERRY A. J., 1953 ; FRYE R., 1975].
L’Iran chiite occupe pourtant une place à part dans un monde musulman
sunnite, c’est en effet le seul État où cette obédience minoritaire de l’islam est
la religion officielle depuis 1502, sur décision de Chah Isma’il, le premier
souverain safavide. Cette première révolution chiite et impérialiste fut plus
radicale que celle dirigée par l’ayatollah Khomeyni. Elle a permis à la
nouvelle dynastie des Safavides, d’origine turque, d’imposer l’unité d’un
pays multiethnique. L’unité nationale iranienne moderne a été construite par
le chiisme et non par la culture nationale « iranienne » ou persane. L’islam
chiite est une partie intrinsèque de la culture iranienne savante ou populaire.
La contribution de l’Iran au monde islamique a pris un tour nouveau et
controversé avec la création d’une république islamique dont les idées tiers-
mondistes et anti-impérialistes ont littéralement provoqué la panique parmi
les monarchies ou les régimes despotiques de la région. En réinventant
l’islam politique dans un pays marginal du monde islamique, mais capital
pour ses richesses pétrolières, l’Iran a occupé depuis trois décennies une
place centrale dans la politique internationale et a pris la place, jusqu’alors
dévolue à l’Égypte et au monde arabe, de champion de l’islamisme
[KEPEL G., 1984].
L’histoire ou la théologie ne sauraient expliquer seuls la place de l’islam
dans l’identité iranienne contemporaine. Comme l’a souligné Olivier Roy
[2008], la plupart des révolutionnaires islamistes ont en effet une « sainte
ignorance » de l’islam, si bien que l’islamologie apporte moins à la
compréhension de l’Iran actuel que l’histoire sociale et la science politique.
Le pouvoir du Guide ne tient pas à ses compétences théologiques comme les
grands ayatollahs et marja (guides religieux) de Qom ou Nadjaf, mais
d’abord à ses capacités politiques. En participant directement à la gestion du
pouvoir, le clergé chiite a acquis une expérience unique qu’il est d’autant
moins disposé à abandonner que cela lui a permis d’accumuler des biens dont
le montant et la diversité dépassent le simple enrichissement personnel et
posent des questions de politique nationale. En intervenant dans le conflit
israélo-palestinien et en cherchant à jouer un rôle actif dans le discours et la
politique internationale, les militants islamistes et le clergé chiite se sont
imposés à l’intérieur de l’Iran, au sein du monde musulman et face au reste
du monde comme des acteurs politiques et idéologiques nouveaux et
durables.

L’héritage islamique

L’Iran, État chiite

En 637, cinq ans après la mort du Prophète, la défaite des armées


iraniennes de l’empire sassanide à Qadisieh permit l’occupation par les
armées de l’islam du Khuzistan et du Fârs ; les premières mosquées furent
construites à Suse et Chiraz. Après une nouvelle défaite en 642 à Nahavand,
tout le plateau iranien passa sous le contrôle arabe. Cette conquête islamique
fut rapide car souvent bien accueillie par une société iranienne lassée par les
luttes de succession et les conflits religieux entre zoroastriens et chrétiens.
Omar, le second calife, adopta même les institutions et coutumes de l’Empire
sassanide dont l’administration n’avait alors rien à envier à l’Empire byzantin
voisin. Les élites urbaines se convertirent vite à la religion du nouveau
pouvoir et utilisèrent la langue arabe, tandis que les populations restèrent
longtemps fidèles à leurs croyances traditionnelles et à leur langue. Le mythe
de Bibi Shahrbanou, la fille du dernier souverain sassanide Yazdegerd III
épousant l’imam Hossein, petit fils du Prophète, symbolise cette alliance
pacifique.
Au XIe siècle, les envahisseurs turcs Saljukides, fraîchement convertis,
furent de fervents propagateurs de l’islam, mais cette religion, dans son
obédience sunnite, ne s’imposa que bien plus tard à l’ensemble de la
population, après la conversion en 1295 de Ghazan Khan, petit fils de Gengis
Khan. Les chrétiens, bouddhistes, animistes et zoroastriens jusqu’alors
protégés par les Mongols et le souverain lui-même, furent persécutés pendant
plusieurs années. Ces événements sont largement ignorés par
l’historiographie iranienne qui retient surtout la création de l’État iranien
moderne par les Safavides chiites (1501-1736). Cette dynastie d’origine
turkmène, faisait partie de l’ordre soufi des Qizilbash ; elle tire son nom du
sheykh Safi al-din, mystique soufi d’Ardebil (1252-1334) dont Chah Isma’il
(1487-1524) devint le zélateur farouche. Le nouveau souverain fit du chiisme
duodécimain la religion de son nouvel empire, qui s’étendit vite à tout le
plateau iranien, entre les deux empires ennemis turcophones et sunnites des
Ottomans à l’ouest et des Ouzbeks à l’est. Contrairement à la vulgate
nationaliste iranienne, le chiisme n’a pas été « inventé » par les Iraniens pour
s’opposer aux Arabes : le pays est longtemps resté sunnite avec de fortes
minorités chiites dans des villes comme Ray, Qom, Kashan, Qazvin,
Sabzevar, Tus, Neyshabur ou Gorgan. En pacifiant le pays quadrillé par des
routes sûres et un remarquable réseau de caravansérails reliant des villes vite
prospères, les refondateurs d’Ispahan ont créé les conditions matérielles
d’une renaissance durable, et trouvé dans le chiisme un ciment intellectuel
fort, mais souvent imposé par la force. Les peintures lascives et bachiques
des palais d’Ispahan, réservées à la cour, ne sauraient occulter la grande
austérité et la rigueur confinant au fanatisme des nouveaux maîtres d’une
Perse à nouveau indépendante. Le nouvel État fut connu jusqu’en Occident
qui envoya nombre d’ambassadeurs émerveillés mais souvent incapables de
comprendre un Orient confiné dans l’exotisme.
Avec les Safavides, la Perse occidentale, s’installa dans ses frontières
« naturelles », au sens topographique et géopolitique du terme. Par leur
adhésion au chiisme, les Azéris, d’origine iranienne mais parlant une langue
turque, formèrent la base de cet Iran moderne, tandis qu’une partie des tribus
kurdes, qui défendaient le nouveau pouvoir face aux Ottomans, fut déportée
dans le Khorasan pour barrer la route aux Ouzbeks. L’Iran chiite et persan du
plateau iranien était ainsi développé, urbanisé et bien défendu par des
populations non persanes.
L’imposition du chiisme comme religion officielle a réduit le territoire de
la Perse au seul plateau central, en marginalisant les territoires périphériques
de Mésopotamie, du Caucase ou d’Asie centrale qui furent plus tard perdus
sans que cela bouleverse l’identité géopolitique du pays. Ce processus a
construit une nouvelle identité nationale associant un territoire, un peuple et
une religion. C’était la fin de l’empire et la construction d’une nation.

Islam et culture populaire

Le clergé, dont l’organisation et la hiérarchie ne datent que du XIXe siècle,


fait partie intégrante de la société iranienne traditionnelle [RICHARD Y.,
1991a]. À l’instar du curé des villages d’Europe, le mollah – littéralement
celui qui sait lire et écrire – avait un rôle social autant que religieux. Les
dignitaires religieux tiraient leur prestige du nombre d’étudiants qu’ils
accueillaient dans leurs écoles et qu’ils entretenaient grâce aux impôts
volontaires (khoms et zakat) versés par les fidèles, qu’ils soient commerçants
des bazars, propriétaires fonciers, artisans ou paysans. Chaque musulman
chiite choisit un guide religieux personnel, un marja, dont il suit les conseils
et les ordres (fatwas). Les simples fidèles n’ont pas d’accès direct aux
« signes de dieu » (ayatollah), mais aux mollahs qui les représentent dans les
mosquées des villes et des villages.
Par tradition et même par définition, le chiisme est quiétiste. Les chiites
considèrent le pouvoir politique comme provisoire, ils attendent le retour du
Messie, de l’Imam du temps (Vali-e asr, le 12e imam caché) en restant
discrets et au besoin en cachant leur opinion (ketman) pour se protéger des
exactions de la majorité sunnite qui les considère souvent comme des
infidèles. En rupture avec cette tradition, le clergé chiite iranien s’est opposé
aux missionnaires chrétiens américains ou français dès le début du
XIXe siècle. Cette opposition à une « invasion religieuse et culturelle
étrangère » n’a jamais cessé, associant islam chiite et revendication nationale
lors de la révolte du Tabac de 1891, de la Révolution constitutionnelle de
1906 et bien sûr de la Révolution islamique de 1979, inscrite dans une
tradition historique bien établie.
Réza Chah souhaitait que le clergé iranien soit formé en Iran et non plus à
Nadjaf dans l’Irak voisin et indépendant. À partir de 1922, l’ayatollah Hâ’eri
entreprit la rénovation et le regroupement des écoles théologiques (howzeh) à
Qom dont le prestige entraîna rapidement le déclin des écoles religieuses de
Tabriz, Téhéran, Chiraz. Seule subsiste aujourd’hui l’école de Mashhad. Sous
les Pahlavi, l’islam chiisme devint ainsi une affaire nationale, le souverain
s’imposa comme gérant (motavalli) du sanctuaire de l’imam Réza à Mashhad
et s’efforça de créer un clergé à sa dévotion. Les grands ayatollahs de Qom
gardèrent cependant leur prestige, leur indépendance et leur autorité avant
que la République islamique n’institue la fonction de « Guide de la
Révolution islamique » (rahbar) qui les place, de facto, en situation de
subordination. Elle réussit ainsi une « nationalisation » du clergé chiite que
les Pahlavi n’avaient pas réussi à imposer.
À l’époque impériale, la composante islamique de l’identité iranienne était
largement occultée et contrôlée. La religion restait dans le domaine privé. La
Savak, la police politique du chah, surveillait plus l’opposition marxiste que
les dignitaires religieux. L’islam iranien était valorisé dans sa dimension
philosophique qui attirait de grands savants comme Hossein Nasr, Dariush
Shayegan ou Henri Corbin réunis dans la nouvelle Académie de philosophie,
tandis que le clergé de Qom était limité dans ses contacts internationaux avec
le reste du monde chiite. Cette marginalité n’a pas empêché les fidèles chiites
d’être nombreux à écouter des penseurs innovants comme Morteza Motahari
ou Ali Shariati, puis à participer activement à la contestation du régime
impérial [FISCHER M., 1980].
La vie sociale des Iraniens est traditionnellement organisée par une vie
associative très active encadrée par le clergé. Dans les grandes villes, des
associations (hey’at) regroupent par exemple des personnes originaires d’une
même ville ou région ; elles sont patronnées par un dignitaire religieux et
doivent être déclarées au ministère de l’Information. Les hey’ats se réunissent
dans leurs hosseyniehs dont la taille dépend de la fortune des mécènes ou des
membres qui ont financé leur construction, pour les fêtes ou commémorations
religieuses, la rupture du jeûne pendant le Ramadan, les cérémonies de
condoléances à la famille d’un membre décédé, ou les mariages. Ces formes
de socialisation échappent en fait au pouvoir politique comme à la hiérarchie
religieuse pour former un réseau d’information, d’entraide et d’influence qui
joua un rôle crucial pendant la révolution islamique et ne cesse d’être actif
aujourd’hui. Les intellectuels, artistes, notables et même les hommes
politiques appartiennent souvent à des cercles (dowreh) réunis autour d’une
personnalité ou d’un intérêt commun pour la musique, la poésie, la
philosophie ou un passé professionnel ou politique. Chez les plus jeunes, les
nouveaux cafés servent de lieu de réunion et sont bien sûr fermés
régulièrement par la police. Il existe également des associations islamiques
professionnelles (ingénieurs, médecins, commerçants), plus politisées.
Les pèlerinages occupent une place centrale dans la vie socioreligieuse des
Iraniens. Ces rassemblements et voyages offrent une rare opportunité de
rencontrer des amis ou des inconnus, de faire du commerce, de se distraire et
surtout de communiquer dans un pays où les occasions de vivre libre sont
rares. Seul le football offre une opportunité médiatique comparable
[BROMBERGER C., 1998]. Pour compléter, sinon remplacer, le Hajj – le
pèlerinage à La Mecque qui reste un privilège en raison des quotas imposés
par l’Arabie –, la République islamique a favorisé les voyages en Syrie, alliée
de l’Iran, sur le tombeau de Zeynab, fille de l’imam Ali, petite fille du
Prophète. La chute de Saddam Husseyn, en 2003, a permis aux Iraniens de
reprendre leurs pèlerinages – officiels ou clandestins – sur les tombeaux des
imams Ali et Hossein à Nadjaf et Karbala. À travers l’Iran, dans la plupart
des villages et quartiers des villes, il existe des tombeaux de saints,
descendants d’imams (imamzadeh), presque toujours associés à des
cimetières. Ces cultes des saints et des morts sont ainsi associés dans une
ferveur populaire toujours très vivante. Ces pèlerinages locaux ou régionaux
ancrés dans les traditions populaires peuvent rassembler des dizaines de
milliers de fidèles comme à Mashhad Ardahal près de Kashan, à Jamkaran
près de Qom ou à Qadamgah près de Neyshabur. Les grands pèlerinages
nationaux sont ceux de Rey au sud de Téhéran (Chah Abd ol-Azim), de Qom
(tombeau de Ma’sumeh, fille de l’imam Réza) et surtout de Mashhad
(tombeau de l’imam Réza).

L’Astâneh Qods Razavi : au cœur du pouvoir chiite


Mashhad, capitale de la province du Khorasan qui compte plus de deux millions d’habitants,
est devenue le plus grand centre de pèlerinage au monde avec plus de 12 millions de visiteurs par
an. La dévotion des Iraniens chiites pour l’imam Réza, mort en 818, le seul des douze imams qui
soit enterré en Iran, est très forte depuis que les Safavides ont fait de ce lieu un succédané du
pèlerinage à La Mecque (deux pèlerinages à Mashhad vaudraient un Hajj). L’Astâneh Qods
Razavi (la Sainte Porte de Réza) est la fondation religieuse (vaqf) qui gère le sanctuaire. En
accumulant pendant cinq siècles les dons et les legs des fidèles, l’Astaneh Qods est devenu
l’institution la plus riche d’Iran et l’une des plus modernes avec 60 % des terrains de la ville de
Mashhad, plus de 400 000 hectares de terres agricoles, de nombreuses usines, hôpitaux, hôtels,
maisons d’édition, et surtout des participations dans tous les secteurs les plus modernes et
rentables de l’économie iranienne ou internationale.
Les bénéfices permettent le fonctionnement d’œuvres charitables et du sanctuaire. Après la
destruction par le régime impérial du bazar qui entourait les lieux saints, le régime islamique a
édifié un nouveau complexe religieux plus étendu que celui de La Mecque. L’argent de
l’Astaneh Qods sert également à faire fonctionner un réseau d’influence sans égal. C’est une des
institutions politiques les plus influentes, les plus discrètes – secrètes ? – et les plus écoutées de
la République islamique.
Le poste de gérant (motavali) a toujours été stratégique, il fut accaparé par le chah lui-même
dès 1923, puis attribué à l’ayatollah Vaezi-Tabassi qui est la seule personnalité nommée par
l’ayatollah Khomeyni dès 1979 toujours en fonction en 2010. Il n’est pas surprenant que le
Guide Ali Khamene’i soit originaire de Mashhad. Le fondateur de la République islamique a
déclaré un jour : « Vraiment l’Astaneh Qods est le centre de l’Iran » ; cette constatation traduit
bien la réalité de ce pouvoir discret et efficace, de cet État dans l’État, puissant et incontournable
quand il s’agit des relations de l’Iran avec l’Asie centrale ou l’Afghanistan, ou de la défense des
principes fondateurs de la République islamique.

La célébration de la mort et le culte des martyrs participent à la culture


populaire chiite. La commémoration des deuils des victimes tous les 40 jours,
et la glorification du martyre, le jour de l’Ashura quand la foule des
flagellants pleure la mort de l’imam Hossein, ont joué un rôle incontesté pour
réunir les manifestants de 1978 dans un consensus national. Ce « chiisme
mortifère » [KHOSROKHAVAR, 1990, 1993, 1995] conforté ensuite par les
martyrs de la guerre Irak-Iran a englouti l’Iran dans une culture de mort très
habilement utilisée par le clergé chiite de Qom et de Téhéran qui retrouvait là
une méthode de contrôle social conforme à ses traditions quiétistes et
conservatrices. Tout en honorant les morts de la Révolution et de la guerre,
certains anciens révolutionnaires et Gardiens de la révolution critiquent
néanmoins ce mode de pensée défaitiste pour valoriser à l’inverse le combat
révolutionnaire victorieux. [HOURCADE B., 2008]. Le culte des martyrs est
ainsi devenu un enjeu politique, surtout depuis que le gouvernement de
Mahmoud Ahmadinejad espère retrouver un consensus populaire en faisant
transférer les tombes des martyrs sur les places publiques.
Les images transmises par les médias montrant des foules noires et
véhémentes galvanisées par des religieux survoltés correspondent bien à la
force de l’islam révolutionnaire qui a pris racine en Iran, mais restent très
éloignées de la culture islamique des Iraniens. Le contraste est fort avec les
pays du Maghreb ou du Moyen-Orient car la vie quotidienne et le spectacle
des rues iraniennes sont en effet très peu marqués par l’islam. Les appels à la
prière sont rares ou discrets sauf pendant le mois de deuil de Moharram, le
jeûne du ramadan est suivi, mais sans rigueur excessive, et la rupture du
jeûne (eftar) est sans commune mesure avec les « nuits du ramadan » de
certains pays arabes. La République islamique, si présente dans la vie
publique et sociale notamment sur le statut et le comportement des femmes,
semble paradoxalement plus libérale quand il s’agit des pratiques religieuses.
Les interrogatoires idéologiques et religieux pratiqués régulièrement sur les
fonctionnaires et employés par le bureau de la sécurité (herasat), les rafles de
la police des mœurs surveillant la ségrégation sexuelle de l’espace public
[HOURCADE B., 2004] et le vêtement des femmes sont ainsi d’autant plus
systématiques que la résistance dans ce domaine est forte [KIAN-THIÉBAUT A.,
2002 ; MINOUI D., 2001].
L’ouverture d’esprit du soufisme attire de plus en plus d’Iraniens qui
cherchent une spiritualité libérée de la politique qui fige l’islam chiite
officiel. Comme l’a savamment montré le philosophe français Henri Corbin
[1991], l’islam iranien se distingue notamment par l’influence lointaine, mais
bien réelle, du zoroastrisme et surtout de la réflexion philosophique héritée de
Grecs. Cette « théosophie », associant islam et philosophie, est très présente
dans la pensée des soufis qui forment des confréries très enracinées dans la
culture populaire iranienne mais mal tolérées par le pouvoir islamique. Les
Sheykhis de Mahan ont été combattus avec violence dès le début de la
République, de même que les Ali Allahis très nombreux au Kurdistan et
même les puissants Gonabadis qui ont de hautes protections mais ont vu leurs
lieux de réunion (khaneqah) détruits à Qom en 2007. Contrairement aux
confréries Naqshbandi ou Qaderi qui forment des réseaux très solides et
influents dans le monde sunnite, le soufisme iranien est d’abord culturel et
fait plus que jamais partie intégrante de l’islam iranien.

L’islam iranien entre clergé et révolution


L’Iran du clergé chiite et du Guide

Les manifestations des intellectuels libéraux iraniens en 1977-1978 à la


suite des soirées de poésie à l’institut Goethe sont devenues une révolution
lorsque le clergé chiite et Rouhollah Khomeyni, suivis par des millions de
fidèles, ont rejoint la contestation. Trente ans plus tard, le pouvoir clérical
domine toujours la République islamique avec une expérience du pouvoir,
des réseaux et un capital économique sans égal, lui assurant de rester
longtemps un des acteurs majeurs de la vie politique, sociale et culturelle de
l’Iran, quelle que soit l’évolution politique du pays. Il en va de même pour les
ambitions, mythes et utopies de la Révolution islamique qui ne sont pas morts
et donnent à l’islam révolutionnaire tiers-mondiste une place durable dans la
politique iranienne.
L’omniprésence des religieux chiites dans le paysage iranien (médias,
espace public, politique, économie, culture, etc.) est sans conteste le caractère
le plus connu de la République islamique. La prise du pouvoir par l’ayatollah
Khomeyni a permis au clergé iranien, aux « mollahs », d’occuper les devants
de la scène. Après avoir été marginalisés si longtemps par le pouvoir
impérial, ils ont eu la possibilité de parler devant des foules immenses, sur
tous les médias et sur tous les sujets. Excellents orateurs et organisateurs
subtils, ils ont à leur tour marginalisé les autres acteurs de la société iranienne
puis occulté les dynamiques et changements qu’ils avaient eux-mêmes
suscités. La place ostentatoire du clergé a longtemps accrédité l’idée que tout
changement politique en Iran passerait d’abord par le « départ des mollahs »
et le changement de la Constitution, sans prendre en compte la réalité des
rapports de force. Il faut bien constater que le retrait progressif des religieux
du devant de la vie politique (137 religieux au Parlement en 1979 contre 27
en 2007), et l’arrivée au sommet de l’État de Mahmoud Ahmadinejad, un laïc
islamique radical, n’a guère changé la nature du pouvoir.
Contrairement à une opinion largement répandue, le clergé chiite avait une
place réelle bien que discrète sous le régime impérial. Un avenant à la
Constitution iranienne de 1906, toujours en vigueur en 1979, stipulait que le
« chiisme imâmite duodécimain de rite ja’afari est religion d’État » et que les
décisions du chah n’étaient promulguées qu’avec l’aval d’un conseil
d’ulémas. Cette disposition était purement symbolique, mais elle confirme
que le problème du pouvoir clérical est moins juridique que politique. La
Constitution de la République islamique d’Iran [POTOCKI M., 2004] n’a fait que
renforcer et adapter cette suprématie du pouvoir politique de l’islam en
formalisant le magistère du Guide (doctrine du velayat-e faqih) et en lui
donnant une autorité qu’avait déjà acquise l’ayatollah Khomeyni. Sur le plan
strictement juridique, le pouvoir du Guide (rahbar) est comparable à celui
des chefs d’État de la plupart des pays démocratiques, mais toute la
différence vient de la dimension religieuse de son pouvoir et plus précisément
de son appartenance à un puissant réseau clérical parallèle au pouvoir
populaire instauré par la République.
Le Guide est élu par une Assemblée des experts (shurâ-e qobregân)
composée de 86 religieux, eux-mêmes élus tous les huit ans au suffrage
universel. Ils peuvent en théorie destituer le Guide en cas d’incapacité ou de
maladie. Leur président depuis 2007 est Ali-Akbar Rafsandjani qui a relancé
en 2007, alors qu’on disait le guide Ali Khamene’i malade, la possibilité de
choisir pour le remplacer un « Conseil de guidance », rappelant le système en
vigueur sous la monarchie. Cette omniprésence du pouvoir religieux ne
signifie pas omnipuissance. Le pouvoir du Guide n’est pas assimilable à celui
d’un simple dictateur car sa légitimité réside dans son rôle d’arbitre, dans sa
capacité à trouver un consensus entre des forces souvent divergentes. La
double légitimité populaire et religieuse place le système politique iranien
face à une double impasse : un pouvoir absolu despotique quand les deux
légitimités sont en phase, et l’immobilisme si les deux pouvoirs sont
divergents.
On peut analyser la réélection de Mahmoud Ahmadinejad en juin 2009 et
la crise qui a suivi comme une tentative pour briser ce nœud gordien en
renforçant le pouvoir du président au détriment de celui du Guide et en
imposant le résultat des élections. Le Guide avait été convaincu d’abandonner
son rôle constitutionnel d’arbitre pour soutenir sans réserve le président
« élu » avant même la proclamation des résultats afin de faire face au danger
« d’agression culturelle » représenté par l’ouverture américaine. Ce double
« coup d’État », contre le pouvoir du Guide et celui du peuple, a vite échoué
car le premier a repris ses privilèges et les Iraniens ont manifesté leur
opposition.
Le Conseil des Gardiens de la Constitution (shurâ-ye nehgabân) est, après
le Guide, une des institutions les plus emblématiques du pouvoir absolu du
clergé. Il est composé de douze religieux, désignés pour six ans par le Guide
et par le chef du pouvoir judiciaire (lui-même nommé par le Guide…), et
chargé de veiller au caractère constitutionnel – c’est-à-dire islamique – des
lois et d’arbitrer les conflits entre le Parlement et le gouvernement. Ce
« Conseil constitutionnel », inspiré du modèle français, en diffère beaucoup
en raison du mode de désignation de ses membres, mais surtout du pouvoir
qu’il s’est arrogé en sélectionnant les candidats aux élections.
Le Conseil de discernement des intérêts du régime (Majmâ’-e tashkhis-e
maslehat-e nezâm), formalisé par la révision de la constitution de 1989
(article 110), est chargé d’arbitrer les conflits entre le Parlement et le Conseil
des Gardiens de la Constitution. Composé initialement de 29 membres
nommés par le Guide, ce conseil présidé par A. A. Rafsandjani réunit les
anciens leaders politiques qui peuvent ainsi régler ou exacerber leurs
différents. Ce « Conseil des “has been” » se révèle comme une des instances
les plus efficaces pour donner un minimum d’efficacité à un pouvoir clérical
divisé par trente années de pouvoir.
Le pouvoir clérical s’exerce surtout dans la vie quotidienne. Le réseau des
mosquées et hosseyniehs qui avait servi à organiser la révolution contre le
chah a été transformé en moyen de contrôle social. Au début de la Révolution
et pendant la guerre, ces bâtiments religieux ont été transformés en sièges de
comités ou en tribunaux révolutionnaires, en centres de détention, en lieux de
stockage et de distribution de vivres et de produits rationnés ou en postes
d’organisation de la défense passive des miliciens (bassijis). Par la suite, le
mollah de la mosquée de quartier a été chargé d’établir les certificats de
bonne vie et mœurs et de fidélité au régime islamique, exigés pour tout
emploi administratif ou toute démarche auprès des autorités. La mosquée,
avec les religieux et les miliciens qui en dépendent, est ainsi devenue une
annexe du ministère du Renseignement pour surveiller les habitants. Une
fonction sociopolitique qui contraste avec le rôle traditionnel du clergé
défenseur des fidèles contre les abus du pouvoir. D’avocat, le mollah est
devenu procureur.
Dans le domaine économique, les religieux ont été nommés aux postes de
direction des grandes fondations « charitables » qui ont été chargées de gérer
les biens confisqués aux personnes exilées ou exécutées. La plus importante
est la Fondation des déshérités. La Fondation des martyrs vient en aide aux
anciens combattants et aux veuves et orphelins de guerre. La Fondation du
logement s’occupe de logement social. Le Comité d’aide de l’imam
Khomeyni est actif dans l’action sociale et médicale, notamment au Liban. La
Fondation du 15 Khordad est devenue célèbre en offrant une prime pour
assassiner l’écrivain Salman Rushdie. La privatisation des entreprises, à partir
de 1990, a permis de remplacer les religieux par des membres de leur famille
plus discrets et plus efficaces. En trois décennies, ces fondations ont facilité
la création d’une nouvelle bourgeoisie issue du clergé, du bazar, des anciens
combattants et des militants révolutionnaires (Gardiens de la révolution,
Bassijis). Ce pouvoir économique « islamique » est fort mal connu, mais bien
enraciné et durable.
Dans le domaine de l’éducation, de la culture et des médias, la place du
clergé s’est amplifiée car il s’agit là de son domaine de compétence
privilégié. Le ministère de la Culture et de l’orientation islamique (Farhang
va ershâd-e eslâmi), l’université, l’école, toutes les associations et
organisations touchant à la culture aux arts, à l’édition, à la presse, à la radio,
à la télévision et bien sûr à Internet, sont surveillées, conseillées, sinon gérées
par des religieux qui ont fait, sous l’autorité du Guide, une priorité de la lutte
contre « l’invasion culturelle occidentale ». La justice est enfin un domaine
presque réservé puisque de très nombreux juges fonctionnaires sont
désormais des mollahs, et que le chef du pouvoir judiciaire, nommé le Guide,
doit être un religieux.

La Fondation des déshérités et des invalides


Créée dès les premiers jours de la République, la Bonyâd-e mostazafân va jânbazân est la
plus célèbre des fondations créées par la Révolution islamique. Elle avait pour but initial de gérer
les biens vacants ou confisqués ayant appartenu à la famille impériale ou à des personnes en exil,
emprisonnées ou exécutées par les tribunaux islamiques. Son statut, apparenté à celui des biens
religieux (vaqf), permet à ce trust qui dépend du Guide de ne pas payer d’impôts.
Après avoir été un simple moyen d’enrichissement personnel pour les nouveaux responsables
politiques, la Fondation est devenue un trust bien géré, surtout après 1997 sous la direction de
son nouveau directeur M. Forouzandeh, ancien ministre de la Défense. Avec plus de 200 000
employés, des participations dans 350 entreprises, et un chiffre d’affaires de 3 milliards de
dollars (10 % du produit intérieur brut), la Fondation des déshérités est devenue un acteur central
de l’économie iranienne, notamment dans l’hôtellerie, le tourisme, la santé, l’énergie,
l’ingénierie. Aucun secteur ne lui échappe, elle a des filiales dans le monde entier.

Ce clergé intégré dans la surveillance ou la gestion de la société est


rémunéré par l’État, tandis que le clergé traditionnel, sous l’autorité des
grands ayatollahs des écoles de théologie de Qom, cherche à se distinguer de
ce « clergé juré » en devenant « réfractaire » à une nationalisation trop
poussée qui lui ferait perdre son indépendance et son existence s’il advenait
que la République islamique soit renversée. Bien des religieux de Téhéran,
qui ont été ministres ou responsables d’institutions officielles, ont acquis des
titres comme « hojjat ol-eslam » par leur fidélité au pouvoir plus que par leur
science théologique. Ils ne sont guère appréciés par le clergé de Qom qui
évite cependant de rompre ou de critiquer trop ouvertement un système qui
leur a donné finances et pouvoir.

L’islam révolutionnaire : les acteurs, les vétérans, les contestataires

Les jeunes qui se sont engagés en 1978 dans le mouvement révolutionnaire


pour défendre l’indépendance de l’Iran contre l’impérialisme américain
voulaient la liberté politique et intellectuelle qui faisait la force des pays
occidentaux. Ils réclamaient également plus de justice sociale dans ce pays
pétrolier riche où la population restait pauvre et où l’islam pouvait donner
plus de hauteur morale à leurs ambitions. La devise « Indépendance, liberté,
république islamique » rappelle ces ambitions des révolutionnaires de 1979
qui sont aujourd’hui déçus, aigris, désespérés ou révoltés par le bilan de leurs
espoirs de jeunesse ; beaucoup sont partis en exil, d’autres sont morts pour
avoir défendu leurs idées, éliminés par le pouvoir clérical ou par la guerre.
L’opinion publique iranienne n’est donc pas faite d’une opposition simpliste
entre « islamistes » et « pro-occidentaux » mais d’une gamme très ouverte de
sensibilités.
Autour d’Ali-Akbar Hashemi-Rafsandjani, qui n’a jamais cessé d’exercer
les plus hautes fonctions depuis la chute du régime impérial, se sont
retrouvés, après la guerre et la mort de l’ayatollah Khomeyni en 1989, de
nombreux technocrates pragmatistes mais fidèles au régime islamique,
animés d’une volonté farouche de développement économique pour
reconstruire le pays épuisé et ruiné par huit années de guerre. Ces
Reconstructeurs (Kargozarân) fidèles au clergé étaient issus des
organisations révolutionnaires comme les Gardiens de la révolution
(pasdaran), les miliciens (Bassijis), des Comités révolutionnaires (komiteh-ye
enqelab) et des Conseils islamiques (shurâ-e eslami), et surtout de
l’Organisation de lutte pour la reconstruction (Jahâd-e sazandegi) qui a joué
un rôle très efficace pour intégrer les campagnes iraniennes dans la
dynamique révolutionnaire grâce à une politique très réussie de
développement local [DOWLAT M. et alii, 1980]. Dans ces années de
reconstruction et d’affairisme, ils ont privatisé à leur profit les entreprises
nationalisées et créé une nouvelle classe d’hommes d’affaires liés au clergé,
tout en laissant leur part aux Gardiens de la révolution et au trust Khatam ol-
Ambia (le « Sceau du Prophète » appartenant au ministère des Pasdaran)
notamment dans les travaux publics et l’industrie pétrolière. Sous l’impulsion
d’un nouveau maire et ancien mollah, Gholam-Hossein Karbaschi, Téhéran
fut transformé par la construction de tours qui ont permis de recycler les
nouvelles fortunes accumulées pendant la révolution et la guerre, mais
également par la multiplication des autoroutes, des espaces verts et par la
rénovation des quartiers populaires du Sud [HABIBI M., HOURCADE B., 2005].
En contrôlant à la fois l’État, le marché et les grandes fondations islamiques,
ces nouveaux technocrates entendaient montrer que l’islam révolutionnaire
n’était ni rétrograde, ni conservateur, ni incompatible avec le développement
et la bonne gestion d’un grand pays. Malgré leur passé de révolutionnaires
radicaux, ils comptent parmi les partisans les plus déterminés d’une ouverture
internationale nécessaire au développement de leurs affaires : en 1992, les
États-Unis sont devenus le second fournisseur de l’Iran.
Les réformateurs qui se sont organisés avec la victoire électorale de
Mohammad Khatami en 1997 (Parti de la Participation, Mosharekat) ont la
même origine politique que les Reconstructeurs soutenant Rafsandjani, mais
ils sont plus intellectuels, tiers-mondistes et membres du premier cercle de
l’ayatollah Khomeyni. On compte parmi eux les anciens militants anti-
impérialistes, mais non anti-Américains, qui avaient pris en otage les
diplomates américains le 4 novembre 1979, comme le journaliste Akbar
Ganji ou Masoumeh Ebtekar, ancienne vice-présidente de la République,
mais aussi les initiateurs d’une réforme de la police secrète et du
renseignement pour remplacer l’ancienne Savak du régime impérial, comme
Said Hajarian, et des partisans de la gauche islamique étatiste
(Moudjahedines de la Révolution islamique) comme Mir-Hossein Moussavi,
ancien Premier ministre pendant la guerre, ou Behzad Nabavi qui a négocié la
libération des otages en 1981. Leur volonté de montrer que l’Iran islamique
peut rivaliser avec les autres nations les incite à encourager le « dialogue
entre les civilisations » mais aussi le développement industriel, technologique
et scientifique du pays, y compris les programmes nucléaire et balistique.
Alors que les anciens combattants de l’armée conventionnelle ont regagné
la vie civile sans avantage particulier, les anciens volontaires du Bassij ou des
vétérans du Sepah-e Pasdaran ont conservé des relations de solidarité. Les
deux à trois millions de jeunes qui ont servi dans les Pasdarans pendant la
guerre Irak-Iran sont restés en contact avec le Sepah qui leur a permis de se
reconvertir après le conflit : emplois réservés dans les administrations et les
fondations, facilités financières pour créer des entreprises, accès sans
concours à l’université, positions lucratives au sein du trust financier Khatam
ol-Ambia et dans la myriade d’entreprises comme Oriental Oil Kish ou Sahel
Consultant Engineering qui appartiennent au Sepah… Les officiers
supérieurs occupèrent immédiatement des positions élevées dans l’appareil
d’État (ministères, haute administration, grandes entreprises), tout en
achevant leurs études supérieures pour avoir les titres civils de « docteur » ou
« ingénieur », indispensables à l’exercice du pouvoir en Iran. Quelques-uns
furent envoyés quelque temps à l’étranger (Australie et surtout Canada) pour
perfectionner leur anglais et découvrir un monde extérieur qu’ils ne
connaissaient que par la guerre. Cette intégration sociale et financière fut la
contrepartie de leur discrétion politique. En effet, il n’y eut pas après la
guerre de Chambre « vert islam » comme il y eut en France une Chambre
« bleu horizon » après la Première Guerre mondiale. En nommant Mohsen
Rezâe secrétaire-général du Conseil de Discernement qu’il présidait, et en
donnant aux anciens Pasdarans une part dans le partage des richesses
nationales privatisées, A. A. Rafsandjani fut en mesure de contrôler un
adversaire redoutable pour le clergé à qui les Pasdarans reprochaient d’avoir
confisqué le pouvoir et l’argent pendant la guerre.
Depuis l’élection de Mahmoud Ahmadinejad en 2005, on remarque
l’arrivée au sommet du pouvoir de ces anciens acteurs de la Révolution et de
la guerre Irak-Iran qui ont pris leurs distances par rapport au clergé dont ils
respectent les conseils, notamment ceux du Guide, mais contestent la gestion
du pouvoir. Ils ont mis fin à « l’Iran des mollahs » mais pas au pouvoir
religieux. Qu’ils aient été Gardiens de la révolution ou simples miliciens
Bassijis, ces vétérans islamistes, occupent la plupart des postes de
responsabilités ou subalternes dans les administrations, les institutions ou les
entreprises et bien sûr dans le gouvernement. Il ne s’agit donc pas à
proprement parler d’une « prise du pouvoir des Pasdarans », ou d’une
militarisation du régime islamique, mais de l’arrivée aux affaires d’une
nouvelle génération, diverse et complexe, qui remplace le clergé chiite qui
avait accaparé les postes pendant que ces jeunes militants combattaient sur le
front ou militaient dans les organisations révolutionnaires [HOURCADE B.,
2008]. Parmi ces vétérans de la guerre et de la Révolution, on peut distinguer
deux groupes rivaux : les anciens combattants du « Front Sud » qui ont
défendu le territoire national contre une invasion étrangère et ceux du « Front
Ouest », plus idéologues, souvent issus du Bassij, des services de
renseignement ou de la force Qods, qui ont combattu les Kurdes mais
également « l’ennemi intérieur » qu’étaient les royalistes, les libéraux et les
marxistes.
Mahmoud Ahmadinejad est représentatif des combattants du « Front
Ouest » très impliqués dans les luttes idéologiques et les combats contre les
Kurdes d’Iran, le parti marxiste kurde Komala et surtout le Parti
démocratique du Kurdistan iranien. Ces militants islamistes ont également été
actifs dans les opérations clandestines conduites par la Force Qods au Liban,
en Irak, ou en Europe. Très proches des miliciens bassijis qui forment
aujourd’hui la masse de ces vétérans d’origine souvent modeste, ils forment
la base des partisans du président Ahmadinajed. C’est un réseau d’influence
efficace, en particulier pour les élections et une force politique à la fois
islamiste et populiste très présente sur tout le territoire. Ces idéologues
radicaux sont également soucieux de développement social et technique
(mouvement des Abâdgarân) qui les rapproche des courants politico-
religieux proches des anciens commerçants du bazar (Mouvement Motalefeh)
et des idéologues messianiques proches de l’ayatollah Mezbah-Yazdi, de
l’école théologique Haqqani de Qom, ou du mouvement ultra-chiite
Hojjatieh, interdit, mais toujours très puissant. Dans le gouvernement formé
en 2009, on trouve de nombreux anciens combattants de ce « Front Ouest »
du Kurdistan comme Réza Naghdi nommé commandant des Bassijis et
Ahmad Vahidi ministre de la Défense, tous deux anciens commandants de la
Force Qods.
Les vétérans du « Front Sud », contre l’Irak, sont également d’anciens
militants islamistes des Comités révolutionnaires, des Milices des Mobilisés
(Bassijis) ou des Gardiens de la révolution (Pasdaran), mais ils ont estimé
que la défense du territoire national attaqué par Saddam Hussein était
prioritaire dans la lutte pour protéger le nouveau régime islamique.
L’agression irakienne représentait à leurs yeux le danger immédiat le plus
grave pour la Révolution. En associant nationalisme et islamisme, ces
vétérans de la guerre contre l’Irak restent très attachés aux valeurs islamiques,
mais leur expérience du combat militaire leur donne également un sens aigu
et réaliste des rapports de force. Leurs leaders sont souvent d’anciens
généraux ou cadres qui ont gardé des liens avec l’actuel Corps des Pasdarans,
mais ils gardent leur indépendance. « Conservateurs », car attachés aux
principes de la République islamique et au Guide, ces vétérans veulent
surtout un Iran indépendant et développé, capable de s’ouvrir à la
mondialisation. Les plus connus sont Mohsen Rezaie, ancien commandant en
chef des Pasdarans de 1980 à 1997, Ali Shamkhani ancien ministre de la
Défense de M. Khatami, Ali Larijani actuel président du Parlement, ou
Mohammad-Bâqer Qalibaf, jeune général vainqueur de la bataille de
Khorramshahr qui acheva de libérer le territoire iranien en 1982 et actuel
maire de Téhéran [RAND CORPORATION, 2009c ; HOURCADE B., 2008].
Tous ces héritiers de l’islam révolutionnaire contrôlent le pays depuis trois
décennies et sont en compétition pour le pouvoir, avec pour seule limite de ne
jamais prendre le risque que la République islamique soit renversée. Avec le
temps, les pressions internationales, les rivalités, les rancunes et parfois les
haines ont provoqué des divisions devenues flagrantes qui ont éclaté lors des
élections présidentielles de juin 2009 où se sont présentées contre le président
sortant des personnalités éminentes proche de feu l’imam Khomeyni,
attachées à la défense du régime islamique mais ouvertes au débat, comme
Mir-Hossein Moussavi ou Mehdi Karrubi. L’émotion suscitée par la mort, en
décembre 2009, de l’ayatollah Hoseyn-Ali Montazeri, proche de ces militants
révolutionnaires en désaccord avec l’évolution prise par la République
islamique, confirme ce retour aux premiers rangs du débat politique des
partisans d’un islam politique qui cherche à se renouveler. Le consensus qui
unissait des factions semble rompu. À la proposition de l’opposition de
réaliser une Union nationale, le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad a
préféré une Union sacrée, restreinte et radicale.
Face à ces héritiers et nostalgiques de la Révolution islamique, se trouvent
désormais un très grand nombre d’associations, de groupes peu organisés et
d’individus qui estiment que tous ces anciens militants islamistes, sans
exception, ont seulement réussi à faire le malheur des Iraniens et à ruiner le
pays. Pour la majorité de la population iranienne née après la Révolution
islamique, la référence à cet événement n’a pas de portée symbolique
positive, ils jugent la Révolution de 1979 à l’aune de la République islamique
actuelle. Contre le gouvernement Ahmadinejad, soutenu par le Guide, s’est
ainsi construit le mouvement des « Verts », une alliance tactique entre les
anciens révolutionnaires islamistes et ceux qui veulent, ou du moins espèrent,
un changement radical de régime. Une configuration qui n’est pas sans
rappeler l’association en 1978 des libéraux et de la gauche laïque avec le
clergé chiite.

L’Iran nouvel acteur du monde islamique

L’identité islamique de l’Iran s’est également renforcée au niveau


international. Le chiisme étant très minoritaire dans le monde islamique,
l’Iran est longtemps resté marginal dans les débats et dynamiques du monde
musulman dominé au XIXe siècle par l’Empire ottoman, maître du califat, et
au XXe siècle par le monde arabe, notamment l’Égypte où ont émergé les
Frères musulmans qui ont fondé l’islam politique contemporain. L’Iran fut en
1969 un des membres fondateurs de l’Organisation de la Conférence
islamique et le dernier chah d’Iran n’a jamais cessé d’insister sur ses
convictions religieuses, mais l’identité politique du pays restait fort peu
marquée par la religion. Le renversement du régime impérial par un
mouvement qui devint rapidement islamique fut donc véritablement une
révolution dont le symbole fut le conflit entre Israël et les Palestiniens.
Les premiers militants islamistes proches de l’ayatollah Khomeyni, alors
en exil à Nadjaf, avaient reçu une formation politique et militaire dans les
camps palestiniens de Jordanie, de Syrie ou surtout du Liban. Ces militants
révolutionnaires tiers-mondistes comme Mostafa Chamran, futur ministre de
la Défense mort sur le front irakien en 1981, avaient également établi des
contacts étroits avec les chiites du Sud-Liban et les réseaux de l’ayatollah
Moussa Sadr disparu en Libye en 1978. La nouvelle République islamique
avait ainsi les moyens de devenir un acteur ambitieux dans un conflit qui
conserve un soutien populaire incontestable dans le monde musulman. La
popularité dans la « rue arabe » de Mahmoud Ahmadinejad pour sa fameuse
déclaration de 2005 sur le fait que « le régime qui occupe Jérusalem doit être
éliminé de l’histoire » confirme le bénéfice politique très élevé apporté par
l’opposition du régime islamique de Téhéran à Israël.
La volonté d’exporter une révolution qui s’adressait à l’ensemble du
monde musulman (umma) et par extension aux peuples opprimés (discours
tiers-mondistes sur les « déshérités ») fut un choc politique pour les pays
musulmans voisins qui craignaient moins la dimension islamique du régime
que son caractère républicain. La guerre Irak-Iran a cristallisé cette crainte,
avant que l’Iran chiite ne soit dépassé par un islam mondialisé, dominé par le
sunnisme radical, et ne constate, sans l’avouer, l’échec de son projet d’islam
politique [ROY O., 1992]. L’Iran est toutefois devenu un acteur omniprésent
dans le monde musulman, mais à travers les seules communautés chiites. La
formule du roi de Jordanie parlant d’un « croissant chiite » dominé par
Téhéran, reliant l’Iran, l’Irak désormais gouverné par des chiites, la Syrie et
le Sud Liban, a frappé les imaginations mais ne traduit pas la réalité de
l’influence de Téhéran ou de Qom même si la Révolution islamique et
l’activisme iranien ont joué un rôle capital dans l’expression politique des
minorités – ou majorités – chiites du Moyen-Orient. Les relations construites
pendant trente ans par l’islam révolutionnaire iranien semblent avoir trouvé
leur place dans le débat politique complexe de la région. Nadjaf et Beyrouth
occupent une place nouvelle dans les réseaux chiites, les relations de l’Iran
avec la Syrie, le Hezbollah, les mouvements palestiniens, les chiites d’Irak,
d’Afghanistan, de Koweït, de Bahreïn, d’Arabie ou du Pakistan sont
devenues d’autant plus banales que ces mondes chiites se sont autonomisés
par rapport à l’Iran même si la République islamique s’est imposée
durablement comme protectrice de toutes les communautés chiites
[MERVIN S., 2007].

Contestations en islam iranien

L’islam a permis à la République d’Iran de valoriser une des forces qui


avait construit l’État iranien moderne, ce qui a bouleversé la géopolitique
d’une région habituée à un Iran impérial qui avait privilégié le nationalisme à
l’islam. À l’intérieur du pays, le chiisme a permis de trouver un consensus
majoritaire pour renverser le régime impérial mais a provoqué la
marginalisation juridique et politique des sunnites qui avaient jusqu’alors les
mêmes droits que la majorité chiite. L’expérience de la gestion du pouvoir a
par ailleurs bouleversé profondément
Figure 4 Géographie électorale et religieuse de l’Iran

La combinaison de plusieurs données de l’élection présidentielle de


mai 2005 remportée au second tour par Mahmoud Ahmadinejad (vote
pour le vainqueur, évolution de ce vote et de la participation entre les
deux tours) met en évidence l’opposition des régions à forte population
sunnite qui avaient par contre voté en faveur de M. Khatami en 1997
et 2001. Les turcophones Azéris chiites et autres groupes ethniques
chiites non persanophones ont un comportement électoral comparable à
celui des Persans. Le clivage sunnite/chiite est devenu un facteur aussi
déterminant que l’ethnicité dans la géopolitique intérieure de l’Iran.
Source : ministère de l’Intérieur, Téhéran. http://www.moi.ir
les analyses et pratiques théologiques et socio-politiques des penseurs et
ulémas chiites et provoqué l’émergence de courants de réforme ou de
contestation dont l’influence atteint le monde sunnite arabe.

Les sunnites, nouvelle minorité religieuse et politique

La reconnaissance légale des rares non-musulmans du pays permet à la


République islamique de cacher plus facilement la mise à l’écart et la non-
reconnaissance comme communauté des 12 millions de citoyens iraniens
sunnites (15 % de la population) qui constituent la plus importante minorité
religieuse d’Iran et ont un rôle politique de premier plan.
Les millions d’Iraniens sunnites n’ont pas leur place dans l’Iran chiite : il
n’existe aucune mosquée sunnite à Téhéran, la seule qui existait à Machhad a
été incendiée en 1994 provoquant de graves émeutes et des attentats. Les
sunnites sont principalement kurdes, baloutches et turkmènes et nombreux
dans les grandes métropoles comme Téhéran. Ils sont considérés comme des
« musulmans », membres de l’umma, de la communauté des Croyants, mais
la Constitution leur interdit l’accès aux fonctions les plus hautes réservées
aux seuls chiites. Alors que la persianisation par l’éducation a été acceptée
sans problème majeur comme un moyen d’insertion sociale, la
« chiitisation » du corps enseignant ou des cadres administratifs locaux est
devenue source permanente de conflit. Les écoles religieuses sunnites privées
(maktab) sont souvent financées avec l’aide de fondations religieuses
saoudiennes ou pakistanaises, ce qui aggrave les problèmes politiques à
travers des accusations de relations avec des puissances étrangères.
Sous la présidence de Mohammad Khatami (1997-2005), cette politique
discriminatoire avait été abandonnée (nomination d’un gouverneur de
province Kurde, mais pas de ministre sunnite), avant d’être aggravée sous la
présidence de Mahmoud Ahmadinejad. Cela a provoqué un regain de
tensions dans toutes les provinces sunnites (émeutes fréquentes au Kurdistan,
attentats au Baloutchistan). L’analyse géographique des élections montre
combien le vote sunnite dépasse les clivages ethniques pour devenir un
paramètre constant de la vie politique du pays. Alors que les Azéris, les
Arabes chiites, les Loris ou les Gilakis n’ont pas de comportement politique
vraiment distinct des Persans, les populations sunnites, sans relations
institutionnelles entre elles, ont un comportement électoral identique [LADIER-
FOULADI M., 2009]. L’intégration des sunnites dans la République constitue
un test sur la capacité du régime islamique à créer une nouvelle citoyenneté.
La question du sunnisme ne serait que locale si le risque d’une liaison avec
l’islam radical sunnite (Talebans, al-Qaida), via les ethnies transfrontalières
et avec le possible soutien des puissances sunnites voisine (Pakistan, Arabie),
ne représentait pas une menace existentielle pour la République islamique
d’Iran.

La plus forte minorité juive du Moyen-Orient


Les quelque 9 252 juifs, 109 415 chrétiens et 19 823 zoroastriens officiellement recensés
en 2006 ne représentent plus que 0,2 % de la population iranienne, mais sont protégés par la
Constitution. Leur statut personnel de dhimmi, c’est-à-dire de citoyen de seconde zone, les exclut
de nombreuses fonctions, mais leur garantit la liberté religieuse. Chaque communauté élit un
député au Parlement (trois pour les chrétiens divisés en Chaldéens et Arméniens).
En protégeant la petite communauté juive, la République islamique se donne le beau rôle sur
la scène internationale pour mieux s’opposer au sionisme, sans risque de contestation politique
en Iran. Les Juifs étaient établis dans l’ouest de l’Iran depuis les origines de leur histoire
[LEVY H., 1999]. Jusqu’au milieu de siècle dernier, ces communautés étaient nombreuses et
fortes dans les petites villes comme Hamadan, Arak, Kashan, Borujerd, Yazd et Chiraz où ils
sont encore quelques milliers. Le statut de dhimmi a permis à cette très ancienne communauté de
prospérer dans un pays où d’autres religions que l’islam avaient une longue histoire et une place
communément admise par la majorité musulmane. Les brimades, graves incidents ou massacres
comme ceux de Mashhad à la fin du XIXe siècle, étaient plus rares que dans les pays voisins.
L’Alliance israélite universelle fut au XIXe siècle à l’origine des premières écoles modernes,
francophones, où les notables musulmans envoyèrent rapidement leurs enfants. La création
d’Israël a provoqué un appel à l’émigration à partir des années 1950 et fait disparaître les petites
communautés dont les derniers membres se sont installés à Téhéran. Après avoir apporté une
contribution éminente à l’histoire culturelle de leur pays, les derniers Juifs d’Iran ne sont plus
que les témoins d’un passé révolu.
Divisions du clergé et sécularisation de l’islam chiite

Aux rivalités théologiques qui ont toujours existé entre les grands
ayatollahs et les professeurs des écoles religieuses (howzeh) sont venus
s’ajouter les conflits entre l’Association du clergé combattant (Jame’eh
ruhâniat’e mobarez) conservatrice et proche du clergé de Téhéran et
l’Association des religieux combattants (Jame’eh ruhâniun-e mobarez) plus
« à gauche » et réformatrice. Certaines écoles prêchent de leur côté une
domination absolue du religieux sur la politique et la société pour se préparer
au retour prochain du Messie, du Douzième imam des chiites (imam zamân).
Les rivalités se sont approfondies en divisions depuis que la République
islamique impose, avec le dogme du magistère du Guide (velayat-e faqih),
une pensée unique dans un univers intellectuel chiite intrinsèquement ouvert
au débat contradictoire. L’ayatollah Khomeyni a créé une sorte de nouveau
califat qui a rompu avec la tradition et suscita l’opposition de la plupart des
grands ayatollahs de Qom comme Hossein-Ali Montazeri, ex-dauphin du
Guide décédé en 2009, de Nadjaf (Ali Seistani) ou de Beyrouth (Mohammad-
Hossein Fadlallah).
À la suite d’Ali Shariati qui avait le premier suscité un débat innovant dans
les années 1970, sur l’islam chiite et la société, de nombreux intellectuels
laïcs ou religieux proposent aujourd’hui une interprétation nouvelle de
l’islam et du chiisme. Les écrits et discours d’Abdolkarim Sorush, ancien
militant radical de la révolution culturelle, contre les dérives du régime
islamique, de Javad Tabataba’i, excellent connaisseur des philosophies
européennes, sur le déclin d’un islam prisonnier du totalitarisme, sont
d’autant plus censurés et réprimés qu’ils vont au cœur de la pensée islamique.
Il en est de même de Mohammad Shabestari et Mohsen Kadivar qui sont des
mojtahed, des religieux de haut rang ayant la capacité reconnue d’exercer
l’ijtihâd, le droit d’interpréter le Coran et les traditions (hadith). Leur
recherche d’un islam libéré des traditions issues des pouvoirs politiques qui
ont instrumentalisé « l’islam véritable » du Prophète les a conduits à la prison
ou à l’exil, mais leur a donné une très large audience. Cette contestation pour
rendre à l’islam sa dynamique et ses vertus originelles dépasse les milieux
religieux pour être reprise par certains militants des droits de l’Homme
comme la juriste Shirine Ebadi, prix Nobel de la paix. Ces tentatives de
réforme suscitent le débat jusque dans le monde sunnite, mais la répression
quotidienne et l’échec de l’islam politique à l’iranienne semblent
marginaliser ceux qui auraient pu être les Luther ou Calvin de l’islam.
En liant islam et politique, la Révolution islamique de 1979 a pris le risque
de mettre l’islam en danger en cas de renversement du régime, et a provoqué
une sécularisation de l’islam indissociable de la vie sociale. En gérant la vie
quotidienne, les religieux ont détruit eux-mêmes leur pouvoir religieux et
certainement affaibli le consensus qui avait permis il y a trente ans à
l’ayatollah Khomeyni de rassembler les Iraniens. Cette sécularisation a
clairement été perceptible dans l’usage et le détournement des symboles
religieux par les manifestants opposés au gouvernement Ahmadinejad
en 2009. La couleur verte, attribuée au candidat Moussavi par le hasard du
tirage au sort est le symbole de l’islam et des membres de la famille du
Prophète, les seyeds, mais la façon d’arborer cette couleur en bracelet, foulard
ou parure dans les cheveux, n’avait rien de traditionnel ni d’islamique. De
même, crier « Allah-o akbar » (« Dieu est le plus grand ») la nuit sur les toits
rappelle la Révolution et la loi martiale imposée par le Chah en 1978 mais
sans l’émotion religieuse érodée par trois décennies de régime islamique.
Certes, l’islam qui avait formé le ciment culturel ou idéologique unifiant tous
les révolutionnaires contre le régime impérial en 1978 conserve une capacité
de mobilisation, mais il semble trop divisé et sécularisé pour soutenir un
changement politique profond ou à l’inverse pour consolider durablement le
système politique en place.
Après avoir constaté la sécularisation de l’islam par la politique, les
religieux réformateurs pensent que la laïcisation, la séparation entre religion
et politique sont nécessaires tout en laissant à l’islam une place sociale et
culturelle conforme à la réalité socioculturelle du pays. Cette étape est peut-
être aujourd’hui dépassée par un courant contestataire plus radical, encore
minoritaire et peu structuré, longtemps limité à la moyenne bourgeoisie, mais
qui touche à des degrés divers toutes les classes sociales favorables à une
marginalisation drastique de la religion. « L’islam est en danger en Iran »
aurait déclaré Mohammad Khatami quand il fut contraint de quitter son poste
de ministre de la Culture en 1992. Il prenait alors la mesure du risque d’avoir
lié l’islam à un gouvernement contesté, toutefois la capacité d’adaptation et
de survie du clergé chiite reste grande. Malgré le renforcement rapide des
courants laïques et les divisions du clergé, la culture religieuse traditionnelle
de la majorité de la population demeure un facteur de stabilité qui conforte
l’islam iranien comme composante complexe, divisée mais durable de
l’identité politique de l’Iran. Ne dit-on pas que « les mollahs rivaux se
déchirent les chairs mais ne se rompent pas les os » ?
Chapitre 3

L’Iran mondialisé
La révolution islamique de 1979 fut le premier évènement international
majeur présenté en direct à la radio par les nombreux journalistes présents,
donnant à l’Iran déjà très médiatisé par la famille impériale une place
inhabituelle sur la scène internationale. Au même moment, les discours de
l’ayatollah Khomeyni étaient diffusés clandestinement dans tout le pays grâce
aux mini-cassettes discrètes et facilement reproductibles. Trente ans plus tard,
les nouvelles technologies de l’information (Internet, courrier électronique,
blogs, photos et films numériques, téléphones portables) étaient massivement
utilisées et censurées pour protester contre le gouvernement islamique. Cette
médiatisation internationale sans équivalent confirme à quel point la
mondialisation fait partie intégrante de l’identité iranienne contemporaine. La
modernité n’est plus étrangère ou occidentale.
Les rapports de l’Iran avec la communauté internationale ont toujours été
difficiles, pour ne pas dire schizophréniques, car l’affirmation de
l’indépendance et de la fierté nationale contredisait souvent la nécessité ou le
souhait de bénéficier des sciences, technologies, idées et produits venant de
l’étranger. Le moindre des paradoxes de la Révolution islamique est d’avoir
coïncidée avec l’appropriation de la « modernité » par l’ensemble des
Iraniens. Aujourd’hui, l’Iran a proportionnellement plus d’étudiants que la
France, est capable d’enrichir l’uranium et de mettre un satellite artificiel sur
orbite et veut être considéré et respecté comme un acteur de la mondialisation
avec les conséquences et conflits que cela implique avec les grands pays
industrialisés. La question du nucléaire est le parfait exemple de cette entrée
de l’Iran dans la mondialisation. La contradiction est cependant flagrante
entre ces ambitions légitimes et consensuelles et la répression systématique
de toute influence culturelle extérieure. L’Iran islamique veut donc la science
mais sans la philosophie des Lumières. Le mode de gestion de cette alliance
improbable entre mondialisation et répression est au cœur du débat et des
conflits politiques qui traversent l’Iran islamique.

L’Iran en marge du monde

La Perse inaccessible

Après avoir été dans l’Antiquité et au début de l’ère chrétienne le premier


voisin oriental de l’Europe, et vers l’est, du monde malais, la Perse, occupée
par les Turcs et les Mongols, a longtemps vécu à l’écart du monde occidental
ou asiatique. Les contacts avec l’Europe sont d’abord passés par les
Hollandais et les Portugais qui occupèrent l’île d’Ormuz en 1507 et
dominèrent pendant plus d’un siècle le golfe Persique avant que Chah Abbas
ne reprenne l’île en 1622 avec l’aide des Britanniques. La puissance maritime
de la Perse ne dura pas [PLANHOL X. DE, 2000] car la nouvelle capitale,
Ispahan, était trop éloignée, laissant l’empire Safavide à l’écart des grandes
découvertes et des nouvelles routes maritimes. La création par Nader Chah
d’un port militaire à Bouchir en 1734 améliora un peu les relations avec
l’extérieur. Ce port resta jusqu’à la Première Guerre mondiale la porte
d’entrée de la Perse et pour les bazaris la voie d’exportation des tapis et du
vin destinés aux Indes et à l’Afrique de l’Est où l’implantation des Iraniens
fut durable et reste toujours forte (Zanzibar, Somalie, Soudan, Kenya,
Tanzanie). Quant aux caravanes des « Routes de la soie » passant par l’Asie
centrale, elles ne permettaient pas des échanges intensifs.
Faute de moyens d’accès par routes carrossables ou chemin de fer, la Perse
resta jusqu’aux premières décennies du XXe siècle une forteresse inaccessible.
La voie la plus fréquentée était la très ancienne piste caravanière reliant
Kermanchâh à Bagdad par Qasr-e Shirin, permettant l’accès à la
Mésopotamie puis à l’Europe. Cette route était surtout fréquentée par les
pèlerins allant à Nadjaf et Kerbala et par les convois de cadavres destinés à
être enterrés dans ces lieux saints du chiisme. La continuité de l’espace
ethnique turcophone explique le rôle de la route du nord reliant Tabriz à
Tbilissi qui jouait alors un rôle central entre l’Europe et la Perse [HELLOT F.,
NATCHKEBIA I., 2009], ou à Trébizonde sur la mer Noire pour accéder à
Istanbul. La capitale ottomane fut longtemps le seul point de contact entre le
monde moderne et la Perse enfermée dans ses traditions [ZARCONE T.,
ZARINEBAFSHAHR F., 1993]. Une situation qui n’est pas sans rapport avec
celle occupée de nos jours par Dubaï. Dans les années 1850-1860, 40 % du
commerce de l’Iran passait par cette difficile route du nord dont la
fréquentation déclina avec l’ouverture du canal de Suez en 1883.
Après leur conquête du Caucase et du Turkestan, les Russes construisirent
plusieurs routes pour faciliter l’accès à la Perse du Nord où leurs armées sont
souvent intervenues jusqu’en 1947. La « Route russe » Téhéran-Qazvin-
Rasht, achevée en 1899, fut la première route pavée jamais construite en
Perse. La voie ferrée desservant Bakou en 1883 fut prolongée jusqu’à Jolfa,
favorisant les relations entre Tabriz et la première région pétrolière et
industrielle de la région d’où furent importées les idées libérales ou
socialistes [CHAQUERI C., 2001]. À l’est, Mashhad était plus facilement
accessible aux Russes qu’au gouvernement de Téhéran par la route
d’Ashkhabad desservie par le chemin de fer depuis 1881, ou par celle de
Quchan ouverte en 1888. Dans le sud du pays, un navire à vapeur anglais
remontait en 1888 le Karun jusqu’à Ahwaz et le Tigre jusqu’à Baghad,
permettant d’aller ensuite vers Téhéran par Kermanchah après 35 jours de
marche… En 1921, le chemin de fer venant des Indes britanniques atteignait
Mirjaveh/Zahedan dans le lointain Baloutchistan désormais plus proche de
Lahore que d’Ispahan.
À l’intérieur du pays, les communications étaient si mauvaises, absentes ou
peu sûres que, pour aller de Téhéran aux nouveaux champs pétroliers du
Khuzistan en basse Mésopotamie, les Britanniques, jusqu’en 1930,
préféraient passer par la route russe jusqu’à Enzali sur la mer Caspienne pour
rejoindre Bakou par bateau, puis la mer Noire par la route de Tbilissi. Ils
passaient ensuite par Istanbul, le canal de Suez, la mer Rouge, le golfe
Persique et enfin Mohamara (Khorramshahr). Ce long itinéraire ne fut
abandonné que lorsque l’Iran fut sécurisé et doté d’un premier réseau de
routes carrossables. Le chemin de fer transiranien entre Abadan, Téhéran et la
mer Caspienne fut inauguré en 1938, mais ne fut vraiment utilisé qu’à partir
de la Seconde Guerre mondiale par l’armée américaine pour ravitailler le
front de Stalingrad. L’Iran n’était alors qu’une simple voie de passage.
En 1900, la Perse avait moins de 10 millions d’habitants dont un quart de
nomades. L’agriculture fournissait alors près de 90 % du revenu national et le
budget de l’État était quasi inexistant. La production « industrielle » était
limitée à de rares usines de tissage à Yazd, Kashan ou Ispahan et à des
briqueteries. La seule production nationale de valeur était le tissage artisanal
des tapis. Un riche bazari, Amin oz-Zarb, importa en 1908 le premier
générateur électrique pour sa briqueterie de Téhéran. En 1910, il n’y avait
qu’une seule voiture automobile [BAHRIER B., 1971].
Tout au long du XIXe siècle, lorsque la révolution industrielle, la machine à
vapeur et la colonisation bouleversaient les rapports internationaux,
l’isolement physique de la Perse allant de pair avec son isolement politique,
économique et culturel. Certes, comme l’a montré N. Keddie [1999], l’Iran
des Qadjars a connu les prémisses de la « modernité », mais seule une petite
élite en marge du pouvoir ou des réseaux d’influence découvrait le monde
industrialisé, étudiait à l’étranger et cherchait désespérément à réveiller un
pays oublié.
Alors que les Indes étaient sous domination britannique, que les Russes
prenaient le contrôle du Caucase et du Turkestan, que Mehemet-Ali Pacha
réformait l’Égypte, et que les Allemands construisaient le chemin de fer du
Hejaz, la Perse des Qadjars somnolait à l’écart de l’Histoire. Ce vestige
d’empire n’avait aucun intérêt ni stratégique ni économique. Un ministre
britannique a justement traduit cette réalité en déclarant en 1889 : « Si nous
ne possédions pas les Indes, nous ne nous ferions pas le moindre souci pour
la Perse ». Les empires rivaux – britannique, russe et ottoman – ne cessèrent
de violer les frontières de ce faible État et s’accordèrent pour faire de la
Perse, comme l’Afghanistan voisin, un État tampon, un no man’s land, pour
lequel il était inutile de se battre. En 1907, le pays fut même partagé en zones
d’influence sans que le gouvernement iranien en soit informé. La Perse est
ainsi passée à côté de l’Histoire.

À la recherche de la « modernité »

L’ouverture de la Perse à la mondialisation fut lente, pénible et contestée.


Abbas-Mirza Qadjar créa la première imprimerie moderne à Tabriz en 1811,
il fallut toutefois plus d’un siècle pour que la typographie remplace la
lithographie de planches calligraphiées. Les idées nouvelles venues
d’Istanbul, du Caire ou de Bombay qui arrivaient en Perse, étaient aussi
exotiques que les rêves d’Orient des Européens du XVIIIe siècle. La première
école où l’on enseigna des disciplines « modernes » fut Dar ol-Fonun, la
« Porte des sciences », créée seulement en 1850 par le Premier ministre Amir
Kabir dont l’audace modernisatrice aboutit à son assassinat. Si l’Orient
romanesque et romantique fut connu en Europe par les Mille et une nuits, le
monde européen fut popularisé en Perse à la fin du XIXe siècle, avec la
traduction en persan des romans d’Alexandre Dumas ou de Jules Verne. Le
nombre d’étudiants iraniens envoyés dans des universités européennes, issus
de la famille Qadjar, des hauts fonctionnaires, des grands propriétaires ou
même des familles de religieux, resta longtemps très limité avant que Réza
Chah ne mette en place un vaste programme de bourses d’études à l’étranger
ouvert à tous les Iraniens. Faute de médias, ou de système éducatif autre que
celui des écoles religieuses, les idées, les techniques et les sciences restèrent
longtemps aux portes de la Perse. Le despotisme politique, le quiétisme des
religieux et le conservatisme des grands propriétaires fonciers et des chefs de
tribus nomades imposaient aux rares intellectuels et artistes de s’exiler et de
s’exprimer à l’étranger dans des revues politico-littéraires qui constituaient
un moyen efficace pour diffuser leurs idées dans un cercle restreint. Des
périodiques comme Qanun de Mirza Malkom Khan à Londres, Kâveh de
Taqizadeh à Berlin, Akhtar à Istanbul, et d’autres au Caire ou à Bombay ont
permis l’émergence des idées qui ont abouti à la révolution de 1906.
Après avoir vécu en marge du monde au XIXe siècle, la Perse fut
brutalement placée au cœur des conflits mondiaux et des attaques
impérialistes tout au long du XXe siècle. La Révolution constitutionnelle
de 1906 marqua l’entrée du pays dans le nouveau siècle ; elle fut suivie par la
découverte du pétrole en 1908 et par la première guerre mondiale qui a
reconfiguré la géopolitique régionale [BAST O., 2002]. La confrontation avec
le monde développé provoqua méfiance et fascination chez les intellectuels
iraniens qui prirent conscience du retard de leur pays. Hassan Taqizadeh
affirmait même qu’il fallait « s’occidentaliser dans la chair et dans l’âme », ce
qui ne l’empêchait pas d’être très attaché à son pays qu’il voulait précisément
sauver du déclin. Après l’échec de la révolution constitutionnaliste qui avait
porté les idées nouvelles, il fallut plusieurs années pour que les idées de
liberté, de justice, de droit, de développement et de progrès trouvent leur
place.
Alors que dans la plupart des pays colonisés le contact et les conflits avec
l’Occident ont duré plusieurs décennies ou siècles, en Iran la confrontation
fut limitée ou virtuelle et n’a pas touché la masse de la population avant les
années 1960. L’adaptation et l’assimilation des techniques et idées
occidentales furent d’autant plus difficiles et contestées [RICHARD Y., 1989]
qu’il a fallu le coup d’État militaire de Réza Chah en 1923 pour imposer les
institutions d’un État moderne et jeter les bases d’un développement
économique et social. La « modernité » est arrivée en Iran très vite et trop
tard, suscitant l’opposition des conservateurs, notamment religieux mais aussi
des progressistes et nationalistes qui voyaient dans ces transformations trop
rapides une domination potentielle des puissances impérialistes occidentales.
L’ouverture de l’Iran aux sciences et technologies permettant le
développement du pays fut l’objet d’un consensus quand Mohammad-Réza
Chah lança sa révolution Blanche en 1960. L’opposition des religieux – dont
le futur ayatollah Khomeyni –, des tribus nomades et des grands propriétaires
fut avant tout politique et vite réprimée, mais le débat sur la « maladie de
l’Occident » (Qarbzadegi) fut profond et n’a jamais cessé. La rédaction sous
ce titre, en 1952, d’un pamphlet du philosophe Jalal Ahl-e Ahmad [1988], sur
les conséquences négatives des modèles, comportements et modes de pensée
« occidentaux » sur l’identité iranienne alors en pleine régénérescence, eut un
retentissement considérable. En dénonçant l’imitation servile de modèles et
concepts étrangers, l’auteur cherchait à préserver et à valoriser l’héritage
national et islamique tout en favorisant le développement technologique et
scientifique du pays, mais dans la pratique, il légitimait aussi la méfiance face
à toute innovation. Ce débat entre « Orient et Occident », entre « tradition et
modernité », héritage culturel et technologie, n’a jamais cessé sans parvenir à
l’improbable synthèse. Le sociologue E. Naraghi (1977) a valorisé la culture
nationale iranienne jugée capable d’apporter des réponses aux questions de
l’Occident, tandis que les intellectuels laïques contemporains comme ceux de
la revue Goft-o Gu (Dialogue) insistent sur la capacité des élites iraniennes
actuelles [JAHANBEGLOO, 2004].
Le courant islamiste est divisé quant à lui entre ceux qui, comme
Abdolakrim Sorush pensent que l’islam est capable de se renforcer en se
confrontant à la « modernité », et la majorité du gouvernement islamique,
dont le Guide Ali Khamene’i, qui dénonce « l’agression culturelle
occidentale » comme plus dangereuse qu’une invasion militaire. Le conflit
est aujourd’hui devenu frontal entre la position de la République islamique,
adversaire le plus résolu de l’impérialisme américain, et les ambitions d’une
grande partie de la société iranienne transformée – « modernisée » – par cinq
décennies de développement et qui a intégré dans son identité les sciences,
techniques, arts et idées du monde contemporain. Le sentiment d’être entouré
de peuples et de forces hostiles s’est ainsi transformé en une volonté de
participer activement à une culture mondiale qui n’est plus l’apanage du seul
Occident et ne se limite pas à la technologie.

Une société ouverte sur le monde

Les Iraniens du xxie siècle

L’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeyni en février 1979 a coïncidé


avec le fait que, pour la première fois dans l’histoire millénaire de l’Iran, la
majorité des Iraniens vivaient en ville et savaient lire et écrire.
Figure 5 Urbanisation et instruction (1956-2006)

Évolution du pourcentage de population alphabétisée et vivant en


ville selon les recensements. Depuis la révolution islamique de 1979,
pour la première fois dans l’histoire de l’Iran, la majorité de la
population est alphabétisée et citadine. Depuis lors, cette évolution se
poursuit indépendamment des aléas politiques.
Source : Recensements de la population.
Cette évolution commencée dans les années 1950 s’est poursuivie au
même rythme jusqu’à aujourd’hui, ce qui confirme l’autonomie d’une société
apte à poursuivre son évolution quel que soit le régime politique en place,
même si c’est au prix de grandes difficultés. Le régime impérial a été contesté
par les « fils du Chah », par de jeunes « Rastignac » ambitieux ayant grandi
dans les réformes des années 1960 et exigeant du régime impérial une
modernité politique et culturelle qu’il n’a pas été capable de donner
[HOURCADE B., RICHARD Y., 1987].
De nombreuses études ont montré combien la société iranienne était
devenue une des plus « modernes » du Moyen-Orient et pouvait se comparer
en bien des points à celle des pays européens. Ce changement concerne
moins la grande bourgeoisie, peu nombreuse, qui fréquente depuis toujours
l’Europe et l’Amérique du Nord et habite notamment les quartiers nord de
Téhéran, qu’une nouvelle moyenne et petite bourgeoisie provinciale, très
nombreuse, qui caractérise l’Iran actuel. Cette nouvelle société n’a ni les
moyens ni les relations pour fréquenter les pays occidentaux et en adopter la
culture ou les coutumes, mais elle en a une excellente connaissance et
maîtrise parfaitement les sciences, techniques et problématiques du monde
contemporain.
La géographie sociale de l’Iran du début du XXIe siècle est caractérisée par
la généralisation du fait urbain. En 2006, le recensement comptait 68 % de
citadins contre seulement 31 % en 1956. La dynamique sociale et politique se
trouve désormais dans les très grandes villes puisque la moitié de la
population vit dans des villes de plus de 100 000 habitants, dont 30 % dans
les métropoles régionales de plus de 500 000 habitants et 19 % dans des
villes moyennes de 100 000 à 500 000 habitants. À Téhéran et dans les
grandes métropoles régionales de plus d’un million d’habitants comme
Mashhad, Ispahan Chiraz, Tabriz, Kermanchah, et dans les nouvelles
banlieues comme Karaj près de Téhéran (1,5 million d’habitants), les
migrants viennent de tout le pays, faisant de ces centres urbains des objets
géographiques nouveaux très ouverts sur la mondialisation et jouant un rôle
de leader d’opinion pour les provinces d’où sont originaires les migrants.
La région urbaine de Téhéran, avec 13 millions d’habitants [HABIBI M.,
HOURCADE B., 2005], ne regroupe que 16 % de la population du pays mais
concentre plus de la moitié des activités et productions de haut niveau. C’est
le miroir et le laboratoire de l’Iran. Les tensions et dynamiques se manifestent
à Téhéran parce qu’elles ne peuvent pas s’exprimer en raison des pressions
sociales et de la répression, se manifestent à Téhéran. Tout ce qui se passe
dans la capitale est immédiatement connu en province et inversement.
Dans les zones rurales (32 % de la population) et les petites villes de moins
de 100 000 habitants (21 % de la population), le contrôle social va de pair
avec la présence active des services de police et de renseignement qui tentent
de contenir les conséquences de ces changements rapides notamment chez les
jeunes et les femmes. Ces populations restent donc encore très influencées et
contrôlées par la famille, le clergé et l’État islamique. Cette opposition
rural/urbain semble cependant moins pertinente qu’il y a vingt ans, car
l’ensemble du territoire a été « citadinisé » par le développement de
l’instruction, des médias, des routes et de la vie politique (élections,
propagande). Les régions les plus rurales du Kurdistan ou du Baloutchistan
sont les premières à manifester leur opposition au pouvoir central. Dans les
petits bourgs, les jeunes éduqués et les chômeurs veulent le changement
comme les jeunes « occidentalisés » des grandes villes ou même certains
militants islamistes des banlieues populaires convaincus, faute de mieux, que
l’islam radical et/ou populiste est une réponse à leur attente.
Les villes des régions périphériques non persanophones et jadis très rurales
se sont développées très rapidement à la suite des migrations en provenance
des villages et bourgs proches. Ces nouvelles « villes ethniques »
culturellement très homogènes sont aujourd’hui dotées d’universités et
d’activités économiques nouvelles qui génèrent une culture et des réseaux
sociaux en rupture avec les héritages ethniques locaux liés aux tribus ou aux
notables. Zahedan, capitale de la province du Sistan-Baloutchistan, cité
administrative de 90 000 habitants en 1976, est devenue une métropole
régionale baloutche de 570 000 habitants en 2006. Au Kurdistan, Sanandaj
est passé dans la même période de 95 000 à 320 000 habitants. Qu’ils vivent
à Téhéran, Mashhad, Yazd ou Fasa, les citadins forment une nouvelle
« ethnie » présente sur tout le territoire national [HOURCADE B., 2002].
L’intégration des villages dans la nouvelle dynamique islamique,
révolutionnaire et urbaine a été facilitée par l’Organisation de la Lutte pour la
reconstruction. Cette organisation révolutionnaire a permis au gouvernement
islamique de poursuivre la politique de développement mise en place après la
Réforme agraire de 1962 (Armée du savoir, Armée du développement) et
surtout de rendre « révolutionnaires » des campagnes qui étaient dans
l’ensemble restées en dehors du mouvement [DOWLAT M. et alii, 1980]. Cette
organisation révolutionnaire, intégrée depuis 2000 au ministère de
l’Agriculture, a été d’une efficacité remarquable pour développer les villages
(routes, eau, électricité, santé, éducation, etc.) et réduire les différences avec
les villes. Il reste de nombreux villages pauvres et des zones arriérées, mais
les progrès ont été remarquables. La comparaison entre 1966 et 1996 est
éloquente : 88 % des villages avaient l’eau courante (9 % en 1966), 76 %
l’électricité (8 %), 58 % sont desservis par une route moderne (5 %), 69 %
des femmes rurales sont alphabétisées (4,5 %).
Alors que la révolution culturelle (1980-1982) avait fermé toutes les
universités, le gouvernement a, par la suite, favorisé la création massive, dans
les petites villes, d’instituts de technologie et de centres d’enseignement
supérieur gérés par l’État ou des institutions privées agréées (Université libre
islamique – Daneshgah Azad –, Université Payam-e Nur). Ces opportunités
nouvelles de formation ont permis une incontestable démocratisation et un
accès des femmes à l’enseignement supérieur. Il y avait seulement 170 000
étudiants en Iran à la fin du régime impérial (15 % de femmes) contre
2,4 millions, dont 60 % de femmes, en 2007, alors que la population a
seulement doublé dans la même période. L’éducation et la socialisation des
femmes malgré les lois qui les contraignent [KIAN-THIÉBAUT A., 2002] ont
bouleversé la société et toutes les provinces du pays. L’indicateur le plus
évident et le plus porteur de conséquences est celui de la chute de la fécondité
qui a été en Iran la plus rapide du monde musulman et témoigne d’une
évolution profonde des mentalités [COURBAGES Y., TODD O., 2007]. Le
nombre moyen d’enfant par femme est passé de 6,8 en 1986 à seulement 2
en 2006 – moins qu’en France [LADIER-FOULADI M., 2003]. Ce phénomène
est à mettre en corrélation directe avec l’amélioration de l’instruction des
jeunes femmes et non plus avec leur appartenance ethnique [Centre de
statistiques d’Iran, 2003]. À niveau d’éducation égal, les femmes persanes
ont même plus d’enfants que les femmes baloutches.
Les dynamiques sociales sont d’autant plus intenses et durables qu’elles ne
sont pas le fait de jeunes adolescents peu nombreux, mais de jeunes adultes
de 25-45 ans qui forment les générations les plus nombreuses. En effet,
contrairement aux idées reçues, et en raison de la forte baisse de la fécondité
depuis 1986, l’Iran est un des pays du Moyen-Orient où la population est la
plus âgée (âge médian : 27 ans), après Israël et le Liban (29 ans). Ces
changements sociaux et culturels créent des tensions dramatiques dans les
grandes métropoles urbaines, mais surtout dans les villages, petites villes ou
quartiers populaires traditionnels où la cohabitation dans un même logement
et la grande proximité des générations est encore la norme, ce qui déclenche
des conflits familiaux d’une ampleur jusqu’ici inconnue (suicides, fugues,
violences) [MINOUI D., 2001]. Quelle communication est possible entre une
femme de 60 ans illettrée, mariée à 16 ans, ayant eu six ou huit enfants, et sa
petite fille titulaire d’un brevet de technicienne en biologie, mariée à 25 ans
qui aura deux enfants ? L’émergence de l’individu dans la société iranienne
actuelle est évidente chez les jeunes [KHOSROKHAVAR F., NIKPEY A., 2008],
mais également dans tous les milieux sociaux et dans l’ensemble du territoire.
Cela entraîne des conflits incessants avec la majorité de la population,
pauvre, qui reste encore en marge d’une mondialisation qui est encore pour
beaucoup virtuelle.

La culture iranienne mondialisée

La culture iranienne contemporaine a bien plus de points communs avec la


société européenne qu’avec celle de la plupart des pays voisins. Cette
ouverture au monde passe surtout par des médias (livres, radio, télévision,
Internet). Cela ne doit pas faire oublier que la République islamique a
développé l’éducation, les médias et les institutions culturelles pour son
usage de propagande. L’effervescence culturelle est donc évidente en réaction
à la politique gouvernementale de censure des influences étrangères.
L’accès des enfants à l’université ou aux écoles formant des techniciens
fait désormais partie des ambitions banales de la plupart des familles. La
télévision nationale gouvernementale couvre presque tout le pays et exerce
une influence dominante sur les populations qui n’ont pas d’autres moyens de
s’informer. La possession d’antennes paraboliques, généralisée dans les
grandes villes, est souvent impossible dans les petites. Avec près de
15 000 nouveaux titres publiés chaque année, l’Iran est le premier éditeur
d’ouvrages du Moyen-Orient, très loin devant l’Égypte (9 700 titres) qui était
depuis toujours leader dans ce domaine. Les journaux sont par contre
nombreux mais mal diffusés car victimes d’une censure incessante.
L’Iran est un des pays les plus « branchés » de la région avec 43 millions
de téléphones portables en 2008 et 23 millions de personnes ayant accès à
Internet (14e rang mondial), en revanche avec moins de 2 900 pourvoyeurs
d’accès à Internet (133e rang mondial), l’accès libre à la toile se trouve
limité : tous les étudiants ont virtuellement accès à Internet dans leur
université mais cela ne signifie pas qu’ils puissent y consulter les sites de leur
choix. Sur le plan technique, l’Iran est bien desservi par deux câbles de fibre
optique vers les Émirats (Fibroptic Link Around the Globe) et au Nord vers
l’Europe (Trans Asia Europe), ainsi que par plusieurs stations de captage de
satellite. En emportant la privatisation de la compagnie iranienne de
téléphone (Sherkat-e mokhaberat-e irân), des entreprises proches des
Pasdarans ont confirmé la volonté des autorités de contrôler le
développement des médias. Les manifestations de juin 2009 contre la fraude
électorale ont mis en évidence l’usage généralisé de ces nouveaux moyens de
communication qui sont l’objet d’une politique très méthodique de
surveillance et, si besoin, de blocage et de brouillage par le gouvernement.
Comme la Chine, l’Inde, le Brésil, le Mexique et quelques rares autres
pays émergents, l’Iran est devenu un acteur ordinaire mais éminent de la
culture internationale, non pas pour sa spécificité « ethnique », mais pour sa
contribution à l’art universel. Le symbole de cette renaissance culturelle à
l’échelle internationale est certainement le cinéma iranien et la Palme d’or
obtenue à Cannes en 1997 par Abbas Kiarostami [DEVICTOR A., 2004]. Dès la
fin des années 1950, une génération de jeunes cinéastes, souvent formés en
France, comme Farrokh Ghaffary, avait trouvé une forme originale
d’expression cinématographique. À côté de films de série B aux scénarios
mélodramatiques comparables au cinéma indien, s’est développé un cinéma
original, inspiré d’œuvres littéraires contemporaines comme celles de
Gholam-Hossein Saeidi (La vache, 1969), Le cercle, 1977, de Dariush
Merhrju’i, ou de Sadegh Hedayat (Dash Alkol de Masud Kimiai, 1971). Ce
cinéma iranien critiquait la réalité iranienne d’alors (Les Mongols, de Parviz
Kimiavi, 1973), ce qui valut à ces films primés dans des festivals étrangers
d’être interdits dans l’Iran impérial. Après la Révolution, la guerre Irak-Iran
et les drames personnels ont inspiré de nouveaux auteurs comme Jafar
Pahani, Mohsen Makhmalbaf, Bahram Beyza’i, ou Ebrahim Hatamikia qui,
malgré la censure, ont réalisé des œuvres qui font date et ont une audience
internationale. Malgré les interdits imposés à la peinture et à la sculpture, les
arts graphiques sont très vivants, notamment la photographie qui a pu se faire
connaître en Iran comme à l’étranger grâce à des galeries privées qui ont
révélé des artistes capables de s’imposer et de se faire apprécier dans des
expositions internationales exigeantes à Paris, Dubaï, Londres ou New York.
Comme toujours en Iran, la poésie occupe une place privilégiée et a su se
renouveler. Après la poésie persane nouvelle (shehr-e now) créée par Nima
Yushij (1897-1960), plus personnelle et libérée des formes classiques, de
nouveaux écrivains se sont inspirés de thèmes intimes, parfois élégiaques,
souvent critiques comme Akhavan Sales (1928-1990), Forough Farrokhzad
(1935-1967), Sohrab Sepehri (1938-1980), Ahmad Sepanlou et bien sûr
Ahmad Chamlou, à la fois poète et militant politique, souvent cité parmi les
favoris du prix Nobel de littérature, mais qui reçut plus d’éloges à l’étranger
qu’en Iran à sa mort en 2000. La poétesse Simin Behbahani s’est également
tournée vers la politique et la défense des droits de l’homme, donnant ainsi
une nouvelle dimension à son action. Bien plus que la poésie, peu traduite en
langue étrangère, la nouvelle littérature iranienne en prose a trouvé une
audience internationale à la suite de Sadegh Hedayat, mort à Paris en 1951 et
pionnier dans ce domaine. Les écrits de Houchang Golchiri, Zoyâ Pirzâd et
surtout des écrivains femmes comme Shahrnoush Parsipour auteur de
Femmes sans hommes ont été traduits en plusieurs langues, de même que des
récits plus politiques comme Lire Lolita à Téhéran de Azar Naficy.
On dénombre seulement 3 000 résidents occidentaux en Iran (diplomates
ou hommes d’affaires, ingénieurs, techniciens et leur famille), autrement dit :
personne. L’Iran est un des pays du monde les plus imbriqués dans la
politique internationale, mais un des plus isolés, quand on prend en compte
ses 75 millions d’habitants dont la plupart ne rencontrent jamais d’Européens,
d’Américains ou d’Asiatiques. Cette marginalité donne à la diaspora
iranienne un rôle original et stratégique. Avant 1979, une première diaspora
était composée de riches familles bénéficiant d’une double culture et vivant
entre l’Iran, la France, le Royaume-Uni, la Suisse, l’Allemagne et les États-
Unis. Une seconde vague estimée à plus d’un million de personnes, a été
provoquée par la Révolution islamique, comprenant les opposants libéraux ou
de gauche qui ont fui les premières répressions, suivis par la masse des
personnes, en majorité de la classe moyenne et des jeunes de tous milieux,
cherchant à échapper à la guerre et à la fermeture des universités, à la
répression ou simplement aux difficultés de la vie quotidienne en Iran. Los
Angeles – « Irangeles » – est devenu la capitale de cette diaspora souvent
surévaluée en nombre, mais qui forme aux États-Unis une vraie communauté,
complexe, diverse, influente, et très bien intégrée à la vie sociale et politique
américaine. Son activité médiatique est très puissante sinon influente, grâce à
des radios, télévisions par satellite et sites Internet en contact permanent avec
les nombreux « bloggeurs » iraniens [AMIR-EBRAHIMI M., 2008]. Dans les
premières années qui ont suivi la Révolution, cette diaspora, souvent pro-
royaliste, a joué un rôle de premier plan dans la politique américaine,
favorable à une confrontation avec leur pays d’origine, pour renverser le
régime islamique. Avec le temps, la seconde génération est devenue plus
républicaine et se trouve engagée dans les efforts pour une nouvelle stratégie
américaine, mais le fossé entre la diaspora et la société iranienne reste grand.
L’Iran et les Iraniens sont incontestablement entrés dans la mondialisation.
Ils en subissent pour le moment les contradictions.

Une économie sous embargo

Le conflit politique entre l’Iran et les États-Unis a pour principale


conséquence l’application d’un embargo économique qui dure, sous diverses
formes depuis la crise des otages en 1979. Formalisées par le gouvernement
Clinton en 1995, ces sanctions américaines touchent d’abord l’économie
pétrolière. Depuis 1996 (en violation des règles de l’Organisation mondiale
du commerce), la loi d’Amato – connue également sous le nom de « Iran
Libya Sanctions Act », ILSA, devenu ISA depuis la normalisation des
relations avec la Libye en 2006 –, interdit de facto aux compagnies
pétrolières internationales ayant des intérêts aux États-Unis d’investir en Iran.
Depuis 2006, les sanctions de l’ONU contre la politique nucléaire iranienne,
renforcées de façon unilatérale par l’Union européenne et les États-Unis,
entravent les transactions bancaires, ont réduit au minimum les échanges et à
néant les projets de développement. Alors que la société iranienne tente de
s’ouvrir sur le monde, l’économie mondiale ostracise l’Iran et maintient les
Iraniens à l’écart à la grande satisfaction des factions radicales du
gouvernement de Téhéran.

La logique pétrolière

L’Iran est le troisième exportateur mondial de pétrole (2,4 millions de


barils par jour). L’histoire de cette très difficile mais lucrative intégration de
l’Iran dans la mondialisation a commencé avec la découverte d’un important
gisement le 26 mai 1908 à Masjed Soleyman par l’ingénieur Reynolds
travaillant pour le Britannique Knox d’Arcy qui avait acheté le monopole des
mines au baron Reuter [FERRIER, 1982]. L’Iran fut ainsi le premier pays du
Moyen-Orient à exploiter du pétrole. L’affaire devint plus politique après que
l’Amirauté britannique dirigée alors par Winston Churchill eut racheté la
concession en 1914. L’homme politique britannique avait compris le premier
l’enjeu stratégique du pétrole de Perse pour ravitailler les navires reliant le
Royaume-Uni aux Indes. C’en était fini de la Perse, État tampon, simple voie
de passage sans enjeu ; sa géopolitique avait potentiellement changé
d’échelle, mais le chemin fut long avant que ce pays ne devienne un acteur de
plein exercice et durable des politiques liées au pétrole. Quel que soit son
régime politique, l’Iran est inséré dans la logique du pétrole, avec ses
avantages et ses multiples contraintes.
Il fallut attendre 1932 et la dénonciation de la concession attribuée à
l’Anglo Iranian Oil Company (AIOC) pour que l’Iran commence vraiment à
intégrer le pétrole dans sa politique de développement. L’Iran fut ainsi
confronté à l’impérialisme non pas à travers la colonisation, mais en faisant
face à des conflits complexes avec les gouvernements des pays
consommateurs de pétrole et avec les compagnies multinationales. La
première conséquence du Coup d’état de 1953 fut le renforcement de la
politique de coopération économique et surtout militaire des États-Unis en
faveur de l’Iran pour empêcher l’URSS d’accéder aux ressources en
hydrocarbures du golfe Persique.
Le pétrole au cœur de l’Iran
La concession pétrolière vendue en 1901 au riche écossais Knox d’Arcy fut dénoncée
en 1932 par Réza Chah qui exigea une iranisation du personnel de l’Anglo Iranian Oil Company.
La nationalisation du pétrole par le gouvernement nationaliste de Mohammad Mossadegh
en 1951 provoqua le départ de tous les Britanniques et l’arrêt total de la production. Après le
coup d’État de 1953, le principe de la nationalisation fut formellement maintenu par la Société
nationale iranienne des pétroles (connue sous le sigle anglais NIOC), mais les grandes
compagnies internationales conservèrent l’exploitation des gisements dans le cadre du
Consortium pétrolier iranien. Cette organisation omnipotente comprenait la British Petroleum
(ex AIOC, 40 % des actions), des compagnies américaines (40 % : Gulf, Mobil, Standard
California, Standard New Jersey, Texaco et Iricon), Shell (14 %) et la Compagnie française des
pétroles (6 %). En 1973 le Consortium fut remplacé par l’Iranian Oil Service Company (IOSCO)
donnant le monopole de l’industrie pétrolière à la NIOC.
Lors de la conférence de Téhéran en décembre 1973, le Chah d’Iran fut un de chefs d’État les
plus actifs de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (Opep) pour imposer
l’augmentation des cours affichés du pétrole. Ce fut une révolution économique qui allait
permettre aux pays pétroliers d’avoir les moyens de se développer ou de s’enrichir. En 1979, le
gouvernement révolutionnaire a mis fin à tous les contrats des compagnies étrangères. La
production s’effondra avant de reprendre car, contrairement à 1951, les ingénieurs et techniciens
de la NIOC étaient désormais capables de poursuivre seuls l’exploitation du pétrole. L’Iran est le
troisième exportateur mondial de pétrole après l’Arabie saoudite et la Russie, mais la production
stagne à 4 millions de barils par jour car les puits sont mal entretenus et de plus en plus difficiles
à exploiter. On estime que la productivité des puits iraniens a baissé de 43 % en 15 ans, faute
d’investissement. Avec 80 milliards de dollars de revenus pétroliers en 2008, l’Iran est cependant
assuré de disposer longtemps d’une rente utile pour acheter la paix sociale.

Le pétrole a cependant permis à l’Iran de diversifier les relations


internationales. Dans les années 1960, les contrats passés hors Consortium,
avec les compagnies italienne (ENI) et française (Elf) avaient esquissé une
politique indépendante et permis de donner de la consistance aux relations
avec l’Europe, tandis que la construction en 1971 d’un long gazoduc (IGAT)
reliant le gisement de Gachsaran au sud du pays à la frontière soviétique,
jetait les bases d’un marché mondial du gaz faisant de l’URSS un fournisseur
de l’Europe occidentale. Ce fut aussi un moyen pour consolider les relations
de bon voisinage de Téhéran avec son puissant voisin communiste. La
République islamique est l’aboutissement paradoxal de cette insertion dans la
mondialisation grâce au marché mondial du pétrole.
Quelques compagnies internationales dont Total ont bénéficié de
dérogations à l’embargo imposé par la loi d’Amato (relance des puits
offshore de Sirri en 1998, puis mise en production à Assaluyeh du plus grand
gisement gazier du monde de South Pars, partagé avec le Qatar qui exploite le
gisement depuis 1980). Les sanctions contre l’Iran, à propos de la question
nucléaire, ont encore aggravé le déficit d’investissements puisque le Japon a
été dissuadé par Washington d’exploiter le gisement de pétrole d’Azadegan,
et que Total a été contraint par le gouvernement français en 2006 de renoncer
à exploiter une nouvelle phase de South Pars. Les entreprises russes
(Gasprom, Lukoil) et chinoise (Sinopec) ont alors repris les contrats, mais
n’ont pas les capitaux, la technologie ni surtout l’expérience nécessaires pour
mener à bien ces projets.
Les capacités d’exportation de l’Iran sont par ailleurs réduites par le
développement de la consommation intérieure de pétrole et de gaz. Détenteur
des troisièmes réserves mondiales de gaz naturel, l’Iran produit 130 milliards
de m3 par an, mais est contraint d’importer du gaz du Turkménistan ou
d’Azerbaïdjan pour honorer ses contrats d’exportation vers la Turquie ou
l’Arménie. Toute la production est en effet consommée sur place grâce à un
excellent réseau intérieur de gazoducs construits pendant la guerre Irak-Iran,
pour économiser le pétrole dont la consommation est également en hausse,
pour atteindre 1,8 million de barils par jour, soit presque la moitié de la
production. L’Iran a d’autre part choisi dans les années 1990 de développer la
chimie lourde, génératrice d’industries valorisantes, plutôt que
Figure 6 Les exportations iraniennes de pétrole

La localisation des clients du pétrole iranien résume bien les


composantes de la géopolitique de l’Iran à l’échelle mondiale : place
dominante de l’Asie (Japon, Chine, Corée du Sud, Taïwan), maintien
des clients traditionnels européens (France, Italie, Espagne) et place
très marginale de l’Allemagne. Parmi les clients « politiques », la Syrie
a remplacé Israël, tandis que l’Afrique du Sud conserve les fortes
relations établies du temps de l’Apartheid. L’absence des États-Unis et
du Canada montre clairement combien cette situation est déséquilibrée
et bloque l’avenir du pays. Les exportations de pétrole brut vers
l’Arabie et les Émirats sont destinées à être raffinées et réimportées
sous forme d’essence.
Source : British Petroleum, Banque centrale d’Iran.

la construction de raffineries produisant de l’essence. Avec le


développement rapide du marché automobile (15 % à 20 % de voitures en
circulation en plus chaque année), l’Iran importe 40 % de sa consommation
d’essence, ce qui pose des problèmes évidents de dépendance. Un embargo
international sur l’essence, en relation avec la crise du nucléaire, serait
cependant d’application difficile car l’Iran pourrait en retour refuser de
vendre son pétrole brut aux compagnies pétrolières comme BP, Shell, Total,
Lukoil et surtout Sinopec.
La localisation des gisements de pétrole et de gaz, confinés dans le sud-
ouest du pays, reliés par de longs pipe-lines aux pays consommateurs
présents ou potentiels impose par ailleurs au gouvernement iranien des
mesures drastiques de surveillance et de défense. L’attaque irakienne de 1980
qui visait à prendre la majeure partie des ressources pétrolières iraniennes, et
l’invasion du Koweït en 1991 sont là pour rappeler que ces craintes ne sont
pas sans fondement. L’Iran est également très attaché à la sécurité de
navigation dans le détroit d’Ormuz car, contrairement à l’Arabie, il ne
dispose d’aucune autre voie d’exportation. La présence de la Ve flotte
américaine dans le golfe Persique est donc perçue comme une garantie pour
la sécurité des exportations, mais aussi comme une menace.
Le mal-développement

Contrairement à la Turquie ou à la Corée, l’industrie n’a pas été un vecteur


de l’intégration internationale de l’Iran. Le pétrole a tout dominé. L’industrie
iranienne est née tardivement (1930), puis a été handicapée par l’importation
massive de biens de consommation grâce aux pétrodollars de la rente
pétrolière. Dans les années 1960, le pays s’est doté d’une bonne industrie de
biens de consommation, très protégée par des droits de douanes élevés
(automobile, pharmacie, électroménager, textile, etc.) et concentrée dans la
région de Téhéran-Karaj [KORBY W., 1977]. Cette expansion fut bloquée par
la révolution islamique qui a nationalisé toute l’industrie et contraint au
départ la plupart des entreprises étrangères.
Après la guerre Irak-Iran, le développement économique de l’Iran a été
spectaculaire pendant les premières années de la reconstruction et des
privatisations, mais vite bloqué par l’endettement puis par l’impossibilité de
normaliser les relations avec les États-Unis. L’économie iranienne fut dès
lors victime d’un double embargo de la part de Washington (1995) et surtout
du gouvernement islamique qui a pratiqué un « auto-embargo » par
nationalisme et peur d’une ouverture culturelle, en interdisant les
investissements étrangers jusqu’en 2002. La première joint venture à majorité
étrangère fut la création de Renault-Pars en 2003. L’Iran n’a donc pas de
culture industrielle même si ses cadres sont diplômés. Le retard accumulé
sera difficile à combler, risquant de maintenir encore longtemps le pays dans
une dépendance économique incompatible avec ses ambitions de puissance.
L’Iran reste prisonnier de la rente pétrolière puisque le pétrole et ses
produits dérivés représentent 85 % des exportations et 50 % à 75 % des
recettes budgétaires de l’État, selon les cours du brut. Les exportations non
pétrolières iraniennes restent donc très faibles, même si elles ont doublé
entre 2004 et 2008 (9,6 milliards de dollars). Comme sous les Safavides au
XVIe siècle, l’Iran du XXIe siècle reste avant tout un exportateur de produits
agricoles (13 % du montant des exportations hors pétrole), notamment de
pistaches et de tapis (4 % en 2008 contre 10 % en 2004). En 2007, les
exportations de voitures, de camions et d’autobus, ont pour la première fois
dépassé celles des tapis, mais l’ensemble des produits manufacturés (voitures,
réfrigérateurs, machines à laver, téléviseurs, etc.) représentait seulement
8,7 % des exportations, contre 80 % en Turquie. Ces exportations sont
destinées pour 44 % à seulement cinq pays voisins et asiatiques (Émirats,
Irak, Inde, Japon et Chine). Quel peut être le poids politique international
durable d’un pays aussi mal développé ?
L’Iran dispose malgré tout d’une bonne industrie locale qui satisfait les
besoins du pays. C’est le premier pays du Moyen-Orient producteur d’acier
(10 millions de tonnes) et surtout d’automobiles, de bus et de camions,
principalement des modèles sous licence de Peugeot, Renault, ou Hyundai –
plus d’un million d’unités produites par les compagnies Iran-Khodro et Saipa.
Les industries d’armement appartenant au ministère de la Défense (Defense
Industry Organization) ont un très bon niveau car elles ont continué de
fonctionner malgré la Révolution et ont été privilégiées pendant la guerre.
Les succès iraniens dans la production de missiles, de véhicules de transport
de troupes et surtout d’armes légères exportées malgré l’embargo, sont
reconnus. Cette réelle capacité à mener à bien des objectifs limités mais de
haute technologie ne saurait cependant faire oublier que l’Iran est incapable
de concevoir, de produire et d’exporter le moindre produit manufacturé, en
dehors des tapis. Du point de vue industriel, la République islamique est loin
d’avoir intégré la mondialisation.
La géographie des importations confirme les limites de
l’internationalisation de l’économie iranienne quand on la compare aux autres
pays émergents comme le Brésil, la Turquie, la Corée ou même la Malaisie.
Les Émirats arabes unis, plus précisément Dubaï, sont le premier partenaire
de l’Iran. Ce micro-État est devenu une annexe de l’Iran, ou plutôt l’inverse.
Les grandes entreprises privées iraniennes ont souvent leur siège dans cet
Émirat et un bureau de représentation à Téhéran, pour des raisons évidentes
de vie quotidienne et de sécurité politique. Cette situation montre à quel point
est contourné l’embargo imposé par les États-Unis depuis 1980 et par l’ONU
depuis 2006. La Corée du Sud et surtout la Chine profitent de cette situation
pour renforcer leur position chez leur principal fournisseur de pétrole : pour
Pékin, l’Iran pourrait devenir un important débouché industriel et surtout une
future plateforme entre l’Asie et le Moyen-Orient. L’Union européenne reste
de très loin le plus important fournisseur de l’Iran, principalement l’Italie et
surtout l’Allemagne dont les relations industrielles avec l’Iran (machines-
outils, chimie) sont anciennes et stables malgré les embargos. La France est
toujours un partenaire important de l’Iran avec des exportations de pièces
pour les véhicules montés en Iran et des produits alimentaires. Un accord
commercial entre l’Union européenne et l’Iran est depuis longtemps en projet
pour stabiliser politiquement une relation économique ancienne concurrencée
par les pays d’Asie et peut-être bientôt par les États-Unis.
Figure 7 Les importations iraniennes

L’Union européenne reste le principal partenaire économique de


l’Iran, alors que le conflit politique et l’embargo ont quasiment réduit à
zéro les échanges avec les États-Unis qui passent cependant par des
pays tiers comme Dubaï, devenu le premier partenaire commercial de la
république islamique. En Asie orientale, la Chine et la Corée du Sud ont
également profité du retrait américain.
Source : Organisation mondiale du commerce.

Grace à la rente pétrolière, l’Iran a un PIB par habitant de bon niveau :


8 600 dollars par an et par habitant (France : 30 700 $/an/hab. ; Arabie :
16 700 $/an/hab.). Les services publics, les transports, les hôpitaux
fonctionnent bien et la vie quotidienne est assez bonne, même si la pauvreté
touche au moins 20 % de la population tandis que les 10 % les plus riches
possèdent 26 % du produit national. La croissance économique reste forte
(7,8 % en 2007), mais l’inflation atteint 20 % et le chômage massif frappe
principalement les jeunes actifs. Alors que près de deux millions de jeunes
souvent diplômés arrivent tous les ans sur le marché du travail, les entreprises
iraniennes sont trop peu nombreuses et de faible capacité pour leur offrir un
emploi, faute d’investissements productifs, du fait de l’embargo international,
de l’insécurité politique, et surtout de la priorité donnée par le gouvernement
aux subventions à la consommation et aux importations. En 2008, presqu’un
quart du budget de l’État a été consacré à des aides à la consommation. Cette
politique serait abandonnée si le plan gouvernemental de suppression
progressive des subventions au pain, à l’essence et autres produits de base en
échange d’une aide directe aux familles démunies, voté par le Parlement
en 2009, était appliqué. Cette réforme à la fois rationnelle et populiste risque
cependant d’aggraver les inégalités et tensions sociales tant que l’économie
iranienne reste sous embargo et ne reçoit aucun investissement direct
étranger.

Le défi américain
La politique extérieure de la République islamique a été marquée sinon
fondée sur l’opposition aux États-Unis à la fois comme puissance ayant
exercé directement une tutelle sur le pays, mais plus encore comme symbole
de l’impérialisme, de « l’arrogance mondiale » et d’une culture occidentale
dominatrice face à laquelle l’islam voulait être reconnu. Marg bar Amrika !
(« À bas l’Amérique ! ») fut le slogan le plus crié pendant trente ans en Iran.
Par des fresques, posters, expositions, spectacles, films, discours, toute la
culture iranienne fut baignée dans le dogme de l’hostilité à l’Amérique. Cette
haine officielle s’est vite trouvée en contradiction avec la volonté générale de
la société iranienne et même de certains révolutionnaires de jouer pleinement
leur rôle dans la politique, la science et la culture mondiales et avec les
impératifs de développement économique ou de sécurité nationale qui ne
pouvaient pas aller contre la plus grande puissance du monde. La prise en
otage le 4 novembre 1979, pendant 444 jours, des diplomates de l’ambassade
américaine de Téhéran qualifiée de « nid d’espions » provoqua un
traumatisme toujours vivace trente ans plus tard. Venant quelques années
après la débâcle au Vietnam, cette humiliation a été le vrai point de départ et
la constante de l’hostilité américaine envers l’Iran islamique. Malgré
d’innombrables tentatives, de part et d’autre, pour sortir de ce face-à-face
stérile et la présence à New York de la délégation iranienne à l’ONU qui
permettait d’utiles contacts, les relations Iran - États-Unis ont été marquées
par un tabou d’ordre psychologique plus que par la rationalité. Le
nationalisme iranien trouvait en outre quelque fierté à être ainsi qualifié de
principal adversaire de la première puissance mondiale. L’opposition de
l’Iran islamique à l’Occident fut en fait accaparée par l’Amérique.
La simple évocation de la possibilité d’un dialogue a longtemps été
passible de prison car contraire à la volonté divine du Guide et au dogme de
la lutte contre l’agression culturelle occidentale. Pour lutter contre toute
velléité d’ouverture, le gouvernement et les médias officiels ont défini une
identité (hoviyat) officielle iranienne et islamique pour dénoncer les
« occidentalisés » présentés comme des ennemis du régime et de l’islam. Ce
débat rejoignait celui de Ahl-e Ahmad et sa critique de la « maladie de
l’Occident » mais en passant aux actes. Une émission de télévision intitulée
précisément « Identité » (hoviyat), complétée par une page entière du journal
Keyhan, fut l’occasion de dénoncer chaque semaine une personnalité
politique ou un intellectuel. Ces pratiques ont cessé en 1997 avec le
gouvernement de Mohammad Khatami qui prônait – sans résultat durable – le
« dialogue entre les civilisations », avant de reprendre depuis 2005 dans
Keyhan.
La Révolution culturelle décrétée en 1980 par le président Bani Sadr et
A. A. Rafsanjani avait pour but d’islamiser toute l’éducation, les sciences, les
arts et les comportements. Les universités furent fermées pendant deux ans
pour éliminer les enseignants occidentalisés ; les organisations et institutions
culturelles furent démantelées pour éradiquer les influences venant de
l’étranger. Abdolkarim Sorush, aujourd’hui opposant réformateur, fut le
principal organisateur de cette épuration. Ce rejet de l’Occident et par voie de
conséquence des sciences et techniques dont il était porteur s’estompa avec la
guerre qui avait besoin de médecins et de savants. L’idée qu’il est plus
important qu’un médecin soit bon musulman que bon praticien trouva vite ses
limites, mais grand nombre d’universitaires et de scientifiques avaient déjà
quitté le pays.
Le régime chercha donc à favoriser les « techniciens » dont on utilisait les
compétences strictement techniques. Ils pouvaient accéder à quelques
responsabilités à condition d’accepter l’autorité du pouvoir islamique sans la
critiquer. Les technocrates qui jouaient ce jeu en acceptant quelques
compromis et des postes élevés estimaient détenir la réalité du pouvoir.
Encore aujourd’hui, ils bénéficient d’avantages matériels et de l’indulgence
du régime islamique pour les écarts – bien modestes – de leur vie privée.
Cette idée d’une séparation entre science et culture reste très forte. Elle est
fondée sur la conviction ou le rêve qu’une société moderne peut développer
son savoir scientifique et technologique de façon indépendante du contexte
idéologique, culturel ou politique. Ce modèle à la chinoise combinant
ouverture et despotisme politique s’applique difficilement à l’Iran car il n’y a
pas l’équivalent d’un Parti communiste chinois et que la société iranienne est
trop ouverte sur le monde et trop critique pour accepter durablement un tel
système schizophrénique.
L’hostilité à l’Occident a vite trouvé ses limites et la fascination de
l’Amérique ne fait que se renforcer. Au-delà des images d’Épinal et des
mythes américains véhiculés dans le monde entier, la nouvelle bourgeoisie
moyenne iranienne, qui n’a jamais quitté le pays et n’a eu aucun contact,
autre que virtuel, avec « l’Occident », a désormais une assez bonne
connaissance du monde contemporain par l’éducation et les médias et affiche
sa volonté d’indépendance intellectuelle, sans pour autant renier son
attachement au nationalisme et à l’islam. Cette nouvelle société iranienne
moderne n’a cependant presque aucune expérience de l’étranger parce que
l’embargo économique et les sanctions empêchent les entreprises
internationales de travailler en Iran. Les touristes sont peu nombreux et
cantonnés à des circuits limités. L’Iran est donc un pays dont les habitants ont
une très bonne connaissance du monde actuel mais une très faible expérience
personnelle de celui-ci. Cette forte différence entre le virtuel et la réalité peut
engendrer des illusions et des frustrations. Sans attendre des jours meilleurs
trop incertains, les jeunes iraniens, diplômés ou non, quittent en masse le
pays. Le ministre de l’Éducation estimait en 2005 que les trois quarts des
titulaires de masters partaient à l’étranger.
Les traditions iraniennes d’accueil de l’étranger et l’espoir de pouvoir
participer à la culture mondiale créent une xénophilie qui a pris une
dimension politique depuis que le Président américain a déclaré respecter la
« République islamique d’Iran ». Cette perspective de normalisation suscite
ambitions et enthousiasme même si les réalités politiques, les intérêts
économiques, et les résistances culturelles restent vivaces et peuvent
provoquer drames et désillusions.
Chapitre 4

Les moyens stratégiques de l’Iran


L’armée impériale était une des plus puissantes, ou du moins des mieux
équipées du monde. Décapitée par la Révolution islamique, elle dut
néanmoins se battre un an plus tard contre l’Irak au cours de la plus longue
guerre internationale du XXe siècle. Quant aux militants révolutionnaires en
charge de l’élimination des opposants au nouveau régime, ils ont dû, sans
préparation, combattre l’envahisseur irakien, les pays sunnites hostiles, et
surtout « l’arrogance mondiale » menée par les États-Unis et ses alliés
occidentaux ou israéliens. Enjeux internationaux et intérieurs, nationaux et
révolutionnaires furent dès lors indissociables ; un dualisme comparable à
celui qui caractérise les institutions à la fois islamistes et républicaines.
Les forces armées de la République islamique d’Iran (niruhâ-ye mosallah-
ye jomhuri-e eslâmi-e irân) ont donc deux composantes : l’armée nationale
classique (Artesh jomhuri-e eslâmi-e irân, en abrégé Artesh), chargée de la
défense du territoire, et le Corps des Gardiens de la révolution islamique
(Sepah-e pasdarân enqelâb-e eslâmi, en abrégé Sepah ou Pasdarans) chargé
de la défense du régime islamique contre l’ennemi intérieur et si nécessaire
l’ennemi extérieur. La sécurité intérieure stricto sensu est divisée entre les
forces de police (Niruhâ-ye entezâmi) et la Milice des Mobilisés (niruhâ-ye
moqavemat-e bassij) aux objectifs idéologiques et liés aux Pasdarans. La
fusion d’Artesh et Sepah est souvent évoquée mais n’a jamais été mise en
œuvre car leur rivalité est un moyen efficace à la fois d’éviter un coup d’État
militaire et de réprimer la montée en puissance d’une opposition qui trouble
l’ordre politique et non pas la sécurité nationale.
Après huit ans de guerre Irak - Iran, les matériels équipant les forces
armées iraniennes sont usés et souvent obsolètes, tandis que les armes ou
avions modernes achetés à la Russie sont en nombre et en qualité insuffisants
pour assurer la sécurité d’un pays aussi vaste et stratégique que l’Iran.
L’ambition nucléaire serait-elle une réponse à ce besoin légitime de sécurité
de dissuasion ou au contraire la preuve d’une ambition inquiétante cachant la
faiblesse d’un pays isolé et épuisé ?

Forces armées et forces révolutionnaires

De l’armée impériale à l’armée nationale

L’armée nationale iranienne moderne créée en 1925 par Réza Chah avec la
conscription généralisée [CRONIN S., 1997] fut d’abord une force destinée à
maintenir et à conforter le pouvoir central en réprimant les révoltes locales,
en particulier celles des tribus nomades Lors, Bakhtyaris ou Qashqa’i.
En 1941, malgré une résistance courageuse mais symbolique, la nouvelle
armée, forte de 125 000 hommes bien armés et dont les officiers avaient
désormais une position solidement établie dans la société iranienne, fut
incapable de résister à l’occupation du pays par les Britanniques et les
Soviétiques. La première opération militaire de l’armée impériale fut,
en 1946, de reprendre sans combattre le contrôle des provinces du Kurdistan
et d’Azerbaïdjan qui avaient pris leur autonomie avec l’appui des troupes de
Moscou. En 1953, l’armée impériale commandée par le général Zahedi devint
putschiste en renversant le gouvernement démocratiquement élu de
Mohammad Mossadegh pour remettre sur le trône le souverain qui avait fui
le pays.
Les forces armées iraniennes furent ensuite prises en main par les États-
Unis pour défendre le pétrole et faire face à l’Union soviétique. L’armée
iranienne devait fidélité au monarque plus qu’à la nation car elle faisait
allégeance – dans l’ordre – à Dieu, au Chah et à la patrie. Elle était
dépendante des forces américaines surtout après l’accord de 1964 accordant
un statut quasi diplomatique aux militaires américains stationnés en Iran.
De 1950 à 1979, le Military Assistance Advisory Group (MAAG) servit de
cadre à la collaboration militaire entre les deux pays, avec discrétion,
efficacité et parfois autonomie par rapport aux politiques. Le projet du
CENTO (Central Treaty Organization, Pacte de Bagdad, 1955) unissant
Turquie, Iran et Pakistan sous l’égide américaine n’ayant pas eu de suite,
Washington privilégia une collaboration bilatérale. L’administration Kennedy
interrompit brièvement cette stratégie en diminuant le montant de l’aide
américaine pour inciter le Chah – en vain – à réduire son armée de 250 000 à
150 000 hommes et à la reconvertir dans le développement intérieur dans le
cadre des réformes de la révolution Blanche alors en cours.
Mohammad-Réza Chah fit du développement de son armée une priorité et
un sujet de fierté personnelle et nationale. Les officiers supérieurs, formés à
l’étranger, et très strictement surveillés par une police secrète spéciale, lui
étaient personnellement dévoués. Les académies militaires formaient sur
place les officiers recrutés dans toutes les catégories de la population, faisant
de l’armée une institution enviée, respectée et offrant une promotion sociale
incontestable. Dans le contexte de la guerre froide, le Chah dota son armée
des armes les plus sophistiquées, notamment en matière d’aviation. James
Bill [1988] a décrit à ce propos l’importance du lobby militaro-industriel
américain animé par l’ambassadeur d’Iran à Washington, Ardeshir Zahedi, le
fils du général qui avait renversé Mossadegh avec le concours de la CIA. Ce
lobby pro-Chah, composé d’hommes d’affaires iraniens discrets résidant aux
États-Unis, du MAAG et de militaires américains, a joué un rôle décisif dans
l’obstination américaine à soutenir le régime impérial contre la « menace
communisme ».
Pour entretenir et utiliser les armes sophistiquées achetées après le boom
pétrolier de 1974, l’Iran et les États-Unis mirent en place un gigantesque
programme de formation de techniciens iraniens et de pilotes, tandis que
douze mille conseillers civils et militaires américains travaillaient en Iran,
devenu le premier acheteur mondial d’armes et seul pays au monde à recevoir
des chasseurs bombardiers F16. À la veille de la Révolution islamique,
l’armée de l’air iranienne était la seconde du Moyen-Orient après celle
d’Israël, avec 450 avions de combat modernes, environ 5 000 pilotes et
100 000 personnels divers. Il était prévu de doubler rapidement le nombre
d’avions. Le plus difficile fut l’entraînement de cette armée, la définition
d’une politique de défense et surtout la création d’une cohésion et d’une
chaîne de commandement avec des chefs militaires ayant autorité. En fait,
rien ne pouvait être décidé sans l’aval du souverain et des conseillers
américains du MAAG qui tenaient l’armée iranienne en situation de
dépendance technique. Cette armée prestigieuse et suréquipée destinée au
« gendarme du golfe Persique » fut totalement inutile pour défendre le régime
impérial.
La loi martiale imposée le 7 septembre 1978 dans la plupart des villes a
mis dans les rues une armée composée de nombreux conscrits, pour faire face
à des manifestants dont ils étaient proches. En dehors de quelques incidents
meurtriers ponctuels comme le Vendredi noir de Téhéran (8 septembre 1979),
l’armée ne tira pas sur la foule et il n’y eut pas de guerre civile. La très
officielle Fondation des martyrs a dénombré 2 781 « martyrs » (744
à Téhéran) au cours des affrontements de 1978-1979 avec la police puis
l’armée. En janvier 1979, quand la victoire de la Révolution islamique a
semblé inéluctable, le gouvernement de Jimmy Carter a envoyé à Téhéran le
général R. Huyser pour sauver l’armée et s’assurer qu’elle resterait
opérationnelle et fidèle à sa fonction de barrage contre la « menace
soviétique ». L’ayatollah M. Beheshti qui représentait l’imam Khomeyni à
Téhéran confirma qu’il serait vain de tenter un coup d’État car l’armée,
affectée par des désertions massives, suivait le mouvement révolutionnaire.
Cela fut confirmé peu après par les journées révolutionnaires de février 1979
qui débutèrent avec la mutinerie des techniciens de l’armée de l’air
(homafar). En proclamant sa neutralité, l’armée commandée par le général
Gharabaghi évita le pire. Elle resta intacte et évita une épuration massive
malgré les exécutions des hauts gradés proches de la personne du souverain.
L’armée impériale jurait fidélité, à Dieu, au Chah et à la patrie. En quittant le
pays le 16 janvier 1979, Mohammad Réza Pahlavi avait libéré l’armée de son
serment ; il ne lui restait que Dieu et la patrie. La République islamique sut en
profiter.
La nouvelle armée de la République islamique a trouvé sa légitimité
d’autant plus vite que l’invasion irakienne du 22 septembre 1980 lui a donné
l’occasion de se battre pour défendre le territoire national, pour la première
fois de son histoire. Huit années de guerre ont donné aux forces armées
iraniennes une expérience unique qui continue de marquer les esprits et les
stratégies militaires. La guerre en quelque sorte a sauvé l’armée du Chah en
lui permettant de montrer sa fidélité à la patrie (vatan) et à l’islam.
Les débuts de la nouvelle armée de la République islamique furent
cependant très difficiles car la méfiance du gouvernement islamique restait
forte envers cette institution favorite du Chah. Faute d’avoir mis en place une
nouvelle chaîne de commandement pour remplacer le souverain et les
Américains qui avaient seuls la capacité de prendre des décisions, cette armée
était devenue peu opérationnelle, ce que savait pertinemment l’Irak de
Saddam Hussein. C’est ainsi que les chars de la base d’Andimeshk ne furent
armés que trois jours après l’attaque irakienne, de même que l’aviation clouée
au sol après la rébellion en mai 1980 des officiers des bases aériennes
d’Ispahan et de Nojeh près de Hamadan. Les pilotes emprisonnés se portèrent
tous volontaires pour défendre leur pays, mais trop tard. La résistance à
l’avancée ennemie fut donc le fait des gendarmes, des militants islamistes
locaux et des Gardiens de la révolution venus de tout le pays. Ces forces
paramilitaires gagnèrent ainsi leur légitimité militaire aux dépens de l’armée
nationale conventionnelle, en inscrivant la dualité des forces armées dans les
faits. Une longue année fut néanmoins nécessaire pour que les deux forces
armées, Artesh et Sepah, joignent leurs efforts, avec succès, pour la libération
d’Abadan en septembre 1981. Après la guerre, l’armée traditionnelle a
souvent été dirigée par les généraux issus des Gardiens de la révolution, mais
elle a conservé son identité car tous ses officiers du rang sont issus de ses
écoles. Malgré le pouvoir politique grandissant du Sepah, l’essentiel des
armes et des équipements restent aux mains de l’armée régulière qui continue
d’assurer efficacement la sécurité quotidienne du pays.

Les Gardiens de la Révolution islamique

Lors des journées révolutionnaires de février 1979 et de la prise des


casernes laissées sans défense, les armes ont été pillées par la foule et surtout
par des groupes révolutionnaires marxistes qui avaient prévu de longue date
ou rêvé de cette opportunité. L’Organisation des Fedayin du Peuple et
l’Organisation des Moudjahédines du Peuple d’Iran (OMPI) ont ainsi pu se
doter de grandes quantités de matériel militaire pour équiper chacune environ
10 000 combattants. Les Peshmergah kurdes et ceux du Komala, les autres
groupes marxistes comme Peykar disposaient également de groupes armés.
Face à eux, les groupes islamistes furent moins efficaces dans ces opérations,
même si certains avaient été entraînés au Liban ou dans des camps
Palestiniens avec Mostafa Chamran, qui fut le premier ministre de la Défense
de la République islamique.
Les Comités de la Révolution islamique (komiteh enqelâb-e eslâmi)
chargés de coordonner les actions révolutionnaires et d’assurer la sécurité
étaient donc composés de militants de gauche, d’islamistes, de simples
citoyens, mais aussi de groupes mafieux. Pour mettre un terme aux conflits
internes et confirmer le pouvoir des nouvelles institutions, l’ayatollah
Khomeyni et le Conseil de la révolution, qui faisait office de gouvernement,
décidèrent le 5 mai 1979 de créer une force armée chargée de défendre la
révolution islamique sur le modèle de la Garde fédérale américaine. Les
premiers commandants et leaders de ces « Gardiens de la Révolution
islamique » comme Javad Mansuri, Abbas Zamani (Abu Sharif) venaient du
Parti des nations de l’islam, groupe islamiste fondé par Kazem Bojnurdi, plus
tard fondateur et toujours directeur de la Fondation de la Grande
Encyclopédie de l’islam, tandis que d’autres avaient été proches des
Moudjahédines du Peuple de la Gauche islamique comme Abbas Duzduzani
ou Behzad Nabavi qui joua un rôle décisif dans le règlement de la crise des
otages américains [KATZMAN K., 1993].
Avec la guerre, l’armée des Gardiens de la Révolution islamique, dont
l’existence et la fonction furent inscrites dans la Constitution (article 150),
devint une institution centrale du gouvernement de la République islamique,
sous la direction de Mohsen Rezaie qui en fut le commandant en chef
de 1981 à 1997, et de Mohsen Rafiq-Dust qui fut le premier titulaire en 1982
du nouveau ministère des Pasdaran. En 1985, l’imam Khomeyni a autorisé la
Sepah à se doter d’une marine, d’une aviation et d’unités de missiles. Cette
militarisation et cette professionnalisation transformèrent l’ancienne milice
révolutionnaire en une armée de plein exercice d’environ
350 000 combattants, dotés des meilleures armes [RAND CORPORATION,
2001].
Après le cessez-le-feu de juillet 1988, la masse des combattants fut
démobilisée. Ceux qui restèrent dans le Sepah ont poursuivi la
professionnalisation de ce corps d’armée d’élite, dévoué au nouveau Guide
Ali Khamene’i. Dotée de nouveaux uniformes, structurée avec des grades
hiérarchiques comme dans l’armée et organisée en trois armes, divisions et
brigades, cette nouvelle armée bis semblait avoir perdu ses vertus
révolutionnaires. Dans le partage des équipements militaires avec l’armée
classique, ils ont obtenu, ou pris de force, terrains, bases militaires, armes et
positions dans la hiérarchie militaire. Les Pasdarans ont en outre obtenu la
direction de la production de missiles ou des armes non conventionnelles de
la Defense Industry Organization.
La stabilité des commandants du Sepah depuis 1981 témoigne de
l’importance stratégique de cette fonction à la tête d’une institution politique,
militaire, idéologique, populaire, et économique dont le pouvoir s’étend au-
delà de celui dévolu d’ordinaire à un simple corps d’armée. Après Mohsen
Rezaie, en poste de 1981 à 1997, le Guide a souvent nommé une personnalité
capable de faire contrepoids au président élu. Rahim Safavi, idéologue
radical, fut nommé en 1997 face au président réformateur Khatami, tandis
qu’Aziz Jafari, réputé nationaliste et pragmatiste, fut choisi en 2005 face à
M. Ahmadinejad.
Après la fin des guerres d’Irak et du Liban, les forces spécialisées dans
l’action subversive ou clandestine ont également été institutionnalisées, avec
la création des brigades Ashura chargées du maintien de l’ordre et de la Force
Qods chargée des actions extérieures. Cette force d’élite à la fois militaire et
idéologique d’environ 5 000 hommes semble être dotée d’une certaine
autonomie par rapport au commandement du Sepah. À l’intérieur du pays, la
Force Qods semble avoir soutenu les actions « non contrôlées » des militants
islamistes radicaux comme le Ansar Hezbollah dans ses actions violentes
contre les opposants politiques libéraux ou réformateurs, en particulier lors
des émeutes étudiantes de 1999 [RUBIN M., 2001].
L’armée des Gardiens de la Révolution, forte aujourd’hui de
140 000 hommes dont plus de la moitié de conscrits, reste autonome et
dévouée au Guide et donc capable de jouer un rôle direct dans la politique
intérieure comme internationale. Depuis 2007, le nouveau commandant en
chef des Pasdarans, le général Aziz Jafari, a recentré leur activité sur leur
vocation initiale, la sécurité politique intérieure, laissant l’action extérieure et
le contrôle des frontières à la police et à l’armée classique. Il y a désormais
un commandement régional du Sepah dans chacune des trente provinces du
pays, plus un pour la banlieue de Téhéran (Karaj). En cas de problème grave
comme au Balouchistan depuis 2007, la responsabilité de la sécurité et de la
politique régionale peut être confiée au Sepah, ce qui revient à instaurer sans
le dire – la Constitution l’interdit (article 79) – une loi martiale. Les
Pasdarans ont, en outre, conservé le contrôle des forces stratégiques (missiles,
nucléaire) dont le développement et l’usage sont plus dépendants de
l’idéologie du régime que de la sécurité du territoire, confirmant ainsi leur
fonction de « Gardiens de la Révolution ».
En 1989, peu après la fin de la guerre, l’armée conventionnelle (Artesh) et
celle des Pasdarans furent intégrées dans un même ministère de la Défense et
de la logistique qui gère les services communs, dont la Defense Industry
Organization (DIO). Chaque armée conserve son état-major distinct pour
chacune des trois armes et les renseignements, mais elles sont placées sous la
tutelle unique d’un état-major général des forces armées. Depuis 1992, ce
poste éminent est confié au général Pasdar, Hassan Firuzabadi qui était
toujours en poste en 2009, confirmant en cela la stabilité et la continuité de
gestion des affaires militaires qui dépendent du seul Guide, en dépit des aléas
politiques. Avec le temps, la rivalité entre les deux armées et le partage des
compétences sont entrés dans les mœurs d’autant plus facilement que la
plupart des responsables du ministère ou de l’état-major commun sont issus
des Gardiens de la Révolution. La fusion des deux armées, évoquée à
nouveau en 2005, semble abandonnée.
Il n’est pas rare que les Gardiens de la Révolution interviennent dans la vie
politique du pays comme en 1994 lorsque certains commandants du Sepah
ont refusé de rétablir l’ordre à Qazvin, estimant implicitement que le pouvoir
clérical avait créé la situation en revenant sur la décision de créer une
nouvelle province à Qazvin, ou lors des émeutes étudiantes de 1999, lorsque
vingt-cinq généraux Pasdarans ont intimé à Mohammad Khatami l’ordre de
mettre fin à des troubles qui, à leurs yeux, remettaient en cause les acquis de
la révolution islamique. En revanche, jamais on n’a entendu Artesh, la
« Grande muette » ; un silence rassurant ou inquiétant ?

Police et milice

Les forces de sécurité

La gendarmerie iranienne fut créée par décision du Parlement en 1912 et


confiée à un groupe d’officiers instructeurs suédois dirigés par le capitaine
Harald Jalmarson. Il s’agissait alors d’assurer en priorité la sécurité dans les
zones rurales, tandis que la police était chargée des villes. Craignant une trop
grande autonomie de cette force, Réza Chah intégra la gendarmerie dans
l’armée en 1926, avant qu’elle ne retrouve une certaine autonomie au
ministère de l’Intérieur de 1943 à 1977. Après avoir été réorganisée de 1945
à 1948 sous le commandement du colonel Norman Schwarzkopf, la
gendarmerie iranienne fut encadrée de 1953 à 1976 par une mission
d’assistance américaine (United-States Military Mission to the Imperial
Iranian Gendarmerie, GENMISH). Cette force avait alors environ
75 000 hommes en charge de la sécurité civile, notamment de la route, mais
aussi des questions de renseignement politique en zone rurale et de
nomadisme.
La police chargée des villes et du contrôle des frontières fut intégrée au
ministère de l’Intérieur en 1921, mais fonctionnait comme une force
paramilitaire. Les officiers supérieurs venaient de l’armée jusque dans les
années 1960, ce qui n’a pas manqué de provoquer des conflits avec les
simples officiers dont les carrières étaient ainsi bloquées avant que l’US
Agency for International Development ne donne à la police des moyens
adaptés avec la création d’une Académie de police [NYROP F., 1978].
Au moment de la révolution, la légitimité des forces impériales de police et
de gendarmerie s’est trouvée contestée par les Comités révolutionnaires puis
par les miliciens (Bassijis) créés et structurés pour soutenir les Gardiens de la
Révolution et autres forces révolutionnaires. Les rues, les commissariats de
police et les postes de gendarmerie étaient occupés par les Comités
révolutionnaires aux fonctions et composition peu claires. Dans les
campagnes, de nombreux postes de gendarmerie furent attaqués et investis
par des groupes révolutionnaires locaux, notamment dans les régions sunnites
et de nomadisme. Cette anarchie dura peu de temps, car sous l’autorité du
gouvernement provisoire de Mehdi Bazargan, un consensus national se fit
pour accepter l’autorité des forces de police, une fois les hauts responsables
éliminés. Malgré cela, les conflits politiques internes et la guerre ont affaibli
ces forces de sécurité jusqu’au milieu des années 1990. L’épuration prit en
fait plusieurs années. Le gouvernement islamique changea sept fois de
commandant de gendarmerie et de police en cinq ans.
La réorganisation des forces de sécurité intérieure commença avec la
fusion en 1992 de la police et de la gendarmerie pour former les « Forces de
sécurité » (Niruhâ-ye entezami), mais cette décision ne fut pas accompagnée
d’une politique de sécurité cohérente ni de moyens financiers adéquats. Les
assassinats d’intellectuels et d’hommes politiques comme Darius Foruhar
en 1998 puis les émeutes étudiantes de 1999 réprimées avec une extrême
violence par des miliciens du Ansar hezbollah ou des sections mal contrôlées
de la police politique, ont convaincu le gouvernement alors dirigé par
Mohammad Khatami, de la nécessité de disposer de forces de police et de
maintien de l’ordre, efficaces et dépendant du gouvernement.
Nommé en 1999, le nouveau commandant en chef des forces de police
nationale, Mohammad-Bagher Qalibaf, ancien général pasdar, entreprit de
moderniser profondément la police à travers des symboles visibles
(uniformes et véhicules neufs, rénovation des commissariats), mais
également par une restructuration profonde. Il organisa plusieurs corps
spécialisés pour la lutte contre la drogue, la police des frontières, la police de
la route, mais également pour assurer le maintien de l’ordre, avec des forces
spécialisées, différentes des « Brigades Ashura » créées en 1993 par les
Gardiens de la Révolution et qui étaient intervenues très brutalement à
Qazvin en 1994.
L’efficacité et le niveau de corruption « raisonnable » de cette police
républicaine d’environ 120 000 hommes et femmes dans la sécurité
quotidienne, la lutte contre le trafic de drogue ou le maintien de l’ordre rendit
crédible son usage à la place des milices. Lors des manifestations de
juin 2009, on a pu nettement distinguer les différences de méthodes entre les
forces de maintien de l’ordre de la police, dures mais contrôlées, et celles des
milices de Bassijis qui avaient été spécialement invitées à pratiquer une
répression sauvage ou des groupes politiques paramilitaires comme le Ansar
Hezbolâh, les brigades Sarollah, exécuteurs des basses œuvres pour le
compte du ministère du Renseignement, ou de groupes religieux non
étatiques.

Police politique et services de renseignement

Après la période d’instabilité et d’attentats des années 1950, le


gouvernement impérial avait renforcé la police et la gendarmerie et créé
en 1957, la Savak (Sazmân-e ettellâat va amniyât-e keshvar, Organisation de
l’information et de la sécurité du pays). Cette police politique secrète,
construite avec le concours d’officiers américains et israéliens avait la haute
main sur toute la sécurité du pays. La brutalité de son premier directeur,
Teymur Bakhtyar, et ses ambitions politiques ont conduit en 1961 à son
remplacement par le général Pakravan qui changea de méthodes, mais fut
limogé pour son manque d’efficacité en 1966. Le général Nehmatollah
Nassiri, ami d’enfance de Mohammad-Réza Pahlavi, dirigea alors la Savak
d’une main de fer jusqu’à la Révolution islamique. Le dernier directeur,
pendant quelques mois, fut Nasser Moghaddam jusqu’à la dissolution tardive
et symbolique de cette police politique par le gouvernement de Chahpour
Bakhtyar, quelques semaines avant la fin du régime impérial.
Cette police était aux ordres directs du Chah mais dépendait
administrativement du cabinet du Premier ministre. Les nombreux agents et
informateurs de la Savak contrôlaient toutes les activités publiques, privées,
administratives, militaires, culturelles, économiques, politiques, sportives du
pays et des Iraniens à l’étranger, en particulier des étudiants. La Savak
disposait de prisons particulières non soumises aux lois communes. Pour
surveiller cette institution tentaculaire et redoutée, le Chah avait créé un
Bureau spécial du Renseignement installé au palais de Niavaran et dirigé par
son ami Hossein Fardoust [DELANNOY C., 1990]. Peut-être en raison de sa
grande taille mal contrôlable et de sa toute puissance entièrement tournée
vers la lutte contre une subversion communiste redoutée mais en fait
marginale, la Savak ne fut pas capable de prendre la mesure et la nature du
mécontentement de la population ni de contenir la Révolution islamique.
Après la Révolution, la reconstruction des services de renseignement fut
difficile. L’exécution immédiate et très médiatisée des anciens directeurs de
la Savak et de quelques tortionnaires ou des agents locaux trop connus a en
fait caché l’impunité de la quasi-totalité des fonctionnaires de cette force
occulte, symbole de la dictature impériale. L’épuration se fit ensuite comme
dans toutes les autres administrations, mais l’accusation de travailler pour la
Savak fut surtout lourde de conséquences pour les informateurs subalternes
ou pour les personnalités du régime impérial pour lesquels ce sceau d’infamie
permettait une condamnation ou un emprisonnement sans débat. Le Conseil
de la Révolution qui dirigeait provisoirement l’Iran à la chute du Chah et le
Premier ministre Mehdi Bazargan chargèrent Ebrahim Yazdi de contrôler les
archives et les agents de la Savak afin de créer un service de renseignement
républicain, conforme aux idéaux de liberté, de droits de l’homme,
d’indépendance et justice islamique du nouveau mouvement révolutionnaire.
Mostafa Chamran fut chargé quant à lui d’organiser un « Bureau d’enquête
du Premier ministre » et de prendre le contrôle du service de renseignement
de l’armée, tandis que Javad Mansuri, chef des Gardiens de la Révolution,
confiait à Mohsen Rezaie, le futur commandant en chef des Pasdarans, de
créer un service de renseignement autonome. Pour éviter l’anarchie des
multiples comités révolutionnaires, l’imam Khomeyni confia de son côté à
l’ayatollah Mahdavi Kani l’organisation d’un Comité révolutionnaire central
chargé du renseignement politique sur tout ce qui se passait dans un pays en
pleine effervescence révolutionnaire.
Toutes ces initiatives officiellement complémentaires mais en fait
concurrentes furent fusionnées au sein du « Bureau du Premier ministre »
(daftar-e naqost vaziri, expression qui désigne toujours de façon allusive les
services secrets), où se trouvait déjà l’administration centrale de la Savak. Le
nouveau service, appelé Savama (Sazmân-e ettelaât va amniyat-e mellat-e
irân, Organisation de l’information et de la sécurité du peuple d’Iran) ne fut,
semble-t-il, jamais officialisé. Les têtes pensantes étaient de jeunes militants
islamistes et tiers-mondistes comme Said Hajarian et Khosrow Teherani qui
ont bénéficié de la collaboration de Hossein Fardoust, ancien chef du bureau
spécial du Chah passé au service du nouveau régime. Ils étaient entourés de
plusieurs jeunes mollahs comme Ali Fallahian, Ali Yunesi, Mohen Hejazi,
Gholam-Hossein Ejei, Mohammad Reyshahri, tous futurs ministres ou vice-
ministres du renseignement. Malgré la collaboration officielle de tous, chaque
institution a conservé son propre service de renseignement, notamment les
Gardiens de la Révolution, dont le rôle devint central avec la guerre.
Créé par une loi de 1983, le nouveau ministère du Renseignement et de la
sécurité nationale (Vezârat-e ettelaât va amniyate keshvar, Vevak), dont le
titulaire doit obligatoirement être un religieux, fut confié à Mohammad
Reyshahri avec pour ambition de réunir effectivement les services
concurrents. Ce ministère devint vite central dans le système politique
iranien. De façon très méthodique, et sur le modèle de la Savak, le Vevak qui
comprendrait environ 15 000 personnels civils [CORDESMAN A., 2006], a
placé ses agents dans toutes les administrations, institutions, organismes,
entreprises, mosquées, associations, ambassades. Son réseau bénéficie du
réseau d’information et de délation de la masse des miliciens Bassijis. Rien
ne lui échappe et ses décisions ne sont pas discutables, même quand on est
haut placé.
En liaison avec la Force Qods des Gardiens de la Révolution, le service
d’action à l’étranger du ministère du Renseignement a montré sa présence
efficace au Liban, en Afghanistan, en Irak et au Soudan dans les années 1980.
Ce réseau activiste, parfois camouflé par des fondations religieuses
charitables, des centres culturels ou des ambassades, s’est aguerri dans le
cadre de la guerre du Liban. Après quelques échecs (emploi d’agents libanais
comme Anis Nacache pour assassiner Chahpour Bakhtyar), cette police
secrète est désormais capable d’agir de façon autonome depuis la fin des
années 1980, comme l’ont confirmé les assassinats par des agents Iraniens
d’opposants Kurdes à Vienne et à Berlin, de royalistes à Paris ou les attentats
contre le centre culturel juif de Buenos Aires. Cette activité terroriste
extérieure s’est fortement développée sous le mandat ministériel d’Ali
Fallahian, mais a cessé avec Ali Yunesi, sous le gouvernement de
M. Khatami. Le Vevak, que l’on dit capable de mener des actions sans en
référer au gouvernement, fut à nouveau très actif depuis 2005 sous la
direction de Gholam-Hossein Ejei qui conduisit une politique de répression
très méthodique contre les intellectuels, artistes, journalistes, minorités
religieuses, soufis, et personnes en relation avec des étrangers. Son
remplacement en 2009 par Heydar Moslehi est interprété comme une
manifestation des conflits internes aux factions radicales, et la mise à l’écart
du groupe des fondateurs historiques du Vevak au profit des services de
renseignement des Pasdarans, plus radicaux encore.

Le Bassij : la milice des « mobilisés »

La Milice de Résistance des Mobilisés (Niru-ye moqavemat-e basij), le


« Bassij », a été créée aux débuts de la République pour unifier et encadrer
les militants qui soutenaient la Révolution, comme le prévoit l’article 150 de
la Constitution. Ces militants de tout âge associés aux Organisations
révolutionnaires étaient actifs comme auxiliaires dans les mosquées de
quartiers, pour aider les forces de police et pendant la guerre pour organiser
l’aide sociale et la distribution de coupons d’alimentation.
Pour se consacrer aux fonctions strictement militaires et de combat,
l’armée des Pasdarans s’était adjointe pendant la guerre le concours d’environ
300 000 miliciens pour assurer les tâches d’intendance, de transports, les
travaux de défense (tranchées, casemates), de santé (évacuation et soin des
blessés), et parfois des actions de combats qui ont fait de très nombreux
morts parmi ces troupes enthousiastes et peu entraînées. L’ayatollah
Khomeyni parlait avec emphase de cette « armée de vingt millions » de
combattants qui ne furent que trois millions en même temps, mais qui ont
profondément marqué la société iranienne, surtout dans les milieux
populaires et les campagnes.
Après la guerre, les anciens Bassijis ne furent pas bien récompensés pour
leur dévouement, contrairement à l’élite des Pasdarans, mais la Fondation des
martyrs aida les veuves de guerre et les orphelins, les blessés et les invalides
qui bénéficièrent d’emplois réservés comme gardiens ou vendeurs de tickets
de bus. Leur statut de Bassiji leur permettait également d’être prioritaires
dans les emplois publics subalternes. Comme le Sepah, le Bassij fut
restructuré au début des années 1990 pour répondre à leur double fonction
civile (encadrement islamique de la société et aide aux institutions) et
militaire (soutien logistique aux forces armées et de sécurité). Cet
engagement social et idéologique est par bien des points comparable à celui
des jeunesses communistes ou hitlériennes. Les Bassijis, au nombre
d’environ un million, sont aujourd’hui présents dans toutes les institutions
publiques, universités, usines, chargés de veiller au respect de la morale
islamique (voile des femmes) et jouent parfois le rôle de représentants du
personnel en cas de conflit social.
Sous la direction du Sepah, ces miliciens reçoivent aujourd’hui une
formation doctrinale ou militaire succincte. Les autorités font souvent état de
leur capacité de mobiliser « des millions » de Bassijis réservistes en cas de
besoin, surtout depuis que les tensions politiques nécessitent la mobilisation
d’un maximum d’agents d’information et de répression, mais cela relève
peut-être d’une réalité passée. Le groupe du « Bassij spécial » (basij-e vijeh)
appelé également « brigades Hussein » a des fonctions d’auxiliaire des forces
de police ou de sécurité (Brigades Ashura ou commandements locaux des
Pasdarans). Assez bien entraînées, ces forces paramilitaires constituent
actuellement une troupe de militants quasi permanents d’environ
100 000 hommes qui trouvent là un complément de revenu et un pouvoir. La
violente répression des manifestations de juin 2009 fut surtout le fait de ces
Bassijis Spéciaux et de groupes spécialement entraînés qui leur ont été
adjoints. Ces actions, dirigées par l’hojatoleslam Ta’eb alors chef des
Bassijis, semblent avoir échappé en partie au commandement du Sepah qui a
décidé que désormais ces miliciens ne seraient plus autonomes, mais intégrés
à l’armée de terre des Pasdarans, placés sous la direction du général Réza
Naghdi, ancien commandant la Force Qods. Ces forces paramilitaires
composées de jeunes islamistes sont loin d’être monolithiques ou violentes, et
sont traversées, comme l’ensemble de la société, par des ambitions
d’ouverture internationale comme l’ont clairement montré F. Khosrokhavar
et A. Nikpey [2008] à propos des jeunes de Qom.

Armement et capacités militaires

Les divergences sont grandes sur l’évaluation des capacités militaires de


l’Iran. Les informations manquent, si bien que les opinions valent parfois
plus que les faits. Même les analyses des instituts spécialisés (Janes, Rand,
IISS) passent rapidement sur l’analyse critique des données militaires
formelles pour insister sur les questions idéologiques et politiques, comme
pour étayer l’idée que la question qui compte le plus est l’existence du régime
islamique et non sa capacité militaire. On évalue en général la valeur des
forces armées iraniennes comme « bonne », pour la défense intérieure du
territoire, mais « médiocre » pour leur capacité d’intervention extérieure.
Les experts de l’institut britannique Janes, ou de la Rand Corporation
proche du Pentagone, considèrent que l’Iran constitue un danger limité pour
ses voisins, car ses capacités de projection à l’extérieur de forces
conventionnelles sont faibles. L’Iran aurait même des difficultés pour
défendre son territoire et pour contrer les armes sophistiquées de ses
adversaires potentiels américains ou des pays arabes voisins. La stratégie de
défense de l’Iran est donc essentiellement défensive, pour protéger son
territoire et son système politique. Elle est fondée sur l’action combinée des
trois forces, conventionnelles, des forces populaires dans le cadre d’une
guerre asymétrique qui pourrait causer de lourdes pertes rendant impossible
le contrôle du territoire iranien par des forces hostiles et des armes
stratégiques (missiles et éventuellement arme atomique).
L’armée n’est plus ce qu’elle était avant la Révolution islamique :
l’expérience des huit ans de guerre Irak-Iran est ancienne, l’armement
souvent obsolète n’a pas été remplacé malgré les achats moins abondants
qu’annoncés provenant de Russie. Les équipements sont donc disparates, les
commandements (armée classique et Pasdaran) divisés sinon rivaux, les
stratégies incertaines entre l’usage des forces conventionnelles, la défense
stratégique (missiles), la guerre dissymétrique et la défense du régime
islamique. D’autres analystes pensent au contraire qu’il faut se méfier du
génie iranien, de la capacité des forces révolutionnaires à porter des attaques
ponctuelles pour déstabiliser l’adversaire, de l’efficacité de ses savants et
industriels qui ont réussi, avec une aide étrangère limitée, à réparer et adapter
d’anciens armements, à produire des armes conventionnelles mais aussi des
missiles performants et peut-être, demain, une arme atomique. Le secret de
ces informations favorise les analyses les plus contradictoires et les discours
les plus véhéments.

Des armes hétérogènes et des commandements divisés

L’armée de terre iranienne (Artesh) comprend environ 350 000 hom-mes


dont 60 % de conscrits effectuant un service obligatoire de 18 mois, avec de
nombreuses dérogations ou réduction de temps (étudiants, soutiens de
famille, familles de martyrs, etc.). Ces forces sont traditionnellement
organisées en trois régions, Sud (commandement à Chiraz) pour toute la côte
du golfe Persique, Ouest (Ispahan ou Kermanchah) pour la frontière avec
l’Irak, et Nord (Téhéran) qui comprend tout le centre et l’est du pays. La
Defense industry Organization, très active pendant la guerre pour compenser
l’embargo international sur les ventes d’armes aux belligérants, n’a permis
que très partiellement le renouvellement de l’équipement de l’armée de terre
en véhicules de transport de troupe, armes légères ou chars. Depuis 1998,
l’Iran a fabriqué sous licence une centaine de chars T72 d’origine soviétique
« iranisés » sous le nom de Zulfiqar. L’armée de terre disposerait d’environ
2 000 chars dont la moitié de T72, 3 000 pièces d’artillerie lourde et
120 hélicoptères de combat, mais seulement la moitié de tous ces matériels
seraient opérationnels. Ces troupes et moyens sont toujours basés en majorité
dans l’ouest du pays, face à l’Irak. Le réseau des 31 bases des forces
terrestres des Gardiens de la Révolution, renforcées par les miliciens Bassijis,
assure un maillage étroit du territoire pour contrôler la population, assurer le
maintien de l’ordre et harceler un éventuel envahisseur dans le cadre d’une
stratégie de défense asymétrique. Ils ne disposent pas d’armements lourds.
Les forces aériennes de la République islamique d’Iran (Islamic Republic
of Iran Air Force, IRIAF, 30 000 hommes) disposeraient de 400 avions de
combat – dont 150 seraient opérationnels : 25 Mig29, 45 Sukhoï 24 et
Sukhoï 25 achetés à la Russie, plus 25 F14 et 65 F4 américains dont la
fiabilité est douteuse. L’achat de 250 Sukhoï modernes (modèles S27 etS30)
a été annoncé en 2007 mais pas confirmé. Pour la plupart, les appareils,
acquis aux États-Unis il y a plus de trente ans, ont fait toute la guerre Irak-
Iran et n’ont pu être entretenus qu’en « cannibalisant » d’autres appareils.
L’Iran a par ailleurs conservé la plupart des 250 appareils civils et militaires
dont onze Mirages F1, mis à l’abri par l’Irak au début de la guerre de
libération de Koweït en 1991, et intégrés dans les forces aériennes iraniennes.
Faute d’entretien, ces appareils sont pour la plupart hors d’usage malgré le
travail remarquable des ingénieurs iraniens de la DIO pour en tirer le meilleur
parti. Quant aux avions de fabrication « entièrement iranienne », ils n’ont
jamais été vus en vol. Au total, cette flotte aérienne est hétérogène et
insuffisante en nombre pour assurer la sécurité d’un pays aussi vaste que
l’Iran.
L’armée de l’air dispose d’un excellent réseau de cinquante bases
aériennes et d’aéroports sur tout le territoire (l’Iran a plus de 120 aérodromes
modernes sans compter les pistes plus sommaires utilisables en cas de
conflit). La plupart des bases sont partagées avec un usage civil (Mehrabad
Téhéran, Tabriz, Mashhad, Bandar Abbas, Bouchir), certaines sont en
revanche strictement militaires comme Vahdati (Dezful), Omidieh (Agha
Jari), Nojeh (Hamadan), et les deux bases historiques de Téhéran où se situe
le commandement central (Doshan Tepe et Ghaleh Moghi). Comme pour
l’armée de terre, le commandement est divisé en trois zones donnant une
place dominante à l’Ouest, face à l’Irak, et au Sud pour le golfe persique et
les champs pétroliers, tandis que le Nord (Téhéran) couvre tout le reste du
pays. En 1988, le risque de guerre avec les Talebans afghans avait imposé le
déplacement de troupes venues de l’ouest et mis en évidence les lacunes d’un
système de défense trop exclusivement centré sur l’Irak et le pétrole. La
frontière orientale, face au Pakistan et à l’Afghanistan, a depuis lors pris un
nouveau rôle stratégique. Une nouvelle région militaire a été créée avec le
renforcement des bases de Mashhad, Zahedan, et surtout Birjand, capitale de
la nouvelle province du Khorasan Sud. Des forces terrestres sont également
venues renforcer de façon permanente la frontière orientale.

Figure 8 Les forces armées iraniennes

Alors que les Gardiens de la Révolution ont une base dans chaque
capitale de province pour contrôler le territoire, les forces armées
conventionnelles (Artesh) sont surtout positionnées dans l’ouest du pays
face à l’Irak. La présence de forces étrangères (OTAN ou américaines)
dans les pays arabes du golfe Persique et en Afghanistan implique un
changement en cours du positionnement des forces.
Sources : www.globalsecurity.org ; www.janes.com.

Les Forces aériennes du Corps des Gardiens de la Révolution islamique


(Islamic Revolutionary Guard Corps Air Force, IRGCAF) sont peu
importantes. Avec environ 5 000 hommes, elles ne disposeraient pas d’avions
de combat, mais auraient développé une aviation légère destinée aux actions
de guérilla. Elles contrôlent surtout des bases de lancement de missiles
situées sur le golfe Persique pour protéger le détroit d’Ormuz et autour des
sites urbains ou sensibles comme les installations nucléaires menacées par
Israël. L’Iran disposerait d’un bon réseau de 30 à 50 bases de missiles à
longue portée, de 100 à 150 à courte portée sans compter les matériels
mobiles.
La marine iranienne, environ 20 000 hommes, est basée à Bandar-Abbas,
les autres bases sont Bouchir et Chah Bahar où une grande base militaire est
en construction depuis la fin du régime impérial ; les autres sites sont plus
modestes (Bandar-Khomeyni, Abadan, Kharg). Khorramshahr, qui était la
base la plus importante avant la guerre, a été abandonnée au profit de sites
plus en aval du golfe Persique. D’anciennes plates-formes pétrolières
offshore très utilisées pendant la guerre, peuvent également servir lors
d’opérations. Sur la Caspienne, officiellement démilitarisée, des gardes côtes
sont basés à Bandar-Anzeli. La marine iranienne est modeste en quantité mais
a bonne réputation. Les commandements de l’armée régulière et de celle des
Pasdarans ont été unifiés en 1989 sous l’égide de l’amiral Shamkhani devenu
ministre de la Défense en 1997. Ces forces sont à nouveau divisées et,
depuis 2008, les Pasdarans ont en charge le golfe Persique en amont d’Ormuz
et la sécurité des côtes, tandis que la Marine contrôle la haute mer.
La marine iranienne dispose de cinq frégates, 28 patrouilleurs de haute mer
et surtout d’environ 80 vedettes rapides lance-torpilles ou missiles, achetés
notamment à la Corée du Nord. En plus des trois sous-marins « Kilo »
achetés à la Russie, l’Iran a acquis et construit des « mini-sous-marins »
utilisables dans les eaux peu profondes du Golfe. La marine des Gardiens de
la Révolution a débuté son activité par la guérilla navale en 1984 dans les
marais du Sud de l’Irak, puis à partir des plateformes pétrolières détruites,
dont celle de Hallul est toujours utilisée à cette fin. Elle dispose aujourd’hui
d’une quarantaine de vedettes rapides de petite taille, certaines équipées de
missiles anti-navires et surtout d’un grand nombre de petits engins en fibre de
verre « Ashurâ », destinés au harcèlement des gros navires et à la pose de
mines. Ce type d’équipement est considéré par certains analystes américains
comme particulièrement efficace faisant référence au succès des attaques des
Gardiens de la Révolution contre les pétroliers pendant la guerre
[HAGHSHENAS F., 2008]. Le chantier naval de Bandar Abbas produit ces
petites embarcations ainsi que des navires de guerre de plus fort tonnage,
mais encore non opérationnels.

Ventes d’armes et réseaux clandestins


Alors que l’Iran était en 1978 le premier acheteur d’armes au monde, toutes les sources
s’accordent aujourd’hui pour souligner la modestie de ce commerce en raison de l’embargo
international et du développement corollaire du trafic clandestin. L’Iran est devenu un des
principaux clients des marchés clandestins d’armes et de pièces détachées. De très nombreux
pays du monde, y compris les États-Unis et Israël (affaire de l’Irangate) ou la France (affaire
Luchaire) ont ainsi vendu des armes à l’Iran, via des intermédiaires parfois douteux
[DE BOCK W., DENIAU J.-C., 1988 ; LÉGER J., 2006].
Après la guerre, au début des années 1990, les États de l’ancien bloc soviétique (Pologne,
Tchécoslovaquie, Ukraine, Biélorussie) ont été particulièrement sollicités, mais également la
Corée du Nord, la Libye et surtout le Pakistan, pour le nucléaire. De son côté, l’Iran a vendu sur
les marchés clandestins ses surplus accumulés pendant la guerre, en particulier à la Bosnie et aux
pays africains. La dualité entre Artesh et Sepah et l’indépendance des forces spéciales liées au
ministère du Renseignement (Force Qods) ont facilité le développement de ces activités
clandestines et rémunératrices réalisées parfois à titre personnel par des officiers supérieurs. La
découverte fréquente, par les très efficaces services israéliens, de réseaux d’approvisionnement
ou d’exportation iraniens destinés aux Palestiniens ou au Hezbollah, montre l’ampleur du trafic.
La Russie est devenue le premier fournisseur de l’Iran en matière d’armement conventionnel,
balistique et de technologie nucléaire civile [EISENSTADT M., 2001]. La signature le 2 octobre
2001 d’un accord de défense et de vente d’armes a marqué une nouvelle étape dans l’histoire
militaire de l’Iran. Ce programme à long terme de vente et surtout de fabrication en Iran de tous
types d’armes conventionnelles consacre un partenariat qui s’étend également à l’exploitation du
gaz et du pétrole.
En 1990, en marge du tribunal arbitral de La Haye, le ministère américain de la Défense a
reconnu devoir à l’Iran plus de 4 milliards de dollars pour des armes payées en 1976 par le
gouvernement impérial mais non livrées. Dans l’hypothèse d’une normalisation des relations
avec Washington, on peut s’interroger sur la suite qui pourrait être donnée au règlement de ce
contentieux militaro-financier.

La sécurité des navires passant par le détroit d’Ormuz est fondée sur des
batteries de missiles Silkworm d’origine chinoise, installées à terre, assez
lents et d’une portée de seulement 90 kilomètres. Environ 60 autres batteries
mobiles renforcent ce dispositif tout le long de la côte du golfe Persique, ce
qui confirme à quel point la sécurité des exportations pétrolières est
fondamentale pour l’Iran. Ces missiles servis par les Pasdarans ou par la
Marine représentent également un danger bien réel pour le trafic
international, mais ils peuvent être aisément détruits en vol par les missiles
anti-missiles modernes équipant les navires américains présents en
permanence au large de l’Iran et les forces armées des pays arabes voisins de
l’Iran.
Après la destruction de la quasi-totalité de la flotte iranienne par les États-
Unis pendant la guerre contre l’Irak, la marine iranienne n’a plus de navires
de fort tonnage, mais elle entend être présente dans tout le golfe Persique et
même au-delà pour assurer la sécurité de ses exportations pétrolières. La
plupart des marins iraniens sont cependant occupés par la sécurité des
nombreuses petites îles iraniennes, souvent inhabitées, du golfe Persique dont
les trois Tomb et Abu-Musa revendiquées par les Émirats. Dans tous les
petits ports du Golfe ont été construits des jetées et des équipements
militaires pour assurer une défense de proximité rapide. Pour protéger les
routes du pétrole, lutter contre la piraterie, la marine iranienne a montré
depuis 2009 qu’elle était capable de maintenir des navires en opération
lointaine au large de la Somalie.
Avec 9,5 milliards de dollars en 2008 (11 % du budget, 3 % du produit
intérieur brut, 67e rang mondial), l’Iran a doublé son budget de défense
depuis 2001, mais reste très loin de l’Arabie, de la Turquie et d’Israël ; c’est
même le budget de défense par habitant le plus faible de la région. Au-delà de
cette réalité, il faut noter que ces chiffres, comme tout le budget iranien, sont
incertains puisque 44 % du projet de budget 2007 était classé en « divers ».
On estime que les dépenses militaires réelles sont le double des chiffres
inscrits au budget publié.
Missiles et guerre asymétrique

Pour compenser les lacunes de la défense conventionnelle, les Gardiens de


la Révolution ont développé une technique de guerre asymétrique qui
privilégie, face à des forces ennemies bien équipées, la mobilisation
idéologique des forces populaires, l’usage de moyens militaires de petite
taille produits sur place, faciles à utiliser, des actions de guérilla et de
harcèlement fondées sur la connaissance du terrain par des petits groupes de
professionnels et de volontaires dont on encourage l’initiative. C’est une
guerre de « combattants » (mojahed) et non de « militaires » (nezami), telle
que les Pasdarans l’ont conduite pendant la guerre Irak-Iran. On peut qualifier
cette méthode de « guerre de capitaines » et non de généraux. Cette guerre
révolutionnaire ou populaire est destinée à être pratiquée à l’intérieur du pays
mais aussi à l’étranger, notamment dans les pays voisins où des relais sont
organisés et entretenus : Hezbollah, Hamas, groupes chiites Irakiens
(Sadristes, force Badr de l’ayatollah Hakim), Hazaras ou même certains
groupes Talebans mafieux et autonomes [CORDESMAN A., 2006]. Ces
méthodes exigent cependant l’emploi des forces populaires nombreuses et
motivées, or l’unité idéologique qui existait en 1979 dans le contexte
révolutionnaire n’existe plus depuis longtemps, comme l’a montré l’ampleur
des manifestations de juin 2009. L’instabilité politique intérieure affecte donc
directement les capacités de défense extérieure du pays.
Lors de la guerre des villes en 1987-1988, l’Iran a constaté sa dramatique
infériorité face aux centaines de missiles Scud irakiens qui ont frappé
Téhéran, Dezful ou Kermanchah. Les missiles SAM et Hawk fournis par les
Américains à l’armée impériale furent vite épuisés. En 2010, le risque d’une
attaque de l’Iran par des forces aériennes et des missiles reste d’actualité, en
relation avec les sanctions de l’ONU contre la politique nucléaire iranienne.
Israël a publiquement exposé ses projets de bombardement de l’Iran, les
cibles prévues étant les sites nucléaires, les équipements pétroliers, les
centrales électriques, les aéroports, les usines. En se fondant sur l’expérience
du passé et sur les menaces actuelles, le gouvernement iranien a donc
privilégié dès 1990 l’acquisition de missiles auprès de la Chine, de la Corée
du Nord et de la Russie. Des missiles Tor de moyenne altitude sont
opérationnels depuis 2007. En revanche, l’annonce la même année du projet
de la Russie de fournir à l’Iran des missiles anti-missiles S 300, très
sophistiqués et de haute altitude pour protéger les sites nucléaires de Natanz
et Bouchir, a provoqué de vives pressions à Washington et à Tel-Aviv et a
incité Moscou à en retarder la livraison. Téhéran a également développé son
propre programme balistique, confié aux Gardiens de la Révolution. L’Iran
produit des missiles sol-air ou sol-sol de courte et moyenne portée mais
surtout des missiles de moyenne et longue portée capables de porter des
charges lourdes.
Le missile Shahab 3, dérivé des Scud C, d’une portée de 1 300 kilomètres,
est désormais fiable (environ 500 unités seraient disponibles). Les versions 4
à 6, d’une portée de plus de 2 000 kilomètres, ont également été testées avec
succès. L’Iran maîtrise l’usage de carburant solide et travaille, avec le
concours probable de la Corée du Nord, à des missiles intercontinentaux à
plusieurs étages. Cette technologie a pour le moment été limitée à un usage
spatial expérimental avec la mise sur orbite d’un petit satellite expérimental
grâce au lanceur Safir, le 4 février 2009. Ces progrès balistiques ont justifié le
projet aux États-Unis de mise en place d’un bouclier anti-missile en Europe
orientale pour protéger l’Amérique d’une attaque par de futurs missiles
iraniens à très longue portée. Cette hypothèse peu réaliste a été abandonnée
en 2009, à la grande satisfaction de la Russie. La capacité de l’Iran
d’atteindre tous les pays de la région, de l’Inde à la Russie et de l’Arabie à
Israël est cependant avérée. Ce potentiel contraste avec la relative médiocrité
des forces conventionnelles et donne à la « menace iranienne » une crédibilité
incontestable. Inversement, vues de Téhéran, ces armes ont un objectif
premier de dissuasion pour éviter la mise en œuvre des menaces faites
publiquement contre la République islamique. L’Iran est par ailleurs
parfaitement conscient qu’il ne disposera jamais d’une capacité de dissuasion
suffisante pour être opérationnelle du fait de l’avance technologique et
quantitative de la Russie, des Etats-Unis, des monarchies arabes voisines et
d’Israël dans ce domaine. L’usage d’une éventuelle arme atomique iranienne
serait limité de la même façon.
La République islamique dispose enfin de compétences dans la production
d’autres types d’armes. Après avoir été victime des armes chimiques à Fao et
Halabja en 1988, l’Iran a probablement produit de telles armes, mais les a
officiellement détruites après avoir signé la convention internationale
d’interdiction ; de même pour les armes biologiques. En revanche, les armes
électroniques sont considérées à Téhéran comme de première importance
stratégique, pour interférer avec les systèmes de communication ou de
défense étrangers, mais surtout pour contrôler ou censurer les
communications intérieures destinées à la population (téléphone, Internet,
télévision).

La tentation nucléaire

Depuis 1982, des « sources bien informées » prévoyaient que l’Iran aurait
une arme atomique dans les deux ans. L’hypothèse que l’Iran ait développé
ou continue de poursuivre un programme nucléaire militaire n’est pas sans
fondement, mais cette tentation nucléaire est devenue si idéologique et
passionnelle que cela nuit à l’analyse des faits et au règlement d’une question
grave qui dépasse l’Iran et concerne de nombreux pays émergents, comme le
Brésil, l’Argentine ou l’Afrique du Sud. Les ambitions nucléaires d’un pays
associent toujours le civil et le militaire et s’inscrivent dans des stratégies de
longue durée qui ne peuvent pas être remises en cause par des décisions ou
sanctions ponctuelles touchant d’autres domaines, comme l’économie. Les
ambitions nucléaires de l’Iran dépassent le simple cadre idéologique de la
République islamique.

Les contraintes d’un pays en guerre, l’ambition d’un pays émergent

Les États-Unis et l’Iran ont signé en 1957 un premier accord de


coopération pour le développement d’un programme civil de recherche
nucléaire. Dix ans plus tard, l’uranium enrichi et le plutonium nécessaires au
réacteur de recherche créé en 1960 à l’université de Téhéran étaient livrés
dans le cadre du programme américain Atom for Peace. L’Iran fut un de
premiers pays à signer en 1968 le Traité de non-prolifération atomique
(TNP). L’Iran impérial collabora dès 1972 avec le Commissariat à l’énergie
atomique (CEA, Paris) pour élaborer un projet de construction de centrales
atomiques pour l’après pétrole, quand l’augmentation des prix du pétrole
en 1974 rendit des projets réalisables. L’Organisation de l’énergie atomique
d’Iran (OEAI) dirigée par Akbar Etemad mit alors en œuvre une politique
nucléaire à long terme suivie personnellement par le Chah qui renonça à un
programme à double usage, civil et militaire, tout en se réservant le droit
d’envisager l’option militaire quand le pays disposerait de plusieurs réacteurs
nucléaires et de savants atomistes expérimentés, et si la situation géopolitique
le nécessitait [MARTIN L., 1977]. En 1974, la possession d’une arme atomique
aurait fait de l’Iran une cible pour l’URSS voisine, alors que sa suprématie
militaire conventionnelle rendait d’autre part inutile une telle arme pour être
craint des États voisins [BARZIN N., 2006].
Le programme nucléaire impérial fut ambitieux et s’inscrivait dans une
stratégie à long terme, avec un programme de formation d’ingénieurs en
Allemagne, aux États-Unis et surtout en France, et la construction de deux
centrales nucléaires achetées à l’Allemagne (Bouchir par Kraftwerk Union) et
à la France (Dar-Khovin près d’Ahwaz par Framatome). L’Iran devint
également actionnaire de l’usine d’enrichissement de l’uranium Eurodif à
Tricastin en France et accorda au CEA un milliard de dollars pour sa
construction. Le contrat fut rompu en 1980, après que la France eut refusé de
rembourser le prêt après l’abandon du programme nucléaire par le
gouvernement islamique, et de livrer l’uranium à l’Iran en guerre contre
l’Irak. Le contentieux entre les deux pays devint violent (attentats à Paris,
prises d’otages au Liban) quand l’Iran, qui restait actionnaire d’Eurodif, reprit
son programme nucléaire et exigea de prendre possession de l’uranium
enrichi auquel il avait droit et le remboursement du prêt. En 1991, un accord
fut trouvé et le prêt remboursé en échange du renoncement de l’Iran à prendre
possession des produits radioactifs. Cette expérience explique en partie
pourquoi l’Iran tient absolument aujourd’hui à enrichir l’uranium sur son sol
et non à l’étranger. Le programme nucléaire impérial fut interrompu en
octobre 1978 quand l’OEAI fut intégrée au ministère de l’Énergie et
A. Etemad limogé, avant que le gouvernement de Chahpour Bakhtyar ne
dénonce les contrats de construction des deux centrales. Après la révolution,
l’Organisation de l’énergie nucléaire, dirigée par Fereydun Sahabi puis
pendant de longues années par Réza Amrollahi, réduisit ses activités au
minimum. Les ingénieurs licenciés quittèrent le pays.
Le nouveau programme nucléaire iranien semble avoir débuté en 1982,
avec la seconde phase de la guerre Irak-Iran dont l’objectif était d’abattre le
régime baathiste de Saddam-Hussein et de « libérer Jérusalem ». Le
programme irakien d’armes de destruction massive était alors à peine
dissimulé, qu’il s’agisse des armes chimiques et surtout nucléaires en relation
avec le réacteur de recherche Osirak-Termuz vendu par le France en 1975
puis détruit par les Israéliens en juin 1981. Pour faire face à l’Irak, le
gouvernement iranien semble avoir décidé de se doter rapidement et
clandestinement d’une arme nucléaire. Il chercha à faire revenir ses
ingénieurs, acheva la construction du centre de recherche nucléaire
d’Ispahan, et acheta de l’uranium à l’Union Sud africaine et à la Chine qui
fournit également un nouveau réacteur de recherche. En avril 1984, la revue
d’analyse militaire Janes Defense Weekly estimait que l’Iran pourrait avoir
une arme atomique en moins de deux ans. Tous les services de
renseignements confirmaient alors que l’Iran s’était lancé activement dans un
programme nucléaire militaire, avec le concours de la Chine et surtout du
réseau pakistanais d’A. Q. Khan qui avait fourni la technologie des
centrifugeuses pour enrichir l’uranium comme l’a montré avec précision
Bruno Tertrais [2009]. Après la défaite de Saddam Hussein au Koweït, l’Irak
ne représentait plus un danger pour la République islamique, mais l’Iran n’a
pas mis un terme à son programme nucléaire militaire clandestin. Il a
poursuivi sa coopération technique avec la Chine et même avec l’Argentine
qui paya d’un attentat en 1994 son refus de poursuivre la livraison de
matériels sensibles. Selon des rumeurs mal démenties, l’Iran aurait tenté
en 1992 d’acheter une bombe atomique au Kazakhstan, lors de
l’effondrement de l’Union soviétique. Toutes les sources concordent
aujourd’hui pour dire que ce programme militaire intensif et la recherche
d’approvisionnements clandestins dirigé par R. Amrollahi ont échoué ou ont
fait des progrès médiocres.

Prolifération, négociations et sanctions

Les choses ont changé avec l’arrivée au pouvoir en 1997 de Mohammad


Khatami qui nomma Gholam-Réza Aghazadeh directeur de l’Organisation de
l’énergie atomique. Ce technocrate respecté avait montré son efficacité
comme ministre du Pétrole depuis 1985. Il entreprit de coordonner et de
planifier les activités et opérations qui étaient jusqu’alors éparses et
clandestines. La production d’une arme n’était plus urgente, mais pour y
parvenir la nécessité de disposer de compétences technologiques et
d’installations industrielles de haut niveau s’imposait comme un préalable
évident. La reprise en 1995 de la construction du réacteur nucléaire de
Bouchir par la Russie fut l’occasion de relancer un plan ambitieux de relance
de l’industrie nucléaire iranienne. La réalisation de cette politique fut facilitée
par la détente du gouvernement de M. Khatami et l’espoir d’un changement
de politique de l’Iran envers Israël et les États-Unis [CLAWSON A., 1998].
L’ampleur de ce programme clandestin fut dévoilée en 2002 aux États-
Unis : l’usine d’enrichissement de l’uranium de Natanz capable de recevoir à
terme 50 000 centrifugeuses et le projet d’usine d’eau lourde d’Arak n’étaient
pas en infraction formelle avec le Traité de non-prolifération puisqu’il n’y
avait alors aucun matériel radioactif dans ces établissements, mais cela
révélait que l’Iran avait des ambitions claires, grandes, officiellement civiles,
mais suspectes, puisque la République islamique n’avait aucun besoin en
uranium enrichi et que la fabrication d’une arme atomique semblait le seul
usage possible de cette matière fissile. La question du nucléaire iranien arriva
dès lors au centre des débats politiques et des réunions internationales sur la
sécurité mondiale. L’Iran qui ne produisait pas un gramme d’uranium enrichi
était alors présenté comme le facteur le plus inquiétant, menaçant la paix du
monde et les cours du pétrole. Une fascination/répulsion bien connue, mais
qui se fondait désormais sur un objet à la fois mythique et réellement
dangereux.
Plusieurs faits, mais aussi des logiques et des intérêts contradictoires,
furent mis en avant à propos du programme nucléaire iranien : 1. la réalité
très concrète d’un programme industriel nucléaire civil sous contrôle de
l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique, organisme de l’ONU
situé à Vienne), produisant de l’uranium enrichi à l’usage inconnu ; 2. la
nécessité de lutter contre la prolifération nucléaire et de respecter les
contrôles de l’AIEA ; 3. les soupçons largement fondés de l’existence d’un
programme ou du moins d’une ambition militaire nucléaire initiée pendant la
guerre ; 4. la volonté des néoconservateurs américains, tout puissants après le
11 Septembre (invasion de l’Afghanistan et inclusion de l’Iran dans « l’axe
du Mal ») d’en découdre avec l’Iran islamique ; 5. la pression d’Israël qui
perdrait son monopole nucléaire dans la région et se trouverait directement
concerné par un changement des rapports de force militaires ou des projets de
dénucléarisation ; 6. l’instrumentalisation par le gouvernement iranien
réformateur ou radical du « droit imprescriptible de l’Iran à l’énergie
nucléaire » pour créer un consensus politique intérieur inespéré ; 7. enfin et
surtout, l’attitude iranienne cultivant le secret, niant les évidences, alternant
confrontation et offres de coopération. Tous avaient intérêt à instrumentaliser
la crise du nucléaire iranien qu’il était désormais impossible de traiter
sereinement. Le principal résultat fut la poursuite sans problème majeur du
programme d’enrichissement mené par les ingénieurs iraniens.
Au-delà d’un consensus de façade, la communauté internationale avait en
effet trois objectifs plus concurrents que complémentaires. Pour l’Union
européenne, la priorité allait à la lutte contre la prolifération pour contraindre
l’Iran, dont le programme civil n’était pas remis en cause, à ne pas avoir
d’arme atomique pour éviter que d’autres pays de la région ne fassent de
même. Pour les États-Unis et Israël (et leurs alliés au sein des pays
européens), la priorité restait le changement de régime politique à Téhéran, le
programme nucléaire n’étant qu’une preuve de plus de la dangerosité du
régime islamique. Pour les pays arabes voisins, les pays non alignés mais
aussi pour la Russie et la Chine, la priorité allait à la prudence envers un pays
qui dans toutes les hypothèses resterait un acteur politique majeur.
Après l’invasion de l’Irak et la chute de Saddam Hussein en mars 2003,
l’ambition des États-Unis était de poursuivre la « démocratisation » du
Moyen-Orient en Iran considéré comme à l’origine de toutes ces guerres par
son extrémisme islamique. Il ne s’agissait pas d’occuper le pays, mais de
pratiquer des destructions de grande ampleur qui pourraient provoquer une
révolte populaire et un changement de régime. L’Iran de son côté faisait tout
pour aggraver la situation en refusant de donner des explications
convaincantes sur son programme d’enrichissement à grande échelle, au
risque de voir le dossier porté devant le Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui
aurait légitimé une opération militaire. Pour éviter une nouvelle guerre, les
ministres des Affaires étrangères de France, d’Allemagne et du Royaume-Uni
se rendirent à Téhéran le 21 octobre 2003 et remportèrent un succès
diplomatique sans précédent pour les deux parties. L’Iran obtenait des
garanties de sécurité pour le développement de son nucléaire civil, tandis que
la communauté internationale était assurée de la complète collaboration
nécessaire avec l’AIEA avec la suspension de l’enrichissement de l’uranium
à Natanz et l’application immédiate du « Protocole additionnel » au Traité de
non-prolifération qui permet des contrôles très stricts [NICOULLAUD F., 2008].
Cet accord a échoué. Les États-Unis n’avaient pas été opposés à une
discussion, mais ils refusèrent de soutenir un accord qui aurait résolu la
question du nucléaire, mais pas celle d’un pays de « l’axe du Mal » qu’il
fallait éradiquer sans se laisser illusionner par les réformes de M. Khatami
[RUBIN M., 2001]. Craignant probablement une issue semblable à celle de
l’Irak de Saddam Hussein, la Libye renonça au même moment à son
programme atomique, réalisé lui aussi avec le soutien de A. Q. Khan, ce qui
laissait espérer à Washington que le gouvernement islamique de Téhéran
suivrait la même voie. L’accord de Paris de décembre 2004 formalisa celui de
Téhéran, mais en exigeant le préalable de l’option « zéro centrifugeuse » et le
renoncement de l’Iran à tout enrichissement sur son sol, les États-Unis
fermaient la porte à toute négociation, provoquant la radicalisation de l’Iran à
la grande satisfaction des factions opposées à toute normalisation
internationale. Les nombreuses discussions entre Mehdi Rouhani, Secrétaire
général du Conseil national de sécurité de l’Iran, et les trois Européens
conduits par Javier Solana, Haut représentant de l’Union européenne, furent
vaines. La dernière décision du gouvernement de Mohammad Khatami fut
donc de reprendre la conversion de l’uranium à Ispahan en août 2005. Le
nouveau gouvernement d’Ahmadinejad eut donc tout le loisir de développer
le programme d’enrichissement de l’uranium, de construction de
centrifugeuses et de limiter les inspections de l’AIEA en abandonnant
l’application du Protocole additionnel respecté par Téhéran pendant deux ans
[GÉRÉ F., 2007].
Le discours du nouveau président iranien souhaitant la disparition de l’État
d’Israël, dans la logique bien connue des pays du front du refus favorables à
un seul État – la Palestine – avec deux communautés juive et palestinienne,
fut le point de départ d’une radicalisation des discours contre une République
islamique qui multipliait de son côté les provocations antisémites. En
insistant sur le fait que toutes les options, y compris militaires, étaient sur la
table, Israël et les États-Unis faisaient du bombardement de l’Iran un scénario
ordinaire de la diplomatie. Le dossier nucléaire était devenu le nouveau
terrain d’une confrontation globale attisée par les provocations incessantes de
Téhéran. La « menace nucléaire iranienne » fit longtemps la « Une » des
médias et l’objet de nombreux livres, débats et conférences, à la grande
satisfaction du gouvernement de Téhéran.
Les innombrables rencontres entre Javier Solana et Ali Larijani, le nouveau
Secrétaire général du Conseil national de sécurité iranien n’aboutirent à rien.
Les propositions des cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus
l’Allemagne (« P5 + 1 ») étaient rejetées par l’Iran qui poursuivait la
construction des centrifugeuses et l’enrichissement de l’uranium à Natanz.
Après l’ultime refus par Téhéran des propositions techniques, économiques et
de sécurité très avantageuses de juin 2006, le dossier iranien fut porté par
l’AIEA devant le Conseil de sécurité de l’ONU. L’Iran fut condamné à trois
reprises (résolutions 1696 du 31 juillet 2006, 1737 du 23 décembre et 1747
du 24 mars 2007) pour son refus de suspendre l’enrichissement de l’uranium
et de donner des éclaircissements sur le caractère non militaire de ses
activités passées et présentes.
Des sanctions internationales furent prises contre les entreprises, les
banques et les personnalités iraniennes impliquées dans les programmes
nucléaires. Cet embargo servit surtout de justification à l’adoption de
sanctions unilatérales par les États-Unis et l’Union européenne qui ont abouti
à un blocus économique puis politique de l’Iran. Le risque de confrontation
était tel que dans leur rapport public (National Intelligence Estimate) de
décembre 2007 les services de renseignement américains ont tenu à confirmer
que l’Iran avait bien conduit un programme militaire mais l’avait abandonné
en 2003, ce qui ne saurait justifier une guerre. La politique de sanctions a
cependant abouti à un double échec puisque l’Iran n’a jamais eu de
gouvernement aussi radical et dispose désormais des compétences techniques
pour enrichir de grandes quantités d’uranium et pour fabriquer un jour, s’il le
souhaite, une arme atomique. La population iranienne subit les effets de
l’embargo économique qui n’est en aucune façon un moyen de pression sur
un gouvernement despotique et reste incapable d’influencer une politique
nationale aussi stratégique que l’énergie nucléaire.

L’Iran puissance du seuil nucléaire

Maintenant que l’Iran dispose du savoir-faire et des outils pour avoir une
arme nucléaire en cas de besoin, il n’est donc pas évident que le
gouvernement islamique souhaite brûler les étapes pour arriver rapidement à
cette fin et ainsi être confronté à une opposition interne ou internationale trop
forte. L’industrie nucléaire est à la fois un objet technologique de prestige
national, un moyen de pression politique et une menace militaire potentielle.
Grâce à ses mines d’uranium de Saghand, à ses usines de conversion
d’Ispahan et d’enrichissement de Natanz, à son usine d’eau lourde d’Arak et
surtout à ses scientifiques, l’Iran est devenu un « État du seuil » qui pourrait
devenir, dans quelques années un pays producteur de matière fissile, en
conformité avec les règles de l’AIEA, comme l’Argentine, le Brésil ou
l’Afrique du Sud. La centrale nucléaire de Bouchir achevée par la Russie a
reçu son combustible au début de 2008 et d’autres centrales sont en projet.
Le plus important dans ce dossier nucléaire est peut-être moins la volonté
nationaliste de l’Iran d’avoir les moyens de se protéger ou de dominer la
région, ni la perspective islamiste de combattre Israël ou de dominer le
monde musulman, mais la capacité des Iraniens à mener à bien un projet
technologique et industriel très complexe et de prouver ainsi leur qualité de
pays émergent. Les savants de l’Organisation atomique iranienne ne sont
peut-être pas des partisans de la République islamique, mais ils ont travaillé,
avec succès, par conviction nationale. Cette démonstration aurait pu se faire
dans un autre domaine scientifique moins conflictuel, mais l’histoire est ainsi
faite. Ce succès technlogique étant acquis, l’instrumentalisation du
programme nucléaire iranien par le pouvoir islamique et son coût social,
politique et économique ont fissuré le consensus national. Même les vétérans
des Gardiens de la Révolution comme Mohsen Rezaie critiquent l’obstination
caricaturale ou les outrances verbales inutiles du gouvernement Ahmadinejad
et son obstination à faire dans la clandestinité ce qui pourrait se faire mieux et
plus vite dans un cadre international.
En proposant des discussions directes avec le gouvernement iranien, le
président Obama a replacé la question du nucléaire à sa juste place, parmi les
très nombreuses questions posées par trente années de contentieux. L’Iran
n’ayant pas d’arme atomique avant plusieurs années, il n’y a pas lieu d’user
de la force militaire ni même de l’évoquer, pour résoudre chaque problème en
son temps. En rabaissant la discussion sur le nucléaire au niveau des experts
et de l’AIEA, la réunion de Vienne le 7 octobre 2009 a permis de contourner
les idéologies et de proposer des réponses techniques à la demande officielle
iranienne d’acheter 116 kilogrammes d’uranium enrichi à 19,5 % pour son
centre de recherche nucléaire de Téhéran. L’Iran fournirait à la Russie
environ 1,3 tonne d’uranium faiblement enrichi à Natanz, pour l’enrichir à
nouveau puis le faire transformer en France en carburant nucléaire adapté au
réacteur de Téhéran.
Cet arrangement approuvé par le président Ahmadinejad était gagnant-
gagnant car il permettait de reconnaître le droit de l’Iran d’enrichir l’uranium
sur son sol en échange de contrôles internationaux renforcés (application du
Protocole additionnel au TNP) empêchant la production d’une arme
atomique. La République islamique n’ayant plus d’uranium enrichi en grande
quantité sur son sol, Israël pouvait être rassuré. À moyen terme, en devenant,
sous le strict contrôle de l’AIEA, un fournisseur d’énergie nucléaire comme il
l’est depuis longtemps de pétrole et de gaz, l’Iran pouvait être reconnu
comme puissance du seuil nucléaire au même titre que le Japon, et non plus
comme un « État voyou ». Des années seraient certainement nécessaires pour
obtenir des garanties mutuelles et rétablir la confiance avec un Iran inséré
dans un système de relations économiques, politiques et culturelles si
complexes et si fortes que la production d’une arme atomique serait alors
absurde. L’Iran est-il capable d’atteindre et de respecter durablement le
modèle allemand ou japonais d’acquisition de la capacité nucléaire mais sans
franchir le seuil militaire ? En refusant finalement un accord qui lui était
favorable, le gouvernement iranien semble avoir préféré la culture de
confrontation dans laquelle il prospère.
La république islamique a toujours déclaré ne pas vouloir d’arme nucléaire
et demander au contraire un Moyen-Orient exempt d’armes de destruction
massive, ce qui impliquerait qu’Israël signe le Traité de non-prolifération et
renonce à ses armes nucléaires. La découverte en 2009 d’un nouveau site
nucléaire clandestin près de Qom semble confirmer les soupçons que l’Iran
poursuit un programme nucléaire secret alors que les combats politiques
internes au régime islamique n’ont jamais été aussi violents : une course
incertaine entre la démocratie et la bombe.
Chapitre 5

La politique étrangère de la République islamique


Menace iranienne, exportation de la révolution, pays voyou, axe du Mal,
embargo, sanctions, prise d’otages, ingérence, terrorisme, guerre. Les mots
que l’on entend habituellement à propos de la politique extérieure de la
République islamique d’Iran sont souvent synonymes de crise. Même le
dialogue diplomatique instauré avec l’Union européenne en 1992 a été
qualifié de « critique ». On est loin du temps où l’Iran impérial était courtisé
comme « gendarme du golfe Persique » et ambitionnait de devenir le « Japon
du Moyen-Orient ».
La Révolution islamique a bouleversé les relations internationales en
rompant sans concession avec un passé impérial plein de promesses et un
présent placé sous la tutelle américaine. En soutenant les Palestiniens contre
Israël, l’Iran révolutionnaire a choisi le camp des « opprimés » et des
mouvements de libération nationale. Ces ruptures étaient symboliques mais
aussi stratégiques, dominées par un nouvel islam révolutionnaire associé à un
nationalisme exacerbé.
La position géographique de l’Iran a par ailleurs imposé à la diplomatie
iranienne des défis d’une rare difficulté, avec l’éclatement de guerres sur
presque toutes ses frontières, l’effondrement de l’URSS, le déclin du
nationalisme arabe, la volonté de puissance puis l’effondrement de l’Irak, la
montée du pouvoir économique des monarchies du Golfe, l’émergence
violente du radicalisme sunnite des Talebans et d’al-Qaida, et l’intervention
militaire massive et menaçante des États-Unis dans la région. L’Iran a réagi
face à ces conflits, mais a rarement été capable de prendre des initiatives pour
imposer sa vision du Moyen-Orient, passant tour à tour de l’exportation de la
révolution à la guerre Irak-Iran, puis au pragmatisme et au dialogue des
civilisations, avant de revenir au tiers-mondisme messianique.
L’indépendance qui était l’objectif premier de la République islamique s’est-
elle transformée en un isolement que n’acceptent plus les Iraniens ?
L’exportation de la révolution semble avoir été aussi stratégique que la
défense du régime islamique et du territoire national.

Trente années de conflits

Khomeyni, la rupture et la guerre (1979-1989)

En accueillant l’ayatollah Khomeyni, chassé d’Irak où il était en exil, à


Neauphle-le-Château près de Paris en octobre 1978, puis en facilitant son
retour en Iran le 1er février 1979 après le départ du Chah, la France, les États-
Unis et leurs alliés occidentaux avaient cherché à limiter les conséquences
internationales de la Révolution iranienne perçue comme pro-soviétique. Les
livraisons d’armes américaines reprirent donc normalement et le Premier
ministre Mehdi Bazargan rencontra le 1er novembre à Alger le Secrétaire
d’État Z. Brzezinski pour régler les nombreux contentieux avec l’ancienne
puissance « protectrice ». Cette période laissant espérer une révolution sans
rupture ne dura guère car la population, comme les mouvements
révolutionnaires, même modérés, continuaient de manifester pour mettre en
œuvre une politique étrangère à l’image du changement intérieur. La venue à
Téhéran de Yasser Arafat dès le 16 février 1979 symbolisa cette dynamique
de rupture, car le leader de l’OLP était alors l’archétype du leader tiers-
mondiste, révolutionnaire, anti-israélien, en guerre avec l’impérialisme
américain.
La vraie fracture fut provoquée par un groupe d’étudiants anti-impérialistes
qui eurent l’habileté de s’auto-déclarer « dans la ligne de l’imam » et
occupèrent l’ambassade des États-Unis le 4 novembre 1979 pour rejeter par
avance le projet d’accord qui devait être signé à Alger par le gouvernement
Bazargan. Ce « coup d’État », approuvé quelques jours plus tard par le Guide
Khomeyni, inaugura une pratique schizophrénique que l’Iran ne cessa jamais
d’avoir en politique étrangère : une discussion difficile mais rationnelle au
niveau de l’État allant de pair avec sa contestation concomitante ou
légèrement postérieure par une institution ou un groupe non étatique. C’est la
traduction en termes politiques de l’antinomie qui existe entre les termes de
« république » et d’« islamique ». La contradiction est résolue in fine par le
Guide qui soutient en général les plus radicaux pour être sûr de ne pas être
dépassé et de contrôler la situation.
Cette césure radicale avec le passé pro-occidental de l’empire Pahlavi fut
consacrée dans le préambule de sa Constitution, où la jeune République
islamique n’a pas caché son ambition universaliste aux couleurs tiers-
mondistes et même marxistes :
« La victoire de tous les déshérités sur les puissants [ouvrait] la voie à
une communauté mondiale unique [et visait à] renforcer la lutte engagée
pour la délivrance des peuples démunis et opprimés dans le monde
entier. »
On comprend donc que les pays musulmans de la région aient
immédiatement cherché à bloquer cette nouvelle idéologie révolutionnaire
qui visait presque explicitement à les déstabiliser. Le monde sunnite craignait
à juste titre que ses minorités ou majorités chiites ne soient aidées dans leurs
revendications sociales ou politiques par le nouveau et puissant pouvoir
iranien. Les pays arabes voisins de l’Iran n’ont donc pas vraiment réagi
lorsque l’Irak de Saddam Hussein a envahi la province pétrolière iranienne du
Khuzistan en 1980, dans le but de renverser le nouveau régime iranien et
d’annexer cette province. Cette guerre a paradoxalement assuré la pérennité
de la République islamique en provoquant une réaction d’unité nationale
mise à profit par le clergé pour imposer sa loi.
En profitant de l’absence des jeunes révolutionnaires mobilisés sur le front
et de l’unité nationale imposée par la guerre, le clergé a en effet édifié un
système despotique « classique » et a pu confisquer tous les pouvoirs,
bénéficier de l’argent pétrole et nationaliser presque toutes les entreprises. Ce
fut « l’Iran des mollahs » que l’on a pu alors comparer pour sa politique
intérieure comme étrangère à une république soviétique. La répression contre
les opposants libéraux et surtout, nouveau paradoxe, contre la gauche
marxiste fut féroce, faisant plusieurs milliers de victimes. Cette guerre
intérieure se termina au printemps de 1983. La Révolution iranienne était
terminée grâce à une guerre extérieure. La République islamique qui avait
renversé le despotisme impérial après une campagne pour les droits de
l’homme, l’indépendance et la liberté sombrait dans un cauchemar.
La « guerre imposée » (1980-1988) fut un drame national, mais la logique
du chiisme mortifère, pour reprendre l’expression de F. Khosrokhavar
[1995], a été exploitée pour justifier une politique étrangère marquée par la
recherche de la confrontation avec les États-Unis et leurs alliés, notamment
Israël. Alors que le territoire iranien avait été libéré, l’ayatollah Khomeyni
décida en juillet 1982 de poursuivre la guerre pour « Libérer Jérusalem ». Le
conflit frontalier devint alors plus idéologique et international. Le Liban
déchiré par la guerre civile depuis 1975 offrit l’opportunité d’ouvrir un
second front à ces affrontements, avec l’envoi de Gardiens de la Révolution
puis la création du parti Hezbollah. En portant le conflit dans le domaine
maritime par l’attaque de tankers, le mouillage de mines et la destruction des
plates-formes offshore, l’Iran, comme l’Irak, ont internationalisé une guerre
qui leur échappait.
Accepter le cessez-le-feu le 18 juillet 1988 contrariait la logique de
confrontation sur laquelle était fondée la politique extérieure de l’Iran et
risquait de déstabiliser à terme le pouvoir du clergé. La publication d’une
fatwa condamnant à mort l’écrivain britannique Salman Rushdie permit de
maintenir la confrontation avec « l’arrogance mondiale » et de prolonger
pendant de longues années la posture d’isolement, d’hostilité et de nuisance
de l’Iran islamique face à l’Occident. Pendant presque dix ans de restrictions,
de rationnement alimentaire et d’autarcie, les Iraniens ont vécu sur l’héritage
économique laissé par la brillante expansion des années 1970. Mir-Hossein
Mousavi, Premier ministre de 1981 à 1989, a réussi à imposer un minimum
de justice sociale tout en permettant au clergé et à la nouvelle élite financière
issue des anciens bazars de profiter de la guerre.

L’affaire Salman Rushdie ou comment perpétuer une guerre


Quelques mois avant la mort de l’ayatollah Khomeyni, son entourage déclara, le 14 février
1989, que l’imam avait promulgué une fatwa (ordre religieux) condamnant à mort pour
blasphème l’écrivain britannique Salman Rushdie qui venait de publier les Versets sataniques.
Pour ses auteurs, cette déclaration fut particulièrement « efficace » car elle permit à l’Iran de
conserver son statut d’État musulman intraitable opposé aux monarchies et régimes despotiques
du monde islamique soutenus par les États-Unis et enclins à reconnaître Israël.
Une fondation religieuse promit une récompense aux tueurs. Plusieurs personnes furent
assassinées (traducteurs, éditeurs). Tous les pays démocratiques s’opposèrent à l’Iran en
défendant l’universalité des droits de l’homme. Le « dialogue critique » institué par l’Union
européenne en 1992 fut bloqué par cette volonté de confrontation qui fut pour l’Iran une victoire
à la Pyrrhus. En effet, la question des droits de l’homme – notamment leur universalité et le
statut des femmes – devint un point de conflit permanent avec le gouvernement islamique qui se
trouva vite sur la défensive. L’attribution du prix Nobel de la Paix à Shirine Ebadi en 2003 fut
d’une certaine façon une réponse à la fatwa contre Salman Rushdie. L’arrivée au pouvoir
en 1997 de Mohammad Khatami avec sa politique de « dialogue des civilisations » mit un terme
au conflit. Les temps avaient changé, même si sur le fond rien n’a été réglé puisque la prime
pour l’assassin potentiel est renouvelée chaque année.

La normalisation impossible : Rafsandjani et Khatami (1989-2005)

Enrichissez-vous ! Cela aurait pu être la devise de l’Iran des années


Rafsandjani qui ont suivi la fin de la guerre, la mort de l’Imam Khomeyni et
la chute de l’URSS. Il fallait reconstruire le pays qui avait subi les
destructions de la guerre, et l’arrêt de tous les investissements productif ou
d’équipement depuis 1979. Les fortunes accumulées grâce à la guerre et au
trafic de la drogue venue d’Afghanistan sont apparues au grand jour, grâce à
la privatisation des entreprises confisquées ou nationalisées, à la reprise de
l’immobilier (construction de tours résidentielles à Téhéran), à la relance des
grands chantiers de travaux publics (barrages, autoroutes, métro) et à
l’importation massive de produits de consommation via Dubaï, grâce au
réseau de la diaspora iranienne des États-Unis.
La République islamique et son puissant président Ali-Akbar Rafsandjani
cherchèrent à montrer que le pays était désormais pragmatique et rationnel,
ouvert au libéralisme économique et à la bonne gestion. C’était la revanche
des technocrates qui pensaient avoir le dernier mot sur les islamistes. Le parti
des « Reconstructeurs » (Kargozarân), à la fois islamistes et affairistes,
occupait le pouvoir et tenait à l’écart les idéologues. Les entreprises
internationales retrouvèrent le chemin de l’Iran mais, en deux ans, le pays
accumula plus de 50 milliards de dollars de dettes, sans aboutir à une vraie
reconstruction. La corruption avait fait son œuvre, les projets restèrent
inachevés tandis que les groupes islamistes radicaux liés à l’État,
poursuivaient leur action tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays (assassinat
d’opposants à l’étranger, poursuite des actions contre Israël via le Hezbollah
au Liban).
L’espoir d’une normalisation avec les États-Unis après la défaite de
Saddam Hussein dans la guerre de Koweït en 1991 ne dura pas, car le
souvenir de la prise d’otages était trop frais pour l’administration démocrate
de Bill Clinton. L’Iran n’avait pas abandonné ses positions de principe ni son
discours outrancier. En 1992, la politique américaine de « double
endiguement » (Dual containment) contre l’Irak et l’Iran, puis l’embargo
commercial en 1995 et la qualification de l’Iran comme « État voyou »
(rogue state), figèrent les positions. Les Européens avaient alors une vision
clairement différente et gardaient espoir. L’instauration d’un « dialogue
critique » avec la République islamique par le Conseil européen de
décembre 1992 à Édinbourgh permettait de garder le contact. Un espoir vite
déçu car, en 1996, les plus hautes autorités de l’État iranien furent jugées
coupables de complicité dans l’assassinat d’opposants kurdes à Berlin,
provoquant le départ de tous les ambassadeurs européens en signe de
protestation.
L’ouverture internationale fut en revanche un succès avec le monde arabe,
notamment avec l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe qui avaient mis
à profit ces dix années d’effacement économique de l’Iran pour se développer
et devenir des États prospères et solidement armés. Les craintes d’une
révolution islamique dans leur pays étant apaisées, les voisins arabes de l’Iran
donnèrent la priorité aux relations de bon voisinage. L’Iran se rapprocha
également de la Chine et de la Russie pour les questions nucléaires, de
missiles et d’armement, et prit contact avec les pays africains. L’Iran des
mollahs s’ouvrait tandis qu’à l’intérieur du pays le mécontentement
s’amplifiait pour que l’ouverture économique soit accompagnée d’une
libéralisation culturelle et politique. En 1992 et 1994 des émeutes populaires
spontanées à Mashhad, Eslâmshahr, Khorramabad et Qazvin furent réprimées
avec violence pour confirmer les limites de l’ouverture.
L’élection du « libéral » Mohammad Khatami en juin 1997 suscita donc un
espoir immense. Le système politique fut cependant bloqué par une
cohabitation conflictuelle entre le Guide Ali Khamene’i, gardien des
institutions et des dogmes, et l’équipe du nouveau président « réformateur »
qui parlait de « société civile », de « dialogue des civilisations » et des idéaux
de liberté et de justice qui furent ceux de la révolution de 1979. Le nouveau
parti de la Participation (mosharekat) fut organisé à l’échelle nationale.
Malgré un discours au « peuple américain » et des voyages officiels à New
York (ONU), Rome, Paris, Moscou, Tokyo ou Pékin, la consolidation des
relations de bon voisinage avec le monde arabe, un nouveau discours
reconnaissant de facto Israël, et en dépit d’une solidarité morale incontestable
avec les États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001, l’Iran n’a pas
réussi à convaincre. À Washington, on rappelait que ces « réformateurs »
étaient il y a peu des révolutionnaires et même des preneurs d’otages
américains (comme la vice-présidente de la République Masumeh Ebtekar),
des fondateurs du Hezbollah (Mohtashami-Pour), ou d’anciens Gardiens de la
Révolution. Cette hostilité fut confirmée par le discours sur l’état de l’Union
de janvier 2002, quand George W. Bush plaça l’Iran dans « l’axe du Mal »,
avec la Corée du Nord et l’Irak.
Le prétexte, sinon la raison, de cette nouvelle rupture avait été la saisie le
2 janvier 2002 par les Israéliens du Karine A, un navire venant d’Iran et
contenant des armes destinées aux combattants palestiniens. Qui était
responsable de cette opération maladroite en faveur des Palestiniens ? Les
opposants iraniens aux efforts de dialogue du président réformateur Khatami,
ou la duplicité intrinsèque du régime islamique ? Probablement les deux.
Quelques mois plus tard, la crise du nucléaire mit un terme à tout espoir de
normalisation.
La fin du mandat de M. Khatami fut donc une suite d’échecs. Le Centre du
Dialogue des civilisations, objet de toutes les attaques des conservateurs,
cessa de fonctionner sans avoir pu devenir le think tank des nouvelles
relations entre l’islam et le reste du monde. L’occupation de l’Irak et la crise
du nucléaire à partir de 2003 ont fini par venir à bout des espoirs. L’Union
européenne avait repris avec l’Iran un « dialogue global » prévoyant
notamment un accord commercial, mais les contradictions permanentes de
l’Iran incapable de prendre des décisions claires, combinées à la volonté
américaine de renverser le régime islamique ont détruit toute confiance et
rendu vains tous les efforts d’accord international durable dans quelque
domaine que ce soit.
Ces quinze années de reconstruction et de réforme ont toutefois permis un
développement économique, moral et social du pays, tout en mettant en
évidence les limites de l’engagement des leaders iraniens favorables au
changement qui n’ont jamais remis en cause ni même réformé les pratiques
de la République islamique. C’était laisser la porte ouverte aux conservateurs
soutenus par le Guide.

Le retour de l’islamisme radical et l’ouverture américaine (2005-2010)

Le premier mandat de Mahmoud Ahmadinejad marqua la fin du régime


des mollahs et l’arrivée au pouvoir des vétérans de la Révolution et de la
guerre. Ces anciens Pasdarans militants islamistes avaient désormais l’âge,
l’expérience politique, les réseaux et les moyens financiers d’accéder aux
plus hautes fonctions. Cette nouvelle génération d’hommes politiques est
aussi divisée que l’était le clergé. Alors que Mohammad-Bagher Qalibaf,
ancien général pasdar, partisan pragmatique d’une ouverture internationale
était en passe d’être élu président en 2005, la « main de dieu » a donné
l’avantage à Mahmoud Ahmadinejad dont la culture personnelle, les idées
politiques, et le réseau de relations étaient bien différents de ceux qui avaient
gouverné la République depuis sa fondation. Le populisme économique, la
religiosité populaire, le messianisme ultra-chiite proche de la secte Hojjatieh,
le nationalisme de repli, et l’inexpérience des réalités du monde
contemporain des nouveaux responsables servaient les intérêts des
conservateurs, échaudés par l’effervescence et les espoirs de liberté des
années Khatami.
Le retour aux discours révolutionnaires fut analysé aux États-Unis comme
la confirmation que le régime islamique, un moment caché par le réformisme
de façade de Khatami, se révélait tel qu’il était. La même analyse était faite
en Israël. Les deux extrémismes iranien et américano-israélien se sont ainsi
nourris mutuellement dans un contexte international extrêmement lourd, lié
au programme nucléaire iranien. Dans le monde arabe, le discours anti-
israélien et souvent antisémite du président iranien lui conféra par contre une
popularité certaine. L’aboutissement des projets lancés depuis de longues
années a néanmoins permis au président populiste de recueillir le bénéfice
d’une image moderne, scientifique et universelle : lancement d’un satellite,
enrichissement de l’uranium, grands barrages. Cela cachait mal l’absence
d’investissements productifs et la dilapidation des revenus du pétrole, mais
confortait le régime islamique dans sa conviction d’être soutenu par un
consensus national d’autant plus fort que les sanctions de l’ONU sur le
programme nucléaire étaient strictes.
En déclarant dans son message à la nation iranienne du 21 mars 2009
vouloir « établir avec la République islamique d’Iran des relations fondées
sur les intérêts communs et le respect mutuel » et ne pas rechercher un
changement de régime, le président américain B. Obama a brisé un des piliers
de l’idéologie islamique et donné aux élections présidentielles de juin 2009
un véritable enjeu. Les réformateurs, les reconstructeurs et les vétérans de la
guerre n’ont pas réussi à s’unir contre Ahmadinejad qui avait très bien
préparé sa réélection et su s’imposer en utilisant tous les moyens légaux et
illégaux, mais le nouveau discours américain a provoqué un appel d’air qui a
permis à une opposition populaire de s’exprimer avec force. Les nationalistes
iraniens alliés des islamistes contre l’impérialisme américain depuis la
Révolution ont pu rompre cette alliance depuis que la nouvelle politique
américaine n’est plus hostile à l’Iran. Ce mouvement de translation des
nationalistes de l’islamisme vers la communauté internationale était en train
de s’opérer lorsque la « réélection » de M. Ahmadinejad a bloqué cette
nouvelle dynamique politique.
L’ampleur et la constance des manifestations populaires contre la
répression de l’ouverture confirment que l’enjeu n’était pas seulement une
élection, mais un changement politique profond, dans le cadre de la
République islamique si elle était capable de répondre aux demandes des
Iraniens et de la communauté internationale, ou en dehors d’elle. Comme
toujours, les questions de politique intérieure et internationale sont
intimement liées.

Exportation de la révolution et realpolitik

Les principes : indépendance, islam, tiers-monde et mondialisation

Le premier principe de la politique extérieure de la République islamique


est l’indépendance qui fait appel au nationalisme unanimement partagé par
tous les Iraniens. Dans la continuité de la crainte historique d’être encerclé,
envahi, dominé par des forces étrangères, la défense de l’identité nationale
s’est traduite par un réflexe de méfiance et un rejet systématique de tout ce
qui était « étranger », dans tous les domaines. Les États-Unis furent le
symbole de cet ostracisme avec la prise en otage des diplomates américains le
4 novembre 1979. L’Iran trop longtemps humilié rompait avec les
conventions internationales, s’arrogeait le droit de juger la plus grande
puissance du monde qui n’avait pas respecté son indépendance… Pour l’Iran,
ce fut une guerre d’indépendance. Dans le contexte de la guerre froide et trois
ans après la chute de Saigon, cette lutte nationaliste et tiers-mondiste échappa
à ses instigateurs et provoqua des réactions en chaîne, de l’invasion irakienne
de 1980 à la blessure durable de l’opinion américaine et à l’isolement des
Iraniens qui voulaient au contraire entrer de plain-pied dans la
mondialisation.
L’islam est l’autre facette de cette volonté d’indépendance. En affirmant
avec l’ostentation que l’on sait cette identité religieuse, la République
islamique cherchait à être reconnue et respectée dans sa différence culturelle,
à la fois musulmane et chiite. L’exportation d’un islam révolutionnaire,
libérateur, démocratique, capable de donner un idéal nouveau aux combats
des peuples opprimés était sans aucun doute une des convictions profondes
de religieux comme l’ayatollah Hossein-Ali Montazeri (1922-2009) et de
ceux qui ont contribué avec lui à la fondation du Hezbollah et soutenu les
oppositions aux gouvernements des pays musulmans. Dès 1979, le réseau
chiite et tiers-mondiste édifié par Rouhollah Khomeyni pendant ses années
d’exil en Irak fut activé mais se révéla moins efficace que le mouvement
« shiraziste » du nom du leader religieux irakien Mohammad al-Shirazi
(1926-2001) qui avait déjà constitué un réseau islamiste chiite dans les pays
arabes plus efficace que celui de l’État iranien inexpérimenté et trop
« persan » [LOUËR L., 2008].
L’échec de l’exportation de la Révolution a mis en évidence les limites des
ambitions pan-islamistes de Téhéran. Alors que la plupart des pays arabes
sunnites acceptaient de reconnaître de facto l’État d’Israël, l’Iran chiite fit de
la question palestinienne un cheval de bataille pour légitimer sa nouvelle
place dans le monde islamique. La solidarité avec les autres communautés
chiites est devenue la composante dominante de la politique extérieure
iranienne dans le monde musulman.
Le non-alignement fut également un des dogmes fondateurs de la politique
étrangère iranienne. La politique étrangère était symbolisée par des slogans
comme « jang, jang ta piruzi » (« Guerre, guerre jusqu’à la victoire »), « na
sharqi na gharbi, jomhuri-e eslâmi » (« Ni Est ni Ouest, République
islamique »), et surtout « marg par amrika, marg bar israel » (« À bas
l’Amérique, à bas Israël »). Selon les périodes, la France, le Royaume-Uni et
parfois la Russie étaient ajoutés à la liste des nations honnies. La vindicte
s’adressait aux gouvernements et non aux peuples. Jamais les Arabes, les
sunnites, les Juifs ou les Irakiens n’ont fait l’objet de slogans ou discours
hostiles. En affirmant sa volonté de confrontation avec la dernière grande
puissance impérialiste, la République islamique s’inscrivait dans la logique
des pays non alignés, et rejoignait, tardivement, les combats du tiers-monde
qui étaient ceux des leaders de l’opposition au régime du Chah en exil
comme Abolhassan Bani-Sadr, Hassan Habibi, Sadegh Ghobtzadeh ou Mehdi
Chamran. La chute du Chah fut aussi le fruit d’une révolution tiers-mondiste
autant qu’islamiste [HOURCADE B., 1985]. Téhéran participa avec
empressement à la conférence des chefs d’États des pays non alignés de
La Havane en 1979, tout en affichant son opposition à l’influence marxiste ou
soviétique qui dominait alors tous les mouvements de libération.
L’Iran reste enfin un pays riche, pétrolier et prétendant jouer un rôle
international non pas comme un pays du tiers-monde sous-développé, mais
comme une nation émergente au passé prestigieux, agissant à l’égal des plus
grandes nations. Malgré son discours populiste la République islamique a
toujours été consciente de la nécessité de valoriser les relations intimes et
anciennes avec le monde occidental, la culture démocratique si présente
depuis la révolution démocratique de 1906, et le marché international du
pétrole. Tout en affirmant sa volonté d’être membre à part entière
d’institutions comme l’Organisation de coopération de Shanghai pour se
rapprocher de la Russie et de la Chine, l’Iran islamique n’a jamais voulu se
couper de l’Union européenne, et a toujours cherché à normaliser ses
relations avec Washington, condition sine qua non d’un développement
économique et scientifique de haut niveau. Mais jamais la République
islamique, prisonnière de ses conflits internes et de ses slogans n’a été
capable de se donner les moyens de satisfaire ses ambitions légitimes de pays
émergent.

Les pratiques : du légalisme au terrorisme

L’Iran exige d’être traité avec respect (ehterâm) comme une nation
indépendante qui a le droit d’avoir sa propre culture et forme de
gouvernement, mais il y a loin entre ces principes et la réalité d’un pays ne
respectant guère les autres nations. À la décharge de l’Iran, il faut convenir
que la République islamique a dû subir, souvent à raison mais parfois à tort,
la méfiance puis l’hostilité de bien des pays voisins ou lointains.
L’Iran use volontiers de sa longue tradition diplomatique pour affirmer ses
positions sur toutes les scènes internationales. Le légalisme formel de
Téhéran, attaché au respect des plus petits détails du protocole, de la
réciprocité, des coutumes ou des accords, est d’autant plus affirmé qu’il ne
respecte pas lui-même ces convenances en accusant l’autre partie d’avoir la
première enfreint la règle. L’Iran se cache souvent derrière d’autres acteurs
ou principes comme le « peuple » ou la « séparation des pouvoirs » pour
justifier une action qui est en fait directement organisée par le gouvernement
iranien et ses services, comme l’attaque d’ambassades ou l’arrestation/prise
en otage de ressortissants étrangers. Le métier de diplomate en Iran n’est pas
facilité par ces pratiques stériles qualifiées en langage diplomatique
« d’irritantes ».
Pour combattre le « Grand Satan » américain ou plutôt pour tenter de
contenir son influence, la politique constante de la République islamique a
consisté à se placer de façon systématique en face de chaque position des
États-Unis ou de ses alliés partout où cela était possible, en utilisant au besoin
des organisations non étatiques existantes ou créées pour la circonstance.
L’exemple le plus connu est celui du Liban où l’Iran a pu combattre les
armées américaines et françaises avec l’aide du Hezbollah et du Jihad
islamique : attentats de 1983 contre les bases américaine et française de
Beyrouth faisant plusieurs centaines de morts et les nombreuses prises
d’otages.
L’Iran chiite fut rapidement jugé comme responsable ou du moins
instigateur potentiel de nombreuses actions terroristes islamistes, en occultant
ainsi la montée du radicalisme sunnite qui allait aboutir aux attentats du
11 septembre 2001. Pendant près de vingt ans, l’Iran fut cependant l’un des
principaux États acteurs du terrorisme international. La République islamique
est le seul pays du Moyen-Orient avec Israël capable de conduire des actions
meurtrières dans le monde entier. Cette politique de positionnement et de
puissance face à Washington, par l’intermédiaire de groupes non étatiques
locaux, souvent chiites, assistés parfois de conseillers militaires iraniens, est
aujourd’hui surtout active en Irak et en Afghanistan.
La politique étrangère de l’Iran s’est donc construite depuis trois décennies
dans une culture de la confrontation et de double langage, mais force est de
constater l’ampleur des a priori, la désinformation sinon l’hostilité de la
plupart des pays occidentaux et de leurs opinions publiques à l’égard de
l’Iran. Des deux côtés, les facteurs psychologiques occupent une place
inhabituelle, renforcée par la place donnée à Israël dans les questions
iraniennes.

L’ambition : un nouveau tiers-monde

L’Iran n’a jamais vraiment mis en œuvre sa politique de non-alignement,


en raison de la guerre Irak-Iran, de son face à face avec les États-Unis, et de
la priorité longtemps donnée au monde islamique, mais la crise du nucléaire a
montré que Téhéran avait besoin du soutien fiable et du vote des pays non
alignés (Non Aligned Nations, NAM) à l’ONU ou à l’Agence internationale
de l’énergie atomique (AIEA). Après avoir longtemps privilégié une
solidarité islamique qui s’est révélée conflictuelle ou virtuelle, l’Iran a
cherché par tous les moyens à s’attacher les faveurs d’États avec lesquels il
n’a aucune relation traditionnelle ni d’intérêts économiques majeurs : petits
pays isolés, flattés de l’attention d’une grande nation (Comores, Gambie),
pays pauvres sensibles aux investissements et à l’aide au développement
(Sénégal), pays en marge des nations pour atteintes aux droits de l’homme,
ou opposés aux États-Unis (Soudan, Zimbabwe, Cuba, Nicaragua, etc.).
Il s’agit pour Téhéran de reconstituer un tiers-monde, en reprenant l’esprit
de la conférence de Bandoeng (1955) – à laquelle l’Iran participa activement
–, tout en privilégiant la place de certaines nations qui, comme elle, ont
acquis un niveau de développement économique, scientifique et
technologique qui devrait leur donner droit à une place politique adéquate sur
la scène internationale. Le programme nucléaire fait consensus sur ce point
en Iran, comme symbole et moteur d’une réalité industrielle et politique
nouvelle. L’Iran cherche donc à se rapprocher d’autres nations émergentes
qui peuvent avoir des divergences politiques, mais qui ont surtout des intérêts
ou objectifs communs : Indonésie, Vietnam, Algérie, Nigeria, Afrique du
Sud, Brésil, Venezuela, etc. Au-delà d’un soutien immédiat dans le conflit
avec les États-Unis, l’objectif à plus long terme est la place de ces nouvelles
puissances régionales dans les organisations internationales héritées de la
Seconde Guerre mondiale comme le Conseil de sécurité de l’ONU.
La multiplicité des voyages présidentiels iraniens depuis vingt ans montre
combien cette nouvelle orientation géopolitique est devenue une constante
durable de la politique étrangère de l’Iran qui pourrait prendre corps autour
de la question du nucléaire et de la renégociation du Traité de non-
prolifération. Cette ambition néo tiers-mondiste trouve néanmoins ses limites
dans l’image et les pratiques politiques de la République islamique et dans la
place toujours dominante des pays occidentaux en matière économique,
technologique et culturelle pour l’immense majorité des Iraniens.

Le réalisme : pétrole, gaz

L’islam, la révolution tiers-mondiste, l’indépendance nationale occupent


les discours et les médias de Téhéran, alors que le pétrole et le gaz qui
conditionnent depuis un siècle la politique de l’Iran et son avenir semblent
trop importants pour ne pas être traités avec le maximum de discrétion, même
quand les batailles sont dures.
À l’étranger, par contre, on parle souvent de « l’arme du pétrole » que
pourrait utiliser l’Iran en coupant le détroit d’Ormuz ou en refusant de vendre
son pétrole même si ces hypothèses sont largement irréalistes, car l’Iran est
fragilisé par sa dépendance à court terme du marché pétrolier. Le pays n’a en
effet aucune autre ressource exportable que le pétrole, ni aucune autre route
disponible que le détroit d’Ormuz. La prudence est donc la règle et, dans ce
domaine, la République islamique a mis le boisseau sur ses ambitions
révolutionnaires pour insérer ses entreprises ou institutions privées,
religieuses ou publiques, dans les réseaux internationaux complexes, stables
et connus de longue date de l’industrie et des marchés pétroliers. La
République islamique craint en effet que l’arme du pétrole ne soit utilisée
contre elle, comme cela est déjà le cas avec l’embargo imposé par les États-
Unis depuis la loi d’Amato de 1996 (Iran Libya Santions Act, ILSA).
En faisant du golfe Persique la priorité de sa politique de défense, l’Iran est
menaçant mais surtout soucieux d’empêcher les forces étrangères ou des pays
voisins, bien supérieures en nombre et en armements, de bloquer ses
exportations. La principale « arme » économique iranienne reste l’existence
de réserves de pétrole et de gaz parmi les plus abondantes du monde, faciles à
exploiter et à exporter. Une situation de rente qui n’est pas pour inciter
Téhéran, quel que soit son régime politique, à prendre des décisions rapides
car cela lui donne un sentiment d’invulnérabilité. Cette conviction d’occuper
une position dominante et durable interfère de façon discrète, mais bien
réelle, dans les discussions politiques avec les Européens, les Russes, les
Chinois et les Américains.
En participant à des degrés divers au très lucratif marché pétrolier, les
fondations religieuses comme la Fondation des Déshérités ou l’Astaneh Qods
Razavi, les entreprises liées aux Gardiens de la Révolution comme Khatam
ol-Ambia, ou les sociétés liées aux familles des leaders religieux sont bien
insérées dans l’économie mondiale. La gestion des ressources pétrolières
impose donc à la politique étrangère de l’Iran des limites et une rationalité
discrète, tout en lui donnant des moyens et une protection qui expliquent
pourquoi les interventions étrangères contre l’Iran sont en fin de compte
prudentes et mesurées pour éviter de trop perturber le marché mondial de
l’énergie. Ce sentiment d’invulnérabilité apporté par l’héritage géologique
permet à l’Iran de trouver les ressources financières pour gérer ses échecs, ou
pour attendre et ne pas prendre de décision. Alors que certains s’alarment à
Téhéran sur la stagnation de la production et l’urgence de nouveaux
investissements massifs, les partisans de l’isolement font valoir que le pays
économise ses réserves d’hydrocarbures, retarde le peak oil, le début du
déclin de sa production, et aura donc du pétrole en abondance quand il vaudra
dix fois plus cher, dans trente ans.
En raison de sa nombreuse population et de l’amplitude de son territoire,
l’Iran, depuis le milieu du XXe siècle et notamment lors du boom pétrolier
de 1974, a toujours cherché à augmenter ses revenus par la recherche de
cours élevés plus que par l’augmentation de la production, afin de préserver
ses réserves. L’Iran se trouve ainsi en opposition presque constante avec
l’Arabie saoudite et allié du Venezuela ou de l’Algérie.
La National Iranian Oil Company (NIOC), comme toutes les grandes
compagnies pétrolières, dispose d’un réseau commercial et technique
international efficace doté d’une certaine autonomie par rapport au
gouvernement. Les filiales de la NIOC, basées notamment à Londres,
forment une sorte de contre-pouvoir non médiatisé au contraire des
ambassades entravées par des obligations idéologiques et protocolaires
islamiques. Contrairement à la plupart des autres pays pétroliers, l’Iran n’a
pas créé de Fonds souverain et s’est même retiré des quelques
investissements internationaux que le gouvernement impérial avait réalisés
avec les excédents de 1974. Le gouvernement islamique craint en effet que
ses avoirs à l’étranger ne soient séquestrés comme cela fut le cas lors de la
crise des otages américains. Il avait alors fallu des années de discussions,
dans le cadre d’un tribunal arbitral à La Haye créé par les Accords d’Alger
de 1981, pour solder le contentieux financier entre les deux pays [LILLICH R.,
1984]. Pour diminuer le risque, l’Iran place donc ses revenus pétroliers dans
un grand nombre de pays, à court terme, afin de pouvoir disposer des fonds
rapidement. Cette politique au jour le jour est coûteuse et place une nouvelle
fois l’Iran en marge de l’économie mondiale. Grâce à la rente pétrolière et à
l’incontestable culture de bonne gestion de la Banque centrale d’Iran, la
solvabilité des banques iraniennes est restée bonne [COVILLE T., 2002]
jusqu’à ce que les sanctions de l’ONU en 2006 ne bloquent leurs activités
internationales. Malgré une forte inflation, l’économie iranienne a toujours
été assez bien contrôlée par l’État central qui dispose, grâce aux revenus du
pétrole, de moyens d’intervention qui évitent les catastrophes sociales en
assurant un niveau de vie politiquement acceptable.
Les revenus de l’exploitation du gaz sont nuls à cause de l’embargo
américain puis des sanctions internationales liées au contentieux nucléaire
mais reste au cœur d’enjeux diplomatiques actuels : les projets de
liquéfaction et d’exportation de gaz vers l’Extrême-Orient ont été reportés, et
la construction du gazoduc vers le Pakistan et l’Inde toujours en discussion.
La compétition internationale est en effet très forte au sein du pouvoir iranien
entre les partisans d’un gazoduc desservant l’Europe occidentale par un tracé
sud via la Turquie (Nabucco), ou par la Russie en utilisant le réseau IGAT
construit en 1969, ce qui conforterait les relations politiques, nucléaires et
militaires avec le grand voisin du Nord.
Contrairement à un dogme bien établi, il n’est pas certain qu’il y ait une
corrélation directe entre les cours du pétrole et la politique iranienne. Les
facteurs idéologiques, les divisions internes sont telles, que les difficultés
économiques apparaissent comme un facteur secondaire ou seulement
contextuel. Les sanctions économiques imposées par l’ONU depuis 2006 et
l’embargo américain ne semblent pas de nature à infléchir la politique de la
République islamique. Tout au plus, cela a rendu plus pénible la vie
quotidienne des Iraniens.

Diplomatie et politique

La diplomatie iranienne entre tradition et révolution

Les relations diplomatiques de la Perse avec ses voisins proches ou


lointains sont très anciennes. À Ispahan au XVIe siècle, la cour de Chah Abbas
recevait des émissaires de France, d’Angleterre ou d’Asie, mais le réseau
international de la Perse a plus été tissé par la vente des très précieux tapis
persans par les marchands des bazars que par les diplomates et les pouvoirs
politiques. Sous les Qadjars, les relations internationales devinrent plus
formelles avec la nomination en 1819 d’un premier ministre des Affaires
étrangères, Mirza Abd ol-Vahhab Khan Mo’tamed od-Dowleh Neshat. Ce fut
le début d’une tradition belle et fructueuse. La plus belle avenue de Téhéran
reliant le palais royal du Golestan au quartier des premières ambassades
étrangères (Angleterre, Russie, France, Allemagne, Turquie) fut logiquement
dénommée avenue des Ambassades (actuelle avenue Ferdowsi) tandis que
Réza Chah Pahlavi attribua plus tard à ce ministère l’un des plus beaux
bâtiments du nouveau quartier gouvernemental. La place éminente de la
diplomatie dans l’appareil d’État était justifiée par le fait que l’Iran était le
seul État de la région jamais colonisé et indépendant.
La Perse fut ainsi présente dans les conférences internationales. À la fin de
la Première Guerre mondiale, le ministre Vossough od-Dowleh envoya une
délégation à la conférence de Versailles sans y avoir été invité. Cette audace
porta néanmoins ses fruits car elle permit à la Perse d’être le seul pays
musulman membre fondateur de la Société des nations en 1920 ; une
consolation symbolique pour faire oublier l’accord imposé l’année précédente
par la diplomatie britannique faisant quasiment de la Perse un pays sous
mandat [RICHARD Y., 2006]. L’Iran fut familier de l’Organisation des Nations
unies dès sa création en obtenant en 1946 l’évacuation des troupes
soviétiques d’Azerbaïdjan. En 1951, le Docteur Mossadegh prononça à
l’ONU un discours mémorable et émotionnel pour défendre son droit à
nationaliser l’Anglo Iranian Oil Company. Plus tard, tous les présidents de la
République islamique ont continué à utiliser avec émotion ou emphase la
tribune de New York pour dénoncer l’agression irakienne ou le « Grand
Satan » américain.
L’Iran des Qadjars et du début du XXe siècle n’avait de relations qu’avec
les grandes puissances européennes et ses rares voisins indépendants comme
l’Égypte ou l’empire Ottoman. Certains ambassadeurs, peu pressés de résider
dans un pays coupé du reste du monde tardaient même à rejoindre leur poste
[HELLOT, 2008]. Dès le milieu des années 1950, l’Iran impérial de
Mohammad Réza Pahlavi édifia de façon systématique un réseau
diplomatique de tout premier ordre bien adapté à ses intérêts pétroliers et
politiques, étendu à toute l’Europe, y compris aux pays communistes, au
Moyen-Orient, y compris de facto à Israël, et à l’Asie, notamment au Japon.
Cette ambition mondiale du « gendarme du Golfe » s’est ensuite étendue aux
pays non alignés, aux grands pays du tiers-monde (Inde, Chine, Indonésie,
Union sud-africaine) mais aussi à des pays de moindre importance d’Afrique
(Sénégal) ou d’Amérique latine, en privilégiant les pays producteurs de
pétrole (Venezuela). Les relations avec les pays musulmans voisins étaient
souvent minimales. Ce réseau diplomatique était en réalité plus « dormant »
que politiquement actif ; seules quelques ambassades avaient un rôle
stratégique, à commencer par celle de Washington. Celle de Beyrouth était en
charge du contrôle des relations entre les religieux chiites libanais et iraniens,
quant à celle de Bonn, complétée par le consulat de Hambourg, le premier
centre international du commerce des tapis persans, elle était chargée de la
surveillance policière de la Confédération des étudiants iraniens à l’étranger.
Berne et Genève restaient en charge des affaires discrètes de la famille royale
et de la cour.
Cette belle tradition diplomatique fut mise à mal par l’épuration qui suivit
la révolution islamique puis par la réorganisation profonde de ce ministère
stratégique qui devait témoigner de la nouvelle diplomatie volontariste et
idéologique d’un pays en guerre, en conflit avec les États-Unis et cherchant
de nouvelles alliances parmi les pays non alignés. La plupart des
fonctionnaires ont été remplacés par une nouvelle génération de diplomates
révolutionnaires souvent peu expérimentés venant des pays où ils étaient
étudiants ou en exil. Huit ministres se sont succédé entre février 1979 (Karim
Sanjabi) et la stabilisation du ministère avec l’arrivée de Ali-Akbar Velayati
en décembre 1981, après que furent éliminés les opposants libéraux
(Mouvement pour la Liberté en Iran de Mehdi Bazargan et Ebrahim Yazdi) et
de gauche (Abol-hassan Bani Sadr et ses alliés du moment, les
Moudjahédines du Peuple). Après la guerre, entre 1990 et 1997,
A. A. Rafsanjani, alors président de la République, a multiplié les voyages à
l’étranger pour renouer avec les pays arabes voisins, nouer des relations avec
les nouveaux voisins issus de l’implosion de l’URSS, puis implanter un
nouveau réseau diplomatique en Afrique où l’Iran, à l’instar de la Chine,
cherche à avoir une présence active. En poste jusqu’à la prise de fonction de
Mohammad Khatami en août 1997, Ali-Akbar Velayati, médecin ayant
également la nationalité américaine, a construit le nouveau ministère des
Affaires étrangères sans vraiment le réorganiser et en laissant s’accumuler
dans une administration pléthorique et rapidement inefficace, les diverses
strates politiques de l’histoire du nouveau régime islamique et des diverses
factions qui la composent.
Le réseau diplomatique de la République islamique est donc
exceptionnellement dense. En 2009, l’Iran avait des relations avec 99 États,
organisations internationales ou entités comme la Palestine ou le Sahara
occidental. Cette abondance cache souvent l’absence d’ambassadeur résident
ou la longue vacance de poste liée aux incessantes crises avec les pays
occidentaux. Sur les vingt organisations internationales représentées en Iran,
cinq n’ont pas de chef de mission permanent faute d’activité suffisante ou à
cause de difficultés politiques de fonctionnement. Le grand nombre d’accords
de toutes sortes signés avec de petits États pour « acheter » les votes dans les
organisations internationales ne compense pas l’absence ou la faiblesse des
relations diplomatiques avec les pays occidentaux.
Le contraste est grand entre la volonté de l’Iran de participer à toutes les
organisations internationales, dans tous les domaines, pour affirmer sa
position de pays à la fois indépendant, islamique et moderne, et le fait que
Téhéran ou de belles villes comme Ispahan ou Chiraz ne sont presque jamais
le lieu de réunions internationales. Quasiment aucune organisation, même
culturelle ou scientifique, n’organise de conférence en République islamique
en raison de l’interdiction d’accès pour certains pays membres (Israël), de
grandes difficultés protocolaires, ou des obligations vestimentaires imposées
aux femmes, même aux diplomates et membres de gouvernements. Les
seules réunions sont donc limitées au monde musulman (Conférence de
l’Organisation de la Conférence islamique en 1997) ou aux pays de la région.
Téhéran n’est le siège que de l’ECO (Organisation de coopération
économique) refondée en 1985 à la suite de l’Organisation de coopération
régionale qui réunissait depuis 1962 le Pakistan, l’Iran et la Turquie à la suite
du traité de Bagdad (1955) créant l’OTASE qui ambitionnait d’être
l’équivalent de l’OTAN pour l’Asie occidentale, mais n’a jamais eu d’activité
notable. En 1992, l’ECO fut relancée avec l’adhésion des nouvelles
républiques du sud de l’ex-URSS et de l’Afghanistan, pour devenir en fait
une association économique et culturelle des dix pays musulmans non arabes
de la région qui pourrait faire face au Conseil de coopération des pays arabes
du Golfe (CCEAG).
Malgré le très faible nombre de résidents étrangers en Iran, quelques pays
voisins ayant des relations commerciales fortes ou des traditions de relations
bilatérales ont des consulats en Iran : la Russie à Ispahan et Rasht, la Turquie
à Tabriz et Ourmia. Le port de Bandar-Abbas a un consulat d’Inde et des
Émirats arabes unis, Zahedan un consulat d’Afghanistan, d’Inde et du
Pakistan. Mashhad, centre de pèlerinage et porte de l’Asie centrale, abrite des
consulats d’Afghanistan, du Kazakhstan, de Kirghizie, du Pakistan, d’Arabie
saoudite et du Turkménistan. De son côté, l’Iran a également des consulats
dans les pays voisins (Irak, Afghanistan, Arabie, Azerbaïdjan, Turquie,
Émirats, Pakistan, Russie, Turkménistan), et dans quelques pays
d’implantation ancienne ou privilégiée (Allemagne, Italie, Suisse, Royaume-
Uni, Chine).
La diplomatie iranienne reflète toutes les contradictions et paradoxes de
l’Iran islamique. Dans les années de plomb, les ambassades et centres
culturels qui en dépendent furent fortement soupçonnés de protéger les
militants qui s’efforçaient d’exporter la révolution, participaient à des
assassinats d’opposants en exil (notamment en Suisse, à Paris, Vienne ou
Berlin) ou perpétraient des attentats (Paris, Buenos Aires). Dans ces mêmes
ambassades travaillaient d’autres diplomates qui s’efforçaient au contraire de
faciliter les relations avec leur pays de résidence, sans abdiquer leurs idées,
mais soumis au contrôle politique de leurs « collègues » radicaux et à la
surveillance des services de renseignement qui avaient alors la décision finale
en matière « diplomatique ».
La période du « Dialogue des civilisations » (1997-2005) a mis fin aux
actions violentes à l’étranger et favorisé une nouvelle stratégie de discussion.
La tradition diplomatique iranienne a dès lors repris le dessus et confirmé les
compétences et l’émergence d’une nouvelle génération de diplomates.
L’École supérieure diplomatique et l’Institute for Political and International
Studies (IPIS) confirmèrent alors leur rôle de formation et de recherche sur la
politique internationale tandis que se multiplièrent dans le monde entier des
réunions et des rencontres informelles pour rétablir la confiance et imaginer
des sorties de crise, y compris avec les États-Unis et Israël. Après l’arrivée au
pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad, la priorité fut à nouveau donnée au
discours révolutionnaire et à la confrontation, provoquant la mise à l’écart de
très nombreux diplomates expérimentés contraints de travailler dans des
diverses institutions parapubliques comme le Centre de recherches
stratégiques qui dépend du Conseil de sauvegarde des intérêts du régime et
dirigé par Mehdi Rouhani.
L’efficacité de la diplomatie iranienne est en outre handicapée par
l’impossibilité pour les diplomates iraniens d’avoir des rapports étroits ou
amicaux avec les habitants de leur pays de résidence. Les interdits en matière
religieuse, alimentaire et culturelle (serrer la main des femmes) et la
surveillance tatillonne des services de renseignement iraniens privent tout
diplomate iranien de contacts qui pourraient lui permettre de créer un utile
réseau de relation.
Contrairement à ce qui est souvent affirmé comme un héritage national, les
diplomates iraniens ne négocient pas comme des joueurs d’échec. La logique
révolutionnaire leur interdit en effet de faire des compromis, de perdre un
pion pour gagner une tour. Faute de stratégie et d’instructions politiques, ils
sont dans l’impossibilité de jouer la partie et, si par hasard ils la gagnent, de
gérer leur victoire. À la peur d’obtenir un succès qui pourrait être contesté par
d’autres factions jalouses de cette victoire, s’ajoute la culture chiite préférant
la gloire posthume du martyre à la jouissance d’une victoire. Ce « syndrome
d’Ashurâ », s’ajoutant au besoin d’avoir toujours un ennemi, a permis l’unité
des factions islamiques contre les États-Unis mais aboutit à l’immobilisme.
Cet état d’esprit est de plus en plus contesté par les nouvelles génération, les
anciens révolutionnaires de 1979 et certains vétérans de la guerre,
aujourd’hui dans l’opposition, qui ont une vraie culture du résultat et estiment
que le temps est compté pour que l’Iran devienne un pays puissant, capable
de préserver son indépendance.

Qui décide ?

Les textes sont clairs, mais la pratique est plus sombre. L’article 110 de la
Constitution stipule que le Guide de la République islamique exerce les
pouvoirs suprêmes en matière de défense (nomination des commandants en
chef des forces armées, déclaration de guerre ou paix, mobilisation, etc.). Le
chapitre 10 fixe les principes généraux de la politique étrangère (« rejet de
toute forme de domination […] défense des droits de tous les musulmans […]
non-alignement sur les puissances hégémoniques »), mais ne dit rien de
précis sur le rôle du gouvernement et des commandants des forces armées.
L’Assemblée consultative islamique (majles) ratifie les traités et les
conventions internationales (article 77), mais rien n’est dit sur les questions
de défense. Le Conseil des Gardiens de la Constitution, contrôle le caractère
islamique/constitutionnel des lois votées par le Parlement et s’est arrogé le
droit de sélectionner les candidats aux élections mais, jusqu’ici, son pouvoir
ne s’est jamais étendu à la politique extérieure. Quant au gouvernement, il
gère le pays et les ministres sont responsables devant le Parlement.
Figure 9 Le réseau diplomatique iranien

L’Iran a reconnu presque tous les pays du monde à l’exception


d’Israël, sans avoir pour autant des relations diplomatiques formelles
par la nomination d’un ambassadeur ou l’ouverture réciproque d’une
représentation diplomatique.
Source : ministère des Affaires étrangères, Téhéran.

Le processus de prise de décision est soumis à la règle du consensus, selon


la culture cléricale chiite. Les multiples conseils et institutions permettent aux
factions qui se partagent le pouvoir de débattre, mais la décision ne doit pas
provoquer de sécession. Le Guide se contente ainsi d’affirmer le dogme et
d’imposer un accord a minima ne répondant que rarement aux impératifs de
la situation. Ce processus de non-prise de décision prend souvent de longs
mois avant que le gouvernement ne soit parfois contraint de céder in extremis
dans de mauvaises conditions, même à l’époque de l’ayatollah Khomeyni. On
se souvient des dramatiques tergiversations pour mettre fin à la guerre Irak-
Iran, avant de prendre sous la contrainte une décision « aussi amère que du
poison », après que l’armée américaine eut abattu un avion civil d’Iran Air.
En matière de défense, de sécurité et de nucléaire, la politique est débattue
et décidée par le Conseil suprême de la sécurité nationale dont les fonctions
sont définies par le chapitre 13 de la Constitution. Il réunit les ministres
concernés, les chefs militaires et des représentants du Guide, sous l’autorité
du président de la République. Présidé par Mehdi Rouhani jusqu’en 2005,
puis par Ali Lârijani et depuis 2007 par Sa’id Jalili, ce Conseil rassemble des
personnalités ayant un réel pouvoir exécutif et a acquis une autorité renforcée
avec la crise du nucléaire. C’est devenu une des pièces maîtresses pour toutes
les questions de sécurité intérieure (police, renseignement) et extérieure
(armée, action extérieure, industries à usage militaire : missiles,
nucléaire, etc.).
La plupart des analystes considèrent que le Guide exerce vraiment un
pouvoir absolu et qu’il a le dernier mot sur toutes les questions touchant aux
principes de la République islamique et à la sécurité [SADJADPOUR K., 2008].
Ce pouvoir est incontestable pour tous les détails de la vie politique puisque
des « représentants du Guide » sont placés dans toutes les grandes institutions
gouvernementales, militaires, religieuses ou culturelles ainsi que dans toutes
les provinces et départements. Ces missi dominici (namayandeh-ye imam),
plus écoutés que les fonctionnaires, officiers ou gouverneurs concernés,
favorisent une autocensure qui paralyse le fonctionnement du pays.
Le pouvoir du Guide s’exerce à travers le « Bureau du Guide » (Daftar-e
maqâm-e mo’azzam-e rahbari), dirigé par l’ayatollah Mohammad
Golpayegani. Il est organisé comme un gouvernement parallèle et comprend
des centaines de « conseillers » aux statuts et aux pouvoirs mal définis.
Depuis sa prise de fonction après la mort de l’ayatollah Khomeyni en 1989,
le Guide Ali Khamene’i a nommé auprès de lui comme « conseiller spécial »
un grand nombre de personnalités mises à l’écart du pouvoir, mais disposant
encore de quelque influence. Au fil des ans, plusieurs centaines de personnes
entourent et conseillent le Guide sans que l’on sache précisément le pouvoir
réel de chacun, ce qui alimente rivalités et rumeurs. Selon les grâces et
disgrâces, chacun prétend « avoir accès du Guide ». On dit que Ali-Akbar
Velayati, ministre des Affaires étrangères de 1981 à 1997, a eu une influence
décisive en matière de politique étrangère et de défense, tandis que d’autres
rumeurs prétendent le contraire avec la même assurance ou citent d’autres
noms de personnalités censées être très écoutées. Ce constat n’est pas sans
inquiéter quand il s’agit de missiles à longue portée ou d’une éventuelle arme
nucléaire. Cette méthode de gouvernement qui n’est pas sans rappeler les
Cours royales, a renforcé l’autonomie de groupes ou de lobbies mal contrôlés
qui se prévalent de l’autorité du Guide, en abusent et cherchent ensuite à faire
légitimer leur action au nom de l’unité de l’islam ou de la défense des intérêts
« fondamentaux » du régime. Le Bureau du Guide est donc devenu une
cellule assiégée seulement capable de bloquer tout mouvement ou toute
décision qui irait vers un quelconque changement mais incapable d’initiative.
Dans ces conditions, il n’est donc pas certain que le Guide Ali Khamene’i
soit en mesure d’exercer pleinement tous ses pouvoirs constitutionnels. La
République islamique n’est pas seulement une théocratie despotique, c’est
aussi un système mouvant dont personne ne semble maîtriser toutes les
règles. Selon la Rand Corporation [2009a] proche du ministère américain de
la Défense, ou des universitaires comme Wilfrid Buchta [2000] qui a écrit les
meilleures pages sur cette question, les institutions iraniennes fonctionnent
mal, même dans un domaine aussi sensible que la défense, en raison de
l’ingérence constante d’un pouvoir informel insaisissable, combinant
l’influence des relations personnelles, des groupes non étatiques, des notables
religieux et, de plus en plus, des divers services secrets souvent concurrents.
Quand deux politiques s’affrontent, le Guide cherche à éviter la contestation
interne, la division et par un rappel au dogme, ne prend pas de décision, pour
garantir le consensus en paralysant le pays.
Cette méthode qui avait permis à la république islamique de survivre
pendant trente ans semble avoir été rompue en 2009, après la proposition de
dialogue direct offerte par le président B. Obama et par la contestation
populaire. Désormais, ce n’est plus l’impossible consensus mais la division
qui bloque les décisions.
La réélection de Mahmoud Ahmadinejad en 2009 serait-elle le signe d’une
tentative de présidentialisation du régime islamique pour sortir le système
politique de cette incapacité à prendre des décisions et devant l’urgence d’une
réponse à la proposition d’ouverture américaine ? Cette volonté d’ouverture
contrainte irait de pair avec l’amplification du discours idéologique
révolutionnaire, messianique ou apocalyptique et avec le pouvoir accru donné
aux Pasdarans les plus radicaux issus de la Force Qods ou du « Front Ouest »
et aux Bassijis pour réprimer toute opposition interne. Ce « coup d’État » des
forces radicales est souvent interprété notamment par certains think tanks
républicains américains [KHALAJI M., 2008], comme une fuite en avant
idéologique refusant tout compromis. Selon une autre hypothèse, cette
tentative de prise du pouvoir visait à assurer la pérennité du régime, avec un
Guide contraint d’accepter des concessions, notamment sur le nucléaire, pour
répondre à la main tendue de Washington et obtenir un accord de « guerre
froide » garantissant le maintien du régime islamique. L’incapacité de l’Iran à
répondre clairement aux propositions de l’AIEA du 7 octobre 2009 soutenues
par les États-Unis, la Russie et la France sur le traitement de l’uranium
iranien faiblement enrichi laisse à penser que le président iranien a négocié
un accord durant l’été mais n’a pas eu les moyens de l’imposer au Guide qui
avait repris – momentanément ? – de l’autorité et à ses rivaux politiques. La
République islamique serait-elle vouée à l’immobilisme ?

Enjeux et lieux stratégiques


Loin des principes et des idéologies, l’Iran semble gérer sa politique
étrangère de façon « pragmatique » c’est-à-dire de façon incohérente, en
fonction des rapports de forces du moment et des conditions locales. L’intérêt
national que les diplomates iraniens disent rechercher en priorité semble être
différent selon les moments, les lieux, sans vraie continuité ni logique visible,
en fonction des problèmes spécifiques liés à chacun des quinze pays
frontaliers, des intérêts économiques et de l’idéologie islamique. Trois
questions et sept lieux particulièrement stratégiques, symboliques ou
conflictuels, gérés de façon empirique et parfois contradictoire, semblent
dominer la géopolitique de l’Iran et focaliser les conflits, les perspectives et
les enjeux de sécurité :
Figure 10 Lieux et enjeux stratégiques

L’Ouest de l’Iran reste la région la plus importante sur le plan


stratégique car elle concentre la majeure partie de la population et des
ressources. Sur cette frontière se trouvent également les pays les plus
peuplés et puissants ainsi que les populations transfrontalières les plus
nombreuses. Le golfe Persique, avec ses ressources en hydrocarbures,
demeure le territoire le plus fragile ; par cette zone, l’Iran est un acteur
de l’économie mondiale. Vers l’est, les portes sont ouvertes et
incertaines et les conflits plus probables. À l’intérieur du pays, les
enjeux stratégiques majeurs sont les grandes métropoles urbaines.
• · Le pétrole, le gaz et la drogue (opium d’Afghanistan transformé en
héroïne au Pakistan) sont les principales productions du Moyen-Orient.
L’Iran, fort consommateur de chacun de ces produits, est également
partie prenante de cette économie comme exportateur de pétrole et
comme voie de transit de la drogue. Les personnalités politiques et les
diverses factions au pouvoir ont très tôt cherché et obtenu leur part dans
les activités pétrolières. L’Iran sera longtemps dépendant des revenus du
pétrole et du gaz qui constituent donc les enjeux les plus importants pour
les élites comme pour l’État. Pour la drogue, les informations sur le
marché intérieur font défaut, mais le programme national de lutte, en
collaboration avec Interpol et la communauté internationale dont la
France, est bien connu et efficace. La participation des élites politiques à
ce trafic est possible mais inconnue. Ces deux questions combinent
toutes les échelles : locale, liée à la sécurité des pétroliers dans le détroit
d’Ormuz ou à la construction du mur contre les trafiquants de drogue sur
la frontière afghane ; régionale, avec le tracé des futurs oléoducs, des
gazoducs et des routes de la drogue ; mondiale, pour les relations avec
les compagnies pétrolières internationales et l’opposition à l’embargo
américain, ou avec Interpol pour la lutte contre les narcotrafiquants. Les
questions islamiques ont ici peu de place.
· La question sunnite est double. En affirmant le caractère chiite de
l’État, la République islamique a consolidé un bloc politique sunnite
homogène et géographiquement bien localisé (Kurdistan,
Baloutchistan), hostile aux chiites radicaux et favorables aux
Réformateurs. Par ailleurs, l’Iran est perçu comme le maître d’œuvre ou
du moins le bénéficiaire de tout ce qui se passe dans les communautés
chiites de la région. Même si elle est trompeuse, l’image d’un « arc
chiite » reliant l’Iran au Hezbollah du Sud Liban en passant par l’Irak et
la Syrie alaouite et manipulé par Téhéran, structure désormais le champ
géopolitique et le face-à-face entre l’Iran et l’Arabie saoudite.
· Israël est évoqué chaque fois que l’on parle d’Iran, puisque c’est le
premier pays avec lequel la nouvelle République islamique avait rompu
ses relations. Le discours iranien anti-sioniste et parfois antisémite est
largement utilisé par Téhéran comme un moyen de pression sur les
régimes autocratiques arabes, en s’alliant à peu de frais la « rue arabe ».
L’Iran apporte également un soutien financier, politique et militaire au
« front du refus » et aux mouvements palestiniens. Israël, allié des États-
Unis, est donc instrumentalisé comme outil politique dans le champ
idéologique et islamique.
· Plusieurs territoires sont devenus des enjeux de première importance :
1. Les provinces kurdes, parce que la « Question kurde » est un des
problèmes anciens et cruciaux du Moyen-Orient. Le souvenir de la
République autonome de Mahabad en 1946 reste dans les mémoires. Ils
ont surtout été violemment combattus dès 1980 par les groupes
politiques islamistes chiites radicaux, très influents dans le
gouvernement formé par M. Ahmadinejad en 2009. Le problème kurde
est de nature à provoquer un conflit local avec l’Irak où les provinces
kurdes sont autonomes.
2. Au Baloutchistan, la combinaison des facteurs locaux (éloignement,
sous-développement, tribalisme, sunnisme), du trafic de drogue et de
l’islam radical sunnite (Talebans, al-Qaida) engendre une tension
permanente. Les États-Unis, accusés d’avoir aidé ces groupes
extrémistes sunnites il y a plusieurs années, se présentent aujourd’hui
comme des alliés potentiels de l’Iran dans la lutte contre al-Qaida.
3. Le golfe Persique demeure le territoire au potentiel conflictuel le plus
grand. Cette Méditerranée du Moyen-Orient voit s’opposer les deux
rives, sunnite et chiite, arabe et persane. Toute coopération régionale
semble utopique, mais l’intérêt commun impose une cohabitation entre
l’Iran et l’Arabie pour garantir la sécurité des exportations de pétrole.
L’expérience de la guerre Irak-Iran et de celle du Koweït a eu un effet
dissuasif certain, mais elle rappelle aussi que le pire n’est jamais exclu.
Les prétextes de conflits ne manquent pas entre le tracé de la frontière
du Shatt el-Arab, à nouveau remis en cause par l’Irak en 2008, le détroit
d’Ormuz « protégé » par de très nombreux missiles de part et d’autre ou
les trois îles de Tomb et Abu-Musa revendiquées par les Émirats.
4. Téhéran et les grandes villes d’Iran comme Mashhad et Ispahan sont
devenues de nouveaux enjeux stratégiques car elles concentrent de
grandes masses de population sensibles aux influences internationales.
La capitale monopolise les relations internationales et son contrôle
constitue donc un enjeu de sécurité primordial. Cette situation politique
a été anticipée par l’Armée des Gardiens de la Révolution qui a installé
depuis 2006 un commandement dans la capitale et un autre à Karaj, en
charge des banlieues. Ce n’est pas un hasard si Yahia Safavi, ancien
commandant en chef des Pasdaran a consacré à Téhéran un volume
entier de sa Géographie militaire de l’Iran (1381/2002).
5. L’Irak avec ses conflits internes est toujours perçu comme une forte
menace potentielle même si le gouvernement chiite de Bagdad est
désormais ami de l’Iran. L’essentiel des forces armées conventionnelles
reste donc massé dans l’ouest du pays pour faire face également aux
troupes américaines qui se trouvent depuis 2003 sur la frontière
iranienne.
6. À l’est, le danger est encore potentiel, mais il est considéré à Téhéran
comme plus grave, car l’Iran n’est pas en mesure de faire face seul à la
menace Afghane et Pakistanaise si les radicaux sunnites l’emportaient
dans ces deux pays. Plus à l’est se trouvent par contre les opportunités
économiques et politiques offertes pas les pays d’Asie qui sont devenus
les principaux partenaires économiques de l’Iran et qui commencent à
affirmer leur soutien politique, comme la Chine dans la crise nucléaire.
7. La Caspienne, les régions du Caucase et d’Asie centrale ne sont pas
des zones de conflit potentiel impliquant l’Iran, même si Téhéran a joué
un rôle important dans le conflit du karabak entre l’Arménie et
l’Azerbaïdjan et dans la guerre civile du Tadjikistan. Le voisin russe est
en effet trop proche, trop puissant et trop influent pour admettre une
quelconque contestation sur ses marges ou sur le partage des eaux et des
fonds de la Caspienne.
· Les relations avec les États-Unis comme la question du nucléaire et les
menaces de bombardement des sites atomiques ne sont pas des
problèmes ponctuels pouvant être résolus isolément, mais des données
fondamentales, dont la gestion sur le long terme montrera si l’Iran
prend, ou non, les moyens de devenir une puissance émergente.
De l’Irangate de 1983 quand les États-Unis – et Israël – cherchaient une
issue au conflit en vendant des armes à l’Iran en guerre, au Dialogue des
civilisations de Khatami en 1997, jusqu’aux provocations et aux tentatives de
compromis de Mahmoud Ahmadinejad, la politique étrangère iranienne
stagne et la force du pays tient plus à son existence même, à sa population
nombreuse, son pétrole et sa société dynamique, qu’à la politique de son
gouvernement. En 2010, on ne voit toujours pas les prémisses d’une politique
extérieure constructive qui corresponde aux besoins de développement du
pays et aux attentes de la population. Les opportunités pour sortir des
impasses ont été nombreuses, mais la République islamique n’a jamais trouvé
les moyens de les saisir à son profit. Le régime islamique n’a jamais trouvé
les moyens ou le courage d’éviter qu’un islam trop révolutionnaire ou qu’un
nationalisme trop exacerbé ne vienne faire échouer une dynamique nouvelle.
La République islamique peut-elle changer de politique comme l’ont fait les
États-Unis ?
Seconde partie

Les trois cercles de la géopolitique iranienne


Aux trois composantes, nationale, islamique et internationale, de l’identité
de l’Iran correspondent trois « cercles » géographiques : les pays frontaliers,
le monde islamique et le reste du monde.
Le premier cercle des quinze pays frontaliers – par terre ou par mer – est
celui où l’Iran se comporte d’abord comme une nation, définie par ses
frontières. La plupart de ces États appartiennent aussi au monde islamique,
mais la politique de l’Iran persan à leur égard reste plus marquée par des
relations de voisinage, parfois conflictuelles, que par la fraternité des peuples
musulmans. La guerre Irak-Iran est là pour le rappeler. La Russie fait partie
de ce cercle des pays voisins même si elle est également présente dans toutes
les autres dimensions de la politique étrangère de l’Iran.
Le cercle du monde musulman s’étend bien au-delà des pays proches, avec
des relations fondées en premier sur l’idéologie. Le lien avec ces États est
d’autant plus stratégique que la République iranienne se définit comme
islamique. Malgré son identité chiite minoritaire, l’Iran entend trouver sa
place dans l’Umma, dans la communauté des Croyants pour s’affirmer
comme un des États leaders d’un ensemble géographique dont les citoyens
ou sujets, sinon les gouvernements, sont opposés à Israël. Dans ce cercle
islamique, l’Iran
chiite rivalise avec l’Arabie saoudite sunnite tandis que montent en
puissance les Talebans, al-Qaida et l’intégrisme sunnite.
Figure 11 Les trois cercles de la géopolitique iranienne

Les quinze pays frontaliers de l’Iran, par terre ou par mer/lac, sont
des pays musulmans à l’exception notable de l’immense Russie et de
l’Arménie, mais le vaste monde islamique est devenu depuis 1979 un
nouvel espace idéologique et géopolitique pour la République islamique.
Comme producteur de pétrole, farouchement indépendant et pays
émergent, l’Iran entend également jouer un rôle mondial.
Le troisième cercle est celui de la mondialisation. Il est immense et
hétérogène mais, du point de vue iranien, il est uni par un certain exotisme.
C’est kharej, l’étranger. L’Occident y occupe une place centrale avec ses
deux pôles européen et américain également craints, honnis et surtout
admirés. La Chine, le Japon, l’Inde et l’Asie méridionale sont perçus comme
proches, tandis que le tiers-monde africain ou latino-américain dessine la
nouvelle frontière. Comme la Russie, les États-Unis interviennent également
dans les autres cercles, comme voisins de l’Iran, par leur présence militaire
aux frontières, et comme un acteur du monde islamique, par leur soutien à
Israël.
Les hommes politiques iraniens, les diplomates, les militaires et les
Gardiens de la Révolution ont l’habitude de composer avec ces diverses
logiques et échelles emboîtées. C’est le cas de Mohsen Rezaei, ancien
commandant en chef des Gardiens de la Révolution de 1981 à 1997, qui a
analysé dans un livre consacré à l’Iran puissance régionale de l’Asie du Sud-
Ouest [REZAEI M., 2005], les enjeux de sécurité du pays en inscrivant chaque
question stratégique dans son contexte dominant : islamique quand il s’agit
de Palestine et d’Israël, national s’il est question de frontières, et international
si l’enjeu est le pétrole. Les ambitions sont claires et les oppositions
évidentes, mais la République islamique, qui se situe volontiers au centre du
monde, a-t-elle les moyens de s’imposer comme un partenaire des équilibres
internationaux ? Son image semble plutôt celle d’un État aux potentialités
incontestées, mais trop faible et trop contesté à l’intérieur comme à
l’extérieur pour être fiable. L’Iran islamique est assez fort pour déstabiliser
ses voisins, le monde islamique et même le marché mondial de l’énergie. La
géopolitique de l’Iran s’inscrit également dans un long terme qui dépasse la
République islamique.
Chapitre 6

L’Iran et ses voisins


Aucun pays au monde n’a été victime ou acteur d’un aussi grand nombre
de guerres sur son territoire ou à ses frontières que l’Iran depuis trente ans :
guerre Irak-Iran (1980-1988), occupation du Koweït par l’Irak (1990), suivie
par l’opération Desert storm de la coalition internationale pour libérer
l’émirat, avant que les États-Unis et ses alliés ne renversent le régime irakien
dans le cadre de la guerre contre le terrorisme (Iraqi freedom, 2003), après
avoir chassé les Talebans d’Afghanistan en 2001. L’invasion soviétique de
l’Afghanistan de 1979 avait entraîné un afflux massif de réfugiés afghans en
Iran avant que le trafic de drogue ne provoque une véritable guerre aux
frontières orientales de l’Iran. Entre-temps, la chute de l’URSS avait
déclenché des conflits locaux dans les ex-républiques soviétiques, poussant
l’Iran à soutenir l’Arménie chrétienne contre l’Azerbaïdjan chiite dans le
conflit du Haut Karabakh et à mettre fin à la guerre civile du Tadjikistan.
L’instabilité au Pakistan a facilité, quant à elle, les actions terroristes sunnites
sur le sol iranien. Les États-Unis sont enfin devenus des voisins inquiétants
pour l’Iran qu’ils ont pourtant libéré des Talebans et du régime Baathiste de
Saddam Hussein. Cette présence militaire étrangère a accéléré l’accumulation
des armes sur les deux rives du golfe Persique, ce qui accroît les tensions et
ne favorise pas la construction d’un système de sécurité régionale collective.
Cette longue liste justifierait à elle seule le sentiment d’encerclement
qu’ont les Iraniens quand ils constatent leur position géopolitique [LOWE R.,
SPENCER C., 2006]. Le cercle des pays voisins, souvent hostiles ou rivaux,
touche bien plus les Iraniens que les grandes questions liées à l’islam
politique ou aux stratégies américaines, mais les relations commerciales ou
culturelles de l’Iran avec ses voisins restent très limitées, en dehors des
pèlerinages à La Mecque, à Nadjaf et à Kerbala, et bien sûr de Dubaï devenu
la « capitale économique » de l’Iran.
L’Iran et ses quinze voisins
Avec 8 731 kilomètres de frontières dont 2 700 maritimes, l’Iran est, après la Russie, l’État
qui a le plus grand nombre de pays frontaliers. En plus des frontières terrestres avec sept pays
(Irak, Turquie, Arménie, Azerbaïdjan, Turkménistan, Afghanistan et Pakistan), l’Iran est
également frontalier des pays riverains de la mer Caspienne qui est juridiquement un lac (Russie,
Kazakhstan) et avec les pays arabes de la rive Sud du golfe Persique dont le statut est particulier.
Les frontières avec le Koweït, l’Arabie saoudite, Bahreïn, le Qatar, les Émirats arabes unis et
Oman ont en effet été définies avec précision (ou devraient l’être) pour le plateau continental
riche en pétrole et en gaz. Les cartes officielles iraniennes incluent toujours la mer Caspienne et
le golfe Persique, sans en préciser les limites, pour bien montrer que ces territoires maritimes ne
sont pas vraiment internationaux, et font bien partie de l’Iran.

Une nation et des frontières floues

Le consensus politique est fort sur le caractère intangible des frontières


actuelles. La délimitation des frontières avec les Empires ottoman, russe et
britannique se fit au cours du XIXe siècle à la suite de guerres dont l’Iran ne
sortit pas vainqueur. Ces territoires perdus ne comptent plus guère dans
l’imaginaire national iranien car les frontières actuelles du pays
correspondent assez bien à ce qui a toujours été le cœur de la Perse, c’est-à-
dire du monde iranien occidental. Le traité de Zohab (1639) sanctionna
l’abandon de la Mésopotamie par les Safavides qui avaient centré leur empire
autour d’Ispahan. Les traités d’Erzurum (1823 et 1847) confirmèrent cette
frontière orientale de l’Iran, qui est aussi celle du plateau iranien [DJALILI M.-
R., 2005 ; MOJTAHEDZADEH P., 2006].

Pays Longueur de la frontière, en kilomètre


Irak 1 609
Turquie 486
Azerbaïdjan 767
Arménie 40
Turkménistan 1 206
Afghanistan 945
Pakistan 978
Littoral de la mer Caspienne 657
Littoral du golfe Persique 2 043
Total 8 731

La conquête de la Transcaucasie (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan du Nord)


par les Russes ôta aux Qadjars ces provinces prospères (traité de Golestan,
1813) et ouvrit à Moscou les portes de la Perse. Le traité de Turcomanchay
(1828), imposé au prince Abbas Mirza, considéré par les Iraniens comme un
diktat confirma le tracé de cette frontière du Nord mais n’empêcha jamais les
Russes puis les Soviétiques d’occuper le Nord de l’Iran à de multiples
reprises jusqu’en 1946. À l’est de la Caspienne, le tracé de la frontière du
Turkestan fut négocié et fixé par le traité de Téhéran (1881). En 1921, un
accord général entre l’Iran et l’Union soviétique confirma ces limites et fixa
le statut lacustre de la Caspienne. Le tracé de la frontière orientale de la Perse
avec l’Afghanistan et l’Empire britannique fut défini pour la partie Nord par
le traité de Paris (1857) qui consacrait la défaite iranienne dans la guerre de
Hérat, et par plusieurs accords avec l’empire des Indes à la suite de plusieurs
longues missions communes de délimitation et de bornage au Baloutchistan
et au Sistan. Les frontières maritimes du golfe Persique furent négociées avec
l’Arabie, le Qatar et Bahreïn avant que les Britanniques ne se retirent le
1er décembre 1971 de la Côte des pirates (Trucial coast) qui devint alors les
Émirat arabes unis.
De multiples accords ont réglé par la suite les erreurs, les incohérences ou
les revendications locales, à l’amiable ou parfois après quelque exhibition
militaire, mais l’Iran est depuis un siècle satisfait de ses frontières et compte
bien qu’il en soit de même pour ses voisins. Il n’a aujourd’hui aucune
revendication territoriale et seuls subsistent deux contentieux officiellement
réglés, mais réveillés par les parties adverses pour justifier des tensions : le
Shatt el-Arab avec l’Irak et les trois îlots de Grande Tomb, de Petite Tomb et
d’Abu-Mussa, avec les Émirats arabes unis.
Quand la Perse était un empire, les frontières et le statut des populations
vivant sur les marges ne posaient pas de problème existentiel au pouvoir
central qui n’exigeait pas de sujétion totale, ce qui n’était pas le cas pour un
État-nation désormais défini par ses frontières et confronté au nationalisme de
ses nouveaux États voisins, eux-mêmes issus du démantèlement des empires
ottoman, britannique ou russe. Avec ses nombreuses populations
transfrontalières, les frontières internationales de l’Iran passent en quelque
sorte à l’intérieur de l’Iran, mais également à l’intérieur des États voisins.
Malgré des frontières politiques internationales reconnues, l’Iran a des
frontières humaines floues.
En donnant une place aussi stratégique aux relations avec les États-Unis, la
République islamique a accru considérablement l’importance d’une seizième
frontière, celle de l’espace médiatique et des aéroports. La multiplication des
aéroports internationaux (Mashhad, Ispahan, Chiraz, Bandar-Abbas, Tabriz) a
créé des frontières internationales nouvelles et sensibles à l’intérieur même
du pays. Pour le gouvernement islamique, ce sont des points stratégiques de
dispersion des influences étrangères. Si la plupart des aéroports de province
ne desservent qu’un nombre limité de pays voisins facilement contrôlables,
ceux de Téhéran (Mehrabad, et Imam Khomeyni) avec 3 millions de
passagers internationaux par an représentent un enjeu crucial. Pour être en
mesure de sécuriser cette nouvelle frontière politique ou plutôt idéologique,
l’armée des Gardiens de la Révolution a occupé de force le 8 mai 2004 le
nouvel aéroport international Imam Khomeyni pour s’imposer comme
gestionnaire à la place de l’entreprise privée, à majorité turque, qui avait
obtenu le marché.
Les télévisions et radios en persan émettant depuis Los Angeles ou depuis
l’Europe orientale et les innombrables sites Internet sont autant de vecteurs
médiatiques dont l’influence est considérée comme stratégique par le régime
islamique même s’ils sont loin de toucher également tous les Iraniens et
toutes les provinces. L’enjeu de cette frontière culturelle et médiatique n’a
pas échappé au gouvernement qui a développé ses moyens de contrôle des
médias et du champ culturel. Régulièrement, la police détruit les antennes
paraboliques des télévisions par satellite. L’armée a créé en 2006 un
département chargé de la guerre culturelle tandis que les Gardiens de la
Révolution ont construit des systèmes d’écoute téléphoniques, de brouillage
des téléphones portables ou des émissions de télévision par satellite, et de
contrôle d’Internet. Ces frontières virtuelles sont devenues des enjeux de
sécurité pour un gouvernement qui souhaite contrôler, sinon fermer, toutes
les frontières géopolitiques, politiques et médiatique pour se protéger de
« l’agression culturelle occidentale ».
Les grands rivaux : la Turquie et l’Irak

La Turquie et l’Irak sont les seuls rivaux régionaux de l’Iran par leur
population nombreuse, leur développement social et culturel, leurs ressources
économiques et leur passé politique. L’Arabie ne rivalise avec l’Iran que dans
le domaine religieux et pétrolier.

La Turquie, modèle de développement

Sous les Qadjars, Istanbul fut pour la Perse la porte de l’Europe, le refuge
des intellectuels et des hommes politiques chassés par l’obscurantisme et le
despotisme de la Perse endormie. Les Turcs azéris de Tabriz étaient
nombreux dans l’empire ottoman et faisaient de cette grande ville où vivaient
de nombreux Arméniens et chrétiens chaldéens, la capitale internationale du
pays en relation avec les Russes de Bakou et les Géorgiens de Tbilissi. Cette
association entre Turquie et modernité reste d’actualité puisque les grandes
entreprises turques s’imposent en Iran tandis que les Iraniens, fuyant
l’austérité islamique, vont en nombre passer leurs vacances à Antalya ou dans
les villes turques.
Avec seulement 484 kilomètres de frontière commune avec l’Iran, la
Turquie contemporaine reste héritière de l’Empire ottoman par ses ambitions
régionales et s’impose comme la rivale de l’Iran. L’accord de janvier 1932
avait mis fin aux très nombreux contentieux locaux que la Première Guerre
mondiale avait ravivés en provoquant des massacres de chrétiens, l’afflux de
réfugiés arméniens fuyant le génocide, et le soulèvement de tribus kurdes.
Réza Chah Pahlavi qui se rendit en Turquie en juin 1934 trouva dans
Mustapha Kemal Atatürk un modèle pour moderniser le pays et changer les
cultures religieuses traditionnelles. Ces bonnes relations formalisées par le
traité de Saadabad (1937), signé également par l’Irak et l’Afghanistan, furent
confirmées après la Seconde Guerre mondiale avec l’appui des États-Unis qui
ont cherché à renforcer les capacités militaires de ces deux pays frontaliers de
l’URSS. Ces efforts de coordination militaire (pacte de Bagdad de 1955
créant le CENTO – Central Treaty Organization – entre l’Iran, la Turquie,
l’Irak et le Pakistan) n’ont guère eu de suite pratique.
La Turquie est restée prudente et neutre pendant la Révolution islamique
dont l’idéologie et l’antiaméricanisme allaient à l’encontre de ses valeurs et
alliances. Les troubles dans les provinces kurdes, l’afflux de réfugiés et de
déserteurs iraniens et la propagande islamiste de Téhéran imposaient à la fois
fermeté et pragmatisme à Ankara pour éviter toute confrontation inutile. La
visite du président Rafsandjani en avril 1990 permit de limiter les
malentendus et d’affirmer l’identité de vue des deux États contre la création
d’un État kurde en Irak, mais il fallut attendre 2001 pour que des échanges de
visites de haut niveau permettent la construction de relations fortes. Les
échanges commerciaux passèrent de 1 milliard à 6 milliards de dollars en six
ans, mais ils furent souvent entravés par des réactions nationalistes iraniennes
comme l’annulation des contrats de téléphonie mobile (Turkcell) et de
gestion du nouvel aéroport de Téhéran (TAV), entraînant l’annulation du
voyage du président Khatami à Ankara en 2004.
L’arrivée au pouvoir à Ankara du Parti islamiste de la justice et du
développement, AKP, en 2002, a favorisé les déclarations communes de
bonnes relations, en particulier dans le cadre de l’Organisation de coopération
économique (ECO) et le développement des échanges économiques, sans
pour autant réduire la méfiance et les incidents. Les ambitions rivales des
deux pays dans la région concernent notamment Israël, la Syrie, la question
kurde (l’Iran est accusé d’abriter des bases arrières du Parti des travailleurs
du Kurdistan, PKK), le conflit Arménie-Azerbaïdjan, la coopération militaire
avec les États-Unis dans le cadre de l’OTAN et le transport du gaz vers
l’Europe occidentale. Retour de l’empire Ottoman ?
L’ouverture de la Turquie vers l’Europe et la mise en service en 2006 de
l’oléoduc Bakou-Tbilisi-Ceyhan favorisant la position turque en Asie centrale
ont marginalisé un Iran sous-industrialisé et incapable de tenir ses
engagements économiques. Téhéran, soumis à l’embargo américain, ne peut
pas exploiter le gisement de South Pars et livrer à la Turquie les quantités de
gaz prévues ni s’engager dans le projet Nabucco destiné à ravitailler
l’Europe. Les premières livraisons via le nouveau gazoduc ouvert en 2003
ont été interrompues, contraignant l’Iran à importer du gaz d’Azerbaïdjan et
du Turkménistan pour honorer malgré tout ses engagements. Des accords
« swap » qui font de l’Iran un simple transporteur de gaz.
Face à la Turquie industrialisée et ouverte au marché international, l’Iran
islamique prend conscience de l’ampleur de son retard. Près d’un tiers des
importations iraniennes passe par la Turquie, donnant au poste frontière
routier de Bazargan un enjeu stratégique comparable au détroit d’Ormuz pour
l’approvisionnement du pays. La Turquie n’est pour Téhéran ni ami, ni
ennemi, et ne représente pas un risque militaire contrairement à l’Irak, mais
cette compétition concerne en revanche le domaine politico-religieux puisque
le succès de l’islam politique pro-américain à la turque interpelle l’islam
révolutionnaire iranien.

L’Irak, pays chiite frère et incertain

L’Irak, indépendant depuis 1932, ressemble par bien des points à l’Iran :
riche en pétrole, multiethnique, à majorité chiite, héritier d’une civilisation
antique et islamique, en relations étroites avec les pays industrialisés. Seul
État arabe ayant une frontière terrestre (1 609 kilomètres) commune avec
l’Iran, l’Irak indépendant a rarement été en bons termes avec l’Iran, mais la
dissuasion réciproque a longtemps assuré un statu quo méfiant. Dans les
années 1970, l’ambition des deux régimes, impérial et baathiste, a fait de ces
deux pays émergents des rivaux puis des ennemis, l’un regardant vers
Moscou et l’autre vers Washington. De 1971 à 1975, Téhéran soutint
militairement la révolte des Kurdes d’Irak avant de les abandonner. Les
intérêts pétroliers communs obligeaient les deux pays à une certaine réserve.
Cet équilibre instable fut rompu par la Révolution islamique. La nouvelle
république menaçait doublement l’Irak baathiste dans le domaine religieux en
affirmant que l’ayatollah Khomeyni était le leader de tous les chiites et sur le
plan politique en prônant la démocratie et le renversement des despotes. Il est
cependant probable que la décision de Saddam Hussein d’envahir l’Iran fut
motivée par l’opportunité de prendre possession de la province pétrolière
iranienne du Khuzistan, ce qui aurait fait de l’Irak le premier producteur
mondial de pétrole. Il comptait sur le silence des monarchies arabes qui
craignaient également la révolution de la Perse voisine. La désorganisation de
l’armée iranienne rendait possible une victoire facile et la crise des otages
américains ouvrit la possibilité pour l’Irak de devenir un interlocuteur
privilégié des États-Unis. Le prétexte de la guerre fut la dénonciation de
l’accord d’Alger de 1975 sur la frontière du Shatt el-Arab et l’occupation des
îles de Tomb et Abu-Musa par l’Iran impérial en 1971. Ce fut le début d’une
guerre imposée pour l’Iran et d’un drame sans fin pour l’Irak.

Le Shatt el-Arab/Arvand rud, symbole ou enjeu stratégique ?


Le Shatt el-Arab (Arvand rud en persan) est le débouché sur le golfe Persique du Tigre, de
l’Euphrate et du Karun. Sur ce bras de fleuve long de 200 kilomètres se trouve le très ancien port
de Mohammara (actuel Khorramshahr) dont le sheykh arabe local prêtait allégeance au chah de
Perse alors que son voisin et rival de Bassorah regardait vers Bagdad. Cette rivalité frontalière
locale entre deux villes portuaires a pris une nouvelle dimension quand fut construite en 1908 sur
ce fleuve frontalier, Abadan, la plus grande raffinerie et le premier port pétrolier du monde au
début du XXe siècle. Désormais, le tracé de la frontière entre la Perse/Iran et l’empire
Ottoman/Irak le long de ce petit fleuve navigable large d’environ 200 mètres, unique débouché
maritime de l’Irak, fut l’objet de débats et de conflits qui concernaient le monde entier.
Le protocole de Constantinople (1913) plaçait la frontière sur le thalweg au niveau de
Mohammara, mais donnait aux Ottomans la totalité du fleuve en aval, obligeant les navires
iraniens, notamment les pétroliers à passer en territoire étranger pour rejoindre la haute mer. Les
arrangements signés en 1914 par les Britanniques (propriétaires du port d’Abadan via l’Anglo
Iranian Oil Company) avec les Ottomans puis le nouvel État irakien permirent de trouver un
modus vivendi. Le pacte de Saadabad (1937) fixa la frontière au thalweg, mais sur toute la
longueur du fleuve, ce qui n’empêcha pas les désaccords de se poursuivre. Le pacte de Bagdad
(1955) devait être durable mais fut dénoncé en 1959 par le gouvernement militaire de Abdel
Karim Qassem,
L’enjeu était moins économique que politicien, puisque la construction dans les années 1960
des terminaux pétroliers de haute mer à Kharg pour l’Iran, à Fao et Khor al-Umariya pour l’Irak
rendait moins stratégique cette voie d’eau pour exporter le pétrole. Après que Saddam Hussein
eut à nouveau rejeté le principe de la limite du thalweg en 1969, les accords d’Alger de 1975
semblaient clore définitivement cette dispute avant que leur nouvelle dénonciation par l’Irak en
1980 ne serve de prétexte à la guerre Irak-Iran. En août 1990, une lettre du président iranien
Rafsandjani confirma son acceptation de la résolution 598 de Conseil de sécurité mettant fin à la
guerre Irak-Irak et validant l’accord d’Alger.
L’affaire n’est pas terminée, puisqu’en 2008, le président irakien Talabani signalait
amicalement à son voisin iranien qu’il fallait revoir l’accord d’Alger car les alluvions du fleuve
avaient changé la forme des berges et donc la position de la ligne de thalweg… Le Shatt el-Arab,
encombré d’épaves de navires coulés pendant la guerre n’est plus navigable et le port de
Khorramshahr est fermé au trafic. L’Arvand rud fut une affaire pour les juristes, un symbole
pour les politiciens et une épopée pour les militaires, mais jamais une cause nationale.
La guerre fratricide (1980-1988)

Ce conflit entre deux pays voisins à majorité chiite fut sans précédent dans
l’histoire du Moyen-Orient moderne. L’attaque du 22 septembre sur trois
fronts à Qasr-e Shirin, Mehran et Susangerd, fut surtout concentrée sur cette
dernière localité, mais, sauf quelques cas isolés, l’armée irakienne ne fut pas
accueillie en libératrice et ne réussit pas la progression rapide espérée. La
communauté internationale, considérant peu ou prou que l’Iran était
moralement l’agresseur en ayant pris en otage les diplomates américains,
réagit timidement le 28 septembre 1980 avec la résolution 479 de l’ONU
demandant un cessez-le-feu immédiat mais sans exiger de l’Irak le retrait des
territoires occupés. L’Iran fit face à cette « guerre imposée » ou à cette
« guerre de défense sacrée » (noms sous lesquels elle est connue en Iran) par
une mobilisation nationale quasi unanime, puis organisa avec difficulté ses
forces armées désorganisées par la Révolution pour contre-attaquer puis
libérer la quasi-totalité de son territoire en écrasant l’armée irakienne à
Khorramshahr (20 mai 1982, après l’offensive de Beyt al moqadas). Saddam
Hussein demanda un cessez-le-feu, mais devant le refus de la communauté
internationale de condamner l’agresseur, et malgré la proposition saoudienne
de payer à l’Iran les dommages de guerre, l’ayatollah Khomeyni décida de
poursuivre la guerre qui se déroula alors surtout en territoire irakien.
L’occupation du Liban par Israël en juin 1982 ajouta à la conviction iranienne
qu’il fallait poursuivre le combat, sur le plan idéologique et ouvrir un second
front au Liban.
La guerre nationale contre l’envahisseur devint ainsi islamique. En
soulignant dans les slogans que « la route de Jérusalem passe par Kerbala »,
lieu de l’Ashura, du martyre de l’imam Hossein en 680, l’Iran passait d’une
« guerre imposée », à une fuite en avant idéologique, contre « l’oppression
mondiale », où le culte des martyrs prit une place dominante, envahissant la
culture, les médias, les arts et le paysage urbain de l’Iran, sans d’autre espoir
que la mort et la gloire dans l’au-delà [CHELKOWSKI P., 1999]. En Irak,
l’union nationale, forcée, se faisait contre les « mages », en référence
péjorative aux zoroastriens d’Iran.
Cette seconde phase de la guerre sur le territoire irakien, dans le golfe
Persique et avec usage de missiles à moyenne portée contre les villes, devint
internationale, car ce qui devait être une courte bataille se muta en un conflit
sans fin, perturbant le marché international du pétrole. Pour éviter que l’un
des belligérants ne l’emporte et domine la région, les Occidentaux livrèrent
des armes aux deux camps : après avoir détruit le centre nucléaire irakien de
Tamuz (septembre 1982), Israël livra des armes à l’Iran, de même que les
États-Unis (scandale de « l’Irangate »). Les pays arabes qui apportaient leur
soutien financier et politique à l’Irak se regroupèrent en mai 1981 dans un
Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCEAG), mais sans
intervenir militairement contrairement aux Européens et aux Américains
après les attaques des deux protagonistes contre les terminaux pétroliers et
des navires neutres dans le golfe Persique (plus de 500 navires touchés à
partir de 1984). En 1986, l’armada des flottes américaine, française,
britannique et italienne affronta surtout les forces iraniennes (champs de
mines et navires légers des Gardiens de la Révolution), les Irakiens opérant
surtout par des attaques aériennes pour empêcher l’Iran d’exporter son
pétrole. La guerre Irak-Iran fut dès lors dénommée en Occident « guerre du
Golfe ».
En mars 1985, un nouveau front fut ouvert avec la « guerre des villes » et
le bombardement de villes iraniennes par l’aviation et surtout par des missiles
Scud irakiens. L’Iran qui ne disposait pas d’armes équivalentes riposta par
des attaques terrestres avec la prise de Fao puis le siège de Bassorah en 1987,
après l’opération Kerbala 5 qui menaçait d’atteindre le Koweït tout proche.
L’Iran, épuisé, sans armes modernes et confronté à l’affaiblissement des
idéaux révolutionnaires, nationalistes et islamiques qui avaient fait l’unité du
pays au début de la guerre, n’était pas en mesure de gérer l’occupation
militaire de Bassorah ou une fuite en avant. Sur tous les fronts, le conflit
atteignait des situations extrêmes mettant l’Iran sur la défensive. Après une
seconde phase de bombardement des villes iraniennes par des missiles (135
sur Téhéran), une offensive iranienne au Kurdistan fut bloquée à la suite du
bombardement au gaz moutarde par Bagdad de la ville kurde irakienne de
Halabja le 17 mars 1988. Faute de matériels et de troupes nouvelles, les
Gardiens de la Révolution, qui ne pouvaient plus ni avancer ni tenir leur
position sous les bombardements chimiques, se retirèrent de Fao, tandis que
la Navy américaine détruisait la quasi-totalité de la flotte de guerre iranienne
le 18 avril. Le coup de grâce fut la destruction « accidentelle » de l’Airbus du
vol 655 d’Iran Air (290 morts) par un missile américain. Sur l’insistance de
Mohsen Rezaie, commandant en chef des Gardiens de la Révolution, qui
voulait éviter le massacre de ses troupes auxquelles on avait refusé les
moyens de combattre et que certaines factions du pouvoir espéraient voir
éliminées du champ politique, et de Ali-Akbar Rafsandjani qui voulait mettre
un terme à une guerre sans issue qui ruinait le pays, l’ayatollah Khomeyni
accepta le 18 juillet 1988, à contrecœur, le cessez-le-feu demandé depuis des
années par la résolution 598 de l’ONU.
Contrairement à ce qui a souvent été écrit, cette guerre interminable n’a
pas fait d’innombrables victimes (188 015 tués en huit ans selon la Fondation
des Martyrs peu suspecte de minorer ce type de données) car elle a peu
touché les civils (16 780 victimes), mais elle a, en revanche, traumatisé et
bouleversé la société iranienne et déstabilisé durablement l’Irak. En
envahissant le Koweït en août 1990, l’Irak a voulu récupérer l’argent promis
par les pays arabes pour indemniser les victimes et réparer un pays épuisé.
On connaît la suite : l’Irak a subi la guerre internationale pour libérer le
Koweït en 1991, provoquant l’attaque de Saddam Hussein contre les Kurdes
et les chiites du Sud-Irak qui croyaient être soutenus par la coalition
internationale, puis la seconde invasion par la coalition américaine, la prise
de Bagdad et la chute de Saddam Hussein en mars 2003. À la fin de 1990,
l’ONU déclara l’Irak coupable d’agression contre l’Iran en 1980. Malheur
aux vaincus.

L’émergence d’un État chiite rival

Entre la fin de la Guerre Irak-Iran et la fondation en 2003 de la nouvelle


république irakienne gouvernée par la majorité chiite, l’Iran a joué une
politique de prudence, en usant tour à tour, ou simultanément, des facettes
complémentaires ou contradictoires de sa politique étrangère. Téhéran,
opposé par principe à la présence militaire américaine ou internationale, a
soutenu en 1991 la population irakienne victime des bombardements
américains, puis accueilli sur ses aéroports des avions irakiens militaires et
civils fuyant l’attaque américaine, avant de recevoir sur son sol des centaines
de milliers de réfugiés kurdes fuyant la répression de l’armée baathiste.
Malgré la recherche d’un modus vivendi, jamais la paix ne fut signée entre
Téhéran et Bagdad.
Le renversement de Saddam Hussein en mars 2003 fut accueilli en Iran
avec satisfaction et inquiétude, car quatre problèmes se posaient au lieu
d’un :
1. Le nouvel État irakien, quel que soit son gouvernement, restait une
puissance rivale potentielle impliquant le maintien de forces militaires dans
l’Ouest de l’Iran et une politique prudente de bon voisinage fondée sur la
méfiance plus que sur la confiance. Si l’État irakien était affaibli par
l’anarchie, la situation serait pire, si bien que la priorité absolue de l’Iran
reste aujourd’hui la construction d’un État irakien indépendant, stable et uni,
respectueux des frontières internationales.
2. La présence militaire américaine étant durable sinon permanente,
l’opposition idéologique aux États-Unis devait être revue car le risque de
rétorsions ponctuelles, sinon d’une attaque américaine massive, était
désormais réel. Les États-Unis étaient devenus, pour longtemps, un pays
« frontalier » de l’Iran.
3. L’autonomie des provinces kurdes d’Irak depuis 1991 a été confortée
par le nouveau système politique communautariste mis en place par les
Américains et la nouvelle constitution irakienne. La crainte iranienne est
moins la création d’un État kurde indépendant qui se heurterait au veto turc,
que l’affirmation de revendications régionales kurdes (enseignement de la
langue, droits des sunnites, répartition équitable des revenus du pétrole,
démocratie locale, etc.) qui ferait tache d’huile en Iran [BOULANGER P.,
2006].
4. Le renforcement du pouvoir politique de la communauté chiite irakienne
porte en germe l’émergence d’un autre grand pays chiite concurrent de l’Iran
sur le plan politique mais également religieuse. Malgré une réelle proximité
entre les deux communautés chiites, les grands ayatollahs de Nadjaf n’ont
jamais reconnu le magistère (marjaiya) du Guide iranien. L’Iran risque de
perdre sa position de leader du monde chiite.
Le gouvernement irakien de son côté cherche à limiter les contentieux.
Bagdad a répondu au souhait de Téhéran en prenant le contrôle en 2009 du
camp d’Ashraf où étaient regroupés les 3 000 membres de l’Organisation des
Moudjahédines du Peuple, vestige d’une milice de réfugiés iraniens, financés
et armés par Saddam Hussein et parfois utilisés contre l’Iran par les États-
Unis. Cette organisation qui avait combattu le régime du Chah et fut ensuite
très durement réprimée par le régime islamique, dispose d’un remarquable
réseau d’influence international, mais a perdu toute base populaire et toute
crédibilité en Iran.
Ces multiples questions expliquent sans pour autant les justifier, les
interventions de Téhéran dans les affaires irakiennes. Dès la chute du régime
baathiste, la force Badr de l’ASRII (Assemblée suprême de la Révolution
islamique en Irak de l’ayatollah Mohammad Hakim) constituée en Iran
depuis 1980 et entraînée par les Gardiens de la Révolution, est entrée en Irak,
sans jouer de rôle évident car le mouvement chiite irakien n’avait nul besoin
de l’Iran pour s’affirmer. La guerre Irak-Iran a, en outre, laissé des traces.
L’ASRII est devenu ASII (Assemblée suprême islamique d’Irak),
reconnaissant la marjaiya de l’ayatollah Ali Sistani de Najaf et non plus celle
du Guide Ali Khamene’i. L’armée du Mahdi, constituée par le jeune mollah
révolutionnaire Moqtada Sadr, est soutenue par l’Iran mais s’affirme d’abord
comme opposé à la présence militaire américaine. En maintenant en Irak des
fers au feu avec le concours de petits groupes radicaux soutenus par les
Pasdarans et le ministère du Renseignement, l’Iran islamique entend montrer
qu’il conserve une capacité de nuisance en Irak, mais a compris qu’il n’avait
pas les moyens d’infléchir la politique ou de contrôler les populations de son
voisin arabe chiite, sunnite et kurde. Malgré son soutien au gouvernement et
à l’alliance chiite de Nouri Maliki.
L’Irak est devenu, en 2008, le principal client de l’Iran hors pétrole :
voitures, camions, bus, électroménager, produits pharmaceutiques, etc.,
tandis que les pèlerinages vers Nadjaf et Kerbala attirent un nombre croisant
d’Iraniens. Le poste frontière principal est celui de Qasr-e Shirin, mais les
échanges se sont intensifiés entre Sanadaj et Soleymanieh, de même que le
trafic de contrebande dans les montagnes du Kurdistan au relief difficile et
couvertes de champs de mines. Au sud, les deux pays envisagent une jonction
ferroviaire entre Khorramshahr et Bassorah, via Shalamshe, mais la frontière
reste par ailleurs perméable aux groupes armés avec l’accord tacite sinon
explicite des autorités de Téhéran.
Après avoir rétabli leurs relations diplomatiques en 1990, il a fallu attendre
2005 pour que le président irakien Jalal Talabani se rende à Téhéran, et 2008
pour que Mahmoud Ahmadinejad fasse de même en Irak. Les multiples
échanges de visites ministérielles ou présidentielles sont donc d’autant plus
mises en valeur que les relations sont courtoises mais loin d’être confiantes
entre les deux nations qui resteront longtemps rivales. On est loin d’un
condominium chiite irako-iranien sur le Moyen-Orient.

Les pays arabes du golfe Persique : pétrole et mondialisation

Quand les Britanniques se retirèrent du golfe Persique le 1er décembre


1971, les monarchies arabes locales, l’Arabie mise à part, avaient une
existence politique ou économique tout à fait marginale. L’Iran, sur la rive
Nord, semblait devoir exercer une influence sans égal sur un golfe qui était
alors incontestablement Persique. Quarante ans plus tard, Khorramshahr n’est
plus un port, Bouchir stagne à côté d’une centrale atomique dont la
construction ne finit pas, Chah Bahar reste une petite base militaire et
Bandar-Abbas, le grand et unique port moderne iranien, reste une ville
provinciale moyenne. Le gigantesque projet gazier d’Assaluyeh prévu pour
exploiter le gisement de gaz le plus grand du monde partagé avec Qatar
(South Pars/North Dome) est bloqué aux premières phases de sa construction
pour cause d’embargo.
En face, les Qataris ont construit depuis vingt ans un des plus grands
complexes gazier et chimique du monde, tandis que la chaîne de télévision al-
Jazira s’impose dans tout le Moyen-Orient. Dubaï a remplacé Beyrouth et
Le Caire comme capitale internationale du monde arabe, les Émirats arabes
unis déploient une activité économique internationale de premier plan,
Koweït s’est vite relevé de la guerre et l’Arabie, profitant de la mise à l’écart
de l’Iran, s’impose comme une puissance régionale. Le Conseil de
coopération des États arabes du Golfe évolue vers une organisation de
coopération économique, financière, politique et même militaire (accord
économique de 2001, projet de monnaie commune) [BOULANGER P., 2009].
La Ve flotte américaine est présente en permanence et assure la sécurité des
tankers. Ce golfe qui fut incontestablement Persique dans l’histoire [SILVA-
COUTO D., 2006], serait-il devenu arabe ou américain ? Une légende rapporte
qu’un ministre iranien aurait pleuré de honte en voyant Dubaï.
Le golfe Persique : Méditerranée ou mer des tempêtes ?

Cette mer quasi fermée par le détroit d’Ormuz est peu profonde (90 mètres
au maximum, 50 mètres en moyenne), et couvre 250 000 km2. C’est la
prolongation maritime de la Mésopotamie reliant les vieilles civilisations
d’Europe et du Moyen-Orient à celles de l’Extrême-Orient. Siraf (Taheri)
près du complexe gazier d’Assaluyeh, fut le port le plus actif de la région de
l’Antiquité au XIe siècle, en relation avec l’Inde, la Chine, le monde malais et
l’Afrique orientale. La puissance politique et maritime de la Perse du XVIIe au
XVIIIe siècles avait permis de contrôler les présences portugaise et hollandaise
avant que les Britanniques ne contrôlent la région pendant plusieurs siècles
en s’imposant même aux villages de pêcheurs et aux pirates omanais de la
« Côte de pirates ». Face aux sheykhs arabes divisés, l’État persan s’imposait
comme la seule référence politique locale tandis que les marchands des ports
de Bouchir, Bandar-Lengeh et Bandar-Abbas établissaient des comptoirs sur
la rive Sud.
L’ouverture du canal de Suez en 1869 détourna une partie du trafic vers la
mer Rouge mais le golfe retrouva un rôle international avec l’exportation du
pétrole par le nouveau port d’Abadan à partir de 1912. Malgré la construction
d’oléoducs vers la Méditerranée ou la mer Rouge, ce bras de mer devint au
XXe siècle la première route pétrolière mondiale. 17 millions de barils par jour
et par an, soit 20 % du pétrole mondial (40 % du pétrole transporté par voie
maritime) transitent par le détroit d’Ormuz après avoir été chargés dans les
plus grands terminaux pétroliers du monde construits dans les années 1960
pour les supertankers (Kharg en Iran, Khor en Irak, Mina el-Ahmadi au
Koweït, Ras-Tanura en Arabie), en provenance de pays qui détiennent 55 %
des réserves mondiales de pétrole et 40 % des réserves de gaz. Le golfe est
devenu lui-même un site pétrolier et gazier de première importance après la
découverte de gisements offshore dans les années 1960, obligeant les États
riverains à délimiter avec précision les espaces maritimes et les fonds marins.
Dès 1934, l’Iran avait revendiqué une zone d’exclusion économique de
6 miles dans le détroit d’Ormuz, puis le plateau continental en 1949. En
prévision de leur prochain départ, les Britanniques posèrent en 1965 le
principe du partage des eaux et des fonds selon la ligne médiane, ce qui
permit la signature d’accords bilatéraux entre la plupart des pays concernés.
En 1993, la proposition iranienne de faire valider par l’ONU l’ensemble des
accords sur les limites des plateaux continentaux, des eaux territoriales
(12 miles), des zones d’exclusion économique (200 miles) s’est heurtée au
refus américain car de nombreuses questions restaient en suspens et aucun
accord de sécurité régionale ne pouvait imposer le respect d’un tel texte.

Figure 12 Pétrole, gaz et golfe Persique

Le pétrole et le gaz ne font pas partie du paysage iranien, en dehors


des rives du golfe Persique et de l’extrême sud-ouest du pays. Le
territoire iranien est cependant bien desservi par un réseau intérieur
très dense d’oléoducs de produits raffinés et de gazoducs. L’Est de
l’Iran, faiblement peuplé, reste loin du pétrole. Les pays arabes de la
rive sud sont également dépendants de cette mer quasi fermée dont
l’Iran était naguère le « gendarme ». L’accumulation sur les deux rives
d’un arsenal militaire moderne et puissant est à la hauteur des enjeux
énergétiques mondiaux, mais présente également un incontestable
risque de conflit.
La concentration des forces militaires est à la hauteur des enjeux pétroliers.
À Bahreïn où les Britanniques ont toujours des facilités militaires, se trouve
le siège du Central Command (CENTCOM) pour la Ve flotte américaine ;
Qatar accueille la base américaine ouverte lors de la guerre de Koweït
en 1990. La France a ouvert en 2008 une base militaire à Abu Dhabi, la
première en dehors de ses anciennes colonies. Les achats d’armement de
l’Arabie et des Émirats sont les plus importants du monde, tandis que l’Iran
développe ses bases navales de Chah-Bahar et Bandar-Abbas, ouvre un
nouvel aéroport à Assaluyeh, et multiplie les sites de lancement de missiles
sol-mer. Malgré les discours de l’Iran et même de l’Arabie pour affirmer leur
rôle de puissances régionales capables de garantir la sécurité des routes du
pétrole sans présence militaire étrangère, chacun constate que la présence
américaine est pour le moment un moindre mal.
Le golfe Persique pose également de très difficiles problèmes
d’environnement. La guerre des tankers et la destruction de puits offshore
de 1982 à 1988, puis la guerre de Koweït en 1991 ont provoqué des marées
noires gigantesques polluant cette mer poissonneuse peu profonde aux rives
de plus en plus densément peuplées. Le risque écologique potentiel le plus
grave reste un accident industriel ou une attaque terroriste ou militaire sur la
centrale nucléaire de Bouchir, qui est ravitaillée en combustible radioactif
depuis 2009. D’autres centrales sont en projet en Iran (Dar-Khovin au sud
d’Ahwaz) et surtout dans les Émirats.
Le nouvel enjeu du golfe Persique reste cependant celui de la
mondialisation. La forte présence économique et démographique iranienne
dans les villes de la rive arabe du golfe est peut-être un gage de stabilité car
cela renforce des populations qui veulent éviter tout conflit international qui
serait contraire à leurs intérêts. Lorsque viendra, un jour, l’ouverture
internationale de l’Iran, les différences de développement resteront longtemps
fortes car le retard pris par les villes iraniennes est trop grand. L’Iran semble
encore une fois être passé à côté de l’histoire.
Historiquement persique, économiquement pétrolier, militairement
américain, peuplé au sud d’Arabes mais surtout d’Indiens, de Pakistanais, de
Népalais, de Bengalis et de Chinois, et au nord d’Iraniens d’origine
baloutche, arabe ou persane, politiquement dominé par les monarchies arabes
mais toujours considéré par l’Iran comme partie intégrante et stratégique de
son environnement national, ce golfe semble trop chargé d’ambitions rivales
pour devenir prochainement une Méditerranée.

L’Arabie saoudite, le rival sunnite

L’Iran et l’Arabie ont noué des relations diplomatiques dès 1928. Avant la
révolution islamique, les rapports entre les deux pays étaient courtois et
empreints de la condescendance habituelle des Iraniens pour les Arabes.
Après les grandes tensions de la Révolution islamique et de la guerre d’Irak,
les deux champions du sunnisme et du chiisme sont restés méfiants tout en
privilégiant leurs relations de voisinage et la sécurité des exportations de
pétrole. L’affaiblissement de l’Irak était par ailleurs une opportunité à saisir
pour se partager le leadership régional [RIGOULET-DROZE, 2005].
Les échanges de visites officielles et amicales du roi Faysal et de
Mohammad-Réza Pahlavi en 1966 avaient en arrière-plan le contentieux sur
les îles d’Arabia et de Farsi qui pouvaient modifier les limites du plateau
continental en cours de négociation. L’accord du 24 octobre 1968 attribua
Farsi à l’Iran et précisa le tracé d’une frontière maritime commune de
138,7 miles avec interdiction d’effectuer des forages à moins de 500 mètres,
ou inclinés vers le pays voisin. Malgré le soutien des États-Unis aux deux
pays pour faire face à une éventuelle politique agressive de l’URSS et assurer
la sécurité du trafic pétrolier, les relations politiques entre les monarchies
iranienne et saoudienne restèrent distantes et parfois même difficiles dans le
cadre de l’Opep à propos des cours du pétrole quand Téhéran voulait les
augmenter et Djeddah les faire baisser [COOPER A.-S., 2008].
En multipliant les attaques verbales contre la légitimité des « régimes
islamiques corrompus » et en soutenant les revendications des minorités
chiites du Hasa, la jeune République islamique fit de l’Arabie saoudite son
principal ennemi avant que l’Irak ne déclenche son offensive. L’Arabie fut
aidée par Washington dans son soutien aux mouvements radicaux sunnites
contre les Soviétiques en Afghanistan mais aussi pour concurrencer les
islamistes chiites soutenus par l’Iran. Cette rivalité des deux États dans le
champ islamique s’est exercée dans les divers conflits du Moyen-Orient
(Palestine, Afghanistan, Irak) et même dans le soutien aux mouvements
islamistes plus lointains (Tchétchénie, Bosnie, Algérie, Soudan, ou même
Afrique subsaharienne). L’Iran chiite put alors constater combien l’Arabie
sunnite avait une meilleure audience et une plus grande efficacité dans l’aide
aux mouvements islamistes.
L’Iran contestait également la légitimité de la secte wahhabite de l’islam à
gérer les lieux saints et le Hajj que Téhéran souhaitait internationaliser. Le
nombre de pèlerins iraniens à La Mecque était passé de 15 000 avant la
Révolution à 150 000 en 1987, lorsque 405 pèlerins iraniens furent tués au
cours d’affrontements entre les forces de l’ordre saoudiennes et les pèlerins
chiites iraniens qui profitaient du Hajj pour manifester leur hostilité aux
États-Unis. Les relations diplomatiques furent rompues jusqu’en 1991 et
l’ayatollah Khomeyni dispensa même les musulmans d’Iran de faire le
pèlerinage de La Mecque tant que les lieux saints de l’islam seraient gérés par
un « régime impie ».
Après la fin de la guerre Irak-Iran, la mort de Khomeyni et la chute de
l’URSS, la politique iranienne devint plus pragmatique, mais l’évolution fut
lente. Après la visite à Riyad en 1991 d’Ali-Akbar Velayati, ministre iranien
des Affaires étrangères, les tensions furent ravivées par l’attentat du 23 juin
1996 contre les forces américaines à Ghobar (Dahram) où certains ont vu la
complicité de Téhéran. La présence à Téhéran du prince héritier Abdallah,
lors de la réunion de la Conférence islamique de décembre 1997, rendit
possible la visite officielle de l’ancien président Rafsandjani qui signa un
accord économique puis de sécurité, ouvrant ainsi la porte au rétablissement
de relations plus confiantes confirmées par le voyage officiel et médiatisé du
président Khatami en 1999.
Plus récemment, la chute de l’Irak sunnite et baathiste, la crise du nucléaire
iranien, le discours pro-palestinien de la République islamique ont ravivé les
craintes de l’Arabie que l’Iran prenne une place croissante dans la région,
moins par son activisme que par sa simple présence et son poids
géographique, démographique, pétrolier ou culturel. L’arrivée au pouvoir à
Bagdad d’un gouvernement chiite fut très difficile à accepter par la
monarchie saoudienne qui voyait là la preuve d’un « retour » de l’Iran et la
perte de sa rente d’allié privilégié des États-Unis. Conscient du caractère
irréversible de la situation, Riyad développe désormais une politique plus
autonome, moins liée à Washington, prenant en compte la difficile réalité
iranienne, y compris son programme nucléaire, tout en considérant que le
maintien des troupes américaines dans la région est indispensable et
compatible avec une politique de rivalité avec Téhéran [RAND CORPORATION,
2009c].
La rivalité entre les deux voisins semble être moins active sur les
oppositions bien réelles sunnites/chiites, monarchie/république, anti-/pro-
Amérique, arabe/persan que sur leur capacité à s’imposer politiquement dans
les grandes questions qui intéressent la région ou le monde musulman comme
le conflit Israël-Palestine, le statut des lieux saints de l’islam ou le marché du
pétrole. On peut se demander enfin si l’Arabie saoudite, comme d’ailleurs les
autres monarchies arabes conservatrices, ne craint pas par-dessus tout
l’influence de la société iranienne, dont l’évolution et la « mondialisation »
contrastent avec le conservatisme social et culturel des populations de la
péninsule, principalement en ce qui concerne la socialisation des femmes. La
méfiance envers Téhéran va ainsi de pair avec une realpolitik de
rapprochement marquée par l’invitation en 2007 de Mahmoud Ahmadinejad
au sommet du CCG puis au Hajj.

Les Émirats : Dubaï capitale économique de l’Iran

Fondée le 2 décembre 1970 à la fin de la tutelle britannique, cette


fédération de sept émirats a pris une place centrale dans la vie économique,
culturelle et politique de l’Iran depuis la Révolution islamique. Les divers
émirats abritent en effet en terrain « neutre » les capitaux, personnes et
activités n’ayant plus leur place en Iran islamique. Les Iraniens sont donc
nombreux à s’être installés à Koweït pour les habitants de Khorramshahr et
Abadan, à Qatar et Abu-Dhabi pour ceux de Bouchir et de Bandar-Lengeh, et
à Dubaï pour ceux de Bandar-Abbas et de tout le reste du pays.
La crique de Dubaï qui était au début du siècle dernier un port de
contrebandiers permettant d’éviter les taxes douanières à de nombreux
marchands iraniens venus sur leurs traditionnels navires de bois, les lenj,
rappelle ces temps anciens où l’Iran dominait la région, mais la place des
Iraniens dans la « Ville monde » de 2010 est tout autre [MARCHAL R., 2001].
Les capitaux provenant du marché noir, des trafics liés à la guerre mais aussi
les avoirs des notables craignant la nationalisation ou la confiscation de leurs
biens, ont trouvé dans les banques de Dubaï le moyen d’attendre des temps
meilleurs. Les élites ou même des institutions du régime islamique ont fait de
même pour tenter de rester en contact avec le monde occidental tout en
gardant un discours hostile. En 2006, 500 000 Iraniens vivaient dans les
Émirats dont 400 000 à Dubaï, plus de 7 000 entreprises iraniennes étaient
enregistrées à l’Iranian Business Council et réalisaient 20 % des
investissements immobiliers ou industriels de l’émirat. En provenance de
Téhéran et de toutes les grandes villes iraniennes, dix à quinze vols directs
desservent quotidiennement les Émirats pour permettre aux Iraniens de faire
des achats, des affaires et surtout de se distraire. Accessible sans visa, c’est la
Californie à une heure d’avion.
L’Iran, pays sous industrialisé, exporte vers Dubaï des fruits et des
légumes, et reçoit en retour de produits de haute valeur soumis à l’embargo
américain ou international, pour 9,2 milliards de dollars en 2008, en
augmentation de 50 % depuis l’arrivée au pouvoir de Mahmoud
Ahmadinajad et les sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU qui montrent
ainsi leur inefficacité. Malgré les pressions américaines, les banques
émiraties continuent de travailler avec l’Iran, tandis que les entreprises et les
notables iraniens exercent ouvertement leurs activités commerciales aux
Émirats. Les compagnies pétrolières iraniennes font transiter par Dubaï 40 %
de leurs importations d’essence. Fariba Adelkhah [2001] a justement écrit
que Dubaï était devenu la capitale économique de l’Iran, même si son
développement ne dépend plus seulement de Téhéran [HÉRODOTE, 2009 ;
LAVERGNE M., 2009].
L’ouverture à Dubaï en juillet 2006 d’un consulat américain spécialement
chargé des relations avec les Iraniens, confirme le rôle clé de cet émirat dans
le processus d’ouverture internationale de l’Iran. Le service culturel et
scientifique de cette petite structure diplomatique est prête à s’installer à
Téhéran dès que possible et dispose d’un budget très élevé pour offrir aux
étudiants iraniens des bourses d’étude dans les universités américaines, dans
tous les domaines, notamment le pétrole, l’aéronautique ou la politique.
Dubaï est devenu un sas, une antenne nécessaire au fonctionnement ambigu
de l’Iran islamique habitué au double langage, mais aussi aux États-Unis.

Le conflit des trois îles


La présence de pêcheurs iraniens de Bandar-Lengeh sur les îles de Grande Tomb, Petite
Tomb et surtout d’Abu-Mussa est aussi ancienne que l’affirmation de la souveraineté des émirats
de Sharjah et Ras al-Khaimah sur ces îlots. La situation est devenue conflictuelle en raison de
l’occupation militaire de ces îles par l’armée impériale iranienne à l’aube du 30 novembre 1971,
avec l’acquiescement des Britanniques et malgré les protestations de Sheykh Zayed, le souverain
de la nouvelle Fédération des Émirats arabes unis et de nombreux pays arabes [SABOORI M.,
2009].
L’affaire est compliquée par la souveraineté de chaque émirat. C’est ainsi que les accords
passés entre l’Iran et l’émir de Sharjah en 1921 ou 1971 n’ont pas été reconnus par la Fédération
puisque cet émirat était alors sous tutelle britannique. Malgré de très nombreuses négociations et
propositions d’arbitrage, le conflit reste en l’état, car il n’empêche pas la mise en œuvre
d’accords amiables. L’Iran partage ainsi le pétrole du puits offshore de Meydan Mubarak avec
les souverains de Sharjah et Umm al-Qaiwainn. Les 1 800 Iraniens vivant à d’Abu-Mussa, qui a
le statut administratif de shahrestan (département), n’ont guère de relations avec les autres
résidents arabes originaires de Sharjah, mais les 2 000 militaires qui disposent d’un aérodrome et
de missiles sont très actifs, au point d’avoir provoqué une crise grave en 1992 en expulsant les
travailleurs étrangers embauchés par la population arabe.
Ce contentieux territorial, qui n’a pas d’incidence sur la délimitation des eaux territoriales ou
sur celle des fonds marins, est devenu un symbole nationaliste très sensible pour les Émirats, qui
expriment ainsi leur détermination et leur identité nationale face à leur ancien et puissant voisin.

La complémentarité et les bonnes relations entre Téhéran et Dubaï


contrastent avec la méfiance qui prévaut entre l’Iran et la Fédération des
Émirats et principalement avec l’émirat d’Abu-Dhabi. Entre ses puissants
voisins saoudien et iranien, la jeune fédération a largement profité de
l’isolement international de la République islamique pour affirmer son
existence, notamment sur le plan militaire. La crainte de l’Iran ne concerne
pas ou peu le domaine islamique ou les questions idéologiques mais sourtout
le contentieux territorial à propos de la souveraineté sur les trois îles de Tomb
et Abu-Mussa. Cette dispute territoriale n’a pas empêché la délimitation des
frontières de l’Iran avec Dubaï et les petits émirats de la pointe de
Musandam. L’accord du 21 août 1974, fondé sur le principe de
l’équidistance, précise un tracé de 39 miles de frontière sous-marine
commune et l’attribution à l’Iran de l’île Sirri, riche en pétrole. La frontière
avec Abu-Dhabi est en revanche définie dans son principe mais non ratifiée
par l’émirat.

Koweït, Bahreïn, Qatar et Oman : méfiance et bon voisinage

Pour les « petites » monarchies, les voisins immédiats saoudien ou irakien


sont parfois plus pressants que l’inquiétant voisin d’outre golfe avec lequel
elles entretiennent des relations directes très autonomes. Le développement
de Koweït, indépendant depuis 1961, a commencé en profitant du blocus
imposé par les Britanniques aux exportations iraniennes de pétrole après la
nationalisation de 1951. Plusieurs familles de marchands iraniens étaient
installées de longue date dans l’émirat qui avait des relations de bon
voisinage avec l’Iran impérial, mais la crainte d’une influence de la
République islamique sur cette communauté chiite avait incité la dynastie des
Sabbah à des relations prudentes avec Téhéran avant de soutenir sans réserve
l’Irak pendant la guerre et après la tentative de coup d’État de 1981 soutenue
par l’Iran. Les deux pays ont été sur le point d’entrer directement en conflit
en 1986, quand Téhéran a miné les ports puis attaqué les pétroliers de
l’émirat qui demanda la protection de l’URSS et des États-Unis, provoquant
ainsi l’internationalisation du conflit. L’invasion du Koweït par l’Irak
en 1990 a permis à l’Iran de faire sentir à son voisin arabe combien sa
politique antérieure était erronée puis a apporté son soutien à l’émirat qui
entretient désormais des bonnes relations avec une République islamique
soucieuse avant tout d’équilibre régional et de contrôle de l’Irak. Les
réformes politiques et sociales qui ont transformé l’émirat [DAZI-HENI F.,
2006] et la forte présence de travailleurs immigrés iraniens, ont ensuite
atténué la vindicte révolutionnaire iranienne contre cette monarchie qui avait
également l’Irak comme adversaire. Pour contrer Bagdad sur le tracé encore
incertain des frontières maritimes, les deux pays semblent se rapprocher
comme l’ont montré le soutien appuyé du Koweït au programme nucléaire
civil iranien et le voyage officiel à Koweït du président Ahmadinejad
en 2006, le premier de haut niveau en 27 ans. Cette embellie diplomatique
n’exclut pas de brèves tensions politico-religieuses liées à l’activisme chiite
local et à un contentieux sur la propriété du gisement pétrolier offshore
d’Arash/Durra situé sur une zone frontière non délimitée.
La situation de Bahreïn et très différente, car la population de cette petite
île qui fut le poste de commandement militaire des Britanniques dans la zone
est en grande majorité chiite mais gouvernée par une famille sunnite qui a
conquis l’île il y a trois siècles. L’Iran qui avait contrôlé cette région et ses
pêcheries de perles au XVIIIe siècle continua d’affirmer sa souveraineté
jusqu’au milieu du siècle dernier, si bien que les nationalistes iraniens ont
longtemps considéré cette île arabe comme une province iranienne. Ces
prétentions furent clairement abandonnées après le référendum de 1971 qui
confirma la volonté d’indépendance des habitants. L’Iran reconnut donc le
nouvel État dès sa création ainsi que la courte frontière maritime commune de
28 miles. Le souvenir de ces problèmes passés fut ravivé lorsque le
gouvernement de Manama accusa en 1981 Téhéran d’avoir soutenu la
tentative de coup d’État du Front islamique de libération de Bahreïn, proche
en fait de la mouvance chiite arabe Shirazi. La répression féroce qui s’en
suivit contre la population chiite de l’île justifia l’hostilité de l’Iran et ses
critiques contre un régime monarchique qui refusait des élections libres qui
auraient donné le pouvoir aux chiites. Dans les années 1990, les deux pays
ont établi des relations apaisées après les réformes mises en œuvre dans
l’émirat. Mais les vieux démons subsistent. L’Iran n’apprécie guère que la
Ve flotte américaine soit accueillie à Bahreïn et certains leaders iraniens,
comme A.-A. Nateq Nuri en 2008, n’ont pas pu s’empêcher de rappeler en
public que l’île avait été une province iranienne et de raviver brièvement la
méfiance réciproque.
Le Qatar, qui n’a pas rejoint la fédération des Émirats, avait fixé avec
l’Iran quelques points de la frontière maritime commune dès 1970,
permettant un partage clair de l’exploitation du plus grand gisement de gaz
du monde (South Pars/North Dome). Les relations entre les deux États sont
d’autant plus prudentes et stables que près du tiers de la population de Qatar
est d’origine iranienne. Le gouvernement sunnite wahhabite rigoureux de
Doha a cependant soutenu activement l’Irak pendant la guerre, tout en jouant
un rôle de médiateur. Comme pour Koweït, ou Bahreïn, les réformes
intérieures de l’émirat, symbolisées par la chaîne de médias al-Jezira, ont
facilité la construction d’une realpolitik entre les deux pays qui n’occultent
pas leurs différences, mais voient dans la coopération concrète une façon
d’éviter les conflits idéologiques et politiques. La construction d’une
canalisation géante apportant à Qatar l’eau du Karun iranien a été étudiée
en 1992. Des manœuvres communes entre gardes frontières ont également eu
lieu en 2009 pour affirmer la volonté et la capacité commune d’assurer la
sécurité des routes du pétrole et du gaz. En votant contre la résolution 1696
du Conseil de sécurité demandant à l’Iran de suspendre l’enrichissement de
l’uranium en 2006, le Qatar a montré la qualité de ses relations avec Téhéran,
sans pour autant remettre en cause l’accord de coopération militaire signé
en 2002 avec Washington pour accueillir les forces américaines sur la base
aérienne d’al-Eideïd. Doha ne cache pas enfin ses craintes à propos des
conséquences écologiques d’une éventuelle catastrophe (industrielle ou
militaire) à la centrale nucléaire de Bouchir toute proche.
Oman est le seul pays arabe de la région à être resté neutre durant la guerre
Irak-Iran. Les relations avec l’Iran sont en effet anciennes et fortes. Jusqu’à la
fin du XIXe siècle, le sultanat dont la puissance maritime s’étendait à la fois
sur le golfe Persique et sur celui d’Oman, possédait en Iran les ports de Chah-
Bahar et Minab. La frontière commune de 125 miles fut définie avec
précision en 1974 confirmant l’excellence de relations bilatérales scellées
en 1973 par l’envoi d’un corps expéditionnaire iranien au Dhofar pour
combattre la rébellion marxiste du Front populaire de libération d’Oman.
Après la fin des combats en 1976, les forces iraniennes restèrent sur place.
Les derniers officiers retournèrent en Iran bien après la victoire de la
République islamique, comme pour confirmer que le rôle de « gendarme du
Golfe » donné à l’Iran impérial était assumé par l’Iran islamique. Malgré
l’absence de projets communs importants, ces bonnes relations sont
appréciées par Téhéran qui a besoin d’alliés dans le monde arabe et peut
compter sur la fidélité du sultanat toujours jaloux de sa différence par rapport
aux autres États de la péninsule, et qui possède la pointe de Musandam sur la
rive arabe du détroit d’Ormuz.
La découverte des nations sœurs du Caucase et d’Asie centrale

L’indépendance, en 1991, des anciennes républiques autonomes d’URSS


fut un choc pour l’Iran qui a dû, sans délai, établir des relations avec de
nouveaux États frontaliers dont certains avaient été des provinces iraniennes
jusqu’au milieu de XIXe siècle. Il fallut aussi apprendre à connaître ces
territoires oubliés dont les habitants souvent turcophones étaient également
de culture persane. La Turquie et l’Iran ont alors rivalisé pour parrainer ces
nouvelles républiques. Téhéran soulignait combien Samarkande, Boukhara
ou Ganjeh avaient été des centres actifs de la littérature et des arts de l’Iran,
tandis que la Turquie constatait que toutes ces régions étaient aujourd’hui
turcophones et réussissaient à s’imposer dans le domaine économique, avec
son image de pays laïque proche des États-Unis. Les ambitions turques et
iraniennes dans ces régions étaient immenses, mais leurs moyens, notamment
politiques, étaient limités [DJALILI M.-R., KELLNER T., 2006] si bien que la
noria de camions turcs traversant l’Iran vers l’Asie centrale a vite été réduite.
Les relations de l’Iran impérial ou islamique avec l’URSS avaient
l’avantage d’être stables de longue date et surtout d’être contenues par une
frontière de 2 570 kilomètres quasiment infranchissable. La République
islamique découvrit donc avec inquiétude les nouvelles républiques
d’Arménie, d’Azerbaïdjan, de Russie, du Kazakhstan et du Turkménistan,
plus une mer Caspienne à partager. Alors que la politique étrangère de
Téhéran avait été jusqu’alors dominée par l’islam révolutionnaire, la priorité
fut donnée aux relations culturelles, aux retrouvailles avec les « cousins » du
nord et à la reconnaissance des nouvelles nations dans leurs frontières, pour
éviter toute velléité de changement territorial sous la pression des populations
transfrontalières [ROY O., 2001]. L’Iran voulait éviter à tout prix que la
réunification de l’Allemagne n’inspirât les nationalistes Turkmènes ou
d’Azerbaïdjan. Il y avait, sur ce point, identité de vue avec Moscou qui
conservait le contrôle des frontières dans le cadre de la CEI et s’efforçait de
mettre en œuvre avec l’Iran une politique de co-gestion de jeunes républiques
pour éviter la progression de l’islamisme. Onze points de passage, au lieu de
trois, furent ouverts pour normaliser les échanges.
Par sa position géographique, l’Iran dispose d’un atout majeur pour ces
nouveaux États : le désenclavement. La fin de l’URSS a, en effet, créé sept
républiques enclavées, sans accès à la mer, qui tentent de ne plus dépendre
exclusivement de la Russie pour accéder au reste du monde. La Chine a
également ouvert ses portes et mis rapidement en chantier routes et gazoducs,
mais l’Iran offrait la solution la plus facile et la moins onéreuse. Dans le
cadre de l’ECO, la République islamique a donc construit les futures voies
d’accès à l’Asie centrale et au Caucase : pont et route vers l’Arménie,
connexion du réseau ferré iranien avec celui du Turkménistan puis
construction d’une voie ferrée directe de Mashhad à Bandar-Abbas (travaux
de base achevés en 2009) faisant potentiellement de ce port la porte de toute
l’Asie intérieure, liaison avec les gazoducs d’Azerbaïdjan et du Turkménistan
et projets de construction d’autoroutes du pétrole et du gaz d’Asie centrale
vers le golfe Persique. Le veto américain a longtemps imposé l’évitement de
l’Iran, au point de favoriser en 1992 la prise du pouvoir par les Talebans
jugés alors capables de sécuriser de futures routes du pétrole passant par
l’Afghanistan et vers le port pakistanais de Gwador. Ce rêve semble oublié et
la réalité géographique iranienne s’impose. L’Iran sait qu’il a le temps et la
géographie pour lui.

Azerbaïdjan, Arménie : chiites et chrétiens

La conquête au XIXe siècle par la Russie des provinces iraniennes du


Caucase, habitées par des chrétiens orthodoxes et des musulmans chiites,
n’est plus un enjeu nationaliste en Iran car le traité d’amitié signé en 1921
avec l’URSS a réglé la plupart des conflits. En 1957, un nouvel accord avait
facilité, ou plutôt encadré, la coopération transfrontalière marquée par la
construction du barrage de Qezel-Qeshlaq sur l’Araxe, l’ouverture de deux
points de passage à Jolfa (terminus du chemin de fer) et Astara, puis la
construction en 1970 du gazoduc (Iran Gas Trunkline, IGAT) permettant à
l’URSS d’importer du gaz iranien et d’en exporter ensuite vers l’Europe
occidentale.
La République d’Azerbaïdjan, ancienne province iranienne d’Arran habitée
par des « Tatars du Caucase » selon la dénomination russe jusqu’en 1918, a
475 kilomètres de frontière commune avec l’Iran. Cette frontière est coupée
en deux par les 40 kilomètres de frontière avec l’Arménie qui sépare la région
de Bakou sur la Caspienne, de la province azerbaïdjanaise du Nakhitchevan
qui ne peut donc être ravitaillée qu’en passant par l’Iran. La chute du « rideau
de fer » a provoqué un flux intense mais éphémère de voyageurs de part et
d’autre de la frontière, pour goûter la liberté des mœurs à Bakou ou acheter
des biens de consommation en Iran. Les relations irano-azerbaïdjanaises sont
pourtant empreintes de méfiance sinon de discorde pour au moins quatre
raisons principales :
1. Le souvenir de la sécession de la République autonome d’Azerbaïdjan
de 1946, qui reste d’autant plus vivace que le sentiment identitaire azéri
reçoit le soutien des nationalistes de Bakou [ATABAKI T., 2000].
2. L’idéologie islamiste de l’Iran se heurte aux traditions laïques,
nationalistes et pragmatistes de Bakou, dirigé par Ilham Aliev qui a succédé à
son père Heydar Aliev, ancien commandant en second du KGB. Cet héritage
des services de renseignement n’est peut-être pas sans relation avec le
rapprochement opéré entre les deux pays en 2005 après la visite officielle de
Mahmoud Ahmadinejad à Bakou.
3. Le conflit du haut Karabakh (1992-1994) durant lequel l’Iran islamique,
loin de soutenir les chiites d’Azerbaïdjan, a apporté son appui diplomatique à
l’Arménie chrétienne, pour bien affirmer sa capacité à contrer Bakou en cas
d’activisme irrédentiste en Azerbaïdjan iranien.
4. Le partage de la mer Caspienne, pour le pétrole mais aussi pour le
caviar, demeure l’objet de conflit potentiel principal. En juillet 2001 des
navires iraniens ont pour la première fois menacé – symboliquement – le
champ pétrolier d’Alborz exploité par Bakou mais contesté par Téhéran.
Pour limiter l’influence grandissante américaine et/ou israélienne, en
Azerbaïdjan, en Arménie et surtout en Géorgie, l’Iran a été contraint de se
rapprocher de Bakou, membre de l’ECO, pour maintenir des relations
équilibrées avec tous les pays de la région et éviter que l’un d’eux ne serve de
base pour déstabiliser la république islamique.
L’Iran et la guerre du Haut-Karabakh
En 1923, l’oblast du Haut-Karabakh peuplé en quasi-totalité d’Arméniens fut rattaché à la
république soviétique d’Azerbaïdjan et séparé de l’Arménie par les quelques kilomètres du
corridor de Lachin. Pendant la perestroïka, des émeutes et des pogroms se succédèrent dès 1988
dans les deux républiques pour aboutir en 1992 à la proclamation unilatérale d’indépendance de
la région arménienne enclavée (chef-lieu : Stepanakert/Khankendi). L’Arménie obtint le soutien
de la Russie, comme membre de la CEI (Communauté des États indépendants) à laquelle n’avait
pas adhéré la république turcophone d’Azerbaïdjan qui recevait par contre une aide sans réserve
de la Turquie.
L’Arménie, aidée par la Russie, occupa rapidement le Haut-Karabakh en 1992 puis toute la
région située à l’ouest et au sud, jusqu’à la frontière iranienne, provoquant l’exode de
800 000 Azéris dont une partie se réfugia en Iran, et de 400 000 Arméniens d’Azerbaïdjan vers
l’Arménie. L’Iran fut impliqué dans ce conflit car les Azéris d’Iran manifestaient massivement
leur soutien à Bakou. Le risque d’une déstabilisation de l’Iran était réel. Pour faire pression sur
l’Azerbaïdjan chiite, la République islamique apporta donc son soutien politique, diplomatique
et économique à l’Arménie chrétienne. Il fallait également éviter l’intervention de la Turquie et
de Moscou également désireux de s’imposer dans la région.
Pour éviter la dispersion des réfugiés à l’intérieur de l’Iran, l’armée, les Gardiens de la
Révolution et le Croissant rouge iranien organisèrent des camps d’accueil en territoire iranien
mais également en Azerbaïdjan. L’armée iranienne fit également une incursion en Azerbaïdjan
pour protéger le barrage sur l’Araxe d’une attaque terroriste, mais également pour s’opposer à
l’invasion du Nakhitchevan par l’Arménie [RAMEZANZADEH A., 1996].
Le cessez-le-feu du 16 mai 1994 fut obtenu par la médiation du « Groupe de Minsk »
coprésidé par la France, la Russie et les États-Unis dans le cadre de l’OSCE dont font partie les
anciennes républiques soviétiques. En 2009, l’Iran proposa à nouveau sa médiation dans le
conflit afin de ne pas prolonger l’occupation par l’Arménie de 19 % du territoire de la république
d’Azerbaïdjan. L’Iran, sortant de l’expérience des guerres d’Irak et du Liban, inaugurait une
nouvelle politique nationaliste ayant pour priorité le maintien des équilibres régionaux. Ce fut
également un moyen pour contrer la Turquie « pro-américaine » sur son talon d’Achille, la
question arménienne.

L’Arménie indépendante a de bonnes relations avec l’Iran. Sous le régime


impérial qui craignait l’influence communiste, les relations étaient rares entre
la forte communauté arménienne d’Iran, descendante de populations
déportées à Ispahan au XVIe siècle et les réfugiés des massacres d’Anatolie.
L’ouverture de la frontière en 1991 a permis des visites familiales
nombreuses d’Iran vers Erevan, grâce à des liaisons aériennes régulières, à la
construction dès 1992 du « Pont de l’amitié » sur l’Araxe et d’une route vers
Erevan, unique voie pour ravitailler alors l’Arménie soumise à un blocus de
la part de la Turquie et de l’Azerbaïdjan en guerre. Malgré la présence
d’étudiants arméniens dans les universités iraniennes et des investissements
de capitaux iraniens en Arménie, les relations entre les deux pays sont
limitées par le déclin démographique très rapide de la communauté
arménienne d’Iran qui s’exile vers les États-Unis.
Les relations entre les deux pays sont surtout économiques pour ne froisser
ni Moscou, ni Bakou, ni Ankara, mais cela n’empêche pas des relations plus
politiques et confidentielles, comme l’aide apportée par la République
islamique à l’ASALA (Armée secrète de libération de l’Arménie) dans les
années 1980 et plus tard à l’Arménie chrétienne dans sa guerre contre
l’Azerbaïdjan chiite. Face aux populations turcophones, Erevan reste une
carte stratégique de l’Iran dans le Caucase. La République islamique a
financé la construction d’un gazoduc, ouvert en 2009, de deux lignes à haute
tension, et prévu la construction de la centrale électrique de Hrazdan dont la
production sera en partie exportée vers l’Iran, ainsi que la rénovation d’une
raffinerie de pétrole. Les très bonnes relations de l’Iran avec la Géorgie
chrétienne, qui n’est pas frontalière mais fut sous domination iranienne
jusqu’en 1783, s’inscrivent dans cette même stratégie pour contrer une
éventuelle action inamicale de l’Azerbaïdjan aidé par la Turquie. En veillant
toujours à ne pas fâcher Moscou.

L’Asie centrale : le monde iranien retrouvé

Le grand Khorasan occupe dans l’histoire culturelle de l’Iran une place


privilégiée, comme berceau de la langue persane. Très tôt conquises par les
Turcs, par les Mongols, puis par les Ouzbeks, ces régions que les Russes
appelaient le Turkestan ont été baignées dans la culture iranienne. Les
populations persanophones sont nombreuses en Ouzbékistan, et surtout au
Tadjikistan où le persan est langue nationale, comme en Afghanistan. Le
principal problème stratégique pour Téhéran dans cette région est la présence
des troupes de l’OTAN en Kirghizie et au Tadjikistan dans le cadre de la
guerre d’Afghanistan. Pour Téhéran, cette situation s’inscrit dans la politique
d’encerclement par les États-Unis. Pour rompre ce cercle, l’Iran est
particulièrement actif dans l’Organisation de coopération de Shanghai qui
associe depuis 1996 les pays de la région avec la Chine et la Russie. Membre
associé depuis 2004, Téhéran, qui regarde donc vers l’Est, voit dans cette
organisation un contrepoids efficace à l’influence américaine.
Le Turkménistan, malgré sa faible population de 5 millions d’habitants et
sa discrétion internationale, est un voisin qui compte pour Téhéran, avec sa
position de passage obligé pour les autres républiques enclavées vers la mer
via l’Iran où vivent près d’un million de Turkmènes sunnites dans la plaine
de Gonbad-e Qabus. Les relations commerciales entre Mashhad et le
Turkestan russe ont été actives après la construction en 1888 par la Russie
d’une route moderne entre Ashkabad et Quchan par Bajgiran, donnant accès
au réseau russe de chemin de fer. Le tracé des 1 206 kilomètres de frontière
commune avec la Russie avait été défini en 1881 et confirmé par le traité
irano-russe de 1921. Les nomades Yamut ont néanmoins continué de migrer
de part et d’autre de la frontière et d’effectuer des raids en Iran
jusqu’en 1925, avant de s’y réfugier en nombre après la nationalisation des
troupeaux en 1930, en Union soviétique. Pendant toute la période Pahlavi, la
frontière a été quasiment fermée par crainte d’une influence communiste pour
pousser à la révolte les Turkmènes d’Iran dont les terres avaient été
expropriées au profit personnel de la famille du souverain iranien.
Malgré l’ouverture de la frontière en 1991 et la construction en 2006 d’une
voie ferrée reliant Mashhad au réseau russe à Sarakhs, les investissements
iraniens et les projets communs sont restés modestes. Il s’agit principalement
de la construction d’un « Barrage de l’amitié » sur la rivière Tejen (Hari-rud)
qui est également frontière avec l’Afghanistan et dont l’Iran reçoit 30 % de
l’écoulement annuel, et surtout de la construction d’un gazoduc qui a donné
un élan stratégique aux relations bilatérales avec l’exportation vers l’Iran de
gaz dont le Turkménistan détient les secondes réserves mondiales. Les
importations de gaz turkmène représentent 5 % de la consommation
intérieure iranienne. Les difficultés d’exécution de cet accord laissent à
penser que les projets d’exportation des hydrocarbures d’Asie centrale par
cette frontière vers le golfe Persique ne seront pas aisés le jour où les États-
Unis lèveront leur veto [DJALILI M.-R., KELLNER T., 2006]. En 2009, un
gazoduc de grande capacité a par contre été mis en service entre le
Turkménistan et la Chine. Les divergences sur le partage des eaux de la
Caspienne ainsi que les différences de culture politique entre une république
islamique et persane et une population d’origine nomade dotée d’un régime
ancré dans une tradition soviétique, ne facilitent pas des relations de
coopération confiante.

Caviar, gaz et pétrole : le difficile partage du lac Caspien


La mer Caspienne, comme le golfe Persique, est toujours représentée sur les cartes d’Iran
pour bien montrer que ces espaces marins font partie intégrante du territoire national. Située à –
28 mètres, sous le niveau de la mer, la Caspienne est la plus grande étendue d’eau à l’intérieur
des terres (371 000 km2), profonde au maximum de 1 025 mètres, trois fois moins salée que les
mers puisqu’elle reçoit de grands fleuves comme la Volga, qui apportent également une grave
pollution. Depuis 1983, son niveau s’élève de 15 à 20 centimètres par an provoquant des gros
dégâts sur les constructions et sur les routes littorales. Cette situation impliquait une gestion
écologique commune rigoureuse, mais aujourd’hui inexistante.
Le statut de la mer Caspienne était régi par le Traité d’amitié soviéto-iranien de 1921
complété par les accords commerciaux et de navigation de 1935 et 1940 : il s’agissait d’un lac
démilitarisé géré par les deux pays riverains qui se partageaient les zones de pêche à l’esturgeon
et le marché du caviar. La multiplication des découvertes pétrolières et la création de cinq pays
riverains souverains (Russie, Kazakhstan, Turkménistan, Azerbaïdjan et Iran) imposaient un
nouvel accord. La Russie et surtout l’Iran ont souhaité conserver le statut de lac donnant à
chaque pays des eaux territoriales larges de 12 miles et confiant la gestion et l’exploitation du
reste du « lac » à une organisation internationale commune aux cinq riverains, prenant ses
décisions à l’unanimité. L’Azerbaïdjan, suivi par les autres nouvelles républiques, s’est opposé à
ce projet.
L’Iran propose désormais le partage en cinq zones égales [MOJTAHEDZADEH P.,
HAFEZNIA M.-R., 2006], mais un consensus se dessine pour un partage fondé sur le principe de
la ligne médiane utilisé en droit maritime. Le premier sommet des pays riverains réuni à
Achkhabad en 2001 a confirmé les désaccords tandis que le second sommet, à Téhéran en 2007,
a abouti seulement à une déclaration de principe commune. Malgré l’Iran, le partage de la
Caspienne semble acquis [DJALILI M.-R., KELLNER T., 2006].
Contrairement à des « informations » largement diffusées dans les années 1990, pour attirer
les investisseurs occidentaux (annonce par l’Azerbaïdjan du « contrat du siècle » en 1994), les
ressources de la région en pétrole et en gaz sont très grandes (6 % des réserves mondiales) mais
sans commune mesure avec celles du golfe Persique (55 %). L’importance stratégique de la
« bataille des pipelines », notamment celle du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan, pour exporter ces
richesses était donc justifiée, mais surestimée. Malgré les tensions et les enjeux, l’absence de
forces navales sur le lac Caspien atténue les risques de conflit armé.

Le Kazakhstan est pour l’Iran un voisin lointain, mais frontalier, en raison


du statut lacustre de la Caspienne. Ce très vaste pays turcophone peuplé de
seulement 15 millions d’habitants est devenu le plus riche et le plus
développé d’Asie centrale. Bien que les relations avec l’Iran soient bonnes,
les échanges sont limités mais font l’objet de projets stratégiques de grande
ampleur. Téhéran est en effet considéré par Astana comme un partenaire
potentiel pour la construction de gazoducs et d’oléoducs de grande capacité
vers le golfe Persique, donnant accès aux marchés asiatiques et desserrant
ainsi le contrôle russe sur ce pays enclavé. Le partage de la Caspienne reste
cependant un contentieux d’autant plus conflictuel que le Kazakhstan
n’entend nullement partager son riche gisement de Tengiz et cherche dans
l’immédiat un accord local bilatéral avec la Russie.
Le Tadjikistan n’est pas frontalier de l’Iran par la géographie mais il l’est
par sa culture persane. Les relations entre les deux pays sont ainsi très étroites
et affectives. Après avoir soutenu la coalition islamiste contre les anciens
communistes, Téhéran a su donner la priorité aux relations socioculturelles et
nationales pour jouer un rôle décisif dans le rétablissement de la paix
en 1997, en accord avec Moscou. La visite en Iran du président tadjik
Emomali Rahmonov en 2005 a confirmé la priorité donnée aux facteurs
nationaux, culturels et économiques dans les relations des deux pays, sans
pour autant réduire à néant la méfiance toujours présente envers l’activisme
islamique iranien. En Ouzbékistan, où vit également une importante
population persanophone, cette crainte de l’Iran est encore plus forte. Téhéran
a été désigné comme un soutien sinon un instigateur des émeutes islamistes
du Ferghana en 2004. Cet héritage de pays révolutionnaire islamiste donne à
Téhéran un pouvoir, réel ou supposé, en Asie centrale et au Caucase.

Afghanistan et Pakistan : un nouveau risque stratégique ?

Huit années de guerre contre l’Irak ont montré que la frontière occidentale
de l’Iran restait immuable et que l’influence de Téhéran vers l’ouest serait
longtemps contenue par le monde arabe, Israël et les puissances occidentales.
Vers l’est, les frontières sont en revanche plus ouvertes, les vecteurs
d’influence moins contrôlés et donc la situation plus instable et dangereuse
[HOURCADE B. et alii, 1998]. L’Iran oriental faiblement peuplé fait face à
l’Afghanistan (30 millions d’habitants) en anarchie permanente et au Pakistan
(180 millions) où l’islamisme sunnite est puissant et violent, le trafic de
drogue transnational, et l’armée expérimentée détentrice d’armes nucléaires.
L’afflux en Iran de trois millions de réfugiés afghans, en quasi-totalité
sunnites, à la suite de l’invasion soviétique de 1979, a créé une zone sunnite
quasiment continue entre le golfe Persique et le Turkménistan. À Zahedan ou
à Mashhad, une véritable « ville afghane » s’est développée en marge de la
ville irano-persane. La perméabilité de cette frontière est d’autant plus grande
que les relations historiques et culturelles entre la province afghane de Herat
et celle du Khorasan iranien sont anciennes et fortes. Au Baloutchistan, la
notion même de frontière est trop récente pour être respectée. Le trafic de
drogue et les réseaux sunnites radicaux ont donc facilement trouvé leur place
et donné une valeur économique et politique exceptionnelle à cette
transfrontalité traditionnelle. La République islamique d’Iran perçoit cet
« Afpak » (Afghanistan-Pakistan) insaisissable comme une menace globale
qui concerne à la fois la sécurité des frontières, l’islam politique chiite, et
l’espoir de devenir rapidement un État stable et développé. Les intérêts
stratégiques de l’Iran et des États-Unis pourraient ici converger.

L’Afghanistan : réfugiés, drogue et Talebans

Comme la Perse voisine, l’Afghanistan fut longtemps un État tampon entre


les empires russe et britannique. La gémellité de l’histoire culturelle des deux
pays est cependant atténuée par le fait que cette partie orientale du monde
iranien ne connut pas d’unité politique forte aux cours des trois derniers
siècles et dut combattre les invasions britanniques. Enfin et surtout,
l’Afghanistan n’a pas bénéficié de la rente pétrolière qui a permis à l’Iran de
se transformer [BARRY M., 2002 ; DUPAIGNE B., ROSSIGNOL G., 2002]). Les
Iraniens considèrent donc les Afghans et l’Afghanistan avec une
condescendance non dissimulée que l’obscurantisme des Talebans en matière
de mœurs et d’islam n’a fait que conforter y compris dans les milieux
islamistes radicaux.
Pendant les années d’expansion économique, plus d’un million de
travailleurs immigrés afghans ont fourni à l’Iran une main-d’œuvre efficace
dans les campagnes ou les chantiers, tandis que les investissements iraniens
en Afghanistan restaient d’autant plus négligeables que le renversement du
roi Zaher Chah en 1973 et les coups d’État communistes inquiétaient le
régime impérial iranien. L’invasion de l’armée soviétique en décembre 1979
ne provoqua guère de réactions en Iran où la révolution islamique venait de
franchir une étape avec la prise en otage des diplomates américains. Par la
suite, la guerre Irak-Iran mobilisa tous les efforts du gouvernement islamique
qui ne pouvait pas s’opposer à Moscou qui lui fournissait des armes, ni aider
trop directement des combattants afghans souvent sunnites et soutenus par les
États-Unis. Téhéran ne soutint activement que la minorité chiite des Hazaras
(parti Wahdat) et, ponctuellement, les chefs de guerre qui pouvaient lui être
utiles comme Ismail Khan qui contrôlait la province frontalière de Herat.
Pendant la guerre civile qui suivit le départ des troupes soviétiques en 1992,
l’Iran fut conduit à nuancer sa politique exclusivement pro-chiite, en prenant
le parti de l’Alliance du Nord à majorité tadjik et persanophone du
commandant Massoud qui contrôlait Kaboul. La République islamique
soutenait avant tout le projet de création d’un État central et n’avait pas de
politique ethnique, au point de venir en aide également au Hezb-i-islami, du
pashtun Gulbuddin Hekmatyar, dont le radicalisme anti-américain convenait
mieux aux factions islamistes toujours influentes à Téhéran. L’Iran resta donc
aussi éloigné que possible des révolutions afghanes [DORRONSORO G., 2000].
Avec la prise du pouvoir par les Talebans en 1996, l’Iran fut confronté
pour la première fois à l’islam radical sunnite qui s’était déjà manifesté
en 1994 par un attentat contre le sanctuaire de l’imam Réza à Mashhad. Le
développement du trafic de drogue, la répression contre les Hazaras chiites et
l’assassinat en 1998 des dix membres du consulat iranien de Mazar-i Sharif
décidèrent le gouvernement de Mohammad Khatami à préparer une offensive
militaire contre l’Afghanistan qui fut annulée in extremis. Dans le contexte
d’incertitude qui suivit le 11 septembre 2001, l’Iran s’opposa par principe à
l’intervention militaire de la coalition contre l’Afghanistan qui permettait à
l’armée américaine de s’établir durablement aux marges du pays, mais il
saisit cette opportunité pour se rapprocher de Washington et participer
activement à la conférence de Bonn pour la reconstruction de l’Afghanistan.
Peu après, la rupture avec les États-Unis reprit le dessus mettant un terme à
cette tentative de rapprochement irano-américain au bénéfice des Afghans.
La politique afghane de l’Iran redevint alors contradictoire comme par le
passé. Le discours sur le départ des troupes étrangères, la présence
occasionnelle en Afghanistan de Gardiens de la Révolution et le soutien
ponctuel à des groupes terroristes sunnites autonomes harcelant les troupes
américaines ou britanniques, alla de pair avec l’acceptation de cette présence
militaire indispensable pour éviter le retour des Talebans. L’aide économique
de Téhéran fut en revanche ample et efficace, la quatrième du monde en
valeur. Dans la région de Kaboul et surtout de Herat, l’Iran a contribué à la
construction de routes, lignes électriques, téléphone, hôpitaux, écoles, à des
programmes agricoles de substitution à la culture du pavot, à la formation de
cadres de l’administration ou de l’armée. Cette activité économique et sociale
s’accompagne bien sûr d’une propagande idéologique et politique. Dans le
même temps, l’Iran a procédé à l’expulsion massive des réfugiés auxquels il
avait toujours refusé, sauf pour une minorité, des permis de travail et un droit
à l’éducation pour les enfants. La plupart des expulsés reviennent ensuite en
Iran, ce qui fait craindre l’infiltration de militants d’al-Qaida ou de Talebans.
La lutte contre la drogue est devenue pour l’Iran une véritable guerre
internationale, menée avec le soutien d’Interpol et la coopération technique
de la France qui a formé une brigade cynophile pour la détecter. D’après la
police iranienne, 3 700 policiers ou militaires iraniens ont été tués et 12 000
blessés depuis 1980 dans des combats contre les trafiquants qui possèdent des
armes lourdes. La construction dans la région de Zabol de 120 km de
tranchées fortifiées et d’un mur de béton de 80 km montre la volonté de
Téhéran de lutter durablement contre un trafic qui a été réduit dans le secteur
contrôlé par les tribus pashto, mais se poursuit plus au sud chez les
Baloutches et au Pakistan. On estime que 80 % de saisies mondiales
d’héroïne et d’opium sont effectuées en Iran qui est devenu la principale voie
de transit de la drogue vers l’Europe, via la Turquie ou l’Irak.
L’Iran n’a pas de contentieux bilatéral avec Kaboul. Après le traité de Paris
(1856) consacrant la perte de la province de Hérat et la reconnaissance de
l’Afghanistan, la frontière fut délimitée en concertation avec les Britanniques
en 1857 et 1905. Les réajustements de 1935 attribuèrent à l’Iran la plaine de
Zabol (Sistan) et précisèrent le partage des eaux du fleuve Hilmand qui se
perd dans le marais de Hamun, et dont un tiers du débit revient à l’Iran. La
construction d’un barrage en Afghanistan en 1946 a généré des conflits réglés
par les accords de 1973 et 1977, qui sont régulièrement contestés. Le tracé du
fleuve varie, en effet, en fonction des crues, rendant incertain le tracé de la
frontière dans une région d’autant plus sensible que le Sistan est une enclave
chiite en pays sunnite, riche pour son agriculture et célèbre pour le trafic de
drogue, proche de la province afghane de Farah, principale région productrice
de pavot. L’Iran n’est pas en mesure de faire face seul à la question afghane.
En augmentant sa présence à Herat et en fermant la frontière plus au sud,
Téhéran cherche à se protéger et soutient le gouvernement d’Hamid Karzaï
faute d’autre alternative. Comme le rappelle O. Roy [2004], l’Afghanistan
n’a jamais été une priorité de la politique étrangère de l’Iran qui dispose dans
ce pays de peu de moyens d’influence. Cet héritage explique peut-être
pourquoi la République islamique est toujours très inquiète devant la montée
d’un mouvement sunnite radical soutenu par le Pakistan.

Le Pakistan : le nouveau danger islamiste

La longue frontière de 978 kilomètres aux confins des empires iranien et


britannique, fixée en 1871 pour la partie sud et 1896 au nord, et reconnue par
le Pakistan en 1950 [MOJTAHEDZADEH P., 2006]. La marginalité de la zone
frontalière est accentuée par la dureté des conditions naturelles et la pauvreté
de ce territoire habité par les Baloutches dont la forte organisation tribale a de
tout temps favorisé une certaine autonomie. La construction du chemin de fer
entre Quetta et le poste frontière de Mirjaveh, puis la prolongation de la ligne
jusqu’à Zahedan en 1921, près de vingt ans avant l’achèvement du
Transiranien, confirmait la volonté britannique d’être présents dans cette
province qui était sous leur contrôle de fait depuis 1907.
Sous le régime impérial, malgré les efforts américains pour rapprocher les
deux pays par des accords militaires face à l’URSS (création du CENTO), les
relations de l’Iran restèrent distantes avec le Pakistan, perçu à la fois comme
une république sunnite et un héritier de l’Empire britannique. Cette méfiance
s’est poursuivie sous la République islamique : les attentats contre la très
forte communauté chiite dans la région de Karachi, l’assassinat de diplomates
iraniens ou de Gardiens de la Révolution ont confirmé les fortes connexions
entre certaines forces de sécurité pakistanaises et les mouvements anti-chiites
saoudiens, quand les Talebans étaient les maîtres de Kaboul et cherchaient à
affronter la république chiite.
Malgré ces profondes tensions politico-religieuses, la République
islamique a souvent trouvé dans le gouvernement du Pakistan un allié
militaire discret et efficace, pour acquérir des pièces détachées pour les
avions iraniens d’origine américaine et surtout du matériel et des technologies
nécessaires à l’enrichissement de l’uranium, via le réseau A.-Q. Khan, dont
les activités ne sauraient avoir été totalement clandestines. La visite en Iran
de Benazir Bhutto en 1995 confirma que les relations entre le Pakistan et
l’Iran étaient « excellentes, fraternelles et spéciales ». Ces rapports ont même
connu une embellie après la chute des Talebans, avec le soutien de l’Iran dans
le conflit du Cachemire et le renforcement de la coopération militaire et
nucléaire. Ce rapprochement a pris fin lorsque les États-Unis ont adopté une
attitude critique à l’encontre de leur allié pakistanais dans le cadre de la
« guerre contre le terrorisme ». Téhéran se trouvait paradoxalement proche
des analyses américaines à propos de la sécurité des 1 923 kilomètres de
frontière afghano-pakistanaise. L’armée iranienne a commencé la translation
vers l’est de ses forces, tandis que les Gardiens de la Révolution ont remplacé
depuis 2008 les forces de police dans la direction des opérations de sécurité et
la surveillance de la frontière pakistanaise. En cas de conflit avec un Pakistan
tombé aux mains de radicaux sunnites, l’Iran ne pourrait pas se passer de
l’aide américaine. Téhéran n’a pas rejeté la suggestion de l’OTAN d’utiliser
le port de Bandar-Abbas pour ravitailler ses troupes d’Afghanistan en
matériel non militaire.
Dans ce nouveau contexte stratégique, et pour faire face à un possible
conflit armé sur sa frontière orientale, l’Iran a renforcé ses bonnes relations
avec l’Inde, en particulier en matière navale. La perspective que New-Delhi
dispose de facilités militaires en Iran inquiète légitimement Islamabad. Le
développement du port pakistanais de Gwador avec le concours de la Chine à
quelques centaines de kilomètres de la base militaire iranienne de Chah-
Bahar et du grand port de Bandar-Abbas qui pourrait offrir à l’Inde une route
pour accéder à l’Asie intérieure, procède de cette guerre froide Inde-Pakistan
dans laquelle l’Iran joue un rôle de plus en plus actif. Les relations formelles
entre Téhéran et Islamabad restent néanmoins excellentes et sont renforcées
par l’achèvement en 2009 de la liaison ferroviaire entre Kerman et Zahédan,
reliant l’Europe au réseau pakistanais et indien. Un moyen de désenclaver et
de développer le Baloutchistan.

La Russie, voisin et grande puissance

La Russie est bien à sa place dans ce chapitre sur les voisins frontaliers de
l’Iran, car les relations entre les deux pays sont largement déterminées par
cette proximité géographique. Les nombreuses invasions de l’Iran par la
Russie puis par l’URSS au cours des deux siècles précédents comptent autant
que le soutien de Moscou pendant la guerre Irak-Iran ou dans les dossiers
nucléaire ou gazier pour construire cette relation très complexe où se mêlent
la sécurité du territoire, l’islam politique, et le développement industriel et
technologique. La Russie est devenue le seul pays au monde disposant d’une
gamme de relations, assez complexes et opérationnelles avec l’Iran pour
avoir une influence efficace et durable.

L’inquiétant voisin soviétique

Que le voisin soit tsariste, soviétique ou simplement russe importe peu à


l’Iran car l’essentiel est la taille hors normes de cet État qui s’est distingué
des empires voisins ottoman ou britannique par l’apport d’idées, d’objets, de
coutumes et de technologies européennes (RICHARD Y., 1989). Cette
pénétration russe fut facilitée par la construction du chemin de fer entre Jolfa
et Tabriz (1916) et l’ouverture des premières routes carrossables Enzali-
Qazvin-Téhéran puis entre Achkhabad et Quchan, sans compter la navigation
sur la Caspienne. Les signes emblématiques de cette influence durable sont le
thé, aujourd’hui boisson nationale, mais importé de Russie – symbole de
modernité, au début du XIXe siècle [FLOOR W., 2004] –, l’industrie pétrolière
de Bakou où travaillèrent de nombreux Iraniens porteurs en retour d’idées
sociales, ou la Brigade cosaque qui fut longtemps le corps délite de l’armée
iranienne et que commandait le futur Réza chah Pahlavi.
Le « Traité d’amitié », signé en 1921 avec le nouveau pouvoir soviétique,
fonde toujours les relations entre les deux pays. Après la seconde guerre
mondiale et l’occupation du nord de l’Iran de 1941 à 1946, la fermeture de la
frontière avec l’URSS répondait au souhait de l’Iran et des États-Unis de
limiter au minimum les échanges. Seuls deux points de passage étaient
ouverts à Jolfa et Astara. Le tracé des 1 913 kilomètres de frontière terrestre
commune n’a guère été contesté. L’armée Américaine avait construit sur les
montagnes frontalières d’Iran (Sabalan, Kopet Dagh) des stations
d’observation de l’Union soviétique, mais jamais elle n’a installé de missiles
comme ce fut le cas en Europe occidentale, car le gouvernement impérial
iranien voulait éviter toute provocation envers son grand voisin du Nord.
Sans se départir de sa méfiance profonde envers le régime communiste, le
Chah alla même plus loin dans la recherche d’une certaine indépendance et
l’affirmation des relations de bon voisinage entre États, avec l’achat de
matériel militaire (véhicules), l’exportation de gaz, ou la construction par la
Russie de l’aciérie d’Ispahan.
L’URSS savait également que toute tentative pour prendre les pétroles du
golfe Persique provoquerait l’unité du bloc occidental, si bien que l’Iran fut
un front assez calme pendant la guerre froide. Le soutien de Moscou au Parti
communiste Toudeh était discret car tout espoir de prendre le pouvoir à
Téhéran était illusoire après le coup d’État américain de 1953. La Révolution
islamique initiée par des intellectuels libéraux et gagnée par les forces
islamistes, a surpris Moscou autant que les autres capitales, mais le départ des
États-Unis offrait une place vide dont l’URSS puis la Russie ont su profiter
avec habileté.

La Russie partenaire

Dès la chute du Chah, l’URSS a immédiatement salué la « victoire de


l’Iran contre l’impérialisme » et proposé l’extension de l’aciérie d’Ispahan
pour confirmer le maintien du statu quo politique et du bon voisinage qui
prévalait depuis trois décennies. En fait, la Russie/URSS n’a pas pu profiter
du vide laissé par Washington car l’invasion de l’Afghanistan mobilisait trop
Moscou qui se contenta de saisir les opportunités, sans avoir de politique
proactive dans un pays qui était encore chasse gardée des Américains. La
République islamique, quant à elle, se contenta de slogans « ni Est ni Ouest »,
de discours généraux contre le « matérialisme athée des communistes ». Il
était en effet plus facile de s’opposer à une Amérique lointaine et virtuelle
qu’à un empire soviétique frontalier. L’arrestation et les exécutions massives
de militants du Parti communiste Toudeh en 1983 ne provoqua pas de
réaction forte de Moscou qui entama au contraire des négociations secrètes
pour la vente d’armes à Téhéran et l’entraînement de pilotes, sans pour autant
interrompre son soutien traditionnel à l’Irak.
La fin de la guerre Irak-Iran et la Perestroïka ont fait passer les relations
bilatérales du pragmatisme à la stratégie, même si les motivations strictement
financières et opportunistes ont longtemps prévalu à Moscou. Durant cette
période, les émeutes ethniques et islamistes très violentes qui ont affecté le
Caucase (Tchétchénie, Azerbaïdjan) et les républiques d’Asie centrale ont
donné à l’Iran islamique un rôle ou du moins une image, de perturbateur ou
de pacificateur potentiel [DUDOIGNON S., 2001]. En 1989, les visites à
Téhéran d’Édouard Chevardnadze, ministre soviétique des Affaires
étrangères et celle du président iranien Rafsandjani à Moscou ont scellé un
rapprochement durable fondé au départ sur un programme militaire ambitieux
de reconstitution des armes détruites par la guerre et sur la volonté de contrer
les tentatives américaines de retour en Iran. Pour s’opposer à l’embargo du
gouvernement Clinton, la Russie accepta en 1995 de reprendre la
construction de la centrale nucléaire de Bouchir abandonnée par les
Allemands et fort endommagée par huit bombardements irakiens. Les
compagnies Statoil et surtout Gasprom commencèrent de leur côté à
participer à des contrats d’exploitation du pétrole et du gaz iraniens. Les
Russes étaient ainsi installés durablement et sans coup férir sur les mers
chaudes du golfe Persique.
Après l’effondrement de l’URSS, la visite à Moscou du président Khatami
a confirmé la continuité de la politique de rapprochement et le début d’une
vraie coopération, marquée par l’accord de coopération militaire de 2001 et
par la promesse de Téhéran de contrôler les mouvements islamistes dans les
nouvelles républiques. L’intérêt conjoint des deux voisins impliquait aussi de
contrer l’influence américaine dans la région après la guerre de Koweït. Par
la suite, la coopération n’a cessé de se renforcer, avec le lancement du
satellite iranien Sinah 1, le 27 octobre 2005, depuis la base de Plessetsk
(Russie) grâce à un lanceur russe Kosmos. Dans la crise du nucléaire
opposant l’Iran à l’AIEA et à l’ONU depuis 2002, Moscou a privilégié la
solidarité avec les États-Unis pour des raisons économiques et politiques
évidentes, sans pour autant appliquer sérieusement des sanctions – qui étaient
perçues comme ayant pour but de laisser le champ libre aux États-Unis –
pour le jour où ils auront décidé de rétablir leurs relations avec Téhéran. À
partir de 2006, Moscou a décidé de prendre les devants.
La visite en Iran de Vladimir Poutine le 16 octobre 2007, la première d’un
chef d’État russe/soviétique depuis Staline en 1943, a marqué un tournant
dans les relations entre Téhéran, Moscou et Washington. En quelques heures,
le président russe a rencontré tous les plus hauts responsables du
gouvernement iranien, y compris le Guide Ali Khamene’i, et obtenu leur
accord sur sa politique : livraison du carburant nucléaire pour la centrale de
Bouchir, mise à jour de l’accord de 1921 permettant une protection russe en
cas d’agression de l’Iran (promesse de vente de missiles sol air de longue
portée S300 pour protéger les sites nucléaires), concertation sur le marché
international du gaz. La Russie affirmait en outre le caractère non militaire du
programme nucléaire iranien et donc l’inutilité du bouclier anti-missile en
cours d’installation par les Américains en Europe orientale. La Russie
s’imposait comme partenaire privilégié de la République islamique et garante
de son comportement international.
La réaction du président américain George W. Bush fut immédiate, en
évoquant la « guerre froide ». À Téhéran, la démission d’Ali Larijani,
Secrétaire général du Conseil national de sécurité, remplacé par Sa’id Jalili,
confirma l’opposition qui existe au sein du pouvoir iranien entre ceux qui
privilégient un futur accord avec Washington et les partisans d’une alliance
avec Moscou qui aurait l’avantage de ne pas avoir d’implication dans le
domaine de la démocratie ou des droits de l’Homme. Après l’arrivée au
pouvoir de B. Obama, les États-Unis ont pris en compte les relations
« spéciales » entre Téhéran et Moscou, et ont décidé de faire de la Russie un
vrai partenaire dans le dossier iranien. Les États-Unis ont alors abandonné le
projet de bouclier anti-missile en Europe de l’Est quelques jours avant la
première réunion entre le secrétaire d’État adjoint William Burns et une
délégation iranienne de haut niveau à Genève le 1er octobre 2009. Cette
nouvelle entente politique s’est concrétisée avec le projet d’accord du
7 octobre sur l’enrichissement de l’uranium iranien dans lequel la Russie
jouait un rôle central. Comme au début de la guerre froide, l’Iran est devenu
un enjeu dans la rivalité entre les États-Unis et la Russie, mais dans des
conditions géopolitiques tout à fait nouvelles, multipolaires et avec un Iran
indépendant et capable d’avoir sa propre politique.
d
Alors que l’Iran est présent dans presque toutes les organisations
internationales, son activité est fort réduite dans les institutions régionales qui
n’ont jamais pu affirmer leur autonomie à cause des grandes puissances
d’abord intéressées par les ressources pétrolières. Les efforts de l’Iran ont été
pourtant incessants pour trouver un cadre à son d’influence. Téhéran est le
siège de l’Organisation de coopération économique (ECO) où la concurrence
de la Turquie et du Pakistan est grande. Dans l’Organisation de la conférence
islamique (OCI), la parole de l’Iran chiite est difficilement audible.
L’invitation en 2008 du président iranien à une réunion du Conseil de
coopération des pays arabes du Golfe (CCEAG) fondé par des pays arabes et
opposés à l’Iran pendant la guerre, a montré ses limites. Quant à la création
d’une Organisation des pays riverains de la Caspienne, elle est retardée par la
volonté de la plupart des pays de partager et non de cogérer la mer. L’Iran
regarde donc vers l’Organisation de coopération de Shanghai. Tout en
conservant son ancrage économique autour du pétrole du golfe Persique, ses
relations difficiles avec le monde arabo-islamique, et ses liens anciens avec
l’Occident, l’Iran pourrait retrouver ses relations aciennes avec les mondes
asiatiques et jouer pleinement de sa position géopolitique. Téhéran regarde
vers l’Est.
Chapitre 7

L’Iran et le monde islamique


Le second cercle de la géopolitique iranienne est formé par les pays
musulmans peuplés d’un milliard de Croyants. Après avoir été presque ignoré
de l’Iran impérial, cet espace est devenu un enjeu nouveau et prioritaire pour
une république qui se définit comme « islamique » et affirme dans sa
Constitution son « engagement fraternel envers tous les musulmans »
(article 3). Bien plus qu’une catégorie de l’organigramme du ministère
iranien des Affaires étrangères, le « monde islamique » est une problématique
constante de la politique étrangère de l’Iran qui domine parfois – souvent –
les impératifs nationaux ou de développement du pays. L’Iran révolutionnaire
avait rêvé de faire des musulmans une force unie capable de s’imposer au
monde, mais il a été contraint de se concentrer sur trois questions : le soutien
aux communautaire des chiites, la contestation de l’Arabie saoudite comme
gérante héréditaire des lieux saints de l’islam et surtout la lutte contre Israël
[MENASHRI D., 1990]. Cette politique échoua dès le début, puisque l’Iran
chiite dut affronter dès 1980 l’Irak dans une guerre fratricide.
Malgré ses efforts, la République islamique n’a pas réussi à devenir le
leader du monde islamique. Cet échec est largement imputable à l’opposition
farouche du monde sunnite, des nations arabes ou des régimes islamiques
conservateurs soutenus par « l’arrogance mondiale », mais aussi à
l’incapacité du gouvernement iranien à capitaliser son soutien aux
mouvements islamistes contestataires. Téhéran a d’autre part mal contrôlé les
nombreuses organisations non étatiques ou paraétatiques qui lui ont parfois
échappé en usant de méthodes terroristes qui ont discrédité la République
islamique.

L’Iran chiite et l’islam mondialisé


De nombreux mouvements de contestation ou de libération nationale du
monde musulman ont trouvé en Iran une aide financière, politique, et parfois
militaire, sans que Téhéran soit pour autant à l’origine ou même un acteur
décisif du combat politique en question. Les attentats du 11 septembre 2001
ont démontré l’échec de la méthode de l’État iranien chiite qui n’a pas pu
trouver sa place dans le nouvel islam radical mondialisé, déterritorialisé,
désormais dominé par les radicaux sunnites (ROY O., 2002). Le poids écrasant
du nationalisme iranien, de la culture persane, du chiisme et d’une définition
trop territoriale de la communauté des Croyants, a probablement empêché
l’islam iranien de trouver sa place dans les nouvelles dynamiques du monde
musulman du XXIe siècle.

Le handicap de l’exception iranienne et chiite

La dimension géopolitique de la diversité des « nations du prophète » [DE


PLANHOL, 1993] est particulièrement déterminante dans le cas de l’Iran qui est
à la fois persan dans un monde dominé par les Arabes et les Turcs, chiite
dans un univers sunnite, et héritier d’un État ancien et fort dans une région
aux recompositions politiques récentes et instables. Après trois décennies
d’islamisme l’Iran a pris la mesure de sa distance avec l’islam sunnite arabe
et du fait que les moyens financiers ne suffisent pas pour devenir leader du
monde musulman.
La mauvaise connaissance de l’arabe par les Iraniens n’a pas facilité la
communication avec les autres nations musulmanes, malgré les efforts du
gouvernement iranien pour donner à cette langue une place privilégiée dans
l’enseignement. Les discours panislamistes de la révolution iranienne ont été
limités par le seul fait qu’ils venaient de l’Iran perse de « l’Ajam ». Les
paroles de l’ayatollah Khomeyni dans un texte sur « La révolution islamique
et le hajj » (1983) sont à cet égard pathétiques et montrent l’ampleur de ce
handicap culturel :
« Nous, les Iraniens et le gouvernement islamique iranien, nous
tendons une main amie à tous les musulmans ; nous leur demandons de
s’unir au peuple iranien. Qu’on ne pense pas que la perte de l’unité
viendra de l’union avec l’Iran. L’Iran est un pays musulman, il désire et
veut le bien de tous les musulmans. Les Iraniens se considèrent les frères
de tous les musulmans ; nous demandons à tous les musulmans, États et
peuples de s’unir à nous dans le but que nous poursuivons : l’islam. »
Les chaînes de radio iraniennes en langues étrangères, dont al Ahlam en
arabe, ont peu d’auditeurs. La revue Le message de l’islam et les millions de
petits livres et pamphlets publiés en Iran en de multiples langues et diffusés
par les ambassades ont d’autant moins d’impact qu’ils bénéficient rarement
d’un réseau local de militants comme c’est le cas pour les jihadistes sunnites
dont les réseaux sont vraiment internationaux [KEPEL G., 2008]. Les discours
mystico-millénaristes du Président Ahmadinejad s’inscrivent dans une
tradition locale chiite sur le retour du Messie, mais n’ont qu’un écho marginal
dans le monde sunnite où la littérature apocalyptique est prolifique, mais sans
lien avec l’Iran [FILIU J.-P., 2009]. Les penseurs religieux chiites iraniens
réformateurs comme Mohsen Kadivar, Abdolkarim Sorush, ou même
l’ancien président Khatami dont les livres ont été traduits en arabe, ont un
succès d’estime incontestable, mais bien moins d’audience que les auteurs
religieux arabes.
En choisissant de soutenir les populations ou factions chiites du Liban,
d’Afghanistan ou du Yémen en conflit avec des groupes sunnites, l’Iran a lui-
même aggravé la rupture. Au lieu de défendre l’unité de l’Umma, l’Iran s’est
souvent présenté en État chiite défenseur des minorités chiites partout dans le
monde. Cette pratique n’a jamais cessé, puisqu’en 2009, Ali Larijani,
président du Parlement a prononcé un discours violemment anti-saoudien
pour défendre la lointaine rébellion des chiites zaydistes houthistes du
Yémen. Ce discours visait également le retour de l’Arabie dans les affaires
intérieures de l’Irak chiite. Ce type de comportement confirme le repli de
l’Iran sur le monde chiite et l’abandon de ses prétentions universelles. En
s’impliquant avec succès dans les négociations pour mettre fin à la guerre
civile du Tadjikistan en 1997, l’Iran avait pourtant été capable de minorer son
identité islamique et chiite pour trouver un compromis en usant de son
identité culturelle persane.
La création d’une république d’Irak à majorité arabe chiite a posé un défi
inédit à l’Iran installé depuis cinq siècles dans son statut de seule puissance
étatique chiite. Ce nouveau rapport de force politico-historique est doublé
d’un conflit religieux à propos de la marjaiya, c’est-à-dire la reconnaissance
d’une autorité religieuse suprême unique (marja) pour tous les chiites du
monde. L’Iran n’est plus en capacité d’imposer au reste du monde chiite le
dogme du velayat-e faqih, (gouvernement du Guide) qui reste trop lié à l’État
iranien et persan. Dans le monde arabe, les ayatollahs de Nadjaf (Ali Sistani)
ou du Liban (Mohammad-Hossein Fadlallah) s’imposent par leur sagesse
tandis que l’idée fait son chemin que chaque communauté pourrait avoir un
guide politique local. Le Guide iranien, chef d’État plus que leader religieux,
est marginalisé par sa fonction, même s’il a encore quelques soutiens au
Liban avec Hassan Nasrollah, leader du Hezbollah.
La compétition entre Iran et Irak concerne aussi les écoles religieuses et les
pèlerinages. Le financement par l’État des écoles de Qom et du sanctuaire de
Mashhad a permis leur développement au moment où le régime de Saddam
Hussein réprimait les chiites d’Irak. Avec le retour à la paix, l’État iranien a
perdu son quasi-monopole de financier du chiisme. Les fidèles payent à
nouveau leur impôt religieux à l’ayatollah de leur choix, et les pèlerins
iraniens se rendent en nombre à Nadjaf et Kerbala, après des décennies de
fermeture des frontières. La distance entre les communautés chiites d’Irak et
d’Iran est en outre accentuée par le souvenir de l’inaction de l’Iran pendant
« l’intifada chiite » de 1991, lorsque les chiites irakiens, encouragés puis
abandonnés par les Américains, ont été massacrés par les troupes de Saddam
Hussein vaincues au Koweït. Ce drame s’ajoute aux traces douloureuses
laissées par la prolongation inutile de la guerre Irak-Iran.
En faisant d’Israël l’objet privilégié de ses attaques, Mahmoud
Ahmadinejad a cherché à reprendre l’initiative dans le champ islamiste
universel sans se laisser enfermer dans le ghetto chiite. Il a tenté de relever le
défi de la mondialisation de l’islam et profité de la dénonciation facile des
gouvernements arabes à la fois despotiques et favorables à un modus vivendi
avec Israël. Cette attitude a fait du président iranien un héros de la « rue
arabe » car il n’y est pas perçu comme un chiite ou un iranien persan, mais
comme un simple musulman ; retour éphémère aux origines de la révolution
islamique ou ultime manifestation de la politique islamiste de l’Iran ?

L’Iran protecteur ou leader du monde chiite ?

La chute de Saddam Hussein, suivie par la formation en 2006 d’un


gouvernement irakien dirigé par la majorité chiite, a provoqué dans les pays
sunnites de la région une émotion presque aussi forte que la révolution
islamique d’Iran. Ce changement pouvait présager d’un renversement
politique et sociologique profond pour le monde arabe dirigé depuis toujours
par les sunnites, qu’ils soient ou non majoritaires dans les États concernés. La
rupture était d’autant plus forte qu’elle touchait l’une des capitales les plus
prestigieuses de l’histoire de l’islam et du monde arabe [LUIZARD P.-J., 2004].
De façon paradoxale, la « lutte contre le terrorisme » lancée par le président
George W. Bush a fait tomber l’Irak baathiste, mais a épargné l’Iran de
« l’axe du Mal » et donné le pouvoir aux chiites irakiens accusés d’être à la
solde de Téhéran, mais considérés comme la seule force sociologique
cohérente capable de contrôler le pays.
La crainte exprimée le 8 novembre 2004 par le roi Abdallah II de Jordanie
de voir le « Croissant fertile » se transformer en un « arc chiite » reliant l’Iran
au Sud-Liban en passant par l’Irak et la Syrie alaouite alliée de la République
islamique, fit chorus chez la plupart des gouvernements arabes. Cet « arc
chiite » est perçu par les États sunnites comme un encerclement
géographique, une conquête de territoires soumis depuis des siècles au
pouvoir sunnite. Ils voient dans cette image forte et simple une nouvelle
géopolitique du monde islamique, la base d’un conflit durable combinant
l’émergence de territoires et de populations chiites longtemps marginalisées
et parfois considérées comme hérétiques, avec l’idéologie révolutionnaire
iranienne.
Cette analyse est juste, quand elle fait le constat de l’émergence sociale,
culturelle et politique des chiites, et de la nouvelle place géopolitique de
l’Iran, mais elle est discutable quand elle attribue à Téhéran une ambition
impérialiste contre le monde arabe et sunnite [BARZEGAR K., 2008]. Cette
crainte sous-estime en outre l’autonomie des pays et communautés chiites
arabes pakistanaises ou indiennes face à l’Iran. La crainte des monarchies
sunnites face au modèle de l’Iran républicain et tiers-mondiste n’est pas pour
autant sans fondement. La peur d’une révolution ou d’émeutes massives
encouragées par le succès iranien contre le régime impérial a probablement
incité plusieurs gouvernements de la région dans les années 1980, à porter
plus d’attention aux problèmes de leurs minorités chiites et à négocier la
solution de conflits anciens, notamment au Koweït, en Arabie, à Bahreïn et
bien sûr au Liban où le Hezbollah a trouvé sa place comme parti politique
libanais.
La volonté de Téhéran de protéger les groupes chiites de par le monde est
en revanche bien réelle. Il y a fort à penser que cette politique renforcée par la
République islamique ne sera jamais abandonnée par l’État iranien quel qu’il
soit. Téhéran cherchera en effet à conserver les réseaux étatiques, privés ou
clandestins édifiés pendant trois décennies au Liban, en Afghanistan ou en
Syrie et plus récemment en Irak. Ce réseau d’influence iranien, idéologique,
culturel et souvent financier, n’est pas rejeté par les groupes chiites
bénéficiaires qui ne sont pas pour autant soumis à Téhéran. Les populations,
notables, leaders ou mouvements chiites locaux sont trop jaloux de leur
autonomie pour se soumettre à un État voisin trop peuplé et trop puissant
pour être un protecteur fiable. L’exemple du Hezbollah libanais ou du
gouvernement chiite irakien le confirme. Dans le monde musulman non
arabe, cette émergence du chiisme aurait pu être accueillie favorablement,
puisqu’elle mettait en évidence la place qui revient à chaque Nation du
Prophète dans un monde islamique où les sunnites et les Arabes sont
minoritaires, mais l’Iran semble bien trop isolé pour profiter de cette
situation.
Ces nouveaux rapports de force traduisant la marginalisation de l’Iran ne
doivent pas pour autant faire oublier à quel point la République islamique a
bouleversé le monde musulman, dans le passé. La propagande et l’action
politique passaient notamment par les Centres culturels qui dépendent de
l’Organisation islamique pour la propagation de la foi. En Iran, de multiples
organismes paraétatiques organisent régulièrement des conférences
internationales sur divers thèmes concernant le monde islamique et la lutte
cotre « l’oppression occidentale », pour structurer un réseau d’influence qui
manque parfois de présence sur le terrain.
Chacun a en mémoire le rôle des Gardiens de la Révolution dans la guerre
civile du Liban ou l’intervention iranienne, directe ou non, dans des pays
aussi variés que : le Sahara occidental, l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, la
Turquie, l’Arabie, l’Ouzbékistan, l’Afghanistan ou l’Irak. L’Iran fut
également très actif en Bosnie, dès la création en 1991 du seul État musulman
d’Europe, avec l’Albanie. La République islamique fut ainsi un des rares
pays musulmans à dénoncer avec conviction le massacre de Sebrenica par les
forces Serbes en 1995. La visite à Téhéran du président Alia Izetbegovic en
1992 permit à l’Iran d’organiser son soutien en armes, finances et conseillers
militaires. Toutefois, cette action resta symbolique, et très inférieure à celle
des réseaux sunnites saoudiens.
Cet interventionnisme iranien provoqua des ruptures de relations
diplomatiques et des incidents innombrables dans les années 1980 lorsque
l’Iran révolutionnaire utilisait le militantisme ou le terrorisme islamiste
comme moyen de pression contre les alliés de l’Irak et les pays occidentaux
qui soutenaient Saddam Hussein dans la guerre. Après la fin des guerres Irak-
Iran et du Liban, les actions terroristes n’ont plus visé les intérêts étrangers
mais seulement les opposants iraniens tandis que les actions de propagande
ont été mieux contrôlées. Depuis 1997, les attentats à l’étranger ont cessé,
mais la propagande ou le soutien opérationnel à des groupes combattants ont
été maintenus, notamment en Irak et en Afghanistan. Les activités iraniennes
dans le monde musulman sont désormais – presque – uniquement dirigées
contre Israël, ultime symbole de la politique islamiste de l’Iran, avec le
soutien au Hamas et au Hezbollah contre le processus de paix en Palestine.

L’Iran chiite face à Israël et au monde arabe

L’Iran a changé de camp en 1979 en choisissant de soutenir la Palestine


contre Israël. Le premier « chef d’État » à se rendre en Iran après la
révolution islamique – sans y avoir été invité – fut Yasser Arafat qui prit
possession au nom de l’OLP de la nouvelle « ambassade de Palestine » dans
les locaux confisqués à la mission d’Israël en Iran situés avenue du Palais
depuis lors dénommée « avenue de Palestine » [PARSI T., 2007]. Dans les
années 1970, la résistance palestinienne avait soutenu politiquement et
entraîné militairement les opposants au régime impérial iranien, car Tel-Aviv
avait de bonnes relations avec l’Iran, allié stratégique non arabe, proche des
États-Unis et surtout pourvoyeur en pétrole. Pour la République islamique,
les avantages de cette rupture d’alliance étaient multiples : idéologique en
capitalisant à son profit l’antisémitisme latent et l’hostilité des élites tiers-
mondistes contre l’État d’Israël, mais surtout géopolitique en étant admis
dans le cercle des pays musulmans et des pays arabes, unis depuis longtemps
autour de la cause palestinienne.
Israël : enjeu stratégique ou passeport ?

La convergence d’intérêt stratégique entre l’Iran et Israël est symbolisée


par la libération de Juifs de Babylone par Darius en 539 avant J.-C. En
prenant contact avec Mohammad-Réza Pahlavi dès la création de l’État
d’Israël, David Ben-Gourion avait mis en place une relation de confiance
aussi solide que discrète et une alliance stratégique pour contrer le monde
arabe. Le gouvernement de M. Mossadegh avait reconnu de facto Israël en
1951, et facilité le départ des Juifs d’Iran qui ne sont plus aujourd’hui que
10 000, contre environ 200 000 en Israël après une seconde vague d’exil à la
suite de la révolution islamique. L’entente entre ces deux pays non arabes du
Moyen-Orient, s’était vite consolidée pour aboutir à une vraie alliance
politique et même militaire dans les années 1970, avec le soutien des États-
Unis. Les échanges bilatéraux furent intenses, dans le domaine civil
(conseillers israéliens dans l’agriculture, l’irrigation, la production de vin,
ouverture d’une ligne aérienne directe entre Téhéran et Tel-Aviv,
construction en 1957 de l’oléoduc Eilat–Ashkelon pour ravitailler Israël en
pétrole sans passer par le canal de Suez), mais surtout militaire et policier
(coopération entre la Savak et le Mossad dès 1957, fourniture d’armes,
coopération étroite entre services de renseignement).
Cette alliance ne fut pourtant pas aveugle. Après la Guerre des six jours en
1967, et malgré la défiance du Chah envers Nasser, l’Iran impérial se
rapprocha du monde arabe pour maintenir un équilibre régional. Il en fut de
même après la guerre du Kippour en 1973. Israël ne fut pas invité aux fêtes
de Persépolis en 1971 pour ne pas poser de problème aux nombreux
souverains arabes présents, et après le boom pétrolier de 1973, Téhéran fit
des prêts généreux à plusieurs pays arabes dont la Syrie. Dans les dernières
années du régime impérial, le rapprochement stratégique entre l’ancienne
Perse et l’État juif fut par contre renforcé par le changement de politique de
l’Égypte d’Anouar Sadate qui abandonna l’URSS au profit d’une alliance
avec les États-Unis, puis par les accords de Camp David en 1978. Le
rapprochement stratégique des deux pays fut surtout motivé par la crainte
commune de la montée en puissance de l’Irak qui devenait l’ennemi le plus
puissant d’Israël mais aussi de l’Iran. Les livraisons d’armes israéliennes à
l’Iran pendant la guerre Irak-Iran ou la destruction du réacteur nucléaire
irakien de Tamuz/Ozirak par les aviations iranienne puis israélienne,
symbolisent la continuité paradoxale des relations entre ces deux ennemis
aux intérêts souvent convergents.
Dans les premières années de la révolution islamique, la lutte contre Israël
fit l’objet d’un consensus entre les islamistes et la gauche marxiste.
S’opposer à Israël était pour l’Iran révolutionnaire le moyen de rejoindre le
combat des organisations tiers-mondistes et de libération nationale. C’était
plus un passeport nécessaire à un pays révolutionnaire qu’une conviction en
faveur de la cause palestinienne. L’ayatollah Hossein-Ali Montazeri, alors
dauphin de l’ayatollah Khomeyni, soutenait activement cette cause islamique
avec son fils Mohammad, assassiné en 1981 et Mehdi Hashemi qui fut
l’homme clé du réseau militaire et idéologique d’exportation de la révolution
avec l’Organisation des mouvements de libération des Gardiens de la
Révolution, rattachée en 1984 au ministère des Affaires étrangères [BUCHTA
W., 2000]. L’exécution en 1987 de Mehdi Hashemi et la mise à l’écart de
l’ayatollah Montazeri illustrent le conflit récurrent et jamais réglé entre les
logiques islamistes et nationalistes au sein même du pouvoir iranien.
L’Iran est bien moins intéressé par la cause palestinienne que par la lutte
contre Israël. Les relations avec l’Organisation de libération de la Palestine
puis avec l’Autorité palestinienne, trop laïque aux yeux de Téhéran, se sont
dégradées après les accords d’Oslo de 1991 et les efforts de dialogue entre
Palestiniens et Israéliens pour la création de deux États en Palestine. En 1997,
le gouvernement de Mohammad Khatami était revenu sur ce principe et avait
accepté de se conformer à la volonté des Palestiniens, mais les factions
radicales du régime islamique s’opposèrent à tout compromis, tandis que les
Gardiens de la révolution continuaient de piétiner le drapeau israélien lors des
défilés.
Le 25 octobre 2005, le nouveau président iranien Mahmoud Ahmadinejad
est revenu à la politique traditionnelle de l’Iran et du Front du refus, en faveur
d’un seul État, la Palestine, comprenant deux communautés juive et arabe,
l’État d’Israël étant dès lors rayé des cartes, comme institution politique. La
campagne de propagande négationniste de l’holocauste organisée par la suite,
puis le soutien au Hamas contre l’Autorité palestinienne avaient pour but de
présenter l’Iran comme le seul vrai défenseur des Palestiniens. Cette politique
du pire, qui confortait par ailleurs celle des radicaux américains et israéliens,
aboutit aux guerres du Liban de 2006 et de Gaza en 2008, mais elle a en fait
affaibli la position de Téhéran qui a été incapable de venir en aide en quoi
que ce soit aux populations de Gaza lors de la guerre.
Pour bien montrer son opposition à la Conférence de Madrid
d’octobre 1991, parrainée par Washington et Moscou, la République
islamique a organisé le même jour à Téhéran une grande « Conférence
internationale de soutien à la révolution islamique du peuple palestinien ». Le
nombre élevé de participants n’a pas caché l’absence des principaux
mouvements palestiniens opposés à la politique de l’OLP, mais peu
favorables à cette offensive chiite et persane.
Les menaces d’attaque militaire israélienne contre les installations
nucléaires iraniennes et les centres névralgiques du pays ne sont pas
nouvelles, mais ont acquis une crédibilité accrue avec l’aggravation de
l’impasse diplomatique du dossier nucléaire iranien depuis 2002. Pour
contrer l’Iran, Israël a également une activité clandestine, guère démentie, au
Kurdistan, en Afghanistan, au Pakistan, en Asie centrale, en Géorgie et en
Azerbaïdjan. Cet encerclement de l’Iran, qui complète celui des États-Unis,
constitue pour Téhéran une menace plus crédible et durable que les projets de
bombardements aux conséquences internationales trop lourdes pour être
crédibles.
Avec la nouvelle politique américaine depuis 2009 et le reflux de la
position iranienne dans la région, le débat interne sur la menace iranenne est
très intense en Israël. Certains évoquent un « grand bargain » dont l’issue
garantirait durablement la sécurité de l’État juif. En effet, les deux États ne
représentent pas l’un pour l’autre une menace stratégique en raison de la
distance qui les sépare et de la priorité pour Israël de l’environnement arabe
immédiat. Le risque nucléaire est bien sûr nouveau et capital, mais il dépasse
le cas particulier d’Israël et le discours messianique de Mahmoud
Ahmadinejad. Au total, les enjeux symboliques, militaires et politiques de
l’opposition à Israël ont été si intenses pour l’Iran qu’ils ont eu pour
conséquence paradoxale d’affaiblir l’action que la République islamique
aurait pu avoir dans le reste du monde musulman.

Liban, Syrie et le Front du refus

L’Iran a eu de tout temps une influence dans la communauté chiite


libanaise tandis que la bourgeoisie de Téhéran envoyait ses enfants étudier
dans les écoles chrétiennes de Beyrouth. Les relations entre les deux pays ont
été exceptionnellement dramatiques dans les dernières décennies quand la
République islamique a utilisé la guerre civile du Liban comme un nouveau
front de ses combats contre l’Occident et l’Irak [CHEHABI H., 2006]. La
disparition en 1978 en Libye de l’imam Mussa Sadr, leader chiite libanais,
avait laissé un vide qui fut mis à profit par l’Iran révolutionnaire pour tenter
d’établir une « République islamique du Liban ». Après avoir soutenu le parti
chiite institutionnel libanais Amal, puis aidé à la formation de Amal
islamique, puis du Jihad islamique, l’Iran s’est investi en priorité dans la
création en 1982 du parti chiite Hezbollah, se donnant ainsi les moyens d’agir
dans la guerre civile du Liban, puis de tirer profit du combat de ce parti pour
libérer le Sud-Liban.
L’occupation israélienne de 1982 justifia l’envoi de près de 2 000 Gardiens
de la Révolution, via la Syrie, dans la plaine de la Bekaa pour soutenir les
chiites et le Hezbollah, avec le soutien idéologique à Téhéran du réseau
Hashemi et de l’ayatollah Montazeri. Le dossier Liban/Palestine/Israël fut
coordonné par l’ambassade d’Iran à Damas, alors dirigée par Ali-Akbar
Mohtashamipour, et le ministère des Pasdarans dirigé par Mohsen Rafiqdust.
Cette intrusion dans les affaires libanaises provoqua la rupture des relations
diplomatiques entre les deux pays en 1983, mais l’essentiel pour l’Iran était
de trouver des alliés dans sa guerre avec l’Irak en créant un second front pour
combattre les Français et les Américains (prises d’otages, attentats), tout en
devenant un acteur de la lutte directe contre Israël. Dans la réalité, l’Iran trop
lointain fut peut-être simplement un pion dans les mains de la Syrie.
Après la mort de l’ayatollah Khomeyni en 1989, 25 otages occidentaux
furent progressivement libérés. Après avoir critiqué les accords de Ta’ef
mettant fin en octobre 1989 à la guerre civile, l’Iran soutenu par le leader
religieux libanais Hossein Fadlallah, accepta la réconciliation entre Amal, le
Jihad islamique et le Hezbollah désormais « libanisé ». Ce pragmatisme
n’empêcha pas que les commandos du Hezbollah aident les Iraniens dans
l’assassinat d’opposants politiques en Europe. Le deuil quasi national
organisé à Téhéran en 2008 après l’assassinat à Damas d’Imad Moughnieh,
chef des commandos du Hezbollah, a montré à quel point son action était liée
directement au pouvoir iranien. Après la libération du Sud-Liban, le
Hezbollah conserva ses armes, mais devint plus autonome de Téhéran.
Contrairement au Royaume-Uni et aux États-Unis, la France considère ce
parti libanais comme une organisation de libération nationale et non comme
un groupe terroriste. Malgré la fidélité à l’ayatollah Khamene’i de son leader
Hassan Nasrallah, le Hezbollah n’entend plus être considéré comme une
simple force opposée à Israël pour le compte de la Syrie ou de l’Iran. La
visite à Téhéran en 1997 du Premier ministre libanais, Rafiq Hariri, permit de
rétablir des relations apaisées entre les deux États.
L’alliance entre la Syrie baathiste, alaouite et laïque, et l’Iran chiite est
paradoxale, mais ce mariage de raison semble appelé à durer. Contrairement
au Liban, les relations entre ces deux pays éloignés n’ont pas de base
historique ou culturelle ancienne, mais la guerre Irak-Iran fut pour la Syrie
l’occasion de trouver, dans l’Iran riche et isolé, un allié capable de l’aider
dans ses ambitions libanaises. Seul allié arabe de l’Iran (l’Algérie, la Libye et
Oman sont restés neutres), Damas apporta un soutien politique à Téhéran
contre Bagdad et lui permit de devenir un acteur désormais incontournable du
conflit israélo-palestinien. La Syrie reçut en échange des armes, du pétrole,
des avantages financiers substantiels et un soutien politique sans faille. L’Iran
ne réagit pas quand Hafez el-Assad réprima en 1982 les révoltes islamistes
sunnites de Hama, au prix de plus de 40 000 morts.
Après avoir été une tête de pont iranienne au Proche-Orient, Damas est
devenu après les guerres d’Irak et du Koweït, un partenaire économique et
religieux de l’Iran. La République islamique a restauré près de Damas, le
tombeau de Zeynab, fille de l’imam Ali et petite fille du Prophète, qui est
devenu un lieu de pèlerinage très fréquenté (500 000 personnes en 2006) et
populaire parmi les chiites iraniens [MERVIN S., 1996]. Les investissements
iraniens dans l’industrie ou l’énergie contribuent, par ailleurs, à rendre
durable un rapprochement qui devrait résister à la nouvelle politique
d’ouverture de la Syrie vers les États-Unis et Israël. Sans abandonner les
bénéfices de sa coopération politique et militaire avec Téhéran, Damas
pourrait inversement utiliser son influence pour convaincre la République
islamique d’adopter une politique étrangère plus pragmatique au Proche-
Orient.
Parmi les pays du front du refus, la Libye pourrait aller dans le même sens
après son revirement récent. Bien que Tripoli ait fourni à Téhéran des
missiles pendant la guerre contre l’Irak, et revendu le matériel nucléaire qu’il
avait décidé de ne pas utiliser, les relations entre les deux pays ne sont pas
confiantes depuis la disparition suspecte de l’ayatollah Mussa Sadr.
L’ayatollah Khomeyni avait d’ailleurs refusé de rencontrer le colonel Kadhafi
lors de sa visite au lendemain de la victoire de la révolution islamique, alors
que la Libye avait longtemps financé le mouvement khomeyniste en exil.
Malgré de nombreux incidents de ce type, les visites de hauts responsables
iraniens à Tripoli confirment que la relation Iran-Libye reste opérationnelle et
parfois secrète pour s’opposer à Israël, obtenir des armes ou s’entendre sur la
politique des cours du pétrole à l’Opep.

La méfiance du monde arabe

La plupart des États du monde arabe, qui ne sont ni frontaliers de l’Iran ni


liés à Téhéran par leur refus de reconnaître Israël, ont été conduits à rompre
leurs relations diplomatiques pendant quelques années ou entretiennent des
relations difficiles avec la République islamique.
L’Égypte avait pourtant été très proche de l’Iran pendant de longues
années. Comme Istanbul et Bombay, Le Caire a longtemps été une ville
refuge et un modèle d’ouverture culturelle pour les intellectuels iraniens en
exil ou les élites à la recherche de la modernité occidentale. En épousant en
1939 Fouzieh, la sœur du roi Farouk, Mohammad-Réza Pahlavi avait affirmé
son ambition de faire partie de l’élite cosmopolite. Sous le gouvernement de
Nasser, les relations furent rompues ou chaotiques, ce qui n’empêcha pas le
jeune colonel égyptien de nationaliser le canal de Suez en prenant modèle sur
la nationalisation de l’Anglo iranian Oil Company par Mossadegh. En
réponse aux critiques iraniennes sur l’intervention militaire égyptienne au
Yémen en 1960, Nasser menaça même d’aller « libérer » la province
pétrolière iranienne du Khuzistan, comme Saddam Hussein vingt ans plus
tard…
Le revirement politique pro-américain d’Anouar Sadate puis sa politique
de reconnaissance d’Israël (Accords de camp David, 1978) ont ouvert une
période de grande proximité entre les deux États qui symbolisaient alors dans
le Moyen-Orient l’ouverture politique et culturelle à l’Occident. En
accueillant au Caire le Chah d’Iran en exil (il y meurt le 27 juillet 1980),
l’Égypte rompit ses relations avec la République islamique, mais ne soutint
pas activement l’Irak pendant la guerre. L’Iran n’hésita pas à user de
provocation en approuvant le meurtre du président Sadate en 1981. En
donnant à une grande avenue de Téhéran le nom de l’assassin du président
égyptien, les factions islamistes iraniennes ont réussi à faire échouer toutes
les tentatives de normalisation entre les deux pays depuis 1990. L’apaisement
des relations avec l’Égypte, leader du monde arabe, fut une des priorités du
gouvernement Khatami. Mais la reprise des relations diplomatiques, négociée
en 2004, fut annulée par les postures politiques également radicales des deux
présidents, Mubarak et Ahmadinejad. Malgré cette crise sans fin, des
diplomates de chaque pays sont toujours restés en poste au Caire et à Téhéran
pour garder le contact entre deux États qui défendent chacun leur image,
passée ou espérée, de leader régional.
Malgré leur éloignement, ou au contraire grâce à cette distance
géographique, les pays du Maghreb ont joué un rôle actif dans les relations
entre l’Iran et le monde arabe. L’Algérie, jeune pays indépendant depuis
1962, n’a jamais cessé d’être un interlocuteur privilégié de l’Iran
multiséculaire, pour résoudre plusieurs crises internationales d’une
exceptionnelle gravité. Les intérêts communs et convergences de vues des
deux pays au sein de l’Opep sur la nécessité d’augmenter les prix du pétrole
avaient rapproché les deux gouvernements opposés par ailleurs sur Israël ou
sur leurs relations avec Washington. Cette position équilibrée avait permis au
gouvernement de Houari Boumediene de mettre fin en 1975 au conflit
incessant entre Téhéran et Bagdad qui menaçait alors la stabilité du Moyen-
Orient pétrolier.
La victoire de la République islamique fut bien accueillie à Alger qui offrit
ses bons offices pour mettre fin à la crise des otages américains. Les
discussions entre Behzad Nabavi et Warren Christopher furent d’une
difficulté extrême et laissèrent des traces durables parmi les diplomates
démocrates américains, mais elles aboutirent le 20 janvier 1981 grâce à la
diplomatie algérienne. La visite à Téhéran du président algérien Chadli
Benjedid en 1982 marqua l’entente entre les deux pays, leur opposition
commune au Processus de paix avec Israël, et surtout la volonté de l’Algérie
de mettre un terme à la guerre fratricide Irak-Iran. Les efforts de la diplomatie
algérienne furent remarquables, mais sans issue. Le 3 mai 1982 l’avion du
ministre algérien des Affaires étrangères Mohammed-Seddik Benyahia, en
route vers Téhéran, fut détruit en vol par un missile d’origine inconnue sur la
frontière entre l’Irak et la Turquie. Aucun autre pays musulman n’offrit ses
bons offices, et la guerre dura encore six ans.
L’irruption de l’islamisme dans la politique algérienne après la victoire
électorale du FIS (Front Islamique du Salut) en 1991 et la guerre civile qui
s’en suivit, provoqua des tensions puis la rupture avec l’Iran chiite accusé
d’aider le GIA (Groupe islamique armé), pourtant soutenu principalement par
les radicaux sunnites disponibles après le retrait soviétique d’Afghanistan. Le
contexte ayant changé, les relations diplomatiques furent rétablies dix ans
plus tard à la suite de rencontres particulièrement chaleureuses entre les
présidents Khatami et Bouteflika. Depuis lors, les visites de haut niveau ont
confirmé l’identité de vue entre les deux pays sur la question palestinienne,
mais aussi sur le programme nucléaire civil iranien, ce qui n’est pas pour
surprendre puisqu’Alger a également des ambitions dans ce domaine. Cette
brève, difficile, mais riche histoire commune a peut-être forgé un
rapprochement durable entre deux grands pays pétroliers, peuplés et
émergents.
Les relations avec le Maroc ont également été contrastées. Si les
monarques chérifien et iranien partageaient largement les mêmes points de
vue, la politique marocaine fut toujours très radicale s’agissant de l’identité
arabe. L’occupation par l’Iran des trois îlots du golfe Persique avait provoqué
une vive tension en 1972, tandis qu’en 2008 le discours d’un ancien ministre
iranien parlant de Bahreïn comme province iranienne entraîna une rupture
diplomatique au nom de l’arabité. Comme l’Égypte et la Jordanie, le Maroc
qui avait reçu le Chah en exil, rompit ses relations diplomatiques avec l’Iran
révolutionnaire dès 1981, mais sans hostilité exacerbée malgré le soutien de
l’Iran au Front Polisario et à la « République arabe sahraouie démocratique ».
En 1984, l’Iran participa à la conférence de l’Organisation de la Conférence
Islamique à Casablanca puis à nouveau en 1991, après le rétablissement des
relations.
Avec la Tunisie, les relations étaient si faibles que les représentations
diplomatiques furent réduites au minimum dès les années 1970. La
Révolution islamique fut très mal accueillie à Tunis comme dans la plupart
des pays du camp occidental. La participation d’islamistes tunisiens aux
activités subversives iraniennes en Europe comme en Tunisie provoqua la
rupture des relations en 1987, avec l’arrivée au pouvoir du président Ben Ali.
L’amélioration puis la normalisation des relations en 2004 n’ont pas fait
cesser la méfiance.
En Iran, la population mais aussi certaines élites, y compris chez les
militaires et les Gardiens de la Révolution, commencent à faire le bilan de
trois décennies de politique anti-israélienne et d’efforts envers le monde
arabe. Leur antisionisme est intact, mais ils soulignent que le conflit israélo-
palestinien, pour symbolique qu’il soit, n’est stratégique ni pour le monde
islamique, si les Palestiniens trouvent un accord, ni pour l’Iran, dont la
sécurité nationale ne saurait être remise en cause pour un enjeu si lointain des
frontières nationales. Dans ces conditions, la dimension anti-arabe du
nationalisme iranien se trouve renforcée par l’affaiblissement du nationalisme
arabe consécutif à la montée de l’islamisme. Les slogans de l’opposition
intérieure actuelle iranienne à la politique anti-israélienne de la République
islamique traduisent une opinion largement répandue qui demande au
gouvernement de s’occuper moins de la Palestine, du Hamas, du Hezbollah,
de Gaza ou d’Israël mais plus du sort des Iraniens. Le passeport pour le
monde arabe islamique qu’était supposé être le combat contre Israël est peut-
être périmé.

À la recherche du tiers-monde islamique

Sans négliger le monde arabe et ses voisins musulmans, l’Iran n’a jamais
cessé de renforcer ses relations aves « l’Autre islam ». Cette perspective
idéologique et diplomatique est en accord avec la doctrine de la Révolution
islamique qui associe religion, projets politiques de développement et
indépendance nationale. Une nouvelle politique plus équilibrée semble
esquissée, donnant une place accrue au monde islamique asiatique, à
« l’Est », où vivent la grande majorité des musulmans du monde, puisque
seulement 18 % des musulmans sont arabes. La guerre Irak-Iran a confirmé
que la frontière entre les mondes iranien et arabe était quasiment immuable,
alors que les opportunités d’influence culturelle, idéologique et économique
sont encore ouvertes vers l’Asie, l’Afrique et même l’Amérique latine. L’Iran
n’a pas formulé clairement cette ambition mondiale, mais les faits mettent en
évidence la place donnée par Téhéran à ce nouveau tiers-mondisme dont
l’islam pourrait être le moteur, ou le facilitateur, et dont l’Iran se verrait
volontiers le leader.

Les alliés de l’islam asiatique

Malgré ses ambitions panislamistes, la République islamique d’Iran n’a


qu’une présence limitée dans l’islam asiatique. Les grands pays d’Asie à
majorité ou à forte minorité musulmane sont en effet très réticents face à une
influence étrangère dans leurs affaires intérieures. Le cas de l’Inde où vit une
des plus grandes communautés musulmanes du monde est d’autant plus
sensible que ce pays a été islamisé au XVIe siècle par des souverains de
culture persane, les Moghols. Le Taj Mahal d’Agra est la plus belle
illustration de cette présence culturelle, marquée également par la langue
persane qui fut jusqu’au milieu du siècle dernier une des langues
administrative du monde indien. Cet héritage historique explique la
corrélation qui est souvent faite dans l’Inde actuelle, entre la communauté
musulmane indienne et l’Iran. Les conflits entre hindous et musulmans en
Inde concernent donc Téhéran. La destruction par les Hindous de la mosquée
d’Ayodhya en 1992 a ainsi affecté les relations entre les deux pays, alors que
Téhéran n’avait aucune part dans le conflit. New Delhi reproche également à
Téhéran son soutien aux indépendantistes musulmans du Cachemire.
L’islam est devenu un enjeu ou plutôt une variable d’ajustement dans les
relations bilatérales, car l’Iran a pris en compte le fait que la seconde
communauté chiite du monde se trouvait en Inde. Au XIXe siècle, de
nombreux mollahs iraniens, comme le père de l’ayatollah Khomeyni,
séjournaient fréquemment à Hyderabad et dans la communauté chiite de
Lucknow. Ces relations sont aujourd’hui plus ténues, mais elles ont incité
Téhéran à ne plus soutenir sans réserve la politique du Pakistan sunnite au
Cachemire, pour se rapprocher de l’Inde considérée comme une puissance
musulmane utile en cas de conflit ou de tension avec un Pakistan résolument
sunnite.
Alors que l’Indonésie et l’Iran n’avaient guère de relations, le soutien d’un
grand pays musulman est devenu utile pour Téhéran dans le contexte des
sanctions de l’ONU contre le programme nucléaire iranien, mais aussi pour
appuyer en échange les revendications dd Djakarta au Conseil de sécurité. Le
voyage de M. Ahmadinejad en Indonésie en 2006 a montré combien l’islam,
mis en avant dans tous les discours, créait au moins en apparence, un
contexte favorable aux discussions économiques, ou sur la coopération
nucléaire. Le gouvernement indonésien a également pu trouver dans le
renforcement de cette relation un moyen pour que l’Iran use de son influence,
réelle ou supposée, auprès des révoltes islamistes locales (Ajeh) ou des
réseaux terroristes sunnites (attentats islamistes de Bali en 2002).
La Malaisie, pays à majorité musulmane, entretient des relations très
privilégiées avec l’Iran. Les projets d’exploitation par la compagnie malaise
Petronas des gisements pétroliers de Golshan et Ferdows, et la construction
en Malaisie d’une grande raffinerie témoignent d’ambitions économiques
communes durables. Pour l’Iran qui cherche à diversifier ses partenaires
économiques comme politiques, la Malaisie est un État discret, ouvert à des
relations complexes et sensibles. Des entreprises malaises ont ainsi joué un
rôle clé dans le réseau pakistanais qui a fourni les centrifugeuses du
programme nucléaire iranien et elles continuent de concourir à
l’approvisionnement de l’Iran en matériels militaires ou matériaux à double
usage. Les universités malaises accueillent également les étudiants islamistes
iraniens qui ne peuvent pas finir leurs études dans des pays occidentaux. Que
ce soit dans le cadre des pays non alignés, des pays islamiques ou de l’Asie
méridionale, la Malaisie musulmane est devenue un partenaire de confiance
pour l’Iran.

La découverte de l’islam africain

L’intérêt de la République islamique pour l’Afrique, où vivent 20 % des


musulmans du monde, reste limité, mais l’islam offre une opportunité
nouvelle pour l’influence iranienne qui dispose de réseaux anciens,
notamment en Afrique orientale. L’islam dans ses dimensions
révolutionnaire, sociale ou théologique a été un vecteur efficace de la
pénétration iranienne en Afrique. Dans les premières années de la révolution,
la revue de propagande iranienne, Le Message de l’islam, avait une édition en
swaheli distribuée notamment par les commerçants chiites indiens ou
d’origine iranienne. L’association Ahl ol-Beyt en charge à Téhéran de la
diffusion d’ouvrages et de textes religieux ou l’Organisation de la culture et
de la communication islamique, sont très actifs dans ces activités
médiatiques, sans que l’on puisse mesurer l’influence réelle de cette
propagande.
Le Soudan fut la porte d’entrée de l’Iran révolutionnaire dans l’islam
africain. L’installation en 1989 d’un pouvoir islamiste radical à Khartoum
sous l’influence de Hassan Torabi a ouvert à Téhéran de nouvelles
perspectives au moment où les Gardiens de la Révolution étaient contraints
de quitter le Liban. L’accueil triomphal fait par Khartoum au président
Rafsandjani en 1991 a marqué le début d’une alliance islamiste entre deux
pays aux idéologies communes. La présence au Soudan de quelques centaines
de Pasdarans a jeté les bases d’une collaboration en matière d’actions
clandestines ou subversives, mais également politiques, ou pour faciliter la
vente d’armes iraniennes dans la région ou pour entraîner militairement des
groupes de subversion. Il n’y pas eu création d’un « axe Téhéran-
Khartoum », mais la coopération des deux pays pour des actions clandestines
ponctuelles est restée fonctionnelle. La destruction au Soudan en 2009 par
l’armée israélienne d’un convoi d’armes iraniennes probablement destinées
aux Palestiniens, en infraction avec l’embargo de l’ONU, a confirmé cette
collaboration. Le soutien de l’Iran au Soudan s’est manifesté en retour par
quelques projets de développement et surtout par un soutien idéologique et
international, en particulier en faveur du président Omar el-Bachir frappé en
2009 d’un mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale de La Haye
pour sa politique inhumaine de répression au Darfour.
La présence de la marine iranienne dans le golfe d’Aden pour lutter contre
la piraterie maritime, semble contredire le soutien clandestin de Téhéran à
l’Érythrée ou à certains insurgés somaliens, mais les deux faits confirment la
présence historique de l’Iran dans la corne de l’Afrique. En 2009, la visite
officielle aux Comores du président Ahmadinejad venant du Kenya montre
que Téhéran ne néglige aucune opportunité pour obtenir les faveurs d’un
État, tout en créant des problèmes à un pays occidental, en l’occurrence à
Mayotte, territoire français. Le micro-État des Comores, insulaire et
musulman, apprécie une aide économique qui pourrait permettre à l’Iran
d’établir à moindre frais une présence durable sur les grandes routes
maritimes contournant l’Afrique.
En finançant les études à Qom de jeunes ulémas africains du Niger, du
Mali, ou du Sénégal, l’Iran a créé au fil des ans, un réseau islamique ténu
mais efficace en Afrique de l’Ouest. Le prosélytisme chiite iranien est peu
apprécié, mais il est largement compensé par la reconnaissance pour la
générosité iranienne, ponctuelle et appréciée, envers des populations souvent
laissées à l’abandon. Alors que l’on aurait pu penser que la coopération avec
le Nigeria était fondée sur les questions pétrolières, les discussions les plus
avancées ont porté sur l’aide de l’Iran dans les méthodes d’application de la
loi islamique (charia) et la formation de milices inspirées des Bassijis
chargées d’en surveiller l’application. Les questions économiques sont
venues ensuite.
d
Quand Mohammad Khatami a proposé en 1997 sa doctrine du « dialogue
des civilisations », il s’agissait d’abord de montrer que l’islam devait être
« respecté » et considéré comme un acteur culturel et politique de plein droit
dans le monde moderne. La multiplication des voyages, conférences,
colloques, publications, cérémonies, discours dans les pays non musulmans
avait alors retenu l’attention, car cela contrastait avec la méthode agressive
pratiquée jusqu’alors par l’Iran révolutionnaire, mais l’objectif restait le
même. L’élection de Mahmoud Ahmadinejad en 2005 a consacré l’échec de
cette tentative pacifique pour faire de l’Iran un leader du monde musulman et
favorisé un retour aux méthodes révolutionnaires fondées sur l’opposition
frontale à Israël. En fin de compte, l’Iran est devenu le protecteur des
communautés chiites, mais cette posture géopolitique ne sera durable qu’à la
condition d’abandonner toute volonté d’en être le leader. Un bilan modeste
pour un pays révolutionnaire qui avait de grandes ambitions pour le monde
islamique.
Chapitre 8

l’Iran et les mondes du xxie siècle


Les anciens Grecs appelaient le monde extérieur celui des « barbares »,
l’islam distingue la terre d’islam (dar al-eslâm) du monde de la guerre contre
les infidèles (dar al-harb), mais l’Iran islamique a une relation bien plus
complexe avec les ensembles géopolitiques qui forment le monde
contemporain. En guerre avec le monde occidental dont il condamne la
culture, les mœurs et la puissance, méfiant envers l’ex-monde communiste
dont il rejette le matérialisme, craint par le « tiers-monde » qui redoute
l’ingérence dans ses affaires intérieures, l’Iran islamique reste isolé mais a, de
façon paradoxale, multiplié ses relations avec presque tous les pays du
monde.
Le gouvernement de Téhéran fait souvent un bilan quantitatif flatteur de
ses relations diplomatiques, mais la vérité impose de dire qu’il ne mesure pas
à quel point, ces dernières années, l’Iran et les Iraniens n’ont pas contribué à
la hauteur de leurs capacités à la marche des sciences, des arts et du monde,
ni reçu en retour les avantages et les profits qu’ils étaient en droit d’attendre.
Après trois décennies, cette situation dramatique et absurde semble avoir
atteint ses limites avec les tentatives de normalisation avec les États-Unis qui
pourraient provoquer une irruption de la mondialisation jusque dans l’Iran
profond. L’Iran subira certainement un choc salutaire, mais difficile, quand il
rétablira – à une date aujourd’hui incertaine – des relations de dialogue puis
de coopération avec les mondes contemporains, au-delà des frontières du
monde islamique.

Iran – États-Unis : pétrole et fascination

Un ancien pays émergent soutien de la Perse


Les États-Unis ont longtemps été un partenaire apprécié de la Perse. Au
XIXe siècle, ce pays lointain délivré depuis peu de la domination coloniale
britannique et sans ambition internationale représentait pour l’Iran une
alternative utile aux impérialismes russe, britannique et même français. Les
États-Unis étaient alors un pays émergent « non aligné ». Après avoir noué
des relations diplomatiques en 1851, le premier ambassadeur arriva en 1883,
pour protéger les nombreux missionnaires envoyés auprès des minorités
chrétiennes.
Après la révolution de 1906, les nouvelles autorités firent appel à l’expert
américain Morgan Shuster pour moderniser l’État et l’économie de leur
pays ; une expérience que renouvela en 1922 le futur Réza Chah Pahlavi avec
Arthur C. Millspaugh qui resta cinq ans et contribua grandement à la création
de l’Iran moderne. En 1942, pour empêcher l’Allemagne d’accéder au
pétrole, les troupes américaines rejoignirent discrètement mais massivement
les Britanniques qui occupaient le sud du pays. Grâce au chemin de fer
transiranien, les matériels et armements américains purent parvenir aux
troupes soviétiques de Stalingrad, conférant à l’Iran le rôle stratégique et
flatteur de « pont de la victoire ». En 1943, la conférence de Téhéran à
laquelle participèrent Staline, Churchill et F.-D. Roosevelt, confirma la place
de l’Iran aux côtés des Alliés. Là se termina l’idylle, car avec sa longue
frontière avec l’URSS, l’Iran devint surtout le premier terrain de
confrontation de la guerre froide.
La nationalisation en 1951 de l’Anglo Iranian Oil Company fut d’autant
plus inacceptable pour les Américains qu’elle annonçait selon eux une prise
de contrôle du pays par les communistes du parti Toudeh alors alliés au Front
national du Dr Mossadegh. Le coup d’État du 19 août 1953 organisé par la
CIA nouvellement créée permit la mise en place d’un gouvernement pro-
occidental capable de reprendre en main l’État iranien et de garantir
l’exploitation du pétrole par les compagnies américaines. La répression
contre le Parti communiste fut féroce, conduite par la nouvelle police
politique, la Savak [DELANNOY, 1990]. Ce coup d’État contre Mossadegh est
devenu, pour tous les Iraniens de toute opinion, l’emblème d’une ingérence
politique étrangère intolérable qui a réactualisé le mythe nationaliste et
obsidional d’un Iran indo-européen encerclé par des peuples et des
puissances hostiles.
La prise en main de l’Iran par Washington s’inscrivait dans une stratégie à
long terme qui n’a jamais cessé sous des formes variables, économiques,
politiques ou militaires jusqu’en 1979. Le bureau Overseas Consultants a
réalisé le premier plan quinquennal de développement (1949-1955) puis la
mise en place de l’omni-puissante Organisation du plan et du budget. Comme
on l’a vu précédemment, plusieurs accords d’assistance militaire ont ensuite
placé l’armée iranienne sous tutelle : en 1947, pour autoriser la présence
discrète mais massive des troupes américaines sur le sol iranien ; en 1956,
avec la création du Cento, qui ambitionnait d’être l’équivalent de l’Otan pour
le Moyen-Orient puis en 1964 pour le statut des conseillers militaires,
provoquant des émeutes parmi les religieux de Qom dont le leader, Ruhollah
Khomeyni, fut arrêté et expulsé vers l’Irak.
En 1963, la Révolution blanche (réforme agraire, statut de la famille, vote
des femmes, industrialisation) fut inspirée par l’administration Kennedy et
mise en œuvre par une nouvelle génération de cadres politiques iraniens
formés aux États-Unis et non plus en Europe [KARSHENAS M., 1990]. Avec
l’aide de l’État impérial, la domination américaine s’exerça dans tous les
domaines : économie, administration, culture populaire ou savante,
éducation, politique et bien sûr armée. Inversement, l’Iran devint plus
familier aux Américains et valorisé parmi les élites comme le seul pays
capable de défendre au Moyen-Orient les intérêts politiques et pétroliers de
Washington. Invité de prestige dans toutes les capitales, Mohammad Réza
Pahlavi était courtisé par les chefs d’État occidentaux et popularisé par une
politique de communication médiatique très active marquée par les fêtes de
Persépolis en 1971 pour le 2 500e anniversaire de la fondation de l’empire
perse. Cette « Pahlavi connexion » était notamment organisée par
l’ambassadeur iranien à Washington, Ardeshir Zahedi. Après le départ des
troupes britanniques des émirats en 1971, l’Iran devint le « gendarme du
Golfe », chargé de la sécurité des champs pétroliers et donc partenaire
privilégié des Américains et des Européens.
La visite à Téhéran de Richard Nixon en 1973 donna à l’Iran impérial une
nouvelle dimension dans le cadre de la politique d’Henry Kissinger
renforçant les capacités militaires de quelques pays réputés stables comme
l’Afrique du Sud, la Corée du Sud ou le Sud-Vietnam, pour équilibrer le
programme de désarmement avec l’URSS. La hausse du prix du pétrole, en
décembre de la même année, donna à l’Iran les moyens de financer lui-même
ses achats d’armes et la formation du personnel militaire nécessaire à leur
usage. En Iran comme au Congrès américain, des voix s’élevèrent contre une
politique à la fois mercantile et idéologique qui avait fait de l’armée iranienne
l’une des plus puissantes du monde par ses capacités, mais aussi l’une des
plus dépendantes, incapable de combattre sans l’assistance quotidienne des
conseillers américains. Ces critiques étaient de peu de poids face au
despotisme éclairé du Chah, garant de stabilité et de modernité. Le pays
marchait vers la « Grande civilisation » protégé par le parrain américain.
L’ambassadeur américain était en contact quotidien avec le souverain. L’Iran
était bien plus qu’une colonie américaine. Plus dure fut la chute.

Le duel des deux diables

La débâcle américaine en Iran fut une nouvelle humiliation trois ans après
la chute de Saïgon. En quelques mois, le pays le plus stable du Moyen-Orient
et le plus proche des États-Unis devint son principal adversaire. Tout
s’effondra, pour paraphraser le titre du célèbre ouvrage de Gary Sick [1985],
conseiller du président Jimmy Carter pour les affaires iraniennes. Obnubilé
par la seule URSS, aucun observateur ou service de renseignement, CIA et
Savak compris, n’avait pris la mesure ni compris la nature islamique des
contestations qui secouaient le pays. En dépit du slogan « Ni Est ni Ouest,
République islamique », la révolution iranienne s’est délibérément construite
en opposition aux États-Unis, et la perspective du retour au pouvoir de
l’empire américain était et reste inacceptable pour les islamistes comme pour
les nationalistes [KEDKIE et GASIOROWSKI, 1990].
La révolution islamique prit donc toute sa dimension lorsque les
« Étudiants dans la ligne de l’imam » ont occupé l’ambassade américaine le
4 novembre 1979, prenant en otage tout le personnel, et imposant leur ligne
politique anti-impérialiste. Pendant 444 jours, les 52 diplomates otages
américains furent le symbole de la victoire des « peuples opprimés » contre
« l’impérialisme américain ». Les Iraniens vengeaient Mossadegh et
rejoignaient, symboliquement, les luttes des autres combattants du tiers-
monde à commencer par les Palestiniens. Ce conflit diplomatique se
transforma en guerre lorsqu’un commando américain, déposé dans le désert
de Tabas le 24 avril 1980, tenta en vain de libérer les otages, puis
lorsqu’éclata la guerre Irak-Iran. Pour les Iraniens, il ne fait en effet aucun
doute que l’invasion de leur pays a été suscitée et orchestrée par les États-
Unis pour libérer les otages.
Le conflit avec l’Iran couta sa réélection à Jimmy Carter, mais l’Accord
d’Alger (19 janvier 1981) permit la libération des otages et le transfert de
plus de 8 milliards de dollars – le plus important de l’histoire – d’avoirs
iraniens sous séquestres sur un compte permettant ensuite de régler les
contentieux financiers entre les deux pays. Malgré des conditions de
détention souvent très dures, aucun otage ne fut tué, mais dans l’opinion
américaine, toutes les violences du Moyen-Orient, de la Palestine au 11-
Septembre, furent depuis lors irrémédiablement associées à un Iran diabolisé.
Les relations entre les deux pays échappèrent dès lors au rationnel. La
République islamique qualifia ainsi les États-Unis de « Grand Satan » tandis
que le gouvernement américain considérait l’Iran islamique comme partie de
« l’axe du Mal ». Il ne s’agissait plus d’une association entre l’aigle
américain et le lion iranien, mais d’un duel des deux diables, une histoire de
fascination/répulsion et d’occasions manquées.
Contrairement à une idée souvent répandue, les États-Unis n’ont jamais
cessé d’avoir une politique iranienne active, positive ou négative, car il est
stratégiquement impossible pour Washington de négliger un pays à la fois
voisin de l’URSS/Russie et détenteur des secondes plus grandes réserves
mondiales d’hydrocarbures. Après la guerre Irak-Iran, dans la logique de la
neutralité iranienne dans la guerre de Koweït, chacun s’attendait en 1991 à ce
que le président démocrate Bill Clinton trouve le chemin d’une normalisation
avec l’Iran alors gouverné par A.-A. Rafsandjani. C’était oublier
l’humiliation subie par les Démocrates lors de la crise des otages. Les
conseillers du Département d’État en charge du Moyen-Orient étaient par
ailleurs très favorables à Israël et donc sensibles à la violence verbale et aux
actions terroristes de Téhéran. Ils furent donc les avocats de la politique du
« double endiguement » (dual containment), définie en 1994 par Martin
Indyk du National Security Council et proche des lobbies sionistes de
Washington. Il s’agissait de contraindre l’Irak vaincu et l’Iran qualifié
d’« État voyou » (rogue state) de changer de comportement, sinon de
régime.
Dès lors, la politique de sanctions ne fit que s’accentuer : embargo
commercial en 1995, Iran Libya Sanctions Act (ILSA connu sous le nom de
« loi d’Amato » en 1996, renouvelé en 2006), interdisant tout investissement
dans le domaine pétrolier ou gazier, puis les sanctions de l’ONU à propos du
programme nucléaire iranien. En prônant en 1997 le « dialogue des
civilisations », le nouveau gouvernement de Mohammad Khatami offrit des
perspectives inédites, au moment où Bill Clinton commençait son second
mandat, avec Madeleine Albright comme Secrétaire d’État. Dans un discours
à l’Asia Society, le 17 mars 1999, elle présenta des excuses pour le rôle de la
CIA dans le coup d’État de 1953 contre Mossadegh et annonça une levée très
partielle de l’embargo (pièces d’avion, pistaches…), sans résultat durable, en
raison de la fragilité du gouvernement réformateur de Téhéran et surtout de
l’action efficace des lobbies anti-iraniens de Washington voulant un
changement de régime et non plus seulement de politique. Les deux mandats
de Bill Clinton furent donc une succession d’occasions manquées et
s’achevèrent sur une impasse.
L’élection en 2001 de George W. Bush Jr permit ensuite aux lobbies
néoconservateurs et pro-israéliens tels que l’American Enterprise Institute ou
l’Aipac (American Israel Public Affairs Committee) de renforcer leur action
pour faire tomber le régime islamique. Un moment endormi, le duel des deux
diables pouvait reprendre dans le cadre de la « lutte contre le terrorisme »
après les attentats du 11 septembre 2001. De nombreux Iraniens avaient
pourtant manifesté spontanément leur sympathie au « peuple américain »
tandis que le gouvernement, qui connaissait d’expérience le danger que
représentaient les Talibans sunnites issus du wahhabisme, condamna les
attentats et observa une neutralité bienveillante lors de l’invasion de
l’Afghanistan par la coalition internationale en octobre 2001. Téhéran fut un
acteur influent de la conférence de Bonn pour la reconstruction du pays.
Zalmay Khalilzad, l’ambassadeur américain d’origine afghane, discutait
directement en persan avec les envoyés iraniens et afghans. Dans l’émotion et
le drame de ces mois où tout semblait possible, il n’était pas absurde de
penser que la rivalité irano-américaine pouvait trouver un début de solution.
En associant l’Iran à l’Irak et la Corée du Nord dans un « axe du Mal »,
dans son discours sur l’État de l’Union du 29 janvier 2002, le président
George W. Bush refusa au contraire tout compromis et confirmait que la
seule solution envisageable restait le changement de régime en Iran, dans le
cadre de sa nouvelle politique de démocratisation du Grand Moyen-Orient.
Le concept d’axe du Mal était emprunté aux discours anticommunistes des
années 1950 et au maccarthysme. Toute discussion avec l’Iran était dès lors
considérée comme non seulement inutile, mais nuisible. Le dialogue critique
ou global conduit depuis 1992 par l’Union européenne était dénoncé comme
un leurre dangereux face à l’islam politique iranien parfois comparé au
nazisme. Cette politique conduite par les néoconservateurs américains les
plus radicaux, comme le sous-secrétaire d’État John Bolton, satisfaisait, de
façon paradoxale, les radicaux islamistes iraniens. Le Guide Ali Khamene’i
refusait en effet par principe toute idée de dialogue avec Washington,
craignant une « agression culturelle occidentale plus dangereuse à ses yeux
qu’une attaque militaire ».
L’Iran retourna donc dans l’œil du cyclone. L’armée américaine avait
certes débarrassé l’Iran des Talibans sunnites et de Saddam Hussein, mais
elle encerclait désormais la République islamique. Dans les milieux
néoconservateurs américains, on plaisantait volontiers en disant que
l’Afghanistan avait été le petit déjeuner, l’Irak le déjeuner et que l’Iran serait
le dîner de gala. Ce scénario de conquête ne fut pas réalisé en raison des
difficultés militaires rencontrées à Bagdad et à Kaboul et parce que l’Iran
était un adversaire autrement plus difficile. Le programme nucléaire iranien
devint alors le catalyseur de la nouvelle phase du duel.
Au-delà d’un consensus de principe, Américains et Européens n’avaient
pas le même objectif concernant le nucléaire iranien. Les premiers voulaient
en priorité renverser le régime islamique, alors que les seconds, sans pour
autant apprécier le gouvernement de Téhéran, cherchaient d’abord à éviter la
prolifération nucléaire et la fabrication par l’Iran d’une arme nucléaire.
L’accord trouvé par la « troïka » européenne le 21 octobre 2003 pour mettre
fin de façon vérifiable et durable au contentieux nucléaire avec l’Iran fut donc
refusé par Washington. Depuis lors, les offres et propositions incitatives
européennes sont allées de pair avec des propositions de sanctions
américaines, avec parfois une inversion des rôles dans la distribution des
carottes et des coups de bâton, mais le vrai problème restait l’absence
américaine à la table des négociations [POLLACK K.-M., 2004]. Le Congrès
américain, Républicains comme Démocrates, manifesta régulièrement son
hostilité de principe à l’Iran islamique en votant des motions de défiance
comme l’Iran Democracy Act (2003) ou l’Iran Freedom Support Act (2006)
permettant de financer des programmes de télévision radio, et autres médias
destinés à « démocratiser » l’Iran, mais aussi à mener des actions clandestines
en territoire iranien.
Le discours radical anti-américain et anti-israélien du gouvernement de
Mahmoud Ahmadinejad, élu en 2005, donna au gouvernement républicain de
George W. Bush toutes les raisons pour justifier sa politique de confrontation,
mais il a également imposé à Washington de prendre au sérieux la
République islamique et la nécessité de discussions directes. Tout en
menaçant l’Iran d’une attaque militaire par Israël interposé, et à la suite du
rapport de James Baker sur le Moyen-Orient, l’idée de discussions directes
fut concédée le 30 mai 2006 par le gouvernement américain qui accordait
donc à Ahmadinejad ce qu’il avait toujours refusé à Khatami. Plus difficile
sera donc un rapprochement.
La fin du mandat de G. W. Bush fut marquée par une aggravation des
sanctions et de l’isolement de l’Iran. Les entreprises, banques et individus
soupçonnés de participer au programme nucléaire iranien firent l’objet de
sanctions unanimes du Conseil de sécurité de l’ONU mais surtout de
sanctions économiques américaines unilatérales qui confortent le
gouvernement islamique dans son opposition radicale. Depuis 2007, il est
quasiment impossible d’effectuer un paiement à destination ou en provenance
d’Iran. Les universités iraniennes ne peuvent acheter aucun livre ni revue
édités à l’étranger. L’hypothèse d’une destruction systématique du potentiel
économique iranien par plusieurs semaines de bombardements fut même
envisagée pour retarder le programme nucléaire et pousser le gouvernement
iranien à négocier. C’est là une hypothèse aléatoire qui pourrait avoir pour
effet de rassembler un grand nombre d’Iraniens autour des éléments les plus
radicaux, comme lors de l’invasion irakienne de 1980 ; nationalisme oblige.
En 2008, toutes les options étaient sur la table : la guerre, mais aussi la paix.

Guerre froide, coopération ou confrontation ?

L’élection en 2008 du président démocrate Barak Hussein Obama a


tranché le nœud gordien de la relation Iran-Amérique. En proposant un
dialogue bilatéral direct au plus haut niveau avec l’État iranien, le nouveau
président faisait le constat d’échec de trois décennies de confrontation. On
parle parfois à Washington d’une grande discussion abordant tous les
problèmes du Moyen-Orient, y compris le conflit israélo-palestinien, d’un
grand bargain créant une dynamique vertueuse. Cette méthode se heurte
cependant à de nombreuses difficultés en raison des blocages internes au
régime iranien, des réticences d’Israël qui craint de voir certains de ses
intérêts sacrifiés, et de la prudence de la nouvelle administration démocrate
qui souhaite prendre les moyens et le temps de réussir un changement de
politique aussi complexe. L’enjeu est la normalisation globale des relations et
non plus la seule question du nucléaire. La stratégie américaine n’est pas
d’aboutir dans l’immédiat à une coopération, mais d’établir un « cessez-le-
feu » durable en prenant exemple sur les relations qu’avait jadis Washington
avec le monde communiste. La rencontre entre Richard Nixon et Mao Tse
Toung en 1972 pourrait-elle servir de modèle ?
Le message du président américain aux Iraniens à l’occasion du
nouvel an 1388 (21 mars 2009) a constitué une démarche exceptionnelle dans
sa forme mais surtout parce que pour la première fois un président des États-
Unis reconnaissait formellement la « République islamique d’Iran », parlant
de « respect ». Confirmée peu de temps après par le discours du Caire au
monde islamique, cette nouvelle attitude a doublement bouleversé la vie
politique iranienne en détruisant le dogme de l’hostilité à l’Amérique qui était
un des piliers idéologiques de la République islamique, et en obligeant la
classe politique iranienne à prendre clairement position, ce qui explique
l’intensité des tensions, l’ampleur des fraudes électorales, la force des
manifestations et la dureté de la répression.
Le gouvernement iranien qui sera capable de discuter avec Washington et
de faire aboutir le long et difficile processus de normalisation aura sauvé la
République islamique et permis son évolution durable. Les réformateurs de
Khatami ont échoué, d’autres veulent relever le défi, même parmi les plus
radicaux et bien sûr les forces opposées des régimes islamiques. Le pouvoir
iranien divisé et complexe est-il capable de saisir les opportunités ? D’autres
forces politiques issues du pouvoir iranien ou de la société peuvent-elles
opérer un changement comparable à celui réalisé par les Américains ? Le
régime iranien sait que cette ouverture aura un coût politique [INTERNATIONAL
CRISIS GROUP, 2009]. La lassitude de l’administration démocrate devant les
atermoiements iraniens provoquera-t-elle un retour à une politique de
confrontation ? La capacité de nuisance de Téhéran en Irak et en Afghanistan
incite à la prudence. Le divorce étant impossible, la crise ayant trop duré et
les Iraniens ne cessant de dire leur volonté d’en finir avec l’isolement, les
deux pays semblent pourtant condamnés à s’entendre pour assurer
durablement la sécurité de la région et des routes du pétrole.

L’Europe : la fin d’un règne ?

Proximité culturelle et dialogue critique

Depuis la plus haute Antiquité, le monde iranien a été le voisin immédiat


de l’Europe, avant que les Turcs ne prennent l’Anatolie puis Constantinople
en 1453 et séparent ces deux branches du monde indo-européen. Au
XIXe siècle, les contacts de l’Iran avec le monde industrialisé passèrent par les
puissances britannique et russe, mais également par la plupart des autres pays
d’Europe, moins suspects d’ambitions impérialistes et préférés par la Perse
comme partenaires. Les professeurs de la première université moderne, Dar
ol-fonun, furent Autrichiens, les Belges furent actifs dans les douanes, les
Français dans l’archéologie, et les Allemands dans l’industrie. Jusqu’à la
Seconde Guerre mondiale, le français était la seule langue étrangère
largement pratiquée et les étudiants iraniens étaient plusieurs milliers à
étudier en Europe.
Le réseau personnel, économique et politique ainsi tissé créa une grande
proximité de pensée et de culture entre les deux mondes iranien et européen,
avant que les États-Unis ne remplacent la vieille Europe. Les premiers
dirigeants de la République islamique venaient d’Europe ou y avaient été
formés, comme Mehdi Bazargan, ou le premier président élu Abol-Hassan
Bani-Sadr, avant que les « Américains » n’occupent le devant de la scène et
la plupart des postes après la prise de l’ambassade des États-Unis. L’échec
des négociations conduites depuis 2003 entre l’Iran et l’Union européenne,
représentée par Javier Solana, sur le programme nucléaire iranien montre à
quel point le terme d’« Occident », si longtemps synonyme d’Europe, signifie
désormais « Amérique ».
L’Union européenne a pourtant joué un rôle clé dans la relation entre la
République islamique et le reste du monde dès le début des années 1990 au
moment où toutes les relations internationales de la planète étaient en pleine
recomposition après l’effondrement soudain du monde communiste. Dans le
nouveau cadre de la Politique étrangère de sécurité collective (PESC), l’Iran
fut le premier grand dossier international géré de façon commune et
concertée.
Alors que les États-Unis cherchaient à renverser un État « voyou », les
Européens avaient une stratégie différente, en proposant lors de la conférence
de d’Édinbourgh de décembre 1992, un « dialogue critique » pour régler les
conflits par la négociation. L’Iran n’a cessé de faire échouer ces efforts
pacifiques. L’affaire Rushdie a provoqué un rappel des ambassadeurs en
février 1989 et bloqué ensuite tout dialogue approfondi, avant que la
condamnation des plus hautes autorités gouvernementales iraniennes dans
l’assassinat d’opposants à Berlin (Affaire du Mykonos) ne provoque une
nouvelle rupture et le rappel de tous les ambassadeurs de l’Union en
avril 1997. La question des droits de l’homme, souvent secondaire dans la
diplomatie américaine, fut au cœur de ce « dialogue critique », mais la
République islamique opposant les droits « islamiques » aux droits universels
n’était prête à aucune concession.
L’arrivée au pouvoir de Mohammad Khatami suscita un espoir évident
pour reconstruire des relations de confiance, avec pour la première fois des
visites officielles du chef d’État iranien en Europe. Cela permit de relancer un
« dialogue global » qui n’eut pas plus résultats, sinon de maintenir des
contacts très utiles. L’Iran bloqué dans ses contradictions internes n’a jamais
été capable de s’engager tandis que les Européens étaient eux-mêmes divisés
entre partisans de la ligne dure américaine et les adeptes du dialogue
[BAYRAMZADEH K., 2004]. Cette situation s’est prolongée à partir de 2003
quand le dossier nucléaire a éclipsé toutes les autres questions puis donné
l’initiative à l’Amérique de B. Obama soutenue désormais par la Russie. Exit
l’Europe ?

France, Allemagne, Royaume-Uni : la troïka obstinée


Les trois grands pays européens n’ont jamais cessé de se concerter pour
aboutir à une politique unique envers l’Iran, même si longtemps le Royaume-
Uni fut souvent tenté de privilégier sa relation avec les États-Unis, hostiles à
toute discussion avec Téhéran. Dans le cadre de cette « troïka » l’Europe n’a
cessé de privilégier, en vain, le dialogue international dans l’intérêt même de
l’Iran.
La France n’a jamais eu de relations politiques fortes avec l’Iran. Les rois
de France ont pourtant été parmi les premiers à dépêcher des émissaires dans
la Perse safavide [HELLOT-BELLIER F., 2008]. Napoléon envoya même le
général Gardanne négocier une alliance pour attaquer les Britanniques aux
Indes et aider Téhéran contre les Russes, avant d’oublier ce projet, de s’allier
à la Russie et de créer une méfiance qui dure encore à propos de la fiabilité
politique de la France.
Entre Britanniques et Russes, les Français ne jouèrent qu’un rôle
secondaire dans l’Iran de Réza Chah [HABIBI M., 2004]. Les relations furent
surtout culturelles (formation d’étudiants) et n’ont jamais cessé de l’être,
même sous la République islamique malgré les aléas politiques, avec un
programme de coopération scientifique très actif (accord de coopération
culturelle et scientifique de 1996).
La visite en Iran du général de Gaulle en 1963 suscita espoirs politiques et
enthousiasme populaire, mais n’eut aucune suite, pas plus que celles de
George Pompidou en 1969 et de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 qui
confirmèrent l’excellence des relations bilatérales, facilitèrent la conclusion
de quelques contrats mais ne purent jamais déboucher sur la création de
relations privilégiées ou d’un lobby iranien en France, comme ce fut le cas
par exemple pour l’Irak voisin. Le souvenir de l’attitude pionnière des
compagnies pétrolières françaises qui furent les premières à faire des
découvertes offshore dans les années 1960 et de l’accueil de l’ayatollah
Khomeyni à Neauphle-le-Château en octobre 1978 suscitèrent une sympathie
polie qui n’a pas compensé la livraison à l’Irak en guerre de Super-Étendards
et Mirages F1 ou la présence à Paris de l’Organisation des Moudjahidines du
Peuple. Sous les présidences de François Mitterrand et de Jacques Chirac, la
France fit de nombreuses tentatives pour dépasser les divergences et trouver
un accord politique de fond. En vain.
La France préfère l’archéologie au pétrole
L’Iran antique fut découvert et étudié par des archéologues français. Après avoir réalisé
une Mission scientifique en Perse conçue sur le modèle de celle de Bonaparte en Égypte, mais
infiniment plus modeste, le géologue Jacques de Morgan devint en 1897 le premier directeur de
la Mission archéologique française en Perse. La France avait en effet acheté au gouvernement de
Téhéran le monopole des fouilles archéologiques dans ce pays et se désintéressa des découvertes
de « naphte » faites par ce même géologue mais dont profitèrent les Britanniques.
L’ouverture en 1886 des salles iraniennes du Louvre, grâce aux objets rapportés de Suse par
une première mission réalisée par Jane et Marcel Dieulafoy, avait permis aux Français de
découvrir l’histoire de ce pays lointain. La Perse participait à la fascination de l’Orient mais sans
ambition coloniale. Les relations franco-iraniennes restèrent toujours marquées par ce paradoxe.
L’architecte et archéologue français, André Godard, fonda en 1939 le premier Musée
archéologique iranien à Téhéran et fut pendant vingt ans l’homme clé du très nationaliste Réza
Chah pour les antiquités et le patrimoine. Jamais cette relation privilégiée ne fut valorisée sur le
plan politique ou diplomatique, alors que des historiens allemands comme Hertzfeld ou
américains comme Arthur Pope ont eu un rôle certain dans la construction des relations de leur
pays avec l’Iran. Du côté français, seul le philosophe Henry Corbin a une reconnaissance sociale
et politique en Iran ; depuis 2004, une rue de Téhéran porte son nom.

La France fut de tous les pays européens celui qui a subi le plus durement
l’hostilité de l’Iran islamique : détournement d’avion à Téhéran en 1984,
otages au Liban, attentats, assassinat d’opposants iraniens, attentats contre
des lieux publics et militaires à Beyrouth et à Paris en 1986, siège des
ambassades en 1987 suivi d’une rupture des relations diplomatiques jusqu’en
1988. Ces conflits n’étaient pas seulement liés au soutien de la France à l’Irak
de Saddam Hussein, mais également au contentieux sur les aspects nucléaires
et financiers du contrat Eurodif, et d’une façon générale au volontarisme de
l’action diplomatique française au Moyen-Orient et à l’absence de réseaux
capables de régler des conflits avec discrétion.
La faute aux Anglais
Pendant au moins deux siècles, l’Iran a subi les conséquences de la rivalité entre les empires
russe et britannique, mais il semble que seul le souvenir de la « perfide Albion » soit resté dans
les mémoires iraniennes. Il est en effet de tradition en Iran de considérer tout problème intérieur
ou international comme étant « la faute aux Anglais ». Cette opinion a été renforcée dans les
mentalités populaires par la série télévisée des années 1970, dont le héros, « Mon oncle
Napoléon » (Dâ’i jân napoleon), était aussi radical que l’Empereur dans son hostilité aux
Britanniques. Le plus surprenant est que cette « analyse » soit partagée encore aujourd’hui par
les élites politiques, au niveau le plus élevé : ministres, généraux, députés, etc.
Pour les adversaires de la République islamique, la victoire de l’ayatollah Khomeyni a été
programmée par les Anglais comme l’avait été le coup d’État de Réza Chah en 1921. Pour les
partisans du régime, les Iraniens sont des gens trop raisonnables et attachés à leur pays pour
provoquer des troubles, et toutes les crises s’expliquent par la main des Anglais. Les
protestations massives contre la fraude électorale en juin 2009 n’ont pas échappé à cette règle.
La pérennité de l’animosité des autorités de Téhéran à l’égard de la Grande-Bretagne s’explique
en partie par la grande audience des émissions de radio, et depuis peu de télévision, de la BBC
en persan. Les plus âgés des Iraniens se souviennent également du rôle de cette radio lors de la
Révolution islamique. Une raison de plus pour être convaincu que les Anglais sont, encore
aujourd’hui, présents derrière le rideau…

L’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy en 2007 a été considérée en Iran


comme une inflexion décisive en faveur de l’atlantisme au détriment de la
tradition gaullienne de la politique étrangère française. À Téhéran, tous les
cercles de réflexion se sont interrogés sur la signification et les conséquences
de l’arrivée au pouvoir des « néoconservateurs français », au moment où ceux
d’Amérique quittaient le pouvoir. L’Iran s’inquiète à propos de la politique
arabe de la France qui a choisi, en pleine crise du nucléaire iranien, d’ouvrir
une base militaire à Abu-Dhabi en 2007 et fait des ouvertures à la Syrie. La
médiocrité des relations politiques n’empêche pas le maintien à un bon
niveau de solides relations culturelles et économiques : Peugeot et Renault
sont devenus les premiers constructeurs automobiles d’Iran, Total reste la
première société pétrolière européenne en Iran tandis que le haut niveau des
importations de pétrole iranien donne aux relations bilatérales une stabilité
qui transcende les crises politiques. L’industrie nucléaire demeure malgré
tout un enjeu à part dans les relations franco-iraniennes : après l’abandon en
1980 de la construction de la centrale de Dar Khovin construite par
Framatome, Spie-Batignolles et Alsthom, ces entreprises françaises furent
indemnisées, mais le programme iranien de construction d’une douzaine de
centrales atomiques reste d’actualité à long terme.
Les relations entre le Royaume-Uni et l’Iran sont encore plus complexes et
imprégnées de données psychologiques que celles avec les États-Unis. Par
leur présence séculaire en Inde jusqu’en 1947 et dans le golfe Persique
jusqu’en 1971, les Britanniques ont longtemps été des voisins de l’Iran et ont
imposé, comme les Russes, leur influence dans tous les domaines. La
découverte et l’exploitation du pétrole par l’Anglo Iranian Oil Company,
contrôlée par l’amirauté britannique, ont donné une nouvelle dimension à une
banale domination coloniale et ont conduit le Royaume-Uni à une ingérence
plus directe dans les affaires du pays avec le coup d’État pour porter Réza
Chah Pahlavi au pouvoir en 1921 ou pour renverser le gouvernement
Mossadegh conjointement avec les États-Unis en 1953. Par la suite, les
Américains ont pris le relais des Britanniques mais dans l’esprit de la grande
majorité des Iraniens, le réseau d’influence créé par les Anglais est
incomparable et toujours vivant.
Les relations bilatérales n’ont cessé de se dégrader au cours de la guerre
Irak-Iran au point que chaque pays n’avait plus qu’un seul diplomate en poste
en 1987. La normalisation rendue difficile par l’affaire Rushdie fut décidée
en 1991 mais il fallut attendre 1999 pour que des ambassadeurs soient enfin
nommés et que des échanges de visites ministérielles permettent une esquisse
de dialogue constructif souvent interrompu par des chicanes diplomatiques
incessantes de la part de l’Iran qui alla même jusqu’à remettre en cause
l’achat du terrain où fut construite, au XIXe siècle, l’ambassade de sa Majesté.
Alors que Washington a réglé tous ses contentieux financiers à La Haye, les
Britanniques ont longtemps été confrontés à l’indemnisation de leurs
entreprises victimes des ruptures de contrats lors de la révolution de 1979. Le
Royaume-Uni n’importe pas de pétrole iranien, mais cela n’empêche pas
Londres de rester un des relais internationaux de l’Iran comme place
financière et surtout siège des entreprises d’achat de matériels liés à
l’exploitation pétrolière.
L’Allemagne a toujours eu une excellente image en Iran [FLEURY A.,
1977]. En combattant les Anglais pendant la Première Guerre mondiale,
Wilhelm Wassmuss, le « Lawrence allemand », fut souvent accueilli en
libérateur [RICHARD Y., 2006] tandis que plus tard l’Allemagne nazie apprécia
le nationalisme du pays des Aryens en soutenant l’industrie iranienne
naissante : projet d’usine sidérurgique de Karaj, premier vol régulier vers
l’Europe par Lufthansa en 1927, construction du chemin de fer. Après la
guerre, cette politique industrielle fut poursuivie, faisant de l’Allemagne un
des pays privilégiés pour la formation des étudiants, puis comme centre de la
Confédération des étudiants iraniens si active dans la lutte contre le Chah.
Hambourg est le principal marché international du tapis persan et le siège
d’une ancienne, forte et influente communauté iranienne.
Malgré les attentats iraniens en Allemagne et la prise en otage de citoyens
allemands en Iran, Berlin fut un des premiers États à nouer des relations avec
les services secrets iraniens du ministère du Renseignement et à ainsi
disposer d’une certaine capacité pour résoudre des crises complexes mêlant
diplomatie, terrorisme, prise d’otage et conflits politiques internationaux au
Liban, en Palestine et en Iran… L’Allemagne occupe surtout de façon stable
la première place comme exportateur de produits industriels vers l’Iran
(machines-outils). Cette situation permet au gouvernement allemand de
bénéficier d’un rapport de force qui lui donne la liberté de critiquer la
politique de Téhéran, notamment les discours antisémites de
M. Ahmadinejad, sans risquer de représailles économiques de l’Iran qui a
trop besoin des machines allemandes. Cette expérience fait de Berlin un
partisan de « l’engagement » pour favoriser la normalisation des relations
avec la République islamique et résoudre la crise du nucléaire, tout en restant
intransigeant sur les principes et les objectifs.

Le pragmatisme des « petits » pays européens

Les autres pays européens membre de l’Union reprochent souvent à la


« troïka » de ne pas les associer à leurs décisions. Italie, Grèce, Espagne et
Autriche, importants acheteurs de pétrole, ont une politique iranienne active,
favorable au dialogue qui leur permet de jouer un rôle utile pour résoudre des
crises ou accueillir des rencontres informelles. L’Italie fut ainsi choisie en
1999 comme première destination de visite officielle d’un président iranien
en Europe occidentale depuis la Révolution.
Les anciens pays de l’Est, alors dans le camp soviétique (Biélorussie,
Hongrie, Pologne, Tchéquie, Ukraine), ont aidé activement l’Iran pendant la
guerre Irak-Iran en vendant des armes, des pièces détachées, ou en aidant à la
production en Iran de matériels russes, notamment des tanks. Ces échanges
militaires complétés par des produits industriels divers, se sont poursuivis
après 1991 (Biélorussie, Hongrie, Pologne, Tchéquie), car Téhéran souhaite
diversifier ses approvisionnements et ses relations industrielles et limiter sa
dépendance de Moscou. L’intégration de ces pays dans le camp occidental a
cependant généré des difficultés pour ceux qui ont trop affiché leur adhésion
à la politique américaine, comme la Tchéquie qui accueille Radio Free
Europe en persan et subit de ce fait les protestations de l’Iran.
La Suisse joue un rôle à part, comme place financière ou lieu de rencontres
internationales, mais surtout comme chargée des intérêts américains en Iran
et iraniens aux États-Unis depuis la rupture diplomatique entre les deux pays.
Les diplomates helvétiques ont ainsi joué un rôle important lors de la crise
des otages pour régler mille questions consulaires ou personnelles, mais aussi
proposer et transmettre aux deux parties des suggestions pour sortir de
l’impasse. Ce très difficile rôle d’intermédiaire pourrait se réduire avec la
demande américaine, rejetée par Téhéran en 2008 mais qui pourrait trouver
un jour une réponse positive, d’ouvrir un consulat à Téhéran.

Go East : Iran, tiers-monde et pays émergents

La République islamique semble avoir fait le constat que ses relations avec
l’Ouest, qu’il s’agisse des pays industrialisés d’Europe et d’Amérique ou du
monde arabe ont été difficiles et ne sauraient permettre une quelconque
expansion politique, économique culturelle ou même religieuse, alors que
vers l’Est les horizons sont plus dégagés. La politique étrangère iranienne
regarde vers les pays d’Asie, d’Afrique et même jusqu’en Amérique latine.

Chine, Inde et nouveaux partenaires asiatiques

Les pays d’Asie orientale et méridionale achètent plus de 45 % du pétrole


iranien. Ce fait explique à lui seul bien des relations politiques et le manque
d’efficacité des sanctions des pays occidentaux qui n’en achètent plus que
18 %. Avant la révolution islamique, les proportions étaient globalement
inverses. L’Iran peut légitimement espérer que des pays comme la Chine, la
Corée du Sud ou le Japon effectuent des transferts de technologie, et
acceptent une coopération industrielle libérée des héritages impérialistes, et
surtout des contraintes en matière de droits de l’homme ou du travail.
Les relations entre l’Iran et la Chine sont particulièrement bonnes, non que
Pékin ait une quelconque sympathie pour le régime islamique, mais parce que
ces deux vieilles nations ont en commun leur attachement à leur territoire, à
leur spécificité culturelle et à des traditions politiques de despotisme. Comme
les États-Unis, la Chine ne peut pas se couper des plus grandes réserves
d’hydrocarbure du monde, qu’elles soient iranienne ou saoudienne.
Après la reconnaissance par l’Iran de la République populaire de Chine en
1971, les deux pays s’attachèrent à montrer l’ancienneté de leurs relations et
des influences culturelles réciproques grâce aux « routes de la soie », à la
forte présence du bouddhisme en Iran oriental et en Afghanistan, à l’influence
en Chine des chrétiens nestoriens venus de Bactriane ou de Sogdiane et
même plus tard à l’islamisation par des Iraniens. Le président chinois Hua
Guofeng fut le dernier chef d’État à rendre visite au Chah d’Iran en
août 1978, témoignage de relations stables indépendantes des troubles
politiques.
La Révolution islamique a changé les équilibres régionaux et incité la
Chine à s’intéresser de plus près à l’Iran. Craignant une influence russo-
soviétique en Iran comme en Afghanistan, la Chine soutint l’effort de guerre
iranien, en particulier après la visite à Pékin de A.-A. Rafsandjani en 1985,
qui initia une coopération balistique grâce à une aide technologique de grande
ampleur et à la vente de missiles installés en particulier sur le golfe Persique.
Jusqu’à la fin de la guerre, de très importantes ventes d’armes chinoises
(tanks, avions, artillerie lourde, navires de petite taille, etc.) ont complété les
fournitures achetées à la même époque à l’URSS/Russie. La coopération dans
le domaine nucléaire qui avait débuté à l’époque impériale (réacteur de
recherche d’Ispahan) fut relancée au début des années 1990 mais interrompue
en 1997 sous la pression des États-Unis et parce que Pékin ne souhaitait pas
être impliqué dans un programme nucléaire iranien aux finalités incertaines et
aux implications politiques négatives pour la stratégie de Pékin en Iran. Les
fournitures d’armes, dont les militaires iraniens dénonçaient la qualité
médiocre, diminuèrent pour les mêmes raisons et pour faire place à une
politique économique ambitieuse. La Corée du Nord en revanche n’a jamais
cessé sa coopération clandestine militaire et technologique dans les domaines
nucléaire et balistique.
La Chine souhaitant toujours une balance commerciale équilibrée, les
exportations chinoises et les contrats d’entreprises chinoises en Iran ont
connu une expansion très rapide. Dans sa politique de relance de
l’exploitation du gaz et du pétrole, l’Iran trouva dans la Chine un nouveau
partenaire stratégique, cherchant des contrats à long terme. La société
Sinopec devint un nouvel acteur de l’industrie pétrolière iranienne en
exploitant des gisements de gaz pour la production de gaz naturel liquéfié
destiné à l’exportation (tranche de South Pars à laquelle Total a dû renoncer),
ou de pétrole (gisement de Yadavaran). Les entreprises de travaux publics
chinoises ont en outre obtenu des contrats de construction de barrages
(Taleghan), de routes, de voies ferrées ou de métro (Téhéran, Mashhad),
tandis que les produits de consommation chinois abondent désormais dans les
boutiques iraniennes qui peuvent difficilement s’approvisionner en Europe à
cause de l’embargo. Faisant suite à la visite de M. Khatami à Pékin en 2000,
celle à Téhéran du président chinois Jiang Zemin en 2002 confirma cette
stratégie économique, tout en signifiant l’opposition de la Chine à
l’installation durable des troupes américaines dans la région, même si leur
présence est pour le moment appréciée par Pékin.
Pour la République islamique, la Chine offre un modèle politique qui a su
faire coïncider un strict contrôle politique à l’intérieur du pays et une
ouverture économique internationale. Pour Pékin, l’Iran ne constitue pas un
risque nucléaire militaire, et la Chine veut à tout prix éviter qu’un conflit
politique ou militaire durable ou des sanctions ne provoquent une
augmentation des prix de l’énergie, insupportable pour l’économie chinoise.
La Chine, comme la Russie, cherche cependant à faire entendre raison à
l’Iran pour trouver un compromis acceptable par toutes les parties sous
l’égide de l’AIEA.
Le Japon et l’Iran entretiennent des relations diplomatiques depuis 1929,
mais interrompues entre 1942 et 1953. Le Japon fut sous Mohammad-Réza
Pahlavi, qui se rendit à Tokyo en 1958, une référence culturelle et politique
pour avoir su garder son identité culturelle tout en devenant un des pays les
plus en avance par sa technologie et son développement rapide. L’Iran
ambitionnait de devenir le « Japon du Moyen-Orient ». Les relations
économiques et culturelles entre les deux pays étaient alors particulièrement
intenses. Malgré la visite au chah d’Iran du Premier ministre japonais en
septembre 1978, la République islamique a conservé et même développé ces
relations : Mohammad Khatami se rendit en visite officielle à Tokyo en 2000
et le Japon est, à égalité avec la Chine, le premier client du pétrole iranien.
Tout en gardant ses distances avec la politique de l’Iran islamique, le Japon a
cherché à reprendre son implantation sur le marché iranien où la concurrence
chinoise est désormais forte. Ces efforts ont cependant été bloqués à plusieurs
reprises par les États-Unis qui ont imposé au Japon de renoncer en 1995 au
financement d’un grand barrage sur le Karun et en 2006 à l’exploitation du
très grand gisement pétrolier d’Azadegan où la part japonaise détenue par la
Japan Petroleum Exploration a été réduite à seulement 10 %. Cette sensibilité
aux pressions américaines fragilise la position du Japon qui s’impatiente de
voir la crise du nucléaire maintenir ou aggraver un embargo contraire à ses
intérêts. De nombreux Iraniens ayant fui la guerre Irak-Iran résident au Japon,
longtemps accessible sans visa, mais vivent depuis dans une quasi-
clandestinité, ce qui pose un problème bilatéral parfois difficile.
L’Inde, le pays des Aryens et du sanscrit, est considéré par les Iraniens
comme un pays proche par sa culture et son histoire avec sa nombreuse
communauté chiite. Bombay et Puna abritent également la plus grande
communauté zoroastrienne du monde, venue d’Iran au XVIIIe siècle, et qui a
brillamment réussi dans les affaires (famille Tata). Ces « Iranis » ont
conservé des relations avec la petite communauté zoroastrienne d’Iran où se
trouve le berceau de cette religion préislamique. Avant la persianisation de
1932, l’immense majorité des ouvriers et cadres de l’Anglo Iranian Oil
Company étaient indiens, si bien qu’il existe toujours un discret temple Sikh
à Téhéran et des temples hindous à Bandar-Abbas et Zahedan.
Les bonnes relations bilatérales sous les Pahlavi ont principalement abouti
à la construction d’une raffinerie de pétrole à Madras qui importe le brut
d’Iran pour réexporter l’essence. Cette situation place l’Inde en position
délicate entre les États-Unis faisant pression pour sanctionner l’Iran et ses
intérêts énergétiques et politiques régionaux face au Pakistan qui nécessitent
le soutien de Téhéran.
Après une période de mise en sommeil pendant la guerre Irak-Iran, les
relations ont repris lentement avec la visite du président Rafsandjani en 1995
puis celle du Premier ministre indien à Téhéran en 2001. Les deux pays ont
une vision assez proche des équilibres régionaux. Pendant la guerre civile
afghane puis le régime des Talebans, l’Inde a soutenu la position iranienne
pour contrer l’influence d’Islamabad. Cette convergence de vues, marquée
par la visite à New Delhi de Mohammad Khatami en 2003, a permis la mise
en œuvre d’une coopération militaire efficace avec des manœuvres navales
communes, l’entretien d’avions MIG de fabrication russe, et le projet de
facilités portuaires en Iran à Bandar-Abbas. Pour l’Inde, l’enjeu des relations
avec l’Iran est d’abord énergétique avec le projet de gazoduc de très grande
capacité reliant South Pars à l’Inde via le Pakistan et dont la réalisation est
sans cesse reportée à cause de la rivalité entre New Delhi et Islamabad mais
surtout des pressions de Washington pour imposer l’embargo contre l’Iran.
Le soutien américain au programme nucléaire indien ajoute au paradoxe de la
situation de New Delhi qui a été contraint de voter contre l’Iran en 2005 à
l’AIEA, mais reste capable d’investir massivement dans l’exploitation des
hydrocarbures iraniens pour assurer son avenir.
Comme les pays musulmans d’Asie qui ont une relation privilégiée avec
Téhéran, les autres États asiatiques comme la Corée du Sud, le Vietnam,
Singapour, les Philippines, le Sri Lanka, ou la Birmanie , sont tous de gros
clients du pétrole iranien et des centres de la mondialisation économique,
donc des partenaires nécessaires au futur développement de l’Iran. Leur rôle
politique est souvent marginal, mais ils constituent autant de soutiens
potentiels, sinon d’alliés, de l’Iran comme nation émergente, sinon comme
puissance islamique.

Ambitions africaines et développement

Pour l’Iran, comme pour la Chine ou les États-Unis, l’Afrique est un des
seuls territoires encore « disponibles » pour étendre une zone d’influence
après le départ des anciennes puissances coloniales. Malgré des effets
d’annonce et un grand nombre de visites officielles, les investissements
économiques, la présence politique, et les partenariats stables y sont encore
très limités car l’Iran n’a pas les moyens de ses nouvelles ambitions et n’a
qu’une expérience ou une connaissance très restreinte du monde africain.
Depuis plusieurs siècles, les marchands iraniens connus comme les
« Shirazis » étaient présents sur les côtes d’Afrique orientale et notamment à
Zanzibar et au Kenya, mais cette relation commerciale ténue a perdu sa
valeur politique. Le régime impérial avait esquissé une politique africaine,
notamment après 1974, pour montrer que l’Iran était en train de devenir un
pays développé capable d’aider les nations les plus pauvres. Cette politique
s’est poursuivie et étendue sous la République islamique dont la politique
africaine est devenue une des composantes, marginale mais durable, de la
politique étrangère.
Le Sénégal, pays à majorité musulmane, est la tête de pont iranienne en
Afrique de l’Ouest. Le groupe « Iran Afrique Commerce » basé à Dakar
associe une quarantaine d’entreprises iraniennes présentes dans quinze pays
africains. Cette présence en Afrique de l’Ouest a été facilitée dans les
années 1980 par l’existence d’une communauté de commerçants libanais
souvent chiites, qui ont parfois joué un rôle d’intermédiaires dans les conflits
entre l’Iran et l’Europe, ce qui a conduit à la rupture des relations avec le
Sénégal d’Abdou Diouf entre 1984 et 1989. Un rapprochement est intervenu
après l’arrivée au pouvoir du président Abdoulaye Wade qui s’est rendu pour
la deuxième fois en visite à Téhéran en 2009 pour confirmer la volonté
commune de créer un vrai partenariat. La construction par Iran-Khodro d’une
usine de montage de voitures à Saint-Louis (modèles Peugeot adaptés) est
peut-être le prélude à une coopération de plus haut niveau.
Avec la République démocratique du Congo ou la Namibie, les relations
sont minimales, car l’Iran y cherche essentiellement des ressources minières,
notamment de l’uranium. Aux pays isolés ou en marge des nations comme le
Zimbabwe, la Gambie, l’Érythrée ou la Somalie, l’Iran offre une ouverture
politique et quelques avantages économiques dans l’espoir d’un vote
favorable dans les instances internationales. Avec le Nigeria, les relations
sont complexes en raison du soutien trop exclusif apporté aux communautés
et provinces musulmanes, mais elles tendent à se diversifier depuis 2007 avec
la construction d’une usine de montage de voitures et d’autres projets
destinés à favoriser un rapprochement et un soutien iranien à la candidature
de Lagos à un poste de membre permanent du Conseil de sécurité.
La République d’Afrique du Sud attend de l’Iran un soutien de même
nature. Les relations entre les deux pays sont anciennes puisque Réza Chah
mourut en exil à Johannesburg et que l’Iran impérial fut un soutien discret et
efficace du temps de l’apartheid, en devenant le principal fournisseur de
pétrole, stocké, pour faire face à un éventuel blocus, dans d’immenses
réservoirs souterrains. La République islamique a rompu les relations en 1979
et les a rétablies en 1994 après l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela.
Pretoria demeure un grand acheteur de pétrole iranien (40 % des importations
de la RSA), et surtout un partenaire écouté comme pays émergent ayant
développé un programme nucléaire comparable à celui de l’Iran, mais ayant
clairement renoncé à l’option militaire.

L’Amérique latine : défi ou stratégie ?

L’Iran a établi de longue date des relations diplomatiques avec la plupart


des pays d’Amérique latine, mais sans avoir d’échanges actifs ou d’alliance
politique étroite si ce n’est avec le Venezuela, membre fondateur de l’Opep.
La politique tiers-mondiste et anti-impérialiste de la révolution islamique
avait provoqué des tensions, dans une région très influencée par Washington.
Les relations avec Cuba suspendues depuis 1976 ont été rétablies en 1979,
permettant un rapprochement politique durable, après la fin du soutien cubain
à l’Irak « prosoviétique ». Les marques de cette entente cordiale ont été le
voyage à Téhéran de Fidel Castro en 2001, la participation active de l’Iran au
Sommet des pays du Sud en 2004 à La Havane, et surtout le vote constant de
Cuba en faveur de l’Iran dans les instances internationales, en particulier sur
le dossier nucléaire. Avec le Nicaragua, les relations de Téhéran sont surtout
politiques, pour déplaire aux États-Unis, et assorties d’une aide économique
ponctuelle.
Depuis 2005, les relations entre l’Iran d’Ahmadinejad et l’Amérique latine
connaissent une intensification rapide qui traduit une inflexion sinon une
orientation nouvelle. À Washington, ou même en Israël, on interprète le
renforcement des relations de Téhéran avec des pays contestataires comme le
Venezuela, la Bolivie ou le Nicaragua, comme une nouvelle menace
terroriste. Le succès de cet activisme diplomatique du lointain Iran dans le
pré carré américain est sans nul doute un défi aux États-Unis, mais c’est peut-
être surtout le signe d’une nouvelle stratégie iranienne de long terme donnant
plus d’importance, comme pays émergent et puissance nucléaire potentielle, à
l’ensemble du monde, sans pour autant négliger sa sécurité nationale et son
rôle dans le monde musulman [DJALILI et THERME, 2008].
L’absence de communauté musulmane importante dans ce sous-continent
n’empêche pas l’Iran d’avoir, comme partout ailleurs, une activité de
propagande soutenue. Le plus important est le rapprochement idéologique
révolutionnaire et tiers-mondiste entre le gouvernement iranien et certains
États en conflit avec Washington, pour briser son encerclement diplomatique.
Cette stratégie se distingue de celle mise en œuvre en Afrique par son
ancrage économique qui peut lui donner stabilité et durée (pétrole au
Venezuela, mines en Bolivie, contrats industriels avec le Brésil). Plusieurs
voyages présidentiels de part et d’autre ont affiché ces relations entre États
n’ayant par ailleurs aucune tradition commune, mais des ambitions
partagées.
Après la fin de la guerre Irak-Iran, en 1988, l’Argentine avait vendu à
l’Iran de l’uranium enrichi à 20 % pour son réacteur de recherche de Téhéran,
en accord avec l’AIEA. L’interruption de cette coopération sous la pression
américaine explique probablement l’attentat contre le centre culturel juif de
Buenos Aires faisant 80 morts le 18 juillet 1994. En donnant en 2009 de
hautes responsabilités à des personnalités toujours recherchées par Interpol
pour ce crime, le gouvernement iranien a conforté la crainte du danger
terroriste iranien en Amérique latine.
Les relations avec le Venezuela pétrolier sont complexes et fondées sur
une bonne connaissance mutuelle depuis l’établissement des relations
diplomatiques en 1947. L’élection d’Hugo Chavez en 1998 a favorisé un
rapprochement dans le cadre de l’Opep pour le maintien d’un niveau élevé
des cours, puis la mise en place d’une vraie coopération globale fondée sur
une communauté de vue, concernant les relations avec les États-Unis. Ce
projet fut affirmé lors de la première visite à Caracas de Mahmoud
Ahmadinejad en 2007 et au cours des nombreuses rencontres qui ont suivi.
Même si les réalisations ne suivent pas les annonces de projets aussi
nombreux qu’ambitieux, la coopération économique entre les deux pays est
bien réelle : investissements communs dans les domaines gazier et pétrolier
(projet commun de construction d’une raffinerie en Syrie), projets iraniens
dans l’aluminium, l’acier, le bois ou l’automobile, mais aussi dans des
domaines sensibles comme l’armement. L’installation de la banque iranienne
Saderat à Caracas pourrait faciliter le contournement de l’embargo
international sur les transactions iraniennes et s’inscrire dans la mise en cause
de l’usage du dollar comme monnaie de référence.
Avec la Bolivie, la communauté de vue idéologique est également forte
mais les expériences communes sont très récentes. Des projets économiques
ont cependant été inscrits dans la durée avec un plan d’investissements de
cinq ans dans l’énergie, et surtout un programme ambitieux dans le domaine
minier (exploitation du lithium). La visite du président Ahmadinejad au
Brésil en novembre 2009 est peut-être celle qui aura les effets les plus
durables car elle n’est pas fondée sur une sympathie idéologique éphémère, et
concerne un État ayant de bonnes relations avec les États-Unis et les pays
occidentaux. Le Brésil a également un programme nucléaire civil comparable
à celui de l’Iran, mais plus avancé. Sur le plan commercial, il est clair que
Brasilia souhaite pouvoir passer outre à la pression américaine, vendre à
l’Iran des avions de transport Embraser et affirmer sa capacité de pays
indépendant et émergent, désireux de jouer pleinement son rôle international.
Téhéran n’est pas le meilleur des partenaires pour Brasilia, mais ce
rapprochement a incité le Brésil à faire un pas vers l’Iran en s’abstenant dans
le vote contre celui-ci lors de la réunion du Conseil des gouverneurs de
l’AIEA en novembre 2009.
Cette politique « mondiale » suscite des critiques en Iran parmi ceux qui
dénoncent des ambitions économiques ou politiques légitimes dans leur
principe, mais trop grandes pour les moyens dont dispose un Iran largement
isolé et appauvri par des années d’embargo. Nombreux sont ceux qui pensent
à Téhéran qu’il serait bien préférable et plus facile de résoudre les problèmes
du pays avec une politique nationale et internationale plus ouverte vers
« l’Occident » au lieu de l’affronter dans un conflit sans fin. Mohammad-
Réza Pahlavi voyait l’Iran comme le « Japon du Moyen-Orient ». L’échec est
patent. L’avenir géopolitique de l’Iran est peut-être plus aux côtés de pays
comme la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Indonésie ou l’Afrique du Sud…
Conclusion
Quand l’Iran s’éveillera
L’Iran des Qadjars, éloigné du monde moderne, a perdu ses territoires
périphériques et n’a cessé d’être la victime des grandes puissances. Sous les
Pahlavis, l’Iran a construit son identité nationale, s’est imposé dans sa région
comme une nation forte, mais le pouvoir impérial n’a pas compris la
dynamique de l’islam ni le potentiel d’une nouvelle société désormais
ouverte sur le monde. Il a été renversé par la nouvelle bourgeoisie moyenne
qu’il venait de créer. La république islamique a, quant à elle, valorisé
l’héritage national impérial, résisté à ses envahisseurs, donné aux chiites leur
juste place dans le monde islamique et permis aux Iraniens de prendre –
provisoirement – la parole. Après trente années de pouvoir, le gouvernement
islamique estime que le pays n’a jamais été aussi fort, craint, respecté et
indépendant, capable de jouer pleinement son rôle de puissance régionale,
d’acteur majeur du monde islamique, et de puissance internationale grâce à
ses richesses énergétiques, mais surtout à son influence politique légitimée
par sa capacité à tenir tête aux États-Unis.
Cette vision d’un Iran fort est très répandue mais n’a-t-on pas attribué à la
République islamique d’Iran des vertus qu’elle n’a pas en voyant seulement
dans l’Iran une « menace », en donnant à son programme nucléaire une
capacité qu’il n’a pas encore et n’aura peut-être jamais, en expliquant
l’instabilité politique de l’Irak, du Liban par l’influence de Téhéran, en
associant chiisme iranien et terrorisme, nationalisme persan à impérialisme et
paralysie politique à stratégie subtile ? Les enjeux pétroliers et les passions
suscitées par l’ancienne Perse semblent avoir en partie occulté les faits et
nourri de part et d’autres des outrances et analyses trompeuses. À considérer
le régime islamique seulement comme totalitaire et les Iraniens soumis ou
complices, n’a-t-on pas refusé par avance toute solution à la crise ? L’Iran est
un pays trop complexe pour être défini par quelques évidences.
L’Iran actuel a-t-il les moyens d’être une puissance régionale indispensable
à la stabilité de la région ? La république persane chiite a-t-elle une influence
profonde et durable dans un monde musulman très divers et un monde chiite
où la doctrine du veleyat-e faghi , de la suprématie du Guide, est contestée ?
Dans combien d’années l’économie iranienne sera-t-elle capable de participer
à la mondialisation ? L’Iran, n’a-t-il pas au contraire été affaibli par trois
décennies de conflits politiques internes et internationaux, Téhéran serait-il
une nouvelle fois passé à côté de l’Histoire ? Retour à l’époque Qadjar ?
Certainement pas, car l’environnement géopolitique du pays a profondément
changé et la société iranienne, longtemps en marge de la vie politique du
pays, est devenue un acteur politique majeur.
Les potentialités de l’Iran sont bien connues, et toujours bien réelles, avec
sa localisation géographique, sa richesse en pétrole et en gaz, son histoire
politique et culturelle, le nombre et le niveau culturel et scientifique de sa
population. Cette prospérité est cependant restée virtuelle tout au long du
XXe siècle, car les régimes politiques successifs ont été incapables de
valoriser cet héritage. Sous les Pahlavi, l’attrait de l’Occident avait été plus
fort que le nationalisme. Les élites impériales qui avaient plus investi en
Californie ou en Europe qu’en Iran ont pris le chemin de leur seconde patrie
sans vraiment défendre le régime impérial. Le Chah fut le dernier à quitter le
navire. La Révolution islamique a en revanche réussi à mobiliser l’ensemble
de la population, à créer un véritable consensus autour d’un projet politique,
culturel et social ambitieux. Les millions de manifestants pacifiques des jours
de Tasua et Ashura de novembre 1978 symbolisent toujours cette unité et ces
espoirs. La République islamique a également bénéficié de conditions
internationales très favorables comme l’effondrement de l’URSS,
l’augmentation des revenus du pétrole ou l’affaiblissement du nationalisme
arabe qui auraient dû lui permettre de s’affirmer comme une puissance
régionale globale et non plus comme un simple « gendarme du golfe ».
Pourtant, si l’on en juge par les sanctions de l’ONU, par la crainte suscitée
dans les pays voisins, par la faiblesse économique de ce grand producteur
potentiel de gaz obligé d’en importer, et surtout par l’opinion de très
nombreux Iraniens, le bilan de la République islamique comprend des faces
bien sombres.

Échec de l’islam politique ?


Le système islamique qui a pris le contrôle du pouvoir après l’élimination
des forces politiques concurrentes n’a jamais été capable de gérer la
dynamique qu’il a lui même créée, ni de saisir les opportunités pour
consolider ses victoires, ce qui laisse perplexe. Pendant trente ans, la
République islamique a discuté et abouti à des accords positifs, en
concertation avec les autres nations ou institutions internationales, mais ces
ouvertures ont presque toujours été brisées et abandonnées, en fin de compte,
par les plus hautes autorités. En rejetant tout compromis utile, les élites au
pouvoir traduisaient un consensus de façade et l’absence de capacité de
décision courageuse, en raison du veto de quelque groupe conservateur ou
des luttes entre factions rivales. La conviction d’avoir une légitimité divine a
rendu aveugles les gouvernements successifs. La culture et les pratiques
politiques de l’Iran islamique ont souvent traduit une fierté nationale mal
assumée qui confinait à l’arrogance, à la paranoïa, sinon à la xénophobie.
Cette attitude a développé un goût du complot, du secret, de la dissimulation
et une crainte de machinations étrangères qui empêche toute relation de
confiance, toute réalisation d’intérêt mutuel et donc toute coopération
internationale. Pour les partisans de cette politique de confrontation, la
victoire ne réside pas dans le succès de l’Iran mais dans l’échec de l’autre
partie. L’Iran islamique se sent fort par sa capacité de nuisance et son pouvoir
de dire « non » plus que dans sa capacité à jouer un rôle de puissance
influente et respectée dans la région ou dans le monde islamique. Ce goût de
l’échec est peut-être issu de la culture chiite mortifère, mais plus
probablement de la conscience d’être en réalité faible et incapable de tenir
son rang après trente ans de marginalisation subie ou souhaitée.
Si cette analyse est vérifiée, la « menace » iranienne devrait donc être
relativisée, car la République islamique serait alors moins portée vers
l’exportation de ses idées que vers sa seule survie en s’efforçant de résister
aux menaces de « l’oppression mondiale ». Contrairement à la bourgeoisie
impériale qui a pu trouver refuge en Occident dans des pays dont ils
partageaient déjà la culture, le clergé chiite et les élites révolutionnaires qui
ont accaparé une grande partie des richesses du pays n’ont pas de portes de
sortie ; ils sont contraints de rester en Iran et de défendre par tous les moyens
le régime islamique. Cette position défensive peut expliquer la violence
contre les opposants de l’intérieur, l’entretien de capacités de nuisance pour
se protéger des pays voisins, et plus récemment la recherche d’un compromis
a minima avec les États-Unis pour éviter une confrontation fatale. La
République islamique, obsédée par sa seule survie, serait alors un pays
endormi dans son exception et enfermé dans ses frontières. Ce statu quo
pourrait satisfaire les pays de la région et les clients du pétrole iranien, mais
pas la grande majorité des Iraniens. Le consensus qui avait permis au régime
islamique de se maintenir au pouvoir a été rompu en 2009 avec la
protestation des opposants au régime islamique alliés à la plupart des
fondateurs de ce même régime. Les anciens révolutionnaires khomeynistes ne
voient plus dans la République islamique actuelle l’Iran dont ils avaient rêvé.
Contrairement à la théorie du complot et de l’ingérence étrangère partagée
par les nationalistes comme par les islamistes, tout changement politique ne
peut venir que de l’intérieur même du pays en raison de l’émergence du
nouvel acteur politique que sont les « républicains » iraniens qui ont montré
leur nombre et leur conviction en 2009.
L’affirmation de ce fait républicain semble en effet l’héritage principal de
trente ans de république islamique. La dimension islamique du nouveau
régime avait focalisé l’attention des pays occidentaux, mais pour les pays de
la région, la « menace » iranienne était moins son chiisme fort ancien que son
caractère « républicain », tout à fait révolutionnaire dans un Moyen-Orient
souvent dirigé par des dictatures ou des monarchies. Cette expérience
politique et démocratique, avec ses contradictions, ses négations et ses
drames est unique dans la région. En disant « où est mon vote ? » les
manifestants de juin 2009 ont clairement démontré que la démocratie était
désormais une norme politique exigée et que toute infraction dans ce domaine
était inacceptable. Les Iraniens qui ont massivement pris la parole en 1979
l’ont gardée, même s’ils ont longtemps été contraints de se taire. La plupart
des Iraniens d’aujourd’hui sont des « fils de Khomeyni », qui n’ont jamais
connu le régime impérial ; ils ont intégré les dynamiques scientifiques,
intellectuelles et politiques du monde contemporain à leur identité nationale
et chiite. Un changement politique à Téhéran modifierait certainement la vie
des Iraniens, mais cela ne résoudrait en aucun cas toutes les questions posées
par la géopolitique de l’ancienne Perse. Pour la communauté internationale
ou les pays de la région, un régime républicain nationaliste ne serait-il pas
plus fort sur les plans politique, militaire et même nucléaire, qu’un régime
islamique sur la défensive, soucieux avant tout de se maintenir au pouvoir,
dans ses frontières ?
L’incapacité évidente de la République islamique à donner à l’Iran toute sa
dimension ne saurait s’expliquer seulement par la nature islamique du
régime, mais également par l’incapacité des pays de la région comme de la
communauté internationale à comprendre la signification profonde de la
révolution de 1979. Pour de multiples raisons, l’hostilité a été immédiate et
globale. En cherchant à contenir par tous les moyens, y compris militaires,
cette révolution que l’on croyait communiste, les pays arabes voisins comme
les Occidentaux n’ont-ils pas abouti à renforcer le nouveau régime dans ses
convictions et ses capacités de résistance ?
La crainte suscitée depuis trente ans par l’Iran comme grand territoire
chargé d’histoire, de culture et de pétrole a pris une nouvelle dimension avec
la crise du nucléaire qui a mis en évidence les prétentions mondiales de ce
pays longtemps marginal. L’interminable guerre froide entre l’Iran et le reste
du monde pourrait se prolonger longtemps, mais l’instabilité de l’Irak, de
l’Afghanistan et du Pakistan pourrait déstabiliser à nouveau l’Iran assiégé et
paralysé qui n’aurait alors d’autre moyen de défense que ses missiles ou
même une arme atomique. Dans ce contexte régional, l’Iran apparaît donc
désormais comme « incontournable », nécessaire à la stabilité régionale et à
la sécurité durable des exportations de pétrole et de gaz. Constatant l’échec et
l’impasse des efforts pour changer le régime iranien ou bloquer son
programme nucléaire, même les États-Unis ont commencé à changer de
politique pour pendre en compte les nouvelles données de la géopolitique et
les transformations de la société iranienne. Entre le chaos irakien, les
seigneurs de la drogue afghans, les riches despotes du Golfe, et l’Asie
centrale encore soviétisée, la République islamique a malgré tout réussi à
défendre son indépendance.

Une puissance régionale et islamique ?

L’Iran est certes indépendant, mais est-il capable d’être une puissance
régionale, c’est-à-dire un pays respecté et influent ? L’histoire tourmentée de
ces trois dernières décennies a engendré une méfiance durable envers l’Iran,
rendant improbable, à court ou moyen terme, que ce pays occupe une place
hégémonique dans la région, même avec une arme nucléaire. D’autres pays
voisins comme l’Arabie, la Turquie et bientôt l’Irak, imposeront certainement
un nouvel équilibre. De longues années seront nécessaires pour que l’Iran
rattrape le niveau économique et technologique de la Turquie. L’Iran du Chah
pouvait prétendre jouer les « gendarmes du Golfe » quand les Émirats arabes
unis, le Qatar, Bahreïn, Koweït ou même l’Arabie saoudite étaient de jeunes
États fragiles ou des puissances encore inféodées aux Britanniques ou aux
Américains. Quel que soit son régime politique, l’Iran devra composer. Ses
quinze voisins ne sont pas disposés à accepter les éventuelles prétentions
d’un Iran chiite, persan et longtemps « anti-impérialiste », à prendre le
leadership d’un Moyen-Orient à majorité sunnite, turque et arabe alliée de
longue date des pays occidentaux. L’Iran restera bien sûr un acteur central du
Moyen-Orient mais ne sera peut-être pas la puissance régionale de référence.
Sur le plan militaire, aucun pays de la région, même associé dans un
improbable pacte de sécurité, n’a la capacité de garantir seul la sécurité du
golfe Persique et des exportations de pétrole. Les forces armées iraniennes
sont très bien organisées pour défendre le pays mais n’ont pas de capacité de
projection à l’extérieur des frontières. Les États-Unis et leurs alliés resteront
longtemps présents sur place ou à proximité.
L’Iran peut-il être un leader du monde musulman ? L’échec de la
République islamique semble évident dans ce domaine. Le monde arabe et
sunnite a fait barrage à l’influence chiite de l’État persan. Le succès
incontestable obtenu au Liban avec la construction du Hezbollah ne saurait à
lui seul faire oublier combien l’islam politique, notamment dans ses
composantes radicales, n’est plus le fait de l’Iran. Les diverses communautés
chiites du monde, même si elles ont été encouragées dans leurs
revendications par la révolution iranienne, restent largement autonomes et
nationales. Le discours antisioniste radical iranien permet un succès
médiatique facile dans la « rue arabe », mais Téhéran n’a pas les moyens d’en
tirer un profit politique. Le riche État iranien peut par contre rester le
protecteur des chiites du monde pour compenser une certaine faiblesse
théologique et culturelle face au renouveau du chiisme irakien et libanais.

Iran puissance émergente ?


Après l’échec du régime impérial à faire de la Perse une puissance
régionale moderne et l’échec de la République à devenir le leader d’un
monde islamique capable de rivaliser avec l’Occident et le monde
communiste, l’Iran serait-il un pays épuisé et ruiné, encore une fois victime
de l’oppression des pays voisins et des grandes puissances ? L’analyse de la
société iranienne actuelle montre bien au contraire que l’Iran actuel, sans
négliger sa place régionale et son rôle dans le monde musulman, a franchi
une nouvelle étape de son histoire pour s’affirmer comme une puissance
émergente, à l’échelle mondiale.
Par sa langue et sa culture, le nombre et le haut niveau d’éducation de sa
population, sa place dans l’économie du pétrole et du gaz, par l’impact
international de la révolution islamique et l’expression démocratique qu’elle
a provoquée en retour, par ses réussites technologiques notamment en matière
nucléaire et balistique, l’Iran est devenu une nation émergente, même si son
épanouissement est pour le moment impossible, bloqué par les crises
politiques internes comme externes. La place internationale de l’Iran ne se
situe pas au niveau de la Chine ou de l’Inde qui sont de véritables continents,
mais à celui des dix à vingt nations qui ont à la fois une population
nombreuse, un territoire vaste, un potentiel économique et une histoire
culturelle ou nationale assez ancienne pour exiger une place internationale
plus importante que celle d’un simple État « en voie de développement ». Le
Brésil, l’Argentine, le Venezuela, l’Indonésie, la Corée, l’Afrique du Sud,
l’Algérie, l’Égypte, la Turquie, comptent parmi ces nations qui entendent
affirmer leurs ambitions nouvelles. C’est un nouveau « tiers-monde »
composé de pays désormais assez puissants pour réclamer toute leur place au
Conseil de sécurité de l’ONU ou dans les réunions internationales comme le
G20. Pour la République islamique, une telle perspective semble aujourd’hui
incongrue, mais regardons les faits : l’Iran dispose d’un potentiel bien connu
mais surtout d’une société transformée par des années de luttes morales et
politiques qui ont permis la socialisation des femmes et l’enracinement du
fait républicain. Ce potentiel démocratique unique dans tout le Moyen-Orient,
construit depuis la révolution constitutionnelle de 1906, fait désormais partie
intégrante des potentialités longtemps étouffées de l’Iran. Dans la région et
dans le monde islamique, cette « menace » sociale et culturelle iranienne est
perçue comme bien plus crédible que celle des armes.
Les conflits régionaux, les menaces de guerre, la crise nucléaire, les
drames politiques internes ne seront pas résolus aisément. L’issue des crises
dépend du changement ou de l’évolution du régime politique en place à
Téhéran, mais aussi de la politique conduite par les États-Unis et l’Union
européenne. Le changement de politique américaine depuis l’arrivée à la
Maison Blanche de Barack Obama a provoqué un premier bouleversement,
mais aucun changement durable ne pourra intervenir tant que ne seront pas
levés l’embargo et les sanctions qui bloquent la nation iranienne dans une
impasse. Pratiquer une politique d’investissements internationaux et
d’ouverture dans l’Irak voisin sans mettre en œuvre en parallèle un processus
de sortie de crise en Iran, serait sans aucun doute préparer un nouveau conflit
régional.
Dans toutes les hypothèses l’Iran ne sera plus le pays marginal qu’il était
au XIXe siècle. Lassée par des années de tumulte, la Perse sera peut-être tentée
de se replier sur elle-même, de cultiver sa brillante exception mais à en juger
par la vitalité de la société, il est plus probable que l’Iran va se réveiller et
combiner à son profit, sur son territoire, les composantes nationales,
islamique et internationale de sa nouvelle identité politique, en donnant à
l’échelle internationale toute son ampleur. Le nationalisme iranien, qui s’était
associé à l’islamisme pour renverser un régime impérial en 1979, s’en sépare
aujourd’hui pour se rapprocher de la mondialisation, dans un mouvement de
balancier lent, mais irréversible. La traduction politique interne et
géopolitique de ce changement des rapports de forces internes est incertaine à
court terme, car le pire est toujours possible, mais la dynamique de cette
évolution semble inscrite dans la longue durée. Malgré mille drames et
faiblesses, l’Iran est en effet un des rares États du Moyen-Orient ayant les
moyens pour s’imposer comme un pays indépendant et émergent, un acteur
mondial et non seulement régional ou islamique. Après avoir reposé sur le
nationalisme, puis sur l’islam chiite, la force de l’Iran semble aujourd’hui
fondée sur la république, celle des Iraniens.
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Chronologie
6000 avant J.-C. Civilisation de Sialk
2500 avant J.-C. Élamites
2000 avant J.-C. Les Aryens, un peuple de langue indo-européenne,
pénètrent en Iran
550-330 avant J. C. Empire achéménide, capitale Suse et Persépolis
331 avant J.-C. Conquête d’Alexandre, puis dynasties Seleucides et
Parthes
226-641 après J.-C. Empire Sasanide, capitale Ctésiphon
642 Invasion arabe, début de l’islamisation de l’Iran
viie-xie siècles « Intermède iranien ». Dynastie Bouyide à l’ouest,
Samanide au Khorasan
1037 Invasion des Turcs Seljoukides, capitale Ispahan et Bagdad
1220 Invasion des Mongols : Genghis Khan
1375-1499 Tamerlan et dynastie timouride
1502-1736 Dynastie Safavide, Ispahan capitale
1639 Traité de Zohab, perte de la Mésopotamie
1736-1750 Dynastie Afchar, capitale Machhad
1750-1794 Dynastie Zand, capitale Chiraz
1796-1925 Dynastie Qadjar, capitale Téhéran
1828 Traité de Tucomanchay, perte des provinces du Caucase
1856 Traité de Paris, perte de la province de Hérat
1906 Révolution constitutionnelle
1908 Découverte du pétrole
1921 Traité d’amitié avec l’URSS
1925 Réza Chah Pahlavi. Fin de la dynastie des Qadjars
1941 Mohammad-Réza Pahlavi
1953 Coup d’état contre Mossadegh
1962 Révolution Blanche « du Chah et du Peuple »
1971 Départ des Britanniques du golfe Persique. Indépendance des
Émirats
1975 Accords d’Alger avec l’Irak
10 février 1979 Victoire de la République islamique
4 novembre 1979 Prise en otage des diplomates américains
22 septembre 1980 L’Irak envahit le sud de l’Iran
1982 Israël envahit le Liban. Création du Hezbollah
18 juillet 1988 Fin de la guerre Irak-Iran
4 juin 1989 Mort de l’ayatollah Khomeyni, Ali Khamene’i élu Guide
1989 -1997 Ali-Akbar H. Rafsandjani président ; visite en Arabie saoudite
1990-1991 Guerre de Koweït, l’Irak sous tutelle internationale ; fin de
l’URSS
1991 Accords d’Oslo Israël-Palestine
12 décembre 1992 L’Union européenne entame avec l’Iran un « dialogue
critique »
16 mai 1993 Les États-Unis imposent un « double endiguement » contre
l’Iran et l’Irak
1995 Embargo américain ; Moscou repend la construction de la centrale
nucléaire de Bouchir
1996 Loi d’Amato (ILSA) contre les investissements pétroliers en Iran
1997 Mohammad Khatami président ; A. Kiarostami Palme d’or à Cannes
11 septembre 2001 Attentats sunnites à New York et Washington
2002 G.W. Bush place l’Iran dans « l’axe du Mal » ; le programme
nucléaire clandestin de l’Iran est dévoilé
2003 Invasion de l’Iran par la coalition pro-américaine, Shrine Ebadi Prix
Nobel de la Paix ; Accord Iran-Union européenne sur le nucléaire
2005 Mahmoud Amadinejad président
31 mai 2006 Les États-Unis n’excluent plus de discuter directement avec
l’Iran
23 décembre 2006 Résolution 1737 du Conseil de sécurité des Nations
unies contre le programme nucléaire iranien
16 octobre 2007 Visite en Iran de Vladimir Poutine
2008 L’Iran lance un satellite artificiel ; essai d’un nouveau missile de
1 500 kilomètres de portée
20 mars 2009 Barack Obama adresse un message au peuple iranien
12 juin 2009 Réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad
Table of Contents
Page de Titre
Table des Matières
Page de Copyright
Collection Perspectives géopolitiques
Introduction L’Iran éternel, entre la nation, l’islam et le monde
Première partie - Les enjeux géopolitiques de l’Iran
Chapitre 1 - La nation encerclée ?
La terre et l’eau
Les peuples d’Iran
La construction du nationalisme iranien
Chapitre 2 - Islam, chiisme et révolution
L’héritage islamique
L’islam iranien entre clergé et révolution
Contestations en islam iranien
Chapitre 3 - L’Iran mondialisé
L’Iran en marge du monde
Une société ouverte sur le monde
Une économie sous embargo
Le défi américain
Chapitre 4 - Les moyens stratégiques de l’Iran
Forces armées et forces révolutionnaires
Police et milice
Armement et capacités militaires
La tentation nucléaire
Chapitre 5 - La politique étrangère de la République islamique
Trente années de conflits
Exportation de la révolution et realpolitik
Diplomatie et politique
Enjeux et lieux stratégiques
Seconde partie - Les trois cercles de la géopolitique iranienne
Chapitre 6 - L’Iran et ses voisins
Une nation et des frontières floues
Les grands rivaux : la Turquie et l’Irak
Les pays arabes du golfe Persique : pétrole et mondialisation
La découverte des nations sœurs du Caucase et d’Asie
centrale
Afghanistan et Pakistan : un nouveau risque stratégique ?
La Russie, voisin et grande puissance
Chapitre 7 - L’Iran et le monde islamique
L’Iran chiite et l’islam mondialisé
L’Iran chiite face à Israël et au monde arabe
À la recherche du tiers-monde islamique
Chapitre 8 - l’Iran et les mondes du xxie siècle
Iran – États-Unis : pétrole et fascination
L’Europe : la fin d’un règne ?
Go East : Iran, tiers-monde et pays émergents
Conclusion Quand l’Iran s’éveillera
Bibliographie
Chronologie
Table of Contents
Page de Titre
Table des Matières
Page de Copyright
Collection Perspectives géopolitiques
Introduction L’Iran éternel, entre la nation, l’islam et le monde
Première partie - Les enjeux géopolitiques de l’Iran
Chapitre 1 - La nation encerclée ?
La terre et l’eau
Les peuples d’Iran
La construction du nationalisme iranien
Chapitre 2 - Islam, chiisme et révolution
L’héritage islamique
L’islam iranien entre clergé et révolution
Contestations en islam iranien
Chapitre 3 - L’Iran mondialisé
L’Iran en marge du monde
Une société ouverte sur le monde
Une économie sous embargo
Le défi américain
Chapitre 4 - Les moyens stratégiques de l’Iran
Forces armées et forces révolutionnaires
Police et milice
Armement et capacités militaires
La tentation nucléaire
Chapitre 5 - La politique étrangère de la République islamique
Trente années de conflits
Exportation de la révolution et realpolitik
Diplomatie et politique
Enjeux et lieux stratégiques
Seconde partie - Les trois cercles de la géopolitique iranienne
Chapitre 6 - L’Iran et ses voisins
Une nation et des frontières floues
Les grands rivaux : la Turquie et l’Irak
Les pays arabes du golfe Persique : pétrole et mondialisation
La découverte des nations sœurs du Caucase et d’Asie
centrale
Afghanistan et Pakistan : un nouveau risque stratégique ?
La Russie, voisin et grande puissance
Chapitre 7 - L’Iran et le monde islamique
L’Iran chiite et l’islam mondialisé
L’Iran chiite face à Israël et au monde arabe
À la recherche du tiers-monde islamique
Chapitre 8 - l’Iran et les mondes du xxie siècle
Iran – États-Unis : pétrole et fascination
L’Europe : la fin d’un règne ?
Go East : Iran, tiers-monde et pays émergents
Conclusion Quand l’Iran s’éveillera
Bibliographie
Chronologie

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