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BE'RNARD
_ VINCENT

LE .s·E~TIER-·
D-ESLï\RME-
- . LE GRANDEXIL .
DES INDIENSCHEROKEES
. . .
Flammarion
LE SENTIER DES LARMES
Le grand exil des Indiens cherokees
DU MÊME AUTEUR

Paul Goodman et la reconquêtedu présent, Seuil, 1976.


Pour un bon usage du monde, Desclée, 1979.
Thomas Paine, Le Sens commun/Common Sense,
Aubier-Montaigne, collection bilingue, 1983 (intro-
duction, traduction, notes).
Histoire documentaire de la Révolution américaine,
Presses Universitaires de Nancy, 1985.
Thomas Paine ou la religion de la liberté,Aubier-Mon-
taigne, 1987.
Thomas Paine, Le Siècle de la raison, Presses Univer-
sitaires de Nancy, 1989 (Traduction, introduc-
tion).
Les Oubliés de la Révolution américaine : femmes,
Indiens, Noirs, quakers,francs-maçons dans la guerre
d'indépendance, Presses Universitaires de Nancy
(en collaboration avec Élise Marienstras), 1990.
Thomas Paine, Les Droits de l'homme, Presses Uni-
versitaires de Nancy, 1991 (Traduction, introduc-
tion).
Thomas Paine ou la République sans frontières, Presses
Universitaires de Nancy (Compilation, introduc-
tion, trois chapitres), 1993.
Amistad : les mutins de la liberté, Éditions de l' Ar-
chipel, 1998.
La « destinée manifeste » des États-Unis au dix-neu-
vième siècle- Textes et documents, Éditions Messene,
1999.
La « destinée manifeste » : aspects politiques et idéolo-
giques de l'expansionnisme américain au dix-neu-
vième siècle, Éditions Messene, 1999.
Histoire des États-Unis, Flammarion, collection
<< Champs >> ( en collaboration), 2001.
BERNARD VINCENT

LE SENTIER DES LARMES


Le grand exil des Indiens cherokees

FLAMMARION
© Flammarion, Paris, 2002.
ISBN : 2-08-21 0 113-4.
Pour Anne., Gilles et Mélanie.
« Les Espagnols, à l'aide de monstruo-
sités sans exemples, en. se couvrant d'une
honte ineffaçable, n'ont pu parvenir à
exterminer la race indienne, ni même à
l'empêcher de partager leurs droits; ks
Américains des États-Unis ont atteint ce
doubk résultat avec une merveilkuse faci-
lité, tranquillement, légalement, philan-
thropiquement, sans répandre de sang,
sans violer un seul des grands principes
de la morale aux yeux du monde. On ne
saurait détruire les hommes en respectant
mieux les lois de l'humanité. »
Alexis de Tocqueville

<<Pourquoi pas un Canaan indien, une


Terrepromise ? »
Isaac McCoy
AVANT-PROPOS

Le cinéma américain, du moins jusqu'à Little


Big Man (1970) et Soldier Blue (1974), a donné
des Indiens et de leur histoire une image essentiel-
lement négative - celle d'un peuple ou d'un
ensemble de peuples aussi archaïques et cruels
qu'imperméables aux bienfaits de la civilisation en
marche : cette représentation caricaturale propre
aux westerns classiques avait pour fonction idéolo-
gique de justifier a posteriori le <<
génocide >>per-
pétré au XIXe siècle contre les Peaux-Rouges du
Nouveau Monde. Mais, loin de s'arrêter en si bon
chemin, Hollywood n'hésita pas à bouleverser la
chronologie (et la géographie) des faits et à situer
dans le Vieil Ouest de la fin du XIXe siècle les
grandes guerres terminales opposant l'<<Indien>>
mythique au non moins mythique << cowboy >>.Or
ces guerres de liquidation ne firent en réalité
qu' <<
éponger >>une longue histoire et vinrent
mettre un point final à une politique d'expulsion
et à des mouvements de résistance entamés beau-
coup plus tôt. Au moment du massacre de
Wounded Knee (1890), la cause était depuis
longtemps entendue. À cette époque en effet,
12 LE SENTIER DES LARMES

les Indiens sont presque liquidés, leur assujet-


tissement achevé, leur population décimée. Les
tueries, l'asservissement, le vol des terres, tout
cela a commencé avec l'arrivée des Européens,
mais connaît peut-être son point extrême [dans
les années 1830] lorsque le président Jackson
fait de ces exactions la politique officielle de
l'État fédéral 1 •

C'est de cette politique officielle, et de sa mise


en œuvre, qu'il sera question ici - avec, au cœur
du récit, le terrible hiver 1838-1839 durant lequel
toute la nation cherokee dut, en vertu d'une loi du
Congrès et malgré un avis défavorable de la Cour
suprême (sans parler de multiples protestations,
dont celles de Daniel Webster, Davy Crockett et
Henry Clay), quitter manu militari la Géorgie et
s'exiler, loin de la terre ancestrale, vers les confins
de l'Oklahoma. Cette transhumance forcée, au
cours de laquelle 4 000 Cherokees trouvèrent la
mort, est restée dans la mémoire collective sous
l'appellation de<<Sentier des larmes>>- en anglais
Trait of Tears, en langue cherokee Nunna daul
Isunyi (le chemin où nous avons pleuré).
Les Cherokees ne furent ni les premiers ni
les derniers à prendre la route de l'exil et à se
retrouver, à 1500 kilomètres de là, de l'autre côté
du Mississippi. Les Choctaws, les Creeks, les
Chickasaws, les Séminoles et les Cherokees for-
maient ce qu'on appelait les << cinq nations civili-
sées >>car, nous y reviendrons, elles avaient
adopté les façons d'être, le mode de vie, voire les
croyances religieuses, des colons blancs. Toutes,

1. Kenneth C. Davis, Don't Know Much About History,


New York, Avon Books, 1995, p. 121.
AVANT-PROPOS 13
de gré ou de force, mais en général après avoir
<< officiellement >> signé un traité en bonne et due

forme, durent, bien que converties à la civilisa-


tion, prendre à jamais la route de l'Ouest et
rejoindre les territoires qu'on leur avait attribués.
Les Creeks furent contraints de partir dès
1826, les Choctaws émigrèrent en 1831-1832,
les Séminoles firent la guerre dans l'espoir de
préserver leurs terres mais furent expulsés dès
cette année-là (leur éloignement s'étalant jus-
qu'en 1843), les Chickasaws s'expatrièrent,
sinon de bonne grâce, du moins pacifiquement,
en 1837-1838. Quant aux Cherokees, quelques-
uns prirent la route dès 183 7, mais c'est durant
l'hiver 1838-1839 que le gros de la tribu se
retrouva, interminable cohorte, sur le Sentier des
larmes. À cause des souffrances endurées et du
nombre de victimes innocentes, mais aussi en
raison de la complexité des facteurs ayant
contribué à cette tragédie, le destin des Chero-
kees - qui par ailleurs se désignaient eux-mêmes
comme le <<peuple principal 1 >> et assimilaient
leur territoire au centre du monde 2 , semble,
1. Le terme de Cherokee vient du mot creek
<<chelokee >>qui signifie << peuple au langage différent>>.
Dès l'origine, les Cherokees se sont d'eux-mêmes appelés
<<peuple principal>>. À l'appellation<< Cherokee >>nombre
d'entre eux préfèrent celle de <<Tsalagi>>. Les Choctaws et
les Chickasaws les désignent sous le nom de <<Chilukki >>
(peuple chien), appellation reprise par les Français
(<<nation du chien >>).Pour les Espagnols, les Cherokees
sont des <<Chalaque >>et pour les Iroquois des <<Oyata-
geronon >>(hommes des cavernes).
2. John Ehle, Trail of Tears : The Rise and Fall of the Che-
rokee Nation, New York, Anchor Books, 1988, p. 1.
14 LE SENTIER DES LARMES
AVANT-PROPOS 15

rétrospectivement, le plus emblématique de tous.


Comme l'ont souligné deux excellents historiens,
pour nous aujourd'hui, la déportation des
Indiens peut apparaître comme un problème
d'une grande simplicité morale, mais le dérou-
lement des événements fut éminemment com-
plexe. Tous les Blancs n'approuvèrent pas le
déplacement forcé des Cherokees, tous les
Cherokees ne s'y opposèrent pas, et le drame
lui-même se déroula dans un contexte com-
pliqué fait d'idéologie, d'intérêts personnels, de
politique partisane, d'altruisme et d'ambition 1•

Reste que le << Sentier des larmes >> fait partie


des épisodes sanglants et injustes qui semblent,
hélas, présider à la naissance èt au développe-
ment de toute nouvelle nation, fût-elle une
démocratie. L'histoire de France, elle aussi ponc-
tuée de massacres, de terreurs et autres épisodes
de sinistre mémoire, ne fait pas, à cet égard,
meilleure figure que celle des États-Unis. Cette
maigre consolation ne doit pas cependant
détourner l'historien de son devoir, qui est de
restituer les faits et de combattre, lorsqu'il
menace de se produire, un oubli trop commode.

1. Theda Perdue et Michael D. Green, The Cherokee


Removal :A Brie/ History with Documents, Boston & New
York, Bedford Books, 1995, p. VIL
I

LES CHEROKEES AVANT L'ESSOR


.DES ÉTATS-UNIS

Les Cherokees n'auraient jamais pris la route


de l'exil s'ils n'avaient été contraints de le faire.
Leur histoire commence bien avant la guerre
d'indépendance - et même bien avant l'arrivée
des premiers colons venus d'Angleterre ; elle
s'achève, ou s'estompe, sous la houlette peu
amène du président Andrew Jackson, à un
moment de l'histoire des États-Unis où, sous le
nom de << destinée manifeste 1 >>,l'expansion ter-
ritoriale et l'américanisation du continent vont
bientôt devenir, si elles ne le sont déjà, une idéo-
logie, pour ne pas dire une religion, nationale.
Après la << découverte >>de l'Amérique et de ses
habitants, on s'est longtemps demandé si les
Indiens n'étaient pas en réalité les tribus perdues
de Judée parvenues là au terme d'une longue
errance. Un mystère plane toujours sur leurs ori-
gines et au fil des siècles les conjectures n'ont pas
1. Sur ce sujet, voir B. Vincent, La « destinée mani-
feste>>: aspects politiques et idéologiques de l'expansionnisme
américain au XIX' siècle, Paris, Éditions Messene, 1999.
18 LE SENTIER DES LARMES

manqué. En 1775, un marchand irlandais qui


venait de passer quarante ans de sa vie au contact
des Cherokees publie à Londres une <<histoire des
Indiens d'Amérique >>où il soutient - après beau-
coup d'autres, dont Cotton Mather, Roger
Williams et William Penn - la thèse des ori-
gines <<judaïques >> de ces peuplades 1 : à preuve,
explique-t-il, <<leur division en tribus, leur langage
et leurs dialectes, leurs fêtes, festins et rites reli-
gieux, leur pratique de l'absolution et de l'onction,
leur règles relatives à l'impureté, leur rejet du mal-
propre, leurs mœurs en matière de mariage, de
divorce et de punition de l'adultère, leurs orne-
ments 2 >>. Pour des colons convaincus de revivre
dans le Nouveau Monde les tribulations de
l'Ancien Testament, il était sinon impératif, du
moins extrêmement tentant, de rattacher ainsi les
Indiens à l'histoire biblique de l'humanité.
Les Cherokees, eux, avaient une autre lecture
de leur passé. Ils avaient le sentiment d'avoir
occupé cette partie du monde depuis toujours :
un petit coléoptère aquatique avait créé leur ter-
ritoire << à partir d'une mer sans limite >> et en
plongeant jusqu'au fond des eaux pour en rame-
ner de la boue ; et ce sont les buses sacrées qui,
du bout de leurs ailes, avaient tracé les courbes
des montagnes et des vallées 3 • C'est dans ces
dernières qu'ils vivaient (non pas sous des tentes
1. James Adair, The History of American Indians, Lon-
dres, 1775. L'un des premiers, sinon le premier, a avoir
soutenu cette thèse est sans doute Gregorio Garcia dans
Origen de los Jndios de el Nuevo Munda (1607).
2. Ehle, p. 1.
3. Perdue & Green, p. 1.
LES CHEROKEES AVANT L'ESSOR 19

mais dans des cabanes en rondins) et leur espace


naturel de vie, organisé en une confédération de
villages autonomes et géré par un conseil central
annuel 1,s'étendait sur presque tout le sud-est des
États-Unis d'aujourd'hui - Caroline du Nord et
du Sud, Géorgie, Tennessee, puis Alabama. Leur
domaine de chasse incluait aussi toute une partie
du Kentucky et de la Virginie. Un univers
immense pour une population qui avoisinait
quelque 30 000 habitants avant le débarquement
des Européens et de leurs maladies contagieuses
(typhus, rougeole, variole), mais qui en 1700 ne
comptait plus que 16 000 âmes. Ce déclin démo-
graphique explique sans doute le repli progressif
des Cherokees sur des terres de moins en moins
vastes (principalement situées au nord-ouest de la
Géorgie) et la vente aux colons blancs, conflit
après conflit, traité après traité 2, d'une part gran-
dissante de leurs espaces traditionnels. Nous
verrons plus loin que la démographie des Blancs
suivait, elle, une courbe inverse, la population de
la Géorgie, par exemple, passant de quelque

1. Le conseil des chefs de villages se réunissait une fois


l'an, s'efforçant de résoudre les problèmes en suspens
dans un esprit consensuel, mais cela relevait souvent de la
gageure ou du vœu pieux : << Sans fonctionnaires, sans tri-
bunaux, sans titres de propriété ni testaments, sans
contrats, sans banques ni comptes bancaires, sans aucune
archive écrite, et avec certains chefs prompts à accepter
des pots-de-vin, le consensus était souvent impossible à
réaliser au sein du conseil central >> (Ehle, p. 34).
2. Les Cherokees signèrent en tout 10 traités (avec ces-
sions de terres) pendant la période coloniale ( 1721-1 783)
et 12 autres entre 1785 et 1835. Voir la liste dans Charles
C. Royce, The Cherokee Nation of Indians, Chicago,
Aldine Publishing Co., 1975, p. 256.
20 LE SENTIER DES LARMES

80 000 en 1790 à plus de 500 000 en 1830. Trop


de terres pour les uns, pas assez pour les autres :
le destin des Cherokees était pratiquement ins-
crit dans ce constat.
La vision du monde et le mode de vie des
Cherokees reposaient sur la nécessité d'un équi-
libre en toutes choses - équilibre entre le feu et
l'eau (d'où l'emploi de la terre pour éteindre les
incendies), équilibre entre la chasse et l'agricul-
ture, entre hommes chasseurs et femmes cultiva-
trices, entre les Cherokees et les nations
indiennes environnantes (avec lesquelles ils par-
tageaient les zones de chasse) - tout déséquilibre
appelant réparation, tout meurtre appelant ven-
geance, toute paix rompue appelant des repré-
sailles proportionnées jusqu'au retour espéré de
l'harmonie. Dès lors qu'une expédition punitive
avait accompli sa tâche et rétabli, numérique-
ment, l'ordre antérieur du monde, les guerriers
rentraient au village sans jamais chercher à pour-
suivre leur avantage par l'acquisition de terres
nouvelles ou par des destructions excédant le
mal à réparer. Les peuples voisins n'ayant ni le
même mode de calcul ni la même vision du
monde, les querelles et les violences étaient,
hélas, plus fréquentes que les accalmies. L'uni-
vers des Cherokees connaissait rarement le
repos.
Hormis dans les champs, lieu primordial de
l'activité économique, cultiver la terre était une
dimension ancestrale du mode de vie cherokee et
cette technique de survie existait déjà depuis des
siècles lorsque les premiers Européens débar-
quèrent en Amérique. En l'an mil,<<alors même
que la plupart des Anglais se nourrissaient de
LES CHEROKEES AVANT L'ESSOR 21

pain grossier et de bière rustique, les Cherokees


bénéficiaient, eux, d'un régime alimentaire varié
et équilibré à base de viande, de maïs et autres
légumes 1 >>.Les femmes de chaque maisonnée
cultivaient en général un petit lopin de terre
proche de leur foyer, mais l'essentiel de la pro-
duction agricole d'un village - pommes, pêches,
poires, patates douces, petits pois, haricots,
maïs, arachides, navets - provenait de la culture,
par ces mêmes femmes, des terres collectives de
la communauté. À quoi s'ajoutaient l'entretien
de quelques têtes de bétail et la pratique de cer-
taines techniques traditionnelles comme la
poterie et la vannerie. Une ferme typique se
composait de plusieurs bâtisses disposées autour
d'une aire circulaire. Au centre du village trônait
la Maison du Conseil, lieu quotidien de céré-
monie et de débats pouvant accueillir toute la
population, hommes et femmes confondus. Les
décisions n'étant prises qu'à l'unanimité, les dis-
cussions pouvaient durer des semaines, voire des
mois, chaque homme - et chaque femme (sur-
tout celles à qui l'âge conférait une certaine pré-
séance) - ayant le droit de s'exprimer et d'es-
sayer de convaincre les autres.
Les Cherokees avaient le teint cuivré, mais
plus clair que celui des Creeks, des Choctaws et
des Iroquois. Ils étaient plutôt grands, se tenaient
droit et, en partie grâce à leur alimentation, ne
souffraient guère de difformités physiques. Ils
avaient de l'allure et la beauté des femmes ne
manqua pas de frapper les premiers visiteurs
européens, y compris le duc d'Orléans, futur roi

1. Perdue & Green, p. 2.


22 LE SENTIER DES LARMES

de France. Traversant le pays cherokee en 1797,


celui-ci nota à quel point certaines Indiennes
étaient <<jolies >>.Frappé par << la coquetterie de
leurs manières>>, il ajouta qu'elles n'avaient pas
grand-chose à envier aux Françaises. La liberté
de leurs mœurs ne laissa pas le duc indifférent,
non plus que la légèreté ou l'impudeur avec
laquelle elles abordaient les sujets ordinairement
les plus tabous 1 •
La société cherokee était une société matrili-
néaire où la femme occupait une place centrale.
Celle-ci jouissait, notamment à cause de ce statut
anthropologique, de plus de droits que ses
homologues européennes. Elle choisissait elle-
même son futur époux, et celui-ci n'avait d'autre
option que d'habiter sous le toit des parents de
l'épousée, sauf à lui construire une maison dont
elle serait seule propriétaire. Les enfants, tout
comme le logis, appartenaient en propre à la
femme. Elle avait, contrairement au mari, le
droit de tuer un rejeton non désiré ou né dif-
forme et, pour divorcer (pratique coural).te), il
lui suffisait de mettre son mari à la porte en pla-
çant son <<paquetage>>à l'extérieur de l'habita-
tion. Les remariages étaient fréquents et, dans ce
contexte de monogamie, l'adultère était une pra-
tique certes mal considérée, mais qui avait cours.
L'arrivée et la fréquentation des Européens
bouleversa l'histoire et les habitudes des Chero-
kees. Non seulement les maladies importées
décimèrent leur population, mais quelque chose

1. William C. Sturtevant, <<Louis-Philippe on Che-


rokee Architecture and Clothing in 1797 >>, Journal of
Cherokee Studies, vol. 8., n° 2 (1983), p. 68- 72.
LES CHEROKEES AVANT L'ESSOR 23

de radicalement nouveau vint jeter le doute dans


leurs certitudes millénaires et ébranler leur foi en
un univers harmonieux. Jusque-là les prêtres, ou
shamans, jouaient le rôle d'intermédiaires entre
chaque groupe amérindien et un monde peuplé
d'esprits dans toutes ses composantes. Ils devi-
naient l'avenir et réparaient les imperfections du
présent. Grâce à des herbes médicinales, c'est-à-
dire aux vertus d'une nature en symbiose avec
l'homme, ils pouvaient soigner et même guérir
les membres du groupe quand un désordre
venait perturber leur santé. Mais voilà soudain
que le prêtre accouru pour guérir une maladie
nouvelle succombe lui-même à l'épidémie - et
souvent le premier. La disparition de nombreux
shamans, la multiplication des décès << naturels >>
au sein de la communauté, la place centrale que
la mort vient subitement y occuper, la marchan-
disation des terres sacrées et des autres dons de
Mère-Nature, la déspiritualisation imprévue du
cadre de vie quotidien, tout cela annonce le bas-
culement, chaotique et à coup sûr angoissant,
d'une culture immémoriale vers une sorte de
trou noir dont personne, parmi les Indiens
comme parmi les colons, n'a alors la clé.
Les Anglais ne furent pas les premiers à
s'aventurer en territoire cherokee. En 1540, à la
tête de 600 soldats, prêtres et marchands espa-
gnols, Hernando de Soto était venu prospecter la
<< terre enchantée >> des Indiens de la région à la

recherche d'or et autres richesses mythiques.


Des accrochages violents se produisirent, notam-
ment à Ulibahali (près de l'actuelle localité de
Rome, Géorgie). De Soto fit arrêter les chefs de
village, s'empara de plusieurs otages et s'en
24 LE SENTIER DES LARMES

retourna d'où il était venu, c'est-à-dire en


Espagne, non sans avoir mis à sac les réserves de
céréales engrangées durant l'été, laissant ainsi les
Cherokees démunis face à l'arrivée de l'hiver.
À partir de 1700, c'est aux Britanniques que
les Cherokees eurent affaire. Ils devinrent au fil
du temps des partenaires commerciaux et à
l'occasion des alliés militaires. Les colons ache-
taient tout ce que les autochtones pouvaient
vendre : des fourrures (l'Europe en était friande
et, dans les quinze premières années du
xvmesiècle, près d'un million de peaux furent
expédiées du port de Charleston 1 - décimation
qui finira par se révéler désastreuse), des esclaves
(en l'occurrence, les prisonniers de guerre cap-
turés lors de conflits tribaux et qui étaient
ensuite revendus, tout comme les Noirs impor-
tés d'Afrique, dans les plantations du Sud 2), des
terres (elles étaient surabondantes). En échange,
les Cherokees se procuraient des armes à feu,
des munitions, des outils aratoires ou de cuisine,
de l'alcool, de la verroterie et autres babioles sans
grande valeur. L'histoire de ces<<trocs>> (dans ce
contexte, le terme est plus approprié que la
notion moderne de << transfert de technologie >>)
est bien connue et elle ne fut pas toujours à
l'honneur des colonisateurs.

1. William G. McLoughlin, Cherokee Renascence in the


New Republic, Princeton, Princeton University Press,
1986, p. 5.
2. Sur les Indiens, leurs esclaves noirs et la manière
(identique à celle des Blancs) dont ils les traitaient, voir
Rudia Halliburton, Jr., Red Over Black : Slavery Among the
Cherokee Indians, Westport, Conn., Greenwood Press,
1976.
LES CHEROKEES AVANT L'ESSOR 25
Parallèlement au commerce, les Britanniques
se rendirent compte du parti qu'ils pouvaient
tirer de la participation des guerriers indiens à
leurs propres conflits coloniaux, notamment
contre la France. C'est ainsi que les Cherokees
s'engagèrent, aux côtés des Anglais, dans la
guerre de Sept Ans (1756-1763) - appelée de
l'autre côté de l'Atlantique French and Indian
War. Plus au nord, les Iroquois combattirent, eux
aussi, avec les << tuniques rouges>>,tandis que les
Ottawas, sous la conduite du charismatique Pon-
tiac, restèrent fidèles aux troupes de Louis XV,
même s'ils rêvaient de jeter tous les Blancs à la
mer.
Quitter son village et sa famille pour aller
combattre les Français était une opération ris-
quée pour un Cherokee. Conscients du pro-
blème, les Britanniques construisirent deux forts
destinés à assurer la protection des villages
indiens - le fort Prince George au nord de la
Caroline du Sud et le fort Loudoun dans la
partie orientale du Tennessee. Malgré ces initia-
tives, l'alliance fut d'assez courte durée à cause
de la duplicité de certains officiers coloniaux et
du comportement des aventuriers de la Frontière
toujours prompts à faire le coup de feu contre
des Peaux-Rouges, fussent-ils de leur camp.
Malentendus et représailles se multiplièrent. En
1760, un groupe imposant de guerriers chero-
kees assiégea Fort Loudoun et mit en déroute les
1 600 soldats envoyés en renfort. La garnison se
rendit, mais détruisit ou dissimula les armes
qu'elle était censée remettre aux vainqueurs, en
conséquence de quoi les Cherokees tuèrent
vingt-neuf soldats britanniques et firent prison-
26 LE SENTIER DES LARMES

niers tous les autres. Un an plus tard, les Britan-


niques revinrent en force, délogèrent les Indiens
et détruisirent au passage une quinzaine de vil-
lages cherokees, réduisant la population au
dénuement et à la famine.
La chute de Québec en 1759, puis la défaite
totale de la France concrétisée par le traité de
Paris du 10 février 1763, laissèrent les Amérin-
diens à la merci des seuls Britanniques. Beau-
coup d'entre eux étaient des militaires arrogants,
des administrateurs peu scrupuleux, des spécula-
teurs avides de terre et peu enclins à traiter les
Peaux-Rouges avec humanité. Quant aux colons,
ils avaient pour la plupart une seule idée en tête :
refouler toujours plus loin les autochtones et
mettre la main sur les grandes étendues fertiles de
l'Ouest. Face aux réactions violentes des Indiens
(le soulèvement des Senecas et des Ottawas de
mai-juin 1763) et flairant les dangers d'un
expansionnisme colonial bien difficile à contrôler
depuis Londres, le gouvernement britannique
décida de freiner le mouvement. D'où la célèbre
<< Proclamation royale )) du 7 octobre interdisant
toute nouvelle implantation au-delà des monts
Alleghany. Radicale sur le papier et bien accueil-
lie par les Amérindiens, notamment les Chero-
kees, elle n'eut aucune suite pratique et ne résista
pas longtemps à l'appétit des spéculateurs.
Entre la guerre de Sept Ans et la guerre d'indé-
pendance, la poussée vers l'Ouest des colons
blancs ne connut donc pas de repos. Comme
bien d'autres tribus, les Cherokees s'avisèrent
qu'à terme leur ennemi véritable était non pas la
Couronne d'Angleterre, mais bien les colons
américains et leur rêve d'expansion transconti-
LES CHEROKEES AVANT L'ESSOR 27

nentale. Lorsque éclata la guerre d'indépen-


dance ( 19 avril 1775), ils se rangèrent instincti-
vement du côté des forces britanniques,
participant à de multiples raids à la périphérie de
leur territoire. Mal leur en prit. Vers la fin de l'été
1776, les forces américaines lancèrent contre
eux une opération de grande envergure dont les
conséquences se révélèrent désastreuses : tout
guerrier capturé était automatiquement passé
par les armes (l'assemblée de Caroline du Sud
offrit même une prime de 7 5 livres pour tout
scalp de guerrier cherokee) ; les femmes, les
enfants et les vieillards n'avaient d'autre issue
que de fuir et de se réfugier dans les bois ; la
quasi-totalité des récoltes fut anéantie ( << dans
une seule localité de Caroline du Sud, les soldats
détruisirent six mille boisseaux de maïs 1 >>).La
guerre d'indépendance se solda pour les Chero-
kees par un destin de dépendance. Leurs
champs étaient dévastés, leurs troupeaux déci-
més, la plupart de leurs villages n'étaient plus
que ruines. Beaucoup y avaient laissé leur vie.
Les Cherokees s'avouèrent vaincus, à l'exception
d'un petit groupe, les Chickamaugas, qui conti-
nuèrent de batailler de manière intermittente
jusqu'en 1794, date de leur déconfiture finale.
En 1782, comprenant que l'Angleterre avait
partie perdue, toute une branche des Cherokees,
celle de Long Swamp (à l'est de la Géorgie),
s'efforça de<<sauver les meubles>> en signant un
traité avec le colonel Andrew Pickens, traité
assorti d'un abandon de 4 000 km 2 au profit des
colons de l'État.
1. Perdue & Green, p. 6.
28 LE SENTIER DES LARMES

Aux termes du traité de paix de Paris (3 sep-


tembre 1783), non seulement l'indépendance
américaine était reconnue, mais la nouvelle
nation avait désormais le droit d'asseoir sa sou-
veraineté sur un immense territoire dont le pays
des Cherokees et celui d'autres nations indiennes
faisaient naturellement partie. Il fallut d'abord
faire la paix avec des tribus dont la plupart
s'étaient alliées à la Grande-Bretagne et il fallut
ensuite établir un modus vivendi entre les auto-
rités élues et les diverses communautés amérin-
diennes. Au nord de l'Ohio, la politique indienne
était du ressort du gouvernement fédéral, au sud
elle relevait des différents États concernés (du
moins était-ce leur interprétation). Dès 1783, la
Caroline du Nord et la Géorgie offrirent à leurs
citoyens la libre possibilité de s'installer en terre
cherokee et de s'approprier la terre nécessaire au
développement de leurs activités. Les autoch-
tones réagirent avec toute l'énergie dont ils dis-
posaient encore, au point que le Congrès décida
de restreindre le pouvoir arbitraire dont usaient
et mésusaient certains États du Sud et d'envoyer
sur place des commissaires fédéraux afin de
négocier avec les Indiens· les conditions d'une
cohabitation pacifique et durable. La Caroline
du Nord et la Géorgie protestèrent contre cette
politique qu'ils jugeaient contraire aux articles de
Confédération et au principe selon lequel le
Congrès n'avait pas le droit de s'immiscer dans
les affaires indiennes internes à tel ou tel État
membre. Le Congrès passa outre.
Mais cette politique volontariste n'empêcha
pas l'espace vital des Cherokees de se réduire,
année après année, comme peau de chagrin.
LES CHEROKEES AVANT L'ESSOR 29

Alexis de Tocqueville a très précisément décrit la


méthode utilisée par les Blancs pour convaincre
les Indiens de leur céder des terres dont, en
dehors de la chasse, ils ne faisaient selon eux
aucun usage productif :
Lorsque la population européenne commence
à s'approcher du désert occupé par une nation
sauvage, le gouvernement des États-Unis
envoie communément à cette dernière une
ambassade solennelle ; les Blancs assemblent
les Indiens dans une grande plaine, et, après
avoir mangé et bu avec eux, ils leur disent :
<< Que faites-vous dans le pays de vos pères ?

Bientôt il vous faudra déterrer leurs os pour y


vivre. En quoi la contrée que vous habitez vaut-
elle mieux qu'une autre? N'y a-t-il des bois,
des marais et des prairies que là où vous êtes, et
ne sauriez-vous vivre que sous votre soleil ?
Au-delà de ces montagnes que vous voyez à
l'horizon, par-delà ce lac qui borde à l'ouest
votre territoire, on rencontre de vastes contrées
où les bêtes sauvages se trouvent encore en
abondance ; vendez-nous vos terres, et allez
vivre heureux en ces lieux. >> Après avoir tenu
ce discours, on étale aux yeux des Indiens des
armes à feu, des vêtements de laine, des bar-
riques d'eau de vie, des colliers de verre, des
bracelets d'étain, des pendants d'oreilles et des
miroirs. Si, à la vue de toutes ces richesses, ils
hésitent encore, on leur insinue qu'ils ne sau-
raient refuser le consentement qu'on leur
demande, et que bientôt le gouvernement lui-
même sera impuissant pour leur garantir la
jouissance de leurs droits. Que faire ? À demi
convaincus, à moitié contraints, les Indiens
s'éloignent; ils vont habiter de nouveaux
30 LE SENTIER DES LARMES

déserts où les Blancs ne les laisseront pas dix


ans en paix. C'est ainsi que les Américains
acquièrent à vil prix des provinces entières 1 •

Et c'est de cette manière qu'entre 1776


et 1794 les Cherokees durent céder aux colons
ou aux autorités plus de 50000 km2, diminuant
d'autant leurs espaces de chasse et leurs moyens
traditionnels de survie. La volonté fédérale et les
pactes successifs n'inversèrent aucunement la
tendance. Le 28 novembre 1785, les Cherokees
signèrent le traité de Hopewell (Caroline du
Sud) qui prévoyait expressément la fin de l'inva-
sion de leurs terres par les colons et toute une
panoplie de sanctions en cas de manquement
aux règles, mais l'accord resta lettre morte et les
empiètements sauvages se poursuivirent malgré
de multiples affrontements (c'est à partir de ce
traité que les Cherokees prirent l'habitude d'évo-
quer les <<feuilles qui parlent >> (Ta/king Leaves) : à
leurs yeux, la parole des Blancs, même écrite sur
papier, était comme une feuille d'arbre qui, une
fois détachée, se dessèche et meurt). Les auto-
rités fédérales entendaient, elles, que les stipula-
tions du traité soient respectées et elles le firent
savoir par le biais d'une proclamation cosignée
par George Washington et Thomas Jefferson :

Ayant reçu des informations sûres selon les-


quelles certains individus cruels et sans foi ni
loi des confins occidentaux de l'État de
Géorgie ont récemment envahi, brûlé et détruit
une localité appartenant à la nation cherokee,

1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,


Paris, GF-Flammarion, 1981, vol. 1, p. 436-437.
LES CHEROKEES AVANT L'ESSOR 31

malgré la bonne entente liant celle-ci aux États-


Unis, et exécuté plusieurs Indiens de cette
nation ; considérant que ce comportement
scandaleux non seulement viole les droits de
l'humanité mais menace aussi la paix publique,
et que l'honneur comme la bonne foi des États-
Unis exigent que soient mis en œuvre tous les
moyens légaux permettant de punir ces ignobles
contrevenants, j'ai en conséquence jugé néces-
saire d'édicter la présente proclamation, par
laquelle j'exhorte tous les citoyens américains,
et chaque r-esponsable selon le poste qu'il
occupe, à déployer tous leurs efforts afin
d'appréhender les coupables et les traduire
devant la justice.J'offre par ailleurs une récom-
pense de cinq cents dollars pour l'arrestation et
la comparution de chacune des personnes ci-
dessus mentionnées [... ] 1•

Malgré le prestige des deux cosignataires, la pro-


clamation resta sans effet et pas un seul dénon-
ciateur ne vint toucher la récompense .
. En juillet 1791, un nouveau traité, appa-
remment plus fiable car élaboré cette fois dans le
cadre de la récente constitution fédérale, fut
proposé aux populations intéressées (traité de
Holston). Contre une importante cession de
terre, les Cherokees obtenaient du président
Washington l'assurance que leur territoire, déli-
mité avec précision, ne serait plus jamais envahi
par des hordes indisciplinées de colons : un pas-
seport serait désormais nécessaire pour pénétrer
en terre cherokee et tout intrus en situation illé-

1. Archives du Museum of the Cherokee Indian, Che-


rokee (Caroline du Nord). Cité dans Ehle, p. 42.
32 LE SENTIER DES LARMES

gale pourrait être expulsé par les Indiens eux-


mêmes.
En octroyant davantage de pouvoirs à l'État
fédéral, la nouvelle Constitution, adoptée à Phi-
ladelphie en septembre 1787 et complétée en
1791 par la Déclaration des Droits, donna au
Congrès la possibilité, mais aussi l'obligation, de
définir et de mettre en œuvre une politique
indienne << nationale >>capable de transcender les
égoïsmes des États et de canaliser l'énergie par-
fois débordante de colons désormais citoyens.
C'est à Henry Knox (1750-1806), ami per-
sonnel et premier ministre de la Défense de
George Washington, qu'échoua la lourde tâche
de faire entrer la nouvelle politique dans les faits.
Il fallait tout à la fois calmer l'impatience des
hommes de la Frontière, amener les Indiens à
des compromis acceptables et consolider l'unité
de la jeune nation. Knox considérait les tribus
indiennes comme des nations indépendantes et
souveraines disposant du droit de s'autogérer à
l'intérieur de leurs frontières. Il croyait par
ailleurs à la nécessité d'encadrer l'avancée terri-
toriale des colons par des lois spécifiques. Mais
surtout il <<pensait que le gouvernement fédéral
avait l'obligation morale de préserver et de pro-
téger les autochtones contre une extinction qui,
sinon, serait inéluctable, dès lors que des êtres
"non civilisés" entraient en contact avec des
hommes "civilisés" 1 >>. Cela ne l'empêchait pas
de croire cependant, comme tout bon Américain
de l'époque, à la nécessité historique, pour des
Indiens à la démographie déclinante, de céder
1. Perdue & Green, p. 1O.
LES CHEROKEES AVANT L'ESSOR 33

une partie substantielle de leur espace tribal à la


masse grandissante des colons. Réussir l'expan-
sion tout en respectant les droits des Indiens :
ainsi peut-on décrire l'extraordinaire défi poli-
tique que, fort de son expérience et de la nou-
veauté des temps, Knox chercha à faire entrer
dans l'histoire de son pays - ce qu'un historien a
appelé << l'expansion dans l'honneur 1 >>.

1. Robert F. Berkhofer Jr., <<Early United States Policy:


Expansion with Honor >>, in Berkhofer, W'hite Man's
Indian : Images of the American Indian from Columbus to the
Present, New York, Vintage Books, 1979.
II

<<CIVILISER>>LES INDIENS:
UN PROJET FÉDÉRAL HUMANISTE

C'est en homme des Lumières que le général


Knox, ancien libraire, amoureux des livres, pas-
sionné d'histoire, s'efforça d'affermir la paix
avec les Indiens et d'enrayer leur extinction.
Dans son esprit, comme dans celui du président
américain, si les Cherokees vivaient dans un état
<<non civilisé>>,c'était en raison de leur ignorance
et non à cause d'une incapacité génétique.
Autrement dit - et cette perspective humaniste
va devenir le fil conducteur de tout un pro-
gramme civilisateur - << leur "infériorité" était
culturelle et non raciale >>.Nous verrons. plus
1

loin que dans les années 1830, avec le président


Jackson, c'est une tout autre thèse qui prévaudra
et qui, pour le plus grand malheur des Chero-
kees, inspirera alors la politique officielle des
États-Unis.
Dès 1791, le traité de Holston, précédemment
évoqué, fut l'un des premiers actes de ce pro-
gramme de civilisation. Outre les assurances
1. Perdue & Green, p. 10.
36 LE SENTIER DES LARMES

qu'il contenait concernant l'intégrité du terri-


toire cherokee, le texte du traité comportait les
dispositions suivantes : << Afin que les membres
de la nation cherokee puissent être conduits
vers un degré plus grand de civilisation et
devenir gardiens de troupeau et cultivateurs, au
lieu de demeurer dans la condition de chas-
seurs, les États-Unis fourniront périodique-
ment et gratuitement à ladite nation l'outillage
nécessaire aux travaux agricoles 1• >>Reposant
sur l'image d'un Indien cherokee <<sauvage>>et
essentiellement chasseur de gibier, ce pro-
gramme semblait ignorer le fait que les femmes
de cette tribu cultivaient les champs (maïs,
tabac, coton, indigo, riz) et produisaient des
légumes depuis des siècles. Mais peut-être est-
ce précisément pour cette raison que les Chero-
kees furent choisis, de préférence à telle ou telle
autre tribu, pour tenter l'expérience de l'ac-
culturation : dans la marche vers la civilisation,
ils avaient une étape d'avance par rapport aux
Chikasaws ou aux Séminoles. En 1796, George
Washington adressa une lettre aux <<Cherokees
bien-aimés >>dans laquelle il expliquait avec une
grande clarté que la tentative de civilisation en
cours avait bien un caractère expérimental : si
cette tentative réussit, soulignait-il, les Améri-
cains <<seront encouragés à fournir la même
assistance à toutes les tribus indiennes installées
dans leurs frontières. Si c'est un échec, ils esti-
meront sans doute qu'il est vain de continuer à
vouloir améliorer la condition de quelque tribu
indienne que ce soit >>.

1. Ibid., p. 11.
<<CIVILISER>> LES INDIENS 37
Derrière la générosité de cette politique se
profilait, pour qui savait lire, une stratégie moins
altruiste et plus conquérante. Dans la même
lettre, Washington invitait les Cherokees à cons-
tater avec lui la raréfaction du gibier et à en tirer
les conséquences - raréfaction qui devait inspirer
à Tocqueville des remarques éclairantes :

Du jour où un établissement européen se


forme dans le voisinage du territoire occupé
par les Indiens, le gibier prend l'alarme [... ]. À
l'instant où les bruits continus de l'industrie
européenne se font entendre en quelque
endroit, il commence à fuir et à se retirer vers
l'Ouest, où son instinct lui apprend qu'il ren-
contrera des déserts sans bornes 1•

Aux Cherokees donc, explique Washington,


de reconnaître que <<lorsqu'on ne trouve plus de
chevreuil ou d'autre bêtes à tuer, on souffre de la
faim 2 >>et qu'il est, de ce fait, vital pour leur
peuple d'élever des bovins, des porcs, des mou-
tons et de cultiver, en plus du maïs traditionnel,
le coton, le froment et le lin. Un agent fédéral, en
l'occurrence Silas Dinsmoor, sera mis à leur ser-
vice et leur fournira des charrues pour accroître
la production ; aux femmes seront distribués des

1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,


vol. 1, op. cit., p. 433-434. La fuite du gibier vers l'Ouest,
souligne encore Tocqueville, a souvent été déterminante
dans la décision <<volontaire >>des Indiens de partir dans
la même direction : <<Ils se décident enfin ; ils partent, et,
suivant de loin dans sa fuite l'élan, le buffle et le castor, ils
laissent à ces animaux sauvages le soin de leur choisir une
nouvelle patrie >>(p. 435).
2. Perdue & Green, p. 24.
38 LE SENTIER DES LARMES

rouets et des métiers à tisser pour la confection


de vêtements. Certes, il s'agissait bien de civiliser
des Peaux-Rouges << culturellement arriérés>> et
de leur enseigner, à l'heure des Lumières, les
techniques - on disait les <<arts>>- qui consti-
tuaient l'apanage de la modernité, mais convertir
les Indiens aux travaux des champs et les faire
renoncer à la chasse présentait, cette fois pour les
Américains, un autre avantage de taille : dès lors,
en effet, que les Cherokees n'auraient plus
besoin des immenses territoires nécessaires à la
chasse, il paraissait évident qu'ils seraient davan-
tage disposés à les vendre - à la grande satisfac-
tion des colons blancs et des spéculateurs. Telle
était bien, semble-t-il, la double stratégie - pro-
indienne et pro-américaine - du gouvernement
issu de la guerre d'indépendance. Duplicité ou
art du compromis ou les deux à la fois ? Même
avec le recul du temps, il est difficile de trancher.
Au reste, le programme civilisateur du gouver-
nement fédéral allait plus loin qu'une simple
conversion à l'agriculture. Pour devenir de vrais
Américains et de vrais <<civilisés >>,il fallait que
les Cherokees acquièrent le sens de la propriété
individuelle et s'associent à la vie démocratique
du pays. Les Cherokees étaient des Indiens et,
dans leur culture d'origine, la terre et plus géné-
ralement l'espace représentaient un bien col-
lectif, plus habité que véritablement possédé, et
dont chacun pouvait user librement à condition
de ne pas empiéter sur le droit égal des autres à
cet usage. Le travail d'explication des représen-
tants fédéraux n'était donc pas simple, car il
s'agissait de convertir les Cherokees non seule-
ment à de nouvelles activités de survie, mais à
<<CIVILISER>> LES INDIENS 39

une tout autre conception de leur rapport au


monde: leur faire comprendre que chaque indi-
vidu pouvait être le propriétaire exclusif d'un
morceau d'espace et que la terre avait une valeur
marchande et était, en même temps qu'un don
du Ciel, un produit <<commercialisable>>.Civi-
liser les Indiens, c'était avant tout leur faire
prendre conscience qu'ils s'appauvriraient irré-
médiablement en restant détenteurs d'étendues
désormais inutiles et que, s'ils s'en débarras-
saient en les vendant à d'honnêtes citoyens de la
communauté blanche, ils auraient, financière-
ment et culturellement, tout à y gagner. Ils évite-
raient l'extinction de leur race et amorceraient
leur intégration dans le grand corps de la nation
américaine. Il était d'ailleurs prévu, dans le pro-
gramme annoncé par George Washington, que
chaque année serait organisée une rencontre
(préfiguration du futur Grand Conseil cherokee)
au cours de laquelle les représentants mandatés
de chaque village pourraient discuter directe-
ment et librement des problèmes à résoudre avec
les agents du pouvoir fédéral.
À terme, faire adhérer les Cherokees à la
théorie et à la pratique du républicanisme, les
faire passer de l'animisme à la religion chré-
tienne, leur donner les moyens de sortir de l'illet-
trisme et de s'instruire, tout cela faisait partie du
plan ou en occupait l'horizon, mais il fallait com-
mencer quelque part et, pour les concepteurs du
projet, dont Henry Knox, l'impératif prioritaire
était bel et bien de convaincre des autochtones
visiblement à bout de souffle qu'une seule possi-
bilité de salut s'offrait à eux: basculer, avec tout
40 LE SENTIER DES LARMES

le sacré de leur culture, du côté des valeurs mar-


chandes.
En 1792, le Congrès avait déjà affecté des
fonds destinés à la conversion agricole des Che-
rokees et, s'agissant des femmes, à l'enseigne-
ment de certains << arts domestiques >>,dont le tis-
sage. Un an plus tard, dans le cadre d'une loi
plus large (le Trade and Intercourse Act de 1793 1),
il entreprit, non sans prudence, d'étendre à
toutes les tribus indiennes le bénéfice de cette
politique de distribution des outils et moyens de
la modernité. En 1798, le gouvernement fédéral
fit don aux seuls Cherokees << de 300 charrues,
de 30 paires de peignes à carder et d'une mul-
titude de rouets 2 >>. Mais c'est véritablement
dans les vingt ou trente premières années du
XIXe siècle que l'entreprise civilisatrice prit tout
son envol et toute son ampleur.
En 1800, c'est Thomas Jefferson qui, assu-
mant l'héritage (auquel il n'était d'ailleurs pas
étranger), s'attacha à poursuivre, en l'intensi-
fiant, la politique d'acculturation et d'américani-
sation lancée par ses prédécesseurs. Il dépêcha
sur place des émissaires officiels, augmenta le
budget consacré à la politique d'assimilation et
donna une portée humaniste encore plus mar-
quée à la perspective civilisatrice offerte aux
1. Sur la longue suite des lois réglementant le com-
merce avec les Indiens et garantissant (en principe) la
protection de leurs biens et de leurs personnes (la pre-
mière datant du 22 juillet 1790), voir Francis Paul
Prucha, American Jndian Policy in the Formative ¼ars : The
Indian Trade and Intercourse Acts, 1790-1834, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 1962.
2. Ehle, p. 58.
<< CIVILISER >>LES INDIENS 41

autochtones. Sur le terrain, ses projets civilisa-


teurs furent servis par quelques hommes remar-
quables, notamment le colonel Jonathan Meigs.
En 1801, Jefferson le nomma, alors qu'il avait
soixante et un ans, au double poste d'agent des
Affaires indiennes auprès des Cherokees et de
représentant du ministère de la Guerre dans le
Tennessee. Jusqu'à son décès en 1823, Meigs
s'acquitta de ses deux missions à la satisfaction
du pouvoir fédéral et, semble-t-il, à celle des
Indiens dont il sut s'attirer la sympathie, même
si, à coups de traités successifs et en recourant
parfois à la corruption, il ne leur laissa à sa mort
qu'un territoire ramené à 5 millions d'hectares.
Son idée était d'octroyer à chaque famille che-
rokee une parcelle cultivable de quelque 300 hec-
tares et de vendre le << surplus >> des terres
indiennes aux Blancs, l'argent ainsi récolté pou-
vant, du moins en partie, servir aux Cherokees
eux-mêmes - << à [leur] construire des maisons, à
installer des clôtures, à défricher et dégrossir les
terres 1 >>.
C'est dans cet esprit qu'en 1808, s'adressant à
une délégation d'indiens reçue à Washington,
Jefferson leur tint ces propos à la fois généreux et
ambigus où perce le souci d'être utile aux
nations indiennes mais aussi celui d'imposer à
tous les habitants des États-Unis les règles et
principes de la démocratie américaine :
Je vous conjure [... ] de donner à chaque
homme sa ferme ; qu'il la clôture, la cultive, y
bâtisse une chaude demeure et, au jour de sa

1. Ibid., p. 395.
42 LE SENTIER DES LARMES

mort, qu'il la lègue à sa femme et à ses enfants.


[... ]. Dès lors que vous serez propriétaires,
vous aurez besoin de lois et de magistrats pour
protéger vos biens et vos personnes [et] vous
découvrirez que notre législation est à cet égard
excellente ; vous souhaiterez vivre dans le cadre
de ces lois, vous vous unirez à nous, vous par-
ticiperez à nos grands conseils et formerez avec
nous un seul peuple, et nous serons tous des
Américains. Vous vous mêlerez avec nous par le
mariage, votre sang coulera dans nos veines et
nous nous répandrons ensemble sur ce vaste
continent 1 •

Les Cherokees accueillirent le programme du


gouvernement fédéral avec enthousiasme. Le
commerce des peaux qui servait de base à leur
économie était, comme la reproduction du gibier,
au plus bas : l'excès de chasse avait tué la chasse,
l'excès de ventes avait tué les ventes. Économi-
quement aux abois, les Cherokees virent dans
l'alternative proposée par Washington et Knox
une aubaine inespérée - un moyen à la fois pra-
tique et immédiatement applicable de faire face
au problème de survie auquel ils se trouvaient
soudain confrontés. Cela ne les empêcha pas de
rester lucides et, tout en adoptant ladite <<civi-
lisation >>,de l'adapter, jour après jour, à la réalité
de leurs besoins. La religion chrétienne ne faisait
manifestement pas partie de leurs priorités.
Les Moraves en firent la cuisante expérience.
Ces immigrés protestants venus d'Allemagne
1. Cité dans Saul K. Padover, Thomas Jefferson and
Democracy, New York, Mentor, New American Library,
Appleton Century Co., 1939, p. 106-107.
<<CIVILISER>> LES INDIENS 43
avaient fondé la ville de Salem en Caroline du
Nord. En 1800, ils demandèrent aux Cherokees
la permission d'ouvrir une mission sur leur terri-
toire. Les chefs de clans firent savoir qu'ils
accueilleraient volontiers une école mais que
l'enseignement de l'Évangile ne les intéressait
pas. Deux ans s'écoulèrent sans que l'école pro-
mise ait vu le jour. Menacés d'expulsion, les mis-
sionnaires se conformèrent aux exigences des
Indiens : faisant une croix sur le catéchisme, ils
ouvrirent leur première classe en 1804 - mais il
leur fallut neuf ans d'efforts pour enregistrer la
première conversion au protestantisme en milieu
cherokee ! Durant les deux premières décennies
du xrxesiècle, les Moraves furent pratiquement
les seuls à occuper ce terrain de l'instruction et
de l'éducation. Mais les enfants étaient nom-
breux et la demande continue, si bien qu'en
181 7 d'autres missionnaires, encouragés par les
pouvoirs publics (principalement des presbyté-
riens et des congrégationalistes), vinrent à leur
tour ouvrir m1ss1ons et écoles, bientôt imités
dans cette démarche par des baptistes et des
méthodistes 1• Même s'ils avaient des lectures
différentes de la Bible et des manières assez
1. Entre 1817 et 1835, treize nouvelles écoles chré-
tiennes (principalement congrégationalistes) furent
créées. En 1822, les méthodistes mirent en place une
école itinérante qui disposa de sept circuits en 1831.
Mais, toutes écoles confondues, la scolarisation ne
concerna jamais qu'un maximum annuel de 250 enfants
cherokees (sur une population supérieure à 16 000 habi-
tants). Voir à ce sujet William G. McLoughlin, Cherokee
Renascence in the New Republic, Princeton, Princeton Uni-
versity Press, 1986, p. 354-355.
44 LE SENTIER DES LARMES

diverses de vivre leur foi, ces missionnaires parta-


geaient pédagogiquement et politiquement le
même credo, à savoir que la civilisation était insé-
parable du christianisme. Et ce credo ne pouvait
que transparaître dans toutes les branches du
savoir, y compris les moins abstraites, auxquelles
ils s'efforçaient d'initier leurs élèves : la lecture
(avec la Bible comme support de prédilection), la
façon de s'habiller ou de se tenir à table, la cuisine,
les tâches ménagères, les techniques agricoles.
<< Quant à la vieille question de savoir si la christia-

nisation devait précéder l'éducation ou la suivre,


elle était tranchée depuis longtemps : en faisant
les deux à la fois 1 • >>
Entre les hommes et les femmes s'opéra un
glissement des rôles au sein de la société cherokee.
Cessant d'être chasseurs et de courir les bois, les
hommes durent en quelque sorte se sédentariser,
se replier davantage sur le village et la maison
familiale et se rabattre sur une activité - la culture
de la terre - jusque-là réservée aux sœurs et aux
épouses. Parallèlement, les femmes ne voyaient
pas forcément d'un bon œil leurs frères ou leurs
maris investir une aire d'activité qui constituait
depuis la nuit des temps leur domaine propre. Un
compromis finit par se dégager avec, dans le
cadre désormais unique ou du moins prédomi-
nant du travail agricole, la mise en place d'un
nouveau partage des tâches : <<De nombreuses
femmes continuèrent de sarcler le maïs tandis que
leurs maris s'occupaient, eux, du bétail, sorte de
corollaire peut-être au métier de chasseur 2 • >>

1. McLoughlin, Cherokee RenascenceJ ibid., p. 356.


2. Perdue & Green, p. 12.
<<CIVILISER>> LES INDIENS 45

Pour un certain nombre de Cherokees, le pro-


gramme civilisateur du gouvernement se tra-
duisit par une transformation profonde de leur
mode vie et de leur mode de pensée. Assez nom-
breux en effet furent ceux qui se prirent sérieu-
sement au jeu, guidés dans leur évolution
comme dans leurs choix par les missionnaires
eux-mêmes, par les agents fédéraux ... et par les
planteurs du Sud, qui constituaient pour eux, là
où ils vivaient, le seul modèle culturel imitable.
On vit donc des Cherokees s'habiller à l'euro-
péenne, amasser du capital, s'acheter des
esclaves d'origine africaine, cultiver le coton à
grande échelle et l'écouler sur les marchés régio-
naux. Les plus riches <<investirent leur argent
dans la construction de tavernes tout au long du
système routier qui commençait à se développer
dans la région 1 >>,ouvrant des boutiques, créant
des bacs pour franchir les cours d'eau et gérant
les péages. Dans ces familles prospères, les
femmes cessèrent de s'occuper des travaux des
champs, ceux-ci étant désormais confiés aux
esclaves noirs (pas mieux traités, en l'occur-
rence, ni mieux considérés que dans les planta-
tions des Sudistes) et parfois à des métayers
blancs. L'élite économique qui naquit de ces
transformations devint l'aile marchante de la
communauté cherokee et son groupe politique
dominant.
Réalisé en 1824, un recensement des Chero-
kees de l'est des États-Unis indique une popula-
tion de 16 060 autochtones, chiffre en augmen-
tation de 30 % par rapport à un décompte
l. Ibid., p. 13.
46 LE SENTIER DES LARMES

effectué en 1809 et auquel s'ajoute un nombre


impressionnant de 1 277 esclaves noirs (en aug-
mentation de 119 % !) . L'inventaire de leurs
biens contient des données très précises et éclai-
rantes sur l'évolution culturelle de la tribu et sur
les <<progrès >>réalisés. Côté animaux : 22 531 têtes
de bétail, 7 683 chevaux domestiqués, 46 732 porcs,
2 566 moutons, 430 chèvres. Côté équipements
techniques et structures industrielles· ou com-
merciales : 752 métiers à tisser, 2486 rouets,
2 948 charrues, 10 scieries, 31 moulins à grain,
62 ateliers de forgeron, 8 machines à filer,
9 magasins, 6 barrières de péages, 18 bacs de
transbordement 1• En 1830, le missionnaire
Samuel Worcester constata que les Cherokees
vivant de la chasse avaient quasiment disparu :
<<Je n'en ai point rencontré et je n'ai nulle part
entendu parler d'eux, hormis à la tribune du
Congrès ou dans des instances d'information
éloignées [de leur pays] 2 • >>
En 1826, un jeune leader cherokee dont nous
aurons l'occasion de reparler, John Ridge,
confirma ce point de vue dans une lettre à Albert
Gallatin, ancien ministre, spécialiste des Indiens
et << père de l'ethnologie américaine >>: dans les
1. La,ws of the Cherokee Nation, Knoxville, Tenn., Heis-
kell & Brown, 1826 (cité dans Douglas C. Wilms,
<< Cherokee Land Use in Georgia Before Removal >>, in

William L. Anderson, éd., Cherokee Removal: Be/ore and


After, Athens, University of Georgia Press, 1991, p. 6- 7) ;
Joan Gilbert, The Trail ofTears across Missouri, Columbia,
MO, University of Missouri Press, 1996, p. 7.
2. Jack Frederick Kilpatrick & Anna Gritts Kilpatrick,
éd., New Echota Letters, Dallas, Southern Methodist Uni-
versity Press, 1969, p. 79.
<< CIVILISER >>
LES INDIENS 47

États de l'Est, explique-t-il, plus aucun Cherokee


ne vit de la chasse ; ceux qui ont voulu pour-
suivre ce mode de vie et de subsistance sont tous
partis vers l'Ouest. Reconnaissant que le passage
à l'agriculture avait créé des différences de stan-
ding ou de classe au sein de la population, Ridge
ajoutait que ces diff érènces avaient ceci de bon
qu'elles constituaient <<un stimulant pour ceux
qui étaient à la traîne et les poussaient à égaler
leurs voisins>>. Seuls les Cherokees de la classe
supérieure, principalement mais non exclusive-
ment des métis, possédaient des esclaves et leur
façon de vivre était en tous points comparable à
celle des fermiers blancs :
Leurs maisons sont généralement faites de ron-
dins équarris ; elles ont des cheminées de
brique et des toits de bardeaux. [... ] . Les
meubles y sont de meilleure qualité que ce que
laisserait penser l'aspect extérieur des bâti-
ments. Ils prennent leur repas ordinaires
comme les Blancs, avec des serviteurs qui les
aident à se restaurer, et les tables sont habituel-
lement recouvertes de nappes propres où sont
disposés assiettes, couteaux et fourchettes.

Ridge évoque également la multiplication des


écoles, le lancement envisagé d'un journal, la
construction d'un musée et d'une académie
nationale, ainsi que la création d'une biblio-
thèque et d'une société de pensée, la <<Moral and
Literary Society of the Cherokee Nation>>. Des-
tiné à impressionner positivement le ministre et,
avec lui, les responsables fédéraux favorables à la
cause indienne, le tableau brossé par Ridge est
probablement enjolivé au regard de la réalité
48 LE SENTIER DES LARMES

quotidienne vécue par la masse de ses << compa-


triotes >>,mais il exprime un optimisme remar-
quable quant à l'évolution et à l'avenir civilisé du
peuple cherokee 1 •
Les Cherokees avaient jusque-là réussi à
s'accommoder d'une structure politique peu
centralisée laissant une large autonomie aux
divers clans composant la nation. Le bouleverse-
ment de leur culture, l'occidentalisation de leur
façon de vivre et l'apparition de disparités iné-
dites en matière de fortune personnelle et de
propriété privée les contraignit à centraliser
davantage leur système et à se doter d'un
ensemble de lois écrites. La première de ces lois
date de 1808 : il s'agissait d'une part de créer
une force de police chargée de lutter contre les
vols de chevaux et d'autre part de protéger les
intérêts de la veuve et de l'orphelin en cas d'héri-
tage patrilinéaire. En 1817, les Cherokees adop-
tent un embryon de Constitution (articles of
government), qui stipule que seule l'autorité
suprême de la tribu, à savoir le Grand Conseil,
aura le pouvoir de céder ou vendre des terres.
Dans les années qui suivent, de nouveaux textes
viennent compléter l'édifice : ils organisent la
représentation des différents districts (au nombre
de huit), prévoient la mise en place d'un comité
permanent disposant de certains pouvoirs de
décision. En 1822, les Cherokees instituent une
Cour suprême et, en 1827, pour couronner le
tout, ils rédigent et adoptent une Constitution en
bonne et due forme, prévoyant un pouvoir légis-
1. Lettre de John Ridge à Albert Gallatin, citée dans
McLoughlin, Cherokee Renascence, op. cit., p. 299-300.
<< CIVILISER >> LES INDIENS 49

latif à deux chambres, un véritable exécutif et un


pouvoir judiciaire autonome. La chambre basse,
baptisée Conseil national, comporte trente-deux
membres - chacun des huit districts y compte
quatre représentants. Le Conseil national
désigne, à son tour, les douze membres de la
chambre haute appelée Comité national, et c'est
le Comité national qui choisit les hauts res-
ponsables : le << chef principal >> Gohn Ross, sur
qui nous reviendrons), son assistant et le tréso-
rier. La capitale sera New Echota (près de Cal-
houn, en Géorgie), minuscule bourgade qui en
1830 ne comptera que cinquante résidents per-
manents, mais à laquelle la réunion des instances
politiques et judiciaires conf ère périodiquement
une certaine animation. L'ensemble du texte
constitutionnel cherokee est calqué, assimilation
oblige, sur la Constitution fédérale américaine.
Notamment le préambule:

Nous, représentants du peuple de la Nation


cherokee, réunis en convention, en vue d'éta-
blir la justice, d'assurer la tranquillité, de pro-
mouvoir notre bien-être commun et d'assurer
les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à nos
descendants, reconnaissant avec humilité et
gratitude la bonté du souverain Maître de
l'Univers qui nous offre une chance aussi favo-
rable de réaliser ce dessein, et implorant son
aide et ses conseils pour y parvenir, ordonnons
et établissons la présente Constitution pour le
gouvernement de la Nation cherokee 1 •

1. Cité dans Ehle, p. 205-206. Le préambule de la


Constitution fédérale américaine est ainsi rédigé : <<Nous,
le peuple des États-Unis, en vue de former une union plus
50 LE SENTIER DES LARMES

L'adoption de ce texte constitutionnel n'alla


pas sans susciter des remous au sein de la com-
munauté cherokee. Un nombre croissant de
Cherokees avait en effet du mal à accepter cer-
tains << excès >>du programme de civilisation et
l'effacement progressif de leurs traditions.
Étaient particulièrement visées l'évangélisation
de plus en plus insistante pratiquée par les mis-
sionnaires, l'occidentalisation accélérée des vête-
ments et des modes de vie, une américanisation
sélective et discriminatoire qui n'accordait même
pas aux intéressés le droit de témoigner devant
un tribunal, l'élimination de la médecine tradi-
tionnelle, la condamnation de la polygamie. La
rébellion, conduite par le vieux chef White Path,
éclata à l'occasion du vote de la Constitution par
le Conseil national - une Constitution non seule-
ment inspirée du modèle américain, mais rédigée
dans l'esprit et la continuité d'une loi votée un an
plus tôt par le Conseil et qui stipulait que << toute
personne affirmant ne croire ni à l'existence du
Créateur ni aux récompenses et punitions qui
surviennent après la mort ne saurait être éligible
à des fonctions officielles>>.À la suite de l'adop-
tion de ce texte White Path avait du reste été
exclu du Conseil. La révolte des contestataires
ne prit jamais de formes violentes et trouva son

parfaite, d'établir la justice, d'assurer la tranquillité inté-


rieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le
bien-être général et d'assurer les bienfaits de la liberté à
nous-mêmes et à nos descendants, ordonnons et établissons
la présente Constitution pour les États-Unis d'Amérique.>>
La référence au<<Maître de l'Univers>>s'inspire à l'évidence
de la Déclaration d'indépendance, et non de la Constitution
fédérale nettement plus laïque dans sa formulation.
<< CIVILISER >>
LES INDIENS 51

dénouement dans le dialogue. Quelques semaines


après le vote de la Constitution, les deux clans
tinrent une réunion commune à New Echo ta et
signèrent un texte de réconciliation appelant à
un retour vers une attitude d' << harmonie et
d'unanimité >>dans le cadre des << nouvelles lois
de la Nation>> - et préconisant un recours aux
<< pétitions >>comme outil légal de contestation.
L'unité de la communauté cherokee était sauve,
mais l'alerte avait été chaude et laissait présager,
derrière l'apparence d'une concorde retrouvée,
la survenue de nouvelles fractures 1•
Afin de mieux faire face aux initiatives du
Conseil national, et plus généralement à l'évolu-
tion de la communauté indienne dans sa globa-
lité, le gouvernement fédéral mit en place dès
1824 le Bureau des affaires indiennes, définis-
sant d'entrée de jeu, et avec une grande clarté, sa
mission officielle : << Passer des traités [avec les
Amérindiens] afin d'accélérer leur exil 2 • >>Ce
Bureau était en fait un service du ministère de la
Guerre, ce qui en dit long sur les arrière-pensées
de ses initiateurs. Aux yeux de ceux-ci, la mariée
était sans doute trop belle : voir la nation che-
rokee se civiliser, s'organiser et se structurer
ainsi, fût-ce à la mode américaine et conformé-
ment aux vœux des plus hautes autorités de
l'État, ne pouvait que susciter chez ces respon-
1. Sur la <<rébellion >> de White Path, voir les excellents
développements de William McLoughlin dans, Cherokee
Renascence, op. cit., p. 366-396. ·
2. Gloria Jahoda, The Trail of Tears : The Story of the
American Indian Removals, 1813-1855, NewYork, Wings
Books, 1995 [NewYork, Random House, 1975]), p. 35.
52 LE SENTIER DES LARMES

sables un certain nombre d'inquiétudes, car il est


plus difficile de négocier avec un pouvoir fort et
rassemblé qu'avec une nuée d'autorités locales
déliquescentes. Et comment désormais, face à
un nombre grandissant de Cherokees devenus
planteurs ou hommes d'affaires, <<affirmer que,
conformément aux intentions divines, les chas-
seurs indiens "non civilisés" doivent céder la
place à des paysans blancs "civilisés" 1 >>?
Le renforcement et la centralisation du pouvoir
cherokee répondaient, côté indien, à deux impé-
ratifs principaux : protéger les biens, désormais
<<personnels >>,des plus nantis, de ceux qui cons-
tituaient la nouvelle classe aisée, mais aussi et
peut-être surtout mieux défendre les intérêts glo-
baux - et le territoire - de la nation dans son
ensemble. La Constitution cherokee faisait expres-
sément référence aux limites géographiques du
territoire tribal, liant l'existence même de la nation
à la préservation de son espace. La terre conti-
nuait d'être un bien collectif dont nul ne pouvait
individuellement disposer, aussi alléchantes que
fussent les offres. En réalité, les tentations
devaient être fortes- si fortes qu'en 1829 les Che-
rokees se dotèrent d'une loi prévoyant la peine de
mort pour quiconque oserait vendre une terre
sans être officiellement autorisé à le faire.
L'adoption de la Constitution cherokee par le
Conseil national<<n'était pas, à coup sûr, l'œuvre
d'un peuple disposé à s'exiler dans un avenir
proche 2 >>.Elle suscita, dans la population blanche,
des sentiments et réactions contradictoires.
1. Perdue & Green, p. 59.
2. Ibid., p. 59.
<< CIVILISER >> LES INDIENS 53
Elle alarma les quelques Géorgiens qui
avaient eu le privilège d'assister à cette séance
historique. Accepter les choix institutionnels des
Cherokees et donc reconnaître leur << nation >>
comme une entité américaine à part entière,
c'était - risque considérable - leur reconnaître
un droit imprescriptible aux terres composant
leur espace national, terres que l'État de Géor-
gie entendait revendiquer comme son bien
propre et auxquelles l'État fédéral n'avait
jamais, quant à lui, officiellement renoncé.
Même les délégués du président John Quincy
Adams, pourtant favorables à une démarche
qu'ils avaient encouragée, tiquèrent à la lecture
des mots << souveraine >> et << indépendante >>
appliqués à la nation cherokee. Dans leur esprit,
ces qualificatifs ne pouvaient concerner que les
affaires internes de la tribu et non la dimension
proprement américaine de son destin. Cette
interprétation n'a depuis lors pas changé d'un
iota, ainsi que le montre la célèbre déclaration
faite en 1973 par un magistrat fédéral, le juge
Russell Smith: <<Une tribu indienne n'est sou-
veraine que dans la mesure où les États-Unis
l'autorisent à l'être. >>
Beaucoup de Géorgiens, pourtant, se réjoui-
rent à l'annonce de l'événement en question.
L'adoption de la Constitution cherokee était à
leurs yeux une inadmissible violation de la Cons-
titution fédérale, laci,uelle stipule en son article 4
qu' << aucun nouvel Etat ne sera formé ou érigé
sur le territoire soumis à la juridiction d'un autre
État [... ] sans le consentement des assemblées légis-
latives des États z"ntéressés, aussi bien que du
Congrès >>.Dans le même article, la Constitution
54 LE SENTIER DES LARMES

fédérale précisait même que le Congrès avait le


<< pouvoir de disposer du territoire ou de toute
autre propriété appartenant aux États-Unis, et
de faire à leur égard toutes lois et tous règlements
nécessaires >>.Le bon droit, comme le droit tout
court, semblaient donc être du côté des colons et
des décideurs géorgiens. Ceux-ci n'allaient pas
manquer de s'en prévaloir pour inviter les Che-
rokees à quitter la place, d'autant qu'au cours
des deux années précédentes (1825 et 1826)
Adams avait, à la faveur de multiples traités,
obtenu le départ vers l'Ouest de toute une série
de tribus amérindiennes : les Dakotas, les
Osages, les Kansas, les Chippewas, les Sacs, les
Foxes, les Winnebagoes, les Miamis, les Ottawas,
les Potawatomis. Le tour des Cherokees n'allait
pas tarder à venir.
Le <<nouveau nationalisme >>cherokee, incarné
par la Constitution de 1827, la mise en place
d'institutions officielles, l'élection d'un chef
et la désignation d'une capitale, se trouva
inopinément renforcé par un événement qui
allait changer la donne culturelle de la tribu -
l'invention d'un système d'écriture. Au début
des années 1820, un Cherokee totalement
inconnu et qui n'avait pas fréquenté l'école, eut
l'idée de mettre au point un<<syllabaire>>.Né en
1778 près de Tuskegee (Tennessee) d'une
mère cherokee et d'un père de race blanche
(qui abandonna sa femme avant même la nais-
sance de son fils), il avait reçu le nom de
Sequoyah qui, dans la langue de sa mère, signi-
fiait << pied de porc >>.Ce détail permet de
penser que l'enfant était né avec un handicap
et avait une démarche quelque peu claudi-
<<CIVILISER>> LES INDIENS 55
cante 1 • Jeune homme, il quitte le Tennessee
pour la Géorgie où il apprend à fabriquer des
pièces d'argenterie. Ayant un jour vendu l'une de
ses productions, l'acheteur lui demanda de
signer son travail comme commençaient alors à
le faire les orfèvres américains. Ne sachant pas
écrire l'anglais, pas même ses initiales, il se rendit
chez le <<chef >>Charles Hicks, riche fermier de la
région, qui maniait fort bien la langue de Shakes-
peare et qui lui montra comment épeler son nom
et le reproduire, lettre après lettre, sur un bout de
papier. C'est à partir de cette révélation (inter-
venue en 1809) que Sequoyah, dont le nom
américain était George Guess (ou Gist), eut
l'idée de son fameux syllabaire. Mais il fallut
attendre de longues années avant que l'idée
finisse par se matérialiser.
En 1813-1814, il participe, aux côtés des
forces fédérales - et, ironie du sort, sous les
ordres du général Andrew Jackson - à la guerre
contre les Creeks 2, et c'est dans ce contexte qu'il
1. << George Guess [... ] boite légèrement d'une jambe, à
cause d'une maladie d'enfance >>: témoignage du Capi-
taine John Stuart dans Grant Foreman, Sequoyah,
Norman, University of Oklahoma Press, 1987 [1938],
p. 36.
2. En août 1813, une partie des Creeks - les Red Sticks,
commandés par Aigle Rouge et manipulés par l'Espagne -
assassinent près de 250 colons en Alabama (massacre de
Fort Mims). Deux armées de 2500 hommes, dont l'une
sous les ordres de Jackson, sont envoyées sur le terrain pour
punir les coupables. Jackson, allié aux Choctaws, Chicka-
saws, Cherokees et aux <<bons >>Creeks, écrasera la rébellion
avec autant de maestria que de brutalité (900 morts). À la
suite de ces événements, les Creeks surnommèrent leur
ennemi Jacksa Chula Harjo, <<Jackson, le vieux féroce >>.
56 LE SENTIER DES LARMES

comprend à quel point savoir lire et écrire sa


propre langue est une absolue nécessité, y com-
pris pour le peuple auquel il appartient : ni lui-
même ni ses amis indiens ne sont capables
d'envoyer du courrier à leurs familles comme le
font les soldats américains, pas plus que de lire
les ordres écrits qu'ils reçoivent ou de tenir un
carnet de route. La guerre terminée, il se met au
travail et affine son invention qui ne sera achevée
qu'en 1821.
Pour faire <<parler le papier>>, Sequoyah avait
d'abord songé à utiliser des pictogrammes mais
s'était rendu compte qu'il lui en faudrait des mil-
liers pour rendre le cherokee transcriptible. Il
s'attacha donc à trouver un symbole pour
chaque syllabe de la langue : riche dans un pre-
mier temps de cent quinze caractères, le sylla-
baire n'en comportait plus que quatre-vingt-trois
lorsqu'il fut rendu public. Par la suite, deux
signes supplémentaires furent ajoutés, ce qui
porta le total à quatre-vingt-cinq. Les chefs de
file de la tribu virent la <<main du diable >>dans
cette invention et décidèrent de faire trancher
l'extrémité des doigts du coupable. Leur vœu ne
fut, heureusement, pas mis à exécution, mais
Sequoyah dut quitter la Géorgie en 181 9. Il y
était par ailleurs contraint en vertu d'un nouveau
traité de cession territoriale signé cette année-là.
Il alla s'installer à Willstown en Alabama et se
consacra entièrement à ses recherches, perfec-
tionnant son système au fil des jours. Avant son
départ, il avait enseigné sa méthode à sa propre
fille Ahyokah et à d'autres membres de sa famille
et s'était aperçu que deux semaines suffisaient à
quiconque parlait le cherokee pour apprendre à
<<CIVILISER >>LES INDIENS 57
le lire et à l'écrire. À quelque temps de là, appelé
à témoigner devant un tribunal de Chattooga au
sujet d'un problème de bornage, il donna lecture
de son argumentaire en languecherokee- et la nou-
velle se répandit comme une traînée de poudre.
Le système inventé par Sequoyah était sans
doute imparfait (flou en matière de prononciation
et dénué d'instruments de ponctuation), mais,
pour la première fois dans l'histoire humaine, un
individu avait à lui seul inventé une technique de
lecture et d'écriture opérationnelle. Dans un
article publié en mai 1848, l'Arkansas Intelligencer
nota rétrospectivement que, grâce au génie de
Sequoyah, la nation cherokee présentait la singula-
rité<<d'être le seul peuple, en l'espace de trois mille
ans, à s'être doté d'un langage écrit 1 >>. En
quelques mois, des milliers de Cherokees se retrou-
vèrent, comme par miracle, alphabétisés. À la fin
des années 1830, seuls 10 % d'entre eux étaient
encore considérés comme analphabètes 2 • En
1824, Daniel Bu trick, missionnaire de l'American
Board of Commissionersfor ForeignMissions (ins-
tance de coordination des missionnaires en milieu
indien) exprima ainsi son admiration:
Les Cherokees semblent avoir une prédilection
particulière pour la méthode d'écriture de

1. Stan Hoig, Sequoyah : The Cherokee Genius, Okla-


homa city, Oklahoma Historical Society, 1995, p. XII.
2. Voir Berdt C. Peyer, <<The Tutor's Mind : Indian
Missionary-Writers in Antebellum America>>, thèse
d'habilitation, Université de Francfort, 1995, chap. 5,
<< Elias Boudinot and the Cherokee Betrayal >>,p. 323,
n. 62. Thèse publiée sous le même titre: Amherst, Uni-
versity of Massachusetts Press, 1997.
58 LE SENTIER DES LARMES

Le syllabaire de Sequoyah

Da R. T, • .,..·
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~:cr fùz.~ • .- .r4:w" tU 1."ùz..e# ~ IU ~ ~ ~- n.a.rJhM&,

Consonant Sounds
.Y~ ,u ziz .F~&r,t.,.6,4 a;opro~ ,t,, ,f:_ d .uorp- a.ru,.~ 6'8 ~
n,~_A..Rlm.~t;:.J:Cw;;r, er.r Ul.E~/4-A.. .[:yQ.w.r«, °'5'~-.9'- ~~ A4N.r,m.rùnN'118
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.rom•Nm.l.s- .,,.0{1'lb~
<< CIVILISER >> LES INDIENS 59
Guess. Il leur faut en général une journée pour
l'apprendre et, au bout d'une semaine, ils maî-
trisent l'outil et sont capables, par écrit, de
gérer leurs affaires et de communiquer libre-
ment et de manière détaillée entre eux sur des
sujets religieux ou politiques. Il ne fait pas de
doute qu'ils seront tous à même de lire et
d'écrire d'ici un an 1 •

Tous les missionnaires n'étaient pas aussi


enthousiastes, certains redoutant que l'essor du
<< sequoyan >> ne fasse reculer l'usage de la langue

anglaise parmi les Cherokees et ne nuise au


développement des écoles chrétiennes anglo-
phones. Mais les faits étaient là : un Indien qui
n'avait pas été formé par eux venait d'élaborer
un système de transcription du langage que les
sociétés dites civilisées, dont la nôtre, avaient mis
plusieurs millénaires à mettre au point. Détail
piquant et significatif, et qui dut consoler plus
d'un missionnaire: les cinq premiers versets de
la Genèse furent le premier texte << étranger >> à
être traduit en cherokee 2 •
Les mérites, et pour tout dire, le génie de
Sequoyah ne tardèrent pas à être reconnus et
célébrés dans tout le pays. Dès 1824, les chefs de
la nation cherokee, qui avaient d'abord vu en lui
1. Cité dans McLoughlin, Cherokee Renascence, op. cit.,
p. 353.
2. La traduction date de 1826 et le traducteur était le
révérend Samuel Worcester qui envoya son travail pour
publication au Missionary Herald. Mais, dès 1823, un cer-
tain David Brown avait déjà réalisé une traduction du
nouveau testament, et en 1824 l'Évangile selon saint Jean
avait également été traduit par un dénommé John Arch
(nom indien : Atsi).
60 LE SENTIER DES LARMES

un sorcier inquiétant, lui remirent une médaille


officielle ainsi qu'une somme rondelette de cinq
cents dollars, ajoutant qu'ils saluaient << les
immenses avantages de [son] incomparable sys-
tème >>,lequel pourrait aussi << servir à indiquer
aux autres tribus ou nations indigènes comment
progresser semblablement sur la voie de la
science et de la respectabilité 1 >>.En 1847 -
deux ans après la mort de Sequoyah -, le bota-
niste Stephen Endlicher décida de donner le
nom du génial Cherokee aux arbres géants de
Californie, désormais baptisés << sequoia gigantea >>.
Et, en 1890, hommage suprême, le Congrès
américain vota une loi portant création du
<< Sequoia National Park>>,superbe réserve natu-

relle de 200 000 hectares située dans la Sierra


Nevada californienne 2 •
L'impact culturel de l'invention du syllabaire
fut immédiat et considérable : dès 1828, en effet,
naît et paraît à New Echota le premier journal de
langue indienne, le Cherokee Phoenix ( qui existe
encore aujourd'hui, même s'il a connu plusieurs
longues parenthèses de silence). Le Conseil
national cherokee avait en 1826 autorisé la cons-
truction d'une imprimerie à cet effet et avait
permis l'année suivante l'achat d'une presse.
Elias Boudinot, très actif lors de la campagne de
lancement et très soutenu dans ses efforts par le
chef principal John Ross comme par les autorités
américaines (notamment l'American Board), fut
le premier rédacteur en chef.

1. McLoughlin, Cherokee Renascence, op. cit., p. 352


n. 3.
2. Stan Hoig, Sequoyah, p. 98.
<<CIVILISER >>
LES INDIENS 61

Né en 1802 à Oothcaloga, village situé au


nord-ouest de la Géorgie, Boudinot porta
d'abord son nom indien de Gallegina (ou
<<Buck>>)Watie. Il commença par fréquenter,
non loin de là, l'école des missionnaires
moraves - école où la tenue européenne était de
rigueur et qui se proposait avant tout de débar-
rasser les élèves de toute trace de <<sauvagerie >>.
Le jeune Buck était brillant et fut bientôt convié
par les missionnaires à aller poursuivre ses·
études dans leur établissement de Cornwall
dans le Connecticut. En 1818, accompagné de
deux camarades et de plusieurs missionnaires,
Buck fit donc le voyage jusqu'en Nouvelle-
Angleterre, rendant au passage visite à Thomas
Jefferson alors retiré dans sa propriété de Mon-
ticello, puis à un autre personnage célèbre de
l'époque, Elias Boudinot, ancien président de la
Confédération 1, ancien membre du Congrès
fédéral, ancien directeur de la Monnaie, écri-
vain, poète, et propagateur de la théorie déjà
évoquée selon laquelle les Indiens ne seraient
autre chose que les << tribus perdues d'Israël>>.
Buck, comme c'était alors la mode, demanda au
vieil homme s'il pouvait lui emprunter son
nom. La demande fut acceptée, et c'est donc
sous le nom d'Elias Boudinot que le jeune
Cherokee arriva dans sa nouvelle école où l'on

1. Pendant la guerre d'Indépendance, la Confédération


des treize colonies américaines eut sept <<présidents >>
(titre essentiellement honorifique) : John Banson, Elias
Boudinot, Thomas Mifflin, Richard Henry Lee, Nathan
Gorham, Arthur St. Clair et Cyrus Griffin. Boudinot fut
<<President of the United States in Congress Assembled >>

du 4 novembre 1782 au 3 novembre 1783.


62 LE SENTIER DES LARMES

continua de lui apprendre <<les bienfaits d'une


société civilisée et christianisée >>.Il se convertit
d'ailleurs au christianisme en 1820 et sa ferveur
était si grande qu'on envisagea pour lui un
avenir pastoral. Mais sa santé fragile le contrai-
gnit en 1822 à retourner en Géorgie. Deux ans
plus tard, il revint à Cornwall pour épouser la
fille d'un colonel à la retraite - Harriet R. Gold.
Aux réticences affichées du père vint s'ajouter,
durant la période de fiançailles, une campagne
raciste qui s'acheva par un rassemblement sur
la place du village au terme duquel les manif es-
tants déchaînés brûlèrent l'effigie du jeune
couple. Un journal local déplora, en des termes
d'une rare brutalité, qu'une femme au teint
clair et d'aussi bonne naissance puisse devenir
la <<squaw>>d'un barbare. Le mariage interra-
cial eut cependant lieu le 28 mars 1826, mais,
loin de s'atténuer, la fureur de la population
locale reprit de plus belle, au point que l'école
des missionnaires qu'avait fréquentée le jeune
marié dut définitivement fermer ses portes.
Ces événements marquèrent à jamais Elias
Boudinot : désenchanté et conscient qu'il venait
d'être <<traité comme un paria par ceux-là
mêmes qu'il s'était efforcé d'imiter>>, il en tira la
conclusion qu'une fois <<civilisés >>,les Indiens
devraient se contenter de cohabiter avec les
Blancs au lieu de se fondre à leur culture et à
leur système de vie 1 •

1. Theda Perdue, éd., Cherokee Editor The Writings of


Elias Boudinot, Athens, The University of Georgia Press,
1996, p. 3-10; Ehle, p. 189-191; McLoughlin, op.cit.,
p. 367-368.
<<CIVILISER>> LES INDIENS 63

L'un des principes retenus par les fondateurs


du Cherokee Phoenix était que les rubriques du
journal - du moins celles qui concernaient les
lois de la tribu ou, plus tard, la question du trans-
fert des Indiens - seraient rédigées à la fois en
anglais et en langue cherokee. L'orientation
générale de la publication était, elle, directement
liée à la formation<< européenne>> reçue par Bou-
dinot durant son enfance et son adolescence. En
dehors du problème (qui allait bientôt devenir
crucial) du départ ou non des Cherokees, le
jeune et bouillant rédacteur s'intéressait princi-
palement aux questions morales et religieuses et
aux progrès que son peuple devait encore
accomplir dans le domaine de l'éducation, de la
vie spirituelle et des <<arts civilisés >>.Au total,
peu de pages et d'articles furent consacrés dans
le Cherokee Phoenix aux traditions proprement
cherokees auxquelles Boudinot était, semble-t-il,
assez étranger. Son indifférence à l'égard des
mœurs traditionnelles de son peuple n'avait
d'égal que son mépris pour celles des autres
t!ibus indiennes : << Les Indiens des Plaines, par
exemple, n'étaient à ses yeux que des "Arabes
d'Amérique" et il n'avait de cesse, dans ses édi-
toriaux, de répéter qu'il ne fallait en aucun cas
comparer les Cherokees "civilisés" aux "sau-
vages" des autres groupes indiens 1 • >>
Le Cherokee Phoenix devint ainsi, sous sa sin-
gulière autorité, l'organe officiel du gouverne-
ment tribal (et ce jusqu'à sa démission en 1832).
Conscient que les problèmes << politiques >>ren-
contrés par les Cherokees étaient souvent de
1. Berdt C. Peyer, op.cit., p. 278.
64 LE SENTIER DES LARMES

même nature que ceux auxquels avaient affaire


d'autres nations indiennes - aussi <<sauvages>>
fussent-elles ! -, Boudinot proposa de modifier le
nom du journal et de l'appeler The Cherokee
Phoenix and Indian Advocate. La suggestion fut
approuvée par l'exécutif cherokee et, dès 1829,
le nouvel intitulé fit son apparition, assorti d'une
perspective éditoriale plus ouverte. Les édito-
riaux de Boudinot, fréquemment repris par la
presse américaine, et ce dans l'ensemble du
pays, furent de plus en plus lus et de plus en plus
souvent cités par le mouvement humanitaire
ainsi que par les hommes politiques hostiles au
<<déplacement >>des Indiens.
Le Phoenix~ si bien nommé, si représentatif
d'une sorte de renaissance <<nationale>>,cons-
titua l'aboutissement ou, si l'on veut, le couron-
nement de la politique d'acculturation voulue
par le gouvernement fédéral américain. Mais, en
même temps, et tragiquement, la naissance de ce
journal, dont le premier numéro (28 février
1828) paraît l'année même où Andrew Jackson
entre à la Maison-Blanche, correspond à ce
qu'on pourrait appeler un << triomphe mortel>>
du peuple cherokee ; elle marque le début de la
fin d'un renouveau certes spectaculaire, mais
trop fragile pour résister longtemps au poids
immense des appétits et égoïsmes de la civilisa-
tion concurrente.
III

EXPULSER LES INDIENS :


LES RAISONS D'UN CHANGEMENT
DE STRATÉGIE

En lançant, tout à la fin du XVIIIe siècle, leur


politique<< civilisatrice >> d'éducation et d'intégra-
tion des nations indiennes, Washington et Knox
s'appuyaient, nous l'avons souligné, sur une idée
humaniste assez largement partagée à l'époque,
selon laquelle le retard des autochtones ne devait
rien à la nature non plus qu'à la race, mais résul-
tait du manque d'instruction et de certaines dif-
férences économiques ou de conditions de vie :
une fois le rattrapage effectué, rien n'empêche-
rait les Peaux-Rouges, et notamment les Chero-
kees (perçus comme les moins retardataires), de
trouver une juste place dans la société améri-
caine et d'épouser, pour le meilleur et pour le
pire, la destinée manifeste des États-Unis.
Ce qu'ils n'avaient pas prévu, c'est l'évolution
des esprits qui allait se produire, en particulier
dans la population blanche du Sud, au cours des
trois premières décennies du nouveau siècle. À
une conception égalitaire et ouverte clairement
inspirée de la philosophie des Lumières succéda
66 LE SENTIER DES LARMES

bientôt, avec la montée des égoïsmes, une inter-


prétation des différences fondée non pas sur la
notion<< soft >> de retard culturel, mais sur l'affir-
mation << bard >> d'une infériorité raciale inscrite
dans la nature des individus et non amendable
par l'éducation. Civiliser les Indiens était une
entreprise scientifiquement douteuse et vouée à
l'échec. La phrénologie, de plus en plus en
vogue, ne disait pas autre chose et la science,
nouvelle religion des esprits avancés, semblait
voler au secours du bon sens 1• Civiliser les
Indiens avait une autre conséquence particuliè-
rement regrettable et périlleuse, car faire des
autochtones les <<égaux >> des Américains risquait
à terme de les renforcer dans l'idée qu'ils étaient
<<chez eux >> dans leurs terres - et donc indélo-
geables au regard d'une législation qui devenait
la même pour tous.

1. Voir B. Vincent, La « destinée manifeste » : aspects poli-


tiques et idéologiques de l'expansionnisme américain au
XIX' siècle, Paris, Éditions Messene, 1999, p. 91-92 :
<< Non seulement la phrénologie, entre autres sciences de

l'homme, devint à la mode, mais elle apporta sa caution à


tous les idéologues de l'inégalité. On mesura en tous sens
la tête des Indiens et des Noirs (y compris celle des cap-
tifs de l'Amistad en 1837 !), et on en tira des conclusions
qui en règle générale n'étaient pas à leur avantage. "La
race caucasienne était universellement encensée par les
phrénologues [... ] ceux-ci estimaient en général que les
Anglo-Saxons jouissaient de l'organisation cérébrale la
plus parfaite, une organisation qui les plaçait au-dessus de
tous les autres Caucasiens et très au-dessus des non-Cau-
casiens de l'univers">> (Reginald Horseman, Race and
Manifest Destiny : The Origins of American Racial Anglo-
Saxonism, Cambridge, Mass., Harvard University Press,
1981, p. 58).
EXPULSER LES INDIENS 67
L'esprit du temps était en train de changer, et
le nouveau raisonnement qu'on appliquait aux
Indiens valait pareillement, bien sûr, pour les
Noirs : l'esclavage, jusque-là <<toléré>>(y com-
pris dans la Constitution fédérale), cessait d'être
un mal nécessaire pour devenir une impérieuse
nécessité économique, en particulier dans le
Sud, et l'intérêt bien compris des Américains
voulait que chacun, dans cette affaire de Blancs
qu'était la marche vers le progrès, restât sociale-
ment à sa place, les Noirs dans l'enclos des plan-
tations, les Indiens à l'ombre de leurs forêts - et
le plus loin serait le mieux. À mesure que se dur-
cissait la position des colons, on vit l'angélique
<<expansion dans l'honneur >>de Knox et de ses
amis céder le pas à des décennies d'expansion-
nisme cruel - à ce <<siècle de déshonneur >>si
ardemment dénoncé en 1881 par Helen Hunt
Jackson : <<L'histoire des rapports que le gouver-
nement [américain] a entretenus avec les Indiens
n'est qu'un honteux registre de traités bafoués et
de promesses non tenues. . . 1• >>
Au cœur de cette évolution (peut-être fau-
drait-il parler de rupture ou de basculement),
une question lancinante : celle des terres et de
l'appropriation de l'espace.
Entre la Révolution américaine et 1830, les
États-Unis connaissent une formidable muta-
tion. De trois millions en 1780, la population
passe à douze millions en 1828, autrement dit
1. Helen Hunt Jackson, A Century of Dishonor, New
York, 1881. Citation dans B. Vincent, La « destinée
manifeste » des États-Unis au XIX' siècle, sources et docu-
ments, op. cit., p. 83.
68 LE SENTIER DES LARMES

elle quadruple en moins de trois décennies.


Entre 1783 et 1830, la nouvelle nation accueille
400 000 immigrants. Dans le Sud, les esclaves
n'étaient que 900 000 en 1800 ; ils sont 1,6 mil-
lion en 1820. Entre 1790 et 1830, onze nouveaux
États (dont l'Indiana, l'Illinois, le MississipJ?i et
l'Alabama) viennent s'ajouter aux treize Etats
d'origine. La superficie du pays double dans les
trente premières années du xrxesiècle et le centre
de gravité démographique des États-Unis se
déplace inexorablement vers l'Ouest. La produc-
tion de coton, qui est de 3 000 balles en 1790
(une balle = 227 kg), passe à 732 000 en 1830;
elle atteindra 4,5 millions en 1861 1 •
À ce peuple de plus en plus nombreux et
majoritairement blanc, à ces colons avides
d'horizons nouveaux et fiers de faire progresser
la << civilisation >>,le christianisme et la démo-
cratie à mesure qu'ils avancent, il faut un pays de
plus en plus vaste et de plus en plus acquis à sa
culture, à ses valeurs, à son mode de vie. Pour
nombre d' Américains, sinon pour tous, l'affir-
mation du droit d'investir l'ensemble du conti-
nent - ce qu'un peu plus tard, en 1845, le jour-
naliste John Louis O'Sullivan, ami d' Andrew
Jackson, appellera la << destinée manifeste ►> de
l'Amérique - jouit de l'aval de la Providence et
s'apparente à une mission d'ordre spirituel. S'il
explique beaucoup, le simple besoin de terres
n'explique donc pas tout.
Dans les États où les Indiens sont installés
depuis longtemps, la mutation est de même

1. Richard B. Morris, éd., Encyclopedia of American


His tory (New York, Harper & Row, 1970), passim.
EXPULSER LES INDIENS 69

Cessionsterritorialesdes « cinq nations civilisées>>

~Cherokee

&~f~P)
Chickasaw

~Choctaw

1 '.::jCreek
~Séminole

nature et de même ampleur : la population de


l'Ohio, du Tennessee et de la Géorgie passe de
7 50 000 habitants en 1810 à plus de deux mil-
lions en 1830. Il n'est donc pas surprenant que,
dans ces régions, les années 1820 et 1830 aient
été une période de vive tension, les chefs indiens se
montrant de plus en plus réticents à céder aux
pressions de l'homme blanc et à brader leur capi-
70 LE SENTIER DES LARMES

tal terre. Les commissaires venus de Washington


pour signer de nouveaux traités avec les tribus du
Sud essuient rebuffade sur rebuffade. Les Conseils
nationaux leur font comprendre que trop de terre a
déjà été vendu et qu'ils ne lâcheront plus rien. Et il
est vrai que beaucoup a déjà été transféré. Au len-
demain de la guerre contre les Creeks ( 1812-1814)
dont il est le héros victorieux et à laquelle les Che-
rokees ont pourtant activement participé (sauvant
sa tête à deux reprises), le général Andrew Jackson,
désormais chef de l'armée américaine dans le Sud,
exige d'eux qu'ils cèdent aux États-Unis 2,2 mil-
lions d'arpents de terre. Il n'en obtiendra que la
moitié (traité de Turkey Town, 1817), mais revien-
dra sans cesse à la charge jusqu'à son élection à la
présidence en 1828.
Sitôt acquises, ces terres sont immédiatement
proposées aux colons blancs selon des règles et des
méthodes qui varient d'un État à l'autre. La
Géorgie fut cependant le seul État à distribuer le
produit des cessions indiennes par le biais d'un
système de ... loterie! À vrai dire, il s'agissait, pour
les autorités, d'organiser la distribution des terres
en évitant que certains scandales de la fin du
XVIIIe siècle ne se renouvellent ( }âzoo Land Fraud,
1795) : à l'époque, l'assemblée de l'État avait, en
échange de substantiels pots-de-vin, accepté de
vendre à des prix anormalement bas d'immenses
étendues de terre (environ deux millions d'hec-
tares) à des compagnies de spéculateurs 1 • Le sys-
tème de loterie mis en place à la suite de ces évé-
nements présentait deux avantages : il mettait la

1.Voir C. Peter Magrath, Yazoo : Law and Politics in the


New Republic, NewYork, Norton, 1966.
EXPULSER LES INDIENS 71
spéculation hors jeu et évitait aux élus d'être à
nouveau tentés par la corruption ; mais il avait le
grave inconvénient de susciter dans le peuple << un
enthousiasme universel, qu'aucun politicien ne
pouvait ignorer, pour l'acquisition de nouvelles
terres indiennes 1 >>.Quant aux Indiens eux-
mêmes, dépossédés et impuissants, on imagine
sans difficulté les sentiments qu'ils éprouvaient au
spectacle impie de ces tombolas.
À chaque loterie, le nom des gagnants était tiré au
hasard. Pour pouvoir participer, il suffisait de rem-
plir un certain nombre de conditions : être citoyen
de Géorgie ou résider dans l'État depuis un an
(trois par la suite), être majeur, de sexe masculin et
<<libre>>(c'est-à-dire non esclave). Ceux qui rem-
plissaient certaines conditions supplémentaires
(appartenir à une famille d'orphelins, avoir servi
dans les << guerres indiennes >>ou lors de la guerre
d'Indépendance, etc.) pouvaient bénéficier d'un
second, voire d'un troisième tirage. Les femmes,
notamment les veuves, furent peu à peu admises.
Outre ceux qui avaient déjà gagné, étaient exclus du
tirage les repris de justice et les insoumis, notam-
ment ceux qui avaient refusé de participer aux
guerres contre les Indiens. Pour la période qui nous
intéresse, il y eut sept tirages en tout - en 1805,
1807, 1820, 1821, 1827 et deux en 1832. Le ralen-
tissement du rythme entre 1807 et 1820 s'explique
par les opérations militaires de l'époque : guerre
contre l'Angleterre et contre les Creeks 2 •
1. Perdue & Green, p. 58.
2. Sur ces recours à la loterie, voir notamment: Robert
S. Davis,Jr. et Silas Emmet Lucas, éds., The Georgia Land
Lottery Papers, 1805-1914, Easley, SC, Southern Histo-
rical Press, 1979.
72 LE SENTIER DES LARMES

Lors du premier des deux tirages de 1832, une


nouvelle catégorie vint étrangement s'ajouter à la
liste des exclus : <<Toute personne, ou son agent,
ayant participé depuis le 1er janvier 1830 à
l'extraction d'or, d'argent ou autre minerai en
territoire cherokee 1 • >> Quelque temps aupara-
vant, en effet, un événement en forme de coup
du sort s'était abattu, en Géorgie, sur les mal-
heureuses terres indiennes déjà si convoitées : on
y avait trouvé de l'or, et en quantité. La << ruée
vers l'or >> qui suivit la découverte du gisement
aiguisa des appétits qui ne demandaient qu'à
l'être. Au milieu du xv1esiècle, Hernando De
Soto, nous l'avons mentionné, avait déjà ratissé
la région en quête de métaux précieux ; après lui,
les Espagnols avaient poursuivi les recherches,
mais sans grand succès. En 1828, c'est un
nommé Frank Logan qui, dans le comté de
White, découvre un premier filon prometteur.
Les activités minières commencent dès 1829. La
même année, on se met à prospecter dans trois
autres comtés. Et, cette fois, les résultats sont à la
hauteur des espérances : en 1830, on extrait dans
le secteur plus de trois cents onces de métal par
jour. Les chercheurs d'or affluent, équipés de
pioches, de haches, de batées, d'imposantes
armes à feu, et suivis de près par les investis-
seurs. Le principal centre de production aurifère
est la localité d'Auraria (cela ne s'invente pas),
soudain promue capitale régionale de l'or : on y
ouvre un bureau de poste, on agrandit la route,
1. James F. Smith, éd., The [1832} Cherokee Land Lot-
tery, Vidalia, Ga., Georgia Genealogical Reprints, 1968
[NewYork, 1838].
EXPULSER LES INDIENS 73

on crée un journal local et un hôtel ouvre ses


portes, dont le propriétaire n'est autre que le
vice-président des États-Unis, John C. Calhoun !
C'est dire l'engouement de toute une population
et l'intérêt que la classe politique portait à l' évé-
nement. La <<ruée>>dura jusqu'en 1849, année
de la découverte de l'or californien et d'une ruée,
nationale celle-là, et même mondiale, qui vida la
Géorgie de la plupart de ses prospecteurs 1 •
Exclu donc du tirage : << Toute personne, ou
son agent, ayant participé depuis le 1er janvier
1830 à l'extraction d'or, d'argent ou autre
minerai en territoire cherokee. >>Il ne faut pas se
méprendre sur la signification de cet interdit. Si
les chercheurs d'or sont ainsi écartés du tirage de
1832, ce n'est pas en raison du fait que leur acti-
vité, notamment en territoire cherokee, serait
jugée répréhensible ou contraire aux traités
passés avec les Indiens, mais simplement parce
que l'extraction était censée rapporter gros et
mettre les prospecteurs à l'abri du besoin. La
loterie foncière n'était pas faite pour eux. Loin
de vouloir brimer les prospecteurs, les autorités
géorgiennes s'attachaient au contraire à les
protéger : une loi du 22 décembre 1830 alla
jusqu'à instituer une<<garde>>,à pied ou montée,
forte d'une soixantaine d'hommes et spéciale-
ment affectée à la protection des mines d'or 2 •
1. Sur cette découverte et ses conséquences, voir David
Williams, The Georgia Gold Rush: Twenty-Niners, Chero-
kees, and Gold Fever, Columbia, SC, University of South
Carolina Press, 1993.
2. Acts of the Georgia National Assembly, Milledgeville,
GA, 1830.
74 LE SENTIER DES LARMES

La ruée vers l'or de Géorgie vint apporter de


l'eau - des torrents d'eau - au moulin de ceux
qui préconisaient de déloger les Indiens au plus
vite et de les expatrier vers les grandes solitudes
de l'Ouest américain. L'année 1828 fut donc une
année décisive pour l'avenir des Cherokees,
d'autant qu'à la découverte de l'or succéda,
quelques mois plus tard, une autre circonstance
déterminante, l'élection, en la personne d' An-
drew Jackson, d'un bouillant et cynique partisan
de l'appropriation des terres indiennes.
Né le 15 mars 1767 dans un village du fin
fond de la Caroline du Sud et de parents
modestes d'origine irlando-écossaise, bientôt
orphelin à la suite des violences de la Révolu-
tion américaine, il ne fréquente l'école que de
manière sporadique, mais finira par apprendre le
droit, avant de devenir un brillant avocat dans le
Territoire du Tennessee où il se fixe définitive-
ment. Il est assez prospère pour s'acheter des
esclaves et se faire construire une fort belle
demeure, <<TheHermitage>>, non loin de Nash-
ville. En 1791, il épouse Rachel Donelson
Robards (qui mourra le 22 décembre 1828, un
mois après l'élection de son mari à la présidence) .
Amateur de courses de chevaux et de combats de
coqs, Jackson a le sang chaud et se bat volontiers
en duel, mais l'arène politique est son terrain de
prédilection. Au cours des années 1790, il est tour
à tour membre de la Convention constitutionnelle
du Tennessee (qui devient un État en 1796), de la
Chambre des Représentants (le premier élu du
Tennessee à y siéger), du Sénat (dont il démis-
sionne au bout d'un an) et de la Cour suprême
locale. En 1812, il devient, à sa demande, corn-
EXPULSER LES INDIENS 75

mandant en chef de la milice du Tennessee. Il


défait les Creeks et les Shawnees à la bataille de
Horseshoe Bend (1814). À la suite de cette cam-
pagne victorieuse, il est nommé par James
Madison général de brigade dans l'armée fédérale
et se voit confier la responsabilité militaire du Sud.
Il devient peu après un héros national en rempor-
tant, au terme de ce qu'on a appelé la << seconde
guerre d'indépendance>>, la bataille de la Nou-
velle-Orléans contre les Britanniques (le 8 janvier
1815, c'est-à-dire, les communications transatlan-
tiques étant ce qu'elles étaient, quinze jours après
la signature à Gand du traité de paix avec l'An-
gleterre !) . En 1818, il renforce sa gloire en enva-
hissant la Floride où il met en déroute les Sémi-
noles accusés de harceler les colons américains et
de donner refuge à des esclaves fugitifs 1 • Désor-
mais surnommé << Old Hickory>>(le Vieux Dur), il
renoue avec la politique active, redevient sénateur,
mais, à la suite d'une campagne particulièrement
venimeuse, échoue à la présidentielle de 1824
contre John Quincy Adams (bien qu'ayant rem-

1. Fin 1817, un incident met le feu aux poudres : pour se


venger de l'incendie d'un village indien situé dans un terri-
toire relevant des États-Unis, les Séminoles massacrent
presque tous les passagers d'un bateau de transport
(36 hommes sur 40, six des sept femmes présentes et quatre
enfants). Jackson, à la tête de 2 000 hommes, pénètre en Flo-
ride et s'empare de la ville fortifiée de Pensacola, siège local
du pouvoir espagnol. Le gouvernement espagnol proteste.
Jackson fait pendre deux sujets britanniques accusés de col-
lusion avec les Indiens : incident diplomatique. À la suite des
succès remportés par Jackson, John Quincy Adams, ministre
des Affaires étrangères de James Monroe, négocie avec
l'Espagne un traité prévoyant l'achat de la Floride par les
États-Unis pour la somme de 5 millions de dollars.
76 LE SENTIER DES LARMES

porté une nette majorité relative). Il obtiendra


quatre ans plus tard une revanche éclatante.
Chronologiquement, ses idées sur le sort à
réserver aux Indiens et sur la manière de les
traiter remontaient à l'époque, consécutive à la
guerre des Creeks, où, fort de la gloire acquise
dans les combats, il avait été placé à la tête des
troupes fédérales pour l'ensemble du Sud. Le
général Jackson estimait que, si les Peaux-
Rouges refusaient de vendre leurs terres, le
mieux serait de les accaparer sans autre forme de
procès. Il jugeait absurde le recours aux traités
dans la mesure où la << souveraineté >> autopro-
clamée des soi-disant << nations >>indiennes était
contraire aux lois américaines. Le Congrès était,
selon lui, fondé à faire jouer son droit de
préemption (ou de << domaine éminent >>) et à
incorporer au territoire national les millions
d'hectares utilisés comme simple réserve de
chasse par les autochtones. Il admettait néan-
moins que les Indiens expropriés puissent
demeurer dans leurs villages - à soigner leurs
bêtes et cultiver leurs champs - dès lors qu'ils ne
s'opposaient pas à la confiscation de leurs grands
espaces. Dans le cas contraire, Jackson était
ouvertement partisan de la manière forte.
Dans un premier temps, le Congrès rejeta ses
méthodes et ses recommandations, mais l'idée fit
peu à peu son chemin. La confiscation des terres
indiennes posait, sinon aux colons de base, du
moins aux politiques, un problème moral épi-
neux, car déposséder et déloger les Indiens était
une chose, leur proposer une alternative humai-
nement acceptable en était une autre. Aux yeux
de beaucoup, la politique civilisatrice de George
EXPULSER LES INDIENS 77
Washington et de Knox avait échoué - ou peut-
être avait trop bien << réussi >>,renforçant les
Indiens dans leur nationalisme tribal et dans
l'affirmation de leurs droits de <<citoyens>>amé-
ricains. Leur extermination n'étant suggérée par
personne, restait l'expulsion vers des territoires
<<réservés >>.
Cette idée datait en réalité de l'achat de la
Louisiane par Thomas Jefferson en 1803. Celui-
ci avait, une fois l'affaire réglée, imaginé la pos-
sibilité pour les Indiens de l'est des États-Unis
d'échanger leurs territoires traditionnels contre
des espaces équivalents situés à l'ouest du Mis-
sissipi. Il faut se souvenir que la <<Louisiane >>en
question, achetée pour une bouchée de pain à
Napoléon Bonaparte, s'étendait du golfe du
Mexique au Canada et était plus vaste que toute
l'Europe occidentale. L'offre d'échange fut com-
muniquée aux Cherokees et aux Choctaws, mais
sans grand succès, même si, en 1810, un petit
millier de Cherokees accepta de se transporter
dans la vallée de l'Arkansas. Il faut dire que
l'offre de Jefferson était, à y regarder de près,
plus intéressée que généreuse. Dans une lettre
<<privée>>qu'il adresse le 27 février 1803 à
William Henry Harrison, alors gouverneur du
Territoire de l'Indiana, il dévoile sans retenue le
fond de sa pensée :
Quand [les Indiens] se consacreront à la culture
d'un petit lopin de terre, ils comprendront
combien leur immenses forêts sont inutiles et
ils accepteront d'en céder de temps à autre cer-
taines parties en échange d'objets indispen-
sables à leurs fermes et à leurs familles. Afin
78 LE SENTIER DES LARMES

d'encourager cette disposition à échanger des


terres, [... ] nous développerons nos postes
d'approvisionnement et c'est avec plaisir que
nous verrons, parmi ces Indiens, les meilleurs
et les plus influents s'endetter, car il est avéré
que lorsque les dettes dépassent ce qu'un indi-
vidu peut rembourser, il accepte volontiers de
les réduire par des cessions de terres [... ].
Notre intention est de les revendre à bas prix
de façon à simplement couvrir nos dépenses et
nos frais [... ] . Cela, les négociants privés ne
peuvent pas le faire car ils ont besoin de gagner
de l'argent; ils se retireront donc de la compé-
tition et nous serons débarrassés de ces impor-
tuns [... ] . Pendant toute cette période, il est
essentiel que nous cultivions l'affection [des
Indiens] [... ]. Si d'aventure il arrivait qu'une
tribu quelconque soit assez téméraire pour
déterrer la hache de guerre, nous saisirions
alors tout le territoire de ladite tribu et la force-
rions, au nom de la paix, à se transporter de
l'autre côté du Mississippi. Cela servirait
d'exemple aux autres, tout en contribuant à
notre consolidation finale 1•

Prématurée au début du siècle, et contraire sur


plusieurs points au programme de civilisation
mis en œuvre par le gouvernement fédéral, la
solution de Jefferson (annonciatrice de la poli-
tique jacksonienne) devint plus actuelle que
jamais au cours des tumultueuses années 1820.
Elle fut d'ailleurs reprise par James Monroe dans
un célèbre discours prononcé le 30 mars 1824
1. Francis Paul Prucha, éd., Documents of United States
Indian Policy, Lincoln, University of Nebraska Press,
1990, p. 22-23 ..
EXPULSER LES INDIENS 79

devant le Sénat américain : << Ce serait pour


l'essentiel promouvoir la sécurité et le bonheur
des tribus vivant à l'intérieur de nos frontières si
elles pouvaient consentir à se retirer vers l'ouest
et le nord de nos États et Territoires sur des
terres que leur procureraient les États-Unis en
échange de celles sur lesquelles elles résident
présentement [... ] 1 • >>
En 1802, avant même l'achat de la Louisiane,
la Géorgie avait cédé à l'État fédéral toute la
zone territoriale située entre la limite ouest des
État-Unis de l'époque et le fleuve Mississippi,
espaces correspondant aujourd'hui aux États
d' Alabama et du Mississippi et qui lui apparte-
naient alors en vertu de sa charte coloniale
d'avant la Révolution. Aux termes de cet accord
crucial (négocié par Jefferson), le gouvernement
fédéral s'engageait, en retour, à acheter dès que
possible pour le compte de l'État de Géorgie
l'ensemble des terres indiennes situées à l'inté-
rieur de ses frontières, dès lors que cet achat
pourrait se réaliser pacifiquement et à des condi-
tions- raisonnables. D'où les traités successifs,
dont nous avons déjà évoqué certains : avec les
Cherokees en 1817 (TurkeyTown) et 1819 (ces-
sion de toutes les terres situées à l'est du fleuve
Chattahoochee) ; avec les Choctaws en 1820 et
les Creeks en 1826 (traité de Washington, visant
à mettre fin à toute présence creek dans la
région). Ces traités contenaient tous des incita-
tions au départ, des perspectives de réinstallation

1. James D. Richardson, éd., Messages and Papers of the


Presidents, Washington, Government Printing Office,
1899, vol. 2, p. 282.
80 LE SENTIER DES LARMES

à l'ouest de l'Arkansas et la promesse que les


Indiens déplacés ne seraient plus victimes d' em-
piétements territoriaux de la part des Blancs. Un
certain nombre d'indiens, dont quelques Chero-
kees, obtempérèrent, mais la plupart, sauf les
Creeks, refusèrent d'abandonner leur horizons
ancestraux et de se trans12orter vers des lieux aussi
éloignés qu'inconnus. <<A la fin des années 1829,
les responsables fédéraux ou locaux comprirent
que la migration volontaire de quelques petits
groupes d'Amérindiens ne permettrait pas d'at-
teindre les objectifs fixés par le gouvernement 1 • >>
Il allait falloir légiférer et résoudre le problème en
bloc.
C'est tout le sens de la loi de 1830 (lndian
RemovalAct) que Jackson, nouvellement élu, pro-
posa au vote du Congrès. Premier président non
originaire du Nord ou du Sud, Andrew Jackson,
venu du Tennessee, incarne le glissement de
l'Amérique vers une nouvelle forme de démo-
cratie, plus populaire, plus représentative du
<< common man >>, et son élection, comme ses
deux mandats, illustrent l'irruption décisive de
l'Ouest dans la vie politique et l'histoire du pays.
Mais il faut garder à l'esprit que, pour une bonne
part, le << démocrate >>Jackson devait sa victoire
sur le président sortant, le << national-républi-
cain >>John Quincy Adams, au vote quasi una-
nime des électeurs sudistes, convaincus de sa
volonté de régler le problème indien au moyen
d'une politique musclée d'expulsion.
Les prédécesseurs immédiats de Jackson, à
savoir James Monroe et John Quincy Adams,
1. Perdue & Green, p. 17.
EXPULSER LES INDIENS 81

avaient en leur temps subi, eux aussi, les pres-


sions particulièrement insistantes de Géorgiens
impatients de voir le pouvoir fédéral tenir les
engagements pris en 1802 et leur rétrocéder les
terres achetées aux Cherokees. Le problème,
expliquaient Monroe et Adams, tenait à deux
difficultés certes distinctes mais qui avaient
fâcheusement tendance à se conjuguer : aux
termes de la loi, tout achat devait passer par la
signature d'un traité, mais par ailleurs rien ni
personne ne pouvait contraindre des nations en
principe << souveraines >>à vendre contre leur gré.
Dans l'esprit des Sudistes, l'arrivée au pouvoir
de Jackson pouvait, en bouleversant la donne
politique, permettre enfin aux pouvoirs publics
de débloquer la situation et de briser le cercle
v1c1eux.
Encouragée par l'élection de Jackson, l'assem-
blée de Géorgie décida de prendre les devants et,
en matière civile comme en matière criminelle,
d'appliquer ses propres lois aux Cherokees sans
tenir compte de la <<souveraineté>>dont ceux-ci
se prévalaient : il s'agissait tout à la fois
d'adresser un coup de semonce aux Indiens et de
rappeler au nouveau président ses engagements
de campa~ne et ses devoirs. En 1827, déjà, les
élus de l'Etat avaient, par le biais d'une résolu-
tion, défini les Indiens comme les << locataires >>
de leurs territoires, la Géorgie pouvant à tout
moment mettre fin au bail dont ils bénéficiaient.
Le message était clair et s'adressait conjointe-
ment aux Cherokees et à la Maison-Blanche:
<<Si les États-Unis ne tiennent pas leur parole et
si les Indiens continuent de faire la sourde oreille
à la voix de la raison et de l'amitié, nous tenons
82 LE SENTIER DES LARMES

à les avertir solennellement des conséquences


qui s'ensuivront. Les terres dont il est question
appartiennent à la Géorgie. Elle a le devoir de les
prendre et elle les prendra.>> En décembre 1829,
la même assemblée vota un texte qui rattachait la
population cherokee à cinq comtés de l'État,
annulait << toutes lois, ordonnances, ordres et
règlements [... ] adoptés par la Nation cherokee >>,
interdisait aux autochtones de chercher de l'or,
de témoigner en justice contre un Blanc et pla-
çait leurs terres sous la seule juridiction de
l'administration géorgienne. En réponse à la
décision récente (24 octobre) du Conseil natio-
nal cherokee de condamner à mort tout Indien
acceptant de vendre une terre sans y être offi-
ciellement autorisé, le texte déclarait illicite << le
fait, pour une personne ou une assemblée de
personnes, d'empêcher ou de décourager tout
Indien, chef, dirigeant ou guerrier de ladite
Nation [... ] de vendre ou de céder aux États-
U nis, pour l'usage de la Géorgie, tout au partie
dudit territoire >>,les contrevenants encourant
jusqu'à quatre ans de travaux forcés dans un
pénitencier de l'État. Ces différents articles de
loi devaient entrer en application le 1er juin
1830 1 • Jackson laissa faire, la souveraineté
démocratique des États primant à ses yeux sur
celle, purement tribale, des nations indiennes.
C'est dans cette atmosphère passablement élec-
trique, et avec le problème des Cherokees en
ligne de mire, qu'au cours de l'hiver 1829-1830
s'ouvrit au Congrès, comme dans tout le pays,

1. Acts of the Georgia National Assembly, Milledgeville,


GA, 1826-1828. Perdue & Green, p. 63-64.
EXPULSER LES INDIENS 83

le débat crucial, et de portée historique, sur le


refoulement organisé des populations amérin-
diennes.
Une double idée habitait la politique indienne
de Jackson : d'une part son acceptation de la
souveraineté des Etats, en l'occurrence la
Géorgie, sur les populations autochtones et sur
les terres qu'elles occupaient; d'autre part le
souci d'épargner aux Amérindiens <<les effets
délétères qui pourraient résulter pour eux d'un
contact avec les colons américains de la Fron-
tière >>1 • Ce type de contact s'était généralement
révélé préjudiciable aux Indiens et avait conduit
à leur dégradation, puis à leur disparition. La
meilleure et sans doute la seule façon de les pro-
téger consistait, dans l'esprit du nouveau prési-
dent, à les isoler dans un foyer territorial bien à
eux et suffisamment éloigné des risques d' em-
piètement colonial.
Dans son premier discours sur l'état de
l'Union (8 décembre 1829), le nouveau prési-
dent met les points sur les <<i >>.Il prend ouverte-
ment la défense du droit des États et met en
garde les Indiens contre tout entêtement territo-
rial ou politique. Déclarant contraire à la Cons-
titution fédérale la création de sous-États, fus-
sent-ils indiens, au sein des États existants, il
condamne les initiatives récentes du Conseil
national cherokee et plaide avec fougue en faveur
de la pleine et entière souveraineté des États
constitutifs de l'Union à l'intérieur de leurs
frontières : <<Il n'existe aucune clause constitu-
tionnelle, contractuelle ou juridique qui octroie

1. Perdue & Green, p. 18.


84 LESENTIER DES LARMES

[à la Géorgie et à l'Alabama] moins de pouvoir


sur les Indiens vivant dans leurs frontières que
n'en possèdent le Maine ou l'État de New York.>>
Et d'ajouter, dans une envolée dont la significa-
tion est loin d'être uniquement rhétorique :

Les habitants du Maine permettraient-ils à la


tribu des Penobscots d'établir un gouverne-
ment indépendant au sein de leur État ? Et, au
cas où cela se ferait, le gouvernement général
n'aurait-il pas le devoir de les aider à résister à
une telle mesure ? Les habitants de l'État de
NewYork permettraient-ils à chaque fragment
des six Nations installées dans leurs frontières
de se déclarer indépendants et de se placer sous
la protection des États-Unis? Les Indiens
pourraient-ils créer une république distincte
dans chacune de leur réserves de l'Ohio? Et si
elles se disposaient à le faire, le gouvernement
serait-il tenu de les protéger dans cette
entreprise ? Si le principe qui dicte avec éclat la
réponse à ces questions venait à être aban-
donné, il s'ensuivrait un renversement des fina-
lités de ce gouvernement, lequel aurait désor-
mais pour devoir d'aider à détruire les États
pour la défense desquels il a été établi.

Aux Indiens, à qui s'adresse également son dis-


cours, il ne laisse d'autre choix que << d'émigrer
au-delà du Mississippi ou de se soumettre aux
lois >>de leurs États de résidence. Dans l'hypo-
thèse où ils souhaiteraient rester (leur émigration
éventuelle devant s'effectuer, dit le texte,<<sur une
base volontaire >>),ils doivent néanmoins savoir
que leur terres et leurs biens - et donc leurs droits
de propriété - se limiteront à peu de chose :
EXPULSER LES INDIENS 85
Il me paraît irréaliste de supposer, dans l'état
actuel des choses, que puissent être revendiquées
[par les Indiens] des portions de territoire sur
lesquelles ils n'ont ni habité ni apporté le
moindre aménagement, et donc au seul titre
qu'ils les auraient aperçues du sommet d'une
montagne ou croisées au cours de leurs chasses 1•

Comme nous le verrons, le projet de loi


d' Andrew Jackson se heurta à une vive opposi-
tion dans certains milieux, notamment religieux,
car beaucoup d' Américains comprenaient mal
pourquoi il devenait soudain urgent d'exiler des
populations entières qu'on s'était acharné à inté-
grer dans la culture dominante du pays. L'argu-
ment n'était pas nouveau. Il avait été superbe-
ment exposé huit ans plus tôt par Jedidiah
Morse, géographe, pasteur congrégationaliste
(et père de l'inventeur du télégraphe), dans un
rapport au ministre de la Guerre de l'époque :
Éloigner les Indiens de leurs foyers actuels et
des <<ossements >> de leurs pères, les expulser
vers des étendues sauvages, parmi des incon-
nus peut-être hostiles, afin qu'ils vivent de la
chasse comme leurs nouveaux voisins, état
dont ils se sont récemment désaccoutumés et
qui est incompatible avec la civilisation, voilà
qui se concilie mal avec les professions de foi et
les objectifs déclarés du gouvernement qui s'est
employé à les civiliser 2•

1. Francis Paul Prucha, éd., Documents of United States


lndian Policy, p. 4 7-48.
2. Jedidiah Morse, Report to the Secretary ofWar of the
United States on Indian Affairs, New Haven, CT,
S. Converse, 1822, p. 83.
86 LE SENTIER DES LARMES

Mais le rêve de la << destinée manifeste >> était


un moteur trop puissant pour être freiné par des
considérations éthiques ou humanistes de ce
genre. La loi sur le déplacement des Indiens fut
donc votée - et aussitôt contresignée par le pré-
sident (le 28 mai 1830). Quelque cent mille
Indiens, dont seize mille Cherokees, allaient en
faire les frais, mais, indépendamment des
épreuves de la déportation, la conséquence la
plus tragique de cette loi fut sans doute les déchi-
rements internes, et à bien des égards mortels, de
la communauté cherokee.
IV

LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT

Andrew Jackson est l'une des grandes figures,


et en même temps l'une des plus controversées,
de l'histoire des États-Unis. Il incarne toutes les
contradictions de son temps, sans parler des
siennes propres, suscitant tout au long de ses
deux mandats autant d'admirations que de
haines. À peine élu, il intensifie le <<système des
dépouilles >>(licenciement de nombreux fonc-
tionnaires fédéraux remplacés par des << amis
politiques >>fidèles) et renforce le pouvoir central
alors même qu'il se fait le promoteur du droit
des États. Il bouleverse la politique indienne de
son pays à cause, disent certains historiens 1,
d'une<< haine>>des Peaux-Rouges contractée lors
de ses combats contre les Creeks et les Séminoles
ou au contraire, selon d'autres analystes 2, parce
1. En particulier Michael P. Rogin, Fathers and Child-
ren : Andrew Jackson and the Subjugation of the American
Indian, New York, Knopf, 1975 et James C. Curtis,
Andrew Jackson and the Search for Vindication, Boston,
Little Brown, 1976.
2. Notamment Francis Paul Prucha, The Great Father:
The United States Government and the American Indians,
88 LE SENTIER DES LARMES

qu'il veut à tout prix enrayer le déclin de popula-


tions autochtones incapables de survivre à la
concurrence de la culture dominante. Au cours de
ses deux mandats présidentiels, il fera ratifier par le
Sénat quelque soixante-dix traités (record inégalé)
assortis dans la plupart des cas de cessions
territoriales ; au terme de sa présidence, il aura
<<déplacé >> un total de 46 000 Indiens et ouvert

dans l'Ouest 50 millions d'hectares pour leur


réinstallation 1•
Au reste, le débat sur l'avenir des Indiens, et
sur le rôle de la Géorgie, qui s'ouvre fin 1829
s'inscrit dans une problématique plus large qui
est au cœur de la vie politique américaine et qui
trente ans plus tard précipitera l'Union dans la
guerre civile, à savoir la question des rapports
institutionnels entre le pouvoir fédéral et celui,
jalousement préservé, des différents États cons-
titutifs de l'Union. Où situer le seuil critique ?
Jusqu'où un État pouvait-il aller trop loin?
Comment résoudre le problème indien dans le
cadre, constitutionnellement assez flou, du par-
tage de la souveraineté populaire ?
En bon stratège, Jackson décida de s'engouf-
frer dans la brèche ouverte par l'assemblée de
Géorgie. Les textes que celle-ci venait d'adopter,
rayant d'un trait de plume la << souveraineté >>
tribale des Cherokees (pourtant reconnue par les

Lincoln, University of Nebraska Press, 1984, où Jackson


est décrit comme un président <<paternaliste ►> soucieux de
guider dans leur choix les hommes-enfants que sont les
Amérindiens.
1. Ronald N. Satz, << Rhetoric Versus Reality >>, in
William L. Anderson, éd., Cherokee Removal: Before and
A/ter, Athens, University of Georgia Press, 1991, p. 30.
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 89

instances fédérales), assimilant les Indiens à de


simples <<locataires >>et les plaçant sous tutelle,
eux et leurs terres, étaient manifestement en
contradiction avec diverses lois du Congrès dont
elles constituaient même une invalidation de fait.
La seule façon, pour Jackson, de sortir de cet
imbroglio - et de mettre en place une politique
indienne conforme à ses convictions - était de
confectionner un nouveau texte de loi qui sup-
planterait les précédents et avaliserait les décisions
<< réalistes >>
des Géorgiens. Cette loi venant confir-
mer leur propre législation, ceux-ci pourraient,
sur cette base, forcer les Cherokees à s'asseoir à la
table de négociations <<où des fonctionnaires fédé-
raux à l'affût s'emploieraient à les soustraire aux
harcèlements de l'Etat local et à marchander leur
départ vers l'Ouest 1 >>.Jackson avait peu fré-
quenté l'école et il n'était pas homme à se lancer
dans des discussions juridico-politiques aussi
interminables que sibyllines. Dès lors qu'une
simple loi pouvait permettre d'organiser le départ
en bon ordre des Indiens tout en leur offrant une
nouvelle terre d'accueil et en donnant satisfaction
à l'électorat sudiste, pourquoi se priver d'une
pareille aubaine? L'opportunité l'emporta donc
sur les scrupules constitutionnels. L' <<ère des bons
sentiments>>, qu'avaient incarnée James Monroe
et dans une moindre mesure John Quincy Adams,
était cette fois bel et bien terminée.
Le projet de loi déposé par Andrew Jackson
vint en réalité donner corps aux propos qu'il
avait tenus, et aux annonces qu'il avait formu-
lées, lors de son premier discours sur l'état de

1. Perdue & Green, p. 93.


90 LE SENTIER DES LARMES

l'Union le 8 décembre 1829, discours dans


lequel il avait évoqué le sort des Indiens,
condamnés <<à la faiblesse et à la décadence >>au
contact de la civilisation blanche : <<Il ne fait
aucun doute, avait-il martelé, que ce destin iné-
luctable les attend s'ils restent dans les limites des
États où ils se trouvent.>> Il s'était alors demandé
<< si quelque chose pouvait être fait, dans le res-

pect des droits des États, pour préserver cette


race si meurtrie>>, suggérant à cette fin d'ac-
corder aux nations indiennes à l'ouest du Missis-
sippi, <<loin de tout État ou Territoire existant >>,
un vaste espace géographique qui leur <<sera
garanti aussi longtemps qu'elles l'occuperont 1 >>.
Le projet de loi reprend cette idée presque mot
pour mot et d'entrée de jeu annonce clairement la
couleur : <<Loi visant à l'échange de terres avec les
Indiens qui résident dans un État ou Territoire
quelconque et prévoyant leur transfert à l'ouest
du fleuve Mississippi>>.Il donne (article 1) pou-
voir au président de découper, au-delà du Missis-
sippi et dans une région appartenant aux seuls
États-Unis, un certain nombre de zones territo-
riales réservées à <<l'accueil des tribus ou nations
indiennes ayant choisi de céder, en échange, les
terres où elles résident aujourd'hui, et de s'y
transférer>>. Puis (article 2) les choses se pré-
cisent : s'agissant des Indiens présentement ins-
tallés dans tel ou tel État ou Territoire existant et
avec qui les États-Unis ont passé des traités, la loi
donne au président le droit, et pour ainsi dire le
devoir (<< It shall and may be lawful for the Pre-

1. Francis Paul Prucha, éd., Documents of United States


Indian Policy, p. 48.
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 91

sident ... >>),de troquer lesdits espaces de l'Ouest


<<contre tout ou partie du territoire revendiqué et
occupé par les Indiens à l'intérieur d'États ou de
Territoires où la terre revendiquée et occupée par
lesdits Indiens appartient aux État-Unis, ou dans
lesquels [allusion aux accords de cession de 1802]
les États-Unis se sont engagés envers l'État où se
trouve la terre en question à mettre un terme à la
revendication indienne>>. La loi s'attache ensuite
(article 3) à donner aux Indiens, du moins en
apparence, un certain nombre de garanties : les
nouveaux espaces prévus pour les Indiens leur
seront attribués<<pour toujours[ ... ] à eux-mêmes
et à leurs héritiers ou successeurs>>, sauf en cas
d'extinction de leur race ou d'abandon volontaire
des espaces concédés. Par ailleurs (article 4), le
texte prévoit des indemnités en faveur de tout
Indien disposé à quitter sa maison ou des terres
qu'il aurait lui-même mises en valeur, le verse-
ment de ces indemnités faisant perdre à l'intéressé
tout droit sur son ancien bien. Il est également
prévu (mais en termes vagues) d'accorder << aide
et assistance >>aux Indiens acceptant de se trans-
porter vers l'Ouest, à savoir une aide pour le
voyage et l'installation ainsi qu'un pécule de
survie << pour la première année suivant le départ >>
(article 5). Le président (article 6) assurera la
protection des populations déplacées, que ce soit
contre d'autres tribus indiennes ou contre des
Blancs. À cet effet et pour la mise en œuvre du
reste de la loi, une somme de 500 000 dollars,
conclut le texte, sera prélevée sur le Trésor 1 •

1. Ibid., p. 52-53.
92 LE SENTIER DES LARMES

Voté à la mi-mai 1830, le projet de loi ne fut


adopté qu'à une faible majorité (28 voix contre
19 au Sénat, mais surtout 102 contre 97 à la
Chambre des Représentants), ce qui donne une
idée de l'intensité des débats, des tensions parti-
sanes au sein du Congrès et plus généralement
de la division des esprits dans le pays. Le texte de
loi prêtait à controverse par ce qu'il disait, mais
aussi et peut-être principalement par ce qu'il ne
disait pas. Pas un mot au sujet de l'or trouvé sur
les terres indiennes de Géorgie (ni de la <<plus-
value >>foncière résultant de cette découverte),
rien sur l'organisation pratique de la déportation
des Indiens, rien sur les droits constitutionnels
des tribus qui viendraient à être déplacées, rien
non plus de très précis sur le caractère volontaire
ou forcé du départ des Indiens. Certes la loi
parle du départ des tribus << ayant choisi >>de
céder leurs terres, mais elle a dans l'ensemble
une tonalité beaucoup plus contraignante que
libérale. Les Cherokees ne furent pas dupes qui
refusèrent l'invitation à se rendre en délégation
chez le président, dans sa résidence de !'Ermi-
tage (Tennessee), pour discuter avec lui de l'ap-
plication de la loi 1 •
Pas dupe non plus Thomas McKenney, pour-
tant directeur en titre du Bureau des affaires
indiennes, qui parla de <<parodie >>et accusa le
président Jackson d'avoir en quelque sorte donné
carte blanche aux États intéressés, notamment à
la Géorgie, permettant à ceux-ci de <<harceler,
persécuter et contraindre au départ leurs popu-
lations indiennes>>. McKenney, qui occupait son
1. Ehle, p. 230.
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 93

poste depuis seize ans, fut aussitôt averti par le


ministère de la Guerre que ses fonctions à la tête
du Bureau des affaires indiennes prendraient fin
à la date du 1eroctobre. Il se rendit à Washington
pour protester auprès de Jackson lui-même, mais
en vain. Son renvoi fut confirmé, ses idées
concernant les Indiens n'étant plus, à l'évidence,
<<en harmonie >> avec celles du président 1•
Au Congrès, les débats s'étalèrent de février à
mai. Au Sénat, c'est un élu du New Jersey,
Theodore Frelinghuysen, qui mena la charge
contre le projet. Cet aristocrate antijacksonien,
jusque-là peu connu mais très attaché aux
valeurs chrétiennes, prit la défense des Chero-
kees à l'occasion d'un discours de six heures qui
fut reproduit par l'ensemble de la presse:

Comment la Géorgie peut-elle [envisager] de


porter atteinte aux biens, aux droits et à la
liberté des Indiens? [... ] Comment pouvons-
nous docilement tolérer que ces États fassent
des lois [... ] dans le but avoué [... ] de briser
leur gouvernement, d'abroger leurs anciennes
et chères coutumes et d'anéantir leur existence
en tant que peuple distinct ?

L'abolitionniste William Lloyd Garrison salua


l'orateur en lui consacrant un poème et en lui
décernant l'appellation d'<<homme d'État chré-

1. James D. Horan, The McKenney-Hall Portrait Gallery


of American Indians, New York, Crown, 1972, p. 104;
également Thomas L. McKenney, Memoirs, Official and
Persona!, with Sketches of Travels Among Northern and
Southern Indians, 2 vol., New York, Paine & Burgess,
1846, vol. 1, p. 204-206, 262.
94 LE SENTIER DES LARMES

tien>>. D'autres sénateurs intervinrent dans le


même sens que Frelinghuysen, rivalisant d'argu-
ments, de passion et d'effets rhétoriques. Peleg
Sprague, du Maine, évoqua le traité de Holsten
de 1791, aux termes duquel les États-Unis
avaient << une fois de plus promis aux Cherokees
de protéger leurs droits nationaux>> et s'était
engagés (article 7) à << garantir solennellement
aux Cherokees toutes leurs terres non cédées à
cette date>>. Daniel Webster (Massachusetts) se
montra particulièrement sévère envers les Géor-
giens, conseillant aux Cherokees (nous y revien-
drons) d'interjeter appel devant la Cour suprême.
À la Chambre des Représentants, Edward Everett
donna lecture de plusieurs pétitions rédigées par
des citoyens de son État (le Massachusetts),
toutes exigeant que les tribus indiennes soient
<<protégées dans les droits que la loi leur recon-
naît>>.Bientôt rejoint dans sa démarche par plu-
sieurs élus <<démocrates>>, c'est-à-dire jackso-
niens, il se livra à une critique en règle du texte-
proposé:

A-t-on jamais lu pareil projet ? Dix ou quinze


mille familles qu'on va déraciner et transporter à
cent, que dis-je ?, à mille kilomètres de là, en
plein désert ! Il n'existe rien de comparable dans
les annales de l'histoire humaine[ ... ]. Ce ne sont
point des barbares, mais pour l'essentiel des
êtres civilisés[ ... ]. Ils sont planteurs ou fermiers,
gens de commerce ou artisans, ils possèdent des
champs et des vergers, des métiers à tisser et des
ateliers, ils ont des écoles et des églises, et des
institutions bien ordonnées 1 !

1. Jahoda, The Trait of Tears, p. 44-45.


LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 95

Everett, convaincu que le projet de loi << ne


saurait, contrairement à ce qu'il prof esse, élever
les Indiens>> et n'aurait pour conséquence que de
<<les abattre, les décourager et les anéantir >>,en
vient à supplier la Géorgie de céder : <<Si la
Géorgie accepte de reculer, elle fera plus pour
l'Union et pour elle-même que si elle ajoutait à
son domaine la totalité des terres indiennes,
fussent-elles pavées d'or 1 • >>Le problème est
qu'elles étaient justement ... pavées d'or!
Représentant démocrate du Tennessee (d'où
Jackson était également originaire), Davy
Crockett décida de n'écouter que sa conscience
et d'oublier la discipline parlementaire, y com-
pris celle des élus jacksoniens de son État. Cet
homme des bois 2 devenu membre du Congrès
après avoir combattu sous les ordres de Jackson
lors de la guerre des Creeks, celui-là même que
Tocqueville décrira d'une plume plutôt condes-
cendante comme un individu<<qui n'a point reçu
d'éducation, sait lire avec peine, n'a pas de pro-
priété, point de demeure fixe mais passe sa vie à
chasser 3 >>,cet homme-là ne manquait ni d'hon-
neur ni d'élégance, ainsi qu'en témoignent les
propos qu'il tint devant ses collègues : <<Si je
devais être le seul membre de cette Assemblée à
voter contre ce texte [... ] le seul citoyen de ce

1. Ehle, p. 234-235.
2. Davy Crockett se présentait lui-même comme un
homme <<tout juste sorti des forêts, mi-cheval mi-alli-
gator, avec une petite touche de tortue carnassière>>
(Arthur M. Schlesinger, Jr., The Age of Jackson, Boston,
Little Brown, 1945, p. 278).
3. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,
éd. Eduardo Nola, Paris, Vrin, 1990, t. 1, p. 154.
96 LE SENTIER DES LARMES

pays à le désapprouver, je le ferais, et je m'en


glorifierais jusqu'au jour de ma mort 1 • >> Cette
attitude courageuse signa la fin de sa carrière
politique. Ses électeurs allaient bientôt lui refuser
un quatrième mandat, prenant au mot celui qui
avait osé dire après l'adoption de la loi : <<J'ai-
merais mieux être politiquement mort qu'im-
mortalisé comme hypocrite 2 • >>L'histoire se sou-
vient qu'il quitta alors l'État du Tennessee pour
le Texas - où, devenu colonel, il mourut en 1836
lors du siège héroïque de Fort Alamo.
Les parlementaires favorables au texte se
montrèrent aussi ardents dans leurs interven-
tions que le groupe excité de ses détracteurs.
Citons par exemple la tirade de John Forsyth,
sénateur de Géorgie, reprochant à Frelin-
ghuysen de faire l'impasse sur la parole de l'État
fédéral et sur ses engagements envers la Géorgie
comme envers les autres États: <<Nous récla-
mons, et nous obtiendrons, le prix de cet enga-
gement - la livre de chair, non pas comme
l'entend Shylock pour détruire ; non, nous nous
servirons aux conditions prescrites par la savante
doctoresse de la cour de Venise, la gentille
Portia : "Sans une goutte de sang versé". >> Mais
au premier rang des défenseurs du projet figurait

1. Cité dans Joan Gilbert, The Trail of Tears across Mis-


souri, Columbia, MO, University of Missouri Press,
1996, p. 12. Voir également, James A. Shackford, David
Crockett : The Man and the Legend, Chape! Hill, University
of North Carolina Press, 1956, p. 117 sq.
2. William C. Davis, Three Roads to the Alamo : The
Lives and Fortunes of David Crockett, James Bowie, and
William Barret Travis, New York, HarperCollins, 1998,
p. 180.
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 97

celui qui justement l'avait déposé au nom du


président, un tout nouveau représentant de
Géorgie, Wilson Lumpkin. Arpenteur de métier
et ami déclaré des Indiens, il connaissait bien
leur territoire, leur art de vivre et les problèmes
<<culturels>>engendrés par la fréquentation sou-
vent dévastatrice de l'homme blanc. Il croyait
sincèrement que leur départ de Géorgie consti-
tuerait leur unique chance de salut en tant que
peuple et comprenait mal que les missionnaires,
pourtant aidés financièrement par le gouverne-
ment fédéral, se comportent en agitateurs mili-
tants et en adversaires farouches de la politique
fédérale. Il soupçonnait les presbytériens, moraves,
baptistes, quakers et autres convertisseurs
patentés de faire subrepticement cause commune
avec les colons les plus voraces - et de protéger
localement leurs petits fonds de commerce reli-
gieux au lieu de songer avec désintéressement au
sort et à l'avenir effectif de populations autoch-
tones<<objectivement>>vouées à la déchéance. Un
seul baptiste devait trouver grâce à ses yeux, à
savoir le révérend Isaac McCoy, missionnaire de la
région des Grands Lacs. Convaincu qu' << aucun
groupe d'Indiens [n'avait] jamais prospéré au
milieu d'une foule de Blancs>>,il eut un jour une
révélation << surnaturelle >>qui lui dicta nuitam-
ment la voie à suivre pour assurer aux autoch-
tones la simple survie de leur communauté et
une destinée manifeste qui leur soit propre :
<<Pourquoi pas un Canaan indien, une Terre
promise 1 ? >>Mais, tout inspiré qu'il fût, le révé-

1. Jahoda, p. 34. Également George Schultz, An Indian


Canaan, Norman, University of Oklahoma, 1972, p. 103 sq.
98 LE SENTIER DES LARMES

rend n'appartenait pas au cercle des hauts res-


ponsables de l'action publique. À ce niveau, il ne
faisait aucun doute pour Wilson Lumpkin que, si
un seul homme avait une politique indienne hon-
nête, réaliste et équilibrée, si quelqu'un proposait
une perspective véritablement <<humanitaire >>,
c'était bien Andrew Jackson:
Si un président des États-Unis mérite l'appella-
tion d'ami et père des Indiens, c'est celui qui est
actuellement à la barre. Ayant été à une époque
désormais révolue l'instrument qui a permis au
gouvernement de les châtier, et de leur faire
comprendre où était leur véritable condition et
leur devoir, il est d'autant mieux qualifié
aujourd'hui pour compatir à tous leurs malheurs.

Et si un État veut du bien aux Indiens, fût-ce


en les encourageant au départ et à l'abandon des
tombes ancestrales (mais savent-ils exactement
où elles se trouvent?), c'est bien la Géorgie,
injustement accusée de tous les maux :
Mon État se trouve accusé devant cette Assem-
blée, devant la nation, devant le monde entier
d'avoir été cruel envers les Indiens et de les
avoir opprimés. Je rejette cette accusation et je
demande aux accusateurs d'apporter la preuve
de ce qu'ils avancent 1 •

Lumpkin eut fort à faire pour convaincre une


majorité de Représentants, d'autant que les élus
démocrates de Pennsylvanie et de la vallée de
1. Wilson Lumpkin, The Removal of the Cherokee
Indians from Georgia, New York, Dodd Mead, 1907,
p. 49 sq. [rééd. NewYork,Augustus M. Kelley, 1971].
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 99

l'Ohio joignirent leurs suffrages à ceux de l'oppo-


sition. Le score final fut très serré, surtout à la
chambre basse où la discipline de vote était tradi-
tionnellement moins stricte (à trois voix ·près le
texte eût été mis en minorité), mais pour Andrew
Jackson, comme pour Lumpkin, l'essentiel était
dans la victoire, non dans l'étroitesse du résultat.
Fier d'un succès qu'il ressentit comme le couron-
nement de sa carrière, Lumpkin démissionna
bientôt de la Chambre des Représentants et
devint, à deux reprises, gouverneur de Géorgie,
poste où il travailla avec une égale vigueur à la
mise en application de la nouvelle loi, et donc à
l'expulsion <<humanitaire >> des Cherokees.
<< À la pensée que Dieu est juste, je tremble

pour mon pays 1 >> : cette leçon de Jefferson


n'était pas de celles qu'avait apprises Andrew
Jackson. Sûr de lui-même et de sa politique, il
n'attendit pas longtemps pour se féliciter publi-
quement de l'adoption de son projet de loi. Dans
son deuxième discours sur l'état de l'Union
(6 décembre 1830), il décrit avec une satisfac-
tion évidente la conclusion positive du débat sur
la loi d'expulsion des Indiens :
J'ai le plaisir d'annoncer au Congrès que la
politique bienveillante du Gouvernement, pour-
suivie avec constance depuis près de trente ans,
et relative à l'éloignement des Indiens au-delà
des colonies blanches, est proche d'un heureux
dénouement.

1. Citation mise en exergue au livre de Thurman Wil-


kins, Cherokee Tragedy : The Ridge Family and the Decima-
tion of a People, Norman, University of Oklahoma Press,
1988.
100 LE SENTIER DES LARMES

Sorti vainqueur d'un débat parlementaire


houleux mais décisif, Jackson s'attache de nou-
veau à convaincre opposants et Indiens de la
justesse des mesures annoncées. Sa démonstra-
tion ne manque pas de force, mais il est diffi-
cile, même en lisant entre les lignes, de démêler
dans les arguments qu'il développe la part de la
sincérité et de la ruse, de l'honnêteté et de la
duplicité, de la bienveillance et du mépris.
Reste qu'il fallait être un grand politique pour
prétendre tout à la fois faire le bonheur des
colons de race blanche et, fût-ce malgré eux,
celui des Indiens.
Jackson dénonce pour commencer la fausse
compassion des soi-disant philanthropes et
constate que leurs apitoiements intéressés n'ont
aucunement enrayé, au fil des décennies, la
disparition anarchique et cruelle de tribus autre-
fois très puissantes. La << vraie philanthropie >>
consiste, explique-t-il, à replacer les vicissitudes
des Indiens dans la perspective plus large du
destin général des peuples et du <<progrès >>uni-
versel de la civilisation. En s'installant jadis sur le
continent américain, les Indiens avaient eux-
mêmes délogé et sans doute exterminé les popu-
lations qui se trouvaient là. Ce type de substitu-
tion ne doit pas susciter de regrets; c'est la loi de
l'histoire. Un vrai philanthrope <<ne saurait sou~
haiter le retour de ce continent dans l'état où il
fut trouvé par nos ancêtres >>. Et quel homme de
bien oserait préférer
un pays couvert de forêts où errent quelques
milliers de sauvages à notre immense Répu-
blique parsemée de villes, de bourgades et de
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 101
fermes prospères, embellie grâce aux aménage-
ments que l'art peut concevoir et l'industrie
réaliser, occupée par plus de douze millions de
citoyens heureux qui jouissent des multiples
bienfaits de la liberté, de la civilisation et de la
religion?

La nouvelle loi, explique Jackson, présente


l'avantage d'humaniser - en l'organisant et en le
soustrayant aux égoïsmes particuliers - l'histo-
rique et inéluctable refoulement des Indiens vers
l'Ouest du continent. Ce qui est officiellement
proposé à ces derniers, c'est <<un échange
équitable >> de territoire et un éloignement << aux
frais des États-Unis [... ] vers une contrée où leur
existence pourra se prolonger et peut-être [le
mot "peut-être" est aussi cruel que révélateur!]
se perpétuer à jamais >>. Les premiers colons
venus d'Europe n'avaient pas eu cette chance;
poussés par la misère ou les persécutions, ils
avaient quitté leur terre natale, y compris les
tombeaux de leurs ancêtres, et avaient traversé
l'Atlantique sans bénéficier de la moindre sollici-
tude des pouvoirs publics de l'époque. Nul
n'avait plaint ces exilés, nul ne les avaient aidés.
Et nul, martèle le président, n'assiste les Améri-
cains d'aujourd'hui qui << abandonnent la terre
où ils sont nés pour aller vivre dans des régions
lointaines ►> : les hommes de la Frontière partent,
voyagent et se réinstallent << à leurs frais >>- et à
leurs propres risques - sans le secours ni la com-
misération de personne : << Si on leur proposait
ce qui est offert aux Indiens, ils sauteraient de
joie et de gratitude. >> Finalement, conclut
Jackson, la politique indienne du gouvernement
102 LE SENTIER DES LARMES

<<n'est pas seulement libérale, elle est géné-


reuse>> 1 •
Hors du Congrès ou de la Maison-Blanche,
tout le monde en Amérique n'était pas de cet
avis. Les débats passionnés du Sénat ou de la
Chambre des Représentants trouvèrent leur pro-
longement dans la société civile et dans la presse
- à moins qu'ils n'aient, à l'inverse, été l'écho des
émois de l'opinion publique. Des juristes
s'inquiétèrent d'un projet de loi qui violait ouver-
tement les traités antérieurs signés avec les
Indiens. Les quakers condamnèrent la lettre et
l'esprit d'un texte qui avalisait les menaces de
l'Assemblée géorgienne et préconisait l'exode
massif des Cherokees.
Une grande figure de l'époque, Sam Houston
(1793-1863), tenta, lui aussi, d'infléchir le débat
public dans un sens favorable aux Indiens. Ce
personnage haut en couleur avait fui sa famille
blanche à l'âge de quinze ans et s'était réfugié
dans la tribu du chef cherokee John Jolly. Au
bout de trois années passées au milieu des
Indiens, il était revenu au pays, était devenu
maître d'école, puis s'était engagé dans l'armée
et avait fort vaillamment combattu les Creeks
aux côtés d' Andrew Jackson dont il était devenu
un ami personnel. Il avait ensuite quitté l'armée
pour faire des études de droit. Devenu avocat et
bénéficiant du soutien de Jackson, il avait été élu
deux fois au Congrès et était finalement devenu

1. << State of the Union Address, December 6, 1830 >>,


in James D. Richardson, éd., Messages and Papers of the
PresidentsJ Washington, Government Printing Office,
1899, vol. 3. Également Perdue & Green, p. 119-120.
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 103

Davy Crockett

Sam Houston
104 LE SENTIER DES LARMES

gouverneur du Tennessee. Au sommet de sa


jeune carrière, il avait épousé l'héritière d'une
riche famille de Nashville, Eliza Allen, mais, au
bout de quelques semaines, l'avait quittée sans
donner d'explications claires, avant d'aban-
donner son poste de gouverneur, de sombrer
pour un temps dans l'alcoolisme et de retourner
vivre parmi les Cherokees. John Jolly l'avait alors
nommé << ambassadeur >> de sa communauté et
c'est fort de ce titre que Sam Houston avait plu-
sieurs fois écrit à Andrew Jackson et, en grand
uniforme cherokee, lui avait même rendu visite
au cours de l'hiver 1830, afin de le convaincre de
l'inopportunité de son projet de loi. La démarche
n'avait pas été couronnée de succès. Sam
Houston devait deux ans plus tard s'installer au
Texas où Jackson l'avait envoyé en mission - et
où l'attendait cette fois un destin fabuleux 1•
Hormis les réactions des Indiens eux-mêmes
(sur lesquelles nous reviendrons longuement),
les critiques les plus vives et les plus marquantes
du projet législatif de Jackson vinrent de l'Ame-
rican Board of Commissioners for Foreign Missions,
instance officiellement reconnue, qui regroupait
et coordonnait, toutes confessions confondues,
l'ensemble des missionnaires détachés en terri-
toire indien. Leur directeur et porte-parole était

1. Voir Marquis James, The Raven :A Biography of Sam


Houston, Austin, University of Texas Press, 1988. Com-
mandant en chef de l'armée texane en 1835, Sam
Houston devint en 1836 le premier président de la Répu-
blique du Texas. Après le rattachement du Texas à l'Union
en 1845, il fut successivement sénateur, puis gouverneur
du nouvel État, fonction dont il fut démis en 1861 pour
s'être opposé à la sécession.
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 105

un ancien avocat originaire du Vermont, Jere-


miah Evarts. Evarts était depuis longtemps
convaincu qu'ayant reçu du Très-Haut la mis-
sion de christianiser le monde, et notamment
celui des Amérindiens, les États-Unis se devaient
d'être << un phare de bonté>> et d'avoir à l'égard
des autochtones une attitude moralement exem-
plaire et politiquement irréprochable. En sa qua-
lité de juriste - et par ailleurs ne se reconnaissant
pas dans l'approche décentralisatrice des
<<démocrates >>jacksoniens -, il estimait que le
président tenait de la Constitution fédérale le
droit de traiter des affaires indiennes en passant
par-dessus la tête et les prérogatives des diffé-
rents États et sans se soucier des égoïsmes pro-
vmc1aux.
Aussi fut-il horrifié par la démarche législative
d' Andrew Jackson et par son acceptation, à tra-
vers le projet de loi sur le transfert des Indiens,
des prétentions de la Géorgie à vouloir régler
elle-même, à l'ombre de sa propre souveraineté
étatique, le problème des terres indiennes et
l'avenir de <<ses>> populations cherokees. Dès le
18 avril 1829, c'est-à-dire un an avant le débat
sur la loi d'expulsion, le ministre de la Guerre,
John Eaton, avait adressé au Conseil national
cherokee une lettre à caractère privé mais parfai-
tement claire s'agissant des intentions du gou-
vernement fédéral : celui-ci, loin de protéger les
Cherokees contre les nouvelles dispositions
législatives de la Géorgie, s'apprêtait au contraire
à encourager les autorités géorgiennes à aller de
l'avant. La lettre parvint jusqu'à Jeremiah Evarts
qui fit aussitôt part de sa colère à Thomas
McKenney, directeur du Bureau des affaires
106 LE SENTIER DES LARMES

indiennes, lequel n'avait pas encore rompu avec


Jackson et continuait donc officiellement de
défendre sa politique. McKenney s'efforça
d'arrondir les angles mais sans grand succès.
Soucieux de montrer que la politique jackso-
nienne n'était pas éthiquement condamnable, il
mit en place une organisation de personnalités
religieuses et laïques (l' Indian Board for the Emi-
gration, Preservation and Improvement of the Abo-
rigines of America) censée faire moralement
contrepoids à Evarts et à son organisation multi-
confessionnelle. L'adoption du projet de loi sur
le transfert des Indiens balaya tous ces efforts ;
elle fit sortir Evarts et de ses gonds et de son
silence.
Convaincu que la nouvelle ligne de conduite
adoptée par le Congrès à la demande du prési-
dent était aussi contraire à la morale qu'à la
Constitution, Evarts estimait en outre que cette
politique comportait de lourdes menaces pour
les autochtones comme pour les États-Unis:
<< Non seulement [elle] ne ferait aucun cas des
droits juridiques et humains des Indiens, mais
elle ne manquerait pas d'infliger des souffrances
et des épreuves indicibles à un peuple sans
défense et innocent 1 • >>À la suite de quoi, il ne
faisait aucun doute que Dieu punirait les États-
Unis pour n'avoir pas été le <<phare de bonté>>
qu'ils étaient censés être dans l'histoire humaine,
et cette perspective remplissait Evarts << d'effroi >>
tout autant que le triste sort auquel semblaient
promis les Indiens. Il décida alors d'agir dans le
sens que lui dictait sa conscience.

1. Perdue & Green, p. 95.


LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 107
Entre le 5 août et le 19 décembre 1829, il
publia dans un journal de Washington, le
National Intelligencer, vingt-quatre articles inti-
tulés << Essais sur la crise actuelle relative à la
condition des Indiens d'Amérique >>. Bientôt
repris par des dizaines d'autres feuilles, et même
édités sous forme de livre, ces textes brillants et
astucieusement argumentés, signés <<William
Penn >>en souvenir du fondateur quaker et pro-
Indien de la Pennsylvanie, apportèrent une eau
précieuse au moulin de l'opposition et fournirent
à celle-ci, lors des débats parlementaires qui
allaient suivre, tout une batterie de références
historiques et d'arguments juridiques ou moraux
susceptibles de contrer la propagande des jack-
soniens. Un ou deux exemples suffiront à
donner une idée de la qualité, et de la force de
propagande, de ces textes :

Si l'on examine les États-Unis afin de trouver


un endroit où les Indiens puissent avoir une
résidence qui leur soit dûment assignée et où ils
gêneront le moins possible les Blancs, aucun
lieu habitable ne paraît plus retiré que l'actuel
pays des Cherokees. Il est situé dans les mon-
tagnes, parmi des sources et des cours d'eau
qui coulent en tous sens, et certaines parties
sont presque inaccessibles. Les Cherokees ont
cédé aux États-Unis toutes leurs meilleures
terres. Pas un vingtième de ce qui reste est de
qualité. Plus de la moitié n'a aucune valeur. Un
tiers peut-être est capable de produire quelques
modestes récoltes. Les Américains jouissent
d'un libre passage, garanti par traité, dans
l'ensemble du pays. Que veulent-ils de plus? Si
le pays cherokee venait à être ajouté à la
108 LE SENTIER DES LARMES

Géorgie, cette acquisition ne représenterait


qu'une fraction de plus rattachée à la région la
plus isolée de ce grand État - un État
aujourd'hui à peine inférieur par la taille au
plus étendu d'entre eux, la Virginie, un État qui
ne compte que deux ou trois habitants au kilo-
mètre carré, Blancs et Noirs confondus, et dont
le sol comme le climat pourraient permettre
d'en accueillir aisément une quarantaine. Il n'y
a donc point d'inconvénient insurmontable à
reconnaître le plan de la Providence qui fait que
les Cherokees revendiquent un lieu de vie sur la
terre que le Seigneur a bien voulu donner à
leurs ancêtres.

Ailleurs, Evarts s'adresse directement à l'opi-


nion blanche, à son sens de la mesure, à son
humanité, à sa conscience religieuse et civique -
mais aussi à son respect collectif du droit et des
engagements pris :
Quel mal y a-t-il à permettre que quelques-uns
de nos voisins à peau rouge puissent, sur un
petit résidu de leur propre territoire, exercer les
droits que Dieu leur a donnés? Il n'est pas en
leur pouvoir de nous nuire et, si nous les trai-
tons avec justice et bienveillance, ils n'y seront
point portés. Ils n'ont aucunement empiété sur
notre territoire, ni attenté à nos droits. Tout ce
qu'ils demandent, c'est de pouvoir vivre en
paix sur les lieux où ils sont nés et de jouir des
droits que nous leur avons nous-mêmes
reconnus et garantis 1•

1. Francis Paul Prucha, éd., Cherokee Removal: The


« William Penn » Essays and Other Writings, Knoxville,
University ofTennessee Press, 1981, p. 201-211.
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 109

Pour Jackson et ses partisans, il devint urgent


d'allumer un contre-feu car la prose de William
Penn-Evarts faisait manifestement des ravages
dans l'opinion. On trouva l'oiseau rare en la per-
sonne de Lewis Cass. Cet ancien <<marshal >>ori-
ginaire de l'Ohio s'était illustré en 1813 dans la
guerre contre les Anglais avant de devenir gouver-
neur du Territoire du Michigan, poste qu'il
occupa pendant dix-huit ans, de 1813 à 1831. Ce
vieil habitué des négociations avec les Indiens, en
l'occurrence les Chippewas du Michigan, avait
sur les autochtones, dont il connaissait à fond
l'histoire et la culture, et sur la marche de la civi-
lisation les mêmes idées que le président Jackson.
Il était tout le contraire d'un <<romantique >>et le
bon sauvage chanté par James Fenimore Cooper
ou Jean-Jacques Rousseau n'était à ses yeux que
le produit de rêveurs ou d'esprits dérangés. Il
avait des Indiens une vision très sombre et, dans
son optique, vouloir les civiliser ne pouvait signi-
fier qu'une chose: éradiquer leur indianité. Car,
expliquait-il, <<il est difficile d'imaginer une
branche quelconque de la famille humaine qui
soit [... ] moins disposée à acquérir, moins
implacable dans ses ressentiments, plus ingou-
vernable dans ses passions, qui ait moins de
principes pour guider sa conduite, aussi peu
d'obligations pour se contenir et aussi peu de
connaissances pour assurer son instruction et
son progrès 1 >>.
Rien de tel que des idées aussi fortes et carrées
pour faire pièce aux subtiles analyses d'Evarts.
1.W.L.G. Smith, The Life and Times of Lewis Cass, New
York, Derby & Jackson, 1856, p. 200 sq.
110 LE SENTIER DES LARMES

Encouragé par ses amis politiques, Lewis Cass


entreprit de faire connaître et partager sa philo-
sophie, et de contribuer au débat national, déjà
très vif, sur le transfert des Indiens vers les
régions sauvages de l'Ouest. Au cours de l'hiver
1829-1830, il publia toute une série d'essais
dans l'un des grands journaux littéraires de
l'époque, la North American Review. Le plus
important de ces textes, long d'une soixantaine
de pages et exclusivement consacré au sort des
Indiens d'Amérique et à la recherche d'une
<< solution satisfaisante à la question de leur
expulsion finale >>,parut dans le numéro de jan-
vier (un mois après le premier discours sur l'état
de l'Union d' Andrew Jackson). Rien d'aussi
étendu ni d'aussi ambitieux n'avait été publié,
dans le camp des partisans de la manière forte,
depuis l'élection de ce dernier et les articles à
succès de Jeremiah Evarts.
Cass commence par définir avec précision les
limites des droits et libertés indiennes : <<Les
Indiens peuvent librement jouir de tous les droits
qui n'empiètent pas avec les desseins évidents de
la Providence ni avec les justes revendications
d'autrui.>> Autrement dit, doit être banni, voire
condamné, tout ce qui entrave la << destinée
manifeste>> des États-Unis et l'expansion de la
civilisation chrétienne, comme tout ce qui
s'oppose à la bienfaisante utilisation des terres
par les Blancs.
Ayant ainsi borné l'espace de vie et de liberté
des Indiens, Cass s'interroge sur ce qui lui appa-
raît comme l'échec des efforts d'assimilation des
populations autochtones, y compris des Chero-
kees. Il reconnaît qu'une petite minorité, pour la
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 111

plupart <<des métis », sont devenus propriétaires


<<et, en acquérant des biens, se sont également
dotés de vues plus larges et d'une notion plus
juste de la valeur de nos institutions >>.
Mais cette
évolution ne concerne en rien la masse des indi-
gènes et ce ne sont pas, dit-il, quelques excep-
tions qui peuvent << affecter notre projet géné-
ral >>.Cass reconnaît même que certains progrès
collectifs ont été réalisés par la communauté
cherokee : <<[Leur] constitution, leur presse, leur
journal et leur alphabet, leurs écoles et leur
police ont répandu dans tout le pays la bonne
nouvelle, à savoir que la longue nuit de l'igno-
rance aborigène était close et que l'aube du
savoir s'était levée.>> Mais c'est pour ajouter
aussitôt:<< Comme j'aimerais que cela fût vrai.>>
De bonnes âmes, explique-t-il, ont surestimé les
résultats obtenus et brossé de l'acculturation des
Cherokees un tableau idyllique qui n'a pas
grand-chose à voir avec la réalité des faits. Sans
les subsides de l'État fédéral qui pleuvent chaque
année sur les écoles locales et dans les caisses du
Cherokee Phoenix, tous ces fabuleux progrès ces-
seraient vite d'exister - comme s'ils se heurtaient
dans l'âme de l'indien à une impossibilité
fondamentale :
La cause de cet échec global ne saurait être
attribuée à la nature de l'expérience, ni au
caractère, aux qualifications ou au comporte-
ment de ceux qui l'ont conduite [... ]. Il existe,
semble-t-il, un obstacle insurmontable dans les
mœurs ou le tempérament des Indiens qui a
jusqu'ici entravé, et continue d'entraver, la
réussite de ces efforts.
112 LE SENTIER DES LARMES

Plus loin, Cass creuse son idée et, de manière


parfaitement explicite, désigne la race comme
facteur essentiel de l'échec :

Il serait difficile de citer un seul avantage que


[les Indiens] aient pu retirer de leur commerce
avec les Blancs [... ] . Cela, ainsi que nous
l'avons montré, n'est pas dû à l'indifférence ou
à la négligence des Blancs. Il doit donc y avoir
[c'est nous qui soulignons] une difficulté intrin-
sèque, liée aux institutions, au caractère et à la
condition des Indiens eux-mêmes.

S'agissant des prétentions<< souverainistes >> de


la nation cherokee, Cass met en garde les inté-
ressés, mais aussi les philanthropes magnanimes
qui les soutiennent, contre les dangers prévi-
sibles d'une telle évolution, contre les risques liés
à la création, au sein de la Géorgie comme de
l'Union, d'un véritable État dans l'État (« impe-
rium in imperio »). Il est clair, argumente-t-il, que
la proclamation d'autonomie des Cherokees
risque de faire boule de neige parmi les autres
tribus indiennes et que <<si on ne résiste pas à
cette prétention aujourd'hui, demain il sera trop
tard>>. Une simple loi suffirait cependant, dans
les circonstances actuelles, à régler en douceur le
problème << éminemment pratique >> des domaines
administratifs et politiques de compétence et évi-
terait d'en venir à des solutions plus musclées :
<<Ce qui serait aujourd'hui la simple affirmation
d'une juste et nécessaire juridiction exercée par
les communautés civilisées pourrait très bien
devenir [si la souveraineté indienne était recon-
nue ou s'installait dans les faits] une revendica-
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 113

tion injuste que seule la guerre ou la conquête


pourrait faire aboutir.>> Cass n'est pas torturé
par le doute : pour lui, dans ce débat sur le pou-
voir indien, << ce sont les tribus non civilisées qui
doivent céder >>.
Mais céder à qui ? Au pouvoir fédéral ou à
celui des États ? Là aussi, la réponse est nette.
Faisant allusion à la politique annoncée et
engagée par le nouveau président, Cass explique
que le gouvernement de l'Union a bel et bien
reconnu que l'administration des populations
indiennes, notamment en Géorgie, relevait de la
compétence des États concernés. Il note qu'en
son article 1, section 8, la Constitution de
l'Union ·donne au Congrès des États-Unis le
pouvoir << de réglementer le commerce avec les
nations étrangères, entre les divers États et avec
les tribus indiennes >>.Cette clause, poursuit-il, est
la seule à traiter de la question des Indiens et les
échanges commerciaux constituent la seule
question indienne qui soit décrite comme rele-
vant de la compétence du Congrès. Il est donc
clair que pour tout ce qui ne relève pas stricte-
ment de la << réglementation du commerce >>,
autrement dit pour tout ce qui concerne les autres
aspects de la vie des autochtones résidant sur leur
territoire, seuls les États, et en l'occurrence la
Géorgie, ont le pouvoir de légiférer et d'agir dans
le cadre des lois qu'ils se donnent. Pour Cass,
cette interprétation, à l'évidence celle du prési-
dent, était à la fois conforme aux traditions du
localisme américain et à la lettre comme à l'esprit
d'une Constitution par nature <<fédérale >>.
La conclusion de l'essai apparaît comme une
sorte de préambule au projet de loi que Jackson
114 LE SENTIER DES LARMES

allait bientôt proposer au vote du Congrès. Dans


la perspective finale que propose Cass, les
Indiens n'ont en effet d'autre choix que de se
soumettre aux lois de la population blanche ou
de partir:
Une région leur est ouverte, où eux-mêmes et
leurs descendants pourront librement jouir de
tous les privilèges qu'ils seront en mesure
d'apprécier et de goûter. S'ils choisissent de
rester là où ils résident aujourd'hui, les terres et
autres biens en leur possession seront protégés
[aucune allusion aux terres non couvertes par
un titre de propriété !], mais ils devront se sou-
mettre, comme les autres citoyens de ce pays, à
la force de lois justes et saines 1 •

Andrew Jackson apprécia à ce point l'en-


semble de l'argumentaire ainsi déployé, et il
trouva un tel soutien dans la fermeté et la puis-
sance pédagogique des articles de Cass, qu'il ne
tarda pas à récompenser ce dernier en faisant de
lui, de 1831 à 1836, son ministre de la Guerre,
avant de l'envoyer à Paris représenter les États-
Unis en qualité de ministre plénipotentiaire.
C'est donc dans ce contexte, et à la suite de
ces multiples débats et controverses, que le
projet de loi historique de Jackson finit par être
adopté. Trois jours seulement après la signature
officielle du texte par le président, la Géorgie
réaffirma sa pleine et entière souveraineté sur les
100 000 hectares de terres creeks qui subsis-
1. Perdue & Green, 106-114. Également Francis Paul
Prucha, Lewis Cass and American Indian Policy, Detroit,
Wayne State University Press, 1967.
LA LOI D'EXPULSION EN DÉBAT 115

taient encore et sur les 230 000 hectares revendi-


qués par les Cherokees, y comprit la capitale de
ces derniers, New Echota.
Dans De la démocratie en Amérique, Alexis de
Tocqueville, qui devait longuement visiter et étu-
dier les États-Unis un an plus tard (d'avril 1831
à mars 1832), a parfaitement analysé l'ambiva-
lence de l'attitude américaine envers les Indiens
et, au-delà de leurs apparentes disputes de com-
pétence, le double jeu - double et complémen-
taire - des institutions fédérales et locales :

Il y a moins de cupidité et de violence dans la


manière d'agir de l'Union envers les Indiens
que dans la politique suivie par les États ; mais
les deux gouvernements manquent également
de bonne foi.
Les États, en étendant ce qu'ils appellent le
bienfait de leurs lois sur les Indiens, comptent
que ces derniers aimeront mieux s'éloigner que
de s'y soumettre; et le gouvernement central,
en promettant à ces infortunés un asile perma-
nent dans l'Ouest, n'ignore pas qu'il ne peut le
leur garantir.
Ainsi, les États, par leur tyrannie, forcent les
sauvages à fuir; l'Union, par ses promesses et à
l'aide de ses ressources, rend cette fuite aisée.
Ce sont des mesures différentes qui tendent au
même but 1•

Autrement dit, la loi sur le transfert des


Indiens vers l'Ouest a joué dans toute cette
affaire, et pendant toute cette période, un rôle
1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,
vol. 1, op.cit., p. 449-450.
116 LE SENTIER DES LARMES

très particulier, pour ne pas dire étrange: gom-


mer la différence entre la mauvaise foi des États
et celle du pouvoir fédéral, et faire de cette syn-
thèse quelque peu cynique la politique officielle
du pays.
Tocqueville, toujours lui, croyait malgré tout
percevoir dans la démarche <<légaliste >>adoptée
ici par les Américains une sorte de consolation,
même si c'est une maigre consolation. Comparés
au Espagnols, dont le comportement à l'égard
des Indiens d'Amérique latine fut << mons-
trueux >>( quelque 18 millions d'indigènes exter-
minés sur un total de 20 millions), les Améri-
cains apparaissent presque comme des saints. Ils
respectent les formes et placent toujours leurs
actions à l'ombre de leurs lois ; et, ajoute Toc-
queville avec une ironie plutôt grinçante, << si, par
hasard, une nation indienne ne peut plus vivre
sur son territoire, ils la prennent fraternellement
par la main, et la conduisent eux-mêmes mourir
hors du pays de ses pères 1 >>.
Reste qu'une fois adopté, le texte de Jackson
n'entra pas aisément ni immédiatement dans les
faits. Il fallut attendre près de dix ans pour voir
les Cherokees s'incliner devant la loi des Blancs
et prendre le chemin d'un exil au demeurant peu
<< fraternel >>.Entre-temps, ils résistèrent et se bat-
tirent sur le terrain même des Américains, celui
des institutions et des lois de la société civilisée,
avant d'être vaincus par le sens de l'histoire ... et
par leurs propres discordes.

1. Ibid., p. 452.
V

RÉSISTANCE ET CAPITULATION
DES CHEROKEES

En 1829, peu après l'investiture d' Andrew


Jackson, le Conseil national cherokee avait
adressé une pétition au nouveau président pour
se plaindre des lois anti-indiennes récemment
adoptées par l'assemblée de Géorgie et pour sol-
liciter la protection présidentielle. La réponse de
Jackson fut, nous l'avons vu, son premier dis-
cours sur l'état de l'Union (8 décembre 1829),
discours dans lequel il apporte un soutien quasi
inconditionnel aux initiatives géorgiennes,
condamne les prétentions souverainistes du
Conseil national et met en garde les Indiens
contre toute désobéissance aux autorités légi-
times de leur État de résidence.
Le vote de la loi d'expulsion de mai 1830 sus-
cita chez les Cherokees une colère et des réac-
tions d'une autre ampleur, car les Indiens avaient
le sentiment d'avoir été trompés sur toute la ligne
et de compter désormais deux ennemis au lieu
d'un - la politique du gouvernement fédéral
venant se conjuguer, en une symbiose parfaite,
avec celle des États.
118 LE SENTIER DES LARMES

Dans le Cherokee Phoenix du 15 mai, Elias


Boudinot ne mâche pas ses mots. Il condamne
sans nuance la loi scélérate qui vient d'être
adoptée, appelle les Cherokees à ne pas se
désunir et à opposer une résistance coriace
mais non violente aux manœuvres parlemen-
taires qui les visent - et il laisse entendre, entre
les lignes, que la-Cour suprême va être saisie de
l'affaire :
Nos lecteurs comprendront, à la lecture des
comptes-rendus de séance du Sénat, que le
projet de loi dont le rapporteur était Mr. White
[Hugh L. White, élu du Tennessee] a été adopté
par cette assemblée et que les amendements
proposés par Mr. Frelinghuysen ont été rejetés !
[ ... ] L'auguste Sénat des États-Unis d'Amé-
rique [... ] a emboîté le pas au président et a de
propos délibéré fait une croix sur les traités
[antérieurs]. Notre espoir est que nous n'avons
pas dit notre dernier mot ; notre espoir est qu'il
existe encore un tribunal où nos droits ainsi
lésés pourront être défendus et protégés, et
d'où l'intérêt personnel, l'esprit partisan et les
égoïsmes régionaux seront absents. Que les
Cherokees restent donc fermes et unis. Chers
concitoyens, nous avons affirmé nos droits,
nous avons su jusqu'ici les défendre et nous
continuerons de les défendre par tous les
moyens légaux et pacifiques. Nous cesserons
de quémander, de supplier, d'implorer; au lieu
de cela, nous demanderons justice 1 •

1. Theda Perdue, éd., Cherokee Editor: The Writings of


Elias Boudinot, Knoxville, University of Tennessee Press,
1983, p. 117-118.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 119

Sitôt la loi votée, le Conseil national cherokee


décida de se réunir en urgence pour mettre au
point une protestation solennelle rappelant les
droits fondamentaux du peuple cherokee et les
engagements pris à son égard par la nation
américaine :

Nous souhaitons rester sur la terre de nos pères.


Nous avons un droit originel et imprescriptible à
y demeurer sans aucune interruption et sans être
importunés. Les traités passés avec nous, et les
lois des États-Unis adoptées en exécution de ces
traités, sont garants de notre résidence et de nos
privilèges et nous protègent contre les intrus. La
seule chose que nous demandons, c'est que ces
traités soient respectés et ces lois appliquées. Si
nous sommes contraints de quitter notre pays,
nous n'avons comme perspective que le mal-
heur. La contrée située à l'ouest du Territoire de
l'Arkansas nous est inconnue. Toutes les parties
accueillantes sont déjà occupées par diverses
nations indiennes auxquelles elles ont été attri-
buées. Nous y serions regardés comme des
gêneurs [... ] . Et que seraient les conditions d'un
refoulement où toute une communauté com-
posée de personnes de toutes sortes et de toutes
classes, du nouveau-né au grand vieillard, où les
malades, les aveugles, les estropiés, les impré-
voyants [mais aussi] les industrieux, seraient
poussés au départ par des tracasseries et persé-
cutions aussi odieuses qu'intolérables déversées
sur nous au nom de la loi ? 1

Assistait à ce conseil un avocat célèbre,


William Wirt, venu proposer ses services aux

1. Cité dans Jahoda, p. 48-49.


120 LE SENTIER DES LARMES

Cherokees afin de les défendre, sur le plan du


droit, contre les attaques dont ils avaient récem-
ment fait l'objet de la part d'Andrew Jackson et
des pouvoirs publics géorgiens. Considéré
comme l'un des membres les plus brillants du
barreau de Virginie, Wirt avait été ministre de la
Justice sous James Monroe et John Quincy
Adams et il était en outre l'auteur anonyme d'un
livre à succès, Letters of a British Spy, où les
grandes figures de l'époque sont portraiturées à
travers le regard d'un voyageur britannique. Le
monde politique et judiciaire n'avaient guère de
secret pour lui et cet expert, qui connaissait très
bien le statut juridique des Indiens et les nom-
breux traités passés avec eux, avait été profondé-
ment choqué par les initiatives de l'assemblée
géorgienne et, plus encore, par l' Indian Removal
Act du président Jackson. ·
Jackson venait au demeurant de prendre une
nouvelle mesure vexatoire qui renforça un peu
plus l'exaspération des Cherokees : la subvention
annuelle que l'administration fédérale octroyait
au Conseil, et qui était sa principale source de
revenu, ne serait plus désormais versée globale-
ment, mais attribuée individuellement, et donc
par bribes, aux membres de la tribu, chaque
Cherokee adulte étant tenu de se rendre par ses
propres moyens à un bureau central du Trésor
pour toucher ses 50 cents d'allocation.
Un autre incident venait par ailleurs de se pro-
duire, qui allait, pour le coup, avoir d'impor-
tantes conséquences. La police de Géorgie avait
arrêté et incarcéré un Cherokee - George Tassel
- au motif qu'il avait assassiné l'un de ses congé-
nères à l'intérieur du territoire de la tribu.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 121

D'ordinaire ce genre de forfait laissait les Blancs


indifférents, mais le prévenu avait finalement été
jugé par un tribunal géorgien (le Hall County
Superior Court) et les juges l'avaient accusé
d'avoir, par son crime, violé des lois << géor-
giennes>> - la législation de l'État s'étendant
désormais à tous les citoyens cherokees et à
l'ensemble de leur territoire. Au terme du
procès, Tassel avait été condamné à la pendaison.
Pendant plusieurs jours, Wirt étudia avec les
membres du Conseil national les différents pro-
blèmes juridiques qui se posaient à eux, dont
cette affaire criminelle, et la façon de les aborder.
Les responsables cherokees choisirent de faire
confiance à Wirt et à ses associés, ainsi qu'à un
cabinet géorgien, Underwood & Harris, pour les
représenter devant les tribunaux.
Wirt était résolu à agir vite. La session du
Conseil à peine terminée, il décida de porter
l'affaire Tassel devant la Cour suprême des
États-Unis. Celle-ci, on le sait, n'est pas une cour
d'appel, mais le dossier déposé par Wirt ne
concernait pas la condamnation de Tassel en tant
que telle. Il s'agissait pour lui de contester la
compétence du tribunal géorgien dans une
affaire ayant eu pour théâtre le territoire même de
la nation cherokee. Wirt alla donc plus loin et
demanda à la Cour suprême d'interdire l'appli-
cation de toutes les lois qui incluaient la nation
cherokee dans le champ de compétence du gou-
vernement de la Géorgie. Le président de la
Cour suprême, John Marshall, qui occupait ce
poste prestigieux depuis 1801 et en avait fait un
des piliers de la démocratie américaine, cita à
comparaître l'État de Géorgie afin que ses res-
122 LE SENTIER DES LARMES

ponsables viennent s'expliquer et lui donner des


raisons valables de ne pas engager un recours
pour cause d'erreur (writ of error). La Géorgie
refusa d'obtempérer. Le gouverneur de l'État,
quelque peu embarrassé, s'en remit à l'assemblée
locale, mais celle-ci lui enjoignit de passer outre
aux injonctions du juge Marshall et de procéder
à l'exécution de Tassel, ce qui fut fait dans les
délais les plus brefs - sans même attendre la
décision de la Cour suprême.
Dans l'arrêt rendu par la Cour, Cherokee
Nation v. Georgia (18 juillet 1831), le juge Mar-
shall donne d'abord l'impression d'aller dans le
sens des plaignants. Il reconnaît que les lois
incriminées << visent directement à anéantir les
Cherokees en tant que société politique >>et à
leur prendre des terres pourtant << garanties >>
depuis longtemps par le pouvoir fédéral : <<Si un
tribunal avait le droit d'exprimer sa commiséra-
tion, il est difficile d'imaginer un cas qui soit plus
susceptible de la susciter que celui-là. >>
Puis le juge s'interroge sur la compétence de la
Cour au regard des questions posées. L'article 3
de la Constitution, explique-t-il, autorise le pou-
voir judiciaire à traiter des << controverses entre
un État, ou des citoyens de cet État, et des États
étrangers, ou des citoyens ou sujets de ces
États >>. Le même article donne pouvoir à la Cour
suprême de s'occuper de cas << où un État est
partie prenante>>. Une double question se pose
donc à la Cour: la<<nation>> cherokee est-elle un
État étranger et est-elle un État tout court? À la
deuxième partie de la question, le juge répond
par l'affirmative : << Les actes de notre gouverne-
ment reconnaissent la Nation cherokee en tant
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 123

qu'État, et les tribunaux sont liés par ces actes. >>


Plus loin, le juge se contredira pourtant sur ce
point : arguant du fait que la Constitution fédé-
rale donne au Congrès le pouvoir de << réglemen-
ter le commerce avec les nations étrangères,
entre les États, et avec les tribus indiennes >>,il en
conclut qu'étant assimilée à des <<tribus>>,la
communauté indienne n'est pas constitutionnel-
lement reconnue comme bénéficiant du statut
d'État.
Mais à la question << plus difficile >>de savoir si
les Cherokees constituent un << État étranger >>,
John Marshall donne une réponse qui allait à la
fois faire scandale et jurisprudence :

Bien qu'il soit reconnu que les Indiens dispo-


sent d'un droit indiscutable et jusqu'ici indis-
cuté aux terres qu'ils occupent jusqu'à l'extinc-
tion de ce droit par une cession volontaire à
notre gouvernement, on peut cependant douter
que ces tribus, qui résident à l'intérieur des
frontières reconnues des États-Unis, puissent, à
strictement parler, recevoir l'appellation de
nations étrangères. Peut-êtreserait-ilplus juste de
les appeler des nations domestiquesdépendantes.

Et, non content de faire des communautés


indiennes des << nations domestiques dépen-
dantes>>, le juge verse soudain dans un paterna-
lisme assez inattendu, décrivant les Amérindiens
en général comme étant des individus << sous
tutelle>>, leur relation aux États-Unis rappelant
<<celle d'un pupille à son tuteur >>!
La cause était dès lors entendue. William Wirt
fut débouté, et, en dépit d'une opinion dissidente
exprimée par deux juges, Smith Thompson et
124 LE SENTIER DES LARMES

Joseph Story, ouvertement favorables aux reven-


dications indiennes, le Chief Justice Marshall fit
savoir au nom de la majorité de ses collègues
que, n'étant pas un État étranger, les Cherokees
ne pouvaient en droit intenter un procès à la
Géorgie et que, << s'agissant des lois [géor-
giennes] qui criminalisent l'exercice par la
N arion cherokee des pouvoirs habituels d'un
gouvernement autonome au sein de son propre
pays >>, la Cour ne pouvait s'interposer... << du
moins dans la forme où ces demandes [avaient
été] présentées >>1 •
Cette dernière remarque, moins négative que
le reste de l'arrêt, ne fermait pas la porte à de
futures décisions plus conformes aux vœux des
Indiens. Le juge Marshall prodigua même
quelques conseils à l'avocat des Cherokees : il
conviendrait à l'avenir, lui expliqua-t-il, que les
recours des autochtones devant la Cour suprême
soient introduits, non pas au nom d'Indiens au
statut discutable, mais par des citoyens améri-
cains à la personnalité juridique irréprochable.
Ce conseil ne tomba dans l'oreille d'un sourd, et
l'occasion de le mettre en pratique ne tarda pas à
se présenter, suite à un incident dont furent vic-
times plusieurs missionnaires blancs ... << à la per-
sonnalité juridique irréprochable >>.
En janvier 1831, Elias Boudinot publia dans le
Cherokee Phoenix un éditorial peu amène mais
prophétique, assimilant le refus des autorités
géorgiennes de coopérer avec la justice fédérale
aux menaces d' << invalidation >> des lois du

1. Francis Paul Prucha, Documents of United States


Indian Policy, p. 58-60.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 125

Congrès récemment proférées par la Caroline


du Sud au sujet des tarifs douaniers << injuste-
ment et inconstitutionnellement >> imposés aux
États du Sud par le pouvoir jacksonien. Ces
mesures protectionnistes convenaient aux indus-
triels du Nord soucieux de se mettre à l'abri de la
concurrence étrangère, notamment britannique,
mais lésaient l'économie cotonnière du Sud
principalement tournée vers l'exportation. Bou-
dinot décrivit l'attitude des Géorgiens en des
termes annonciateurs des plus grandes catas-
trophes:

Ils vont même plus loin que les citoyens de


Caroline du Sud et autorisent leur gouverneur
à hisser l'étendard de la révolte contre les États-
Unis ! Si de tels procédés ont l'aval de la majo-
rité des Américains, alors l'Union n'est plus
qu'une maison chancelante qui ne tardera pas à
s'effondrer et à s'atomiser 1•

Conformément à des ordres venus de Washing-


ton, les troupes fédérales évacuèrent la Géorgie
dès le printemps 1831 pour laisser place aux
forces armées et à la milice locales. Cette relève
se traduisit par des comportements infiniment
plus brutaux à l'égard des Indiens comme envers
tout Blanc soupçonné d'épouser ou de soutenir
leur cause. De nouvelles lois vinrent renforcer
l'appareil répressif de l'État et tenter d'étouffer
les contestations. L'une d'elles obligeait les
Blancs venus d'ailleurs et désireux de s'installer
en territoire cherokee à obtenir une autorisation

1. Cherokee Phoenix, 8 janvier 1831.


126 LE SENTIER DES LARMES

préalable du gouverneur de la Géorgie ; à cette


obligation s'en ajoutait une autre, celle d'un ser-
ment d'allégeance à l'État géorgien. Faute de
satisfaire à ces deux obligations, les personnes
concernées encouraient au minimum une peine
de quatre ans de travaux forcés. Il s'agissait, au
moyen de cette autorisation et de ce serment, de
bien faire comprendre aux non-Géorgiens vivant
parmi les Cherokees que leur séjour parmi les
Indiens ne les dispensaient en aucune manière
de relever - politiquement, administrativement
et juridiquement - de l'État géorgien.
Venus d'autres États que la Géorgie et donc
directement concernés par ce dispositif, les mis-
sionnaires refusèrent pour la plupart de se sou-
mettre à ces contraintes et notamment de prêter
le serment d'allégeance en question - et ce au
motif que, n'étant pas citoyens de Géorgie, ils
n'étaient soumis durant leur séjour en territoire
cherokee qu'aux lois édictées par la nation
indienne. La réaction du gouvernement géorgien
ne se fit pas attendre et se solda, dès le 12 mars
1831, par toute une série d'arrestations conduites
sans ménagement par un colonel de la Garde
assisté d'une vingtaine de soldats. Le premier à
être arrêté fut l'instituteur de l'école de Carmel,
le Dr Isaac Proctor. Puis à New Echota, la capi-
tale des Cherokees, ce fut le tour de l'imprimeur
du Cherokee Phoenix et du révérend Samuel
Austin Worcester, receveur des postes, mission-
naire et membre de l'American Board of Commis-
sioners for Foreign Missions. Ensuite, à cinquante
kilomètres de là, à Hightower, un autre mission-
naire, John Thompson, fut arrêté - en même
temps, pour faire bonne mesure, qu'un autre
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 127

homme blanc répondant au même nom. Le len-


demain tous les prisonniers furent acheminés
jusqu'au camp de base des militaires:

Toutes ces arrestations, explique un journal de


l'époque, avaient été effectuées sans mandat
d'aucun magistrat ni en vertu du moindre pou-
voir civil. La démarche était purement mili-
taire. Parvenus au quartier général, [les prison-
niers] furent accompagnés à l'intérieur du
camp au son des fifres et des tambours et au
milieu d'un grand déploiement de pompe
militaire 1•

Deux jours plus tard, les personnes arrêtées


furent conduite à Lawrenceville où siégeait le tri-
bunal du comté de Gwinnett. Le juge prit en fait
la défense des accusés, arguant que Samuel Wor-
cester était, en tant que receveur des postes, un
agent officiel des États-Unis et qu'il l'était dou-
blement, tout comme le révérend Thompson et
le Dr Proctor, en sa qualité de membre de l'Ame-
rican Board, c'est-à-dire en tant que missionnaire
financé par le gouvernement fédéral pour ins-
truire les Cherokees. À ce titre, lui et ses
<< comparses >> échappaient aux lois répressives
de l'État de Géorgie. Worcester, Thompson et
Proctor furent aussitôt relaxés, le sort des autres
étant renvoyé à la séance suivante du tribunal.
Worcester rentra chez lui, mais fut bientôt
avisé par l'administration fédérale qu'il était
relevé de ses fonctions de receveur des postes.
Puis il reçut du gouverneur de Géorgie la lettre
1. Missionary Herald at Home and Abroad, vol. 27
(1831),p.166.
128 LE SENTIER DES LARMES

suivante également expédiée, avec quelques


variantes, à d'autres missionnaires :

Vous avez sans doute été avisé de votre renvoi


[du poste de receveur]. Permettez-moi de vous
informer aussi, pour éviter toute erreur de
votre part en ces matières, que le gouverne-
ment des États-Unis ne reconnaît pas la qualité
d'agent aux missionnaires relevant de l'Ame-
rican Board of Foreign Missions. Quelle qu'ait pu
être votre attitude d'opposition à la politique
humanitaire du gouvernement général ou
d'excitation des Indiens contre l'autorité de
l'État [de Géorgie], je reste disposé à vous
accorder, ainsi qu'aux autres personnes se
trouvant dans votre situation, une chance
d'éviter le châtiment qui ne manquerait pas de
sanctionner la prolongation illégale de votre
séjour dans cet État. Il vous est par conséquent
recommandé de quitter le territoire de la
Géorgie occupé par les Cherokees. Le colonel
Sanford a reçu l'ordre de vous remettre cette
missive et de retarder votre arrestation pour
vous laisser le temps de quitter les lieux.

Worcester, lui expliqua le colonel, avait dix


jours pour faire ses malles et s'exécuter. De
nouvelles arrestations eurent alors lieu dans le
milieu des missionnaires : le Dr Elizur Butler,
membre du Board comme Worcester, le révé-
rend Trott, missionnaire méthodiste, le révé-
rend Clauder, de l'église morave. Au total onze
m1ss10nnaires avaient été appréhendés et
conduits, chaîne au cou, en prison depuis le
début de cette campagne en forme de rafle. Ils
furent bientôt rejoints dans leur cellule par un
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 129

Worcester resté sourd aux << conseils >> du gou-


verneur.
Libéré sous caution, Worcester alla se réfugier
à Brainerd dans l'État du Tennessee en attendant
l'ouverture de son procès devant le Superior
Court du comté. Le procès s'ouvrit le 15 sep-
tembre 1831 et dura deux jours. Onze prévenus
étaient assis dans le box des accusés. Neuf
d'entre eux acceptèrent :finalement de prêter ser-
ment ou de quitter l'État et furent remis en
liberté, mais Worcester et Butler refusèrent obs-
tinément de se plier aux lois géorgiennes et
furent aussitôt condamnés à quatre ans de tra-
vaux forcés. Le jury les avaient tous déclarés
coupables avant même que le juge ait proposé la
moindre peine. Celui-ci resta :finalement insen-
sible à l'argument central présenté par Wor-
cester: <<J'entends redire ce que j'ai déjà dit, à
savoir que ce tribunal n'est pas habilité à pro-
noncer contre moi la moindre peine car les faits
:figurant sur l'acte d'accusation n'ont pas été
commis sur un territoire relevant de la juste
compétence de cette cour 1• >>
Depuis sa cellule, Worcester fit savoir à ses
amis que, par l'intermédiaire de William Wirt,
leur avocat principal, il avait, tout comme Butler,
<< déposé un recours devant la Cour suprême >>,

avec l'espoir de voir leur cas examiné durant


l'hiver. Et d'ajouter au sujet de l'éventualité
d'une issue favorable : << Cela, seul l'avenir le
dira 2 • >> Dans une autre lettre, il donne les rai-

l. Ibid., p. 363. Également Journal of Cherokee StudiesJ


vol. 2, n° 4 (1979), p. 370.
2. Missionary Herald at Home and Abroad, vol. 27
(1831), p. 395.
130 LE SENTIER DES LARMES

sons de son refus de céder aux sommations de


l'administration géorgienne:

Même si cela a pu sembler facile à d'autres, il


m'était en conscience impossible de me
conformer à des exigences grâce auxquelles
j'aurais pu éviter l'emprisonnement[ ... ]. J'ai la
ferme conviction que tout homme, dès lors
qu'il lutte pour les droits de la conscience et la
liberté de répandre la parole de l'Évangile,
trouve toujours, venues d'en haut, des forces
pour l'aider 1 •

L'opinion ne tarda pas à s'émouvoir. À Phila-


delphie, 6 000 personnes signèrent une pétition
en faveur de la cause cherokee ; et la même
chose se produisit à New Haven et Hartford
(Connecticut) ainsi qu'à Boston 2 • Les femmes
cherokees y allèrent elles aussi de leur pétition :
s'adressant au Conseil national, elles firent
savoir, le 17 octobre, leur opposition à toute atti-
tude de compromis face aux autorités géor-
giennes et leur refus de se transporter avec leurs
<< familles sans défense à des centaines de miles

de leurs foyers vers des terres malsaines et


improductives 3 >>. La presse américaine com-
mença, de son côté, à s'intéresser à l'affaire et à
critiquer le comportement injuste et cruel des
autorités géorgiennes, tirant à boulets rouges sur
le tout nouveau gouverneur, Wilson Lumpkin,
celui-là même qui avait déposé au Congrès le
1. Ibid. Également Journal of Cherokee StudiesJ vol. 2,
n° 4 (1979), p. 372.
2. Ehle, p. 254.
3. Perdue & Green, p. 126.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 131

projet de loi de Jackson sur l'expulsion des


Indiens. En janvier 1832, l'American de New
York s'emporte contre cet héritier d'un << père
sans principes >>,grand organisateur des loteries
foncières de son État 1• Un mois plus tôt, le
13 décembre 1831, un journal du Vermont, le
Telegraph, avait directement fait allusion au sort
des missionnaires :

Le pays n'a peut-être jamais assisté à un événe-


ment susceptible de causer parmi les hommes
de bien une surprise et une colère plus grandes
que la manière dégradante dont les mission-
naires de la croix ont été arrêtés, conduits dans
les fers jusqu'au lieu de leur procès et enfermés
dans le pénitencier [de l'État] 2 •

Les responsables de l'American Board écrivi-


rent au président Jackson lui-même, lui expli-
quant que les missionnaires récemment condam-
nés étaient en fait couverts par le mandat fédéral
qui leur avait été officiellement confié et qui les
habilitait à travailler sur place à l'instruction et à
l'entreprise d'acculturation des Cherokees. Forts
de cet argument, ils supplièrent le président de
donner ordre au ministre de la Guerre, Lewis
Cass en l'occurrence, << d'entamer une procédure
devant les tribunaux des États-Unis contre les
dirigeants géorgiens responsables des emprison-
nements infondés et des mauvais traitements
infligés aux enseignants et missionnaires, et ce en
violation des lois et traités de l'Union ainsi que
des droits de citoyens des personnes concer-

1. Journal of CherokeeStudies,vol. 2, n° 4 (1979), p. 94.


2. Ibid., p. 2.
132 LE SENTIER DES LARMES

nées>>. Lewis Cass leur fit savoir que le prési-


dent, dûment consulté, avait déclaré <<ne rien
pouvoir faire 1 >>.
William Wirt porta donc l'affaire devant la
Cour suprême. Dans ce procès appelé à faire
jurisprudence, il basa l'essentiel de son argu-
mentaire sur l'arrestation du révérend Worcester,
une arrestation contraire aux engagements pris
par le pouvoir fédéral en faveur des mission-
naires de l'American Board et réalisée sur le terri-
toire légalement inviolable de la nation cherokee.
Dans son célèbre arrêt du 3 mars 1832 (Wor-
cester v. Georgia), le juge Marshall, confronté
cette fois à un plaignant à la personnalité juri-
dique irréprochable, commença par dénier aux
colons européens le droit de s'approprier des
terres déjà occupées par des nations préexis-
tantes:

Il est difficile de comprendre l'idée selon


laquelle les habitants de tel quart du globe
pourraient revendiquer comme un droit ori-
ginel une quelconque domination sur les habi-
tants de tel autre quart et sur les terres par
ceux-ci occupées ; ou que la découverte des
uns par les autres puisse donner au découvreur
des droits sur le pays découvert qui annule-
raient les droits préexistants des anciens pos-
sesseurs.

Le juge s'emploie ensuite à démontrer que les


nations indiennes ont toujours été considérées
comme des << communautés politiques distinctes
et indépendantes >> ayant comme telles le droit de
1. Ibid., p. 86-91.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 133

<<conserverleurs droits naturels d'origine 1 ►> car elles


sont, <<depuis l'aube des temps, propriétaires de
leur propre sol ►>. Puis il tire les conséquences juri-
diques et constitutionnelles du constat ainsi établi :
<<Les lois de la Géorgie ne sauraient s'appliquer ►> au

territoire de la nation cherokee <<sauf accord des


Cherokees eux-mêmes>>et, s'agissant des rapports
avec ce territoire, seul le gouvernement des Etats-
Unis peut se prévaloir d'une quelconque compé-
tence. Les poursuites intentées par l'État de
Géorgie contre le plaignant, ou contre Butler, sont
donc <<nulles >> - et la condamnation qui leur a été
infligée est <<non avenue 2 ►>.
Andrew Jackson n'apprécia pas le camouflet
-le premier grand revers de sa carrière présiden-
tielle. La tradition veut qu'il se soit emporté
contre la décision du juge et ait eu cette
remarque lourde de signification politique :
<<John Marshall a rendu sa décision; qu'il la
mette donc en œuvre s'il le peut!>> Jackson savait
qu'un juge, fût-il président de la Cour suprême
fédérale, n'a pas à sa disposition les moyens poli-
ciers ou militaires de faire respecter ses arrêts. Il
décida donc d'ignorer la sommation de la Cour,
exemple aussitôt suivi par la Géorgie qui ne
changea rien à ses pratiques, protégée et encou-
ragée qu'elle était par la plus haute autorité de
l'Union. Worcester et les autres missionnaires
1. <<L'élément clé de l'arrêt Worcester est la doctrine de
la souveraineté conservée - l'idée selon laquelle une
nation conserve (retains) tous les attributs de souveraineté
auxquels elles ne renonce pas de son propre chef >►
(Perdue & Green, p. 69).
2. Francis Paul Prucha, Docùments of United States
Indian Policy, p. 60-62.
134 LE SENTIER DES LARMES

<< illégalement >> condamnés ne furent pas libérés


sur-le-champ.
John Ridge, ami et conseiller du chef principal
John Ross, sollicita au nom du Conseil national,
et obtint, une entrevue à Washington avec le pré-
sident Jackson. Le jeune leader demanda au pré-
sident s'il était disposé à mettre un terme aux
ingérences géorgiennes. Celui-ci lui expliqua en
termes choisis qu'il n'en ferait rien et que les res-
ponsables cherokees seraient bien inspirés de
dire à leur peuple << que leur unique planche de
salut consistait pour eux à abandonner leur pays
et à s'en aller vers l'Ouest 1 >>.John Ridge eut beau
lui réciter la longue litanie des traités antérieurs
et lui rappeler tous les engagements officiels du
pouvoir fédéral, Jackson resta de marbre, assuré
qu'il était que rien ne pourrait enrayer le déclin
et le départ des Indiens ni freiner la dynamique
d'expansion voulue par son gouvernement.
Le John Ridge qui sortit de la Maison-Blanche
après avoir entendu ces paroles inflexibles était-il
le même que celui qui y était entré une heure plus
tôt - ou que celui qui, quelques jours auparavant,
avait prononcé en Nouvelle-Angleterre des dis-
cours assassins contre le traitement brutal réservé
aux missionnaires, contre les abus de pouvoir
commis par la Géorgie au détriment de la nation
cherokee - et surtout peut-être contre les trahi-
sons impardonnables du gouvernement fédéral ?
Vous nous avez demandé, avait-il dit, d'aban-
donner notre condition de chasseurs et de

1. Thurman Wilkins, Cherokee Tragedy : The Ridge


Family and the Decimation of a People, Norman: Univer-
sity of Oklahoma Press, 1988 [1970], p. 236.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 135

Elias Boudinot

Stand W atie, frère de Boudinot


136 LE SENTIER DES LARMES

guerriers : nous l'avons fait. Vous nous avez


demandé de constituer un gouvernement répu-
blicain : nous l'avons fait en prenant le vôtre
pour modèle. Vous nous avez demandé de
cultiver la terre et d'apprendre les arts méca-
niques : nous l'avons fait. Vous nous avez
demandé de mettre nos idoles au rebut et
d'adorer votre Dieu : nous l'avons fait 1 •

John Ridge était le fils d'un des chefs histo-


riques de sa tribu, appelé Kah-nung-da-tla-geh
en cherokee et << commandant Ridge >> (Major
Ridge) en anglais, titre et grade conquis pendant
la guerre contre les Creeks et conférés au vieux
guerrier par le général Andrew Jackson lui-
même. En ce début des années 1830, le Major
Ridge, président (depuis sa création) de la
chambre basse du Conseil national cherokee
mais de plus en plus sensible au poids des ans,
s'avisa, sans pour autant remettre en cause le
pouvoir du chef principal, son vieil ami et rival
John Ross, que l'avenir du peuple cherokee repo-
serait désormais dans les mains de la jeune géné-
ration, à savoir son fils John et ses deux neveux :
Stand Watie, greffier de la Cour suprême che-
rokee, et Elias Boudinot, responsable du Che-
rokee Phoenix. Jeune avocat marié à une femme
de race blanche 2,John Ridge était, à en croire un
journal de l'époque, un homme grand et élancé,

1. Discours publié dans le Cherokee Phoenix ( 18 février


1832), p. 1.
2. John Ridge s'était marié à Cornwall peu de temps
avant Boudinot (dont il avait été le camarade de classe à
l'école des missionnaires). Son mariage avait également
fait scandale, et pour les mêmes raisons.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 137

à la chevelure noire bien fournie, au teint moins


basané et aux pommettes moins saillantes que la
plupart des autres Indiens : <<Sa voix était riche
et mélodieuse, son élocution fluide et ne com-
portait aucune trace observable d'accent étran-
ger ou indien. Même ses métaphores étaient
rarement tirées du monde de la forêt et il parlait
en général sans la véhémence agitée si propre
aux orateurs des tribus non civilisées 1• >>
Au sortir de son entrevue avec le président,
Ridge eut le sentiment que quelque chose, dans
sa tête comme dans l'histoire de son peuple, était
en train de basculer : les Cherokees risquaient
dans la période à venir d'avoir à se battre contre
des moulins, c'est-à-dire en pure perte; le rap-
port de forces était à l'évidence trop en leur défa-
veur pour pouvoir être un jour inversé. Beau-
coup d'éléments, y compris son instinct person-
nel, inclinaient Ridge à opter pour le compromis
et à rejeter, dans l'intérêt même de son peuple, la
politique du pire. Au cours de leur conversation,
Jackson avait bien perçu ce début de fêlure:<< J'ai
le sentiment, avait-il écrit à un ami, que Ridge a
exprimé un certain désespoir et l'idée qu'il vau-
drait mieux [pour les siens] qu'ils traitent et s'en
aillent 2 • >>Ridge s'ouvrit de son <<idée>>à Bou-
dinot et lui expliqua qu'il serait plus avantageux
pour leur peuple de négocier maintenant avec le
pouvoir blanc un traité en bonne et due forme
1. Article du Commercial Adviser de New York repris
par le Cherokee Phoenix du 3 mars 1832.
2. Correspondence of Andrew Jackson, éd. John Spencer
Bassett, Washington, Carnegie Institution, 7 vol., 1926-
1935. Cité dans Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 236.
138 LE SENTIER DES LARMES

sur les conditions et l'organisation du transfert


vers l'Ouest que de s'enfermer dans un combat
certes héroïque mais perdu d'avance. Boudinot
opina mais incita son cousin à la prudence :
rendre public un tel projet dans le contexte
tendu du moment susciterait tant de passions et
de divisions que le projet n'aurait aucune chance
d'aboutir - et que leur propre avenir politique
s'en trouverait compromis. La sagesse dictait
d'aller de l'avant à pas mesurés et, pour l'heure,
dans le plus grand secret.
Ils n'étaient pas les seuls à prendre conscience
de la nécessité d'un compromis. Au sein du
Congrès fédéral, des élus favorables aux Chero-
kees entreprirent d'exercer sur eux des pressions
discrètes pour les convaincre d'agir dans ce sens.
Les missionnaires emprisonnés commencèrent,
eux aussi, à se poser des questions : d'un
commun accord, ils décidèrent en décembre de
mettre un terme à toutes les poursuites judi-
ciaires engagées par eux pour contraindre la
Géorgie à se plier aux décisions de la Cour
suprême. Un mois plus tard, en janvier 1833, ils
sollicitèrent la grâce du gouverneur, Wilson
Lumpkin. Dans un discours public, celui-ci avait
peu auparavant dénoncé <<la faillibilité, les fai-
blesses et les erreurs du tribunal suprême 1 >>.La
requête des missionnaires vint opportunément
renforcer sa position ; il leur accorda la grâce
demandée.
Accompagné de deux autres Cherokees - John
Martin et William Cooley -, John Ridge alla
prendre conseil auprès d'un juge de la Cour
1. Perdue & Green, p. 69.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 139

suprême fédérale, John McLean, connu pour ses


sympathies pro-indiennes :
McLean reconnut que la Cour suprême était
accablée face au refus d'agir du président. Il se
prononça en faveur de la conclusion d'un traité
destiné à obtenir les meilleures conditions pos-
sibles et proposa même [à ses interlocuteurs]
de siéger en leur nom à la table des négocia-
tions afin d'y être un gage d'équité 1 •

Ridge et ses amis demandèrent au juge d'écrire


à John Ross en sa qualité de chef principal et de
l'informer de la démarche qu'il préconisait ainsi
que de ses offres de service. La nouvelle de cette
entrevue parvint aux oreilles d'un membre du
Congrès favorable à la politique jacksonienne,
Daniel Newman, qui s'empressa de la divulguer
dans une lettre adressée à la presse. L'honorable
parlementaire y déclarait que <<la délégation che-
rokee avait enfin accepté de recommander à son
peuple de conclure avec le gouvernement un
traité les autorisant à acquérir des terres au-delà
du Mississippi et prévoyant, à terme, l'envoi d'un
délégué au Congrès 2 >>.L'article en question fut
imprudemment repris dans le CherokeePhoenix à
l'initiative de Stand Watie, frère de Boudinot,
Celui-ci, absent de New Echota, avait toutefois
donné son accord. Ridge et Cooley s'empressè-
rent de publier un démenti - mais le mal était fait
et le secret parti en fumée.
Le 16 avril suivant (nous sommes toujours en
1832), Lewis Cass convoqua les deux hommes,
1. Ehle, p. 256.
2. Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 238.
140 LE SENTIER DES LARMES·

ainsi que John Martin, dans ses bureaux du


ministère de la Guerre. S'exprimant au nom du
président, le ministre leur fit longuement
miroiter les avantages d'un exil accepté. Tout
puissant qu'il était et malgré la liberté d'action
dont il disposait depuis le vote de l' Indian
Removal Act, Andrew Jackson ne pouvait consti-
tutionnellement forcer les Cherokees au départ
ou laisser la Géorgie organis~r leur transhu-
mance sans préalablement obtenir d'eux la
signature d'un traité. Cass leur expliqua donc
dans le détail les termes d'un accord possible
prévoyant la cession au gouvernement des États-
Unis de l'ensemble des terres géorgiennes occu-
pées par les Cherokees et, en échange, l'octroi à
ces derniers d'une vaste et fertile contrée située à
l'ouest de l'Arkansas et à laquelle les Blancs
n'auraient pas accès - le futur territoire de
l'Oklahoma 1 • Les Indiens ainsi déplacés auraient
tout loisir d'y établir leurs propres institutions
politiques et judiciaires ; ils pourraient dès que
possible nommer un agent auprès du gouverne-
ment fédéral et envoyer un délégué au Congrès à
titre d'observateur ; pour atteindre ce territoire,
ils seraient libres d'emprunter, individuellement
ou collectivement, le mode de transport et l'iti-
néraire de leur choix ; leur subsistance serait
assurée pendant un an par l'administration fédé-
rale et une rente viagère leur serait versée afin de
compenser l'abandon de leurs terres, de leur
bétail, de leur biens matériels et de leurs éven-

1. Du choctaw <<okla >> (peuple) et<<houma >> (rouge).


L'Oklahoma ne devint État de l'Union qu'en 1907. Il
compte aujourd'hui 8 % d'Indiens.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 141

tuels investissements ; des subventions les aide-


raient à construire de nouvelles écoles ; chaque
chef de famille recevrait un fusil, et l'armée amé-
ricaine s'engageait par ailleurs à protéger les
exilés contre toute menace venant d'autres
bandes ou tribus autochtones. Le ministre mit
clairement l'accent sur la nécessité d'un transfert
général de population auquel nul Cherokee ne
pourrait se soustraire, sauf à devenir un citoyen
géorgien soumis (à ses risques et périls) aux
seuls lois de l'État: << C'est le vœu du président,
précisa Cass à ses interlocuteurs, que la totalité
de votre peuple s'en aille, et il est par conséquent
hostile au maintien de la moindre enclave dans le
territoire qui sera cédé 1• >>
Sans attendre la suite des choses mais bien
informés sur l'évolution des esprits, les Géor-
giens entreprirent aussitôt de mettre leurs géo-
mètres au travail et, sous le regard ébahi des
Indiens, de préparer le morcellement des terres
cherokees en parcelles de 20 hectares dans les
zones aurifères et de 80 hectares ailleurs, le tout
devant ultérieurement être redistribué à la popu-
lation blanche par le biais des fameuses loteries 2 •
Nombre de Cherokees, notamment parmi les
chefs de file de la tribu, étaient des commerçants
ou des planteurs fortunés : pour les forcer à
partir, pensait la majorité des Géorgiens, il suffi-
rait de les déposséder de leurs biens. Or, dans le
cadre des traités de 181 7 et 1819, les plus riches
d'entre eux, dont le chef principal John Ross,
avaient accepté l'octroi de <<terrains réservés >>
1. Wilkins, Cherokee Tragedy,p. 239.
2. Ehle, p. 260.
142 LE SENTIER DES LARMES

hors de l'État de Géorgie, s'engageant de ce fait


- c'est du moins ce que pensaient certains exé-
gètes - à quitter le territoire cherokee et à devenir
citoyens là où se trouvaient ces terrains. Les
Géorgiens tirèrent argument de ces clauses par-
ticulières pour considérer que les attributaires
des terrains en question avaient perdu tout droit
juridique et moral à revendiquer comme leurs les
biens acquis ultérieurement sur le territoire de la
Géorgie. Prenant appui sur cette interprétation
pour le moins douteuse, l'assemblée de Géorgie
devait, en décembre 1833, voter une loi autori-
sant la confiscation des biens et aménagements
relevant de cette catégorie.
John Ridge et ses deux amis étaient ressortis
convaincus du bureau de Lewis Cass. Négocier
était à leurs yeux la seule solution de sagesse. Ils
préférèrent cependant ne pas faire publiquement
état de cette perspective - et moins encore de
leurs convictions -, laissant à un envoyé spécial
du ministre, en l'occurrence Elisha Chester, l'un
des avocats des missionnaires, le soin d'aller pré-
senter au Conseil national cherokee les détails dè
l'arrangement proposé.
De retour chez lui, Ridge fut reçu avec froi-
deur par John Ross, qui avait déjà eu vent des
tractations de Washington, mais il eut la consola-
tion de trouver auprès de son père un soutien
immédiat et sans faille. Le vieux Major Ridge
avait parfaitement conscience de ce qu'un départ
négocié signifierait pour son peuple et notam-
ment pour sa propre famille - la perte de tout,
<< la terre défrichée et enrichie, clôturée et tra-

vaillée au fil des ans, les vergers, les routes, le


RÉSISTANCE ET CAPITULATION 143

Le Major Ridge

John Ridge, fils du Major Ridge


144 LE SENTIER DES LARMES

bac, le magasin 1 >> -, mais il encouragea son fils


à persévérer dans sa démarche réaliste et à pré-
parer, en tant que jeune leader tout désigné pour
assurer l'avenir de la tribu, les conditions d'un
transfert digne et si possible avantageux.
John Ross n'avait participé personnellement à
aucune des tractations et n'avait pu sentir à
Washington combien Andrew Jackson et ses idées
étaient populaires et à quel point le vent était en
train de tourner - au Congrès comme au sein de
I'American Board - en faveur d'un refus de
l'épreuve de force et d'une acceptation pragma-
tique de l'inévitable. Né en Alabama en 1790,
Ross n'avait qu'un huitième de sang cherokee (et
sept huitièmes de sang écossais), mais il n'était
pas homme à céder sans résistance à la pression
des Blancs. Il les avait servis, avec le grade de lieu-
tenant, pendant la guerre contre les Creeks, puis il
avait aidé les missionnaires moraves à établir leurs
écoles, jouant le rôle d'agent de liaison entre ceux-
ci, l'administration fédérale et le Conseil tribal,
mais c'était un rude négociateur qui avait fait ses
premières preuves à Washington lors du traité de
1819 (cession aux États-Unis des terres situées à
l'est du fleuve Chattahoochee). Il avait en 1812
épousé une Cherokee non métissée, Quatie, et
avait depuis fait preuve d'un constant dévoue-
ment envers ce peuple auquel il avait le sentiment
profond d'appartenir. Membre du triumvirat
cherokee (avec le Major Ridge et Charles Hicks), il
avait été choisi pour présider la convention cons-
titutionnelle de 1827 et était apparu un an plus
tard comme le candidat tout désigné pour accéder
1. Ibid., p. 258.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 145

au poste de chef principal - fonction qu'il devait


conserver jusqu'à sa mort en 1866.
Le jour de son investiture, il avait prononcé des
paroles exactement calquées sur la formule que
lisent tous les nouveaux présidents américains :
<<Je fais le serment solennel de remplir fidèlement

les fonctions de chef principal de la N arion che-


rokee et, dans toute la mesure de mes capacités,
de préserver, protéger et défendre la constitution
de la Nation cherokee 1 • >>Farouche défenseur de
l'identité indienne, adversaire acharné de la poli-
tique d'expatriation et d'expropriation préconisée
par Andrew Jackson, Ross, paradoxalement, ne
maîtrisait pas suffisamment la langue de ses
congénères pour pouvoir l'utiliser lors des séances
du Conseil national : c'est donc en anglais qu'il
défendait l'identité indienne et le droit des Chero-
kees à rester sur leurs terres. Il faut dire qu'en se
présentant comme le défenseur des prérogatives
de son peuple, Ross protégeait aussi ses propres
biens : à la tête de plusieurs entreprises, dont une
ferme de cent hectares et un ferry, il était l'un des
hommes les plus riches du nord de la Géorgie. Il
habitait une belle demeure <<de deux étages en
planches à recouvrement, équipée de quatre che-
minées et de vingt fenêtres. Les dépendances
comportaient notamment des ateliers, des fumoirs,
des écuries, des séchoirs à maïs, une forge, un
hangar à voitures et des logements pour ses dix-
neuf esclaves 2 >>.John Ross n'avait donc aucun
1. http://www.mindspring.com/ ~caruso/johnross.htm.
2. Gary E. Moulton,John Ross, Cherokee Chief, Athens,
University of Georgia Press, 1978, p. 20, 30-31.
146 LE SENTIER DES LARMES

mal à conjuguer ses principes avec ses intérêts,


mais cette ambivalence faisait sa force, non sa
faiblesse, du moins aux yeux de l'immense majo-
rité de ses << administrés >>.
Ross reçut poliment l'émissaire du gouverne-
ment, Elisha Chester. Il écouta ses explications et,
une fois celui-ci reparti, rangea dans un tiroir le
projet de traité concocté à Washington. Il s'em-
ploya ensuite à réduire l'influence que John Ridge
commençait à avoir, ou risquait d'acquérir, auprès
des Cherokees. Soupçonnant celui-ci de guigner
sa place et donc de vouloir lui succéder, il obtint
du Conseil le report de l'élection nationale prévue
à son terme normal. John Ridge et ses amis
n'eurent même pas le droit de venir s'expliquer
devant le Conseil et des rumeurs se mirent à cir-
culer comme quoi les jeunes négociateurs <<avaient
accepté des pots-de-vin >> et << avaient livré leur
propre peuple pour de l'argent 1 >>.
Ross fit paraître dans le Cherokee Phoenix un
article particulièrement sévère où il n'hésite pas
à accuser John Ridge d'avoir commis << envers
son pays l'un des actes de traîtrise les plus
achevés qui se puissent trouver dans les annales
des nations 2 >>. Elias Boudinot, dont les édito-
riaux avaient depuis quelque temps changé de
ton et plaidaient - à mots de moins en moins
couverts - pour la recherche d'une issue raison-
nable et conforme aux intérêts bien compris des
Cherokees, dut à son tour subir les foudres de
John Ross. Il reçut de ce dernier, qui jusque-là
1. Ehle, p. 259.
2. Cherokee Phoenix, 20 juillet 1832. Cité dans Wilkins,
Cherokee Tragedy, p. 238.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 147

Andrew Jackson

John Ross
148 LE SENTIER DES LARMES

avait au nom de la liberté d'expression fermé les


yeux sur ses éditoriaux, l'ordre de ne pas publier
dans les colonnes du Cherokee Phoenix le détail
des propositions venues de Washington. L'atti-
tude de Ross était conforme aux traditions de la
tribu : le consensus des chefs étant nécessaire à
toute prise de décision, il appartenait aux
contestataires de se retirer du débat et de se taire,
afin que la nation puisse présenter un front uni.
Le jeune rédacteur en chef ne l'entendit pas de
cette oreille et menaça aussitôt de démissionner,
mais Ross demeura inébranlable dans sa volonté
de ne rien dévoiler des offres fédérales et, sur-
tout, de ne pas tolérer l'ouverture d'un débat
public sur la question. Boudinot lui adressa alors
la lettre suivante :

Je ne saurais continuer à être le directeur de ce


journal si on me dénie le droit et le privilège de
débattre de ces questions capitales. Compte
tenu de ce que je vois et entends, et en suppo-
sant que je jouisse encore de ce privilège, mon
utilité serait anéantie par le seul fait d'être
considéré, comme c'est déjà le cas, comme un
ennemi au regard des intérêts de mon pays et
de mon peuple 1•

Ross accepta sa démission et nomma comme


nouveau rédacteur en chef son propre beau-frère,
Elijah Hicks (fils du vieux leader Charles Hicks).
Boudinot, qui venait de perdre son poste et un
salaire annuel de 400 dollars, continua d'habiter,
à deux pas du siège du journal, dans une grande
maison tenue par sa femme Harriet et qui com-
1. Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 244.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 149

prenait une école, un dispensaire et une mission


chrétienne. Hicks décida d'assener à Boudinot
un coup supplémentaire en consacrant son pre-
mier éditorial (en date du 29 septembre 1832) à
une critique en règle de son prédécesseur et à
son manque de patriotisme. Boudinot fit irrup-
tion dans le local du Cherokee Phoenix et exigea
un droit de réponse, qui lui fut dans un premier
temps accordé. Il rédigea aussitôt un texte à la
fois passionné et retenu où il justifie sa concep-
tion du << patriotisme >> dans des circonstances
où, selon lui, la patrie était tout simplement
menacée de disparaître :

Comme ami de mon peuple, je ne peux


scander la paixJ la paix quand il n'y a point de
paix. Je ne peux tranquilliser les esprits en lais-
sant espérer une accalmie alors que le vaisseau
est ballotté en tous sens et menacé de destruc-
tion par la tempête qui s'annonce. Si véritable-
ment je crois à l'existence d'un danger, il est de
mon devoir d'agir en conséquence et de donner
l'alarme [... ]. Les choses étant ce qu'elles sont,
je suis porté à croire qu'il existe bien un danger
immédiat et effroyable et qu'il convient que le
peuple de ce pays apprécie la situation avec
exactitude, agisse avec sagesse et de façon
réfléchie et adopte une ligne de conduite qui
soit la mieux à même de servir la nation.

La réponse de Boudinot fut en fin de compte


interdite de publication, au motif qu'elle <<agitait
des questions que les autorités de la nation ne
veulent point voir débattues 1 >>.

1. Theda Perdue, éd., Cherokee Editor, p. 169, 172.


150 LE SENTIER DES LARMES

Le Conseil national cherokee tint sa session


d'octobre à Red Clay au nord de New Echota en
présence d'Elisha Chester et de John Ridge : Red
Clay était situé juste au-dessus de la frontière du
Tennessee. L'émissaire du gouvernement dut
attendre plus d'une semaine avant que les propo-
sitions fédérales soient examinées - et finalement
rejetées. John Ridge proposa au Conseil de
revenir sur son vote et d'envoyer à Washington
une délégation composée de John Ross lui-même
et de trois de ses conseillers. Il était convaincu
qu'une telle délégation << se rendrait compte sur
place, comme il l'avait fait, que la signature d'un
traité sur le transfert [des populations] était
inévitable 1 >>,et il obtint gain de cause.
Au moment même où avaient lieu ces débats
importants, les loteries organisées par les Blancs
et la distribution des terres cherokees allaient
bon train. La maison de John Ridge et ses
80 hectares de terres (<<parcelle 6 7, 23e division,
3esection 2 >>)furent ainsi attribuées à un certain
Griffith Mathis. Les biens d'Elias Boudinot
connurent le même sort. La propriété du père de
John Ridge alla à la veuve d'un combattant de la
Révolution. Le gouverneur Lumpkin accorda
cependant au vieux chef indien, ainsi qu'à son
fils et à Boudinot, le droit de continuer à vivre
dans leur maison jusqu'à la conclusion du traité
organisant le départ général des Cherokees.
La mansuétude du gouverneur ne s'étendait
pas à tous les Cherokees et beaucoup furent bel
et bien chassés de chez eux, y compris le chef
1. Ehle, p. 261.
2. Ibid.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 151

principal John Ross, bientôt victime d'un nou-


veau tirage : en avril 1833, alors qu'il rentrait
chez lui après un séjour dans la capitale fédérale,
il trouva sa maison cernée par la milice et
occupée par des inconnus. Sa femme et deux de
ses enfants étaient enfermés dans une chambre
et placés sous bonne garde. Lumpkin refusant de
l'aider, Ross dut partir avec sa famille. Il alla
s'installer non loin de là, mais de l'autre côté du
fleuve, dans le Tennessee, à l'emplacement de
l'actuelle ville de Chattanooga. Or le choix de
cette nouvelle résidence (une simple cabane
d'une pièce) comportait un inconvénient
majeur, car, n'habitant plus la Géorgie, le chef
des Cherokees risquait de ne pouvoir bénéficier
des compensations et allocations diverses pré-
vues par le futur traité.
Il faut dire que l'obstination du vieux chef
n'inclinait pas le gouverneur à faire montre de
bienveillance. La délégation que John Ross avait
conduite quelque temps plus tôt à Washington
avait certes été écoutée mais aucunement
entendue. Ross avait rencontré deux fois Andrew
Jackson et s'était entretenu à de multiples reprises
avec Lewis Cass, mais ces échanges n'avaient en
rien entamé sa détermination, pas plus que les
incitations au compromis que lui avait prodiguées
Theodore Frelinghuysen, le sénateur antijackso-
nien qui avait si éloquemment défendu la cause
des Cherokees lors du débat parlementaire sur
l' Indian Remova!Act. En plus des terres <<fertiles >>
de l'Ouest que le gouvernement fédéral s'enga-
geait à octroyer aux Indiens s'ils acceptaient de
partir, le président américain avait proposé à
Ross, à titre de dédommagement, d'accorder aux
152 LE SENTIER
,
DES LARMES

autorités cherokees une somme de trois millions


de dollars. Convaincu que <<l'or du territoire che-
rokee valait à lui seul vingt millions de dollars 1 >>,
Ross rentra chez lui, ferma le dossier et refusa
tout débat public à son sujet, que ce soit dans les
assemblées politiques ou dans les colonnes du
Cherokee Phoenix.
Cet excès d'autorité eut d'importantes consé-
quences. À la session de mai (1833) du Conseil, le
propre neveu de Ross, William Cooley (dont on
se souvient qu'il avait accompagné John Ridge
chez le juge McLean) fit circuler une pétition
contre son oncle et contre la stratégie retenue par
celui-ci, pétition signée par vingt-cinq personna-
lités cherokees, dont Elias Boudinot, son frère
Stand Watie et le Major Ridge. Les protestataires
entendaient qu'on leur fournisse des explications
sur une politique qu'ils jugeaient dangereusement
crispée et attentiste et qui, selon eux, n'offrait à
une population de plus en plus bousculée et
désemparée aucune perspective d'avenir. John
Ross étant souffrant (et probablement affecté par
son récent déménagement forcé), les éclaircisse-
ments demandés furent renvoyés à la session
d'octobre du Conseil.
L'attentisme et l'immobilisme de Ross incitè-
rent les opposants à sa politique à agir et à
rechercher une issue positive, mais ils le firent en
ordre dispersé. Une délégation officieuse des
Cherokees d'Arkansas, conduite par deux lea-
ders locaux, John Walker et James Starr, fut reçue
deux fois - en 1832 et 1833 - par le président
Jackson afin de discuter des conditions d'un trans-
i. Ibid. p. 265.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 153

fert collectif. Ross s'inquiéta de cette démarche,


tout comme d'ailleurs John Ridge qui lui écrivit
pour bien lui faire sentir <<jusqu'où Jackson était
prêt à aller pour diviser notre nation 1 >>.Le 19 juin
1834, William Cass, ministre de la Guerre,
entama des négociations en vue de la conclusion
d'un traité avec une autre délégation non auto-
risée conduite par Andrew Ross, le propre frère
de John Ross. Celui-ci fut reçu par Andrew
Jackson, mais, conscient de la non-représentati-
vité de son interlocuteur, le président lui suggéra
de renforcer son équipe et de revenir le voir une
fois ses bases consolidées. De retour chez lui,
Andrew Ross demanda au Major Ridge et à Elias
Boudinot de faire équipe avec lui et d'aller
ensemble parlementer à Washington. Ainsi naquit
l'ébauche de ce qui allait sous peu devenir le
Treaty Party, le parti (alors très minoritaire parmi
les Cherokees) de ceux qui, à un combat perdu
d'avance, préféraient la solution d'un départ
avantageusement négocié.
Pris de vitesse, John Ross se rendit à son tour
à Washington pour essayer de mettre au point
avec William Cass un traité plus conforme à ses
vues. Il plaida pour le maintien des Cherokees
sur une partie de leurs terres, acceptant à ce prix
que ses congénères relèvent à tous égards de la
compétence de l'État géorgien et deviennent
donc des citoyens comme les autres. Cass rejeta
sa proposition au motif que le président n'accep-
terait jamais de renoncer à son exigence initiale,
à savoir le départ de tous les Cherokees.

1. Lettre de John Ridge à John Ross du 2 février 1833,


citée dans Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 252.
154 LE SENTIER DES LARMES

Andrew Ross décida de faire le forcing et se


rendit à nouveau à Washington avec la ferme
volonté de signer un traité. Le ministère de la
Guerre se prêta à son jeu, mais ni Boudinot, ni le
Major Ridge, ni John Walker, lui aussi contacté,
n'acceptèrent de le suivre dans sa démarche soli-
taire - et moins encore John Ross. Le traité fut
néanmoins paraphé, mais par seulement trois
signataires, dont Walker lui-même et James Starr.
La ficelle était si grosse que le Sénat américain
refusa d'entériner un accord qu'il tenait pour une
mascarade.
John Ross profita de cette rebuffade pour s'en
prendre publiquement aux signataires et à ceux,
comme le Major Ridge, son fils John, Walker ou
Boudinot, qui, sans avoir signé, avaient néan-
moins cru bon de faire un bout de chemin avec
eux ou d'encourager leur manigances. Lors du
Conseil d'août 1834, il s'en prit violemment aux
négociateurs non autorisés, relayé dans sa
harangue par l'un de ses amis, Tom Foreman,
qui entreprit sur un ton menaçant d'accuser tous
ceux, dont le Major Ridge et son fils, qui enten-
daient pactiser avec Washington et se compor-
taient comme des << ennemis de la nation chero-
kee >>.John Ridge prit la défense de son père et
en appela à plus de tolérance : << Que deviendrait
notre Nation si tout le monde se comportait
comme Tom Foreman 1 ? >>Le Major prit égale-
ment la parole, qu'il savait manier avec élo-
1. Cité dans Duane H. King & E. Raymond Evans,
The Death of John Walker, Jr. : Political Assassination or
<<

Persona! Vengeance?>>Journal of Cherokee Studies, vol. 1,


n° 1 (1976), p. 13.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 155
quence, et répondit à ses accusateurs : <<Je me
sens, s'agissant de vous, accablé de tristesse. Je
déplore l'état calamiteux où vous êtes et l'illusion
mortelle que vous entretenez 1• >> Des propos
menaçant se mirent à circuler dans les coulisses
du Conseil comme quoi << si certains n'y pre-
naient garde, ils risquaient fort de tomber de
leurs poneys 2 >>. Outre John Ridge et son père,
Elias Boudinot, Stand Watie, Andrew Ross et ses
amis, John Walker et ses conseillers, bref tous les
partisans d'une issue négociée savaient désor-
mais << qu'ils avaient plus à craindre des Chero-
kees que des Blancs 3 >>et la suite des choses allait
confirmer leurs appréhensions.
Ne se sentant plus guère en sécurité, John
Walker quitta la séance, discrètement suivi par
Foreman en personne et deux de ses amis.
Tandis qu'il rentrait chez lui à cheval, Walker
reçut une balle dans le dos et tomba de sa mon-
ture, non sans avoir eu le temps, et le réflexe, de
dégainer sa carabine et de mettre en fuite deux
de ses agresseurs - James Foreman 4 et son
demi-frère Isaac Springston. John Walker devait
mourir peu de temps après des suites de sa bles-
sure. Il eut droit à deux cérémonies funéraires :
l'une selon le rite cherokee, l'autre selon le rite
maçonnique. Foreman et son acolyte furent
arrêtés et accusés de meurtre. Le président

1. Ibid., p. 9.
2. Ehle, p. 270.
3. Ibid., p. 271.
4. Mes recherches ne m'ont pas permis d'établir l'exis-
tence d'un lien de parenté entre Tom et James Foreman,
mais un tel lien paraît vraisemblable.
156 LE SENTIER DES LARMES

Jackson, qui avait rencontré Walker à plusieurs


reprises et l'avait apprécié, écrivit au représentant
des Affaires indiennes en Géorgie, Benjamin
Currey, une lettre pleine de colère et de menaces :

Je viens d'apprendre qu'on a tiré sur Walker et


que Ridge et les autres chefs favorables à l'émi-
gration, ainsi que vous en tant qu'agent du
gouvernement des États-Unis, êtes menacés de
mort. Le gouvernement américain s'est engagé
à les protéger. Il tiendra ses engagements à la
lettre. À réception de la présente, faites savoir à
John Ross et à son conseil que nous les tien-
drons pour responsables de tous les meurtres
commis contre ceux qui entendent émigrer 1 •

Lors de la session d'octobre, l'opposition à John


Ross et à ses méthodes se cristallisa au point
d'entraîner une rupture: John Ridge et son père,
ainsi qu'un autre chef important, David Vann,
démissionnèrent du Conseil. Le groupe des
contestataires, bientôt rejoint par l'élite de la com-
munauté cherokee (environ 80 personnes), se
retrouva au domicile de John Ridge et, sous la
présidence de Boudinot, tint durant trois journées
une réunion qui allait se révéler décisive, car elle
consacra la naissance officielle du Treaty Party.
L'assemblée décida d'envoyer à Washington une
délégation conduite par John Ridge et chargea ce
dernier de rédiger un mémoire à l'intention du
Congrès fédéral afin de préciser aux élus de
l'Union les intentions exactes du Parti. En
janvier 1835, le document fut présenté à la
Chambre des Représentants par Edward Everett

1. King & Evans, <<TheDeath ofJohn Walker >>,p. 13.


RÉSISTANCE ET CAPITULATION 157
et, le 4 février suivant, c'est Henry Clay, can-
didat malheureux contre Jackson à l'élection pré-
sidentielle de 1832, qui en donna lecture devant
le Sénat tout en regrettant que les Cherokees, en
faveur desquels il s'était souvent exprimé, se
retrouvent dans l'obligation de quitter leur
patrie:

Il est impossible d'imaginer une communauté


plus malheureuse, plus infortunée. Même le
sort de l'esclave africain est préférable, et de
beaucoup, à la condition de cette pitoyable
nation. L'intérêt du maître le pousse à protéger
son esclave, mais qui donc s'occupe de l'Indien
meurtri et souffrant, qui le protège, exclu qu'il
est de la famille humaine 1 ?

Quatre jours plus tard, le 8 février, la déléga-


tion de Ridge, précédée de peu par John Ross
venu à nouveau mais en vain plaider sa cause,
suggéra à William Cass l'idée d'un <<traité pré-
liminaire >> que la nation cherokee serait ensuite
appelée à ratifier. L'idée plut au ministre qui,
reconnaissant du même coup la représentativité
du groupe Ridge, désigna un négociateur officiel
en la personne d'un pasteur de l'État de New
York, le révérend John F Schermerhorn.
Commençant à perdre pied, Ross fit fin
février une ultime tentative auprès des autorités
de Washington, proposant de vendre aux États-
Unis la totalité du territoire cherokee pour la
somme de 20 millions de dollars. Il envisageait
avec cet argent d'acheter, sans doute au
Mexique, une nouvelle terre pour son peuple.

1. Cité dans Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 266.


158 LE SENTIER DES LARMES

Jackson rejeta l'offre dans laquelle il ne voyait


qu'une manœuvre dilatoire de plus. Ross insista
et fit savoir qu'il acceptait que le prix de vente
soit fixé non par lui-même mais par le Sénat.
Jackson et Cass ne pouvaient pas laisser passer
pareille aubaine. Ils demandèrent donc au Sénat
de proposer un prix. Lorsqu'on l'informa que le
prix arrêté par les sénateurs était de 5 millions
seulement, Ross battit aussitôt en retraite et
annonça que toute l'affaire devait être réexa-
minée par le Conseil national. Les autorités fédé-
rales cessèrent, pour de bon cette fois, de voir en
lui un interlocuteur crédible et elles se tournèrent
à nouveau vers John Ridge et sa faction.
Le <<traité préliminaire >> préparé avec les oppo-
sants reprenait en fait les propositions financières
du Sénat, mais bonifiées et en quelque sorte
humanisées par un certain nombre de mesures
sociales d'accompagnement: les terres abandon-
nées seraient payées 4,5 millions de dollars, mais
les Cherokees se verraient octroyer en échange
7 millions d'hectares de bonne terre à l'ouest de
l'Arkansas, plus 400 000 hectares de terres de pre-
mier choix d'une valeur d'un demi-million de
dollars, à quoi viendraient s'ajouter diverses
aides, rentes et subventions visant à financer le
manque à gagner des partants, le transport des
populations, leurs réinstallation, leur subsistance
immédiate, etc.
Ridge quitta Washington résolu à affronter
Ross devant le Conseil national et convaincu que
le projet d'accord y serait adopté. Mais il fallait
préparer le terrain : aussi demanda-t-il au prési-
dent Jackson d'adresser une lettre d'amitié au
peuple cherokee. Dans cette lettre, probable-
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 159

ment rédigée par Ridge lui-même et dans laquelle


il se présente non pas comme un <<père >> mais
comme un <<ami >>, le président rappelle les
conseils si souvent prodigués par lui-même dans
le passé et regrette que ses incitations au départ
n'aient pas été entendues. Si les Cherokees,
explique-t-il, lui avaient fait confiance, ils n'en
seraient pas là : <<Au lieu d'être un peuple divisé
comme c'est le cas aujourd'hui, déchirés que vous
êtes entre des partis qui s'affrontent durement,
vous seriez une communauté prospère et unie
[alors que] là ou vous séjournez encore, vous êtes
cernés de mille calamités, morales et physiques,
qui s'aggravent de manière effroyable 1• >>
La séance décisive du Conseil était prévue
pour juillet et elle eut lieu le 18 dans la plantation
de John Ridge. Le révérend John F. Scher-
merhorn et Benjamin Currey étaient présents, au
milieu de 4 000 Indiens venus de tout le pays
cherokee. Ross se montra affable et John Ridge,
animé du même esprit d'apaisement, fit savoir
qu'il continuerait de reconnaître celui-ci comme
chef principal dès lors que le traité serait signé.
Ces bonnes dispositions disparurent lorsqu'on
aborda, pour ouvrir la session, le problème de la
subvention fédérale annuelle - John Ross, dont
les caisses étaient vides, souhaitant que cet
argent soit perçu et distribué par les responsables
élus du Conseil, John Ridge et ses amis exigeant
qu'il soit (conformément à la loi) directement
versé aux citoyens mâles de la tribu. Au fil de la
session, il apparut par ailleurs que la foule, tra-
vaillée en sous-main par les hommes de Ross,

1. Allegheny Democrat, 16 mars, 1835.


160 LE SENTIER DES LARMES

était nettement moins favorable que prévu au


projet de traité. Schermerhorn proposa pour le
29 juillet la tenue d'une réunion à laquelle parti-
ciperaient les principaux chefs de file des deux
partis et qui aurait pour ordre du jour la modifi-
cation de certains détails du traité. Le jour dit,
tout le monde était au rendez-vous - sauf John
Ross et les siens : le chef principal était cloué au
lit, victime d'une diarrhée (sans doute diploma-
tique). Dans une lettre apportée le lendemain au
Major Ridge, il proposa le report de la réunion à
une date indéterminée, arguant que la saison des
récoltes allait commencer et que dans ces cir-
constances estivales il serait difficile à chacun de
se libérer en même temps que les autres.
Le sort des Creeks, du moins de ceux qui
demeuraient encore dans la région, eut pour
effet d'accélérer les choses. Comme les autres
tribus du Sud, à l'exception des Cherokees, ils
avaient, eux, accepté de partir, mais, en atten-
dant l'heure de l'exil, ils étaient jour après jour
victimes de la cruauté des Blancs. Certains
d'entre eux commencèrent à se révolter et une
partie de la presse prit leur défense, notamment
1'Advertiser de Montgomery (Alabama) :
Les Hommes Rouges devront bientôt partir. Ils
n'ont plus de quoi vivre. Leurs biens ont été
confisqués, leur bétail détruit, leurs fermes
pillées - et par qui? Par l'homme blanc [... ].
Ces abominations resteront peut-être impunies
en ce bas monde, mais le jour du châtiment ne
manquera pas de venir 1 •

1. Cité dans Grant Foreman, Indian Removal, Norman,


University of Oklahoma Press, 1972, p. 147.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 161

Le gouvernement fédéral envoya des troupes


pour mater la révolte, et le 14 juillet 1835
quelque 2 500 Creeks, dont 800 combattants,
amenés jusqu'à Montgomery menottes aux
mains et chaînes aux pieds, furent entassés dans
deux bateaux à destination de Little Rock,
Arkansas, via la Nouvelle-Orléans.
La nouvelle de ces événements confirma
Ridge et ses amis dans l'idée qu' Andrew Jackson
n'hésiterait pas à employer la force pour faire
prévaloir sa politique à l'égard de la nation che-
rokee. Mais cette probabilité ne rendit pas John
Ross plus flexible.
La session d'automne du Conseil national eut
à nouveau lieu dans la localité de Red Clay. John
Ross en profita pour suggérer que la réunion
bipartite qui n'avait pu se dérouler en juillet se
tienne le 19 octobre, chaque parti étant repré-
senté par cinq délégués. Au bout de trois jours
d'intenses négociations, John Ridge annonça, au
nom de sa délégation, à laquelle Elias Boudinot
et David Vann avaient participé, qu'un com-
promis avait été trouvé et que les deux partis
étaient tombés d'accord pour<< mettre un terme
aux difficultés des Cherokees grâce à la signature
d'un traité global 1 >>.
Tout semblait en bonne voie, sauf que le com-
promis prévoyait le refus de la somme de
5 millions de dollars fixée par le Sénat américain
et l'envoi à Washington d'une délégation mixte
de vingt membres. Ross donna lecture du texte
aux 2 000 personnes présentes. À la question :
<<Acceptez-vous de donner les pleins pouvoirs à

1. Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 279.


162 LE SENTIER DES LARMES

ces vingt délégués ? >> la foule répondit <<Oui >>;à


celle de savoir s'ils étaient prêts à se séparer de
leurs terres pour 5 millions de dollars, elle répon-
dit<<Non>> 1 •
Dans ces conditions, Boudinot hésita à para-
pher le protocole, mais finit par se résigner, tout
comme David Vann et John Ridge. John Scherme-
rhorn était furieux de ce retournement et du fait
que les Cherokees avaient ainsi décidé de passer
au-dessus de lui pour renégocier directement avec
Washington. Il faut dire que le révérend n'était
pas en odeur de sainteté auprès des responsables
cherokees : ceux-ci savaient fort bien que les prin-
cipes religieux du pasteur ne l'empêchaient pas de
<<délivrer des licences à des gargotes qui jour
après jour s'employaient à abrutir les Indiens 2 >>.
Las de tous ces atermoiements et pressé d'en
finir, Schermerhorn décida de précipiter les
choses, en convoquant pour le 21 décembre à
New Echota une ultime rencontre qui, cette fois,
martela-t-il, devrait obligatoirement déboucher
sur un accord. John Ridge lui fit valoir qu'il ris-
quait d'y avoir peu de monde, mais le pasteur
resta sourd à ses arguments : le 3 novembre, il
informa l'ensemble des chefs indiens concernés
que, lors de cette réunion, le fait d'être absent
serait considéré comme une acceptation de
toutes les décisions prises.
Deux démarches étaient une fois de plus
concurrentes: d'un côté l'envoi d'une délégation
à Washington, de l'autre la convocation de
Schermerhorn. La première faillit être compro-
1. Ibid., p. 280.
2. Jahoda, p. 223.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 163

mise, et le fut en partie, par l'arrestation surprise


de John Ross à son propre domicile pourtant
situé dans l'État voisin du Tennessee. Arrêté
également : un éditeur américain, John Howard
Payne, qui séjournait chez Ross au terme d'un
long séjour en Europe. (Cet homme de presse
était également compositeur : on lui doit la
célèbre chanson << Home, Sweet Home >>.)Les
deux hommes furent acheminés de nuit jusqu'à
la prison militaire de Spring Place et jetés dans
une cellule où gisaient déjà deux corps inanimés,
celui du fils d'un chef cherokee et le cadavre ou
plutôt les restes d'un Indien exécuté quelques
jours plus tôt 1• Quelque temps auparavant, la
milice avait brutalement mis fin aux activités du
Cherokee Phoenix, détruisant même tout
l'outillage de l'imprimerie : les partisans de Ross
se retrouvèrent soudain sans chef et sans journal
- littéralement décapités.
Une semaine plus tard, John Ridge, qui s'était
absenté de la région, se rendit à Spring Place et
demanda à rencontrer les prisonniers. Le colonel
de service, Absolom Bishop, lui expliqua que
John Payne était sans doute un espion français et
que Ross, comme son compagnon, << étaient des
abolitionnistes en train de fomenter une insur-
rection parmi les Noirs, ceux-ci devant ensuite
se joindre aux Indiens dans leur lutte contre les
Blancs 2 >>.Tout cela était faux, mais s'inscrivait
dans le cadre d'une vaste campagne d'intimida-
tion. Après deux jours de palabres, Ridge par-
vint à faire libérer les deux hommes.

1. Ehle, p. 291.
2. Ibid.
164 LE SENTIER DES LARMES

De retour chez John Ross, Payne entreprit


d'écrire pour la presse locale des articles assas-
sins contre la Géorgie, dont un consacré au pro-
blème spécifique des Cherokees. John Ridge était
en route pour Washington avec la délégation
mixte, donc avec John Ross (mais sans Boudinot
qui s'était finalement désisté), lorsqu'il tomba
sur l'article en question : << Payne avait écrit que
les Cherokees souhaitaient rester dans l'Est et
devenir citoyens du Tennessee et de l'Alabama et
que seul un petit groupe, manipulé par le gou-
vernement des États-Unis, avait accepté de
répandre des mensonges au sujet des respon-
sables cherokees. >> Quand Ross lui expliqua que
ce point de vue était conf orme au sien, Ridge
décida de se retirer sur-le-champ de la déléga-
tion, tant il était clair que les vues du chef prin-
cipal étaient << diamétralement opposées >> aux
siennes 1 • À la demande instante de Ross et
malgré la méfiance qui désormais l'habitait, il
revint cependant sur sa décision afin de pré-
server l'unité, fût-elle de façade, de la délégation.
Mais, à Washington, leurs interlocuteurs habi-
tuels ne furent pas dupes : ni Cass, ni le prési-
dent n'acceptèrent de les recevoir. On leur fit
comprendre qu'ils devaient se tourner, pour
toute nouvelle discussion, vers l'émissaire officiel
du gouvernement, John Schermerhorn.
Vers le 20 décembre, à la date prévue par
celui-ci, les Cherokees commencèrent à affluer
vers New Echota : affluer est un bien grand
mot, car seuls trois ou quatre cents Cherokees
firent le déplacement, les fidèles de John Ross
1. lbid., p. 292.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 165

- comme John Ross lui-même - ayant choisi de


s'abstenir. Absent également John Ridge, retenu
à Washington. Schermerhorn, entouré de neuf
représentants du pouvoir fédéral, n'avait dès
lors d'autre choix que de s'appuyer sur le père
de Ridge et sur Boudinot.
La séance officielle s'ouvrit le 22 décembre et
commença par un long discours du pasteur
Schermerhorn à la gloire du traité qu'il était
venu, au nom du président des États-Unis, sou-
mettre au peuple cherokee. Le lendemain ce fut
au tour de Benjamin Currey d'exposer en détail,
article par article et dans les deux langues, le
contenu exact du traité et la liste des avantages
et dédommagements proposés. Puis le Major
Ridge, formidable orateur, prit la parole :

Je suis l'un des enfants de ces bois sauvages.


Voilà cinquante ans que j'y chasse le chevreuil
et le dindon. J'ai été de vos combats, j'ai été le
rempart de votre vérité et de votre honnêteté et
le défenseur d'un commerce équitable, et j'ai
toujours été l'ami de l'homme blanc, pour peu
qu'il fût intègre. Les Géorgiens ont récemment
fait preuve d'un esprit de cupidité ; ils nous ont
appliqué des lois, les leurs, auxquelles nous
n'étions point accoutumés, harcelant nos
braves, faisant souffrir et pleurer nos enfants,
mais au fond de moi je puis leur rendre justice.
Ils estiment que [... ] le président est tenu, en
vertu des accords de 1802, d'acheter ce pays
pour eux, et ils justifient leur conduite par la fin
qu'ils poursuivent. Ils souhaitent acheter ces
terres pour y bâtir des maisons et y cultiver des
champs. Je sais que les Indiens disposent de
titres antérieurs aux leurs. Nous avons reçu
166 LE SENTIER DES LARMES

cette terre du Dieu vivant qui est au-dessus de


nous. Eux tiennent leur titre des Britanniques.
Mais ils sont puissants et nous sommes faibles
[... ] une inflexible loi d'airain nous dicte de
quitter [nos foyers]. Je serais prêt à mourir pour
que nous les gardions, mais tout recours à la
force pour les conserver entraînerait la perte de
nos terres, la perte de nos vies et de celles de
nos enfants. Un seul chemin sûr s'offre à nous,
une seule voie permettant à notre Nation
d'avoir un avenir. Ce chemin vous est ouvert :
signez le traité de cession, abandonnez ces
terres et transportez-vous sur l'autre rive du
Père des Fleuves 1 •

Boudinot prit le relais du vieil homme en pro-


nonçant à son tour des paroles dont la sincérité -
et la puissance prophétique - remuèrent l'audi-
toire. Dans la rude épreuve qui nous attend,
expliqua-t-il,

nous pouvons mourir, mais la grande Nation


cherokee sera sauvée. Elle ne sera pas anéantie ;
elle pourra vivre. Que vaut donc un homme qui
n'oserait pas mourir pour son peuple ? Y en a-
t-il un seul ici qui ne serait pas prêt à mourir
pour que cette grande nation soit sauvée 2 ?

Puis on fêta Noël, Blancs et Indiens réunis,


dans de joyeuses célébrations moins arrosées
d'eau bénite que de brandy, de whiskey et de
cidre. Les débats reprirent le 28, en présence
d'un public clairsemé. Seuls une petite centaine
de Cherokees étaient présents. Le traité finale-

1. Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 286-287.


2. Ibid., p. 287.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 167

ment proposé n'avait guère subi de modifications


par rapport à l'offre de départ: cinq millions de
dollars et de bonnes terres dans l'Ouest. John
Ridge, toujours absent, fut désigné pour conduire
une délégation de vingt dignitaires chargée de se
rendre à Washington afin de présenter les résultats
de la rencontre aux autorités fédérales. Le 29, les
délégués se retrouvèrent dans la maison de Bou-
dinot et signèrent dans une atmosphère solennelle
le document si longtemps espéré. Après Boudinot
et Andrew Ross, le Major Ridge apposa une
simple croix, murmurant qu'il venait de signer
son arrêt de m'ürt. (Son fils ajouta sa signature
quelque temps plus tard, lorsque le document
parvint à Washington.) Le lendemain, le texte
dûment paraphé fut soumis au vote des Indiens
encore présents qui l'adoptèrent par 75 voix
contre 7 : fort peu de voix en vérité pour décider
au nom d'une population de 16 000 âmes ! Les
vingt signataires essayèrent bien de rallier John
Ross, sinon à leur cause, du moins au com-
promis qu'ils venaient d'accepter, mais ils se
heurtèrent à un refus sans appel. Excédé, Bou-
dinot se montra d'une sévérité extrême envers
l'obstination du vieux chef :
La volonté du peuple ! L'opposition du
peuple !Tel a été le slogan de ces cinq dernières
années. Résultat: le peuple en question n'est
plus que l'ombre de ce qu'il était. Toutes ses
institutions et ses équipements sont détruits,
son énergie s'est étiolée, sa force morale s'est
dégradée et corrompue et n'est plus que ruines.
Ce désastre [ ... ] aurait pu être intégralement
évité si M. Ross [ ... ] avait affronté la crise avec
168 LE SENTIER DES LARMES

courage comme il lui incombait de le faire et s'il


avait dévoilé à ceux qui le suivaient le moyen
d'en finir avec toutes ces choses. [Au lieu de
quoi] il a conduit une foule ignorante, soumise
à des préjugés aveugles et à un entêtement
obtus, jusqu'au bord de l'anéantissement 1 •

Le traité vint en discussion au Sénat quelques


mois plus tard, mais les débats furent tendus et
houleux. John Ross avait fait parvenir au
Congrès une pétition dans laquelle il affirmait
que le traité n'avait été paraphé par aucun des
principaux leaders du Conseil national (ce qui
était vrai) - ajoutant qu'il avait recueilli, lui,
15 964 signatures (chiffre pour le moins exagéré,
plus de la moitié des Cherokees étant des enfants
- et la plupart des << signatures >> étant de simples
croix !) . Le jour même où les << minoritaires >>
avaient signé le traité de New Echota, c'est-à-
dire le 29 décembre,John Ross avait déjà adressé
au Congrès un << mémoire >> établi par le Conseil
national et où la cause de la nation cherokee était
présentée avec des arguments susceptibles de
toucher plus d'un élu :

En vérité, notre cause est la vôtre. C'est la


cause de la liberté et de la justice. Elle repose
sur un principe, le vôtre, que nous avons appris
de vous, car nous nous glorifions de compter
votre grand Washington et votre grand Jef-
ferson parmi nos maîtres. Nous avons appliqué
leurs préceptes avec succès et les résultats sont
manifestes. La forêt sauvage a cédé la place à
de confortables demeures et à des champs

1. Ibid., p. 291-292.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 169

cultivés [... ]. Nous nous adressons aux repré-


sentants d'un pays chrétien, aux amis de la jus-
tice, aux protecteurs des opprimés. À cette
seule pensée, nos espoirs renaissent et notre
avenir s'éclaircit. Notre destin est suspendu à
votre sentence et c'est sur votre bienveillance,
votre humanité, votre compassion, votre bonté
que repose désormais notre espérance 1 •

Jackson dut exercer de très fortes pressions sur


certains sénateurs pour que le traité de New
Echota soit ratifié : il le fut le 17 mai 1836, mais à
une seule voix de majorité. Ce vote serré conforta
Ross et ses amis dans leur volonté de refus et
laissa présager une mise en œuvre difficile des dis-
positions contenues dans le texte. Au Congrès, de
grandes voix exprimèrent leur amertume face à ce
marché de dupes. Henry Clay qualifia le traité
<< d'injuste, de malhonnête, de cruel et d'une
myopie extrême >>, et, à la Chambre des Représen-
tants, John Quincy Adams parla d'un accord
<< infâme >> qui vaudrait <<une honte éternelle à ce
pays 2 >>.
Dans son article 16, le texte ainsi ratifié incitait
les autorités fédérales et les différents États
concernés à << procéder sans attendre à l'arpen-
tage des terres cédées par le traité>>. S'agissant
du départ des populations indiennes, il accordait
un certain répit aux Cherokees: ceux-ci devaient
<< rejoindre leurs nouveaux lieux de séjour dans
un délai de deux ans à compter de la ratification

1. << Memorial of the Cherokee Nation to the United


States Congress >>, 29 décembre 1835. Cité dans Jahoda,
p. 209.
2. Jahoda, p. 224.
170 LE SENTIER DES LARMES

du présent traité>>, c'est-à-dire au plus tard le


17 mai 1838 - ou encore le 23, date de la signa-
ture et de l'officialisation du traité par le prési-
dent Jackson. Il était également prévu que,
durant cette période, le gouvernement des États-
Unis s'engagerait à << protéger et défendre les
possessions et biens [des Indiens intéressés] >>et
garantirait à ceux qui avaient déjà été dépossédés
de leurs équipements et de leurs maisons, << le
libre droit de les utiliser et de les occuper 1 >>.
La loi fut rapidement mise en œuvre. Le gou-
vernement dépêcha en Géorgie des fonction-
naires fédéraux chargés de procéder à <<une juste
et équitable estimation >>des installations et amé-
nagements réalisés par la population cherokee.
Travaillant par équipes de deux, ces agents
d'évaluation dressèrent une liste précise des
exploitations en notant le nombre, la nature et la
valeur des améliorations effectivement apportées
dans chacune d'entre elles. Ils dénombrèrent un
total de 18 000 hectares de terres cultivées et de
80 000 arbres fruitiers, principalement des
pêchers (78 %) et des pommiers. Outre les terres
défrichées et cultivées, le terme d' << améliora-
tions >>(improvements) visait aussi les bâtiments
de ferme et leurs dépendances, les moulins, bacs
de transbordement, étangs, puits, fossés, clô-
tures et palissades. Le fait saillant qui ressort des
rapports établis par ces agents est qu'à la date du
Traité de New Echota, les Cherokees consti-
tuaient dans leur immense majorité un peuple

1. Charles J. Kappler, éd., Indian Ajfairs : Laws and


Treaties, 5 vol., Washington, Government Printing Office,
1904-1941. Cité dans Perdue & Green, p. 143.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 171
sédentaire qui avait abandonné la culture tradi-
tionnelle de la chasse et s'était tourné vers <<une
utilisation de la terre semblable à celle de leurs
voisins blancs 1 >>.
Encouragés par la tournure des événements, le
Tennessee et l'Alabama se dotèrent à leur tour de
lois visant à s'approprier les terres appartenant à
des Cherokees. En Géorgie l'enthousiasme des
Blancs se traduisit par de nombreux déborde-
ments. Lorsqu'il rentra chez lui, John Ridge
s'aperçut qu'un général de la milice d' Alabama
avait pris possession de son bateau transbordeur,
renvoyé le passeur et mis la main sur la métairie.
Les actes de violences furent le fait des éléments
les plus frustes de la population blanche. En
juin 1836, John Ridge et son père s'en ouvrirent
au président Jackson dans une lettre qui a tout
d'un appel à l'aide :

[Les Blancs] nous ont pris nos terres et mainte-


nant ils veulent nous dépouiller de l'argent qui
découle du traité. Nous avons retrouvé nos
plantations totalement ou en partie accaparées

1. Douglas C. Wilms, << Cherokee Land Use in Georgia


Before Removal >>,in William L. Anderson, éd., Cherokee
Removal: Before and After, Athens, University of Georgia
Press, 1991, p. 18-22, 27 n. 35. Le recensement fédéral
de 1835 fournissait, pour la Géorgie, des chiffres sensi-
blement différents: 1 735 fermes cherokees, 10 000 hec-
tares de terres cultivées (sur un total de 300 000 hectares
de terres cultivables - ce qui explique l'appétit des colons
blancs), 1 221 boisseaux de blé et 26 7 664 boisseaux de
maïs, la valeur moyenne de l'arpent de terre cultivable
étant estimée à deux dollars (William G. McLoughlin,
Cherokee Renascence in the New Republic, Princeton, Prin-
ceton University Press, 1986, p. 299).
172 LE SENTIER DES LARMES

par les Géorgiens - lesquels nous intentent des


procès afin de récupérer des arriérés de loyers
sur nos propres fermes. [... ] . Ainsi notre
peuple se retrouvera désargenté, et nous serons
contraints de quitter notre pays comme des
mendiants et sans un sou.
[... ] Les catégories les plus basses de la popu-
lation blanche n'hésitent pas à frapper les Che-
rokees· à coup de lanières de cuir, de branches
d'hickory ou de gourdins. Nous ne sommes pas
en sécurité dans nos maisons, assaillis que nous
sommes jour et nuit par cette populace. [... ].
Ces traitements barbares ne sont pas réservés
aux seuls hommes ; les femmes sont, elles
aussi, déshabillées et fouettées sans merci et
hors de toute légalité. [... ] . Envoyez ici des
troupes régulières afin de nous protéger de ces
agressions anarchiques et de protéger notre
peuple tandis qu'il prépare son départ vers
l'Ouest 1•

Pendant ce temps, John Ross continuait de se


battre, dérogeant parfois à son intransigeante
ligne politique. Au nom de la nation cherokee, il
adressa au Congrès, le 22 juin 1836, un long
<< Mémoire de protestation >> où il exprime les
- doléances de son peuple, réaffirme leurs droits,
critique les <<professions de foi creuses >> du
gouvernement et se dit à la fois inquiet et révolté
à l'idée << que [sa] race soit détruite par la poli-
tique mercenaire qui prévaut aujourd'hui et que
les terres qui lui appartiennent lui soient arra-
chées par la force 2 >>. Ross se rendait fréquem-
1. Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 294-295.
2. Perdue & Green, p. 78.
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 173

ment à Washington, faisant du lobbying dans les


couloirs du Congrès pour obtenir (curieux para-
doxe) non pas l'abrogation du traité mais un
meilleur prix pour les territoires qui allaient être
cédés. Son inquiétude majeure restait cependant
la même, à savoir la crainte que l'exil programmé
des Cherokees ne soit pas le dernier. Les précé-
dents ne manquaient pas : en 1828, ceux de ses
<< compatriotes >> qui avaient pris les devants et
s'étaient transportés vers l'Ouest avait depuis été
contraints d'abandonner leurs nouvelles terres
situées dans le futur État de l'Arkansas et d'aller
s'installer plus à l'ouest dans d'autres étendues
sauvages. L'exil semblait ne se conjuguer qu'au
pluriel et ne promettre qu'une suite sans fin de
souffrances et d'humiliations. Alors que John
Ridge disait (en 1833) : <<J'espère que nous
entreprendrons de nous établir ailleurs [car] ici
nous ne sommes pas en mesure d'être une
nation >>,Ross continuait, lui, de penser que si les
Cherokees étaient incapables d'être une nation là
où ils étaient, ils ne pourraient être une nation
nulle part ailleurs 1• Le drame, la tragédie, la
dure loi de l'histoire est que tous deux avaient
raison.
Malgré l'ambiguïté de certaines de ses ini-
tiatives, Ross demeurait très populaire parmi les
siens. La grande majorité des Cherokees
croyaient, comme lui, que les signataires du
traité avaient agi illégalement, c'est-à-dire hors
des instances régulières de la tribu, immorale-
ment, c'est-à-dire à seule fin de protéger et servir
leurs propres intérêts, et dans le non-respect des
1. McLoughlin, Cherokee Renascence, op.cit., p. 449.
174 LE SENTIER DES LARMES

règles démocratiques. Il était à prévoir qu'ils ne


leur pardonneraient jamais ce forfait, pour ne
pas dire cette forfaiture. En juin 1836, écrivant
plus ou moins sous la dictée de son ami journa-
liste John Howard Payne, Ross publia dans
divers journaux et périodiques antijacksoniens
un pamphlet intitulé Lettre en réponse aux ques-
tions d'un ami dans lequel il commence par dire
à quel point il diffère, dans sa conception du
pouvoir, de ceux qui ont indûment vendu leur
pays : <<Le peuple cherokee n'est pas "mon
peuple" ; je ne suis rien d'autre qu'un de leurs
agents et leur chef élu : c'est moi qui les sers, non
eux qui me servent. >> Puis il revient longuement
sur le marché de dupes qui a été conclu et qu'il
faut absolument invalider :

Le document signé à Washington par des indi-


vidus non mandatés ne sera jamais considéré
comme un traité par la nation cherokee [... ] .
[Certains] supposent que nous allons grâce à
lui être éloigné d'un lieu de vie rendu pénible,
voire intenable par le jeu des circonstances et
nous retrouver à l'abri dans un endroit meilleur
où rien ne pourra nous perturber ni nous
déposséder. UJilà bien la grande mystification.
Nous ne serons nullement à l'abri dans le nou-
veau foyer qui nous est promis ; nous serons
très exactement exposés aux mêmes souf-
frances.

Puis Ross fait allusion à ce qu'il advient, dans


le cadre des lois américaines, lorsqu'un territoire
atteint 5 000, puis 60 000 habitants : il peut de
droit demander l'octroi du statut de Territoire
dans le premier cas, puis son admission comme
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 175

État de l'Union dans le second, et dans les deux


cas étendre sa compétence à tous ceux qui habi-
tent sur son sol. Et c'est bien ce que redoute le
vieux chef lorsqu'il envisage le devenir des Che-
rokees, une fois ceux-ci installés dans leurs nou-
velles terres de l'Ouest:

Pour démontrer que personne ne viendra nous


perturber, on nous renvoie à un article du soi-
disant traité qui exclut les intrus et les Blancs,
mais ce même article est assorti d;une condi-
tion qui fait plus que le neutraliser - une condi-
tion lourde de futures sources d'inquiétudes -
qui prévoit que l'interdiction de s'installer ne
s'appliquera pas aux personnes utiles comme
les agriculteurs, les artisans ou ouvriers et les
maîtres d'école, tant et si bien que le gouverne-
ment des États-Unis pourra à terme submerger
en nombre la population d'origine et mettre en
place un gouvernement territorial qui tiendra
les Cherokees pour une communauté légale-
ment éteinte et considérera que leur terre d'exil
doit revenir à son vrai propriétaire, les États-
Unis. C'est ainsi que se réalisera dans les faits la
théorie privilégiée du président [Andrew
Jackson]. Cette politique aura pour effet
d'expulser ks Indiens de leur pays avec les hon-
neurs de la loi 1 !

Boudinot entreprit de répondre point par point


aux accusations de Ross, mais pour exprimer ses
vues il ne disposait plus du Cherokee Phoenix
fermé depuis plus de deux ans. Il décida donc de

1. Gary E. Moulton, The Papers of Chief John Ross,


2 vol., Norman, University of Oklahoma Press, 1985.
Cité dans Perdue & Green, p. 147-149.
176 LE SENTIER DES LARMES

recourir à la même méthode que celle du chef


principal et publia courant 1837 un libelle << en
réponse à divers textes publiés sous l'autorité de
John Ross>>.Il s'emploie, dans ces pages souvent
amères et passionnées, à défendre son honneur et
celui de ses amis, à dénoncer la politique du pire
et à stigmatiser les pratiques antidémocratiques de
John Ross, notamment son refus de renouveler la
direction du Conseil (plus d'élections depuis
1830) et de permettre un libre débat :

Parmi toutes les accusations lancées contre


moi-même et mes compagnons[ ... ] figure celle
selon laquelle nous serions des personnes intéres-
sées. Cela a été souvent répété et certains sont
allés jusqu'à dire que nous avions été achetés et
corrompus - d'où notre servilité en la matière à
l'égard du gouvernement. [... ]
Il est de notoriété publique que, pendant que
vous [Ross] acquériez ferme sur ferme et pro-
longiez vos clôtures au-delà des collines et des
vallées, franchissant fleuves, forêts et marais
[... ] , tandis donc que vous vous livriez à tous
ces grands travaux qui aujourd'hui se révèlent
être pour vous fort lucratifs, je m'épuisais, moi,
dans nos heures les plus noires, à défendre nos
droits collectifs à un poste [de rédacteur] parti-
culièrement ardu et qui ne me rapportait, pour
tout salaire, que 300 dollars par an. [... ]
Il m'est pénible de constater que vous ne dites
rien ou presque de l'état moral de [notre]
peuple dans les circonstances éprouvantes qu'il
traverse. J'ai cherché en vain dans vos récents
propos une indication montrant que vous y
seriez sensible. Vous ne semblez vous intéresser
qu'aux aspects financiers de nos affaires natio-
RÉSISTANCE ET CAPITULATION 177

nales [... ] . Vous donnez le sentiment d'avoir


oublié que notre peuple est une communauté
de créatures morales capables de se hisser au
niveau des êtres les plus civilisés et les plus ver-
tueux de notre race comme de s'abaisser à celui
des plus dégradés [... ]. Comment pouvez-vous
continuer à tromper votre peuple avec de purs
fantasmes et à rejeter la seule solution qui soit
viable, au moment même où ces hommes sont
en train de mourir moralement sous vos yeux ?
[...]
Croyez-moi, si vous réussissez à empêcher le
départ de votre peuple, le jour viendra où il ne se
trouvera plus, ici ou là, que quelques pauvres
hères pour signer une pétition ou voter contre un
traité d'expulsion; le jour viendra où les rares sur-
vivants de notre nation, jadis heureuse et ouverte
au progrès, apparaîtront au regard curieux et
intéressé de la postérité comme les derniers ves-
tiges d'une race noble et courageuse 1•

1. Letters and Other Papers Relating to Cherokee Affairs :


Being a Reply to Sundry Publications Authorized by John Ross,
in Theda Purdue, éd., Cherokee Editor, p. 159-225 passim.
Cette diatribe de Boudinot axée sur l'enrichissement per-
sonnel de John Ross semble donner raison à Theda Perdue
et à la nouvelle analyse qu'elle a récemment proposé du
clash entre la classe aristocratique dominante des Cherokees
et la classe << bourgeoise >> montante représentée par la
famille Ridge ou par Boudinot (Voir son chapitre intitulé
<<The Conflict Within : Cherokees and Removal >>, in
William L. Anderson, éd., Cherokee Removal: Before and
After, Athens, University of Georgia Press, 1991, p. 55-74).
Un élément reste cependant obscur ou insuffisamment
éclairci, à savoir les raisons pour lesquelles la masse généra-
lement pauvre des Cherokees apporta son soutien indéfec-
tible au riche propriétaire John Ross plutôt qu'au clan plus
modeste des Ridge et Boudinot.
178 LE SENTIER DES LARMES

Durant l'été 1836, tandis que les leaders chero-


kees se querellaient par pamphlets interposés,
William Cass dépêcha en Géorgie un général
chargé de maintenir l'ordre dans les territoires
récemment cédés et de superviser les préparatifs
de départ des populations. Il s'agissait du général
John Ellis Wool qui n'avait pas la réputation d'être
un tendre. L'une de ses premières mesures fut de
désarmer les Cherokees, mais ceux-ci avaient
besoin de leurs fusils pour chasser et donc refusè-
rent d'obéir aux ordres. Le nouveau président,
Martin Van Buren, élu en décembre 1836 et
investi en mars 183 7, lui demanda d'accélérer le
transfert des Indiens et de leur faire comprendre
l'inutilité de leur résistance. Wool lui fit une
réponse peu encourageante, soulignant qu'aucun
d'entre eux, <<quel que fût son état de pauvreté et
de dénuement, n'acceptait de recevoir la nourri-
ture et les vêtements fournis par le gouvernement
des États-Unis de peur de se compromettre par
rapport au traité [... ] . Beaucoup ont déclaré qu'ils
mourraient avant même de quitter le pays 1 >>.
D'abord méfiant envers la population che-
rokee, le général devint au fil des mois de plus en
plus sensible à l'infortune de ceux qu'il avait
pour mission d'expulser et se rendit compte qu'il
avait affaire à un peuple pacifique depuis long-
temps déshabitué de la guerre. Le 10 septembre
1836, il écrivit ces lignes étonnantes à William
Cass, encore ministre de la Guerre pour
quelques mois : << Si je le pouvais - et je ne pour-
rais leur rendre meilleur service - je mettrais dès
demain tous les Indiens hors de portée des

1. Grant Foreman, Indian Removal, p. 271.


RÉSISTANCE ET CAPITULATION 179

hommes blancs qui, pareils à des vautours, guet-


tent le moment de fondre sur leurs proies et de
les dépouiller de tout ce qu'ils possèdent ou
espèrent recevoir du gouvernement 1• >>
De fait, il fit preuve de davantage de sévérité
envers les Blancs, interdisant les jeux d'arg,ent
et s'opposant avec fermeté aux colporteurs de
boissons alcoolisées qui écoulaient leur whiskey
auprès des soldats aussi bien que parmi la
population indienne. Ses efforts pour stopper le
commerce du whiskey entraînèrent, de la part
des Géorgiens, des protestations véhémentes.
Les autorités locales l'accusèrent de violer le
sacro-saint droit des États et de semer la zizanie
au lieu de remplir la mission qu'on lui avait
confiée. À la demande de Washington, une cour
militaire d'investigation fut mise sur pied et
enquêta sur le comportement du général. Rien
ne fut en fin de compte retenu contre lui, mais,
las et excédé, Wool demanda - pour des raisons
<< morales >> - à être relevé de son commande-
ment en territoire indien : il ne serait pas celui
qui chasserait les Cherokees de leur << terre
enchantée>>, assuré qu'il était que << 99 % d'entre
eux partiraient pour l'Ouest sans un sou en
poche 2 >>.
Wool fut aussitôt remplacé par le général ~7in-
field Scott, qui s'était distingué dans la guerre
contre les Anglais et dans divers affrontements
avec les Séminoles. Scott fit son entrée à New
Echota en mai 1838, accompagné de 7 000 sol-
dats et se déclarant prêt << à mettre en application

1. Ibid., p. 272.
2. lbid.
180 LE SENTIER DES LARMES

Général John Ellis Wool

Général Winfield Scott


RÉSISTANCE ET CAPITULATION 181

les intentions bienveillantes du gouvernement


des États-Unis 1 >>.
Du point de vue des autorités de Washington
et des responsables géorgiens, les choses
sérieuses allaient pouvoir commencer ; pour les
Cherokees, qu'ils fussent du parti de John Ross
ou du clan minoritaire de Ridge et Boudinot, le
pire était encore à venir.

1. Jahoda, p. 226.
VI

LE SENTIER DES LARMES :


CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION

l,vus nous avez chassés vers ce désert,


ce sable, ces roches rongées,
où le vent racle les crevasses
et décharne la carcasse des bisons,
Où maintenant, au-dessus de cette terre nue,
hurle votre grand aigle chauve
qui a volé notre patrie
et emporté nos rèves.
William Jay Smith 1•

L' Indian Removal Act ne concernait pas uni-


quement les Cherokees ; il visait l'ensemble des

1. William Jay Smith, <<Song of the Dispossessed >>,The


Cherokee Lottery : A Sequence of Poems, Willimantic, CT,
Curbstone Press, 2000, p. 52. <<Yousent us to this desiert, /
this sand, these pitted stones, / where wind rak.es through
the gully, / and bares the bison's bones, /-/ Where now
above this barren earth / your great bald eagle screams, /
that robbed us of our country / and carried off our
dreams. >>Je dédie le présent chapitre à William Jay Smith
dont l'ouvrage (et l'amitié) m'ont donné l'idée d'écrfre ce
livre.
184 LE SENTIER DES LARMES

<<cinq nations civilisées >>,du moins ce qu'il en


restait, car les Choctaws, les Creeks, les Sémi-
noles et les Chickasaws avaient opposé moins de
résistance que les Cherokees et, en 1838, la plu-
part d'entre eux avaient déjà plié bagage - cer-
tains avant même le vote de la loi.
Visitant le Tennessee durant l'hiver 1831-1832,
Alexis de Tocqueville nous a laissé un tableau poi-
gnant de l'exil des derniers Choctaws :

À la fin de l'année 1831, je me trouvais sur la


rive gauche du Mississippi, à un lieu nommé
par les Européens Memphis. Pendant que
j'étais dans cet endroit, il y vint une troupe
nombreuse de Choctaws [... ] ; ces sauvages
quittaient leur pays et cherchaient à passer sur
la rive droite du Mississippi, où ils se flattaient
de trouver un asile que le gouvernement amé-
ricain leur promettait. On était alors au cœur
de l'hiver, et le froid sévissait cette année-là
avec une violence inaccoutumée ; la neige
avait durci sur la terre, et le fleuve charriait
d'énormes glaçons. Les Indiens menaient avec
eux leurs familles ; ils traînaient à leur suite des
blessés, des malades, des enfants qui venaient
de naître, et des vieillards qui allaient mourir.
Ils n'avaient ni tentes, ni chariots, mais seule-
ment quelques provisions et des armes. Je les
vis s'embarquer pour traverser le grand fleuve,
et ce spectacle solennel ne sortira jamais de ma
mémoire. On n'entendait parmi cette foule
assemblée ni sanglots ni plaintes ; ils se tai-
saient. Leurs malheurs étaient anciens et ils les
sentaient irrémédiables. Les Indiens étaient
déjà tous entrés dans le vaisseau qui devait les
porter ; leurs chiens restaient encore sur le
rivage; lorsque ces animaux virent enfin qu'on
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 185

allait s'éloigner pour toujours, ils poussèrent


ensemble d'affreux hurlements, et s'élançant à
la fois dans les eaux glacées du Mississippi, ils
suivirent leurs maîtres à la nage 1 •

Cette description donne un avant-goût du sort


qui, sept ans plus tard et à une échelle beaucoup
plus grande, allait être celui des Cherokees.
Deux ans avaient passé depuis la signature du
traité de New Echota. Le 10 mai 1838, c'est--à-
dire deux semaines avant la date butoir du
23 mai, le général Scott adressa un message à
tous les Cherokees << encore présents en Caroline
du Nord, en Géorgie, au Tennessee et en Ala-
bama >>, message dans lequel il leur expliquait
que si le président des États-Unis l'avait nommé
à ce poste et à la tête d'une imposante armée,
c'était afin d'<<obtenir, conformément au traité
de 1835, qu'[ils] rejoignent ceux de [leur] peuple
déjà confortablement installés de l'autre côté du
Mississippi >>. Soucieux de ne pas recourir à la
force, il demandait à tous et à toutes de se
regrouper pacifiquement en un même lieu et de
faire le voyage ensemble sous la protection <<bien-
veillante >>de ses troupes, ajoutant pour conclure :
<<Allez-vous, en résistant, nous contraindre: à
recourir aux armes ? [... ] Ou allez-vous [... ]
nous obliger à vous traquer? [... ] Je suis un
vieux guerrier et j'ai été témoin de nombreux
massacres, mais épargnez-moi l'horreur d'assis-
ter à la destruction du peuple cherokee 2 • >>
1. De la démocratie en Amérique, Paris, GF-Flammarion,
1981, vol. 1, p. 435-436.
2. Message publié dans le Journal of Cherokee Studies,
vol. 3, n° 3 (1978), p. 145. Également Ehle, p. 324-325.
186 LE SENTIER DES LARMES

Convaincus que l'attitude intransigeante de


John Ross aurait finalement raison des préten-
tions de la Géorgie et de la Maison-Blanche, la
plupart des Cherokees choisirent de faire la
sourde oreille. Moins d'un millier d'entre eux
prirent les devants, quittant la Géorgie soit à
pied, soit en empruntant les voies fluviales. Les
autres continuèrent de vaquer à leurs occupa-
tions, comme si de rien n'était. Pour Scott,
l'heure de l'action avait sonné. Il divisa le terri-
toire cherokee en trois zones et dans chacune
d'entre elles ordonna la construction de camps
de regroupement - quinze en tout, plus trois au
Tennessee et un en Alabama. Il s'agissait de for-
tins ou d'enclos palissadés (stockades) disposant
d'un confort plus qu'approximatif - un peu
d'ombre, un peu d'eau, un morceau de toit - et
où les Cherokees capturés par la troupe devaient
être acheminés et confinés pendant quelque
temps avant d'être rassemblés pour le grand
départ dans trois ports du fleuve Tennessee et de
son affluent le Hiwassee. Entamé le 26 mai, le
regroupement des populations fut mené ronde-
ment - et souvent avec brutalité malgré les
conseils de modération donnés par Scott à ses
subordonnés (<<Un comportement brutal et
cruel de la part de nos troupes risque d'entraîner
peu à peu des retards, des actes d'impatience et
d'exaspération et de déboucher sur une guerre et
un carnage généralisés 1 >>).Le temps laissé aux
Cherokees pour faire leur paquetage était très
variable et dépendait de la bonne ou de la mau-

1. Journal of Cherokee Studies, vol. 3, n° 3 (1978),


p. 146. Ehle, p. 326.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 187

vaise volonté des soldats : certains devaient


quitter leur maison séance tenante, d'autres
avaient parfois le temps de vendre (à vil prix)
leurs objets de valeur ou leurs outils à des voisins
blancs. Il n'était pas rare que des colons prot~:s-
tent ou même tentent d'intervenir lorsque la sol-
datesque se montrait trop brutale ou expéditive à
l'égard des Indiens.<<Un état de guerre en temps
de paix >> : c'est en ces termes que le pasteur et
prédicateur Evan Jones, ami de John Ross et bëte
noire des Géorgiens, dépeignit le spectacle
auquel il assistait jour après jour 1 •
Certains gradés refusèrent de participer à
cette campagne de rafles et d'internement forcé,
notamment le général R.D. Dunlap : plutôt que
de prêter la main à la construction de camps de
regroupement qu'il jugeait inhumains et
contraires à l' <<honneur >> de l'Amérique, ce chef
d'un régiment de volontaires du .Tennessee
ordonna à ses troupes de faire demi-tour et de
rentrer au pays 2 • Mais ces désobéissances
n'étaient pas la règle. La règle était plutôt de faire
de la surenchère par rapport aux ordres reçus.
Le témoignage de John G. Burnett, simple soldat
originaire du Tennessee mais qui, parlant la
langue cherokee, servait d'interprète dans l'ar-
mée fédérale, en dit long sur la << bienveillance >>
des soldats de Scott :
Les hommes étaient arrêtés alors qu'ils tra-
vaillaient dans les champs. Les femmes étaient
arrachées à leurs foyers par des soldats aux

1. Jahoda, p. 233.
2. Joan Gilbert, p. 31.
188 LE SENTIER DES LARMES

paroles desquels elles ne comprenaient rien.


Les enfants étaient souvent séparés de leurs
parents et conduits dans un enclos avec le ciel
pour couverture et la terre pour oreiller. Les
vieux et les infirmes étaient poussés vers les
fortins à coups de baïonnette 1 •

Burnett décrit aussi le calvaire d'une jeune


veuve cheminant péniblement vers l'un des
enclos avec ses trois enfants, dont un nouveau-
né qu'elle portait sur le dos. Au bout de quelques
kilomètres, elle s'effondra, terrassée par la
fatigue et le stress, et mourut sur le bord de la
route. Témoin de cette scène, le chef Junaluska,
qui, ironie du sort, avait sauvé la vie d' Andrew
Jackson pendant la guerre contre les Creeks, ne
put empêcher <<les larmes de ruisseler sur son
visage >>, ni ces paroles terribles de sortir de sa
bouche: << Si j'avais su à la bataille de Horse
Shoe [en fait Horseshoe Bend] ce que je sais
aujourd'hui, l'histoire américaine eût été écrite
autrement 2 • >>
À la mi-juin, le plan du général Scott se trouva
pleinement réalisé : quelque 15 000 Cherokees
avaient été arrêtés et regroupés dans les divers
fortins et enclos. Le tout avait duré moins de
trois semaines. Dans les enclos, les conditions de
vie étaient généralement épouvantables. Les
Cherokees n'étaient pas en état d' << arrestation >>
mais simplement <<regroupés >>,si bien qu'ils ne
pouvaient bénéficier du traitement normalement
réservé aux détenus ou aux prisonniers de

1. Ibid., p. 33.
2. Ibid., p. 34.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 189

guerre. Les soldats vendaient aux Blancs du sec-


teur la nourriture destinée aux Indiens. Le peu
de chose que ceux-ci avaient pu emporter était
volé et revendu. L'hygiène était absente des
camps, où régnaient une saleté et une puanteur
repoussantes. Beaucoup souffraient de dyst::n-
terie. Femmes et enfants étaient victimes de viols
à répétition et les hommes souvent contraints à
des actes de dépravation insupportables. Témoins
de ces horreurs, un soldat géorgien confia plus
tard que << pendant la guerre de Sécession [il]
avait vu des centaines d'hommes mourir, y com-
pris [son] propre frère, mais rien qui puisse se
comparer à ce que nous avons fait aux Indiens
cherokees 1 >>.Sur les 4 000 Indiens qui perdirc;!nt
la vie entre la semaine des rafles et l'arrivée des
Cherokees en Oklahoma, on estime qu'un tiers
mourut dans les enclos 2 •
1. Témoignage publié sur le site Golden Ink dans le
cadre d'un document consacré aux <<Cherokee Removal
Forts>>: http://ngeorgia.com/history/cherokeeforts.html
2. Sur le nombre cumulé de victimes, voir les calculs de
James Mooney, Myths of the Cherokee and Sacred Formulas
of the Cherokees, [Washington, Government Printing
Office, 1900], rééd. Nashville, Charles & Randy Elder,
1982, p. 133. Également Grant Foreman, Indian
Removal : The Emigration of the Pive Civilized Tribes of
Indians, Norman, University of Oklahoma Press, 1989,
p. 312, mais surtout Russell Thornton, << The Demo-
graphy of the Trail ofTears Period: A New Estimat<~of
the Cherokee Population Losses >>, in William
L. Anderson, éd., Cherokee Removal : Before and After,
Athens, University of Georgia Press, 1991, p. 75--95.
Thornton fournit (p. 85) un bilan comparatif des pertes
subies lors de leurs transferts par les cinq nations
civilisées : les Choctaws perdirent 15 % de leur population
190 LE SENTIER DES LARMES

Fin juin, Scott entreprit d'organiser l'achemi-


nement vers l'Ouest de trois groupes de Chero-
kees (représentant un total de 2800 personnes).
Encadrés par des militaires, certains prirent le
bateau ou le train 1, d'autres partirent à pied. À
cause de la sécheresse qui régnait cette année-là,
ces derniers eurent les plus grandes difficultés à
trouver l'eau et l'herbe nécessaires au maigre
bétail qui les accompagnait. Il faisait si chaud
qu'on ne marchait qu'entre l'aube et midi. Cer-
tains étaient à moitié nus et ne portaient pas de
chaussures, mais ils refusèrent les vêtements,
ainsi que la nourriture et les tentes, proposés par
les militaires, convaincus que cela serait consi-
déré comme une acceptation de leur exil forcé et
donc comme une trahison. La chaleur s'ajoutant
à la faim, beaucoup ( 18 %, dont la moitié
d'enfants) moururent en route. Une centaine
choisirent en désespoir de cause de s'échapper et

(6 000 sur 40 000) ; les Chickasaws sont ceux qui eurent


le moins de victimes (aucun chiffre fourni) ; les Creeks et
les Séminoles 50 %. Les Cherokees paraissent donc se
situer dans la moyenne. Au terme d'une analyse démo-
graphique serrée, Thornton (p. 90) conclut en donnant
un chiffre global de 8 000 pour la mortalité des Chero-
kees durant la période du Sentier des larmes, c'est-à-dire
le double des estimations classiques antérieures.
1. À bord de 32 wagons, entre Decatur et Tuscumbia.
Aux États-Unis, les premières voies de chemin de fer
(Charleston-Hamburg, Albany-Schenectady) datent de
1831. En 1840, le réseau ferroviaire américain comptait
5 350 kilomètres de voies effectivement construites (contre
2 925 en Europe). Voir: Richard B. Morris, éd., Encyclo-
pedia of American History, Enlarged and Updated, New York,
Harper & Row, 1970, p. 448 ; et William H. Brown, The
History of the First Locomotives in America, New York, 1871.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 191

de rentrer chez eux - pour autant que << rentrer


chez soi >>eût encore un sens. Les épreuves tra-
versées par ces exilés étaient si pénibles à
contempler que Scott reçut des témoins de ce
voyage plusieurs lettres de protestation, dont une
signée de soixante citoyens d' Athens (Géorgie) 1•
Mais tous les Blancs ne se montrèrent pas aussi
charitables. On vit<<des nuées d'opportunistes et
de charognards suivre les troupes et se cacher à
proximité [des maisons des Cherokees] afin de
s'emparer de tout ce que les Indiens ne pou-
vaient emporter avec eux 2 >>.
Le général commençait à se poser des qrn;!s-
tions sur la méthode employée à l'occasion de ce
premier essai lorsqu'un allié inattendu vint fort
opportunément l'aider à résoudre le problè1ne
auquel il était confronté. Les faits étant ce qu'ils
étaient, la débâcle des Cherokees étant manites-
tement consommée après tant d'années de
louable mais vaine résistance, John Ross ne pou-
vait désormais faire autre chose que se rendrie à
l'évidence et, la mort dans l'âme, capituler
devant l'ampleur du désastre. Dans l'adversitè, il
demeurait cependant le chef incontesté de sa
tribu et comptait bien mettre à profit sa fonctilon
pour continuer à conduire son peuple, fût-ce
vers d'autres cieux et un autre destin. John
Ridge, Elias Boudinot, le révérend Worcester (le
missionnaire receveur des postes arrêté en
mars 1831 à New Echota) et la plupart de signa-
taires du traité de New Echota, avaient déjà, et
depuis longtemps, pris le large. Ils étaient arrivés

1. Joan Gilbert, p. 34.


2. Ehle, p. 330.
192 LE SENTIER DES LARMES

dans l'Ouest fin novembre 1837 et s'étaient pour


la plupart installés dans la région de Honey
Creek, à la frontière du Missouri, de l'Arkansas
et du Territoire de l'Oklahoma. Ross était donc
seul maître à bord et entièrement libre, sinon de
ses mouvements, du moins de ses décisions.
Compte tenu de la canicule, il demanda au
général Scott de repousser le départ des Chero-
kees jusqu'à l'automne; celui-ci accepta, fixant
le début du grand départ au 20 octobre.
Ross convoqua alors pour le 26 juillet un
Conseil national extraordinaire. Plusieurs élus
durent être libérés des camps pour pouvoir par-
ticiper aux débats. Le but de Ross était de placer
l'expulsion de l'ensemble des Cherokees sous la
seule responsabilité du Conseil. À cette fin, lui-
même, Elijah Hicks et quatre autres dirigeants
furent officiellement chargés, << au nom de la
Nation cherokee >>, d'arrêter avec le général
Scott, représentant des États-Unis, <<toutes les
dispositions [... ] qu'ils estimeraient nécessaires
et appropriées pour effectuer le transfert général
du peuple cherokee à l'ouest du Mississippi 1 >>et
de négocier avec lui la rémunération du service
ainsi rendu.
John Ross avait du sang écossais et négocia
l'opération jusqu'au dernier sou. Il fut décidé
d'un commun accord que lui-même resterait le
responsable suprême du <<voyage >> des Chero-
kees, mais que la logistique serait intégralement
confiée à son frère, Lewis Ross, homme d'af-
faires avisé qui gérait, en partenariat avec John,

1. Journal of Cherokee Studies, vol. 3, n° 3 (1978),


p.150. Ehle, p. 335.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 193

les intérêts commerciaux de la famille. La res-


ponsabilité du << commissaire >> Lewis Ross, car
tel était son nouveau titre, n'était pas mince. Elle
consistait à établir les itinéraires, à se procurer les
moyens de transport, à régler les frais de péage
pour les routes et les bacs de transbordement:, à
se procurer tout au long du voyage les vêtements
et couvertures nécessaires, ainsi que la nourri-
ture pour les différents convois et le fourrage
pour les bêtes. La nomination du frère de John
Ross provoqua l'ire des partisans d'une émigra-
tion plus musclée et la colère de l'ancien prési-
dent Andrew Jackson qui n'hésita pas à envoyer
une missive à Winfield Scott pour lui faire part
de son indignation, et ce en des termes qui en
disent long sur l'estime dans laquelle il tenait le
chef des Cherokees : << Quelle folie insensée de
traiter avec Ross [... ] . Le contrat passé avec llui
doit être annulé [... ].Comment se fait-il que cette
canaille représente encore un intérêt quelconque
aux yeux du gouvernement 1 ? >> Le général ne
tint aucun compte de ces critiques, persuadé
qu'il était que pour réussir le déplacement col-
lectif des Indiens, mieux valait bénéficier de la
coopération de leurs chefs qu'être entravé par
leurs réticences.
Être responsable du déplacement de son
propre peuple présentait des avantages, ne fût--ce
que sur le plan de la dignité, mais cette respon-
sabilité risquait aussi d'englober les difficultés et
ratés du voyage. Il apparut notamment que
l'argent fédéral promis pour couvrir les dépenses

1. Grace Steele Woodward, The Cherokees, Norman,


University of Oklahoma Press, 1963, p. 211. Ehle, p. 349.
194 LE SENTIER DES LARMES

arrivait nettement moins vite que lorsque


l'armée était aux commandes, si bien que les
Cherokees les moins pauvres, notamment les
chefs de la tribu, durent à maintes reprises avan-
cer l'argent nécessaire sans avoir la certitude
d'être jamais remboursés.
Par ailleurs, des incidents se produisirent qui
mirent John Ross dans l'embarras, en particulier
l'échappée sanglante d'un Cherokee nommé
Tsali. Le vieil homme, connu des Blancs sous le
nom de << Charlie >>,avait été appréhendé durant
les opérations de regroupement. Accompagné de
sa famille, il avait été conduit vers l'enclos mili-
taire le plus proche. C'est alors que l'un des sol-
dats donna un coup de baïonnette à sa femme
pour la faire avancer plus vite. Tsali attendit la
nuit et, profitant de l'obscurité, tua deux soldats
à l'aide d'un couteau et s'enfuit dans la mon-
tagne avec les siens à la recherche d'autres fugi-
tifs de sa tribu. Apprenant la nouvelle, le général
Scott ordonna qu'une chasse à l'homme soit
organisée, mais les recherches furent infruc-
tueuses. Informé à son tour, John Ross adressa
au général une lettre en date du 8 novembre
1838, dans laquelle il exprime ses regrets concer-
nant ce << geste tragique >>et dit << son espoir sin-
cère de voir les auteurs rapidement traduits
devant la justice >>, ajoutant qu'il ne négligera
rien de son côté pour que << l'émigration tran-
quille et pacifique qui vient de commencer soit
menée à bien 1 >>. Scott fit alors savoir par un

1. Nathaniel C. Browder, The Cherokee Indians and


Those W'ho Came After, Hayesville, N.C. Browder, 1973,
p. 68. Ehle, p. 345-346.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 195

émissaire proche des Indiens que si Tsali et sa


famille acceptaient de se rendre et d'être jugés,
toutes les recherches concernant les autres fugi-
tifs seraient abandonnées. Tsali accepta le marché
et vint se présenter avec sa famille au quartier
général de Scott. Celui-ci le fit aussitôt fusiller,
ainsi que son frère et deux de ses fils, épargnant
le plus jeune, mais poussant la cruauté jusqu'à
désigner des Cherokees partisans de Ridge et
Boudinot pour former le peloton d'exécution.
S'agissant des autres fugitifs, Scott tint parole et
les oublia.
Au milieu de ces difficultés, Lewis Ross
conserva, quant à lui, le sens des affaires : pres-
sentant que dans l'Ouest les durs travaux de
défrichage et de construction, sans parler des
tâches agricoles, représenteraient un excellent
marché pour la vente et l'achat d'esclaves noirs,
il s'en procura 500 en Géorgie et les expédia
aussitôt par bateau jusqu'en Oklahoma 1•
L'heure du grand exil des Cherokees finit par
sonner. Les départs organisés par le Conseil
national - treize groupes forts en moyenne de
1 000 exilés chacun - s'échelonnèrent entre le
28 août 1838 (729 Cherokees placés sous l'auto-
rité de Hair Conrad) et le 4 ou 5 décembre de: la
même année (départ du dernier groupe, com-
posé de seulement 231 personnes, dont le chef
principal John Ross). Un détachement placé
sous la responsabilité de l'armée fédérale et com-
portant 650 Indiens - le seul de cette période -
quitta la Géorgie le 11 octobre : il s'agissait prin-
cipalement de partisans du clan Ridge-Boudinot

1. Ehle, p. 362.
196 LE SENTIER DES LARMES

qui ne souhaitaient pas voyager sous l'autorité de


John Ross ; ce groupe fut de ce fait beaucoup
mieux traité (et indemnisé) que les autres.
L'ensemble des exilés atteignit l'Oklahoma entre
le 17 janvier et le 18 mars 1839. Certains groupes
empruntèrent la route du Nord, assurément la
plus difficile et la plus longue (1500 kilo-
mètres) : c'est essentiellement à celle-là que ren-
voie l'expression<< sentier des larmes>>.D'autres,
moins nombreux, choisirent un itinéraire situé
plus au sud (Benge's route). Le dernier groupe,
celui de John Ross, fit le voyage par la voie flu-
viale (empruntant le fleuve Tennessee, puis le
Mississippi, puis le fleuve Arkansas). Au total,
15 949 Cherokees (et esclaves) quittèrent ainsi la
Géorgie pour un voyage sans retour 1 - voyage
que le pasteur Evan Jones décrivit à l'avance
comme une immense épreuve:
Quelles que soient les précautions prises à
l'égard des divers détachements, le transfert
s'accompagnera, je le crains, de multiples souf-
frances et de nombreuses pertes en vies
humaines. Une grande partie des plus vieux,
des plus jeunes et des infirmes seront inévita-
blement sacrifiés, et le fait que ce transfert

1. Sur ces données chiffrées (qui, compte tenu des cir-


constances où elles furent calculées, ne se recoupent pas
toutes), voir Ehle, p. 351-352, Russell Thornton, op. cit.,
p. 81 et Emmet Starr, History of the Cherokee /ndians,
Oklahoma City, Warden, 1921 [réédité sous la direction
de Jack Gregory et Rennard Strickland, Fayetteville, Ark.,
Indian Heritage Association, 1967] ; également The New
American State Papers : Indian Affairs, vol. 11 : Southeast,
Scholarly Resources Inc., p. 258-259
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 197

s'effectue sous la contrainte le rendra plus amer


encore à vivre pour les rescapés 1 •

Les treize groupes s'efforcèrent de rester unis


tout au long du voyage, mais des mélanges se
produisirent, certains Cherokees cherchant à
rejoindre des membres de leur famille, d'autres
s'efforçant de trouver une nourriture meilleure,
d'autres encore faisant une pause en raison de
leur fatigue et attendant le passage du groupe
suivant. Seuls les esclaves ne pouvaient changer
de groupe, sauf s'il s'agissait de suivre leurs
maîtres. Un total de 645 chariots (un pour 18 ou
20 personnes) avaient été mis à la disposition des
Indiens : s'y entassaient les vivres, les vêtements,
les objets personnels de chaque famille, si bien
qu'il restait peu de place pour soulager les mar-
cheurs épuisés ou les malades, fort nombreux,
surtout parmi les enfants et les vieillards 2 • lJ n
seul médecin pour mille réfugiés: les organisa-
teurs avaient mal mesuré les risques encourus et
les ravages qu'allait causer l'hiver.
La sécheresse prit fin dans les dernières jour-
nées de septembre. La pluie fut accueillie avec
allégresse dans les convois, mais à la sécheresse
succéda bientôt la boue qui rendit la progression
1. Baptist Missionary Magazine XIX, p. 89, cité dans
Grant Foreman, Indian Removal, p. 309.
2. Le pasteur cherokee Jesse Bushyhead confirme ces
données:<< Nous avons dans notre détachement un grand
nombre de malades et beaucoup de personnes très âgées
qu'il faut obligatoirement transporter en chariot >>,alors
que les chariots disponibles suffisent à peine à contenir la
nourriture nécessaire aux chevaux (Grant Foreman,
Indian Removal, p. 304).
Itinéraires de l'exil
1-"
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LE 00
SENTIER DES LARMES

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TERRITOIRE
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INDIEN
(OKLAHOMA)

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0 Milfs_ /00
1
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 199

des chariots plus difficile et plus pénible. Les


jours et les semaines passant, le grésil et la neige
firent leur apparition - et avec eux le froid.
L'hiver fut aussi intense que l'été avait été brû-
lant, et la somme de toutes ces intempéries,
ajoutée à une alimentation défectueuse, à l'épui-
sement, à l'angoisse et au désespoir de beau-
coup, explique l'ampleur des troubles de santè et
le nombre des victimes, qu'on enterrait, à peine
décédées, sur les bas-côtés de la route. Outre: la
dysenterie et autres dérangements du système
digestif, les affections les plus fréquentes étai1ent
la tuberculose, la pneumonie et la pellagre. Les
naissances étaient également problématiques et,
conséquence de la fatigue et de la malnutrition,
beaucoup de mères se retrouvèrent dans l'impos-
sibilité d'allaiter, ce qui aggrava la mortalité des
enfants.
Le Dr Elizur Butler, missionnaire de l'Ame-
rican Board, avait soigné les Indiens dans les
enclos avant leur départ et il les accompagnait
maintenant dans leur périple. Sa foi religieuse ne
l'empêchait pas de pester contre le Ciel qui sem-
blait avoir ligué contre les infortunés Cherokees
tous les éléments de la nature : <<Depuis le
ter juin, nota-t-il dans une lettre, j'ai le sentiment
d'avoir vécu au milieu de la mort 1• >> Il estimait
que 20 % des exilés avaient rendu l'âme avant la
fin du voyage. Un témoin originaire du Maine
raconte par ailleurs à quel point la mort effaçait
les différences sociales qui pouvaient exister entre
les Cherokees : certains d'entre eux, écrit-il,

1. Wilkins, CherokeeTragedy,p. 328.


200 LE SENTIER DES LARMES

sont riches et voyagent princièrement. Une


dame, accompagnée de son mari, m'a doublé
dans sa voiture de louage, avec à l'évidence
autant d'attirails et d'objets raffinés autour
d'elle qu'une matrone de Nouvelle-Angleterre ;
mais c'était une mère de famille et elle tenait
dans ses bras son plus jeune enfant, âgé de trois
ans, qui était malade [... ]. Elle dut, quelques
kilomètres plus loin [... ] sans pompe ni céré-
monie confier son nourrisson bien-aimé à la
terre glaciale, et passer son chemin pour
rejoindre la multitude 1 •

Comme tout bon capitaine responsable d'un


navire en perdition, John Ross était parti le der-
nier, entouré de sa femme, Quatie, et de ses
enfants. Contrairement à la plupart des autres
Cherokees, ils empruntèrent la voie fluviale, plus
longue en kilomètres car plus sinueuse, mais en
principe moins épuisante. Quatie souffrait d'un
rhume mais, cela mis à part, le voyage s'annon-
çait bien et la descente du fleuve Tennessee com-
mença de manière plutôt agréable. Après avoir
atteint le Kentucky, il fallut mettre pied à terre et
se rendre en chariot jusqu'à un nouvel embarca-
dère. Une tempête de neige s'abattit malencon-
treusement sur Ross et les siens durant le trajet.
La nuit venue, Quatie donna son unique couver-
ture à un enfant atteint de fièvre et qui souffrait
du froid. Le lendemain, son rhume s'était trans-
formé en pneumonie. Ross décida de quitter le
groupe et loua une modeste mais solide embar-
cation qui transporta sa famille jusqu'au fleuve

1. New York Observer, 26 janvier 1839. Cité dans Grant


Foreman, Indian Removal, p. 307.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 201
Arkansas. L'état de sa femme s'aggrava au fil des
jours et elle mourut non loin de Little Rock.
Quatie Ross fut enterrée chrétiennement, mais
sans cercueil, dans une tombe creusée à la hâte et
que ses proches abandonnèrent, la mort dans
l'âme, non sans avoir lu plusieurs passages de la
Bible.
Parvenus au Mississippi, plusieurs détache-
ments se trouvèrent dans l'impossibilité de tra-
verser le fleuve. La glace qui le recouvrait était
trop mince pour supporter le poids des chariots,
et trop épaisse pour que des bateaux puissent se
substituer à ces derniers. La berge du fleuve
offrait un spectacle de désolation : << Des cen-
taines de malades et de mourants [restaie:nt]
enfermés dans les chariots ou [étaient] allongés
sur le sol avec une simple couverture au-dessus
d'eux pour se protéger des vents de janvier 1 • >>
Cette attente mortelle dura dans certains cas
jusqu'à un mois.

Lorsque John Ridge et sa famille étaient arri-


vés à Honey Creek, ils avaient retrouvé le Major
Ridge et sa femme Susanna installés là depuis peu
et déjà occupés à cultiver une terre d'excellente
qualité. Présents aussi la sœur de John Ridge et
son mari qui, en son nom et à sa demande,
avaient acheté à un Cherokee de l'Ouest tout un
ensemble de terres déjà défrichées. Il faut dire
qu'avant de quitter la Géorgie, John avait touché
la somme de quelque 20 000 dollars pour la pi;!rte
de sa plantation, plus 1 745 dollars versés par le
nouveau propriétaire de sa ferme au titre des

1. Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 327.


202 LE SENTIER DES LARMES

récoltes de l'année et pour le rachat de quelques


cochons. L'hiver approchant, il entama sans
tarder la construction d'une nouvelle demeure.
Parallèlement, et en association avec son père, il
entreprit d'ouvrir un commerce. Toutes ces acti-
vités lui laissaient malgré tout le temps de visiter
la région:

J'ai beaucoup voyagé dans cette contrée [et] j'ai


eu le plaisir d'y découvrir de très belles sources,
des fermes superbes et des maisons confor-
tables, des moulins, des écoles de mission-
naires, le tout appartenant à des Cherokees. Je
n'ai vu parmi ces derniers que des signes de
prospérité et de bonheur 1 •

À l'occasion de ces promenades, il demandait


rituellement aux nouveaux émigrants cherokees
qu'il rencontrait s'ils retourneraient en Géorgie
dans l'hypothèse (fort improbable) où les États-
Unis leur rendraient enfin justice, et la réponse
était la plupart du temps négative. Pour lui, la
région de Honey Creek était promise à un bel
avenir : << D'ici quelques années, ce sera le jardin
des États-Unis 2 • >>
Pendant ce temps, Elias Boudinot avait établi
ses quartiers près de la localité de Park Hill, juste
au sud de Tahlequah, la nouvelle capitale des
Cherokees - non loin d'où s'étaient installés son
vieil ami le révérend Samuel Austin Worcester et
sa femme. Non contents de se bâtir chacun une

1. Wilson Lumpkin, The Removal of the Cherokee


Indians from Georgia, New York, Dodd, Mead, 1907, vol. 2,
p. 202.
2. Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 310.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 203

L:ri.
i ~.
~
1

LES CHEROKEES
DANS L'OUEST
(1839)
204 LE SENTIER DES LARMES

maison, les deux hommes se lancèrent dans une


traduction de la Bible en langue cherokee. Bou-
dinot avait perdu sa première épouse Harriet,
morte en août 1836 des suites d'une grossesse
problématique. Peu avant de quitter la Géorgie,
il s'était remarié avec une femme au nom
étrange, mais fort belle, Delight Sargent, mis-
sionnaire de l'American Board. Une nouvelle vie
allait pouvoir commencer pour eux, et pour ses
six enfants, sous ce ciel que tout ou presque
annonçait comme favorable.
John Ridge, pas plus que Boudinot, n'entendait
se relancer dans la politique active. Sa réinstalla-
tion et la gestion de son commerce suffisaient
amplement à sa tâche. Au début de 1839, il se
rendit à New York pour ses affaires et, passant par
Washington, revit Schermerhorn, à qui il tint des
propos aussi inquiets que prémonitoires :

Il se peut qu'un jour je meure de la main d'un


pauvre Indien exalté qu'auront inspiré les
exhortations de Ross et de ses laquais, mais
[j'aurai] pour consolation d'avoir souffert et
d'être mort pour une juste cause. Mon peuple
est désormais libre et heureux dans son nou-
veau séjour, et je suis résigné à subir mon des-
tin, quel qu'il puisse être 1 • ·

En Oklahoma, la scène politique était, elle


aussi, assez sombre, car la fusion entre les anciens
émigrés cherokees (5 800 en 1834) 2 et la masse
1. Ibid., p. 328.
2. Francis Paul Prucha, The Great Father: The United
States Government and the American Indians, Lincoln,
University of Nebraska Press, 1984, p. 95.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 205

des nouveaux arrivants était loin d'aller de soi.


Des problèmes de pouvoir et de préséance se
posèrent d'entrée de jeu, les anciens souhaitant
que les nouveaux se coulent dans les institutions
qu'ils avaient localement mises en place, John
Ross et son entourage entendant pour leur part
préserver la place éminente qu'ils occupaient
parmi leur peuple avant de quitter la Géorgie.
Ross désirait vider l'abcès au plus vite : il pro-
posa la tenue d'un Conseil commun qui entama
ses travaux le 3 juin 1839 dans la localité de
Double Spring, non loin de Tahlequah. Plus de
6 000 Cherokees avaient fait le déplacement.
John Ridge et son père, Elias Boudinot et son
frère Stand Watie se joignirent à la foule quelques
jours plus tard, mais, conscients que l'atmos-
phère n'était pas en leur faveur, ils s'abstinrent
d'intervenir et quittèrent les lieux le soir mëme
de leur arrivée.
Après quelques discours chaleureux où les
orateurs des deux camps se félicitèrent que <<leur
nation, si longtemps séparée, se trouve à nou-
veau rassemblée 1 >>,le chef des anciens émigrés,
John Brown, rappela aux nouveaux quels étaient
leurs droits : ils seraient dès à présent considérés
comme des citoyens à part entière, disposeraient
du droit de vote dans leurs districts de résidence
et y seraient éligibles. Il ajouta qu'en octobre,
lors de la prochaine session du Conseil, l'en-
semble des postes de responsabilité seraient nor-
malement soumis à renouvellement et que tout
émigré de fraîche date pourrait se porter can-
didat à ces fonctions.
1. Wilkins, CherokeeTragedy,p. 332.
206 LE SENTIER DES LARMES

John Ross expliqua que ces dispositions


n'étaient pas appropriées dans la mesure où la
structure de gouvernement qu'il représentait et
dirigeait devait absolument perdurer en l'état
<<afin de régler certains comptes avec les États-
Unis ainsi que certains litiges relatifs aux spo-
liations 1 >>.John Brown répondit que le groupe
des nouveaux arrivants pourrait, à titre provi-
soire, mener à bien ces négociations en se préva-
lant du titre de<<nation cherokee de l'est 2 >>.Ross
n'en démordit pas : il savait que ses partisans
étaient, durant ces journées, deux fois plus nom-
breux que les anciens et il entendait bien profiter
de cet avantage pour imposer ses vues. Il demanda
qu'une convention ad hoc s'ouvre immédiatement
et élabore une nouvelle constitution. Exaspéré
par tant d'exigences, Brown opposa un refus
catégorique à la demande de Ross et, le 19 juin,
après plus de deux semaines de vains débats, il
mit brusquement un terme aux travaux du
Conseil.
La colère des nouveaux immigrants était
grande mais ne tarda pas à trouver un exutoire.
Elle se tourna vers les <<
traîtres >>entrevus lors du
Conseil, beaucoup les soupçonnant d'avoir en
sous-main conseillé Brown et de l'avoir incité à
refuser la fusion. À l'insu de John Ross mais en
présence de son fils Allen, quelques dizaines de
Cherokees se réunirent en un lieu privé. Invo-
quant la << loi du sang >>,ils mirent au point un
plan précis visant à l'élimination physique de
ceux qui avaient transgressé la loi adoptée par le

1. Ehle, p. 373.
2. Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 333.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 207

Conseil national en octobre 1829 - loi interdi-


sant à tout membre de la tribu de vendre la
moindre parcelle de terre cherokee à un Blanc
sous peine de mort. Ironie du sort, cette loi avait
été votée sur proposition du Major Ridge et avait
été saluée avec éclat par son fils et par Boudi:not
dans les colonnes du Cherokee Phoenix !
Plusieurs jurys, composés chacun de trois
membres issus du même clan que les quatre
hommes mis en accusation - à savoir le Major
Ridge, John Ridge, Elias Boudinot et Stand
Watie - furent appelés à siéger et à rendre leur
verdict. Les sentences furent sans surprise et les
mêmes pour tous. On plaça alors dans un cha-
peau autant de numéros qu'il y avait de per-
sonnes présentes, mais douze de ces numéros
étaient marqués d'une croix : celui qui tirerait
une croix serait automatiquement chargé de par-
ticiper à l'exécution des sentences. Allen Ross fut
dispensé du tirage. On lui confia comme mission
de rejoindre son père et<<de veiller à ce qu'il n'ait
pas vent de ce qui se tramait 1 >>.
À l'aube du 22 juin, les tueurs ainsi désignés
enfourchèrent leurs chevaux et, accompagnés de
leurs comparses, se dirigèrent vers le domicile: de
leurs victimes. Le groupe chargé d'éliminer John
Ridge comptait en tout vingt-cinq personnes. La
maison fut rapidement encerclée. Les trois exé-
cuteurs des hautes œuvres forcèrent la serrure et
pénétrèrent à l'intérieur. Toute la maisonnée était
assoupie, à savoir John, son épouse Sally et leurs

1. Grant Foreman, <<The Murder of Elias Boudinot >>,


Chronicles of Oklahoma, vol. 12 (mars 1934), p. 23. Eble,
p. 375.
208 LE SENTIER DES LARMES

enfants, la sœur de celle-ci et son beau-frère,


ainsi que la femme du Major Ridge. L'un des
tueurs repéra le lit de John, visa le crâne du dor-
meur et tira, mais le pistolet fit long feu. Les trois
hommes s'emparèrent de John et le traînèrent de
force jusque dans la cour. Sally et les autres
membres de la famille tentèrent de le rejoindre
mais en furent empêchés. Ils purent néanmoins
voir deux des tueurs immobiliser le corps de
John tandis que le troisième lui tranchait la veine
jugulaire avant de lui assener plus de vingt coups
de couteau. Puis les trois hommes soulevèrent le
corps de leur victime, le jetèrent en l'air aussi
haut que possible et le laissèrent retomber vio-
lemment sur le sol. Les vingt-cinq membres du
groupe entreprirent alors de piétiner le corps du
moribond. Leur besogne accomplie, ils s' éloi-
gnèrent au grand galop.
Sally et les siens purent enfin s'approcher.
John était encore en vie. Il se souleva sur un
coude et tenta de dire quelque chose, mais dans
sa bouche le sang avait remplacé les paroles.
Sally ordonna aux serviteurs de le transporter à
l'intérieur de la maison où il mourut bientôt sous
le regard à jamais épouvanté de ses enfants.
Le deuxième groupe de tueurs alla se poster à
proximité de la maison qu'Elias Boudinot était
en train de construire. Lorsque celui-ci arriva
sur le chantier pour s'entretenir avec les menui-
siers, quatre membres du groupe vinrent vers lui
et lui expliquèrent que, plusieurs membres de
leurs familles étant malades, ils avaient besoin de
médicaments. On se souvient qu'à New Echota
Boudinot tenait un dispensaire ; à Park Hill il fai-
sait aussi office de <<pharmacien>>.Elias se diri-
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 209

gea alors vers la maison des Worcester, avec !les-


quels il vivait en attendant que ses propres tra-
vaux soient achevés. Mais à peine s'était-il
retourné que l'un des tueurs le poignarda dans le
dos. Il poussa un cri et s'effondra sur le sol. Un
deuxième tueur lui trancha alors le crâne en
deux à l'aide d'un tomahawk. Alertés par les
menuisiers, sa femme Delight et les Worcester
accoururent sur-le-champ, mais ne purent que
constater l'irréparable.
Le révérend Worcester demanda alors à un
voisin choctaw de prendre un cheval dans son
écurie et d'aller jusqu'au magasin que Stand
Watie venait d'ouvrir afin de l'informer que son
frère était mort et que sa propre vie était en dan-
ger. Mis au courant, Stand Watie ne demanda pas
son reste et s'enfuit à bride abattue sur le cheval
qu'avait utilisé le Choctaw. Il échappa ainsi à la
tuerie et tenta avec quelques amis, mais en vain,
d'aller tuer celui qu'il tenait pour le responsable
de toute cette campagne d'assassinats, John Ross.
Vingt ans plus tard, on le retrouva dans l'ar:mée
confédérée avec le grade de général de brigade
(grade jamais atteint par aucun autre Indien). Il
fut même le dernier général à se rendre à la fin de
la guerre de Sécession : en réalité, il ne << se
rendit>>pas, mais signa le 23 juin 1865 un simple
accord de cessation des hostilités.
Le troisième groupe tendit une embuscade au
Major Ridge. Les tueurs savaient que le vieil
homme s'était rendu en Arkansas pour rendre
visite à l'un de ses esclaves tombé malade. Alors
qu'il dévalait un sentier à cheval en compagnie
d'un jeune Noir, une dizaine de balles vinrent lui
cribler la tête et le corps. Il glissa de sa monture,
210 LE SENTIER DES LARMES

tué sur le coup. Le jeune Noir parvint à s'enfuir


et alla répandre la nouvelle.
Les principaux signataires du traité de New
Echota venaient de subir le même sort que le
chef creek William Mclntosh, signataire en 1825
du traité d'Indian Springs. En vertu de cet
accord, tout ce qui restait de terre creek en
Géorgie avait été cédé au gouvernement des
États-Unis pour une somme de 400 000 dollars.
Le Major Ridge, John Ridge et Boudinot avaient,
quant à eux, payé de leur vie une lourde et
double erreur stratégique : celle d'avoir sous-
estimé la force des Indiens les plus incultes et
celle d'avoir misé, au fond, sur <<un peuple qui
n'existait pas encore ' >>.
La femme du Major ne quitta pas la région et
s'efforça de faire fructifier le commerce de son
mari. Sally Ridge, l'épouse de John, abandonna
la maison de Honey Creek où elle avait assisté à
tant d'horreurs et alla se réfugier avec ses enfants
en Arkansas. Peut-être avait-elle gardé en mé-
moire le poème d'enfance que son mari, élève à
l'école de Cornwall dans le Connecticut, avait
alors composé :

Fanée la rose, flétri le bourgeon,


La fleur se dégrade, le matin se hâte,
Le soleil est couché, les ombres fuient,
La calebasse se vide : ainsi passent les mortels 2

1. Ehle, p. 384.
2. <<Withers the rose, the blossom blasts, / The flower
fades, the morning hastes,/ The sun is set, shadows fly, /
The gourd consumes - so mortals die. >> Cité dans Jahoda,
p. 242.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 211

Cette série d'assassinats et de vengeances


inaugura une période de représailles que l'histo-
rien Thurman Wilkins n'a pas craint d'assimiller
aux <<vendettas corses 1 >>.En juillet 1839, lors
d'un Conseil boudé par presque tous les chefs
des anciens émigrés, Sequoyah, homme sage et
respecté de tous, engagea ses frères de raci! à
proclamer une amnistie générale, mais il ne fut
pas écouté - au grand dam de John Ross réélu
peu après chef principal des seuls Cherokees de
l'Est. Les agents fédéraux de la région firent
savoir qu'ils souhaitaient que ceux qui avaient
assassiné le Major Ridge, son fils et Boudinot
soient arrêtés et traduits devant la justice. John
Ross se déclara incapable de leur fournir le
moindre nom. Des dragons de l'armée fédérale
furent alors dépêchés en Oklahoma afin de cap-
turer les coupables : les seuls qu'ils finirent par
trouver gisaient au bord de quelque fossé, dis-
crètement exécutés par une main inconnue. L'un
des organisateurs de la tuerie, James Foreman,
celui qui avait déjà supprimé John Walker en
août 1834, mourut des mains de Stand Wati1~,à
la suite d'un combat à l'arme blanche.
John Ross s'employa à apaiser les esprits. Il fit
adopter une ordonnance accordant le pardon
aux anciens partisans du traité de New Echota à
condition que ceux-ci viennent en personne
s'excuser devant le Conseil et acceptent d'être
inéligibles pendant cinq ans. Il reprit à son
compte le projet d'amnistie de Sequoyah et fit
voter un texte graciant <<toutes les personnes,
Cherokees de l'Est ou Cherokees de l'Ouest, sus-
1. Wilkins, Cherokee Tragedy, p. 343.
212 LE SENTIER DES LARMES

ceptibles d'être inculpées pour le meurtre ou


l'homicide d'un autre Cherokee commis avant
l'adoption du présent décret 1 >>.Mais rien n'y fit
et l'anarchie continua de régner. Les agents fédé-
raux le soupçonnèrent de ne pas jouer le jeu de la
vérité et d'entraver la bonne marche de la justice.
Ils lui demandèrent même de démissionner, mais
le vieux chef refusa.
En même temps qu'il s'efforçait, à sa façon, de
ramener la paix parmi son peuple, Ross conti-
nuait de négocier avec Washington afin d'obtenir
l'aide et les réparations promises. Il entendait
que le nouveau territoire cherokee soit officielle-
ment reconnu comme la résidence et la propriété
permanentes de son peuple. Il souhaitait aussi
obtenir des subventions en vue de la mise en
place d'un système scolaire et de l'achat de maté-
riel d'imprimerie. La relance du Cherokee
Phoenix était à l'ordre du jour. S'agissant des
frais relatifs au transport des 16 000 Cherokees
de l'Est vers l'Oklahoma, Ross avait déjà touché
en novembre 1838 la somme de 776 393 dollars.
Conformément aux accords passés avec le
général Scott, cette somme avait été calculée sur
la base d'un voyage d'une durée moyenne de
quatre-vingts jours. Or Ross prétendait à juste
titre que le déplacement de son peuple avait duré
beaucoup plus longtemps : en moyenne, les dif-
férents groupes avaient mis cent cinquante-trois
jours pour accomplir le trajet 2 • Il réclama donc
une rallonge (très substantielle) de 486 939 dol-
1. Emmet Starr, History of the Cherokee Indians, p. 119.
Ehle, p. 380.
2. Russell Thornton, op.cit., p. 92.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 2:13

lars - qu'il finit d'ailleurs par obtenir de l'adrni-


nistration fédérale en 1841.
En 1843, il obtint de l'agent aux Affaires
indiennes l'autorisation de convoquer un Conseil
intertribal destiné à rétablir la paix civile et qui
de fait se solda par une condamnation unanime
de toutes les formes de représailles. En 1846, il
parvint à conclure une trêve avec Stand Watic et
le clan Ridge-Boudinot, qui s'était instinctive-
ment allié aux Cherokees de l'Ouest. Puis il fit
adopter par les trois fractions de son peuple un
accord d'amnistie, de réconciliation et de respect
mutuel. C'est à cette occasion qu'il put enfin se
faire reconnaître comme le seul chef suprême: de
la nation cherokee << réunifiée 1 >>.
Mais la guerre de Sécession vint mettre à 1mal
ce fragile accord. En mai 1861, les Confédérés
désignèrent un agent spécial, Albert Pike, chargé
d'attirer les nations indiennes dans le camp
sécessionniste et de négocier avec elles des traités
avantageux. Ross, qui s'était d'abord rangé du
côté de l'Union, rejeta les offres de l'émissaire
confédéré. Celui-ci eut plus de succès avec les
Creeks, les Choctaws et les Séminoles, qui tous
signèrent des traités de ralliement au forces
sudistes : sur le fond, ces traités n'étaient guère
différents des précédents, mais ils étaient rédigés
dans un esprit << de conciliation, non de diktat 2 >>.
1. Ronald Satz, American Indian Policy in the Jacksonian
Bra, Lincoln, University of Nebraska Press, 1975, p. 229,
Theda Perdue, << The Conflict Within : Cherokees and
Removal >>, in William L. Anderson, éd., Cherokee
Removal: Before and After, Athens, University of Georgia
Press, 1991, p. 71 ; Prucha, The Great Father, p. 97.
2. Prucha, The Great Father, p. 138.
214 LE SENTIER DES LARMES

Devenu planteur et propriétaire d'esclaves, et


idéologiquement proche des valeurs du Vieux
Sud, Stand Watie se rallia lui aussi aux Confé-
dérés, comme d'ailleurs la majorité des Chero-
kees. Il mit sur pied un régiment indien de cava-
lerie, alla se battre auprès des Sudistes dans le
Missouri et ne tarda pas à être promu par Albert
Pike au grade de général de brigade. Craignant
de voir les Confédérés traiter avec Watie plutôt
qu'avec lui-même (option évoquée par Pike),
soucieux de préserver l'unité de son peuple et
d'en rester le chef, et sans doute impressionné
par les premières victoires sudistes sur le terrain
(notamment celles de Bull Run et de Wilson's
Creek), Ross se résigna à ·rejoindre le camp des
Confédérés.
Le 7 octobre 1861, il signa avec Pike un traité
qui, au demeurant, lui promettait tout ou partie
de ce qu'il n'avait jamais pu obtenir des autorités
fédérales : l'autonomie politique de la tribu était
reconnue, ses limites territoriales avaient désor-
mais un caractère intangible, et il était spécifié
que la nation cherokee ne serait en aucun cas
intégrée à un État ou sommée d'en devenir un.
Pour couronner le tout, le Conseil national che-
rokee adopta le 31 octobre une déclaration d'in-
dépendance, rédigée par Pike en personne, qui
énumérait les raisons du ralliement à la Confé-
dération et définissait les Cherokees comme
étant <<un peuple libre, indépendant des États
nordistes d'Amérique et en guerre contre eux de
leur propre gré 1 >>.

1. Ibid., p. 139.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 215

La résidence de John Ross (« Rose Cottage >>)


à Park Hill (Oklahom a)

Ross et les siens n'avaient consenti à ces revi-


rements qu'à contrecœur et sous la pression des
circonstances. Globalement, les Cherokees se
montrèrent du reste .moins enthousiastes et
moins unanimes dans leur soutien aux Sudistes
que d'autres tribus. Et quand le vent de la guerre
commença à tourner, on vit la fidélité à l'Union
refaire surface chez nombre d'entre eux, dont
John Ross. Celui-ci eut la <( chance >> de tomber
aux mains des troupes fédérales et de se retrou-
ver << en exil >> à Philadelphie, où il séjourna
jusqu'à la fin du conflit dans la famille blanche
de sa seconde épouse , Mary, laquelle devait
mourir peu de temps après. Stand Watie ne fut
pas dupe de cette capture providentielle. Profi-
tant de l'absence de Ross, il se fit élire en 1863
chef principal des Cherokees << confédérés >> et
n'hésita pas à faire incendier Rose Cottage, la
superbe demeure que Ross possédait à Park Hill.
216 LE SENTIER DES LARMES

Le conflit terminé et l'abolition proclamée,


John Ross dut, à l'instar des Blancs, affranchir
tous ses esclaves. À quoi vinrent s'ajouter d'autres
contrariétés. En septembre 1865, les autorités
américaines, qui entendaient négocier librement
de nouveaux traités avec les cinq tribus civilisées
(vaincues en même temps que les Sudistes), déci-
dèrent de le <<déposer >> officiellement. Il cessa
ainsi d'être, du moins aux yeux de Washington, le
chef principal des Cherokees 1 • Sous le poids des
ans et de toutes ces déconvenues, il s'éteignit à
Washington le 1eraoût 1866, âgé de soixante-seize
ans, veuf pour la seconde fois, bien moins fortuné
qu'il n'avait vécu et déchu de ce pouvoir tribal
suprême auquel il avait consacré le plus clair de sa
vie. Peu avant de rendre l'âme - et manifestement
oublieux de certaines de ses ambiguïtés ou erreurs
passées -, il confia à un visiteur de passage le bilan
qu'il dressait de son existence : <<Je suis un vieil
homme qui a servi son peuple et le gouvernement
des États-Unis pendant plus de cinquante ans
[... ].J'ai agi de mon mieux, et aujourd'hui, sur ce
lit de douleur, mon cœur approuve la totalité de
mes actes 2 • >>
Sa mort resserra les rangs des Cherokees qui
se dotèrent enfin, en la personne d'un Indien de
race pure, Louis Downing, d'un chef unique et
accepté de tous, qui entreprit de <<redonner à
1. Bernard Strickland & William M. Strickland,
<<Beyond the Trail of Tears : One Hundred Fifty Years of
Cherokee Survival >>,in William L. Anderson, éd., op. cit.,
p. 117.
2. Gary E. Moulton,John Ross, Cherokee Chief, Athens,
University of Georgia Press, 1978, p. 1. Ehle, p. 383.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 217

leur tribu délabrée la gloire qui avait naguère été


la sienne 1 >>.Mais la tâche était rude, pour ne pas
dire impossible, car la guerre de Sécession et le
ralliement majoritaire des Cherokees au camp des
perdants avaient placé leur tribu dans une posi-
tion de faiblesse face au pouvoir fédéral. Celui-ci
ne manqua pas d'en profiter pour aggraver encore
l'entreprise de démantèlement et d'expropriation
des communautés indiennes.
À terme, la mort de Ross eut une autre
conséquence : elle laissa le champ libre à ses
adversaires de toujours. Sous la conduite d'Un
des fils de Boudinot - Elias Cornelius (1835-
1890) -, les << descendants biologiques et philo-
sophiques des signataires du Traité de New
Echota contournèrent les lois tribales qui lirni-
taient les investissements extérieurs en capital
et se firent les promoteurs actifs de l'expansion
industrielle en territoire indien 2 >>. Devenus
actionnaires, et parfois gestionnaires, dans des
secteurs comme le chemin de fer, les mines ou
le bois de construction, ils acceptèrent sans
regret et même favorisèrent tout ce qui par la
suite allait conduire à l'effritement de l'identité
nationale cherokee : l'afflux massif de Blancs
dans les territoires indiens de l'Ouest, la dislo-
cation (une fois de plus) des terres indiennes et
leur redistribution, enfin la dissolution du
<< gouvernement >>cherokee et, à quelques struc-
tures symboliques près, l'intégration politique
de la minorité indienne à l'État d'Oklahoma.

1. Jahoda, p. 241.
2. Theda Perdue, The
<< Conflict Within >>, op..cit.,
p. 72.
218 LE SENTIER DES LARMES

L'Oklahoma devint un État de l'Union en


octobre 1907, non sans que les représentants
locaux des cinq nations civilisées, dont les Chero-
kees, aient, dans un ultime effort, proposé la créa-
tion d'un État indien distinct, l' <<État de
Sequoyah >>.Le Congrès américain resta sourd aux
arguments selon lesquels le territoire indien
concerné <<avait une population aussi nombreuse
que le Maine >>et des ressources économiques plus
importantes que le territoire occupé par les Blancs.
Rien n'y fit, et l'argument <<économique >> eut
même un effet contre-productif. Le Congrès
rejeta les propositions indiennes et fusionna en
une seule entité politique les 1 414 177 Blancs et
les 116 831 Indiens de la région 1•
Au terme du <<long et triste voyage vers le
soleil couchant qu'ils avaient baptisé le Sentier
des larmes >>,les Cherokees étaient arrivés dans
les territoires de l'Ouest avec, au cœur, la déses-
pérance de ceux qui ont tout perdu. Et pourtant,
note l'excellent historien Grant Foreman,

subsistait en eux le mélancolique espoir d'une


récompense partielle, l'espoir que dans cette
contrée lointaine ils seraient à l'abri de la
cruauté et de la rapacité sordide des hommes
de la Frontière - et que dans ce pays que
l'homme blanc ne convoitait point et ne possé-
derait pas, ils pourraient vivre en paix et réta-
blir, en même temps que leur santé brisée, leurs
maisons, leurs institutions et leurs structures de
gouvernement 2 •

1. Prucha, The Great Father, p. 261-262. Les chiffres


sont ceux d'un recensement spécial réalisé en 1907.
2. Grant Foreman, Indian Removal, p. 15, 386.
CHRONIQUE D'UNE DÉPORTATION 219

À la lumière des faits, il apparaît que les Amé-


ricains de la fin du XIXe siècle et du début du xxe
n'ont été ni capables ni véritablement soucieux
de répondre, fût-ce << partiellement >>, à cette
attente.
VII

DES LOTERIES AUX CASINOS :


UNE REVANCHE AU GOÛT AMER

« Nous serons tous des Américains»


Thomas Jefferson à une délégation d'indiens (1808).

Plus d'un siècle et demi s'est écoulé depuis


l'époque du Sentier des larmes. Au cours de cette
période, la nation cherokee a traversé six nou-
velles phases de son histoire, toutes marquées par
des défis de nature différente auxquels elle a tant
bien que mal survécu. Bernard et William
M. Strickland ont décrit ces six phases comme
autant d'affaissements et de résurrections succes-
sives : ( 1) Le rétablissement d'une nation un{fiée
(1839-1848), période agitée de remise en
marche économique et politique au lendemain
du grand exil collectif ; (2) La renaissance che-
rokee (1849-1860), âge d'or qui vit la résurrec-
tion du Cherokee Phoenix, une économie en
plein essor (300 000 têtes de bétail pour une
population passée à 20 000 personnes), la cons-
truction de nombreuses églises et l'inauguration
d'un temple maçonruque, l'ouverture de
222 LE SENTIER DES LARMES

126 écoles publiques et de plusieurs établisse-


ments d'enseignement supérieur, dont un pour
jeunes filles; (3) Les ravages de la guerre civile et la
période de Reconstruction (1861-1871), avec à nou-
veau un peuple politiquement et militairement
divisé et pour finir un pays dévasté, où presque
tout était à refaire, mais dont les dirigeants se révé-
lèrent, comme à l'époque de la Géorgie, inca-
pables de négocier d'une seule voix avec le pouvoir
fédéral; (4) La tribu menacée de dissolution (1871-
1906), période marquée par l'irruption brutale du
chemin de fer dans le territoire cherokee, le retour
de la corruption foncière et de l'anarchie, la pers-
pective d'une nouvelle expansion blanche et de
nouvelles transhumances pour la population amé-
rindienne, la dislocation des terres tribales en
petits lots individuels (loi Curtis, 1898) ; (5) Pré-
servation d'une certaine identité tribale dans l'Okla-
homa devenu État de l'Union (1907-1946) : les
Cherokees ne pouvant survivre sur des parcelles
trop petites pour être rentables, des millions d'hec-
tares de terre, dont on s'apercevra plus tard
qu'elles contiennent parfois du pétrole, passent
aux mains avides des spéculateurs et de la popula-
tion blanche, mais les autorités du nouvel État
<<sauvent >> la communauté cherokee en dissociant

pouvoir politique et base foncière : les Cherokees


n'ont plus rien, mais il leur reste une culture et des
structures politiques qui leur sont propres (même
si elles pèsent peu face aux pouvoirs publics
officiels) ; (6) Renouveau de la souveraineté tri-
bale (1946-2000) : dernière phase durant
laquelle, au-delà de certains progrès écono-
miques et sociaux (dus en partie au versement
d'indemnités fédérales au titre des spoliations ·
UNE REVANCHE AU GOÛT AMER 223

antérieures), le << retour aux sources >> devient


une aspiration grandissante, y compris le regain de
la langue tribale désormais pratiquée par 15 000 à
25 000 Cherokees 1•
L'installation dans l'Ouest des rescapés du Sen-
tier des larmes fut problématique pour beaucoup.
Les Cherokees se remirent au travail et la plupart
d'entre eux s'adonnèrent à nouveau à la culture
des champs, mais le cœur n'y était plus, ni la fierté
d'être un peuple qui compte, ni le rêve fou de
pouvoir rester une communauté politiquement
autonome, riche de sa singularité et de ses tradi-
tions, et de participer un jour sur un pied d'égalité
à la construction de la grande république améri-
caine. En disant adieu à leur terre d'origine, les
Cherokees, qu'ils fussent du camp de Ross ou du
camp de Ridge, avaient collectivement perdu foi
en eux-mêmes. Dès lors, un double danger
guettait les réfugiés de l'Oklahoma: d'abord, les
divisions et déchirements propres à toute com-
munauté humaine qui ne sait plus où elle va ;
ensuite le choix de la réussite individuelle comme
alternative à l'accomplissement d'un projet col-
lectif - les divisions tribales comme l'option de
l'individualisme allant naturellement dans le sens
des intérêts et de la vision sociale de la comrnu-
nauté blanche. Comme l'a justement noté l'histo-
rien William C. McLoughlin, <<il était impossible
que ce peuple physiquement et psychologique-
ment déraciné puisse prospérer culturellement
sur ce nouveau terreau 2 >>. Du temps de ]leur
1. Bernard Stricl<land & William M. Stricl<land, op..cit.,
p. 113-132.
2. William C. McLoughlin, CherokeeRenascence,op,.cit.,
p. 451.
224 LE SENTIER DES LARMES

splendeur géorgienne, les .Cherokees avaient tout


fait pour que se réalise la promesse washingto-
nienne et jeffersonienne d'une américanisation
pacifique et civilisée des Indiens. Leur déporta-
tion apportait la preuve qu'ils avaient échoué,
mais pour l'essentiel <<cet échec n'était pas le
leur 1 >>.
Reste qu'à défaut de prospérer, la commu-
nauté cherokee s'est montrée capable de sur-
vivre. Elle compte aujourd'hui quelque 300 000
<<descendants par le sang >> et représente numéri-
quement la première tribu indienne des États-
Unis 2 : l'ensemble des Amérindiens officielle-
ment recensés aux États-Unis en l'an 2000
atteint le chiffre de 2 528 671 (même s'il est dif-
ficile de vérifier qui est indien et qui ne l'est pas),
c'est-à-dire un niveau de peuplement compa-
rable à celui qui, pense-t-on, prévalait à l'époque
de Christophe Colomb. Aux Cherokees de
l'Ouest (170 000), dont ceux de l'Oklahoma
(65 000), il convient d'ajouter la<<bande>> (c'est-
à-dire la sous-tribu) des Cherokees de l'Est
(12 000) : il s'agit des descendants de ceux qui,
ayant échappé aux rafles de 1838, ou s'étant
enfuis lors du transfert (environ un millier), res-
tèrent ou vinrent s'installer en Caroline du Nord.
On trouve aussi d'autres groupes, de taille
diverse, dans plusieurs autres États, dont le Ten-
nessee, l'Alabama, le Missouri et l'Arkansas
(plus de 12 000 membres pour ces deux derniers
groupes, récemment réunis sous l'appellation de
1. Ibid.
2. Bernard Strickland & William M. Strickland, op.cit.,
p. 112.
UNE REVANCHE AU GOÛT AMER 225
Northern Cherokee Nation of the Old Louisiana
Territory) 1•
En 1989, pour le lSOe anniversaire du Sentier
des larmes, les Cherokees de l'Est et de l'Ow:!st
se sont retrouvés à Red Clay (Tennessee) et ont
tenu conseil ensemble avant de participer à une
parade commune. À ces retrouvailles tout à la
fois solennelles et festives, et qui se répètent
désormais chaque année, vient s'ajouter, tous les
ans, un concert de musique gospel organisé: à
Snow Bird en Caroline du Nord. Reste que
l'existence aujourd'hui de deux nations chero-
kees, l'une en Oklahoma, l'autre en Caroline du
Nord, sans parler de la nouvelle << N orthern Che-
rokee Nation>>, est là pour témoigner que l'expé-
rience du Sentier des larmes a laissé derrière elle
des traces ineffaçables.
Mais l'histoire, souvent tragique, peut aussi
être facétieuse. On se souvient qu'une fois
1. US Census Bureau : résultats du recensement de
l'an 2000 (ou de 1990 pour la Northern Cherokee Nation
of the Old Louisiana Territory). Toutes ces données chif-
frées n'ont qu'une valeur approximative, car aux États-
Unis, lors d'un recensement, chaque citoyen interrogé est
ce qu'il déclare être. Se déclarer intégralement ou partiel-
lement indien (même si cela est difficilement vérifiable)
comporte des avantages certains : être indien, et notam-
ment cherokee, permet de toucher certaines allocations et
de bénéficier de divers services assurés par la commu-
nauté tribale - en matière de soins, d'éducation, de loge-
ment, etc. Un récent numéro (vol. 25, n° 3, été 2001) du
Cherokee Phoenix and Indian Advocate donne des chiffres
quelque peu différents de ceux proposés plus haut :
135 000 Cherokees pour l'Oklahoma et ses environs,
62 000 hors Oklahoma, plus 23 000 ayant une adresse
inexacte, soit un total de 220 000.
226 LE SENTIER DES LARMES

dépossédés des terres de leur tribu, les Chero-


kees de Géorgie assistèrent impuissants à la
redistribution de leurs espaces vénérés au moyen
d'un système officiel de loterie réservé aux
Blancs de l'État. Les victimes de cette imposture
ont aujourd'hui trouvé dans l'industrie des jeux
d'argent le moyen sinon d'inverser les effets his-
toriques des loteries en question, du moins de
récupérer une partie de ce que leurs ancêtres
avaient alors perdu et de retrouver, à l'ombre des
casinos, un territoire - et une mine d'or - sur les-
quels ils peuvent à nouveau régner en souve-
rains. Par une juste inversion des choses, ironise
William Jay Smith, voilà les << escrocs >>à leur tour
1
<< escroqués >>.
Partie de Floride en 1979, l'industrie prolifé-
rante des casinos indiens - ce nouveau <<buffle
blanc de l'économie 2 >>-, avait débuté dans une
certaine anarchie, au point qu'en 1988 une loi
fédérale (lndian Gaming Regulatory Act) est venue
mettre de l'ordre dans ce secteur et harmoniser les
intérêts des Indiens avec ceux des États
concernés. Dans le sillage de cette loi, une asso-
ciation nationale a été fondée (la National Indian
Gaming Association) qui regroupe, supervise,
régule· et protège l'ensemble des 321 casinos
indiens existants (plus de 150 nations indiennes
sont représentées au sein de l'Association). Ces
maisons de jeu sont présentes dans les deux tiers
des États de l'Union. Avec un total de 46 casinos,
1.William Jay Smith, op.cit., p. 87.
2. Don A. Cozetto, <<The Economie and Social Impli-
cations of lndian Gaming >>,American Indian Culture and
ResearchJournal, vol. 19, n° 1 (1995), p. 129.
UNE REVANCHE AU GOÛT AMER 227

l'Oklahoma, terre d'exil des Indiens de l'Est, est


de loin (devant la Californie, 38 casinos) l'É.tat
qui possède le plus grand nombre d'établisse-
ments de ce type, mais le plus gigantesque de ces
établissements est celui de Foxwoods dans le
Connecticut : ce casino, le plus grand du monde,
ne compte pas moins de 5 500 machines à sous.
En Oklahoma, les Choctaws, les Creeks, les
Séminoles, entre autres tribus, et naturellement
les Cherokees, disposent de leurs propres éta-
blissements où la population (principalement
blanche) vient en masse perdre son argent en
jouant au bingo manuel, au bingo électronique,
au black-jack, à la roulette, au poker et à un jieu
à base de bandes vidéo (Video Reels) 1•
L'industrie des casinos comporte des inconvé-
nients, y compris pour les Indiens eux-mêmes,
notamment le risque de contracter un goût
immodéré et pathologique des jeux d'argent -
phénomène deux fois plus fréquent chez eux que
dans la population blanche (plus aisée) - et le
développement de certaines formes de délin-
quance ou de corruption liées à la circulation de
sommes considérables 2 • Mais le positif l'eim-
porte, semble-t-il, nettement. Les maisons de jieu
tribales ont créé 250 000 emplois dans l'en-
semble du pays (dont 25 % sont occupés par des
Indiens). En l'an 2000, elles ont rapporté
10,6 milliards de dollars (ce qui représente envi-
1. Les données chiffrées concernant les jeux provien-
nent du centre d'information de la National Indian
Gaming Association :
www.indiangaming.org/library/index.html.
2. Don A. Cozetto, op.cit., p. 119-131.
228 LE SENTIER DES LARMES

ron 10 % des rentrées globales du secteur améri-


cain du jeu) mais l'utilisation de ces gains est très
strictement encadrée. L'essentiel de l'argent
récolté sert en effet à financer le fonctionnement,
la politique économique et les programmes
sociaux des divers gouvernements tribaux. Dans
une cinquantaine de tribus, une part est même
redistribuée à la population sous forme d'alloca-
tions individuelles. Et chaque année 68 millions
de dollars vont à des œuvres caritatives 1•
Ces retombées n'empêchent pas les Indiens
d'être de nos jours le groupe ethnique le plus
pauvre des États-Unis. La fière communauté
d'autrefois est devenue, dans une large mesure,
un peuple d'assistés. Plus de la moitié des Che-
rokees vivent au-dessous du seuil de pauvreté et,
selon les régions, le taux de chômage atteint
parmi eux 45 %, voire 80 %, de la population
dite active 2 • Même si les casinos gérés par les
Indiens apportent à ces derniers un peu de bien-
être, et s'il est vrai en outre que ces maisons de
jeu constituent un <<pied de nez >> vengeur aux
loteries géorgiennes des années 1830, l'indi-
gence et l'exclusion dont tant d' Amérindiens
souffrent encore aujourd'hui pourraient aisé-
ment passer pour un nouveau Sentier des larmes
ou apparaître, si l'on préfère, comme une conti-
nuation de l'ancien.
1. Centre d'information de la National Indian Gaming
Association.
2. Gary C. Anders, <<Indian Gaming: Financial and
Regulatory Issues>>, in James H. Frey, éd., Gambling:
Socioeconomic Impacts and Public Policy, Thousand Oaks,
CA, Sage Periodicals Press, 1998, p. 98-108.
UNE REVANCHE AU GOÛT AMER 229

Reste que, pour lente, insuffisante et difficile


qu'elle soit, l'insertion progressive des Indiens
dans la société américaine apparaît de nos jours
comme un phénomène réel, vérifiable et sans
doute irréversible. Mais cette insertion n'efface
pas le passé ; elle le rend même indispensable à
une intégration réussie. Au début des années
1970, un Cherokee des temps modernes, conscient
des dangers de déculturation qui guettent toute
minorité ethnique au sein d'une société démo-
cratique, a fort bien rendu compte du double état
psychologique et culturel ressenti par son peuple
dans l'Amérique contemporaine :

Les Cherokees ont changé depuis mon


enfance. Presque tous ont une automobile, et
on commence à leur construire des logements
sociaux. [Mais] être Indien, être Cherokee n'a
rien à voir avec les vêtements qu'on porte ni
avec la vieille Ford ou le petit poney qu'on pos-
sède. Être Cherokee, c'est penser d'une cer-
taine façon et connaître d'une certaine faç:on.
Les Cherokees aux voitures rutilantes et bien
costumés continuent d'appartenir à la race des
aigles, au peuple du feu éternel. Nous demeu-
rons un peuple fier qui a su garder vivante sa
force spirituelle 1 •

Si donc les siècles passent, si la mémoire


s'apaise et si le triomphe des Blancs a presque
tout balayé sur son passage, la destinée manifeste
des Indiens, et leur honneur, est d'être toujours
1. Jack Gregory et Bernard Strickland, Adventures of an
Indian Boy, Muskogee, Okla., Indian Heritage Associa-
tion, 1972, p. 29.
230 LE SENTIER DES LARMES

là, aussi nombreux qu'aux jours anciens, pré-


sents et actifs (autant que faire se peut) dans la
société américaine d'aujourd'hui, et à jamais
fidèles, au fond d'eux-mêmes, à ce qu'ils furent
- mais avec toujours, en filigrane, cet injuste par-
tage entre le destin des hommes blancs et le leur :
la vie pour les uns, la survie pour les autres.
CHRONOLOGIE DU PEUPLE CHEROKEE

1450-1839

Vers 1450
Les premiers Cherokees s'installent sur le territoire
de la Géorgie. Tagaloo est leur premier village.
1540
Hernando de Soto prospecte la région à la
recherche d'or et saccage les récoltes des Che:ro-
kees. Début de l'introduction du cheval en Amé-
rique du Nord.
Vers 1700
Premiers contacts des Cherokees avec des mar-
chands anglais.
1715-1728
Le soulèvement des Yamassees et des Creeks dans
les deux Carolines est maté par les colons grâce à
la coopération des Cherokees.
1721
Premier traité avec les Blancs (en Caroline du Sud).
1732-1752
Fondation de la Géorgie.
1738
Une épidémie de variole emporte 25 % des Chero-
kees.
232 LE SENTIER DES LARMES

1755
Bataille de Taliwa entre les Cherokees et les Creeks.
Défaite des seconds, en majeure partie expulsés
du nord de la Géorgie.
1754-1763
Les Britanniques enrôlent de force une partie des
Cherokees pendant la French and Indian lfür. En
1760, des guerriers cherokees assiègent la gar-
nison britannique de Fort Loudoun dans le Ten-
nessee. Un an plus tard, les Britanniques détrui-
sent quinze villages cherokees.
1771
Naissance du Major Ridge.
1773
Première cession de terres en Géorgie.
1776-1783
Les Cherokees se battent aux côtés des Britanniques
pendant la guerre d'indépendance et paient cette
alliance par la cession forcée de nouveaux territoires.
1778 (?)
Naissance de Sequoyah.
1785
Traité de Hopewell : premier accord de paix entre les
Cherokees et le gouvernement fédéral.
1790
Naissance de John Ross.
1791
Traité de Holston : les Cherokees cèdent des terres
dans l'est du Tennessee et, en échange, obtiennent
du président Washington l'assurance que leurs
espaces ne seront plus envahis par les colons.
1794
Les Cherokees chicamaugas cessent de résister par la
force aux empiètements des colons et commen-
cent à émigrer vers l'Ouest.
CHRONOLOGIE 233
1796
Lancement par George Washington du programme
d'acculturation des nations indiennes.
1800
Jefferson élu président.
1801
Les Moraves créent une première mission parmii les
Cherokees.
1802
Naissance d'Elias Boudinot. Le gouvernement fèdé-
ral et la Géorgie signent un accord aux termes
duquel la Géorgie cède à l'Union ses territoires de
l'Ouest, en échange de quoi le gouvernement
fédéral s'engage à acheter toutes les terres chero-
kees de Géorgie et à les redistribuer aux colons
blancs.
1804
Les Moraves ouvrent une école.
1806
Naissance de Stand Watie.
1808-1810
Première émigration d'importance des Cherokees
vers l'ouest du Mississippi.
1812-1815
<< Seconde guerre d'indépendance>> des États-Unis

contre l'Angleterre.
1813-1814
Guerre contre les Creeks : les Cherokees se battent
au côté des forces fédérales commandées par le
général Andrew Jackson.
1817
Les Cherokees se dotent d'un code de gouvernement
qui donne au seul Conseil national le droit de
céder des terres. Traité de Turkey Town : cession
234 LE SENTIER DES LARMES

de certaines terres en échange d'un territoire en


Arkansas.
1819
Nouveau traité et nouvelle cession territoriale en
échange de terres situées dans l'Ouest.
1821
Sequoyah présente son syllabaire.
1822
Les Cherokees se dotent d'une Cour suprême.
S'appuyant sur les accords de 1802 passés avec Jef-
ferson, la Géorgie commence à réclamer <<son dû >>.
1826-1827
N cuvelle cession de terres. La Géorgie proclame sa
souveraineté sur le territoire cherokee.
1827
Les Cherokees se dotent d'une Constitution calquée
sur la Constitution fédérale et réaffirme leur sou-
veraineté pleine et entière.
1828
Andrew Jackson élu président. Lancement du Che-
rokee Phoenix sous la houlette d'Elias Boudinot.
Découverte de filons d'or sur le territoire che-
rokee.
1828-1829
La Géorgie invalide l'ensemble de la législation che-
rokee et intègre la nation et le territoire cherokees
dans son champ de compétence. Andrew Jackson
annonce sa politique en matière de déplacement
des Indiens.
1830
Vote de l' Indian Removal Act : le président est
autorisé à négocier avec les Indiens concernés
des traités d'évacuation. La Géorgie crée une
milice chargée de faire respecter ses lois par les
CHRONOLOGIE 235
Cherokees. L'organisation d'une loterie permet
aux autorités de redistribuer les terres confisquées.
1831
Dans son arrêt Cherokeev. Georgia,la Cour suprëme
fédérale décrète que les Cherokees, en tant que
<<nation dépendante>>, n'ont pas qualité pour
intenter un procès à un État de l'Union.
1832
Dans Worcestervs. Georgia, la Cour suprême, par la
bouche de John Marshall, déclare la nation che-
rokee <<souveraine >>et annule les textes législatifs
votés par la Géorgie à l'encontre des Indiens.
Andrew Jackson passe outre et soutient la politique
de la Géorgie.
1833
La milice géorgienne détruit les presses du Cherokee
Phoenix.
1835
Traité de New Echota signé par les partisans (minori-
taires) du compromis - avec, à leur tête, le Mlajor
Ridge, John Ridge, Elias Boudinot et Stand W:atie.
Un recensement officiel indique une population de
16532 Cherokees (métissés ou de race pure).
1836
Le Sénat ratifie, à une voix de majorité, le traité de
NewEchota.
1838-1839
Le Sentier des larmes: l'ensemble des Cherokees sont
regroupés de force dans des fortins improvisés, puis
acheminés pendant les mois d'hiver jusque dans
l'Oklahoma. Le dernier groupe arrive en mars.
Quelque 4 000 Indiens meurent en chemin.
1839
Assassinat du Major Ridge, de John Ridge et d'Elias
Boudinot. Une longue période d'incertitude et
236 LE SENTIER DES LARMES

d'anarchie s'ouvre pour les Cherokees d'Okla-


homa. John Ross réélu chef des Cherokees de l'Est.
1843
Conseil intertribal à Tahlequah. Le recours aux
représailles et la loi du talion sont condamnés.
1845
Mort de Sequoyah.
1846
Trêve décrétée entre John Ross et Stand Watie, frère
de Boudinot. Ross reconnu comme chef unique
d'une nation cherokee apparemment<< réunifiée>>.
1861-1865
Guerre de Sécession : les Cherokees se rangent en
majorité derrière les Confédérés. John Ross se
rallie d'abord à l'Union, mais finit par soutenir les
Sudistes.
1863
John Ross<<arrêté>>par les Nordistes (vers lesquels il
penche à nouveau) est mis en résidence surveillée.
En son absence, Stand Watie est élu chef principal
des Cherokees << confédérés >>.
1866
Mort de John Ross.
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INDEX

Accord de cession de 1802 Bonaparte, Napoléon, 77.


(entre États-Unis et Boudinot Harriet, née
Géorgie), 79. Gold (première épouse
Achat de la Louisiane d'Elias Boudinot), 62,
(1803), 77. 148, meurt en août 1836,
Adams, John Quincy, 53, 204.
54, 75, 75 n., 80, 81, 89, Boudinot, Delight, née
120, 169. Sargent (seconde épouse
Ahyokah (fillede Sequoyah), d'Elias Boudinot), 204,
56. 209.
Aigle Rouge, 55 n. Boudinot, Elias (alias Gal-
Allen, Eliza, 104. legina - ou << Buc:k >>
American Board of Commis- Watie), 60, 137, 138,
sioners for Foreign Mis- 139,150,152,153,154,
sions, 60-61, 104-105, 155, 156, 161, 162, 166,
126,127,128,131,132, 167, 177 n., 181, 191,
144, 199, 204. 195, 204, 205, 207, 210,
Arch, John, 59 n. 211, 213, 217, biogra-
Articles de Confédération, phie, 61-62, origine de
28. son nom, 61, éducaition,
61-62, mariage mouve-
Baptistes, 43, 97. menté, 62, rédacteur du
Bataille de Bull Run, 214. Cherokee Phoenix, 63-64,
Bataille de Wilson's Creek, 136, 146-148, éditoriaux,
214. 118, 124-125, 146, 149,
Bishop, Absolom, 163. démissionne, 148-149,
244 LE SENTIER DES LARMES

signe le traité de New Cherokees, origine du


Echota, 167, répond aux nom, 13 n., régions
articles de Ross, 176- d'habitation, 19, démo-
177, s'installe en Okla- graphie, 19-20, 45-46,
homa, 202-204, se rema- 224-225, 225 n., matrili-
rie, 204, assassiné, 208- néarité, 22, religion et
209. mythes, 18, 20, 23,
Boudinot, Elias (ancien chasse, 36, 42, 44, 46,
membre du Congrès), 61, 47, 52, habitat, 47,
61 n. acculturation, 12, 35-42,
Boudinot, Elias Cornelius 44-45, 47-48, 65-66,
(fils d'Elias), 217. agriculture, 21, 36, 44,
Brown, David, 59 n. 46, 170-171, 171 n.,
Brown, John (chef des christianisation, 42-44
anciens émigrés cherokees (voir aussi Missionnai-
d'Oklahoma), 205-206. res), cessions territoria-
Bureau des affaires indien- les (voirTraités), club de
nes, 51, 92, 105-106. pensée, 4 7, force de
Burnett,John G., 187-188. police, 48, articles of
Bushyhead, Jesse (pasteur), government, 48, Cour
197 n. suprême tribale, 48,
Butler, Elizur (mission- constitution (1827), 48-
naire), 128,129,199. 50, 51, 52-54, opposent
Butrick, Daniel, 57-58. un front uni, 117-120,
politiquement divisés,
Calhoun,John C., 73. 137-181, classes socia-
Cass, Lewis (polémiste, · les, 4 7, nationalisme, 54,
ministre de la Guerre), regroupés avant le
109-114, 131-132, 139- départ, 186-189, dépor-
141, 151, 153, 157, 158, tés vers l'Oklahoma, 12,
164, 178. 13, 190-191, 195-201,
Cherokee Nation v. Georgia nombre de victimes, 12,
(18 juillet 1831), 122- 189, 189 n., nombre de
123. déplacés, 196, 196 n., le
Cherokee Phoenix, 60, 63- temps des divisions,
64, 111, 118, 124, 126, 204-206, et des repré-
136, 139, 146, 148, 149, sailles, 206-211, l'extinc-
152, 163 (destruction), tion de la nation
175, 207, (relancé) 212, cherokee, 217-219, 221-
221. 223, 228, cessent d'être
INDEX 245
une nation politique- Dakotas (tribu des), 54.
ment distincte, 222, la Dinsmoor, Silas, 37.
revanche des casinos, Donelson-Robards, Rachel
226-228. (épouse d' Andrew Jack-
Chester, Elisha, 146, 150. son), 74.
Chickamaugas, 27. Downing, Louis (succ:es-
Chickasaws, 12, 13, 36, seur de John Ross), 216.
55 n., 184, 190 n. Dunlap, RD. (général),
Chippewas, 54. 187.
Choctaws, 12, 13, 21,
55 n., 77, 184, 189 n., Eaton, John (ministre de la
213,227. Guerre), 105.
Cinq nations civilisées, 12. Endlicher, Stephen, 60.
Clauder (révérend), 128. Esclavage, 67, 68.
Clay, Henry, 12, 157, 169. Esclaves des Indiens, 24,
Colomb, Christophe, 224. 46,195,197,216.
Congrégationalistes, 43, Evarts, Jeremiah, 105-108,
43 n. 109,110.
Conrad, Haïr, 195. Everett, Edward, 94--95,
Conseil national cherokee, 110,156.
39, 48, 50, 51, 60, 70,
82, 105, 117, 119, 130, Foreman, Grant, 218.
144,150,152,154,156, Foreman, James, 155,
159,161,168,192,195, 155 n., 211.
205,207,211,213,214. Foreman, Tom, 154-155,
Constitution fédérale, 32, 155 n.
67,113,121, 122-123. Forsyth, John, 96.
Cooley, William, 138, 139, Fort Loudoun, 25.
152. Fort Mims (massacre de),
Cooper, Fenimore, 109. 55 n.
Cour suprême fédérale, 12, Fort Prince George, 25.
118-124, 129, 132, 133, Faxes, 54.
136, 138. Frelinghuysen, Theoclore,
Creeks, 12, 13, 21, 36, 55 n., 93-94, 96, 118, 151.
75,87,95, 160-161, 184,
190 n., 210,213,227. Gallatin, Albert, 46.
Crockett, Davy, 12, 95-96, Garrison, William Lloyd,
95 n. 93.
Currey, Benjamin, 156, Géorgie, démographie, 67-
159, 165. 68, ruée vers l'or, 72- 74,
246 LE SENTIER DES LARMES

politique indienne, 81-82, Indian RemovalAct (voir Loi


88-89, 114-115,125-130. d'expulsion des Indiens).
Gold, Harriet (femme Iroquois, 21.
d'Elias Boudinot), 62,
148. Jackson, Andrew (prési-
Gorham, Nathan, 61 n. dent), 17, 55, 55 n., 68,
Griffin, Cyrus, 61 n. 70, 75 n., 80, 81, 82, 85,
Guerre contre les Creeks, 88, 88 n., 89, 93, 95, 98,
55, 55 n., 70, 71, 136, 99, 102, 104, 105, 106,
188. 113,114,116,117,131,
Guerre d'indépendance, 136, 137, 140, 144, 145,
26, 27, 67. 152, 153, 156, 157, 158-
Guerre de 1812 (contre la 159, 161,164, 17~ 188,
Grande-Bretagne), 71, biographie, 74-76, ma-
75. riage, 74, élection ( 1828),
Guerre de Sécession, 189, 64, 7 4, idées sur les
209, 213-216. Indiens, 76, 87-88, pre-
Guerre de Sept Ans (French mier discours sur l'état
and Indian War), 25, 26. de l'Union, 83-85, 89-
90, 110, 117, soutien
Banson, John, 61 n. la Géorgie, 89, 117,
Harrison, William Henry, deuxième discours sur
77. l'état de l'Union, 99-
Hicks, Charles, 55, 144. 102, signe la loi d'expul-
Hicks, Elijah (fils de Char- sion, 114 (voir égale-
les, successeur de Bou- ment Loi d'expulsion
dinot à la tête du des Indiens), refuse dé
Cherokee Phoenix), 148- s'incliner devant la déci-
149, 192. sion de la Cour suprême,
Horseshoe Bend (bataille 133, proteste contre la
de), 75, 188. reconnaissance de John
Houston, Sam, 102-104, Ross, 193.
104n. Jackson, Helen Hunt, 67.
Jefferson, Thomas, 30, 40,
Indian Gaming Regulatory 41-42, 77-78, 79, 99,
Act (1988), 226. 221.
Indian Board for the Emi- Jolly, John (chef indien),
gration, Preservatz'on and 102, 104.
Improvement of the Abori- Jones, Evan (prédicateur),
gines of America, 106. 187, 196-197.
INDEX 247
Junaluska (chef indien), Méthodistes, 43.
188. Miamis (tribu des), 54.
Mifflin, Thomas, 61 n.
Kansas (tribu des), 54. Missionnaires, 42-44, 43 n.,
Knox, Henry, 32-33, 35, 59,61, 126-130, 138.
39, 42, 65, 67, 77. Monroe, James, 75 n., 78-
79, 80, 81, 89,120.
Lee, Richard Henry, 61 n. Moraves, 42-44, 97.
Logan, Frank, 72. Morse, Jedidiah, 85.
Loi Curtis (1898), 222.
Loi d'expulsion des National Indian Gaming
Indiens (lndian Removal Association, 226.
Act, 1830), 80, 86, 89- New Echota (capitale des
92, 93-99, 102-114, Cherokees en Géorgie),
117-120, 140,151,183. 49, 51, 115, 126, 139,
Loteries foncières, 70-73, 150,162,164,179,191,
226. 208.
Louis XV, 25. Newman, Daniel, 139.
Lumpkin, Wilson, 97-99, Northern CherokeeNation of
130, 138, 150, 151. the Old Louisiana Ti.irri-
tory, 225.
Madison, James, 75.
Marshall,John (Chief Justice O'Sullivan, John Louis, 68.
de la Cour suprême), Or (découverte et exploita-
121-124, 132-133. tion en Géorgie), 72-74.
Martin, John, 138, 140. Orléans, duc d', 21-22.
Mather, Cotton, 18. Osages (tribu des), 54.
Mathis, Griffith, 150. Ottawas (tribu des), 25, 26,
McCoy, Isaac, 10, 97. 54.
Mclntosh, William (chef
creek), 210. Path, White (chef indien),
McKenney, Thomas, 92- 50-51, 51 n.
93, 105, 106. Payne, John Howard, l 63-
McLean, John (juge), 139, 164, 174.
152. Penn, William, 18, 107,
McLoughlin, William C., 109.
223. Penobscots (tribu des):, 84.
Meigs, Return, J. (colonel Pensacola (prise de), 7 5 n.
et agent des Affaires Perdue, Theda, 177 n.
indiennes), 41. Pickens, Andrew, 27.
248 LE SENTIER DES LARMES

Pike,Albert, 213-214. Ridge, Sally (épouse de


Pontiac, 25. John Ridge), 207-208,
Potawatomis (tribu des), 210.
54. Ridge, Susanna (épouse du
Presbytériens, 43, 96. Major Ridge), 201, 208,
Proclamationroyale (7 octobre 210.
1763), 26. Ross, Allen (fils de John
Proctor, Isaac, 126, 127. Ross), 206.
Ross, Andrew (frère de
Quakers, 97, 102, 107. John Ross), 153, 154,
167.
Red Sticks, 55 n. Ross, John, 49, 60 136,
Ridge, John, 46-48, 134- 139, 141, 145, 151, 153,
136, 137, 138-139, 142, 156, 159, 160, 161-162,
152, 153, 156, 157, 159, 163, 165, 173, 176,
161, 162, 173, 177 n., 177 n., 181, 186, 187,
181, 191,195,204,205, 194,195,196,205,206,
210, 211, 213, 223, bio- 209,211,212,217,223,
graphie, 136-137, biographie, 144-145, se
mariage, 136 n., rivalités heurte à White Path, 50-
avec John Ross, 146, 51, s'oppose à l'émigra-
154-155, 158, 159-160, tion et à ses partisans,
164, fait libérer John 146, 152, 154-155, 167,
Ross, 163, missions à autoritarisme, 146, 148,
Washington, 150, 164, 152, chassé de chez lui,
165, 167, signe le traité 151, démarches à
de New Echota, 167, Washington, 134, 151,
dépossédé, 171, s'installe 153-154, 157-158, 162,
en Oklahoma, 201-202, 164, arrêté par la milice,
assassiné, 207-208. 163, refuse le traité de
Ridge, Major, 136,142- New Echota, 167, péti-
143, 144,150,152,153, tions au Congrès, 168-
154-155, 160, 171, 169, 172, articles dans la
177 n., 201, 205, 207, presse, 174-175, dirige le
210, 211, biographie, transfert de son peuple,
Discours en faveur de 191-193, son voyage
l'émigration, 165-166, vers l'Oklahoma, 200-
signe le traité de New 201, mort de sa première
Echota, 167, assassiné, épouse, 201, réélu chef
209-210. principal, 211, pardonne
INDEX 249

à ses opposants, 211- Soto, Hernando De, 23-24,


212, et guerre de Séces- 72.
sion, 213-216, mort de Sprague, Peleg, 94.
sa seconde épouse, 215, Springston, Isaac, 155.
affranchit ses esclaves, Starr,James, 152, 154.
216, <<déposé >>, 216, St. Clair, Arthur, 61 n.
meurt, 216. Story, Joseph (juge), 123.
Ross, Lewis (frère de John Strickland, Bernard et
Ross), 192-193, 195. William M., 221.
Ross, Mary (deuxième Stuart, John (capitaine),
épouse de John Ross), 55 n.
215.
Ross, Quatie (première Talking Leaves >>,30, 56.
<<
épouse de John Ross), Tassel, George, 120, 122.
144, 200-201. Thompson, John, 126,
Rousseau, Jean-Jacques, 127.
109. Thompson, Smith (juge),
123.
Sacs (tribu des), 54. Thornton, Russell, 190 n.
Sanford, J. W. A. (colonel), Tocqueville, Alexis de, 10,
128. 29, 37, 37 n., 95, l 15,
Schermerhorn, John F. 116, 184-185.
(révérend), 157, 159, Trade and Intercourse Act
160, 162, 164-165. (1793), 40.
Scott, Winfield (général), Traité avec les Choctaws
179-180, 185, 186, 187, (1820), 79.
188, 190, 192, 193, 194- Traité d'Indian Springs
195, 212. avec les Creeks (1825),
Séminoles, 12, 13, 36, 75, 210.
87, 179, 184, 190 n., Traité de 1819 (cession des
213,227. terres à l'est du Chatta-
Senecas (tribu des), 26. hoochee), 79.
Sequoyah (alias George Traité de Holston (juillet
Guess ou Gist), 54-60, 1791), 31, 35-36, 94.
211,218. Traité de Hopewell (28
Shakespeare, 55. novembre 1785), 30.
Shawnees (tribu des), 75. Traité de New Echota,
Smith, William Jay, 183, signé par le Treaty Party
226. le 29 décembre 1835),
Smith, Russell (juge), 53. 167-169, 185, 210, 211,
250 LE SENTIER DES LARMES

21 7, ratifié par le Sénat Watie, Stand, 136, 139,


le 17 mai 1836, 169, 152,155,205,207,213,
contresigné par Jackson échappe à la mort, 209,
le 23 mai 1836, 170. tue James Foreman, 211,
Traité de paix de Paris (3 sep- se rallie aux Confédé-
tembre 1783), 28. rés, 214, promu général,
Traité de Paris ( 10 février 214, chef principal des
1763), 26. cherokees confédérés,
Traité de Turkey Town 215, incendie la maison
(1817), 70, 79. de John Ross, 215.
Traité de Washington avec Webster, Daniel, 12, 94.
les Creeks (1826), 79. White Path (chef indien),
Traités (en général), 19 n., 50-51.
27, 41, 54, 70, 79, 88, White, Hugh L., 118.
141. Wilkins, Thurman, 211.
Treaty Party (parti des par-
Williams, Roger, 18.
tisans de l'émigration),
Winnebagoes (tribu des),
153,156,217.
54.
Trott, J. J. (révérend), 128.
Tsali (Cherokee), 194- Wirt, William, 119-120,
195. 121, 123, 129, 132.
Wool, John Ellis (général),
Underwood & Harris 178-180.
(cabinet d'avocats), 120. Worcestervs. Georgia (3 mars
1832), 132-133.
Van Buren, Martin, 178. Worcester, Samuel Austin
Vann, David, 156, 161, (pasteur), 59 n., 126,
162. 127, 128-130, 132, 133,
191,202,209.
Walker, John, 152, 154, Wounded Knee (massacre
155, 156, 211 (tué par de), 11.
James Foreman), 155.
Washington, George, 30, ¼zoo Land Fraud, 1795,
36, 37, 39, 42, 65, 77. 70.
CARTESET ILLUSTRATIONS

Cartes:
Les Indiens du Sud en 1828............................ 14
Cessions territoriales des<<cinq nations civilisées>> 69
Le sentier des larmes : itinéraires de l'exil........ 198
Les Cherokees dans l'Ouest (1839) ................. 203

Illustrations :
Le syllabaire de Sequoyah................................ 58
Davy Crockett et Sam Houston....................... 103
Elias Boudinot et Stand Watie.......................... 135
Le Major Ridge et John Ridge......................... 143
Andrew Jackson et John Ross ........................... 147
Les généraux John EllisWool et Winfield Scott... 180
La résidence de John Ross à Park Hill
(Oklahoma) ...................................................... 215
REMERCIEMENTS

Je voudrais ici exprimer ma gratitude à William Jay


Smith, poète et inspirateur de ce livre, à Hilary
Kaiser qui m'a fait connaître cet écrivain, à Bernard
Genton, lecteur éclairé et impitoyable du manuscrit,
à Nicole Vincent, correctrice à l'affectueux regard
d'aigle, à Raphaël Lambert qui a bien voulu écumer
pour moi la bibliothèque de. l'université du Wis-
consin à Milwaukee, à Berndt Ostendorf et François
Duban qui m'ont orienté vers des pistes fructueuses,
à Jean-Philippe Watbled, analyste averti des travaux
de Sequoyah, enfin à Claude et Jean Féral, amis réu-
nionnais chez qui j'ai pu écrire la plupart de ces
pages.
Ma reconnaissance va également à l'université
d'Orléans dont les subsides ont facilité mes pérégri-
nations d'américaniste.
TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos..................................................... 11

1. Les Cherokees avant l'essor des États-Unis. 17


II. << Civiliser >> les Indiens : un projet fédéral
humaniste.................................................. 35
III. Expulser les Indiens: les raisons d'un chan-
gement de stratégie................................... 65
IV. La loi d'expulsion en débat....................... 87
V. Résistance et capitulation des Cherokees.. 117
VI. Le sentier des larmes : chronique d'une
déportation................................................ 183
VII. Des loteries aux casinos : une revanche au
goût amer.................................................. 221

Chronologie... .. ...... .... .. .. . .. .. .. .. .. ..... ... .. . ... .. .. . . .... . 231


Bibliographie . .. .. .... ...... .. ... .. .. .. .. ..... ... .. . ... .. ... .. ... . 23 7
Index ................................................................. 243
Liste des cartes et illustrations............................. 251
Remerciements................................................... 253
CET OUVRAGE
A ÉTÉ TRANSCODÉ
ET ACHEVÉ D'IMPRIMER
PAR L'IMPRIMERIE FLOCH
À MAYENNE EN SEPTEMBRE 2002

N° d'éd. FU0l 1301. N° d'impr. 54541.


D.L.: septembre 2002.
(Imprimé en France)
BERNARDVINCENT

LESENTIER
DESLARMES
LE GRANDEXIL
DES INDIENSCHEROKEES

En 1830, le Congrès américain adopte, à l'initiative du président


Andrew Jackson, une loi autorisant l'expulsion vers l'Oklahoma des
tribus indiennes implantées dans le sud-est du pays. Au terme
de huit ans de résistance politique et juridique, la plus évoluée des
« cinq nations civilisées » - celle des Cherokees- dut finalement se
soumettre, quitter ses terres ancestrales de Géorgie et se retrouver,
au cœur de l'hiver 1838-1839,sur un interminable chemin d'exil
appelé depuis le • Sentier des larmes •. Ce nettoyage ethnique coûta
la vie au quart des 16ooo Indiens ainsi déportés.
Le livre de Bernard Vincent n'est pas seulement le récit minutieux
de ce tragique épisode ; c'est aussi une réflexion sur les paradoxes
de l'histoire - ici la déconfiture de la plus civilisée des nations
indiennes face à l'essor d'une société démocratique collectivement
porteuse d'un message civilisateur mais assoiffée d'expansion et
d'enrichissement.

Professeur émérite à l'université d'Orléans, Bernard Vincent est l'auteur de


nombreux ouvrages consa.crés à l'histoire des États-Unis, notamment
Thoma6 Paine ou la religion de la liberté (1987). Ami6tad : le6 mutin6 de
la liberté (1998). La • de6tinée manihe6te •: a6pect6 politique6 et idéo-
logiquet, de l'expan6ionni6me américain au dix-neuvième 6iècle (1999).
Hi6toire de6 ttat6-Uni6 (2000, en collaboration).

FU 0113-02-IX
PrixIrance: 17€

li
Cooverrure:

9 llfül
~] ~11
IJ~IJlfül!II RobertLindneux,Trail ol TeartJ/i.e Sentier de6 lannetJ/.
WoolarocMuseum,Bartlesville.
© Carl Vinsonlnstituteof Govemment,The Universityof Georgia.

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