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Les anges du crépuscule

Jean-Pierre Chatot

Œuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0

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Préambule

Avant-propos
 
 
1860 : Abraham Lincoln est élu XVIᵉ président des États-Unis le
6 novembre.
 
Il prend ses fonctions officiellement en mars 1861. Son grand
projet consiste à fédérer les territoires et réunir la nation américaine
sur les problèmes de l’esclavage qui ont pourri les diverses factions
politiques depuis des décennies.
 
1861 : États de l’Union et territoires du Sud :
 
Alors que le drapeau de l’Union flotte altier sur fort Sumter, dans
la baie de Charleston en Caroline du Sud, une attaque surprise par les
confédérés en avril 1861 ouvre définitivement les hostilités entre le
Nord abolitionniste regroupé en Union formant les États-Unis
d’Amérique et le Sud, confédération de territoire libres et
indépendants, favorables à l’esclavage.
Deux hommes s’opposent : Abraham Lincoln et Jefferson Davis
avec des idéologies politiques assez similaires concernant leur
positionnement sur le sujet brûlant de l’esclavage, mais ils ont
surtout des contraintes économiques et des territoires aux spécificités
contraires à défendre : ceux du Nord, urbanisés, riches et industriels,
dont la population est appelée communément Yankee, et ceux du Sud,
ruraux, pauvres et désindustrialisés. Parmi ces derniers se sont

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développées depuis plus d’un siècle d’immenses exploitations de
coton dans lesquelles les propriétaires manient de façon paternaliste
dans le meilleur des cas, autoritaire et brutale le plus souvent, une
main d’œuvre composée pour l’essentiel d’esclaves noirs et de
mulâtres. Durant son mandat de sénateur des États-Unis pour le
Mississippi de 1857 à 1861, Jefferson Davis s’oppose à la sécession
mais défend la souveraineté des États et leur droit inaliénable à
quitter l’Union.
Derrière les beaux principes sur l’abolitionnisme, le Nord (l’État
fédéral) défend le protectionnisme, le Sud (la Confédération) est
favorable au libre-échange essentiellement avec la lointaine Europe
qui s’avère être une bonne cliente.
 
1861 : Blocus de tous les ports exportant le coton.
 
Un fait de guerre déterminant, le blocus des ports par l’Union en
1861 pour déstabiliser le commerce du coton conduit l’économie
sudiste en lambeaux. L’inflation mènera à la faillite des grandes
enseignes bancaires.
Cet antagonisme entre les divers états et territoires s’explique
avant tout par une différence entre les intérêts matériels et politiques
des élites yankees d’une part et confédérées d’autre part. Toutefois,
quelques États esclavagistes ont choisi de rester dans l’Union, ce qui
tend à indiquer que l’axe des divergences n’est pas initialement la
question morale de l’esclavage, mais plus des choix politiques et
économiques.
On doit se garder de toute assertion lorsqu’on observe à travers le
prisme de l’histoire telle que les historiens nous la rapportent. S’il est
vrai que la majorité des Yankees ne sont pas des industriels
favorables au capitalisme et à la finance, il est tout aussi vrai que la
majeure partie des sudistes ne sont pas propriétaires richissimes de
plantations, possesseurs d’esclaves.
Au-delà de la question de l’intégration des noirs, cette lutte
fratricide oppose avant tout de riches planteurs à de non moins riches
industriels, et les deux camps combattent pour préserver la fortune
amassée par leurs prédécesseurs.

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Contrairement au conflit armé pour l’indépendance sur le sol
américain contre la couronne britannique un siècle plus tôt, la guerre
civile appelée guerre de Sécession, est reconnue par les observateurs
extérieurs comme un conflit interne dans laquelle les rebelles ou les
insurgés sont assurés de ne pas être traités comme des criminels par
les États tiers.
Les historiens prêtent à Napoléon III cette phrase :
— Si le Nord est victorieux, j’en serais heureux mais si c’est le
Sud qui l’emporte, j’en serais enchanté.
 
Les états et les territoires qui formaient jadis « l’axe tampon »
entre le Nord et le Sud deviennent malheureusement le théâtre
d’actions violentes et de terrorisme. Il n’est pas rare de voir dans une
même fratrie, une opposition politique détruire avec une extrême
brutalité tous les liens familiaux. C’est particulièrement le cas dans le
Kansas et le Missouri.
 
1862-1863 : La proclamation d’émancipation promulguée par
Abraham Lincoln :
 
Le premier décret publié le 22 septembre 1862 précise la
libération de tous les esclaves des territoires des États confédérés
d’Amérique à partir du 1er janvier 1863.
Le deuxième décret indique la liste des dix États concernés.
Lincoln proclame ces deux décrets en qualité de commandant
général des armées, conformément à l’article 2 de la constitution des
États-Unis.
 
Année 1863  : Une loi étrange sur la conscription dans les États
du Nord :
 
Elle permet d’échapper au service armé en payant la somme de
trois cents dollars ou en s’offrant un substitut. On est loin d’un
modèle égalitaire ou d’un principe de moralité qui ne présente pas de
différence entre les individus. Peut-on interpréter là une ligne
philosophique sur des hypothétiques égalités de valeur de la vie

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humaine ? L’idée est que la population est divisée en groupes
distincts, en catégories et les partisans de la parité de traitement entre
les hommes ont encore bien des lendemains de migraines à soigner.
 
À partir de 1865 :
 
Après la guerre de Sécession, on voit apparaître dans les grandes
manufactures du Nord une main d’œuvre noire, non qualifiée, pas
mieux et parfois moins bien traitée que lorsque leurs frères
travaillèrent dans les grandes exploitations de maïs, de tabac ou de
coton. Ils sont juste devenus libres, mais miséreux. La ségrégation
raciale atteint des sommets.
Le Nord et le Sud ont fait la paix, abandonnant les noirs à la
misère.

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Chap. 1 : Jack le Nantais

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Jack le Nantais
 
 
— Jacques ?
— Non, Jack !
Je m’appelle Jack. Je n’ai plus de patronyme, pas d’identité. Pour
ce que j’ai fait de ma vie, ça m’a été souvent utile. Ici on m’appelle
naturellement Jack le Nantais. Où que je me trouve, j’ai été un
étranger. Et pour ce qui est de la manière dont j’ai vécu, peu importe
lorsqu’on débarque de nulle part, que l’on va où le destin nous mène
et que personne ne nous attend. Les bonnes volontés sont toujours et
partout recherchées. Lorsqu’on répond à des services, si l’on sert
avec loyauté la main qui nourrit, on est en général le bienvenu et la
question de nationalité n’a guère d’importance. C’est du moins ce
que je pense. Mais ce que je pense n’a guère d’importance, ce que je
suis, pas plus d’ailleurs.
 
Je suis arrivé de France en 1810 avec ma mère et mon frère
jumeau après l’assassinat de mon père. À cette époque, elle s’était
affublée d’un nom d’usage : Victoire des Chouans. Victoire était son
petit nom. Les guerres en Europe et particulièrement en France
poussèrent beaucoup de familles à l’exil. On parlait d’un nouveau
monde par-delà l’océan Atlantique.
Mon père avait été torturé puis égorgé en prison par des

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extrémistes illuminés pendant la guerre de Vendée en 1798. À cette
époque mon frère et moi découvrions le monde et son lot de
turpitudes.
La cause première de la guerre de Vendée fut la levée en masse de
trois cent mille hommes dans tout le pays pour faire face au retour
en force des armées européennes coalisées contre la France
révolutionnaire. Le vieux continent était en proie à la barbarie.
L’enrôlement entraîna dès le lendemain le soulèvement des paysans
vendéens qui, jusque-là indifférents à l’agitation parisienne, ne
supportèrent pas qu’on leur demande de verser leur sang pour une
cause qu’ils exécraient.
Au cours d’une répression sanglante, mon père prit les armes
pour combattre sous les ordres du marquis Louis de la
Rochejaquelein face aux troupes républicaines du gouvernement
révolutionnaire. Il fut fait prisonnier et jeté au cachot. Il mourut sous
la torture. Je ne reviendrai pas sur ce drame qui conditionna par la
suite le destin familial. Durant cet épisode terrible on comptera à
peu près deux cent mille hommes massacrés laissant l’Ouest vendéen
exsangue.
 
*
 
Après avoir traversé le grand océan, ma mère, mon frère et moi
nous sommes établis tout naturellement en Louisiane, à la Nouvelle-
Orléans au sein d’une importante communauté française. Nous
sommes arrivés ici peu de temps après l’incendie qui ravagea tout le
quartier français. La ville était encore sous le traumatisme. J’avais
seize ans. J’étais trop grand pour mon âge. J’avais poussé avec la
vigueur d’une mauvaise graine. Nous étions dans la misère, ma mère
travaillait dur pour nous donner une éducation honnête. Employée
dans une chaîne de transformation du coton pour nettoyer les fibres
avant de former des balles de deux cents kilos qui étaient destinées à
l’exportation en Europe, elle bossait douze heures par jour comme
une esclave. Ses mains étaient déformées par les acides. Je ne la
voyais pratiquement jamais. C’était une période de notre vie bien
trop souvent baignée dans une insupportable solitude et meurtrie par

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le poids de l’infortune. Nous avions débarqué dans un étrange pays.
Il faisait chaud, l’air moite en permanence grouillait de mouches et
de moustiques.
Mon frère s’enrôla dans la marine militaire battant pavillon
français. Il ne voulait pas être un fardeau pour notre mère, disait-il.
La famille ou ce qu’il en restait se délitait lentement, jusqu’au
moment où nous n’eûmes plus aucune nouvelle de France. Le
dernier courrier reçu de mon frère posté à Sébastopol datait de
1845. Je restai seul avec maman.
Mère voulait que j’entreprenne des études. Bien sûr j’aurais pu
mûrir sur ma branche comme une orange ou un fruit délectable,
plaisant. Mais à cette époque, j’essayais de pourvoir à notre
situation pécuniaire en cirant dans la rue les chaussures des
personnes bien mises. Je frottais le cuir toute la journée avec
l’énergie d’un galérien. Je trimais pour quelques malheureux
pourboires. Une pièce, souvent une petite, tombait dans ma timbale
de fer blanc posée par terre, à côté des boîtes de cirage et des
brosses à reluire faites en crin de cheval. Il m’arrivait de ravauder
quelques mocassins, des souliers et parfois même quelques paires de
bottes en cuir de buffle. Je vendais aussi des lacets neufs à toutes ces
dames qui portaient des robes à volants en mousseline de soie.
J’étais ébloui par leur élégance. Découvrant un port de tête noble et
étudié, leur gracieux chignon maintenu par un large peigne
généralement en véritable ivoire, me fascinait. Ces admirables
personnes effaçaient de ma vie la détérioration insupportable du
faciès des rustres. Je voulais faire de maman une de ces femmes.
Les rues étaient jonchées de détritus et dès qu’il pleuvait, celles-ci
se transformaient vite en torrents de boue tandis que les jours de
chaleur, une épaisse poussière grise recouvrait le cuir des beaux
souliers. Été comme hiver l’odeur était repoussante. La Nouvelle-
Orléans était une ville sale, grouillant d’une engeance humaine
grandement diversifiée. Elle abritait une communauté multiraciale
avec à mon grand étonnement beaucoup de Français et gagnait peu
à peu une réputation de débauche et de tripot. Elle fut
successivement sous domination française, espagnole et américaine.
C’était une ville qui organisait tant bien que mal son administration.

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Elle connut des heures fastes et d’autres plus sombres, tout en
s’accomplissant dans un renouvellement perpétuel. Ici le pire
côtoyait le meilleur dans une étonnante indifférence. C’était une
question d’habitude, je suppose. La destinée d’une population trop
vite métissée. Il y avait plus de chiards que de vieillards. C’était le
signe d’une étonnante vitalité. Chaque groupe ethnique possédait
des forces et des perspectives dont tout le monde pouvait bénéficier
et dont les déclinaisons étaient quasiment infinies : une excitation
communautaire qui semblait arranger ces Messieurs. Une hystérie
de désirs mâles que se partageaient les femmes blanches, noires,
mulâtres ou asiatiques. Tout cela donnait une impression de tumulte
perpétuel. Les bavardages et les vantardises remplissaient l’air et le
bruit volatil finissait toujours par se diluer dans l’épaisseur
faisandée des marécages.
Un an et demi plus tard, avec mes économies, je pus me payer un
cheval et un colt. Ce fut un de mes plus grands moments de fierté.
Lorsqu’elle vit le colt dans son holster en cuir à peine élimé, Mère
prit un air que je ne lui connaissais pas. Elle demanda  :
— Pourquoi cette folie. Que comptes-tu faire avec ça ?
— C’est avec ça que nous allons pouvoir nous en sortir, Ma, lui
dis-je. Comment  ? Je ne le sais pas trop encore, mais je te promets
que bientôt tu n’auras plus à travailler. Tu comprends Ma, je vois
tout, et je ne supporte pas que tu serves d’esclave ainsi pour tous ces
corrompus. Bientôt nous ne mangerons plus dans des auges à
cochons. Tu n’attendras pas la mort dans une tanière humide, tu
comprends bien ce que j’te dis là ?
— Range ça hors de ma vue ! Tu veux finir comme ton pauvre
père, c’est ça, dis-le-moi  ?
— Mais M’man, c’est par ce colt que nous retrouverons la
dignité !
— La bonne fortune… la dignité. Que vas-tu inventer là mon
fils ? Sais-tu au moins de quoi tu parles ?
Elle haussa les épaules et se détourna de moi en se taisant
définitivement. Elle préférait garder son ressentiment au fond d’elle.
Je dus la décevoir pour la première fois. Cela me contraria mais
mon choix de vie était fait. Rien ne pouvait plus nuire à mes projets.

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La confiance que je demandais à ma mère n’a pas eu d’écho. Tant
pis, pourtant je savais que j’étais quelque part dans le vrai.
L’arrogance des nouveaux riches me mettait hors de moi. En même
temps, j’aimais cette autorité naturelle qui émanait de leur personne.
C’était le genre d’individus à qui l’on ne pouvait rien refuser. J’en
étais presque jaloux. Mais je dus faire preuve de patience et
d’obstination.
Dès lors, j’appris à monter la vieille jument que je venais
d’acquérir et j’appris en même temps à me servir d’un colt très
imprécis. J’avais déjà une certaine idée de leur utilisation future,
tout en étant encore loin de la réalité. Mais celle-ci ne tarderait pas
à me confondre. Au-delà de mes attentes, bien au-delà de mon
imagination, j’allais progressivement goûter à la loi du talion selon
une règle très ancienne qui disait à peu près ceci : œil pour œil, dent
pour dent. C’était une pauvre sentence réductrice pour une idée bien
plus large. Il s’agissait d’une doctrine dont l’exposé précis remontait
aux prêtres de l’antiquité, où il était question de l’âpreté de la vie, où
il était question de sa survie dans un environnement impitoyable, où
le danger permanent constituait le quotidien. Je commençais à
envisager le sens de ma vie, pour qui et contre qui j’allais lutter.
Mère était une personne profondément introvertie. Elle n’avait
pas d’amis. Sa vie était rythmée par son travail la semaine, l’église
avec ses dévotions le dimanche. Sa piété l’empêchait de vivre. Son
veuvage était devenu une obsession. Elle était pourtant jeune et,
selon moi, très désirable. Mais elle, en était-elle assurée et que
désirait-elle au juste hormis une bonne éducation pour son fils ? Qui
aurait pu lui reprocher autant d’abnégation ? Certainement pas moi
qui nourrissais un respect inconditionnel pour elle.
Mère était de nature fragile et le climat humide et chaud du delta
généra des lésions irréversibles dans son organisme. La chaleur et
l’excès d’humidité provoquèrent chez elle des infections pulmonaires
à répétitions, des rhumatismes et des douleurs chroniques. Les soins
médicaux étaient hors de prix. Nous décidâmes de partir alors pour
la côte Ouest des États-Unis pour nous installer à San Francisco.
L’air de l’océan là-bas y était meilleur, disait-on. Dès lors, je pris de
la distance et commençai à fréquenter les saloons. C’est à ce

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moment-là que mon frère jumeau me manqua le plus. Cette époque
charnière où le jeune homme passe progressivement à l’âge adulte.
Où le moindre faux pas dans la mauvaise direction peut s’avérer être
un choix fatal. Mère ne pouvait plus compter sur mon aide, pas
même sur ma présence. Dorénavant, je creusais seul mon sillon.
Mais ce sillon-là n’était pas destiné à recueillir le sang de la terre
pas plus que la sueur du laboureur courbé sur son soc, portant sur le
dos sa légendaire abnégation.
 
C’est là que Mère rencontra un jeune professeur. C’est là que tout
bascula. Je n’avais rien contre le fait qu’elle rencontra un homme,
mais encore aurait-elle du bien le choisir.
William Quantrill n’avait que trente-deux ans. Il avait deux ans de
moins que maman. C’était un homme brillant, ambitieux, beau
parleur et pourvu d’un fort bagage intellectuel. Il disposait d’un
petit pécule et plaça ainsi ma mère à l’abri du besoin. Ils se mirent
rapidement en ménage, et elle mit au monde ma petite sœur Marilou.
Tout alla pour le mieux au début, entre eux. Ils élaboraient ensemble
des projets de vie. William lui promettait un avenir radieux. Il la
couvrait d’étoffes raffinées. Il la montrait dans les endroits chics.
Mais l’été dure un temps. Aveuglés par l’amour, ils ne virent pas les
nuages s’amonceler au-dessus d’eux. L’ambiance ménagère vira peu
à peu au cauchemar. Maman ne pouvait pas tourner la page de mon
père. William était un homme très jaloux. C’était un impulsif et un
autoritaire. De plus en plus fréquemment, des violentes scènes de
ménage torturaient la mélancolie maladive de Maman.
De fait, je m’éloignais le plus loin possible du foyer conjugal, car
une animosité muette me séparait de ce beau- père que je trouvais de
plus en plus tyrannique envers nous. Ce sentiment se transforma
progressivement en haine. Il prit rapidement un rôle de repoussoir.
J’aimais le détester et je pense que la réciproque devait s’appliquer.
Je me défaisais à contrecœur de ce lien maternel qui me fut si cher.
Ma petite sœur Marilou grandissait vite, elle était faite pour l’amour,
je le savais et ne me faisais guère trop de soucis pour elle.
William prit peu à peu de la distance vis-à-vis de l’enseignement.
Il se mit à boire et se laissa entraîner par des cercles de politiciens

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convaincus que la Sécession était la meilleure réponse contre les
Unionistes d’Abraham Lincoln. L’atmosphère sociale était devenue
explosive dans le pays. Un beau jour, William rentra à la maison et
annonça fièrement à Maman qu’il venait de s’inscrire à l’École
militaire. Comme tout ce qu’il touchait se transformait
immédiatement en réussite, il fut diplômé de l’académie militaire de
West Point, il en sortit avec le grade de lieutenant. Il rejoignit dans
un premier temps l’état-major du général Lee.
La santé de Mère se dégrada subitement. Elle souffrait depuis
longtemps d’infections sévères des voies respiratoires. Sa déchéance
fut rapide. Son chemin de croix fut douloureux avant qu’elle ne
décède brutalement. Elle partit comme elle vécut : silencieusement,
inhibée, esseulée mais toujours digne. Après la mort de maman,
William se mit à la boisson de façon chronique. Il commit
l’irrémédiable en mettant Marilou dans son lit. Sa perversion avait
pris le chemin de l’enfer. Il était violent et la battait. Du jour au
lendemain, la chair de sa chair était devenue son jouet. Son
ignominie ne connaissait aucune barrière. Dès lors, je n’avais qu’un
objectif  : tuer cet homme.
 
J’étais loin d’eux. Ma vie avait pris une direction singulière.
J’avais décidé d’entreprendre la traversée du pays et remonter le
flux continu des pionniers qui se ruaient vers l’Ouest. Les caravanes
se succédaient et les embauches aussi. Il suffisait d’être malin. Il y
avait beaucoup de disputes, d’adultères, de règlements de comptes et
de jalousies entre pionniers. Le vol de bétail était fréquent.
J’étais devenu ce que l’on appelait : un chasseur de prime, ou un
protecteur pour ceux qui payaient bien. Trop souvent je mis ma vie
en danger, et autant de fois une main prophylactique l’épargna.
Pourquoi  ? Je ne saurais le dire. Nul ne saurait un jour mesurer
l’étendue de mes vagabondages, moi encore moins.
En apparence, ma vie était exemplaire, mais je signais des
contrats douteux et, dévoré par l’angoisse et la paranoïa, je ne
dormais plus, j’allais à la rencontre de mes futures victimes et leur
proposais parfois d’étranges marchés. Où que je me trouve, chaque
porte que j’ouvrais désignait un nouveau cadavre, une nouvelle

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victime repassée par mes colts. Le jugement dernier s’accomplissait
bien trop souvent dans mon environnement. J’arborais toujours le
même uniforme  : un Stetson gris, une redingote noire, un gilet et un
pantalon gris, une chemise blanche, une cravate grise, des gants
noirs et des bottes toujours impeccablement cirées. J’étais Jack le
Nantais. Personnage facile à bâtir, mais difficile à conserver en vie.
Le souci de préserver ma vie était la première de mes lois. Chaque
fois que mon colt sortait de son holster, un nouveau chapitre de ma
légende s’écrivait. Rapidement les marshals firent appel à mes
services. J’étais devenu un tireur professionnel. Ma vie était austère,
je n’avais plus aucun passé sur lequel appuyer mes convictions.
L’humanité était lointaine. J’étais devenu un animal à sang-froid.
Ma vision du monde était sombre et pessimiste. Je n’avais pas de
scrupule à tuer, car ma justice était au service de celle des hommes
et ces services-là étaient très lucratifs. À la longue, je finissais par
ressentir parfois une intimité troublante avec mes victimes. Je ne
savais plus à la fin s’ils étaient des victimes ou bien une sorte de
clientèle de circonstance. Répondant à des ordres impérieux, j’ai tué
des femmes, leurs maris, leurs amants, j’ai tué des gosses. J’ai tué
des prêcheurs et de vulgaires fermiers. J’ai tué des voleurs et des
banquiers. Tout le monde avait les mains pleines de sang, mais moi
un peu plus que les autres. Avec le temps, je m’étais fait à cette idée.
Ce n’était pas la pire manière de gagner sa vie. C’est ce que je
pensais pour garder les idées assez claires. Ma vie était devenue
rigueur, calculs et cadavres que je ne comptais plus.
Pardonnez-moi cette réflexion mais personne n’est, sa vie durant
totalement sain d’esprit. Pour ma part, j’en étais arrivé à apprécier
le teint livide que prenaient mes victimes vidées de leur sang. Ce
teint pâle comme de la craie… qui succédait à un hurlement retenu
prisonnier à l’intérieur de la boîte crânienne : ce n’était pas un cri
de guerre, mais plutôt celui de la hulotte. C’était du moins celui que
j’entendais immanquablement. Celui de la mort immortelle. Le cri, le
râle, le souffle ou la plainte, peu m’importait la matérialisation qu’il
prenait, ce n’était que le son caractéristique de la peur qui précède
le trépas.
Le seul intérêt pratique de mon boulot était que je n’avais pas à

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creuser une sépulture pour chacune de mes victimes. Mais creuser
un trou pour chacune m’aurait-il donné le droit à une place au
paradis ? Selon la table des lois gravées par le doigt de Dieu, à ce
que je sache, j’en doute fort.
 
J’écrivais à ma sœur une fois l’an pour son anniversaire. Je lui
faisais livrer des fleurs. Elle répondait à mes courriers lorsque je lui
en donnais la possibilité en lui communiquant l’adresse d’une poste
restante. Pour ça, je devais m’accorder de me poser un mois ou deux
dans une ville équipée d’une agence postale. Mais je ne pouvais
jamais rester très longtemps au même endroit : question de sécurité.
 
Vingt-cinq ans les séparaient. Ainsi je compris qu’elle s’était faite
à l’idée de coucher avec son père. À cette condition, elle ne manqua
de rien durant sa vie et vécut dans un certain confort. Je pense que
cette approche de la vie l’emportait sur le reste.
Je n’évoquais pas ce sujet puisqu’elle ne m’en parlait pas. Il
valait mieux ainsi. Ma sœur ne se plaignait que de l’alcoolisme de
William. Bien que j’éprouve une passion toute fraternelle pour ma
sœur, je me disais qu’après tout, ils avaient peut-être conclu un
arrangement. Je me disais qu’ils étaient certainement autant
immoraux l’un que l’autre. Je me disais qu’en matière de moralité, je
n’avais rien à prouver à Marilou et que chacun devait rester à sa
place à s’occuper de ses propres déviances. Ma sœur demeurait la
seule personne pour qui je m’inquiétais. Elle était la seule personne
qui comptait dans ma vie. Jamais je ne compris vraiment le rôle
qu’elle jouait auprès de William. Était-ce le souci de manquer qui la
maintenait près de lui ? Je songeais souvent à cette union contre-
nature. J’arrivais à pardonner à ma petite sœur, mais jamais je ne
pus le faire pour son géniteur de père. Il était le monstre qui violait
ma sœur tous les jours que Dieu faisait.
 
On m’appelait Jack le Nantais, j’étais seul et j’étais malade. Je
connaissais une chose, une seule qui hantait ma vie : pour devenir
un héros, il fallait pouvoir choisir sa mort. Je savais que pour moi ce
vœu était inaccessible. La mort m’avait déjà désigné depuis

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longtemps.
 
Je me souviens  : lorsque je suis arrivé à Dodge City dans le
Kansas, je ne parvenais à tenir assis sur ma selle guère plus de deux
heures consécutives avant d’être pris de douleurs insoutenables. La
maladie progressait, paralysant peu à peu ma façon de vivre. C’est
ainsi que je me résolus d’arrêter de cavaler à travers le pays. C’était
l’heure du bilan. Dodge City devait être mon dernier refuge, ma
dernière maison. Nous étions en 1861, l’année de l’élection
d’Abraham Lincoln. Cette année-là, j’étais descendu au Long
Branch Saloon, pour ne jamais plus en repartir. J’ai été pris en
charge immédiatement par Doc Holliday et par Alannah O’Connell.
Deux belles âmes au passé tourmenté.
 
Mon état de santé s’est miraculeusement stabilisé, mais je ne suis
pas opérable, c’est le toubib qui me l’a dit. Il a précisé que j’en étais
à un stade trop avancé et qu’il ne s’autorisait pas à me vider comme
un poisson. Lorsque je lui ai demandé si la fin risquait d’être
douloureuse, il m’a répondu que oui. Je n’aurais jamais pensé partir
de cette manière, mais il est impossible de choisir son destin. Si
j’avais su ce qui m’attendait… je jure que j’écouterais Satan lui-
même décidant du jour et de l’heure de ma mort en l’implorant de sa
promptitude.
 
Au moment où j’écris, je me sais condamné à court terme. Ma vie
ne tient plus qu’à un fil et c’est un véritable prodige que je sois
encore là pour griffonner sur mon carnet ces quelques lignes.
Malgré le désespoir qui m’assaille, je tiens la branche que me
tend le diable, elle me brûle les mains, mais je ne compte pas encore
la lâcher. Doc et Alannah parviennent heureusement à soulager mes
douleurs, en m’administrant quotidiennement un mélange d’opium et
d’alcool, mais pour combien de temps ? Tout ce que j’ai à faire,
c’est d’attendre que le diable veuille bien m’accepter dans sa
maison. Même de ça, je ne suis pas sûr. Je sais que d’ici là, quelque
chose va arriver. Je ne sais pas de quoi sera faite la chose, mais je
me prépare. J’ai rarement pris mon instinct en défaut.

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Je voudrais tellement revoir Marilou pour une dernière fois. Je lui
ai écrit… j’attends. J’attendrai le temps nécessaire. Cependant il ne
faudrait pas qu’elle tarde trop.
J’ai discuté de ça avec le toubib. Il m’a répondu qu’il me restait
un peu de crédit, quelques mois de répit. Ça me rassure, je reverrai
peut-être ma petite sœur avant de quitter ce monde avarié. Dans mon
souvenir, elle ressemblait tellement à notre mère. Il m’arrive
aujourd’hui encore, la nuit de prononcer son nom.
Toutes mes dispositions testamentaires ont été déposées auprès de
l’huissier de la ville. Marilou héritera d’une coquette somme. Cette
idée me réconforte. C’est un sentiment qui m’est assez étranger, le
réconfort. Il émane de ma petite sœur. J’ai fait le bon choix en lui
offrant le meilleur de mes pensées. Cela soulage ma conscience qui
en a bien besoin. Au fond, avec un peu d’argent pour elle, ça lui
donnera l’opportunité et la force peut-être de quitter son affreux
amant.
Pour l’heure je ne veux plus m’embarrasser des mots, il se fait
tard et je suis fatigué. Je suis sûr d’une seule chose à l’heure où je
rédige les pages de cette confession, je n’ai toujours pas renié ma
détestation pour William Quantrill, bien au contraire.
 
Demain sera le jour des morts. Pourrais-je une fois nommer tous
ceux que j’ai sur la conscience ? Il serait bien probable qu’à cette
occasion je me prenne les pieds dans le tapis, ce serait un brillant
pied-de-nez à ce que fut ma vie. Voilà un bel épilogue auquel aucun
homme n’oserait rêver.
Que signifie une date sur un calendrier, moi je n’ai qu’une liste de
morts à aligner.
Demain je resterai très prudent, car je demeure malgré tout
superstitieux.
… Que ma vie ne fut qu’une lente et longue déchéance
flamboyante… Avec quel plaisir coupable je me suis pris au jeu. Ce
jeu en valait-il la peine ? C’est au diable d’en juger. Dieu n’a jamais
été invité dans ce foutoir. J’aurais pu parfois lui demander Son avis,
mais je n’ai jamais cru un seul instant que les hommes fussent créés

17
à Son image. Alors, à quoi bon ?
Les histoires contiennent des vérités qui se situent au-delà des
mots, au-delà du dieu enseigné dans les églises. Ces vérités sont
tellement indiscutables qu’elles ne requièrent aucune foi. Un monde
ancien va disparaître, remplacé par un monde nouveau, je le sais car
ça fait partie de mon histoire.
 
À Dodge City, Kansas : le dernier jour du mois d’octobre 1862.
Jack.
 
Jack se relut puis il s’endormit, il rêva. Il se réveilla, but une
goulée de whisky, puis il s’endormit de nouveau. Après avoir plongé
dans un sommeil agité, il rêva encore…
Il voyait devant ses yeux des formes insolites. Ses idées
divaguaient loin de toute formalité. Dans son rêve agité il entendait
Marylou murmurer son nom… il tourna la tête vers l’endroit où il
crut entendre l’appel chuchoté. Ils étaient ensemble dans un songe
onirique, mais séparés par des murs et des portes épaisses tenues par
de lourdes charnières à peine ébauchées, forgées dans des masses de
fer grossier. Jack ne distinguait aucun passage autorisé. Sa première
impression fut celle d’un furtif craquement de parquet dans le couloir
devant sa porte. Aussi repoussant que l’on puisse l’admettre, dans
l’hôtel et derrière chacune des portes fermées, des fleuves en crue
jetaient leurs flots sauvages contre de hautes digues. Les passeurs
étaient absents, tous noyés. Le monde s’arrêtait là, à la frange d’une
étendue sans limite et ne laissait espérer rien de bon. Des formes
humaines et des chevaux dérivaient au loin, les ventres remplis
d’eau. Un vol de corbeaux aux ailes noires de jais avec des reflets
bleu métallique tournoyaient juste au-dessus.
Jack tentait de trouver un passage pour rejoindre sa sœur.
— C’est fermé, Monsieur, hurla une voix dans son dos. Tout est
fermé. Défense de passer, par ordre du haut commandement. Rentrez
chez vous, soyez raisonnable, votre sœur est perdue… tandis que son
lit flottait dans les méandres d’une rivière boueuse. En se retournant
sur lui-même, il crut reconnaître la silhouette de William qui le
hélait, mû par une réelle bienveillance. Mais quelque chose dans son

18
aspect et ses propos éveillaient chez Jack des vagues craintes, comme
si William avait été un être infiniment éloigné de tout ce qui est
normal et sain. Comme dans les prémices d’un cauchemar absolu.
Jack fut réveillé par ses propres mots. Il se leva et alluma une
cigarette. L’écho dépouillé d’une voix remplie de tristesse et de
sanglots s’estompa progressivement :
— Jacques… Jacqu… Ja…
Il souffla sur la lampe à huile et s’apaisa dans un songe, un long
nuage blanc flottait dans la chambre. L’ombre d’un chat se dessina au
plafond, elle feula furtivement puis elle s’effaça aussi discrètement
qu’elle était apparue.
L’obscurité venait reconquérir l’espace. Jack sombra sous l’effet
des opiacés.
 
à suivre…

19
Chap. 2 : Les hommes des grandes plaines

2
 
Les hommes des grandes plaines
 
 
L’avancée des colons à l’ouest des grandes plaines signifiait
depuis longtemps déjà la mort programmée des bisons et des grizzlis.
Le grizzli, ce réservoir de force brute de huit cents livres de
muscles, de fourrure rousse et argentée, de griffes de quatre pouces et
de dispositions parfois difficiles était considéré comme l’animal des
montagnes le plus dangereux dans l’ouest profond. Là était son
domaine, et il ne devait pas en sortir. Les Badlands dans le sud
Dakota, le grand Yellowstone, et le point le plus austral des Rocky
Mountains dans la région d’Albuquerque au Nouveau Mexique,
adjacente au bassin du Rio Grande faisaient partie de son territoire
naturel et les fermiers supportaient mal de le croiser ailleurs.
Longtemps harcelé hors des zones arides, le grand ours avait
récemment montré un certain intérêt à récupérer au moins un peu de
ses anciens terrains de pâturage depuis l’ouverture des hostilités entre
les hommes. Les conséquences de la guerre avaient apporté quelques
avantages en faveur du plantigrade. Le grizzli réapparaissait çà et là
aux alentours des domaines et des fermes créant la panique et faisant
des ravages sur les terres mises en jachère, faute de bras pour les
travailler et dans les troupeaux de bétail amaigris par la disette. Des
cadavres de chevaux ou de vaches dans la prairie étaient la condition
suffisante pour se disputer le territoire avec les fermiers.

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Partout était placardé l’octroi de primes pour l’abattage de
spécimens dans l’intérêt de la sécurité publique.
Le grizzly appréciait les biotopes aux herbes mixtes composant les
grandes plaines. Ils constituaient un lieu de vie pour les rongeurs et
les petits mammifère parmi les graminées, les baies de toutes sortes,
les fourrés broussailleux qui bordaient les cours d’eau des prairies, et
ceux plus vastes foisonnant de saumons. Cette cohabitation
impossible avec les hommes rendait les fermiers nerveux. Tous
redoutaient d’apercevoir un jour ou l’autre le lourd balancement du
plantigrade. L’animal était attendu par des hordes de chasseurs armés
de fusils avec la balle fébrile au bout du fût du canon. Mais tous les
fermiers n’étaient pas des chasseurs d’ours expérimentés.
Des trails désertés jusqu’au fin fond de l’horizon, des trails vides
et monotones mais rarement la queue d’un ours.
Le plantigrade s’était installé depuis longtemps dans les nuits
frileuses des colons comme un satrape vindicatif.
 
Durant le dernier automne, un fermier isolé à une demi-journée de
Dodge city a été retrouvé mort devant sa porte, un fusil de gros
calibre à côté de sa carcasse. Le grizzli avait laissé son empreinte sur
le dos et le visage du pauvre homme. Pas de chance ce jour-là, la
prime ne lui était pas destinée. Ce n’était pas beau à voir et selon les
journaux locaux qui ne concédaient rien à l’avarice pour inventorier
toujours de nouveaux titres à sensations, l’épouse du brave colon
aurait pris la fuite. Elle ne fut jamais retrouvée : probablement
devenue folle, pouvait-on lire en conclusion de ce dramatique fait
divers.
Au cœur de cet hiver 1861, l’ours n’était pas encore en
hibernation dans sa tanière. Il était descendu bien bas dans les
grandes plaines. Certains prétendaient le voir, le jour, la nuit, à
travers ses errances dans la neige molle. À travers sa signature sur les
restes d’une vache déchiquetée, la robe brun fauve déchirée, abîmée.
Il en était de même pour les manteaux sombres des taureaux, les
flancs lacérés jusqu’à l’os.
Habituellement, dès les premiers froids, les plantigrades
commencent à réduire leurs déplacements. Pour eux, le repos

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hivernal permet de pallier le manque de nourriture après s’être
constitué une provision de graisse.
 
Ils étaient tous là les hommes, entassés depuis le petit jour dans
les débris de bois pétrifié d’une ancienne carcasse de diligence
amputées de ses roues et de ses essieux. Ils ne se morfondaient pas,
même s’ils savaient que l’ours pouvait les flairer du fin fond de la
plaine. Ils étaient tous là, la moustache revêche, le cheveu en bataille,
le verbe rare, avec du plomb plein les poches. Ils étaient tous là,
renfrognés et butés avec la mine hirsute à force d’avoir trop bu
d’alcool. Ils étaient tous là, ne sachant plus vraiment quelle mission
leur était assignée.
Mais l’ours est bien plus malin qu’un homme entamé par la
boisson.
— Où sont les autres ? On n’entend plus rien.
— Ils rabattent une mère et ses deux petits vers nous ! Ils sont
après elle depuis le début de la matinée.
— Ouais, ouais, je sais. Quand ils sont partis, ils étaient déjà
blindés comme des barriques !
— J’y vais bordel, j’en peux plus de ce froid. Qui me suit ?
— Je t’accompagne, je suis en train d’attraper des engelures
depuis les oreilles jusqu’aux doigts des pieds. En plus, j’ai le chêne
qui s’ankylose du gland !
— Ils l’ont tiré ce matin. Sûr, elle va bien réapparaître blessée.
— Chante pas trop vite beau merle !
— Ils avaient du petit calibre, on n’a pas retrouvé de trace de
sang. Elle s’est enfoncée dans la forêt, on l’a perdue.
— Ah, vous êtes forts les gars ! Je me demande si vous seriez
capable de tirer un coq de bruyère à vingt pas de vous. Vous pensez
quand même pas que cette ourse avec ses petits décide de devenir
votre souffre-douleur. Quel est l’imbécile qui a dit ce matin qu’on
allait s’en débarrasser ? Une mère avec ses petits est bien plus
intelligente qu’une congrégation d’artistes de la gâchette de votre
espèce !
— T’as pas l’air content Bad Man. C’est quoi qui t’attriste au
juste ?

22
— Ce qui m’attriste ? Arrêtez vos foutues salades : de l’ours, ils
s’en fichent. Ils sont venus se dégourdir les pattes et pour le petit
gibier. Ils n’ont plus rien à bouffer et la femme en a marre, elle les a
fichus dehors par la fenêtre à coup de râpe à fromage jusqu’à ce
qu’ils ramènent de quoi remplir la marmite. Voilà l’armée de bourre-
pif en caleçons à laquelle nous faisons allusion.
— Putain, quand on dit qu’on va chasser l’ours, ne prenez pas des
lance-pierres ! C’est comme ça qu’on perd nos chiens, merde !
— Quand j’ai vu leur matériel je leur ai demandé s’ils comptaient
aller à la chasse aux grives. La plupart n’ont pas les moyens de se
payer ne serait-ce qu’un vieux Pattern Enfield.
— C’est quand même pas leur faute, si ? Faut pas leur en vouloir,
avec les carcasses qu’ils ont, ils pourraient briser les cervicales d’un
loup des deux mains. Ce sont après tout de bons maris, de bons pères
et d’honnêtes travailleurs ! Ce sont des hommes courageux.
— Des bons maris et des bons pères peut-être, mais ils ne font pas
des très bonnes imitations de chasseurs. Là ils peuvent aller se faire
rhabiller.
— Ils cherchent à ramener de quoi becter pour deux ou trois soirs,
c’est tout !
— Ouais, c’est comme une idée fixe qui leur trotte dans la
cervelle. T’as pas les mêmes penchants, toi ?
— La gamelle passe avant le reste, non ?
— Me faites marrer, ‘tain !
 
Le jour déclinait, il faisait sombre à présent. Le grizzli se
réappropriait son territoire une nuit de plus. La grande solitude de la
plaine s’ouvrait à toutes les peurs et les gars s’apprêtaient à rentrer
dans leurs masures, penauds, ivres mais penauds.
Une ligne pourpre barrait l’horizon mais aucun coup de fusil ne
venait cingler l’espace. Vite se fondre sur la piste avant de se faire
piéger par son propre piège. Filer comme des anguilles. Rentrer à la
maison sans regarder derrière soi, ôter ses bottes crottées, se mettre
les orteils à griller au plus près de la braise et cuver à volonté. Après
tout, ces hommes n’étaient que de modestes fermiers. Ils n’avaient
que des engelures à exhiber sous d’épais lambeaux de tissus souillés.

23
Occasionnellement, ils descendaient à la ville pour acheter les
accessoires dont ils avaient besoin. Les pièges à loup se vendaient
bien à cette époque. Au petit matin, les marchands qui sortaient
toutes leurs quincailleries sous les auvents leur adressaient un
bonjour chargé de sous-entendu. Les hommes des plaines étaient des
braves types qui ne savaient pas faire l’économie des trois sous qu’ils
portaient sur eux lorsqu’ils rendaient visite à la collectivité. C’étaient
d’étranges chalands tout de même. Il y avait un grand nombre d’afro-
Américains parmi eux et beaucoup d’Irlandais adeptes de saint
Patrick, alcooliques indécrottables, arrachés à leur terre natale par la
misère. Des affranchis venus de la côte Est pour tenter leur chance
dans les grandes plaines, des juifs qui affluaient de la Prusse
lointaine, des fugitifs échappés des plantations du Sud, des anciens
dockers ou domestiques fraîchement débarqués d’une Europe en
guerre, des Chinois apparus comme dans un songe d’un extrême
Orient de légende, des hommes qui poursuivaient le même rêve de
liberté. Les Mexicains étaient pour leur part des subalternes
saisonniers. Avant le début des hostilités, certains de ces migrants
s’intégrèrent parfaitement à l’économie américaine en plein essor.
Mais la guerre changea la donne pour la plupart d’entre eux et
l’espoir d’une vie meilleure devint un objectif chimérique.
Les commerçants les servaient avec d’égales manières. Ils
prenaient leur argent ou allongeaient derrière une moue calculée une
liste de dettes sous un nom inscrit sur un petit calepin. Certains
avaient droit à un bref :
— Bien le bonjour à vot’dame ! En retour, les hommes de la
plaine mimaient une sorte de pirouette grotesque pour remercier
l’attention. Ils n’étaient pas habitués à recevoir une quelconque
considération venant des gens de la ville. Quand cela arrivait, ils ne
savaient contenir leurs émotions. Ils se mettaient à gesticuler comme
des désossés, le visage empourpré par le manque de manières. Mais
au-delà de cette inaptitude aux bonnes manières se cachaient souvent
des êtres sensibles.
Les courses de première nécessité accomplies, les plus chanceux
d’entre eux, ou les plus téméraires allaient boire un verre ou deux au
saloon du coin. Ils écoutaient avec distraction des bribes de

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conversation sur l’état du pays, la guerre, les victoires des uns, les
défaites des autres. Ce n’étaient pas de grands bavards et ne sachant
pas trop quoi faire des informations, elles leur étaient après tout
indifférentes. Elles ne pouvaient même pas agrémenter la causerie
d’un soir à la maison. Ces hommes ne pensaient qu’à une idée à la
fois. Ils n’avaient pas beaucoup de choix dans ce domaine. Des pistes
où guider leur curiosité, ils n’en ouvraient guère en général. C’était
trop vaste, trop important pour eux. Ils avaient peur de ce qui leur
paraissait important. Ils avaient peur de se noyer dans le débit de la
parole. Ne sachant faire des phrases, ils se complaisaient dans une
sorte d’ignorance pratique. Quant à la lecture des journaux qui
encombraient les tables des saloons, c’était une alternative
impensable pour la plupart d’entre eux.
Une obsession leur occupait l’esprit : demain la traque de l’ours
reprendra. C’était une certitude, une évidence. Ceux-là avaient vu le
cadavre du fermier avec le visage et les reins à moitié arraché. Ceux-
là plus que les autres étaient revanchards. La peur leur nouait les
tripes. Ils considéraient simplement que le sort leur avait été
favorable jusqu’alors. Ils pensaient que la chance pouvait changer de
camps, tandis qu’ils allaient le soir dans les saloons s’abandonner
dans une partie de cartes ou de dés pour éviter de succomber à une
angoisse poisseuse.
 
Quelques Bushwackers(1) en chemises et foulards rouges
ironisaient sur la vocation de ces consommateurs perdus dans les us
et coutumes à adopter en ville. Les hommes aux codes vestimentaires
affichés leur faisaient comprendre qu’ils étaient inutilement présents
dans ces lieux. Que leur présence même indisposait les honnêtes
clients. Eux préféraient ne pas répondre connaissant par expérience
les risques auxquels ils s’exposaient.
La diablerie occupait souvent le terrain et des incantations de
toutes sortes fusaient devant le comptoir marbré ou en zinc, faisant
exploser de rire des bouches édentées.
En fin de soirée, lorsque le dernier fermier se leva pour partir, une
chemise rouge s’agrippa à son avant-bras. Un de ses yeux était
crayeux, dû à un voile très épais consécutif à une cataracte déjà

25
ancienne, mais l’autre œil, d’une incandescence outrageuse se posa
sur le pauvre homme comme une braise brûlante et le toisa de la tête
aux pieds. Un sourire mauvais se dessina sur ses lèvres. Il scrutait le
fermier sans ciller. Méthodiquement. Il scrutait la peine du pauvre
homme comme un démolisseur aux pieds de son exploit. Ses doigts
étreignaient avec la puissance des serres d’un rapace le bras du
malheureux.
— À cet instant, t’as pas une idée à la con qui te traverse la
cervelle, j’sais pas moi, l’envie de me buter par exemple, allez, ne
mens pas ?
— Je sais pas, non vraiment, je sais pas quoi te dire. J’veux pas te
faire d’histoire, sûr !
— Là, tu mens !
— Non, non, j’te jure, j’ai rien à te dire…
— Alors ne dis rien mauviette, rampe jusque chez toi avant que
j’te retire les bretelles de ton futal. T’es pas à ta place ici, va gratter la
terre, c’est tout c’que tu sais faire. Et fais-toi un rhabillement
convenable de temps en temps, tu pues l’bouc qu’c’est une honte.
Avant d’attendre une réponse qui ne viendra pas, la chemise rouge
lança un rot retentissant.
En finir avec cet excès de présence brute, cette cohabitation
indéterminée, celle du loup et de l’agneau. Deux élans inverses se
disputaient la place, ça se jouait à la muette à présent. Au final, le
fermier se détourna de ce regard cyclopéen. Il connaissait le rituel. Il
baissa les yeux et sortit sans émettre un son, presque sans respirer en
évitant de faire craquer le parquet. La chemise rouge s’étrangla dans
un rire sardonique. Sa jactance l’avait rendu hilare.
— Tss, y porte même pas une ceinture comme un homme. Des
ficelles pour faire tenir son pantalon. Regardez, mais regardez le
partir. Y va pas rester bien longtemps au-dessus des genoux son
bénard. Doit pas être très fière de lui sa femelle. Quelle misère !
— Peut-être qu’y s’torche le derche avec des orties, vu comme y
marche en s’tortillant !
— À moins qu’il ait des engelures !
— Un problème de constipation, peut-être ? Ça arrive parfois
quand la vie est trop pénible !

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— Pfff, quand je vois ça, j’ai un peu honte de la nature humaine
quand-même !
— Quest’ce tu lui trouves à la nature humaine ? Un peu d’orgueil,
bon sang !
L’heure qui venait de sonner n’appartenait pas à l’horloge du
temps, c’était une heure perdue, une heure indécise, dangereuse.
Un désir de vivre tenace emporta le jeune fermier loin, dans la
nuit noire. Il se retrouva sans hypothèse, sans solution. Et cette nuit
sans reflet, il la foulait de rage jusqu’au moment de rejoindre sa
jument patiente et familière. Il quitta la ville, navré, seul et consterné
par les hommes. Il n’en éprouvait aucune surprise, c’était ainsi, il le
savait, c’était tout. Au bout de la longue rue principale, il passa
encore devant quelques fenêtres éclairées. Des rectangles de lumière
ouverts sur l’obscurité. Ils ne révélaient rien de plus que des familles
de gens honnêtes, c’est du moins ce que le jeune fermier pensait,
mais en était-il certain, c’est du moins ce qu’il espérait.
 
Dans la plaine où se trouvaient leurs bicoques, la plus grande
partie de la neige avait été balayée par les bourrasques des derniers
jours ou avait fondu. Un nouvel orage approchait depuis les terres du
sud et le grondement du tonnerre se répercutait au loin. Un vent
glacial sifflait entre les voliges des toitures, faisant trembler les
bardeaux. Il transportait avec lui l’odeur de la terre mouillée et
parfois le fumet putride d’une vache ou d’un veau crevés de faim
dans une ravine.
Les fermiers connaissaient bien le problème, et c’en était un de taille.
Ils devaient au plus vite carboniser la carcasse avant qu’elle n’attire
des prédateurs dangereux à proximité des élevages. Durant ces temps
où le danger se montrait permanent, il fallait penser à tout. C’était
peut-être la chose la plus éprouvante à laquelle pouvaient se
confronter les hommes des plaines. Avant même la présence des
Bushwackers.
Lorsque le destin mélangeait les cartes, la partie devait se poursuivre.
Les hommes n’avaient pas le choix. Les désordres de l’univers
avaient définitivement gagné. Dans cette partie, les plus forts
faisaient et défaisaient les évènements, tandis que les plus faibles

27
subissaient et l’excuse de l’imbécile pour ses échecs faisait
forcément rire. Le cercueil devenait parfois son plus confortable
rempart.
 
1 : Les bushwackers étaient des bandes armées, combattants
irréguliers pro-confédérés du Missouri durant la guerre de Sécession
(1861-1865). Leurs actions se concentraient dans les zones rurales,
sur les arrières ennemis et jamais sur le front.

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Chap. 3 : Requiem pour une loi.

3
 
 
Requiem pour une loi
 
 
Novembre 1861 : Dans le Midwest, on entrait dans l’hiver après
avoir subi un été et un automne d’intense chaleur et de sécheresse.
Les fermiers avaient compté de lourdes pertes en bétail.
Sur le plan politique, l’élection d’Abraham Lincoln avait
provoqué immédiatement la sécession d’un certain nombre d’États
du Sud, avant même que le président élu entre en fonction le 4 mars
1861. Les conséquences furent instantanées.
 
— C’est la pagaille, j’ai jamais vu ça. Nous devons assouplir la
réglementation sur l’alcool, Aeden, sinon la situation va devenir
ingérable.  C’est Wyatt Earp, l’ancien marshal de Dodge City qui
parlait.
— J’y pense, oui. De l’alcool, ces maudits Bushwackers (1) en ont
fait un vrai business. Ils n’ont pas fini de m’emmerder ces types !
— Évidement, ils se sont engouffrés dans la brèche. Non contents
d’empoisonner la vie des fermiers, ils contrôlent les trafics à présent !
— Pourquoi diable tant d’acharnement envers les fermiers ?
— Ils veulent tout simplement les spolier de leur bien. À force de
les harceler, ils vont les dépouiller jusqu’à l’os. Ils ne lâcheront rien.
Étant là depuis une ou deux générations, ils considèrent que les terres

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attribuées aux derniers colons leur reviennent de droit. Ce pays est
leur principale revendication. Tu as bien remarqué leur mode
opératoire ? Élémentaire, ils attaquent toujours au crépuscule, ces
anges maudits. Ils arrivent toujours par l’Ouest dans le soleil
couchant.
— Les terres sont pourtant attribuées dans la plus stricte légalité.
Chaque famille pouvant justifier qu’elle occupe un terrain depuis
plusieurs années peut en revendiquer la propriété privée, dans la
limite de cent soixante acres. Abraham Lincoln va créer le
Homestead act pour que soient protégés les fermiers chez eux. Il va
faire passer la loi au Congrès et elle sera votée.
— Ça ne changera rien. Les Bushwackers n’ont que faire des lois
et encore moins des perfectionnements agraires !
— Même si on leur claque la gueule ?
— Ouais, c’est ce qu’on fait à longueur de temps. Nos potences
commencent à donner des signes de fatigue. Ils sont trop lourds ces
types ! Ils ont toujours un porte-flingue bourré de plomb pour nous
contrarier. Nos cercueils les mieux équipés ne sont pas adaptés pour
eux. Ils exigent du sur-mesure sans payer la plus-value.
— Tu fais de l’esprit ?
— Non, du réalisme ! On produit moins de planches à cercueils
qu’il y a de Bushwackers en vadrouille. Si Dieu décide de pardonner
leur crime, nous, notre métier c’est de les descendre. Le problème
c’est qu’ils sont plus nombreux que de puces sur la queue d’un chien.
— …
— En plus d’être des sacrées têtes de lard, ils font plus de
cochonneries que tu passeras ta vie à imaginer. T’es trop bien éduqué
pour eux, ils t’en veulent un peu pour ça. À toi personnellement
qu’est-ce qu’ils ont fait jusqu’à présent ? Rien, pourtant ton métier
est, quand tu le peux, de les mettre tout vivants dans les bras des
juges pour qu’ils en fassent des morts, non ? La situation va évoluer,
ils te prendront bientôt pour une cible privilégiée. Et dès qu’ils
commencent à prendre quelqu’un en grippe…
— C’est un point de vue indiscutable, Wyatt. Je me permettrais
pas de contester des propos aussi solidement étayés. Mais je crains
qu’ils ne tombent sur un os.

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— Eh bien je souhaite qu’ils tombent sur un os. Mais la potence
ne semble pas les impressionner. Pas plus que toi, d’ailleurs.
— La guerre va changer la donne.
— Ne crois pas ça. À leurs yeux tu n’es qu’un jeune prétentieux
avec une étoile accrochée sur la poitrine. Juste bon à dégriser les
alcooliques.
— Mon job est de faire respecter la loi.
— Si tu leur distribues un peu trop de poil à gratter, ils ne
chercheront qu’à te descendre. Ils ne veulent pas s’accommoder des
lois et de ceux qui cherchent à la faire respecter. Méfie-toi pour ta
famille. Tu devrais la mettre à l’abri, du moins pour quelque temps.
 
 
Depuis l’arrivée d’Aeden aux affaires du comté, après que Wyatt
Earp lui ait confié les clés de la ville, Dodge City dans l’état du
Kansas se conformait plutôt mal aux dernières réglementations en
vigueur, notamment la prohibition de l’alcool dans les lieux publics,
mises à part quelques rares dérogations complaisamment accordées.
Sur le reste du territoire, cette mesure restait sans grands effets. Ni
rejet, ni adhésion. Juste la distraction habituelle de la transgression.
Les Bushwackers pouvaient réguler le marché selon leur convenance.
Après tout c’était une loi à la noix et tout le monde convenait pour
admettre une telle imposture. Sauf le pasteur de Dodge city, pour qui
l’opportunité était belle pour délivrer la bonne parole et moraliser les
hommes un peu trop remuants. Une propagande de faible ampleur
était marmonnée aux oreilles les mieux apprêtées :
— Si l’alcool est considéré comme un cadeau de Dieu, son abus
est la volonté du diable. Il prend possession de votre vitalité et le
malin vous installe dans le crime, la paresse et la débauche. Dès le
matin ce poison vous fait trébucher dans l’outrage et la vantardise, il
vous rend sourd et aveugle par l’effet de sa dépendance et sa
malignité tel un venin insufflé dans vos esprits.
Le prêche du pasteur à l’heure du sermon avait une dimension
universelle. Il utilisait son influence pour faire passer toutes sortes de
messages. Il était une voie de communication et de propagande
incontournable au bénéfice de l’organisation sociale et morale de la

31
communauté. Mais il se trouvait là en déficit d’oreilles attentives. Le
pasteur distillait avec les convictions qui étaient les siennes, des
messages chargés de bon sens. Il manipulait les saintes paroles à bon
escient et en infligeant toujours le même anathème aux hommes qui
préféraient parler politique au saloon en consommant autant d’alcool
que leur vessie pouvait en contenir. Tandis que leurs épouses allaient
à l’église pour éduquer leur conscience et apprendre à s’abstenir des
appels et autres bouillonnements des péchés de chair. Le
discernement accordé aux épouses de ces Messieurs disposait
habituellement de quelques prières d’avance. Mais le monde était
trop vaste pour entendre leurs supplications quotidiennes. Ces dames
vivaient en permanence dans l’illusion de la souillure et de la bauge
qu’alimentait volontiers l’homme de foi. Il en était de même pour les
veuves qui ne devaient surtout pas succomber aux tentations de la
chair.
 
L’administration territoriale était amenée à tenir compte de la
sensibilité variable de l’opinion. C’était en quelque sorte comme de
s’inquiéter des caprices du temps. Ne pouvant lutter, on s’adaptait
par la force des choses, mais dans ces plaines loin du pouvoir central,
l’administration territoriale ne concernait pas grand monde. De fait
elle était considérée à la marge de la concorde communautaire. Qui
se souciait de l’intendance collective ? De la morale, de la justice, du
bien, du mal ? À vrai dire, personne ou presque. La vie séculaire de
ces hommes et de ces femmes les écrasait de certitudes. Elle
gouvernait leur bon sens si toutefois ils faisaient appel à lui. Ils
étaient cabossés par les tourments de l’existence et restaient les
pauvres témoins et acteurs de leurs errances.
Ces fils de la terre ne comprenaient pas toujours la signification
du mot : réglementation. Leurs identités étaient certes diverses mais
unies dans la misère et le besoin. Pouvaient-ils avoir des identités
identiques ? Ils ne s’encombraient pas de telles considérations. À
peine étaient-ils conscients de leurs propres ombres. Ils ne cessaient
de vagabonder sur une terre ingrate au gré d’humeurs changeantes,
plantant inlassablement le soc pour tenter de faire germer quelques
hypothétiques graines d’espoir.

32
 
En définitive, Aeden O’Connell, fils d’immigré irlandais,
Unioniste convaincu, dut renoncer rapidement, du moins sur la
réglementation de l’alcool, car le marché noir causait des dégâts sur
l’économie locale.
La vérité étant que, sans être bien malin, les lois étaient faites pour
être détournées. Aeden prenait conscience des difficultés de mener à
bien sa mission. Pour la première fois dans sa jeune carrière, il
doutait.
— Eh bien Aeden, mon ami, t’entends les cloches sonner ou
quoi ?
— Non, non, je pensais juste à ce que tu disais…
— Ce que je disais ? Ça n’a pas grande importance. Méfie-toi,
c’est tout !
— La guerre est en train d’attiser le Bloody Kansas (2). J’ai un
sentiment d’impuissance et c’est pas bon.
— Non, n’en fais pas une affaire personnelle, ça contribuerait à ta
perte. Sois vigilant. Ta vie est suspendue à un fil. On peut appeler ça
la rançon de la gloire pour un marshal dans ces contrées. Il y a un
combat collectif que nous devons mener, et t’es pas seul. Allez,
viens, te lessive pas la jugeote au jus de purin, l’omelette aux patates
est servie, et crois-moi si tu veux, mais celle-là va être fameuse.
C’est la meilleure du pays !
 
Aeden avait constaté depuis l’instauration de cette loi que les
garçons de peu de moralité pullulaient à présent dans tout le pays et
trafiquaient ouvertement. L’alcool, les filles, le vol de bétail, la traite
négrière avec le Mexique voisin. L’alcool représentait une manne
financière illégale, plus lucrative que put l’être le trafic des peaux
quelques années plus tôt. Tous les magnats de spiritueux voyaient
leurs carnets de commandes se remplir. Un marché noir rentable
prospérait sur le terreau de la violence. Venant se greffer sur un
climat social délétère, la proximité de la guerre civile sur tout le
territoire semait des graines pourries, et les récoltes de ces poisons
bénéficiaient aux esprits les moins scrupuleux pour peu qu’ils fussent
un peu futés.

33
Le langage de la violence était le plus répandu.
Des groupuscules armés sans commandement officiel s’entre-
déchiraient déjà dans la région, pour tenter de se payer une part de
marché avec la fortune en prime et la bénédiction des grands trusts
financiers à l’abri dans leurs pépinières de manufactures à l’Est du
pays. Le système capitaliste commençait à piper les dés dans un libre
échange effréné, dénué de toute déontologie. Plus on se rapprochait
du Midwest, plus le whisky se vendait à prix d’or et les riches
familles constituaient de grasses provisions comme il en a toujours
été dans ce genre de situation de crise ou de pénurie. Ils étaient autant
consommateurs de single malt et de whiskies tourbés, que de tabac,
de sucre de canne et de café en provenance de Cuba ou de textiles et
de cuir en provenance du Mexique. Les gros distributeurs des états
libres faisaient leur beurre sans scrupule même lorsque les produits
manufacturés tombaient sous la loi des sanctions économiques
imposées par l’Union. Les territoires du Sud et l’Ouest encore
sauvage en faisaient officiellement les frais.
La croissance économique était une condition de liberté et l’écart
se creusait entre la richesse moyenne des territoires non alignés avec
l’Union représentée par Abraham Lincoln. On pouvait constater
partout une outrageuse disparité de traitement.
 
La vox populi ne se construit pas sur l’argumentation, mais sur des
avis tranchés, des pulsions, des émotions, sur de l’arbitraire et des
singularités bien souvent. La vox populi agit dans des mouvements
de pensée en faisant en sorte que leur logique soit visible, entretenue
et puissante. C’est ce qui fait d’elle une force attractive, parfois
dangereuse.
Elle demande à étancher sa soif. Elle ne peut pas admettre de se
laisser infantiliser ainsi. L’homme a toujours un élan irrépressible
vers ce qui lui est inaccessible. Sa liberté individuelle en dépend.
C’est dans sa nature.
 
Aeden O’Connell ne pouvait ignorer la juste revendication de ses
administrés mais sa jeune expérience ne lui procurait pas toute la
diplomatie nécessaire pour relayer les lois, populaires ou non,

34
applicables dans tout le Kansas et au-delà. Wyatt Earp menait encore
la barque malgré les dramatiques évènements survenus un an plus tôt
(3) à l’encontre de la communauté de Dodge City, et plus
particulièrement envers le clan O’Connell et les frères Earp.
 
Durant cette période agitée et en dépit des efforts consentis par la
diplomatie, les lignes politiques entre le Nord et le Sud ne
parvenaient pas à un compromis équitable. Les combats
commencèrent à partir du mois d’avril 1861 matérialisés au début par
des faits d’arme isolés, dans une absolue pagaille entretenue par les
belligérants des deux camps. Les ordres ne répondaient à aucune
stratégie.
Les observateurs journalistiques prétendaient assister à un sacré
tour de chauffe avant que ne s’animent les vrais débats. Ils
commentaient quotidiennement les agitations et les intimidations des
rebelles sudistes, les terribles Bushwackers.
Mais ils étaient tous unanimes pour écrire que le plus grand boom
économique de l’histoire américaine de l’époque était celui des
plantations de coton du Mississippi, de l’Alabama et de Géorgie qui
prospéraient grâce à des armées d’esclaves. Sur ce point, tout le
monde semblait d’accord.
L’Amérique était la seule nation au monde à ne pas regarder son
crime en face et à considérer que la vérité devait sortir de la bouche
des canons.
La vox populi était d’une humeur massacrante et réclamait de
l’alcool avant tout. La conflagration d’une guerre ne la faisait pas
frémir pour autant. Elle exerçait bien au contraire une emprise
morale même sur les esprits les plus pacifiques, chacun pensant
détenir une vérité incorruptible.
 
Des contingents de militaires faisaient régulièrement halte dans
les saloons de Dodge City. Ils résidaient plusieurs jours ou plusieurs
semaines en cantonnement à fort Leavenworth, à quelques miles au
nord de la ville, en attendant les ordres de la direction des armées.
Dans cette attente, les conscrits réclamaient logiquement des
divertissements.

35
Au bénéfice de cette époque troublée, la vox populi avait déposé
son verdict, Aeden O’Connell dut s’y conformer et lever la
prohibition sur l’alcool, sans gloire. L’ensemble des gens du peuple,
commerçants, tenanciers de saloons, cow-boys et militaires avaient
gagné la partie. Les digues de la prohibition craquaient de toutes
parts. Les notables et les financiers n’avaient pas été en reste dans
cette affaire.
 
Au commencement de ces troubles, le nouvel état du Kansas qui
se trouvait sous la protection du gouvernement fédéral ne disposait
pas de véritable milice organisée, rien avec lequel satisfaire la
nécessité sauf la volonté commune de quelques hommes de bon sens,
des fonctionnaires et des commerçants qui veillaient à ne pas se faire
usurper leur fragile statut.
 
*
 
La guerre éclata officiellement lorsque en avril 1861, les troupes
nordistes ravitaillant un fort en Caroline du Sud, fort Sumter,
essuyèrent le feu des Confédérés.
Un premier régiment du Kansas fut appelé le 3 juin 1861 dans une
totale confusion. L’ordre fut donné aux hommes jeunes de monter sur
le front des batailles. Peu de temps après, ils se retrouvèrent
rapidement plus de vingt mille dans le seul Kansas, recensés pour le
combat sous la bannière de l’Union, amenés par le président
nouvellement élu, Abraham Lincoln et son chef de guerre Ulysses
S.Grant.
 
La première confrontation sérieuse entre les forces du Nord et du
Sud fut la bataille de Bull Run, connue sous le nom de bataille de
Manassas, le 21 juillet 1861 à moins de quarante miles au sud-ouest
de Washington. Alors qu’il était persuadé d’obtenir une victoire
facile, l’état-major nordiste obtint un revers cuisant face aux troupes
confédérées. En réaction, le 22 juillet de cette année-là, Abraham
Lincoln signa un décret afin d’enrôler cinq cent mille hommes pour
trois ans de service.

36
Depuis déjà de nombreux mois, les prémices de la guerre
martyrisaient les populations et déséquilibraient l’économie locale.
Les renégats battaient le pays. Durant ces longues heures sombres,
après la prohibition sur l’alcool, le viol des femmes fut un des pires
fléaux et les mémoires se figeaient sur tant d’atrocités. Le fiel
s’écoulait comme un venin. Les traumatismes endurés par les civils
rendaient l’apaisement difficile. En retrait des champs de bataille, des
dispensaires médicaux improvisés s’établissaient en campements un
peu partout sur le territoire. L’Amérique était à feu et à sang. Rien ne
semblait plus pouvoir arrêter ce désastre programmé. Les
affrontements se multipliaient dans tout le pays.
Dans la plaine, les paysages de campagne étaient les derniers
témoins des conflits. Saccagés, amputés, vidés, ils ne parvenaient pas
à gommer le souvenir de la fureur des armes et la folie des hommes.
Ils portaient la trace et les stigmates des combats. Le sel des larmes
griffait les joues creusées des soldats sans attendre l’avènement
prochain de la mort et sa fidèle pourriture.
 
Il y avait trop souvent l’impossibilité du deuil en l’absence du
corps englouti dans les charniers et la boue. Les injustices flagrantes
(fusillés pour l’exemple), les pillages, les incendies volontaires et les
systèmes mafieux qui tournaient tels des manèges hideux. Il y avait
les défaites au combat et la honte, la folie des hommes et la non
réintégration à une vie sociale pour certains.
Le luxe avait ses servantes en tabliers blancs, la foi exhibait ses
archanges, les hommes étaient possédés par leurs démons. En marge
de tout ce cirque, les Indiens, enrôlés dans les combats pour une
gamelle de haricots, victimes collatérales de ce conflit sanguinaire,
errants dans des abîmes d’albâtre, d’ossements et de misère, trop loin
des terres de leurs ancêtres.
 
C’était dans ces conditions particulières qu’Aeden exerçait
difficilement son autorité sur Dodge City et sur tout le district. Des
hommes aguerris tels que les frères Earp : Wyatt, James et Doc
Holliday le secondaient avec bienveillance et fidélité. Mais le pays
s’était vidé de ses forces vives. Les fermiers, cow-boys, bouviers,

37
négociants et tout homme jeune et valide étaient contingentés,
fragilisant ainsi le maillage communautaire. Ne restaient plus aux
champs que femmes enfants, estropiés et vieillards. L’ordre et la loi
allaient forcément en pâtir.
 
Il faut savoir que cette interruption brutale de la vie sociale portera la
solitude en elle comme le désespoir au fond des yeux. Certains
artistes réaliseront dans leurs écrits, leurs poèmes, leurs dessins et
leurs peintures du paysage en ruine, des métaphores insolentes pour
évoquer la démence des hommes. Et les éditorialistes dans leurs
offices aux ambiances patte-pelues, reprendront en cœur les litanies
des plumes les plus acérées, en ajoutant quelques virgules de
patriotisme selon leurs propensions politiques.
Les lignes éditoriales des très nombreux journaux tendaient à
influencer indubitablement leur perception de la guerre et leur
soutien à un camp. Les journaux n’auront de cesse d’exciter les
consciences les plus perméables. La guerre de Sécession, ainsi
nommée par la France, s’ancrera peu à peu dans les travers d’un
discours idéologique et propagandiste.
La presse locale était la plus virulente. Le Kansas Free State
développait une ligne éditoriale abolitionniste. Il avait comme
principal contradicteur le Squatter Sovereign, le plus militant des
journaux pro-esclavagisme et dans une moindre mesure le Kansas
Weekly Herald.
 
À l’extérieur des enceintes militarisées, partout des ruines
s’empilaient. Tandis que tombaient depuis les bureaux des états-
majors aux fragrances camphrées, des ordres aberrants.
 
 
1 Les Bushwackers étaient des combattants irréguliers pro-
confédérés du Missouri durant la guerre de Sécession (1861-1865).
Leurs actions violentes se concentraient dans les zones rurales, sur
les arrières ennemis et rarement sur le front. Ils prenaient pour cible
essentiellement des civils. Les Bushwackers ne portaient pas
d’uniforme. Parfois, en signe de reconnaissance, ils portaient des

38
chemises rouges, comme celles des soldats de l’Armée des États
confédérés. Le rouge était également la couleur prédominante du
drapeau sudiste. Il leur arrivait de revêtir les uniformes de soldats
nordistes qu’ils avaient tués, pour tromper l’ennemi et l’approcher le
plus près possible avant d’ouvrir le feu.
2 Le Bloody Kansas ou Border War était une série de violents
affrontements civils dans le territoire du Kansas, aux États-Unis,
entre 1854 et 1861.
3Voir : Les derniers jours d’une légende, du même auteur

39
Chap. 4 : Ordre N° 47

4
 
 
Ordre N°47
 
 
— Bon sang, s’exclama le jeune marshal Aeden O’Connell.
Dans son bureau, Aeden venait de recevoir un télégramme émargé
par la main de James Totten, lieutenant colonel en commandement
des forces nordistes positionnées à l’Est de la rivière Missouri pour
couvrir le secteur depuis Kansas City jusqu’au Mississippi.
Grande figure tutélaire au sein de l’institution, ce militaire était
renommé pour la rusticité du verbe qu’il utilisait lorsqu’il donnait
des ordres à ses batteries. Un ordre caractéristique dans sa bouche
était d’ordinaire ponctué de grossièretés. Ce qui pouvait être
choquant avait un caractère stimulant. Ses vitupérations fouettaient
les sangs et stimulaient ses hommes. On affirmait que ses soldats
pouvaient marcher des jours entiers juste pour le plaisir d’écouter
Totten diriger les manœuvres pendant quelques minutes.
On racontait un sacré paquet d’histoires à propos du personnage. On
disait que son grand-père natif des landes de Culloden, au pays des
hautes terres, les magnifiques Highlands dans la région des Lochs,
était issu de la dynastie Stuart. Selon les pages secrètes contenues
dans quelques vieux grimoires conservées par cette famille
aristocratique, on remontait sur les origines de la lignée jusqu’au
comte de Buchan surnommé « le loup de Badenoch » au XIVe siècle.

40
Quant à son père, ayant su préserver in extremis les titres de noblesse
qui recouvraient les épaules de tous les membres du clan, il était né
également dans les Highlands en Écosse, le pays des anciennes tribus
Picte, plus précisément à Inverness, d’où notre chantre de la fonction
militaire était lui-même originaire. Dans ces contrées isolées, dès leur
plus jeune âge, les hommes cultivaient au fond du cœur de vieux
traumatismes causés par les envahisseurs scandinaves et anglais au
cours des siècles passés. Il devait y avoir du vrai dans tout ce fatras
d’évocations.
Mais les « on dit » ont longue vie.
 
Lorsque le lieutenant colonel James Totten manœuvrait ses troupes, il
gesticulait comme une marionnette qu’on aurait placée sur un
brasero. Dieu l’avait fait ainsi : intenable, outrancier, obscène. Il
avait la réputation d’être l’homme des missions impossibles. Celui
qui vous fait changer de bord lorsque vous prenez conscience qu’il
ne vous laissera aucune place pour le croiser. Un homme façonné à la
forge et au burin. À ce propos, il avait eu la moitié du nez découpé
par un sabre rival lors d’un duel. Cette particularité l’affublait d’un
profil anachronique. L’arête de son nez était polie comme une pierre
à aiguiser, posée comme une sentence au milieu de la figure.
Tout en mâchouillant continuellement une boule de tabac à chiquer,
Totten se délectait à raconter des anecdotes historiques à ses officiers,
telles que celle-ci :
— Retenez ça, Messieurs : Il y a fort longtemps, quelqu’un
s’enquérait de savoir pourquoi la ville de Sparte était sans murailles.
Agésilas – celui qui mène le peuple – montra au curieux les citoyens
Spartiates couverts de leur armure :
— Voilà les remparts, disait-il en tire-bouchonnant ses longues
moustaches tombantes. Il va sans dire qu’elles étaient plus fines que
de la soie. L’homme jouait souvent avec pour apaiser ses ardeurs
impétueuses. Ça le rendait peut-être plus aimable.
 
Ce n’était pas une voix, mais un organe puissant et rocailleux dont
avait hérité le militaire. Un laminoir à galets. Ce n’étaient pas des
mains de vétéran qu’il avait le Ténor, mais de véritables paluches de

41
charpentier, toujours émorfilées. De celles qui jouent de l’herminette
aussi bien que du sabre, de celles qui découpent du bois à la tonne
sans laisser traîner une seule écharde sur l’établi.
Sa spécialité, c’était le travail bien fait.
On laisse la décimation propre et bien nettoyée après la bagarre le
soir, avant de quitter les lieux et rejoindre les lignes arrières, se
plaisait à dire le Redoutable, chaque matin après une triple dose de
whisky, lorsqu’il se promenait en caleçon dans le campement sans
même attendre le lever du soleil.
Cet homme officiait avec un talent indiscutable. C’était un modèle à
suivre, mais aussi un véritable cas de conscience pour l’institution.
— La bastonnade est une chose, l’ordre et le respect en sont une
autre sur un autre registre certes, mais tout ça est compatible,
rappelait-il souvent. I’m sorry, we cannot avoid all of this, men (1). Il
faut que ça rentre dans vos têtes et qu’il y ait encore de la place pour
tout le reste. Tant que vous n’aurez pas la connerie vissée à la
semelle, tout restera possible, et vous gagnerez ma considération. Et
sachez, Messieurs, que celle-là je la distribue avec parcimonie.
Il n’avait pas encore fini une phrase que ses fidèles lieutenants
attendaient déjà sa prochaine saillie.
— Je veux, martelait-il à l’envi, que l’écriture de nos exploits soit
permanente et argumentée, quoi qu’il arrive. J’admets comme très
utile une littérature de guerre à l’adresse des personnes qui ne
possèdent pas les informations, la connaissance et l’expérience. Tout
sera scrupuleusement noté. Que les plus hardis au langage se
présentent à moi. Du témoignage, j’ai besoin de témoignages et j’
veux pas une écriture de pédales. Le sang, les souffrances physiques
et morales. Les charniers, les gueules cassées. Le bruit, la fureur, les
chevaux que l’on abat, no limit ! C’est de ça dont il s’agit et pas de
circonvolutions littéraires de salons. Tous ces pisse-froids de la
littérature bien ordonnée, policée, censurée, académique ne méritent
que mon mépris. Détrônez-moi tous ces freluquets verbeux de New
York ou de Boston. Cet entre-soi hypocrite m’exaspère. Exit les
postillonneurs en col blanc. Je n’ai pas envie de les voir sur le champ
des opérations. Ils sont juste bons pour se planquer à l’arrière en
attendant des nouvelles du front. Et pendant qu’ils attendent, ils se

42
tapent trois repas par jour, ces connards vaniteux. Moi, je veux que
l’on entende la virilité transpirer au travers du verbe, nom d’un chien.
Votre encre doit pisser de l’hémoglobine et de l’acier brûlant. Elle
doit sortir du four incandescent de votre imagination. Écoutez-moi
parler et écrivez un ton encore au-dessus. Et si vous n’y parvenez
pas, changez de métier. Ce n’est que dans cette perspective qu’on
obtiendra la reconnaissance du pays. C’est bien clair, là ? T’as pas le
temps d’être mort qu’on t’a déjà foutu une bâche puante sur la
gueule, et ça Messieurs, il faut pouvoir le dire, sans ambages. On
appelle ça le témoignage ! Vous avez tous la capacité d’écrire, vous
les officiers, alors écrivez nom de Dieu, ça vous décongestionnera le
cerveau ! Vous n’exercez pas un métier de lavandière que je sache.
Chez moi, vous devez savoir tout faire en plus de faire honneur à
votre galon.
 
L’homme à la poitrine dégoulinante de médailles avait limogé son
clairon de cavalerie sous prétexte qu’il ne jouait pas assez fort. Faut
dire que ses canonniers l’avaient rendu un peu dur des tympans. Une
fois, Totten l’avait brocardé :
— Imagine Hannibal, toute sa clique et ses quarante éléphants
traverser les Alpes… crois-tu qu’ils l’ont fait sur la pointe des pieds ?
Il en fallait des tambours pour faire cavaler tout ce cirque !
 
Même lorsqu’il n’avait rien à dire, il haranguait du matin au soir, et
parfois même la nuit.
— Messieurs je vous enjoins de porter un toast tous les matins en
l’honneur des vivandières du régiment, ces femmes-là ont plus de
couilles que beaucoup d’entre vous, considérez-les comme vos
mères, avait-il l’habitude de beugler au petit jour, pour s’éclaircir la
voix, lorsqu’il comptait déjà trois verres de whisky dans le gosier.
Il ne connaissait pas ses limites. Il savait faire le malin, le gros
potentat, en dérouillant les rouages de son ahurissante carcasse.
Celui-là a dû laisser des souvenirs savoureux sur les bancs de l’école
militaire. Son accent écossais des Highlands a dû raisonner entre les
murs de l’école plus d’une fois. Il a dû faire une sacrée fête lorsqu’il
a troqué à jamais son kilt ancestral contre le prestigieux uniforme.

43
— Je ne suis pas là pour jouer les singes savants ! fulminait-il
parfois. Mais pour envisager la paix, l’humanité devra toujours se
préparer à la guerre. Dieu a fait l’homme mauvais, moche et con :
débrouille-toi avec ça ! Encore pire que d’inventer cette satanée race,
il a eu le mauvais goût de nous fiche les Anglais dans les pattes !
C’est pas beau ça ?
 
*
 
Acheminé par un coursier spécial, le télégramme était arrivé sur le
bureau du marshal de Dodge City.
Le sceau personnel du gouverneur du Kansas : Charles L. Robinson
avec sa signature figuraient au bas du câble précédés de la mention :
faire suivre. Mais avant celle-ci, il y avait l’émargement signé par la
main de James Totten, lieutenant colonel, commandant les troupes
nordistes dans la région.
Aeden aperçût ce paraphe avec un trait de plume appuyé, ajouté à sa
signature. Aeden O’ Connell était le dernier maillon que constituait la
chaîne de cette banale et administrative formule : faire suivre. Il
n’existait en vérité rien de plus creux, de plus vide de sens, rien qui
n’ait de valeur plus insignifiante que cette formule. Celui qui l’avait
inventée manquait sérieusement d’esprit. Elle tombait comme un
ordre impérieux et hautain, dénué de raisonnement. Elle pouvait faire
ainsi le tour de l’état en passant par tous les niveaux de la hiérarchie
sans que personne ne s’en émeuve.
Aeden s’en inquiéta tout de même, car cette formule-là, sous le
couvert de sa rudimentaire injonction était bien différente de toutes
les autres dépêches administratives : faire suivre… Elle était validée
par James Totten, himself.
 
Aeden était assis en équilibre sur les deux pieds de la chaise
derrière son bureau, les bottes posées sur l’arête du meuble.
S’assurant d’une stabilité précaire, il jouait avec le balancement qu’il
impulsait au moyen de ses brodequins. Il ouvrit le pli cacheté et lut
attentivement :
— Ordre N° 47 :

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À tous les dépositaires de la loi sur les territoires du Missouri,
Arkansas, Texas, Nebraska, états de l’Union et territoires non
réclamés.
Messieurs les juges et marshals.
Les dénommés William Quantrill, Bloody Bill Anderson, les deux
frères James, Frank et Jesse, Cole Younger, Belle Star et toute
personne susceptible de les héberger sont officiellement déclarés
hors-la-loi dans les territoires et états susnommés, selon les
directives militaires supérieures. Sous le commandement du
capitaine pro-esclavagiste Shelby et sa sinistre brigade de fer, ils ont
participé au massacre de Wilson’s Creek près de Springfield.
Poursuivis pour crimes et viols, rapts, incendies volontaires, atteinte
aux lois fondamentales de la propriété et des libertés, pillage en
bandes organisées, usurpation d’identité, attaques de banques,
destruction des installations télégraphiques, parjure, soudoiement de
personnes vulnérables, trafic d’alcool, attentats à la pudeur et
exhibitionnisme, ces malfrats agissent en cohortes sanguinaires au
nom de l’armée confédérée.
Ces individus devront être livrés et entendus devant le Judge
Advocate Général’s Corps conformément au vote du Congrès des
États-Unis en date du 10 avril 1806.
Forte récompense pour leur capture.
Signé  : le haut commandement des forces de la coalition et du
progrès.
La date était en partie illisible, une grosse tache de café avait
effacé le jour et le mois, seule l’année 1861 était visible, encore
qu’on parvînt mieux à la déchiffrer qu’à la lire.
Aeden relut le pli à deux reprises avant de le tendre à Wyatt Earp.
— Voilà les emmerdes. Il fallait s’y attendre, bon sang, nous y
sommes, dit-il simplement à Wyatt qui se triturait une vieille croûte
sur le dessus de la main gauche, souvenir de l’abattage d’un arbre
plutôt réfractaire, tandis que l’ombre dans la pièce se répandait
comme un liquide froid.
— J’ai toujours eu la certitude que Belle Star jouait un double jeu,
se contenta-t-il de dire. La dernière fois que je l’ai vue en ville, je l’ai
tancée vertement. Je crois qu’elle n’a toujours pas digéré. Alhanna a

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assisté à la scène, elle te racontera.
Faire suivre. Tous les exécutants du pays devaient en prendre
connaissance et interpréter cette note comme une admonestation non
négociable.
— Que pensez-vous de ça, Wyatt ?
Wyatt se saisit du pli avec sa main meurtrie. Une perle grenat
s’écoula sur son avant-bras découvert. Après avoir digéré ce
communiqué martial, il répondit laconiquement :
— Lorsque la messe est dite, il faut boire le vin, dirait notre ami
Doc en grand spécialiste de la liturgie chrétienne. Prépare-toi, il va y
avoir des jours difficiles et du boulot en perspective. Le haut
commandement de la guerre n’a pas oublié l’administration civile.
L’armée embauche, elle a encore besoin de bras. William Quantrill,
les frères Younger et Frank James, c’est du premier choix. Ce qu’on
appelle du gros gibier. Si on reçoit les ordres d’en haut, on est obligés
d’intervenir. Nous sommes parvenus à régler les troubles liés au
Bloody Kansas non sans mal, mais il reste malgré tout des poches de
résistance. C’est de ça dont il s’agit. L’état-major Yankee veut que ça
cesse. Ces mecs-là nous harcèleront jusqu’à la fin des temps et même
au-delà de l’apocalypse, si toutefois elle a lieu un jour. Ce sont des
nuisibles, ils sont pires que les cafards.
 
Le bloody Kansas avait été réglé en partie. En partie seulement,
car dans la réalité la situation était toujours sensible, même si ce
territoire était devenu le 34ᵉ état de l’Union. La guerre, les pillages et
la disette faisaient sortir les loups du bois et les carnassiers se
rassemblaient en meute pour chasser. Elle constituait un bon terrain
d’entraînement pour de tels hommes.
Les lendemains de massacres étaient comme des chants
désespérés, les jours les plus accablants pour les malheureux, dont les
charognards de tous poils se repaissaient. Loin du monde des gants
blancs, ils se gorgeaient de quintaux de cadavres à moitié
déchiquetés par les boulets de canon.
 
— J’ai entendu parler récemment d’une bande de Bushwackers
amenée par ce Quantrill qui multiplient les embuscades contre les

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soldats de l’Union à la frontière, côté Missouri. Les guérillas sudistes
ne sont pas rares là-bas. Quantrill et sa clique doivent être neutralisés
et rendus aux forces armées.
— Oui, et maintenant, nous sommes tenus de nous mêler de ces
affaires. Voilà une sacrée partie de chasse en perspective. Tu peux
commencer à préparer nos hommes, on a reçu les ordres. Y’a pas
d’ambiguïté !
— Les autres marshals ont bien reçu l’ordre ?
— Forcément. Nous allons monter un plan de coordination avec
eux. Je me charge de télégraphier au marshal David A. Rawling du
district du Missouri.
— Merci Wyatt, mais je croyais que vous ne vouliez plus entendre
parler de bagarre après le massacre de Red Sand Canyon (2).
— Mon ami, cette fois c’est toi qui prendras le commandement, tu
en as la légitimité et je ne tiens pour rien au monde à te laisser partir
seul.
— Vous tenez à ce qu’on refasse équipe ?
— Absolument ! Pour tout te dire, je commençais à trouver le
temps long.
— C’est un honneur pour moi Wyatt ! Pressentez-vous des
hommes pour cette mission ?
— Nos jeunes sont tous partis au combat et nos rebouteux ont trop
à faire avec les estropiés, mais j’ai comme une petite idée !
Wyatt prit un air grave et poursuivit :
— Le toubib s’ennuie à mourir. Son état de santé n’est pas aussi
alarmant qu’il n’y paraît. Il geint beaucoup, mais il manque
simplement d’activité. Quant à notre pianiste, je le trouve un peu
neurasthénique ces jours-ci.
— Doc Holliday ? Francky « white loks » ?
— Right on the money (3) !
— En voilà une belle paire ! Je vois parfois Doc. Depuis la mort
de Kate (4) on ne parle que très rarement du passé. Il s’est remis au
jeu et à l’alcool et il a repris ses quartiers au Long Branch Saloon.
— Si ça l’aide à subsister, ça ne peut pas être un mal. Doc est plus
rongé par l’ennui et le désespoir que par sa phtisie pulmonaire. La
volonté de rester debout est exceptionnelle chez lui. Lorsqu’un

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homme veut vivre malgré toutes les épreuves qu’il a pu endurer,
force est pour le destin que de lui accorder cette faveur.
— T’es pas fatigué par tant de violence ?
— Rien n’est plus fatigant que de porter l’étoile sur le revers de la
veste, répondit Aeden.
— Tu vois, je t’avais prévenu, lorsqu’on porte l’étoile, il n’y a
plus de repos.
L’un et l’autre subitement remontés étaient graves, ils
n’affichaient aucun sourire. Ils avaient mis une belle rangée de
sourcils en rangs de bataille.
Comment interpréter l’ordre ? Comment mettre en œuvre cette
mission qui leur tombait sur le coin de la figure ? Une seule chose
était identifiée : la cible. Une seule injonction : l’ordre. L’ambiance
était épaisse dans le bureau du marshal. Les mouches s’étaient
planquées sous les meubles. Elles se tenaient tranquilles. On
n’entendait pas un bruissement d’aile.
 
Les nouvelles directives ne pouvaient être interprétées à la légère.
Les deux hommes de loi restèrent un moment dans le silence du
bureau à se dévisager, en marchant de long en large sans trop savoir
quoi dire. Ils semblaient écraser les moucherons à coups de
marteaux. Ils projetaient leurs ombres immenses aux quatre coins de
la pièce sous l’effet des deux lampes à huile dont les petites flammes
souffreteuses tremblaient dans leur cheminée de verre respective.
— Excusez-moi d’afficher un air sombre Wyatt, mais cette affaire
me semble compliquée. Que faire contre une armée de renégats
déterminés et dispersés entre les Rocheuses et le Mississippi ?
Wyatt réfléchissait par tous les pores de sa peau, les pouces
enfoncés à l’intérieur des poches de son gilet.
— T’as pas une autre question ?
— Une autre question ? Nom d’un chien, j’en ai plein de
questions ! Je n’ai que ça, des questions !
Indécis, Aeden avait lâché à ses pieds un mégot de cigarette et
s’évertuait, à l’écraser avec le talon de son brodequin sur le vieux
parquet ciré de l’office. Le jeune marshal avait perdu son calme.
— Il paraît que nous allons avoir la visite du major-général John

48
McAllister Schofield en ville dans quelques jours, termina Aeden. À
cette occasion, il va passer au ranch pour nous donner ses directives.
Il demande à ce que nous soyons présents avec Doc. Il a des
propositions concrètes à nous faire. Je pense qu’il va nous offrir son
aide.
— Bon sang, on n’échappera pas à cette putain de mission. Il n’y
a rien à faire. C’est incroyable comme la popularité peut-être parfois
lourde à porter, répondit Wyatt.
— La popularité n’est qu’une vue de l’esprit. Quant à Quantrill et
sa bande, ils sont ni plus ni moins des hors-la-loi dans l’État et nous
devrons donc les appréhender dès qu’ils pointeront leur museau aux
frontières du pays. C’est là que commence notre mission et c’est là
qu’elle finit, avec ou sans les ordres des états-majors.
— Sauf que tu oublies la chose suivante dans ton raisonnement, et
comme tu l’as relevé : Quantrill et sa bande constituent une petite
armée de plus d’une centaine de bonhommes… Tu veux bien
m’accompagner, Aeden, on n’a qu’à traverser la rue pour retrouver
Doc au Long Branch Saloon. Aujourd’hui est un grand jour. Nous
allons signer une coalition entre trois pauvres types contre une
armada de renégats pas très amicaux.
— Quelle aimable perspective et surtout quel plaisir de partager
un verre avec mes deux amis. Ça faisait longtemps. Avec cette sale
époque, y’a plus moyen de prendre un peu de plaisir.
 
Dehors un homme ivre jouait à balancer des pavés dans une mare
de boue, changeant d’humeur à chaque jet. Ça lui faisait passer le
temps et ça amusait un chien qui passait par là. Le désespoir n’avait
pas d’aile. Dieu était un vieillard boiteux, sans visage, qui occupait
ses après-midi avec un gueux, des pierres et un chien errant. Toute
l’infortune du monde plantait ses ergots dans l’infertilité dégoûtante
de cette terre. Le vent avait beau s’époumoner, sa plainte se perdait
dans la plaine.
 
 
1 I’m sorry, we cannot avoid all of this, men : Je suis désolé, on peut
pas éviter tout ça, les gars.

49
2Voir : Les derniers jours d’une légende : du même auteur
3Right on the money : Droit dans le mille.
4Big Nose Kate : ancienne épouse de Doc Holliday décédée lors
de l’affrontement au Red Sand Canyon opposant les hommes de
Dodge City amenés par l’ancien marshall Wyatt Earp contre les
Mexicains, pour tenter de faire libérer Bridgitt O’Connell la sœur de
Aeden O’Connell. Bridgitt ne survivra pas à l’assaut.

50
Chap. 5 : Une réunion mouvementée

5
 
Une réunion mouvementée
 
 
Tandis que la journée se délitait en déployant paresseusement des
langues orangées vers l’Ouest, de nombreux nuages s’effilochaient
comme une toile râpée. D’heure en heure, les cumulo-nimbus
abandonnaient derrière eux des formes vaporeuses et sanguines. Un
vent persifleur courait dans les rues en soulevant des brouilles de
poussière.
 
Les deux hommes traversèrent la rue. Le marshal et son adjoint
poussèrent les portes du saloon. Un calme inhabituel régnait à
l’intérieur. Comme un détachement qui s’apparentait à une paralysie
des sens. Chose rare à cette heure avancée, aucun éclat d’humeur ne
venait se disputer l’ambiance.
 
Le docteur était officiellement porteur du badge à l’étoile frappée
de l’insigne United States Marshal sur le revers gauche de la veste,
comme il en était coutume dans le pays. Il était crédité de la capacité
opérationnelle d’intervenir en tout lieu et à tout moment pour
maintenir l’ordre. Presque tous les hommes jeunes avaient été
recensés pour partir à la guerre.
 
John Henry « Doc » Holliday, le toubib, était assis à une table de

51
jeu comme à son habitude, face à la porte. Lorsqu’il aperçut ses deux
amis entrer dans le saloon, il hésita un instant, posa ses cartes,
s’excusa auprès de ses partenaires, il se leva et se dirigea vers les
hommes de loi.
— Qu’est-ce qui vous amène tous les deux par ici ? Il se passe
quelque chose ? Vous venez en promenade d’inspection ou quoi ? Ça
fait un bout de temps que…
— Non Doc, mieux que ça. On vient juste vérifier comment t’es
lorsque tu te mets en rogne. Tes colères nous manquent. On vient te
donner l’occasion de nous proposer la démonstration d’une de tes
bourrasques dantesques. On vient te casser les pieds en quelque sorte.
T’as pas d’objection pour te mettre en pétard ?
— Pour me mettre en pétard ? Comment ça ? Vous n’allez pas
jeter des pierres dans mon jardin, tout de même. Bien ! On va pas
gâter la fête, ce soir c’est ma tournée, leur dit-il en se lissant la
moustache saturée d’un liquide huileux. Vous avez cinq minutes ?
— Cinq heures s’il le faut. On doit parler Doc, installons-nous sur
une banquette au calme. Tiens, là-bas ce sera parfait. Il fit un signe
du menton en proposant une table libre au fond de la salle.
 
Doc interpella le barman. Il commanda un vieux whisky produit
sur l’île d’Islay face aux Highlands en Écosse. Il savait que le vieux
mégot avait pour habitude de conserver quelques bouteilles
d’exception dans sa réserve.
— T’as siphonné la dernière Doc, j’en ai plus. En revanche j’ai un
Balblair exceptionnel.
— Je connais le Balblair, mets une bouteille sur cette table !
Après 1790 dans le cœur historique des Highlands, de par une
approche artisanale et une quête de perfection pour les
vieillissements, le whisky produit reflétait le lieu et les hommes qui
vécurent dans ces contrées depuis des temps immémoriaux. Ce
breuvage se distinguait par un fruité incomparable. Les collines où il
était produit représentait un emplacement chargé d’histoire, à l’abri
de tout, caché dans le cadre pittoresque de l’estuaire du Dornoch. Les
distilleries les plus renommées se situaient sur un ancien site de
rassemblement des illustres tribus Pictes. Cette contrée était une

52
véritable fabrique de légendes.
Le vieux mégot apporta sur un plateau de cuivre finement ouvragé
dans le pur style arabo-persan rappelant l’Orient et ses fantaisies, une
bouteille de Balblair tourbé avec trois verres, des œufs durs et
quelques tranches de bacon fumé, accompagnées de fines portions de
pain de maïs et de sorgho.
— Un plaisir de vous voir tous les trois réunis, dit-il en déposant
les précieux mets sur une nappe blanche. Le vieux venait de
retrouver toute sa malice dans le regard.
— Ça dépend pourquoi rétorqua le toubib en tirant une mine
faussement renfrognée.
Doc revint vers ses partenaires de jeu et leur annonça fièrement
avant de s’éclipser :
— Continuez sans moi, une volonté supérieure m’appelle et
comme disait un vieux sage dont je ne me souviens plus le nom, là
où se trouve une volonté, il existe un chemin ! Je vais enfin vivre une
véritable soirée. Messieurs, vous pouvez hausser le coude à ma santé,
je vous en serai reconnaissant !
 
Les trois hommes étaient à présent confortablement installés sur
des banquettes sombres, en cuir de buffle, satisfaits semble-t-il de se
retrouver réunis une soirée entière. Devant eux, l’immense poêle en
fonte diffusait l’haleine de tout son brasier intérieur. Aeden et Wyatt
exposèrent à l’auriste la mission qui leur tombait sur le râble. Ils lui
firent lire le document télégraphié.
— Tout ça, c’était prévisible, tonna le toubib au regard sévère. Le
Bloody Kansas n’est pas encore terminé.
— Comment ça, prévisible ?
— C’est pas parce qu’on se retrouve du jour au lendemain dans un
fragment de monde perdu, au milieu des éleveurs de cochons qu’on
est oublié par la haute autorité, celle qui nous pond des lois à la pelle,
loin d’ici dans des bureaux capitonnés. Ils sauront toujours nous
trouver pour peu qu’ils aient un service à nous demander. Ce pays est
en train de devenir un refuge pour les criminels. Faut pas s’étonner,
c’est ce que je voulais dire. À l’est du district et dans les territoires
du sud, les honnêtes travailleurs se font trucider par des parasites

53
sociaux qui se dérobent derrière l’alibi de la guerre.
— Des parasites ou des militaires ? Va au fond des choses.
— Fais pas de l’esprit avec moi, c’est pas vraiment le moment.
Des déserteurs des deux camps et des casse-pieds de vile politique, si
tu veux plus de précisions.
— Je ne comprends pas. Tu dis que les gars de l’armée Unioniste
sont des voyous ?
— Non seulement je l’dis, mais je l’affirme. Tout comme ceux
d’en face d’ailleurs. Y’a que la couleur de la veste qui les différencie,
mais ils commettent les mêmes crimes en se faisant passer pour les
autres. Ça leur est facile, c’est la même crapulerie qui utilise les
mêmes ficelles. Et c’est la communauté qui trinque. Au bout du
compte, ce sont les pauvres bougres qui souffrent. Ça a un rapport
avec la pauvreté. Les pauvres hères sont sans défense juridique et
matérielle et tout le monde s’en fiche. Nos gouverneurs votent les
lois qui les arrange, c’est tout. Je t’ai jamais parlé de la mort de mon
père ?
— Non.
— Eh bien mon père s’est fait buter en 48, alors qu’il poussait la
charrue dans son champ. Il s’est fait descendre par deux gars en
uniforme de l’armée des États-Unis durant la guerre contre les Mex.
Voilà pourquoi je dis ça ! On n’a jamais retrouvé ces criminels.
— Allez, ça suffit, répliqua sèchement Wyatt.
— Non, ça suffit pas, écoute-moi, il s’est fait sûrement descendre
par des déserteurs qui en voulaient à ses chevaux. La guerre, la
rapine, le pillage, les viols, tout ça est engendré dans le même vortex.
C’est une illusion de croire que l’homme est bon et altruiste. La
guerre le ramène à son état le plus primaire. Je n’ai pas pu assister
aux funérailles de mon père, je me trouvais en première ligne des
combats à cette époque à recoudre tous ceux qui se faisaient
dessouder. Je n’ai pas même vu le corps de mon pater, mais à ce
qu’on m’a rapporté, valait mieux pas que je le vois. Un coup de fusil
à bout portant…
En parlant, ses yeux gris laissaient entrevoir une tempête qui ne
s’était jamais calmée avec le temps.
— Doc, tu portes l’étoile, tu as prêté serment. Tu es du côté de la

54
justice !
— La justice ? Quelle justice ? En ce moment je suis à l’établi,
j’œuvre pour la postérité et vous venez me casser les burnes avec vos
salades, bande de parasites ! Vous n’êtes que des prophètes de jours
de peine !
— Tu t’emmerdes Doc ! Tu nous fais une dépression carabinée. Il
te faudrait changer d’air.
— Faux, je suis en train d’écrire mes mémoires !
— Nous pensions qu’une petite promenade de santé te remettrait
le moral d’aplomb…
— Pourquoi ? Vous lui trouvez quoi à mon moral ? Portez-vous
aussi bien que je me porte. Partout où je vais, je suis invité. J’ai plus
de popularité que le pasteur et son soi-disant sauveur dont il nous
rabat les oreilles tous les quatre matins. Et personne ne m’a encore
crucifié, en voilà un miracle ! Les chrétiens, les luthériens, les
presbytériens et je ne sais quoi encore, ce sont tous des cinglés.
Même les amish, tiens. Eux en plus, ils me fichent le bourdon. Moi,
tout le monde m’appelle, tout le monde m’attend dans cette ville. On
me dit bonjour Docteur dans la rue, si ce n’est pas de la notoriété j’y
entrave rien. Mais bon sang, qu’est-ce qu’on se fait chier au paradis !
Y’a même plus de tricheur aux cartes !
— Content de te l’entendre dire, Doc.
— Putain les gars, je vous fais marcher. Avec vous deux je suis
toujours partant ! S’il existait, Dieu m’en serait témoin.
— On savait bien qu’on trouverait un moyen de te faire
redescendre de ton vol stationnaire. Ça fait un sacré moment que t’es
perché là-haut. Mais dis-moi : c’est vrai que tu es en train d’écrire tes
mémoires ? Tu intellectualises tes faits d’armes ?
— Ouaip ! Et vous y tenez une grande place, bougres de
salopards ! Le problème c’est qu’en même temps que je les écris, je
les lis. Eh bien, plus je les lis, plus je les trouve illisibles. Qu’est-ce
que vous en dites ? Quelque chose ne colle pas, et ça, ça me fiche en
boule. J’écris pourtant ma biographie, pas un livre de cuisine. Je sais
de quoi je parle bordel !
Vous voyez les gars, si je suis toujours en vie, c’est parce que la
mort me craint, et ça mes amis, je veux le faire savoir. C’est écrit sur

55
mon torchon !
— Bah, t’es trop modeste.
— Tu sais que si on organisait le concours du plus con, tu serais
en bonne place pour gagner, toi, dit Doc en posant amicalement une
tape sur la joue d’Aeden.
— Bon, continue à nous soigner avec tes recettes linguistiques
copieusement épicées, nous connaissons les soins apportés à tes
tocades, mais je crois qu’il va falloir faire une pause dans tes écrits
pendant un certain temps, le vieux. T’as besoin de prendre l’air. Tu
sens un peu le moisi.
— Je crois que ce que je suis en train d’écrire tente de sortir
depuis longtemps déjà. Ce n’est pas une histoire sur le passé, mais
sur le temps qui passe insidieusement et qui chamboule tout ce pays
vierge que j’ai connu autrefois, tous ces rêves de liberté, l’histoire de
tous ces hommes en quête d’émancipation, de grands espaces. Une
modernité sournoise nous a fait tous mentir. Elle ne nous a pas
encore dit toute sa vérité. Et Dieu sait où elle s’arrêtera. C’est là-
dessus que j’écris, bon sang !
— C’est un chantier très noble. T’as de quoi te tacher les doigts.
C’est vrai quoi, y’a du grain à moudre là-dedans.
— Ouais, mais l’affaire est loin d’être classée. Le dossier est
toujours ouvert sur ma table. Je me demande souvent ce que je fiche
encore ici, et ce n’est pas une question à laquelle il est facile d’y
répondre.
— Te fais pas de mouron, tu vas y arriver !
— Et la santé, ça va ces jours-ci ? s’enquit Wyatt.
— Tu sais, avec les gens je cause toujours de maladies. Alors
dois-je en rajouter et me plaindre, moi ? Seulement quand mes
congénères me font chier, je leur parle d’une douloureuse cicatrice
qui ne s’est pas bien résorbée, une cicatrice mal placée due à une
opération des hémorroïdes. Plus je force le trait, plus ils compatissent
les braves trous du cul et deviennent tous docteurs à leur façon. C’est
un peu leur revanche sur la vie. C’est comme je vous le dis ! Mais ils
n’ont pas vraiment le sens de l’anatomie. Tu leur parles
d’hémorroïde, ils situent ça à la base des molaires au fond des
mandibules. Bon en même temps, tu me diras, en matière de navets

56
j’y entrave moins qu’eux.
— Ah, toubib, quel putain de métier ! Faut être un peu artiste
quand même !
— On peut le voir comme ça. Mais retiens une chose, l’ami, c’est
pas la maladie qui me tuera, c’est une balle et j’espère qu’elle sera
tirée par un type adroit !
— C’est toi le type le plus adroit de la ville, t’as un don.
— Bien, On commande les repas ? Ça sent bon dans les cuisines
ce soir ! Notre cuistot en chef devient meilleur de jour en jour. Le
temps le bonifie. Vous avez remarqué ? Il a posé le torchon sur
l’épaule, c’est bon signe.
— On va pas se faire prier. Il faut bien nourrir ton appétit
littéraire. Et pour bien écrire, j’ai toujours entendu dire qu’il fallait
avoir l’estomac satisfait.
— Quel plaisir les gars de se retrouver enfin ! grommela Doc,
frétillant comme un gamin joyeux. Ça vous dit une bouteille de vin
de France ? Allez, bon sang quoi, c’est pas si souvent…
— Bon, fais envoyer une bouteille de vin de France, c’est une
excellente idée, répondit Aeden.
— J’espère que l’Ancêtre en a en réserve, en principe il est bien
fourni le vieux perroquet. Il a ses réseaux l’Antique, prohibition ou
pas !
— Bon alors on les exécute les ordres ou on rend nos étoiles ?
conjectura Wyatt en regardant Doc.
— Nom de Dieu, les étoiles sur le veston ça se respecte, t’es
balourd ou quoi ? répliqua Doc. La violence monte plus vite que la
sève dans les arbres ces jours-ci, les esclavagistes sont partout. Il faut
stopper leur folie meurtrière. Nos soldats se prennent des coups sur la
tête, il semble que rien ne bouge. Pire que ça, ça branle dans le
manche, les confédérés gagnent du terrain. Ils vont pas nous rejouer
un nouveau fort Alamo tout de même. Ça y est les Mex ont déjà écrit
l’histoire et signé les droits d’auteur, c’est plus à vendre. On a bien
dérouillé quand on se trouvait sous le feu de ces tordus. Ils ont
défouraillé tout leur bazar sans compter. On n’avait pas la monnaie
pour leur remettre une tournée.
— Le passé, c’est le passé, n’en parlons plus !

57
 
*
 
Les ténèbres avaient encapuchonné la ville. Çà et là, les lampes à
huile s’allumaient progressivement devant quelques façades de
maisons. Les saloons se revêtaient d’une débauche de fanaux
lumineux, des étoupes abandonnées à leur destin de braise et de
cendre. Les tarbusses avalaient la fumée graisseuse des torchères
comme des renifloirs avides.
Par ailleurs, un voile ombreux finissait d’ensevelir les présences
humaines errantes dans les rues. Quelques beuglements de vaches
résonnaient encore dans les environs, restituant à l’humanité une
sensation de quiétude et de civilisation. Le vent était retombé. La nuit
était glaciale, constellée d’étoiles. On pouvait entendre au loin les
glapissements des chacals. Ici, veillait un monde apaisé, hors de
portée des fureurs de la guerre et de ses atrocités. Une ambiance
empreinte de sapience vibrait maladroitement dans l’air. Non loin de
là, les états-majors penchés sur des cartes esquissaient les futures
manœuvres. Ils envisageaient leurs prochaines victoires et les
médailles qui vont avec. Pour les déserteurs, les exécutions
sommaires ne chômaient pas. Leur sort était inscrit dans
l’impitoyable code de la guerre et appliqué à la virgule près, sans que
fût gâchée inutilement la moindre balle.
C’était une sacrée putain de guerre dont l’issue semblait à présent
lointaine. En douze mois de conflit, les pertes humaines étaient déjà
très lourdes dans les deux camps.
 
Avant de rejoindre leur garnison basée à fort Leavenworth à
quelques dizaines de miles de Dodge City, deux soldats profitaient
d’une permission de sortie. C’étaient deux jeunes caporaux de
l’armée régulière. Accoutrés de leur impeccable tunique bleue1 aux
boutons dorés, ils sirotaient paisiblement au bar du Long Branch
Saloon. Doc Holliday les aperçut au bout du comptoir, il se dirigea
vers eux.
— Les gars, ça me regarde pas, mais vous prenez des risques
affublés de la sorte. Vous n’êtes pas en service, à quoi ça sert de

58
promener vos galons comme ça ? Les milices du président Jefferson
Davis et du général Lee traînent partout. Vous risqueriez de chanter
comme des gamelles si vous tombez dessus. Même ici vous êtes en
danger. À mon avis, vous devriez rejoindre votre unité en profitant de
la nuit. Le Bloody Kansas n’est pas terminé dans le pays. Soyez plus
prudents, les jeunes !
Les deux militaires étaient certes jeunes, ils ne devaient pas avoir
vingt ans.
— Jefferson Davis n’est qu’un usurpateur, le seul président du
Nord au Sud dans ce pays est Abraham Lincoln !
— Nous sommes bien d’accord, mais nous ne voudrions pas avoir
votre mort sur la conscience. Le pays a bien besoin de vous pour
prospérer.
— Nous dormirons ici cette nuit, nous avons réservé et nous
sommes ici chez nous ! Tirer sur un militaire est un assassinat,
chacun sait ça, non ?
— Vous êtes ici chez vous, certes, mais vous savez les jeunes, se
fourrer dans la merde est une question d’obstination, pas de
géographie. Enfin c’est c’que j’pense. Vous êtes ici chez vous, mais
ce territoire est revendiqué par d’autres et la boussole est très
changeante ces temps-ci. Une guerre est engagée pour en délimiter
les frontières. Vous savez ça ? Alors soyez modestes si vous tenez à
vos burnes.
Avisant le tenancier, Doc demanda dans un soupir de résignation :
— Sers une bouteille à ces inconscients, tu la mettras sur mon
compte. Qu’ils boivent à s’en faire exploser les roubignoles !
Le vieux mégot s’exécuta. Il appréciait bien lorsque le toubib se
montrait généreux.
En soulevant leurs verres, les deux soldats déclamèrent d’une
seule voix accordée à la même octave :
— Longue vie à l’Union, et à votre santé toubib !
— C’est ça, c’est ça les gars. Fanfaronnez pas trop tout de même !
Et évitez de rire comme des hyènes, ça porte malheur.
Doc rejoignit sa place auprès de Wyatt et d’Aeden tout en
observant attentivement la clientèle qui se trouvait dans
l’établissement. Que des indigents crottés et mal rasés. Des hommes

59
à bretelles, des fermiers du coin.
Vers le comptoir la soirée s’annonçait sinistre. Les soirées étaient
ainsi depuis plusieurs mois dans les saloons du comté. Mais comme
si ça ne suffisait pas, les gens étaient sinistres, la ville était sinistre, le
ciel lui-même était sinistre et le vent froid qui soufflait par rafales
orchestrait toute cette tristesse ambiante.
 
*
La plupart des clients se plaignaient de l’inflation sur le prix des
matières premières, due essentiellement à leur rareté sur le marché.
Rien d’étonnant, toutes les forces vives étaient parties sur le front. Il
ne restait plus grand monde pour travailler la terre et s’occuper du
bétail. Les femmes, les gamins, les estropiés et les vieillards à eux
seuls n’y suffisaient pas. Les outils finissaient de rouiller dans les
hangars ou au fond des granges sous des meules de foin moisi.
Une situation de pénurie s’installait brutalement dans le pays avec
le manque de médicaments et de nourriture. Les magasins fermaient
les uns après les autres, certaines compagnies faisaient faillite et les
investisseurs retournaient de l’autre côté de l’Atlantique. Le
banditisme atteignait des records d’embauche. Les gens étaient prêts
à tout pour s’alimenter au quotidien. Il y avait bien quelques
boutiques ouvertes en ville, mais elles n’étaient désormais
accessibles qu’aux plus riches. Tout ce qui était périssable le devenait
davantage.
Les champs étaient vides et déserts. La prairie était rendue aux
loups, aux grizzlis et aux coyotes.
 
Aeden, Wyatt et Holliday échangèrent longuement à ce propos
durant tout le repas. Une question les taraudait : Disposeraient-ils de
suffisamment d’hommes disponibles et prêts à se battre ? Les milices
étaient difficilement identifiables. Aeden imagina qu’il fallait au
préalable établir des relais entre le Kansas et le Missouri avant de
monter des opérations armées. La notoriété des trois hommes étant
faite, ça ne devrait pas présenter de grande difficulté. Leur réseau
était établi depuis longtemps.
Dans l’éclat fruité à travers le verre de cristal, Aeden jaugeait le

60
vin qui était à sa table. Reposant son verre sur une nappe blanche
immaculée, il dit à ses compagnons :
— L’espace que nous devrons couvrir est très vaste. Les
Bushwackers sont généralement des gens du cru, ils ont une parfaite
connaissance du terrain. D’autre part, il y a partout de nombreux
civils rendus à leur cause. Nombreux sont ceux qui se laissent acheter
pour une poignée de haricots. La misère rend les gens veules. Les
délateurs vont s’occuper de nous, là-dessus on peut leur faire
confiance.
— Nous riposterons avec les mêmes armes, répliqua Wyatt.
— Tu parles, bon apôtre ! souffla le toubib en guise de conclusion.
Sa voix avait tonné comme un orage d’été, sèche et inattendue au
cœur du silence. Vas-y, prie un bon coup, on verra bien ce qui en
sortira !
 
Tandis que la nuit parachevait son œuvre à l’extérieur, la
perception du monde devenait peu à peu fantasmée. Les
comportements des vieux cowboys, des fermiers et des joueurs de
cartes se déréglaient de façon imperceptible. Une guerre sourde
tonnait bien loin, mais elle était présente dans tous les esprits, chacun
ayant un fils, un père ou un frère sur le théâtre des opérations. Le
saloon paraissait cloisonné et de chaque pièce pouvait à tout moment
surgir des fantômes. Alors que faire de ces spectres, mis à part
maudire cette irrévocable main qui frappe à l’aveugle ?
Ces âmes lourdes étaient encore un peu épaissies par les manteaux
de l’apathie, de la peur et du doute.
Franck, le pianiste n’était lui-même pas dans un bon jour. Son
piano était resté résolument muet durant toute la soirée. L’air dépité,
il se cramponnait encore au comptoir. Il venait de décliner
l’invitation proposée par Doc, préférant rester à ses méditations sur la
vacuité de l’existence humaine. Franck mesurait la projection de son
ombre sur le mur d’en face. Elle était immense et sombre. Personne
pour parler d’histoire avec lui. Personne pour écouter pour la énième
fois ses exploits de jeunesse au Nicaragua. Il avait un bœuf congelé
sur la langue. Par la fenêtre, il inspecta la rue machinalement. Le
vieillard assis sur le banc d’en face une heure plus tôt avait

61
maintenant disparu.
 
Le galop d’un cheval se fit entendre d’abord imperceptiblement
puis de plus en plus rapproché. À écouter de plus près, ce n’était pas
un canasson mais plusieurs. Ils étaient au moins trois cavaliers à
remonter la rue. L’heure était trop tardive, ce ne pouvait pas être des
gars d’ici. Ils s’arrêtèrent devant le Long Branch Saloon. Les bottes
crissaient sur le gravillon lorsqu’ils attachèrent leurs montures aux
barres. Les bêtes soufflaient par les naseaux. Elles étaient
visiblement harassées par une longue course. Elles renâclaient
bruyamment.
— Qui vient nous contaminer à cette heure ? lança Doc Holliday.
Quelqu’un ici a-t-il un rendez-vous ?
Une voix abyssale pourfendit l’air. Dans le coin le plus obscur du
saloon, Jack le Nantais s’arracha d’un songe fiévreux. Il leva son
Stetson d’un demi centimètre au-dessus de son regard fixe.
— Les anges du crépuscule ! égrena-t-il lentement d’une voix
rocailleuse à l’accent du Sud.
— Tu parles de quels anges, Jack ?
— Oui, c’est eux, les anges du crépuscule, ils sont impitoyables !
Ils me cherchent tous dans la plaine, et toi aussi Aeden, et toi Doc, et
toi Wyatt.
Dans le lourd silence qui, tout à coup avait enveloppé la salle de
bar, Aeden avait vu se cristalliser dans les yeux de Doc Holliday une
détermination difficilement traduisible. Mais l’homme, déjà, d’un
geste patient caressait la crosse de ses colts en libérant les crans de
sécurité.
Franck s’éloigna du comptoir et s’assit avec son verre à une table
disposée le long d’une large baie vitrée. Il distinguait à présent ce
qu’il se passait à l’extérieur.
— Y’a des types qui arrivent, chuchota-t-il.
— Quoi ?
— Trois cavaliers, à c’tte heure-ci, ce sont pas les gars de la
marine. Les gars, dégagez du centre de la pièce, mettez-vous contre
les murs si vous souhaitez dormir dans votre lit cette nuit, murmura
Jack.

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— Ces gars-là ne viennent pas pour participer à une soirée de
prière, ni pour lire dans les lignes de la main.
— Peut-être sont-ils vendeurs de pièges à cons. On dit que c’est c’
qui se vend le mieux en ce moment.
— T’as passé une commande ?
À cet instant seulement Aeden jeta un regard circulaire dans la
pièce. Il remarqua la présence des autres clients, tous des habitués
qui suivirent les judicieux conseils de Jack. Il leur dit juste :
— Attention, pas de plaisanterie de mauvais goût, gardez vos
clapets fermés. On sait pas qui c’est et on ne connaît pas leurs
intentions ! S’ils trouvent la porte d’entrée, il leur sera plus facile de
sortir si on leur en intime l’ordre.
La nuit se mit à vibrer autour de cet évènement discordant. Le
marshal et Wyatt Earp stoppèrent instantanément leur activité et
posèrent les mains sous la table, tâtant la crosse de leurs colts.
L’intensité de leur regard aurait pu faire bouger toute seule la porte
du saloon.
Le toubib se tenait debout, le dos tourné vers le poêle, il faisait
face à la porte d’entrée.
Jack retourna visiter un songe obsédant qui semblait ne jamais
avoir d’issue, un songe qui ne le quittait pas.
S’il avait fallu compter les secondes, tout le monde aurait rouspété
tellement ce fut long.
Un échange de mots murmurés à l’extérieur, une infinité de
secondes plus tard, un coup de botte hargneux puis trois gaillards
hauts comme des montagnes entrèrent dans le saloon, colts en main.
Des gros bras, de ceux qui discutent de la dernière récolte de maïs
avec tout un arsenal d’artillerie autour de la ceinture.
— Messieurs ? murmura l’Ancêtre, d’une voix aussi vide
d’hospitalité que de barbe sur le menton d’un angelot.
— Whisky et quatre chambres !
— Mais… mais vous n’êtes que trois !
— Ouais je sais. La quatrième c’est pour ma sœur, elle va pas
tarder. Elle a dû s’attarder chez la modiste.
 
Mis à part sur la façade du Long Branch Saloon, la rue de la soif

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était désormais plongée dans les ténèbres. Elle était déserte. La
concurrence avait baissé le rideau depuis un moment, faute
d’assoiffés patentés… faute à la guerre, à la menace du loup, de
l’ours, aux prophètes de malheur et tout le saint-frusquin.
Au fond de l’établissement, le marshal et ses amis étaient de
marbre. Seules leurs mains attendaient les ordres.
Aeden remarqua immédiatement les foulards rouges. Les
fouineurs avaient le souffle court. Ça signifiait qu’ils étaient
suffisamment remontés pour effectuer le sacrifice suprême si
nécessaire, ce qui les rendait imprévisibles et dangereux. L’un d’eux,
le plus long en toise, celui qui avait dessiné sur son visage une
grimace éternelle, tira sur le fond de son pantalon pour tenter de
calmer l’irritation dans son entrejambe. Après les avoir servis, le
barman abandonna son comptoir pour se réfugier dans les cuisines.
Les trois hommes ne gardèrent pas longtemps le silence. S’adressant
aux militaires :
— Les Yankees, pas de bêtise, nous n’avons pas l’intention que
s’abattent le mal et la douleur sur cette maison. Déposez vos armes à
terre gentiment si vous ne voulez pas être victimes d’une bavure de la
part de mes compagnons.
— Nous n’avons d’ordre à recevoir de personne !
— Vous êtes des hommes courageux au vu de votre profession,
mais vous aurez beau faire preuve de courage, cela ne vous aidera en
rien. Ce n’est pas un simple conseil, pas même une suggestion.
Prenez plutôt cela comme quelque chose à cogiter pendant que vous
avez encore l’esprit clair.
— On vous a rien demandé les gars, restez tranquille.
S’adressant au marshal :
— Vous là et vos acolytes, venez donc un peu vous montrer en
pleine lumière. C’est vous qui faites la loi dans cette ville crasseuse,
visiblement. Approchez un peu, que l’on fasse connaissance. Allez,
soyez coopératifs, que diable !
Celui qui causait empoignait deux magnifiques Smith et Wesson
calibre 32.
— Nous n’acceptons pas vos manières. Les militaires ne sont pas
ici en service, mais comme de simples citoyens, déclama Aeden.

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— Alors ils vont crever comme de simples citoyens.
— J’espère que vous ne leur en donnerez pas les moyens !
— Mauvaise réponse. T’es le dingo de la bande, toi !
— Y’a des jours où certains feraient mieux de rester au lit, persifla
Jack.
À ce moment précis, le futur des protagonistes prenait une allure
incertaine. Les présentations avaient été bâclées. Quelques-uns
d’entre eux voyaient leur créance sur la vie se rapprocher
dangereusement de la cote d’alerte. La date de péremption était
proche pour certains, c’était inscrit sur le petit calepin qui faisait
office de répertoire des dettes. Aucun crédit n’était envisageable. Pas
même un prêt avec un taux d’usure négociable. Trop de personnalités
antagonistes dans si peu d’espace, trop de débiteurs, trop de
débatteurs, trop d’humeurs contrariées et comme lorsqu’une digue
doit lâcher… après quelques signes avant-coureurs, ça survient d’un
coup.
 
Doc Holliday répandit un tombereau d’injures.
— Crevez-moi ces saloperies. Ils arriveront en enfer avant nous.
Attention, j’ouvre les portes du Tartare. Cramponnez-vous aux
meubles, ça va souffler. Je crains que la matière grise de ces
Messieurs demeure éternellement grise, pire même, je crains qu’elle
soit transformée en jus de torchon !
Les deux militaires portèrent leurs mains vers le ceinturon, et
sortirent les arme en un éclair de seconde. Décidément tout le monde
se sentait concerné, même le vieux Jack. La terre s’emballa comme
une toupie lancée par une main démentielle. Tout alla trop vite. Un
des militaires eut juste le temps de s’esquiver derrière le bar. L’autre
tenta de se protéger derrière une table. Les dimensions de la pièce ne
constituaient plus aucun repère. Le plancher était bas, le plafond était
haut ou peut-être était-ce le contraire. Pas le temps de se perdre. La
soudaineté de cet échange improbable se mua en une sauvagerie
inepte. Durant ces quelques secondes, le vacarme fut infernal. Ça
tirait de toutes parts. Ce n’était pas surprenant, il y avait un caractère
inconciliable dans l’air. L’immense poêle à bois qui trônait au milieu
du saloon crachait comme une locomotive à vapeur un mélange

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d’émanations diverses. L’air était lourd, chargé de dioxyde de
carbone et de fumée de toutes natures.
Il faut vingt-quatre heures à la terre pour faire un tour complet sur
elle-même, ce qui est la durée d’un jour sidéral, mais pour l’homme
le processus est quelque peu différent, une simple impulsion
électrique du cerveau à la main et l’enfer s’illumine. Cette impulsion
électrique met en mouvement toute la complexité de la merveilleuse
machine humaine.
De cette charmante agrégation neurologique, un feu nourri venait
de semer la mort dans la salle. Il semblait venir de partout à la fois,
comme le roulement du tonnerre à l’intérieur d’un ciel chargé
d’électricité. Il dura un court instant avant que les armes ne se taisent.
Avant que l’espace ne se lézarde et chute violemment comme des
tessons de verre. Une demi-seconde suffit généralement pour
éteindre une vie, une symphonie inachevée et c’est déjà terminé.
Six secondes au plus s’étaient écoulées depuis la première
détonation. Restaient l’odeur de la poudre et une épaisse fumée noire
qui se dispersait paresseusement au gré des courants d’air. Même les
colts de Jack avaient disputé ce concours de tir.
Il n’y avait pas trop de casse apparemment dans la pièce, juste un
peu de verroterie brisée et quelques échardes sur les lambris. C’est
rien, la verroterie, ça se remplace et ce n’est pas trop difficile à
négocier, surtout la verroterie bon marché. Mais entre l’entrée du
saloon et le bar, trois hommes, dont un avec le visage en moins,
gisaient au sol comme un empilement de sacs trop lourds et
informes. Ils portaient au cou des foulards rouges. Rouges comme les
rigoles de sang qui se répandaient des trois cadavres.
Le docteur s’approcha des corps, il se positionna à califourchon
sur chacun d’eux. Il leur souleva les paupières l’une après l’autre,
puis d’une paluche experte il garrotta légèrement leur cou pour tenter
de discerner des pulsations.
— Voilà un beau tas d’inutiles ! pesta-t-il. La mort est la
conséquence flagrante d’un manque de savoir-vivre chez certains. Ils
auraient mieux fait d’apprendre les bonnes manières !
— Bah, c’est un moindre mal, leur nom ne sera écrit nulle part,
estima Jack.

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— Pas mal, jugea Franck en train de porter ses lèvres dans l’alcool
malté.
— Et encore je me suis trouvé très en méforme ce soir, grommela
le docteur.
— Quoi ?
— Rien, laisse tomber Franck.
— T’as vu comment tu les as assaisonnés ?
— Merde, dit un des deux jeunes soldats.
— Ouais, c’est ce qu’on dit en général dans ce genre de situation,
répliqua Wyatt, hochant la tête en signe d’approbation. Allez, on
rabiote les armes, rien ne se perd, tout se récupère. On distribuera
l’artillerie à nos fermiers, ils en auront bien besoin. Ils sont en danger
en ce moment.
— Tu as l’art de transformer une tuerie en kermesse pour les
bonnes oeuvres, Wyatt, conclut Jack avec une certaine paresse dans
la voix.
— C’était pas une tuerie, on a juste répondu à une agression.
— T’as raison Wyatt, c’était une agression.
— Après tout, on leur avait rien demandé à ces tordus !
Un des soldats, celui qui avait dit – merde- était assez amoché,
mais il était vivant. Il perdait beaucoup de sang au niveau de
l’abdomen. Wyatt Earp, Doc Holliday et Aeden O’Connell s’étaient
levé de table, leurs colts fumaient encore. Doc se précipita vers le
blessé. L’autre troupier émergea de derrière le bar en nettoyant déjà
les chambres de son revolver des résidus de poudre noire, comme un
bon soldat qui connaissait parfaitement le maniement et l’entretien
des armes à feu après être passé par l’école militaire. Mais dans le
saloon, des bouts de racailles étaient éparpillés sur le sol. Tous les
consommateurs, les joueurs de carte sortirent comme un seul
bonhomme. Il est fort à parier qu’ils n’avaient jamais assisté à un tel
spectacle.
Le tenancier du Branch brandissait déjà la pancarte : Attention sol
glissant. La direction décline toute responsabilité.
Le toubib plaça un coussin sous la tête du blessé et commença à
exercer une pression sur la plaie pour stopper l’hémorragie à l’aide
de serviettes imbibées d’alcool. Il lui fit boire un verre de whisky

67
afin de le maintenir en éveil. Aeden, vif comme un crotale en
position d’attaque se précipita à l’extérieur du bâtiment, la porte
d’entrée claqua. Il fit le tour du pâté de maisons pour vérifier que
quelques complices ne fussent pas restés en arrière-garde. Il tenait
encore un colt en main. Le goût de la mort lui revint soudain, le
rappelant au massacre de Red Sand Canyon survenu deux années
plus tôt, durant lequel il perdit son père, sa sœur et bon nombre de
ses amis.
 
Le quartier s’arrachait à une nuit apathique et sans rêves. Il y avait
déjà du monde dans la rue. La rumeur enflammait la ville comme une
mèche de poudre noire allumée par les deux bouts : Des hommes
abattus au Branch.
Une foule s’était amassée devant le saloon, apeurée et transie de
froid. La curiosité l’emportait toujours sur l’angoisse. Mais ce soir, la
curiosité était mal récompensée, les portes du saloon venaient de se
refermer de l’intérieur. Pas d’intrus. Pas de voyeurs… Du vent, les
mouches. Quand tout le monde fut dispersé, le docteur sortit dehors
pour pisser.
Wyatt avait reçu un éclat de verre sur la tempe, manquant de près
l’œil gauche. Il saignait abondamment, mais c’était très superficiel.
Pour Doc Holliday, les meilleurs moments de la vie étaient
toujours juste après la bagarre, lorsqu’il sentait son arme brûlante
dans la main. Elle lui signifiait qu’il était encore bien vivant et que le
danger était neutralisé. Son rythme cardiaque se régulait au bout
d’une minute ou deux et lui procurait une sensation de bien-être qu’il
ne pouvait comparer à rien de meilleur. Lorsqu’il rejoignit Wyatt, il
constata que son ami saignait comme un cochon. Il appliqua un peu
de poudre noire sur la plaie pour stopper l’hémorragie. Aeden rentra
à ce moment-là.
— Ils étaient quatre, dit-il, un des leurs était resté dehors. Il s’est
enfui. Inutile de le poursuivre dans la nuit, il est déjà loin. Bon,
comment vont nos cadavres ?
— Ils sont pas très bavards, mais ça va, ça se maintient, ils
reposent répondit Doc. Ils ont un peu sali c’est tout. Je vais rester
auprès des soldats cette nuit. Demain on les escortera jusqu’à fort

68
Leavenworth. Le blessé s’en sortira, aucun organe n’a été perforé. Je
n’ai pas de chloroforme pour extraire la balle, le toubib du fort s’en
chargera. Notre gaillard n’a pas fait d’hémorragie interne
apparemment. Allez les gars, on ferme la boutique ! Wyatt, tu
étaleras un peu d’argile sur ta plaie, et demain tu seras tout neuf.
— Doc, si tu n’existais pas, tu nous manquerais !
— Il est vrai que c’est ce qu’on dit dans le pays, à ce que j’ai pu
entendre des uns et des autres, t’as une cote extraordinaire, rétorqua
Aeden.
— Alors que dit le Doc ?
— Il ne dit rien, répondit le toubib dans une attitude faussement
renfrognée, et à ce propos, il ne dira rien jusqu’à la Saint-Glinglin.
J’ai des mains qui soignent, mais j’ai des mains qui tirent aussi. Tout
le monde doit savoir ça !
— Tu sais Doc, en d’autres circonstances je te nommerais chef de
chant, conclut Franck.
— T’as pas d’autres nominations à me proposer ? je chante
comme une casserole.
 
Après la fusillade Doc Holliday sentit son vide intérieur se remplir
de sérénité et de bien être. Il voulait consommer l’instant avec
flegme. Il retrouvait peu à peu cette part de lui-même, comme une
distanciation nécessaire envers l’humanité, un oubli de soi et de sa
propre existence. Tandis que son regard noir scrutait ses
compagnons, une de ses paupières se mit à trembler pendant
quelques secondes.
 
C’était une nuit d’hiver, les éléments hurlaient en proférant des
menaces. Où qu’il fût, l’homme se terrait sous la volonté impérieuse
du froid et du blizzard. Les bourrasques dans leurs souffles plaintifs
portaient la misère sur leurs ailes. Elles venaient du bout du monde
pour y retourner. Il n’y avait rien à attendre de plus des ténèbres
qu’une aube peut-être apaisée mais glaciale.
Au bout de trois jours et trois nuits, le vent se calma soudain et la
température remonta de quelques degrés sur la plaine. On vit des
hommes sortir enfin dans un dénuement innommable. Dans un

69
premier temps, ils durent constater, dans un second, ils burent
quelques tonneaux d’alcool trafiqué, car il fallait bien se donner du
courage pour réparer les dégâts et reprendre un semblant de vie
normale. Certains rajoutaient un soupçon de prière avant de relever
les manches.
 
L’hiver avait atteint le haut Missouri et les grandes plaines du
Kansas. Il gelait très fort la nuit et le blizzard descendu du Nebraska
recouvrait d’un givre épais toute la prairie. En milieu de journée, le
soleil s’abîmait dans des flammes blanches derrière les collines, puis
il disparaissait laissant place à un froid mordant.
 
1Le bleu foncé fut la couleur principale de l’armée des États-Unis
dès 1779, à une époque où elle s’appelait encore armée continentale.
Le bleu était la couleur traditionnelle des Whigs, les opposants au
pouvoir de la monarchie britannique.

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Chap. 6 : Délégation militaire à Dodge City

6
 
 
Délégation militaire à Dodge City
 
Ce matin était particulièrement froid.
Le vent dévalait des plaines du Nord. Les gelées les plus vives
s’étaient produites la nuit dernière. Le moindre souffle d’air brassé
par le blizzard traumatisait les parties des visages restées à découvert
pour les nombreux téméraires tombés du lit avant l’aube.
Du haut de la ville, au sommet de son promontoire, une cloche
caractérielle frappait le bronze à toute volée.
Sur les devantures des échoppes, la plupart des lampes à huile se
consumaient encore en émettant un halo faiblard à travers ce qu’il
restait des quelques lambeaux de nuit. Certaines, en phase
d’extinction définitive lâchaient des petits pets apoplectiques. Cette
agonie programmée imprimait sur les façades de briques et de bois
une lueur vacillante bleutée avant de blêmir et de disparaître
définitivement. La phosphorescence rasante d’un pâle soleil
esquissait de-ci de-là sur la chaussée des cratères sournois parsemés
de déchets divers. Quand les montagnes vers l’orient émergèrent de
la nuit, l’artère centrale et la grande place se trouvaient déjà dans un
état d’agitation inhabituelle. Autour de braseros alimentés à grandes
brassées de bois gorgés d’humidité, les hommes se livraient à
quelques activités futiles, dissipés et nerveux comme des garnements.
Des vieillards assis sur les bancs fumaient en échangeant les vieilles

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trivialités habituelles. D’autres, plus pragmatiques, soufflaient sur
des braises virevoltantes.
Alannah, la sœur de Aeden se trouvait en ville, parmi la foule
matinale qui regardait avec résignation ses enfants s’assembler pour
former le prochain contingent des appelés. Certains parmi eux
paraissaient bien jeunes. C’étaient encore des gamins qui, malgré le
contexte, étaient tout excités de goûter enfin à l’aventure. Ils
parlaient fort et les discussions étaient ponctuées de rires neveux.
Tout ce brouhaha pour se donner du cœur au ventre. Au fond de soi
on n’en menait pas large, de par le froid tenace, mais aussi par la
charge émotionnelle qui suintait de ces heures hors du temps.
Les hommes, les mains dans les poches du pantalon, promenaient des
mines ahuries. Les femmes tenaient leur châle autour du visage, les
mains crispées sur la partie du tissu retombant sur la gorge. Certaines
tenaient ferme une petite croix d’argent au bout d’une chaînette
pendue à leur cou. Tout ce petit monde scrutait autour de lui, comme
pour vérifier la présence d’un voisin ou d’une connaissance, l’œil
écumeux de fatigue, la vue troublée par le manque de sommeil
comme s’il avait été frappé d’insomnie. Tous observaient ce qui
paraissait être une pièce d’un théâtre itinérant, un morceau de
bravoure artistique.
Le commandement de la garnison de fort Leavenworth était là. Une
délégation de fort Lyon était présente également.
Regroupés entre eux, quelques spectateurs acrimonieux trouvaient
toujours quelques réprobations à redire à l’encontre de tout ce
tintamarre, mais ils n’auraient loupé pour rien au monde la
démonstration de cette exhibition. C’était une attraction
particulièrement rare. Le divertissement qu’elle procurait, restera
gravé dans les mémoires de façon indélébile. De tels événements
devaient se produire au plus une fois ou deux durant une vie. Ce qui
suscitait beaucoup d’intérêt, c’était tous ces ordres relayés à travers
la profondeur du foirail, un phénomène ostentatoire qui subjuguait
les esprits curieux à chacune des manœuvres.
— Mesdames, ne soyez pas inquiètes, nous vous ramènerons vos fils
sains et saufs. Nous allons en faire des héros, disaient quelques petits
sergents fiers de leur insigne aux trois chevrons. Presque tous étaient

72
de jeunes nubiles.
Le moment était solennel. Le major général John McAllister
Schofield supervisait le déroulement du rassemblement sur la place
du foirail sud de Dodge City. Il formait les corps d’armée qui
serviront sur le théâtre des opérations terrestres et navales à l’est du
fleuve Mississippi à partir de New Orleans en remontant de la
Louisiane vers l’Arkansas, le Missouri, l’Iowa et le Minnesota selon
une trajectoire méridienne. Le chef de guerre portait un uniforme
bleu sous une capeline blanc cassé en fourrure d’hermine qui
recouvrait ses épaules. Sur son torse dégagé coulait une rivière de
breloques composée de médailles et de dorures qui lançaient des
éclairs sur les visages incrédules. Les pauvres gens, perdus dans cette
foule agitée, ne comprenaient pas bien les valeurs symboliques d’une
telle ostentation d’ornements.
Le major général en imposait sur son cheval Canadian Pacer, à la
robe zain. Cette race de chevaux était appréciée dans la cavalerie
nordiste. Il était décrit comme un cheval énergique, volontaire et
docile. Le général se déplaçait crânement tel une statue mouvante.
Son garde du corps le suivait d’une courte distance. Il ne le quittait
pas du regard.
 
Les manœuvres étaient cérémonielles avec le concours des aides de
camp et des officiers d’ordonnance du commandant. La cavalerie,
immobile exécutait le « présenté du sabre », le plat de la lame face au
visage. L’escorte était au complet. Cette présence révérencieuse en
ville, inédite, était un spectacle que personne n’aurait voulu manquer.
Les attractions étaient rares en ces temps de disette. Des centaines de
badauds se bousculaient pour être aux premières loges. Les civils
découvraient, ébahis, toute la symbolique du ballet des armes. Les
chorégraphies étaient parfaitement exécutées. Mais l’armée restait
malgré tout une communauté dont les agissements s’opéraient à huis
clos, avec toutefois quelques rares procédures d’exception lors des
défilés ou dans des conditions singulières où il était avantageux pour
elle de montrer sa force. La symbolique des armes était fascinante et
comblait de fierté les esprits les plus zélateurs. Il s’agissait d’honorer
publiquement les troupes et leurs chefs. À travers son armée, c’était

73
la nation toute entière qui était honorée. C’était pour le peuple
disparate des fermiers, commerçants, marchands ambulants, ouvriers,
prêteurs sur gages et bourgeois une manière de faire corps dans un
symbole de cohésion très fort. Ce qui était formidable pour les civils,
c’est que dans leur pensée, ils parvenaient à engendrer des rêves de
gloire et d’héroïsme. Les seuls rêves qu’ils partageaient de bon aloi.
L’armée allait leur prendre un fils ou un frère. Même si aujourd’hui
le contexte était lourd de conséquences, il ne fallait pas gâcher
l’instant. La souffrance, la mort et le deuil pouvaient attendre.
Autour de la place, quelques dessinateurs s’affairaient sur leur
planche à dessins et ne manquaient aucune occasion pour attirer
l’attention des hommes les plus fortunés. Leur talent était en général
reconnu et parfois bien récompensé. Cette vogue du portrait soulevait
néanmoins des polémiques alimentées par des critiques d’art, ou des
représentants de l’art académique qui déniaient toute valeur artistique
à ces œuvres de rue.
 
*
 
John Mc Bee se trouvait parmi les derniers appelés. Debout depuis
quatre heures du matin, le jeune homme avait déjà revêtu
l’impressionnante tunique bleue.
Immobile, posté en rang d’oignons parmi ses camarades, il attendait
son heure. Le placement des jeunes recrues consistait en un
alignement parfait derrière une ligne blanche tracée à la chaux sur le
sol terreux.
 
Un homme jeune apprend vite la rigidité du protocole. La notion de
l’ordre n’est pas encore contestable dans un esprit tout juste formé.
 
Un lieutenant était en charge de leur remettre le fameux fusil
Springfield modèle 1861 reconnu pour sa fiabilité et sa précision à
longue portée, ou le Lorenz rifle, baïonnette fixée en bout de canon.
Ces fusils devaient mesurer plus d’un mètre quarante de hauteur.
C’était sans compter la baïonnette.
Un vieil adage disait à peu près ceci : la balle est folle, la baïonnette

74
est sage. Mais une arme reste une arme et peu importe comment elle
est utilisée, elle est faite pour tuer et dissoudre dans les plaies la
douleur brûlante du plomb ou de la lame d’acier.
 
Curieusement, ce nouveau contingent avait obtenu le privilège de
disposer d’une arme de poing. Il s’agissait du Colt Army modèle
1860 qui était en principe l’arme privilégiée des officiers. Il restait à
croire que ces jeunes hommes allaient être incorporés dans des
missions particulières. Peut-être seraient-ils infiltrés dans les lignes
ennemies pour accomplir des actions de sabotage ou de
renseignement. Dans cette hypothèse le lourd fusil s’avérait superflu
et encombrant.
En même temps que l’appel et le protocole de la remise des armes se
déroulaient de la façon la plus académique, le pasteur Edward
Everett Hale, une connaissance de la famille Mc Bee, qui suivait le
Major Général dans toutes ses campagnes, accordait le Pardon et
bénissait chaque jeune soldat en implorant la protection de Dieu
envers ses enfants. 
 
John portait tout son barda de campagne sur le dos. Soit à peu près
l’équivalent de trente-cinq kilos d’habits, de quincailleries, de
couvertures et de prières.
Il cherchait Alannah du regard mais ne l’aperçut pas de suite parmi la
foule broussailleuse. Durant cette dernière nuit, il lui avait écrit une
lettre qu’il tenait à lui remettre avant le départ. Ce n’était pas leur
première liaison épistolaire.
 
Durant les mois précédents, on aperçut parfois John et la jeune
femme quitter la ville ensemble à bord d’un cabriolet. Ils partaient
probablement en quête d’intarissables sources de plaisir, comme un
futur couple en train de se former. Ils rêvaient d’insouciance.
Et forcement n’ayant certainement rien de mieux à faire, les femmes
bien souvent dépourvues de maris comméraient :
— Tu crois qu’ils se sont employés aux travaux pratiques ?
— Oh, eh bien alors, manquerait plus que ça, vous perdez la tête ma
chère, gloussait l’une.

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— Moi, ça m’étonnerait pas, vu comme la jeunesse se dévergonde…
reprit une autre sur un ton aigre, marquant un grand intérêt pour le
sujet.
— Ces enfants de riches ont toutes les audaces. C’est pas la prière
qui les exempte !
— Où va-t-on ma chère Eléanore ? Mais où va-t-on ? dit une
rombière en se signant trois fois.
— Il faut laisser à chacun laver son linge sale en famille !
… Parce qu’ils étaient beaux et joyeux. Parce qu’ils étaient jeunes et
qu’ils traitaient les conventions avec désinvolture. Que pouvaient
trouver de mieux les esprits mesquins que de vilipender une liaison
amoureuse par une morale stupide ? Crevant de jalousie, elles
s’excitaient entre elles, les maritornes, en balançant des regards
perfides, le jabot gonflé par une vaniteuse sécheresse du cœur. Les
matoises partaient ainsi pour une heure de réflexions venimeuses, le
front définitivement barré par quelques conspirations malveillantes.
 
À ce propos, ne dit-on pas qu’une femme qui a le don de taire
quelques indiscrétions vipérines a des qualités au-dessus du
vulgaire ?
 
Ces femmes n’étaient pas toutes méchantes, elles pansaient encore
d’anciennes blessures dures et gercées d’où l’amour s’en était allé.
Comme la vie était lente, violente et l’espérance vaine pour certaines.
L’amour en chemisier de soie leur fut accordé une fois, deux au plus.
Après, le regard de la putain les garda à distance de leur volage
compagnon. Jeunes encore, elles furent très tôt soumises au rang de
victimes en robes noires, comme des ombres en deuil d’elles-mêmes
portant au cou des chaînes de fer. À force, à l’usure des saisons, elles
étaient devenues des fausses femmes avec leurs yeux de cendre tout
ronds pareils à ceux des harpies. Elles comptaient et additionnaient
les heures des mal-aimées. La plus cruelle des comptabilités ici-bas.
 
Alannah dirigeait plusieurs associations de bienfaisance en ville. Elle
secondait souvent James Earp, le jeune frère de Wyatt, dans ses
classes d’alphabétisation lorsqu’elle parvenait à se libérer de la

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gestion du ranch et du personnel. La jeune femme accompagnait
parfois Doc Holliday dans l’hôpital militaire à fort Leavenworth. Elle
avait une instruction solide qu’elle mettait au service de la
communauté et n’épargnait pas son temps en s’épuisant bien souvent
au travail. Il y avait aussi les filles en perdition qu’elle tentait de
remettre tant bien que mal dans le droit chemin, si un chemin leur
était encore accessible. Alannah puisait sa force à la source de
l’altruisme dont elle avait acquis la signification auprès de sa famille.
 
Ce matin, après l’apparition d’un pâle soleil trop vite effacé de
l’horizon, le ciel était particulièrement gris et la température glaciale,
c’était un jour à part. Alannah ressentit un sentiment d’inquiétude
profond lorsqu’elle assista à la remise des armes dans les mains de
John. Son ressenti était confus, entre un mélange de crainte et de
fierté. Elle partageait, malgré sa haine de la guerre et de la violence,
la volonté unanime de la nation. Lorsque John la distingua dans la
foule, il attendit que le protocole fût terminé pour se précipiter vers
elle. Il eut juste le temps de lui remettre la lettre et lui accorder un
baiser furtif avant de se faire accompagner sans grand ménagement
vers les chariots bâchés. Ils eurent à peine l’occasion d’échanger trois
mots et se firent la promesse de s’écrire. L’escouade du major
général Schofield manœuvrait déjà dans le rythme pompeux d’une
fanfare martiale. Les enfants avaient le regard plein d’envie devant
un tel spectacle et les drapeaux de l’Union battaient au vent sur les
frontons des bâtiments. Partout et dans chaque bouche, Dieu était
appelé au combat jusqu’à la victoire finale. Toutefois, il semblait
pour quelques-uns, qu’Il avait déjà pris un certain retard.
Pour une mère, dans de telles conditions, le don de son fils était la
pire des tortures.
Il n’était pas bon de prolonger cette guerre odieuse qui se manifestait
de façon toujours plus violente sous le coup des bandes armées et des
renégats de tout poil. Ces hommes étaient pires que la peste. Leur
animosité les rendait imprévisibles et cruels. Seule la mort les
séparait du monde.

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Chap. 7 : Major général John Mc Allister
Shofield

Lorsqu’elle rentra au ranch, les couleurs du jour s’estompaient sur la


ligne glaciale de l’horizon. Hook’ee l’aperçut de loin. Il portait son
inséparable chapeau de feutre noir sous lequel débordait en
abondance une chevelure parée d’une longue tresse dans le dos.
Alannah remontait l’interminable allée bordée d’agaves géants.
Hook’ee l’attendait aux écuries. Il récupéra la monture de la jeune
femme pour la débarder. Il s’employa à desserrer la sangle de selle
tout en ôtant le tapis en peau de mouton. Le jeune Indien se saisit des
rênes de l’animal et après lui avoir fait exécuter quelques tours dans
la cour d’honneur, le conduisit à son box. Ensuite il délivra la tête de
sa têtière, défit la bride en la faisant glisser de la sous-gorge et le
pansa avant de lui curer les sabots et les graisser. Hook’ee était un
Indien Hoopie embauché au ranch, une figure familière du clan
O’Connell qui l’avait pris sous sa protection. Lors du terrible raid du
Red Sand Canyon, il avait exécuté le redoutable Curly Bill(1). À
présent, responsable des box, c’est à lui que revenait la charge de
soigner les chevaux et les mules. Il était en outre un chasseur
expérimenté et un excellent pisteur.
 
 
La jeune femme croisa Salomon. Le majordome se tenait sur le
porche à son arrivée, elle demanda à ce qu’on lui prépara un bain
chaud. Malgré ses gants fourrés, elle avait les extrémités des doigts
qui avaient bleui.
— Salomon, aucune nouvelle pour ma commande de laines ?

78
— Non Madame, aucune. Tout semble bloqué en ce moment et pour
longtemps me semble-t-il.
— Je sais bien mon ami, hélas ! Plus rien ne fonctionne dans le pays.
Dans la semaine tu enverras un télégramme aux Mc Bee pour leur
assurer de mon soutien. Je vais t’écrire le texte.
— Bien Madame, ça sera fait.
— Et tu feras porter une gerbe de roses blanches ou ce que tu
trouveras à Madame Mc Bee.
— Entendu Madame. À condition que le comptoir des graines
demeure encore ouvert en ville. J’ai entendu dire ces jours-ci qu’il
devait fermer. Toujours ce problème d’approvisionnement.
— Je l’ai vu ouvert aujourd’hui.
 
Bien avant la mort brutale d’Ulysse O’Connell, surnommé Le
Patriarche(2), la famille Mc Bee s’était associée au clan O’Connell
pour l’élevage et la commercialisation de vaches à viande de la race
Longhorn. Mais la terrible sécheresse de l’année précédente décima
les troupeaux livrés à eux-mêmes par le manque de main-d’œuvre
nécessaire que la guerre avait prélevé aux populations civiles.
 
Alannah monta dans sa chambre alors que les larmes lui embuaient
les yeux. Elle s’effondra sur l’édredon posé sur le lit et pria. Elle
resta ainsi un moment, le temps que le bain fut prêt. Elle décorseta
avec grand peine sa robe et interrogea chaque minute au rebours de
cette journée.
 
La part d’émotion accordée à ce jour était immense dans l’esprit de la
jeune femme. Elle faisait face à son ami John dont le visage n’avait
rien, pensa-t-elle, de celui d’un combattant féroce. Pourtant il
côtoiera la mort chaque jour…
La sœur du marshal était une fille romantique et circonstance
aggravante, elle était amoureuse. Elle le savait et employait toute sa
force de caractère pour ne pas se laisser submerger par le désarroi. La
charmante Alannah tremblait pour son bel ami. John allait faire son
baptême du feu dans quelques jours. Elle priera le Seigneur avec
autant de conviction qu’il sera nécessaire. Son ami lui manquera

79
forcément, mais la vie est ainsi faite, pensait-elle. Elle acceptait la
volonté de Dieu. Car il s’agissait bien de Sa volonté.
Ce qu’elle savait avant tout était ce qu’on lui avait appris, cette
étrange idée d’une dette supposée des cadets envers leurs aînés, en
hommage au sacrifice des anciens.
La lettre soigneusement pliée en quatre était entre ses mains, légère
comme une promesse d’été. Elle la déplia et entama la lecture.
 
Ma chère Alannah,
Je ne parviens pas à dormir cette nuit. Trop d’affections tiraillent
mon cœur. J’ai l’impression que le sang bouillonne dans mes veines,
pourtant j’ai les doigts congelés.
Dans une heure, je vais me préparer pour intégrer les bataillons
d’un général qui m’est totalement inconnu, il s’agit du Général John
Mc Allister Schofield. Est-il intègre dans sa conscience ? Qui saurait
le dire ?
Tu sais que je hais l’héroïsme sur ordre, la violence sur ordre, et le
nationalisme moutonnier, mais je suis sûr d’une chose, j’aime mon
pays. Tu l’as bien compris, nous en avons longuement parlé.
Je ne m’imagine aucune vocation particulière pour l’armée. De ça
aussi, nous avons eu déjà l’occasion d’en discuter. Être actuellement
militaire est la pire des calamités. Certains le disent, d’autres le
taisent.
Il n’est rien de plus terrible que de laisser tous ceux que l’on aime
derrière soi, quand bien même l’on doit monter au front pour
défendre nos valeurs de liberté. Nous ne sommes pas parvenus,
hélas, à éviter cette guerre par le dialogue. En conséquence nous
allons tous en payer le prix. Dieu a perdu !
Ne prends pas ce constat pour un blasphème, il n’en est rien.
Je te fais une promesse : je servirai les valeurs que nous partageons
avec loyauté et courage. Sois en sûre.
Bientôt je rentrerai victorieux et, le devoir accompli, je viendrai vers
toi d’un pas ferme pour que nous regardions ensemble naître tous les
nouveaux jours que la vie nous accordera.
J’implore ton pardon pour la sobriété de mon propos, mais
comprends-moi, l’émotion me submerge. L’instant est grave, on va

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peut-être me donner l’ordre de tuer des innocents. Si je refuse ce
sera pour moi la cour martiale.
Prends soin de toi.
Ton ami fidèle et admirateur,
Johnny.
 
Alannah replia la lettre et la rangea dans son secrétaire en bois de
ronce. Ce message la laissa déconcertée, mais il était bientôt l’heure
du repas. Elle n’avait pas encore pris son bain. Elle sera comme
souvent en retard pour le dîner.
Ce soir Wyatt Earp et Doc Holliday étaient conviés expressément au
ranch O’Connell. Elle espérait que l’apéritif dans le salon se
prolonge avant que le repas ne soit servi. Elle ne désirait pas offenser
ses amis. Elle connaissait toutefois l’habitude de Wyatt, Doc et son
frère, lorsqu’ils se retrouvaient ensemble, de s’éterniser dans le
fumoir avant de passer à table. De plus, le Major général John Mc
Allister Schofield était attendu en fin de soirée. Le militaire avait
accepté l’invitation de Aeden en s’excusant de ne pouvoir être
présent pour le dîner. Des obligations protocolaires et logistiques
avec le commandement de fort Lyon le retenaient en ville.
 
*
 
Une lune oblongue inondait le ciel de sa luminosité crayeuse. Là-
haut, la nuit était figée autour de l’astre froid. En bas elle se déployait
sur les collines dans un décor uniforme et infini. Des nuées blafardes
ensemençaient la campagne. Du givre s’était formé sur les vitres du
ranch dont la cause était certainement due à un phénomène de pont
thermique.
Dehors, le désert de la plaine s’enrobait dans un vide glacial à
l’image des espaces lointains et troublants dans lesquels gravitent les
astres. À l’extérieur des baies vitrées se révélait une vision brutale du
néant.
 
Sans une parole, Aeden se leva de table et se dirigea vers l’embrasure
de la porte. Il avait entendu les chiens aboyer. Le commandant

81
arrivait suivi de cinq gardes du corps. Aeden sortit dehors,
accompagné par Madame veuve O’Connell et du majordome. Les
militaires pénétrèrent dans la cour d’honneur. L’accueil à l’extérieur
fut bref, tellement le froid mordait les visages. Hook’ee apparut par
une annexe prolongeant les grands bâtiments et sans un mot
s’employa à sa tâche.
Madame O’Connell accourut vers les visiteurs. Un lourd châle noir
flottait sur ses épaules.
— Ne tardez pas Messieurs. Entrez vous mettre au chaud, le froid est
éprouvant ce soir !
— Mes hommages, Madame. J’ai bien connu votre mari Ulysse
O’Connell. Je connais la réputation de votre maison. C’est par le
mérite que vous l’avez obtenue. Feu votre mari fut un homme qui
restera longtemps encore dans nos mémoires. Mais je sais que la
relève est sur la bonne route. Ma satisfaction est grande.
Aeden s’inclina en accueillant l’hommage.
— Entrez vite, dit-il simplement.
La maîtresse de maison les dirigea vers le grand salon.
— Merci de votre visite mon Général, mais asseyez-vous donc près
de la cheminée. Ne restez pas debout ainsi, vous allez fondre comme
un glaçon. Salomon vous voudrez bien servir le café ?
— Bien Madame. Je sers l’Armagnac en même temps ?
— Bien sûr Salomon ! Jetez un coup d’œil aux tartes dans le four. Il
ne faudrait pas les laisser brûler.
— Bien entendu, Madame !
Les soldats engourdis par le froid, prirent place autour du grand feu
de cheminée en compagnie de Madame O’Connell et de son fils
Aeden.
La cheminée n’était pas une petite cheminée bourgeoise, elle était
large et profonde, de style européen du XVIIe siècle. Rien ne
manquait à son apparat. Le linteau, la tablette, les jambages, le
contrecœur, le corbeau en partie haute des jambages majestueux et un
trumeau massif en pierre de taille. Le contrecœur, immense plaque en
fonte, représentait une scène de chasse à cour parfaitement ouvragée.
Elle était enrobée d’une suie noire, luisante, avec son grand foyer
équipé d’énormes chenets et d’un landier. À l’intérieur, le feu

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crépitait comme un compagnon précieux.
Au bout d’un moment, la petite assemblée était forcée de lâcher prise
avec la réalité, elle observait et écoutait le chant des braises.
On ne faisait rien d’autre, on s’égarait subrepticement dans ses
pensées. Dès que les flammes léchaient l’âtre, le feu interpellait les
regards qui se répondaient avec la même lumière inscrite de toute
éternité, comme si chacun retrouvait une évanescente mémoire
ancienne à partager. Le vague souvenir exhumé des premiers âges de
l’existence humaine sur cette terre. La longue et lente transmission
d’un comportement atavique.
Le général avança les mains vers la flamme pour les réchauffer. Il
ferma les yeux un instant. Un crépitement d’étincelles explosa dans
l’âtre. La lumière rougeoyante s’imprima sur sa longue silhouette.
Un sourire satisfait se dessinait sur son visage. La quiétude et la
chaleur avaient conquis son corps.
Il rompit comme à regret le silence qui s’installait et qui faisait part
égale avec le crépitement du brasier. Un parfum de pâtisserie
caramélisée s’exhalait discrètement dans la pièce.
— Un philosophe d’Orient, il s’appelait Publilius Syrus je crois, a
écrit : Une bonne réputation est un second patrimoine. Votre maison
rayonne jusqu’à Washington, Madame, termina le militaire.
 
Le grand salon s’animait suivant un protocole préétabli.
Après qu’il eut salué les dames de la maison, Wyatt Earp et Doc
Holliday furent présentés à l’officier.
— Messieurs, je connais votre notoriété, vos faits d’arme et tous les
services que vous avez rendus à notre jeune nation, permettez-moi de
vous féliciter. Le peuple américain a besoin de gens de votre trempe.
Wyatt et Doc n’eurent pas le temps de formuler leurs remerciements,
une question brûlait les lèvres d’Aeden.
— Sans indiscrétion de ma part, j’ai constaté ce matin, qu’en plus de
l’équipement officiel attribué aux fantassins, vous avez fourni à vos
jeunes recrues des armes de poing qui sont généralement réservées
aux officiers. Qu’en est-il exactement ? Vous comptez créer une
nouvelle unité ? Sauf de près, les armes de poing sont moins précises
que les bons vieux fusils.

83
— Mon ami, il n’y a aucune indiscrétion de votre part. Certains de
ces hommes seront formés aux services du renseignement. Les
meilleurs d’entre eux garderont le revolver, mais tous seront
entraînés au tir avec l’arme de poing. La règle est la suivante : dans
le cas d’une agression, un cavalier videra son arme de poing dans un
premier temps, puis frappera au sabre si le combat au corps à corps
s’avère nécessaire. Le fusil ne sera d’aucune utilité. Le
renseignement est un corps d’élite que nous tentons de développer et
peu parmi les appelés tiennent le rang. Les meilleurs sont les gars des
plaines, ils sont vaillants, rusés, excellents tireurs et rudes à l’effort.
Ce sont bien souvent des guerriers nés, très habiles à cheval. Ces
jeunes-là nous font cruellement défaut. Nous avons créé un cursus
d’entraînement pour les identifier facilement.
Pendant que le militaire parlait, Aeden observait son visage.
Il y avait quelque chose de sévère et d’apaisant à la fois. Une ride du
lion profonde barrait le front verticalement jusqu’à une paire de
sourcils fournis et épais. Cette ride était sûrement la première des
choses identifiable sur son visage. Elle recouvrait le personnage
d’une autorité incontestable. Le poil et la chevelure étaient denses et,
semble-t-il, blancs depuis longtemps. Le regard était noir et fixe
lorsqu’il s’adressait à son interlocuteur. C’était à se demander s’il lui
arrivait de cligner parfois des cils. La joue était creusée, la pommette
haute, recouverte d’une barbe de dix jours environ. Le menton était
volontaire et l’arête du nez franche et assez prononcée. Seules, des
pattes d’oie très marquées au bord du regard, donnaient à ce visage
un air apaisé, presque amical. Une barbichette blanche concédait
encore plus d’allure à cette imposante personnalité.
— Au sujet des gars des plaines, vous les connaissez mieux que moi.
Vos cow-boys savent lire les moindres pistes et ne rechignent pas à
passer plusieurs jours en selle. Ils ont fait leur preuve dans le passé.
Nous avons besoin de gens comme eux.
— Vous savez, ce sont des jeunes hommes parfois imprévisibles qui
ne se soumettent pas volontiers à la hiérarchie, dit Aeden. Ils sont de
tempérament indépendant et parfois rebelle.
— Bon sang, Marshal, je sais qui sont ces jeunes, ce sont des intuitifs
et c’est pourquoi je viens vers vous pour former une équipe. Vous et

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vos adjoints saurez mieux que quiconque trouver les mots et leur
parler. Des hommes fidèles à vos valeurs, je n’en ferai pas des
militaires, mais des alliés, des alliés contre un ennemi sournois.
— Pourquoi n’incorporez-vous pas des Apaches des plaines ? Ce
sont les meilleurs pisteurs. Certains d’entre eux ont toute notre
confiance, Dieu soit loué.
— Des Apaches ?
— Vous savez, les Kiowas meurent de faim et feraient n’importe
quoi pour trouver à manger. Nous avons parfois la visite de Sitting
Bear pour le ravitaillement de sa tribu. Nous avons établi un troc
régulier avec lui. C’est un homme droit, et ses guerriers le sont tout
autant. Bien nourris, ces hommes sont des rocs.
— Je ne retiens pas cette option. Notre gibier ne sera pas dupe.
— Vous nous avez pris tous les jeunes pour la guerre, il ne reste plus
grand monde dans le pays.
— Trouvez-en nom d’un chien, et les meilleurs ! On n’a pas besoin
de jeunes Indiens aussi robustes soient-ils pour la faune que nous
devons chasser.
— Nous ferons pour le mieux, bien entendu !
— Vous avez reçu les consignes du haut commandement,
débrouillez-vous avec ! Vous aurez trois ou quatre escouades de
rangers à votre disposition, si nécessaire.
— J’espère vous surprendre à la hauteur des espoirs que vous portez
sur nous, conclut Aeden.
— Je l’espère aussi, Marshal.
— La mission que vous nous confiez est tout de même très délicate.
— Je sais, et c’est bien pourquoi elle vous est proposée. Vous n’y
trouvez rien à redire ?
— Si c’est pour servir la cause…dit Wyatt. Mais cette mission reste
encore à définir dans les détails.
— Que penser de la cause quand deux frères se tirent dessus et que
des familles entières se déchirent ? grommela Holliday. La
diplomatie n’a pas fait correctement son travail. Le Nord brandit son
avancée industrielle en ridiculisant les populations du Sud, rurales et
besogneuses. Il y a un excès d’orgueil parmi tous ces nantis. Et vous
venez à nous pour nous inviter à panser les plaies de ces échecs ?

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C’est comme demander de poser une attelle sur une jambe de bois.
— Monsieur Holliday, vos considérations morales et chirurgicales
n’ont désormais aucun écho. La guerre est là et nous la subissons
tous. Personnellement, j’ai longtemps prié pour qu’elle soit évitée.
— À l’impossible nul n’est tenu, mais je crois tout de même au bon
sens. Il n’y a rien de pire pour un homme que de subir les brimades
et les vexations. Cela vaut aussi bien pour Abraham Lincoln que pour
Jefferson Davies. Qu’à cela ne tienne, nous nous plierons à vos
injonctions, nous n’avons guère le choix, à ce qu’il me semble
comprendre.
— Moi non plus Monsieur Holliday, je n’ai guère le choix !
 
Salomon, le majordome, était toujours impeccable. Pendant qu’il
faisait le service, sa haute stature prenait de l’importance avec sa
veste blanche, son pantalon blanc, ses gants, et ses chaussures
blanches à bouts noirs. Madame O’Connell lui avait elle-même
appris la fonction, et lui avait donné l’enseignement. En outre, il
gérait le personnel du ranch avec respect et circonspection.
Salomon avait été recueilli à l’âge de treize ans par Ulysse
O’Connell. Il l’avait acheté sur un marché aux esclaves, il l’avait
plus exactement libéré, car le jeune garçon était très marqué par les
mauvais traitements. Il était couvert de poux et de teigne suppurative
et n’avait que la peau sur les os. Il fut alors soigné comme l’aurait été
un fils de la famille.
Immédiatement affranchi, il reçut ses premiers appointements.
Salomon était choyé dans le clan familial. Depuis bien longtemps, il
y avait été intégré à part entière. Sa parole, bien que rare était
considérée. Salomon faisait preuve de sagesse et de modération.
 
Après avoir trempé ses lèvres dans le café fumant, le général dit
d’une voix étranglée, presque honteux de son aveu :
— Je plains tous ces gamins. Ce n’est pas une partie de plaisir tout ce
qu’on leur demande d’endurer. C’est une sale guerre et il se trouve
parfois que certains gosses d’une même famille se tirent dessus, cela
ne vous a pas échappé Monsieur Holliday. Ça s’est déjà vu, comme
vous me l’avez fait remarquer. Nombreux sont ceux qui se mutilent

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pour être rapatriés vers les lignes arrières. D’autres atteints de
scorbut ou de diphtérie finissent par mourir dans nos infirmeries. Il
se passe des choses inimaginables en première ligne des combats.
Sans parler des ravages dus à l’alcool. Mais vous savez, se reprit-il, il
vaut parfois mieux un chirurgien ivre qu’un patient mort !
— L’humanité souffrira toujours de ce fléau, articula Wyatt dans un
soupir. Le dieu tout puissant n’y peut rien quoi que l’on pense, c’est
la folie des hommes, pas autre chose qui est la cause de tant de
désastre. Quant au chirurgien ivre et au patient mort, en vérité ça
mérite réflexion, je ne saurais trop lequel des deux choisir.
Aeden répliqua :
— Il y a fort longtemps, un vieux chef Cherokee enseigna ceci à son
fils : un grand combat se passe à l’intérieur des hommes et c’est un
combat entre deux loups. L’un est le mal, la colère, l’envie, l’autre
est bon, il est la joie, l’amour et l’espoir. Le fils demanda : Et quel est
celui qui gagnera ? Le vieux chef lui répondit : celui que tu
nourriras !
— Les Indiens sont bien souvent pétris de sagesse, conclut l’officier.
Nous devons leur reconnaître ce mérite.
— Vous savez, à en croire les mythologies, la guerre des hommes
aussi barbare soit-elle n’est qu’un modeste héritage des dieux, dit
Holliday. Bien ! si l’on revenait à nos petites affaires. Nous avons
besoin d’en savoir davantage, tout de même.
— Petites affaires ? Comme vous y allez ! Sachez Monsieur Holliday
que William Quantrill et sa bande de Bushwackers ont perpétré un
massacre à Lawrence tuant cent quatre vingt deux personnes,
hommes femmes et enfants. Forts de leur exploit, ils viennent de
remettre ça dans la ville de Sherman au Texas.
— Pour Lawrence, j’ai été informé. Pour Sherman, j’ignorais cela. Il
en traîne quelques-uns parfois, ici même. Tenez, l’autre jour…
— L’armée est trop visible pour que nous l’envoyions à leurs
trousses. Elle ne sait pas manœuvrer dans le cadre d’une guérilla. Ces
hommes sont rapides et se déplacent très vite. Nous devons infiltrer
cette horde d’assassins avant de les neutraliser. Nous utiliserons nos
unités spéciales, mais nous avons besoin de gars comme vous pour
nous servir d’éclaireurs et les débusquer. Nous mettrons à votre

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disposition autant de soldats que nécessaire pour vous couvrir. Nous
avons positionné quelques dragoons du second régiment de cavalerie
à fort Leavenworth et des rangers à fort Lyon. Ils sont à votre
disposition. Votre mission sera de localiser Quantrill et sa bande.
— Que de belles perspectives en prévision, mon Général. Je disais
donc : nous en avons récemment accueilli quelques-uns de l’espèce
dont vous parlez, comme nous savons le faire ici dans le Kansas. Ils
n’ont pas encore eu l’occasion de nous retourner la politesse. Ils
n’ont même pas eu l’occasion de nous dire adieu. Mais nous ne
désespérons pas. Un jour, peut-être…
— Monsieur Holliday, il faudrait que la science s’intéresse à votre
cas !
— Elle serait bien encombrée, la science !
— Vous êtes un cas très particulier !
— Si elle n’avait que des cas comme le mien à traiter, le monde s’en
trouverait bigrement apaisé ! Selon moi, la science n’est qu’une
quête hasardeuse avec plus ou moins de réussites. Vous voulez
connaître mon sentiment ? La science n’est qu’une partie de poker.
— Fort bien, va pour la science et le poker. Vous savez que vous
aurez autant d’hommes, de chevaux et d’armement que vous le
jugerez utile. Vous pourrez me joindre à tout moment du jour et de la
nuit.
— La nuit c’est fait pour dormir !
— Dieu fasse qu’elle vous porte conseil également, mon ami ! Vous
savez Docteur, témoigner ou se taire est un choix qui m’est proposé
durant chacune de mes veilles, et mes nuits s’en trouvent bien
souvent agitées. J’ai toujours admis que le sommeil ne constituait pas
un lieu sûr pour apaiser l’esprit. Au mieux, il contribue à réparer le
corps.
— Ce trouble s’impose dans votre métier, et je doute qu’il soit aisé
d’y faire face sans état d’âme. Dans mon métier, le trouble est d’une
autre nature, mais il se soumet aux mêmes conséquences. Soigner ou
accompagner un mourant dans sa tragique déchéance n’est pas une
tâche simple. Et souvent ma conscience s’en trouve affectée.
— Docteur, les états d’âme n’ont aucune place raisonnable dans ma
situation. Mais je vais vous faire un aveu. La raison est une

88
représentation irrévocable dans la condition humaine, pas la guerre.
— Vous êtes pourtant chargé de la faire, la guerre.
— Docteur, sachez que je ne suis pas dupe. Nous sommes les boucs
émissaires concédant le sacrifice de nos libertés et de notre vie pour
des ingrats qui nous leurrent et qui nous trompent.
— Pourtant les civils vous sont redevables.
— Non, les civils ne nous sont pas redevables, ils font semblant, ils
nous trahissent. Une fois la guerre terminée, nous sommes une
charge pour eux. Nous devenons gênants et certains d’entre nous ne
supportent pas un tel traitement. Nous leur renvoyons à la figure trop
souvent leur propre hypocrisie. L’homme est capricieux par nature.
— Je comprends et je partage votre constat.
— En êtes-vous sûr ?
— Vous savez, je n’ai pas d’affection particulièrement vibrante pour
l’humanité.
 
Doc Holliday et le général se tenaient debout côte à côte derrière la
grande baie vitrée du fumoir. Ils contemplaient ensemble la noirceur
de la nuit. Ils semblaient partager un songe en commun, ou bien une
pensée subtile, inaudible, une réflexion codée. Chacun selon sa
manière jaugeait le destin de la communauté américaine et le lien
fragile qui la réunissait.
Le vétéran semblait apprécier cet échange sémantique avec Holliday.
Inconsciemment, il espérait mettre le docteur en difficulté. Fort de
ses certitudes, le militaire ne pouvait concéder à aucun renoncement.
Il poursuivit avec une certaine curiosité.
— Docteur, une idée préjudiciable consiste à considérer un bon
soldat comme un homme fort et viril, mais ce ne sont que nos
enfants, ce ne sont que nos frères, ce ne sont pas des héros. Voyez, je
n’aime pas les idées reçues sur les militaires. Dès lors qu’ils sont
privés de leur environnement quotidien, ces jeunes embrigadés sont
soumis aux transformations les plus brutales et pernicieuses qu’on
puisse concevoir. L’excitation fait place au tourment, les
vociférations aux larmes, l’exhibition au recueillement. Leur nature
profonde est bouleversée lorsqu’ils ressentent l’approche du combat.
Ils ouvrent une brèche illusoire dans l’univers de la guerre. Une

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brèche qui leur est la plupart du temps fatale. Une brèche qui leur fait
entrevoir la peur, la prosternation et la condition humaine dans son
expression la plus désastreuse. Il émane d’eux un imaginaire sans
pareil pour supporter les horreurs, pour braver crânement la mitraille
lorsqu’ils prennent soudainement conscience que le peloton
d’exécution les attend s’il leur venait la malheureuse idée de déserter
ou bien de désobéir aux ordres. C’est ainsi qu’ils tombent par
centaines dans l’enfer des batailles, dans la boue, dans le froid avec
leur fond de culotte souillée de merde. C’est comme ça qu’ils voient
de leurs yeux mourir leurs compagnons et pourrir leurs restes dans la
boue. C’est comme ça qu’ils prennent conscience de quoi est faite
l’horreur. Ils se noient dans l’hostilité du monde sans aucune bouée
de secours… Mais vous êtes un vétéran vous-même, vous savez de
quoi je parle. Dieu vous a choisi afin que vous témoigniez de son
œuvre à dessein.
— Vous savez, Dieu ne m’a pas donné la parole pour témoigner. Il ne
conseillera ni ne jugera celui que j’ai été ou ce que j’ai fait, car dans
mon monde Dieu n’existe pas. S’il existait il n’aurait pas fait en sorte
de rendre l’homme si mauvais. L’homme a la mort au fond du regard
depuis longtemps, bien longtemps, et Dieu n’y est pour rien. Sauf
votre respect mon Général.
— C’est votre opinion, Docteur !
— C’est ma conviction mon Général ! Si Dieu existait, j’oserais
affirmer qu’il ne protège pas les hommes, il les précipite dans le
chaos et la misère comme un vulgaire criminel.
—Athée, cher Docteur ?
— C’est la main de l’homme qui tue, c’est la même qui soigne,
guérit et prodigue le bien. Mais je vous promets de faire un effort.
Avant de mourir, je croirais peut-être en Dieu, au cas où…
— Vous me voyez rassuré !
— La seule chose qui me rassure dans ce monde, c’est ceci,
conclut le toubib en caressant le colt à sa ceinture.
— Je vois que vous êtes lucide quant à la nature humaine, mais
tuer est un métier, pas un recours. La guerre est une affaire sérieuse.
— Pour ce qui me concerne, ce n’est pas un recours que de se
protéger du mal, mais une assurance… comment pourrais-je dire…

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tous risques. Pour cela, il faut posséder des outils adaptés et des nerfs
solides.
— Vous parlez, là, en bon professionnel.
— Je dirais, en homme d’expérience, ce qui revient au même.
— Si je reprenais la métaphore de Monsieur O’Connell vous
préfigureriez le loup qu’il est utile de nourir, cher docteur.
— Votre considération ne peut que me rassurer. Mais dans la
mémoire collective autant que dans la nature, le loup restera toujours
un animal sauvage disposé à tuer s’il a faim ou bien pour défendre sa
meute de prédateurs vindicatifs.
 
*
 
— Mon Général, j’ai fait apprêter des chambres pour vous et vos
hommes. Je pense que vous devez être épuisés après une telle
journée. Salomon va vous y conduire.
— C’est très aimable à vous, Madame. Nous partirons très tôt
demain matin bien avant le lever du jour. Nous profiterons de l’aube
pour rejoindre Dodge City. Les pistes ne sont pas sûres en ce
moment. Des groupes de rebelles traînent partout.
— Je vais faire préparer une table pour vous sustenter avant votre
départ.
— Merci infiniment et que Dieu bénisse votre maison ! Mes
hommages Madame !
— Messieurs Holliday et Wyatt Earp vous escorteront demain matin
jusqu’en ville. Salomon, vous accompagnerez le général et Messieurs
les officiers à leurs appartements.
 
En fin de soirée, Alhanna et Kathleen, la sœur et la femme de Aeden
O’Connell vinrent saluer le général avant de monter rejoindre leurs
appartements. Elles tinrent leur rôle tout au long de la veillée sans
prendre part aux affaires politiques et militaires. Dans ce registre,
elles n’étaient pas invitées. Leur avis était sollicité uniquement
lorsqu’elles étaient questionnées sur l’intendance du ranch et les
difficultés économiques actuelles que leur famille et le personnel
devaient affronter. Le militaire était admiratif pour l’engagement de

91
ces jeunes personnes. Il n’avait de cesse de les féliciter.
— Entretenez votre bon sens pour mieux le partager Mesdames, les
hommes en ont bien besoin. Quant à vous, garantissez-vous d’être
écoutées et respectées.
1Voir : Les derniers jours d’une légende, du même auteur.
2Voir : Les derniers jours d’une légende, du même auteur.

92
Chap. 8 : Les tribulations du clan Mc Bee

8
 
Les tribulations du clan Mc Bee
 
 
À partir du XVIIᵉ siècle, les conflits liés à la religion constituèrent le
thème majeur de l’histoire de l’Irlande. L’appartenance religieuse
était devenue un facteur identitaire qui divisait la population.
L’Église anglicane n’étant pas disposée à partager son influence, le
pouvoir était monopolisé par les protestants.
L’année 1741, au cours de laquelle la mortalité fut la plus importante,
resta dans la mémoire populaire comme l’année de l’hécatombe. Ce
fut une catastrophe de grande ampleur. Après avoir fui la famine de
1740-41, causée par des conditions extrêmes de températures et de
précipitations durant deux années consécutives, qui anéantirent dix
pour cent de la population de l’île, l’arrière-grand-père Mc Bee prit
une décision majeure.
Il s’exila vers le nouveau monde.
Il avait signé pour un aller sans retour.
La famille Mc Bee venait d’Irlande, plus précisément du comté de
Cork, dans la province du Munster.
 
Sur le pont arrière, à la poupe d’un vaisseau marchand qui allait
l’amener vers les Amériques, Trevor Mc Bee observait, impassible
s’éloigner le quai. Il jetait un dernier regard sur le vieux monde,
observant le port de Galway s’habiller d’une brume grise, épaisse et

93
poisseuse, jusqu’à l’ultime moment où il devint un petit point
insignifiant dans le mur de brouillard posé sur l’océan infini. Sur le
pont arrière, un vent capricieux fouettait sa chevelure abandonnée
aux haleines iodées.
 
Soixante jours de navigation, et au bout de cet océan : New-York…
ses docs et ses bas-fonds.
Depuis les embarcadères Trévor Mc Bee observait le déchargement
des marchandises et des chevaux. Il percevait au loin la ville gronder.
Sur la grève livrée aux vents d’équinoxe, l’Irlandais prenait
conscience de son insignifiance face à l’espace et aux éléments en
mouvement perpétuel, au moment où la mer se teintait de couleurs
pourpres. Plus tard, au terme des heures tardives, il admirait encore
ce cadre inouï fondre dans quelques splendeurs oniriques. Ce soir-là,
Trévor ne se lassa pas de rêver face à l’immensité aqueuse,
enveloppée d’une brume blanche tombée sur les hauts fonds. Sur le
bûcher en flammes de ce monde étrange, des ombres et des voiles
sombres ne tardèrent pas à éclore.
 
Trévor Mc Bee emprunta un buggy pour se rendre en ville.
New York tentaculaire, était baignée dans un remugle permanent.
 
Le nouveau monde apparut enfin face à lui, rationnel et bouillant
comme un casernement. Trévor entrait en exil. Il entendait le pas
pressé des hommes autour de lui. Il y avait une agitation permanente,
une frénésie d’activité orchestrée par quelques vanités flamboyantes.
La ville grognait comme une bête hallucinée. Là-bas, dans la
fémorale des rues, le jus épais de la corruption luisait sur les pavés.
Sous de chauds manteaux en peau de loup, des filles dévêtues étaient
postées comme des sentinelles, dans l’embrasure des porches,
guettant le passage de ces messieurs. Une amère transpiration
irradiait de l’air moite et vicié. Le passé autant que le présent des
New Yorkais semblaient avoir été digérés par l’indifférence, par
l’inutile et le futile.
Ils vivaient dans des temps hors du temps. Des castes les séparaient.
Dans certains lieux de déshérence, les hommes proféraient des dires

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anciens. Le soir, certains allumaient des feux de leurs mains, tandis
que d’autres envoyaient des signaux codés vers les astres lointains.
D’autres encore, comme le peuple des fourmis, étaient voués corps et
âme à des besognes incompréhensibles afin de garder leur place dans
la communauté. Ils s’étaient alliés aux machines et paraissaient se
concentrer sur d’illusoires activités. Les Indiens dans la ville
psalmodiaient des chants divinatoires et lancinants dans lesquels
retentissait parfois le cri terrible des oiseaux. De nombreux gangs se
disputaient le territoire par la violence et la terreur.
Au sortir de la cité, bien au-delà de cette superficialité de façade, ne
subsistait aucune place pour le vivant. C’était la piste terreuse, la
piste infinie vers l’espoir ou l’infamie, vers une infertilité
repoussante.
— Un aller sans retour, c’est l’aventure, le challenge d’une vie. C’est
un cœur d’irlandais, lançait Trévor à son entourage. J’ai quitté
l’Irlande. Ils me savaient tous capables d’une telle décision. Je suis
convaincu de posséder un cœur d’Irlandais jusqu’à mon trépas et
même bien au-delà. Je sais que ma descendance louera un jour cette
décision téméraire.
 
Une fois en place, l’arrière-grand-père Mc Bee se consacra à trouver
une stabilité financière avant de songer à fonder un foyer. Après de
menus emplois de contremaître puis de comptable sur les docs de
New York, il se lança dans l’export de produits manufacturés de
façon hasardeuse d’abord, puis avec de plus en plus de réussite. Sur
la côte est, l’industrialisation battait son plein et l’économie se
développait avec un commerce international débridé. La révolution
industrielle était en route. Les grandes inventions prenaient le pas sur
l’archaïsme dans lequel les anciens étaient encore englués.
De loin, l’Irlandais suivait avec grand intérêt les innombrables
conflits qui déchiraient le vieux continent.
 
La génération suivante entendit parler des exploits de La Fayette, ce
militaire français venu incarner l’idée de liberté auprès du peuple
américain. Le grand-père de John combattit pour défendre le modèle
fédéral naissant, contre le pouvoir colonial britannique. Les Irlandais

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avaient la dent dure envers le rival historique anglais. Le grand-père
de John était contemporain de Georges Washington, premier
président des États-Unis d’Amérique. Lorsqu’il mourut, l’entreprise
familiale avait fructifié et s’était solidement implantée dans l’import-
export.
 
Un peu réfractaire à la bourgeoisie New Yorkaise, mais surtout
chanceux aux cartes, le père de John réalisa sa passion pour les
chevaux purs sang. Porteur de savoir-faire d’exception, en
reproduction, mais aussi en sellerie-harnachement et en attelage de
tradition, son haras était connu et renommé sur toute la cote Est.
Établi dans le Queens, et durant toute sa vie new- yorkaise, il
organisa des courses et des paris, tout en vendant des saillies pour
gagner toujours plus d’argent et d’influence.
— Le secret de la réussite disait-il est d’avoir un solide carnet
d’adresses.
Mais un jour, las des grands dîners, du beau monde et surprenant tout
son entourage, son goût pour l’aventure lui fit prendre une résolution,
non conformiste mais pas moins courante à cette époque. Il voulut
remettre les pendules à l’heure en s’identifiant dans la tradition des
pionniers comme le fit son grand-père avant lui. Il vendit l’entreprise
familiale, fit affréter cinq chariots, engagea whips et shotguns, et
s’inscrivit dans un des nombreux convois en partance pour le grand
Ouest encore mal connu.
Celui qui voyage a des histoires à raconter, disait un vieux proverbe
irlandais.
Auparavant, Murray avait localisé une zone bien distincte sur une
carte, et pensait que cette partie du continent pourrait le satisfaire lui
et sa famille. C’était le Kansas, dans les grandes plaines du Midwest
américain, où l’arrivée du train était imminente, c’était une affaire de
quelques mois.
Il avait appris la signification du mot Kansas. Ce mot résonnait dans
son imaginaire. Il signifiait dans le dialecte indien local : Là où
vivent les peuples du vent du Sud.
Recouvrant d’un index autoritaire un petit point nommé Dodge City
sur l’ébauche d’une carte mal faite et remplie de blancs, il déclama :

96
— C’est là que nous nous installerons. Je connais une vieille famille
Irlandaise, les O’Connell. Ils sont originaires de la province du
Connacht. Ulysse, le patriarche, nous aidera durant les premiers
mois. J’entretiens avec lui une relation épistolaire régulière. Il me
vante sans cesse le pays et ses opportunités économiques, à la
condition toutefois d’en supporter les caprices du climat. Je lui ai
vendu plusieurs chevaux et nous avons échangé des relations
commerciales qui, au fil du temps sont devenues amicales.
Madame Mc Bee semblait partager l’enthousiasme de son mari. C’est
avec une confiance aveugle qu’elle l’aurait suivi à l’autre bout du
monde. Madame Mc Bee était apothicaire de formation, ce qui était
une chose rare à cette époque pour une femme.
— Oh oui Murray, tu m’en as beaucoup parlé de ce O’Connell. Nous
ferons comme ton grand-père Trévor. C’est bien appréciable de
connaître du monde lorsque nous partons si loin. Mais avec toi à mes
côtés, je partirais jusqu’en Orient si le destin nous appelait dans cette
partie du monde.
— L’Orient… quel Orient ? Ne raconte pas de sottises, veux-tu ?
— Murray, je plaisantais.
— Mais c’est une grave décision que nous allons prendre. Tu sais,
lorsque mon grand-père a traversé l’Atlantique, il ne devait pas avoir
vingt et un ans. Il est parti seul. Ses parents n’ont pas survécu à la
grande famine.
— Je sais, je sais…
— Les Irlandais forment un grand peuple. Tu t’entendras bien avec
Madame O’Connell, tu verras. Et John se fera de nouveaux amis
avec leurs enfants. Ils ont un fils et deux filles, je crois.
— Je préfère voir John grandir au grand air, loin de la lie des grandes
villes.
 
C’est ainsi qu’ils emmenèrent avec eux quelques étalons de leur
cheptel et vendirent le reste des écuries, ne pouvant pas risquer la vie
des chevaux dans cette migration hasardeuse. Durant cet exode qui
dura plusieurs mois, le petit Johnny eut l’occasion d’apprendre
beaucoup de la vie. Il se montra très adroit, attentif à tout. Il était
devenu, à la grande fierté de ses parents, la mascotte du convoi. Tout

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le monde le conviait le soir autour d’un feu à une nouvelle tablée,
avec la bénédiction de son père. À l’époque où sa famille entreprit
cette longue migration, il n’avait que neuf ans et possédait déjà son
propre pur sang. On aurait pu imaginer qu’il était né dessus,
tellement le cheval et lui ne formaient qu’une seule entité. Le jeune
Mc Bee montrait une passion sans limite pour sa monture.
Johnny était encore enfant. Il grandit dans le tumulte et fut très tôt
marqué par les conséquences de cette odyssée. Comme son père, il se
forgea un esprit aventurier. Très jeune, il acquit une grande maturité.
 
Quelques années plus tard, les Border Ruffians semaient la terreur sur
le territoire du Kansas. L’époque était marquée par la menace d’une
guerre civile que les chroniqueurs du pays ne cessaient d’annoncer.
Les Border Ruffians se montraient de plus en plus menaçants.
 
En 1856, une semaine après le solstice d’été, lors d’une tentative de
vol de chevaux par une horde de forcenés, le père de John avait pris
une balle perdue dans un genou.
De cet accident, il garda une invalidité. Une jambe raidie par
l’articulation broyée.
Avant le déclenchement des hostilités, et malgré la présence d’un
nombre conséquent d’employés, John travaillait comme quatre au
ranch familial pour suppléer son père handicapé. Le jeune garçon
avait trop vite grandi. À quinze ans, il faisait beaucoup plus que son
âge, il possédait une solide éducation et menait toute l’administration
de la ferme avec de réelles dispositions.
— L’époque est trop agitée, ça va mal finir, regrettait Murray Mc
Bee. Les Border Ruffians se sont alliés aux Bushwackers, ils traînent
partout.
— Comme les hommes de la famille avant moi, je vais devoir faire la
guerre, lança John, peu convaincu. Je ne m’y suis pas préparé. Après
la guerre d’indépendance, je pensais que tout ça allait se calmer.
Mary Mc Bee partageait le ressentiment de son fils.
— Je ne veux pas que tu partes Johnny, tu n’en reviendras pas.
Murray tapa sur les lattes du sol avec sa canne.
— Allez, ça suffit comme ça, nous verrons bien si c’est la volonté de

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Dieu après tout.
— La volonté de Dieu est d’aider son prochain, pas de lui faire la
guerre, protesta Mary.
— Si Johnny doit partir, il partira, que tu le veuilles ou non !
 
John refusait cette guerre annoncée. Il n’en voulait pas.
Il y avait un grand rêve chez ce garçon. De ceux qui éclosent dans les
plus intimes discrétions. De ceux qu’on cajole lorsqu’on est un jeune
homme enivré par l’immensité de la prairie. De ceux qui mènent le
monde vers l’accomplissement d’une humanité véritable. Le jeune
homme commençait à fréquenter les saloons et à s’approcher des
filles en plaisantant avec elles.
Il avait changé son régime alimentaire, il ne buvait plus de
citronnade. Le petit raisiné rouge n’avait pas encore investi les tables
des familles les plus aisées, mais certaines d’entre elles parvenaient
parfois à se procurer du vin venu de France par barriques entières.
La voix du jeune homme était devenue ample et profonde, le port de
tête hautain. Le monde était à lui, les jeunes filles aussi. Mais une
seule occupait ses pensées, la fille cadette du clan O’Connell,
Alannah. Le reste autour n’était que fades décors corsetés et
enrubannés.
John avait développé le don de déformer la réalité pour y instiller un
peu de merveilleux et de rêve dans le quotidien, en particulier dans
les histoires qui concernaient les jeunes hommes et dont les jeunes
filles étaient friandes.
Badins de père en fils, disait-on dans la famille.
Le caisson bien d’aplomb, il était tout en long et en muscles. Un
réseau de vaisseaux veineux saillait de ses avant-bras, ce qui lui
attribuait une harmonie sculpturale qui ne passait pas inaperçue
auprès des filles. Il arborait le cheveu couleur des blés mûrs, souvent
en bataille et redoutait d’enfiler ses beaux habits qu’il portait sur lui
le dimanche pour se rendre aux offices.
— Affublé ainsi, j’ai l’air d’un jeune dandy arrogant, regrettait-il.
— Fais un effort, Johnny, ce n’est pas beaucoup te demander tout de
même, rouspétait Mary.
— S’il te plaît, John, écoute ta mère sans faire commentaire inutile.

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Nous t’accordons assez de liberté ainsi !
— Mais Pa’, j’ai l’air idiot comme ça, non ?
— Tu as l’air de ce que tu es, un point c’est tout ! Un peu de civilité
te fera le plus grand bien, ton amie Alannah ne me contredirait pas.
Et sache bien une chose, mon fils, un jour elle régnera en maîtresse
sur ce sujet.
— Eh bien je n’attends pas ce jour avec empressement.
— Menteur !
 
John préférait à son accoutrement dominical, le sur-pantalon en cuir
sur son pantalon en laine qui était déjà équipé d’un renforcement de
l’entrejambe et du siège, son éternel Stetson poussiéreux, très
populaire dans le pays, conçu pour les plaines de l’Ouest et que l’on
appelait d’ailleurs the boss of the plains. Sous son chapeau, enlaçant
le front, son invariable bandana utile en de très nombreuses
circonstances. Il portait des chemises en coton avec la boutonnière du
haut en bas, la plupart du temps blanche, écrue ou à carreaux blancs
et noirs, appelée the one week shirt. Sur la chemise il arborait parfois
des gilets pour leur côté pratique. Ceux qu’il portait, étaient conçus
en deux pièces de cuir, solidement cousus sur les côtés avec des
lanières conçues dans des nerfs de bœufs. Les gilets avaient de
multiples poches pour y mettre tabac, allumettes, couteau, montre ou
n’importe quel petit objet nécessaire dans les grandes errances sur la
prairie. Enveloppée dans une épaisse pièce en cuir, une
impressionnante machette pendait toujours à la selle de sa monture.
John appréciait l’étendue de son domaine, les longues chevauchées
en solitaire, la figure fouettée par les vents de la plaine. Le mot
liberté était écrit sur l’agenda de ses jours. Le Nouveau monde l’avait
adopté. D’un côté les Appalaches, de l’autre les Rocheuses avec au
milieu la grande prairie, ses fantômes et ses légendes indiennes, des
représentations un peu lointaines et floues dans l’esprit du jeune
homme.
John aimait commenter l’histoire de sa jeune existence. Il noircissait
des pages d’annotations aussi bien que l’aurait fait un biographe.
 
J’étais enfant unique. Mon père faisait partie de ces très rares

100
personnes qui ayant été transformées en individu complet, par la
chance, la curiosité et l’audace qui l’accompagna durant toute sa
vie, n’avait jamais cessé d’être un mari et un père extraordinaire. Il
devint un homme capable de faire quasiment tout. Lire, écrire,
peindre, jouer du piano, travailler la terre et faire commerce. Lire
par exemple. Mon père était abonné à de nombreuses gazettes. Il
lisait souvent à haute voix dans le salon. Il raffolait de se constituer
un auditoire captif autour de lui à l’heure de l’apéritif. Il lisait
volontiers Edgar Allan Poe, Marc Twain, ou encore le pamphlétaire
Thomas Paine. Par le biais d’un cercle littéraire, il avait réussi à se
procurer les œuvres traduites de Jean- Jacques Rousseau, Victor
Hugo et de Balzac. Malheureusement il était un piètre conteur, on
avait l’impression d’entendre l’homélie d’un curé radoteur. Ce furent
pour moi de belles années. C’est à cette époque que je rencontrais
Alannah, lorsque ma famille se rapprocha des O’Connell. Mes
centres d’intérêt se modifièrent instantanément, et je passais
beaucoup de temps chez les parents d’Alannah, délaissant un peu ma
propre famille. J’étais déjà connu à plus de trois cents miles à la
ronde. J’aimais aller travailler chez les autres. Je considérais cela
comme un excellent apprentissage. Mon père m’y encourageait
pensant compléter ainsi mon éducation.
Malgré la distance, je serais allé à la ferme des O’Connell les yeux
bandés. J’inventais toujours des prétextes pour m’y rendre, tandis
que Mère et Père se renvoyaient des œillades complices.
L’époque était marquée par la menace d’une guerre civile que les
chroniqueurs, sur les journaux du pays ne cessaient d’annoncer. Les
Border Ruffians se montraient de plus en plus menaçants. Jefferson
Davies et Abraham Lincoln ne parvenant à aucun accord, le conflit
était inéluctable.
 
Un matin d’automne…
— Pa’, j’ai une nouvelle à t’annoncer. Je viens de recevoir mon ordre
d’enrôlement dans l’armée. Il est validé par la signature d’Aeden. Tu
vois, les états-majors ne m’ont pas oublié. Il fallait bien s’y attendre
un jour ou l’autre. Mais t’inquiète pas, je serai de retour dans un
mois, lorsque nous aurons gagné la guerre. Je vais chez les

101
O’Connell. Je reviens après-demain. Je dois les voir avant de partir.
— Quoi ? Mais c’est pas possible et c’est pour quand ?
— Dans une semaine.
Murray se précipita machinalement vers le bar et se servit un verre de
whisky qu’il porta à ses lèvres. Il était très pâle, il tremblait.
— Nom de Dieu ! Même si je me suis préparé à cette saloperie, ça
me fait l’effet d’un coup de poignard. J’espérais jusqu’au bout que tu
en sois épargné. N’en parle pas tout de suite à ta mère, je t’en prie, je
m’en charge. As-tu par hasard une idée de ton contingent ?
— Je ne sais pas vraiment, je crois qu’il s’agit du corps d’infanterie
dirigé par le major général John Mc Allister Schofield.
— J’ai entendu parler de ses exploits, c’est un grand militaire ! Il a
déjà effectué diverses opérations dans le Missouri qui se sont
couronnées de succès, sauf à Springfield où ce fut la pagaille. Les
soldats de l’armée fédérée se sont tirés dessus tellement il y avait de
brouillard.
— Grand militaire ou pas, c’est la guerre ! Je vais essayer d’obtenir
la cavalerie.
— Tu ne devrais pas avoir trop de mal pour ça, s’ils t’en donnent le
choix.
John plongea son regard dans celui de son père. Dehors, le vent
faisait battre des volets mal accrochés.
— Pa’, pour la première fois de ma vie, j’ai peur.
— Nous allons faire dire une messe pour toi, à l’église. L’aumônier
ne nous la refusera pas.
— Je crois que je n’ai pas la foi.
— Ce n’est pas un obstacle, mon fils.
— On dit qu’un soldat sur cinq revient du front, c’est vrai ?
— N’écoute pas ce qu’il se dit. Les journaux mentent, tu le sais bien.
Les journalistes écrivent n’importe quoi pourvu qu’on achète leurs
torchons.
— Pa’, pardonne-moi, mais je crois que c’est toi qui mens !
Après cet échange, Murray frissonna, il avait les larmes aux yeux. Il
se passa le plat des mains sur le visage et les frotta nerveusement sur
ses joues.
— La guerre, putain !

102
John enlaça son père en posant son bras sur les épaules, avec
beaucoup de délicatesse, car les hommes ne sont pas forcément très
tactiles.
— Pa’, je suis fier de ce que tu as réalisé ici. Tu as réussi à repartir de
zéro. C’est courageux. Je ne manquerai pas d’y penser lorsque je
serai au combat. Surtout n’aie pas peur de l’avenir.
— La ferme est à toi désormais. Tout est à toi ici… et à Alannah, si
elle l’accepte. Je voulais t’en parler depuis déjà un moment. Nous
avons signé les papiers nécessaires avec ta mère. Tu n’auras aucune
formalité à accomplir.
Murray toussa. Un spasme nerveux secoua tout son corps. Sa main
libre agrippa le bras du fauteuil. Il s’assit, la tête jetée en arrière, les
yeux clos.
Une rafale de vent venait d’ouvrir la porte du salon. Une porte claqua
à l’étage. Marry descendit précipitamment.
— Ah, vous êtes là vous deux, mais que se passe-t-il ?
— Rien Marry, rien, tout va bien !

103
Chap. 9 : William Quantrill et Bloody Bill

9
 
 
William Quantrill et Bloody Bill
 
 
Une chambre d’hôtel, quelque part dans le sud du Texas.
Dans la chambre d’hôtel, deux fauteuils en velours rouge dont un
maculé par ce qui fut probablement un vomi rendu à l’état de croûte
molle et bistrée, une table basse au milieu et une bouteille de whisky
largement entamée posée dessus.
Le balancier d’une pendule égrenait péniblement le temps.
Tic… tac… tic… tac…
Pas de tableaux accrochés aux murs et des murs passés au blanc de
chaux désormais plus très blancs. Des traces de boursoufflures
farineuses formaient des coulures inesthétiques le long des contours
de l’unique fenêtre, mais également au dessus des plinthes. Le
salpêtre grignotait le bâtiment.
Pas de loup derrière la porte ni sous les lits. Pas de mort dans le
placard. Pas de feu dans la cheminée, juste deux lits, deux fauteuils et
une vieille commode disloquée, attaquée depuis longtemps par une
colonie de vrillettes. Pas de violon ni de piano, pas de musique, juste
au dehors le vent qui hurlait et le givre de la nuit posé encore sur les
vitres des fenêtres. Une aube grise, triste à pleurer, dans le
mouvement lancinant du temps qui s’écoule.
Des nuages de vapeur blanche s’élevaient de la rivière en contrebas.

104
Depuis la fenêtre de la chambre, le lit du Pecos semblait avoir été
tracé par des mains de géants. La rivière grondait dans un bruit
assourdissant qui rebondissait en roulements sinistres, le long des
parois granitiques.
Derrière les rideaux tirés, deux hommes affalés sur des sommiers
hors d’âge. Un des hommes était en fin de convalescence. William
Quantrill et Bloody Bill s’apprêtaient à remonter en selle après avoir
réglé leur pension. Ils étaient à la veille de leur départ. De l’autre
coté des rideaux, une veuve et ses quatre enfants passaient et
repassaient dans l’embrasure de la fenêtre pour se rendre auprès de la
dépouille d’un mari et d’un père que la guerre leur avait volé. Le
cimetière était installé en face de la fenêtre dans une clairière
naturelle. La mère avançait d’un pas lourd derrière sa progéniture
visiblement très dissipée. Quantrill s’assit sur un fauteuil après avoir
entrouvert l’imposte vitrée et regarda la rivière, il observait la femme
en noir et ses quatre rejetons. Il entretenait une discussion muette sur
le pourquoi des choses.
Drôle d’époque, morte saison.
Malgré l’énergique brassage de l’air à l’extérieur, ça sentait la pisse
de chat mélangée à des excréments.
 
Le temps que la blessure se résorbe, les deux hommes avaient logé
durant plusieurs semaines dans une chambre d’hôtel, au-dessus d’une
vaste cour envahie de purin et de cochons au cul noir.
 
Il était temps à présent de reprendre les affaires en main.
— Ça va aller Billy ?
— Ça ira, oui… Le toubib m’a dit que j’avais plus de fièvre, la
cicatrisation est en bonne voie, je crois qu’il a fait du bon boulot.
— Bon on repart demain matin à l’aube pour retrouver les autres. On
peut pas rester ici plus longtemps. Tu tiendras le coup ?
— Ça va aller William, te bile pas, j’te l’ai déjà dit.
— Je te sens un peu tourmenté, je me trompe ?
— Non, non, tout va bien j’te dis !
— Alors si tout va bien, nous allons récupérer et rassembler nos gars.
On retourne sur les rives du Missouri. Nous avons encore des choses

105
à régler. Il faut finir le travail là-bas, la frontière est trop poreuse.
— Tu sais William, je voudrais te dire une chose à propos de
Sherman au Texas, c’était l’opération de trop, nom de Dieu.
— Tu vas pas recommencer avec ça !
— Mais ils ne te le pardonneront pas. Ta popularité s’émousse,
j’entends parler à droite, à gauche, dans les saloons. Je lis les
journaux et c’est pas fameux. En t’en prenant ainsi aux civils, tu t’en
prends à des pauvres types. C’est le peuple que tu injuries, des
hommes ralliés à la cause meurent sous tes balles. Pourquoi aller
commettre des massacres au Texas, mais pourquoi ? Qu’as-tu à
prouver ?
Celui qui parlait n’était autre que Bill T. Anderson, dit Bloody Bill.
Un grand métis taillé comme une armoire normande, avec le visage
balafré et des grosses moustaches noires en guise d’apparat viril. Le
visage de celui qui a vécu des guerres, de celui qui ne se reposait
jamais. Un de ceux qui combattaient à l’ancienne, les yeux dans les
yeux, le colt à la main. Il avait atteint le grade de capitaine dans
l’armée sudiste, avant de se joindre à la guérilla dans la bande de
Bushwackers formée par William Quantrill.
 
La genèse de cette bande vécut ses grandes heures durant les
premiers raids de la période du bloody Kansas. Frank James, les
frères Younger, Cole et Jim ainsi que Bloody Bill étaient des hommes
influents sur un groupe qui prit rapidement la physionomie d’une
petite armée avec l’apport conséquent d’une main-d’œuvre
mexicaine et indienne.
 
— Ça aurait pu être pire. Les Yankees doivent savoir qu’on peut
surgir de partout sur les territoires comme un crotale diamantin. Ils
ne seront jamais tranquilles nulle part. Nous devons les traquer sans
fin, les épuiser et les refouler jusqu’à Washington, et même plus loin,
jusqu’à l’océan s’il le faut, répondit Quantrill sur un ton intraitable.
— Mais tu vois bien ce qui se passe !
— Qu’est-ce qui se passe ? Nous faisons causer les armes, elles sont
le seul juge que nul ne pourra corrompre. Le verdict des balles est
définitif. Je sais que ce sont des pratiques dures à digérer, mais a-t-on

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d’autres choix ?
— Les hommes veulent bien se payer des militaires, participer à des
embuscades, traquer les tuniques yankees, mais ils ne comprennent
pas le sens des massacres de Lawrence et surtout celui de Sherman.
Sherman bon sang. J’ai failli y laisser ma peau quand ce tordu m’a
tiré dans le dos !
— Ils ne comprennent plus ? Eh bien tu vas aller leur expliquer. La
guérilla consiste à terroriser l’ennemi. Et puis j’ai pas aimé la ville de
Lawrence où j’ai failli être pendu, pas plus que celle de Sherman,
d’ailleurs. J’en garde pas de très bons souvenirs. Les gens sont
fourbes, j’ai pas confiance. Et si tu t’es fait tirer dans le dos, tu n’as
qu’à t’en prendre qu’à toi, t’as failli mon gars, t’as fait une erreur
d’appréciation. Tu tournes le dos à un type armé que t’as provoqué,
t’es mort !
Quantrill se pencha sur l’évier, il avait des hauts le cœur. Il se mit
deux doigts dans la bouche afin de provoquer un spasme pour faire
remonter la bile, mais rien ne sortit. Son estomac était vide. Il cracha
juste des glaires épaisses.
— On est bien d’accord pour ce qui est d’inquiéter tous les gamins
qui portent des uniformes yankees, mais il ne s’agit pas d’étriper les
civils. De plus, ces bons paysans du Sud acceptent encore de nous
nourrir. Tiens-en compte, car ça pourrait ne pas durer !
— Qu’est-ce que tu préconises ? Qu’on sonne du clairon avant de
charger pour permettre à tous les civils de se mettre à l’abri ?
Prévenir de notre arrivée ? Ce n’est pas le mode opératoire qui me
paraît le plus efficace. Les hommes sont couverts de la puanteur du
linceul, une pourriture qui sent le fumet des cadavres. C’est la guerre
bon sang, celle qui empeste l’expansion des nantis dans tout le pays,
la crapulerie politique et le calcul économique. Celle qui dévie les
dollars toujours dans les mêmes poches, sans partage, sans justice.
C’est le pot de fer rempli de dollars Eagle contre le pot de terre qui
sent le crottin. T’as bien saisi le problème ?
— Avant les raids de Lawrence et de Sherman, notre popularité était
forte sur les territoires. Écoute ce qui s’ébruite dans les saloons à
présent.
— Pourquoi tu m’dis ça ?

107
— No way(1) ! Parce que c’est la vérité.
— Que veux-tu que j’y fasse ? Tous les arguments diplomatiques ont
échoué. C’est la guerre totale. On peut pas se permettre le luxe de
trier nos cibles.
— N’oublie pas que les soldats nous recherchent !
— Et alors, ça change quoi ? Des types qui savent à peine monter à
cheval…c’est ça la cavalerie ? Que je me fasse missionnaire pour la
couronne d’Espagne ! On leur mettrait des pur-sang entre les cuisses,
ils seraient fichus d’aller au pas s’ils arrivaient encore à les faire
avancer !
— Tu as quand même entendu parler de l’ordre n° 11 que le général
Thomas Ewing, Jr. a fait appliquer il y a peu(2). Il cherche à nous
isoler. Nous ne sortirons pas gagnants. Thomas Ewing a des
arguments autrement plus solides que les nôtres. Dans ce registre, le
bras de fer ne plaide pas en notre faveur. La frontière entre le Kansas
et le Missouri ne nous offre plus aucune protection. Thomas Ewing
adopte la stratégie de la terre brûlée pour nous faire sortir du bois.
— Tu te démoralises bien vite, je trouve !
— Non, je me démoralise pas. Je te dis qu’il pratiquera ce procédé
jusqu’à ce que nous n’ayons plus nulle part où nous replier. À ce
moment-là, les Yankees nous ramasseront les uns après les autres.
C’est exactement ce qu’il va se passer. Et ça, je voudrais le faire
entrer dans ton crâne.
— T’as d’autres plans, espèce de bourrique ?
— J’y réfléchis, mais je peux t’affirmer que nous sommes en train de
retourner les armes contre nous. Pour l’instant les hommes te suivent
mais ça va pas durer, termina Bloody Bill.
— Écoute Billy, tu m’as demandé d’envoyer quatre hommes à Dodge
City, il y a deux mois de ça, trois ne sont jamais revenus. Morts !
Alors, moi je veux bien parler de stratégie avec toi, mais…
— Oui, OK. Ils n’ont pas eu de chance, ils ont croisé les types qu’il
ne fallait pas ! Ce sont des choses qui arrivent parfois. Tu pars
cueillir des fraises des bois et t’es accueilli par les cavaliers de
l’Apocalypse. Tu peux le croire ça ?
— Tes cavaliers de l’Apocalypse sont des stupides marshals qui font
la loi sur quelques bouseux, répondit Quantrill en faisant tourner son

108
verre sur une table basse qui meublait la chambre.
— Un soldat Yankee tué est une pourriture en moins, pas un civil.
— Allez, laisse tomber, j’aimerais bien faire une pause. Tes états
d’âme me fatiguent. Il est temps de rejoindre les autres.
— Mais comment peux-tu…
— Tais-toi, bon sang !
Quantrill se lassait de ce bavardage impromptu et s’enivrait en
silence.
— Quand comptes-tu retourner là-bas ?
— Dès maintenant !
— Que va-t-il se passer ensuite ? demanda Bloody Bill.
— …
À cet instant les deux hommes se jaugèrent longuement. La
dissension était palpable. Ils vivaient chacun de leur côté un moment
de grande solitude.
— Ce qu’il va se passer va s’écrire dans ma tête !
 
Tandis que l’horizon se teintait d’un gris de cendre annonçant une
aurore froide, les deux cavaliers quittèrent leur chambre et sortirent
au cœur d’une bourrasque. Ils enfourchèrent leurs chevaux pour
partir rejoindre leurs troupes planquées dans quelques fermes
réquisitionnées, dispersées aux fins fonds de l’hiver Texan. La piste
était boueuse et jonchée de flaques profondes. La température
baissait inexorablement d’une aube à l’autre.
William et Billy dépassèrent des misérables baraques de guingois qui
bordaient la piste sur plusieurs miles. Quelques ouvriers mexicains et
mulâtres s’activaient déjà dans le froid glacial du matin à des tâches
obscures et certainement vaines à cette époque de l’année. Même à
distance, ils paraissaient éreintés de fatigue, d’ennui et de lassitude.
— Bon, elle va tenir ton épaule, ça va aller ?
— Je pense que oui, le toubib a fait un sacré travail. Ça pique un peu
sur la plaie, mais c’est à cause du froid. On dit que le froid
anesthésie… tu parles !
— Tu vois, il faut savoir interpréter les signes. Si t’as pas été tué par
cette balle, c’est que Dieu t’a envoyé en mission. Si t’es en mission,
tout ce que tu fais est juste et bon.

109
— Tu es le seul maître de tout ce qu’il se dit dans ta conscience. Je
n’en débattrai plus avant. On juge de ce qui est juste et bon que pour
soi-même.
— Putain d’âne bâté. T’es pire qu’une mule, toi !
 
Une goutte froide s’écrasa sur la tempe de William Quantrill. Elle
ruissela le long de sa joue et se dispersa dans les poils gris de sa
barbe. Il leva les yeux. Le ciel était lourd à présent, chargé de nuages
noirs et menaçants. L’équilibre de ces masses sombres était ébranlé
par des bourrasques violentes et discontinues. Il entendait comme
une rumeur lointaine. Le ciel donnait une impression de rage latente.
Combien de temps encore pourrait-il contenir une telle menace ? Une
autre goutte tomba de la voûte sombre. William songeait à son
échange de propos avec Billy. Il pensait que dorénavant il lui faudrait
surveiller Bloody Bill de près. Il n’appréciait pas du tout les
remarques de son associé. Mais au fond de lui, il savait que Billy
était dans le vrai.
Le ciel se déchira. De cette blessure il laissa échapper du plus
profond de ses entrailles des cumuls de flotte qui inondèrent la plaine
en peu de temps.
La frappe du sabot des chevaux sur le sol devenu marécageux
s’accompagnait de bruits de succion sinistres. William l’élégant
observait l’imposante stature de Bloody Bill qui le précédait. Elle
semblait pataude et disloquée par la course chaotique de sa monture.
Billy gesticulait comme un balourd sur le dos de sa jument. Sa
couverture de selle était détrempée et glissait de droite et de gauche
sous le cuir de la selle, selon la façon dont le fessier du cavalier
retombait.
— T’as déjà vu un pays où il pleut autant ?
— J’sais pas !
— Moi, pas ! Il faut se mettre à l’abri, les chevaux ne tiendront plus
longtemps. Nous les faisons transpirer, ils dépensent trop d’énergie et
c’est pas bon. Ils vont prendre froid avec ce vent glacial. On risque
de les perdre.
 
Ils chevauchaient vers le nord-est depuis plusieurs jours. Ils avaient

110
déjà atteint la région des hautes plaines et n’étaient plus qu’à une
demi-heure de fort Worth. Là, ils pourraient se mettre au sec en
attendant que la tempête s’évacue plus à l’Ouest.
Une éternité plus tard, ils pénétrèrent dans une bourgade en prenant
mille précautions. L’eau ruisselait de toutes parts, des toits, des
auvents, de la route boueuse. Elle débordait des puisards en
entraînant une eau chargée de matières. Elle accentuait les ornières
creusées par le passage fréquent des chariots. Des rigoles torrentielles
ravinaient la terre. Dehors, il n’y avait pas un chat, mais un chaos
indescriptible surnageait sur une mare de boue.
— On dirait qu’il y a eu de la bagarre dans le coin.
— Ouais, et ç’est récent.
— Je connais une auberge ici, elle est à la sortie de la ville. C’est un
relais de diligence.
En remontant la rue principale, les deux cavaliers apercevaient un
peu partout des linges destinés à des usages multiples, détrempés,
posés sur les rambardes, le rebord des fenêtres, sur les terrasses à
l’abri des flaques boueuses. La vision des deux hommes était floue et
avait perdu son dernier ancrage avec la réalité concrète. Un ouragan
plus puissant que mille démons dépouillait le Texas d’Est en Ouest.
Dans les plaines sauvages, il cassait, brisait tout sur son passage.
Avant de pousser la porte de l’auberge, Bill se tourna vers la rue
principale et dit :
— Regarde toute cette merde ! Tu crois qu’un être humain mérite ça,
toi ?
— Cet endroit est un trou à rats. Faut pas s’attarder ici.
Les deux cavaliers finirent par mettre les chevaux au sec et
demandèrent à ce qu’on les soignât. Trempés jusqu’à la culotte,
pressés de se retrouver à l’abri, ils entrèrent dans l’auberge et
commandèrent : un putain de bain chaud et du linge sec.
 
L’ouragan qui labourait désormais loin de la ville, dans les plaines
lugubres, se dispersait en direction de Dallas. Il semblait avoir
englouti dans sa gueule tout le golfe du Mexique et n’en finissait pas
de rejeter des glaviots immondes.
 

111
William Quantrill était nerveux, il était tendu comme une corde à
piano. Il devait ramener Billy à la raison. Bien qu’il ne fût pas à court
d’arguments, il cherchait dans le tréfonds de sa pensée ce qui pouvait
tracasser ainsi son compagnon.
— Écoute Billy, le plan est pourtant simple, nous devons organiser
une résistance totale dans le Kansas et le Missouri, en attendant de
nouvelles victoires des troupes confédérées. Il faut garder ces
territoires afin que nos armées progressent. On leur a fichu quand
même quelques belles branlées aux Nordistes.
— C’est vrai, ils ont pourtant une armée mieux équipée que la nôtre.
— Alors ?
— Ton plan est rudimentaire, et les moyens que tu te donnes sont
contestables, c’est tout. Tu t’es englué dans le présent sans tenir
compte du coup d’après.
— Le général Lee et ses stratèges perdent du terrain. Nous pouvons
le reconquérir par la guérilla en harcelant les lignes ennemies. C’est
pour obtenir ces résultats que j’ai choisi d’attaquer Lawrence et
Sherman. Nous avons éloigné une partie des forces fédérés de la
ligne de front. Pendant ces raids nous n’avons perdu que quelques
hommes, une douzaine, je crois.
— T’es pire qu’une mule quand tu ne veux pas entendre ce que je te
dis !
— J’entends Billy, j’entends et j’y réfléchis !
— Crois-tu avoir laissé une bonne image à Lawrence lorsque tu as
violé cette gamine avant de la laisser pour morte dans une auge à
chevaux ?
— Tu n’es pas mon juge Bill, alors ferme-la ! Elle était déjà blessée
avant que je la prenne. Je voulais juste lui donner un dernier
réconfort, elle est morte dans mes bras. Pour sa mort, j’y suis pour
rien. C’est pas moi qui l’ai tuée.
— Pourquoi l’avoir jetée dans une auge à chevaux ?
— T’occupe pas de ce que je fais, nous sommes en guerre et nous
avons encore des batailles à mener. C’est pas le moment de disserter
sur tes états d’âme.
— La guerre est perdue Will, regarde les choses en face. Les
territoires du sud sont asphyxiés économiquement. Jefferson Davis a

112
commis une erreur en imaginant le soutien diplomatique,
économique et militaire de l’Angleterre et de la France. Une pareille
erreur stratégique se paie cash. L’Europe n’a pas besoin de notre
coton, elle va désormais le chercher aux Indes. Le blocus de l’Union
Navy a maintenu une pression massive sur la côte Atlantique et sur le
Golfe du Mexique. Le plan Anaconda envisagé par Winfield Scott(3)
a fonctionné au-delà de ses espérances. Notre économie est en
banqueroute !
— Les faits te donnent incontestablement raison, mais il ne faut
surtout pas manier ce discours devant nos hommes. Nous devrons
tenir jusqu’au bout. On peut encore imaginer un revirement de
situation, une alliance. C’est ce que je crois et j’en fais le pari, qu’en
penses-tu ?
— Ce que j’en pense ? Je vais commencer à songer à mon avenir
parce que ça sent le roussi pour nous. En d’autres termes, j’envisage
sérieusement à me recycler. Et je te conseille de faire de même.
— Tu parles pas sérieusement là ?
— J’ai l’air de plaisanter ? Je vais quand même pas te faire un
dessin…j’ai pas envie de passer le reste de ma vie à regarder derrière
moi pour guetter qui va me tirer dans le dos.
— Tout ce que t’as à faire maintenant, c’est la fermer ! J’en ai assez
entendu comme ça. Je suis trop fatigué pour prêter attention à tes
élucubrations, tu m’entends ?
— Will, arrête !
— Merde !
— Allez viens, on va au comptoir, c’est ma tournée. J’ai fait monter
des vêtements secs. Et t’en fais pas comme ça, on descend tous du
même arbre. Viens on va manger un bout.
 
Assis sur des tabourets de bar, les deux hommes paraissaient plus
apaisés à présent. Ils entendaient la fureur du vent à l’extérieur du
bâtiment. Des volets miraculeusement en place, claquaient sur une
des façades, ajoutant encore du bruit à cette sarabande sonore. La
pluie se calmait peu à peu. On l’entendait pianoter inlassablement sur
les toits de bardeaux. Son écho était plus régulier. Au comptoir, sept
ou huit pelés loqueteux donnaient l’impression de pauvres types qui

113
affichaient sur leur visage l’angoisse de n’avoir rien à quoi penser.
Un benêt avait la lippe pendante attendant sûrement le passage d’une
mouche pour la gober.
— Il y a quoi de spécial dans le pays, ces jours-ci ? s’enquit William
auprès d’un vieil homme à l’air hagard, perché sur un tabouret au
bout du bar. Le bougre n’avait que la peau sur les os. Ses côtes
étaient en relief, collées contre sa chemise encore trempée. Il avait la
silhouette d’une allumette taillée à la hache dans le sens de la
longueur. Les yeux enfoncés dans leurs orbites ne parvenaient pas à
cacher le fardeau d’une vie de peine et de tracas.
— Un hôpital de campagne bondé à la sortie de la ville en direction
de Del Rio dans le comté de Val Verde. À ta place j’irais pas voir.
C’est pas joli, joli… tu vois comment c’est un amoncellement de
carcasses de bisons dans la prairie ? Là c’est pareil mais ce sont des
hommes !
— Ça a cogné fort ici ?
— Pas mal, oui ! Les artilleurs des deux camps étaient bien équipés.
Ils ont fait de la musique pendant deux jours et une nuit avant de
partir s’étriper ailleurs. Ça tirait de partout avec leur Parrot rifle, il y
avait du gros calibre.
— À part ça ?
— La boucherie. Que de la viande de pauvres gosses à saigner !
— Que peux-tu me dire de plus ?
— Rien d’autre, maintenant les combats s’intensifient plus au Nord.
Les derniers soldats sont tous partis la semaine dernière. Ils nous ont
laissé quelques munitions au cas où des rôdeurs Yankees
s’aventureraient trop près de chez nous. Mais ce que nous redoutons
le plus ce sont les détrousseurs de cadavres.
— Tu sais l’ami, on peut jamais tout prévoir, ce genre d’attaque se
fait plutôt de nuit. Les milices sont imprévisibles, elles cognent à
l’aveugle, quant aux bandes qui profitent de la situation, mon
compagnon ici présent et moi-même sommes là pour y mettre bon
ordre. Pas vrai Billy ?
— Puisque tu l’dis !
— Personne ici n’a l’intention de se faire massacrer dans son lit,
rouspéta l’homme maigre.

114
— Je peux comprendre. Le sommeil c’est sacré, faut pas le perturber.
Faites ce que vous avez à faire les gars, et bon courage, dit Bloody
Bill en dévisageant chacun des hommes présents au bar.
— Ouais, je voudrais juste me réveiller demain matin avec l’odeur
d’un bon café fumant, dit le vieil homme.
— T’as une femme ? Des mouflets ? et bien pense d’abord à prendre
soin d’eux.
— J’avais une femme, morte ! Un fils, la guerre me l’a pris. Je n’ai
plus que ma misère à nourrir !
— Hé, le vieux, tu veux me faire pleurer ? Mais c’est qu’il y
arriverait ce con !
— Will, laisse le tranquille, tu vois bien que cet homme est un mort
vivant.
— J’ai eu un père, répondit l’homme, la seule chose qu’il m’ait
apprise et que j’ai retenue, c’est de suivre quoiqu’il arrive le droit
chemin. Mais il est parfois dur de le trouver dans cette harde.
— Tu t’es tout de même pas trompé de route. Mais les Yankees
reviendront, sois-en sûr, et la prochaine fois, ils te louperont pas…
Avant même que tu lâches les chiens…
— Will, fiche-lui la paix ! Tu sais le vieux, j’ai eu une femme moi
aussi et les Yankees me l’ont tuée, alors…alors je les traquerai jusque
dans la gueule fétide des enfers. Jusqu’à ce que ma vengeance soit
repue. Tu pourrais faire ça, le vieux ? J’ai un foulard rouge pour toi si
tu veux, tu dois savoir ce que ça veut dire ?
— Non… non, je peux pas !
— Alors tu finiras comme ta femme et ton gosse. Je pense pas que
l’idée te divertisse.
— T’as pas eu de chance, c’est tout, mais si t’es brave, tu peux
encore sauver ta peau, lui dit Bloody Bill. Ici, c’est la terre que tu
entretiens, tu es maître chez toi, tu comprends ça ? Personne d’autre
que toi ne peut la revendiquer. La seule loi applicable chez toi est
celle que tu estimes la meilleure. Cette loi, c’est à toi de l’écrire, c’est
pas Washington qui te la dictera. Tue avant d’être toi-même descendu
et affûte le plus de balles que tu pourras !
— Le problème avec les gens, c’est que juste au moment où tu es sur
le point de les comprendre, c’est là qu’ils choisissent de se taire,

115
rétorqua Quantrill.
Les hommes au bar écoutaient sans ciller les commentaires de
Bloody Bill et de William. Les fermiers lançaient sur les anciens
militaires des regards vides, ils ne réagirent pas.
 
Les deux partenaires se levèrent des tabourets pour aller s’asseoir à
table. Leurs doubles ceintures étaient bardées de balles de plomb. Le
repas était servi. Ils aperçurent à l’extérieur la rue encombrée de
moyeux brisés, des charrettes à bras disloquées, des chariots de
toutes sortes en réparation, des traces de combats. Les chantiers de
réparation avaient été tourmentés par une mauvaise météo. Il y avait
là de quoi s’occuper pour de longues journées, encore.
Les villes de l’Ouest étaient d’ordinaire bien pourvues en forgerons,
menuisiers, tailleurs de toiles de bâches, charpentiers et main-
d’œuvre diverse. Les tonneliers avaient aussi une belle cote. Parmi
eux se trouvaient beaucoup de travailleurs itinérants habiles de leurs
mains. Ces hommes savaient en général comment utiliser tout ce que
la moindre matière première pouvait leur fournir. Pourvus d’un grand
sens pratique et d’une longue expérience, ils pouvaient à peu près
tout faire, tout réparer. Leur ingéniosité n’avait d’égale que leur
habileté.
William Quantrill se tourna vers les hommes au bar, en les regardant
l’un après l’autre, il dit simplement :
— Vous avez des journées de boulot devant vous les gars, bon
courage ! Nous ne participerons pas à la reconstruction de la ville,
désolés ! Nous avons nous-même nos propres obligations. Ce qui
vous est arrivé est votre problème, compris ?
— Le contraire ne me serait pas venu à l’esprit, ironisa Bloody Bill.
— T’inquiète pas trop pour eux, ces gens sont trop fiers pour faire
l’aumône. Ce sont des fermiers et ils sont tous des fervents croyants.
Leur église tient encore debout, c’est tout ce qui leur importe. Un
prie-Dieu, une croix, quelques formules magiques et le tour est joué.
Un des hommes fixa le regard de William. Il arborait un bandana noir
autour du crâne, une abondante chevelure blanche emmêlée le
recouvrait. Son visage était craquelé comme un vieux cuir éprouvé.
Sa main gauche était à moitié désossée. Il ne restait que la pince, le

116
pouce et l’index. Le reste avait complètement disparu sous un
monceau de chair flasque et violacée. Cela ne l’empêchait pas de
prendre une bouteille dans sa pince et de boire au goulot.
En apercevant l’homme au bandana, Quantrill se leva de table.
— Comment ça va ? demanda William en se dirigeant vers lui.
— Je me sens bien, en vérité, j’ai même pas peur des mal blanchis.
Tout le monde peut se rendre utile dans cette putain de vie, protesta
l’homme.
Pourquoi avait-il répondu ça ?
L’homme au bandana se tut. Il posa les mains sur ses hanches et se
cramponna au regard du Bushwacker, une moue sur son visage qui
semblait dire : fichez-nous la paix maintenant.
Avec le canon de son flingue Quantrill, fit remonter le moignon de
main sur le comptoir. Le gars se laissait faire.
— Qu’est-ce qui s’est passé là ? Où t’as laissé le reste ? Tu m’as pas
l’air complet, l’ami.
— Une putain de guerre contre les Mex, vous avez entendu parler
peut-être ?
— T’as un peu morflé dis donc !
— Mon colt, rupture du barillet, mauvaise qualité de l’acier, ça
pardonne pas. Ça arrive parfois. Souvenir de campagne. C’est passé
en pertes et profits au bénéfice de la nation.
— Tss, tss, c’est pas très professionnel. Je dirais plutôt, mauvais
entretien du matériel. Tu lui en veux à la nation ?
— Dans la vie, mieux vaut miser sur la chance plutôt que sur la
reconnaissance. La chance n’a pas de dépositaire attitré, elle
bénéficie d’un allié de taille, le hasard, répondit l’homme au
bandana. Pourquoi diable en vouloir à qui que ce soit ?
Quantrill ne put dissimuler un sourire en faisant mine de jeter un
coup d’œil au loin dans la nuit.
L’ancien gradé répliqua, les yeux perdus dans le vague :
— Tu me sembles très philosophe en dépit de ce vilain coup du sort.
Bon, le sujet semble clos à présent. Vous vouliez le dernier mot, vous
tous ici, et bien vous l’avez. Je ne redoute pour vous qu’une chose,
c’est que la fatalité ne s’abatte sur vos maisons. L’ambiance ne me
paraît pas très avenante ici ! Allez, prenez grand soin pour la santé de

117
votre ministre du culte, vous en aurez certainement besoin pour vous
donner l’absolution !
— Parjure ! jeta l’homme à la main déchiquetée.
 
Mis à part le bruit du vent qui renonçait à faiblir à l’extérieur du
bâtiment, on pouvait entendre le souffle bruyant de la combustion
dans le grand poêle au centre de la pièce, tourmenté parfois par une
rafale offensive qui pénétrait par la bouche de la cheminée. Une
épaisse fumée grise se répandait en même temps dans la grande salle.
Sous l’effet d’une tiédeur diffuse, après avoir reçu un grand coup sur
la tête, l’humanité semblait ici s’assoupir momentanément sur les
tourments de la guerre qui se jouait partout dans le pays. Mais
chacun connaissait par cœur le poids de sa lourde peine à venir.
Avant que Quantrill et Bloody Bill ne prennent leur repas, l’homme
au bandana noir s’adressa une dernière fois aux soldats :
— Puisque vous êtes en état de voyance, Monsieur je-sais-tout,
j’espère que vous vivrez assez longtemps pour que j’ai l’occasion de
vous croiser un jour à nouveau. Nous verrons bien à ce moment-là si
c’est la chance ou le talent qui vous aura préservé.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que vous semblez être un artiste du flingue. Je me trompe ?
— …
— Vous savez Monsieur je sais tout, par les temps qui courent, parler
de rien c’est déjà trop en dire. Si les hommes de ce pays semblent
rustres à vos yeux, ils n’en sont pas moins honnêtes et travailleurs.
Ils ne demandent rien à personne, juste le respect. Comprenez une
bonne fois que ces hommes ne sont pas intéressés par toutes les
manifestations de la mort qui sont colportées par des esprits
pervertis. La mort pour eux ce n’est qu’un passage obligé de la vie,
qu’un processus de renouvellement. Ce n’est que la saison où
soufflent les vents froids qui dévalent du Nord, quand la terre est
gelée et lorsque les pousses arrivées à maturité font place au
pourrissement et à la putréfaction. C’est l’époque où disparaît la
vermine des champs. La mort n’est qu’une parenthèse provisoire
utile et nécessaire. Par ailleurs, elle est un remède au chancre, aux
tumeurs et aux maladies. Mais vous ne connaîtrez l’opinion de ces

118
gens qu’en les côtoyant au quotidien et seulement s’il leur plaît de
vous la dévoiler. Sur ce Monsieur, je vous salue.
Le Bushwacker resta un moment au sommet de la pente de ses
réflexions, sans prononcer une parole, puis il porta sans conviction sa
fourchette à la bouche.
L’homme au bandana conclut avant de se taire définitivement :
— Je tiens à vous dire encore ceci Monsieur je sais tout, ici, les
païens n’ont pas souvent rendez-vous avec le Seigneur. Et ils
n’auront jamais notre approbation concernant leur visite parmi nous
lorsqu’ils ne nourriront pas d’autre but que de jeter le trouble et la
division dans nos esprits.
Avec ses yeux d’un bleu métal, son menton carré et ses double
fossettes, Quantrill lança un regard de tueur sur son interlocuteur
avant de plonger le nez dans sa gamelle tiède, puis il s’arrêta de
mastiquer.
— J’ai plus faim ! Bill, si tu veux finir…
Il alluma un cigare. Une lueur orange intense puis le rouge
incandescent de la braise illumina son visage dans la pénombre de la
pièce.
— Je suis dans de bonnes dispositions, on va arrêter là, souffla-t-il
dans un effort éprouvé.
— Ce sera selon votre volonté Monsieur je sais tout ! Ici, ce n’est pas
le cirque, c’est juste le bon vouloir du Seigneur qui opère. On n’a pas
besoin de vous. Navré de vous le dire ainsi.
Devant le bar, un chien maigre se grattait le flanc et le plancher en
même temps. Il y mettait beaucoup d’ardeur. Il était totalement
ignorant de la moindre sensation de culpabilité, d’humiliation et
n’avait aucune conscience de la crainte de la mort. Tandis que la
petite clientèle du saloon, retrouvait peu à peu son instinct grégaire et
ce pourquoi elle se trouvait là, la vie de nouveau reprenait le chemin
de sa fatale circonvolution. Une marmite de haricots, de pommes de
terre bouillies et d’oignons allait de table en table. La bière était
fraîche, et cela suffisait à satisfaire les clients du soir.
Au comptoir un homme se mit à ânonner Onward Christian Soldiers.
Son émoi était sincère et maladroit, jusqu’au moment où sa voix se
mêla à d’autres qui reprirent en chœur les paroles. L’ardeur et le désir

119
de surmonter les atrocités de cette guerre emplit enfin la salle et
l’assemblée présente. Chacun ne ressentait plus sa propre souffrance
séparément mais une communion simple, austère, rassasiée d’une
humanité retrouvée pour quelques brefs instants. Juste le temps que
les blessures ne se ferment avant de se re-ouvrir.
 
1No way : j’y crois pas.
2 Le général Thomas Ewing, Jr. émit l’Ordre n° 11, pour faire
évacuer les civils des quatre comtés du Missouri bordant le Kansas.
Dix mille personnes seront alors chassées de leurs terres, faisant
jusqu’à la fin de la guerre, un désert de ce territoire. Le but était de
couper les arrières du gang Quantrill et leur ravitaillement.
3 Au début de la guerre de Sécession, il conseille le président
nouvellement élu, Abraham Lincoln et élabore le Plan Anaconda : un
blocus fluvial et maritime destiné à étouffer la Confédération peu
industrialisée et très dépendante de son commerce extérieur.

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Chap. 10 : White Locks, le pianiste du Long
Branch Saloon

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White Locks : le pianiste du Long Branch Saloon
 
 
Un empilement de magazines à caractère satirique sur la jeune
société industrielle encombrait les quatre coins du salon. À
l’extérieur de la maison, quelques anciens numéros datant de
plusieurs mois traînaient sur un guéridon, à côté d’une balancelle
délabrée sous un auvent non moins délabré. Certains d’entre eux
avaient subi les intempéries, les brûlures du soleil et ressemblaient
désormais à de piteux papiers mâchés, fripés, racornis et dont les
pages avaient fini par se coller entre elles.
Franck pouvait rester assis sur la terrasse orientée vers le soleil
couchant des journées entières et laisser filer le temps à fumer et à
descendre des pintes de bière. Il disait de lui-même qu’il était un
procrastinateur impénitent. Il était propriétaire terrien, mais il avait la
glèbe en horreur. Dans son carré de désert miniature poussaient les
mauvaises herbes et les graminées sauvages mêlées aux
impressionnantes mottes d’Andropogon, de Benoîte et de Spartine.
Les prairies d’herbes hautes des Flint Hills formaient le principal et
presque unique écosystème autour de Dodge City. À première vue ce
paysage indistinct semblait être là depuis le début du monde. Tout
était sauvage, virginal. Un décor muet. L’horizon lointain paraissait
parfois monotone. Il était tantôt effrayant, tantôt sublimé, selon les

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humeurs du ciel et sa luminosité. En saison chaude, l’herbe grillée
s’étendait à perte de vue, ondulant comme du blé mûr. Ce biotope se
suffisait à lui-même avant même que les hommes blancs ne s’y
installent.
Des pans entiers de prairie étaient tondus jusqu’aux racines, laissant
apparaître sur le dos des collines une croûte craquelée par le manque
d’eau. Mais pour autant, dans la prairie, la flore n’était pas stérile, sa
vivacité forcissait de saison en saison.
 
Les grandes plaines, comme il est coutume de nommer ces
immensités quasi désertiques étaient battues par des vents violents.
En hiver, le Northern et le Grizzli of the plains étaient des blizzards
glacials venus du Canada. En été le Chinock soufflait par rafales,
brûlant toute la végétation.
 
Installé un peu à l’écart de la ville, dans l’âpreté et l’isolement de la
prairie, Franck observait des heures durant quelques rapaces pas plus
gros que des têtes d’épingles qui planaient dans l’immensité en quête
de petits rongeurs. Ils demeuraient pleinement actifs malgré leur vol
stationnaire. Ils profitaient parfois des courants ascendants en
dessinant dans le ciel des orbes, avant de plonger dans les hautes
herbes.
Le pianiste du Long Branch Saloon était un type bien, mais jour
après jour rien ne changeait dans son environnement et cela jouait
parfois sur ses humeurs. Il sortait de moins en moins de chez lui.
L’étuveur, le drapier, le barbier venaient de temps à autre lui rendre
visite. La vie citadine qui favorisait le contact entre les individus lui
devenait étrangement lointaine. Il battait froid les propositions à
dîner de ses quelques amis en ruminant un désabusement existentiel
assez confus. Il était convaincu d’une chose, sa propre vertu, en
clabaudant celle des autres.
Pourtant ses fulgurances intellectuelles n’étaient pas feintes. Son
verbe sûr pouvait agrémenter les soirées entre deux prestations
musicales. Sa passion pour l’histoire n’était pas contrefaite.
La nostalgie durable d’une époque ancienne, tumultueuse et d’un
lointain séjour au Nicaragua vivait toujours au fond de lui. La

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disparition brutale, deux ans plus tôt de sa chanteuse préférée Big
Nose Kate avait plongé White Locks dans un profond désarroi. Il
peinait à refaire surface.
White Locks, c’est ainsi que se faisait appeler Franck à Dodge City,
arborait des mèches d’un blanc argenté qu’il s’appliquait à remettre
toujours en ordre de bataille, avec autant de constance que pouvait
déployer par coquetterie une jeune fille pour le maintien de sa
chevelure.
 
Il tirait lentement sur une cigarette en observant cette satanée corne
dure qui s’était formée dans la paume de sa main gauche, un kyste
très handicapant pour un pianiste.
Un chien errant s’approcha, renifla un filet de fumée en plissant la
truffe, recula en grognant, le poil dressé en une longue crête plantée
sur l’échine, puis repartit après avoir levé une patte autoritaire à
l’angle du puits.
Franck décroisa ses jambes. Il les étira devant lui en examinant les
bottes qu’il venait de s’offrir suite à un troc avec un Indien
Comanche. Satisfait de lui, il considérait avoir fait un bon
investissement.
 
La veille au soir, le marshal et ses adjoints étaient rentrés de mission.
Ce matin-là, Wyatt Earp débarqua chez Franck. Le ciel, jusqu’à
l’horizon se couvrait d’un bleu délavé, presque blanc. Une brise
piquante soufflait doucement occupée à maintenir la menace de gros
nuages sombres en arrière-plan.
 
— Hello, Franck, t’es occupé ?
— Non, y’a juste un monstre de Gila qui vient me voir depuis deux
ou trois jours. C’est un vicieux, j’arrive pas à lui régler son compte.
Il me file entre les doigts à chaque fois. On n’en croise pas beaucoup
par ici et il faut qu’une de ces saletés s’installe chez moi. Trouver des
bestioles pareilles dans le Kansas, non mais…
— Il faut qu’on parle si t’es disponible. On va manger un bout au
Long Branch, c’est ma tournée cette fois. Tu t’arrangeras avec ton
serpent plus tard.

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— C’est pas un serpent, c’est un putain de lézard venimeux. Il me
file la trouille. J’ai l’impression qu’il me nargue. Un coup j’le vois,
un coup j’le vois plus. Ce sont ces diables de Rangers qui ont dû le
ramener du Nouveau Mexique ou du Texas dans leurs chariots.
— Merci Franck, je sais ce qu’est un monstre de Gila. Une belle
saloperie. Méfie-toi tout de même.
— J’ai pas envie de faire les frais de ses caprices, tu comprends ?
— Bien sûr, conclut Wyatt Earp sur un ton amusé.
— Bon, je suis resté assis sur mon cul trop longtemps, t’as raison
Wyatt, j’ai besoin de bouger. On boit un verre ici et on y va. Je
m’arrangerai avec ma bestiole plus tard. Je crois connaître ta requête,
si c’est ce que je pense, c’est d’accord.
Les doigts de Franck faisaient le grand écart sur la table de la
terrasse. Il donnait l’impression de plaquer des accords sur un clavier
imaginaire. Sauf que là, il ne jouait pas, il sondait Wyatt dans le fond
des yeux. Le regard gris du pianiste était troublant de sincérité et
d’espérance. Il attendait son approbation.
— Suis-moi, on va en discuter autour d’un ragoût de mouton, chez
l’Ancêtre.
— Attends, pas avant que tu aies goûté ça. T’as deux minutes ?
— J’ai même un peu plus !
Franck disparut un instant dans sa cuisine. Il en ressortit muni d’une
bonbonne en verre remplie d’un liquide brunâtre avec des petits
cylindres recouverts d’écailles qui macéraient à l’intérieur. C’était un
serpent, plus exactement un crotale diamantin. Il devait être encore
jeune lorsqu’il avait été découpé en tranches. Après une lente
macération dans l’alcool, les chairs ramollies du serpent étaient
défaites. Elles avaient cuit lentement. Le poison de l’animal s’était
dissout dans cette soupe brune.
— Tu veux me faire boire ça ? Mais tu cherches quoi, à
m’empoisonner ?
— Non, non, c’est un bon remède, je tiens la recette des Chinois.
Goûte ça !
— J’crois que je connais. J’en ai déjà bu.
— Tu connais ?
— C’est un peu violent quand-même !

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— Les Chinois sont forts pour ce genre de truc…
— …
— Bon, dis-moi, ça bouge sur le fleuve ? demanda Franck en servant
deux rasades du liquide brunâtre dans des timbales en étain.
— On peut pas dire vraiment que ça bouge, non.
— Je m’souviens, quelqu’un m’a dit un jour : quand tu es dans la
merde, change de paysage. Eh bien, il avait bigrement raison celui-là.
Mais ce qu’il avait juste oublié, c’est que nous étions tous les deux au
fond d’une geôle remplie de rats à Managua, au Nicaragua. J’en ai
retenu que lorsqu’on parle, il ne faut pas oublier de se mettre en
situation réelle. Je suis pianiste, et pour cette raison, je pourrais vous
être d’un certain recours pour repérer Quantrill et ses lieutenants. À
moins d’être sourd, lorsqu’on joue dans les saloons, on est forcément
au parfum de la vie de chacun.
— On y a pensé, figure-toi.
— Tu vois, quand les grands esprits se rencontrent…
— Tu dois savoir que le degré de nuisance de ces types est plus
important que celui d’une nichée de taupes face à un pauvre jardinier,
dit Wyatt.
— Je suis le plus grand exterminateur de taupes du pays, conclut
Withe Locks.
— Le contraire m’eût étonné. Mais tu connais l’histoire… le monde
est hostile, il n’est pas fait de partitions et de gammes pentatoniques.
Il y a aussi des gros méchants tapis dans l’ombre, prêts à broyer tout
ce que t’as entre les oreilles. Ils ont des paluches plus épaisses que
les chaudrons de fonderie.
— Tu sais Wyatt, je ne suis jamais entré dans un saloon sans me
demander d’abord comment en sortir en cas de troubles du
voisinage ! C’est un réflexe vital chez moi. Je pensais tout de même
que t’allais placer le cœur de cible un peu plus bas dans mon
anatomie.
— Ça aurait pu ! Mais je ne prête pas autant de subtilité aux gros
méchants en question. Ces types cognent comme des bourrins. Dis-
moi Franck, y’a un truc qui me turlupine, tu ne t’es jamais étalé sur
l’objet de ton incarcération au Nicaragua. Aurais-tu juste volé une
poule ?

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— Incitation à la rébellion, mon gars, en diffusant des théories
révolutionnaires en place publique. Ҫa rigole pas là-bas. Et comme si
ça suffisait pas, ils ont allongé la liste : vagabondage aggravé,
mendicité agressive, blasphèmes et suspicion de mœurs légères,
bullshit ! Tu vois le tableau… Ils m’ont fait la totale. C’était sous la
présidence de Francisco Castellon. Neuf mois après, avec l’aide d’un
très bon avocat et d’un beau paquet de dollars, j’ai eu recours à la
grâce présidentielle qui m’a finalement été accordée.
— Si tu viens bosser avec nous, faudra faire preuve d’un peu plus de
discrétion.
— Mis à part de produire quelques accords de neuvième et de
treizième, je saurai me contenir, promis.
Mais Franck aimerait entendre encore une fois une fille lui susurrer
derrière le lobe de l’oreille : Tu danses comme un dieu ! L’aventure
le tentait toujours.
 
 
Le Long Branch saloon était silencieux comme une tombe. Il n’était
pas encore midi au clocher de l’église. Quatre types qui sentaient très
fort le mouton jouaient aux cartes au fond de la salle, un vieux
ranchero au bar s’était assoupi en lorgnant les traces de boue séchées
sur ses bottes. L’Ancêtre, un balai à la main, faisait mine de nettoyer
le plancher. Au bout de quelques minutes, le balayeur en chef
retourna derrière son bar, le visage cramoisi par son effort et le front
ruisselant. Bilan des courses, une demie pelletée de mégots et de
souillures diverses. La prise ne valait pas l’investissement. Le vieux
était visiblement vexé, vu la manière dont il envoya valser le torchon
au-dessus de son épaule. Par dépit, il se mit à surveiller du coin de
l’œil le chinetoque qui ne cessait de faire des allées et venues de la
porte à la remise. Celui-là, en revanche brassait beaucoup d’air. Avec
une détermination considérable, le visage tendu vers ce qui semblait
être son but ultime, la mâchoire en avant, le front têtu, le factotum en
claquettes s’activait pour la livraison de fûts de bière, de caisses de
bourbon, quelques caisses de spiritueux et des tonneaux de vin avec
l’aide d’un chariot à bras. Mais quelle application mettait le
mandarin dans sa mission. Il était tellement investi que la terre aurait

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pu s’ouvrir sous ses pas sans qu’il ne batte en retraite. Il se sentait
auréolé du titre de meilleur ouvrier du Kansas, toutes catégories
confondues. À l’intérieur de ses petits yeux bridés, on lisait la
soumission pour la main qui le nourrissait. Plus que ça, une certaine
adoration lorsque le patron du bastringue lui aboyait un ordre.
Francky et Wyatt le saluèrent de la main. Le nain jaune, tellement
absorbé par sa mission s’interdit de prendre le temps de leur
retourner un moindre signe de sympathie. Ils se connaissaient bien
pourtant, le passe-thé asiatique était coutumier du lieu.
 
Deux foulards rouges entrèrent peinardement dans le saloon sans se
soucier davantage de l’atmosphère déjà pesante qui régnait dans la
salle. Ils se dirigèrent vers une table et commandèrent des repas
chauds sans échanger un mot. Ils mimèrent leur commande avec les
mains, comme s’ils étaient des visiteurs descendus des fins fonds
d’une galaxie froide. Une fois assis l’un en face de l’autre, ils se
mirent à partager quelques propos à voix chuchotée.
Leur conversation fut à peu près audible lorsqu’ils commencèrent à
plaisanter. Ҫa ressemblait plus ou moins à ça :
— Un jour, y’avait tellement de vent au Texas, qu’une poule a pondu
quatre fois le même œuf au même endroit !
— Et tu y crois, toi ?
— Ben ouais, c’est c’qu’on m’a dit, pourquoi ?
— À propos d’œufs, ce banc me paraît pas très résistant.
— Quel est le rapport entre des œufs et ce banc ?
— T’as jamais remarqué ici, quand des culs terreux s’assoient sur un
banc, c’est avec mille précautions. On dirait qu’ils ont un œuf entre
les fesses ou qu’ils ne sont pas sûrs de la solidité de leur mobilier !
— Ou peut-être les deux !
Le pouce de Wyatt Earp déverrouilla discrètement la sécurité du
Smith and Wesson porté sur sa hanche droite. Pour marquer leur
assentiment à propos de cette parenthèse oiseuse, les deux hommes
s’entrechoquèrent les poings en clamant de concert : fist-bump !
Les Bushwackers se ravisèrent et reprirent leurs conciliabules en
mode messe basse.
 

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Il venait de sonner midi quand un homme en étole noire apparut sur
la mezzanine au-dessus du bar.
 
— Tu sais, je voudrais te demander de…
— Va te faire foutre, tonna Wyatt à l’attention de Franck, surprenant
son ami qui faillit renverser son verre sur la table.
— Peux-tu désépaissir une telle agressivité ? Qu’est-ce qui te prends,
putain mais ça veut dire quoi, ça ?
En tournant son regard vers les deux Bushwackers, Wyatt marmonna
à l’oreille de Franck :
— Shut up you fool, there’s a roomfull of bad stuff, my friend. (1)
Puis il plongea le nez dans sa gamelle et se mit en retrait de toute
considération à venir.
Le regard de Franck dériva des deux foulards rouges vers la bouteille
de vin posée sur la table. Wyatt la lui tendit. Franck acquiesça
légèrement de la tête. Les deux amis rongeaient à présent les os du
ragoût avec de longs bruits de succion.
Quand on mange, on ne pense pas à jouer du revolver. Durant le
temps des agapes, l’estomac est la seule partie du cerveau qui
travaille.
— On parlera de nos affaires à l’extérieur, soupira Wyatt.
— T’as raison, vu le contexte, ça me paraît pas trop urgent. De plus,
les histoires de gallinacés ne m’ont jamais passionné.
 
Après une courte hésitation, l’homme en étole noire descendit de
l’étage avec une allure étudiée. En empruntant le large escalier qui
conduisait au rez-de-chaussée, il surplombait la salle de bar. Son
regard balaya le tableau. Durant trois ou quatre secondes, il distingua
comme dans un divertissement éphémère, toute la représentation
d’une scène de vie banale, l’ordre des choses et la vie qui s’écoule.
L’homme était grand, sec, un peu voûté. Son visage était osseux
couronné de cheveux blancs. En passant devant le bar, il pinça avec
son pouce et son index le bord de son Stetson, puis, toujours avare de
mots, il prit place sur une banquette, seul au milieu de tous. Le chat
de l’établissement vint le rejoindre.
Délicatement, il saisit le coude dénudé de la serveuse qui passait par

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là.
— Charmin’young lady, comme d’habitude s’il te plaît mon petit.
Mais ça presse pas, sers ces messieurs dames clama-t-il assez
distinctement afin que les deux Bushwackers puissent l’entendre.
Quelques minutes plus tard, elle revint avec un plateau d’argent et,
disposés dessus, une petite carafe de café avec des toasts grillés, une
tasse en porcelaine joliment décorée, de la marmelade, du bacon, des
œufs durs et une corbeille de fruits. Il fit un petit geste de la main en
direction de Wyatt et de White Locks, et se mit en devoir d’observer
discrètement les deux foulards rouges.
Le grand homme taciturne avait déposé son manteau à côté de lui,
pris le chat sur ses genoux et dégustait lentement son repas sans plus
trop se soucier de son environnement.
La plupart des gens ne sont pas grand-chose hormis leur apparence.
Mais celui-là, comment décrire sa présence ?
Comme une ombre immense et omnipotente peut-être ?
Il tenait sa tasse de café à la manière des aristocrates du vieux
monde.
Une fois son repas terminé, il se leva, se dirigea vers le bar, toujours
un peu raide, toujours un peu voûté vers l’avant, tendit sa flasque à
whisky et demanda :
— Comme d’habitude le vieux, un pur malt Écossais. Peux-tu me
faire passer la gazette ? Merci.
— Tu l’as déjà lue hier et avant-hier.
— Oui, mais j’ai pas fini.
Puis il revint s’asseoir à sa place, tandis que le saloon se
métamorphosait en fourmilière.
 
Il avait le visage d’un homme à la santé précaire. Ses moindres
gestes semblaient l’épuiser.
Le temps passa ainsi. Une bonne partie de l’après-midi fut consacrée
à la lecture de sa gazette, entrecoupée de quelques courtes pauses
pendant lesquelles il fermait les yeux, la tête renversée en arrière sur
le dossier de la banquette. Parfois, durant ses moments d’éveil
l’homme griffonnait des notes sur un carnet aux pages écornées.
Un titre retint sa curiosité. L’article provenait de Boston. Il était

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extrait d’une revue qui portait un nom allusif : Les destinées de la
moitié du monde.
Le billet était signé d’Alexis de Tocqueville.
L’ancien chasseur de prime se mit en lecture.
Il arrivera un temps où l’on pourra voir dans l’Amérique du Nord
cent cinquante millions d’hommes égaux entre eux, qui tous
appartiendront à la même famille, qui auront le même point de
départ, la même civilisation, la même langue, la même religion, les
mêmes habitudes, les mêmes mœurs. Tout le reste est douteux, mais
ceci est certain.
La fin de l’article prédisait que les États-Unis semblaient appelés par
un secret de la providence à tenir un jour dans ses mains les destinées
de la moitié du monde.
Jack était un passionné de lecture et de littérature française. Dans
Démocracy in América publié en 1835, Tocqueville parlait du
nouveau monde et de son ordre démocratique naissant. Jack lisait
régulièrement les publications du diplomate Français.
 
Les deux foulards rouges, Wyatt Earp et White locks avaient quitté le
saloon depuis longtemps. Une intimité silencieuse s’était installée
dans la pièce, ponctuée par les claquements du bois sec dans le poêle
et le froissement parfois des pages du journal. Le chat dormait
toujours pesamment sur les cuisses de l’homme taciturne. L’un et
l’autre ne semblaient vouloir rien de plus. Jack ne l’envahissait pas
par des caresses inopportunes, et l’animal semblait apaiser celui sur
lequel il avait posé son dévolu.
Bercé par des rêves étranges, mêlant des fragments sans liens avec la
vie quotidienne de choses vues ou lues, sa somnolence combinait les
formes les plus surprenantes dans les caprices incontrôlés de la
torpeur, à l’image d’une source surgissant de quelques mystères
obscurs, dans les profondeurs
d’abyssaux secrets. L’homme était anesthésié, enivré dans un
assoupissement léger. L’inconfort de la banquette finit par le
réveiller. Il faisait déjà sombre à l’extérieur. Le convalescent
somnolait plus ou moins et luttait visiblement contre une souffrance
vive. Les clients du soir commençaient à affluer, les tables de jeu et

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le bar se peuplaient. Deux nouveaux foulards rouges débarquèrent
pour dîner. Installés bien au chaud près de la table où se trouvait
l’homme en noir, ils se mirent à parler de tout et de rien comme deux
tapineuses en pleine crise existentielle. Jack le Nantais se délectait de
ces bribes de conversation. Il appréciait cet instant, lorsque autour de
lui tout s’animait. Les éclats de voix, les rires, les bousculades entre
les petits nerveux et les gros méchants, l’odeur du tabac, les volutes
d’alcool, le jeu des filles qui venaient tenter l’aventure. Pour un
temps la guerre s’éloignait de l’esprit des hommes.
Enfoncé au fond de son canapé, avec le chat sur les genoux, la
mélancolie de Jack était mise entre parenthèse, mais il n’avait aucun
moyen de l’annuler. Il pouvait gober le désespoir tout cru et profiter
du bon sens de la vie quotidienne et s’en satisfaire.
Le malade se rendait compte de jour en jour que l’effet du Laudanum
était non seulement plus court, mais le médicament mettait plus de
temps à le soulager. Son monologue tournait sans cesse comme une
réflexion envahissante sur la vie et la mort. Il savait que le processus
terrible de la déchéance de son organisme était lancé. Doc Holliday
avait été honnête avec lui. Il lui avait tout expliqué. Désormais, son
patient guettait tous les signaux qu’émettait son corps. Il regardait
avec gourmandise le monde s’éloigner de lui comme une gâterie qui
lui était désormais interdite. Sans vraiment de regrets, il observait ses
semblables avec délectation. Sa lente introspection le rendait attentif
au moindre détail. Tout prenait un intérêt particulier, presque invasif.
Mais un chuchotement à la table d’à côté détourna son attention.
— J’ai lu sur la gazette d’Abilène au Texas que Quantrill a tué sa
compagne d’une balle dans le dos. La balle est venue se loger à la
base du cou, elle est ressortie à l’avant, décapitant pratiquement la
malheureuse. Règlements de compte familial mentionnait l’article.
Le couple battait de l’aile. Après une violente dispute, elle aurait
tenté de s’enfuir du logement où ils vivaient. Ça s’est passé il y a
trois mois. Un nouveau mandat d’arrêt a été lancé contre lui par le
gouverneur du Texas, c’est pour ça qu’il se fait discret en ce moment.
On n’est pas près de le revoir.
— Lui peut-être pas, mais sa bande… marmonna un jeune cow-boy.
Jack se tourna vers l’homme.

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— T’es sûr de ça, petit ?
— Moi je suis sûr de rien, c’est ce que j’ai lu, c’est tout !
— T’as lu ça où, j’ai pas bien compris ?
— Sur la gazette d’Abilène. Il paraît que…
L’homme à l’étole noire balaya le reste du commentaire d’un geste. Il
ne répondit pas. Provenant de la gazette d’Abilène, l’information ne
lui paraissait pas stupide. Il se leva lentement de table et monta
rejoindre sa chambre comme un mort monte au ciel. Il titubait
légèrement dans l’escalier monumental. À chaque marche, sa
silhouette se tassait davantage jusqu’au moment de devenir un point
virgule insignifiant derrière la rambarde de la mezzanine, un mime
hésitant.
Une fois dans ses appartements, Jack passa devant son plumard et
caressa le couvre-lit. Puis il alla vers la fenêtre et tira le rideau.
Tentant de sonder le noir qui matelassait la nuit, ses yeux se
détournèrent et se portèrent sur une bible posée sur le meuble de
chevet. Jack ouvrait assez rarement le livre. Il se dirigea vers lui et
revêtit avec sa main droite aux doigts longs et manucurés la
couverture en cuir sobrement cousue sur la tranche par un précieux
fil d’or. Il s’immobilisa ainsi et sombra dans de vertigineuses
réflexions.
 
Plus tard, Jack s’allongea en gardant ses habits et resta longtemps
sans bouger, le regard perdu dans l’obscurité en écoutant l’infime
bruit des termites qui besognaient inlassablement le bois. Dans un
coin calme de son esprit, il était en admiration. Il contemplait le beau
visage juvénile de sa petite sœur Marilou. Il remonta le cours de son
existence, lorsqu’il était jeune homme et que Marilou portait encore
des petits jupons roses encombrés de fragiles dentelles. Il ne se
lassait pas de contempler la mine friponne de sa petite sœur marquée
déjà par l’extrême élégance de ses deux fossettes qui ne la quitteront
plus. Pour lui, il s’agissait de la plus belle œuvre assignée sur terre
par le créateur. Jack finit par allumer la lumière et reprit son carnet de
notes puis il passa une partie de la nuit à écrire. La pensée était trop
rapide pour la main, il ratura beaucoup. Mais là n’était pas
l’essentiel.

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Le lendemain matin, le temps était clair. Allongé sur le lit,
entièrement habillé, Jack somnolait. Derrière les rideaux tirés, la
pâleur des premiers rayons de soleil s’imprimait déjà sur son visage.
Quelque chose de sombre au fond de lui tentait de mourir. Ça faisait
longtemps que cette chose ne respirait plus. Mais dans un tragique
effort il s’accrochait encore.
Il s’aspergea le visage d’eau fraîche, s’essuya les mains
vigoureusement, sortit de sa chambre, descendit l’escalier
monumental et traversa le saloon déserté à cette heure matinale.
Dehors, le spectacle était total. L’homme à l’étole noire assistait à un
ballet de nuages mouvants qui s’effilochaient en tresses jaune
orangées en direction du levant entre deux trouées de ciel d’un bleu
intense.
Il se dirigea vers l’un des trois armuriers de la ville, avec l’intention
de confier ses Remington pour faire établir une vérification
minutieuse notamment de la hausse fixe de ses colts. Il avait constaté
ces derniers temps un éparpillement du tir. Mais la hausse d’un
Remington 1846 est fraisée dans la carcasse et parfaitement alignée
sur le châssis de l’arme. Autant dire qu’elle n’est pas conçue pour
être réglable. Muni d’un établi, d’une presse de serrage, il fallait un
doigté de spécialiste pour parfaire le réglage. Le défaut d’alignement
était souvent dû à une déformation infime du métal, les causes
pouvant être multiples. De plus il avait constaté une fine plaque de
poudre noire incrustée à l’intérieur des chambres du barillet. Il ne
parvenait pas à la dissoudre totalement. Il devait faire inspecter
également la cannelure des cylindres. Au fil des ans, ses armes
étaient devenues des outils multi-services. Elles servaient parfois
pour fixer un clou au fer qui menaçait de se faire la belle sous les
sabots de sa jument.
 
Il était en train de sonner sept heures au clocher de l’église. Jack était
seul dans la rue. Les premiers livreurs venaient d’accomplir leur
mission.
 
L’homme en noir traînait de coursive en coursive. À cette heure

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matinale, il se fichait bien du monde et de ses cohortes
d’emmerdeurs. Une seule image occupait ses pensées, bien au chaud
au fond de sa mémoire, sa petite sœur. Dans l’immédiat, il devait
faire rapatrier sa dépouille dans le grand cimetière de Dodge-city. Il y
avait cette image comme une lumière vacillante sous l’effet du vent
qui se lève, puis un champ de croix qui s’estompe avec le brouillard.
Une amorce de soleil clignotait au bout de la plaine. L’astre encore
froid hésitait pour donner le ton de la journée.
 
Sous l’ombre de son Stetson l’homme observait le lever du jour.
Toutes les lignes structurantes de ses pensées semblaient transiter
vers la même cible.
Une masse assez longue et osseuse recouverte par un épais manteau
brun s’offrait au jour balbutiant. De ses longs doigts, Jack palpait
cette forme désormais fragile et douloureuse. Elle était chaude.
Comme de la chair humaine.
 
 
Une jeune femme noire, sévère, maniait déjà le balai devant la
boutique de son maître. En lui souhaitant le bonjour, Jack s’écarta
d’un pas de côté pour ne pas la contrarier dans son ouvrage.
Au fond vers l’ouest, les montagnes s’élevaient sans contrainte
comme pour revendiquer leur inutile beauté, tandis qu’à l’est, un
fragment de disque vaporeux laminait avec peine le puissant rideau
d’ombre abandonné sur la plaine.
 
1 Shut up you fool, there’s a roomfull of stuff : ferme-la espèce de
fou, la salle est pleine de mauvaises choses, mon ami.

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Chap. 11 : Jesse James recherche de l’emploi

11
 
 
Jesse James recherche de l’emploi
 
 
C’est après avoir déserté les rangs du général Sterling Price que
Quantrill rentra chez lui à Blue Springs dans le Missouri pour former
sa propre armée, des hommes de basses besognes qui croyaient
beaucoup en lui mais surtout au pouvoir de l’argent.
 
William Clarke Quantrill, c’était son nom, fut le chef de la plus
féroce unité de combat durant la guerre de Sécession. Son aversion
pour la discipline militaire et son esprit d’indépendance lui firent vite
abandonner ses rêves de carrière pour accéder au grade d’officier
supérieur. Il quitta le corps de l’armée Sudiste pour continuer la lutte
sous forme de raids meurtriers avec une bande de renégats, ses
fidèles Bushwackers : des va-nu-pieds, des gueules cassées au cuir
rongé de lèpres grumeleuses, des corps détraqués par l’alcool,
bricolés, lacérés de coups de lames, des chancres du démon qui
virent tour à tour leur mère mourir de chagrin. Tout un monde
sournois et bagarreur dont l’environnement de la mort ne changeait
rien pour leur reniement au monde des vivants. Il comptait également
dans ses rangs des Indiens, des hommes noirs et des Mexicains
revanchards, des monstres collés au mal comme des sangsues. Ces
hommes alimentaient un projet unique, leur enrichissement

135
personnel.
Leurs comportements n’avaient rien de comparable à la cruauté telle
qu’elle peut se manifester chez les animaux sauvages. Pour certains
d’entre eux, il était difficile d’imaginer qu’ils fussent issus
d’entrailles humaines. Tous étaient mis au ban de la société,
notamment plusieurs dont les têtes mises à prix pour crimes de sang,
se comptaient par milliers de dollars. D’autres étaient recherchés par
les états-majors sudistes et nordistes pour insubordination et
désertion.
Tous se joignirent rapidement à une bande de partisans esclavagistes.
En peu de temps Quantrill s’imposa à eux comme chef d’une milice
et les emmena vers le nord, à Sin-A-Bar Township, comté de Jackson
dans l’État du Missouri.
 
Dès ce moment, le bruit des colts résonna dans le pays, ce fut le
début des atrocités du gang Quantrill.
 
*
 
Jesse et Frank James grandirent dans une famille confédérée. Leur
père, humble pasteur agriculteur et leur mère Zerelda élevèrent leurs
enfants dans l’amour du Sud. Ils virent toujours en eux, non pas des
hors-la-loi mais des combattants de la Confédération.
Quand débuta la guerre de Sécession, Frank, l’aîné, rejoignit la
bannière des Bushwackers amenée par William Clarke Quantrill. Le
10 août 1861, il participa à la bataille de Wilson’s Creek remportée
par les Sudistes. En permission chez ses parents, il se vanta tellement
de ce succès que des Unionistes décidèrent de venir l’arrêter à son
domicile. À cette occasion, les hommes à la gabardine bleue ne firent
pas de politesse, la ferme de la famille James fut saccagée. Jesse, son
jeune frère fut sauvagement molesté, ce qui le conduisit à rejoindre
sans tarder une bande de Bushwackers qui étaient stationnés non loin
de là dans le comté.
Le jeune James n’avait alors que quinze ans. Il cultivait déjà une
haine farouche envers les Yankees et au-delà de ça, une forme de
misanthropie sévère. De l’humeur coulait en permanence de son nez

136
comme un poison se déversant hors de son corps. Ses cheveux clairs,
poisseux, tombaient bas sur son dos.
Se présentant devant Quantrill pour la première fois, d’un revers de
manche, il essuya une morve juteuse au-dessous de sa narine droite et
une transpiration excessive qui suivait de longues ridules
cachectiques trop tôt apparues sur son visage.
Il tenait court les longes de sa monture qui se laissait tirer
laborieusement. Elle renâclait bruyamment.
— D’où viens-tu petit ? Tu m’as l’air bien jeune pour chevaucher
seul dans la plaine. Ton cheval est mal en point, tu vas finir par le
tuer si tu continues de le traiter ainsi. Un cavalier ne traite pas sa
monture comme tu le fais.
— De Little Dixie, à l’ouest du Missouri, répondit-il en fixant
l’homme d’un regard déterminé. Je me suis perdu, je vous cherche
depuis trois jours. Vous êtes bien les Bushwackers de William
Quantrill ?
— C’est exact petit et je suis William Clarke. Dis-moi mon garçon, le
bien-être de ton cheval t’importe si peu ? Donne-lui un peu de
longueur, il en a besoin. Tu vas voir, il va s’amadouer.
— Il est trop nerveux.
— Non, il est épuisé, c’est toi qui es nerveux. Quel est ton nom ?
— Jesse… Jessy James ! Dit-il en regardant sa monture.
Les mors du cheval étaient recouverts d’une mousse blanche.
— Jesse James… tiens, tiens. Content de te voir ici. Comment va ton
grand frère Franck ? Il n’a pas été assez prudent, il est sous les
barreaux à présent. Dommage, c’était une bonne recrue. Sais-tu que
je connais bien Little Dixie et que j’ai un peu connu ton père Robert
S. James avant sa mort en Californie lorsqu’il s’occupait d’une bande
de chercheurs d’or. J’ai également connu ta mère Zerelda lorsqu’elle
s’est remariée avec le Dr Reuben Samuel. Reuben est un vieil ami
aussi. Mais dis-moi, ils t’ont pas mal amoché nos amis Yankees.
C’est bien eux qui t’ont fait ça, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu as
contre eux pour qu’ils t’arrangent ainsi ?
— Ils sont venus chez nous, ils ont coffré mon frère et ils m’ont
cogné, ils ont torturé Reuben et ils ont à moitié détruit la ferme. Je
suis issu d’une famille de pionniers, je suis un bon Américain. Alors

137
donnez-moi ma chance, c’est mon tour maintenant de porter
l’humiliation dans le cœur de ces porcs !
— Oui, je sais qui tu es, je t’ai connu dans les bras de ta vieille
nourrice. Bon, je veux te prévenir dès à présent. La guerre est une
affaire sérieuse. Il faut savoir de quoi on parle lorsqu’on parle de
guerre. Et avant toute chose, il faut savoir qualifier l’ennemi pour le
combattre avec toute l’efficacité nécessaire. Ces porcs, comme tu dis
ne t’épargneront pas lorsqu’ils t’auront en joue.
Quantrill sourit en lui collant une tape amicale dans le dos.
— Ne sois pas inquiet, on va s’occuper de ton frère. Quant à toi, si tu
es fidèle à nos principes, ton jour de gloire viendra bientôt, ne
trépigne pas ainsi. Ici, on ne fait pas de caprice. T’es bien jeune mais
t’as l’air d’avoir du tempérament, alors sois le bienvenu dans notre
petite famille. Il faudra juste gagner tes galons sans tricher, si tu vois
ce que je veux dire.
— Vrai, vous m’acceptez parmi vous ?
— C’est comme je te l’ai dit mon jeune ami. Mais d’abord apprends
à soigner ta monture. Ici, sans elle tu n’es rien.
— Vous ne le regretterez pas !
— Pourquoi le regretterais-je ? T’as déjà connu une fille ?
— Non, mais en quoi ça vous regarde ?
— Je suis sensible à ton honnêteté. Je voulais te tester, c’est tout.
Bon, bien, on va commencer par ça. Tu vois cette fille là-bas, c’est
Belle Star, tu vas aller la voir et tu lui demanderas juste pardon. Mais
avant, écoute bien ce que j’ai à te dire.
— Juste pardon, pourquoi ?
— Oui, pardon, c’est tout. Et tu décongestionneras ton air de
méchant. Entre nous, c’est pas nécessaire de tirer une mine de cent
pieds de long comme ça, pour faire le malin. Détends-toi, il n’y a rien
à massacrer pour l’instant. Je t’ai vu arriver lorsque tu as traversé le
camp, t’as failli la renverser avec ton canasson. Tu vas donc aller
t’excuser auprès d’elle.
Jesse James, déstabilisé par la manœuvre de William ne répondit pas.
Il regarda son interlocuteur droit dans les yeux puis il se tourna vers
la fille sans le moindre sourire.
— Quel rapport avec la guérilla ?

138
— Un rapport plus subtil que tu peux l’imaginer.
— Ça, ça m’étonnerait !
— Dans notre petite communauté, il te faudra apprendre à écouter
l’expérience des aînés. Détends-toi Petit, détends-toi.
— J’ai pas que ça à faire !
— Alors si t’as pas que ça à faire, moi non plus !
Quantrill se racla la gorge, il cracha par terre et fit mine de
s’éloigner.
— Attendez, attendez, c’est pas ce que je voulais dire ! C’est mon
frère qui…
— Je sais ce que tu voulais dire. T’es en train de découvrir le sens de
l’honneur mais en ce moment tu as beaucoup d’orgueil, un peu trop
peut-être. Tu arrives à point nommé. Je fais plus cas d’une femme
que de ta petite personne, c’est bien ça qui te tracasse ? Quand tu
seras un homme, c’est-à-dire bientôt, tu auras l’occasion de
rencontrer des jeunes femmes de toutes origines et de tous milieux et
tu pourras considérer ensuite que rien de ce qui est humain ne te sera
étranger.
— Je sais déjà beaucoup de choses. J’ai été à l’école et je sais lire.
— C’est pas suffisant. Le lien qui lie les hommes de leur plein gré ou
de force, voilà ce qui m’intéresse, c’est pas ce qu’on t’inculque à
l’école. Mais ne me fais pas dire ce que je ne veux pas dire. C’est
bien d’aller à l’école, avant la guerre j’y professais. Aujourd’hui,
l’école ne sert plus à grand-chose.
— Je sais tout ça, bougonna Jesse.
— C’est ce que tu crois. Tu vois mon gars, l’accouplement entre les
culs-terreux et les grenouilles de bénitier créent chez leur progéniture
de la frustration, un bon paquet de bêtises et d’obstination. La
frustration par interdit culturel ou religieux produit par la suite une
violence mal canalisée et crois-moi, c’est pas la face la plus
intéressante pour un homme qui monte au combat ou qui pratique la
présence assidue des bordels. Par goût ou par nécessité, tu seras
confronté le temps venu à toute cette engeance. Les hommes
hypocrites et sournois, les écornifleurs de saloons, les filles qui font
commerce de leurs charmes avec de froides arrière-pensées. Les
amoureuses d’un soir. Quand tu rentreras dans la pétaudière t’auras

139
les mains moites et les sentiments contrariés. T’auras alors une idée
plus affûtée du monde qui t’entoure.
— Vous me parlez comme un professeur !
— Tu me fais honneur, mais je suis un professeur et je t’invite à
découvrir ce mystère qui émane des femmes en dehors du mariage.
Tu verras la lumière au fond de leurs yeux, une lumière vivante qui
irradie de violence lorsqu’elles sont quittées un peu brutalement ou
qu’elles ne sont pas bien respectées. C’est ça qui rend fou les
hommes, c’est ça qui engendre la violence. Méfie-toi du regard tantôt
de braise, tantôt de glace que posent les femmes sur les hommes…
Te laisse jamais étourdir, reste dans ta pensée et réfléchis vite.
— Où voulez-vous en venir ?
— Non, c’est toi sans me le dire qui veut aller quelque part, alors je
t’aide un peu. Tu me parais intelligent et très éveillé pour ton âge.
Mais t’es peu loquace sur le sujet des filles. T’as vraiment rien à dire
ou t’as peur d’avouer ton inculture ?
— Que voulez-vous que j’vous dise, bon sang ?
— Tu me fais marcher, là. Ton bazar entre les jambes, y’ te cause pas
des tracas ?
C’était la panne, Jesse James restait muet, tragiquement honteux. En
même temps, il ne souhaitait pas interrompre son interlocuteur. Pour
Jesse, le discours du leader était fondateur. Peu à peu, les arguments
de Quantrill s’installaient dans le cerveau du jeune Jessy, il lui
semblait entrevoir un monde différent et cette sensation était
puissante. Les paroles de Quantrill étaient d’une force telle qu’il
peinait à canaliser l’intimité de ses émotions. Étonnement, le visage
du jeune fauve virait au rouge. Ҫa bouillait sous son crâne. À présent,
toute honte avalée, il aurait pu supporter une horde de gaillards
moqueurs et les incendier d’insanités. Le puncheur en lui était
ragaillardi. Son trouble n’avait duré que le temps d’un pet de cheval.
— Alors comme ça, tu veux te battre contre les Yankees ?
— Y’a de ça, oui !
— Tu sais tirer ?
— Je travaille ma rapidité et ma précision depuis des années. J’me
débrouille pas trop mal.
— Bien, je vais te placer dans le groupe d’élite Purple sky. C’est un

140
nom de code. Tu auras chez eux une bonne formation. Tu crameras
pas moins de cinquante balles par jour. Tu seras sous les ordres des
frères Younger. Ils sont terribles, mais ils n’aiment pas les gosses
avec des boutons plein le front. Je ne sais pas comment ils vont
t’accueillir, ça dépendra beaucoup de toi, si tu ne fais pas trop de
caprices. Ҫa t’ira comme ça ?
— Ça me va, je veux juste bouffer du Yankee et ouvrir la cage de
mon frère. Pour le reste, nous verrons au cas par cas !
— Tu seras comblé au-delà de tes espérances. La guerre, le vin,
l’argent, le tabac, les femmes, le plaisir, l’or, les affaires, les
dollars… quand tu mettras le feu à la plaine, tu te serviras. Et surtout,
tu n’oublieras jamais de rester fidèle à nos principes : tu seras un
Bushwacker tant que je le déciderai !
— C’est moi qui déciderai de ça, pas vous !
— Ton impertinence me plaît bien !
— C’est ma nature, j’y peux rien.
— Allez, va petit taureau !
— Je me fiche bien de savoir pour qui vous me prenez, mais je sais
une chose, bientôt vous serez fier de moi !
— Je demande qu’à te croire.
— La fille là-bas, la Belle Star, qu’est-ce qu’elle fiche ici ? Pourquoi
voulez-vous que j’aille lui parler ?
— T’as déjà parlé amicalement avec une femme, à part ta mère ?
J’en suis pas sûr. Tu sais ? Une femme c’est comme un homme, mais
en femme… Belle Star, faut être gentil avec elle. Elle nous renseigne
sur les positions de l’ennemi. Elle nous ouvre les portes des saloons.
Si tu vas lui dire bonjour, elle t’accueillera comme un prince. Elle
porte des bons parfums comme tu peux même pas imaginer, tu
verras.
— Elle fait la guerre ?
— Bien sûr qu’elle fait la guerre. Elle est même très douée pour ça et
pas que pour ça. Mais ne fais pas cette mine, nom d’un chien. Elle
pourrait être aussi maternelle que ta mère, si ta tête lui revient. Avec
le sourire, n’oublie pas, avec le sourire.
— …
Jesse James cherchait à exprimer un sentiment plus impétueux que la

141
colère. Mais Jesse était avare de mots et les expressions qui défilaient
sur son visage en disaient parfois long. Le jeune homme était encore
dévoré par une vanité maladive. Il comprenait les choses sans pour
autant vouloir les admettre. Rien ne pouvait le corrompre, si ce
n’était un dégoût des Yankees.
— Pour l’heure commence par aller faire boire ton cheval, il est
déshydraté, là. Et je ne supporte pas les cavaliers qui brutalisent leur
monture. C’est la dernière fois que j’te l’dis.
— Sinon ?
— Sinon quoi ?
 
 
 
*
 
Frank James s’évada peu de temps après son arrestation. En
traversant Kansas City, la devanture d’un cellier attira son attention.
Il arrêta sa monture, entra dans le magasin, tira deux coups de feu
avec un vieux colt de l’armée récupéré sur le lieu de son évasion et
ressortit avec une selle en cuir flambant neuve. La précédente lui
avait torturé les fesses durant soixante miles. La rue était quasi
déserte. Un malheureux qui passait par là fut alerté par les coups de
feu, il pointa une arme vers lui. Frank James tira le premier.
— Je vous prie de m’excuser, cher Monsieur, mais le moment n’était
pas propice aux présentations. Il se trouve que je suis assez pressé,
voyez-vous !
Frank scella son cheval en serrant sommairement la sangle sans
prendre le temps de l’ajuster. Il l’enfourcha, donna un ordre bref. Sa
monture se mit à galoper d’une foulée longue, en quelques secondes
il fut hors de la ville.
 
Expérimenté aux techniques de guérilla, Quantrill effectua une série
de raids entre le Kansas et le Missouri, volant tout ce qui possédait de
la valeur en abattant systématiquement les hommes qui se mettaient
sur son chemin. Il monta de nombreuses opérations punitives en
passant par Abilène, Atlanta, Cimarron, Kansas city et Lawrence

142
entre autres.
 
*
 
Thomas Ewing, ancien commandant des forces de l’Union au Kansas
était déterminé à faire cesser les raids du gang dans le pays.
Manquant de peu William Quantrill et Bloody Bill à Kansas City,
c’est sur un tour de force qu’il fit arrêter les épouses et les sœurs de
plusieurs hommes de la bande, lesquelles étaient soupçonnées de les
aider et de les approvisionner. Mais le toit du bâtiment où elles furent
détenues par la suite s’effondra, faisant plusieurs victimes parmi les
femmes, ce qui occasionna des répercussions terribles.
En guise de représailles après ce drame, Quantrill et sa bande
signèrent le massacre de Lawrence, l’une des plus effroyables tueries
envers des civils durant cette foutue guerre. Pendant l’opération il
était accompagné de Jesse et Franck James, les frères Younger, et une
armada de quelque cent cinquante mercenaires.
Les Bushwackers pénétrèrent dans la ville au bénéfice de la nuit,
surprenant les habitants dans leur sommeil. Les guérilleros forcèrent
l’entrée des maisons. Ils assassinèrent hommes, femmes et enfants,
pillant les demeures avant d’incendier les bâtiments publics et les
habitations. Les supplications des épouses ou des mères eurent pour
seul effet d’exciter la horde avide de châtiment, tel un nid de guêpes
meurtrières. Les massacres durèrent jusqu’en milieu de matinée. Les
trois quarts de la ville étaient ravagés par les flammes. L’incendie
était visible à des dizaines de miles dans la prairie. Les banques, les
armureries et les commerces de bouche furent bien entendu
dévalisés. Avant de se fondre dans la nature, Quantrill et sa horde ne
laissèrent aucune chance de survie aux habitants.
 
Traquée au Kansas et au Missouri, sa bande se réfugia durant un
temps au Texas où elle mit la petite ville de Sherman à feu et à sang.
Le Texas était pourtant esclavagiste mais cela n’a pas arrêté Quantrill
qui, porté par une popularité exceptionnelle, ne connaîtra désormais
plus de limites. Il voulait remonter vers le Nord et regrouper ses
forces armées entre les Smoky hills et la Platte dans le secteur de

143
Wichita. Son plan était simple. Il consistait à fortifier la frontière
naturelle entre les rives du Missouri au nord et du Mississippi au sud
contre les coups de boutoir des fédérés. Les Bushwackers avaient
pour habitude d’attaquer la nuit.
 
Jesse James s’était largement adjoint les recommandations de
Quantrill. Il avait vu les filles à l’œuvre pour les intérêts des deux
camps. Elles servaient souvent d’agents aux troupes confédérées ou
nordistes en indiquant les positions ennemies. Certaines d’entre elles
se jetaient dans la guerre comme dans les bras d’un homme. Jesse
apprenait vite. Il avait fait une analyse minutieuse de l’arme
imparable que pouvait représenter l’espionnage. Il croisa Isabella
Marie Boyd « Belle Boyd », célèbre espionne confédérée durant la
guerre. Il en devint amoureux. Ils étaient très jeunes tous les deux,
mais elle ne souhaitait pas répondre à ses avances le trouvant trop
immature et ingérable dans les saloons. Il est vrai que dès qu’il y
avait un esclandre au bar, Jesse ne se trouvait jamais très éloigné.
Loin de lui en tenir rigueur, ils restèrent très proches tous les deux. Il
admirait en elle son professionnalisme. Jesse James nourrissait une
soif inassouvie pour apprendre l’art de la guérilla. En outre, il avait
vite appris à être charmant avec les femmes.
 
Sur les rives du Missouri, des berges de glace commençaient à se
former à cause de la lenteur du courant sur la rivière. Les frimas de
l’hiver se pointaient de plus en plus fréquemment le matin.
— Allez chercher les chevaux dès que vous serez dégelés. On lève le
camp, on remballe. Il faut déguerpir, rápido. Ce matin à l’aube on a
aperçu une tunique bleue traînailler là-haut sur la colline. À l’heure
qu’il est, elle a dû lancer l’alerte. L’ordre claqua dans la bouche de
Quantrill comme une sentence.
— Pour l’instant on ne risque rien, je suis allé jeter un coup d’œil,
pas de mouvement de troupe à l’horizon.
— Bon, dans une demi-heure, tous en selle. Le groupe Purple sky à
l’ouest, les autres vers le nord avec moi. On va les faire tourner en
bourriques, ces putains de Yankees. Ils ne prendront pas le risque de
se séparer. Rendez-vous demain soir à Junction Point sur la piste du

144
lac Devils.
William Clarke se figea un instant. Son regard se perdit dans le
vague.
— Que se passe-t-il à Dodge, bon sang ? On y a envoyé des types, ils
ne sont jamais revenus. Y’a là-bas un vieux fou qui croit avoir de
bonnes raisons de m’en vouloir… Un ancien chasseur de prime. Je
sais depuis longtemps qu’il alimente un contentieux avec moi. C’est
tout de même pas lui, j’y crois pas…
— Méfie-toi des querelles anciennes. Elles renferment souvent des
ressentiments et des hostilités dont l’auteur se nourrit jusqu’à
épuisement ou jusqu’à la vengeance. Ҫa peut devenir passionnel une
obsession, tu vois ? Ton ancien chasseur de prime ne s’est-il pas
signé un mandat professionnel ou un droit criminel contre toi ?
Demanda Bloody Bill.
— Si c’est celui auquel je pense, c’est pas possible, il est en train de
mourir.
— Tu l’as pas encore vu mort ?
— Non.
— Alors ?
William ressentait depuis l’aube une légère migraine. Le sang affluait
dans ses tempes, cette gêne lui procurait une sensation de fièvre.
Durant le bref échange avec son lieutenant, il identifia une fébrilité
fugace parcourant tout son être. Ҫa n’échappa pas à Bloody Bill.
— Tu ferais mieux de parler de ce qui te tracasse, dit-il simplement.
— C’est rien, juste une ancienne histoire de famille qui n’a rien à
voir avec nos préoccupations.
— C’est ce que tu crois, ce n’est peut-être pas la vérité. Les histoires
de famille cachent bien souvent les pires crimes. Ce sont des théâtres
de rancœurs extrêmes !
— C’est un très bon tireur, le meilleur que j’ai connu dans ce foutu
pays, c’est un tueur, murmura Quantrill en conclusion.
À ces mots, il s’enferma dans un silence habité.
Il songeait : Enivrant pays, vaste et monotone, je suis en train de te
perdre. Après cette guerre, rien ne sera plus jamais comme avant.
Les hommes d’honneur disparaissent dans le flot sans cesse
renouvelé de la corruption. Lorsque les armes se tairont, ce qui se

145
passera alors sera bien pire.
Il mit sa main en visière sur son front, scruta la colline au loin et dit
simplement :
— Allez, il faut y aller maintenant !

146
Chap. 12 : Sur les rives du Missouri

12
 
Sur les rives du Missouri
 
 
 
Trois mois plus tard sur les rives Est du Missouri, entre Omaha,
Kansas City et Saint-Louis :
Les artilleurs du lieutenant colonel James Totten étaient en place le
long de la rivière depuis plus d’une semaine. Ils pilonnaient avec une
détermination de tous les diables les positions des Confédérés. Un
régiment d’Indiens unionistes avait été formé pour prêter main forte
aux batteries mobiles de James Totten. Composé d’archers Creeks et
Séminoles, les Indiens faisaient pleuvoir toutes les minutes des
gerbes de flèches incendiaires sur les premières lignes de leurs
rivaux. Cette avalanche de feu tombée des nuées pouvait durer
pendant de très longues séquences. En face, les vagues d’assauts
étaient annihilées pendant que les gamins rôtissaient comme des
poulets. Certains d’entre eux injuriaient Dieu, le traitant de fils de
pute.
Les archers indiens, dans un apanage d’attributs guerriers avançaient
tels des rois vainqueurs des étoiles et du monde visible. Il y avait en
eux un appétit féroce, prédateur. Une colonne de flammes et de
fumée, puis le vent se leva.
 
Que de longs jours passés avec la mort qui rôdait au bout du fusil ou

147
de la flèche incendiaire. Que des puits de veille et de sommeil plein
de « Je vous salue Marie ». Innombrables étaient les croix de bois
plantées sur le bord des chemins comme des épouvantails mal fichus.
La nuit accouchait de nitescences lugubres juste avant l’aube.
Chaque matin, dans ses langes froids, elle portait le deuil de ceux qui
étaient tombés du mauvais côté. Au petit jour, les braseros crépitaient
déjà. Des échardes de braises ornementaient l’air vif au gré des vents
solaires. L’activité était permanente sur les deux rives et loin dans les
terres. Les lignes d’affrontement s’étiraient sur de grandes distances.
Chaque matin, John pensait à ce qu’il avait pu advenir de ses
compagnons de la veille. Ceux qui s’étaient réfugiés dans les herbes
hautes ou derrière les rochers, ceux qui étaient restés à côté du canon,
ceux qui, trop éloignés du campement, avec la gorge en feu,
s’aventuraient pour aller boire dans les flaques d’eau saumâtre, ceux
qui espéraient trouver un abri sous les flancs d’un cheval mort. John
ne les cherchait plus, il dut en conclure qu’ils étaient tous perdus ou
damnés pour l’éternité après une nouvelle nuit durant laquelle, dans
les corps et sous les plaies, rongeaient inlassablement les engelures
en creusant les chairs jusqu’à l’os. Beaucoup plus haut dans les airs,
un inlassable ballet de milans du Mississippi qui n’avaient pas suivi
la migration dessinait des cercles concentriques, cherchant
inlassablement des îlots de terre sanctuarisés où la bêtise humaine ne
se consumait pas encore.
 
Je suis maintenant un soldat. Les gens de la ville croient qu’en bon
Yankee, il est romantique de se battre pour la bannière américaine.
Ils nomment cet acte cruel, un idéal, une cause. Ils ne connaissent
pas le prix à payer pour rester en vie. C’est une somme considérable
dont il faut s’acquitter au quotidien, chaque jour qui se lève voit
ressurgir les mêmes drames, les mêmes souffrances, les mêmes
hurlements, la même terreur. De même qu’il faut trouver à manger, il
faut trouver un coin pour se cacher en attendant la prochaine nuit et
même pisser derrière un buisson exige qu’on tienne son revolver prêt
à vomir sa grenaille. Je n’ai plus d’avis tranché sur cette guerre, je
la subis. Il me semble pourtant que chacun a le droit d’aimer sa terre
à sa manière, sans pour autant s’infliger une telle boucherie. Je reste

148
là, à m’escrimer pour fumer un tabac humide et durant un temps
indéterminé, certainement très long, à penser à ce que fut mon
existence jusqu’à ce jour. Un adjectif semble la résumer
parfaitement, inutile. Père n’avait aucune obligation de venir vivre
dans le Midwest profond, sa décision semblait à priori injustifiée et
pourtant, mu par un sentiment secret, il a réalisé son vœu. Je dois me
battre pour prolonger son œuvre et sa détermination. J’aurai peut-
être à la fin, un sentiment d’accomplissement et ma réponse à une
question existentielle : qui suis-je en réalité, qui suis-je vraiment ?
Une simple extension du bras et de la volonté de mon père ou bien
une entité indépendante, maître de son destin ?Je m’interdis toute
contestation hasardeuse. Il est vain de mentir. Alors, quelle est
l’issue de mon questionnement ? Je n’en ai pas la moindre idée.
 
À chaque moment de la journée John pensait à Alannah. Il parvenait
parfois à lui envoyer quelques courriers. Mais l’acheminement des
lettres était long quand le service fonctionnait. L’administration
postale ne marchait pas mieux dans l’autre sens. Les lignes
télégraphiques étaient systématiquement sabotées par les rebelles.
Les services d’acheminement de la Butterfield Overland Mail qui
succédèrent au Pony Express avant la guerre étaient mis en difficulté
par les attaques incessantes des Bushwackers ou de quelques Indiens
à la solde des Confédérés.
Lorsque John pénétrait sous la tente du quartier des officiers pour y
relever sa correspondance, c’était toujours avec la boule au ventre.
Son esprit s’ancrait dans une réalité fantasmée, trop souvent déçue et
ruineuse. Les portes de l’espoir se refermaient, meurtrissant en lui
une certaine idée de l’apaisement. Ces lettres qui devaient lui
parvenir et le réconforter durant les moments de cafards trop noirs et
les heures trop longues arrivaient rarement à destination.
Les chaînes de correspondance étaient de fait rompues et mettaient
souvent des semaines à se réorganiser. John ouvrait alors les vieilles
dépêches gardées au chaud pour un ultime recyclage et entamait,
dépité, une énième lecture. Les soldats utilisaient le papier en
l’appliquant à même le corps, sur la poitrine et sur le dos ou en
l’enrobant sous les bas de lin pour se prémunir du froid. Le soir, ils

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bourraient les bottes de papier journal pour absorber l’humidité.
 
La propagande n’avait plus assez de place pour se répandre dans les
colonnes des journaux. Ce conflit s’accompagnait d’une guerre des
mots par déclarations interposées. L’hebdomadaire abolitionniste The
North Star attisait les dissensions en publiant des articles éloquents
avec le concours des voix de certains cols blancs et le témoignage
d’anciens esclaves qui galvanisaient le public nordiste.
Le New York Tribune donnait une description assez colorée de ce
qu’il considérait être les Border Ruffians et les paysans du Sud :
Ce sont des gens singuliers qui rappellent vaguement des êtres
humains, mais qui sont plus apparentés à des bêtes sauvages. Un
vieux chapeau en paille entaché de graisse et de souillures, un
pantalon délavé en velours côtelé, une ceinture en cuir élimée et une
paire de bottes boueuses constituent leur meilleur habillement. Ils ne
se rasent jamais ni ne se coupent les cheveux. Leur occupation
majeure consiste à flâner autour des débits de boissons, à cracher du
jus de tabac, à jouer aux cartes et au couteau Bowie. Ils passent leur
vie à boire et à perturber les gens honnêtes. Ils méprisent l’école, les
églises, la presse. En résumé, ils excellent en ignorance et se
complaisent dans la crasse. Nous ne donnerons jamais aucun
recours à la parole pour de tels individus.
 
C’était la guerre des mots, la propagande. Dans cet exercice, les deux
camps ne manquaient pas de ressources.
 
John Mc Bee avait appris à mettre de la distance entre tout ce qui
était écrit, ce qu’on disait et la réalité des faits.
Selon lui, politiquement, personne ne sortirait gagnant de ce désastre.
Économiquement, le Sud était vaincu, ruiné. Socialement, une
expression généralisée de haine parcourait le pays et au final le
peuple américain en gardera longtemps une meurtrissure tenace. Du
Nord au Sud, cette guerre durera selon les destins des hommes, une
journée, une semaine, un mois, une saison, une année ou l’éternité.
 
Ce matin-là, John dut se munir d’une pelle et creuser, un peu à l’écart

150
du campement, à côté d’un feu déserté réduit à l’état de cendres à
peine fumantes. Un grenadier n’avait pas survécu à la nuit. John se
frotta les mains cuisantes d’engelures. Il ôta ses gants et se massa les
doigts pour faire circuler le sang. Il besogna, seul, sans un mot,
machinalement. Il creusa sans se poser de question. A deux ou trois
reprises il cogna maladroitement ses ongles sur le manche et ressentit
à chaque fois la morsure terrible au bout de ses doigts et la douleur
qui remontait comme un serpent se mouvant sous la peau depuis la
paume de la main jusqu’à son avant-bras. La lumière diaphane du
jour se mêlait encore aux ténèbres. John sentait juste le vent glacial
éperonner son dos et sa nuque ruisselants après l’effort fourni.
Le jeune homme croyait entendre sa mère chuchoter, il ne
comprenait pas ce qu’elle disait. Fallait il qu’il creuse encore plus
profondément ? Était ce ce que tentait de lui dire sa mère peut-être,
dans un autre monde ? Ou bien était ce une bête qui rôdait ou
simplement le vent qui gémissait ?
Non, il s’agissait d’un soldat à quelques mètres de lui, en train
d’inhaler ses dernières inspirations. Derrière un regard de fou,
l’homme était conscient. Son souffle était pauvre, inaudible. Ses
lèvres tremblaient. Le corps déposé comme un étron était disloqué
dans une posture insensée. Impavide et muet, sa vie restait suspendue
dans l’épouvantable attente de l’ultime seconde.
La miséricorde avait abandonné le supplicié.
 
Lorsqu’on est tranquille une heure ou deux, c’est louche. Cette
impression me met mal à l’aise. La plupart du temps, c’est lorsque
les convois de ravitaillement arrivent. Il y a les vivres d’abord puis
viennent les munitions. Souvent on se fait attaquer à ce moment-là.
C’est terrible. L’ennemi incendie les chariots et tout ça se termine
par un feu d’artifice d’enfer, dans la lueur terne du petit matin ou
bien juste après le crépuscule, lorsque les corps recherchent un peu
de repos. Malin qui peut anticiper le moment où l’adversaire va
surgir.
 
Le terrain d’action de John Mc Bee couvrait trois cent cinquante
miles. Il se situait entre Jerfferson City dans le Missouri et Little

151
Rock en Arkansas. Quand une offensive Yankee était prévue pour
dégager une voie, un pont ou la prise d’un casernement de campagne,
il partait quelques jours avant, afin d’étudier la situation et la
puissance de feu des forces opposées. Il devait cartographier
mentalement le site. Après quoi, il rédigeait un rapport circonstancié
à l’attention de son état-major.
Durant les missions d’infiltration sur zone, s’imposaient à lui les
visages des belligérants, de tous les fantassins qui se préparaient aux
assauts journaliers. Il lisait la détresse au fond des regards, la saleté et
la crasse qui souillaient les uniformes, les combattants qui n’avaient
pas le temps ou les moyens de procéder au moindre toilettage. Au
cours de ses nombreuses missions, il avait côtoyé le scorbut, la gale,
le typhus, la gangrène qui dévoraient ces corps trop jeunes pour être
brisés. Il escortait souvent les ambulanciers en retrait du front des
combats, vers les hôpitaux en rase campagne.
Les conditions de vie étaient effroyables et ça pouvait durer des jours
ainsi, jusqu’à ce qu’une balle égarée mette fin au martyr des
malheureux. La chorégraphie des batailles était inouïe. Dans le
monde réel, rien n’avait d’équivalent. L’interminable plainte des
blessés résonnait la nuit, le jour, sans répit.
John consignait tout sur un petit carnet usé jusqu’à la corde. Il voulait
témoigner de cette guerre atroce, du peu de cas accordé à la vie
humaine. Des ordres impitoyables, des manœuvres impossibles. Des
charniers dont les loups, la nuit se repaissaient. Des Indiens et des
nègres traités comme des cibles sur lesquelles, avec une volonté
perverse, des jeunes soldats victimes d’une cruauté bestiale et sans
aucun motif rationnel faisaient des cartons.
Il n’y avait pas que les affrontements en rase campagne, il y avait
également des combats de rue dans les villes pour prendre les stocks
d’armes planqués dans les granges et les hangars. Les Indiens,
moyennant quelques dimes étaient envoyés pour débusquer les
francs-tireurs.  John avait été intégré parfois dans ces actions
préventives comme tireur d’élite. Son arme était d’une précision
diabolique, c’était le Long Rifle du Kentucky. Le début des fusils à
canons rayés favorisait le tir à distance, le corps d’élite des snipers
était opérationnel dans ce conflit.

152
 
Un soir, les larmes aux yeux, John relit les dernières pages qu’il avait
écrites quatre ou cinq jours auparavant.
 
Une nouvelle pluie de plombs s’abat sur nous. En levant les yeux, je
tourne la tête vers Arthur, un de mes compagnons de chambrée.
Arthur vient d’Angleterre. Il a fui la monarchie impérialiste. Il a
choisi de se faire enrôler dans les forces légalistes Yankees. Il croit
en l’avenir de ce pays. Il rêve de s’installer sur cette terre et de
prospérer. Il pense qu’Abraham Lincoln fera un bon président.
Je lui ai parlé et il ne m’a pas répondu. Arthur est à genoux dans
l’herbe. Bien, il s’est assoupi, son grand fusil chargé, pointé vers le
sol comme on nous l’a appris. Je l’ai juste prévenu : mets-toi à
l’abri, ne bouge plus. Il me semble que c’est ce qu’il a fait.
Mais Arthur dort, il est épuisé. Je m’efforce de ne pas regarder sa
tête. Ҫa me fait peur. Cependant je devine son visage qui pend sur sa
poitrine. Je sens que je suis en présence d’une chose effroyable. Je
n’ai plus conscience de l’endroit où nous sommes, ni des balles. Je
pense seulement que ce n’est pas normal la tête d’Arthur comme ça.
Je ne pense pas qu’Arthur soit mort. Pas tout de suite. Je le
soulève. Bon sang, sa tête pend toujours. Il y a d’autres rafales. Je
suis parfaitement calme. Je me dis enfin : d’accord, Arthur est mort,
c’est fini, c’est réglé pour lui. Très bien Arthur est mort. C’est
terminé. Mais non, je me dis, c’est pas possible : arrête Arthur,
arrête de jouer avec moi. T’es pas drôle tu sais ?
Non, décidément il a le crâne trop déformé et trop bleu pour être en
bonne santé. On peut pas vivre avec un crâne comme ça.
Jusqu’à ce que des ordres hurlent dans ma tête. J’entends à l’avant :
demi-tour tous ! Vite faites demi-tour! Dépêchez vous ! Je relaye les
ordres en gueulant, comme un perroquet, mais Arthur ne peut pas
entendre. Arthur n’entend plus rien. Il m’a abandonné. Je suis seul
sous le feu de la mitraille.
Pourquoi Arthur, pourquoi ne me parles tu pas ? J’en peux plus
Arthur, j’ai le cœur au bord des lèvres. Ҫa va vraiment pas, tu sais ?
Qu’est-ce qu’il se passe là, dis le moi Arthur ! T’es en train de me
rendre cinglé, là, tu vois pas  ?

153
Arthur pouvait bien arborer un trou rouge d’un centimètre de
diamètre, un trou vermillon parfaitement ébauché à la racine de ses
longs cheveux roux sur sa tempe droite tout proche de l’oreille, John
ne le distinguait pas, il ne voyait rien. John restait confondu dans le
déni. Il avait la voix désaccordée. Sur le visage d’Arthur, le jeune
soldat n’avait rien d’autre à contempler que le masque de la mort. À
cet instant, dans un effort visiblement éprouvant il la refusait, quand
bien même la nausée rôdait dans ses entrailles.
Au bout de quelques longues minutes, je finis enfin par confier à mi-
voix  : mon pauvre compagnon, mon ami, aujourd’hui la mort t’a
choisi ! Pourquoi toi, qu’est-ce que t’as fait ?
Je vois désormais l’Amérique entière dans ce petit trou rouge
vermillon sur la tempe d’Arthur. Je vois juste son rêve inabouti. Sa
main droite est crispée sur le canon de son fusil comme pour
témoigner d’une volonté farouche de liberté.
La partie est terminée mon ami. Game is over.
 
John aurait pu écrire sur son carnet que tout cela n’était qu’un détail
de l’histoire, que tout cela n’était que folie mais son respect pour la
vie humaine l’eût vite empêché de commettre un tel blasphème. Il se
sentait un peu seul peut-être mais du bon côté de l’humanité. Il
contemplait les eaux du Missouri, au sud de Saint-Louis. La rivière
qui charriait de grandes quantités de limon et de sable abandonnait
derrière elle de longues traînées rougies par le sang des hommes. Le
cadavre d’un cheval, celui d’un soldat glissaient parfois sur l’onde
équanime. Ils prenaient tranquillement le chemin du delta, vers le
grand océan.
 
L’assaillant se déplace toujours en meute, une meute hurlante de
peur et de menaces. C’est la stratégie de l’assaut. Elle ne se décline
pas en trente-six mille manœuvres. Elle est sommaire, elle est
archaïque mais elle est spectaculaire. Un pauvre type en costard de
militaire mord la poussière, un point c’est tout. Après le repli, on
laisse les douilles sur place, c’est la règle. L’idée est
d’impressionner, de montrer sa force et sa puissance. La prochaine
pluie fera un nettoyage succinct du carnage. C’est la vie. Les morts

154
et les blessés sont transportés sur des civières souillées de sang et de
fluides humains encore chauds du précédent convoi, c’est la guerre.
Les blessés auront beau appeler leur mère ou la Vierge Marie, le
créateur et le maître de toutes choses restera sourd face à la
souffrance de sa création. Tandis que l’eau saumâtre des puits finira
de croupir sous l’amoncellement des corps amputés qu’on n’a pas eu
le temps d’évacuer. C’est la réalité.
 
Les souvenirs revenaient par vagues incessantes de Dodge City,
d’Alannah, de la ferme. John ne parvenait à s’en défaire, il fallait
bien préserver l’espoir si la vie avait encore un sens. C’était bien
comme ça, le souvenir et l’espoir. C’était nécessaire. Combien de
temps tout cela allait-il durer ? Il n’en avait pas la moindre idée. Les
jours succédaient aux nuits.
Il ne restait juste qu’à descendre des carafes de whisky et de café
durant les pauses pour tenir ce que plus rien ne retenait. Et fumer…
oui, il était agréable de fumer. Était ce une bonne idée ? Qui aurait pu
prétendre le contraire ?
Quand tout semblait fini, tout était à refaire… Il n’y avait plus grand-
chose à accrocher à la patère des convictions, mis à part peut-être un
putain de bonnet d’âne que les hommes se partageront pour la
postérité. La douleur et la peur en étaient les émanations concrètes.
 
Durant cette époque terrible, la vie est suspendue à rien.
On passe des jours à trembler, à ne rien faire ou n’importe quoi. À
tourner en rond en attente des nouvelles du front. On ne sait plus
vraiment ce qui se trame, qui gagne, qui perd ? Les informations
sont trompeuses. La propagande tapageuse. En temps de guerre on
s’adapte à tout, on fait avec. On attend, la peur au ventre de monter
au front avec l’énergie du désespoir. Chacun attend son tour, son
jour de gloire, son jour de mort. En temps de guerre, plus rien ne
compte sauf Dieu peut-être, dressé comme rempart ultime contre la
violence aveugle des hommes. On y croit faute de mieux. Et ceux qui
n’y ont jamais cru, tombent à genoux en soupirant un  : -Mon Dieu
– pitoyable, transpercés par une balle en pleine poitrine.
Dehors et sur les routes du pays le milicien fait la loi, il aime ça, il

155
est craint. La pénurie des matières premières donne des idées aux
mauvais garçons. Ceux qui ne se battent pas, deviennent des lâches,
ceux qui tuent sont élevés au rang de héros. A-t-on seulement le droit
de ne pas tuer ? Mais lorsque le conflit sera terminé, lorsqu’il n’y
aura plus de combat à livrer, que fera l’homme à ce moment-là  ?
Préparera-t-il une guerre plus cruelle encore juste pour entendre le
cri de la peine et celui de la honte ? Le cri du fou, celui de l’agonie
et de la terreur qui nous éreinte.
 
Soudain les réflexions épistolaires de John furent interrompues par
une pluie fine mêlée de flocons de neige qui tombaient
harmonieusement dans un silence presque parfait. Johnny referma
son calepin. On parvenait à entendre au loin l’écoulement tranquille
du Missouri dans son lit de sable et de galets. La rivière charriait sa
propre histoire. Elle filait mollement vers le golfe du Mexique après
s’être jetée un peu plus bas dans le Mississippi.
La piste fut vite trempée. La neige fondue baignait la plaine et les
collines alentour dans un arasement luisant sous un ciel gris comme
les bardeaux des vieilles fermes de Louisiane. C’était la fin de
l’hiver, déjà les prémices du printemps. Un peu moins de trois mois
s’étaient écoulés depuis l’enrôlement de John dans les forces
légalistes.
 
Une lumière blanche l’aveuglait, il cligna des yeux, il entendit le
grondement d’un chariot, des voix dans le lointain.
Il attendit et écouta, la guerre était devant lui, écœurante. Au bout
d’un moment cela lui revint, des soldats vêtus de bleu, d’autres de
gris, le son aigu du métal contre le métal, la déflagration du coup de
canon, le sifflement des balles, le crépitement d’un feu, le cri atroce
des mourants, le sang visqueux, le tintement bref d’une cloche dans
sa mémoire, avec un son feutré et lointain, celui de l’église nouvelle
à Dodge City. Enfin et pour couvrir ce maelstrom de bruits et de
chaos, la voix douce de sa mère et le délicieux visage d’Alannah.
 
En fermant les paupières, je crois être à la ferme, au milieu des
chevaux et de tous mes êtres chers. Cette vision fugace me torture à

156
tous les coups. Je selle la jument d’Alannah, elle finit de graisser
mes bottes, nous partons pour la ville…
 
Ses pensées revenaient tantôt vers Alannah jusqu’à la souffrance,
puis vers le visage pâle de sa mère, un visage marqué par la bonté.
Il détacha une flasque de sa ceinture, but une goulée de whisky et
rentra au pas de sa monture vers le quartier des officiers. Il n’osait
pas lâcher le cri de colère qui restera pour toujours coincé au fond de
sa gorge comme un hameçon brûlant. Il pensait qu’il était bien seul.
Ce soir-là, assis sur son lit, il écrivit la chose suivante :
Arthur, tu me hantes. Pourrais je croire aux fantômes désormais ?
Non, mais ils me font peur. Alors autant ne pas y croire. Pardon mon
ami, mais je suis sûr que tu me comprends, parce que tu sais, parce
qu’à présent tu as percé le mystère…
 
***
 
Le lendemain matin au lever des couleurs, une voix s’éleva à
quelques pas de lui. Il porta son regard dans la direction identifiée :
— John Mc Bee, ça par exemple !
— Pasteur Edward Hale, vous ici !
— John Mc Bee, mon ami. LE John Mc Bee du Kansas. Tu as réussi
à sauver ta peau. Dis donc, mais t’es pas bien épais. Ils ne t’ont pas
très bien traité apparemment. Il va falloir remplumer tout ça.
— Comment allez-vous mon révérend ?
— Hé bien comme tu vois, le Seigneur s’est occupé de moi durant
tout ce temps. Je suis arrivé au camp hier soir avec le ravitaillement.
Il y a trop à faire ici, je viens seconder le pasteur John Campbell. La
fraternité nous garde les uns les autres. Nous sommes ainsi tous unis
dans la foi et notre mission n’en est que mieux récompensée.
— Vous allez monter une congrégation ?
— Tout de même pas, mais chacun a sa place ici. Personne n’est de
trop pour ce que j’en sais.
— Toujours le flingue à la ceinture à ce que je vois. Avez-vous eu
l’occasion de faire quelques cartons ?
— Non, toujours pas. Mais j’aurais du mal à m’en passer à présent

157
vu la vie dangereuse que le Créateur m’a attribué…
— Vous avez raison, il vous va comme une seconde peau.
Félicitations. Pensez à le graisser de temps en temps.
— Alors John, toujours en mission spéciale ?
— Vous connaissez le chant de la carpe, mon révérend ?
— Bien… bien ! Je dois me rendre au mess, retrouve moi là-bas. Je
dois voir le capitaine, ça ne sera pas long. Je serai disponible dans
une heure environ. On aura des choses à se raconter tous les deux,
pas vrai ? Ils ont un whisky pas trop moche ici, du moins c’est ce
qu’il m’a semblé hier soir, le temps d’y tremper mes lèvres.
— Toujours autant de goût pour les privilèges que mère Nature met à
notre table, mon révérend.
En observant les mimiques du révérend, John vit pour la première
fois une chose étrange sur son visage. Le ministre du Seigneur était
affublé d’un œil de verre.
Ensemble, ils observaient le paysage fumant des combats de la veille.
L’air était chargé. Une odeur de brûlé et de viande grillée envahissait
leurs narines. Des soldats étaient occupés à nettoyer les terres
souillées par les atrocités commises quelques heures plus tôt. Tous
les blessés avaient été évacués à l’arrière des lignes. Quelques
brancards hors d’usage avaient été abandonnés à la hâte. Restaient
encore un bon nombre de chevaux morts et de charriots à moitié
consumés.
— Tu vois, rien ne change. Ici ou ailleurs, ils sont toujours aussi
cinglés, occupés à se faire rôtir les uns les autres comme des poulets !
— Je vous mets un billet mon révérend que nous allons bientôt
rentrer chez nous.
— La diplomatie en haut lieu m’est totalement étrangère. Je ne sais
pas où ils en sont. Dieu seul le sait ! Quoi qu’il en soit, je suis
heureux de te revoir cow-boy, mais je crois deviner que tu as dégusté,
je me trompe ?
— On en reparlera ! Vous savez, à la ferme je suis attendu, et je ne
compte pas décevoir.
— Tu me rappelles un homme qui pense à fonder une famille. Je ne
me trompe pas, là ?
— Vous avez tout juste mon révérend. On ne peut rien vous cacher.

158
— Dans ce cas, c’est moi qui bénirai votre union, si le Seigneur veut
bien me raccompagner sur le chemin du retour vers Dodge !
Après avoir d’un geste nerveux abattu une tapette tue-mouche de sa
main droite vers sa main gauche, le révérend tourna les talons et
disparut au milieu des tentes du campement.
Sacré bonhomme, pensa John en le regardant s’éloigner. Avait-il déjà
cet œil de verre lors de notre précédente rencontre ? Je ne l’avais
pas remarqué.
Le révérend avait ce que l’on peut appeler « une gueule ». Pas du
tout l’allure d’un messager de Dieu mais l’allure d’un homme de loi
passé d’âge, l’allure d’un porte flingue voué à une retraite forcée,
marqué par toutes les blessures dues aux aléas de la vie. Le blouson
ouvert sur un torse large. Des cheveux gris cendrés, mi-longs, plutôt
négligés, raides et tirés à l’arrière jusqu’aux épaules, libérant un front
cuivré plissé par des rides anarchiques. Des grandes oreilles pointues
et diablotines. Un regard gris intense et pénétrant. Un regard qui
venait interroger l’âme de ses ouailles à l’image des anciens juges
des tribunaux de l’inquisition. Il avait forcément en opposition à
ceux-ci, un regard sévère mais juste. Cet homme n’était pas encore
au bord du chemin, il creusait sans se lasser le sentier pour conduire
ses brebis vers le Seigneur.
 
Bien qu’étant pasteur, le révérend officiait parfois à Dodge City
parmi le petit peuple catholique depuis la mort du père Jean-Baptiste
Toussaint, descendu en plein office par un Bushwacker. La seule
erreur de ce malheureux Jean-Baptiste fut la pigmentation de sa peau.
Il était originaire des colonies françaises dans le berceau coloré de la
mer des Caraïbes.

159
Chap. 13 : Face à face dans le blizzard

13
 
Face à face dans le blizzard
 
 
— … Voilà comment ça c’est passé… au mot près. Écoute bien
comment ces trois types sont parvenus à traquer la bande à Curly Bill
jusqu’au Mexique et à exterminer ce nid de frelons. Ça a failli
déclencher une guerre diplomatique avec les Mex, tu peux me croire.
Chez nous au Kansas on rigole pas avec ça. Depuis cette affaire, les
Bushwackers ne leur ont jamais accordé de repos. Mais Aeden
O’Connell, Wyatt Earp et Doc Holliday sont indestructibles.
C’était le tenancier du Long Branch Saloon qui s’exprimait ainsi,
visiblement encore sous le coup de l’excitation. Il ne savait faire que
ça le brave homme, raconter la vie des gens. Il plastronnait en
égrenant tout un chapelet de superlatifs à l’attention de ses héros.
— Damn it(1), ton histoire est vraiment intéressante, le vieux, mais
dis-moi, ils ne sont pas en ville tes justiciers ? Le bureau du marshal
est toujours fermé.
— Oh, que non ! C’est qu’ils sont toujours en vadrouille.
— J’ai besoin de les voir, bon sang… un service à leur demander. Tu
ne saurais pas me dire où je pourrais les rencontrer ?
— Moi, j’en sais rien, mais t’as qu’à aller au ranch des O’Connell, ils
pourraient peut-être te renseigner là-bas.
— O’Connell, c’est lui votre marshal ?
— Oui, depuis que Wyatt Earp lui a remis l’insigne.

160
— Donne-moi une chambre pour cette nuit, j’irai demain. Il est loin
son ranch ?
— Une demi-journée de promenade au Nord-Est en suivant la piste
de Kansas City qui trace plein Est.
— Y’a du monde là-bas ?
— Comment ça, y’a du monde là-bas ? C’est un ranch sacré Dieu,
c’est pas une retraite pour pénitents, oui y’a du monde.
— Je veux dire, il emploie beaucoup de personnel ?
— Penses-tu, pas en ce moment. Ils ont vendu presque tout le bétail
et une partie du personnel est en train de faire la guerre. Il n’y a plus
que les éclopés pour tenter de sauver ce qu’il reste. Le contremaître
Bob est resté avec quelques fidèles pour faire tourner l’exploitation.
— Ce sont des bons Républicains, ces O’Connell !
— Oh, pour ça, oui !
— Et toi, qu’est-ce que t’en penses de tout ça ? T’as bien une petite
idée entre les oreilles, non ?
— Tu sais, pour pas avoir d’ennuis, vaut mieux pas avoir d’avis, t’es
pas d’accord avec moi ?
— Je vais te faire une prédiction le vieux. Tu vivras longtemps toi. Ta
prudence est garante de ta sagesse. Elle sera dédommagée à sa juste
valeur. J’ai entendu dire que vos anges gardiens dont ce O’Connell
ont bousillé des foulards rouges par ici, il y a quelques mois. Ça se
serait passé chez toi. Tu valides ?
— Ah oui, t’aurais vu la bagarre, t’aurais bien aimé. Ça n’a pas fait
un pli.
— Raconte-moi, bon Dieu !
— Le temps que je leur remplisse leurs verres aux foulards rouges et
ils se sont retrouvés couchés là où tu es, en train d’entamer une
longue sieste. Ah oui, ça rouspétait plus, tu peux me croire. Ils
parlaient trop avant de dégainer ces trois types. Hé oui, c’est comme
ça qu’on se fait descendre. C’était pas futé, hein ? Tu m’diras. Causer
avant de tirer… pfff. Bah, quand on est un porte-flingue ambulant, on
tire, on cause pas !
— C’était peut-être des poètes, qui sait. Mais je te crois, je te crois,
c’est fantastique, j’aime les hommes comme tes marshals ! On en
manque dans le pays. Pas causeurs, pas poètes, efficaces, quoi !

161
— Oui, même qu’un quatrième foulard rouge qu’a pas osé entrer au
saloon. Il s’est enfui… Même qu’il appelait sa mère, à ce qu’on
disait, heu… peut-être !
— Formidable ! Un foulard rouge qui appelle sa mère. Tu aimes
raconter des histoires toi, pas vrai ?
— Un peu oui, ce genre-là ne s’oublie pas ! Surtout quand c’est chez
moi qu’on se fait tailler un costard sur mesure. Ça fait une
propagande du tonnerre. Et puis y’avait l’homme en noir, qu’on
l’appelle. Il a pas donné sa part aux chien, lui non plus.
— L’homme en noir ? Qui c’est celui-là ?
— Oui, l’homme en noir, un sacré flingueur, mais un drôle de client,
ça oui ! Il a une tête qu’on oublie pas. Un Français, parait-il. Notre
doc le soigne, il est malade, il va peut-être mourir !
— Un Français parait-il ? Et tu le loges ici ?
— D’habitude il est chez moi, mais ces jours-ci, il est là-bas, je crois.
— Où ça, là-bas ?
— Eh ben, chez les O’Connell, voyons !
— Tu sais le vieux, on mourra tous un jour. Demain ou dans un an,
ça revient au même. Allez, sers-moi ce que tu as dans ta marmite,
après je monterai me coucher. L’ambiance en ville n’est pas joyeuse
et puis j’aime bien causer avec toi.
— Je te comprends. Mais c’est normal, ils sont tous à la guerre,
même mon pianiste est parti. Y’a plus grand monde sur les tables de
jeux. J’ai plus que des décatis qui baillent aux corneilles. C’est pas
les plus marrants.
— Ton pianiste ? Il joue du flingue lui aussi ?
— Non, j’crois pas. Enfin j’ai jamais vu. Y’ paraît qu’il fait du
renseignement sur la frontière.
— Du renseignement… un pianiste qui fait du renseignement…
j’aurais tout entendu ! tu veux pas manger avec moi ? Je me sentirai
moins seul en ta compagnie. Allez, viens à ma table, te fais pas prier.
Tu pourras me raconter toutes les histoires que t’as sous la langue. Je
sens que ça te démange et ça nous fera passer un moment ensemble,
pas vrai Pipo ? J’aime bien l’entourage des anciens. Ils sont
indispensables pour la préservation de la mémoire collective. Tu sais
le vieux que t’es important ?

162
— Peut-être, mais si tu peux payer ta pension maintenant ?
— Y’a pas de problème, pépère ! T’as la pompe à fric qui fait des
ratés ou bien tes créanciers sont pas gentils avec toi ?
— Rien de tout ça. T’as pas vu l’écriteau derrière le bar ? C’est écrit
dessus, la pension se paie d’avance. Et puis en ces temps de disette,
tu connais la musique…
— C’est pas des manières entre gentlemen, mais bon, j’ai pas envie
de te contrarier. Un roc inébranlable comme toi, respect ! Tiens
prends ça, tu peux garder la monnaie !
— T’es un vrai seigneur ! C’est comme ça que je reconnais les gens
du monde (le vieux était en train de faire l’évaluation la plus
optimiste de son gros pourboire).
 
Il était maigre le vieux, la ligne taillée comme un cure-dent de riche
tellement il était pâle et décharné, il sentait assez fort sous les
aisselles, il était mal fagoté. C’était surtout sa tête qui était
disproportionnée par rapport au reste et son crâne. À la trappe du
grenier, il était chauve et luisant mis à part quelques duvets roux par
endroits. Une véritable tête de nabot. Elle penchait terriblement, elle
semblait trop lourde. On aurait pu supposer que s’il avait gardé la
langue dans sa poche, le suranné, sa poche sentirait les amygdales
rancies, comme une sorte de repaire mal fréquenté. Mais avec des
suppositions, il y avait de quoi faire. Pour l’heure, les seules poches
visibles étaient celles qui pavoisaient sous ses yeux. Et on avait déjà
là un sacré tableau. L’échantillon rarissime endossait sur ses épaules
affutées comme des pics à glace, le même tablier usé qui avait dû
appartenir à sa grand-mère. Toutefois il lui restait, fallait bien lui
prêter ça, un éclair de lucidité qu’il utilisait à bon escient, semblait-il.
Son esprit, bien que parfois un peu emmêlé se portait encore pas trop
mal. Il aimait bien blaguer, ce qui était une preuve intangible de
vitalité.
— Eh, l’homme, tu fais pas partie des Bushwackers, des fois ? Parce
que là…
— Regarde-moi bien, je suis pas un phénomène de foire. J’ai l’air de
quoi d’après toi ? Te bile pas pour ça, je viens de fort Leavenworth.
Je suis venu chercher des consignes sur un acheminement de matériel

163
militaire que je dois réceptionner pour le remonter vers nos lignes à
la frontière. Tu sais, ça cogne dur là-haut !
— Il paraît qu’on est en train de gagner la guerre, c’est vrai ça ?
— Je le pense oui, mais les gris ne désarmeront pas sans nous
proposer un gros baroud d’honneur ! Ça va faire du bruit. J’ai le
pressentiment que t’auras encore beaucoup de choses à raconter,
grand-pa’. Tu pourrais les écrire tes histoires tu sais, tu racontes si
bien. Tu pourrais en faire des bouquins avec ton nom en haut de la
couverture au milieu d’un beau dessin avec ta signature et tout…
— Ah oui, c’est marrant ce que tu dis là, ça m’est déjà venu à l’idée.
— Suis ton intuition, le vieux. Écoute-moi plutôt que de prêter ton
attention à tous ces soiffards qui te saoulent à longueur de journée.
Que des indigents…
— Eh, mais c’est mon gagne-pain !
— Tu mérites mieux que ça, crois-moi. Un homme peut faire
plusieurs choses à la fois, tu sais, c’est autorisé. Surtout quand on a
des vocations comme toi. Au fond, t’es un artiste, toi. Émérite même,
j’oserais dire !
— Tu crois ce que tu dis ?
— Évidemment que je crois ce que je dis, sinon je le dirais pas !
 
C’est ainsi que William Quantrill soutira de précieuses informations
durant toute la soirée. Les oreilles espionnes savent comment
interpréter les mots, même lorsqu’ils sont prononcés dans le
désordre. Les phrases dites, les idées balancées en vrac ressemblent
parfois à une course au trésor. La perspicacité d’une tête entre de
bonnes paires d’oreilles saura toujours reconnaître une vérité ou un
mensonge sans pour autant commettre de grandes erreurs d’analyse.
— Tu sais le vieux, j’ai hâte que cette fichue guerre se termine pour
retrouver mes étudiants à San Francisco. Dans le civil, je suis
professeur. Mon activité me manque terriblement !
— J’ai vu que t’avais de l’éducation. À ta façon de m’écouter !
Quantrill se gratta le menton en affichant son meilleur sourire.
Le mégot se levait parfois de table pour aller chercher deux pintes de
bière. Il en profitait pour bien frictionner ses vieilles fesses
enrhumées sur la fonte chaude du grand poêle, tout en libérant un gaz

164
interminable prisonnier depuis trop longtemps en amont de ses
sphincters grippés. Il se lâchait l’antique personnage, il était
important, car son auditeur le rendait important. Il était attentif à ses
manières autant qu’il le pouvait.
Mais un fauve le tenait dans sa gueule. La breloque gesticulait, pas
inquiète pour deux sous. La breloque articulait de la bouillie de mots
mastiqués, des informations mâchées et par miracle, toute la
prophétie de l’homme préhistorique s’accomplissait, tout faisait
suite. Une belle coordination bien huilée. Le jour se levait à chaque
ponctuation. Son verbe roulait sur le bord de la table comme une
bille de verre jusqu’au creux d’un tympan attentif. Il réinventait la
genèse du monde. Pour lui, c’était évident, la terre était plate. Il
aurait pu, sans pousser trop loin démontrer la théorie
d’Eratosthène(2) et réinventer à sa sauce la théorie de Galilée et de
l’héliocentrisme. Après qu’il eut parlé, le vieux, personne ne pouvait
refluer sur de telles flagrances. Le vieux n’élaborait pas des
chapitres, il racontait le cours d’un fleuve imaginaire qui ne
connaissait aucune source, qui ne se dirigeait vers aucun delta. Un
fleuve répertorié sur aucune carte. Le narrateur prenait une voix
mielleuse lorsque le fleuve se faisait indolent, il roulait des yeux et
ouvrait grand la bouche pour le passage des rapides bruyants et
écumeux. Il nageait dedans en brisant de ses mains des vagues
invisibles. Il barbotait bien à l’aise dans le limon de son lit. Le
mélodramaturge exultait.
Le monstre et le brave type, le chien et le loup, tout le monde était
interchangeable dans ses histoires à dormir debout.
Chaque biture de sa vie était gravée dans un sillon profond sur sa
trogne jaune cireux. Son vieux foie devait s’être minéralisé à force de
subir la gymnastique du coude levé. Mais il n’a jamais baissé les
bras, qu’à cela ne tienne, il tenait bon, le mégot. Il transpirait juste un
peu de jus de cerveau avarié, ce qui lui rendait le front un peu plus
luisant que la normale. Au terme d’une vie de bons et loyaux
services, il avait réussi à s’épargner une arthrose aiguë de la langue
qui aurait pu lui être très handicapante. Non vraiment, le mégot se
portait bien, le vieillard souriait encore en exhibant son piano de
quenottes mal ajustées et sur lequel on pouvait compter pas mal de

165
touches manquantes. Il aimait juste qu’on l’aima et peu importe la
vétusté de l’informe ou les vapeurs acres de ses aisselles. Sa date de
péremption ne le préoccupait guère. Il était multi centenaire. Il était
vieux comme le monde. Il s’appelait encore Mathusalem et n’avait
aucune descendance connue.
Au-delà de toutes ses espérances, sa tambouille verbeuse fonctionnait
à merveille. Tout ce qu’il ânonnait n’était rien de plus que de
l’imprévu, du fantasque qu’il sortait de sa manche.
 
Parfois il y avait un désert infranchissable entre les deux hommes.
C’est ça aussi les rapports humains. Un orage se formait, il fallait que
ça pète, il fallait faire pleuvoir de la foudre liquide. William Q.
menait la danse. Il allumait la mèche. En se démenant comme un
véritable maquignon sur son carré de foire, il entreprenait le vieux
mégot sans grand ménagement. William le savait, seuls les mots
comptaient, le reste n’étant que grimaces de singe. On ne peut pas
ignorer le contour de la vérité même lorsqu’elle disparaît derrière un
fagot de sottises. La preuve, même l’imbécile est capable de cet
exploit. L’homme est un animal social. Après tout, c’est lui qui a
inventé le verbe, c’est lui qui a mis en place tous les codes de la
communication. Et il s’en tire plutôt bien malgré tout le bagout
déversé par les uns et par les autres durant leurs foutues vies. Il est
certain que durant une vie de mensonge, l’imposteur apportera au
moins une fois une preuve de sa bonne foi.
 
À la fin, lorsque les deux hommes eurent fait le plein de leur
appétence respective, ils envisagèrent de se saluer cordialement.
Satisfaits d’eux-mêmes, ils décidèrent de monter se coucher. À cette
heure-ci de la soirée, l’escalier était raide et les marches hautes. Les
veilleuses en berne, le vieux guignol tanguait un peu. Quantrill le
tenait par un coude tout en l’aidant à escalader sa dernière côte. Les
lampes à huile furent éteintes les unes après les autres. Enfin les
portes claquèrent définitivement aux confins de cette soirée.
Personne ne rouspétait plus. À l’extérieur des murs du saloon la ville
dormait depuis belle lurette.
 

166
Au-dehors, le froid pétrifiait les arbres. Un chien peureux hurlait tout
son cafard et sa solitude. Abandonnée du maître, la pauvre bête
n’avait plus son gros os à ronger. La condition canine est parfois une
lourde peine à supporter. Ce monde n’était pas vraiment fait pour les
chiens. Une fois de plus, Dieu s’était trompé.
 
Même si ce monde n’était pas fait pour les chiens, certains hommes
se prétendaient issus des canidés, en chasse, le croc acéré, prêts à
mordre. Tôt le lendemain, après une omelette vite avalée, un café à
réveiller un mort, Willian Quantrill enfourcha son cheval et se dirigea
vers le Nord-Est, en direction du ranch des O’Connell.
Le vieux fossile survivant de la veille, de l’avant-veille et ce depuis
l’aube des jours, lui avait fait part des habitudes du majordome de la
ferme… un nègre, avec une carrure athlétique qui venait une fois ou
deux par semaine faire ses courses à Dodge City sur le coup de midi.
Un dandy mal blanchi avec un buffet de gladiateur.
— Il se pourrait qu’il vienne aujourd’hui. L’homme a ses habitudes,
avait dit le tenancier, il vient toujours seul, vêtu comme un roi mage,
armé d’un vieux fusil Henry à cause des loups affamés qui rendent
les chemins mauvais. Il fait son marché, réceptionne les dépêches du
marshal et il repart sans faire d’histoire. Un type bien apprécié en
ville. Parfois, il dort ici après avoir passé sa journée au bureau en
l’absence du marshal.
 
Ce matin-là le blizzard soufflait fort sur la plaine. Pour un cavalier
mal équipé, il pouvait causer la mort en quelques heures. Pour un
cavalier prévoyant, c’était une promenade de santé. Revêtu de son
manteau en peau de grizzly, William Q. faisait partie de la deuxième
catégorie. Il ne traînait pas la coulée de morve gelée sous le nez, ni la
cascade de bave figée dans sa barbe. William Quantrill était protégé
des pieds à la tête, propre comme une pièce de un dollar. Seul son
regard bleu pâle était à découvert. Un drôle de regard, mi-ange, mi-
homme. Un regard toujours mobile, à l’affût de la moindre proie. Le
blizzard ne signifiait pas grand-chose pour un tel homme. Il était seul
avec sa conscience et les intentions agitées qui le guidaient. Comme
un séraphin maléfique en transit sur cette terre, comme un Seigneur

167
en son domaine ou un limier sur la piste d’une bête sauvage ou bien
comme un tueur sur la piste d’un homme.
Derrière son regard une flamme brûlait, à moins vingt-cinq degrés
au-dehors sous les rafales de vent, la silhouette se consumait de
l’intérieur. Elle fumait. Son lourd barda et sa monture fumaient aussi.
C’était juste un homme qui chevauchait à travers les plaines
enneigées du Kansas. Rien de plus. Une poussière blanche dans un
peu de poudreuse. Ce n’était pas un homme à raconter sa vie. Il
avançait au pas, il dirigeait sa monture vers un but connu de lui, la
mort dans l’âme ou la haine portée en bandoulière, c’est comme on
veut. Il travaillait son cheval avec la même science que le laboureur
pouvait le faire avec sa charrue.
 
Les derniers assauts de l’hiver avaient fini par s’imposer à grands
coups d’épaules de ce maudit blizzard. À l’extérieur, tout gelait sur
place. Le givre constellait les arbres squelettiques d’éclats brillants
qui retombaient en cascades comme des poussières sous une écharde
de lumière. Pour les premières journées printanières, mieux valait
attendre encore.
 
L’évocation même du froid transformerait en glaçon l’encrier d’un
chroniqueur zélé. Mais quel chroniqueur voudrait bien tenir la plume
dans ces contrées éloignées de toute civilisation, pour faire son gros
titre sur le corps retrouvé mort d’un malheureux aventurier ? Seul un
fou à lier en aurait l’audace. Le désert neigeux pourra
minutieusement garder ses secrets. Les loups resteront encore et pour
longtemps, les maîtres incontestés de cette blanche réalité.
Dans cette évocation silencieuse et ouatée, dans ce panorama
immobile, l’action relevait d’une création imagée, d’une affabulation,
d’un accident. Quelle animation pouvait surgir d’une grande étendue
plane dans un blanc si intensément immaculé ?
Deux grains de poussière venaient pourtant à la rencontre l’un de
l’autre. Étaient-ils plus qu’une forme pour combler un vide ? Deux
âmes égarées sur une piste qui mène à rien. Deux hommes
déterminés, sans aucun repentir en vue. Deux esprits lucides quant à
leurs intentions. Aucun d’entre eux ne semblait avoir pris la décision

168
de revenir sur ses pas, ou mieux, de disparaître. Pourquoi l’auraient
ils fait ? La fatalité ne saurait s’écrire différemment, chacun
transportant son destin dans un holster(3) de cuir plaqué contre la
poitrine. Cependant, en regardant de plus près, l’un des cavaliers
portait sur le flanc droit de sa monture, un vieux fusil de marque
Henry. Une gâchette juste bonne pour tuer des loups et se démonter
l’épaule. Jusqu’à présent aucun des deux individus n’anticipait une
rencontre pourtant prévisible, chacun des deux étant dans sa réalité.
Autour d’eux une écume de poudreuse voltigeait, tantôt transportée
vers les cieux, puis l’instant d’après plaquée au sol par la volonté
d’un blizzard furieux. Les deux cavaliers étaient trop conscients de
cette nature contrainte, immaculée de blanc, qui obsédait leur regard
et brouillait leur vue. Elle tenait leurs sens en éveil jusqu’à contrarier
leurs pensées les plus élémentaires. Deux cœurs bouillants.
 
Repérés, ils s’étaient repérés depuis longtemps. À un moment donné,
il faudrait qu’un des cavaliers fasse un geste ou prononce un mot.
Néanmoins chacun avançait à son pas sans se soucier de l’autre qui
venait à sa jonction. La prairie était immense, et de cette étendue
pouvait éclore en un clin de cil, un phénomène incongru. Une
explosion de cruauté, un cri d’horreur déchirant cette blancheur
virginale. Le froid affûtait ses couteaux. En aucun cas l’homme ne
dissertait sur son sort. Aucun appel à la clémence n’aurait pu se
substituer à une telle tension.
C’était la loi du talion, la réciprocité du crime ou celle de la peine. Le
blizzard était prédisposé à accroître l’humeur des deux hommes. La
neige, le froid, deux hommes perdus en apparence, mais en
apparence seulement.
C’est ainsi que se fit la rencontre. Les cavaliers s’étaient aperçus de
loin. Ils s’approchaient l’un de l’autre comme si de rien n’était. Une
approche lente, méthodique. Une démarche empreinte de méfiance et
de sérénité.
Un torrent gelé les séparait à présent. Leurs montures, le cou tendu se
reniflaient sans acrimonie particulière, contrairement aux hommes
dont l’apparente décontraction cachait des foudres de violence.
— Eh bien, l’homme t’es perdu ? Tu cherches quoi ? A cinq miles

169
d’ici la piste s’arrête, il n’y a plus rien à voir après. Ça fait une heure
que je t’observe, t’as pourtant l’air de quelqu’un qui sait où il va.
— Je dois ma vie à la volonté de Dieu et à un heureux hasard dans ce
désert sans fin. Ta rencontre est une bénédiction.
— Laisse Dieu à sa place. Tu viens de Dodge, n’est-ce pas ?
— Exact, j’y ai passé la nuit.
— Tu n’es donc pas perdu. C’est vers le ranch O’Connell que tu te
diriges. T’es pas du coin, que veux-tu ?
— Si je te dis l’hospitalité contre du travail jusqu’à la fin de l’hiver,
ça t’ira ? On m’a dit qu’il y aurait à ce ranch peut-être de l’emploi.
— Quel est le fils de pute qui t’aurait dit ça ?
— Tu sais, ils ont la langue déliée à Dodge, il suffit de dire bonjour
et ils te disent le reste. C’est classique dans le Sud.
— Je ne sais pas si c’est classique mais je ne suis pas sûr de te croire,
étranger.
— Crois ce que tu veux. Tu ne changeras rien à l’affaire.
Salomon ne répondit pas. Il descendait lentement de cheval en
s’emparant du flingue qui lui servait de protection contre les loups. Il
manœuvra la chambre du fusil de manière à l’armer. Il ne quittait pas
son homonyme du regard. Avec le long fût du canon, il entrouvrit le
manteau en peau d’ours de William. Apercevant les deux colts bien
au chaud derrière la ceinture, il dit :
— Ce sont tes outils de travail ? Tu dois t’en servir souvent, car ils
m’ont l’air bien graissés ! Alors, tu commences par jeter tes foutus
flingues dans la neige, tu descends de ton canasson et tu ne bouges
pas. Après on aura une petite causerie. Ta sellerie est trop propre et
bien ordonnée pour un gueux sans emploi, perdu au milieu de nulle
part. Non seulement t’es un professionnel des colts, mais tu sembles
aussi être un professionnel des chevaux. Le tien est une sacrée belle
bête.
Exhibant son fusil Henry, il ajouta :
— Avec ça, j’éparpille la tripaille d’un loup à plus de quatre cents
pas, t’es bien d’accord avec moi ?
— Te mets pas en boule cow-boy, pour l’instant je t’ai pas montré les
crocs. Ceux que tu cherches sont plus en amont, je les ai croisés.
— Je ne cherche pas les loups, c’est juste que je m’en protège.

170
N’imagine pas que je vais attendre que t’aies envie de mordre ou que
j’aie quelque chose à te reprocher pour te faire coffrer. Tu sens les
ennuis à plein nez, fouineur ! Tu vas me suivre en ville, je remplace
le marshal en son absence. On a toujours une cellule chauffée pour
accueillir nos visiteurs. Tu vois pas d’objection ? Une nuit au chaud,
ça se refuse pas.
— Tu fais une grave erreur, l’ami ! Où est ton étoile ?
— Ce que tu appelles une erreur, moi j’appelle ça de la perspicacité.
Simple nuance de langage. Allez, marche, on va pas rester plantés là
comme deux vieilles perruches sur le perron de l’église.
— Tu agis sous mandat, je présume ?
— Te bile pas pour ça, le marshal m’a donné quelques
recommandations et quelques pouvoirs, je les applique c’est tout !
Quand ton innocence sera prouvée, tu seras libre comme l’air. Pour
l’instant tu retournes en ville avec moi. Quatre soldats de la garnison
de fort Leavenworth m’attendent au bureau du shérif à Dodge. Tu
verras, tu t’ennuieras pas avec eux. Ils ont une grande conscience
professionnelle. S’ils t’ont à la bonne, tu pourras jouer aux cartes
avec eux, à moins qu’ils flairent en toi un Bushwacker teigneux. Tu
permettras que je consulte le dossier des fiches de recherche pour
vérifier si par hasard tu ne serais pas dedans ?
— Je suis juste recherché par l’état-major sudiste pour désertion. Je
suis un ancien soldat confédéré, mais en quoi ça te regarde ?
N’imagine aucune autre malice. Je crois comprendre que tu n’es pas
de mon bord, je me trompe ?
— Intéressant : Bushwacker ?
— Même pas ! Rien à voir avec tout ça. Je suis prof si tu veux savoir.
Je te l’ai dit, je cherche de l’emploi en attendant la fin de cette putain
de guerre. Chez les confédérés, c’est le peloton d’exécution qui
m’attend.
— Et tu cherches une planque jusqu’à la fin de la guerre ? Pourquoi
ne pars-tu pas te faire oublier au Mexique ? C’est un peu plus calme
de l’autre côté de la frontière. C’est juste que les Mex sont plein
d’arrogance envers nous depuis qu’on leur a confisqué quelques
terres. C’est normal, il faut s’y faire un peu c’est tout. Si tu traverses
la frontière, tu feras profil bas et tout se passera bien, tu verras.

171
— Non, c’est pas plus calme de l’autre côté. Mon état-major a signé
des accords avec les autorités mexicaines pour traquer les déserteurs.
N’écoutant que d’une oreille les paroles de William, Salomon
récupéra les colts dans la neige, puis il fit une fouille au corps. Il
trouva un pistolet Derringer Sharps 4 coups dans un petit holster
sous l’épaisseur de sa chemise en laine. Il fit un signe du menton et
dit :
— Tu fais pas très prof avec cet attirail sur toi. Je parie que t’aimes
bien l’odeur de la poudre. Allez, tu peux passer devant. On fait demi-
tour. Tu connais le chemin, en route pour la ville, j’entrevois un très
bon hôtel pour toi ! On finira de faire les présentations dans un
endroit un peu plus civilisé. Tu vas voir, tu te sentiras plus léger sans
ton armurerie ambulante.
D’un air amusé, Quantrill répondit :
— Avec ton tromblon, tu es persuasif ! On dirait que tu pars à la
chasse au grizzly.
Un concours d’ironie faisait enfler l’échange verbal entre les deux
personnages. C’était un humour assez caustique, une sorte de joute
verbale, chacun affichant une fausse amabilité empreinte de
persiflages à peine retenus. L’exercice dérapait parfois, il donnait à
peu près ceci :
— Avance et ferme-la !
— J’fais que ça, bon sang !
— T’as qu’à mieux le faire ! Comme disent certains : trop poli pour
être honnête, ou quelque chose comme ça. Tu sais ce qui m’a fichu la
puce à l’oreille ? C’est pourquoi tu m’as pas descendu alors que t’en
avais encore les moyens ? Tu m’avais dans ta mire depuis un
moment. J’ai plusieurs hypothèses en poche. Allez, file devant avant
qu’on ne gèle sur place.
— Avec de tels arguments, je crois que je n’ai pas trop le choix. À
quelles hypothèses fais-tu allusion ?
— Je pense que là-dessus, question stratège t’en sais autant que moi.
Alors épargne-moi les bavardages inutiles, veux-tu ?
— C’est toi qui bavardes, moi j’dis rien.
— Y’a moins d’un quart d’heure, j’étais ta cible et maintenant t’es
mon prisonnier, ça te dit rien ça ? Tu ressembles à celui qui est à la

172
recherche de quelqu’un.
— Non, vraiment, tu m’excuseras, mais là, je ne vois pas.
— Dois-je traduire que tu me prends pour un abruti ? T’as localisé le
ranch, que comptes-tu faire ensuite ?
— T’es juste un nègre éduqué par des blancs, pas de quoi bomber le
torse !
— En attendant, le nègre peut te pulvériser si l’envie lui vient. Et ça
va pas tarder si tu continues à faire la mauvaise tête.
— I don’t give a shit(4) !
— Moi non plus !
Face à l’horizon vide, le courroux des deux hommes pouvait paraître
vain.
William avait le dos aussi raide qu’un piquet de clôture.
Leur visage se revêtait d’une impassibilité sévère, la rudesse des
traits ne discutait d’aucune controverse. Ils étaient juste unis par une
seule et même volonté, celle d’impressionner l’autre. Ils entreprirent
enfin l’ascension d’une colline avant une redescente interminable
vers la convergence des pistes.
En milieu de matinée, ils se retrouvèrent sur la piste de Dodge City-
Kansas City. Ils se sentaient comme des pierres, lancés dans le vide
et certainement aussi libres qu’elles. Pour voir les choses du bon
côté, ils se sentaient un peu comme deux comètes dont la probabilité
d’une collision terrible leur paraissait impossible. Les cavaliers ne se
parlaient plus. Chacun était redevenu très éloigné de l’autre. À
présent, nul ne se dérangeait ni ne se bousculait. Seul le blizzard
brûlait indistinctement les narines derrière d’épais foulards.
En entrant dans l’artère principale de la ville, les deux hommes
aperçurent un vieillard partageant les restes de son repas avec un
chien maigre. Le vieil homme ne les aperçut même pas, pas plus que
le chien absorbé à lécher les mains osseuses et surannées du vieillard.
Le barbon avait une affiche en bois collée au goudron sur son dos.
On pouvait lire dessus : Je suis le paria de Colorado Springs.
 
1Damn it : merde, bon sang, putain.
2Eratosthène (de -276 à -194) calcule approximativement la
circonférence de la terre, après que Pythagore (de -580 à -495) et

173
Platon (de -428 à -348) lui donnent une forme sphérique.
3Holster : Étui souple, généralement en cuir, porté sous l’épaule
ou contre la poitrine et destiné à recevoir un pistolet ou un revolver.
 
4I don’t give a shit : j’en ai rien à foutre.

174
Chap. 14 : Capture des frères James

14
 
Capture des frères James
 
 
Quelque temps avant l’engagement des troupes nordistes sur la
Kansas river, John Mc Bee avait été envoyé en mission le long du
cours d’eau pour évaluer les forces ennemies. Il en avait rendu
compte à l’état-major afin que le lieutenant colonel James Totten
planifie le commandement des opérations. Il avait également repéré
les meilleurs passages à gué pour tout le matériel de logistique,
l’artillerie de campagne, les chariots, les canons, le ravitaillement et
les chevaux. La barrière naturelle que représentait la rivière était un
choix stratégique pour les belligérants.
C’est précisément à Kaw Point, proche de Topeka que James Totten,
à la tête d’un important dispositif militaire avait positionné ses
batteries. C’est là que devaient avoir lieu les batailles décisives pour
repousser les confédérés et par voie de conséquence tenter d’obtenir
une reddition des états-majors qui seraient en situation d’échec au
terme de cette confrontation.
C’est là également que se trouvaient regroupés tous les Bushwackers
que le pays pouvait compter, avec leur organisation sans tête, leurs
interventions bordéliques, leur armée animée par une cruauté inouïe.
Ils agissaient souvent sous l’effet de la surprise, lorsqu’ils plantaient
sur le sol leur dard empoisonné, lorsqu’enfin s’écoulait le venin de la
souffrance et de la mort dans le cœur de jeunes soldats tétanisés par

175
leur barbarie.
John Mc Bee ne participait pas directement aux combats. Sa présence
sur la zone de guerre devait être aussi discrète que possible. Il
demeurait néanmoins la mémoire visuelle pour l’état-major qui le
pilotait. C’est ainsi qu’il était utilisé. Au-delà de sa mission officielle
et à la condition que le télégraphe fonctionne, il essayait de garder
autant que possible le contact avec le marshal de Dodge City pour
traquer et participer conjointement à la capture des chefs rebelles.
 
Un soir, à Abilène, Johnny entra au Ghost Rider’s Saloon chez
Mademoiselle Daisy Firstlady of the Gypsy Queen. À l’intérieur,
régnait un tapage nocturne de folle bringue. Sur une scène en bois de
teck rehaussé de pièces de cuivre façonnées, Franck accompagné
d’une chanteuse, démolissait méthodiquement les touches blanches et
noires d’un piano couleur ébène impeccablement lustré. Il martyrisait
son instrument comme il le faisait rarement. John reconnut dans la
salle Wyatt Earp et Aeden O’Connell, ses amis de Dodge City. Ils se
reconnurent dans une ribambelle grimaçante de guignols aux visages
carbonisés par la brûlure de l’alcool. Et plutôt que d’un salut appuyé,
ils se lancèrent un discret coup d’œil de connivence. Prêts pour une
valse à trois temps. Des filles au bar se tortillaient sur de hauts
tabourets parmi une foule d’hommes. À l’extérieur du saloon, des
types hagards titubaient sur leurs jambes, tentant désespérément de
faire redescendre la température corporelle en même temps que
d’apaiser les assauts éthyliques sournois. Des épaves empêtrées dans
des mouvements inutiles. Des bougres aux yeux révulsés et au teint
cireux.
Une quinzaine de flambeaux graisseux enluminaient la grande pièce
du bar décorée à la façon d’un lupanar antique. Il y en avait autant à
l’extérieur. D’éphémères flammèches bleues s’en échappaient de
temps à autre en libérant un long sifflement distinct. Parfois, un
papillon de nuit ivre de lumière venait se griller les ailes et son corps
calciné tombait modestement sur le petit réceptacle en étain. Ҫa
sentait la sueur, l’odeur âcre du cheval et du crottin, le vieux cuir
élimé, le houblon, la graisse brûlée et l’encens jusque dans la rue.
Les émanations étaient lourdes, tellement épaisses qu’elles collaient

176
aux habits. C’était un bouquet de propositions olfactives
inaccordables entre elles mais redoutablement efficaces, ne serait-ce
que pour désencombrer les narines les plus saturées et donner la
nausée aux participants à cette soirée.
 
John s’assit à la seule table libre au fond de la salle. Il tenta de
déchiffrer le menu griffonné à la craie sur une ardoise. Ici, la lumière
n’était pas violente. Mademoiselle Daisy Firstlady of the Gypsy
Queen le vit hésiter. Elle s’avança vers lui.
— Vous avez besoin que je vous fasse la lecture ? lui demanda-t-elle
avec ses yeux de biche allumés comme des lampions. Un trait noir de
charbon au bord des fines paupières venait fendre son agréable
visage d’un sourire abstrait.
— Non, Madame, merci beaucoup, je sais lire ! C’est juste la clarté
qui…
Elle s’avança encore d’un pas. Elle se mouvait de façon gracieuse et
ne cessait de le provoquer du regard. Sa démarche laissait deviner
des hanches généreuses aux formes appétissantes, prolongées par de
longues jambes sous une robe amarante fortement cintrée à la taille.
Des plis de tissus n’en finissaient pas de tomber en fontaine
jusqu’aux chevilles.
— Eh bien, euh, un grand café, des toasts grillés avec de la
marmelade, des œufs avec du bacon et après ça, une bonne bière. La
bière, je la boirai au comptoir, se contenta-t-il de répondre après une
courte réflexion.
— T’aurais pas besoin d’autre chose beau blond, un service
particulier peut-être ?
— Pour le reste si j’ai des urgences, à qui dois-je m’adresser ?
— Tu viens me voir chéri, je t’expliquerai tout.
Insouciance malicieuse et habile des femmes de métier qui osent des
pourparlers francs à des fins mercantiles. Sans pousser la demande
trop loin, ces femmes là, en général obtiennent ce qu’elles veulent.
— Vous semblez prendre votre travail à cœur, je n’oserais pas vous
déranger !
— Il n’y a aucun dérangement, beau blond. En ces temps de disette,
il faut bien rendre service, tu crois pas, cow boy ? La guerre éloigne

177
les hommes de cœur de leur vocation, ne trouves-tu pas ?
 
Même en temps de guerre, Abilène prospérait. L’humeur était tous
les soirs festive. Mais elle demeurait une ville dangereuse, une
véritable poudrière. Sûrement était-ce imputable à la présence
permanente des militaires. Toutefois, qu’ils appartiennent à un camp
ou à un autre, il leur était strictement interdit de sortir en uniforme et
de se laisser aller à toute provocation. Tout désordre dû à un
comportement inadapté était condamnable et son auteur passible de
la cour martiale.
Les démarcations fluviales avaient un grand intérêt stratégique pour
les deux camps. Quelles que soient les forces engagées, aucune
défaite ici ne pouvait être envisagée. Les gagnants d’un jour
pouvaient s’attendre à subir un revers terrible le lendemain. Cela
valait jusqu’à l’épuisement tactique des commandements.
 
Quelques instants plus tard, Mademoiselle Firstlady posa la
commande du soldat sur la table, comme une offrande faite à son roi
en frôlant les mains du militaire de ses doigts délicats. Ses gestes
même étaient gracieux. Les phéromones de la dame se diffusaient
discrètement depuis ses moiteurs mamelonnaires et périnéales. Elles
envahissaient l’espace intime de John comme si la main de Cupidon
en avait secoué les effluves jusqu’à l’espace intime du jeune
homme. Mademoiselle Firstlady s’attardait autour de John en
minaudant. Elle déposa avec lenteur et une application savante les
mets commandés sur la table devant le jeune soldat. Elle prit bien
soin de se pencher vers l’avant afin de lui offrir une vue panoramique
et parfaitement ajustée sur un profond sillon formé entre deux globes
lourds mais parfaits, bondissant hors de leur décolleté. À cet endroit-
là, l’échancrure de la robe était faussement resserrée. Une voilette de
satin cousue en ailes de papillon offert aux douceurs printanières était
posée sur son sein. Par-delà cette vision fugace, la dame demeurait
une terra incognita. Un champ de délices attendant la moisson. La
respiration de la lady n’était qu’un feulement interminable, une
imminence, une accointance secrète qui en disait aussi long que
l’effeuillage d’une rose. Le comportement du jeune homme était

178
imperceptiblement modifié. Un dérèglement minime. Un
dérèglement dû à un contexte, une ambiance, une émotion ? Non,
rien de toute cette broderie-là. Juste un lien ténu, une corrélation
probable, une réciprocité animale, un appel lointain. Plongeant son
regard dans le regard gris de John, elle passa discrètement un bout de
langue sur ses lèvres où palpitait l’envie, elle se retourna
indolemment, presque à regret avant de disparaître comme un
mirage, en chaloupant à la manière d’une lionne dans la savane, au
milieu d’une foule chauffée à blanc par l’alcool.
À cet instant, les mirages s’effacèrent. La prédation amoureuse
chutait dans les entraves du réel. Assis seul sur sa banquette, John
aurait tant apprécié voir, sentir, toucher cette moisson de phéromones
fraîchement vendangées, ne serait-ce qu’un moment dans sa jeune
vie d’homme. Et s’y vautrer comme un Séraphin dans le lit moelleux
de l’éternité, voguant parmi la foudre et le terrible vacarme du
tonnerre.
 
Un quart d’heure plus tard, il partit s’installer au bout du bar sur un
tabouret confortablement rembourré avant d’entreprendre de siroter
deux ou trois bières. Puis il démarra son travail introspectif de
mémorisation tout en jetant quelques œillades de braise à la
demoiselle multi services. Madame n’avait pas pour autant baissé la
garde et couvait toujours son jeune poulain du regard, au cas où il lui
viendrait l’idée de disparaître, frappé par un étrange sortilège.
Peu à peu, John gravit avec peine les pentes de quelques limbes
incorporels en se délestant des pensées encombrantes qui pouvaient
altérer sa mission.
Lorsqu’il parvint à mettre son projet à exécution, un joli tas de
carcasses avinées se faisaient déjà tondre par les filles les plus
hardies. Elles houspillaient comme des femmes de maquignons. Tous
les ânes du coin semblaient jouer à qui braie le plus fort. Deux ou
trois d’entre eux poussèrent le cri des rebelles, celui du Bloody
Kansas.
 
La soirée ne faisait que commencer dans le chaudron surchauffé du
Ghost Rider’s Saloon. La guerre, pour un temps s’était éloignée.

179
Crevant de chaud dans cette ambiance d’enfer, Franck tapait fort sur
les touches de nacre. L’air s’épaississait des fumées de cigares et des
odeurs corporelles diverses, de la sueur aigre aux parfums les plus
capiteux. Sa chanteuse Consuela, hululait à pleine gorge et en petite
tenue. Elle marquait soit un temps en avance, soit un temps de retard
sur son accompagnateur mais quelle importance ? Franck lui
envoyait des œillades à chaque changement d’octave. Parfois il
gardait la rythmique de sa main gauche et s’envoyait une lampée de
whisky dans le gosier de sa main droite. La grande salle du saloon
devenait une véritable étuve. Une ou deux filles médiocrement
coiffées gloussaient plus fort que les autres pour se faire remarquer.
Forcément elles attiraient la lumière et les hommes vers elles. Un
jeune bougre au bar avait le hoquet. Il venait de se pisser dessus. Il se
cuvait une murge en phase terminale. Son estomac était en train de
virer son dernier plat de lentilles par la fenêtre, mais il devait avoir
des circonstances atténuantes. Quant à son foie, il était en congé de
longue maladie depuis un moment. L’éthylisme, ça ne pardonne pas.
Lorsqu’on vit avec, il faut savoir en supporter les caprices. Des
syllabes empâtées sortaient indistinctement du trou rond de la bouche
de ce jobastre. Des types comme ça on en croisait des chariots entiers
dans les saloons du pays. C’étaient des pauvres paysans qui
pouvaient se métamorphoser en tueurs sous l’effet de boissons
alcoolisées qu’ils ne supportaient pas très bien en général, bien qu’ils
n’aient pas été élevés au lait de chèvre durant leur brève enfance. Ça
pouvait être les plus mauvaises des rencontres. Flingueurs
maladroits, vaniteux et prétentieux, mais surtout suicidaires patentés.
De véritables machines à tuer mal réglées. Des distributeurs de
pruneaux administrés par quelques mains tremblantes et
cachectiques.
 
— Allez, dansez, c’est gratuit, déclamait Franck dit White Locks.
Con el tuyo(1), comme on dit au Nicaragua.
Hystérisé par l’ambiance, il écrasait les touches de nacre. Il ne tenait
plus assis sur son siège, habité qu’il était par une sonorité ragtime qui
mettait l’accent sur le rythme au détriment de la mélodie et de
l’harmonie. C’était la musique traditionnellement appelée honky-

180
tonk(2), du nom des bars dans lesquels elle était jouée.
 
Une voix tonitruante s’éleva dans ce bazar surchauffé.
— Une seule chose que ces gars sont prêts à te donner gratuitement
ici, c’est une balle dans le cul si tu dégages pas de cette ville ! Franck
de Dodge City, retourne-toi et lève-toi, les mains en l’air !
Franck tressaillit à l’appel de son nom.
— Excusez-moi le temps d’une mesure, il faut que je parle à cet ours
mal débourré qui semble ne pas comprendre le message universel
que transporte la musique.
Se tournant vers l’homme :
— On perturbe pas un musicien en train de jouer, tu sais pas ça, cow-
boy ?
— Qu’es’ tu fiches ici Franck ? t’es qu’un Yankee de merde !
— C’est pas possible, d’où tu tiens ça ?
— T’es Franck, le pianiste de Dodge City !
— Ah, là tu dis pas que des conneries !
— Franck, j’ai dit, dégage d’ici !
— Tu sais, les catastrophes, ce sont le quotidien de types comme toi.
Alors fais en sorte de pas en rajouter, c’est très imprudent ce que tu
fais-là !
— Fous le camp d’ici Franck de Dodge City !
— D’accord, tu m’as appelé Franck ? C’est pas très correct, tu sais ?
On n’a pas gardé les vaches ensemble que je sache. Je ne t’ai pas
autorisé à m’appeler Franck, cow-boy !
— Qu’es’ tu fiches ici ?
— Suis venu voir ma mère ! Pas le droit, Ducon ?
— Fuckin’ Yankee ! L’homme en colère empoigna la crosse de son
arme.
— Enchanté, moi aussi !
Franck se saisit du colt posé sur son piano, taquina à trois reprises la
gâchette avant de transformer le trouble fête en passoire à légumes.
Tirer avec une arme à feu est toujours une affaire très bruyante,
surtout dans une pièce fermée et remplie de monde. Quelques cow
boys passablement éméchés sortirent de leur torpeur en se plongeant
bien malgré eux dans une scène de meurtre. Avant de trépasser,

181
l’imprudent eut juste le temps de murmurer :
— You…accused of murder…
— Yes, fin de l’histoire pour toi, sac à vin. Tu devais avoir des sacrés
problèmes avec ton ange gardien pour te faire descendre aussi
facilement ! En ces temps difficiles pour tout le monde, tu aurais dû
savoir que c’est pas très prudent de faire le mariole en public. Tu
vois, j’ai failli perdre mon sang-froid à cause de tes conneries. Après
ce coup du sort, j’espère que tu trouveras du boulot chez Saint-Pierre.
C’est tout ce que j’te souhaite. Change quand-même de veste, tu fais
désordre, là !
— Franck !
— Qu’ y a-t-il Consuela ?
— Tu l’as tué, Franck !
— Tu crois ?
— Oui, tu l’as tué !
— Quand il a terminé de me dire bonjour, il savait plus quoi dire. Il
avait quand même l’air d’un sacré con avec son arme à la main. On
joue pas avec ces bricoles quand on sait pas s’en servir. Et puis il
jacassait trop, il m’a agacé !
Consuela glapissait comme si elle avait trempé ses fesses dans une
marmite d’eau bouillante. Même lorsqu’elle hurlait, elle n’était
toujours pas dans le tempo.
— C’est quoi cet accès de mauvaise humeur, t’as tes périodes ?
demanda Franck. Fais pas n’importe quoi, putain !
— T’as commis un meurtre Francky !
— Moi ? Mais j’ai rien commis du tout, c’est lui qui…
— Non, t’as commis un meurtre Franck ! Qui va plaider pour toi, tu
n’as aucun témoin valable ici à part moi ?
— Plaider pour moi ?
— Tu vas être jugé et condamné… Ils vont te pendre !
— M’en fous ! Il était pas obligé de me traiter de Fuckin’ Yankee !
Ça lui apprendra à chasser les mouches avec des moufles de
trappeur !
— Franck arrête, t’as trop bu !
— Tu sais seulement le mal qu’ils nous font parfois tous ces
attardés ? Et d’abord j’ai pas trop bu ! Tu veux que je te montre des

182
alcooliques, des vrais ?
— T’as tué un homme Franck !
— Mais…mais…
— Franck, regarde-moi !
Franck prit soudain un air grave et dit d’une voix basse :
— Tu sais Poupée, au Nicaragua, j’en ai tué vingt, des faux-culs
comme lui et même des pires. Que dis-je vingt, cent ! Je rendais
service à tout un peuple. J’aurais dû être décoré pour ça !
 
Dans la salle surchauffée, Wyatt Earp et Aeden O’ Connell tirèrent
leurs armes de leur holster et ouvrirent le feu sur les miroirs du
saloon. Dans un bruit de vaisselle fracassée, le verre s’écrasa au sol
comme s’il pleuvait des éclats de lumière.
— Cet homme ne sera pas condamné. Il a agi en état de légitime
défense face à un provocateur aviné. Moi, je témoignerai s’il le faut,
annonça Aeden. Les amateurs de potence en resteront à leur
frustration. Son adversaire s’apprêtait à tirer sous l’emprise de
l’alcool, voilà tout. Le pianiste était dans son droit. Il n’a fait que
préserver les traditions, il a dégainé le premier, c’était un combat à la
loyale. Je n’ai rien à redire là-dessus. Tuer avant de se faire tuer, vous
connaissez tous le refrain. Un jury neutre et populaire saura lui
accorder sa clémence. C’est-à-dire un vrai jury Yankee, pas des
voyous comme il en traîne ici et dans la plaine.
— La fête est terminée. Retrouvez vos esprits, tout va bien se passer,
dit Wyatt d’une voix apparemment détendue. Franck, tu peux prendre
ta pause, mais garde ton poinçonneur en mains, on ne sait jamais
dans cette grange à bestiaux où pullulent les pourceaux.
— J’fais que ça ! Mais mon truc tu le sais, c’est plutôt les accords de
septième diminués et la révolution Nicaraguayenne. Je ne travaille
pas mon piano trois heures par jour pour descendre des types
bourrés.
— Fais ce que tu peux, mais surtout garde les bien en joue tous ces
pecnots. Ce sont des serpents. Dès que t’auras le dos tourné, ils te
tireront dessus sans aucun état d’âme.
— Bon Dieu, mais ils n’ont pas de cœur tous ces balais à chiotte !
— Pas plus de cœur que d’honneur, Franck ! C’est pas le gratin de

183
l’humanité la descendance de Ponce Pilate, tu sais…
Y’en a un qui s’est fait crucifier pour moins que ça !
 
Durant ce court instant de joyeuses réparties, John Mc Bee était sorti
pour récupérer ses deux fusils Spencer. Lorsqu’il revint dans le
saloon, il entendait voler les mouches. Il pointa ses pétoires vers
l’assemblée et dit calmement :
— Déposez vos armes devant moi : fusils, revolvers, couteaux,
marteaux, jambes de bois, vos scies à bûches, vos cure-dents, tous
vos rasoirs à barbe et bien d’autres menues bricoles que j’ai omis
dans ma liste. Vos bottes aussi. Je n’ai pas envie de le dire une fois de
plus. Faute de quoi, on va être obligés, moi et mes associés,
d’organiser un salon de déshabillage. Ce serait désobligeant pour ces
dames d’admirer vos dessous immondes. Les planteurs de choux et
tous ceux qui ne sont pas armés, sortez du périmètre en passant
devant moi. Allez dehors, on n’a plus besoin de vous !
Wyatt et Aeden séparaient les hommes et les femmes en deux
groupes. Francky, seul devant son piano sur l’estrade, surveillait le
moindre geste malveillant, colt au poing. Consuela geignait comme
un chiot aveugle cherchant les mamelles de sa mère.
— Si tout le monde se montre coopératif, on ne fera pas plus de
casse. Ça ne dépend que de vous, jura Wyatt. On ne fera pas de mal
au piano, promis. Vu que vous ne semblez pas apprécier celui-ci,
vous vous chercherez un autre pianiste, voilà tout. Ça doit pas
manquer dans le coin à en croire le nombre de désœuvrés en quête de
reconnaissance !
— Franck, contente-toi de les observer, ils semblent s’attendre à des
ennuis. Je les trouve un peu nerveux, ne les provoque pas de trop
près !
— J’aime pas bien que des inconnus m’appellent Franck, tu le sais
Aeden !
— Oui, mais tous ces glandus ne le savent pas forcément, répondit
Wyatt. Maintenant que tu leur as dit, je crois que c’est plus clair pour
eux.
Deux ou trois dizaines de paires d’yeux brillaient sous leurs
chapeaux comme des pierres précieuses incrustées dans les parois

184
d’une grotte.
L’incessant raclement du balai d’un larbin noir contre les bois des
lambris masquait tous les autres bruits.
John Mc Bee toisa le nègre et l’interpella :
— Eh, toi là-bas, tu pourrais arrêter ce raffut un instant, j’ai du mal à
me concentrer !
— Faut que j’nettoie, sinon la patronne ne sera pas contente.
— Bon, vas faire ta pause, je te l’accorde, ta patronne sera d’accord
avec moi.
— J’travaille pas pour vous !
— Si tu veux garder ton travail et ton balai en état de marche, tu
ferais mieux de faire attention à tes manières !
L’homme de couleur secoua la tête en questionnant du regard
Mademoiselle Daisy Firstlady. Elle était livide, raide comme un drap
en train de sécher dans le blizzard. Ses muscles fessiers ne
bougeaient plus, tétanisés. La contrariété s’affichait sur elle, autant
dans le regard que sur son postérieur. Elle lançait des éclairs sur
John. Le temps avait tourné à l’orage. La romance fut de courte
durée.
Aeden interpella Wyatt :
— Wyatt, restez par là et couvrez-moi, je vais aller faire un tour
parmi ces Messieurs. Je voudrais m’assurer de leur docilité.
— Ça va aller Aeden, je te couvre !
— Bien, à présent je crois comprendre que tout le monde est détendu.
J’en appelle aux deux frères James à se pointer devant moi désarmés.
Je sais que vous êtes au milieu de cette vermine, je vous vois, dit
Aeden. Les autres tenez-vous à l’écart. Une balle perdue, ça
pardonne pas. Allez magnez-vous les frangins si vous ne voulez pas
vous retrouver en caleçon dans la nuit froide. Vous êtes en état
d’arrestation selon les directives de la haute autorité militaire.
— Tirez pas les gars, restez tranquille beugla Frank James,
s’adressant à la clientèle du saloon. Faites ce qu’on vous dit de faire,
nom de Dieu ! Madame la tenancière, ordonnez à vos hommes de ne
pas bouger !
 
Le bourdonnement s’amplifiait dans la salle. Seules, les tables de

185
jeux et leurs habitués restaient silencieux, pétrifiés par la scène qui se
déroulait devant eux. Au bar, les hommes grommelaient pour bien
marquer leur désapprobation et leur consternation.
Le jeune Jessie James, c’était pas le cran qui lui manquait, juste un
peu de cervelle. Il fit un geste pour empoigner un petit pistolet
Philadelphia Deringer dans la poche intérieure de son blouson.
C’était pas très malin, les conditions ne s’y prêtaient pas. Aeden
l’aperçût, lui agrippa le poignet d’une main et de l’autre lui balança
une sacrée paire de gifles. La trogne du jeune taureau en rougit de
honte, de douleur aussi. Ses joues tournaient à l’écarlate.
— Tss… Tss… J’ai un bon conseil pour toi. Si tu ne sais pas quoi
faire de tes mains, mets-les dans tes poches. Allez, tu ferais mieux de
te montrer docile mon garçon, si tu veux vivre encore un peu. Qui
sait, dans sa grande clémence le tribunal militaire pourrait t’absoudre
de tes péchés, même si Dieu te rejette. Tes faits d’arme sont assez
discutables à ce que je sais. Tu n’aurais jamais dû quitter ton chœur
paroissial pour suivre le mauvais exemple de ton grand frère. À mon
humble avis, t’es sur la mauvaise pente. C’est même pas toi qui as
inventé le pistolet à bouchon, en revanche la brosse à reluire t’as l’air
de savoir la manier !
Une fille éclata en sanglots :
— Ne faites pas de mal au petit Jessie, il n’a rien fait, il est innocent !
Je connais ses parents.
— C’est pas une référence.
— Mais ce sont des gens pieux.
— Je sais bien tout ça et je plains ses parents. Il va les faire mourir de
chagrin, ce morveux.
— Petit Jessie ? Tu dis pas la même chose quand au lit tu me supplies
d’être ma Geisha, ironisa Jessie.
— Il ne nous revient pas de savoir ce que Jesse a fait ou n’a pas fait.
Le haut état-major de l’armée le recherche pour crimes, nous nous
contenterons de le livrer aux autorités militaires, lui, son frère et leurs
compères. Maintenant vous pouvez chanter Bloody Kansas à vous
faire péter les cordes vocales, dit Wyatt. Le premier qui fait une
fausse note, je le trucide !
— Je vous en prie, Marshal, laissez-moi mon Jessie.

186
— Mademoiselle, je n’en débattrai pas plus longtemps. Nous les
amenons avec nous ce soir. Nous avons des ordres !
— Pourquoi ? parce qu’ils se battent contre ces Yankees vaniteux ?
— Ça suffit Mademoiselle !
Jessie James gloussa :
— Te bile pas Sonia, on se reverra dans pas longtemps. L’an dernier
une vieille squaw m’a prédit une longue vie. Laisse-moi le temps de
régler deux ou trois affaires avec ces Messieurs. Je préfère passer
mon temps sur un billard à trois bandes plutôt que d’attendre dans
une prison minable l’heure de mon exécution. Je compte faire
beaucoup d’héritiers avec toi, promis. Biche, ma biche, notre
romance ne se terminera pas comme ça.
Se tournant vers Aeden :
— Vous êtes sûr de la compétence de votre administration ?
— De quoi as-tu peur ?
— De rien, je pense juste à ma réputation. Ma cote est en train de
grimper, je voudrais pas tout fiche en l’air à cause d’un général
nordiste un peu pointilleux.
— Je crois que t’as pas bien compris l’enjeu petit, termina Aeden.
— L’enjeu, c’est que mon avenir ne s’arrêtera pas là où vous pensez,
marshal. Vous fanfaronnez ! Les gens comme vous n’ont qu’une vie.
Nous, nous sommes comme les chats, nous en avons quelques-unes
de rechange. Et je compte bien les vivre toutes jusqu’au bout.
— De nous deux, je ne sais pas lequel fanfaronne le plus, mais tu me
sembles plutôt fort dans ce domaine !
— Vous méprenez pas marshal, c’est naturel chez moi !
 
Quelques minutes plus tard, plusieurs coups de fusil claquèrent à
l’extérieur. On entendit en même temps une grenade exploser. Tout le
monde se tourna pour faire face au hall principal de la grande salle.
La porte s’ouvrit en grand laissant entrer une brise glaciale dans
l’enceinte chaude et moite. Doc Holliday surgit dans le saloon
comme un diable sorti de sa boite. Son visage sculpté au couteau se
dessinait à la lueur d’une lampe à huile suspendue au-dessus du
cintre de l’entrée. Il avait l’expression d’une tête de mort en ombre
chinoise. Une expression figée. Il ne faisait pas plaisir à voir.

187
— C’est pas bientôt fini ce cirque ? Vous êtes en prière ici ou quoi ?
Magnez-vous bon sang, nos chevaux sont prêts devant la porte. J’ai
mis toutes les montures de ces Messieurs en fuite et j’ai détruit les
selles. Allez bon Dieu, vous allez pas finir tous les verres, si ?
— On finit de ramasser les armes et on te suit ! Barman, donne-nous
des draps pour mettre toute cette saleté de quincaillerie dedans. Leur
place est dans la fosse à purin.
Ça bourdonnait dans le saloon au fur et à mesure que les hommes se
délestaient de leurs pétoires. Franck aidait très poliment les plus
récalcitrants à déposer leurs colts.
— Merci mon bon, Dieu te le rendra, disait-il à chaque fois.
John Mc Bee restait à sa place, ses deux fusils Spencer calés contre
ses hanches, prêt à envoyer du gros plomb. La chanteuse courut vers
Franck en l’empoignant par le bras.
— Emmène-moi avec toi, beau gosse ! Si hay fuego divino, es el
color de tus ojos(3).
— En rêve seulement Poupée ! Je suis ici en mission spéciale avant
de partir faire la révolution au Nicaragua. T’as pas ta place là-bas, tu
comprends, l’arbre en boule ?
— Attendez, gémit-elle, vous n’allez pas me laisser ici, comme ça ?
C’est pas juste, j’ai rien fait moi !
Elle observait, décontenancée les hommes de Doge City.
Piteux, les frères James s’approchèrent d’Aeden, les bras ballants
délestés de leur armurerie. Ils avaient l’air de deux nigauds pris, la
main dans le sac à nigauds.
Jessie James affichait un air d’adolescent qui n’avait pas terminé sa
croissance. Il avait le teint pâle et les traits communs d’un jeune
vacher du Texas à peine pubère. Son frère Frank plus âgé, était
visiblement plus sûr de lui. À vue de nez, les deux énergumènes
n’avaient pas dû se laver depuis un bon moment.
— Cole Younger, Bloody Bill Anderson, William Clarke Quantrill,
Belle Star : ça vous parle ? demanda Aeden.
Pas de réponse.
— O.K, c’est pas très grave. Vous retrouverez la parole bien assez tôt
avant qu’on vous coupe la langue et tout ce qui va avec. Avouez que
ça serait du gâchis, tout de même !

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— Désolés de quitter cette aimable assemblée, c’est pas qu’on
s’ennuie en votre compagnie, mais nous avons un long trajet à faire,
conclut Doc. Allez les frères James, en route. Du nerf bon Dieu, c’est
pas le moment de se mettre au tricot ! Puis il se tourna vers
mademoiselle Daisy Firstlady :
— Madame la Baronne, dans votre immense bonté n’auriez-vous pas
une ou deux bouteilles de rhum pour la route ? Deux pour le prix
d’une, ça paiera en partie votre beau miroir. Prenez pitié de nous,
nous ne sommes que de modestes troubadours en errance sur cette
terre ingrate. Nous avons une longue et harassante route avant la
prochaine auberge. Faites preuve de charité, que diable. Je parie que
le bon Dieu, là-haut, vous le rendra au centuple !
— Allez, basta ! Tous à la maison, et vite hurla Aeden.
Puis en sourdine, s’adressant à Wyatt Earp.
— J’ai reçu un message télégraphique de notre ami Salomon. Il a
capturé Quantrill. Il l’a mis au frais en nous attendant, mais je suis
pas tranquille, son histoire n’est pas très claire. J’ai un mauvais
pressentiment.
— T’aurais pas pu me le dire plus tôt ? Qu’est-ce qui t’inquiète ?
demanda Wyatt.
— Rien, hâtons-nous, c’est tout ! Je pouvais pas t’en parler avant, je
l’ai réceptionné en fin d’après-midi.
— OK Aeden, je vous accompagne, proposa John, ma hiérarchie n’y
trouvera rien à redire.
Aeden sentait que quelque chose ne tournait pas rond.
— Si ce que je redoute s’avère exact, je crains à présent que ta
mission soit de défendre ton ranch, ta famille et tes proches, Johnny.
— Je sens qu’on n’en a pas fini avec cette bande de nœuds, soupira
Doc.
John bricolait ses fusils. Il les pointa vers le sol et actionna le levier
de sous-garde. Le claquement de la chambre fit renâcler son cheval.
— Quatre cent miles à faire. Nous y serons dans trois jours, on n’a
pas de temps à perdre. Vaut mieux laisser les bêtes se reposer durant
la journée et chevaucher sous la lune si elle nous reste aussi favorable
que ce soir, dit Wyatt.
— C’est juste le début de la lune descendante, nous y verrons

189
suffisamment clair.
— Que redoutes-tu à Dodge, Aeden, questionna Doc.
— Salomon a fait demander du renfort en ville et autour des ranchs.
Il ne prend jamais de décision à la légère. Nous verrons bien ce qu’il
en est, s’inquiétait Aeden.
 
Les trois hommes de loi, le pianiste, le militaire et leurs deux
prisonniers caracolaient à présent silencieusement. On n’entendait
plus que le bruit des sabots frapper en cadence sur la piste durcie par
le gel de la nuit. Aucun autre son ne parvenait aux oreilles des
cavaliers, la faune nocturne pourtant abondante restait silencieuse.
Leur chemin passait parmi des chênes verts rabougris. Ils
chevauchaient dans l’éclat de la lune. Au bout des ténèbres, ils
arrivèrent à un escarpement qui semblait être l’extrémité du monde
connu.
Plus avant, sous la lune fuyante, l’herbe de la plaine laissa place à
une végétation sauvage. La silhouette d’une croix oscillait en ombre
chinoise dans la gibbosité de l’astre. Les cavaliers avançaient au trot.
Quelques autres croix et le corps sombre d’une chapelle sortaient de
l’obscurité sous l’effet d’un éclat de lumière blême. La troupe
s’enfonçait dans l’aube naissante.
Quelques minutes plus tard, le bruit d’un cheval lancé au galop
surprit la petite procession. Les hommes mirent pied à terre, firent
coucher les chevaux au sol et planqués derrière les bêtes ils
attendirent, arme au poing. L’air était immobile. La lumière terne du
jour immortalisait la scène. Les cavaliers étaient nerveux.
C’était Consuela dégoulinante de sueur et de larmes :
— Francky, me laisse pas seule, je ne suis qu’une faible femme. Si
hay una sola cosa que tengo en mi vida, es un amigo como tú(4). Tu
sais Franck, avant d’être chanteuse, j’ai eu une formation de nurse
dans une bonne maison à Boston dans le Massachusetts. Francky sois
bon, ne me juge pas, Francky, je t’en prie !
— White Locks, t’auras plus qu’à payer ta tournée une fois arrivés à
Dodge, s’esclaffa Doc. Aeden et Wyatt se mirent à rire de bon cœur.
— Rhoo, manquait plus que ça, grommela Franck. Il avait la mine
d’un chien qui avait reçu un coup de pied dans les côtes sans savoir

190
pourquoi.
— Plains-toi, bientôt tu bineras son jardin et tu arroseras ses salades !
— Ouais, et tu lui raconteras la révolution, le soir au coin du feu !
— Il manquait une voix alto pour la chorale de ma sœur, je crois bien
qu’on l’a trouvée badina Aeden.
— Cette femme a envie de chanter, peu importe la façon, mais elle a
envie de chanter, faut pas traumatiser une vocation. Nos
Compagnons de la Tempérance sauront la mettre à l’abri de la
tentation, sois rassuré White Locks, plaisanta Doc.
— Garde ton habituelle civilité, et pour ce qui est de la révolution au
Nicaragua, j’veux pas te décevoir, mais je ne suis pas si sûr que tu
sois attendu là-bas, conclût Wyatt.
— C’est ça les amis ?…soupira Franck.
— Allez, en route les frères James, on perd plus de temps. En selle
tout le monde !
 
La troupe était toujours au galop. Les cavaliers jetaient toutes sortes
de regards sur cette terre antique et nue, sans lien direct ni avec
l’homme ni avec Dieu. Une terre qui ne se nourrissait que de silence
et de temps.
Une aube glaciale envahissait l’espace. Aeden songeait à toute cette
énergie dépensée, toutes ces distances déjà parcourues pour mener à
bien la mission qui lui avait été assignée. Il pensait à tout ce qui avait
déjà été accompli et à tout ce qu’il restait encore à faire.
John était le plus agité de tout ce petit groupe. Sa mémoire exhalait
l’odeur de la grande plaine qui lui avait tant manqué durant ces longs
mois.
— Je sens déjà les effluves d’une terre que j’aime, elles remplissent
mes poumons murmura-t-il.
— Oui, elles sont fortes, répliqua Aeden.
 
1 Con el tuyo ! : À la vôtre !
2Honky tonk : Les honky-tonks faisaient à l’origine référence aux
spectacles de variétés et de débauche dans les maisons de passe,
dans les bas-fonds des villes côtières où tous les trafics
s’organisaient.

191
3 Si hay fuego divino, es el color de tus ojos : S’il existe le feu divin,
c’est la couleur de tes yeux.
4Si hay una sola cosa que tengo en mi vida, es un amigo como tú :
S’il y a une seule chose que je possède dans ma vie, c’est un ami
comme toi.

192
Chap. 15 : évasion de William Quantrill

15
 
Évasion de William Quantrill
 
Après plus de deux années de conflit, les stigmates de la guerre, de
toutes parts s’affichaient telles des oriflammes écharpées battant en
lambeaux sous les vents de la plaine. Des restes humains dont les os
finissant de blanchir, abandonnés aux loups et aux chiens de prairie,
s’éparpillaient comme une damnation silencieuse dans les hautes
herbes. Nul ne pouvait imaginer l’issue de ce châtiment que
s’infligeaient les hommes. Certains affirmaient que les états du Nord
étaient en train de gagner la partie. Mais qu’en savait-on au juste ?
On n’aurait pu le dire précisément. Les théâtres des combats étaient
multiples, on se battait partout. Toutefois, il était vrai qu’une
tendance donnait le Nord vainqueur.
 
Ce matin-là, le soleil était blanc comme un disque épinglé dans le
ciel, triste coléoptère desséché, dénué de sens et de chaleur, triste
disque luminescent mais pas vraiment lumineux. Atmosphère
brumeuse et froide. Une humidité collante transperçait les vêtements.
La mule s’arrêta sur la piste et repartit, claudiquant dans le matin
froid, les oreilles rabattues vers l’arrière, puis elle s’arrêta de
nouveau. Enfin la mule traversa le carrefour, rien qu’une forme
sombre, une présence des plus banales. Elle décrivit un large cercle
et revint. Un homme se tenait avachi sur cette monture bien humble.
Une particularité le distinguait du commun de ses congénères, il était

193
coiffé d’une vieille toque faite en peau de renard.
Le crieur public effectuait son office habituel, réveillant
l’indiscrétion des fermiers des environs. Il exécutait sa tournée. Il
parvenait à couvrir à peu près cent cinquante miles autour de Dodge
City. Il sillonnait les pistes pour s’arrêter aux carrefours et autres
lieux traditionnellement propices à la diffusion des nouvelles. Il
semblait aussi délabré que ce que la nature sauvage pouvait offrir en
spectacle.
Il fut bientôt rejoint par un cavalier, puis d’autres qui arrivèrent
ensuite au compte-goutte. Ils venaient tous du désert, de cette plaine
vide aussi longue et désolée que le bout du monde esquissé par une
ligne d’horizon. Ligne terrible qui engloutissait les fermiers dans des
vies sans rêves. La piste devenait parfois un chemin large et piétiné
qui remontait du fin fond de la plaine en direction des Smoky hills,
d’Abilène jusqu’à Oaklay.
C’est ainsi que se répandait la transmission orale, lorsque les organes
de presse ne parvenaient plus à assurer l’information de façon
formelle.
Le crieur des morts égrenait l’interminable liste que chacun
redoutait. Les morts appartenaient à la communauté.
Il clamait avec raideur les noms des blessés, des disparus, des
déserteurs. Il gratifiait d’exemplaires certaines familles pour leur
sacrifice. Mais son propos dérapait systématiquement. Il parlait de
faute, il parlait d’erreur, il évoquait le jugement dernier. Il évoquait la
vengeance divine. Il parlait d’horreur et de dégoût, mais il évitait
soigneusement d’inviter la politique dans ses allégations. Pour cet
homme, il était nécessaire d’agglomérer autour de lui l’assentiment
total de l’assemblée. C’était sa raison d’être, il savait qu’il ne pouvait
exister sans ça et son discours était construit dans cette perspective.
Des badauds qui n’avaient aucun des leurs sur les théâtres des
opérations passaient leur temps à écouter la longue liste des sacrifiés
de cette guerre suivie par un interminable catalogue d’anathèmes. Au
bout d’un moment, une foule de visages burinés par le climat de la
plaine observaient l’homme. Leurs regards allaient des uns aux
autres. Chacun épiait son voisin comme pour lui reprocher sa
présence dans une pareille cérémonie. Des gens agglutinés en

194
grappes autour du crieur sans trop savoir pourquoi. Des hommes
perdus dans un pays trop grand pour eux.
 
Les yeux révulsés, après avoir bu à la gourde, le crieur des morts
récitait ses paraboles. Son visage au milieu des visages sombres était
imperturbable. Il répétait dix fois, vingt fois ses litanies au même
endroit, avant de disparaître de la même manière qu’il était apparu.
Durant son périple journalier, il était ballotté dans un sommeil
transitoire sur sa monture comme une marionnette de chiffon sur un
cheval de bois.
Quand il se réveillait, il vérifiait toujours que sa toque lui couvrit le
crâne. Ainsi fait, à chaque halte le vieux mage s’époumonait sans
calcul. Ce salaud-là ne vendait rien, il n’achetait rien, il renvoyait
juste à la face des gens l’aberration et la folie du monde telle qu’elles
étaient selon lui, dans leur état le plus brut et le plus cruel. La
prédation de l’homme à son degré le plus avancé. L’empathie ne
figurait pas parmi les principes sur lesquels il fondait ses opinions et
sa conduite.
— Quand les premiers hommes égratignèrent la terre avec leurs
charrues et leurs bêches pour démarrer l’agriculture, du sang
apparut dans les cavités provoquées. La terre se plaignit auprès du
créateur. Supporte, dit-il à la terre, j’ai besoin de voir ce que
l’homme qui évolue peut faire dans ton Éden. Quand j’estimerai que
les humains seront sortis du projet que j’ai pour eux, alors tu les
mangeras tous1.
Avant de conclure, le crieur souleva sa toque et se gratta le front :
— J’en ai fini avec ce quartier. Allez, maintenant rentrez chez vous,
pauvres fous !
 
Les terriens du Midwest, inquiétés dès qu’il était question de la
guerre, le regard perpétuellement tourmenté, souffraient de la guérilla
menée par les Bushwackers. Ils vivaient dans le même songe, un jour
viendra où ils n’auront peut-être plus peur de ces hordes de barbares.
Quand cela adviendra-t-il ? Lorsqu’ils ne craindront plus le crieur
peut-être. Dans cette pitoyable attente, ils se réunissaient par petits
groupes et écoutaient avec fébrilité les harangues du crieur des morts

195
au milieu de nulle part. De ces terres arrachées aux larmes.
 
*
 
Dodge City avait le triste privilège de garder un prisonnier
prestigieux, William Quantrill. Depuis dix jours, la garde autour de la
cellule du prisonnier avait été doublée. Une escouade allégée venue
de fort Leavenworth avait pris son quartier en ville en attendant le
retour des marshals et le transfert du prisonnier aux autorités
militaires.
 
La clé débloqua bruyamment la serrure. Le pêne métallique s’activa
en grinçant. Les yeux clos, au fond de sa cellule, Quantrill analysait
tous les phénomènes physiologiques qui altéraient ses sens, même de
la manière la plus infime fut-elle. Il ne lui fallait que le temps de
quelques parties de cartes pour bien observer les manières de ses
gardes. Il pensait avoir repéré le maillon faible. Celui qui n’a pas de
scrupule pour l’argent facile. Celui qui ne se pose aucune question
sur ce que la moralité réprouve. Cet énergumène-là se tenait debout
appuyé sur le bureau d’Aeden et s’apprêtait à relever le gain récolté
par William pour le lui placer en lieu sûr. Tandis que le Bushwacker
concentrait son attention sur cette manœuvre, le jeune soldat lui dit :
— T’en as gagné de l’argent depuis dix jours ! Que comptes-tu en
faire ? Il semblerait que tu n’aies pas beaucoup de choix !
— Ta chance va venir, tu peux me croire, je vois que tu observes bien
ma façon de te plumer ! Tu progresses, mais il faut oser davantage
pour s’enrichir. Du cran et de la morgue, il faut. J’vais te poser une
question et j’te demande d’y réfléchir sincèrement. Dans quelle
mesure chacun de nous est-il vulnérable quand il est confronté à une
situation décisive ?
— …
Pour ce qui concernait le jeune soldat, il aurait été bon qu’il sache
que lorsqu’on ne connaît pas de criminel, on ne connaît rien au
crime. Mais sans l’avouer distinctement, il était sûr d’une chose, la
justice ne se trouvait ni à l’intérieur, ni à l’extérieur des murs d’une
geôle. S’il existait un espoir dans cette existence de lutte acharnée

196
entre chiens et loups, il se trouvait forcément chez les voyous. On
pourrait appeler çà une volonté affirmée de reconnaissance. Lorsque
personne n’a plus le moindre langage commun avec eux, ils peuvent
encore, s’ils le souhaitent, proposer de nouveaux codes de
communication et complexifier davantage ce jeu de dupes entre
brigands et gens de bonnes volontés.
 
Le jeu dévoile des trésors d’ingéniosité pour qui sait observer la
nature profonde des hommes. Durant une partie de cartes, on peut
lire toute la complexité d’un homme selon des messages
comportementaux tels que ses pauses, ses contorsions, son état
d’agitation, sa précipitation face à l’appât de l’argent. Visibles ou
pas, William saisissait toutes les réalités. Les enchevêtrements
cognitifs de ses partenaires étaient systématiquement analysés par le
Bushwacker. La perception, la concentration, la mémoire, le langage,
le raisonnement, le mouvement des yeux, des mains, des jambes, tout
avait un sens, tout passait par un décodage que William maîtrisait en
expert.
Parmi les geôliers qui se remplaçaient toutes les six heures à peu
près, un d’entre eux sortait du lot. Sa hardiesse et son assurance lui
accordaient une physionomie particulière qui plut à Quantrill. Cet
homme avait du caractère et sa vocation n’était assurément pas
l’armée. Il avait un côté flambeur. Lorsqu’il nettoyait sa pipe pour la
bourrer avant d’allumer le fourneau et tirer dessus lentement, tous ses
gestes étaient calculés, amples. Il se consacrait à son plaisir avec une
jouissance visible qu’il ne tentait pas de dissimuler. Il était dans la
pose et dans la lumière permanente. William avait fait longuement
parler le type. Une manière de voir s’il correspondait bien à l’image
qu’il renvoyait. De toute évidence, le prisonnier tenait là un bon
client.
William avait repéré sa proie. Elle s’appelait : Zachary. Il la tenait
entre ses mains, il ne lâcherait plus jusqu’à ce que la chose cède.
William savait que les gens prétentieux étaient des personnes
potentiellement coupables de bavures. C’est donc là qu’il le prit à
partie, en même temps qu’il lui demanda la possibilité de se rouler
une cigarette. Au moment de requérir du feu, il lui dit :

197
— Zachary, tu veux gagner neuf mille dollars sans rien faire ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ? D’un point de vue logique, y’ a pas
grand-chose à tirer de quelqu’un qui va bientôt passer par les armes.
— C’est pas très compliqué et si tu acceptes, tu vas devenir un
homme riche. Ta vie va changer. Sois pas pressé de me voir mort.
J’ai encore de la ressource et beaucoup d’argent.
— T’es bien nourri, t’es au chaud et t’es bien traité, t’as du tabac et
de l’alcool, nous jouons aux cartes ensemble, que veux-tu de plus ?
En ces temps pourris, tu ressembles plutôt à un privilégié. À ta place
je me ferais pas trop de mouron. La seule chose pas marrante pour
toi, c’est qu’au bout de tout ça, ce sera le peloton d’exécution.
— J’te demande pas le temps qu’il fait dehors, j’ai juste besoin de me
dérouiller les jambes, c’est tout ce que je veux de plus. Je m’ankylose
un peu ici.
— Pour ça, faudra attendre le marshal. Il est en route pour Dodge. Il
risque de mettre quelques jours. Paraît qu’il est sur le front du
Missouri. Il cherche tes collègues.
— Dans mon métier, on n’a pas de collègue !
— Tu ferais mieux d’attendre le marshal, tu t’expliqueras
directement avec lui.
— Non, non, tu comprends pas bien. Laisse-moi t’exposer mon plan,
c’est très simple. Je vais te charger d’aller à la ferme du vieil
allemand Gerhard Hartmann, à vingt-cinq miles vers l’Est. Tu peux
pas te tromper, il vit avec une jeune mexicaine. Quelqu’un t’attendra
là-bas. Tu lui remettras ce message, et lui te donnera un acompte de
trois mille dollars, un cheval sellé, il te fournira deux colts et une
cartouchière pour moi. Lorsque tu reviendras en ville, tu placeras le
cheval sellé à la sortie de la prison, tu viendras ouvrir cette saloperie
de cellule, et nous repartirons ensemble pour que j’te remette six
mille dollars de mieux. Tu as bien entendu ? Six mille dollars de
mieux. Quand tout ça sera terminé tu disparaîtras vers l’Ouest, et
t’iras te faire voir à El Paso. Ou à Albuquerque, tiens, c’est encore
mieux. Le nouveau Mexique n’est toujours pas considéré comme un
État. Il y règne un joyeux désordre. Tu verras, l’air y est meilleur là-
bas. P’têt’ que là-bas tu sentiras le poids du ciel s’adoucir sur tes
épaules quand tu mangeras de la viande tous les jours. Si t’es un peu

198
malin tu pourras te faire un paradis sur mesure juste en développant
quelques vertus. Bon, je vaux quinze mille dollars, mais j’en enlève
six parce que je suis déjà incarcéré, et c’est pas toi qu’a fait l’ boulot.
Tu vois, j’suis bon prince.
— Qui me dit que tu vas pas me chercher des poux une fois dehors ?
T’es amical quand t’as besoin de quelqu’un ou d’un service,
comment t’es quand t’as besoin de rien ni de personne ? Tu te
métamorphoses en chien enragé, c’est pour ça que t’es là, non ? T’en
as bien commis des crimes ! Alors…
— Alors quoi, crénom ? Tu fais erreur Zach ! Quel bénéfice pourrais-
je retirer de t’abattre, peux-tu me le dire ? En tant que civil je peux
m’éviter d’assassiner un soldat, on ne sait jamais comment tournera
la suite pour moi. Un civil qui assassine un soldat, c’est le poteau
d’exécution immédiat et sans procès. C’est une andouille qui n’a pas
de place sur cette terre. Dans l’armée tu n’as que des devoirs, moi
j’te redonne du pouvoir avec neuf mille dollars en prime. Alors tu
prends toutes tes affaires et tu m’écoutes, c’est tout ce que je peux te
dire.
— Je n’entreprends rien sans assurance, et puis t’es pas un civil, t’es
un déserteur ! Ton cas est compliqué, tu crois pas ?
En même temps qu’il parlait, Zachary empoigna sa longue
Winchester. Il manœuvra le levier pour s’assurer qu’elle était bien
armée. Il mit le cran de sûreté, la posa contre lui et transperça
William du regard.
— Écoute, Zach. Tu pourrais prendre un militaire avec toi, mais c’est
idiot, tu serais obligé de partager la prime que je te réserve. T’as qu’à
partir avec une escorte si tu veux, mais j’te conseille de réduire les
frais généraux, faut préserver les bénéfices tu crois pas ? À défaut de
bon gestionnaire, l’argent peut fondre comme neige au soleil !
Allons, t’as pas besoin d’escorte pour faire ce boulot. T’es trop
intelligent pour traîner des mules derrière toi.
— Je connais ta réputation, t’es pas en odeur de sainteté par chez
nous. T’es un criminel et tu vaux quinze mille, pas neuf !
Le visage de William Quantrill s’était soudainement assombri. Une
colère froide lui creusait les traits, et de son long doigt fin pointé
dans la direction du garde, il souffla entre ses dents :

199
— D’accord pour dix. C’est plus que ce que tu pourrais gagner dans
ta misérable vie à la fin de cette guerre, si tu en sors vivant. Zachary,
c’est ça mon marché avec toi, ou dans quarante-huit heures mes
hommes prendront la ville et ils se feront un devoir de vous cramer
tous la cervelle. Tu sais, eux tiennent plus à moi qu’à toi. Allez va,
dépêche-toi, on a un paquet d’argent pour toi et mes gars cernent la
ville depuis quelques jours. J’vais pas pouvoir les retenir longtemps.
Tu veux un dessin ? Je voudrais éviter un carnage, c’est tout. Je sais
que le marshal est sur le chemin du retour, il faut faire ça avant qu’il
soit là si vous tenez à garder votre bonhomme intact.
Sa remarque conclut la fin des négociations. Il frotta énergiquement
son visage de ses deux mains, puis émit un râle empreint de lassitude
en s’allongeant sur sa couche. Zachary comprit alors que leur petit
entretien venait de se terminer. Le regard de Quantrill se posa sur le
militaire. Ses yeux étaient des poignards.
— J’te prends pas en traître, allez file maintenant et ne perds pas de
temps. Quand on veut négocier avec moi, une règle prédomine, c’est
moi qui parle, et j’te jure que je connais le sens de l’équité !
Depuis un moment, Zachary avait pris une posture peu habituelle
chez lui. Il semblait méditer.
 
Pendant la nuit qui suivit, Quantrill était calme mais d’humeur
sombre, il ne trouva pas le sommeil. Il but tranquillement la bouteille
de whisky qu’il avait commandée auprès d’un garde. Vers quatre
heures du matin, il avait le cœur dans la gorge quand il vit Zachary
traverser le perron du bureau du marshal.
— Zach, trempe une serviette dans de l’eau fraîche et donne-la-moi,
j’ai la tête en feu !
Zachary s’exécuta et annonça au soldat de faction qu’il allait le
relever. Quantrill comprit. Le garde de nuit se dirigea
nonchalamment vers l’hôtel à quatre ou cinq pâtés de maisons plus
loin.
— Combien ils sont dehors ?
— Ils sont partis. Je leur ai dit que leur tour de garde était terminé et
que leur relève était en route. Mais il faut faire vite maintenant. Il n’y
a plus personne dans la rue. Les prochains soldats seront là d’ici un

200
quart d’heure à vingt minutes. Nous avons juste le temps de quitter la
ville avant qu’ils découvrent ton évasion et ma fuite avec toi.
— Tu vois, quand tu veux… lui répliqua le Bushwacker abandonnant
son pucier.
William avait les yeux rougis par l’alcool et certainement par le
manque de sommeil, mais ses mains ne tremblaient pas. Sa démarche
était immatérielle quand ils traversèrent dans l’obscurité le bureau du
marshal. Lorsqu’ils sortirent, la rue était enveloppée de nuit. Zachary
fit signe à William que son cheval était un peu plus loin, à l’angle
d’une rue.
— Je ne pouvais pas amener ton cheval devant le bureau du marshal
à cause des gardes, murmura-t-il.
— C’est bien vu, tu sais ce que tu veux toi, va m’attendre là-bas.
Magnons-nous avant que le jour se lève !
William marcha d’un train rapide le long des maisons et des
boutiques. Tout était sombre et calme. Il faillit trébucher sur les
jambes d’un Indien avachi sur le sol, abrité du froid autant qu’il le
pouvait. L’Indien avait l’air d’avoir son compte d’alcool. William
s’apparentait fort à un chat d’humeur mauvaise. Pas tout à fait gibier
de potence, pas tout à fait prédateur. Lorsqu’il retrouva Zachary, il
grimpa sur une monture que le militaire tenait ferme par le licol et fit
juste un geste de la main qui signifiait : en avant, au galop. Le rideau
de la nuit était encore baissé. Quelques étoiles brillaient au-dessus de
la plaine.
Quantrill était dehors. Le militaire chevauchait avec agilité devant
lui. L’appât de l’argent et la peur sûrement d’être rattrapé lui
donnaient des ailes. William suivait, pressé de se débarrasser de ce
compagnon incongru. Il observait sa silhouette de dos. L’homme
savait très bien monter. C’était un bon cavalier, un solide gaillard au
teint barbouillé de carotène. Le genre d’homme tenace et têtu. Cette
race d’individu dont les vertus au combat ne sont plus à démontrer.
Avec dix mille dollars, il pourrait se broder une vie sur mesure sans
aucune difficulté.
Les deux cavaliers prirent vers le sud-ouest, en direction du Texas,
suivant la longue sente d’un filet d’eau boueuse. Ils traversèrent
quelques sections boisées. Les arbres étaient dépouillés. Par terre les

201
feuilles pourrissantes étaient recouvertes de givre. Des futaies
sombres et squelettiques se découpaient rigides et fantomatiques dans
la brume blanche et glaciale. Le blé mort et oublié sur la terre
hivernale craquait au contact des sabots de leurs montures. Il n’y
avait pas de vent. Le silence qui régnait là était fort apprécié des
fugitifs. Ils progressaient sur ce terrain avec un seul et unique but, la
liberté retrouvée. Ce but, comme un aiguillon leur taraudait l’esprit.
Ils passèrent devant une ferme abandonnée où des tombes
improvisées avaient été creusées à la hâte. Deux monticules de terre,
des lourdes pierres plates posées dessus et deux planches en bois
plantées sur chacun d’entre eux, sans aucun nom gravé dessus. La
carcasse desséchée d’un chien gisait au sol, non loin d’une tombe. Il
ne restait que les os et sa fourrure frisée maculée de sombres croûtes
de sang aussi épaisses que de l’écorce de chêne. Les deux cavaliers
longèrent la ferme au pas. Des rideaux de lin déchirés flottaient
mollement aux fenêtres sans carreaux.
 
Sa décision était prise, Quantrill avait opté pour lui laisser sa chance.
Zachary pourrait, avec l’argent gagné, s’ouvrir un saloon à El Paso, à
Durango ou à Nogales. Son avenir était à l’avance écrit, pourvu qu’il
rencontrât une gentille fille dans ces contrées. Les Mexicaines sont
des filles bonnes à marier. Parait qu’elles n’ont pas leur pareil au lit
et en cuisine. C’est en tout cas ce qui se disait de ce côté-ci.
 
*
 
L’aube émergeait lentement vers l’horizon. C’était au départ un
changement très graduel de la palette des couleurs que le noir de la
nuit mettait en valeur progressivement. Vers l’Est, des nuances
s’élevaient au bout de la plaine dans une informité encore douteuse,
indécise. Les deux fuyards galopaient bon train. Les étoiles
s’éteignaient les unes après les autres à l’horizon. Les deux hommes
cavalaient vers la lumière qui s’imprimait sans hâte, droit devant eux
à la sortie de la nuit.
 
Écoute avec tes oreilles, sur ton cheval. Écoute le vacarme de ta

202
fuite, depuis que tu vis sur cette terre, respire en silence, entends
battre ton cœur qui s’emballe au moindre bruit. L’ordre des choses
sensées entre toujours dans un cadre intelligible.
Y’a des enfants de salauds parfois qui te suivent à la trace, pire que
des chiens de chasse. Ils ne veulent que ton bien qu’y disent. Faut
pas se faire rejoindre. Suis juste le cours de ton destin. Tu sais au
bout du compte que tu es seul dans l’immensité indifférente de
l’Univers. Il n’y a rien à dire, c’est dans l’ordre des choses. Tu es
seul, seul dans le fracas de l’existence. Tu ne veux plus commettre
d’erreur, tu n’as plus le temps, dis-tu. Tu ne peux voir que ce que les
gens te montrent d’eux-mêmes. C’est tout, n’en demande pas plus. Tu
ne parviendras pas à détruire le mal que tu ressens au fond de toi.
Ce mal qui provient des autres, forcement. Alors tu tends vers
quelque chose d’autre, quelque chose que tu n’as pas encore connu.
Alors dans ta fuite, tu deviens meurtrier. Tu n’as pas d’autre choix.
Malgré ce que pensent certains, l’histoire ne peut jamais s’écrire à
l’avance.
Il se passait beaucoup de sentiments contradictoires dans l’esprit de
Zachary. Il s’opérait un véritable bouleversement. Il y avait surtout
cette petite voix, désagréable, trompeuse.
 
Chaque cavalier balayait le terrain du regard. Il scrutait devant, sur
les côtés, à l’arrière.
Quatre déflagrations dans la nuit. C’étaient des Winchesters à levier
de sous-garde, la marque de fabrique de la cavalerie nordiste. Les
quatre coups de feu tirés à l’arrière des fuyards entraient dans un
cadre logique. En un éclair William Quantrill comprit qu’il faisait à
présent une belle cible, en offrant son dos en ombre chinoise à ses
poursuivants. Il sortit de la piste et fit bifurquer son cheval vers les
buissons et les hautes herbes. Couché sur sa monture, le fuyard mit
peu de temps pour disparaître de la ligne de tir.
Au même moment, Zachary n’avait pas eu la même chance. Disons
que la fatalité l’avait choisi lui et non pas l’autre.
C’était juste la précision d’un tir, un seul. D’une balle logée au bon
endroit. C’était inscrit dans la nécessité de stopper net cette évasion,
dans le hasard qui avait contribué à la présence de Zachary sur cette

203
terre, en ce lieu, à cette heure, sous cette aube malheureuse. C’était
dans l’ordre des choses.
Une botte était restée coincée dans un des étriers du militaire,
l’homme s’était lynché par un pied sur le flanc droit de sa monture.
Sa tête cognait sur la terre dure et sur les pierres qui ensemençaient la
piste. Il pendait comme une marionnette faite de chiffon.
Lorsque les troupiers parvinrent à son niveau, sa tête et son visage
n’étaient plus qu’une bouillie informe de chair sanguinolente, une
baudruche écarlate, enflée, libérée d’un crâne éclaté en une multitude
de bouts d’os. Sa jambe était brisée par l’inertie et la violence du
ballot de toute sa masse flasque. Une balle, une seule lui avait
transpercé le bas d’un poumon et éclaté la rate. Les militaires
s’arrêtèrent. Ils mirent pied à terre, et tentèrent de libérer le corps de
ses entraves. L’homme tomba au sol comme un fruit trop mûr. Il
avait dans la poche intérieure de sa redingote bleue une liasse de trois
mille et quelques dollars.
— ‘tain, c’est Zach !
— Ou plutôt c’qu’il en reste. Quelle horreur !
— Intéressant, dit l’un des soldats en présentant la liasse à ses
coéquipiers.
— C’est quoi ce fourbi, nom de Dieu ?
— Je crois là qu’on a tiré le gros lot. Qu’est-ce qu’il foutait avec tant
de billets sur lui ?
— Il a juste libéré Quantrill, l’enfant de salaud ! Il s’est laissé
acheter.
— Un don du ciel je vous dis. On va se partager le butin, personne
n’en saura rien ! Vous êtes tous d’accord ?
— Bien sûr qu’on est d’accord ! Pourquoi on le serait pas ?
— Bon, après ça, salut la compagnie. Chacun de son côté, moi je file
à l’Ouest !
— Quoi ?
— File connard, envoie ton cheval au diable, te pose pas de question
et te fais pas pincer. T’es d’accord avec ça ?
— Bien sûr que j’suis d’accord, c’est c’que j’ai dit. Et j’ai pas
l’intention de me contredire, crois-moi.
— Allez dispersion, vite !

204
— Vas pas t’imaginer que je vais attendre la patrouille.
— File triple buse, tu devrais déjà être loin.
 
*
 
Quantrill avait disparu dans ce qu’il restait de la nuit.
Les militaires abandonnèrent sans regret la traque. Un donateur
généreux était passé par là. Le jour se levait et ils pouvaient faire à
présent une bonne cible. Les trois hommes se séparèrent dans l’aube
naissante.
 
Entre la nécessité et le hasard, Quantrill avait toujours des cartes à
jouer. Il gardait au chaud quelques atouts dans ses manches. Il
préservait ses chances de succès. Ses rétributions principales étaient
son énergie et sa détermination. On ne naît pas et l’on ne vit pas
dénué d’énergie et de détermination dans ce pays. Bien qu’elle soit
nécessaire, la chance vient juste après. Mais le Bushwacker n’avait
pas encore obtenu toutes les réponses à ses interrogations. Et
notamment à cette question : comment les gens peuvent-ils nous
accuser de crimes quand ils en sont la cause ? Ce qui me révolte le
plus, c’est leur indifférence et leur mépris à notre égard. Subliment-
ils à ce point leur mauvaise conscience ?
 
1Citation anonyme.

205
Chap. 16 : Les prémonitions de Salomon

17
 
Les prémonitions de Salomon
 
 
 
Entre le moment où Salomon avait incarcéré William Quantrill à la
prison de Dodge City et l’évasion du Bushwacker, il s’était écoulé à
peine une vingtaine de nuits. Salomon n’était resté en ville que deux
ou trois jours le temps qu’un détachement de soldats de Fort
Leavenworth le relèvent. Mais des impératifs importants l’avait
rappelé au ranch. Des craintes aussi.
 
Il lui revint en mémoire un vol de corbeaux en cette matinée glaciale.
Ils se trouvaient assez hauts sur son côté gauche, le jour de sa
rencontre avec le Bushwacker dans le désert polaire de cette combe
grande comme un pays. Il se revoyait en selle face à cet étranger qui
semblait le défier. C’était un rude gaillard. Les oiseaux noirs volaient
en croassant bruyamment au-dessus des deux cavaliers durant de
longues minutes. Ce jour-là était une journée inamicale, froide, avec
le blizzard qui tracassait les nerfs sans les laisser en paix. Avec un
vent qui n’oubliait rien ni personne. Avec le gel à faire fendre les
pierres. Salomon se souvenait. Il avait neigé trois jours d’affilée et
gelé par-dessus. Ce matin-là, la figure cendrée du ciel se reflétait sur
les grandes plaques verglacées, posées sur le sol durant la nuit. À
l’aube de ce nouveau jour, la nature se montrait merveilleusement

206
inhospitalière. Son envoûtante splendeur, l’immense espace, ce face-
à-face inopportun avaient éveillé des craintes irrationnelles dans les
pensées du majordome. Les grands oiseaux noirs, des oiseaux de
malheur grouillaient sous le ciel atone. Des mages sombres aux ailes
charbonneuses, entremetteurs d’une volonté tragique. Ils annonçaient
forcément quelques évènements imprévisibles. Sinon, quel aurait pu
être le sens de leur présence dans ce vide désertique ?
Reconnaître les signes avant toute interprétation hasardeuse. Dans les
mondes intimes de l’ancien esclave, sous des couches et des strates
de civilité, le domaine du sacré demeurait un vaste empire préservé,
authentique, précieux. Cette part de l’homme représentait une valeur
spirituelle inestimable. Un animisme incontesté sommeillait comme
un feu qui dort sous les cendres. Des croyances anciennes
patientaient à l’affût de la moindre parcelle de pensées interdites.
Salomon fonctionnait à l’instinct, car il se savait détenteur d’un
puissant héritage immatériel. Du sang sacré coulait dans ses veines.
Ses ancêtres venus de l’extrême Sud de l’Afrique étaient
d’authentiques Sangomas(1) du KwaZulu-Natal(2). Salomon était un
chaman parmi les chamans, désigné par les esprits longtemps avant
sa vingtième année. Sa révélation chamanique se dévoila au hasard
des transes durant lesquelles il suivit les enseignements des anciens.
Il infligea des scarifications profondes dans ses chairs, il y a belle
lurette, bien avant les faits présents. Dès lors, il apprit à communier
avec les puissances de la nature. Il dut s’approprier un animal
totémique et protecteur en pactisant par le sang. Il choisit alors le
redoutable phacochère. Au cours des rituels sacrés, il s’imposait des
séances de saignées éprouvantes afin de purifier le corps et l’esprit de
toutes possessions mauvaises. Cela se passa sur sa terre maternelle,
avant que ses parents ne fussent assassinés sauvagement par des
hommes blancs qui parlaient une langue étrange et avant qu’il ne fut
lui-même embarqué comme esclave vers le nouveau monde. Par la
suite, il entretint de cette pratique des pouvoirs spéciaux qu’il
exploitait avec une extrême prudence. L’affranchi en connaissait les
causes et les effets.
 
Mais un jour, un vol de corbeaux au-dessus de sa tête… Comme une

207
menace, un avertissement, un rappel aux lois de la nature. Ce jour-là,
une veine sombre palpitait dans sa tempe. Son chapeau maintenu par
un foulard attaché autour de son cou était rabattu à l’avant et tombait
presque sur ses yeux. Le grand noir se souvenait. Il avait lutté pour
maîtriser une crainte diffuse avant qu’elle ne prenne du pouvoir sur
son esprit. Il n’avait pas le droit de l’annihiler, mais il était au service
de la loi.
Face à lui, il y avait ce Bushwacker arrogant puis il y eut
immédiatement le silence entrecoupé du croassement terrible des
volatiles. Ce long silence porté par le blizzard. Ses vêtements se
gonflaient sous les rafales incessantes du vent. Il ne pouvait pas
oublier cette rencontre. Salomon se souvenait encore de cette lente
approche et du regard d’acier de l’intrus lorsqu’ils ne furent plus qu’à
trois mètres l’un de l’autre. Au moment de cette convergence, la
tension qui unissait les deux hommes n’avait pas d’équivalence
humaine. C’était quelque chose que les deux cavaliers parvenaient à
saisir au grincement des cuirs de leur selle et au souffle de leur
monture. Les corbeaux mis à part, autour d’eux, il n’y avait pas de
traces de vie. Pas une once d’humanité, pas la moindre miséricorde.
Un étrange tête à tête s’installa entre les deux individus. Une prise
d’initiatives dangereuses et vitales autant pour l’un que pour l’autre.
Ce n’était pourtant pas un duel, au bout de la piste il n’y avait pas de
vainqueur.
 
*
 
Au terme de cet affrontement, le regard, les postures et le langage
portés à l’avant, le majordome était parvenu à faire cesser cette
déflagration d’humeurs. Il avait fini par incarcérer Quantrill, avant de
retourner au ranch accompagné par trois hobos(3).
Salomon avait rapidement interprété la situation. Il devait proposer
une réponse immédiate. Il estimait que quelques hommes
supplémentaires ne pouvaient pas nuire à la protection du ranch. Il en
avait embauché trois, des gaillards à la stature de lutteurs, taillés pour
l’effort.
Il avait décidé d’organiser une ronde, jour et nuit autour des

208
bâtiments de la ferme. La présence de Quantrill dans les parages lui
avait donné des idées noires. On ne fouine pas sans raison dans le
voisinage d’un domaine par un temps à ne pas mettre un chien
dehors.
Salomon savait qu’il pouvait se tromper, mais il était habité par une
foi inébranlable et à l’image des Indiens animistes, il interprétait
l’environnement et ses concordances comme des signes porteurs de
messages. Il acheminait ses croyances dans son sang, et malgré la
somme de culture acquise avec l’aide constante et éclairée de
madame O’Connell, ses origines ne se dérobaient pas. De cette
sapience, il en tirait sa force.
 
Quatre personnes comptaient plus que tout dans sa vie : Madame
veuve O’Connell qui lui avait tout appris, l’avait instruit, s’était
occupée de son éducation de la même manière qu’elle aurait agi avec
son propre fils ; Alannha, la sœur du marshal Aeden O’Connell ;
Kathleen l’épouse d’Aeden et Bridgitt leur petite fille de trois ans. En
l’absence du maître de maison, Salomon agissait en patron. Il avait
les consignes et il les appliquait à la virgule près. Vif d’esprit, ses
aptitudes de bon gestionnaire n’étaient plus à démontrer.
 
Dans le ranch se trouvaient également quelques hommes tels que
Hook’ee, le jeune Indien Navajo qui s’occupait principalement des
chevaux. Hook’ee le chasseur, celui qui lisait le livre ouvert que la
nature avait laissé en offrande aux hommes de la terre. Le chant sacré
dont la nature écrivait la partition, à chaque jour que le créateur
faisait. Hook’ee était très proche de Salomon. Ils s’entendaient
comme deux frères de sang. L’ancien esclave et l’Indien.
Il y avait Bob le régisseur, Warren et Kenneth les deux contremaîtres
qui manquaient cruellement de main-d’œuvre depuis le début de la
guerre. Ils occupaient leur temps à réparer et consolider les corrals et
les écuries. Ajoutés à ça, il y avait tous les travaux de maintenance
qui concernaient les bâtiments du domaine. Avant que les hommes
partent en guerre, le cheptel avait été vendu.
Puis il y avait le vieux Blue toujours habillé d’une toile bleue, usée
jusqu’à la corde à l’image du personnage, avec ses éternelles

209
bretelles blanches qui pendaient le long de ses cuisses. Le vieux Blue
qui ne servait plus à grand-chose, sauf peut-être à jurer, à faire du
bon alcool de fruits avec son alambic en cuivre et à grommeler à
longueur de journée. Il était installé au ranch depuis plus de trente
ans.
Blue était un descendant d’Acadiens de souche, petit-fils d’un ancien
Français installé en Acadie avant l’instauration du grand
dérangement de 1755 à 1763. La déportation des Acadiens fut un
véritable traumatisme. Un moment de tragédie pour cette poignée
d’immigrés Français. Une petite terre de France qui déplut à ces
messieurs les Anglais. Blue avait également du sang indien. Il était
un excellent joueur de banjo et avait sillonné tout le Nebraska
comme bouilleur de cru avec son alambic. Alors que les pistes sur la
plaine se montraient toujours plus dangereuses pour un homme seul,
il avait fini par s’échouer à Dodge City lorsqu’il se fit recueillir par le
patriarche, monsieur O’Connell père.
Au ranch, il faisait depuis longtemps partie des meubles, bien avant
la naissance des enfants O’Connell.
Autrefois, il avait fabriqué un four à pain dans les annexes du ranch.
Son ouvrage fonctionnait toujours. Il faisait encore sa levure lui-
même et cuisait chaque semaine pour tout le personnel.
Le vieux four constituait un véritable plaisir pour madame O’Connell
qui adorait venir y faire cuire ses tartes aux fruits et aux baies
sauvages, pour le plus grand contentement de ces messieurs. Sa
notoriété dans le domaine de la pâtisserie avait largement passé les
portes de la ferme.
Blue s’occupait également des volailles et des cochons, mais le
vieillard commençait sérieusement à battre de l’aile. Le problème
avec Blue, c’est qu’il entendait en permanence des voix folles à
l’intérieur de son crâne. Des voix venues du passé. Des voix non
identifiables. Il se sentait habité par des esprits mauvais, les fantômes
des forêts profondes. Ça le rendait d’humeur irascible. Il en avait
touché deux mots à Salomon. Celui-ci faillit s’étrangler de rire. Il lui
dit simplement :
— Reste comme tu es, t’es parfait ! Tu viens des forêts, des terres du
Labrador, du lynx roux, de l’orignal et du chat sauvage, ça t’a affirmé

210
le caractère. T’as été chassé de chez toi, ça a fait de toi un rebelle. Un
rebelle ne peut pas se renier. Quand on a perdu sa terre, il reste
toujours un peu de colère au fond de soi. Il faut vivre avec jusqu’au
bout.
Salomon, Blue et Hook’ee parvenaient à se comprendre sans se
parler. Ils savaient tous trois accéder à des modes de communication
différenciés des codes sociaux d’usage et de leur urbanité pompeuse.
En temps ordinaire, le ranch fonctionnait avec jamais moins de vingt-
cinq permanents, sans compter les saisonniers employés à la pièce.
Le foin était encore récolté et stocké dans les silos. En attendant le
retour des soldats et la reprise économique, l’ensilage était toujours
pratiqué. Cela rendait service à quelques fermiers des environs qui
n’avaient pas fait une bonne récolte. Ainsi, le ranch pouvait encore
tourner au ralenti.
Les domestiques de maison étaient restés. Ce personnel était
essentiellement constitué par les épouses des ouvriers partis
combattre sur le front. Certaines parmi elles avaient hélas démarré
leur travail de deuil.
Salomon se demandait toujours si Dieu le regardait œuvrer depuis là-
haut. Plus que ses superstitions, il redoutait la colère du Seigneur.
C’était un homme méthodique et très professionnel. Il s’occupait des
gages du personnel et de l’intendance. Il était l’homme de confiance
de la famille O’Connell et suppléait souvent Aeden en ville lorsque
celui-ci et ses adjoints devaient s’absenter. Ce qui était souvent le
cas. Son problème ? Salomon interrogeait trop souvent sa
conscience. Il était alors gentiment réprimandé par Aeden qui ne
cessait de lui rappeler les droits et les devoirs que la loi imposait à
tous, par-delà les choix humanitaires. Le noir se rendait parfois
coupable en l’outrepassant.
 
*
 
Dehors, la clarté de la lumière s’assombrissait à l’approche de la nuit.
L’embrasement du crépuscule finissait de s’estomper. C’était l’heure
où la température pouvait donner des engelures aux imprudents.
Salomon, après avoir passé trois jours à Dodge City rentrait au

211
domaine avec trois hobos. Hook’ee venait à sa rencontre comme à
son habitude pour récupérer les chevaux et les soigner. Hook’ee
n’avait jamais troqué sa tenue indienne contre des vêtements de
blanc. Mis à part parfois un chapeau et des bottes mexicaines
lorsqu’il descendait en ville. Il avait toujours sur lui un pantalon et
une veste à franges en peau retournée.
 
Le ranch était calme, enveloppé sous son manteau immaculé. Le
lancinant concert des loups avait commencé.
Une fois entré dans la cour de réception, Salomon donna ses
premières instructions à Bob :
— Fais préparer des lits et des couverts pour ces hommes. Ils vont
rester avec nous quelque temps. Procure-leur des armes et assure-toi
qu’ils savent s’en servir.
— Que se passe-t-il Salomon, on va être assiégés ?
— Pire que ça, j’en ai bien peur ! On se retrouve tous au repas, j’ai à
vous parler. Tout le monde en bas ! Vous n’avez pas eu la visite des
soldats de fort Leavenworth ?
— Non, pourquoi ?
— C’est bien ce que je craignais !
— Y’a plus grand monde au fort en ce moment, mais explique-moi,
le général Lee a signé sa reddition ?
— Non, non, il s’agit pas de ça. Rassemble tout le monde au
réfectoire. J’ai des nouvelles inquiétantes.
— Je parie que t’as croisé le Bigfoot(4).
— Je plaisante pas, Bob ! Il y avait plus qu’une sensation de vide
dans sa bouche lorsque Salomon prononça ces mots. Des choses
commencèrent à apparaître dans son esprit, comme le vol des
corbeaux sur son flanc gauche lorsqu’il fit la rencontre de Quantrill.
Des ombres douteuses ensemençaient à présent ses pensées.
— Je monte me débarbouiller. Rassemble tout le monde d’ici une
heure au réfectoire. Assure-toi que mes trois bonhommes n’aient
besoin de rien dans l’immédiat.
 
Une heure plus tard, madame veuve O’Connell, Alannha, Kathleen et
tout le personnel étaient rassemblés au complet dans la salle de

212
réfectoire des employés du ranch. Salomon était arrivé depuis un bon
moment. Il semblait agité et impatient. Lorsqu’il prit la parole, une
quinzaine de paires d’yeux se braquèrent sur lui.
— Voilà ce que j’ai à vous dire : Après avoir quitté le ranch l’autre
matin, je suis tombé sur William Quantrill qui rôdait autour du
domaine. M’est avis qu’il faisait un tour de reconnaissance. Il est
utile de vous rappeler que ce lascar fait partie de cette horde de
renégats que l’état-major de l’armée nordiste recherche. Cet homme
est très dangereux. Je l’ai surpris à vadrouiller non loin du ranch,
seul. Je l’ai appréhendé sans savoir qui il était vraiment. Mais son
attitude ne m’a inspiré que de la méfiance. Lorsque je suis arrivé en
ville, je l’ai identifié grâce aux documents qui ont été transmis à
Aeden. Après l’avoir mis au frais, j’ai immédiatement télégraphié à
Aeden en priant le préposé de faire suivre le message avec la mention
« urgence absolue : consignes militaires ». Puis j’ai sollicité l’envoi
de soldats à Dodge City pour assurer la garde de mon prisonnier. J’ai
obtenu gain de cause au terme d’un échange difficile avec le
capitaine intérimaire de faction à fort Leavenworth.
— Quelle histoire à dormir debout, coupa Bob. T’aimes bien te
fourrer dans les embrouilles. Je suis sûr que dans l’armée t’aurais eu
tes galons. Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ton hôte spécial ?
— Hier au soir.
— Il était calme ?
— Il ne laisse transparaître aucune émotion. Cet homme n’est pas
quelqu’un d’ordinaire. Mais attends la suite, Bob. Ce qui m’a paru
étrange dans cette affaire, c’est le comportement de mon prisonnier
qui semblait presque satisfait de ce qui lui arrivait. Comme s’il avait
dans un sens provoqué sa propre capture. Ensuite j’ai demandé
également qu’il nous soit attribué une garde rapprochée autour du
ranch, ce à quoi il m’a été répondu que c’était pour le moment
impossible, tout le contingent du fort était parti en mission de
combat. Il ne restait qu’une poignée d’hommes pour défendre le fort
contre les rebelles en cas d’assaut.
— T’as fait du bon boulot, Salomon !
— Merci, mais j’ai juste fait ce que n’importe qui aurait fait à ma
place !

213
— Moi, j’sais pas trop c’que j’aurais fait, marmonna Blue.
— Bon, ce qui est fait est fait. On va pas re-écrire l’histoire. Pour
résumer, nous devons dès maintenant nous inquiéter pour notre
sécurité. Aeden, Wyatt et Doc ne devraient pas tarder à rentrer de leur
légation s’ils ont bien reçu mon télégramme. En attendant nous
allons nous organiser pour faire des tours de garde autour du
domaine. Nous maintiendrons des veilleuses allumées la nuit. À
présent tout le monde doit être armé, et chacun devra ouvrir l’œil. Je
vous jure qu’avant de rencontrer Quantrill, en chevauchant dans la
combe, les corbeaux m’ont doublé sur ma gauche. Ils étaient des
dizaines !
— C’est où la gauche ? demanda Jack le hobo, en tendant ses deux
bras.
— Peu importe, dès demain matin tu t’entraîneras au tir avec moi sur
des boites de conserve, lui répondit Bob.
— Les boites de conserve je les mange, je tire pas dessus !
— Des boites de conserve vides, Nigaud !
— En attendant je veux préciser que les femmes ici présentes
resteront avec nous, jusqu’au retour d’Aeden et de ses suppléants.
Nous ne pouvons pas nous permettre de les exfiltrer en dehors du
ranch, pas maintenant, c’est trop risqué. Il ne nous reste qu’à
demander la clémence du Seigneur. Madame O’Connell avez-vous
quelque chose à ajouter ?
— Rien, mon bon Salomon, nous n’avons plus qu’à prier
effectivement. Mais tu es bien brave, tes responsabilités te pèsent.
— Rien ne me pèse Madame, je fais mon devoir. Alannha, une
remarque ?
— Oui, je m’inquiète également pour la ferme des Mc Bee.
— J’y pense aussi, je ne les oublie pas. Kathleen ?
— Je resterai ici auprès de mon mari lorsqu’il sera de retour. Je sais
me servir d’une arme.
— Bien, on commence par attacher tous les chiens aux quatre coins
du ranch en les mettant à l’abri du froid, après nous pourrons passer à
table. En attendant, on allume des torches dans toutes les pièces et on
fait du feu dans les deux cheminées.
— Je sais qu’Aeden a planqué quelques caisses de grenades

214
Ketchum(5) dans une grange à foin, je vais les chercher, dit Bob.
— C’est très bien ça, lança Salomon, il n’y a pas mieux pour
dissuader les casse-pieds.
— Mon Dieu, dans quel monde vit-on ? soupira madame O’Connell.
— C’est la guerre Madame, nous sommes en guerre !
— Je le sais mon bon ami. J’aimerais tellement que nous devenions
invisibles !
Madame O’Connell fit un signe vers le crucifix accroché à un mur de
la grande salle. Joignant ses deux mains elle murmura :
— Jésus mon Dieu, bénissez cette maison, elle vous implore, elle a
tellement besoin de vous !
Kathleen demanda à ce que le service du soir, se passa dans la grande
salle de réfectoire des ouvriers. Il y faisait doux et la cheminée
ronflait comme un poêle sans l’inconvénient de la fumée. Durant le
repas, on fit beaucoup d’allusions sur les dernières révélations de
Salomon. La situation telle que la présentait le majordome était
délicate. Tout le monde connaissait à cette table le danger que
représentaient les Bushwackers et leur pouvoir de nuisance auprès
des populations civiles. La menace n’était pas à prendre à la légère. Il
était urgent de se préparer à toute éventualité quitte à transformer le
ranch en camp retranché. Kathleen demanda à Bob d’ouvrir
l’armurerie, de recenser les armes qui en sortiraient et leur
attribution. Le contremaître Kenneth suggéra de ne pas oublier les
granges et les silos en cas de tentative d’incendie.
— Nous ne pourrons pas tout tenir à la fois s’ils décident l’assaut,
tenta d’expliquer Warren.
— I don’t give a shit(6) , faudra bien pourtant, grogna Salomon en
tapant violemment du poing sur la table. Madame veuve O’Connell
sursauta. Elle regarda d’un air réprobateur – son – Salomon. Elle
n’avait jamais entendu sortir de sa bouche une telle dureté de ton. Il
ne faut pas se fier à l’eau qui dort, pensa-t-elle. Les hommes sont
tous les mêmes.
— Là, nous ne sommes plus dans les scénarios dont regorgent les
écrits des chroniqueurs des grandes villes de l’Est qui attestent des
croyances sur nos vies. Nous sommes ici face à nos destins, nom de
Dieu, termina Salomon.

215
— Salomon, mais enfin ! gémit Madame O’Connell.
— Pardon Madame. Eh oui, nous n’aurons plus aucune rémission
avant d’avoir combattu avec l’aide du Seigneur. Ils ne nous réduiront
pas au silence par la peur. Je crois que la tuerie survenue au Long
Branch Saloon il y a quelques mois n’est pas pour rien en ce qui
concerne la visite de cette vermine sur nos terres. Il y a un autre fait
qui m’intrigue. Jack le Nantais m’a demandé, il n’y a pas très
longtemps de ça, de lui fournir tout ce que je sais sur les
Bushwackers qui tournent dans le pays. Entre Jack et ce Quantrill, il
a l’air de se passer quelque chose qui m’échappe encore. Ces deux
hommes semblent se pister, mais je ne sais rien de plus. Vous le
connaissez tous un peu, lorsque Jack ne veut pas parler, il n’y a rien à
en tirer. Il vous met plus rapidement en boule qu’une mule qui refuse
d’avancer, conclut le majordome.
Toute la tablée braquait des regards crédules vers Salomon.
— Mais c’est pas encore le début de la fin, rassurez-vous, tonna le
grand noir. Puis il partit dans un rire retentissant, laissant apparaître
un piano de dents couleur d’ivoire tout en tirant sur son pantalon
pour procéder à un réaménagement local. Cette modification lui
permettait plus d’aisance. Quand il fut satisfait du résultat, il
s’installa enfin et se mit à manger.
Assise en face de lui, madame O’Connell lui souriait en feintant une
petite moue réprobatrice.
Assis en bout de table, il suçotait tranquillement ses doigts, tandis
que le regard noir du majordome lançait des éclairs dans l’espace
confiné de la grande salle du réfectoire. Ҫa sentait bon le ragoût
mijoté de longues heures durant.
 
 
(1) Sangoma : Les sangomas sont des chamans, experts en
médecine traditionnelle et en magie, qui jouent un rôle particulier
dans la société sud-africaine. Dans de nombreuses traditions, ce sont
des guérisseurs qui mêlent les bienfaits médicinaux des plantes à des
rituels magiques. Ils sont considérés comme des intermédiaires entre
les ancêtres et le monde des vivants.
(2) KwaZulu-Natal : Province Sud Africaine.

216
(3) Hobos : Les hobos étaient des trimardeurs qui commençaient à
se répandre dans les villes aux abords des bars en quête d’emploi. Il
s’agissait d’anciens soldats, inaptes à la guerre, parfois déserteurs et
incapables de renouer avec une vie sédentaire et rangée, choisissant
de privilégier le nomadisme. Ces hommes refusaient à admettre les
règles nouvelles du capitalisme naissant.
(4) Bigfoot : L’homme des neiges.
(5) Grenade Ketchum : La grenade à main Ketchum était utilisée
pendant la guerre civile américaine. Elle a été brevetée le 20 août
1861 par William F. Ketchum.
(6) I don’t give a shit : j’en ai rien à foutre.

217
À suivre...
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